Bals clandestins sous l'Occupation (1/2) - Mémoire Résistance et ...
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<strong>Bals</strong> <strong>clandestins</strong><br />
<strong>sous</strong> l’Occupation (1/2)<br />
La danse, une activité réprimée<br />
I n te rdits, réprimés par les autorités françaises de 1940 à<br />
1945, les bals ont pourtant subsisté dans le secr<strong>et</strong> pendant<br />
p resque toute c<strong>et</strong>te période. Que sait-on de leur orga n i s a t i o n ,<br />
de leur déro u l e m e n t ? A partir de documents administra t i f s<br />
co n s e rvés aux Archives départementales des Cô te s -d ’ A r m o r,<br />
Alain Quill é v é ré mène act u e llement une re ch e r che appro f o ndie<br />
sur ce pan méconnu de l’histoire de l’Occupation. Il<br />
nous livre aujourd’hui les pre m i e rs fruits de ses investigations.<br />
Les bals <strong>clandestins</strong> <strong>sous</strong> l’Occupation,<br />
qui n’en a entendu<br />
par ler, e n Br e tagn e <strong>et</strong><br />
a i l l e u r s ? Récits devenus<br />
légendaires d’un ancêtre bravant les<br />
patrouilles allemandes, les soirs de<br />
pleine lune, pour se rendre, après<br />
avoir cheminé à travers les prés<br />
humides, dans une carrière abandonnée,<br />
une grange isolée ou une<br />
maison inhabitée.<br />
Récits colportés dans les familles,<br />
ces bals <strong>clandestins</strong> ont malgré tout<br />
laissé des traces matérielles qui<br />
nous perm<strong>et</strong>tent de nous faire une<br />
idée plus juste de ce phénomène<br />
dans le département des Côtes-du-<br />
Nord. C’est dans le cadre d’une<br />
recherche menée aux Archives<br />
départementales des Côtes-d’Armor<br />
que nous avons découvert l’existence<br />
de deux cartons sobrement<br />
intitulés “<strong>Bals</strong> <strong>clandestins</strong>”, cotés<br />
2W137 <strong>et</strong> 2W138. Le premier rassemble<br />
le courrier adressé à la préfecture<br />
sur ce thème par différents<br />
institutions <strong>et</strong> individus, <strong>et</strong> les<br />
réponses éventuelles. Le second<br />
regroupe 405 procès-verbaux des<br />
différentes brigades du département,<br />
correspondant à 369 bals<br />
découverts entre janvier 1941 <strong>et</strong><br />
février 1945.<br />
Les lignes qui vont suivre ont pour<br />
but de faire un état des lieux, à partir<br />
du dépouillement de ces deux<br />
cartons <strong>et</strong> d’entr<strong>et</strong>iens réalisés<br />
auprès de musiciens ayant joué<br />
dans ces bals. Il faut les considérer<br />
comme la première étape d’une<br />
recherche en cours, amenée à se<br />
d é v e l o p p e r .<br />
Des arch i v e s<br />
à questionner<br />
Comme toute trace historique, ces<br />
procès-verbaux doivent faire l’obj<strong>et</strong><br />
d’une lecture critique, afin d’éviter<br />
toute erreur d’interprétation.<br />
Rédigés par des gendarmes, ces<br />
documents sont destinés à constater<br />
les contraventions aux décr<strong>et</strong> ministériel<br />
<strong>et</strong> arrêtés préfectoraux. Ils sont<br />
ensuite adressés au préf<strong>et</strong>, au procureur<br />
de la République 1 <strong>et</strong> à l’administration<br />
fiscale pour d’éventuelles<br />
s a n c t i o n s .<br />
On peut distinguer trois sortes de<br />
P V : les plus nombreux (58%) sont<br />
rédigés dans le cadre d’enquêtes<br />
effectuées par les gendarmes suite<br />
aux renseignements qu’ils ont obte-<br />
Extrait d’un procès-verbal dressé suite à la<br />
découverte d’un bal clandestin à Louargat<br />
le 7 novembre 1943 (source: Archives départementales<br />
des Côtes-d’Armor, 2W 138, PV<br />
612).
L’accordéoniste Jean Quéré, assis à droite, mène une gavotte dans ce bal de noce dans la campagne de Scrignac en 1941. Les peines encourues<br />
par les contrevenants à l’interdiction ne semblent pas avoir été toujours dissuasives… (Photo collection Bernard Lasbleiz)<br />
nus au cours de leurs visites de routine<br />
dans les bourgs <strong>et</strong> villages de<br />
leur ressort. Agissant “sur la foi de<br />
la rumeur publique” ou guidés par<br />
les informations reçues “de personnes<br />
dignes de foi désirant garder<br />
l’anonymat”, ils interrogent<br />
ensuite les contrevenants présumés.<br />
En second lieu viennent ceux dressés<br />
dans le cadre d’un flagrant délit,<br />
lorsque les gendarmes, “attirés par<br />
le son d’un accordéon”, ou opportunément<br />
renseignés, surprennent les<br />
danseurs dans quelque pré ou<br />
grange à l’écart des lieux fréquentés.<br />
Ils représentent 22% des interventions.<br />
Enfin viennent les procès-verbaux<br />
des enquêtes diligentées par le<br />
<strong>sous</strong>-préf<strong>et</strong> ou le préf<strong>et</strong>, le plus souvent<br />
à la suite de dénonciations,<br />
souvent anonymes, mais parfois<br />
s i g n é e s .<br />
Quelle que soit leur catégorie, ils<br />
doivent être les plus précis possible,<br />
<strong>et</strong> constituent donc une source précieuse<br />
sur le plan factuel. Lors des<br />
situations de flagrant délit, le lieu, la<br />
date <strong>et</strong> l’heure du bal sont soigneusement<br />
notés, tout comme l’identité,<br />
l’adresse, la profession du ou<br />
des musiciens <strong>et</strong> organisateurs. Tous<br />
les éléments pouvant être utiles à<br />
la procédure sont également rapp<br />
o r t é s : nombre de participants,<br />
droit d’entrée ou non, quête éventuelle<br />
du musicien – la fameuse<br />
“tournée du chapeau” – vente de<br />
boissons ou de denrées, ainsi que<br />
les motivations du ou des organisateurs.<br />
Le souci du détail peut aller<br />
jusqu’à une description très précise<br />
de l’instrument de musique, lorsqu’il<br />
fait l’obj<strong>et</strong> d’une saisie : “A c c o rdéon<br />
de marque Maugein à Tulle,<br />
diatonique, de couleur chocolat,<br />
deux rangées de touches, deux rangées<br />
de basses, souffl<strong>et</strong> de cuir rouge,<br />
valeur estimée : 1500 F . ” nous<br />
apprend le PV n°114 du 20 mars<br />
1945 de la brigade de Bécherel. Il<br />
est à noter qu’en dehors de très<br />
rares occasions les participants ne<br />
sont ni interrogés ni inquiétés, car<br />
seuls les organisateurs <strong>et</strong> les musiciens<br />
encourent des sanctions. Dès<br />
lors que les danseurs <strong>et</strong> les danseuses<br />
se dispersent sans incident<br />
les gendarmes ne s’en soucient<br />
g u è r e .<br />
Dans le cas des enquêtes a posteriori,<br />
les gendarmes interrogent les<br />
contrevenants supposés ou les<br />
témoins, le plus souvent à leur<br />
domicile, <strong>et</strong> s’efforcent d’obtenir les<br />
mêmes renseignements. Les faits<br />
s’étant produits plusieurs semaines –<br />
voire plusieurs mois – auparavant,<br />
une certaine imprécision entoure la<br />
date ou l’heure du bal. Les forces de<br />
l’ordre rendent souvent visite à un<br />
élu municipal, afin de savoir comment<br />
sont estimés les suspects dans<br />
leur commune. Dans l’immense<br />
majorité des cas, les édiles soutiennent<br />
leurs administrés, preuve qu’ils<br />
ne considèrent pas le fait de danser<br />
comme une activité répréhensible.<br />
On peut s’interroger sur le degré<br />
de véracité des informations obtenues<br />
lors de ces interrogatoires,<br />
celles recueillies au cours des flagrants<br />
délits n’étant guère contestables.<br />
Il faut cependant rem<strong>et</strong>tre<br />
ces enquêtes dans leur contexte,<br />
celui d’une société relativement<br />
repliée sur elle-même – surtout en<br />
c<strong>et</strong>te période de guerre où les<br />
déplacements sont plus difficiles –<br />
où la gendarmerie, bien implantée<br />
dans les zones rurales qu’elle parcourt<br />
régulièrement, n’est qu’un élément<br />
d’un contrôle social exercé<br />
par tous, dans un monde où tout<br />
le monde se connaît. Issus du<br />
même monde que les jeunes paysans<br />
qu’ils interrogent, parlant le<br />
222 – Septembre/Octobre 2010 Musique Br<strong>et</strong>onne 2
3<br />
br<strong>et</strong>on pour certains d’entre eux,<br />
les gendarmes n’ont en général<br />
aucun mal à obtenir les informations<br />
qu’ils cherchent <strong>et</strong> les personnes<br />
incriminées reconnaissent<br />
sans difficulté ce dont on les accuse.<br />
Les gendarmes interrogent souvent<br />
plusieurs personnes, <strong>et</strong> le<br />
recoupement des réponses m<strong>et</strong> en<br />
évidence leurs convergences, ce qui<br />
renforce à nos yeux leur fiabilité.<br />
Deux points doivent cependant être<br />
examinés avec beaucoup de prud<br />
e n c e : les sommes gagnées par les<br />
musiciens <strong>et</strong> les organisateurs – ce<br />
sont souvent les mêmes, nous le<br />
v e r r o n s – <strong>et</strong> le nombre de bals auxquels<br />
ils ont participé. En eff<strong>et</strong>, les<br />
taxes payées aux contributions indirectes<br />
étant proportionnelles aux<br />
gains supposés, les contrevenants<br />
ont tout intérêt à les minorer.<br />
Un ca d re juridique<br />
<strong>et</strong> idéologique<br />
Contrairement à une opinion fort<br />
répandue, ce ne sont ni le régime<br />
de Vichy ni les autorités allemandes<br />
qui ont interdit les bals publics,<br />
mais la Troisième République, dès<br />
la déclaration de la guerre, le 9 s e ptembre<br />
1939. C<strong>et</strong>te interdiction est<br />
rapidement levée <strong>et</strong>, à partir du<br />
9 décembre, on peut à nouveau<br />
danser. Le 2 0 mai 1940, au début<br />
de l’offensive allemande, Georges<br />
Mandel, le ministre de l’Intérieur,<br />
ordonne par décr<strong>et</strong> la ferm<strong>et</strong>ure des<br />
dancings parisiens, mesure étendue<br />
quelques jours plus tard à l’ensemble<br />
du territoire. Dans l’affolement<br />
de la débâcle, ce décr<strong>et</strong> ne<br />
sera jamais publié au Journal Offic<br />
i e l.<br />
C<strong>et</strong>te interdiction est maintenue<br />
par le régime de Vichy après l’armistice<br />
du 2 2 juin 1940. Dans les<br />
Côtes-du-Nord, elle est rappelée par<br />
une succession de textes émanant<br />
de la préfecture tout au long de<br />
l’Occupation, puis dans les mois qui<br />
suivent la libération du territoire<br />
b r e t o n : seize arrêtés préfectoraux <strong>et</strong><br />
six circulaires.<br />
Une telle inflation réglementaire<br />
montre surtout l’impuissance des<br />
autorités à juguler le phénomène,<br />
malgré l’accentuation de la répress<br />
i o n : ferm<strong>et</strong>ure pour les débits de<br />
boissons dans lesquels se sont<br />
déroulés les bals, confiscation des<br />
instruments de musique, internement<br />
administratif pour les récidivistes,<br />
amendes pénales <strong>et</strong> taxes à<br />
verser aux contributions indirectes.<br />
Ces arrêtés nous offrent le cadre<br />
légal sur lequel s’appuie la répression.<br />
Les circulaires qui les accompagnent<br />
nous perm<strong>et</strong>tent de saisir le<br />
contexte idéologique qui les<br />
entoure. Des nécessités liées à l’état<br />
Un bal de noce dans le bourg<br />
de Plougonven en 1942. On<br />
remarque quelques soldats allemands<br />
au second plan, qui observent<br />
(surveillent?) la scène, sans<br />
toutefois intervenir (photo collection<br />
Y. Galbrun).<br />
de siège, nous sommes<br />
passés à la volonté de régénération<br />
morale de la jeunesse<br />
instaurée par le<br />
régime du maréchal Pétain:<br />
“Pourtant, nous n’avons<br />
épargné aucun effort pour<br />
préserver nos jeunes gens<br />
de ces causes de dégradation<br />
de leur énergie : l’alcoolisme,<br />
les livres ou les<br />
spectacles immoraux, les<br />
excitations malsaines.” 2 E t<br />
nul doute que la danse ne<br />
figure parmi ces dernières,<br />
si l’on en croit le préf<strong>et</strong> des<br />
Côtes-du-Nord, Jacques Feschotte,<br />
dans sa circulaire aux maires du<br />
département du 2 3 mai 1941 : “J ’ a i<br />
l’honneur de vous prier d’attirer à<br />
nouveau l’attention des personnes<br />
intéressées de votre commune sur le<br />
fait qu’il n’est pas possible de tolérer<br />
actuellement des divertissements de<br />
c<strong>et</strong>te sorte [les bals] alors que tant de<br />
familles ont été frappées par des<br />
deuils <strong>et</strong> que beaucoup d’entre nous<br />
ont des parents très proches en captivité.<br />
Dans les circonstances<br />
pénibles que nous traversons, il<br />
convient de rappeler à ceux qui<br />
auraient tendance à l’oublier, que<br />
c’est de reconstruire le pays qu’il<br />
s’agit en ce moment. Pour c<strong>et</strong>te<br />
œuvre, le chef de l’État compte sur la<br />
j e u n e s s e ; aussi a-t-elle assurément<br />
mieux à faire qu’à se livrer à des<br />
divertissements sans idéal dont, au<br />
surplus, ni l’esprit ni le corps n’ont<br />
à bénéficier”. Son successeur, André<br />
Lahillonne, reprend en 1943 la<br />
même antienne, accusant les débitants<br />
de boisson qui prêtent leurs<br />
locaux d’exploiter “dans un but de<br />
l u c r e […] le goût des distractions si<br />
naturel à la jeunesse” <strong>et</strong> de l’entraîner<br />
“à participer à des réjouissances<br />
parfaitement inadmissibles dans les<br />
circonstances présentes” .<br />
Ces justifications ne laissent pas<br />
de surprendre puisque, dans le<br />
même temps, d’autres divertisse-<br />
Musique Br<strong>et</strong>onne 222 – Gwengolo/Here 2010
ments continuent d’être autorisés :<br />
opéra, théâtre, cinéma, concerts,<br />
pardons, manifestations sportives,<br />
<strong>et</strong>c. Seule la danse est vouée aux<br />
gémonies. Pas la danse mondaine<br />
ou la danse classique, dont “l’ e nseignement<br />
[…] a toujours tenu<br />
dans l’éducation à donner aux<br />
jeunes gens des deux sexes une place<br />
i m p o r t a n t e” 3 , <strong>et</strong> pour lesquelles le<br />
ministère de l’Intérieur maintient,<br />
en les encadrant sévèrement, les<br />
lieux d’apprentissage, mais celle des<br />
bals où les jeunes gens des deux<br />
sexes, dans les bras l’un de l’autre,<br />
virevoltent dans une troublante<br />
proximité. Même si elle n’est jamais<br />
explicitée, c’est bien c<strong>et</strong>te dimension<br />
charnelle, sensuelle, érotique,<br />
de la danse qui est fustigée en filigrane<br />
par l’ensemble de ces textes<br />
<strong>et</strong> l’acharnement mis par les différents<br />
préf<strong>et</strong>s à les faire respecter.<br />
Il est à noter, <strong>et</strong> ceci n’est pas la<br />
moindre surprise de c<strong>et</strong>te étude,<br />
que les autorités issues de la <strong>Résistance</strong><br />
ne tiendront pas un autre langage.<br />
Contrairement à une imagerie<br />
tenace qui associe libération du territoire<br />
<strong>et</strong> bals populaires, ceux-ci<br />
resteront interdits, pendant<br />
de long mois : “L e<br />
Conseil des Ministres<br />
considère qu’alors que<br />
tant de Français souffrent<br />
<strong>et</strong> meurent, l’autorisation<br />
des bals<br />
publics serait hautement<br />
inopportune” .<br />
Interdiction relayée par<br />
le préf<strong>et</strong> des Côtes-du-<br />
Nord de la République<br />
restaurée, qui ne poursuivra<br />
pas avec moins<br />
de zèle que son prédécesseur<br />
les contreven<br />
a n t s : de septembre<br />
1 9 44 à mar s 19 45 ,<br />
7 5 procès-verbaux sont<br />
En mai 1941, le préf<strong>et</strong><br />
des Côtes-du-Nord adresse<br />
un rappel ferme aux maires<br />
du département au suj<strong>et</strong> des<br />
b a l s : “il n’est pas possible<br />
de tolérer des divertissem<br />
e n t s de c<strong>et</strong>te sorte”<br />
( s o u r c e : Archives départementales<br />
des Côtes-d’Armor,<br />
2BA 1).<br />
dressés à propos de 58 bals <strong>clandestins</strong>.<br />
Les autorités allemandes ne sont<br />
guère impliquées dans ce dispositif.<br />
Après avoir brièvement interdit tous<br />
les rassemblements, le Feldkommandant<br />
de Rennes informe le préf<strong>et</strong><br />
des Côtes-du-Nord en mai 1941<br />
que “le droit d’autoriser les organisations<br />
de foires annuelles, de fêtes<br />
populaires <strong>et</strong> de festivités analogues<br />
est, par la présente, restitué aux<br />
autorités compétentes françaises”<br />
dès lors qu’il en est informé à<br />
l’avance <strong>et</strong> qu’elles “prennent la responsabilité<br />
pour que les festivités<br />
précitées se passent sans démonstration<br />
ou manifestations”. Les Allemands,<br />
conscients de leur impopularité<br />
grandissante au fil du temps,<br />
n’ont guère intérêt à l’accroître. Ils<br />
estiment que la question des bals<br />
relève des autorités françaises <strong>et</strong> ne<br />
se préoccupent que du respect de<br />
l’heure du couvre-feu. Ils accordent<br />
d’ailleurs volontiers des autorisations<br />
de dépassement de c<strong>et</strong>te heure<br />
pour les mariages, que nombre<br />
d’habitants interprètent – avec plus<br />
ou moins de bonne foi – comme<br />
une autorisation de tenir bal, jouant<br />
parfois les autorités d’occupation<br />
contre celles de Vichy.<br />
La troupe allemande participe<br />
rarement à la répression des bals<br />
<strong>clandestins</strong>. C’est le cas le 14 juill<strong>et</strong><br />
1943 à Pleumeur-Bodou, où,<br />
croyant à une manifestation patriotique,<br />
une patrouille de soldats tire<br />
des coups de feu en l’air pour disperser<br />
les danseurs. Il arrive même,<br />
rarement il est vrai, qu’ils interviennent<br />
pour contrer l’action des gendarmes<br />
français <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>tre la<br />
poursuite d’un bal, attitude que ne<br />
manque pas de déplorer le préf<strong>et</strong>,<br />
qui y voit une atteinte à son autor<br />
i t é .<br />
Un phénomène<br />
de grande amplitude<br />
Mesurer l’exacte étendue du phénomène<br />
est particulièrement délicat.<br />
Une activité clandestine est par<br />
nature cachée <strong>et</strong> s’efforce de laisser<br />
le moins de traces possible.<br />
Dans le cas des bals, l’essentiel des<br />
sources dont nous disposons provient<br />
des autorités chargées de les<br />
222 – Septembre/Octobre 2010 Musique Br<strong>et</strong>onne 4
5<br />
réprimer. Dans une certaine mesure,<br />
les procès-verbaux sont autant les<br />
indicateurs de l’activité des brigades<br />
que de la fréquence des bals.<br />
Il convient de garder à l’esprit que<br />
ce n’est pas l’Occupation qui a fait<br />
naître le désir irrépressible de danser<br />
chez les jeunes gens. L’interdiction<br />
des bals a rendu clandestine<br />
une activité pratiquée à une très<br />
large échelle avant guerre. Un<br />
rapide passage en revue du journal<br />
Le Lannionais de l’année 1939<br />
montre qu’à c<strong>et</strong>te époque toute<br />
réjouissance, profane ou religieuse,<br />
est l’occasion de danser. La rubrique<br />
“On dansera” recense soixante-dix<br />
bals pour les mois de juill<strong>et</strong> <strong>et</strong> août<br />
1939, alors que la situation internationale<br />
ne porte guère à l’optimisme.<br />
Et encore ne s’agit-il là que<br />
de bals publics, organisés par une<br />
municipalité ou une association. Les<br />
journaux ne rendent pas compte de<br />
la multitude des bals informels<br />
tenus à diverses occasions. Dans<br />
c<strong>et</strong>te société encore très largement<br />
rurale, les bals ne sont pas seulement<br />
l’occasion de se distraire. Ils<br />
ont aussi une fonction sociale : clore<br />
les moments de travaux collectifs,<br />
rapprocher, aux temps forts de l’année<br />
<strong>et</strong> de la vie, les habitants des<br />
hameaux dispersés, <strong>et</strong>, dans un<br />
monde où la séparation des sexes<br />
reste la règle à l’école <strong>et</strong> à l’église,<br />
perm<strong>et</strong>tre aux jeunes gens de se<br />
rencontrer. La guerre <strong>et</strong> l’Occupation<br />
n’ont nullement modifié ces<br />
n é c e s s i t é s .<br />
C’est à l’aune de ce qui se passait<br />
dans l’immédiat avant-guerre qu’il<br />
faut appréhender le phénomène des<br />
bals <strong>clandestins</strong>. Les procès-verbaux<br />
ne représentent que la partie<br />
immergée de l’iceberg. Pour un bal<br />
repéré par les gendarmes, reconnu<br />
par le musicien, combien tombés<br />
dans l’oubli ? Louis Bernabé, accordéoniste<br />
à Saint-Gildas, près de<br />
Quintin, nous a dit avoir joué<br />
presque tous les dimanches pendant<br />
la durée de l’Occupation sans<br />
jamais s’être fait prendre une seule<br />
fois. Cela représente plusieurs<br />
dizaines de bals dont il n’existe<br />
aucune trace. S’il est, à l’heure<br />
actuelle, quasiment impossible de<br />
déterminer avec précision le<br />
nombre de bals <strong>clandestins</strong> dans<br />
les Côtes-du-Nord pendant la<br />
guerre, on peut affirmer sans crainte<br />
que le phénomène fut massif <strong>et</strong> que<br />
des milliers de jeunes gens ont<br />
dansé au son de l’accordéon toutes<br />
les semaines, ou presque, pendant<br />
ces cinq années.<br />
Une projection géographique, en<br />
gardant à l’esprit toutes les réserves<br />
que nous avons faites, révèle des<br />
aspects intéressants du phénomène.<br />
En premier lieu, il est essentiellement<br />
rural. Cela est en adéquation<br />
avec la structure du département,<br />
où la seule grande ville, Saint-<br />
Brieuc, compte à peine 32 000 habitants<br />
<strong>et</strong> concentre les rares industries,<br />
tandis que l’essentiel de la<br />
population vit de l’agriculture dans<br />
des villages à l’habitat très dispersé.<br />
C’est dans ces hameaux, loin des<br />
regards <strong>et</strong> des oreilles indiscrètes,<br />
que se déroulent la plupart des bals.<br />
Les bals <strong>clandestins</strong> recensés dans les<br />
Côtes-du-Nord (source : Archives départementales<br />
des Côtes-d’Armor, 2W 138).<br />
En second lieu, on peut remarquer<br />
que les communes littorales<br />
ne sont pas moins touchées que<br />
leurs homologues de l’Argoat. Près<br />
d’une sur deux a accueilli au moins<br />
un bal pendant l’Occupation, alors<br />
même que les troupes allemandes –<br />
Kriegsmarine, Luftwaffe, personnel<br />
de l’Organisation Todt – occupent<br />
massivement la zone côtière. Si<br />
nous avons vu que les Allemands<br />
ne réprimaient pas particulièrement<br />
les bals <strong>clandestins</strong>, en revanche,<br />
ils sanctionnaient la violation des<br />
heures du couvre-feu. Une infraction<br />
qui se soldait par un passage<br />
au poste des Feldgendarmes, mais<br />
pouvait avoir aussi des conséquences<br />
beaucoup plus tragiques.<br />
Si, généralement, les jeunes gens<br />
se réunissent loin des plages, certains<br />
audacieux n’hésitent pas à<br />
danser sur la grève ! Ainsi à Pleubian,<br />
sur celle de Port-Béni le<br />
2 7 juin 1943, <strong>et</strong> le 8 août suivant,<br />
sur la grève de Pen-Lan.<br />
Un déplacement de notre regard<br />
de l’espace vers le temps montre<br />
une montée du phénomène au<br />
cours de l’année 1942, <strong>et</strong> son apogée<br />
en 1943. Il est suivi d’une<br />
décrue importante en 1944 – près<br />
de 50% de bals en moins – <strong>et</strong> d’un<br />
déclin logique aux débuts de 1945<br />
puisque la législation plus permissive<br />
rend désormais pratiquement<br />
vide de sens la poursuite de la<br />
r é p r e s s i o n .<br />
Une analyse plus fine, mois par<br />
mois, m<strong>et</strong> en évidence le lien entre<br />
le déroulement du conflit <strong>et</strong> le<br />
nombre des bals. En 1943, la Br<strong>et</strong>agne<br />
est encore épargnée par les<br />
combats, même si la <strong>Résistance</strong> se<br />
structure <strong>et</strong> commence à mener des<br />
actions armées contre l’occupant.<br />
L’instauration du STO, en février<br />
1943, n’a pas une grande incidence<br />
sur les bals. Alors que dans les villes<br />
des rafles sont organisées pour traquer<br />
les nombreux réfractaires à la<br />
sortie des cinémas <strong>et</strong> dans les lieux<br />
où les jeunes hommes sont censés<br />
se réunir, les gendarmes qui interviennent<br />
pour faire cesser les bals<br />
<strong>clandestins</strong> ne se soucient guère de<br />
Musique Br<strong>et</strong>onne 222 – Gwengolo/Here 2010
c<strong>et</strong>te question. Il est vrai qu’en<br />
général ils ne sont que deux, le plus<br />
souvent à pied ou à bicycl<strong>et</strong>te, <strong>et</strong><br />
que les danseurs s’égayent rapidement<br />
dans la nature dès qu’ils les<br />
aperçoivent. Un seul procès-verbal<br />
fait d’ailleurs mention de la situation<br />
des participants par rapport au<br />
STO. Paradoxalement, le départ<br />
pour l’Allemagne de jeunes requis<br />
est l’occasion pour certains d’entre<br />
eux d’organiser des bals d’adieu,<br />
renouant avec la tradition des bals<br />
de conscrits, comme à Plestan, à<br />
Meslin ou à Saint-Jacut-du-Méné.<br />
Au début de l’année 1944, puis au<br />
printemps surtout, la <strong>Résistance</strong><br />
organise des coups de main de plus<br />
en plus nombreux contre l’armée<br />
allemande <strong>et</strong> ses collaborateurs, qui<br />
ripostent par de sanglantes représailles<br />
contre les maquisards <strong>et</strong> la<br />
population civile. Après le débarquement<br />
du 6 juin 1944 <strong>et</strong> le passage<br />
à l’action ouverte des maquis,<br />
on comprend aisément que l’heure<br />
n’est plus à danser <strong>et</strong> à se réunir la<br />
nuit au fond des bois. Aucun bal<br />
n’est signalé au cours du mois de<br />
juin, deux en juill<strong>et</strong>, un en août <strong>et</strong><br />
trois en septembre. Les jeunes gens<br />
qui ne sont pas engagés dans les<br />
combats se cachent pour échapper<br />
aux violences <strong>et</strong> les gendarmes ont<br />
d’autres choses à faire qu’à traquer<br />
les danseurs. Certains d’entre eux<br />
ont rejoint les maquisards, d’autres<br />
les fuient, <strong>et</strong> ceux restés à leurs<br />
postes s’efforcent d’assurer la continuité<br />
de l’État en lien avec les nouvelles<br />
autorités qui investissent peu<br />
à peu les villes <strong>et</strong> les villages.<br />
Ce sont ces autorités, issues de la<br />
<strong>Résistance</strong>, qui maintiennent l’interdiction<br />
des bals. Passé le temps<br />
des violences <strong>et</strong> des deuils, ceux-ci<br />
r epren nen t en nove mbr e e t<br />
décembre 1944, avec cependant<br />
une notable différence par rapport<br />
aux précédents : pour un grand<br />
nombre d’entre eux, ils sont organisés<br />
par les compagnies des FFI qui<br />
sont massivement engagées sur le<br />
Extrait du procès-verbal, daté d’octobre<br />
1942, des témoignages des maires de Trébeurden,<br />
Pleumeur-Bodou <strong>et</strong> Trégastel, relatifs<br />
à l’organisation de bals <strong>clandestins</strong><br />
( s o u r c e : Archives départementales des Côtesd’Armor,<br />
2 W 138, PV 478).<br />
front de Lorient, ou à leur profit.<br />
L’intervention des gendarmes<br />
auprès de ces hommes qui risquent<br />
leurs vies sur un front “oublié”,<br />
<strong>sous</strong>-équipés, mal armés, mais<br />
auréolés de leur image de héros,<br />
suscite souvent des remous dans<br />
l ’ a s s i s t a n c e .<br />
Alain Quillévéré<br />
(seconde partie à suivre dans le prochain<br />
numéro)<br />
1 On notera avec une amère ironie que<br />
c<strong>et</strong>te appellation est toujours utilisée<br />
par les gendarmes dans la quasi-totalité<br />
des PV, alors que la République a<br />
formellement disparu le 10 juill<strong>et</strong> 1940,<br />
remplacée par l’État français.<br />
2 Maréchal Pétain, Séance d’ouverture<br />
du Conseil national, 5 mars 1942.<br />
3 Pierre Pucheu, Circulaire réglementant<br />
les cours de danse, in Gérard<br />
Régnier, Jazz <strong>et</strong> société en France <strong>sous</strong><br />
l’Occupation 1940-1944, thèse de doctorat<br />
d’histoire <strong>sous</strong> la direction de Pascal<br />
Ory, Université Paris I, janvier<br />
2006.<br />
Dans le cadre de sa recherche, Alain<br />
Quillévéré recherche le témoignage de<br />
toute personne ayant participé ou joué<br />
dans un/des bal(s) clandestin(s). Vous<br />
pouvez le joindre au 01 39 95 54 62 ou<br />
à l’adresse alquil@free.fr<br />
222 – Septembre/Octobre 2010 Musique Br<strong>et</strong>onne 6