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Le texte (PDF) - Espace national de réflexion éthique sur la maladie ...

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Ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer et renoncement<br />

Philippe Taurand<br />

Gériatre, Hôpital Simone Veil, Eaubonne, diplômé <strong>de</strong> l'<strong>Espace</strong><br />

<strong>éthique</strong>/AP-HP / Département <strong>de</strong> recherche en <strong>éthique</strong>,<br />

université Paris-Sud 11, membre du comité <strong>de</strong> pilotage <strong>de</strong><br />

l'EREMA<br />

<strong>Le</strong> renoncement représente une éventualité fréquente au cours du<br />

dialogue complexe qui s’instaure au fil <strong>de</strong>s mois et <strong>de</strong>s années<br />

entre le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer, son aidant et les soignants.<br />

Ce travail propose, à partir d’exemples sélectionnés dans <strong>de</strong>s lieux<br />

<strong>de</strong> soin différents (consultation mémoire, service <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine<br />

gériatrique et maison <strong>de</strong> retraite) d’en analyser <strong>la</strong> signification.<br />

<strong>Le</strong> questionnement <strong>éthique</strong> qui émerge <strong>de</strong> ces situations cliniques<br />

est envisagé simultanément sous l’angle du soigné, <strong>de</strong> l’aidant et<br />

du soignant.<br />

Après un détour sémantique portant <strong>sur</strong> les notions <strong>de</strong> refus, <strong>de</strong><br />

résignation et <strong>de</strong> sacrifice, le cheminement nous conduit à évaluer<br />

<strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du renoncement entre déterminisme et liberté.<br />

L’autonomie <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer à un sta<strong>de</strong> sévère, au cœur du<br />

questionnement <strong>éthique</strong>, fait l’objet d’un approfondissement. Nos<br />

<strong>réflexion</strong>s mettent en évi<strong>de</strong>nce, <strong>sur</strong> ce point particulier, <strong>de</strong><br />

nombreuses perspectives <strong>de</strong> recherche.<br />

Enfin, l’abord thérapeutique du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer et <strong>de</strong> son aidant<br />

est envisagé. Notre analyse du renoncement nous incite à<br />

privilégier les <strong>éthique</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> vulnérabilité et du care, ainsi que <strong>la</strong><br />

pru<strong>de</strong>nce aristotélicienne, pour c<strong>la</strong>rifier <strong>la</strong> problématique.<br />

P. 1<br />

©EREMA Novembre 2010


Depuis une dizaine d’années le questionnement <strong>éthique</strong> prend une p<strong>la</strong>ce<br />

croissante dans <strong>la</strong> prise en charge <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer. Il figure aujourd’hui<br />

en tant que tel dans le p<strong>la</strong>n Alzheimer 2008-2012 1<br />

. L’enjeu est essentiel pour ces<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s fragilisés dont le nombre ne cesse <strong>de</strong> croître dans nos pays occi<strong>de</strong>ntaux<br />

et qui ne disposent pas <strong>de</strong> traitement curatif.<br />

Cependant, cette démarche visant le maintien <strong>de</strong> <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> vie, aussi<br />

vertueuse soit-elle, ne pourra se révéler pertinente sans un effort collectif<br />

2<br />

préa<strong>la</strong>ble pour changer nos regards et repenser ensemble <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die .<br />

En effet, bien loin <strong>de</strong> toutes les représentations stéréotypées véhiculées par le<br />

discours médical c<strong>la</strong>ssique, souvent déformé par les médias, <strong>la</strong> vie quotidienne<br />

d’un ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer ne s’apparente pas seulement à une série <strong>de</strong> pertes plus<br />

ou moins graves au cours <strong>de</strong> quatre sta<strong>de</strong>s successifs ou à une réduction linéaire<br />

<strong>de</strong> l’autonomie conduisant inéluctablement au p<strong>la</strong>cement en maison <strong>de</strong> retraite,<br />

puis au décès.<br />

L’observation clinique contredit chaque jour les schémas simplistes et re<strong>la</strong>tivise<br />

l’aptitu<strong>de</strong> du praticien à établir un pronostic.<br />

Dans cette ma<strong>la</strong>die, peut-être plus que dans toute autre, le patient présente une<br />

dimension obscure que l’on ne peut appréhen<strong>de</strong>r <strong>de</strong> manière rationnelle.<br />

Dépossédé d’une part <strong>de</strong> ses facultés intellectuelles, d’un pan plus ou moins<br />

important <strong>de</strong> sa personnalité, il <strong>de</strong>vient « autre » tout en restant lui-même.<br />

Atteint dans son é<strong>la</strong>n vital, il continue cependant à être, à exister, à <strong>de</strong>venir,<br />

souvent douloureusement, mais parfois aussi avec joie. Sans cesse il doit<br />

s’adapter aux exigences variables <strong>de</strong> son environnement, trouver un nouvel<br />

équilibre, réaliser à sa façon, quand il y parvient, « une crise salutaire ».<br />

Sa dépendance croissante vis-à-vis <strong>de</strong> ses proches et <strong>de</strong>s soignants inscrit son<br />

existence dans une altérité exacerbée. <strong>Le</strong>s troubles comportementaux qu’il<br />

présente questionnent tous ceux qui tentent <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>r : famille et professionnels<br />

<strong>de</strong> santé. Eux aussi réagissent, se révoltent, souffrent, désespèrent parfois, mais<br />

1 L’objectif n°10 du p<strong>la</strong>n Alzheimer et ma<strong>la</strong>dies apparentées 2008-2012 est intitulé<br />

« promouvoir une <strong>réflexion</strong> et une démarche <strong>éthique</strong> ».<br />

2 A. Debru, « Connaissances et ignorances : nouveaux regards <strong>sur</strong> le soin », Repenser<br />

ensemble <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer, Paris, Vuibert, « collection espace <strong>éthique</strong> », 2007,<br />

p.35.<br />

P. 2<br />

©EREMA Novembre 2010


s’enthousiasment aussi à <strong>la</strong> faveur d’une parole retrouvée, d’un moment<br />

d’apaisement partagé, <strong>de</strong> bonheur perceptible ou d’intimité.<br />

Cette re<strong>la</strong>tion triangu<strong>la</strong>ire ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, famille, mé<strong>de</strong>cin marque durablement <strong>la</strong> vie<br />

du patient puisque <strong>la</strong> pathologie évolue, dans sa forme habituelle, pendant<br />

plusieurs années.<br />

C’est dans cet espace re<strong>la</strong>tionnel fragile à recréer sans cesse que le renoncement<br />

peut <strong>sur</strong>venir, tant du côté du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> que <strong>de</strong> son entourage (famille et<br />

soignants), <strong>de</strong> manière insidieuse ou brutale, intrusive, au cours d’une ma<strong>la</strong>die<br />

qui semb<strong>la</strong>it stabilisée. Ces situations sont toutes caractérisées par leur<br />

singu<strong>la</strong>rité et leur profon<strong>de</strong> subjectivité.<br />

Entre le refus <strong>de</strong> soin c<strong>la</strong>irement exprimé par le patient, lié au déni <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die<br />

débutante et le renoncement « comportemental », au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s mots, dans les<br />

formes évoluées, en passant par le renoncement <strong>de</strong> l’aidant épuisé ou l’abandon<br />

thérapeutique progressif <strong>de</strong>s soignants, une gran<strong>de</strong> diversité d’observations<br />

existe. <strong>Le</strong> patient peut donner l’impression d’agir contre son intérêt, <strong>de</strong> nier <strong>de</strong>s<br />

positions antérieures auxquelles il était attaché ou même <strong>de</strong> façon plus<br />

<strong>sur</strong>prenante encore <strong>de</strong> se contredire à quelques heures d’intervalle. L’entourage<br />

familial peut éc<strong>la</strong>ter, les uns et les autres se figeant <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s arguments rigi<strong>de</strong>s,<br />

source d’une discor<strong>de</strong> durable. <strong>Le</strong>s soignants peuvent hésiter et s’opposer <strong>sur</strong> <strong>la</strong><br />

manière d’interpréter l’autonomie du ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, <strong>sur</strong> le bien-fondé <strong>de</strong>s actions à<br />

entreprendre, <strong>sur</strong> les résultats attendus.<br />

La réalité, toujours, nous <strong>sur</strong>prend et interroge nos principes professionnels 3<br />

.<br />

<strong>Le</strong> renoncement étant reconnu, il nous importe alors <strong>de</strong> lui donner du sens, à<br />

défaut <strong>de</strong> parvenir à en décrypter l’exacte signification. Puis il nous faut en tirer<br />

<strong>de</strong>s conclusions pratiques pour accompagner le ma<strong>la</strong><strong>de</strong>. A ce sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>réflexion</strong> <strong>sur</strong>viennent souvent <strong>de</strong>s tensions chez les protagonistes <strong>de</strong> cette<br />

re<strong>la</strong>tion triangu<strong>la</strong>ire. Aidants et soignants perçoivent en eux-mêmes, plus ou<br />

moins distinctement, ces différents enjeux <strong>éthique</strong>s et divergent souvent plus<br />

qu’ils ne s’accor<strong>de</strong>nt <strong>sur</strong> <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> ce renoncement.<br />

<strong>Le</strong> but <strong>de</strong> ce cheminement est d’approfondir, à travers différentes situations<br />

cliniques, <strong>la</strong> problématique <strong>éthique</strong> liée au renoncement.<br />

<strong>Le</strong>s trois exemples sont sélectionnés dans <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> soin fréquemment<br />

questionnés <strong>sur</strong> le p<strong>la</strong>n <strong>éthique</strong> au fil <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die : une consultation mémoire<br />

(Hôpital Simone Veil, Val d’Oise), un service <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine gériatrique (dans le<br />

même établissement), ainsi qu’une unité protégée au sein d’une maison <strong>de</strong><br />

retraite médicalisée (Arnouville, Val d’Oise).<br />

3 E. Hirsch, « Positions <strong>éthique</strong>s aux limites du soin », Repenser ensemble <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die<br />

d’Alzheimer, Paris, Vuibert, « collection espace <strong>éthique</strong> », 2007, p.115.<br />

P. 3<br />

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L’objet du renoncement<br />

L’observation clinique met en évi<strong>de</strong>nce le champ étendu et variable du<br />

renoncement au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer. Chaque situation<br />

semble différente ; patients, aidants et soignants apportent nombre <strong>de</strong> nuances<br />

personnelles liées à un vécu difficilement transmissible, touchant à l’intimité<br />

même <strong>de</strong> leur vie.<br />

<strong>Le</strong> rejet du diagnostic et le renoncement aux soins<br />

Madame F, âgée <strong>de</strong> 79 ans, présente une ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer débutante<br />

diagnostiquée en consultation mémoire. Ancien professeur d’éducation physique,<br />

elle vit en couple à domicile et conserve une mobilité satisfaisante. Conduisant<br />

encore son véhicule elle se dép<strong>la</strong>ce <strong>sur</strong> <strong>de</strong> petits trajets avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> son mari<br />

qui <strong>la</strong> gui<strong>de</strong>. Il affirme en souriant « être <strong>la</strong> tête et elle les jambes ».<br />

Un traitement médicamenteux est prescrit, ainsi qu’une stimu<strong>la</strong>tion cognitive en<br />

atelier mémoire. Des ai<strong>de</strong>s à domicile sont préconisées, afin <strong>de</strong> limiter les<br />

dép<strong>la</strong>cements en voiture et <strong>de</strong> favoriser une meilleure hygiène.<br />

L’adhésion à toutes ces me<strong>sur</strong>es est faible : les médicaments sont pris<br />

irrégulièrement. Considérés comme inutiles, les exercices cognitifs sont stoppés<br />

au bout <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux séances et les ai<strong>de</strong>s à domicile catégoriquement refusées.<br />

Madame F affirme sans cesse son incompréhension : « je me débrouille très bien<br />

avec mon mari, nous n’avons pas besoin d’ai<strong>de</strong>. Je peux continuer à conduire, je<br />

roule doucement, il n’y a aucun risque car je connais bien mon quartier… ». Son<br />

mari acquiesce et ne <strong>la</strong> contredit jamais.<br />

Deux mois plus tard, sa fille nous informe <strong>de</strong>s oublis rapi<strong>de</strong>ment progressifs, <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> saleté du domicile, <strong>de</strong>s tenues négligées que porte sa mère avec indifférence,<br />

<strong>de</strong> petits « accrochages » avec sa voiture, <strong>de</strong>s repas <strong>de</strong> plus en plus<br />

anarchiques ; elle insiste enfin <strong>sur</strong> <strong>la</strong> tolérance anormale <strong>de</strong> son père… Elle<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> avec insistance que les ai<strong>de</strong>s à domicile soient imposées et les<br />

dép<strong>la</strong>cements automobiles interdits.<br />

En dépit d’une hygiène très limite, l’état général <strong>de</strong> madame F <strong>de</strong>meure stable.<br />

En <strong>de</strong>hors du déni et du renoncement aux soins, aucun trouble comportemental<br />

n’est noté. <strong>Le</strong> contact reste facile, l’humeur plutôt optimiste. <strong>Le</strong> déclin cognitif<br />

peut être considéré comme lent, ainsi que le montrent les tests psychométriques<br />

successifs.<br />

Deux années s’écoulent sans parvenir à obtenir une meilleure adhésion aux soins<br />

proposés.<br />

P. 4<br />

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Trois ans après le début du suivi, nous apprenons que madame F rési<strong>de</strong> toujours<br />

à domicile avec son mari. L’auxiliaire <strong>de</strong> vie pour les courses est acceptée et <strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong> a renoncé à conduire sa voiture ; en revanche, l’assistance pour <strong>la</strong><br />

toilette, l’habil<strong>la</strong>ge et <strong>la</strong> gestion du linge est toujours refusée.<br />

L’histoire <strong>de</strong> madame F illustre <strong>la</strong> banalisation <strong>de</strong>s troubles, assez c<strong>la</strong>ssique, que<br />

l’on observe à <strong>la</strong> phase initiale, lors <strong>de</strong> l’annonce du diagnostic. La patiente ne<br />

souhaite modifier en rien son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie et minimise les conséquences <strong>de</strong> ses<br />

actes <strong>sur</strong> autrui. Elle ne peut faire sienne une réalité qu’elle ressent comme<br />

étrangère et qu’elle rejette instinctivement. <strong>Le</strong> renoncement concerne <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die<br />

elle-même et prend <strong>la</strong> forme d’un déni prononcé. La tension naît <strong>de</strong> ce<br />

renoncement lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> confrontation avec <strong>la</strong> fille qui ne peut accepter l’attitu<strong>de</strong><br />

obstinée <strong>de</strong> sa mère et <strong>la</strong> dégradation <strong>de</strong> son apparence physique. Cette tension<br />

est également perceptible dans <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion avec le soignant dont les propositions<br />

thérapeutiques sont mises en échec.<br />

Bien que circonscrit à l’acceptation <strong>de</strong>s troubles et au traitement, ce<br />

renoncement suffit à entraîner une situation conflictuelle et un questionnement<br />

<strong>éthique</strong>.<br />

<strong>Le</strong> déni <strong>de</strong> madame F contraint à une proposition <strong>de</strong> soin minimaliste. L’annonce<br />

du diagnostic n’a en apparence aucun écho, ni chez <strong>la</strong> patiente, ni chez son mari.<br />

Mais <strong>la</strong> réaction du couple n’est-elle pas aussi un mé<strong>la</strong>nge d’incompréhension, <strong>de</strong><br />

rejet et <strong>de</strong> désir <strong>de</strong> poursuivre une vie qui leur procure encore quelques<br />

satisfactions ? Quelle que soit l’origine <strong>de</strong> cette attitu<strong>de</strong>, l’obstination <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong> n’autorise qu’une approche pas à pas, tentant <strong>de</strong> préserver un climat <strong>de</strong><br />

confiance, même précaire. <strong>Le</strong> mé<strong>de</strong>cin doit renoncer à tout traitement formaté<br />

qui n’aurait aucune chance d’être appliqué et pousserait probablement le couple<br />

à rompre le contact avec le milieu médical.<br />

<strong>Le</strong> respect <strong>de</strong> l’autonomie, en dépit <strong>de</strong> l’altération du jugement et <strong>de</strong>s troubles<br />

mnésiques, conduit à accepter le nouveau système <strong>de</strong> valeurs mis en avant par<br />

<strong>la</strong> patiente : <strong>la</strong> liberté du choix <strong>de</strong> vie, <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> dép<strong>la</strong>cement, <strong>la</strong> cohésion du<br />

couple, le ressenti optimiste malgré <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die. Mais au nom <strong>de</strong> l’autonomie nous<br />

sacrifions partiellement le respect <strong>de</strong> <strong>la</strong> dignité <strong>de</strong> cette ma<strong>la</strong><strong>de</strong> dont l’apparence<br />

physique est <strong>de</strong> plus en plus dégradée, contrairement à ses principes antérieurs.<br />

Est-ce acceptable ?<br />

La préservation <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> dép<strong>la</strong>cement <strong>de</strong> madame F entraîne, <strong>de</strong> plus, un<br />

risque accru d’acci<strong>de</strong>nt menaçant <strong>la</strong> sécurité d’autrui. Ainsi que le souhaite <strong>la</strong><br />

fille, n’aurait-il pas fallu affirmer avec plus <strong>de</strong> fermeté les principes<br />

thérapeutiques et pousser <strong>la</strong> ma<strong>la</strong><strong>de</strong> à y adhérer ?<br />

Nous discuterons le sens et les limites du respect <strong>de</strong> l’autonomie dans une telle<br />

situation.<br />

P. 5<br />

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<strong>Le</strong> renoncement à <strong>la</strong> vie<br />

Madame R, âgée <strong>de</strong> 80 ans, est hospitalisée en mé<strong>de</strong>cine gériatrique pour une<br />

fracture du poignet consécutive à une chute, nécessitant le port d’un plâtre<br />

pendant 45 jours.<br />

Ancienne secrétaire <strong>de</strong> direction, elle a pris sa retraite à 60 ans. Elle est veuve<br />

<strong>de</strong>puis 12 ans et vit seule dans un petit pavillon aménagé <strong>de</strong> p<strong>la</strong>in-pied. Elle<br />

bénéficie du passage d’une ai<strong>de</strong> ménagère pour ses courses, son ménage et <strong>la</strong><br />

préparation <strong>de</strong> quelques p<strong>la</strong>ts cuisinés. Sa fille, résidant dans <strong>la</strong> même rue, s’en<br />

occupe le week-end. La poursuite du maintien à domicile est souhaitée par<br />

madame R et sa famille.<br />

<strong>Le</strong> bi<strong>la</strong>n montre une altération modérée <strong>de</strong>s fonctions cognitives (MMSE à 20). La<br />

chute est attribuée à l’existence <strong>de</strong> troubles praxiques et attentionnels en lien<br />

avec l’atteinte cérébrale. Au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> marche, on constate que les obstacles<br />

sont mal perçus et les distances mal évaluées. La patiente a peur <strong>de</strong> tomber. Il<br />

est difficile <strong>de</strong> <strong>la</strong> mettre en confiance.<br />

<strong>Le</strong> diagnostic <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer est évoqué, à <strong>la</strong> <strong>sur</strong>prise <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille qui<br />

minimise les oublis et l’incapacité à gérer les papiers. « Il est bien normal qu’on<br />

l’ai<strong>de</strong> à son âge », proteste sa fille.<br />

L’évolution initiale dans le service est favorable : l’appétit est conservé, <strong>la</strong><br />

patiente participe à sa toilette, sort <strong>de</strong> sa chambre, discute avec d’autres<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s et se rend même à l’extérieur avec sa fille durant <strong>de</strong> courtes<br />

promena<strong>de</strong>s.<br />

Quinze jours après son arrivée, <strong>la</strong> situation se dégra<strong>de</strong>, madame R ne vou<strong>la</strong>nt<br />

plus quitter son lit ; elle s’oppose au nursing, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu’on <strong>la</strong> <strong>la</strong>isse tranquille,<br />

sans pour autant paraître triste. Elle déc<strong>la</strong>re à une infirmière qu’elle souhaite<br />

mourir.<br />

Un psychiatre appelé en urgence écarte le diagnostic <strong>de</strong> dépression, mais<br />

i<strong>de</strong>ntifie un désir <strong>de</strong> mort. Un traitement antidépresseur est prescrit, malgré<br />

l’atypie du tableau. <strong>Le</strong>s investigations complémentaires réalisées ne retrouvent<br />

aucune cause expliquant l’altération <strong>de</strong> l’état général. <strong>Le</strong> diagnostic <strong>de</strong> syndrome<br />

<strong>de</strong> glissement est finalement évoqué.<br />

<strong>Le</strong> discours <strong>de</strong> madame R s’appauvrit. <strong>Le</strong> refus alimentaire <strong>de</strong>vient total. <strong>Le</strong><br />

psychiatre constate l’inefficacité du traitement antidépresseur. La ma<strong>la</strong><strong>de</strong> semble<br />

comme « attirée par <strong>la</strong> mort ».<br />

Madame R arrache à trois reprises <strong>la</strong> son<strong>de</strong> gastrique qui a été posée. Un<br />

traitement antidépresseur, instauré par voie intraveineuse, se révèle inefficace.<br />

La pratique d’une sismothérapie est évoquée, puis écartée. La ma<strong>la</strong><strong>de</strong> exprime<br />

c<strong>la</strong>irement son refus <strong>de</strong> vivre: « j’en ai assez », dit-elle.<br />

P. 6<br />

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Malgré l’insistance familiale, l’équipe soignante se positionne contre <strong>la</strong> poursuite<br />

<strong>de</strong>s soins curatifs. Cinq semaines après son arrivée dans le service, <strong>la</strong> ma<strong>la</strong><strong>de</strong> est<br />

<strong>de</strong>venue grabataire. Elle présente <strong>de</strong>s escarres talonnières.<br />

L’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa fille change alors brutalement : elle <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que cesse « cet<br />

acharnement thérapeutique » et déc<strong>la</strong>re que les traitements infligés à sa mère -<br />

même palliatifs - sont inhumains. <strong>Le</strong> transfert dans un autre service est discuté,<br />

mais le décès <strong>sur</strong>vient à <strong>la</strong> suite d’une pneumopathie.<br />

Renoncer à <strong>la</strong> vie n’implique pas nécessairement <strong>la</strong> réalisation d’un geste<br />

suicidaire compromettant rapi<strong>de</strong>ment les fonctions vitales et mettant un terme<br />

immédiat à l’existence. Cette éventualité peut être écartée du fait <strong>de</strong> conceptions<br />

morales, religieuses ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> crainte du jugement <strong>de</strong>s proches. Mais chez un<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer dont les capacités intellectuelles sont affaiblies, elle n’est tout<br />

simplement pas envisagée. En effet, une telle é<strong>la</strong>boration stratégique n’est plus à<br />

<strong>la</strong> portée du patient.<br />

Cependant, le sujet dispose encore d’un pouvoir considérable pour influencer sa<br />

propre vie, sans avoir à réc<strong>la</strong>mer une mort qui viendrait <strong>de</strong> l’extérieur ou sans<br />

avoir besoin <strong>de</strong> construire lui-même le scénario d’un suici<strong>de</strong>. Il lui suffit <strong>de</strong><br />

refuser <strong>de</strong> boire, <strong>de</strong> manger, <strong>de</strong> se mobiliser, <strong>de</strong> communiquer, <strong>de</strong> prendre son<br />

traitement.<br />

La pathogénie du syndrome <strong>de</strong> glissement n’est pas c<strong>la</strong>irement élucidée 4<br />

. Il est<br />

habituel d’observer un intervalle libre au décours d’un épiso<strong>de</strong> aigu (ici <strong>la</strong> chute<br />

et <strong>la</strong> fracture du poignet), puis d’assister à une dégradation rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’état<br />

général dans un tableau d’effondrement pychosomatique irréversible.<br />

L’incertitu<strong>de</strong> diagnostique initiale rend souvent hésitante <strong>la</strong> conduite à tenir.<br />

L’existence d’une ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer négligée à domicile constitue un facteur <strong>de</strong><br />

risque pour ce type <strong>de</strong> décompensation et complique les choix thérapeutiques.<br />

<strong>Le</strong> cas <strong>de</strong> madame R illustre cette situation. La patiente présente une altération<br />

<strong>de</strong> ses facultés cognitives entrainant <strong>de</strong>s difficultés d’adaptation aux épreuves<br />

qu’elle subit pendant son hospitalisation. Elle ne peut <strong>sur</strong>monter cette étape <strong>de</strong><br />

sa vie et renonce peu à peu à lutter en se <strong>la</strong>issant glisser vers <strong>la</strong> mort.<br />

Ainsi que nous l’avons souligné dans un précé<strong>de</strong>nt travail (12), il est très difficile<br />

d’évaluer <strong>la</strong> capacité <strong>de</strong> lutte contre <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die et <strong>la</strong> responsabilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die<br />

elle-même dans l’affaiblissement du sujet.<br />

Chez madame R le renoncement prend le visage d’une <strong>la</strong>ssitu<strong>de</strong> extrême<br />

aboutissant à ne plus vouloir ou plus pouvoir lutter pour préserver l’intégrité du<br />

corps et <strong>de</strong> l’esprit.<br />

4 N. Bazin, « le syndrome <strong>de</strong> glissement », La revue <strong>de</strong> gériatrie, Actes du 23 ème congrès<br />

inter<strong>national</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Société <strong>de</strong> Psychogériatrie <strong>de</strong> Langue Française, 2007, p.82. Ainsi que<br />

le remarque l’auteur, <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépression est centrale, mais celle-ci n’est pas<br />

toujours prouvée. Un patient <strong>sur</strong> <strong>de</strong>ux seulement serait amélioré par un traitement<br />

antidépresseur.<br />

P. 7<br />

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A partir d’un certain sta<strong>de</strong> il est impossible <strong>de</strong> distinguer c<strong>la</strong>irement le<br />

renoncement à <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie qui se retire d’elle-même chez un ma<strong>la</strong><strong>de</strong> affaibli.<br />

En revanche, il est <strong>sur</strong>prenant <strong>de</strong> constater dans <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s syndromes <strong>de</strong><br />

glissement, <strong>la</strong> disparition du facteur déclenchant initial. <strong>Le</strong> ma<strong>la</strong><strong>de</strong> meurt alors<br />

guéri <strong>de</strong> l’affection à l’origine <strong>de</strong> son hospitalisation.<br />

La problématique <strong>éthique</strong> qui <strong>sur</strong>git dans cette observation pose à nouveau le<br />

problème du respect <strong>de</strong> l’autonomie, mais sous un angle différent.<br />

La première interrogation concerne le sens du renoncement chez cette patiente.<br />

Jusqu’où sa volonté est-elle engagée ? Peut-on parler <strong>de</strong> processus actif ? Ne<br />

s’agit-il pas plutôt d’une abolition <strong>de</strong>s désirs ? Ce renoncement à <strong>la</strong> vie doit-il<br />

être respecté en tant que mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> mourir « naturel » <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne âgée ?<br />

La secon<strong>de</strong> question est centrée <strong>sur</strong> l’action thérapeutique, difficile à préciser, le<br />

bien supposé pour le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> semb<strong>la</strong>nt variable et <strong>de</strong>vant être rediscuté chaque<br />

jour. La gravité présumée <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation (<strong>la</strong> mortalité <strong>de</strong>s syndromes <strong>de</strong><br />

glissement est reconnue) justifie-t-elle le recours à <strong>de</strong>s examens<br />

complémentaires contraignants et <strong>de</strong>s techniques invasives ? A quel moment les<br />

soignants doivent-ils renoncer à leur tour ? Jusqu’où leur responsabilité est-elle<br />

engagée ? Comment répondre aux attentes d’une famille oscil<strong>la</strong>nt entre une<br />

requête <strong>de</strong> soins actifs et une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’euthanasie ?<br />

Nous tenterons d’éc<strong>la</strong>irer le questionnement dans ce con<strong>texte</strong> particulier où <strong>la</strong><br />

délibération du mé<strong>de</strong>cin est constamment malmenée et précipitée par<br />

l’aggravation clinique.<br />

<strong>Le</strong> renoncement à l’alimentation<br />

Madame P, âgée <strong>de</strong> 90 ans, veuve <strong>de</strong>puis près <strong>de</strong> 50 ans, rési<strong>de</strong> en maison <strong>de</strong><br />

retraite médicalisée <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans. Elle présente une perte d’autonomie (GIR<br />

2) en rapport avec une ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer évoluée (MMSE à 8). Elle a un fils<br />

unique âgé <strong>de</strong> 54 ans qu’elle a élevé seule, qui lui rend visite régulièrement.<br />

Madame P accepte <strong>de</strong> prendre ses repas en salle à manger. Elle n’est jamais<br />

opposante lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> toilette et accueille les soignants avec bienveil<strong>la</strong>nce dans sa<br />

chambre.<br />

A <strong>la</strong> suite d’une chute acci<strong>de</strong>ntelle responsable d’une fracture<br />

pertrochantérienne, elle est transférée en chirurgie pour une ostéosynthèse. De<br />

retour en maison <strong>de</strong> retraite dix jours plus tard, son état cognitif semble<br />

inchangé malgré l’intervention.<br />

Après 45 jours sans appui, <strong>de</strong> petits dép<strong>la</strong>cements <strong>sur</strong> quelques mètres<br />

re<strong>de</strong>viennent possibles, madame P acceptant <strong>la</strong> kinésithérapie sans réticence.<br />

P. 8<br />

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Un refus alimentaire s’installe cependant en quelques semaines. <strong>Le</strong>s repas sont<br />

alors adaptés à ses préférences culinaires et différents soignants tentent, en<br />

vain, <strong>de</strong> l’alimenter. Seule dans sa chambre ou en groupe en salle à manger, <strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong> conserve <strong>la</strong> même attitu<strong>de</strong> : elle secoue <strong>la</strong> tête et ferme obstinément <strong>la</strong><br />

bouche : « je n’ai pas faim », dit-elle sans autre explication.<br />

<strong>Le</strong> bi<strong>la</strong>n médical n’objective aucune lésion bucco-<strong>de</strong>ntaire. La déglutition reste<br />

fonctionnelle.<br />

<strong>Le</strong>s conséquences <strong>de</strong> son attitu<strong>de</strong> lui sont expliquées à plusieurs reprises, tant<br />

par son mé<strong>de</strong>cin que par <strong>la</strong> psychologue. La ma<strong>la</strong><strong>de</strong> répond à chaque fois<br />

évasivement, avec fatalisme ou en riant : « il faut bien mourir… Ce n’est pas<br />

grave… ». Bien que ses forces régressent <strong>de</strong> jour en jour, elle continue à<br />

accepter les soins, <strong>la</strong> rééducation et se rend parfois aux animations.<br />

L’hypothèse dépressive n’est pas retenue en raison <strong>de</strong> <strong>la</strong> tonalité globalement<br />

optimiste du discours.<br />

<strong>Le</strong>s positions <strong>de</strong>s soignants divergent : certains mettent en avant <strong>la</strong> gravité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong>die neurologique, le refus exprimé <strong>de</strong> manger et prônent l’abstention <strong>de</strong> tout<br />

moyen artificiel <strong>de</strong> nutrition. D’autres, au contraire, insistent <strong>sur</strong> <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong><br />

vivre <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, sa ténacité au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> rééducation et l’incertitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’évolution ; ils défen<strong>de</strong>nt <strong>la</strong> réalisation d’une gastrostomie. <strong>Le</strong> fils, bien<br />

qu’hésitant, rejoint cette position.<br />

La pose d’une gastrostomie est finalement décidée par son mé<strong>de</strong>cin. <strong>Le</strong>s suites<br />

se révèlent simples. Grâce à <strong>la</strong> nutrition entérale l’état général s’améliore.<br />

L’albuminémie passe <strong>de</strong> 22g/l à 33 g/l.<br />

Deux mois plus tard, <strong>la</strong> patiente continue à progresser et parvient à réaliser<br />

seule, mais accompagnée, <strong>de</strong> petits dép<strong>la</strong>cements avec un déambu<strong>la</strong>teur. Elle se<br />

rend dans les salons, semble intéressée par certaines émissions télévisées et<br />

parait satisfaite lorsqu’on s’occupe d’elle.<br />

Compte tenu <strong>de</strong> cette évolution spectacu<strong>la</strong>ire, <strong>de</strong> nouvelles tentatives<br />

d’alimentation orale sont entreprises. La même attitu<strong>de</strong> est cependant observée<br />

à chaque fois : madame P ferme <strong>la</strong> bouche et secoue <strong>la</strong> tête. Il est décidé <strong>de</strong><br />

maintenir <strong>la</strong> gastrostomie.<br />

Dans le cas <strong>de</strong> madame R le refus alimentaire faisait partie du tableau, plus<br />

global, <strong>de</strong> renoncement à <strong>la</strong> vie. Cependant tous les refus alimentaires ne sont<br />

pas synonymes <strong>de</strong> syndrome <strong>de</strong> glissement. Emportés par le caractère imagé du<br />

terme « glissement », les soignants ont tendance à l’utiliser dans <strong>de</strong>s<br />

circonstances qui débor<strong>de</strong>nt nettement ses limites.<br />

<strong>Le</strong> refus alimentaire s’observe également au cours <strong>de</strong>s dépressions, dans toutes<br />

les ma<strong>la</strong>dies somatiques aiguës ou chroniques entraînant une anorexie, mais<br />

P. 9<br />

©EREMA Novembre 2010


aussi en raison <strong>de</strong> problèmes bucco-<strong>de</strong>ntaires (mycose, inadaptation d’un <strong>de</strong>ntier<br />

par exemple) ou <strong>de</strong> traitement perturbant l’appétit.<br />

La difficulté dans le cas <strong>de</strong> madame P est liée à l’absence <strong>de</strong> cause précise<br />

retrouvée et à <strong>la</strong> persistance contradictoire <strong>de</strong> désirs, d’un lien social et d’une<br />

volonté <strong>de</strong> rééducation témoignant d’un é<strong>la</strong>n vital indéniable. La satisfaction que<br />

<strong>la</strong> patiente retire <strong>de</strong> ses échanges avec son entourage confirme cet engagement<br />

dans <strong>la</strong> vie. Néanmoins tout ce qui touche <strong>de</strong> près ou <strong>de</strong> loin aux repas et à <strong>la</strong><br />

prise <strong>de</strong> nourriture par voie orale est l’objet d’un refus.<br />

Il s’agit bel et bien d’un renoncement à l’alimentation dont l’étrangeté et le<br />

caractère atypique p<strong>la</strong>cent les soignants face un dilemme <strong>éthique</strong> particulier.<br />

Cette observation met en évi<strong>de</strong>nce les divergences pouvant exister entre<br />

soignants au cours d’une discussion pluridisciplinaire. La délibération penche<br />

successivement du côté du renoncement, puis vers <strong>la</strong> poursuite <strong>de</strong>s soins,<br />

introduisant une technique d’alimentation « artificielle » par le biais d’un geste<br />

« invasif ». L’évolution semble conforter a posteriori l’option retenue.<br />

<strong>Le</strong> cas <strong>de</strong> madame P reflète l’hétérogénéité et <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer. Lorsque l’on prend le temps <strong>de</strong> l’écouter et <strong>de</strong> l’observer,<br />

chaque patient nous offre à travers sa singu<strong>la</strong>rité une part énigmatique <strong>de</strong> luimême.<br />

Quand <strong>la</strong> parole se raréfie et que le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> présente <strong>de</strong>s réactions<br />

contradictoires, déjouant toutes les hypothèses, les choix thérapeutiques<br />

<strong>de</strong>viennent particulièrement délicats. Mettre en avant le caractère évolué <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong>die pour justifier une abstention thérapeutique constitue une simplification<br />

qui ne peut qu’être préjudiciable aux patients. L’irréversibilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die<br />

d’Alzheimer est incontestable, mais <strong>la</strong> notion d’incurabilité pose problème en<br />

raison <strong>de</strong> <strong>la</strong> durée parfois très longue <strong>de</strong> l’évolution. A notre avis, cette notion<br />

d’incurabilité ne <strong>de</strong>vrait être prise en compte isolément dans les décisions <strong>de</strong><br />

traitement.<br />

Bien loin <strong>de</strong> toute tentation réductrice, comment entrer en contact avec ces<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s, comprendre leur univers et saisir leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> soin ? Nous<br />

tenterons <strong>de</strong> répondre à cette question en montrant que dans ces situations, les<br />

modèles actuels d’évaluation <strong>de</strong> l’autonomie sont inadaptés et qu’ils doivent être<br />

entièrement reconstruits.<br />

Approche sémantique du renoncement<br />

Renoncer, sous-entend, quel que soit le sens dans lequel le verbe est utilisé, une<br />

part <strong>de</strong> désinvestissement. De façon courante on décrit ainsi un processus<br />

volontaire qui aboutit à rompre un lien unissant à un objet ou à une personne.<br />

Renoncer signifie que l’on a fini <strong>de</strong> s’attacher, que l’on met un terme à une<br />

re<strong>la</strong>tion ou que l’on cesse simplement d’envisager une éventualité, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

considérer comme possible.<br />

P. 10<br />

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L’étymologie <strong>la</strong>tine nous apporte une autre notion, celle <strong>de</strong> message, renuntiare<br />

signifiant annoncer en retour et nuntius messager. Si l’on en croit l’origine du<br />

mot, le renoncement décrirait ainsi une démarche active au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle le<br />

sujet reviendrait vers lui-même, chargé d’un message particulier.<br />

Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette première tentative <strong>de</strong> définition, dans un souci <strong>de</strong> précision<br />

sémantique mais aussi sémiologique, il nous paraît important <strong>de</strong> montrer en quoi<br />

le renoncement diffère d’attitu<strong>de</strong>s mentales semb<strong>la</strong>nt assez proches telles le<br />

refus, <strong>la</strong> résignation ou le sacrifice. Au cours <strong>de</strong> cette analyse nous essaierons<br />

également <strong>de</strong> déterminer comment se construit, consciemment ou<br />

inconsciemment, ce renoncement.<br />

Renoncement et refus<br />

Refuser signifie ne pas accepter – ou ne pas consentir à – une proposition.<br />

L’étymologie <strong>la</strong>tine nous oriente dans ce sens, refutare signifiant réfuter.<br />

<strong>Le</strong> refus se distingue du renoncement à travers au moins trois aspects :<br />

- une tonalité réactionnelle explicite : le patient peut refuser un acte<br />

diagnostique, un soin, un médicament, un régime, un repas, un entretien etc. Un<br />

mé<strong>de</strong>cin peut refuser <strong>de</strong> prendre en charge un patient dans certaines<br />

circonstances. Un proche peut refuser une hospitalisation, mettant par exemple<br />

en avant le risque <strong>de</strong> déstabilisation du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> hors <strong>de</strong> son lieu <strong>de</strong> vie habituel.<br />

<strong>Le</strong> refus peut être motivé par une conviction rationnelle, mais aussi par un<br />

sentiment (<strong>la</strong> peur) ou une perception négative liée à l’incompréhension d’une<br />

situation, particulièrement fréquente chez les patients Alzheimer. Dans ce <strong>de</strong>rnier<br />

cas le refus s’exprime <strong>sur</strong>tout <strong>sur</strong> un mo<strong>de</strong> défensif, l’opposition aux soins<br />

traduisant l’étrangeté ressentie et l’incapacité d’adaptation à un environnement<br />

insaisissable. Pour le sujet atteint <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer, l’analyse <strong>de</strong>s<br />

situations nouvelles <strong>de</strong>vient peu à peu impossible et <strong>la</strong> réalité ne pouvant plus<br />

être fixée par sa pensée lui échappe inéluctablement.<br />

- un caractère ponctuel ne préjugeant pas d’une position ultérieure, le refus<br />

pouvant cé<strong>de</strong>r <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce à l’acceptation, notamment si les circonstances à l’origine<br />

<strong>de</strong> ce refus évoluent. Un ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer refusera ainsi <strong>de</strong> manger avec un<br />

soignant, mais acceptera <strong>de</strong> prendre son repas avec un membre <strong>de</strong> sa famille<br />

(l’inverse étant aussi possible). En revanche, un patient renonçant à manger<br />

refusera les repas quelle que soit <strong>la</strong> personne qui les lui propose. Sous cet angle<br />

le renoncement paraît comporter un engagement plus profond et moins<br />

réversible que le refus.<br />

- un périmètre plus limité, circonscrit en général à un objet particulier ou à un<br />

domaine réduit. On dira par exemple d’un ma<strong>la</strong><strong>de</strong> qu’il refuse un médicament<br />

dans <strong>la</strong> crainte d’un effet secondaire et non qu’il renonce à <strong>la</strong> thérapeutique en<br />

question. Un mé<strong>de</strong>cin peut refuser <strong>de</strong> pratiquer un acte qu’il juge contraire à sa<br />

P. 11<br />

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déontologie sans pour autant renoncer à prendre en charge le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> qui lui est<br />

confié.<br />

En dépit <strong>de</strong> ces nuances sémantiques, il ne faut pas perdre <strong>de</strong> vue que <strong>sur</strong> un<br />

p<strong>la</strong>n sémiologique renoncement et refus ne constituent pas <strong>de</strong>ux réalités<br />

strictement séparées ; on constate même souvent qu’elles peuvent coexister ou<br />

que l’on passe aisément <strong>de</strong> l’une à l’autre. Ainsi le refus d’une thérapeutique<br />

donnée peut révéler un renoncement plus profond concernant l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

soins proposés, le refus d’un repas traduire un renoncement à se nourrir, le refus<br />

<strong>de</strong> communiquer exprimer un renoncement à vivre…<br />

Il nous semble important <strong>de</strong> souligner que le renoncement requiert une<br />

maturation ; il paraît engager l’être tout entier alors que le refus ne possè<strong>de</strong> pas<br />

constamment cette profon<strong>de</strong>ur.<br />

Renoncer à poursuivre <strong>de</strong>s soins curatifs, suppose en général tant du point <strong>de</strong><br />

vue du mé<strong>de</strong>cin que du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> une <strong>réflexion</strong> é<strong>la</strong>borée et souvent une<br />

délibération collective. Dans cette situation, le refus <strong>de</strong> pratiquer un examen<br />

invasif traduirait un renoncement plus global aux thérapeutiques curatives. Mais<br />

<strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur du renoncement et l’adhésion qu’il entraîne ne peuvent être le fruit<br />

d’un seul processus rationnel.<br />

Il serait trop simpliste d’opposer d’un côté le mé<strong>de</strong>cin qui agirait sous l’influence<br />

<strong>de</strong> sa raison et <strong>de</strong> l’autre le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> ou <strong>la</strong> famille en proie à l’émotion et<br />

l’affectivité. Dans tous les cas, le renoncement nous semble être l’aboutissement<br />

d’un cheminement intérieur influencé tout autant par notre raison que notre<br />

intuition, mê<strong>la</strong>nt un vécu actuel et passé chargé <strong>de</strong> perceptions sensorielles et<br />

d’émotions.<br />

Renoncement et refus ne procè<strong>de</strong>nt donc pas d’une pensée séparée, coupée <strong>de</strong><br />

tout affect. Sinon, comment expliquer que certains patients (ou leurs aidants)<br />

dont les capacités <strong>de</strong> raisonnement sont préservées refusent une proposition<br />

thérapeutique dont le bénéfice est indéniable ? Pourquoi certains scientifiques<br />

récusent-ils avec tant d’énergie une théorie qui n’est pas <strong>la</strong> leur ? Comment<br />

expliquer que certains mé<strong>de</strong>cins soient aussi péremptoires dans leurs diagnostics<br />

et leurs thérapeutiques, alors qu’une position contraire pourrait être défendue ?<br />

Il est remarquable <strong>de</strong> constater que le renoncement peut se construire à travers<br />

une succession <strong>de</strong> refus. En refusant ce qui lui est proposé, le patient exprime<br />

plus ou moins consciemment son désaccord, réaffirme sa singu<strong>la</strong>rité et sa liberté,<br />

confirmant ainsi peu à peu le rejet d’une réalité qui ne lui convient plus. <strong>Le</strong>s<br />

refus successifs confortent alors progressivement le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> dans son<br />

renoncement.<br />

P. 12<br />

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Renoncement et résignation<br />

La résignation est une soumission, sans protestation, à quelque chose <strong>de</strong><br />

pénible. On observe dans <strong>la</strong> résignation une absence <strong>de</strong> combativité, une forme<br />

<strong>de</strong> fatalisme.<br />

A <strong>la</strong> différence du renoncement un attachement passif semble persister à ce qui<br />

est ressenti comme pénible. Un ma<strong>la</strong><strong>de</strong> peut être résigné <strong>de</strong>vant une épreuve qui<br />

lui semble in<strong>sur</strong>montable. On peut également évoquer <strong>la</strong> résignation d’un<br />

soignant ou d’un membre <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille face à un patient incurable. La résignation<br />

comporte une passivité évi<strong>de</strong>nte : le sujet subit l’événement et ne s’implique<br />

plus directement. <strong>Le</strong>s actions entreprises ne sont alors que le jeu d’une volonté<br />

téléguidée, presque impersonnelle, atténuant en quelque sorte <strong>la</strong> responsabilité<br />

du sujet. Un choix alternatif n’est plus possible. En ce sens, <strong>la</strong> résignation<br />

s’apparente à une forme d’immobilité.<br />

Cet aspect <strong>de</strong> <strong>la</strong> résignation se retrouve en partie dans <strong>la</strong> religion, notamment<br />

dans le christianisme dont nous sommes imprégnés <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux millénaires.<br />

L’homme doit se résigner à accepter cette réalité : face à Dieu il n’est rien. Dans<br />

L’essence du christianisme (13) Feuerbach écrit : « pour enrichir Dieu, l’homme<br />

doit s’appauvrir ; pour que Dieu soit tout, l’homme doit n’être rien ». Confronté à<br />

une entité extérieure qui le <strong>sur</strong>passe en tout, l’homme ne peut qu’être<br />

« résigné ». Cette résignation génère cependant un bénéfice secondaire non<br />

négligeable, puisqu’elle prémunit contre l’angoisse <strong>de</strong> mort qui nous tourmente.<br />

La part imprévisible <strong>de</strong> l’existence recule. Ainsi que l’affirme Bergson <strong>la</strong><br />

conservation sociale s’en trouve renforcée. <strong>Le</strong> dogme religieux auquel nous<br />

<strong>de</strong>vons nous soumettre <strong>de</strong>vient un avantage pour <strong>la</strong> société et l’espèce. Nous<br />

retrouvons à travers cette soumission religieuse <strong>la</strong> notion d’immobilité <strong>de</strong><br />

l’intelligence évoquée précé<strong>de</strong>mment. Dans <strong>Le</strong>s Deux Sources <strong>de</strong> <strong>la</strong> morale et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> religion (6), Bergson décrit précisément l’origine <strong>de</strong> ce qu’il désigne comme <strong>la</strong><br />

religion statique : « C’est une réaction défensive <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature contre ce qu’il<br />

pourrait y avoir <strong>de</strong> déprimant pour l’individu, et <strong>de</strong> dissolvant pour <strong>la</strong> société<br />

dans l’exercice <strong>de</strong> l’intelligence ».<br />

Ces considérations pourraient nous inciter à penser que <strong>la</strong> résignation, attitu<strong>de</strong><br />

passive, correspond à une réalité bien distincte du renoncement, au cours duquel<br />

le sujet se détache activement <strong>de</strong> quelque chose. Mais l’expérience nous montre<br />

une fois encore une réalité plus complexe où ces <strong>de</strong>ux états coexistent.<br />

La transition entre <strong>la</strong> résignation et le renoncement, souvent difficile à percevoir,<br />

s’opère néanmoins spontanément chez un patient confronté à une épreuve qui le<br />

dépasse. N’est-ce pas le sens du glissement progressif <strong>de</strong> madame R ? La chute<br />

à domicile ne revêt-elle pas une valeur symbolique chez cette patiente déjà<br />

affaiblie par sa ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer ? L’acci<strong>de</strong>nt semble vécu comme une sorte<br />

d’oracle <strong>sur</strong>venant au crépuscule <strong>de</strong> sa vie. L’amélioration initiale à l’hôpital ne<br />

suffit pas pour <strong>la</strong> convaincre et <strong>la</strong> sortir <strong>de</strong> l’emprise <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort. Madame R est<br />

envahie par cette pulsion <strong>de</strong> mort ; non seulement elle ne peut s’en détacher,<br />

P. 13<br />

©EREMA Novembre 2010


mais elle semble comme attirée par elle. La résignation est d’autant plus forte<br />

que <strong>la</strong> confrontation à <strong>la</strong> mort est probablement vécue comme un abandon,<br />

favorisé par <strong>la</strong> rupture avec le domicile. Ce vécu abandonnique aggrave <strong>la</strong><br />

situation dans <strong>la</strong> me<strong>sur</strong>e où il vient confirmer les abandons antérieurs, bien réels,<br />

que toute personne âgée a déjà vécus durant son existence. Confrontée à cette<br />

perte d’objet totale, venant se <strong>sur</strong>ajouter aux pertes partielles liées à <strong>la</strong><br />

dégradation physique, au décès ou à l’éloignement géographique <strong>de</strong>s proches, <strong>la</strong><br />

patiente passe alors <strong>de</strong> <strong>la</strong> résignation au renoncement. Elle s’engage dans un<br />

processus actif <strong>de</strong> régression aboutissant à un véritable effondrement<br />

psychosomatique qui se conclut par son décès.<br />

D’une façon générale, les épreuves successives <strong>de</strong> <strong>la</strong> vieillesse constituent, nous<br />

l’avons vu, autant d’occasions <strong>de</strong> passage en quelque sorte a minima <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

résignation au renoncement ou du renoncement à <strong>la</strong> résignation. Face à<br />

l’adversité <strong>de</strong> l’existence l’homme ne s’inscrit-il pas spontanément dans une<br />

séquence comportant révolte, résignation et renoncement ? <strong>Le</strong> renoncement<br />

<strong>de</strong>viendrait alors une solution adaptative lui permettant <strong>de</strong> poursuivre son<br />

chemin chaotique. Renoncer à progresser dans une voie qui parait sans issue,<br />

n’est-ce pas aussi pour le chercheur <strong>de</strong> vérité, une étape importante ? CG Jung<br />

affirmait, dans sa vie <strong>de</strong> praticien, avoir plus appris <strong>de</strong> ses échecs que <strong>de</strong> ses<br />

réussites 5<br />

.<br />

La littérature nous livre également <strong>de</strong>s exemples <strong>de</strong> transition entre résignation<br />

6<br />

et renoncement. <strong>Le</strong> Robinson Crusoé <strong>de</strong> M. Tournier en est une illustration. Par<br />

étapes successives, Robinson renonce à <strong>la</strong> civilisation pour s’ouvrir à <strong>la</strong> vie<br />

sauvage. Ne pouvant maîtriser ni son île ni Vendredi comme il le souhaiterait, il<br />

traverse <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> découragement et <strong>de</strong> résignation. A plusieurs reprises il<br />

se réfugie dans les entrailles <strong>de</strong> sa grotte et se replie <strong>sur</strong> lui-même. Tel un fœtus<br />

il semble alors flotter dans les limbes, hors du temps. Chaque passage dans ce<br />

boyau minéral paraît comporter une part <strong>de</strong> résignation puis <strong>de</strong> renoncement<br />

progressif à ce qui le rattachait à sa vie civilisée. Mais Robinson prend également<br />

conscience du danger qui le guette 7<br />

.<br />

<strong>Le</strong> sujet dans sa confrontation à <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die chronique oscille finalement entre<br />

résignation et renoncement, cherchant en lui-même et hors <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>s<br />

échappatoires, <strong>de</strong>s solutions adaptatives, en fait <strong>la</strong> conviction qu’il peut continuer<br />

sa route en dépit <strong>de</strong>s pertes et <strong>de</strong>s contraintes qu’il affronte.<br />

5 C.-G. Jung, La guérison psychologique, Genève, Librairie <strong>de</strong> l’Université Georg et Cie<br />

S.A., 1976, p.4-5. L’auteur rappelle que les connaissances, en psychologie, progressèrent<br />

souvent pas à pas, au fur et à me<strong>sur</strong>e <strong>de</strong> succès thérapeutiques « c<strong>la</strong>irsemés et<br />

instables ».<br />

6 M. Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Folio, 1972.<br />

7 Ibid, p.109 : « Robinson eut le pressentiment qu’il <strong>de</strong>vait rompre le charme s’il vou<strong>la</strong>it<br />

jamais revoir le jour. La vie et <strong>la</strong> mort étaient si proches l’une <strong>de</strong> l’autre dans ces lieux<br />

livi<strong>de</strong>s qu’il <strong>de</strong>vait suffire d’un instant d’inattention, d’un relâchement <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong><br />

<strong>sur</strong>vivre pour qu’un glissement fatal se produisît d’un bord à l’autre. Il s’arracha à<br />

l’alvéole… »<br />

P. 14<br />

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Renoncement et sacrifice<br />

<strong>Le</strong> sacrifice est défini comme le renoncement volontaire à quelqu’un ou quelque<br />

chose. Evoquant <strong>la</strong> privation il semble donc proche du renoncement tel que nous<br />

l’avons défini précé<strong>de</strong>mment. Cependant le sacrifice contient également <strong>la</strong> notion<br />

<strong>de</strong> dévouement, <strong>de</strong> don <strong>de</strong> soi en général au bénéfice d’autrui, mais aussi en<br />

faveur d’une cause ou d’une divinité.<br />

Dans son sens le plus religieux, le plus sacré, le sacrifice est une offran<strong>de</strong> rituelle<br />

à un dieu, ayant pour conséquence l’abandon ou <strong>la</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> ce qui est<br />

offert. <strong>Le</strong>s trois gran<strong>de</strong>s religions monothéistes nous proposent dans <strong>la</strong> Genèse 8<br />

avec <strong>la</strong> tentation d’Abraham l’exemple le plus célèbre <strong>de</strong> sacrifice : au cours<br />

d’une ultime épreuve à <strong>la</strong>quelle Dieu le soumet, Abraham doit sacrifier son fils<br />

Isaac, l’enfant tant attendu, promesse d’une « postérité aussi nombreuse que les<br />

étoiles du ciel ». On sait qu’Abraham parviendra à vaincre ses réticences et<br />

conduira son fils au bûcher, mais Yahvé, ras<strong>sur</strong>é par <strong>la</strong> fidélité du « père <strong>de</strong>s<br />

croyants » retiendra <strong>la</strong> main d’Abraham par l’intermédiaire <strong>de</strong> son ange.<br />

Kirkegaard fera <strong>de</strong> cet épiso<strong>de</strong> <strong>la</strong> matière <strong>de</strong> son livre intitulé « Crainte et<br />

tremblement » dans lequel il prolongera <strong>la</strong> <strong>réflexion</strong> <strong>de</strong> Kant qui s’interrogeait <strong>sur</strong><br />

l’accord entre <strong>la</strong> loi morale et le comportement divin. Kirkegaard avancera que<br />

dans une telle situation <strong>la</strong> réponse appartient à Dieu seul, dans son dialogue<br />

9<br />

intime avec chaque homme .<br />

Cette tonalité sacrificielle du renoncement se retrouve-t-elle au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer ? La pratique nous incite à répondre par l’affirmative dans <strong>la</strong><br />

me<strong>sur</strong>e où l’abnégation paraît être une condition indispensable <strong>de</strong> l’adaptation du<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong> et <strong>de</strong>s proches au cours <strong>de</strong> l’épreuve imposée par cette pathologie. Sur<br />

un mo<strong>de</strong> différent, <strong>la</strong> dimension sacrificielle <strong>de</strong> l’acte soignant peut également<br />

être envisagée en raison <strong>de</strong> l’attention particulière qui doit être portée au ma<strong>la</strong><strong>de</strong><br />

et à son entourage.<br />

Concernant les patients, il importe <strong>de</strong> rappeler que l’anosognosie (inconscience<br />

<strong>de</strong>s troubles) n’est ni constante ni absolue, en particulier aux sta<strong>de</strong>s modérés.<br />

Nombre <strong>de</strong> familles s’étonnent aussi, lors d’une phase plus évoluée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong>die, <strong>de</strong>s éc<strong>la</strong>irs <strong>de</strong> lucidité chez leur parent : « pendant quelques minutes il<br />

semb<strong>la</strong>it normal, ses souvenirs revenaient, il répondait correctement, il nous<br />

reconnaissait parfaitement… » Certains patients conservent même longtemps<br />

une conscience très précise <strong>de</strong> leurs difficultés ; <strong>la</strong> bles<strong>sur</strong>e narcissique est alors<br />

intense, mais tous ne basculent pas pour autant dans <strong>la</strong> dépression. Ils<br />

s’adaptent comme ils peuvent aux contraintes imposées par leur nouvelle<br />

situation en renonçant en partie à leurs investissements antérieurs, mais aussi<br />

8<br />

Genèse (22, 1-18).<br />

9<br />

S. Kierkegaard, Craintes et tremblement, Paris, Payot et Rivages, « collection Rivages<br />

Poche / Petite Bibliothèque », n°291, 2000.<br />

P. 15<br />

©EREMA Novembre 2010


en sacrifiant certaines <strong>de</strong> leurs valeurs pour satisfaire un désir prioritaire, en<br />

général leur maintien à domicile.<br />

Après une étape parfois prolongée <strong>de</strong> déni <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die et <strong>de</strong> refus <strong>de</strong> toute<br />

assistance, il n’est pas rare d’observer que l’ai<strong>de</strong> à <strong>la</strong> toilette finisse par être<br />

acceptée, que l’intervention <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>-ménagère pour les courses ou <strong>la</strong><br />

préparation <strong>de</strong>s repas soit appréciée ou que le passage d’une infirmière pour le<br />

suivi du traitement ne suscite plus <strong>la</strong> même opposition. Cette démarche <strong>de</strong><br />

renoncement contient donc une part <strong>de</strong> sacrifice qui peut concerner <strong>la</strong> pu<strong>de</strong>ur, le<br />

respect <strong>de</strong> l’intimité ou d’une façon plus générale l’autonomie. L’exemple <strong>de</strong><br />

madame F illustre notre propos : <strong>la</strong> ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, après plusieurs mois, consent à<br />

l’intervention d’une ai<strong>de</strong>-ménagère pour <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong>s courses et cesse<br />

d’utiliser son véhicule. Elle ne peut en revanche sacrifier son intimité et refuse<br />

l’ai<strong>de</strong> à <strong>la</strong> toilette.<br />

L’aidant naturel s’inscrira lui aussi souvent dans un cheminement analogue.<br />

Partager avec un ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer les vingt-quatre heures que compte une<br />

journée, l’accompagner au quotidien au cours <strong>de</strong>s gestes et tâches qu’il ne peut<br />

plus effectuer seul, suppose, c’est une évi<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong> renoncer à <strong>de</strong> nombreuses<br />

occupations personnelles auxquelles on était attaché. On ne peut ai<strong>de</strong>r un<br />

patient sans don <strong>de</strong> soi, sans abnégation, en définitive sans rien sacrifier <strong>de</strong> ce<br />

qui contribue à donner un sens et un équilibre à son existence. La mise en péril<br />

<strong>de</strong> sa vie en compromettant sa santé physique et mentale au profit <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

personne que l’on aime, l’acceptation d’une contrainte toujours plus gran<strong>de</strong> tout<br />

en sachant secrètement, mais sans vouloir se l’avouer, que seule sa propre<br />

défail<strong>la</strong>nce pourrait y mettre un terme, nous renvoie bien évi<strong>de</strong>mment au sens<br />

chrétien du sacrifice.<br />

Un tel engagement effectué par <strong>de</strong>voir suscite l’admiration, mais aussi <strong>la</strong><br />

méfiance lorsque cette quête effrénée <strong>de</strong>vient morbi<strong>de</strong>. Un <strong>sur</strong>investissement<br />

trop prononcé peut en effet conduire à l’épuisement et entraîner une perte <strong>de</strong><br />

lucidité. <strong>Le</strong> sujet ne voit plus celui qu’il vou<strong>la</strong>it protéger, il ne perçoit plus ses<br />

souffrances et le met en échec sans en avoir conscience. On atteint ici les limites<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur sacrificielle « positive » <strong>de</strong> l’aidant.<br />

L’irruption d’une tierce personne à domicile représente alors une nouvelle étape<br />

non exempte <strong>de</strong> sacrifice, qui confirme à l’aidant son impuissance à assumer seul<br />

une réalité conjugale <strong>de</strong> plus en plus pénible. En effet, confier à autrui <strong>la</strong> toilette<br />

ou l’ai<strong>de</strong> au repas peut paraître banal, mais une telle décision comporte un<br />

renoncement qui n’est pas anodin. L’intimité du couple est sacrifiée, <strong>de</strong> même<br />

que l’engagement <strong>de</strong> secours mutuel pris « pour le meilleur et pour le pire »,<br />

selon <strong>la</strong> formule consacrée.<br />

On <strong>de</strong>vine alors l’ampleur du sacrifice <strong>de</strong> l’aidant lorsque le p<strong>la</strong>cement en maison<br />

<strong>de</strong> retraite <strong>de</strong>vient incontournable. Cette épreuve <strong>de</strong> séparation est parfois<br />

abordée comme un <strong>de</strong>uil anticipé, un renoncement absolu, auquel l’aidant<br />

consent en ayant l’impression qu’après ce sacrifice ultime, il n’aura plus rien à<br />

P. 16<br />

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donner et ainsi plus rien à espérer en retour. Heureusement l’expérience prouve<br />

que <strong>la</strong> séparation possè<strong>de</strong> aussi ses vertus et qu’elle peut même se révéler<br />

thérapeutique, tant pour le patient que pour l’aidant.<br />

En effet, contre toute attente, le renoncement au maintien à domicile est<br />

généralement l’occasion d’une crise bénéfique où l’aidant en sacrifiant <strong>la</strong> maîtrise<br />

illusoire qu’il avait <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation retrouve sa liberté et libère en même temps le<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong> <strong>de</strong> son emprise tentacu<strong>la</strong>ire. L’arrivée en institution met un terme à une<br />

re<strong>la</strong>tion souvent marquée par une agressivité réciproque. Elle permet à nouveau<br />

l’ouverture <strong>sur</strong> autrui et les troubles comportementaux s’en trouvent apaisés.<br />

Passée <strong>la</strong> phase <strong>de</strong> culpabilité initiale, il n’est pas rare d’observer une perplexité<br />

<strong>de</strong> l’aidant, étonné <strong>de</strong> cette amélioration soudaine. Certains vont même jusqu’à<br />

nier le caractère bénéfique du p<strong>la</strong>cement et entrent dans une phase paranoïaque,<br />

accab<strong>la</strong>nt l’institution et le personnel <strong>de</strong> revendications interminables.<br />

Nous avions préa<strong>la</strong>blement évoqué <strong>la</strong> dimension sacrificielle du soin, lors <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

confrontation au ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer et à son entourage. Dans <strong>de</strong> telles situations<br />

le don <strong>de</strong> soi nous semble essentiel. Contrairement à d’autres pathologies, le<br />

« désir <strong>de</strong> soin », en tant que principe actif, est particulièrement difficile à<br />

introduire dans <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion avec le ma<strong>la</strong><strong>de</strong>.<br />

En effet nous ne sommes pas dans <strong>la</strong> situation idéale d’échanges entre un<br />

patient qui désire se soigner et un soignant qui désire prodiguer <strong>de</strong>s soins. Nous<br />

avons d’un côté un ma<strong>la</strong><strong>de</strong> n’ayant pas une conscience précise <strong>de</strong> son handicap,<br />

rejetant l’ai<strong>de</strong> qu’on lui propose, et <strong>de</strong> l’autre un soignant ne pouvant appliquer<br />

les schémas théoriques qu’on lui a enseignés.<br />

Il suffit d’observer les chemins détournés qu’une ai<strong>de</strong>-soignante doit parfois<br />

emprunter pour amener un patient Alzheimer à participer à sa toilette pour s’en<br />

convaincre. Il en est souvent <strong>de</strong> même pour l’habil<strong>la</strong>ge, pour les repas, pour se<br />

rendre aux toilettes, mais aussi pour toute <strong>la</strong> vie sociale. Rien n’est jamais<br />

acquis, tout est à reconquérir plusieurs fois par jour. Prendre soin <strong>de</strong>vient un<br />

acte <strong>de</strong> foi où l’on doit sacrifier une part importante <strong>de</strong> ses certitu<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> sa<br />

« mécanique soignante », afin <strong>de</strong> conserver une ouverture constante <strong>sur</strong> son<br />

patient. L’accomplissement du soin requiert un effacement du soin au profit d’un<br />

accompagnement bienveil<strong>la</strong>nt.<br />

<strong>Le</strong> mé<strong>de</strong>cin, lui aussi, renonçant à une certaine forme <strong>de</strong> « toute puissance »,<br />

doit consentir à quelques sacrifices. <strong>Le</strong> soin au ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer ne peut en effet<br />

se concevoir qu’en équipe où le pluralisme <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>vient<br />

indispensable. La confrontation <strong>de</strong>s vécus et <strong>de</strong>s opinions permet <strong>de</strong> choisir <strong>la</strong><br />

solution thérapeutique <strong>la</strong> plus adaptée à <strong>la</strong> situation du ma<strong>la</strong><strong>de</strong>. L’observation <strong>de</strong><br />

madame P en témoigne.<br />

Au regard <strong>de</strong> ses considérations il n’est pas inutile <strong>de</strong> s’interroger à nouveau <strong>sur</strong><br />

<strong>la</strong> différence entre renoncement et sacrifice. <strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux termes semblent<br />

P. 17<br />

©EREMA Novembre 2010


comporter une réalité commune : le détachement volontaire d’un objet. Mais à<br />

travers ce désinvestissement l’attente ne parait pas <strong>la</strong> même. Si le renoncement<br />

n’appelle, en apparence, rien <strong>de</strong> particulier en retour, le sacrifice au contraire<br />

espère un bénéfice spécifique, qu’il s’agisse pour le soignant <strong>de</strong> <strong>la</strong> facilitation<br />

d’un soin, du bien-être d’un conjoint ma<strong>la</strong><strong>de</strong> pour un aidant, <strong>de</strong> <strong>la</strong> faveur <strong>de</strong> Dieu<br />

pour un croyant ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> patrie pour un soldat.<br />

Au cours du vieillissement, éprouvant notre fragilité et notre finitu<strong>de</strong>, nous<br />

sommes contraints à une succession <strong>de</strong> renoncements, mais tous n’ont pas <strong>la</strong><br />

même valeur sacrificielle. On peut par exemple renoncer à pratiquer un sport,<br />

renoncer à se dép<strong>la</strong>cer en transport en commun, renoncer à lire ou écouter <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

musique s’en rien espérer en retour, si ce n’est trouver <strong>la</strong> force <strong>de</strong> continuer à<br />

vivre. En revanche, le patient qui sacrifie une part <strong>de</strong> sa pu<strong>de</strong>ur ou <strong>de</strong> son<br />

intimité en acceptant l’ai<strong>de</strong> d’un soignant accè<strong>de</strong> immédiatement à une nouvelle<br />

espérance : celle <strong>de</strong> pouvoir continuer à vivre à domicile.<br />

Renoncement, refus, résignation et sacrifice sont en définitive <strong>de</strong>s notions<br />

complexes dont il faut saisir <strong>la</strong> proximité, mais il importe également <strong>de</strong><br />

comprendre ce qui les sépare, non seulement dans un souci sémantique, mais<br />

aussi, nous l’avons vu, dans une perspective sémiologique et thérapeutique.<br />

<strong>Le</strong> renoncement : expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté ou<br />

extinction <strong>de</strong>s désirs ?<br />

Appréhen<strong>de</strong>r le renoncement en tant qu’acte volontaire nous conduit<br />

nécessairement à revenir <strong>sur</strong> <strong>la</strong> définition <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté. Selon le dictionnaire<br />

Larousse, <strong>la</strong> volonté serait <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> déterminer librement ses actes et <strong>de</strong> les<br />

accomplir. On définit ici un mouvement réfléchi, fondé <strong>sur</strong> <strong>la</strong> liberté, aboutissant<br />

à une action en vue d’une certaine fin. <strong>Le</strong> renoncement suppose donc<br />

l’intervention d’une volonté libre. Mais ce renoncement volontaire, basé <strong>sur</strong> le<br />

libre arbitre, que nous envisageons comme hypothèse, est-il bien réaliste ?<br />

L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> nos observations nous montre en effet que <strong>la</strong> volonté n’est pas seule<br />

en jeu et que le détachement <strong>sur</strong>vient aussi lorsque le sujet cesse <strong>de</strong> désirer<br />

l’objet qu’il avait investi. <strong>Le</strong> syndrome <strong>de</strong> glissement, décrit à travers le<br />

<strong>de</strong>uxième cas clinique, révèle un effondrement progressif <strong>de</strong> l’aptitu<strong>de</strong> à désirer<br />

autre chose que <strong>la</strong> mort.<br />

Quels sont les liens entre volonté et désir au cours du renoncement ? Nous allons<br />

à présent tenter d’éc<strong>la</strong>irer <strong>la</strong> problématique sous cet angle particulier.<br />

P. 18<br />

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Renoncement, contrainte et ignorance<br />

L’éc<strong>la</strong>irage apporté par Aristote (2) <strong>sur</strong> <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> volonté nous apporte<br />

différentes pistes <strong>de</strong> <strong>réflexion</strong>.<br />

Au cours <strong>de</strong>s cinq premiers chapitres du livre III <strong>de</strong> l’Ethique à Nicomaque,<br />

Aristote, sans utiliser directement le concept <strong>de</strong> liberté, s’attar<strong>de</strong> <strong>sur</strong> les notions<br />

<strong>de</strong> volontaire et d’involontaire, posant très précisément le problème. Il attire<br />

notre attention <strong>sur</strong> le fait qu’un certain nombre d’actes bien que voulus ne sont<br />

pas totalement consentis, car exécutés sous <strong>la</strong> contrainte ou accomplis par<br />

ignorance, toutes les « circonstances particulières <strong>de</strong> l’action » n’étant pas<br />

connues 10 . Cependant, avec beaucoup <strong>de</strong> c<strong>la</strong>irvoyance, Aristote prend soin dès le<br />

début du premier chapitre du livre III <strong>de</strong> nous avertir que <strong>la</strong> frontière entre le<br />

volontaire et l’involontaire n’est pas toujours tranchée, quand l’homme agit sous<br />

<strong>la</strong> contrainte 11<br />

.<br />

Dans cette perspective ouverte par Aristote, le renoncement tel que nous<br />

l’observons chez les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer, les aidants et les soignants résulte-t-il<br />

d’un acte volontaire ?<br />

Si l’on envisage <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer en tant qu’altérité contraignante, ce qui<br />

nous semble être <strong>la</strong> réalité pour <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong>s patients et <strong>de</strong>s familles, on est<br />

tenté <strong>de</strong> conclure à une participation limitée <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté dans le processus <strong>de</strong><br />

renoncement. Non seulement nous ne sommes pas dans un domaine rationnel<br />

exclusif, mais les pertes multiples que génère <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die obligent également<br />

patients et familles à <strong>de</strong>s choix qui ne sont que <strong>de</strong>s compromis fragiles visant à<br />

supporter une contrainte <strong>de</strong> plus en plus pénible. <strong>Le</strong> renoncement qui s’enracine<br />

dans ces tentatives d’adaptation plus ou moins réussies nous paraît comporter<br />

un enchevêtrement <strong>de</strong> facteurs volontaires et involontaires difficiles à démêler.<br />

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il en est parfois <strong>de</strong> même <strong>de</strong>s<br />

soignants. Renoncer volontairement à telle ou telle option thérapeutique<br />

nécessite une connaissance précise <strong>de</strong> ce qui détermine l’action, condition<br />

particulièrement illusoire avec les patients Alzheimer. <strong>Le</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s ne parvenant<br />

plus à décrire correctement ce qu’ils ressentent, l’interprétation <strong>de</strong>s symptômes<br />

les plus c<strong>la</strong>ssiques (ceux d’une infection pulmonaire par exemple) est rendue<br />

périlleuse. C’est bien parce qu’ils échappent à toute tentative <strong>de</strong> maîtrise<br />

volontaire <strong>de</strong>s soignants que les patients Alzheimer sont l’objet d’ostracisme.<br />

10 Aristote, Ethique <strong>de</strong> Nicomaque, Paris, GF-F<strong>la</strong>mmarion, 1965, p.77.<br />

11 Ibid, p.74 : « Ainsi il faut préciser le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> volonté dans l’acte qui s’accomplit… De<br />

telles actions sont donc volontaires ; mais absolument par<strong>la</strong>nt, dira-t-on aussi qu’elles<br />

sont involontaires : car nul ne souhaiterait exécuter <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> cette nature pour euxmêmes<br />

».<br />

P. 19<br />

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Par ailleurs, nous remarquons qu’Aristote n’évoque pas <strong>la</strong> <strong>réflexion</strong> collégiale. La<br />

délibération, au sens où il l’entend, est une démarche intériorisée et non une<br />

procédure collective, alors qu’une approche pluridisciplinaire, visant à réduire les<br />

zones d’ombre et donc l’ignorance <strong>de</strong> ce qui est en jeu, est toujours souhaitable<br />

dans l’accompagnement <strong>de</strong> ces ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s dont les troubles comportementaux sont<br />

fluctuants.<br />

Ainsi, le renoncement, soumis à <strong>la</strong> contrainte et à l’ignorance dans le domaine où<br />

nous l’abordons, ne semble pas correspondre à un processus où <strong>la</strong> volonté serait<br />

seule en jeu.<br />

Renoncement et pru<strong>de</strong>nce<br />

Tout en tenant compte d’une composante involontaire du renoncement, nous<br />

pouvons néanmoins chercher à préciser ce qui dans le fait <strong>de</strong> renoncer peut<br />

résulter d’un choix réfléchi.<br />

Dans l’Ethique à Nicomaque, à partir du <strong>de</strong>uxième chapitre du livre III Aristote<br />

oriente sa <strong>réflexion</strong> vers les modalités <strong>de</strong> <strong>la</strong> délibération et parvient à <strong>la</strong><br />

conclusion que <strong>la</strong> décision est ce à quoi l’homme consent après délibération. La<br />

délibération ne porte pas <strong>la</strong> <strong>sur</strong> fin, mais <strong>sur</strong> les moyens 12<br />

, qui dépen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />

nous, à mettre en œuvre pour atteindre ce bien supposé.<br />

L’acte volontaire requiert ainsi <strong>la</strong> conception d’une finalité à réaliser. L’étape<br />

suivante est consacrée à <strong>la</strong> délibération évaluant <strong>la</strong> justification rationnelle <strong>de</strong><br />

l’acte ainsi que ses mobiles plus profonds. C’est au cours <strong>de</strong> cette délibération<br />

que s’exerce notre liberté (même si le terme n’apparaît pas chez Aristote), dans<br />

le domaine contingent <strong>de</strong> l’activité humaine où règne l’incertitu<strong>de</strong>. A l’issue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

délibération <strong>la</strong> décision est prise et prési<strong>de</strong> à l’exécution <strong>de</strong> l’acte.<br />

Ne sommes-nous pas ici au cœur d’une démarche d’évaluation <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s,<br />

appréciant les risques et les bénéfices d’un soin, pouvant éventuellement<br />

converger vers un renoncement médical ?<br />

Dans sa confrontation au patient Alzheimer, le praticien doit en permanence se<br />

prononcer <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s données techniques et <strong>de</strong>s questions <strong>éthique</strong>s. La pru<strong>de</strong>nce<br />

représente une forme d’intelligence <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie qui lui permet d’apprécier le risque<br />

et <strong>la</strong> chance <strong>de</strong> son action.<br />

<strong>Le</strong> pru<strong>de</strong>nt, au sens où Aristote l’entend, <strong>de</strong>vient alors le vertueux, celui qui<br />

parvient dans <strong>de</strong>s circonstances données à trouver <strong>la</strong> juste moyenne entre <strong>de</strong>ux<br />

extrémités fâcheuses, en sachant que ce sommet est toujours difficile à atteindre<br />

car « s’il n’est qu’une façon d’être bon, il y en a mille d’être mauvais » 13<br />

.<br />

12<br />

Ibid, p.82.<br />

13<br />

Ibid, p.61.<br />

P. 20<br />

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<strong>Le</strong> choix du meilleur moyen (désigné par le terme proairésis) n’est pas un choix<br />

absolu et irréversible. <strong>Le</strong> pru<strong>de</strong>nt doit redémontrer sa valeur à chaque instant,<br />

rien n’étant jamais acquis. Comme le souligne P. Aubenque, <strong>la</strong> vertu est, pour<br />

Aristote, affaire d’habitu<strong>de</strong> : « nous sommes, non ce que nous choisissons d’être<br />

une fois pour toutes, mais ce que nous choisissons <strong>de</strong> faire à chaque instant » 14<br />

.<br />

Dans cette perspective, <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce peut à tout moment mener au renoncement.<br />

Renoncer à confirmer un diagnostic ou renoncer à un protocole thérapeutique<br />

peut ainsi s’apparenter à une attitu<strong>de</strong> vertueuse, une manière pour le mé<strong>de</strong>cin<br />

<strong>de</strong> montrer qu’il n’est pas soumis en toutes circonstances à <strong>la</strong> dictature <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

15<br />

technique, une façon aussi d’affirmer sa liberté <strong>de</strong> pensée et <strong>de</strong> décision .<br />

Qu’en est-il du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> et <strong>de</strong> son aidant ? Même si <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce ressemble à une<br />

sagesse pratique, à une forme <strong>de</strong> sagacité, faisant tout autant appel à l’intuition<br />

qu’à <strong>la</strong> raison, <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong>s choix réalisés par les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s et leurs aidants,<br />

ainsi qu’en témoignent nos trois observations, ne s’apparentent pas à une telle<br />

démarche.<br />

Cette constatation ne remet pas en cause <strong>la</strong> part <strong>de</strong> liberté que peut comporter<br />

l’acte <strong>de</strong> renoncer, mais nous incite à y voir une détermination plus complexe,<br />

nourrie d’émotions et <strong>de</strong> subjectivité plus que <strong>de</strong> délibération rationnelle. Il nous<br />

paraît donc hasar<strong>de</strong>ux, chez le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer ou son aidant, d’évoquer<br />

l’intervention <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison pru<strong>de</strong>ntielle dans <strong>la</strong> genèse du renoncement.<br />

Renoncement et détachement<br />

On ne peut traiter du renoncement volontaire sans évoquer <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce qu’il occupe<br />

dans <strong>la</strong> philosophie stoïcienne. La pensée stoïcienne puise sa source à <strong>la</strong> fois<br />

dans <strong>la</strong> philosophie socratique et dans celle d’Héraclite mais aussi dans le<br />

courant cynique. Pour M. Onfray 16<br />

, le cynisme comporte déjà un éloge du<br />

renoncement à ce qui fait l’essentiel <strong>de</strong>s activités présentées comme sérieuses,<br />

vertueuses parce qu’utiles socialement.<br />

14<br />

P. Aubenque, La pru<strong>de</strong>nce chez Aristote, Paris, PUF, 2004, p.130.<br />

15<br />

Se reporter à l’article <strong>de</strong> B.-M. Dupont, « Acharnement thérapeutique : abandonner <strong>la</strong><br />

maîtrise », Mé<strong>de</strong>cine palliative, vol 1, octobre 2002.<br />

16 M. Onfray, Cynismes, Paris, Librairie Générale Française, « collection le Livre <strong>de</strong><br />

Poche », 2009. P.59, l’auteur cite Diogène Laërce évoquant Diogène <strong>de</strong> Sinope (DL, VI,<br />

55): « Diogène louait les gens qui, <strong>sur</strong> le point <strong>de</strong> se marier, ne se mariaient point ; ceux<br />

qui, prêts à faire une traversée, ne <strong>la</strong> faisaient point ; ceux qui, disposés à s’occuper <strong>de</strong><br />

politique, ne s’en occupaient point ; ceux qui avaient envisagé d’élever <strong>de</strong>s enfants et qui<br />

n’en élevaient point ; ceux qui s’apprêtaient à vivre dans <strong>la</strong> compagnie <strong>de</strong>s princes et qui<br />

ne s’en approchaient point ».<br />

P. 21<br />

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<strong>Le</strong>s stoïciens prolongeront et approfondiront cette démarche <strong>de</strong> détachement. <strong>Le</strong><br />

premier chapitre du manuel d’Epictète 17<br />

en nous enseignant <strong>la</strong> distinction entre<br />

ce qui dépend <strong>de</strong> nous (les jugements <strong>de</strong> valeur, l’impulsion à agir, les désirs, les<br />

aversions) et ce qui ne dépend pas <strong>de</strong> nous (le corps, les possessions, les<br />

opinions <strong>de</strong>s autres, les magistratures) nous invite à renoncer à cette <strong>de</strong>rnière<br />

catégorie afin <strong>de</strong> trouver le secret du bonheur.<br />

Il nous semble que le détachement <strong>de</strong>s stoïciens s’apparente, au moins en<br />

partie, au renoncement observé au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer. En effet, ce<br />

détachement ne constitue pas un acte intellectuel pur, mais bien une expérience<br />

vécue, un apprentissage et un choix <strong>de</strong> vie. Ces <strong>de</strong>ux cheminements intérieurs<br />

impliquent l’être dans sa totalité, sans retenue, sans faux-semb<strong>la</strong>nts. <strong>Le</strong> ma<strong>la</strong><strong>de</strong><br />

renonce à <strong>de</strong>s possessions auxquelles il ne peut plus prétendre et qui en<br />

définitive ne lui appartenaient pas vraiment. Epictète nous enseigne qu’il faut<br />

18<br />

traiter les objets comme s’ils nous étaient prêtés .<br />

<strong>Le</strong>s renoncements successifs au cours <strong>de</strong>s épreuves imposées par <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die<br />

d’Alzheimer, tant chez les patients que chez les aidants, ne sont-ils pas une<br />

manière <strong>de</strong> percevoir l’impermanence <strong>de</strong>s choses terrestres et d’apprivoiser peu<br />

à peu <strong>la</strong> mort ?<br />

L’enseignement <strong>de</strong> Sénèque dans ses lettres adressées à Lucilius n’en est pas<br />

très éloigné 19 . La ma<strong>la</strong>die <strong>de</strong>vient également une possibilité d’incarner une vertu<br />

en éprouvant son courage 20<br />

.<br />

Aussi précieux et noble cet enseignement soit-il, on en me<strong>sur</strong>e bien sûr les<br />

limites, notamment dans le cadre d’une pathologie chronique, telle <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die<br />

d’Alzheimer, évoluant parfois pendant plus dix ans. La succession <strong>de</strong><br />

renoncements, au fil du temps, peut <strong>de</strong>venir insupportable. L’épuisement envahit<br />

l’existence et fait préférer, consciemment ou non, <strong>la</strong> mort à <strong>la</strong> vie. Il n’est plus<br />

question d’éprouver son courage ou d’apprivoiser <strong>la</strong> mort pour mieux apprécier<br />

chaque instant écoulé, mais tout simplement <strong>de</strong> lâcher prise et <strong>de</strong> renoncer aux<br />

souffrances imposées par <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die. Cette <strong>de</strong>rnière éventualité nous ramène<br />

17<br />

Arrien, Manuel d’Epictète, Paris, <strong>Le</strong> livre <strong>de</strong> Poche, « collection les C<strong>la</strong>ssiques <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Philosophie », 2008, p.161.<br />

18<br />

Ibid, p.170 : « Ne dis jamais d’une chose : je l’ai perdue, mais je l’ai rendue. Ton<br />

enfant est mort ? Il a été rendu…Aussi longtemps qu’ils te sont donnés, prends soin <strong>de</strong><br />

ces biens comme s’ils appartenaient à autrui, ainsi que font les voyageurs dans une<br />

hôtellerie ».<br />

19<br />

Sénèque, <strong>Le</strong>ttres à Lucilius, Paris, Presses Pocket, « collection Agora / <strong>Le</strong>s<br />

c<strong>la</strong>ssiques », 1980. <strong>Le</strong>ttre 24 : « Crois-moi, Lucilius, on a bien tort <strong>de</strong> craindre <strong>la</strong> mort :<br />

grâce à elle, on n’a plus rien à craindre… Chaque jour que nous sommes en train <strong>de</strong><br />

vivre, nous le partageons avec <strong>la</strong> mort ! Ce n’est pas <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière goutte d’eau qui vi<strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

clepsydre, mais toutes celles qui sont tombées auparavant ».<br />

20<br />

Ibid, lettre 78 : « Même dans un lit, on trouve l’occasion <strong>de</strong> faire preuve <strong>de</strong> courage ».<br />

Lorsqu’il envisage les issues possibles – <strong>la</strong> guérison ou le décès – Sénèque conclut que<br />

l’une ou l’autre importent peu puisque dans les <strong>de</strong>ux cas, <strong>la</strong> souffrance disparaît.<br />

P. 22<br />

©EREMA Novembre 2010


cependant, paradoxalement, à une position très stoïcienne, dans <strong>la</strong> manière<br />

d’appréhen<strong>de</strong>r le renoncement à <strong>la</strong> vie et d’envisager le suici<strong>de</strong> comme solution<br />

préservant <strong>la</strong> dignité 21<br />

.<br />

Renoncement et liberté<br />

Au fil <strong>de</strong> notre <strong>réflexion</strong> émerge une définition du renoncement plus complexe,<br />

accordant à <strong>la</strong> volonté une p<strong>la</strong>ce restreinte, n’excluant cependant pas<br />

l’intervention <strong>de</strong> <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce dans <strong>la</strong> réalisation d’un acte médical et <strong>la</strong>issant à <strong>la</strong><br />

liberté un champ possible d’expression, tant pour le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> que pour le soignant.<br />

Dans cette perspective, le rejet <strong>de</strong> ce qui est imposé <strong>de</strong> l’extérieur, quitte à nier<br />

l’évi<strong>de</strong>nce ou agir à l’encontre <strong>de</strong> son intérêt, serait pour le patient le moyen<br />

d’affirmer sa liberté vis-à-vis d’un conformisme hospitalier pesant.<br />

Par ailleurs, le rejet d’une position médicale pourtant argumentée <strong>sur</strong> un p<strong>la</strong>n<br />

rationnel constituerait pour le praticien l’occasion d’éprouver sa force <strong>de</strong><br />

conviction et d’affirmer sa singu<strong>la</strong>rité. Descartes, avait déjà noté <strong>la</strong> tentation<br />

toujours présente <strong>de</strong> préférer <strong>la</strong> liberté à tout autre bien 22<br />

.<br />

Ne peut-on en définitive affirmer avec Sartre que <strong>la</strong> liberté fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté ? <strong>Le</strong><br />

schéma c<strong>la</strong>ssique <strong>de</strong> l’acte volontaire comportant <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> finalité, <strong>la</strong><br />

délibération <strong>sur</strong> les moyens, <strong>la</strong> décision puis l’action semble en effet peu<br />

pertinent lorsque l’on abor<strong>de</strong> <strong>la</strong> problématique du renoncement. La délibération<br />

volontaire est tour à tour difficile, impossible ou même truquée, comme le<br />

21 Dans son article intitulé, « <strong>Le</strong>s stoïques ou <strong>la</strong> clef <strong>de</strong>s champs » (Magazine littéraire,<br />

n°256, Paris, juillet-août 1988, p.16), G. Matzneff envisage le suici<strong>de</strong> comme l’acte<br />

aristocratique par excellence. Pour l’auteur ce sont les stoïciens qui ont donné au suici<strong>de</strong><br />

ses lettres <strong>de</strong> noblesse en en faisant un acte philosophique exemp<strong>la</strong>ire. Après avoir repris<br />

l’histoire <strong>de</strong> Caton, qui, plongeant son épée dans sa poitrine reste maître <strong>de</strong> son <strong>de</strong>stin,<br />

Matzneff cite Sénèque pour qui le refus d’admettre le suici<strong>de</strong> comme terme possible <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vie serait une entrave insupportable à <strong>la</strong> liberté : « La Loi éternelle n’a rien fait <strong>de</strong> mieux<br />

que <strong>de</strong> donner à notre vie, avec une seule entrée, plusieurs sorties. Pourquoi attendrai-je<br />

<strong>la</strong> cruauté <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die ou celle <strong>de</strong>s hommes quand je puis échapper aux tourments et<br />

me délivrer <strong>de</strong> l’adversité ? Nous ne pouvons-nous p<strong>la</strong>indre <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie pour <strong>la</strong> raison<br />

qu’elle ne retient personne. La condition <strong>de</strong> l’homme est bonne, nul n’est malheureux<br />

que par sa faute. La vie te p<strong>la</strong>ît ? Vis. Elle ne te p<strong>la</strong>ît pas ? Tu peux retourner d’où tu es<br />

venu ».<br />

22 Descartes, Correspondances avec Elisabeth et autres lettres, Paris, GF-F<strong>la</strong>mmarion,<br />

2007, p.52. Dans <strong>la</strong> <strong>Le</strong>ttre à Mes<strong>la</strong>nd du 9 février 1645, Descartes affirme qu’ « il nous<br />

est toujours possible <strong>de</strong> nous retenir <strong>de</strong> poursuivre un bien c<strong>la</strong>irement connu et<br />

d’admettre une vérité évi<strong>de</strong>nte, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer<br />

par là notre libre arbitre » et dans <strong>la</strong> même correspondance, quelques lignes plus loin,<br />

cette difficulté pour l’esprit d’adhérer à une position imposée : « On peut dire que les<br />

choses qui nous sont commandées par les autres et que sans ce<strong>la</strong> nous ne ferions pas<br />

nous-mêmes, nous les faisons moins librement que celles qui ne nous sont pas<br />

commandées ».<br />

P. 23<br />

©EREMA Novembre 2010


souligne Sartre, car lorsque l’on délibère, tout est joué d’avance 23<br />

. Avant <strong>la</strong><br />

délibération, le choix est fait et <strong>la</strong> <strong>réflexion</strong> n’intervient que <strong>sur</strong> <strong>la</strong> manière<br />

d’atteindre <strong>la</strong> fin que l’on vise. La liberté est en fait originelle pour pouvoir se<br />

constituer comme volonté.<br />

Cette approche <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté et <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté nous semble plus conforme au<br />

renoncement du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer, qu’une démarche fondée <strong>sur</strong> <strong>la</strong> délibération<br />

ou <strong>sur</strong> une maîtrise trop stoïcienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie.<br />

Madame F a décidé <strong>de</strong> renoncer aux soins, ce qui lui procure l’illusion ras<strong>sur</strong>ante<br />

<strong>de</strong> conserver son autonomie et <strong>de</strong> ne pas dépendre <strong>de</strong>s soignants pour continuer<br />

à vivre. Elle é<strong>la</strong>bore une réalité supportable, qui lui convient après avoir affirmé<br />

sa liberté <strong>de</strong> renoncer aux soins.<br />

Madame R choisit <strong>de</strong> renoncer à <strong>la</strong> vie ; elle appréhen<strong>de</strong> cette solution comme <strong>la</strong><br />

seule issue possible et proc<strong>la</strong>me sa liberté alors qu’elle n’a plus les moyens<br />

d’organiser une autre forme <strong>de</strong> suici<strong>de</strong>.<br />

Madame P renonce à ses repas pour <strong>de</strong>s motifs que l’on ne peut éluci<strong>de</strong>r. Peu<br />

importe, elle impose aux soignants sa manière d’être, <strong>de</strong> se comporter, et d’une<br />

certaine façon ses choix, même s’ils ne sont pas rationnels et peuvent sembler<br />

contradictoires. Elle aussi, affirme une certaine forme <strong>de</strong> liberté.<br />

Cette aspiration à <strong>la</strong> liberté accompagne chaque être humain durant son<br />

existence terrestre. D’autres exemples, empruntés à l’histoire et à <strong>la</strong> littérature<br />

en témoignent.<br />

<strong>Le</strong> cheminement que nous avons décrit ne s’apparente-t-il pas au renoncement<br />

progressif à <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s émigrés allemands pendant <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> guerre mondiale ?<br />

<strong>Le</strong> témoignage <strong>de</strong> S. Zweig, organisant son suici<strong>de</strong> à l’âge <strong>de</strong> soixante ans, en<br />

est une illustration. La séduction d’un horizon nouveau dans un Brésil en pleine<br />

évolution, ne peut compenser l’effondrement <strong>de</strong> son ancien mon<strong>de</strong> et son<br />

épuisement personnel 24<br />

. On retrouve ici les composantes du renoncement que<br />

nous avons évoquées : <strong>la</strong> contrainte (imposée par le nazisme), le détachement<br />

progressif (effondrement d’un mon<strong>de</strong>, éloignement géographique), <strong>la</strong> baisse <strong>de</strong>s<br />

capacités (épuisement, perte du pouvoir créateur), l’absence d’alternative (<strong>la</strong><br />

mort <strong>de</strong>vient <strong>la</strong> seule solution) et l’expression d’une ultime forme <strong>de</strong> maîtrise<br />

(affirmer sa liberté en renonçant).<br />

23 J.-P. Sartre, L’être et le Néant, Paris, Gallimard, 1976. Une nouvelle édition corrigée<br />

avec in<strong>de</strong>x par A. Elkaïm-Sartre a été publiée en mars 2010. Pour Sartre, « Quand <strong>la</strong><br />

volonté intervient, <strong>la</strong> décision est prise, et elle n’a d’autre valeur que celle d’une<br />

annonciation ».<br />

24 M. Cayrol, « Chronologie <strong>de</strong> Stefan Zweig », Magazine littéraire, n°351, Paris, février<br />

1997, p.24. Après avoir affirmé qu’il quittait <strong>la</strong> vie par sa libre volonté, Stefan Zweig<br />

explique son geste : « il faudrait avoir <strong>de</strong>s forces particulières pour complètement<br />

recommencer sa vie. Et les miennes sont épuisées par les longues années <strong>de</strong><br />

pérégrination loin <strong>de</strong> mon lieu d’attache…Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore<br />

les aurores après <strong>la</strong> longue nuit ! Moi, par trop impatient, je les précè<strong>de</strong> ».<br />

P. 24<br />

©EREMA Novembre 2010


On pourrait également citer l’exemple <strong>de</strong> Von Kleist, qui durant toute son<br />

existence sera tenté par le suici<strong>de</strong>. Hanté par l’absolu et ressentant une carence<br />

d’amour, un besoin inassouvi <strong>de</strong> reconnaissance, il finit, au fur à me<strong>sur</strong>e <strong>de</strong> ses<br />

échecs, par s’enfermer dans un sentiment d’impuissance, se croyant<br />

définitivement inapte à <strong>la</strong> vie sociale et à <strong>la</strong> gloire. Il met alors fin à ses jours en<br />

se tirant une balle dans <strong>la</strong> bouche. On peut évi<strong>de</strong>mment donner <strong>de</strong> nombreuses<br />

explications au geste suicidaire <strong>de</strong> Kleist. Certains avanceraient <strong>la</strong> thèse du<br />

suici<strong>de</strong> romantique avec une attirance morbi<strong>de</strong> pour le mystère <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit.<br />

D’autres, comme L. Richard 25 ont souligné l’antagonisme entre l’idéal qu’il<br />

ressentait en lui et <strong>la</strong> violence <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité. On retrouve ici, face aux épreuves <strong>de</strong><br />

l’existence, l’incapacité d’un homme à établir <strong>de</strong>s compromis pour continuer à<br />

vivre. Une succession <strong>de</strong> refus aboutit au constat que <strong>la</strong> mort est, dans <strong>de</strong> telles<br />

circonstances, préférable à <strong>la</strong> vie 26<br />

.<br />

Cette constatation rejoint celle <strong>de</strong> Bau<strong>de</strong><strong>la</strong>ire qui affirme que le suici<strong>de</strong> est<br />

parfois l’action <strong>la</strong> plus raisonnable <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. Evoquant <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Gérard <strong>de</strong><br />

Nerval, il écrit ces lignes: « un écrivain d’une honnêteté admirable, d’une haute<br />

intelligence, et qui fut toujours luci<strong>de</strong>, al<strong>la</strong> discrètement, sans déranger<br />

personne, si discrètement que sa discrétion ressemb<strong>la</strong>it à du mépris, délier son<br />

27<br />

âme dans <strong>la</strong> rue <strong>la</strong> plus noire qu’il pût trouver » .<br />

Ces différents exemples montrent que le renoncement se nourrit en quelque<br />

sorte <strong>de</strong> lui-même, franchit <strong>de</strong>s étapes, débouchant tôt ou tard <strong>sur</strong> l’intime<br />

conviction qu’il est <strong>la</strong> seule voie possible et pour certains qu’il doit être mené à<br />

son terme.<br />

Nous avons défendu au cours <strong>de</strong>s lignes précé<strong>de</strong>ntes que le renoncement<br />

constituait une manière d’affirmer sa liberté, même sous l’emprise <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die<br />

et que cette liberté était en définitive première, précédant toute démarche<br />

volontaire.<br />

Cependant tous les suici<strong>de</strong>s ne sont pas l’œuvre d’une démarche stoïcienne et<br />

l’on peut légitimement s’interroger <strong>sur</strong> ce qui reste <strong>de</strong> liberté chez certains<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s dont les capacités mentales et physiques sont effondrées.<br />

<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>rniers exemples nous montrent également que lorsque le champ <strong>de</strong>s<br />

possibles se restreint, au cours d’un processus <strong>de</strong> désinvestissement <strong>de</strong>structeur,<br />

il <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus difficile <strong>de</strong> ne pas cé<strong>de</strong>r à l’attraction <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort. On<br />

atteint ici <strong>la</strong> limite <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. Lorsque Kleist affirme que plus personne ne peut<br />

l’ai<strong>de</strong>r, est-il encore libre ? On pourrait également citer l’exemple <strong>de</strong> Van Gogh<br />

25<br />

L. Richard, « Kleist : un désir d’absolu », Magazine littéraire, n°256, Paris, juillet-août<br />

1988, p.21.<br />

26<br />

Ibid. Dans son ultime message, Kleist écrira : « <strong>la</strong> vérité, c’est qu’on ne pouvait pas<br />

m’ai<strong>de</strong>r <strong>sur</strong> terre ».<br />

27<br />

J. Roudaut, « Nerval en pendu », Ibid, p.34.<br />

P. 25<br />

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qui, en juillet 1890, confesse : « Je me sens raté. Voilà pour mon compte. Je<br />

sens que c’est là le sort que j’accepte et qui ne changera plus » 28<br />

.<br />

Il nous paraît ainsi important d’éviter <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r à <strong>la</strong> tentation <strong>de</strong> trop simplifier <strong>la</strong><br />

signification du renoncement qui comporte, comme toute action humaine, une<br />

part <strong>de</strong> déterminisme et <strong>de</strong> liberté.<br />

Parvenu à ce sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>réflexion</strong>, nous proposons <strong>de</strong> distinguer chez nos<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s plusieurs formes <strong>de</strong> renoncement à <strong>la</strong> vie :<br />

- <strong>Le</strong> suici<strong>de</strong> philosophique fondé <strong>sur</strong> le constat qu’il est préférable, pour un<br />

certain nombre <strong>de</strong> raisons objectives, <strong>de</strong> mettre un terme à son existence. La<br />

liberté s’exprime alors pleinement, du moins en apparence, à travers un choix<br />

parfaitement assumé. Bien que rare, cette éventualité s’observe chez le patient<br />

Alzheimer.<br />

- <strong>Le</strong> syndrome <strong>de</strong> glissement, où le renoncement correspond à <strong>la</strong> perception d’un<br />

effondrement <strong>de</strong>s capacités physiques et mentales. La réalité <strong>de</strong> l’existence est<br />

rejetée massivement. L’attraction exercée par <strong>la</strong> mort est irrésistible. La seule<br />

liberté octroyée au ma<strong>la</strong><strong>de</strong> est <strong>de</strong> s’abandonner à sa pulsion <strong>de</strong> mort.<br />

- L’échec <strong>de</strong>s renoncements adaptatifs prenant <strong>la</strong> forme d’un renoncement à <strong>la</strong><br />

vie progressif, lorsque <strong>la</strong> pénibilité <strong>de</strong> l’existence conduit à un désespoir parfois<br />

croissant, <strong>la</strong>issant à <strong>la</strong> liberté une p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> plus en plus réduite. Nous trouvons ici<br />

le lieu <strong>de</strong>s dépressions mais aussi <strong>de</strong> toutes les situations où l’autonomie et le<br />

libre arbitre sont mis en cause. Des tableaux très différents peuvent s’observer<br />

chez les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer. Nous y reviendrons en abordant l’autonomie et le<br />

consentement.<br />

Renoncement et faiblesse <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté<br />

Si Descartes envisage <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> préférer <strong>la</strong> liberté à tout autre bien, il ne<br />

manque cependant pas <strong>de</strong> démontrer que <strong>la</strong> vraie liberté est l’adhésion à<br />

l’évi<strong>de</strong>nce rationnelle guidée par <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité. Est-ce concevable <strong>de</strong><br />

percevoir les conditions <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalisation du Bien et <strong>de</strong> ne pas s’y conformer ?<br />

Pour reprendre l’allégorie p<strong>la</strong>tonicienne, l’homme sorti <strong>de</strong> sa caverne peut-il<br />

encore cé<strong>de</strong>r aux chimères qui obscurcissaient sa conscience lorsqu’il n’avait pas<br />

été mis en présence <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité ? Dans le domaine que nous abordons,<br />

l’hypothèse n’est en rien théorique. Au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer, une telle<br />

éventualité peut en effet s’observer chez le patient comme chez l’aidant.<br />

28<br />

A. Armel, « Qui a tué Vincent ? », Magazine littéraire, n°256, Paris, juillet-août 1988,<br />

p.35.<br />

P. 26<br />

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<strong>Le</strong> renoncement du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer à l’encontre <strong>de</strong> son intérêt peut comporter<br />

différents refus qui ne peuvent être justifiés <strong>de</strong> manière rationnelle : refus <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nourriture, <strong>de</strong>s règles d’hygiène élémentaires, d’une ai<strong>de</strong> à domicile ou <strong>de</strong><br />

certains soins.<br />

Notre première observation illustre cette situation : Madame F, encore capable<br />

d’é<strong>la</strong>boration rationnelle, discerne son intérêt (suivre les conseils médicaux),<br />

mais ne parvient pas à s’y conformer. Sa seule justification est <strong>de</strong> banaliser ses<br />

troubles. Son mari réagit <strong>de</strong> <strong>la</strong> même manière puisqu’il conforte sa femme dans<br />

son attitu<strong>de</strong>.<br />

Aristote avait déjà mentionné que certaines fautes <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison liées à <strong>de</strong>s<br />

mouvements <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité sont néanmoins <strong>de</strong>s actes volontaires 29<br />

.<br />

Cette situation rejoint le problème c<strong>la</strong>ssique <strong>de</strong> <strong>la</strong> faiblesse <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté, <strong>de</strong><br />

30<br />

l’akrasia (incontinence) <strong>de</strong>s grecs. Mais ainsi que le souligne J.-C. Billier c’est<br />

<strong>sur</strong>tout Ovi<strong>de</strong> par <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> Médée qui pose c<strong>la</strong>irement le problème : « Je vois le<br />

bien, je l’approuve, et je fais le mal » 31<br />

.<br />

Cette possibilité d’agir à son désavantage, en connaissance <strong>de</strong> cause, a<br />

32<br />

également été formulée par Saint Paul dans l’épître aux romains : « Je ne fais<br />

pas le bien que je veux, tandis que je fais le mal que je ne veux pas ».<br />

Il est intéressant <strong>de</strong> constater que les troubles comportementaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die<br />

d’Alzheimer débutante, peuvent comporter plusieurs contradictions analogues. <strong>Le</strong><br />

patient renonce comme si quelqu’un d’autre agissait en lui, le détournant <strong>de</strong> son<br />

bien. Pourquoi agit-il ainsi ? Peut-être, tout simplement, du fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> faiblesse <strong>de</strong><br />

l’argumentation rationnelle, qui n’a que peu <strong>de</strong> poids face à <strong>de</strong>s représentations<br />

plus intimes, certes erronées, mais constituant une réalité beaucoup plus<br />

ras<strong>sur</strong>ante.<br />

D’une façon générale nous pouvons remarquer que les épreuves <strong>de</strong> l’existence<br />

incitent souvent à suivre une logique en apparence irrationnelle, pouvant même<br />

aller à l’encontre <strong>de</strong> prescriptions sociales ou juridiques. L’exemple d’Antigone en<br />

témoigne. Bravant l’interdit du roi Créon, elle offre à son frère une sépulture,<br />

suivant en ce<strong>la</strong> l’impulsion qui <strong>la</strong> pousse à agir contre <strong>la</strong> loi <strong>de</strong>s hommes, mais en<br />

conformité avec <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> ses ancêtres 33<br />

.<br />

29<br />

Aristote, Ethique <strong>de</strong> Nicomaque, Paris, GF-F<strong>la</strong>mmarion, 1965, p.77<br />

30<br />

J.-C. Billier, Introduction à l’<strong>éthique</strong>, Paris, 2010, p.153. Reprenant les travaux <strong>de</strong> Jon<br />

Elster (Agir contre soi. La faiblesse <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté, Paris, Odile Jacob, 2007), l’auteur cite<br />

les sept attitu<strong>de</strong>s mentales au cours <strong>de</strong>squelles <strong>la</strong> volonté peut être détournée : <strong>la</strong><br />

passion, <strong>la</strong> tentation, <strong>la</strong> procrastination, <strong>la</strong> non-observance, l’impatience, l’addiction et<br />

l’excès <strong>de</strong> rigidité.<br />

31<br />

Métamorphoses, VII, 7.<br />

32<br />

Rom VII, 15.<br />

33<br />

Sophocle, Tragédies, Paris, Gallimard, « collection Folio », 1977. Nous ne sommes<br />

plus ici dans l’horizontalité du logos rationnel qui illumine <strong>la</strong> cité <strong>de</strong>s hommes, mais dans<br />

P. 27<br />

©EREMA Novembre 2010


<strong>Le</strong> renoncement <strong>de</strong>vient ainsi une quête <strong>de</strong> sens. Ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s et aidants cherchent<br />

instinctivement, même à l’encontre <strong>de</strong> l’évi<strong>de</strong>nce, <strong>la</strong> voie <strong>la</strong> plus signifiante, celle<br />

qui leur permet <strong>de</strong> préserver une forme d’équilibre, dans le microcosme du<br />

domicile.<br />

Nous rejoignons ici Nietzsche, annonçant <strong>la</strong> psychanalyse, qui nous montre que<br />

<strong>la</strong> volonté n’est pas un arbitre que nous contrôlons, mais une expression <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nature à travers nous. Nos actions ne sont causées qu’en apparence par nos<br />

pensées ; elles sont en fait causées par ce qui cause nos pensées. <strong>Le</strong> moi n’est<br />

en rien transparent à lui-même, il est une arène où les vrais mobiles luttent<br />

entre eux ; le plus fort, le plus signifiant, s’imposera et déterminera l’action.<br />

Dans Aurore 34<br />

, Nietzsche résume ces <strong>réflexion</strong>s : « Nous avons eu tant <strong>de</strong> mal à<br />

apprendre que les choses extérieures ne sont pas telles qu’elles nous<br />

apparaissent, - Eh bien ! Il en va <strong>de</strong> même du mon<strong>de</strong> intérieur ! ». <strong>Le</strong><br />

renoncement prend sa source dans l’intimité <strong>la</strong> plus sombre <strong>de</strong> l’homme. Il n’est<br />

donc pas <strong>sur</strong>prenant, exposé aux lumières <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison, <strong>de</strong> le percevoir comme<br />

contradictoire ou incompréhensible. Il n’en <strong>de</strong>meure pas moins l’expression d’une<br />

volonté, parfois obscure, mais reflétant l’intériorité <strong>de</strong> l’être en souffrance.<br />

Renoncement et extinction <strong>de</strong>s désirs<br />

Prolongeant cette analyse, nous allons à présent examiner le rôle du désir, ou<br />

plus exactement <strong>de</strong> l’extinction du désir dans le processus <strong>de</strong> renoncement.<br />

Comment procè<strong>de</strong> le désir ? Il est habituel <strong>de</strong> le décrire comme une tension vers<br />

un objet, perçu comme un pôle possible <strong>de</strong> satisfaction. Evoquant l’origine du<br />

désir, il est toujours utile <strong>de</strong> revenir au mythe <strong>de</strong> <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> l’amour (qui est<br />

aussi le désir), tel que P<strong>la</strong>ton nous le décrit dans le Banquet 35 . Sa double parenté<br />

est rappelée : Eros est fils <strong>de</strong> Pénia, sa mère, incarnant <strong>la</strong> pauvreté, mais aussi<br />

<strong>de</strong> Poros, son père, chasseur <strong>de</strong> premier ordre, toujours en quête <strong>de</strong>s ressources<br />

qui lui manquent. Eros n’est ni mortel, ni immortel : « En un même jour, tantôt il<br />

est florissant et bien vivant, tantôt il meurt, puis <strong>de</strong> nouveau revient à <strong>la</strong> vie,<br />

chaque fois que ses ressources abon<strong>de</strong>nt, grâce au naturel qu’il tient <strong>de</strong> son<br />

père», écrit P<strong>la</strong>ton. Eros est aussi un milieu entre savoir et ignorance. Il sait qu’il<br />

ne possè<strong>de</strong> rien, mais il veut beaucoup ; il tend <strong>de</strong> tout son être à combler le<br />

manque qu’il ressent, remarque G. Droz dans son commentaire du mythe 36<br />

. Eros<br />

le logos plus secret, porté dans l’ombre par une femme rattachée <strong>de</strong> manière<br />

transcendante au cosmos.<br />

34<br />

F. Nietzsche, Aurore, Paris, Gallimard, « collection Folio essais », 1989, livre <strong>de</strong>uxième,<br />

116.<br />

35<br />

P<strong>la</strong>ton, <strong>Le</strong> Banquet, Paris, Nathan, « collections les intégrales <strong>de</strong> Philo », 1983, p.78.<br />

36<br />

G. Droz, <strong>Le</strong>s mythes p<strong>la</strong>toniciens, Paris, Seuil, « collection Sagesses », 1992, p.54.<br />

P. 28<br />

©EREMA Novembre 2010


se révèle toujours habile pour trouver les passages qui conduisent vers ce qu’il<br />

voudrait possé<strong>de</strong>r.<br />

Notre première observation reflète cette tendance : Madame F renonce à une<br />

prise en charge médicale contradictoire avec son désir <strong>de</strong> continuer à conduire<br />

son véhicule, d’assumer seule sa toilette et son intendance ménagère. <strong>Le</strong><br />

renoncement aux soins <strong>de</strong>vient un acquiescement à <strong>la</strong> vie, grâce au maintien <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> dynamique du désir. Aristote aurait pu affirmer qu’elle n’est pas maîtresse<br />

d’elle-même, car « qui est maître <strong>de</strong> soi agit par choix délibéré et non sous<br />

l’impulsion du désir » 37<br />

. Il n’en <strong>de</strong>meure pas moins que son désir est à l’origine<br />

<strong>de</strong> son action et qu’en comparaison <strong>la</strong> volonté ne semble pas peser lourd.<br />

Une autre remarque semble s’imposer. Examinant les objets investis par le désir<br />

chez les patients Alzheimer, mais parfois aussi au cours du vieillissement dit<br />

« normal », on peut être <strong>sur</strong>pris par leur atypie ou leur contradiction avec le<br />

« bon sens ». La présence <strong>de</strong> l’animal <strong>de</strong> compagnie peut être préférée à celle<br />

d’un enfant, <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> à <strong>la</strong> compagnie, l’accumu<strong>la</strong>tion d’objets hétéroclites à<br />

l’acquisition d’objets fonctionnels.<br />

Certains désirs peuvent s’opposer entre eux ou contredire une valeur à <strong>la</strong>quelle<br />

le sujet parait attaché. Une dynamique <strong>de</strong> désir reste souvent opérante, mais il<br />

est fréquent qu’on ne puisse <strong>la</strong> déco<strong>de</strong>r, comme dans le cas <strong>de</strong> madame P, qui<br />

poursuit sa rééducation alors qu’elle refuse <strong>de</strong> manger.<br />

Soulignant <strong>la</strong> force du désir, nous sommes tentés <strong>de</strong> rejoindre Spinoza qui,<br />

comme le rappelle Ph. Danino dans un article récent 38<br />

, s’oppose à une longue<br />

tradition philosophique, <strong>de</strong> P<strong>la</strong>ton à Sartre, définissant le désir comme manque<br />

et imperfection. Chez Spinoza, l’homme n’est plus cet être <strong>de</strong> manque face à un<br />

Dieu créateur et transcendant. <strong>Le</strong> Dieu <strong>de</strong> Spinoza n’est rien d’autre que <strong>la</strong><br />

nature elle-même, comportant une puissance infinie d’agir et <strong>de</strong> se conserver<br />

elle-même, selon un déterminisme strict. L’homme est une partie <strong>de</strong> cette<br />

puissance, qu’il exprime pour persévérer dans son être.<br />

Ph. Danino cite <strong>la</strong> définition que Spinoza donne du désir « l’appétit avec <strong>la</strong><br />

39<br />

conscience <strong>de</strong> lui-même » , cet appétit étant « l’essence même <strong>de</strong> l’homme en<br />

tant qu’elle est déterminée à faire ce qui est utile à sa propre conservation » 40<br />

.<br />

L’auteur termine son propos en évoquant G. Deleuze, qui dans l’Anti-Œdipe,<br />

affirme que « les révolutionnaires, les artistes et les voyants savent que le désir<br />

étreint <strong>la</strong> vie avec une puissance productrice ». <strong>Le</strong> désir produit en fait du réel,<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie et permet <strong>de</strong> construire sa vie.<br />

37<br />

Aristote, Ethique <strong>de</strong> Nicomaque, Paris, GF-F<strong>la</strong>mmarion,1965, p.78.<br />

38<br />

Ph. Danino, « <strong>Le</strong> désir souverain », <strong>Le</strong> nouvel Observateur hors-série, Paris, juilletaoût<br />

2009, p.41.<br />

39<br />

Ethique III, prop.9, scolie.<br />

40 Ibid.<br />

P. 29<br />

©EREMA Novembre 2010


Peut-être les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s et ceux qui les ai<strong>de</strong>nt l’éprouvent-ils aussi avec une acuité<br />

particulière ?<br />

Il est dès lors facile <strong>de</strong> comprendre que l’extinction progressive <strong>de</strong>s désirs puisse<br />

conduire au renoncement à <strong>la</strong> vie. La dépression sévère, avec <strong>la</strong> perte <strong>de</strong> l’é<strong>la</strong>n<br />

vital et l’envahissement <strong>de</strong> l’être par une tristesse in<strong>sur</strong>montable, en est<br />

l’exemple le plus caractéristique. Dans une telle situation l’anhédonie domine.<br />

Cependant, <strong>la</strong> mécanique du désir peut s’altérer progressivement au cours <strong>de</strong><br />

l’avancée en âge, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toute dépression. Face aux pertes, aux<br />

déceptions et aux humiliations qu’il subit parfois, le sujet vieillissant soumis à ces<br />

frustrations répétitives, atteint dans son essence même, peut à tout moment<br />

s’engager dans un processus <strong>de</strong> renoncement à <strong>la</strong> vie. <strong>Le</strong> négativisme et les<br />

refus successifs que l’on observe en sont souvent les premiers symptômes. Ce ne<br />

sont pas seulement les objets <strong>de</strong> désir qui <strong>de</strong>viennent inaccessibles, mais <strong>la</strong> force<br />

du désir elle-même qui s’amenuise.<br />

Pour nous situer dans <strong>la</strong> continuité <strong>de</strong> Spinoza, nous pourrions affirmer que le<br />

sujet ne peut plus augmenter sa puissance d’exister. Il le peut d’autant moins<br />

qu’il ressent <strong>la</strong> faiblesse <strong>de</strong> ses capacités mentales et physiques, ce dont<br />

témoignent <strong>de</strong> nombreux ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer.<br />

Au même titre que l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté, l’extinction <strong>de</strong>s désirs fait donc<br />

intrinsèquement partie du processus <strong>de</strong> renoncement. Compte tenu du rôle<br />

essentiel du désir dans le maintien <strong>de</strong>s fonctions vitales, nous sommes tentés <strong>de</strong><br />

conclure que son affaiblissement conditionne <strong>de</strong> façon primordiale le sujet<br />

vieillissant, et plus encore le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer, le conduisant au renoncement.<br />

<strong>Le</strong>s résistances psychologiques et les interdits sociaux ou moraux cè<strong>de</strong>nt les uns<br />

après les autres. <strong>Le</strong>s fondations <strong>de</strong> l’être s’écroulent peu à peu. Parvenu à un<br />

certain sta<strong>de</strong>, le sujet perd définitivement <strong>la</strong> maîtrise <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation. <strong>Le</strong><br />

glissement est alors définitif et <strong>la</strong> mort <strong>de</strong>vient inéluctable.<br />

L’abord thérapeutique du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> en situation <strong>de</strong><br />

renoncement<br />

Accompagner un ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer ancré dans un processus <strong>de</strong> renoncement<br />

constitue une étape délicate, où cours <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle notre conscience morale est<br />

sans cesse interrogée.<br />

<strong>Le</strong> respect <strong>de</strong> l’autonomie a-t-il encore un sens dans cette situation ? Quelle<br />

signification les soignants peuvent-ils donner au terme « dignité » en pareilles<br />

circonstances ? Quelles approches <strong>éthique</strong>s doit-on privilégier ? Ne peut-on<br />

finalement envisager le renoncement comme un processus cathartique ?<br />

P. 30<br />

©EREMA Novembre 2010


Nous allons tenter <strong>de</strong> répondre à ces questions tout en nous inscrivant dans une<br />

perspective d’accompagnement et <strong>de</strong> soin.<br />

Renoncement et autonomie<br />

Considérer l’autonomie du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> engagé dans une démarche <strong>de</strong> renoncement<br />

nous p<strong>la</strong>ce immédiatement au cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> problématique <strong>éthique</strong>. Respecter ou<br />

non une attitu<strong>de</strong> dont on sait qu’elle peut mettre en péril <strong>la</strong> vie du patient<br />

constitue <strong>la</strong> question cruciale.<br />

Nous avons déjà évoqué différents arguments qui p<strong>la</strong>i<strong>de</strong>nt pour une nonintervention,<br />

notamment quand le sujet exprime par ce renoncement sa liberté<br />

ou lorsqu’il démontre que ce comportement, en apparence négatif, lui permet <strong>de</strong><br />

s’adapter et <strong>de</strong> préserver sa puissance d’exister.<br />

Mais comment évaluer en pratique l’autonomie d’un patient Alzheimer exprimant<br />

c<strong>la</strong>irement son opposition par son discours ou son comportement ? Sommesnous<br />

tous d’accord <strong>sur</strong> le sens qu’il faut attribuer au mot autonomie ?<br />

<strong>Le</strong> mot figure en effet en bonne p<strong>la</strong>ce dans <strong>de</strong> nombreux ouvrages consacrés à<br />

l’<strong>éthique</strong> médicale. Dans <strong>la</strong> littérature anglo-saxonne, le respect <strong>de</strong> l’autonomie<br />

est avec <strong>la</strong> justice (au sens <strong>de</strong> non-discrimination) le principe déontologique <strong>sur</strong><br />

lequel tout praticien et tout chercheur <strong>de</strong>vrait s’appuyer (5). A juste titre Y.<br />

Constantinidès s’étonne <strong>de</strong> le voir ainsi érigé en quasi-obligation morale :<br />

« <strong>de</strong>voir est en quelque sorte fait à tous d’être ou du moins <strong>de</strong> paraître<br />

autonomes, afin <strong>de</strong> donner un crédit suffisant au fameux pacte <strong>de</strong> soins » 41<br />

.<br />

En réalité, l’abord du concept d’autonomie est rendu délicat du fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> pluralité<br />

<strong>de</strong> significations qu’on peut lui donner, sources <strong>de</strong> malentendus fâcheux. Qu’y at-il<br />

en effet <strong>de</strong> commun entre le sens moral transcendant que Kant lui confère<br />

(18) et le simple consentement aux soins ou le respect <strong>de</strong>s préférences<br />

particulières qui caractérise l’individu ? Evaluer l’autonomie avec <strong>de</strong>s grilles et<br />

<strong>de</strong>s échelles, est-ce pour autant lui reconnaître une valeur ? N’est-ce pas en<br />

dissoudre toute <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur en ne retenant <strong>de</strong> <strong>la</strong> notion qu’un instantané ne<br />

prenant en compte que <strong>la</strong> capacité fonctionnelle du sujet ?<br />

Il nous semble <strong>de</strong>voir renoncer, dès à présent, au sens que Kant lui donne dans<br />

<strong>la</strong> critique <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison pratique : « l’unique principe <strong>de</strong> toutes les lois morales et<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs conformes à ces lois ». En effet, <strong>la</strong> réalité nous montre chaque jour<br />

que nous ne rencontrons jamais ces ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s autonomes, véritablement libres,<br />

indifférents au mon<strong>de</strong> sensible, s’élevant au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s contraintes imposées par<br />

41 Y. Constantinidès, « Limites du principe d’autonomie », Ethique, mé<strong>de</strong>cine et société,<br />

Paris, Vuibert, « collection espace <strong>éthique</strong> », 2007, p.92. En accompagnant au quotidien<br />

les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer, les soignants peuvent témoigner, comme le remarque l’auteur,<br />

que cette autonomie « n’est pas <strong>la</strong> chose du mon<strong>de</strong> <strong>la</strong> mieux partagée ».<br />

P. 31<br />

©EREMA Novembre 2010


leur pathologie ou par leur environnement et ne suivant que <strong>la</strong> loi morale en eux.<br />

Une telle transcendance est illusoire. Inciter un patient engagé dans un<br />

processus <strong>de</strong> renoncement à une telle démarche est aussi utopique que <strong>de</strong><br />

conseiller à un sujet dépressif <strong>de</strong> faire du sport alors que sa volonté est<br />

annihilée. Nous ne serions plus dans le respect <strong>de</strong> l’autonomie mais dans une<br />

sorte <strong>de</strong> paternalisme décalé, presque violent, méconnaissant profondément <strong>la</strong><br />

réalité du ma<strong>la</strong><strong>de</strong>.<br />

Associer <strong>la</strong> dignité humaine non plus à l’acte moral lui-même, mais à sa<br />

potentialité nous semble tout aussi problématique. Ainsi, chez le ma<strong>la</strong><strong>de</strong><br />

Alzheimer, <strong>la</strong> baisse <strong>de</strong>s fonctions intellectuelles, supprimant cette possibilité<br />

d’échapper au déterminisme naturel, risque du même coup <strong>de</strong> lui faire perdre<br />

tout ce qui fon<strong>de</strong> sa dignité. Contourner <strong>la</strong> contradiction en affirmant que seule<br />

compte l’aptitu<strong>de</strong> à <strong>la</strong> liberté ou à l’autonomie ne fait que démontrer<br />

l’insuffisance <strong>de</strong> cette approche qui ne peut en rien ai<strong>de</strong>r les soignants face aux<br />

patients et aux familles.<br />

Ces réserves peuvent paraître évi<strong>de</strong>ntes, mais l’expérience nous démontre<br />

régulièrement que <strong>la</strong> tentation <strong>de</strong> considérer le sujet ma<strong>la</strong><strong>de</strong> comme un être<br />

autonome est toujours présente, tant cette aspiration à <strong>la</strong> liberté a été sacralisée<br />

au cours du temps, notamment par le christianisme. Bien que rêvant à une<br />

liberté absolue, nous restons <strong>de</strong>s êtres <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tion, subissant nombre <strong>de</strong><br />

déterminismes dont <strong>la</strong> plupart nous échappent. L’homme séparé <strong>de</strong> <strong>la</strong> société est<br />

une chimère, le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> séparé <strong>de</strong> son environnement est une fiction analogue.<br />

Si l’on admet cet aspect <strong>de</strong> <strong>la</strong> condition humaine, peut-on encore revendiquer<br />

une indépendance à tout prix ? Peut-on désirer l’impossible ? Peut-être, mais <strong>la</strong><br />

société n’est pas obligée <strong>de</strong> l’accepter. Comme toujours, <strong>la</strong> liberté individuelle se<br />

trouve limitée par le principe d’égalité. Il nous faut en tenir compte dans nos<br />

décisions.<br />

Pour illustrer ce questionnement nous pouvons citer l’exemple <strong>de</strong> ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s<br />

Alzheimer revendiquant leur maintien à domicile en dépit <strong>de</strong> l’ab<strong>sur</strong>dité évi<strong>de</strong>nte<br />

d’un tel projet. Lorsque les ai<strong>de</strong>s sont constamment refusées, que les pompiers<br />

interviennent plusieurs fois par semaine en raison <strong>de</strong> chutes répétitives, quand <strong>la</strong><br />

toilette n’est plus réalisée <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s mois, que l’appartement se dégra<strong>de</strong> au<br />

point que les voisins se p<strong>la</strong>ignent d’o<strong>de</strong>urs nauséabon<strong>de</strong>s ou d’un risque<br />

d’incendie, ou bien encore que les hospitalisations se multiplient simplement<br />

parce que le domicile est <strong>de</strong>venu inhospitalier, quelle valeur accor<strong>de</strong>r au respect<br />

<strong>de</strong> l’autonomie et au consentement ?<br />

Alors que les limites du maintien à domicile sont dépassées <strong>de</strong>puis longtemps,<br />

que tous les professionnels ont été successivement mis en échec malgré <strong>de</strong><br />

louables tentatives pour apprivoiser ce sujet récalcitrant, il est <strong>sur</strong>prenant <strong>de</strong><br />

constater que ces situations puissent se prolonger <strong>de</strong>s mois, voire <strong>de</strong>s années.<br />

Jusqu’au jour où, brusquement tout semble basculer lorsque le sujet passe du<br />

statut « autonome » au statut « ma<strong>la</strong><strong>de</strong> », quand <strong>la</strong> frontière du pathologique est<br />

P. 32<br />

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franchie, par exemple à <strong>la</strong> faveur d’une expertise psychiatrique en vue d’une<br />

tutelle. La société réaffirme alors ses prérogatives avec une brutalité qui semble<br />

légitimer le caractère tardif <strong>de</strong> son intervention. La sanction tombe : le sujet est<br />

déc<strong>la</strong>ré incapable <strong>de</strong> discerner son intérêt, il doit être représenté dans les actes<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie civile et p<strong>la</strong>cé en institution contre sa volonté. La proc<strong>la</strong>mation du<br />

caractère pathologique d’une telle situation vient justifier hypocritement, a<br />

posteriori, ce que l’on savait <strong>de</strong>puis longtemps : dans son acharnement au<br />

maintien à domicile, le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer n’était plus entièrement libre <strong>de</strong> son<br />

choix.<br />

Ne pouvait-on imaginer une autre issue ? La question est évi<strong>de</strong>mment plus<br />

difficile qu’il n’y parait. L’observation <strong>de</strong> madame F nous <strong>la</strong>isse entrevoir <strong>la</strong><br />

dégradation qui aurait pu <strong>sur</strong>venir si, au bout <strong>de</strong> plusieurs années, elle n’avait<br />

pas acceptée d’être aidée. L’option du maintien à domicile aurait alors été très<br />

contestable. Mais au sta<strong>de</strong> décrit dans ce cas clinique, <strong>la</strong> non-intervention semble<br />

justifiée, dans <strong>la</strong> me<strong>sur</strong>e où <strong>la</strong> ma<strong>la</strong><strong>de</strong> conserve une forme d’équilibre <strong>de</strong> vie et<br />

que sa mise en danger est acceptable. 42<br />

Ces exemples montrent que le respect <strong>de</strong> l’autonomie ne peut suffire. Il est<br />

nécessaire <strong>de</strong> percevoir, dans une telle situation, <strong>la</strong> tension existant entre liberté<br />

et égalité, mais aussi <strong>de</strong> découvrir le sens caché du renoncement. La démarche<br />

<strong>de</strong> soin doit également s’inscrire dans cette perspective.<br />

L’<strong>éthique</strong> dite minimaliste, qui sans faire appel à une quelconque transcendance<br />

(celle-ci reste cantonnée à <strong>la</strong> sphère privée, par exemple pour les questions<br />

religieuses) s’appuyant exclusivement <strong>sur</strong> le respect du consentement, présente<br />

les mêmes limites. Cette approche permet <strong>de</strong> tenir compte du pluralisme qui<br />

fon<strong>de</strong> notre société. Chacun, ma<strong>la</strong><strong>de</strong> ou non, aurait le droit <strong>de</strong> faire ce qu’il veut<br />

<strong>de</strong> sa vie, <strong>la</strong> seule réserve étant <strong>de</strong> ne pas mettre en danger celle d’autrui. Cette<br />

thèse, <strong>la</strong>rgement développée par différents auteurs à <strong>la</strong> suite J.S. Mill (21), ne<br />

nous semble pas non plus suffisante pour abor<strong>de</strong>r le renoncement <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s<br />

Alzheimer. En effet, nous l’avons vu, il est toujours nécessaire <strong>de</strong> s’interroger <strong>sur</strong><br />

le sens du renoncement, du refus ou du sacrifice que l’on observe. Ce qui est<br />

verbalisé ou ce qui est montré reflète-t-il l’intégralité du vécu ? N’y a-t-il pas<br />

dans l’acharnement au maintien à domicile une forme <strong>de</strong> résignation morbi<strong>de</strong> ou<br />

<strong>la</strong> peur d’un futur incertain ? La vie du couple ne comporte-t-elle pas au<br />

quotidien <strong>de</strong>s tensions et <strong>de</strong>s altercations délétères, très éloignées <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

bientraitance que l’on préconise ?<br />

Entre respect <strong>de</strong> l’autonomie et abandon thérapeutique, <strong>la</strong> distance n’est pas si<br />

gran<strong>de</strong>. Il peut être commo<strong>de</strong> <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sser un dossier dérangeant et <strong>de</strong> soi-même<br />

renoncer sous pré<strong>texte</strong> que le patient refuse les soins proposés. Tel que<br />

l’enseignait Hippocrate, n’oublions pas les leçons <strong>de</strong> l’observation clinique et<br />

42 La poursuite <strong>de</strong> <strong>la</strong> conduite automobile et le risque engendré pour autrui constituent un<br />

problème plus délicat. La liberté <strong>de</strong> madame F se trouve limitée ici par celle d’autrui.<br />

Dans <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> soin, une insistance particulière est nécessaire <strong>sur</strong> ce point, pouvant<br />

aboutir en cas d’échec à une me<strong>sur</strong>e plus radicale.<br />

P. 33<br />

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appelons-nous que <strong>de</strong> nombreux ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer p<strong>la</strong>cés en maison <strong>de</strong><br />

retraite contre leur volonté oublient très vite les circonstances <strong>de</strong> <strong>la</strong> rupture <strong>de</strong><br />

leur maintien à domicile et qu’ils retrouvent en institution, au contact d’autrui,<br />

une sérénité et une joie <strong>de</strong> vivre qu’ils avaient perdues 43<br />

.<br />

L’exercice médical comporte une prise <strong>de</strong> risque qu’il faut assumer, aussi bien au<br />

cours du colloque singulier que dans les échanges avec les familles ou entre<br />

professionnels. En effet, tout ne peut être mis en équation et le résultat<br />

thérapeutique n’est jamais garanti par avance. Avec le patient, l’empathie et <strong>la</strong><br />

bienfaisance sont souvent préférables au respect d’une autonomie plus théorique<br />

44<br />

que réelle .<br />

<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>rniers exemples nous montrent que <strong>la</strong> délibération qui conduit à <strong>la</strong> décision<br />

nous amène à considérer l’autonomie du ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, sans idéal transcendant, mais<br />

dans un sens é<strong>la</strong>rgi, tenant compte <strong>de</strong>s aptitu<strong>de</strong>s variées et <strong>de</strong>s préférences<br />

(verbalisées ou non) dans <strong>de</strong>s domaines autres que celui concerné par le<br />

problème initial. <strong>Le</strong> champ re<strong>la</strong>tionnel a également été analysé.<br />

Au cours <strong>de</strong> cette évaluation, percevant <strong>la</strong> tension <strong>éthique</strong> d’une telle situation,<br />

nous construisons intuitivement construit un modèle d’autonomie censé favoriser<br />

<strong>la</strong> prise <strong>de</strong> décision. Peut-être aussi parce que les grilles d’autonomie utilisées<br />

couramment en milieu gériatrique ne constituent qu’une ai<strong>de</strong> limitée lorsque les<br />

fonctions cognitives sont altérées. Ce point mérite cependant un commentaire<br />

particulier.<br />

<strong>Le</strong>s modèles d’autonomie sont apparus en gériatrie vers 1960 aux Etats-Unis 45<br />

,<br />

puis bien plus tard en France, dans les années 80. Ces grilles font aujourd’hui<br />

partie intégrante <strong>de</strong> l’évaluation gérontologique dite « standardisée » qui vise à<br />

préciser les secteurs <strong>de</strong> fragilité avérés ou potentiels chez une personne âgée.<br />

43 <strong>Le</strong> p<strong>la</strong>cement en maison <strong>de</strong> retraite, sans respect du consentement, constitue<br />

évi<strong>de</strong>mment une décision difficile, qui n’est envisageable qu’au terme d’un suivi prolongé.<br />

Elle suppose une analyse précise <strong>de</strong>s échecs <strong>de</strong> maintien à domicile, une concertation <strong>de</strong><br />

l’ensemble <strong>de</strong>s intervenants, <strong>de</strong>s échanges multiples avec <strong>la</strong> famille et une appréciation<br />

du moment favorable, au sens du kairos aristotélicien. La décision <strong>de</strong> transfert en<br />

institution peut <strong>de</strong>venir légitime lorsque le domicile est source <strong>de</strong> tensions délétères,<br />

mais aussi avant que les capacités d’adaptation à une vie collective ne soient trop<br />

réduites. Ce <strong>de</strong>rnier point reste toujours délicat à évaluer et l’on a parfois <strong>la</strong> <strong>sur</strong>prise <strong>de</strong><br />

découvrir - est-ce un bienfait <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die ? – que certains sujets associables à domicile<br />

se révèlent être <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isants convives en institution.<br />

44 Notre troisième observation, re<strong>la</strong>tant une forme particulière <strong>de</strong> renoncement<br />

alimentaire, en est un exemple. <strong>Le</strong> consentement à <strong>la</strong> gastrostomie ne peut être obtenu<br />

et lorsque <strong>la</strong> décision est prise, le résultat est imprévisible. A l’issue d’une longue<br />

discussion pluridisciplinaire n’aboutissant pas à une unanimité mais ayant apporté un<br />

nouvel éc<strong>la</strong>irage <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation, au terme d’échanges répétés avec le fils <strong>de</strong> <strong>la</strong> patiente,<br />

<strong>la</strong> décision est prise par le mé<strong>de</strong>cin.<br />

45 S. Katz, “Studies of illness in the aged. The in<strong>de</strong>x of ADL: a standardized me<strong>sur</strong>e of<br />

biological and psychological function”, JAMA, 1963, 185, p.914.<br />

P. 34<br />

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Depuis les premiers travaux <strong>de</strong> Rubenstein 46<br />

, <strong>de</strong> nombreuses étu<strong>de</strong>s ont<br />

confirmé le caractère performant <strong>de</strong> <strong>la</strong> métho<strong>de</strong>. Grâce à cette démarche, les<br />

personnes « fragiles » sont dépistées et font l’objet d’une prise en charge<br />

spécifique, si possible en milieu gériatrique.<br />

Plusieurs grilles sont aujourd’hui disponibles. Certaines évaluent les activités<br />

instrumentales <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie quotidienne : utilisation du téléphone, gestion <strong>de</strong>s<br />

médicaments, utilisation <strong>de</strong>s transports en commun, gestion <strong>de</strong>s papiers,<br />

réalisation <strong>de</strong>s courses et du ménage, utilisation du <strong>la</strong>ve-linge etc. D’autres sont<br />

centrées <strong>sur</strong> les gestes courants tels ceux effectués au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> toilette, <strong>de</strong><br />

l’habil<strong>la</strong>ge, <strong>de</strong> l’alimentation, <strong>de</strong>s dép<strong>la</strong>cements ou <strong>de</strong> l’accès aux toilettes. En<br />

France, <strong>la</strong> grille <strong>la</strong> plus utilisée comprend <strong>de</strong>ux items supplémentaires : <strong>la</strong><br />

cohérence et l’orientation.<br />

Chaque item fait l’objet d’une graduation, définissant le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> dépendance ou<br />

d’autonomie dans le secteur évalué. La sommation <strong>de</strong>s scores aboutit, selon un<br />

algorithme plus ou moins explicite à une note finale, définissant l’autonomie<br />

globale du sujet. Des formations sont régulièrement organisées pour apprendre<br />

aux équipes soignantes <strong>la</strong> bonne utilisation <strong>de</strong> ces outils 47<br />

.<br />

L’utilisation courante <strong>de</strong> ces grilles pose cependant plusieurs types <strong>de</strong> problèmes.<br />

Tout d’abord ces échelles ne fournissent en effet qu’un instantané : elles figent<br />

l’autonomie à un instant donné et ne renseignent en rien <strong>sur</strong> les aptitu<strong>de</strong>s du<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong>. Elles <strong>de</strong>vraient donc s’accompagner d’un commentaire concernant<br />

l’évolution possible <strong>de</strong> <strong>la</strong> photographie qu’elles proposent, ce qui n’est jamais le<br />

cas.<br />

Par ailleurs, elles n’offrent qu’une vision réductrice du sujet à travers certains<br />

gestes ou certaines fonctions. Elles ne renseignent en rien <strong>sur</strong> ce qu’il était<br />

auparavant, <strong>sur</strong> ce qu’il est aujourd’hui, entendons ici les désirs qui l’animent, les<br />

valeurs auxquelles il semble encore attaché, ce qui lui reste <strong>de</strong> volonté, ce que<br />

pourrait être <strong>de</strong>main son cheminement personnel.<br />

46 L.Z. Rubenstein LZ, I.B. Abrass IB, “Improved care for patients on a new geriatric<br />

evaluation unit”, J Am Geriatr Soc, 1981, 11, p.531.<br />

47 Quelle est aujourd’hui <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> ces grilles dans l’exercice gériatrique ? La réponse<br />

est simple : toutes ces échelles ont littéralement envahi le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> gériatrie ou, plus<br />

exactement, <strong>la</strong> gériatrie s’est en gran<strong>de</strong> partie construite à travers cette approche<br />

fonctionnelle <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s. Ce mo<strong>de</strong> d’évaluation <strong>de</strong> l’autonomie est dans toutes les<br />

consciences. Son intérêt est rappelé constamment dans <strong>de</strong> multiples publications ou<br />

recommandations officielles. Son grand mérite est d’attirer, <strong>de</strong> façon simple et<br />

compréhensible, l’attention <strong>de</strong>s non spécialistes <strong>sur</strong> les aspects fonctionnels <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />

d’un sujet âgé, <strong>sur</strong> l’intérêt qu’il y aurait à entreprendre tel ou tel traitement ou au<br />

contraire <strong>de</strong> ne pas s’acharner en raison d’une dépendance majeure. La quantification du<br />

handicap facilite aussi les échanges et <strong>la</strong> discussion entre soignants.<br />

La liste <strong>de</strong>s avantages liés à l’utilisation <strong>de</strong> ces échelles pourrait être poursuivie, mais<br />

nous pourrions aussi décrire le détournement, à <strong>de</strong>s fins d’allocation budgétaire, dont<br />

elles sont l’objet ; ce n’est cependant pas notre propos. Nous souhaitons <strong>sur</strong>tout montrer<br />

leur insuffisance pour évaluer <strong>de</strong> façon pertinente l’autonomie <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer et<br />

le peu d’ai<strong>de</strong> qu’elles apportent dans l’abord thérapeutique du renoncement.<br />

P. 35<br />

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Quant aux fonctions cognitives, elles n’en proposent qu’une évaluation trop<br />

schématique pour fon<strong>de</strong>r à elle seule une décision quelconque. <strong>Le</strong>s aspects <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

re<strong>la</strong>tion humaine ne sont qu’effleurés par ces grilles. Elles ne peuvent en rien<br />

nous gui<strong>de</strong>r pour restaurer l’autonomie perdue <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s et atténuer<br />

l’asymétrie <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion dans <strong>la</strong>quelle nous sommes engagés.<br />

Ces échelles nous offrent un <strong>de</strong>gré d’autonomie ou <strong>de</strong> dépendance, mais dans<br />

une situation <strong>de</strong> renoncement, telle que nous l’avons rencontrée chez madame P,<br />

elles ne nous fournissent aucune piste <strong>de</strong> travail ou <strong>de</strong> résolution <strong>de</strong> notre<br />

problématique.<br />

Tous les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer à un sta<strong>de</strong> sévère ont en effet un bas niveau<br />

d’autonomie, c’est une évi<strong>de</strong>nce. Mais que reste-t-il <strong>de</strong> cette autonomie ? Nous<br />

constatons chaque jour que seule <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion empathique, l’observation à <strong>de</strong>s<br />

moments distincts <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée et les échanges avec <strong>de</strong>s interlocuteurs<br />

différents permettent d’apprécier correctement <strong>la</strong> situation et d’évaluer ce qui<br />

rattache encore le patient à <strong>la</strong> vie. Comment se comporte-t-il au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

toilette ? Accepte-t-il <strong>la</strong> rééducation ? Comment réagit-il lors <strong>de</strong>s animations ?<br />

Apprécie-t-il <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> sa chambre ? Quelqu’un a-t-il pu saisir un souhait ou<br />

une préférence qu’il aurait exprimés, même brièvement ? <strong>Le</strong> refus <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nourriture prend-il toujours <strong>la</strong> même forme ? Est-il constant avec tous les<br />

intervenants ? Ces questions sont essentielles car elles décrivent <strong>de</strong> manière<br />

beaucoup plus fine l’autonomie du ma<strong>la</strong><strong>de</strong>.<br />

Toute tentative <strong>de</strong> réduction à travers une grille ou un score, non seulement<br />

n’apporte rien à l’évaluation <strong>de</strong> ces ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s, mais peut inciter à un choix<br />

thérapeutique erroné, approximatif et délétère. Nous sommes en effet face à <strong>de</strong>s<br />

personnes dont le comportement peut être fluctuant, <strong>la</strong> parole changeante ou<br />

contradictoire. <strong>Le</strong> renoncement lui aussi peut se révéler mouvant, varier en<br />

intensité ou concerner tour à tour <strong>de</strong>s domaines différents.<br />

Comme le remarquent très justement F. Gzil et F. Latour 48<br />

, <strong>la</strong> capacité <strong>de</strong><br />

déci<strong>de</strong>r est préservée plus longtemps qu’on ne le pense. Il faudrait donc accor<strong>de</strong>r<br />

aux patients « une présomption <strong>de</strong> compétence », y compris dans les situations<br />

<strong>de</strong> renoncement. Même lorsqu’ils ne peuvent délibérer <strong>sur</strong> plusieurs options<br />

possibles, les patients conservent longtemps <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> distinguer les<br />

différences entre <strong>de</strong>ux propositions et <strong>de</strong> manifester leur préférence.<br />

La vieillesse et <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die n’impliquent pas une abolition <strong>de</strong> tous les désirs. Après<br />

avoir renoncé à certains objets, <strong>de</strong> nouveaux peuvent être investis, par une sorte<br />

<strong>de</strong> compensation ou d’adaptation. <strong>Le</strong> sujet ma<strong>la</strong><strong>de</strong> n’est qu’en apparence<br />

contradictoire avec ce qu’il était, il a simplement évolué.<br />

L’erreur serait à notre avis <strong>de</strong> considérer l’autonomie à <strong>la</strong> seule lumière <strong>de</strong>s<br />

préférences passées. Il nous semble plus pertinent <strong>de</strong> chercher par une<br />

48 F. Gzil, F. Latour, « Alzheimer : respect <strong>de</strong> l’autonomie », Repenser ensemble <strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer, Paris, Vuibert, « collection espace <strong>éthique</strong> », 2007, p.126.<br />

P. 36<br />

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démarche empathique, à se représenter, aussi précisément que possible, <strong>la</strong> vie<br />

actuelle du sujet ma<strong>la</strong><strong>de</strong>. Se mettre à sa p<strong>la</strong>ce, en cherchant l’être là où il est et<br />

non où l’on voudrait qu’il soit, selon nos propres critères. Ainsi que nous<br />

l’enseigne Montaigne en se peignant lui-même 49<br />

, nous évoluons sans cesse au<br />

cours <strong>de</strong> l’existence, nous changeons à tel point que <strong>la</strong> versatilité du moi semble<br />

caractériser notre condition.<br />

Cette <strong>réflexion</strong> <strong>sur</strong> l’autonomie nous conduit ainsi à envisager une approche<br />

essentiellement subjective, très éloignée <strong>de</strong> <strong>la</strong> prétendue objectivité <strong>de</strong>s échelles<br />

d’évaluation c<strong>la</strong>ssiques. Cette démarche permet d’évaluer l’impact <strong>de</strong> l’action<br />

thérapeutique dans le lieu où le sujet s’est réfugié, au fil <strong>de</strong>s renoncements<br />

imposés par les contraintes <strong>de</strong> sa vie.<br />

Poursuivant dans cette voie, tout en contestant <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> perte d’autonomie,<br />

A. Jaworska montre que les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer conservent très longtemps leur<br />

aptitu<strong>de</strong> au désir et leur capacité à exprimer <strong>de</strong>s valeurs (17). Si les désirs<br />

peuvent évoluer, les valeurs ne sont souvent plus actualisées, mais avec l’ai<strong>de</strong><br />

d’un tiers, les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s peuvent vivre conformément aux valeurs qu’ils affichent<br />

et donc continuer à s’estimer dans leurs actes. Ils restent en ce sens<br />

« autonomes », bien que ne pouvant plus é<strong>la</strong>borer <strong>de</strong> stratégies pour agir seuls<br />

et se révéler ainsi totalement cohérents avec les priorités qu’ils expriment.<br />

Peu importe si le sujet extériorise <strong>de</strong>s désirs contradictoires ou si ses désirs sont<br />

en opposition avec les valeurs qu’il affiche (rester seul sans pouvoir assumer son<br />

hygiène, alors qu’il prétend y est être très attaché ou refuser <strong>de</strong> manger alors<br />

que le comportement traduit par ailleurs un désir et une volonté <strong>de</strong> vivre). Nous<br />

sommes au cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> subjectivité du ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, dans l’espace <strong>de</strong> recréation <strong>de</strong><br />

son autonomie véritable.<br />

<strong>Le</strong> respect du consentement a perdu toute signification. Il ne s’agit plus<br />

d’observer une « distance <strong>de</strong> sécurité » avec le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> pour conserver une<br />

objectivité illusoire, mais <strong>de</strong> s’impliquer avec les ai<strong>de</strong>s-soignantes dans les<br />

gestes <strong>de</strong> soin les plus élémentaires et d’entrer activement en contact avec le<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong>. Il nous faut regar<strong>de</strong>r, toucher, sentir, répéter <strong>de</strong>s consignes encore et<br />

encore, avec douceur mais avec fermeté, analyser pour reconstruire, <strong>de</strong><br />

l’intérieur, l’univers du patient.<br />

Chercher à comprendre ce renoncement progressif à <strong>la</strong> vie nous fait entrer, en ce<br />

qui concerne le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer, dans un mon<strong>de</strong> complexe et déroutant. Seule<br />

une approche <strong>de</strong> type Hippocratique nous permet <strong>de</strong> saisir « à tâtons »<br />

l’autonomie <strong>de</strong> ces ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s.<br />

S’engager, avancer sans présupposé, en acceptant <strong>de</strong> se <strong>la</strong>isser <strong>sur</strong>prendre pour<br />

mieux déchiffrer l’être en souffrance, tel nous parait être le conseil à prodiguer<br />

aux soignants.<br />

49 Montaigne, <strong>Le</strong>s Essais, Paris, Gallimard, « collection Folio c<strong>la</strong>ssique », 2009.<br />

P. 37<br />

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Renoncement et dignité<br />

<strong>Le</strong> concept d’autonomie, nous l’avons vu, doit être profondément repensé chez<br />

un ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer. <strong>Le</strong>s pistes <strong>de</strong> <strong>réflexion</strong> proposées doivent encore être<br />

approfondies afin qu’elles puissent être proposées aux soignants qui, dans les<br />

unités spécialisées, accompagnent les ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s les plus lourds. Nous sommes ici<br />

dans un domaine particulier, encore peu exploré, du soin palliatif.<br />

Si l’autonomie reste à construire et à restaurer en chaque ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer,<br />

nous sommes en droit <strong>de</strong> rechercher d’autres repères et <strong>de</strong> nous interroger <strong>sur</strong><br />

ce qui fon<strong>de</strong> par ailleurs <strong>la</strong> dignité humaine.<br />

En renonçant, le sujet exprime avant tout sa différence. Il ne peut consentir à ce<br />

que <strong>la</strong> vie lui impose. En définissant le terme nous avions évoqué le retour vers<br />

soi et l’annonciation. <strong>Le</strong> sujet est porteur d’un message intérieur : il lui faut se<br />

détacher, se libérer <strong>de</strong> ce qu’il ne peut plus désirer et qui le fait souffrir. Il doit<br />

faire sienne cette évi<strong>de</strong>nce et <strong>la</strong> traduire dans ses attitu<strong>de</strong>s, dans son<br />

comportement.<br />

<strong>Le</strong> renoncement expose alors <strong>la</strong> part mystérieuse <strong>de</strong> l’être en <strong>de</strong>venir<br />

permanent: elle m’est inaccessible car elle ne m’appartient pas. Mais elle<br />

comporte aussi une part <strong>de</strong> moi-même dans le sens où elle reflète le désir <strong>de</strong><br />

liberté existant en chacun. <strong>Le</strong> ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer, s’engageant dans les voies<br />

souvent obscures du renoncement affirme à sa manière son humanité.<br />

Accepter le renoncement comme une possibilité offerte à autrui d’affirmer sa<br />

singu<strong>la</strong>rité, c’est aussi admettre l’éventualité d’une réciprocité dans <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion. A<br />

tout moment je peux moi aussi me détacher et me diriger vers quelque chose<br />

d’encore plus essentiel.<br />

Ne glisse-t-on pas ainsi à <strong>la</strong> manière d’Epicure vers une plus gran<strong>de</strong> sagesse en<br />

passant d’un désir d’immortalité, vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sens, à <strong>de</strong>s désirs naturels et<br />

nécessaires (11) ? Revenons <strong>sur</strong> notre troisième observation. <strong>Le</strong> refus<br />

alimentaire est-il finalement contradictoire avec l’acceptation <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion, <strong>la</strong><br />

pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> rééducation, <strong>la</strong> participation aux activités quotidiennes et aux<br />

animations ? <strong>Le</strong> refus <strong>de</strong>s repas pourrait également être interprété comme<br />

l’acceptation <strong>de</strong> <strong>la</strong> condition humaine, une façon <strong>de</strong> dire « je sais que je vais<br />

mourir, je l’accepte ». La dramatisation étant retombée, il ne reste que<br />

l’investissement dans <strong>de</strong>s désirs tout aussi naturels et nécessaires pouvant<br />

procurer une forme d’apaisement.<br />

Au cours du vieillissement, cette capacité <strong>de</strong> détachement que l’on développe<br />

nous permet, nous l’avons vu, <strong>de</strong> nous adapter. <strong>Le</strong>s domaines les plus investis<br />

sont parfois abandonnés sans difficulté majeure 50<br />

.<br />

50 Tel patient s’étonnera par exemple d’avoir pu facilement quitter son domicile. Lorsque<br />

le projet est mûr, on perçoit même une certaine impatience à le mettre en œuvre : le<br />

P. 38<br />

©EREMA Novembre 2010


Lorsque certains, semb<strong>la</strong>nt tourner le dos à <strong>la</strong> vie intellectuelle qui était <strong>la</strong> leur,<br />

se concentrent <strong>sur</strong> <strong>de</strong> petits p<strong>la</strong>isirs quotidiens, <strong>la</strong> tentation est gran<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

qualifier ce renoncement <strong>de</strong> régression. Mais renoncer à l’inaccessible peut aussi<br />

traduire, outre une adaptation nécessaire, un cheminement naturel vers une plus<br />

gran<strong>de</strong> sagesse. Cet aspect du renoncement nous renvoie à une forme <strong>de</strong> dignité<br />

très stoïcienne où <strong>la</strong> mort est affrontée sans détour et où l’homme agit<br />

conformément à <strong>la</strong> nature.<br />

Depuis le procès <strong>de</strong> Nuremberg <strong>la</strong> dignité <strong>de</strong> l’homme est rappelée dans toutes<br />

les déc<strong>la</strong>rations et tous les co<strong>de</strong>s <strong>de</strong> déontologie. Elle fait en quelque sorte figure<br />

<strong>de</strong> « valeur <strong>de</strong>s valeurs ». <strong>Le</strong> préambule <strong>de</strong> <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration universelle <strong>de</strong>s droits<br />

<strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> 1948 51<br />

rappelle, dès ses premières lignes toute son importance.<br />

La reconnaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> dignité inhérente à tous les membres <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille<br />

humaine et <strong>de</strong> leurs droits égaux et inaliénables représente, pour les rédacteurs<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration, le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice et <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix dans le<br />

mon<strong>de</strong>.<br />

J. Mann nous dit combien cette « reconnaissance <strong>de</strong> l’homme par l’homme » est<br />

52<br />

essentielle .<br />

<strong>Le</strong> premier article <strong>de</strong> <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong> 1948, bien connu, rappelle que « tous les<br />

êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », mais aussi<br />

qu’ « ils sont doués <strong>de</strong> raison et <strong>de</strong> conscience et doivent agir les uns envers les<br />

autres dans un esprit <strong>de</strong> fraternité ».<br />

<strong>Le</strong> renoncement est pour le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> une manière <strong>de</strong> rappeler sa dignité, à travers<br />

un geste où il affirme simultanément sa différence (ce choix lui appartient) et sa<br />

similitu<strong>de</strong> (nous sommes tous mortels). La valeur exemp<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> cet acte<br />

émancipateur peut être soulignée : le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> invite, à sa façon, l’aidant et le<br />

soignant à renoncer eux aussi. Il leur montre les limites qu’il ne veut pas<br />

franchir, le lieu où il ne veut pas aller et le périmètre dans le lequel il p<strong>la</strong>ce sa<br />

dignité, <strong>la</strong> sienne, et non celle que <strong>la</strong> société veut bien lui reconnaître. Nous<br />

sommes ici en accord avec le préambule <strong>de</strong> <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration qui associe <strong>la</strong> dignité<br />

et <strong>la</strong> liberté, si l’on accepte cependant le terme <strong>de</strong> dignité dans son sens le plus<br />

subjectif.<br />

sujet ferme pour <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> sa maison, apparemment sans hésitation,<br />

alors que les enfants ressentent douloureusement le caractère dramatique <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

situation. <strong>Le</strong>s exemples <strong>de</strong> cet ordre ne manquent pas.<br />

51<br />

« Déc<strong>la</strong>ration Universelles <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l’Homme », ONU, résolution 217 (III) A, 10<br />

décembre 1948.<br />

52<br />

J. Mann, « Droits <strong>de</strong> l’homme : l’exigence <strong>de</strong> valeurs communes », Paris, Doin, Droits<br />

<strong>de</strong> l’homme et pratiques soignantes, 2001, p.377. Reconnaître <strong>la</strong> dignité <strong>de</strong> l’homme<br />

permet <strong>de</strong> le « comprendre dans cette évi<strong>de</strong>nte proximité, cette familiarité qui invitent à<br />

<strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> responsabilité, à <strong>la</strong> solidarité, à ce projet <strong>de</strong> justice qui proscrit<br />

l’indifférence, le mépris, l’abandon ».<br />

P. 39<br />

©EREMA Novembre 2010


L’homme se distingue <strong>de</strong> l’animal non seulement parce qu’il possè<strong>de</strong> cette<br />

aptitu<strong>de</strong> à <strong>la</strong> liberté, mais <strong>sur</strong>tout qu’il est doué <strong>de</strong> raison. Ce logos rationnel,<br />

partagé par tous les hommes, fon<strong>de</strong> en gran<strong>de</strong> partie <strong>la</strong> dignité humaine.<br />

Malgré toutes les réserves concernant <strong>la</strong> rationalité du renoncement, nous<br />

<strong>de</strong>vons reconnaître que renoncer suppose une certaine conscience du processus,<br />

une représentation minimale <strong>de</strong> ce qu’il faut accomplir. Nous ne sommes pas<br />

dans une réaction impulsive ou instinctive, purement animale, mais dans une<br />

démarche fluctuante, active, où <strong>la</strong> volonté, bien qu’atténuée, s’extériorise au<br />

même titre que l’extinction <strong>de</strong>s désirs. Dans cette perspective, le renoncement<br />

nous renvoie une fois encore à <strong>la</strong> dignité humaine.<br />

Mais peut-être faut-il chercher ailleurs le rapprochement le plus pertinent entre<br />

renoncement et dignité ? <strong>Le</strong> renoncement renvoie l’homme à sa finitu<strong>de</strong> et à sa<br />

vulnérabilité, présente toute au long <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, mais trop souvent occultée. Non<br />

seulement <strong>la</strong> vulnérabilité n’empêche en rien <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> dignité<br />

humaine, mais elle développe en nous l’empathie, <strong>la</strong> compassion et <strong>la</strong><br />

responsabilité. Cette altérité particulière, appréhendée à travers l’expérience <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> vulnérabilité, nous ai<strong>de</strong> à découvrir le sacré en chacun <strong>de</strong> nous. Elle nous<br />

incite à sortir <strong>de</strong> nous-mêmes et à nous dépasser. Nous allons à présent<br />

envisager <strong>la</strong> problématique sous cet angle.<br />

Renoncement et vulnérabilité<br />

Ainsi que le mentionne J. Mann 53<br />

, <strong>la</strong> mission <strong>de</strong>s soignants n’est pas <strong>la</strong> recherche<br />

d’une immortalité. Pour lui l’activité médicale doit se concevoir « comme une<br />

série <strong>de</strong> petits pas progressifs », comme un accompagnement visant à<br />

« améliorer l’existence <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne, à <strong>la</strong> protéger afin qu’elle puisse réaliser<br />

ses aspirations ». Il n’y a pas d’objectif absolu, mais une série d’avancées<br />

re<strong>la</strong>tives, où tout peut être discuté et remis en cause. Une telle approche<br />

reconnaît <strong>la</strong> vulnérabilité humaine. C’est aussi parce qu’il est vulnérable que<br />

l’homme gagne en dignité et grandit. L’éventualité du renoncement chez le<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, l’aidant ou le soignant nous rappelle cette vulnérabilité.<br />

P. Ricoeur dans son ouvrage Soi-même comme un autre nous propose une<br />

valorisation <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité narrative comme solution <strong>éthique</strong> (23) : « <strong>la</strong> notion<br />

d’unité narrative met l’accent <strong>sur</strong> <strong>la</strong> composition entre intentions, causes et<br />

hasards, que l’on retrouve en tout récit. L’homme y apparaît d’emblée comme<br />

souffrant autant qu’agissant et soumis à ces aléas <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie… ». L’éc<strong>la</strong>irage <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

condition humaine proposé par Ricoeur nous paraît bien correspondre à <strong>la</strong> réalité<br />

<strong>de</strong>s situations envisagées ici ; cependant, <strong>la</strong> démarche bien que passionnante,<br />

s’applique plus aux aidants en souffrance qu’aux ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer dont <strong>la</strong><br />

parole s’efface chaque jour un peu plus et dont l’autonomie parait insaisissable.<br />

53 Ibid, p. 381.<br />

P. 40<br />

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Il nous semble donc difficile <strong>de</strong> suivre <strong>de</strong> bout en bout cette piste pour résoudre<br />

notre problématique.<br />

La philosophie d’E. <strong>Le</strong>vinas nous offre un horizon plus pertinent pour abor<strong>de</strong>r le<br />

renoncement <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer. Nous ne sommes plus ici dans le respect<br />

d’une loi morale désincarnée ou même dans <strong>la</strong> valorisation d’une i<strong>de</strong>ntité<br />

narrative, mais dans un domaine où l’être ma<strong>la</strong><strong>de</strong> peut être pensé par <strong>de</strong>là ses<br />

facultés cognitives.<br />

Pour <strong>Le</strong>vinas, autrui échappe à mon intentionnalité. <strong>Le</strong> renoncement d’autrui me<br />

concerne à tel point que je ne reviendrai pas ensuite à <strong>la</strong> considération <strong>de</strong> ma<br />

propre mort. Autrui me touche et convoque ma responsabilité 54<br />

. <strong>Le</strong> « tu ne<br />

tueras point » inscrit <strong>sur</strong> le visage <strong>de</strong> l’autre, prend une signification particulière :<br />

<strong>la</strong> mort <strong>de</strong> l’autre compte plus que ma propre mort, nous enseigne <strong>Le</strong>vinas. La<br />

dignité d’autrui m’échappe car je ne peux l’abolir, mais en même temps j’en suis<br />

le garant. Cette <strong>de</strong>rnière formu<strong>la</strong>tion nous parait importante pour abor<strong>de</strong>r le<br />

renoncement <strong>de</strong>s patients.<br />

Que signifie se porter garant ? Peut-être est-ce simplement accompagner<br />

jusqu’au bout, considérant que <strong>la</strong> mort fait partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie ? <strong>Le</strong>vinas nous invite<br />

à nous investir au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’empathie. Il ne suffit pas <strong>de</strong> se mettre à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong><br />

l’autre pour le comprendre. Il existe différentes façon <strong>de</strong> le tuer : « en étant<br />

indifférent à lui, en ne s’occupant pas <strong>de</strong> lui, en l’abandonnant ». L’autre <strong>de</strong>vient<br />

ma responsabilité et l’<strong>éthique</strong> proposée passe ainsi par un effacement <strong>de</strong> soi.<br />

Lorsque le patient renonce à vivre, je dois comprendre, au contraire, qu’il me<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’être secouru. En abandonnant les soins curatifs je ne fais que<br />

redonner <strong>de</strong>s droits à <strong>la</strong> nature. L’accompagnement prend toute sa dimension.<br />

A chaque instant, je m’abstiens <strong>de</strong> toute projection, <strong>de</strong> toute position<br />

personnelle. S. Rameix, commentant <strong>la</strong> position <strong>de</strong> <strong>Le</strong>vinas, remarque qu’il faut<br />

alors « se <strong>la</strong>isser prendre par l’autre » même si ce décentrement <strong>de</strong> soi-même<br />

n’est pas psychologiquement facile 55<br />

. Nous tentons ici, par une autre voie,<br />

d’atteindre l’autonomie véritable du ma<strong>la</strong><strong>de</strong>.<br />

L’<strong>éthique</strong> du care (14, 25, 26) représente une approche d’inspiration féministe<br />

tout aussi précieuse pour l’abord thérapeutique du ma<strong>la</strong><strong>de</strong>. En p<strong>la</strong>çant <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion<br />

au cœur du soin, en valorisant l’émotion et l’imagination, cette voie nous ai<strong>de</strong><br />

déchiffrer ce que le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> cherche à nous dire à travers son renoncement.<br />

54 E. <strong>Le</strong>vinas, Ethique et infini, Paris, Fayard, « collection le Livre <strong>de</strong> Poche », 2006, p.83.<br />

Ce thème est également développé dans Entre nous. Essais <strong>sur</strong> le penser-à-l’autre, Paris,<br />

Grasset, 1991, p.121.<br />

55<br />

S. Rameix, Fon<strong>de</strong>ments philosophiques <strong>de</strong> l’<strong>éthique</strong> médicale, Paris, Ellipses, collection<br />

Sciences Humaines en Mé<strong>de</strong>cine, 2007, p.81.<br />

P. 41<br />

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<strong>Le</strong> care, comporte quatre phases intégrées dans <strong>la</strong> même démarche 56<br />

. Il débute<br />

par un effacement <strong>de</strong> soi et une ouverture à l’autre (caring about), condition<br />

préa<strong>la</strong>ble <strong>de</strong> toute herméneutique. Il convoque <strong>la</strong> responsabilité du soignant<br />

(taking care of) qui doit rechercher <strong>la</strong> meilleure issue possible et mobiliser toutes<br />

ses compétences professionnelles pour prendre soin du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> (care giving). Il<br />

invite enfin à évaluer <strong>la</strong> façon dont le soin a été reçu (care receiving), le soignant<br />

<strong>de</strong>meurant le garant du soigné, quelle que soit l’intensité <strong>de</strong> son renoncement.<br />

<strong>Le</strong> care ouvre <strong>la</strong> possibilité d’une démarche collégiale, précieuse dans<br />

l’accompagnement du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> en situation <strong>de</strong> renoncement, mais il n’incite pas<br />

pour autant à <strong>la</strong> dilution <strong>de</strong>s responsabilités. <strong>Le</strong> care ne produit pas <strong>de</strong> co<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

conduite stéréotypé, mais traduit un savoir-faire dans une action. Tel le<br />

« pru<strong>de</strong>nt », le soignant doit viser <strong>la</strong> justesse plus que <strong>la</strong> rectitu<strong>de</strong> et démontrer<br />

sa valeur à chaque fois. La démarche, progressive, sans certitu<strong>de</strong> quant au<br />

résultat, est évaluée pas à pas.<br />

La personne âgée souffrant d’une ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer et renonçant peu à peu à<br />

<strong>la</strong> vie constitue, pour reprendre <strong>la</strong> formule <strong>de</strong> P. Bétrémieux 57<br />

, une « figure <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vulnérabilité ». Dans cette situation où <strong>la</strong> science médicale traditionnelle est mise<br />

en échec, les voies proposées par <strong>la</strong> philosophie <strong>de</strong> <strong>Le</strong>vinas et par les éthiciennes<br />

du care offrent <strong>de</strong>s perspectives humaines adaptées à <strong>la</strong> situation du patient et<br />

rejoignant les préoccupations du soignant.<br />

Renoncement et passage<br />

<strong>Le</strong> renoncement, souvent empreint <strong>de</strong> négativisme, évoque communément <strong>la</strong><br />

fatalité, l’échec, le regret, l’amertume ou <strong>la</strong> nostalgie. Mais les exemples que<br />

nous avons choisis nous montrent qu’il peut aussi être associé à une conquête <strong>de</strong><br />

liberté, <strong>de</strong> maîtrise ultime, ou simplement à une tentative d’adaptation.<br />

Comment passe-ton d’une perception initialement négative à une issue positive ?<br />

Principalement lorsque l’idée <strong>de</strong> fragilité se développe en nous, souvent à <strong>la</strong><br />

faveur d’une expérience existentielle. Ayant pris pleinement conscience <strong>de</strong> notre<br />

condition d’être mortel, <strong>de</strong> <strong>la</strong> précarité <strong>de</strong> notre vie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tivité <strong>de</strong> nos<br />

idées, toute tentation d’absolu s’évanouit et nos désirs se font plus humains ;<br />

ayant gagnés en sérénité, nous sommes aussi plus ouverts aux potentialités du<br />

mon<strong>de</strong>.<br />

Renoncer <strong>de</strong>vient alors une éventualité comme une autre, qui s’impose parfois<br />

d’elle-même. Il n’y a plus <strong>de</strong> tragédie, mais seulement un moment <strong>de</strong> vie à<br />

partager. Même si <strong>de</strong>puis quelques années <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong>s soins palliatifs<br />

56<br />

J. Tronto, Moral Boundaries. A Political Argument for Ethics of Care, Routledge,<br />

London, La Découverte, 2009, p.150.<br />

57<br />

P. Bétrémieux, « <strong>Le</strong>s figures <strong>de</strong> <strong>la</strong> vulnérabilité », Ethique, mé<strong>de</strong>cine et société, Paris,<br />

Vuibert, « collection espace <strong>éthique</strong> », 2007, p.102.<br />

P. 42<br />

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a fait évoluer les mentalités en ouvrant une porte <strong>sur</strong> une mé<strong>de</strong>cine<br />

« différente », il est encore habituel <strong>de</strong> constater que les jeunes soignants qui<br />

n’ont pas effectué ce cheminement personnel ont toujours plus <strong>de</strong> mal, en<br />

comparaison <strong>de</strong> leurs aînés, à renoncer aux thérapeutiques curatives.<br />

Nous souhaitons à présent nous attar<strong>de</strong>r <strong>sur</strong> <strong>la</strong> valeur « cathartique » que le<br />

renoncement peut revêtir pour le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> et son aidant.<br />

Nous avions évoqué Epicure, souhaitant montrer que le renoncement était aussi<br />

l’occasion d’un recentrage <strong>de</strong> l’être <strong>sur</strong> ce qui lui restait d’essentiel. De nombreux<br />

philosophes ont repris et développé cette idée. Epictète affirmait 58 : « Ne cherche<br />

pas à ce que ce qui arrive arrive comme tu veux, mais veuille que ce qui arrive<br />

arrive comme il arrive, et le cours <strong>de</strong> ta vie sera heureux ». Dans le discours <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> métho<strong>de</strong>, Descartes affirmait qu’il va<strong>la</strong>it mieux « changer ses désirs que<br />

l’ordre du mon<strong>de</strong> » 59<br />

. Nous pourrions multiplier les exemples qui sont autant<br />

d’invitations au retour <strong>sur</strong> soi, à l’abandon <strong>de</strong> ce qui ne dépend pas <strong>de</strong> nous ou<br />

<strong>de</strong> ce qui n’est pas indispensable à notre existence.<br />

Renoncer nous fait passer d’un état à un autre. Prisonnier d’un déterminisme<br />

qu’il ne peut maîtriser, le sujet ma<strong>la</strong><strong>de</strong> tente <strong>de</strong> s’échapper par un <strong>sur</strong>saut<br />

libératoire <strong>de</strong> son être. <strong>Le</strong>ntement ou brusquement, il parvient à se détacher <strong>de</strong><br />

ce qui limitait ses mouvements intérieurs. L’opposition, le refus, <strong>la</strong> force <strong>de</strong><br />

résignation qu’il exprime dans son comportement lui permettent d’éprouver, au<br />

contact <strong>de</strong>s soignants, <strong>la</strong> maîtrise qu’il conserve <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation.<br />

Il continue alors à progresser vers un état qui lui conviendrait mieux, cherchant à<br />

se mettre en adéquation avec son ressenti. Si <strong>la</strong> mort s’impose, il ne tentera pas<br />

<strong>de</strong> fuir, car il est convaincu d’être <strong>sur</strong> <strong>la</strong> bonne voie. Tel nous apparaît souvent le<br />

renoncement <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer, en particulier à travers l’expérience que les<br />

ai<strong>de</strong>s-soignantes peuvent faire du refus alimentaire.<br />

Nous avons, à plusieurs reprises, décrit le renoncement <strong>de</strong> l’aidant. <strong>Le</strong> lâcher<br />

prise, sous <strong>la</strong> contrainte <strong>de</strong> l’épuisement ou par anticipation, apparaît chaque fois<br />

comme une adaptation salvatrice. Lorsque le détachement <strong>sur</strong>vient, l’impatience<br />

à trouver une solution alternative est souvent perceptible.<br />

On retrouve <strong>de</strong> nouveau <strong>la</strong> même détermination, à travers un acte séparateur<br />

permettant d’accé<strong>de</strong>r à une autre réalité. Celle-ci peut être meilleure ou pire,<br />

l’aidant ne le sait à l’avance, mais il en a perçu <strong>la</strong> nécessité. La solitu<strong>de</strong><br />

retrouvée à domicile le p<strong>la</strong>ce à nouveau face à lui-même, ce à quoi il aspirait<br />

secrètement. <strong>Le</strong> témoignage <strong>de</strong>s conjoints restés seuls chez eux nous montre<br />

que certains investissent positivement ce nouvel espace <strong>de</strong> liberté. D’autres, à<br />

l’inverse, sont minés par <strong>la</strong> culpabilité, l’ennui et leur propre angoisse<br />

58<br />

Arrien, Manuel d’Epictète, Paris, <strong>Le</strong> livre <strong>de</strong> Poche, « collection les C<strong>la</strong>ssiques <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Philosophie », 2008, p.169.<br />

59<br />

R. Descartes, Discours <strong>de</strong> <strong>la</strong> Métho<strong>de</strong>, Paris, Garnier, 1966.<br />

P. 43<br />

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existentielle ; nombreux sont ceux qui renoncent à vivre au terme <strong>de</strong> ce<br />

parcours sacrificiel.<br />

<strong>Le</strong> renoncement libère et permet ainsi d’accé<strong>de</strong>r à une autre réalité. Quelle qu’en<br />

soit l’issue, il semble comporter au moins initialement, une aspiration intime à<br />

une plus gran<strong>de</strong> harmonie. <strong>Le</strong> renoncement en tant que passage prend alors une<br />

dimension symbolique particulière.<br />

Certains romanciers ont fait l’éloge <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépossession pouvant mener à une plus<br />

gran<strong>de</strong> sagesse. Sous l’apparence <strong>de</strong> thrillers, les histoires <strong>de</strong> Paul Auster (4)<br />

prennent souvent l’allure d’une quête métaphysique. L’auteur affirme à travers<br />

l’un <strong>de</strong> ses personnages qu’il y a longtemps qu’il se démène pour « dire adieu à<br />

quelque chose ». Ainsi que le remarque De Cortanze commentant le romancier 60<br />

,<br />

le héros austérien marqué par <strong>la</strong> condition humaine telle que Pascal l’envisageait<br />

- inconstance, ennui, inquiétu<strong>de</strong> – n’hésite pas à sauter dans le vi<strong>de</strong> sans le<br />

moindre frisson d’inquiétu<strong>de</strong>.<br />

<strong>Le</strong>s renoncements successifs du Robinson Crusoé <strong>de</strong> M. Tournier , que nous<br />

avions décrits en évoquant <strong>la</strong> résignation, constituent aussi l’étape symbolique<br />

d’un rituel complexe où Robinson, homme civilisé, se met peu à peu en harmonie<br />

avec <strong>la</strong> nature sauvage <strong>de</strong> son île. Il accè<strong>de</strong> par paliers à une nouvelle réalité lui<br />

permettant une compréhension plus intime du mon<strong>de</strong>. <strong>Le</strong> roman nous propose<br />

également une <strong>réflexion</strong> <strong>sur</strong> <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> et l’altérité qui n’est pas sans rappeler<br />

certains aspects <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> couple <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s Alzheimer dans cette île déserte<br />

que <strong>de</strong>vient parfois le domicile.<br />

Cette dimension cathartique du renoncement, nous nous rapproche <strong>de</strong>s <strong>éthique</strong>s<br />

orientales. <strong>Le</strong> bouddhisme zen (8) invite à rechercher l’éveil non à l’extérieur,<br />

mais à l’intérieur <strong>de</strong> soi. <strong>Le</strong> sujet doit trancher l’ego et abandonner les<br />

représentations intellectuelles dont il est prisonnier. <strong>Le</strong> détachement suppose <strong>de</strong><br />

sacrifier sa sécurité mentale et toutes les possessions qui, en définitive,<br />

comportent toujours un caractère morbi<strong>de</strong>.<br />

On retrouve à travers cette démarche toutes les composantes du renoncement :<br />

l’acceptation <strong>de</strong> l’impermanence <strong>de</strong>s choses terrestres, le lâcher prise, le saut<br />

dans l’abîme, mais aussi l’aspiration à une autre réalité. <strong>Le</strong> renoncement revêt ici<br />

un caractère symbolique particulier : l’être meurt à ce qu’il était et renaît sous<br />

une autre forme.<br />

Dans son ouvrage intitulé Nietzsche l’éveillé Y. Constantinidès décrit un<br />

Nietzsche prophète dont le message se rapproche du bouddhisme. Il insiste non<br />

seulement <strong>sur</strong> l’importance d’un renoncement résolu aux certitu<strong>de</strong>s et aux<br />

repères familiers 62<br />

, mais aussi <strong>sur</strong> <strong>la</strong> limite du dualisme corps / esprit qui domine<br />

60<br />

G. De Cortanze, « <strong>Le</strong>s romans en dix mots-clés », dossier consacré à Paul Auster,<br />

Magazine littéraire, n°338, Paris, décembre 1995, p.43.<br />

61<br />

M. Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Folio, 1972.<br />

62<br />

Y. Constantinidès, D. MacDonald, Nietzsche l’éveillé, Paris, 2009, p.140.<br />

61<br />

P. 44<br />

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<strong>la</strong> pensée occi<strong>de</strong>ntale. « L’accomplissement spirituel n’est pas forcément<br />

synonyme <strong>de</strong> négation ou <strong>de</strong> mortification du corps » nous dit très justement<br />

l’auteur 63<br />

. <strong>Le</strong> renoncement que nous avons décrit chez nos ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s commence<br />

toujours par une prise <strong>de</strong> conscience du corps, notamment <strong>de</strong> sa fragilité et <strong>de</strong><br />

l’interdépendance <strong>de</strong> l’esprit et du corps. A partir <strong>de</strong> cette expérience primitive,<br />

le sujet se met en mouvement et cherche une issue. <strong>Le</strong> renoncement en est une.<br />

Ces quelques exemples mettent en lumière <strong>la</strong> fonction cathartique du<br />

renoncement, qui permet au ma<strong>la</strong><strong>de</strong> et à l’aidant, si ce n’est d’accé<strong>de</strong>r à une<br />

réalité supérieure ou à une plus gran<strong>de</strong> sagesse, <strong>de</strong> poursuivre tant bien que mal<br />

un parcours <strong>de</strong> vie jalonné <strong>de</strong> pertes et <strong>de</strong> souffrances.<br />

Conclusion<br />

Donner une vision précise <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> renoncement dans le cadre <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong>die d’Alzheimer représente, nous venons <strong>de</strong> le voir, une entreprise délicate,<br />

tant <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong>s observations est gran<strong>de</strong>. L’approche intuitive vient souvent<br />

au secours <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison, cette démarche comportant déjà en elle-même une part<br />

<strong>de</strong> renoncement.<br />

Mais nous n’avons pas d’autre alternative. Il nous faut remp<strong>la</strong>cer <strong>la</strong> rationalité<br />

par l’intuition et l’empathie pour tenter <strong>de</strong> comprendre ce que le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> ressent,<br />

pour accé<strong>de</strong>r à un vécu et une autonomie qui autrement <strong>de</strong>meurent<br />

indéchiffrables. Sans nier l’intérêt d’un pluralisme <strong>de</strong>s approches, <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce<br />

aristotélicienne, les <strong>éthique</strong>s du care et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vulnérabilité nous paraissent plus<br />

utiles qu’une déontologie inhumaine ou un conséquentialisme trop rationnel. Ces<br />

différentes voies permettent d’esquisser quelques réponses provisoires, qui<br />

résistent cependant à toute généralisation et doivent être reconsidérées chaque<br />

jour.<br />

En envisageant le renoncement à travers <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion complexe qui s’instaure<br />

entre le ma<strong>la</strong><strong>de</strong> Alzheimer, l’aidant et le soignant, nous avons tenté d’en décrire<br />

les différentes composantes et d’en préciser le sens.<br />

Bien que distinct du refus, <strong>de</strong> <strong>la</strong> résignation et du sacrifice, le renoncement s’y<br />

apparente parfois. De plus, l’extinction <strong>de</strong>s désirs joue un rôle primordial en<br />

regard d’une volonté souvent éprouvée par une succession d’épreuves<br />

existentielles.<br />

<strong>Le</strong> renoncement du patient, quelle que soit sa forme, interpelle avant tout le<br />

soignant dans sa pratique, le questionne <strong>sur</strong> une réalité en apparence<br />

inaccessible et s’impose à lui comme un <strong>de</strong>voir d’accompagnement. Il ouvre<br />

aussi <strong>la</strong> possibilité d’une réciprocité, offrant à chacun, l’occasion <strong>de</strong> percevoir sa<br />

limite et sa vulnérabilité.<br />

63 Ibid, p.39.<br />

P. 45<br />

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Pour le ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, l’aidant et le soignant le renoncement revêt ainsi une valeur<br />

initiatique, en tant qu’expérience permettant <strong>de</strong> découvrir sa propre humanité.<br />

P. 46<br />

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P. 48<br />

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P. 49<br />

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