23.06.2013 Views

Les hétérogenèses de l'agencement science fiction / speculative ...

Les hétérogenèses de l'agencement science fiction / speculative ...

Les hétérogenèses de l'agencement science fiction / speculative ...

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

EXPRESSIONS<br />

Numéro 8. Octobre 2009.<br />

Revue du Département <strong>de</strong> langue et Littérature Françaises<br />

Université Mentouri Constantine<br />

ISSN 1111-5130


Recteur <strong>de</strong> l’Université Mentouri<br />

Pr. Ab<strong>de</strong>lhamid DJAKOUN<br />

Directeur <strong>de</strong>s publications<br />

Nadir BELLAL<br />

Directeur <strong>de</strong> la revue<br />

Kamel ABDOU<br />

Comité Scientifique<br />

Pr. Yasmina Cherrad Mentouri Constantine<br />

Pr. Bruno Gelas Lumière Lyon2<br />

Pr. Fouzia Sari Es Senia Oran<br />

Pr. Nedjma Benachour Mentouri Constantine<br />

Pr. Michel Pierre Schmitt Lumière Lyon2<br />

Pr. Afifa Brerhi Université d’Alger<br />

Pr. Charles Bonn Lumière Lyon2<br />

Pr. Sad<strong>de</strong>k Aouadi Université <strong>de</strong> Annaba<br />

Pr. Hadj Miliani Université <strong>de</strong> Mostaganem<br />

Pr. Jamel Ali Khodja Mentouri Constantine<br />

Pr. Yacine Derradji Mentouri Constantine<br />

Pr.<br />

Farida Boualit<br />

Université Mira Bejaïa<br />

16


EXPRESSIONS<br />

Numéro 8<br />

Revue du Département <strong>de</strong> langue et Littérature Françaises<br />

Université Mentouri Constantine<br />

ISSN 1111-5130<br />

ISSN 1111-5130


Regard, spectacle et servitu<strong>de</strong> chez La Boétie<br />

Yves Citton. Grenoble…………………...………….………………………………………………....17<br />

L’éloge tragique <strong>de</strong> la mémoire en exil<br />

Afifa Brerhi. Alger…………………………..…………….…………………………………..……….48<br />

<strong>Les</strong> <strong>hétérogenèses</strong> <strong>de</strong> l’agencement Science <strong>fiction</strong> / spéculative <strong>fiction</strong>.<br />

Jean-Max Noyer. Paris. VIII……..…………………………………………..……….…….…….……75<br />

Le conte. Problématique définitoire.<br />

Kamel Abdou.Constantine.Mentouri.……………………………………………......………………107<br />

Le conflit hamalliste dans Vie et enseignement<br />

<strong>de</strong> Tierno Bokar, Le sage <strong>de</strong> Bandiagara d’ Hampaté BÂ<br />

Christiane Albert. Pau …………………………………………………………………………………….…...12<br />

Le conte <strong>de</strong> fées au féminin ou l’art du libertinage voilé<br />

à la fin du XVIIème siècle.<br />

Marie Agnès Thirard. Lille…………………………………………………………….………………144<br />

Voyage et écriture : Salammbô <strong>de</strong> Gustave Flaubert<br />

Nedjma Benachour. Constantine.Mentouri………………………………………………..………………..169<br />

La question <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité dans A la recherche du temps perdu :<br />

L’éclairage <strong>de</strong> la photographie<br />

.<br />

Jean-Pierre Montier. Rennes2……………………………………………………………….……… 191<br />

Discours et énoncés sur la langue d’écriture dans l’expression littéraire.<br />

Farida Logbi. Constantine.Mentouri………………………………… …...……………………… …223<br />

De l'assimilation à l'association : Histoire et idées dans la littérature<br />

algérienne <strong>de</strong> langue française <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> coloniale.<br />

Ab<strong>de</strong>lali Merdaci. Constantine. Mentouri………………………………..…………………………..231


Q<br />

uand la littérature est non seulement notre plaisir<br />

mais aussi notre métier, quand l’interculturalité est<br />

désormais admise comme élément constitutif <strong>de</strong><br />

l’égo, du texte et <strong>de</strong> l’habitus, il n’est pas étonnant que<br />

l’image qui n’a cessé <strong>de</strong> tournoyer obstinément dans ma<br />

tête quand le désir <strong>de</strong> faire reparaître Expressions sous son<br />

huitième numéro, après la longue interruption qui a suivi le<br />

numéro sept, s’est arraché le temps <strong>de</strong> se réaliser, soit<br />

celle du sphinx.<br />

Ce monstre femelle qui dévorait les jeunes hommes qui<br />

n’arrivaient pas à trouver le sens <strong>de</strong> ses paroles<br />

énigmatiques, et dont la caractéristique est <strong>de</strong> renaître<br />

sans cesse, <strong>de</strong> resurgir, vivant, <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> mort, pour<br />

reposer la même question aux autres : « Quel est le sens<br />

<strong>de</strong> mes paroles ? ».<br />

C’est un peu pour cela que ce numéro est,<br />

génériquement, consacré à « La littérature » 1,<br />

ce discours<br />

que nous interrogeons sans cesse -à l’ai<strong>de</strong> d’autres<br />

discours- sur son sens, alors qu’ il ne nous propose que <strong>de</strong><br />

nous « raconter <strong>de</strong>s histoires » dans les <strong>de</strong>ux sens du terme,<br />

qu’il ne nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que <strong>de</strong> le trouver beau, qu’il ne<br />

nous oblige pas à aller vers lui, et qui nous laisse même le<br />

loisir <strong>de</strong> le rejeter <strong>de</strong> notre vie sociale sous prétexte <strong>de</strong><br />

« gratuité » et « d’inutilité ».<br />

1<br />

Le numéro suivant retrouvera sa structure première, organisée en une partie « Science <strong>de</strong>s textes<br />

littéraires » et une partie « Linguistique/Didactique ».


Mais même temps, il s’ouvre à nous, nous<br />

permettant <strong>de</strong> l’investir par toutes ses voies d’accès,<br />

diversifiant les outils et les stratégies pour nous permettre<br />

<strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s sens et même, parfois, pour certains, un<br />

sens <strong>de</strong> la vie.<br />

Le texte. Erigé comme ce Château qui domine le<br />

village où se trouve l’Arpenteur, qui se contente <strong>de</strong> son<br />

être-là, mais dont tout le mon<strong>de</strong> pense que c’est <strong>de</strong> là<br />

que tout vient, et que c’est là qu’il faut chercher.<br />

Merci donc aux auteurs, tous connus et reconnus, qui<br />

ont bien voulu participer à cette renaissance, et merci <strong>de</strong><br />

nous passer les coquilles qui émaillent ce numéro.<br />

14<br />

Juin 2009<br />

Kamel ABDOU


Regard, spectacle et servitu<strong>de</strong> chez La Boétie<br />

17<br />

Yves Citton<br />

Université <strong>de</strong> Grenoble 3 Stendhal – umr LIRE<br />

Comment un texte littéraire peut-il résonner <strong>de</strong>s siècles<br />

après sa rédaction, dans un mon<strong>de</strong> complètement différent<br />

<strong>de</strong> celui qui l’a vu naître ? Telle est la question que j’aimerais<br />

poser à propos d’un écrit à la fois « classique » et infiniment<br />

« subversif », le Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire d’Étienne<br />

<strong>de</strong> la Boétie (1530-1563). Que nous dit aujourd’hui <strong>de</strong> notre<br />

mon<strong>de</strong> ce texte qui a été rédigé vers 1546-48, nous disent les<br />

historiens <strong>de</strong> la littérature, par un jeune étudiant en droit <strong>de</strong><br />

l’université d’Orléans, qui ne cherchait peut-être qu’à<br />

remplir un <strong>de</strong>voir scolaire <strong>de</strong> sa classe <strong>de</strong> rhétorique ? En<br />

quoi cet exercice éminemment littéraire, cet éclat <strong>de</strong><br />

virtuosité rhétorique composé il y a presque un <strong>de</strong>mimillénaire,<br />

nous ai<strong>de</strong>-t-il à voir ce que nous avons tous les<br />

jours sous le nez sans que nous puissions forcément<br />

l’i<strong>de</strong>ntifier comme tel ? Voilà les questions qui<br />

m’intéresseront dans les pages qui suivent.


Un exercice <strong>de</strong> rhétorique<br />

Je passerai donc rapi<strong>de</strong>ment sur les conditions <strong>de</strong><br />

production et <strong>de</strong> diffusion – pourtant passionnantes – <strong>de</strong> ce<br />

texte. Disons simplement que cet exercice scolaire rédigé par<br />

un jeune homme <strong>de</strong> 16 ou 18 ans doit sa notoriété en partie à<br />

l’amitié que La Boétie contractera plus tard avec Montaigne<br />

(qui voulait sertir ce texte au cœur <strong>de</strong> ses Essais,<br />

originellement composés pour lui servir <strong>de</strong> cadre), en partie<br />

au fait que <strong>de</strong>s extraits en ont été publiés dans Le Réveille-<br />

Martin <strong>de</strong>s Français en 1574 par <strong>de</strong>s Huguenots réagissant<br />

aux massacres <strong>de</strong> la Saint Barthélémy, qui en ont fait un<br />

tract anti-monarchiste appelant au meurtre du « tyran »<br />

catholique. Un tel détournement a été opéré sans l’accord <strong>de</strong><br />

l’auteur, mort <strong>de</strong>puis 1563, ni celui <strong>de</strong> Montaigne, effrayé<br />

par cette appropriation <strong>de</strong> la subtilité du message <strong>de</strong> son ami<br />

à <strong>de</strong>s fins brutalement tyrannici<strong>de</strong>s. Montaigne <strong>de</strong>vra<br />

renoncer à publier dans son propre ouvrage ce qui était<br />

<strong>de</strong>venu un brûlot dangereux et scandaleux, et ce ne sera<br />

qu’en 1727 que la dissertation <strong>de</strong> La Boétie sera publiée en<br />

annexe <strong>de</strong>s Essais. Le Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire<br />

connaîtra (sous le titre <strong>de</strong> Contr’Un) une diffusion assez<br />

limitée et quasi clan<strong>de</strong>stine jusqu’au XIX e siècle, époque à<br />

laquelle il sera pour la première fois mis en valeur <strong>de</strong> façon<br />

autonome à travers l’édition qu’en donnera Lamennais en<br />

1835. Ce n’est finalement que <strong>de</strong>puis peu <strong>de</strong> décennies qu’il a<br />

été véritablement redécouvert et constitué en classique<br />

(sulfureux) <strong>de</strong> la pensée politique mo<strong>de</strong>rne.<br />

18


Davantage que l’histoire littéraire, ce qui va m’intéresser<br />

dans le Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire, ce sera son<br />

inscription dans une certaine tradition <strong>de</strong> pensée politique<br />

qui commence à peine à <strong>de</strong>venir visible sur nos radars<br />

d’historiens <strong>de</strong>s idées. Dans mon travail <strong>de</strong> dix-huitiémiste,<br />

je l’ai étiquetée « spinozisme » 1,<br />

mais le fait que nous nous<br />

situions ici plus d’un siècle avant Spinoza montre bien à quel<br />

point cette étiquette fait problème. J’emploierai donc un<br />

autre terme ici – en sachant bien à la fois que ces questions<br />

<strong>de</strong> nomination ne sont pas essentielle et qu’elles ne sont pas<br />

non plus totalement indifférentes – celui <strong>de</strong> « pensée <strong>de</strong>s<br />

multitu<strong>de</strong>s ». Et pour fixer les idées, je mentionnerai une<br />

série <strong>de</strong> noms propres <strong>de</strong> penseurs et d’écrivains qui me<br />

semblent avoir joué un rôle fondamental dans le<br />

développement <strong>de</strong> cette tradition <strong>de</strong> pensée, que j’aimerais<br />

ai<strong>de</strong>r à rendre visible sur nos radars : Marsile <strong>de</strong> Padoue et<br />

son Defensor Pacis <strong>de</strong> 1324, La Boétie bien entendu, Spinoza<br />

avec son Traité politique <strong>de</strong> 1677, Denis Di<strong>de</strong>rot et Léger-<br />

Marie Deschamps avec leurs réflexions <strong>de</strong>s années 1760-<br />

1770, Gabriel Tar<strong>de</strong> avec sa théorie sociologique <strong>de</strong> la fin du<br />

XIXe siècle, enfin la constellation formée par Michel<br />

Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Antonio Negri,<br />

Laurent Bove, Bruno Latour, ainsi que la nébuleuse <strong>de</strong><br />

périodiques qui naviguent dans leur sillage (dont la revue<br />

1 Voir Yves Citton, L’Envers <strong>de</strong> la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste<br />

dans la France <strong>de</strong>s Lumières, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.<br />

19


Multitu<strong>de</strong>s,<br />

collaborer<br />

à laquelle je me trouve présentement<br />

1).<br />

Mon propos sera double : d’une part, esquisser certains<br />

enjeux <strong>de</strong> théorie politique qui apparaissent dans le texte<br />

littéraire <strong>de</strong> La Boétie lorsqu’on le lit sur l’arrière-fond du<br />

développement multi-séculaire <strong>de</strong> cette tradition <strong>de</strong> pensée ;<br />

d’autre part, concentrer mon attention sur le rôle que joue le<br />

regard dans la construction théorique que propose La Boétie,<br />

ce qui permettra <strong>de</strong> revenir sur <strong>de</strong>s domaines plus<br />

traditionnellement arpentés par les historiens <strong>de</strong> la<br />

littérature. Dans tous les cas, et pour ce qui me concerne,<br />

nous ne quitterons jamais le domaine « littéraire », puisque<br />

je vais jouer sur ce que la lettre du texte nous propose <strong>de</strong><br />

polysémie, <strong>de</strong> rebonds, <strong>de</strong> suggestions – au-<strong>de</strong>là même <strong>de</strong> ce<br />

qu’a pu (ou non) vouloir dire l’individu historique<br />

correspondant au nom d’Étienne <strong>de</strong> La Boétie. Il va <strong>de</strong> soi<br />

que Monsieur La Boétie, vers 1548, n’a pas pu penser une<br />

« démocratie radicale » dans <strong>de</strong>s termes comparables à ceux<br />

qu’utilisent aujourd’hui Toni Negri ou Laurent Bove.<br />

J’espère suggérer toutefois que son texte fraie <strong>de</strong>s pistes <strong>de</strong><br />

réflexion qui balisent remarquablement bien le terrain sur<br />

lequel se déploiera la théorisation ultérieure <strong>de</strong> cette<br />

« démocratie radicale ».<br />

1 Le site <strong>de</strong> la revue Multitu<strong>de</strong>s – http://multitu<strong>de</strong>s.samizdat.net – propose tous les<br />

articles en libre accès en ligne une année après leur publication dans la revue<br />

papier.<br />

20


Une reconfiguration <strong>de</strong> la littérature politique classique<br />

Commençons donc par lire les <strong>de</strong>ux premières pages du<br />

Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire1. Ce texte, qui va nous<br />

démontrer l’inanité du pouvoir concentré en l’Un, débute<br />

avec une citation d’Homère, le « Prince » <strong>de</strong>s Poètes, mais<br />

c’est logiquement pour le déboulonner <strong>de</strong> son pié<strong>de</strong>stal :<br />

comme tous les monarques, Homère met les choses « tout au<br />

rebours », et nous peint la politique d’une manière qui se<br />

conforme « plus au temps qu’à la vérité ». Tout commence<br />

donc par un double geste, <strong>de</strong>s plus significatifs. D’une part,<br />

le petit étudiant en droit et en rhétorique, qui ne s’est fait<br />

encore aucun nom, qui est perdu dans la multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

« apprentifs », se permet <strong>de</strong> corriger « le Prince <strong>de</strong>s poètes »,<br />

en un acte d’insoumission poli, mais décidé. D’autre part, le<br />

critique littéraire se permet <strong>de</strong> mettre <strong>de</strong> côté le sens<br />

« historique » <strong>de</strong>s propos d’Ulysse/Homère pour les projeter<br />

sur un plan <strong>de</strong> vérité (ou <strong>de</strong> contre-vérité) philosophique<br />

trans-temporel : on ne va pas discuter <strong>de</strong> tel ou tel roi, <strong>de</strong><br />

telle ou telle situation particulière, mais <strong>de</strong> l’essence du<br />

pouvoir politique.<br />

Ce second geste est encore radicalisé dans le paragraphe<br />

suivant, où l’auteur écarte le type <strong>de</strong> problématique qui<br />

1 Une édition du texte en français mo<strong>de</strong>rnisé est disponible en ligne sur le site Wikisource :<br />

http://fr.wikisource.org/wiki/Discours_<strong>de</strong>_la_servitu<strong>de</strong>_volontaire. Parmi les nombreuses<br />

publications sous forme <strong>de</strong> livre, la plus satisfaisante est celle publiée chez Payot, qui<br />

comporte les différentes versions du texte, ainsi que <strong>de</strong> bonnes étu<strong>de</strong>s : Etienne <strong>de</strong> la Boétie,<br />

Le discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1976. C’est à cette<br />

édition que feront référence mes indications paginales.<br />

21


structure alors généralement la réflexion politique <strong>de</strong> son<br />

temps. Il ne va pas s’intéresser – nous dit-il – aux mérites<br />

relatifs <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> gouvernements, que l’on catégorise<br />

alors (dans la continuité d’Aristote) en trois couches,<br />

articulée chacune en une version positive et une version<br />

corrompue : le pouvoir attribué à un seul individu<br />

(monarchie/tyrannie), le pouvoir revenant à une minorité<br />

(aristocratie/oligarchie), le pouvoir confié à la majorité<br />

(république/démocratie [ou ochlocratie]). La Boétie balaie<br />

tout cela d’un revers <strong>de</strong> main, pour poser une question plus<br />

radicale qui met en cause la nature même <strong>de</strong> tout pouvoir<br />

politique.<br />

Une remarque s’impose toutefois sur la radicalité <strong>de</strong><br />

l’objet qu’il vise. Dans la suite, il insèrera une distinction<br />

entre bons et « méchans princes » (145). Il fera également le<br />

départ entre trois origines possibles du pouvoir<br />

tyrannique/royal (le droit <strong>de</strong> la guerre, la naissance,<br />

l’élection). Il fera aussi exception pour les « rois si bons en la<br />

paix et si vaillans en la guerre » (169) dont la France a été<br />

bénie – et cela parce qu’il serait « outrageus <strong>de</strong> vouloir<br />

démentir nos livres et <strong>de</strong> courir ainsi sur les erres <strong>de</strong> nos<br />

poètes » (171).<br />

Toutes ces nuances sont toutefois affectées <strong>de</strong> signes <strong>de</strong><br />

brouillage, voire d’hypocrisie : la précision sur les « méchants<br />

princes » est absente du manuscrit principal ; la distinction<br />

entre trois origines est résorbée par la conclusion selon<br />

22


laquelle « etans les moiens <strong>de</strong> venir aus regnes divers,<br />

toujours la façon <strong>de</strong> regner est quasi semblable » (146) ;<br />

enfin, la démarcation envers les rois <strong>de</strong> France, outre que la<br />

plus élémentaire pru<strong>de</strong>nce l’imposait, se voit fourguée sous<br />

couvert <strong>de</strong> ne pas contredire « les erres <strong>de</strong>s poètes ». La<br />

critique semble s’être contentée <strong>de</strong> voir une faute <strong>de</strong> copie<br />

dans le manuscrit : l’auteur aurait voulu écrire les « terres »<br />

<strong>de</strong>s poètes. Je proposerais une autre lecture : on sait que les<br />

poètes <strong>de</strong> l’époque, Pontus <strong>de</strong> Tyard par exemple, ont publiés<br />

<strong>de</strong>s recueils sous <strong>de</strong>s titres comme les Erreurs amoureuses ;<br />

il ferait donc sens – double sens – <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s « erres <strong>de</strong> nos<br />

poètes », pour simultanément renvoyer à leurs œuvres et<br />

dénoncer leurs « erreurs » sur ce point, dans la droite ligne<br />

<strong>de</strong> ce qui avait été dit d’Homère lui-même en ouverture du<br />

texte.<br />

La puissance <strong>de</strong>s multitu<strong>de</strong>s<br />

Ce qui est en jeu, à travers la figure du tyran, c’est<br />

donc bien l’essence <strong>de</strong> tout pouvoir politique. Or cette<br />

essence repose sur une question fondamentale que La<br />

Boétie pose dans son troisième paragraphe :<br />

Pour ce coup je ne voudrois sinon entendre<br />

comm’il se peut faire que tant d’hommes, tant <strong>de</strong><br />

bourgs, tant <strong>de</strong> villes, tant <strong>de</strong> nations endurent<br />

quelque fois un tyran seul, qui n’a puissance que<br />

celle qu’ils luy donnent ; qui n’a pouvoir <strong>de</strong> leur<br />

23


nuire, sinon tant qu’ils ont vouloir <strong>de</strong> l’endurer ;<br />

qui ne sçauroit leur faire mal aucun, sinon lors<br />

qu’ils aiment mieulx le souffrir que lui contredire.<br />

(128-129)<br />

La question centrale <strong>de</strong> la Servitu<strong>de</strong> volontaire<br />

consiste donc à comprendre comment, alors que le tyran n’a<br />

<strong>de</strong> puissance que celle qui lui vient <strong>de</strong>s corps et <strong>de</strong>s esprits<br />

<strong>de</strong> ses sujets, ceux-ci aiment mieux souffrir son oppression<br />

que <strong>de</strong> lui contredire. Le paragraphe suivant précisera que,<br />

le plus souvent, ce n’est ni par admiration pour sa vertu, ni<br />

sous la contrainte d’une violence directe que le tyran domine,<br />

mais par un enchantement et un charme apparemment<br />

inexplicables – que le Discours se donne justement pour défi<br />

d’expliquer.<br />

Ces premiers mots suffisent à renverser notre vision<br />

commune du pouvoir. Le pouvoir ne paraît s’exercer du haut<br />

(l’Un au sommet) sur le bas (la multitu<strong>de</strong>) que parce qu’il<br />

parvient à capturer à son profit une puissance qui vient en<br />

réalité <strong>de</strong> la multitu<strong>de</strong> elle-même. On peut en effet retrouver<br />

chez La Boétie l’opposition que Toni Negri articulera à partir<br />

<strong>de</strong> sa lecture du Traité politique <strong>de</strong> Spinoza entre, d’une<br />

part, le pouvoir-potestas, qui s’applique sur la population à<br />

partir <strong>de</strong>s institutions politiques (police, appareil judiciaire,<br />

etc.) et, d’autre part, la puissance-potentia, qui émane <strong>de</strong> la<br />

24


multitu<strong>de</strong> elle-même pour se faire capturer et réappliquer<br />

(apparemment <strong>de</strong>puis le haut) sur cette multitu<strong>de</strong>1. En quoi consiste donc cette puissance-potentia ? La<br />

Boétie est on ne peut plus clair sur cette question : la<br />

puissance <strong>de</strong> la multitu<strong>de</strong> consiste en ce que peuvent faire<br />

ensemble la multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s corps et <strong>de</strong>s esprits qui composent<br />

la collectivité – ce que peuvent voir les yeux, ce que peuvent<br />

fabriquer les mains, ce que peuvent bouger les jambes, ce<br />

que peuvent comprendre et imaginer les cerveaux qui<br />

interagissent au sein d’une société donnée. C’est cela que<br />

parvient à s’approprier le tyran pour l’utiliser à son profit<br />

contre l’intérêt <strong>de</strong> ses sujets :<br />

Celui qui vous maistrise tant n’a que<br />

<strong>de</strong>ux yeulx, n’a que <strong>de</strong>ux mains, n’a qu’un<br />

corps, et n’a autre chose que ce qu’a le<br />

moindre homme du grand et infini nombre <strong>de</strong><br />

vos villes, sinon que l’avantage que vous luy<br />

faites pour vous <strong>de</strong>struire. D’où a-t-il pris<br />

tant d’yeulx dont il vous espie, si vous ne les<br />

luy baillés [donnez] ? Comment a-t-il tant <strong>de</strong><br />

mains pour vous frapper, s’il ne les prend <strong>de</strong><br />

vous ? <strong>Les</strong> pieds dont il foule vos cités, d’où<br />

les a-t-il s’ils ne sont <strong>de</strong>s vostres ? Comment<br />

1 Cf. Antonio NEGRI, L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza(1980), Paris,<br />

Éditions Amsterdam, 2006. Voir aussi Laurent BOVE, La Stratégie du conatus. Affirmation et<br />

résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996.<br />

25


a-t-il aucun pouvoir sur vous, [sinon] que par<br />

vous ? (138)<br />

Dénonçant par avance tous ceux qui ne manqueront<br />

pas <strong>de</strong> s’approprier son argumentaire pour justifier le<br />

tyrannici<strong>de</strong> et le recours à la violence politique, La Boétie<br />

prend aussitôt la peine <strong>de</strong> préciser qu’il n’y a nul besoin<br />

d’attenter à la vie ou à la sécurité <strong>de</strong>s tyrans pour se libérer<br />

<strong>de</strong> leur oppression. Aucun acte <strong>de</strong> violence n’est nécessaire,<br />

puisqu’il suffit d’arrêter <strong>de</strong> leur fournir la puissance qui<br />

nourrit leur pouvoir pour voir celui-ci se réduire aussitôt à<br />

une peau <strong>de</strong> chagrin :<br />

Si on ne leur baille [donne] rien, si on ne leur obéit point, sans<br />

combattre, sans fraper, ils <strong>de</strong>meurent nuds et <strong>de</strong>ffaits, et ne<br />

sont plus rien, sinon que comme la racine n’aians plus<br />

d’humeur ou aliment, la branche <strong>de</strong>vient seche et morte. […]<br />

Soyez résolus <strong>de</strong> ne servir plus, et vous voilà libres. (136-139)<br />

Cette première question que se pose le texte débouche<br />

donc sur une <strong>de</strong>uxième interrogation, celle qui cherche à<br />

comprendre « comment s’est ainsi si avant enracinée ceste<br />

opiniastre volonté <strong>de</strong> servir » (140). La Boétie apporte trois<br />

réponses possibles à cette secon<strong>de</strong> question, et il se trouve<br />

que toutes trois mettent la problématique du regard au<br />

premier plan <strong>de</strong> leur démonstration.<br />

26


L’accoutumance à ne voir que le donné<br />

« La première raison <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire, c’est la<br />

coutume » (150). <strong>Les</strong> sujets acceptent d’être tyrannisés parce<br />

qu’ils se sont habitués à la tyrannie ou, plus gravement<br />

encore, parce qu’ils n’ont jamais connu d’autre régime <strong>de</strong> vie.<br />

« <strong>Les</strong> hommes sont tels que la nourriture [c’est-à-dire la<br />

culture] les fait » (150). Il ne sert donc à rien <strong>de</strong> condamner<br />

ou <strong>de</strong> blâmer les gens qui se soumettent à la tyrannie. S’ils<br />

sont nés sous un tel régime, on ne peut pas leur en vouloir <strong>de</strong><br />

ne pas désirer quelque chose (la liberté) dont ils ne<br />

soupçonnent même pas l’existence : « Je suis d’advis qu’on ait<br />

pitié <strong>de</strong> ceux qui, en naissant, se sont trouvés le joug au col,<br />

ou bien qu’on les excuse, ou bien qu’on leur pardonne si,<br />

n’aiant vu seulement l’ombre <strong>de</strong> la liberté et n’en estant<br />

point avertis, ils ne s’aperçoivent point du mal que ce leur est<br />

d’être esclaves » (154).<br />

Je relève que cette accoutumance s’exprime à travers<br />

une analogie avec le domaine du regard :<br />

27


S’il y avoit quelque païs comme dit Homère <strong>de</strong>s Cimmériens,<br />

où le soleil se monstre autrement qu’à nous, et après leur<br />

avoir esclairé six mois continuels, il les laisse sommeillans<br />

dans l’obscurité, sans les venir revoir <strong>de</strong> l’autre <strong>de</strong>mie année,<br />

ceux qui naistroient pendant ceste longue nuit, s’ils n’avoient<br />

pas ouï parler <strong>de</strong> la clarté, s’esbahiroit-on si, n’ayant point vu<br />

<strong>de</strong> jours, ils s’accoustumoient aux ténèbres où ils sont nez<br />

sans désirer la lumière ? On ne plaint jamais ce que l’on n’a<br />

jamais eu, et le regret ne vient point sinon qu’après le plaisir.<br />

(154-5)<br />

Pour regretter ou désirer quelque chose, il faut avoir eu<br />

l’occasion <strong>de</strong> le voir (ou d’en entendre parler). Sans image <strong>de</strong><br />

l’objet du désir, pas <strong>de</strong> désir possible <strong>de</strong> cet objet. Si l’absence<br />

d’occasion <strong>de</strong> voir autre chose que la tyrannie peut expliquer<br />

l’accoutumance, laquelle peut suffire à expliquer la servitu<strong>de</strong><br />

volontaire, et s’il ne s’agit pas <strong>de</strong> condamner les victimes <strong>de</strong><br />

la tyrannie, La Boétie suggère toutefois qu’on peut trouver<br />

dans la problématique du regard <strong>de</strong> quoi dépasser cette<br />

apparente naturalité <strong>de</strong> la tyrannie, même pour qui l’aura<br />

sucée avec le lait <strong>de</strong> sa nourrice et pour qui aura toujours<br />

vécu dans la nuit <strong>de</strong>s Cimmériens. Il dit en effet que ceux qui<br />

vivent dans la soumission, « nourris et eslevés dans le<br />

servage, se contentent <strong>de</strong> vivre comme ils sont nés » « sans<br />

regar<strong>de</strong>r plus avant » (148). La question est donc <strong>de</strong> savoir si<br />

et comment on peut regar<strong>de</strong>r plus avant que ce que nous<br />

laisse voir notre environnement quotidien, tel qu’il nous est<br />

donné par la réalité.<br />

28


Or, précisément, La Boétie décrit peu après certains<br />

individus qui trouvent en eux-mêmes <strong>de</strong> quoi désirer la<br />

liberté, même s’ils ont pu naître sous la pire <strong>de</strong>s tyrannies.<br />

Je les appellerai <strong>de</strong>s Libertins parce que cette <strong>de</strong>scription me<br />

semble convenir parfaitement à ce que le XVII e siècle<br />

désignera sous ce terme, tout en soulignant que La Boétie<br />

lui-même n’utilise jamais ce mot anachronique pour se<br />

référer à eux. Écoutons la <strong>de</strong>scription qu’il en donne :<br />

Toujours s’en trouve-t-il quelques-uns mieulx nés que les<br />

autres, qui sentent le poids du joug et ne se peuvent tenir <strong>de</strong><br />

le secouer […] et <strong>de</strong> se souvenir <strong>de</strong> leurs prédécesseurs, et <strong>de</strong><br />

leur premier estre. Ce sont volontiers ceus là qui ayans<br />

l’enten<strong>de</strong>ment net, et l’esprit clairvoyant ne se contentent pas<br />

comme le gros populas <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r ce qui est <strong>de</strong>vant leurs<br />

pieds, s’ils n’advisent et <strong>de</strong>rrière et <strong>de</strong>vant, et ne remémorent<br />

encore les choses passées, pour juger <strong>de</strong> celles du temps<br />

advenir et pour mesurer les présentes. Ce sont ceux qui, ayant<br />

la teste d’eux-mêmes bien faite, l’ont encore polie par l’estu<strong>de</strong><br />

et le sçavoir. Ceux-là, quand la liberté seroit entièrement<br />

perdue et toute hors du mon<strong>de</strong>, l’imaginent et la sentent en<br />

leur esprit, et encore la savourent. (156)<br />

Dans ce très beau portrait du libertin (terme dont<br />

l’étymologie renvoie au libertinus latin, soit à « l’esclave<br />

affranchi »), et pour peu qu’on efface la connotation<br />

aristocratique qui le construit en opposition au « gros<br />

populas », on peut relever la mise en valeur d’une capacité à<br />

affranchir notre perception <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> ce qui est<br />

immédiatement donné (à voir, à entendre, à sentir). Cet<br />

29


affranchissement implique un certain rapport au passé et à<br />

la mémoire (les libertins peuvent se souvenir <strong>de</strong> leurs<br />

prédécesseurs et <strong>de</strong> leur premier être). Il implique aussi une<br />

capacité <strong>de</strong> se projeter dans le futur, qui est indispensable à<br />

la juste évaluation du présent (ils se remémorent les choses<br />

passées pour juger <strong>de</strong> celles du temps à venir et pour<br />

mesurer les présentes). On voit émerger ici une capacité <strong>de</strong><br />

voyance qui n’est pas <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la connaissance (factuelle,<br />

rationnelle) mais <strong>de</strong> l’imagination, <strong>de</strong> la sensibilité et du<br />

goût (quand la liberté serait entièrement perdue et toute<br />

hors du mon<strong>de</strong>, les libertins l’imaginent et la sentent en leur<br />

esprit, et encore la savourent).<br />

Cette <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s libertins explicite très précisément<br />

ce que ne faisaient pas ceux qui restaient soumis à la<br />

tyrannie coutumière : regar<strong>de</strong>r plus avant. Le principal<br />

recours contre la soumission est notre capacité à voir au-<strong>de</strong>là<br />

du donné, à lever le nez <strong>de</strong> ce qui est sous nos yeux, à<br />

regar<strong>de</strong>r l’horizon et à imaginer ce qui est au-<strong>de</strong>là et ce qui,<br />

donc, ne peut se voir par la vue mais doit s’entrevoir par une<br />

vision.<br />

Le conditionnement par le spectacle<br />

Si c’est bien une certaine modalité du regard qui peut<br />

nous libérer <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire, une autre modalité<br />

du regard peut toutefois contribuer à nous y accoutumer. La<br />

Boétie évoque plusieurs métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> mises en scènes à<br />

30


travers lesquelles le pouvoir peut affermir son emprise sur la<br />

multitu<strong>de</strong>. La première repose sur le recours à <strong>de</strong> faux<br />

miracles ou à la pompe <strong>de</strong> cérémonies religieuses<br />

impressionnantes pour rendre vénérable ou effrayant le<br />

pouvoir politique en l’adossant à l’image d’une puissance<br />

surnaturelle. La <strong>de</strong>uxième repose au contraire sur le fait <strong>de</strong><br />

rendre le détenteur du pouvoir invisible, <strong>de</strong> façon à ce que les<br />

sujets soient amenés à l’imaginer plus effrayant que ne peut<br />

l’être sa personne réelle, toujours vouée à être humaine trop<br />

humaine (166-170).<br />

La troisième forme <strong>de</strong> mise en scène m’intéresse<br />

davantage dans la mesure où elle n’a plus pour objet le<br />

détenteur du pouvoir lui-même, mais concerne l’utilisation<br />

<strong>de</strong>s spectacles (<strong>de</strong> toutes natures), selon ce que le mon<strong>de</strong><br />

antique désignait à travers l’expression Panem et circenses :<br />

donnez au peuple du pain et <strong>de</strong>s jeux pour qu’il se tienne<br />

tranquille. Ce n’est plus aux Cimmériens mais aux Lydiens<br />

que fait référence ici La Boétie pour montrer comment les<br />

pouvoirs en place peuvent se servir <strong>de</strong> ce qui nous est donné<br />

à voir pour assurer la pérennité <strong>de</strong> notre soumission :<br />

[Pour assurer son pouvoir sur les Lydiens qu’il avait conquis<br />

sans avoir à maintenir chez eux une armée d’occupation,<br />

Cyrus] y establit <strong>de</strong>s bor<strong>de</strong>ls, <strong>de</strong>s tavernes et jeux publics et fit<br />

une ordonnance que les habitans eussent à en faire estat. Il se<br />

trouva si bien <strong>de</strong> ceste garnison que jamais <strong>de</strong>puis contre les<br />

Lydiens ne fallut tirer un coup d’espée : ces pauvres et<br />

misérables gens s’amusèrent à inventer toutes sortes <strong>de</strong> jeus<br />

[…] <strong>Les</strong> theatres, les jeus, les farces, les spectacles, les<br />

gladiateurs, les bestes estranges, les medailles, les tableaus,<br />

31


et autres telles drogueries, c’estoient aus peuples anciens les<br />

apasts <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong>, le pris <strong>de</strong> leur liberté, les outils <strong>de</strong> la<br />

tyrannie : ce moïen, ceste pratique, ces allechemens avoient<br />

les anciens tyrans pour endormir leurs subjects sous le joug.<br />

(163)<br />

On sent bien ici la complexité <strong>de</strong> la réflexion <strong>de</strong> La<br />

Boétie : cette même faculté d’imagination qui peut<br />

m’émanciper en me faisant voir ce qui n’est pas, la voilà qui<br />

peut aussi être utilisée pour me distraire <strong>de</strong> la réalité <strong>de</strong> mon<br />

oppression et me faire vivre dans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> théâtre, <strong>de</strong><br />

farces, <strong>de</strong> jeux – bref dans ce que Guy Debord a décrit quatre<br />

siècles plus tard comme étant une société du spectacle.<br />

Il en va bien, ici aussi, <strong>de</strong> nos goûts, que les spectacles<br />

tentent d’« allécher ». Le terme <strong>de</strong> droguerie auquel recourt<br />

La Boétie est révélateur <strong>de</strong> l’ambivalence <strong>de</strong> l’imagination<br />

dans son texte : d’un côté, on pourrait se dire que certains<br />

« hallucinogènes » pourraient nous ai<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>venir voyants<br />

(comme en feront l’expérience certains poètes du XIX e siècle<br />

ou <strong>de</strong>s années 1960) ; d’un autre côté, le texte dénonce la<br />

logique <strong>de</strong> fuite et d’addiction qui imprègne souvent l’usage<br />

<strong>de</strong>s drogues.<br />

Si l’on voulait toutefois faire le départ entre une<br />

« bonne » et une « mauvaise » imagination, entre une<br />

capacité émancipatrice à voir au-<strong>de</strong>là du donné et une<br />

disposition aliénante à se perdre dans un mon<strong>de</strong> d’illusion,<br />

on pourrait faire attention aux modalités très différentes <strong>de</strong><br />

32


production et <strong>de</strong> consommation <strong>de</strong>s images qu’illustrent les<br />

libertins d’une part et les Lydiens d’autre part. Chez les<br />

premiers, La Boétie suggère un effort par lequel chacun est<br />

appelé à produire ses propres visions <strong>de</strong> ce qu’il n’a jamais eu<br />

l’occasion <strong>de</strong> voir, ses propres espoirs envers le futur, ses<br />

propres souvenirs du passé. Chez les Lydiens, au contraire,<br />

ce sont <strong>de</strong>s institutions proches du pouvoir en place qui<br />

produisent <strong>de</strong>s images communes que chacun n’est<br />

appelé qu’à consommer toutes faites. Autant que les<br />

images elles-mêmes (leurs formes, leurs contenus), c’est<br />

leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> circulation qui est décisif pour évaluer leur<br />

caractère émancipateur ou aliénant – conformément à<br />

l’intuition <strong>de</strong> Marshall McLuhan selon laquelle le<br />

médium est le message.<br />

La fascination du pouvoir<br />

La Boétie n’est pas assez naïf pour croire que tout n’est<br />

qu’affaire d’images en matière <strong>de</strong> pouvoir politique. La<br />

troisième explication qu’il propose du mystère apparent <strong>de</strong> la<br />

servitu<strong>de</strong> volontaire repose sur une pyrami<strong>de</strong><br />

d’assujettissements à travers laquelle « le tiran asservit les<br />

subjects les uns par le moïen <strong>de</strong>s autres » (174). Le tyran<br />

n’est jamais seul à profiter <strong>de</strong> la tyrannie : il y a toujours,<br />

autour <strong>de</strong> lui, un petit cercle <strong>de</strong> cinq ou six courtisans « qui<br />

tiennent tout le pays en servage », lesquels « ont six cents qui<br />

33


profitent sous eux », lesquels à leur tour « en tiennent sous<br />

eux six mille qu’ils ont eslevés en estat, auxquels ils font<br />

donner ou le gouvernement <strong>de</strong>s provinces, ou le maniement<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>niers » (172). L’application quotidienne du pouvoir sur<br />

la multitu<strong>de</strong> passe donc par l’intéressement d’une quantité<br />

d’intermédiaires, qui peuvent en arriver à être aussi<br />

nombreux que la multitu<strong>de</strong> elle-même, dès lors que chacun<br />

croit trouver son intérêt en aidant le tyran ou tel <strong>de</strong> ses<br />

sbires à opprimer son voisin.<br />

Ici aussi, toutefois, La Boétie met l’accent sur le rôle que<br />

joue un certain type <strong>de</strong> regard dans la dynamique <strong>de</strong> cette<br />

pyrami<strong>de</strong> du pouvoir :<br />

Ces miserables voient reluire les tresors du tiran et regar<strong>de</strong>nt<br />

tous esbahis les raïons <strong>de</strong> sa braveté ; et allechés <strong>de</strong> ceste<br />

clarté, ils s’approchent et ne voient pas qu’ils se mettent dans<br />

la flamme qui ne peut faillir <strong>de</strong> les consommer. […] Ainsi le<br />

papillon qui esperant jouir <strong>de</strong> quelque plaisir se met dans le<br />

feu pour ce qu’il reluit, il esprouve l’autre vertu, celle qui<br />

brûle. (182)<br />

La Boétie s’efforce <strong>de</strong> montrer à quel point les complices<br />

du tyran, aussi nombreux qu’ils soient, mènent une vie<br />

intenable, toujours suspendue à l’angoisse d’un<br />

retournement <strong>de</strong> fortune, qu’elle vienne d’une perte <strong>de</strong><br />

faveur auprès <strong>de</strong> leur supérieur ou d’une rébellion <strong>de</strong> la part<br />

<strong>de</strong> leurs subordonnés. Mais au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’inconfort d’une telle<br />

34


position, il suggère qu’elle relève du même type <strong>de</strong><br />

comportement suicidaire qui conduit un insecte à se jeter<br />

dans la flamme <strong>de</strong> la lumière qui l’attire invinciblement. On<br />

voit revenir la notion d’« allèchement », déjà rencontrée tout<br />

à l’heure à propos <strong>de</strong> spectacles lydiens. Ici encore, le regard<br />

est analysé entre une partie <strong>de</strong> la réalité (donnée) qu’il<br />

« voit » (ce qui « reluit », ce qui brille) et une partie <strong>de</strong> la<br />

réalité qu’il « ne voit pas », parce qu’elle ne se présente pas<br />

immédiatement aux yeux (la chaleur du feu, c’est-à-dire le<br />

danger qu’il y a à trop s’approcher du centre <strong>de</strong> pouvoir). Ici<br />

encore, le pouvoir se maintient en place <strong>de</strong> par sa capacité à<br />

capter le regard – et à travers lui les désirs et les croyances<br />

<strong>de</strong> ses subordonnés – selon une modalité qui relève <strong>de</strong> ce que<br />

La Boétie appelle un « ébahissement », et dont nous<br />

rendrions plutôt compte aujourd’hui à travers la notion <strong>de</strong><br />

fascination.<br />

Un regard fasciné est un regard qui se concentre à tel<br />

point sur un objet où le sujet investit tellement <strong>de</strong> désir qu’il<br />

en perd la capacité <strong>de</strong> s’orienter dans le champ <strong>de</strong> l’action<br />

d’une façon qui convienne à son utilité réelle. Au-<strong>de</strong>là du cas<br />

particulier <strong>de</strong> l’ambition politique évoqué ici par La Boétie,<br />

on peut facilement imaginer ce type <strong>de</strong> comportements sous<br />

l’emprise d’un sentiment amoureux, d’une soif <strong>de</strong> gloire ou <strong>de</strong><br />

notoriété – selon une exaltation qui peut parfois aller<br />

jusqu’au suici<strong>de</strong>. Sur un registre moins tragique, mais bien<br />

plus répandu, on peut sans doute aussi voir ce type <strong>de</strong><br />

fascination à l’œuvre dans le consumérisme qui pousse tant<br />

35


<strong>de</strong> nos contemporains, dans <strong>de</strong>s pays pourtant « riches », à<br />

s’enferrer dans <strong>de</strong>s spirales d’en<strong>de</strong>ttement sous le charme<br />

fascinant <strong>de</strong>s images d’ordre publicitaire qui occupent tant<br />

<strong>de</strong> place sur nos écrans (petits et grands) et dans nos esprits.<br />

Encapacitation<br />

À travers son analyse remarquablement serrée <strong>de</strong> la<br />

servitu<strong>de</strong> volontaire, La Boétie nous rend donc sensibles au<br />

fait que voir fait la moitié du mot pouvoir. <strong>Les</strong> mécanismes<br />

d’oppression aussi bien que d’émancipation qu’il met en<br />

lumière reposent sur <strong>de</strong>s régimes <strong>de</strong> la vision et du regard.<br />

<strong>Les</strong> structures sociales apparaissent comme <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong><br />

canalisation du regard. Qui est amené par qui à regar<strong>de</strong>r qui<br />

ou quoi ? Voilà ce qui structure l’espace politique et ce qui le<br />

prédétermine, bien avant le résultat <strong>de</strong> telle ou telle<br />

révolution <strong>de</strong> palais, ou <strong>de</strong> tel ou tel épiso<strong>de</strong> électoral.<br />

Essayons <strong>de</strong> rassembler les leçons que nous donne sur ce<br />

point le Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire, et que je<br />

rassemblerai sous trois rubriques, qui relèvent toutes trois<br />

du néologisme : l’encapacitation, le synopticon et le<br />

visionnarisme.<br />

Ceux qui paraissent choisir la servitu<strong>de</strong>, soit la<br />

soumission à un pouvoir mutilant, le font certes par une<br />

forme d’aveuglement. Il faut toutefois noter qu’il s’agit ici<br />

d’un aveuglement assez différent <strong>de</strong> celui qu’a dénoncé toute<br />

une tradition <strong>de</strong> pensée politique, enracinée chez Platon et<br />

36


qui se déploie pleinement à partir <strong>de</strong>s Lumières. Cette<br />

tradition, que j’appellerai « épistémocratique », nous dit que<br />

les « masses » sont aveugles à leur intérêt réel. Par manque<br />

d’éducation, elles ne savent pas voir par elle-même ce qui<br />

promeut réellement leur bien-être.<br />

La solution épistémocratique est dès lors double.<br />

Alternativement ou simultanément, on propose d’une part<br />

d’éclairer le peuple (<strong>de</strong> l’éduquer, <strong>de</strong> lui apprendre à voir les<br />

choses comme elles doivent être vues). En attendant que le<br />

peuple soit éclairé, on propose d’autre part <strong>de</strong> mettre les<br />

Savants au pouvoir (sous la forme <strong>de</strong> philosophes-roi ou<br />

d’experts en économie). Le résultat <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux solutions<br />

<strong>de</strong>vrait en principe être le même : le pays aura su voir et<br />

mettre en place les politiques qui maximiseront le bien-être<br />

du plus grand nombre, soit sous l’impulsion d’électeurs bien<br />

éduqués, soit sous celle d’experts bienveillants.<br />

On connaît les écueils d’une telle approche<br />

épistémocratique. Rien ne garantit que les experts soient<br />

bienveillants et désintéressés. Plus gravement, comme l’a<br />

bien répété Jacques Rancière dans sa belle fable du Maître<br />

ignorant, le processus d’éducation par lequel les « savants »<br />

espèrent hausser les masses ignorantes à leur niveau ne fait<br />

souvent que reproduire et renforcer les inégalités<br />

structurelles qu’il prétend combler1. 1<br />

Jacques Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle,<br />

Paris, Fayard, 1987.<br />

37


D’où l’intérêt <strong>de</strong> la nuance qu’apporte La Boétie au<br />

schéma <strong>de</strong> l’aveuglement <strong>de</strong>s masses. La multitu<strong>de</strong>, chez lui,<br />

avant d’être aveugle à son intérêt, lequel pourrait dans<br />

l’absolu être mieux calculé pour elle par les savants, est<br />

d’abord aveugle à sa propre puissance, laquelle rési<strong>de</strong><br />

toujours en elle seule. La politique d’émancipation à laquelle<br />

semble nous inviter La Boétie ne consiste pas à ériger nos<br />

quelques philosophes en une aristocratie <strong>de</strong> rois (que l’on<br />

accepterait <strong>de</strong> suivre aveuglément en attendant d’y voir clair<br />

nous-mêmes), mais à voir et à mesurer la puissance qui<br />

émane <strong>de</strong> nous et dont se nourrissent les mécanismes qui<br />

nous oppriment.<br />

L’émancipation prend dès lors la forme <strong>de</strong> ce que les<br />

anglophones nomment empowerment, et que l’on peut<br />

traduire par le néologisme d’encapacitation (ainsi que par<br />

l’expression d’augmentation <strong>de</strong> notre puissance d’agir). Si les<br />

« philosophes » veulent véritablement ai<strong>de</strong>r à « émanciper »<br />

les masses, ils peuvent prendre l’empowerment pour gui<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> leur action. Une première forme d’encapacitation (au sens<br />

faible) peut consister à donner à autrui les moyens <strong>de</strong> ce qui<br />

fera sa puissance d’agir, selon l’adage : « il vaut mieux<br />

donner une canne à pèche qu’un poisson ». Il ne s’agit<br />

toutefois ici que d’un cas très classique d’ai<strong>de</strong>, qui<br />

présuppose toujours une inégalité <strong>de</strong> statut entre l’assistant,<br />

qui dispose <strong>de</strong> quelque chose et qui le donne, et l’assisté, qui<br />

en était privé et qui le reçoit – ce pour quoi on manque<br />

38


arement d’attendre <strong>de</strong> lui une certaine gratitu<strong>de</strong>, et donc<br />

une certaine soumission…<br />

Selon une secon<strong>de</strong> forme d’encapacitation (au sens fort),<br />

bien plus intéressante et bien plus radicale, il ne s’agit plus<br />

<strong>de</strong> donner ou <strong>de</strong> recevoir une puissance venue <strong>de</strong> l’extérieur<br />

(transmise d’un assistant à un assisté), mais <strong>de</strong> gagner accès<br />

à une puissance qu’on a déjà en soi-même, mais dont on était<br />

resté jusqu’à présent « séparé ». Le geste essentiel, ici – un<br />

geste que <strong>de</strong> nombreux théoriciens contemporains inscrivent<br />

au cœur même <strong>de</strong> l’activation politique – ne consiste plus à<br />

donner ou recevoir, mais à prendre : prendre la mesure <strong>de</strong> la<br />

puissance qui est en moi, prendre ce qui « me revient » <strong>de</strong><br />

droit parce que je me rends compte que cela émane en réalité<br />

<strong>de</strong> moi-même.<br />

Tel est bien le geste auquel La Boétie pousse la<br />

multitu<strong>de</strong> dans son rapport au tyran : ren<strong>de</strong>z-vous compte<br />

que le pouvoir (potestas) du tyran qui vous opprime n’est<br />

rien d’autre que votre propre puissance (potentia). Ce ne sont<br />

que vos propres yeux, vos propres mains, vos propres pieds et<br />

vos propres esprits qui vous oppriment en se mettant à son<br />

service. Il ne dépend que <strong>de</strong> vous <strong>de</strong> « reprendre » cette<br />

puissance qui vient <strong>de</strong> vous, pour l’engager dans <strong>de</strong>s<br />

institutions collectives qui contribuent à votre émancipation<br />

plutôt qu’à votre asservissement.<br />

C’est parce que cette secon<strong>de</strong> forme d’encapacitation<br />

implique un travail sur la perception du donné et <strong>de</strong> l’au-<strong>de</strong>là<br />

du donné (le possible, le virtuel, l’imaginable) que la<br />

39


éflexion <strong>de</strong> La Boétie sur le regard est centrale dans son<br />

analyse du pouvoir politique : je ne suis généralement séparé<br />

<strong>de</strong> ma puissance que parce que mon regard est fasciné,<br />

captivé, distrait, c’est-à-dire incapable <strong>de</strong> se porter sur cette<br />

puissance qui est pourtant mienne.<br />

Synopticon<br />

La servitu<strong>de</strong> passe donc par un régime <strong>de</strong> visibilité dans<br />

lequel être vu compte moins qu’avoir son regard capté.<br />

Depuis la relecture qu’a donnée Michel Foucault du<br />

Panopticon <strong>de</strong> Jeremy Bentham dans Surveiller et punir, on<br />

a pris l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> penser les rapports du citoyen au pouvoir<br />

à travers les institutions et les machines qui me ren<strong>de</strong>nt<br />

visible au regard d’un Big Brother : qu’il s’agisse <strong>de</strong> la prison<br />

imaginée par Bentham, dans laquelle les détenus et leurs<br />

cellules sont tous visibles pour un gardien placé en un lieu<br />

central, qu’il s’agisse <strong>de</strong>s procédures administratives<br />

chargées <strong>de</strong> rendre mesurables nos performances<br />

productives, ou qu’il s’agisse <strong>de</strong> la télésurveillance, <strong>de</strong>s<br />

radars routiers, <strong>de</strong>s cartes <strong>de</strong> crédits et autres cookies<br />

informatiques qui espionnent et enregistrent dorénavant<br />

chacun <strong>de</strong> nos faits et gestes quotidiens, nous i<strong>de</strong>ntifions<br />

souvent ce qui menace nos « libertés » avec ce qui nous<br />

expose au regard d’un Grand Inquisiteur, que celui-ci soit<br />

étatique ou marchand.<br />

40


La Boétie nous avertit que l’essentiel pourrait bien être<br />

ailleurs. Ce qui nous aliène, c’est peut-être moins d’être<br />

exposé au regard d’autrui que <strong>de</strong> porter notre propre regard<br />

vers tel objet plutôt que vers tel autre, et cela en l’absence <strong>de</strong><br />

toute contrainte disciplinaire, mais <strong>de</strong> la façon la plus<br />

« volontaire » qui soit. L’essentiel <strong>de</strong> notre aliénation ne<br />

tient-il pas à certaines images, sur lesquelles tout le mon<strong>de</strong> a<br />

le regard fasciné, à la manière du papillon-courtisan <strong>de</strong> La<br />

Boétie qui se précipite – volontairement – vers la flamme<br />

dont la brillance lui fait oublier la brûlure ? Plus que les<br />

radars routiers, les inquisitions fiscales, l’imposition ou<br />

l’interdiction <strong>de</strong>s voiles islamiques, ce qui fait souffrir la<br />

majorité <strong>de</strong> nos contemporains, n’est-ce pas bien davantage,<br />

par exemple, une certaine image du corps féminin, répandue<br />

sur tous nos kiosques et sur tous nos écrans, qui pousse à la<br />

tristesse, à la dépression, voire à l’anorexie tant <strong>de</strong> femmes<br />

<strong>de</strong> nos pays ? Non moins que les prisons, et que toutes les<br />

nouvelles inventions répressives, n’est-ce pas la structure<br />

sociale <strong>de</strong> la machine télévisuelle qui transforme aujourd’hui<br />

notre obéissance en servitu<strong>de</strong> ?<br />

Un criminologue scandinave, Thomas Mathiesen, a<br />

proposé <strong>de</strong> renverser le modèle foucaldien du panopticon en<br />

un modèle <strong>de</strong> synopticon, dont la structure <strong>de</strong> base serait<br />

celle qui agglutine chaque soir la majorité <strong>de</strong> nos populations<br />

à leur petit écran1. On passe ainsi d’une position centrale qui<br />

1 Thomas Mathiesen, « The Viewer Society. Foucault’s Panopticon Revisited », Theoretical<br />

Criminology, No 1, Vol 2, 1997, 215-234.<br />

41


est source du regard (celui du gardien unique surveillant la<br />

multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> prisonniers chez Bentham) à une position<br />

centrale (le petit écran) qui <strong>de</strong>vient l’objet <strong>de</strong> tous les regards<br />

émanant <strong>de</strong> la multitu<strong>de</strong> disséminée à l’entour. Comment ne<br />

pas reconnaître dans ce que proposent nos petits écrans « les<br />

jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes<br />

étranges, les médailles, les tableaux et autres telles<br />

drogueries » dont les « allèchements » font « les appâts <strong>de</strong> la<br />

servitu<strong>de</strong> », en ce qu’ils nous « assotissent » davantage qu’ils<br />

ne nous plaisent.<br />

Ici encore, ici surtout, cette servitu<strong>de</strong> n’apparaît comme<br />

« volontaire » que pour faire imploser tout le pouvoir<br />

légitimateur dont se pare « la volonté » dans nos sociétés<br />

libérales. Pain, jeux et télévision apparaissent comme ce qui<br />

forme – ce qui informe, ce qui conditionne – nos volontés,<br />

tout autant que ce qui en résulte. Tout effort d’émancipation<br />

doit dès lors porter justement sur les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> circulation<br />

<strong>de</strong>s flux d’images et d’informations qui conditionnent nos<br />

volontés et nos regards : <strong>de</strong> même que La Boétie se gar<strong>de</strong><br />

finalement <strong>de</strong> blâmer ceux qui « en naissant se sont trouvés<br />

le joug sous le col » pour avoir « vu seulement l’ombre <strong>de</strong> la<br />

liberté », <strong>de</strong> même <strong>de</strong>vons-nous chercher à démonter les<br />

conditions <strong>de</strong> production qui condamnent nos regards à ne<br />

rencontrer sur nos petits écrans que le brillant fascinant et<br />

aveuglant d’un spectacle qui ne laisse guère percer <strong>de</strong> savoir,<br />

<strong>de</strong> pensée et d’art.<br />

42


Visionnarisme<br />

La troisième leçon que suggère La Boétie dans le cadre<br />

<strong>de</strong> sa réflexion sur les rapports entre régimes <strong>de</strong> pouvoir et<br />

régimes <strong>de</strong> visibilité consiste à remettre en cause la<br />

structure même du « regard libérateur ». Jusqu’ici, nous<br />

avons accepté le principe selon lequel quelque chose doit être<br />

donné à la vue avant <strong>de</strong> pouvoir être perçu. Images <strong>de</strong><br />

mannequins maladivement sveltes, jeux télévisés, poursuites<br />

en voitures transgressant les limitations <strong>de</strong> vitesses : tout<br />

cela fait partie <strong>de</strong> notre réalité, au sein <strong>de</strong> laquelle nous<br />

choisissons <strong>de</strong> porter nos regards sur tel objet plutôt que sur<br />

tel autre, et cela à l’intérieur d’appareils <strong>de</strong> canalisation et<br />

<strong>de</strong> conditionnement <strong>de</strong>s regards plus ou moins discrets et<br />

plus ou moins aliénants. Lorsque La Boétie évoque ceux que<br />

j’ai qualifiés <strong>de</strong> « libertins », il nous invite à pousser plus loin<br />

la reprise <strong>de</strong> contrôle sur notre propre regard.<br />

Leur spécificité ne tient pas seulement à ce que,<br />

contrairement au « gros populas », ils « sentent le poids du<br />

joug », mais surtout à ce qu’ils « ne se contentent pas <strong>de</strong><br />

regar<strong>de</strong>r ce qui est <strong>de</strong>vant leurs pieds ». Comme on l’a<br />

souligné au passage, les libertins « avisent et <strong>de</strong>rrière et<br />

<strong>de</strong>vant », « ils remémorent les choses passées pour juger <strong>de</strong><br />

celles du temps à venir et pour mesurer les présentes ». En<br />

d’autres termes, ce qui caractérise leur regard, c’est d’être<br />

capable <strong>de</strong> voir ce qui ne se voit pas, ce qui n’est nullement<br />

donné à voir, ce qui est au-<strong>de</strong>là du donné. Il s’agit toujours <strong>de</strong><br />

43


diriger son regard, mais non plus <strong>de</strong> se limiter à le porter sur<br />

<strong>de</strong>s objets déjà existants : il faut au contraire imaginer ce qui<br />

n’est pas, il faut avoir une vision, avec tout ce que cela peut<br />

impliquer <strong>de</strong> menace d’hallucination, d’illusion ou <strong>de</strong> folie.<br />

Jamais sans doute le Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire<br />

n’aura eu davantage d’actualité que cinq siècles après sa<br />

rédaction. Entre les fausses promesses du regard d’expert et<br />

le « synopticisme » <strong>de</strong> l’abrutissement télévisuel, La Boétie<br />

nous donne <strong>de</strong>s outils remarquablement propres à<br />

déconstruire notre si douce aliénation. Mais il esquisse<br />

surtout <strong>de</strong>s voies par lesquelles notre regard peut<br />

s’émanciper <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> du spectacle. Apprenons à voir<br />

notre puissance propre et imposons-nous le <strong>de</strong>voir d’imaginer<br />

l’invisible : telles sont les <strong>de</strong>ux premières règles d’une<br />

hygiène et d’une éthique du regard encore à inventer.<br />

Cette <strong>de</strong>rnière leçon <strong>de</strong> La Boétie nous ramène bien du<br />

côté <strong>de</strong> la littérature, en tant que celle-ci se complaît dans les<br />

<strong>fiction</strong>s et dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s chimères. Il n’y a <strong>de</strong> libération<br />

possible que pour qui sait décoller ses yeux du donné, et c’est<br />

bien là une fonction essentielle <strong>de</strong> la littérature (et <strong>de</strong> l’art en<br />

général) que <strong>de</strong> nous faire rêver à d’autres mon<strong>de</strong>s possibles.<br />

Ce ne sont pas les amusements, les spectacles, les<br />

divertissements comme tels qui entretiennent notre<br />

servitu<strong>de</strong> : « les jeux, les farces, les spectacles, et les<br />

tableaux » qui nous font entrevoir <strong>de</strong>s possibles au-<strong>de</strong>là du<br />

donné sont aussi nécessaires et émancipateurs, sinon<br />

44


davantage, que l’étu<strong>de</strong> rationnelle <strong>de</strong> ce donné. Ce serait<br />

d’ailleurs au nom <strong>de</strong> ce même principe que je justifierais le<br />

« libertinage interprétatif » qui a caractérisé ma lecture <strong>de</strong><br />

La Boétie, projeté anachroniquement dans notre mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

démocratie, <strong>de</strong> radars et <strong>de</strong> télévisions1 : c’est en tant que les<br />

étu<strong>de</strong>s littéraires exploitent la lettre <strong>de</strong>s textes pour aller<br />

regar<strong>de</strong>r au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce qu’indiquent les intentions<br />

historiques <strong>de</strong> leurs auteurs qu’elles me semblent pouvoir<br />

contribuer à nos efforts <strong>de</strong> pensée et à notre émancipation.<br />

1<br />

Je renvoie sur ces points à Yves Citton, Lire, actualise, interpréter. Pourquoi les étu<strong>de</strong>s<br />

littéraires, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.<br />

45


L’éloge tragique<br />

<strong>de</strong> la mémoire en exil<br />

I. Balises synoptiques<br />

48<br />

Pr Afifa Bererhi<br />

Université d’Alger<br />

Le roman <strong>de</strong> Nourredine Saadi (2005) pourrait être<br />

assimilé à un récit hagiographique imaginaire si l’on<br />

retenait, <strong>de</strong> prime à bord, l’essaimage dans le texte <strong>de</strong>s<br />

mentions <strong>de</strong> glorification <strong>de</strong>s saints aïeuls, fondateurs d’une<br />

généalogie et d’une ville, constructeurs d’une mémoire,<br />

comme l’atteste cette expertise d’un manuscrit établissant la<br />

lumière sur l’origine du personnage pivot <strong>de</strong> la narration :<br />

« … Cette prière <strong>de</strong> Moulay Ab<strong>de</strong>slam Ibn Maschich, connue<br />

d’ailleurs sous le nom <strong>de</strong> Maschishiya, date <strong>de</strong> la fin du<br />

VI°siècle <strong>de</strong> l’Hégire musulman au moment <strong>de</strong> l’apogée du<br />

soufisme et du culte <strong>de</strong>s saints d’Afrique du Nord. La vie du


saint nous est parvenue par <strong>de</strong>s recueils hagiographiques<br />

mais il semble, c’est l’hypothèse en tout cas <strong>de</strong>s spécialistes,<br />

que ces versets se transmettaient par l’oralité et que le<br />

premier support écriture date seulement du X° siècle, cité par<br />

<strong>de</strong>s chroniqueurs mais dont on n’a jamais trouvé la trace.<br />

Moulay Ab<strong>de</strong>ssalam n’a pas créé <strong>de</strong> <strong>de</strong> tariqa. C’est le saint<br />

Abu Hassan Al Chadyli, fondateur <strong>de</strong> la célèbre confrérie, qui<br />

fut son disciple au mont Alam, qui aurait fait le premier<br />

parchemin <strong>de</strong> ce texte.<br />

L’épigraphie <strong>de</strong> Sidi Kebir Belhamlaoui, ancêtre <strong>de</strong> la zawiya<br />

du même nom, atteste par la date et la formule <strong>de</strong><br />

l’inscription du colophon que cette prière mystique, une<br />

allègorie, sert <strong>de</strong> transmission du Sîr (le secret) si cher au<br />

soufisme. Cette pièce, outre ses qualités esthétiques d’une<br />

très gran<strong>de</strong> beauté, constitue un document inestimable pour<br />

la collection… » (P 66. La typographie du texte est respectée)<br />

Le projet <strong>fiction</strong>nel prend naissance quand, <strong>de</strong> l’exil<br />

territorial, <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> l’autre- Paris et Saint-Ouen - le<br />

souvenir remonte, prend langue et va à la rencontre <strong>de</strong> la<br />

ville hiératique, Constantine, dressée sur son rocher<br />

fracassé, et <strong>de</strong> ses saints qui, par interposition <strong>de</strong> l’héroïne<br />

en situation d’émigration, sont exposés à la menace <strong>de</strong><br />

l’effacement symbolique <strong>de</strong> leur trace. En effet, le sujet<br />

confronté peut-être à un besoin pécuniaire, « C’est vrai, au<br />

fait, pourquoi voulez-vous le vendre, vous avez tant <strong>de</strong><br />

chagrin à vous en séparer, si c’est un besoin d’argent je peux<br />

vous dépanner, en empruntant à Jacques, c’est un seigneur,<br />

vous savez ? » (P.40), ou voulant gommer à jamais un passé,<br />

« elle a fui le pays, sa rupture mentale, intime, personnelle »<br />

49


(P. 50), « je suis venue pour échapper à ce passé, à ses<br />

spectres, à mes fantômes… » (P.47), est tentée <strong>de</strong> se délester<br />

du manuscrit du grand- père, un document liturgique<br />

précieux, véritable pièce d’art, « une merveille », reçue en<br />

héritage. Il est le symbole d’une mémoire, « Mon père m’a<br />

appris le nom et la chronologie <strong>de</strong> tous ses ascendants qui<br />

reposent là, ce sera mon tour un jour quand Allah le voudra,<br />

Vous êtes nos précurseurs et nos <strong>de</strong>vanciers, et nous sommes<br />

vos survivants, vos poursuivants. » (P.85) Inséparable<br />

talisman jusque dans la mort, l’héroïne, contenant son<br />

hésitation, « peur <strong>de</strong> (s’) en défaire » (P.123), le soumet à une<br />

transaction toute mercantile.<br />

Pour emprunter à Günter Grass l’image <strong>de</strong> l’oignon<br />

symbolisant le souvenir et la mémoire, chaque chapitre du<br />

livre est une pelure détachée qui livre l’être intime <strong>de</strong> la<br />

sublime et mystérieuse Abla/Alba. Pelure après pelure on<br />

touche à l’ultime fermeté du centre, là où se lève l’énigme, où<br />

se produit la lumière, se dit et s’écrit l’inaliénabilité <strong>de</strong><br />

l’origine première et dont la préservation se réalise ici au<br />

prix <strong>de</strong> la folie, « Parfois je crois qu’elle est folle… Comment<br />

te dire, elle est comme une feuille <strong>de</strong> papier dont le recto et le<br />

verso ne coïnci<strong>de</strong>raient pas… » (P.133) et <strong>de</strong> la mort,<br />

expérience <strong>de</strong> l’extrême dans le refus <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong> soi,<br />

l’enjeu risqué du choix d’exil :<br />

50


« Qui est revenu un jour <strong>de</strong> la folie ou du suici<strong>de</strong> pour vous<br />

décrire ce qui se passait dans sa tête ? De quoi voulez-vous me<br />

guérir alors que vous ne pouvez pas même comprendre,<br />

éprouver ce qui me fait souffrir ? » (P. 198<br />

« Si Garbo avait vu son visage disparaître lentement<br />

en fondu noir sous le drap, sans doute se serait-il souvenu <strong>de</strong><br />

la voix off dans le <strong>de</strong>rnier plan d’Anna Karérine : La lumière<br />

qui pour l’infortunée avait éclairé le mystère <strong>de</strong> sa vie, ses<br />

tourments et ses souffrances brilla soudain d’un plus vif<br />

éclat. Tolstoï dit n’avoir écrit les huit cents pages <strong>de</strong> roman<br />

que pour le terminer par cette phrase.<br />

Comment décrire en effet le <strong>de</strong>rnier regard d’une<br />

suicidée ? (P.200)<br />

L’héroïne qui meurt en se suicidant donne à son geste un<br />

double sens. Dans la subite intensité <strong>de</strong> clairvoyance <strong>de</strong> la<br />

con<strong>science</strong> <strong>de</strong> soi se produit l’auto châtiment pour avoir osé<br />

transformer un bien symbolique mémoriel en bien marchand<br />

monnayable, osé vendre sa mémoire, sa famille :<br />

« Pourquoi la parenté Sidi ? Parce que chacun est fait du bois<br />

<strong>de</strong> sa naissance. Le nôtre vient <strong>de</strong> loin, d’un arbre qui a planté<br />

ses racines il y a plus <strong>de</strong> mille ans. Tu apprendras tout cela,<br />

ma fille, en récitant tous les jours ce livre <strong>de</strong> nos aïeux. »<br />

(P.81)<br />

La tentation <strong>de</strong> la renonciation <strong>de</strong> soi à soi est<br />

véritablement une hérésie dont la réparation ne peut se<br />

conclure qu’au prix <strong>de</strong> la mort. Mais, paradoxalement la<br />

mort crée la possibilité d’une renaissance, notamment celle<br />

51


<strong>de</strong> Alain/Ali dont le <strong>de</strong>stin se lit au miroir <strong>de</strong> celui d’Abla, et<br />

le prolonge.<br />

La présence d’Abla agit comme un stimulus sur la<br />

mémoire d’Alain avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> situer ses origines, <strong>de</strong> retrouver<br />

ses marques et combler ses manques :<br />

« Moi aussi, je suis né à Constantine, je l’ai quittée à ma<br />

naissance. C’est comme si je n’étais né nulle part. » (P.27)<br />

Comme Abla, l’égratignure du nom est une blessure :<br />

« Cette femme, Alba… Il se ressaisit et articula Abla, elle a<br />

quitté la guerre comme ma mère l’autre guerre, Ali Abel, ils<br />

ont enlevé le H <strong>de</strong> mon nom, le nom <strong>de</strong> ma mère, Jacques tu<br />

te rends compte ? » (P.55)<br />

Similitu<strong>de</strong> totale entre Alain et Abla qu’on prenait pour<br />

« mari et femme », mais au-<strong>de</strong>là du lien amoureux, Abla est<br />

le substitut du pays natal, le trou <strong>de</strong> la mémoire. Elle<br />

remplit une absence :<br />

« Son corps telle une géographie. Un paysage <strong>de</strong> cette terre<br />

<strong>de</strong> naissance qu’il n’a jamais connue. Et il lui chuchota : Tu es<br />

mon pays. » (P.114)<br />

Abla est l’incarnation d’un double amour, pour la femme<br />

et pour le pays inséparables et confondus, ce qui n’est pas<br />

sans rappeler la Nedjma katébienne, éperdument désirée et<br />

à jamais inaccessible, plongeant ses prétendants dans le<br />

désastre <strong>de</strong> la quête inassouvie, comme l’est Alain.<br />

52


Subjugué, envoûté par Abla, intimement proche et à la<br />

fois irrémédiablement distante <strong>de</strong> lui, Alain, mourant<br />

d’espoir vit dans son ombre et la poursuit :<br />

« Alors, pour essayer <strong>de</strong> la comprendre, <strong>de</strong> saisir cette<br />

femme erratique qui ne cessait <strong>de</strong> tarau<strong>de</strong>r son esprit, Alain<br />

consulta une voyante (…) La chiromancienne balbutia <strong>de</strong>s<br />

formules ésotériques : Le <strong>de</strong>stin a besoin <strong>de</strong> patience…Cette<br />

femme est comme un livre scellé dont on n’a pas encore<br />

déchiré les pages…<br />

…mille femmes s’emparaient <strong>de</strong> son imagination : elle est si<br />

proche <strong>de</strong> lui, aimante et tout à coup distante, étrangère, si<br />

versatile et fantasque, tantôt triste et ténébreuse, tantôt<br />

exubérante et sublime ; essayant encore et encore <strong>de</strong><br />

recomposer un puzzle <strong>de</strong> glace et <strong>de</strong> feu, recoller <strong>de</strong>s<br />

morceaux <strong>de</strong> sa jovialité avec son côté mélancolique,<br />

chimérique, mythique, <strong>de</strong> retrouver, sous ses caprices <strong>de</strong><br />

petite fille enjouée, la femme qui soudain se maquillait sous<br />

un visage fermé qui l’effrayait. (…) Cela, Alain le savait et sa<br />

passion pour elle ne fit que se nourrir davantage. » (P. 144 ;<br />

145)<br />

A sa mort, Alain se fait le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> raccompagner la<br />

dépouille <strong>de</strong> l’amourée, le cercueil rassemblant un corps et sa<br />

mémoire, Abla inerte et avec elle le manuscrit ancestral.<br />

Dans ce voyage du retour mortuaire sur les lieux <strong>de</strong> l’origine,<br />

la présence d’Alain est assurément l’accomplissement d’un<br />

53


geste d’amour profond. C’est le voyage qui permettra <strong>de</strong> faire<br />

le <strong>de</strong>uil et qui ouvre conjointement la voie à une<br />

résurrection. Pour Alain natif <strong>de</strong> Constantine dont il n’a<br />

aucun souvenir, Constantine nuit <strong>de</strong> l’origine, se transforme,<br />

avec ce voyage, en lumière <strong>de</strong> l’origine. Par une ironie du<br />

sort, la mort d’Abla aussi dramatique, aussi tragique soitelle,<br />

est aussi une promesse d’avenir pour Alain.<br />

Ce basculement progressivement préparé au plan<br />

narratif, est créateur d’une image oxymorique <strong>de</strong> la mort.<br />

L’entrelacement <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stins <strong>de</strong>s héros serait une<br />

théâtralisation <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> mort régénératrice, <strong>de</strong> la mort<br />

fertilisante, <strong>de</strong> la mort édifiante. Notons que le roman<br />

s’achève sur cette citation <strong>de</strong> Gérard <strong>de</strong> Nerval :<br />

« D’ailleurs, elle m’appartenait bien plus dans sa mort que<br />

dans sa vie. »<br />

Possé<strong>de</strong>r Abla c’est vivre <strong>de</strong> son amour, vivre dans sa<br />

mémoire et, symboliquement, c’est se poser en héritier<br />

légitime <strong>de</strong>s saints aïeuls pour la reconnaissance <strong>de</strong> sa<br />

naissance constantinoise. Alain reconstitue ainsi sa carte<br />

d’i<strong>de</strong>ntité, à partir <strong>de</strong> quoi peut se concevoir un avenir sans<br />

heurt sur la question existentielle. Lui, l’enfant <strong>de</strong> la DDASS<br />

ne sera plus torturé par les cases vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sa mémoire.<br />

Ainsi le roman construit son sens sur les ruines <strong>de</strong> la<br />

douleur d’exil, la nostalgie <strong>de</strong> la chose perdue, la maladie<br />

d’habiter sa <strong>de</strong>meure. Il se double aussi <strong>de</strong> l’autre lecture <strong>de</strong><br />

l’exil perçu comme expérience initiatique d’accession à soi et<br />

54


<strong>de</strong> dépassement <strong>de</strong> soi, C’est l’autre – Nourredine Saadi<br />

citant Nerval.<br />

En élaborant ce cadastre <strong>de</strong> la mémoire heurtée et à<br />

reconstituer, Nourredine Saadi, à sa manière, se place sur<br />

les traces du lointain Exil occi<strong>de</strong>ntal <strong>de</strong> Sohrawardi et plus<br />

proche <strong>de</strong> nous, il réinvente sur un mo<strong>de</strong> qui lui est<br />

spécifique, quelques thèmes <strong>fiction</strong>nels récurrents chez<br />

Mohammed Dib, tous liés au motif <strong>de</strong> l’ailleurs : l’exil,<br />

l’errance, l’amour, la folie. Dans l’entre <strong>de</strong>ux et par un jeu<br />

combinatoire, il réactive l’entendu premier <strong>de</strong> l’exote tel<br />

qu’on le rencontre chez Goethe ou Victor Segalen par<br />

exemple. De cela naît la particularité <strong>de</strong> l’auteur qui<br />

développe une écriture du scellement <strong>de</strong> l’ailleurs et <strong>de</strong> l’ici,<br />

<strong>de</strong> l’étrangeté et <strong>de</strong> l’originel. Cette alliance d’apparence<br />

contradictoire nourrit la tension dramatique du texte et se<br />

fait annonciatrice d’une nouvelle pensée qui <strong>de</strong>vra gouverner<br />

le mon<strong>de</strong> du XXI siècle.<br />

II. L’émigration et ses discours<br />

Si, jusqu’à une date relativement récente, l’émigration<br />

était le fait d’une situation <strong>de</strong> précarité économique, si elle<br />

concernait d’abord les catégories socio professionnelles<br />

inférieures et touchait essentiellement la gente masculine,<br />

55


dans ce roman, Nourredine Saadi casse ce schéma<br />

consensuel, généralisable à toute contrée.<br />

Ici le portrait <strong>de</strong> l’émigrant déroge à la norme. Il s’agit<br />

d’une jeune femme, instruite, architecte <strong>de</strong> métier, <strong>de</strong> la<br />

lignée d’une famille <strong>de</strong> lettrés, <strong>de</strong> vieille souche, composant<br />

l’aristocratie citadine, ces notables dont les noms collent à<br />

l’histoire <strong>de</strong> leur ville. Il s’agit donc d’un cas d’exception et<br />

même doublement exceptionnel. Le grand- père <strong>de</strong> la jeune<br />

fille rompt avec la légitimité coutumière par sa seule volonté<br />

et la désigner unique légataire <strong>de</strong> la mémoire familiale, c’est<br />

à elle qu’échoit le manuscrit <strong>de</strong> la prière <strong>de</strong>s saints aïeuls,<br />

datant du XI siècle. Abla désormais héritière d’un bien<br />

symbolique fort et lourd, accè<strong>de</strong> au statut <strong>de</strong> gardienne <strong>de</strong> la<br />

mémoire ancestrale :<br />

« Pourquoi m’a-t-il donc légué à moi ce manuscrit et ce lit<br />

intransportable ? C’est comme s’il avait voulu rompre la<br />

lignée, la terminer par une petite fille stérile. C’est étrange…<br />

Il faut dire que la chose est assez inexplicable quand on<br />

sait avec quelle rigueur Khelil Belhamlaoui vécut dans le<br />

respect <strong>de</strong>s coutumes et la continuité <strong>de</strong> la tradition<br />

familiale, écrasé par l’ombre <strong>de</strong> son arbre généalogique<br />

comme s’il pouvait exister qu’en actualisant le passé en<br />

éternel recommencement. Autant dire qu’il a vécu dans une<br />

mémoire sans fond. » (P.85)<br />

L’infraction à la règle coutumière donne la mesure <strong>de</strong><br />

l’insigne privilège <strong>de</strong> recevoir le manuscrit et en même temps<br />

56


<strong>de</strong> l’astreinte à observer les <strong>de</strong>voir et obligation <strong>de</strong><br />

préservation et perpétuation <strong>de</strong> la mémoire. Elle est aussi<br />

l’expression touchante d’un amour filial prompt à réparer<br />

l’offense faite à la petite- fille, et plus généralement à la<br />

femme. Le legs du manuscrit se veut geste compensatoire :<br />

« Tu voulais savoir, tu vois c’est tellement banal, je ne<br />

pouvais lui donner le fils qui poursuive son nom, nous étions<br />

quittes et mon corps en porte la quittance… Ce manuscrit<br />

est un peu comme l’enfant que je n’ai pas eu, mon grand-père<br />

me l’a promis pour sa succession le jour <strong>de</strong> mon<br />

divorce…Allahouma, Ô mon Dieu, noie-moi… » (P. 142)<br />

La représentation sociale et symbolique du personnage<br />

ne plai<strong>de</strong> a priori aucunement pour la nécessité d’émigrer.<br />

Pourtant la déterritorialisation s’effectue. Elle est d’abord<br />

une réponse à l’impulsion du désir <strong>de</strong> fuir le mal être, <strong>de</strong><br />

sortir du traumatisme d’un divorce prononcé au motif <strong>de</strong> la<br />

stérilité. Le défaut <strong>de</strong> maternité retirant en quelque sorte la<br />

dignité d’être femme.<br />

L’émigration vers la France, pays <strong>de</strong>s Lumières, est donc<br />

un acte <strong>de</strong> rupture avec <strong>de</strong>s préconçus socio culturels<br />

archaïques, un acte <strong>de</strong> réhabilitation <strong>de</strong> la personne<br />

humaine, un acte <strong>de</strong> libération ; c’est le sens que Abla<br />

attribue à sa résolution d’emprunter le chemin <strong>de</strong><br />

l’émigration.<br />

57


Le portrait <strong>de</strong> Abla et son itinéraire d’émigrante inscrit<br />

en creux le discours, croyons nous, <strong>de</strong> l’auteur, son<br />

engagement féministe nourri <strong>de</strong> symboles mystiques,<br />

contournant ainsi l’écueil <strong>de</strong>s tambours du militantisme en<br />

restituant la mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> la pensée soufie.<br />

Le don du manuscrit en faveur <strong>de</strong> Abla désigne bien une<br />

volonté <strong>de</strong> détournement <strong>de</strong> la voie <strong>de</strong> transmission<br />

coutumière comme signalé, ce renversement <strong>de</strong>s us pourrait<br />

s’entendre aussi comme un rappel du matriarcat au Maghreb<br />

(La reine Tinhinnan, la Kahina, la reine Didon…). Le legs <strong>de</strong><br />

la mémoire revenant à une femme est un signe du<br />

renouveau <strong>de</strong> la pensée gérant actuellement le rapport<br />

Masculin/Féminin.<br />

Cette vision s’inscrit dans le prolongement <strong>de</strong> ce qui est<br />

<strong>de</strong>venu un slogan, « la femme est l’avenir <strong>de</strong> l’homme ».<br />

Credo <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité progressiste en occi<strong>de</strong>nt s’inscrivant<br />

lui même dans la continuité d’un écho <strong>de</strong> la lointaine<br />

antériorité socio historique et culturelle maghrébine et qui<br />

trouve également sa justification dans l’enseignement <strong>de</strong> la<br />

mystique soufie, réactivée en filigrane dans le roman, qui élit<br />

le principe féminin comme moyen d’accé<strong>de</strong>r à la lumière et à<br />

l’amour, finalement les mots clés du roman <strong>de</strong> Nourredine<br />

Saadi.<br />

C’est le détour par la relation d’une situation<br />

d’émigration, qui permet que soient révélées et énoncées les<br />

articulations d’une pensée mo<strong>de</strong>rne réfutant toute<br />

58


discrimination ou exclusivisme. Mais toute la difficulté<br />

rési<strong>de</strong> dans la socialisation <strong>de</strong> cette pensée fondée sur<br />

l’adjonction <strong>de</strong>s différences et la cohabitation <strong>de</strong>s contraires.<br />

Cette donnée d’une réalité incontournable à longue<br />

échéance mais qui pour le moment est vécue en termes<br />

d’opposition est saisie d’une manière métaphorique ou<br />

allégorique au plan <strong>fiction</strong>nel. La situation d’émigration,<br />

avec ce qu’elle induit, est assimilable d’une part à un acte<br />

libérateur et d’autre part à un acte <strong>de</strong> déni <strong>de</strong> soi. En effet,<br />

songer à vendre le manuscrit c'est-à-dire renoncer à sa<br />

mémoire pour entrer dans une mo<strong>de</strong>rnité marquée du sceau<br />

<strong>de</strong> étrangeté, n’est pas sans impunité. Se décharger <strong>de</strong> la<br />

responsabilité d’un bien symbolique individuel et collectif<br />

relève <strong>de</strong> la négation <strong>de</strong> soi et <strong>de</strong> la traîtrise, du dommage<br />

irréparable.<br />

Nourredine Saadi crée ainsi le dilemme existentiel : la<br />

quête <strong>de</strong> la liberté individuelle au sein d’une société mo<strong>de</strong>rne<br />

occi<strong>de</strong>ntale ou la sauvegar<strong>de</strong> d’une généalogie i<strong>de</strong>ntitaire, le<br />

substratum sur lequel s’édifie la personnalité maghrébine <strong>de</strong><br />

l’héroïne. C’est sur les lieux <strong>de</strong> l’émigration, les plus à même<br />

à donner <strong>de</strong> la visibilité à la différence, que se pose la<br />

question et que va se jouer le théâtre d’un <strong>de</strong>stin personnel<br />

noué au <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> mémoire. Le roman dévoile ainsi son<br />

inclination pour les ressorts <strong>de</strong> la tragédie grecque et dés lors<br />

Abla/Alba ne peut être perçue que comme un avatar<br />

d’Antigone.<br />

59


L’ensemble du roman est la mise en scène d’une<br />

psychologie tourmentée prise au piège d’un impossible choix<br />

qui se poserait en terme shakespearien, être ou ne pas être.<br />

C’est d’abord la lecture <strong>de</strong>s espaces qui révèlera la<br />

tension qui mine le personnage acculé à se déci<strong>de</strong>r et<br />

toujours réfractaire à se prononcer. Noureddine Saadi situe<br />

le récit dans l’espace <strong>de</strong> l’immigration, celui qui précisément<br />

renvoie mieux et plus les différences et les frontières entre le<br />

même et l’autre et contribue ainsi à dire l’intensité <strong>de</strong> la<br />

difficulté du choix.<br />

60


III. Paris, Saint- Ouen, le centre<br />

et la périphérie, les <strong>de</strong>ux versants <strong>de</strong> l’exil.<br />

La symbiose entre les hommes, porteurs <strong>de</strong> leur<br />

patrimoine culturel et civilisationnel, n’est visible que par la<br />

présence <strong>de</strong> son contraire, signalé en texte par ce que<br />

recouvre l’espace parisien. Dont inventaire.<br />

Paris est le point <strong>de</strong> chute <strong>de</strong> Abla confrontée aux<br />

démarches administratives pour l’acquisition <strong>de</strong>s documents<br />

<strong>de</strong> séjour plus facilement obtenus avec quelques appuis à<br />

rechercher. Elle se « familiarise avec tant <strong>de</strong> parcours qui<br />

conduisent à l’exil ». (P.22)<br />

« Je vous remercie <strong>de</strong> toute votre ai<strong>de</strong> (…)<br />

L’essentiel est que vous obteniez vos papiers <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce.<br />

D’ailleurs, il m’a dit qu’ils étaient submergés <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s<br />

d’asile. Ils sont plus préoccupés par la situation <strong>de</strong>s femmes.<br />

Le général <strong>de</strong> l’Armée du Salut a fait pour vous une<br />

recommandation particulière auprès du préfet ». ( P50)<br />

C’est à Paris que se situe la rési<strong>de</strong>nce d’accueil <strong>de</strong>s<br />

femmes sans logement où prend pension Abla enfermée dans<br />

sa solitu<strong>de</strong>, sans grand enthousiasme, par contrainte :<br />

« Trois mois déjà qu’elle occupe cette chambre du palais <strong>de</strong> la<br />

Femme. Elle avait ri la première fois <strong>de</strong>vant cette enseigne<br />

qu’elle trouva incongrue dans sa situation. L’Armée du Salut<br />

avait crée ce foyer au début du siècle pour accueillir les<br />

femmes dont on didait que le sort les avait abandonnées. A<br />

son arrivée d’Algérie, une association féminine l’avait<br />

61


ecommandée. Un provisoire logis auquel elle s’était<br />

cependant habituée, parmi ces étudiantes, ces travailleuses<br />

venues <strong>de</strong>s campagnes ou <strong>de</strong> la province attirées par les<br />

lumières <strong>de</strong> Paris, et surtout les nombreuses étrangères qui<br />

finissent, la plupart, par y loger toute l’année ».(P.21)<br />

C’est à Paris, à la BNF, qu’ont lieu à leurs débuts les<br />

contacts pour la vente du précieux manuscrit, le prélu<strong>de</strong> au<br />

drame qui surviendra par la suite.<br />

« Elle me parla longuement d’un manuscrit, <strong>de</strong> sa valeur, son<br />

désir <strong>de</strong> le vendre (…) Elle veut vendre son vieux manuscrit<br />

arabe. J’ai pensé l’orienter vers le quai Voltaire, qu’est-ce que<br />

tu en penses ? Il faut d’abord voir la pièce, le mieux serait une<br />

bonne expertise. Vaut mieux regar<strong>de</strong>r du côté <strong>de</strong> la<br />

Bibliothèque Nationale ». (P 30)<br />

C’est dans Paris que se trouve le cimetière où gît dans<br />

l’anonymat, Aïcha Habel, la mère <strong>de</strong> Alain /Ali avant son<br />

transfert au cimetière <strong>de</strong> Thiais regroupant les musulmans ;<br />

même dans la mort il n’y a pas <strong>de</strong> <strong>de</strong>meure éternelle pour<br />

l’étranger, doublement étranger par la confession, motif <strong>de</strong><br />

soulignement <strong>de</strong> la marginalité :<br />

«Une dalle <strong>de</strong> granit rongée par les intempéries :<br />

Ici repose<br />

Aïcha Habel<br />

Née à Constantine le 8 avril 1941<br />

Décédée à Aubervilliers le 14 juin 1988<br />

(…) ce n’est pas sa première tombe, elle avait d’abord<br />

été enterrée au Père Lachaise…<br />

62


On m’appela, il y a quelques années, du Père Lachaise<br />

pour m’informer que la concession où était enterrée ma mère<br />

allait être radée. On me laissa le choix entre la fosse<br />

commune ou le cimetière <strong>de</strong> Thiais. » (P.101)<br />

Le patronyme <strong>de</strong> la mère qui est en traduction littérale<br />

une apposition <strong>de</strong> ‘’vie’’ et ‘’folie’’, à lui seul, résume le<br />

parcours <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> cette immigrante <strong>de</strong>s premières<br />

générations. Un exemple particulier qui vaut par sa vérité<br />

générale.<br />

« Dans notre Cité <strong>de</strong>s Quatre-Cents à Aubervilliers, ma mère<br />

était Mme Aïcha, adulée <strong>de</strong>s voisins, papotant chez les uns et<br />

les autres, droite, maigre mais toujours affairée. Tout le<br />

quartier la connaissait. Elle avait gardé les petits dans les<br />

familles, fait <strong>de</strong>s ménages dans les boutiques ou chez les<br />

particuliers <strong>de</strong> la ville, travaillé dans une entreprise <strong>de</strong><br />

nettoyage <strong>de</strong>s grands magasins sur l’autoroute et le soir je<br />

gar<strong>de</strong> le souvenir qu’elle passait <strong>de</strong>s heures à frotter le<br />

carrelage, épousseter les meubles, à s’user les mains sur les<br />

carreaux ébréchés <strong>de</strong> la cuisine (…) Plus tard après l’acci<strong>de</strong>nt<br />

(…) elle garda les jambes inertes et se sentait <strong>de</strong>venue inutile.<br />

Elle s’était mise à boire (…) elle ne sortait plus <strong>de</strong> la maison<br />

(…) rien n’était plus pareil (…) Dans mes souvenir <strong>de</strong> jeunesse,,<br />

il n’y a pas <strong>de</strong> soleil, tu vois… » (P.99)<br />

Ainsi Paris est le lieu <strong>de</strong> l’inconfort, du malaise, <strong>de</strong><br />

l’insécurité, le lieu <strong>de</strong> l’inquiétu<strong>de</strong> et du spleen, le tout<br />

traduisant la précarité existentielle et la fragilité<br />

psychologique <strong>de</strong> celui en situation d’exil comme l’est Abla.<br />

Le Paris que rencontre l’émigré c’est la face inversée <strong>de</strong><br />

toutes ses lumières. Face hi<strong>de</strong>use, face tortueuse qui <strong>de</strong>ssine<br />

le dédale où s’engouffre l’étranger égaré en quête <strong>de</strong> pitance,<br />

63


<strong>de</strong> logis, <strong>de</strong> repère, d’écoute. Le labyrinthe du métro<br />

renvoyant son image :<br />

« <strong>Les</strong> premiers jours elle s’affolait dans le labyrinthe<br />

étouffant du métro, mais elle se rendit compte qu’au fond les<br />

gens y retrouvent le véritable portrait d’eux-mêmes comme<br />

dans le sommeil, observant que lorsqu’ils remontent à la<br />

surface ils reprennent leur masque en ajustant leur coiffure ou<br />

leurs vêtements. » (P.106)<br />

Le Paris en mal d’humanité n’est pas pour surprendre,<br />

une littérature abondante, <strong>de</strong>puis le XIX ème siècle jusqu’à<br />

nos jours, nous y familiarise. Mais dans le récit <strong>de</strong> La Nuit<br />

<strong>de</strong>s origines le ton tranche et fait la différence. Le mal d’exil<br />

est contenu, il est intériorisé, en somme assumé presque par<br />

résignation faute d’alternative. Dans le récit, nulle trace <strong>de</strong><br />

cri <strong>de</strong> colère. La douleur <strong>de</strong> l’émigré perce au fil <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>scriptions par petites échappées et se lit au revers <strong>de</strong>s<br />

scènes euphoriques <strong>de</strong>s Puces et <strong>de</strong>s bistrots avec « binious et<br />

bals musette »<br />

<strong>de</strong> la fin :<br />

Paris lieu où on s’abandonne, où on se perd, lieu<br />

64


« Elle s’imagina que son manuscrit pourrait également finir<br />

ici, terminer son arbre généalogique tel un saule pleureur au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> le Seine ». (P59)<br />

Par contraste avec l’espace parisien intra muros, dans<br />

les moments <strong>de</strong> désir d’évasion, les pas conduisent à Saint-<br />

Ouen, à la ceinture <strong>de</strong> la capitale, aux Puces <strong>de</strong> Saint- Ouen :<br />

« Il est à Paris, au nord <strong>de</strong> Paris, une ville hors <strong>de</strong> la ville, une<br />

principauté avec ses doges, son peuple, son langage et ses<br />

coutumes : le phare d’une civilisation universellement<br />

répandue qui s’appelle l’amour <strong>de</strong> l’objet.<br />

Là, sur quelques centaines d’hectares, c’est le marché aux<br />

Puces <strong>de</strong> Saint Ouen, la Mecque <strong>de</strong> la brocante, où vient<br />

s’échouer trois fois par semaine l’écume <strong>de</strong>s civilisations. »<br />

(P.14- En italique dans le texte)<br />

« Une île <strong>de</strong> vie (…) une ville qui entasse <strong>de</strong>s siècles<br />

d’histoire ». (P 20)<br />

Saint- Ouen, ramasseuse, rassembleuse <strong>de</strong> mémoires,<br />

« poubelle du mon<strong>de</strong> », « lupanar », est le lieu <strong>de</strong>s vies<br />

recréées :<br />

« Jeanne rougit, triomphante, reine populaire<br />

régnant sur son peuple <strong>de</strong> bistrot, gouailleur, fragment<br />

interlope <strong>de</strong>s Puces, dont elle était l’écoute, la nourricière, la<br />

gardienne <strong>de</strong> tant d’histoires, <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> récits <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong><br />

légen<strong>de</strong>s qui font Saint-Ouen. » (P.33)<br />

« Saint-Ouen…une ville aux frontières incertaines… une cité<br />

toujours ouverte aux exo<strong>de</strong>s, aux immigrations, aux<br />

pérégrinations qui finissent par y faire souche… » (P.165)<br />

Le peuple <strong>de</strong> Saint-Ouen est une mosaïque <strong>de</strong> migrants,<br />

65


« Vous savez, je suis étrangère… Rassurez-vous, nous le<br />

sommes tous, n’est-ce pas Jacques ? Lui est feuj polonais,<br />

Alain un mixte d’arabe, le petit Rosenberg vient du Marais,<br />

moi c’est le Portugal, Ka<strong>de</strong>r Belmedi, là-bas, un Kabyle, les<br />

Manouches eux ne connaissent même plus leurs origines. »<br />

(P.75)<br />

Tous sont nourris du terreau <strong>de</strong> l’exil, expérience<br />

effective qui enseigne au bout du compte les vraies valeurs<br />

républicaines :<br />

« Voilà d’ailleurs ce qu’on propose : Des lieux <strong>de</strong> vie à<br />

l’image <strong>de</strong>s associations <strong>de</strong> quartier ou <strong>de</strong> la Porte du Ciel<br />

qui doivent exprimer les préoccupations <strong>de</strong>s Audoniens, <strong>de</strong>s<br />

rencontres entre générations, entre communautés pour<br />

consoli<strong>de</strong>r la solidarité…Je préfère que tu ne cites pas la<br />

Porte du Ciel, qu’on tienne la maison éloignée <strong>de</strong> la politique.<br />

Je la veux ouverte à tous, tu comprends ? (P.57)<br />

L’exil aurait quelque chose <strong>de</strong> décapant qui permet<br />

d’aller à la rencontre <strong>de</strong> l’homme nu, débarrassé <strong>de</strong> toutes les<br />

constructions mentales et sociales. L’exil efface les scories, il<br />

a un magique pouvoir purificateur et unificateur. Il porte en<br />

lui certes l’amertume d’une certaine mort mais d’où surgit<br />

l’énergie <strong>de</strong> survivre. Il propage malgré tout un souffle d’air ;<br />

AIR, Audonniens Initiative Républicaine, l’association <strong>de</strong>s<br />

aspirations <strong>de</strong>s expatriés venus <strong>de</strong> tout bord.<br />

Saint-Ouen cosmopolite se dote <strong>de</strong> l’âme <strong>de</strong><br />

l’universalité et pour le dire, les mots <strong>de</strong> la poésie s’écrivent<br />

sur ses murs :<br />

66


« … une véritable littérature <strong>de</strong> quartier. NE NOUS<br />

ETONNONS PAS, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est au<br />

pochoir, monsieur Alain, voilà la suite : NOUS NOUS<br />

EMERVEILLERONS. JEAN GENÊT. » (P.35)<br />

où se chantent en reprenant Raymond Queneau:<br />

« Un vague vive la Franche<br />

Par un Auvergnat d’Avranche<br />

<strong>Les</strong> Kabyles, les Sidis<br />

Et mon cœur qui a tant pris<br />

A Saint-Ouen près <strong>de</strong> Paris » (P.164)<br />

En alternance avec les chants populaires, et « mêlant les<br />

chants révolutionnaires au jazz et à la java ».<br />

Et l’art n’est pas en reste :<br />

« Tu te souviens <strong>de</strong> ce critique à la con qui nous a<br />

sorti, la bouche en cul-<strong>de</strong>-poule : c’est du kitch en<br />

peinture ? Faut dire que ton expo était pas mal<br />

foldingue, et puis ce titre Peinture pas si naïve…<br />

« IL poursuivait cependant, entre <strong>de</strong>ux petits blancs,<br />

ses propres travaux, dont une série sur Rimbaud…<br />

« Mais c’est son Bazard à 13 sous, un tableau<br />

délirant… Il avait illustré une lettre adressée par<br />

Rimbaud à sa mère dans laquelle il lui décrivait un<br />

marché indigène du Harrar, qu’il avait baptisé « Le<br />

bazar à 13 sous »<br />

« Y a du Breton aux Puces, vous auriez tous crié après<br />

lui au chef-d’œuvre » (P. 42-43)<br />

67


Ainsi il y a un art <strong>de</strong> vivre à Saint-Ouen qui fait<br />

découvrir un visage heureux <strong>de</strong> l’exil, combattu quand le<br />

sens <strong>de</strong> la solidarité fraternelle s’impose, quand celle-ci se<br />

réalise à la confluence <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stins renversés. Saint-Ouen,<br />

surprenante, presque irréelle :<br />

« Abla se dit que cette ville n’existe, au fond, que dans<br />

l’imagination <strong>de</strong> celui qui s’y trouve. Une <strong>fiction</strong>. » (P.130)<br />

Mais Saint-Ouen c’est la périphérie et les Audonniens<br />

une communauté <strong>de</strong> diversités confondues, maintenant<br />

intactes les mémoires particulières. Pas un <strong>de</strong>s personnages<br />

ne raconte sa petite histoire, tous déroulent la bobine <strong>de</strong>s<br />

souvenirs, tous égrainent le chapelet <strong>de</strong> leur mémoire. Ils<br />

semblent vivre à Saint-Ouen que pour mieux se préserver <strong>de</strong><br />

l’oubli et toujours se raconter, au hasard d’une rencontre, au<br />

gré <strong>de</strong>s circonstances.<br />

Mieux encore, <strong>de</strong> l’attachement à la mémoire est naît un<br />

métier, les Puciers :<br />

« <strong>Les</strong> Puces exhibaient la mémoire dans un langage<br />

tissé d’une langue inventée. (…) Aux Puces, chaque objet est<br />

une histoire, chaque pièce un sujet <strong>de</strong> roman. » (P.128-129)<br />

Comme ces collections <strong>de</strong> cartes postales au prix<br />

« mirifique » :<br />

« Félix Bernard’ se vantait <strong>de</strong> diriger la plus<br />

gran<strong>de</strong> poste restante du mon<strong>de</strong>. (…) La carte postale c’est la<br />

mémoire <strong>de</strong>s miens, je ne vends pas mon père. (…) (P.61)<br />

68


La carte postale c’est son histoire <strong>de</strong> famille, sa<br />

généalogie. » (P.63)<br />

Comme ce lit à baldaquin du XVIII° siècle, <strong>de</strong> style<br />

ottoman, témoin peut-être <strong>de</strong> la naissance d’une généalogie,<br />

que Abla, stupéfaite, découvre chez l’antiquaire, l’exacte<br />

réplique <strong>de</strong> son lit d’enfance si ce n’est son jumeau.<br />

Coïnci<strong>de</strong>nce troublante qui suffit pour retourner, dans le<br />

rêve éveillé, à Constantine, revisiter son site, replonger dans<br />

les origines et revivre le passé. Il y a <strong>de</strong>s frontières<br />

impossibles à dresser.<br />

<strong>Les</strong> espaces <strong>de</strong> l’émigration, quels qu’ils soient, se<br />

superposent dans la confrontation aux espaces originels<br />

relégués dans les tréfonds intimes mais jamais perdus et qui<br />

ressurgissent on ne sait comment au hasard <strong>de</strong>s<br />

circonstances.<br />

Abla morte, laissera une sorte <strong>de</strong> testament <strong>de</strong> ses<br />

origines, un feuillet froissé, enfouillé au fond d’un sac, jusque<br />

là tenu secrètement, sur lequel elle consigne l’histoire <strong>de</strong><br />

Constantine, sa géologie, sa géographie, que le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong><br />

Abla à bien <strong>de</strong>s égards semble répéter.<br />

Faut-il pénétrer l’âme <strong>de</strong> « La Ville <strong>de</strong>s Villes » pour<br />

comprendre que le troc <strong>de</strong> l’espace originel contre l’espace <strong>de</strong><br />

l’émigration est inégal. L’espace <strong>de</strong> l’émigration est marqué<br />

d’une béance, celle <strong>de</strong> la mémoire transplantée qui ne trouve<br />

pas ses repères dans l’espace étranger.<br />

69


IV. Constantine, la cité-métaphore<br />

Le roman se referme sur une image <strong>de</strong> Constantine<br />

« qui ne doit exister que dans le regard <strong>de</strong> ceux qui y sont<br />

nés, l’ont vue un jour et aimée. »<br />

L’évocation <strong>de</strong> la ville à la fois réelle et fantasmée,<br />

« … J’ai toujours imaginé ma ville…comme un signe <strong>de</strong><br />

la création », qui intervient à la clôture du récit, presque en<br />

marge <strong>de</strong> la narration, semble apporter l’ultime réponse à ce<br />

que soulève le titre, La Nuit <strong>de</strong>s origines, après une<br />

démonstration qui fait le corps du roman.<br />

Dire Constantine c’est jeter un rai <strong>de</strong> lumière sur les<br />

origines, une abstraction s’il en est à laquelle il fallait donner<br />

une figure, une concrétu<strong>de</strong>.<br />

Ce fragment <strong>de</strong> texte final, en italique, semble dire que<br />

la construction du personnage, Abla, est à l’effigie <strong>de</strong> sa ville<br />

natale, vieille <strong>de</strong> « trois mille ans » et dont le portrait vient<br />

enfin éluci<strong>de</strong>r le mystère qui la caractérisait, insaisissable,<br />

énigmatique pour tout ceux qui l’approchaient dans<br />

l’ignorance <strong>de</strong> ce que recèle la ville <strong>de</strong>s ponds. Alain, unique<br />

<strong>de</strong>stinataire du feuillet, le lisant et relisant comme pour<br />

mieux faire connaissance avec Constantine, la possé<strong>de</strong>r à son<br />

tour et regagner ses propres origines, entre dans une sorte<br />

70


<strong>de</strong> sérénité qui intervient au moment <strong>de</strong> l’accomplissement<br />

<strong>de</strong> soi :<br />

« Il garda longtemps sa photo d’i<strong>de</strong>ntité dans la<br />

paume, la regardant fixement comme on lit les lignes <strong>de</strong> la<br />

mains : je l’encadrerai agrandie, dans une marie-louise vieil<br />

or, et je l’accrocherai face au portrait <strong>de</strong> Nerval C’est<br />

l’autre… Je signerai simplement à la plume Abla-Alba.»<br />

(P.205)<br />

Constantine, Ville-femme - Abla, Femme-ville. L’une et<br />

l’autre confondus. Un même <strong>de</strong>stin qui se répète <strong>de</strong><br />

génération en génération. Abla, réveille « le fantôme <strong>de</strong><br />

Sophonisbe qui épousa sous la contrainte Massinissa son<br />

cousin, vassal <strong>de</strong> Rome, alors qu’elle aimait Syphax. Elle<br />

préserva ainsi sa ville <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction avant <strong>de</strong> se suici<strong>de</strong>r<br />

en se jetant d’un pont. »<br />

Le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> Abla sauve la mémoire <strong>de</strong> Constantine que<br />

la fatalité confie désormais à Ali/Alain, habitant du territoire<br />

<strong>de</strong> l’autre. <strong>Les</strong> mémoires voyagent aussi.<br />

<strong>Les</strong> points <strong>de</strong> correspondance sont nombreux, les<br />

reprendre c’est tomber dans la tautologie et courir le risque<br />

<strong>de</strong> blesser la poésie qui se dégage <strong>de</strong> Constantine, un poème<br />

en prose, dont seule la lecture peut en restituer la beauté.<br />

Constantine ou l’invitation au voyage.<br />

Très subtilement, avec l’élégance d’une écriture<br />

souple, parfois même aérienne, transcrivant le souffle d’une<br />

humanité à la recherche d’un équilibre entre la vie au<br />

71


présent, ici ou ailleurs, et la mémoire en bandoulière,<br />

Noureddine Saadi offre à son lecteur, par les chemins <strong>de</strong> la<br />

création poétique, l’hospitalité dans sa ville <strong>de</strong> naissance, lui<br />

en rési<strong>de</strong>nce parisienne.<br />

72


Bibliographie :<br />

Saadi Nourredine, Dieu-Le-Fit, Albin Michel, 1996<br />

La Maison <strong>de</strong> lumière, Albin Michèl, 2000<br />

La Nuit <strong>de</strong>s origines, L Aube, 2005<br />

Dib Mohammed :<br />

Habel, Seuil, 1977<br />

<strong>Les</strong> terrasses d Orsol, Sindbad, 1985<br />

Sommeil d Eve, Sindbad, 1989<br />

Neige <strong>de</strong> marbre,Sindbad, 1990<br />

L Infante maure, Albin Michel, 1994<br />

Kateb Yacine, Nedjma, Seuil, 1956<br />

Sohrawardi, L’Exil occi<strong>de</strong>ntal, Traduction, Ab<strong>de</strong>lwaheb<br />

Med<strong>de</strong>b, Fata Morgana, 1993<br />

73


<strong>Les</strong> <strong>hétérogenèses</strong> <strong>de</strong> l’agencement<br />

Science <strong>fiction</strong> / <strong>speculative</strong> <strong>fiction</strong>.1 (SpF)<br />

75<br />

Jean-Max Noyer<br />

Université Denis Di<strong>de</strong>rot<br />

De l’utopie et anti-utopie réduplicative à la « machine<br />

spéculative intuitive » en passant par la critique <strong>de</strong> la position <strong>de</strong><br />

désir <strong>de</strong> la <strong>science</strong> et <strong>de</strong> la technique. Le déplacement <strong>de</strong>s<br />

frontières.<br />

__________________________<br />

Le but <strong>de</strong> cet article est <strong>de</strong> mettre à jour certaines<br />

transformations qui sont à l’œuvre au sein <strong>de</strong> cet<br />

agencement instable que l’on nomme ici <strong>science</strong> <strong>fiction</strong> /<br />

spéculative <strong>fiction</strong>.(SpF) Il s’agit d’exprimer, certaines<br />

évolutions <strong>de</strong>s rapports entre la SpF, les <strong>science</strong>s humaines<br />

et sociales, la philosophie, et ce en exhibant quelques brins<br />

<strong>de</strong>s guirlan<strong>de</strong>s conceptuelles, tressées autour <strong>de</strong> l’espace et<br />

du temps, du désir et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>venirs biotechniques, du corpscerveau,<br />

mais aussi <strong>de</strong> l’inconscient, <strong>de</strong> la religion. Sans<br />

1 Dorénavant «SpF »


oublier d’évoquer la question <strong>de</strong> la violence, du chaos. Nous<br />

tentons encore d’esquisser une réflexion théorique sur les<br />

écritures ce bricolage <strong>de</strong> plus en plus baroque en quoi<br />

consiste la SpF. Il s’agit, malgré tout, <strong>de</strong> savoir comment la<br />

question <strong>de</strong> la singularité <strong>de</strong> la SpF peut être creusée, <strong>de</strong><br />

saisir <strong>de</strong> quelle nature sont ses narrations, <strong>de</strong> quelle<br />

quantité <strong>de</strong> chaos sont-elles capables et quelle quantité <strong>de</strong><br />

chaos peuvent-elles ajouter au mon<strong>de</strong>, afin d’ouvrir sans<br />

cesse la question <strong>de</strong>s possibles ?<br />

Il est bien difficile <strong>de</strong> discourir sur la <strong>science</strong>-<strong>fiction</strong> en<br />

général et ce d’autant qu’il s’agit d’une appellation souvent<br />

non contrôlée. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Ce n’est pas<br />

une question ou un problème pour l’instant. Depuis son<br />

irruption en tant que genre, elle n’a cessé, en effet <strong>de</strong> se<br />

différencier et les rapports annoncés avec la Science et la<br />

Technique <strong>de</strong> se transformer au point <strong>de</strong> s’étirer jusqu’à la<br />

rupture. Je ne m’étendrais pas sur ce point.<br />

Qu’il suffise <strong>de</strong> dire, <strong>de</strong> manière très générale, qu’en tant<br />

machine spéculative, tout ce qui se produit en son nom, sous<br />

son nom, que ce soit en littérature à ces débuts, puis à<br />

travers, la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée, le cinéma, les séries télévisées , le<br />

cinéma numérique et les jeux vidéo numériques, tout ce qui<br />

se produit donc sous son nom, est in<strong>de</strong>xé sur le <strong>de</strong>venir biotechnique<br />

<strong>de</strong> l’homme, sur les <strong>de</strong>venirs <strong>de</strong>s subjectivités<br />

individuelles et collectives qui en sont l’expression et<br />

76


l’exprimé. Bref, sur les mon<strong>de</strong>s désirants, les économies<br />

libidinales qui vont avec.<br />

Elle semble aussi in<strong>de</strong>xée, mais <strong>de</strong> manière plus<br />

incertaine, sur les pointes avancées <strong>de</strong>s théories scientifiques<br />

et <strong>de</strong> leurs imaginaires, mais aussi sur l’incessant travail <strong>de</strong><br />

reprise et <strong>de</strong> transformation <strong>de</strong>s problèmes philosophiques,<br />

religieux. Extrême hétérogénéité donc.<br />

Il convient aussi <strong>de</strong> noter, que la différenciation <strong>de</strong> la<br />

SpF, en tant que « genre archipel », instable, en creusement<br />

intensif, aux frontières labiles, est aussi à la traversée <strong>de</strong> la<br />

différenciation <strong>de</strong>s médiations, <strong>de</strong>s écritures.<br />

Ce point est important, car il place la SpF dans son<br />

évolution actuelle, au cœur <strong>de</strong>s bouclages auto-référentiels,<br />

cerveaux/ écritures, au cœur <strong>de</strong> la conversion topologique<br />

cerveau / mon<strong>de</strong> comme problème. 1 D’où son avidité à<br />

explorer, exploiter les nouveaux médias et la génération <strong>de</strong><br />

nouvelles populations d’images, <strong>de</strong> sons. Certaines<br />

tentatives, certains récits semblent en effet s’inscrire dans la<br />

réversibilité forme-contenu, expression-contenu, tantôt<br />

comme recherche d’un mo<strong>de</strong> scriptural particulier, tantôt<br />

comme objet même du récit. C’est <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, selon<br />

moi, que les questions <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fonctionnement<br />

narratifs, cinématographiques, graphiques, musicaux<br />

peuvent être posées, dans la SpF.<br />

1<br />

J.M. NOYER: Remarques sur la conversion topologique cerveau mon<strong>de</strong> in MEI N°21,<br />

Espace,Temps,Communication, L’Harmattan, 2004<br />

77


Cela étant dit, <strong>de</strong>puis longtemps un certain nombre <strong>de</strong><br />

travaux décisifs tente <strong>de</strong> tracer <strong>de</strong>s cartographies <strong>de</strong> cet<br />

archipel. Des encyclopédies sont toujours fabriquées qui<br />

rassemblent le divers qui le constitue. Au risque <strong>de</strong>s<br />

dissensus sur les frontières. Quoi <strong>de</strong> plus normal. Des<br />

analyses sont produites ici et là qui explorent les écritures<br />

<strong>de</strong> tel ou tel fragment <strong>de</strong> cet archipel, qui tentent d’en penser<br />

la ou les singularités, qui tentent aussi, sous le haut<br />

patronage du dualisme fondateur et <strong>de</strong>s relations que ce<br />

<strong>de</strong>rnier porte, <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce les hybridations <strong>de</strong> ses<br />

productions. Des analyses plus récentes encore s’interrogent<br />

sur l’évolution <strong>de</strong> ses rapports avec les <strong>science</strong>s, les<br />

techniques, les <strong>science</strong>s humaines et sociales, les arts, la<br />

philosophie.<br />

Il semble, d’un point <strong>de</strong> vue très général, que<br />

l’émergence <strong>de</strong> la <strong>science</strong> <strong>fiction</strong>, se fasse dans les brisures<br />

(au <strong>de</strong>ux sens du terme) <strong>de</strong>s rapports entre nature et artifice,<br />

<strong>science</strong> et philosophie, entre <strong>science</strong> et religion. De manière<br />

plus abstraite entre transcendance et immanence, raison et<br />

foi. Elle se déploie aussi à partir <strong>de</strong> l’intuition que Le Palais<br />

<strong>de</strong> Cristal , 1 d’une certaine façon, exprime à savoir, que la<br />

question <strong>de</strong> la finitu<strong>de</strong> est le foyer problématique <strong>de</strong> la<br />

mondialisation en cours. (La finitu<strong>de</strong> donc du point <strong>de</strong> vue<br />

<strong>de</strong> l’extensio du mon<strong>de</strong> et la construction d’un<br />

environnement néo-naturel toujours plus sophistiqué, puis<br />

1<br />

P. SLOTERDJICK : Le palais <strong>de</strong> cristal. A l’intérieur du capitalisme planétaire , Maren Sell<br />

éditeurs, 2006<br />

78


plus tard, (c’est-à-dire maintenant), le contrôle du <strong>de</strong>venir<br />

bio-technique <strong>de</strong> l’espèce et la question du temps, c’est à dire<br />

la question <strong>de</strong>s <strong>de</strong>venirs. Et cela sans oublier la montée du<br />

psychopouvoir et <strong>de</strong> la noopolitik. 1 (On pourra noter, que la<br />

finitu<strong>de</strong> comme foyer problématique <strong>de</strong> la mondialisation,<br />

s’accompagne d’une quête, hésitante mais têtue, <strong>de</strong> trois<br />

sortes <strong>de</strong> lignes <strong>de</strong> fuite. L’une vers l’intérieur-extérieur du<br />

système solaire, la secon<strong>de</strong> vers le cerveau, la troisième vers<br />

l’infiniment petit <strong>de</strong> la matière.)<br />

La Spf est là, dans les mouvements <strong>de</strong> subduction et <strong>de</strong><br />

convection <strong>de</strong> la création autour <strong>de</strong>s possibles et à partir <strong>de</strong><br />

cette finitu<strong>de</strong>, entre déterritorialisation / reterritorialisation<br />

radicale.<br />

Et les transformations <strong>de</strong>s socles anthropologiques,<br />

auxquelles les narrations <strong>de</strong> la SpF participent d’une<br />

certaine manière, ne cessent <strong>de</strong> venir au <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> ces<br />

<strong>de</strong>rnières, comme autant d’énergies incertaines, comme<br />

autant <strong>de</strong> défis. Ces transformations qui oeuvrent, visibles et<br />

invisibles, déplient leurs récits, leurs sémiotiques comme<br />

autant <strong>de</strong> chréo<strong>de</strong>s narratives, contre et tout contre<br />

lesquelles elle bute et crée.<br />

D’emblée, dans ses créations les plus simples, comme<br />

anticipation plus ou moins rationnelle, utopie réduplicative<br />

1 Voir les travaux <strong>de</strong> B.STIEGLER (http://www.arsindustrialis.org) et J. ARQUILLA et D.<br />

RONFELDT, The emergence of Noopolitik. (http://www.rand.org)<br />

79


(Butor-Eizykman), anti-utopie réduplicative, dans ses<br />

créations plus récentes, actuelles, <strong>speculative</strong> <strong>fiction</strong>, <strong>science</strong><br />

<strong>fiction</strong> expérimentale, (I.Stengers) elle se déploie puis se<br />

différencie comme création <strong>de</strong> modèles spéculatifs. (Machine<br />

réduplicative, Machine non-réduplicative, Machine<br />

désirante)<br />

Elle se déploie comme <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s possibles<br />

proches et / ou lointains, comme jeu sur <strong>de</strong>s contraintes<br />

issues soit <strong>de</strong> la variation <strong>de</strong>s contraintes vécues, soit <strong>de</strong><br />

données contemporaines, enracinées dans les réalités<br />

métastables, construites <strong>de</strong> l’ici et maintenant et que l’on<br />

projette, en général <strong>de</strong> manière unilatérale, <strong>de</strong> telle sorte que<br />

tout bascule à leur aune. Ou bien encore, elle se déploie<br />

création <strong>de</strong> modèles comme « expérience <strong>de</strong> pensée » ainsi<br />

que le soutient Isabelle Stengers. 1(On<br />

peut toutefois noter,<br />

que <strong>de</strong> ces modèles, la complexité est très souvent absente)<br />

Il conviendra peut-être <strong>de</strong> revenir sur ce point et en<br />

particulier sur ses personnages, conçus comme <strong>de</strong>s<br />

« observateurs partiels » au sens <strong>de</strong> Deleuze / Guattari. (<strong>Les</strong><br />

« observateurs partiels » opérant dans le champ <strong>de</strong> la <strong>science</strong>,<br />

1 Voir I. STENGERS « …mon hypothèse est que, sinon la <strong>science</strong> <strong>fiction</strong>, en tous cas<br />

certains types <strong>de</strong> risque appartenant à la sf « expérimentale », désignent ce que<br />

pourraient être les expériences <strong>de</strong> pensée » propres aux <strong>science</strong>s dites sociales et<br />

humaines. Si les personnages que mettent en scène les auteurs qui prennent ces<br />

risques ne sont ni <strong>de</strong>s types psycho-sociaux, ni <strong>de</strong>s personnages conceptuels, ils<br />

pourraient bien être <strong>de</strong>s « observateurs partiels » dont les affections et les<br />

perceptions construisent et explorent les conséquences d’une hypothèse mettant le<br />

mon<strong>de</strong> contemporain au risque <strong>de</strong> la <strong>fiction</strong> ».<br />

80


« par rapport aux fonctions dans les systèmes <strong>de</strong> référence »<br />

et répondant aux personnages conceptuels » ces <strong>de</strong>rniers<br />

jouant un rôle « par rapport aux concepts fragmentaires sur<br />

le plan d’immanence.) 1.<br />

Deleuze et Guattari <strong>de</strong> rajouter « le rôle d’un<br />

observateur partiel est <strong>de</strong> percevoir et d’éprouver, bien que<br />

ces perceptions et affections ne soient pas celles d’un homme,<br />

au sens couramment admis, mais appartiennent aux choses<br />

qu’il étudie. L’homme n’en ressent pas moins l’effet (quel<br />

mathématicien n’éprouve pleinement l’effet d’une section,<br />

d’une ablation, d’une adjonction), mais il ne reçoit cet effet<br />

que <strong>de</strong> l’observateur idéal qu’il a lui-même installé comme un<br />

golem dans le système <strong>de</strong> référence. Ces observateurs<br />

partiels sont au voisinage <strong>de</strong>s singularités d’une courbe, d’un<br />

système physique, d’un organisme vivant…».<br />

Ce serait là un travail fort utile que <strong>de</strong> repérer quels<br />

sont ces observateurs partiels dans les récits, les modèles<br />

mis en branle par les œuvres <strong>de</strong> la SpF.<br />

Pour en revenir au processus <strong>de</strong> différenciation <strong>de</strong> cet<br />

archipel, il s’exprime aussi à travers la question <strong>de</strong> l’utopie<br />

comme puissance évènementielle . 2 Face au vaste pôle<br />

réduplicatif, lui-même fortement différencié, il y a une<br />

« <strong>speculative</strong> <strong>fiction</strong> » en effet, qui est, pour reprendre<br />

1<br />

G. DELEUZE, F. GUATTARI, Qu’est ce que la philosophie ? <strong>Les</strong> Editions <strong>de</strong><br />

Minuit, 1991, p.122 à p127<br />

2<br />

Nous suivons ici les analyses menées par B. EIZYKMAN: Science-Fiction et<br />

Capitalisme . Paris, Mame, 1973.<br />

81


l’expression <strong>de</strong> J.F. Lyotard « toute <strong>de</strong> puissance affirmative<br />

et dont le contenu et parfois l’organisation stylistique,<br />

rhétorique, voire typographique sont comme directement<br />

formées <strong>de</strong> tracés impulsionnels . 1 Ce pôle est lui aussi très<br />

divers. Boris Eizykman va même jusqu’à nommer cette<br />

différenciation, « incon<strong>science</strong> <strong>fiction</strong> » cette <strong>de</strong>rnière<br />

préférant bouleverser les coordonnées insoupçonnables <strong>de</strong> la<br />

réalité en inventant <strong>de</strong>s espaces et <strong>de</strong>s temps inouïs qui<br />

permettent justement que <strong>de</strong>s évènements surviennent hors<br />

<strong>de</strong>s structures connues et réglées, constituant donc en euxmêmes<br />

l’événement ».<br />

Au contraire, dans l’axe réduplicatif pour qui<br />

l’anticipation ou projection rationnelle, qui inclut ce que l’on<br />

appelle aussi la politique-<strong>fiction</strong>, et ce que l’on pourrait<br />

nommer les « <strong>science</strong>s humaines et sociales <strong>fiction</strong> »,<br />

l’exercice sur les possibles latéraux se fait à partir du connu,<br />

à partir <strong>de</strong>s énergies liées, <strong>de</strong>s socles épistémologiques<br />

dominants. Dans cette perspective, la production SpF se<br />

révèle, en fin <strong>de</strong> compte, d’une assez gran<strong>de</strong> faiblesse, très<br />

peu subversive. Il faut noter que dans le flux spéculatif, cet<br />

axe réduplicatif persiste parfois.<br />

Nous accordons plus d’importance, donc, dans notre<br />

réflexion, aux agencements spéculatifs, qui tentent <strong>de</strong><br />

s’arracher aux multiples formes <strong>de</strong> l’anticipation rationnelle<br />

1<br />

J.F. LYOTARD : « Ante diem rationis », Postface à Science <strong>fiction</strong> et Capitalisme.<br />

Paris 1973<br />

82


ien que cette <strong>de</strong>rnière vienne au plus près <strong>de</strong>s grands ou<br />

petits récits <strong>de</strong> légitimation, accompagner les imaginaires<br />

<strong>de</strong>s narrations politiques, religieuses actuelles.<br />

Comment donc abor<strong>de</strong>r la SpF dans sa pleine et entière<br />

positivité, dans sa pleine et entière singularité ?<br />

La SpF, nous le savons, est une machine littéraire,<br />

cinématographique, dynamique, prolifique et populaire. Elle<br />

s’inscrit et prospère massivement dans le génie <strong>de</strong>s nations<br />

issues <strong>de</strong> la révolution scientifique et technique. Elle est un<br />

dispositif à produire <strong>de</strong>s mythes et en tant que telle, elle<br />

génère <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> pensée, <strong>de</strong>s agencements<br />

machiniques ayant une puissance performative, forte. Elle<br />

est ainsi, créatrice d’univers existentiels aux énergies<br />

incarnées, ritualisées, traduites en sémiotiques complexes.<br />

Marchandisée.<br />

Au milieu du va-et-vient « virtuel-actuel »<br />

Elle est ( ?), elle rêve d’être, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue encore,<br />

un véhicule protéiforme qui serait l’expression et l’exprimé<br />

83


d’une sorte <strong>de</strong> boostrapping narratique 1, hors représentation,<br />

à l’œuvre dans le champ d’immanence doxique. Elle tente<br />

d’être, « médiation » qui ne renvoyant qu’à elle-même, crée<br />

une sorte <strong>de</strong> passage du nord-ouest vers le va-et-vient actuelvirtuel.<br />

Tout actuel s’entoure d’un brouillard d’images<br />

virtuelles… Tout actuel s’entoure <strong>de</strong> cercles <strong>de</strong> virtualités<br />

toujours renouvelés, dont chacun en émet un autre, et tous<br />

entourent et réagissent sur l’actuel (« au centre <strong>de</strong> la nuée du<br />

virtuel est encore un virtuel d’ordre plus élevé… chaque<br />

particule virtuelle s’entoure <strong>de</strong> son cosmos virtuel et chacune<br />

à son tour fait <strong>de</strong> même indéfiniment… 2<br />

Il se pourrait que la SpF soit un <strong>de</strong>s véhicules pour<br />

habiter, expérimenter <strong>de</strong> manière hardie, cette zone frontière<br />

constituée par le va-et-vient entre virtuel et actuel. Et cet<br />

effort d’invention, <strong>de</strong> création, à partir <strong>de</strong> l’effacement ou <strong>de</strong><br />

la transformation d’un certain nombre <strong>de</strong> contraintes<br />

combinatoires (exprimant, par exemple les exigences <strong>de</strong><br />

1<br />

G. DELEUZE, Dialogues, en collaboration avec Claire Parnet, Edition<br />

Flammarion, 1996<br />

2 Qu’entend-t-on par « boostrapping narratique » ?<br />

Mon idée est que la SpF serait un ensemble <strong>de</strong> narrations courtes ou longues, <strong>de</strong><br />

signes aux combinatoires extrêmement flui<strong>de</strong>s et ne renvoyant qu’à eux-mêmes et à<br />

elles–mêmes, un ensemble donc composé <strong>de</strong> manière auto-cohérente <strong>de</strong><br />

combinaisons <strong>de</strong> ces mêmes narrations, signes et combinatoires. Toutes ces<br />

narrations, signes, pouvant servir comme éléments constitutifs, pouvant servir comme<br />

attracteurs sémiotiques pour les agencements <strong>de</strong> SpF associant, liant, ces éléments et<br />

attracteurs <strong>de</strong> manière métastable. Ces éléments, ces attracteurs créant seuls les<br />

conditions d’associations entre eux. <strong>Les</strong> états narratifs ainsi posés étant ces mêmes<br />

narrations, signes…. La Spf comme auto-engendrement. Elle se voudrait ainsi, sans<br />

« <strong>de</strong>dans sans <strong>de</strong>hors ». Evènement mythique s’il en fût.<br />

84


eprésentation, <strong>de</strong> vérité, <strong>de</strong> performance logique…) à partir<br />

donc <strong>de</strong>s pouvoirs <strong>de</strong>s écritures ainsi transformées, serait le<br />

symptôme d’une installation, certes toujours déçue, voire<br />

ratée, mais d’une installation fragile dans l’entre-<strong>de</strong>ux<br />

virtuel-actuel. Plus précisément comme tentative <strong>de</strong> rester<br />

au milieu, le plus intense, <strong>de</strong> l’actualisation.<br />

Le plan d’immanence comprend à la fois le virtuel et son<br />

actualisation, sans qu’il puisse y avoir <strong>de</strong> limite assignable<br />

entre les <strong>de</strong>ux. L’actuel est le complément ou le produit,<br />

l’objet [p.180] <strong>de</strong> l’actualisation, mais celle-ci n’a pour sujet<br />

que le virtuel. (La SF réduplicative partirait <strong>de</strong> l’actuel, la<br />

SpF tenterait <strong>de</strong> rejoindre le bord du Virtuel) L’actualisation<br />

appartient au virtuel. L’actualisation du virtuel est la<br />

singularité, tandis que l’actuel lui-même est l’individualité<br />

constituée. L’actuel tombe hors du plan comme fruit, tandis<br />

que l’actualisation le rapporte au plan comme à ce qui<br />

reconvertit l’objet en sujet. 1<br />

SpF et écritures<br />

Cet archipel narratif se déploie dans les morphogenèses<br />

<strong>de</strong>s écritures comme création. Il ne cherche en aucune façon,<br />

1<br />

G. DELEUZE, Dialogues, en collaboration avec C. PARNET, Edition Flammarion,<br />

Paris,1996<br />

85


(à l’exception <strong>de</strong>s utopies / anti-utopies réduplicatives) à<br />

représenter le mon<strong>de</strong> mais au moyen <strong>de</strong> régimes <strong>de</strong> signes<br />

spécifiques, (<strong>de</strong>s non-lieux, <strong>de</strong>s bestiaires bio-technopsychiques…)<br />

à passer à travers, sous, au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’espace<br />

et du temps, à passer sur le corps <strong>de</strong>s essences. Et les<br />

univers existentiels qu’il fait émerger, sont dans une espèce<br />

<strong>de</strong> surface-trame où se manifestent et se dévoilent plus ou<br />

moins aisément les mouvements et les effets <strong>de</strong> la conversion<br />

topologique cerveaux-mon<strong>de</strong>s, où les rapports <strong>de</strong>dans-<strong>de</strong>hors<br />

s’inscrivent à même les surfaces du mon<strong>de</strong>, les surfaces<br />

interfaces du mon<strong>de</strong> ; où les plis sont dans leur mise à plat.<br />

Mon<strong>de</strong> plus brutal, plus contrasté, où les choses, les<br />

éléments, les problèmes, les personnages… se dressent les<br />

uns contre les autres., pris dans les trames <strong>de</strong> systèmes<br />

relationnels non psychologiques.<br />

Ainsi conçues, les narrations <strong>de</strong> la Spf sont <strong>de</strong>s objets<br />

frontières, où viennent s’éprouver, se mélanger <strong>de</strong>s<br />

forces, <strong>de</strong>s énergies hétérogènes, voire antagonistes. De ce<br />

fait, leurs contours, en tant qu’objets frontières, sont labiles,<br />

irréguliers, marqués par <strong>de</strong>s instabilités plus ou moins<br />

locales.<br />

Ces narrations sont créations <strong>de</strong> nouvelles connexions,<br />

<strong>de</strong> nouveaux halos conceptuels, perceptifs. Elles ne cessent<br />

d’ouvrir vers d’autres formes, elles ne sont jamais centrées<br />

sur elles-mêmes, mêmes lorsqu’elles sont réduplicatives .<br />

86


Elles sont en attente d’autres narrations. Variations<br />

spéculatives. Tout lecteur jubilatoire <strong>de</strong> SpF sent et sait cela.<br />

C’est la raison pour laquelle les formes courtes<br />

(nouvelles et séries) lui conviennent si bien. De plus ces<br />

formes narratives nous connectent, mêmes lorsqu’elles sont à<br />

fleur <strong>de</strong> peau du champ d’immanence doxique, à <strong>de</strong>s<br />

dispositifs d’emblée transpersonnels, transindividuels. Il<br />

faudrait saisir la manière dont elles créent les conditions qui<br />

nous permettent <strong>de</strong> participer au fond qui est le système<br />

<strong>de</strong>s formes, ou plutôt le réservoir commun <strong>de</strong>s tendances <strong>de</strong>s<br />

formes avant même qu’elles n’existent à titre séparé et ne<br />

soient constituées en systèmes explicites . 1<br />

Comment les meilleures écritures <strong>de</strong> la SpF arrivant à<br />

s’abstraire <strong>de</strong> la prégnance <strong>de</strong>s sols, <strong>de</strong>s réalités, perturbant<br />

les agencements perceptifs, les font trembler et nous font<br />

accé<strong>de</strong>r au fond ? Quel est le rôle joué par ces narrations, qui<br />

serait spécifique, et qui activerait mieux que d’autres récits,<br />

« la relation <strong>de</strong> participation qui relie les formes au fond(…)<br />

cette relation étant une relation qui enjambe le présent et<br />

diffuse une influence <strong>de</strong> l’avenir sur le présent, du virtuel sur<br />

l’actuel, car le fond est une système <strong>de</strong> virtualités, <strong>de</strong>s<br />

potentiels, <strong>de</strong>s forces qui cheminent, tandis que les formes<br />

sont le système <strong>de</strong> l’actuel ». 2<br />

La SpF serait, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, matrice d’évènements<br />

narratifs qui viseraient la création du passage, du<br />

1 i<strong>de</strong>m<br />

2 I<strong>de</strong>m<br />

87


mouvement <strong>de</strong> va-et-vient qui fait que l’on accè<strong>de</strong> au<br />

système <strong>de</strong>s virtualités, pour en sortir, comme processus<br />

d’actualisation.<br />

Ses narrations comme création et invention sans ancrage<br />

étant --alors-- une prise en charge du système <strong>de</strong> l’actualité<br />

par le systèmes <strong>de</strong>s virtualités (…) <strong>Les</strong> formes sont passives<br />

dans la mesure où elles représentent l’actualité ; elles<br />

<strong>de</strong>viennent actives quand elles s’organisent par rapport au<br />

fond, amenant ainsi à l’actualité <strong>de</strong>s virtualités antérieures.<br />

1 Et Simondon <strong>de</strong> rajouter : il est sans doute bien difficile<br />

d’éclairer les modalités selon lesquelles un système <strong>de</strong><br />

formes peut participer à un fond <strong>de</strong> virtualités .<br />

On pourrait alors, suggérer que, les mon<strong>de</strong>s possibles<br />

que fait flotter la pensée créatrice <strong>de</strong> SpF, émergent comme<br />

traces, comme fragments, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>venirs qui naissent entre<br />

préindividuel et transindividuel pour suivre encore<br />

Simondon. Bref avec tout ce qui, à partir <strong>de</strong>s écritures les<br />

plus intimes et les plus singulières, résonne avec un<br />

agencement virtuel relationnel plus vaste.<br />

Le système <strong>de</strong> relations et d’associations est coémergent<br />

aux multiples individuations psychiques et<br />

collectives et le transindividuel est « une zone impersonnelle<br />

<strong>de</strong>s sujets qui est simultanément une dimension moléculaire<br />

ou intime du collectif même ». <strong>Les</strong> grands récits <strong>de</strong> la SF,<br />

1 i<strong>de</strong>m<br />

88


dans leur existence même, seraient l’expression et l’exprimé<br />

<strong>de</strong> cette possibilité d’une infinie pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s<br />

bifurcations. La création puisant dans le fond sans fin <strong>de</strong><br />

virtualités, à travers <strong>de</strong>s écritures tantôt flamboyantes,<br />

tantôt grises, souvent maladroites, pour <strong>de</strong>s modèles fragiles.<br />

D’où le bestiaire sémiotique, les noms <strong>de</strong> lieux – rien<br />

n’est plus intéressant à cet égard que <strong>de</strong> porter une attention<br />

plus soutenue aux titres <strong>de</strong>s romans <strong>de</strong> SpF, à cette sorte<br />

d’u-toponymie- mais aussi les personnages (qui sont au plus<br />

près <strong>de</strong> nous quand ils sont monstrueux et au plus loin<br />

lorsqu’ils sont androï<strong>de</strong>s, quasi-clones), bestiaire qui va<br />

délivrer <strong>de</strong>s contraintes combinatoires dédiées à la<br />

production du mon<strong>de</strong> aux énergies liées, pour <strong>de</strong>s contraintes<br />

combinatoires dédiées à la production d’un mon<strong>de</strong> aux<br />

énergies déliées.<br />

Par ce bestiaire, la SpF cherche à s’abstraire, autant que<br />

faire se peut, <strong>de</strong>s conditions standards qui fon<strong>de</strong>nt les socles<br />

anthropologiques, à se dégager pour partie <strong>de</strong> la question du<br />

moi et <strong>de</strong> la con<strong>science</strong>, (comme essences), d’une définition<br />

trop anthropomorphique <strong>de</strong>s sexualités, <strong>de</strong>s <strong>science</strong>s, <strong>de</strong>s<br />

religions. Mélanges complexes donc, qui se développent au<br />

milieu <strong>de</strong> la tension entre le divin comme puissance créatrice<br />

et ordonnatrice <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s et le divin comme la création<br />

même.<br />

89


SpF, Histoire, Temps<br />

La SpF encore, mais travaillée par l’Histoire. Et pas<br />

seulement dans l’exercice, là encore sur les possibles<br />

latéraux en quoi consiste l’uchronie par exemple, (passé<br />

futur alternatif). Toutes ces histoires <strong>de</strong>s futurs qui ne se<br />

sont jamais actualisés. et donc variations sur ce qui ne<br />

viendra pas à notre rencontre, bref toutes les arché qui ne se<br />

sont pas incarnées. Elle passe par-<strong>de</strong>ssus la séparation <strong>de</strong>s<br />

temps, elle se confronte à la coexistence <strong>de</strong>s temps, <strong>de</strong> tous<br />

les temps.<br />

Ses écritures tentent <strong>de</strong> sortir (<strong>de</strong> manière différente) <strong>de</strong><br />

l’impossibilité « actuelle » <strong>de</strong> passer outre le fait que <strong>de</strong>ux<br />

<strong>de</strong>s dimensions du temps ne peuvent s’actualiser en même<br />

temps. S’affranchir <strong>de</strong> cela est en son cœur.<br />

Sortir <strong>de</strong> l’impossible coexistence <strong>de</strong>s dimensions du<br />

temps. Penser autrement les relations entre les dimensions<br />

du temps. Elle est, d’une certaine manière, en résonance<br />

avec les positions <strong>de</strong> Deleuze, qui en appui critique sur<br />

Bergson, pose que les relations <strong>de</strong>s dimensions entre elles,<br />

nécessitent le champ du passé virtuel où elles co-existent.<br />

Qu’est ce donc que le temps ? La différence absolue, la<br />

mise rapport immédiate <strong>de</strong>s hétérogènes, sans concept<br />

i<strong>de</strong>ntique sous-jacent ou subsumant. Le temps n’est rien à<br />

90


proprement parler. Il ne consiste que dans <strong>de</strong>s différences et<br />

dans la relève d’une différence par une autre. Il n’a ni centre,<br />

ni pôle i<strong>de</strong>ntitaire. 1 La SpF est installation dans cela, par<br />

<strong>de</strong>s voies autres que celles <strong>de</strong> la philosophie.<br />

Il appartient à la philosophie mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> surmonter<br />

l’alternative temporel-intemporel, historique-éternel,<br />

particulier-universel. A la suite <strong>de</strong> Nietzsche, nous<br />

découvrons l’intempestif comme plus profond que le temps et<br />

l’éternité : la philosophie n’est ni philosophie <strong>de</strong> l’histoire, ni<br />

philosophie <strong>de</strong> l’éternel, mais intempestive, toujours et<br />

seulement intempestive, c’est-à-dire « contre ce temps, en<br />

faveur je l’espère d’un temps à venir ». A la suite <strong>de</strong> Samuel<br />

Butler, nous découvrons le Erewhon, comme signifiant à la<br />

fois le « nulle part » originaire, le « ici et maintenant »,<br />

déplacé, déguisé, modifié toujours recréé. Ni particularités<br />

empiriques, ni universel abstrait : Cogito pour un moi<br />

dissous. Nous croyons à un mon<strong>de</strong> ou les individuations sont<br />

impersonnelles et les singularités pré-individuelles. : la<br />

splen<strong>de</strong>ur du « On ». D’où l’aspect <strong>de</strong> <strong>science</strong> <strong>fiction</strong> qui<br />

dérive nécessairement <strong>de</strong> ce « Erewhon . 2<br />

Ce qui domine la Spf aujourd’hui, me semble-t-il, ce n’est<br />

pas, stricto sensu, la question du futur, comme<br />

« <strong>de</strong>vination » où l’avenir est posé comme conséquence plus<br />

1<br />

F. Zourabichvili, Deleuze une philosophie <strong>de</strong> l’événement, Edition PUF, 1994<br />

2<br />

G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, paris 1968 et S. Butler, Erewhon, Edition<br />

Gallimard, Paris 1981<br />

91


ou moins prévisible du présent, c’est la question <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>venirs, <strong>de</strong> la création et <strong>de</strong> la coexistence <strong>de</strong>s temps. Quels<br />

<strong>de</strong>venirs ont un avenir ? Pour cela, pour <strong>de</strong>viner ce qui va<br />

vient au <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> nous, et que nous ne voyons pas, (mais ne<br />

sommes nous pas toujours, dans le contexte <strong>de</strong> l’anticipation<br />

rationnelle, <strong>de</strong> l’utopie réduplicative ?), faut-il rester dans le<br />

cadre <strong>de</strong>s variations que l’on peut opérer sur <strong>de</strong>s modèles<br />

anthropologiques hérités. Ou bien, jusqu’où faut-il aller,<br />

jusqu’où faut-il parler barbare ? Jusqu’où faut-il aller pour<br />

ébranler les socles où sont fixés les fils qui nous relient aux<br />

cerfs-volants que sont nos représentations, nos axiomes, nos<br />

épistémé, celles par qui nous posons l’existence d’un mon<strong>de</strong>,<br />

d’une nature extérieure, les diverses manières <strong>de</strong> fortifier<br />

nos croyances ?<br />

La SpF porte une (autre) conception du temps<br />

pluridimensionnelle ou intensive, (…) vertigineuse. Il n’y a<br />

aucune raison pour que la dimension actuelle ait un privilège<br />

sur les autres, ou constitue un centre, un ancrage ; le moi<br />

éclate en âges distincts qui tiennent <strong>de</strong> centre chacun son<br />

tour, sans que l’i<strong>de</strong>ntité puisse jamais se fixer (et la mort<br />

n’ordonne rien <strong>de</strong> déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> rien). Il en va <strong>de</strong> même<br />

horizontalement, si l’on considère qu’une vie se déroule sur<br />

plusieurs plans à la fois : en profon<strong>de</strong>ur, les dimensions <strong>de</strong><br />

temps successives ou simultanées, se rapportent les unes<br />

aux autres <strong>de</strong> manière « non-chronologiques, nonsuccessives.<br />

92


Au fond, il s’agit, pour elle <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s plans où la<br />

contemporanéité <strong>de</strong> tous les temps s’actualise. Il s’agit<br />

encore d’une exploration du cerveau, <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité cerveaumon<strong>de</strong>.<br />

S. Kubrick et Arthur C. Clarke ont en ce sens,<br />

popularisé un modèle du voyage, comme exploration du<br />

cerveau.<br />

Ce que la SpF explore et engendre, ce sont, d’une<br />

certaine manière, les figures infinies <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité du cerveau<br />

et du mon<strong>de</strong>. Et la question <strong>de</strong> la mémoire, <strong>de</strong> sa<br />

manipulation (<strong>de</strong>s souvenirs), la question <strong>de</strong> son infinie<br />

puissance, n’est pas réflexion psychologique. La SpF n’est<br />

pas du côté <strong>de</strong> l’intériorité, du contenu <strong>de</strong> la mémoire, pas<br />

plus qu’elle ne s’intéresse en fin <strong>de</strong> compte à la con<strong>science</strong> et<br />

au moi. C’est à même la surface du <strong>de</strong>hors qu’elle bricole le<br />

mouvement <strong>de</strong> conversion topologique où états internes et<br />

états externes exhibent leur correspondance leur résonance,<br />

leur harmonie leur dysharmonie.<br />

Et la mémoire est la membrane qui, sur les mo<strong>de</strong>s les<br />

plus divers (continuité, discontinuité, enveloppement…) fait<br />

correspondre les nappes <strong>de</strong> passé et les couches <strong>de</strong> réalité,<br />

les unes émanant d’un <strong>de</strong>dans toujours déjà là, les autres<br />

advenant d’un <strong>de</strong>hors toujours à venir, toutes <strong>de</strong>ux rongeant<br />

le présent qui n’est plus que leur rencontre ». 1<br />

1 G. DELEUZE, Cinéma 2, L’Image-temps, Editions <strong>de</strong> Minuit, Paris 1985<br />

93


Pour suivre Boris Eizykman et Jean-François Lyotard,<br />

la SpF tente <strong>de</strong> faire passer, par ses écritures, le désir sous<br />

le temps, désir qui s ‘en saisit et lui confère les particularités<br />

du temps inconscient ; l’idée même <strong>de</strong> la machine temporelle<br />

oblige à présumer la co-présence virtuelle <strong>de</strong> tous les<br />

instants ordonnés et successifs pour le préconscient…. Mais<br />

cela va plus loin; <strong>de</strong> support <strong>de</strong> déliaison, le temps, à travers<br />

ses transgressions, ses dispersions, triture jusqu’à<br />

l’impossible objet <strong>de</strong>s hypothèses les plus déroutantes… 1<br />

SpF et principe d’incertitu<strong>de</strong><br />

Elle se donne aussi comme lieu où la perception est<br />

posée comme « principe d’incertitu<strong>de</strong> ». Le lieu où elle se<br />

mesure au chaos et passe <strong>de</strong>s alliances plus ou moins<br />

audacieuses avec lui.<br />

Le lieu où elle tente <strong>de</strong> prendre sur elle la question du<br />

hasard. Il faut remarquer au passage que c’est dans le<br />

domaine <strong>de</strong>s <strong>de</strong>venirs biotechniques qu’elle a le plus <strong>de</strong> mal à<br />

quitter l’univers <strong>de</strong>s essences et à explorer l’au-<strong>de</strong>là d’une<br />

conception fondamentalement probabiliste du vivant. Mais<br />

quoi <strong>de</strong> plus normal lorsque l’on sait l’enracinement <strong>de</strong> la<br />

génétique et <strong>de</strong> la biologie moléculaire dans la tradition<br />

essentialiste.<br />

1 B. EIZYKMAN, Science-Fiction et Capitalisme, Edition repères Mame, Paris 1973.<br />

94


En radicalisant donc la variation immanente et continue,<br />

dont la perception est l’expression et l’exprimé, elle ne cesse<br />

<strong>de</strong> se poser la question <strong>de</strong> ce que peut un cerveau-corps, sous<br />

<strong>de</strong>s conditions biotechniques variables et sous <strong>de</strong>s<br />

pathologies diverses. Tel semble être un <strong>de</strong> ses tourments,<br />

un <strong>de</strong> ses moteurs. Entre mutants et <strong>de</strong>venirs<br />

nanotechnologiques, entre psychopouvoirs et neuro<strong>science</strong>s<br />

en délire.<br />

Pour suivre Deleuze, e cerveau, (le cerveau-mon<strong>de</strong>, c’est<br />

nous qui ajoutons) notre problème, notre maladie, notre<br />

passion, plutôt que notre maîtrise, notre solution, ou<br />

décision. 1<br />

Déjà Bergson, comme le note B. Eizykman, s’interrogeait<br />

dans L’énergie spirituelle 2 : je me suis <strong>de</strong>mandé quelquefois<br />

1<br />

G. DELEUZE, Cinéma 2, L’Image-Temps, Edition <strong>de</strong> Minuit, 1985<br />

2<br />

H.BERGSON, L’énergie spirituelle, 1919, PUF, Paris 1967. Disponible en ligne.<br />

Et plus loin « Ainsi se serait fondée, ainsi se serait développée la <strong>science</strong> <strong>de</strong> l'activité<br />

spirituelle. Mais lorsque, suivant <strong>de</strong> haut en bas les manifestations <strong>de</strong> l'esprit,<br />

traversant la vie et la matière vivante, elle fût arrivée, <strong>de</strong> <strong>de</strong>gré en <strong>de</strong>gré, à la matière<br />

inerte, la <strong>science</strong> se serait arrêtée brusquement, surprise et désorientée. Elle aurait<br />

essayé d'appliquer à ce nouvel objet ses métho<strong>de</strong>s habituelles, et elle n'aurait eu sur lui<br />

aucune prise, pas plus que les procédés <strong>de</strong> calcul et <strong>de</strong> mesure n'ont <strong>de</strong> prise<br />

aujourd'hui sur les choses <strong>de</strong> l'esprit. C'est la matière, et non plus l'esprit, qui eût été le<br />

royaume du mystère. Je suppose alors que dans un pays inconnu - en Amérique par<br />

exemple, mais dans une Amérique non encore découverte par l'Europe et décidée à ne<br />

pas entrer en relations avec nous - se fût développée une <strong>science</strong> i<strong>de</strong>ntique à notre<br />

<strong>science</strong> actuelle, avec toutes ses applications mécaniques. Il aurait pu arriver <strong>de</strong> temps<br />

en temps à <strong>de</strong>s pêcheurs, s'aventurant au large <strong>de</strong>s côtes d'Irlan<strong>de</strong> ou <strong>de</strong> Bretagne,<br />

d'apercevoir au loin, à l'horizon, un navire américain filant à toute vitesse contre le<br />

vent - ce que nous appelons un bateau à vapeur. Ils seraient venus raconter ce qu'ils<br />

avaient vu. <strong>Les</strong> aurait-on crus ? Probablement non. On se serait d'autant plus méfié<br />

d'eux qu'on eût été plus savant, plus pénétré d'une <strong>science</strong> qui, purement<br />

95


ce qui se serait passé si la <strong>science</strong> mo<strong>de</strong>rne, au lieu <strong>de</strong> partir<br />

<strong>de</strong>s mathématiques pour s'orienter dans la direction <strong>de</strong> la<br />

mécanique, <strong>de</strong> l'astronomie, <strong>de</strong> la physique et <strong>de</strong> la chimie,<br />

au lieu <strong>de</strong> faire converger tous ses efforts sur l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

matière, avait débuté par la considération <strong>de</strong> l'esprit - si<br />

Kepler, Galilée, Newton, par exemple, avaient été <strong>de</strong>s<br />

psychologues. Nous aurions certainement eu une psychologie<br />

dont nous ne pouvons nous faire aucune idée aujourd'hui -<br />

pas plus qu'on n'eût pu, avant Galilée, imaginer ce que serait<br />

notre physique : cette psychologie eût probablement été à<br />

notre psychologie actuelle ce que notre physique est à celle<br />

d'Aristote. Étrangère à toute idée mécanistique, la <strong>science</strong><br />

eût alors retenu avec empressement, au lieu <strong>de</strong> les écarter a<br />

priori, <strong>de</strong>s phénomènes comme ceux que vous étudiez : peutêtre<br />

la « recherche psychique » eût-elle figuré parmi ses<br />

principales préoccupations.<br />

SpF et « voyants »<br />

Au début <strong>de</strong>s années 70, dans un livre fameux <strong>de</strong><br />

<strong>speculative</strong> <strong>fiction</strong>, John Brunner dans Stand on Zanzibar,<br />

psychologique, eût été orientée en sens inverse <strong>de</strong> la physique et <strong>de</strong> la mécanique. Et<br />

il aurait fallu alors que se constituât une société comme la vôtre - mais, cette fois, une<br />

Société <strong>de</strong> Recherche physique - laquelle eût fait comparaître les témoins, contrôlé et<br />

critiqué leurs récits, établi l'authenticité <strong>de</strong> ces « apparitions » <strong>de</strong> bateaux à vapeur.<br />

Toutefois, ne disposant pour le moment que <strong>de</strong> cette métho<strong>de</strong> historique ou critique,<br />

elle n'eût pu vaincre le scepticisme <strong>de</strong> ceux qui l'auraient mise en <strong>de</strong>meure -<br />

puisqu'elle croyait à l'existence <strong>de</strong> ces bateaux miraculeux - d'en construire un et <strong>de</strong> le<br />

faire marcher ».<br />

96


proposait une vision particulièrement saisissante <strong>de</strong>s<br />

processus <strong>de</strong> mondialisation, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>venirs biopolitiques, <strong>de</strong>s<br />

transformations <strong>de</strong>s machines <strong>de</strong> guerre, <strong>de</strong>s urbanismes,<br />

<strong>de</strong>s milieux neo-naturels, processus participant <strong>de</strong> nouveaux<br />

mo<strong>de</strong>s d’auto-constitution ontologiques <strong>de</strong>s sujets. Sa vision<br />

portait sur la co-existence <strong>de</strong>s divers habitats et niches<br />

écologiques, sur la co-existence <strong>de</strong>s sociétés d’abondance et<br />

<strong>de</strong>s sociétés <strong>de</strong> pauvreté, sur la co-existence <strong>de</strong> <strong>de</strong>venirs<br />

biotechniques très différenciés et ce dans un mon<strong>de</strong> fini du<br />

point <strong>de</strong> vue extensif, mais sans d’autre focus, que celui-ci :<br />

la volonté d’en avoir un. De son côté P.K. Dick étendait ses<br />

visions au long cours <strong>de</strong>s vertiges <strong>de</strong> la perception, mais<br />

aussi au long cours <strong>de</strong>s vertiges <strong>de</strong>s sociétés <strong>de</strong> contrôle, <strong>de</strong><br />

la simulation, <strong>de</strong>s abîmes <strong>de</strong> l’indifférenciation.<br />

Il conviendrait <strong>de</strong> s’interroger là encore, sur les divers<br />

dispositifs d’écriture convoqués par les « voyants » que nous<br />

évoquions tout à l’heure, et qui créent les narrations, les<br />

nouveaux régimes <strong>de</strong> signes et les cartes qui permettent<br />

d’établir les connections avec les tendances qui viennent au<strong>de</strong>vant<br />

<strong>de</strong> nous, nous permettons <strong>de</strong> sentir ce qui advient et<br />

va faire basculer les choses, les évènements… À l’aune <strong>de</strong> ce<br />

que l’on ne connaît pas encore. <strong>Les</strong> voyants, les<br />

« <strong>de</strong>venants », ceux qui parlent barbare sur les agoras et<br />

frôlent, touchent les affects et les percepts, les<br />

morphogenèses encore dans les limbes <strong>de</strong> la perception.<br />

97


La SpF produit <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> cela, <strong>de</strong> ces écritures qui<br />

<strong>de</strong>ssinent <strong>de</strong>s cartes, parfois grossières, parfois fines, et qui<br />

indiquent qu’un <strong>de</strong>venir est en cours, qui a un avenir et que<br />

l’on ne perçoit qu’à peine. Elle alimente la marmite <strong>de</strong>s<br />

mon<strong>de</strong>s possibles Il n’est guère étonnant qu’elle nous vienne<br />

massivement du dispositif impérial américain. Comme l’écrit<br />

F. Nef, à propos d’une partie <strong>de</strong> la philosophie américaine<br />

actuelle, « cette idée <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s possibles a été développé<br />

(aux Etats-Unis) par le plus grand philosophe systématique<br />

<strong>de</strong>puis Leibniz : David Lewis. 1 Il est l’auteur d’un livre<br />

magistral sur la pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s. Dans cet ouvrage, il<br />

va beaucoup plus loin que tous ces prédécesseurs quant à<br />

l’existence <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s possibles. Pour Leibniz, les mon<strong>de</strong>s<br />

possibles, celui dans lequel vous ratez votre métro ou celui<br />

dans lequel Hitler a préféré se consacrer à la peinture<br />

plutôt qu’à la politique, n’existent que dans l’enten<strong>de</strong>ment <strong>de</strong><br />

Dieu. Dieu n’a fait exister que le meilleur d’entre eux- ce qui<br />

explique que nous vivions dans le meilleur <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s<br />

possibles. Et que nous ne <strong>de</strong>vons pas accuser Dieu du mal<br />

sur terre. Mais pour Lewis qui est athée, il y a un nombre<br />

infini <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>s possibles existants. La seule différence,<br />

c’est que le nôtre est actuel. Nous n’avons aucun accès aux<br />

autres mon<strong>de</strong>s ; chacun est actuel pour lui-même. Notre<br />

mon<strong>de</strong> n’est plus absolu. L’actualité est relative ».<br />

1 D. LEWIS, De la pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s, Edition <strong>de</strong> l’Eclat, 2007, On the Plurality of Worlds<br />

(1986).<br />

98


La SpF résonne avec cela. La littérature et le cinéma<br />

US sont hantés par la question <strong>de</strong> savoir si ces univers sont<br />

étanches ou pas. Et les processus d’individuation psychique<br />

et collective viennent avec force, s’alimenter aux énergies<br />

associées au « Possible », à son désir.<br />

Elle produit donc <strong>de</strong>s narrations aux frontières <strong>de</strong>s<br />

anthropologies avec leurs problèmes associés. Elle est une<br />

machine spéculative et perceptive dédiée au déploiement <strong>de</strong><br />

nouvelles écritures, qui tente <strong>de</strong> définir <strong>de</strong>s nouvelles zones<br />

<strong>de</strong> voisinage entre <strong>de</strong>s blocs conceptuels, <strong>de</strong>s blocs<br />

perceptuels… (Philosophie et Anthropologie Fiction), zones<br />

où les économies libidinales viennent se ressourcer, et les<br />

halos perceptifs prendre forme.<br />

Machine spéculative contre les anti-utopies, pour <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>venirs minoritaires sur les bordures d’un agencement <strong>de</strong><br />

littérature « dite mineure’ . Peut-être. En tout cas, une<br />

machine qui cherche à creuser <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> fuite, détachées<br />

pour partie <strong>de</strong> la prégnance <strong>de</strong>s territoires hérités et actuels,<br />

et ce dans les entre-<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s écritures <strong>de</strong> la « <strong>science</strong> <strong>de</strong>s<br />

instabilités », <strong>de</strong>s morphogenèses et <strong>de</strong>s saintes écritures.<br />

Machine spéculative qui tente d’aller au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />

« <strong>science</strong>s-<strong>fiction</strong>s réduplicatives », <strong>de</strong>s « anti-utopies<br />

réduplicatives ». 1 C’est-à-dire, encore une fois, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong><br />

cette <strong>science</strong> <strong>fiction</strong> comme exercice convenu sur <strong>de</strong>s<br />

1 B. EIZYKMAN, Science-Fiction et Capitalisme, Edition Repères Mame, Paris, 1973<br />

99


possibles latéraux, qui finit toujours par s’écraser en<br />

futurologie. Ramenant vers les formes métastables du<br />

pouvoir, vers une sorte <strong>de</strong> Scholastique <strong>de</strong>s problèmes et qui<br />

répèterait <strong>de</strong> façon stérile le discours <strong>de</strong>s essences où le<br />

« plein » serait l’enjeu, le « sens » la cible, la « présence » la<br />

limite et où <strong>de</strong> la <strong>science</strong> intensive (Deleuze, <strong>de</strong> Landa) 1<br />

porterait toujours, en fin <strong>de</strong> compte, une exigence <strong>de</strong> vérité.<br />

Et nous avons tendance à penser que l’exigence <strong>de</strong><br />

vérité <strong>de</strong> la SpF est nulle.<br />

Ce qui parle et s’écrit en elle est d’une autre nature :<br />

raisons et déraisons <strong>de</strong>s intensités, instabilités <strong>de</strong>s socles<br />

anthropotechniques, cérébralités expérimentales.<br />

Et quand elle s’avance, têtue, réduplicative et<br />

vulgarisatrice, quand elle s’affirme comme relais et<br />

pédagogie vrais <strong>de</strong> la <strong>science</strong>, elle tend à s’effondrer, écriturelangue<br />

soumise à la position <strong>de</strong> désir <strong>de</strong> la <strong>science</strong>, comme<br />

maîtrise.<br />

Pourtant, dans sa plus gran<strong>de</strong> audace, la SpF <strong>de</strong>vient<br />

effraction à partir <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong>s tensions et <strong>de</strong>s dissensus<br />

qui naissent au milieu <strong>de</strong>s va-et-vient entre les écritures plus<br />

ou moins subtiles et savantes <strong>de</strong>s passions, <strong>de</strong>s affects et <strong>de</strong>s<br />

percepts, <strong>de</strong>s tremblements anthropo-bio-techniques, (comme<br />

incomplétu<strong>de</strong> en procès <strong>de</strong> production et processualités<br />

1<br />

M. De LANDA, Intensive Science and Virtual Philosophy, Continuum International<br />

Publishing Group, 2002<br />

G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille Plateaux, <strong>Les</strong> Editions <strong>de</strong> Minuit, Paris, 1980<br />

100


vertigineuses), et, nous l’avons déjà dit, les saintes écritures.<br />

1<br />

C’est pour cela que cette « littérature mineure» au sens<br />

<strong>de</strong> Deleuze - Guattari, 2 nous intéresse, comme incarnation<br />

d’une philosophie <strong>fiction</strong>. D’autant plus qu’elle est entrée en<br />

résonance avec la nouvelle plasticité <strong>de</strong> la matière<br />

numérique, sous toutes ses formes, toutes ces hypertextures.<br />

Elle tente d’habiter les <strong>de</strong>venirs <strong>de</strong> ces hypertextualités,<br />

infiniment fractales et trouées comme territoires <strong>de</strong><br />

créations où la dissolution <strong>de</strong>s perceptions est un horizon<br />

partout présent. Elle a trouvé là un espace-temps, sorte <strong>de</strong><br />

lieu prophétique où pourrait s’épanouir la réversibilité forme<br />

- contenu, comme finalité sans fin <strong>de</strong>s écritures. C’est ce qu’a<br />

bien relevé, parmi d’autres, N. Katherine Hayles dans<br />

plusieurs <strong>de</strong> ses travaux. 3<br />

Certes, nous pensons le savoir, les textes sont toujours<br />

<strong>de</strong>s machines labyrinthiques, à n dimensions, qui ne cessent<br />

<strong>de</strong> créer les conditions <strong>de</strong> leur propre démantèlement, qui ne<br />

cessent d’ouvrir vers un nombre indéfini <strong>de</strong> trouées, <strong>de</strong><br />

1<br />

Il faudrait retourner la question <strong>de</strong> la SpF à partir <strong>de</strong>s religions, religions comme fantômes<br />

hyperactifs à l’intérieur <strong>de</strong> sa machine spéculative. Son champ étant selon moi, sans cesse<br />

traversé, labouré, en permanence par les spectres, les fantômes <strong>de</strong>s transcendances, par les<br />

héros <strong>de</strong>s auto-transcendances et les entrelacements, les accouplements plus ou moins<br />

monstrueux, <strong>de</strong> la Science et <strong>de</strong> la Religion. Quand leurs raisons insomniaques s’affrontent et<br />

se déchirent, meilleures ennemies.<br />

2<br />

G. DELEUZE, F. GUAZTTARI : Kafka, Pour une littérature mineure, <strong>Les</strong> éditions <strong>de</strong><br />

minuit, Paris, 1975<br />

3<br />

N. K. HAYLES, Chaos Bound : or<strong>de</strong>rly disor<strong>de</strong>r in contemporary literature and Science,<br />

Cornell University Press, 1990<br />

101


percées, <strong>de</strong> connections, <strong>de</strong> chemins virtuels dont seulement<br />

quelques-uns s’actualiseront.<br />

<strong>Les</strong> textes ne sont jamais blocs <strong>de</strong>nses et pleins, ils sont<br />

comme le cube <strong>de</strong> Menger, territoires à la superficie<br />

potentiellement infinie et siège d’incessant processus <strong>de</strong><br />

déterritorialisation - reterritorialisation, territoires ouverts<br />

sur le hors champ <strong>de</strong> nos mo<strong>de</strong>s perceptifs. Ils sont<br />

architectures différAntielles, hypercomplexes créant les<br />

conditions matérielles et idéelles (psychiques) d’une tension<br />

permanente au milieu <strong>de</strong>s coupures, <strong>de</strong>s limites, <strong>de</strong>s zones<br />

frontières, <strong>de</strong>s trous et <strong>de</strong>s vi<strong>de</strong>s.<br />

La SpF serait alors une sorte d’écriture qui tenterait <strong>de</strong><br />

conduire vers ce que François Laruelle (que j’utilise ici mal)<br />

appelle une « solitu<strong>de</strong> élementale » symbolisée par l’espace et<br />

le temps, mais dans laquelle l’homme « n’est pas<br />

seulement », mais « dont il est plutôt pris, comme la<br />

substance du vi<strong>de</strong> ». 1<br />

1 F. LARUELLE, « Alien sans aliénation, programme pour une philo-<strong>fiction</strong> », in Philosophie<br />

et Science Fiction. Edition Vrin, Paris 2000<br />

102


SpF, Philosophie, Religion : Guerres<br />

On voit donc se <strong>de</strong>ssiner une étrange danse, une étrange<br />

lutte entre la SpF et ses principales rivales - partenaires : la<br />

<strong>science</strong>, la philosophie, la religion.<br />

Deux textes brefs suffiront peut-être à exprimer <strong>de</strong><br />

manière partielle mais suffisante, les tensions entre elles. Le<br />

premier est <strong>de</strong> G. Deleuze, le second <strong>de</strong> M.G . Dantec.<br />

Un livre <strong>de</strong> philosophie doit être pour une part une<br />

espèce très particulière <strong>de</strong> roman policier, pour une autre<br />

part une sorte <strong>de</strong> <strong>science</strong> <strong>fiction</strong>. (…)<br />

Science <strong>fiction</strong>, encore, en un autre sens, où les<br />

faiblesses s’accusent. Comment faire pour écrire autrement<br />

que sur ce qu’on ne sait pas, ou ce qu’on sait mal ? C’est là<strong>de</strong>ssus<br />

nécessairement qu’on imagine avoir quelque chose à<br />

dire. On n’écrit qu’à la pointe <strong>de</strong> son savoir, à cette pointe<br />

extrême qui sépare notre savoir et notre ignorance, et qui<br />

fait passer l’un dans l’autre. C’est seulement <strong>de</strong> cette façon<br />

qu’on est déterminé à écrire. Combler l’ignorance, c’est<br />

remettre l’écriture à <strong>de</strong>main, ou plutôt la rendre impossible.<br />

Peut-être y a-t-il là un rapport <strong>de</strong> l’écriture encore plus<br />

menaçant que celui qu’elle est dite entretenir avec la mort,<br />

avec le silence. Nous avons donc parlé <strong>de</strong> <strong>science</strong>, d’une<br />

103


manière dont nous sentons bien, malheureusement, qu’elle<br />

n’était pas scientifique. 1<br />

Le second : La <strong>science</strong>-<strong>fiction</strong> non en tant que « genre »<br />

micro spécialisé, mais comme littérature transgénique,<br />

comme acte-pensée-écriture trans<strong>fiction</strong>nelle, a non<br />

seulement produit la <strong>science</strong>-<strong>fiction</strong> du futur (celle <strong>de</strong> notre<br />

actuel présent)., mais en gran<strong>de</strong> partie le présent tel qu’il<br />

s’est développé dans les métastases imaginaires-réelles,<br />

voire virtuelles <strong>de</strong>s sociétés <strong>de</strong> l’an 2000, et elle s’avère<br />

aujourd’hui la seule littérature générale <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, au cas<br />

où elle ne le serait pas <strong>de</strong>venue aujourd’hui. Science <strong>de</strong> la<br />

<strong>fiction</strong> tout autant que <strong>fiction</strong> <strong>de</strong> la <strong>science</strong>, notre art consiste<br />

à naviguer par-<strong>de</strong>là les limites métaphysiques <strong>de</strong>s petits<br />

zumains et à tenter <strong>de</strong> leur ramener quelques petits<br />

messages que nous aurons su plus ou moins décrypter, mais<br />

qui ne susciteront sans doute guère d’intérêt chez nos<br />

contemporains.<br />

Mais notre art, notre alchimie, consiste aussi à produire<br />

ce futur, à en actualiser certains abîmes, à inverser la<br />

tendance, ou à la propager encore plus vite, à oser faire se<br />

collisionner, dans nos accélérateurs <strong>de</strong> particules,<br />

philosophie et investigation criminelle, espionnage et<br />

cybernétique, biotechnologie et métaphysique, économie<br />

politique critique et littérature expérimentale, thriller aux<br />

découpages cinématographiques et cinétiques machinales<br />

1 G. DELEUZE, Différence et Répétition, PUF, 1968<br />

104


terrifiantes et narrations mutantes et <strong>fiction</strong>s transgéniques,<br />

bref nous nous instituons en Laboratoire <strong>de</strong> catastrophe<br />

générale, en anneau d’accélération <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> et <strong>de</strong> ses<br />

mutations, en Kubergnésis secrète et toujours largement non<br />

décryptée, mais que nos séquenceurs nocturnes déco<strong>de</strong>nt<br />

chaque jour un peu plus . 1<br />

1<br />

M.G. Dantec, Laboratoire <strong>de</strong> catastrophe générale, le théâtre <strong>de</strong>s opérations, 2000-2001,<br />

Editions Gallimard, Paris, 2001<br />

105


106


Le conte. Problématique définitoire.<br />

Kamel ABDOU<br />

Université Mentouri Constantine.<br />

Labo. SLADD<br />

Même si l’usage qui en est fait, autant comme<br />

production que comme objet d’étu<strong>de</strong> l’occulte très souvent,<br />

force est <strong>de</strong> constater qu’une indétermination objective <strong>de</strong> ce<br />

type <strong>de</strong> production discursive est patente, et mérite que l’on<br />

s’y arrête.<br />

La pluralité <strong>de</strong> termes le désignant -Texte ? Texte<br />

spécifique ? Histoire ? Récit ?- autant que les définitions<br />

données dans la catégorie « conte », dont on a « dénombré<br />

plus <strong>de</strong> soixante » 1 justifieraient amplement le<br />

questionnement.<br />

Ce « déficit » définitoire se manifeste d’ailleurs dans le<br />

nombre <strong>de</strong> qualifiants qu’on lui adjoint pour le<br />

qualifier (contes merveilleux, contes <strong>de</strong> fées, contes<br />

fantastiques, contes populaires, contes facétieux, contes <strong>de</strong><br />

donnes femmes, contes initiatiques… ) mais aussi dans le<br />

constat que jusqu’aux travaux menées par les folkloristes ,la<br />

question <strong>de</strong> sa nature formelle ne s’est pas posée. Intrigués<br />

1 Paul Zumthor. Introduction à la poésie orale.Paris. Seuil. 1989<br />

107


par « l’inlassable récurrence » 1 et la similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s motifs,<br />

<strong>de</strong>ux pistes étaient empruntées pour l’i<strong>de</strong>ntifier : celle qui va<br />

tente <strong>de</strong> retrouver le conte premier, la matrice originelle, et<br />

celle qui va procé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s classifications, et établir <strong>de</strong>s<br />

taxinomies.<br />

La quête <strong>de</strong> l’origine matricielle<br />

En effet, retrouver le conte matrice aurait expliqué les<br />

ressemblances et, la fois, la ressemblance <strong>de</strong>s motifs par<br />

l’essaimage en versions, variantes… Ainsi, Joseph Bédier2, supposant une origine commune aux contes, une « fleurmère<br />

» dont le « pollen » -les variantes- « en myria<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

molécules, flotte dans l’air », va se proposer, en élagant les<br />

éléments « accessoires » du conte, <strong>de</strong> retrouver la réalisation<br />

minimale du conte, sa « forme organique » qu’il va<br />

représenter par la lettre Ω, et désigner par a, b, c, d…..les<br />

« éléments accessoires ».<br />

Aarne et Thompson, auteur du fameux Types of folktales<br />

n’avaient pas d’autre objectif, <strong>de</strong>rrière cette vaste opération<br />

<strong>de</strong> classification et <strong>de</strong> codification que <strong>de</strong> retrouver « La<br />

forme primordiales », « L’Urform. » 3<br />

Et c’est ce même souci qui anime la recherche <strong>de</strong><br />

l’origine <strong>de</strong>s « Mille et une nuits » dont la matrice serait un<br />

1 Joseph Courtes. Poétique du conte populaire. Paris . Puf. 1986.<br />

2 Joseph Bédier. <strong>Les</strong> fabliaux. In Clau<strong>de</strong> Brémond… ;<br />

3 Mircéa Elia<strong>de</strong>. Aspects du mythe. Paris. Gallimard. 1963<br />

108


conte, L’homme au visage lumineux, d’un pantachantra<br />

indien et qui justifie la proposition <strong>de</strong> patrice Coussonet <strong>de</strong><br />

retrouver le texte originel en datant les versions à partir <strong>de</strong><br />

données inscrites dans le récit « noms <strong>de</strong> lieux, <strong>de</strong> personnages,<br />

titres, institutions…. .1<br />

L’impasse<br />

Démarches bien évi<strong>de</strong>mment condamnée à l’impasse,<br />

faute <strong>de</strong> détermination <strong>de</strong> l’objet d’étu<strong>de</strong> mais aussi parce<br />

que dans la plupart <strong>de</strong>s cas<br />

« L’urform n’était qu’une <strong>de</strong>s multiples préformes et ne jouit<br />

que d’une existence hypothétique » 2<br />

,<br />

et que par ailleurs « il n’y a pas <strong>de</strong> récit primitif, qu’aucun récit<br />

n’est naturel » 3.Impasse<br />

aussi parce que ce qu’écrit Lévi<br />

Strauss pour le mythe est valable pour le conte :<br />

« Il n’y a pas <strong>de</strong> version vraie(…)le mythe se compose <strong>de</strong><br />

toutes ses variantes. » 4<br />

Impasse aussi et surtout parce que la bonne question n’a<br />

pas été posée :<br />

1 Patrice Coussonet. Pensée mythique, idéologie et aspirations sociales dans un<br />

conte <strong>de</strong>s mille et une nuit. Le récit d’Ali du Caire.. Annales islamologiques..Cahier<br />

n°13. 1989.<br />

2 Mircéa Elia<strong>de</strong>. <strong>Les</strong> mythes et les contes <strong>de</strong> fees. In Aspects du mythe. Paris.<br />

Gallimard . 1963<br />

3 Tzvetztan Todorov Poétique <strong>de</strong> la prose. Paris. Seuil. 1980.<br />

4 Clau<strong>de</strong> Lévi Stauss. Anthropologie structurale. Paris. Plon. 1974.<br />

109


« Avant d’éluci<strong>de</strong>r la question <strong>de</strong> l’origine du conte, il est<br />

évi<strong>de</strong>nt qu’il faut savoir ce qu’est le conte. »1<br />

L’appropriation épistémologique<br />

Ce flou définitoire autant que la nature mouvante <strong>de</strong> son<br />

matériau constitutif vont faire que beaucoup <strong>de</strong> disciplines<br />

vont tenter <strong>de</strong> le définir en fonction <strong>de</strong> critères propres à<br />

leurs champs <strong>de</strong> recherches, pour pouvoir légitimer sa<br />

réification en objet d’étu<strong>de</strong>.<br />

Ainsi pour Arkoun, islamologue, « le merveilleux (du<br />

conte) est la manifestation d’une raison supérieure,<br />

transcendantale. » 2 , tandis que pour Henri Basset<br />

ethnologue, « les contes sont (…) que narrent surtout les<br />

aïlleules, et qui ont pour auditeurs les enfants. Ce sont les<br />

contes <strong>de</strong> la veillée, les Hausmärchen(contes <strong>de</strong> la maison)<br />

parce qu’on les écoute au coin du feu, au cours <strong>de</strong>s longues<br />

soirées d’hiver » 3<br />

Mireille Pirotas, auteur d’une thèse sur les contes, affirme<br />

1<br />

Vladimir Propp. Morphologie du conte. Paris. Seuil. 1973.C’est nous qui<br />

soulignons.<br />

2<br />

In Patrice Coussonet. Op. cit.<br />

3<br />

Henri Basset. Essai sur la littérature orale <strong>de</strong>s Berbères. Alger. Carbonel. 1920.<br />

110


que « les contes sont <strong>de</strong>s documents historiques » 1<br />

Freud et la psychanalyse les contes sont<br />

« <strong>Les</strong> reliquats déformés <strong>de</strong> fantasmes <strong>de</strong> désirs <strong>de</strong> nations<br />

2<br />

entières, les rêves séculaires <strong>de</strong> la jeune humanité. »<br />

Conte et mythe<br />

111<br />

. Pour<br />

Le rapport du conte au mythe, très complexe, fait que<br />

pour Clau<strong>de</strong> Calame<br />

« Il est à peu près impossible <strong>de</strong> tracer une ligne <strong>de</strong><br />

démarcation entre les <strong>de</strong>ux genres. (…) Toute tentative d’une<br />

définition contrastive entre conte et mythe serait (…) pure<br />

illusion. (…) Le récit est parfois si poussé que tel conte finit par<br />

se métamorphoser en un autre conte ou(…) <strong>de</strong>venir ce que le<br />

sens commun appellerait un mythe» 3<br />

.<br />

Pour les frères Grimm, le conte aurait conservé du<br />

mythe « <strong>de</strong>s fragments, <strong>de</strong>s débris sous formes elliptiques. »<br />

et pour Albert Wesselsky « Le conte est l’enfant du mythe,<br />

mais engendré par lui au moment où il meurt, ou après sa<br />

mort. » 4 . Pour Wlhem Wundt, par contre, le conte « précè<strong>de</strong><br />

le mythe, l’annonce et l’anticipe. » et pour Berna<strong>de</strong>tte<br />

Bricout, « ils fonctionnent l’un par rapport à l’autre comme<br />

un palimpseste. » 5<br />

1<br />

Mireille Pirotas. L’image féminine dans les contes d’initiation Français, Allemands,<br />

et Russes. Thèse N.R.1991<br />

2<br />

Sigmund Freud. Essai <strong>de</strong> psychanalyse appliquée. In Jean-Bellemin Noël. <strong>Les</strong><br />

contes <strong>de</strong> fées et leurs fantasmes. Puf. 1983.<br />

3<br />

Clau<strong>de</strong> Calame. Le récit en Grèce ancienne. Lausanne. Belin. 1996.<br />

4<br />

Berna<strong>de</strong>tte Bricout. Conte et mythe. In Conte oral et i<strong>de</strong>ntité sociale. Rhône-Alpes<br />

éditeur.1988.<br />

5 Id.


Conte et rite.<br />

Pour Harrisson et Mircéa Elia<strong>de</strong> les contes seraient les<br />

dits accompagnant les rituels, « le logoménon du rite » pour<br />

l’un, « <strong>Les</strong> commentaires ou les illustrations d’un rituel »<br />

pour l’autre. 1<br />

Pour Propp aussi d’ailleurs, les contes sont « Le<br />

souvenir <strong>de</strong>s rites d’initiation totémiques » 2<br />

Chaque discours investigateur s’arrange pour interroger<br />

le conte selon ses propres présupposés théoriques.<br />

L’analyse fonctionnelle.<br />

Il faudra donc attendre que Propp et les formalistes, les<br />

narratologues et les sémioticiens pour que le conte soit<br />

investit e tant qu’objet d’étu<strong>de</strong> dont la nature va être<br />

déterminée <strong>de</strong> manière objective par sa forme, sa structure<br />

langagière.<br />

C’est l’agencement <strong>de</strong> l’élément constitutif <strong>de</strong> base, la<br />

fonction, sur l’axe syntagmatique qui va être définitoire du<br />

conte. « <strong>Les</strong> contes qui relèvent d’une telle composition sont<br />

appelés merveilleux » écrira Propp. 3 « Tous les contes<br />

1<br />

J.E. Harrisson.in Clau<strong>de</strong> Calame. Op.Cit.<br />

2<br />

Mircéa Elia<strong>de</strong>. Op.Cit.<br />

3<br />

V. Propp. <strong>Les</strong> racines historiques <strong>de</strong>s contes merveilleux. Paris. Gallimard. 1987.<br />

112


merveilleux appartiennent au même type en ce qui concerne<br />

leur structure. » 1<br />

Au lieu <strong>de</strong> comparer les « sujets » et les « types », les<br />

chercheurs vont comparer les réseaux <strong>de</strong> relations formelles<br />

sous-jacents, qui permettent, sous dufférentes formes<br />

sémiotiques, la génération du « récit ». A titre d’exemple,<br />

Joseph Courtès remarque qu’au seul « Méfait » « Ne<br />

correspon<strong>de</strong>nt pas moins <strong>de</strong> dix-neuf manifestations ou<br />

expressions figuratives différentes. » 2<br />

<strong>Les</strong> analyses, focalisées maintenant sur les constituants<br />

du récit et leurs rapports, toujours sur l’axe syntagmatique,<br />

vont continuer Propp en une grammaire du récit, avec<br />

Greimas, Brémond, Genette, Todorov, Barthes,…mais aussi<br />

Lévi Strauss… avec <strong>de</strong>s concepts opératoires <strong>de</strong> lus en plus<br />

objectifs et fiables quant à la définition et au<br />

fonctionnement du récit.<br />

Le récit : une forme générique<br />

Ces éléments, non exhaustifs et n’étant pas l’objet<br />

spécifique <strong>de</strong> notre propos, illustrent bien le fait qu’il Il est<br />

loisible <strong>de</strong> constater que jusque là, y compris quand il se<br />

trouve au confluent <strong>de</strong> champs <strong>de</strong> recherches et <strong>de</strong><br />

disciplines qui le prennent pour objet d’étu<strong>de</strong>, le conte n’est<br />

pas investit en tant que production langagière spécifique<br />

dont il faut déterminer la nature.<br />

1 Id. C’est nous qui soulignons.<br />

2 Joseph Courtès. Le conte populaire : poétique et mythologie. Puf. 1986<br />

113


Car la recherche qui s’est développée à partir <strong>de</strong>s<br />

travaux <strong>de</strong>s formalistes a vite fait d’assimiler conte et récit ;<br />

et il n’est que <strong>de</strong> revenir sur les diverses citations du présent<br />

article, et même à Propp, pour remarque que dans leurs<br />

discours, les termes récit et conte sont interchangeables,<br />

intégrés « en variation libre » comme diraient les<br />

phonéticiens pour <strong>de</strong>ux phonèmes dont le changement ne<br />

serait pas pertinent.<br />

Récit dont la définition noie le conte dans une vague<br />

sous-catégorie :<br />

« En tant que forme discursive générale, et ses diverses<br />

manifestations particulières que sont le conte, la nouvelle, le<br />

roman, le mythe, la fable, l’épopée pour ne citer que ses<br />

avatars littéraires » 1<br />

Cette perception « englobante » du récit va faire que<br />

même pour les anthropologues, qui investissent le conte en<br />

tant que texte dont les éléments linguistiques peuvent<br />

renvoyer aux paradigmes culturels <strong>de</strong> la communauté qui le<br />

produit, le conte est un récit.<br />

« Le mythe raconte. Le mythe est un récit » 2<br />

Pierre Brunel.<br />

1 J.L. Dumortier et F. Plazanet. Pour lire le récit. Duculot. 1980.<br />

2 Pierre Brunel. Dictionnaire <strong>de</strong>s mythes littéraires. Paris. Ed du Rocher. 1988<br />

114<br />

affirme


Le conte : Une forme subsumée<br />

Et c’est donc en toute « logique » que le « texte » du récit<br />

(ou du conte) vont être investis <strong>de</strong> la même manière, dans la<br />

« clôture » que leur suppose l’analyse structurale. Clôture à<br />

l’intérieur <strong>de</strong> laquelle les relations entre les éléments<br />

constitutifs <strong>de</strong> la structure déterminent l’émergence du sens.<br />

Et dans tous les cas, la prise en charge <strong>de</strong> l’émetteur, du<br />

récepteur et <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> communication est superflue.<br />

La production langagière étudiée (où récit, conte, et mythe<br />

relèvent <strong>de</strong> la même nature) suppose la « communication »<br />

habituelle ente <strong>de</strong>ux « inter-locuteurs » et les équivalences<br />

conteur/ écrivain et lecteur/auditeur sont établies. Le conte<br />

peut donc être étudié et analysé comme un roman ou une<br />

nouvelle.<br />

Sont donc complètement occultés les caractéristiques<br />

principales du conte : son caractère essentiellement oral, son<br />

mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie, <strong>de</strong> transmission et <strong>de</strong> préservation, son mo<strong>de</strong><br />

rapport à l’ethnotexte, instance textuelle et culturelle dont il<br />

dépend.<br />

115


Le conte : éléments définitoires<br />

Or, conter correspond à la structure d’une « aventure<br />

infiniment grave et responsable » 1 caffirme Mircéa Elia<strong>de</strong> à<br />

propos <strong>de</strong>s contes. C‘est un discours, une communication où<br />

« Toute parole ressemble à un jeu d’échecs où les<br />

2<br />

interlocuteurs sont à la fois joueurs et pièces du jeu. »<br />

Et il serait donc ni fécond ni justifié <strong>de</strong> la réduire à un<br />

simple engrenage <strong>de</strong> « mécanismes » enclenchés dans les<br />

formes langagières sur l’axe du déroulement syntagmatique<br />

comme semblent le présupposer les formalistes et les<br />

sémioticiens, en quête d’une schématisation scientifique <strong>de</strong><br />

la « matrice formelle ».<br />

Raconter et écouter, est, au plan psychique un besoin<br />

anthropologique aussi important que la quête <strong>de</strong> la<br />

nourriture. Marylène Poitou, parlant d’une communauté<br />

« primitive », les Boshimans, constate que<br />

1 Mircéa Elia<strong>de</strong>. Le sacré et le profane. Gallimard. 1965<br />

2 Ab<strong>de</strong>lkébir Khatibi. Penser le Maghreb. Rabat. Smer.<br />

116


«Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la chasse, la<br />

cueillette et la quête <strong>de</strong> l’eau, en un mot, la survie dans le<br />

Kalahari, sont loin d’occuper tout leur temps (…) Ils content<br />

indéfiniment <strong>de</strong>s histoires du « temps où les animaux<br />

parlaient. » 1<br />

Jean-Noël Pellen affirme plus nettement encore ce<br />

caractère vital <strong>de</strong> la narration du conte<br />

« Pour expliquer que tant d’hommes se soient plus à entendre<br />

et répéter ces contes, il faut bien formuler l’hypothèse d’une<br />

certaine correspondance entre la structure <strong>de</strong> ceux-ci et notre<br />

univers existentiel. » 2<br />

Même si, dans le care <strong>de</strong> cet article, nous ne pouvons pas<br />

nous étendre davantage sur les interactions et les<br />

significations anthropologiques du contage, nous pouvons<br />

déjà affirmer que <strong>de</strong>s éléments forts, objectifs et vérifiables<br />

peuvent consacrer la nécessaire distinction définitoire du<br />

conte par rapport au récit, et, en même temps se poser en<br />

caractères définitoires.<br />

En plus <strong>de</strong> cet ancrage à l’enjeu anthropologique - et<br />

pour paul Zumthor, il n’y a « Nul doute que la capacité <strong>de</strong><br />

raconter ne soit définitoire du statut antropologique. » 3,<br />

et que<br />

résumerait bien la réponse d’un vieux Dogon à Geneviève<br />

Calame-Giaule<br />

1<br />

Marylène poitou. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>rniers Boshimans. In. Le Point n°891.1989.<br />

2<br />

Jean-Noël Pellen .Conte et i<strong>de</strong>ntité sociale. Rhône-Alpes Editeur. 1988<br />

3<br />

Paul Zumthor. Introduction à la poésie orale. Paris. Seuil. 1983.<br />

117


« Si l’on cessait <strong>de</strong> conter, il n’y aurait plus <strong>de</strong> mariage ni <strong>de</strong><br />

naissance. » 1<br />

,<br />

nous pouvons prendre comme <strong>de</strong>uxième élément :<br />

L’instance énonçante<br />

En effet, écrit Joseph Courtès<br />

« La disposition syntagmatique qui, <strong>de</strong> Propp à Greimas entre<br />

autres, a donné lieu à la mise à our d’une grammaire générale<br />

du récit, ne nous éclaire guère sur le sens profond <strong>de</strong>s mythes<br />

et <strong>de</strong>s contes, sur leur « messages » 2<br />

.<br />

Sans doute parce cette clôture supposée du « texte » nous<br />

coupe <strong>de</strong> l’ethnotexte et ne nous ai<strong>de</strong> pas à<br />

« Repérer les conditions dans lesquelles (…) se forme, et<br />

surtout se module et s’assume le dire. » 3<br />

Ce dire, cet énoncé, modulé et assumé est celui du<br />

discours du conteur. Un personne, un sujet énonciateur qui<br />

ne peut pas être occulté ou gommé, car « un énoncé ne se laisse<br />

pas déchiffrer sans égard à celui qui l’énonce. » 4<br />

1<br />

Geneviève Calame-Giaule. Réflexions sur quelques thèmes <strong>de</strong> cannibalisme.in<br />

Nouvelle revue <strong>de</strong> psychanalyse.1982<br />

2<br />

Joseph Courtès. OP.Cit.<br />

3<br />

J.C. Coquet. In Edgar Weber. Imaginaire arabe et contes érotiques. L’harmattan.<br />

1990<br />

4<br />

G.Genette<br />

118


D’une centralité littéralement stratégique, le (la) conteur<br />

est « cette instance du discours qui se situe au point d’articulation<br />

entre l’extra et l’intra discursif » 1 le point <strong>de</strong> rencontre<br />

d’éléments <strong>de</strong> nature hétérogène : éléments paradigmatiques<br />

extra discursifs (personnalité, culture dans laquelle il baigne<br />

en même temps que son auditoire… » et éléments langagiers<br />

qu’il va produire come énoncé, reprenant et transformant le<br />

mon<strong>de</strong>.<br />

Son importance apparaît davantage quand nous<br />

remarquons que le statut même <strong>de</strong> l’énoncé est déterminé<br />

aussi bien par la performance discursive du sujet, que par<br />

sonthème ou la catégorie formelle dans laquelle elle<br />

s’inscrira. 2<br />

Zumthor signale à ce propos que certaines ethnies du<br />

Burkina Fasso i<strong>de</strong>ntifient et classent conte, proverbe, et<br />

<strong>de</strong>vinette « en sous-classes (d’un ensemble fonctionnel) selon l’âge<br />

le sexe et la fonction sociale <strong>de</strong> celui qui les prononce. » 3<br />

Le texte oral du conte est « suspendu-jusque dans son<br />

inscription- au fil <strong>de</strong> la voix humaine » écrit Bricout4.<br />

Le<br />

couper donc <strong>de</strong> son narrateur –comme le ferait une approche<br />

structurale le confondant avec un récit…-reviendrait à le<br />

couper <strong>de</strong> ce qui lui donne son i<strong>de</strong>ntité : présence, voix,<br />

1<br />

C.Calame. Op.Cit.<br />

2<br />

« L’œuvre orale ne vit comme telle qua dans son contexte situationnel<br />

d’actualisation. »in Duculot. Dictionnaire encyclopédique <strong>de</strong>s <strong>science</strong>s du langage.<br />

3<br />

P.Zumthor.Op.Cit. C’est nous qui soulignons.<br />

4<br />

Berna<strong>de</strong>tte Bricout. Op.Cit.<br />

119


modulations diverses, prosodèmes, gestuelle, silences….qui<br />

peuvent aller jusqu’à supplanter le message verbal.<br />

Le conte, figé dans l’écrit, déconnecté <strong>de</strong> la performance<br />

orale <strong>de</strong>viendrait « insolite, étranger au sens qu’il véhicule. »<br />

L’importance <strong>de</strong> cette performance orale est d’autant<br />

plus importante que c’est en même temps qu’il donne<br />

naissance à son énoncé oral qu’il naît lui-même comme sujet<br />

énonciateur. « Est ego qui dit ego » écrit Benveniste. Mais il<br />

faut signaler qu’il nait à un narrataire. Il ne s’instaure<br />

je/nous que par rapport à un tu/vous qui le sollicite.<br />

Il faut admettre en effet que c’est toujours à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

et eu égard au narrataire que le discours narrant se<br />

développe. « Le conté choisit(…) toujours son conteur et,<br />

presque toujours, son conte. » 1 Et Bellemin le précise avec<br />

pertinence pour le discours littéraire.<br />

« Il faut admettre (…)que l’énonciataire n’a pas été<br />

entièrement préfiguré dans le discours que l’on nomme<br />

littéraire, et que pourtant il y figure, engrammé au titre <strong>de</strong> la<br />

2<br />

force qui suscite le sens. »<br />

Ce narrataire, que Yazami3 définit comme coénonciateur,<br />

est, en réalité le vrai moteur déclencheur <strong>de</strong> la<br />

1<br />

A. Bouhdiba.L’imaginaire maghrébin.Cérès. 1994<br />

2<br />

J.Bellemein-Noël. Op ;Cit<br />

3<br />

Kadiri Yazami.Enonciation, temps et personne. In Le temps en littérature. Actes<br />

colloque . Fès 2001.<br />

120


narration. On oublie souvent que dans la chambre nuptiale<br />

<strong>de</strong> Chahraza<strong>de</strong>, c’st Douniaza<strong>de</strong> (sa sœur ?) qui déclenche,<br />

chaque nuit, la narration en <strong>de</strong>mandant à la reine <strong>de</strong><br />

poursuivre l’histoire <strong>de</strong> la veille.<br />

L’espace <strong>de</strong> narration<br />

Le lieu, l’espace d’énonciation <strong>de</strong> la narration contique<br />

est constitutif <strong>de</strong> l’acte narratif au même titre que les<br />

marques formelles marquant le discours. Il permet ou ne<br />

permet pas la performance langagière et agit « comme un<br />

sélecteur <strong>de</strong> parole. Car toute parole n’est pas proférable<br />

dans n’importe quel espace. » 1<br />

C’est <strong>de</strong> cet espace (« structure géographique, structure<br />

sociale et ensemble <strong>de</strong> représentations que le linguistique<br />

traduit » 2)<br />

que dépend la dialectique narrateur/narrataire.<br />

Elément structurant donc et définitoire du conte. Preuve<br />

en est, s’il en faut davantage, l’incapacité <strong>de</strong>s pleureuses<br />

africaines « <strong>de</strong> reproduire leurs poèmes hors <strong>de</strong> réelles<br />

funérailles » remarquée par Zumthor et que nous avonsnous-mêmes<br />

relevé pendant notre travail <strong>de</strong> collecte : Le<br />

refus <strong>de</strong> proférer le moindre mot <strong>de</strong> la berceuse promise tant<br />

1<br />

Dalila Morsly. Espaces <strong>de</strong> paroles. Pratiques et enjeux. In Espaces<br />

maghrébins.URASC.1989<br />

2<br />

D.Morsly.Op.Cit.<br />

121


que nous n’avons pas créé l’espace idoine : un bébé dans son<br />

giron, à l’heure où il falait l’endormir… .<br />

« Un conte ne s’énonce pas n’importe où, c’est, déjà, une<br />

décision qui le génère. » conclut pour nous Jamel Eddine<br />

Bencheikh. 1<br />

Le moment <strong>de</strong> narration<br />

A la détermination spatiale <strong>de</strong> son lieu d’existence se<br />

greffe sa détermination temporelle. Pas seulement parce<br />

« Créer un espace et créer un temps sont une seule et même<br />

opération, bien loin que l’un vienne couper l’autre comme une<br />

parenthèse » 2<br />

Mais aussi parce nous l’avons constaté et vérifié pendant<br />

notre travail sur le terrain. Le conte ne se dit pas à n’importe<br />

quel moment <strong>de</strong> la journée, mais pendant la veillée,<br />

obligatoirement. A la tombée <strong>de</strong> la nuit. Au seuil, entre le<br />

mon<strong>de</strong> diurne <strong>de</strong> la raison, et le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’onirique et du<br />

fantastique.<br />

Ce « laps <strong>de</strong> temps sacré » pour reprendre l’expression <strong>de</strong><br />

Mircéa Elia<strong>de</strong> participe <strong>de</strong> la détermination du conte ; et l’on<br />

pourrait prendre comme argument le fait que, comme les<br />

1 J.E.Bencheikh. C.Brémond et A. Miquel. Mille et une nuits. Gallimard .1991<br />

2 Jean Yves Tadié. Le récit poétique. Puf.1978<br />

122


motifs, ce « moment du conte » se retrouve dans <strong>de</strong>s cultures<br />

et <strong>de</strong>s aires géographiques très différentes.<br />

En Europe Delarue le note : « <strong>Les</strong> contes et légen<strong>de</strong>s se<br />

disent encore la veillée » 1 , en Afrique subsaharienne, Paulme le<br />

remarque aussi « <strong>Les</strong> contes se rapportent surtout la nuit. » 2.<br />

Charles Bonn le relève en Algérie « Le conte(…) ne<br />

s’effectue que dans certaines conditions, le plus souvent la nuit, au<br />

milieu d’un cercle précis. » 3 .Toujours en Algérie, en Kabylie,<br />

Germaine Laoust le remarque « (…)à la tombée <strong>de</strong> la nuit, on<br />

récite contes et énigmes » 4.<br />

Il n’est, par ailleurs que <strong>de</strong> se remémorer les images<br />

illustrant les recueils <strong>de</strong> contes pour s’apercevoir que c’est<br />

toujours « au coin du feu » que ce la se passe. C’est-à-dire<br />

pendantr la veillée.<br />

Précisons tout <strong>de</strong> suite que cette condition d’existence,<br />

élément définitoire du conte ne concerne pas le « Goual »,<br />

installé dans un cercle d’auditeurs hommes un jour <strong>de</strong><br />

marché. Dans ces cas précis. IL ne peut être question <strong>de</strong><br />

narration <strong>de</strong> contes mais toujours <strong>de</strong> légen<strong>de</strong>s, d’histoires <strong>de</strong><br />

figures légendaires ou <strong>de</strong> récite hagiographiques <strong>de</strong> saints,<br />

ponctués <strong>de</strong> répliques et sentences religieuses, servant aussi<br />

à « gar<strong>de</strong>r le contact » avec les auditeurs.<br />

1<br />

Paul Delarue. Le conte populaire français. Larose et maisonneuve. 10976<br />

2<br />

D. Paulme. La mère dévorante. Gallimard.1976<br />

3<br />

C.Bonn. Problématiques spatiales du roman algérien.0pu.1986<br />

4<br />

Germaine Laoust-Chantréaux. Kabylie côté femmes.1937-1939<br />

123


Rituels propitiatoires<br />

L’importance <strong>de</strong> l’observance <strong>de</strong> cette condition <strong>de</strong><br />

narration se conforte et se manifeste dans les contraintes<br />

coercitives mise en place pour la faire respecter. L’infraction<br />

à l’obligation <strong>de</strong> respecter « ce laps <strong>de</strong> temps » est censée<br />

provoquer <strong>de</strong>s effets néfastes.<br />

Nous avons appris pendant notre collecte que celui qui<br />

s’aventurerait à narrer un conte pendant la journée risquait<br />

<strong>de</strong> « ykhraf » <strong>de</strong>venir débile et divaguer, et avoir <strong>de</strong>s enfants<br />

chauves.<br />

Dans l’ouest algérien Fatima Djaouti note aussi que<br />

dans ce cas « les enfants naîtraient difformes et débiles » 1.<br />

Ab<strong>de</strong>lhamid Bourayou le note dans le sud algérien où « La<br />

narration était interdite pendant le jour sous peine <strong>de</strong> se voir soimême<br />

ou ses proches frappés par la teigne. » 2.<br />

Basset, qui a relevé ce risque en kabylie ( enfants chétifs<br />

ou monstrueux, teigneux…) note qu’on a pu le relever<br />

« partout sur la terre en Irlan<strong>de</strong>, en Nouvelle Guinée, dans<br />

l’Allaskaou en Afrique du sud. » 1<br />

1<br />

Fatima Djaouti.Contes algériens. Trascription, traduction et analyse. Thèse <strong>de</strong><br />

3eme cycle.Toulouse.1984<br />

2<br />

Ab<strong>de</strong>lahamid Bourayou. <strong>Les</strong> contes populaires algériens d’expression<br />

arabe.Opu.1993<br />

1<br />

Henri Basset. Op. CIt<br />

124


La menace est encore plus sévère au Togo où le<br />

contrevenant s’expose à la cécité. 1 Chez les Béti, l’infraction<br />

« entraîne inévitablement la mort <strong>de</strong> l’oncle maternel. » 2<br />

Le conte se retranche donc à la veillée dans l’étrange « et<br />

douce semi-incon<strong>science</strong>, présence –absence du réel et <strong>de</strong> la<br />

3 4<br />

rêverie » à la porte du « tout-autre » du « ganz An<strong>de</strong>re » Et<br />

exige, pour permettre l’accès en son mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s formules<br />

précises.<br />

Formules sur lesquelles nous ne nous étendrons pas ici,<br />

mais qui ont pour fonction, quelles que soient leurs<br />

formulations dans les différentes communautés et cultures,<br />

l’ouverture, l’accès au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la diégèse du conte, et la<br />

sortie <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>. Que ce soit « kan ya ma kan » ou « il<br />

était une fois » …. .<br />

Nous pouvons donc voir que le constat établi au début <strong>de</strong><br />

ce travail, à savoir, que le développement <strong>de</strong>s recherches sur<br />

le récit, si riches, ont subsumé, à tort, le conte dans la<br />

catégorie récit.<br />

<strong>Les</strong> quelques éléments que nous venons <strong>de</strong> décrire<br />

montent que le conte est une production discursive<br />

particulière, dont la nature qui relève à la fois du<br />

1<br />

Nsougan Ageblemagnon. Sociologie <strong>de</strong>s sociétés orales d’Afrique Noire. Silex. 1984<br />

2<br />

Onana Mbah. La vison <strong>de</strong> la femme à travers les contes Béti. TH. 3eme cycle. Sorbonne3<br />

3<br />

A. Buhdiba. Op.Cit<br />

4<br />

Expression <strong>de</strong> Rudolf Otto, qui a influencé Elia<strong>de</strong> pour le concept <strong>de</strong> « numineux »,mystère<br />

d « tout-autre « qui, EN même temps effraie l’homme et le fascine et l’attire.<br />

Hachette.CDRom. Encyclopédia Universalis.<br />

125


linguistique que <strong>de</strong> l’extra linguistique fait qu’il <strong>de</strong>vrait être<br />

défini par <strong>de</strong>s éléments dont on a vu qu’ils sont aussi<br />

déterminants que sa structure langagière : Ceux qu’on a<br />

retenu – ancrage anthropologique vital, instance énonçante,<br />

temps <strong>de</strong> narration, espace <strong>de</strong> narration…..- ne sont pas les<br />

seuls, mais permettent d’affirmer sa particularité.<br />

126


Le conflit hamalliste dans Vie et enseignement<br />

<strong>de</strong> Tierno Bokar, Le sage <strong>de</strong> Bandiagara<br />

d’ Hampaté BÂ<br />

127<br />

Pr. Christiane ALBERT<br />

Université <strong>de</strong> Pau et <strong>de</strong>s Pays <strong>de</strong> l’Adour<br />

Ce qu’on désigne sous le nom <strong>de</strong> conflit « hamalliste »<br />

divisa la société malienne pendant l’époque coloniale, entre<br />

1900 et 1940 et s’acheva dans le sang puisqu’il fut à l’origine<br />

<strong>de</strong>s affrontements d’Assaba du 23 Août 1940 qui firent plus<br />

<strong>de</strong> quatre cent victimes. 1.<br />

Ce conflit opposa les partisans du<br />

Cheikh Hamallâh, fondateur d’une confrérie religieuse née<br />

au début du 20e siècle, au Mali, dans la région <strong>de</strong> Nioro (d’ou<br />

le nom « Hamallisme ») aux membres <strong>de</strong> la confrérie soufie<br />

<strong>de</strong> la Tidjaniya,. Il fut ensuite vigoureusement réprimé par<br />

l’administration française. La manière dont Hampaté Bâ<br />

rend compte <strong>de</strong> ce conflit dans son œuvre permet d’examiner<br />

la question <strong>de</strong>s relations existant entre pouvoirs religieux et<br />

pouvoir colonial, en Afrique, pendant la colonisation, en<br />

faisant apparaître la permanence <strong>de</strong> certains conflits dont<br />

1 Chiffres donnés par J. Suret Canale, Afrique noire occi<strong>de</strong>ntale et centrale, vol 3,<br />

Paris 1972, Ed Sociales, p.543. Hampaté Bâ, quant à lui évoque les affrontements sans citer<br />

<strong>de</strong> chiffres.


les origines précè<strong>de</strong>nt l’arrivée <strong>de</strong>s armées françaises. Cette<br />

continuité <strong>de</strong> l’histoire africaine <strong>de</strong> l’époque pré-coloniale à<br />

l’époque coloniale contredit la version officielle <strong>de</strong> l’histoire<br />

coloniale qui voulait que l’histoire <strong>de</strong> l’Afrique commence<br />

avec la colonisation et démontre (si cela était encore<br />

nécessaire) qu’elle s’inscrit dans une durée beaucoup plus<br />

vaste où perdurèrent <strong>de</strong>s alliances et <strong>de</strong>s conflits dont les<br />

enjeux échappèrent aux colonisateurs qui furent impuissants<br />

à les contrôler ou à les désamorcer autrement que par la<br />

répression.<br />

L’œuvre d’Hampaté Bâ dresse une véritable fresque<br />

historique <strong>de</strong> l’Afrique du Sahel au 19e et 20e siècle, et plus<br />

précisément <strong>de</strong> la région qu’on appelait l’ancien Soudan<br />

français puisque né « vers 1901 », il meut en 1991 et traverse<br />

donc pratiquement tout le XXe siècle. En outre, ses origines<br />

familiales font <strong>de</strong> lui un véritable carrefour <strong>de</strong> tout un aspect<br />

<strong>de</strong> l’histoire du Sahel qui s’écrit <strong>de</strong>puisle 19 ème siècle. Par son<br />

père, il est lié à l’histoire <strong>de</strong> l’empire peul théocratique du<br />

Macina dont nous parlerons plus loin. Par sa mère, il est lié<br />

au Toucouleur El Hadj Omar, fondateur <strong>de</strong> l’empire<br />

Toucouleur du Soudan, khalife <strong>de</strong> la confrérie soufie <strong>de</strong> la<br />

Tidjaniya. puisque son grand père, ancien peul du Fouta<br />

Toro s’enrôla dans les armées du conquérant. De plus, par<br />

alliance, il est aussi lié au chef traditionnel <strong>de</strong> la province du<br />

Louta, Tidjani Thiam dont il <strong>de</strong>vient, par adoption, l’héritier.<br />

En outre, à la suite <strong>de</strong> son maître spirituel Tierno Bokar, il<br />

adhèrera au mouvement hamalliste, et sera donc<br />

128


directement impliqué dans ce conflit. Compte tenu <strong>de</strong> son<br />

histoire familiale Hampaté Bâ est donc un témoin majeur <strong>de</strong><br />

cette page d’histoire qui s’écrit dans l’ancien Soudan français<br />

qui commence avant l’arrivée <strong>de</strong>s armées françaises au<br />

19éme siècle, à une époque où se font et se défont <strong>de</strong>s<br />

empires dans cette région, et qui se poursuit sous la<br />

domination coloniale.<br />

Cependant, s’il est un témoin majeur <strong>de</strong> cette histoire,<br />

il n’est pas pour autant un témoin impartial comme l’atteste<br />

l’explication qu’il donne du conflit hamalliste auquel il fut<br />

directement mêlé et dont il eut à souffrir, en poste à Bamako<br />

entre 1933 et 1942. Il l’évoque, en détail, dans un texte<br />

publié en 1980 intitulé Vie et enseignement <strong>de</strong> Tierno Bokar,<br />

Le sage <strong>de</strong> Bandiagara qui est une biographie consacrée à<br />

son maître spirituel Tierno Bokar1. 1. L’interprétation du conflit par Hampaté Bâ<br />

Dès l’avant-propos <strong>de</strong> ce texte, Hampaté Bâ donne en<br />

effet son interprétation du conflit et il s’y tiendra tout au<br />

long du récit : le conflit hamalliste est « un conflit d’ordre<br />

1 Ce texte est élaboré à partir <strong>de</strong>s notes qu’Hampaté Bâ avait rédigées, plusieurs<br />

années auparavant à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> Marcel Cardaire, ancien élève <strong>de</strong> Marcel Griaule et ancien<br />

officier <strong>de</strong>s affaires musulmanes qui avait publié en 1957 un premier ouvrage consacré au<br />

maître soufi intitulé Tierno Bokar, le sage <strong>de</strong> Biandagara auquel Hampaté Bâ fait fréquemment<br />

référence et qui sert d’une certaine façon <strong>de</strong> caution à la véracité <strong>de</strong> son récit.<br />

129


eligieux et local » que l’on fit passer pour « une affaire<br />

politique <strong>de</strong> tendance anti-francaise » 1 . Selon lui, les causes<br />

du conflit sont strictement théologiques puisqu’il s’agissait<br />

<strong>de</strong> savoir si, à l’intérieur <strong>de</strong> la confrérie religieuse <strong>de</strong> la<br />

Tidjanya, une certaine prière <strong>de</strong>vait être récitée onze ou<br />

douze fois ce qui explique pourquoi le conflit fut d’abord<br />

désigné sous le nom <strong>de</strong> querelle « <strong>de</strong>s douze grains » en<br />

référence aux grains du chapelet permettant <strong>de</strong> compter les<br />

prières récitées. <strong>Les</strong> partisans <strong>de</strong> la récitation <strong>de</strong>s onze<br />

prières - au lieu <strong>de</strong>s douze préconisées - justifiaient leur<br />

position à partir d’une interprétation numérologique<br />

musulmane où le chiffre onze est le celui <strong>de</strong> la spiritualité<br />

qui symbolise la pure contemplation, seule attitu<strong>de</strong><br />

désormais possible selon certains membres <strong>de</strong> la confrérie,<br />

après la défaite <strong>de</strong>s armées d’El Hadj Omar et <strong>de</strong> ses<br />

<strong>de</strong>scendants par les armées françaises dans la mesure où elle<br />

marque la fin <strong>de</strong> l’action temporelle <strong>de</strong> la confrérie2. Son<br />

interprétation sera aussi celle <strong>de</strong> son maître Tierno Bokar et<br />

<strong>de</strong> tous les Hamallistes impliqués dans le conflit. Cependant<br />

ce qui n’était à l’origine qu’une « querelle » se transforma<br />

ensuite en « conflit », puisque, toujours selon Hampaté Bâ, il<br />

dégénéra à la suite d’une série <strong>de</strong> malentendus dûs –selon<br />

lui - à <strong>de</strong>s susceptibilités blessées, <strong>de</strong>s ambitions<br />

personnelles où <strong>de</strong>s manipulations diverses. Aussi les décritil<br />

avec minutie, en donnant <strong>de</strong> nombreux détails et en<br />

1<br />

Hampaté Bâ, Vie et enseignement <strong>de</strong> Tierno Bokar, op.cit. p.8.<br />

2<br />

Ibid, p. 53 et 58.<br />

130


prenant soin <strong>de</strong> toujours citer ses sources1 . Compte tenu <strong>de</strong><br />

ces éléments subjectifs et toujours selon H. Bâ, la querelle<br />

continua <strong>de</strong> s’envenimer à tel point qu’elle finit par donner<br />

lieu à <strong>de</strong>s affrontements armés qui opposèrent partisans et<br />

opposants du Cheik Hamallâh et firent plusieurs centaines<br />

<strong>de</strong> morts jusqu’à ce que l’administration française<br />

interviennent et réprime le mouvement hamalliste en<br />

emprisonnant et en exilant son fondateur, en prononçant<br />

trente condamnations à mort immédiatement exécutées (fait<br />

rare pendant l’époque coloniale) et en procédant à<br />

l’internement <strong>de</strong> cinq cents personnes2. Devant une telle violence dans les affrontements et<br />

une telle répression, on comprend difficilement comment un<br />

mouvement religieux - qu’Hampaté Bâ présente comme<br />

purement théologique et sans aucune visée temporelle - put<br />

déchaîner à ce point les passions et susciter un tel<br />

acharnement dans la répression sans s’interroger sur ce qui<br />

dans le mouvement hamalliste pouvait menacer le pouvoir<br />

colonial et les différents pouvoirs religieux en place à la<br />

même époque. Car, ce que ne dit pas Hampaté Bâ c’est que<br />

ce conflit ne se limitait pas à <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> personnes, <strong>de</strong><br />

1 A titre d’exemple on peut citer la note 1 <strong>de</strong> la page 70 : « Cette scène, comme<br />

toutes celles qui se sont déroulées à Nioro à l’époque, me fut rapportée par un témoin oculaire<br />

: Kisman Doucouré, marabout marka <strong>de</strong> Nioro qui avait reçu son wirdou <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> Cheikh<br />

Mohammad Lakhdar. <strong>Les</strong> détails <strong>de</strong> ce qui se passa entre le Cheikh et le Chérif Hamallâh lors<br />

<strong>de</strong> leur entretien privé me furent confirmés, par ailleurs par Moulaye Ismaïl qui les entendit<br />

plus tard <strong>de</strong> la bouche du Chérif. ».<br />

2 J. Suret-Canal, Afrique noire occi<strong>de</strong>ntale et centrale, op. cit. 543.<br />

131


susceptibilités blessées ou <strong>de</strong> théière donnée ou rachetée,<br />

ainsi qu’il s’applique à le démontrer. Il s’enracinait, au<br />

contraire, dans <strong>de</strong>s querelles beaucoup plus anciennes entre<br />

différentes confréries religieuse qui, seules, peuvent<br />

expliquer l’ampleur <strong>de</strong>s affrontements ainsi que les alliances<br />

qui s’effectuèrent alors dans la société africaine. Celles-ci ne<br />

faisaient que reproduire <strong>de</strong>s alliances plus anciennes qui<br />

s’étaient effectuées, un siècle auparavant, au 19 ème siècle,<br />

avant l’arrivée <strong>de</strong>s armées françaises, au moment <strong>de</strong> la<br />

conquête militaire du Soudan par le conquérant Toucouleur,<br />

El Hadj Omar. Aussi est-il nécessaire <strong>de</strong> situer le conflit<br />

hamalliste dans un contexte historique et social et religieux<br />

beaucoup plus vaste que ne le fait Hampaté Bâ .<br />

2 - <strong>Les</strong> raisons historiques du conflit.<br />

Jusqu’à la fin du 18e siècle, en effet, seule la confrérie<br />

religieuse <strong>de</strong> la Quadriya issue du soufisme était représentée<br />

dans l’ancien Soudan. Il s’agissait d’une confrérie soufie très<br />

hiérarchisée, conservatrice et formaliste, instaurant <strong>de</strong><br />

nombreux échelons mystiques entre les a<strong>de</strong>ptes et le<br />

marabout dont seuls quelques talibés d’origine aristocratique<br />

étaient autorisés à partager l’intimité.<br />

132


Au début du 19e ce “monopole” fut menacé par la<br />

constitution d’une confrérie soufiste rivale fondée au<br />

Maghreb un siècle auparavant, la Tidjaniya, dont le<br />

principal propagateur en Afrique fut le Cheikh El Hadj<br />

Omar, fondateur <strong>de</strong> l’empire Toucouleur du Soudan. Cette<br />

confrérie plus démocratique que la Quadriya offrait <strong>de</strong>s<br />

possibilités <strong>de</strong> promotion sociale à certaines catégories<br />

sociales (les esclaves, les femmes, les paysans, les jeunes)<br />

jusque-là exclus du pouvoir et <strong>de</strong>s richesses par un ordre<br />

féodal ou familial traditionnel. La composition sociale <strong>de</strong> la<br />

Tidjaniya est sans doute une <strong>de</strong>s raisons qui explique la<br />

gran<strong>de</strong> expansion que connut cette confrérie dans un Soudan<br />

en pleine reconquête militaire. Elle fut alors combattue par<br />

les membres <strong>de</strong> la Quadriya qui représentait la vieille société<br />

féodale, celle là même qui s’opposera, quelques décennies<br />

plus tard au Hamallisme et dont certains membres<br />

n’hésitaient pas à faire - déjà - alliance avec les colonisateurs<br />

pour écarter Omar du Fouta Toro au Sénégal1. En outre, au<br />

plan religieux, la Tidjaniya prétendait restaurer un islam<br />

purifié et s’attaquait ainsi aux privilèges <strong>de</strong> certains grands<br />

marabouts qui la combattirent <strong>de</strong> ce fait énergiquement.<br />

Mais il faut aussi prendre en compte le fait qu’à la<br />

même époque, dans le Macina (sous l’impulsion <strong>de</strong> Cheikhou<br />

Ahmadou) se constituait un empire théocratique peul, lui<br />

aussi basé sur la volonté <strong>de</strong> restaurer un Islam épuré en<br />

1 J. Suret Canale, Afrique noire occi<strong>de</strong>ntale et centrale, op. cit. p. 220.<br />

133


éaction à la corruption <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s métropoles voisines<br />

comme Ségou. Bien que n’ayant rien à voir avec la Tidjaniya,<br />

cet état théocratique nouvellement fondé au Macina (<strong>de</strong><br />

même que le khalifat voisin <strong>de</strong> Sokoto d’Ousmane dan<br />

Fodio), eut en commun, avec l’empire toucouleur crée par<br />

Omar d’être soutenus par <strong>de</strong>s mouvements religieux qui<br />

pouvaient apparaître comme <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> protestation<br />

contre la Quadriya qui symbolisait un ordre féodal et <strong>de</strong>s<br />

pouvoirs aristocratiques et religieux anciens, mais toujours<br />

en vigueur (impôts prélevés abusivement et non prévus par<br />

le Coran). Ainsi, sous prétexte <strong>de</strong> purification <strong>de</strong> mœurs et<br />

<strong>de</strong> renouveau spirituel, ces mouvements religieux permirent<br />

l’accession au pouvoir d’une aristocratie à dominante Peul ou<br />

Toucouleur, non plus féodale comme l’ancienne, mais<br />

militaire et lettrée qui trouva sa légitimité dans la défense<br />

d’un Islam rénové et purifié. 1<br />

Cependant, toute cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> constitution <strong>de</strong><br />

vastes empires fut aussi une pério<strong>de</strong> marquée par <strong>de</strong><br />

nombreuses guerres qui eurent pour conséquence <strong>de</strong> ruiner<br />

l’économie <strong>de</strong> la région et c’est un pays exsangue et ravagé<br />

qui entra dans l’ère coloniale qui bouleversa tous les<br />

équilibres politiques et religieux en place.<br />

1 Omar appartenait à une famille aristocratique mais pauvre. Il en va <strong>de</strong> même pour le grand<br />

père d’Hampate Bâ qui rejoignit Omar. Quand à Tidjani Thiam, (beau père d’Hampate Bâ) il dut<br />

son titre <strong>de</strong> chef <strong>de</strong> Louta à ses relations familiales avec les <strong>de</strong>scendants d’El Hadj Omar et plus<br />

particulièrement avec son neveu Tidjani Tall qui hérita du royaume du Macina après la mort<br />

d’Omar.<br />

134


Cela ne se produisit pas tout <strong>de</strong> suite, puisque dans un<br />

premier temps, pendant la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> conquête, la France<br />

commença par s’appuyer sur les pouvoirs traditionnels pour<br />

asseoir sa domination. Cependant, progressivement, le<br />

nouvel ordre colonial liquida certains chefs traditionnels peu<br />

coopératifs pour leur substituer <strong>de</strong>s hommes plus conciliants<br />

en leur laissant une marge <strong>de</strong> manœuvre <strong>de</strong> plus en plus<br />

étroite. C’est le cas du roi <strong>de</strong> Bandiagara dont Hampaté Bâ<br />

dit qu’il fut « beaucoup critiqué pour son ralliement » au<br />

pouvoir colonial1 et qu’il se trouva <strong>de</strong> ce fait «flanqué d’un<br />

rési<strong>de</strong>nt français et d’un bataillon ». Aussi, une gran<strong>de</strong> partie<br />

<strong>de</strong> la classe dirigeante africaine fut dépossédée <strong>de</strong> son<br />

pouvoir acquis avant l’arrivée <strong>de</strong>s troupes françaises. Ce fut<br />

le cas du beau père d’Hampaté Bâ, chef du Louta, et ce faut<br />

aussi, indirectement celui d’Hampaté lui même puisqu’il<br />

était son héritier adoptif.<br />

<strong>Les</strong> colonisateurs pratiquèrent une politique similaire<br />

avec les pouvoirs religieux traditionnels qui ne purent<br />

continuer à bénéficier <strong>de</strong> leurs revenus et privilèges que dans<br />

la mesure où ils collaboraient avec le nouvel ordre politique<br />

et social. La conséquence majeure <strong>de</strong> cette politique qui<br />

consistait à affaiblir les pouvoir traditionnels politique et<br />

religieux pour leur substituer progressivement le nouvel<br />

ordre colonial, fut <strong>de</strong> déstabiliser profondément les<br />

structures sociales existantes en exacerbant les tensions et<br />

1 Ibid. p. 63.<br />

135


les conflits internes à la société africaine d’autant que les<br />

conditions <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s populations soumises à l’impôt<br />

s’aggravèrent, surtout pour les plus pauvres, sans aucun<br />

espoir ou perspective d’amélioration.<br />

C’est dans ce contexte que naquit au début du 20ème<br />

siècle le Hamallisme dont on a pu dire qu’il constituait une<br />

réponse mystique à une crise et sociale et économique à<br />

défaut d’autres réponses possibles 1.<br />

Ce mouvement reprit<br />

les arguments qu’avait, en son temps, développé la confrérie<br />

<strong>de</strong> la Tidjaniya qui étaient <strong>de</strong>s arguments spirituels puisque<br />

le fondateur <strong>de</strong> ce mouvement le Cheikh Hamallâh était un<br />

mystique empreint <strong>de</strong> soufisme qui prônait le détachement<br />

face au temporel. Il entreprit, à son tour, <strong>de</strong> purifier l’islam<br />

corrompu par <strong>de</strong>s marabouts vénaux et attachés à leurs<br />

seuls privilèges - y compris à l’intérieur <strong>de</strong> la confrérie <strong>de</strong> la<br />

Tidjaniya qui, avec le temps, avait vu certains <strong>de</strong> ses<br />

membres perdre <strong>de</strong> leur ar<strong>de</strong>ur purificatrice. A nouveau, le<br />

scénario se répéta car le succès immense du mouvement<br />

hamalliste qui était à la fois populaire et religieux, comme<br />

l’avait été en son temps la Tidjaniya, fut condamné par les<br />

marabouts qui perdaient une partie <strong>de</strong> leur clientèle et <strong>de</strong><br />

leurs revenus et fut aussi combattu par l’ancienne<br />

aristocratie féodale, traditionnellement proche <strong>de</strong> la<br />

confrérie <strong>de</strong> la Quadriya, qui s’était déjà opposé à l’expansion<br />

1 Cette thèse est évoquée par Jean-Suret-Canale et Elikia M’Bokolo dans Afrique<br />

noire, Histoire et Civilisation, t 2, Hatier- AUPELF, 1994.<br />

136


<strong>de</strong> la confrérie <strong>de</strong> la Tidjaniya1 . Mais le Hamallisme fut<br />

aussi combattu par une nouvelle classe sociale africaine<br />

« montante » apparue sous la colonisation, qui était<br />

constituée d’employés au service <strong>de</strong>s Français dont le pouvoir<br />

ne cessa <strong>de</strong> grandir2, à tel point que certains furent même<br />

nommés à la tête <strong>de</strong> chefferie traditionnelle.<br />

A l’opposé ceux qui soutinrent le Hamallisme furent<br />

les classes populaires et paysannes très appauvries qui<br />

n’avaient plus rien à attendre <strong>de</strong>s colonisateurs ainsi que les<br />

membres <strong>de</strong>s familles dirigeantes dépossédée <strong>de</strong> leur pouvoir<br />

par la colonisation dont Hampaté Bâ et son maître faisait<br />

partie. Autant dire qu’il s’agissait d’éléments qui n’étaient<br />

pas, à priori, acquis à la politique <strong>de</strong> la colonisation et qui<br />

trouvèrent dans la doctrine du retrait face au mon<strong>de</strong> prônée<br />

par le Hamallisme un moyen <strong>de</strong> manifester leur distance<br />

envers les nouveaux colonisateurs à travers une forme <strong>de</strong><br />

non-coopération passive.<br />

En accord avec les principes du soufisme le Cheikh<br />

Hamallâh recommandait, en effet, à ses a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> se<br />

détourner du temporel afin <strong>de</strong> privilégier la voie mythique :<br />

principe qu’il mettait personnellement en pratique:<br />

1<br />

Hampaté Bâ, Vie et enseignement <strong>de</strong> Tierno Bokar, op. cit., p. 82.<br />

2<br />

Ibid, p74.<br />

137


Chérif Hamallâh ignorait la stratégie <strong>de</strong> l’intrigue et vivait<br />

dans un mon<strong>de</strong> étranger aux règles extérieures <strong>de</strong> la<br />

diplomatie. A l’égard <strong>de</strong> l’administration française, jamais il<br />

ne se départit d’une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> parfaite dignité, mais <strong>de</strong><br />

totale indépendance qui pouvait faire penser à du dédain,<br />

voire à <strong>de</strong> l’hostilité. Il ne recherchait aucun honneur, ne se<br />

souciait pas d’obtenir <strong>de</strong>s médailles, ne rendait pas visite aux<br />

autorités <strong>de</strong> l’époque, ne faisait sa cour à personne, bref,<br />

tenait à rester en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toutes les questions temporelles.<br />

Attitu<strong>de</strong> dangereuse en un temps ou l’Administration<br />

coloniale n’avait que trop tendance à penser que qui n’était<br />

pas avec elle était contre elle. Il n’en fallut pas plus pour que<br />

les autorités, inquiètes du succès populaire grandissant du<br />

Chérif et poussée par les Toucouleurs le considérassent<br />

comme un dangereux rebelle, fromentant dans le secret <strong>de</strong><br />

sombres complots et attendant l’heure propice pour<br />

déclencher la révolte. (p. 78).<br />

Mais l’administration française n’avait sans doute pas<br />

tort <strong>de</strong> s’inquiéter car, fort bien informée <strong>de</strong> l’origine sociale<br />

<strong>de</strong>s a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> la secte, elle savait qu’elle avait tout à<br />

craindre <strong>de</strong> ce mouvement bien qu’il ne s’agisse pas à<br />

proprement parler d’un mouvement politique. Effectivement,<br />

quelques années plus tard, les membres les plus éminents <strong>de</strong><br />

l’ancien mouvement hamalliste soutiendront le mouvement<br />

indépendantiste du Rassemblement Démocratique Africain,<br />

dans la pério<strong>de</strong> difficile où il subira la répression coloniale <strong>de</strong><br />

1946 à 1957.<br />

138


3. La positions d’Hampaté Bâ<br />

Ainsi et contrairement à ce que dit Hampaté Bâ,<br />

l’administration coloniale était donc tout à fait intéressée par<br />

cette querelle bien que celle-ci eut à l’origine une question<br />

purement théologique. Elle avait d’autant plus <strong>de</strong> raisons <strong>de</strong><br />

le faire que la gran<strong>de</strong> peur <strong>de</strong>s colonisateurs était celle d’une<br />

révolte musulmane qui n’eut, en fait, jamais lieu, mais qui<br />

explique pourquoi elle s’intéressait autant aux différents<br />

mouvements religieux ce qui se traduit par le fait que et dès<br />

1917 - soit plus <strong>de</strong> vingt ans avant le dénouement du conflit -<br />

elle ouvrit un dossier sur le Hamallisme. Cependant<br />

l’insistance <strong>de</strong> Hampaté Bâ à souligner le fait que<br />

l’administration française n’avait rien à voir dans cette<br />

querelle qui, <strong>de</strong> son point <strong>de</strong> vue, ne concernait que les<br />

musulmans est une façon d’affirmer une i<strong>de</strong>ntité africaine<br />

menacée par la situation subalterne et dévalorisée dans<br />

laquelle se trouvaient alors les nouveaux colonisés et<br />

particulièrement les membres <strong>de</strong> l’aristocratie dépossédée <strong>de</strong><br />

leur pouvoir - dont faisait partie Hampaté Bâ. <strong>Les</strong> questions<br />

religieuses et la fidélité à une certaine tradition soufiste<br />

apparaissent ainsi sous sa plume comme une forme <strong>de</strong><br />

résistance culturelle permettant <strong>de</strong> préserver cette i<strong>de</strong>ntité<br />

et <strong>de</strong> ne pas cé<strong>de</strong>r aux tentatives d’assimilation du<br />

colonisateur en affirmant l’existence d’un “domaine réservé<br />

139


eligieux” qui, selon lui, ne concernait en rien<br />

l’administration française.<br />

En outre cette forme <strong>de</strong> résistance eut le mérite d’être à<br />

la fois individuelle et collective. Individuelle, puisque grâce à<br />

son adhésion aux principes du soufisme, et plus<br />

particulièrement au Hamallisme, Hampaté Bâ put adopter<br />

une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> retrait face au mon<strong>de</strong> qui lui permit d’éviter<br />

<strong>de</strong> tomber dans les pièges <strong>de</strong> l’acculturation qui guettaient<br />

les indigènes au service <strong>de</strong> la France, qu’il dénonce avec<br />

virulence dans son autobiographie. Mais elle fut aussi<br />

collective puisque l’attachement aux valeurs religieuses du<br />

Hamallisme se confond chez lui avec une forme <strong>de</strong> fidélité<br />

aux valeurs traditionnelles <strong>de</strong> la société africaines, menacées<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>struction par les bouleversements sociaux et politiques<br />

liés à la colonisation. C’est en même temps pour Hampaté Bâ<br />

une façon d’opposer un contre discours aux discours<br />

dénégateurs du colonisateur en construisant une<br />

représentation d’une société fortement imprégnée <strong>de</strong><br />

mysticisme et respectueuse <strong>de</strong> valeurs à la fois morales et<br />

sociales, en accord avec les principes religieux <strong>de</strong> l’Islam.<br />

Quelque justifiée qu’elle fut, cette représentation gomme<br />

cependant la réalité <strong>de</strong>s conflits et <strong>de</strong>s rivalités qui<br />

traversent la société africaines au profit d’une vision<br />

nostalgique d’un vieil ordre social disparu. Hampaté Bâ<br />

élabore ainsi un discours humaniste très consensuel . En<br />

140


outre la représentation qu’il donne du conflit dans Vie et<br />

enseignement <strong>de</strong> Tierno Bokar fait apparaître la continuité<br />

<strong>de</strong> l’histoire africaine <strong>de</strong> l’époque pré-coloniale à l’époque<br />

coloniale à travers la permanence <strong>de</strong>s enjeux politiques, <strong>de</strong>s<br />

alliances, <strong>de</strong>s réseaux <strong>de</strong> pouvoirs qui perdurèrent après la<br />

colonisation et dont le conflit Hamalliste fut une <strong>de</strong>s<br />

manifestations les plus violentes. Impuissante à agir<br />

directement sur eux, l’administration coloniale ne put que<br />

réprimer ceux qui lui paraissaient le plus menaçant pour<br />

l’ordre colonial - ce qui souligne à la fois sa toute puissance<br />

mais aussi sa vulnérabilité .<br />

141


142


Le conte <strong>de</strong> fées au féminin<br />

ou l’art du libertinage voilé à la fin du XVIIème<br />

siècle.<br />

Pr Marie-Agnès Thirard<br />

Université Charles <strong>de</strong> Gaulle Lille<br />

A la fin du XVIIème règnent dans la littérature française<br />

les contes <strong>de</strong> fées. Il s’agit en l’occurrence d’une sorte<br />

d’exception culturelle qui concerne un public <strong>de</strong> mondains<br />

lettrés et privilégiés vivant dans l’orbite <strong>de</strong> la Cour. Le conte<br />

oral et populaire va ainsi subir une métamorphose littéraire<br />

dont <strong>Les</strong> Histoires ou contes du temps passé <strong>de</strong> Charles<br />

Perrault, connus aussi sous le titre <strong>de</strong> Contes <strong>de</strong> ma mère<br />

l’Oie représentent le versant décliné au masculin. Mais il<br />

faut se souvenir que cette métamorphose du conte fut aussi<br />

déclinée au féminin et le temps n’est plus, en effet, où le seul<br />

nom <strong>de</strong> Perrault suffisait à rendre compte <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong><br />

littéraire du conte à la fin du règne <strong>de</strong> Louis XIV. Des<br />

recherches universitaires et <strong>de</strong>s rééditions récentes<br />

permettent à <strong>de</strong>s œuvres trop longtemps méconnues et<br />

143


oubliées dans Le Cabinet <strong>de</strong>s fées 1<strong>de</strong>puis la fin du XVIIIème<br />

siècle <strong>de</strong> renaître enfin <strong>de</strong> leurs cendres, faisant ainsi<br />

apparaître un certain art du conte bien différent <strong>de</strong> celui du<br />

célèbre académicien. La plus célèbre <strong>de</strong> ces conteuses fut<br />

incontestablement Madame d’Aulnoy. « Reine dans la<br />

féerie », elle fut l’initiatrice <strong>de</strong> cette mo<strong>de</strong> <strong>de</strong>s récits<br />

merveilleux en insérant « L’Ile <strong>de</strong> la Félicité » au sein <strong>de</strong> son<br />

roman, L’Histoire d’Hypolite, comte <strong>de</strong> Duglas, dès 1690.<br />

Elle publia <strong>de</strong>ux recueils <strong>de</strong> contes quelques années plus<br />

tard, contes qui sont pour la plupart insérés dans <strong>de</strong>s<br />

nouvelles galantes au romanesque baroque pour le moins<br />

débridé. Un premier recueil intitulé <strong>Les</strong> Contes <strong>de</strong> fées,<br />

suivis <strong>de</strong>s Nouveaux contes <strong>de</strong>s fées paraît en 1697. Un autre<br />

recueil paraît en 1698 sous le titre <strong>de</strong> Contes nouveaux ou<br />

les fées à la mo<strong>de</strong>2. C’est donc vingt-cinq contes en tout qui<br />

furent appréciés d’un public <strong>de</strong> lecteurs mondains et initiés<br />

au plaisir <strong>de</strong>s jeux littéraires au point d’être traduits et<br />

d’être plusieurs fois réédités. L’œuvre ne se distingue pas<br />

1 Le Cabinet <strong>de</strong>s fées ou Collection choisie <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong>s fées et autres contes merveilleux<br />

ornés <strong>de</strong> figures, Amsterdam, Genève, 1785-1786, 41 volumes in 8 : les contes <strong>de</strong> Madame<br />

d’Aulnoy sont contenus dans les tomes II, III, IV.<br />

2 On se référera à la réédition <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy due à Philippe Hourca<strong>de</strong> en<br />

<strong>de</strong>ux volumes: édition du tricentenaire, introduction par Jacques Barchilon, texte établi et<br />

annoté par Philippe Hourca<strong>de</strong>, Paris, Société <strong>de</strong>s textes Français mo<strong>de</strong>rnes, diffusion<br />

Klincksieck, 1997-1998.<br />

Madame d’Aulnoy : Contes I, <strong>Les</strong> Contes <strong>de</strong>s fées, 604 p. ; Contes II, Contes nouveaux ou <strong>Les</strong><br />

Fées à la mo<strong>de</strong>, 573 p.« L’Ile <strong>de</strong> la félicité »,Madame d’Aulnoy, Contes I , op. cit., p.9-26.<br />

Signalons aussi la réédition en cours du Cabinet <strong>de</strong>s fées dont le premier volume est consacré<br />

à l’œuvre <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy : Madame d’Aulnoy, Contes <strong>de</strong>s fées suivis <strong>de</strong>s Contes<br />

nouveaux ou <strong>Les</strong> Fées à la mo<strong>de</strong>, édition critique par Nadine Jasmin, bibliothèque <strong>de</strong>s Génies<br />

et <strong>de</strong>s Fées, Paris, Champion, 2004, 1220p.<br />

144


seulement <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Perrault par son abondance et par la<br />

longueur <strong>de</strong>s textes, mais elle correspond à un nouvel art du<br />

conte décliné au féminin souvent qualifié d’ « art <strong>de</strong> la<br />

bagatelle 1».<br />

Signalons tout d’abord que beaucoup <strong>de</strong> ces<br />

femmes-conteuses eurent une vie qui ne ressemblait pas à<br />

un conte <strong>de</strong> fées et qu’elles firent même scandale. La jeune<br />

baronne d’Aulnoy fut compromise dans un complot qui visait<br />

à se débarrasser d’un époux détesté en le faisant accuser du<br />

crime <strong>de</strong> lèse-majesté. Le complot échoua et les faux témoins<br />

furent exécutés en place <strong>de</strong> grève. Il faut aussi se souvenir<br />

que la conteuse était une amie <strong>de</strong> Saint Evremond, libertin<br />

notoire, qui joua le rôle <strong>de</strong> tuteur auprès <strong>de</strong> la jeune Marie-<br />

Catherine <strong>de</strong> Barneville, laquelle <strong>de</strong>viendra la baronne<br />

d’Aulnoy.<br />

Mme d’Aulnoy va se livrer sans vergogne à un double<br />

jeu dans ses contes! A un premier niveau <strong>de</strong> lecture,<br />

apparemment, elle se plie aux règles du genre ainsi défini et<br />

chacun <strong>de</strong> ses contes se conclut sur l’expression didactique<br />

d’une leçon pour redorer le blason d’un genre considéré<br />

comme mineur. Chaque moralité est rédigée en vers et se<br />

trouve mise en exergue à la fin <strong>de</strong> chaque conte rédigé en<br />

prose. L’usage même du discours en vers participe d’une<br />

volonté apparente <strong>de</strong> valorisation du message moralisateur<br />

et d’une obéissance aux normes établies. Mais l’on peut<br />

s’interroger sur la sincérité <strong>de</strong> ces déclarations officielles et<br />

1 Madame d’Aulnoy, Contes II, op. cit. , p362.<br />

145


sur le rôle imparti à ces moralités, en un siècle où<br />

l’apparence rejoint rarement la réalité. Emettre un message<br />

moralisateur en apparence, tout en laissant entendre au<br />

lecteur averti le peu d’importance qu’on lui accor<strong>de</strong>,<br />

détourner ce type <strong>de</strong> texte que représente à l’époque la<br />

moralité, c’est une forme <strong>de</strong> subversion. Or, ce respect<br />

extérieur <strong>de</strong> la norme joint à sa perversion est<br />

caractéristique <strong>de</strong> ce qu’on appelle « le libertinage honnête »,<br />

expression reprise à Clau<strong>de</strong> Reichler dans l’ouvrage intitulé<br />

L’Age libertin1. Mme d’Aulnoy ne se soumet donc qu’en<br />

apparence au discours dominant et aux normes <strong>de</strong> la<br />

bienséance et elle joue ainsi, avec la complicité d’un lecteur<br />

initié, une sorte <strong>de</strong> double jeu assimilable à une forme <strong>de</strong><br />

libertinage.<br />

Quelles formes ce voile pourrait-il revêtir au sein même<br />

<strong>de</strong>s contes? Il semble que certaines techniques d’écriture,<br />

voire la reprise <strong>de</strong> certains thèmes déjà présents dans la<br />

tradition populaire soient propices à l’apparition d’une forme<br />

<strong>de</strong> licence et à la transgression <strong>de</strong>s tabous. Le thème du<br />

fiancé animal va ainsi permettre l’expression <strong>de</strong> certains<br />

fantasmes sexuels. Huit contes sur vingt-quatre y ont<br />

recours. Or les étu<strong>de</strong>s psychanalytiques récentes, et en<br />

particulier celle <strong>de</strong> Bettelheim2,<br />

ont bien montré les<br />

1<br />

Cl. Reichler, L’Age libertin, Paris, Minuit-critique, 1987,134 pages, chapitre I : <strong>Les</strong><br />

paradoxes du conformisme p.15-47.<br />

2<br />

B. Bettelheim, Psychanalyse <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées, Paris, Laffont, 1976, 400 pages.<br />

146


connotations sexuelles <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> récit. L’aspect<br />

repoussant <strong>de</strong> la sexualité masculine est ainsi mis en valeur.<br />

En effet, dans les contes <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy, force est <strong>de</strong><br />

constater que tous les monstres masculins correspon<strong>de</strong>nt soit<br />

à <strong>de</strong>s bêtes répugnantes, telles que le serpent, dans « Le<br />

Serpentin vert », ou le sanglier dans « Le Prince marcassin »,<br />

soit à <strong>de</strong>s animaux aux instincts grégaires tels que le<br />

mouton, héros éponyme d’un <strong>de</strong>s récits. En revanche, lorsque<br />

le thème est traité au féminin, l’image animale est cette fois<br />

toujours valorisée : La Chatte blanche est ainsi présentée<br />

comme particulièrement séduisante ainsi que Babiole, la<br />

petite guenon ou que la Biche au bois. La vision <strong>de</strong> la<br />

conteuse relève donc incontestablement d’un certain<br />

féminisme1, ce que j’ai cherché à démontrer dans un autre<br />

article. Mais au-<strong>de</strong>là du féminisme et d’une remise en cause<br />

d’un pouvoir essentiellement masculin à l’époque, ces contes<br />

sont l’occasion rêvée <strong>de</strong> lectures à double niveau et d’une<br />

forme <strong>de</strong> libertinage. Le recours à la métamorphose animale<br />

autorise la liberté <strong>de</strong>s propos et permet la transgression <strong>de</strong>s<br />

interdits moraux, voire l’expression <strong>de</strong>s fantasmes.<br />

L’exemple du conte <strong>de</strong> « La Biche au bois » est<br />

particulièrement révélateur. Alors que la jeune fille est<br />

métamorphosée en biche, elle se trouve poursuivie par un<br />

prince nommé Guerrier dans une sorte <strong>de</strong> fuite- poursuite au<br />

cours <strong>de</strong> laquelle les rapports équivoques, parfois même<br />

1 M.A.Thirard, « Le féminisme dans les contes <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy », Revue<br />

XVIIème siècle, N°208,Juillet-Septembre 2000,p505-514.<br />

147


sadomasochistes, ne manquent pas d’éveiller l’imagination<br />

du lecteur initié.<br />

Enfin, après avoir fait le tour <strong>de</strong> la forêt, notre biche, ne<br />

pouvant plus courir ralentit ses pas et le prince, redoublant les<br />

siens, la joignit avec une joie dont il ne croyait plus être<br />

capable. Il vit bien qu’elle avait perdu toutes ses forces ; elle<br />

était couchée comme une pauvre petite bête <strong>de</strong>mi-morte et<br />

elle n’attendait que <strong>de</strong> voir finir sa vie par les mains <strong>de</strong> son<br />

vainqueur ; mais au lieu <strong>de</strong> lui être cruel, il se mit à la caresser<br />

(…) Il prit la biche entre ses bras, il appuya sa tête sur son cou<br />

et vint la coucher sur ces ramées, puis il s’assit auprès d’elle,<br />

cherchant <strong>de</strong> temps en temps <strong>de</strong>s herbes fines qu’il lui<br />

présentait et qu’elle venait manger dans sa main 1.<br />

Comment ne pas songer que cette biche est femme et<br />

qu’elle reprend la nuit sa forme humaine ? Dès lors le lecteur<br />

peut laisser libre cours à son imagination et <strong>de</strong> manière<br />

ambiguë et subtile construire la vision <strong>de</strong> l’acte d’amour dont<br />

les prémisses sont ici évoqués en termes choisis. Mais au<br />

moment suprême, la biche ou plutôt la femme s’enfuit, ce qui<br />

provoque la colère du prince. Son conseiller lui conseille alors<br />

<strong>de</strong> rattraper la belle et <strong>de</strong> la punir. Le prince, suivant ces<br />

conseils avisés poursuit la biche au cours d’une chasse et la<br />

blesse :<br />

Amour cruel et barbare, où étais-tu donc ? Quoi !tu laisses<br />

blesser une fille incomparable par son tendre amant !(…) Le<br />

prince s’approcha. Il eut un sensible regret <strong>de</strong> voir couler le<br />

sang <strong>de</strong> la biche : il prit <strong>de</strong>s herbes, il les lia sur sa jambe pour<br />

la soulager, et lui fit un nouveau lit <strong>de</strong> ramées. Il tenait la tête<br />

<strong>de</strong> Bichette sur ses genoux. « N’es-tu pas cause, petite volage,<br />

lui disait-il, <strong>de</strong> ce qui t’est arrivé, que t’avais-je fait hier pour<br />

1 Contes II, p.120.<br />

148


m’abandonner ? Il n’en sera pas aujourd’hui <strong>de</strong> même, je<br />

t’emporterai ». 1<br />

La métalepse <strong>de</strong> la conteuse qui intervient dans le cours<br />

du conte est une sorte <strong>de</strong> fil d’Ariane pour un lecteur invité à<br />

ne pas oublier que cette biche est une femme. Le sang qui<br />

coule évoque la perte <strong>de</strong> la virginité et la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> ces<br />

noces rustiques ne manque pas d’un charme certain.<br />

L’hésitation voulue entre les termes correspondant à<br />

l’humain tels que « petite volage » et l’animalisation<br />

permettent bien la transgression <strong>de</strong>s tabous moraux et<br />

l’évocation <strong>de</strong>s relations sexuelles sous une forme dissimulée.<br />

Celles-ci prennent ensuite une tournure moins tendre et plus<br />

perverse :<br />

Elle faisait la pesante et l’accablait ; il était tout en eau <strong>de</strong><br />

tant <strong>de</strong> fatigue, et quoiqu’il n’y eût pas loin pour se rendre à la<br />

petite maison, il sentait bien que sans quelque secours, il n’y<br />

pourrait arriver. Il alla quérir son fidèle Becafigue ; mais avant<br />

que <strong>de</strong> quitter sa proie, il l’attacha avec plusieurs rubans au<br />

pied d’un arbre, dans la crainte qu’elle ne s’enfuit. Hélas ! qui<br />

aurait pu penser que la plus belle princesse du mon<strong>de</strong> serait<br />

ainsi traitée par un prince qui l’adorait ? Elle essaya<br />

inutilement d’arracher les rubans, ses efforts les nouèrent plus<br />

serrés… 2<br />

Une fois <strong>de</strong> plus, la métalepse se veut discrète mais la<br />

conteuse insiste sur le caractère humain <strong>de</strong>s protagonistes,<br />

1 Ibi<strong>de</strong>m, p.122.<br />

2 Ibi<strong>de</strong>m, p.123.<br />

149


ce qui renforce chez le lecteur l’impression d’assister aux<br />

ébats sado-masochistes <strong>de</strong> quelque couple égaré dans une<br />

nature pour le moins protectrice ! La conteuse ne fait que<br />

suggérer les relations sexuelles, laissant au lecteur le soin<br />

d’interpréter le texte, <strong>de</strong> passer <strong>de</strong> l’autre côté d’un miroir à<br />

la fois fidèle et déformant <strong>de</strong> l’amour.<br />

Le même procédé se retrouve dans le conte <strong>de</strong> « La<br />

Chatte blanche ». Déjà au fil <strong>de</strong> la narration, la conteuse<br />

suggère <strong>de</strong>s rapports amoureux entre le jeune héros et cette<br />

chatte si séduisante au point que le prince souhaiterait<br />

<strong>de</strong>venir chat à son tour. Cette animalisation volontaire<br />

permet quelques ébats pour le moins étrangers au co<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

bienséances tandis que l’épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> la métamorphose <strong>de</strong> la<br />

chatte en femme ne laisse planer aucun doute sur l’aspect<br />

licencieux du texte. Alors que la chatte <strong>de</strong>man<strong>de</strong> au jeune<br />

prince, sans doute assez inexpérimenté et pour tout dire<br />

simple puceau, <strong>de</strong> lui couper la tête et la queue pour la<br />

libérer <strong>de</strong> son enchantement,<br />

150


<strong>Les</strong> larmes vinrent <strong>de</strong>ux ou trois fois aux yeux du jeune prince,<br />

<strong>de</strong> la seule pensée qu’il fallait couper la tête à sa petite<br />

chatonne qui était si jolie et si gracieuse. Il dit encore tout ce<br />

qu’il put imaginer <strong>de</strong> plus tendre pour qu’elle l’en dispensât,<br />

elle répondait opiniâtrement qu’elle voulait mourir <strong>de</strong> sa main<br />

et que c’était l’unique moyen d’empêcher que ses frères<br />

n’eussent la couronne ; en un mot, elle le pressa avec tant<br />

d’ar<strong>de</strong>ur, qu’il tira son épée en tremblant, et d’une main mal<br />

assurée, il coupa la tête et la queue <strong>de</strong> sa bonne amie la<br />

chatte : en même temps il vit la plus charmante<br />

métamorphose qui se puisse imaginer. Le corps <strong>de</strong> Chatte<br />

Blanche <strong>de</strong>vint grand et se changea tout d’un coup en fille. 1<br />

Le prince en reste d’ailleurs muet et « ses yeux n’étaient<br />

pas assez grands pour la regar<strong>de</strong>r. Scène à la fois charmante<br />

et cruelle que ce dépucelage au cours duquel la femme paraît<br />

imposer les règles du jeu amoureux : mourir d’amour est<br />

suggéré en l’occurrence à travers le thème incontournable <strong>de</strong><br />

la blessure et <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong> la virginité, sujet parfaitement<br />

tabou à l’époque. Madame d’Aulnoy semble même insinuer<br />

que l’on ne <strong>de</strong>vient pleinement femme que dans ce moment<br />

<strong>de</strong> souffrance ambiguë alors que la morale officielle valorisait<br />

plutôt la maternité et le <strong>de</strong>voir conjugal souvent subi au<br />

féminin. Le symbole même <strong>de</strong> l’épée en référence à la<br />

sexualité masculine se passe <strong>de</strong> commentaires. <strong>Les</strong> contes du<br />

fiancé animal <strong>de</strong>viennent ainsi sous la plume <strong>de</strong> la conteuse<br />

le terrain privilégié d’une forme <strong>de</strong> libertinage parfois à<br />

peine voilé, ce qui suscite chez le lecteur initié le plaisir du<br />

dévoilement dans le non-dit. Le passage par la forme<br />

animale permet toutes les audaces. Il suffit d’ailleurs <strong>de</strong><br />

1 Ibi<strong>de</strong>m, p.184.<br />

151


egar<strong>de</strong>r la gravure correspondant dans Le Cabinet <strong>de</strong>s fées<br />

au conte du « Serpentin vert » 1.<br />

Ce récit est une réécriture du mythe <strong>de</strong> Psyché ; le texte<br />

<strong>de</strong> La Fontaine s’y trouve d’ailleurs évoqué au sein même du<br />

conte selon le procédé <strong>de</strong> la mise en abyme. L’une <strong>de</strong>s<br />

variantes les plus importantes concerne l’épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

découverte <strong>de</strong> l’époux après la transgression <strong>de</strong> l’interdit.<br />

Dans le texte d’Apulée, tout comme dans celui du fabuliste,<br />

c’est Eros en personne qui apparaît aux yeux éblouis <strong>de</strong><br />

Psyché. Dans le texte <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy, c’est un serpent<br />

monstrueux, que découvre la trop curieuse Lai<strong>de</strong>ronette.<br />

Elle aurait eu bien du regret <strong>de</strong> ne pas imiter sa <strong>de</strong>vancière<br />

Psyché, <strong>de</strong> sorte qu’elle cacha une lampe comme elle et s’en<br />

servit pour regar<strong>de</strong>r ce roi invisible si cher à son cœur. Mais<br />

quel cri épouvantable ne fit-elle pas lorsque, au lieu du tendre<br />

Amour blond, blanc, jeune et tout aimable, elle vit l’affreux<br />

Serpentin vert aux longs crins hérissés ! Il s’éveilla, transporté<br />

<strong>de</strong> rage et <strong>de</strong> désespoir : « Barbare, s’écria-t-il, est-ce là la<br />

récompense <strong>de</strong> tant d’amour ? »La princesse ne l’entendit<br />

plus, la peur l’avait déjà fait s’évanouir et Serpentin était déjà<br />

bien loin. 2 .<br />

1 Contes I, p.525-561.<br />

Gravure <strong>de</strong> Clément-Pierre Marillier extraite du Cabinet <strong>de</strong>s fées ou Collection<br />

choisie <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées et autres contes merveilleux ornés <strong>de</strong> figures, du<br />

chevalier <strong>de</strong> Mayer, Amsterdam,1785-1786, Genève, 41 volumes in 8. La gravure est<br />

présentée en hors-page dans le tome3 pour illustrer le conte « Le Serpentin vert ».<br />

Gravure reproduite à la fin <strong>de</strong> cet article.<br />

2 Ibi<strong>de</strong>m, p.543.<br />

152


L’écart est important. Certes on peut y voir une simple<br />

contamination du thème du fiancé animal et d’un thème issu<br />

<strong>de</strong> la fable avec une volonté <strong>de</strong> renouveler celle-ci dans une<br />

perspective digne du clan <strong>de</strong>s Mo<strong>de</strong>rnes auxquels se<br />

rattachent Perrault et les autres conteurs et conteuses <strong>de</strong><br />

cette fin du XVIIème siècle. Mais l’insistance sur l’aspect<br />

bestial du monstre présenté dans un autre passage comme<br />

visqueux pourrait bien être aussi la marque d’une vision<br />

féministe <strong>de</strong>s rapports sexuels, le tout empreint d’une forme<br />

<strong>de</strong> libertinage à peine voilé. En effet, si l’on regar<strong>de</strong><br />

l’illustration qui correspond à une édition du Cabinet <strong>de</strong>s<br />

fées qui date <strong>de</strong> la fin du XVIIIème siècle, on s’aperçoit que<br />

la réception <strong>de</strong> ce récit montre bien que le lecteur n’était<br />

point dupe et qu’il comprenait fort bien les règles <strong>de</strong> ce jeu<br />

littéraire. La gravure montre même <strong>de</strong>s écarts révélateurs<br />

par rapport au texte. La jeune femme ne semble plus<br />

terrifiée mais plutôt fascinée par ce spectacle étrange. Sa<br />

tenue vestimentaire est légère et évocatrice <strong>de</strong> certaines<br />

formes du corps féminin que les arrondis suggèrent plus<br />

qu’ils ne cachent. La jambe est dénudée et les chevilles<br />

parfaitement visibles, ce qui va à l’encontre du co<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

bienséances <strong>de</strong> l’époque. Echevelée, la jeune femme tend<br />

littéralement les bras vers ce monstre dont la langue<br />

pendante a <strong>de</strong>s connotations sexuelles évi<strong>de</strong>ntes. Le corps<br />

même du monstre évoque en le déformant un corps masculin.<br />

La scène se déroule sous un pavillon, c’est à dire dans<br />

l’espace le plus intime qui soit. Le libertinage voilé est donc<br />

153


au cœur même <strong>de</strong> ce nouvel art du conte, art <strong>de</strong> la bagatelle<br />

fondé sur la mise en place d’une connivence évi<strong>de</strong>nte avec un<br />

lecteur initié dont le plaisir vient du dévoilement et d’un<br />

appel à l’imaginaire qui permet à chacun <strong>de</strong> fabriquer ses<br />

propres images, la métamorphose animale suscitant<br />

décidément bien <strong>de</strong>s fantasmes.<br />

Cette animalisation se retrouve utilisée d’ailleurs aussi<br />

dans <strong>de</strong>s contes dont le schéma ne relève pas du fiancé<br />

animal. Dans « Le Dauphin » 1,<br />

Alidor jeune prince<br />

parfaitement laid prend un jour dans ses filets un dauphin et<br />

accepte <strong>de</strong> le remettre à l’eau. En contrepartie, il hérite du<br />

don <strong>de</strong> se métamorphoser en serin et <strong>de</strong> retrouver quand il le<br />

veut sa forme humaine. Le serin va ainsi pouvoir s’approcher<br />

<strong>de</strong> la princesse Livorette dont il est épris, et pénétrer dans<br />

son intimité. Il va même jusqu’à dormir dans sa chambre et<br />

en profite pour reprendre la nuit forme humaine et il arriva<br />

ce qui <strong>de</strong>vait arriver. La princesse se retrouva ainsi enceinte<br />

sous la forme <strong>de</strong> la belle endormie, sujet pour le moins<br />

scabreux. La jeune fille subit alors les préjugés <strong>de</strong> sa caste<br />

sociale et n’échappe à la mort que grâce à l’intervention du<br />

dauphin, ce qui justifie le titre <strong>de</strong> ce conte. Si l’on se souvient<br />

que l’oiseau, en termes <strong>de</strong> symbolique désigne le sexe<br />

masculin, on perçoit dès lors le caractère osé d’un tel conte<br />

présenté comme le <strong>de</strong>rnier conte <strong>de</strong> fées <strong>de</strong> Madame<br />

d’Aulnoy. Certes, le personnage <strong>de</strong> la vierge ainsi visitée par<br />

1 Contes II, p.483-523.<br />

154


un dieu est déjà présent dans la mythologie et l’histoire <strong>de</strong>s<br />

jumeaux romains n’en est qu’un exemple parmi d’autres.<br />

Mais l’ambiguïté du conte peut aussi représenter pour le<br />

lecteur mondain averti auquel s’adresse Madame d’Aulnoy,<br />

une opération <strong>de</strong> démystification du sacré. Le mot « libertin »<br />

est d’ailleurs employé par la princesse Livorette à propos du<br />

serin :<br />

Quoi, tu prétends m’inquiéter toujours, petit libertin, lui ditelle,<br />

aussitôt qu’elle l’aperçut 1.<br />

Cette appellation pourrait être un indice voulu par la<br />

conteuse, indice <strong>de</strong>stiné au lecteur initié susceptible <strong>de</strong> sucer<br />

« la substantifique moelle » <strong>de</strong> ces histoires <strong>de</strong> fées. <strong>Les</strong><br />

propos échangés entre la jeune fille et son serin tiennent<br />

d’ailleurs d’un charmant libertinage qui annonce les<br />

créations du XVIIIème naissant. Certaines scènes, dans la<br />

découverte réciproque <strong>de</strong> l’amour, anticipent sur <strong>Les</strong><br />

Liaisons dangereuses.<br />

Il (le prince) revint au palais sous sa figure emplumée, il<br />

trouva la princesse en robe <strong>de</strong> chambre qui le cherchait<br />

partout et ne le trouvant point, elle pleurait amèrement.<br />

« Ha !petit perfi<strong>de</strong>, disait-elle, tu m’as déjà quittée, ne t’avaisje<br />

pas reçu assez bien ? Quelles caresses ne t’ai-je point<br />

faites ?…<br />

— Oui, oui, ma princesse, dit le serin, qui écoutait par un petit<br />

trou, vous m’avez donné quelques marques d’amitié mais<br />

vous m’en avez bien donné d’indifférence : pensez-vous que je<br />

m’accommo<strong>de</strong> <strong>de</strong> coucher avec votre vilain chat ? »(…)<br />

1 Ibi<strong>de</strong>m, p.499.<br />

155


Livorette, touchée <strong>de</strong> ce récit le regarda tendrement et lui<br />

présenta le doigt. 1<br />

Ce duel amoureux rappelle étrangement les stratégies <strong>de</strong><br />

la conquête libertine. L’ambiguïté même <strong>de</strong>s caresses et <strong>de</strong>s<br />

gestes est une transgression voilée <strong>de</strong>s normes et <strong>de</strong>s tabous<br />

car le serin, alors que Livorette se met à sa toilette prend « la<br />

liberté <strong>de</strong> lui becqueter quelquefois le bout <strong>de</strong> l’oreille et<br />

quelquefois les mains ». Ceci la transporte <strong>de</strong> joie et la<br />

recherche du plaisir relève en l’occurrence d’un érotisme<br />

volontairement caché. La posture même <strong>de</strong> l’oiseau est aussi<br />

intéressante : il écoute par un petit trou, celui <strong>de</strong> la serrure.<br />

Or ce petit trou <strong>de</strong> la serrure pourrait être une<br />

occurrence d’un autre thème dans ce libertinage voilé, celui<br />

du voyeurisme et <strong>de</strong> l’effraction <strong>de</strong> l’espace féminin. Celui-ci<br />

était déjà présent dans le conte <strong>de</strong> « La Biche au bois ». A la<br />

fin du récit, alors que la biche re<strong>de</strong>venue femme a regagné<br />

son refuge, en l’occurrence la maisonnette d’une brave<br />

paysanne, dans laquelle séjournent aussi comme par hasard,<br />

dans la chambre voisine, le prince et son fidèle compagnon,<br />

Becafigue eut bientôt fait un assez grand trou pour voir<br />

la charmante princesse vêtue d’une robe <strong>de</strong> brocart<br />

d’argent(…)Ses cheveux tombaient par grosses boucles sur la<br />

plus belle gorge du mon<strong>de</strong>(…)L’on peut assez juger <strong>de</strong><br />

1 Ibi<strong>de</strong>m, p.494.<br />

156


l’étonnement <strong>de</strong> Becafigue par tout ce qu’il venait <strong>de</strong> voir et<br />

d’entendre ; il courut vers le prince, il l’arracha <strong>de</strong> la fenêtre<br />

avec <strong>de</strong>s transports <strong>de</strong> joie inexprimable.<br />

« Ah !seigneur ! lui dit-il, ne différez pas <strong>de</strong> vous approcher <strong>de</strong><br />

cette cloison, vous verrez le véritable original du portrait qui<br />

vous a charmé. 1<br />

Le trou <strong>de</strong> la serrure est ici remplacé par un trou percé<br />

dans la cloison mais il s’agit toujours d’une sorte d’effraction<br />

et <strong>de</strong> pénétration forcée dans un espace réservé à l’intimité<br />

<strong>de</strong> la femme. Certes la conteuse ne va pas jusqu’à décrire la<br />

nudité du corps et, sitôt métamorphosée, la biche se retrouve<br />

superbement vêtue, mais l’allusion à la très belle gorge est<br />

quand même assez suggestif.<br />

Cette forme <strong>de</strong> voyeurisme passe parfois par un autre<br />

subterfuge que la transformation <strong>de</strong> l’un ou l’autre <strong>de</strong>s<br />

personnages en animal. Le don d’invisibilité dont certains<br />

héros se voient dotés permet la même licence. Le prince<br />

Lutin, héros éponyme d’un autre conte, pénètre ainsi sous<br />

une forme invisible dans un pays interdit aux hommes, pays<br />

où habitent <strong>de</strong> fières amazones, île <strong>de</strong>s plaisirs tranquilles<br />

sur lequel règnent une fée et sa fille. Or, le prince Lutin va<br />

profiter <strong>de</strong> son invisibilité pour pénétrer dans cette espace<br />

inviolable et observer à son insu la princesse dont il est<br />

tombé amoureux.<br />

1 Ibi<strong>de</strong>m, p.124.<br />

157


Il était tard. La princesse entra dans sa chambre pour se<br />

coucher. Lutin aurait bien voulu la suivre à sa toilette. Mais<br />

encore qu’il le pût, le respect qu’il avait pour elle l’en<br />

empêcha. Il lui semblait qu’il ne <strong>de</strong>vait prendre que les libertés<br />

qu’elle aurait bien voulu lui accor<strong>de</strong>r et sa passion était si<br />

délicate et si ingénieuse qu’il se tourmentait sur les plus<br />

petites choses1 .<br />

Certes le texte semble encore fortement influencé par la<br />

conception respectueuse <strong>de</strong> l’amour hérité <strong>de</strong> la préciosité :<br />

l’amant <strong>de</strong>meure soumis à la volonté <strong>de</strong> la femme et lorsqu’il<br />

se matérialisera sous une forme humaine, ce sera d’abord à<br />

travers un portrait où il s’était peint un genou en terre.<br />

Cependant <strong>de</strong>rrière cet apparent respect chevaleresque, le<br />

libertinage est bien présent comme une tentation à peine<br />

refoulée, dans tous les cas suggérée, <strong>de</strong> la pénétration dans<br />

l’espace le plus intime <strong>de</strong> la féminité, celui <strong>de</strong> la toilette. De<br />

plus, c’est une fois encore sous la forme d’un perroquet puis<br />

d’un serin, symbole <strong>de</strong> virilité que le prince s’incarnera dans<br />

cette insula feminarum. Ce thème <strong>de</strong> l’effraction préfigure<br />

d’ailleurs les contes libertins du XVIIIème siècle. Madame<br />

d’Aulnoy, en matière d’intrusion procè<strong>de</strong> parfois <strong>de</strong> manière<br />

plus explicite. Dans « La Chatte blanche », c’est l’équivalent<br />

d’une scène <strong>de</strong> viol qui nous est proposée au cours <strong>de</strong> la<br />

rencontre organisée par les fées entre l’affreux Migonnet, un<br />

nain affreux qui est le prétendant imposé, et la charmante<br />

princesse.<br />

1 Contes I, p.141.<br />

158


Notre entrevue se fit sur la terrasse. Il y vint dans son chariot<br />

<strong>de</strong> feu. Jamais <strong>de</strong>puis qu’il y a <strong>de</strong>s nains, il ne s’en est vu <strong>de</strong> si<br />

petit (… ) Il vint à moi, les bras ouverts pour m’embrasser, je<br />

me tins fort droite, il fallut que son premier écuyer le haussât ;<br />

mais aussitôt qu’il s’approcha, je m’enfuis dans ma chambre<br />

dont je fermai les portes et les fenêtres. 1<br />

Sans aucun doute la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> cette entrevue a<br />

quelques relents autobiographiques et l’affreux petit monstre<br />

ressemble quelque peu au baron d’Aulnoy. Mais au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la<br />

dénonciation <strong>de</strong>s mariages forcés qui étaient monnaie<br />

courante à l’époque, la suite du texte évoque le thème du viol<br />

et <strong>de</strong> l’enlèvement. <strong>Les</strong> fées<br />

« résolurent <strong>de</strong> l’amener la nuit dans ma chambre pendant<br />

que je dormirais, <strong>de</strong> m’attacher les pieds et les mains, pour<br />

me mettre avec lui dans son brûlant chariot afin qu’il<br />

m’emmenât. »<br />

La scène est décidément trop proche <strong>de</strong> celle esquissée<br />

dans « La Biche au bois » : elle ouvre la porte à tous les<br />

fantasmes et l’univers <strong>de</strong>s fées permet l’expression d’un<br />

libertinage à peine voilé par la création d’un nabot<br />

caricatural. La déformation <strong>de</strong> l’humain permet ainsi la<br />

transgression <strong>de</strong>s interdits moraux sous prétexte <strong>de</strong> création<br />

d’un univers <strong>de</strong> pure <strong>fiction</strong> dans lequel les monstres<br />

<strong>de</strong>meurent cependant si proches <strong>de</strong>s humains! <strong>Les</strong><br />

1 Contes II , p.203.<br />

159


techniques mêmes <strong>de</strong> création du merveilleux favorisent<br />

donc cette expression voilée <strong>de</strong> tous les fantasmes.<br />

Sur ce plan, le procédé <strong>de</strong> la métamorphose semble<br />

privilégié. L’animalisation permet toutes les audaces.<br />

Cependant, il existe d’autres formes <strong>de</strong> métamorphoses tout<br />

aussi propices à la transgression <strong>de</strong>s tabous : il s’agit cette<br />

fois <strong>de</strong> la transformation <strong>de</strong> l’humain en végétal. Dans le<br />

conte <strong>de</strong> « Fortunée 1 », la conteuse nous présente un prince<br />

métamorphosé en un pot d’œillets et qui ne survit que grâce<br />

aux arrosages fidèles <strong>de</strong> la jeune fille dont il tombe<br />

amoureux. Le libertinage passe ici par une inversion <strong>de</strong>s<br />

rapports amoureux car c’est l’élément féminin qui transmet<br />

un liqui<strong>de</strong> porteur <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> plaisir à un élément masculin<br />

réduit à l’état <strong>de</strong> potiche. L’image est pour le moins osée et<br />

porte la marque d’une sorte <strong>de</strong> féminisme. Le même procédé<br />

<strong>de</strong> dépendance sexuelle inversée réapparaît dans le conte <strong>de</strong><br />

« L’Oranger et l’abeille » 2 dont certains passages rappellent<br />

« Le Petit Poucet » <strong>de</strong> Perrault. On y voit un couple <strong>de</strong> jeunes<br />

amants chercher à échapper à un ogre doté lui aussi <strong>de</strong>s<br />

célèbres bottes <strong>de</strong> sept lieues. Or, la jeune Aimée, enfant<br />

sauvage particulièrement intelligente a réussi à se procurer<br />

la baguette magique qui va lui permettre <strong>de</strong> réaliser toutes<br />

sortes <strong>de</strong> mutations qui ne sont pas innocentes. Pour<br />

échapper à l’ogre, cette jeune fille qui gouverne tout et ne<br />

1<br />

Contes I, p.407-418.<br />

2<br />

Ibi<strong>de</strong>m, p.243-276.<br />

160


épond <strong>de</strong> rien déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’apparence à donner à chacun.<br />

Dans un premier temps, elle transforme le chameau qui fait<br />

office <strong>de</strong> moyen <strong>de</strong> locomotion en un étang ; le prince qui<br />

l’accompagne <strong>de</strong>vient alors un bateau et la princesse se<br />

réserve le rôle privilégié <strong>de</strong> la batelière. Cette batelière<br />

conduisant le bateau sur l’eau, symbole féminin par<br />

excellence détient les rênes et dirige à son gré un masculin<br />

réduit à l’obéissance. La secon<strong>de</strong> métamorphose implique<br />

aussi un rapport <strong>de</strong> dépendance inversé : le chameau se<br />

retrouve pilier, le prince, simple portrait et la jeune femme<br />

prend la forme d’un nain. Or le nain est traditionnellement<br />

le symbole <strong>de</strong> la virilité tandis que le portrait est une fois <strong>de</strong><br />

plus réduit à l’impuissance. La <strong>de</strong>rnière métamorphose est<br />

plus révélatrice encore. Le chameau <strong>de</strong>vient une simple<br />

caisse en bois, le prince <strong>de</strong>vient un oranger et la femme, une<br />

abeille qui viendra piquer <strong>de</strong> son dard, symbole masculin par<br />

excellence, la fleur <strong>de</strong> l’arbre. L’union sexuelle ainsi suggérée<br />

correspond une fois <strong>de</strong> plus à <strong>de</strong>s rapports inversés :<br />

En effet, elle s’enferma dans une <strong>de</strong>s plus grosses fleurs<br />

comme dans un palais et la véritable tendresse qui trouve <strong>de</strong>s<br />

ressources partout ne laissait pas d’avoir les siennes dans<br />

cette union. 1<br />

Le libertinage se teinte en l’occurrence d’un certain parti<br />

pris féministe qui réapparaît encore dans l’image d’un gland<br />

que la jeune Finette Cendron2,<br />

héroïne éponyme du conte,<br />

1<br />

Ibi<strong>de</strong>m, p.270.<br />

2<br />

Ibi<strong>de</strong>m, p363-383.<br />

161


sorte <strong>de</strong> Petit Poucet en jupons doublé d’une Cendrillon,<br />

enfourche avec plaisir et arrose en murmurant à chaque<br />

fois : « Crois, crois, beau gland ! ». Finette, est-il dit, ne<br />

manquait jamais d’y monter <strong>de</strong>ux fois par jour, ce qui est la<br />

preuve d’un certain tempérament ! Il semble que ses <strong>de</strong>ux<br />

sœurs nommées Fleur <strong>de</strong> jour et Belle <strong>de</strong> nuit n’aient rien à<br />

lui envier sur ce point et que le jeu <strong>de</strong> l’onomastique suggère<br />

le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s péripatéticiennes plutôt que celui <strong>de</strong>s fées ! Ce<br />

libertinage qui est lié à une inversion <strong>de</strong>s rapports sexuels<br />

peut se manifester enfin sous une ultime forme : celle du<br />

travesti.<br />

Dans le conte <strong>de</strong> « Belle-belle et le chevalier Fortuné 1»<br />

une jeune fille se déguise en homme pour rejoindre les<br />

armées du roi. Certes, cet épiso<strong>de</strong> romanesque a quelques<br />

références historiques. A la fin du règne, Louis XIV avait<br />

institué une taxe qui obligeait les nobles qui ne pouvaient<br />

mener campagne dans ses armées à payer un impôt<br />

supplémentaire. Or le vieux noble ruiné qui est le père <strong>de</strong><br />

trois jeunes filles voit ainsi ses filles revêtir l’habit masculin<br />

pour guerroyer à sa place. Il est vrai aussi que pour <strong>de</strong>s<br />

raisons <strong>de</strong> commodité les femmes voyageaient parfois en<br />

revêtant <strong>de</strong>s habits d’hommes. Il existe même un portrait <strong>de</strong><br />

Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Melle <strong>de</strong> La Vallière, favorite <strong>de</strong> Louis XIV<br />

1 Contes II ,p.215-269.<br />

162


ainsi présentée sous la forme d’un jeune chevalier1. On<br />

pourrait objecter aussi que le personnage <strong>de</strong> Belle-Belle,<br />

alias Fortuné, est aussi le digne <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong> la tradition<br />

littéraire <strong>de</strong> la tragi-comédie pastorale. Mais au <strong>de</strong>là d’un<br />

apparent souci <strong>de</strong> ménager les bienséances, on constate, une<br />

fois <strong>de</strong> plus, dans le texte <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy un<br />

traitement double et ambigu du thème <strong>de</strong> l’homosexualité,<br />

thème d’ailleurs quelque peu récurrent dans les contes<br />

lorsque se trouve décrit un mon<strong>de</strong> d’amazones dans lequel<br />

les caresses féminines sont présentes En l’occurrence, Belle-<br />

Belle parvient bien à se faire passer pour un homme et à<br />

mener carrière au point <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir le conseiller et le favori<br />

du jeune roi. Or, la reine-sœur, sorte <strong>de</strong> régente et le roi sont<br />

tous <strong>de</strong>ux attirés par la beauté du jeune travesti, ce qui est le<br />

prétexte d’un traitement redoublé, dans une sorte <strong>de</strong> miroir,<br />

<strong>de</strong>s amitiés particulières. Le déguisement falsifie le sens <strong>de</strong>s<br />

conduites amoureuses et <strong>de</strong>rrière les masques se cache ce<br />

libertinage « honnête » évoqué par Clau<strong>de</strong> Reichler qui est<br />

insaisissable et ne se soumet qu’en apparence aux règles du<br />

discours dominant. La fin du conte permet à l’imaginaire du<br />

lecteur <strong>de</strong> créer quelques représentations mentales qui ne<br />

manquent pas d’un certain piquant :<br />

Lorsque l’on eut attaché Fortuné à un poteau, l’on arracha sa<br />

robe et sa veste pour lui percer le cœur, mais quel<br />

1<br />

Ce portrait est visible dans la salle <strong>de</strong> réception <strong>de</strong> l’actuelle<br />

Sorbonne à Paris.<br />

163


étonnement fut celui <strong>de</strong> cette nombreuse assemblée, quand<br />

on découvrit la gorge d’albâtre <strong>de</strong> la véritable Belle Belle. 1<br />

Voiler et dévoiler le corps féminin en jouant <strong>de</strong><br />

l’ambiguïté <strong>de</strong>s sexes relève bien <strong>de</strong> ce jeu troublant <strong>de</strong> l’être<br />

et du paraître qui caractérise en l’occurrence cette fin <strong>de</strong><br />

siècle.<br />

« L’art <strong>de</strong> la bagatelle » qui caractérise l’écriture <strong>de</strong><br />

Madame d’Aulnoy et <strong>de</strong> nombreuses femmes conteuses <strong>de</strong> la<br />

fin du XVIIème siècle est donc bien différent <strong>de</strong> l’art du conte<br />

tel que le concevait Perrault. Il relève apparemment d’un jeu<br />

littéraire basé sur un certain contrat <strong>de</strong> lecture avec un<br />

groupe <strong>de</strong> mondains initiés. Le libertinage voilé semble bien<br />

être une <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> ce jeu dans lequel la connivence fondée<br />

sur le référent culturel cè<strong>de</strong> la place à une forme <strong>de</strong><br />

complicité dans la subversion d’un ordre moral établi.<br />

L’entreprise moralisatrice <strong>de</strong>s contes apparaît dès lors<br />

comme une simple faça<strong>de</strong> <strong>de</strong>stinée à déjouer les pièges <strong>de</strong> la<br />

censure. <strong>Les</strong> apparentes moralités ne seraient qu’une forme<br />

<strong>de</strong> détournement supplémentaire. Mais on peut s’interroger<br />

sur ce que <strong>de</strong>vient ce contrat <strong>de</strong> lecture au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la fin du<br />

XVIIIème siècle qui correspond aux <strong>de</strong>rnières éditions du<br />

Cabinet <strong>de</strong>s fées. Il est incontestable que l’on constate une<br />

<strong>de</strong>struction progressive <strong>de</strong> cette connivence fondée sur une<br />

forme <strong>de</strong> libertinage. La récupération <strong>de</strong> l’œuvre par le<br />

public populaire, via les images d’Epinal en particulier, puis<br />

1 Contes II , p.267.<br />

164


son glissement partiel dans l’univers <strong>de</strong> la littérature<br />

enfantine expliquent une profon<strong>de</strong> méconnaissance et un<br />

certain nombre <strong>de</strong> malentendus. <strong>Les</strong> recherches récentes et<br />

les nouvelles éditions <strong>de</strong>vraient redonner sa juste place à ces<br />

récits féeriques qui annoncent les contes libertins du<br />

XVIIIème siècle et qui ont permis à un certain nombre <strong>de</strong><br />

femmes écrivains <strong>de</strong> laisser place à l’expression <strong>de</strong> la<br />

sexualité à travers les fantasmes que le genre du conte<br />

pouvait accueillir sans vergogne dans un univers imaginaire,<br />

reflet et miroir fidèle d’une entreprise <strong>de</strong> subversion cachée.<br />

165


166


167


Voyages et écriture :<br />

Salammbô <strong>de</strong> Gustave Flaubert<br />

Pr Nedjma BENACHOUR<br />

Université Mentouri Constantine<br />

C’est à partir <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong>s années 1840 que les<br />

voyageurs français écrivains, peintres, enseignants,<br />

historiens, chroniqueurs, rassurés par la situation politique<br />

et convaincus <strong>de</strong> l’implantation certaine <strong>de</strong> la politique<br />

coloniale, se déci<strong>de</strong>nt à partir à la découverte <strong>de</strong> la<br />

«Régence », <strong>de</strong> « l’Orient barbaresque », bref <strong>de</strong> l’Algérie :<br />

« Le pays occupé, conquis, pacifié attire la curiosité<br />

métropolitaine ; et l’on trouve dans la littérature <strong>de</strong> voyage, à<br />

côté <strong>de</strong>s récits d’exploration et <strong>de</strong>s mémoires, un grand<br />

nombre <strong>de</strong> publications d’une autre origine 1<br />

. »<br />

La littérature française du voyage algérien que, Roland<br />

Lebel nomme «littérature exotique », date, en fait, du début<br />

<strong>de</strong> la conquête française, alors qu’en France, bien avant<br />

1830, existait une littérature du voyage où la Perse, la<br />

1<br />

Roland Lebel, Histoire <strong>de</strong> la littérature coloniale en France, Paris, Librairie Larose,<br />

1931.P77<br />

Qu’il définit ainsi : « et la première littérature exotique est une littérature <strong>de</strong> voyages,<br />

souvent plus documentaire qu embellie <strong>de</strong> <strong>de</strong>scriptions artistiques, mais on ne saurait la sousestimer,<br />

car elle est la vraie source <strong>de</strong> renouvellement littéraire. » in Histoire <strong>de</strong> la littérature<br />

coloniale en France op. citép7<br />

168


Chine, la Turquie, l’Amérique étaient <strong>de</strong>s sociétés inconnues<br />

et recherchées pour leur «édénisme exotique » :<br />

« …l’homme retournant à la nature, doit, <strong>de</strong> préférence<br />

retourner à la nature la plus opulente, celle <strong>de</strong>s tropiques ;<br />

c’est là qu’il goûtera le bonheur le plus intense. Telle est la<br />

formule <strong>de</strong> l’édénisme exotique conçue au 18 ème siècle » 1<br />

Lebel n’avait-il pas tort <strong>de</strong> généraliser cette appellation à<br />

tous les écrivains voyageurs venus en Algérie ? En effet, ils<br />

n’avaient pas tous le même regard, ni la même relation au<br />

voyage algérien, à la région ou à la ville visitée. L’exotisme<br />

était, par ailleurs, récusé par certains d’entre- eux, par E.<br />

Fromentin, pour ne citer que cet exemple.<br />

Mais néanmoins, on peut remarquer que l’exotisme au<br />

19 ème siècle s’installe dans beaucoup <strong>de</strong> textes <strong>de</strong> la<br />

littérature du voyage, probablement propulsé par le<br />

Romantisme comme l’affirme R.Lebel ; mais expliqué<br />

sûrement par le contexte historique d’alors.<br />

L’impérialisme européen et les débuts <strong>de</strong> la colonisation<br />

française, dans certains pays d’Afrique, ouvrent <strong>de</strong>s horizons<br />

nouveaux à <strong>de</strong>s voyageurs, parmi lesquels <strong>de</strong>s artistes,<br />

écrivains et peintes.<br />

<strong>Les</strong> écrivains français <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> moitié du 19 ème siècle<br />

furent nombreux a avoir visité l’Algérie <strong>de</strong> cette époque,<br />

parmi eux, citons T. Gautier, E. Fromentin A. Dumas (père),<br />

1 I<strong>de</strong>m p.28<br />

169


G. Flaubert, G <strong>de</strong> Maupassant, J. Lorrain, les frères<br />

Goncourt, A. Dau<strong>de</strong>t, P. Loti, E. Fey<strong>de</strong>au, etc.<br />

<strong>Les</strong> six premiers <strong>de</strong> cette liste ont séjourné à<br />

Constantine entre 1845 et 1894, toutes saisons confondues.<br />

Arrivé en août 1845 Théophile Gautier ouvre la voie du<br />

voyage constantinois, ensuite Alexandre Dumas (père) en<br />

octobre 1846, Eugène Fromentin en janvier 1848, Gustave<br />

Flaubert en mai 1858, Guy <strong>de</strong> Maupassant en juillet 1881, le<br />

<strong>de</strong>rnier Jean Lorrain, arrive durant l’hiver 1894.<br />

Lors <strong>de</strong> leur voyage, certains étaient accompagnés ;<br />

souvent d’amis peintres ou écrivains : tels Gautier, Dumas<br />

(son fils Alexandre ainsi que <strong>de</strong>s amis artistes tels Giraud et<br />

Louis Boulanger). Fromentin (Charles Labbé et Auguste<br />

Salzmann), Flaubert, Maupassant, Lorrain ont fait le voyage<br />

seuls. Pour son périple maghrébin, à la différence du voyage<br />

égyptien, l’auteur <strong>de</strong> Madame Bovary avait, sciemment,<br />

recherché la solitu<strong>de</strong>.<br />

A bord <strong>de</strong> «l’Hermus » Flaubert a embarqué <strong>de</strong> France<br />

jusqu’à Stora1 pour prendre ensuite la diligence <strong>de</strong><br />

Philippeville (actuelle Skikda) jusqu’à Constantine. La<br />

construction <strong>de</strong> la route achevée en 1845 a sorti Constantine<br />

<strong>de</strong> son isolement et explique l’affluence <strong>de</strong>s voyageurs dès la<br />

fin <strong>de</strong>s années 1840.<br />

Quel était l’objectif <strong>de</strong> ce voyage ?<br />

1 Petit port <strong>de</strong> Skikda.<br />

170


Excepté l’exotisme en vogue à l’époque, les écrivains<br />

avaient-ils <strong>de</strong>s raisons précises pour venir à Constantine et<br />

entreprendre un voyage parfois difficile et harassant ?<br />

Gautier, Lorrain artistes amoureux <strong>de</strong> liberté,<br />

d’originalité, <strong>de</strong> fantaisie, engagés dans <strong>de</strong>s luttes<br />

perpétuelles contre le conformisme social et culturel, sont<br />

arrivés à Constantine, animés d’une réelle curiosité pour<br />

cette ville au site particulier et étrange.<br />

Pour Fromentin le voyage en Algérie s’est voulu une<br />

quête ontologique. L’altérité <strong>de</strong>vait lui apporter <strong>de</strong>s éléments<br />

<strong>de</strong> réponse à <strong>de</strong>s interrogations sur lui-même et sur ses<br />

capacités créatrices.<br />

Dumas, Flaubert, Maupassant avaient <strong>de</strong>s objectifs plus<br />

précis. Le premier a inscrit son voyage dans la perspective<br />

du savoir : le périple constantinois <strong>de</strong>vait lui permettre <strong>de</strong><br />

connaître toute la vérité sur l’histoire <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> la ville,<br />

sur la situation politique, socioculturelle. Le Véloce qui<br />

retrace ce séjour, nous met en face d’un auteur historien,<br />

ethnologue, démographe, bref un Dumas plus analyste que<br />

romancier. Son voyage- connaissance fut en rupture totale<br />

avec une simple ou quelconque velléité touristique. C’est le<br />

Maupassant journaliste et non le Maupassant nouvelliste<br />

qui est venu en Algérie pour couvrir l’Insurrection <strong>de</strong>s Ouled<br />

Sidi Cheikh et faire un reportage sur son lea<strong>de</strong>r Bouamama.<br />

Ayant achevé sa mission, il fit un détour par Constantine<br />

avant d’embarquer à Bône pour Marseille.<br />

171


Flaubert a visité Constantine et Carthage dans un but<br />

littéraire : la composition <strong>de</strong> Salammbô en était l’objectif<br />

principal.<br />

Si la diversité <strong>de</strong>s objectifs du voyage constantinois est<br />

parfois évi<strong>de</strong>nte, <strong>de</strong>s pôles <strong>de</strong> rencontre - les lieux et son<br />

histoire <strong>de</strong> Constantine - ont, tout <strong>de</strong> même, attiré ces<br />

écrivains.<br />

En effet le site, certains espaces distinctifs, certaines<br />

cérémonies et pratiques sociales <strong>de</strong> cette ville ont suscité, sur<br />

presque cinquante années, la même curiosité, quand bien<br />

même les regards étaient différents. Cette différence est, à la<br />

fois rencontre et divergence.<br />

II Gustave Flaubert à Constantine<br />

Le voyage <strong>de</strong> Flaubert au Maghreb avait, donc, un<br />

objectif littéraire. Le style <strong>de</strong> cet écrivain étant imprégné <strong>de</strong>s<br />

procédés d’écriture réaliste, aussi, avant d’avancer dans la<br />

confection <strong>de</strong> Salammbô, jugea-t-il nécessaire <strong>de</strong> connaître<br />

<strong>de</strong> visu le pays <strong>de</strong> la princesse carthaginoise, héroïne <strong>de</strong> son<br />

futur roman. D’ailleurs dans une correspondance adressée <strong>de</strong><br />

Tunis à son ami Ernest Fey<strong>de</strong>au, 1 un samedi 8 mai 1858,<br />

Flaubert écrit :<br />

1 Ecrivain- voyageur lui aussi. Après son séjour en Algérie il publia Alger en 1862.<br />

172


« Ce voyage est plus facile <strong>de</strong> Tunis à Constantine que <strong>de</strong><br />

Constantine à Tunis et cependant que d’Européens l’ont<br />

encore fait.<br />

De cette façon j’aurais vu tout le pays dont j’ai à parler dans<br />

mon bouquin Salammbô .» 1<br />

Le contact avec le Maghreb et par conséquent avec<br />

l’ancienne Numidie où Carthage et Cirta occupaient une<br />

place importante se fait, donc, en premier lieu avec l’Est<br />

algérien.<br />

Flaubert quitte la France par Marseille à bord <strong>de</strong><br />

l’Hermus un 12 avril 1858.<br />

Ses impressions sur son voyage maghrébin figurent<br />

dans l’un <strong>de</strong>s tomes <strong>de</strong>s Œuvres complètes2, ainsi que dans<br />

sa correspondance.<br />

Flaubert débarque donc à Philippeville. Le soir même <strong>de</strong><br />

son arrivée il part pour Constantine à bord d’une « voiture »<br />

qui : « craque et gargouille comme un ventre trop plein ». La<br />

promiscuité <strong>de</strong>s autres voyageurs, - Maltais, Spahi,<br />

Provençal, Italien -, « ces animaux <strong>de</strong>rrière moi puent <strong>de</strong><br />

gueulent » le met mal à l’aise et l’incommo<strong>de</strong>. Lors <strong>de</strong> ce<br />

voyage, le second, 3 Flaubert, seul sans aucun<br />

1<br />

In Gustave Flaubert Correspondance, 1858-1864, Lausanne, éditions Rencontre, 1965.<br />

2<br />

G. Flaubert. Œuvres complètes, voyages (Orient et Afrique) tome 2. Paris, Sociétés <strong>de</strong>s<br />

Belles Lettres, 1948.<br />

3<br />

Le premier voyage <strong>de</strong> Flaubert en Algérie a eu lieu en 1845, il avait séjourné à Alger.<br />

173


accompagnateur, préoccupé par son roman sur Carthage, est<br />

agacé par tout ce vacarme. A ce sujet Aimé Dupuy 1 écrit :<br />

« Cependant partant pour l’Afrique du Nord, Flaubert<br />

manque <strong>de</strong> ce sentiment d’euphorie qui l’animait en<br />

1849….Aujourd’hui, le voyageur est seul, face à lui-même,<br />

…En outre avec l’obsession <strong>de</strong> l’aventure littéraire dans<br />

laquelle il s’est engagé et peut être fourvoyé ; la hantise <strong>de</strong> ce<br />

roman qui «ne vient pas … »<br />

Le trajet Philippeville - Constantine permet au<br />

voyageur <strong>de</strong> faire connaissance avec le paysage <strong>de</strong> cette<br />

région d’Algérie.<br />

Flaubert et les autres voyageurs <strong>de</strong> la diligence, après<br />

avoir escaladé à pied «cette interminable ascension », celle <strong>de</strong><br />

l’actuelle Aouinet El Foul, arrive à Constantine par la place<br />

d’Armes. Tout comme Fromentin, il est donc entré par le<br />

Coudiat-Aty qui fait face à la porte Bab El Oued.<br />

« Place d’Armes » car lors <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> Constantine, en<br />

1837, l’essentiel <strong>de</strong> la bataille s’est déroulé sur <strong>de</strong>ux fronts :<br />

celui <strong>de</strong> Bab El kantara et celui du Coudiat.<br />

Flaubert loge à l’hôtel «du Palais » qui se trouvait à<br />

proximité du Palais du Bey la rési<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> Ahmed Bey (le<br />

<strong>de</strong>rnier bey <strong>de</strong> Constantine ). Le chef du bureau arabe, un<br />

certain Vignard reçoit l’écrivain et met à sa disposition son<br />

propre secrétaire, Salah-Bey, le petit fils du bey, qui le gui<strong>de</strong><br />

à travers les rues et les quartiers <strong>de</strong> la ville.<br />

1 In En marge <strong>de</strong> Salammbô, Paris, librairie Nizet 1954 p39<br />

174


Après le séjour à Constantine, Flaubert repart à<br />

Philippeville où l’attendait le bateau pour Tunis. Après son<br />

séjour en Tunisie, Flaubert déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> revoir Constantine en<br />

faisant le trajet Tunis -Constantine par route.<br />

Après un voyage harassant il arrive à <strong>de</strong>stination :<br />

« …l’admirable Constantine s’aperçoit <strong>de</strong> loin …entrée<br />

triomphante à Constantine, avec mon plumet. » .<br />

Flaubert éprouve un réel plaisir à revoir cette ville. De ce<br />

périple à travers quelques villes <strong>de</strong> l’Est algérien, l’attrait <strong>de</strong><br />

Constantine est incontestable.<br />

Effectivement, les autres villes l’ont laissé plus ou moins<br />

indifférent. Dans une lettre du 24 avril 1858, adressée à L.<br />

Bouilhet, Flaubert écrit à propos <strong>de</strong> Constantine ceci :<br />

« C’est une chose formidable et qui donne le vertige : je me<br />

suis promené au-<strong>de</strong>ssus, à pied et <strong>de</strong>dans à cheval. C’était<br />

l’heure où sur le boulevard du Temple, la queue <strong>de</strong>s petits<br />

théâtres commence à se former. Des gypaètes tournoyaient<br />

dans le ciel. »<br />

Pourquoi cette préférence ? Le site particulier <strong>de</strong> la<br />

ville ? Sans aucun doute. Site qui lui permet d’oublier qu’il<br />

visite une ville conquise <strong>de</strong>puis seulement un peu plus <strong>de</strong><br />

vingt ans.<br />

Pour Flaubert, le site grandiose <strong>de</strong> Constantine sied à<br />

certains <strong>de</strong> ses hommes célèbres tel Jugurtha : « Je pense à<br />

Jugurtha, ça lui ressemble ».<br />

175


Ce chef numi<strong>de</strong> qui fut pour beaucoup artistes la<br />

représentation emblématique <strong>de</strong> la résistance a capté<br />

l’attention <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux grands écrivains français du 19 ème siècle :<br />

Flaubert et Arthur Rimbaud. Dans la lettre adressée à Louis<br />

Bouilhet, le 24 avril 1858, Flaubert associe la gran<strong>de</strong>ur et<br />

l’importance <strong>de</strong> Constantine à celle <strong>de</strong> Jugurtha :<br />

« La seule chose importante que j’ai vue jusqu’à présent, c’est<br />

Constantine, le pays <strong>de</strong> Jugurtha ».<br />

La visite <strong>de</strong>s gorges du Rhummel permet à l’écrivain -<br />

voyageur <strong>de</strong> noter dans son récit <strong>de</strong> voyage <strong>de</strong>ux<br />

observations :<br />

1) Un fait historique qui a eu lieu le jour <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> la ville<br />

par l’armée française en 1837 : «Une arche naturelle, elle a<br />

bien <strong>de</strong> hauteur <strong>de</strong>ux cents pieds (c’est par-là que les gens <strong>de</strong><br />

Constantine, lors <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> la ville, sont <strong>de</strong>scendus au bout<br />

d’une cor<strong>de</strong> ; quant au bey, le tableau <strong>de</strong> Court est faux : il<br />

était dans l’intérieur) puis une sorte <strong>de</strong> tunnel ; en continuant,<br />

on arrive au pont d’Elkantara »<br />

La visite <strong>de</strong> ce lieu donne au voyageur l’opportunité<br />

d’ouvrir une parenthèse sur l’histoire récente <strong>de</strong> la ville.<br />

Il rappelle qu’en 1837, lors <strong>de</strong> l’assaut <strong>de</strong> Constantine<br />

surnommée par les soldats français « la ville du diable »,<br />

certains habitants ont fui l’armée étrangère en se jetant dans<br />

le ravin. A. Badjadja, historien et qui fut directeur général<br />

<strong>de</strong>s archives algériennes écrit 1:<br />

1 A. Badjadja, La bataille <strong>de</strong> Constantine Imprimerie <strong>de</strong> la Wilaya 1982 p58.<br />

176


« Une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> la ville, hommes,<br />

femmes, enfants se précipitent eux aussi du côté <strong>de</strong>s abîmes.<br />

Au moyen <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s lancées en toute hâte sans aucune<br />

précaution ni vérification, les Constantinois glissent le long<br />

<strong>de</strong>s parois, parfois à pic , préférant affranchir la mort du côté<br />

<strong>de</strong>s abîmes plutôt que <strong>de</strong> tomber entre les mains <strong>de</strong><br />

l’ennemi. »<br />

Flaubert relatant ce même fait se réfère à un tableau du<br />

peintre Joseph-Désiré Court qui, <strong>de</strong> façon erronée, fait<br />

figurer le Bey Ahmed parmi ces désespérés «Quant au bey,<br />

le tableau <strong>de</strong> Court est faux : il était dans l’intérieur ».<br />

Qui a aidé Flaubert à relever cette inexactitu<strong>de</strong> ? Est-ce le<br />

gui<strong>de</strong>, turc lui-même et <strong>de</strong>scendant d’un bey <strong>de</strong> la ville ? En<br />

effet, Ahmed Bey n’a pas cherché à fuir ou à se suici<strong>de</strong>r 1 . Le<br />

bey «les larmes aux yeux, assiste impuissant à la prise <strong>de</strong><br />

Constantine. Après avoir regroupé tous les rescapés, Ahmed<br />

Bey à la tête <strong>de</strong> l’armée qui lui reste, jette un <strong>de</strong>rnier regard<br />

sur Constantine, sa ville natale d’abord, sa capitale ensuite ,<br />

puis prend la route du Sud. Il ne désespère pas <strong>de</strong> reconquérir<br />

Constantine et il continue le combat jusqu’à 1848. » 2<br />

1. Une cérémonie sociale : les chasseurs <strong>de</strong> porc-épic<br />

et les fumeurs <strong>de</strong> kif<br />

La secon<strong>de</strong> observation que note Flaubert lors <strong>de</strong> la<br />

visite <strong>de</strong>s gorges du Rhummel, est un spectacle pittoresque<br />

celui <strong>de</strong>s « campeurs » du fleuve. Son gui<strong>de</strong>, un natif <strong>de</strong> la<br />

ville, l’ai<strong>de</strong> à comprendre cette cérémonie qui était très<br />

fortement ancrée dans Constantine.<br />

1 Comme Mohammed Belebdjaoui, le second <strong>de</strong> Benaïssa ( commandant <strong>de</strong> la bataille ) qui<br />

«préféra se suici<strong>de</strong>r d’une balle dans la tête après avoir vainement cherché la mort en<br />

combattant sans répit sur les remparts. » i<strong>de</strong>m p 59.<br />

2 ibid.<br />

177


« Il me montre, en <strong>de</strong>scendant, trois gaillards grêles et<br />

étranges : ce sont <strong>de</strong>s mangeurs <strong>de</strong> haschich, chasseurs du<br />

porc-épic ; quand ils en ont pris un, ils font un grand dîner. »<br />

p545<br />

Ces hommes, fumeurs <strong>de</strong> kif, les «hachaïchis »<br />

bivouaquaient dans les gorges pour chasser cet animal (el<br />

dorban). Cette pratique sociale constantinoise, qui n’existe<br />

plus, fut décrite au début du 20 ème siècle par divers<br />

témoignages tel celui <strong>de</strong> Ab<strong>de</strong>lhamid Maïza.<br />

Ces mêmes hommes chassaient un autre animal, l’hyène,<br />

que Flaubert décrit plus longuement en ces termes :<br />

« Ces mêmes hommes prennent <strong>de</strong>s hyènes vivantes, les<br />

amènent à Constantine et les lâchent à leurs chiens. Pour<br />

prendre une hyène, ils vont à la caverne, bouchent l’ouverture<br />

avec <strong>de</strong>s toiles, et y laissent un trou. Ils poussent une sorte <strong>de</strong><br />

zagarit, l’hyène vient au bord, le chasseur lui parle : « tu es<br />

jolie, on te peindra <strong>de</strong> henné, on te donnera un mari, <strong>de</strong>s<br />

colliers, etc. »<br />

Ces hommes très particuliers qui s’adonnent à ces<br />

rituels accompagnés d’activités culturelles et ludiques sont<br />

les hechaïchis <strong>de</strong> Constantine. Le haschich qu’ils mangent<br />

(la poudre <strong>de</strong> la plante était mélangée au miel) ou fument est<br />

la <strong>de</strong>nrée essentielle durant ces journées particulières, ce qui<br />

explique, sans doute, leur apparence physique : « <strong>de</strong>s<br />

gaillards grêles » note Flaubert. Leur campement dans les<br />

gorges du Rhummel, à l’extérieur <strong>de</strong> la ville, en pleine<br />

nature, loin <strong>de</strong>s regards, leur permet <strong>de</strong> vivre, en marge <strong>de</strong><br />

178


la société, une existence exempte <strong>de</strong> contrainte qu’ils<br />

revendiquent et assument pleinement.<br />

3. Le profit littéraire du séjour à Constantine<br />

PRELIMINAIRES<br />

Pour beaucoup <strong>de</strong> voyageurs, illustres écrivains et<br />

peintres du 19 ème siècle, le séjour à Constantine fut d’un<br />

bénéfice littéraire – ou pictural (Fromentin) – certain.<br />

Flaubert, grand voyageur du 19 ème siècle, comme l’ont été<br />

beaucoup d’écrivains <strong>de</strong> son époque, <strong>de</strong>vait après son périple<br />

égyptien (1849 ) et algéro- tunisien (1858 ) écrire un livre<br />

inspiré <strong>de</strong> tout ce qu’il avait observé ou ressenti dans ces<br />

trois pays.<br />

Certaines notes et impressions du voyage constantinois<br />

<strong>de</strong> Flaubert resurgissent dans Salammbô pour lequel<br />

l’écrivain fit son périple maghrébin. Ces notes furent, bien<br />

entendu, remaniées et adaptées au contexte <strong>de</strong> ce roman<br />

ancré dans Carthage antique contemporaine <strong>de</strong> Cirta<br />

Le désir d’écrire la passion <strong>de</strong> Mâtho, le chef guerrier<br />

barbare pour la princesse carthaginoise Salammbô,<br />

incarnation <strong>de</strong> Tanit, déesse <strong>de</strong> l’Etoile Montante, est<br />

antérieur au voyage algérien.<br />

179


Flaubert commence son roman sur Carthage en 1856 et<br />

entreprend son voyage maghrébin au printemps 1858. Ce<br />

second voyage «littéraire » était donc dicté par l’écriture <strong>de</strong><br />

son roman, et par voie <strong>de</strong> conséquence, par le souci <strong>de</strong> visiter<br />

l’Est algérien et le Nord tunisien.<br />

L’auteur <strong>de</strong> Madame Bovary qui voulait connaître <strong>de</strong><br />

visu Carthage, débarque, en premier lieu à Stora en Algérie.<br />

Le but <strong>de</strong> cette halte est Constantine- Cirta l’ancienne<br />

capitale numi<strong>de</strong>, rivale <strong>de</strong> Carthage- ; mais il faut,<br />

néanmoins, souligner que ce voyage algéro - tunisien est la<br />

continuité du périple égyptien.<br />

En 1858, Salammbô qui était en rédaction <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux<br />

années, sera remanié après le séjour maghrébin <strong>de</strong> son<br />

auteur.<br />

Dans une lettre adressée à une amie, Flaubert écrit :<br />

«J’ai visité à fond la campagne <strong>de</strong> Tunis et les ruines <strong>de</strong><br />

Carthage, j’ai traversé la Régence <strong>de</strong> l’est à l’ouest pour<br />

rentrer en Algérie par la frontière <strong>de</strong> Keff, et j’ai traversé la<br />

partie orientale <strong>de</strong> la province <strong>de</strong> Constantine…il faut écrire<br />

pour soi, avant tout. C’est la seule chance <strong>de</strong> faire beau. » 1<br />

Cet énoncé montre, très explicitement, l’importante<br />

place occupée par Salammbô dans la vie <strong>de</strong> son auteur ; ce<br />

que souligne Gautier dans l’un <strong>de</strong> ses articles :<br />

1 Flaubert Correspondance op. cité p822.<br />

180


« D’ailleurs en écrivant Salammbô, G. Flaubert loin <strong>de</strong> sortir<br />

<strong>de</strong> sa nature, y est plutôt rentré. »<br />

Est-ce parce que ce roman <strong>de</strong>vait l’ai<strong>de</strong>r à se détacher<br />

<strong>de</strong> la société bourgeoise française du 19ème siècle et <strong>de</strong> ses<br />

institutions intraitables1 vis-à-vis <strong>de</strong> l’artiste que Flaubert à<br />

Constantine et à Tunis s’est senti «bien portant et d’humeur<br />

gaie. » ?<br />

En rentrant à Paris, l’écrivain se remet à l’écriture <strong>de</strong><br />

Salammbô, armé <strong>de</strong> ses précieuses notes et impressions sur<br />

ces régions, berceau <strong>de</strong> Cirta et <strong>de</strong> Carthage et qui<br />

constitueront l’extra - texte adapté à l’époque, mais<br />

reconstruit par le riche apport <strong>de</strong> la création artistique <strong>de</strong><br />

l’auteur.<br />

Dans ce roman, captivant à plus d’un titre, l’aspect que<br />

je me propose <strong>de</strong> souligner, est sa relation à Constantine car<br />

le séjour <strong>de</strong> l’écrivain dans cette ville y a laissé une<br />

empreinte certaine.<br />

Une lecture attentive <strong>de</strong> Salammbô et <strong>de</strong>s notes <strong>de</strong><br />

voyage <strong>de</strong> Flaubert sur Constantine laisse voir une<br />

intertextualité plus qu’évi<strong>de</strong>nte.<br />

Ainsi :<br />

1 Faut-il rappeler que Madame Bovary a fait l’objet <strong>de</strong> poursuites judiciaires ?<br />

181


A) *- la topographie <strong>de</strong> Carthage du roman rappelle<br />

celle <strong>de</strong> Constantine, ville réelle, comme cela se remarque<br />

dans ces <strong>de</strong>ux énoncés :<br />

« Mais Carthage était défendue dans toute la largeur <strong>de</strong><br />

l’isthme : d’abord par un fossé, ensuite par un rempart <strong>de</strong><br />

gazon, et enfin par un mur, haut <strong>de</strong> trente coudées, en pierre<br />

1<br />

<strong>de</strong> taille, et à double étage. » (Salammbô p50)<br />

« Mais la ville était protégée par un lac communiquant avec la<br />

mer. Elle avait trois enceintes, et sur les hauteurs qui la<br />

dominaient se développait un mur fortifié <strong>de</strong> tours. » p91<br />

Plus que la <strong>de</strong>scription générale <strong>de</strong> Carthage, ce sont<br />

surtout les lexèmes précisant la configuration <strong>de</strong> la ville<br />

punique qui interpellent Constantine :<br />

Isthme : il rappelle celui <strong>de</strong> Constantine qui rattachait la<br />

ville au Coudiat-Aty. Ce lieu fut, d’ailleurs, souvent signalé<br />

par la littérature du voyage.<br />

Le fossé : ou le ravin <strong>de</strong> Constantine.<br />

<strong>Les</strong> remparts, mur fortifié : Constantine était célèbre<br />

pour ses remparts naturels et fortifiés qui la rendaient la<br />

ville difficile à assiéger.<br />

Le lac : tel le Rhummel qui, lui aussi, protégeait sa ville.<br />

<strong>Les</strong> trois enceintes : Constantine était, elle aussi,<br />

ceinturée et protégée au sud par trois portes.<br />

1 Réédition Alger, ENAG, 1988<br />

182


*- Certains faits historiques propres à la bataille et à la<br />

prise <strong>de</strong> la ville.<br />

Le premier fait . Considérons les énoncés suivants :<br />

1/ «<strong>Les</strong> Barbares se précipitaient pêle-mêle ; les échelles<br />

rompaient avec un grand fracas, et les masses d’hommes<br />

s’écroulaient dans l’eau qui rejaillissait en flots rouges contre<br />

les murs. »p91<br />

<strong>Les</strong> soldats <strong>de</strong> Mâtho qui voulaient désespérément<br />

s'emparer <strong>de</strong> Carthage, en escaladant le mur fortifié à l’ai<strong>de</strong><br />

d’échelles, se sont retrouvés au fond du lac.<br />

Ce détail <strong>de</strong> la bataille <strong>de</strong> Carthage rappelle<br />

étrangement l’événement tragique vécu par une partie <strong>de</strong> la<br />

population le jour <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> leur ville. Désirant fuir<br />

l’armée française, <strong>de</strong>s Constantinois ont tenté <strong>de</strong> s’échapper<br />

par le ravin en s’accrochant à <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s qui, sous le poids,<br />

ont cédé. Ils se sont écrasés au fond du Rhummel.<br />

Ce douloureux événement <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> Constantine,<br />

largement rapporté par les voyageurs du 19 ème siècle, parmi<br />

lesquels Flaubert, sera donc récupéré par l’énonciation<br />

narrative <strong>de</strong> la bataille punique.<br />

Second fait :<br />

183


-2/ «Plus <strong>de</strong> vingt fois, il ( Mâtho) fit le tour <strong>de</strong>s remparts,<br />

cherchant quelque brèche 1<br />

pour rentrer. Une nuit, il se jeta<br />

dans le Golfe, et pendant trois heures , il nagea tout d’une<br />

haleine. Il arriva au bas <strong>de</strong>s Mappales, il voulut grimper contre<br />

la falaise. Il ensanglanta ses genoux, brisa ses ongles, puis<br />

retomba dans les flots et s’en revint. Son impuissance<br />

l’exaspérait. Il était jaloux <strong>de</strong> cette Carthage enfermant<br />

Salammbô, comme <strong>de</strong> quelqu’un qui l’aurait possédée. »<br />

Le guerrier barbare Mâtho est désespéré <strong>de</strong> ne pas<br />

trouver <strong>de</strong> brèche par laquelle pénétrer dans Carthage pour<br />

rejoindre la femme aimée.<br />

Le lexème «brèche » retient l’attention <strong>de</strong> tout lecteur qui<br />

connaît Constantine et son histoire : afin <strong>de</strong> s’emparer <strong>de</strong> la<br />

ville, les miliaires français ont forcé les remparts en ouvrant<br />

une brèche2 restée célèbre dans l’histoire la conquête <strong>de</strong><br />

l’ancienne Cirta.<br />

C * Une particularité sociologique et culturelle <strong>de</strong><br />

Constantine<br />

A la page 53 du roman, Flaubert écrit:<br />

« Il y avait en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s fortifications <strong>de</strong>s gens d’une autre<br />

race et d’une origine inconnue, - tous chasseurs <strong>de</strong> porc-épic,<br />

mangeurs <strong>de</strong> mollusques et <strong>de</strong> serpents. Ils allaient dans les<br />

cavernes prendre <strong>de</strong>s hyènes vivantes, qu’ils s’amusaient à<br />

faire courir le soir sur les sables <strong>de</strong> Mégara, entre les stèles<br />

1<br />

C’est moi qui souligne.<br />

2<br />

La place édifiée à cet emplacement s’appelait « place <strong>de</strong> la<br />

Brèche ».<br />

184


<strong>de</strong>s tombeaux. Leurs cabanes, <strong>de</strong> fange et <strong>de</strong> varech,<br />

s’accrochaient contre la falaise comme <strong>de</strong>s nids d’hiron<strong>de</strong>lles.<br />

Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle,<br />

complètement nus, à la fois débiles et farouches, et <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />

siècles exécrés par le peuple, à cause <strong>de</strong> leurs nourritures<br />

immon<strong>de</strong>s. »<br />

« <strong>Les</strong> Mangeurs- <strong>de</strong>- choses- immon<strong>de</strong>s» comme les<br />

nomme Flaubert, sont <strong>de</strong>s mercenaires venus d’un pays<br />

inconnu ai<strong>de</strong>r les Carthaginois à lutter contre l’armée <strong>de</strong>s<br />

Barbares, menée par Mâtho.<br />

Or durant son séjour constantinois, l’écrivain, comme je<br />

l’ai signalé ci-<strong>de</strong>ssus, avait été frappé par un rituel propre à<br />

la ville : la chasse du porc-épic et <strong>de</strong> l’hyène par les fumeurs<br />

<strong>de</strong> haschisch, initiés à ce rituel <strong>de</strong>puis la nuit <strong>de</strong>s temps. Ces<br />

chasseurs- fumeurs réapparaissent dans son roman<br />

Salammbô sous l’appellation « <strong>Les</strong> Mangeurs <strong>de</strong> Choses<br />

Immon<strong>de</strong>s »<br />

Ce qualificatif autorise la remarque suivante : la réalité<br />

sociale observée à Constantine s’est investie dans un roman<br />

avec <strong>de</strong>s variations qui conviennent à un texte <strong>fiction</strong>nel et<br />

où l’écrivain a donné libre cours à sa pétulante imagination<br />

dans un roman, pourtant historique, consacré à l’histoire <strong>de</strong><br />

Carthage<br />

La transition d’une pratique sociale -les chasseurs <strong>de</strong><br />

porcs-épics- à une création <strong>de</strong> personnages littéraires -<strong>Les</strong><br />

Mangeurs <strong>de</strong> Choses Immon<strong>de</strong>s -, relève d’une inter -<br />

influence qui me semble intéressante à plus d’un titre.<br />

185


Presque un siècle plus tard, Kateb Yacine, écrivain natif<br />

<strong>de</strong> Constantine rapporte cette tradition liée au lit du<br />

Rhummel. Dans son roman Nedjma (1956) ces « campeurs »<br />

auxquels se joignent Rachid et Si Mokhtar sont :<br />

« <strong>Les</strong> réprouvés <strong>de</strong> Constantine », « les parias du Rimmis »<br />

« …Si-Mokhtar rendait visite aux parias du Rimmis…ce n’était<br />

que festins monstrueux (certains jours ils assommèrent un<br />

poulain)… »<br />

La similitu<strong>de</strong> entre les énoncés extraits <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

pratiques littéraires différentes (un roman et <strong>de</strong>s notes <strong>de</strong><br />

voyage) est frappante. Elle est un exemple parfait<br />

d’hypertextualité 1 où l’hypertexte, Salammbô se greffe sur<br />

l’hypotexte, les notes <strong>de</strong> voyage, à l’ai<strong>de</strong>, non pas d’« un<br />

commentaire », mais d’une « récriture » 2 faite à partir d’une<br />

réalité sociale observée sous-tendue par toute la charge<br />

poétique et créatrice investie dans le roman.<br />

La nourriture <strong>de</strong>s fumeurs <strong>de</strong> haschich constantinois (le<br />

porc-épic) et celle <strong>de</strong>s Mangeurs <strong>de</strong> Choses Immon<strong>de</strong>s<br />

(mollusques, serpents …) a donc subi un changement dans<br />

le roman.<br />

1 Telle que la définit M. Riffaterre ( in Production du texte. Paris, le Seuil, 1979, p21) :<br />

« Toute relation unissant un texte B ( hypertexte ) à un texte A antérieur ( hypotexte ) sur<br />

lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle d’un commentaire. »<br />

2 Que Nathalie Piegay- Gros ( in Introduction à l’intertextualité. Paris, Dunod, 1996. p181 )<br />

définit ainsi : « Action par laquelle un auteur écrit une nouvelle version d’un <strong>de</strong>s textes et par<br />

métonymie, cette version.. Mais la récriture désigne aussi <strong>de</strong> manière générale et vague toute<br />

reprise d’une œuvre antérieure , qu’elle qu ’elle soit , par un texte qui l’imite, la transforme,<br />

s’y réfère implicitement ou explicitement .»<br />

186


Sans que l’intertextualité soit très visible, les références<br />

katébiennes au roman <strong>de</strong> Flaubert existent dans l’œuvre<br />

(certains poèmes, le roman) <strong>de</strong> l’écrivain algérien1. Ce que souligne M. L. Maougal dans son analyse<br />

« Au nombre <strong>de</strong>s indices tout un vocabulaire manifeste et<br />

explicite montre le lien très étroit entre la lecture katébienne<br />

du seul roman historique africain <strong>de</strong> Gustave Flaubert et les<br />

intentions anti impérialistes et anti- capitalistes parce anti-<br />

bourgeoises <strong>de</strong> l’écrivain réaliste du 19 ème siècle. Ce<br />

vocabulaire c’est celui <strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong> résistance que retrace<br />

Flaubert à travers son roman, et que nous retrouvons dans le<br />

poème katébien…On relèvera la similarité intertextuelle entre<br />

le poète et Salammbô, en leur similarité avec le serpent . Mais<br />

à la différence <strong>de</strong> Salammbô, le poète opte pour la foule et<br />

tue le serpent jouisseur qui impose la solitu<strong>de</strong>. »<br />

Le roman <strong>de</strong> Flaubert qui, à travers les siècles et les<br />

pays, a impressionné plus d’un lecteur, et pas <strong>de</strong>s moindres,<br />

avait suscité, chez Théophile Gautier, la réflexion suivante :<br />

« La lecture <strong>de</strong> Salammbô est l’une <strong>de</strong>s plus violentes<br />

sensations intellectuelles qu’on puisse éprouver. »<br />

1 <strong>Les</strong> chasseurs <strong>de</strong> porcs-épics – la présence <strong>de</strong> cette manifestation dans le roman Nedjma ,<br />

ici, les chasseurs sont « les parias du Rimmis ». Par ailleurs l’une <strong>de</strong>s appellation que Rachid<br />

attribue à Nedjma n’est- elle pas Salammbô « Une Salammbô déflorée, ayant déjà vécu sa<br />

tragédie, vestale au sang déjà versé… » ? Nedjma p 177.<br />

2 Mohamed-Lakhdar Maougal La diffraction colingue – essai <strong>de</strong> formalisation sur les rapports<br />

<strong>de</strong> génération géné-phénotextuelle, avec une application sur le corpus du texte esthétique <strong>de</strong><br />

Kateb Yassine- 1946-1966 (poésies, théâtre, roman, essai.). Thèse <strong>de</strong> doctorat d’Etat soutenue<br />

à Alger en 1999, sous la direction <strong>de</strong> Dalila Morsly. ( université d’Angers ) 2 tomes. p291<br />

187<br />

2<br />

:


Durant le séjour au Maghreb en 1858, les aspects<br />

pittoresques <strong>de</strong> la nature, souvent grandiose et ceux <strong>de</strong>s<br />

comportements socioculturels ont suscité la curiosité <strong>de</strong><br />

Flaubert Le bénéfice littéraire <strong>de</strong> ce voyage a été évi<strong>de</strong>nt.<br />

Avant même d’avoir terminé Salammbô, l’écrivain<br />

désirait écrire un roman « sur l’Orient mo<strong>de</strong>rne, l’Orient en<br />

habit noir. » qu'il aurait intitulé Harel Bey .<br />

L’extra-texte aurait-il été «l’Orient isthme <strong>de</strong> Suez » ou<br />

alors le Maghreb qui a enrichi le voyageur d’images, <strong>de</strong><br />

spectacles insoupçonnés, lui laissant une inestimable<br />

« documentation » visuelle et sensorielle ? Flaubert projetait<br />

d’accor<strong>de</strong>r une place importante aux personnages et<br />

situations inspirés <strong>de</strong> ses observations durant son séjour<br />

constantinois.<br />

Harel- Bey n’a, hélas, jamais vu le jour, car à la même<br />

pério<strong>de</strong> l’écrivain songeait à un autre sujet sur Napoléon III<br />

et le Paris <strong>de</strong> l’époque.<br />

Des voyageurs, parmi lesquels Flaubert, célèbres<br />

écrivains d’un siècle d’or <strong>de</strong> la littérature universelle ayant<br />

fait le voyage pour <strong>de</strong> multiples raisons - journalistique,<br />

recherche <strong>de</strong> soi et <strong>de</strong> son art, recherche <strong>de</strong> l’« Orient »,<br />

recherche <strong>de</strong> l’histoire, quête <strong>de</strong> matériaux pour l’écriture<br />

d’un roman - ont laissé <strong>de</strong>s textes où Constantine n’est pas<br />

un simple référent mais une ville observée, admirée et<br />

« écrite » avec le talent artistique qui sied aux grands noms<br />

<strong>de</strong> la littérature.<br />

188


Ces textes souvent difficiles à consulter ouvrent<br />

cependant <strong>de</strong>s perspectives <strong>de</strong> lecture et d’analyse d’une<br />

richesse indéniable. Constantine a véritablement été honorée<br />

par ces écrivains français du 19 ème siècle.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

<strong>Les</strong> œuvres et récits <strong>de</strong> voyag<br />

Kateb Yacine. Nedjma, Paris, Le Seuil, 1956.<br />

L’œuvre en fragments, Paris, Sindbad, 1986. Présentation <strong>de</strong> J.Arnaud<br />

Flaubert Gustave Œuvres complètes- Voyages (L’Orient et l’Afrique, tome II)-, Paris<br />

Sociétés <strong>de</strong>s Belles Lettres, 1948.<br />

Salammbô, Paris, Sociétés <strong>de</strong>s Belles Lettres, 1944, rééd. Alger, 1988<br />

-Ouvrages sur Flaubert<br />

Chikhi Beïda « Salammbô <strong>de</strong> Flaubert au prisme <strong>de</strong> la littérature algérienne <strong>de</strong><br />

langue française » in Regards sur la francophonie, colloque international <strong>de</strong><br />

Rennes, avril 1995, publié : Paris, PUF, 1996.<br />

Dupuy Aimé. En marge <strong>de</strong> Salammbô ,le voyage <strong>de</strong> Flaubert en Algérie, Tunisie<br />

Avril – juin 1858, Paris, Nizet, 1954.<br />

Zouari Fawzia « Madame Salammbô » Jeune Afrique n°2027, 16 novembre,1999.<br />

Ouvrages sur la littérature (critique et autres)<br />

Bourdieu Pierre <strong>Les</strong> règles <strong>de</strong> l’art Paris, Le Seuil 1992 - 1998<br />

Piegay-Gros Nathalie. Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996.<br />

Riffaterre Michael. Production du texte, Paris, le Seuil, 1979.<br />

Lebel Roland. Histoire <strong>de</strong> la littérature coloniale en France, Paris, Larose, 1931.<br />

Martino Pierre. L’Orient dans la littérature française aux 17 et 18èmessiècles.<br />

Paris, Hachette, 1906. Reed. Genève, Slatkine, 1970.<br />

Histoire et société<br />

Alquier.P. Gui<strong>de</strong> <strong>de</strong> Constantine, Constantine, Imprimerie Paulette &ses fils, 1930.<br />

Badjadja Ab<strong>de</strong>lkrim. La bataille <strong>de</strong> Constantine 1836-1837, imprimerie <strong>de</strong> la<br />

Wilaya <strong>de</strong> Constantine, 1982.<br />

Lacheraf Mostafa Des noms et <strong>de</strong>s lieux : mémoire d’une Algérie oubliée,Alger,<br />

Casbah 1999<br />

Mercier Ernest Histoire <strong>de</strong> Constantine, Constantine, Marle et Biron, 1903<br />

189


La question <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité dans A la recherche du<br />

temps perdu : l’éclairage <strong>de</strong> la photographie<br />

Pr Jean-Pierre Montier<br />

CELAM. Université <strong>de</strong> Rennes2<br />

L’œuvre <strong>de</strong> Proust est moins une poursuite <strong>de</strong> la vérité,<br />

ni même <strong>de</strong> la beauté, que <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité. Ce que le « temps<br />

perdu » a <strong>de</strong> douloureux, c’est que ne s’y expérimente rien<br />

d’autre que la perte incessante <strong>de</strong> soi, ou bien — ce qui<br />

revient au même, en plus cruel encore — <strong>de</strong> cette projection<br />

<strong>de</strong> soi qu’est l’être aimé :<br />

« D’ailleurs les souvenirs que nous avons les uns <strong>de</strong>s autres,<br />

même dans l’amour, ne sont pas les mêmes 1.<br />

»<br />

L’amour même se confond avec la fallacieuse et intime<br />

conviction <strong>de</strong> pouvoir discerner et conserver l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong><br />

l’autre :<br />

1 Le Temps retrouvé, III, p. 975 / IV, p. 553. <strong>Les</strong> références au roman <strong>de</strong> Proust sont données<br />

successivement dans l’édition <strong>de</strong> Pierre Clarac, en trois tomes, Paris, Gallimard, « La<br />

Pléia<strong>de</strong> », 1954, puis dans celle <strong>de</strong> Jean-Yves Tadié en quatre tomes, mêmes éditeur et<br />

collection, 1989.<br />

190


« On veut seulement être sûr que c’est elle, ne pas se tromper<br />

sur l’i<strong>de</strong>ntité, autrement importante que la beauté pour ceux<br />

qui aiment 1.<br />

»<br />

Une volonté évi<strong>de</strong>mment tout aussi illusoire que celle <strong>de</strong><br />

possé<strong>de</strong>r l’être aimé en l’emprisonnant chez soi. Le problème<br />

proprement proustien n’est ni « Qui suis-je ? » ni « Quel est<br />

l’objet <strong>de</strong> mon amour ? », il est <strong>de</strong> construire un dispositif<br />

visuel et verbal restituant à l’i<strong>de</strong>ntité sa vérité humaine, par<br />

conséquent sa dimension temporelle :<br />

« Même ceux qui furent favorables à ma perception <strong>de</strong>s<br />

vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me<br />

félicitèrent <strong>de</strong> les avoir découvertes au “microscope”, quand je<br />

m’étais au contraire servi d’un télescope pour apercevoir <strong>de</strong>s<br />

choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient<br />

situées à une gran<strong>de</strong> distance, et qui étaient chacune un<br />

mon<strong>de</strong> 2.<br />

»<br />

Proust est un conquérant, pas un précieux. Son ambition<br />

est <strong>de</strong> livrer <strong>de</strong>s univers neufs ; il a compris qu’il fallait voir<br />

loin dans l’espace pour donner une image du temps. Il est<br />

moins bergsonien et davantage contemporain <strong>de</strong> la <strong>science</strong><br />

mo<strong>de</strong>rne qu’on ne l’a souvent dit, comme le souligne Paul<br />

Ricœur :<br />

« Loin donc que la Recherche débouche sur une vision<br />

bergsonienne d'une durée dénuée <strong>de</strong> toute extension, elle<br />

confirme le caractère dimentionnel du temps. L'itinéraire <strong>de</strong> la<br />

1 La Fugitive, III, p. 440 / Albertine disparue, IV, p. 24.<br />

2 Le Temps retrouvé, III, p. 1041 / IV, p. 618.<br />

191


Recherche va <strong>de</strong> l'idée d'une distance qui sépare à celle d'une<br />

distance qui relie 1.<br />

»<br />

De cette quête d’i<strong>de</strong>ntité, la photographie ne saurait être<br />

absente, étant éminemment apte à proférer ce qui a été tel<br />

qu’il a été. Mais elle n’en manifeste que la face inerte,<br />

« négative », étant une trace du passé difficilement<br />

réarticulable avec la mémoire vraie, avec la reviviscence.<br />

Elle fournit un invariant i<strong>de</strong>ntifiant, alors que Proust<br />

recherche l’i<strong>de</strong>ntité « dans le Temps », c’est-à-dire intégrant<br />

les variations auxquelles est soumis le moi. Elle ne livre que<br />

<strong>de</strong> l’hyper particulier, alors que « l’écrivain futur choisit luimême<br />

ce qui est général et pourra entrer dans l’œuvre<br />

d’art », qu’il « ne se souvient que du général 2.<br />

»<br />

La photographie est donc, chez Proust, et à un premier<br />

niveau d’analyse, un énigmatique objet en lequel viennent se<br />

rencontrer, s’articuler, selon <strong>de</strong>s cheminements divers, le<br />

besoin <strong>de</strong> mémoire et la quête d’i<strong>de</strong>ntité.<br />

Que cette image ait quelque rapport avec l’i<strong>de</strong>ntité, c’est<br />

une évi<strong>de</strong>nce. Son histoire en témoigne autant que l’usage<br />

commun <strong>de</strong>s papiers officiels, les « pièces d'i<strong>de</strong>ntité ». Le<br />

XIXe siècle fut celui du développement <strong>de</strong>s techniques<br />

d’i<strong>de</strong>ntification, anthropométrique, administrative,<br />

judiciaire. Après avoir été consulté par les autorités<br />

judiciaires dans le cadre <strong>de</strong> l’Affaire Dreyfus, Alphonse<br />

1 Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Le Seuil, 1984, tome 2, p. 224.<br />

2 Le temps retrouvé, III, p. 900 / IV, p. 479.<br />

192


Bertillon poussa la logique <strong>de</strong> la classification <strong>de</strong>s visages,<br />

qu’il avait entamée dans la continuité <strong>de</strong> la physiognomonie,<br />

jusqu’à proposer une technique plus fiable que la<br />

reconnaissance <strong>de</strong>s traits morphologiques (oreilles, nez,<br />

profils, etc.) : l’empreinte digitale… A l’époque <strong>de</strong> Proust,<br />

sous la forme <strong>de</strong> cartes <strong>de</strong> visite, comme les faisait Disdéri,<br />

ou <strong>de</strong> simples clichés, la vogue <strong>de</strong>s portraits photographiques<br />

que l’on offre, dédicace, envoie dans une correspondance,<br />

collectionne, ne s’est jamais démentie. Lui-même, pratiquant<br />

une sorte <strong>de</strong> « photolâtrie », possédait une collection <strong>de</strong> ces<br />

clichés qu’il ne manquait pas d’exhiber à tous ses visiteurs.<br />

Mais c’est en un sens une large part <strong>de</strong> la culture<br />

photographique du XIXe siècle que Proust intériorise<br />

parfaitement, puisqu’il ne se contente pas <strong>de</strong>s usages<br />

communs <strong>de</strong> la photographie familiale : il s’en sert pour<br />

étudier les monuments (en particulier <strong>de</strong>s églises norman<strong>de</strong>s<br />

ou <strong>de</strong> Venise), conformément aux recommandations <strong>de</strong><br />

Ruskin. Il sait aussi que c’est grâce à la photographie que<br />

l’on dispose <strong>de</strong>s premières représentations <strong>de</strong>s lointains<br />

astronomiques (lesquels ne sont pas étrangers à la notion <strong>de</strong><br />

temps), le premier cliché <strong>de</strong> la surface <strong>de</strong> la lune qui fut<br />

largement diffusé ayant été pris, dès 1845, à Venise<br />

également. Surtout, Proust est fasciné non seulement par les<br />

images photographiques proprement dites mais par les<br />

procédés qui prési<strong>de</strong>nt à sa formation (développement,<br />

instantané, fixation…) ainsi que par les phénomènes qui leur<br />

sont associés (image latente, révélation). Il accor<strong>de</strong> à<br />

193


l’ensemble, comme nombre d’hommes <strong>de</strong> son époque, une<br />

valeur à la fois indiscutablement scientifique et vaguement<br />

magique.<br />

Ces photographies servent à « i<strong>de</strong>ntifier » (sans<br />

hésitation, pour l’administration). Le peintre ou l’écrivain<br />

sont plus circonspects : si précieuses qu’elles leur soient,<br />

pour élaborer <strong>de</strong>s portraits, elles font toutefois abstraction<br />

<strong>de</strong>s variations temporelles, celles-là mêmes qui inclinaient<br />

déjà Bau<strong>de</strong>laire à parler du portrait photographique comme<br />

d’un « drame » et à souhaiter une photo <strong>de</strong> sa mère par nadar<br />

qui, pour être vraie, fût floue… C’est qu’il y a, sous-jacente,<br />

la question <strong>de</strong> la reconnaissance <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> soi en un<br />

objet enregistré à l’objectivité infaillible : relevant si l’on peut<br />

dire d’une mimesis technologique, la photographie n’est<br />

effectivement qu’une empreinte physique et chimique,<br />

réalisée par un processus optique et mécanique. Elle capte<br />

un instant, donc en un sens du temps, mais son pouvoir<br />

i<strong>de</strong>ntifiant fait abstraction <strong>de</strong>s variations propres à la durée<br />

en laquelle pourtant se meut tout sujet. Tel est en quelque<br />

sorte son « péché originel », lequel se confond avec la<br />

justification même du projet romanesque proustien. De<br />

même que le dictionnaire, qui fournit les mots hors <strong>de</strong> tout<br />

discours, une photographie ne donne qu’une coupe <strong>de</strong> temps,<br />

abstraction faite <strong>de</strong> la durée vécue et concrète :<br />

194


« Notre tort est <strong>de</strong> présenter les choses telles qu’elles sont, les<br />

noms tels qu’ils sont écrits, les gens tels que la photographie<br />

et la psychologie donnent d’eux une notion immobile 1.<br />

»<br />

Aussi chez Proust — puis plus tard chez Barthes, qui<br />

décalquera en partie la démarche proustienne dans La<br />

chambre claire — la photographie possè<strong>de</strong>-t-elle un statut à<br />

la fois privilégié et problématique. Car, après d’autres<br />

écrivains majeurs du XIXe siècle, Marcel Proust a fait <strong>de</strong> la<br />

photographie le prototype <strong>de</strong> la connaissance fragmentaire,<br />

illusoire, superficielle. Elle est un simili souvenir, parce que<br />

parcellaire, quand le souvenir véritable est global et se vit<br />

pleinement avec son cortège <strong>de</strong> fragrances, <strong>de</strong> goûts, <strong>de</strong><br />

sensations synesthésiques, tactiles, sonores. Elle inventorie,<br />

mais entrave l'émergence <strong>de</strong> l’impondérable :<br />

« Ces photographies d'un être <strong>de</strong>vant lesquelles on se le<br />

rappelle moins bien qu'en se contentant <strong>de</strong> penser à lui2», écrit-il.<br />

Selon lui, le souvenir suscité par l’image photographique<br />

est semblable aux effets <strong>de</strong> la mémorisation volontaire : une<br />

opération qui relève du Moi superficiel, lequel décortique,<br />

analyse, reconstruit artificiellement, et finalement éloigne<br />

d'autant <strong>de</strong> la vérité profon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s êtres qu’il propose <strong>de</strong>s<br />

renseignements factuels et abstraits au lieu <strong>de</strong> la complexité<br />

du vécu. Autre citation, toujours mentionnée par la critique,<br />

par laquelle Proust paraît jeter l’anathème sur la<br />

1 La Fugitive, III, p. 573 / Albertine disparue, IV, p. 153.<br />

2 Le Temps retrouvé, III, p. 886 / IV, p. 464.<br />

195


photographie <strong>de</strong> façon presque aussi rédhibitoire et violente<br />

que Bau<strong>de</strong>laire l’avait fait dans son Salon <strong>de</strong> 1859 :<br />

« J'essayais maintenant <strong>de</strong> tirer <strong>de</strong> ma mémoire d'autres<br />

“instantanés”, notamment <strong>de</strong>s instantanés qu'elle avait pris à<br />

Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme<br />

une exposition <strong>de</strong> photographies, et je ne me sentais plus <strong>de</strong><br />

goût, plus <strong>de</strong> talent, pour décrire maintenant ce que j'avais vu<br />

autrefois 1.<br />

»<br />

L’échec allié à l’ennui ! La coupe paraît pleine ! Mais il<br />

ne faut pas s’en tenir là : ainsi que le démontre Jérôme<br />

Thélot dans un ouvrage en tous points remarquable, il y a<br />

chez Proust une esthétique déclarée et une autre, implicite,<br />

souterraine, émergeant entre les lignes du roman, et nonexplicitée<br />

pour le motif qu’elle est bel et bien au cœur <strong>de</strong> la<br />

création romanesque :<br />

« Suivre la ligne <strong>de</strong> l’esthétique explicite, c’est rencontrer les<br />

dévaluations <strong>de</strong> la photographie auxquelles nombre <strong>de</strong><br />

commentateurs ont cru que pouvait se résumer la pensée <strong>de</strong><br />

Proust. Suivre la ligne du narrateur, c’est une autre lecture :<br />

s’y rencontrent quelques-unes <strong>de</strong>s scènes les plus saisissantes<br />

du roman, où viennent à la phrase proustienne les<br />

élucidations conjointes <strong>de</strong> la vie subjective et du phénomène<br />

photographique2. »<br />

L’ensemble complexe mais cohérent que constituent les<br />

images, les phénomènes et les procédés photographiques<br />

chez Proust se propose sous le double aspect <strong>de</strong> l’énigme et<br />

du modèle heuristique. Car cette « vraie vie », qui « habite à<br />

1<br />

Le temps retrouvé, III, p. 865 / IV, p. 444. Nous soulignons.<br />

2<br />

Jérôme Thélot, <strong>Les</strong> inventions littéraires <strong>de</strong> la photographie, Paris, PUF, « Perspectives<br />

littéraires », 2003, p. 189.<br />

196


chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez<br />

l’artiste [qu’ils ne] voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à<br />

l’éclaircir », c’est clairement sous les auspices <strong>de</strong> la<br />

photographie que Proust place l’écriture littéraire qui doit la<br />

révéler :<br />

« Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui<br />

restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas<br />

“développés” 1.<br />

»<br />

En un sens, si la révolution scripturaire proustienne<br />

consiste à récuser la « littérature <strong>de</strong> notation » et les schèmes<br />

interprétatifs du discours littéraire, c’est pour les faire muter<br />

en recourant au modèle symbolique et aux procédures<br />

(l’optique, le développement, la révélation, etc.) importés <strong>de</strong><br />

l’opération photographique et issus <strong>de</strong> la véritable conversion<br />

culturelle que cette invention a peu à peu imposée. Dans la<br />

lignée <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> Philippe Hamon — qui souligne que la<br />

photographie, au XIXe siècle, est, sur le plan esthétique, à la<br />

fois un repoussoir déclaré et un modèle mimétique inavoué<br />

— Philippe Ortel écrit :<br />

1 Le temps retrouvé, p. 895 / IV, p.474.<br />

197


« <strong>Les</strong> arts <strong>de</strong> la graphé ont été obligés d’emprunter à la<br />

photographie certains <strong>de</strong> ses traits, et, simultanément, <strong>de</strong><br />

définir leur propre territoire au sein du recadrage visuel<br />

qu’elle leur imposait 1.<br />

»<br />

Or, dans cette vaste Fantaisie, orchestrée autour <strong>de</strong>s<br />

réminiscences successives, qu’est le dénouement du Temps<br />

retrouvé, écriture et photographie, « art <strong>de</strong> la graphé » et<br />

instruments optiques sont systématiquement convoqués,<br />

comparés, redisposés par un narrateur qui, sans confondre<br />

jamais images à voir, images mentales et images à lire,<br />

interroge frénétiquement les pouvoirs propres aux unes et<br />

aux autres. Il les combine pour construire son édifice « dans<br />

le Temps », selon les <strong>de</strong>rniers mots d’un texte qui avait<br />

commencé par « Longtemps ». Retrouver le temps, c’est donc<br />

feuilleter un album d’images :<br />

« <strong>Les</strong> gens — les gens, c’est-à-dire ce qu’ils sont pour nous —<br />

n’ont pas dans notre mémoire l’uniformité d’un tableau. Au<br />

gré <strong>de</strong> notre oubli, ils évoluent 2.<br />

»<br />

Mais si ceux que l’on a aimés changent aussi bien que<br />

nous-mêmes, les images que nous en avons conservées sont<br />

toutes inexactes, du seul fait <strong>de</strong> leur invariance :<br />

1 Philippe Ortel, La littérature à l’ère <strong>de</strong> la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002,<br />

p. 19. Voir aussi Philippe Hamon, Imageries, littérature et image au XIXe siècle, Paris, José<br />

Corti, « <strong>Les</strong> Essais », 2001.<br />

2 Le temps retrouvé, III, p. 974 / IV, p.552.<br />

198


« Le temps qui change les êtres ne modifie pas l’image que<br />

nous avons gardée d’eux 1.<br />

»<br />

Qu’elle soit « télé » ou « micro », c’est constamment<br />

l’activité « scopique » qui est au centre <strong>de</strong> cette écriture, qui,<br />

pour prendre la mesure du Temps, s’attache à régler<br />

constamment le rapport entre les images <strong>de</strong>s êtres et<br />

l’activité optique du sujet :<br />

« En remontant <strong>de</strong> plus en plus haut, je finissais par trouver<br />

les images d’une même personne séparées par un intervalle<br />

<strong>de</strong> temps si long […] que j’avais même cessé <strong>de</strong> penser qu’elles<br />

étaient les mêmes que j’avais connues autrefois, et qu’il me<br />

fallait le hasard d’un éclair d’attention pour les rattacher,<br />

comme à une étymologie, à une signification primitive qu’elles<br />

avaient eue pour moi 2.<br />

»<br />

En un sens, dans cette quête, l’image photographique est<br />

un instrument complémentaire et indissociable <strong>de</strong> cette sorte<br />

<strong>de</strong> machine à remonter l’Histoire que fournissent les noms<br />

propres : quand la première ne note qu’un fragment<br />

discontinu, certains noms <strong>de</strong> famille, dans la mesure où<br />

l’histoire les nimbe <strong>de</strong> plus d’imaginaire, donnent<br />

l’impression, si fragile soit-elle, d’une continuité. Tel : « Ce<br />

nom <strong>de</strong> Saint-Euverte, qui, à tant d’intervalle, marquait la<br />

distance et la continuité du Temps 3.<br />

»<br />

Aussi, le recours au modèle photographique — si limités<br />

ou contestables que soient par ailleurs les pouvoirs <strong>de</strong> cette<br />

1 Ibid., III, p. 987 / IV, p. 565.<br />

2 Ibid., III, p. 971 / IV, p. 549.<br />

3 Ibid., III, p. 1025 / IV, p. 602.<br />

199


image, selon Proust — paraît-il inséparable <strong>de</strong> son ambition<br />

<strong>de</strong> constituer ce qu’il appelle une « psychologie dans<br />

l’espace » :<br />

« Ainsi chaque individu — et j’étais moi-même un <strong>de</strong> ces<br />

individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu’il<br />

avait accomplie non seulement autour <strong>de</strong> soi-même, mais<br />

autour <strong>de</strong>s autres, et notamment par les positions qu’il avait<br />

occupées successivement par rapport à moi 1.<br />

»<br />

Revient la métaphore astronomique : révolution,<br />

télescope… Qu’il s’agisse <strong>de</strong> soi ou bien <strong>de</strong>s autres, le<br />

problème est i<strong>de</strong>ntique : nous, sujets, ne sommes que <strong>de</strong>s<br />

images, et, tels les astronomes, nous ne disposons <strong>de</strong>s autres<br />

planètes que <strong>de</strong> leurs images, dont nous ne pouvons, à cause<br />

<strong>de</strong> la distance spatiale et temporelle qui nous en sépare, rien<br />

faire que <strong>de</strong> les comparer, les redisposer :<br />

« Nous avons beau savoir que les années passent, que la<br />

jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes<br />

les plus soli<strong>de</strong>s s’écroulent, que la célébrité est passagère,<br />

notre manière <strong>de</strong> prendre connaissance et pour ainsi dire <strong>de</strong><br />

prendre <strong>de</strong>s clichés <strong>de</strong> cet univers mouvant, entraîné par le<br />

temps, l’immobilise au contraire 2.<br />

»<br />

Une alternative se propose : reconstituer l’i<strong>de</strong>ntité soit<br />

<strong>de</strong> manière analytique, grâce à la collection <strong>de</strong><br />

photographies, soit <strong>de</strong> manière synthétique, en examinant<br />

les traits qui, dans une photographie singulière, seraient<br />

assez génériques pour délivrer en somme l’essence d’un être.<br />

1 Ibid., III, p. 1031 / IV, p. 608.<br />

2 Ibid., III, p. 963-64 / IV, p. 542.<br />

200


Deux voies possibles pour accé<strong>de</strong>r au Tout, et qui sont l’une<br />

et l’autre évoquées dans cette œuvre. On sait Marcel Proust<br />

collectionneur <strong>de</strong> photographies. Swann et Charlus le sont<br />

aussi. Mais le narrateur est trop fin pour ignorer que la<br />

collection n’est qu’un leurre, une illusion jamais consolante<br />

<strong>de</strong> pouvoir atteindre la totalité. Au <strong>de</strong>meurant, la collection<br />

photographique, chez Swann et Charlus, est liée à leur<br />

jalousie. Séquestrer Albertine, c’est aussi collectionner ses<br />

moments <strong>de</strong> présence, et pour quel résultat ! L’autre voie,<br />

celle <strong>de</strong> la synthèse, paraît plus prometteuse, plus proche<br />

aussi <strong>de</strong> la démarche propre à l’artiste. C’est, encore à propos<br />

<strong>de</strong> photographies, le jeu <strong>de</strong>s ressemblances génétiques qui<br />

vient l’incarner. Bien avant <strong>Les</strong> Météores <strong>de</strong> Tournier, dès le<br />

XIXe siècle, <strong>de</strong>s observateurs avaient noté que les<br />

photographies <strong>de</strong> familles, et celles <strong>de</strong> jumeaux ou jumelles<br />

en particulier, allaient au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la banale saisie <strong>de</strong>s<br />

ressemblances : elles avaient ceci <strong>de</strong> fascinant — et<br />

dérangeant — qu’elles mettaient le spectateur <strong>de</strong>vant<br />

l’énigme d’une i<strong>de</strong>ntité singulière et dupliquée1. La<br />

photographie étant elle-même une sorte <strong>de</strong> « double » du réel,<br />

celle <strong>de</strong> jumeaux ou <strong>de</strong> personnes <strong>de</strong> la même famille se<br />

ressemblant beaucoup avait quelque chose d’une mise en<br />

abyme… Or, tandis que la somme <strong>de</strong>s photographies d'un<br />

individu n'offre <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité véritable qu'un reflet<br />

fragmentaire et erratique, quelque chose <strong>de</strong> cette i<strong>de</strong>ntité<br />

1<br />

Voir La recherche photographique, Paris audiovisuel et Presses universitaires <strong>de</strong> Vincennes,<br />

n° 8, « La famille », février 1990.<br />

201


vraie émerge cependant par le truchement <strong>de</strong>s invariants<br />

physionomiques (que l'on retrouve dans la forme d'un visage,<br />

la courbure d'un nez, etc.), dans ce puzzle génétique que<br />

proposent les photographies familiales. Au cours <strong>de</strong><br />

l’itinéraire proustien qu’il empruntera à son tour, Barthes<br />

écrit :<br />

« La Photographie, parfois, fait apparaître ce qu'on ne perçoit<br />

jamais d'un visage réel (ou réfléchi dans un miroir) : un trait<br />

génétique, le morceau <strong>de</strong> soi-même ou d'un parent qui vient<br />

d'un ascendant. Sur telle photo, j'ai le “museau” <strong>de</strong> la sœur <strong>de</strong><br />

mon père. La Photographie donne un peu <strong>de</strong> vérité, à<br />

condition <strong>de</strong> morceler le corps 1.<br />

»<br />

Mais en même temps qu'elles fixent les traits du lignage<br />

par-<strong>de</strong>là les réalisations individuelles, ces photos <strong>de</strong> famille<br />

soulignent aussi l'arbitraire <strong>de</strong> leur répartition, ou<br />

l'incongruité <strong>de</strong> certaines attributions, échouant à tracer les<br />

contours vrais <strong>de</strong> personnalités qui sont par définition<br />

irréductibles à la somme <strong>de</strong>s caractères hérités :<br />

« Quel rapport entre ma mère et son aïeul, formidable,<br />

monumental, hugolien, tant il incarne la distance inhumaine<br />

<strong>de</strong> la Souche 2.<br />

»<br />

Le recours à la « Souche » même ne délivre aucune<br />

certitu<strong>de</strong>, car paradoxalement l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> ces actualisations<br />

du vivant que sont les individus ne relève pas vraiment du<br />

temps biologique. Chez Proust, cette même obsession <strong>de</strong> la<br />

1<br />

Roland Barthes, La chambre claire, Cahiers du cinéma, Gallimard, Le Seuil, 1980,<br />

p. 161.<br />

2<br />

Ibid., p. 162-164.<br />

202


lignée ou du lignage est bien présente, qu’il s’agisse <strong>de</strong> la<br />

filiation <strong>de</strong>s « gran<strong>de</strong>s familles » (la ressemblance entre la<br />

duchesse <strong>de</strong> Guermantes et Saint-Loup, par exemple) ou<br />

d’autres « communautés » (les Juifs : Bloch, Swann ; ou les<br />

gens du peuple : Françoise et les Français <strong>de</strong> Saint-André<strong>de</strong>s-Champs).<br />

Finalement, les traits du lignage manquent<br />

aussi leur cible ontologique, non pas par excès <strong>de</strong><br />

particularité (c'est ainsi que les photos collectionnées, trop<br />

fragmentaires, ne pouvaient circonscrire la véritable<br />

personnalité), mais cette fois par surcroît <strong>de</strong> généralité. Dans<br />

un cas, on est dans le temps morcelé <strong>de</strong> l'instant<br />

arbitrairement unique, dans l'autre on est dans le temps <strong>de</strong><br />

la lignée familiale, presque celui <strong>de</strong> l'espèce (tout autant<br />

inhumain que le premier), qui nous renvoie à la « Souche »,<br />

c'est-à-dire à une origine inconnaissable et inaccessible à<br />

toute mémoire. Cependant, lorsque le narrateur se dit prêt à<br />

tout pour obtenir <strong>de</strong> Saint-Loup un portrait photographique<br />

<strong>de</strong> Mme <strong>de</strong> Guermantes, sa tante, <strong>de</strong> laquelle son ami tient<br />

certains <strong>de</strong> ses traits, il ne s’agit ni <strong>de</strong> folie ni <strong>de</strong> snobisme.<br />

Car la poésie <strong>de</strong>s généalogies lisse le temps historique ou<br />

celui <strong>de</strong>s simples vies, et en ce sens elle est une initiation à<br />

l’art. En effet, Proust <strong>de</strong>scend jusque dans le particulier,<br />

vise, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s mutations génétiques, la spécificité <strong>de</strong><br />

l’i<strong>de</strong>ntité individuelle, son irréductibilité :<br />

203


« A partir d’un certain âge, et même si <strong>de</strong>s évolutions<br />

différentes s’accomplissent en nous, plus on <strong>de</strong>vient soi, plus<br />

les traits familiaux s’accentuent 1.<br />

»<br />

Si unique qu’il se perçoive, tout individu n’est que le<br />

produit d’un mélange génétique immémorial, brassant les<br />

traits et les caractères, mais aussi les sexes. Ainsi Marcel,<br />

l’âge venant, ressemble-t-il <strong>de</strong> plus en plus à sa tante : « Car<br />

peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon père<br />

[…] ; mais <strong>de</strong> plus en plus à ma tante Léonie 2.<br />

» Ce n’est<br />

évi<strong>de</strong>mment pas sans humour que Proust mentionne cette<br />

ressemblance avec la tante, puisque ce vocable, dans un<br />

registre populaire, renvoie à l’idée d’homosexualité, et par<br />

conséquent à ce même sujet « obscène », l’inversion (par quoi<br />

se caractérise aussi, morphologiquement, toute<br />

photographie) qu’il mettait au centre <strong>de</strong> son roman.<br />

S’agissant <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité d’autrui, l’amour, dans sa double<br />

et contradictoire exigence <strong>de</strong> possession et <strong>de</strong> connaissance,<br />

ne favorise pas, au contraire, l’objectivation <strong>de</strong>s traits <strong>de</strong><br />

l’être aimé : « Le modèle chéri bouge ; on n’en a jamais que<br />

<strong>de</strong>s photographies manquées3.<br />

»<br />

Proust n’en assigne pas moins à l’art ce but <strong>de</strong> parvenir à<br />

fixer <strong>de</strong>s traits génériques, à synthétiser le multiple que la<br />

photographie livre sans en opérer la fusion : « […] ces<br />

1<br />

Sodome et Gomorrhe, II, p. 862 / III, p. 256. Sur le « pouvoir génésique », voir La<br />

Prisonnière, III, p. 108 / p. 612.<br />

2<br />

La Prisonnière, III, p. 78 / p. 586.<br />

3<br />

À l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes Filles en fleurs, I, p. 490 / p. 481.<br />

204


mon<strong>de</strong>s que nous appelons les individus, et que sans l’art<br />

nous ne connaîtrions jamais 1.<br />

» Car si fragmentaires que<br />

soient les photographies, leur inscription dans le temps les<br />

rend aptes — comme les noms dans la généalogie — à<br />

susciter <strong>de</strong>s effets poétiques porteurs <strong>de</strong> vérités inaperçues :<br />

« Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une <strong>de</strong>s<br />

photographies entre lesquelles un ami vous a prié <strong>de</strong> choisir, à<br />

chaque personne et <strong>de</strong>vant l’image qu’elle me montrait d’ellemême<br />

j’aurais voulu dire : “Non, pas celle-ci, vous êtes moins<br />

bien, ce n’est pas vous.” Je n’aurais pas osé ajouter : “Au lieu<br />

<strong>de</strong> votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu <strong>de</strong> votre<br />

père que je ne vous avais jamais connu”. Et en effet c’était un<br />

nez nouveau et familial. Bref l’artiste, le Temps, avait “rendu”<br />

tous ces modèles <strong>de</strong> telle façon qu’ils étaient<br />

reconnaissables 2.<br />

»<br />

La question <strong>de</strong> l'i<strong>de</strong>ntité — évi<strong>de</strong>mment liée à celle du<br />

temps : l'i<strong>de</strong>ntité est ce qui traverse l'altérité sans cesse<br />

réinventée par l'écoulement temporel — ne saurait<br />

s’envisager que sous l’angle <strong>de</strong> la relation, la différenciation.<br />

Pas d’i<strong>de</strong>ntité sans réflexivité, sans un regard.<br />

Il est évi<strong>de</strong>nt que le regard joue un rôle déterminant<br />

dans les représentations temporelles et les relations à la<br />

durée que la photographie suscite. C'est qu'il conjoint les<br />

<strong>de</strong>ux sentiments <strong>de</strong> la présence et du présent : regar<strong>de</strong>r<br />

l'objectif, c'est atteindre un inconnu futur. Par le jeu du<br />

regard, le temps en photographie, c'est la mise en évi<strong>de</strong>nce<br />

1 La Prisonnière, III, p. 258 / p. 762.<br />

2 Le Temps retrouvé, III, p. 935-36 / IV, p. 513.<br />

205


d'une pluralité <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s d'inscription <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> dans<br />

le flux temporel, d'une multiplicité qualitative <strong>de</strong> durées.<br />

Proust confère au regard une place déterminante. Rares<br />

sont les écrivains chez lesquels l’activité <strong>de</strong>s regards soit<br />

aussi intense que celle que l’on constate en maints passages.<br />

Celui <strong>de</strong> Charlus, peut-être le plus significatif, confine à la<br />

télépathie :<br />

« J’eus la sensation d’être regardé par quelqu’un qui n’était<br />

pas loin <strong>de</strong> moi. Je tournai la tête et j’aperçus un homme […]<br />

qui fixait sur moi <strong>de</strong>s yeux dilatés par l’attention. Par<br />

moments, ils étaient percés en tous sens par <strong>de</strong>s regards<br />

d’une extrême activité comme en ont seuls <strong>de</strong>vant une<br />

personne qu’ils ne connaissent pas <strong>de</strong>s hommes à qui, pour un<br />

motif quelconque, elle inspire <strong>de</strong>s pensées qui ne viendraient<br />

pas à tout autre — par exemple <strong>de</strong>s fous ou <strong>de</strong>s espions 1.<br />

»<br />

De même, lors <strong>de</strong> la première vue <strong>de</strong> Jupien, le baron <strong>de</strong><br />

Charlus le fige et paraît utiliser sa capacité à méduser sa<br />

proie — voir le chapitre sur la photographie et la figure <strong>de</strong><br />

Méduse dans le livre <strong>de</strong> Philippe Dubois 2—<br />

pour lui dicter<br />

ce que sera désormais leur commune conduite amoureuse :<br />

1<br />

À l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes Filles en fleurs, I, p. 751 / II, p. 110-111.<br />

2<br />

Philippe Dubois, L’acte photographique, Bruxelles, Nathan & Labor, 1983, p. 160 sq.<br />

206


« Le baron, ayant largement ouvert ses yeux mi-clos,<br />

regardait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier<br />

sur le seuil <strong>de</strong> sa boutique, cependant que celui-ci, cloué<br />

subitement sur place <strong>de</strong>vant M. <strong>de</strong> Charlus, enraciné comme<br />

une plante, contemplait d’un air émerveillé l’embonpoint du<br />

baron vieillissant 1.<br />

»<br />

Cette aptitu<strong>de</strong> du regard à traverser l’espace et le temps<br />

(« Tout regard habituel est une nécromancie 2 ») est<br />

consubstantielle du fait photographique, qui fige, immobilise,<br />

suspend et fixe. Et lorsque c’est au bout du compte une<br />

« révélation » qui en advient, elle est involontaire et inopinée,<br />

mais dotée du pouvoir <strong>de</strong> revisiter la signification d’un fait<br />

ou d’un acte situé sur l’échelle du temps. Ainsi :<br />

« Et tout d’un coup, je me dis que la vraie Gilberte, la vraie<br />

Albertine, c’étaient peut-être celles qui s’étaient au premier<br />

instant livrées dans leur regard, l’une <strong>de</strong>vant la haie d’épines<br />

roses, l’autre sur la plage. Et c’était moi qui, n’ayant pas su le<br />

comprendre, ne l’ayant repris que plus tard dans ma mémoire,<br />

après un intervalle où par mes conversations tout un entre<strong>de</strong>ux<br />

<strong>de</strong> sentiment leur avait fait craindre d’être aussi<br />

franches que dans la première minute, avais tout gâché par<br />

ma maladresse. Je les avais “ratées” plus complètement —<br />

bien qu’à vrai dire l’échec relatif avec elles fût moins absur<strong>de</strong><br />

— pour les mêmes raisons que Saint-Loup Rachel 3.<br />

»<br />

« Le modèle chéri bouge » ; Gilberte et Albertine<br />

« ratées » puis révélées plus tard : c’est bien le modèle<br />

photographique qui est à l’œuvre, en particulier cette<br />

capacité du regard à traverser le Temps. La même que celle<br />

1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 604 / III, p. 6.<br />

2 Le côté <strong>de</strong> Guermantes, II, p. 140 / II, p. 439.<br />

3 Le Temps retrouvé, III, p. 694 / Albertine disparue, IV, p. 269-70<br />

207


<strong>de</strong>s douleurs à persister (« Toutes nos douleurs sont<br />

perpétuellement en notre possession 1 »), à « planter un clou<br />

dans la mémoire », selon une expression plus tard employée<br />

par Robert Doisneau, la même, instinctivement, dont use le<br />

narrateur proustien lorsqu’il regar<strong>de</strong> la photographie <strong>de</strong> sa<br />

grand-mère : « J’aurais voulu que s’enfonçassent plus<br />

soli<strong>de</strong>ment encore ces clous qui y rivaient ma mémoire 2.<br />

»<br />

Si Proust intègre les aléas <strong>de</strong> l’instantané à son<br />

esthétique ainsi qu’à sa « recherche » (voir, par exemple, la<br />

célèbre scène du baiser à Albertine, dans Le Côté <strong>de</strong><br />

Guermantes, décomposé en visions successives à la manière<br />

<strong>de</strong>s chronophographies <strong>de</strong> Marey), c’est qu’il tient à se saisir<br />

<strong>de</strong> tous les moyens <strong>de</strong> s’emparer <strong>de</strong> l’essence du Temps.<br />

À l’opposé du temps historique ou <strong>de</strong> celui <strong>de</strong>s<br />

générations, il y a celui, infime, que scan<strong>de</strong>nt les instantanés<br />

qui, tels les atomes, contiennent parfois <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s… Et si<br />

l’instantané fixe <strong>de</strong>s phénomènes infra-visibles (cela avait<br />

été le cas pour le mouvement <strong>de</strong>s chevaux au galop), alors il<br />

est apte aussi à fournir <strong>de</strong>s révélations quant au Temps et<br />

aux êtres. Aussi Proust, sachant que l’opération<br />

photographique est en <strong>de</strong>ux temps, distingue-t-il la phase <strong>de</strong><br />

l’enregistrement et celle <strong>de</strong> la révélation. Comme le<br />

remarque Jean-François Chevrier :<br />

1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 756 / III, p. 154.<br />

2 Ibi<strong>de</strong>m, II, p. 759 / III, p. 156.<br />

208


« L’intérêt <strong>de</strong> l’instantané tient pour Proust à sa puissance <strong>de</strong><br />

révélation, à sa faculté <strong>de</strong> substituer au point <strong>de</strong> vue subjectif<br />

conditionné par l’habitu<strong>de</strong> ce que j’appellerai : un parti-pris<br />

objectif. En niant la limitation <strong>de</strong> la vision humaine par la loi <strong>de</strong><br />

la persistance rétinienne, l’instantané produit la <strong>fiction</strong> d’un<br />

présent pur enfermé dans l’instant, soustrait à la durée. Car<br />

l’instant n’est jamais qu’une <strong>fiction</strong> <strong>de</strong> l’enregistrement<br />

photographique 1.<br />

»<br />

Des termes <strong>de</strong> cette analyse, je ne me démarque qu’à<br />

propos <strong>de</strong> l’expression « soustrait à la durée » : c’est extraite<br />

du continuum perceptif que l’image photographique tient<br />

selon moi sa capacité à recomposer le sentiment <strong>de</strong> la durée.<br />

Il s’agit pourtant là d’une nuance importante, car cette<br />

aptitu<strong>de</strong> à reconfigurer la durée conditionne la distinction<br />

entre reconnaître et i<strong>de</strong>ntifier, fondamentale dans le récit <strong>de</strong><br />

la matinée à l’hôtel <strong>de</strong> Guermantes :<br />

« En effet, “reconnaître” quelqu’un, et plus encore, après<br />

n’avoir pu le reconnaître, l’i<strong>de</strong>ntifier, c’est penser sous une<br />

seule dénomination <strong>de</strong>ux choses contradictoires, c’est<br />

admettre que ce qui était ici, l’être qu’on se rappelle n’est<br />

plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on ne connaissait<br />

pas ; c’est avoir à penser un mystère presque aussi troublant<br />

que celui <strong>de</strong> la mort dont il est, du reste, comme la préface et<br />

l’annonciateur 2<br />

. »<br />

Or, cette distinction repose sur un substrat<br />

photographique implicite, celui-là même qui permet au<br />

narrateur <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> ses Moi multiples comme d’autant <strong>de</strong><br />

clichés séparés les uns <strong>de</strong>s autres (« cet être […] qui m’avait<br />

1 Jean-François Chevrier, Proust et la photographie, Paris, éditions <strong>de</strong> l'Etoile, 1982, p. 66.<br />

2 Le Temps retrouvé, III, p. 939 / IV, p. 518.<br />

209


endu à moi-même, car il était moi et plus que moi 1)<br />

»,<br />

quitte en effet à ce que cette contradiction entre unité et<br />

dispersion vaille comme pressentiment <strong>de</strong> la mort, et<br />

rappelle l’urgence <strong>de</strong> se mettre à l’œuvre. Or, cette<br />

contradiction entre unité et dispersion a un écho <strong>de</strong> première<br />

importance : il s’agit d’un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Recherche qui en<br />

concentre et relance (il s’étend sur plusieurs livres) les<br />

données, celui <strong>de</strong> la photographie <strong>de</strong> la grand-mère, qui<br />

causera ce cri <strong>de</strong> révolte :<br />

« Je venais, en la sentant, pour la première fois, vivante,<br />

véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant<br />

enfin, d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. Perdue<br />

pour toujours ; je ne pouvais comprendre, et je m’exerçais à<br />

subir la souffrance <strong>de</strong> cette contradiction 2.<br />

»<br />

La contradiction est entre la mort avérée et la conviction<br />

intime <strong>de</strong> l’éternité, à moins que ce ne soit entre la certitu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> la disparition et la présence, rémanente, <strong>de</strong>s morts en<br />

nous, qui ne sommes que <strong>de</strong> futurs morts !… Elle est à<br />

proprement parler impensable, inassimilable. La première<br />

scène <strong>de</strong> cette histoire à tiroirs est dans A l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes<br />

Filles en fleurs. La grand-mère <strong>de</strong> Marcel répond avec<br />

enthousiasme au projet formulé par Saint-Loup <strong>de</strong> la<br />

prendre en photographie. Elle se pare et se coiffe. Le<br />

narrateur est indisposé par ce qu’il estime être un<br />

enfantillage, <strong>de</strong> la coquetterie. Il manifeste sa mauvaise<br />

1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 756 / III, p. 153.<br />

2 Sodome et Gomorrhe, II, p. 758 / III, p. 155.<br />

210


humeur. Françoise intercè<strong>de</strong>. L’aïeule veut y renoncer. Déni<br />

du petit-fils ; la séance a lieu. Mais la magie <strong>de</strong> l’instant <strong>de</strong><br />

bonheur a disparu, et la grand-mère pose contractée :<br />

« Je réussis du moins à faire disparaître <strong>de</strong> son visage cette<br />

expression joyeuse qui aurait dû me rendre heureux et qui,<br />

comme il arrive trop souvent tant que sont encore en vie les<br />

êtres que nous aimons le mieux, nous apparaît comme la<br />

manifestation exaspérante d’un travers mesquin plutôt que<br />

comme la forme précieuse du bonheur que nous voudrions<br />

tant leur procurer 1.<br />

»<br />

Dans Le côté <strong>de</strong> Guermantes, le narrateur est à<br />

Doncières, rendant visite à Saint-Loup. Il a pu parler au<br />

téléphone avec sa grand-mère, mais la communication a été<br />

coupée, et il abrège son séjour pour revenir à Paris. Dans le<br />

salon <strong>de</strong> sa vieille dame, l'espace d'un instant, il la considère<br />

d'un regard neutre, sans le maillage affectif qui fait que nous<br />

reconnaissons les êtres familiers sans vraiment les i<strong>de</strong>ntifier<br />

ni même parfois les « voir ». Il croit apercevoir « un<br />

fantôme », et du même coup se révèle à lui ce qu'est vraiment<br />

sa grand-mère : une vieille femme mala<strong>de</strong>, hantée déjà par la<br />

mort à venir :<br />

« De moi […] il n’y avait là que le témoin, l’observateur en<br />

chapeau et manteau <strong>de</strong> voyage, l’étranger qui n’est pas <strong>de</strong> la<br />

maison, le photographe qui vient prendre un cliché <strong>de</strong>s lieux<br />

qu’on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce<br />

moment dans mes yeux quand j'aperçus ma grand-mère, ce<br />

fut bien une photographie.[…] Moi pour qui ma grand-mère<br />

c'était encore moi-même, moi qui ne l'avais jamais vue que<br />

dans mon âme, toujours à la même place du passé, [ …] pour<br />

1 À l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes Filles en fleurs, I, p. 786-787 / II, p. 145.<br />

211


la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut<br />

bien vite, j'aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lour<strong>de</strong><br />

et vulgaire, mala<strong>de</strong>, rêvassant, promenant au-<strong>de</strong>ssus d'un<br />

livre <strong>de</strong>s yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je<br />

ne connaissais pas 1.<br />

»<br />

Coupant court aux ruses <strong>de</strong> l’intelligence et <strong>de</strong> l’affection,<br />

c’est le pur mécanisme photographique qui vient occasionner<br />

l’apparition prémonitoire <strong>de</strong> la mort, anticipe sa<br />

« révélation 2 . » Dans Sodome et Gomorrhe, le narrateur est<br />

à nouveau à Balbec. À l’instant où, penché, il touche le<br />

bouton d’une <strong>de</strong> ses bottines qu’il allait ôter, il revoit<br />

inopinément le visage véritable <strong>de</strong> sa grand-mère, telle<br />

qu’elle était peu avant sa mort. Alors qu’il se reprochait <strong>de</strong><br />

n’avoir ressenti d’autre regrets qu’intellectuels, la présence<br />

soudaine <strong>de</strong> cette image <strong>de</strong> sa grand-mère morte et vive à la<br />

fois lui fait se souvenir <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong> la photographie prise<br />

par Saint-Loup plus d’un an auparavant. Il prend con<strong>science</strong><br />

qu’il a causé sur la photographie la contraction <strong>de</strong> son visage,<br />

qui ne s’effacera jamais plus 3.<br />

Dans un premier temps, il<br />

s’astreint à conserver à cette trace du passé son caractère<br />

irréductible :<br />

« Je ne cherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à<br />

l’embellir, à feindre que ma grand-mère ne fût qu’absente, en<br />

1 Le côté <strong>de</strong> Guermantes, II, p. 140-41 / p. 438-39.<br />

2 « Fonctionnent mécaniquement à la façon <strong>de</strong>s pellicules et nous montrent, au lieu <strong>de</strong> l’être<br />

aimé qui n’existe plus <strong>de</strong>puis longtemps mais dont elle n’avait jamais voulu que la mort nous<br />

fût révélée… ». Ibi<strong>de</strong>m, p. 141 / p. 439. Nous soulignons.<br />

3 Sodome et Gomorrhe, II, p. 755 / III, p. 153.<br />

212


adressant à sa photographie (celle que Saint-Loup avait faite<br />

et que j’avais avec moi) <strong>de</strong>s paroles et <strong>de</strong>s prières 1.<br />

»<br />

Voulant « respecter l’originalité <strong>de</strong> [sa] souffrance » et<br />

vivre comme telle « cette contradiction si étrange <strong>de</strong> la<br />

survivance et du néant », il est convaincu que cette<br />

expérience est porteuse d’une vérité :<br />

« Si, ce peu <strong>de</strong> vérité, je ne pouvais jamais l’extraire, ce ne<br />

pourrait être que d’elle, si particulière, si spontanée, qui<br />

n’avait été ni tracée par mon intelligence, ni atténuée par ma<br />

pusillanimité, mais que le mort elle-même, la brusque<br />

révélation <strong>de</strong> la mort, avait, comme la foudre, creusé en moi,<br />

selon un graphisme surnaturel, inhumain, comme un double<br />

et mystérieux sillon 2.<br />

»<br />

L’on voit ici agir en rhizome la trace en effet laissée<br />

conjointement par une photographie et un événement<br />

inattendu, involontaire et mécanique <strong>de</strong> révélation,<br />

fonctionnant sur le modèle photographique. Pour relever du<br />

passé, son extension n’est pas <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la nostalgie : au<br />

contraire, elle impose une relecture <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong><br />

l’éventail temporel. Ainsi lorsque sa mère retrouve Marcel à<br />

l’hôtel, il comprend enfin la nature <strong>de</strong> la douleur qu’elle<br />

ressent :<br />

1 Ibi<strong>de</strong>m, p. 759 / p. 156.<br />

2 I<strong>de</strong>m.<br />

213


« Je fus frappé par la transformation qui s’était accomplie en<br />

elle […] Ce n’était plus ma mère que j’avais sous les yeux, mais<br />

ma grand-mère. Comme dans les familles royales et ducales<br />

…] le mort saisit le vif qui <strong>de</strong>vient son successeur ressemblant,<br />

le continuateur <strong>de</strong> la vie interrompue 1.<br />

»<br />

Comme si la mort <strong>de</strong> la mère avait accéléré la mue <strong>de</strong> la<br />

fille. La réflexion proustienne sur les traits du lignage prend<br />

alors tout son sens. Incapable <strong>de</strong> goûter les futilités du séjour<br />

balnéaire, Marcel remonte dans sa chambre. Il contemple à<br />

nouveau la photographie, tétanisé par cette évi<strong>de</strong>nce brute :<br />

« C’est grand-mère, je suis son petit-fils ». Alors, Françoise<br />

qui le voit ainsi lui apprend les circonstances qui ont précédé<br />

le cliché. Sa grand-mère, se sachant perdue, non seulement<br />

avait tout fait pour lui dissimuler sa maladie, mais c’était<br />

elle qui avait sollicité Saint-Loup pour que son petit-fils eût<br />

une ultime image d’elle. Le grand chapeau qui avait tant<br />

irrité Marcel, c’était un moyen qu’elle avait trouvé pour<br />

masquer son amaigrissement, et non <strong>de</strong> la coquetterie. Il<br />

reste alors une journée entière à regar<strong>de</strong>r cette<br />

photographie. Le len<strong>de</strong>main, faisant la sieste sur le sable, il<br />

revoit sa grand-mère en rêve, comme si en effet seule<br />

l’activité onirique était à même <strong>de</strong> faire « travailler »<br />

l’irréductible trace <strong>de</strong> sa propre cruauté envers cet être qu’il<br />

aimait plus que tout et qu’il a « manqué » quand il pouvait<br />

encore lui donner <strong>de</strong>s preuves d’amour.<br />

1 Ibi<strong>de</strong>m, II, p. 769 / III, p. 166.<br />

214


Après quelques jours, Marcel a « domestiqué » la<br />

photographie, il n’y voit plus que l’élégance <strong>de</strong> sa grandmère.<br />

Il en a fait une image mentale, apaisée. Sa ruse a<br />

réussi. Mais la mère du narrateur, elle, ne supporte pas la<br />

vue <strong>de</strong> cette image impitoyablement objective :<br />

« Et pourtant, ses joues ayant à son insu une expression à<br />

elles, quelque chose <strong>de</strong> plombé, <strong>de</strong> hagard, comme le regard<br />

d’une bête qui se sentirait déjà choisie et désignée, ma grandmère<br />

avait un air <strong>de</strong> condamné à mort, un air<br />

involontairement sombre, inconsciemment tragique, qui<br />

m’échappait mais qui empêchait maman <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r jamais<br />

cette photographie, cette photographie qui lui paraissait<br />

moins une photographie <strong>de</strong> sa mère que <strong>de</strong> la maladie <strong>de</strong><br />

celle-ci, d’une insulte que cette maladie faisait au visage<br />

brutalement souffleté <strong>de</strong> grand-mère 1.<br />

»<br />

Si fort et émouvant que soit ce passage, ce ne sera<br />

pourtant pas l’ultime écho causé par cette photographie, car<br />

c’est un épiso<strong>de</strong> à tiroirs : le narrateur apprendra dans La<br />

Fugitive que Saint-Loup s'enfermait dans la chambre noire<br />

<strong>de</strong> l'hôtel <strong>de</strong> Balbec pour y développer la photo <strong>de</strong> la grandmère,<br />

mais aussi pour se livrer à sa passion homosexuelle,<br />

avec le jeune liftier.<br />

Autre écho, autre mouvement d’aller-retour dont la trace<br />

photographique est l’occasion, et dont Saint-Loup est à<br />

nouveau l’acteur central : la confi<strong>de</strong>nce amoureuse par le<br />

truchement d’une photographie. Dans Le côté <strong>de</strong><br />

Guermantes, le marquis avait présenté Rachel à Marcel,<br />

1 Ibid., p. 780 / p. 176.<br />

215


lequel avait été frappé par le décalage entre le regard <strong>de</strong><br />

l’amoureux et celui, « objectif », qu’il portait sur la jeune<br />

« cocotte » en qui Saint-Loup, dupé par ses sentiments,<br />

voyait, lui, « une littéraire ». Dans La Fugitive, c’est Marcel<br />

qui charge Saint-Loup <strong>de</strong> retrouver Albertine. Sans savoir<br />

qu’en fait il l’a déjà rencontrée à Doncières, Saint-Loup<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Marcel s’il possè<strong>de</strong> un portrait d’elle :<br />

« Je répondis d’abord que non, pour qu’il n’eût pas, après ma<br />

photographie, faite à peu près du temps <strong>de</strong> Balbec, le loisir <strong>de</strong><br />

reconnaître Albertine, que pourtant il n’avait qu’entrevue<br />

dans le wagon. Mais je réfléchis que sur la <strong>de</strong>rnière elle serait<br />

déjà aussi différente <strong>de</strong> l’Albertine <strong>de</strong> Balbec que l’était<br />

maintenant l’Albertine vivante, et qu’il ne la reconnaîtrait pas<br />

plus sur la photographie que dans la réalité 1.<br />

»<br />

Marcel tar<strong>de</strong> à sortir la photographie, et s’attend à un<br />

compliment, qu’il anticipe :<br />

« Oh ! tu sais, ne te fais pas d'idée, d'abord la photo est mauvaise,<br />

et puis elle n'est pas étonnante, ce n'est pas une<br />

beauté, elle est surtout bien gentille 2.<br />

»<br />

Certes la photographie n’i<strong>de</strong>ntifie pas : Albertine a<br />

changé, donner sa photo ne sert à rien. S’il <strong>de</strong>vait exister un<br />

véritable portrait d’elle, ce serait en peinture — et nous<br />

retrouvons Sartre, cité au début <strong>de</strong> cet article —, par un<br />

Elstir, capable <strong>de</strong> restituer l’essence intemporelle en une<br />

image non ressemblante et pourtant authentique, parce que<br />

faite par un amoureux et un artiste à la fois. Pourtant, il y a<br />

1<br />

La Fugitive, III, p. 436-37 / Albertine disparue, IV, p. 20.<br />

2<br />

Ibid., p. 437 / p. 21.<br />

216


<strong>de</strong> la mauvaise foi chez Marcel, car les « mauvaises » photos<br />

sont évi<strong>de</strong>mment les seules « bonnes » pour l'amoureux, qui,<br />

d'une part, tient à gar<strong>de</strong>r pour soi la véritable apparence <strong>de</strong><br />

l'aimée (quitte à jouir par surcroît <strong>de</strong> l'exhibition partielle<br />

qu'il fait à son ami), et d'autre part se refuse à réifier celle<br />

qu'il aime. Sans pouvoir se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> porter sur lui un objetfétiche,<br />

il prend toutefois la précaution que celui-ci n'ait <strong>de</strong><br />

signification que pour lui-mêmes, <strong>de</strong> sorte que soit préservée,<br />

dans une sorte <strong>de</strong> flou commun aux sentiments forts et au<br />

souvenir, la subjectivité <strong>de</strong> son amour. Mais la réaction <strong>de</strong><br />

Saint-Loup est brutale :<br />

« “Elle est sûrement merveilleuse”, continuait à dire<br />

Robert, qui n’avait pas vu que je lui tendais la photographie.<br />

Soudain il l’aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Sa<br />

figure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu’à la<br />

stupidité.<br />

“C’est ça, la jeune fille que tu aimes ?”, finit-il par me dire<br />

d’un ton où l’étonnement était maté par la crainte <strong>de</strong> me<br />

fâcher 1.<br />

»<br />

Cette scène présente plusieurs points communs avec<br />

celle où Marcel rentre à Paris et aperçoit soudain sa grandmère.<br />

Le premier est la stupéfaction suscitée à cause d’un<br />

phénomène d’objectivation dysphonique. En outre, les effets<br />

qu’elles produisent sont involontaires ou du moins non<br />

délibérés, car, au lieu <strong>de</strong> travestir l'essence d'un être cher<br />

1 I<strong>de</strong>m.<br />

217


sous les traits d'une i<strong>de</strong>ntité conventionnelle, elles en<br />

restituent un <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> vérité auquel la con<strong>science</strong> et le<br />

langage n’avaient pas su ou pas voulu atteindre. Enfin, ce<br />

sont <strong>de</strong>s instantanés, soit <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> dans le cas <strong>de</strong> la<br />

photographie <strong>de</strong> la grand-mère, soit effectué par l’appareil<br />

dans le cas <strong>de</strong> la photo-souvenir d’Albertine que possè<strong>de</strong><br />

Marcel. Saint-Loup fait par ailleurs allusion au Kodak dont<br />

il se sert pour photographier la grand-mère — ce qui<br />

renseigne indirectement sur le procédé — et ce dans une<br />

scène en miroir <strong>de</strong> la précé<strong>de</strong>nte : cette fois-là, c’était Saint-<br />

Loup qui, dans A l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes Filles en fleurs, évitait<br />

<strong>de</strong> présenter la photographie <strong>de</strong> Rachel :<br />

« Il n’avait jamais voulu me montrer sa photographie, me<br />

disant : “D’abord ce n’est pas une beauté, et puis elle vient<br />

mal en photographie, ce sont <strong>de</strong>s instantanés que j’ai faits<br />

moi-même avec mon Kodak et ils vous donneraient une fausse<br />

idée d’elle” 1.<br />

»<br />

Au contraire <strong>de</strong> la problématique <strong>de</strong> Barthes, il ne s’agit<br />

pas ici d’images d'un être « tel qu'en lui-même », rétrocédant<br />

son « air », c'est-à-dire l'invariant <strong>de</strong> toutes les apparences<br />

soumises aux aléas du temps. Chez Proust, ces images sont<br />

réalisées par un mécanisme, mental ou véritable, et elles<br />

sont marquées par une même distorsion entre temps réel et<br />

temps fictif. Leurs effets vont cependant dans <strong>de</strong>s directions<br />

opposées.<br />

1 À l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes Filles en fleurs, I, p. 783 / II, p. 141.<br />

218


Dans le cas <strong>de</strong> la photo que Marcel exhibe à Saint-Loup,<br />

la torsion va dans le sens d'une extension du temps fictif, <strong>de</strong><br />

manière à éterniser et à irréaliser la semblance <strong>de</strong> l'aimée.<br />

Cette photo « mauvaise » dénie en somme le « ça a été », car<br />

« ça » ne saurait être objectivé. Son imperfection supposée lui<br />

confère une charge temporelle, une aura en somme, excédant<br />

sa facture d'instantané.<br />

Dans l'autre cas, la distorsion va dans le sens inverse :<br />

on a une subversion du temps fictif (celui <strong>de</strong>s affects, qui<br />

avaient fini par placer la relation <strong>de</strong> Marcel à sa grand-mère<br />

hors du temps) par le temps réel, dont l'émergence brusque<br />

reverse presque la perception présente au rang <strong>de</strong>s souvenirs<br />

par anticipation. Comme si cette objectivation soudaine <strong>de</strong> la<br />

vieillesse <strong>de</strong> son aïeule valait comme prémonition <strong>de</strong> sa mort<br />

prochaine. À cause <strong>de</strong> ce que Proust appelle « cet<br />

anachronisme qui empêche si souvent le calendrier <strong>de</strong>s faits<br />

<strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong>r avec celui <strong>de</strong>s sentiments 1,<br />

» on a une<br />

dislocation du temps <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> au profit du temps réel<br />

(du temps biologique, en l'occurrence), qui s'ouvre comme un<br />

gouffre <strong>de</strong> passé jamais aperçu, sous les pieds du narrateur.<br />

La première <strong>de</strong> ces photographies (Albertine) tendrait<br />

donc vers l'icône (le temps éternisé propice à l'adoration), la<br />

secon<strong>de</strong> vers l'empreinte (le temps dans sa matité brute). Ni<br />

l'une ni l'autre ne sont <strong>de</strong>s souvenirs proprement dits : l'une<br />

est un objet-fétiche, l'autre une perception quelque peu<br />

1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 756 / III, p. 153.<br />

219


hallucinée mais réelle. En revanche, elles relèvent bien <strong>de</strong> la<br />

Mémoire. Celle d'un présent que l'amoureux cherche à<br />

rendre plus <strong>de</strong>nse, plus gros d'avenir. Et celle opérant un vaet-vient<br />

entre un avenir anticipé et un passé faisant l'objet<br />

d'une prise <strong>de</strong> con<strong>science</strong>, dans le cas <strong>de</strong> Marcel face à sa<br />

grand-mère. Enfin, toutes <strong>de</strong>ux ont quelque rapport avec<br />

l'idée d'une révélation. Discrète, confi<strong>de</strong>ntielle et partielle<br />

pour l'amoureux (c'est en fait un semblant <strong>de</strong> révélation,<br />

pour mieux dissimuler). Fracassante et littéralement<br />

catastrophique pour le petit-fils.<br />

On voit donc à travers ces <strong>de</strong>ux exemples la complexité<br />

<strong>de</strong>s rapports que <strong>de</strong>s photographies, issues du même procédé<br />

instantané, peuvent entretenir avec le temps, et la diversité<br />

<strong>de</strong>s configurations duratives qu’elles sous-ten<strong>de</strong>nt. Et dans<br />

la mesure où la photographie, à la fois, met en évi<strong>de</strong>nce la<br />

synchronie <strong>de</strong>s différents Moi en un même instant et la<br />

diachronie <strong>de</strong> leur succession au fil du temps, les révélations<br />

qu’elle occasionne ont en effet un rôle stratégique,<br />

permettant à l’écriture proustienne <strong>de</strong> se construire comme<br />

une représentation « …dans le Temps. »<br />

220


221


Discours et énoncés sur la langue d’écriture<br />

dans l’expression littéraire.<br />

222<br />

Dr Farida LOGBI<br />

Université Mentouri.Constantine. Labo Sladd.<br />

La littérature algérienne d’expression française <strong>de</strong>puis<br />

sa naissance à nos jours a évolué <strong>de</strong> façon inattendue et<br />

imprévisible, pour connaitre la consécration en tant que<br />

littérature enseignée dans les universités les plus éloignées<br />

<strong>de</strong> son pôle d’émergence.<br />

Née dans un contexte historique <strong>de</strong> colonisation, ses<br />

prémisses apparaissent, selon les anthologies, dans les<br />

années 1933 à 1938, dans une prose d’idées qui affirmait<br />

l’existence <strong>de</strong> ce peuple ignoré du mon<strong>de</strong>.<br />

Mouvante et migratoire, cette littérature, dont on avait<br />

prédit l’extinction avec l’indépendance du pays par suite <strong>de</strong><br />

l’extinction <strong>de</strong> la source d’inspiration comme du<br />

fléchissement d’un public désormais gagné par la<br />

généralisation <strong>de</strong> la langue arabe, a eu tendance à se<br />

déporter pour se transformer en une littérature <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

rives voire une littérature-mon<strong>de</strong>.


En effet, <strong>de</strong> nombreux auteurs se sont installés en<br />

France auxquels il faudra adjoindre ceux d’une nouvelle<br />

génération issue <strong>de</strong> l’émigration, mais qui restent attachés à<br />

une forme <strong>de</strong> culture héritée <strong>de</strong>s parents.<br />

Avec ce qu’il est convenu <strong>de</strong> nommer la décennie noire <strong>de</strong><br />

nouveaux flux migratoires ont touché <strong>de</strong> nouveaux auteurs,<br />

cette littérature loin <strong>de</strong> disparaitre est enrichie par un réel<br />

foisonnement accueillant dans son giron <strong>de</strong>s auteurs aussi<br />

inattendus que divers telles Hélène Cixous :<br />

« J’ai commencé à écrire çà et là <strong>de</strong>puis que les démocrates<br />

algériens ont commencé à venir en France pour s’abriter, et<br />

<strong>de</strong>puis qu’eux-mêmes me l’ont <strong>de</strong>mandé. »(1)<br />

Aussi le débat sur l’utilisation <strong>de</strong> la langue d’écriture<br />

semble être pour certains quelque peu dépassé. Roger<br />

Fayolle parle <strong>de</strong> « sujet ressassé », néanmoins le<br />

département <strong>de</strong> français a tout récemment organisé un<br />

colloque sur ce thème.<br />

Il ne serait pas inutile <strong>de</strong> rappeler l’historique qui<br />

permettrait <strong>de</strong> voir pourquoi ce problème <strong>de</strong> tension entre les<br />

langues resurgit <strong>de</strong> façon épisodique.<br />

Navigant entre plusieurs langues l’écrivain maghrébin,<br />

en général, reste ancré dans une culture autochtone raison<br />

majeure <strong>de</strong> l’adoption <strong>de</strong> postures différentes par les<br />

écrivains.<br />

223


1. <strong>Les</strong> discours <strong>de</strong>s écrivains face à cet espace <strong>de</strong> rencontre<br />

<strong>de</strong>s langues.<br />

A. Kilito cite un auteur arabe, à propos <strong>de</strong> la langue<br />

arabe « je l’ai vaincue, et elle m’a vaincu, puis je l’ai vaincue<br />

et elle m’a vaincu », et <strong>de</strong> s’interroger « si tel est le cas avec<br />

sa langue, que sera-ce avec <strong>de</strong>ux ou davantage ? Comment<br />

se comporter entre les <strong>de</strong>ux ? »(2)<br />

Ces remarques nous permettent d’interroger les<br />

écrivains, à partir <strong>de</strong> discours et d’énonciations divers tenus<br />

sur leurs pratiques d’écriture, les choix et les répercussions<br />

<strong>de</strong> ces choix, au moment où ces langues sont entrées en<br />

compétition. Quels ont été les conséquences <strong>de</strong> ces choix ou<br />

<strong>de</strong> ces contingences ?<br />

Pour commencer par une auteure atypique nous allons<br />

nous intéresser à Leila Sebbar et à ce qu’elle déclare :<br />

« Au lycée <strong>de</strong> Tlemcen, j’apprends l’alphabet arabe, à lire et à<br />

écrire arabe, mais je n’apprends rien. La langue <strong>de</strong> mon père<br />

me reste étrangère, proche à distance ». 3<br />

Puis elle dira « mon père parle une autre langue, mon<br />

père est un autre ».(4)<br />

Leila Sebbar écrit dans sa langue maternelle, et<br />

<strong>de</strong>meure privée <strong>de</strong> sa « langue paternelle ».<br />

224


Cette absence à l’origine d’un manque entraîne une<br />

quête, celle <strong>de</strong> la langue perdue, langue perdue qui ferme la<br />

porte d’un espace culturel si familier et pourtant si lointain.<br />

La prise <strong>de</strong> con<strong>science</strong> <strong>de</strong> cet espace linguistique et<br />

culturel perdu (elle associe la langue arabe à l’enfance, et à<br />

un vécu désormais <strong>de</strong>venu inaccessible) sera l’élément<br />

déterminant du passage <strong>de</strong> l’écriture universitaire à la<br />

création littéraire, répondant ainsi à un impérieux appel <strong>de</strong><br />

cette langue absente. Dans « Je ne parle pas la langue <strong>de</strong><br />

mon père », l’auteur invente un passé à son père et aux<br />

personnes ayant peuplé son enfance come pour remédier à ce<br />

passé si peu connu <strong>de</strong> ce père.<br />

Mais le cas <strong>de</strong> Leila Sebbar est différent <strong>de</strong> celui<br />

d’auteurs qui ont eu à trancher entre <strong>de</strong>ux langues.<br />

Souvenons-nous <strong>de</strong> la fascination <strong>de</strong> Lakhdar pour son<br />

institutrice <strong>de</strong> français, dans Nedjma <strong>de</strong> Kateb Yacine<br />

.Renchérissant sur la fameuse formule <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong><br />

« Nedjma » à propos du butin <strong>de</strong> guerre, Mohammed Dib<br />

reprend en écho : « Qu’importe, nous en avons chipé notre<br />

part », en parlant <strong>de</strong> la langue française.(5) Ceci n’empêchera<br />

pas Kateb Yacine d’abandonner ce fameux butin pour monter<br />

<strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> théâtre en arabe dialectal, langue du terroir et<br />

<strong>de</strong> l’oralité.<br />

Mouloud Mammeri suit sensiblement le même parcours.<br />

Si la langue française constitue pour lui « un incomparable<br />

instrument <strong>de</strong> libération, <strong>de</strong> communication ensuite avec le<br />

225


este du mon<strong>de</strong> »(6), il ne se tournera pas moins vers une autre<br />

langue, le berbère dans les <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> sa vie.<br />

Il ya comme un désir <strong>de</strong> créer un univers autonome chez<br />

ces écrivains.<br />

Pour ce qui est <strong>de</strong> Malek Haddad, l’histoire en aura fait<br />

l’écrivain qui a le plus souffert <strong>de</strong> cette rencontre <strong>de</strong>s<br />

langues, bien que <strong>de</strong>s voix divergentes s’élèvent aujourd’hui<br />

pour tenter <strong>de</strong> corriger cette façon <strong>de</strong> lire <strong>de</strong>s déclarations<br />

pourtant significatives :<br />

« Quoique je fasse, je suis appelé à dénaturer ma pensée. » (7)<br />

Conflictuelle pour lui, comme pour Leila Sebbar le<br />

croisement <strong>de</strong>s langues aura déterminé chez chacun un<br />

cheminement inverse. Le premier aura cessé d’écrire face au<br />

dilemme crée par ce croisement <strong>de</strong>s langues, la secon<strong>de</strong>, au<br />

contraire en fera un point fort <strong>de</strong> son expérience scripturale.<br />

Loin <strong>de</strong> ces déchirements <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> linguistique<br />

Rachid Boudjedra semble faire exception, débutant sa<br />

carrière en langue française, il prétend écrire simultanément<br />

en arabe et en français. Il faudrait peut-être se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si<br />

ce manque <strong>de</strong> constance ne serait pas la manifestation du<br />

même malaise, <strong>de</strong>s mêmes difficultés à créer cet univers<br />

autonome.<br />

2. Le cas <strong>de</strong> Mohammed Dib.<br />

226


<strong>Les</strong> énonciations multiples <strong>de</strong> Mohammed Dib ont le<br />

mérite <strong>de</strong> la clairvoyance. Ses propos tranchés essaiment son<br />

œuvre comme ses déclarations. Ainsi nous relevons dans son<br />

œuvre posthume « Laëzza » :<br />

« J’ai fait mon lit dans la langue française, ce n’est pas<br />

précisément un lit <strong>de</strong> roses »<br />

Pour lui, écrire dans une autre langue semblerait<br />

inconfortable; non pas pour les raisons invoquées par Malek<br />

Haddad qui dit trahir sa pensée, mais plus pour <strong>de</strong>s raisons<br />

<strong>de</strong> réception.<br />

Dans un article intitulé « Ecrivains, Ecrits vains »,<br />

l’auteur <strong>de</strong> « La Gran<strong>de</strong> Maison » déclare : « Quel malheur<br />

que d’écrire dans une autre langue que la sienne »<br />

Devant cette impossibilité à être reconnu par un lectorat<br />

à sa juste mesure l’auteur s’est tourné vers une quête<br />

intérieure.<br />

« La langue française est à eux, elle leur appartient » dit-il à<br />

propos du Tout-Paris <strong>de</strong>s Lettres.<br />

Il explique : « l’usage <strong>de</strong> la langue française te fait aller au-<strong>de</strong>vant<br />

<strong>de</strong> toi-même »<br />

Ab<strong>de</strong>lfateh Kilito avoue sans doute avec beaucoup <strong>de</strong><br />

rhétorique ne plus se souvenir <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong> la<br />

formule « nous sommes les hôtes <strong>de</strong> la langue française » et il<br />

la commente <strong>de</strong> la manière suivante : « nous résidons et<br />

jouissons <strong>de</strong>s biens abondants qu’elle nous prodigue. »(8)<br />

227


De fait l’auteur <strong>de</strong> cette heureuse image est bien<br />

Mohammed Dib qui écrit dans Simorgh :<br />

« Ne pas oublier que nous sommes les hôtes <strong>de</strong> la langue<br />

française. Cela nous sortirait-il <strong>de</strong> la tête qu’il y aurait fort<br />

heureusement quelqu’un pour nous le rappeler, et cela avec<br />

les meilleures intentions du mon<strong>de</strong> d’ailleurs. » (9)<br />

Pour prolonger l’image <strong>de</strong> Dib nous pouvons avancer<br />

qu’il n’arrive pas les mains vi<strong>de</strong>s chez son hôte, en effet il est<br />

conscient <strong>de</strong> lui apporter « quelque chose <strong>de</strong> plus » et <strong>de</strong> lui<br />

« donner un autre goût » (10)<br />

L’amertume n’est plus <strong>de</strong> mise, ni la dépendance et non<br />

plus les déchirements <strong>de</strong> con<strong>science</strong> :<br />

« Que vous dirai-je ? Le français est <strong>de</strong>venu ma langue<br />

adoptive ; mais écrivant et parlant, je sens mon français,<br />

manœuvré, manipulé, d’une façon indéfinissable par la langue<br />

maternelle. Est-ce une infirmité ? Pour un écrivain, ça me<br />

semble un atout supplémentaire, si tant est qu’il parvienne à<br />

faire sonner les <strong>de</strong>ux idiomes en sympathie »(11)<br />

Certes M. Dib a réussi à entrecroiser les <strong>de</strong>ux langues,<br />

à tresser les syntaxes. Faisant infléchir la langue adoptive, il<br />

l’enrichit grâce à celle maternelle. Cependant seul le lecteur<br />

possédant les <strong>de</strong>ux langues peut apprécier le résultat <strong>de</strong> ce<br />

mixte dont le style conjugue <strong>de</strong>ux imaginaires, <strong>de</strong>ux cultures<br />

et <strong>de</strong>ux langues.<br />

L’on retrouve alors toute la richesse d’images telles que<br />

« j’ai mangé mes doigts. J’ai mangé mes cris » (Le Sommeil<br />

228


d’Eve) dans laquelle l’intertexte français le dispute à<br />

l’expression <strong>de</strong> l’oralité arabe.<br />

Dib innove également par <strong>de</strong>s distorsions syntaxiques :<br />

« Tout ce qui m’entoure, m’étrange » (<strong>Les</strong>Terrasses d’Orsol)<br />

Pour ce qui est <strong>de</strong>s écrivains <strong>de</strong>s nouvelles générations<br />

qui ont emboité le pas à leurs aînés semblant ignorer la<br />

question <strong>de</strong> l’adoption d’une langue d’écriture ou d’une autre,<br />

ils se dirigent vers celle dans laquelle ils se sentent le plus à<br />

l’aise sans estimer être en <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> se justifier, « la langue<br />

n’a <strong>de</strong> nationalité que celle <strong>de</strong> ses amoureux » affirme l’un<br />

d’entre eux .<br />

.<br />

Bibliographie.<br />

(1) D. LE BOUCHER, Terre Inter-Dite, Editions Barzakh, Alger 2001<br />

(2) A. KILITO, Tu ne parleras pas ma langue, Média plus, Blida Juillet 2008, p. 47<br />

(3) Magazine littéraire N° 221, La littérature et l’exil, Imprimerie du Scorpion,<br />

Belgique, 1985, p. 35.<br />

(4) L. SEBAR, Je ne parle pas la langue <strong>de</strong> mon père Julliard, Paris 2003.<br />

(5) Ruptures, N° 6 du 16 au 20 février 1993, Article : Mohammed Dib : « Ecrivains<br />

écrits vains »<br />

(6) Expressions, revue <strong>de</strong> l’institut <strong>de</strong>s langues étrangères <strong>de</strong> Constantine, N° spécial<br />

colloque Malek Haddad, Janvier 1994, p. 85<br />

(7) Id. p. 86<br />

(8) A. KILITO, p.95<br />

(9) M. DIB, Simorgh, Albin Michel, Paris 2003, p.103<br />

(10) Ruptures, p. 30<br />

(11) M.DIB, L’arbre à dires, Albin Michel, Paris, 1998, p. 48<br />

229


De l'assimilation à l'association :<br />

histoire et idées dans la littérature algérienne<br />

<strong>de</strong> langue française <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> coloniale<br />

Dr. Ab<strong>de</strong>llali MERDACI<br />

Université Mentouri Constantine<br />

Jusqu'à quel point la littérature algérienne <strong>de</strong> langue<br />

française émergente va-t-elle à la fois porter - et incarner -<br />

autour <strong>de</strong>s XIX e et XX e siècles et jusqu'à la veille <strong>de</strong> la guerre<br />

d'indépendance les différentes évolutions <strong>de</strong> l'histoire du<br />

mouvement politique réformateur dans la sphère indigène ?<br />

Un <strong>de</strong> ses thèmes le plus constant a été la recherche et<br />

l'affirmation d'une con<strong>science</strong> <strong>de</strong> groupe à l'intérieur <strong>de</strong> la<br />

cité coloniale, préfigurant une i<strong>de</strong>ntité nationale, longtemps<br />

encore indiscernable.<br />

L'entrée <strong>de</strong>s Indigènes dans la cité coloniale présuppose<br />

celle <strong>de</strong> leur acculturation dans l'espace urbain, dans ses<br />

différents langages dont le plus prégnant aura été celui <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité républicaine, dispensatrice d'habitus<br />

socioculturels. A travers le débat sur l'assimilation et<br />

l'association, ce sont <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> réponse qui sont proposés<br />

par l'élite politique et culturelle indigène à une cohabitation<br />

complexe du vainqueur et du vaincu. Ces réponses, si elles<br />

définissent l'ethos d'un groupe social avancé <strong>de</strong> la sphère<br />

230


indigène, issu principalement <strong>de</strong> l'ancienne féodalité et <strong>de</strong> la<br />

nouvelle bourgeoisie citadine en formation, désignent aussi<br />

ce qui pouvait alors être le positionnement idéologique le<br />

plus légitime dans la cité coloniale.<br />

Si elle n'est pas absente dans les genres <strong>de</strong> <strong>fiction</strong>1 ,<br />

notamment dans le roman et dans le théâtre, la question<br />

politique <strong>de</strong> l'assimilation et <strong>de</strong> l'association marque la<br />

prédominance dans la littérature indigène <strong>de</strong> langue<br />

française <strong>de</strong> la diction, à travers le foisonnement <strong>de</strong> l'essai<br />

polémique et didactique. Elle désigne, jusqu'aux len<strong>de</strong>mains<br />

<strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> guerre mondiale, scandée par une histoire<br />

mutante, l'importance <strong>de</strong>s choix génériques dans les<br />

compétions du champ littéraire indigène2. Une altérité coloniale<br />

Dans l’Algérie coloniale, la division entre colons et<br />

colonisés - recoupant celle très ancienne entre « civilisés» et<br />

«barbares » - pouvait trouver ses fon<strong>de</strong>ments théoriques dans<br />

diverses écritures d'avant la colonisation, qui tiennent <strong>de</strong><br />

savoirs très différents, <strong>de</strong> la philosophie à la mé<strong>de</strong>cine, <strong>de</strong><br />

1<br />

On reprend ici les catégories proposées par Gérard Genette dans Fiction et diction, Paris,<br />

Seuil, 1991.<br />

2<br />

Sur un total <strong>de</strong> 394 ouvrages publiés, selon les normes éditoriales conventionnelles, la<br />

diction (246 titres, 62,44 %) distance la <strong>fiction</strong> (148 titres, 37,56 %). Voir sur cet aspect,<br />

Ab<strong>de</strong>llali Merdaci, Auteurs algériens <strong>de</strong> langue française <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> coloniale.<br />

Dictionnaire biographique, Constantine, Mé<strong>de</strong>rsa, 2007.<br />

231


l'ethnologie à l'histoire1 .Dans le pays soumis, la mise en<br />

oeuvre d'une relation entre colons et colonisés passe par le<br />

recours à un travail <strong>de</strong> symbolisation. La société coloniale va<br />

donc naître peu à peu et se développer avec ses signes.<br />

L'Indigène est expulsé <strong>de</strong> son imagerie selon une logique<br />

implacable : il est en effet l'absent du processus économique<br />

colonial en gestation, et, plus généralement <strong>de</strong> sa production<br />

socioculturelle. Il a une position périphérique par rapports<br />

aux paradigmes spatiaux coloniaux typiques (ferme, usine,<br />

caserne) où il est appelé au rôle <strong>de</strong> main d'oeuvre secondaire,<br />

corvéable à merci2, et accessoirement <strong>de</strong> chair à canon,<br />

accompagnant plusieurs épiso<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l'expansion coloniale<br />

française aux Amériques (Mexique) en Afrique (Madagascar)<br />

et en Asie (Indochine) et sur les premières lignes <strong>de</strong> front<br />

pendant la gran<strong>de</strong> guerre.<br />

La littérature coloniale reproduit avec beaucoup<br />

d'efficacité la distribution <strong>de</strong>s espaces et <strong>de</strong>s fonctionnalités<br />

liés aux <strong>de</strong>ux communautés <strong>de</strong> l'Algérie coloniale3.<br />

La<br />

dévalorisation nécessaire du colonisé <strong>de</strong>vient le moteur <strong>de</strong><br />

1 Cf. les relations <strong>de</strong> voyage dans la Régence du docteur Shaw, au début du XVIII e siècle<br />

(Voyage dans la régence d’Alger) et <strong>de</strong> Venture <strong>de</strong> Paradis, vers la fin <strong>de</strong> ce même siècle<br />

(Alger au XVIII e siècle). Voir aussi l’anthologie réunie par Denise Brahimi, Opinions et<br />

regards européens sur le Maghreb au XVII e et XVIII e siècle, Alger, Sned, 1978.<br />

2 Cette thèse est exposée par un juriste coloniste Arthur Girault qui définit une répartition du<br />

travail dans la colonie dans Principes <strong>de</strong> colonisation et <strong>de</strong> législation coloniale. L’Algérie<br />

(Paris, Sirey, 1938, éd. révisée par L. Milliot).<br />

3 On en trouve une représentation littéraire dans le mythe <strong>de</strong> la frontière entre cité et brousse<br />

dans les romans <strong>de</strong> Charles Courtin, notamment dans La brousse qui mangea l'homme, Paris,<br />

Éditions <strong>de</strong> France, 1929.<br />

232


l'altérité coloniale : l'Indigène n'a plus d'enracinement<br />

historique, <strong>de</strong> con<strong>science</strong> sociale et d'i<strong>de</strong>ntité.<br />

Le pendant <strong>de</strong> cette « dépersonnalisation », point central<br />

dans la problématique coloniale, est l'effort <strong>de</strong>s colons pour<br />

élaborer une synthèse culturelle coloniale assez forte,<br />

puisant aux mythologies judéo-chrétiennes et remembrant<br />

les motifs d'une civilisation antique méditerranéenne<br />

(mythologies gréco-latines et africaines). Cette idéologie<br />

coloniale s'appuie sur la prévalence d'un rapport d'altérité<br />

abondamment postulé dans la production littéraire coloniale.<br />

Louis Bertrand reste le porte-parole exemplaire d'un débat<br />

sur la différence, ressourçant une redécouverte coloniale <strong>de</strong><br />

soi « à travers le méditerranéen d'aujourd'hui », « le Latin <strong>de</strong><br />

tous les temps » :<br />

L'Afrique latine perçait, pour moi, le trompe-l'oeil du décor<br />

islamique mo<strong>de</strong>rne. Elle ressucitait dans les nécropoles<br />

païennes et les catacombes chrétiennes les ruines <strong>de</strong>s colonies<br />

et les municipes dont Rome avait jalonné son sol, <strong>de</strong> Volubilis<br />

à Cighti, <strong>de</strong> la mer Atlanti<strong>de</strong> aux plages désertées <strong>de</strong>s Syrtes<br />

[...]<br />

L'Afrique du Nord, pays sans unité ethnique, pays <strong>de</strong> passage<br />

et <strong>de</strong> migrations perpétuelles, est <strong>de</strong>stiné par sa position<br />

géographique à subir l'influence ou l'autorité <strong>de</strong> l'Occi<strong>de</strong>nt<br />

latin. Il a fallu l'éclipse momentanée <strong>de</strong> Rome, ou <strong>de</strong> la<br />

latinité, pour que l'orient byzantin, arabe ou turc, y implantât<br />

sa domination. Dès que l'Orient faiblit, l'Afrique du Nord<br />

retombe à son anarchie congénitale, ou bien elle retourne à<br />

l'hégémonie latine, qui lui a valu <strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong> prospérité, une<br />

prospérité qu'elle n'avait jamais connue auparavant et, qui<br />

233


enfin, lui a donné pour la première fois un semblant d'unité,<br />

une personnalité politique et intellectuelle.<br />

L'Arabe ne lui apporta que la misère, l'anarchie et la<br />

.<br />

barbarie 1<br />

La construction <strong>de</strong> l'édifice symbolique colonial<br />

impliquait préalablement le désinvestissement juridique et<br />

culturel <strong>de</strong> l'Indigène. La relation coloniale en reproduit les<br />

caractéristiques dialectiques sur <strong>de</strong>ux plans :<br />

- celui <strong>de</strong> l'affirmation <strong>de</strong>s différences entre colon et<br />

colonisé que l'on note sur <strong>de</strong>ux paradigmes : colon : citoyen |<br />

colonisé : sujet.<br />

- celui <strong>de</strong> la structure <strong>de</strong> la relation coloniale qui se base<br />

sur <strong>de</strong>s rapports d'implication et <strong>de</strong> non-implication, <strong>de</strong><br />

conjonction et <strong>de</strong> non-conjonction entre les <strong>de</strong>ux éléments en<br />

présence, le colon et le colonisé.<br />

L’argument fondamental est celui <strong>de</strong> la séparation. Le<br />

discours littéraire colonial <strong>de</strong> l'Âge d'or latiniste et<br />

algérianiste produit (et fait reproduire) la relation coloniale<br />

fondatrice et en restitue la pertinence. Le colon parle <strong>de</strong> luimême<br />

: le « je » colonial est une représentation exclusive du<br />

« moi colonial ». L'Autre, l'absent <strong>de</strong> l'histoire, est saisi<br />

comme corps étranger dans cette histoire. Cette conception<br />

1 Préface à la réédition du « Sang <strong>de</strong>s races » (1920). Rabah Belamri résume cette idéologie<br />

latine dans une formule symptomatique : « le vernissage latin <strong>de</strong> l’Algérie » (L’Œuvre <strong>de</strong><br />

Louis Bertrand. Miroir <strong>de</strong> l’idéologie coloniale, Alger, OPU, 1980.<br />

234


<strong>de</strong>meure avantageusement prédominante jusqu'à la crise<br />

sociale et économique <strong>de</strong>s len<strong>de</strong>mains du centenaire <strong>de</strong><br />

l'Algérie coloniale (1930) qui fera émerger dans les lettres<br />

coloniales <strong>de</strong>s auteurs et <strong>de</strong>s textes, ceux <strong>de</strong> l'École d'Alger, il<br />

est vrai moins triomphalistes, mais qui ne liqui<strong>de</strong>ront ni la<br />

relation coloniale, ni ses poncifs1. La relation coloniale se<br />

situe sur trois plans homogènes en fonction <strong>de</strong> l'évolution<br />

historique <strong>de</strong> la colonie :<br />

- La relation originelle <strong>de</strong> contrariété (Même =/= Autre).<br />

Elle découle <strong>de</strong> l'imaginaire colonial primitif qui inscrit dans<br />

son essence même la supériorité du colon. Dans cette phase,<br />

la négativité <strong>de</strong> l'Autre (indigène) est mise en évi<strong>de</strong>nce par<br />

une littérature exclusive, la littérature algérianiste.<br />

Transcendant toute limite morale, cette littérature,<br />

célébrant son credo <strong>de</strong> la « patrie algérienne », s'aventurait<br />

jusqu'aux territoires d'un racisme furieux et mortifère2. La<br />

parole coloniale sature tous les discours : elle enseigne les<br />

différences entre les communautés <strong>de</strong> la colonie, explique et<br />

justifie le rapport <strong>de</strong> contrariété qui les désigne. Cette<br />

contrariété organisationnelle qui est le pivot <strong>de</strong> la théorie<br />

coloniale à son apogée - bornée et dominatrice - aura un<br />

1<br />

Cf. sur ce point L'Étranger (Paris, Gallimard, 1942) <strong>de</strong> Camus.<br />

2<br />

Louis Bertrand ne fait-il pas dire dans La Concession <strong>de</strong> Mme Petitgand (Paris, Fayard, 1912) à ses<br />

personnages : « <strong>Les</strong> Bicots, tous tant qu'ils sont, ils ne méritent qu'une balle entre les oreilles », « Je<br />

prends mon fusil dans le coffre et je vise le bédouin » ; on y entend aussi : « Mort aux Bicots ». Alain<br />

Calmes cherchera à relativiser le fait en refusant <strong>de</strong> prêter à l’auteur cette fureur raciste criminelle <strong>de</strong><br />

1914, Paris, L’Harmattan, 1984, p. 118), mais ce roman sera<br />

ses personnages (Le roman colonial en Algérie avant<br />

celui <strong>de</strong> la haine <strong>de</strong> la race arabe.<br />

235


prolongement juridique et administratif à travers le Co<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l'Indigénat, en vigueur jusqu'aux len<strong>de</strong>mains <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong><br />

guerre; il se trouva même <strong>de</strong>s analystes pour la fon<strong>de</strong>r sur le<br />

plan clinique1. - La relation d'implication (Même = Autre). Cette<br />

relation figure un moment <strong>de</strong> l'évolution <strong>de</strong> l'idéologie<br />

coloniale (plus particulièrement celle <strong>de</strong>s classes moyennes<br />

du peuplement européen, proches <strong>de</strong>s communistes); ce<br />

phénomène observable au len<strong>de</strong>main du centenaire <strong>de</strong> la<br />

prise d'Alger est surtout imputable à la crise socioéconomique<br />

qui frappe durement la colonie. La petite<br />

bourgeoisie européenne et le prolétariat <strong>de</strong>s villes (« petits<br />

Blancs ») ne se reconnaissent plus dans la puissance<br />

évocatrice <strong>de</strong> l'imagerie coloniale traditionnelle. Sur le plan<br />

politique, les classes moyennes européennes, dégagées <strong>de</strong><br />

l'influence <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s familles possédantes, entraînent dans<br />

leurs sillages <strong>de</strong>s mouvements associatifs <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

communautés, convaincus <strong>de</strong> pouvoir réunir sous le couvert<br />

<strong>de</strong> la démocratie républicaine toutes les composantes<br />

ethniques <strong>de</strong> la colonie. L'École d'Alger représente en partie<br />

cette position2<br />

– à travers <strong>de</strong>s auteurs comme Audisio et<br />

1 Cf. André Servier, Le péril <strong>de</strong> l’avenir. Le nationalisme musulman en Égypte, en Tunisie, en<br />

Algérie, Constantine, Boët, 1913. Servier écrit : « […] ces peuples protégés ne veulent pas<br />

être civilisés ; ils ne veulent pas qu’on exploite leurs richesses naturelles ; ils préfèrent vivre<br />

dans l’ignorance et dans une condition précaire… À cela, nous répondons que dans la<br />

circonstance, l’opinion <strong>de</strong>s peuples protégés n’a aucune valeur » (p. 203).<br />

2 Elle est sans doute plus lisible dans la démarche d’écrivain <strong>de</strong> Jean Pélégri pendant la guerre<br />

d’Algérie (<strong>Les</strong> Oliviers <strong>de</strong> la justice, Paris, Galimard, 1959).<br />

236


Roblès – <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong>s années 1930 à la veille <strong>de</strong> la<br />

proclamation par le FLN <strong>de</strong> l'insurrection armée, au sortir<br />

d'une pério<strong>de</strong> faste <strong>de</strong> prépondérance <strong>de</strong> l'Algérianisme.<br />

- La relation <strong>de</strong> contradiction (Même VS Autre). Ce<br />

<strong>de</strong>rnier type <strong>de</strong> la relation coloniale est assumé<br />

principalement par les Indigènes à la recherche <strong>de</strong> leur<br />

personnalité historique et refusant leur fusion dans l'i<strong>de</strong>ntité<br />

juridique qui est leur proposée tardivement dans les<br />

Ordonnances <strong>de</strong> 1944 et 1947. Il est favorisé par la<br />

résurgence <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> historique1 du groupe indigène<br />

et par la projection d'une i<strong>de</strong>ntité nationale. Cette relation <strong>de</strong><br />

contradiction apparaît <strong>de</strong> manière véhémente dans le<br />

discours politique nationaliste dès l'installation <strong>de</strong>s autorités<br />

<strong>de</strong> la France libre à Alger (1942). Elle dénonce l'ambivalence<br />

<strong>de</strong> la personnalité indigène. Dès lors, une « quête <strong>de</strong> soi »<br />

suscite une littérature <strong>de</strong> la découverte et <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription<br />

d'espaces, jusqu'alors oubliés : ceux <strong>de</strong> la culture et <strong>de</strong><br />

.<br />

l'ancestralité 2<br />

Cette interrogation prenait encore plus <strong>de</strong> relief avec la<br />

génération d’auteurs <strong>de</strong>s années 1950, au moment où la<br />

1 Le libraire-éditeur Ab<strong>de</strong>lka<strong>de</strong>r Mimouni (En Nahda) donne sens vers la fin <strong>de</strong>s années 1940<br />

à une quête multiple <strong>de</strong>s origines, affleurant dans les textes <strong>de</strong> Malek Bennabi (Le Phénomène<br />

coranique, 1946; Discours sur la condition <strong>de</strong> la renaissance algérienne. Le problème d'une<br />

civilisation, 1949), Mohand-Chérif Salhi (Le Message <strong>de</strong> Youghourta, 1947), Kateb Yacine<br />

(Ab<strong>de</strong>lka<strong>de</strong>r et l'indépendance algérienne, 1948) et Ab<strong>de</strong>laziz Khaldi (Le Problème algérien<br />

<strong>de</strong>vant la con<strong>science</strong> démocratique, 1949).<br />

2 À cette pério<strong>de</strong>, Marie-Louise Amrouche, Djamila Debêche et Malek Ouary publient dans<br />

les revues algéroises <strong>de</strong>s traductions <strong>de</strong> poésies et chants kabyles.<br />

237


société européenne, qui fut outrageusement triomphante et<br />

assurée dans ses diverses expressions artistiques1 et<br />

littéraires, subitement précipitée dans la guerre, subissait<br />

les premières fêlures <strong>de</strong> l'hégémonisme colonial.<br />

1. L’assimilation<br />

Le projet assimilationniste est un <strong>de</strong>s motifs <strong>de</strong> la<br />

politique coloniale pendant près d'un siècle (1863-1944).<br />

Dans une lettre du 6 Février 1863 au maréchal Mac-Mahon,<br />

gouverneur général <strong>de</strong> l'Algérie, Napoléon III montrait, à<br />

l'égard <strong>de</strong> la « nation arabe », une direction très contestée par<br />

la suite par les colons locaux :<br />

Cette nation guerrière, intelligente, mobile sans doute, mais<br />

docile à l'autorité, mérite toute notre sollicitu<strong>de</strong>. L'humanité<br />

et l'intérêt <strong>de</strong> notre domination comman<strong>de</strong> <strong>de</strong> nous la rendre<br />

favorable. Il ne peut entrer dans l'idée <strong>de</strong> personne<br />

d'exterminer les trois millions d'indigènes qui sont en Algérie,<br />

ni <strong>de</strong> les refouler dans le désert, suivant l'exemple <strong>de</strong>s<br />

Américains du Nord à l'égard <strong>de</strong>s indiens ; il faut donc vivre<br />

avec les Arabes, les façonner à nos lois, les habituer à notre<br />

domination et les convaincre <strong>de</strong> notre supériorité, non<br />

seulement par nos armes, mais aussi par nos institutions [...]<br />

le jour où notre puissance établie au pied <strong>de</strong> l'Atlas leur<br />

apparaîtra comme une intervention <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce pour<br />

relever une race déchue, ce jour-là, la gloire <strong>de</strong> la France<br />

retentira <strong>de</strong>puis Tunis jusqu'à l'Euphrate et assurera à notre<br />

pays cette prépondérance qui ne peut exciter la jalousie <strong>de</strong><br />

1 Voir sur ce point le monumentalisme <strong>de</strong> la sculpture, autre version <strong>de</strong> l'Âge d'or colonial<br />

qui élira P. Belmondo, auteur <strong>de</strong>s célèbres « Chevaux <strong>de</strong> Diar Mahçoul », comme son maître.<br />

238


personne parce qu'elle s'appuie non sur la conquête, mais sur<br />

l'amour <strong>de</strong> l'humanité et du progrès 1<br />

.<br />

Ainsi est ouverte la question <strong>de</strong> l'assimilation ; elle<br />

suscite, en Algérie et en France, <strong>de</strong>s adhésions enthousiastes<br />

et aussi <strong>de</strong> violentes oppositions. Au début du XX e siècle,<br />

reprenant une <strong>de</strong>s idées forces <strong>de</strong> Napoléon III, le<br />

gouverneur général Jonnart défendait la possibilité d'une<br />

assimilation par les voies institutionnelles; on parle déjà<br />

d'élites :<br />

Nous avons trop intérêt à créer parmi aux une élite<br />

intellectuelle capable <strong>de</strong> défendre nos idées <strong>de</strong> justice et <strong>de</strong><br />

progrès, une bourgeoisie conservatrice qui nous sera d'autant<br />

plus attachée qu'elle distinguera mieux le chemin parcouru<br />

sous notre domination et les progrès réalisés à son bénéfice 2<br />

.<br />

Ouverture politique luci<strong>de</strong> ? Elle est très vite remisée<br />

dans les oubliettes <strong>de</strong>s assemblées coloniales. <strong>Les</strong><br />

représentants du colonat repoussent toute velléité<br />

d'émancipation <strong>de</strong>s colonisés. Parmi les plus farouches, les<br />

députés Morinaud (Constantine) et Thomson (Bône)<br />

brandissent la menace d'une « majorité indigène » et son<br />

1 Lettre du Maréchal Randon, Gouverneur <strong>de</strong> l'Algérie, à Napoléon III (14 Mars 1857), citée<br />

par Yvonne Turin : Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale, Paris, Maspéro, 1971, p.<br />

279.<br />

2 Cité par Fanny Colonna : Instituteurs algériens, 1883-1939, Alger, OPU, 1975.<br />

239


impact sur le plan électoral. Toutefois, dans son principe<br />

même, l'assimilation et son expression politique, la<br />

naturalisation, rencontraient très peu d'écho chez la gran<strong>de</strong><br />

masse <strong>de</strong>s Indigènes, appelés à abandonner leur spécificité<br />

culturelle originelle.<br />

Une classe <strong>de</strong> médiateurs<br />

Pour les Indigènes, les impératifs <strong>de</strong> l'assimilation avec<br />

leur cortège <strong>de</strong> transgressions sont excessifs, mais certains<br />

s'y plient. Et dans les faits, ils cherchent à tenir le rôle <strong>de</strong><br />

médiateurs entre les <strong>de</strong>ux communautés, tant était sublime<br />

leur credo <strong>de</strong> la civilisation : celle du progrès <strong>de</strong>s <strong>science</strong>s et<br />

technique et <strong>de</strong> la culture, tels qu'il sont transmis par les<br />

discours institutionnels (école, politique, presse, etc.) C'est<br />

l'Émir Khaled qui proclamera la gratitu<strong>de</strong> du colonisé<br />

(« Nombreux sont ceux d'entre nous à qui vous avez ouvert<br />

les yeux sur leur situation » 1 ), évoquant aussi les « idées <strong>de</strong><br />

justice », <strong>de</strong> « progrès », d'« ordre et d'équilibre entre les<br />

droits et les <strong>de</strong>voirs » 2 , observant la volonté <strong>de</strong>s élites<br />

d’assurer le passage <strong>de</strong> la barbarie à la civilisation : « […]<br />

nous supportons les conséquences d'un passé lourd et<br />

stérile » 3.<br />

1<br />

Réflexion sur le rapprochement franco-arabe en Algérie, Alger, Gojosso, 1913.<br />

2<br />

Ibid.<br />

3<br />

Ibid.<br />

240


La confrontation <strong>de</strong>s modèles culturels indigènes et<br />

français et la formation d’une intelligentsia naturalisée<br />

datent <strong>de</strong>s années 1880. Dans ce registre, <strong>de</strong>ux auteurs se<br />

font connaître ; ils ont l’un et l’autre assumé cette volonté <strong>de</strong><br />

transformation du statut social, jusqu’au changement à<br />

l’État civil <strong>de</strong> leur prénom arabe. Louis Hamel fait partie,<br />

vers la fin <strong>de</strong>s années 1880 et au début <strong>de</strong>s années 1890 <strong>de</strong><br />

cette phalange <strong>de</strong> jeunes Indigènes conscients <strong>de</strong> la nécessité<br />

<strong>de</strong> gagner, et le plus vite possible, les rives <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité<br />

coloniale et occi<strong>de</strong>ntale. Il publie, à compte d’auteur, en<br />

1889, De la naturalisation <strong>de</strong>s Indigènes musulmans <strong>de</strong><br />

l’Algérie, un plaidoyer, s’appuyant sur les aléas <strong>de</strong>s<br />

Indigènes musulmans naturalisés, autant dans leur société<br />

originelle que dans la société qu’ils veulent rejoindre, celle<br />

<strong>de</strong>s colons. Louis Khoudja, qui a vécu comme lui, la même<br />

expérience <strong>de</strong> passage dans la culture <strong>de</strong> l’Autre, propose<br />

dans La Question indigène vue par un Français d’adoption1 une analyse <strong>de</strong> l’indécidable situation <strong>de</strong> l’indigène assimilé,<br />

pris en étau entre <strong>de</strong>ux extrêmes, un passé critiqué et un<br />

présent incertain. Khoudja met en cause dans son exposé<br />

l’influence néfaste <strong>de</strong> la classe féodale et <strong>de</strong>s agents du culte,<br />

notamment les mokka<strong>de</strong>ms, qui usent <strong>de</strong> leur influence<br />

auprès d’un peuple ignorant pour le soulever. La seule<br />

solution à la question indigène rési<strong>de</strong> dans <strong>de</strong> plus grands<br />

1 Ouvrage publié à compte d’auteur à Vienne (France) et à Bône, en 1891. La démarche <strong>de</strong><br />

Khoudja lui vaut, à Bône, les critiques publiques <strong>de</strong> ses coreligionnaires Omar Samar, Khellil<br />

Caïd-Layoun et Sliman Bengui, fondateurs du journal El Hack, qui tout en souhaitant rentrer<br />

dans la cité coloniale ne veulent pas répudier leur origines arabo-musulmanes.<br />

241


efforts <strong>de</strong> scolarisation <strong>de</strong>s Indigènes. La problématique <strong>de</strong><br />

l’auteur est exposée dans ce programme :<br />

[…] pour assimiler l’Arabe, il faut 1° l’instruire, l’attirer dans<br />

vos écoles, 2° il faut lui apprendre à distinguer entre le nom <strong>de</strong><br />

Français, qui est celui d’un peuple, et le nom <strong>de</strong> catholique qui<br />

est le nom d’une religion ; il faut lui montrer que l’on peut être<br />

bon français en même temps que fervent musulman.<br />

Entre le peuple indigène et la France, précise Khoudja, il<br />

n’y a qu’un seul obstacle, c’est la classe féodale qui par son<br />

discours passéiste fait barrage à son assimilation. Toutefois<br />

ni Hamel ni Khoudja ne méconnaissent les impasses d’une<br />

naturalisation, suscitant souvent un hybri<strong>de</strong> culturel,<br />

incompris et suspect dans les <strong>de</strong>ux camps.<br />

À Constantine, Taïeb Morsly, docteur en mé<strong>de</strong>cine,<br />

détaché à l’Infirmerie indigène et professeur à la Mé<strong>de</strong>rsa,<br />

compte parmi les naturalisés les plus actifs <strong>de</strong> la cité.<br />

Contrairement à Hamel et Khoudja, il ne souffrira pas <strong>de</strong><br />

problème <strong>de</strong> con<strong>science</strong> et ne vivra pas sa naturalisation sur<br />

le mo<strong>de</strong> conflictuel. Il crée, au début du XX e siècle,<br />

l’Association <strong>de</strong>s Indigènes naturalisés français qui aura un<br />

rôle soutenu dans le département. Pour lui, la naturalisation<br />

a un caractère juridique et politique, et surtout culturel, ne<br />

se départant jamais <strong>de</strong> cette excessive propension à un<br />

accoutrement européen, suffisamment caricatural, pour être<br />

remarqué par Jules Ferry, lors <strong>de</strong> son passage dans cette<br />

242


ville, à la tête <strong>de</strong> la commission d’enquête sénatoriale sur la<br />

colonie dite « commission <strong>de</strong>s XVIII » 1 . Dans sa Contribution<br />

à la question indigène en Algérie2, il introduit ce style <strong>de</strong><br />

revendication respectueuse qui fera florès dans la littérature<br />

du genre ; il importe alors pour lui <strong>de</strong> désigner à ses<br />

coreligionnaires leur véritable interlocuteur et il l’a trouvé<br />

dans cette France fortement idéalisée, à la fois proche et<br />

lointaine, réelle et idéalisée, pourvoyeuse <strong>de</strong> valeurs<br />

humaines et pourtant indifférente aux malheurs <strong>de</strong> ses<br />

protégés. Résumant la situation <strong>de</strong>s indigènes d’Algérie, avec<br />

la conviction <strong>de</strong> veiller au « bon renom <strong>de</strong> la France » et au<br />

« soin <strong>de</strong> sa dignité », Morsly écrit avec pourtant la<br />

conviction que sa parole et celle <strong>de</strong>s siens aura beaucoup <strong>de</strong><br />

mal à sortir du désert :<br />

Seuls, nous sommes restés à l’écart comme <strong>de</strong>s parias avec<br />

nos chagrins secrets, nos désirs incompris, nos angoisses<br />

ignorées, nos aspirations refoulées au fond <strong>de</strong> notre cœur et<br />

un sentiment <strong>de</strong> notre abandon qui donnait envie <strong>de</strong> pleurer.<br />

Quel mal y aurait-il eu, si la France nous avait dit : Vous êtes<br />

aussi mes enfants, vous avez également droit à ma sollicitu<strong>de</strong>,<br />

faîtes-en autant !<br />

Morsly croyait en un présent et un avenir résolument<br />

français, renvoyant au passé les images <strong>de</strong> rupture et<br />

1 Cf. C.R. Ageron : <strong>Les</strong> Algériens musulmans et la France, 1871-1917, op. cit., p. 449.<br />

2 Constantine, Marle et Biron, 1893.<br />

243


d’opposition, reconnaissant que dans l’Algérie coloniale « ce<br />

n’est plus l’heure <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> la Croix contre le Croissant,<br />

du shako contre le turban ». C’est dans le prolongement <strong>de</strong><br />

ses idées qu’il convient <strong>de</strong> situer Chérif Benhabylès, élève à<br />

la Mé<strong>de</strong>rsa <strong>de</strong> Constantine du muphti Mohammed El<br />

Mouloud Benelmouhoub. Juriste, docteur en droit,<br />

Benhabylès nourrira, lui aussi, cette forte croyance que son<br />

pays trouvera sa voie avec la France. Il le dira simplement<br />

dans L’Algérie française vue par un indigène (Alger,<br />

Fontana, 1914) n’éludant aucune question sur l’évolution <strong>de</strong>s<br />

Indigènes et pointant les causes <strong>de</strong> leur dramatique retard.<br />

Ignorance, superstition, hygiène, éducation, les causes<br />

relevées renvoient à l’immobilisme <strong>de</strong>s indigènes, rétifs au<br />

progrès. Benhabilès ne convoque-t-il pas sur ce thème la<br />

caution du mufti Benelmouhoub1, qui exprime le même<br />

regret à propos du retard <strong>de</strong>s Musulmans ? Sans doute le<br />

maître se montre-t-il plus percutant, plus critique que le<br />

disciple :<br />

Nous avons déserté les <strong>science</strong>s et les arts et nous sommes<br />

<strong>de</strong>meurés dans la solitu<strong>de</strong>, nous n'avons fait aucun effort pour<br />

suivre les gran<strong>de</strong>s nations voisines dans leur progrès et nous<br />

sommes <strong>de</strong>meurés en arrière. Cependant, notre religion ne<br />

nous empêchait en rien <strong>de</strong> participer à cette évolution vers le<br />

mieux qui entraînait le mon<strong>de</strong>. Et maintenant, nous voyons les<br />

autres peuples produire, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> nous, <strong>de</strong>s choses utiles,<br />

1 <strong>Les</strong> textes <strong>de</strong> conférences prononcées par Mohammed El Mouloud Benelmouhoub au cercle<br />

Salah bey <strong>de</strong> Constantine sont insérés en annexes <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>de</strong> Chérif Benhabilès sous le<br />

titre La Guerre à l’ignorance, pp. 141-194.<br />

244


que notre religion elle-même nous recommandait d'acquérir,<br />

mais nous ne l'avons point écoutée. Bien plus, ces découvertes<br />

utiles, nous les avons déclarées mauvaises. Alors les<br />

calamités, l'indigence, qui peut engendrer tous les vices, nous<br />

ont écrasés <strong>de</strong> leur foudre.<br />

Mais, dans cette marche vers le progrès, les impasses<br />

d’un mimétisme socialement pervers sont dénoncées et pas<br />

seulement par la frange traditionaliste <strong>de</strong>s Vieux Turbans.<br />

Amorce d’une critique d'une assimilation confuse et sans<br />

repères ? Certainement, mais dans les limites admises par<br />

l’imprimatur colonial. Cette critique sera portée par un<br />

acteur d’une gran<strong>de</strong> perspicacité intellectuelle, M’hamed Ben<br />

Rahal, qui a été constamment l’élu <strong>de</strong> Nédroma dans<br />

différentes assemblées <strong>de</strong> la colonie1. Fils <strong>de</strong> notable – son<br />

père avait la charge d’agha <strong>de</strong> la cité – il exerce les fonctions<br />

<strong>de</strong> khalifa, puis <strong>de</strong> caïd dans sa ville natale. Il s’agit d’un<br />

esprit curieux qui a assez tôt pris son parti d’une<br />

collaboration intelligente avec l’occupant français, menant le<br />

combat pour <strong>de</strong>s transformations graduelles <strong>de</strong> la société<br />

indigène colonisée. Son territoire paraît assez vaste, allant<br />

d’une incontestable présence dans le présent, celui <strong>de</strong>s les<br />

institutions scientifiques comme la Société <strong>de</strong> géographie<br />

d’Oran et l’Académie <strong>de</strong>s <strong>science</strong>s coloniales dont il est<br />

1 On consultera sur M'hamed Ben Rahal le portrait qu'en dresse Gilbert Grandguillaume dans<br />

« Une médina <strong>de</strong> l'Ouest. Nédroma» (Revue <strong>de</strong> l'Occi<strong>de</strong>nt musulman et <strong>de</strong> la Méditerranée, n°<br />

10, 1971).<br />

245


membre, au passé et à ses formes rituelles les plus<br />

compassées que suppose l’organisation <strong>de</strong>s Derqawa.<br />

M’hamed Ben Rahal a publié <strong>de</strong> nombreux textes en<br />

revues1, entre autres une étu<strong>de</strong> remarquée, A travers les<br />

Béni–Snassen, Oran, 1889. Son discours, judicieusement<br />

informé, n’épuise-t-il pas toutes les caractéristiques d’une<br />

acculturation culturelle et politique, se projetant dans cette<br />

rhétorique <strong>de</strong>s tribunes d’assemblées, mêlant revendications<br />

pru<strong>de</strong>ntes et audacieux cahiers <strong>de</strong> propositions ? S’il<br />

s’adresse au pouvoir colonial qui est son principal<br />

<strong>de</strong>stinataire, l'auteur ne se lasse pas <strong>de</strong> rappeler à ses<br />

coreligionnaires l’adaptation nécessaire au progrès,<br />

écrivant dans L’Avenir <strong>de</strong> l’Islam :<br />

C’est ainsi que tout ce qui vient <strong>de</strong> l’étranger est l’objet<br />

<strong>de</strong> méfiances injustifiées, <strong>de</strong> prohibitions irréfléchies ou <strong>de</strong><br />

controverses telles que Byzance ne les désavouerait pas.<br />

Certes ! Nous ne <strong>de</strong>vons pas accepter les yeux fermés ce que<br />

nous offre la civilisation ; beaucoup <strong>de</strong> ses présents, trop peu<br />

enviables, peuvent lui être laissés pour compte. Mais un grand<br />

nombre pourrait lui être emprunté sans danger et pour notre<br />

grand profit. Tout le domaine <strong>de</strong>s <strong>science</strong>s exactes, une bonne<br />

partie <strong>de</strong> l’organisation intérieure et politique, le système <strong>de</strong>s<br />

1 Ab<strong>de</strong>lka<strong>de</strong>r Djeghloul a publié, en 1982, Si M’hamed Ben Rahal et la question <strong>de</strong><br />

l’instruction <strong>de</strong>s Algériens : Trois documents : 1887-1892-1921 (Oran, CDSH, Histoire<br />

sociale <strong>de</strong> l’Algérie, n° 2). Ces trois textes, précédés <strong>de</strong> la Réponse à l’enquête « Où va<br />

l’islam ? » (Paris, Revue <strong>de</strong>s question diplomatiques et coloniales, 1901), sont réédités, avec<br />

une préface d’Ab<strong>de</strong>laziz Bouteflika, sous le titre L’Avenir <strong>de</strong> l’Islam et autres écrits (Anep,<br />

Alger, 2005)<br />

246


travaux publics et <strong>de</strong> l’enseignement, tout ce qui concerne le<br />

commerce, l’agriculture et l’industrie, nous pouvons l’adopter<br />

sans gran<strong>de</strong>s modifications. Rien dans le dogme ne s’y<br />

oppose, tout, au contraire y incite ou le prescrit.<br />

Le rapport à l’histoire coloniale, vecteur d’une mo<strong>de</strong>rnité<br />

encore suspecte, est tout entier dans cette position. Pour Ben<br />

Rahal, tout n'est pas à jeter dans la confrontation à l’Autre,<br />

surtout lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> combler le retard intellectuel. Il n’y<br />

a pas d’ambiguïté à rallier ce qui peut positivement<br />

transformer la société indigène.<br />

Cette volonté d'assimilation sera nettement exprimée au<br />

plan politique par les partis bourgeois réformateurs. A<br />

l'occasion du second Congrès Musulman <strong>de</strong> 1937, ils<br />

apportent un soutien au projet Blum-Viollette1 et déci<strong>de</strong>nt :<br />

« d'inciter les élus musulmans à tous les <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> donner<br />

leur démission si le projet Blum-Viollette n'est pas<br />

promulgué avant les élections cantonales <strong>de</strong> cet été » 2.<br />

Cependant, cette politique est vouée à la déconvenue, aussi<br />

bien du côté <strong>de</strong>s colonisés que <strong>de</strong>s colonisateurs. Maurice<br />

Viollette, ancien gouverneur général <strong>de</strong> l'Algérie et défenseur<br />

<strong>de</strong> la politique d'assimilation, ne manquait pas d'en tirer les<br />

conclusions :<br />

1 Le projet Blum-Viollette précisait les conditions d’accès <strong>de</strong> certaines catégories <strong>de</strong> la<br />

population indigène (« sujets français ») à l’exercice <strong>de</strong> droits politiques.<br />

2 Cf. Bulletin du Comité <strong>de</strong> l’Afrique française, année 1937.<br />

247


Dans quinze ou vingt ans, il y aura plus <strong>de</strong> dix millions<br />

d'indigènes en Algérie, sur lesquels près d'un million<br />

d'hommes et <strong>de</strong> femmes pénétrés <strong>de</strong> la culture française.<br />

Allons-nous en faire <strong>de</strong>s révoltés ou <strong>de</strong>s Français ? 1<br />

L’évolution politique <strong>de</strong> l'assimilation est aussi lente<br />

qu’improductive. L'ordonnance du 7 mars 1944, relative au<br />

statut <strong>de</strong>s « Français musulmans d'Algérie », tout en<br />

maintenant les droits à la citoyenneté <strong>de</strong>s indigènes<br />

« pénétrés <strong>de</strong> culture française », va en élargir le recrutement<br />

aux cadres <strong>de</strong>s chefferies traditionnelles, aux diplômés <strong>de</strong><br />

l’enseignement primaire-supérieur, aux agents<br />

d’administration, aux représentants <strong>de</strong>s chambres<br />

syndicales. L'article 4 <strong>de</strong> cette ordonnance précise que « les<br />

autres Français musulmans sont appelés à recevoir la<br />

citoyenneté française ». Mais cette ordonnance du Comité<br />

Français <strong>de</strong> Libération Nationale (CFLN) est rejetée par la<br />

majorité <strong>de</strong>s hommes politiques indigènes. Cet acte<br />

d'assimilation partielle, ne pouvait provoquer que la<br />

suspicion au moment même ou les Indigènes proposaient<br />

d'autres voies : celles <strong>de</strong> l'égalité-association et celle <strong>de</strong> la<br />

dissociation2<br />

.<br />

Le passage dans le champ <strong>de</strong> la différence<br />

1 L’Algérie vivra-t-elle ? Notes d’un ancien gouverneur général, Paris, Alcan, 1931.<br />

2 Toutefois, le courant assimilationniste indigène ne disparaît pas complètement, et dans les<br />

années 1950, il adhère au concept tardif d’intégration.<br />

248


L'énoncé assimilationniste fonctionne toujours par<br />

rapport à une légitimité juridique1 , renvoyant à <strong>de</strong>s ancrages<br />

institutionnels et à un message <strong>de</strong> civilisation2 . Niant sa<br />

propre culture originelle, l'assimilé veut gagner la culture <strong>de</strong><br />

l'Autre (colon) et étant à sa ressemblance, il abolit la<br />

situation coloniale comme on l’observe dans la littérature du<br />

genre3 ; toutefois, cette construction ne résiste pas à la réalité<br />

dure et implacable d’une relation coloniale fondée sur la<br />

séparation. Il ne peut se concevoir d'assimilation sans<br />

abandon – le plus souvent tragique - par l'Indigène <strong>de</strong> son<br />

statut personnel. Ferhat Abas révèlera avec lassitu<strong>de</strong><br />

l'inconfortable position <strong>de</strong> l'assimilé et en général du colonisé<br />

pendant cette pério<strong>de</strong> : « Quand un Algérien se disait arabe,<br />

les juristes français lui répondaient : Non, tu es Français » 4.<br />

L'assimilé est un être en constante rupture avec les siens<br />

(auxquels il ne ressemble plus) et avec les Autres (qui le<br />

rejettent). Il est l'alibi d'une politique d’ouverture pour les<br />

colons, un repoussoir pour les colonisés, puisqu'il aura, <strong>de</strong><br />

fait, abandonné son co<strong>de</strong> moral et culturel. Il n’est plus ni<br />

Même, ni Autre.<br />

1 L’assimilation est postulée sur le plan du droit <strong>de</strong>s personnes et <strong>de</strong> leur position active à<br />

l’intérieur <strong>de</strong> ce droit : la citoyenneté donne le droit d’élire et d’être élu, d’accé<strong>de</strong>r à certaines<br />

fonctions <strong>de</strong> l’administration, d’acquérir <strong>de</strong>s les gra<strong>de</strong>s militaires <strong>de</strong> l’armée.<br />

2 Une <strong>de</strong>s tentations <strong>de</strong> l’assimilé est d’intégrer une civilisation nouvelle, différente <strong>de</strong> la<br />

sienne. Pour les indigènes algériens, c’est la seule garantie <strong>de</strong> leur entrée dans l’univers <strong>de</strong> la<br />

<strong>science</strong> et du progrès <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt que leur civilisation originelle ne maîtrise plus.<br />

3 Cf. les œuvres sur ce thème <strong>de</strong> Louis Khoudja, Ismael Hamet et Hesnay-Lehmak.<br />

4 La nuit coloniale, Paris, Julliard, 1961, p. 114.<br />

249


Hors <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités consenties, car ne pouvant dans la<br />

pratique s'intégrer à l'Autre (malgré la légitimité juridique<br />

qu’entraîne la naturalisation), l'assimilé va tenir un discours<br />

sans appui réel dans la cité coloniale, poussé vers un idéal <strong>de</strong><br />

civilisation inaccessible, rejeté par les Européens et par les<br />

siens. Médiateur d'une impossible <strong>de</strong>stinée, celle <strong>de</strong> l'école <strong>de</strong><br />

la III e République, l’assimilé vit sa quotidienneté dans une<br />

fuite organisée vers un ailleurs plus « juste »,<br />

« démocratique », « égalitaire », « humain », « universel », etc.<br />

C'est sur le mo<strong>de</strong> fantasmatique qu'il assure le lien entre<br />

l'ordre <strong>de</strong> la parole et l'ordre symbolique. Voué à la recherche<br />

<strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> conformité avec l'Autre (colon) l’assimilé<br />

reproduit tous les aspects <strong>de</strong> son système symbolique<br />

(habitus, tenues vestimentaires, coutumes <strong>de</strong> table) et tous<br />

les usages <strong>de</strong> la bonne parole.<br />

Ce passage dans le champ <strong>de</strong> la différence, revêt pour<br />

l'assimilé une dimension psychologique et morale. Jean<br />

Amrouche a tenté une approche <strong>de</strong> reconnaissance <strong>de</strong> cet<br />

être déchiré :<br />

J'entends par Algérien assimilé un genre d'homme que je<br />

représente assez bien, je crois : celui qui à adopté le style <strong>de</strong><br />

vie français ; les normes française <strong>de</strong> pensée et pourquoi la<br />

langue françaises n'est plus seulement lange <strong>de</strong> traduction,<br />

mais une lange d'expression, si profondément ancrée en lui<br />

qu'elle lui soit <strong>de</strong>venue naturelle [...]. Son histoire toute<br />

entière est dominée par la quête d'une communauté humaine<br />

ou il puisse vivre à l'aise, naïvement, comme fils légitime. Or,<br />

son statut social et spirituel est le statut du bâtard, le statut<br />

250


d'un solitaire condamné à la différence, à vivre à distance <strong>de</strong><br />

ceux qu'il ne rejoint jamais dans l'i<strong>de</strong>ntité et la similitu<strong>de</strong> 1<br />

.<br />

Si elle est rendue positive par l'univers <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnité<br />

qu'elle permet d'atteindre, l'assimilation constitue, pour les<br />

élites indigènes, un drame ou s'éveille toujours une<br />

con<strong>science</strong> malheureuse ; ainsi, le cas du docteur Saâdane<br />

(UDMA) qui exprimait son désarroi <strong>de</strong>vant l'Assemblée<br />

nationale française : « Celui qui prend la parole <strong>de</strong>vant vous<br />

ne sait pas très bien ce qu'il est. Il sait en tout cas qu'il n'est<br />

pas Français et il ne peut pas se dire Algérien » 2.<br />

Nourrie du grand humanisme classique, la parole <strong>de</strong><br />

l'assimilé veut délivrer aux uns et aux autres un message<br />

d'assurance et d'union : elle appelle <strong>de</strong>ux communautés à se<br />

joindre au nom <strong>de</strong> valeurs humanistes (justice, égalité,<br />

dignité), le plus souvent étriquées dans une société coloniale<br />

qui approfondit d'année en année le cycle <strong>de</strong> violence dans<br />

ses rapports avec les colonisés. Dans son expression<br />

politique, l'assimilation subsiste comme problématique <strong>de</strong><br />

classe : c'est la bourgeoisie et les classes moyennes francisées<br />

qui choisissent la voie <strong>de</strong> l'assimilation comme une rupture<br />

d’avec les autres classes <strong>de</strong> la communauté originelle ;<br />

l'assimilation est ici un choix conscient <strong>de</strong> démarcation, mais<br />

1 Conférence au Collège philosophique <strong>de</strong> Paris prononcée le 5 décembre 1955 et publiée<br />

dans Normes et valeurs <strong>de</strong> l’islam contemporain, sous la direction <strong>de</strong> Jacques Berque et Jean-<br />

Paul Charnay, Alger, SNED, pp. 175-177.<br />

2 Cité par J. Amrouche, dans J. Berque et J.P. Charnay, op. cit., p. 175.<br />

251


aussi <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> reproduction du caractère<br />

particulier <strong>de</strong>s élites sociales, politiques, économiques et<br />

culturelles indigènes1. L'enjeu assimilationniste peut aussi se lire dans la<br />

littérature <strong>de</strong> <strong>fiction</strong> indigène <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong>. Il s'agit le plus<br />

souvent <strong>de</strong> mettre en avant dans l'acte d'assimilation une<br />

histoire <strong>de</strong> classe, hors <strong>de</strong>s communautés originelles ; la<br />

rupture n'est mieux perçue que si elle se déroule dans l'ordre<br />

du symbolique : parler et être comme l'Autre, c'est présenter<br />

aux siens et aux autres une <strong>de</strong>stinée, librement choisie,<br />

même si elle ne manque pas d'engendrer <strong>de</strong>s troublants cas<br />

<strong>de</strong> con<strong>science</strong>; et, au premier plan, le risque d'une « bâtardise<br />

culturelle », très tôt condamnée par les Indigènes : ainsi dans<br />

El Euldj, captif <strong>de</strong>s Barbaresques (1931), l’ouvrage le plus<br />

typique sur la question, Chukri Khodja, situant l'action <strong>de</strong> ce<br />

roman dans la Régence, montre l'impossible chemin <strong>de</strong><br />

Pierre Ledieux (Ledious) converti par ses maîtres à l'Islam,<br />

mais très vite repenti.<br />

La situation d'assimilé est <strong>de</strong> fait équivoque : renégat, il<br />

est traître pour les siens et pour ceux qui l'accueillent dans<br />

leur civilisation. Coupé <strong>de</strong> ses origines, en suspicion auprès<br />

<strong>de</strong>s colons, l'assimilé voit son impact politique limité ; en<br />

<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> groupes élitaires, au <strong>de</strong>meurant peu influents<br />

1 L’idée assimilationniste transparaît dans quelques titres <strong>de</strong> la presse <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>uxguerres<br />

: La Voix indigène (R.Zenati), La Voix du Peuple (Mohammed Chérif Juglaret), La<br />

Défense (Lamine Lamoudi, qui passe dans les années 1930 du côté <strong>de</strong>s Oulémas), L'Entente<br />

franco-musulmane (Docteur Mohammed Salah Bendjelloul et Mohammed Aziz Kessous)<br />

252


dans la gran<strong>de</strong> masse <strong>de</strong> la population <strong>de</strong>s petites villes et<br />

<strong>de</strong>s campagnes, quel peut être l'impact <strong>de</strong> sa médiation ?<br />

Messager d'un lointain – et encore imperceptible -<br />

humanisme, l'assimilationniste s'enfermait dans le carcan<br />

d'une parole et <strong>de</strong> symboles chimériques. <strong>Les</strong> intellectuels<br />

assimilationnistes <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> souscrivaient à l'impérieuse<br />

nécessité <strong>de</strong> la présence coloniale, seule garante, du contrat<br />

civilisationnel. Tout comme les personnages <strong>de</strong> leurs romans,<br />

ils étaient déchirés, vivant quotidiennement le drame <strong>de</strong> leur<br />

conflit existentiel : mal à l'aise dans leur société<br />

traditionnelle (c'est le cas du personnage <strong>de</strong> Djamila Debêche<br />

dans Leïla, jeune fille d'Algérie, 1947), tiraillé entre <strong>de</strong>ux<br />

cultures (Jacinthe noire (1947) <strong>de</strong> Marie-Louise Amrouche),<br />

ou déclassés par leur saut <strong>de</strong> frontière (Mamoun, l’ébauche<br />

d’un idéal, 1929), <strong>de</strong> Chukri Khodja, Bou El Nouar, le Jeune<br />

Algérien, 1943-1945), <strong>de</strong> Rabah et Akli Zenati, ils restent<br />

confronté à un choix radical : rompre avec leurs traditions<br />

ancestrales, quel qu’en fusse le prix. Ils faisaient ce choix<br />

difficile, car ils ne voulaient ni ne pouvaient se couper <strong>de</strong> la<br />

civilisation.<br />

Mais le malaise existentiel dans l'assimilation n'écarte<br />

pas la possibilité du progrès. C'est bien le progrès que veut<br />

faire pénétrer dans sa tribu Leïla <strong>de</strong> Djamila Debêche ; et, le<br />

Cadi d'Aïn-Rouina <strong>de</strong> Rabah et Akli Zenati paye <strong>de</strong> sa<br />

personne pour en faire accepter le principe par les colonisés.<br />

Personnages symboliques qui doutent et qui croient ? Peu<br />

253


importe, au bout <strong>de</strong> leur chemin, il y'a un idéal : l'homme<br />

peut être meilleur, pourvu qu'il accepte l'idée du progrès.<br />

Jean Amrouche ne donne-t-il pas foi à cet idéal qui pense que<br />

l'être indigène fon<strong>de</strong> en lui-même la meilleure promesse : la<br />

faculté d'adaptation <strong>de</strong> Jugurtha témoigne du « génie<br />

africain » et lui ouvre un avenir1 ?<br />

Quel que soit leur langage, ces auteurs parlent <strong>de</strong> la<br />

même conviction. Pour accé<strong>de</strong>r à la mo<strong>de</strong>rnité, l'Indigène<br />

doit opérer un bouleversement <strong>de</strong> l'intérieur, remettre en<br />

question tout le fonds traditionnel. Mais ce renouvellement<br />

<strong>de</strong> soi n'est pas sans risque2<br />

; il ne se conçoit sans une crise<br />

irrépressible <strong>de</strong> la personnalité. Et aussi <strong>de</strong> malaise<br />

politique.<br />

2. Association<br />

Aux len<strong>de</strong>mains <strong>de</strong>s manifestations grandioses <strong>de</strong> la<br />

célébration officielle du centenaire <strong>de</strong> la prise d’Alger,<br />

commence chez les Indigènes un bilan politique et culturel.<br />

La littérature politique indigène <strong>de</strong>s années 1930 est celle<br />

d’une minutieuse comptabilité, comme s’il s’agissait <strong>de</strong><br />

marquer, à l’entrée d’un nouveau siècle colonial, le poids<br />

préjudiciable d’un passif. Sa nouveauté rési<strong>de</strong> dans une<br />

1 Cf. « L'Éternel Jugurtha. Proposition sur le génie africain», L'Arche (Paris), 1946.<br />

2 Mamoun ira vers la mort, sanctionnant une inadaptation au mon<strong>de</strong> qu’il s’était choisi, Bou<br />

El Nouar acceptera la dure loi <strong>de</strong> l'exil.<br />

254


emise en cause, sans équivoque, <strong>de</strong> l’hégémonisme colonial :<br />

plus personne ne songe à donner <strong>de</strong>s preuves <strong>de</strong> sa bonne foi<br />

ou à glorifier la colonisation pour avoir accès à l’expression<br />

publique, comme cela était la règle au siècle précé<strong>de</strong>nt et<br />

jusqu’aux années 1920. Dans La Voix <strong>de</strong>s Humbles, Ahmed<br />

Boumendjel observait un tournant essentiel dans le discours<br />

<strong>de</strong>s Indigènes : « Nous parlons un langage franc et net. L’ère<br />

<strong>de</strong> l’hypocrisie souriante doit être close. Nous n’avons plus à<br />

chanter sur le ton larmoyant notre loyalisme intégral » 1.<br />

Salutaire mise à distance au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> somptueuses<br />

cérémonies triomphaliste du centenaire <strong>de</strong> la prise d’Alger ?<br />

<strong>Les</strong> écrits qui viendront après se réclament d’une position<br />

plus militante, scrupuleusement engagée dans l’Algérie<br />

française, mais s’autorisant <strong>de</strong> la nécessaire synthèse<br />

critique. Elle n’est pas le fait exclusif d’auteurs aguerris à la<br />

politique coloniale et à ses arcanes indigènes.<br />

La décennie qui suit le centenaire va donc poser <strong>de</strong><br />

manière récurrente les éléments d’un vif malaise <strong>de</strong>s élites<br />

indigènes qui s’interrogent alors sur l’avenir <strong>de</strong> l’Algérie<br />

française. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la problématique culturaliste <strong>de</strong><br />

Hesnay-Lahmek2, les auteurs <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong> n’élu<strong>de</strong>nt pas<br />

la difficile situation coloniale, arrivée à un sta<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

dépérissement. Indigène naturalisé, diplômé <strong>de</strong>s Mé<strong>de</strong>rsas et<br />

1<br />

La Voix <strong>de</strong>s Humbles, n° 102, août 1931.<br />

2<br />

De son vrai nom Hanafi Lehmak. Dans un bon nombre <strong>de</strong> cas, la naturalisation pouvait<br />

impliquer un passage <strong>de</strong> frontières qui affectait au-<strong>de</strong>là du simple statut tous les éléments <strong>de</strong><br />

l’i<strong>de</strong>ntité, y compris le patronyme usuel.<br />

255


licencié en lettres et en droit, exerçant le métier d’avocat à<br />

Paris, Hesnay-Lahmek commente dans ses Lettres<br />

algériennes1 un lancinant désir <strong>de</strong> civilisation française,<br />

largement contrarié. Il met en scène dans son ouvrage<br />

d’honnêtes et scrupuleux épistoliers français qui envisagent<br />

la scène politique coloniale algérienne avec un certain recul ;<br />

ils parlent à partir d’un « <strong>de</strong>hors » confortable : les<br />

déséquilibres du système colonial y sont reconnus et la<br />

recherche d’un compromis entre les différentes communautés<br />

semble être la seule voie. Malgré les entraves signalées à<br />

l’émancipation <strong>de</strong> ses coreligionnaires par les colons,<br />

Hesnay-Lehmak pense que la partie est jouable. Dans un<br />

article donné à La Voix <strong>de</strong>s Humbles, il suggère une<br />

explication :<br />

[…] pour nous l’Occi<strong>de</strong>nt, ce n’est pas un mon<strong>de</strong> étranger dans<br />

lequel nous sommes obligés <strong>de</strong> nous transporter puisque par<br />

la position géographique <strong>de</strong> notre pays et par une partie <strong>de</strong><br />

notre passé nous y sommes déjà. <strong>Les</strong> Algériens qui regar<strong>de</strong>nt<br />

du côté <strong>de</strong> l’occi<strong>de</strong>nt n’ont donc pas à singer façons et<br />

métho<strong>de</strong>s : ils n’ont qu’à s’instruire et à réfléchir pour se<br />

retrouver et se reconnaître 2<br />

.<br />

1 Paris, Jouve, 1931. Préface <strong>de</strong> Maurice Viollette.<br />

2 La Voix <strong>de</strong>s Humbles, n° 104, octobre 1931. Voir aussi sur cette thèse, Ab<strong>de</strong>llali Merdaci,<br />

Un groupe d'acteurs culturels <strong>de</strong> l'entre-<strong>de</strong>ux-guerres. Instituteurs algériens d'origine<br />

indigène, Mé<strong>de</strong>rsa, 2007.<br />

256


Il s’agit simplement <strong>de</strong> revenir à <strong>de</strong>s traditions<br />

occi<strong>de</strong>ntales ensevelies sous <strong>de</strong>s couches d’oubli pour faire<br />

resurgir la vraie nature <strong>de</strong> l’Indigène1 . Est-ce là une <strong>de</strong>s<br />

figurations du mythe berbère ? Autre forme du bilan culturel<br />

du centenaire colonial, mais excluant toute surenchère<br />

politique, <strong>Les</strong> Compagnons du jardin2 <strong>de</strong> Robert Randau et<br />

Ab<strong>de</strong>lka<strong>de</strong>r Fikri [Hadj Hamou] n’ignorent pas les impératifs<br />

d’une légalité coloniale jamais mise en cause mais âprement<br />

questionnée dans un dialogue qui associe les voix <strong>de</strong>s<br />

représentants <strong>de</strong>s éléments indigènes et colons, actifs dans<br />

la colonie. Randau et Fikri, s’exprimant pour leur propre<br />

compte et entendant s’affranchir <strong>de</strong> toute censure,<br />

envisagent positivement les réalisations <strong>de</strong> la colonie. En<br />

vérité, toute critique dans ce cadre est mesurée : ceux qui<br />

sont autorisés à parler, valent plus par leur représentativité<br />

dans la société coloniale et leur dire ne saurait, sans induire<br />

un sérieux écart, outrepasser les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’idéologie<br />

coloniale dominante. Le procès du retard du musulman est<br />

cependant posé dans les mêmes termes que ceux qui<br />

justifiaient un siècle plus tôt la conquête coloniale :<br />

Par contraste avec leurs attitu<strong>de</strong>s et peut-être leurs aptitu<strong>de</strong>s,<br />

les Algériens musulmans, serrés autour <strong>de</strong> leurs marabouts à<br />

l’intelligence bornée, n’ont cessé d’être ce peuple numi<strong>de</strong>, au<br />

cou rai<strong>de</strong>, que ne parvinrent à civiliser ni les Carthaginois, ni<br />

1 La thèse est reprise par <strong>de</strong>s intellectuels kabyles, notamment par Augustin Iba-Zizen, auteur<br />

d’une brochure <strong>Les</strong> Réalités algériennes (Alger, Fontana, 1948).<br />

2 Paris, Domat-Monchrestien, 1936. Préface <strong>de</strong> René Maunier.<br />

257


les Romains, ni les Turcs. Leur aristocratie n’envoie qu’une<br />

faible minorité <strong>de</strong> ses enfants s’instruire aux écoles. Il semble<br />

que, dans l’arrière-pensée <strong>de</strong> tous, la <strong>science</strong> du chrétien<br />

constitue une sorte <strong>de</strong> sacrilège. Ils ont peur qu’elle n’attente<br />

à leur foi, et qu’on leur enseigne ce que leurs pères ont<br />

toujours réprouvé. Combien <strong>de</strong> jeunes indigènes se présentent<br />

chaque année aux examens du baccalauréat ? Combien, sur<br />

cinq millions <strong>de</strong> musulmans, ont été admis à nos écoles<br />

supérieures ? En vérité, les neuf dixièmes sont incapables <strong>de</strong><br />

penser par eux-mêmes. Tous vivent dans la chimère. Il est<br />

curieux <strong>de</strong> constater qu’en Afrique du Nord, là où le juif<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>, le mohamétan refuse.<br />

Le dialogue épistolaire entre François et Ab<strong>de</strong>sslem, ces<br />

précieux « compagnons du jardin », fixe-t-il résolument <strong>de</strong>s<br />

lignes du futur :<br />

C’est <strong>de</strong> notre bonne entente que dépend notre prospérité.<br />

L’avenir dépend <strong>de</strong> nos enfants, et <strong>de</strong>s facteurs socioéconomiques<br />

dont nous, les initiateurs du nouvel État,<br />

ignorons encore la nature précise et la puissance. Nous avons<br />

à assumer <strong>de</strong> grands <strong>de</strong>voirs ; il s’ensuit que nos droits<br />

s’accroîtront au fur et à mesure que s’affirmera notre action.<br />

L'insurmontable absolutisme colonial<br />

Cette espérance fut-elle, comme tant d’autres nourries<br />

dans les <strong>de</strong>ux communautés française et indigène <strong>de</strong><br />

l’Algérie coloniale, déçue, fortement freinée par l’absolutisme<br />

colonial ? Il reviendra à Ferhat Abbas d’inaugurer une<br />

258


littérature du « malaise algérien ». Étudiant fron<strong>de</strong>ur,<br />

membre <strong>de</strong>s associations estudiantines musulmanes <strong>de</strong> Paris<br />

et d’Alger, signant dans la presse indigénophile1 sous le<br />

pseudonyme <strong>de</strong> Kamel Abencérage <strong>de</strong>s pamphlets rageurs<br />

contre un ordre colonial immuable, Ferhat Abbas2 donne le<br />

ton dans Le Jeune Algérien. De la colonie vers la province3. Il s’agit d’un recueil d’articles à rebours <strong>de</strong>s thèses coloniales<br />

sur l’islam, le service militaire <strong>de</strong>s jeunes Indigènes, les<br />

« races supérieures », les mœurs et civilisations. L’auteur<br />

entrevoit déjà une Algérie plurielle, observant :<br />

Il y a <strong>de</strong> la place pour tout le mon<strong>de</strong>. Seulement, il ne faut pas<br />

que les enfants <strong>de</strong> ceux qui sont morts pour leur liberté<br />

contractent dans ce concours national un marché <strong>de</strong> dupes. La<br />

civilisation doit apporter du pain à toutes les tables et nous<br />

estimons que nous avons fait assez <strong>de</strong> sacrifices pour avoir du<br />

pain à notre table 4<br />

.<br />

Abbas faisait alors ses premiers pas dans la politique,<br />

rejoignant la Fédération <strong>de</strong>s Élus musulmans du<br />

département <strong>de</strong> Constantine, animée par les docteurs<br />

1<br />

Notamment dans Le Trait d’Union <strong>de</strong> Victor Spielmann, feuille proche <strong>de</strong>s Indigènes<br />

défendant l’union franco-musulmane.<br />

2<br />

Sur l’itinéraire <strong>de</strong> l’acteur politique, voir Benjamin Stora et Zakya Daoud : Ferhat Abbas :<br />

une utopie algérienne, Paris, Denoël, 1995.<br />

3<br />

Paris, La Jeune Parque, 1931. Rééd., Paris, Garnier, 1981.<br />

4<br />

Lettre à Paul Saurin, signée Kamel Abencérage et publiée dans Etakkadoum (mai 1927).<br />

259


Mohammed-Salah Bendjelloul et Ahmed Saâdane1. Continuateur <strong>de</strong> Morsly et <strong>de</strong> Benhabylès, Abbas revendique<br />

lui aussi un changement fondamental <strong>de</strong> la colonie, donnant<br />

une meilleure place aux Indigènes. <strong>Les</strong> moyens ? Il les<br />

trouvera dans la parole et il évoquera ainsi une « voie<br />

royale », s’exprimant souvent avec un certain panache,<br />

prenant le risque <strong>de</strong> choquer, et <strong>de</strong> provoquer la défiance<br />

dans son propre camp :<br />

Si j’avais découvert la « Nation algérienne », je serais<br />

nationaliste et je n’en rougirais pas comme d’un<br />

crime…l’Algérie en tant que patrie est un mythe. Je ne l’ai pas<br />

découverte. J’ai interrogé l’Histoire ; j’ai interrogé les morts ;<br />

j’ai visité les cimetières : personne ne m’en a parlé. Sans doute<br />

ai-je trouvé « l’Empire Arabe », « l’Empire Musulman », qui<br />

honorent l’Islam, et notre race, mais ces empires se sont<br />

éteints… on ne bâtit pas sur du vent. Nous avons donc écarté<br />

une fois pour toutes, les nuées et les chimères pour lier<br />

définitivement notre avenir à celui <strong>de</strong> l’œuvre française dans<br />

ce pays 2<br />

.<br />

Munificence <strong>de</strong> la parole, chatoiement <strong>de</strong>s mots et<br />

croisement <strong>de</strong>s sens, l’exercice <strong>de</strong> la politique est à ce prix.<br />

Plusieurs fois élu aux conseils municipaux <strong>de</strong> Sétif,<br />

conseiller général, délégué financier, membre <strong>de</strong> l’Assemblée<br />

1 Sur la Fédération <strong>de</strong>s Élus musulmans <strong>de</strong> Constantine et le rôle du docteur Bendjelloul, voir<br />

l’exposé qu’en présente Mostéfa Haddad dans L’Émergence <strong>de</strong> l’Algérie mo<strong>de</strong>rne, le<br />

Constantinois (l’Est algérien) entre les <strong>de</strong>ux guerres. Essai d’histoire économique et sociale,<br />

Batna, Imprimerie Guerfi, 2001, pp. 3-78.<br />

2 « La France, c’est moi », art. <strong>de</strong> L’Entente franco-musulmane, 27 février 1936.<br />

260


algérienne, député au parlement français, au titre du<br />

département <strong>de</strong> Constantine, Abbas pouvait croire à ce<br />

challenge : « une révolution par la loi » 1,<br />

sous la bannière <strong>de</strong><br />

laquelle il se rangera jusqu’aux len<strong>de</strong>mains <strong>de</strong> l’insurrection<br />

armée <strong>de</strong> novembre 1954. Changer l’Algérie coloniale, dans<br />

ses textes fondamentaux, voilà le projet que vise l’auteur,<br />

parce que le « malaise algérien» est là, profond et sans<br />

perspective. Abbas conclut ainsi une <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s du « Jeune<br />

Algérien » : « C’est vers la France que nous nous tournons<br />

pour lui dire : "Ai<strong>de</strong>-nous à reconquérir notre dignité ou<br />

reprends tes écoles" ».<br />

Il y a chez Abbas, comme chez ceux qui écriront après<br />

lui, la commune volonté <strong>de</strong> rechercher et défendre un<br />

compromis politique entre Indigènes et Français dans la<br />

légalité coloniale ; ils croient en une Algérie française plus<br />

juste, celle du partage sincère et <strong>de</strong> l’égalité consomptive.<br />

Leurs écrits, pour rassurants qu’ils se veulent, n’évitent pas<br />

le constat d’une crise latente <strong>de</strong> la société coloniale.<br />

Mohammed-Azziz Kessous, rédacteur en chef <strong>de</strong> journaux<br />

initiés par Bendjelloul (L’Entente franco-musulmane) et<br />

Abbas (Égalité, puis La République algérienne) et proche <strong>de</strong><br />

la SFIO révèle La Vérité sur le malaise algérien2.<br />

Kessous ne<br />

montre-t-il pas dans son exposé quelque impatience <strong>de</strong>vant<br />

le rythme très lent <strong>de</strong>s réformes qui touchent les indigènes,<br />

1<br />

La Nuit coloniale, o.c., voir le chapitre III, « L’impossible "révolution" par la loi ou<br />

l’expérience <strong>de</strong> ma génération », pp. 106-195.<br />

2<br />

Bône, Imprimerie rapi<strong>de</strong>, 1935. Préface du docteur Bendjelloul.<br />

261


notamment l’épineux débat sur le statut personnel pour que<br />

son préfacier, le docteur Bendjelloul répon<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa bonne<br />

moralité et prévienne <strong>de</strong> toute lecture tendancieuse <strong>de</strong> son<br />

protégé ?<br />

Instituteurs, tendance SFIO et bientôt Front populaire,<br />

membres du collectif <strong>de</strong> La Voix <strong>de</strong>s Humbles, Mohammed<br />

Lechani dans Le malaise algérien1 et Mohammed<br />

Makaci dans La Faillite <strong>de</strong> la naturalisation individuelle en<br />

Algérie et l’octroi <strong>de</strong>s droits politiques aux musulmans dans<br />

le statut personnel2, traitent <strong>de</strong> la même question centrale<br />

<strong>de</strong> l’impasse <strong>de</strong> la situation coloniale, avec la même<br />

exaspération que Kessous.<br />

Comment défendre l’Algérie coloniale contre ses propres<br />

errements ? Voilà l’entreprise à laquelle se consacre Rabah<br />

Zenati, signant Hassan, un pamphlet Comment périra<br />

l’Algérie française3.<br />

Alarmisme <strong>de</strong>vant une société coloniale<br />

bloquée, qui ne sait inventer et diriger les réformes<br />

nécessaires ? Pour Rabah Zenati, le gouvernement colonial<br />

ne consent pas aux indispensables efforts pour transformer<br />

l’Algérie <strong>de</strong>s indigènes et gagner plus d’adhésions à la<br />

France. Dans le numéro inaugural <strong>de</strong> La Voix indigène, R.<br />

Zenati s’exprimait ainsi :<br />

1 Alger, Imp. Pfeiffer et Assant, 1935.<br />

2 Mostaganem, Imp. De l’Aïn Sefra, 1936.<br />

3 Constantine, Attali, 1938.<br />

262


L’Algérie doit <strong>de</strong>venir française. Et par là, nous n’entendons<br />

pas seulement la participation efficace <strong>de</strong>s Indigènes à la vie<br />

économique du pays, par l’adoption <strong>de</strong>s meilleures métho<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> travail, mais encore, par la transformation <strong>de</strong>s esprits, le<br />

changement <strong>de</strong> la mentalité actuelle 1<br />

.<br />

Celui qui s’exprime dans Comment périra l’Algérie<br />

française ne pourrait être soupçonné <strong>de</strong> menées subversives.<br />

Le temps lui a permis <strong>de</strong> mesurer l’inertie du pouvoir<br />

colonial : son vœu <strong>de</strong> voir plus d’écoles et plus <strong>de</strong> contacts<br />

entre les communautés peuplant l’Algérie était assombri.<br />

Son second ouvrage, publié la même année, Le problème<br />

algérien vu par un Indigène2 reprend le semblable tableau<br />

d’une colonie ankylosée par une conduite incertaine qui<br />

affecte le capital <strong>de</strong> sympathie obtenu auprès <strong>de</strong> ses<br />

justiciables indigènes.<br />

Il y a désormais dans la littérature d'opinion indigène<br />

une brèche ouverte vers une critique, plus foncièrement<br />

politique3,<br />

mettant en cause l’insignifiance <strong>de</strong>s réalisations<br />

1<br />

Cf. « Notre programme », La Voix indigène, n° 1, lundi 13 juin 1929. C’est l’auteur qui<br />

souligne.<br />

2<br />

Paris, Comité <strong>de</strong> l’Afrique française, 1938.<br />

3<br />

À titre d’exemple, voir le travail <strong>de</strong> publiciste d’Amar Imache (1895-1960), membre<br />

fondateur <strong>de</strong> l’Étoile nord-africaine dont il s’écartera après un différend avec Messali Hadj,<br />

publiant dans les années 1930-1940 <strong>de</strong>s opuscules très peu amènes envers la politique<br />

coloniale française en Algérie, notamment l’Algérie au carrefour. La marche vers l’inconnu,<br />

Paris, Imprimerie centrale, 1937. Dans le même ton aussi Larbi Bouhali, du PCA dans<br />

L’Avenir <strong>de</strong> l’Algérie se déci<strong>de</strong>ra avant tout par la lutte sur le sol national (1948). Dans une<br />

perspective, plus conciliante mais pleine <strong>de</strong> questionnements et faisant entrevoir quelques<br />

désillusions : Mohammed Lechani : Considérations sur le présent et l'avenir <strong>de</strong> l'Union<br />

263


au profit <strong>de</strong>s indigènes et <strong>de</strong> l’union <strong>de</strong>s communautés <strong>de</strong> la<br />

colonie. Le pessimisme s’installe chez ceux-là même qui ont<br />

« cru en la France » 1.<br />

Après la remise en question douloureuse <strong>de</strong> la politique<br />

d'assimilation, les réformateurs indigènes s'engagent avec la<br />

semblable ferveur dans une politique nouvelle d'association,<br />

vertueusement égalitaire. Cette évolution a été rendue<br />

possible grâce aux changements organiques apportés à la<br />

scène politique coloniale, <strong>de</strong> l’avènement du gouvernement<br />

<strong>de</strong> Front populaire et l’institution <strong>de</strong>s Congrès musulmans<br />

(1936-1937) à la <strong>de</strong>uxième guerre mondiale, plus<br />

précisément la pério<strong>de</strong> fécon<strong>de</strong> <strong>de</strong> 1942-1945 (débarquement<br />

américain, installation à Alger du gouvernement provisoire<br />

<strong>de</strong> la République française). C'est pour la première fois, en<br />

1942, que les réformateurs changent <strong>de</strong> ton dans leur<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> politique; désormais, ils tournent définitivement le<br />

dos à l'ancienne politique d'assimilation :<br />

L'opinion musulmane reste profondément troublée. Elle<br />

voudrait être associée au sort commun autrement que par <strong>de</strong><br />

tels sacrifices (il est question ici <strong>de</strong> l'incorporation <strong>de</strong>s<br />

colonisés dans les armées <strong>de</strong> la France libre). Il importe dès<br />

française, Alger, Imprimerie Guiauchain, 1948 et Augustin Iba Zizen : <strong>Les</strong> réalités<br />

algériennes, Alger, Fontana, 1948.<br />

1 Cet idéal <strong>de</strong>s élites francisées est puissamment rendu dans un émouvant récit <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> Nadir<br />

Bouzar J’ai cru en la France, publié au Caire en 1954.<br />

264


lors, <strong>de</strong> lui montrer, par <strong>de</strong>s réalisations tangibles et<br />

immédiates, la volonté résolument réformatrice <strong>de</strong> la France 1<br />

.<br />

Le secon<strong>de</strong> guerre mondiale marque donc un sensible<br />

déplacement <strong>de</strong> stratégie dans les revendications <strong>de</strong>s partis<br />

indigènes réformateurs : leur action prend un nouveau<br />

visage, non plus celui d'une assimilation politique, jugée<br />

incertaine2 , mais d'une égalité totale entre « Français » et<br />

« Algériens ». Il sera question alors <strong>de</strong> retrouver et aussi <strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>ler sur le plan culturel une i<strong>de</strong>ntité souvent reniée3. Sur le plan institutionnel, les réformateurs indigènes<br />

envisagent une « nation autonome », sous la protection <strong>de</strong> la<br />

France, où vivraient ensemble Français et Algériens : « Il<br />

s'agit <strong>de</strong> mettre le peuple algérien sur pied d'égalité avec le<br />

peuple <strong>de</strong> France, pour mieux associer <strong>de</strong>s intérêts qui ne<br />

sont pas contradictoires » 4.<br />

Mais au moment, où elle est<br />

discutée par les partis politiques indigènes, cette future<br />

République démocratique « unie par <strong>de</strong>s liens fédératifs,<br />

librement décidés, au peuple <strong>de</strong> France et aux autres peuples<br />

fédérés au sein d'une Union française » est rejetée sans<br />

concession aucune par le colonat. Attitu<strong>de</strong> jusqu'au-boutiste<br />

1<br />

F. Abbas, art. cité <strong>de</strong> L'Entente franco-musulmane.<br />

2<br />

L'Union populaire algérienne (UPA) <strong>de</strong> F. Abbas, fondée en juillet 1938 et le<br />

Rassemblement franco-musulman (RAFM) du docteur Bendjelloul, en août 1938.<br />

3<br />

« Message <strong>de</strong>s représentants algériens aux autorités françaises », cité par P.E.<br />

Sarrasin : La crise algérienne, Paris, Cerf, 1949, p. 175.<br />

4<br />

F. Abbas : « <strong>Les</strong> nouveaux élus musulmans nord-africains <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt la création d'un État<br />

algérien », article publié dans Combat (Paris), le 26 juin 1946.<br />

265


qui va gagner la bourgeoisie et la classe moyenne réformistes<br />

indigènes ainsi que le les militants du PCA, aux thèses du<br />

mouvement nationaliste (PPA-MTLD, FLN) qui ne tar<strong>de</strong>ra<br />

plus à proclamer la lutte armée pour l'indépendance.<br />

L'association est-elle une évolution attendue du discours<br />

assimilationniste ou un autre sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’idéologie bourgeoise<br />

indigène ? Quelles sont les conditions <strong>de</strong> cette association ?<br />

Qui précisément en est concerné et comment ? Si elle a pu<br />

apparaître dans <strong>de</strong> nombreux discours, adresses et libelles,<br />

l'association n'est explicitement un ordre du jour politique<br />

officiel qu'au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la reprise <strong>de</strong>s activités politiques<br />

<strong>de</strong>s partis indigènes (1943). Comme chez les<br />

assimilationnistes - dont la majorité évolue vers l'association<br />

ou ses avatars, comme pendant un certain temps le<br />

fédéralisme1 - on pose au départ le même principe<br />

d'ouverture à la civilisation qu'apporte « l'œuvre française »<br />

(Ferhat Abbas) en Algérie :<br />

Si une pensée, par-<strong>de</strong>ssus tout, a dominé ma vie<br />

publique, c'est bien celle <strong>de</strong> prêcher et <strong>de</strong> réaliser la<br />

1 Porté par les éléments <strong>de</strong> l’établissement politique indigène les plus disposés envers la<br />

France dans les années 1940, il est repris à nouveaux frais et mis au goût du jour en pleine<br />

guerre par Albert Camus.<br />

266


collaboration franco-musulmane, <strong>de</strong> favoriser la culture et la<br />

technique mo<strong>de</strong>rnes qui en forment le ciment indispensable1. Au-<strong>de</strong>là d'horizons d'attente strictement politiques,<br />

l'aspect culturel <strong>de</strong> cette revendication associationniste se<br />

renforcera dans plusieurs points <strong>de</strong> vue, par l'urgence d'une<br />

mission d'émancipation formatrice <strong>de</strong> la puissance coloniale.<br />

Au plan organisationnel, cette association conçoit un<br />

élargissement du recrutement <strong>de</strong>s militants : on ne parlera<br />

donc plus <strong>de</strong> « politique indigène » dans le rang <strong>de</strong>s<br />

associationistes et on s'évertuera à dépasser la question <strong>de</strong>s<br />

origines. Le PCA, qui est un <strong>de</strong>s fervents promoteurs <strong>de</strong>s<br />

cette politique, défendant alors la thèse <strong>de</strong> « la nation en<br />

formation », ne cherchera-t-il pas à l’expliquer par le symbole<br />

historique ?<br />

Prémices magnifiques <strong>de</strong> la naissance d'une ère nouvelle dans<br />

ce pays où les soeurs <strong>de</strong> la Kahéna, la Jeanne d'Arc algérienne,<br />

marchant sur les traces <strong>de</strong> leurs soeurs d'origine européenne 2<br />

.<br />

<strong>Les</strong> références historiques et culturelles se conjuguent<br />

dans un heureux melting pot. Ailleurs, dans les partis<br />

bourgeois, et même chez les nationalistes du PPA-MTLD,<br />

c'est le même son <strong>de</strong> cloche. La position la plus significative,<br />

1 Ferhat Abbas : Appel à la jeunesse algérienne française et musulmane, cité par Clau<strong>de</strong><br />

Collot et Jean-Robert Henry : Le mouvement national algérien, textes, 1912-1954, Alger,<br />

OPU, 1978, pp. 129-223.<br />

2 Manifeste du PCA, 13 août 1945, cité par Liberté (Alger), du 30 août 1945.<br />

267


dès la fin <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> guerre mondiale, fut celle <strong>de</strong>s Amis<br />

du Manifeste <strong>de</strong> la Liberté qui s'expriment au nom <strong>de</strong> leurs<br />

adhérents <strong>de</strong> toutes opinions : « intellectuels, oulémas,<br />

messalistes, marabouts, socialistes, communistes » et<br />

réaffirment :<br />

L'immuabilité du principe <strong>de</strong> l'union <strong>de</strong> tous les éléments<br />

ethniques <strong>de</strong> l'Algérie, que les circonstances présentes,<br />

consacrent plus que jamais […] cette union, qui sera<br />

renforcée par <strong>de</strong>s réformes <strong>de</strong> structure à caractère<br />

démocratique, consoli<strong>de</strong>ra encore les droits <strong>de</strong>s populations<br />

européennes et musulmanes dans le cadre <strong>de</strong> la haute<br />

mission <strong>de</strong> la France1. Dès 1947, la question du statut <strong>de</strong> l'Algérie qui était<br />

présenté par le gouvernement au Parlement français<br />

donnera l'occasion <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce les conditions d'une<br />

association entre Indigènes et Européens d'Algérie sous<br />

l'égi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la France. Il est significatif qu'à cette occasion les<br />

élus réformateurs indigènes revendiquent avec plus <strong>de</strong> force<br />

leur entrée dans la cité coloniale dont ils ne récusent point<br />

les institutions, mais surtout leur caractère limité et<br />

exclusivement colonialiste. Le projet <strong>de</strong> Constitution<br />

algérienne proposé par l'UDMA explique bien l'évolution <strong>de</strong>s<br />

élites :<br />

1 Cité par M.E. Naegelen : Mission en Algérie, Paris, Flammarion, 1962, p. 17.<br />

268


Lorsque la question se pose pour la France nouvelle <strong>de</strong> liqui<strong>de</strong>r<br />

le passé colonial, elle ne peut s'engager en Algérie que dans la<br />

voie d'une plus large autonomie. Mais contrairement à celle<br />

qu'elle inaugura en 1900, cette autonomie doit être profitable<br />

à touts et d'abord à ceux qui sont restés <strong>de</strong>puis toujours hors<br />

du droit commun. Il s'agit moins <strong>de</strong> détruire que <strong>de</strong> construire<br />

et d'innover. Il s'agit moins <strong>de</strong> créer que <strong>de</strong> démocratiser <strong>de</strong>s<br />

institutions qui existent <strong>de</strong>puis un <strong>de</strong>mi-siècle, mais n'ont été<br />

conçues qu'au bénéfice exclusif <strong>de</strong> l'élément colonial 1<br />

.<br />

<strong>Les</strong> espérances déçues<br />

<strong>Les</strong> discours <strong>de</strong> l'assimilation et <strong>de</strong> l'association se<br />

projètent pleinement dans la « légalité coloniale » et dans ses<br />

institutions ; mais, si en général les institutions coloniales<br />

restaient fermées aux indigènes, certaines au contraire<br />

voulaient faire – ou ont fait <strong>de</strong> longue date - la<br />

démonstration d'une complémentarité franco-musulmane.<br />

On se souvient <strong>de</strong> cette affirmation <strong>de</strong> Mouloud Feraoun :<br />

« La communauté franco-arabe, nous l'avons formée, il y a un<br />

quart <strong>de</strong> siècle, nous autres, à Bouzaréa » 2.<br />

L'École <strong>de</strong>s<br />

len<strong>de</strong>mains du centenaire a largement contribué à former un<br />

esprit favorable à l'association égalitaire, lorsqu'elle ne<br />

poussait pas simplement à l'assimilation : la majorité <strong>de</strong>s<br />

assimilés du début du siècle sont <strong>de</strong>s instituteurs. <strong>Les</strong><br />

1<br />

Préambule au « Projet <strong>de</strong> Constitution algérienne », présenté par l’UDMA, cité dans Égalité,<br />

9 mai 1947.<br />

2<br />

« Images algériennes d’Emmanuel Roblès », Simoun (Alger), n° 30, décembre 1959, repris<br />

dans L’Anniversaire, Paris, Seuil, 1968, p. 59.<br />

269


motivations structurelles <strong>de</strong> l'appel à l'égalité sont<br />

enracinées dans les métadiscours scolaires et historiques :<br />

Depuis 1830, l'Algérie est <strong>de</strong>venue un carrefour où <strong>de</strong>ux races,<br />

<strong>de</strong>ux langues, <strong>de</strong>ux civilisations rivales <strong>de</strong>puis les Croisa<strong>de</strong>s,<br />

<strong>de</strong>puis le Haut Moyen âge, vivent côte à côte en véritable<br />

symbiose. Il suffit <strong>de</strong> mettre en commun nos forces <strong>de</strong> raison<br />

et <strong>de</strong> cœur. Et qui peut mieux le faire, sinon un parlement issu<br />

<strong>de</strong> la Résistance et <strong>de</strong>s forces réelles <strong>de</strong> la nation française. La<br />

justice et l'équité feront plus pour l'extension <strong>de</strong> l'autorité<br />

morale et du prestige <strong>de</strong> la France que cent ans <strong>de</strong><br />

domination 1<br />

.<br />

Dans un tel contexte, on pouvait croire à une juste<br />

évolution <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux communautés, tout en conservant à<br />

chacune ses traits socio-économiques et culturels, mais sans<br />

en faire un élément <strong>de</strong> différenciation pesant sur<br />

l’organisation sociale ; on est positivement soi-même, mais<br />

tout aussi capable d'i<strong>de</strong>ntification à l'Autre (colon) : position<br />

fragile qui sera celle <strong>de</strong> la bourgeoisie et plus<br />

particulièrement la classe moyenne intellectuelle indigène<br />

dans le tournant <strong>de</strong>s années 1940-1945. Toutefois, cet<br />

engagement ne manque pas <strong>de</strong> susciter <strong>de</strong>s angoisses : s'il<br />

est vrai que ces élites indigènes proclament leur<br />

ressemblance à l'Autre (colon) et rappellent, à divers titres,<br />

leur droit <strong>de</strong> se dire aussi Français que lui, il n'en <strong>de</strong>meure<br />

1 « Projet <strong>de</strong> Constitution algérienne » <strong>de</strong> l’UDMA, op. cit.<br />

270


pas moins que la relation égalitaire est politiquement<br />

irréalisable.<br />

Il a existé dans l'intelligentsia indigène la commune<br />

détermination <strong>de</strong> rechercher et défendre un compromis<br />

politique entre Indigènes et Français dans la légalité<br />

coloniale. Ses écrits, pour être formellement rassurants,<br />

n’ont pu éviter le constat d’une dérive latente <strong>de</strong> la société<br />

coloniale. L'assertion d'une communauté franco-musulmane 1<br />

– qui est restée au sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'illusion – rappelle, à l'orée <strong>de</strong>s<br />

années 1950, l'ultime échec d'une longue et inaboutie<br />

recherche par la bourgeoisie indigène <strong>de</strong> l'unité <strong>de</strong>s<br />

communautés <strong>de</strong> l’Algérie coloniale. La faillite du projet<br />

politique d'assimilation et d’association suscite une réelle<br />

insatisfaction, qui va entraîner les élites désenchantées dans<br />

la révolte. Elles verront s'effondrer l'édifice humanitaire qui<br />

a longtemps servi <strong>de</strong> socle à leur discours. Le rêve d'une cité<br />

<strong>de</strong> la Démocratie, celui <strong>de</strong> l'École républicaine qui a forgé<br />

leur parcours aux espérances déçues, s’éloignait.<br />

1 Le mot d'ordre fut-il si persévérant ? En 1936 déjà, l'écrivain Mohammed Ould Cheikh<br />

dédiait son roman Myriem dans les palmes (Oran, Plaza) aux acteurs du rapprochement<br />

franco-musulman.<br />

271


272

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!