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Les jeux vidéo et la conquête du lisse, en collaboration avec Tony ...

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L'esthétique des <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong><br />

<strong>lisse</strong><br />

Constantin Dubois, <strong>Tony</strong> Fortin<br />

Suj<strong>et</strong>, objectifs, contraintes<br />

Le <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> est un "obj<strong>et</strong>", pour utiliser un terme assez vague pour<br />

recouvrir toutes ses fac<strong>et</strong>tes, aux ramifications socio-culturelles extrêmem<strong>en</strong>t<br />

nombreuses, sans qu'aucune ne semble pr<strong>en</strong>dre le pas sur l'autre. En conséqu<strong>en</strong>ce,<br />

on ne saurait le cantonner à une seule de ces sphères sans sombrer dans des<br />

impasses. Le point de vue esthétique sur le suj<strong>et</strong> n'échappe pas à ce problème : si les<br />

<strong>jeux</strong> sont peut-être "de l'art", ils ne s'y limit<strong>en</strong>t certainem<strong>en</strong>t pas. C'est pourquoi il<br />

faut employer une précaution certaine lorsque l'on essaie, comme ici, de dégager les<br />

li<strong>en</strong>s possibles <strong>en</strong>tre jeu <strong>vidéo</strong> <strong>et</strong> création artistique (au s<strong>en</strong>s de processus, de<br />

création, <strong>et</strong> d'obj<strong>et</strong>, d’œuvre). C<strong>et</strong>te précaution peut se manifester <strong>en</strong> privilégiant une<br />

forme interrogative d'exégèse. En eff<strong>et</strong>, bi<strong>en</strong> plutôt que d'affirmer par hypothèse : "les<br />

<strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> sont une forme d'art, au même titre que <strong>la</strong> peinture ou le cinéma",<br />

<strong>en</strong>visager les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> d'un point de vue esthétique, ce serait plutôt poser <strong>la</strong><br />

question : "<strong>en</strong> quoi les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> constitu<strong>en</strong>t-t-ils une pratique artistique ?"<br />

Une même volonté est certainem<strong>en</strong>t à l'origine des deux attitudes : celle<br />

de faire valoir <strong>la</strong> spécificité des <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> <strong>en</strong> tant que médium fort <strong>et</strong> unique,<br />

irré<strong>du</strong>ctible à toute autre forme de création préexistante. Une longue expéri<strong>en</strong>ce de<br />

joueur n'est pas nécessaire pour être, <strong>avec</strong> une force qui n'a ri<strong>en</strong> à <strong>en</strong>vier à d'autres<br />

médiums, bouleversé, transporté ou marqué dans ses souv<strong>en</strong>irs par un jeu <strong>vidéo</strong>.<br />

Mais c<strong>et</strong>te émotion a contre elle un certain mépris des <strong>jeux</strong> qui ba<strong>la</strong>ye sans connaître,<br />

<strong>et</strong> ce peut-être de façon particulièrem<strong>en</strong>t appuyée dans le domaine esthétique 1 .<br />

Malheureusem<strong>en</strong>t, poser d'emblée une réponse positive, par excès de<br />

déf<strong>en</strong>se, de rapidité, amène <strong>en</strong> fait au résultat contraire à celui visé. On ne m<strong>et</strong> pas à<br />

jour <strong>la</strong> spécificité des <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> <strong>en</strong> supposant une équival<strong>en</strong>ce <strong>avec</strong> les arts "établis"<br />

comme tels <strong>et</strong> <strong>en</strong> utilisant, sur ce nouvel obj<strong>et</strong>, les outils d'exégèse préexistants qui<br />

leurs correspond<strong>en</strong>t. C'est certainem<strong>en</strong>t c<strong>et</strong>te erreur qui <strong>en</strong>traîne parfois les stériles<br />

visions des <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> comme "cinéma interactif" ou, autre exemple, un mystérieux<br />

"art total". Ainsi, on installe peut-être (<strong>et</strong> <strong>en</strong>core, de façon illusoire) les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong><br />

dans une position de légitimité confortable (que d'ailleurs ils connaiss<strong>en</strong>t déjà plus<br />

que nécessaire <strong>du</strong> point de vue économique), mais on oublie au passage de<br />

s'interroger sur ses qualités esthétiques réelles.<br />

L'impasse est d'autant plus grave que les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> rest<strong>en</strong>t fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t<br />

1<br />

Comme le dit Richard Shusterman à propos de l’art popu<strong>la</strong>ire, <strong>et</strong> intro<strong>du</strong>isant <strong>la</strong> déf<strong>en</strong>se qu’il<br />

va <strong>en</strong> faire dans son livre d’esthétique pragmatiste L’art à l’état vif : « La raison <strong>la</strong> plus profonde <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

plus urg<strong>en</strong>te de déf<strong>en</strong>dre l’art popu<strong>la</strong>ire est qu’il nous procure (même à nous, les intellectuels) une trop<br />

grande satisfaction esthétique pour tolérer qu’on lui reproche d’être dégradé, déshumanisé <strong>et</strong><br />

esthétiquem<strong>en</strong>t illégitime. […] Nous sommes voués à dédaigner les choses qui nous donn<strong>en</strong>t <strong>du</strong> p<strong>la</strong>isir<br />

<strong>et</strong> à avoir honte <strong>du</strong> p<strong>la</strong>isir qu’elle nous donn<strong>en</strong>t. » R.Shusterman, L’art à l’état vif, 1992, Ed. de Minuit.<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

Audiovisuelles, coordonné par Laur<strong>en</strong>t Trémel, éditions d'un Autre G<strong>en</strong>re.<br />

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obscurs tant qu'on s'obstine à les analyser de façon c<strong>la</strong>ssique. Car c'est c<strong>et</strong> obj<strong>et</strong> lui-même,<br />

qui, <strong>en</strong> refusant de se soum<strong>et</strong>tre à ses catégories, questionne violemm<strong>en</strong>t l'esthétique courante.<br />

Ainsi, le point de vue esthétique sur les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> n'a pas d'autre véritable possibilité que<br />

m<strong>et</strong>tre son obj<strong>et</strong> <strong>en</strong> question.<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

Audiovisuelles, coordonné par Laur<strong>en</strong>t Trémel, éditions d'un Autre G<strong>en</strong>re.<br />

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L’incompatibilité <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong>/esthétique c<strong>la</strong>ssique<br />

En quoi les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> sont-ils problématiques <strong>du</strong> point de vue de<br />

l'esthétique c<strong>la</strong>ssique ? Ils rem<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t <strong>en</strong> question plusieurs principes, jusqu’ici<br />

considérés comme fondam<strong>en</strong>taux dans <strong>la</strong> constitution d'un obj<strong>et</strong> esthétique.<br />

D'abord l'importance de <strong>la</strong> figure <strong>du</strong> créateur, qui reste c<strong>en</strong>trale, voire a<br />

gagné de l'importance <strong>avec</strong> l'art contemporain, <strong>et</strong> qui donne <strong>la</strong> plupart des clés<br />

d'exégèse des oeuvres. Le caractère artistique des <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ne saurait être<br />

appréh<strong>en</strong>dé par ce biais commode de l'indivi<strong>du</strong> créateur, qui livre ses int<strong>en</strong>tions, sa<br />

méthode, <strong>et</strong> parfois, son interprétation. Le jeu <strong>vidéo</strong> est une forme de création, dans<br />

l'imm<strong>en</strong>se majorité des cas, collective, à propos de <strong>la</strong>quelle on se r<strong>en</strong>d vite compte<br />

que l'exist<strong>en</strong>ce de "chefs de proj<strong>et</strong>s" ne vi<strong>en</strong>t absolum<strong>en</strong>t pas combler l'abs<strong>en</strong>ce d'une<br />

"tête p<strong>en</strong>sante" comparable à celle d'un écrivain ou d'un p<strong>la</strong>stici<strong>en</strong>. Bi<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>t les<br />

promesses des chefs de proj<strong>et</strong>s, quelle que soit <strong>la</strong> médiatisation autour de leur nom,<br />

sont décevantes, <strong>et</strong> les <strong>jeux</strong> les plus intéressants sont rarem<strong>en</strong>t ceux qui l'affirm<strong>en</strong>t<br />

haut <strong>et</strong> fort. En tous cas, <strong>et</strong> surtout, les int<strong>en</strong>tions prés<strong>en</strong>tes ne sembl<strong>en</strong>t pas chercher<br />

à répondre à des questions esthétiques, mais plutôt à organiser une expéri<strong>en</strong>ce de jeu<br />

satisfaisante pour le joueur.<br />

Il serait néanmoins injuste de ne pas reconnaître <strong>la</strong> créativité des studios<br />

de développem<strong>en</strong>t. C'est que ceux-ci comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t seulem<strong>en</strong>t à se définir <strong>en</strong> se<br />

différ<strong>en</strong>ciant des éditeurs <strong>et</strong> à <strong>en</strong>trer dans une consci<strong>en</strong>ce de soi comparable à celle de<br />

<strong>la</strong> Nouvelle Vague cinématographique, dans les années 60, qui affirmait donner <strong>la</strong><br />

maîtrise artistique des films à leur réalisateur. Des mouvem<strong>en</strong>ts d'indép<strong>en</strong>dance<br />

exist<strong>en</strong>t, mais rest<strong>en</strong>t à l'état naissant. On p<strong>en</strong>sera par exemple à Darwinia comme<br />

réussite indép<strong>en</strong>dante, comme exemple d'un cas extrêmem<strong>en</strong>t rare, <strong>en</strong>core. <strong>Les</strong><br />

créateurs se r<strong>et</strong>rouv<strong>en</strong>t paradoxalem<strong>en</strong>t dans <strong>la</strong> situation de se redonner à nouveau <strong>la</strong><br />

possibilité de pro<strong>du</strong>ire des <strong>jeux</strong> <strong>en</strong> équipe ré<strong>du</strong>ite, comme lors des débuts, jusque<br />

dans les années 1990. Mais globalem<strong>en</strong>t, hors de c<strong>et</strong>te volonté d’aménager un espace<br />

de création indép<strong>en</strong>dant au sein des <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong>, bi<strong>en</strong> légitime, il reste tout à fait<br />

possible d'appréh<strong>en</strong>der esthétiquem<strong>en</strong>t des pro<strong>du</strong>ctions de grande échelle,<br />

médiatisées, <strong>et</strong> à gros budg<strong>et</strong>. L'exemple de Half-Life 2 est peut-être le plus évid<strong>en</strong>t,<br />

puisqu'il s'agit à <strong>la</strong> fois d'un jeu donc <strong>la</strong> couverture médiatique, les <strong>du</strong>rées de<br />

développem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> les volumes de v<strong>en</strong>te sont de grande échelle - <strong>et</strong> tout à <strong>la</strong> fois d'un<br />

des <strong>jeux</strong> les plus passionnants <strong>et</strong> captivants de ces dernières années. Le rapport à<br />

l’in<strong>du</strong>strie qu’<strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>t le jeu <strong>vidéo</strong> est, dans son détail, assez particulier par rapport<br />

aux autres formes de création. Là où le monde musical, par exemple, s’est débarassé<br />

<strong>du</strong> problème <strong>en</strong> créant un univers alternatif à celui de l’in<strong>du</strong>strie des majors,<br />

farouchem<strong>en</strong>t indép<strong>en</strong>dant <strong>et</strong> parfaitem<strong>en</strong>t autonome, <strong>en</strong> grande partie grâce à<br />

Intern<strong>et</strong>, le jeu <strong>vidéo</strong> semble pour l’instant <strong>en</strong>core incapable d’une telle rebellion, bi<strong>en</strong><br />

qu’elle soit appelée par certains, <strong>en</strong> réaction à <strong>la</strong> situation actuelle de l’in<strong>du</strong>strie, <strong>et</strong><br />

son conservatisme 2 . Mais comme nous le verrons plus loin, les <strong>jeux</strong> sont peut-être<br />

capables d’évoluer de façon intéressante sans indép<strong>en</strong>dance économique parce qu’ils<br />

se déploi<strong>en</strong>t sans discours. Le fait est, pour l’instant, que les <strong>jeux</strong> procur<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> des<br />

expéri<strong>en</strong>ces esthétiques à certains de leurs joueurs, tandis que les int<strong>en</strong>tions de leurs<br />

2 Cf Death to the games in<strong>du</strong>stry, The Escapist Magazine n° 8 <strong>et</strong> 9 , par Greg Costikyan.<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

Audiovisuelles, coordonné par Laur<strong>en</strong>t Trémel, éditions d'un Autre G<strong>en</strong>re.<br />

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créateurs, multiples, fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t pris dans une in<strong>du</strong>strie t<strong>en</strong>tacu<strong>la</strong>ire <strong>et</strong> ses<br />

problèmes de capitaux, sont certainem<strong>en</strong>t aussi confuses pour eux que pour nous.<br />

Deuxièmem<strong>en</strong>t, c'est le rapport créateur/spectateur qui est bousculé,<br />

profondém<strong>en</strong>t complexifié. Plus <strong>en</strong>core que dans les oeuvres contemporaines,<br />

p<strong>la</strong>stiques ou spatiales, instal<strong>la</strong>tions ou performances, qui s'interrog<strong>en</strong>t sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce<br />

<strong>du</strong> spectateur par rapport à l'oeuvre <strong>et</strong> ménag<strong>en</strong>t un espace d'indétermination pour<br />

l'attitude possible <strong>du</strong> spectateur dans l'oeuvre, le <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> rem<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t <strong>en</strong> question ce<br />

rapport dans sa dichotomie créateur actif/spectateur passif. On est <strong>en</strong> droit de se<br />

demander si celui qui joue n'a pas un rôle plus important que celui qui crée : <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>,<br />

si l'équipe de création ne cherche pas forcém<strong>en</strong>t à donner une dim<strong>en</strong>sion esthétique à<br />

son proj<strong>et</strong>, le joueur lui a toujours <strong>la</strong> possibilité d'appréh<strong>en</strong>der son expéri<strong>en</strong>ce d'une<br />

façon esthétique. C'est donc peut-être que, d'un point de vue esthétique, le joueur<br />

importe plus que le créateur. Car <strong>la</strong> question à <strong>la</strong>quelle répondre est celle-ci : où se<br />

constitue l’expéri<strong>en</strong>ce esthétique dans les <strong>jeux</strong> ? <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> se prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t comme des<br />

univers aux possibilités assez <strong>la</strong>rges <strong>et</strong> complexes pour que <strong>la</strong> façon même de jouer<br />

transforme l'expéri<strong>en</strong>ce elle-même. Or <strong>en</strong> transformant l'expéri<strong>en</strong>ce, c'est le jeu luimême<br />

qui est changé, puisque, plus <strong>en</strong>core qu'on dit qu'il n'y a pas véritablem<strong>en</strong>t de<br />

tableau sans spectateur, on peut dire qu'il n'y a pas de jeu sans joueur : <strong>la</strong> matérialité<br />

<strong>du</strong> jeu est très lointaine de celle d'un obj<strong>et</strong> manipu<strong>la</strong>ble. Elle n'existe que comme<br />

donnée purem<strong>en</strong>t neutre qui ne se déploie qu'à <strong>la</strong> faveur d'un joueur volontaire pour<br />

<strong>en</strong> explorer les possibilités <strong>et</strong> les interprèter (au s<strong>en</strong>s dramaturgique).<br />

Pr<strong>en</strong>ons pour exemple, bi<strong>en</strong> qu’il reste le plus évid<strong>en</strong>t, celui <strong>du</strong><br />

jeu Morrowind, développé par le studio américain B<strong>et</strong>hesda Softworks <strong>en</strong><br />

2001. Morrowind insère le jeu dans un univers extrêmem<strong>en</strong>t riche <strong>et</strong><br />

détaillé – un espace quasi-<strong>lisse</strong> (voir plus loin) - que le joueur peut explorer<br />

à sa guise, ou <strong>du</strong> moins <strong>avec</strong> une liberté unique dans le monde <strong>du</strong> jeu <strong>vidéo</strong>.<br />

<strong>Les</strong> possibilités sont là assez grandes pour qu’une partie d’<strong>en</strong>tre elles<br />

échapp<strong>en</strong>t à l’imagination <strong>du</strong> joueur. Pour rapporter ma propre expéri<strong>en</strong>ce,<br />

je n'avais jamais <strong>en</strong>visagé de répondre autrem<strong>en</strong>t que par <strong>la</strong> viol<strong>en</strong>ce aux<br />

personnages non joueurs qui, dans Morrowind, sont immédiatem<strong>en</strong>t<br />

belliqueux lorsqu'on les r<strong>en</strong>contre. Or, <strong>en</strong> discutant <strong>avec</strong> un autre joueur,<br />

versé dans l'arcane de magie adéquate, j'ai appris que j'aurais tout aussi<br />

bi<strong>en</strong> pu utiliser certains sorts précis pour pacifier ces personnages - ce qui<br />

ouvre alors <strong>la</strong> possibilité de leur parler, de commercer <strong>avec</strong> eux, de profiter<br />

parfois de leur expéri<strong>en</strong>ce...<br />

Ce n’est pas qu’il n’y a plus de création ni de créateurs. Le contraire serait<br />

absurde. Mais il n’y a plus de Créateur. La création est flottante, généralisée,<br />

démocratisée, pluralisée. Le bedroom coding, phénomène de création indivi<strong>du</strong>elle,<br />

dont l’exemple-type est certainem<strong>en</strong>t Another World, développé de A à Z par Eric<br />

Chahi, paraît peut-être contredire c<strong>et</strong>te affirmation. Mais c’est plutôt que le bedroom<br />

coding préfigure justem<strong>en</strong>t c<strong>et</strong>te démocratisation fondam<strong>en</strong>tale de <strong>la</strong> création, son<br />

accessibilité, qui pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t aujourd’hui plutôt <strong>la</strong> forme <strong>du</strong> modding, c’’est-à-dire de<br />

modifications des <strong>jeux</strong> préexistants, de recyc<strong>la</strong>ge de leurs capacités techniques. Autre<br />

exemple, le phénomène des mondes persistants, ou <strong>jeux</strong> <strong>en</strong> ligne, <strong>en</strong> re-création<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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perman<strong>en</strong>te, véritables univers mo<strong>du</strong>lés par les joueurs qui les habit<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> font<br />

craquer les limites, <strong>et</strong> par les développeurs qui sont plongés dans une modélisation<br />

perman<strong>en</strong>te.<br />

Le double rôle des signes<br />

Cep<strong>en</strong>dant, on ne peut facilem<strong>en</strong>t reporter <strong>la</strong> responsabilité de <strong>la</strong><br />

constitution d'une vision esthétique <strong>du</strong> jeu, ou d'une pratique <strong>du</strong> jeu comme d'un art,<br />

sur le joueur. En eff<strong>et</strong>, les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> sont des univers dans lesquels on s'immerge,<br />

comme au sein des détails d'un tableau de Bosch, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te immersion est si pressante<br />

qu'elle semble m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> grave péril <strong>la</strong> prise de perspective par rapport au tout,<br />

nécessaire à l'appréh<strong>en</strong>sion d'une oeuvre comme telle. Du moins, ce nécessaire<br />

<strong>en</strong>gloutissem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> point de vue <strong>du</strong> joueur dans une expéri<strong>en</strong>ce fascinante semble<br />

bi<strong>en</strong> lointaine de <strong>la</strong> plupart des mouvem<strong>en</strong>ts artistiques <strong>du</strong> 20ème siècle, qui, même<br />

dans leurs différ<strong>en</strong>ces radicales, ont peut-être tous <strong>en</strong> commun d'imposer au<br />

spectateur une prise de recul sur l'oeuvre, voire sur l'art <strong>en</strong> général. La question se<br />

pose donc de dégager où se situe l'activité <strong>du</strong> joueur, fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t ambigue : <strong>en</strong><br />

eff<strong>et</strong>, celui-ci est immergé passivem<strong>en</strong>t dans un monde prédéterminé d'une part -<br />

mais d'autre part, ce monde ne saurait pr<strong>en</strong>dre vie ni se déployer sans son activité,<br />

souv<strong>en</strong>t longue <strong>et</strong> parfois exigeante. Le rôle dichotomique des signes souligne<br />

admirablem<strong>en</strong>t ce paradoxe.<br />

Tout d’abord, il est évid<strong>en</strong>t que les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> sont gavés de signes 3 , <strong>et</strong><br />

divorc<strong>en</strong>t <strong>avec</strong> le réel. On ne compte plus les œuvres qui se nourriss<strong>en</strong>t des<br />

pro<strong>du</strong>ctions <strong>du</strong> cinéma ou de <strong>la</strong> littérature, <strong>en</strong> sont les adaptations interactives ou<br />

font figure de pro<strong>du</strong>it plus ou moins involontaire de l’histoire des idées. Une des<br />

séries les plus emblématiques de c<strong>et</strong>te confusion, les Medal of Honor (complétés par<br />

les Call of Duty) sont, sans équivoque, les repro<strong>du</strong>ctions interactives des<br />

superpro<strong>du</strong>ctions hollywoodi<strong>en</strong>nes tant elles cristallis<strong>en</strong>t leur esthétique, procédés de<br />

mise <strong>en</strong> scène <strong>et</strong> idéologie. Le parcours <strong>du</strong> joueur est banalisé par des scénographies<br />

scriptées qui convoqu<strong>en</strong>t les scènes les plus mémorables de grands films de guerre.<br />

Par exemple, <strong>la</strong> scène <strong>du</strong> débarquem<strong>en</strong>t de Medal of Honor : Allied Assault est<br />

directem<strong>en</strong>t inspirée de celle d’Il faut sauver le soldat Ryan tandis qu’un assaut dans<br />

Call of Duty évoque l’intro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> Stalingrad de Jean-Jacques Annaud. Ce partispris<br />

rétrécit l’<strong>en</strong>jeu ludique au profit de séqu<strong>en</strong>ces qui font moins appel à <strong>la</strong> dextérité<br />

<strong>du</strong> joueur qu’à sa capacité à maîtriser son émotion face au panorama<br />

spectacu<strong>la</strong>irem<strong>en</strong>t chaotique qui se dresse devant lui. Bi<strong>en</strong> que l’interactivité soit<br />

totale, l’utilisateur est moins joueur que spectateur. De nombreux <strong>jeux</strong> suiv<strong>en</strong>t le<br />

même archétype : Resid<strong>en</strong>t Evil 4 puise allègrem<strong>en</strong>t dans son référ<strong>en</strong>t<br />

cinématographique le plus proche - Evil Dead - tout <strong>en</strong> multipliant les clins d’œil à<br />

d’autres films (Moby Dick, Ali<strong>en</strong>, Duel..). <strong>Les</strong> simu<strong>la</strong>tions que l’on pourrait à<br />

première vue créditer d’une certaine neutralité n’échapp<strong>en</strong>t pas à c<strong>et</strong>te règle : <strong>la</strong> série<br />

des Fifa adopte pleinem<strong>en</strong>t le dispositif de <strong>la</strong> représ<strong>en</strong>tation télévisée, adhérant<br />

pleinem<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> spectacu<strong>la</strong>risation <strong>du</strong> football professionnel (comm<strong>en</strong>taires sportifs,<br />

ral<strong>en</strong>tis des mom<strong>en</strong>ts forts <strong>du</strong> match, vue dégagée lors <strong>du</strong> match mais angle de face<br />

<strong>avec</strong> le gardi<strong>en</strong> <strong>en</strong> cas de p<strong>en</strong>alties ou de tirs au but…)<br />

3 Représ<strong>en</strong>tations dont <strong>la</strong> signification naturelle ou conv<strong>en</strong>tionnelle est fonction d’un groupe donné.<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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Sous ce chef, le concept d’hyperréalité développé par Jean Baudril<strong>la</strong>rd est<br />

plutôt bi<strong>en</strong> à propos. Selon lui, " l’hyper réalité correspond au stade où les modèles<br />

de simu<strong>la</strong>tion constitu<strong>en</strong>t l’univers <strong>et</strong> où <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre le réel <strong>et</strong> le non réel est<br />

imperceptible ou non valide". Si bi<strong>en</strong> que dans l’hyperréalité, les signes finiss<strong>en</strong>t par<br />

précéder <strong>et</strong> déterminer le réel. C<strong>et</strong>te substitution des signes au réel nous con<strong>du</strong>it in<br />

fine à pénétrer <strong>et</strong> vivre dans l’image. Il n’est donc pas innoc<strong>en</strong>t que Medal of Honor<br />

soit prés<strong>en</strong>té par ses auteurs comme un jeu de guerre <strong>et</strong> non une copie interactive<br />

hollywoodi<strong>en</strong>ne. De même, les développeurs se fond<strong>en</strong>t sur le second degré pour<br />

mieux ajouter des signes aux signes <strong>et</strong> camoufler <strong>la</strong> façon dont leur pro<strong>du</strong>ction est<br />

façonnée par des représ<strong>en</strong>tations le plus souv<strong>en</strong>t inavouables. Le pro<strong>du</strong>cteur des<br />

Sims nous avait prés<strong>en</strong>té le jeu comme un simu<strong>la</strong>teur de vie « vue par Hollywood »,<br />

or il l’est moins que le simu<strong>la</strong>teur de <strong>la</strong> société de consommation, <strong>du</strong> fait de <strong>la</strong><br />

mécanique brute d'accumu<strong>la</strong>tion qu'il m<strong>et</strong> <strong>en</strong> oeuvre <strong>et</strong> de son esthétique postmoderne<br />

qui m<strong>et</strong> <strong>en</strong> abyme l’acte de jouer (notamm<strong>en</strong>t aux Sims) comme une activité<br />

pro<strong>du</strong>ctive pour le système. 4 De fait, si on paraphrase Baudril<strong>la</strong>rd, The Sims est posé<br />

comme un imaginaire destiné à faire croire que le reste est réel alors que le monde<br />

dont il se veut <strong>la</strong> caricature n’est déjà plus réel mais de l’ordre de <strong>la</strong> simu<strong>la</strong>tion. De<br />

même, quand Ernest W. Adams reproche au jeu de Kojima M<strong>et</strong>al Gear Solid d'être<br />

« auto-refer<strong>en</strong>tiel » parce qu'il s'abreuve des référ<strong>en</strong>ces de <strong>la</strong> game culture , il se<br />

trompe de « diagnostic » car ce n'est précisém<strong>en</strong>t pas le réel qui s'<strong>en</strong>combre des<br />

référ<strong>en</strong>ces ludiques dont le jeu est parsemé (une figurine Mario dissimulée dans un<br />

complexe militaire, un Boss Psychomantis qui nous rappelle à notre condition de<br />

joueur). C'est plutôt précisém<strong>en</strong>t le jeu qui <strong>en</strong> le r<strong>en</strong>fermant, semble prééexister à<br />

l'<strong>en</strong>jeu dit « réel » (<strong>la</strong> m<strong>en</strong>ace nucléaire) <strong>et</strong> l'expéri<strong>en</strong>ce dite « réelle » <strong>du</strong> joueur dans<br />

sa structure même (esthétique manga, gamep<strong>la</strong>y à <strong>la</strong> « Pac Man »). De <strong>la</strong> sorte, le<br />

cadre ludique apparaît sans doute comme un élém<strong>en</strong>t plus valide, tangible que ce qui<br />

se prés<strong>en</strong>te comme une réalité fluctuante <strong>et</strong> montée de toute pièces.<br />

Pour autant, il ne faut pas croire que les signes empêch<strong>en</strong>t les <strong>jeux</strong> de<br />

développer leur propre <strong>la</strong>ngage. D’une part, le joueur sait qu’il évolue dans le système<br />

de signes. Pour compr<strong>en</strong>dre comm<strong>en</strong>t le jeu fonctionne, le joueur ne doit pas<br />

interpréter ses propres élém<strong>en</strong>ts comme des icônes mais comme des symboles. Dans<br />

les <strong>jeux</strong> de shoot à <strong>la</strong> première personne, les caisses <strong>en</strong> bois égr<strong>en</strong>ées tout au long <strong>du</strong><br />

parcours ne doiv<strong>en</strong>t pas être regardées comme des élém<strong>en</strong>ts anodins (non interactifs)<br />

<strong>du</strong> décor mais sous le prisme de leur fonction vis-à-vis <strong>du</strong> système-jeu. Elles doiv<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> eff<strong>et</strong> être brisées (notamm<strong>en</strong>t <strong>avec</strong> le fameux pied de biche, autre symbole de <strong>la</strong><br />

culture <strong>vidéo</strong>-ludique) pour ce qu'elles conti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t : des munitions d’armes<br />

nécessaires pour poursuivre l’av<strong>en</strong>ture, chacune d'<strong>en</strong>tre elle participant à <strong>la</strong><br />

4 Consulter à ce suj<strong>et</strong> l’excell<strong>en</strong>te analyse des Sims Kline Steph<strong>en</strong>, Dyer-Whiteford Nike, de peuter<br />

Greig in Digital P<strong>la</strong>y : the interaction of technology, culture, and mark<strong>et</strong>ing comme support<br />

intégrant le joueur dans un réseau complexe de circuits (mark<strong>et</strong>ing, technologique <strong>et</strong> culturel (le « Sim<br />

Capital ») par lequel tout un système (responsables de mark<strong>et</strong>ing, managers technologiques <strong>et</strong><br />

in<strong>du</strong>striels de <strong>la</strong> culture) se joue de lui dans le but premier de maximiser ses profits (McGill-Que<strong>en</strong>'s<br />

university press, 2003, p.269-293)<br />

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éalisation de l’objectif final 5 . Quand le joueur accumule les pièces d’or dans Diablo, il<br />

<strong>en</strong>tre dans une conversation sémiotique <strong>avec</strong> son jeu. Ce<strong>la</strong> signifie moins pour lui une<br />

accumu<strong>la</strong>tion brute de richesse qu’une façon d’évoluer tant dans <strong>la</strong> colonisation<br />

spatiale <strong>du</strong> jeu (les salles sont épurées de toute interaction dès lors que les monstres<br />

sont tués <strong>et</strong> les coffres vidés) que dans <strong>la</strong> progression purem<strong>en</strong>t narrative (<strong>la</strong> richesse<br />

<strong>en</strong>grangée mène à l'achat d'un équipem<strong>en</strong>t plus puissant nécessaire pour faire face à<br />

de nouveaux défis)<br />

D’autre part, bi<strong>en</strong> des <strong>jeux</strong> « primitifs »sont dépourvus de signes donc<br />

difficilem<strong>en</strong>t interprétables. C’est le cas par exemple de T<strong>et</strong>ris, <strong>et</strong> des réc<strong>en</strong>ts<br />

Lumines <strong>et</strong> M<strong>et</strong>eos, qui m<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t <strong>en</strong> scène des formes primaires, des lignes de cubes<br />

qui chut<strong>en</strong>t de bas <strong>en</strong> haut <strong>et</strong> s'élimin<strong>en</strong>t par association de couleur. Rez, un jeu<br />

directem<strong>en</strong>t inspiré de l’esthétique expressionniste de Kandinsky, illustre égalem<strong>en</strong>t<br />

à merveille <strong>la</strong> forme a-symbolique <strong>du</strong> jeu <strong>vidéo</strong>. Il s’agit d’un shoot them'up sur rail<br />

qui nous fait évoluer dans une matrice informatique incrustant des vestiges de<br />

l’humanité (pyramides égypti<strong>en</strong>nes, estampes japonaises, colisées romains) au sein<br />

de paysages atmosphériques s’étirant autour de lignes vectorielles. Bi<strong>en</strong> qu’elle<br />

comporte, on le voit, des signes (<strong>en</strong> plus des « comm<strong>en</strong>taire descriptifs » de <strong>la</strong> zone<br />

5), l’esthétique <strong>du</strong> jeu repose <strong>en</strong> grande partie sur le principe a-symbolique car<br />

purem<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>soriel de <strong>la</strong> synesthésie, une association de sonorités <strong>et</strong> de couleurs<br />

évoquant des s<strong>en</strong>sations particulières, pro<strong>du</strong>ite par des tirs décl<strong>en</strong>chés sur des obj<strong>et</strong>s<br />

hétéroclites. Ces sonorités vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t se p<strong>la</strong>quer sur des nappes transe/techno<br />

accouchant d’une harmonie inédite à <strong>la</strong> manière des rythm’n games.<br />

Une histoire de voyage<br />

Dans Rez, une fois perforés, abattus ou lâchés par leur vaisseau-mère, les<br />

atomes numériques aux formes géométriques hétéroclites s’évanouiss<strong>en</strong>t, se fondant<br />

dans le cyberespace numérique. La dim<strong>en</strong>sion cosmique alliée à <strong>la</strong> culture numérique<br />

est sans conteste au fondem<strong>en</strong>t des <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong>. Nés au sein <strong>du</strong> complexe militaroin<strong>du</strong>striel<br />

américain <strong>en</strong> pleine course à l’espace <strong>et</strong> développés dans un premier temps<br />

par les hackers des universités américaines, souv<strong>en</strong>t férus d’héroic fantasy <strong>et</strong> de<br />

sci<strong>en</strong>ce-fiction, il se sont toujours imprégnés de c<strong>et</strong>te mystique <strong>du</strong> cosmos<br />

(Spacewar, Def<strong>en</strong>der, Asteroids) recréant des épopées spatiales dont <strong>la</strong> technologie<br />

réc<strong>en</strong>te a su livrer des version plus modernes : de massifs Space Opera (Wing<br />

Commander, I-War, X2, Free<strong>la</strong>ncer…) ou les <strong>jeux</strong> de <strong>conquête</strong> spatiaux<br />

mégalomaniaques instituant des Empires stel<strong>la</strong>ires colossaux (Master of Orion,<br />

Alpha C<strong>en</strong>tauri, Haegemonia….). C<strong>et</strong> élém<strong>en</strong>t cosmique compose le <strong>la</strong>ngage des <strong>jeux</strong><br />

<strong>vidéo</strong> <strong>et</strong> leur sert de référ<strong>en</strong>t interne. D’une part, techniquem<strong>en</strong>t, le fond spatial<br />

excuse l’abs<strong>en</strong>ce de signes mais il perm<strong>et</strong> aussi d’insister sur l’interactivité dans toute<br />

sa pur<strong>et</strong>é : <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion systémique <strong>en</strong>tre les obj<strong>et</strong>s. Dans Pong, sorte de jeu de t<strong>en</strong>nis<br />

intemporel <strong>et</strong> cosmique, l’intervalle <strong>en</strong>tre les deux « raqu<strong>et</strong>tes » n’est pas un terrain<br />

mais un espace-temps, foyer des trajectoires de <strong>la</strong> balle qui se réalis<strong>en</strong>t dans une<br />

absolue fluidité. Comme le souligne Stev<strong>en</strong> Poole, à l’époque des Pong, Def<strong>en</strong>der <strong>et</strong><br />

5 Il <strong>en</strong> est de même des trousses de secours. On suppose que le personnage <strong>du</strong> jeu ne perçoit pas ce<br />

symbole qui s’adresse uniquem<strong>en</strong>t au joueur.<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

Audiovisuelles, coordonné par Laur<strong>en</strong>t Trémel, éditions d'un Autre G<strong>en</strong>re.<br />

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Spacewar 6 , « c'était le rêve pur <strong>du</strong> mouvem<strong>en</strong>t sans obstacle <strong>et</strong> de l'action<br />

harmonieuse ». L’espace est aussi <strong>la</strong> sublimation de l’espace numérique par définition<br />

<strong>en</strong> re-création perman<strong>en</strong>te. Si on p<strong>en</strong>se comme Michel de Certeau que chaque<br />

histoire est une histoire de voyage, une pratique spatiale, alors l’apparition de <strong>la</strong><br />

sci<strong>en</strong>ce-fiction à <strong>la</strong> fin <strong>du</strong> XIXème fut un nouveau moy<strong>en</strong> de trouver des espaces<br />

imaginaires pour notre exploration intellectuelle 7 . Il ne faut pas alors s’étonner que<br />

les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> dont <strong>la</strong> nature esthétique démultiplie les expéri<strong>en</strong>ces <strong>et</strong> représ<strong>en</strong>tations<br />

se soi<strong>en</strong>t immédiatem<strong>en</strong>t emparés de l’espace qui est le symbole de « La Nouvelle<br />

Frontière », mystique américaine, où tout se reconstruit d’autant plus facilem<strong>en</strong>t que<br />

l’obj<strong>et</strong> <strong>du</strong> rêve relève dans <strong>la</strong> consci<strong>en</strong>ce popu<strong>la</strong>ire de l’ordre <strong>du</strong> fantasmé, de<br />

l’inaccessible. C<strong>et</strong>te mystique a <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> trouvé une correspondance idéale <strong>avec</strong> <strong>la</strong><br />

réalité virtuelle qui r<strong>en</strong>oue <strong>avec</strong> l’imaginaire des premiers colons américains : celui<br />

d’un monde sans limite pourvus de ressources au-delà de toute imagination,<br />

représ<strong>en</strong>tation qui tranche <strong>avec</strong> celle d’une réalité moderne frappée par <strong>la</strong> rar<strong>et</strong>é mais<br />

surtout explorée <strong>et</strong> sans surprise, rationalisée à l’écoeurem<strong>en</strong>t. On peut compr<strong>en</strong>dre<br />

dès lors <strong>la</strong> fascination exercée par Myst, un des plus grands succès <strong>du</strong> jeu d’av<strong>en</strong>ture,<br />

qui dévoile des territoires insu<strong>la</strong>ires façonnés par des restes sublimes de machinerie<br />

in<strong>du</strong>strielle <strong>et</strong> autre vestiges d’une civilisation abandonnée dans un paradis « new<br />

age » qui se résume à <strong>la</strong> résolution élégante de puzzles <strong>en</strong>chainés dans un rituel<br />

virtuel quasi-religieux. Dans Joystick Nation, J.C Herz parle <strong>du</strong> jeu comme une forme<br />

de « tourisme virtuel » : « Myst vous p<strong>la</strong>ce dans un monde que vous voudriez peutêtre<br />

visiter si seulem<strong>en</strong>t vous <strong>en</strong> aviez l'arg<strong>en</strong>t <strong>et</strong> le temps. » 8 C’est une destination<br />

d'évasion ». <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> partag<strong>en</strong>t <strong>la</strong> passion de l’infini <strong>avec</strong> <strong>la</strong> dim<strong>en</strong>sion<br />

cosmique <strong>et</strong> numérique : non seulem<strong>en</strong>t, le joueur part toujours <strong>en</strong> voyage, explore<br />

sans cesse de nouveaux territoires mais <strong>en</strong> plus il accumule sans fin des bi<strong>en</strong>s <strong>et</strong> des<br />

compét<strong>en</strong>ces immatériels. Dans <strong>la</strong> plupart des RPG, le joueur passe <strong>la</strong> plupart de son<br />

temps "à moudre" (le fameux "grind"), c'est-à-dire à tourner à rond pour pr<strong>en</strong>dre de<br />

l'expéri<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> écumant le territoire virtuel, à <strong>la</strong> recherche <strong>du</strong> moindre <strong>en</strong>nemi, afin<br />

d'<strong>en</strong> extraire tous les points d'XP possibles 9 . Ceux-ci ne sont <strong>en</strong> fait que <strong>la</strong><br />

matérialisation d'"une pure ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e temporelle", un espace fuyant <strong>et</strong> infini dont<br />

l'extrémité n'est autre que <strong>la</strong> fonction <strong>du</strong> désir <strong>du</strong> joueur, de sa disposition à<br />

s'accomplir dans le monde virtuel au delà de <strong>la</strong> récomp<strong>en</strong>se souv<strong>en</strong>t infime cons<strong>en</strong>tie<br />

par le jeu. <strong>Les</strong> points, les chiffres mesurant l'expéri<strong>en</strong>ce form<strong>en</strong>t <strong>la</strong> matière<br />

nourrissière des <strong>jeux</strong> d'arcade tels Crazy Taxi dont <strong>la</strong> consistance ti<strong>en</strong>t d'abord dans<br />

le rég<strong>la</strong>ge intransigeant <strong>en</strong>tre l'espace, le temps <strong>et</strong> le mouvem<strong>en</strong>t 10 à partir <strong>du</strong>quel se<br />

6 Poole Stev<strong>en</strong>, Trigger Happy, Arcade Publishing New York, 2004, p.117<br />

7Nint<strong>en</strong>do and New World Travel Writing: A Dialogue in Cybersoci<strong>et</strong>y: Computer-Mediated<br />

Communication and Community, ed. Stev<strong>en</strong> G. Jones, Thousand Oaks : Sage Publications, 1995 , 57-<br />

72, disponible ici :<br />

http://www.stanford.e<strong>du</strong>/c<strong>la</strong>ss/history34q/readings/Cyberspace/FullerJ<strong>en</strong>kins_Nint<strong>en</strong>do.html<br />

8 Stev<strong>en</strong> Poole, op.cit, p.86<br />

9 Level Up ! de Martin Lefebvre sur P<strong>la</strong>n<strong>et</strong><strong>jeux</strong>.n<strong>et</strong>. L’auteur montre que le jeu dans le RPG pr<strong>en</strong>d <strong>la</strong><br />

forme d’un travail répétitif qui s’imp<strong>la</strong>nte dans « une pure ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e temporelle » où le joueur recueille<br />

davantage des points pour eux-mêmes que pour progresser.<br />

10 Crazy Taxi est une course contre <strong>la</strong> montre dans <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> trajectoire d’arrêt devant les cli<strong>en</strong>ts<br />

compte autant que <strong>la</strong> bonne connaissance <strong>du</strong> tracé pour gagner <strong>du</strong> temps.<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

Audiovisuelles, coordonné par Laur<strong>en</strong>t Trémel, éditions d'un Autre G<strong>en</strong>re.<br />

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calcule <strong>la</strong> performance chiffrée. Si les circuits de M<strong>et</strong>ropolis Stre<strong>et</strong> Racer confinés à<br />

l'extrême ne sont jamais étouffants, c'est parce que l'ess<strong>en</strong>ce ludique se déploie dans<br />

une verticalité temporelle sans limite matérialisée par les Kudos, des points qui<br />

lâchés à flux continu récomp<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t <strong>la</strong> qualité de <strong>la</strong> con<strong>du</strong>ite <strong>et</strong> intro<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t ainsi le<br />

joueur dans une quête hypnotique mais illusoire de perfection. Si les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong><br />

oubli<strong>en</strong>t Dieu, c'est pour mieux le remp<strong>la</strong>cer par une autre transc<strong>en</strong>dance, numérique<br />

<strong>et</strong> cosmique, <strong>la</strong>quelle éthérée <strong>et</strong> fuyante comme les lignes de code de Ghost in the<br />

Shell, se livre davantage à l'expérim<strong>en</strong>tation hardie qu'à sa pure contemp<strong>la</strong>tion.<br />

Or c’est précisém<strong>en</strong>t ce pourquoi les <strong>jeux</strong> gên<strong>en</strong>t l’esthétique c<strong>la</strong>ssique.<br />

Jouer constitue davantage une expéri<strong>en</strong>ce active, pragmatique qu’une contemp<strong>la</strong>tion.<br />

En ce<strong>la</strong>, les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> interrog<strong>en</strong>t aussi l'esthétique elle-même, <strong>en</strong> ce qu'elle a<br />

t<strong>en</strong>dance à dé<strong>la</strong>isser les formes d'art pragmatiques. Mais <strong>en</strong>core une fois, il n’est<br />

même pas possible d’utiliser <strong>la</strong> dichotomie action/contemp<strong>la</strong>tion pour décrire les<br />

<strong>jeux</strong>. Fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t actif, le joueur l’est effectivem<strong>en</strong>t, mais dans un monde<br />

étranger au symbolisme. C’est là une différ<strong>en</strong>ce très importante <strong>avec</strong> l’<strong>en</strong>semble des<br />

pratiques créatrices. Même, par exemple, de <strong>la</strong> sculpture minimaliste, pourtant<br />

apparemm<strong>en</strong>t si abstraite, a parfois été <strong>en</strong>visagée d’un point de vue symboliste,<br />

rapprochant les cubes noirs familiers des sculpteurs minimalistes, de tombeaux. La<br />

fraîcheur des <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ti<strong>en</strong>t beaucoup à leur abs<strong>en</strong>ce quasi-totale de prét<strong>en</strong>tion à<br />

développer un message, un discours symbolique 11 . En faisant r<strong>et</strong>our sur une<br />

expéri<strong>en</strong>ce de jeu, on ne considère pas des idées ou des messages qui aurai<strong>en</strong>t fait<br />

émerg<strong>en</strong>ce à notre esprit. L’expéri<strong>en</strong>ce de jeu n’a ri<strong>en</strong> à nous dire <strong>et</strong> de ce fait, on a<br />

bi<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>dance à ram<strong>en</strong>er ces expéri<strong>en</strong>ces marquantes à des mom<strong>en</strong>ts de<br />

contemp<strong>la</strong>tion, certes pas exclus, mais non primordiaux.<br />

Half-Life 2 peut paraître un exemple privilégié de jeu<br />

"dirigiste" : très peu d'indétermination est <strong>la</strong>issée au joueur <strong>et</strong><br />

chacun fera techniquem<strong>en</strong>t <strong>la</strong> même expéri<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> traversant<br />

l'univers totalitaire <strong>du</strong> jeu. D'autant plus que le personnage incarné<br />

par le joueur est totalem<strong>en</strong>t mu<strong>et</strong>, <strong>et</strong> paraît ainsi presque soumis au<br />

dictat <strong>et</strong> aux décisions des autres personnages. Mais dans ce<br />

mutisme, il faut aussi voir un espace de liberté de p<strong>en</strong>sée <strong>la</strong>issé au<br />

joueur. Espace qui est certainem<strong>en</strong>t utile, tant Half-Life 2 est un jeu<br />

qui se vit, <strong>et</strong> non qui se lit ou s'écoute. Sur <strong>la</strong> condition de <strong>la</strong> ville,<br />

écrasée par un pouvoir totalitaire, ri<strong>en</strong> n'est dit, mais tout est<br />

montré. Par exemple, dans les quartiers ruinés de <strong>la</strong> ville, le<br />

11 Gilles Deleuze évoque parfois <strong>la</strong> nécessité de constitution d’espace non-communicationnels : « On<br />

fait parfois comme si les g<strong>en</strong>s ne pouvai<strong>en</strong>t pas s'exprimer. Mais, <strong>en</strong> fait, ils ne s'arrêt<strong>en</strong>t pas de<br />

s'exprimer. [...] <strong>Les</strong> forces de répression n'empêch<strong>en</strong>t pas les g<strong>en</strong>s de s'exprimer, elles les forc<strong>en</strong>t au<br />

contraire à s'exprimer. Douceur de n'avoir ri<strong>en</strong> à dire, droit de n'avoir ri<strong>en</strong> à dire, puisque c'est <strong>la</strong><br />

condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d'être dit. [...]<br />

Peut-être <strong>la</strong> parole, <strong>la</strong> communication, sont-elles pourries. Elles sont <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t pénétrées par<br />

l'arg<strong>en</strong>t: non par accid<strong>en</strong>t, mais par nature. Il faut un détournem<strong>en</strong>t de <strong>la</strong> parole. Créer a toujours été<br />

autre chose que communiquer. L'important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de noncommunication,<br />

des interrupteurs, pour échapper au contrôle. »<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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pouvoir a installé une étrange espèce de muraille mouvante. Créant<br />

des visions étranges, c<strong>et</strong>te muraille, constituée de hauts panneaux<br />

verticaux, mange littéralem<strong>en</strong>t les batim<strong>en</strong>ts d'origine de <strong>la</strong> ville,<br />

v<strong>en</strong>ant parfois boucher <strong>la</strong> progression de fourmi des résistants.<br />

Dans c<strong>et</strong>te situation, ce n'est pas que l'on compr<strong>en</strong>d, mais on vit<br />

littéralem<strong>en</strong>t ce désamorçage dramatique de <strong>la</strong> guéril<strong>la</strong> par<br />

certaines formes de technologie, qui t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t à r<strong>en</strong>dre impossible sa<br />

progression. Contrairem<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> plupart des <strong>jeux</strong> qui pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t le<br />

totalitarisme comme des cont<strong>en</strong>us tout innoc<strong>en</strong>ts, Half-Life 2, <strong>en</strong><br />

créant de telles réflexions, est donc finalem<strong>en</strong>t, à sa manière, bi<strong>en</strong><br />

loin de <strong>la</strong>isser indiffér<strong>en</strong>t. Même s'il <strong>en</strong>ferme d'une certaine façon<br />

le joueur dans une illusion de liberté, il n'empêche pas pour autant<br />

- chose impossible - (<strong>et</strong> même plutôt r<strong>en</strong>d possible) une réflexion<br />

sur le suj<strong>et</strong>.<br />

Ces axes ont am<strong>en</strong>é une sorte de rupture, plus principielle que factuelle,<br />

dans <strong>la</strong> pratique <strong>du</strong> journalisme de jeu <strong>vidéo</strong>. Le New Games Journalism (NGJ), né<br />

d'un article de Kieron Gill<strong>en</strong> <strong>en</strong> 2004, s'est constitue d'une façon très intéressante<br />

pour l'esthétici<strong>en</strong> <strong>du</strong> jeu <strong>vidéo</strong>. Elle m<strong>et</strong> l'acc<strong>en</strong>t <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> non pas sur le jeu comme<br />

obj<strong>et</strong> descriptible suivant des critères objectifs (comme le fait l'imm<strong>en</strong>se majorité <strong>en</strong><br />

<strong>la</strong> matière) mais comme une expéri<strong>en</strong>ce subjective née de <strong>la</strong> collision <strong>du</strong> joueur, de<br />

son jeu, <strong>et</strong> <strong>du</strong> jeu. <strong>Les</strong> élém<strong>en</strong>ts esthétiques <strong>du</strong> jeu <strong>vidéo</strong> résiderai<strong>en</strong>t ainsi plutôt dans<br />

c<strong>et</strong>te r<strong>en</strong>contre, constituant une expéri<strong>en</strong>ce questionnante qui, pour le coup,<br />

ressemble fort à une expéri<strong>en</strong>ce esthétique. L'idée de ce qui se veut une révision de <strong>la</strong><br />

façon d'écrire des articles sur les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong>, est que le jeu est une expéri<strong>en</strong>ce<br />

éminemm<strong>en</strong>t "subjective" <strong>et</strong> doit être traitée comme telle par le journaliste, ou <strong>du</strong><br />

moins l'auteur, qui doit rapporter sa propre expéri<strong>en</strong>ce, de façon à faire compr<strong>en</strong>dre<br />

son caractère si spécial, si pénétrant, dont on par<strong>la</strong>it plus haut. "Peu importe <strong>la</strong><br />

forme précise que c<strong>et</strong>te tradition peut pr<strong>en</strong>dre, elle marche comme une simple<br />

affirmation; que <strong>la</strong> valeur d'un jeu <strong>vidéo</strong> réside dans le jeu lui-même, <strong>et</strong> qu'<strong>en</strong><br />

l'examinant comme un insecte fixé <strong>avec</strong> une épingle sur une règle, on peut le<br />

compr<strong>en</strong>dre. Le NGJ rej<strong>et</strong>te ça, <strong>et</strong> avance que <strong>la</strong> valeur d'un jeu ne réside pas dans<br />

le jeu, mais dans le joueur. Ce qu'un joueur ress<strong>en</strong>t <strong>et</strong> p<strong>en</strong>se alors que c<strong>et</strong>te<br />

construction étrangère pr<strong>en</strong>d le pas sur ses organes s<strong>en</strong>sibles est ce qui est<br />

intéressant ici, <strong>et</strong> non pas seulem<strong>en</strong>t les mécanismes de son fonctionnem<strong>en</strong>t. <strong>Les</strong><br />

<strong>jeux</strong> ont toujours été des hallucinogènes numériques - mais <strong>la</strong> critique de jeu <strong>vidéo</strong> a<br />

toujours été comme de <strong>la</strong> chimie, discutant les réactions dans le cerveau. Ce que je<br />

suggère ici est "qu'est ce que ça fait, quand les drogues débarqu<strong>en</strong>t <strong>et</strong> que <strong>la</strong> réalité<br />

est remodelée autour de vous ? 12 " L’idée <strong>du</strong> NGJ ouvre <strong>en</strong> fait <strong>la</strong> possibilité d’un point<br />

de vue esthétique sur les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> <strong>en</strong> faisant éc<strong>la</strong>ter <strong>la</strong> coquille d’objectivité<br />

constituée par ce qui fut longtemps l’unique point de vue sur les <strong>jeux</strong>, celui des<br />

magazines spécialisées - <strong>en</strong> fait, pour leur majorité, des guides d’achat.<br />

L’immersion, <strong>la</strong> représ<strong>en</strong>tation, l’expéri<strong>en</strong>ce<br />

12 Kieron Gill<strong>en</strong>, http://www.alwaysb<strong>la</strong>ck.com/b<strong>la</strong>ckbox/ngj.html.<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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<strong>Les</strong> thèmes majeurs d'une esthétique des <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> trouv<strong>en</strong>t leur source<br />

dans le p<strong>la</strong>isir de jeu, <strong>et</strong> ce qui fait naître le désir d'une transmission de ce p<strong>la</strong>isir <strong>et</strong> de<br />

ces émotions vécues <strong>en</strong> jouant.<br />

Parler d’une spécificité des <strong>jeux</strong> n’est pas chercher à leur aménager une<br />

p<strong>la</strong>ce spécifique, mais plutôt à les intégrer au sein des disciplines créatrices dont ils<br />

partag<strong>en</strong>t les <strong>en</strong><strong>jeux</strong> : "La question n'est pas celle d'une comparaison des g<strong>en</strong>res.<br />

L'alternative n'est pas <strong>en</strong>tre <strong>la</strong> littérature écrite <strong>et</strong> l'audiovisuel. Elle est <strong>en</strong>tre les<br />

puissances créatrices (dans l'audiovisuel aussi bi<strong>en</strong> que dans <strong>la</strong> littérature) <strong>et</strong> les<br />

pouvoirs de domestication. Il est très douteux que l'audiovisuel puisse se donner des<br />

conditions de création si <strong>la</strong> littérature ne sauve pas les si<strong>en</strong>nes. <strong>Les</strong> possibilités de<br />

création peuv<strong>en</strong>t être très différ<strong>en</strong>tes suivant le mode d'expression considéré, elles<br />

n'<strong>en</strong> communiqu<strong>en</strong>t pas moins dans <strong>la</strong> mesure où c'est toutes <strong>en</strong>semble qu'elles<br />

doiv<strong>en</strong>t s'opposer à l'instauration d'un espace culturel de marché <strong>et</strong> de conformité,<br />

c'est-à-dire de pro<strong>du</strong>ction pour le marché" (p179, 1985, <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong> <strong>avec</strong> Antoine<br />

Du<strong>la</strong>ure <strong>et</strong> C<strong>la</strong>ire Parn<strong>et</strong>.) Par là Deleuze p<strong>la</strong>çait déjà les arts numériques -<br />

l'audiovisuel - sur le même p<strong>la</strong>n que les arts c<strong>la</strong>ssiques qu'il a thématisés.<br />

Il faut souligner que les <strong>jeux</strong> constitu<strong>en</strong>t peut-être <strong>la</strong> forme de création <strong>la</strong><br />

plus avancée dans <strong>la</strong> direction d’une compréh<strong>en</strong>sion de l’art comme possibilité<br />

d’expéri<strong>en</strong>ce, <strong>et</strong> non comme obj<strong>et</strong> à contempler. Fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t empiriques, les<br />

<strong>jeux</strong> propos<strong>en</strong>t des expéri<strong>en</strong>ces de vie qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t s’inscrire <strong>avec</strong> force dans l’empirie<br />

personnelle <strong>du</strong> joueur. Un exemple particulièrem<strong>en</strong>t frappant se trouve dans l’un des<br />

personnages <strong>du</strong> film Gerry, de Gus Van Sant. Per<strong>du</strong>s dans le désert, assis face à un<br />

feu nocturne, deux amis discut<strong>en</strong>t, se p<strong>la</strong>ign<strong>en</strong>t <strong>du</strong> froid. Soudain, l’eux d’eux affirme,<br />

de but <strong>en</strong> b<strong>la</strong>nc : « J’ai conquis Thèbes. » Puis il développe un récit à <strong>la</strong> première<br />

personne dans lequelle il a le rôle d’un mystérieux chef aux commandes d’une<br />

civilisation. Discours qui est accepté sans <strong>la</strong> moindre surprise par son interlocuteur. Il<br />

parle, probablem<strong>en</strong>t, d’un jeu de stratégie comme Age of Mythology. On mesure là<br />

<strong>avec</strong> quelle force les <strong>jeux</strong> marqu<strong>en</strong>t l’expéri<strong>en</strong>ce personnelle. L’immersion <strong>du</strong> joueur<br />

est l’un des traits les plus spécifiques des <strong>jeux</strong>. Et ils n’exclu<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fait pas <strong>du</strong> tout un<br />

r<strong>et</strong>our de <strong>la</strong> p<strong>en</strong>sée sur l’expéri<strong>en</strong>ce, mais celui-ci, simplem<strong>en</strong>t, n’aura peut-être lieu<br />

que des années plus tard.<br />

Car il semble que les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> susceptibles d'être abordés sous c<strong>et</strong> angle<br />

constitu<strong>en</strong>t effectivem<strong>en</strong>t une expéri<strong>en</strong>ce esthétique dans un s<strong>en</strong>s fort. Lorsque l'on<br />

revi<strong>en</strong>t sur les expéri<strong>en</strong>ces de jeu marquantes, deux idées revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t : on a<br />

l'impression soit d'avoir été occupé par une certaine contemp<strong>la</strong>tion <strong>et</strong> un certaine<br />

perception de <strong>la</strong> beauté (Dune, Ico) soit d'avoir été occupé, immergé dans une action<br />

<strong>et</strong> une expéri<strong>en</strong>ce dépaysante <strong>et</strong> étrangère (Morrowind, Loom, pour donner de<br />

simples exemples) - <strong>et</strong> bi<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>t, dans un jeu important, les deux sont liés <strong>et</strong> ne<br />

vont pas l'un sans l'autre.<br />

Dune est un excell<strong>en</strong>t exemple d'immersion, d'autant plus qu'il<br />

ne se repose pas sur une technologie avancée ni sur des graphismes<br />

particulièrem<strong>en</strong>t "réalistes." Le jeu, développé par le studio français Cryo,<br />

date de 1992, <strong>et</strong> utilise des représ<strong>en</strong>tations de type picturales, presque<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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totalem<strong>en</strong>t fixes, défi<strong>la</strong>nt selon un dép<strong>la</strong>cem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> joueur "par cases". Or il<br />

apparaît que ce système de représ<strong>en</strong>tation, sévère, impersonnel, distant, est<br />

<strong>en</strong> adéquation étonnante <strong>avec</strong> le suj<strong>et</strong> narratif <strong>du</strong> jeu, repris au livre de<br />

Frank Herbert : une famille d'aristocrates, donc de personnes<br />

fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>fermées dans <strong>la</strong> distance <strong>et</strong> le hiératisme, est<br />

déracinée de sa p<strong>la</strong>nète océanique natale pour s'installer sur une p<strong>la</strong>nète<br />

désertique. Tout dans le jeu (graphismes, mode de représ<strong>en</strong>tation,<br />

attitudes, comm<strong>en</strong>taires <strong>et</strong> animations des personnages) concourt à créer<br />

une atmosphère nostalgique par sa fixité, son graphisme géométrique, sa<br />

sévérité, qui repro<strong>du</strong>it <strong>en</strong> réalité <strong>la</strong> condition psychologique des<br />

personnages. C'est parce que c<strong>et</strong>te condition est tra<strong>du</strong>ite dans le mode de<br />

représ<strong>en</strong>tation <strong>du</strong> jeu que l'immersion y est particulièrem<strong>en</strong>t forte, faisant<br />

de Dune une inconstestable pierre de touche de l'histoire <strong>du</strong> jeu <strong>vidéo</strong>. Il s'y<br />

joue aussi l'intime intrication de l'action <strong>et</strong> de <strong>la</strong> contemp<strong>la</strong>tion, puisque le<br />

joueur y est immergé au s<strong>en</strong>s le plus fort, mais dans une position telle qu'il<br />

est invité à admirer passivem<strong>en</strong>t l'<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t.<br />

Contemp<strong>la</strong>tion <strong>et</strong> expéri<strong>en</strong>ce. Deleuze p<strong>la</strong>çait <strong>la</strong> contemp<strong>la</strong>tion dans<br />

parmi les illusoires universaux de l'image de <strong>la</strong> p<strong>en</strong>sée (cf. Qu'est-ce que <strong>la</strong><br />

philosophie ?). Mais c'était plutôt dans le s<strong>en</strong>s, il nous semble, d'éviter un certain<br />

p<strong>la</strong>tonisme qui définit <strong>la</strong> p<strong>en</strong>sée comme observation de réalités idéales au-delà <strong>du</strong><br />

concr<strong>et</strong>. Le jeu <strong>vidéo</strong> est certainem<strong>en</strong>t plus proche <strong>du</strong> simu<strong>la</strong>cre dans sa beauté. Son<br />

exist<strong>en</strong>ce évanouissante - sur l'écran, sans matérialité - <strong>et</strong> soumise au fonctionnem<strong>en</strong>t<br />

de <strong>la</strong> technologie - donne une certaine profondeur fragile aux représ<strong>en</strong>tations<br />

graphiques. Et les <strong>jeux</strong> sont ress<strong>en</strong>tis comme de pures expéri<strong>en</strong>ces car, dans les<br />

meilleurs cas, <strong>la</strong> parole y est congédiée au profit de l'immersion <strong>du</strong> joueur dans un<br />

espace où ses agissem<strong>en</strong>ts sont primordiaux. Contrairem<strong>en</strong>t à un film, un tableau, où<br />

le spectateur est <strong>la</strong>issé seul <strong>avec</strong> sa parole, puisqu'il ne peut ni toucher, ni se lever de<br />

son siège, le jeu <strong>vidéo</strong> n'a de s<strong>en</strong>s que si le spectateur devi<strong>en</strong>t un acteur, <strong>et</strong> n'a aucun<br />

intérêt à le faire parler. Ico est presque totalem<strong>en</strong>t mu<strong>et</strong>, <strong>et</strong> par contraste, ri<strong>en</strong> n'est<br />

plus <strong>en</strong>nuyeux qu'un jeu s'<strong>en</strong>gouffrant dans de longues séqu<strong>en</strong>ces cinématiques où le<br />

joueur n'a plus qu'à se taire <strong>et</strong> regarder - ce sont d'ailleurs les <strong>jeux</strong> qui prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t<br />

véhiculer une signification morale (Final Fantasy, M<strong>et</strong>al Gear Solid). On répondra<br />

que le jeu ne donne pas à p<strong>en</strong>ser. Mais d'une part, ce n'est pas vrai, puisqu'<strong>en</strong><br />

associant des représ<strong>en</strong>tations familières à des organisations inédites, le jeu donne<br />

éminemm<strong>en</strong>t à p<strong>en</strong>ser.<br />

F<strong>la</strong>t-Out <strong>en</strong> est un bon exemple. A première vue, l'intérêt<br />

esthétique d'un jeu comme F<strong>la</strong>t-Out (BugBear Entertainm<strong>en</strong>t) paraît<br />

immédiatem<strong>en</strong>t discutable, voire même, d'emblée nul. Il s'agit <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> d'un<br />

jeu de course automobile comme il <strong>en</strong> existe des dizaines, qui plus est de<br />

c<strong>et</strong>te catégorie d'autant plus puérile qu'elle repose sur <strong>la</strong> possibilité pour les<br />

véhicules <strong>et</strong> les décors de se désagréger <strong>et</strong> se détruire, <strong>avec</strong> moults détails,<br />

au fil des collisions.<br />

A vrai dire, F<strong>la</strong>t-Out pousse <strong>en</strong>core plus loin le mauvais goût,<br />

puisque, caractéristique c<strong>et</strong>te fois inédite, il modélise égalem<strong>en</strong>t l'éjection<br />

<strong>du</strong> pilote à travers le pare-brise <strong>en</strong> cas de choc trop viol<strong>en</strong>t. Mais<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

Audiovisuelles, coordonné par Laur<strong>en</strong>t Trémel, éditions d'un Autre G<strong>en</strong>re.<br />

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manifestem<strong>en</strong>t, il ne s'agit pas là de <strong>la</strong> repro<strong>du</strong>ction cynique d'accid<strong>en</strong>ts<br />

mortels : les fameux pilotes sont <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> capables de se r<strong>et</strong>éléporter à tout<br />

mom<strong>en</strong>t dans leur épave pour repr<strong>en</strong>dre <strong>la</strong> course comme si de ri<strong>en</strong> était.<br />

Non, les pilotes de F<strong>la</strong>t-Out sont des danseurs. Et des contorsionnistes, de<br />

véritable fakirs totalem<strong>en</strong>t désarticulés dès le départ. Une fois <strong>en</strong> l'air, c'est<br />

impassibles qu'ils effectu<strong>en</strong>t les mouvem<strong>en</strong>ts les plus gracieux <strong>et</strong> les plus<br />

complexes. Ils sont à vrai dire aidés par le fait que, une fois éjectés, appuyer<br />

le doigt sur <strong>la</strong> touche <strong>du</strong> c<strong>la</strong>vier "flèche haut" m<strong>et</strong> le jeu au ral<strong>en</strong>ti - or<br />

p<strong>en</strong>dant <strong>la</strong> course, le joueur est perpétuellem<strong>en</strong>t crispé sur c<strong>et</strong>te touche<br />

puisqu'elle sert aussi à accélérer. Inévitablem<strong>en</strong>t, le joueur, dans un état un<br />

peu second, est subitem<strong>en</strong>t observateur de l'impressionnant vol p<strong>la</strong>né <strong>du</strong><br />

pilote, moulinant l'air de tous ses membres, puis embrassant les décors<br />

qu'il r<strong>en</strong>contre. Certes, les pilotes/danseurs peuv<strong>en</strong>t sembler peu vail<strong>la</strong>nts<br />

lors de leurs démonstrations. Mais c'est qu'ils sont des danseurs <strong>du</strong> hasard,<br />

un peu bouddhistes. La souplesse infinie, donnée chez eux, leur perm<strong>et</strong> de<br />

<strong>la</strong>isser tout pouvoir à l'<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t (lois physiques <strong>et</strong> obj<strong>et</strong>s) pour<br />

déterminer les mouvem<strong>en</strong>ts qu'ils vont exécuter.<br />

Secondem<strong>en</strong>t, <strong>la</strong> quantité paroxystique de débris brassés par<br />

les courses <strong>en</strong>traîne <strong>en</strong> fait un facteur d'indétermination dans <strong>la</strong><br />

compétition extrêmem<strong>en</strong>t important. De fait, <strong>la</strong> plupart <strong>du</strong> temps, F<strong>la</strong>t-Out<br />

ressemble plus à un jeu de hasard qu'à un jeu de course, tant le joueur reste<br />

constamm<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> merci d'une mauvaise r<strong>en</strong>contre sur <strong>la</strong> piste, ainsi qu'à <strong>la</strong><br />

rusticité <strong>du</strong> contrôle de son véhicule. Peu de <strong>jeux</strong> se perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t d'intégrer<br />

aussi franchem<strong>en</strong>t le hasard à leur fonctionnem<strong>en</strong>t.<br />

On mesure donc là à quel point un jeu <strong>vidéo</strong> n'est absolum<strong>en</strong>t<br />

pas ré<strong>du</strong>ctible à son cont<strong>en</strong>u représ<strong>en</strong>tationnel.<br />

Et de toute façon, l'art ne donnerait pas à p<strong>en</strong>ser s'il ne donnait d'abord<br />

ri<strong>en</strong> aux s<strong>en</strong>s. C'est là son but premier. Or il semble que peu de formes artistiques<br />

soi<strong>en</strong>t aussi impr<strong>en</strong>ables <strong>du</strong> point de vue symbolique. Ico interprété symboliquem<strong>en</strong>t<br />

serait d'un inintérêt extraodinaire : ces cornes sur le crâne <strong>du</strong> personnage ? ce<br />

château abandonné <strong>et</strong> vide où est emprisonnée une jeune fille ? Indigne d'un<br />

inconsci<strong>en</strong>t même psychanalysé à mort. Or il s'agit bi<strong>en</strong> d'une des expéri<strong>en</strong>ces les<br />

plus formidables <strong>et</strong> les plus oniriques par lesquelles on puisse passer. Elle n'a pas de<br />

signification directe : elle est simplem<strong>en</strong>t à vivre, comme un pur <strong>en</strong>richissem<strong>en</strong>t de<br />

l'expéri<strong>en</strong>ce, un redoublem<strong>en</strong>t de sa surface, une démultiplication de ses possibilités.<br />

Car ce qui domine pour le joueur régulier, c'est <strong>la</strong> s<strong>en</strong>sation de l'exist<strong>en</strong>ce d'une<br />

dim<strong>en</strong>sion supplém<strong>en</strong>taire dans sa vie que seuls les <strong>jeux</strong> sav<strong>en</strong>t apporter.<br />

L’expéri<strong>en</strong>ce des <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> est esthétique parce qu’elle est questionnante,<br />

<strong>du</strong> simple fait de son exoticité. C’est le rapport à <strong>la</strong> représ<strong>en</strong>tation qui marque les <strong>jeux</strong><br />

<strong>vidéo</strong>. Dans l’imm<strong>en</strong>se majorité des cas les <strong>jeux</strong> ne <strong>la</strong>iss<strong>en</strong>t pas tomber un présupposé<br />

représ<strong>en</strong>tatif, c’est-à-dire qu’ils se repos<strong>en</strong>t sur une prét<strong>en</strong><strong>du</strong>e repro<strong>du</strong>ction partielle<br />

<strong>du</strong> réel, plus ou moins stylisée, comme si les obj<strong>et</strong>s <strong>du</strong> jeu étai<strong>en</strong>t reliables à des<br />

obj<strong>et</strong>s de l’expéri<strong>en</strong>ce réelle. Ce sont <strong>en</strong> fait les modes de représ<strong>en</strong>tations qui vari<strong>en</strong>t<br />

infinim<strong>en</strong>t. C’est ainsi que les <strong>jeux</strong> déjou<strong>en</strong>t l’eff<strong>et</strong> nive<strong>la</strong>teur de <strong>la</strong> représ<strong>en</strong>tation : <strong>en</strong><br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

Audiovisuelles, coordonné par Laur<strong>en</strong>t Trémel, éditions d'un Autre G<strong>en</strong>re.<br />

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multipliant ses incarnations à l’infini. Le joueur est plongé, littéralem<strong>en</strong>t, dans un<br />

autre monde, qui installe une autre synesthésie, une autre coordination, qui sont<br />

r<strong>et</strong>rouvées <strong>avec</strong> p<strong>la</strong>isir lorsque le jeu est repris. En ce<strong>la</strong>, les <strong>jeux</strong> propos<strong>en</strong>t une<br />

exoticité, une expéri<strong>en</strong>ce d’une nouveauté <strong>en</strong>core inconnue.<br />

Perspectives.<br />

Dans l’univers cosmique de Rez, on évolue dans <strong>la</strong> perspective<br />

sci<strong>en</strong>tifique <strong>en</strong> trois dim<strong>en</strong>sions tra<strong>du</strong>ite par des lignes numériques converg<strong>en</strong>tes, un<br />

<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t qui rappelle indéniablem<strong>en</strong>t les graphiques vectoriels <strong>du</strong> film Tron <strong>et</strong><br />

les premiers <strong>jeux</strong> Tempest <strong>et</strong> Battlezone. La 3D perm<strong>et</strong> <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> de donner une solidité<br />

aux élém<strong>en</strong>ts de l’univers virtuel de même qu’une illusion de mouvem<strong>en</strong>t. Mais il n’<strong>en</strong><br />

a pas été toujours ainsi pour tous les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> car ceux-ci dans leur <strong>en</strong>semble<br />

exprim<strong>en</strong>t deux t<strong>en</strong>dances esthétiques attachées à des représ<strong>en</strong>tations distinctes <strong>du</strong><br />

monde. D’un côté, on trouve <strong>la</strong> perspective isométrique née d’un regard objectif<br />

sout<strong>en</strong>u à l’antiquité par Aristote <strong>et</strong> P<strong>la</strong>ton <strong>et</strong> aujourd’hui <strong>en</strong>core dans les civilisations<br />

non occid<strong>en</strong>tales. Il <strong>en</strong> découle <strong>la</strong> célèbre vision omnisci<strong>en</strong>te qui souti<strong>en</strong>t les <strong>jeux</strong> de<br />

stratégie. <strong>Les</strong> god games port<strong>en</strong>t c<strong>et</strong>te catégorie <strong>en</strong> perm<strong>et</strong>tant au joueur d’embrasser<br />

d’un regard <strong>la</strong> totalité : un cosmos visible qui s’appar<strong>en</strong>te au corps organique d'un<br />

être vivant dont l’homme n’est qu’un élém<strong>en</strong>t. Dans Civilization, le joueur, pourvu de<br />

<strong>la</strong> vision omnisci<strong>en</strong>te d’un Dieu ti<strong>en</strong>t un rôle purem<strong>en</strong>t abstrait <strong>et</strong> survole le jeu par le<br />

truchem<strong>en</strong>t des rôles qu’il cumule : <strong>du</strong> colon à l’Empereur, <strong>du</strong> soldat au Général<br />

militaire. C’est <strong>en</strong> somme <strong>la</strong> totalité. C<strong>et</strong>te conception <strong>en</strong> affronte une autre. En<br />

occid<strong>en</strong>t, <strong>avec</strong> le développem<strong>en</strong>t de <strong>la</strong> sci<strong>en</strong>ce, l’apparition de <strong>la</strong> perspective <strong>en</strong> 3D <strong>et</strong><br />

<strong>du</strong> paysage a profondém<strong>en</strong>t modifié notre vision <strong>du</strong> monde, <strong>du</strong> rapport <strong>du</strong> suj<strong>et</strong> à<br />

l’obj<strong>et</strong>. Elle a pour origine une volonté des peintres de <strong>la</strong> R<strong>en</strong>aissance d’offrir une<br />

représ<strong>en</strong>tation <strong>du</strong> monde articulée autour de l’homme. Celui-ci devi<strong>en</strong>t alors <strong>la</strong><br />

mesure de toutes les choses, le monde s’organise autour de lui <strong>et</strong> les obj<strong>et</strong>s sont isolés<br />

<strong>en</strong>tre eux. Il n’est donc pas étonnant que c<strong>et</strong>te perspective se soit immédiatem<strong>en</strong>t<br />

accolée à <strong>la</strong> vue subjective au sein <strong>du</strong> g<strong>en</strong>re <strong>vidéo</strong>-ludique qui l’a inauguré: les <strong>jeux</strong> de<br />

tir à <strong>la</strong> première personne (FPS) tels Wolf<strong>en</strong>stein 3D, Doom ou Quake. Dans les FPS,<br />

l’axe c<strong>en</strong>tral autour <strong>du</strong>quel s’organise le monde n’est autre que celui fixé par l’arme<br />

pris <strong>en</strong> main par le joueur. De manière générale, il est certain que les <strong>jeux</strong> 3D <strong>la</strong>iss<strong>en</strong>t<br />

une plus grande p<strong>la</strong>ce à l’expéri<strong>en</strong>ce interactive <strong>en</strong> multipliant les points de vue. S’il<br />

est probable que les joueurs jouant <strong>en</strong> réseau sur <strong>la</strong> même carte 2D peuv<strong>en</strong>t avoir le<br />

même point de vue, il l’est infinim<strong>en</strong>t moins lorsque le jeu est <strong>en</strong> 3D. Cep<strong>en</strong>dant, si<br />

c<strong>et</strong>te division est beaucoup moins binaire qu’<strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce 13 , il faut aussi rappeler que<br />

les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> sont fondés sur <strong>la</strong> loi <strong>du</strong> mouvem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> qu’à ce titre, nombre d’<strong>en</strong>tre eux<br />

s’amus<strong>en</strong>t d’un va <strong>et</strong> vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre ces deux perspectives pour mieux amplifier <strong>la</strong> quête<br />

de puissance, moteur de l’expéri<strong>en</strong>ce virtuelle. Dans The S<strong>en</strong>tinel, après avoir absorbé<br />

<strong>la</strong> dernière <strong>en</strong>tité siégeant sur les hauteurs <strong>du</strong> p<strong>la</strong>teau, on peut se détacher de<br />

l’ « emprise quasi-carcérale des cases » pour embrasser d’un regard panoramique <strong>la</strong><br />

13 Par exemple, <strong>la</strong> vue à <strong>la</strong> troisième personne (située derrière le personnage) atténue <strong>la</strong> perspective<br />

c<strong>en</strong>trée sur le joueur inhér<strong>en</strong>te aux FPS <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> de plus <strong>en</strong> plus des basculem<strong>en</strong>ts de caméras, des<br />

rotations dans tous les s<strong>en</strong>s. Le joueur n’est donc plus le héros mais s’incarne dans <strong>la</strong> caméra qui le<br />

contrôle <strong>et</strong> observe le monde.<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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totalité <strong>du</strong> territoire acquis, ce que le relief auparavant nous interdisait 14 . Quant à <strong>la</strong><br />

boule de Katamari Damacy, on jubile de <strong>la</strong> voir aspirer dans un mouvem<strong>en</strong>t<br />

pulsionnel tous les obj<strong>et</strong>s qui s’agglomèr<strong>en</strong>t, <strong>la</strong> font grossir <strong>et</strong> capter par <strong>la</strong> suite des<br />

élém<strong>en</strong>ts toujours plus imposants, passant de <strong>la</strong> règle <strong>en</strong> p<strong>la</strong>stique au gratte-ciel de<br />

cinq étages, jusqu’à attraper les hommes <strong>et</strong> les nuages. Lorsqu’elle réussit à atteindre<br />

<strong>la</strong> dim<strong>en</strong>sion de plusieurs kilomètres, ce n’est plus une boule mais le monde.<br />

Le rapport à l’espace.<br />

Entre l’ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e aphone <strong>et</strong> sci-tech de Spacewar <strong>et</strong> les <strong>la</strong>byrinthes<br />

délétères de Desc<strong>en</strong>t, il n’y a pas qu’une différ<strong>en</strong>ce d’époque <strong>et</strong> de perspective mais<br />

aussi de rapport à l’espace qui s’immisce sans peine dans les coordonnées de<br />

l’interaction <strong>en</strong>tre créateur <strong>et</strong> joueur. L’espace, c’est le motif de <strong>la</strong> liberté, de<br />

l’imagination, de l’infini créateur. Le <strong>la</strong>byrinthe est par opposition plutôt celui de<br />

l’incarcération, des directives, de l’assuj<strong>et</strong>tissem<strong>en</strong>t fini. C<strong>et</strong>te dialectique fait appel à<br />

<strong>la</strong> distinction établie par Deleuze <strong>et</strong> Guattari dans Mille P<strong>la</strong>teaux <strong>en</strong>tre deux formes<br />

d’espace 15 . La première est <strong>lisse</strong>, <strong>la</strong> seconde striée. Lisse signifie qu’il n'existe aucun<br />

repère, qu'aucun obstacle ne vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>traver le mouvem<strong>en</strong>t tandis que strié est associé<br />

à ce qui est quadrillé, mesuré, organisé, repéré 16 . Le désert, <strong>la</strong> banquise parcourus par<br />

des nomades constitu<strong>en</strong>t schématiquem<strong>en</strong>t des espaces <strong>lisse</strong>s tandis que les villes <strong>et</strong><br />

les champs, organisés <strong>en</strong> Etat form<strong>en</strong>t des espaces striés. C<strong>et</strong>te séparation se r<strong>et</strong>rouve<br />

dans les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> 17 . Beaucoup d’adjectifs définiss<strong>en</strong>t l’espace <strong>lisse</strong> dans les <strong>jeux</strong><br />

<strong>vidéo</strong> : « smooth », fluidité, immersion, gamep<strong>la</strong>y émerg<strong>en</strong>t…. Alors que l’espace strié<br />

trouve son vocabu<strong>la</strong>ire dans les mots : dirigisme, saccades, scriptage, arboresc<strong>en</strong>ce…<br />

L’espace <strong>lisse</strong> peut être définie par <strong>la</strong> disparition de <strong>la</strong> technologie 18 , une abs<strong>en</strong>ce de<br />

coutures techniques qui perm<strong>et</strong> de confondre forme <strong>et</strong> substance tandis que l’espace<br />

strié se caractérise par l’apparition de <strong>la</strong> technologie, l’organisation visible, <strong>la</strong><br />

parcellisation technique <strong>et</strong> esthétique par les concepteurs de leur jeu. C’est que<br />

l’espace <strong>lisse</strong> est lié à l’art haptique qui implique avant toute chose une dim<strong>en</strong>sion de<br />

proximité : il s’agit pour l’artiste « de proposer une intime fusion <strong>avec</strong> ce qu’il fait, de<br />

14 Trombini Jacques, Trois pixels b<strong>la</strong>ncs sur fond noir, P<strong>la</strong>n<strong>et</strong><strong>jeux</strong>.n<strong>et</strong><br />

15 Deleuze Gilles, Guattari Felix, Capitalisme <strong>et</strong> schizophrénie tome 2, Mille p<strong>la</strong>teaux, Editions de<br />

Minuit, 1980, p.592-625<br />

16 Hervé Regnauld, Deleuze <strong>et</strong> <strong>la</strong> déterritorialisation, http://www.uhb.fr/sc_sociales/Costel/Master2-10-<br />

%20Deleuze-Derrida2004-05.doc<br />

17 Deleuze <strong>et</strong> Guattari avai<strong>en</strong>t prévu l’application de ce modèle aux <strong>jeux</strong> : « Ne pas multiplier les<br />

modèles. Nous savons qu’il y <strong>en</strong> a beaucoup d’autres, un modèle ludique où les <strong>jeux</strong> s’affronterai<strong>en</strong>t<br />

selon les types d’espace <strong>et</strong> où <strong>la</strong> théorie des <strong>jeux</strong> n’aurait pas le mêmes principes : par exemple, l’espace<br />

<strong>lisse</strong> <strong>du</strong> go <strong>et</strong> l’espace strié des échecs » , op.cit, p.624<br />

18 Voici comme un concepteur de jeu <strong>la</strong> définit dans Digital P<strong>la</strong>y : the interaction of technology,<br />

culture, and mark<strong>et</strong>ing de Kline Steph<strong>en</strong>, Dyer-Whiteford Nike, de peuter Greig (McGill-Que<strong>en</strong>'s<br />

university press, 2003, p.19) : « Un des buts d'un bon game design revi<strong>en</strong>t à ce que l’utilisateur soit<br />

complètem<strong>en</strong>t immergé dans l'expéri<strong>en</strong>ce de sorte qu'ils ne p<strong>en</strong>se pas qu'il joue <strong>avec</strong> un joystick. La<br />

technologie est si parfaite, <strong>la</strong> conception est si parfaite, qu'il r<strong>en</strong>tre dans le personnage, <strong>et</strong> perd<br />

complètem<strong>en</strong>t de vue l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t autour <strong>du</strong> jeu […]. Afin de convaincre <strong>la</strong> personne qu'il est<br />

immergé dans une expéri<strong>en</strong>ce, <strong>la</strong> technologie doit être si bonne qu'elle se r<strong>en</strong>d elle-même invisible » .<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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se fondre aux élém<strong>en</strong>ts, s’immiscer au cœur des flux » qu’il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d nous livrer à<br />

l’expérim<strong>en</strong>tation tandis que l’art optique attaché à l’espace strié se caractérise par<br />

une vision éloignée, où les p<strong>la</strong>ns se distingu<strong>en</strong>t <strong>et</strong> une perspective les traverse <strong>en</strong><br />

profondeur, c<strong>et</strong> <strong>en</strong>semble strié « constituant des chemins pour l’œil » qui ont pour<br />

eff<strong>et</strong> de « quadriller le s<strong>en</strong>ti <strong>et</strong> d’emprisonner le s<strong>en</strong>tant » 19 . C<strong>et</strong>te dialectique est <strong>en</strong><br />

accord <strong>avec</strong> les différ<strong>en</strong>tes formes d'immersion 20 établis par Ernest Adams. Celle de<br />

l'espace <strong>lisse</strong> correspond à l'immersion tactique qui répond aux défis simples des <strong>jeux</strong><br />

d'action, d'arcade, lesquels doiv<strong>en</strong>t être résolus <strong>en</strong> une fraction de seconde. L'action y<br />

est par nature physique <strong>et</strong> immédiate, l'oeil répond au doigt de manière quasihaptique.<br />

L'espace strié correspond davantage à l'immersion stratégique : le joueur<br />

observe, calcule <strong>et</strong> dé<strong>du</strong>it parfois de longues minutes avant de pr<strong>en</strong>dre une décision<br />

comme le joueur d'échec avant de bouger un pion. Modèles de l'espace strié, les <strong>jeux</strong><br />

de stratégie au tour par tour incit<strong>en</strong>t par leur structure interne (le tour par tour) le<br />

joueur à pr<strong>en</strong>dre le temps de p<strong>la</strong>nifier ses actions, d’é<strong>la</strong>borer une stratégie,<br />

d'organiser son espace de jeu de manière construite <strong>et</strong> rationnelle.<br />

L’état de flow<br />

<strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> « primitifs » sont des modèles d’espace <strong>lisse</strong>. Dans Asteroids,<br />

l’espace est incurvé <strong>et</strong> <strong>en</strong> dépassant l’extrémité de l’écran, vous réapparaissez<br />

immédiatem<strong>en</strong>t de l’autre côté. L'action n’est pas organisée, interrompue par des<br />

événem<strong>en</strong>ts extérieurs, le vaisseau tire sur les astéroïdes <strong>en</strong> continu. Le chall<strong>en</strong>ge pur<br />

<strong>et</strong> fixe est infini <strong>et</strong> non strié par l’effusion d’information, le passage à des niveaux<br />

supérieurs, l’apparition de nouveaux défis. T<strong>et</strong>ris quant à lui propose une addictive<br />

mécanique interne qui peut se métamorphoser <strong>en</strong> de savoureuses expéri<strong>en</strong>ces<br />

s<strong>en</strong>sorielles qui font oublier <strong>la</strong> « striation » graphique <strong>du</strong> jeu (des blocs aux formes <strong>et</strong><br />

couleurs distinctes, <strong>la</strong> division de l’interface). En eff<strong>et</strong>, selon Andrew <strong>et</strong> Adams, au<br />

cours d’une session de jeu prolongée, « les joueurs [plongés dans un état z<strong>en</strong>]<br />

sembl<strong>en</strong>t perdre toute notion <strong>du</strong> temps <strong>et</strong> ne se conc<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t plus sur les détails de<br />

l’aire de <strong>jeux</strong>. À <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce, les joueurs se défocalis<strong>en</strong>t <strong>et</strong> sembl<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte<br />

l’aire de jeu comme un tout, sans considérer les élém<strong>en</strong>ts indivi<strong>du</strong>els » 21 . C<strong>et</strong> état z<strong>en</strong><br />

qualifié de T<strong>et</strong>ris trance semble proche de <strong>la</strong> s<strong>en</strong>sation de flow décrite par Mihaly<br />

Csiksz<strong>en</strong>tmilyi : « l'action suit l'action selon une logique interne qui semble n'avoir<br />

besoin d'aucune interv<strong>en</strong>tion consci<strong>en</strong>te de l’acteur ». Par exemple, « le joueur de<br />

piano <strong>en</strong>tre dans un état de flow lorsqu’il ne contrôle plus consciemm<strong>en</strong>t les<br />

mouvem<strong>en</strong>ts indivi<strong>du</strong>els de ses doigts. » 22 Notre expéri<strong>en</strong>ce de Sphere of Chaos, un<br />

shootem’up psychédélique fut proche de c<strong>et</strong> état. Dans un troub<strong>la</strong>nt système spatial<br />

aux scintillem<strong>en</strong>ts compulsifs <strong>et</strong> sonorités organiques sorties d'un autre monde,<br />

19 Buyd<strong>en</strong>s Mireille, Sahara l’esthétique de Gilles Deleuze, Bruxelles, Vrin, 2005, p.124-128<br />

20 Adams E, The Designer’s Notebook, Postmodernism and the Three Types of Immersion in<br />

Gamasutra, http://www.gamasutra.com/features/20040709/adams_01.shtml<br />

21 Cf. Rollings A., Adams E., 2003, On game design, Indianapolis, New Riders. L’idée de « T<strong>et</strong>ris<br />

Trance » est développée dans un chapitre disponible sur intern<strong>et</strong> à l’adresse suivante :<br />

http://www.gamedev.n<strong>et</strong>/refer<strong>en</strong>ce/articles/article1942.asp<br />

22 Stev<strong>en</strong> Poole, op.cit, p.168<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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voltige une nuée de sphères éc<strong>la</strong>tées aux teintes affrio<strong>la</strong>ntes, des traînées de poussière<br />

<strong>et</strong> autres obj<strong>et</strong>s per<strong>du</strong>s à <strong>la</strong> gravité incontrôlée. <strong>Les</strong> tirs démultipli<strong>en</strong>t les obj<strong>et</strong>s,<br />

générant un chaos d’<strong>en</strong>tités constitué de pôles d’attraction aimantés dont <strong>la</strong><br />

surv<strong>en</strong>ance bouleverse <strong>la</strong> gravité <strong>du</strong> cosmos, ba<strong>la</strong>nçant le vaisseau j<strong>et</strong>é à pleine vitesse<br />

dans ses moindres recoins. Surgit alors une s<strong>en</strong>sation de flow inextinguible, une perte<br />

de contrôle de soi face à c<strong>et</strong>te défer<strong>la</strong>nte d’<strong>en</strong>tités hétéroclites dont <strong>la</strong> trajectoire<br />

déboussolée interdit toute stratégie. Dès lors, on est littéralem<strong>en</strong>t happé par ce chaos<br />

souple <strong>et</strong> onctueux qui accompagne notre p<strong>la</strong>isir synesthésique jusqu' aux portes de <strong>la</strong><br />

perception, celles au delà desquelles <strong>la</strong> consci<strong>en</strong>ce se dissout dans le geste<br />

épileptique. C<strong>et</strong> état de flow ne peut être atteint qu'à <strong>la</strong> condition que l’interface soit<br />

maîtrisée mais peut tout aussi bi<strong>en</strong> être ruiné par des commandes trop complexes <strong>du</strong><br />

système de jeu, l’apparition de séqu<strong>en</strong>ces cinématiques ou de bugs techniques qui<br />

sont autant d’obstacles à l’immersion <strong>et</strong> qui con<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t à une réapparition de <strong>la</strong><br />

technologie.<br />

La carte <strong>et</strong> le Nouveau Monde.<br />

Le jeu est naturellem<strong>en</strong>t constitué de puzzles qui le découp<strong>en</strong>t. Débloquer<br />

des portes, trouver telle relique, poser tel explosif à tel <strong>en</strong>droit. Le joueur doit<br />

assembler les pièces virtuelles suivant une correspondance déterminée <strong>en</strong>tre<br />

l’espace, le temps <strong>et</strong> l’<strong>en</strong>jeu virtuel. Le <strong>la</strong>byrinthe, repère souterrain humide <strong>et</strong><br />

g<strong>la</strong>uque strié par un <strong>en</strong>chevêtrem<strong>en</strong>t de passages constitue l’espace typique des<br />

puzzles virtuels (Pac Man, Dungeon Master, Gauntl<strong>et</strong>, Desc<strong>en</strong>t). Il perm<strong>et</strong> de<br />

capturer le joueur, de le m<strong>et</strong>tre sous contrôle <strong>en</strong> l’<strong>en</strong>fermant dans des murs bordés de<br />

chemins dont l’interconnexion est opaque. Prisonnier d’une courte vue donc livré à<br />

l’inconnu, le joueur est alors naturellem<strong>en</strong>t assuj<strong>et</strong>ti aux forces <strong>en</strong>nemies qui peuv<strong>en</strong>t<br />

surgir par surprise ainsi qu’aux pièges t<strong>en</strong><strong>du</strong>s par les développeurs. Si les <strong>jeux</strong> ont<br />

aujourd’hui abandonné <strong>la</strong> représ<strong>en</strong>tation désuète <strong>du</strong> <strong>la</strong>byrinthe, ils n’<strong>en</strong> <strong>en</strong> ont pas<br />

pour autant oublier l’ess<strong>en</strong>ce : <strong>la</strong> programmation spatiale de puzzles déterminés 23 . En<br />

ce s<strong>en</strong>s, les <strong>jeux</strong> sont simplem<strong>en</strong>t dev<strong>en</strong>us des <strong>la</strong>byrinthes transpar<strong>en</strong>ts 24 . Le paysage<br />

d’un Medal of Honor varié, <strong>la</strong>rge, hanté par une guerre frontale n’a ri<strong>en</strong> <strong>du</strong> <strong>la</strong>byrinthe<br />

traditionnel. Pourtant, il est fortem<strong>en</strong>t strié, territorialisé car scripté : l’expéri<strong>en</strong>ce<br />

ludique rappelle à chaque instant non seulem<strong>en</strong>t le contexte de guerre par <strong>la</strong><br />

profusion des référ<strong>en</strong>ces hollywoodi<strong>en</strong>nes mais aussi l’organisation extrême par le<br />

développeur de leur jeu <strong>avec</strong> des positions <strong>et</strong> des lignes déterminées qui sont autant<br />

23 « Vous noterez que nous continuons à employer <strong>la</strong> qualification «joueur solo » C'est parce qu'<strong>en</strong><br />

mode multijoueur, vous n'avez pas besoin de puzzles pour provoquer le conflit. Le conflit vi<strong>en</strong>t de <strong>la</strong><br />

concurr<strong>en</strong>ce <strong>avec</strong> d'autres joueurs qu’ils soi<strong>en</strong>t humains ou commandés par ordinateur. Mais <strong>en</strong><br />

mode solo, particulièrem<strong>en</strong>t lorsque vous êtes <strong>en</strong>voyés sur une recherche ou une mission, les puzzles<br />

jou<strong>en</strong>t un rôle de plus <strong>en</strong> plus important. C'est pourquoi chaque concepteur de jeu devrait égalem<strong>en</strong>t<br />

se considérer comme concepteur de puzzle.» in Fullerton Tracy, , Swain Christopher, Hoffman Stev<strong>en</strong>,<br />

« Improving p<strong>la</strong>yers choices » in Gamasutra,<br />

http://www.gamasutra.com/features/20040310/fullerton_02.shtml<br />

24 D’ailleurs, peut-on se défaire <strong>du</strong> <strong>la</strong>byrinthe qui comme le souligne Friedrich Durr<strong>en</strong>matt, cité par<br />

Eric Faye (Mes trains de nuit, Paris, Stock, p.17) était un motif omniprés<strong>en</strong>t au XXème siècle : dédale<br />

administratif, complexification des sociétés, mail<strong>la</strong>ge des voies <strong>du</strong> chemin de fer…<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

Audiovisuelles, coordonné par Laur<strong>en</strong>t Trémel, éditions d'un Autre G<strong>en</strong>re.<br />

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de points précis à partir desquels des r<strong>en</strong>forts arriv<strong>en</strong>t, des obus explos<strong>en</strong>t, des<br />

mitrailleuses sont r<strong>en</strong><strong>du</strong>es accessibles ou bi<strong>en</strong> des chemins se débloqu<strong>en</strong>t. Le<br />

territoire des Medal of Honor est étroitem<strong>en</strong>t aménagé pour le joueur, ce qui limite<br />

pot<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t le nombre d’expéri<strong>en</strong>ces différ<strong>en</strong>tes. Le joueur évolue presque<br />

comme dans un shoot sur rail à <strong>la</strong> façon des Panzer Dragoon, il sait que ri<strong>en</strong><br />

d’interactif ne peut se pro<strong>du</strong>ire <strong>en</strong> dehors de son étroite ligne de mire autour de<br />

<strong>la</strong>quelle s’actionn<strong>en</strong>t des scénographies hollywoodi<strong>en</strong>nes. Le joueur de Medal of<br />

Honor est comme un marin qui navigue dans un espace connu, cartographié voire<br />

aménagé.<br />

L’espace strié ressemble <strong>en</strong> fait beaucoup à l'espace maritime <strong>du</strong> marin.<br />

Ce dernier connaît les mers <strong>et</strong> peut voir sa position à partir d’une carte. Il évolue donc<br />

dans un espace fermé constitué de points c'est-à-dire d’un <strong>en</strong>semble d'intervalles<br />

fermés qu'il a à parcourir. Dès lors, son traj<strong>et</strong> va de position <strong>en</strong> position <strong>en</strong> fonction<br />

<strong>du</strong> traj<strong>et</strong> qu’il a établi. Dans l’espace <strong>lisse</strong>, les points de passage ne sont pas fixés a<br />

priori, mais découverts a posteriori, à mesure que s'effectue le traj<strong>et</strong>. L'espace <strong>lisse</strong> est<br />

celui des découvreurs. Le <strong>lisse</strong> est donc un espace ouvert composé de vecteurs ou d’<br />

int<strong>en</strong>sités. C'est le parcours qui pose les points de passage, <strong>et</strong> non l'inverse. L’espace<br />

<strong>lisse</strong> fait plutôt appel aux « cartes » (les emp<strong>la</strong>cem<strong>en</strong>ts pot<strong>en</strong>tiels de l'action<br />

narrative) tandis que le strié fait appel aux « tours » (les espaces constitués<br />

d’événem<strong>en</strong>ts narratifs qui ont été explorés, colonisés) de Michel de Certeau. H<strong>en</strong>ry<br />

J<strong>en</strong>kins <strong>et</strong> Mary Fuller ont démontré comm<strong>en</strong>t <strong>la</strong> représ<strong>en</strong>tation spatiale dans Mario<br />

était proche de <strong>la</strong> dynamique de <strong>la</strong> colonisation, celle de l’espace <strong>lisse</strong>, par <strong>la</strong>quelle le<br />

joueur pr<strong>en</strong>d progressivem<strong>en</strong>t le contrôle d’un <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t de prime abord<br />

inconnu <strong>et</strong> hostile comme l’ont fait les découvreurs <strong>du</strong> XVIIème siècle : « Une fois<br />

immergé dans le jeu, nous ne nous inquiétons pas vraim<strong>en</strong>t <strong>du</strong> fait que nous<br />

arrivions à sauver <strong>la</strong> princesse ou pas ; tout ce qui importe est de rester vivant assez<br />

longtemps pour se dép<strong>la</strong>cer <strong>en</strong>tre les niveaux, pour voir quel spectacle nous att<strong>en</strong>d<br />

sur le prochain écran. » 25 En pr<strong>en</strong>ant exemple sur les écrits de John Smith, ils <strong>en</strong><br />

vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à l’observation que c’est <strong>la</strong> capacité de l’explorateur de se dép<strong>la</strong>cer dans<br />

l’espace, à être dans le mouvem<strong>en</strong>t qui a structuré le récit. Pour construire le si<strong>en</strong>,<br />

Mario s’appuie sur une dynamique de mouvem<strong>en</strong>t très fluide. Son espace se dép<strong>la</strong>ce<br />

<strong>du</strong> <strong>lisse</strong> vers le strié : <strong>la</strong> dynamique spatiale matérialisée par le scrolling est <strong>la</strong> pure<br />

expression <strong>du</strong> mouvem<strong>en</strong>t de l’instabilité <strong>en</strong> stabilité, de <strong>la</strong> transformation constante<br />

des espaces étrangers <strong>en</strong> lieux familiers (qui passe par l’anéantissem<strong>en</strong>t de ses<br />

premières occupants : les indigènes). Mais ce mouvem<strong>en</strong>t n’est pas ré<strong>du</strong>ctible à une<br />

métaphore culturelle ou idéologique car une fois exploré <strong>et</strong> exploité, Mario <strong>et</strong> le jeu<br />

<strong>en</strong> général devi<strong>en</strong>t un territoire strié car « capturé » par le joueur qui <strong>en</strong> connait<br />

désormais tous les rouages, les secr<strong>et</strong>s jusqu’à pouvoir l’aménager selon son désir (<strong>la</strong><br />

construction d’édifices dans les <strong>jeux</strong> de stratégie <strong>en</strong> temps réel). Par conséqu<strong>en</strong>t,<br />

rejouer, d’une certaine manière, ce n’est finalem<strong>en</strong>t que contempler le territoire<br />

conquis. Comme dans le récit des explorateurs, le s<strong>en</strong>s <strong>du</strong> mouvem<strong>en</strong>t est dicté non<br />

pas par des révolutions ou des crises mais par des ressources gra<strong>du</strong>ellem<strong>en</strong>t acquises<br />

ou dép<strong>en</strong>sées (une connaissance <strong>du</strong> terrain, de l’expéri<strong>en</strong>ce pour franchir les<br />

obstacles mais aussi des pièces d’or, des points…), ce qui fait p<strong>en</strong>ser aux flux des <strong>jeux</strong><br />

25 Fuller Mary, J<strong>en</strong>kins H<strong>en</strong>ry, op.cit.<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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de stratégie.<br />

Flux <strong>et</strong> rationalité<br />

Dans des <strong>jeux</strong> comme Civilization, selon Ted Friedman, parce que le<br />

joueur doit prévoir à l’avance les conséqu<strong>en</strong>ces de chaque mouvem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> les<br />

comportem<strong>en</strong>ts de l’ordinateur, l’interactivité se mue <strong>en</strong> une boucle cybernétique<br />

<strong>en</strong>tre le joueur <strong>et</strong> <strong>la</strong> machine par <strong>la</strong>quelle transite un flux continu d’informations.<br />

Sans aller comme l’auteur jusqu’à invoquer le spectre de l’homme-machine 26 , ce flux<br />

d’interaction caractérise aujourd’hui le fonctionnem<strong>en</strong>t de <strong>la</strong> dernière transformation<br />

<strong>du</strong> capitalisme : « Pour faire un usage pervers de <strong>la</strong> notion [« d’espace <strong>lisse</strong> »], on<br />

pourrait se demander si le <strong>lisse</strong> n’est pas un modèle utile pour p<strong>en</strong>ser le postcapitalisme<br />

financier, dont les flux se conc<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t, fui<strong>en</strong>t ou g<strong>lisse</strong>nt, se dép<strong>la</strong>c<strong>en</strong>t <strong>et</strong><br />

s’agglutin<strong>en</strong>t sur des valeurs, au gré de « lois » qui ont plus d’affinités <strong>avec</strong> les<br />

nécessités mystérieuses d’une météorologie de tempête qu’<strong>avec</strong> une sci<strong>en</strong>ce<br />

prédictive. » 27 De manière id<strong>en</strong>tique, l’espace post-critique de Civilization est<br />

foncièrem<strong>en</strong>t déterritorialisé : le joueur tel un manager doit s’adapter constamm<strong>en</strong>t<br />

au flux d’informations qu’il <strong>en</strong>registre, <strong>en</strong> optimiser <strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion, pour édifier son<br />

Empire néo-libéral, lequel loin de se confronter aux autres civilisations au nom d’un<br />

choc des cultures « territorialisées » 28 absorbe ou se fait absorber par des<br />

représ<strong>en</strong>tations différ<strong>en</strong>tes de ces mêmes flux (m<strong>en</strong>és par l’idéologie <strong>du</strong> progrès) à <strong>la</strong><br />

manière d’une fusion/acquisition boursière, processus <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t indép<strong>en</strong>dant des<br />

conting<strong>en</strong>ces spatio-culturelles. Alors que dans Mario, on pénètre dans <strong>la</strong> carte pour<br />

coloniser l’espace, les transformations <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drées par ces flux affect<strong>en</strong>t <strong>en</strong> ce cas<br />

uniquem<strong>en</strong>t <strong>la</strong> carte visualisable à partir d’un point de vue omnisci<strong>en</strong>t. Dans les <strong>jeux</strong><br />

de stratégie nous dit Ted Friedman, <strong>la</strong> carte ne se transforme pas <strong>en</strong> tour, les<br />

simu<strong>la</strong>tions racont<strong>en</strong>t l’histoire de <strong>la</strong> carte elle-même. Or, l’histoire de <strong>la</strong> carte, c’est<br />

précisém<strong>en</strong>t l’histoire des flux liés à <strong>la</strong> représ<strong>en</strong>tation d’une civilisation <strong>en</strong> constante<br />

édification selon une loi <strong>du</strong> mouvem<strong>en</strong>t qui lui est propre <strong>et</strong> qui <strong>la</strong> fait se déployer<br />

dans un <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t spatio-temporel t<strong>en</strong>dant vers l’infini. De manière générale,il<br />

est significatif que les <strong>jeux</strong> de stratégie ont migré des city builder (Sim City, Caesar...)<br />

à des <strong>jeux</strong> de stratégie <strong>en</strong> temps réel faisant passer l'esthétique <strong>du</strong> g<strong>en</strong>re de <strong>la</strong> case<br />

isométrique au point. Alors que les premiers se fig<strong>en</strong>t sur un territoire spatial<br />

déterminé, les seconds ne surviv<strong>en</strong>t que sur sa <strong>conquête</strong> infinie. Le territoire des city<br />

builder est d’autant plus déterminé qu’il est d’emblée strié <strong>et</strong> <strong>la</strong> dynamique de <strong>la</strong><br />

<strong>conquête</strong> est d’autant plus infinie qu’elle est éminemm<strong>en</strong>t <strong>lisse</strong>, que le jeu cesse dès<br />

26 « L'interactivité constante dans un jeu de simu<strong>la</strong>tion – l’interactivité perpétuelle <strong>en</strong>tre le choix d'un<br />

joueur, <strong>la</strong> réponse presque instantanée de l'ordinateur, <strong>la</strong> réponse <strong>du</strong> joueur à c<strong>et</strong>te réponse, <strong>et</strong> ainsi<br />

de suite - est une boucle cybernétique par <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> ligne délimitant <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> consci<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> joueur<br />

<strong>et</strong> le comm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t de l'informatique se brouille. » in Friedman Ted, Civilization and Its<br />

Discont<strong>en</strong>ts: Simu<strong>la</strong>tion, Subjectivity, and Space, Discovering Discs: Transforming Space and G<strong>en</strong>re<br />

on CD-ROM, disponible à l’adresse suivante : http://www.<strong>du</strong>ke.e<strong>du</strong>/~tlove/civ.htm<br />

27 Buyd<strong>en</strong>s Mireille, « Espace <strong>lisse</strong>/Espace strié » in Le vocabu<strong>la</strong>ire de Gilles Deleuze (sous <strong>la</strong> dir. De<br />

Robert Sasso <strong>et</strong> Arnaud Vil<strong>la</strong>ni), <strong>Les</strong> Cahiers de Noesis n° 3, Printemps 2003, pp. 135-136.)<br />

28 On p<strong>en</strong>se ici aux aires culturelles définies par Huntington dont l’imperméabilité légitimerait « le<br />

choc des civilisations ».<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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lors qu’il n’y a plus d’espace nouveau à découvrir. La ville de Simcity est un c<strong>en</strong>tre<br />

autour <strong>du</strong>quel gravite le monde. S'il n'est pas solidem<strong>en</strong>t organisé, toute ext<strong>en</strong>sion<br />

vers <strong>la</strong> périphérie <strong>en</strong>traîne un désastre. Sans routes minutieusem<strong>en</strong>t interconnectées<br />

<strong>en</strong>tre elles <strong>et</strong> aux différ<strong>en</strong>tes infrastructures, les cités d'Anno 1602 ou de Caesar 3<br />

sont condamnées à <strong>la</strong> perdition. Le tracé des routes est d’ailleurs étroitem<strong>en</strong>t<br />

rationalisé dans sa perp<strong>en</strong>dicu<strong>la</strong>rité 29 . Contrairem<strong>en</strong>t à un jeu de stratégie <strong>en</strong> temps<br />

réel « militaire », tous les bâtim<strong>en</strong>ts fondam<strong>en</strong>taux de Stronghold : Crusader doiv<strong>en</strong>t<br />

être p<strong>la</strong>cés de manière adjac<strong>en</strong>te l'un à l'autre, c'est-à-dire se conc<strong>en</strong>trer autour <strong>du</strong><br />

donjon. A contrario, l'espace des <strong>jeux</strong> de stratégie <strong>en</strong> temps réel vers lesquels t<strong>en</strong>d <strong>la</strong><br />

pro<strong>du</strong>ction <strong>vidéo</strong>-ludique est d'abord constitué de vecteurs <strong>et</strong> d'int<strong>en</strong>sités. La base est<br />

davantage un c<strong>en</strong>tre de ressources que de commandem<strong>en</strong>t. <strong>Les</strong> unités <strong>du</strong> jeu sont<br />

naturellem<strong>en</strong>t portées vers l'attaque, le déploiem<strong>en</strong>t vers <strong>la</strong> périphérie jusqu'à<br />

constituer des flux qui s'ét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t <strong>et</strong> se dissémin<strong>en</strong>t sur toute l'ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e <strong>du</strong> jeu. <strong>Les</strong><br />

unités vo<strong>la</strong>ntes qui y prolifèr<strong>en</strong>t perm<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t par exemple de construire des<br />

infrastructures <strong>en</strong> tout point <strong>du</strong> monde sans nécessité d'une connexion terrestre à <strong>la</strong><br />

base. C<strong>et</strong>te organisation forme un réseau diffus fait de flux divers : énergie,<br />

ressources, unités qui travers<strong>en</strong>t <strong>la</strong> carte, s’absorb<strong>en</strong>t ou se heurt<strong>en</strong>t.<br />

Si on <strong>en</strong> revi<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> métaphore maritime, <strong>la</strong> ligne passe <strong>en</strong>tre les points<br />

dans les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> « <strong>lisse</strong>s » ou sont seconds par rapport à elle (les haltes <strong>du</strong> nomade<br />

dans le désert). Dès lors, elle est transversale, abstraite, géométrique, ne délimite plus<br />

ri<strong>en</strong>. C’est un élém<strong>en</strong>t de l’art haptique qui se veut aformel par sa façon de dissoudre<br />

les formes dans un chaos fluide, sauvage, déstructuré, <strong>en</strong> rupture <strong>avec</strong> toute volonté<br />

de représ<strong>en</strong>tation 30 . <strong>Les</strong> Dynasty Warriors <strong>et</strong> Drak<strong>en</strong>gard empêtr<strong>en</strong>t le joueur dans<br />

un état de confusion traversé par un paysage vertigineux, constitué d’une armada de<br />

soldats médiévaux, qui se démembre compulsivem<strong>en</strong>t. La faute aux coups d’épée<br />

magistraux <strong>et</strong> j<strong>et</strong> de sorts qui respectivem<strong>en</strong>t stri<strong>en</strong>t l’espace <strong>et</strong> proj<strong>et</strong>t<strong>en</strong>t les <strong>en</strong>nemis<br />

de manière chaotique, de long <strong>en</strong> <strong>la</strong>rge. Enchaînés à un rythme hypnotique, ils ne<br />

peuv<strong>en</strong>t que fracasser le panorama <strong>et</strong> déformer les corps <strong>et</strong> espace. <strong>Les</strong> Burnout,<br />

WipeOut, ou F-Zero nous immerg<strong>en</strong>t quant à eux dans un univers faits de lignes de<br />

fuite, où pris dans une urg<strong>en</strong>ce totale le joueur s’échappe des formes pour <strong>la</strong> beauté<br />

de <strong>la</strong> s<strong>en</strong>sation (le flow). L’ordonnancem<strong>en</strong>t de <strong>la</strong> course <strong>en</strong> vi<strong>en</strong>t rapidem<strong>en</strong>t à<br />

céder 31 <strong>et</strong> l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t quasi-carcéral (<strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion d<strong>en</strong>se <strong>et</strong> réglée des<br />

mégalopoles dans Burnout) se métamorphose <strong>en</strong> une texture vaguem<strong>en</strong>t<br />

expressionniste. Pour repr<strong>en</strong>dre une expression de Stev<strong>en</strong> Poole, ces <strong>jeux</strong> sont des<br />

« cathédrales de feu » 32 qui irradi<strong>en</strong>t le joueur d’une lumière immatérielle <strong>et</strong> le font<br />

29 « Napoléon III a fait év<strong>en</strong>trer Paris, transformant <strong>la</strong> ville <strong>en</strong> un réseau de boulevards, que tout le<br />

monde admire comme un chef-d'oeuvre de sci<strong>en</strong>ce urbaine. Mais les voies droites serv<strong>en</strong>t mieux à<br />

contrôler les foules <strong>en</strong> révolte. Quand ce<strong>la</strong> est possible, voyez les Champs-Elysées, il faut même<br />

que les rues <strong>la</strong>térales soi<strong>en</strong>t <strong>la</strong>rges <strong>et</strong> droites. », cf. Unmberto Eco, Le P<strong>en</strong><strong>du</strong>le de Foucault, Le<br />

Livre de poche, 2004., p.114.<br />

30 Buyd<strong>en</strong>s Mireille, op.cit, p.124-128<br />

31 D’ailleurs, le jeu « triche » couramm<strong>en</strong>t : des événem<strong>en</strong>ts arbitraires générés par des scripts se<br />

multipli<strong>en</strong>t (passage de <strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion <strong>en</strong> s<strong>en</strong>s inverse), l’ordinateur décl<strong>en</strong>che le boost des véhicules <strong>en</strong><br />

même temps que le joueur, l’espace <strong>du</strong> jeu se ré<strong>du</strong>isant au profit de celui de l’expéri<strong>en</strong>ce s<strong>en</strong>sorielle<br />

comme <strong>en</strong> témoigne l’évolution de <strong>la</strong> série.<br />

32 Poole Stev<strong>en</strong>, op.cit, p.227<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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s’effacer devant <strong>la</strong> spl<strong>en</strong>deur de l’image-mouvem<strong>en</strong>t.<br />

Dans les <strong>jeux</strong> <strong>en</strong> 3D, <strong>la</strong> grille de Battlezone symbolise c<strong>et</strong> espace strié,<br />

métrique, ext<strong>en</strong>sif, hiérarchisé. <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> de guerre ne sont souv<strong>en</strong>t que <strong>la</strong> projection<br />

<strong>en</strong> 3D de <strong>la</strong> représ<strong>en</strong>tation isométrique des wargames divisés <strong>en</strong> cases (Panzer<br />

G<strong>en</strong>eral, The Operational Art of War, <strong>et</strong>c.). <strong>Les</strong> combats de char d’I’Panzer 44, bi<strong>en</strong><br />

que plongés dans une représ<strong>en</strong>tation 3D, sont d’abord contrô<strong>la</strong>bles par l’usage d’une<br />

carte interactive à partir de <strong>la</strong>quelle il est possible de localiser les troupes <strong>en</strong>nemies <strong>et</strong><br />

d’apprécier l’évolution <strong>du</strong> paysage <strong>et</strong> <strong>du</strong> relief <strong>et</strong> qui est d’autant plus utile lorsqu’elle<br />

perm<strong>et</strong> comme dans ce jeu de dép<strong>la</strong>cer des tanks. D’ailleurs, dans <strong>la</strong> plupart des <strong>jeux</strong><br />

<strong>en</strong> 3D, l’espace est très précisém<strong>en</strong>t organisé <strong>et</strong> il est très difficile de se soustraire de<br />

<strong>la</strong> carte tant elle utile pour s’y repérer <strong>et</strong> id<strong>en</strong>tifier des points stratégiques. Même<br />

dans les <strong>jeux</strong> à caractère politique, les concepteurs de Republic The Revolution ont<br />

décidé de porter leur jeu de <strong>conquête</strong> révolutionnaire sur une carte sous forme de jeu<br />

de p<strong>la</strong>teau plutôt que dans un espace 3D « free form » à <strong>la</strong> manière d’un Grand Theft<br />

Auto 3 tel qu’<strong>en</strong>visagé initialem<strong>en</strong>t. Si des impératifs techniques ont sans doute<br />

présidé à ce r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>t, on peut p<strong>en</strong>ser qu’il a aussi été dicté plus ou moins<br />

inconsciemm<strong>en</strong>t par un rapport esthétique <strong>et</strong> idéologique à l’espace. Si les <strong>jeux</strong> de<br />

guerre <strong>et</strong> politique se déroul<strong>en</strong>t le plus souv<strong>en</strong>t sur des cartes, c’est parce qu’ « une<br />

des tâches fondam<strong>en</strong>tales de l’Etat, c’est de strier l’espace sur lequel il règne (…).<br />

Non seulem<strong>en</strong>t vaincre le nomadisme, mais contrôler les migrations, <strong>et</strong> plus<br />

généralem<strong>en</strong>t faire valoir une zone de droits sur tout un « extérieur », sur<br />

l’<strong>en</strong>semble de flux qui travers<strong>en</strong>t l’oecumène, c’est une affaire vitale pour chaque<br />

Etat » 33 . Dans Republic the Revolution, c’est <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> depuis le mode « carte » (<strong>en</strong> 2D)<br />

que le joueur pourra p<strong>la</strong>nifier les actions politiques diverses qui s’opèr<strong>en</strong>t dans des<br />

villes modélisées <strong>en</strong> 3D (coller des affiches dans telle av<strong>en</strong>ue, assurer un me<strong>et</strong>ing<br />

dans tel square, effectuer un rassemblem<strong>en</strong>t devant tel lieu public…) <strong>et</strong> mesurer voire<br />

contempler son influ<strong>en</strong>ce politique dans chacun des quartiers de <strong>la</strong> ville au sein<br />

desquels s’organis<strong>en</strong>t <strong>et</strong> s’<strong>en</strong>trechoqu<strong>en</strong>t les diverses forces politiques. Oubliée <strong>la</strong><br />

conception lyrique <strong>et</strong> romantique de <strong>la</strong> Révolution - imaginaire proche de l'espace<br />

<strong>lisse</strong>, <strong>la</strong> force agissante qui mène au pouvoir est ici le pro<strong>du</strong>it de <strong>la</strong> pure rationalité,<br />

d'un processus sci<strong>en</strong>tifiquem<strong>en</strong>t observé, mesuré, dé<strong>du</strong>it dont les eff<strong>et</strong>s sont<br />

visualisables au moy<strong>en</strong> de fromages statistiques dignes des relevés d'un trader. En<br />

dehors de c<strong>et</strong>te stratification <strong>du</strong> territoire virtuel par <strong>la</strong> carte <strong>et</strong> le gamep<strong>la</strong>y, s’ajoute<br />

une stratification technique : les murs invisibles. Dans M<strong>et</strong>ropolis Stre<strong>et</strong> Racer, le<br />

contraste est saisissant <strong>en</strong>tre l’ampleur des métropoles proposées (Tokyo, Londres <strong>et</strong><br />

San Francisco) <strong>et</strong> le confinem<strong>en</strong>t des circuits, délimités par les murs invisibles, dont<br />

<strong>la</strong> modélisation méticuleuse <strong>la</strong>isse imaginer le vaste champ dissimulé. <strong>Les</strong> métropoles<br />

sont sectionnées par les murs invisibles parce que le chall<strong>en</strong>ge est lui-même<br />

fractionné par les développeurs conditionnant, on l'a vu, l’acquisition de nouveaux<br />

circuits à une forme d’ ascèse <strong>vidéo</strong>ludique : <strong>la</strong> perfection maximale dans le style <strong>et</strong><br />

l’efficacité de <strong>la</strong> con<strong>du</strong>ite mesuré <strong>en</strong> points sur chacune de leurs portions. Pourtant, si<br />

<strong>la</strong> zone spatiale est striée, l'ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e temporelle <strong>du</strong> jeu <strong>et</strong> c'est le cas dans nombre de<br />

<strong>jeux</strong> d'arcade est fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t <strong>lisse</strong>, le substrat ludique se déployant dans un<br />

33 Deleuze Gilles, Guattari Felix, op.cit, p.479<br />

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infini numérique dicté par le désir. On peut se demander par ailleurs si l’exist<strong>en</strong>ce de<br />

ce capital digital ne perm<strong>et</strong>trait pas de raviver le mythe prométhé<strong>en</strong> de <strong>la</strong> recréation<br />

de l’homme par lui-même, notamm<strong>en</strong>t au travers des gigantesques mondes <strong>en</strong> ligne<br />

qui se targu<strong>en</strong>t de proposer une vie parallèle. Et si dans l’é<strong>la</strong>boration de ce capital<br />

fugitif <strong>et</strong> alternatif soustrait aux territoires contrôlés par les développeurs, se rejouait<br />

le destin des hommes ? Joueurs, pirates informatiques, tous résid<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> cyberspace,<br />

investiss<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tout cas des espaces semb<strong>la</strong>bles à ceux jadis occupés par les flibustiers<br />

des mers ou les nomades <strong>du</strong> désert : des « zones autonomes temporaires » 34 , des<br />

espaces-temps échappés des Etats <strong>et</strong> oubliés de l’Histoire.<br />

La dernière frontière<br />

Comme Yorda d’Ico ostracisée par ses pairs, le cavalier de Shadow of the<br />

Colossus semble fuir le territoire de <strong>la</strong> civilisation pour g<strong>lisse</strong>r dans <strong>la</strong> nature sauvage<br />

à <strong>la</strong> r<strong>en</strong>contre de majestueux colosses. Portée dans une unité de lieu, de temps <strong>et</strong><br />

d’action caractérisant le théâtre c<strong>la</strong>ssique, <strong>la</strong> quête qui évince toute rationalité est<br />

purem<strong>en</strong>t mystique. Elle sublime l’autre. Traditionnellem<strong>en</strong>t, les <strong>jeux</strong> le considèr<strong>en</strong>t<br />

comme un obstacle. L’autre fait figure d’étranger dans le territoire <strong>du</strong> bi<strong>en</strong> investi par<br />

le joueur, ce dernier étant <strong>en</strong> r<strong>et</strong>our considéré comme un intrus dans l’espace <strong>lisse</strong> <strong>du</strong><br />

mal dominé par l’adversité. L’autre est donc assimilé à l’<strong>en</strong>nemi, sa prés<strong>en</strong>ce<br />

délimitant <strong>la</strong> ligne de frontière <strong>en</strong>tre le territoire colonisé <strong>et</strong> l’espace inconnu. Or,<br />

dans Shadow of the Colossus, l’autre n’est plus l’obstacle mais <strong>la</strong> téléologie <strong>du</strong> jeu. Il<br />

borne <strong>la</strong> frontière finale au-delà de <strong>la</strong>quelle il n’y a plus d’<strong>en</strong>nemi, plus de s<strong>en</strong>s <strong>et</strong> plus<br />

de jeu. L’espace qui le sépare <strong>du</strong> joueur est fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t <strong>lisse</strong>, un désert pâle ou<br />

une forêt luxuriante où il est moins utile de suivre une carte, l’icône de l’espace strié,<br />

que le rayon de lumière animé par son épée pour rechercher ses cibles. Mais c’est<br />

avant tout un désert de solitude qui ne livre plus l’autre comme un obstacle mais<br />

comme un obsédant obj<strong>et</strong> de fantasme, lequel s’épanche sur toute c<strong>et</strong>te texture<br />

fractale située <strong>en</strong> deça de <strong>la</strong> nature <strong>et</strong> de l’histoire. D'ailleurs, l'économie radicale des<br />

signes, <strong>la</strong> répétitivité des textures, l'abs<strong>en</strong>ce d'<strong>en</strong>nemis intermédiaires sert dans Ico<br />

comme dans Shadow of Colossus à souligner puissamm<strong>en</strong>t l'espace-temps qui nous<br />

sépare <strong>du</strong> Grand Autre. C<strong>et</strong>te dim<strong>en</strong>sion « mystique » n'est pas nouvelle dans les <strong>jeux</strong><br />

<strong>vidéo</strong> : on <strong>la</strong> r<strong>et</strong>rouve dans l'importance accordée à l'architecture médiévale<br />

europé<strong>en</strong>ne dans les <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong>, des donjons des RPG aux structures gothiques des<br />

quake-like. La hauteur vertigineuse des voûtes de <strong>la</strong> forteresse d'Ico comme le désert<br />

infini de Shadow of Colossus constitu<strong>en</strong>t autant d'espaces b<strong>la</strong>ncs propices à c<strong>et</strong>te<br />

méditation. Dès lors, l’espace <strong>lisse</strong> n’est plus celui de l’autre (Mario), ni le lieu-autre<br />

(M<strong>et</strong>roid Prime) : c’est l’autre. L’auth<strong>en</strong>tique puissance des colosses ti<strong>en</strong>t <strong>en</strong> eff<strong>et</strong><br />

plus dans leur pouvoir d’évocation, leur ombre (Shadow) que dans <strong>la</strong> découverte de<br />

leur prés<strong>en</strong>ce sauvage qui les p<strong>la</strong>nte dans le réel. L’<strong>en</strong>nemi ne semble d’ailleurs pas<br />

vous att<strong>en</strong>dre, il s’avive dans un voile <strong>la</strong>iteux jusqu’à <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion de son <strong>en</strong>vergure<br />

34 Résumées par le sigle Taz par Hakim Bay dans son essai homonyme qui est un p<strong>la</strong>idoyer pour le<br />

nomadisme psychique dans ce qui reste de l’espace <strong>lisse</strong> : une dim<strong>en</strong>sion fractale investie par les<br />

hackers qui échappe à « <strong>la</strong> cartographie <strong>du</strong> contrôle » par les Etats-nations. Bey Hakim, Taz, zone<br />

autonome temporaire, Editions de L’Ec<strong>la</strong>t, Paris, 1997.<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

Audiovisuelles, coordonné par Laur<strong>en</strong>t Trémel, éditions d'un Autre G<strong>en</strong>re.<br />

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triomphante. Le héros s’<strong>en</strong>gage alors <strong>avec</strong> lui dans une lutte à mort, un choc des<br />

puissances qui s’exprime dans son asymétrie extrême, l’espace vide, le désert <strong>du</strong> s<strong>en</strong>s.<br />

La mort <strong>du</strong> Colosse signe <strong>la</strong> fin de l’autre, peut-être aussi l’idée in ext<strong>en</strong>so que <strong>la</strong><br />

finalité de l’homme ne se résume plus qu’<strong>en</strong> l’amélioration de sa propre condition.<br />

L’aboutissem<strong>en</strong>t de ce postu<strong>la</strong>t sci<strong>en</strong>tiste est symbolisé dans d'autres <strong>jeux</strong> par le<br />

Mecha ou Mechwarrior, le robot, figure désespéré d’un cosmos dont le cyborg d'acier<br />

s'est substitué à l'humanité, qui doit partir à <strong>la</strong> quête de ses alter ego au nom de joutes<br />

c<strong>la</strong>niques ins<strong>en</strong>sées. En deca de l’espace <strong>lisse</strong>, <strong>la</strong>vé de ses obstacles est mise à nu <strong>la</strong><br />

confrontation translucide <strong>avec</strong> <strong>la</strong> machine. Un adversaire qu’il est <strong>en</strong>core impossible<br />

de capturer, de modeler mais qui s’ouvre au défi dans <strong>la</strong> multiplication des<br />

panoramas techno-futuristes qui de Crusader à Zone of Enders font se propager de<br />

multiples formes plus ou moins destructrices de robots.<br />

Chaos <strong>lisse</strong><br />

En eff<strong>et</strong>, une dernière manière de <strong>lisse</strong>r l’espace est de supprimer toute<br />

interv<strong>en</strong>tion de l’auteur. Si <strong>la</strong> possibilité d’abandonner un jour complètem<strong>en</strong>t de <strong>la</strong><br />

figure <strong>du</strong> créateur semble utopique, il est au moins possible de fournir une oeuvre<br />

systémique par <strong>la</strong>quelle tout ou partie des événem<strong>en</strong>ts est généré par une machine <strong>et</strong><br />

non pas codifié par le créateur. Half life 2 <strong>en</strong> est un bon exemple tant par son<br />

étonnante habil<strong>et</strong>é à dissimuler <strong>la</strong> technologie que celle à intro<strong>du</strong>ire un espace de<br />

chaos <strong>en</strong> phase <strong>avec</strong> son esthétique. Tout d’abord, l’espace d’Half-life 2 est <strong>lisse</strong> parce<br />

que <strong>la</strong> narration se déroule comme un ruban, formant un travelling par l’abs<strong>en</strong>ce de<br />

scènes cinématiques ou de tableaux de chargem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>trecoupant l’action. Ce<br />

travelling est assis sur une remarquable « narration <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>tale ». Plongé dans<br />

ce continuum spatial, le joueur est assailli de faisceaux spatiaux épars (des drones,<br />

une tour monum<strong>en</strong>tale, une créature tripode…) qui suffis<strong>en</strong>t à distiller une<br />

atmosphère orwelli<strong>en</strong>ne. La narration devi<strong>en</strong>t ainsi une vague texture, une ambiance<br />

sur <strong>la</strong>quelle se brode l'expéri<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> joueur. Signe d’une disparition totale de <strong>la</strong><br />

technologie, les murs invisibles se fond<strong>en</strong>t dans <strong>la</strong> muraille mouvante de <strong>la</strong> cité<br />

totalitaire. <strong>Les</strong> développeurs, quant à eux, s’effac<strong>en</strong>t devant le moteur physique<br />

(Havok) qui gère <strong>la</strong> gravité, <strong>la</strong>issant le joueur modeler l’espace, rompre les obstacles<br />

<strong>avec</strong> les lois <strong>du</strong> logiciel lui-même <strong>et</strong> non <strong>avec</strong> des solutions uniques 35 . Le jeu ne<br />

propose qu’un seul cheminem<strong>en</strong>t possible mais c<strong>et</strong>te linéarité est <strong>en</strong>gloutie par<br />

l’int<strong>en</strong>sité de l’action <strong>et</strong> le champ dantesque qui se <strong>la</strong>isse percevoir, <strong>et</strong> plus <strong>en</strong>core<br />

imaginée, au détour des scènes de guéril<strong>la</strong>. Telle c<strong>et</strong>te Citadelle fantomatique<br />

culminant <strong>la</strong> ville <strong>et</strong> perçant les nuages que le jeu nous fait observer sous tous les<br />

angles pour mieux dé<strong>la</strong>yer <strong>la</strong> prés<strong>en</strong>ce obsédante <strong>du</strong> régime « orwelli<strong>en</strong> » avant de<br />

nous <strong>la</strong> livrer dans un assaut qui révélera toute sa machinerie terrifiante. Dans<br />

l’action, lors de <strong>la</strong> scène initiale de poursuite par <strong>la</strong> milice, tous les points de passage<br />

prédéfinis par les développeurs (dont les wagons d'un train astucieusem<strong>en</strong>t disposés)<br />

sont traversés naturellem<strong>en</strong>t parce que le joueur n’explore ri<strong>en</strong> (les énigmes sont<br />

d’ailleurs trop évid<strong>en</strong>tes) mais « vit » littéralem<strong>en</strong>t une expéri<strong>en</strong>ce émotive très forte<br />

35 Le gamep<strong>la</strong>y émerg<strong>en</strong>t caractérise d’ailleurs tout à fait l’espace <strong>lisse</strong> par son imprévisibilité, son<br />

urg<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> sa malléabilité. L’espace <strong>lisse</strong> est <strong>en</strong> eff<strong>et</strong> selon Deleuze d’abord occupé par des événem<strong>en</strong>ts<br />

ou des héccéités.<br />

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(ici, <strong>la</strong> crainte).<br />

L’action est un chaos non seulem<strong>en</strong>t parce qu’elle n’est pas prédéfinie<br />

mais aussi parce qu’elle est constamm<strong>en</strong>t signifiée par le dérèglem<strong>en</strong>t interne des<br />

infrastructures de l’abstraction totalitaire. Contrairem<strong>en</strong>t à Mario, l’action n’est pas<br />

ordonnancée de manière bipo<strong>la</strong>ire : le joueur n’explore pas <strong>et</strong> ne colonise pas l’espace<br />

investi par un camp « indigène ». Car un troisième groupe apparaît : les monstres<br />

mutants qui sont les créatures versatiles <strong>du</strong> régime totalitaire <strong>et</strong> qui lâchés à flots<br />

continus à mesure que le régime totalitaire s’effondre, s’attaqu<strong>en</strong>t indifféremm<strong>en</strong>t à<br />

un camp ou un autre. Et ces <strong>en</strong>nemis « intermédiaires » n’att<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t pas le joueur, ils<br />

se débatt<strong>en</strong>t déjà <strong>avec</strong> le premier occupant : leurs créateurs, les Stalkers, au cours<br />

d’escarmouches qui <strong>la</strong>iss<strong>en</strong>t derrière elles une surface ravagée. <strong>Les</strong> mitrailleuses<br />

automatiques s’affol<strong>en</strong>t sous les harcèlem<strong>en</strong>ts des araignées mutantes, les réserves<br />

des sbires <strong>du</strong> régime se vidant progressivem<strong>en</strong>t, tandis que <strong>la</strong> Cité 17 r<strong>et</strong>rouvée à <strong>la</strong><br />

fin <strong>du</strong> jeu se mue <strong>en</strong> une gigantesque ville décomposée, mutilée par les tirs d’obus...<br />

Si bi<strong>en</strong> que lorsque le joueur survi<strong>en</strong>t, il affronte ce chaos systémique à trois camps <strong>et</strong><br />

y amène nécessairem<strong>en</strong>t de l’organisation, <strong>du</strong> striage. C<strong>et</strong>te fois-ci, il colonise l’espace<br />

<strong>lisse</strong> <strong>et</strong> le territorialise <strong>en</strong> supprimant le chaos, rem<strong>et</strong>tant ainsi symboliquem<strong>en</strong>t le<br />

territoire sous le contrôle politique des guérilleros.<br />

Conclusion<br />

"Suivant une formule de Ni<strong>et</strong>zsche, ce n'est jamais au début que quelque chose de<br />

nouveau, un art nouveau, peut révéler son ess<strong>en</strong>ce, mais, ce qu'il était depuis le<br />

début, il ne peut le révéler qu'à un détour de son évolution." (Deleuze, IT, p61). Avant<br />

tout, il faut se souv<strong>en</strong>ir que le jeu <strong>vidéo</strong> est jeune : moins d'un demi-siècle si l'on pose<br />

le point de départ <strong>avec</strong> Spacewar <strong>en</strong> 1961. Et il connaît d'ailleurs actuellem<strong>en</strong>t des<br />

nouveautés dont on ne sait <strong>en</strong>core s'il faudra les dire révolutionnaires ou non : <strong>la</strong><br />

transformation de l'interface <strong>avec</strong> <strong>la</strong> Wii, les développem<strong>en</strong>ts explosifs des <strong>jeux</strong><br />

massivem<strong>en</strong>t online... Peut-être ce premier demi-siècle qui s'achève paraîtra-t-il<br />

spectacu<strong>la</strong>irem<strong>en</strong>t étriqué dans le futur, mais c'est plutôt l'impression contraire qui<br />

domine pour l'instant, <strong>avec</strong> un monde de création très complexe, isolé <strong>du</strong> monde<br />

contemporain de l'art, fortem<strong>en</strong>t connoté économiquem<strong>en</strong>t, politiquem<strong>en</strong>t <strong>et</strong><br />

socialem<strong>en</strong>t... <strong>et</strong> déployant une richesse re<strong>la</strong>tive dans l'utilisation des possibilités de<br />

son médium. Si l'<strong>en</strong>semble de <strong>la</strong> pro<strong>du</strong>ction est marquée par un conformisme <strong>et</strong> des<br />

significations politiques peu valorisants il faut souligner l'exist<strong>en</strong>ce continue d'un<br />

<strong>en</strong>semble de créations importantes, perm<strong>et</strong>tant déjà de dégager une esthétique <strong>du</strong> jeu<br />

<strong>vidéo</strong>. L'expéri<strong>en</strong>ce de jeu est maint<strong>en</strong>ant proche de <strong>la</strong> dématérialisation totale. La DS<br />

<strong>et</strong> <strong>la</strong> Wii t<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t aujourd'hui de faire disparaître les diverses médiations qui sépar<strong>en</strong>t<br />

le joueur de l'expéri<strong>en</strong>ce virtuelle. L'interface technique tout d'abord, le gamepad est<br />

oublié au profit d'un styl<strong>et</strong> (DS) <strong>et</strong> de capteurs (Wii) directem<strong>en</strong>t reliés au<br />

mouvem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> corps. C<strong>et</strong>te évolution affirme <strong>la</strong> prédominance <strong>du</strong> geste sur le style<br />

des concepteurs <strong>du</strong> jeu, sonnant le g<strong>la</strong>s de leurs grands empires striés qui exigeai<strong>en</strong>t<br />

<strong>du</strong> joueur <strong>la</strong> maîtrise arbitraire d'un <strong>la</strong>ngage déterminé. Même une console portable<br />

comme <strong>la</strong> DS se plie à <strong>la</strong> dynamique naturelle <strong>du</strong> geste. Dans <strong>la</strong> matérialisation sur<br />

l'écran, on passe ainsi « <strong>du</strong> point à <strong>la</strong> ligne, <strong>du</strong> discr<strong>et</strong> au continu ». Mais c<strong>et</strong>te<br />

disparition de l'interface signe peut-être corro<strong>la</strong>irem<strong>en</strong>t <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> représ<strong>en</strong>tation, <strong>du</strong><br />

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ecours aux symboles. Du fait de c<strong>et</strong>te démultiplication des possibilités interactives,<br />

on peut imaginer à terme que le geste suffise pour agir <strong>et</strong> se passer de tous les repères<br />

symboliques (caisses de munition, trousses de santé…) qui jusque là servait de<br />

médiations nécessaires pour comp<strong>en</strong>ser un rapport d'interaction assez faible. En<br />

quelque sorte, désormais le joueur n'agirait plus sur le jeu mais dans le jeu. Dans<br />

Trauma C<strong>en</strong>ter : under the knife qui vous p<strong>la</strong>ce dans <strong>la</strong> peau d'un chirurgi<strong>en</strong>, ce n'est<br />

plus l'interface graphique qui sert de médiation mais le styl<strong>et</strong> perm<strong>et</strong>tant « d'inciser,<br />

suturer, injecter à l’aide d’une séringue par le tracé d'une simple ligne sur l'écran. »<br />

Le mimétisme est grand, le geste confondant le style <strong>avec</strong> ce qu'il est c<strong>en</strong>sé<br />

représ<strong>en</strong>ter : « Est ainsi ré<strong>du</strong>ite <strong>la</strong> liaison fondam<strong>en</strong>tale <strong>du</strong> jeu <strong>vidéo</strong> <strong>en</strong>tre <strong>la</strong> cause<br />

(le geste <strong>du</strong> joueur) <strong>et</strong> l'eff<strong>et</strong> (sa matérialisation écranique". D'une certaine façon, <strong>la</strong><br />

disparition de l'interface signe <strong>la</strong> fluidification totale de l'expéri<strong>en</strong>ce de jeu. Toutes les<br />

frontières sont désormais fracturées <strong>et</strong> ses divers rapports créateurs se transmut<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> boucles. Boucle corporelle avance-t-on, selon <strong>la</strong>quelle les émotions trouv<strong>en</strong>t leur<br />

naissance <strong>en</strong>tre les mouvem<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> corps <strong>et</strong> <strong>du</strong> cerveau 36 . Boucle cybernétique <strong>en</strong>tre<br />

le joueur <strong>et</strong> son jeu qui ré<strong>du</strong>it l'expéri<strong>en</strong>ce ludique à un échange de flux<br />

dfinformation (Civilization). Boucle créative <strong>et</strong> mark<strong>et</strong>ing <strong>en</strong>fin, <strong>en</strong>tre le joueur <strong>et</strong><br />

le développeur, le premier étant sollicité <strong>en</strong> amont de <strong>la</strong> pro<strong>du</strong>ction à un point tel<br />

qu'il semble intégré au programme. Tous ces rapports d'interaction devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ainsi<br />

connectables <strong>et</strong> interdép<strong>en</strong>dants, floutant les contours d'une expéri<strong>en</strong>ce de jeu dont<br />

on se demande bi<strong>en</strong> si elle ne dépasse pas de loin les heures passées devant son écran<br />

(Gerry). D'ailleurs, on ne sait plus guère si <strong>la</strong> culture <strong>du</strong> jeu est celle de <strong>la</strong> civilisation<br />

ou bi<strong>en</strong> l'inverse 37 , une idée r<strong>en</strong>forcée par <strong>la</strong> multiplication des <strong>jeux</strong> solos (Everquest,<br />

MGS 3, Grand Theft Auto, Animal Crossing, Harvest Moon, Second life...) qui<br />

réinv<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t sur de nouvelles terres un autre quotidi<strong>en</strong> ritualisé. Peut-on dire de<br />

toutes ces boucles qu'elles dessin<strong>en</strong>t une nouvelle cosmogonie ? En tout cas, comme<br />

dans <strong>la</strong> Nouvelle Babylone rêvée par les anarchistes des années 60 -c<strong>et</strong>te société<br />

collective qui s'échappe d'un modèle utilitaire pour lui substituer <strong>la</strong> créativité, le<br />

joueur semble tel un nomade naviguer <strong>en</strong>tre plusieurs réseaux collectifs guidant son<br />

parcours de vie au rythme de son imagination. L'espace comme dim<strong>en</strong>sion psychique<br />

(l'espace abstrait) ne peut alors être séparé de l'espace de l'action (l'espace objectif,<br />

concr<strong>et</strong>). C<strong>et</strong>te abolition de toutes les frontières revi<strong>en</strong>t à dire que le jeu résonnerait<br />

moins <strong>en</strong> tant qu'<strong>en</strong>tité objective qu'<strong>en</strong> tant que perception éminemm<strong>en</strong>t subjective.<br />

Si les dernières innovations t<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t de supprimer les frontières objectivées qui<br />

sépar<strong>en</strong>t le joueur de son jeu, il ne faut pas pour autant oublier que c<strong>et</strong>te séparation<br />

remonte à <strong>la</strong> g<strong>en</strong>èse des <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong>. Ceux-ci ont l'a vu ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t lieu de<br />

psychotropes. Comme expéri<strong>en</strong>ces immergeantes, <strong>en</strong>globantes, les <strong>jeux</strong> les plus<br />

réussis impliqu<strong>en</strong>t une re<strong>la</strong>tion au temps différ<strong>en</strong>te qui se tra<strong>du</strong>it par exemple dans<br />

un relâchem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> choix consci<strong>en</strong>t <strong>et</strong> une importance plus grande des li<strong>en</strong>s <strong>en</strong>tre<br />

perceptions <strong>et</strong> actions. Dans les shootem'up, le chall<strong>en</strong>ge est certes quasim<strong>en</strong>t<br />

immobile mais il porte <strong>en</strong> germe une pal<strong>et</strong>te infinie de perceptions. « J'ai le<br />

s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t profond qu'à un certain degré il y a presque autant d'univers qu'il y a de<br />

g<strong>en</strong>s, que chaque indivi<strong>du</strong> vit <strong>en</strong> quelque sorte dans un univers de sa propre<br />

création : c'est un pro<strong>du</strong>it de son être, une oeuvre personnelle dont il pourrait être<br />

36 cf. Joologie, http://znog.blog.lemonde.fr/category/univers-virtuels/<br />

37 Pour l'articu<strong>la</strong>tion <strong>en</strong>tre cultures particulières » <strong>et</strong> l'universalité, on pourra se référer à l'article de<br />

Michel Maffesoli, « De l’universel au particulier », in Diogène, n°215, juill<strong>et</strong>-septembre 2006<br />

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fier » 38 disait le romancier de sci<strong>en</strong>ce-fiction Philip K. Dick. Il ne ti<strong>en</strong>t qu'au joueur<br />

que ces simu<strong>la</strong>cres se transfigur<strong>en</strong>t <strong>en</strong> oeuvre personnelle car ceux-ci au fond<br />

demeur<strong>en</strong>t avant tout animés par son propre désir <strong>et</strong> <strong>la</strong> puissance de son imaginaire.<br />

Dans Dark Forces, <strong>et</strong> comme c'est le cas de beaucoup de <strong>jeux</strong> plus anci<strong>en</strong>s, l'espace<br />

est indiffér<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> position <strong>du</strong> joueur, il est donné une fois pour toute à l'origine <strong>et</strong><br />

c'est ce qui ouvre au joueur <strong>la</strong> possibilité d'initiatives réelles. L'espace <strong>du</strong> jeu, plus<br />

grand que le déploiem<strong>en</strong>t de sa narrativité c<strong>en</strong>trale ne le nécessite, <strong>la</strong>isse libre cours à<br />

son imagination qui peut ainsi combler par son action ces espaces <strong>la</strong>issés b<strong>la</strong>ncs.<br />

L'espace ludique n'est donc pas ré<strong>du</strong>ctible à celui aménagé par les concepteurs, il<br />

s'ét<strong>en</strong>d surtout dans l'imagination <strong>du</strong> joueur ou à travers de son activité qui<br />

dépass<strong>en</strong>t de loin le caractère objectif de ses propriétés techniques <strong>et</strong> de sa rationalité<br />

propre. Dans Crazy Taxi le terrain de jeu ne se donne à voir comme une ville<br />

balnéaire aux embranchem<strong>en</strong>ts étroitem<strong>en</strong>t rationalisés que si le joueur le ré<strong>du</strong>it à<br />

son cont<strong>en</strong>u représ<strong>en</strong>tationnel. D'une certaine façon <strong>et</strong> paradoxalem<strong>en</strong>t peut-être,<br />

c'est <strong>en</strong> regardant l'espace comme un horizon tapissé de chiffres qu'il <strong>en</strong> multipliera<br />

les incarnations, pourra y proj<strong>et</strong>er ses rêves, fantasmes <strong>et</strong> illusions <strong>et</strong> ainsi<br />

transformer un monde objectivem<strong>en</strong>t pauvre <strong>en</strong> une utopie actualisable à l'infini.<br />

Autant qu'une fuite devant <strong>la</strong> tragique de l'exist<strong>en</strong>ce, l’expéri<strong>en</strong>ce ludique devi<strong>en</strong>t<br />

ainsi un voyage sans fin à travers un monde qui change tellem<strong>en</strong>t rapidem<strong>en</strong>t qu'il<br />

semble pour toujours autre.<br />

Bibliographie<br />

Buyd<strong>en</strong>s Mireille, Sahara : l’esthétique de Gilles Deleuze, Bruxelles, Vrin, 2005<br />

Deleuze Gilles, Différ<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> répétition, PUF, Paris, 2000<br />

Deleuze Gilles, Guattari Felix, Capitalisme <strong>et</strong> schizophrénie tome 2, Mille p<strong>la</strong>teaux,<br />

Editions de Minuit, 1980<br />

Friedman Ted, Civilization and Its Discont<strong>en</strong>ts: Simu<strong>la</strong>tion, Subjectivity, and<br />

Space, Discovering Discs: Transforming Space and G<strong>en</strong>re on CD-ROM, disponible à<br />

l’adresse suivante : http://www.<strong>du</strong>ke.e<strong>du</strong>/~tlove/civ.htm<br />

Fuller Mary, J<strong>en</strong>kins H<strong>en</strong>ry, Nint<strong>en</strong>do and New World Travel Writing: A Dialogue<br />

in Cybersoci<strong>et</strong>y: Computer-Mediated Communication and Community, ed. Stev<strong>en</strong><br />

G. Jones, Thousand Oaks : Sage Publications, 1995<br />

Kline Steph<strong>en</strong>, Dyer-Whiteford Nike, de peuter Greig, Digital P<strong>la</strong>y : the interaction<br />

of technology, culture, and mark<strong>et</strong>ing, McGill-Que<strong>en</strong>'s university press, 2003<br />

Poole Stev<strong>en</strong>, Trigger Happy, Arcade Publishing New York, 2004<br />

38 Philip K. Dick, G<strong>lisse</strong>m<strong>en</strong>t de temps sur Mars, Robert Laffont, 1981<br />

<strong>Tony</strong> Fortin <strong>et</strong> Constantin Dubois, <strong>Les</strong> <strong>jeux</strong> <strong>vidéo</strong> ou <strong>la</strong> <strong>conquête</strong> <strong>du</strong> <strong>lisse</strong>, in Pratiques<br />

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