Les hétérogenèses de l'agencement science fiction / speculative ...
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EXPRESSIONS<br />
Numéro 8. Octobre 2009.<br />
Revue du Département <strong>de</strong> langue et Littérature Françaises<br />
Université Mentouri Constantine<br />
ISSN 1111-5130
Recteur <strong>de</strong> l’Université Mentouri<br />
Pr. Ab<strong>de</strong>lhamid DJAKOUN<br />
Directeur <strong>de</strong>s publications<br />
Nadir BELLAL<br />
Directeur <strong>de</strong> la revue<br />
Kamel ABDOU<br />
Comité Scientifique<br />
Pr. Yasmina Cherrad Mentouri Constantine<br />
Pr. Bruno Gelas Lumière Lyon2<br />
Pr. Fouzia Sari Es Senia Oran<br />
Pr. Nedjma Benachour Mentouri Constantine<br />
Pr. Michel Pierre Schmitt Lumière Lyon2<br />
Pr. Afifa Brerhi Université d’Alger<br />
Pr. Charles Bonn Lumière Lyon2<br />
Pr. Sad<strong>de</strong>k Aouadi Université <strong>de</strong> Annaba<br />
Pr. Hadj Miliani Université <strong>de</strong> Mostaganem<br />
Pr. Jamel Ali Khodja Mentouri Constantine<br />
Pr. Yacine Derradji Mentouri Constantine<br />
Pr.<br />
Farida Boualit<br />
Université Mira Bejaïa<br />
16
EXPRESSIONS<br />
Numéro 8<br />
Revue du Département <strong>de</strong> langue et Littérature Françaises<br />
Université Mentouri Constantine<br />
ISSN 1111-5130<br />
ISSN 1111-5130
Regard, spectacle et servitu<strong>de</strong> chez La Boétie<br />
Yves Citton. Grenoble…………………...………….………………………………………………....17<br />
L’éloge tragique <strong>de</strong> la mémoire en exil<br />
Afifa Brerhi. Alger…………………………..…………….…………………………………..……….48<br />
<strong>Les</strong> <strong>hétérogenèses</strong> <strong>de</strong> l’agencement Science <strong>fiction</strong> / spéculative <strong>fiction</strong>.<br />
Jean-Max Noyer. Paris. VIII……..…………………………………………..……….…….…….……75<br />
Le conte. Problématique définitoire.<br />
Kamel Abdou.Constantine.Mentouri.……………………………………………......………………107<br />
Le conflit hamalliste dans Vie et enseignement<br />
<strong>de</strong> Tierno Bokar, Le sage <strong>de</strong> Bandiagara d’ Hampaté BÂ<br />
Christiane Albert. Pau …………………………………………………………………………………….…...12<br />
Le conte <strong>de</strong> fées au féminin ou l’art du libertinage voilé<br />
à la fin du XVIIème siècle.<br />
Marie Agnès Thirard. Lille…………………………………………………………….………………144<br />
Voyage et écriture : Salammbô <strong>de</strong> Gustave Flaubert<br />
Nedjma Benachour. Constantine.Mentouri………………………………………………..………………..169<br />
La question <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité dans A la recherche du temps perdu :<br />
L’éclairage <strong>de</strong> la photographie<br />
.<br />
Jean-Pierre Montier. Rennes2……………………………………………………………….……… 191<br />
Discours et énoncés sur la langue d’écriture dans l’expression littéraire.<br />
Farida Logbi. Constantine.Mentouri………………………………… …...……………………… …223<br />
De l'assimilation à l'association : Histoire et idées dans la littérature<br />
algérienne <strong>de</strong> langue française <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> coloniale.<br />
Ab<strong>de</strong>lali Merdaci. Constantine. Mentouri………………………………..…………………………..231
Q<br />
uand la littérature est non seulement notre plaisir<br />
mais aussi notre métier, quand l’interculturalité est<br />
désormais admise comme élément constitutif <strong>de</strong><br />
l’égo, du texte et <strong>de</strong> l’habitus, il n’est pas étonnant que<br />
l’image qui n’a cessé <strong>de</strong> tournoyer obstinément dans ma<br />
tête quand le désir <strong>de</strong> faire reparaître Expressions sous son<br />
huitième numéro, après la longue interruption qui a suivi le<br />
numéro sept, s’est arraché le temps <strong>de</strong> se réaliser, soit<br />
celle du sphinx.<br />
Ce monstre femelle qui dévorait les jeunes hommes qui<br />
n’arrivaient pas à trouver le sens <strong>de</strong> ses paroles<br />
énigmatiques, et dont la caractéristique est <strong>de</strong> renaître<br />
sans cesse, <strong>de</strong> resurgir, vivant, <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> mort, pour<br />
reposer la même question aux autres : « Quel est le sens<br />
<strong>de</strong> mes paroles ? ».<br />
C’est un peu pour cela que ce numéro est,<br />
génériquement, consacré à « La littérature » 1,<br />
ce discours<br />
que nous interrogeons sans cesse -à l’ai<strong>de</strong> d’autres<br />
discours- sur son sens, alors qu’ il ne nous propose que <strong>de</strong><br />
nous « raconter <strong>de</strong>s histoires » dans les <strong>de</strong>ux sens du terme,<br />
qu’il ne nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que <strong>de</strong> le trouver beau, qu’il ne<br />
nous oblige pas à aller vers lui, et qui nous laisse même le<br />
loisir <strong>de</strong> le rejeter <strong>de</strong> notre vie sociale sous prétexte <strong>de</strong><br />
« gratuité » et « d’inutilité ».<br />
1<br />
Le numéro suivant retrouvera sa structure première, organisée en une partie « Science <strong>de</strong>s textes<br />
littéraires » et une partie « Linguistique/Didactique ».
Mais même temps, il s’ouvre à nous, nous<br />
permettant <strong>de</strong> l’investir par toutes ses voies d’accès,<br />
diversifiant les outils et les stratégies pour nous permettre<br />
<strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s sens et même, parfois, pour certains, un<br />
sens <strong>de</strong> la vie.<br />
Le texte. Erigé comme ce Château qui domine le<br />
village où se trouve l’Arpenteur, qui se contente <strong>de</strong> son<br />
être-là, mais dont tout le mon<strong>de</strong> pense que c’est <strong>de</strong> là<br />
que tout vient, et que c’est là qu’il faut chercher.<br />
Merci donc aux auteurs, tous connus et reconnus, qui<br />
ont bien voulu participer à cette renaissance, et merci <strong>de</strong><br />
nous passer les coquilles qui émaillent ce numéro.<br />
14<br />
Juin 2009<br />
Kamel ABDOU
Regard, spectacle et servitu<strong>de</strong> chez La Boétie<br />
17<br />
Yves Citton<br />
Université <strong>de</strong> Grenoble 3 Stendhal – umr LIRE<br />
Comment un texte littéraire peut-il résonner <strong>de</strong>s siècles<br />
après sa rédaction, dans un mon<strong>de</strong> complètement différent<br />
<strong>de</strong> celui qui l’a vu naître ? Telle est la question que j’aimerais<br />
poser à propos d’un écrit à la fois « classique » et infiniment<br />
« subversif », le Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire d’Étienne<br />
<strong>de</strong> la Boétie (1530-1563). Que nous dit aujourd’hui <strong>de</strong> notre<br />
mon<strong>de</strong> ce texte qui a été rédigé vers 1546-48, nous disent les<br />
historiens <strong>de</strong> la littérature, par un jeune étudiant en droit <strong>de</strong><br />
l’université d’Orléans, qui ne cherchait peut-être qu’à<br />
remplir un <strong>de</strong>voir scolaire <strong>de</strong> sa classe <strong>de</strong> rhétorique ? En<br />
quoi cet exercice éminemment littéraire, cet éclat <strong>de</strong><br />
virtuosité rhétorique composé il y a presque un <strong>de</strong>mimillénaire,<br />
nous ai<strong>de</strong>-t-il à voir ce que nous avons tous les<br />
jours sous le nez sans que nous puissions forcément<br />
l’i<strong>de</strong>ntifier comme tel ? Voilà les questions qui<br />
m’intéresseront dans les pages qui suivent.
Un exercice <strong>de</strong> rhétorique<br />
Je passerai donc rapi<strong>de</strong>ment sur les conditions <strong>de</strong><br />
production et <strong>de</strong> diffusion – pourtant passionnantes – <strong>de</strong> ce<br />
texte. Disons simplement que cet exercice scolaire rédigé par<br />
un jeune homme <strong>de</strong> 16 ou 18 ans doit sa notoriété en partie à<br />
l’amitié que La Boétie contractera plus tard avec Montaigne<br />
(qui voulait sertir ce texte au cœur <strong>de</strong> ses Essais,<br />
originellement composés pour lui servir <strong>de</strong> cadre), en partie<br />
au fait que <strong>de</strong>s extraits en ont été publiés dans Le Réveille-<br />
Martin <strong>de</strong>s Français en 1574 par <strong>de</strong>s Huguenots réagissant<br />
aux massacres <strong>de</strong> la Saint Barthélémy, qui en ont fait un<br />
tract anti-monarchiste appelant au meurtre du « tyran »<br />
catholique. Un tel détournement a été opéré sans l’accord <strong>de</strong><br />
l’auteur, mort <strong>de</strong>puis 1563, ni celui <strong>de</strong> Montaigne, effrayé<br />
par cette appropriation <strong>de</strong> la subtilité du message <strong>de</strong> son ami<br />
à <strong>de</strong>s fins brutalement tyrannici<strong>de</strong>s. Montaigne <strong>de</strong>vra<br />
renoncer à publier dans son propre ouvrage ce qui était<br />
<strong>de</strong>venu un brûlot dangereux et scandaleux, et ce ne sera<br />
qu’en 1727 que la dissertation <strong>de</strong> La Boétie sera publiée en<br />
annexe <strong>de</strong>s Essais. Le Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire<br />
connaîtra (sous le titre <strong>de</strong> Contr’Un) une diffusion assez<br />
limitée et quasi clan<strong>de</strong>stine jusqu’au XIX e siècle, époque à<br />
laquelle il sera pour la première fois mis en valeur <strong>de</strong> façon<br />
autonome à travers l’édition qu’en donnera Lamennais en<br />
1835. Ce n’est finalement que <strong>de</strong>puis peu <strong>de</strong> décennies qu’il a<br />
été véritablement redécouvert et constitué en classique<br />
(sulfureux) <strong>de</strong> la pensée politique mo<strong>de</strong>rne.<br />
18
Davantage que l’histoire littéraire, ce qui va m’intéresser<br />
dans le Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire, ce sera son<br />
inscription dans une certaine tradition <strong>de</strong> pensée politique<br />
qui commence à peine à <strong>de</strong>venir visible sur nos radars<br />
d’historiens <strong>de</strong>s idées. Dans mon travail <strong>de</strong> dix-huitiémiste,<br />
je l’ai étiquetée « spinozisme » 1,<br />
mais le fait que nous nous<br />
situions ici plus d’un siècle avant Spinoza montre bien à quel<br />
point cette étiquette fait problème. J’emploierai donc un<br />
autre terme ici – en sachant bien à la fois que ces questions<br />
<strong>de</strong> nomination ne sont pas essentielle et qu’elles ne sont pas<br />
non plus totalement indifférentes – celui <strong>de</strong> « pensée <strong>de</strong>s<br />
multitu<strong>de</strong>s ». Et pour fixer les idées, je mentionnerai une<br />
série <strong>de</strong> noms propres <strong>de</strong> penseurs et d’écrivains qui me<br />
semblent avoir joué un rôle fondamental dans le<br />
développement <strong>de</strong> cette tradition <strong>de</strong> pensée, que j’aimerais<br />
ai<strong>de</strong>r à rendre visible sur nos radars : Marsile <strong>de</strong> Padoue et<br />
son Defensor Pacis <strong>de</strong> 1324, La Boétie bien entendu, Spinoza<br />
avec son Traité politique <strong>de</strong> 1677, Denis Di<strong>de</strong>rot et Léger-<br />
Marie Deschamps avec leurs réflexions <strong>de</strong>s années 1760-<br />
1770, Gabriel Tar<strong>de</strong> avec sa théorie sociologique <strong>de</strong> la fin du<br />
XIXe siècle, enfin la constellation formée par Michel<br />
Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Antonio Negri,<br />
Laurent Bove, Bruno Latour, ainsi que la nébuleuse <strong>de</strong><br />
périodiques qui naviguent dans leur sillage (dont la revue<br />
1 Voir Yves Citton, L’Envers <strong>de</strong> la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste<br />
dans la France <strong>de</strong>s Lumières, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.<br />
19
Multitu<strong>de</strong>s,<br />
collaborer<br />
à laquelle je me trouve présentement<br />
1).<br />
Mon propos sera double : d’une part, esquisser certains<br />
enjeux <strong>de</strong> théorie politique qui apparaissent dans le texte<br />
littéraire <strong>de</strong> La Boétie lorsqu’on le lit sur l’arrière-fond du<br />
développement multi-séculaire <strong>de</strong> cette tradition <strong>de</strong> pensée ;<br />
d’autre part, concentrer mon attention sur le rôle que joue le<br />
regard dans la construction théorique que propose La Boétie,<br />
ce qui permettra <strong>de</strong> revenir sur <strong>de</strong>s domaines plus<br />
traditionnellement arpentés par les historiens <strong>de</strong> la<br />
littérature. Dans tous les cas, et pour ce qui me concerne,<br />
nous ne quitterons jamais le domaine « littéraire », puisque<br />
je vais jouer sur ce que la lettre du texte nous propose <strong>de</strong><br />
polysémie, <strong>de</strong> rebonds, <strong>de</strong> suggestions – au-<strong>de</strong>là même <strong>de</strong> ce<br />
qu’a pu (ou non) vouloir dire l’individu historique<br />
correspondant au nom d’Étienne <strong>de</strong> La Boétie. Il va <strong>de</strong> soi<br />
que Monsieur La Boétie, vers 1548, n’a pas pu penser une<br />
« démocratie radicale » dans <strong>de</strong>s termes comparables à ceux<br />
qu’utilisent aujourd’hui Toni Negri ou Laurent Bove.<br />
J’espère suggérer toutefois que son texte fraie <strong>de</strong>s pistes <strong>de</strong><br />
réflexion qui balisent remarquablement bien le terrain sur<br />
lequel se déploiera la théorisation ultérieure <strong>de</strong> cette<br />
« démocratie radicale ».<br />
1 Le site <strong>de</strong> la revue Multitu<strong>de</strong>s – http://multitu<strong>de</strong>s.samizdat.net – propose tous les<br />
articles en libre accès en ligne une année après leur publication dans la revue<br />
papier.<br />
20
Une reconfiguration <strong>de</strong> la littérature politique classique<br />
Commençons donc par lire les <strong>de</strong>ux premières pages du<br />
Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire1. Ce texte, qui va nous<br />
démontrer l’inanité du pouvoir concentré en l’Un, débute<br />
avec une citation d’Homère, le « Prince » <strong>de</strong>s Poètes, mais<br />
c’est logiquement pour le déboulonner <strong>de</strong> son pié<strong>de</strong>stal :<br />
comme tous les monarques, Homère met les choses « tout au<br />
rebours », et nous peint la politique d’une manière qui se<br />
conforme « plus au temps qu’à la vérité ». Tout commence<br />
donc par un double geste, <strong>de</strong>s plus significatifs. D’une part,<br />
le petit étudiant en droit et en rhétorique, qui ne s’est fait<br />
encore aucun nom, qui est perdu dans la multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />
« apprentifs », se permet <strong>de</strong> corriger « le Prince <strong>de</strong>s poètes »,<br />
en un acte d’insoumission poli, mais décidé. D’autre part, le<br />
critique littéraire se permet <strong>de</strong> mettre <strong>de</strong> côté le sens<br />
« historique » <strong>de</strong>s propos d’Ulysse/Homère pour les projeter<br />
sur un plan <strong>de</strong> vérité (ou <strong>de</strong> contre-vérité) philosophique<br />
trans-temporel : on ne va pas discuter <strong>de</strong> tel ou tel roi, <strong>de</strong><br />
telle ou telle situation particulière, mais <strong>de</strong> l’essence du<br />
pouvoir politique.<br />
Ce second geste est encore radicalisé dans le paragraphe<br />
suivant, où l’auteur écarte le type <strong>de</strong> problématique qui<br />
1 Une édition du texte en français mo<strong>de</strong>rnisé est disponible en ligne sur le site Wikisource :<br />
http://fr.wikisource.org/wiki/Discours_<strong>de</strong>_la_servitu<strong>de</strong>_volontaire. Parmi les nombreuses<br />
publications sous forme <strong>de</strong> livre, la plus satisfaisante est celle publiée chez Payot, qui<br />
comporte les différentes versions du texte, ainsi que <strong>de</strong> bonnes étu<strong>de</strong>s : Etienne <strong>de</strong> la Boétie,<br />
Le discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1976. C’est à cette<br />
édition que feront référence mes indications paginales.<br />
21
structure alors généralement la réflexion politique <strong>de</strong> son<br />
temps. Il ne va pas s’intéresser – nous dit-il – aux mérites<br />
relatifs <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> gouvernements, que l’on catégorise<br />
alors (dans la continuité d’Aristote) en trois couches,<br />
articulée chacune en une version positive et une version<br />
corrompue : le pouvoir attribué à un seul individu<br />
(monarchie/tyrannie), le pouvoir revenant à une minorité<br />
(aristocratie/oligarchie), le pouvoir confié à la majorité<br />
(république/démocratie [ou ochlocratie]). La Boétie balaie<br />
tout cela d’un revers <strong>de</strong> main, pour poser une question plus<br />
radicale qui met en cause la nature même <strong>de</strong> tout pouvoir<br />
politique.<br />
Une remarque s’impose toutefois sur la radicalité <strong>de</strong><br />
l’objet qu’il vise. Dans la suite, il insèrera une distinction<br />
entre bons et « méchans princes » (145). Il fera également le<br />
départ entre trois origines possibles du pouvoir<br />
tyrannique/royal (le droit <strong>de</strong> la guerre, la naissance,<br />
l’élection). Il fera aussi exception pour les « rois si bons en la<br />
paix et si vaillans en la guerre » (169) dont la France a été<br />
bénie – et cela parce qu’il serait « outrageus <strong>de</strong> vouloir<br />
démentir nos livres et <strong>de</strong> courir ainsi sur les erres <strong>de</strong> nos<br />
poètes » (171).<br />
Toutes ces nuances sont toutefois affectées <strong>de</strong> signes <strong>de</strong><br />
brouillage, voire d’hypocrisie : la précision sur les « méchants<br />
princes » est absente du manuscrit principal ; la distinction<br />
entre trois origines est résorbée par la conclusion selon<br />
22
laquelle « etans les moiens <strong>de</strong> venir aus regnes divers,<br />
toujours la façon <strong>de</strong> regner est quasi semblable » (146) ;<br />
enfin, la démarcation envers les rois <strong>de</strong> France, outre que la<br />
plus élémentaire pru<strong>de</strong>nce l’imposait, se voit fourguée sous<br />
couvert <strong>de</strong> ne pas contredire « les erres <strong>de</strong>s poètes ». La<br />
critique semble s’être contentée <strong>de</strong> voir une faute <strong>de</strong> copie<br />
dans le manuscrit : l’auteur aurait voulu écrire les « terres »<br />
<strong>de</strong>s poètes. Je proposerais une autre lecture : on sait que les<br />
poètes <strong>de</strong> l’époque, Pontus <strong>de</strong> Tyard par exemple, ont publiés<br />
<strong>de</strong>s recueils sous <strong>de</strong>s titres comme les Erreurs amoureuses ;<br />
il ferait donc sens – double sens – <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s « erres <strong>de</strong> nos<br />
poètes », pour simultanément renvoyer à leurs œuvres et<br />
dénoncer leurs « erreurs » sur ce point, dans la droite ligne<br />
<strong>de</strong> ce qui avait été dit d’Homère lui-même en ouverture du<br />
texte.<br />
La puissance <strong>de</strong>s multitu<strong>de</strong>s<br />
Ce qui est en jeu, à travers la figure du tyran, c’est<br />
donc bien l’essence <strong>de</strong> tout pouvoir politique. Or cette<br />
essence repose sur une question fondamentale que La<br />
Boétie pose dans son troisième paragraphe :<br />
Pour ce coup je ne voudrois sinon entendre<br />
comm’il se peut faire que tant d’hommes, tant <strong>de</strong><br />
bourgs, tant <strong>de</strong> villes, tant <strong>de</strong> nations endurent<br />
quelque fois un tyran seul, qui n’a puissance que<br />
celle qu’ils luy donnent ; qui n’a pouvoir <strong>de</strong> leur<br />
23
nuire, sinon tant qu’ils ont vouloir <strong>de</strong> l’endurer ;<br />
qui ne sçauroit leur faire mal aucun, sinon lors<br />
qu’ils aiment mieulx le souffrir que lui contredire.<br />
(128-129)<br />
La question centrale <strong>de</strong> la Servitu<strong>de</strong> volontaire<br />
consiste donc à comprendre comment, alors que le tyran n’a<br />
<strong>de</strong> puissance que celle qui lui vient <strong>de</strong>s corps et <strong>de</strong>s esprits<br />
<strong>de</strong> ses sujets, ceux-ci aiment mieux souffrir son oppression<br />
que <strong>de</strong> lui contredire. Le paragraphe suivant précisera que,<br />
le plus souvent, ce n’est ni par admiration pour sa vertu, ni<br />
sous la contrainte d’une violence directe que le tyran domine,<br />
mais par un enchantement et un charme apparemment<br />
inexplicables – que le Discours se donne justement pour défi<br />
d’expliquer.<br />
Ces premiers mots suffisent à renverser notre vision<br />
commune du pouvoir. Le pouvoir ne paraît s’exercer du haut<br />
(l’Un au sommet) sur le bas (la multitu<strong>de</strong>) que parce qu’il<br />
parvient à capturer à son profit une puissance qui vient en<br />
réalité <strong>de</strong> la multitu<strong>de</strong> elle-même. On peut en effet retrouver<br />
chez La Boétie l’opposition que Toni Negri articulera à partir<br />
<strong>de</strong> sa lecture du Traité politique <strong>de</strong> Spinoza entre, d’une<br />
part, le pouvoir-potestas, qui s’applique sur la population à<br />
partir <strong>de</strong>s institutions politiques (police, appareil judiciaire,<br />
etc.) et, d’autre part, la puissance-potentia, qui émane <strong>de</strong> la<br />
24
multitu<strong>de</strong> elle-même pour se faire capturer et réappliquer<br />
(apparemment <strong>de</strong>puis le haut) sur cette multitu<strong>de</strong>1. En quoi consiste donc cette puissance-potentia ? La<br />
Boétie est on ne peut plus clair sur cette question : la<br />
puissance <strong>de</strong> la multitu<strong>de</strong> consiste en ce que peuvent faire<br />
ensemble la multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s corps et <strong>de</strong>s esprits qui composent<br />
la collectivité – ce que peuvent voir les yeux, ce que peuvent<br />
fabriquer les mains, ce que peuvent bouger les jambes, ce<br />
que peuvent comprendre et imaginer les cerveaux qui<br />
interagissent au sein d’une société donnée. C’est cela que<br />
parvient à s’approprier le tyran pour l’utiliser à son profit<br />
contre l’intérêt <strong>de</strong> ses sujets :<br />
Celui qui vous maistrise tant n’a que<br />
<strong>de</strong>ux yeulx, n’a que <strong>de</strong>ux mains, n’a qu’un<br />
corps, et n’a autre chose que ce qu’a le<br />
moindre homme du grand et infini nombre <strong>de</strong><br />
vos villes, sinon que l’avantage que vous luy<br />
faites pour vous <strong>de</strong>struire. D’où a-t-il pris<br />
tant d’yeulx dont il vous espie, si vous ne les<br />
luy baillés [donnez] ? Comment a-t-il tant <strong>de</strong><br />
mains pour vous frapper, s’il ne les prend <strong>de</strong><br />
vous ? <strong>Les</strong> pieds dont il foule vos cités, d’où<br />
les a-t-il s’ils ne sont <strong>de</strong>s vostres ? Comment<br />
1 Cf. Antonio NEGRI, L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza(1980), Paris,<br />
Éditions Amsterdam, 2006. Voir aussi Laurent BOVE, La Stratégie du conatus. Affirmation et<br />
résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996.<br />
25
a-t-il aucun pouvoir sur vous, [sinon] que par<br />
vous ? (138)<br />
Dénonçant par avance tous ceux qui ne manqueront<br />
pas <strong>de</strong> s’approprier son argumentaire pour justifier le<br />
tyrannici<strong>de</strong> et le recours à la violence politique, La Boétie<br />
prend aussitôt la peine <strong>de</strong> préciser qu’il n’y a nul besoin<br />
d’attenter à la vie ou à la sécurité <strong>de</strong>s tyrans pour se libérer<br />
<strong>de</strong> leur oppression. Aucun acte <strong>de</strong> violence n’est nécessaire,<br />
puisqu’il suffit d’arrêter <strong>de</strong> leur fournir la puissance qui<br />
nourrit leur pouvoir pour voir celui-ci se réduire aussitôt à<br />
une peau <strong>de</strong> chagrin :<br />
Si on ne leur baille [donne] rien, si on ne leur obéit point, sans<br />
combattre, sans fraper, ils <strong>de</strong>meurent nuds et <strong>de</strong>ffaits, et ne<br />
sont plus rien, sinon que comme la racine n’aians plus<br />
d’humeur ou aliment, la branche <strong>de</strong>vient seche et morte. […]<br />
Soyez résolus <strong>de</strong> ne servir plus, et vous voilà libres. (136-139)<br />
Cette première question que se pose le texte débouche<br />
donc sur une <strong>de</strong>uxième interrogation, celle qui cherche à<br />
comprendre « comment s’est ainsi si avant enracinée ceste<br />
opiniastre volonté <strong>de</strong> servir » (140). La Boétie apporte trois<br />
réponses possibles à cette secon<strong>de</strong> question, et il se trouve<br />
que toutes trois mettent la problématique du regard au<br />
premier plan <strong>de</strong> leur démonstration.<br />
26
L’accoutumance à ne voir que le donné<br />
« La première raison <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire, c’est la<br />
coutume » (150). <strong>Les</strong> sujets acceptent d’être tyrannisés parce<br />
qu’ils se sont habitués à la tyrannie ou, plus gravement<br />
encore, parce qu’ils n’ont jamais connu d’autre régime <strong>de</strong> vie.<br />
« <strong>Les</strong> hommes sont tels que la nourriture [c’est-à-dire la<br />
culture] les fait » (150). Il ne sert donc à rien <strong>de</strong> condamner<br />
ou <strong>de</strong> blâmer les gens qui se soumettent à la tyrannie. S’ils<br />
sont nés sous un tel régime, on ne peut pas leur en vouloir <strong>de</strong><br />
ne pas désirer quelque chose (la liberté) dont ils ne<br />
soupçonnent même pas l’existence : « Je suis d’advis qu’on ait<br />
pitié <strong>de</strong> ceux qui, en naissant, se sont trouvés le joug au col,<br />
ou bien qu’on les excuse, ou bien qu’on leur pardonne si,<br />
n’aiant vu seulement l’ombre <strong>de</strong> la liberté et n’en estant<br />
point avertis, ils ne s’aperçoivent point du mal que ce leur est<br />
d’être esclaves » (154).<br />
Je relève que cette accoutumance s’exprime à travers<br />
une analogie avec le domaine du regard :<br />
27
S’il y avoit quelque païs comme dit Homère <strong>de</strong>s Cimmériens,<br />
où le soleil se monstre autrement qu’à nous, et après leur<br />
avoir esclairé six mois continuels, il les laisse sommeillans<br />
dans l’obscurité, sans les venir revoir <strong>de</strong> l’autre <strong>de</strong>mie année,<br />
ceux qui naistroient pendant ceste longue nuit, s’ils n’avoient<br />
pas ouï parler <strong>de</strong> la clarté, s’esbahiroit-on si, n’ayant point vu<br />
<strong>de</strong> jours, ils s’accoustumoient aux ténèbres où ils sont nez<br />
sans désirer la lumière ? On ne plaint jamais ce que l’on n’a<br />
jamais eu, et le regret ne vient point sinon qu’après le plaisir.<br />
(154-5)<br />
Pour regretter ou désirer quelque chose, il faut avoir eu<br />
l’occasion <strong>de</strong> le voir (ou d’en entendre parler). Sans image <strong>de</strong><br />
l’objet du désir, pas <strong>de</strong> désir possible <strong>de</strong> cet objet. Si l’absence<br />
d’occasion <strong>de</strong> voir autre chose que la tyrannie peut expliquer<br />
l’accoutumance, laquelle peut suffire à expliquer la servitu<strong>de</strong><br />
volontaire, et s’il ne s’agit pas <strong>de</strong> condamner les victimes <strong>de</strong><br />
la tyrannie, La Boétie suggère toutefois qu’on peut trouver<br />
dans la problématique du regard <strong>de</strong> quoi dépasser cette<br />
apparente naturalité <strong>de</strong> la tyrannie, même pour qui l’aura<br />
sucée avec le lait <strong>de</strong> sa nourrice et pour qui aura toujours<br />
vécu dans la nuit <strong>de</strong>s Cimmériens. Il dit en effet que ceux qui<br />
vivent dans la soumission, « nourris et eslevés dans le<br />
servage, se contentent <strong>de</strong> vivre comme ils sont nés » « sans<br />
regar<strong>de</strong>r plus avant » (148). La question est donc <strong>de</strong> savoir si<br />
et comment on peut regar<strong>de</strong>r plus avant que ce que nous<br />
laisse voir notre environnement quotidien, tel qu’il nous est<br />
donné par la réalité.<br />
28
Or, précisément, La Boétie décrit peu après certains<br />
individus qui trouvent en eux-mêmes <strong>de</strong> quoi désirer la<br />
liberté, même s’ils ont pu naître sous la pire <strong>de</strong>s tyrannies.<br />
Je les appellerai <strong>de</strong>s Libertins parce que cette <strong>de</strong>scription me<br />
semble convenir parfaitement à ce que le XVII e siècle<br />
désignera sous ce terme, tout en soulignant que La Boétie<br />
lui-même n’utilise jamais ce mot anachronique pour se<br />
référer à eux. Écoutons la <strong>de</strong>scription qu’il en donne :<br />
Toujours s’en trouve-t-il quelques-uns mieulx nés que les<br />
autres, qui sentent le poids du joug et ne se peuvent tenir <strong>de</strong><br />
le secouer […] et <strong>de</strong> se souvenir <strong>de</strong> leurs prédécesseurs, et <strong>de</strong><br />
leur premier estre. Ce sont volontiers ceus là qui ayans<br />
l’enten<strong>de</strong>ment net, et l’esprit clairvoyant ne se contentent pas<br />
comme le gros populas <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r ce qui est <strong>de</strong>vant leurs<br />
pieds, s’ils n’advisent et <strong>de</strong>rrière et <strong>de</strong>vant, et ne remémorent<br />
encore les choses passées, pour juger <strong>de</strong> celles du temps<br />
advenir et pour mesurer les présentes. Ce sont ceux qui, ayant<br />
la teste d’eux-mêmes bien faite, l’ont encore polie par l’estu<strong>de</strong><br />
et le sçavoir. Ceux-là, quand la liberté seroit entièrement<br />
perdue et toute hors du mon<strong>de</strong>, l’imaginent et la sentent en<br />
leur esprit, et encore la savourent. (156)<br />
Dans ce très beau portrait du libertin (terme dont<br />
l’étymologie renvoie au libertinus latin, soit à « l’esclave<br />
affranchi »), et pour peu qu’on efface la connotation<br />
aristocratique qui le construit en opposition au « gros<br />
populas », on peut relever la mise en valeur d’une capacité à<br />
affranchir notre perception <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> ce qui est<br />
immédiatement donné (à voir, à entendre, à sentir). Cet<br />
29
affranchissement implique un certain rapport au passé et à<br />
la mémoire (les libertins peuvent se souvenir <strong>de</strong> leurs<br />
prédécesseurs et <strong>de</strong> leur premier être). Il implique aussi une<br />
capacité <strong>de</strong> se projeter dans le futur, qui est indispensable à<br />
la juste évaluation du présent (ils se remémorent les choses<br />
passées pour juger <strong>de</strong> celles du temps à venir et pour<br />
mesurer les présentes). On voit émerger ici une capacité <strong>de</strong><br />
voyance qui n’est pas <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la connaissance (factuelle,<br />
rationnelle) mais <strong>de</strong> l’imagination, <strong>de</strong> la sensibilité et du<br />
goût (quand la liberté serait entièrement perdue et toute<br />
hors du mon<strong>de</strong>, les libertins l’imaginent et la sentent en leur<br />
esprit, et encore la savourent).<br />
Cette <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s libertins explicite très précisément<br />
ce que ne faisaient pas ceux qui restaient soumis à la<br />
tyrannie coutumière : regar<strong>de</strong>r plus avant. Le principal<br />
recours contre la soumission est notre capacité à voir au-<strong>de</strong>là<br />
du donné, à lever le nez <strong>de</strong> ce qui est sous nos yeux, à<br />
regar<strong>de</strong>r l’horizon et à imaginer ce qui est au-<strong>de</strong>là et ce qui,<br />
donc, ne peut se voir par la vue mais doit s’entrevoir par une<br />
vision.<br />
Le conditionnement par le spectacle<br />
Si c’est bien une certaine modalité du regard qui peut<br />
nous libérer <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire, une autre modalité<br />
du regard peut toutefois contribuer à nous y accoutumer. La<br />
Boétie évoque plusieurs métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> mises en scènes à<br />
30
travers lesquelles le pouvoir peut affermir son emprise sur la<br />
multitu<strong>de</strong>. La première repose sur le recours à <strong>de</strong> faux<br />
miracles ou à la pompe <strong>de</strong> cérémonies religieuses<br />
impressionnantes pour rendre vénérable ou effrayant le<br />
pouvoir politique en l’adossant à l’image d’une puissance<br />
surnaturelle. La <strong>de</strong>uxième repose au contraire sur le fait <strong>de</strong><br />
rendre le détenteur du pouvoir invisible, <strong>de</strong> façon à ce que les<br />
sujets soient amenés à l’imaginer plus effrayant que ne peut<br />
l’être sa personne réelle, toujours vouée à être humaine trop<br />
humaine (166-170).<br />
La troisième forme <strong>de</strong> mise en scène m’intéresse<br />
davantage dans la mesure où elle n’a plus pour objet le<br />
détenteur du pouvoir lui-même, mais concerne l’utilisation<br />
<strong>de</strong>s spectacles (<strong>de</strong> toutes natures), selon ce que le mon<strong>de</strong><br />
antique désignait à travers l’expression Panem et circenses :<br />
donnez au peuple du pain et <strong>de</strong>s jeux pour qu’il se tienne<br />
tranquille. Ce n’est plus aux Cimmériens mais aux Lydiens<br />
que fait référence ici La Boétie pour montrer comment les<br />
pouvoirs en place peuvent se servir <strong>de</strong> ce qui nous est donné<br />
à voir pour assurer la pérennité <strong>de</strong> notre soumission :<br />
[Pour assurer son pouvoir sur les Lydiens qu’il avait conquis<br />
sans avoir à maintenir chez eux une armée d’occupation,<br />
Cyrus] y establit <strong>de</strong>s bor<strong>de</strong>ls, <strong>de</strong>s tavernes et jeux publics et fit<br />
une ordonnance que les habitans eussent à en faire estat. Il se<br />
trouva si bien <strong>de</strong> ceste garnison que jamais <strong>de</strong>puis contre les<br />
Lydiens ne fallut tirer un coup d’espée : ces pauvres et<br />
misérables gens s’amusèrent à inventer toutes sortes <strong>de</strong> jeus<br />
[…] <strong>Les</strong> theatres, les jeus, les farces, les spectacles, les<br />
gladiateurs, les bestes estranges, les medailles, les tableaus,<br />
31
et autres telles drogueries, c’estoient aus peuples anciens les<br />
apasts <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong>, le pris <strong>de</strong> leur liberté, les outils <strong>de</strong> la<br />
tyrannie : ce moïen, ceste pratique, ces allechemens avoient<br />
les anciens tyrans pour endormir leurs subjects sous le joug.<br />
(163)<br />
On sent bien ici la complexité <strong>de</strong> la réflexion <strong>de</strong> La<br />
Boétie : cette même faculté d’imagination qui peut<br />
m’émanciper en me faisant voir ce qui n’est pas, la voilà qui<br />
peut aussi être utilisée pour me distraire <strong>de</strong> la réalité <strong>de</strong> mon<br />
oppression et me faire vivre dans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> théâtre, <strong>de</strong><br />
farces, <strong>de</strong> jeux – bref dans ce que Guy Debord a décrit quatre<br />
siècles plus tard comme étant une société du spectacle.<br />
Il en va bien, ici aussi, <strong>de</strong> nos goûts, que les spectacles<br />
tentent d’« allécher ». Le terme <strong>de</strong> droguerie auquel recourt<br />
La Boétie est révélateur <strong>de</strong> l’ambivalence <strong>de</strong> l’imagination<br />
dans son texte : d’un côté, on pourrait se dire que certains<br />
« hallucinogènes » pourraient nous ai<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>venir voyants<br />
(comme en feront l’expérience certains poètes du XIX e siècle<br />
ou <strong>de</strong>s années 1960) ; d’un autre côté, le texte dénonce la<br />
logique <strong>de</strong> fuite et d’addiction qui imprègne souvent l’usage<br />
<strong>de</strong>s drogues.<br />
Si l’on voulait toutefois faire le départ entre une<br />
« bonne » et une « mauvaise » imagination, entre une<br />
capacité émancipatrice à voir au-<strong>de</strong>là du donné et une<br />
disposition aliénante à se perdre dans un mon<strong>de</strong> d’illusion,<br />
on pourrait faire attention aux modalités très différentes <strong>de</strong><br />
32
production et <strong>de</strong> consommation <strong>de</strong>s images qu’illustrent les<br />
libertins d’une part et les Lydiens d’autre part. Chez les<br />
premiers, La Boétie suggère un effort par lequel chacun est<br />
appelé à produire ses propres visions <strong>de</strong> ce qu’il n’a jamais eu<br />
l’occasion <strong>de</strong> voir, ses propres espoirs envers le futur, ses<br />
propres souvenirs du passé. Chez les Lydiens, au contraire,<br />
ce sont <strong>de</strong>s institutions proches du pouvoir en place qui<br />
produisent <strong>de</strong>s images communes que chacun n’est<br />
appelé qu’à consommer toutes faites. Autant que les<br />
images elles-mêmes (leurs formes, leurs contenus), c’est<br />
leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> circulation qui est décisif pour évaluer leur<br />
caractère émancipateur ou aliénant – conformément à<br />
l’intuition <strong>de</strong> Marshall McLuhan selon laquelle le<br />
médium est le message.<br />
La fascination du pouvoir<br />
La Boétie n’est pas assez naïf pour croire que tout n’est<br />
qu’affaire d’images en matière <strong>de</strong> pouvoir politique. La<br />
troisième explication qu’il propose du mystère apparent <strong>de</strong> la<br />
servitu<strong>de</strong> volontaire repose sur une pyrami<strong>de</strong><br />
d’assujettissements à travers laquelle « le tiran asservit les<br />
subjects les uns par le moïen <strong>de</strong>s autres » (174). Le tyran<br />
n’est jamais seul à profiter <strong>de</strong> la tyrannie : il y a toujours,<br />
autour <strong>de</strong> lui, un petit cercle <strong>de</strong> cinq ou six courtisans « qui<br />
tiennent tout le pays en servage », lesquels « ont six cents qui<br />
33
profitent sous eux », lesquels à leur tour « en tiennent sous<br />
eux six mille qu’ils ont eslevés en estat, auxquels ils font<br />
donner ou le gouvernement <strong>de</strong>s provinces, ou le maniement<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>niers » (172). L’application quotidienne du pouvoir sur<br />
la multitu<strong>de</strong> passe donc par l’intéressement d’une quantité<br />
d’intermédiaires, qui peuvent en arriver à être aussi<br />
nombreux que la multitu<strong>de</strong> elle-même, dès lors que chacun<br />
croit trouver son intérêt en aidant le tyran ou tel <strong>de</strong> ses<br />
sbires à opprimer son voisin.<br />
Ici aussi, toutefois, La Boétie met l’accent sur le rôle que<br />
joue un certain type <strong>de</strong> regard dans la dynamique <strong>de</strong> cette<br />
pyrami<strong>de</strong> du pouvoir :<br />
Ces miserables voient reluire les tresors du tiran et regar<strong>de</strong>nt<br />
tous esbahis les raïons <strong>de</strong> sa braveté ; et allechés <strong>de</strong> ceste<br />
clarté, ils s’approchent et ne voient pas qu’ils se mettent dans<br />
la flamme qui ne peut faillir <strong>de</strong> les consommer. […] Ainsi le<br />
papillon qui esperant jouir <strong>de</strong> quelque plaisir se met dans le<br />
feu pour ce qu’il reluit, il esprouve l’autre vertu, celle qui<br />
brûle. (182)<br />
La Boétie s’efforce <strong>de</strong> montrer à quel point les complices<br />
du tyran, aussi nombreux qu’ils soient, mènent une vie<br />
intenable, toujours suspendue à l’angoisse d’un<br />
retournement <strong>de</strong> fortune, qu’elle vienne d’une perte <strong>de</strong><br />
faveur auprès <strong>de</strong> leur supérieur ou d’une rébellion <strong>de</strong> la part<br />
<strong>de</strong> leurs subordonnés. Mais au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’inconfort d’une telle<br />
34
position, il suggère qu’elle relève du même type <strong>de</strong><br />
comportement suicidaire qui conduit un insecte à se jeter<br />
dans la flamme <strong>de</strong> la lumière qui l’attire invinciblement. On<br />
voit revenir la notion d’« allèchement », déjà rencontrée tout<br />
à l’heure à propos <strong>de</strong> spectacles lydiens. Ici encore, le regard<br />
est analysé entre une partie <strong>de</strong> la réalité (donnée) qu’il<br />
« voit » (ce qui « reluit », ce qui brille) et une partie <strong>de</strong> la<br />
réalité qu’il « ne voit pas », parce qu’elle ne se présente pas<br />
immédiatement aux yeux (la chaleur du feu, c’est-à-dire le<br />
danger qu’il y a à trop s’approcher du centre <strong>de</strong> pouvoir). Ici<br />
encore, le pouvoir se maintient en place <strong>de</strong> par sa capacité à<br />
capter le regard – et à travers lui les désirs et les croyances<br />
<strong>de</strong> ses subordonnés – selon une modalité qui relève <strong>de</strong> ce que<br />
La Boétie appelle un « ébahissement », et dont nous<br />
rendrions plutôt compte aujourd’hui à travers la notion <strong>de</strong><br />
fascination.<br />
Un regard fasciné est un regard qui se concentre à tel<br />
point sur un objet où le sujet investit tellement <strong>de</strong> désir qu’il<br />
en perd la capacité <strong>de</strong> s’orienter dans le champ <strong>de</strong> l’action<br />
d’une façon qui convienne à son utilité réelle. Au-<strong>de</strong>là du cas<br />
particulier <strong>de</strong> l’ambition politique évoqué ici par La Boétie,<br />
on peut facilement imaginer ce type <strong>de</strong> comportements sous<br />
l’emprise d’un sentiment amoureux, d’une soif <strong>de</strong> gloire ou <strong>de</strong><br />
notoriété – selon une exaltation qui peut parfois aller<br />
jusqu’au suici<strong>de</strong>. Sur un registre moins tragique, mais bien<br />
plus répandu, on peut sans doute aussi voir ce type <strong>de</strong><br />
fascination à l’œuvre dans le consumérisme qui pousse tant<br />
35
<strong>de</strong> nos contemporains, dans <strong>de</strong>s pays pourtant « riches », à<br />
s’enferrer dans <strong>de</strong>s spirales d’en<strong>de</strong>ttement sous le charme<br />
fascinant <strong>de</strong>s images d’ordre publicitaire qui occupent tant<br />
<strong>de</strong> place sur nos écrans (petits et grands) et dans nos esprits.<br />
Encapacitation<br />
À travers son analyse remarquablement serrée <strong>de</strong> la<br />
servitu<strong>de</strong> volontaire, La Boétie nous rend donc sensibles au<br />
fait que voir fait la moitié du mot pouvoir. <strong>Les</strong> mécanismes<br />
d’oppression aussi bien que d’émancipation qu’il met en<br />
lumière reposent sur <strong>de</strong>s régimes <strong>de</strong> la vision et du regard.<br />
<strong>Les</strong> structures sociales apparaissent comme <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong><br />
canalisation du regard. Qui est amené par qui à regar<strong>de</strong>r qui<br />
ou quoi ? Voilà ce qui structure l’espace politique et ce qui le<br />
prédétermine, bien avant le résultat <strong>de</strong> telle ou telle<br />
révolution <strong>de</strong> palais, ou <strong>de</strong> tel ou tel épiso<strong>de</strong> électoral.<br />
Essayons <strong>de</strong> rassembler les leçons que nous donne sur ce<br />
point le Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire, et que je<br />
rassemblerai sous trois rubriques, qui relèvent toutes trois<br />
du néologisme : l’encapacitation, le synopticon et le<br />
visionnarisme.<br />
Ceux qui paraissent choisir la servitu<strong>de</strong>, soit la<br />
soumission à un pouvoir mutilant, le font certes par une<br />
forme d’aveuglement. Il faut toutefois noter qu’il s’agit ici<br />
d’un aveuglement assez différent <strong>de</strong> celui qu’a dénoncé toute<br />
une tradition <strong>de</strong> pensée politique, enracinée chez Platon et<br />
36
qui se déploie pleinement à partir <strong>de</strong>s Lumières. Cette<br />
tradition, que j’appellerai « épistémocratique », nous dit que<br />
les « masses » sont aveugles à leur intérêt réel. Par manque<br />
d’éducation, elles ne savent pas voir par elle-même ce qui<br />
promeut réellement leur bien-être.<br />
La solution épistémocratique est dès lors double.<br />
Alternativement ou simultanément, on propose d’une part<br />
d’éclairer le peuple (<strong>de</strong> l’éduquer, <strong>de</strong> lui apprendre à voir les<br />
choses comme elles doivent être vues). En attendant que le<br />
peuple soit éclairé, on propose d’autre part <strong>de</strong> mettre les<br />
Savants au pouvoir (sous la forme <strong>de</strong> philosophes-roi ou<br />
d’experts en économie). Le résultat <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux solutions<br />
<strong>de</strong>vrait en principe être le même : le pays aura su voir et<br />
mettre en place les politiques qui maximiseront le bien-être<br />
du plus grand nombre, soit sous l’impulsion d’électeurs bien<br />
éduqués, soit sous celle d’experts bienveillants.<br />
On connaît les écueils d’une telle approche<br />
épistémocratique. Rien ne garantit que les experts soient<br />
bienveillants et désintéressés. Plus gravement, comme l’a<br />
bien répété Jacques Rancière dans sa belle fable du Maître<br />
ignorant, le processus d’éducation par lequel les « savants »<br />
espèrent hausser les masses ignorantes à leur niveau ne fait<br />
souvent que reproduire et renforcer les inégalités<br />
structurelles qu’il prétend combler1. 1<br />
Jacques Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle,<br />
Paris, Fayard, 1987.<br />
37
D’où l’intérêt <strong>de</strong> la nuance qu’apporte La Boétie au<br />
schéma <strong>de</strong> l’aveuglement <strong>de</strong>s masses. La multitu<strong>de</strong>, chez lui,<br />
avant d’être aveugle à son intérêt, lequel pourrait dans<br />
l’absolu être mieux calculé pour elle par les savants, est<br />
d’abord aveugle à sa propre puissance, laquelle rési<strong>de</strong><br />
toujours en elle seule. La politique d’émancipation à laquelle<br />
semble nous inviter La Boétie ne consiste pas à ériger nos<br />
quelques philosophes en une aristocratie <strong>de</strong> rois (que l’on<br />
accepterait <strong>de</strong> suivre aveuglément en attendant d’y voir clair<br />
nous-mêmes), mais à voir et à mesurer la puissance qui<br />
émane <strong>de</strong> nous et dont se nourrissent les mécanismes qui<br />
nous oppriment.<br />
L’émancipation prend dès lors la forme <strong>de</strong> ce que les<br />
anglophones nomment empowerment, et que l’on peut<br />
traduire par le néologisme d’encapacitation (ainsi que par<br />
l’expression d’augmentation <strong>de</strong> notre puissance d’agir). Si les<br />
« philosophes » veulent véritablement ai<strong>de</strong>r à « émanciper »<br />
les masses, ils peuvent prendre l’empowerment pour gui<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> leur action. Une première forme d’encapacitation (au sens<br />
faible) peut consister à donner à autrui les moyens <strong>de</strong> ce qui<br />
fera sa puissance d’agir, selon l’adage : « il vaut mieux<br />
donner une canne à pèche qu’un poisson ». Il ne s’agit<br />
toutefois ici que d’un cas très classique d’ai<strong>de</strong>, qui<br />
présuppose toujours une inégalité <strong>de</strong> statut entre l’assistant,<br />
qui dispose <strong>de</strong> quelque chose et qui le donne, et l’assisté, qui<br />
en était privé et qui le reçoit – ce pour quoi on manque<br />
38
arement d’attendre <strong>de</strong> lui une certaine gratitu<strong>de</strong>, et donc<br />
une certaine soumission…<br />
Selon une secon<strong>de</strong> forme d’encapacitation (au sens fort),<br />
bien plus intéressante et bien plus radicale, il ne s’agit plus<br />
<strong>de</strong> donner ou <strong>de</strong> recevoir une puissance venue <strong>de</strong> l’extérieur<br />
(transmise d’un assistant à un assisté), mais <strong>de</strong> gagner accès<br />
à une puissance qu’on a déjà en soi-même, mais dont on était<br />
resté jusqu’à présent « séparé ». Le geste essentiel, ici – un<br />
geste que <strong>de</strong> nombreux théoriciens contemporains inscrivent<br />
au cœur même <strong>de</strong> l’activation politique – ne consiste plus à<br />
donner ou recevoir, mais à prendre : prendre la mesure <strong>de</strong> la<br />
puissance qui est en moi, prendre ce qui « me revient » <strong>de</strong><br />
droit parce que je me rends compte que cela émane en réalité<br />
<strong>de</strong> moi-même.<br />
Tel est bien le geste auquel La Boétie pousse la<br />
multitu<strong>de</strong> dans son rapport au tyran : ren<strong>de</strong>z-vous compte<br />
que le pouvoir (potestas) du tyran qui vous opprime n’est<br />
rien d’autre que votre propre puissance (potentia). Ce ne sont<br />
que vos propres yeux, vos propres mains, vos propres pieds et<br />
vos propres esprits qui vous oppriment en se mettant à son<br />
service. Il ne dépend que <strong>de</strong> vous <strong>de</strong> « reprendre » cette<br />
puissance qui vient <strong>de</strong> vous, pour l’engager dans <strong>de</strong>s<br />
institutions collectives qui contribuent à votre émancipation<br />
plutôt qu’à votre asservissement.<br />
C’est parce que cette secon<strong>de</strong> forme d’encapacitation<br />
implique un travail sur la perception du donné et <strong>de</strong> l’au-<strong>de</strong>là<br />
du donné (le possible, le virtuel, l’imaginable) que la<br />
39
éflexion <strong>de</strong> La Boétie sur le regard est centrale dans son<br />
analyse du pouvoir politique : je ne suis généralement séparé<br />
<strong>de</strong> ma puissance que parce que mon regard est fasciné,<br />
captivé, distrait, c’est-à-dire incapable <strong>de</strong> se porter sur cette<br />
puissance qui est pourtant mienne.<br />
Synopticon<br />
La servitu<strong>de</strong> passe donc par un régime <strong>de</strong> visibilité dans<br />
lequel être vu compte moins qu’avoir son regard capté.<br />
Depuis la relecture qu’a donnée Michel Foucault du<br />
Panopticon <strong>de</strong> Jeremy Bentham dans Surveiller et punir, on<br />
a pris l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> penser les rapports du citoyen au pouvoir<br />
à travers les institutions et les machines qui me ren<strong>de</strong>nt<br />
visible au regard d’un Big Brother : qu’il s’agisse <strong>de</strong> la prison<br />
imaginée par Bentham, dans laquelle les détenus et leurs<br />
cellules sont tous visibles pour un gardien placé en un lieu<br />
central, qu’il s’agisse <strong>de</strong>s procédures administratives<br />
chargées <strong>de</strong> rendre mesurables nos performances<br />
productives, ou qu’il s’agisse <strong>de</strong> la télésurveillance, <strong>de</strong>s<br />
radars routiers, <strong>de</strong>s cartes <strong>de</strong> crédits et autres cookies<br />
informatiques qui espionnent et enregistrent dorénavant<br />
chacun <strong>de</strong> nos faits et gestes quotidiens, nous i<strong>de</strong>ntifions<br />
souvent ce qui menace nos « libertés » avec ce qui nous<br />
expose au regard d’un Grand Inquisiteur, que celui-ci soit<br />
étatique ou marchand.<br />
40
La Boétie nous avertit que l’essentiel pourrait bien être<br />
ailleurs. Ce qui nous aliène, c’est peut-être moins d’être<br />
exposé au regard d’autrui que <strong>de</strong> porter notre propre regard<br />
vers tel objet plutôt que vers tel autre, et cela en l’absence <strong>de</strong><br />
toute contrainte disciplinaire, mais <strong>de</strong> la façon la plus<br />
« volontaire » qui soit. L’essentiel <strong>de</strong> notre aliénation ne<br />
tient-il pas à certaines images, sur lesquelles tout le mon<strong>de</strong> a<br />
le regard fasciné, à la manière du papillon-courtisan <strong>de</strong> La<br />
Boétie qui se précipite – volontairement – vers la flamme<br />
dont la brillance lui fait oublier la brûlure ? Plus que les<br />
radars routiers, les inquisitions fiscales, l’imposition ou<br />
l’interdiction <strong>de</strong>s voiles islamiques, ce qui fait souffrir la<br />
majorité <strong>de</strong> nos contemporains, n’est-ce pas bien davantage,<br />
par exemple, une certaine image du corps féminin, répandue<br />
sur tous nos kiosques et sur tous nos écrans, qui pousse à la<br />
tristesse, à la dépression, voire à l’anorexie tant <strong>de</strong> femmes<br />
<strong>de</strong> nos pays ? Non moins que les prisons, et que toutes les<br />
nouvelles inventions répressives, n’est-ce pas la structure<br />
sociale <strong>de</strong> la machine télévisuelle qui transforme aujourd’hui<br />
notre obéissance en servitu<strong>de</strong> ?<br />
Un criminologue scandinave, Thomas Mathiesen, a<br />
proposé <strong>de</strong> renverser le modèle foucaldien du panopticon en<br />
un modèle <strong>de</strong> synopticon, dont la structure <strong>de</strong> base serait<br />
celle qui agglutine chaque soir la majorité <strong>de</strong> nos populations<br />
à leur petit écran1. On passe ainsi d’une position centrale qui<br />
1 Thomas Mathiesen, « The Viewer Society. Foucault’s Panopticon Revisited », Theoretical<br />
Criminology, No 1, Vol 2, 1997, 215-234.<br />
41
est source du regard (celui du gardien unique surveillant la<br />
multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> prisonniers chez Bentham) à une position<br />
centrale (le petit écran) qui <strong>de</strong>vient l’objet <strong>de</strong> tous les regards<br />
émanant <strong>de</strong> la multitu<strong>de</strong> disséminée à l’entour. Comment ne<br />
pas reconnaître dans ce que proposent nos petits écrans « les<br />
jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes<br />
étranges, les médailles, les tableaux et autres telles<br />
drogueries » dont les « allèchements » font « les appâts <strong>de</strong> la<br />
servitu<strong>de</strong> », en ce qu’ils nous « assotissent » davantage qu’ils<br />
ne nous plaisent.<br />
Ici encore, ici surtout, cette servitu<strong>de</strong> n’apparaît comme<br />
« volontaire » que pour faire imploser tout le pouvoir<br />
légitimateur dont se pare « la volonté » dans nos sociétés<br />
libérales. Pain, jeux et télévision apparaissent comme ce qui<br />
forme – ce qui informe, ce qui conditionne – nos volontés,<br />
tout autant que ce qui en résulte. Tout effort d’émancipation<br />
doit dès lors porter justement sur les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> circulation<br />
<strong>de</strong>s flux d’images et d’informations qui conditionnent nos<br />
volontés et nos regards : <strong>de</strong> même que La Boétie se gar<strong>de</strong><br />
finalement <strong>de</strong> blâmer ceux qui « en naissant se sont trouvés<br />
le joug sous le col » pour avoir « vu seulement l’ombre <strong>de</strong> la<br />
liberté », <strong>de</strong> même <strong>de</strong>vons-nous chercher à démonter les<br />
conditions <strong>de</strong> production qui condamnent nos regards à ne<br />
rencontrer sur nos petits écrans que le brillant fascinant et<br />
aveuglant d’un spectacle qui ne laisse guère percer <strong>de</strong> savoir,<br />
<strong>de</strong> pensée et d’art.<br />
42
Visionnarisme<br />
La troisième leçon que suggère La Boétie dans le cadre<br />
<strong>de</strong> sa réflexion sur les rapports entre régimes <strong>de</strong> pouvoir et<br />
régimes <strong>de</strong> visibilité consiste à remettre en cause la<br />
structure même du « regard libérateur ». Jusqu’ici, nous<br />
avons accepté le principe selon lequel quelque chose doit être<br />
donné à la vue avant <strong>de</strong> pouvoir être perçu. Images <strong>de</strong><br />
mannequins maladivement sveltes, jeux télévisés, poursuites<br />
en voitures transgressant les limitations <strong>de</strong> vitesses : tout<br />
cela fait partie <strong>de</strong> notre réalité, au sein <strong>de</strong> laquelle nous<br />
choisissons <strong>de</strong> porter nos regards sur tel objet plutôt que sur<br />
tel autre, et cela à l’intérieur d’appareils <strong>de</strong> canalisation et<br />
<strong>de</strong> conditionnement <strong>de</strong>s regards plus ou moins discrets et<br />
plus ou moins aliénants. Lorsque La Boétie évoque ceux que<br />
j’ai qualifiés <strong>de</strong> « libertins », il nous invite à pousser plus loin<br />
la reprise <strong>de</strong> contrôle sur notre propre regard.<br />
Leur spécificité ne tient pas seulement à ce que,<br />
contrairement au « gros populas », ils « sentent le poids du<br />
joug », mais surtout à ce qu’ils « ne se contentent pas <strong>de</strong><br />
regar<strong>de</strong>r ce qui est <strong>de</strong>vant leurs pieds ». Comme on l’a<br />
souligné au passage, les libertins « avisent et <strong>de</strong>rrière et<br />
<strong>de</strong>vant », « ils remémorent les choses passées pour juger <strong>de</strong><br />
celles du temps à venir et pour mesurer les présentes ». En<br />
d’autres termes, ce qui caractérise leur regard, c’est d’être<br />
capable <strong>de</strong> voir ce qui ne se voit pas, ce qui n’est nullement<br />
donné à voir, ce qui est au-<strong>de</strong>là du donné. Il s’agit toujours <strong>de</strong><br />
43
diriger son regard, mais non plus <strong>de</strong> se limiter à le porter sur<br />
<strong>de</strong>s objets déjà existants : il faut au contraire imaginer ce qui<br />
n’est pas, il faut avoir une vision, avec tout ce que cela peut<br />
impliquer <strong>de</strong> menace d’hallucination, d’illusion ou <strong>de</strong> folie.<br />
Jamais sans doute le Discours <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> volontaire<br />
n’aura eu davantage d’actualité que cinq siècles après sa<br />
rédaction. Entre les fausses promesses du regard d’expert et<br />
le « synopticisme » <strong>de</strong> l’abrutissement télévisuel, La Boétie<br />
nous donne <strong>de</strong>s outils remarquablement propres à<br />
déconstruire notre si douce aliénation. Mais il esquisse<br />
surtout <strong>de</strong>s voies par lesquelles notre regard peut<br />
s’émanciper <strong>de</strong> la servitu<strong>de</strong> du spectacle. Apprenons à voir<br />
notre puissance propre et imposons-nous le <strong>de</strong>voir d’imaginer<br />
l’invisible : telles sont les <strong>de</strong>ux premières règles d’une<br />
hygiène et d’une éthique du regard encore à inventer.<br />
Cette <strong>de</strong>rnière leçon <strong>de</strong> La Boétie nous ramène bien du<br />
côté <strong>de</strong> la littérature, en tant que celle-ci se complaît dans les<br />
<strong>fiction</strong>s et dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s chimères. Il n’y a <strong>de</strong> libération<br />
possible que pour qui sait décoller ses yeux du donné, et c’est<br />
bien là une fonction essentielle <strong>de</strong> la littérature (et <strong>de</strong> l’art en<br />
général) que <strong>de</strong> nous faire rêver à d’autres mon<strong>de</strong>s possibles.<br />
Ce ne sont pas les amusements, les spectacles, les<br />
divertissements comme tels qui entretiennent notre<br />
servitu<strong>de</strong> : « les jeux, les farces, les spectacles, et les<br />
tableaux » qui nous font entrevoir <strong>de</strong>s possibles au-<strong>de</strong>là du<br />
donné sont aussi nécessaires et émancipateurs, sinon<br />
44
davantage, que l’étu<strong>de</strong> rationnelle <strong>de</strong> ce donné. Ce serait<br />
d’ailleurs au nom <strong>de</strong> ce même principe que je justifierais le<br />
« libertinage interprétatif » qui a caractérisé ma lecture <strong>de</strong><br />
La Boétie, projeté anachroniquement dans notre mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
démocratie, <strong>de</strong> radars et <strong>de</strong> télévisions1 : c’est en tant que les<br />
étu<strong>de</strong>s littéraires exploitent la lettre <strong>de</strong>s textes pour aller<br />
regar<strong>de</strong>r au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce qu’indiquent les intentions<br />
historiques <strong>de</strong> leurs auteurs qu’elles me semblent pouvoir<br />
contribuer à nos efforts <strong>de</strong> pensée et à notre émancipation.<br />
1<br />
Je renvoie sur ces points à Yves Citton, Lire, actualise, interpréter. Pourquoi les étu<strong>de</strong>s<br />
littéraires, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.<br />
45
L’éloge tragique<br />
<strong>de</strong> la mémoire en exil<br />
I. Balises synoptiques<br />
48<br />
Pr Afifa Bererhi<br />
Université d’Alger<br />
Le roman <strong>de</strong> Nourredine Saadi (2005) pourrait être<br />
assimilé à un récit hagiographique imaginaire si l’on<br />
retenait, <strong>de</strong> prime à bord, l’essaimage dans le texte <strong>de</strong>s<br />
mentions <strong>de</strong> glorification <strong>de</strong>s saints aïeuls, fondateurs d’une<br />
généalogie et d’une ville, constructeurs d’une mémoire,<br />
comme l’atteste cette expertise d’un manuscrit établissant la<br />
lumière sur l’origine du personnage pivot <strong>de</strong> la narration :<br />
« … Cette prière <strong>de</strong> Moulay Ab<strong>de</strong>slam Ibn Maschich, connue<br />
d’ailleurs sous le nom <strong>de</strong> Maschishiya, date <strong>de</strong> la fin du<br />
VI°siècle <strong>de</strong> l’Hégire musulman au moment <strong>de</strong> l’apogée du<br />
soufisme et du culte <strong>de</strong>s saints d’Afrique du Nord. La vie du
saint nous est parvenue par <strong>de</strong>s recueils hagiographiques<br />
mais il semble, c’est l’hypothèse en tout cas <strong>de</strong>s spécialistes,<br />
que ces versets se transmettaient par l’oralité et que le<br />
premier support écriture date seulement du X° siècle, cité par<br />
<strong>de</strong>s chroniqueurs mais dont on n’a jamais trouvé la trace.<br />
Moulay Ab<strong>de</strong>ssalam n’a pas créé <strong>de</strong> <strong>de</strong> tariqa. C’est le saint<br />
Abu Hassan Al Chadyli, fondateur <strong>de</strong> la célèbre confrérie, qui<br />
fut son disciple au mont Alam, qui aurait fait le premier<br />
parchemin <strong>de</strong> ce texte.<br />
L’épigraphie <strong>de</strong> Sidi Kebir Belhamlaoui, ancêtre <strong>de</strong> la zawiya<br />
du même nom, atteste par la date et la formule <strong>de</strong><br />
l’inscription du colophon que cette prière mystique, une<br />
allègorie, sert <strong>de</strong> transmission du Sîr (le secret) si cher au<br />
soufisme. Cette pièce, outre ses qualités esthétiques d’une<br />
très gran<strong>de</strong> beauté, constitue un document inestimable pour<br />
la collection… » (P 66. La typographie du texte est respectée)<br />
Le projet <strong>fiction</strong>nel prend naissance quand, <strong>de</strong> l’exil<br />
territorial, <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> l’autre- Paris et Saint-Ouen - le<br />
souvenir remonte, prend langue et va à la rencontre <strong>de</strong> la<br />
ville hiératique, Constantine, dressée sur son rocher<br />
fracassé, et <strong>de</strong> ses saints qui, par interposition <strong>de</strong> l’héroïne<br />
en situation d’émigration, sont exposés à la menace <strong>de</strong><br />
l’effacement symbolique <strong>de</strong> leur trace. En effet, le sujet<br />
confronté peut-être à un besoin pécuniaire, « C’est vrai, au<br />
fait, pourquoi voulez-vous le vendre, vous avez tant <strong>de</strong><br />
chagrin à vous en séparer, si c’est un besoin d’argent je peux<br />
vous dépanner, en empruntant à Jacques, c’est un seigneur,<br />
vous savez ? » (P.40), ou voulant gommer à jamais un passé,<br />
« elle a fui le pays, sa rupture mentale, intime, personnelle »<br />
49
(P. 50), « je suis venue pour échapper à ce passé, à ses<br />
spectres, à mes fantômes… » (P.47), est tentée <strong>de</strong> se délester<br />
du manuscrit du grand- père, un document liturgique<br />
précieux, véritable pièce d’art, « une merveille », reçue en<br />
héritage. Il est le symbole d’une mémoire, « Mon père m’a<br />
appris le nom et la chronologie <strong>de</strong> tous ses ascendants qui<br />
reposent là, ce sera mon tour un jour quand Allah le voudra,<br />
Vous êtes nos précurseurs et nos <strong>de</strong>vanciers, et nous sommes<br />
vos survivants, vos poursuivants. » (P.85) Inséparable<br />
talisman jusque dans la mort, l’héroïne, contenant son<br />
hésitation, « peur <strong>de</strong> (s’) en défaire » (P.123), le soumet à une<br />
transaction toute mercantile.<br />
Pour emprunter à Günter Grass l’image <strong>de</strong> l’oignon<br />
symbolisant le souvenir et la mémoire, chaque chapitre du<br />
livre est une pelure détachée qui livre l’être intime <strong>de</strong> la<br />
sublime et mystérieuse Abla/Alba. Pelure après pelure on<br />
touche à l’ultime fermeté du centre, là où se lève l’énigme, où<br />
se produit la lumière, se dit et s’écrit l’inaliénabilité <strong>de</strong><br />
l’origine première et dont la préservation se réalise ici au<br />
prix <strong>de</strong> la folie, « Parfois je crois qu’elle est folle… Comment<br />
te dire, elle est comme une feuille <strong>de</strong> papier dont le recto et le<br />
verso ne coïnci<strong>de</strong>raient pas… » (P.133) et <strong>de</strong> la mort,<br />
expérience <strong>de</strong> l’extrême dans le refus <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong> soi,<br />
l’enjeu risqué du choix d’exil :<br />
50
« Qui est revenu un jour <strong>de</strong> la folie ou du suici<strong>de</strong> pour vous<br />
décrire ce qui se passait dans sa tête ? De quoi voulez-vous me<br />
guérir alors que vous ne pouvez pas même comprendre,<br />
éprouver ce qui me fait souffrir ? » (P. 198<br />
« Si Garbo avait vu son visage disparaître lentement<br />
en fondu noir sous le drap, sans doute se serait-il souvenu <strong>de</strong><br />
la voix off dans le <strong>de</strong>rnier plan d’Anna Karérine : La lumière<br />
qui pour l’infortunée avait éclairé le mystère <strong>de</strong> sa vie, ses<br />
tourments et ses souffrances brilla soudain d’un plus vif<br />
éclat. Tolstoï dit n’avoir écrit les huit cents pages <strong>de</strong> roman<br />
que pour le terminer par cette phrase.<br />
Comment décrire en effet le <strong>de</strong>rnier regard d’une<br />
suicidée ? (P.200)<br />
L’héroïne qui meurt en se suicidant donne à son geste un<br />
double sens. Dans la subite intensité <strong>de</strong> clairvoyance <strong>de</strong> la<br />
con<strong>science</strong> <strong>de</strong> soi se produit l’auto châtiment pour avoir osé<br />
transformer un bien symbolique mémoriel en bien marchand<br />
monnayable, osé vendre sa mémoire, sa famille :<br />
« Pourquoi la parenté Sidi ? Parce que chacun est fait du bois<br />
<strong>de</strong> sa naissance. Le nôtre vient <strong>de</strong> loin, d’un arbre qui a planté<br />
ses racines il y a plus <strong>de</strong> mille ans. Tu apprendras tout cela,<br />
ma fille, en récitant tous les jours ce livre <strong>de</strong> nos aïeux. »<br />
(P.81)<br />
La tentation <strong>de</strong> la renonciation <strong>de</strong> soi à soi est<br />
véritablement une hérésie dont la réparation ne peut se<br />
conclure qu’au prix <strong>de</strong> la mort. Mais, paradoxalement la<br />
mort crée la possibilité d’une renaissance, notamment celle<br />
51
<strong>de</strong> Alain/Ali dont le <strong>de</strong>stin se lit au miroir <strong>de</strong> celui d’Abla, et<br />
le prolonge.<br />
La présence d’Abla agit comme un stimulus sur la<br />
mémoire d’Alain avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> situer ses origines, <strong>de</strong> retrouver<br />
ses marques et combler ses manques :<br />
« Moi aussi, je suis né à Constantine, je l’ai quittée à ma<br />
naissance. C’est comme si je n’étais né nulle part. » (P.27)<br />
Comme Abla, l’égratignure du nom est une blessure :<br />
« Cette femme, Alba… Il se ressaisit et articula Abla, elle a<br />
quitté la guerre comme ma mère l’autre guerre, Ali Abel, ils<br />
ont enlevé le H <strong>de</strong> mon nom, le nom <strong>de</strong> ma mère, Jacques tu<br />
te rends compte ? » (P.55)<br />
Similitu<strong>de</strong> totale entre Alain et Abla qu’on prenait pour<br />
« mari et femme », mais au-<strong>de</strong>là du lien amoureux, Abla est<br />
le substitut du pays natal, le trou <strong>de</strong> la mémoire. Elle<br />
remplit une absence :<br />
« Son corps telle une géographie. Un paysage <strong>de</strong> cette terre<br />
<strong>de</strong> naissance qu’il n’a jamais connue. Et il lui chuchota : Tu es<br />
mon pays. » (P.114)<br />
Abla est l’incarnation d’un double amour, pour la femme<br />
et pour le pays inséparables et confondus, ce qui n’est pas<br />
sans rappeler la Nedjma katébienne, éperdument désirée et<br />
à jamais inaccessible, plongeant ses prétendants dans le<br />
désastre <strong>de</strong> la quête inassouvie, comme l’est Alain.<br />
52
Subjugué, envoûté par Abla, intimement proche et à la<br />
fois irrémédiablement distante <strong>de</strong> lui, Alain, mourant<br />
d’espoir vit dans son ombre et la poursuit :<br />
« Alors, pour essayer <strong>de</strong> la comprendre, <strong>de</strong> saisir cette<br />
femme erratique qui ne cessait <strong>de</strong> tarau<strong>de</strong>r son esprit, Alain<br />
consulta une voyante (…) La chiromancienne balbutia <strong>de</strong>s<br />
formules ésotériques : Le <strong>de</strong>stin a besoin <strong>de</strong> patience…Cette<br />
femme est comme un livre scellé dont on n’a pas encore<br />
déchiré les pages…<br />
…mille femmes s’emparaient <strong>de</strong> son imagination : elle est si<br />
proche <strong>de</strong> lui, aimante et tout à coup distante, étrangère, si<br />
versatile et fantasque, tantôt triste et ténébreuse, tantôt<br />
exubérante et sublime ; essayant encore et encore <strong>de</strong><br />
recomposer un puzzle <strong>de</strong> glace et <strong>de</strong> feu, recoller <strong>de</strong>s<br />
morceaux <strong>de</strong> sa jovialité avec son côté mélancolique,<br />
chimérique, mythique, <strong>de</strong> retrouver, sous ses caprices <strong>de</strong><br />
petite fille enjouée, la femme qui soudain se maquillait sous<br />
un visage fermé qui l’effrayait. (…) Cela, Alain le savait et sa<br />
passion pour elle ne fit que se nourrir davantage. » (P. 144 ;<br />
145)<br />
A sa mort, Alain se fait le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> raccompagner la<br />
dépouille <strong>de</strong> l’amourée, le cercueil rassemblant un corps et sa<br />
mémoire, Abla inerte et avec elle le manuscrit ancestral.<br />
Dans ce voyage du retour mortuaire sur les lieux <strong>de</strong> l’origine,<br />
la présence d’Alain est assurément l’accomplissement d’un<br />
53
geste d’amour profond. C’est le voyage qui permettra <strong>de</strong> faire<br />
le <strong>de</strong>uil et qui ouvre conjointement la voie à une<br />
résurrection. Pour Alain natif <strong>de</strong> Constantine dont il n’a<br />
aucun souvenir, Constantine nuit <strong>de</strong> l’origine, se transforme,<br />
avec ce voyage, en lumière <strong>de</strong> l’origine. Par une ironie du<br />
sort, la mort d’Abla aussi dramatique, aussi tragique soitelle,<br />
est aussi une promesse d’avenir pour Alain.<br />
Ce basculement progressivement préparé au plan<br />
narratif, est créateur d’une image oxymorique <strong>de</strong> la mort.<br />
L’entrelacement <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stins <strong>de</strong>s héros serait une<br />
théâtralisation <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> mort régénératrice, <strong>de</strong> la mort<br />
fertilisante, <strong>de</strong> la mort édifiante. Notons que le roman<br />
s’achève sur cette citation <strong>de</strong> Gérard <strong>de</strong> Nerval :<br />
« D’ailleurs, elle m’appartenait bien plus dans sa mort que<br />
dans sa vie. »<br />
Possé<strong>de</strong>r Abla c’est vivre <strong>de</strong> son amour, vivre dans sa<br />
mémoire et, symboliquement, c’est se poser en héritier<br />
légitime <strong>de</strong>s saints aïeuls pour la reconnaissance <strong>de</strong> sa<br />
naissance constantinoise. Alain reconstitue ainsi sa carte<br />
d’i<strong>de</strong>ntité, à partir <strong>de</strong> quoi peut se concevoir un avenir sans<br />
heurt sur la question existentielle. Lui, l’enfant <strong>de</strong> la DDASS<br />
ne sera plus torturé par les cases vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sa mémoire.<br />
Ainsi le roman construit son sens sur les ruines <strong>de</strong> la<br />
douleur d’exil, la nostalgie <strong>de</strong> la chose perdue, la maladie<br />
d’habiter sa <strong>de</strong>meure. Il se double aussi <strong>de</strong> l’autre lecture <strong>de</strong><br />
l’exil perçu comme expérience initiatique d’accession à soi et<br />
54
<strong>de</strong> dépassement <strong>de</strong> soi, C’est l’autre – Nourredine Saadi<br />
citant Nerval.<br />
En élaborant ce cadastre <strong>de</strong> la mémoire heurtée et à<br />
reconstituer, Nourredine Saadi, à sa manière, se place sur<br />
les traces du lointain Exil occi<strong>de</strong>ntal <strong>de</strong> Sohrawardi et plus<br />
proche <strong>de</strong> nous, il réinvente sur un mo<strong>de</strong> qui lui est<br />
spécifique, quelques thèmes <strong>fiction</strong>nels récurrents chez<br />
Mohammed Dib, tous liés au motif <strong>de</strong> l’ailleurs : l’exil,<br />
l’errance, l’amour, la folie. Dans l’entre <strong>de</strong>ux et par un jeu<br />
combinatoire, il réactive l’entendu premier <strong>de</strong> l’exote tel<br />
qu’on le rencontre chez Goethe ou Victor Segalen par<br />
exemple. De cela naît la particularité <strong>de</strong> l’auteur qui<br />
développe une écriture du scellement <strong>de</strong> l’ailleurs et <strong>de</strong> l’ici,<br />
<strong>de</strong> l’étrangeté et <strong>de</strong> l’originel. Cette alliance d’apparence<br />
contradictoire nourrit la tension dramatique du texte et se<br />
fait annonciatrice d’une nouvelle pensée qui <strong>de</strong>vra gouverner<br />
le mon<strong>de</strong> du XXI siècle.<br />
II. L’émigration et ses discours<br />
Si, jusqu’à une date relativement récente, l’émigration<br />
était le fait d’une situation <strong>de</strong> précarité économique, si elle<br />
concernait d’abord les catégories socio professionnelles<br />
inférieures et touchait essentiellement la gente masculine,<br />
55
dans ce roman, Nourredine Saadi casse ce schéma<br />
consensuel, généralisable à toute contrée.<br />
Ici le portrait <strong>de</strong> l’émigrant déroge à la norme. Il s’agit<br />
d’une jeune femme, instruite, architecte <strong>de</strong> métier, <strong>de</strong> la<br />
lignée d’une famille <strong>de</strong> lettrés, <strong>de</strong> vieille souche, composant<br />
l’aristocratie citadine, ces notables dont les noms collent à<br />
l’histoire <strong>de</strong> leur ville. Il s’agit donc d’un cas d’exception et<br />
même doublement exceptionnel. Le grand- père <strong>de</strong> la jeune<br />
fille rompt avec la légitimité coutumière par sa seule volonté<br />
et la désigner unique légataire <strong>de</strong> la mémoire familiale, c’est<br />
à elle qu’échoit le manuscrit <strong>de</strong> la prière <strong>de</strong>s saints aïeuls,<br />
datant du XI siècle. Abla désormais héritière d’un bien<br />
symbolique fort et lourd, accè<strong>de</strong> au statut <strong>de</strong> gardienne <strong>de</strong> la<br />
mémoire ancestrale :<br />
« Pourquoi m’a-t-il donc légué à moi ce manuscrit et ce lit<br />
intransportable ? C’est comme s’il avait voulu rompre la<br />
lignée, la terminer par une petite fille stérile. C’est étrange…<br />
Il faut dire que la chose est assez inexplicable quand on<br />
sait avec quelle rigueur Khelil Belhamlaoui vécut dans le<br />
respect <strong>de</strong>s coutumes et la continuité <strong>de</strong> la tradition<br />
familiale, écrasé par l’ombre <strong>de</strong> son arbre généalogique<br />
comme s’il pouvait exister qu’en actualisant le passé en<br />
éternel recommencement. Autant dire qu’il a vécu dans une<br />
mémoire sans fond. » (P.85)<br />
L’infraction à la règle coutumière donne la mesure <strong>de</strong><br />
l’insigne privilège <strong>de</strong> recevoir le manuscrit et en même temps<br />
56
<strong>de</strong> l’astreinte à observer les <strong>de</strong>voir et obligation <strong>de</strong><br />
préservation et perpétuation <strong>de</strong> la mémoire. Elle est aussi<br />
l’expression touchante d’un amour filial prompt à réparer<br />
l’offense faite à la petite- fille, et plus généralement à la<br />
femme. Le legs du manuscrit se veut geste compensatoire :<br />
« Tu voulais savoir, tu vois c’est tellement banal, je ne<br />
pouvais lui donner le fils qui poursuive son nom, nous étions<br />
quittes et mon corps en porte la quittance… Ce manuscrit<br />
est un peu comme l’enfant que je n’ai pas eu, mon grand-père<br />
me l’a promis pour sa succession le jour <strong>de</strong> mon<br />
divorce…Allahouma, Ô mon Dieu, noie-moi… » (P. 142)<br />
La représentation sociale et symbolique du personnage<br />
ne plai<strong>de</strong> a priori aucunement pour la nécessité d’émigrer.<br />
Pourtant la déterritorialisation s’effectue. Elle est d’abord<br />
une réponse à l’impulsion du désir <strong>de</strong> fuir le mal être, <strong>de</strong><br />
sortir du traumatisme d’un divorce prononcé au motif <strong>de</strong> la<br />
stérilité. Le défaut <strong>de</strong> maternité retirant en quelque sorte la<br />
dignité d’être femme.<br />
L’émigration vers la France, pays <strong>de</strong>s Lumières, est donc<br />
un acte <strong>de</strong> rupture avec <strong>de</strong>s préconçus socio culturels<br />
archaïques, un acte <strong>de</strong> réhabilitation <strong>de</strong> la personne<br />
humaine, un acte <strong>de</strong> libération ; c’est le sens que Abla<br />
attribue à sa résolution d’emprunter le chemin <strong>de</strong><br />
l’émigration.<br />
57
Le portrait <strong>de</strong> Abla et son itinéraire d’émigrante inscrit<br />
en creux le discours, croyons nous, <strong>de</strong> l’auteur, son<br />
engagement féministe nourri <strong>de</strong> symboles mystiques,<br />
contournant ainsi l’écueil <strong>de</strong>s tambours du militantisme en<br />
restituant la mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> la pensée soufie.<br />
Le don du manuscrit en faveur <strong>de</strong> Abla désigne bien une<br />
volonté <strong>de</strong> détournement <strong>de</strong> la voie <strong>de</strong> transmission<br />
coutumière comme signalé, ce renversement <strong>de</strong>s us pourrait<br />
s’entendre aussi comme un rappel du matriarcat au Maghreb<br />
(La reine Tinhinnan, la Kahina, la reine Didon…). Le legs <strong>de</strong><br />
la mémoire revenant à une femme est un signe du<br />
renouveau <strong>de</strong> la pensée gérant actuellement le rapport<br />
Masculin/Féminin.<br />
Cette vision s’inscrit dans le prolongement <strong>de</strong> ce qui est<br />
<strong>de</strong>venu un slogan, « la femme est l’avenir <strong>de</strong> l’homme ».<br />
Credo <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité progressiste en occi<strong>de</strong>nt s’inscrivant<br />
lui même dans la continuité d’un écho <strong>de</strong> la lointaine<br />
antériorité socio historique et culturelle maghrébine et qui<br />
trouve également sa justification dans l’enseignement <strong>de</strong> la<br />
mystique soufie, réactivée en filigrane dans le roman, qui élit<br />
le principe féminin comme moyen d’accé<strong>de</strong>r à la lumière et à<br />
l’amour, finalement les mots clés du roman <strong>de</strong> Nourredine<br />
Saadi.<br />
C’est le détour par la relation d’une situation<br />
d’émigration, qui permet que soient révélées et énoncées les<br />
articulations d’une pensée mo<strong>de</strong>rne réfutant toute<br />
58
discrimination ou exclusivisme. Mais toute la difficulté<br />
rési<strong>de</strong> dans la socialisation <strong>de</strong> cette pensée fondée sur<br />
l’adjonction <strong>de</strong>s différences et la cohabitation <strong>de</strong>s contraires.<br />
Cette donnée d’une réalité incontournable à longue<br />
échéance mais qui pour le moment est vécue en termes<br />
d’opposition est saisie d’une manière métaphorique ou<br />
allégorique au plan <strong>fiction</strong>nel. La situation d’émigration,<br />
avec ce qu’elle induit, est assimilable d’une part à un acte<br />
libérateur et d’autre part à un acte <strong>de</strong> déni <strong>de</strong> soi. En effet,<br />
songer à vendre le manuscrit c'est-à-dire renoncer à sa<br />
mémoire pour entrer dans une mo<strong>de</strong>rnité marquée du sceau<br />
<strong>de</strong> étrangeté, n’est pas sans impunité. Se décharger <strong>de</strong> la<br />
responsabilité d’un bien symbolique individuel et collectif<br />
relève <strong>de</strong> la négation <strong>de</strong> soi et <strong>de</strong> la traîtrise, du dommage<br />
irréparable.<br />
Nourredine Saadi crée ainsi le dilemme existentiel : la<br />
quête <strong>de</strong> la liberté individuelle au sein d’une société mo<strong>de</strong>rne<br />
occi<strong>de</strong>ntale ou la sauvegar<strong>de</strong> d’une généalogie i<strong>de</strong>ntitaire, le<br />
substratum sur lequel s’édifie la personnalité maghrébine <strong>de</strong><br />
l’héroïne. C’est sur les lieux <strong>de</strong> l’émigration, les plus à même<br />
à donner <strong>de</strong> la visibilité à la différence, que se pose la<br />
question et que va se jouer le théâtre d’un <strong>de</strong>stin personnel<br />
noué au <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> mémoire. Le roman dévoile ainsi son<br />
inclination pour les ressorts <strong>de</strong> la tragédie grecque et dés lors<br />
Abla/Alba ne peut être perçue que comme un avatar<br />
d’Antigone.<br />
59
L’ensemble du roman est la mise en scène d’une<br />
psychologie tourmentée prise au piège d’un impossible choix<br />
qui se poserait en terme shakespearien, être ou ne pas être.<br />
C’est d’abord la lecture <strong>de</strong>s espaces qui révèlera la<br />
tension qui mine le personnage acculé à se déci<strong>de</strong>r et<br />
toujours réfractaire à se prononcer. Noureddine Saadi situe<br />
le récit dans l’espace <strong>de</strong> l’immigration, celui qui précisément<br />
renvoie mieux et plus les différences et les frontières entre le<br />
même et l’autre et contribue ainsi à dire l’intensité <strong>de</strong> la<br />
difficulté du choix.<br />
60
III. Paris, Saint- Ouen, le centre<br />
et la périphérie, les <strong>de</strong>ux versants <strong>de</strong> l’exil.<br />
La symbiose entre les hommes, porteurs <strong>de</strong> leur<br />
patrimoine culturel et civilisationnel, n’est visible que par la<br />
présence <strong>de</strong> son contraire, signalé en texte par ce que<br />
recouvre l’espace parisien. Dont inventaire.<br />
Paris est le point <strong>de</strong> chute <strong>de</strong> Abla confrontée aux<br />
démarches administratives pour l’acquisition <strong>de</strong>s documents<br />
<strong>de</strong> séjour plus facilement obtenus avec quelques appuis à<br />
rechercher. Elle se « familiarise avec tant <strong>de</strong> parcours qui<br />
conduisent à l’exil ». (P.22)<br />
« Je vous remercie <strong>de</strong> toute votre ai<strong>de</strong> (…)<br />
L’essentiel est que vous obteniez vos papiers <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce.<br />
D’ailleurs, il m’a dit qu’ils étaient submergés <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s<br />
d’asile. Ils sont plus préoccupés par la situation <strong>de</strong>s femmes.<br />
Le général <strong>de</strong> l’Armée du Salut a fait pour vous une<br />
recommandation particulière auprès du préfet ». ( P50)<br />
C’est à Paris que se situe la rési<strong>de</strong>nce d’accueil <strong>de</strong>s<br />
femmes sans logement où prend pension Abla enfermée dans<br />
sa solitu<strong>de</strong>, sans grand enthousiasme, par contrainte :<br />
« Trois mois déjà qu’elle occupe cette chambre du palais <strong>de</strong> la<br />
Femme. Elle avait ri la première fois <strong>de</strong>vant cette enseigne<br />
qu’elle trouva incongrue dans sa situation. L’Armée du Salut<br />
avait crée ce foyer au début du siècle pour accueillir les<br />
femmes dont on didait que le sort les avait abandonnées. A<br />
son arrivée d’Algérie, une association féminine l’avait<br />
61
ecommandée. Un provisoire logis auquel elle s’était<br />
cependant habituée, parmi ces étudiantes, ces travailleuses<br />
venues <strong>de</strong>s campagnes ou <strong>de</strong> la province attirées par les<br />
lumières <strong>de</strong> Paris, et surtout les nombreuses étrangères qui<br />
finissent, la plupart, par y loger toute l’année ».(P.21)<br />
C’est à Paris, à la BNF, qu’ont lieu à leurs débuts les<br />
contacts pour la vente du précieux manuscrit, le prélu<strong>de</strong> au<br />
drame qui surviendra par la suite.<br />
« Elle me parla longuement d’un manuscrit, <strong>de</strong> sa valeur, son<br />
désir <strong>de</strong> le vendre (…) Elle veut vendre son vieux manuscrit<br />
arabe. J’ai pensé l’orienter vers le quai Voltaire, qu’est-ce que<br />
tu en penses ? Il faut d’abord voir la pièce, le mieux serait une<br />
bonne expertise. Vaut mieux regar<strong>de</strong>r du côté <strong>de</strong> la<br />
Bibliothèque Nationale ». (P 30)<br />
C’est dans Paris que se trouve le cimetière où gît dans<br />
l’anonymat, Aïcha Habel, la mère <strong>de</strong> Alain /Ali avant son<br />
transfert au cimetière <strong>de</strong> Thiais regroupant les musulmans ;<br />
même dans la mort il n’y a pas <strong>de</strong> <strong>de</strong>meure éternelle pour<br />
l’étranger, doublement étranger par la confession, motif <strong>de</strong><br />
soulignement <strong>de</strong> la marginalité :<br />
«Une dalle <strong>de</strong> granit rongée par les intempéries :<br />
Ici repose<br />
Aïcha Habel<br />
Née à Constantine le 8 avril 1941<br />
Décédée à Aubervilliers le 14 juin 1988<br />
(…) ce n’est pas sa première tombe, elle avait d’abord<br />
été enterrée au Père Lachaise…<br />
62
On m’appela, il y a quelques années, du Père Lachaise<br />
pour m’informer que la concession où était enterrée ma mère<br />
allait être radée. On me laissa le choix entre la fosse<br />
commune ou le cimetière <strong>de</strong> Thiais. » (P.101)<br />
Le patronyme <strong>de</strong> la mère qui est en traduction littérale<br />
une apposition <strong>de</strong> ‘’vie’’ et ‘’folie’’, à lui seul, résume le<br />
parcours <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> cette immigrante <strong>de</strong>s premières<br />
générations. Un exemple particulier qui vaut par sa vérité<br />
générale.<br />
« Dans notre Cité <strong>de</strong>s Quatre-Cents à Aubervilliers, ma mère<br />
était Mme Aïcha, adulée <strong>de</strong>s voisins, papotant chez les uns et<br />
les autres, droite, maigre mais toujours affairée. Tout le<br />
quartier la connaissait. Elle avait gardé les petits dans les<br />
familles, fait <strong>de</strong>s ménages dans les boutiques ou chez les<br />
particuliers <strong>de</strong> la ville, travaillé dans une entreprise <strong>de</strong><br />
nettoyage <strong>de</strong>s grands magasins sur l’autoroute et le soir je<br />
gar<strong>de</strong> le souvenir qu’elle passait <strong>de</strong>s heures à frotter le<br />
carrelage, épousseter les meubles, à s’user les mains sur les<br />
carreaux ébréchés <strong>de</strong> la cuisine (…) Plus tard après l’acci<strong>de</strong>nt<br />
(…) elle garda les jambes inertes et se sentait <strong>de</strong>venue inutile.<br />
Elle s’était mise à boire (…) elle ne sortait plus <strong>de</strong> la maison<br />
(…) rien n’était plus pareil (…) Dans mes souvenir <strong>de</strong> jeunesse,,<br />
il n’y a pas <strong>de</strong> soleil, tu vois… » (P.99)<br />
Ainsi Paris est le lieu <strong>de</strong> l’inconfort, du malaise, <strong>de</strong><br />
l’insécurité, le lieu <strong>de</strong> l’inquiétu<strong>de</strong> et du spleen, le tout<br />
traduisant la précarité existentielle et la fragilité<br />
psychologique <strong>de</strong> celui en situation d’exil comme l’est Abla.<br />
Le Paris que rencontre l’émigré c’est la face inversée <strong>de</strong><br />
toutes ses lumières. Face hi<strong>de</strong>use, face tortueuse qui <strong>de</strong>ssine<br />
le dédale où s’engouffre l’étranger égaré en quête <strong>de</strong> pitance,<br />
63
<strong>de</strong> logis, <strong>de</strong> repère, d’écoute. Le labyrinthe du métro<br />
renvoyant son image :<br />
« <strong>Les</strong> premiers jours elle s’affolait dans le labyrinthe<br />
étouffant du métro, mais elle se rendit compte qu’au fond les<br />
gens y retrouvent le véritable portrait d’eux-mêmes comme<br />
dans le sommeil, observant que lorsqu’ils remontent à la<br />
surface ils reprennent leur masque en ajustant leur coiffure ou<br />
leurs vêtements. » (P.106)<br />
Le Paris en mal d’humanité n’est pas pour surprendre,<br />
une littérature abondante, <strong>de</strong>puis le XIX ème siècle jusqu’à<br />
nos jours, nous y familiarise. Mais dans le récit <strong>de</strong> La Nuit<br />
<strong>de</strong>s origines le ton tranche et fait la différence. Le mal d’exil<br />
est contenu, il est intériorisé, en somme assumé presque par<br />
résignation faute d’alternative. Dans le récit, nulle trace <strong>de</strong><br />
cri <strong>de</strong> colère. La douleur <strong>de</strong> l’émigré perce au fil <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>scriptions par petites échappées et se lit au revers <strong>de</strong>s<br />
scènes euphoriques <strong>de</strong>s Puces et <strong>de</strong>s bistrots avec « binious et<br />
bals musette »<br />
<strong>de</strong> la fin :<br />
Paris lieu où on s’abandonne, où on se perd, lieu<br />
64
« Elle s’imagina que son manuscrit pourrait également finir<br />
ici, terminer son arbre généalogique tel un saule pleureur au<strong>de</strong>ssus<br />
<strong>de</strong> le Seine ». (P59)<br />
Par contraste avec l’espace parisien intra muros, dans<br />
les moments <strong>de</strong> désir d’évasion, les pas conduisent à Saint-<br />
Ouen, à la ceinture <strong>de</strong> la capitale, aux Puces <strong>de</strong> Saint- Ouen :<br />
« Il est à Paris, au nord <strong>de</strong> Paris, une ville hors <strong>de</strong> la ville, une<br />
principauté avec ses doges, son peuple, son langage et ses<br />
coutumes : le phare d’une civilisation universellement<br />
répandue qui s’appelle l’amour <strong>de</strong> l’objet.<br />
Là, sur quelques centaines d’hectares, c’est le marché aux<br />
Puces <strong>de</strong> Saint Ouen, la Mecque <strong>de</strong> la brocante, où vient<br />
s’échouer trois fois par semaine l’écume <strong>de</strong>s civilisations. »<br />
(P.14- En italique dans le texte)<br />
« Une île <strong>de</strong> vie (…) une ville qui entasse <strong>de</strong>s siècles<br />
d’histoire ». (P 20)<br />
Saint- Ouen, ramasseuse, rassembleuse <strong>de</strong> mémoires,<br />
« poubelle du mon<strong>de</strong> », « lupanar », est le lieu <strong>de</strong>s vies<br />
recréées :<br />
« Jeanne rougit, triomphante, reine populaire<br />
régnant sur son peuple <strong>de</strong> bistrot, gouailleur, fragment<br />
interlope <strong>de</strong>s Puces, dont elle était l’écoute, la nourricière, la<br />
gardienne <strong>de</strong> tant d’histoires, <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> récits <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong><br />
légen<strong>de</strong>s qui font Saint-Ouen. » (P.33)<br />
« Saint-Ouen…une ville aux frontières incertaines… une cité<br />
toujours ouverte aux exo<strong>de</strong>s, aux immigrations, aux<br />
pérégrinations qui finissent par y faire souche… » (P.165)<br />
Le peuple <strong>de</strong> Saint-Ouen est une mosaïque <strong>de</strong> migrants,<br />
65
« Vous savez, je suis étrangère… Rassurez-vous, nous le<br />
sommes tous, n’est-ce pas Jacques ? Lui est feuj polonais,<br />
Alain un mixte d’arabe, le petit Rosenberg vient du Marais,<br />
moi c’est le Portugal, Ka<strong>de</strong>r Belmedi, là-bas, un Kabyle, les<br />
Manouches eux ne connaissent même plus leurs origines. »<br />
(P.75)<br />
Tous sont nourris du terreau <strong>de</strong> l’exil, expérience<br />
effective qui enseigne au bout du compte les vraies valeurs<br />
républicaines :<br />
« Voilà d’ailleurs ce qu’on propose : Des lieux <strong>de</strong> vie à<br />
l’image <strong>de</strong>s associations <strong>de</strong> quartier ou <strong>de</strong> la Porte du Ciel<br />
qui doivent exprimer les préoccupations <strong>de</strong>s Audoniens, <strong>de</strong>s<br />
rencontres entre générations, entre communautés pour<br />
consoli<strong>de</strong>r la solidarité…Je préfère que tu ne cites pas la<br />
Porte du Ciel, qu’on tienne la maison éloignée <strong>de</strong> la politique.<br />
Je la veux ouverte à tous, tu comprends ? (P.57)<br />
L’exil aurait quelque chose <strong>de</strong> décapant qui permet<br />
d’aller à la rencontre <strong>de</strong> l’homme nu, débarrassé <strong>de</strong> toutes les<br />
constructions mentales et sociales. L’exil efface les scories, il<br />
a un magique pouvoir purificateur et unificateur. Il porte en<br />
lui certes l’amertume d’une certaine mort mais d’où surgit<br />
l’énergie <strong>de</strong> survivre. Il propage malgré tout un souffle d’air ;<br />
AIR, Audonniens Initiative Républicaine, l’association <strong>de</strong>s<br />
aspirations <strong>de</strong>s expatriés venus <strong>de</strong> tout bord.<br />
Saint-Ouen cosmopolite se dote <strong>de</strong> l’âme <strong>de</strong><br />
l’universalité et pour le dire, les mots <strong>de</strong> la poésie s’écrivent<br />
sur ses murs :<br />
66
« … une véritable littérature <strong>de</strong> quartier. NE NOUS<br />
ETONNONS PAS, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est au<br />
pochoir, monsieur Alain, voilà la suite : NOUS NOUS<br />
EMERVEILLERONS. JEAN GENÊT. » (P.35)<br />
où se chantent en reprenant Raymond Queneau:<br />
« Un vague vive la Franche<br />
Par un Auvergnat d’Avranche<br />
<strong>Les</strong> Kabyles, les Sidis<br />
Et mon cœur qui a tant pris<br />
A Saint-Ouen près <strong>de</strong> Paris » (P.164)<br />
En alternance avec les chants populaires, et « mêlant les<br />
chants révolutionnaires au jazz et à la java ».<br />
Et l’art n’est pas en reste :<br />
« Tu te souviens <strong>de</strong> ce critique à la con qui nous a<br />
sorti, la bouche en cul-<strong>de</strong>-poule : c’est du kitch en<br />
peinture ? Faut dire que ton expo était pas mal<br />
foldingue, et puis ce titre Peinture pas si naïve…<br />
« IL poursuivait cependant, entre <strong>de</strong>ux petits blancs,<br />
ses propres travaux, dont une série sur Rimbaud…<br />
« Mais c’est son Bazard à 13 sous, un tableau<br />
délirant… Il avait illustré une lettre adressée par<br />
Rimbaud à sa mère dans laquelle il lui décrivait un<br />
marché indigène du Harrar, qu’il avait baptisé « Le<br />
bazar à 13 sous »<br />
« Y a du Breton aux Puces, vous auriez tous crié après<br />
lui au chef-d’œuvre » (P. 42-43)<br />
67
Ainsi il y a un art <strong>de</strong> vivre à Saint-Ouen qui fait<br />
découvrir un visage heureux <strong>de</strong> l’exil, combattu quand le<br />
sens <strong>de</strong> la solidarité fraternelle s’impose, quand celle-ci se<br />
réalise à la confluence <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stins renversés. Saint-Ouen,<br />
surprenante, presque irréelle :<br />
« Abla se dit que cette ville n’existe, au fond, que dans<br />
l’imagination <strong>de</strong> celui qui s’y trouve. Une <strong>fiction</strong>. » (P.130)<br />
Mais Saint-Ouen c’est la périphérie et les Audonniens<br />
une communauté <strong>de</strong> diversités confondues, maintenant<br />
intactes les mémoires particulières. Pas un <strong>de</strong>s personnages<br />
ne raconte sa petite histoire, tous déroulent la bobine <strong>de</strong>s<br />
souvenirs, tous égrainent le chapelet <strong>de</strong> leur mémoire. Ils<br />
semblent vivre à Saint-Ouen que pour mieux se préserver <strong>de</strong><br />
l’oubli et toujours se raconter, au hasard d’une rencontre, au<br />
gré <strong>de</strong>s circonstances.<br />
Mieux encore, <strong>de</strong> l’attachement à la mémoire est naît un<br />
métier, les Puciers :<br />
« <strong>Les</strong> Puces exhibaient la mémoire dans un langage<br />
tissé d’une langue inventée. (…) Aux Puces, chaque objet est<br />
une histoire, chaque pièce un sujet <strong>de</strong> roman. » (P.128-129)<br />
Comme ces collections <strong>de</strong> cartes postales au prix<br />
« mirifique » :<br />
« Félix Bernard’ se vantait <strong>de</strong> diriger la plus<br />
gran<strong>de</strong> poste restante du mon<strong>de</strong>. (…) La carte postale c’est la<br />
mémoire <strong>de</strong>s miens, je ne vends pas mon père. (…) (P.61)<br />
68
La carte postale c’est son histoire <strong>de</strong> famille, sa<br />
généalogie. » (P.63)<br />
Comme ce lit à baldaquin du XVIII° siècle, <strong>de</strong> style<br />
ottoman, témoin peut-être <strong>de</strong> la naissance d’une généalogie,<br />
que Abla, stupéfaite, découvre chez l’antiquaire, l’exacte<br />
réplique <strong>de</strong> son lit d’enfance si ce n’est son jumeau.<br />
Coïnci<strong>de</strong>nce troublante qui suffit pour retourner, dans le<br />
rêve éveillé, à Constantine, revisiter son site, replonger dans<br />
les origines et revivre le passé. Il y a <strong>de</strong>s frontières<br />
impossibles à dresser.<br />
<strong>Les</strong> espaces <strong>de</strong> l’émigration, quels qu’ils soient, se<br />
superposent dans la confrontation aux espaces originels<br />
relégués dans les tréfonds intimes mais jamais perdus et qui<br />
ressurgissent on ne sait comment au hasard <strong>de</strong>s<br />
circonstances.<br />
Abla morte, laissera une sorte <strong>de</strong> testament <strong>de</strong> ses<br />
origines, un feuillet froissé, enfouillé au fond d’un sac, jusque<br />
là tenu secrètement, sur lequel elle consigne l’histoire <strong>de</strong><br />
Constantine, sa géologie, sa géographie, que le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong><br />
Abla à bien <strong>de</strong>s égards semble répéter.<br />
Faut-il pénétrer l’âme <strong>de</strong> « La Ville <strong>de</strong>s Villes » pour<br />
comprendre que le troc <strong>de</strong> l’espace originel contre l’espace <strong>de</strong><br />
l’émigration est inégal. L’espace <strong>de</strong> l’émigration est marqué<br />
d’une béance, celle <strong>de</strong> la mémoire transplantée qui ne trouve<br />
pas ses repères dans l’espace étranger.<br />
69
IV. Constantine, la cité-métaphore<br />
Le roman se referme sur une image <strong>de</strong> Constantine<br />
« qui ne doit exister que dans le regard <strong>de</strong> ceux qui y sont<br />
nés, l’ont vue un jour et aimée. »<br />
L’évocation <strong>de</strong> la ville à la fois réelle et fantasmée,<br />
« … J’ai toujours imaginé ma ville…comme un signe <strong>de</strong><br />
la création », qui intervient à la clôture du récit, presque en<br />
marge <strong>de</strong> la narration, semble apporter l’ultime réponse à ce<br />
que soulève le titre, La Nuit <strong>de</strong>s origines, après une<br />
démonstration qui fait le corps du roman.<br />
Dire Constantine c’est jeter un rai <strong>de</strong> lumière sur les<br />
origines, une abstraction s’il en est à laquelle il fallait donner<br />
une figure, une concrétu<strong>de</strong>.<br />
Ce fragment <strong>de</strong> texte final, en italique, semble dire que<br />
la construction du personnage, Abla, est à l’effigie <strong>de</strong> sa ville<br />
natale, vieille <strong>de</strong> « trois mille ans » et dont le portrait vient<br />
enfin éluci<strong>de</strong>r le mystère qui la caractérisait, insaisissable,<br />
énigmatique pour tout ceux qui l’approchaient dans<br />
l’ignorance <strong>de</strong> ce que recèle la ville <strong>de</strong>s ponds. Alain, unique<br />
<strong>de</strong>stinataire du feuillet, le lisant et relisant comme pour<br />
mieux faire connaissance avec Constantine, la possé<strong>de</strong>r à son<br />
tour et regagner ses propres origines, entre dans une sorte<br />
70
<strong>de</strong> sérénité qui intervient au moment <strong>de</strong> l’accomplissement<br />
<strong>de</strong> soi :<br />
« Il garda longtemps sa photo d’i<strong>de</strong>ntité dans la<br />
paume, la regardant fixement comme on lit les lignes <strong>de</strong> la<br />
mains : je l’encadrerai agrandie, dans une marie-louise vieil<br />
or, et je l’accrocherai face au portrait <strong>de</strong> Nerval C’est<br />
l’autre… Je signerai simplement à la plume Abla-Alba.»<br />
(P.205)<br />
Constantine, Ville-femme - Abla, Femme-ville. L’une et<br />
l’autre confondus. Un même <strong>de</strong>stin qui se répète <strong>de</strong><br />
génération en génération. Abla, réveille « le fantôme <strong>de</strong><br />
Sophonisbe qui épousa sous la contrainte Massinissa son<br />
cousin, vassal <strong>de</strong> Rome, alors qu’elle aimait Syphax. Elle<br />
préserva ainsi sa ville <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction avant <strong>de</strong> se suici<strong>de</strong>r<br />
en se jetant d’un pont. »<br />
Le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> Abla sauve la mémoire <strong>de</strong> Constantine que<br />
la fatalité confie désormais à Ali/Alain, habitant du territoire<br />
<strong>de</strong> l’autre. <strong>Les</strong> mémoires voyagent aussi.<br />
<strong>Les</strong> points <strong>de</strong> correspondance sont nombreux, les<br />
reprendre c’est tomber dans la tautologie et courir le risque<br />
<strong>de</strong> blesser la poésie qui se dégage <strong>de</strong> Constantine, un poème<br />
en prose, dont seule la lecture peut en restituer la beauté.<br />
Constantine ou l’invitation au voyage.<br />
Très subtilement, avec l’élégance d’une écriture<br />
souple, parfois même aérienne, transcrivant le souffle d’une<br />
humanité à la recherche d’un équilibre entre la vie au<br />
71
présent, ici ou ailleurs, et la mémoire en bandoulière,<br />
Noureddine Saadi offre à son lecteur, par les chemins <strong>de</strong> la<br />
création poétique, l’hospitalité dans sa ville <strong>de</strong> naissance, lui<br />
en rési<strong>de</strong>nce parisienne.<br />
72
Bibliographie :<br />
Saadi Nourredine, Dieu-Le-Fit, Albin Michel, 1996<br />
La Maison <strong>de</strong> lumière, Albin Michèl, 2000<br />
La Nuit <strong>de</strong>s origines, L Aube, 2005<br />
Dib Mohammed :<br />
Habel, Seuil, 1977<br />
<strong>Les</strong> terrasses d Orsol, Sindbad, 1985<br />
Sommeil d Eve, Sindbad, 1989<br />
Neige <strong>de</strong> marbre,Sindbad, 1990<br />
L Infante maure, Albin Michel, 1994<br />
Kateb Yacine, Nedjma, Seuil, 1956<br />
Sohrawardi, L’Exil occi<strong>de</strong>ntal, Traduction, Ab<strong>de</strong>lwaheb<br />
Med<strong>de</strong>b, Fata Morgana, 1993<br />
73
<strong>Les</strong> <strong>hétérogenèses</strong> <strong>de</strong> l’agencement<br />
Science <strong>fiction</strong> / <strong>speculative</strong> <strong>fiction</strong>.1 (SpF)<br />
75<br />
Jean-Max Noyer<br />
Université Denis Di<strong>de</strong>rot<br />
De l’utopie et anti-utopie réduplicative à la « machine<br />
spéculative intuitive » en passant par la critique <strong>de</strong> la position <strong>de</strong><br />
désir <strong>de</strong> la <strong>science</strong> et <strong>de</strong> la technique. Le déplacement <strong>de</strong>s<br />
frontières.<br />
__________________________<br />
Le but <strong>de</strong> cet article est <strong>de</strong> mettre à jour certaines<br />
transformations qui sont à l’œuvre au sein <strong>de</strong> cet<br />
agencement instable que l’on nomme ici <strong>science</strong> <strong>fiction</strong> /<br />
spéculative <strong>fiction</strong>.(SpF) Il s’agit d’exprimer, certaines<br />
évolutions <strong>de</strong>s rapports entre la SpF, les <strong>science</strong>s humaines<br />
et sociales, la philosophie, et ce en exhibant quelques brins<br />
<strong>de</strong>s guirlan<strong>de</strong>s conceptuelles, tressées autour <strong>de</strong> l’espace et<br />
du temps, du désir et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>venirs biotechniques, du corpscerveau,<br />
mais aussi <strong>de</strong> l’inconscient, <strong>de</strong> la religion. Sans<br />
1 Dorénavant «SpF »
oublier d’évoquer la question <strong>de</strong> la violence, du chaos. Nous<br />
tentons encore d’esquisser une réflexion théorique sur les<br />
écritures ce bricolage <strong>de</strong> plus en plus baroque en quoi<br />
consiste la SpF. Il s’agit, malgré tout, <strong>de</strong> savoir comment la<br />
question <strong>de</strong> la singularité <strong>de</strong> la SpF peut être creusée, <strong>de</strong><br />
saisir <strong>de</strong> quelle nature sont ses narrations, <strong>de</strong> quelle<br />
quantité <strong>de</strong> chaos sont-elles capables et quelle quantité <strong>de</strong><br />
chaos peuvent-elles ajouter au mon<strong>de</strong>, afin d’ouvrir sans<br />
cesse la question <strong>de</strong>s possibles ?<br />
Il est bien difficile <strong>de</strong> discourir sur la <strong>science</strong>-<strong>fiction</strong> en<br />
général et ce d’autant qu’il s’agit d’une appellation souvent<br />
non contrôlée. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Ce n’est pas<br />
une question ou un problème pour l’instant. Depuis son<br />
irruption en tant que genre, elle n’a cessé, en effet <strong>de</strong> se<br />
différencier et les rapports annoncés avec la Science et la<br />
Technique <strong>de</strong> se transformer au point <strong>de</strong> s’étirer jusqu’à la<br />
rupture. Je ne m’étendrais pas sur ce point.<br />
Qu’il suffise <strong>de</strong> dire, <strong>de</strong> manière très générale, qu’en tant<br />
machine spéculative, tout ce qui se produit en son nom, sous<br />
son nom, que ce soit en littérature à ces débuts, puis à<br />
travers, la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée, le cinéma, les séries télévisées , le<br />
cinéma numérique et les jeux vidéo numériques, tout ce qui<br />
se produit donc sous son nom, est in<strong>de</strong>xé sur le <strong>de</strong>venir biotechnique<br />
<strong>de</strong> l’homme, sur les <strong>de</strong>venirs <strong>de</strong>s subjectivités<br />
individuelles et collectives qui en sont l’expression et<br />
76
l’exprimé. Bref, sur les mon<strong>de</strong>s désirants, les économies<br />
libidinales qui vont avec.<br />
Elle semble aussi in<strong>de</strong>xée, mais <strong>de</strong> manière plus<br />
incertaine, sur les pointes avancées <strong>de</strong>s théories scientifiques<br />
et <strong>de</strong> leurs imaginaires, mais aussi sur l’incessant travail <strong>de</strong><br />
reprise et <strong>de</strong> transformation <strong>de</strong>s problèmes philosophiques,<br />
religieux. Extrême hétérogénéité donc.<br />
Il convient aussi <strong>de</strong> noter, que la différenciation <strong>de</strong> la<br />
SpF, en tant que « genre archipel », instable, en creusement<br />
intensif, aux frontières labiles, est aussi à la traversée <strong>de</strong> la<br />
différenciation <strong>de</strong>s médiations, <strong>de</strong>s écritures.<br />
Ce point est important, car il place la SpF dans son<br />
évolution actuelle, au cœur <strong>de</strong>s bouclages auto-référentiels,<br />
cerveaux/ écritures, au cœur <strong>de</strong> la conversion topologique<br />
cerveau / mon<strong>de</strong> comme problème. 1 D’où son avidité à<br />
explorer, exploiter les nouveaux médias et la génération <strong>de</strong><br />
nouvelles populations d’images, <strong>de</strong> sons. Certaines<br />
tentatives, certains récits semblent en effet s’inscrire dans la<br />
réversibilité forme-contenu, expression-contenu, tantôt<br />
comme recherche d’un mo<strong>de</strong> scriptural particulier, tantôt<br />
comme objet même du récit. C’est <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, selon<br />
moi, que les questions <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fonctionnement<br />
narratifs, cinématographiques, graphiques, musicaux<br />
peuvent être posées, dans la SpF.<br />
1<br />
J.M. NOYER: Remarques sur la conversion topologique cerveau mon<strong>de</strong> in MEI N°21,<br />
Espace,Temps,Communication, L’Harmattan, 2004<br />
77
Cela étant dit, <strong>de</strong>puis longtemps un certain nombre <strong>de</strong><br />
travaux décisifs tente <strong>de</strong> tracer <strong>de</strong>s cartographies <strong>de</strong> cet<br />
archipel. Des encyclopédies sont toujours fabriquées qui<br />
rassemblent le divers qui le constitue. Au risque <strong>de</strong>s<br />
dissensus sur les frontières. Quoi <strong>de</strong> plus normal. Des<br />
analyses sont produites ici et là qui explorent les écritures<br />
<strong>de</strong> tel ou tel fragment <strong>de</strong> cet archipel, qui tentent d’en penser<br />
la ou les singularités, qui tentent aussi, sous le haut<br />
patronage du dualisme fondateur et <strong>de</strong>s relations que ce<br />
<strong>de</strong>rnier porte, <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce les hybridations <strong>de</strong> ses<br />
productions. Des analyses plus récentes encore s’interrogent<br />
sur l’évolution <strong>de</strong> ses rapports avec les <strong>science</strong>s, les<br />
techniques, les <strong>science</strong>s humaines et sociales, les arts, la<br />
philosophie.<br />
Il semble, d’un point <strong>de</strong> vue très général, que<br />
l’émergence <strong>de</strong> la <strong>science</strong> <strong>fiction</strong>, se fasse dans les brisures<br />
(au <strong>de</strong>ux sens du terme) <strong>de</strong>s rapports entre nature et artifice,<br />
<strong>science</strong> et philosophie, entre <strong>science</strong> et religion. De manière<br />
plus abstraite entre transcendance et immanence, raison et<br />
foi. Elle se déploie aussi à partir <strong>de</strong> l’intuition que Le Palais<br />
<strong>de</strong> Cristal , 1 d’une certaine façon, exprime à savoir, que la<br />
question <strong>de</strong> la finitu<strong>de</strong> est le foyer problématique <strong>de</strong> la<br />
mondialisation en cours. (La finitu<strong>de</strong> donc du point <strong>de</strong> vue<br />
<strong>de</strong> l’extensio du mon<strong>de</strong> et la construction d’un<br />
environnement néo-naturel toujours plus sophistiqué, puis<br />
1<br />
P. SLOTERDJICK : Le palais <strong>de</strong> cristal. A l’intérieur du capitalisme planétaire , Maren Sell<br />
éditeurs, 2006<br />
78
plus tard, (c’est-à-dire maintenant), le contrôle du <strong>de</strong>venir<br />
bio-technique <strong>de</strong> l’espèce et la question du temps, c’est à dire<br />
la question <strong>de</strong>s <strong>de</strong>venirs. Et cela sans oublier la montée du<br />
psychopouvoir et <strong>de</strong> la noopolitik. 1 (On pourra noter, que la<br />
finitu<strong>de</strong> comme foyer problématique <strong>de</strong> la mondialisation,<br />
s’accompagne d’une quête, hésitante mais têtue, <strong>de</strong> trois<br />
sortes <strong>de</strong> lignes <strong>de</strong> fuite. L’une vers l’intérieur-extérieur du<br />
système solaire, la secon<strong>de</strong> vers le cerveau, la troisième vers<br />
l’infiniment petit <strong>de</strong> la matière.)<br />
La Spf est là, dans les mouvements <strong>de</strong> subduction et <strong>de</strong><br />
convection <strong>de</strong> la création autour <strong>de</strong>s possibles et à partir <strong>de</strong><br />
cette finitu<strong>de</strong>, entre déterritorialisation / reterritorialisation<br />
radicale.<br />
Et les transformations <strong>de</strong>s socles anthropologiques,<br />
auxquelles les narrations <strong>de</strong> la SpF participent d’une<br />
certaine manière, ne cessent <strong>de</strong> venir au <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> ces<br />
<strong>de</strong>rnières, comme autant d’énergies incertaines, comme<br />
autant <strong>de</strong> défis. Ces transformations qui oeuvrent, visibles et<br />
invisibles, déplient leurs récits, leurs sémiotiques comme<br />
autant <strong>de</strong> chréo<strong>de</strong>s narratives, contre et tout contre<br />
lesquelles elle bute et crée.<br />
D’emblée, dans ses créations les plus simples, comme<br />
anticipation plus ou moins rationnelle, utopie réduplicative<br />
1 Voir les travaux <strong>de</strong> B.STIEGLER (http://www.arsindustrialis.org) et J. ARQUILLA et D.<br />
RONFELDT, The emergence of Noopolitik. (http://www.rand.org)<br />
79
(Butor-Eizykman), anti-utopie réduplicative, dans ses<br />
créations plus récentes, actuelles, <strong>speculative</strong> <strong>fiction</strong>, <strong>science</strong><br />
<strong>fiction</strong> expérimentale, (I.Stengers) elle se déploie puis se<br />
différencie comme création <strong>de</strong> modèles spéculatifs. (Machine<br />
réduplicative, Machine non-réduplicative, Machine<br />
désirante)<br />
Elle se déploie comme <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s possibles<br />
proches et / ou lointains, comme jeu sur <strong>de</strong>s contraintes<br />
issues soit <strong>de</strong> la variation <strong>de</strong>s contraintes vécues, soit <strong>de</strong><br />
données contemporaines, enracinées dans les réalités<br />
métastables, construites <strong>de</strong> l’ici et maintenant et que l’on<br />
projette, en général <strong>de</strong> manière unilatérale, <strong>de</strong> telle sorte que<br />
tout bascule à leur aune. Ou bien encore, elle se déploie<br />
création <strong>de</strong> modèles comme « expérience <strong>de</strong> pensée » ainsi<br />
que le soutient Isabelle Stengers. 1(On<br />
peut toutefois noter,<br />
que <strong>de</strong> ces modèles, la complexité est très souvent absente)<br />
Il conviendra peut-être <strong>de</strong> revenir sur ce point et en<br />
particulier sur ses personnages, conçus comme <strong>de</strong>s<br />
« observateurs partiels » au sens <strong>de</strong> Deleuze / Guattari. (<strong>Les</strong><br />
« observateurs partiels » opérant dans le champ <strong>de</strong> la <strong>science</strong>,<br />
1 Voir I. STENGERS « …mon hypothèse est que, sinon la <strong>science</strong> <strong>fiction</strong>, en tous cas<br />
certains types <strong>de</strong> risque appartenant à la sf « expérimentale », désignent ce que<br />
pourraient être les expériences <strong>de</strong> pensée » propres aux <strong>science</strong>s dites sociales et<br />
humaines. Si les personnages que mettent en scène les auteurs qui prennent ces<br />
risques ne sont ni <strong>de</strong>s types psycho-sociaux, ni <strong>de</strong>s personnages conceptuels, ils<br />
pourraient bien être <strong>de</strong>s « observateurs partiels » dont les affections et les<br />
perceptions construisent et explorent les conséquences d’une hypothèse mettant le<br />
mon<strong>de</strong> contemporain au risque <strong>de</strong> la <strong>fiction</strong> ».<br />
80
« par rapport aux fonctions dans les systèmes <strong>de</strong> référence »<br />
et répondant aux personnages conceptuels » ces <strong>de</strong>rniers<br />
jouant un rôle « par rapport aux concepts fragmentaires sur<br />
le plan d’immanence.) 1.<br />
Deleuze et Guattari <strong>de</strong> rajouter « le rôle d’un<br />
observateur partiel est <strong>de</strong> percevoir et d’éprouver, bien que<br />
ces perceptions et affections ne soient pas celles d’un homme,<br />
au sens couramment admis, mais appartiennent aux choses<br />
qu’il étudie. L’homme n’en ressent pas moins l’effet (quel<br />
mathématicien n’éprouve pleinement l’effet d’une section,<br />
d’une ablation, d’une adjonction), mais il ne reçoit cet effet<br />
que <strong>de</strong> l’observateur idéal qu’il a lui-même installé comme un<br />
golem dans le système <strong>de</strong> référence. Ces observateurs<br />
partiels sont au voisinage <strong>de</strong>s singularités d’une courbe, d’un<br />
système physique, d’un organisme vivant…».<br />
Ce serait là un travail fort utile que <strong>de</strong> repérer quels<br />
sont ces observateurs partiels dans les récits, les modèles<br />
mis en branle par les œuvres <strong>de</strong> la SpF.<br />
Pour en revenir au processus <strong>de</strong> différenciation <strong>de</strong> cet<br />
archipel, il s’exprime aussi à travers la question <strong>de</strong> l’utopie<br />
comme puissance évènementielle . 2 Face au vaste pôle<br />
réduplicatif, lui-même fortement différencié, il y a une<br />
« <strong>speculative</strong> <strong>fiction</strong> » en effet, qui est, pour reprendre<br />
1<br />
G. DELEUZE, F. GUATTARI, Qu’est ce que la philosophie ? <strong>Les</strong> Editions <strong>de</strong><br />
Minuit, 1991, p.122 à p127<br />
2<br />
Nous suivons ici les analyses menées par B. EIZYKMAN: Science-Fiction et<br />
Capitalisme . Paris, Mame, 1973.<br />
81
l’expression <strong>de</strong> J.F. Lyotard « toute <strong>de</strong> puissance affirmative<br />
et dont le contenu et parfois l’organisation stylistique,<br />
rhétorique, voire typographique sont comme directement<br />
formées <strong>de</strong> tracés impulsionnels . 1 Ce pôle est lui aussi très<br />
divers. Boris Eizykman va même jusqu’à nommer cette<br />
différenciation, « incon<strong>science</strong> <strong>fiction</strong> » cette <strong>de</strong>rnière<br />
préférant bouleverser les coordonnées insoupçonnables <strong>de</strong> la<br />
réalité en inventant <strong>de</strong>s espaces et <strong>de</strong>s temps inouïs qui<br />
permettent justement que <strong>de</strong>s évènements surviennent hors<br />
<strong>de</strong>s structures connues et réglées, constituant donc en euxmêmes<br />
l’événement ».<br />
Au contraire, dans l’axe réduplicatif pour qui<br />
l’anticipation ou projection rationnelle, qui inclut ce que l’on<br />
appelle aussi la politique-<strong>fiction</strong>, et ce que l’on pourrait<br />
nommer les « <strong>science</strong>s humaines et sociales <strong>fiction</strong> »,<br />
l’exercice sur les possibles latéraux se fait à partir du connu,<br />
à partir <strong>de</strong>s énergies liées, <strong>de</strong>s socles épistémologiques<br />
dominants. Dans cette perspective, la production SpF se<br />
révèle, en fin <strong>de</strong> compte, d’une assez gran<strong>de</strong> faiblesse, très<br />
peu subversive. Il faut noter que dans le flux spéculatif, cet<br />
axe réduplicatif persiste parfois.<br />
Nous accordons plus d’importance, donc, dans notre<br />
réflexion, aux agencements spéculatifs, qui tentent <strong>de</strong><br />
s’arracher aux multiples formes <strong>de</strong> l’anticipation rationnelle<br />
1<br />
J.F. LYOTARD : « Ante diem rationis », Postface à Science <strong>fiction</strong> et Capitalisme.<br />
Paris 1973<br />
82
ien que cette <strong>de</strong>rnière vienne au plus près <strong>de</strong>s grands ou<br />
petits récits <strong>de</strong> légitimation, accompagner les imaginaires<br />
<strong>de</strong>s narrations politiques, religieuses actuelles.<br />
Comment donc abor<strong>de</strong>r la SpF dans sa pleine et entière<br />
positivité, dans sa pleine et entière singularité ?<br />
La SpF, nous le savons, est une machine littéraire,<br />
cinématographique, dynamique, prolifique et populaire. Elle<br />
s’inscrit et prospère massivement dans le génie <strong>de</strong>s nations<br />
issues <strong>de</strong> la révolution scientifique et technique. Elle est un<br />
dispositif à produire <strong>de</strong>s mythes et en tant que telle, elle<br />
génère <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> pensée, <strong>de</strong>s agencements<br />
machiniques ayant une puissance performative, forte. Elle<br />
est ainsi, créatrice d’univers existentiels aux énergies<br />
incarnées, ritualisées, traduites en sémiotiques complexes.<br />
Marchandisée.<br />
Au milieu du va-et-vient « virtuel-actuel »<br />
Elle est ( ?), elle rêve d’être, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue encore,<br />
un véhicule protéiforme qui serait l’expression et l’exprimé<br />
83
d’une sorte <strong>de</strong> boostrapping narratique 1, hors représentation,<br />
à l’œuvre dans le champ d’immanence doxique. Elle tente<br />
d’être, « médiation » qui ne renvoyant qu’à elle-même, crée<br />
une sorte <strong>de</strong> passage du nord-ouest vers le va-et-vient actuelvirtuel.<br />
Tout actuel s’entoure d’un brouillard d’images<br />
virtuelles… Tout actuel s’entoure <strong>de</strong> cercles <strong>de</strong> virtualités<br />
toujours renouvelés, dont chacun en émet un autre, et tous<br />
entourent et réagissent sur l’actuel (« au centre <strong>de</strong> la nuée du<br />
virtuel est encore un virtuel d’ordre plus élevé… chaque<br />
particule virtuelle s’entoure <strong>de</strong> son cosmos virtuel et chacune<br />
à son tour fait <strong>de</strong> même indéfiniment… 2<br />
Il se pourrait que la SpF soit un <strong>de</strong>s véhicules pour<br />
habiter, expérimenter <strong>de</strong> manière hardie, cette zone frontière<br />
constituée par le va-et-vient entre virtuel et actuel. Et cet<br />
effort d’invention, <strong>de</strong> création, à partir <strong>de</strong> l’effacement ou <strong>de</strong><br />
la transformation d’un certain nombre <strong>de</strong> contraintes<br />
combinatoires (exprimant, par exemple les exigences <strong>de</strong><br />
1<br />
G. DELEUZE, Dialogues, en collaboration avec Claire Parnet, Edition<br />
Flammarion, 1996<br />
2 Qu’entend-t-on par « boostrapping narratique » ?<br />
Mon idée est que la SpF serait un ensemble <strong>de</strong> narrations courtes ou longues, <strong>de</strong><br />
signes aux combinatoires extrêmement flui<strong>de</strong>s et ne renvoyant qu’à eux-mêmes et à<br />
elles–mêmes, un ensemble donc composé <strong>de</strong> manière auto-cohérente <strong>de</strong><br />
combinaisons <strong>de</strong> ces mêmes narrations, signes et combinatoires. Toutes ces<br />
narrations, signes, pouvant servir comme éléments constitutifs, pouvant servir comme<br />
attracteurs sémiotiques pour les agencements <strong>de</strong> SpF associant, liant, ces éléments et<br />
attracteurs <strong>de</strong> manière métastable. Ces éléments, ces attracteurs créant seuls les<br />
conditions d’associations entre eux. <strong>Les</strong> états narratifs ainsi posés étant ces mêmes<br />
narrations, signes…. La Spf comme auto-engendrement. Elle se voudrait ainsi, sans<br />
« <strong>de</strong>dans sans <strong>de</strong>hors ». Evènement mythique s’il en fût.<br />
84
eprésentation, <strong>de</strong> vérité, <strong>de</strong> performance logique…) à partir<br />
donc <strong>de</strong>s pouvoirs <strong>de</strong>s écritures ainsi transformées, serait le<br />
symptôme d’une installation, certes toujours déçue, voire<br />
ratée, mais d’une installation fragile dans l’entre-<strong>de</strong>ux<br />
virtuel-actuel. Plus précisément comme tentative <strong>de</strong> rester<br />
au milieu, le plus intense, <strong>de</strong> l’actualisation.<br />
Le plan d’immanence comprend à la fois le virtuel et son<br />
actualisation, sans qu’il puisse y avoir <strong>de</strong> limite assignable<br />
entre les <strong>de</strong>ux. L’actuel est le complément ou le produit,<br />
l’objet [p.180] <strong>de</strong> l’actualisation, mais celle-ci n’a pour sujet<br />
que le virtuel. (La SF réduplicative partirait <strong>de</strong> l’actuel, la<br />
SpF tenterait <strong>de</strong> rejoindre le bord du Virtuel) L’actualisation<br />
appartient au virtuel. L’actualisation du virtuel est la<br />
singularité, tandis que l’actuel lui-même est l’individualité<br />
constituée. L’actuel tombe hors du plan comme fruit, tandis<br />
que l’actualisation le rapporte au plan comme à ce qui<br />
reconvertit l’objet en sujet. 1<br />
SpF et écritures<br />
Cet archipel narratif se déploie dans les morphogenèses<br />
<strong>de</strong>s écritures comme création. Il ne cherche en aucune façon,<br />
1<br />
G. DELEUZE, Dialogues, en collaboration avec C. PARNET, Edition Flammarion,<br />
Paris,1996<br />
85
(à l’exception <strong>de</strong>s utopies / anti-utopies réduplicatives) à<br />
représenter le mon<strong>de</strong> mais au moyen <strong>de</strong> régimes <strong>de</strong> signes<br />
spécifiques, (<strong>de</strong>s non-lieux, <strong>de</strong>s bestiaires bio-technopsychiques…)<br />
à passer à travers, sous, au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’espace<br />
et du temps, à passer sur le corps <strong>de</strong>s essences. Et les<br />
univers existentiels qu’il fait émerger, sont dans une espèce<br />
<strong>de</strong> surface-trame où se manifestent et se dévoilent plus ou<br />
moins aisément les mouvements et les effets <strong>de</strong> la conversion<br />
topologique cerveaux-mon<strong>de</strong>s, où les rapports <strong>de</strong>dans-<strong>de</strong>hors<br />
s’inscrivent à même les surfaces du mon<strong>de</strong>, les surfaces<br />
interfaces du mon<strong>de</strong> ; où les plis sont dans leur mise à plat.<br />
Mon<strong>de</strong> plus brutal, plus contrasté, où les choses, les<br />
éléments, les problèmes, les personnages… se dressent les<br />
uns contre les autres., pris dans les trames <strong>de</strong> systèmes<br />
relationnels non psychologiques.<br />
Ainsi conçues, les narrations <strong>de</strong> la Spf sont <strong>de</strong>s objets<br />
frontières, où viennent s’éprouver, se mélanger <strong>de</strong>s<br />
forces, <strong>de</strong>s énergies hétérogènes, voire antagonistes. De ce<br />
fait, leurs contours, en tant qu’objets frontières, sont labiles,<br />
irréguliers, marqués par <strong>de</strong>s instabilités plus ou moins<br />
locales.<br />
Ces narrations sont créations <strong>de</strong> nouvelles connexions,<br />
<strong>de</strong> nouveaux halos conceptuels, perceptifs. Elles ne cessent<br />
d’ouvrir vers d’autres formes, elles ne sont jamais centrées<br />
sur elles-mêmes, mêmes lorsqu’elles sont réduplicatives .<br />
86
Elles sont en attente d’autres narrations. Variations<br />
spéculatives. Tout lecteur jubilatoire <strong>de</strong> SpF sent et sait cela.<br />
C’est la raison pour laquelle les formes courtes<br />
(nouvelles et séries) lui conviennent si bien. De plus ces<br />
formes narratives nous connectent, mêmes lorsqu’elles sont à<br />
fleur <strong>de</strong> peau du champ d’immanence doxique, à <strong>de</strong>s<br />
dispositifs d’emblée transpersonnels, transindividuels. Il<br />
faudrait saisir la manière dont elles créent les conditions qui<br />
nous permettent <strong>de</strong> participer au fond qui est le système<br />
<strong>de</strong>s formes, ou plutôt le réservoir commun <strong>de</strong>s tendances <strong>de</strong>s<br />
formes avant même qu’elles n’existent à titre séparé et ne<br />
soient constituées en systèmes explicites . 1<br />
Comment les meilleures écritures <strong>de</strong> la SpF arrivant à<br />
s’abstraire <strong>de</strong> la prégnance <strong>de</strong>s sols, <strong>de</strong>s réalités, perturbant<br />
les agencements perceptifs, les font trembler et nous font<br />
accé<strong>de</strong>r au fond ? Quel est le rôle joué par ces narrations, qui<br />
serait spécifique, et qui activerait mieux que d’autres récits,<br />
« la relation <strong>de</strong> participation qui relie les formes au fond(…)<br />
cette relation étant une relation qui enjambe le présent et<br />
diffuse une influence <strong>de</strong> l’avenir sur le présent, du virtuel sur<br />
l’actuel, car le fond est une système <strong>de</strong> virtualités, <strong>de</strong>s<br />
potentiels, <strong>de</strong>s forces qui cheminent, tandis que les formes<br />
sont le système <strong>de</strong> l’actuel ». 2<br />
La SpF serait, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, matrice d’évènements<br />
narratifs qui viseraient la création du passage, du<br />
1 i<strong>de</strong>m<br />
2 I<strong>de</strong>m<br />
87
mouvement <strong>de</strong> va-et-vient qui fait que l’on accè<strong>de</strong> au<br />
système <strong>de</strong>s virtualités, pour en sortir, comme processus<br />
d’actualisation.<br />
Ses narrations comme création et invention sans ancrage<br />
étant --alors-- une prise en charge du système <strong>de</strong> l’actualité<br />
par le systèmes <strong>de</strong>s virtualités (…) <strong>Les</strong> formes sont passives<br />
dans la mesure où elles représentent l’actualité ; elles<br />
<strong>de</strong>viennent actives quand elles s’organisent par rapport au<br />
fond, amenant ainsi à l’actualité <strong>de</strong>s virtualités antérieures.<br />
1 Et Simondon <strong>de</strong> rajouter : il est sans doute bien difficile<br />
d’éclairer les modalités selon lesquelles un système <strong>de</strong><br />
formes peut participer à un fond <strong>de</strong> virtualités .<br />
On pourrait alors, suggérer que, les mon<strong>de</strong>s possibles<br />
que fait flotter la pensée créatrice <strong>de</strong> SpF, émergent comme<br />
traces, comme fragments, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>venirs qui naissent entre<br />
préindividuel et transindividuel pour suivre encore<br />
Simondon. Bref avec tout ce qui, à partir <strong>de</strong>s écritures les<br />
plus intimes et les plus singulières, résonne avec un<br />
agencement virtuel relationnel plus vaste.<br />
Le système <strong>de</strong> relations et d’associations est coémergent<br />
aux multiples individuations psychiques et<br />
collectives et le transindividuel est « une zone impersonnelle<br />
<strong>de</strong>s sujets qui est simultanément une dimension moléculaire<br />
ou intime du collectif même ». <strong>Les</strong> grands récits <strong>de</strong> la SF,<br />
1 i<strong>de</strong>m<br />
88
dans leur existence même, seraient l’expression et l’exprimé<br />
<strong>de</strong> cette possibilité d’une infinie pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s<br />
bifurcations. La création puisant dans le fond sans fin <strong>de</strong><br />
virtualités, à travers <strong>de</strong>s écritures tantôt flamboyantes,<br />
tantôt grises, souvent maladroites, pour <strong>de</strong>s modèles fragiles.<br />
D’où le bestiaire sémiotique, les noms <strong>de</strong> lieux – rien<br />
n’est plus intéressant à cet égard que <strong>de</strong> porter une attention<br />
plus soutenue aux titres <strong>de</strong>s romans <strong>de</strong> SpF, à cette sorte<br />
d’u-toponymie- mais aussi les personnages (qui sont au plus<br />
près <strong>de</strong> nous quand ils sont monstrueux et au plus loin<br />
lorsqu’ils sont androï<strong>de</strong>s, quasi-clones), bestiaire qui va<br />
délivrer <strong>de</strong>s contraintes combinatoires dédiées à la<br />
production du mon<strong>de</strong> aux énergies liées, pour <strong>de</strong>s contraintes<br />
combinatoires dédiées à la production d’un mon<strong>de</strong> aux<br />
énergies déliées.<br />
Par ce bestiaire, la SpF cherche à s’abstraire, autant que<br />
faire se peut, <strong>de</strong>s conditions standards qui fon<strong>de</strong>nt les socles<br />
anthropologiques, à se dégager pour partie <strong>de</strong> la question du<br />
moi et <strong>de</strong> la con<strong>science</strong>, (comme essences), d’une définition<br />
trop anthropomorphique <strong>de</strong>s sexualités, <strong>de</strong>s <strong>science</strong>s, <strong>de</strong>s<br />
religions. Mélanges complexes donc, qui se développent au<br />
milieu <strong>de</strong> la tension entre le divin comme puissance créatrice<br />
et ordonnatrice <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s et le divin comme la création<br />
même.<br />
89
SpF, Histoire, Temps<br />
La SpF encore, mais travaillée par l’Histoire. Et pas<br />
seulement dans l’exercice, là encore sur les possibles<br />
latéraux en quoi consiste l’uchronie par exemple, (passé<br />
futur alternatif). Toutes ces histoires <strong>de</strong>s futurs qui ne se<br />
sont jamais actualisés. et donc variations sur ce qui ne<br />
viendra pas à notre rencontre, bref toutes les arché qui ne se<br />
sont pas incarnées. Elle passe par-<strong>de</strong>ssus la séparation <strong>de</strong>s<br />
temps, elle se confronte à la coexistence <strong>de</strong>s temps, <strong>de</strong> tous<br />
les temps.<br />
Ses écritures tentent <strong>de</strong> sortir (<strong>de</strong> manière différente) <strong>de</strong><br />
l’impossibilité « actuelle » <strong>de</strong> passer outre le fait que <strong>de</strong>ux<br />
<strong>de</strong>s dimensions du temps ne peuvent s’actualiser en même<br />
temps. S’affranchir <strong>de</strong> cela est en son cœur.<br />
Sortir <strong>de</strong> l’impossible coexistence <strong>de</strong>s dimensions du<br />
temps. Penser autrement les relations entre les dimensions<br />
du temps. Elle est, d’une certaine manière, en résonance<br />
avec les positions <strong>de</strong> Deleuze, qui en appui critique sur<br />
Bergson, pose que les relations <strong>de</strong>s dimensions entre elles,<br />
nécessitent le champ du passé virtuel où elles co-existent.<br />
Qu’est ce donc que le temps ? La différence absolue, la<br />
mise rapport immédiate <strong>de</strong>s hétérogènes, sans concept<br />
i<strong>de</strong>ntique sous-jacent ou subsumant. Le temps n’est rien à<br />
90
proprement parler. Il ne consiste que dans <strong>de</strong>s différences et<br />
dans la relève d’une différence par une autre. Il n’a ni centre,<br />
ni pôle i<strong>de</strong>ntitaire. 1 La SpF est installation dans cela, par<br />
<strong>de</strong>s voies autres que celles <strong>de</strong> la philosophie.<br />
Il appartient à la philosophie mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> surmonter<br />
l’alternative temporel-intemporel, historique-éternel,<br />
particulier-universel. A la suite <strong>de</strong> Nietzsche, nous<br />
découvrons l’intempestif comme plus profond que le temps et<br />
l’éternité : la philosophie n’est ni philosophie <strong>de</strong> l’histoire, ni<br />
philosophie <strong>de</strong> l’éternel, mais intempestive, toujours et<br />
seulement intempestive, c’est-à-dire « contre ce temps, en<br />
faveur je l’espère d’un temps à venir ». A la suite <strong>de</strong> Samuel<br />
Butler, nous découvrons le Erewhon, comme signifiant à la<br />
fois le « nulle part » originaire, le « ici et maintenant »,<br />
déplacé, déguisé, modifié toujours recréé. Ni particularités<br />
empiriques, ni universel abstrait : Cogito pour un moi<br />
dissous. Nous croyons à un mon<strong>de</strong> ou les individuations sont<br />
impersonnelles et les singularités pré-individuelles. : la<br />
splen<strong>de</strong>ur du « On ». D’où l’aspect <strong>de</strong> <strong>science</strong> <strong>fiction</strong> qui<br />
dérive nécessairement <strong>de</strong> ce « Erewhon . 2<br />
Ce qui domine la Spf aujourd’hui, me semble-t-il, ce n’est<br />
pas, stricto sensu, la question du futur, comme<br />
« <strong>de</strong>vination » où l’avenir est posé comme conséquence plus<br />
1<br />
F. Zourabichvili, Deleuze une philosophie <strong>de</strong> l’événement, Edition PUF, 1994<br />
2<br />
G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, paris 1968 et S. Butler, Erewhon, Edition<br />
Gallimard, Paris 1981<br />
91
ou moins prévisible du présent, c’est la question <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>venirs, <strong>de</strong> la création et <strong>de</strong> la coexistence <strong>de</strong>s temps. Quels<br />
<strong>de</strong>venirs ont un avenir ? Pour cela, pour <strong>de</strong>viner ce qui va<br />
vient au <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> nous, et que nous ne voyons pas, (mais ne<br />
sommes nous pas toujours, dans le contexte <strong>de</strong> l’anticipation<br />
rationnelle, <strong>de</strong> l’utopie réduplicative ?), faut-il rester dans le<br />
cadre <strong>de</strong>s variations que l’on peut opérer sur <strong>de</strong>s modèles<br />
anthropologiques hérités. Ou bien, jusqu’où faut-il aller,<br />
jusqu’où faut-il parler barbare ? Jusqu’où faut-il aller pour<br />
ébranler les socles où sont fixés les fils qui nous relient aux<br />
cerfs-volants que sont nos représentations, nos axiomes, nos<br />
épistémé, celles par qui nous posons l’existence d’un mon<strong>de</strong>,<br />
d’une nature extérieure, les diverses manières <strong>de</strong> fortifier<br />
nos croyances ?<br />
La SpF porte une (autre) conception du temps<br />
pluridimensionnelle ou intensive, (…) vertigineuse. Il n’y a<br />
aucune raison pour que la dimension actuelle ait un privilège<br />
sur les autres, ou constitue un centre, un ancrage ; le moi<br />
éclate en âges distincts qui tiennent <strong>de</strong> centre chacun son<br />
tour, sans que l’i<strong>de</strong>ntité puisse jamais se fixer (et la mort<br />
n’ordonne rien <strong>de</strong> déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> rien). Il en va <strong>de</strong> même<br />
horizontalement, si l’on considère qu’une vie se déroule sur<br />
plusieurs plans à la fois : en profon<strong>de</strong>ur, les dimensions <strong>de</strong><br />
temps successives ou simultanées, se rapportent les unes<br />
aux autres <strong>de</strong> manière « non-chronologiques, nonsuccessives.<br />
92
Au fond, il s’agit, pour elle <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s plans où la<br />
contemporanéité <strong>de</strong> tous les temps s’actualise. Il s’agit<br />
encore d’une exploration du cerveau, <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité cerveaumon<strong>de</strong>.<br />
S. Kubrick et Arthur C. Clarke ont en ce sens,<br />
popularisé un modèle du voyage, comme exploration du<br />
cerveau.<br />
Ce que la SpF explore et engendre, ce sont, d’une<br />
certaine manière, les figures infinies <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité du cerveau<br />
et du mon<strong>de</strong>. Et la question <strong>de</strong> la mémoire, <strong>de</strong> sa<br />
manipulation (<strong>de</strong>s souvenirs), la question <strong>de</strong> son infinie<br />
puissance, n’est pas réflexion psychologique. La SpF n’est<br />
pas du côté <strong>de</strong> l’intériorité, du contenu <strong>de</strong> la mémoire, pas<br />
plus qu’elle ne s’intéresse en fin <strong>de</strong> compte à la con<strong>science</strong> et<br />
au moi. C’est à même la surface du <strong>de</strong>hors qu’elle bricole le<br />
mouvement <strong>de</strong> conversion topologique où états internes et<br />
états externes exhibent leur correspondance leur résonance,<br />
leur harmonie leur dysharmonie.<br />
Et la mémoire est la membrane qui, sur les mo<strong>de</strong>s les<br />
plus divers (continuité, discontinuité, enveloppement…) fait<br />
correspondre les nappes <strong>de</strong> passé et les couches <strong>de</strong> réalité,<br />
les unes émanant d’un <strong>de</strong>dans toujours déjà là, les autres<br />
advenant d’un <strong>de</strong>hors toujours à venir, toutes <strong>de</strong>ux rongeant<br />
le présent qui n’est plus que leur rencontre ». 1<br />
1 G. DELEUZE, Cinéma 2, L’Image-temps, Editions <strong>de</strong> Minuit, Paris 1985<br />
93
Pour suivre Boris Eizykman et Jean-François Lyotard,<br />
la SpF tente <strong>de</strong> faire passer, par ses écritures, le désir sous<br />
le temps, désir qui s ‘en saisit et lui confère les particularités<br />
du temps inconscient ; l’idée même <strong>de</strong> la machine temporelle<br />
oblige à présumer la co-présence virtuelle <strong>de</strong> tous les<br />
instants ordonnés et successifs pour le préconscient…. Mais<br />
cela va plus loin; <strong>de</strong> support <strong>de</strong> déliaison, le temps, à travers<br />
ses transgressions, ses dispersions, triture jusqu’à<br />
l’impossible objet <strong>de</strong>s hypothèses les plus déroutantes… 1<br />
SpF et principe d’incertitu<strong>de</strong><br />
Elle se donne aussi comme lieu où la perception est<br />
posée comme « principe d’incertitu<strong>de</strong> ». Le lieu où elle se<br />
mesure au chaos et passe <strong>de</strong>s alliances plus ou moins<br />
audacieuses avec lui.<br />
Le lieu où elle tente <strong>de</strong> prendre sur elle la question du<br />
hasard. Il faut remarquer au passage que c’est dans le<br />
domaine <strong>de</strong>s <strong>de</strong>venirs biotechniques qu’elle a le plus <strong>de</strong> mal à<br />
quitter l’univers <strong>de</strong>s essences et à explorer l’au-<strong>de</strong>là d’une<br />
conception fondamentalement probabiliste du vivant. Mais<br />
quoi <strong>de</strong> plus normal lorsque l’on sait l’enracinement <strong>de</strong> la<br />
génétique et <strong>de</strong> la biologie moléculaire dans la tradition<br />
essentialiste.<br />
1 B. EIZYKMAN, Science-Fiction et Capitalisme, Edition repères Mame, Paris 1973.<br />
94
En radicalisant donc la variation immanente et continue,<br />
dont la perception est l’expression et l’exprimé, elle ne cesse<br />
<strong>de</strong> se poser la question <strong>de</strong> ce que peut un cerveau-corps, sous<br />
<strong>de</strong>s conditions biotechniques variables et sous <strong>de</strong>s<br />
pathologies diverses. Tel semble être un <strong>de</strong> ses tourments,<br />
un <strong>de</strong> ses moteurs. Entre mutants et <strong>de</strong>venirs<br />
nanotechnologiques, entre psychopouvoirs et neuro<strong>science</strong>s<br />
en délire.<br />
Pour suivre Deleuze, e cerveau, (le cerveau-mon<strong>de</strong>, c’est<br />
nous qui ajoutons) notre problème, notre maladie, notre<br />
passion, plutôt que notre maîtrise, notre solution, ou<br />
décision. 1<br />
Déjà Bergson, comme le note B. Eizykman, s’interrogeait<br />
dans L’énergie spirituelle 2 : je me suis <strong>de</strong>mandé quelquefois<br />
1<br />
G. DELEUZE, Cinéma 2, L’Image-Temps, Edition <strong>de</strong> Minuit, 1985<br />
2<br />
H.BERGSON, L’énergie spirituelle, 1919, PUF, Paris 1967. Disponible en ligne.<br />
Et plus loin « Ainsi se serait fondée, ainsi se serait développée la <strong>science</strong> <strong>de</strong> l'activité<br />
spirituelle. Mais lorsque, suivant <strong>de</strong> haut en bas les manifestations <strong>de</strong> l'esprit,<br />
traversant la vie et la matière vivante, elle fût arrivée, <strong>de</strong> <strong>de</strong>gré en <strong>de</strong>gré, à la matière<br />
inerte, la <strong>science</strong> se serait arrêtée brusquement, surprise et désorientée. Elle aurait<br />
essayé d'appliquer à ce nouvel objet ses métho<strong>de</strong>s habituelles, et elle n'aurait eu sur lui<br />
aucune prise, pas plus que les procédés <strong>de</strong> calcul et <strong>de</strong> mesure n'ont <strong>de</strong> prise<br />
aujourd'hui sur les choses <strong>de</strong> l'esprit. C'est la matière, et non plus l'esprit, qui eût été le<br />
royaume du mystère. Je suppose alors que dans un pays inconnu - en Amérique par<br />
exemple, mais dans une Amérique non encore découverte par l'Europe et décidée à ne<br />
pas entrer en relations avec nous - se fût développée une <strong>science</strong> i<strong>de</strong>ntique à notre<br />
<strong>science</strong> actuelle, avec toutes ses applications mécaniques. Il aurait pu arriver <strong>de</strong> temps<br />
en temps à <strong>de</strong>s pêcheurs, s'aventurant au large <strong>de</strong>s côtes d'Irlan<strong>de</strong> ou <strong>de</strong> Bretagne,<br />
d'apercevoir au loin, à l'horizon, un navire américain filant à toute vitesse contre le<br />
vent - ce que nous appelons un bateau à vapeur. Ils seraient venus raconter ce qu'ils<br />
avaient vu. <strong>Les</strong> aurait-on crus ? Probablement non. On se serait d'autant plus méfié<br />
d'eux qu'on eût été plus savant, plus pénétré d'une <strong>science</strong> qui, purement<br />
95
ce qui se serait passé si la <strong>science</strong> mo<strong>de</strong>rne, au lieu <strong>de</strong> partir<br />
<strong>de</strong>s mathématiques pour s'orienter dans la direction <strong>de</strong> la<br />
mécanique, <strong>de</strong> l'astronomie, <strong>de</strong> la physique et <strong>de</strong> la chimie,<br />
au lieu <strong>de</strong> faire converger tous ses efforts sur l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
matière, avait débuté par la considération <strong>de</strong> l'esprit - si<br />
Kepler, Galilée, Newton, par exemple, avaient été <strong>de</strong>s<br />
psychologues. Nous aurions certainement eu une psychologie<br />
dont nous ne pouvons nous faire aucune idée aujourd'hui -<br />
pas plus qu'on n'eût pu, avant Galilée, imaginer ce que serait<br />
notre physique : cette psychologie eût probablement été à<br />
notre psychologie actuelle ce que notre physique est à celle<br />
d'Aristote. Étrangère à toute idée mécanistique, la <strong>science</strong><br />
eût alors retenu avec empressement, au lieu <strong>de</strong> les écarter a<br />
priori, <strong>de</strong>s phénomènes comme ceux que vous étudiez : peutêtre<br />
la « recherche psychique » eût-elle figuré parmi ses<br />
principales préoccupations.<br />
SpF et « voyants »<br />
Au début <strong>de</strong>s années 70, dans un livre fameux <strong>de</strong><br />
<strong>speculative</strong> <strong>fiction</strong>, John Brunner dans Stand on Zanzibar,<br />
psychologique, eût été orientée en sens inverse <strong>de</strong> la physique et <strong>de</strong> la mécanique. Et<br />
il aurait fallu alors que se constituât une société comme la vôtre - mais, cette fois, une<br />
Société <strong>de</strong> Recherche physique - laquelle eût fait comparaître les témoins, contrôlé et<br />
critiqué leurs récits, établi l'authenticité <strong>de</strong> ces « apparitions » <strong>de</strong> bateaux à vapeur.<br />
Toutefois, ne disposant pour le moment que <strong>de</strong> cette métho<strong>de</strong> historique ou critique,<br />
elle n'eût pu vaincre le scepticisme <strong>de</strong> ceux qui l'auraient mise en <strong>de</strong>meure -<br />
puisqu'elle croyait à l'existence <strong>de</strong> ces bateaux miraculeux - d'en construire un et <strong>de</strong> le<br />
faire marcher ».<br />
96
proposait une vision particulièrement saisissante <strong>de</strong>s<br />
processus <strong>de</strong> mondialisation, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>venirs biopolitiques, <strong>de</strong>s<br />
transformations <strong>de</strong>s machines <strong>de</strong> guerre, <strong>de</strong>s urbanismes,<br />
<strong>de</strong>s milieux neo-naturels, processus participant <strong>de</strong> nouveaux<br />
mo<strong>de</strong>s d’auto-constitution ontologiques <strong>de</strong>s sujets. Sa vision<br />
portait sur la co-existence <strong>de</strong>s divers habitats et niches<br />
écologiques, sur la co-existence <strong>de</strong>s sociétés d’abondance et<br />
<strong>de</strong>s sociétés <strong>de</strong> pauvreté, sur la co-existence <strong>de</strong> <strong>de</strong>venirs<br />
biotechniques très différenciés et ce dans un mon<strong>de</strong> fini du<br />
point <strong>de</strong> vue extensif, mais sans d’autre focus, que celui-ci :<br />
la volonté d’en avoir un. De son côté P.K. Dick étendait ses<br />
visions au long cours <strong>de</strong>s vertiges <strong>de</strong> la perception, mais<br />
aussi au long cours <strong>de</strong>s vertiges <strong>de</strong>s sociétés <strong>de</strong> contrôle, <strong>de</strong><br />
la simulation, <strong>de</strong>s abîmes <strong>de</strong> l’indifférenciation.<br />
Il conviendrait <strong>de</strong> s’interroger là encore, sur les divers<br />
dispositifs d’écriture convoqués par les « voyants » que nous<br />
évoquions tout à l’heure, et qui créent les narrations, les<br />
nouveaux régimes <strong>de</strong> signes et les cartes qui permettent<br />
d’établir les connections avec les tendances qui viennent au<strong>de</strong>vant<br />
<strong>de</strong> nous, nous permettons <strong>de</strong> sentir ce qui advient et<br />
va faire basculer les choses, les évènements… À l’aune <strong>de</strong> ce<br />
que l’on ne connaît pas encore. <strong>Les</strong> voyants, les<br />
« <strong>de</strong>venants », ceux qui parlent barbare sur les agoras et<br />
frôlent, touchent les affects et les percepts, les<br />
morphogenèses encore dans les limbes <strong>de</strong> la perception.<br />
97
La SpF produit <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> cela, <strong>de</strong> ces écritures qui<br />
<strong>de</strong>ssinent <strong>de</strong>s cartes, parfois grossières, parfois fines, et qui<br />
indiquent qu’un <strong>de</strong>venir est en cours, qui a un avenir et que<br />
l’on ne perçoit qu’à peine. Elle alimente la marmite <strong>de</strong>s<br />
mon<strong>de</strong>s possibles Il n’est guère étonnant qu’elle nous vienne<br />
massivement du dispositif impérial américain. Comme l’écrit<br />
F. Nef, à propos d’une partie <strong>de</strong> la philosophie américaine<br />
actuelle, « cette idée <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s possibles a été développé<br />
(aux Etats-Unis) par le plus grand philosophe systématique<br />
<strong>de</strong>puis Leibniz : David Lewis. 1 Il est l’auteur d’un livre<br />
magistral sur la pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s. Dans cet ouvrage, il<br />
va beaucoup plus loin que tous ces prédécesseurs quant à<br />
l’existence <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s possibles. Pour Leibniz, les mon<strong>de</strong>s<br />
possibles, celui dans lequel vous ratez votre métro ou celui<br />
dans lequel Hitler a préféré se consacrer à la peinture<br />
plutôt qu’à la politique, n’existent que dans l’enten<strong>de</strong>ment <strong>de</strong><br />
Dieu. Dieu n’a fait exister que le meilleur d’entre eux- ce qui<br />
explique que nous vivions dans le meilleur <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s<br />
possibles. Et que nous ne <strong>de</strong>vons pas accuser Dieu du mal<br />
sur terre. Mais pour Lewis qui est athée, il y a un nombre<br />
infini <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>s possibles existants. La seule différence,<br />
c’est que le nôtre est actuel. Nous n’avons aucun accès aux<br />
autres mon<strong>de</strong>s ; chacun est actuel pour lui-même. Notre<br />
mon<strong>de</strong> n’est plus absolu. L’actualité est relative ».<br />
1 D. LEWIS, De la pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s, Edition <strong>de</strong> l’Eclat, 2007, On the Plurality of Worlds<br />
(1986).<br />
98
La SpF résonne avec cela. La littérature et le cinéma<br />
US sont hantés par la question <strong>de</strong> savoir si ces univers sont<br />
étanches ou pas. Et les processus d’individuation psychique<br />
et collective viennent avec force, s’alimenter aux énergies<br />
associées au « Possible », à son désir.<br />
Elle produit donc <strong>de</strong>s narrations aux frontières <strong>de</strong>s<br />
anthropologies avec leurs problèmes associés. Elle est une<br />
machine spéculative et perceptive dédiée au déploiement <strong>de</strong><br />
nouvelles écritures, qui tente <strong>de</strong> définir <strong>de</strong>s nouvelles zones<br />
<strong>de</strong> voisinage entre <strong>de</strong>s blocs conceptuels, <strong>de</strong>s blocs<br />
perceptuels… (Philosophie et Anthropologie Fiction), zones<br />
où les économies libidinales viennent se ressourcer, et les<br />
halos perceptifs prendre forme.<br />
Machine spéculative contre les anti-utopies, pour <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>venirs minoritaires sur les bordures d’un agencement <strong>de</strong><br />
littérature « dite mineure’ . Peut-être. En tout cas, une<br />
machine qui cherche à creuser <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> fuite, détachées<br />
pour partie <strong>de</strong> la prégnance <strong>de</strong>s territoires hérités et actuels,<br />
et ce dans les entre-<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s écritures <strong>de</strong> la « <strong>science</strong> <strong>de</strong>s<br />
instabilités », <strong>de</strong>s morphogenèses et <strong>de</strong>s saintes écritures.<br />
Machine spéculative qui tente d’aller au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />
« <strong>science</strong>s-<strong>fiction</strong>s réduplicatives », <strong>de</strong>s « anti-utopies<br />
réduplicatives ». 1 C’est-à-dire, encore une fois, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong><br />
cette <strong>science</strong> <strong>fiction</strong> comme exercice convenu sur <strong>de</strong>s<br />
1 B. EIZYKMAN, Science-Fiction et Capitalisme, Edition Repères Mame, Paris, 1973<br />
99
possibles latéraux, qui finit toujours par s’écraser en<br />
futurologie. Ramenant vers les formes métastables du<br />
pouvoir, vers une sorte <strong>de</strong> Scholastique <strong>de</strong>s problèmes et qui<br />
répèterait <strong>de</strong> façon stérile le discours <strong>de</strong>s essences où le<br />
« plein » serait l’enjeu, le « sens » la cible, la « présence » la<br />
limite et où <strong>de</strong> la <strong>science</strong> intensive (Deleuze, <strong>de</strong> Landa) 1<br />
porterait toujours, en fin <strong>de</strong> compte, une exigence <strong>de</strong> vérité.<br />
Et nous avons tendance à penser que l’exigence <strong>de</strong><br />
vérité <strong>de</strong> la SpF est nulle.<br />
Ce qui parle et s’écrit en elle est d’une autre nature :<br />
raisons et déraisons <strong>de</strong>s intensités, instabilités <strong>de</strong>s socles<br />
anthropotechniques, cérébralités expérimentales.<br />
Et quand elle s’avance, têtue, réduplicative et<br />
vulgarisatrice, quand elle s’affirme comme relais et<br />
pédagogie vrais <strong>de</strong> la <strong>science</strong>, elle tend à s’effondrer, écriturelangue<br />
soumise à la position <strong>de</strong> désir <strong>de</strong> la <strong>science</strong>, comme<br />
maîtrise.<br />
Pourtant, dans sa plus gran<strong>de</strong> audace, la SpF <strong>de</strong>vient<br />
effraction à partir <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong>s tensions et <strong>de</strong>s dissensus<br />
qui naissent au milieu <strong>de</strong>s va-et-vient entre les écritures plus<br />
ou moins subtiles et savantes <strong>de</strong>s passions, <strong>de</strong>s affects et <strong>de</strong>s<br />
percepts, <strong>de</strong>s tremblements anthropo-bio-techniques, (comme<br />
incomplétu<strong>de</strong> en procès <strong>de</strong> production et processualités<br />
1<br />
M. De LANDA, Intensive Science and Virtual Philosophy, Continuum International<br />
Publishing Group, 2002<br />
G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille Plateaux, <strong>Les</strong> Editions <strong>de</strong> Minuit, Paris, 1980<br />
100
vertigineuses), et, nous l’avons déjà dit, les saintes écritures.<br />
1<br />
C’est pour cela que cette « littérature mineure» au sens<br />
<strong>de</strong> Deleuze - Guattari, 2 nous intéresse, comme incarnation<br />
d’une philosophie <strong>fiction</strong>. D’autant plus qu’elle est entrée en<br />
résonance avec la nouvelle plasticité <strong>de</strong> la matière<br />
numérique, sous toutes ses formes, toutes ces hypertextures.<br />
Elle tente d’habiter les <strong>de</strong>venirs <strong>de</strong> ces hypertextualités,<br />
infiniment fractales et trouées comme territoires <strong>de</strong><br />
créations où la dissolution <strong>de</strong>s perceptions est un horizon<br />
partout présent. Elle a trouvé là un espace-temps, sorte <strong>de</strong><br />
lieu prophétique où pourrait s’épanouir la réversibilité forme<br />
- contenu, comme finalité sans fin <strong>de</strong>s écritures. C’est ce qu’a<br />
bien relevé, parmi d’autres, N. Katherine Hayles dans<br />
plusieurs <strong>de</strong> ses travaux. 3<br />
Certes, nous pensons le savoir, les textes sont toujours<br />
<strong>de</strong>s machines labyrinthiques, à n dimensions, qui ne cessent<br />
<strong>de</strong> créer les conditions <strong>de</strong> leur propre démantèlement, qui ne<br />
cessent d’ouvrir vers un nombre indéfini <strong>de</strong> trouées, <strong>de</strong><br />
1<br />
Il faudrait retourner la question <strong>de</strong> la SpF à partir <strong>de</strong>s religions, religions comme fantômes<br />
hyperactifs à l’intérieur <strong>de</strong> sa machine spéculative. Son champ étant selon moi, sans cesse<br />
traversé, labouré, en permanence par les spectres, les fantômes <strong>de</strong>s transcendances, par les<br />
héros <strong>de</strong>s auto-transcendances et les entrelacements, les accouplements plus ou moins<br />
monstrueux, <strong>de</strong> la Science et <strong>de</strong> la Religion. Quand leurs raisons insomniaques s’affrontent et<br />
se déchirent, meilleures ennemies.<br />
2<br />
G. DELEUZE, F. GUAZTTARI : Kafka, Pour une littérature mineure, <strong>Les</strong> éditions <strong>de</strong><br />
minuit, Paris, 1975<br />
3<br />
N. K. HAYLES, Chaos Bound : or<strong>de</strong>rly disor<strong>de</strong>r in contemporary literature and Science,<br />
Cornell University Press, 1990<br />
101
percées, <strong>de</strong> connections, <strong>de</strong> chemins virtuels dont seulement<br />
quelques-uns s’actualiseront.<br />
<strong>Les</strong> textes ne sont jamais blocs <strong>de</strong>nses et pleins, ils sont<br />
comme le cube <strong>de</strong> Menger, territoires à la superficie<br />
potentiellement infinie et siège d’incessant processus <strong>de</strong><br />
déterritorialisation - reterritorialisation, territoires ouverts<br />
sur le hors champ <strong>de</strong> nos mo<strong>de</strong>s perceptifs. Ils sont<br />
architectures différAntielles, hypercomplexes créant les<br />
conditions matérielles et idéelles (psychiques) d’une tension<br />
permanente au milieu <strong>de</strong>s coupures, <strong>de</strong>s limites, <strong>de</strong>s zones<br />
frontières, <strong>de</strong>s trous et <strong>de</strong>s vi<strong>de</strong>s.<br />
La SpF serait alors une sorte d’écriture qui tenterait <strong>de</strong><br />
conduire vers ce que François Laruelle (que j’utilise ici mal)<br />
appelle une « solitu<strong>de</strong> élementale » symbolisée par l’espace et<br />
le temps, mais dans laquelle l’homme « n’est pas<br />
seulement », mais « dont il est plutôt pris, comme la<br />
substance du vi<strong>de</strong> ». 1<br />
1 F. LARUELLE, « Alien sans aliénation, programme pour une philo-<strong>fiction</strong> », in Philosophie<br />
et Science Fiction. Edition Vrin, Paris 2000<br />
102
SpF, Philosophie, Religion : Guerres<br />
On voit donc se <strong>de</strong>ssiner une étrange danse, une étrange<br />
lutte entre la SpF et ses principales rivales - partenaires : la<br />
<strong>science</strong>, la philosophie, la religion.<br />
Deux textes brefs suffiront peut-être à exprimer <strong>de</strong><br />
manière partielle mais suffisante, les tensions entre elles. Le<br />
premier est <strong>de</strong> G. Deleuze, le second <strong>de</strong> M.G . Dantec.<br />
Un livre <strong>de</strong> philosophie doit être pour une part une<br />
espèce très particulière <strong>de</strong> roman policier, pour une autre<br />
part une sorte <strong>de</strong> <strong>science</strong> <strong>fiction</strong>. (…)<br />
Science <strong>fiction</strong>, encore, en un autre sens, où les<br />
faiblesses s’accusent. Comment faire pour écrire autrement<br />
que sur ce qu’on ne sait pas, ou ce qu’on sait mal ? C’est là<strong>de</strong>ssus<br />
nécessairement qu’on imagine avoir quelque chose à<br />
dire. On n’écrit qu’à la pointe <strong>de</strong> son savoir, à cette pointe<br />
extrême qui sépare notre savoir et notre ignorance, et qui<br />
fait passer l’un dans l’autre. C’est seulement <strong>de</strong> cette façon<br />
qu’on est déterminé à écrire. Combler l’ignorance, c’est<br />
remettre l’écriture à <strong>de</strong>main, ou plutôt la rendre impossible.<br />
Peut-être y a-t-il là un rapport <strong>de</strong> l’écriture encore plus<br />
menaçant que celui qu’elle est dite entretenir avec la mort,<br />
avec le silence. Nous avons donc parlé <strong>de</strong> <strong>science</strong>, d’une<br />
103
manière dont nous sentons bien, malheureusement, qu’elle<br />
n’était pas scientifique. 1<br />
Le second : La <strong>science</strong>-<strong>fiction</strong> non en tant que « genre »<br />
micro spécialisé, mais comme littérature transgénique,<br />
comme acte-pensée-écriture trans<strong>fiction</strong>nelle, a non<br />
seulement produit la <strong>science</strong>-<strong>fiction</strong> du futur (celle <strong>de</strong> notre<br />
actuel présent)., mais en gran<strong>de</strong> partie le présent tel qu’il<br />
s’est développé dans les métastases imaginaires-réelles,<br />
voire virtuelles <strong>de</strong>s sociétés <strong>de</strong> l’an 2000, et elle s’avère<br />
aujourd’hui la seule littérature générale <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, au cas<br />
où elle ne le serait pas <strong>de</strong>venue aujourd’hui. Science <strong>de</strong> la<br />
<strong>fiction</strong> tout autant que <strong>fiction</strong> <strong>de</strong> la <strong>science</strong>, notre art consiste<br />
à naviguer par-<strong>de</strong>là les limites métaphysiques <strong>de</strong>s petits<br />
zumains et à tenter <strong>de</strong> leur ramener quelques petits<br />
messages que nous aurons su plus ou moins décrypter, mais<br />
qui ne susciteront sans doute guère d’intérêt chez nos<br />
contemporains.<br />
Mais notre art, notre alchimie, consiste aussi à produire<br />
ce futur, à en actualiser certains abîmes, à inverser la<br />
tendance, ou à la propager encore plus vite, à oser faire se<br />
collisionner, dans nos accélérateurs <strong>de</strong> particules,<br />
philosophie et investigation criminelle, espionnage et<br />
cybernétique, biotechnologie et métaphysique, économie<br />
politique critique et littérature expérimentale, thriller aux<br />
découpages cinématographiques et cinétiques machinales<br />
1 G. DELEUZE, Différence et Répétition, PUF, 1968<br />
104
terrifiantes et narrations mutantes et <strong>fiction</strong>s transgéniques,<br />
bref nous nous instituons en Laboratoire <strong>de</strong> catastrophe<br />
générale, en anneau d’accélération <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> et <strong>de</strong> ses<br />
mutations, en Kubergnésis secrète et toujours largement non<br />
décryptée, mais que nos séquenceurs nocturnes déco<strong>de</strong>nt<br />
chaque jour un peu plus . 1<br />
1<br />
M.G. Dantec, Laboratoire <strong>de</strong> catastrophe générale, le théâtre <strong>de</strong>s opérations, 2000-2001,<br />
Editions Gallimard, Paris, 2001<br />
105
106
Le conte. Problématique définitoire.<br />
Kamel ABDOU<br />
Université Mentouri Constantine.<br />
Labo. SLADD<br />
Même si l’usage qui en est fait, autant comme<br />
production que comme objet d’étu<strong>de</strong> l’occulte très souvent,<br />
force est <strong>de</strong> constater qu’une indétermination objective <strong>de</strong> ce<br />
type <strong>de</strong> production discursive est patente, et mérite que l’on<br />
s’y arrête.<br />
La pluralité <strong>de</strong> termes le désignant -Texte ? Texte<br />
spécifique ? Histoire ? Récit ?- autant que les définitions<br />
données dans la catégorie « conte », dont on a « dénombré<br />
plus <strong>de</strong> soixante » 1 justifieraient amplement le<br />
questionnement.<br />
Ce « déficit » définitoire se manifeste d’ailleurs dans le<br />
nombre <strong>de</strong> qualifiants qu’on lui adjoint pour le<br />
qualifier (contes merveilleux, contes <strong>de</strong> fées, contes<br />
fantastiques, contes populaires, contes facétieux, contes <strong>de</strong><br />
donnes femmes, contes initiatiques… ) mais aussi dans le<br />
constat que jusqu’aux travaux menées par les folkloristes ,la<br />
question <strong>de</strong> sa nature formelle ne s’est pas posée. Intrigués<br />
1 Paul Zumthor. Introduction à la poésie orale.Paris. Seuil. 1989<br />
107
par « l’inlassable récurrence » 1 et la similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s motifs,<br />
<strong>de</strong>ux pistes étaient empruntées pour l’i<strong>de</strong>ntifier : celle qui va<br />
tente <strong>de</strong> retrouver le conte premier, la matrice originelle, et<br />
celle qui va procé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s classifications, et établir <strong>de</strong>s<br />
taxinomies.<br />
La quête <strong>de</strong> l’origine matricielle<br />
En effet, retrouver le conte matrice aurait expliqué les<br />
ressemblances et, la fois, la ressemblance <strong>de</strong>s motifs par<br />
l’essaimage en versions, variantes… Ainsi, Joseph Bédier2, supposant une origine commune aux contes, une « fleurmère<br />
» dont le « pollen » -les variantes- « en myria<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
molécules, flotte dans l’air », va se proposer, en élagant les<br />
éléments « accessoires » du conte, <strong>de</strong> retrouver la réalisation<br />
minimale du conte, sa « forme organique » qu’il va<br />
représenter par la lettre Ω, et désigner par a, b, c, d…..les<br />
« éléments accessoires ».<br />
Aarne et Thompson, auteur du fameux Types of folktales<br />
n’avaient pas d’autre objectif, <strong>de</strong>rrière cette vaste opération<br />
<strong>de</strong> classification et <strong>de</strong> codification que <strong>de</strong> retrouver « La<br />
forme primordiales », « L’Urform. » 3<br />
Et c’est ce même souci qui anime la recherche <strong>de</strong><br />
l’origine <strong>de</strong>s « Mille et une nuits » dont la matrice serait un<br />
1 Joseph Courtes. Poétique du conte populaire. Paris . Puf. 1986.<br />
2 Joseph Bédier. <strong>Les</strong> fabliaux. In Clau<strong>de</strong> Brémond… ;<br />
3 Mircéa Elia<strong>de</strong>. Aspects du mythe. Paris. Gallimard. 1963<br />
108
conte, L’homme au visage lumineux, d’un pantachantra<br />
indien et qui justifie la proposition <strong>de</strong> patrice Coussonet <strong>de</strong><br />
retrouver le texte originel en datant les versions à partir <strong>de</strong><br />
données inscrites dans le récit « noms <strong>de</strong> lieux, <strong>de</strong> personnages,<br />
titres, institutions…. .1<br />
L’impasse<br />
Démarches bien évi<strong>de</strong>mment condamnée à l’impasse,<br />
faute <strong>de</strong> détermination <strong>de</strong> l’objet d’étu<strong>de</strong> mais aussi parce<br />
que dans la plupart <strong>de</strong>s cas<br />
« L’urform n’était qu’une <strong>de</strong>s multiples préformes et ne jouit<br />
que d’une existence hypothétique » 2<br />
,<br />
et que par ailleurs « il n’y a pas <strong>de</strong> récit primitif, qu’aucun récit<br />
n’est naturel » 3.Impasse<br />
aussi parce que ce qu’écrit Lévi<br />
Strauss pour le mythe est valable pour le conte :<br />
« Il n’y a pas <strong>de</strong> version vraie(…)le mythe se compose <strong>de</strong><br />
toutes ses variantes. » 4<br />
Impasse aussi et surtout parce que la bonne question n’a<br />
pas été posée :<br />
1 Patrice Coussonet. Pensée mythique, idéologie et aspirations sociales dans un<br />
conte <strong>de</strong>s mille et une nuit. Le récit d’Ali du Caire.. Annales islamologiques..Cahier<br />
n°13. 1989.<br />
2 Mircéa Elia<strong>de</strong>. <strong>Les</strong> mythes et les contes <strong>de</strong> fees. In Aspects du mythe. Paris.<br />
Gallimard . 1963<br />
3 Tzvetztan Todorov Poétique <strong>de</strong> la prose. Paris. Seuil. 1980.<br />
4 Clau<strong>de</strong> Lévi Stauss. Anthropologie structurale. Paris. Plon. 1974.<br />
109
« Avant d’éluci<strong>de</strong>r la question <strong>de</strong> l’origine du conte, il est<br />
évi<strong>de</strong>nt qu’il faut savoir ce qu’est le conte. »1<br />
L’appropriation épistémologique<br />
Ce flou définitoire autant que la nature mouvante <strong>de</strong> son<br />
matériau constitutif vont faire que beaucoup <strong>de</strong> disciplines<br />
vont tenter <strong>de</strong> le définir en fonction <strong>de</strong> critères propres à<br />
leurs champs <strong>de</strong> recherches, pour pouvoir légitimer sa<br />
réification en objet d’étu<strong>de</strong>.<br />
Ainsi pour Arkoun, islamologue, « le merveilleux (du<br />
conte) est la manifestation d’une raison supérieure,<br />
transcendantale. » 2 , tandis que pour Henri Basset<br />
ethnologue, « les contes sont (…) que narrent surtout les<br />
aïlleules, et qui ont pour auditeurs les enfants. Ce sont les<br />
contes <strong>de</strong> la veillée, les Hausmärchen(contes <strong>de</strong> la maison)<br />
parce qu’on les écoute au coin du feu, au cours <strong>de</strong>s longues<br />
soirées d’hiver » 3<br />
Mireille Pirotas, auteur d’une thèse sur les contes, affirme<br />
1<br />
Vladimir Propp. Morphologie du conte. Paris. Seuil. 1973.C’est nous qui<br />
soulignons.<br />
2<br />
In Patrice Coussonet. Op. cit.<br />
3<br />
Henri Basset. Essai sur la littérature orale <strong>de</strong>s Berbères. Alger. Carbonel. 1920.<br />
110
que « les contes sont <strong>de</strong>s documents historiques » 1<br />
Freud et la psychanalyse les contes sont<br />
« <strong>Les</strong> reliquats déformés <strong>de</strong> fantasmes <strong>de</strong> désirs <strong>de</strong> nations<br />
2<br />
entières, les rêves séculaires <strong>de</strong> la jeune humanité. »<br />
Conte et mythe<br />
111<br />
. Pour<br />
Le rapport du conte au mythe, très complexe, fait que<br />
pour Clau<strong>de</strong> Calame<br />
« Il est à peu près impossible <strong>de</strong> tracer une ligne <strong>de</strong><br />
démarcation entre les <strong>de</strong>ux genres. (…) Toute tentative d’une<br />
définition contrastive entre conte et mythe serait (…) pure<br />
illusion. (…) Le récit est parfois si poussé que tel conte finit par<br />
se métamorphoser en un autre conte ou(…) <strong>de</strong>venir ce que le<br />
sens commun appellerait un mythe» 3<br />
.<br />
Pour les frères Grimm, le conte aurait conservé du<br />
mythe « <strong>de</strong>s fragments, <strong>de</strong>s débris sous formes elliptiques. »<br />
et pour Albert Wesselsky « Le conte est l’enfant du mythe,<br />
mais engendré par lui au moment où il meurt, ou après sa<br />
mort. » 4 . Pour Wlhem Wundt, par contre, le conte « précè<strong>de</strong><br />
le mythe, l’annonce et l’anticipe. » et pour Berna<strong>de</strong>tte<br />
Bricout, « ils fonctionnent l’un par rapport à l’autre comme<br />
un palimpseste. » 5<br />
1<br />
Mireille Pirotas. L’image féminine dans les contes d’initiation Français, Allemands,<br />
et Russes. Thèse N.R.1991<br />
2<br />
Sigmund Freud. Essai <strong>de</strong> psychanalyse appliquée. In Jean-Bellemin Noël. <strong>Les</strong><br />
contes <strong>de</strong> fées et leurs fantasmes. Puf. 1983.<br />
3<br />
Clau<strong>de</strong> Calame. Le récit en Grèce ancienne. Lausanne. Belin. 1996.<br />
4<br />
Berna<strong>de</strong>tte Bricout. Conte et mythe. In Conte oral et i<strong>de</strong>ntité sociale. Rhône-Alpes<br />
éditeur.1988.<br />
5 Id.
Conte et rite.<br />
Pour Harrisson et Mircéa Elia<strong>de</strong> les contes seraient les<br />
dits accompagnant les rituels, « le logoménon du rite » pour<br />
l’un, « <strong>Les</strong> commentaires ou les illustrations d’un rituel »<br />
pour l’autre. 1<br />
Pour Propp aussi d’ailleurs, les contes sont « Le<br />
souvenir <strong>de</strong>s rites d’initiation totémiques » 2<br />
Chaque discours investigateur s’arrange pour interroger<br />
le conte selon ses propres présupposés théoriques.<br />
L’analyse fonctionnelle.<br />
Il faudra donc attendre que Propp et les formalistes, les<br />
narratologues et les sémioticiens pour que le conte soit<br />
investit e tant qu’objet d’étu<strong>de</strong> dont la nature va être<br />
déterminée <strong>de</strong> manière objective par sa forme, sa structure<br />
langagière.<br />
C’est l’agencement <strong>de</strong> l’élément constitutif <strong>de</strong> base, la<br />
fonction, sur l’axe syntagmatique qui va être définitoire du<br />
conte. « <strong>Les</strong> contes qui relèvent d’une telle composition sont<br />
appelés merveilleux » écrira Propp. 3 « Tous les contes<br />
1<br />
J.E. Harrisson.in Clau<strong>de</strong> Calame. Op.Cit.<br />
2<br />
Mircéa Elia<strong>de</strong>. Op.Cit.<br />
3<br />
V. Propp. <strong>Les</strong> racines historiques <strong>de</strong>s contes merveilleux. Paris. Gallimard. 1987.<br />
112
merveilleux appartiennent au même type en ce qui concerne<br />
leur structure. » 1<br />
Au lieu <strong>de</strong> comparer les « sujets » et les « types », les<br />
chercheurs vont comparer les réseaux <strong>de</strong> relations formelles<br />
sous-jacents, qui permettent, sous dufférentes formes<br />
sémiotiques, la génération du « récit ». A titre d’exemple,<br />
Joseph Courtès remarque qu’au seul « Méfait » « Ne<br />
correspon<strong>de</strong>nt pas moins <strong>de</strong> dix-neuf manifestations ou<br />
expressions figuratives différentes. » 2<br />
<strong>Les</strong> analyses, focalisées maintenant sur les constituants<br />
du récit et leurs rapports, toujours sur l’axe syntagmatique,<br />
vont continuer Propp en une grammaire du récit, avec<br />
Greimas, Brémond, Genette, Todorov, Barthes,…mais aussi<br />
Lévi Strauss… avec <strong>de</strong>s concepts opératoires <strong>de</strong> lus en plus<br />
objectifs et fiables quant à la définition et au<br />
fonctionnement du récit.<br />
Le récit : une forme générique<br />
Ces éléments, non exhaustifs et n’étant pas l’objet<br />
spécifique <strong>de</strong> notre propos, illustrent bien le fait qu’il Il est<br />
loisible <strong>de</strong> constater que jusque là, y compris quand il se<br />
trouve au confluent <strong>de</strong> champs <strong>de</strong> recherches et <strong>de</strong><br />
disciplines qui le prennent pour objet d’étu<strong>de</strong>, le conte n’est<br />
pas investit en tant que production langagière spécifique<br />
dont il faut déterminer la nature.<br />
1 Id. C’est nous qui soulignons.<br />
2 Joseph Courtès. Le conte populaire : poétique et mythologie. Puf. 1986<br />
113
Car la recherche qui s’est développée à partir <strong>de</strong>s<br />
travaux <strong>de</strong>s formalistes a vite fait d’assimiler conte et récit ;<br />
et il n’est que <strong>de</strong> revenir sur les diverses citations du présent<br />
article, et même à Propp, pour remarque que dans leurs<br />
discours, les termes récit et conte sont interchangeables,<br />
intégrés « en variation libre » comme diraient les<br />
phonéticiens pour <strong>de</strong>ux phonèmes dont le changement ne<br />
serait pas pertinent.<br />
Récit dont la définition noie le conte dans une vague<br />
sous-catégorie :<br />
« En tant que forme discursive générale, et ses diverses<br />
manifestations particulières que sont le conte, la nouvelle, le<br />
roman, le mythe, la fable, l’épopée pour ne citer que ses<br />
avatars littéraires » 1<br />
Cette perception « englobante » du récit va faire que<br />
même pour les anthropologues, qui investissent le conte en<br />
tant que texte dont les éléments linguistiques peuvent<br />
renvoyer aux paradigmes culturels <strong>de</strong> la communauté qui le<br />
produit, le conte est un récit.<br />
« Le mythe raconte. Le mythe est un récit » 2<br />
Pierre Brunel.<br />
1 J.L. Dumortier et F. Plazanet. Pour lire le récit. Duculot. 1980.<br />
2 Pierre Brunel. Dictionnaire <strong>de</strong>s mythes littéraires. Paris. Ed du Rocher. 1988<br />
114<br />
affirme
Le conte : Une forme subsumée<br />
Et c’est donc en toute « logique » que le « texte » du récit<br />
(ou du conte) vont être investis <strong>de</strong> la même manière, dans la<br />
« clôture » que leur suppose l’analyse structurale. Clôture à<br />
l’intérieur <strong>de</strong> laquelle les relations entre les éléments<br />
constitutifs <strong>de</strong> la structure déterminent l’émergence du sens.<br />
Et dans tous les cas, la prise en charge <strong>de</strong> l’émetteur, du<br />
récepteur et <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> communication est superflue.<br />
La production langagière étudiée (où récit, conte, et mythe<br />
relèvent <strong>de</strong> la même nature) suppose la « communication »<br />
habituelle ente <strong>de</strong>ux « inter-locuteurs » et les équivalences<br />
conteur/ écrivain et lecteur/auditeur sont établies. Le conte<br />
peut donc être étudié et analysé comme un roman ou une<br />
nouvelle.<br />
Sont donc complètement occultés les caractéristiques<br />
principales du conte : son caractère essentiellement oral, son<br />
mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie, <strong>de</strong> transmission et <strong>de</strong> préservation, son mo<strong>de</strong><br />
rapport à l’ethnotexte, instance textuelle et culturelle dont il<br />
dépend.<br />
115
Le conte : éléments définitoires<br />
Or, conter correspond à la structure d’une « aventure<br />
infiniment grave et responsable » 1 caffirme Mircéa Elia<strong>de</strong> à<br />
propos <strong>de</strong>s contes. C‘est un discours, une communication où<br />
« Toute parole ressemble à un jeu d’échecs où les<br />
2<br />
interlocuteurs sont à la fois joueurs et pièces du jeu. »<br />
Et il serait donc ni fécond ni justifié <strong>de</strong> la réduire à un<br />
simple engrenage <strong>de</strong> « mécanismes » enclenchés dans les<br />
formes langagières sur l’axe du déroulement syntagmatique<br />
comme semblent le présupposer les formalistes et les<br />
sémioticiens, en quête d’une schématisation scientifique <strong>de</strong><br />
la « matrice formelle ».<br />
Raconter et écouter, est, au plan psychique un besoin<br />
anthropologique aussi important que la quête <strong>de</strong> la<br />
nourriture. Marylène Poitou, parlant d’une communauté<br />
« primitive », les Boshimans, constate que<br />
1 Mircéa Elia<strong>de</strong>. Le sacré et le profane. Gallimard. 1965<br />
2 Ab<strong>de</strong>lkébir Khatibi. Penser le Maghreb. Rabat. Smer.<br />
116
«Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la chasse, la<br />
cueillette et la quête <strong>de</strong> l’eau, en un mot, la survie dans le<br />
Kalahari, sont loin d’occuper tout leur temps (…) Ils content<br />
indéfiniment <strong>de</strong>s histoires du « temps où les animaux<br />
parlaient. » 1<br />
Jean-Noël Pellen affirme plus nettement encore ce<br />
caractère vital <strong>de</strong> la narration du conte<br />
« Pour expliquer que tant d’hommes se soient plus à entendre<br />
et répéter ces contes, il faut bien formuler l’hypothèse d’une<br />
certaine correspondance entre la structure <strong>de</strong> ceux-ci et notre<br />
univers existentiel. » 2<br />
Même si, dans le care <strong>de</strong> cet article, nous ne pouvons pas<br />
nous étendre davantage sur les interactions et les<br />
significations anthropologiques du contage, nous pouvons<br />
déjà affirmer que <strong>de</strong>s éléments forts, objectifs et vérifiables<br />
peuvent consacrer la nécessaire distinction définitoire du<br />
conte par rapport au récit, et, en même temps se poser en<br />
caractères définitoires.<br />
En plus <strong>de</strong> cet ancrage à l’enjeu anthropologique - et<br />
pour paul Zumthor, il n’y a « Nul doute que la capacité <strong>de</strong><br />
raconter ne soit définitoire du statut antropologique. » 3,<br />
et que<br />
résumerait bien la réponse d’un vieux Dogon à Geneviève<br />
Calame-Giaule<br />
1<br />
Marylène poitou. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>rniers Boshimans. In. Le Point n°891.1989.<br />
2<br />
Jean-Noël Pellen .Conte et i<strong>de</strong>ntité sociale. Rhône-Alpes Editeur. 1988<br />
3<br />
Paul Zumthor. Introduction à la poésie orale. Paris. Seuil. 1983.<br />
117
« Si l’on cessait <strong>de</strong> conter, il n’y aurait plus <strong>de</strong> mariage ni <strong>de</strong><br />
naissance. » 1<br />
,<br />
nous pouvons prendre comme <strong>de</strong>uxième élément :<br />
L’instance énonçante<br />
En effet, écrit Joseph Courtès<br />
« La disposition syntagmatique qui, <strong>de</strong> Propp à Greimas entre<br />
autres, a donné lieu à la mise à our d’une grammaire générale<br />
du récit, ne nous éclaire guère sur le sens profond <strong>de</strong>s mythes<br />
et <strong>de</strong>s contes, sur leur « messages » 2<br />
.<br />
Sans doute parce cette clôture supposée du « texte » nous<br />
coupe <strong>de</strong> l’ethnotexte et ne nous ai<strong>de</strong> pas à<br />
« Repérer les conditions dans lesquelles (…) se forme, et<br />
surtout se module et s’assume le dire. » 3<br />
Ce dire, cet énoncé, modulé et assumé est celui du<br />
discours du conteur. Un personne, un sujet énonciateur qui<br />
ne peut pas être occulté ou gommé, car « un énoncé ne se laisse<br />
pas déchiffrer sans égard à celui qui l’énonce. » 4<br />
1<br />
Geneviève Calame-Giaule. Réflexions sur quelques thèmes <strong>de</strong> cannibalisme.in<br />
Nouvelle revue <strong>de</strong> psychanalyse.1982<br />
2<br />
Joseph Courtès. OP.Cit.<br />
3<br />
J.C. Coquet. In Edgar Weber. Imaginaire arabe et contes érotiques. L’harmattan.<br />
1990<br />
4<br />
G.Genette<br />
118
D’une centralité littéralement stratégique, le (la) conteur<br />
est « cette instance du discours qui se situe au point d’articulation<br />
entre l’extra et l’intra discursif » 1 le point <strong>de</strong> rencontre<br />
d’éléments <strong>de</strong> nature hétérogène : éléments paradigmatiques<br />
extra discursifs (personnalité, culture dans laquelle il baigne<br />
en même temps que son auditoire… » et éléments langagiers<br />
qu’il va produire come énoncé, reprenant et transformant le<br />
mon<strong>de</strong>.<br />
Son importance apparaît davantage quand nous<br />
remarquons que le statut même <strong>de</strong> l’énoncé est déterminé<br />
aussi bien par la performance discursive du sujet, que par<br />
sonthème ou la catégorie formelle dans laquelle elle<br />
s’inscrira. 2<br />
Zumthor signale à ce propos que certaines ethnies du<br />
Burkina Fasso i<strong>de</strong>ntifient et classent conte, proverbe, et<br />
<strong>de</strong>vinette « en sous-classes (d’un ensemble fonctionnel) selon l’âge<br />
le sexe et la fonction sociale <strong>de</strong> celui qui les prononce. » 3<br />
Le texte oral du conte est « suspendu-jusque dans son<br />
inscription- au fil <strong>de</strong> la voix humaine » écrit Bricout4.<br />
Le<br />
couper donc <strong>de</strong> son narrateur –comme le ferait une approche<br />
structurale le confondant avec un récit…-reviendrait à le<br />
couper <strong>de</strong> ce qui lui donne son i<strong>de</strong>ntité : présence, voix,<br />
1<br />
C.Calame. Op.Cit.<br />
2<br />
« L’œuvre orale ne vit comme telle qua dans son contexte situationnel<br />
d’actualisation. »in Duculot. Dictionnaire encyclopédique <strong>de</strong>s <strong>science</strong>s du langage.<br />
3<br />
P.Zumthor.Op.Cit. C’est nous qui soulignons.<br />
4<br />
Berna<strong>de</strong>tte Bricout. Op.Cit.<br />
119
modulations diverses, prosodèmes, gestuelle, silences….qui<br />
peuvent aller jusqu’à supplanter le message verbal.<br />
Le conte, figé dans l’écrit, déconnecté <strong>de</strong> la performance<br />
orale <strong>de</strong>viendrait « insolite, étranger au sens qu’il véhicule. »<br />
L’importance <strong>de</strong> cette performance orale est d’autant<br />
plus importante que c’est en même temps qu’il donne<br />
naissance à son énoncé oral qu’il naît lui-même comme sujet<br />
énonciateur. « Est ego qui dit ego » écrit Benveniste. Mais il<br />
faut signaler qu’il nait à un narrataire. Il ne s’instaure<br />
je/nous que par rapport à un tu/vous qui le sollicite.<br />
Il faut admettre en effet que c’est toujours à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
et eu égard au narrataire que le discours narrant se<br />
développe. « Le conté choisit(…) toujours son conteur et,<br />
presque toujours, son conte. » 1 Et Bellemin le précise avec<br />
pertinence pour le discours littéraire.<br />
« Il faut admettre (…)que l’énonciataire n’a pas été<br />
entièrement préfiguré dans le discours que l’on nomme<br />
littéraire, et que pourtant il y figure, engrammé au titre <strong>de</strong> la<br />
2<br />
force qui suscite le sens. »<br />
Ce narrataire, que Yazami3 définit comme coénonciateur,<br />
est, en réalité le vrai moteur déclencheur <strong>de</strong> la<br />
1<br />
A. Bouhdiba.L’imaginaire maghrébin.Cérès. 1994<br />
2<br />
J.Bellemein-Noël. Op ;Cit<br />
3<br />
Kadiri Yazami.Enonciation, temps et personne. In Le temps en littérature. Actes<br />
colloque . Fès 2001.<br />
120
narration. On oublie souvent que dans la chambre nuptiale<br />
<strong>de</strong> Chahraza<strong>de</strong>, c’st Douniaza<strong>de</strong> (sa sœur ?) qui déclenche,<br />
chaque nuit, la narration en <strong>de</strong>mandant à la reine <strong>de</strong><br />
poursuivre l’histoire <strong>de</strong> la veille.<br />
L’espace <strong>de</strong> narration<br />
Le lieu, l’espace d’énonciation <strong>de</strong> la narration contique<br />
est constitutif <strong>de</strong> l’acte narratif au même titre que les<br />
marques formelles marquant le discours. Il permet ou ne<br />
permet pas la performance langagière et agit « comme un<br />
sélecteur <strong>de</strong> parole. Car toute parole n’est pas proférable<br />
dans n’importe quel espace. » 1<br />
C’est <strong>de</strong> cet espace (« structure géographique, structure<br />
sociale et ensemble <strong>de</strong> représentations que le linguistique<br />
traduit » 2)<br />
que dépend la dialectique narrateur/narrataire.<br />
Elément structurant donc et définitoire du conte. Preuve<br />
en est, s’il en faut davantage, l’incapacité <strong>de</strong>s pleureuses<br />
africaines « <strong>de</strong> reproduire leurs poèmes hors <strong>de</strong> réelles<br />
funérailles » remarquée par Zumthor et que nous avonsnous-mêmes<br />
relevé pendant notre travail <strong>de</strong> collecte : Le<br />
refus <strong>de</strong> proférer le moindre mot <strong>de</strong> la berceuse promise tant<br />
1<br />
Dalila Morsly. Espaces <strong>de</strong> paroles. Pratiques et enjeux. In Espaces<br />
maghrébins.URASC.1989<br />
2<br />
D.Morsly.Op.Cit.<br />
121
que nous n’avons pas créé l’espace idoine : un bébé dans son<br />
giron, à l’heure où il falait l’endormir… .<br />
« Un conte ne s’énonce pas n’importe où, c’est, déjà, une<br />
décision qui le génère. » conclut pour nous Jamel Eddine<br />
Bencheikh. 1<br />
Le moment <strong>de</strong> narration<br />
A la détermination spatiale <strong>de</strong> son lieu d’existence se<br />
greffe sa détermination temporelle. Pas seulement parce<br />
« Créer un espace et créer un temps sont une seule et même<br />
opération, bien loin que l’un vienne couper l’autre comme une<br />
parenthèse » 2<br />
Mais aussi parce nous l’avons constaté et vérifié pendant<br />
notre travail sur le terrain. Le conte ne se dit pas à n’importe<br />
quel moment <strong>de</strong> la journée, mais pendant la veillée,<br />
obligatoirement. A la tombée <strong>de</strong> la nuit. Au seuil, entre le<br />
mon<strong>de</strong> diurne <strong>de</strong> la raison, et le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’onirique et du<br />
fantastique.<br />
Ce « laps <strong>de</strong> temps sacré » pour reprendre l’expression <strong>de</strong><br />
Mircéa Elia<strong>de</strong> participe <strong>de</strong> la détermination du conte ; et l’on<br />
pourrait prendre comme argument le fait que, comme les<br />
1 J.E.Bencheikh. C.Brémond et A. Miquel. Mille et une nuits. Gallimard .1991<br />
2 Jean Yves Tadié. Le récit poétique. Puf.1978<br />
122
motifs, ce « moment du conte » se retrouve dans <strong>de</strong>s cultures<br />
et <strong>de</strong>s aires géographiques très différentes.<br />
En Europe Delarue le note : « <strong>Les</strong> contes et légen<strong>de</strong>s se<br />
disent encore la veillée » 1 , en Afrique subsaharienne, Paulme le<br />
remarque aussi « <strong>Les</strong> contes se rapportent surtout la nuit. » 2.<br />
Charles Bonn le relève en Algérie « Le conte(…) ne<br />
s’effectue que dans certaines conditions, le plus souvent la nuit, au<br />
milieu d’un cercle précis. » 3 .Toujours en Algérie, en Kabylie,<br />
Germaine Laoust le remarque « (…)à la tombée <strong>de</strong> la nuit, on<br />
récite contes et énigmes » 4.<br />
Il n’est, par ailleurs que <strong>de</strong> se remémorer les images<br />
illustrant les recueils <strong>de</strong> contes pour s’apercevoir que c’est<br />
toujours « au coin du feu » que ce la se passe. C’est-à-dire<br />
pendantr la veillée.<br />
Précisons tout <strong>de</strong> suite que cette condition d’existence,<br />
élément définitoire du conte ne concerne pas le « Goual »,<br />
installé dans un cercle d’auditeurs hommes un jour <strong>de</strong><br />
marché. Dans ces cas précis. IL ne peut être question <strong>de</strong><br />
narration <strong>de</strong> contes mais toujours <strong>de</strong> légen<strong>de</strong>s, d’histoires <strong>de</strong><br />
figures légendaires ou <strong>de</strong> récite hagiographiques <strong>de</strong> saints,<br />
ponctués <strong>de</strong> répliques et sentences religieuses, servant aussi<br />
à « gar<strong>de</strong>r le contact » avec les auditeurs.<br />
1<br />
Paul Delarue. Le conte populaire français. Larose et maisonneuve. 10976<br />
2<br />
D. Paulme. La mère dévorante. Gallimard.1976<br />
3<br />
C.Bonn. Problématiques spatiales du roman algérien.0pu.1986<br />
4<br />
Germaine Laoust-Chantréaux. Kabylie côté femmes.1937-1939<br />
123
Rituels propitiatoires<br />
L’importance <strong>de</strong> l’observance <strong>de</strong> cette condition <strong>de</strong><br />
narration se conforte et se manifeste dans les contraintes<br />
coercitives mise en place pour la faire respecter. L’infraction<br />
à l’obligation <strong>de</strong> respecter « ce laps <strong>de</strong> temps » est censée<br />
provoquer <strong>de</strong>s effets néfastes.<br />
Nous avons appris pendant notre collecte que celui qui<br />
s’aventurerait à narrer un conte pendant la journée risquait<br />
<strong>de</strong> « ykhraf » <strong>de</strong>venir débile et divaguer, et avoir <strong>de</strong>s enfants<br />
chauves.<br />
Dans l’ouest algérien Fatima Djaouti note aussi que<br />
dans ce cas « les enfants naîtraient difformes et débiles » 1.<br />
Ab<strong>de</strong>lhamid Bourayou le note dans le sud algérien où « La<br />
narration était interdite pendant le jour sous peine <strong>de</strong> se voir soimême<br />
ou ses proches frappés par la teigne. » 2.<br />
Basset, qui a relevé ce risque en kabylie ( enfants chétifs<br />
ou monstrueux, teigneux…) note qu’on a pu le relever<br />
« partout sur la terre en Irlan<strong>de</strong>, en Nouvelle Guinée, dans<br />
l’Allaskaou en Afrique du sud. » 1<br />
1<br />
Fatima Djaouti.Contes algériens. Trascription, traduction et analyse. Thèse <strong>de</strong><br />
3eme cycle.Toulouse.1984<br />
2<br />
Ab<strong>de</strong>lahamid Bourayou. <strong>Les</strong> contes populaires algériens d’expression<br />
arabe.Opu.1993<br />
1<br />
Henri Basset. Op. CIt<br />
124
La menace est encore plus sévère au Togo où le<br />
contrevenant s’expose à la cécité. 1 Chez les Béti, l’infraction<br />
« entraîne inévitablement la mort <strong>de</strong> l’oncle maternel. » 2<br />
Le conte se retranche donc à la veillée dans l’étrange « et<br />
douce semi-incon<strong>science</strong>, présence –absence du réel et <strong>de</strong> la<br />
3 4<br />
rêverie » à la porte du « tout-autre » du « ganz An<strong>de</strong>re » Et<br />
exige, pour permettre l’accès en son mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s formules<br />
précises.<br />
Formules sur lesquelles nous ne nous étendrons pas ici,<br />
mais qui ont pour fonction, quelles que soient leurs<br />
formulations dans les différentes communautés et cultures,<br />
l’ouverture, l’accès au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la diégèse du conte, et la<br />
sortie <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>. Que ce soit « kan ya ma kan » ou « il<br />
était une fois » …. .<br />
Nous pouvons donc voir que le constat établi au début <strong>de</strong><br />
ce travail, à savoir, que le développement <strong>de</strong>s recherches sur<br />
le récit, si riches, ont subsumé, à tort, le conte dans la<br />
catégorie récit.<br />
<strong>Les</strong> quelques éléments que nous venons <strong>de</strong> décrire<br />
montent que le conte est une production discursive<br />
particulière, dont la nature qui relève à la fois du<br />
1<br />
Nsougan Ageblemagnon. Sociologie <strong>de</strong>s sociétés orales d’Afrique Noire. Silex. 1984<br />
2<br />
Onana Mbah. La vison <strong>de</strong> la femme à travers les contes Béti. TH. 3eme cycle. Sorbonne3<br />
3<br />
A. Buhdiba. Op.Cit<br />
4<br />
Expression <strong>de</strong> Rudolf Otto, qui a influencé Elia<strong>de</strong> pour le concept <strong>de</strong> « numineux »,mystère<br />
d « tout-autre « qui, EN même temps effraie l’homme et le fascine et l’attire.<br />
Hachette.CDRom. Encyclopédia Universalis.<br />
125
linguistique que <strong>de</strong> l’extra linguistique fait qu’il <strong>de</strong>vrait être<br />
défini par <strong>de</strong>s éléments dont on a vu qu’ils sont aussi<br />
déterminants que sa structure langagière : Ceux qu’on a<br />
retenu – ancrage anthropologique vital, instance énonçante,<br />
temps <strong>de</strong> narration, espace <strong>de</strong> narration…..- ne sont pas les<br />
seuls, mais permettent d’affirmer sa particularité.<br />
126
Le conflit hamalliste dans Vie et enseignement<br />
<strong>de</strong> Tierno Bokar, Le sage <strong>de</strong> Bandiagara<br />
d’ Hampaté BÂ<br />
127<br />
Pr. Christiane ALBERT<br />
Université <strong>de</strong> Pau et <strong>de</strong>s Pays <strong>de</strong> l’Adour<br />
Ce qu’on désigne sous le nom <strong>de</strong> conflit « hamalliste »<br />
divisa la société malienne pendant l’époque coloniale, entre<br />
1900 et 1940 et s’acheva dans le sang puisqu’il fut à l’origine<br />
<strong>de</strong>s affrontements d’Assaba du 23 Août 1940 qui firent plus<br />
<strong>de</strong> quatre cent victimes. 1.<br />
Ce conflit opposa les partisans du<br />
Cheikh Hamallâh, fondateur d’une confrérie religieuse née<br />
au début du 20e siècle, au Mali, dans la région <strong>de</strong> Nioro (d’ou<br />
le nom « Hamallisme ») aux membres <strong>de</strong> la confrérie soufie<br />
<strong>de</strong> la Tidjaniya,. Il fut ensuite vigoureusement réprimé par<br />
l’administration française. La manière dont Hampaté Bâ<br />
rend compte <strong>de</strong> ce conflit dans son œuvre permet d’examiner<br />
la question <strong>de</strong>s relations existant entre pouvoirs religieux et<br />
pouvoir colonial, en Afrique, pendant la colonisation, en<br />
faisant apparaître la permanence <strong>de</strong> certains conflits dont<br />
1 Chiffres donnés par J. Suret Canale, Afrique noire occi<strong>de</strong>ntale et centrale, vol 3,<br />
Paris 1972, Ed Sociales, p.543. Hampaté Bâ, quant à lui évoque les affrontements sans citer<br />
<strong>de</strong> chiffres.
les origines précè<strong>de</strong>nt l’arrivée <strong>de</strong>s armées françaises. Cette<br />
continuité <strong>de</strong> l’histoire africaine <strong>de</strong> l’époque pré-coloniale à<br />
l’époque coloniale contredit la version officielle <strong>de</strong> l’histoire<br />
coloniale qui voulait que l’histoire <strong>de</strong> l’Afrique commence<br />
avec la colonisation et démontre (si cela était encore<br />
nécessaire) qu’elle s’inscrit dans une durée beaucoup plus<br />
vaste où perdurèrent <strong>de</strong>s alliances et <strong>de</strong>s conflits dont les<br />
enjeux échappèrent aux colonisateurs qui furent impuissants<br />
à les contrôler ou à les désamorcer autrement que par la<br />
répression.<br />
L’œuvre d’Hampaté Bâ dresse une véritable fresque<br />
historique <strong>de</strong> l’Afrique du Sahel au 19e et 20e siècle, et plus<br />
précisément <strong>de</strong> la région qu’on appelait l’ancien Soudan<br />
français puisque né « vers 1901 », il meut en 1991 et traverse<br />
donc pratiquement tout le XXe siècle. En outre, ses origines<br />
familiales font <strong>de</strong> lui un véritable carrefour <strong>de</strong> tout un aspect<br />
<strong>de</strong> l’histoire du Sahel qui s’écrit <strong>de</strong>puisle 19 ème siècle. Par son<br />
père, il est lié à l’histoire <strong>de</strong> l’empire peul théocratique du<br />
Macina dont nous parlerons plus loin. Par sa mère, il est lié<br />
au Toucouleur El Hadj Omar, fondateur <strong>de</strong> l’empire<br />
Toucouleur du Soudan, khalife <strong>de</strong> la confrérie soufie <strong>de</strong> la<br />
Tidjaniya. puisque son grand père, ancien peul du Fouta<br />
Toro s’enrôla dans les armées du conquérant. De plus, par<br />
alliance, il est aussi lié au chef traditionnel <strong>de</strong> la province du<br />
Louta, Tidjani Thiam dont il <strong>de</strong>vient, par adoption, l’héritier.<br />
En outre, à la suite <strong>de</strong> son maître spirituel Tierno Bokar, il<br />
adhèrera au mouvement hamalliste, et sera donc<br />
128
directement impliqué dans ce conflit. Compte tenu <strong>de</strong> son<br />
histoire familiale Hampaté Bâ est donc un témoin majeur <strong>de</strong><br />
cette page d’histoire qui s’écrit dans l’ancien Soudan français<br />
qui commence avant l’arrivée <strong>de</strong>s armées françaises au<br />
19éme siècle, à une époque où se font et se défont <strong>de</strong>s<br />
empires dans cette région, et qui se poursuit sous la<br />
domination coloniale.<br />
Cependant, s’il est un témoin majeur <strong>de</strong> cette histoire,<br />
il n’est pas pour autant un témoin impartial comme l’atteste<br />
l’explication qu’il donne du conflit hamalliste auquel il fut<br />
directement mêlé et dont il eut à souffrir, en poste à Bamako<br />
entre 1933 et 1942. Il l’évoque, en détail, dans un texte<br />
publié en 1980 intitulé Vie et enseignement <strong>de</strong> Tierno Bokar,<br />
Le sage <strong>de</strong> Bandiagara qui est une biographie consacrée à<br />
son maître spirituel Tierno Bokar1. 1. L’interprétation du conflit par Hampaté Bâ<br />
Dès l’avant-propos <strong>de</strong> ce texte, Hampaté Bâ donne en<br />
effet son interprétation du conflit et il s’y tiendra tout au<br />
long du récit : le conflit hamalliste est « un conflit d’ordre<br />
1 Ce texte est élaboré à partir <strong>de</strong>s notes qu’Hampaté Bâ avait rédigées, plusieurs<br />
années auparavant à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> Marcel Cardaire, ancien élève <strong>de</strong> Marcel Griaule et ancien<br />
officier <strong>de</strong>s affaires musulmanes qui avait publié en 1957 un premier ouvrage consacré au<br />
maître soufi intitulé Tierno Bokar, le sage <strong>de</strong> Biandagara auquel Hampaté Bâ fait fréquemment<br />
référence et qui sert d’une certaine façon <strong>de</strong> caution à la véracité <strong>de</strong> son récit.<br />
129
eligieux et local » que l’on fit passer pour « une affaire<br />
politique <strong>de</strong> tendance anti-francaise » 1 . Selon lui, les causes<br />
du conflit sont strictement théologiques puisqu’il s’agissait<br />
<strong>de</strong> savoir si, à l’intérieur <strong>de</strong> la confrérie religieuse <strong>de</strong> la<br />
Tidjanya, une certaine prière <strong>de</strong>vait être récitée onze ou<br />
douze fois ce qui explique pourquoi le conflit fut d’abord<br />
désigné sous le nom <strong>de</strong> querelle « <strong>de</strong>s douze grains » en<br />
référence aux grains du chapelet permettant <strong>de</strong> compter les<br />
prières récitées. <strong>Les</strong> partisans <strong>de</strong> la récitation <strong>de</strong>s onze<br />
prières - au lieu <strong>de</strong>s douze préconisées - justifiaient leur<br />
position à partir d’une interprétation numérologique<br />
musulmane où le chiffre onze est le celui <strong>de</strong> la spiritualité<br />
qui symbolise la pure contemplation, seule attitu<strong>de</strong><br />
désormais possible selon certains membres <strong>de</strong> la confrérie,<br />
après la défaite <strong>de</strong>s armées d’El Hadj Omar et <strong>de</strong> ses<br />
<strong>de</strong>scendants par les armées françaises dans la mesure où elle<br />
marque la fin <strong>de</strong> l’action temporelle <strong>de</strong> la confrérie2. Son<br />
interprétation sera aussi celle <strong>de</strong> son maître Tierno Bokar et<br />
<strong>de</strong> tous les Hamallistes impliqués dans le conflit. Cependant<br />
ce qui n’était à l’origine qu’une « querelle » se transforma<br />
ensuite en « conflit », puisque, toujours selon Hampaté Bâ, il<br />
dégénéra à la suite d’une série <strong>de</strong> malentendus dûs –selon<br />
lui - à <strong>de</strong>s susceptibilités blessées, <strong>de</strong>s ambitions<br />
personnelles où <strong>de</strong>s manipulations diverses. Aussi les décritil<br />
avec minutie, en donnant <strong>de</strong> nombreux détails et en<br />
1<br />
Hampaté Bâ, Vie et enseignement <strong>de</strong> Tierno Bokar, op.cit. p.8.<br />
2<br />
Ibid, p. 53 et 58.<br />
130
prenant soin <strong>de</strong> toujours citer ses sources1 . Compte tenu <strong>de</strong><br />
ces éléments subjectifs et toujours selon H. Bâ, la querelle<br />
continua <strong>de</strong> s’envenimer à tel point qu’elle finit par donner<br />
lieu à <strong>de</strong>s affrontements armés qui opposèrent partisans et<br />
opposants du Cheik Hamallâh et firent plusieurs centaines<br />
<strong>de</strong> morts jusqu’à ce que l’administration française<br />
interviennent et réprime le mouvement hamalliste en<br />
emprisonnant et en exilant son fondateur, en prononçant<br />
trente condamnations à mort immédiatement exécutées (fait<br />
rare pendant l’époque coloniale) et en procédant à<br />
l’internement <strong>de</strong> cinq cents personnes2. Devant une telle violence dans les affrontements et<br />
une telle répression, on comprend difficilement comment un<br />
mouvement religieux - qu’Hampaté Bâ présente comme<br />
purement théologique et sans aucune visée temporelle - put<br />
déchaîner à ce point les passions et susciter un tel<br />
acharnement dans la répression sans s’interroger sur ce qui<br />
dans le mouvement hamalliste pouvait menacer le pouvoir<br />
colonial et les différents pouvoirs religieux en place à la<br />
même époque. Car, ce que ne dit pas Hampaté Bâ c’est que<br />
ce conflit ne se limitait pas à <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> personnes, <strong>de</strong><br />
1 A titre d’exemple on peut citer la note 1 <strong>de</strong> la page 70 : « Cette scène, comme<br />
toutes celles qui se sont déroulées à Nioro à l’époque, me fut rapportée par un témoin oculaire<br />
: Kisman Doucouré, marabout marka <strong>de</strong> Nioro qui avait reçu son wirdou <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> Cheikh<br />
Mohammad Lakhdar. <strong>Les</strong> détails <strong>de</strong> ce qui se passa entre le Cheikh et le Chérif Hamallâh lors<br />
<strong>de</strong> leur entretien privé me furent confirmés, par ailleurs par Moulaye Ismaïl qui les entendit<br />
plus tard <strong>de</strong> la bouche du Chérif. ».<br />
2 J. Suret-Canal, Afrique noire occi<strong>de</strong>ntale et centrale, op. cit. 543.<br />
131
susceptibilités blessées ou <strong>de</strong> théière donnée ou rachetée,<br />
ainsi qu’il s’applique à le démontrer. Il s’enracinait, au<br />
contraire, dans <strong>de</strong>s querelles beaucoup plus anciennes entre<br />
différentes confréries religieuse qui, seules, peuvent<br />
expliquer l’ampleur <strong>de</strong>s affrontements ainsi que les alliances<br />
qui s’effectuèrent alors dans la société africaine. Celles-ci ne<br />
faisaient que reproduire <strong>de</strong>s alliances plus anciennes qui<br />
s’étaient effectuées, un siècle auparavant, au 19 ème siècle,<br />
avant l’arrivée <strong>de</strong>s armées françaises, au moment <strong>de</strong> la<br />
conquête militaire du Soudan par le conquérant Toucouleur,<br />
El Hadj Omar. Aussi est-il nécessaire <strong>de</strong> situer le conflit<br />
hamalliste dans un contexte historique et social et religieux<br />
beaucoup plus vaste que ne le fait Hampaté Bâ .<br />
2 - <strong>Les</strong> raisons historiques du conflit.<br />
Jusqu’à la fin du 18e siècle, en effet, seule la confrérie<br />
religieuse <strong>de</strong> la Quadriya issue du soufisme était représentée<br />
dans l’ancien Soudan. Il s’agissait d’une confrérie soufie très<br />
hiérarchisée, conservatrice et formaliste, instaurant <strong>de</strong><br />
nombreux échelons mystiques entre les a<strong>de</strong>ptes et le<br />
marabout dont seuls quelques talibés d’origine aristocratique<br />
étaient autorisés à partager l’intimité.<br />
132
Au début du 19e ce “monopole” fut menacé par la<br />
constitution d’une confrérie soufiste rivale fondée au<br />
Maghreb un siècle auparavant, la Tidjaniya, dont le<br />
principal propagateur en Afrique fut le Cheikh El Hadj<br />
Omar, fondateur <strong>de</strong> l’empire Toucouleur du Soudan. Cette<br />
confrérie plus démocratique que la Quadriya offrait <strong>de</strong>s<br />
possibilités <strong>de</strong> promotion sociale à certaines catégories<br />
sociales (les esclaves, les femmes, les paysans, les jeunes)<br />
jusque-là exclus du pouvoir et <strong>de</strong>s richesses par un ordre<br />
féodal ou familial traditionnel. La composition sociale <strong>de</strong> la<br />
Tidjaniya est sans doute une <strong>de</strong>s raisons qui explique la<br />
gran<strong>de</strong> expansion que connut cette confrérie dans un Soudan<br />
en pleine reconquête militaire. Elle fut alors combattue par<br />
les membres <strong>de</strong> la Quadriya qui représentait la vieille société<br />
féodale, celle là même qui s’opposera, quelques décennies<br />
plus tard au Hamallisme et dont certains membres<br />
n’hésitaient pas à faire - déjà - alliance avec les colonisateurs<br />
pour écarter Omar du Fouta Toro au Sénégal1. En outre, au<br />
plan religieux, la Tidjaniya prétendait restaurer un islam<br />
purifié et s’attaquait ainsi aux privilèges <strong>de</strong> certains grands<br />
marabouts qui la combattirent <strong>de</strong> ce fait énergiquement.<br />
Mais il faut aussi prendre en compte le fait qu’à la<br />
même époque, dans le Macina (sous l’impulsion <strong>de</strong> Cheikhou<br />
Ahmadou) se constituait un empire théocratique peul, lui<br />
aussi basé sur la volonté <strong>de</strong> restaurer un Islam épuré en<br />
1 J. Suret Canale, Afrique noire occi<strong>de</strong>ntale et centrale, op. cit. p. 220.<br />
133
éaction à la corruption <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s métropoles voisines<br />
comme Ségou. Bien que n’ayant rien à voir avec la Tidjaniya,<br />
cet état théocratique nouvellement fondé au Macina (<strong>de</strong><br />
même que le khalifat voisin <strong>de</strong> Sokoto d’Ousmane dan<br />
Fodio), eut en commun, avec l’empire toucouleur crée par<br />
Omar d’être soutenus par <strong>de</strong>s mouvements religieux qui<br />
pouvaient apparaître comme <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> protestation<br />
contre la Quadriya qui symbolisait un ordre féodal et <strong>de</strong>s<br />
pouvoirs aristocratiques et religieux anciens, mais toujours<br />
en vigueur (impôts prélevés abusivement et non prévus par<br />
le Coran). Ainsi, sous prétexte <strong>de</strong> purification <strong>de</strong> mœurs et<br />
<strong>de</strong> renouveau spirituel, ces mouvements religieux permirent<br />
l’accession au pouvoir d’une aristocratie à dominante Peul ou<br />
Toucouleur, non plus féodale comme l’ancienne, mais<br />
militaire et lettrée qui trouva sa légitimité dans la défense<br />
d’un Islam rénové et purifié. 1<br />
Cependant, toute cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> constitution <strong>de</strong><br />
vastes empires fut aussi une pério<strong>de</strong> marquée par <strong>de</strong><br />
nombreuses guerres qui eurent pour conséquence <strong>de</strong> ruiner<br />
l’économie <strong>de</strong> la région et c’est un pays exsangue et ravagé<br />
qui entra dans l’ère coloniale qui bouleversa tous les<br />
équilibres politiques et religieux en place.<br />
1 Omar appartenait à une famille aristocratique mais pauvre. Il en va <strong>de</strong> même pour le grand<br />
père d’Hampate Bâ qui rejoignit Omar. Quand à Tidjani Thiam, (beau père d’Hampate Bâ) il dut<br />
son titre <strong>de</strong> chef <strong>de</strong> Louta à ses relations familiales avec les <strong>de</strong>scendants d’El Hadj Omar et plus<br />
particulièrement avec son neveu Tidjani Tall qui hérita du royaume du Macina après la mort<br />
d’Omar.<br />
134
Cela ne se produisit pas tout <strong>de</strong> suite, puisque dans un<br />
premier temps, pendant la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> conquête, la France<br />
commença par s’appuyer sur les pouvoirs traditionnels pour<br />
asseoir sa domination. Cependant, progressivement, le<br />
nouvel ordre colonial liquida certains chefs traditionnels peu<br />
coopératifs pour leur substituer <strong>de</strong>s hommes plus conciliants<br />
en leur laissant une marge <strong>de</strong> manœuvre <strong>de</strong> plus en plus<br />
étroite. C’est le cas du roi <strong>de</strong> Bandiagara dont Hampaté Bâ<br />
dit qu’il fut « beaucoup critiqué pour son ralliement » au<br />
pouvoir colonial1 et qu’il se trouva <strong>de</strong> ce fait «flanqué d’un<br />
rési<strong>de</strong>nt français et d’un bataillon ». Aussi, une gran<strong>de</strong> partie<br />
<strong>de</strong> la classe dirigeante africaine fut dépossédée <strong>de</strong> son<br />
pouvoir acquis avant l’arrivée <strong>de</strong>s troupes françaises. Ce fut<br />
le cas du beau père d’Hampaté Bâ, chef du Louta, et ce faut<br />
aussi, indirectement celui d’Hampaté lui même puisqu’il<br />
était son héritier adoptif.<br />
<strong>Les</strong> colonisateurs pratiquèrent une politique similaire<br />
avec les pouvoirs religieux traditionnels qui ne purent<br />
continuer à bénéficier <strong>de</strong> leurs revenus et privilèges que dans<br />
la mesure où ils collaboraient avec le nouvel ordre politique<br />
et social. La conséquence majeure <strong>de</strong> cette politique qui<br />
consistait à affaiblir les pouvoir traditionnels politique et<br />
religieux pour leur substituer progressivement le nouvel<br />
ordre colonial, fut <strong>de</strong> déstabiliser profondément les<br />
structures sociales existantes en exacerbant les tensions et<br />
1 Ibid. p. 63.<br />
135
les conflits internes à la société africaine d’autant que les<br />
conditions <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s populations soumises à l’impôt<br />
s’aggravèrent, surtout pour les plus pauvres, sans aucun<br />
espoir ou perspective d’amélioration.<br />
C’est dans ce contexte que naquit au début du 20ème<br />
siècle le Hamallisme dont on a pu dire qu’il constituait une<br />
réponse mystique à une crise et sociale et économique à<br />
défaut d’autres réponses possibles 1.<br />
Ce mouvement reprit<br />
les arguments qu’avait, en son temps, développé la confrérie<br />
<strong>de</strong> la Tidjaniya qui étaient <strong>de</strong>s arguments spirituels puisque<br />
le fondateur <strong>de</strong> ce mouvement le Cheikh Hamallâh était un<br />
mystique empreint <strong>de</strong> soufisme qui prônait le détachement<br />
face au temporel. Il entreprit, à son tour, <strong>de</strong> purifier l’islam<br />
corrompu par <strong>de</strong>s marabouts vénaux et attachés à leurs<br />
seuls privilèges - y compris à l’intérieur <strong>de</strong> la confrérie <strong>de</strong> la<br />
Tidjaniya qui, avec le temps, avait vu certains <strong>de</strong> ses<br />
membres perdre <strong>de</strong> leur ar<strong>de</strong>ur purificatrice. A nouveau, le<br />
scénario se répéta car le succès immense du mouvement<br />
hamalliste qui était à la fois populaire et religieux, comme<br />
l’avait été en son temps la Tidjaniya, fut condamné par les<br />
marabouts qui perdaient une partie <strong>de</strong> leur clientèle et <strong>de</strong><br />
leurs revenus et fut aussi combattu par l’ancienne<br />
aristocratie féodale, traditionnellement proche <strong>de</strong> la<br />
confrérie <strong>de</strong> la Quadriya, qui s’était déjà opposé à l’expansion<br />
1 Cette thèse est évoquée par Jean-Suret-Canale et Elikia M’Bokolo dans Afrique<br />
noire, Histoire et Civilisation, t 2, Hatier- AUPELF, 1994.<br />
136
<strong>de</strong> la confrérie <strong>de</strong> la Tidjaniya1 . Mais le Hamallisme fut<br />
aussi combattu par une nouvelle classe sociale africaine<br />
« montante » apparue sous la colonisation, qui était<br />
constituée d’employés au service <strong>de</strong>s Français dont le pouvoir<br />
ne cessa <strong>de</strong> grandir2, à tel point que certains furent même<br />
nommés à la tête <strong>de</strong> chefferie traditionnelle.<br />
A l’opposé ceux qui soutinrent le Hamallisme furent<br />
les classes populaires et paysannes très appauvries qui<br />
n’avaient plus rien à attendre <strong>de</strong>s colonisateurs ainsi que les<br />
membres <strong>de</strong>s familles dirigeantes dépossédée <strong>de</strong> leur pouvoir<br />
par la colonisation dont Hampaté Bâ et son maître faisait<br />
partie. Autant dire qu’il s’agissait d’éléments qui n’étaient<br />
pas, à priori, acquis à la politique <strong>de</strong> la colonisation et qui<br />
trouvèrent dans la doctrine du retrait face au mon<strong>de</strong> prônée<br />
par le Hamallisme un moyen <strong>de</strong> manifester leur distance<br />
envers les nouveaux colonisateurs à travers une forme <strong>de</strong><br />
non-coopération passive.<br />
En accord avec les principes du soufisme le Cheikh<br />
Hamallâh recommandait, en effet, à ses a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> se<br />
détourner du temporel afin <strong>de</strong> privilégier la voie mythique :<br />
principe qu’il mettait personnellement en pratique:<br />
1<br />
Hampaté Bâ, Vie et enseignement <strong>de</strong> Tierno Bokar, op. cit., p. 82.<br />
2<br />
Ibid, p74.<br />
137
Chérif Hamallâh ignorait la stratégie <strong>de</strong> l’intrigue et vivait<br />
dans un mon<strong>de</strong> étranger aux règles extérieures <strong>de</strong> la<br />
diplomatie. A l’égard <strong>de</strong> l’administration française, jamais il<br />
ne se départit d’une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> parfaite dignité, mais <strong>de</strong><br />
totale indépendance qui pouvait faire penser à du dédain,<br />
voire à <strong>de</strong> l’hostilité. Il ne recherchait aucun honneur, ne se<br />
souciait pas d’obtenir <strong>de</strong>s médailles, ne rendait pas visite aux<br />
autorités <strong>de</strong> l’époque, ne faisait sa cour à personne, bref,<br />
tenait à rester en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toutes les questions temporelles.<br />
Attitu<strong>de</strong> dangereuse en un temps ou l’Administration<br />
coloniale n’avait que trop tendance à penser que qui n’était<br />
pas avec elle était contre elle. Il n’en fallut pas plus pour que<br />
les autorités, inquiètes du succès populaire grandissant du<br />
Chérif et poussée par les Toucouleurs le considérassent<br />
comme un dangereux rebelle, fromentant dans le secret <strong>de</strong><br />
sombres complots et attendant l’heure propice pour<br />
déclencher la révolte. (p. 78).<br />
Mais l’administration française n’avait sans doute pas<br />
tort <strong>de</strong> s’inquiéter car, fort bien informée <strong>de</strong> l’origine sociale<br />
<strong>de</strong>s a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> la secte, elle savait qu’elle avait tout à<br />
craindre <strong>de</strong> ce mouvement bien qu’il ne s’agisse pas à<br />
proprement parler d’un mouvement politique. Effectivement,<br />
quelques années plus tard, les membres les plus éminents <strong>de</strong><br />
l’ancien mouvement hamalliste soutiendront le mouvement<br />
indépendantiste du Rassemblement Démocratique Africain,<br />
dans la pério<strong>de</strong> difficile où il subira la répression coloniale <strong>de</strong><br />
1946 à 1957.<br />
138
3. La positions d’Hampaté Bâ<br />
Ainsi et contrairement à ce que dit Hampaté Bâ,<br />
l’administration coloniale était donc tout à fait intéressée par<br />
cette querelle bien que celle-ci eut à l’origine une question<br />
purement théologique. Elle avait d’autant plus <strong>de</strong> raisons <strong>de</strong><br />
le faire que la gran<strong>de</strong> peur <strong>de</strong>s colonisateurs était celle d’une<br />
révolte musulmane qui n’eut, en fait, jamais lieu, mais qui<br />
explique pourquoi elle s’intéressait autant aux différents<br />
mouvements religieux ce qui se traduit par le fait que et dès<br />
1917 - soit plus <strong>de</strong> vingt ans avant le dénouement du conflit -<br />
elle ouvrit un dossier sur le Hamallisme. Cependant<br />
l’insistance <strong>de</strong> Hampaté Bâ à souligner le fait que<br />
l’administration française n’avait rien à voir dans cette<br />
querelle qui, <strong>de</strong> son point <strong>de</strong> vue, ne concernait que les<br />
musulmans est une façon d’affirmer une i<strong>de</strong>ntité africaine<br />
menacée par la situation subalterne et dévalorisée dans<br />
laquelle se trouvaient alors les nouveaux colonisés et<br />
particulièrement les membres <strong>de</strong> l’aristocratie dépossédée <strong>de</strong><br />
leur pouvoir - dont faisait partie Hampaté Bâ. <strong>Les</strong> questions<br />
religieuses et la fidélité à une certaine tradition soufiste<br />
apparaissent ainsi sous sa plume comme une forme <strong>de</strong><br />
résistance culturelle permettant <strong>de</strong> préserver cette i<strong>de</strong>ntité<br />
et <strong>de</strong> ne pas cé<strong>de</strong>r aux tentatives d’assimilation du<br />
colonisateur en affirmant l’existence d’un “domaine réservé<br />
139
eligieux” qui, selon lui, ne concernait en rien<br />
l’administration française.<br />
En outre cette forme <strong>de</strong> résistance eut le mérite d’être à<br />
la fois individuelle et collective. Individuelle, puisque grâce à<br />
son adhésion aux principes du soufisme, et plus<br />
particulièrement au Hamallisme, Hampaté Bâ put adopter<br />
une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> retrait face au mon<strong>de</strong> qui lui permit d’éviter<br />
<strong>de</strong> tomber dans les pièges <strong>de</strong> l’acculturation qui guettaient<br />
les indigènes au service <strong>de</strong> la France, qu’il dénonce avec<br />
virulence dans son autobiographie. Mais elle fut aussi<br />
collective puisque l’attachement aux valeurs religieuses du<br />
Hamallisme se confond chez lui avec une forme <strong>de</strong> fidélité<br />
aux valeurs traditionnelles <strong>de</strong> la société africaines, menacées<br />
<strong>de</strong> <strong>de</strong>struction par les bouleversements sociaux et politiques<br />
liés à la colonisation. C’est en même temps pour Hampaté Bâ<br />
une façon d’opposer un contre discours aux discours<br />
dénégateurs du colonisateur en construisant une<br />
représentation d’une société fortement imprégnée <strong>de</strong><br />
mysticisme et respectueuse <strong>de</strong> valeurs à la fois morales et<br />
sociales, en accord avec les principes religieux <strong>de</strong> l’Islam.<br />
Quelque justifiée qu’elle fut, cette représentation gomme<br />
cependant la réalité <strong>de</strong>s conflits et <strong>de</strong>s rivalités qui<br />
traversent la société africaines au profit d’une vision<br />
nostalgique d’un vieil ordre social disparu. Hampaté Bâ<br />
élabore ainsi un discours humaniste très consensuel . En<br />
140
outre la représentation qu’il donne du conflit dans Vie et<br />
enseignement <strong>de</strong> Tierno Bokar fait apparaître la continuité<br />
<strong>de</strong> l’histoire africaine <strong>de</strong> l’époque pré-coloniale à l’époque<br />
coloniale à travers la permanence <strong>de</strong>s enjeux politiques, <strong>de</strong>s<br />
alliances, <strong>de</strong>s réseaux <strong>de</strong> pouvoirs qui perdurèrent après la<br />
colonisation et dont le conflit Hamalliste fut une <strong>de</strong>s<br />
manifestations les plus violentes. Impuissante à agir<br />
directement sur eux, l’administration coloniale ne put que<br />
réprimer ceux qui lui paraissaient le plus menaçant pour<br />
l’ordre colonial - ce qui souligne à la fois sa toute puissance<br />
mais aussi sa vulnérabilité .<br />
141
142
Le conte <strong>de</strong> fées au féminin<br />
ou l’art du libertinage voilé à la fin du XVIIème<br />
siècle.<br />
Pr Marie-Agnès Thirard<br />
Université Charles <strong>de</strong> Gaulle Lille<br />
A la fin du XVIIème règnent dans la littérature française<br />
les contes <strong>de</strong> fées. Il s’agit en l’occurrence d’une sorte<br />
d’exception culturelle qui concerne un public <strong>de</strong> mondains<br />
lettrés et privilégiés vivant dans l’orbite <strong>de</strong> la Cour. Le conte<br />
oral et populaire va ainsi subir une métamorphose littéraire<br />
dont <strong>Les</strong> Histoires ou contes du temps passé <strong>de</strong> Charles<br />
Perrault, connus aussi sous le titre <strong>de</strong> Contes <strong>de</strong> ma mère<br />
l’Oie représentent le versant décliné au masculin. Mais il<br />
faut se souvenir que cette métamorphose du conte fut aussi<br />
déclinée au féminin et le temps n’est plus, en effet, où le seul<br />
nom <strong>de</strong> Perrault suffisait à rendre compte <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong><br />
littéraire du conte à la fin du règne <strong>de</strong> Louis XIV. Des<br />
recherches universitaires et <strong>de</strong>s rééditions récentes<br />
permettent à <strong>de</strong>s œuvres trop longtemps méconnues et<br />
143
oubliées dans Le Cabinet <strong>de</strong>s fées 1<strong>de</strong>puis la fin du XVIIIème<br />
siècle <strong>de</strong> renaître enfin <strong>de</strong> leurs cendres, faisant ainsi<br />
apparaître un certain art du conte bien différent <strong>de</strong> celui du<br />
célèbre académicien. La plus célèbre <strong>de</strong> ces conteuses fut<br />
incontestablement Madame d’Aulnoy. « Reine dans la<br />
féerie », elle fut l’initiatrice <strong>de</strong> cette mo<strong>de</strong> <strong>de</strong>s récits<br />
merveilleux en insérant « L’Ile <strong>de</strong> la Félicité » au sein <strong>de</strong> son<br />
roman, L’Histoire d’Hypolite, comte <strong>de</strong> Duglas, dès 1690.<br />
Elle publia <strong>de</strong>ux recueils <strong>de</strong> contes quelques années plus<br />
tard, contes qui sont pour la plupart insérés dans <strong>de</strong>s<br />
nouvelles galantes au romanesque baroque pour le moins<br />
débridé. Un premier recueil intitulé <strong>Les</strong> Contes <strong>de</strong> fées,<br />
suivis <strong>de</strong>s Nouveaux contes <strong>de</strong>s fées paraît en 1697. Un autre<br />
recueil paraît en 1698 sous le titre <strong>de</strong> Contes nouveaux ou<br />
les fées à la mo<strong>de</strong>2. C’est donc vingt-cinq contes en tout qui<br />
furent appréciés d’un public <strong>de</strong> lecteurs mondains et initiés<br />
au plaisir <strong>de</strong>s jeux littéraires au point d’être traduits et<br />
d’être plusieurs fois réédités. L’œuvre ne se distingue pas<br />
1 Le Cabinet <strong>de</strong>s fées ou Collection choisie <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong>s fées et autres contes merveilleux<br />
ornés <strong>de</strong> figures, Amsterdam, Genève, 1785-1786, 41 volumes in 8 : les contes <strong>de</strong> Madame<br />
d’Aulnoy sont contenus dans les tomes II, III, IV.<br />
2 On se référera à la réédition <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy due à Philippe Hourca<strong>de</strong> en<br />
<strong>de</strong>ux volumes: édition du tricentenaire, introduction par Jacques Barchilon, texte établi et<br />
annoté par Philippe Hourca<strong>de</strong>, Paris, Société <strong>de</strong>s textes Français mo<strong>de</strong>rnes, diffusion<br />
Klincksieck, 1997-1998.<br />
Madame d’Aulnoy : Contes I, <strong>Les</strong> Contes <strong>de</strong>s fées, 604 p. ; Contes II, Contes nouveaux ou <strong>Les</strong><br />
Fées à la mo<strong>de</strong>, 573 p.« L’Ile <strong>de</strong> la félicité »,Madame d’Aulnoy, Contes I , op. cit., p.9-26.<br />
Signalons aussi la réédition en cours du Cabinet <strong>de</strong>s fées dont le premier volume est consacré<br />
à l’œuvre <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy : Madame d’Aulnoy, Contes <strong>de</strong>s fées suivis <strong>de</strong>s Contes<br />
nouveaux ou <strong>Les</strong> Fées à la mo<strong>de</strong>, édition critique par Nadine Jasmin, bibliothèque <strong>de</strong>s Génies<br />
et <strong>de</strong>s Fées, Paris, Champion, 2004, 1220p.<br />
144
seulement <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Perrault par son abondance et par la<br />
longueur <strong>de</strong>s textes, mais elle correspond à un nouvel art du<br />
conte décliné au féminin souvent qualifié d’ « art <strong>de</strong> la<br />
bagatelle 1».<br />
Signalons tout d’abord que beaucoup <strong>de</strong> ces<br />
femmes-conteuses eurent une vie qui ne ressemblait pas à<br />
un conte <strong>de</strong> fées et qu’elles firent même scandale. La jeune<br />
baronne d’Aulnoy fut compromise dans un complot qui visait<br />
à se débarrasser d’un époux détesté en le faisant accuser du<br />
crime <strong>de</strong> lèse-majesté. Le complot échoua et les faux témoins<br />
furent exécutés en place <strong>de</strong> grève. Il faut aussi se souvenir<br />
que la conteuse était une amie <strong>de</strong> Saint Evremond, libertin<br />
notoire, qui joua le rôle <strong>de</strong> tuteur auprès <strong>de</strong> la jeune Marie-<br />
Catherine <strong>de</strong> Barneville, laquelle <strong>de</strong>viendra la baronne<br />
d’Aulnoy.<br />
Mme d’Aulnoy va se livrer sans vergogne à un double<br />
jeu dans ses contes! A un premier niveau <strong>de</strong> lecture,<br />
apparemment, elle se plie aux règles du genre ainsi défini et<br />
chacun <strong>de</strong> ses contes se conclut sur l’expression didactique<br />
d’une leçon pour redorer le blason d’un genre considéré<br />
comme mineur. Chaque moralité est rédigée en vers et se<br />
trouve mise en exergue à la fin <strong>de</strong> chaque conte rédigé en<br />
prose. L’usage même du discours en vers participe d’une<br />
volonté apparente <strong>de</strong> valorisation du message moralisateur<br />
et d’une obéissance aux normes établies. Mais l’on peut<br />
s’interroger sur la sincérité <strong>de</strong> ces déclarations officielles et<br />
1 Madame d’Aulnoy, Contes II, op. cit. , p362.<br />
145
sur le rôle imparti à ces moralités, en un siècle où<br />
l’apparence rejoint rarement la réalité. Emettre un message<br />
moralisateur en apparence, tout en laissant entendre au<br />
lecteur averti le peu d’importance qu’on lui accor<strong>de</strong>,<br />
détourner ce type <strong>de</strong> texte que représente à l’époque la<br />
moralité, c’est une forme <strong>de</strong> subversion. Or, ce respect<br />
extérieur <strong>de</strong> la norme joint à sa perversion est<br />
caractéristique <strong>de</strong> ce qu’on appelle « le libertinage honnête »,<br />
expression reprise à Clau<strong>de</strong> Reichler dans l’ouvrage intitulé<br />
L’Age libertin1. Mme d’Aulnoy ne se soumet donc qu’en<br />
apparence au discours dominant et aux normes <strong>de</strong> la<br />
bienséance et elle joue ainsi, avec la complicité d’un lecteur<br />
initié, une sorte <strong>de</strong> double jeu assimilable à une forme <strong>de</strong><br />
libertinage.<br />
Quelles formes ce voile pourrait-il revêtir au sein même<br />
<strong>de</strong>s contes? Il semble que certaines techniques d’écriture,<br />
voire la reprise <strong>de</strong> certains thèmes déjà présents dans la<br />
tradition populaire soient propices à l’apparition d’une forme<br />
<strong>de</strong> licence et à la transgression <strong>de</strong>s tabous. Le thème du<br />
fiancé animal va ainsi permettre l’expression <strong>de</strong> certains<br />
fantasmes sexuels. Huit contes sur vingt-quatre y ont<br />
recours. Or les étu<strong>de</strong>s psychanalytiques récentes, et en<br />
particulier celle <strong>de</strong> Bettelheim2,<br />
ont bien montré les<br />
1<br />
Cl. Reichler, L’Age libertin, Paris, Minuit-critique, 1987,134 pages, chapitre I : <strong>Les</strong><br />
paradoxes du conformisme p.15-47.<br />
2<br />
B. Bettelheim, Psychanalyse <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées, Paris, Laffont, 1976, 400 pages.<br />
146
connotations sexuelles <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> récit. L’aspect<br />
repoussant <strong>de</strong> la sexualité masculine est ainsi mis en valeur.<br />
En effet, dans les contes <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy, force est <strong>de</strong><br />
constater que tous les monstres masculins correspon<strong>de</strong>nt soit<br />
à <strong>de</strong>s bêtes répugnantes, telles que le serpent, dans « Le<br />
Serpentin vert », ou le sanglier dans « Le Prince marcassin »,<br />
soit à <strong>de</strong>s animaux aux instincts grégaires tels que le<br />
mouton, héros éponyme d’un <strong>de</strong>s récits. En revanche, lorsque<br />
le thème est traité au féminin, l’image animale est cette fois<br />
toujours valorisée : La Chatte blanche est ainsi présentée<br />
comme particulièrement séduisante ainsi que Babiole, la<br />
petite guenon ou que la Biche au bois. La vision <strong>de</strong> la<br />
conteuse relève donc incontestablement d’un certain<br />
féminisme1, ce que j’ai cherché à démontrer dans un autre<br />
article. Mais au-<strong>de</strong>là du féminisme et d’une remise en cause<br />
d’un pouvoir essentiellement masculin à l’époque, ces contes<br />
sont l’occasion rêvée <strong>de</strong> lectures à double niveau et d’une<br />
forme <strong>de</strong> libertinage. Le recours à la métamorphose animale<br />
autorise la liberté <strong>de</strong>s propos et permet la transgression <strong>de</strong>s<br />
interdits moraux, voire l’expression <strong>de</strong>s fantasmes.<br />
L’exemple du conte <strong>de</strong> « La Biche au bois » est<br />
particulièrement révélateur. Alors que la jeune fille est<br />
métamorphosée en biche, elle se trouve poursuivie par un<br />
prince nommé Guerrier dans une sorte <strong>de</strong> fuite- poursuite au<br />
cours <strong>de</strong> laquelle les rapports équivoques, parfois même<br />
1 M.A.Thirard, « Le féminisme dans les contes <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy », Revue<br />
XVIIème siècle, N°208,Juillet-Septembre 2000,p505-514.<br />
147
sadomasochistes, ne manquent pas d’éveiller l’imagination<br />
du lecteur initié.<br />
Enfin, après avoir fait le tour <strong>de</strong> la forêt, notre biche, ne<br />
pouvant plus courir ralentit ses pas et le prince, redoublant les<br />
siens, la joignit avec une joie dont il ne croyait plus être<br />
capable. Il vit bien qu’elle avait perdu toutes ses forces ; elle<br />
était couchée comme une pauvre petite bête <strong>de</strong>mi-morte et<br />
elle n’attendait que <strong>de</strong> voir finir sa vie par les mains <strong>de</strong> son<br />
vainqueur ; mais au lieu <strong>de</strong> lui être cruel, il se mit à la caresser<br />
(…) Il prit la biche entre ses bras, il appuya sa tête sur son cou<br />
et vint la coucher sur ces ramées, puis il s’assit auprès d’elle,<br />
cherchant <strong>de</strong> temps en temps <strong>de</strong>s herbes fines qu’il lui<br />
présentait et qu’elle venait manger dans sa main 1.<br />
Comment ne pas songer que cette biche est femme et<br />
qu’elle reprend la nuit sa forme humaine ? Dès lors le lecteur<br />
peut laisser libre cours à son imagination et <strong>de</strong> manière<br />
ambiguë et subtile construire la vision <strong>de</strong> l’acte d’amour dont<br />
les prémisses sont ici évoqués en termes choisis. Mais au<br />
moment suprême, la biche ou plutôt la femme s’enfuit, ce qui<br />
provoque la colère du prince. Son conseiller lui conseille alors<br />
<strong>de</strong> rattraper la belle et <strong>de</strong> la punir. Le prince, suivant ces<br />
conseils avisés poursuit la biche au cours d’une chasse et la<br />
blesse :<br />
Amour cruel et barbare, où étais-tu donc ? Quoi !tu laisses<br />
blesser une fille incomparable par son tendre amant !(…) Le<br />
prince s’approcha. Il eut un sensible regret <strong>de</strong> voir couler le<br />
sang <strong>de</strong> la biche : il prit <strong>de</strong>s herbes, il les lia sur sa jambe pour<br />
la soulager, et lui fit un nouveau lit <strong>de</strong> ramées. Il tenait la tête<br />
<strong>de</strong> Bichette sur ses genoux. « N’es-tu pas cause, petite volage,<br />
lui disait-il, <strong>de</strong> ce qui t’est arrivé, que t’avais-je fait hier pour<br />
1 Contes II, p.120.<br />
148
m’abandonner ? Il n’en sera pas aujourd’hui <strong>de</strong> même, je<br />
t’emporterai ». 1<br />
La métalepse <strong>de</strong> la conteuse qui intervient dans le cours<br />
du conte est une sorte <strong>de</strong> fil d’Ariane pour un lecteur invité à<br />
ne pas oublier que cette biche est une femme. Le sang qui<br />
coule évoque la perte <strong>de</strong> la virginité et la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> ces<br />
noces rustiques ne manque pas d’un charme certain.<br />
L’hésitation voulue entre les termes correspondant à<br />
l’humain tels que « petite volage » et l’animalisation<br />
permettent bien la transgression <strong>de</strong>s tabous moraux et<br />
l’évocation <strong>de</strong>s relations sexuelles sous une forme dissimulée.<br />
Celles-ci prennent ensuite une tournure moins tendre et plus<br />
perverse :<br />
Elle faisait la pesante et l’accablait ; il était tout en eau <strong>de</strong><br />
tant <strong>de</strong> fatigue, et quoiqu’il n’y eût pas loin pour se rendre à la<br />
petite maison, il sentait bien que sans quelque secours, il n’y<br />
pourrait arriver. Il alla quérir son fidèle Becafigue ; mais avant<br />
que <strong>de</strong> quitter sa proie, il l’attacha avec plusieurs rubans au<br />
pied d’un arbre, dans la crainte qu’elle ne s’enfuit. Hélas ! qui<br />
aurait pu penser que la plus belle princesse du mon<strong>de</strong> serait<br />
ainsi traitée par un prince qui l’adorait ? Elle essaya<br />
inutilement d’arracher les rubans, ses efforts les nouèrent plus<br />
serrés… 2<br />
Une fois <strong>de</strong> plus, la métalepse se veut discrète mais la<br />
conteuse insiste sur le caractère humain <strong>de</strong>s protagonistes,<br />
1 Ibi<strong>de</strong>m, p.122.<br />
2 Ibi<strong>de</strong>m, p.123.<br />
149
ce qui renforce chez le lecteur l’impression d’assister aux<br />
ébats sado-masochistes <strong>de</strong> quelque couple égaré dans une<br />
nature pour le moins protectrice ! La conteuse ne fait que<br />
suggérer les relations sexuelles, laissant au lecteur le soin<br />
d’interpréter le texte, <strong>de</strong> passer <strong>de</strong> l’autre côté d’un miroir à<br />
la fois fidèle et déformant <strong>de</strong> l’amour.<br />
Le même procédé se retrouve dans le conte <strong>de</strong> « La<br />
Chatte blanche ». Déjà au fil <strong>de</strong> la narration, la conteuse<br />
suggère <strong>de</strong>s rapports amoureux entre le jeune héros et cette<br />
chatte si séduisante au point que le prince souhaiterait<br />
<strong>de</strong>venir chat à son tour. Cette animalisation volontaire<br />
permet quelques ébats pour le moins étrangers au co<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />
bienséances tandis que l’épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> la métamorphose <strong>de</strong> la<br />
chatte en femme ne laisse planer aucun doute sur l’aspect<br />
licencieux du texte. Alors que la chatte <strong>de</strong>man<strong>de</strong> au jeune<br />
prince, sans doute assez inexpérimenté et pour tout dire<br />
simple puceau, <strong>de</strong> lui couper la tête et la queue pour la<br />
libérer <strong>de</strong> son enchantement,<br />
150
<strong>Les</strong> larmes vinrent <strong>de</strong>ux ou trois fois aux yeux du jeune prince,<br />
<strong>de</strong> la seule pensée qu’il fallait couper la tête à sa petite<br />
chatonne qui était si jolie et si gracieuse. Il dit encore tout ce<br />
qu’il put imaginer <strong>de</strong> plus tendre pour qu’elle l’en dispensât,<br />
elle répondait opiniâtrement qu’elle voulait mourir <strong>de</strong> sa main<br />
et que c’était l’unique moyen d’empêcher que ses frères<br />
n’eussent la couronne ; en un mot, elle le pressa avec tant<br />
d’ar<strong>de</strong>ur, qu’il tira son épée en tremblant, et d’une main mal<br />
assurée, il coupa la tête et la queue <strong>de</strong> sa bonne amie la<br />
chatte : en même temps il vit la plus charmante<br />
métamorphose qui se puisse imaginer. Le corps <strong>de</strong> Chatte<br />
Blanche <strong>de</strong>vint grand et se changea tout d’un coup en fille. 1<br />
Le prince en reste d’ailleurs muet et « ses yeux n’étaient<br />
pas assez grands pour la regar<strong>de</strong>r. Scène à la fois charmante<br />
et cruelle que ce dépucelage au cours duquel la femme paraît<br />
imposer les règles du jeu amoureux : mourir d’amour est<br />
suggéré en l’occurrence à travers le thème incontournable <strong>de</strong><br />
la blessure et <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong> la virginité, sujet parfaitement<br />
tabou à l’époque. Madame d’Aulnoy semble même insinuer<br />
que l’on ne <strong>de</strong>vient pleinement femme que dans ce moment<br />
<strong>de</strong> souffrance ambiguë alors que la morale officielle valorisait<br />
plutôt la maternité et le <strong>de</strong>voir conjugal souvent subi au<br />
féminin. Le symbole même <strong>de</strong> l’épée en référence à la<br />
sexualité masculine se passe <strong>de</strong> commentaires. <strong>Les</strong> contes du<br />
fiancé animal <strong>de</strong>viennent ainsi sous la plume <strong>de</strong> la conteuse<br />
le terrain privilégié d’une forme <strong>de</strong> libertinage parfois à<br />
peine voilé, ce qui suscite chez le lecteur initié le plaisir du<br />
dévoilement dans le non-dit. Le passage par la forme<br />
animale permet toutes les audaces. Il suffit d’ailleurs <strong>de</strong><br />
1 Ibi<strong>de</strong>m, p.184.<br />
151
egar<strong>de</strong>r la gravure correspondant dans Le Cabinet <strong>de</strong>s fées<br />
au conte du « Serpentin vert » 1.<br />
Ce récit est une réécriture du mythe <strong>de</strong> Psyché ; le texte<br />
<strong>de</strong> La Fontaine s’y trouve d’ailleurs évoqué au sein même du<br />
conte selon le procédé <strong>de</strong> la mise en abyme. L’une <strong>de</strong>s<br />
variantes les plus importantes concerne l’épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
découverte <strong>de</strong> l’époux après la transgression <strong>de</strong> l’interdit.<br />
Dans le texte d’Apulée, tout comme dans celui du fabuliste,<br />
c’est Eros en personne qui apparaît aux yeux éblouis <strong>de</strong><br />
Psyché. Dans le texte <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy, c’est un serpent<br />
monstrueux, que découvre la trop curieuse Lai<strong>de</strong>ronette.<br />
Elle aurait eu bien du regret <strong>de</strong> ne pas imiter sa <strong>de</strong>vancière<br />
Psyché, <strong>de</strong> sorte qu’elle cacha une lampe comme elle et s’en<br />
servit pour regar<strong>de</strong>r ce roi invisible si cher à son cœur. Mais<br />
quel cri épouvantable ne fit-elle pas lorsque, au lieu du tendre<br />
Amour blond, blanc, jeune et tout aimable, elle vit l’affreux<br />
Serpentin vert aux longs crins hérissés ! Il s’éveilla, transporté<br />
<strong>de</strong> rage et <strong>de</strong> désespoir : « Barbare, s’écria-t-il, est-ce là la<br />
récompense <strong>de</strong> tant d’amour ? »La princesse ne l’entendit<br />
plus, la peur l’avait déjà fait s’évanouir et Serpentin était déjà<br />
bien loin. 2 .<br />
1 Contes I, p.525-561.<br />
Gravure <strong>de</strong> Clément-Pierre Marillier extraite du Cabinet <strong>de</strong>s fées ou Collection<br />
choisie <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées et autres contes merveilleux ornés <strong>de</strong> figures, du<br />
chevalier <strong>de</strong> Mayer, Amsterdam,1785-1786, Genève, 41 volumes in 8. La gravure est<br />
présentée en hors-page dans le tome3 pour illustrer le conte « Le Serpentin vert ».<br />
Gravure reproduite à la fin <strong>de</strong> cet article.<br />
2 Ibi<strong>de</strong>m, p.543.<br />
152
L’écart est important. Certes on peut y voir une simple<br />
contamination du thème du fiancé animal et d’un thème issu<br />
<strong>de</strong> la fable avec une volonté <strong>de</strong> renouveler celle-ci dans une<br />
perspective digne du clan <strong>de</strong>s Mo<strong>de</strong>rnes auxquels se<br />
rattachent Perrault et les autres conteurs et conteuses <strong>de</strong><br />
cette fin du XVIIème siècle. Mais l’insistance sur l’aspect<br />
bestial du monstre présenté dans un autre passage comme<br />
visqueux pourrait bien être aussi la marque d’une vision<br />
féministe <strong>de</strong>s rapports sexuels, le tout empreint d’une forme<br />
<strong>de</strong> libertinage à peine voilé. En effet, si l’on regar<strong>de</strong><br />
l’illustration qui correspond à une édition du Cabinet <strong>de</strong>s<br />
fées qui date <strong>de</strong> la fin du XVIIIème siècle, on s’aperçoit que<br />
la réception <strong>de</strong> ce récit montre bien que le lecteur n’était<br />
point dupe et qu’il comprenait fort bien les règles <strong>de</strong> ce jeu<br />
littéraire. La gravure montre même <strong>de</strong>s écarts révélateurs<br />
par rapport au texte. La jeune femme ne semble plus<br />
terrifiée mais plutôt fascinée par ce spectacle étrange. Sa<br />
tenue vestimentaire est légère et évocatrice <strong>de</strong> certaines<br />
formes du corps féminin que les arrondis suggèrent plus<br />
qu’ils ne cachent. La jambe est dénudée et les chevilles<br />
parfaitement visibles, ce qui va à l’encontre du co<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />
bienséances <strong>de</strong> l’époque. Echevelée, la jeune femme tend<br />
littéralement les bras vers ce monstre dont la langue<br />
pendante a <strong>de</strong>s connotations sexuelles évi<strong>de</strong>ntes. Le corps<br />
même du monstre évoque en le déformant un corps masculin.<br />
La scène se déroule sous un pavillon, c’est à dire dans<br />
l’espace le plus intime qui soit. Le libertinage voilé est donc<br />
153
au cœur même <strong>de</strong> ce nouvel art du conte, art <strong>de</strong> la bagatelle<br />
fondé sur la mise en place d’une connivence évi<strong>de</strong>nte avec un<br />
lecteur initié dont le plaisir vient du dévoilement et d’un<br />
appel à l’imaginaire qui permet à chacun <strong>de</strong> fabriquer ses<br />
propres images, la métamorphose animale suscitant<br />
décidément bien <strong>de</strong>s fantasmes.<br />
Cette animalisation se retrouve utilisée d’ailleurs aussi<br />
dans <strong>de</strong>s contes dont le schéma ne relève pas du fiancé<br />
animal. Dans « Le Dauphin » 1,<br />
Alidor jeune prince<br />
parfaitement laid prend un jour dans ses filets un dauphin et<br />
accepte <strong>de</strong> le remettre à l’eau. En contrepartie, il hérite du<br />
don <strong>de</strong> se métamorphoser en serin et <strong>de</strong> retrouver quand il le<br />
veut sa forme humaine. Le serin va ainsi pouvoir s’approcher<br />
<strong>de</strong> la princesse Livorette dont il est épris, et pénétrer dans<br />
son intimité. Il va même jusqu’à dormir dans sa chambre et<br />
en profite pour reprendre la nuit forme humaine et il arriva<br />
ce qui <strong>de</strong>vait arriver. La princesse se retrouva ainsi enceinte<br />
sous la forme <strong>de</strong> la belle endormie, sujet pour le moins<br />
scabreux. La jeune fille subit alors les préjugés <strong>de</strong> sa caste<br />
sociale et n’échappe à la mort que grâce à l’intervention du<br />
dauphin, ce qui justifie le titre <strong>de</strong> ce conte. Si l’on se souvient<br />
que l’oiseau, en termes <strong>de</strong> symbolique désigne le sexe<br />
masculin, on perçoit dès lors le caractère osé d’un tel conte<br />
présenté comme le <strong>de</strong>rnier conte <strong>de</strong> fées <strong>de</strong> Madame<br />
d’Aulnoy. Certes, le personnage <strong>de</strong> la vierge ainsi visitée par<br />
1 Contes II, p.483-523.<br />
154
un dieu est déjà présent dans la mythologie et l’histoire <strong>de</strong>s<br />
jumeaux romains n’en est qu’un exemple parmi d’autres.<br />
Mais l’ambiguïté du conte peut aussi représenter pour le<br />
lecteur mondain averti auquel s’adresse Madame d’Aulnoy,<br />
une opération <strong>de</strong> démystification du sacré. Le mot « libertin »<br />
est d’ailleurs employé par la princesse Livorette à propos du<br />
serin :<br />
Quoi, tu prétends m’inquiéter toujours, petit libertin, lui ditelle,<br />
aussitôt qu’elle l’aperçut 1.<br />
Cette appellation pourrait être un indice voulu par la<br />
conteuse, indice <strong>de</strong>stiné au lecteur initié susceptible <strong>de</strong> sucer<br />
« la substantifique moelle » <strong>de</strong> ces histoires <strong>de</strong> fées. <strong>Les</strong><br />
propos échangés entre la jeune fille et son serin tiennent<br />
d’ailleurs d’un charmant libertinage qui annonce les<br />
créations du XVIIIème naissant. Certaines scènes, dans la<br />
découverte réciproque <strong>de</strong> l’amour, anticipent sur <strong>Les</strong><br />
Liaisons dangereuses.<br />
Il (le prince) revint au palais sous sa figure emplumée, il<br />
trouva la princesse en robe <strong>de</strong> chambre qui le cherchait<br />
partout et ne le trouvant point, elle pleurait amèrement.<br />
« Ha !petit perfi<strong>de</strong>, disait-elle, tu m’as déjà quittée, ne t’avaisje<br />
pas reçu assez bien ? Quelles caresses ne t’ai-je point<br />
faites ?…<br />
— Oui, oui, ma princesse, dit le serin, qui écoutait par un petit<br />
trou, vous m’avez donné quelques marques d’amitié mais<br />
vous m’en avez bien donné d’indifférence : pensez-vous que je<br />
m’accommo<strong>de</strong> <strong>de</strong> coucher avec votre vilain chat ? »(…)<br />
1 Ibi<strong>de</strong>m, p.499.<br />
155
Livorette, touchée <strong>de</strong> ce récit le regarda tendrement et lui<br />
présenta le doigt. 1<br />
Ce duel amoureux rappelle étrangement les stratégies <strong>de</strong><br />
la conquête libertine. L’ambiguïté même <strong>de</strong>s caresses et <strong>de</strong>s<br />
gestes est une transgression voilée <strong>de</strong>s normes et <strong>de</strong>s tabous<br />
car le serin, alors que Livorette se met à sa toilette prend « la<br />
liberté <strong>de</strong> lui becqueter quelquefois le bout <strong>de</strong> l’oreille et<br />
quelquefois les mains ». Ceci la transporte <strong>de</strong> joie et la<br />
recherche du plaisir relève en l’occurrence d’un érotisme<br />
volontairement caché. La posture même <strong>de</strong> l’oiseau est aussi<br />
intéressante : il écoute par un petit trou, celui <strong>de</strong> la serrure.<br />
Or ce petit trou <strong>de</strong> la serrure pourrait être une<br />
occurrence d’un autre thème dans ce libertinage voilé, celui<br />
du voyeurisme et <strong>de</strong> l’effraction <strong>de</strong> l’espace féminin. Celui-ci<br />
était déjà présent dans le conte <strong>de</strong> « La Biche au bois ». A la<br />
fin du récit, alors que la biche re<strong>de</strong>venue femme a regagné<br />
son refuge, en l’occurrence la maisonnette d’une brave<br />
paysanne, dans laquelle séjournent aussi comme par hasard,<br />
dans la chambre voisine, le prince et son fidèle compagnon,<br />
Becafigue eut bientôt fait un assez grand trou pour voir<br />
la charmante princesse vêtue d’une robe <strong>de</strong> brocart<br />
d’argent(…)Ses cheveux tombaient par grosses boucles sur la<br />
plus belle gorge du mon<strong>de</strong>(…)L’on peut assez juger <strong>de</strong><br />
1 Ibi<strong>de</strong>m, p.494.<br />
156
l’étonnement <strong>de</strong> Becafigue par tout ce qu’il venait <strong>de</strong> voir et<br />
d’entendre ; il courut vers le prince, il l’arracha <strong>de</strong> la fenêtre<br />
avec <strong>de</strong>s transports <strong>de</strong> joie inexprimable.<br />
« Ah !seigneur ! lui dit-il, ne différez pas <strong>de</strong> vous approcher <strong>de</strong><br />
cette cloison, vous verrez le véritable original du portrait qui<br />
vous a charmé. 1<br />
Le trou <strong>de</strong> la serrure est ici remplacé par un trou percé<br />
dans la cloison mais il s’agit toujours d’une sorte d’effraction<br />
et <strong>de</strong> pénétration forcée dans un espace réservé à l’intimité<br />
<strong>de</strong> la femme. Certes la conteuse ne va pas jusqu’à décrire la<br />
nudité du corps et, sitôt métamorphosée, la biche se retrouve<br />
superbement vêtue, mais l’allusion à la très belle gorge est<br />
quand même assez suggestif.<br />
Cette forme <strong>de</strong> voyeurisme passe parfois par un autre<br />
subterfuge que la transformation <strong>de</strong> l’un ou l’autre <strong>de</strong>s<br />
personnages en animal. Le don d’invisibilité dont certains<br />
héros se voient dotés permet la même licence. Le prince<br />
Lutin, héros éponyme d’un autre conte, pénètre ainsi sous<br />
une forme invisible dans un pays interdit aux hommes, pays<br />
où habitent <strong>de</strong> fières amazones, île <strong>de</strong>s plaisirs tranquilles<br />
sur lequel règnent une fée et sa fille. Or, le prince Lutin va<br />
profiter <strong>de</strong> son invisibilité pour pénétrer dans cette espace<br />
inviolable et observer à son insu la princesse dont il est<br />
tombé amoureux.<br />
1 Ibi<strong>de</strong>m, p.124.<br />
157
Il était tard. La princesse entra dans sa chambre pour se<br />
coucher. Lutin aurait bien voulu la suivre à sa toilette. Mais<br />
encore qu’il le pût, le respect qu’il avait pour elle l’en<br />
empêcha. Il lui semblait qu’il ne <strong>de</strong>vait prendre que les libertés<br />
qu’elle aurait bien voulu lui accor<strong>de</strong>r et sa passion était si<br />
délicate et si ingénieuse qu’il se tourmentait sur les plus<br />
petites choses1 .<br />
Certes le texte semble encore fortement influencé par la<br />
conception respectueuse <strong>de</strong> l’amour hérité <strong>de</strong> la préciosité :<br />
l’amant <strong>de</strong>meure soumis à la volonté <strong>de</strong> la femme et lorsqu’il<br />
se matérialisera sous une forme humaine, ce sera d’abord à<br />
travers un portrait où il s’était peint un genou en terre.<br />
Cependant <strong>de</strong>rrière cet apparent respect chevaleresque, le<br />
libertinage est bien présent comme une tentation à peine<br />
refoulée, dans tous les cas suggérée, <strong>de</strong> la pénétration dans<br />
l’espace le plus intime <strong>de</strong> la féminité, celui <strong>de</strong> la toilette. De<br />
plus, c’est une fois encore sous la forme d’un perroquet puis<br />
d’un serin, symbole <strong>de</strong> virilité que le prince s’incarnera dans<br />
cette insula feminarum. Ce thème <strong>de</strong> l’effraction préfigure<br />
d’ailleurs les contes libertins du XVIIIème siècle. Madame<br />
d’Aulnoy, en matière d’intrusion procè<strong>de</strong> parfois <strong>de</strong> manière<br />
plus explicite. Dans « La Chatte blanche », c’est l’équivalent<br />
d’une scène <strong>de</strong> viol qui nous est proposée au cours <strong>de</strong> la<br />
rencontre organisée par les fées entre l’affreux Migonnet, un<br />
nain affreux qui est le prétendant imposé, et la charmante<br />
princesse.<br />
1 Contes I, p.141.<br />
158
Notre entrevue se fit sur la terrasse. Il y vint dans son chariot<br />
<strong>de</strong> feu. Jamais <strong>de</strong>puis qu’il y a <strong>de</strong>s nains, il ne s’en est vu <strong>de</strong> si<br />
petit (… ) Il vint à moi, les bras ouverts pour m’embrasser, je<br />
me tins fort droite, il fallut que son premier écuyer le haussât ;<br />
mais aussitôt qu’il s’approcha, je m’enfuis dans ma chambre<br />
dont je fermai les portes et les fenêtres. 1<br />
Sans aucun doute la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> cette entrevue a<br />
quelques relents autobiographiques et l’affreux petit monstre<br />
ressemble quelque peu au baron d’Aulnoy. Mais au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la<br />
dénonciation <strong>de</strong>s mariages forcés qui étaient monnaie<br />
courante à l’époque, la suite du texte évoque le thème du viol<br />
et <strong>de</strong> l’enlèvement. <strong>Les</strong> fées<br />
« résolurent <strong>de</strong> l’amener la nuit dans ma chambre pendant<br />
que je dormirais, <strong>de</strong> m’attacher les pieds et les mains, pour<br />
me mettre avec lui dans son brûlant chariot afin qu’il<br />
m’emmenât. »<br />
La scène est décidément trop proche <strong>de</strong> celle esquissée<br />
dans « La Biche au bois » : elle ouvre la porte à tous les<br />
fantasmes et l’univers <strong>de</strong>s fées permet l’expression d’un<br />
libertinage à peine voilé par la création d’un nabot<br />
caricatural. La déformation <strong>de</strong> l’humain permet ainsi la<br />
transgression <strong>de</strong>s interdits moraux sous prétexte <strong>de</strong> création<br />
d’un univers <strong>de</strong> pure <strong>fiction</strong> dans lequel les monstres<br />
<strong>de</strong>meurent cependant si proches <strong>de</strong>s humains! <strong>Les</strong><br />
1 Contes II , p.203.<br />
159
techniques mêmes <strong>de</strong> création du merveilleux favorisent<br />
donc cette expression voilée <strong>de</strong> tous les fantasmes.<br />
Sur ce plan, le procédé <strong>de</strong> la métamorphose semble<br />
privilégié. L’animalisation permet toutes les audaces.<br />
Cependant, il existe d’autres formes <strong>de</strong> métamorphoses tout<br />
aussi propices à la transgression <strong>de</strong>s tabous : il s’agit cette<br />
fois <strong>de</strong> la transformation <strong>de</strong> l’humain en végétal. Dans le<br />
conte <strong>de</strong> « Fortunée 1 », la conteuse nous présente un prince<br />
métamorphosé en un pot d’œillets et qui ne survit que grâce<br />
aux arrosages fidèles <strong>de</strong> la jeune fille dont il tombe<br />
amoureux. Le libertinage passe ici par une inversion <strong>de</strong>s<br />
rapports amoureux car c’est l’élément féminin qui transmet<br />
un liqui<strong>de</strong> porteur <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> plaisir à un élément masculin<br />
réduit à l’état <strong>de</strong> potiche. L’image est pour le moins osée et<br />
porte la marque d’une sorte <strong>de</strong> féminisme. Le même procédé<br />
<strong>de</strong> dépendance sexuelle inversée réapparaît dans le conte <strong>de</strong><br />
« L’Oranger et l’abeille » 2 dont certains passages rappellent<br />
« Le Petit Poucet » <strong>de</strong> Perrault. On y voit un couple <strong>de</strong> jeunes<br />
amants chercher à échapper à un ogre doté lui aussi <strong>de</strong>s<br />
célèbres bottes <strong>de</strong> sept lieues. Or, la jeune Aimée, enfant<br />
sauvage particulièrement intelligente a réussi à se procurer<br />
la baguette magique qui va lui permettre <strong>de</strong> réaliser toutes<br />
sortes <strong>de</strong> mutations qui ne sont pas innocentes. Pour<br />
échapper à l’ogre, cette jeune fille qui gouverne tout et ne<br />
1<br />
Contes I, p.407-418.<br />
2<br />
Ibi<strong>de</strong>m, p.243-276.<br />
160
épond <strong>de</strong> rien déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’apparence à donner à chacun.<br />
Dans un premier temps, elle transforme le chameau qui fait<br />
office <strong>de</strong> moyen <strong>de</strong> locomotion en un étang ; le prince qui<br />
l’accompagne <strong>de</strong>vient alors un bateau et la princesse se<br />
réserve le rôle privilégié <strong>de</strong> la batelière. Cette batelière<br />
conduisant le bateau sur l’eau, symbole féminin par<br />
excellence détient les rênes et dirige à son gré un masculin<br />
réduit à l’obéissance. La secon<strong>de</strong> métamorphose implique<br />
aussi un rapport <strong>de</strong> dépendance inversé : le chameau se<br />
retrouve pilier, le prince, simple portrait et la jeune femme<br />
prend la forme d’un nain. Or le nain est traditionnellement<br />
le symbole <strong>de</strong> la virilité tandis que le portrait est une fois <strong>de</strong><br />
plus réduit à l’impuissance. La <strong>de</strong>rnière métamorphose est<br />
plus révélatrice encore. Le chameau <strong>de</strong>vient une simple<br />
caisse en bois, le prince <strong>de</strong>vient un oranger et la femme, une<br />
abeille qui viendra piquer <strong>de</strong> son dard, symbole masculin par<br />
excellence, la fleur <strong>de</strong> l’arbre. L’union sexuelle ainsi suggérée<br />
correspond une fois <strong>de</strong> plus à <strong>de</strong>s rapports inversés :<br />
En effet, elle s’enferma dans une <strong>de</strong>s plus grosses fleurs<br />
comme dans un palais et la véritable tendresse qui trouve <strong>de</strong>s<br />
ressources partout ne laissait pas d’avoir les siennes dans<br />
cette union. 1<br />
Le libertinage se teinte en l’occurrence d’un certain parti<br />
pris féministe qui réapparaît encore dans l’image d’un gland<br />
que la jeune Finette Cendron2,<br />
héroïne éponyme du conte,<br />
1<br />
Ibi<strong>de</strong>m, p.270.<br />
2<br />
Ibi<strong>de</strong>m, p363-383.<br />
161
sorte <strong>de</strong> Petit Poucet en jupons doublé d’une Cendrillon,<br />
enfourche avec plaisir et arrose en murmurant à chaque<br />
fois : « Crois, crois, beau gland ! ». Finette, est-il dit, ne<br />
manquait jamais d’y monter <strong>de</strong>ux fois par jour, ce qui est la<br />
preuve d’un certain tempérament ! Il semble que ses <strong>de</strong>ux<br />
sœurs nommées Fleur <strong>de</strong> jour et Belle <strong>de</strong> nuit n’aient rien à<br />
lui envier sur ce point et que le jeu <strong>de</strong> l’onomastique suggère<br />
le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s péripatéticiennes plutôt que celui <strong>de</strong>s fées ! Ce<br />
libertinage qui est lié à une inversion <strong>de</strong>s rapports sexuels<br />
peut se manifester enfin sous une ultime forme : celle du<br />
travesti.<br />
Dans le conte <strong>de</strong> « Belle-belle et le chevalier Fortuné 1»<br />
une jeune fille se déguise en homme pour rejoindre les<br />
armées du roi. Certes, cet épiso<strong>de</strong> romanesque a quelques<br />
références historiques. A la fin du règne, Louis XIV avait<br />
institué une taxe qui obligeait les nobles qui ne pouvaient<br />
mener campagne dans ses armées à payer un impôt<br />
supplémentaire. Or le vieux noble ruiné qui est le père <strong>de</strong><br />
trois jeunes filles voit ainsi ses filles revêtir l’habit masculin<br />
pour guerroyer à sa place. Il est vrai aussi que pour <strong>de</strong>s<br />
raisons <strong>de</strong> commodité les femmes voyageaient parfois en<br />
revêtant <strong>de</strong>s habits d’hommes. Il existe même un portrait <strong>de</strong><br />
Ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong> Melle <strong>de</strong> La Vallière, favorite <strong>de</strong> Louis XIV<br />
1 Contes II ,p.215-269.<br />
162
ainsi présentée sous la forme d’un jeune chevalier1. On<br />
pourrait objecter aussi que le personnage <strong>de</strong> Belle-Belle,<br />
alias Fortuné, est aussi le digne <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong> la tradition<br />
littéraire <strong>de</strong> la tragi-comédie pastorale. Mais au <strong>de</strong>là d’un<br />
apparent souci <strong>de</strong> ménager les bienséances, on constate, une<br />
fois <strong>de</strong> plus, dans le texte <strong>de</strong> Madame d’Aulnoy un<br />
traitement double et ambigu du thème <strong>de</strong> l’homosexualité,<br />
thème d’ailleurs quelque peu récurrent dans les contes<br />
lorsque se trouve décrit un mon<strong>de</strong> d’amazones dans lequel<br />
les caresses féminines sont présentes En l’occurrence, Belle-<br />
Belle parvient bien à se faire passer pour un homme et à<br />
mener carrière au point <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir le conseiller et le favori<br />
du jeune roi. Or, la reine-sœur, sorte <strong>de</strong> régente et le roi sont<br />
tous <strong>de</strong>ux attirés par la beauté du jeune travesti, ce qui est le<br />
prétexte d’un traitement redoublé, dans une sorte <strong>de</strong> miroir,<br />
<strong>de</strong>s amitiés particulières. Le déguisement falsifie le sens <strong>de</strong>s<br />
conduites amoureuses et <strong>de</strong>rrière les masques se cache ce<br />
libertinage « honnête » évoqué par Clau<strong>de</strong> Reichler qui est<br />
insaisissable et ne se soumet qu’en apparence aux règles du<br />
discours dominant. La fin du conte permet à l’imaginaire du<br />
lecteur <strong>de</strong> créer quelques représentations mentales qui ne<br />
manquent pas d’un certain piquant :<br />
Lorsque l’on eut attaché Fortuné à un poteau, l’on arracha sa<br />
robe et sa veste pour lui percer le cœur, mais quel<br />
1<br />
Ce portrait est visible dans la salle <strong>de</strong> réception <strong>de</strong> l’actuelle<br />
Sorbonne à Paris.<br />
163
étonnement fut celui <strong>de</strong> cette nombreuse assemblée, quand<br />
on découvrit la gorge d’albâtre <strong>de</strong> la véritable Belle Belle. 1<br />
Voiler et dévoiler le corps féminin en jouant <strong>de</strong><br />
l’ambiguïté <strong>de</strong>s sexes relève bien <strong>de</strong> ce jeu troublant <strong>de</strong> l’être<br />
et du paraître qui caractérise en l’occurrence cette fin <strong>de</strong><br />
siècle.<br />
« L’art <strong>de</strong> la bagatelle » qui caractérise l’écriture <strong>de</strong><br />
Madame d’Aulnoy et <strong>de</strong> nombreuses femmes conteuses <strong>de</strong> la<br />
fin du XVIIème siècle est donc bien différent <strong>de</strong> l’art du conte<br />
tel que le concevait Perrault. Il relève apparemment d’un jeu<br />
littéraire basé sur un certain contrat <strong>de</strong> lecture avec un<br />
groupe <strong>de</strong> mondains initiés. Le libertinage voilé semble bien<br />
être une <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> ce jeu dans lequel la connivence fondée<br />
sur le référent culturel cè<strong>de</strong> la place à une forme <strong>de</strong><br />
complicité dans la subversion d’un ordre moral établi.<br />
L’entreprise moralisatrice <strong>de</strong>s contes apparaît dès lors<br />
comme une simple faça<strong>de</strong> <strong>de</strong>stinée à déjouer les pièges <strong>de</strong> la<br />
censure. <strong>Les</strong> apparentes moralités ne seraient qu’une forme<br />
<strong>de</strong> détournement supplémentaire. Mais on peut s’interroger<br />
sur ce que <strong>de</strong>vient ce contrat <strong>de</strong> lecture au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la fin du<br />
XVIIIème siècle qui correspond aux <strong>de</strong>rnières éditions du<br />
Cabinet <strong>de</strong>s fées. Il est incontestable que l’on constate une<br />
<strong>de</strong>struction progressive <strong>de</strong> cette connivence fondée sur une<br />
forme <strong>de</strong> libertinage. La récupération <strong>de</strong> l’œuvre par le<br />
public populaire, via les images d’Epinal en particulier, puis<br />
1 Contes II , p.267.<br />
164
son glissement partiel dans l’univers <strong>de</strong> la littérature<br />
enfantine expliquent une profon<strong>de</strong> méconnaissance et un<br />
certain nombre <strong>de</strong> malentendus. <strong>Les</strong> recherches récentes et<br />
les nouvelles éditions <strong>de</strong>vraient redonner sa juste place à ces<br />
récits féeriques qui annoncent les contes libertins du<br />
XVIIIème siècle et qui ont permis à un certain nombre <strong>de</strong><br />
femmes écrivains <strong>de</strong> laisser place à l’expression <strong>de</strong> la<br />
sexualité à travers les fantasmes que le genre du conte<br />
pouvait accueillir sans vergogne dans un univers imaginaire,<br />
reflet et miroir fidèle d’une entreprise <strong>de</strong> subversion cachée.<br />
165
166
167
Voyages et écriture :<br />
Salammbô <strong>de</strong> Gustave Flaubert<br />
Pr Nedjma BENACHOUR<br />
Université Mentouri Constantine<br />
C’est à partir <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong>s années 1840 que les<br />
voyageurs français écrivains, peintres, enseignants,<br />
historiens, chroniqueurs, rassurés par la situation politique<br />
et convaincus <strong>de</strong> l’implantation certaine <strong>de</strong> la politique<br />
coloniale, se déci<strong>de</strong>nt à partir à la découverte <strong>de</strong> la<br />
«Régence », <strong>de</strong> « l’Orient barbaresque », bref <strong>de</strong> l’Algérie :<br />
« Le pays occupé, conquis, pacifié attire la curiosité<br />
métropolitaine ; et l’on trouve dans la littérature <strong>de</strong> voyage, à<br />
côté <strong>de</strong>s récits d’exploration et <strong>de</strong>s mémoires, un grand<br />
nombre <strong>de</strong> publications d’une autre origine 1<br />
. »<br />
La littérature française du voyage algérien que, Roland<br />
Lebel nomme «littérature exotique », date, en fait, du début<br />
<strong>de</strong> la conquête française, alors qu’en France, bien avant<br />
1830, existait une littérature du voyage où la Perse, la<br />
1<br />
Roland Lebel, Histoire <strong>de</strong> la littérature coloniale en France, Paris, Librairie Larose,<br />
1931.P77<br />
Qu’il définit ainsi : « et la première littérature exotique est une littérature <strong>de</strong> voyages,<br />
souvent plus documentaire qu embellie <strong>de</strong> <strong>de</strong>scriptions artistiques, mais on ne saurait la sousestimer,<br />
car elle est la vraie source <strong>de</strong> renouvellement littéraire. » in Histoire <strong>de</strong> la littérature<br />
coloniale en France op. citép7<br />
168
Chine, la Turquie, l’Amérique étaient <strong>de</strong>s sociétés inconnues<br />
et recherchées pour leur «édénisme exotique » :<br />
« …l’homme retournant à la nature, doit, <strong>de</strong> préférence<br />
retourner à la nature la plus opulente, celle <strong>de</strong>s tropiques ;<br />
c’est là qu’il goûtera le bonheur le plus intense. Telle est la<br />
formule <strong>de</strong> l’édénisme exotique conçue au 18 ème siècle » 1<br />
Lebel n’avait-il pas tort <strong>de</strong> généraliser cette appellation à<br />
tous les écrivains voyageurs venus en Algérie ? En effet, ils<br />
n’avaient pas tous le même regard, ni la même relation au<br />
voyage algérien, à la région ou à la ville visitée. L’exotisme<br />
était, par ailleurs, récusé par certains d’entre- eux, par E.<br />
Fromentin, pour ne citer que cet exemple.<br />
Mais néanmoins, on peut remarquer que l’exotisme au<br />
19 ème siècle s’installe dans beaucoup <strong>de</strong> textes <strong>de</strong> la<br />
littérature du voyage, probablement propulsé par le<br />
Romantisme comme l’affirme R.Lebel ; mais expliqué<br />
sûrement par le contexte historique d’alors.<br />
L’impérialisme européen et les débuts <strong>de</strong> la colonisation<br />
française, dans certains pays d’Afrique, ouvrent <strong>de</strong>s horizons<br />
nouveaux à <strong>de</strong>s voyageurs, parmi lesquels <strong>de</strong>s artistes,<br />
écrivains et peintes.<br />
<strong>Les</strong> écrivains français <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> moitié du 19 ème siècle<br />
furent nombreux a avoir visité l’Algérie <strong>de</strong> cette époque,<br />
parmi eux, citons T. Gautier, E. Fromentin A. Dumas (père),<br />
1 I<strong>de</strong>m p.28<br />
169
G. Flaubert, G <strong>de</strong> Maupassant, J. Lorrain, les frères<br />
Goncourt, A. Dau<strong>de</strong>t, P. Loti, E. Fey<strong>de</strong>au, etc.<br />
<strong>Les</strong> six premiers <strong>de</strong> cette liste ont séjourné à<br />
Constantine entre 1845 et 1894, toutes saisons confondues.<br />
Arrivé en août 1845 Théophile Gautier ouvre la voie du<br />
voyage constantinois, ensuite Alexandre Dumas (père) en<br />
octobre 1846, Eugène Fromentin en janvier 1848, Gustave<br />
Flaubert en mai 1858, Guy <strong>de</strong> Maupassant en juillet 1881, le<br />
<strong>de</strong>rnier Jean Lorrain, arrive durant l’hiver 1894.<br />
Lors <strong>de</strong> leur voyage, certains étaient accompagnés ;<br />
souvent d’amis peintres ou écrivains : tels Gautier, Dumas<br />
(son fils Alexandre ainsi que <strong>de</strong>s amis artistes tels Giraud et<br />
Louis Boulanger). Fromentin (Charles Labbé et Auguste<br />
Salzmann), Flaubert, Maupassant, Lorrain ont fait le voyage<br />
seuls. Pour son périple maghrébin, à la différence du voyage<br />
égyptien, l’auteur <strong>de</strong> Madame Bovary avait, sciemment,<br />
recherché la solitu<strong>de</strong>.<br />
A bord <strong>de</strong> «l’Hermus » Flaubert a embarqué <strong>de</strong> France<br />
jusqu’à Stora1 pour prendre ensuite la diligence <strong>de</strong><br />
Philippeville (actuelle Skikda) jusqu’à Constantine. La<br />
construction <strong>de</strong> la route achevée en 1845 a sorti Constantine<br />
<strong>de</strong> son isolement et explique l’affluence <strong>de</strong>s voyageurs dès la<br />
fin <strong>de</strong>s années 1840.<br />
Quel était l’objectif <strong>de</strong> ce voyage ?<br />
1 Petit port <strong>de</strong> Skikda.<br />
170
Excepté l’exotisme en vogue à l’époque, les écrivains<br />
avaient-ils <strong>de</strong>s raisons précises pour venir à Constantine et<br />
entreprendre un voyage parfois difficile et harassant ?<br />
Gautier, Lorrain artistes amoureux <strong>de</strong> liberté,<br />
d’originalité, <strong>de</strong> fantaisie, engagés dans <strong>de</strong>s luttes<br />
perpétuelles contre le conformisme social et culturel, sont<br />
arrivés à Constantine, animés d’une réelle curiosité pour<br />
cette ville au site particulier et étrange.<br />
Pour Fromentin le voyage en Algérie s’est voulu une<br />
quête ontologique. L’altérité <strong>de</strong>vait lui apporter <strong>de</strong>s éléments<br />
<strong>de</strong> réponse à <strong>de</strong>s interrogations sur lui-même et sur ses<br />
capacités créatrices.<br />
Dumas, Flaubert, Maupassant avaient <strong>de</strong>s objectifs plus<br />
précis. Le premier a inscrit son voyage dans la perspective<br />
du savoir : le périple constantinois <strong>de</strong>vait lui permettre <strong>de</strong><br />
connaître toute la vérité sur l’histoire <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> la ville,<br />
sur la situation politique, socioculturelle. Le Véloce qui<br />
retrace ce séjour, nous met en face d’un auteur historien,<br />
ethnologue, démographe, bref un Dumas plus analyste que<br />
romancier. Son voyage- connaissance fut en rupture totale<br />
avec une simple ou quelconque velléité touristique. C’est le<br />
Maupassant journaliste et non le Maupassant nouvelliste<br />
qui est venu en Algérie pour couvrir l’Insurrection <strong>de</strong>s Ouled<br />
Sidi Cheikh et faire un reportage sur son lea<strong>de</strong>r Bouamama.<br />
Ayant achevé sa mission, il fit un détour par Constantine<br />
avant d’embarquer à Bône pour Marseille.<br />
171
Flaubert a visité Constantine et Carthage dans un but<br />
littéraire : la composition <strong>de</strong> Salammbô en était l’objectif<br />
principal.<br />
Si la diversité <strong>de</strong>s objectifs du voyage constantinois est<br />
parfois évi<strong>de</strong>nte, <strong>de</strong>s pôles <strong>de</strong> rencontre - les lieux et son<br />
histoire <strong>de</strong> Constantine - ont, tout <strong>de</strong> même, attiré ces<br />
écrivains.<br />
En effet le site, certains espaces distinctifs, certaines<br />
cérémonies et pratiques sociales <strong>de</strong> cette ville ont suscité, sur<br />
presque cinquante années, la même curiosité, quand bien<br />
même les regards étaient différents. Cette différence est, à la<br />
fois rencontre et divergence.<br />
II Gustave Flaubert à Constantine<br />
Le voyage <strong>de</strong> Flaubert au Maghreb avait, donc, un<br />
objectif littéraire. Le style <strong>de</strong> cet écrivain étant imprégné <strong>de</strong>s<br />
procédés d’écriture réaliste, aussi, avant d’avancer dans la<br />
confection <strong>de</strong> Salammbô, jugea-t-il nécessaire <strong>de</strong> connaître<br />
<strong>de</strong> visu le pays <strong>de</strong> la princesse carthaginoise, héroïne <strong>de</strong> son<br />
futur roman. D’ailleurs dans une correspondance adressée <strong>de</strong><br />
Tunis à son ami Ernest Fey<strong>de</strong>au, 1 un samedi 8 mai 1858,<br />
Flaubert écrit :<br />
1 Ecrivain- voyageur lui aussi. Après son séjour en Algérie il publia Alger en 1862.<br />
172
« Ce voyage est plus facile <strong>de</strong> Tunis à Constantine que <strong>de</strong><br />
Constantine à Tunis et cependant que d’Européens l’ont<br />
encore fait.<br />
De cette façon j’aurais vu tout le pays dont j’ai à parler dans<br />
mon bouquin Salammbô .» 1<br />
Le contact avec le Maghreb et par conséquent avec<br />
l’ancienne Numidie où Carthage et Cirta occupaient une<br />
place importante se fait, donc, en premier lieu avec l’Est<br />
algérien.<br />
Flaubert quitte la France par Marseille à bord <strong>de</strong><br />
l’Hermus un 12 avril 1858.<br />
Ses impressions sur son voyage maghrébin figurent<br />
dans l’un <strong>de</strong>s tomes <strong>de</strong>s Œuvres complètes2, ainsi que dans<br />
sa correspondance.<br />
Flaubert débarque donc à Philippeville. Le soir même <strong>de</strong><br />
son arrivée il part pour Constantine à bord d’une « voiture »<br />
qui : « craque et gargouille comme un ventre trop plein ». La<br />
promiscuité <strong>de</strong>s autres voyageurs, - Maltais, Spahi,<br />
Provençal, Italien -, « ces animaux <strong>de</strong>rrière moi puent <strong>de</strong><br />
gueulent » le met mal à l’aise et l’incommo<strong>de</strong>. Lors <strong>de</strong> ce<br />
voyage, le second, 3 Flaubert, seul sans aucun<br />
1<br />
In Gustave Flaubert Correspondance, 1858-1864, Lausanne, éditions Rencontre, 1965.<br />
2<br />
G. Flaubert. Œuvres complètes, voyages (Orient et Afrique) tome 2. Paris, Sociétés <strong>de</strong>s<br />
Belles Lettres, 1948.<br />
3<br />
Le premier voyage <strong>de</strong> Flaubert en Algérie a eu lieu en 1845, il avait séjourné à Alger.<br />
173
accompagnateur, préoccupé par son roman sur Carthage, est<br />
agacé par tout ce vacarme. A ce sujet Aimé Dupuy 1 écrit :<br />
« Cependant partant pour l’Afrique du Nord, Flaubert<br />
manque <strong>de</strong> ce sentiment d’euphorie qui l’animait en<br />
1849….Aujourd’hui, le voyageur est seul, face à lui-même,<br />
…En outre avec l’obsession <strong>de</strong> l’aventure littéraire dans<br />
laquelle il s’est engagé et peut être fourvoyé ; la hantise <strong>de</strong> ce<br />
roman qui «ne vient pas … »<br />
Le trajet Philippeville - Constantine permet au<br />
voyageur <strong>de</strong> faire connaissance avec le paysage <strong>de</strong> cette<br />
région d’Algérie.<br />
Flaubert et les autres voyageurs <strong>de</strong> la diligence, après<br />
avoir escaladé à pied «cette interminable ascension », celle <strong>de</strong><br />
l’actuelle Aouinet El Foul, arrive à Constantine par la place<br />
d’Armes. Tout comme Fromentin, il est donc entré par le<br />
Coudiat-Aty qui fait face à la porte Bab El Oued.<br />
« Place d’Armes » car lors <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> Constantine, en<br />
1837, l’essentiel <strong>de</strong> la bataille s’est déroulé sur <strong>de</strong>ux fronts :<br />
celui <strong>de</strong> Bab El kantara et celui du Coudiat.<br />
Flaubert loge à l’hôtel «du Palais » qui se trouvait à<br />
proximité du Palais du Bey la rési<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> Ahmed Bey (le<br />
<strong>de</strong>rnier bey <strong>de</strong> Constantine ). Le chef du bureau arabe, un<br />
certain Vignard reçoit l’écrivain et met à sa disposition son<br />
propre secrétaire, Salah-Bey, le petit fils du bey, qui le gui<strong>de</strong><br />
à travers les rues et les quartiers <strong>de</strong> la ville.<br />
1 In En marge <strong>de</strong> Salammbô, Paris, librairie Nizet 1954 p39<br />
174
Après le séjour à Constantine, Flaubert repart à<br />
Philippeville où l’attendait le bateau pour Tunis. Après son<br />
séjour en Tunisie, Flaubert déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> revoir Constantine en<br />
faisant le trajet Tunis -Constantine par route.<br />
Après un voyage harassant il arrive à <strong>de</strong>stination :<br />
« …l’admirable Constantine s’aperçoit <strong>de</strong> loin …entrée<br />
triomphante à Constantine, avec mon plumet. » .<br />
Flaubert éprouve un réel plaisir à revoir cette ville. De ce<br />
périple à travers quelques villes <strong>de</strong> l’Est algérien, l’attrait <strong>de</strong><br />
Constantine est incontestable.<br />
Effectivement, les autres villes l’ont laissé plus ou moins<br />
indifférent. Dans une lettre du 24 avril 1858, adressée à L.<br />
Bouilhet, Flaubert écrit à propos <strong>de</strong> Constantine ceci :<br />
« C’est une chose formidable et qui donne le vertige : je me<br />
suis promené au-<strong>de</strong>ssus, à pied et <strong>de</strong>dans à cheval. C’était<br />
l’heure où sur le boulevard du Temple, la queue <strong>de</strong>s petits<br />
théâtres commence à se former. Des gypaètes tournoyaient<br />
dans le ciel. »<br />
Pourquoi cette préférence ? Le site particulier <strong>de</strong> la<br />
ville ? Sans aucun doute. Site qui lui permet d’oublier qu’il<br />
visite une ville conquise <strong>de</strong>puis seulement un peu plus <strong>de</strong><br />
vingt ans.<br />
Pour Flaubert, le site grandiose <strong>de</strong> Constantine sied à<br />
certains <strong>de</strong> ses hommes célèbres tel Jugurtha : « Je pense à<br />
Jugurtha, ça lui ressemble ».<br />
175
Ce chef numi<strong>de</strong> qui fut pour beaucoup artistes la<br />
représentation emblématique <strong>de</strong> la résistance a capté<br />
l’attention <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux grands écrivains français du 19 ème siècle :<br />
Flaubert et Arthur Rimbaud. Dans la lettre adressée à Louis<br />
Bouilhet, le 24 avril 1858, Flaubert associe la gran<strong>de</strong>ur et<br />
l’importance <strong>de</strong> Constantine à celle <strong>de</strong> Jugurtha :<br />
« La seule chose importante que j’ai vue jusqu’à présent, c’est<br />
Constantine, le pays <strong>de</strong> Jugurtha ».<br />
La visite <strong>de</strong>s gorges du Rhummel permet à l’écrivain -<br />
voyageur <strong>de</strong> noter dans son récit <strong>de</strong> voyage <strong>de</strong>ux<br />
observations :<br />
1) Un fait historique qui a eu lieu le jour <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> la ville<br />
par l’armée française en 1837 : «Une arche naturelle, elle a<br />
bien <strong>de</strong> hauteur <strong>de</strong>ux cents pieds (c’est par-là que les gens <strong>de</strong><br />
Constantine, lors <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> la ville, sont <strong>de</strong>scendus au bout<br />
d’une cor<strong>de</strong> ; quant au bey, le tableau <strong>de</strong> Court est faux : il<br />
était dans l’intérieur) puis une sorte <strong>de</strong> tunnel ; en continuant,<br />
on arrive au pont d’Elkantara »<br />
La visite <strong>de</strong> ce lieu donne au voyageur l’opportunité<br />
d’ouvrir une parenthèse sur l’histoire récente <strong>de</strong> la ville.<br />
Il rappelle qu’en 1837, lors <strong>de</strong> l’assaut <strong>de</strong> Constantine<br />
surnommée par les soldats français « la ville du diable »,<br />
certains habitants ont fui l’armée étrangère en se jetant dans<br />
le ravin. A. Badjadja, historien et qui fut directeur général<br />
<strong>de</strong>s archives algériennes écrit 1:<br />
1 A. Badjadja, La bataille <strong>de</strong> Constantine Imprimerie <strong>de</strong> la Wilaya 1982 p58.<br />
176
« Une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> la ville, hommes,<br />
femmes, enfants se précipitent eux aussi du côté <strong>de</strong>s abîmes.<br />
Au moyen <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s lancées en toute hâte sans aucune<br />
précaution ni vérification, les Constantinois glissent le long<br />
<strong>de</strong>s parois, parfois à pic , préférant affranchir la mort du côté<br />
<strong>de</strong>s abîmes plutôt que <strong>de</strong> tomber entre les mains <strong>de</strong><br />
l’ennemi. »<br />
Flaubert relatant ce même fait se réfère à un tableau du<br />
peintre Joseph-Désiré Court qui, <strong>de</strong> façon erronée, fait<br />
figurer le Bey Ahmed parmi ces désespérés «Quant au bey,<br />
le tableau <strong>de</strong> Court est faux : il était dans l’intérieur ».<br />
Qui a aidé Flaubert à relever cette inexactitu<strong>de</strong> ? Est-ce le<br />
gui<strong>de</strong>, turc lui-même et <strong>de</strong>scendant d’un bey <strong>de</strong> la ville ? En<br />
effet, Ahmed Bey n’a pas cherché à fuir ou à se suici<strong>de</strong>r 1 . Le<br />
bey «les larmes aux yeux, assiste impuissant à la prise <strong>de</strong><br />
Constantine. Après avoir regroupé tous les rescapés, Ahmed<br />
Bey à la tête <strong>de</strong> l’armée qui lui reste, jette un <strong>de</strong>rnier regard<br />
sur Constantine, sa ville natale d’abord, sa capitale ensuite ,<br />
puis prend la route du Sud. Il ne désespère pas <strong>de</strong> reconquérir<br />
Constantine et il continue le combat jusqu’à 1848. » 2<br />
1. Une cérémonie sociale : les chasseurs <strong>de</strong> porc-épic<br />
et les fumeurs <strong>de</strong> kif<br />
La secon<strong>de</strong> observation que note Flaubert lors <strong>de</strong> la<br />
visite <strong>de</strong>s gorges du Rhummel, est un spectacle pittoresque<br />
celui <strong>de</strong>s « campeurs » du fleuve. Son gui<strong>de</strong>, un natif <strong>de</strong> la<br />
ville, l’ai<strong>de</strong> à comprendre cette cérémonie qui était très<br />
fortement ancrée dans Constantine.<br />
1 Comme Mohammed Belebdjaoui, le second <strong>de</strong> Benaïssa ( commandant <strong>de</strong> la bataille ) qui<br />
«préféra se suici<strong>de</strong>r d’une balle dans la tête après avoir vainement cherché la mort en<br />
combattant sans répit sur les remparts. » i<strong>de</strong>m p 59.<br />
2 ibid.<br />
177
« Il me montre, en <strong>de</strong>scendant, trois gaillards grêles et<br />
étranges : ce sont <strong>de</strong>s mangeurs <strong>de</strong> haschich, chasseurs du<br />
porc-épic ; quand ils en ont pris un, ils font un grand dîner. »<br />
p545<br />
Ces hommes, fumeurs <strong>de</strong> kif, les «hachaïchis »<br />
bivouaquaient dans les gorges pour chasser cet animal (el<br />
dorban). Cette pratique sociale constantinoise, qui n’existe<br />
plus, fut décrite au début du 20 ème siècle par divers<br />
témoignages tel celui <strong>de</strong> Ab<strong>de</strong>lhamid Maïza.<br />
Ces mêmes hommes chassaient un autre animal, l’hyène,<br />
que Flaubert décrit plus longuement en ces termes :<br />
« Ces mêmes hommes prennent <strong>de</strong>s hyènes vivantes, les<br />
amènent à Constantine et les lâchent à leurs chiens. Pour<br />
prendre une hyène, ils vont à la caverne, bouchent l’ouverture<br />
avec <strong>de</strong>s toiles, et y laissent un trou. Ils poussent une sorte <strong>de</strong><br />
zagarit, l’hyène vient au bord, le chasseur lui parle : « tu es<br />
jolie, on te peindra <strong>de</strong> henné, on te donnera un mari, <strong>de</strong>s<br />
colliers, etc. »<br />
Ces hommes très particuliers qui s’adonnent à ces<br />
rituels accompagnés d’activités culturelles et ludiques sont<br />
les hechaïchis <strong>de</strong> Constantine. Le haschich qu’ils mangent<br />
(la poudre <strong>de</strong> la plante était mélangée au miel) ou fument est<br />
la <strong>de</strong>nrée essentielle durant ces journées particulières, ce qui<br />
explique, sans doute, leur apparence physique : « <strong>de</strong>s<br />
gaillards grêles » note Flaubert. Leur campement dans les<br />
gorges du Rhummel, à l’extérieur <strong>de</strong> la ville, en pleine<br />
nature, loin <strong>de</strong>s regards, leur permet <strong>de</strong> vivre, en marge <strong>de</strong><br />
178
la société, une existence exempte <strong>de</strong> contrainte qu’ils<br />
revendiquent et assument pleinement.<br />
3. Le profit littéraire du séjour à Constantine<br />
PRELIMINAIRES<br />
Pour beaucoup <strong>de</strong> voyageurs, illustres écrivains et<br />
peintres du 19 ème siècle, le séjour à Constantine fut d’un<br />
bénéfice littéraire – ou pictural (Fromentin) – certain.<br />
Flaubert, grand voyageur du 19 ème siècle, comme l’ont été<br />
beaucoup d’écrivains <strong>de</strong> son époque, <strong>de</strong>vait après son périple<br />
égyptien (1849 ) et algéro- tunisien (1858 ) écrire un livre<br />
inspiré <strong>de</strong> tout ce qu’il avait observé ou ressenti dans ces<br />
trois pays.<br />
Certaines notes et impressions du voyage constantinois<br />
<strong>de</strong> Flaubert resurgissent dans Salammbô pour lequel<br />
l’écrivain fit son périple maghrébin. Ces notes furent, bien<br />
entendu, remaniées et adaptées au contexte <strong>de</strong> ce roman<br />
ancré dans Carthage antique contemporaine <strong>de</strong> Cirta<br />
Le désir d’écrire la passion <strong>de</strong> Mâtho, le chef guerrier<br />
barbare pour la princesse carthaginoise Salammbô,<br />
incarnation <strong>de</strong> Tanit, déesse <strong>de</strong> l’Etoile Montante, est<br />
antérieur au voyage algérien.<br />
179
Flaubert commence son roman sur Carthage en 1856 et<br />
entreprend son voyage maghrébin au printemps 1858. Ce<br />
second voyage «littéraire » était donc dicté par l’écriture <strong>de</strong><br />
son roman, et par voie <strong>de</strong> conséquence, par le souci <strong>de</strong> visiter<br />
l’Est algérien et le Nord tunisien.<br />
L’auteur <strong>de</strong> Madame Bovary qui voulait connaître <strong>de</strong><br />
visu Carthage, débarque, en premier lieu à Stora en Algérie.<br />
Le but <strong>de</strong> cette halte est Constantine- Cirta l’ancienne<br />
capitale numi<strong>de</strong>, rivale <strong>de</strong> Carthage- ; mais il faut,<br />
néanmoins, souligner que ce voyage algéro - tunisien est la<br />
continuité du périple égyptien.<br />
En 1858, Salammbô qui était en rédaction <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux<br />
années, sera remanié après le séjour maghrébin <strong>de</strong> son<br />
auteur.<br />
Dans une lettre adressée à une amie, Flaubert écrit :<br />
«J’ai visité à fond la campagne <strong>de</strong> Tunis et les ruines <strong>de</strong><br />
Carthage, j’ai traversé la Régence <strong>de</strong> l’est à l’ouest pour<br />
rentrer en Algérie par la frontière <strong>de</strong> Keff, et j’ai traversé la<br />
partie orientale <strong>de</strong> la province <strong>de</strong> Constantine…il faut écrire<br />
pour soi, avant tout. C’est la seule chance <strong>de</strong> faire beau. » 1<br />
Cet énoncé montre, très explicitement, l’importante<br />
place occupée par Salammbô dans la vie <strong>de</strong> son auteur ; ce<br />
que souligne Gautier dans l’un <strong>de</strong> ses articles :<br />
1 Flaubert Correspondance op. cité p822.<br />
180
« D’ailleurs en écrivant Salammbô, G. Flaubert loin <strong>de</strong> sortir<br />
<strong>de</strong> sa nature, y est plutôt rentré. »<br />
Est-ce parce que ce roman <strong>de</strong>vait l’ai<strong>de</strong>r à se détacher<br />
<strong>de</strong> la société bourgeoise française du 19ème siècle et <strong>de</strong> ses<br />
institutions intraitables1 vis-à-vis <strong>de</strong> l’artiste que Flaubert à<br />
Constantine et à Tunis s’est senti «bien portant et d’humeur<br />
gaie. » ?<br />
En rentrant à Paris, l’écrivain se remet à l’écriture <strong>de</strong><br />
Salammbô, armé <strong>de</strong> ses précieuses notes et impressions sur<br />
ces régions, berceau <strong>de</strong> Cirta et <strong>de</strong> Carthage et qui<br />
constitueront l’extra - texte adapté à l’époque, mais<br />
reconstruit par le riche apport <strong>de</strong> la création artistique <strong>de</strong><br />
l’auteur.<br />
Dans ce roman, captivant à plus d’un titre, l’aspect que<br />
je me propose <strong>de</strong> souligner, est sa relation à Constantine car<br />
le séjour <strong>de</strong> l’écrivain dans cette ville y a laissé une<br />
empreinte certaine.<br />
Une lecture attentive <strong>de</strong> Salammbô et <strong>de</strong>s notes <strong>de</strong><br />
voyage <strong>de</strong> Flaubert sur Constantine laisse voir une<br />
intertextualité plus qu’évi<strong>de</strong>nte.<br />
Ainsi :<br />
1 Faut-il rappeler que Madame Bovary a fait l’objet <strong>de</strong> poursuites judiciaires ?<br />
181
A) *- la topographie <strong>de</strong> Carthage du roman rappelle<br />
celle <strong>de</strong> Constantine, ville réelle, comme cela se remarque<br />
dans ces <strong>de</strong>ux énoncés :<br />
« Mais Carthage était défendue dans toute la largeur <strong>de</strong><br />
l’isthme : d’abord par un fossé, ensuite par un rempart <strong>de</strong><br />
gazon, et enfin par un mur, haut <strong>de</strong> trente coudées, en pierre<br />
1<br />
<strong>de</strong> taille, et à double étage. » (Salammbô p50)<br />
« Mais la ville était protégée par un lac communiquant avec la<br />
mer. Elle avait trois enceintes, et sur les hauteurs qui la<br />
dominaient se développait un mur fortifié <strong>de</strong> tours. » p91<br />
Plus que la <strong>de</strong>scription générale <strong>de</strong> Carthage, ce sont<br />
surtout les lexèmes précisant la configuration <strong>de</strong> la ville<br />
punique qui interpellent Constantine :<br />
Isthme : il rappelle celui <strong>de</strong> Constantine qui rattachait la<br />
ville au Coudiat-Aty. Ce lieu fut, d’ailleurs, souvent signalé<br />
par la littérature du voyage.<br />
Le fossé : ou le ravin <strong>de</strong> Constantine.<br />
<strong>Les</strong> remparts, mur fortifié : Constantine était célèbre<br />
pour ses remparts naturels et fortifiés qui la rendaient la<br />
ville difficile à assiéger.<br />
Le lac : tel le Rhummel qui, lui aussi, protégeait sa ville.<br />
<strong>Les</strong> trois enceintes : Constantine était, elle aussi,<br />
ceinturée et protégée au sud par trois portes.<br />
1 Réédition Alger, ENAG, 1988<br />
182
*- Certains faits historiques propres à la bataille et à la<br />
prise <strong>de</strong> la ville.<br />
Le premier fait . Considérons les énoncés suivants :<br />
1/ «<strong>Les</strong> Barbares se précipitaient pêle-mêle ; les échelles<br />
rompaient avec un grand fracas, et les masses d’hommes<br />
s’écroulaient dans l’eau qui rejaillissait en flots rouges contre<br />
les murs. »p91<br />
<strong>Les</strong> soldats <strong>de</strong> Mâtho qui voulaient désespérément<br />
s'emparer <strong>de</strong> Carthage, en escaladant le mur fortifié à l’ai<strong>de</strong><br />
d’échelles, se sont retrouvés au fond du lac.<br />
Ce détail <strong>de</strong> la bataille <strong>de</strong> Carthage rappelle<br />
étrangement l’événement tragique vécu par une partie <strong>de</strong> la<br />
population le jour <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> leur ville. Désirant fuir<br />
l’armée française, <strong>de</strong>s Constantinois ont tenté <strong>de</strong> s’échapper<br />
par le ravin en s’accrochant à <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s qui, sous le poids,<br />
ont cédé. Ils se sont écrasés au fond du Rhummel.<br />
Ce douloureux événement <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> Constantine,<br />
largement rapporté par les voyageurs du 19 ème siècle, parmi<br />
lesquels Flaubert, sera donc récupéré par l’énonciation<br />
narrative <strong>de</strong> la bataille punique.<br />
Second fait :<br />
183
-2/ «Plus <strong>de</strong> vingt fois, il ( Mâtho) fit le tour <strong>de</strong>s remparts,<br />
cherchant quelque brèche 1<br />
pour rentrer. Une nuit, il se jeta<br />
dans le Golfe, et pendant trois heures , il nagea tout d’une<br />
haleine. Il arriva au bas <strong>de</strong>s Mappales, il voulut grimper contre<br />
la falaise. Il ensanglanta ses genoux, brisa ses ongles, puis<br />
retomba dans les flots et s’en revint. Son impuissance<br />
l’exaspérait. Il était jaloux <strong>de</strong> cette Carthage enfermant<br />
Salammbô, comme <strong>de</strong> quelqu’un qui l’aurait possédée. »<br />
Le guerrier barbare Mâtho est désespéré <strong>de</strong> ne pas<br />
trouver <strong>de</strong> brèche par laquelle pénétrer dans Carthage pour<br />
rejoindre la femme aimée.<br />
Le lexème «brèche » retient l’attention <strong>de</strong> tout lecteur qui<br />
connaît Constantine et son histoire : afin <strong>de</strong> s’emparer <strong>de</strong> la<br />
ville, les miliaires français ont forcé les remparts en ouvrant<br />
une brèche2 restée célèbre dans l’histoire la conquête <strong>de</strong><br />
l’ancienne Cirta.<br />
C * Une particularité sociologique et culturelle <strong>de</strong><br />
Constantine<br />
A la page 53 du roman, Flaubert écrit:<br />
« Il y avait en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s fortifications <strong>de</strong>s gens d’une autre<br />
race et d’une origine inconnue, - tous chasseurs <strong>de</strong> porc-épic,<br />
mangeurs <strong>de</strong> mollusques et <strong>de</strong> serpents. Ils allaient dans les<br />
cavernes prendre <strong>de</strong>s hyènes vivantes, qu’ils s’amusaient à<br />
faire courir le soir sur les sables <strong>de</strong> Mégara, entre les stèles<br />
1<br />
C’est moi qui souligne.<br />
2<br />
La place édifiée à cet emplacement s’appelait « place <strong>de</strong> la<br />
Brèche ».<br />
184
<strong>de</strong>s tombeaux. Leurs cabanes, <strong>de</strong> fange et <strong>de</strong> varech,<br />
s’accrochaient contre la falaise comme <strong>de</strong>s nids d’hiron<strong>de</strong>lles.<br />
Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle,<br />
complètement nus, à la fois débiles et farouches, et <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />
siècles exécrés par le peuple, à cause <strong>de</strong> leurs nourritures<br />
immon<strong>de</strong>s. »<br />
« <strong>Les</strong> Mangeurs- <strong>de</strong>- choses- immon<strong>de</strong>s» comme les<br />
nomme Flaubert, sont <strong>de</strong>s mercenaires venus d’un pays<br />
inconnu ai<strong>de</strong>r les Carthaginois à lutter contre l’armée <strong>de</strong>s<br />
Barbares, menée par Mâtho.<br />
Or durant son séjour constantinois, l’écrivain, comme je<br />
l’ai signalé ci-<strong>de</strong>ssus, avait été frappé par un rituel propre à<br />
la ville : la chasse du porc-épic et <strong>de</strong> l’hyène par les fumeurs<br />
<strong>de</strong> haschisch, initiés à ce rituel <strong>de</strong>puis la nuit <strong>de</strong>s temps. Ces<br />
chasseurs- fumeurs réapparaissent dans son roman<br />
Salammbô sous l’appellation « <strong>Les</strong> Mangeurs <strong>de</strong> Choses<br />
Immon<strong>de</strong>s »<br />
Ce qualificatif autorise la remarque suivante : la réalité<br />
sociale observée à Constantine s’est investie dans un roman<br />
avec <strong>de</strong>s variations qui conviennent à un texte <strong>fiction</strong>nel et<br />
où l’écrivain a donné libre cours à sa pétulante imagination<br />
dans un roman, pourtant historique, consacré à l’histoire <strong>de</strong><br />
Carthage<br />
La transition d’une pratique sociale -les chasseurs <strong>de</strong><br />
porcs-épics- à une création <strong>de</strong> personnages littéraires -<strong>Les</strong><br />
Mangeurs <strong>de</strong> Choses Immon<strong>de</strong>s -, relève d’une inter -<br />
influence qui me semble intéressante à plus d’un titre.<br />
185
Presque un siècle plus tard, Kateb Yacine, écrivain natif<br />
<strong>de</strong> Constantine rapporte cette tradition liée au lit du<br />
Rhummel. Dans son roman Nedjma (1956) ces « campeurs »<br />
auxquels se joignent Rachid et Si Mokhtar sont :<br />
« <strong>Les</strong> réprouvés <strong>de</strong> Constantine », « les parias du Rimmis »<br />
« …Si-Mokhtar rendait visite aux parias du Rimmis…ce n’était<br />
que festins monstrueux (certains jours ils assommèrent un<br />
poulain)… »<br />
La similitu<strong>de</strong> entre les énoncés extraits <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />
pratiques littéraires différentes (un roman et <strong>de</strong>s notes <strong>de</strong><br />
voyage) est frappante. Elle est un exemple parfait<br />
d’hypertextualité 1 où l’hypertexte, Salammbô se greffe sur<br />
l’hypotexte, les notes <strong>de</strong> voyage, à l’ai<strong>de</strong>, non pas d’« un<br />
commentaire », mais d’une « récriture » 2 faite à partir d’une<br />
réalité sociale observée sous-tendue par toute la charge<br />
poétique et créatrice investie dans le roman.<br />
La nourriture <strong>de</strong>s fumeurs <strong>de</strong> haschich constantinois (le<br />
porc-épic) et celle <strong>de</strong>s Mangeurs <strong>de</strong> Choses Immon<strong>de</strong>s<br />
(mollusques, serpents …) a donc subi un changement dans<br />
le roman.<br />
1 Telle que la définit M. Riffaterre ( in Production du texte. Paris, le Seuil, 1979, p21) :<br />
« Toute relation unissant un texte B ( hypertexte ) à un texte A antérieur ( hypotexte ) sur<br />
lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle d’un commentaire. »<br />
2 Que Nathalie Piegay- Gros ( in Introduction à l’intertextualité. Paris, Dunod, 1996. p181 )<br />
définit ainsi : « Action par laquelle un auteur écrit une nouvelle version d’un <strong>de</strong>s textes et par<br />
métonymie, cette version.. Mais la récriture désigne aussi <strong>de</strong> manière générale et vague toute<br />
reprise d’une œuvre antérieure , qu’elle qu ’elle soit , par un texte qui l’imite, la transforme,<br />
s’y réfère implicitement ou explicitement .»<br />
186
Sans que l’intertextualité soit très visible, les références<br />
katébiennes au roman <strong>de</strong> Flaubert existent dans l’œuvre<br />
(certains poèmes, le roman) <strong>de</strong> l’écrivain algérien1. Ce que souligne M. L. Maougal dans son analyse<br />
« Au nombre <strong>de</strong>s indices tout un vocabulaire manifeste et<br />
explicite montre le lien très étroit entre la lecture katébienne<br />
du seul roman historique africain <strong>de</strong> Gustave Flaubert et les<br />
intentions anti impérialistes et anti- capitalistes parce anti-<br />
bourgeoises <strong>de</strong> l’écrivain réaliste du 19 ème siècle. Ce<br />
vocabulaire c’est celui <strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong> résistance que retrace<br />
Flaubert à travers son roman, et que nous retrouvons dans le<br />
poème katébien…On relèvera la similarité intertextuelle entre<br />
le poète et Salammbô, en leur similarité avec le serpent . Mais<br />
à la différence <strong>de</strong> Salammbô, le poète opte pour la foule et<br />
tue le serpent jouisseur qui impose la solitu<strong>de</strong>. »<br />
Le roman <strong>de</strong> Flaubert qui, à travers les siècles et les<br />
pays, a impressionné plus d’un lecteur, et pas <strong>de</strong>s moindres,<br />
avait suscité, chez Théophile Gautier, la réflexion suivante :<br />
« La lecture <strong>de</strong> Salammbô est l’une <strong>de</strong>s plus violentes<br />
sensations intellectuelles qu’on puisse éprouver. »<br />
1 <strong>Les</strong> chasseurs <strong>de</strong> porcs-épics – la présence <strong>de</strong> cette manifestation dans le roman Nedjma ,<br />
ici, les chasseurs sont « les parias du Rimmis ». Par ailleurs l’une <strong>de</strong>s appellation que Rachid<br />
attribue à Nedjma n’est- elle pas Salammbô « Une Salammbô déflorée, ayant déjà vécu sa<br />
tragédie, vestale au sang déjà versé… » ? Nedjma p 177.<br />
2 Mohamed-Lakhdar Maougal La diffraction colingue – essai <strong>de</strong> formalisation sur les rapports<br />
<strong>de</strong> génération géné-phénotextuelle, avec une application sur le corpus du texte esthétique <strong>de</strong><br />
Kateb Yassine- 1946-1966 (poésies, théâtre, roman, essai.). Thèse <strong>de</strong> doctorat d’Etat soutenue<br />
à Alger en 1999, sous la direction <strong>de</strong> Dalila Morsly. ( université d’Angers ) 2 tomes. p291<br />
187<br />
2<br />
:
Durant le séjour au Maghreb en 1858, les aspects<br />
pittoresques <strong>de</strong> la nature, souvent grandiose et ceux <strong>de</strong>s<br />
comportements socioculturels ont suscité la curiosité <strong>de</strong><br />
Flaubert Le bénéfice littéraire <strong>de</strong> ce voyage a été évi<strong>de</strong>nt.<br />
Avant même d’avoir terminé Salammbô, l’écrivain<br />
désirait écrire un roman « sur l’Orient mo<strong>de</strong>rne, l’Orient en<br />
habit noir. » qu'il aurait intitulé Harel Bey .<br />
L’extra-texte aurait-il été «l’Orient isthme <strong>de</strong> Suez » ou<br />
alors le Maghreb qui a enrichi le voyageur d’images, <strong>de</strong><br />
spectacles insoupçonnés, lui laissant une inestimable<br />
« documentation » visuelle et sensorielle ? Flaubert projetait<br />
d’accor<strong>de</strong>r une place importante aux personnages et<br />
situations inspirés <strong>de</strong> ses observations durant son séjour<br />
constantinois.<br />
Harel- Bey n’a, hélas, jamais vu le jour, car à la même<br />
pério<strong>de</strong> l’écrivain songeait à un autre sujet sur Napoléon III<br />
et le Paris <strong>de</strong> l’époque.<br />
Des voyageurs, parmi lesquels Flaubert, célèbres<br />
écrivains d’un siècle d’or <strong>de</strong> la littérature universelle ayant<br />
fait le voyage pour <strong>de</strong> multiples raisons - journalistique,<br />
recherche <strong>de</strong> soi et <strong>de</strong> son art, recherche <strong>de</strong> l’« Orient »,<br />
recherche <strong>de</strong> l’histoire, quête <strong>de</strong> matériaux pour l’écriture<br />
d’un roman - ont laissé <strong>de</strong>s textes où Constantine n’est pas<br />
un simple référent mais une ville observée, admirée et<br />
« écrite » avec le talent artistique qui sied aux grands noms<br />
<strong>de</strong> la littérature.<br />
188
Ces textes souvent difficiles à consulter ouvrent<br />
cependant <strong>de</strong>s perspectives <strong>de</strong> lecture et d’analyse d’une<br />
richesse indéniable. Constantine a véritablement été honorée<br />
par ces écrivains français du 19 ème siècle.<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
<strong>Les</strong> œuvres et récits <strong>de</strong> voyag<br />
Kateb Yacine. Nedjma, Paris, Le Seuil, 1956.<br />
L’œuvre en fragments, Paris, Sindbad, 1986. Présentation <strong>de</strong> J.Arnaud<br />
Flaubert Gustave Œuvres complètes- Voyages (L’Orient et l’Afrique, tome II)-, Paris<br />
Sociétés <strong>de</strong>s Belles Lettres, 1948.<br />
Salammbô, Paris, Sociétés <strong>de</strong>s Belles Lettres, 1944, rééd. Alger, 1988<br />
-Ouvrages sur Flaubert<br />
Chikhi Beïda « Salammbô <strong>de</strong> Flaubert au prisme <strong>de</strong> la littérature algérienne <strong>de</strong><br />
langue française » in Regards sur la francophonie, colloque international <strong>de</strong><br />
Rennes, avril 1995, publié : Paris, PUF, 1996.<br />
Dupuy Aimé. En marge <strong>de</strong> Salammbô ,le voyage <strong>de</strong> Flaubert en Algérie, Tunisie<br />
Avril – juin 1858, Paris, Nizet, 1954.<br />
Zouari Fawzia « Madame Salammbô » Jeune Afrique n°2027, 16 novembre,1999.<br />
Ouvrages sur la littérature (critique et autres)<br />
Bourdieu Pierre <strong>Les</strong> règles <strong>de</strong> l’art Paris, Le Seuil 1992 - 1998<br />
Piegay-Gros Nathalie. Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996.<br />
Riffaterre Michael. Production du texte, Paris, le Seuil, 1979.<br />
Lebel Roland. Histoire <strong>de</strong> la littérature coloniale en France, Paris, Larose, 1931.<br />
Martino Pierre. L’Orient dans la littérature française aux 17 et 18èmessiècles.<br />
Paris, Hachette, 1906. Reed. Genève, Slatkine, 1970.<br />
Histoire et société<br />
Alquier.P. Gui<strong>de</strong> <strong>de</strong> Constantine, Constantine, Imprimerie Paulette &ses fils, 1930.<br />
Badjadja Ab<strong>de</strong>lkrim. La bataille <strong>de</strong> Constantine 1836-1837, imprimerie <strong>de</strong> la<br />
Wilaya <strong>de</strong> Constantine, 1982.<br />
Lacheraf Mostafa Des noms et <strong>de</strong>s lieux : mémoire d’une Algérie oubliée,Alger,<br />
Casbah 1999<br />
Mercier Ernest Histoire <strong>de</strong> Constantine, Constantine, Marle et Biron, 1903<br />
189
La question <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité dans A la recherche du<br />
temps perdu : l’éclairage <strong>de</strong> la photographie<br />
Pr Jean-Pierre Montier<br />
CELAM. Université <strong>de</strong> Rennes2<br />
L’œuvre <strong>de</strong> Proust est moins une poursuite <strong>de</strong> la vérité,<br />
ni même <strong>de</strong> la beauté, que <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité. Ce que le « temps<br />
perdu » a <strong>de</strong> douloureux, c’est que ne s’y expérimente rien<br />
d’autre que la perte incessante <strong>de</strong> soi, ou bien — ce qui<br />
revient au même, en plus cruel encore — <strong>de</strong> cette projection<br />
<strong>de</strong> soi qu’est l’être aimé :<br />
« D’ailleurs les souvenirs que nous avons les uns <strong>de</strong>s autres,<br />
même dans l’amour, ne sont pas les mêmes 1.<br />
»<br />
L’amour même se confond avec la fallacieuse et intime<br />
conviction <strong>de</strong> pouvoir discerner et conserver l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong><br />
l’autre :<br />
1 Le Temps retrouvé, III, p. 975 / IV, p. 553. <strong>Les</strong> références au roman <strong>de</strong> Proust sont données<br />
successivement dans l’édition <strong>de</strong> Pierre Clarac, en trois tomes, Paris, Gallimard, « La<br />
Pléia<strong>de</strong> », 1954, puis dans celle <strong>de</strong> Jean-Yves Tadié en quatre tomes, mêmes éditeur et<br />
collection, 1989.<br />
190
« On veut seulement être sûr que c’est elle, ne pas se tromper<br />
sur l’i<strong>de</strong>ntité, autrement importante que la beauté pour ceux<br />
qui aiment 1.<br />
»<br />
Une volonté évi<strong>de</strong>mment tout aussi illusoire que celle <strong>de</strong><br />
possé<strong>de</strong>r l’être aimé en l’emprisonnant chez soi. Le problème<br />
proprement proustien n’est ni « Qui suis-je ? » ni « Quel est<br />
l’objet <strong>de</strong> mon amour ? », il est <strong>de</strong> construire un dispositif<br />
visuel et verbal restituant à l’i<strong>de</strong>ntité sa vérité humaine, par<br />
conséquent sa dimension temporelle :<br />
« Même ceux qui furent favorables à ma perception <strong>de</strong>s<br />
vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me<br />
félicitèrent <strong>de</strong> les avoir découvertes au “microscope”, quand je<br />
m’étais au contraire servi d’un télescope pour apercevoir <strong>de</strong>s<br />
choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient<br />
situées à une gran<strong>de</strong> distance, et qui étaient chacune un<br />
mon<strong>de</strong> 2.<br />
»<br />
Proust est un conquérant, pas un précieux. Son ambition<br />
est <strong>de</strong> livrer <strong>de</strong>s univers neufs ; il a compris qu’il fallait voir<br />
loin dans l’espace pour donner une image du temps. Il est<br />
moins bergsonien et davantage contemporain <strong>de</strong> la <strong>science</strong><br />
mo<strong>de</strong>rne qu’on ne l’a souvent dit, comme le souligne Paul<br />
Ricœur :<br />
« Loin donc que la Recherche débouche sur une vision<br />
bergsonienne d'une durée dénuée <strong>de</strong> toute extension, elle<br />
confirme le caractère dimentionnel du temps. L'itinéraire <strong>de</strong> la<br />
1 La Fugitive, III, p. 440 / Albertine disparue, IV, p. 24.<br />
2 Le Temps retrouvé, III, p. 1041 / IV, p. 618.<br />
191
Recherche va <strong>de</strong> l'idée d'une distance qui sépare à celle d'une<br />
distance qui relie 1.<br />
»<br />
De cette quête d’i<strong>de</strong>ntité, la photographie ne saurait être<br />
absente, étant éminemment apte à proférer ce qui a été tel<br />
qu’il a été. Mais elle n’en manifeste que la face inerte,<br />
« négative », étant une trace du passé difficilement<br />
réarticulable avec la mémoire vraie, avec la reviviscence.<br />
Elle fournit un invariant i<strong>de</strong>ntifiant, alors que Proust<br />
recherche l’i<strong>de</strong>ntité « dans le Temps », c’est-à-dire intégrant<br />
les variations auxquelles est soumis le moi. Elle ne livre que<br />
<strong>de</strong> l’hyper particulier, alors que « l’écrivain futur choisit luimême<br />
ce qui est général et pourra entrer dans l’œuvre<br />
d’art », qu’il « ne se souvient que du général 2.<br />
»<br />
La photographie est donc, chez Proust, et à un premier<br />
niveau d’analyse, un énigmatique objet en lequel viennent se<br />
rencontrer, s’articuler, selon <strong>de</strong>s cheminements divers, le<br />
besoin <strong>de</strong> mémoire et la quête d’i<strong>de</strong>ntité.<br />
Que cette image ait quelque rapport avec l’i<strong>de</strong>ntité, c’est<br />
une évi<strong>de</strong>nce. Son histoire en témoigne autant que l’usage<br />
commun <strong>de</strong>s papiers officiels, les « pièces d'i<strong>de</strong>ntité ». Le<br />
XIXe siècle fut celui du développement <strong>de</strong>s techniques<br />
d’i<strong>de</strong>ntification, anthropométrique, administrative,<br />
judiciaire. Après avoir été consulté par les autorités<br />
judiciaires dans le cadre <strong>de</strong> l’Affaire Dreyfus, Alphonse<br />
1 Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Le Seuil, 1984, tome 2, p. 224.<br />
2 Le temps retrouvé, III, p. 900 / IV, p. 479.<br />
192
Bertillon poussa la logique <strong>de</strong> la classification <strong>de</strong>s visages,<br />
qu’il avait entamée dans la continuité <strong>de</strong> la physiognomonie,<br />
jusqu’à proposer une technique plus fiable que la<br />
reconnaissance <strong>de</strong>s traits morphologiques (oreilles, nez,<br />
profils, etc.) : l’empreinte digitale… A l’époque <strong>de</strong> Proust,<br />
sous la forme <strong>de</strong> cartes <strong>de</strong> visite, comme les faisait Disdéri,<br />
ou <strong>de</strong> simples clichés, la vogue <strong>de</strong>s portraits photographiques<br />
que l’on offre, dédicace, envoie dans une correspondance,<br />
collectionne, ne s’est jamais démentie. Lui-même, pratiquant<br />
une sorte <strong>de</strong> « photolâtrie », possédait une collection <strong>de</strong> ces<br />
clichés qu’il ne manquait pas d’exhiber à tous ses visiteurs.<br />
Mais c’est en un sens une large part <strong>de</strong> la culture<br />
photographique du XIXe siècle que Proust intériorise<br />
parfaitement, puisqu’il ne se contente pas <strong>de</strong>s usages<br />
communs <strong>de</strong> la photographie familiale : il s’en sert pour<br />
étudier les monuments (en particulier <strong>de</strong>s églises norman<strong>de</strong>s<br />
ou <strong>de</strong> Venise), conformément aux recommandations <strong>de</strong><br />
Ruskin. Il sait aussi que c’est grâce à la photographie que<br />
l’on dispose <strong>de</strong>s premières représentations <strong>de</strong>s lointains<br />
astronomiques (lesquels ne sont pas étrangers à la notion <strong>de</strong><br />
temps), le premier cliché <strong>de</strong> la surface <strong>de</strong> la lune qui fut<br />
largement diffusé ayant été pris, dès 1845, à Venise<br />
également. Surtout, Proust est fasciné non seulement par les<br />
images photographiques proprement dites mais par les<br />
procédés qui prési<strong>de</strong>nt à sa formation (développement,<br />
instantané, fixation…) ainsi que par les phénomènes qui leur<br />
sont associés (image latente, révélation). Il accor<strong>de</strong> à<br />
193
l’ensemble, comme nombre d’hommes <strong>de</strong> son époque, une<br />
valeur à la fois indiscutablement scientifique et vaguement<br />
magique.<br />
Ces photographies servent à « i<strong>de</strong>ntifier » (sans<br />
hésitation, pour l’administration). Le peintre ou l’écrivain<br />
sont plus circonspects : si précieuses qu’elles leur soient,<br />
pour élaborer <strong>de</strong>s portraits, elles font toutefois abstraction<br />
<strong>de</strong>s variations temporelles, celles-là mêmes qui inclinaient<br />
déjà Bau<strong>de</strong>laire à parler du portrait photographique comme<br />
d’un « drame » et à souhaiter une photo <strong>de</strong> sa mère par nadar<br />
qui, pour être vraie, fût floue… C’est qu’il y a, sous-jacente,<br />
la question <strong>de</strong> la reconnaissance <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> soi en un<br />
objet enregistré à l’objectivité infaillible : relevant si l’on peut<br />
dire d’une mimesis technologique, la photographie n’est<br />
effectivement qu’une empreinte physique et chimique,<br />
réalisée par un processus optique et mécanique. Elle capte<br />
un instant, donc en un sens du temps, mais son pouvoir<br />
i<strong>de</strong>ntifiant fait abstraction <strong>de</strong>s variations propres à la durée<br />
en laquelle pourtant se meut tout sujet. Tel est en quelque<br />
sorte son « péché originel », lequel se confond avec la<br />
justification même du projet romanesque proustien. De<br />
même que le dictionnaire, qui fournit les mots hors <strong>de</strong> tout<br />
discours, une photographie ne donne qu’une coupe <strong>de</strong> temps,<br />
abstraction faite <strong>de</strong> la durée vécue et concrète :<br />
194
« Notre tort est <strong>de</strong> présenter les choses telles qu’elles sont, les<br />
noms tels qu’ils sont écrits, les gens tels que la photographie<br />
et la psychologie donnent d’eux une notion immobile 1.<br />
»<br />
Aussi chez Proust — puis plus tard chez Barthes, qui<br />
décalquera en partie la démarche proustienne dans La<br />
chambre claire — la photographie possè<strong>de</strong>-t-elle un statut à<br />
la fois privilégié et problématique. Car, après d’autres<br />
écrivains majeurs du XIXe siècle, Marcel Proust a fait <strong>de</strong> la<br />
photographie le prototype <strong>de</strong> la connaissance fragmentaire,<br />
illusoire, superficielle. Elle est un simili souvenir, parce que<br />
parcellaire, quand le souvenir véritable est global et se vit<br />
pleinement avec son cortège <strong>de</strong> fragrances, <strong>de</strong> goûts, <strong>de</strong><br />
sensations synesthésiques, tactiles, sonores. Elle inventorie,<br />
mais entrave l'émergence <strong>de</strong> l’impondérable :<br />
« Ces photographies d'un être <strong>de</strong>vant lesquelles on se le<br />
rappelle moins bien qu'en se contentant <strong>de</strong> penser à lui2», écrit-il.<br />
Selon lui, le souvenir suscité par l’image photographique<br />
est semblable aux effets <strong>de</strong> la mémorisation volontaire : une<br />
opération qui relève du Moi superficiel, lequel décortique,<br />
analyse, reconstruit artificiellement, et finalement éloigne<br />
d'autant <strong>de</strong> la vérité profon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s êtres qu’il propose <strong>de</strong>s<br />
renseignements factuels et abstraits au lieu <strong>de</strong> la complexité<br />
du vécu. Autre citation, toujours mentionnée par la critique,<br />
par laquelle Proust paraît jeter l’anathème sur la<br />
1 La Fugitive, III, p. 573 / Albertine disparue, IV, p. 153.<br />
2 Le Temps retrouvé, III, p. 886 / IV, p. 464.<br />
195
photographie <strong>de</strong> façon presque aussi rédhibitoire et violente<br />
que Bau<strong>de</strong>laire l’avait fait dans son Salon <strong>de</strong> 1859 :<br />
« J'essayais maintenant <strong>de</strong> tirer <strong>de</strong> ma mémoire d'autres<br />
“instantanés”, notamment <strong>de</strong>s instantanés qu'elle avait pris à<br />
Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme<br />
une exposition <strong>de</strong> photographies, et je ne me sentais plus <strong>de</strong><br />
goût, plus <strong>de</strong> talent, pour décrire maintenant ce que j'avais vu<br />
autrefois 1.<br />
»<br />
L’échec allié à l’ennui ! La coupe paraît pleine ! Mais il<br />
ne faut pas s’en tenir là : ainsi que le démontre Jérôme<br />
Thélot dans un ouvrage en tous points remarquable, il y a<br />
chez Proust une esthétique déclarée et une autre, implicite,<br />
souterraine, émergeant entre les lignes du roman, et nonexplicitée<br />
pour le motif qu’elle est bel et bien au cœur <strong>de</strong> la<br />
création romanesque :<br />
« Suivre la ligne <strong>de</strong> l’esthétique explicite, c’est rencontrer les<br />
dévaluations <strong>de</strong> la photographie auxquelles nombre <strong>de</strong><br />
commentateurs ont cru que pouvait se résumer la pensée <strong>de</strong><br />
Proust. Suivre la ligne du narrateur, c’est une autre lecture :<br />
s’y rencontrent quelques-unes <strong>de</strong>s scènes les plus saisissantes<br />
du roman, où viennent à la phrase proustienne les<br />
élucidations conjointes <strong>de</strong> la vie subjective et du phénomène<br />
photographique2. »<br />
L’ensemble complexe mais cohérent que constituent les<br />
images, les phénomènes et les procédés photographiques<br />
chez Proust se propose sous le double aspect <strong>de</strong> l’énigme et<br />
du modèle heuristique. Car cette « vraie vie », qui « habite à<br />
1<br />
Le temps retrouvé, III, p. 865 / IV, p. 444. Nous soulignons.<br />
2<br />
Jérôme Thélot, <strong>Les</strong> inventions littéraires <strong>de</strong> la photographie, Paris, PUF, « Perspectives<br />
littéraires », 2003, p. 189.<br />
196
chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez<br />
l’artiste [qu’ils ne] voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à<br />
l’éclaircir », c’est clairement sous les auspices <strong>de</strong> la<br />
photographie que Proust place l’écriture littéraire qui doit la<br />
révéler :<br />
« Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui<br />
restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas<br />
“développés” 1.<br />
»<br />
En un sens, si la révolution scripturaire proustienne<br />
consiste à récuser la « littérature <strong>de</strong> notation » et les schèmes<br />
interprétatifs du discours littéraire, c’est pour les faire muter<br />
en recourant au modèle symbolique et aux procédures<br />
(l’optique, le développement, la révélation, etc.) importés <strong>de</strong><br />
l’opération photographique et issus <strong>de</strong> la véritable conversion<br />
culturelle que cette invention a peu à peu imposée. Dans la<br />
lignée <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> Philippe Hamon — qui souligne que la<br />
photographie, au XIXe siècle, est, sur le plan esthétique, à la<br />
fois un repoussoir déclaré et un modèle mimétique inavoué<br />
— Philippe Ortel écrit :<br />
1 Le temps retrouvé, p. 895 / IV, p.474.<br />
197
« <strong>Les</strong> arts <strong>de</strong> la graphé ont été obligés d’emprunter à la<br />
photographie certains <strong>de</strong> ses traits, et, simultanément, <strong>de</strong><br />
définir leur propre territoire au sein du recadrage visuel<br />
qu’elle leur imposait 1.<br />
»<br />
Or, dans cette vaste Fantaisie, orchestrée autour <strong>de</strong>s<br />
réminiscences successives, qu’est le dénouement du Temps<br />
retrouvé, écriture et photographie, « art <strong>de</strong> la graphé » et<br />
instruments optiques sont systématiquement convoqués,<br />
comparés, redisposés par un narrateur qui, sans confondre<br />
jamais images à voir, images mentales et images à lire,<br />
interroge frénétiquement les pouvoirs propres aux unes et<br />
aux autres. Il les combine pour construire son édifice « dans<br />
le Temps », selon les <strong>de</strong>rniers mots d’un texte qui avait<br />
commencé par « Longtemps ». Retrouver le temps, c’est donc<br />
feuilleter un album d’images :<br />
« <strong>Les</strong> gens — les gens, c’est-à-dire ce qu’ils sont pour nous —<br />
n’ont pas dans notre mémoire l’uniformité d’un tableau. Au<br />
gré <strong>de</strong> notre oubli, ils évoluent 2.<br />
»<br />
Mais si ceux que l’on a aimés changent aussi bien que<br />
nous-mêmes, les images que nous en avons conservées sont<br />
toutes inexactes, du seul fait <strong>de</strong> leur invariance :<br />
1 Philippe Ortel, La littérature à l’ère <strong>de</strong> la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002,<br />
p. 19. Voir aussi Philippe Hamon, Imageries, littérature et image au XIXe siècle, Paris, José<br />
Corti, « <strong>Les</strong> Essais », 2001.<br />
2 Le temps retrouvé, III, p. 974 / IV, p.552.<br />
198
« Le temps qui change les êtres ne modifie pas l’image que<br />
nous avons gardée d’eux 1.<br />
»<br />
Qu’elle soit « télé » ou « micro », c’est constamment<br />
l’activité « scopique » qui est au centre <strong>de</strong> cette écriture, qui,<br />
pour prendre la mesure du Temps, s’attache à régler<br />
constamment le rapport entre les images <strong>de</strong>s êtres et<br />
l’activité optique du sujet :<br />
« En remontant <strong>de</strong> plus en plus haut, je finissais par trouver<br />
les images d’une même personne séparées par un intervalle<br />
<strong>de</strong> temps si long […] que j’avais même cessé <strong>de</strong> penser qu’elles<br />
étaient les mêmes que j’avais connues autrefois, et qu’il me<br />
fallait le hasard d’un éclair d’attention pour les rattacher,<br />
comme à une étymologie, à une signification primitive qu’elles<br />
avaient eue pour moi 2.<br />
»<br />
En un sens, dans cette quête, l’image photographique est<br />
un instrument complémentaire et indissociable <strong>de</strong> cette sorte<br />
<strong>de</strong> machine à remonter l’Histoire que fournissent les noms<br />
propres : quand la première ne note qu’un fragment<br />
discontinu, certains noms <strong>de</strong> famille, dans la mesure où<br />
l’histoire les nimbe <strong>de</strong> plus d’imaginaire, donnent<br />
l’impression, si fragile soit-elle, d’une continuité. Tel : « Ce<br />
nom <strong>de</strong> Saint-Euverte, qui, à tant d’intervalle, marquait la<br />
distance et la continuité du Temps 3.<br />
»<br />
Aussi, le recours au modèle photographique — si limités<br />
ou contestables que soient par ailleurs les pouvoirs <strong>de</strong> cette<br />
1 Ibid., III, p. 987 / IV, p. 565.<br />
2 Ibid., III, p. 971 / IV, p. 549.<br />
3 Ibid., III, p. 1025 / IV, p. 602.<br />
199
image, selon Proust — paraît-il inséparable <strong>de</strong> son ambition<br />
<strong>de</strong> constituer ce qu’il appelle une « psychologie dans<br />
l’espace » :<br />
« Ainsi chaque individu — et j’étais moi-même un <strong>de</strong> ces<br />
individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu’il<br />
avait accomplie non seulement autour <strong>de</strong> soi-même, mais<br />
autour <strong>de</strong>s autres, et notamment par les positions qu’il avait<br />
occupées successivement par rapport à moi 1.<br />
»<br />
Revient la métaphore astronomique : révolution,<br />
télescope… Qu’il s’agisse <strong>de</strong> soi ou bien <strong>de</strong>s autres, le<br />
problème est i<strong>de</strong>ntique : nous, sujets, ne sommes que <strong>de</strong>s<br />
images, et, tels les astronomes, nous ne disposons <strong>de</strong>s autres<br />
planètes que <strong>de</strong> leurs images, dont nous ne pouvons, à cause<br />
<strong>de</strong> la distance spatiale et temporelle qui nous en sépare, rien<br />
faire que <strong>de</strong> les comparer, les redisposer :<br />
« Nous avons beau savoir que les années passent, que la<br />
jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes<br />
les plus soli<strong>de</strong>s s’écroulent, que la célébrité est passagère,<br />
notre manière <strong>de</strong> prendre connaissance et pour ainsi dire <strong>de</strong><br />
prendre <strong>de</strong>s clichés <strong>de</strong> cet univers mouvant, entraîné par le<br />
temps, l’immobilise au contraire 2.<br />
»<br />
Une alternative se propose : reconstituer l’i<strong>de</strong>ntité soit<br />
<strong>de</strong> manière analytique, grâce à la collection <strong>de</strong><br />
photographies, soit <strong>de</strong> manière synthétique, en examinant<br />
les traits qui, dans une photographie singulière, seraient<br />
assez génériques pour délivrer en somme l’essence d’un être.<br />
1 Ibid., III, p. 1031 / IV, p. 608.<br />
2 Ibid., III, p. 963-64 / IV, p. 542.<br />
200
Deux voies possibles pour accé<strong>de</strong>r au Tout, et qui sont l’une<br />
et l’autre évoquées dans cette œuvre. On sait Marcel Proust<br />
collectionneur <strong>de</strong> photographies. Swann et Charlus le sont<br />
aussi. Mais le narrateur est trop fin pour ignorer que la<br />
collection n’est qu’un leurre, une illusion jamais consolante<br />
<strong>de</strong> pouvoir atteindre la totalité. Au <strong>de</strong>meurant, la collection<br />
photographique, chez Swann et Charlus, est liée à leur<br />
jalousie. Séquestrer Albertine, c’est aussi collectionner ses<br />
moments <strong>de</strong> présence, et pour quel résultat ! L’autre voie,<br />
celle <strong>de</strong> la synthèse, paraît plus prometteuse, plus proche<br />
aussi <strong>de</strong> la démarche propre à l’artiste. C’est, encore à propos<br />
<strong>de</strong> photographies, le jeu <strong>de</strong>s ressemblances génétiques qui<br />
vient l’incarner. Bien avant <strong>Les</strong> Météores <strong>de</strong> Tournier, dès le<br />
XIXe siècle, <strong>de</strong>s observateurs avaient noté que les<br />
photographies <strong>de</strong> familles, et celles <strong>de</strong> jumeaux ou jumelles<br />
en particulier, allaient au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la banale saisie <strong>de</strong>s<br />
ressemblances : elles avaient ceci <strong>de</strong> fascinant — et<br />
dérangeant — qu’elles mettaient le spectateur <strong>de</strong>vant<br />
l’énigme d’une i<strong>de</strong>ntité singulière et dupliquée1. La<br />
photographie étant elle-même une sorte <strong>de</strong> « double » du réel,<br />
celle <strong>de</strong> jumeaux ou <strong>de</strong> personnes <strong>de</strong> la même famille se<br />
ressemblant beaucoup avait quelque chose d’une mise en<br />
abyme… Or, tandis que la somme <strong>de</strong>s photographies d'un<br />
individu n'offre <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité véritable qu'un reflet<br />
fragmentaire et erratique, quelque chose <strong>de</strong> cette i<strong>de</strong>ntité<br />
1<br />
Voir La recherche photographique, Paris audiovisuel et Presses universitaires <strong>de</strong> Vincennes,<br />
n° 8, « La famille », février 1990.<br />
201
vraie émerge cependant par le truchement <strong>de</strong>s invariants<br />
physionomiques (que l'on retrouve dans la forme d'un visage,<br />
la courbure d'un nez, etc.), dans ce puzzle génétique que<br />
proposent les photographies familiales. Au cours <strong>de</strong><br />
l’itinéraire proustien qu’il empruntera à son tour, Barthes<br />
écrit :<br />
« La Photographie, parfois, fait apparaître ce qu'on ne perçoit<br />
jamais d'un visage réel (ou réfléchi dans un miroir) : un trait<br />
génétique, le morceau <strong>de</strong> soi-même ou d'un parent qui vient<br />
d'un ascendant. Sur telle photo, j'ai le “museau” <strong>de</strong> la sœur <strong>de</strong><br />
mon père. La Photographie donne un peu <strong>de</strong> vérité, à<br />
condition <strong>de</strong> morceler le corps 1.<br />
»<br />
Mais en même temps qu'elles fixent les traits du lignage<br />
par-<strong>de</strong>là les réalisations individuelles, ces photos <strong>de</strong> famille<br />
soulignent aussi l'arbitraire <strong>de</strong> leur répartition, ou<br />
l'incongruité <strong>de</strong> certaines attributions, échouant à tracer les<br />
contours vrais <strong>de</strong> personnalités qui sont par définition<br />
irréductibles à la somme <strong>de</strong>s caractères hérités :<br />
« Quel rapport entre ma mère et son aïeul, formidable,<br />
monumental, hugolien, tant il incarne la distance inhumaine<br />
<strong>de</strong> la Souche 2.<br />
»<br />
Le recours à la « Souche » même ne délivre aucune<br />
certitu<strong>de</strong>, car paradoxalement l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> ces actualisations<br />
du vivant que sont les individus ne relève pas vraiment du<br />
temps biologique. Chez Proust, cette même obsession <strong>de</strong> la<br />
1<br />
Roland Barthes, La chambre claire, Cahiers du cinéma, Gallimard, Le Seuil, 1980,<br />
p. 161.<br />
2<br />
Ibid., p. 162-164.<br />
202
lignée ou du lignage est bien présente, qu’il s’agisse <strong>de</strong> la<br />
filiation <strong>de</strong>s « gran<strong>de</strong>s familles » (la ressemblance entre la<br />
duchesse <strong>de</strong> Guermantes et Saint-Loup, par exemple) ou<br />
d’autres « communautés » (les Juifs : Bloch, Swann ; ou les<br />
gens du peuple : Françoise et les Français <strong>de</strong> Saint-André<strong>de</strong>s-Champs).<br />
Finalement, les traits du lignage manquent<br />
aussi leur cible ontologique, non pas par excès <strong>de</strong><br />
particularité (c'est ainsi que les photos collectionnées, trop<br />
fragmentaires, ne pouvaient circonscrire la véritable<br />
personnalité), mais cette fois par surcroît <strong>de</strong> généralité. Dans<br />
un cas, on est dans le temps morcelé <strong>de</strong> l'instant<br />
arbitrairement unique, dans l'autre on est dans le temps <strong>de</strong><br />
la lignée familiale, presque celui <strong>de</strong> l'espèce (tout autant<br />
inhumain que le premier), qui nous renvoie à la « Souche »,<br />
c'est-à-dire à une origine inconnaissable et inaccessible à<br />
toute mémoire. Cependant, lorsque le narrateur se dit prêt à<br />
tout pour obtenir <strong>de</strong> Saint-Loup un portrait photographique<br />
<strong>de</strong> Mme <strong>de</strong> Guermantes, sa tante, <strong>de</strong> laquelle son ami tient<br />
certains <strong>de</strong> ses traits, il ne s’agit ni <strong>de</strong> folie ni <strong>de</strong> snobisme.<br />
Car la poésie <strong>de</strong>s généalogies lisse le temps historique ou<br />
celui <strong>de</strong>s simples vies, et en ce sens elle est une initiation à<br />
l’art. En effet, Proust <strong>de</strong>scend jusque dans le particulier,<br />
vise, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s mutations génétiques, la spécificité <strong>de</strong><br />
l’i<strong>de</strong>ntité individuelle, son irréductibilité :<br />
203
« A partir d’un certain âge, et même si <strong>de</strong>s évolutions<br />
différentes s’accomplissent en nous, plus on <strong>de</strong>vient soi, plus<br />
les traits familiaux s’accentuent 1.<br />
»<br />
Si unique qu’il se perçoive, tout individu n’est que le<br />
produit d’un mélange génétique immémorial, brassant les<br />
traits et les caractères, mais aussi les sexes. Ainsi Marcel,<br />
l’âge venant, ressemble-t-il <strong>de</strong> plus en plus à sa tante : « Car<br />
peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon père<br />
[…] ; mais <strong>de</strong> plus en plus à ma tante Léonie 2.<br />
» Ce n’est<br />
évi<strong>de</strong>mment pas sans humour que Proust mentionne cette<br />
ressemblance avec la tante, puisque ce vocable, dans un<br />
registre populaire, renvoie à l’idée d’homosexualité, et par<br />
conséquent à ce même sujet « obscène », l’inversion (par quoi<br />
se caractérise aussi, morphologiquement, toute<br />
photographie) qu’il mettait au centre <strong>de</strong> son roman.<br />
S’agissant <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité d’autrui, l’amour, dans sa double<br />
et contradictoire exigence <strong>de</strong> possession et <strong>de</strong> connaissance,<br />
ne favorise pas, au contraire, l’objectivation <strong>de</strong>s traits <strong>de</strong><br />
l’être aimé : « Le modèle chéri bouge ; on n’en a jamais que<br />
<strong>de</strong>s photographies manquées3.<br />
»<br />
Proust n’en assigne pas moins à l’art ce but <strong>de</strong> parvenir à<br />
fixer <strong>de</strong>s traits génériques, à synthétiser le multiple que la<br />
photographie livre sans en opérer la fusion : « […] ces<br />
1<br />
Sodome et Gomorrhe, II, p. 862 / III, p. 256. Sur le « pouvoir génésique », voir La<br />
Prisonnière, III, p. 108 / p. 612.<br />
2<br />
La Prisonnière, III, p. 78 / p. 586.<br />
3<br />
À l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes Filles en fleurs, I, p. 490 / p. 481.<br />
204
mon<strong>de</strong>s que nous appelons les individus, et que sans l’art<br />
nous ne connaîtrions jamais 1.<br />
» Car si fragmentaires que<br />
soient les photographies, leur inscription dans le temps les<br />
rend aptes — comme les noms dans la généalogie — à<br />
susciter <strong>de</strong>s effets poétiques porteurs <strong>de</strong> vérités inaperçues :<br />
« Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une <strong>de</strong>s<br />
photographies entre lesquelles un ami vous a prié <strong>de</strong> choisir, à<br />
chaque personne et <strong>de</strong>vant l’image qu’elle me montrait d’ellemême<br />
j’aurais voulu dire : “Non, pas celle-ci, vous êtes moins<br />
bien, ce n’est pas vous.” Je n’aurais pas osé ajouter : “Au lieu<br />
<strong>de</strong> votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu <strong>de</strong> votre<br />
père que je ne vous avais jamais connu”. Et en effet c’était un<br />
nez nouveau et familial. Bref l’artiste, le Temps, avait “rendu”<br />
tous ces modèles <strong>de</strong> telle façon qu’ils étaient<br />
reconnaissables 2.<br />
»<br />
La question <strong>de</strong> l'i<strong>de</strong>ntité — évi<strong>de</strong>mment liée à celle du<br />
temps : l'i<strong>de</strong>ntité est ce qui traverse l'altérité sans cesse<br />
réinventée par l'écoulement temporel — ne saurait<br />
s’envisager que sous l’angle <strong>de</strong> la relation, la différenciation.<br />
Pas d’i<strong>de</strong>ntité sans réflexivité, sans un regard.<br />
Il est évi<strong>de</strong>nt que le regard joue un rôle déterminant<br />
dans les représentations temporelles et les relations à la<br />
durée que la photographie suscite. C'est qu'il conjoint les<br />
<strong>de</strong>ux sentiments <strong>de</strong> la présence et du présent : regar<strong>de</strong>r<br />
l'objectif, c'est atteindre un inconnu futur. Par le jeu du<br />
regard, le temps en photographie, c'est la mise en évi<strong>de</strong>nce<br />
1 La Prisonnière, III, p. 258 / p. 762.<br />
2 Le Temps retrouvé, III, p. 935-36 / IV, p. 513.<br />
205
d'une pluralité <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s d'inscription <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> dans<br />
le flux temporel, d'une multiplicité qualitative <strong>de</strong> durées.<br />
Proust confère au regard une place déterminante. Rares<br />
sont les écrivains chez lesquels l’activité <strong>de</strong>s regards soit<br />
aussi intense que celle que l’on constate en maints passages.<br />
Celui <strong>de</strong> Charlus, peut-être le plus significatif, confine à la<br />
télépathie :<br />
« J’eus la sensation d’être regardé par quelqu’un qui n’était<br />
pas loin <strong>de</strong> moi. Je tournai la tête et j’aperçus un homme […]<br />
qui fixait sur moi <strong>de</strong>s yeux dilatés par l’attention. Par<br />
moments, ils étaient percés en tous sens par <strong>de</strong>s regards<br />
d’une extrême activité comme en ont seuls <strong>de</strong>vant une<br />
personne qu’ils ne connaissent pas <strong>de</strong>s hommes à qui, pour un<br />
motif quelconque, elle inspire <strong>de</strong>s pensées qui ne viendraient<br />
pas à tout autre — par exemple <strong>de</strong>s fous ou <strong>de</strong>s espions 1.<br />
»<br />
De même, lors <strong>de</strong> la première vue <strong>de</strong> Jupien, le baron <strong>de</strong><br />
Charlus le fige et paraît utiliser sa capacité à méduser sa<br />
proie — voir le chapitre sur la photographie et la figure <strong>de</strong><br />
Méduse dans le livre <strong>de</strong> Philippe Dubois 2—<br />
pour lui dicter<br />
ce que sera désormais leur commune conduite amoureuse :<br />
1<br />
À l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes Filles en fleurs, I, p. 751 / II, p. 110-111.<br />
2<br />
Philippe Dubois, L’acte photographique, Bruxelles, Nathan & Labor, 1983, p. 160 sq.<br />
206
« Le baron, ayant largement ouvert ses yeux mi-clos,<br />
regardait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier<br />
sur le seuil <strong>de</strong> sa boutique, cependant que celui-ci, cloué<br />
subitement sur place <strong>de</strong>vant M. <strong>de</strong> Charlus, enraciné comme<br />
une plante, contemplait d’un air émerveillé l’embonpoint du<br />
baron vieillissant 1.<br />
»<br />
Cette aptitu<strong>de</strong> du regard à traverser l’espace et le temps<br />
(« Tout regard habituel est une nécromancie 2 ») est<br />
consubstantielle du fait photographique, qui fige, immobilise,<br />
suspend et fixe. Et lorsque c’est au bout du compte une<br />
« révélation » qui en advient, elle est involontaire et inopinée,<br />
mais dotée du pouvoir <strong>de</strong> revisiter la signification d’un fait<br />
ou d’un acte situé sur l’échelle du temps. Ainsi :<br />
« Et tout d’un coup, je me dis que la vraie Gilberte, la vraie<br />
Albertine, c’étaient peut-être celles qui s’étaient au premier<br />
instant livrées dans leur regard, l’une <strong>de</strong>vant la haie d’épines<br />
roses, l’autre sur la plage. Et c’était moi qui, n’ayant pas su le<br />
comprendre, ne l’ayant repris que plus tard dans ma mémoire,<br />
après un intervalle où par mes conversations tout un entre<strong>de</strong>ux<br />
<strong>de</strong> sentiment leur avait fait craindre d’être aussi<br />
franches que dans la première minute, avais tout gâché par<br />
ma maladresse. Je les avais “ratées” plus complètement —<br />
bien qu’à vrai dire l’échec relatif avec elles fût moins absur<strong>de</strong><br />
— pour les mêmes raisons que Saint-Loup Rachel 3.<br />
»<br />
« Le modèle chéri bouge » ; Gilberte et Albertine<br />
« ratées » puis révélées plus tard : c’est bien le modèle<br />
photographique qui est à l’œuvre, en particulier cette<br />
capacité du regard à traverser le Temps. La même que celle<br />
1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 604 / III, p. 6.<br />
2 Le côté <strong>de</strong> Guermantes, II, p. 140 / II, p. 439.<br />
3 Le Temps retrouvé, III, p. 694 / Albertine disparue, IV, p. 269-70<br />
207
<strong>de</strong>s douleurs à persister (« Toutes nos douleurs sont<br />
perpétuellement en notre possession 1 »), à « planter un clou<br />
dans la mémoire », selon une expression plus tard employée<br />
par Robert Doisneau, la même, instinctivement, dont use le<br />
narrateur proustien lorsqu’il regar<strong>de</strong> la photographie <strong>de</strong> sa<br />
grand-mère : « J’aurais voulu que s’enfonçassent plus<br />
soli<strong>de</strong>ment encore ces clous qui y rivaient ma mémoire 2.<br />
»<br />
Si Proust intègre les aléas <strong>de</strong> l’instantané à son<br />
esthétique ainsi qu’à sa « recherche » (voir, par exemple, la<br />
célèbre scène du baiser à Albertine, dans Le Côté <strong>de</strong><br />
Guermantes, décomposé en visions successives à la manière<br />
<strong>de</strong>s chronophographies <strong>de</strong> Marey), c’est qu’il tient à se saisir<br />
<strong>de</strong> tous les moyens <strong>de</strong> s’emparer <strong>de</strong> l’essence du Temps.<br />
À l’opposé du temps historique ou <strong>de</strong> celui <strong>de</strong>s<br />
générations, il y a celui, infime, que scan<strong>de</strong>nt les instantanés<br />
qui, tels les atomes, contiennent parfois <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s… Et si<br />
l’instantané fixe <strong>de</strong>s phénomènes infra-visibles (cela avait<br />
été le cas pour le mouvement <strong>de</strong>s chevaux au galop), alors il<br />
est apte aussi à fournir <strong>de</strong>s révélations quant au Temps et<br />
aux êtres. Aussi Proust, sachant que l’opération<br />
photographique est en <strong>de</strong>ux temps, distingue-t-il la phase <strong>de</strong><br />
l’enregistrement et celle <strong>de</strong> la révélation. Comme le<br />
remarque Jean-François Chevrier :<br />
1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 756 / III, p. 154.<br />
2 Ibi<strong>de</strong>m, II, p. 759 / III, p. 156.<br />
208
« L’intérêt <strong>de</strong> l’instantané tient pour Proust à sa puissance <strong>de</strong><br />
révélation, à sa faculté <strong>de</strong> substituer au point <strong>de</strong> vue subjectif<br />
conditionné par l’habitu<strong>de</strong> ce que j’appellerai : un parti-pris<br />
objectif. En niant la limitation <strong>de</strong> la vision humaine par la loi <strong>de</strong><br />
la persistance rétinienne, l’instantané produit la <strong>fiction</strong> d’un<br />
présent pur enfermé dans l’instant, soustrait à la durée. Car<br />
l’instant n’est jamais qu’une <strong>fiction</strong> <strong>de</strong> l’enregistrement<br />
photographique 1.<br />
»<br />
Des termes <strong>de</strong> cette analyse, je ne me démarque qu’à<br />
propos <strong>de</strong> l’expression « soustrait à la durée » : c’est extraite<br />
du continuum perceptif que l’image photographique tient<br />
selon moi sa capacité à recomposer le sentiment <strong>de</strong> la durée.<br />
Il s’agit pourtant là d’une nuance importante, car cette<br />
aptitu<strong>de</strong> à reconfigurer la durée conditionne la distinction<br />
entre reconnaître et i<strong>de</strong>ntifier, fondamentale dans le récit <strong>de</strong><br />
la matinée à l’hôtel <strong>de</strong> Guermantes :<br />
« En effet, “reconnaître” quelqu’un, et plus encore, après<br />
n’avoir pu le reconnaître, l’i<strong>de</strong>ntifier, c’est penser sous une<br />
seule dénomination <strong>de</strong>ux choses contradictoires, c’est<br />
admettre que ce qui était ici, l’être qu’on se rappelle n’est<br />
plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on ne connaissait<br />
pas ; c’est avoir à penser un mystère presque aussi troublant<br />
que celui <strong>de</strong> la mort dont il est, du reste, comme la préface et<br />
l’annonciateur 2<br />
. »<br />
Or, cette distinction repose sur un substrat<br />
photographique implicite, celui-là même qui permet au<br />
narrateur <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> ses Moi multiples comme d’autant <strong>de</strong><br />
clichés séparés les uns <strong>de</strong>s autres (« cet être […] qui m’avait<br />
1 Jean-François Chevrier, Proust et la photographie, Paris, éditions <strong>de</strong> l'Etoile, 1982, p. 66.<br />
2 Le Temps retrouvé, III, p. 939 / IV, p. 518.<br />
209
endu à moi-même, car il était moi et plus que moi 1)<br />
»,<br />
quitte en effet à ce que cette contradiction entre unité et<br />
dispersion vaille comme pressentiment <strong>de</strong> la mort, et<br />
rappelle l’urgence <strong>de</strong> se mettre à l’œuvre. Or, cette<br />
contradiction entre unité et dispersion a un écho <strong>de</strong> première<br />
importance : il s’agit d’un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Recherche qui en<br />
concentre et relance (il s’étend sur plusieurs livres) les<br />
données, celui <strong>de</strong> la photographie <strong>de</strong> la grand-mère, qui<br />
causera ce cri <strong>de</strong> révolte :<br />
« Je venais, en la sentant, pour la première fois, vivante,<br />
véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant<br />
enfin, d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. Perdue<br />
pour toujours ; je ne pouvais comprendre, et je m’exerçais à<br />
subir la souffrance <strong>de</strong> cette contradiction 2.<br />
»<br />
La contradiction est entre la mort avérée et la conviction<br />
intime <strong>de</strong> l’éternité, à moins que ce ne soit entre la certitu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> la disparition et la présence, rémanente, <strong>de</strong>s morts en<br />
nous, qui ne sommes que <strong>de</strong> futurs morts !… Elle est à<br />
proprement parler impensable, inassimilable. La première<br />
scène <strong>de</strong> cette histoire à tiroirs est dans A l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes<br />
Filles en fleurs. La grand-mère <strong>de</strong> Marcel répond avec<br />
enthousiasme au projet formulé par Saint-Loup <strong>de</strong> la<br />
prendre en photographie. Elle se pare et se coiffe. Le<br />
narrateur est indisposé par ce qu’il estime être un<br />
enfantillage, <strong>de</strong> la coquetterie. Il manifeste sa mauvaise<br />
1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 756 / III, p. 153.<br />
2 Sodome et Gomorrhe, II, p. 758 / III, p. 155.<br />
210
humeur. Françoise intercè<strong>de</strong>. L’aïeule veut y renoncer. Déni<br />
du petit-fils ; la séance a lieu. Mais la magie <strong>de</strong> l’instant <strong>de</strong><br />
bonheur a disparu, et la grand-mère pose contractée :<br />
« Je réussis du moins à faire disparaître <strong>de</strong> son visage cette<br />
expression joyeuse qui aurait dû me rendre heureux et qui,<br />
comme il arrive trop souvent tant que sont encore en vie les<br />
êtres que nous aimons le mieux, nous apparaît comme la<br />
manifestation exaspérante d’un travers mesquin plutôt que<br />
comme la forme précieuse du bonheur que nous voudrions<br />
tant leur procurer 1.<br />
»<br />
Dans Le côté <strong>de</strong> Guermantes, le narrateur est à<br />
Doncières, rendant visite à Saint-Loup. Il a pu parler au<br />
téléphone avec sa grand-mère, mais la communication a été<br />
coupée, et il abrège son séjour pour revenir à Paris. Dans le<br />
salon <strong>de</strong> sa vieille dame, l'espace d'un instant, il la considère<br />
d'un regard neutre, sans le maillage affectif qui fait que nous<br />
reconnaissons les êtres familiers sans vraiment les i<strong>de</strong>ntifier<br />
ni même parfois les « voir ». Il croit apercevoir « un<br />
fantôme », et du même coup se révèle à lui ce qu'est vraiment<br />
sa grand-mère : une vieille femme mala<strong>de</strong>, hantée déjà par la<br />
mort à venir :<br />
« De moi […] il n’y avait là que le témoin, l’observateur en<br />
chapeau et manteau <strong>de</strong> voyage, l’étranger qui n’est pas <strong>de</strong> la<br />
maison, le photographe qui vient prendre un cliché <strong>de</strong>s lieux<br />
qu’on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce<br />
moment dans mes yeux quand j'aperçus ma grand-mère, ce<br />
fut bien une photographie.[…] Moi pour qui ma grand-mère<br />
c'était encore moi-même, moi qui ne l'avais jamais vue que<br />
dans mon âme, toujours à la même place du passé, [ …] pour<br />
1 À l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes Filles en fleurs, I, p. 786-787 / II, p. 145.<br />
211
la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut<br />
bien vite, j'aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lour<strong>de</strong><br />
et vulgaire, mala<strong>de</strong>, rêvassant, promenant au-<strong>de</strong>ssus d'un<br />
livre <strong>de</strong>s yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je<br />
ne connaissais pas 1.<br />
»<br />
Coupant court aux ruses <strong>de</strong> l’intelligence et <strong>de</strong> l’affection,<br />
c’est le pur mécanisme photographique qui vient occasionner<br />
l’apparition prémonitoire <strong>de</strong> la mort, anticipe sa<br />
« révélation 2 . » Dans Sodome et Gomorrhe, le narrateur est<br />
à nouveau à Balbec. À l’instant où, penché, il touche le<br />
bouton d’une <strong>de</strong> ses bottines qu’il allait ôter, il revoit<br />
inopinément le visage véritable <strong>de</strong> sa grand-mère, telle<br />
qu’elle était peu avant sa mort. Alors qu’il se reprochait <strong>de</strong><br />
n’avoir ressenti d’autre regrets qu’intellectuels, la présence<br />
soudaine <strong>de</strong> cette image <strong>de</strong> sa grand-mère morte et vive à la<br />
fois lui fait se souvenir <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong> la photographie prise<br />
par Saint-Loup plus d’un an auparavant. Il prend con<strong>science</strong><br />
qu’il a causé sur la photographie la contraction <strong>de</strong> son visage,<br />
qui ne s’effacera jamais plus 3.<br />
Dans un premier temps, il<br />
s’astreint à conserver à cette trace du passé son caractère<br />
irréductible :<br />
« Je ne cherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à<br />
l’embellir, à feindre que ma grand-mère ne fût qu’absente, en<br />
1 Le côté <strong>de</strong> Guermantes, II, p. 140-41 / p. 438-39.<br />
2 « Fonctionnent mécaniquement à la façon <strong>de</strong>s pellicules et nous montrent, au lieu <strong>de</strong> l’être<br />
aimé qui n’existe plus <strong>de</strong>puis longtemps mais dont elle n’avait jamais voulu que la mort nous<br />
fût révélée… ». Ibi<strong>de</strong>m, p. 141 / p. 439. Nous soulignons.<br />
3 Sodome et Gomorrhe, II, p. 755 / III, p. 153.<br />
212
adressant à sa photographie (celle que Saint-Loup avait faite<br />
et que j’avais avec moi) <strong>de</strong>s paroles et <strong>de</strong>s prières 1.<br />
»<br />
Voulant « respecter l’originalité <strong>de</strong> [sa] souffrance » et<br />
vivre comme telle « cette contradiction si étrange <strong>de</strong> la<br />
survivance et du néant », il est convaincu que cette<br />
expérience est porteuse d’une vérité :<br />
« Si, ce peu <strong>de</strong> vérité, je ne pouvais jamais l’extraire, ce ne<br />
pourrait être que d’elle, si particulière, si spontanée, qui<br />
n’avait été ni tracée par mon intelligence, ni atténuée par ma<br />
pusillanimité, mais que le mort elle-même, la brusque<br />
révélation <strong>de</strong> la mort, avait, comme la foudre, creusé en moi,<br />
selon un graphisme surnaturel, inhumain, comme un double<br />
et mystérieux sillon 2.<br />
»<br />
L’on voit ici agir en rhizome la trace en effet laissée<br />
conjointement par une photographie et un événement<br />
inattendu, involontaire et mécanique <strong>de</strong> révélation,<br />
fonctionnant sur le modèle photographique. Pour relever du<br />
passé, son extension n’est pas <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la nostalgie : au<br />
contraire, elle impose une relecture <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong><br />
l’éventail temporel. Ainsi lorsque sa mère retrouve Marcel à<br />
l’hôtel, il comprend enfin la nature <strong>de</strong> la douleur qu’elle<br />
ressent :<br />
1 Ibi<strong>de</strong>m, p. 759 / p. 156.<br />
2 I<strong>de</strong>m.<br />
213
« Je fus frappé par la transformation qui s’était accomplie en<br />
elle […] Ce n’était plus ma mère que j’avais sous les yeux, mais<br />
ma grand-mère. Comme dans les familles royales et ducales<br />
…] le mort saisit le vif qui <strong>de</strong>vient son successeur ressemblant,<br />
le continuateur <strong>de</strong> la vie interrompue 1.<br />
»<br />
Comme si la mort <strong>de</strong> la mère avait accéléré la mue <strong>de</strong> la<br />
fille. La réflexion proustienne sur les traits du lignage prend<br />
alors tout son sens. Incapable <strong>de</strong> goûter les futilités du séjour<br />
balnéaire, Marcel remonte dans sa chambre. Il contemple à<br />
nouveau la photographie, tétanisé par cette évi<strong>de</strong>nce brute :<br />
« C’est grand-mère, je suis son petit-fils ». Alors, Françoise<br />
qui le voit ainsi lui apprend les circonstances qui ont précédé<br />
le cliché. Sa grand-mère, se sachant perdue, non seulement<br />
avait tout fait pour lui dissimuler sa maladie, mais c’était<br />
elle qui avait sollicité Saint-Loup pour que son petit-fils eût<br />
une ultime image d’elle. Le grand chapeau qui avait tant<br />
irrité Marcel, c’était un moyen qu’elle avait trouvé pour<br />
masquer son amaigrissement, et non <strong>de</strong> la coquetterie. Il<br />
reste alors une journée entière à regar<strong>de</strong>r cette<br />
photographie. Le len<strong>de</strong>main, faisant la sieste sur le sable, il<br />
revoit sa grand-mère en rêve, comme si en effet seule<br />
l’activité onirique était à même <strong>de</strong> faire « travailler »<br />
l’irréductible trace <strong>de</strong> sa propre cruauté envers cet être qu’il<br />
aimait plus que tout et qu’il a « manqué » quand il pouvait<br />
encore lui donner <strong>de</strong>s preuves d’amour.<br />
1 Ibi<strong>de</strong>m, II, p. 769 / III, p. 166.<br />
214
Après quelques jours, Marcel a « domestiqué » la<br />
photographie, il n’y voit plus que l’élégance <strong>de</strong> sa grandmère.<br />
Il en a fait une image mentale, apaisée. Sa ruse a<br />
réussi. Mais la mère du narrateur, elle, ne supporte pas la<br />
vue <strong>de</strong> cette image impitoyablement objective :<br />
« Et pourtant, ses joues ayant à son insu une expression à<br />
elles, quelque chose <strong>de</strong> plombé, <strong>de</strong> hagard, comme le regard<br />
d’une bête qui se sentirait déjà choisie et désignée, ma grandmère<br />
avait un air <strong>de</strong> condamné à mort, un air<br />
involontairement sombre, inconsciemment tragique, qui<br />
m’échappait mais qui empêchait maman <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r jamais<br />
cette photographie, cette photographie qui lui paraissait<br />
moins une photographie <strong>de</strong> sa mère que <strong>de</strong> la maladie <strong>de</strong><br />
celle-ci, d’une insulte que cette maladie faisait au visage<br />
brutalement souffleté <strong>de</strong> grand-mère 1.<br />
»<br />
Si fort et émouvant que soit ce passage, ce ne sera<br />
pourtant pas l’ultime écho causé par cette photographie, car<br />
c’est un épiso<strong>de</strong> à tiroirs : le narrateur apprendra dans La<br />
Fugitive que Saint-Loup s'enfermait dans la chambre noire<br />
<strong>de</strong> l'hôtel <strong>de</strong> Balbec pour y développer la photo <strong>de</strong> la grandmère,<br />
mais aussi pour se livrer à sa passion homosexuelle,<br />
avec le jeune liftier.<br />
Autre écho, autre mouvement d’aller-retour dont la trace<br />
photographique est l’occasion, et dont Saint-Loup est à<br />
nouveau l’acteur central : la confi<strong>de</strong>nce amoureuse par le<br />
truchement d’une photographie. Dans Le côté <strong>de</strong><br />
Guermantes, le marquis avait présenté Rachel à Marcel,<br />
1 Ibid., p. 780 / p. 176.<br />
215
lequel avait été frappé par le décalage entre le regard <strong>de</strong><br />
l’amoureux et celui, « objectif », qu’il portait sur la jeune<br />
« cocotte » en qui Saint-Loup, dupé par ses sentiments,<br />
voyait, lui, « une littéraire ». Dans La Fugitive, c’est Marcel<br />
qui charge Saint-Loup <strong>de</strong> retrouver Albertine. Sans savoir<br />
qu’en fait il l’a déjà rencontrée à Doncières, Saint-Loup<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Marcel s’il possè<strong>de</strong> un portrait d’elle :<br />
« Je répondis d’abord que non, pour qu’il n’eût pas, après ma<br />
photographie, faite à peu près du temps <strong>de</strong> Balbec, le loisir <strong>de</strong><br />
reconnaître Albertine, que pourtant il n’avait qu’entrevue<br />
dans le wagon. Mais je réfléchis que sur la <strong>de</strong>rnière elle serait<br />
déjà aussi différente <strong>de</strong> l’Albertine <strong>de</strong> Balbec que l’était<br />
maintenant l’Albertine vivante, et qu’il ne la reconnaîtrait pas<br />
plus sur la photographie que dans la réalité 1.<br />
»<br />
Marcel tar<strong>de</strong> à sortir la photographie, et s’attend à un<br />
compliment, qu’il anticipe :<br />
« Oh ! tu sais, ne te fais pas d'idée, d'abord la photo est mauvaise,<br />
et puis elle n'est pas étonnante, ce n'est pas une<br />
beauté, elle est surtout bien gentille 2.<br />
»<br />
Certes la photographie n’i<strong>de</strong>ntifie pas : Albertine a<br />
changé, donner sa photo ne sert à rien. S’il <strong>de</strong>vait exister un<br />
véritable portrait d’elle, ce serait en peinture — et nous<br />
retrouvons Sartre, cité au début <strong>de</strong> cet article —, par un<br />
Elstir, capable <strong>de</strong> restituer l’essence intemporelle en une<br />
image non ressemblante et pourtant authentique, parce que<br />
faite par un amoureux et un artiste à la fois. Pourtant, il y a<br />
1<br />
La Fugitive, III, p. 436-37 / Albertine disparue, IV, p. 20.<br />
2<br />
Ibid., p. 437 / p. 21.<br />
216
<strong>de</strong> la mauvaise foi chez Marcel, car les « mauvaises » photos<br />
sont évi<strong>de</strong>mment les seules « bonnes » pour l'amoureux, qui,<br />
d'une part, tient à gar<strong>de</strong>r pour soi la véritable apparence <strong>de</strong><br />
l'aimée (quitte à jouir par surcroît <strong>de</strong> l'exhibition partielle<br />
qu'il fait à son ami), et d'autre part se refuse à réifier celle<br />
qu'il aime. Sans pouvoir se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> porter sur lui un objetfétiche,<br />
il prend toutefois la précaution que celui-ci n'ait <strong>de</strong><br />
signification que pour lui-mêmes, <strong>de</strong> sorte que soit préservée,<br />
dans une sorte <strong>de</strong> flou commun aux sentiments forts et au<br />
souvenir, la subjectivité <strong>de</strong> son amour. Mais la réaction <strong>de</strong><br />
Saint-Loup est brutale :<br />
« “Elle est sûrement merveilleuse”, continuait à dire<br />
Robert, qui n’avait pas vu que je lui tendais la photographie.<br />
Soudain il l’aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Sa<br />
figure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu’à la<br />
stupidité.<br />
“C’est ça, la jeune fille que tu aimes ?”, finit-il par me dire<br />
d’un ton où l’étonnement était maté par la crainte <strong>de</strong> me<br />
fâcher 1.<br />
»<br />
Cette scène présente plusieurs points communs avec<br />
celle où Marcel rentre à Paris et aperçoit soudain sa grandmère.<br />
Le premier est la stupéfaction suscitée à cause d’un<br />
phénomène d’objectivation dysphonique. En outre, les effets<br />
qu’elles produisent sont involontaires ou du moins non<br />
délibérés, car, au lieu <strong>de</strong> travestir l'essence d'un être cher<br />
1 I<strong>de</strong>m.<br />
217
sous les traits d'une i<strong>de</strong>ntité conventionnelle, elles en<br />
restituent un <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> vérité auquel la con<strong>science</strong> et le<br />
langage n’avaient pas su ou pas voulu atteindre. Enfin, ce<br />
sont <strong>de</strong>s instantanés, soit <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> dans le cas <strong>de</strong> la<br />
photographie <strong>de</strong> la grand-mère, soit effectué par l’appareil<br />
dans le cas <strong>de</strong> la photo-souvenir d’Albertine que possè<strong>de</strong><br />
Marcel. Saint-Loup fait par ailleurs allusion au Kodak dont<br />
il se sert pour photographier la grand-mère — ce qui<br />
renseigne indirectement sur le procédé — et ce dans une<br />
scène en miroir <strong>de</strong> la précé<strong>de</strong>nte : cette fois-là, c’était Saint-<br />
Loup qui, dans A l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes Filles en fleurs, évitait<br />
<strong>de</strong> présenter la photographie <strong>de</strong> Rachel :<br />
« Il n’avait jamais voulu me montrer sa photographie, me<br />
disant : “D’abord ce n’est pas une beauté, et puis elle vient<br />
mal en photographie, ce sont <strong>de</strong>s instantanés que j’ai faits<br />
moi-même avec mon Kodak et ils vous donneraient une fausse<br />
idée d’elle” 1.<br />
»<br />
Au contraire <strong>de</strong> la problématique <strong>de</strong> Barthes, il ne s’agit<br />
pas ici d’images d'un être « tel qu'en lui-même », rétrocédant<br />
son « air », c'est-à-dire l'invariant <strong>de</strong> toutes les apparences<br />
soumises aux aléas du temps. Chez Proust, ces images sont<br />
réalisées par un mécanisme, mental ou véritable, et elles<br />
sont marquées par une même distorsion entre temps réel et<br />
temps fictif. Leurs effets vont cependant dans <strong>de</strong>s directions<br />
opposées.<br />
1 À l’ombre <strong>de</strong>s Jeunes Filles en fleurs, I, p. 783 / II, p. 141.<br />
218
Dans le cas <strong>de</strong> la photo que Marcel exhibe à Saint-Loup,<br />
la torsion va dans le sens d'une extension du temps fictif, <strong>de</strong><br />
manière à éterniser et à irréaliser la semblance <strong>de</strong> l'aimée.<br />
Cette photo « mauvaise » dénie en somme le « ça a été », car<br />
« ça » ne saurait être objectivé. Son imperfection supposée lui<br />
confère une charge temporelle, une aura en somme, excédant<br />
sa facture d'instantané.<br />
Dans l'autre cas, la distorsion va dans le sens inverse :<br />
on a une subversion du temps fictif (celui <strong>de</strong>s affects, qui<br />
avaient fini par placer la relation <strong>de</strong> Marcel à sa grand-mère<br />
hors du temps) par le temps réel, dont l'émergence brusque<br />
reverse presque la perception présente au rang <strong>de</strong>s souvenirs<br />
par anticipation. Comme si cette objectivation soudaine <strong>de</strong> la<br />
vieillesse <strong>de</strong> son aïeule valait comme prémonition <strong>de</strong> sa mort<br />
prochaine. À cause <strong>de</strong> ce que Proust appelle « cet<br />
anachronisme qui empêche si souvent le calendrier <strong>de</strong>s faits<br />
<strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong>r avec celui <strong>de</strong>s sentiments 1,<br />
» on a une<br />
dislocation du temps <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> au profit du temps réel<br />
(du temps biologique, en l'occurrence), qui s'ouvre comme un<br />
gouffre <strong>de</strong> passé jamais aperçu, sous les pieds du narrateur.<br />
La première <strong>de</strong> ces photographies (Albertine) tendrait<br />
donc vers l'icône (le temps éternisé propice à l'adoration), la<br />
secon<strong>de</strong> vers l'empreinte (le temps dans sa matité brute). Ni<br />
l'une ni l'autre ne sont <strong>de</strong>s souvenirs proprement dits : l'une<br />
est un objet-fétiche, l'autre une perception quelque peu<br />
1 Sodome et Gomorrhe, II, p. 756 / III, p. 153.<br />
219
hallucinée mais réelle. En revanche, elles relèvent bien <strong>de</strong> la<br />
Mémoire. Celle d'un présent que l'amoureux cherche à<br />
rendre plus <strong>de</strong>nse, plus gros d'avenir. Et celle opérant un vaet-vient<br />
entre un avenir anticipé et un passé faisant l'objet<br />
d'une prise <strong>de</strong> con<strong>science</strong>, dans le cas <strong>de</strong> Marcel face à sa<br />
grand-mère. Enfin, toutes <strong>de</strong>ux ont quelque rapport avec<br />
l'idée d'une révélation. Discrète, confi<strong>de</strong>ntielle et partielle<br />
pour l'amoureux (c'est en fait un semblant <strong>de</strong> révélation,<br />
pour mieux dissimuler). Fracassante et littéralement<br />
catastrophique pour le petit-fils.<br />
On voit donc à travers ces <strong>de</strong>ux exemples la complexité<br />
<strong>de</strong>s rapports que <strong>de</strong>s photographies, issues du même procédé<br />
instantané, peuvent entretenir avec le temps, et la diversité<br />
<strong>de</strong>s configurations duratives qu’elles sous-ten<strong>de</strong>nt. Et dans<br />
la mesure où la photographie, à la fois, met en évi<strong>de</strong>nce la<br />
synchronie <strong>de</strong>s différents Moi en un même instant et la<br />
diachronie <strong>de</strong> leur succession au fil du temps, les révélations<br />
qu’elle occasionne ont en effet un rôle stratégique,<br />
permettant à l’écriture proustienne <strong>de</strong> se construire comme<br />
une représentation « …dans le Temps. »<br />
220
221
Discours et énoncés sur la langue d’écriture<br />
dans l’expression littéraire.<br />
222<br />
Dr Farida LOGBI<br />
Université Mentouri.Constantine. Labo Sladd.<br />
La littérature algérienne d’expression française <strong>de</strong>puis<br />
sa naissance à nos jours a évolué <strong>de</strong> façon inattendue et<br />
imprévisible, pour connaitre la consécration en tant que<br />
littérature enseignée dans les universités les plus éloignées<br />
<strong>de</strong> son pôle d’émergence.<br />
Née dans un contexte historique <strong>de</strong> colonisation, ses<br />
prémisses apparaissent, selon les anthologies, dans les<br />
années 1933 à 1938, dans une prose d’idées qui affirmait<br />
l’existence <strong>de</strong> ce peuple ignoré du mon<strong>de</strong>.<br />
Mouvante et migratoire, cette littérature, dont on avait<br />
prédit l’extinction avec l’indépendance du pays par suite <strong>de</strong><br />
l’extinction <strong>de</strong> la source d’inspiration comme du<br />
fléchissement d’un public désormais gagné par la<br />
généralisation <strong>de</strong> la langue arabe, a eu tendance à se<br />
déporter pour se transformer en une littérature <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
rives voire une littérature-mon<strong>de</strong>.
En effet, <strong>de</strong> nombreux auteurs se sont installés en<br />
France auxquels il faudra adjoindre ceux d’une nouvelle<br />
génération issue <strong>de</strong> l’émigration, mais qui restent attachés à<br />
une forme <strong>de</strong> culture héritée <strong>de</strong>s parents.<br />
Avec ce qu’il est convenu <strong>de</strong> nommer la décennie noire <strong>de</strong><br />
nouveaux flux migratoires ont touché <strong>de</strong> nouveaux auteurs,<br />
cette littérature loin <strong>de</strong> disparaitre est enrichie par un réel<br />
foisonnement accueillant dans son giron <strong>de</strong>s auteurs aussi<br />
inattendus que divers telles Hélène Cixous :<br />
« J’ai commencé à écrire çà et là <strong>de</strong>puis que les démocrates<br />
algériens ont commencé à venir en France pour s’abriter, et<br />
<strong>de</strong>puis qu’eux-mêmes me l’ont <strong>de</strong>mandé. »(1)<br />
Aussi le débat sur l’utilisation <strong>de</strong> la langue d’écriture<br />
semble être pour certains quelque peu dépassé. Roger<br />
Fayolle parle <strong>de</strong> « sujet ressassé », néanmoins le<br />
département <strong>de</strong> français a tout récemment organisé un<br />
colloque sur ce thème.<br />
Il ne serait pas inutile <strong>de</strong> rappeler l’historique qui<br />
permettrait <strong>de</strong> voir pourquoi ce problème <strong>de</strong> tension entre les<br />
langues resurgit <strong>de</strong> façon épisodique.<br />
Navigant entre plusieurs langues l’écrivain maghrébin,<br />
en général, reste ancré dans une culture autochtone raison<br />
majeure <strong>de</strong> l’adoption <strong>de</strong> postures différentes par les<br />
écrivains.<br />
223
1. <strong>Les</strong> discours <strong>de</strong>s écrivains face à cet espace <strong>de</strong> rencontre<br />
<strong>de</strong>s langues.<br />
A. Kilito cite un auteur arabe, à propos <strong>de</strong> la langue<br />
arabe « je l’ai vaincue, et elle m’a vaincu, puis je l’ai vaincue<br />
et elle m’a vaincu », et <strong>de</strong> s’interroger « si tel est le cas avec<br />
sa langue, que sera-ce avec <strong>de</strong>ux ou davantage ? Comment<br />
se comporter entre les <strong>de</strong>ux ? »(2)<br />
Ces remarques nous permettent d’interroger les<br />
écrivains, à partir <strong>de</strong> discours et d’énonciations divers tenus<br />
sur leurs pratiques d’écriture, les choix et les répercussions<br />
<strong>de</strong> ces choix, au moment où ces langues sont entrées en<br />
compétition. Quels ont été les conséquences <strong>de</strong> ces choix ou<br />
<strong>de</strong> ces contingences ?<br />
Pour commencer par une auteure atypique nous allons<br />
nous intéresser à Leila Sebbar et à ce qu’elle déclare :<br />
« Au lycée <strong>de</strong> Tlemcen, j’apprends l’alphabet arabe, à lire et à<br />
écrire arabe, mais je n’apprends rien. La langue <strong>de</strong> mon père<br />
me reste étrangère, proche à distance ». 3<br />
Puis elle dira « mon père parle une autre langue, mon<br />
père est un autre ».(4)<br />
Leila Sebbar écrit dans sa langue maternelle, et<br />
<strong>de</strong>meure privée <strong>de</strong> sa « langue paternelle ».<br />
224
Cette absence à l’origine d’un manque entraîne une<br />
quête, celle <strong>de</strong> la langue perdue, langue perdue qui ferme la<br />
porte d’un espace culturel si familier et pourtant si lointain.<br />
La prise <strong>de</strong> con<strong>science</strong> <strong>de</strong> cet espace linguistique et<br />
culturel perdu (elle associe la langue arabe à l’enfance, et à<br />
un vécu désormais <strong>de</strong>venu inaccessible) sera l’élément<br />
déterminant du passage <strong>de</strong> l’écriture universitaire à la<br />
création littéraire, répondant ainsi à un impérieux appel <strong>de</strong><br />
cette langue absente. Dans « Je ne parle pas la langue <strong>de</strong><br />
mon père », l’auteur invente un passé à son père et aux<br />
personnes ayant peuplé son enfance come pour remédier à ce<br />
passé si peu connu <strong>de</strong> ce père.<br />
Mais le cas <strong>de</strong> Leila Sebbar est différent <strong>de</strong> celui<br />
d’auteurs qui ont eu à trancher entre <strong>de</strong>ux langues.<br />
Souvenons-nous <strong>de</strong> la fascination <strong>de</strong> Lakhdar pour son<br />
institutrice <strong>de</strong> français, dans Nedjma <strong>de</strong> Kateb Yacine<br />
.Renchérissant sur la fameuse formule <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong><br />
« Nedjma » à propos du butin <strong>de</strong> guerre, Mohammed Dib<br />
reprend en écho : « Qu’importe, nous en avons chipé notre<br />
part », en parlant <strong>de</strong> la langue française.(5) Ceci n’empêchera<br />
pas Kateb Yacine d’abandonner ce fameux butin pour monter<br />
<strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> théâtre en arabe dialectal, langue du terroir et<br />
<strong>de</strong> l’oralité.<br />
Mouloud Mammeri suit sensiblement le même parcours.<br />
Si la langue française constitue pour lui « un incomparable<br />
instrument <strong>de</strong> libération, <strong>de</strong> communication ensuite avec le<br />
225
este du mon<strong>de</strong> »(6), il ne se tournera pas moins vers une autre<br />
langue, le berbère dans les <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> sa vie.<br />
Il ya comme un désir <strong>de</strong> créer un univers autonome chez<br />
ces écrivains.<br />
Pour ce qui est <strong>de</strong> Malek Haddad, l’histoire en aura fait<br />
l’écrivain qui a le plus souffert <strong>de</strong> cette rencontre <strong>de</strong>s<br />
langues, bien que <strong>de</strong>s voix divergentes s’élèvent aujourd’hui<br />
pour tenter <strong>de</strong> corriger cette façon <strong>de</strong> lire <strong>de</strong>s déclarations<br />
pourtant significatives :<br />
« Quoique je fasse, je suis appelé à dénaturer ma pensée. » (7)<br />
Conflictuelle pour lui, comme pour Leila Sebbar le<br />
croisement <strong>de</strong>s langues aura déterminé chez chacun un<br />
cheminement inverse. Le premier aura cessé d’écrire face au<br />
dilemme crée par ce croisement <strong>de</strong>s langues, la secon<strong>de</strong>, au<br />
contraire en fera un point fort <strong>de</strong> son expérience scripturale.<br />
Loin <strong>de</strong> ces déchirements <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> linguistique<br />
Rachid Boudjedra semble faire exception, débutant sa<br />
carrière en langue française, il prétend écrire simultanément<br />
en arabe et en français. Il faudrait peut-être se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si<br />
ce manque <strong>de</strong> constance ne serait pas la manifestation du<br />
même malaise, <strong>de</strong>s mêmes difficultés à créer cet univers<br />
autonome.<br />
2. Le cas <strong>de</strong> Mohammed Dib.<br />
226
<strong>Les</strong> énonciations multiples <strong>de</strong> Mohammed Dib ont le<br />
mérite <strong>de</strong> la clairvoyance. Ses propos tranchés essaiment son<br />
œuvre comme ses déclarations. Ainsi nous relevons dans son<br />
œuvre posthume « Laëzza » :<br />
« J’ai fait mon lit dans la langue française, ce n’est pas<br />
précisément un lit <strong>de</strong> roses »<br />
Pour lui, écrire dans une autre langue semblerait<br />
inconfortable; non pas pour les raisons invoquées par Malek<br />
Haddad qui dit trahir sa pensée, mais plus pour <strong>de</strong>s raisons<br />
<strong>de</strong> réception.<br />
Dans un article intitulé « Ecrivains, Ecrits vains »,<br />
l’auteur <strong>de</strong> « La Gran<strong>de</strong> Maison » déclare : « Quel malheur<br />
que d’écrire dans une autre langue que la sienne »<br />
Devant cette impossibilité à être reconnu par un lectorat<br />
à sa juste mesure l’auteur s’est tourné vers une quête<br />
intérieure.<br />
« La langue française est à eux, elle leur appartient » dit-il à<br />
propos du Tout-Paris <strong>de</strong>s Lettres.<br />
Il explique : « l’usage <strong>de</strong> la langue française te fait aller au-<strong>de</strong>vant<br />
<strong>de</strong> toi-même »<br />
Ab<strong>de</strong>lfateh Kilito avoue sans doute avec beaucoup <strong>de</strong><br />
rhétorique ne plus se souvenir <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong> la<br />
formule « nous sommes les hôtes <strong>de</strong> la langue française » et il<br />
la commente <strong>de</strong> la manière suivante : « nous résidons et<br />
jouissons <strong>de</strong>s biens abondants qu’elle nous prodigue. »(8)<br />
227
De fait l’auteur <strong>de</strong> cette heureuse image est bien<br />
Mohammed Dib qui écrit dans Simorgh :<br />
« Ne pas oublier que nous sommes les hôtes <strong>de</strong> la langue<br />
française. Cela nous sortirait-il <strong>de</strong> la tête qu’il y aurait fort<br />
heureusement quelqu’un pour nous le rappeler, et cela avec<br />
les meilleures intentions du mon<strong>de</strong> d’ailleurs. » (9)<br />
Pour prolonger l’image <strong>de</strong> Dib nous pouvons avancer<br />
qu’il n’arrive pas les mains vi<strong>de</strong>s chez son hôte, en effet il est<br />
conscient <strong>de</strong> lui apporter « quelque chose <strong>de</strong> plus » et <strong>de</strong> lui<br />
« donner un autre goût » (10)<br />
L’amertume n’est plus <strong>de</strong> mise, ni la dépendance et non<br />
plus les déchirements <strong>de</strong> con<strong>science</strong> :<br />
« Que vous dirai-je ? Le français est <strong>de</strong>venu ma langue<br />
adoptive ; mais écrivant et parlant, je sens mon français,<br />
manœuvré, manipulé, d’une façon indéfinissable par la langue<br />
maternelle. Est-ce une infirmité ? Pour un écrivain, ça me<br />
semble un atout supplémentaire, si tant est qu’il parvienne à<br />
faire sonner les <strong>de</strong>ux idiomes en sympathie »(11)<br />
Certes M. Dib a réussi à entrecroiser les <strong>de</strong>ux langues,<br />
à tresser les syntaxes. Faisant infléchir la langue adoptive, il<br />
l’enrichit grâce à celle maternelle. Cependant seul le lecteur<br />
possédant les <strong>de</strong>ux langues peut apprécier le résultat <strong>de</strong> ce<br />
mixte dont le style conjugue <strong>de</strong>ux imaginaires, <strong>de</strong>ux cultures<br />
et <strong>de</strong>ux langues.<br />
L’on retrouve alors toute la richesse d’images telles que<br />
« j’ai mangé mes doigts. J’ai mangé mes cris » (Le Sommeil<br />
228
d’Eve) dans laquelle l’intertexte français le dispute à<br />
l’expression <strong>de</strong> l’oralité arabe.<br />
Dib innove également par <strong>de</strong>s distorsions syntaxiques :<br />
« Tout ce qui m’entoure, m’étrange » (<strong>Les</strong>Terrasses d’Orsol)<br />
Pour ce qui est <strong>de</strong>s écrivains <strong>de</strong>s nouvelles générations<br />
qui ont emboité le pas à leurs aînés semblant ignorer la<br />
question <strong>de</strong> l’adoption d’une langue d’écriture ou d’une autre,<br />
ils se dirigent vers celle dans laquelle ils se sentent le plus à<br />
l’aise sans estimer être en <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> se justifier, « la langue<br />
n’a <strong>de</strong> nationalité que celle <strong>de</strong> ses amoureux » affirme l’un<br />
d’entre eux .<br />
.<br />
Bibliographie.<br />
(1) D. LE BOUCHER, Terre Inter-Dite, Editions Barzakh, Alger 2001<br />
(2) A. KILITO, Tu ne parleras pas ma langue, Média plus, Blida Juillet 2008, p. 47<br />
(3) Magazine littéraire N° 221, La littérature et l’exil, Imprimerie du Scorpion,<br />
Belgique, 1985, p. 35.<br />
(4) L. SEBAR, Je ne parle pas la langue <strong>de</strong> mon père Julliard, Paris 2003.<br />
(5) Ruptures, N° 6 du 16 au 20 février 1993, Article : Mohammed Dib : « Ecrivains<br />
écrits vains »<br />
(6) Expressions, revue <strong>de</strong> l’institut <strong>de</strong>s langues étrangères <strong>de</strong> Constantine, N° spécial<br />
colloque Malek Haddad, Janvier 1994, p. 85<br />
(7) Id. p. 86<br />
(8) A. KILITO, p.95<br />
(9) M. DIB, Simorgh, Albin Michel, Paris 2003, p.103<br />
(10) Ruptures, p. 30<br />
(11) M.DIB, L’arbre à dires, Albin Michel, Paris, 1998, p. 48<br />
229
De l'assimilation à l'association :<br />
histoire et idées dans la littérature algérienne<br />
<strong>de</strong> langue française <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> coloniale<br />
Dr. Ab<strong>de</strong>llali MERDACI<br />
Université Mentouri Constantine<br />
Jusqu'à quel point la littérature algérienne <strong>de</strong> langue<br />
française émergente va-t-elle à la fois porter - et incarner -<br />
autour <strong>de</strong>s XIX e et XX e siècles et jusqu'à la veille <strong>de</strong> la guerre<br />
d'indépendance les différentes évolutions <strong>de</strong> l'histoire du<br />
mouvement politique réformateur dans la sphère indigène ?<br />
Un <strong>de</strong> ses thèmes le plus constant a été la recherche et<br />
l'affirmation d'une con<strong>science</strong> <strong>de</strong> groupe à l'intérieur <strong>de</strong> la<br />
cité coloniale, préfigurant une i<strong>de</strong>ntité nationale, longtemps<br />
encore indiscernable.<br />
L'entrée <strong>de</strong>s Indigènes dans la cité coloniale présuppose<br />
celle <strong>de</strong> leur acculturation dans l'espace urbain, dans ses<br />
différents langages dont le plus prégnant aura été celui <strong>de</strong> la<br />
mo<strong>de</strong>rnité républicaine, dispensatrice d'habitus<br />
socioculturels. A travers le débat sur l'assimilation et<br />
l'association, ce sont <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> réponse qui sont proposés<br />
par l'élite politique et culturelle indigène à une cohabitation<br />
complexe du vainqueur et du vaincu. Ces réponses, si elles<br />
définissent l'ethos d'un groupe social avancé <strong>de</strong> la sphère<br />
230
indigène, issu principalement <strong>de</strong> l'ancienne féodalité et <strong>de</strong> la<br />
nouvelle bourgeoisie citadine en formation, désignent aussi<br />
ce qui pouvait alors être le positionnement idéologique le<br />
plus légitime dans la cité coloniale.<br />
Si elle n'est pas absente dans les genres <strong>de</strong> <strong>fiction</strong>1 ,<br />
notamment dans le roman et dans le théâtre, la question<br />
politique <strong>de</strong> l'assimilation et <strong>de</strong> l'association marque la<br />
prédominance dans la littérature indigène <strong>de</strong> langue<br />
française <strong>de</strong> la diction, à travers le foisonnement <strong>de</strong> l'essai<br />
polémique et didactique. Elle désigne, jusqu'aux len<strong>de</strong>mains<br />
<strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> guerre mondiale, scandée par une histoire<br />
mutante, l'importance <strong>de</strong>s choix génériques dans les<br />
compétions du champ littéraire indigène2. Une altérité coloniale<br />
Dans l’Algérie coloniale, la division entre colons et<br />
colonisés - recoupant celle très ancienne entre « civilisés» et<br />
«barbares » - pouvait trouver ses fon<strong>de</strong>ments théoriques dans<br />
diverses écritures d'avant la colonisation, qui tiennent <strong>de</strong><br />
savoirs très différents, <strong>de</strong> la philosophie à la mé<strong>de</strong>cine, <strong>de</strong><br />
1<br />
On reprend ici les catégories proposées par Gérard Genette dans Fiction et diction, Paris,<br />
Seuil, 1991.<br />
2<br />
Sur un total <strong>de</strong> 394 ouvrages publiés, selon les normes éditoriales conventionnelles, la<br />
diction (246 titres, 62,44 %) distance la <strong>fiction</strong> (148 titres, 37,56 %). Voir sur cet aspect,<br />
Ab<strong>de</strong>llali Merdaci, Auteurs algériens <strong>de</strong> langue française <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> coloniale.<br />
Dictionnaire biographique, Constantine, Mé<strong>de</strong>rsa, 2007.<br />
231
l'ethnologie à l'histoire1 .Dans le pays soumis, la mise en<br />
oeuvre d'une relation entre colons et colonisés passe par le<br />
recours à un travail <strong>de</strong> symbolisation. La société coloniale va<br />
donc naître peu à peu et se développer avec ses signes.<br />
L'Indigène est expulsé <strong>de</strong> son imagerie selon une logique<br />
implacable : il est en effet l'absent du processus économique<br />
colonial en gestation, et, plus généralement <strong>de</strong> sa production<br />
socioculturelle. Il a une position périphérique par rapports<br />
aux paradigmes spatiaux coloniaux typiques (ferme, usine,<br />
caserne) où il est appelé au rôle <strong>de</strong> main d'oeuvre secondaire,<br />
corvéable à merci2, et accessoirement <strong>de</strong> chair à canon,<br />
accompagnant plusieurs épiso<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l'expansion coloniale<br />
française aux Amériques (Mexique) en Afrique (Madagascar)<br />
et en Asie (Indochine) et sur les premières lignes <strong>de</strong> front<br />
pendant la gran<strong>de</strong> guerre.<br />
La littérature coloniale reproduit avec beaucoup<br />
d'efficacité la distribution <strong>de</strong>s espaces et <strong>de</strong>s fonctionnalités<br />
liés aux <strong>de</strong>ux communautés <strong>de</strong> l'Algérie coloniale3.<br />
La<br />
dévalorisation nécessaire du colonisé <strong>de</strong>vient le moteur <strong>de</strong><br />
1 Cf. les relations <strong>de</strong> voyage dans la Régence du docteur Shaw, au début du XVIII e siècle<br />
(Voyage dans la régence d’Alger) et <strong>de</strong> Venture <strong>de</strong> Paradis, vers la fin <strong>de</strong> ce même siècle<br />
(Alger au XVIII e siècle). Voir aussi l’anthologie réunie par Denise Brahimi, Opinions et<br />
regards européens sur le Maghreb au XVII e et XVIII e siècle, Alger, Sned, 1978.<br />
2 Cette thèse est exposée par un juriste coloniste Arthur Girault qui définit une répartition du<br />
travail dans la colonie dans Principes <strong>de</strong> colonisation et <strong>de</strong> législation coloniale. L’Algérie<br />
(Paris, Sirey, 1938, éd. révisée par L. Milliot).<br />
3 On en trouve une représentation littéraire dans le mythe <strong>de</strong> la frontière entre cité et brousse<br />
dans les romans <strong>de</strong> Charles Courtin, notamment dans La brousse qui mangea l'homme, Paris,<br />
Éditions <strong>de</strong> France, 1929.<br />
232
l'altérité coloniale : l'Indigène n'a plus d'enracinement<br />
historique, <strong>de</strong> con<strong>science</strong> sociale et d'i<strong>de</strong>ntité.<br />
Le pendant <strong>de</strong> cette « dépersonnalisation », point central<br />
dans la problématique coloniale, est l'effort <strong>de</strong>s colons pour<br />
élaborer une synthèse culturelle coloniale assez forte,<br />
puisant aux mythologies judéo-chrétiennes et remembrant<br />
les motifs d'une civilisation antique méditerranéenne<br />
(mythologies gréco-latines et africaines). Cette idéologie<br />
coloniale s'appuie sur la prévalence d'un rapport d'altérité<br />
abondamment postulé dans la production littéraire coloniale.<br />
Louis Bertrand reste le porte-parole exemplaire d'un débat<br />
sur la différence, ressourçant une redécouverte coloniale <strong>de</strong><br />
soi « à travers le méditerranéen d'aujourd'hui », « le Latin <strong>de</strong><br />
tous les temps » :<br />
L'Afrique latine perçait, pour moi, le trompe-l'oeil du décor<br />
islamique mo<strong>de</strong>rne. Elle ressucitait dans les nécropoles<br />
païennes et les catacombes chrétiennes les ruines <strong>de</strong>s colonies<br />
et les municipes dont Rome avait jalonné son sol, <strong>de</strong> Volubilis<br />
à Cighti, <strong>de</strong> la mer Atlanti<strong>de</strong> aux plages désertées <strong>de</strong>s Syrtes<br />
[...]<br />
L'Afrique du Nord, pays sans unité ethnique, pays <strong>de</strong> passage<br />
et <strong>de</strong> migrations perpétuelles, est <strong>de</strong>stiné par sa position<br />
géographique à subir l'influence ou l'autorité <strong>de</strong> l'Occi<strong>de</strong>nt<br />
latin. Il a fallu l'éclipse momentanée <strong>de</strong> Rome, ou <strong>de</strong> la<br />
latinité, pour que l'orient byzantin, arabe ou turc, y implantât<br />
sa domination. Dès que l'Orient faiblit, l'Afrique du Nord<br />
retombe à son anarchie congénitale, ou bien elle retourne à<br />
l'hégémonie latine, qui lui a valu <strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong> prospérité, une<br />
prospérité qu'elle n'avait jamais connue auparavant et, qui<br />
233
enfin, lui a donné pour la première fois un semblant d'unité,<br />
une personnalité politique et intellectuelle.<br />
L'Arabe ne lui apporta que la misère, l'anarchie et la<br />
.<br />
barbarie 1<br />
La construction <strong>de</strong> l'édifice symbolique colonial<br />
impliquait préalablement le désinvestissement juridique et<br />
culturel <strong>de</strong> l'Indigène. La relation coloniale en reproduit les<br />
caractéristiques dialectiques sur <strong>de</strong>ux plans :<br />
- celui <strong>de</strong> l'affirmation <strong>de</strong>s différences entre colon et<br />
colonisé que l'on note sur <strong>de</strong>ux paradigmes : colon : citoyen |<br />
colonisé : sujet.<br />
- celui <strong>de</strong> la structure <strong>de</strong> la relation coloniale qui se base<br />
sur <strong>de</strong>s rapports d'implication et <strong>de</strong> non-implication, <strong>de</strong><br />
conjonction et <strong>de</strong> non-conjonction entre les <strong>de</strong>ux éléments en<br />
présence, le colon et le colonisé.<br />
L’argument fondamental est celui <strong>de</strong> la séparation. Le<br />
discours littéraire colonial <strong>de</strong> l'Âge d'or latiniste et<br />
algérianiste produit (et fait reproduire) la relation coloniale<br />
fondatrice et en restitue la pertinence. Le colon parle <strong>de</strong> luimême<br />
: le « je » colonial est une représentation exclusive du<br />
« moi colonial ». L'Autre, l'absent <strong>de</strong> l'histoire, est saisi<br />
comme corps étranger dans cette histoire. Cette conception<br />
1 Préface à la réédition du « Sang <strong>de</strong>s races » (1920). Rabah Belamri résume cette idéologie<br />
latine dans une formule symptomatique : « le vernissage latin <strong>de</strong> l’Algérie » (L’Œuvre <strong>de</strong><br />
Louis Bertrand. Miroir <strong>de</strong> l’idéologie coloniale, Alger, OPU, 1980.<br />
234
<strong>de</strong>meure avantageusement prédominante jusqu'à la crise<br />
sociale et économique <strong>de</strong>s len<strong>de</strong>mains du centenaire <strong>de</strong><br />
l'Algérie coloniale (1930) qui fera émerger dans les lettres<br />
coloniales <strong>de</strong>s auteurs et <strong>de</strong>s textes, ceux <strong>de</strong> l'École d'Alger, il<br />
est vrai moins triomphalistes, mais qui ne liqui<strong>de</strong>ront ni la<br />
relation coloniale, ni ses poncifs1. La relation coloniale se<br />
situe sur trois plans homogènes en fonction <strong>de</strong> l'évolution<br />
historique <strong>de</strong> la colonie :<br />
- La relation originelle <strong>de</strong> contrariété (Même =/= Autre).<br />
Elle découle <strong>de</strong> l'imaginaire colonial primitif qui inscrit dans<br />
son essence même la supériorité du colon. Dans cette phase,<br />
la négativité <strong>de</strong> l'Autre (indigène) est mise en évi<strong>de</strong>nce par<br />
une littérature exclusive, la littérature algérianiste.<br />
Transcendant toute limite morale, cette littérature,<br />
célébrant son credo <strong>de</strong> la « patrie algérienne », s'aventurait<br />
jusqu'aux territoires d'un racisme furieux et mortifère2. La<br />
parole coloniale sature tous les discours : elle enseigne les<br />
différences entre les communautés <strong>de</strong> la colonie, explique et<br />
justifie le rapport <strong>de</strong> contrariété qui les désigne. Cette<br />
contrariété organisationnelle qui est le pivot <strong>de</strong> la théorie<br />
coloniale à son apogée - bornée et dominatrice - aura un<br />
1<br />
Cf. sur ce point L'Étranger (Paris, Gallimard, 1942) <strong>de</strong> Camus.<br />
2<br />
Louis Bertrand ne fait-il pas dire dans La Concession <strong>de</strong> Mme Petitgand (Paris, Fayard, 1912) à ses<br />
personnages : « <strong>Les</strong> Bicots, tous tant qu'ils sont, ils ne méritent qu'une balle entre les oreilles », « Je<br />
prends mon fusil dans le coffre et je vise le bédouin » ; on y entend aussi : « Mort aux Bicots ». Alain<br />
Calmes cherchera à relativiser le fait en refusant <strong>de</strong> prêter à l’auteur cette fureur raciste criminelle <strong>de</strong><br />
1914, Paris, L’Harmattan, 1984, p. 118), mais ce roman sera<br />
ses personnages (Le roman colonial en Algérie avant<br />
celui <strong>de</strong> la haine <strong>de</strong> la race arabe.<br />
235
prolongement juridique et administratif à travers le Co<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
l'Indigénat, en vigueur jusqu'aux len<strong>de</strong>mains <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong><br />
guerre; il se trouva même <strong>de</strong>s analystes pour la fon<strong>de</strong>r sur le<br />
plan clinique1. - La relation d'implication (Même = Autre). Cette<br />
relation figure un moment <strong>de</strong> l'évolution <strong>de</strong> l'idéologie<br />
coloniale (plus particulièrement celle <strong>de</strong>s classes moyennes<br />
du peuplement européen, proches <strong>de</strong>s communistes); ce<br />
phénomène observable au len<strong>de</strong>main du centenaire <strong>de</strong> la<br />
prise d'Alger est surtout imputable à la crise socioéconomique<br />
qui frappe durement la colonie. La petite<br />
bourgeoisie européenne et le prolétariat <strong>de</strong>s villes (« petits<br />
Blancs ») ne se reconnaissent plus dans la puissance<br />
évocatrice <strong>de</strong> l'imagerie coloniale traditionnelle. Sur le plan<br />
politique, les classes moyennes européennes, dégagées <strong>de</strong><br />
l'influence <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s familles possédantes, entraînent dans<br />
leurs sillages <strong>de</strong>s mouvements associatifs <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
communautés, convaincus <strong>de</strong> pouvoir réunir sous le couvert<br />
<strong>de</strong> la démocratie républicaine toutes les composantes<br />
ethniques <strong>de</strong> la colonie. L'École d'Alger représente en partie<br />
cette position2<br />
– à travers <strong>de</strong>s auteurs comme Audisio et<br />
1 Cf. André Servier, Le péril <strong>de</strong> l’avenir. Le nationalisme musulman en Égypte, en Tunisie, en<br />
Algérie, Constantine, Boët, 1913. Servier écrit : « […] ces peuples protégés ne veulent pas<br />
être civilisés ; ils ne veulent pas qu’on exploite leurs richesses naturelles ; ils préfèrent vivre<br />
dans l’ignorance et dans une condition précaire… À cela, nous répondons que dans la<br />
circonstance, l’opinion <strong>de</strong>s peuples protégés n’a aucune valeur » (p. 203).<br />
2 Elle est sans doute plus lisible dans la démarche d’écrivain <strong>de</strong> Jean Pélégri pendant la guerre<br />
d’Algérie (<strong>Les</strong> Oliviers <strong>de</strong> la justice, Paris, Galimard, 1959).<br />
236
Roblès – <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong>s années 1930 à la veille <strong>de</strong> la<br />
proclamation par le FLN <strong>de</strong> l'insurrection armée, au sortir<br />
d'une pério<strong>de</strong> faste <strong>de</strong> prépondérance <strong>de</strong> l'Algérianisme.<br />
- La relation <strong>de</strong> contradiction (Même VS Autre). Ce<br />
<strong>de</strong>rnier type <strong>de</strong> la relation coloniale est assumé<br />
principalement par les Indigènes à la recherche <strong>de</strong> leur<br />
personnalité historique et refusant leur fusion dans l'i<strong>de</strong>ntité<br />
juridique qui est leur proposée tardivement dans les<br />
Ordonnances <strong>de</strong> 1944 et 1947. Il est favorisé par la<br />
résurgence <strong>de</strong> la con<strong>science</strong> historique1 du groupe indigène<br />
et par la projection d'une i<strong>de</strong>ntité nationale. Cette relation <strong>de</strong><br />
contradiction apparaît <strong>de</strong> manière véhémente dans le<br />
discours politique nationaliste dès l'installation <strong>de</strong>s autorités<br />
<strong>de</strong> la France libre à Alger (1942). Elle dénonce l'ambivalence<br />
<strong>de</strong> la personnalité indigène. Dès lors, une « quête <strong>de</strong> soi »<br />
suscite une littérature <strong>de</strong> la découverte et <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription<br />
d'espaces, jusqu'alors oubliés : ceux <strong>de</strong> la culture et <strong>de</strong><br />
.<br />
l'ancestralité 2<br />
Cette interrogation prenait encore plus <strong>de</strong> relief avec la<br />
génération d’auteurs <strong>de</strong>s années 1950, au moment où la<br />
1 Le libraire-éditeur Ab<strong>de</strong>lka<strong>de</strong>r Mimouni (En Nahda) donne sens vers la fin <strong>de</strong>s années 1940<br />
à une quête multiple <strong>de</strong>s origines, affleurant dans les textes <strong>de</strong> Malek Bennabi (Le Phénomène<br />
coranique, 1946; Discours sur la condition <strong>de</strong> la renaissance algérienne. Le problème d'une<br />
civilisation, 1949), Mohand-Chérif Salhi (Le Message <strong>de</strong> Youghourta, 1947), Kateb Yacine<br />
(Ab<strong>de</strong>lka<strong>de</strong>r et l'indépendance algérienne, 1948) et Ab<strong>de</strong>laziz Khaldi (Le Problème algérien<br />
<strong>de</strong>vant la con<strong>science</strong> démocratique, 1949).<br />
2 À cette pério<strong>de</strong>, Marie-Louise Amrouche, Djamila Debêche et Malek Ouary publient dans<br />
les revues algéroises <strong>de</strong>s traductions <strong>de</strong> poésies et chants kabyles.<br />
237
société européenne, qui fut outrageusement triomphante et<br />
assurée dans ses diverses expressions artistiques1 et<br />
littéraires, subitement précipitée dans la guerre, subissait<br />
les premières fêlures <strong>de</strong> l'hégémonisme colonial.<br />
1. L’assimilation<br />
Le projet assimilationniste est un <strong>de</strong>s motifs <strong>de</strong> la<br />
politique coloniale pendant près d'un siècle (1863-1944).<br />
Dans une lettre du 6 Février 1863 au maréchal Mac-Mahon,<br />
gouverneur général <strong>de</strong> l'Algérie, Napoléon III montrait, à<br />
l'égard <strong>de</strong> la « nation arabe », une direction très contestée par<br />
la suite par les colons locaux :<br />
Cette nation guerrière, intelligente, mobile sans doute, mais<br />
docile à l'autorité, mérite toute notre sollicitu<strong>de</strong>. L'humanité<br />
et l'intérêt <strong>de</strong> notre domination comman<strong>de</strong> <strong>de</strong> nous la rendre<br />
favorable. Il ne peut entrer dans l'idée <strong>de</strong> personne<br />
d'exterminer les trois millions d'indigènes qui sont en Algérie,<br />
ni <strong>de</strong> les refouler dans le désert, suivant l'exemple <strong>de</strong>s<br />
Américains du Nord à l'égard <strong>de</strong>s indiens ; il faut donc vivre<br />
avec les Arabes, les façonner à nos lois, les habituer à notre<br />
domination et les convaincre <strong>de</strong> notre supériorité, non<br />
seulement par nos armes, mais aussi par nos institutions [...]<br />
le jour où notre puissance établie au pied <strong>de</strong> l'Atlas leur<br />
apparaîtra comme une intervention <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce pour<br />
relever une race déchue, ce jour-là, la gloire <strong>de</strong> la France<br />
retentira <strong>de</strong>puis Tunis jusqu'à l'Euphrate et assurera à notre<br />
pays cette prépondérance qui ne peut exciter la jalousie <strong>de</strong><br />
1 Voir sur ce point le monumentalisme <strong>de</strong> la sculpture, autre version <strong>de</strong> l'Âge d'or colonial<br />
qui élira P. Belmondo, auteur <strong>de</strong>s célèbres « Chevaux <strong>de</strong> Diar Mahçoul », comme son maître.<br />
238
personne parce qu'elle s'appuie non sur la conquête, mais sur<br />
l'amour <strong>de</strong> l'humanité et du progrès 1<br />
.<br />
Ainsi est ouverte la question <strong>de</strong> l'assimilation ; elle<br />
suscite, en Algérie et en France, <strong>de</strong>s adhésions enthousiastes<br />
et aussi <strong>de</strong> violentes oppositions. Au début du XX e siècle,<br />
reprenant une <strong>de</strong>s idées forces <strong>de</strong> Napoléon III, le<br />
gouverneur général Jonnart défendait la possibilité d'une<br />
assimilation par les voies institutionnelles; on parle déjà<br />
d'élites :<br />
Nous avons trop intérêt à créer parmi aux une élite<br />
intellectuelle capable <strong>de</strong> défendre nos idées <strong>de</strong> justice et <strong>de</strong><br />
progrès, une bourgeoisie conservatrice qui nous sera d'autant<br />
plus attachée qu'elle distinguera mieux le chemin parcouru<br />
sous notre domination et les progrès réalisés à son bénéfice 2<br />
.<br />
Ouverture politique luci<strong>de</strong> ? Elle est très vite remisée<br />
dans les oubliettes <strong>de</strong>s assemblées coloniales. <strong>Les</strong><br />
représentants du colonat repoussent toute velléité<br />
d'émancipation <strong>de</strong>s colonisés. Parmi les plus farouches, les<br />
députés Morinaud (Constantine) et Thomson (Bône)<br />
brandissent la menace d'une « majorité indigène » et son<br />
1 Lettre du Maréchal Randon, Gouverneur <strong>de</strong> l'Algérie, à Napoléon III (14 Mars 1857), citée<br />
par Yvonne Turin : Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale, Paris, Maspéro, 1971, p.<br />
279.<br />
2 Cité par Fanny Colonna : Instituteurs algériens, 1883-1939, Alger, OPU, 1975.<br />
239
impact sur le plan électoral. Toutefois, dans son principe<br />
même, l'assimilation et son expression politique, la<br />
naturalisation, rencontraient très peu d'écho chez la gran<strong>de</strong><br />
masse <strong>de</strong>s Indigènes, appelés à abandonner leur spécificité<br />
culturelle originelle.<br />
Une classe <strong>de</strong> médiateurs<br />
Pour les Indigènes, les impératifs <strong>de</strong> l'assimilation avec<br />
leur cortège <strong>de</strong> transgressions sont excessifs, mais certains<br />
s'y plient. Et dans les faits, ils cherchent à tenir le rôle <strong>de</strong><br />
médiateurs entre les <strong>de</strong>ux communautés, tant était sublime<br />
leur credo <strong>de</strong> la civilisation : celle du progrès <strong>de</strong>s <strong>science</strong>s et<br />
technique et <strong>de</strong> la culture, tels qu'il sont transmis par les<br />
discours institutionnels (école, politique, presse, etc.) C'est<br />
l'Émir Khaled qui proclamera la gratitu<strong>de</strong> du colonisé<br />
(« Nombreux sont ceux d'entre nous à qui vous avez ouvert<br />
les yeux sur leur situation » 1 ), évoquant aussi les « idées <strong>de</strong><br />
justice », <strong>de</strong> « progrès », d'« ordre et d'équilibre entre les<br />
droits et les <strong>de</strong>voirs » 2 , observant la volonté <strong>de</strong>s élites<br />
d’assurer le passage <strong>de</strong> la barbarie à la civilisation : « […]<br />
nous supportons les conséquences d'un passé lourd et<br />
stérile » 3.<br />
1<br />
Réflexion sur le rapprochement franco-arabe en Algérie, Alger, Gojosso, 1913.<br />
2<br />
Ibid.<br />
3<br />
Ibid.<br />
240
La confrontation <strong>de</strong>s modèles culturels indigènes et<br />
français et la formation d’une intelligentsia naturalisée<br />
datent <strong>de</strong>s années 1880. Dans ce registre, <strong>de</strong>ux auteurs se<br />
font connaître ; ils ont l’un et l’autre assumé cette volonté <strong>de</strong><br />
transformation du statut social, jusqu’au changement à<br />
l’État civil <strong>de</strong> leur prénom arabe. Louis Hamel fait partie,<br />
vers la fin <strong>de</strong>s années 1880 et au début <strong>de</strong>s années 1890 <strong>de</strong><br />
cette phalange <strong>de</strong> jeunes Indigènes conscients <strong>de</strong> la nécessité<br />
<strong>de</strong> gagner, et le plus vite possible, les rives <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité<br />
coloniale et occi<strong>de</strong>ntale. Il publie, à compte d’auteur, en<br />
1889, De la naturalisation <strong>de</strong>s Indigènes musulmans <strong>de</strong><br />
l’Algérie, un plaidoyer, s’appuyant sur les aléas <strong>de</strong>s<br />
Indigènes musulmans naturalisés, autant dans leur société<br />
originelle que dans la société qu’ils veulent rejoindre, celle<br />
<strong>de</strong>s colons. Louis Khoudja, qui a vécu comme lui, la même<br />
expérience <strong>de</strong> passage dans la culture <strong>de</strong> l’Autre, propose<br />
dans La Question indigène vue par un Français d’adoption1 une analyse <strong>de</strong> l’indécidable situation <strong>de</strong> l’indigène assimilé,<br />
pris en étau entre <strong>de</strong>ux extrêmes, un passé critiqué et un<br />
présent incertain. Khoudja met en cause dans son exposé<br />
l’influence néfaste <strong>de</strong> la classe féodale et <strong>de</strong>s agents du culte,<br />
notamment les mokka<strong>de</strong>ms, qui usent <strong>de</strong> leur influence<br />
auprès d’un peuple ignorant pour le soulever. La seule<br />
solution à la question indigène rési<strong>de</strong> dans <strong>de</strong> plus grands<br />
1 Ouvrage publié à compte d’auteur à Vienne (France) et à Bône, en 1891. La démarche <strong>de</strong><br />
Khoudja lui vaut, à Bône, les critiques publiques <strong>de</strong> ses coreligionnaires Omar Samar, Khellil<br />
Caïd-Layoun et Sliman Bengui, fondateurs du journal El Hack, qui tout en souhaitant rentrer<br />
dans la cité coloniale ne veulent pas répudier leur origines arabo-musulmanes.<br />
241
efforts <strong>de</strong> scolarisation <strong>de</strong>s Indigènes. La problématique <strong>de</strong><br />
l’auteur est exposée dans ce programme :<br />
[…] pour assimiler l’Arabe, il faut 1° l’instruire, l’attirer dans<br />
vos écoles, 2° il faut lui apprendre à distinguer entre le nom <strong>de</strong><br />
Français, qui est celui d’un peuple, et le nom <strong>de</strong> catholique qui<br />
est le nom d’une religion ; il faut lui montrer que l’on peut être<br />
bon français en même temps que fervent musulman.<br />
Entre le peuple indigène et la France, précise Khoudja, il<br />
n’y a qu’un seul obstacle, c’est la classe féodale qui par son<br />
discours passéiste fait barrage à son assimilation. Toutefois<br />
ni Hamel ni Khoudja ne méconnaissent les impasses d’une<br />
naturalisation, suscitant souvent un hybri<strong>de</strong> culturel,<br />
incompris et suspect dans les <strong>de</strong>ux camps.<br />
À Constantine, Taïeb Morsly, docteur en mé<strong>de</strong>cine,<br />
détaché à l’Infirmerie indigène et professeur à la Mé<strong>de</strong>rsa,<br />
compte parmi les naturalisés les plus actifs <strong>de</strong> la cité.<br />
Contrairement à Hamel et Khoudja, il ne souffrira pas <strong>de</strong><br />
problème <strong>de</strong> con<strong>science</strong> et ne vivra pas sa naturalisation sur<br />
le mo<strong>de</strong> conflictuel. Il crée, au début du XX e siècle,<br />
l’Association <strong>de</strong>s Indigènes naturalisés français qui aura un<br />
rôle soutenu dans le département. Pour lui, la naturalisation<br />
a un caractère juridique et politique, et surtout culturel, ne<br />
se départant jamais <strong>de</strong> cette excessive propension à un<br />
accoutrement européen, suffisamment caricatural, pour être<br />
remarqué par Jules Ferry, lors <strong>de</strong> son passage dans cette<br />
242
ville, à la tête <strong>de</strong> la commission d’enquête sénatoriale sur la<br />
colonie dite « commission <strong>de</strong>s XVIII » 1 . Dans sa Contribution<br />
à la question indigène en Algérie2, il introduit ce style <strong>de</strong><br />
revendication respectueuse qui fera florès dans la littérature<br />
du genre ; il importe alors pour lui <strong>de</strong> désigner à ses<br />
coreligionnaires leur véritable interlocuteur et il l’a trouvé<br />
dans cette France fortement idéalisée, à la fois proche et<br />
lointaine, réelle et idéalisée, pourvoyeuse <strong>de</strong> valeurs<br />
humaines et pourtant indifférente aux malheurs <strong>de</strong> ses<br />
protégés. Résumant la situation <strong>de</strong>s indigènes d’Algérie, avec<br />
la conviction <strong>de</strong> veiller au « bon renom <strong>de</strong> la France » et au<br />
« soin <strong>de</strong> sa dignité », Morsly écrit avec pourtant la<br />
conviction que sa parole et celle <strong>de</strong>s siens aura beaucoup <strong>de</strong><br />
mal à sortir du désert :<br />
Seuls, nous sommes restés à l’écart comme <strong>de</strong>s parias avec<br />
nos chagrins secrets, nos désirs incompris, nos angoisses<br />
ignorées, nos aspirations refoulées au fond <strong>de</strong> notre cœur et<br />
un sentiment <strong>de</strong> notre abandon qui donnait envie <strong>de</strong> pleurer.<br />
Quel mal y aurait-il eu, si la France nous avait dit : Vous êtes<br />
aussi mes enfants, vous avez également droit à ma sollicitu<strong>de</strong>,<br />
faîtes-en autant !<br />
Morsly croyait en un présent et un avenir résolument<br />
français, renvoyant au passé les images <strong>de</strong> rupture et<br />
1 Cf. C.R. Ageron : <strong>Les</strong> Algériens musulmans et la France, 1871-1917, op. cit., p. 449.<br />
2 Constantine, Marle et Biron, 1893.<br />
243
d’opposition, reconnaissant que dans l’Algérie coloniale « ce<br />
n’est plus l’heure <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> la Croix contre le Croissant,<br />
du shako contre le turban ». C’est dans le prolongement <strong>de</strong><br />
ses idées qu’il convient <strong>de</strong> situer Chérif Benhabylès, élève à<br />
la Mé<strong>de</strong>rsa <strong>de</strong> Constantine du muphti Mohammed El<br />
Mouloud Benelmouhoub. Juriste, docteur en droit,<br />
Benhabylès nourrira, lui aussi, cette forte croyance que son<br />
pays trouvera sa voie avec la France. Il le dira simplement<br />
dans L’Algérie française vue par un indigène (Alger,<br />
Fontana, 1914) n’éludant aucune question sur l’évolution <strong>de</strong>s<br />
Indigènes et pointant les causes <strong>de</strong> leur dramatique retard.<br />
Ignorance, superstition, hygiène, éducation, les causes<br />
relevées renvoient à l’immobilisme <strong>de</strong>s indigènes, rétifs au<br />
progrès. Benhabilès ne convoque-t-il pas sur ce thème la<br />
caution du mufti Benelmouhoub1, qui exprime le même<br />
regret à propos du retard <strong>de</strong>s Musulmans ? Sans doute le<br />
maître se montre-t-il plus percutant, plus critique que le<br />
disciple :<br />
Nous avons déserté les <strong>science</strong>s et les arts et nous sommes<br />
<strong>de</strong>meurés dans la solitu<strong>de</strong>, nous n'avons fait aucun effort pour<br />
suivre les gran<strong>de</strong>s nations voisines dans leur progrès et nous<br />
sommes <strong>de</strong>meurés en arrière. Cependant, notre religion ne<br />
nous empêchait en rien <strong>de</strong> participer à cette évolution vers le<br />
mieux qui entraînait le mon<strong>de</strong>. Et maintenant, nous voyons les<br />
autres peuples produire, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> nous, <strong>de</strong>s choses utiles,<br />
1 <strong>Les</strong> textes <strong>de</strong> conférences prononcées par Mohammed El Mouloud Benelmouhoub au cercle<br />
Salah bey <strong>de</strong> Constantine sont insérés en annexes <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>de</strong> Chérif Benhabilès sous le<br />
titre La Guerre à l’ignorance, pp. 141-194.<br />
244
que notre religion elle-même nous recommandait d'acquérir,<br />
mais nous ne l'avons point écoutée. Bien plus, ces découvertes<br />
utiles, nous les avons déclarées mauvaises. Alors les<br />
calamités, l'indigence, qui peut engendrer tous les vices, nous<br />
ont écrasés <strong>de</strong> leur foudre.<br />
Mais, dans cette marche vers le progrès, les impasses<br />
d’un mimétisme socialement pervers sont dénoncées et pas<br />
seulement par la frange traditionaliste <strong>de</strong>s Vieux Turbans.<br />
Amorce d’une critique d'une assimilation confuse et sans<br />
repères ? Certainement, mais dans les limites admises par<br />
l’imprimatur colonial. Cette critique sera portée par un<br />
acteur d’une gran<strong>de</strong> perspicacité intellectuelle, M’hamed Ben<br />
Rahal, qui a été constamment l’élu <strong>de</strong> Nédroma dans<br />
différentes assemblées <strong>de</strong> la colonie1. Fils <strong>de</strong> notable – son<br />
père avait la charge d’agha <strong>de</strong> la cité – il exerce les fonctions<br />
<strong>de</strong> khalifa, puis <strong>de</strong> caïd dans sa ville natale. Il s’agit d’un<br />
esprit curieux qui a assez tôt pris son parti d’une<br />
collaboration intelligente avec l’occupant français, menant le<br />
combat pour <strong>de</strong>s transformations graduelles <strong>de</strong> la société<br />
indigène colonisée. Son territoire paraît assez vaste, allant<br />
d’une incontestable présence dans le présent, celui <strong>de</strong>s les<br />
institutions scientifiques comme la Société <strong>de</strong> géographie<br />
d’Oran et l’Académie <strong>de</strong>s <strong>science</strong>s coloniales dont il est<br />
1 On consultera sur M'hamed Ben Rahal le portrait qu'en dresse Gilbert Grandguillaume dans<br />
« Une médina <strong>de</strong> l'Ouest. Nédroma» (Revue <strong>de</strong> l'Occi<strong>de</strong>nt musulman et <strong>de</strong> la Méditerranée, n°<br />
10, 1971).<br />
245
membre, au passé et à ses formes rituelles les plus<br />
compassées que suppose l’organisation <strong>de</strong>s Derqawa.<br />
M’hamed Ben Rahal a publié <strong>de</strong> nombreux textes en<br />
revues1, entre autres une étu<strong>de</strong> remarquée, A travers les<br />
Béni–Snassen, Oran, 1889. Son discours, judicieusement<br />
informé, n’épuise-t-il pas toutes les caractéristiques d’une<br />
acculturation culturelle et politique, se projetant dans cette<br />
rhétorique <strong>de</strong>s tribunes d’assemblées, mêlant revendications<br />
pru<strong>de</strong>ntes et audacieux cahiers <strong>de</strong> propositions ? S’il<br />
s’adresse au pouvoir colonial qui est son principal<br />
<strong>de</strong>stinataire, l'auteur ne se lasse pas <strong>de</strong> rappeler à ses<br />
coreligionnaires l’adaptation nécessaire au progrès,<br />
écrivant dans L’Avenir <strong>de</strong> l’Islam :<br />
C’est ainsi que tout ce qui vient <strong>de</strong> l’étranger est l’objet<br />
<strong>de</strong> méfiances injustifiées, <strong>de</strong> prohibitions irréfléchies ou <strong>de</strong><br />
controverses telles que Byzance ne les désavouerait pas.<br />
Certes ! Nous ne <strong>de</strong>vons pas accepter les yeux fermés ce que<br />
nous offre la civilisation ; beaucoup <strong>de</strong> ses présents, trop peu<br />
enviables, peuvent lui être laissés pour compte. Mais un grand<br />
nombre pourrait lui être emprunté sans danger et pour notre<br />
grand profit. Tout le domaine <strong>de</strong>s <strong>science</strong>s exactes, une bonne<br />
partie <strong>de</strong> l’organisation intérieure et politique, le système <strong>de</strong>s<br />
1 Ab<strong>de</strong>lka<strong>de</strong>r Djeghloul a publié, en 1982, Si M’hamed Ben Rahal et la question <strong>de</strong><br />
l’instruction <strong>de</strong>s Algériens : Trois documents : 1887-1892-1921 (Oran, CDSH, Histoire<br />
sociale <strong>de</strong> l’Algérie, n° 2). Ces trois textes, précédés <strong>de</strong> la Réponse à l’enquête « Où va<br />
l’islam ? » (Paris, Revue <strong>de</strong>s question diplomatiques et coloniales, 1901), sont réédités, avec<br />
une préface d’Ab<strong>de</strong>laziz Bouteflika, sous le titre L’Avenir <strong>de</strong> l’Islam et autres écrits (Anep,<br />
Alger, 2005)<br />
246
travaux publics et <strong>de</strong> l’enseignement, tout ce qui concerne le<br />
commerce, l’agriculture et l’industrie, nous pouvons l’adopter<br />
sans gran<strong>de</strong>s modifications. Rien dans le dogme ne s’y<br />
oppose, tout, au contraire y incite ou le prescrit.<br />
Le rapport à l’histoire coloniale, vecteur d’une mo<strong>de</strong>rnité<br />
encore suspecte, est tout entier dans cette position. Pour Ben<br />
Rahal, tout n'est pas à jeter dans la confrontation à l’Autre,<br />
surtout lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> combler le retard intellectuel. Il n’y<br />
a pas d’ambiguïté à rallier ce qui peut positivement<br />
transformer la société indigène.<br />
Cette volonté d'assimilation sera nettement exprimée au<br />
plan politique par les partis bourgeois réformateurs. A<br />
l'occasion du second Congrès Musulman <strong>de</strong> 1937, ils<br />
apportent un soutien au projet Blum-Viollette1 et déci<strong>de</strong>nt :<br />
« d'inciter les élus musulmans à tous les <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> donner<br />
leur démission si le projet Blum-Viollette n'est pas<br />
promulgué avant les élections cantonales <strong>de</strong> cet été » 2.<br />
Cependant, cette politique est vouée à la déconvenue, aussi<br />
bien du côté <strong>de</strong>s colonisés que <strong>de</strong>s colonisateurs. Maurice<br />
Viollette, ancien gouverneur général <strong>de</strong> l'Algérie et défenseur<br />
<strong>de</strong> la politique d'assimilation, ne manquait pas d'en tirer les<br />
conclusions :<br />
1 Le projet Blum-Viollette précisait les conditions d’accès <strong>de</strong> certaines catégories <strong>de</strong> la<br />
population indigène (« sujets français ») à l’exercice <strong>de</strong> droits politiques.<br />
2 Cf. Bulletin du Comité <strong>de</strong> l’Afrique française, année 1937.<br />
247
Dans quinze ou vingt ans, il y aura plus <strong>de</strong> dix millions<br />
d'indigènes en Algérie, sur lesquels près d'un million<br />
d'hommes et <strong>de</strong> femmes pénétrés <strong>de</strong> la culture française.<br />
Allons-nous en faire <strong>de</strong>s révoltés ou <strong>de</strong>s Français ? 1<br />
L’évolution politique <strong>de</strong> l'assimilation est aussi lente<br />
qu’improductive. L'ordonnance du 7 mars 1944, relative au<br />
statut <strong>de</strong>s « Français musulmans d'Algérie », tout en<br />
maintenant les droits à la citoyenneté <strong>de</strong>s indigènes<br />
« pénétrés <strong>de</strong> culture française », va en élargir le recrutement<br />
aux cadres <strong>de</strong>s chefferies traditionnelles, aux diplômés <strong>de</strong><br />
l’enseignement primaire-supérieur, aux agents<br />
d’administration, aux représentants <strong>de</strong>s chambres<br />
syndicales. L'article 4 <strong>de</strong> cette ordonnance précise que « les<br />
autres Français musulmans sont appelés à recevoir la<br />
citoyenneté française ». Mais cette ordonnance du Comité<br />
Français <strong>de</strong> Libération Nationale (CFLN) est rejetée par la<br />
majorité <strong>de</strong>s hommes politiques indigènes. Cet acte<br />
d'assimilation partielle, ne pouvait provoquer que la<br />
suspicion au moment même ou les Indigènes proposaient<br />
d'autres voies : celles <strong>de</strong> l'égalité-association et celle <strong>de</strong> la<br />
dissociation2<br />
.<br />
Le passage dans le champ <strong>de</strong> la différence<br />
1 L’Algérie vivra-t-elle ? Notes d’un ancien gouverneur général, Paris, Alcan, 1931.<br />
2 Toutefois, le courant assimilationniste indigène ne disparaît pas complètement, et dans les<br />
années 1950, il adhère au concept tardif d’intégration.<br />
248
L'énoncé assimilationniste fonctionne toujours par<br />
rapport à une légitimité juridique1 , renvoyant à <strong>de</strong>s ancrages<br />
institutionnels et à un message <strong>de</strong> civilisation2 . Niant sa<br />
propre culture originelle, l'assimilé veut gagner la culture <strong>de</strong><br />
l'Autre (colon) et étant à sa ressemblance, il abolit la<br />
situation coloniale comme on l’observe dans la littérature du<br />
genre3 ; toutefois, cette construction ne résiste pas à la réalité<br />
dure et implacable d’une relation coloniale fondée sur la<br />
séparation. Il ne peut se concevoir d'assimilation sans<br />
abandon – le plus souvent tragique - par l'Indigène <strong>de</strong> son<br />
statut personnel. Ferhat Abas révèlera avec lassitu<strong>de</strong><br />
l'inconfortable position <strong>de</strong> l'assimilé et en général du colonisé<br />
pendant cette pério<strong>de</strong> : « Quand un Algérien se disait arabe,<br />
les juristes français lui répondaient : Non, tu es Français » 4.<br />
L'assimilé est un être en constante rupture avec les siens<br />
(auxquels il ne ressemble plus) et avec les Autres (qui le<br />
rejettent). Il est l'alibi d'une politique d’ouverture pour les<br />
colons, un repoussoir pour les colonisés, puisqu'il aura, <strong>de</strong><br />
fait, abandonné son co<strong>de</strong> moral et culturel. Il n’est plus ni<br />
Même, ni Autre.<br />
1 L’assimilation est postulée sur le plan du droit <strong>de</strong>s personnes et <strong>de</strong> leur position active à<br />
l’intérieur <strong>de</strong> ce droit : la citoyenneté donne le droit d’élire et d’être élu, d’accé<strong>de</strong>r à certaines<br />
fonctions <strong>de</strong> l’administration, d’acquérir <strong>de</strong>s les gra<strong>de</strong>s militaires <strong>de</strong> l’armée.<br />
2 Une <strong>de</strong>s tentations <strong>de</strong> l’assimilé est d’intégrer une civilisation nouvelle, différente <strong>de</strong> la<br />
sienne. Pour les indigènes algériens, c’est la seule garantie <strong>de</strong> leur entrée dans l’univers <strong>de</strong> la<br />
<strong>science</strong> et du progrès <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt que leur civilisation originelle ne maîtrise plus.<br />
3 Cf. les œuvres sur ce thème <strong>de</strong> Louis Khoudja, Ismael Hamet et Hesnay-Lehmak.<br />
4 La nuit coloniale, Paris, Julliard, 1961, p. 114.<br />
249
Hors <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités consenties, car ne pouvant dans la<br />
pratique s'intégrer à l'Autre (malgré la légitimité juridique<br />
qu’entraîne la naturalisation), l'assimilé va tenir un discours<br />
sans appui réel dans la cité coloniale, poussé vers un idéal <strong>de</strong><br />
civilisation inaccessible, rejeté par les Européens et par les<br />
siens. Médiateur d'une impossible <strong>de</strong>stinée, celle <strong>de</strong> l'école <strong>de</strong><br />
la III e République, l’assimilé vit sa quotidienneté dans une<br />
fuite organisée vers un ailleurs plus « juste »,<br />
« démocratique », « égalitaire », « humain », « universel », etc.<br />
C'est sur le mo<strong>de</strong> fantasmatique qu'il assure le lien entre<br />
l'ordre <strong>de</strong> la parole et l'ordre symbolique. Voué à la recherche<br />
<strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> conformité avec l'Autre (colon) l’assimilé<br />
reproduit tous les aspects <strong>de</strong> son système symbolique<br />
(habitus, tenues vestimentaires, coutumes <strong>de</strong> table) et tous<br />
les usages <strong>de</strong> la bonne parole.<br />
Ce passage dans le champ <strong>de</strong> la différence, revêt pour<br />
l'assimilé une dimension psychologique et morale. Jean<br />
Amrouche a tenté une approche <strong>de</strong> reconnaissance <strong>de</strong> cet<br />
être déchiré :<br />
J'entends par Algérien assimilé un genre d'homme que je<br />
représente assez bien, je crois : celui qui à adopté le style <strong>de</strong><br />
vie français ; les normes française <strong>de</strong> pensée et pourquoi la<br />
langue françaises n'est plus seulement lange <strong>de</strong> traduction,<br />
mais une lange d'expression, si profondément ancrée en lui<br />
qu'elle lui soit <strong>de</strong>venue naturelle [...]. Son histoire toute<br />
entière est dominée par la quête d'une communauté humaine<br />
ou il puisse vivre à l'aise, naïvement, comme fils légitime. Or,<br />
son statut social et spirituel est le statut du bâtard, le statut<br />
250
d'un solitaire condamné à la différence, à vivre à distance <strong>de</strong><br />
ceux qu'il ne rejoint jamais dans l'i<strong>de</strong>ntité et la similitu<strong>de</strong> 1<br />
.<br />
Si elle est rendue positive par l'univers <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnité<br />
qu'elle permet d'atteindre, l'assimilation constitue, pour les<br />
élites indigènes, un drame ou s'éveille toujours une<br />
con<strong>science</strong> malheureuse ; ainsi, le cas du docteur Saâdane<br />
(UDMA) qui exprimait son désarroi <strong>de</strong>vant l'Assemblée<br />
nationale française : « Celui qui prend la parole <strong>de</strong>vant vous<br />
ne sait pas très bien ce qu'il est. Il sait en tout cas qu'il n'est<br />
pas Français et il ne peut pas se dire Algérien » 2.<br />
Nourrie du grand humanisme classique, la parole <strong>de</strong><br />
l'assimilé veut délivrer aux uns et aux autres un message<br />
d'assurance et d'union : elle appelle <strong>de</strong>ux communautés à se<br />
joindre au nom <strong>de</strong> valeurs humanistes (justice, égalité,<br />
dignité), le plus souvent étriquées dans une société coloniale<br />
qui approfondit d'année en année le cycle <strong>de</strong> violence dans<br />
ses rapports avec les colonisés. Dans son expression<br />
politique, l'assimilation subsiste comme problématique <strong>de</strong><br />
classe : c'est la bourgeoisie et les classes moyennes francisées<br />
qui choisissent la voie <strong>de</strong> l'assimilation comme une rupture<br />
d’avec les autres classes <strong>de</strong> la communauté originelle ;<br />
l'assimilation est ici un choix conscient <strong>de</strong> démarcation, mais<br />
1 Conférence au Collège philosophique <strong>de</strong> Paris prononcée le 5 décembre 1955 et publiée<br />
dans Normes et valeurs <strong>de</strong> l’islam contemporain, sous la direction <strong>de</strong> Jacques Berque et Jean-<br />
Paul Charnay, Alger, SNED, pp. 175-177.<br />
2 Cité par J. Amrouche, dans J. Berque et J.P. Charnay, op. cit., p. 175.<br />
251
aussi <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> reproduction du caractère<br />
particulier <strong>de</strong>s élites sociales, politiques, économiques et<br />
culturelles indigènes1. L'enjeu assimilationniste peut aussi se lire dans la<br />
littérature <strong>de</strong> <strong>fiction</strong> indigène <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong>. Il s'agit le plus<br />
souvent <strong>de</strong> mettre en avant dans l'acte d'assimilation une<br />
histoire <strong>de</strong> classe, hors <strong>de</strong>s communautés originelles ; la<br />
rupture n'est mieux perçue que si elle se déroule dans l'ordre<br />
du symbolique : parler et être comme l'Autre, c'est présenter<br />
aux siens et aux autres une <strong>de</strong>stinée, librement choisie,<br />
même si elle ne manque pas d'engendrer <strong>de</strong>s troublants cas<br />
<strong>de</strong> con<strong>science</strong>; et, au premier plan, le risque d'une « bâtardise<br />
culturelle », très tôt condamnée par les Indigènes : ainsi dans<br />
El Euldj, captif <strong>de</strong>s Barbaresques (1931), l’ouvrage le plus<br />
typique sur la question, Chukri Khodja, situant l'action <strong>de</strong> ce<br />
roman dans la Régence, montre l'impossible chemin <strong>de</strong><br />
Pierre Ledieux (Ledious) converti par ses maîtres à l'Islam,<br />
mais très vite repenti.<br />
La situation d'assimilé est <strong>de</strong> fait équivoque : renégat, il<br />
est traître pour les siens et pour ceux qui l'accueillent dans<br />
leur civilisation. Coupé <strong>de</strong> ses origines, en suspicion auprès<br />
<strong>de</strong>s colons, l'assimilé voit son impact politique limité ; en<br />
<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> groupes élitaires, au <strong>de</strong>meurant peu influents<br />
1 L’idée assimilationniste transparaît dans quelques titres <strong>de</strong> la presse <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>uxguerres<br />
: La Voix indigène (R.Zenati), La Voix du Peuple (Mohammed Chérif Juglaret), La<br />
Défense (Lamine Lamoudi, qui passe dans les années 1930 du côté <strong>de</strong>s Oulémas), L'Entente<br />
franco-musulmane (Docteur Mohammed Salah Bendjelloul et Mohammed Aziz Kessous)<br />
252
dans la gran<strong>de</strong> masse <strong>de</strong> la population <strong>de</strong>s petites villes et<br />
<strong>de</strong>s campagnes, quel peut être l'impact <strong>de</strong> sa médiation ?<br />
Messager d'un lointain – et encore imperceptible -<br />
humanisme, l'assimilationniste s'enfermait dans le carcan<br />
d'une parole et <strong>de</strong> symboles chimériques. <strong>Les</strong> intellectuels<br />
assimilationnistes <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> souscrivaient à l'impérieuse<br />
nécessité <strong>de</strong> la présence coloniale, seule garante, du contrat<br />
civilisationnel. Tout comme les personnages <strong>de</strong> leurs romans,<br />
ils étaient déchirés, vivant quotidiennement le drame <strong>de</strong> leur<br />
conflit existentiel : mal à l'aise dans leur société<br />
traditionnelle (c'est le cas du personnage <strong>de</strong> Djamila Debêche<br />
dans Leïla, jeune fille d'Algérie, 1947), tiraillé entre <strong>de</strong>ux<br />
cultures (Jacinthe noire (1947) <strong>de</strong> Marie-Louise Amrouche),<br />
ou déclassés par leur saut <strong>de</strong> frontière (Mamoun, l’ébauche<br />
d’un idéal, 1929), <strong>de</strong> Chukri Khodja, Bou El Nouar, le Jeune<br />
Algérien, 1943-1945), <strong>de</strong> Rabah et Akli Zenati, ils restent<br />
confronté à un choix radical : rompre avec leurs traditions<br />
ancestrales, quel qu’en fusse le prix. Ils faisaient ce choix<br />
difficile, car ils ne voulaient ni ne pouvaient se couper <strong>de</strong> la<br />
civilisation.<br />
Mais le malaise existentiel dans l'assimilation n'écarte<br />
pas la possibilité du progrès. C'est bien le progrès que veut<br />
faire pénétrer dans sa tribu Leïla <strong>de</strong> Djamila Debêche ; et, le<br />
Cadi d'Aïn-Rouina <strong>de</strong> Rabah et Akli Zenati paye <strong>de</strong> sa<br />
personne pour en faire accepter le principe par les colonisés.<br />
Personnages symboliques qui doutent et qui croient ? Peu<br />
253
importe, au bout <strong>de</strong> leur chemin, il y'a un idéal : l'homme<br />
peut être meilleur, pourvu qu'il accepte l'idée du progrès.<br />
Jean Amrouche ne donne-t-il pas foi à cet idéal qui pense que<br />
l'être indigène fon<strong>de</strong> en lui-même la meilleure promesse : la<br />
faculté d'adaptation <strong>de</strong> Jugurtha témoigne du « génie<br />
africain » et lui ouvre un avenir1 ?<br />
Quel que soit leur langage, ces auteurs parlent <strong>de</strong> la<br />
même conviction. Pour accé<strong>de</strong>r à la mo<strong>de</strong>rnité, l'Indigène<br />
doit opérer un bouleversement <strong>de</strong> l'intérieur, remettre en<br />
question tout le fonds traditionnel. Mais ce renouvellement<br />
<strong>de</strong> soi n'est pas sans risque2<br />
; il ne se conçoit sans une crise<br />
irrépressible <strong>de</strong> la personnalité. Et aussi <strong>de</strong> malaise<br />
politique.<br />
2. Association<br />
Aux len<strong>de</strong>mains <strong>de</strong>s manifestations grandioses <strong>de</strong> la<br />
célébration officielle du centenaire <strong>de</strong> la prise d’Alger,<br />
commence chez les Indigènes un bilan politique et culturel.<br />
La littérature politique indigène <strong>de</strong>s années 1930 est celle<br />
d’une minutieuse comptabilité, comme s’il s’agissait <strong>de</strong><br />
marquer, à l’entrée d’un nouveau siècle colonial, le poids<br />
préjudiciable d’un passif. Sa nouveauté rési<strong>de</strong> dans une<br />
1 Cf. « L'Éternel Jugurtha. Proposition sur le génie africain», L'Arche (Paris), 1946.<br />
2 Mamoun ira vers la mort, sanctionnant une inadaptation au mon<strong>de</strong> qu’il s’était choisi, Bou<br />
El Nouar acceptera la dure loi <strong>de</strong> l'exil.<br />
254
emise en cause, sans équivoque, <strong>de</strong> l’hégémonisme colonial :<br />
plus personne ne songe à donner <strong>de</strong>s preuves <strong>de</strong> sa bonne foi<br />
ou à glorifier la colonisation pour avoir accès à l’expression<br />
publique, comme cela était la règle au siècle précé<strong>de</strong>nt et<br />
jusqu’aux années 1920. Dans La Voix <strong>de</strong>s Humbles, Ahmed<br />
Boumendjel observait un tournant essentiel dans le discours<br />
<strong>de</strong>s Indigènes : « Nous parlons un langage franc et net. L’ère<br />
<strong>de</strong> l’hypocrisie souriante doit être close. Nous n’avons plus à<br />
chanter sur le ton larmoyant notre loyalisme intégral » 1.<br />
Salutaire mise à distance au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> somptueuses<br />
cérémonies triomphaliste du centenaire <strong>de</strong> la prise d’Alger ?<br />
<strong>Les</strong> écrits qui viendront après se réclament d’une position<br />
plus militante, scrupuleusement engagée dans l’Algérie<br />
française, mais s’autorisant <strong>de</strong> la nécessaire synthèse<br />
critique. Elle n’est pas le fait exclusif d’auteurs aguerris à la<br />
politique coloniale et à ses arcanes indigènes.<br />
La décennie qui suit le centenaire va donc poser <strong>de</strong><br />
manière récurrente les éléments d’un vif malaise <strong>de</strong>s élites<br />
indigènes qui s’interrogent alors sur l’avenir <strong>de</strong> l’Algérie<br />
française. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la problématique culturaliste <strong>de</strong><br />
Hesnay-Lahmek2, les auteurs <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong> n’élu<strong>de</strong>nt pas<br />
la difficile situation coloniale, arrivée à un sta<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
dépérissement. Indigène naturalisé, diplômé <strong>de</strong>s Mé<strong>de</strong>rsas et<br />
1<br />
La Voix <strong>de</strong>s Humbles, n° 102, août 1931.<br />
2<br />
De son vrai nom Hanafi Lehmak. Dans un bon nombre <strong>de</strong> cas, la naturalisation pouvait<br />
impliquer un passage <strong>de</strong> frontières qui affectait au-<strong>de</strong>là du simple statut tous les éléments <strong>de</strong><br />
l’i<strong>de</strong>ntité, y compris le patronyme usuel.<br />
255
licencié en lettres et en droit, exerçant le métier d’avocat à<br />
Paris, Hesnay-Lahmek commente dans ses Lettres<br />
algériennes1 un lancinant désir <strong>de</strong> civilisation française,<br />
largement contrarié. Il met en scène dans son ouvrage<br />
d’honnêtes et scrupuleux épistoliers français qui envisagent<br />
la scène politique coloniale algérienne avec un certain recul ;<br />
ils parlent à partir d’un « <strong>de</strong>hors » confortable : les<br />
déséquilibres du système colonial y sont reconnus et la<br />
recherche d’un compromis entre les différentes communautés<br />
semble être la seule voie. Malgré les entraves signalées à<br />
l’émancipation <strong>de</strong> ses coreligionnaires par les colons,<br />
Hesnay-Lehmak pense que la partie est jouable. Dans un<br />
article donné à La Voix <strong>de</strong>s Humbles, il suggère une<br />
explication :<br />
[…] pour nous l’Occi<strong>de</strong>nt, ce n’est pas un mon<strong>de</strong> étranger dans<br />
lequel nous sommes obligés <strong>de</strong> nous transporter puisque par<br />
la position géographique <strong>de</strong> notre pays et par une partie <strong>de</strong><br />
notre passé nous y sommes déjà. <strong>Les</strong> Algériens qui regar<strong>de</strong>nt<br />
du côté <strong>de</strong> l’occi<strong>de</strong>nt n’ont donc pas à singer façons et<br />
métho<strong>de</strong>s : ils n’ont qu’à s’instruire et à réfléchir pour se<br />
retrouver et se reconnaître 2<br />
.<br />
1 Paris, Jouve, 1931. Préface <strong>de</strong> Maurice Viollette.<br />
2 La Voix <strong>de</strong>s Humbles, n° 104, octobre 1931. Voir aussi sur cette thèse, Ab<strong>de</strong>llali Merdaci,<br />
Un groupe d'acteurs culturels <strong>de</strong> l'entre-<strong>de</strong>ux-guerres. Instituteurs algériens d'origine<br />
indigène, Mé<strong>de</strong>rsa, 2007.<br />
256
Il s’agit simplement <strong>de</strong> revenir à <strong>de</strong>s traditions<br />
occi<strong>de</strong>ntales ensevelies sous <strong>de</strong>s couches d’oubli pour faire<br />
resurgir la vraie nature <strong>de</strong> l’Indigène1 . Est-ce là une <strong>de</strong>s<br />
figurations du mythe berbère ? Autre forme du bilan culturel<br />
du centenaire colonial, mais excluant toute surenchère<br />
politique, <strong>Les</strong> Compagnons du jardin2 <strong>de</strong> Robert Randau et<br />
Ab<strong>de</strong>lka<strong>de</strong>r Fikri [Hadj Hamou] n’ignorent pas les impératifs<br />
d’une légalité coloniale jamais mise en cause mais âprement<br />
questionnée dans un dialogue qui associe les voix <strong>de</strong>s<br />
représentants <strong>de</strong>s éléments indigènes et colons, actifs dans<br />
la colonie. Randau et Fikri, s’exprimant pour leur propre<br />
compte et entendant s’affranchir <strong>de</strong> toute censure,<br />
envisagent positivement les réalisations <strong>de</strong> la colonie. En<br />
vérité, toute critique dans ce cadre est mesurée : ceux qui<br />
sont autorisés à parler, valent plus par leur représentativité<br />
dans la société coloniale et leur dire ne saurait, sans induire<br />
un sérieux écart, outrepasser les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’idéologie<br />
coloniale dominante. Le procès du retard du musulman est<br />
cependant posé dans les mêmes termes que ceux qui<br />
justifiaient un siècle plus tôt la conquête coloniale :<br />
Par contraste avec leurs attitu<strong>de</strong>s et peut-être leurs aptitu<strong>de</strong>s,<br />
les Algériens musulmans, serrés autour <strong>de</strong> leurs marabouts à<br />
l’intelligence bornée, n’ont cessé d’être ce peuple numi<strong>de</strong>, au<br />
cou rai<strong>de</strong>, que ne parvinrent à civiliser ni les Carthaginois, ni<br />
1 La thèse est reprise par <strong>de</strong>s intellectuels kabyles, notamment par Augustin Iba-Zizen, auteur<br />
d’une brochure <strong>Les</strong> Réalités algériennes (Alger, Fontana, 1948).<br />
2 Paris, Domat-Monchrestien, 1936. Préface <strong>de</strong> René Maunier.<br />
257
les Romains, ni les Turcs. Leur aristocratie n’envoie qu’une<br />
faible minorité <strong>de</strong> ses enfants s’instruire aux écoles. Il semble<br />
que, dans l’arrière-pensée <strong>de</strong> tous, la <strong>science</strong> du chrétien<br />
constitue une sorte <strong>de</strong> sacrilège. Ils ont peur qu’elle n’attente<br />
à leur foi, et qu’on leur enseigne ce que leurs pères ont<br />
toujours réprouvé. Combien <strong>de</strong> jeunes indigènes se présentent<br />
chaque année aux examens du baccalauréat ? Combien, sur<br />
cinq millions <strong>de</strong> musulmans, ont été admis à nos écoles<br />
supérieures ? En vérité, les neuf dixièmes sont incapables <strong>de</strong><br />
penser par eux-mêmes. Tous vivent dans la chimère. Il est<br />
curieux <strong>de</strong> constater qu’en Afrique du Nord, là où le juif<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>, le mohamétan refuse.<br />
Le dialogue épistolaire entre François et Ab<strong>de</strong>sslem, ces<br />
précieux « compagnons du jardin », fixe-t-il résolument <strong>de</strong>s<br />
lignes du futur :<br />
C’est <strong>de</strong> notre bonne entente que dépend notre prospérité.<br />
L’avenir dépend <strong>de</strong> nos enfants, et <strong>de</strong>s facteurs socioéconomiques<br />
dont nous, les initiateurs du nouvel État,<br />
ignorons encore la nature précise et la puissance. Nous avons<br />
à assumer <strong>de</strong> grands <strong>de</strong>voirs ; il s’ensuit que nos droits<br />
s’accroîtront au fur et à mesure que s’affirmera notre action.<br />
L'insurmontable absolutisme colonial<br />
Cette espérance fut-elle, comme tant d’autres nourries<br />
dans les <strong>de</strong>ux communautés française et indigène <strong>de</strong><br />
l’Algérie coloniale, déçue, fortement freinée par l’absolutisme<br />
colonial ? Il reviendra à Ferhat Abbas d’inaugurer une<br />
258
littérature du « malaise algérien ». Étudiant fron<strong>de</strong>ur,<br />
membre <strong>de</strong>s associations estudiantines musulmanes <strong>de</strong> Paris<br />
et d’Alger, signant dans la presse indigénophile1 sous le<br />
pseudonyme <strong>de</strong> Kamel Abencérage <strong>de</strong>s pamphlets rageurs<br />
contre un ordre colonial immuable, Ferhat Abbas2 donne le<br />
ton dans Le Jeune Algérien. De la colonie vers la province3. Il s’agit d’un recueil d’articles à rebours <strong>de</strong>s thèses coloniales<br />
sur l’islam, le service militaire <strong>de</strong>s jeunes Indigènes, les<br />
« races supérieures », les mœurs et civilisations. L’auteur<br />
entrevoit déjà une Algérie plurielle, observant :<br />
Il y a <strong>de</strong> la place pour tout le mon<strong>de</strong>. Seulement, il ne faut pas<br />
que les enfants <strong>de</strong> ceux qui sont morts pour leur liberté<br />
contractent dans ce concours national un marché <strong>de</strong> dupes. La<br />
civilisation doit apporter du pain à toutes les tables et nous<br />
estimons que nous avons fait assez <strong>de</strong> sacrifices pour avoir du<br />
pain à notre table 4<br />
.<br />
Abbas faisait alors ses premiers pas dans la politique,<br />
rejoignant la Fédération <strong>de</strong>s Élus musulmans du<br />
département <strong>de</strong> Constantine, animée par les docteurs<br />
1<br />
Notamment dans Le Trait d’Union <strong>de</strong> Victor Spielmann, feuille proche <strong>de</strong>s Indigènes<br />
défendant l’union franco-musulmane.<br />
2<br />
Sur l’itinéraire <strong>de</strong> l’acteur politique, voir Benjamin Stora et Zakya Daoud : Ferhat Abbas :<br />
une utopie algérienne, Paris, Denoël, 1995.<br />
3<br />
Paris, La Jeune Parque, 1931. Rééd., Paris, Garnier, 1981.<br />
4<br />
Lettre à Paul Saurin, signée Kamel Abencérage et publiée dans Etakkadoum (mai 1927).<br />
259
Mohammed-Salah Bendjelloul et Ahmed Saâdane1. Continuateur <strong>de</strong> Morsly et <strong>de</strong> Benhabylès, Abbas revendique<br />
lui aussi un changement fondamental <strong>de</strong> la colonie, donnant<br />
une meilleure place aux Indigènes. <strong>Les</strong> moyens ? Il les<br />
trouvera dans la parole et il évoquera ainsi une « voie<br />
royale », s’exprimant souvent avec un certain panache,<br />
prenant le risque <strong>de</strong> choquer, et <strong>de</strong> provoquer la défiance<br />
dans son propre camp :<br />
Si j’avais découvert la « Nation algérienne », je serais<br />
nationaliste et je n’en rougirais pas comme d’un<br />
crime…l’Algérie en tant que patrie est un mythe. Je ne l’ai pas<br />
découverte. J’ai interrogé l’Histoire ; j’ai interrogé les morts ;<br />
j’ai visité les cimetières : personne ne m’en a parlé. Sans doute<br />
ai-je trouvé « l’Empire Arabe », « l’Empire Musulman », qui<br />
honorent l’Islam, et notre race, mais ces empires se sont<br />
éteints… on ne bâtit pas sur du vent. Nous avons donc écarté<br />
une fois pour toutes, les nuées et les chimères pour lier<br />
définitivement notre avenir à celui <strong>de</strong> l’œuvre française dans<br />
ce pays 2<br />
.<br />
Munificence <strong>de</strong> la parole, chatoiement <strong>de</strong>s mots et<br />
croisement <strong>de</strong>s sens, l’exercice <strong>de</strong> la politique est à ce prix.<br />
Plusieurs fois élu aux conseils municipaux <strong>de</strong> Sétif,<br />
conseiller général, délégué financier, membre <strong>de</strong> l’Assemblée<br />
1 Sur la Fédération <strong>de</strong>s Élus musulmans <strong>de</strong> Constantine et le rôle du docteur Bendjelloul, voir<br />
l’exposé qu’en présente Mostéfa Haddad dans L’Émergence <strong>de</strong> l’Algérie mo<strong>de</strong>rne, le<br />
Constantinois (l’Est algérien) entre les <strong>de</strong>ux guerres. Essai d’histoire économique et sociale,<br />
Batna, Imprimerie Guerfi, 2001, pp. 3-78.<br />
2 « La France, c’est moi », art. <strong>de</strong> L’Entente franco-musulmane, 27 février 1936.<br />
260
algérienne, député au parlement français, au titre du<br />
département <strong>de</strong> Constantine, Abbas pouvait croire à ce<br />
challenge : « une révolution par la loi » 1,<br />
sous la bannière <strong>de</strong><br />
laquelle il se rangera jusqu’aux len<strong>de</strong>mains <strong>de</strong> l’insurrection<br />
armée <strong>de</strong> novembre 1954. Changer l’Algérie coloniale, dans<br />
ses textes fondamentaux, voilà le projet que vise l’auteur,<br />
parce que le « malaise algérien» est là, profond et sans<br />
perspective. Abbas conclut ainsi une <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s du « Jeune<br />
Algérien » : « C’est vers la France que nous nous tournons<br />
pour lui dire : "Ai<strong>de</strong>-nous à reconquérir notre dignité ou<br />
reprends tes écoles" ».<br />
Il y a chez Abbas, comme chez ceux qui écriront après<br />
lui, la commune volonté <strong>de</strong> rechercher et défendre un<br />
compromis politique entre Indigènes et Français dans la<br />
légalité coloniale ; ils croient en une Algérie française plus<br />
juste, celle du partage sincère et <strong>de</strong> l’égalité consomptive.<br />
Leurs écrits, pour rassurants qu’ils se veulent, n’évitent pas<br />
le constat d’une crise latente <strong>de</strong> la société coloniale.<br />
Mohammed-Azziz Kessous, rédacteur en chef <strong>de</strong> journaux<br />
initiés par Bendjelloul (L’Entente franco-musulmane) et<br />
Abbas (Égalité, puis La République algérienne) et proche <strong>de</strong><br />
la SFIO révèle La Vérité sur le malaise algérien2.<br />
Kessous ne<br />
montre-t-il pas dans son exposé quelque impatience <strong>de</strong>vant<br />
le rythme très lent <strong>de</strong>s réformes qui touchent les indigènes,<br />
1<br />
La Nuit coloniale, o.c., voir le chapitre III, « L’impossible "révolution" par la loi ou<br />
l’expérience <strong>de</strong> ma génération », pp. 106-195.<br />
2<br />
Bône, Imprimerie rapi<strong>de</strong>, 1935. Préface du docteur Bendjelloul.<br />
261
notamment l’épineux débat sur le statut personnel pour que<br />
son préfacier, le docteur Bendjelloul répon<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa bonne<br />
moralité et prévienne <strong>de</strong> toute lecture tendancieuse <strong>de</strong> son<br />
protégé ?<br />
Instituteurs, tendance SFIO et bientôt Front populaire,<br />
membres du collectif <strong>de</strong> La Voix <strong>de</strong>s Humbles, Mohammed<br />
Lechani dans Le malaise algérien1 et Mohammed<br />
Makaci dans La Faillite <strong>de</strong> la naturalisation individuelle en<br />
Algérie et l’octroi <strong>de</strong>s droits politiques aux musulmans dans<br />
le statut personnel2, traitent <strong>de</strong> la même question centrale<br />
<strong>de</strong> l’impasse <strong>de</strong> la situation coloniale, avec la même<br />
exaspération que Kessous.<br />
Comment défendre l’Algérie coloniale contre ses propres<br />
errements ? Voilà l’entreprise à laquelle se consacre Rabah<br />
Zenati, signant Hassan, un pamphlet Comment périra<br />
l’Algérie française3.<br />
Alarmisme <strong>de</strong>vant une société coloniale<br />
bloquée, qui ne sait inventer et diriger les réformes<br />
nécessaires ? Pour Rabah Zenati, le gouvernement colonial<br />
ne consent pas aux indispensables efforts pour transformer<br />
l’Algérie <strong>de</strong>s indigènes et gagner plus d’adhésions à la<br />
France. Dans le numéro inaugural <strong>de</strong> La Voix indigène, R.<br />
Zenati s’exprimait ainsi :<br />
1 Alger, Imp. Pfeiffer et Assant, 1935.<br />
2 Mostaganem, Imp. De l’Aïn Sefra, 1936.<br />
3 Constantine, Attali, 1938.<br />
262
L’Algérie doit <strong>de</strong>venir française. Et par là, nous n’entendons<br />
pas seulement la participation efficace <strong>de</strong>s Indigènes à la vie<br />
économique du pays, par l’adoption <strong>de</strong>s meilleures métho<strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong> travail, mais encore, par la transformation <strong>de</strong>s esprits, le<br />
changement <strong>de</strong> la mentalité actuelle 1<br />
.<br />
Celui qui s’exprime dans Comment périra l’Algérie<br />
française ne pourrait être soupçonné <strong>de</strong> menées subversives.<br />
Le temps lui a permis <strong>de</strong> mesurer l’inertie du pouvoir<br />
colonial : son vœu <strong>de</strong> voir plus d’écoles et plus <strong>de</strong> contacts<br />
entre les communautés peuplant l’Algérie était assombri.<br />
Son second ouvrage, publié la même année, Le problème<br />
algérien vu par un Indigène2 reprend le semblable tableau<br />
d’une colonie ankylosée par une conduite incertaine qui<br />
affecte le capital <strong>de</strong> sympathie obtenu auprès <strong>de</strong> ses<br />
justiciables indigènes.<br />
Il y a désormais dans la littérature d'opinion indigène<br />
une brèche ouverte vers une critique, plus foncièrement<br />
politique3,<br />
mettant en cause l’insignifiance <strong>de</strong>s réalisations<br />
1<br />
Cf. « Notre programme », La Voix indigène, n° 1, lundi 13 juin 1929. C’est l’auteur qui<br />
souligne.<br />
2<br />
Paris, Comité <strong>de</strong> l’Afrique française, 1938.<br />
3<br />
À titre d’exemple, voir le travail <strong>de</strong> publiciste d’Amar Imache (1895-1960), membre<br />
fondateur <strong>de</strong> l’Étoile nord-africaine dont il s’écartera après un différend avec Messali Hadj,<br />
publiant dans les années 1930-1940 <strong>de</strong>s opuscules très peu amènes envers la politique<br />
coloniale française en Algérie, notamment l’Algérie au carrefour. La marche vers l’inconnu,<br />
Paris, Imprimerie centrale, 1937. Dans le même ton aussi Larbi Bouhali, du PCA dans<br />
L’Avenir <strong>de</strong> l’Algérie se déci<strong>de</strong>ra avant tout par la lutte sur le sol national (1948). Dans une<br />
perspective, plus conciliante mais pleine <strong>de</strong> questionnements et faisant entrevoir quelques<br />
désillusions : Mohammed Lechani : Considérations sur le présent et l'avenir <strong>de</strong> l'Union<br />
263
au profit <strong>de</strong>s indigènes et <strong>de</strong> l’union <strong>de</strong>s communautés <strong>de</strong> la<br />
colonie. Le pessimisme s’installe chez ceux-là même qui ont<br />
« cru en la France » 1.<br />
Après la remise en question douloureuse <strong>de</strong> la politique<br />
d'assimilation, les réformateurs indigènes s'engagent avec la<br />
semblable ferveur dans une politique nouvelle d'association,<br />
vertueusement égalitaire. Cette évolution a été rendue<br />
possible grâce aux changements organiques apportés à la<br />
scène politique coloniale, <strong>de</strong> l’avènement du gouvernement<br />
<strong>de</strong> Front populaire et l’institution <strong>de</strong>s Congrès musulmans<br />
(1936-1937) à la <strong>de</strong>uxième guerre mondiale, plus<br />
précisément la pério<strong>de</strong> fécon<strong>de</strong> <strong>de</strong> 1942-1945 (débarquement<br />
américain, installation à Alger du gouvernement provisoire<br />
<strong>de</strong> la République française). C'est pour la première fois, en<br />
1942, que les réformateurs changent <strong>de</strong> ton dans leur<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> politique; désormais, ils tournent définitivement le<br />
dos à l'ancienne politique d'assimilation :<br />
L'opinion musulmane reste profondément troublée. Elle<br />
voudrait être associée au sort commun autrement que par <strong>de</strong><br />
tels sacrifices (il est question ici <strong>de</strong> l'incorporation <strong>de</strong>s<br />
colonisés dans les armées <strong>de</strong> la France libre). Il importe dès<br />
française, Alger, Imprimerie Guiauchain, 1948 et Augustin Iba Zizen : <strong>Les</strong> réalités<br />
algériennes, Alger, Fontana, 1948.<br />
1 Cet idéal <strong>de</strong>s élites francisées est puissamment rendu dans un émouvant récit <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> Nadir<br />
Bouzar J’ai cru en la France, publié au Caire en 1954.<br />
264
lors, <strong>de</strong> lui montrer, par <strong>de</strong>s réalisations tangibles et<br />
immédiates, la volonté résolument réformatrice <strong>de</strong> la France 1<br />
.<br />
Le secon<strong>de</strong> guerre mondiale marque donc un sensible<br />
déplacement <strong>de</strong> stratégie dans les revendications <strong>de</strong>s partis<br />
indigènes réformateurs : leur action prend un nouveau<br />
visage, non plus celui d'une assimilation politique, jugée<br />
incertaine2 , mais d'une égalité totale entre « Français » et<br />
« Algériens ». Il sera question alors <strong>de</strong> retrouver et aussi <strong>de</strong><br />
mo<strong>de</strong>ler sur le plan culturel une i<strong>de</strong>ntité souvent reniée3. Sur le plan institutionnel, les réformateurs indigènes<br />
envisagent une « nation autonome », sous la protection <strong>de</strong> la<br />
France, où vivraient ensemble Français et Algériens : « Il<br />
s'agit <strong>de</strong> mettre le peuple algérien sur pied d'égalité avec le<br />
peuple <strong>de</strong> France, pour mieux associer <strong>de</strong>s intérêts qui ne<br />
sont pas contradictoires » 4.<br />
Mais au moment, où elle est<br />
discutée par les partis politiques indigènes, cette future<br />
République démocratique « unie par <strong>de</strong>s liens fédératifs,<br />
librement décidés, au peuple <strong>de</strong> France et aux autres peuples<br />
fédérés au sein d'une Union française » est rejetée sans<br />
concession aucune par le colonat. Attitu<strong>de</strong> jusqu'au-boutiste<br />
1<br />
F. Abbas, art. cité <strong>de</strong> L'Entente franco-musulmane.<br />
2<br />
L'Union populaire algérienne (UPA) <strong>de</strong> F. Abbas, fondée en juillet 1938 et le<br />
Rassemblement franco-musulman (RAFM) du docteur Bendjelloul, en août 1938.<br />
3<br />
« Message <strong>de</strong>s représentants algériens aux autorités françaises », cité par P.E.<br />
Sarrasin : La crise algérienne, Paris, Cerf, 1949, p. 175.<br />
4<br />
F. Abbas : « <strong>Les</strong> nouveaux élus musulmans nord-africains <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt la création d'un État<br />
algérien », article publié dans Combat (Paris), le 26 juin 1946.<br />
265
qui va gagner la bourgeoisie et la classe moyenne réformistes<br />
indigènes ainsi que le les militants du PCA, aux thèses du<br />
mouvement nationaliste (PPA-MTLD, FLN) qui ne tar<strong>de</strong>ra<br />
plus à proclamer la lutte armée pour l'indépendance.<br />
L'association est-elle une évolution attendue du discours<br />
assimilationniste ou un autre sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’idéologie bourgeoise<br />
indigène ? Quelles sont les conditions <strong>de</strong> cette association ?<br />
Qui précisément en est concerné et comment ? Si elle a pu<br />
apparaître dans <strong>de</strong> nombreux discours, adresses et libelles,<br />
l'association n'est explicitement un ordre du jour politique<br />
officiel qu'au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la reprise <strong>de</strong>s activités politiques<br />
<strong>de</strong>s partis indigènes (1943). Comme chez les<br />
assimilationnistes - dont la majorité évolue vers l'association<br />
ou ses avatars, comme pendant un certain temps le<br />
fédéralisme1 - on pose au départ le même principe<br />
d'ouverture à la civilisation qu'apporte « l'œuvre française »<br />
(Ferhat Abbas) en Algérie :<br />
Si une pensée, par-<strong>de</strong>ssus tout, a dominé ma vie<br />
publique, c'est bien celle <strong>de</strong> prêcher et <strong>de</strong> réaliser la<br />
1 Porté par les éléments <strong>de</strong> l’établissement politique indigène les plus disposés envers la<br />
France dans les années 1940, il est repris à nouveaux frais et mis au goût du jour en pleine<br />
guerre par Albert Camus.<br />
266
collaboration franco-musulmane, <strong>de</strong> favoriser la culture et la<br />
technique mo<strong>de</strong>rnes qui en forment le ciment indispensable1. Au-<strong>de</strong>là d'horizons d'attente strictement politiques,<br />
l'aspect culturel <strong>de</strong> cette revendication associationniste se<br />
renforcera dans plusieurs points <strong>de</strong> vue, par l'urgence d'une<br />
mission d'émancipation formatrice <strong>de</strong> la puissance coloniale.<br />
Au plan organisationnel, cette association conçoit un<br />
élargissement du recrutement <strong>de</strong>s militants : on ne parlera<br />
donc plus <strong>de</strong> « politique indigène » dans le rang <strong>de</strong>s<br />
associationistes et on s'évertuera à dépasser la question <strong>de</strong>s<br />
origines. Le PCA, qui est un <strong>de</strong>s fervents promoteurs <strong>de</strong>s<br />
cette politique, défendant alors la thèse <strong>de</strong> « la nation en<br />
formation », ne cherchera-t-il pas à l’expliquer par le symbole<br />
historique ?<br />
Prémices magnifiques <strong>de</strong> la naissance d'une ère nouvelle dans<br />
ce pays où les soeurs <strong>de</strong> la Kahéna, la Jeanne d'Arc algérienne,<br />
marchant sur les traces <strong>de</strong> leurs soeurs d'origine européenne 2<br />
.<br />
<strong>Les</strong> références historiques et culturelles se conjuguent<br />
dans un heureux melting pot. Ailleurs, dans les partis<br />
bourgeois, et même chez les nationalistes du PPA-MTLD,<br />
c'est le même son <strong>de</strong> cloche. La position la plus significative,<br />
1 Ferhat Abbas : Appel à la jeunesse algérienne française et musulmane, cité par Clau<strong>de</strong><br />
Collot et Jean-Robert Henry : Le mouvement national algérien, textes, 1912-1954, Alger,<br />
OPU, 1978, pp. 129-223.<br />
2 Manifeste du PCA, 13 août 1945, cité par Liberté (Alger), du 30 août 1945.<br />
267
dès la fin <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> guerre mondiale, fut celle <strong>de</strong>s Amis<br />
du Manifeste <strong>de</strong> la Liberté qui s'expriment au nom <strong>de</strong> leurs<br />
adhérents <strong>de</strong> toutes opinions : « intellectuels, oulémas,<br />
messalistes, marabouts, socialistes, communistes » et<br />
réaffirment :<br />
L'immuabilité du principe <strong>de</strong> l'union <strong>de</strong> tous les éléments<br />
ethniques <strong>de</strong> l'Algérie, que les circonstances présentes,<br />
consacrent plus que jamais […] cette union, qui sera<br />
renforcée par <strong>de</strong>s réformes <strong>de</strong> structure à caractère<br />
démocratique, consoli<strong>de</strong>ra encore les droits <strong>de</strong>s populations<br />
européennes et musulmanes dans le cadre <strong>de</strong> la haute<br />
mission <strong>de</strong> la France1. Dès 1947, la question du statut <strong>de</strong> l'Algérie qui était<br />
présenté par le gouvernement au Parlement français<br />
donnera l'occasion <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce les conditions d'une<br />
association entre Indigènes et Européens d'Algérie sous<br />
l'égi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la France. Il est significatif qu'à cette occasion les<br />
élus réformateurs indigènes revendiquent avec plus <strong>de</strong> force<br />
leur entrée dans la cité coloniale dont ils ne récusent point<br />
les institutions, mais surtout leur caractère limité et<br />
exclusivement colonialiste. Le projet <strong>de</strong> Constitution<br />
algérienne proposé par l'UDMA explique bien l'évolution <strong>de</strong>s<br />
élites :<br />
1 Cité par M.E. Naegelen : Mission en Algérie, Paris, Flammarion, 1962, p. 17.<br />
268
Lorsque la question se pose pour la France nouvelle <strong>de</strong> liqui<strong>de</strong>r<br />
le passé colonial, elle ne peut s'engager en Algérie que dans la<br />
voie d'une plus large autonomie. Mais contrairement à celle<br />
qu'elle inaugura en 1900, cette autonomie doit être profitable<br />
à touts et d'abord à ceux qui sont restés <strong>de</strong>puis toujours hors<br />
du droit commun. Il s'agit moins <strong>de</strong> détruire que <strong>de</strong> construire<br />
et d'innover. Il s'agit moins <strong>de</strong> créer que <strong>de</strong> démocratiser <strong>de</strong>s<br />
institutions qui existent <strong>de</strong>puis un <strong>de</strong>mi-siècle, mais n'ont été<br />
conçues qu'au bénéfice exclusif <strong>de</strong> l'élément colonial 1<br />
.<br />
<strong>Les</strong> espérances déçues<br />
<strong>Les</strong> discours <strong>de</strong> l'assimilation et <strong>de</strong> l'association se<br />
projètent pleinement dans la « légalité coloniale » et dans ses<br />
institutions ; mais, si en général les institutions coloniales<br />
restaient fermées aux indigènes, certaines au contraire<br />
voulaient faire – ou ont fait <strong>de</strong> longue date - la<br />
démonstration d'une complémentarité franco-musulmane.<br />
On se souvient <strong>de</strong> cette affirmation <strong>de</strong> Mouloud Feraoun :<br />
« La communauté franco-arabe, nous l'avons formée, il y a un<br />
quart <strong>de</strong> siècle, nous autres, à Bouzaréa » 2.<br />
L'École <strong>de</strong>s<br />
len<strong>de</strong>mains du centenaire a largement contribué à former un<br />
esprit favorable à l'association égalitaire, lorsqu'elle ne<br />
poussait pas simplement à l'assimilation : la majorité <strong>de</strong>s<br />
assimilés du début du siècle sont <strong>de</strong>s instituteurs. <strong>Les</strong><br />
1<br />
Préambule au « Projet <strong>de</strong> Constitution algérienne », présenté par l’UDMA, cité dans Égalité,<br />
9 mai 1947.<br />
2<br />
« Images algériennes d’Emmanuel Roblès », Simoun (Alger), n° 30, décembre 1959, repris<br />
dans L’Anniversaire, Paris, Seuil, 1968, p. 59.<br />
269
motivations structurelles <strong>de</strong> l'appel à l'égalité sont<br />
enracinées dans les métadiscours scolaires et historiques :<br />
Depuis 1830, l'Algérie est <strong>de</strong>venue un carrefour où <strong>de</strong>ux races,<br />
<strong>de</strong>ux langues, <strong>de</strong>ux civilisations rivales <strong>de</strong>puis les Croisa<strong>de</strong>s,<br />
<strong>de</strong>puis le Haut Moyen âge, vivent côte à côte en véritable<br />
symbiose. Il suffit <strong>de</strong> mettre en commun nos forces <strong>de</strong> raison<br />
et <strong>de</strong> cœur. Et qui peut mieux le faire, sinon un parlement issu<br />
<strong>de</strong> la Résistance et <strong>de</strong>s forces réelles <strong>de</strong> la nation française. La<br />
justice et l'équité feront plus pour l'extension <strong>de</strong> l'autorité<br />
morale et du prestige <strong>de</strong> la France que cent ans <strong>de</strong><br />
domination 1<br />
.<br />
Dans un tel contexte, on pouvait croire à une juste<br />
évolution <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux communautés, tout en conservant à<br />
chacune ses traits socio-économiques et culturels, mais sans<br />
en faire un élément <strong>de</strong> différenciation pesant sur<br />
l’organisation sociale ; on est positivement soi-même, mais<br />
tout aussi capable d'i<strong>de</strong>ntification à l'Autre (colon) : position<br />
fragile qui sera celle <strong>de</strong> la bourgeoisie et plus<br />
particulièrement la classe moyenne intellectuelle indigène<br />
dans le tournant <strong>de</strong>s années 1940-1945. Toutefois, cet<br />
engagement ne manque pas <strong>de</strong> susciter <strong>de</strong>s angoisses : s'il<br />
est vrai que ces élites indigènes proclament leur<br />
ressemblance à l'Autre (colon) et rappellent, à divers titres,<br />
leur droit <strong>de</strong> se dire aussi Français que lui, il n'en <strong>de</strong>meure<br />
1 « Projet <strong>de</strong> Constitution algérienne » <strong>de</strong> l’UDMA, op. cit.<br />
270
pas moins que la relation égalitaire est politiquement<br />
irréalisable.<br />
Il a existé dans l'intelligentsia indigène la commune<br />
détermination <strong>de</strong> rechercher et défendre un compromis<br />
politique entre Indigènes et Français dans la légalité<br />
coloniale. Ses écrits, pour être formellement rassurants,<br />
n’ont pu éviter le constat d’une dérive latente <strong>de</strong> la société<br />
coloniale. L'assertion d'une communauté franco-musulmane 1<br />
– qui est restée au sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'illusion – rappelle, à l'orée <strong>de</strong>s<br />
années 1950, l'ultime échec d'une longue et inaboutie<br />
recherche par la bourgeoisie indigène <strong>de</strong> l'unité <strong>de</strong>s<br />
communautés <strong>de</strong> l’Algérie coloniale. La faillite du projet<br />
politique d'assimilation et d’association suscite une réelle<br />
insatisfaction, qui va entraîner les élites désenchantées dans<br />
la révolte. Elles verront s'effondrer l'édifice humanitaire qui<br />
a longtemps servi <strong>de</strong> socle à leur discours. Le rêve d'une cité<br />
<strong>de</strong> la Démocratie, celui <strong>de</strong> l'École républicaine qui a forgé<br />
leur parcours aux espérances déçues, s’éloignait.<br />
1 Le mot d'ordre fut-il si persévérant ? En 1936 déjà, l'écrivain Mohammed Ould Cheikh<br />
dédiait son roman Myriem dans les palmes (Oran, Plaza) aux acteurs du rapprochement<br />
franco-musulman.<br />
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