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LES ENFANTS DANS LA SHOAH A L'EST Par Oleksii ... - ceh marais

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<strong>LES</strong> <strong>ENFANTS</strong> <strong>DANS</strong> <strong>LA</strong> <strong>SHOAH</strong> A <strong>L'EST</strong><br />

1<br />

<strong>Par</strong> <strong>Oleksii</strong> Kosarevskyi<br />

« Déjà presqu'au bord de la fosse,<br />

une petite fille juive s'est approchée du bourreau et lui a demandé :<br />

« Tonton, dois-je aussi enlever mes bottes? » 1<br />

Les enfants dans la Shoah à l'Est-ce sont des milliers de petites vies broyées par la<br />

machine d'extermination nazie. Le sujet est si poignant, si insoutenable qu'on a presque<br />

envie de ne pas l'évoquer et pourtant, il est si nécessaire, car sans cela, l'étude de la Shoah<br />

semble incomplète alors que beaucoup rêvent de la clore. Il met en lumière un pan si<br />

douloureux de l'histoire humaine que les études historiques sur la Seconde Guerre mondiale<br />

et la Shoah apparaissent comme de multiples tentatives de s'en approcher sans oser<br />

parvenir à l’affronter. Il faut avoir infiniment de courage pour l'aborder « froidement »,<br />

posément, et surtout sans colère (elle altère beaucoup trop notre lucidité), mais aussi sans<br />

cynisme ce qui semble être au cœur du cœur de la destruction. Tant que l'on n'aura pas<br />

traité dans le détail l'extermination des Juifs et notamment les enfants, on ne cessera de<br />

tourner autour de cette époque sans que son étude nous ait donné tous ses enseignements,<br />

sans que l'on puisse s'en affranchir.<br />

Il y a en effet quelque chose de spécifique à ces années noires. Chacun le perçoit<br />

intuitivement et il est étonnant combien sa présence est persistante en nous bien que<br />

consciemment ou inconsciemment dans une population qui au 4/5 n'a pas connue cette<br />

guerre. Pour s'en convaincre, il suffit d'évoquer la guerre froide pour sentir des événements<br />

lointains, des événements qui font « partie de l'histoire ».<br />

L’entreprise effectuée ici ne se veut pas une délectation de détails macabres, mais une<br />

approche nouvelle à la lueur des témoignages recueillis récemment en Ukraine, Biélorussie,<br />

Russie, Pologne d’un aspect bien sombre de la Shoah : le massacre des enfants. Évoqué dans<br />

1 Témoignage de Lidia Tch., née en 1929 à Dolguovka - colonie juive inexistante, Ukraine (Yahad - In Unum/<br />

T980U).


les archives allemandes et soviétiques 2 , il est omniprésent chez les témoins rencontrés. J'ai<br />

été ainsi poussé à réfléchir à de nouvelles problématiques sur ce qui était l'une des<br />

manifestations de la violence génocidaire dont faisaient preuve les bourreaux nazis et leurs<br />

collaborateurs. Récits durs et éprouvants, révélant hélas une réalité sordide. Rappelons<br />

qu’un génocide, par définition, est le projet d’extermination de la population jusqu’au<br />

dernier enfant.<br />

Les propos de témoins sur la tuerie généralisée des enfants est parfois insoutenable,<br />

mais nécessaire. J'ai essayé d'exprimer quelques-unes de mes réflexions et d'apporter<br />

quelques détails nouveaux en me basant sur les témoignages récoltés par Yahad - In Unum<br />

ainsi que sur les archives soviétiques et allemandes. On le sait bien, ce ne sont pas les propos<br />

qui sont insoutenables, mais les actes relatés qui ont effectivement eu lieu, et c'est là que le<br />

sujet nous écartèle. On voudrait en comprendre davantage, en mesurer l'ampleur. Quel est<br />

donc ce mécanisme mental qui permet à des hommes en masse de se déchaîner sur des<br />

nourrissons sans qu'aucune barrière morale et critique ne se déclenche ? 3<br />

De nos jours, l'histoire de la Shoah à l'Est nous parvient à travers les « yeux » des<br />

enfants de l'époque. Les évènements atroces auxquels ils ont assisté volontairement ou<br />

involontairement, ont eu un effet psychologique irrémédiable sur eux et par la suite se sont<br />

profondément ancrés dans leur mémoire pour toute la vie… Les enfants occupent une place<br />

tout à fait particulière dans la Shoah puisqu'aujourd'hui, travaillant sur l'Histoire orale et<br />

oculaire, il ne nous est pas possible d'évoquer les enfants juifs victimes sans parler des<br />

enfants-témoins ukrainiens, russes, biélorusses ou polonais… Malgré eux, l'enfance dans la<br />

Shoah a tracé le lien irréfutable entre leurs vies, entre ceux qui ont été sauvagement<br />

assassinés et ceux qui témoignent par leurs souvenirs douloureux aux équipes de Yahad-In<br />

Unum. Lors de nos interviews quasiment tous les témoins s'interrogent « Pourquoi tuer les<br />

enfants ?.. » qui autrefois étaient leurs amis. La réponse est aussi simple que la question :<br />

parce que, pour les bourreaux, ils étaient nés Juifs, Mischling 4 ou Tsiganes…<br />

2<br />

Commission Extraordinaire Soviétique qui a enquêté sur les lieux des crimes nazis pour les dossiers<br />

préparatoires au procès Nuremberg ; Les dépositions des dossiers préparatoires aux procès d'après-guerre<br />

allemands cotre les criminels nazis.<br />

3<br />

Voir l'œuvre « Les exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse » d'Harald Welzer, Galliamard,<br />

"NRF Essais", 352 p.<br />

4<br />

Le deuxième texte des "Lois de Nuremberg", Reichsbürgergesetz (Loi sur la citoyenneté du Reich) établit une<br />

classification raciale complexe, qui divise les non-aryens en deux catégories, les Juifs et métissés de Juif<br />

(Mischling).<br />

2


La guerre arrivée dans les villages juifs, ukrainiens, russes, biélorusses, polonais, a<br />

apporté des dissensions parmi les adultes de l'époque mais pas parmi les enfants. Nombreux<br />

sont les témoins de Yahad qui évoquent avoir des amis juifs avec qui ils allaient à l'école ou<br />

avec qui tout simplement ils jouaient ensemble. « Dans le village j’avais deux amies juives,<br />

Sarah et Rosa avec lesquelles je jouais souvent à cache-cache » 5 , se souvient Anastasia P.,<br />

née dans une colonie juive… Les mauvaises langues diront qu'ils le disent parce qu'ils se<br />

sentent coupables des évènements qui ont eu lieu pendant la guerre… Certes, tous les<br />

témoins ne disent pas qu'ils étaient amis avec les enfants juifs mais quasiment tous les<br />

témoins interviewés par Yahad - In Unum parlent d'enfants-victimes de la Shoah. De plus<br />

peut-on mettre en doute les paroles d'une dame âgée de 87 ans, au couchant de sa vie,<br />

disant qu'elle « regrette d'avoir poussé un petit garçon juif et ne plus jamais pouvoir lui<br />

demander pardon parce que dans la nuit les Nazis sont venus le chercher pour tuer » ? 6 . La<br />

différence ethnique, sociale ou religieuse n'existait pas entre les enfants juifs et non-juifs<br />

jouant ensemble dans les champs des villages. Les regards voilés par les souvenirs terribles<br />

de leur enfance, nos équipes entendent souvent les témoins dire : « nous étions tous pareils,<br />

nous étions tous des êtres humains »…<br />

Et pourtant les enfants juifs étaient plus vulnérables par le simple fait… d'être enfants.<br />

Les nourrissons juifs étaient les premières victimes de la Shoah. <strong>Par</strong> le risque d'être aussi<br />

fusillées, les non-juifs refusaient de cacher les familles juives avec des nourrissons parce<br />

qu'ils auraient pu les démasquer par leurs cris et pleurs. Une témoin à Chełm, Pologne,<br />

partage ses souvenirs : « Les Juifs se cachaient dans la cave. Les nourrissons et les enfants<br />

criaient tellement fort qu'il n'était pas possible de s'endormir. Si les SS étaient venus, ils les<br />

auraient tout de suite trouvés ! » 7 . Un homme né à Grymaïliv, Ukraine, se souvient : « J'ai<br />

caché 5 juifs derrière un faux mur mais j'étais obligé de refuser à une mère avec un<br />

nourrisson parce qu'il criait tout le temps… Vous comprenez ? Si les Allemands l'avaient<br />

démasqué, nous serions tous exécutés ! » 8 . Cependant nous connaissons plusieurs cas quand,<br />

malgré le danger omniprésent, les familles acceptaient d'« adopter » un enfant juif seul, sans<br />

parents, en le faisant passer pour un membre de la famille…<br />

5 Témoignage d'Anastasia P., née en 1936 à Krasnoselovka, Ukraine (Yahad - In Unum/T397U).<br />

6 Témoignage de Lidia Z., née en 1929 à Novo Kovno, Ukraine (Yahad - In Unum/T1081U).<br />

7 Témoignage de Helena D., née en 1927 à Chełm, Pologne (Yahad - In Unum/T61P).<br />

8 Témoignage de Stanislav M., né en 1913 à Grymaïliv, Ukraine (Yahad - In Unum/T796U).<br />

3


La vulnérabilité des enfants suscite aussi le choix des méthodes plus « rapides » et plus<br />

« faciles » de leur tuerie par les bourreaux : « Les enfants ont été séparés des mères. Les<br />

femmes ont été tuées de la même manière que les hommes. Etant donné que la nuit tombait<br />

lorsque la fusillade des femmes venait d'être terminée et que les bourreaux avaient hâte de<br />

retourner à Doubno, il a été décidé de tuer les enfants d'une autre manière. Ils ont mis les<br />

enfants dans la fosse et y ont jeté deux grenades » 9 .<br />

Une Aktion commence, le village est encerclé, les bourreaux sont là et la mort est<br />

proche. Les adultes le savent, les enfants le perçoivent. Les nourrissons se mettent à pleurer,<br />

les enfants un peu plus grands se cachent derrière leurs parents, certains essaient de se<br />

sauver et cherchent un abri ailleurs... « Au printemps 1941 l'Aktion a eu lieu dans notre<br />

village. Nous étions en classe quand j'ai vu un garçon juif de 5 ou 6 ans être tué par un<br />

Volksgendarme dans la rue. Quand le petit garçon a essayé de s'enfuir et l'Allemand l'a<br />

attrapé, celui-ci l'a mordu à la main. Cela a rendu le gendarme furieux ! Alors il a pris le<br />

garçon par les pieds et a frappé fortement sa tête contre un poteau ! La tête a « explosé ».<br />

L'Allemand a jeté le corps à côté et est parti » 10 .<br />

Ceux qui n'ont pas pu se cacher, sont amenés vers les fosses « … non loin du village … »<br />

où « … ils ont été massacrés en plein jour… » 11 devant tout le monde : « C’était effroyable<br />

pour moi de devoir voir les femmes s’écrouler sur le sol, la plupart mortes, tandis que les<br />

enfants dans leurs bras ou tenus par la main n’étaient pas touchés ou très légèrement. La<br />

plupart du temps les enfants, renversés par la chute de leur mère, s’asseyaient sur le sol ou<br />

sur le corps gisant de la mère, sans comprendre vraiment ce qui s’est passé. Je vis aussi<br />

comment ils grimpaient sur leurs mères au milieu des femmes mortes. Ils regardaient autour<br />

d’eux et ne comprenaient certainement pas ce qui se passait là. J’ai encore l’image très nette<br />

devant les eux : ils regardaient en haut avec leurs grands yeux et une tête apeurée rentrée<br />

vers les tireurs. Aucun ne pouvait pleurer face à la terreur. Je vis deux fois un SS descendre<br />

avec une carabine dans la fosse et achever d’un tir dans la nuque les enfants – qui, comme je<br />

l’ai déjà dit, ne pleuraient pas mais regardaient, effrayés, autour d’eux – qui étaient assis sur<br />

les morts ou sur leur mère. Je crois qu’il visait directement la tête avec son fusil. Du moins a-t-<br />

9<br />

Affaire 48, acte n° 4, Commission Extraordinaire Soviétique, déposition de Aaron G., à Doubno, région de<br />

Rivné, Ukraine.<br />

10<br />

Témoignage de Bogdan P., né en 1927 à Chruszczow, Pologne (Yahad - In Unum/T69P).<br />

11<br />

The Shoah in Ukraine, History, Testimony, Memorialization, edited by Ray Brandon and Wendy Lower,<br />

Indiana University Press, 2008, p. 14.<br />

4


il tenu le canon non loin de la tête, car je remarquai à peine un espace entre la tête et le<br />

canon. Les enfants, que je vis crapahuter ici et là, allaient du nourrisson à l’enfant de 2-3 ans.<br />

Les plus grands étaient déjà dans la ligne de mire et étaient touchés la plupart du temps par<br />

le commando de fusillade. Je ne vis aucun des grands ramper. » 12 .<br />

<strong>Par</strong>fois le terme « Aktion » ne s’appliquait qu’aux enfants et devenait en langage nazi<br />

« Kinderaktion ». Quelles sont les causes de ces « Kinderaktionen » ? Libérer les mères des<br />

enfants encombrants afin de les déporter en Allemagne pour les travaux ? Cela fut, par<br />

exemple, la cause officielle pour les enfants du « Lager Kurtenhof » 13 , non loin de Riga,<br />

Lettonie, mais quelle est celle du ghetto de Lviv, Ukraine, par exemple : « L’Aktion eut lieu<br />

dans le ghetto 14 dans un contexte ordinaire. Je vis comment un SS, de la fenêtre ouverte de<br />

l’hôpital, lança un petit enfant dans le camion dans la rue. Je vis aussi comment cet homme<br />

est parti de la fenêtre, est arrivé dans la rue, a attrapé un petit enfant, celui-là même qu’il<br />

avait jeté par la fenêtre et qui n’était pas tombé dans le poids lourd, l’a pris par les pieds et<br />

lui a frappé la tête contre le mur. Puis il a lancé l’enfant fracassé dans le LKW 15 . Il a aussi<br />

couru dans le bâtiment où je me trouvais. Il y a saisi deux petits enfants âgés d’environ 5-6<br />

ans, qui s’étaient cachés dans le bâtiment. Il les prit et les tira par les pieds en descendant les<br />

escaliers et les lança dans le LKW. Je crois me souvenir que cette Aktion était dirigée<br />

principalement contre les femmes et les enfants. » 16 . Ou celle du village de Novo Podilsk en<br />

Ukraine où le témoin de Yahad - In Unum partage ses souvenirs dans une école soviétique<br />

abandonnée : « C'était à l'automne. L'école maternelle de Novo Podilsk où les bourreaux sont<br />

venus chercher les enfants, se situait en face de la maison de ma grand-mère. Le policier et<br />

les Allemands sont entrés dans l'école; le policier, qui connaissait les enfants, les désignait en<br />

disant: "Jude, Jude, Jude". C’était les enfants d’un parent juif qui ont été rassemblés ce jour-<br />

là. Sous les Allemands on les appelait « les métisses ». On a chargé les enfants dans un<br />

chariot du kolkhoze et on les a amenés vers une fosse creusée à l’avance. Tout autour de la<br />

fosse les Allemands attendaient. Le policier faisait descendre les enfants du chariot, les faisait<br />

aligner devant la fosse et les Allemands leur tiraient dessus à la mitraillette. Il y avait des<br />

12<br />

Déposition de Josef F., le 13/02/1965 à Kertch - Giessen. Bundesarchiv Ludwigsburg, B162-986, p.1669 (AR-Z<br />

219/59, tome 7).<br />

13<br />

Orlova I., « Lettonie sous le joug de nazisme », recueil des souvenirs, Riga, 2007, p. 107.<br />

14<br />

Le ghetto de Lviv, Ukraine, a été créé au début du mois de novembre 1941.<br />

15<br />

Les LKW sont des camions.<br />

16<br />

Déposition de David Ber T., le 14/10/1963 à Stuttgart, l'exécution à Lemberg, 1942-1943. Bundesarchiv<br />

Ludwigsburg, B162/2107, p. 162-2107, p. 1626 (AR-Z 294/59, tome 8).<br />

5


petites filles et des petits garçons de tout âge dans le chariot mais il y avait aussi les<br />

nourrissons. Le policier les prenait par les pieds, frappait leurs têtes contre les roues du<br />

chariot et jetait leurs corps dans la fosse. » 17<br />

A partir de l’exemple de ces « Kinderaktionen », Aktionen où les victimes ne sont que<br />

les enfants, peut-on tracer les liens entre elles ? Certes, cela serait difficile mais sans aucun<br />

doute un lien existe et c’est celui de l’envie de « faire disparaitre ce peuple de la face de la<br />

terre » et de ne pas « laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos<br />

descendants » 18 .<br />

Mais néanmoins une autre question surgit : comment ces enfants juifs, mischling ou<br />

tsiganes ont été tués ? Quand la 454ème section de la Division administrative de sécurité<br />

s'est exprimée sur l'extermination des enfants juifs : « Dans plusieurs endroits,<br />

l'approvisionnement des enfants et des nourrissons juifs laissés sans parents, pose des<br />

difficultés; ainsi les mesures correctives doivent être prises par le SD » 19 , elle n'a point donné<br />

un ordre précis : comment exterminer ces enfants ? L'adaptation de ce « comment » a été<br />

laissée aux supérieurs des Einsatzgruppen chargées de l'extermination. C'est pourquoi les<br />

enfants ont été fusillés comme les adultes, gazés comme les adultes mais cela ne s'arrête<br />

pas là… Ce qu'on peut dire avec la certitude aujourd'hui, c'est que dans la Shoah par balle les<br />

enfants-victimes ont souvent subi un sort différent de celui des victimes adultes, le sort plus<br />

horrible, plus cruel, sans pitié… Ils n'ont pas été seulement fusillés mais dans la plupart des<br />

cas ils ont été massacrés par tous les moyens possibles et imaginables qui dépassent tout<br />

l'entendement humain. La liste de ces « façons » peut être aussi longue qu'était immense<br />

l'imagination des bourreaux, à commencer par « enterrés vivants » ou « percés par les<br />

baïonnettes » et à finir par « les têtes écrasées contre les roues d'un chariot du kolkhoze » ou<br />

« les têtes coupées à la hache »… Pourquoi autant de brutalité portée essentiellement sur les<br />

enfants ? Est-ce un effet psychologique de la fragilité infantile qui a influencé les bourreaux ?<br />

L'inoffensivité des petits êtres humains rendait-elle les tueurs plus violents et cruels ? Les<br />

questions peuvent paraître « banales », les réponses ne le sont pas pour autant. Lors du<br />

procès de Nuremberg, Otto Ohlendorf, le chef de l'Einsatzgruppe D, a déclaré : « Une balle,<br />

un Juif. Un Juif, une douille ». Est-ce la réponse d'économie des munitions sur les petites<br />

17 Témoignage de Vladimir T., né en 1935 à Novo Podilsk, Ukraine (Yahad – In Unum/T925U).<br />

18 Heinrich Himmler, Discours secrets, <strong>Par</strong>is, NRF, 1978, p. 168.<br />

19 The Shoah in Ukraine, History, Testimony, Memorialization, edited by Ray Brandon and Wendy Lower,<br />

Indiana University Press, 2008, p. 34.<br />

6


victimes de la Shoah est la seule bonne réponse ? Il n'y aura jamais la «seule bonne<br />

réponse» mais au moins on peut essayer de saisir ce qui s'est passé. Puisqu'à plusieurs<br />

reprises les témoignages de Yahad - In Unum ainsi que les archives soviétiques et<br />

allemandes, révèlent le fait que les enfants juifs, mischling ou tsiganes étaient aussi fusillés<br />

comme les adultes, l'économie des balles n'y est pour rien. Il reste l'effet dû à l'état<br />

psychologique des bourreaux lors des exécutions de masse. Les enfants encombraient et<br />

énervaient les tueurs qui voulaient « s'en débarrasser » au plus vite d'une façon où ils<br />

pouvaient s'appliquer directement, voire « manuellement » : « Groupe par groupe les<br />

victimes juives et tsiganes étaient mises autour de la fosse. Les nourrissons étaient arrachés<br />

des bras de leurs mères, jetés en l'air et percés par les baïonnettes. Je me souviens de leurs<br />

petits corps percés par les baïonnettes et leurs petits bras qui convulsaient… » 20 .<br />

En travaillant sur l'étude de plusieurs exterminations décrites dans les archives<br />

soviétiques et allemandes ou par les témoins de Yahad - In Unum, une évidence perce : une<br />

extermination dans un village ne ressemble guère à celle dans un autre village une dizaine<br />

de kilomètres plus loin. Certes, le but des bourreaux était partout le même mais la<br />

«méthode», « l'organisation » du crime, sa « mise en œuvre » dépendaient de<br />

l'improvisation du chef des tueurs ainsi que de son état psychologique et de celui de ses<br />

complices : « Je peux encore me souvenir de l’Aktion Sdolbunow le 13/10/1942. Je vis<br />

comment Wacker ouvrit la porte et comment il a tiré une personne. C’était une vieille dame<br />

avec un petit enfant dans les bras qui se défendait et disait : "Laissez-moi, Herr Kommissar !".<br />

Wacker saisit l’enfant et l’attrapa par les jambes, le fit voltiger plusieurs fois et lui frappa<br />

ensuite la tête contre le poteau de la porte. Ça résonna comme quand un pneu éclate.<br />

Lorsque l’enfant fut mort les habitants de la maison sortirent sans aucune résistance et<br />

complètement résignés. J’entendis comme Wacker a dit à ses camarades : « C’est la<br />

meilleure méthode, on doit juste le comprendre. » 21 . <strong>Par</strong>fois l'ivresse folle de la mort gagnait<br />

les bourreaux et les actes d'extermination les « amusaient » : « Quand il y avait beaucoup de<br />

gens qui mourraient, on faisait sortir leurs corps dans la cour du camp, on les entassait et<br />

mettait du feu. <strong>Par</strong>fois les Allemands s'amusaient et jetaient les nourrissons vivants dans le<br />

feu. Quand leurs petits corps roulaient en bas du tas, ils les renvoyaient dans le feu à coup de<br />

20<br />

Témoignage de Maria G, née en 1932 à la Colonie n°20 - colonie juive inexistante, Ukraine (Yahad - In<br />

Unum/T962U).<br />

21<br />

Déposition du témoin Hermann Friedrich GRAEBE, le 29/01/1960, sur l'exécution des Juifs à Sdolbunow, à<br />

Stade. Bundesarchiv Ludwigsburg, B162/5211, p. 66 (AR-Z 255/59, tome 1).<br />

7


otte. » 22 . Un acte d'extermination était identifié à un jeu : « Le supplice des enfants de<br />

mariages mixtes [Mischling] se passait de la façon suivante : les hommes de la gestapo les<br />

lançaient en l’air, plaçaient leur baïonnette de manière à ce que les enfants dans leur chute<br />

se plantent dessus » 23 .<br />

En revanche, certains témoignages révèlent la froideur des décisions dans le choix<br />

d'une « façon » d'exterminer les enfants juifs, mischling, tsiganes. Dans ces cas précis, une<br />

personne est attribuée à l'exécution de cette tâche. Est-ce un (-e) volontaire ? Peut-on<br />

comprendre la profondeur de ses propres « raisons » ? « Toute la colonne était amenée près<br />

du fossé, devait s’y déshabiller entièrement. Puis, par groupe de 4-5 personnes, les gens<br />

étaient disposés dos à la mitraillette qui tirait de bon cœur. A côté de la mitraillette se tenait<br />

quelqu’un avec une blouse noire, un masque, les manches rouges et une hache dans les<br />

mains. Il prenait les petits enfants par les cheveux et leur tranchait la tête » 24 . Ou ici : « Les<br />

enfants juifs étaient séparés des adultes préalablement et mis dans un camion à part. Un<br />

Allemand portant un masque s'occupait de leur mise à mort. Il prenait les enfants un par un,<br />

les amenait au bord de la fosse, à la main il avait un récipient qu'il mettait sous le nez des<br />

enfants et ceux-là tombaient tout de suite dans la fosse. » 25 . Est-ce un produit empoisonné<br />

ou un somnifère ? Est-ce que les bourreaux voulaient tuer les enfants avant qu'ils ne<br />

tombent dans la fosse ou ils souhaitaient qu'ils y meurent étouffés ?..<br />

Actuellement, on estime que 1 500 000 enfants furent victimes de la Shoah 26 mais est-<br />

ce juste ? S'occupait-on à compter les nourrissons en exterminant les adultes ? Et ceux qui<br />

étaient nés pendant la guerre ? Les témoins rencontrés par Yahad - In Unum disent souvent,<br />

comme, par exemple, Ievdokia V. : « Je vous ai parlé de 50 adultes… mais il y avait aussi plein<br />

d'enfants là-bas ! En tout ils étaient à peu près une centaine ! » 27 . Les petites victimes de la<br />

Shoah à l'Est, ne sont-elles pas parfois oubliées ? Et pourtant elles méritent plus d'attention<br />

et doivent faire l'objet d'études approfondies et particulières dans la mesure où elles ont<br />

non seulement subi la barbarie innommable nazie mais aussi parce que leur mort était plus<br />

brutale, plus cruelle, plus atroce…<br />

22<br />

Témoignage de Mikhaïl Ch., juif survivant, né en 1933, à Toultchine, Ukraine (Yahad - In Unum/T1041U).<br />

23<br />

Affaire n° 873, archive du Comité Exécutif auprès du Soviet régional de la région de Stalino, Ukraine, destinée<br />

à la Commission Extraordinaire d’Etat.<br />

24<br />

Affaire n° 2, acte n° 3, déposition de Boris P., archives de la Commission Extraordinaire Soviétique sur la ville<br />

de Marioupol, Ukraine.<br />

25<br />

Témoignage d'Aleksandre K., né en 1932 à Konstantinovka, Ukraine (Yahad - In Unum/T1155U).<br />

26<br />

Renée Neher-Bernheim, Histoire juive de la Révolution à l'État d'Israël, Seuil, 1992.<br />

27<br />

Témoignage d'Ievdokia V., née en 1925 à Kiev (Yahad - In Unum/T1239U)<br />

8


Un jour Makhaïl Ch., juif survivant du camp de Petchora, étant enfant à l'époque, a<br />

résumé son interview par les paroles suivantes : « Toute mon enfance s’est passée dans cet<br />

enfer. Il faut que cela ne se répète plus jamais… » 28 .<br />

28 Témoignage de Makhaïl Ch., juif survivant, né en 1933, à Toultchine, Ukraine (Yahad - In Unum/T1041U).<br />

9

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