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Apichatpong et la thaïlande - Independencia

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apichatpong <strong>et</strong> <strong>la</strong> thaï<strong>la</strong>nde<br />

aliosha herrera<br />

es-tu là ?<br />

intervention #8<br />

23 Mai 2010. Le jury présidé par Tim Burton décerne <strong>la</strong> Palme dʼor de <strong>la</strong> 63e édition du festival de Cannes à Uncle<br />

Boonmee, Who Can Recall his Past Lifes dʼ<strong>Apichatpong</strong> Weeras<strong>et</strong>hakul. Le cinéaste Thaï<strong>la</strong>ndais était arrivé <strong>la</strong> veille en<br />

avion de Bangkok, il vient dʼun pays en état de guerre civile.<br />

Regarder un film ou une vidéo d'Apichaptong Weeras<strong>et</strong>hakul, c'est entrer dans un espace rituel,<br />

ni tout à fait sacré, ni tout à fait profane ; célébrer l'impermanence des choses ; rechercher<br />

collectivement les traces d'un ancien temps afin d'en porter le souvenir ; en goûter de nouveau,<br />

avec un humour tendre <strong>et</strong> nostalgique, les saveurs imaginaires. Dans c<strong>et</strong> univers, <strong>la</strong> notion de<br />

réincarnation est une clé pour se détacher paisiblement du passé <strong>et</strong> penser son propre devenir.<br />

L'ensemble des dispositifs que Weeras<strong>et</strong>hakul a conçus ces dernières années a continuellement<br />

réuni les individus pour convoquer le passé. Les adolescents de Nabua se sont prêtés à une<br />

série de simu<strong>la</strong>tions pour se remémorer l'histoire de leurs ancêtres, insurgés communistes<br />

réprimés par l'armée thaïe entre 1960 <strong>et</strong> 1980 (Primitive, 2009). Simu<strong>la</strong>tion d'un exercice de tirs<br />

militaires, où <strong>la</strong> vision d'une cible s'effondrant au loin est remontée en boucle, comme une<br />

tentative sans cesse renouvelée de faire raccord avec le passé. Construction d'un vaisseau<br />

spatio-temporel où sont rassemblés les adolescents, dans un sommeil rouge peuplé de<br />

réminiscences. Deux ans plus tôt, quelques habitants de <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite ville de Nong Khai, située près<br />

du Mékong, se sont joints à Weeras<strong>et</strong>hakul <strong>et</strong> son équipe pour disperser dans le fleuve les<br />

cendres de son père défunt. A bord du bateau où se dérou<strong>la</strong>it <strong>la</strong> cérémonie, chacun semb<strong>la</strong>it<br />

ramené au souvenir de ses deuils personnels. Mais c<strong>et</strong>te traversée était aussi un pas collectif<br />

vers le détachement, promesse de lendemains où s'accorderaient souvenir des morts <strong>et</strong> paix de<br />

l'esprit (Luminous People, 2007). Aucune volonté de reconstitution, jamais de recours au f<strong>la</strong>shback:<br />

chaque fois, les éléments du passé ressurgissent dans le présent de façon anachronique,<br />

entre mystique <strong>et</strong> trivial, plus présents que jamais. Un fantôme errant sur les rivages de l'île de<br />

Ko Sam<strong>et</strong>, après le tsunami de 2004, s'agite au gré de l'imaginaire de trois enfants invités à<br />

diriger l'acteur qui l'incarne, Sakda Kaewbuadee – ou juste Tong – (Ghost of Asia, 2005, coréalisé<br />

avec Christelle Lheureux). La silhou<strong>et</strong>te vague d'un homme-singe s'enfonce dans <strong>la</strong><br />

végétation de <strong>la</strong> jungle, à l'instar des vil<strong>la</strong>geois communistes ayant fui Nabua au temps de <strong>la</strong><br />

répression militaire (A L<strong>et</strong>ter to Uncle Boonmee, 2009). Les êtres <strong>et</strong> les événements migrent d'un


Ko Sam<strong>et</strong>, après le tsunami de 2004, s'agite au gré de l'imaginaire de trois enfants invités à<br />

diriger l'acteur qui l'incarne, Sakda Kaewbuadee – ou juste Tong – (Ghost of Asia, 2005, coréalisé<br />

avec Christelle Lheureux). La silhou<strong>et</strong>te vague d'un homme-singe s'enfonce dans <strong>la</strong><br />

végétation de <strong>la</strong> jungle, à l'instar des vil<strong>la</strong>geois communistes ayant fui Nabua au temps de <strong>la</strong><br />

répression militaire (A L<strong>et</strong>ter to Uncle Boonmee, 2009). Les êtres <strong>et</strong> les événements migrent d'un<br />

film à l'autre, au fil d'une transmutation permanente qui ressuscite <strong>la</strong> mémoire d'une Thaï<strong>la</strong>nde<br />

profonde.<br />

A L<strong>et</strong>ter to Uncle Boonmee<br />

Bien plus : un spectateur thaï<strong>la</strong>ndais né, disons, au moins dans les années 1970, pour peu qu'il<br />

puisse visionner c<strong>et</strong>te oeuvre, r<strong>et</strong>rouvera un univers culturel à <strong>la</strong> fois familier <strong>et</strong> aussi lointain<br />

qu'une vie antérieure. Un univers culturel encore empreint de superstitions <strong>et</strong> de traditions<br />

narratives popu<strong>la</strong>ires. Kong Rithdee, critique de cinéma thaï<strong>la</strong>ndais, a décrit le premier c<strong>et</strong>te<br />

sensation: « une vibration existentielle, à <strong>la</strong> fois proche <strong>et</strong> lointaine, comme le souvenir d'une vie<br />

antérieure ». La Thaï<strong>la</strong>nde qu'évoque l'oeuvre de Weeras<strong>et</strong>hakul n'est pourtant plus si familière<br />

au public local actuel: «Il peuple son cinéma de campagnards par<strong>la</strong>nt le <strong>la</strong>ngage des vieux<br />

drames radiophoniques. » Le jeu de ses acteurs rappelle parfois le caractère franc <strong>et</strong> naïf des<br />

vieux films thaï<strong>la</strong>ndais vus dans sa jeunesse, dans <strong>la</strong> province de Khon Kaen. Des films dont le<br />

charme apparaît désu<strong>et</strong> aujourd'hui, à mesure que le nombre des multiplexes augmente dans le<br />

pays. A <strong>la</strong> différence de Wisit Sasanatieng recréant le style coloré des films autrefois tournés en<br />

16mm, pour r<strong>et</strong>rouver les sensations cinématographiques d'antan (Les Larmes du Tigre Noir,<br />

2000), Weeras<strong>et</strong>hakul r<strong>et</strong>ourne aux sources de <strong>la</strong> culture popu<strong>la</strong>ire thaï<strong>la</strong>ndaise de façon plus<br />

elliptique. Comme dans le premier p<strong>la</strong>n de Mysterious Object at Noon (2000), long travelling à<br />

bord d'un véhicule où le récit d'un soap opera, « Demain je t'aimerai», est conté à <strong>la</strong> radio par<br />

une voix que beaucoup de Thaï<strong>la</strong>ndais ont connue dans leur enfance. Comme dans c<strong>et</strong>te<br />

séquence de Tropical Ma<strong>la</strong>dy (2004) où, sur un belvédère, une femme âgée, malicieuse, rejoint<br />

Tong <strong>et</strong> Keng <strong>et</strong> veut leur vendre des fleurs : « Pour avoir un bon karma, il faut investir ». Elle leur<br />

raconte bientôt une fable sur <strong>la</strong> cupidité, dont l'un des personnages est un moine aux pouvoirs<br />

magiques. Dans ce même film, <strong>la</strong> jungle que le soldat traverse en deuxième partie est hantée par<br />

un tigre Saming, une figure légendaire à peu près équivalente, compte tenu de <strong>la</strong> peur qu'elle a<br />

longtemps inspirée dans les campagnes thaï<strong>la</strong>ndaises, à notre loup-garou. L'atmosphère créée<br />

est celle d'une jungle n'ayant pas encore reculé sous les coups de <strong>la</strong> modernisation, encore<br />

enveloppée de mystère, comme dans ces vieux romans d'aventures contant le parcours de<br />

chasseurs solitaires au coeur de ce lieu menaçant. Jungle Terrible <strong>et</strong> familière où le monde<br />

r<strong>et</strong>enait parfois son souffle comme dans Une histoire vieille comme <strong>la</strong> pluie (Djao Kârakét) de<br />

Saneh Sangsuk : « Quand un tigre se montrait où que ce soit, tous les autres animaux se<br />

<strong>la</strong>nçaient des avertissements urgents, fébriles, <strong>et</strong> l'instant d'après <strong>la</strong> jungle alentour était d'un


enveloppée de mystère, comme dans ces vieux romans d'aventures contant le parcours de<br />

chasseurs solitaires au coeur de ce lieu menaçant. Jungle Terrible <strong>et</strong> familière où le monde<br />

r<strong>et</strong>enait parfois son souffle comme dans Une histoire vieille comme <strong>la</strong> pluie (Djao Kârakét) de<br />

Saneh Sangsuk : « Quand un tigre se montrait où que ce soit, tous les autres animaux se<br />

<strong>la</strong>nçaient des avertissements urgents, fébriles, <strong>et</strong> l'instant d'après <strong>la</strong> jungle alentour était d'un<br />

silence de mort, un silence terrifié. » La bande sonore de Tropical Ma<strong>la</strong>dy reproduit ce même<br />

eff<strong>et</strong> au coeur de <strong>la</strong> nuit.<br />

Si Weeras<strong>et</strong>hakul crée des lieux pour se souvenir de c<strong>et</strong>te Thaï<strong>la</strong>nde lointaine <strong>et</strong> en exhumer les<br />

traumatismes, <strong>la</strong> grande majorité du public thaï<strong>la</strong>ndais ignore encore son nom. Le pays où il ne<br />

cesse de r<strong>et</strong>ourner est profondément conservateur. Ses films n'y sont pas distribués, réalisés en<br />

marge de l'industrie cinématographique locale, visés continuellement par <strong>la</strong> censure. L'un de ses<br />

derniers courts-métrages, The Anthem (2006), donne pourtant idée de l'expérience à <strong>la</strong>quelle il<br />

voudrait convier le public thaï<strong>la</strong>ndais. Il y rend hommage au processus de création<br />

cinémathographique, tout en se réappropriant avec humour un rituel ancré depuis longtemps<br />

dans <strong>la</strong> société thaï<strong>la</strong>ndaise: <strong>la</strong> diffusion de l'hymne royal au début de chaque séance de cinéma,<br />

<strong>et</strong> dans toute autre forme de manifestation publique. Se lever à ce moment-là est une règle tacite<br />

que chacun doit respecter, au risque d'encourir une peine de trois à quinze ans de prison pour<br />

crime de lèse-majesté. C'est un tout autre rituel que The Anthem invite à partager. Une première<br />

partie associe gaiement le sacré au profane. Deux femmes d'une soixantaine d'années parlent<br />

ensemble, attablées à côté d'une rivière (<strong>la</strong> femme que Tong <strong>et</strong> Keng suivent jusqu'au temple<br />

dans Tropical Ma<strong>la</strong>dy, <strong>et</strong> l'une des personnes conviées à <strong>la</strong> cérémonie de Luminous People).<br />

L'une propose à l'autre d'écouter un air de musique pop, intitulé « The Anthem » (L'Hymne). Elle<br />

veut diffuser c<strong>et</strong>te musique dynamique dans le cinéma où elle travaille, comme un rituel marquant<br />

le début de chaque séance pour transm<strong>et</strong>tre une énergie régénératrice aux spectateurs. Une<br />

troisième femme (Jenjira Jansuda) se joint à elles, puis <strong>la</strong> deuxième partie commence. La même<br />

séquence semble alors se rejouer sous une autre forme : les trois femmes sont maintenant<br />

attablées au milieu d'un terrain de badminton, manipu<strong>la</strong>nt des fleurs jaunes comme pour préparer<br />

un rituel. Autour d'elles, des joueurs disputent une partie, tandis qu'aux abords du terrain une<br />

équipe de tournage observe <strong>la</strong> scène. Le morceau pop diffusé dans <strong>la</strong> première partie est<br />

maintenant audible à plein volume, <strong>et</strong> provoque une envie irrésistible de se mouvoir. La caméra<br />

décrit un double cercle autour du terrain. Deux projecteurs tournés vers l'objectif emplissent<br />

l'écran de lumière. A l'hymne royal est substitué un hymne célébrant le cinéma <strong>et</strong> ses vertus<br />

potentiellement thérapeutiques. Bientôt, les crédits apparaissent, pour signaler au spectateur,<br />

avec humour: « Certified for all theaters. Preceding Audio-Visual Purification Service ». Ainsi<br />

s'accomplit le rituel annoncé au tout début, dans une salle de cinéma: celle où nous nous<br />

trouvons.<br />

uncle boonmee<br />

Un homme ma<strong>la</strong>de, atteint d'une insuffisance rénale, se préparant calmement à disparaître. Sa<br />

maison, peuplée de fantômes graves <strong>et</strong> familiers. Le murmure intemporel de <strong>la</strong> jungle où il<br />

s'enfonce une nuit, hal<strong>et</strong>ant, en route vers <strong>la</strong> grotte où il est né dans sa première vie antérieure.<br />

Ses proches, qui l'accompagnent silencieusement dans <strong>la</strong> mort. Le nouveau film d'Apichaptong<br />

Weeras<strong>et</strong>hakul aurait pu être une lente mise au tombeau. Oncle Boonmee est <strong>la</strong> trace vivante <strong>et</strong><br />

précaire d'un ancien temps; son corps fatigué, autour duquel les autres personnages se fédèrent,<br />

une source de mémoire vouée à se tarir. Il a mené une vie humble sur les terres du Nord-Est de<br />

<strong>la</strong> Thaï<strong>la</strong>nde. Il se rappelle péniblement avoir participé à <strong>la</strong> répression anticommuniste exercée<br />

par le gouvernement militaire des années 1960 à 1980. Au fil de ses incarnations successives,<br />

homme ou femme, être animal ou végétal, il a traversé les siècles, entendu les mythes <strong>et</strong><br />

légendes popu<strong>la</strong>ires, habité <strong>la</strong> jungle. Sa voix est d'une grande douceur, rassurante, chaleureuse.<br />

Au moment de sa mort, le spectre de sa femme Huay ouvre le tube par lequel s'effectue sa<br />

dialyse. En un p<strong>la</strong>n, sa vie <strong>et</strong> ses souvenirs s'écoulent lentement, sous le regard perdu de tante<br />

Jen (Jenjira Pongpas) <strong>et</strong> de Tong (Sakda Kaewbuadee), figures rescapées des oeuvres


par le gouvernement militaire des années 1960 à 1980. Au fil de ses incarnations successives,<br />

homme ou femme, être animal ou végétal, il a traversé les siècles, entendu les mythes <strong>et</strong><br />

légendes popu<strong>la</strong>ires, habité <strong>la</strong> jungle. Sa voix est d'une grande douceur, rassurante, chaleureuse.<br />

Au moment de sa mort, le spectre de sa femme Huay ouvre le tube par lequel s'effectue sa<br />

dialyse. En un p<strong>la</strong>n, sa vie <strong>et</strong> ses souvenirs s'écoulent lentement, sous le regard perdu de tante<br />

Jen (Jenjira Pongpas) <strong>et</strong> de Tong (Sakda Kaewbuadee), figures rescapées des oeuvres<br />

précédentes de Weeras<strong>et</strong>hakul. Plutôt que de consister entièrement en un récit des vies<br />

antérieures de Boonmee (ses réminiscences adviennent seulement au cours de séquences<br />

fugitives), Uncle Boonmee who can recall his past lives pose le constat d'une perte progressive<br />

de vision. Après ses funérailles, tante Jen, Tong <strong>et</strong> Roong (Kanokporn Tongaram, apparue dans<br />

Blissfully Yours) se rassemblent dans une p<strong>et</strong>ite chambre d'hôtel aux murs b<strong>la</strong>ncs <strong>et</strong> sordides, le<br />

regard capturé par un écran de télévision en hors-champ. Pour <strong>la</strong> première fois dans l'oeuvre de<br />

Weeras<strong>et</strong>hakul, un contrechamp donne à voir au spectateur les images diffusées sur <strong>la</strong> surface<br />

de l'écran, images du journal télévisé où se succèdent les événements violents ayant<br />

actuellement lieu en Thaï<strong>la</strong>nde. Dans son instal<strong>la</strong>tion Primitive, les adolescents du vil<strong>la</strong>ge de<br />

Nabua avaient dû se prêter à une série de simu<strong>la</strong>tions pour essayer de se remémorer l'histoire de<br />

leurs ancêtres communistes réprimés par l'armée thaï<strong>la</strong>ndaise. Les différentes performances<br />

enregistrées constituaient autant de possibles fictions, matrices d'images venant suppléer<br />

l'inconscience politique des habitants de Nabua <strong>et</strong> sollicitant l'imaginaire du spectateur. Ici, trois<br />

personnages forts de l'oeuvre de Weeras<strong>et</strong>hakul se r<strong>et</strong>rouvent immobiles <strong>et</strong> impuissants face à<br />

des images sans profondeur. Plus tôt dans le film, le fils de Boonmee <strong>et</strong> de Huay, Boonsong,<br />

disparu quelques années auparavant, émerge d'un pas lourd de l'obscurité pour s'attabler aux<br />

côtés de sa famille. Comme ceux des esprits errant dans <strong>la</strong> jungle, ses yeux sont injectés de<br />

rouge, marque d'un devenir fantôme imminent. Son corps a l'apparence d'un singe. Il re<strong>la</strong>te <strong>la</strong><br />

quête éperdue qui l'a conduit dans <strong>la</strong> jungle, appareil photo en main, pour saisir <strong>la</strong> vision d'un<br />

singe sautant de branche en branche. Keng égaré dans le même lieu avait c<strong>et</strong>te vision dans<br />

Tropical ma<strong>la</strong>dy. Comment ne pas reconnaître en ce singe les communistes du Nord-Est ayant<br />

fui <strong>la</strong> répression militaire, quittant leur vil<strong>la</strong>ge pour se réfugier dans <strong>la</strong> jungle plusieurs décennies<br />

auparavant? Boonsong se cramponne à c<strong>et</strong>te période de l'histoire thaï<strong>la</strong>ndaise avec toute <strong>la</strong><br />

force de son imaginaire, sans parvenir à s'en faire une représentation précise. Son corps n'a que<br />

les attributs factices d'un singe. Juste avant sa mort, Boonmee se rappelle avoir rêvé du futur, au<br />

cours d'une séquence montée par succession d'images fixes. Sur l'une d'entre elles, un<br />

adolescent en tenue de militaire, tout droit sorti de Primitive, tire derrière lui un homme-singe au<br />

cou lié par une corde. Sur une autre image, c'est tout un groupe de soldats juvéniles <strong>et</strong> souriants<br />

qui pose avec un même homme-singe, bras dessus, bras dessous, comme sur une photo de<br />

propagande. Ni bourreaux, ni victimes, <strong>la</strong> suprématie du cliché devant <strong>la</strong> mémoire des exécutions<br />

passées. Les soldats de <strong>la</strong> séquence d'ouverture de Tropical ma<strong>la</strong>dy jouaient déjà avec un<br />

cadavre d'homme trouvé en lisière de <strong>la</strong> forêt, posant autour de lui pour se prendre en photo.<br />

«Qu'arrive-t-il à mes yeux? Ils sont ouverts, mais je ne vois rien»: les derniers mots prononcés<br />

par Boonmee abandonnent ses proches à l'angoisse d'une plongée définitive dans l'obscurité.<br />

Uncle Boonmee<br />

Mais tant que les vivants pourront voir les fantômes <strong>et</strong> les reconnaître, comme ils peuvent croire


Uncle Boonmee<br />

Mais tant que les vivants pourront voir les fantômes <strong>et</strong> les reconnaître, comme ils peuvent croire<br />

au cinéma? Plus que dans les précédents films de Weeras<strong>et</strong>hakul, ces figures erratiques du<br />

passé ressurgissent dans le présent de façon anachronique, dans une conception non linéaire de<br />

<strong>la</strong> vie mémorielle. L'impermanence des êtres <strong>et</strong> des choses ne les voue pas à disparaître, mais à<br />

revenir au monde sous une autre forme, au fil d'une transmutation permanente. Au cours d'une<br />

discussion nocturne sous <strong>la</strong> <strong>la</strong>mpe d'une terrasse, <strong>la</strong> silhou<strong>et</strong>te de <strong>la</strong> femme défunte de Boonmee<br />

s'imprime progressivement dans le p<strong>la</strong>n aux côtés des autres personnages, de même que<br />

l'énergie lumineuse peut révéler le contenu d'une pellicule. Les esprits peup<strong>la</strong>nt l'obscurité sont<br />

autant de sentinelles aux yeux rouges dressées comme des totems, observant <strong>la</strong> mort de<br />

Boonmee comme pour accompagner son passage d'une forme de vie à une autre. Boonmee<br />

prépare sereinement sa disparition. Il demande à tante Jen de prendre sa succession à <strong>la</strong> ferme<br />

qu'il possède, <strong>et</strong> lui fait goûter, un jour ensoleillé, <strong>la</strong> saveur du miel que ses abeilles produisent.<br />

Uncle Boonmee clôt le proj<strong>et</strong> Primitive en célébrant <strong>la</strong> capacité du cinéma à raviver les souvenirs<br />

<strong>et</strong> à donner accès à des vies parallèles. Film somme, il convoque plusieurs éléments récurrents<br />

de l'oeuvre de Weeras<strong>et</strong>hakul pour organiser leur rencontre, au delà de toute segmentation du<br />

temps, dans un même espace narratif. De <strong>la</strong> ferme de Boonmee, il est possible de s'absenter un<br />

moment pour suivre le cortège ancestral d'une princesse voilée traversant <strong>la</strong> jungle dans <strong>la</strong> nuit.<br />

Sa main couverte de bijoux s'échappe des rideaux qui <strong>la</strong> dissimulent pour caresser les cheveux<br />

de l'un de ses porteurs, son amant secr<strong>et</strong>. Son visage est comme marqué par des traces de<br />

brulûres. Arrivée devant une cascade, penchée sur l'eau, elle cherche le refl<strong>et</strong> de sa jeunesse<br />

perdue. Résurgence, sous forme d'hommage, du vieux cinéma thaï<strong>la</strong>ndais que Weeras<strong>et</strong>hakul a<br />

connu dans son enfance, c<strong>et</strong>te triste romance au coeur de <strong>la</strong> jungle opère un doux r<strong>et</strong>our aux<br />

sources de <strong>la</strong> culture popu<strong>la</strong>ire locale. C<strong>et</strong> entre<strong>la</strong>cement sans heurts des séquences <strong>et</strong> des<br />

histoires est une alternative mystique à tout découpage artificiel du temps, à toute réécriture du<br />

passé. Le poisson-chat que <strong>la</strong> princesse défigurée questionne <strong>et</strong> rejoint dans l'eau s'introduit<br />

puissamment entre ses jambes, plongée vertigineuse au coeur de <strong>la</strong> vie même. La présence<br />

mu<strong>et</strong>te des esprits qui escortent Boonmee jusqu'au lieu de sa première naissance <strong>et</strong> de sa<br />

prochaine mort ravive le souvenir des anciennes luttes popu<strong>la</strong>ires. Et le buffle attaché à un arbre<br />

dans <strong>la</strong> première séquence du film, possible incarnation passée de Boonmee, rompt <strong>la</strong> corde qui<br />

le r<strong>et</strong>enait captif.<br />

23 mai 2010

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