Y A-T-IL UNE SCIENCE DU PARTICULIER ? - Studyrama
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Y A-T-<strong>IL</strong> <strong>UNE</strong> <strong>SCIENCE</strong> <strong>DU</strong> <strong>PARTICULIER</strong> ?<br />
Caroline M<strong>IL</strong>HAU<br />
Docteur en Philosophie, Professeur d’éducation musicale et de chant choral<br />
Chacun connaît la célèbre sentence d’Aristote : « il n’y a de science que du général ». Sur elle<br />
se fonde toute la science contemporaine. Au général s’oppose le particulier, qu’il ne faut pas<br />
confondre avec le singulier. Alors que le singulier est l’affaire d’une seule fois, ne paraît qu’une seule<br />
fois, le particulier a une plus grande extension. En fait, nous comprenons le particulier comme le réel<br />
en tant qu’il nous apparaît, dans sa diversité. Mais qu’est-ce que le singulier ? Il faudra l’indiquer. Le<br />
particulier, c’est une réalité, qui nous surprend quelquefois, mais que l’on entend souvent réintégrer<br />
dans un tout qui la dépasse. Considérer le particulier en tant que tel, sans l’intégrer à un tout qui le<br />
dépasse, et qui gésirait par exemple dans un arrière-monde, c’est affaire d’opinion, et à l’opinion<br />
s’oppose la science. Cette dernière nous dirait alors ce qu’est le tout qui permet de comprendre le<br />
particulier, d’en rendre compte en tant que tel. Et où peut bien se trouver le général, sinon dans<br />
l’arrière-monde ? Ce dernier contient une sorte de stock de formes, pour parler un langage<br />
aristotélicien, qui, se confrontant à la matière, venant l’informer, crée le particulier. Chaque forme est<br />
une norme, à laquelle chaque réalité concrète est plus ou moins conforme. Pourquoi devrait-on<br />
contester l’idée aristotélicienne et prôner une science du particulier ? Que serait-elle, si on avait besoin<br />
de la construire ?<br />
La formule aristotélicienne semble bien exiger l’existence d’un arrière-monde, dans lequel on<br />
puisse trouver un stock de formes, répertoire complet de toutes les normes qui se confronteront ensuite<br />
à la matière pour les informer. Nous avons aussi un monde anhistorique, qui a toujours existé et qui<br />
existera toujours, offrant toujours le même visage. C’est la répétition incessante du même qui est au<br />
centre. Mais en est-il ainsi pour nous ? Notre monde est traversé d’historicité, et nous ne croyons plus
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guère à l’arrière-monde. C’est pourquoi nous nous interrogeons sur la possibilité d’une science du<br />
particulier.<br />
Nietzsche s’en prend à l’existence d’un arrière-monde. Il n’en existe pas, affirme-t-il, il n’y a<br />
que notre monde, sans rien derrière pour le gouverner. L’arrière-monde est seulement affaire de<br />
croyance. Personne jamais ne pourra me prouver son existence. On peut user de la force pour<br />
m’obliger à l’avouer, mais non d’une démonstration pour me convaincre. S’il est affaire de foi, le<br />
général dont nous parle Aristote pourrait bien l’être aussi. Il pourrait aussi n’être qu’une constatation :<br />
on rencontre tout le temps telle chose de telle manière. Ainsi, tous les êtres humains sont bipèdes et<br />
loquaces. On n’en voit jamais, par exemple, aller à quatre pattes, et tous usent en quelque manière<br />
d’un moyen de communication, paroles ou signes. Les sourds-muets apprennent à parler par signes.<br />
Mais est-ce une norme transcendante ou un fait construit dans l’histoire et qui aurait pu n’être pas ? Le<br />
général dont nous parle Aristote est une norme transcendante, et comme telle anhistorique. Les êtres<br />
humains sont tels qu’ils sont bipèdes et loquaces. Mais une autre logique se fait jour, dans laquelle ces<br />
deux traits sont issus d’une histoire, qui auraient pu n’être pas.<br />
Le monde d’Aristote est éternel et intangible. Il n’a ni commencement ni fin, et les formes<br />
sont telles de toute éternité. L’idée que le monde puisse avoir un commencement et une fin est<br />
chrétienne. Elle trouve son origine dans le monothéisme judéo-chrétien, qui affirme l’existence d’un<br />
Dieu créateur et tout puissant, créateur du monde, puis des êtres humains. Elle est étrangère à<br />
l’aristotélisme. Mais le monothéisme judéo-chrétien ne va pas si loin que nous aujourd’hui. Dieu a<br />
créé le monde tel que nous le voyons. Nous sommes en pleine hétéronomie : l’origine du monde est<br />
hors du monde. Aujourd’hui, nous sommes plutôt tentés d’affirmer que le monde s’est construit dans<br />
l’histoire, et qu’il n’est pas utile de lui chercher une origine extérieure. Il suffit de retracer son histoire<br />
pour expliquer sa construction, pour montrer, dans une certaine mesure, ce qu’il est (même si nous<br />
convenons aisément que l’être même de ce qui nous entoure, nous échappe). Il n’est plus besoin de<br />
faire référence à une transcendance toute puissante, créatrice et législatrice de tout ce qui est. Le<br />
monde pourrait n’avoir pas de créateur ni de législateur, et seul le hasard pourrait être à l’origine de<br />
tout ce qui est.
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Considérons le Big bang. Depuis que l’abbé Lemaire en a fait la théorie, nous savons que<br />
l’univers a une histoire, qu’il convient de retracer. Ainsi a-t-on écrit un ouvrage intitulé Les trois<br />
premières minutes de l’univers, qui en raconte le début. Nous n’allons pas l’évoquer ici : ce n’est pas<br />
notre propos. Une question, toutefois, se pose : l’univers aurait-il pu être autre qu’il est ? Nous ne<br />
pouvons répondre à cette question : nous n’avons pas la compétence nécessaire. Une chose toutefois<br />
nous apparaît clairement : le monde tel qu’il nous apparaît n’est pas exactement le même que celui<br />
d’Aristote. Ce n’est pas un monde de formes luttant contre une matière, mais plutôt un monde<br />
héraclitéen de forces luttant les unes contre les autres, et dont l’équilibre construit la réalité au fur et à<br />
mesure. Ainsi dans une étoile luttent l’une contre l’autre la force de la gravité, centripète, et la force<br />
nucléaire, centrifuge. La force nucléaire est la conséquence de la transformation de l’hydrogène en<br />
hélium. Cette force « combat » la force gravitationnelle. Alors que cette dernière conduirait à<br />
l'effondrement de la matière sur elle-même, la force nucléaire, au contraire, donne à l’étoile sa taille<br />
actuelle. Mais un jour, il n’y a plus assez d’hydrogène, la force nucléaire ne se produit plus, et l’étoile,<br />
peu à peu, s’effondre sur elle-même. Si elle est assez grande, cet effondrement peut aller jusqu’à la<br />
création d’un trou noir, qui absorbe même la lumière. Nous sommes bien loin avec cela de l’univers<br />
aristotélicien. Ce n’est pas la lutte d’une forme et d’une matière, autrement dit d’une norme et d’une<br />
absence de norme, mais la construction d’une réalité selon un certain nombre de lois, qui pourraient<br />
bien, elles-mêmes, s’être écrites dans l’histoire.<br />
Il en est de même pour le vivant. C’est ce que nous apprend Darwin avec sa théorie de<br />
l’évolution. La vie paraît à un moment sur notre planète, puis se développe jusqu’à l’être humain. Le<br />
mécanisme est, on le sait, ce que Darwin a appelé « la lutte pour la vie », et l’idée que seul parvient à<br />
survivre assez longtemps pour se reproduire le plus apte. Il ne faut pas prendre cette formule au sens<br />
strict. Elle signifie surtout que les formes les plus adaptées survivent mieux et prennent le dessus sur<br />
les moins adaptées. On cite l’exemple d’un papillon dans le Nord de l’Angleterre qui se présente sous<br />
deux formes : l’une blanche et l’autre noire. Tout le temps où l’on exploita le charbon dans ces<br />
régions, tout était noir et la forme blanche trop aisément repérable lorsqu’elle se posait. La forme noire<br />
était alors dominante, et l’on ne rencontrait que peu de formes blanches. Mais un jour l’exploitation du<br />
charbon cessa. Le paysage reprit lentement ses couleurs. La forme noire devenait à son tour fort
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visible. La forme blanche reprit alors le dessus. Aucune des deux formes n’a disparu lorsque l’autre a<br />
dominé. Elle était numériquement plus faible, mais non pas inexistante. C’est pourquoi les deux<br />
formes, en fonction des circonstances, ont pu dominer à leur heure. Nous avons une fois encore deux<br />
« forces » antagonistes : d’un côté celle de l’espèce qui entend survivre et de l’autre celle du milieu,<br />
qui désavantage parfois une forme, parfois une autre. Le jeu de ces deux forces donne une certaine<br />
figure à la réalité.<br />
On a demandé un jour à François Jacob, lors d’une interview télévisée, ce qui fait qu’une<br />
espèce est une espèce. On lui a demandé, d’une certaine manière, quelle généralité, dont on aurait<br />
aujourd’hui la science, constitue l’espèce en tant que telle. Il a répondu par le jeu de ces deux forces.<br />
Une espèce, dans un langage philosophique qu’il récuserait peut-être, est l’équilibre entre une forme<br />
de vie et un milieu. Que cet équilibre soit rompu et l’espèce est menacée, à moins bien sûr qu’une<br />
mutation particulière soit présente au sein de cette population, une mutation adaptant celui qui la porte<br />
au milieu tel qu’il est aujourd’hui, au milieu modifié. Car le moteur de l’évolution, c’est la<br />
particularité d’une mutation. Telle est la théorie néo-darwinienne. Ces mutations peuvent être<br />
défavorables, favorables ou neutres. Et bien sûr, une mutation aujourd’hui neutre peut se révéler<br />
favorable demain. Mais chacune de ces mutations peut apparaître à un aristotélicien convaincu comme<br />
une anomalie marquant l’échec de la forme à s’imposer à la matière. Dans notre perspective, elle est<br />
une particularité capable de jouer un rôle important dans la construction du monde à venir.<br />
Le monde aristotélicien est dominé par l’immobilité, qui a une valeur supérieure au<br />
mouvement. C’est donc un monde dans lequel l’histoire n’est qu’humaine, contingente. Elle ne joue<br />
pas de rôle important dans l’édification de ce qui est. Tout est la conséquence de l’information de la<br />
matière par une forme, issue de l’arrière-monde, toujours identique, norme de tout ce qui est, mais qui<br />
pourrait bien n’être que dans l’imaginaire. Tout paraît s’édifier dans l’histoire, par la confrontation de<br />
diverses forces dont l’équilibre donne sa figure au réel. Nous avons vu le général perdre ses assises et<br />
s’en poser de nouvelles, historicité et jeu de forces, où le particulier voit son visage grandir peu à peu.<br />
C’est un monde où la norme disparaît au profit d’un réel qui s’organise dans l’histoire.<br />
Il convient donc, à présent, de se pencher sur cette historicité afin d’en examiner toutes les<br />
conséquences. Affirmer l’historicité du monde, c’est suggérer qu’il puisse être autre que ce qu’il est. Il
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n’existe pas de norme transcendante pour guider sa construction et assurer sa pérennité. Cela<br />
signifierait-il que nous vivons dans un monde instable où ce qui fut peut devenir le contraire de ce qui<br />
était ? Ou bien cela signifie-t-il que le monde aurait pu être autre que celui que nous connaissons ?<br />
Cela pourrait alors signifier que le monde n’a pas de direction, qu’il va « au hasard », que ce qui est<br />
n’a aucune nécessité, ce qui implique en quelque manière que le progrès, qui consiste justement à<br />
cheminer en une direction et à se rapprocher sans cesse davantage du terme, n’existe pas. Toutes ces<br />
choses (stabilité et nécessité du monde, signification, progrès) trouvent leur place dans un univers<br />
aristotélicien où la forme cherche à s’imposer à la matière, ou bien chrétien, créé par Dieu pour<br />
réaliser un plan, mais pourraient bien être absentes lorsqu’il est dominé par l’historicité et le jeu de<br />
forces concurrentes. Qu’en est-il réellement ?<br />
Considérons tout d’abord les conséquences de l’absence d’arrière-monde. Sartre s’efforce de<br />
les tirer dans L’existentialisme est un humanisme. Si Dieu n’existe pas, il n’y a pas d’essence. Il<br />
compare cette dernière au plan que fait l’artisan avant de réaliser un objet, un meuble par exemple. Le<br />
plan exige un artisan pour le concevoir. Si le meuble se construisait tout seul, les pièces s’assemblant<br />
au hasard, alors il n’y aurait pas de plan préalable. Mais cela n’empêcherait pas une personne venant<br />
ensuite, une fois le meuble réalisé, de s’imaginer qu’il avait été pensé et construit par quelque artisan<br />
inconnu. Le monde tel que nous le voyons aujourd’hui, complexe, riche, semble édifié par un artisan,<br />
parce que nous faisons abstraction des détails de son histoire, que nous ne connaissons pas<br />
immédiatement, puisqu’elle ne se déroule pas à notre échelle. Mais elle pourrait être là, derrière nous,<br />
tapie dans le passé. En fouillant, nous pouvons en découvrir des bribes, mais l’essentiel nous fait<br />
défaut (et nous fera sans doute toujours défaut). L’hypothèse de l’artisan est affaire de foi, que nul ne<br />
peut me contraindre d’adopter, et l’on ne peut me condamner si je choisis la foi contraire.<br />
Ayant posé cette dernière, il s’agit d’en tirer les conséquences, comme l’a fait Sartre. Il nous<br />
assène alors une phrase qui sonne comme un slogan, et dont il convient de scruter la profondeur :<br />
« l’existence précède l’essence ». Des milliards d’années ont précédé le monde tel qu’il est, des<br />
milliards d’années de lentes constructions. Aujourd’hui, nous arrivons et nous disons : voilà l’essence.<br />
Mais cette dernière est précédée d’une longue histoire dont nous ne disons rien. La formule de Sartre<br />
vise assurément à désigner l’histoire derrière les choses qui sont, afin d’évanouir un miracle, un plan,
6<br />
un artisan divin. Mais cela ne suffit pas. Notre oreille décèle derrière la phrase de Sartre l’idée que le<br />
passé se conserve, que ce qui a été ne cessera plus d’être et persistera, thésaurisé comme être. Cela<br />
signifie que si avant l’existence, avant l’histoire il n’y a pas de plan des choses, après l’histoire il en<br />
existe un. Il résidera, par exemple (bien trivial, cet exemple), dans le génome (où une mutation fait<br />
paraître parfois la nouveauté) et où il se conservera de génération en génération. C’est dire que si<br />
l’existence précède l’essence, l’essence succède à l’existence. Après l’histoire, une chose qui ne<br />
cessera d’exister brille au ciel intangible du passé.<br />
Le monde est stable, parce qu’il conserve son passé sous certaines formes. Il n’est pas besoin<br />
pour cela d’un artisan divin muni de normes. Le général n’apparaît plus comme une norme, mais<br />
comme le passé thésaurisé dont on fait une description après coup. Ce qui était a priori est finalement<br />
a posteriori. Le monde, de ce fait, aurait pu être autre qu’il est, mais étant donné que nous ne pouvons<br />
connaître que ce qui est advenu, nous ne pouvons savoir ce qu’il aurait pu être, ni avoir de preuve de<br />
notre assertion. Toutefois, pour s’y abandonner, il suffit de se tourner vers le réel. C’est en lui que l’on<br />
trouve le général. Celui-ci devient alors ce qui reste toujours identique à lui-même à travers tous les<br />
changements, et le particulier devient ce qui s’ajoute lorsque les choses changent. Tous les êtres<br />
humains sont bipèdes et loquaces. C’est un constat. Nous avons avec cela une certaine description du<br />
réel, que l’on peut enrichir et approfondir.<br />
Le général nous apparaît comme ce qui est, ou plutôt comme ce qui est advenu. Qu’en est-il<br />
alors du particulier ? Si on prend un point de vue aristotélicien, il est de l’ordre de la matière. Il est ce<br />
qui change, qui ne reste pas identique à lui-même. La forme ne change pas. De toute éternité elle fut,<br />
elle est et elle sera la même. Le particulier est au contraire ce qui change, le muable, et aussi ce qui par<br />
sa figure caractéristique, apparaît en un temps et non point en un autre. Il est, autrement dit, ce<br />
qu’emporte le fleuve qui coule. Mais nous le voyons aussi, sans doute, dans le réprouvé, lorsque la<br />
forme semble n’avoir pas suffisamment envahi la matière. Nous le voyons dans ce qui n’est pas<br />
normal, ce qui paraît pathologique, que l’on ne peut guère comprendre, semble-t-il, qu’à partir du<br />
normal qui est sa règle. À moins bien sûr qu’à partir de lui on ne s’efforce de comprendre le normal.<br />
Mais dans l’un et l’autre cas, il y a une sorte de lien de subordination du pathologique au normal,<br />
autrement dit du particulier au général. C’est pourquoi on peut dire qu’il n’y a de science que du
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général. Mais est-ce bien ainsi que les choses se passent ? Le particulier est-il dans toutes ses formes<br />
issu du général ? N’est-il pas plutôt une réalité qu’il convient d’étudier comme telle ? Ne convient-il<br />
pas d’acquérir une véritable science du particulier, et n’est-ce pas dans ce dernier que se fonde le<br />
général ?<br />
N’est-ce pas l’une des conséquences de ce qui précède ? On n’en reste jamais au général,<br />
autrement dit au passé thésaurisé, mais toujours paraissent des nouveautés qui s’ajoutent à ce qui est<br />
déjà. Il en est ainsi surtout dans le monde de la vie, comme nous l’enseigne la théorie de l’évolution,<br />
quel que soit le visage qu’elle prend. Nous sommes alors face à des mutations, dont certaines sont<br />
désavantageuses, d’autres, neutres, d’autres enfin, avantageuses. Toutes ces mutations ne seraient-elles<br />
pas, du point de vue aristotélicien, des particularités qui violent la norme ? Mais certaines de ces<br />
dernières ne seront-elles pas la norme de demain ? Nous n’avons pas l’impression qu’il faille<br />
aujourd’hui mépriser une part quelconque de la réalité, mais la considérer tout entière. Cela<br />
impliquerait assurément que l’on construise une science du particulier. Elle semble impliquée par une<br />
nouvelle compréhension du monde qui s’est imposée avec le temps, de découverte nouvelle en<br />
découverte nouvelle, sans que l’on veuille en tirer toutes les conséquences. Une telle science ne sera<br />
pas en rupture avec celle communément pratiquée, puisque c’est toujours du particulier que l’on part<br />
pour cheminer par induction vers ce que l’on peut penser être du général. Il est question plutôt d’un<br />
autre rapport au réel, qui en cherche moins l’ordre que le foisonnement.<br />
Il semble donc utile de fonder une certaine science du particulier. Quel pourrait être son<br />
visage ? C’est sans doute dans les sciences humaines qu’elle pourrait servir. C’est en effet celles où<br />
domine le plus la différence, nous pourrions dire en prenant le contre-pied de Platon (qui entend<br />
l’éviter), le bariolage. Tout ce que nous avons dit montre que nous souhaitons un monde tout en<br />
couleurs, et non un monde qui, selon le mot d’Aristote (critiquant ici Platon) marche sur un seul pied.<br />
Pour cela, il semble de bon aloi de se pencher sur le particulier, pour le montrer tel qu’en lui-même,<br />
sans la dangerosité dont on l’affuble aisément. Il s’agit de considérer le particulier comme tel, sans<br />
référence à une norme qui le précèderait, et dont il serait seulement une version « ratée », autrement<br />
dit, d’étudier le particulier sans le référer à autre chose qu’à lui-même. Une telle chose est-elle<br />
possible ?
8<br />
Il est un trait que nous pouvons certainement conserver de l’aristotélisme : la distinction entre<br />
l’essence et l’accident. L’essence, ici, se fonde dans l’histoire, comme nous l’avons dit à plusieurs<br />
reprises. Elle n’est pas une réalité transcendante participant à la construction d’un ordre, quel qu’il<br />
soit, mais la résultante d’un équilibre qui s’est établi entre des forces concurrentes, comme le milieu et<br />
le génome. Cela n’interdit pas qu’il y ait une essence, qui est le passé thésaurisé en être comme tel, et<br />
des accidents, qui ne sont pas thésaurisés ni thésaurisables, qui pourraient ne pas servir à grand chose<br />
pour établir une science du particulier. Pour chaque réalité particulière, il y a des traits qui sont<br />
constitutifs de cette réalité, et d’autres qui lui arrivent seulement, autrement dit qui, même s’ils ne<br />
manquent pas d’influencer son avenir en quelque manière, n’ont pas la même importance. Ne pourrait-<br />
on alors distinguer ce qui est essentiel dans une réalité, de ce qui ne l’est pas. Nous nous intéressons<br />
ici surtout aux sciences humaines. On peut donc considérer, par exemple, que ce qui appartient au<br />
caractère d’un individu est constitutif, ainsi d’ailleurs que certaines caractéristiques qui sont<br />
généralement intangibles chez les individus qui en sont porteurs, comme l’homosexualité.<br />
Le particulier et le singulier nous paraissent à présent dans leur différence. Le particulier est le<br />
passé thésaurisé en être, tandis que le singulier est l’accident, ni thésaurisé ni thésaurisable. Nous<br />
pouvons donner plusieurs significations à ces deux formules. Considérons d’abord la première. Nous<br />
avons donné comme exemple de particulier une mutation au sein du génome. Un tel événement est<br />
thésaurisé si (et seulement si) celui qui en est porteur peut se reproduire. Alors cette mutation peut se<br />
retrouver dans sa progéniture et perdurer. Elle est alors thésaurisée en être. Au contraire, si la même<br />
personne a un accident et se casse un bras, et que la blessure soit telle qu’aucune séquelle ne s’ensuive<br />
pratiquement, nous avons affaire à ce que nous nommerons une singularité, qui ne peut guère se<br />
connaître qu’en référence à ce qui n’est pas elle (l’accident dont elle fut la conséquence, un bras sain,<br />
etc.). Mais une telle interprétation ne nous suffit pas. Si un trait, comme l’homosexualité, nous<br />
apparaît tel qu’il est permanent et ne disparaît habituellement pas, nous pourrons le considérer comme<br />
thésaurisé en être, et donc constituant une particularité. Par contre, l’homophobie éventuelle de<br />
l’entourage de ces personnes nous apparaît pour l’homosexuel qui la subit comme une singularité, un<br />
accident qui arrive et aurait pu ne pas arriver.
9<br />
Il est une autre caractéristique de la particularité que nous devons considérer. Reprenons<br />
l’exemple de la mutation d’un gène. Il peut, avons-nous dit, se retrouver chez la progéniture de celui<br />
qui en fut la première fois porteur. Nous n’avons donc pas affaire à un seul individu, mais à plusieurs,<br />
dont le nombre peut augmenter, et qui se trouvent plongés dans des circonstances diverses. Il est donc<br />
possible, idéalement, de comparer d’un côté l’effet du gène, autrement dit de ce qui est thésaurisé en<br />
être, et de l’autre celui des circonstances. Autrement dit, il est idéalement possible de dégager ce qui a<br />
été thésaurisé des singularités où il se manifeste. De fait, les choses ne sont pas si simples, les<br />
généticiens nous le disent. Mais l’idée semble pouvoir être reprise en d’autres situations, où la<br />
particularité pourrait être simplement acquise (et non génétiquement héritée) en un processus dont on<br />
ne peut clairement démontrer le mécanisme, comme, encore une fois, l’homosexualité. Si nous ne<br />
voulons pas l’étudier à partir de l’hétérosexualité érigée en norme transcendante, mais en tant que<br />
telle, il ne reste guère d’autre moyen que d’essayer de dégager ce qui en elle est du passé thésaurisé en<br />
être (et qui peut-être disparaît en tant que passé), de ce qui nous apparaît comme seulement<br />
circonstanciel, comme accidentel, comme singulier.<br />
Mais ne faut-il pas préciser encore la définition du particulier ? Savons-nous assez ce qu’il<br />
est ? Certains, lisant notre texte, penseront peut-être que nous aurions pu traiter de l’ordre par le bruit,<br />
identifiant le particulier au bruit. Mais n’est-ce pas une confusion fautive ? Tournons-nous vers<br />
Castoriadis. En effet, c’est bien aux sciences humaines que nous songeons avec notre particulier, ainsi<br />
que le montre l’exemple que nous avons choisi. « Comme je l’ai dit plus haut, je ne pense pas que l’on<br />
puisse parler de “bruit”, au sens rigoureux, à propos d’une réalité sociale. Même le sens de “désordre”<br />
n’est pas à sa place ici. Ce qui apparaît comme “désordre” à l’intérieur d’une société est, en réalité,<br />
quelque chose d’interne à son institution, significatif et négativement évalué – et cela est quelque<br />
chose de tout à fait différent » 1 . L’homosexualité paraît un bon exemple de ce dont parle Castoriadis.<br />
C’est une manière d’être constituée, dont l’existence est connue de chacun, et que l’on évalue<br />
négativement. C’est dans la mesure où nous avons une réalité pleine que nous ne la considérons pas<br />
comme bruit. C’est dans la mesure où elle est négativement évaluée que l’on peut plus aisément se<br />
1<br />
CASTORIADIS Cornélius, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe, 2, Paris, Éditions du Seuil,<br />
Points, Essais, 1999, pp.291-292.
10<br />
tromper sur elle, et vouloir la mesurer à ce qui paraît la norme, parce que positivement évaluée. Mais<br />
les choses sont peut-être bien différentes. Enfin, on peut sans doute, à cause de cette évaluation<br />
négative, la considérer comme un simple bruit.<br />
C’est en tant que réalité constituée que le particulier nous intéresse. Nous cherchons à<br />
connaître cette organisation, ses éléments constitutifs, essentiels, sans lesquels elle n’existerait pas en<br />
tant que telle, mais serait autre chose. Aussi convient-il de la scruter, d’en faire une description aussi<br />
rigoureuse que possible. Deux voies peuvent être utilisées pour cela : la voie extérieure et la voie<br />
intérieure. Elles sont bien connues toutes deux. La voie extérieure consiste à observer ce qui est, pour<br />
en faire un tableau aussi exact que possible. Elle est utilisée dans les sciences de la nature, et<br />
aujourd’hui positivement valorisée. Elle semble être la seule voie sûre pour la science, et plus adaptée<br />
à l’étude des réalités sociales, qui se présentent à nous avec une certaine extériorité. Mais que faire en<br />
psychologie ? La voie intérieure ne s’impose-t-elle pas alors ? Elle est la plus ancienne : c’est<br />
l’introspection. Elle a fait l’objet de sévères critiques. En empruntant cette voie, il semble que l’on ne<br />
suive pas la droite route de la science. Mais ces critiques sont-elles, dans notre perspective, aussi<br />
fondées qu’on le dit ? Ne faudrait-il pas, dans la recherche d’une connaissance aussi pleine que<br />
possible du particulier, lui faire une petite place ?<br />
Le philosophe espagnol Ortega y Gasset considère la « vieille raison éléatique » incapable de<br />
rien comprendre à l’être humain. Pour savoir ce qu’est un être humain, il faut raconter son histoire, et<br />
donc remplacer la vieille raison éléatique par la raison vitale et historique. On comprendra que nous<br />
avons étendu cette leçon à la réalité tout entière, au lieu de la cantonner à la vie humaine. Toute réalité<br />
nous paraît issue d’une histoire, et donc compréhensible pour une raison historique. Mais revenons à la<br />
vie humaine. Il convient de raconter l’histoire d’un être humain pour savoir ce qu’il est. La seule<br />
personne capable de le faire, c’est l’intéressé : aussi parlons-nous (au sens large) d’introspection. Ce<br />
mot se justifie d’autant plus que le sujet doit à un moment distinguer entre ce qui a été thésaurisé en<br />
être et ce qui fut seulement accidentel, autrement dit entre le particulier et le singulier. Ce travail, nul<br />
ne le fera mieux que l’intéressé. Lorsqu’une personne se penche sur elle-même afin de se connaître, on<br />
nomme cela introspection. En cela, nous ne tombons pas sous le coup de la critique de Comte<br />
affirmant que l’on ne peut « se mettre à la fenêtre et se regarder passer dans la rue », car Comte lui-
11<br />
même devait reconnaître que l’on peut d’abord raconter son histoire, et ensuite l’examiner à la lumière<br />
de la raison, afin de distinguer ce que nous nommons le particulier de ce que nous nommons le<br />
singulier.<br />
Bien sûr, le sujet devra aussi jouer de son imagination. Il s’agit de varier son histoire pour en<br />
faire paraître les diverses facettes, pour la montrer en diverses perspectives, de varier aussi les<br />
éléments concrets qui la composent afin de distinguer adéquatement le particulier du singulier. Car<br />
nous pouvons douter que tout le passé se thésaurise en être. Une partie l’est, et le reste s’efface, non<br />
dans l’oubli, mais dans une absence d’efficience, d’importance. Elle peut être là, dans la mémoire,<br />
mais n’avoir joué guère de rôle dans la construction de soi. Au contraire, d’autres éléments peuvent<br />
avoir disparu de la conscience et agir dans l’ombre. Il convient alors d’enquêter pour les retrouver,<br />
comme nous le fait remarquer Freud. Nous songeons donc à la mise en œuvre de divers moyens dont<br />
la congruence nous permet d’avoir une certaine image de ce qui s’est thésaurisé en être, quelle que soit<br />
la manière dont cela s’est fait. Ainsi nous avons une description d’un particulier, sans le référer à une<br />
généralité, quelle qu’elle soit.<br />
Mais cela suffit-il ? Ne peut-on user d’un autre moyen encore ? Ne peut-on, dans un cadre plus<br />
« objectif », confronter les histoires des personnes qui présentent les mêmes particularités, afin de les<br />
comparer, de voir dans quelle mesure elles se ressemblent, et dans quelle mesure elles diffèrent ? Nous<br />
désirons séparer une fois encore ce que nous avons nommé le singulier du particulier, mais à un<br />
« échelon » supérieur, celui de la particularité elle-même. Il pourrait y avoir en effet certains traits<br />
constitutifs de la réalité de tel individu, qui participerait seulement à son incarnation en tel individu, et<br />
qu’on ne retrouverait pas chez les autres. On pourrait alors se faire une meilleure idée de la<br />
particularité en confrontant des histoires différentes. Il s’agit aussi, bien sûr, d’assurer autant que<br />
possible l’objectivité de ce que l’on a pu précédemment décrire. Notre tableau ne peut que gagner en<br />
précision. Nous avons là une réalité dont il convient de tenir compte, de même que l’on se doit de tenir<br />
compte, peut-être, des normes sociales en vigueur. Il est question, ici, de s’assurer autant que possible<br />
d’une description correcte d’une réalité dont on ne se préoccupe pas encore de la genèse. Une telle<br />
description doit se faire à l’abri des normes et des valeurs qui expriment le devoir-être. On ne s’occupe
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ici que de ce qui est, et la dévalorisation qui accompagne généralement la particularité sur laquelle on<br />
se penche ne doit pas gêner la description.<br />
S’il semble utile d’étudier le particulier comme tel, sans le référer à une réalité qui serait<br />
considérée comme une norme, ce n’est pas une tâche facile à réaliser. Nous avons proposé d’utiliser à<br />
cette fin tous les moyens à notre disposition, aussi bien l’observation extérieure que l’introspection, en<br />
donnant à cette dernière un autre visage que la tradition. Raconter son histoire, séparer ce qui a été<br />
thésaurisé en être de ce qui ne l’a pas été, ne sont pas ce que l’on entend habituellement par<br />
introspection. Et il n’est pas d’usage non plus de confronter les divers résultats. Mais ce pourrait bien<br />
être des tâches utiles à une meilleure connaissance de la réalité.<br />
Nous n’avons pas conçu non plus la relation du général et du particulier d’une manière<br />
traditionnelle. Sans doute, dans un cas comme dans l’autre, se différencient-ils par leur extension.<br />
Mais le général n’est pas ici une instance rectrice. En étudiant le particulier isolément, sans le référer à<br />
une généralité, nous nous efforçons de tracer un tableau du réel, sans chercher à le mettre en ordre.<br />
Cela viendra plus tard, peut-être. Sans doute reste-t-il bien des choses à expliciter, à approfondir,<br />
notamment la distinction entre mise en ordre et description du réel. La mise en ordre, certes, se fait<br />
plus aisément sous l’égide du général, et une description s’accommode-t-elle mieux d’une simple<br />
acceptation du particulier. Mais tout cela demande réflexion et démonstration, que nous devons<br />
réserver pour un autre travail.