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Jean Jean XXIV<br />

XXIV<br />

DIALOGUES DIALOGUES TELEVISES<br />

TELEVISES<br />

ENTRE ENTRE UN UN UN JOURNALISTE JOURNALISTE ET<br />

ET<br />

UNE UNE CARDINALE CARDINALE SECRETAIRE SECRETAIRE D’ETAT D’ETAT<br />

D’ETAT<br />

Christian Christian Christian Christian Singer Singer Singer Singer<br />

Edité par l’<strong>au</strong>teur


D’<strong>au</strong>tres textes du même <strong>au</strong>teur sur :<br />

http://www.mutations-radicales.org<br />

Autres <strong>livre</strong>s de Christian Singer :<br />

- L’Astrologie, Dieu et la la Révolution : 2004- ISBN 2-9520503-0-9<br />

Ce <strong>livre</strong> tente d’accomplir une synthèse <strong>au</strong>dacieuse entre des réalités<br />

fondamentales qui sont gravement méconnues ou tenues pour<br />

incompatibles.<br />

Les trois mots qui en forment le titre sont actuellement fort décriés et leur<br />

assemblage constitue un cocktail explosif dont j’espère que vous ne<br />

sortirez pas indemne !<br />

- Le Projet : 2005- ISBN 2-9520503-5-X<br />

Un Projet révolutionnaire global, pour une mutation radicale du monde :<br />

révolution spirituelle, révolution personnelle, et révolutions collectives.<br />

Ces <strong>livre</strong>s et d’<strong>au</strong>tres sont disponibles sous forme papier ou de fichiers pdf.<br />

(voir modalités à la fin du texte)<br />

© Christian Singer - 2005 - Prix libre<br />

ISBN 2-9520503-3-3<br />

JEAN XXIV 2 Christian Singer


Jean Jean XXIV<br />

XXIV<br />

PRESENTATION<br />

PRESENTATION<br />

PRESENTATION<br />

La cardinale Secrétaire d’Etat du pape qui vient de s’éteindre fait le bilan<br />

de <strong>ce</strong>t extraordinaire pontificat. Persuadé que la paix et le salut du monde sont<br />

étroitement liés à une réconciliation spectaculaire des Eglises chrétiennes qui<br />

ouvrirait la porte à des ententes plus larges avec les <strong>au</strong>tres religions et, même<br />

avec les incroyants, Jean XXIV estimait qu’un tel résultat ne pouvait être obtenu<br />

que si chaque confession chrétienne, revenant <strong>au</strong>x sour<strong>ce</strong>s évangéliques et<br />

redonnant <strong>au</strong> Peuple de Dieu sa pla<strong>ce</strong> prééminente, modifiait complètement son<br />

fonctionnement interne, ses rapports avec le monde, et se consacrait à un<br />

approfondissement théologique sans précédent qui, détruisant les archaïsmes,<br />

supprimant les déviations, et comblant les lacunes, offrirait une vision et<br />

proposerait une pratique de la Connaissan<strong>ce</strong>, de l’Amour, de la Cité et de la<br />

Création vraiment dignes de Dieu, de l’homme et des <strong>au</strong>tres êtres vivants qui<br />

peuplent la Terre et, peut-être, d’<strong>au</strong>tres parties de l’univers.<br />

Quelques Quelques mots mots sur sur sur l’<strong>au</strong>teur l’<strong>au</strong>teur :<br />

Après avoir fait de longues études, en particulier d’histoire et de philosophie,<br />

l’<strong>au</strong>teur a enseigné, écrit, ouvert un cabinet de consultation astrologique etc…<br />

Mais, <strong>ce</strong> qui importe vraiment, c’est qu’à for<strong>ce</strong> d’observations, de réflexion et<br />

d’expérimentations critiques, s’est développé en lui un Projet à la fois subversif et<br />

« positif » de reconstruction universelle de l’homme individuel et collectif ainsi<br />

que de la planète hôtesse qui l’abrite en même temps que les <strong>au</strong>tres êtres<br />

vivants avec qui il devrait cohabiter dans l’harmonie, l’amour et la paix.<br />

Au cas où vous y reconnaîtriez votre propre cheminement et vos conclusions<br />

personnelles, n’hésitez pas à prendre contact à l’adresse indiquée dans <strong>ce</strong> <strong>livre</strong><br />

pour discuter, échanger <strong>ce</strong>rtes, mais surtout pour approfondir nos idées<br />

communes et pour agir agir agir agir ensemble, ensemble ensemble ensemble né<strong>ce</strong>ssité absolue à une époque qui a perdu<br />

le sens et refuse le risque d’un engagement rebelle.<br />

JEAN XXIV 3 Christian Singer


TABLE TABLE DES DES MATIERES<br />

MATIERES<br />

1° UN PAPE HORS DU COMMUN<br />

2° UNE REFORME INOUÏE DE L’ EGLISE<br />

3° UN INCIDENT DE PARCOURS<br />

4° UNE THEOLOGIE BOULEVERSANTE DU SALUT<br />

5° UNE THEOLOGIE SUBVERSIVE DE LA CONNAISSANCE<br />

6° UNE THEOLOGIE SCANDALEUSE DE L’AMOUR<br />

7° UNE THEOLOGIE REVOLUTIONNAIRE DE LA CITE<br />

8° LA PRIORITE OECUMENIQUE<br />

JEAN XXIV 4 Christian Singer<br />

5<br />

24<br />

53<br />

60<br />

86<br />

104<br />

136<br />

157


- Madame la Cardinale...<br />

1er 1er entretien<br />

entretien<br />

UN UN PAPE PAPE HORS HORS DU DU COMMUN<br />

COMMUN<br />

-J. Je suis désolée de vous interrompre, mais je souhaiterais que vous m’appeliez simplement<br />

Jeanne... comme tout le monde, ou presque. Je ne vous le demande pas par affectation ou<br />

par f<strong>au</strong>sse modestie, mais par<strong>ce</strong> que je suis réellement gênée par tout <strong>ce</strong> qui est trop<br />

cérémonieux et risquerait de nuire à la spontanéité et à la simplicité de nos entretiens.<br />

- Entendu, Jeanne, comme vous voudrez. Vous venez d’y faire allusion, nous sommes réunis<br />

<strong>au</strong>jourd’hui dans <strong>ce</strong> studio pour réaliser en direct la première d’une série d’émissions<br />

consacrées <strong>au</strong> pape Jean XXIV qui vient de nous quitter et dont l’oeuvre ré<strong>format</strong>ri<strong>ce</strong> sans<br />

précédent a complètement changé le visage de l’Eglise catholique en une quinzaine<br />

d’années...<br />

-J. Précisons tout de même que la formidable impulsion donnée par lui <strong>au</strong> point de départ et<br />

qui ne s’est jamais démentie par la suite n’avait d’<strong>au</strong>tre but que d’inciter l’Eglise à se<br />

transformer elle-même. Il n’a jamais été question pour lui d’imposer des mesures <strong>au</strong>toritaires<br />

subies passivement par les chrétiens. Il s’agissait <strong>au</strong> contraire de les réveiller pour les mettre<br />

en état et leur donner le goût de prendre en main l’Eglise, désormais soustraite à l’emprise du<br />

clergé, et de la rebâtir tous ensemble selon l’inspiration évangélique. C’est le peuple de Dieu,<br />

fidèles et prêtres confondus, qui s’édifie et s’élève sur <strong>ce</strong> fondement comme une cathédrale<br />

universelle.<br />

- Vous faites bien de souligner dès le début le sens profond de toutes les métamorphoses<br />

intervenues sous le pontificat de Jean XXIV et intensément soutenues par lui : il ne voulait pas<br />

seulement redonner la parole à l’Eglise, mais <strong>au</strong>ssi tous les moyens pratiques lui permettant<br />

de se conduire et de se diriger elle-même, non comme un troupe<strong>au</strong> soumis à la domination<br />

des lévites, mais comme une Commun<strong>au</strong>té planétaire formée de femmes et d’hommes<br />

adultes, libres, habités par le Saint-Esprit, et donc tout à fait aptes à assumer pleinement leurs<br />

propres destinées... toutes et tous se trouvant, pour <strong>ce</strong> faire, sur un pied d’égalité absolu qui<br />

n’exclut pas la diversité des charismes, des fonctions et des ministères.<br />

-J. Vous venez de nous donner brillamment la preuve qu’il n’est pas né<strong>ce</strong>ssaire d’appartenir <strong>au</strong><br />

clergé pour exprimer à la perfection <strong>ce</strong>rtaines vérités essentielles !<br />

JEAN XXIV 5 Christian Singer


- Merci ! Revenant à l’objet précis de notre rencontre, je rappellerai que nous nous sommes<br />

adressés à vous pour établir le bilan d’une extraordinaire floraison, par<strong>ce</strong> que son premier<br />

<strong>au</strong>teur vous avait choisie pour être sa collaboratri<strong>ce</strong> la plus proche et vous avait investie des<br />

plus lourdes responsabilités. Sans vouloir ranimer votre chagrin ni violer des souvenirs trop<br />

intimes, j’aimerais que vous nous relatiez les circonstan<strong>ce</strong>s dans lesquelles vous l’avez connu<br />

et avez été amenée à travailler sans relâche à ses côtés pendant plus de trente ans.<br />

-J. Je vous sais gré de signaler discrètement l’immense peine qui m’étreint à la suite de son<br />

décès. Nous savons bien, nous <strong>au</strong>tres chrétiens, qu’il ne s’agit pas d’une vraie séparation,<br />

encore moins d’une disparition, mais d’une occultation provisoire. Elle n’en reste pas moins<br />

très pénible pour moi qui ai vécu avec lui, pendant si longtemps, un compagnonnage quasi<br />

quotidien. Jeune missionnaire française, j’avais été envoyée dans son diocèse d’Amérique<br />

latine où il essayait déjà de faire surgir de véritables commun<strong>au</strong>tés ecclésiales de base à qui il<br />

entendait restituer les pouvoirs confisqués par les clercs. Et, bien sûr, il se battait <strong>au</strong>ssi pour<br />

les aider à se libérer de la tyrannie politique, de l’injusti<strong>ce</strong> sociale et de la misère, sous toutes<br />

leurs formes.<br />

- Toutes <strong>ce</strong>s luttes, très dangereuses puisqu’elles menaçaient des monopoles et des intérêts<br />

très puissants et solidement implantés, ont abouti contre toute attente <strong>au</strong>x célèbres accords<br />

de Monterey qui créaient un organisme officiel où, à côté des délégués de l’Etat, des grands<br />

propriétaires et des industriels, siégeaient, selon un système paritaire, les représentants des<br />

classes populaires, ouvrières et paysannes.<br />

-J. En effet. Et j’insisterai, une fois encore, sur le fait que si l’impulsion donnée à l’époque par<br />

notre évêque fut décisive et permit d’arracher <strong>au</strong>x privilégiés des réformes capitales, <strong>ce</strong>lles qui<br />

suivirent furent obtenues, de manière plus consensuelle, non seulement grâ<strong>ce</strong> à ses<br />

charismes, à ses qualités humaines et à son courage, mais <strong>au</strong>ssi grâ<strong>ce</strong> à l’attitude de ses<br />

ouailles qui affichaient une cohésion et une sérénité impressionnantes, formaient un front uni,<br />

pacifique et responsable, nullement déterminé à tout mettre à feu et à sang, ouvert à la libre<br />

discussion et disposé à respecter ses interlocuteurs, à leur faire confian<strong>ce</strong>, et même à leur<br />

pardonner leurs abus et leurs crimes.<br />

- Ces comportements, qui alliaient la résolution à la modération, proscrivaient la faiblesse et la<br />

naïveté <strong>au</strong>tant que l’agressivité et la mena<strong>ce</strong>, eurent pour résultat l’inst<strong>au</strong>ration d’un dialogue<br />

fécond entre des gens qui, jusqu’alors, s’étaient toujours ignorés, méprisés, détestés et<br />

combattus. Il n’en reste pas moins que le regard extérieur a joué un rôle essentiel dans<br />

l’heureux développement de <strong>ce</strong> pro<strong>ce</strong>ssus.<br />

-J. Vous avez raison. Le continent sud-américain, pas plus qu’<strong>au</strong>cune <strong>au</strong>tre partie du monde,<br />

n’avait réussi à faire fonctionner avec succès une entreprise <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong>dacieuse et <strong>au</strong>ssi risquée.<br />

Elle apparut comme une sorte de phare qui illumina l’ensemble de la planète et dont les<br />

rayons furent recueillis en maints endroits pour apporter lumière et espéran<strong>ce</strong> <strong>au</strong>x plus<br />

démunis. Des initiatives similaires naquirent un peu partout. Les accords de Monterey<br />

devenaient universellement exemplaires, et <strong>ce</strong>ux qui les avaient signés (y compris les nantis<br />

qui se trouvaient pris à leur propre jeu !) n’eurent de <strong>ce</strong>sse, désormais, de persévérer dans la<br />

voie des trans<strong>format</strong>ions progressives, mais radicales, qu’ils avaient ouverte.<br />

- Même les <strong>ce</strong>nseurs les plus sourcilleux du Vatican se montrèrent « éblouis » et désarmés. Ils<br />

s’abstinrent, tellement c’eût été ridicule et contraire à toute éviden<strong>ce</strong>, d’invoquer, dans notre<br />

cas, je ne sais quelle dérive imaginaire issue de <strong>ce</strong>tte théologie de la libération qu’ils haïssaient<br />

tant à c<strong>au</strong>se de sa for<strong>ce</strong> déstabilisatri<strong>ce</strong>.<br />

JEAN XXIV 6 Christian Singer


-J. Les <strong>au</strong>torités romaines allèrent même plus loin dans l’approbation, puisque, avec l’arrièrepensée<br />

probable de calmer ses ardeurs, elles firent cardinal le P. Hernandez qui n’ac<strong>ce</strong>pta<br />

<strong>ce</strong>tte dignité qu’à contre-coeur, uniquement à c<strong>au</strong>se de l’<strong>au</strong>torité supplémentaire qu’elle lui<br />

procurait, et à condition de ne pas être transféré à un siège plus important. Quant à l’espoir<br />

secret de voir retomber quelque peu son zèle, il fut cruellement déçu…<br />

-...D’<strong>au</strong>tant plus que, s’il resta en effet le pasteur de son diocèse d’origine, il fut, en fait, obligé<br />

de l’abandonner bien plus souvent qu’il ne l’eût souhaité. Car on le sollicitait de partout. Même<br />

les Eglises de <strong>ce</strong>rtains pays dont la richesse économique n’avait d’égale que la misère sociale<br />

réclamaient ses conseils -<strong>au</strong> grand dam des politiciens, des patrons et des éléments du clergé<br />

les plus conservateurs- pour lutter, <strong>au</strong> nom de l’Evangile, contre le système capitaliste et le<br />

cortège des m<strong>au</strong>x infinis et inévitables qu’il engendre de par sa nature propre. Evidemment, le<br />

prestige et la renommée ainsi acquis ont largement contribué à son élection <strong>au</strong> siège de<br />

Pierre. Parlez-nous de <strong>ce</strong>t événement prodigieux !<br />

-J. Franchement, je ne pense pas qu’il ait été vraiment surpris. La rapidité, mais <strong>au</strong>ssi la<br />

sagesse, avec lesquelles il a introduit dans l’Eglise des modifications cruciales montrent qu’il y<br />

avait mûrement réfléchi et avait envisagé comme vraisemblable qu’on lui confère la possibilité<br />

de les appliquer. Ses multiples voyages l’avaient mis en contact avec tous les membres du<br />

Sacré Collège (comme on disait encore à l’époque), <strong>ce</strong> qui lui avait permis d’identifier ses<br />

adversaires acharnés et irréductibles, mais <strong>au</strong>ssi de rallier à ses vues be<strong>au</strong>coup d’indécis<br />

conquis par l’<strong>au</strong>thenticité de son inspiration.<br />

- Mais sur le moment, comment réagit-il ?<br />

-J. Au risque de vous dé<strong>ce</strong>voir, j’avouerai que je ne me souviens d’<strong>au</strong>cune anecdote<br />

croustillante, d’<strong>au</strong>cune déclaration impérissable. Le nouve<strong>au</strong> pape fit montre de sa simplicité<br />

et de son calme habituels. Avant même les cérémonies d’intronisation dont il réduisit les<br />

fastes et la durée, il traversa l’océan pour revoir ses amis de toujours, anciens riches et<br />

anciens p<strong>au</strong>vres réconciliés qui avaient appris à communier dans l’amour et dans la solidarité,<br />

pour leur exposer ses projets, les tester, en quelque sorte, sur des gens dont il appréciait les<br />

compéten<strong>ce</strong>s et le jugement, et recueillir leurs avis et leurs suggestions. C’est à l’issue de <strong>ce</strong><br />

dépla<strong>ce</strong>ment qu’il me demanda de l’accompagner à Rome.<br />

- Où nous nous trouvons donc <strong>au</strong>jourd’hui, 15 ans plus tard, pour détailler l’oeuvre colossale<br />

de <strong>ce</strong> pape hors du commun, contempler l’immense chemin parcouru et nous interroger, tout<br />

de même, sur la solidité de <strong>ce</strong>t édifi<strong>ce</strong> imposant et sur les mena<strong>ce</strong>s de régression qu’on peut<br />

légitimement redouter à l’<strong>au</strong>be d’un nouve<strong>au</strong> pontificat.<br />

-J. Les bouleversements opérés par Jean XXIV ont mis à bas un millénaire et plus de<br />

pratiques, de règles, de disciplines, d’habitudes bien établies qui semblaient immuables et<br />

définitivement consacrées par l’usage. Il n’est pas jusqu’à <strong>ce</strong>rtains principes doctrin<strong>au</strong>x qui<br />

n’aient été ébranlés. Bien entendu, <strong>ce</strong>s changements ont suscité des oppositions<br />

passionnées, des résistan<strong>ce</strong>s farouches, plus encore à l’intérieur de l’Eglise qu’à l’extérieur. On<br />

a frôlé le schisme. Et l’on peut donc craindre que ne se lève un fort mouvement de réaction. Il<br />

me semble pourtant que, dans bien des cas, on n’osera pas faire marche arrière, car toutes<br />

<strong>ce</strong>s innovations répondaient à une attente si vive de la part de be<strong>au</strong>coup de chrétiens engagés<br />

qu’ils les ont adoptées immédiatement, sans problèmes, et qu’elles se sont intégrées si<br />

profondément à la vie de l’Eglise qu’il serait maintenant très difficile de les en extirper.<br />

JEAN XXIV 7 Christian Singer


- Nous verrons bien et nous resterons vigilants. En attendant, nous allons entrer dans le vif de<br />

nos sujets <strong>au</strong> cours de <strong>ce</strong>s conversations avec la cardinale Jeanne qui a promis de nous tenir<br />

un langage simple et ac<strong>ce</strong>ssible à tous. Condition d’<strong>au</strong>tant plus né<strong>ce</strong>ssaire à observer que ses<br />

propos, recueillis sur notre chaîne PAX, fondée, rappelons-le, par Jean XXIV lui-même, sont<br />

diffusés et traduits dans une <strong>ce</strong>ntaine de pays à destination de millions de gens qui ne sont<br />

évidemment pas tous rompus <strong>au</strong>x subtilités de la théologie et de la langue ecclésiastique.<br />

-J. Rassurez-vous, cher ami ! Vous savez bien que, suivant l’exemple du pape défunt, la<br />

plupart des clercs ont renoncé à utiliser la fameuse langue de bois qui fut si longtemps en<br />

honneur parmi eux et qui se caractérisait par un style tellement ampoulé, équivoque et allusif<br />

que seuls les vaticanologues expérimentés pouvaient la déchiffrer. Nous, nous avons pris<br />

l’habitude de nous exprimer de manière claire et nette, franche et drue. Et l’on nous a<br />

be<strong>au</strong>coup reproché, dans <strong>ce</strong>rtains milieux, <strong>ce</strong>s façons directes et dénuées de tout artifi<strong>ce</strong>,<br />

qu’ils jugeaient insuffisamment nuancées, imprudentes et même brutales. Disons, pour<br />

reprendre une célèbre formule, que, pour nous, le langage n’est pas fait pour dissimuler ou<br />

déguiser la pensée, ou même pour la présenter sur un mode quasi ésotérique et<br />

insaisissable !<br />

- Parfait ! Vous allez donc in<strong>au</strong>gurer <strong>ce</strong>tte volonté de transparen<strong>ce</strong> en nous décrivant le<br />

cheminement intérieur qui a conduit Jean XXIV sur la voie des mutations décisives.<br />

-J. Autant que je puisse le retra<strong>ce</strong>r ! Voilà comment les choses se sont passées, si j’en crois<br />

<strong>ce</strong>rtaines de ses confiden<strong>ce</strong>s. Il est parti d’un terrible constat portant sur notre monde<br />

planétaire, qui a suscité chez lui, dans un deuxième temps, la forte conviction que les Eglises<br />

chrétiennes pouvaient, à condition de se réformer en profondeur, contribuer effica<strong>ce</strong>ment à<br />

son s<strong>au</strong>vetage, enfin il a essayé de trouver dans les comportements du Christ, tels qu’ils sont<br />

rapportés par les Evangiles, le modèle pratique, évident et incontestable d’une action<br />

reconstructri<strong>ce</strong>.<br />

- Nous commençons donc par le constat, qui s’est révélé accablant, si j’ai bien compris.<br />

-J. Certes, et chacun d’entre nous <strong>au</strong>rait pu faire le même, il y a une quinzaine d’années,<br />

tellement il comportait de données obvies qui n’ont hélas! pas toutes disparu, tant s’en f<strong>au</strong>t !<br />

Le plus affreux, c’est que leur effrayante énumération, même très succincte (comme <strong>ce</strong>lle à<br />

laquelle je vais procéder) ne suscite guère l’indignation qui serait à sa mesure. Be<strong>au</strong>coup de<br />

gens sont blasés, habitués à <strong>ce</strong>s listes de l’horreur et excipent, de plus ou moins bonne foi, de<br />

leur impuissan<strong>ce</strong>. Ils se rallient à <strong>ce</strong>tte parole d’un écrivain affirmant qu’on ne peut pas vivre<br />

sans une bonne dose d’indifféren<strong>ce</strong> et d’insensibilité.<br />

- Il n’en est tout de même pas ainsi des militants qui essaient de promouvoir des<br />

améliorations en tous domaines.<br />

-J. Soit, mais il f<strong>au</strong>t reconnaître que leur action est généralement limitée et fragmentaire. Ils<br />

interviennent trop souvent à la surfa<strong>ce</strong> des choses, sans atteindre la racine des m<strong>au</strong>x contre<br />

lesquels ils luttent, et ils s’occupent de secteurs particuliers sans les « contextualiser »<br />

(comme disait <strong>au</strong>trefois Edgar Morin) dans un ensemble plus vaste. Ainsi en restent-ils à un<br />

réformisme qui ne dérange vraiment personne, qui ne modifie rien en profondeur, qui laisse<br />

subsister les c<strong>au</strong>ses structurelles des ignominies qu’ils prétendent combattre et qui se<br />

renouvellent donc constamment, quitte à adopter des formes inédites et trompeuses, comme<br />

c’est, par exemple, le cas pour l’esclavage. L’ancien prix Nobel portugais Saramago ne disait-il<br />

JEAN XXIV 8 Christian Singer


pas en substan<strong>ce</strong> que le réformisme consiste à changer tout <strong>ce</strong> qu’il est né<strong>ce</strong>ssaire de<br />

changer pour ne rien changer !<br />

- Vous suggérez que Jean XXIV s’est fait le champion de <strong>ce</strong>tte voie révolutionnaire que vous<br />

préconisez à sa suite.<br />

-J. C’est l’éviden<strong>ce</strong>. Et lui-même ne faisait que se conformer <strong>au</strong> modèle incarné par le Christ.<br />

- Ce qui leur a valu, à tous les deux, be<strong>au</strong>coup d’ennuis… Mais, après <strong>ce</strong>tte digression sur la<br />

bonne méthode à adopter pour changer le monde, revenons-en <strong>au</strong> constat initial.<br />

-J. On s’excuserait presque d’avoir à rapporter tant de « banalités », <strong>au</strong>ssi épouvantables<br />

soient-elles. Pendant la seule durée de notre entretien, combien de milliers d’êtres humains<br />

<strong>au</strong>ront-ils perdu la vie dans des circonstan<strong>ce</strong>s inadmissibles ? Ils <strong>au</strong>ront subi une mort<br />

violente, prématurée, souvent douloureuse que nous devrions tous ressentir comme un<br />

scandale insupportable. Certains d’entre eux, il est vrai, <strong>au</strong>ront pu la provoquer par des f<strong>au</strong>tes<br />

personnelles. Mais la grande majorité <strong>au</strong>ra principalement, sinon exclusivement, été victime<br />

de la malignité, individuelle ou collective, de la « préhumanité ». Je reprends ici le terme<br />

énergique et imagé qu’affectionnait le pape Jean pour décrire l’état de primitivisme, de<br />

s<strong>au</strong>vagerie et d’arriération morale dans lequel stagnaient, selon lui, les pseudo-sociétés depuis<br />

le Mésolithique.<br />

- Le seul emploi de <strong>ce</strong> mot lui a aliéné be<strong>au</strong>coup de sympathies.<br />

-J. Bien sûr, on a crié à l’exagération et <strong>au</strong> dénigrement systématique d’un monde qui avait<br />

compté tant de génies de la culture, de l’intellect, des technologies, etc., sans vouloir se<br />

rendre compte que le pape ne contestait ni l’extraordinaire progression des scien<strong>ce</strong>s ni leurs<br />

retombées parfois bienfaisantes, pas plus qu’il n’ignorait la merveilleuse floraison des arts<br />

depuis des millénaires, mais qu’il se refusait à confondre la progression et la création des<br />

choses avec le véritable progrès des personnes qui en est indépendant et qui revêt un<br />

caractère « humain », existentiel, moral et spirituel. Le paradoxe, comme une expérien<strong>ce</strong><br />

multimillénaire l’a montré, est que la première peut se développer brillamment et indéfiniment<br />

tandis que le second stagne ou « recule ».<br />

- Finalement, <strong>ce</strong> n’est pas si étonnant, puisqu’il s’agit de domaines qui n’ont <strong>au</strong>cun lien entre<br />

eux. Les grandes oeuvres sont le fruit de capacités « techniques » ex<strong>ce</strong>ptionnelles, de dons,<br />

d’aptitudes singulières qui vous sont donnés <strong>au</strong> point de départ et que l’on se contente<br />

d’exploiter, dans la facilité ou dans les affres. Tandis que les avancées <strong>au</strong>thentiquement<br />

« spirituelles » sont le résultat de tout un parcours, <strong>ce</strong>rtes accompli avec l’aide de Dieu, mais<br />

qui se fait à contre-courant, nullement à partir de prédispositions innées. C’est tout le<br />

contraire : il f<strong>au</strong>t se battre contre soi-même (je veux dire contre toutes sortes de pulsions<br />

défavorables) et contre le monde « extérieur » pour accéder à un nive<strong>au</strong> supérieur de lucidité<br />

et de charité déterminant des modes d’existen<strong>ce</strong> et d’engagement sus<strong>ce</strong>ptibles de transformer<br />

en profondeur, dans le sens de la paix, de l’harmonie et de l’amour, les relations mutuelles<br />

entre tous les êtres vivant sur notre planète. De sorte que la même entité « préhumaine » peut<br />

très bien réaliser des merveilles sur un plan « culturel » et scientifique (peinture, architecture,<br />

philosophie, histoire, littérature, théories et techniques d’avant-garde...) et demeurer, dans le<br />

même temps, fruste et primitive. Le génie voisine facilement avec l’inévolution et, même, avec<br />

la barbarie. Mais je vois que nous allons de digressions en digressions, intéressantes <strong>ce</strong>rtes,<br />

mais plus ou moins éloignées du sujet, et qu’il est né<strong>ce</strong>ssaire de rallier notre cap. Ce qui<br />

signifie, Jeanne, qu’il va bien falloir vous résigner à débiter les chapitres de <strong>ce</strong> catalogue<br />

JEAN XXIV 9 Christian Singer


d’horreurs que tout le monde serait en mesure de dresser et qui sont tellement courantes et<br />

innombrables que leur énoncé, même très sommaire, risque de provoquer be<strong>au</strong>coup plus<br />

d’ennui que de gêne parmi nos contemporains.<br />

-J. Ce ne fut justement pas le cas pour Jean XXIV qui les prit intensément à coeur. Afin<br />

d’illustrer mon propos évoquant toutes les vies f<strong>au</strong>chées de la manière la plus inique pendant<br />

la seule durée de notre entretien, je citerai pêle-mêle, parmi les c<strong>au</strong>ses de <strong>ce</strong>tte hécatombe,<br />

les guerres de toutes sortes, à bases ethnique, économique, néo-colonialiste, etc, qui<br />

sévissent par dizaines à la surfa<strong>ce</strong> de la Terre, parfois dans l’oubli le plus complet, et qui<br />

atteignent de plus en plus de civils, les attentats « terroristes », la misère et la famine, les<br />

maladies infectieuses et, plus spécialement, tropicales (tuberculose, sida..) qui ravagent<br />

d’abord les pays sous-développés, les empoisonnements par l’e<strong>au</strong> contaminée ou par l’abus<br />

du tabac, de l’alcool et des drogues, les assassinats, les avortements, <strong>ce</strong>rtaines formes<br />

d’euthanasie, les suicides, les accidents de la route et du travail, les exécutions « légales » et<br />

tous les <strong>au</strong>tres crimes commis par les Etats, qui peuvent comprendre tortures, violen<strong>ce</strong>s et<br />

sévi<strong>ce</strong>s physiques ou mor<strong>au</strong>x à l’origine de décès survenus dans les commissariats, les<br />

prisons, les bagnes clandestins, sur la voie publique ou à la suite de contraintes inadmissibles<br />

exercées par les fiscs, mais qui, de manière plus insidieuse et moins spectaculaire, se<br />

produisent à la suite des incroyables négligen<strong>ce</strong>s perpétrées par l’ensemble des<br />

Administrations, par <strong>ce</strong>lles des Armées (<strong>au</strong> cours de manœuvres ou <strong>au</strong>trement), ou même par<br />

<strong>ce</strong>lles qui n’ont pas de vocation guerrière ou répressive, comme <strong>ce</strong>lles des Transports ou des<br />

Santés publiques (maladies nosocomiales, accidents liés <strong>au</strong>x vaccinations, <strong>au</strong>x opérations<br />

chirurgicales ou à l’incompatibilité entre médicaments, en Fran<strong>ce</strong>, par exemple, affaires du<br />

sang contaminé, de l’amiante, de la canicule…).<br />

- Voilà un petit résumé terrifiant, quoique bien incomplet…<br />

-J. ...qu’il f<strong>au</strong>t compléter en évoquant tous <strong>ce</strong>ux qui survivent dans des conditions<br />

abominables ou sont victimes d’abus intolérables : nouvelles formes d’esclavage plus ou<br />

moins occultes (cargos pourris, mines, plantations, ateliers clandestins, domesticité…),<br />

exploitation for<strong>ce</strong>née des travailleurs asiatiques, américains, africains par leurs propres maîtres<br />

ou du fait de la délocalisation, malnutrition, pollutions variées, pathologies graves, viols,<br />

maltraitan<strong>ce</strong>s domestiques, discriminations raciales, sexuelles, religieuses, etc., incarcérations<br />

avilissantes et destructri<strong>ce</strong>s, innombrables violations des droits et des libertés de l’Homme<br />

dont se rendent ouvertement coupables les dictatures « à couper <strong>au</strong> coute<strong>au</strong> », mais <strong>au</strong>ssi<br />

maints régimes qui se disent démocratiques tout en foulant <strong>au</strong>x pieds les nobles principes<br />

dont ils prétendent se réclamer, analphabétisme et non-accès à l’instruction, à la culture et à<br />

la communication.<br />

- En n’oubliant pas, si je puis me permettre d’intervenir pour vous laisser reprendre votre<br />

souffle, que tous <strong>ce</strong>s flé<strong>au</strong>x se développent sur un fond scandaleux d’injusti<strong>ce</strong>s et d’inégalités<br />

renforcées par la mondialisation libérale et soutenues par des Etats compli<strong>ce</strong>s et profiteurs<br />

qui, à vrai dire, n’ont qu’à filer doux, car ils ne disposent d’<strong>au</strong>cun moyen pour s’opposer <strong>au</strong>x<br />

tyrans qui les gouvernent : organismes internation<strong>au</strong>x et superpuissan<strong>ce</strong>s politiques, et plus<br />

encore, les grands monstres privés tels que les multinationales ou <strong>ce</strong>rtains ploutocrates qui<br />

recourent sur une grande échelle et sans la moindre vergogne à toutes les formes de<br />

corruption, de détournement de fonds, de blanchiment d’argent et d’évasion dans les paradis<br />

fisc<strong>au</strong>x.<br />

-J. Le résultat est que <strong>ce</strong>rtaines collectivités et <strong>ce</strong>rtains individus regorgent de biens inutiles<br />

qu’ils accumulent à plaisir tandis que des millions de personnes sont dénuées de tout ou<br />

JEAN XXIV 10 Christian Singer


pâtissent d’un nive<strong>au</strong> de vie extrêmement bas. Rappelons que lors de l’avènement de Jean<br />

XXIV 80% de la richesse mondiale était détenue par 15% des habitants les plus favorisés.<br />

- Alors une question s’impose : la situation s’est-elle améliorée depuis <strong>ce</strong>tte époque et, en<br />

particulier, grâ<strong>ce</strong> <strong>au</strong>x efforts du pape ?<br />

-J. Tous les observateurs s’accordent pour l’affirmer. L’<strong>au</strong>torité que lui avait procurée ses<br />

expérien<strong>ce</strong>s passées et ses dénonciation véhémentes, précises et bien ciblées, ont obligé<br />

<strong>ce</strong>rtaines entreprises et <strong>ce</strong>rtains pays à changer de méthodes et à redistribuer moins<br />

inéquitablement les ressour<strong>ce</strong>s à <strong>ce</strong>ux qui les avaient produites. Des tentatives be<strong>au</strong>coup plus<br />

importantes, qui se situaient dans le droit fil des Accords de Monterey et remettaient en c<strong>au</strong>se<br />

les principes mêmes de l’économie capitaliste, ont été effectuées avec succès dans plusieurs<br />

pays d’Afrique et d’Amérique latine où l’usage et l’échange des biens et des servi<strong>ce</strong>s<br />

commun<strong>au</strong>taires se sont substitués à une appropriation trop exclusive et trop individualisée,<br />

provoquant ainsi une h<strong>au</strong>sse considérable du nive<strong>au</strong> de vie sans pour <strong>au</strong>tant inst<strong>au</strong>rer<br />

l’uniformité des goûts et des activités, ni les contraintes du collectivisme.<br />

- Au grand effroi du Gang des prédateurs planétaires dont le monopole a été sérieusement<br />

ébranlé et qui craignent que <strong>ce</strong>s réussites fassent tache d’huile ! Mais je crois que vous n’en<br />

avez pas fini avec le table<strong>au</strong> des dégâts observés par Jean XXIV <strong>au</strong> moment où il prit ses<br />

fonctions, et immédiatement stigmatisés par lui avec une for<strong>ce</strong> inouïe dans une encyclique<br />

in<strong>au</strong>gurale qui a fait date.<br />

-J. Oui, il n’avait pas l’habitude d’y aller par quatre chemins et <strong>ce</strong> premier grand texte officiel<br />

surprit et choqua par la vivacité de son ton et la fermeté de <strong>ce</strong>rtaines de ses condamnations.<br />

Les dégâts <strong>au</strong>xquels vous venez de faire allusion con<strong>ce</strong>rnaient la Nature. Mais le pape en<br />

distinguait deux sortes. La première ne gênait personne, <strong>au</strong> moins en surfa<strong>ce</strong>, car elle<br />

comprenait des dommages signalés depuis longtemps, que tout le monde (il fallait lisser<br />

l’opinion publique dans le sens du poil et adopter l’attitude correcte, moderne et vertueuse qui<br />

vous en faisait bien voir !) affectait de déplorer plus ou moins sincèrement, y compris les<br />

grands responsables qui multipliaient les promesses hypocrites d’y mettre fin ! Vous voyez à<br />

quel genre de calamités je veux faire allusion : pollution diffuse et quasi universelle des airs,<br />

des e<strong>au</strong>x maritimes, des rivières, des sols, liée <strong>au</strong> fonctionnement des voitures et des usines, à<br />

l’abus des engrais, à l’accumulation des déchets domestiques, industriels, militaires, <strong>au</strong>x<br />

dégazages des tankers, à <strong>ce</strong>rtaines catastrophes océaniques ou terrestres finalement moins<br />

préjudiciables que le train-train quotidien.<br />

- Permettez que je vous soulage un moment en prenant la suite. Il f<strong>au</strong>t ajouter à la liste les<br />

phénomènes de désertification et de déforestation, la disparition accélérée de nombreuses<br />

espè<strong>ce</strong>s vivantes, l’émission des gaz à effet de serre qui semble bien provoquer un<br />

dérèglement des climats, marqué par l’<strong>au</strong>gmentation rapide des températures (elle-même<br />

génératri<strong>ce</strong> d’une élévation du nive<strong>au</strong> des mers accompagnée d’invasions et de<br />

recouvrements continent<strong>au</strong>x et insulaires) et, de manière encore plus inquiétante, un<br />

déséquilibre général dans le fonctionnement de tous les systèmes de régulation (courants<br />

maritimes, atmosphériques etc.) qui nous rendent la Terre accueillante, mais pour combien<br />

de temps encore ?<br />

-J. N’est-il pas significatif que prolifèrent les catastrophes naturelles et les excès climatiques, y<br />

compris, pour <strong>ce</strong>rtains d’entre eux comme les tornades ou les sécheresses ex<strong>ce</strong>ptionnelles,<br />

dans des régions où ils étaient parfaitement inconnus ou ne sévissaient pas avec une telle<br />

JEAN XXIV 11 Christian Singer


nocivité. On dirait que notre planète, exaspérée par les innombrables agressions dont elle est<br />

l’objet, se venge à sa façon…<br />

- Là, vous frôlez l’hérésie, du moins <strong>au</strong>x yeux des rationalistes qui s’insurgent contre les<br />

théories accordant « globalement » à la Terre un statut d’organisme vivant et quasi<br />

personnel !<br />

-J. Votre intervention me conduit à évoquer la deuxième sorte de « nuisan<strong>ce</strong>s » dont la<br />

dénonciation énergique sentait elle <strong>au</strong>ssi le soufre et c<strong>au</strong>sa un véritable scandale chez<br />

be<strong>au</strong>coup de « fidèles » (?). Jusqu’alors, le pape n’était pas sorti d’un consensus <strong>au</strong>quel<br />

même ses adversaires acharnés se croyaient obligés, par intérêt, de faire semblant de<br />

souscrire. Toutes les observations faites avec des trémolos dans la voix s’inscrivaient <strong>au</strong> sein<br />

d’un contexte « environnementaliste » qui considérait les ressour<strong>ce</strong>s minérales terrestres ainsi<br />

que les anim<strong>au</strong>x et les végét<strong>au</strong>x comme une sorte de simple « garniture » destinée à mettre<br />

en valeur et à sustenter le roi de l’assiette, l’homme, devenu en fait le parasite et le « piqueassiette<br />

» d’une nature qui devait entièrement et uniquement se consacrer et se sacrifier à ses<br />

besoins, réels ou prétendus, et à ses capri<strong>ce</strong>s.<br />

- Jean XXIV osait s’attaquer à un principe de base, presque à un dogme, à <strong>ce</strong> fameux<br />

anthropo<strong>ce</strong>ntrisme qui semblait canonisé par l’Ecriture, non seulement par les célèbres<br />

passages de la Genèse et les répugnantes prescriptions sacrificielles contenues dans le<br />

Pentateuque, mais par l’ensemble de la Bible qui, s<strong>au</strong>f ex<strong>ce</strong>ptions comme à la fin du <strong>livre</strong> de<br />

Jonas ou à propos de Balaam, ne manifeste <strong>au</strong>cune sympathie pour les anim<strong>au</strong>x ni <strong>au</strong>cun<br />

intérêt, sinon purement utilitaire. Les textes sacrés paraissaient avaliser la con<strong>ce</strong>ption<br />

monstrueuse (et les cruelles pratiques qui en découlent) d’un Homme Despote régnant sans<br />

partage et sans limites sur des créatures que Dieu <strong>au</strong>rait suscitées uniquement pour qu’il en<br />

dispose à son gré et satisfasse ses appétits.<br />

-J. Et il notait que <strong>ce</strong>s manières de voir grossières et cruelles étaient malheureusement<br />

communes <strong>au</strong>x trois monothéismes, ajoutant qu’elles déshonoraient tout à la fois Dieu, les<br />

hommes et les anim<strong>au</strong>x, sans parler des plantes ! Mais nous <strong>au</strong>rons l’occasion de reparler de<br />

<strong>ce</strong>s questions puisque siège maintenant <strong>au</strong> Vatican une Commission tout exprès instituée<br />

pour les faire avan<strong>ce</strong>r et favoriser chez les chrétiens et, si possible, chez les <strong>au</strong>tres, un complet<br />

changement d’attitude à l’égard de leurs co-créatures. Le chemin sera long pour y parvenir,<br />

car be<strong>au</strong>coup d’entre eux continuent à ne per<strong>ce</strong>voir dans <strong>ce</strong>s initiatives qu’un sentimentalisme<br />

exagéré sus<strong>ce</strong>ptible de détourner vers les « bêtes » une sollicitude qu’on ferait mieux de<br />

consacrer <strong>au</strong>x hommes, alors que, pour Jean XXIV, d’une part, elles avaient une justification<br />

théologique fondamentale puisque, d’après lui, la façon ordinaire et approuvée par les<br />

religions de traiter les vivants non-humains remettait en c<strong>au</strong>se la « nature » même de Dieu et<br />

ses qualités, et que, d’<strong>au</strong>tre part, s’il admettait volontiers le slogan traditionnel des opposants<br />

selon lequel il ne s<strong>au</strong>rait y avoir amour des anim<strong>au</strong>x sans amour des hommes, il estimait que<br />

la formule inverse était tout <strong>au</strong>ssi vraie.<br />

- Jeanne, avons-nous rassemblé tous les princip<strong>au</strong>x éléments du terrible constat effectué à<br />

l’<strong>au</strong>be de son pontificat par Jean XXIV qui, à l’instar de ses contemporains les plus lucides,<br />

considérait que l’humanité semblait se hâter vers sa perte en une course effrénée et inexorable<br />

à l’abîme ?<br />

-J. Ce qui serait merveilleux, c’est que l’Histoire reconnaisse un jour que c’est grâ<strong>ce</strong> à son<br />

impulsion que <strong>ce</strong>tte dégringolade infernale a été, pour le moins, interrompue. Mais, bien sûr,<br />

à l’heure actuelle, rien n’est encore définitivement gagné. A nous de poursuivre. Quant à notre<br />

JEAN XXIV 12 Christian Singer


description, elle n’avait évidemment pas la prétention d’être exh<strong>au</strong>stive, mais de créer une<br />

impression d’ensemble dont la tonalité sinistre ne pouvait être mise en doute. Cependant, elle<br />

ne se suffit pas à elle-même et le pape insistait sur l’explication globale qu’il en donnait. Pour<br />

lui, toutes <strong>ce</strong>s calamités avaient une sour<strong>ce</strong> commune : le rejet de Dieu par une préhumanité<br />

qui s’Y était substituée. Réalité très ancienne, <strong>ce</strong>rtes, mais plus que jamais significative et<br />

catastrophique dans ses applications. Le tentateur promettait <strong>au</strong>x hommes qu’ils seraient<br />

comme des dieux et Protagoras estimait qu’ils devaient être la mesure et la fin de toutes<br />

choses.<br />

- Si je me souviens bien, le pape faisait remonter à la plus h<strong>au</strong>te antiquité une sorte de<br />

déraillage (le vrai péché originel) qui avait consisté à « s’installer » (mot-clé dans son<br />

vocabulaire) sur Terre pour en jouir et en profiter en la mettant en coupe déréglée et en la<br />

soumettant à sa tyrannie, tout en se déchirant elle-même en riv<strong>au</strong>x acharnés à se procurer les<br />

meilleurs mor<strong>ce</strong><strong>au</strong>x. C’est, toujours selon lui, <strong>au</strong> Mésolithique (environ 10.000 ans av. J.C.),<br />

en <strong>ce</strong>tte période où commen<strong>ce</strong> à se développer <strong>au</strong> Moyen Orient la sédentarité, l’agriculture<br />

et l’élevage qui se répandront lentement jusqu’en Europe occidentale <strong>au</strong> cours des millénaires<br />

suivants, que l’espè<strong>ce</strong> humaine avait fait les choix pernicieux qu’elle n’avait <strong>ce</strong>ssé de confirmer<br />

par la suite.<br />

-J. Il les résumait en une triple formule qui n’a malheureusement rien perdu de son acuité et<br />

de sa pertinen<strong>ce</strong> à l’âge moderne, bien <strong>au</strong> contraire. La soif de jouissan<strong>ce</strong>, ordonnée à la<br />

recherche de voluptés, de bonheurs, de bien-être pas forcément vulgaires (rappelons-nous<br />

Epicure, Hora<strong>ce</strong>, Montaigne), mais toujours plus ou moins égo<strong>ce</strong>ntriques, narcissiques et, <strong>ce</strong><br />

qui est encore plus grave, déresponsabilisants, par<strong>ce</strong> que même en leurs formes les plus<br />

élevées (quête de plaisirs « supérieurs », mor<strong>au</strong>x, esthétiques, philosophiques, relationnels<br />

comme un <strong>ce</strong>rtain type « d’amitié » intéressée), ils n’ont pour but et pour résultat que<br />

l’obtention du confort, qui asservit l’homme à ses sensations et à ses sentiments et donc le<br />

dégrade, même lorsqu’ils sont élégants et raffinés, par<strong>ce</strong> qu’ils l’amènent à se replier et à se<br />

renfermer sur lui-même, et à se couper de sa vocation démiurgique.<br />

- Le deuxième volet du triptyque était logiquement la volonté de puissan<strong>ce</strong> qui s’effor<strong>ce</strong>, <strong>au</strong><br />

prix d’une mêlée impitoyable qui élimine les concurrents et pille la Nature, de satisfaire <strong>au</strong><br />

maximum l’hédonisme individuel ou tribal en conquérant de h<strong>au</strong>te lutte les meilleures parts et<br />

les plus nombreuses. Le pape en distinguait trois composantes, toujours à l’oeuvre dans le<br />

monde contemporain : l’esprit de domination, qui tente de s’imposer <strong>au</strong> plus grand nombre<br />

possible d’êtres vivants, l’esprit de compétition qui, ch<strong>au</strong>dement recommandé et<br />

universellement célébré, continue à sévir en tous domaines, scolaire, professionnel,<br />

économique, sportif, etc., et l’esprit d’appropriation qui s’applique <strong>au</strong>x personnes comme <strong>au</strong>x<br />

objets (biens, territoires, salariés pour les patrons, pseudo-citoyens pour les Etats, enfants<br />

pour les parents, maris et femmes entre eux, etc.)<br />

-J. Il est facile d’imaginer qu’avec de telles théories le pape ne s’est pas fait que des amis et<br />

qu’il a même profondément heurté les mentalités, chrétiennes ou non, <strong>au</strong> point que <strong>ce</strong>rtains<br />

dévots n’ont pas manqué de voir en lui l’Antéchrist annoncé par l’Apocalypse ! Pour<br />

couronner le tout et achever de se faire honnir, il s’en prenait à <strong>ce</strong> qu’il appelait curieusement<br />

le détournement de connaissan<strong>ce</strong>. Il voulait dénon<strong>ce</strong>r par là (je ne fais que résumer des<br />

questions difficiles que nous retrouverons plus loin) une triple déviation. La première,<br />

théorique, crée une confusion volontaire entre les notions, les savoirs et les savoir-faire, bref<br />

les connaissan<strong>ce</strong>s pratiques fournies par les scien<strong>ce</strong>s, et la véritable Connaissan<strong>ce</strong>, qui<br />

consiste en un déchiffrage, par des voies rationnelles tout à fait éloignées de la méthode<br />

expérimentale, du Sens répandu par Dieu dans sa Création. La deuxième dérive, tout à fait<br />

JEAN XXIV 13 Christian Singer


évidente <strong>ce</strong>lle-ci, tient à <strong>ce</strong> que <strong>ce</strong>s connaissan<strong>ce</strong>s, effica<strong>ce</strong>s dans leur domaine, ont été mises<br />

massivement <strong>au</strong> servi<strong>ce</strong> de la soif de jouissan<strong>ce</strong> et de la volonté de puissan<strong>ce</strong> pour en<br />

décupler les ravages, ainsi que nous l’ont montré l’apparition et le maniement sur une grande<br />

échelle de technologies destructri<strong>ce</strong>s terrifiantes tout <strong>au</strong>tant que de perfectionnements<br />

fastueux et de réalisations luxueuses engageant d’énormes dépenses superflues et réservées à<br />

une petite minorité. Le troisième glissement, parfaitement hypocrite, réside dans l’invention de<br />

philosophies ou de prétendues « sagesses » et « spiritualités » destinées, soit à justifier ou à<br />

dissimuler les errements préhumains, soit à en sous-estimer la nocivité.<br />

- Mais, tout de même, Dieu s’est manifesté personnellement pour endiguer <strong>ce</strong>tte poussée<br />

générale de la préhumanité vers son propre anéantissement ! C’est le Yahvé du Premier<br />

Testament et, de manière encore be<strong>au</strong>coup plus éclatante, le Christ des Evangiles, si l’on<br />

ac<strong>ce</strong>pte de voir en Lui son Incarnation.<br />

-J. Certes ! Mais rappelez-vous les faits ! Ca s’est plutôt mal terminé pour Jésus ! Et l’on<br />

pourrait avan<strong>ce</strong>r que Yahvé n’a pas été mieux traité. Je m’explique. Dans le premier cas, on<br />

pousse le rejet jusqu’à l’élimination physique, mais dans le second, on prête à Dieu des<br />

discours et des agissements tout à fait indignes de Lui. La même conclusion se dégage de la<br />

lecture du Coran qui nous décrit un Allah bien peu reluisant qui se complaît dans la<br />

rumination de ses ressentiments et de ses désirs de revanche et de vengean<strong>ce</strong>. En somme, ou<br />

bien la « crédibilité » de Dieu est très gravement entachée par<strong>ce</strong> que les religions officielles,<br />

prenant le relais de <strong>ce</strong>rtaines parties des Ecritures, Lui font tenir des propos inadmissibles et<br />

l’utilisent pour en faire le garant et le champion de c<strong>au</strong>ses meurtrières et scandaleuses, ou<br />

bien il apparaît, à travers les textes sacrés, comme un personnage admirable, mais<br />

profondément gênant, que l’on se hâte d’écarter en recourant <strong>au</strong>x grands moyens. D’une<br />

manière ou d’une <strong>au</strong>tre, la préhumanité, y compris ecclésiastique, maltraite Dieu et ne<br />

cherche apparemment qu’à s’en débarrasser, soit en le maquillant, en le déconsidérant, en lui<br />

faisant porter les casaques les plus ridicules ou les plus monstrueuses, soit en le mettant à<br />

mort après l’avoir fait passer pour un dangereux trublion, un agitateur insensé ou un doux<br />

rêveur dont les chimères pourraient se révéler tout <strong>au</strong>ssi pernicieuses dans la mesure où elles<br />

feraient naître des idées subversives dans quelques <strong>ce</strong>rve<strong>au</strong>x dérangés.<br />

-Mais, en définitive, la préhumanité, y compris ecclésiastique comme vous dîtes, a tout de<br />

même raté son coup, puisque, si elle est parvenue à supprimer la personne de Jésus, elle n’a<br />

pas réussi (<strong>ce</strong> qui constitue peut-être un véritable miracle !) à étouffer le message qu’il nous a<br />

laissé à travers <strong>ce</strong>rtains de ses propos et, <strong>ce</strong> qui est <strong>au</strong>ssi important, de ses comportements.<br />

-J. Et pourtant, les théologiens, les exégètes, les moralistes n’ont pas manqué, qui se sont<br />

ingéniés à le rendre inoffensif, à oblitérer sa simplicité fulgurante, sa for<strong>ce</strong> explosive et<br />

décapante en lui infligeant des interprétations édulcorantes, tendancieuses, falsificatri<strong>ce</strong>s, et<br />

en plaquant sur lui une anthropologie, une morale et, même une théologie, qui lui étaient<br />

étrangères et qui le contredisaient. De toutes <strong>ce</strong>s questions essentielles, nous <strong>au</strong>rons<br />

l’occasion de reparler.<br />

- Vous êtes d’une sévérité inouïe !<br />

-J. Si l’on ne se montre pas intransigeant avec les siens, on perd le droit de s’adresser <strong>au</strong>x<br />

<strong>au</strong>tres !<br />

JEAN XXIV 14 Christian Singer


- Justement, parlons-en, de <strong>ce</strong>s <strong>au</strong>tres, bien que la distinction paraisse un peu artificielle,<br />

puisque, si j’ai bien compris, à l’avènement de Jean XXIV, la préhumanité, pour reprendre <strong>ce</strong><br />

mot qui vous a valu tant de critiques, englobait une grande partie de l’Eglise !<br />

-J. On peut l’exprimer ainsi... tout en jugeant que, depuis <strong>ce</strong>tte époque, elle a quelque peu<br />

reculé, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières.<br />

-Parlons donc de <strong>ce</strong>tte deuxième catégorie et, tout spécialement, des adversaires déclarés de<br />

l’Eglise qui, nonobstant le formidable époussetage pontifical, persistent à la combattre parfois<br />

sans merci.<br />

-J. Il est vrai que le pape a considérablement aggravé son cas en s’en prenant vertement à eux<br />

et à l’idéologie des Lumières qui les inspirait.<br />

- Je me souviens du scandale ainsi déchaîné et des accusations d’obscurantisme dont il a<br />

naturellement été l’objet.<br />

-J. En fait, il s’agissait tout simplement de procéder à une démystification tout en<br />

reconnaissant des « circonstan<strong>ce</strong>s atténuantes » <strong>au</strong>x philosophes français du XVIIIème siècle<br />

et à leurs disciples. Plus que jamais, l’Eglise (et spécialement le h<strong>au</strong>t clergé) donnait d’ellemême<br />

l’image désastreuse d’une puissan<strong>ce</strong> de plus en plus envahissante et arrogante, encore<br />

ac<strong>ce</strong>ntuée par la « réaction nobiliaire » sévissant à l’époque. Citons, la liste exh<strong>au</strong>stive serait<br />

longue, ses compromissions avec les pouvoirs temporels, son intoléran<strong>ce</strong> dans les domaines<br />

religieux et mor<strong>au</strong>x, son conservatisme archaïque en matière politique et sociale, sa mainmise<br />

sur l’éducation et les soins hospitaliers que ne justifiaient pas complètement la caren<strong>ce</strong> de<br />

l’Etat et les servi<strong>ce</strong>s rendus, le rejet de toutes les innovations intellectuelles et des découvertes<br />

scientifiques qui pouvaient ébranler les édifi<strong>ce</strong>s dogmatiques intangibles qu’elle avait bâtis<br />

dans tous les secteurs du savoir, religieux ou profane.<br />

- Le pire était qu’elle avait habitué tout le monde, y compris ses ennemis, à considérer que<br />

Dieu s’identifiait pleinement à elle, que leur coïnciden<strong>ce</strong> était totale, qu’elle exprimait<br />

parfaitement Sa volonté et donc, selon le célèbre adage, qu’on ne pouvait effectuer son salut<br />

sans en faire partie ouvertement et se soumettre à ses injonctions, s<strong>au</strong>f le cas des « païens” »<br />

qui étaient dans l’impossibilité matérielle de la connaître, mais qui, par leurs vertus et par leurs<br />

mérites, lui appartenaient sans le savoir ! Car il fallait toujours en revenir là ! Cette confusion<br />

était dramatique. Le « sort » de Dieu étant étroitement lié par l’Eglise <strong>au</strong> sien propre, les<br />

philosophes ont eu quelque excuse à ne pas les séparer et à jeter le bébé avec l’e<strong>au</strong> du bain.<br />

Ne poussons pas trop loin l’indulgen<strong>ce</strong> : même les plus fanatiques d’entre eux étaient bien<br />

assez intelligents pour se rendre compte (comme l’ont fait Rousse<strong>au</strong> et, à un moindre titre,<br />

Voltaire, à qui ils en ont tellement voulu !) que le problème de Dieu et <strong>ce</strong>lui de l’Eglise étaient<br />

distincts et qu’on pouvait donc très bien « réserver » le cas du Premier tout en envoyant<br />

promener son indigne représentante. Le seigneur de Ferney ne disait-il pas que « Dieu ne doit<br />

pas souffrir des sottises du prêtre ?».<br />

-J. On peut donc imaginer que <strong>ce</strong>rtains comportements intolérables de l’Eglise leur ont servi<br />

tout <strong>au</strong> plus d’ex<strong>ce</strong>llents prétextes pour justifier un agnosticisme ou un athéisme qui avaient<br />

pour dessein et pour but d’éliminer Dieu et de s’affranchir de sa tutelle. Rien de bien nouve<strong>au</strong><br />

ni de bien original dans <strong>ce</strong>tte prétention qui ne faisait que rejoindre les vieux rêves de<br />

la:préhumanité tels que nous les avons évoqués plus h<strong>au</strong>t. Mais il est vrai que <strong>ce</strong>s chimères se<br />

paraient d’un nouvel éclat dû, par exemple, à la brillante personnalité et <strong>au</strong> style de <strong>ce</strong>rtains de<br />

leurs <strong>au</strong>teurs, à l’ample et rapide diffusion de leurs idées que la <strong>ce</strong>nsure royale fut incapable<br />

JEAN XXIV 15 Christian Singer


de contrecarrer, à l’évolution sociale qui favorisait l’essor de toutes les catégories de la<br />

bourgeoisie, <strong>au</strong> progrès des connaissan<strong>ce</strong>s qui semblait leur donner Raison. Ce dernier mot<br />

est capital, car c’est en son nom et avec son aide exclusive que, primo, les nouve<strong>au</strong>x<br />

philosophies entendaient secouer le joug d’une Eglise figée dans une attitude passéiste et<br />

dominatri<strong>ce</strong>, et, sur <strong>ce</strong> point, on ne s<strong>au</strong>rait leur donner tort, et que, secundo, ils voulaient<br />

fonder <strong>ce</strong>tte <strong>au</strong>to-suffisan<strong>ce</strong> sur une idéologie des droits et des libertés de l’homme<br />

totalement détachée de Dieu... et des masses !<br />

- C’est là, bien sûr, où le bât blesse et où se manifestent donc <strong>au</strong> moins deux raisons qui<br />

attestent de l’insuffisan<strong>ce</strong> de la Raison, lorsqu’elle est coupée, en amont, de ses sour<strong>ce</strong>s<br />

trans<strong>ce</strong>ndantes et, en aval, de ses débouchés « populaires » ! Ces deux failles ne présentent<br />

évidemment pas en elles-mêmes (je ne parle pas de leurs conséquen<strong>ce</strong>s pratiques) la même<br />

gravité, la première se rapportant à des réalités fondamentales, la seconde, que je vais<br />

d’abord évoquer, étant simplement d’essen<strong>ce</strong> opportuniste et « classiste » ! Car chacun sait<br />

que <strong>ce</strong>s be<strong>au</strong>x messieurs (Montesquieu, Voltaire le « négrier », Diderot...) n’avaient pas<br />

vraiment la fibre sociale (c’est le moins que l’on puisse dire) et qu’ils assimilaient le peuple à<br />

une popula<strong>ce</strong> qui leur inspirait peur et mépris, qu’il fallait maintenir dans l’ignoran<strong>ce</strong> et dans la<br />

servitude, quitte à s’en servir plus tard <strong>au</strong> cours des « journées révolutionnaires » pour se<br />

débarrasser de la roy<strong>au</strong>té et de l’aristocratie. Après avoir ainsi permis à la bourgeoisie de<br />

conquérir le pouvoir, les classes populaires furent renvoyées dans leur misère et privées de<br />

toute participation politique et de toute amélioration économique. Et lorsqu’elles essayèrent<br />

de faire entendre leur voix et de réclamer leur dû, elles furent noyées dans leur propre sang<br />

par le bras armé d’intellectuels et de gros possédants qui n’avaient conçu leurs théories<br />

libératri<strong>ce</strong>s qu’à leur usage et à leur profit.<br />

-J. Et si nous abordons maintenant la première question, <strong>ce</strong>lle qui a trait <strong>au</strong>x principes, nous<br />

nous aper<strong>ce</strong>vons que les splendides théories échaf<strong>au</strong>dées par eux, même s’ils avaient<br />

sincèrement voulu en faire bénéficier tout le monde, se seraient écroulées comme des<br />

châte<strong>au</strong>x de carte, d’abord par<strong>ce</strong> qu’elles n’étaient que pures abstractions et, surtout, par<strong>ce</strong><br />

qu’elles reposaient sur le vide. Des « con<strong>ce</strong>pts » comme « citoyen » ou « nation » ne<br />

répondent à rien de concret. Mais <strong>ce</strong> qui était encore be<strong>au</strong>coup plus dramatique, c’est que<br />

toutes les notions et les « valeurs » relatives <strong>au</strong>x droits et <strong>au</strong>x libertés de l’homme ainsi qu’à la<br />

nature, à la mission et <strong>au</strong> fonctionnement de l’Etat, qui étaient constamment célébrées et<br />

magnifiées, n’étaient que du vent, quelles qu’aient été les bonnes intentions de <strong>ce</strong>ux qui le<br />

soufflaient. Ce n’étaient que superbes fictions inventées par de fécondes imaginations qui<br />

étaient déconnectées des faits et prenaient leurs désirs pour des réalités. Car il ne suffit pas<br />

qu’on m’affirme, même avec une foi à soulever les montagnes, que je suis bourré de<br />

prérogatives simplement liées à ma nature humaine pour que je le crois. Il f<strong>au</strong>t m’en donner<br />

des preuves, démontrer objectivement l’existen<strong>ce</strong> de <strong>ce</strong>s droits et de <strong>ce</strong>s libertés en les<br />

rattachant à une Valeur suprême qui les dépasse, qui les fonde et qui les <strong>au</strong>thentifie. Sans<br />

<strong>ce</strong>la, on pratique l’<strong>au</strong>to-suggestion et la méthode Coué. Ce n’est pas par<strong>ce</strong> que je suis à la fois<br />

un peu plus et un peu moins évolué que les anim<strong>au</strong>x, selon les domaines, que je vais<br />

m’adjuger, de manière arbitraire et abusive, et uniquement par<strong>ce</strong> que ça m’arrange, des<br />

privilèges exorbitants que je m’empresserai ensuite de refuser <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres êtres vivants ! La<br />

fi<strong>ce</strong>lle est un peu grosse et le tour de passe-passe trop voyant !<br />

- Mais bien sûr, Jeanne, (je le précise pour éviter tout malentendu), vous ne niez ni l’existen<strong>ce</strong><br />

ni le prix de <strong>ce</strong>s droits et de <strong>ce</strong>s libertés, pourvu que leur exerci<strong>ce</strong> par l’homme ne nuise pas<br />

<strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres créatures et que, bien loin de bafouer leur dignité et d’attenter à leur vie, il<br />

consacre la première et préserve la seconde tout en l’améliorant. On pourrait même dire que<br />

la situation se renverse, et soutenir, avec un brin de provocation, que vous en demeurez (avec<br />

JEAN XXIV 16 Christian Singer


tous <strong>ce</strong>ux qui vous suivent !) la seule championne et gardienne, dans la mesure où vous<br />

rappelez qu’une plante soustraite <strong>au</strong> milieu qui la nourrit ne peut que périr. En d’<strong>au</strong>tres<br />

termes, la laïcisation ou « la profanation » des droits de l’homme entraîne leur disparition de<br />

fait, car elle les sépare de leur Origine et de leur Raison d’être. Livrés à eux-mêmes, flottant<br />

comme des ectoplasmes cérébr<strong>au</strong>x erratiques et gyrovagues, dépourvus de substan<strong>ce</strong> et de<br />

consistan<strong>ce</strong>, ils essaient de trouver en eux-mêmes leur propre justification, tentatives <strong>au</strong>ssi<br />

vaines et absurdes que désespérées.<br />

-J. Et l’on tombe ici dans la far<strong>ce</strong> de l’<strong>au</strong>to-fondation, toujours en vogue actuellement et<br />

régulièrement invoquée à propos des éthiques. Comment peut-on se laisser duper à <strong>ce</strong><br />

point ? Comment et sur quoi une morale ou n’importe quelle règle de pensée et de<br />

comportement pourrait-elle s’<strong>au</strong>to-fonder, sinon sur le néant ! Ambition <strong>au</strong>ssi réaliste et <strong>au</strong>ssi<br />

effica<strong>ce</strong> que <strong>ce</strong>lle du baron de Münch<strong>au</strong>sen qui voulait se soulever par les cheveux ! Tout <strong>ce</strong><br />

qui a du prix en l’homme lui vient de Dieu et lui est confié comme un capital qu’il doit faire<br />

fructifier. Si vous supprimez le Donateur et ses dons, vous supprimez en même temps<br />

l’essen<strong>ce</strong>, l’existen<strong>ce</strong> et la destinée du donataire qui se dissout dans l’insignifian<strong>ce</strong>. Coupé de<br />

ses tenants et de ses aboutissants, il devient foncièrement vain et inutile. De sorte que,<br />

paradoxalement, be<strong>au</strong>coup des grands « défenseurs » modernes de l’homme sont, de fait, ses<br />

destructeurs et ses fossoyeurs. Du h<strong>au</strong>t de leur vanité et de leur présomption, ils croient<br />

l’exalter sans mesure, alors qu’ils le rabaissent à zéro et préparent la cascade de chutes<br />

ultérieures qui constitue précisément <strong>ce</strong> que nous avons appelé « la course à l’abîme ».<br />

- En somme, pour vous, reste vraie l’affirmation selon laquelle les « valeurs » dont se<br />

réclament les pays « démocratiques » ont une origine chrétienne, mais sont devenues<br />

« folles » et inopérantes lorsqu’on les a extirpées du terre<strong>au</strong> évangélique d’où elles tiraient leur<br />

for<strong>ce</strong> et leur légitimité.<br />

-J. Certes, mais à condition de rappeler que les <strong>au</strong>teurs du « rapt » avaient be<strong>au</strong> jeu de<br />

justifier leur « geste » en arguant à juste titre que <strong>ce</strong>s « valeurs » étaient en danger de mort,<br />

puisque les Eglises chargées de les cultiver les négligeaient et les considéraient même comme<br />

de m<strong>au</strong>vaises herbes à éliminer !<br />

- Encore fallait-il vérifier que <strong>ce</strong>t arrachement à leur milieu « naturel » (c’est-à-dire surnaturel !)<br />

les rendait stériles et caduques.<br />

-J. A <strong>ce</strong> sujet, le pape s’est livré à une critique féro<strong>ce</strong> qui a été fort mal accueillie. Lorsqu’on<br />

dénon<strong>ce</strong> l’imposture, on est très mal vu. Et pourtant, une fois de plus, il se bornait à relever<br />

des éviden<strong>ce</strong>s. Il montrait, avec for<strong>ce</strong> exemples à l’appui, que les pays qui se targuaient de<br />

respecter les droits et les libertés de l’homme (ne parlons pas des <strong>au</strong>tres !) les bafouaient<br />

continuellement, mais de manière très habile, dissimulée et hypocrite. Il ironisait sur le fait que<br />

les nations qui n’en pouvaient plus de se gargariser de nobles principes répandus à profusion<br />

et magnifiés dans leurs Déclarations solennelles, leurs discours emphatiques, leurs traités<br />

constitutionnels, leurs manuels d’instruction civique... en prenaient à leur aise avec eux dans<br />

la vie quotidienne de pseudo-citoyens tout disposés (tellement on les avait endoctrinés dans<br />

leurs familles, à l’école, etc.) à se laisser abuser et dépouiller de leurs prérogatives et droits<br />

élémentaires tout en continuant à croire dur comme fer qu’ils en jouissaient et les exerçaient<br />

réellement. Il dénonçait tout particulièrement la duplicité et la nocivité des Etats, <strong>ce</strong>s fameux<br />

« monstres froids » qui, tout en se présentant comme les garants du bien commun et de la<br />

démocratie et tout en organisant des systèmes en trompe-l’oeil comme les comédies<br />

électorales, faisaient preuve du plus grand cynisme, travaillaient à l’avantage d’une caste de<br />

nantis, n’avaient ni foi, ni loi (même s’ils se référaient constamment à la seconde et, parfois, à<br />

JEAN XXIV 17 Christian Singer


la première !) et ne faisaient semblant de respecter les droits et les libertés des gens que<br />

lorsqu’ils estimaient avoir intérêt à le faire, ne serait-<strong>ce</strong> que pour redorer leurs blasons.<br />

- Des millions de personnes furent absolument suffoquées d’entendre de tels propos dans la<br />

bouche d’un pape qui se vit taxer d’exagération, de dérapage verbal, d’extrémisme, et, même,<br />

soupçonner de troubles ment<strong>au</strong>x !<br />

-J. Antienne que <strong>ce</strong>rtains milieux se remirent à chanter chaque fois qu’il annonçait une<br />

décision qui les scandalisait. Il leur arrivait même de prier le Bon Dieu de bien vouloir rappeler<br />

à Lui un pontife <strong>au</strong>ssi remarquable… dont les saintes intentions paraissaient plus adaptées à<br />

une réalisation céleste que terrestre !<br />

- Finalement, <strong>ce</strong> qu’on ne pouvait lui pardonner, c’était d’avoir fait le procès des intouchables<br />

Lumières, non pour fustiger leur éclat, mais pour montrer, <strong>au</strong> contraire, qu’elles n’avaient été<br />

que pétards mouillés et quinquets fumeux, en dépit de la sincérité de <strong>ce</strong>rtains allumeurs,<br />

par<strong>ce</strong> qu’on les avait privées de carburant ! Leur faible lueur n’avait propagé depuis deux <strong>ce</strong>nt<br />

cinquante ans qu’un obscurantisme distingué qui s’était fossilisé dans de superbes maximes,<br />

juridiques, politiques, morales, philosophiques, etc., mais qui n’avait rien changé <strong>au</strong>x<br />

pratiques an<strong>ce</strong>strales contraires qu’Elles étaient <strong>ce</strong>nsées abolir et qui demeuraient en usage<br />

ordinaire dans tous les pays du monde, la seule amélioration résidant peut-être dans l’art de<br />

maquiller <strong>ce</strong>tte distorsion sous des habillages flatteurs et trompeurs. Cette entreprise de<br />

démystification allait jusqu’à remettre en c<strong>au</strong>se les partis socio-démocrates et, même,<br />

socialistes, accusés d’avoir trahi leurs idé<strong>au</strong>x et de sacrifier à la mondialisation capitaliste néolibérale<br />

considérée par eux comme irréversible. Et Jean XXIV appelait la véritable g<strong>au</strong>che<br />

(<strong>ce</strong>rtains diraient l’ultra-g<strong>au</strong>che) politique, syndicale, associative ou inorganisée à s’unir pour<br />

combattre pacifiquement, mais fermement, les inégalités et les injusti<strong>ce</strong>s, la misère et la<br />

violen<strong>ce</strong>. Autres questions essentielles qu’il nous sera donné de développer ultérieurement.<br />

-J. Les gens qui s’intéressaient encore à <strong>ce</strong> que pouvait dire un pape et <strong>ce</strong>ux qui n’y prêtaient<br />

plus attention depuis belle lurette dressèrent des oreilles incrédules et stupéfaites. Le plus<br />

drôle est que ses adversaires déclarés, <strong>ce</strong>ux qui l’avaient traité de réactionnaire passéiste<br />

lorsqu’il critiquait l’essen<strong>ce</strong> et les applications de la « philosophie des Lumières » et proclamait<br />

son échec, voyaient désormais en lui un dangereux g<strong>au</strong>chiste, anarchiste et extrémiste ! En<br />

fait, il avait voulu simplement montrer que la c<strong>au</strong>se fondamentale de toutes les atrocités qui<br />

ravagent notre globe était de nature spirituelle, <strong>au</strong> sens fort de <strong>ce</strong> mot. C’est le rejet de Dieu<br />

et la négation de toute référen<strong>ce</strong> absolue qui créaient un vide sidéral facilitant une double<br />

prolifération s<strong>au</strong>vage. D’abord <strong>ce</strong>lle d’innombrables contrefaçons et falsifications pseudoreligieuses,<br />

insensées, aberrantes, superstitieuses, parfois simplement minables et pitoyables,<br />

parfois mercantiles et charlatanesques, elles-mêmes concurrencées par des succédanés, soit<br />

lamentables et destructeurs tels que toutes les sortes de « stupéfiants » : drogues, sexe,<br />

argent, pouvoir, honneurs, loisirs, voyages, etc., soit be<strong>au</strong>coup plus estimables, comme<br />

l’Amour, l’Art, la Littérature, la Philosophie, la Scien<strong>ce</strong>, le Développement personnel, etc.,<br />

mais qui ne pouvaient, de toute façon, que jouer le rôle de bouche-trous illusoires. Ensuite,<br />

<strong>ce</strong>lle des attentats et des crimes de tout acabit commis par la préhumanité contre elle-même<br />

et ses compagnons terrestres, sans parler des mena<strong>ce</strong>s c<strong>au</strong>chemardesques sus<strong>ce</strong>ptibles de<br />

l’anéantir, liées, par exemple, <strong>au</strong> séjour sur une planète devenue inhabitable, <strong>au</strong>x avancées<br />

d’une ingénierie génétique complètement dévoyée ou <strong>au</strong> perfectionnement et à l’emploi des<br />

armements nucléaires, chimiques ou bactériologiques... Mais il f<strong>au</strong>t reconnaître que sa<br />

démarche était inattendue et déroutante par sa franchise un peu brutale.<br />

JEAN XXIV 18 Christian Singer


- Nous venons d’en examiner la première étape que vous aviez résumée sous le nom de<br />

constat. Elle a né<strong>ce</strong>ssité d’amples explications, même en se limitant <strong>au</strong> principal. Peut-être<br />

irons-nous plus vite pour décrire la suivante que vous avez baptisée, si l’on peut dire,<br />

« conviction ». En quoi consistait-elle ?<br />

-J. On peut l’énon<strong>ce</strong>r très simplement : il était convaincu que, dans la mesure où les Eglises<br />

chrétiennes se feraient les dignes dépositaires du message évangélique, elles détiendraient,<br />

sinon un remède-miracle (on ne peut rien faire contre une volonté définitivement arrêtée), du<br />

moins la possibilité et les moyens de stopper <strong>ce</strong>tte chute libre de la préhumanité dans un vide<br />

abyssal qui ne pouvait se terminer que par sa propre destruction, à moins précisément qu’on<br />

ne le comble en comblant les aspirations fondamentales de créatures complètement<br />

déboussolées par leur rupture avec leur Créateur.<br />

- Il estimait que l’espè<strong>ce</strong> humaine ne pouvait recouvrer un équilibre et le sens de sa mission<br />

sur Terre, et peut-être <strong>au</strong>-delà, qu’en retrouvant le contact avec le Dieu dont elle était issue et<br />

dont elle s’était séparée. Cet « <strong>au</strong>-delà » qu’il ne f<strong>au</strong>t peut-être pas confondre avec « l’Audelà<br />

» traditionnel exigera de nous des explications détaillées. Nous n’en sommes pas là, je<br />

referme provisoirement la parenthèse et j’en reviens à la condition sine qua non qu’il posait<br />

pour pouvoir espérer une conversion fondamentale de la préhumanité : à savoir, une<br />

conversion préalable et non moins radicale des Eglises annonciatri<strong>ce</strong>s. Selon lui, en quoi<br />

devait-elle consister ?<br />

-J. Il pensait que chaque Eglise devait impérativement se <strong>livre</strong>r, pour son propre compte et<br />

pour <strong>ce</strong>lui des <strong>au</strong>tres, à une double tâche d’approfondissement doctrinal et d’élévation<br />

spirituelle inspirée par les attitudes et les discours du Christ, tels qu’ils nous sont rapportés par<br />

les Evangiles. Il était convaincu qu’<strong>au</strong>-delà de toutes les querelles exégétiques soulevées par la<br />

compréhension des textes saints, s’en dégageait une image de Jésus précise, sûre et<br />

incontestable que l’on pouvait dépeindre en quelques termes simples et qui devait nous servir<br />

à tous de modèle. En somme, il fallait tout reprendre à la base en s’appuyant sur une<br />

« imitation » fidèle de Jésus-Christ.<br />

- On a reproché <strong>au</strong> pape de négliger les <strong>au</strong>tres parties du Nouve<strong>au</strong> Testament et, en<br />

particulier, de manifester une <strong>ce</strong>rtaine méfian<strong>ce</strong> à l’égard des Epîtres de Saint P<strong>au</strong>l.<br />

-J. En fait, il a accordé une priorité et un privilège <strong>au</strong>x Evangiles, dans la mesure où ils<br />

permettaient d’agir exactement comme l’avaient fait les apôtres et les disciples, c’est-à-dire de<br />

suivre et d’accompagner la Personne de Jésus <strong>au</strong> cours d’une démarche concrète et<br />

parfaitement définie dans ses grands linéaments par <strong>ce</strong>s quatre sour<strong>ce</strong>s essentielles.<br />

- Sour<strong>ce</strong>s régénératri<strong>ce</strong>s tout à fait pures et limpides, dont la teneur et le sens transparents ne<br />

pouvaient laisser pla<strong>ce</strong> à <strong>au</strong>cune in<strong>ce</strong>rtitude ni à <strong>au</strong>cune polémique, par<strong>ce</strong> qu’elles n’étaient<br />

pas encore chargées de problèmes interprétatifs et de spéculations théologiques, dont il ne<br />

niait <strong>au</strong>cunement l’intérêt ni la né<strong>ce</strong>ssité, mais qu’il fallait, selon lui, maintenir à une pla<strong>ce</strong>,<br />

non pas secondaire, mais seconde dans un développement qui devait avant tout garder la<br />

marque de ses origines claires et évidentes. Origines qu’il serait bon, maintenant, de décrire<br />

avec la même clarté !<br />

-J. Oui, effectivement. Ce sont des qualités primordiales ou, plus exactement, des attitudes<br />

fondamentales que n’importe quel être humain est à même de dis<strong>ce</strong>rner, d’apprécier et de<br />

mettre en oeuvre à la simple lecture de l’Evangile. Elles ne sont ni nombreuses, ni<br />

compliquées et peuvent s’exprimer sous une forme tellement banale qu’on en serait presque<br />

JEAN XXIV 19 Christian Singer


gêné pour les gens qui s’attendraient à des révélations fracassantes ! En fait, toute la question<br />

et toute la difficulté consistent à les prendre <strong>au</strong> sérieux et à bras-le-corps dans la vie<br />

quotidienne, quels que soient l’héroïsme exigé et les oppositions rencontrées. Le premier parti<br />

pris, si l’on peut dire, est <strong>ce</strong>lui de l’amour, dont le Christ ruisselait <strong>au</strong> bénéfi<strong>ce</strong> de tous et,<br />

singulièrement, des plus démunis et des plus méprisés. Aucune barrière, <strong>au</strong>cun préjugé,<br />

<strong>au</strong>cun interdit ne l’empêchait d’en témoigner ainsi que de toutes les exigen<strong>ce</strong>s qui lui sont<br />

liées : compréhension, indulgen<strong>ce</strong>, sens de la justi<strong>ce</strong>, mais également souci de la vérité.<br />

- Autre vertu dont le Christ s’est fait le parangon, qui est étroitement associée à la précédente<br />

et qui, elle <strong>au</strong>ssi, coule de « sour<strong>ce</strong> » : la liberté.<br />

-J. Oui, Jean XXIV l’a revendiquée pour tout homme avec une for<strong>ce</strong> qui a cristallisé contre lui<br />

une très vive hostilité, souvent issue des milieux bien-pensants. Car il ne s’agissait pas pour lui<br />

d’un joli principe <strong>au</strong>ssi constamment rabâché qu’émasculé par les pouvoirs en pla<strong>ce</strong>, <strong>au</strong>ssi<br />

bien laïques qu’ecclésiastiques. Se bornant une fois de plus à « copier » l’homme-Dieu, il<br />

prêchait une véritable indépendan<strong>ce</strong> par rapport <strong>au</strong>x institutions établies (étatiques,<br />

religieuses, intellectuelles, artistiques, économiques, sociales, familiales...), n’hésitait pas à<br />

s’en prendre vertement <strong>au</strong>x idées et <strong>au</strong>x usages communément en vigueur, usait d’un ton<br />

véhément et d’une rude franchise que les milieux traditionnels jugeaient tout à fait déplacés<br />

dans la bouche d’un pape qu’ils accusaient de pratiquer et de prôner la violen<strong>ce</strong>, alors qu’il ne<br />

faisait qu’exprimer son amour à travers une indignation marquée parfois, il est vrai, par un<br />

humour dévastateur ou une ironie cinglante, mais toujours respectueuse des personnes et<br />

dépourvue de méchan<strong>ce</strong>té.<br />

- On l’a même vu morigéner publiquement, avec le sourire et non sans mali<strong>ce</strong>, des chefs<br />

d’Etat ou de h<strong>au</strong>tes personnalités réputées intouchables qui n’en revenaient pas de se voir<br />

traiter d’une manière <strong>au</strong>ssi directe, jamais insultante, mais dénuée des égards appuyés, des<br />

circonlocutions, des fioritures et des atténuations opportunistes généralement utilisés en<br />

pareil cas.<br />

-J. Je me souviens de l’un d’entre eux vacillant sous <strong>ce</strong> qu’il imaginait être un outrage<br />

insupportable et que le pape rattrapa <strong>au</strong> moment où il allait s’effondrer, en le prenant<br />

affectueusement par les ép<strong>au</strong>les et en lui appliquant deux grosses bises bien sonores. C’était<br />

un vieillard fragile que son interlocuteur regretta d’avoir malmené sans assez de préc<strong>au</strong>tion,<br />

mais qui fut surtout bousculé en profondeur <strong>au</strong> point de tenir le plus grand compte des<br />

suggestions qui lui étaient faites. De sorte qu’ils devinrent les meilleurs amis du monde et que<br />

le plus jeune se déplaça pour assister son aîné <strong>au</strong> cours de ses derniers moments.<br />

- Cette anecdote illustre bien la troisième grande vertu qui, chez le Christ, s’accorde<br />

admirablement avec un amour d’<strong>au</strong>trui chaleureux et décomplexé ainsi qu’avec une liberté<br />

d’allure et de langage affranchies d’un respect ex<strong>ce</strong>ssif pour tout <strong>ce</strong> qui est abusivement<br />

considéré comme « sacré » et « consacré » : c’est la simplicité ou, si vous préférez, une<br />

<strong>au</strong>thentique modestie, qui explique que tant de célébrités, qui se seraient fâchées tout rouge<br />

si elles avaient perçu la moindre note d’arrogan<strong>ce</strong> doctorale, ont ac<strong>ce</strong>pté sans broncher de se<br />

laisser dire leurs quatre vérités répercutées par tous les médias. Mais il est vrai que le pape<br />

avait le chic pour marier harmonieusement la crudité du fond avec l’agrément de la forme,<br />

sans jamais consentir <strong>au</strong>x édulcorations rassurantes et <strong>au</strong>x lâches complaisan<strong>ce</strong>s.<br />

-J. Et puis que de fois il s’est abandonné, devant des milliers de personnes, à des confiden<strong>ce</strong>s<br />

réellement spontanées où il avouait ses difficultés, ses doutes et, même, ses erreurs. Ainsi ne<br />

donnait-il pas de lui-même l’image d’un donneur de leçons ou d’un redresseur de torts<br />

JEAN XXIV 20 Christian Singer


prétentieux et méprisant qui lui eût aliéné l’opinion publique mondiale, et pas seulement les<br />

bonnes grâ<strong>ce</strong>s de redoutables potentats en qui il continuait à voir des créatures de Dieu<br />

méritant délicatesse et déféren<strong>ce</strong>, même s’il se devait de condamner leurs forfaits sans<br />

<strong>au</strong>cune faiblesse.<br />

- Cette profonde humanité (que <strong>ce</strong>rtains considéraient comme de la naïveté ou une pseudoinno<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong><br />

dont il <strong>au</strong>rait joué très habilement) qui combinait tendresse et humilité avec rigueur<br />

et intransigean<strong>ce</strong> lui a ouvert bien des portes, lui a permis d’accéder à des lieux qui<br />

semblaient lui être définitivement interdits, mais <strong>au</strong>ssi à des intelligen<strong>ce</strong>s et à des coeurs non<br />

moins verrouillés. Passons maintenant, si vous le voulez bien, à la quatrième et dernière<br />

attitude fondamentale complétant <strong>ce</strong> qu’il appelait drôlement le « carré d’as » : la p<strong>au</strong>vreté.<br />

-J. Sans la confondre avec la misère ou avec l’indigen<strong>ce</strong>, qui impliquent la non-satisfaction de<br />

besoins essentiels et un empoisonnement général de l’existen<strong>ce</strong> dont les nantis n’ont pas la<br />

moindre idée, il désignait ainsi le refus d’un entassement illégitime des biens matériels ainsi<br />

que <strong>ce</strong>lui d’une propension ex<strong>ce</strong>ssive <strong>au</strong>x plaisirs. Nulle peur, nulle pudibonderie dans <strong>ce</strong>tte<br />

volonté de ne pas se laisser enliser dans le matérialisme et l’hédonisme, mais, comme<br />

toujours, le souci de garder la tête froide et le contrôle de sa vie, de ne pas se faire<br />

« posséder » ni détourner de l’essentiel. Et <strong>au</strong>ssi le sentiment qu’une accumulation<br />

monstrueuse des objets ou même leur appropriation individuelle abusive ou inutile, tout<br />

comme une recherche outrancière des « jouissan<strong>ce</strong>s » considérée comme une fin en soi, ne<br />

constituaient pas seulement un facteur de dégradation et d’aliénation personnelles, mais <strong>au</strong>ssi<br />

de graves injusti<strong>ce</strong>s et de vols criminels commis <strong>au</strong> détriment des déshérités.<br />

- Mais il me semble que sa notion de p<strong>au</strong>vreté allait encore plus loin et s’élargissait <strong>au</strong> point<br />

de devenir synonyme de détachement par rapport à toute relation et à toute action. Et là, on<br />

atteint les sommets de la h<strong>au</strong>te voltige... et de la sainteté ! Comment parvenir à se consacrer<br />

entièrement et passionnément à des tâches que l’on estime être de la plus h<strong>au</strong>te importan<strong>ce</strong><br />

tout en relativisant la portée de leurs résultats, en ne se faisant <strong>au</strong>cune illusion sur les chan<strong>ce</strong>s<br />

de succès et en restant impavide devant l’échec ? Comment ouvrir totalement son coeur et se<br />

mettre ainsi dans une position d’extrême vulnérabilité tout en résistant <strong>au</strong>x dé<strong>ce</strong>ptions<br />

affectives et <strong>au</strong>x abandons et, plus difficile encore, en ne se laissant pas abattre par les<br />

trahisons ? En somme, comment vivre et supporter harmonieusement la contradiction, en<br />

apparen<strong>ce</strong>, absolue, entre l’ardeur constamment renouvelée des engagements illimités et<br />

<strong>ce</strong>tte sorte « d’indifféren<strong>ce</strong> » universelle qui doit accueillir leurs fruits et leurs aboutissements ?<br />

-J. Pour y parvenir, il f<strong>au</strong>t avoir compris que, bien loin de s’exclure, elles sont né<strong>ce</strong>ssaires l’une<br />

à l’<strong>au</strong>tre et, plus précisément, que la seconde, par<strong>ce</strong> qu’elle revient à un parti pris de<br />

confian<strong>ce</strong> envers <strong>au</strong>trui, de toléran<strong>ce</strong> et de modestie pour soi-même, offre le meilleur terrain<br />

qui soit pour un développement effica<strong>ce</strong>, mais jamais assuré ni garanti. L’essentiel ne croît<br />

qu’à l’ombre de la discrétion et du renon<strong>ce</strong>ment. C’est là une loi impitoyable qui nous crucifie<br />

en permanen<strong>ce</strong>. Un interventionnisme exagéré et présomptueux de notre part étouffe l’oeuvre<br />

de la Providen<strong>ce</strong> et rebrousse la bonne volonté de ses coopérateurs, volontaires ou<br />

inconscients. Mais le renon<strong>ce</strong>ment n’implique en <strong>au</strong>cune manière une renonciation à<br />

pratiquer un pessimisme actif que rien ne s<strong>au</strong>rait décourager.<br />

- Voilà des perspectives assez terribles qui correspondent bien à la célèbre invitation : « Prends<br />

ta croix et suis-moi ! » et qui nous sont ouvertes par la mise en oeuvre de vertus que d’<strong>au</strong>cuns<br />

trouveraient plutôt banales. Les mots « amour, liberté, simplicité, p<strong>au</strong>vreté » n’ont rien de bien<br />

original et font partie d’un vocabulaire éculé. Nous n’avons employé <strong>au</strong>cun terme appartenant<br />

à la terminologie de la « h<strong>au</strong>te mystique », <strong>ce</strong>lle, par exemple, des grands spirituels rhénans<br />

JEAN XXIV 21 Christian Singer


ou espagnols, qui nous enseignent les stades précis par lesquels il nous f<strong>au</strong>t passer les<br />

« nuits » suc<strong>ce</strong>ssives qui jalonnent notre progression dans le dépouillement.<br />

-J Tout simplement par<strong>ce</strong> que « la h<strong>au</strong>te mystique », comme vous dites, est tout entière<br />

contenue dans un exerci<strong>ce</strong> quotidien héroïque et obstiné, mais nullement spectaculaire, et<br />

qu’il n’est pas indispensable pour y accéder de suivre les itinéraires balisés, un peu<br />

systématiques et parfois jalonnés de faits extraordinaires qui conviennent à <strong>ce</strong>rtaines natures<br />

sans les hisser le moins du monde <strong>au</strong>-dessus du commun des mortels, et qui ont surtout<br />

pour but de montrer en actes les possibilités infinies de Dieu et son immense générosité.<br />

- J’ai l’impression que vous réagissez contre la confusion qui s’est longtemps établie avec, une<br />

fois de plus, la complicité plus ou moins marquée de la hiérarchie, entre des prodiges, des<br />

faits miraculeux (lévitation, don de bilocation ou de double vue), des charismes même attestés<br />

et utiles à <strong>au</strong>trui comme un pouvoir de guérison, et la sainteté de <strong>ce</strong>ux qui en étaient les<br />

<strong>au</strong>teurs ou les bénéficiaires. Et vous vous en prenez <strong>au</strong>ssi à la con<strong>ce</strong>ption ésotérique et élitiste<br />

d’une mystique qui constituerait le dernier étage d’une as<strong>ce</strong>nsion à laquelle ne se <strong>livre</strong>rait avec<br />

succès qu’une toute petite minorité « d’athlètes », privilégiée, tellement plus méritante et<br />

douée que les <strong>au</strong>tres, et composée surtout de clercs et de religieuses !<br />

-J. Oui, le cléricalisme se niche partout et ferait oublier que le cheminement vers la perfection<br />

commen<strong>ce</strong> de façon tout à fait <strong>au</strong>thentique dès que l’on prend vraiment <strong>au</strong> sérieux l’incitation<br />

du Christ à reproduire dans nos vies, coûte que coûte, ses comportements toujours<br />

imprégnés par une volonté d’amour, de liberté, de simplicité et de p<strong>au</strong>vreté. Si <strong>ce</strong> n’est pas<br />

« pour rire » qu’Il nous a aimés, nous devons lui rendre la pareille.<br />

- Après <strong>ce</strong>s intéressants excursus, renouons, je vous prie, Jeanne, avec le droit fil de notre<br />

conversation, que vous avez abandonné, je crois, peu après avoir mentionné le fervent désir,<br />

maintes fois formulé par le pape, que les Eglises chrétiennes s’adonnent à un effort<br />

gigantesque « d’approfondissement doctrinal et d’élévation spirituelle nourri par les attitudes<br />

et les discours du Christ » tels que nous pouvons les relever en toute <strong>ce</strong>rtitude dans les<br />

Evangiles. Et nous venons justement de dégager les quatre grands principes de vie qui<br />

inspirent <strong>ce</strong>s attitudes et <strong>ce</strong>s discours pour nous inspirer à notre tour.<br />

-J. Je dois encore une fois vous prier de m’excuser pour ma tendan<strong>ce</strong> immodérée <strong>au</strong>x<br />

digressions. J’espère qu’elles ne brouilleront pas trop la bonne marche et la clarté de nos<br />

entretiens.<br />

- Je ne vous reproche rien, bien <strong>au</strong> contraire. On sent que vous parlez d’abondan<strong>ce</strong> et que<br />

vous essayez de contrôler le flux de vos idées. Lorsque, malgré tout, vous risquez de trop<br />

déborder, mon rôle est, si j’ose dire, de vous prendre par la main pour vous faire réintégrer la<br />

grand-route !<br />

-J. M’y voici donc à nouve<strong>au</strong> pour souligner que, dans la pensée du pape Jean, si les Eglises,<br />

prises individuellement, menaient à bien, en bousculant les pesanteurs historiques, les<br />

rancoeurs et les préjugés qui les séparent, la double tâche qui s’impose à elles, primo, de<br />

pénétrer plus avant, de creuser, de revivifier le « contenu » de leur foi et, secundo, d’en<br />

exprimer la for<strong>ce</strong> bouleversante à travers un nouvel et intense jaillissement de dévotion<br />

amoureuse à Dieu, <strong>au</strong>x hommes, <strong>au</strong>x anim<strong>au</strong>x, <strong>au</strong>x plantes, à la Terre dans son ensemble et<br />

<strong>au</strong> Cosmos tout entier... oui, si elles se livraient à <strong>ce</strong>tte oeuvre merveilleuse de ressour<strong>ce</strong>ment<br />

et de rajeunissement complets, disons plus prosaïquement, si elles ac<strong>ce</strong>ptaient de faire leur<br />

ménage de la cave <strong>au</strong> grenier en se débarrassant des vieilleries, en ouvrant grandes les<br />

JEAN XXIV 22 Christian Singer


fenêtres, en fortifiant les fondations et en surh<strong>au</strong>ssant leurs faîtes pour voir plus loin, alors<br />

elles seraient en mesure de jeter des ponts entre elles jusqu’à ne plus former qu’une seule<br />

maison, <strong>ce</strong>lle du Père et de tous ses enfants.<br />

- Vous voulez dire qu’il était animé d’une véritable passion œcuménique.<br />

-J. On ne s<strong>au</strong>rait trop insister sur <strong>ce</strong> point qui était pour lui absolument prioritaire et il se<br />

désolait de constater que personne ou presque ne partageait <strong>ce</strong> qu’on peut bien appeler sa<br />

hantise. Certes il n’ignorait pas les efforts accomplis depuis un siècle et il rendait hommage<br />

<strong>au</strong>x pionniers remplis de bonne volonté qui avaient eu le mérite de rétablir un dialogue<br />

interrompu depuis des siècles. Mais il ne se faisait <strong>au</strong>cune illusion sur les résultats obtenus,<br />

extrêmement maigres dans la pratique, et qui ne constituaient même pas l’amor<strong>ce</strong> d’une « réunion<br />

» générale. Et il déplorait que les Eglises se soient habituées à se contenter de<br />

« conversations » et de rencontres, utiles et sympathiques <strong>ce</strong>rtes, mais qui en étaient arrivées<br />

à leur servir d’alibis pour ne pas avan<strong>ce</strong>r et de guim<strong>au</strong>ve dou<strong>ce</strong>âtre et inoffensive pour<br />

soulager leurs « bonnes » conscien<strong>ce</strong>s !<br />

- Mais n’y avait-il pas quelque danger à vouloir précipiter les évolutions ?<br />

-J. Be<strong>au</strong>coup de bêtises ont été dites à <strong>ce</strong> sujet. Le pape se rendait compte qu’un<br />

concordisme de façade et un syncrétisme de confusion se révéleraient bien pires que le mal.<br />

Pour lui, le succès de <strong>ce</strong>tte colossale et si délicate entreprise était lié à la quadruple<br />

découverte, vécue par un nombre croissant de chrétiens comme une illumination<br />

foudroyante, comme un embrasement communicatif, que, primo, le message du Christ<br />

resterait forcément in<strong>au</strong>dible tant qu’il serait annoncé par des voix discordantes, tout en<br />

n’oubliant pas que <strong>ce</strong>tte condition né<strong>ce</strong>ssaire était loin d’être suffisante, secundo, que <strong>ce</strong>tte<br />

éviden<strong>ce</strong> créait, pour tous ses disciples, l’obligation impérieuse et la possibilité effective de ne<br />

plus former qu’un seul Corps exempt désormais de blessures et de mutilations, tertio, qu’il<br />

leur fallait donc se mettre <strong>au</strong> travail avec une ardeur renouvelée et la <strong>ce</strong>rtitude de pouvoir<br />

aboutir, quarto, que <strong>ce</strong>tte conclusion heureuse et spectaculaire qui frapperait le monde entier<br />

était inséparable, comme nous l’avons déjà précisé, d’investigations rigoureuses menées par<br />

chaque Eglise sur les expressions théologiques et spirituelles de sa foi, de manière à <strong>ce</strong> que<br />

chacune d’entre elles retrouve, <strong>au</strong>-delà des ambiguïtés, des malentendus historiques et des<br />

équivoques dues <strong>au</strong>x formulations, une substan<strong>ce</strong> fondamentale qui leur soit commune et<br />

leur permette de façonner une Union vraiment organique, et non un f<strong>au</strong>x Ensemble à<br />

l’apparen<strong>ce</strong> éventuellement prestigieuse, mais dépourvu, en fait, de toute cohéren<strong>ce</strong> et de<br />

toute cohésion.<br />

- Jeanne, vous venez de présenter l’objet de notre second entretien : la métamorphose<br />

stupéfiante accomplie par l’Eglise catholique sous la houlette et l’impulsion du pape Jean.<br />

Soyez-en remerciée et préparez-vous à nous faire prochainement le magnifique récit de <strong>ce</strong>s<br />

trans<strong>format</strong>ions révolutionnaires.<br />

JEAN XXIV 23 Christian Singer


2ème 2ème entretien<br />

entretien<br />

UNE UNE REFORME REFORME INOUÏE INOUÏE DE DE L’ L’ EGLISE<br />

EGLISE<br />

- Jeanne, nous allons donc évoquer la grande réforme de l’Eglise entreprise par le pape Jean,<br />

et vous nous en parlerez d’<strong>au</strong>tant plus savamment que vous y avez largement participé. Bien<br />

sûr, elle a soulevé une énorme résistan<strong>ce</strong>, y compris chez les chrétiens, et même provoqué<br />

des schismes loc<strong>au</strong>x. D’emblée, on a reproché à Jean XXIV de ne pas respecter ses propres<br />

principes, dans la mesure où il <strong>au</strong>rait procédé de manière <strong>au</strong>toritaire, sans con<strong>ce</strong>rtation<br />

préalable et dans une <strong>ce</strong>rtaine précipitation. Que répondez-vous à <strong>ce</strong>s griefs ?<br />

-J. Il a estimé que l’Eglise était tellement bloquée, tellement archaïque, tellement poussiéreuse<br />

que l’exerci<strong>ce</strong> même du dialogue était devenu impossible en son sein pour des raisons à la<br />

fois techniques et psychologiques, et que, pour le rétablir, il fallait immédiatement adopter des<br />

mesures libératoires permettant à <strong>ce</strong> corps immense de reprendre vie et même,<br />

paradoxalement, d’user de ses droits recouvrés de critiquer et de s’<strong>au</strong>to-gouverner pour<br />

remettre en c<strong>au</strong>se, dans <strong>ce</strong>rtains cas, même les initiatives concrètes d’origine pontificale qui<br />

étaient à l’origine de son émancipation ! La condition préalable des changements<br />

fondament<strong>au</strong>x qui s’avéraient né<strong>ce</strong>ssaires et qui devaient absolument être opérés ou ratifiés<br />

par l’Eglise elle-même dans sa totalité était justement de lui rendre la parole et la maîtrise de<br />

son avenir. Il fallait l’extraire le plus vite possible de ses bandelettes paralysantes, <strong>ce</strong> qui<br />

explique la rapidité d’une action qui, bien loin d’avoir été improvisée dans la hâte et<br />

l’irréflexion, avait été longuement et mûrement méditée et préparée. Je peux témoigner, pour<br />

en avoir souvent discuté avec lui, qu’il avait jugé indispensables <strong>ce</strong>rtaines évolutions radicales<br />

de l’Eglise et cherché des solutions pratiques, bien avant que ne puisse l’effleurer l’idée d’être<br />

appelé un jour à les mettre lui-même en oeuvre ! On peut d’ailleurs estimer que si les<br />

chrétiens n’ont apporté que d’infimes retouches <strong>au</strong>x innovations qui leur ont permis d’accéder<br />

à leur « majorité », c’est par<strong>ce</strong> qu’elles avaient été minutieusement concoctées !<br />

- Eh bien justement, <strong>ce</strong>tte « œuvre », comme vous dites, tout à fait spectaculaire, qui a<br />

complètement modifié l’organisation et le fonctionnement de l’Eglise, peut-on la réduire à des<br />

décisions purement administratives ?<br />

-J. Evidemment non. Son fondement et sa justification se trouvaient dans la vision même que<br />

le Christ pouvait avoir de son Eglise, dans son dessein pour Elle, dans le projet qu’il Lui<br />

assignait, et donc finalement, dans son essen<strong>ce</strong> et dans sa destination, telles que la<br />

fréquentation assidue de son Fondateur conduisait à les penser et à les réaliser.<br />

- Plus précisément, pourriez-vous dégager l’inspiration maîtresse qui a présidé à <strong>ce</strong>s<br />

bouleversements ?<br />

JEAN XXIV 24 Christian Singer


-J. Il s’agissait pour le pape de reconstruire l’Eglise de bas en h<strong>au</strong>t en confiant et en restituant,<br />

<strong>au</strong> sein de chaque échelon, paroissial, diocésain, national et romain, la prise de<br />

responsabilités et la prise de décisions à l’ensemble du Peuple de Dieu, clercs et laïcs<br />

confondus.<br />

- Certains n’ont pas manqué, à l’époque, de hurler contre un « égalitarisme » qui, selon eux,<br />

ruinait la spécificité et la prim<strong>au</strong>té des fonctions sa<strong>ce</strong>rdotales !<br />

-J. En fait, comme nous le verrons, les attributions traditionnelles dévolues <strong>au</strong>x prêtres du fait<br />

de leur vocation et de leur ordination ont été entièrement maintenues. Ce qui a été supprimé,<br />

c’est le cléricalisme, c’est-à-dire un sentiment de supériorité indu lié à l’accomplissement d’un<br />

ministère particulier et, plus encore, l’exerci<strong>ce</strong> d’un pouvoir sans partage imposé à une<br />

multitude de fidèles plus ou moins passifs, ou confinés dans des tâches secondaires. Et, à <strong>ce</strong><br />

sujet, je vous demande la permission de m’attarder quelque peu sur la distinction capitale<br />

qu’il f<strong>au</strong>t introduire entre « le pouvoir » et « l’<strong>au</strong>torité ».<br />

- Autorisation accordée !<br />

-J. Comme vous l’avez compris, <strong>ce</strong>s deux notions sont antithétiques, absolument<br />

inconciliables. Le pouvoir, typique des collectivités arriérées dans lesquelles nous continuons<br />

à vivre en dépit de la progression des scien<strong>ce</strong>s et de la créativité culturelle, correspond à un<br />

mouvement des<strong>ce</strong>ndant et facilement dévastateur, un peu comme des masses de lave qui<br />

dévalent du cratère et qui détruisent tout sur leur passage. Détenu par de prétendues élites,<br />

par des castes dirigeantes qui le manient à leur avantage, il s’impose par la contrainte à des<br />

foules d’esclaves plus ou moins silencieuses et consentantes.<br />

- Ce schéma ne paraît-il pas ex<strong>ce</strong>ssif quand on l’applique <strong>au</strong>x grandes démocraties<br />

modernes ?<br />

-J. Il y <strong>au</strong>rait évidemment be<strong>au</strong>coup à dire sur <strong>ce</strong> sujet et <strong>ce</strong> n’est ici et maintenant ni le lieu ni<br />

l’instant pour entrer dans les détails. Nous en reparlerons. Je me contenterai de rappeler que<br />

les apparen<strong>ce</strong>s démocratiques relèvent plus du trompe-l’oeil que de la réalité. Si, par exemple,<br />

vous examinez dans le détail les pro<strong>ce</strong>ssus élector<strong>au</strong>x, vous avez vite fait de découvrir qu’ils<br />

assurent be<strong>au</strong>coup plus la « représentation » (<strong>au</strong> sens théâtral du terme !) des partis et des<br />

lobbies que <strong>ce</strong>lle des citoyens, dont les prérogatives se bornent à garnir des boites de temps<br />

en temps sans exer<strong>ce</strong>r de véritable contrôle sur des personnes choisies dans des conditions<br />

tellement inégalitaires, artificielles et parfois falsifiées (des lois électorales et un découpage des<br />

circonscriptions de pure convenan<strong>ce</strong> aggravés par d’éventuels bourrage des urnes, des<br />

« citoyens » ni formés, ni informés qui votent selon des critères insignifiants, grotesques ou<br />

foncièrement égoïstes...) que l’expression du suffrage universel se trouve f<strong>au</strong>ssée dès le point<br />

de départ. De toute façon, les soi-disant élus du peuple sont soumis <strong>au</strong> bon vouloir de<br />

l’exécutif qui, lui-même, est subordonné <strong>au</strong>x exigen<strong>ce</strong>s de multiples groupes de pression et,<br />

surtout, d’<strong>au</strong> moins trois grands pouvoirs qui le dépassent et qui le manipulent :<br />

l’économique, le médiatique et l’administratif. Non seulement il n’existe pas, s<strong>au</strong>f très rares<br />

ex<strong>ce</strong>ptions, de démocratie directe et participative, mais le seul exerci<strong>ce</strong> (la comédie des<br />

scrutins) <strong>au</strong>quel sont conviés les « citoyens » pour user de leur pseudo-souveraineté aboutit à<br />

désigner des fantômes souvent inaptes, incompétents, peu évolués, parfois malhonnêtes et,<br />

de toutes manières, impuissants... s<strong>au</strong>f éventuellement à organiser leurs carrières. On<br />

débouche finalement sur un incroyable paradoxe : les gens qui gouvernent vraiment ne sont<br />

pas élus et se servent de <strong>ce</strong>ux qui le sont pour établir leur domination. Dans <strong>ce</strong>s conditions, il<br />

JEAN XXIV 25 Christian Singer


est difficile d’affirmer sérieusement que les « grandes démocraties modernes », comme vous<br />

dites, se caractérisent, pour reprendre la célèbre formule, par un gouvernement du Peuple par<br />

le Peuple et pour le Peuple !<br />

- Au moins l’Eglise a-t-elle eu le « mérite » de ne pas afficher de telles prétentions ! Dès le<br />

quatrième siècle, elle s’est posée en monarchie quasi absolue sans états d’âme et sans<br />

hypocrisie !<br />

-J. Piètre consolation ! Donc, à la différen<strong>ce</strong> du pouvoir, tel que se le sont arrogé les Etats et,<br />

pendant be<strong>au</strong>coup trop longtemps, une Eglise constantinienne, l’<strong>au</strong>torité trouve son origine<br />

dans le libre choix d’une commun<strong>au</strong>té dont tous les membres sont habités par Dieu et qui, de<br />

<strong>ce</strong> fait, désigne à bon escient l’un d’entre eux pour l’exer<strong>ce</strong>r. Les critères de l’élection<br />

consistent moins dans les qualités de l’intéressé, sujettes à des appréciations trop subjectives,<br />

que dans son parcours objectif, dans les étapes existentielles qu’il a franchies, dans les<br />

missions qu’il a assumées et qui le mènent tout naturellement à remplir une fonction à<br />

laquelle tout son passé l’a préparé. Et s’il semble moins apte sur <strong>ce</strong>rtains points, la grâ<strong>ce</strong> de<br />

Dieu y suppléera tout <strong>au</strong>tant que les lumières de ses frères et soeurs. Car il s’agit <strong>ce</strong>tte fois-ci<br />

d’un mouvement de bas en h<strong>au</strong>t, d’une as<strong>ce</strong>nsion. Le chef de la commun<strong>au</strong>té ne se dresse<br />

pas comme un pic solitaire <strong>au</strong> milieu d’un désert. Il sollicite et recueille avis et suggestions,<br />

s’effor<strong>ce</strong> de les regrouper, de les trier et d’en faire la synthèse, de les ordonner en une masse<br />

montante et homogène s’élevant vers un sommet où elle va culminer et se cristalliser à travers<br />

une prise de décision qui lui donne forme et qui « l’officialise ». Cet aboutissement<br />

consécratoire, qui revient à mettre la <strong>ce</strong>rise sur le gâte<strong>au</strong>, est le produit d’une <strong>au</strong>thentique<br />

démarche de la commun<strong>au</strong>té dans son ensemble, et pourtant, il doit demeurer l’apanage<br />

exclusif de son pilote, dont il manifeste le charisme.<br />

- Je perçois l’intérêt ex<strong>ce</strong>ptionnel de vos propos qui conditionnent toute la vie de l’Eglise et sa<br />

constitution, ses avancées, les rapports entre ses membres, le rôle dévolu à chacun, le<br />

partage des responsabilités entre clercs et laïcs. C’est pourquoi j’aimerais que vous précisiez<br />

un point capital qui ne me semble pas clair. Le chef de la commun<strong>au</strong>té, qui est le prêtre,<br />

prend-il seul les décisions finales, ne fait-il que les ratifier ou peut-il exiger qu’on les<br />

reconsidère ?<br />

-J. C’est la troisième hypothèse, l’intermédiaire, qui est la bonne. Leur élaboration et leur<br />

adoption sont collégiales et « démocratiques », mais leur confirmation définitive est<br />

« monarchique », <strong>ce</strong> qui est conforme à l’étymologie du mot « <strong>au</strong>torité » qui implique un<br />

« accroissement » déterminant, un supplément, un parachèvement effectué par une personne<br />

qui a reçu mandat pour <strong>ce</strong> faire et qui est donc seule habilitée à conférer le « plus » décisoire<br />

et décisif, même s’il s’applique à une oeuvre entreprise et menée à terme par l’ensemble du<br />

groupe.<br />

- F<strong>au</strong>t-il comprendre que, si le prêtre refuse son aval, tout est remis en c<strong>au</strong>se ?<br />

-J. Oui. Mais il f<strong>au</strong>t apporter ici un correctif de la plus h<strong>au</strong>te importan<strong>ce</strong>. Jean XXIV est arrivé<br />

non sans peine à faire comprendre que les résolutions prises à tous les nive<strong>au</strong>x par le Peuple<br />

de Dieu devaient faire l’objet du plus grand respect de la part des clercs, par<strong>ce</strong> qu’il fallait les<br />

considérer comme l’expression même de la volonté ou de la « voix » de Dieu et qu’ils ne<br />

pouvaient manifester à leur endroit une réserve et, à plus forte raison, une opposition que<br />

dans des cas rarissimes. Et vous savez bien que <strong>ce</strong> principe essentiel a été observé dans la<br />

pratique depuis une quinzaine d’années, comme plusieurs <strong>au</strong>tres que nous allons maintenant<br />

rappeler, si vous le voulez bien, et dont l’application, devenue banale et universelle, va nous<br />

JEAN XXIV 26 Christian Singer


permettre d’entrer dans le concret et d’éclairer <strong>ce</strong> que mes dernières paroles ont pu<br />

comporter pour nos <strong>au</strong>diteurs de confus ou d’obscur.<br />

- Vous allez donc décrire les résultats de <strong>ce</strong>tte reconstruction de l’Eglise que le pape a voulue<br />

et opérée à travers un gigantesque mouvement as<strong>ce</strong>nsionnel qui s’est appuyé, pour y prendre<br />

son essor, sur les assises fondamentales qui soutiennent tout l’édifi<strong>ce</strong>, je veux parler des<br />

commun<strong>au</strong>tés paroissiales.<br />

-J. Tel est en effet le premier échelon, dont vous faites bien de rappeler qu’il constitue la base<br />

de tout le reste et non un étage « inférieur ». Bien qu’elles s’étendent, dans be<strong>au</strong>coup de pays,<br />

sur plusieurs communes, du fait de l’effondrement passé des vocations sa<strong>ce</strong>rdotales, elles ont<br />

retrouvé unité, for<strong>ce</strong>, cohéren<strong>ce</strong>, visibilité et efficacité. D’abord, par<strong>ce</strong> qu’elles se sont données<br />

des contours bien plus nets. N’en font partie que les personnes qui prennent un triple<br />

engagement : une participation régulière <strong>au</strong>x offi<strong>ce</strong>s et à la vie sacramentelle, <strong>au</strong>x activités<br />

pastorales et <strong>au</strong> finan<strong>ce</strong>ment de la vie ecclésiale. Bien sûr, on n’a pas manqué de trouver trop<br />

rigoureuses <strong>ce</strong>s « conditions d’admission ». Et c’est vrai qu’il y avait là un danger. Mais, petit à<br />

petit, les choses se sont mises en pla<strong>ce</strong> : il a suffi de faire preuve d’un peu de sagesse et de<br />

coeur. On ne comptabilise de manière soupçonneuse ni le temps passé <strong>au</strong> servi<strong>ce</strong> de la<br />

paroisse, ni le nombre de messes <strong>au</strong>xquelles assistent les impétrants, ni le montant des<br />

sommes qu’ils versent. Ce serait odieux. On demande à chacun d’agir <strong>au</strong> mieux de ses<br />

moyens et de la grâ<strong>ce</strong> qu’il reçoit, on lui fait confian<strong>ce</strong> et l’on n’exer<strong>ce</strong> <strong>au</strong>cun contrôle tatillon.<br />

Et, naturellement, les paroissiens s’<strong>au</strong>to-recrutent ou, plus exactement, se cooptent : c’est leur<br />

assemblée qui prend la décision d’accueillir de nouve<strong>au</strong>x membres.<br />

- Reconnaissez que <strong>ce</strong>tte innovation a été très critiquée. On y a vu l’intention de créer des<br />

<strong>ce</strong>rcles élitistes ou des ghettos défensifs repliés sur eux-mêmes comme des sectes.<br />

-J. Une fois de plus, on s’est alarmé pour rien. Il va de soi que <strong>ce</strong>s « noy<strong>au</strong>x durs » se sont<br />

montrés ouverts, accueillants et, même, « tendres » avec toute personne, croyante ou non,<br />

pratiquante ou non, qu’ils rencontraient ou qui les sollicitait. Le but recherché était de<br />

redonner <strong>au</strong>x commun<strong>au</strong>tés de base une personnalité, une consistan<strong>ce</strong>, une visibilité, une<br />

efficacité qui recréent la vie et constituent des pôles d’attraction. Et l’on y est parvenu tant<br />

bien que mal : les « noy<strong>au</strong>x durs » <strong>au</strong>x effectifs très limités du début se sont adjoints des<br />

« électrons » assez disciplinés pour s’imposer les disciplines requises, mais assez libres pour<br />

n’avoir ni ne donner l’impression d’être manipulés et embrigadés.<br />

- Parlons maintenant de leurs attributions et prérogatives.<br />

-J. La première d’entre elles, la désignation des prêtres, réclame des explications<br />

approfondies, puisqu’elle s’inscrit dans une refonte complète du statut sa<strong>ce</strong>rdotal décidée par<br />

Jean XXIV. Désormais on confère à tout homme ordonné la plénitude du sa<strong>ce</strong>rdo<strong>ce</strong>. Il n’y a<br />

plus que des prêtres-évêques que <strong>ce</strong>rtains, reprenant un vieux terme, ont pris l’habitude de<br />

nommer avec un <strong>ce</strong>rtain humour « épiscopes ». Le pape, dans son souci constant d’éliminer<br />

les castes et les cloisonnements, avait voulu supprimer <strong>ce</strong>tte espè<strong>ce</strong> de ségrégation entre<br />

« h<strong>au</strong>t » et « bas » clergé qu’il estimait plus vivante que jamais, malgré les déclarations<br />

contraires. Maintenant, les prêtres-évêques sont élus pour une durée déterminée par les<br />

commun<strong>au</strong>tés de tous nive<strong>au</strong>x qui leur confient des missions indifféremment « presbytérales »<br />

ou « épiscopales », pour utiliser une vieille distinction qui n’a donc plus cours.<br />

- Je vous interromps brièvement pour souligner que vous avez évoqué l’ordination<br />

traditionnelle des hommes, mais pas <strong>ce</strong>lle des femmes !<br />

JEAN XXIV 27 Christian Singer


-J. Vous touchez là une question qui n’a <strong>ce</strong>ssé de soulever la perplexité du pape. Combien de<br />

fois n’en avons-nous pas discuté ! Il n’est pas arrivé à se forger une <strong>ce</strong>rtitude et c’est pourquoi,<br />

toujours persuadé que le Saint-Esprit s’exprimait <strong>au</strong>thentiquement par l’intermédiaire de<br />

l’Eglise universelle, il l’a consultée deux fois à <strong>ce</strong> sujet (toutes les paroisses du monde ont été<br />

invitées à se pronon<strong>ce</strong>r), et les résultats n’ont pas varié. Un tiers des chrétiens seulement<br />

(femmes y compris, bien sûr !) se sont montrés favorables.<br />

- Les m<strong>au</strong>vaises langues ont prétendu que l’Eglise avait si bien infériorisé les femmes <strong>au</strong> cours<br />

des siècles qu’elles étaient devenues incapables de songer à leur promotion !<br />

-J. A supposer qu’il en ait bien été ainsi, et je ne serais pas éloignée de le croire, <strong>ce</strong> n’est pas<br />

moi qui vous apprendrai que les choses ont bien évolué sous le pontificat qui vient de<br />

s’achever. J’en suis la preuve vivante.<br />

- Vous êtes cardinale <strong>ce</strong>rtes, mais toujours pas prêtre ! Et, pour en terminer avec <strong>ce</strong> chapitre,<br />

je vous adresse une question peut-être gênante. Si les « référendums » organisés par le pape<br />

avaient donné une <strong>au</strong>tre majorité, qu’<strong>au</strong>rait-il fait ?<br />

-J. Franchement, vous me posez là une colle à laquelle je suis incapable de répondre. Mais je<br />

suis tout à fait apte à imaginer l’embarras du prochain pape qui va se trouver confronté à <strong>ce</strong><br />

problème ! Il en est un toutefois qu’il n’<strong>au</strong>ra pas à se poser puisque Jean XXIV l’a<br />

heureusement résolu, <strong>ce</strong>lui de l’ac<strong>ce</strong>ssion des femmes <strong>au</strong> diaconat permanent, qui a donc été<br />

inst<strong>au</strong>ré pour elles <strong>au</strong>ssi et représente une étape importante dans la reconnaissan<strong>ce</strong> de leur<br />

dignité et de leur rôle dans l’Eglise, puisqu’il s’agit d’un ministère ordonné impliquant une<br />

véritable participation <strong>au</strong> sa<strong>ce</strong>rdo<strong>ce</strong>.<br />

- Il s’agit là, en effet, d’un progrès considérable, mais, sans doute, ne sera-t-il suivi d’<strong>au</strong>cun<br />

<strong>au</strong>tre, si tous les suc<strong>ce</strong>sseurs de Jean-P<strong>au</strong>l II admettent comme lui que l’interdiction faite <strong>au</strong>x<br />

femmes de re<strong>ce</strong>voir la prêtrise est de constitution divine et ne s<strong>au</strong>rait donc être remise en<br />

c<strong>au</strong>se par quiconque, fût-il pape !<br />

-J. Revenons-en à une question moins épineuse : <strong>ce</strong>lle de la désignation des prêtres-évêques.<br />

Ce sont donc les commun<strong>au</strong>tés paroissiales qui présentent à <strong>ce</strong>lui qui est en charge du<br />

diocèse ses futurs confrères ! Ils ont le choix entre deux états de vie, le mariage ou le célibat.<br />

Dans le premier cas, leur union conjugale doit remonter à cinq ans minimum.<br />

- S’agissant d’hommes, leur ac<strong>ce</strong>ssion <strong>au</strong> sa<strong>ce</strong>rdo<strong>ce</strong> comportait moins de problèmes. Mais<br />

j’ai tout de même l’impression que le pape a hésité, pour ne pas dire renâclé, devant le<br />

mariage de prêtres ou, du moins, de <strong>ce</strong>rtains d’entre eux.<br />

-J. Oui. Il avait été formé à la vieille école. Ses réti<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong>s étaient de trois ordres. D’abord, la<br />

méfian<strong>ce</strong> inavouée, mais tena<strong>ce</strong>, à l’égard de la sexualité, plus ou moins considérée comme<br />

dégradante et sus<strong>ce</strong>ptible de dérives. Ensuite, et c’est la conséquen<strong>ce</strong> de <strong>ce</strong> premier point, le<br />

discours traditionnel de l’Eglise sur la supériorité du célibat consacré, qui implique une<br />

<strong>ce</strong>rtaine « pureté » tout à fait en accord avec l’exerci<strong>ce</strong> « sublime » du sa<strong>ce</strong>rdo<strong>ce</strong> et comme<br />

exigée par lui. Je sais que le pape a violemment réagi contre <strong>ce</strong>s positions, et donc contre luimême,<br />

estimant qu’elles représentaient les restes de vieilles con<strong>ce</strong>ptions platoniciennes,<br />

<strong>au</strong>gustiniennes, calvinistes, jansénistes méprisant plus ou moins le corps et, de <strong>ce</strong> fait, non<br />

chrétiennes. Et il est bien évident que la hiérarchisation théorique entre célibat et mariage a<br />

moins d’importan<strong>ce</strong> dans la réalité que la manière dont ils sont vécus. En d’<strong>au</strong>tres termes, il<br />

JEAN XXIV 28 Christian Singer


f<strong>au</strong>t préférer de be<strong>au</strong>coup l’attitude exemplaire d’un prêtre marié à la médiocrité d’un vieux<br />

garçon. La troisième difficulté paraissait plus sérieuse : elle touchait à la disponibilité du<br />

prêtre, qui peut être accaparé par des soucis liés à sa femme ou à ses enfants <strong>au</strong> point de<br />

négliger son ministère. L’exemple fourni par nombre de pasteurs protestants montre que <strong>ce</strong>s<br />

craintes n’étaient pas vaines.<br />

- Jean XXIV <strong>au</strong>rait pu se rallier à la discipline orthodoxe qui exclut des fonctions épiscopales<br />

les popes mariés et les confinent dans les tâches paroissiales.<br />

-J. Ca équivalait à rétablir un fossé entre un h<strong>au</strong>t clergé privilégié et un bas clergé de seconde<br />

zone. Il ne le voulait à <strong>au</strong>cun prix. D’<strong>au</strong>tre part, il se doutait bien que s’il avait consulté sur <strong>ce</strong><br />

sujet l’ensemble des chrétiens, comme il l’avait fait à propos du sa<strong>ce</strong>rdo<strong>ce</strong> féminin, il eût<br />

obtenu, <strong>ce</strong>tte fois, une réponse positive. Et, après tout, un prêtre marié choisi par un Conseil<br />

diocésain pour venir le présider pouvait, en conscien<strong>ce</strong>, même si elle ne l’engageait que pour<br />

quelques années, refuser son élection, s’il l’estimait inopportune en raison de problèmes<br />

famili<strong>au</strong>x trop lourds sus<strong>ce</strong>ptibles de nuire à ses activités pastorales. Ceci dit, comme on<br />

pouvait s’y attendre, des situations quelque peu scandaleuses ont apparu, qui ont alimenté la<br />

malveillan<strong>ce</strong> médiatique. Des couples se sont séparés, ont même divorcé, se sont disputé<br />

leurs enfants, <strong>ce</strong>rtaines « ex-épouses » se sont remariées, bravant une solennelle interdiction.<br />

Mais il est à noter qu’<strong>au</strong>cun des prêtres con<strong>ce</strong>rnés -et désormais « condamnés » <strong>au</strong> célibat-<br />

ne l’a fait, marquant ainsi, de façon très édifiante, leur respect pour l’Eglise et pour leur<br />

mission.<br />

- Finalement, le pape n’a-t-il pas écarté toutes les objections... en vue d’un unique objectif :<br />

reconstituer un clergé suffisamment nombreux ?<br />

-J. Cette idée l’a sans doute effleuré, mais sans devenir déterminante. J’en veux pour preuve<br />

l’importan<strong>ce</strong> extrême qu’il a attachée à l’équilibre psychologique, à la santé mentale, ainsi<br />

qu’à la <strong>format</strong>ion spirituelle, théologique et morale des futurs prêtres, mariés ou non, les<br />

exigen<strong>ce</strong>s constantes qu’il a manifestées dans <strong>ce</strong>s domaines, priant instamment les<br />

responsables diocésains d’opérer de rigoureuses sélections. Il ne s’agissait nullement pour lui,<br />

je le répète, de recruter à la va-vite et par opportunisme des bataillons de prêtres supplétifs <strong>au</strong><br />

psychisme fragile, instruits <strong>au</strong> rabais et destinés à servir de bouche-trous. Les cas de prêtres<br />

malheureux dans leur sa<strong>ce</strong>rdo<strong>ce</strong> ou gravement déviants étaient trop présents à son esprit et<br />

dans son coeur pour qu’il n’essaie pas de limiter le plus possible les erreurs.<br />

- Cette « politique » s’est révélée précieuse et effica<strong>ce</strong>. En dépit des sévères consignes que<br />

vous rappeliez à l’instant, on a enregistré peu de départs avant ordination et peu de défections<br />

ensuite. Et finalement, le nombre des vocations <strong>au</strong>thentiques s’est accru sensiblement, sans<br />

qu’on en ait fait un but prioritaire ou une fin en soi à atteindre par tous les moyens, y compris<br />

par des con<strong>ce</strong>ssions ou des facilités douteuses. La possibilité qui leur était désormais<br />

reconnue de s’épanouir dans le cadre du mariage a <strong>ce</strong>rtainement contribué à <strong>ce</strong>tte évolution<br />

favorable, mais <strong>ce</strong>lle-ci tient à des facteurs multiples et bien plus profonds dont l’ensemble a<br />

provoqué un renouve<strong>au</strong> général de l’Eglise qui, à son tour, a rendu le sa<strong>ce</strong>rdo<strong>ce</strong>, « marié » ou<br />

non, be<strong>au</strong>coup plus attirant.<br />

-J. Il est temps de nous pencher maintenant sur le fonctionnement de la commun<strong>au</strong>té<br />

paroissiale « typique ». Nous avons déjà évoqué sa composition. Toutes les personnes qui<br />

réunissent les conditions minimales (pas trop sévères !) exigées pour en faire partie prennent<br />

part à ses décisions selon des modalités qu’elle se fixe à elle-même : votes à bulletins secrets,<br />

par acclamation, etc. Elle choisit son curé, qui la préside à la manière que nous avons décrite.<br />

JEAN XXIV 29 Christian Singer


Unique détenteur de l’<strong>au</strong>torité « finale », il peut opposer un veto définitif à toute mesure<br />

adoptée, mais ça n’arrive pratiquement jamais. Tout <strong>au</strong> plus demande-t-il à la commun<strong>au</strong>té<br />

d’en rediscuter et l’ac<strong>ce</strong>pte-t-il si elle persévère dans sa résolution. Dans des cas tout à fait<br />

ex<strong>ce</strong>ptionnels, si l’on ne parvient pas à un accord, l’affaire est déférée <strong>au</strong> prêtre en charge du<br />

diocèse qui arbitre et qui tranche.<br />

- Donc, le curé n’a pas à se comporter en dictateur...<br />

-J. Certes non, mais son rôle n’en est pas moins considérable. Bien sûr, il dispense les<br />

sacrements et célèbre plusieurs messes (généralement trois) en fin de semaine,<br />

alternativement dans chacune des églises communales qui se trouvent sur le territoire de sa<br />

paroisse. Mais il remplit <strong>au</strong>ssi des fonctions très prenantes d’animation et de contrôle qui,<br />

toutefois, ne reposent pas entièrement sur ses ép<strong>au</strong>les puisqu’il bénéficie de l’appui et de la<br />

participation zélés de ses ouailles qui encouragent, facilitent et nourrissent son action de leurs<br />

initiatives. Il doit se rendre disponible pour chacun, user discrètement d’un droit de<br />

remontran<strong>ce</strong> lorsqu’un fidèle s’écarte, en paroles ou en actes, de la doctrine et de la discipline<br />

de l’Eglise.<br />

- Ne s’agit-il pas là de procédés inquisitori<strong>au</strong>x, que <strong>ce</strong>rtains ont jugé insupportables et<br />

anachroniques à notre époque ?<br />

-J. Non, s’il se conduit en conseiller et en confident, toujours disposé à écouter, à discuter et<br />

à comprendre. Mais il existe des limites à ne pas dépasser lorsqu’on veut faire partie de <strong>ce</strong>tte<br />

espè<strong>ce</strong> de « corps d’élite » que constitue la commun<strong>au</strong>té paroissiale, à qui l’on a promis, <strong>au</strong><br />

cours d’une cérémonie solennelle, de rester fidèle <strong>au</strong>x enseignements et <strong>au</strong>x normes de<br />

l’Eglise, désormais définis, ne l’oublions pas, par l’ensemble des chrétiens, et non plus<br />

imposés par une poignée de clercs dominateurs. Prenons deux exemples, <strong>ce</strong>lui d’une<br />

personne divorcée remariée qui enfreint donc publiquement une règle importante justifiée en<br />

doctrine, et une <strong>au</strong>tre qui présente la réincarnation comme une <strong>ce</strong>rtitude, alors qu’elle est<br />

officiellement rejetée par l’Eglise. A la différen<strong>ce</strong> de <strong>ce</strong> qui passait <strong>au</strong>trefois, on va maintenir le<br />

dialogue avec elles, en n’écartant jamais la possibilité qu’elles y voient plus clair, qu’elles aient<br />

« raison » et soient à l’origine de développements dogmatiques et de modifications<br />

disciplinaires ultérieurs adoptés, grâ<strong>ce</strong> à elles, par l’ensemble de l’Eglise, et elles continueront<br />

à assister <strong>au</strong>x offi<strong>ce</strong>s et à re<strong>ce</strong>voir les sacrements ainsi qu’à collaborer, si elles le désirent, <strong>au</strong>x<br />

activités paroissiales sans être mises <strong>au</strong> ban de la commun<strong>au</strong>té, même si <strong>ce</strong>tte dernière prend<br />

la décision de les priver de leur voix délibérative, les empêchant ainsi de peser sur son avenir.<br />

- Ce devoir de « correction fraternelle » ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt et qui ferait<br />

croire que la commun<strong>au</strong>té vit dans une ambian<strong>ce</strong> de soupçon et de <strong>ce</strong>nsure. C’est plutôt la<br />

confian<strong>ce</strong> qui doit régner et présider <strong>au</strong>x multiples tâches qui l’attendent et qui ne s<strong>au</strong>raient se<br />

réduire à contrôler de manière obsessionnelle l’orthodoxie de ses membres !<br />

-J. Je m’en voudrais d’avoir donné <strong>ce</strong>tte impression, que la réalité des paroisses<br />

contemporaines démentirait absolument. Enumérons plutôt, comme vous m’y invitez, les<br />

grands secteurs d’activité qui sont de leur compéten<strong>ce</strong>. D’abord, les servi<strong>ce</strong>s permanents, tels<br />

que les visites et les soins <strong>au</strong>x personnes isolées, âgées, malades, infirmes, indigentes,<br />

dépressives ou... mal vues pour toutes sortes de raisons professionnelles, morales, politiques,<br />

ethniques, religieuses..., l’animation liturgique, qui consiste à préparer les cérémonies et,<br />

parfois même, pour les laïcs, à les assurer, comme dans le cas des funérailles, lorsque le<br />

prêtre est débordé, l’enseignement catéchétique, les relations <strong>au</strong>ssi fréquentes et cordiales<br />

que possible avec les municipalités et la population non-catholique... Ensuite, les<br />

JEAN XXIV 30 Christian Singer


manifestations occasionnelles, comme les fêtes, kermesses, voyages, séjours de vacan<strong>ce</strong>s,<br />

pèlerinages, c<strong>au</strong>series-débats sur les sujets les plus divers avec des invités venus de l’extérieur<br />

ou choisis dans la paroisse (car il f<strong>au</strong>t mettre à contribution toutes les personnes -et elles sont<br />

be<strong>au</strong>coup plus nombreuses qu’il n’y paraît de prime abord- que leurs connaissan<strong>ce</strong>s, leur<br />

expérien<strong>ce</strong> et leur sagesse rendent captivantes), retraites spirituelles, sessions doctrinales,<br />

théologiques, bibliques, etc., in<strong>format</strong>ion sur le passé ou l’actualité des Eglises chrétiennes et<br />

des <strong>au</strong>tres religions et sur leurs rapports avec la société civile, toutes <strong>ce</strong>s rencontres étant<br />

organisées en recourant à la bonne volonté de clercs et de laïcs particulièrement bien<br />

instruits, formés et renseignés.<br />

- Voilà qui est bel et bon, mais exige des moyens financiers !<br />

J. Vous avez raison de le souligner. Nous touchons là <strong>au</strong>x besognes les moins intéressantes<br />

qui incombent <strong>au</strong>x paroisses, mais qui conditionnent toutes leurs activités. Comment trouver<br />

des fonds et comment les gérer et les utiliser ! Leurs origines ne sont ni très nombreuses, ni<br />

très mystérieuses, contrairement à <strong>ce</strong>rtaines idées reçues qui continuent à circuler. Pas de<br />

finan<strong>ce</strong>ment occulte assuré par de secrètes et puissantes mafias ! Les ressour<strong>ce</strong>s proviennent,<br />

pour l’essentiel, des contributions volontaires fournies par les paroissiens qui s’en acquittent,<br />

de manière anonyme, en fonction de leurs possibilités... et de barèmes indicatifs ! A quoi<br />

s’ajoutent les honoraires perçus à l’occasion des messes et des cérémonies, que le prêtre<br />

reverse dans la caisse commune, des gains aléatoires et peu importants obtenus lors des<br />

manifestations évoquées plus h<strong>au</strong>t, spectacles, matchs, conféren<strong>ce</strong>s, tombolas, etc. et même,<br />

parfois, des dons extraordinaires faits de leur vivant ou post mortem par des personnes aisées.<br />

On voit même des retraités exer<strong>ce</strong>r une petite activité rémunérée uniquement pour en<br />

attribuer le produit à la paroisse.<br />

- Voilà qui implique bien du dévouement, du désintéressement, un grand sens du partage et<br />

je relève tout particulièrement votre mention d’une « caisse commune ». Ce qui n’est vraiment<br />

pas banal, à une époque où les bons sentiments se laissent facilement décourager par une<br />

atteinte <strong>au</strong> porte-monnaie, surtout lorsqu’il s’agit de constituer des sommes anonymes où l’on<br />

puisera en fonction des né<strong>ce</strong>ssités individuelles, sans considération ni du montant fourni par<br />

les contributeurs ni de <strong>ce</strong>lui alloué <strong>au</strong>x bénéficiaires.<br />

-J. Oui. Comme vous l’avez deviné, Jean XXIV souhaitait que toutes les paroisses du monde<br />

prennent pour modèle la première commun<strong>au</strong>té chrétienne de Jérusalem dont les Actes des<br />

Apôtres nous disent que ses membres « étaient fidèles à la communion fraternelle, à la<br />

fraction du pain et <strong>au</strong>x prières, que jour après jour, d’un seul coeur, ils fréquentaient<br />

assidûment le Temple » et, enfin, « qu’ils mettaient tout en commun, vendaient leurs<br />

propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun ».<br />

Evidemment, nous n’en sommes pas (encore ?) là, et il est même probable, sans qu’on puisse<br />

en être sûr, qu’on n’en arrivera jamais, s<strong>au</strong>f héroïques ex<strong>ce</strong>ptions, à pratiquer des formes de<br />

dépouillement <strong>au</strong>ssi poussées. Il y f<strong>au</strong>drait un changement complet des mentalités, qui se<br />

produira peut-être graduellement. En tout cas, on en a pris le chemin et on peut s’estimer<br />

heureux des progrès déjà accomplis.<br />

- Ils se marquent donc <strong>au</strong>ssi par le mode de redistribution de l’argent, qui ne tient pas compte<br />

de son origine et qui a pour seule règle de répondre <strong>au</strong>x vraies né<strong>ce</strong>ssités.<br />

-J. Il f<strong>au</strong>t naturellement assurer le fonctionnement des divers servi<strong>ce</strong>s de la paroisse, venir en<br />

aide <strong>au</strong>x personnes en difficulté, envoyer une contribution <strong>au</strong> Conseil diocésain et assurer une<br />

JEAN XXIV 31 Christian Singer


existen<strong>ce</strong> dé<strong>ce</strong>nte <strong>au</strong> prêtre et, s’il est marié, à sa famille, <strong>ce</strong> qui ne va pas sans poser<br />

quelquefois de sérieux problèmes, surtout lorsqu’elle est nombreuse !<br />

- Voilà <strong>ce</strong> que c’est que d’avoir permis <strong>au</strong>x prêtres de convoler en justes no<strong>ce</strong>s !<br />

-J. En fait, ça se passe plutôt bien et on les bichonne d’<strong>au</strong>tant mieux qu’on leur est<br />

reconnaissant de ne pas s’approprier les honoraires provenant de la célébration des<br />

sacrements, des messes et <strong>au</strong>tres cérémonies liturgiques. Bien sûr, ils touchent des<br />

allocations, comme n’importe quel citoyen, leurs femmes exer<strong>ce</strong>nt parfois une activité<br />

professionnelle à plein temps ou avec des horaires réduits. Certaines d’entre elles préfèrent<br />

consacrer la plus grande partie de leurs moments libres à la paroisse qu’elles considèrent<br />

comme le prolongement de leur propre famille. Dans <strong>ce</strong>rtaines régions, on a repris la vieille<br />

tradition des cade<strong>au</strong>x en nature que l’on apporte <strong>au</strong> presbytère (nourriture, vêtements..) et, de<br />

toute façon, on fournit en espè<strong>ce</strong>s le complément indispensable pour que tout le monde<br />

puisse être fier de son « ménage sa<strong>ce</strong>rdotal », amoureusement choyé, et qu’on cloue le bec<br />

des m<strong>au</strong>vaises langues qui insinueraient qu’on le laisse croupir dans l’indigen<strong>ce</strong> !<br />

- Mais en dehors des questions financières, comment a-t-on « humainement » accueilli des<br />

curés flanqués d’épouses et de gamins ? Ca représentait tout de même une formidable<br />

innovation !<br />

-J. Comme vous le savez, la situation conjugale de <strong>ce</strong>rtains prêtres est maintenant rentrée<br />

dans les moeurs. Mais il est vrai qu’<strong>au</strong> début on a souvent ressenti de part et d’<strong>au</strong>tre quelque<br />

gêne. Il a fallu s’habituer et s’apprivoiser mutuellement. On avait de la peine à traiter la femme<br />

du prêtre et ses enfants comme n’importe quelles <strong>au</strong>tres personnes et eux-mêmes ne savaient<br />

pas exactement comment se comporter : ils estimaient devoir en rajouter sur le chapitre de la<br />

vertu et manquaient de simplicité et de spontanéité. Les ados n’osaient guère avouer la<br />

« profession » de leur père. Des paroissiens, spécialement parmi les plus âgés, admettaient<br />

difficilement que leur propre curé puisse avoir des relations sexuelles. A leurs yeux, et malgré<br />

toutes les explications à <strong>ce</strong> sujet, elles continuaient à figurer une sorte de tare ou d’impureté<br />

qui était incompatible avec le caractère sa<strong>ce</strong>rdotal et qui ne pouvait que nuire <strong>au</strong> respect et à<br />

la confian<strong>ce</strong> que l’on devait à <strong>ce</strong>ux qui en étaient revêtus.<br />

- L’expérien<strong>ce</strong> quotidienne me montre que <strong>ce</strong>s préventions et <strong>ce</strong>s embarras sont tombés<br />

presque partout et que l’on prodigue même <strong>au</strong>x femmes et <strong>au</strong>x enfants de prêtres une<br />

attention et une affection toutes particulières, surtout lorsqu’à l’instar de tout couple et de<br />

toute famille, ils connaissent des difficultés relationnelles passagères éventuellement<br />

imputables <strong>au</strong> surmenage et à leur dévouement. Avons-nous épuisé la liste des<br />

responsabilités dévolues <strong>au</strong>x commun<strong>au</strong>tés paroissiales ?<br />

-J. Pas tout à fait. Parfois, se pose à elles la question des <strong>au</strong>môneries. Ca dépend des cas.<br />

Lorsqu’il s’agit, surtout dans les grandes villes, de postes très importants qui né<strong>ce</strong>ssitent des<br />

qualités spéciales et l’agrément des <strong>au</strong>torités civiles, par exemple en milieu pénitentiaire,<br />

scolaire, universitaire, militaire ou hospitalier, le choix des titulaires échappe <strong>au</strong>x paroisses et<br />

revient <strong>au</strong>x Conseils diocésains. Inversement, dans les campagnes ou les petites cités, les<br />

choses, là encore, se font plutôt « en famille » !<br />

- On a l’impression que l’on cherche toujours à appliquer un grand principe, <strong>ce</strong>lui d’une<br />

intégration maximale à la paroisse, le refus d’îlots séparés qui feraient bande à part.<br />

JEAN XXIV 32 Christian Singer


-J. Exactement. Et <strong>ce</strong>tte règle fondamentale v<strong>au</strong>t même pour les commun<strong>au</strong>tés religieuses,<br />

qu’elles soient traditionnelles (y compris cloîtrées !), « nouvelles », charismatiques, etc. On<br />

leur demande instamment de participer à la vie et <strong>au</strong>x activités des paroisses qui ont la<br />

chan<strong>ce</strong> de bénéficier de leur implantation. Par leur accueil et par les servi<strong>ce</strong>s rendus,<br />

notamment dans les domaines spirituels, intellectuels et caritatifs, elles apportent désormais<br />

une contribution essentielle à l’animation des paroisses et à leur perfectionnement. Bien sûr, il<br />

f<strong>au</strong>t tenir compte, avec le plus grand respect, de la spécificité des vocations. On ne va pas<br />

demander à des carmélites ou à des chartreux de sortir constamment de leurs couvents et<br />

monastères, de les transformer en forums populeux et bruyants. Mais ils doivent constituer de<br />

h<strong>au</strong>ts lieux rayonnants extrêmement précieux où les laïcs ont l’impression de ne pas quitter<br />

leur paroisse, où ils continuent à se sentir chez eux et non sur une enclave étrangère, où ils<br />

peuvent se recueillir et trouver non seulement le silen<strong>ce</strong>, mais <strong>au</strong>ssi des conseils éclairés et un<br />

enseignement de qualité.<br />

- Nous avons oublié un détail qui a son importan<strong>ce</strong> : la désignation du ou des représentant(s)<br />

de la paroisse <strong>au</strong> Conseil diocésain. Il f<strong>au</strong>t noter à <strong>ce</strong> sujet qu’il n’y <strong>au</strong>cune obligation de<br />

choisir à <strong>ce</strong>t effet le prêtre, même si c’est d’un usage courant. De sorte que les Conseils<br />

diocésains comptent, selon les lieux et les époques, des majorités tantôt « cléricales » et<br />

tantôt laïques, <strong>ce</strong> qui assure une diversité et un renouvellement très appréciables.<br />

-J. Et ainsi se trouve transposée <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> supérieur <strong>ce</strong>tte recherche de l’équilibre qui<br />

s’effectue déjà <strong>au</strong> sein de la paroisse entre le pouvoir décisionnaire de la commun<strong>au</strong>té<br />

chrétienne et l’<strong>au</strong>torité du prêtre dont la tâche consiste, en dehors de ses attributions<br />

proprement ministérielles, non à se poser en maître, mais à susciter des initiatives, à stimuler<br />

les capacités et l’imagination de chacun, à faire appel à toutes les bonnes volontés, à favoriser<br />

progression et rénovation et, <strong>au</strong> total, à garantir la cohésion et l’unité commun<strong>au</strong>taires.<br />

- Nous allons donc passer à <strong>ce</strong> que vous appelez « le nive<strong>au</strong> supérieur », c’est-à-dire <strong>au</strong>x<br />

Conseils diocésains. A tout seigneur, tout honneur : nous commençons par les prêtresévêques<br />

élus par eux pour les diriger pendant une période qui se situe généralement entre 5<br />

et 10 ans.<br />

-J. Je vous soupçonne d’avoir employé le mot « seigneur » avec quelque mali<strong>ce</strong>. Car vous<br />

savez très bien que, dans son souci de simplicité et d’humilité, Jean XXIV a exigé des<br />

ecclésiastiques « h<strong>au</strong>t placés » qu’ils renon<strong>ce</strong>nt <strong>au</strong> titre de « Monseigneur », qu’il jugeait<br />

particulièrement inconvenant pour désigner des serviteurs de Dieu et de leurs frères. A plus<br />

forte raison le grand nettoyage s’est-il étendu à des appellations telles que « Révérendissime<br />

Père », « Ex<strong>ce</strong>llen<strong>ce</strong> », « Eminen<strong>ce</strong> » ou même « Sainteté » ! Be<strong>au</strong>coup d’<strong>au</strong>tres anciennes<br />

dénominations ont disparu, soit par<strong>ce</strong> qu’elles correspondaient à des fonctions qui ont été<br />

supprimées, <strong>ce</strong>lles, par exemple, de doyens ou d’archiprêtres, soit par<strong>ce</strong> qu’elles désignaient<br />

des « dignités » facti<strong>ce</strong>s, elles <strong>au</strong>ssi abolies, conférées par le pape <strong>au</strong>x « prélats de Sa<br />

Sainteté, <strong>au</strong>x camériers, <strong>au</strong>x protonotaires apostoliques ad instar participantium ( !) » ou par<br />

les évêques, <strong>au</strong>x chanoines, doyens ou chapelains « honoraires ».<br />

- Un vrai carnage! Ne subsistent plus que des « pères, mères, frères et sœurs » qui ne sont<br />

même plus « Révérends » et le « Madame » ou « Monsieur » réservés <strong>au</strong>x cardinales et <strong>au</strong>x<br />

cardin<strong>au</strong>x ! Ca n’a pas été du goût de <strong>ce</strong>rtains ecclésiastiques qui espéraient bien pouvoir un<br />

jour se revêtir ne serait-<strong>ce</strong> que d’une petite touche de violet ! Pourtant, <strong>ce</strong>tte couleur est<br />

encore arborée par <strong>ce</strong>rtains chefs de diocèse.<br />

JEAN XXIV 33 Christian Singer


-J. Oui. Le pape a admis qu’ils continuent à la porter (comme le rouge pour les cardin<strong>au</strong>x et<br />

cardinales) en des occasions solennelles. Le principe est toujours le même : les distinctions<br />

peuvent être tolérées (avec une extrême modération toutefois) si elles correspondent à des<br />

fonctions réelles. C’est ainsi qu’<strong>au</strong> cours des cérémonies, les titulaires de diocèses utilisent<br />

toujours, comme par le passé et pour la durée de leur mission, la mitre et la crosse, qui<br />

s’ajoutent <strong>au</strong>x ornements sa<strong>ce</strong>rdot<strong>au</strong>x traditionnels et même <strong>au</strong> pallium, attribué à tous<br />

depuis qu’a été effacée la différen<strong>ce</strong>, vidée depuis longtemps de presque toute sa raison<br />

d’être, entre évêques et archevêques. Ce qui n’empêche évidemment pas les « voisins » de se<br />

réunir et de se con<strong>ce</strong>rter lorsque des problèmes communs se posent à eux, par exemple dans<br />

le cadre de leur région. De même, la croix pectorale leur est réservée, tandis que tous les<br />

prêtres-évêques portent l’anne<strong>au</strong> sa<strong>ce</strong>rdotal que vient rejoindre, pour <strong>ce</strong>rtains d’entre eux,<br />

l’anne<strong>au</strong> conjugal ! Mais il va sans dire que les trônes, baldaquins, armoiries et <strong>au</strong>tres<br />

fanfreluches léguées par un passé « aristocratique » révolu et indigne d’un prêtre ont<br />

également fait l’objet d’un nettoyage par le vide !<br />

- A travers <strong>ce</strong>s joyeux <strong>au</strong>todafés, on retrouve toujours les mêmes soucis : simplifier, éliminer<br />

les hiérarchies inutiles, refuser les honneurs facti<strong>ce</strong>s, les hochets qui ne servent qu’à flatter la<br />

vanité (rappelons, à <strong>ce</strong> sujet, que les Ordres pontific<strong>au</strong>x comme <strong>ce</strong>lui de Saint-Grégoire-le-<br />

Grand avec ses trois classes et ses médailles ont été envoyés à la casse !), mettre fin, grâ<strong>ce</strong> à<br />

l’élection par les Conseils diocésains et pour une durée limitée, <strong>au</strong>x « carrières » épiscopales<br />

qui se déroulaient comme <strong>ce</strong>lles de h<strong>au</strong>ts fonctionnaires, à quoi, d’ailleurs, l’empereur<br />

français Napoléon III les assimilait fâcheusement en les appelant ses « préfets violets ». C’est<br />

ainsi, par exemple, que M<strong>au</strong>ri<strong>ce</strong> Feltin fut suc<strong>ce</strong>ssivement évêque de Troyes, archevêque de<br />

Sens, de Borde<strong>au</strong>x, enfin de Paris et cardinal. Magnifiques promotions dont be<strong>au</strong>coup de<br />

confrères ne bénéficiaient pas ! Ils restaient en rade dans le premier (et dernier) diocèse où ils<br />

avaient été nommés, et parfois tout <strong>au</strong> bas de l’échelle, à titre de simples évêques <strong>au</strong>xiliaires.<br />

Mais, dans la majorité des cas, <strong>ce</strong>s derniers prenaient du galon, surtout lorsqu’ils avaient été<br />

choisis par un prélat très influent et bien en Cour (de Rome !) qui les « formait » (j’allais dire<br />

qui les « <strong>format</strong>ait ») selon ses idées et ses méthodes, juste le temps né<strong>ce</strong>ssaire pour leur<br />

faire ensuite attribuer évêchés et archevêchés, et peupler ainsi de ses créatures tout<br />

l’épiscopat de son pays !<br />

-J. M<strong>au</strong>vaise langue ! Mais je dois reconnaître que vous n’avez pas entièrement tort ! Et il f<strong>au</strong>t<br />

bien admettre <strong>au</strong>ssi que la qualité du « recrutement » ne s’améliorait pas lorsque le Vatican,<br />

même lorsqu’il n’y était pas obligé, sollicitait l’avis, pour ne pas dire l’accord, des<br />

gouvernements avant de nommer un candidat !<br />

-C’est ainsi que se constituaient des troupe<strong>au</strong>x épiscop<strong>au</strong>x moutonniers ternes et timorés,<br />

sans éclat, sans originalité, sans courage, surtout préoccupés de ne pas faire de vagues, dont<br />

les communiqués insignifiants et les déclarations insipides passaient complètement<br />

inaperçus. Lorsqu’à la suite d’une « erreur de distribution » (nul n’est parfait, même pas les<br />

non<strong>ce</strong>s ou les dicastères romains !), un évêque sortait du lot et se distinguait par des vues ou<br />

des attitudes « différentes », il était accusé de faire cavalier seul, sévèrement rappelé à l’ordre<br />

et privé de ses fonctions s’il persévérait, même lorsqu’il n’avait nullement porté atteinte à la foi<br />

ou à la morale traditionnelles.<br />

-J. A l’époque où régnait la langue de bois ecclésiastique, ou de « buis », comme disait un<br />

évêque, je vous <strong>au</strong>rais répondu, avec un <strong>ce</strong>rtain h<strong>au</strong>ssement d’ép<strong>au</strong>les, que je vous laissais la<br />

responsabilité de vos dires. Mais <strong>ce</strong> temps est passé et je n’hésiterai pas à vous approuver<br />

publiquement, tout en sachant que la situation s’est ensuite inversée à un point tel que nos<br />

esprits chagrins critiquent, éventuellement à juste titre, les prises de position parfois<br />

JEAN XXIV 34 Christian Singer


cacophoniques du « chœur » épiscopal. Au moins est-<strong>ce</strong> l’indi<strong>ce</strong> d’une vitalité, d’une liberté<br />

d’expression, d’une richesse des con<strong>ce</strong>ptions et de points de vue incitant à une discussion<br />

ouverte, à des débats passionnants qui débordent largement la sphère catholique. Et les<br />

CNIDES (Commissions nationales interdiocésaines) sont là pour favoriser la décantation, faire<br />

le point et tenter d’harmoniser les idées sans pourtant vouloir absolument déboucher sur une<br />

« pensée unique » et obligatoire, lorsqu’il s’agit de questions délicates et controversées.<br />

- En avons-nous terminé avec la description des « nouve<strong>au</strong>x » évêques ?<br />

-J. A peu près. Signalons encore que les voyages ad limina, qui les obligeaient à rendre visite<br />

<strong>au</strong> pape à intervalles réguliers, ont été supprimés par<strong>ce</strong> que jugés inutilement coûteux de par<br />

leur caractère surtout formel et protocolaire. Le pape et les évêques disposent d’<strong>au</strong>tres<br />

moyens de rencontre lorsqu’ils ont vraiment besoin de dialoguer. Pour l’anecdote, rappelons<br />

enfin que les prêtres, à la fois pour des raisons de dignité et d’indépendan<strong>ce</strong>, ont reçu la<br />

consigne de refuser toute dignité et décoration civiles. Mais toujours en vertu du principe<br />

« d’efficacité » énoncé plus h<strong>au</strong>t, ils peuvent ac<strong>ce</strong>pter leur élection à une Académie ou<br />

l’attribution d’un Prix (Nobel, par exemple !), si <strong>ce</strong>s « récompenses » et <strong>au</strong>tres distinctions leur<br />

ouvrent de nouvelles possibilités d’action.<br />

- Venons-en maintenant <strong>au</strong> fonctionnement des Conseils diocésains.<br />

-J. Il diffère de l’un à l’<strong>au</strong>tre dans les modalités pratiques. Pas d’uniformisation facti<strong>ce</strong> imposée<br />

d’en h<strong>au</strong>t, mais des traits essentiels que l’on retrouve partout. C’est à eux que revient le choix<br />

du prêtre chargé d’exer<strong>ce</strong>r en leur sein une mission épiscopale temporaire, mais dont la durée<br />

doit être suffisante pour lui permettre de prendre la mesure des problèmes posés par la<br />

« gestion » du diocèse et de faire la connaissan<strong>ce</strong> du plus grand nombre possible des<br />

chrétiens qui le composent. C’est également eux qui désignent leurs représentants à la<br />

CNIDE, généralement <strong>au</strong> nombre de 3, incluant obligatoirement leur évêque. Dans <strong>ce</strong>rtains<br />

pays, <strong>ce</strong> chiffre varie d’un diocèse à l’<strong>au</strong>tre, par<strong>ce</strong> que l’on tient compte de l’importan<strong>ce</strong><br />

arithmétique de la population globale ou de <strong>ce</strong>lle des paroissiens « officiels ». L’évêque<br />

demeure le principal responsable. Recueillant les suggestions de ses membres, qui se<br />

joignent <strong>au</strong>x siennes, il préside le Conseil, qui se réunit à intervalles réguliers, et il inspire et<br />

prépare ses décisions. Il est « condamné » à s’entendre avec lui, car <strong>au</strong>cun des deux n’a le<br />

droit imposer à l’<strong>au</strong>tre une mesure qu’il réprouve. En somme, le tandem fonctionne en<br />

« double commande », comme dans les voitures d’<strong>au</strong>to-école ! Chacun ne peut agir qu’avec<br />

le consentement de l’<strong>au</strong>tre et tout doit se faire d’un commun accord.<br />

- N’y a-t-il pas danger de blocage, dans <strong>ce</strong>rtains cas ?<br />

-J. Il ne f<strong>au</strong>t pas oublier que l’évêque a été choisi par le Conseil et qu’il existe donc<br />

normalement entre les deux partenaires des affinités et même de larges consensus qui<br />

limitent les risques de conflits. Cependant, ils se produisent quelquefois, et s’ils persistent, <strong>ce</strong><br />

qui est très rare, la CNIDE joue le rôle d’arbitre. Mais on a vu des évêques rester sur leurs<br />

positions, après que <strong>ce</strong>tte instan<strong>ce</strong> supérieure eut tranché en leur défaveur, et s’acculer euxmêmes<br />

à la démission, y compris après une intervention du non<strong>ce</strong> ou du pape lui-même !<br />

Evidemment, les choses semblaient se dérouler sans accroc à l’époque des évêquespotentats.<br />

Mais <strong>ce</strong> n’étaient que des apparen<strong>ce</strong>s recouvrant des situations malsaines. Ignorer<br />

et dissimuler les oppositions ne résout rien et ne fait qu’envenimer et paralyser les rapports<br />

entre les évêques et les <strong>au</strong>tres chrétiens adultes. On a connu dans le passé les cas<br />

rocambolesques et extrêmement nocifs d’évêques imposés par le Vatican à des diocèses dont<br />

JEAN XXIV 35 Christian Singer


le clergé et les « fidèles » (comme on disait <strong>au</strong>trefois) les rejetaient massivement. Nous n’en<br />

sommes heureusement plus là.<br />

- Entre les sessions du Conseil, le responsable du diocèse jouit d’une <strong>ce</strong>rtaine liberté de<br />

manoeuvre ?<br />

-J. Bien sûr, il constitue, avec des collaborateurs qu’il choisit librement, l’exécutif du Conseil et<br />

applique ses résolutions <strong>au</strong> jour le jour en fonction des circonstan<strong>ce</strong>s. Il ne peut aller contre et<br />

doit se soumettre à un contrôle de son action pastorale. Mais, encore une fois, ne<br />

dramatisons pas les choses. On constate, dans la pratique, que tout se passe bien, en dépit<br />

de quelques anicroches, par<strong>ce</strong> qu’il règne entre tous une atmosphère de confian<strong>ce</strong> et de<br />

compréhension réciproques.<br />

- Pouvez vous détailler les objets de <strong>ce</strong>tte sollicitude pastorale ?<br />

-J. Ils sont multiples. Veiller sur les mouvements de jeunesse et d’action catholique et<br />

nommer leurs <strong>au</strong>môniers, exer<strong>ce</strong>r une tutelle discrète sur les établissements d’enseignement<br />

catholique et leurs directeurs, organiser des sessions de <strong>format</strong>ion fondamentale<br />

(théologique, biblique, etc.) ou appliquée à la vie courante (catéchèse, animation liturgique,<br />

contact avec les personnes en difficultés, les mourants, etc..), prévoir, chaque année, une<br />

récollection de quelques jours ouverte à tous...<br />

- Pardonnez-moi de vous interrompre pour préciser qu’une récollection est une retraite<br />

spirituelle de courte durée…<br />

-J. Vous faites bien. Sans s’en aper<strong>ce</strong>voir, on emploie facilement un vocabulaire devenu<br />

quelque peu ésotérique. Une initiative assez inattendue a été prise dans un grand nombre de<br />

diocèses : la rest<strong>au</strong>ration des anciennes « missions », mais singulièrement dépoussiérées, car<br />

elles avaient laissé de fort m<strong>au</strong>vais souvenirs. En Fran<strong>ce</strong>, par exemple, elles avaient débuté,<br />

comme par hasard, à l’époque qui porte le même nom (la Rest<strong>au</strong>ration). Pour lutter contre la<br />

« déchristianisation », en particulier dans les campagnes, on leur envoyait de véritables<br />

commandos de prêtres ou de religieux spécialisés qui s’abattaient sur les paroisses comme<br />

des nuées de mouches envahissantes. Les populations étaient presque terrorisées. Pendant<br />

une semaine ou plus, on les contraignait à participer à divers offi<strong>ce</strong>s et manifestations, on les<br />

encourageait vivement (l’expression est faible !) à se confesser, on les inondait de prêches<br />

apocalyptiques où la mena<strong>ce</strong> de la damnation était omniprésente, on s’intéressait de près à<br />

chaque foyer qui était « questionné » de façon inquisitoriale sur ses moeurs et ses pratiques<br />

de dévotion. Et, en souvenir de <strong>ce</strong>s interventions musclées, on érigeait sur les pla<strong>ce</strong>s ou <strong>au</strong>x<br />

carrefours <strong>ce</strong>s « Croix de mission » qui subsistent encore en maints endroits.<br />

- Oui, l’ambian<strong>ce</strong> a changé. Il ne s’agit plus désormais que de proposer à <strong>ce</strong>lles et à <strong>ce</strong>ux qui<br />

le désirent une sorte de halte où ils vont pouvoir, individuellement et commun<strong>au</strong>tairement,<br />

procéder à un bilan de vie, ranimer leur ferveur, prendre de « bonnes résolutions », resserrer<br />

les liens avec <strong>au</strong>trui et lui pardonner éventuellement, bref se <strong>livre</strong>r à un ressour<strong>ce</strong>ment spirituel<br />

intensif avec l’aide de prêtres, de diacres, de laïcs venus d’ailleurs qui, sans prendre la pla<strong>ce</strong><br />

du curé, vont rafraîchir et renouveler les points de vue et les pratiques, pour le plus grand<br />

profit de tous, y compris du responsable de la paroisse, s’il joue franc jeu et n’interprète pas<br />

« l’invasion » de son territoire comme de la concurren<strong>ce</strong> déloyale !<br />

-J. D’<strong>au</strong>tres créations et initiatives se retrouvent fréquemment dans la plupart des diocèses :<br />

des cycles de conféren<strong>ce</strong>s portant sur les grands sujets contemporains, sus<strong>ce</strong>ptibles<br />

JEAN XXIV 36 Christian Singer


d’intéresser un large public, croyant ou non, et qui se déroulent généralement dans la<br />

principale ville du diocèse, des congrès ex<strong>ce</strong>ptionnels traitant de questions cruciales, <strong>au</strong>xquels<br />

des personnalités compétentes sont conviées pour y prendre la parole sans la confisquer <strong>au</strong><br />

détriment des simples participants, contrairement <strong>au</strong>x m<strong>au</strong>vaises habitudes, une publication<br />

mensuelle qui essaie de se donner de l’air et de ne pas se cantonner dans les nouvelles<br />

locales et les anecdotes, des sites d’in<strong>format</strong>ion sur le Net, une grande fête annuelle ouverte à<br />

tous, qui permet les rencontres extra-paroissiales et qui fournit <strong>au</strong> Conseil diocésain l’occasion<br />

de faire un compte-rendu de ses activités <strong>au</strong> cours des mois écoulés ainsi que d’évoquer les<br />

perspectives et les projets d’avenir... ou les difficultés présentes, par exemple d’ordre financier,<br />

enfin de prendre bonne note des remarques, critiques et propositions formulées par<br />

l’assistan<strong>ce</strong>. Certains diocèses ont même pu s’équiper d’une sorte de bibliobus qui parcourt<br />

les campagnes et les cités pour louer, à des prix modiques, une documentation et des<br />

instruments de culture très variés. On n’en finirait pas d’énumérer les bonnes idées que l’on<br />

essaie de concrétiser, mais il f<strong>au</strong>t bien admettre que tout n’est pas réalisable, surtout dans<br />

<strong>ce</strong>rtains diocèses où les ressour<strong>ce</strong>s, provenant presque uniquement des contributions<br />

paroissiales, sont très limitées et grevées par les sommes qu’il f<strong>au</strong>t reverser à la CNIDE.<br />

- Je voulais vous interroger sur un type de dévotion d’<strong>au</strong>tant plus en vogue, si je puis<br />

m’exprimer ainsi, dans be<strong>au</strong>coup de diocèses que son développement a été approuvé et<br />

favorisé par le pape, à la grande surprise, pour ne pas dire plus, de <strong>ce</strong>rtains milieux qui le<br />

considéraient comme archaïque, entaché de superstition et peu compatible avec les<br />

orientations nouvelles données par Rome. Je fais allusion <strong>au</strong>x pèlerinages. Qu’en pensezvous<br />

?<br />

-J. Vous abordez là un vaste domaine qui comprend be<strong>au</strong>coup d’<strong>au</strong>tres formes de piété sur<br />

lesquelles nous <strong>au</strong>rons peut-être à revenir. Pour l’instant, je me contenterai de vous faire<br />

observer que Jean XXIV n’avait <strong>au</strong>cunement l’intention, que <strong>ce</strong>rtains, épris de « modernisme »<br />

à tout prix, lui ont prêtée, de brader tout un héritage légué par les siècles. Il l’a ac<strong>ce</strong>pté sous<br />

bénéfi<strong>ce</strong> d’inventaire et de décrassage. C’est-à-dire qu’il a rejeté tout <strong>au</strong>ssi bien les scories qui<br />

avaient pu s’accumuler et dénaturer <strong>ce</strong>rtaines pratiques religieuses que <strong>ce</strong> qu’il appelait, avec<br />

un sourire malicieux dépourvu de malignité, la « méthode protestante » qui équivalait, selon<br />

lui, à jeter le bébé avec l’e<strong>au</strong> du bain, à éliminer, sous prétexte de déviations, des formes de<br />

prière tout à fait fondées en doctrine et qu’il fallait donc purifier, à qui il fallait redonner leur<br />

véritable sens <strong>au</strong> lieu de les supprimer. Le célèbre théologien dominicain Congar avait depuis<br />

longtemps déjà fait la distinction entre la vraie réforme qui s’effor<strong>ce</strong> de retrouver la vérité et le<br />

prix des choses enfouis sous la patine salissante des ans, et la f<strong>au</strong>sse qui les condamne par<strong>ce</strong><br />

qu’elles se sont ternies ou noircies, alors qu’il suffirait de dégager <strong>ce</strong>s trésors de leur gangue.<br />

C’est ainsi, pour en revenir à votre question sur les pèlerinages, qu’il estimait parfaitement<br />

valable une démarche à la fois physique (lorsqu’on peut se dépla<strong>ce</strong>r !), mentale, intellectuelle,<br />

spirituelle consistant à se lever, à prendre le temps de prier, de réfléchir, de méditer tout <strong>au</strong><br />

long d’un cheminement parfois un peu rude qui symbolise la vie terrestre et nous rapproche<br />

d’un lieu sanctifié par des événements et des personnages qui manifestent avec éclat la<br />

présen<strong>ce</strong> de Dieu et dont la rencontre figure donc nos rendez-vous avec Lui et, en particulier,<br />

<strong>ce</strong>lui qui clôt notre « pèlerinage terrestre », pour reprendre une expression utilisée par Jean-<br />

P<strong>au</strong>l II peu avant sa mort.<br />

- Et il n’est pas interdit non plus d’organiser des sorties et des voyages où l’intérêt religieux se<br />

mêle à des préoccupations touristiques et culturelles ou, même, s’effa<strong>ce</strong> carrément devant la<br />

détente, le sport, etc. Pour en finir avec les obligations dévolues <strong>au</strong>x Conseils diocésains, il<br />

f<strong>au</strong>t encore noter les prises de position publiques con<strong>ce</strong>rnant des situations ou des affaires<br />

sensibles.<br />

JEAN XXIV 37 Christian Singer


-J. Le pape y attachait une grande importan<strong>ce</strong> et lui-même a donné l’exemple, ne se faisant<br />

pas f<strong>au</strong>te d’intervenir en maintes occasions sans mâcher ses mots. Il n’a pas hésité à s’en<br />

prendre ouvertement <strong>au</strong>x plus ou moins grandes puissan<strong>ce</strong>s politiques, économiques, etc. qui<br />

règnent sur la planète, en tenant à leur endroit des propos très durs et très critiques où il<br />

exprimait sa désapprobation, sa colère, son indignation, mais qu’il assortissait de propositions<br />

concrètes et de conseils précis. Que de fois ne lui a-t-on pas reproché de sortir de son rôle et<br />

de ses compéten<strong>ce</strong>s ? La fureur de <strong>ce</strong>rtains gouvernants atteignit son comble en des<br />

circonstan<strong>ce</strong>s où le pape se rendit sur les lieux mêmes d’événements insupportables <strong>au</strong><br />

moment où ils déroulaient, pas seulement des crimes ou des tueries, mais <strong>au</strong>ssi des famines<br />

et des épidémies. Les <strong>au</strong>torités mises en c<strong>au</strong>se faisaient tout pour empêcher sa venue,<br />

invoquant généralement leur incapacité à assurer sa sécurité. Mais comme il les exonérait à<br />

l’avan<strong>ce</strong> de toute responsabilité en cas de pépin et déclarait assumer seul les risques de son<br />

initiative, il était difficile, pour <strong>ce</strong>s régimes tyranniques et corrompus, de lui refuser un visa,<br />

s<strong>au</strong>f à se discréditer sur la scène internationale et à reconnaître officiellement leur culpabilité.<br />

- Placés dans un contexte généralement moins dramatique, les Conseils diocésains n’en ont<br />

pas moins été invités à faire entendre publiquement leur voix, à chaque fois que l’actualité<br />

l’exigeait. C’est souvent <strong>ce</strong> qu’ils ont fait avec une pertinen<strong>ce</strong>, une franchise, une obstination<br />

et une originalité qui, tranchant avec les mornes ronronnements d’<strong>au</strong>trefois, ont attiré<br />

l’attention, suscité l’intérêt ou l’irritation et obligé les pouvoirs loc<strong>au</strong>x à réagir. Des relations<br />

suivies, <strong>au</strong>ssi cordiales et fécondes que possible, se sont inst<strong>au</strong>rées un peu partout avec les<br />

préfectures, les mairies, les conseils génér<strong>au</strong>x et région<strong>au</strong>x, pour ne citer que le cas de la<br />

Fran<strong>ce</strong>. Bien sûr, il a fallu surmonter bien des réti<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong>s et, même, se heurter à la franche<br />

hostilité de <strong>ce</strong>rtaines instan<strong>ce</strong>s civiles qui ne supportent pas des « intrusions » gênantes pour<br />

elles qui affectent de les considérer comme tout à fait déplacées et abusives, comme de<br />

véritables atteintes à la « laïcité » !<br />

-J. La même ligne de conduite a été observée à l’échelon supérieur que nous abordons<br />

maintenant, <strong>ce</strong>lui des Commissions nationales interdiocésaines. La courtoisie et les intentions<br />

constructives régissent leurs contacts permanents avec les gouvernements et les h<strong>au</strong>ts<br />

fonctionnaires, mais <strong>au</strong>ssi un esprit d’indépendan<strong>ce</strong> et un franc-parler qui créent parfois des<br />

vagues. De toutes manières, les CNIDES se sont désormais imposées comme des acteurs<br />

incontournables de la vie publique de nombreux pays. Leurs avis, leurs critiques, leurs<br />

suggestions ne laissent plus personne indifférent, d’<strong>au</strong>tant plus qu’<strong>au</strong>cune personne,<br />

justement, <strong>au</strong>ssi h<strong>au</strong>t placée soit-elle, n’est épargnée. Elles ont acquis dans les paysages<br />

politiques une visibilité et une <strong>au</strong>torité importantes liées à leur intégrité, mais <strong>au</strong>ssi à leurs<br />

compéten<strong>ce</strong>s. Le temps n’est plus où l’Eglise s’aventurait en des domaines « profanes » dont<br />

elle ignorait tout, <strong>au</strong> risque de formuler des jugements qui tombaient complètement à côté de<br />

la plaque ou de se limiter à de vagues conseils anachroniques et moralisants qui n’avaient<br />

d’<strong>au</strong>tre effet que de la déconsidérer. Ces changements considérables proviennent en grande<br />

partie de <strong>ce</strong> que les laïcs y jouent désormais un rôle capital et, même souvent, prépondérant.<br />

Rappelons, à <strong>ce</strong> sujet, que chaque diocèse y est représenté par trois délégués dont,<br />

né<strong>ce</strong>ssairement, l’évêque qui en a la responsabilité et, le cas échéant, son ou ses <strong>au</strong>xiliaires<br />

choisi(s) par lui et dont le mandat expire en même temps que le sien. Précisons <strong>au</strong> passage<br />

qu’avec le système électif partout inst<strong>au</strong>ré les évêques « coadjuteurs avec droit de<br />

suc<strong>ce</strong>ssion » ont évidemment disparu.<br />

- Oui, mais si l’<strong>au</strong>xiliaire fait <strong>au</strong>tomatiquement partie de la délégation diocésaine, <strong>ce</strong>lle-ci ne<br />

comprend plus qu’un seul membre élu...<br />

JEAN XXIV 38 Christian Singer


-J. Non. Il a été décidé, pour remédier à <strong>ce</strong>t inconvénient, qu’en plus de l’évêque ou des<br />

évêques, membre(s) de droit, subsisteraient toujours deux <strong>au</strong>tres personnes élues. Et, d’<strong>au</strong>tre<br />

part, il a été convenu qu’on ne multiplierait pas les <strong>au</strong>xiliaires et que, seuls en nommeraient<br />

les évêques vraiment surchargés de tâches, fatigués, malades, âgés et désireux malgré tout<br />

d’aller jusqu’<strong>au</strong> bout de leur mandat, <strong>ce</strong> à quoi ils ne sont évidemment pas obligés puisqu’ils<br />

ont la possibilité de démissionner, <strong>ce</strong> qui se fait couramment de nos jours, décidément bien<br />

éloignés de <strong>ce</strong>ux où l’on voyait des prélats nonagénaires s’accrocher désespérément à leur<br />

siège, en dépit des invitations plus ou moins pressantes qui leur étaient adressées par leur<br />

archevêque ou par le non<strong>ce</strong>. C’est bien pour éviter <strong>ce</strong> genre d’abus qu’on avait été obligé de<br />

fixer la limite d’âge de 75 ans.<br />

- Il existe donc de nombreuses CNIDES où les laïcs sont majoritaires...<br />

-J. Oui. Et ça se remarque dans le choix de nombreux responsables. Ayant hérité des<br />

attributions <strong>au</strong>trefois dévolues <strong>au</strong>x Conféren<strong>ce</strong>s épiscopales et à leurs organes exécutifs, tels<br />

que les Conseils permanents, elles désignent les membres et contrôlent l’activité<br />

d’organismes très variés. Il existe dans chaque pays des dizaines d’instan<strong>ce</strong>s (Commissions,<br />

Comités, Conseils, Secrétariats, Groupes de travail, Servi<strong>ce</strong>s…) qui, jouant un rôle<br />

d’in<strong>format</strong>ion, d’incitation, de proposition et de coordination pastorale, s’occupent, sur un<br />

plan national, des questions les plus diverses, qu’il s’agisse des gens du voyage, des relations<br />

avec l’Islam, de la santé, de la famille, des loisirs, du monde maritime, etc., mais <strong>au</strong>ssi, bien<br />

sûr, des vocations, de la liturgie, de la doctrine, des sacrements, du catéchuménat... Au début<br />

de <strong>ce</strong> siècle, <strong>ce</strong> n’est pas si ancien, tous les présidents de <strong>ce</strong>s organismes étaient des<br />

évêques, et presque tous les secrétaires, des prêtres. Sur une cinquantaine de « dirigeants »,<br />

on comptait six ou sept laïcs dont seulement une ou deux femmes ( !), souvent confinés dans<br />

des besognes financières, juridiques ou « communicationnelles », tout <strong>au</strong> plus catéchétiques<br />

ou enseignantes, donc assez distantes du « noy<strong>au</strong> » religieux dur. Les petits ouvrages où<br />

étaient renfermées <strong>ce</strong>s indications ne craignaient pas de s’intituler, par exemple : « Guide de<br />

l’Eglise catholique » (dans le pays considéré), comme si elle se réduisait pour 80 ou 90% <strong>au</strong>x<br />

évêques et à <strong>ce</strong>rtains prêtres chargés de missions importantes. Ces opuscules <strong>au</strong>raient mieux<br />

fait de se présenter comme des « Guides du h<strong>au</strong>t clergé ». Cette situation s’est modifiée du<br />

tout <strong>au</strong> tout : désormais, prêtres et laïcs se partagent équitablement les tâches et les<br />

responsabilités.<br />

- Ce qui démontre, une fois de plus, l’énorme chemin heureusement parcouru depuis <strong>ce</strong>s<br />

époques si proches dont les usages nous semblent néanmoins tellement surannés ! Pour le<br />

plus grand bien de tous, on a mis fin à la domination d’une cléricature-caricature qui s’était<br />

muée en une caste oppressive. Faisons le point, à quoi votre légère tendan<strong>ce</strong> à l’éparpillement<br />

nous oblige de temps à <strong>au</strong>tre…<br />

-J. Je suis vraiment confuse, tout en espérant que vous n’allez pas vous enliser dans un<br />

sexisme primaire en prétendant que <strong>ce</strong> travers serait l’apanage exclusif des femmes !<br />

- Dieu m’en garde, c’est le cas de le dire... et de L’invoquer. Me sera-t-il, tout de même,<br />

possible d’avan<strong>ce</strong>r, sans encourir vos foudres cardinali<strong>ce</strong>s, que <strong>ce</strong> penchant se vérifie peutêtre<br />

plus souvent chez les dames lorsqu’il s’agit de vains bavardages. Mais ici, nous en<br />

sommes loin, vous avez une matière très dense à nous détailler et nous tenons, vous et moi, à<br />

<strong>ce</strong> que vous le fassiez sur un mode spontané et familier. De sorte qu’il est parfois né<strong>ce</strong>ssaire<br />

de sortir la boussole pour savoir où nous ont menés vos excursus et repartir du bon pied !<br />

JEAN XXIV 39 Christian Singer


-J. Ce n’est pas si compliqué. Nous avons d’abord évoqué les rapports des CNIDES avec les<br />

pouvoirs publics, puis leurs activités internes, <strong>ce</strong>lles qui con<strong>ce</strong>rnent la vie de l’Eglise. A la<br />

jonction des deux, se situe l’action des non<strong>ce</strong>s dont le rôle n’a pas changé, à moins qu’il n’ait<br />

été tout de même modifié par leur nouve<strong>au</strong> mode de nomination ! Désormais, ils sont choisis<br />

par le pape dans la nation où ils le représentent et sur une liste de noms proposée par les<br />

CNIDES. Pour en finir avec les désignations, signalons <strong>ce</strong>lles qui sont peut-être les plus<br />

importantes, par<strong>ce</strong> qu’elles engagent l’avenir de l’Eglise et ses évolutions profondes. Je veux<br />

parler de l’envoi à Rome des représentants de chaque nation <strong>au</strong>x 8 Commissions universelles<br />

qui ont pour tâche d’aborder tous les problèmes délicats qui se posent <strong>au</strong>x chrétiens du<br />

XXIème siècle et de préparer les décisions des Conciles oecuméniques qui se tiennent tous<br />

les cinq ans. Chaque pays bénéficie d’un nombre de délégués proportionné à <strong>ce</strong>lui des<br />

« vrais » chrétiens définis, comme il a été dit plus h<strong>au</strong>t, selon les critères utilisés dans les<br />

paroisses. Les CNIDES les élisent parmi leurs membres ou à « l’extérieur ». Le même mode<br />

de désignation a été institué pour distinguer les chrétiens qui, à l’occasion de chaque<br />

conclave, <strong>au</strong>ront la lourde responsabilité de choisir le nouve<strong>au</strong> pape, et <strong>ce</strong>ux, investis d’une<br />

charge non moins écrasante, qui figureront parmi les membres du futur Concile<br />

oecuménique.<br />

- Naturellement, les CNIDES entretiennent un dialogue constant, non seulement avec les<br />

pouvoirs publics, mais avec le public tout court, chrétien ou non, et son « opinion », en<br />

organisant des manifestations à l’échelon national qui ont un caractère plus ou moins<br />

spécifiquement religieux (congrès de spécialistes, rassemblements populaires...), en se<br />

prononçant sur toutes les questions d’actualité avec une franchise dépourvue de<br />

complaisan<strong>ce</strong>, en donnant des in<strong>format</strong>ions sur la vie des Eglises nationales et de l’Eglise<br />

internationale, leurs problèmes, leurs difficultés... présentés avec le même souci d’honnêteté.<br />

Et puis il y a les casse-tête financiers qui absorbent be<strong>au</strong>coup trop de temps, mais <strong>au</strong>xquels il<br />

f<strong>au</strong>t se consacrer avec courage.<br />

-J. Ils sont divers : aide <strong>au</strong>x diocèses les moins bien pourvus, coûts de fonctionnement des<br />

instan<strong>ce</strong>s pastorales, contributions fournies <strong>au</strong> pape, soit ponctuelles, pour garantir le bon<br />

déroulement d’un événement important (qu’il s’agisse de ses voyages ou des conciles, jubilés,<br />

pèlerinages ou <strong>au</strong>tres grands rendez-vous organisés à Rome ou en n’importe quel point du<br />

globe), soit permanentes, pour assurer la gestion quotidienne de l’Eglise universelle, effectuée<br />

par la Curie romaine. Et nous voici tout naturellement amenés à nous hisser <strong>au</strong> « sommet »,<br />

représenté par le pape et les divers organes de direction qui l’entourent. Vous voyez que vos<br />

alarmes étaient vaines et que nous nous sommes très bien sortis... par le h<strong>au</strong>t, de notre<br />

exposé sur les obligations dévolues <strong>au</strong>x CNIDES.<br />

- Je vous rends volontiers <strong>ce</strong>t hommage... en précisant que les h<strong>au</strong>teurs <strong>au</strong>xquelles vous faites<br />

allusion n’ont plus grand-chose à voir avec une <strong>ce</strong>rtaine monarchie pontificale, solitaire et<br />

absolutiste, qui a sévi trop longtemps.<br />

-J. A <strong>ce</strong> sujet, je peux puiser dans mes souvenirs et rappeler l’incroyable perplexité de Jean<br />

XXIV <strong>au</strong> lendemain de son élection. Quelles réformes introduire dans le gouvernement et,<br />

même, dans le statut international de l’Eglise et quelle attitude personnelle adopter fa<strong>ce</strong> à des<br />

problèmes cruci<strong>au</strong>x qui s’étaient accumulés <strong>au</strong> point de sembler compromettre la survie<br />

même de la catholicité, et qu’il fallait prendre à bras-le-corps pour trouver sans retard des<br />

solutions hardies, éventuellement radicales. Je crois que l’ont inspiré trois principes<br />

fondament<strong>au</strong>x, tellement riches de tension interne et bénéfique, que be<strong>au</strong>coup ont cru y voir<br />

des contradictions intenables qu’il réduisait parfois en éliminant les termes qui les<br />

chagrinaient, <strong>au</strong> risque de déformer complètement sa pensée et ses intentions. Je m’explique.<br />

JEAN XXIV 40 Christian Singer


Premier axe <strong>au</strong>x données apparemment inconciliables : le maintien intégral des pouvoirs du<br />

pape solennellement affirmé en même temps que la volonté, qui s’est traduite dans les faits<br />

comme nous venons de le constater, de réaliser une dé<strong>ce</strong>ntralisation maximale des décisions<br />

à tous les nive<strong>au</strong>x.<br />

- Il f<strong>au</strong>t insister sur le fait que <strong>ce</strong>s nouvelles orientations, qui reviennent à mettre en honneur et<br />

en pratique la fameuse notion de « subsidiarité », ne répondaient pas à une simple<br />

préoccupation « administrative ». Ce serait complètement dénaturer la pensée du pape. Il<br />

s’agissait avant tout (ne <strong>ce</strong>ssons pas d’enfon<strong>ce</strong>r le clou !) de rendre <strong>au</strong> Peuple de Dieu, en<br />

s’appuyant sur des fondements évangéliques et théologiques essentiels, la plénitude de sa<br />

dignité et de ses attributs. Mais en même temps, le pape ne renonçait pas à une on<strong>ce</strong> de son<br />

<strong>au</strong>torité. Il était rappelé que son pouvoir de juridiction s’exerçait « immédiatement » sur tous<br />

les chrétiens, sur toutes les paroisses et les diocèses du monde, et qu’il avait la faculté<br />

« d’évoquer » devant lui n’importe quelle affaire et de trancher en dernier ressort et sans<br />

appel.<br />

-J. Tout a finalement dépendu de la sagesse des uns et des <strong>au</strong>tres. Et c’est elle qui a permis<br />

de trouver un équilibre. Le pape a fait confian<strong>ce</strong> <strong>au</strong>x chrétiens, à leur sens de Dieu et de<br />

l’Eglise : il les a laissés prendre leurs responsabilités et leur a transféré, dans de nombreux cas,<br />

les possibilités d’agir qui lui étaient exclusivement réservées par le Droit canon, se faisant luimême<br />

<strong>au</strong>ssi discret que possible tout en restant vigilant, disponible, toujours prêt à donner<br />

des conseils et, <strong>au</strong>ssi, à intervenir en des occasions épineuses et litigieuses exigeant qu’il<br />

arbitre et qu’il décide. Et l’on peut dire que, dans l’ensemble, son pari a été gagné, malgré<br />

l’impression fâcheuse qu’ont pu laisser dans le public <strong>ce</strong>rtains conflits violents et durables, très<br />

peu nombreux mais spectaculaires, qu’il a peut-être involontairement prolongés en<br />

manifestant une patien<strong>ce</strong> admirable, en essayant de tout faire pour les désamor<strong>ce</strong>r en<br />

dou<strong>ce</strong>ur et en évitant presque à tout prix le style <strong>au</strong>toritaire trop souvent utilisé <strong>au</strong>trefois par<br />

les instan<strong>ce</strong>s vaticanes. Mais il lui est tout de même arrivé, à contre-coeur et après avoir<br />

épuisé tous les moyens de conciliation, de prendre des sanctions extrêmement sévères, y<br />

compris contre des évêques, lorsque ses interlocuteurs remettaient en question, dans la<br />

pratique quotidienne de leur ministère, les bases mêmes de la doctrine, de la morale et de la<br />

discipline sur lesquelles était construite l’Eglise à un moment donné et qu’il avait pour mission<br />

de faire respecter, quitte à s’interroger constamment, de conniven<strong>ce</strong> avec les Commissions<br />

universelles, sur leur validité en se demandant si elles constituaient bien des soubassements<br />

intangibles ou, simplement, des traditions peut-être anciennes et vénérables, mais<br />

réformables du fait qu’elles ne participaient pas <strong>au</strong>x données <strong>ce</strong>ntrales de la foi et qu’il ne<br />

fallait donc pas les amalgamer avec elles, <strong>ce</strong> qui est le propre de l’intégrisme.<br />

- Soulignons que Jean XXIV, à la différen<strong>ce</strong> de ses prédé<strong>ce</strong>sseurs, a encouragé la libre<br />

discussion en tous domaines, sans ex<strong>ce</strong>ption. Aucun sujet n’a été interdit. Il a supprimé tous<br />

les tabous et a laissé s’exprimer les opinions les plus <strong>au</strong>dacieuses. Nous le verrons tout <strong>au</strong><br />

long de <strong>ce</strong>s entretiens lorsque nous évoquerons les trav<strong>au</strong>x accomplis par les Commissions<br />

universelles et les suggestions on ne peut plus hétérodoxes formulées par <strong>ce</strong>rtains de ses<br />

membres, qui ne faisaient d’ailleurs, le plus souvent, que les emprunter à une « base »<br />

chrétienne de plus en plus « contaminée » par elles ! Mais il ne pouvait naturellement pas<br />

admettre que des individus ou des groupes, quels qu’aient pu être leur prestige ou<br />

l’importan<strong>ce</strong> de leurs fonctions, se permettent d’appliquer dans la réalité de leur vie et de leurs<br />

activités pastorales des idées particulières qui n’avaient reçu ni l’aval des Conciles<br />

œcuméniques... ni le sien propre !<br />

JEAN XXIV 41 Christian Singer


-J. Après le premier paradoxe touchant à une pseudo-incompatibilité entre l’exerci<strong>ce</strong> de la<br />

suprême <strong>au</strong>torité pontificale et l’immense liberté laissée <strong>au</strong>x instan<strong>ce</strong>s « inférieures »<br />

composées pour la plus grande part, rappelons-le, de laïcs, nous passons à une seconde<br />

f<strong>au</strong>sse contradiction qui est un peu liée à la précédente. Be<strong>au</strong>coup de gens ont été surpris par<br />

l’opposition qu’ils croyaient observer entre l’extrême hardiesse du pape en <strong>ce</strong>rtains domaines<br />

et son apparent conservatisme en d’<strong>au</strong>tres, qu’ils qualifiaient même parfois d’archaïsme ou de<br />

traditionalisme dangereux et périmé.<br />

- Oui... ils s’imaginaient que, selon leurs voeux, il allait, de manière systématique, tout larguer<br />

par-dessus bord, sous le prétexte d’une indéfinissable « modernité » qui se réduit souvent à un<br />

effet de mode. Or il était, <strong>au</strong> contraire, animé par la hantise de ne pas brader, de ne pas<br />

mutiler l’héritage construit par le Saint-Esprit à travers les siècles, et <strong>ce</strong>tte préoccupation<br />

touchait tous les domaines, y compris les plus humbles, qu’il s’agisse de <strong>ce</strong>rtains points de<br />

doctrine jugés obsolètes comme <strong>ce</strong>ux relatifs <strong>au</strong> purgatoire ou <strong>au</strong>x anges, ou de formes de<br />

dévotion populaires elles <strong>au</strong>ssi estimées anachroniques et suspectées de déviation, telles que<br />

le Rosaire. Mais il était non moins conscient de l’action ambiguë du temps, qui crée des<br />

traditions en elles-mêmes respectables, mais qui ont continuellement besoin d’être rajeunies<br />

et purifiées si on veut leur maintenir ou leur rendre une valeur, un lustre et une <strong>au</strong>thenticité<br />

constamment menacés par la routine et le laisser-aller. Pour y parvenir, il fallait, selon lui,<br />

procéder à un travail d’approfondissement permettant de retrouver un socle doctrinal,<br />

spirituel, pastoral, etc. solide et sain, et non pas supprimer tout <strong>ce</strong> qui, de prime abord,<br />

semblait désuet et de m<strong>au</strong>vais aloi. Seules devaient être éliminées <strong>ce</strong>rtaines croyan<strong>ce</strong>s ou<br />

<strong>ce</strong>rtaines pratiques qui étaient en contradiction formelle avec l’Evangile.<br />

J. Il est important de faire remarquer que <strong>ce</strong> principe devait s’appliquer également dans l’<strong>au</strong>tre<br />

sens. Tout <strong>ce</strong> que le Christ n’avait pas précisément condamné pouvait faire l’objet de<br />

discussions, en particulier <strong>au</strong> sein des Commissions universelles, qui n’ont pas craint, je le<br />

répète, d’aborder des sujets tout à fait sulfureux et propres à faire hurler be<strong>au</strong>coup de<br />

chrétiens, même chez <strong>ce</strong>ux qui se considéraient comme très ouverts. Bref, le pape a essayé<br />

de trouver une voie médiane entre laxisme et rigorisme, entre le respect dû <strong>au</strong>x acquisitions<br />

passées et la né<strong>ce</strong>ssité d’une perpétuelle évolution qui ne se soumette pas <strong>au</strong>x engouements<br />

passagers, mais se fixe comme seuls buts une meilleure compréhension de l’Evangile et sa<br />

mise en oeuvre plus fidèle. C’est pourquoi il a fait preuve d’une grande toléran<strong>ce</strong> qui n’a pas<br />

toujours été appréciée et qui s’est même vérifiée <strong>au</strong> profit de détails liturgiques ou<br />

vestimentaires ! Dès lors qu’on professait, à juste titre, une grande latitude con<strong>ce</strong>rnant les<br />

formes d’expression multiples et parfois inattendues qui se manifestaient <strong>au</strong> cours des<br />

cérémonies organisées par les commun<strong>au</strong>tés charismatiques ou dans les églises d’Afrique ou<br />

d’Amérique latine, il n’y avait <strong>au</strong>cune raison de proscrire les messes en latin et, plus encore, le<br />

chant grégorien, qui constitue indéniablement une grande richesse et un « support » de prière<br />

ex<strong>ce</strong>ptionnel.<br />

- Il fallait simplement veiller à <strong>ce</strong> que les offi<strong>ce</strong>s en langue vernaculaire (ou « indigène », si<br />

vous préférez) fussent largement assurés, de sorte que personne ne fût obligé de participer<br />

contre son gré à une messe de style Saint Pie V, comme on disait <strong>au</strong>trefois. Fait<br />

remarquable : depuis la réintroduction, judicieuse et limitée dans ses applications mais<br />

redevenue courante, de la liturgie grégorienne, de nombreuses chorales se sont formées qui<br />

l’ont remise à l’honneur et qui l’ont fait découvrir à des paroissiens réti<strong>ce</strong>nts <strong>au</strong> début, puis<br />

enthousiastes. Dans le même ordre d’idées, Jean XXIV a poussé la provocation jusqu’à<br />

admettre le port de la soutane et du col romain pour les prêtres qui souhaitaient y revenir en<br />

<strong>ce</strong>rtaines circonstan<strong>ce</strong>s, et <strong>ce</strong>lui de costumes plus traditionnels pour les religieuses qui en<br />

formulaient le désir. Cette grande largeur d’esprit, décon<strong>ce</strong>rtante et souvent incomprise, lui a<br />

JEAN XXIV 42 Christian Singer


valu, comme disait Montaigne, d’être traité en « Guelfe par les Gibelins », et « en Gibelin par<br />

les Guelfes », et « d’être pel<strong>au</strong>dé à toutes mains » !<br />

-J. Troisième et dernier contraste qui, lui <strong>au</strong>ssi, a be<strong>au</strong>coup étonné : l’ac<strong>ce</strong>nt mis sur l’humilité<br />

et sur la simplicité, d’une part, et, d’<strong>au</strong>tre part, la franchise et l’assuran<strong>ce</strong> avec lesquelles il<br />

s’est adressé <strong>au</strong> monde contemporain et à ses élites, réelles ou prétendues. Il ne s’est laissé<br />

impressionner par <strong>au</strong>cun grand personnage, par <strong>au</strong>cune <strong>au</strong>torité politique, religieuse ou<br />

intellectuelle. Il a présenté le message chrétien avec des airs de <strong>ce</strong>rtitude qui ont fortement<br />

indisposé à une époque où l’on cultive le relativisme et l’individualisme <strong>au</strong> point de gommer<br />

chez soi et de juger sévèrement chez les <strong>au</strong>tres l’expression trop appuyée de solides<br />

convictions, dont l’existen<strong>ce</strong>, chez <strong>ce</strong>lui qui les annon<strong>ce</strong>, passe pour un indi<strong>ce</strong> de débilité ou<br />

de fanatisme. Il f<strong>au</strong>t tout édulcorer, ne faire état que d’opinions, éviter, tellement c’est<br />

inconvenant et abusif, de se <strong>livre</strong>r à tout <strong>ce</strong> qui pourrait être assimilé à du prosélytisme, quelle<br />

horreur ! Eh bien, le pape a pris le parti opposé. Bien loin de mettre son drape<strong>au</strong> dans sa<br />

poche, de « s’excuser », en quelque sorte, d’appartenir à une institution totalement obsolète et<br />

de la diriger, il n’a <strong>ce</strong>ssé d’affirmer sa fierté d’être chrétien, de montrer la pertinen<strong>ce</strong>, la vérité,<br />

la constante actualité et la supériorité du Second Testament, la Trans<strong>ce</strong>ndan<strong>ce</strong> du Christ<br />

parfaitement accordée à son humanité, et, suprême bravade, de prêcher à nouve<strong>au</strong><br />

l’évangélisation missionnaire, pourvu bien sûr, qu’elle ne s’accompagne d’<strong>au</strong>cune contrainte,<br />

d’<strong>au</strong>cune tromperie, d’<strong>au</strong>cun avantage, matériel ou <strong>au</strong>tre, destiné à obtenir de f<strong>au</strong>sses<br />

conversions. Inciter à rejoindre le catholicisme n’implique nullement qu’on attente à la liberté<br />

d’<strong>au</strong>trui et <strong>au</strong> respect qu’on lui doit.<br />

-- Vous avez <strong>ce</strong>nt fois raison d’insister sur <strong>ce</strong>s comportements qui ont soulevé be<strong>au</strong>coup<br />

d’exaspération et d’indignation. On était habitué à une Eglise timorée, peu sûre d’elle-même,<br />

en perte de vitesse et d’influen<strong>ce</strong>, délaissée par ses anciens fidèles, abandonnée par une partie<br />

de son clergé qui, de toute façon, vieillissait et ne se renouvelait plus, affligée d’un complexe<br />

d’infériorité qu’elle avait profondément intériorisé à for<strong>ce</strong> de s’entendre dire qu’elle appartenait<br />

à un passé révolu, trop souvent aphone fa<strong>ce</strong> à des questions délicates ou usant alors de<br />

propos convenus tellement prudents et mesurés, prolixe, <strong>au</strong> contraire, lorsqu’il s’agissait de<br />

rappeler, sans grands risques, de nobles principes philosophiques (liberté, égalité, fraternité !)<br />

sur lesquels tout le monde faisait semblant d’être d’accord, ou des pré<strong>ce</strong>ptes de morale<br />

conjugale et sexuelle avec lesquels chacun était en tel désaccord qu’il n’éprouvait même plus<br />

le besoin de l’exprimer. Dans les deux cas, l’Eglise n’était pas écoutée, et ses<br />

recommandations restaient lettre morte. Elle était devenue un fantôme qui agitait vainement<br />

ses chaînes. Et voilà que, tout à coup, sous la conduite d’un pape insolite, elle forçait<br />

l’attention, elle crevait l’écran, non seulement en tenant des discours simples, vrais,<br />

percutants, mais surtout en se métamorphosant elle-même d’une manière tellement radicale<br />

et inattendue qu’elle redonnait ainsi crédit à ses paroles et inspirait à nouve<strong>au</strong> confian<strong>ce</strong> et<br />

respect.<br />

-J. Il n’en reste pas moins que sa franchise dévastatri<strong>ce</strong> ou, même seulement, l’affirmation<br />

retrouvée de son <strong>au</strong>torité ont souvent été très mal perçues. Elle se permettait de faire la leçon<br />

<strong>au</strong>x Etats, de s’ingérer dans leurs affaires, de révéler <strong>au</strong> grand jour leurs agissements les<br />

moins louables et les plus secrets, de porter des condamnations et des jugements publics. On<br />

avait l’impression que la pap<strong>au</strong>té et ses « agents » se muaient en un organisme redoutable<br />

d’enquête et d’investigation ! Et, dans un domaine plus spécifiquement religieux, ses appels à<br />

une sorte de reconquête missionnaire déplaisaient <strong>au</strong>tant <strong>au</strong>x puissan<strong>ce</strong>s séculières qu’<strong>au</strong>x<br />

<strong>au</strong>tres Eglises chrétiennes qui s’estimaient menacées par une propagande, à leurs yeux,<br />

d’<strong>au</strong>tant plus indiscrète et insupportable qu’elle s’appuyait sur la réaffirmation de la<br />

prééminen<strong>ce</strong> de l’Eglise catholique présentée comme la moins infidèle <strong>au</strong>x enseignements du<br />

JEAN XXIV 43 Christian Singer


Christ et <strong>au</strong>x sollicitations bi-millénaires de l’Esprit-Saint, et la plus soucieuse de garder<br />

l’intégralité d’un dépôt qui avait été largement dissipé par ses « frères séparés ».<br />

- Ceux-ci étaient abasourdis par de telles prétentions qu’ils interprétaient comme une nouvelle<br />

résurgen<strong>ce</strong> de l’outrecuidan<strong>ce</strong> romaine. Comme toujours, il y a eu des maladresses et des<br />

excès de langage, mais il f<strong>au</strong>t reconnaître que le pape n’exigeait pas un ralliement sans<br />

conditions à l’Eglise catholique, une capitulation honteuse avec obligation de faire amende<br />

honorable. Ainsi qu’il l’a très clairement expliqué, il était convaincu que l’unité des chrétiens<br />

ne pourrait se réaliser qu’à la suite d’un gigantesque « coup de torchon” » opéré sur ellemême<br />

par chaque Eglise, analogue à <strong>ce</strong>lui dont les catholiques avaient pris l’initiative et qu’ils<br />

proposaient en exemple. Il ne s’agissait donc pas exactement, pour les Eglises orthodoxes et<br />

protestantes, de rejoindre l’Eglise catholique après avoir abandonné, sans condition et sans<br />

inventaire, des « armes » et des « bagages » dont <strong>ce</strong>rtains pouvaient être fort valables et<br />

précieux pour tous, mais de tenter de se hisser avec elle, grâ<strong>ce</strong> à un approfondissement<br />

continu de leur foi et à une vérification de leurs pratiques, <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> d’une Eglise chrétienne<br />

idéale trans<strong>ce</strong>ndant leurs différen<strong>ce</strong>s sans renier leurs originalités particulières et leur<br />

permettant ainsi de se rapprocher de plus en plus sans perdre leurs identités. « Tout <strong>ce</strong> qui<br />

s’élève converge », disait le P. Teilhard. Bref, pour reprendre une formule de Jean XXIV, le but<br />

visé était l’Unité, accomplie grâ<strong>ce</strong> à « une véritable conversion <strong>au</strong> christianisme des<br />

catholiques, des protestants et des orthodoxes ».<br />

-J. « Vaste programme » en (petite) partie rempli <strong>au</strong>jourd’hui et non sans peine, nous y<br />

reviendrons ! Mais là ne se sont pas bornés les efforts du pape. Il a même considérablement<br />

aggravé son cas en s’en prenant vertement à l’athéisme contemporain dont il a dénoncé<br />

l’inconsistan<strong>ce</strong>, le côté artificiel et « déraisonnable ». Il ne s’est pas fait f<strong>au</strong>te, non plus, de<br />

railler, en des termes <strong>au</strong>ssi drôles que virulents, la pacotille et les contrefaçons<br />

« spiritualistes » dont be<strong>au</strong>coup sont friands à notre époque et qui enrichissent<br />

d’innombrables charlatans. Plus vives encore ont été les réactions à ses critiques de fond ou<br />

de circonstan<strong>ce</strong>s, pourtant ennemies de toute polémique et mûrement réfléchies, adressées<br />

<strong>au</strong> judaïsme ou à l’islam devenus intouchables de nos jours, tout <strong>au</strong> moins dans <strong>ce</strong>rtains<br />

<strong>ce</strong>rcles élitistes qui ont défini, en <strong>ce</strong>s matières comme en be<strong>au</strong>coup d’<strong>au</strong>tres d’ailleurs, la<br />

pensée correcte et vertueuse que chacun doit adopter. Non seulement il n’a pas <strong>ce</strong>lé les<br />

inquiétudes que pouvaient lui inspirer les comportements génér<strong>au</strong>x (ou propres à divers<br />

groupes et individus) observables, à l’époque contemporaine, <strong>au</strong> sein de <strong>ce</strong>s religions, mais il<br />

a exprimé des doutes plus fondament<strong>au</strong>x con<strong>ce</strong>rnant leur « essen<strong>ce</strong> » même ou leur attitude<br />

historique, surgis, par exemple, de l’étude du Coran, de la vie de Mahomet, de la théologie<br />

musulmane, de l’évolution des diverses branches de l’Islam depuis le VIème siècle, ou, dans le<br />

cas du judaïsme, du repliement sur soi d’un peuple dont le caractère « élu » n’avait de<br />

signification et de justification que par l’annon<strong>ce</strong> universelle du Dieu unique à lui confiée… et<br />

apparemment négligée.<br />

- Il est évident qu’en abordant ainsi de front, avec le style direct qui était le sien et de façon<br />

non-conformiste, des questions extrêmement sensibles, le Saint-Père (pour employer une<br />

expression qu’il n’aimait pas !) donnait à ses adversaires des verges pour se faire battre, en<br />

dépit du respect et de l’amitié qu’il prodiguait à l’égard des <strong>au</strong>tres « monothéismes ». Mais il<br />

estimait que les manifestations de « transparen<strong>ce</strong> » (historique, scripturaire, théologique...) et<br />

de repentan<strong>ce</strong> exigées à juste titre de l’Eglise catholique s’appliquaient également à eux et<br />

qu’ils devaient ac<strong>ce</strong>pter les discussions critiques portant sur les comportements de leurs<br />

personnages fondateurs et sur l’élaboration, le contenu et la valeur de leurs textes sacrés, sur<br />

l’idée et sur l’image de Dieu qui en ressortaient, sur leur doctrine, leur passé, leurs f<strong>au</strong>tes et<br />

leurs insuffisan<strong>ce</strong>s, et donc, éventuellement, balayer fraternellement devant leurs portes en<br />

JEAN XXIV 44 Christian Singer


compagnie des chrétiens. Il voulait mettre un terme <strong>au</strong> régime privilégié dont jouissaient le<br />

judaïsme et l’islam dans l’opinion « éclairée », en réponse (inadaptée) <strong>au</strong>x préjugés odieux et<br />

<strong>au</strong>x conduites haineuses dont l’un et l’<strong>au</strong>tre avaient été ou continuaient à être victimes.<br />

S’ouvrir à un dialogue public et illimité n’excluant de son champ <strong>au</strong>cun problème, <strong>au</strong>cune<br />

réalité, <strong>au</strong>ssi explosive fût-elle, paraissait à notre Souverain Pontife (<strong>au</strong>tre appellation qu’il ne<br />

portait pas dans son coeur !) une condition indispensable à la compréhension et à la<br />

collaboration interreligieuses ainsi qu’à l’abolition des a priori et des ignoran<strong>ce</strong>s.<br />

-J. Ajoutons, pour faire bonne mesure, que le pape ne s’est pas privé non plus d’épingler les<br />

« religions » d’Extrême-Orient, en montrant qu’elles ne méritaient pas <strong>ce</strong> nom, puisque, s<strong>au</strong>f<br />

ex<strong>ce</strong>ptions <strong>au</strong> sein de l’hindouisme, elles ne se référaient à <strong>au</strong>cune Personne trans<strong>ce</strong>ndante<br />

(<strong>au</strong> point qu’on a pu qualifier le bouddhisme de « religion athée »), cultivaient la « vacuité »<br />

métaphysique et individuelle (rejoignant ainsi l’idéal (!) de l’Occident contemporain qui leur<br />

témoigne donc tout naturellement un grand intérêt devenu une sorte de must), détournaient<br />

des grandes luttes politiques et sociales, s<strong>au</strong>f lorsqu’elles étaient directement impliquées (Inde<br />

de Gandhi, Tibet actuel...) et affichaient généralement un grand conservatisme. Tout <strong>au</strong> plus<br />

pouvait-on les considérer comme des « sagesses » d’évasion et d’ascèse individualistes<br />

(Bouddhisme), national-traditionalistes (Confucianisme), naturalistes (le Tao) ou même<br />

animistes (Shinto). Il existait, toujours selon Jean XXIV, deux degrés supplémentaires de<br />

déchéan<strong>ce</strong> affectant <strong>ce</strong>s pseudo-religions et per<strong>ce</strong>ptibles en Europe et en Amérique. Leur<br />

réduction à des conseils moralisants terriblement banals, médiocres et conventionnels<br />

résumés en une expression constamment reprise : s’en tenir à <strong>ce</strong> qui est « correct » et, pire<br />

encore, leur affectation cynique, grâ<strong>ce</strong> à l’équilibre et <strong>au</strong> calme qu’elles procureraient, <strong>au</strong> bon<br />

rendement de l’entreprise ou à l’acquisition du « bonheur » !<br />

- Ce qui n’a pas empêché le pape de rendre un vibrant hommage à <strong>ce</strong>rtains courants de<br />

pensée et à des personnages, souvent hérétiques et de tendan<strong>ce</strong> mystique, comme<br />

Ramanuja, El Hadj ou Maïmonide... Mais j’ai l’impression qu’une fois de plus, évoquant la<br />

légendaire « spontanéité » de Jean XXIV, nous nous sommes un peu égarés dans une longue<br />

digression. Rappelons où nous en sommes et où nous allons. Vous venez de décrire le<br />

troisième de <strong>ce</strong>s « contrastes » (<strong>ce</strong>lui-ci portant sur une simplicité, une modestie extrêmes sur<br />

un plan personnel, d’une part, et, d’<strong>au</strong>tre part, en tant que chef de l’Eglise, une assuran<strong>ce</strong> un<br />

peu tranchante, un ton péremptoire) qui expliquent toute sa politique ainsi que les réserves et<br />

les oppositions qu’elle a suscitées.<br />

-J. Oui… <strong>ce</strong>rtains se sont empressés d’établir un lien entre <strong>ce</strong>tte simplicité et <strong>ce</strong>tte assuran<strong>ce</strong><br />

pour en conclure à de la naïveté ou à de l’inconscien<strong>ce</strong> ! Quant à l’insistan<strong>ce</strong> que nous avons<br />

mise à développer <strong>ce</strong>s trois antinomies apparentes, je ne crois pas, s<strong>au</strong>f votre respect, qu’il<br />

faille tellement la regretter, puisque, vous venez de le rappeler opportunément, elles ont guidé<br />

toute son action. Enfin, pour <strong>ce</strong> qui est de notre progression, nous en étions arrivés à la tête<br />

de l’Eglise, à <strong>ce</strong> qu’on appelle souvent le Vatican, sans bien savoir <strong>ce</strong> que comprend <strong>ce</strong> terme.<br />

- Vous allez nous l’expliquer et vous êtes bien placée pour le faire, en tant qu’ancienne<br />

Secrétaire d’Etat de Jean XXIV.<br />

-J. Disons d’abord que sa nouvelle situation de « chef d’Etat » le mettait fort mal à l’aise,<br />

même s’il ne « régnait » que sur quelques dizaines d’hectares ! Le seul mot d’Etat, emprunté à<br />

la terminologie séculière et chargé de significations bien équivoques trop souvent liées à la<br />

violen<strong>ce</strong> et à l’oppression, le gênait et lui paraissait inadapté à la désignation d’une entité<br />

spirituelle qui devait se caractériser avant tout par une attitude faite d’humilité, de dévouement<br />

et d’amour. Mais il dut en prendre son parti et fut bien obligé d’admettre que « L’Etat de la<br />

JEAN XXIV 45 Christian Singer


Cité du Vatican » (avec son immatriculation <strong>au</strong>tomobile SCV !) apportait <strong>au</strong> Saint-Siège, c’està-dire<br />

à une Autorité religieuse dotée d’un rayonnement mondial, le support territorial et la<br />

garantie juridique internationale indispensables à l’exerci<strong>ce</strong> de sa liberté et de son<br />

indépendan<strong>ce</strong>. Et il ne renonça donc pas <strong>au</strong>x attributs inhérents à <strong>ce</strong> statut officiel. D’abord,<br />

les privilèges d’une représentation « diplomatique » <strong>au</strong>près d’un grand nombre d’<strong>au</strong>tres Etats,<br />

et d’une présen<strong>ce</strong> <strong>au</strong>près de multiples organisations à vocation planétaire. Mais désormais, je<br />

vous le rappelle, les non<strong>ce</strong>s et les délégués apostoliques sont originaires des pays où ils<br />

représentent le Saint Siège, et ils sont choisis par le pape sur une liste de prêtres constituée<br />

par les CNIDES. Cette importante modification présente plusieurs avantages : les élus<br />

connaissent bien le terrain sur lequel ils vont remplir leur mission, ils jouissent de l’entière<br />

confian<strong>ce</strong> des Eglises locales dont on peut dire que par un mouvement réciproque ils les<br />

représentent <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong>près du Vatican et, enfin, des économies substantielles de<br />

fonctionnement peuvent être réalisées du fait qu’il est plus facile pour un citoyen du cru de<br />

louer ou d’acquérir des loc<strong>au</strong>x adéquats qui ne se situent pas forcément dans la capitale,<br />

même s’ils ne doivent pas s’en trouver trop éloignés. Quant <strong>au</strong>x ambassadeurs envoyés à<br />

Rome, ils ne font évidemment pas double emploi, puisque leur rôle consiste à représenter des<br />

Etats et des gouvernements, et non des Eglises locales.<br />

- Et la garde suisse ?<br />

-J. Je perçois la mali<strong>ce</strong> de votre intervention. C’est la seule survivan<strong>ce</strong> « militaire » qui subsiste<br />

encore <strong>au</strong> Vatican, après la suppression des gardes nobles et des gardes palatins. Mais,<br />

rassurez-vous, <strong>ce</strong> sont de braves gens qui ne feraient pas de mal à une mouche et ils<br />

effectuent une tâche né<strong>ce</strong>ssaire de surveillan<strong>ce</strong> et de contrôle. Le pape s’en était fait des amis<br />

et ne se privait pas de piquer une tête en leur compagnie dans la piscine de Castelgandolfo !<br />

Et puis leur accoutrement fait partie d’un <strong>ce</strong>rtain folklore qui rejoint <strong>ce</strong>s émissions de timbres<br />

ou <strong>ce</strong>s frappes de monnaies et de médailles qui figurent <strong>au</strong>ssi parmi les droits d’un Etat<br />

souverain et qui sont très appréciés des collectionneurs !<br />

- A <strong>ce</strong> sujet, puisque vous abordez indirectement le chapitre des biens et des ressour<strong>ce</strong>s du<br />

Vatican, quelle position le pape a-t-il adoptée vis-à-vis de <strong>ce</strong>s questions délicates ?<br />

-Une fois de plus, il s’est trouvé plongé dans l’embarras et, une fois de plus, il a réagi par une<br />

attitude de « résignation active » ! Bien sûr, il a conservé tout un patrimoine artistique<br />

extrêmement précieux, bâtiments, musées, collections, qui est ouvert <strong>au</strong> public et dont il<br />

n’avait pas à rougir dès lors qu’il ne s’agissait pas de palais où il <strong>au</strong>rait mené une vie<br />

seigneuriale ! Et puis, il f<strong>au</strong>t bien l’avouer, la visite de <strong>ce</strong>s trésors procure <strong>au</strong> Saint-Siège des<br />

subsides non négligeables qui s’ajoutent <strong>au</strong> produit de la vente des timbres, monnaies et<br />

médailles, <strong>au</strong>x contributions fournies par les CNIDES et <strong>au</strong>x intérêts, peu élevés, que<br />

rapportent les sommes prêtées à des personnes, à des associations, à des organismes divers<br />

qui s’en servent à des fins caritatives. Mais Jean XXIV avait proscrit toute mise de fonds dans<br />

les circuits capitalistes habituels. Autre remarque générale fort importante : be<strong>au</strong>coup<br />

d’économies ont été réalisées grâ<strong>ce</strong> à un élagage considérable de la Curie et de la Maison<br />

pontificale. Je n’entrerai pas dans des détails techniques qui pourraient lasser nos <strong>au</strong>diteurs.<br />

Je préciserai simplement que <strong>ce</strong>rtains emplois et fonctions plus ou moins fictifs ou<br />

honorifiques qui s’exerçaient dans l’entourage immédiat du pape et qui n’étaient plus que des<br />

reliquats historiques ont été supprimés.<br />

- Il n’en reste pas moins que le pape a évité les coupes sombres qui <strong>au</strong>raient tranché dans le<br />

vif et entièrement fait disparaître les tra<strong>ce</strong>s, y compris seulement pittoresques, d’un passé bimillénaire<br />

<strong>au</strong>quel il était très attaché et dont il fallait assurer la transmission en maintenant les<br />

JEAN XXIV 46 Christian Singer


principales institutions qu’il avait engendrées, sans tomber pour <strong>au</strong>tant dans un<br />

archéologisme poussiéreux et dispendieux. Il n’a <strong>ce</strong>ssé d’être partagé entre le souci de<br />

simplifier, de rénover, d’éliminer des vieilleries « princières » tout à fait déplacées, de limiter les<br />

dépenses, et un <strong>ce</strong>rtain goût pour le décorum et la solennité, en particulier <strong>au</strong> cours des<br />

cérémonies religieuses. Un peu comme le curé d’Ars qui vivait dans le dénuement, mais qui<br />

n’hésitait pas à y « mettre le prix » (dans la mesure de ses faibles moyens !) pour faire<br />

resplendir le culte divin, Jean XXIV estimait que rien n’était assez be<strong>au</strong> ni assez imposant pour<br />

donner tout le lustre né<strong>ce</strong>ssaire à la célébration des grandes liturgies publiques.<br />

-J. On a évidemment noté les mêmes hésitations fa<strong>ce</strong> à la Curie. J’ai déjà fait allusion à son<br />

ébahissement devant <strong>ce</strong>t enchevêtrement de Congrégations, de Conseils, de Commissions,<br />

de Comités, de Tribun<strong>au</strong>x, de servi<strong>ce</strong>s et d’organismes variés comprenant <strong>au</strong>ssi bien le<br />

Tribunal de la Rote que la Chambre apostolique, le Conseil pontifical pour les servi<strong>ce</strong>s de<br />

santé, la Congrégation pour l’évangélisation des peuples, la Commission pontificale<br />

d’archéologie sacrée, le Comité pontifical pour les Congrès eucharistiques internation<strong>au</strong>x...<br />

sans compter les Académies et Universités, l’administration du diocèse de Rome,<br />

l’Observatoire astronomique à ne pas confondre avec l’Osservatore romano ( !), la Radio et la<br />

Télévision vaticanes, etc. etc. Il s’est trouvé un peu désemparé lorsqu’il lui a fallu se glisser<br />

dans <strong>ce</strong> labyrinthe qu’il ne connaissait que de loin et dans ses très grandes lignes, et qui lui<br />

apparaissait comme un monde complexe, mystérieux, impénétrable, corseté dans des<br />

traditions quelquefois multiséculaires, guère enclin à se réformer et grevé d’une réputation<br />

peu flatteuse faite d’<strong>au</strong>toritarisme bure<strong>au</strong>cratique et <strong>ce</strong>ntralisateur.<br />

- Finalement, il s’en est bien tiré en procédant à une réduction assez drastique des coûts et<br />

des effectifs, rendue possible par une application très large du principe de subsidiarité qui<br />

restituait <strong>au</strong>x commun<strong>au</strong>tés paroissiales, diocésaines et nationales la plénitude de leurs<br />

compéten<strong>ce</strong>s et ne laissait remonter à Rome que de rares cas litigieux qu’<strong>au</strong>cune de <strong>ce</strong>s<br />

instan<strong>ce</strong>s n’avait pu traiter de manière satisfaisante. Mais il est vrai qu’en d’<strong>au</strong>tres<br />

circonstan<strong>ce</strong>s, lorsqu’ils l’estiment indispensable, les organes de la Curie prennent des<br />

initiatives et se permettent d’intervenir de leur propre chef, mais toujours sous le contrôle<br />

effectif du pape qui, je le rappelle, a continué de se réserver, dans la lignée de ses<br />

prédé<strong>ce</strong>sseurs, un pouvoir de juridiction universel et immédiat sur tous les chrétiens, quitte à<br />

l’exer<strong>ce</strong>r avec un maximum de délicatesse et de discrétion, s<strong>au</strong>f, peut-être, dans <strong>ce</strong>rtaines<br />

situations particulièrement envenimées qui exigeaient des décisions énergiques.<br />

-J. Au total, disons, sans entrer dans les détails techniques, que le nombre des dicastères<br />

romains a diminué, que leurs activités ont été regroupées et que le pape a choisi de désigner<br />

tous leurs membres, en tant que ses collaborateurs les plus proches, qui, de toute façon, ne<br />

constituent que « l’exécutif » de l’Eglise, même si, de temps à <strong>au</strong>tre, <strong>ce</strong>rtains Conseils ou<br />

Congrégations publient, avec l’<strong>au</strong>torisation pontificale, des documents de portée universelle<br />

qui, ne touchant pas à la doctrine puisqu’ils ne sont plus habilités à le faire, présentent<br />

souvent un caractère statistique et visent à donner des in<strong>format</strong>ions ré<strong>ce</strong>ntes sur la vie et le<br />

développement des Eglises locales. Il f<strong>au</strong>t également tenir compte de <strong>ce</strong>rtains organismes<br />

chargés par le pape de remplir des missions spéciales <strong>au</strong>près de milieux ou d’institutions très<br />

variés, afin de maintenir avec eux un dialogue permanent.<br />

- D’<strong>au</strong>tres innovations, qui vous ont con<strong>ce</strong>rnée, mais qui font toujours l’objet de vives<br />

controverses, président maintenant (jusqu’à <strong>ce</strong> que, peut-être, le prochain pape en dispose<br />

<strong>au</strong>trement !) à la nomination des cardinales et des cardin<strong>au</strong>x, qui peuvent donc être<br />

désormais des laïcs, hommes et femmes célibataires ou mariés, et qui, par un retour <strong>au</strong>x<br />

anciennes traditions de l’Eglise, sont recrutés uniquement parmi les conseillers familiers et<br />

JEAN XXIV 47 Christian Singer


quotidiens du pape, comme c’était le cas à l’époque où ils se composaient exclusivement de<br />

diacres et de prêtres romains ainsi que des évêques de la grande banlieue « suburbicaire ».<br />

D’où la distinction, conservée bien longtemps après être devenue caduque, entre les trois<br />

« ordres » de cardin<strong>au</strong>x, diacres, prêtres et évêques, et l’attribution (toujours en vigueur) à<br />

chacun de <strong>ce</strong>s dignitaires d’une église romaine. Ces modifications ont entraîné la suppression<br />

des sièges dits cardinali<strong>ce</strong>s et le grand mécontentement de tous <strong>ce</strong>ux, y compris de<br />

nombreux gouvernants, qui souhaitaient, pour des raisons de prestige, leur maintien. Mais il<br />

ne f<strong>au</strong>t pas oublier que jusqu’à la fin du XIXème siècle, par exemple, les archevêques de Paris<br />

eux-mêmes, qui indisposaient le pape en affirmant bien h<strong>au</strong>t leur gallicanisme, n’accédaient<br />

que rarement à la « pourpre » !<br />

-J. Ainsi tous les prêtres chargés d’une mission épiscopale (d’ailleurs provisoire, ne l’oublions<br />

pas) sont-ils placés sur un même pied, <strong>ce</strong> qui crée entre eux une égalité de bon aloi. Mais,<br />

bien sûr, <strong>ce</strong> qui différencie le collège actuel des cardinales et cardin<strong>au</strong>x de <strong>ce</strong>ux qui existaient<br />

dans la primitive Eglise, c’est qu’il est fait d’hommes et de femmes de toute nationalité que le<br />

pape fait venir à lui de toutes les contrées de la Terre pour vivre et travailler dans son intimité.<br />

Précisons encore que le « chape<strong>au</strong> » (plus élégant pour les dames que l’antique barrette<br />

dévolue <strong>au</strong>x hommes !) n’orne pas seulement le chef des... grands chefs de dicastères, mais<br />

également <strong>ce</strong>lui des Présidents de chacune des 8 Commissions universelles qui, eux, sont<br />

élus par leurs pairs. Selon un principe que nous avons déjà rappelé et <strong>au</strong>quel tenait be<strong>au</strong>coup<br />

Jean XXIV, tout titre, toute dignité ecclésiastique doit correspondre à une fonction réelle<br />

exercée à plein temps. Donc plus de cardin<strong>au</strong>x « honoraires » ou semi-honoraires trop<br />

occupés par la « gestion » de leurs diocèses pour se consacrer entièrement <strong>au</strong>x affaires<br />

générales de l’Eglise. Exactement comme ont disparu des Eglises locales les chanoines,<br />

prélats et protonotaires apostoliques... honoraires !<br />

- Vous venez d’évoquer les Commissions universelles dont le rôle est devenu si important dans<br />

l’évolution de l’Eglise. Pourriez-vous nous en dire davantage et les situer <strong>au</strong> sein de son<br />

gouvernement ?<br />

-J. Les trav<strong>au</strong>x remarquables effectués par <strong>ce</strong>s Commissions ont eu un retentissement<br />

universel qui leur a bien fait mériter leur nom, puisqu’il a dépassé de be<strong>au</strong>coup les frontières<br />

de l’Eglise catholique et vont, en <strong>ce</strong> qui la con<strong>ce</strong>rne, lui permettre d’avan<strong>ce</strong>r, non pas en<br />

sacrifiant complaisamment à des modes éphémères et douteuses, mais en remettant en<br />

c<strong>au</strong>se toutes sortes de présupposés philosophiques qui ont fait le lit de la théologie<br />

traditionnelle et l’ont fortement influencée, alors qu’ils lui étaient, paradoxalement, étrangers !<br />

Nous <strong>au</strong>rons l’occasion, lors de prochains entretiens, d’examiner la nature de <strong>ce</strong>s recherches<br />

et <strong>ce</strong>lle des propositions souvent très hardies qui en ont résulté et qui ont semé le trouble, la<br />

stupéfaction, pour ne pas dire le scandale, chez be<strong>au</strong>coup de chrétiens qui ne figuraient pas<br />

toujours parmi les plus attardés !<br />

- Oui, il s’agissait de s’attaquer à la forme d’intégrisme la plus grave qui est en même temps la<br />

moins connue et la moins combattue par<strong>ce</strong> que la plus enracinée depuis des siècles, <strong>ce</strong>lle qui<br />

pratique l’amalgame entre « les données immédiates » de l’Evangile puisées à leur sour<strong>ce</strong><br />

sans <strong>au</strong>cun additif, et de prétendues directives imposées par une Nature ou par une Raison<br />

(prises ici à titre d’exemples) précédemment revues et corrigées, qui vont en altérer la pureté<br />

originelle sous prétexte de pureté moralisante ou de « convenabilité » raisonnable, et<br />

contraindre les e<strong>au</strong>x vives à suivre des orientations qui vont en infléchir le cours et les<br />

détourner de leurs fins. Que nos <strong>au</strong>diteurs un peu désemparés ou effrayés par <strong>ce</strong>s<br />

formulations trop sibyllines se rassurent ! Nous nous en expliquerons en détail. Pour l’instant,<br />

JEAN XXIV 48 Christian Singer


il fallait insister sur la caractère « inouï » de <strong>ce</strong>s tentatives de décapage <strong>au</strong>ssi passionnantes<br />

que sujettes à controverses.<br />

-J. Et rappeler la nouvelle organisation de l’Eglise et son fonctionnement, tels qu’ils se<br />

présentent <strong>au</strong> sommet. Les Commissions universelles ont pour mission de se <strong>livre</strong>r à un<br />

brainstorming in<strong>ce</strong>ssant, à un remuement et à un brassage d’idées gigantesques <strong>au</strong>xquels le<br />

pape n’a fixé <strong>au</strong>cune limite. Pas de questions tabous qu’il serait interdit d’aborder. Cette<br />

efferves<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong> continuelle n’a pas pour but de faire vivre l’Eglise dans un cataclysme<br />

ininterrompu érigé en principe. Les bouleversements ne sont pas une fin en soi. Mais il s’agit<br />

de préserver le monde chrétien de l’immobilisme, du traditionalisme, de la sclérose, du<br />

formalisme, du monopole clérical, de la complaisan<strong>ce</strong> à l’égard des pouvoirs séculiers, des<br />

modes, des engouements, des phobies, etc. qui s’emparent des opinions publiques avec<br />

l’aide décisive des médias. Il f<strong>au</strong>t sans arrêt retrouver l’Evangile à l’état natif, le dégager de<br />

toute compromission avec des philosophies, des idéologies, des anthropologies, des<br />

politiques... et même des théologies qui l’étouffent, le réduisent et le dégradent. C’est donc à<br />

un labeur acharné de décrassage et d’approfondissement que s’adonnent les Commissions<br />

pour empêcher que les e<strong>au</strong>x vives ne se laissent emprisonner dans les fatras et empoisonner<br />

par la fange. Un an avant que ne se tienne le prochain Concile oecuménique, chacune d’entre<br />

elles adresse <strong>au</strong>x membres de <strong>ce</strong>tte « <strong>au</strong>guste assemblée » un rapport où elle dresse l’état de<br />

ses trav<strong>au</strong>x en cours, où elle en fait le bilan, soit sous la forme de propositions ré<strong>format</strong>ri<strong>ce</strong>s<br />

plus ou moins précises qui reflètent le degré d’avan<strong>ce</strong>ment de sa réflexion sur les problèmes<br />

traités, soit, de manière moins ambitieuse, sous la forme d’interrogations, lorsque subsistent<br />

encore des doutes, que la pensée des « commissaires » ne s’est pas encore suffisamment<br />

clarifiée sur tel ou tel sujet qui continue à provoquer entre eux des débats animés et<br />

contradictoires. Même dans <strong>ce</strong>s cas, il est intéressant de savoir où ils en sont, dans quelles<br />

directions et vers quelles conclusions progressent leurs recherches.<br />

- Vous venez de nommer l’une des deux instan<strong>ce</strong>s suprêmes de l’Eglise, à laquelle Jean XXIV<br />

a voulu redonner tout son lustre et toute son importan<strong>ce</strong>, le Concile oecuménique, qui se<br />

tient désormais tous les cinq ans dans une ville, un pays, un continent qui changent à chaque<br />

fois. Rappelons que tous ses membres sont choisis par les CNIDES, s<strong>au</strong>f les cardin<strong>au</strong>x, qui,<br />

eux, sont désignés par le pape et qui en font <strong>au</strong>tomatiquement partie, mais qui n’en<br />

constituent nullement la majorité du fait que leur nombre s’est be<strong>au</strong>coup réduit depuis qu’ils<br />

ne se « recrutent » plus parmi les évêques résidentiels. Le rôle du Concile est capital, puisque<br />

les organes de la Curie lui rendent compte de leurs activités, qui sont donc soumises à un<br />

contrôle critique de sa part, et que les 8 Commissions universelles, comme il vient d’être dit,<br />

lui fournissent une ample matière à réflexion dont il va se saisir pour rédiger des écrits<br />

doctrin<strong>au</strong>x, formuler de nouvelles directives, améliorer la vie et le fonctionnement de l’Eglise<br />

dans tous les domaines sans ex<strong>ce</strong>ption. Et naturellement, les actes du Concile s’imposent à<br />

tous les chrétiens.<br />

-J. Sous réserve de l’approbation du pape. Cette restriction est évidemment de la plus h<strong>au</strong>te<br />

importan<strong>ce</strong>. Si la distinction classique et abusive entre Eglise enseignante (<strong>ce</strong>lle des évêques)<br />

et Eglise enseignée (tout le reste !) s’effa<strong>ce</strong> <strong>au</strong> profit de la reconnaissan<strong>ce</strong> solennelle que tout<br />

membre de l’Eglise appartient à l’une comme à l’<strong>au</strong>tre, la mission régulatri<strong>ce</strong> exercée <strong>au</strong><br />

sommet par le pape, en vertu de l’<strong>au</strong>torité unique et ex<strong>ce</strong>ptionnelle que lui confère son<br />

élection, implique la possibilité, le droit et, même, le devoir d’apporter à toute décision prise<br />

<strong>au</strong> sein de l’Eglise une confirmation, ne serait-elle qu’implicite, dont l’absen<strong>ce</strong> la prive de toute<br />

validité.<br />

JEAN XXIV 49 Christian Singer


- Oui… par implicite, vous voulez dire que le pape n’est pas tenu d’acquies<strong>ce</strong>r officiellement à<br />

toutes les mesures prises par les paroisses, les diocèses, les Cnides et les dicastères romains<br />

pour qu’elles soient valables ! Non seulement il ne suffirait pas à la tâche, mais une telle<br />

attitude irait à l’encontre de la « politique » de confian<strong>ce</strong> inst<strong>au</strong>rée par Jean XXIV (et dont on<br />

peut espérer qu’elle sera reprise par ses suc<strong>ce</strong>sseurs) qui a voulu conférer une pleine liberté<br />

d’initiative et de mouvement à toutes les instan<strong>ce</strong>s dirigeantes de l’Eglise, quel que soit leur<br />

nive<strong>au</strong>, tout en se réservant toujours la possibilité d’intervenir souverainement dans n’importe<br />

quelle affaire s’il le jugeait indispensable. Mais il a estimé que les déclarations doctrinales et<br />

les décisions ré<strong>format</strong>ri<strong>ce</strong>s issues des Conciles oecuméniques <strong>au</strong>raient de telles<br />

conséquen<strong>ce</strong>s et une telle portée qu’elles devaient re<strong>ce</strong>voir son assentiment explicite pour<br />

avoir for<strong>ce</strong> de loi. Seul le suc<strong>ce</strong>sseur de Pierre détenait le pouvoir de les rendre <strong>au</strong>thentiques<br />

et définitivement applicables.<br />

-J. Cette façon d’agir correspondait à la mission spécifique des papes, telle qu’elle s’est<br />

imposée <strong>au</strong> cours de siècles, tout <strong>au</strong>tant qu’à une con<strong>ce</strong>ption de son <strong>au</strong>torité adoptée par <strong>ce</strong><br />

pape en particulier, qui en considérait l’usage, ainsi que nous l’avons expliqué dans notre<br />

premier entretien, comme le couronnement et la consécration d’une démarche entreprise par<br />

l’ensemble du Peuple de Dieu et qui, à <strong>ce</strong> titre, devait faire, de sa part, l’objet d’un tel respect<br />

et d’un tel acte de confian<strong>ce</strong> qu’il avait comme une obligation morale d’en entériner<br />

solennellement les conclusions, tout en gardant l’entière liberté de s’y refuser s’il les avait<br />

trouvées mal venues. Et c’est bien <strong>ce</strong> qui s’est passé à l’issue des deux Conciles qu’il a<br />

présidés. Il a approuvé toutes leurs résolutions, s<strong>au</strong>f dans deux cas où ses objections ne<br />

portaient pas sur le fond, mais sur l’imperfection et l’ambiguïté de textes mal rédigés qui<br />

trahissaient l’insuffisan<strong>ce</strong> d’une réflexion trop hâtive. Il s’agissait donc seulement de se<br />

remettre à l’ouvrage, et non de le condamner.<br />

- Ce qui ressort de votre exposé, c’est la position équilibrée du pape, qui lui a naturellement<br />

été reprochée par deux catégories opposées... d’opposants ! Les uns ont crié à la dyarchie, à<br />

l’institution, <strong>au</strong> sommet de l’Eglise, d’une sorte de « bicéphalie » qui nuirait gravement à ses<br />

prérogatives et le mettrait sous la coupe de Conciles <strong>au</strong>x réunions be<strong>au</strong>coup trop fréquentes<br />

qui ne manqueraient pas de reprendre à leur compte les vieilles théories « conciliaristes »<br />

selon lesquelles leur <strong>au</strong>torité était supérieure à <strong>ce</strong>lle des papes. Et, dans l’<strong>au</strong>tre camp, se<br />

trouvaient précisément <strong>ce</strong>ux qui regrettaient le maintien de la suprématie pontificale, même si<br />

<strong>ce</strong>lle-ci devait s’exer<strong>ce</strong>r avec un maximum de tact et de subtilité, non pour se faire<br />

« pardonner », mais en vertu d’une reconnaissan<strong>ce</strong> fondamentalement théologique et<br />

spirituelle de la valeur « sacrée » de l’oeuvre effectuée en permanen<strong>ce</strong> par l’Esprit Saint dans<br />

les âmes et dans les intelligen<strong>ce</strong>s de tous les chrétiens, sans distinction de statut laïc ou<br />

sa<strong>ce</strong>rdotal. Le pape restait donc seul à la tête de l’Eglise.<br />

-J. Et, de <strong>ce</strong> fait, le style personnel qu’il allait adopter <strong>au</strong>rait une grande influen<strong>ce</strong> sur ses<br />

destinées. Dans <strong>ce</strong> domaine également, il a rompu avec les traditions qu’il estimait périmées<br />

et il a fait preuve de <strong>ce</strong>t équilibre que vous venez d’inscrire à son actif. L’entreprise était<br />

délicate. Il convenait surtout d’éviter la démagogie, l’affectation et la vulgarité, il fallait se<br />

comporter avec un naturel et une simplicité de bon aloi, renon<strong>ce</strong>r à tout <strong>ce</strong> qui pouvait encore<br />

faire de lui une sorte d’idole ou, <strong>au</strong> moins, d’icône inac<strong>ce</strong>ssible, tout en gardant un sens<br />

éminent de la dignité de ses fonctions et de la représentativité de sa personne. Il a accordé de<br />

nombreuses interviews, s’est plié à l’art difficile des conféren<strong>ce</strong>s de presse, il a ac<strong>ce</strong>pté de<br />

participer à des c<strong>au</strong>series-débats, on l’a vu se mêler discrètement à la foule <strong>au</strong> cours de<br />

promenades de détente, d’excursions, de sorties <strong>au</strong> cinéma ou <strong>au</strong> théâtre, de visites de<br />

librairies et d’expositions, etc. Evidemment, on a demandé <strong>au</strong>x gens de bien vouloir respecter<br />

son « anonymat », de le laisser tranquille, de faire comme s’il passait inaperçu, <strong>ce</strong> qui ne<br />

JEAN XXIV 50 Christian Singer


l’empêchait pas d’aborder familièrement <strong>ce</strong>rtaines personnes qui, du premier coup d’oeil, lui<br />

inspiraient des sentiments de sympathie et de compassion. Mais c’était lui qui prenait<br />

l’initiative. Il avait <strong>au</strong>ssi décidé, qu’il résidât à Rome ou à l’étranger, de se rendre disponible <strong>au</strong><br />

téléphone une heure par jour pour qui souhaiterait lui parler. A son grand désespoir, il a fallu<br />

filtrer les appels et ne laisser passer que les communications dont l’enjeu paraissait<br />

ex<strong>ce</strong>ptionnellement grave, mais sans faire <strong>au</strong>cunement ac<strong>ce</strong>ption de la qualité de ses<br />

correspondants : la vieille dame en proie à la détresse et à la solitude, l’infirme cloué <strong>au</strong> lit, le<br />

prisonnier se consumant dans sa geôle, étaient écoutés avec le même respect et la même<br />

attention que telle ou telle personnalité. Il a toujours eu le goût des anonymes et une <strong>ce</strong>rtaine<br />

défian<strong>ce</strong> envers les gens plus ou moins connus dont il craignait l’affectation et les artifi<strong>ce</strong>s. Il<br />

avait d’ailleurs exigé que l’on accueillît à chaque fois <strong>au</strong> moins une personne désirant<br />

s’entretenir « gratuitement » avec lui, pour le seul plaisir de lui exprimer affection et<br />

encouragements. C’est ainsi qu’il dialogua avec de nombreux enfants et de soi-disant malades<br />

ment<strong>au</strong>x dont il admirait la simplicité, la fraîcheur d’âme et les sentiments chaleureux.<br />

- Il n’empêche que <strong>ce</strong>tte attitude a posé des problèmes insolubles <strong>au</strong>x servi<strong>ce</strong>s d’ordre, qui<br />

s’arrachaient les cheveux et redoutaient une catastrophe à chaque instant. Le pape avait eu<br />

be<strong>au</strong> les absoudre à l’avan<strong>ce</strong> en cas de malheur, ils n’en continuaient pas moins à se<br />

considérer comme responsables de sa sécurité et de sa vie. Et ils ne comprirent jamais<br />

comment il avait pu ne pas succomber dans un attentat, <strong>au</strong> cours de l’un de ses multiples<br />

dépla<strong>ce</strong>ment improvisés. Certes, il s’était adressé par anticipation et avec be<strong>au</strong>coup d’humour<br />

à ses assassins potentiels en leur faisant remarquer qu’ils ne trouveraient ni gloire ni profit à<br />

supprimer un homme pacifique et volontairement désarmé et que, de toute façon, l’Eglise<br />

tenait en réserve un nombre quasi infini de papes virtuels dont l’élimination systématique<br />

finirait par engendrer une banalisation fâcheuse pour <strong>ce</strong>ux qui pouvaient en attendre des<br />

résultats à leur convenan<strong>ce</strong> et à la mesure de leur geste. Apparemment, <strong>ce</strong> discours obtint<br />

quelque succès et découragea les tueurs éventuels, puisqu’<strong>au</strong>cun d’eux n’essaya de l’abattre<br />

physiquement. Mais il est vrai qu’une <strong>au</strong>tre catégorie de meurtriers se recrutant souvent parmi<br />

ses « fidèles » s’efforça, à visage plus ou moins découvert et avec un implacable<br />

acharnement, de le bousiller moralement, de le discréditer, de le dénon<strong>ce</strong>r, de le présenter<br />

comme un fossoyeur de l’Eglise, une sorte de traître dont il fallait absolument se débarrasser<br />

en le contraignant à la démission ou en engageant contre lui une procédure de déposition<br />

imaginée pour la circonstan<strong>ce</strong>.<br />

-J. Je ne peux qu’abonder dans votre sens, mais je ne tiens pas à citer des noms ou à me<br />

<strong>livre</strong>r à des insinuations. Nous avons mieux à faire. Pour en revenir <strong>au</strong>x servi<strong>ce</strong>s de sécurité,<br />

reconnaissons que le pape ne leur a pas facilité la tâche, du moins tant qu’ils ne se sont pas<br />

résignés à donner du mou, <strong>ce</strong> qu’ils furent bien obligés de faire progressivement lorsqu’ils<br />

constatèrent qu’il restait longtemps dans leur pays, y circulait be<strong>au</strong>coup et que, dans <strong>ce</strong>s<br />

conditions, on ne pouvait pas mobiliser pendant une longue durée d’importantes for<strong>ce</strong>s de<br />

poli<strong>ce</strong> uniquement affectées à sa protection. Car il f<strong>au</strong>t préciser que Jean XXIV, qui avait mis<br />

fin <strong>au</strong>x visites ad limina comme <strong>au</strong>x Synodes des évêques qu’il estimait les unes et les <strong>au</strong>tres<br />

facti<strong>ce</strong>s, purement formels, improductifs, donc be<strong>au</strong>coup trop coûteux pour le profit qu’on en<br />

retirait, et qui, d’<strong>au</strong>tre part, se refusait à les rempla<strong>ce</strong>r par des voyages d’apparat trop rapides,<br />

tout <strong>au</strong>ssi stériles et inutilement dispendieux, avait pris l’habitude de s’attarder longuement<br />

dans les pays où il se rendait en y faisant de véritables séjours de travail <strong>au</strong> cours desquels il<br />

pouvait se renseigner en détail sur la situation et la vie de leur Eglise, sur les problèmes<br />

d’évangélisation qui s’y posaient, et rencontrer le maximum de chrétiens et de non-chrétiens<br />

en vue de conversations et de discussions approfondies.<br />

JEAN XXIV 51 Christian Singer


- De sorte que, finalement et, si l’on peut dire, de guerre lasse, be<strong>au</strong>coup de gouvernements<br />

en arrivèrent à traiter le pape comme un hôte familier qu’ils re<strong>ce</strong>vaient à la bonne franquette<br />

et à ses risques et périls, en lui assurant discrètement toute la liberté de manoeuvre dont il<br />

avait besoin et en admettant qu’il pût demeurer dans leur pays plusieurs semaines, <strong>ce</strong> qui<br />

s’est produit maintes fois lorsqu’il visitait des nations <strong>au</strong>x prises avec de graves difficultés, ou<br />

dont le territoire était étendu ou la population nombreuse. Voilà. Nous avons essayé de rendre<br />

compte, même brièvement, des modifications radicales introduites par le pape qui vient de<br />

nous quitter dans l’organisation, le fonctionnement et la vie de l’Eglise catholique. Nul doute<br />

qu’elles font de lui le plus grand pape ré<strong>format</strong>eur de l’Histoire, d’<strong>au</strong>tant plus admirable -<br />

insistons sur <strong>ce</strong> point- que <strong>ce</strong> n’est pas un opportunisme politique ou administratif qui lui a<br />

dicté <strong>ce</strong>s changements fondament<strong>au</strong>x, mais des vues spirituelles et théologiques inspirées par<br />

une volonté de retour intégral <strong>au</strong>x sour<strong>ce</strong>s évangéliques. Ce qui apparaîtra encore plus<br />

clairement lors de nos prochaines rencontres consacrées, d’une part, <strong>au</strong>x torpilles<br />

révolutionnaires qui ont visé « le noy<strong>au</strong> dur » ou, plutôt, endurci ou fossilisé de l’Eglise, je veux<br />

dire <strong>ce</strong>rtains points fondament<strong>au</strong>x de sa doctrine, figés et primitifs et, d’<strong>au</strong>tre part, <strong>au</strong>x efforts<br />

oecuméniques inouïs qui ont été tentés sous <strong>ce</strong> pontificat et qui sont, d’ailleurs, inséparables<br />

de l’approfondissement théologique <strong>au</strong>quel je viens de faire allusion.<br />

JEAN XXIV 52 Christian Singer


3ème 3ème entretien<br />

entretien<br />

UN UN UN INCIDENT INCIDENT DE DE PARCOURS<br />

PARCOURS<br />

- Il nous f<strong>au</strong>t d’abord, chère amie, nous excuser <strong>au</strong>près de nos <strong>au</strong>diteurs pour le retard<br />

important, dû à un grave incident, avec lequel débute <strong>ce</strong>tte émission qui s’en trouvera, de <strong>ce</strong><br />

fait, considérablement écourtée. Mais elle <strong>au</strong>ra tout de même lieu, ainsi que les suivantes, en<br />

dépit des mena<strong>ce</strong>s dont nous venons de faire l’objet de la part d’un commando qui a envahi<br />

nos studios et qui prétendait agir et nous faire taire <strong>au</strong> nom du maintien intégral de <strong>ce</strong>tte<br />

« Eglise de toujours » à laquelle ses membres sont viscéralement attachés et qu’ils nous<br />

accusent de vouloir détruire. Passons sur les détails, pour ne pas blesser la modestie de notre<br />

cardinale Jeanne. Disons simplement que son courage, son sang-froid, son esprit de répartie,<br />

mais <strong>au</strong>ssi son respect d’<strong>au</strong>trui et sa faculté de le comprendre de l’intérieur lui ont permis de<br />

trouver les mots propres à convaincre ses interlocuteurs que nous n’avions nullement<br />

l’intention de nous comporter en croque-morts d’une Eglise que nous porterions en terre<br />

après l’avoir assassinée. Touchés par la sincérité de paroles toutes simples, ils se sont<br />

radoucis et ont admis que nous souhaitions plutôt La ressusciter en La dégageant de tout un<br />

fatras encombrant de vieilleries qui La défigurent. Finalement nous avons tous convenu que<br />

notre zèle en faveur de l’Eglise et notre amour pour elle étaient également <strong>au</strong>thentiques de<br />

part et d’<strong>au</strong>tre, même s’ils ne se manifestaient pas d’une manière et dans des directions<br />

identiques. Nous nous sommes quittés en bons termes, sans nous faire, <strong>ce</strong>pendant,<br />

be<strong>au</strong>coup d’illusions sur la valeur et sur la durée de notre accord, pas plus que sur une<br />

expression de bons sentiments qui ressemble un peu à un « baiser Lamourette » ! Mais le pire<br />

<strong>au</strong>ra été évité. Etant donné le peu de temps qui nous reste, il ne nous est pas possible<br />

d’entamer un nouve<strong>au</strong> grand chapitre de discussions. C’est pourquoi je souhaiterais, si vous<br />

le voulez bien, que vous procédiez à un bilan de nos entretiens précédents, qui <strong>au</strong>ra le mérite<br />

de clarifier définitivement notre pensée, spécialement <strong>au</strong> profit de nouve<strong>au</strong>x <strong>au</strong>diteurs, et sur<br />

lequel, après dissipation des troubles et des brumes d’<strong>au</strong>jourd’hui, nous nous appuierons pour<br />

repartir la prochaine fois d’un bon pied.<br />

-J. Eh bien, tous nos propos se sont organisés <strong>au</strong>tour de la notion de “Peuple de Dieu” qui,<br />

<strong>ce</strong>ssant d’être une simple et jolie formule étouffée sous une profusion de pieux hommages,<br />

est devenue une réalité que be<strong>au</strong>coup, reconnaissons-le, ne souhaitaient pas voir advenir ! Le<br />

Peuple de Dieu se confond avec l’Eglise et comprend, sur un strict pied d’égalité, tous ses<br />

membres, qu’ils soient laïcs, prêtres... ou pape ! Ce qui n’empêche pas de reconnaître <strong>au</strong>x<br />

clercs une <strong>au</strong>torité particulière et de respecter le caractère spécifique de leur ministère. Le<br />

Peuple de Dieu occupe donc toute la pla<strong>ce</strong> et il se gouverne Lui-même, par l’entremise<br />

d’organes élus qui se superposent depuis l’échelon paroissial jusqu’<strong>au</strong>x Commissions<br />

universelles qui débattent en permanen<strong>ce</strong> de toutes les composantes et de tous les aspects de<br />

la foi et de la vie de l’Eglise, de façon à les rendre toujours plus conformes <strong>au</strong>x exigen<strong>ce</strong>s<br />

JEAN XXIV 53 Christian Singer


évangéliques, et à elles seules. Seuls sont nommés par le pape; par<strong>ce</strong> qu’il s’agit de ses<br />

collaborateurs immédiats, les membres des Congrégations romaines, chargées de « gérer » le<br />

quotidien. Ces Congrégations, ainsi que les Commissions, rendent compte de leurs trav<strong>au</strong>x et<br />

proposent éventuellement des réformes <strong>au</strong>x Conciles oecuméniques quinquenn<strong>au</strong>x qui ont<br />

voix délibérative et sont donc seuls habilités à prendre les grandes décisions intéressant<br />

l’ensemble du peuple chrétien. Ils le font en accord avec le pape dont l’assentiment est<br />

toujours né<strong>ce</strong>ssaire, puisque c’est à lui que revient la lourde responsabilité de maintenir l’unité<br />

de l’Eglise et qu’il est le seul juge des mesures à prendre ou des refus, même provisoires, à<br />

opposer pour y parvenir. Mais, dans l’immense majorité des cas, très confiant dans la valeur et<br />

dans l’<strong>au</strong>thenticité de l’oeuvre effectuée par le Saint-Esprit dans les profondeurs de l’Eglise<br />

comme dans la conscien<strong>ce</strong> de chacun de ses membres, quels que soient sa fonction et son<br />

statut, Jean XXIV a donné son aval, quelquefois après avoir demandé (et donc obtenu) des<br />

retouches ou des délais propi<strong>ce</strong>s à l’achèvement d’une réflexion qu’il estimait encore<br />

inaboutie. Il a su coupler harmonieusement une grande pruden<strong>ce</strong> et une <strong>au</strong>da<strong>ce</strong> extrême. Il a<br />

consenti que soient abordées et débattues publiquement des questions qui remettaient<br />

complètement en c<strong>au</strong>se <strong>ce</strong>rtaines convictions traditionnelles et dont la seule mention avait le<br />

don d’exaspérer et de scandaliser un grand nombre de fidèles, ainsi que notre petite<br />

mésaventure vient de le confirmer ! Mais, en même temps, soucieux de ne pas laisser<br />

commettre de graves erreurs, il a imposé à <strong>ce</strong>s thèses révolutionnaires et à leurs partisans un<br />

long temps de maturation destiné à mieux dis<strong>ce</strong>rner leurs fruits et à provoquer une <strong>ce</strong>rtaine<br />

« accoutuman<strong>ce</strong> » chez leurs adversaires les plus coria<strong>ce</strong>s, ainsi amenés à se calmer et à<br />

discuter plus paisiblement...<br />

- Ces sortes de moratoires expliquent peut-être les reproches adressés <strong>au</strong> pape et <strong>au</strong>x deux<br />

conciles qu’il a présidés de n’avoir finalement accouché que de souris !<br />

-J. Griefs compréhensibles de la part de gens légitimement pressés, mais tout de même<br />

injustifiés. Car il f<strong>au</strong>t se rendre compte de la situation que le pape a ac<strong>ce</strong>pté de créer. Il a pris<br />

les plus grands risques. Il a consciemment déchaîné de violentes tempêtes <strong>au</strong> sein de l’Eglise,<br />

qui <strong>au</strong>raient pu l’emporter, la disloquer, s’il s’était montré incapable de les maîtriser. Il fallait<br />

donc y aller « mollo », si je puis me permettre <strong>ce</strong> mot familier, accompagner le mouvement<br />

sans être dépassé par lui, tenir compte d’une extrême disparité entre les degrés d’évolution,<br />

laisser le peuple chrétien se familiariser petit à petit avec des notions qu’il ignorait, dont il se<br />

méfiait ou qu’il réprouvait carrément. Notions qui n’avaient pas fait leurs preuves, qui ne<br />

s’étaient pas imposées -c’est toujours le cas actuellement- et qui demandaient à être éclaircies<br />

et précisées. Donc il ne f<strong>au</strong>t pas s’étonner qu’après seulement 15 ans de pontificat, on ne soit<br />

pas allé, dans be<strong>au</strong>coup de domaines, <strong>au</strong>-delà d’échanges souvent passionnés. Mais<br />

l’évolution est amorcée, on ne contraindra plus <strong>au</strong> silen<strong>ce</strong> le peuple chrétien désormais<br />

considéré comme assez adulte pour s’emparer de problèmes délicats et les traiter<br />

ouvertement sur la scène publique. D’ailleurs n’oublions pas que <strong>ce</strong>rtains de <strong>ce</strong>s débats ont<br />

déjà abouti, nous en parlerons plus loin, à des conclusions définitives ou partielles de la plus<br />

h<strong>au</strong>te importan<strong>ce</strong>. Mais il est vrai que d’<strong>au</strong>tres, touchant à des sujets particulièrement épineux<br />

et très lourds de conséquen<strong>ce</strong>s (en particulier <strong>ce</strong>ux, très importants qui con<strong>ce</strong>rnent l’ensemble<br />

des relations humaines, objet de notre 5 ème entretien), sont en cours et se poursuivront jusqu’à<br />

<strong>ce</strong> que, la grâ<strong>ce</strong> divine aidant, une lumière de plus en plus éblouissante les éclaire et permette<br />

de les clore, <strong>au</strong> moins provisoirement, sur un vaste consensus.<br />

- Pour l’instant, nous en sommes toujours <strong>au</strong>x efforts, quasi héroïques, effectués par l’Eglise<br />

catholique pour se transformer de l’intérieur. Mais il reste à dégager leur dimension<br />

oecuménique, essentielle <strong>au</strong>x yeux de Jean XXIV.<br />

JEAN XXIV 54 Christian Singer


-J. C’est évidemment capital. On ne répétera jamais assez que le but ultime de « l’opération »,<br />

si je puis dire, était la réunion de tous les chrétiens du monde en une seule Eglise. Il n’a <strong>ce</strong>ssé<br />

de rabâcher que la persistan<strong>ce</strong> de leurs divisions entraînait le discrédit général de toutes les<br />

confessions, le rejet de leur message et l’échec définitif du christianisme. Il était consterné et<br />

stupéfait de constater que <strong>ce</strong>tte préoccupation ne se trouvait pas <strong>au</strong> tout premier rang de<br />

<strong>ce</strong>lles animant les chefs d’Eglise qui, <strong>au</strong> lieu de s’y consacrer sans relâche et toutes affaires<br />

<strong>ce</strong>ssantes, ne manifestaient à son endroit qu’un zèle tiède, quand <strong>ce</strong> n’était pas de<br />

l’indifféren<strong>ce</strong> ou une franche hostilité. Il y voyait un aveuglement fatal qui l’a amené à prendre<br />

ses distan<strong>ce</strong>s (c’est le moins qu’on puisse dire !) par rapport à la plupart d’entre eux... qui ne<br />

l’ont vraiment pas apprécié !<br />

- Entrez dans le détail !<br />

-J. Voici les étapes du discours en forme d’exhortation et de programme tenu par le pape. 1°<br />

Chaque commun<strong>au</strong>té chrétienne devrait s’effor<strong>ce</strong>r de faire chez elle le grand ménage, de<br />

casser les plaques de sclérose qui la minent, de sortir de son encroûtement, de balayer les<br />

préjugés, les ignoran<strong>ce</strong>s, les rancoeurs, de pourvoir à son rajeunissement et à une véritable<br />

refondation. Donc ne pas se contenter d’un coup de plume<strong>au</strong> superficiel, mais rejoindre un<br />

fond commun à toutes les Eglises sur lequel elles puissent s’arc-bouter pour se reconstruire<br />

ensemble dans l’unité retrouvée. 2° Le catholicisme a entrepris <strong>ce</strong>tte oeuvre de rest<strong>au</strong>ration. Il<br />

s’impose une toilette intégrale et il essaie même de se faire une be<strong>au</strong>té pour se donner une<br />

allure plus présentable et plus convaincante. P<strong>au</strong>l VI reconnaissait que le pape constituait un<br />

obstacle majeur sur la route de l’union. C’est pourquoi, disait Jean XXIV, j’ai tenté de redéfinir<br />

plus justement son rôle <strong>au</strong> sein de l’Eglise, d’en préciser la nature et les limites, d’effa<strong>ce</strong>r <strong>ce</strong>tte<br />

image d’un potentat solitaire régnant de manière quasi absolue, non seulement sur des<br />

masses de chrétiens de seconde zone voués uniquement à l’obéissan<strong>ce</strong> et à de bien maigres<br />

responsabilités, mais <strong>au</strong>ssi sur la caste sa<strong>ce</strong>rdotale, y compris sur des évêques à qui la<br />

pratique de la collégialité apparaissait, le plus souvent, comme une formule creuse, même<br />

s’ils n’osaient pas s’en plaindre. J’espère, ajoutait-il, que <strong>ce</strong> nouve<strong>au</strong> visage donné à la<br />

pap<strong>au</strong>té, plus pur, plus <strong>au</strong>thentique, plus modeste, et <strong>ce</strong>s précisions con<strong>ce</strong>rnant l’exerci<strong>ce</strong> de<br />

son <strong>au</strong>torité la rendront ac<strong>ce</strong>ptable <strong>au</strong>x yeux des chrétiens séparés et en feront même ressortir<br />

le caractère utile et indispensable. Elle ne se situe pas <strong>au</strong>-dessus de l’Eglise, mais elle en<br />

constitue la clé de voûte vers laquelle devraient converger de toutes parts les aspirations et les<br />

réalisations du monde chrétien qu’elle consacrerait et consoliderait. Elle couronne l’édifi<strong>ce</strong><br />

non pas à la manière d’une écrasante roy<strong>au</strong>té, mais à la façon d’une sommité qui accueille,<br />

intègre et unifie en une synthèse universelle et cohérente les voeux, les initiatives et les<br />

réussites qui jaillissent de ses entrailles, un peu comme la cime du volcan ne s’exh<strong>au</strong>sse que<br />

grâ<strong>ce</strong> à la montée, à l’épanchement et à l’exaltation de sa production interne.<br />

- Certes, mais il f<strong>au</strong>t bien admettre que la grande toilette effectuée par l’Eglise catholique a<br />

souvent été interprétée plutôt comme une opération de maquillage et de séduction destinée à<br />

récupérer l’ensemble des chrétiens en les ramenant <strong>au</strong> bercail dont ils n’<strong>au</strong>raient jamais dû<br />

s’éloigner.<br />

-J. En fait, <strong>ce</strong> que le pape ambitionnait, <strong>ce</strong> n’était pas de renfor<strong>ce</strong>r les effectifs de l’Eglise<br />

catholique, mais de créer avec l’ensemble des chrétiens de toutes confessions une nouvelle<br />

Eglise dans laquelle ils puissent tous se reconnaître. Il ne s’agissait pas pour lui de recourir à<br />

un misérable stratagème visant à redorer l’enseigne de sa propre boutique et à y faire affluer la<br />

clientèle. Ce qui montre bien l’absen<strong>ce</strong> chez lui de toute démagogie et de toute complaisan<strong>ce</strong>,<br />

c’est la fière intransigean<strong>ce</strong> avec laquelle il a continué à revendiquer la prim<strong>au</strong>té du pape, y<br />

compris sur les conciles oecuméniques. Il n’a pas retranché un iota de ses prérogatives : c’est<br />

JEAN XXIV 55 Christian Singer


leur usage concret qu’il a complètement modifié en l’in<strong>au</strong>gurant dans une pratique<br />

quotidienne désormais inséparable et immensément respectueuse des volontés manifestées<br />

et des progrès accomplis par le Peuple de Dieu <strong>au</strong> cours de sa longue marche de retour vers<br />

son Créateur. Il considérait la pap<strong>au</strong>té comme une sorte d’épine dorsale plus que jamais<br />

solide après vingt siècles d’épreuves, à laquelle pouvait et devait s’accrocher le Corps<br />

transfiguré d’une Eglise universelle sus<strong>ce</strong>ptible d’irradier le message évangélique avec une<br />

for<strong>ce</strong> (de conviction) singulièrement accrue.<br />

- Ne nous perdons pas en route. Vous achevez de développer votre deuxième point<br />

con<strong>ce</strong>rnant l’évolution d’une Eglise catholique qui, en évitant de jouer “les grosses têtes”, n’en<br />

convie pas moins les <strong>au</strong>tres chrétiens à suivre son exemple et, sinon à la rallier, du moins à<br />

oeuvrer de con<strong>ce</strong>rt pour faire surgir une seule et unique grande Eglise qui soit le fruit des<br />

prises de conscien<strong>ce</strong>s, individuelles et commun<strong>au</strong>taires, accomplies par eux et leur<br />

permettant de redécouvrir <strong>ce</strong>rtaines traditions vraiment fondées sur l’Evangile, mais qu’ils<br />

avaient cru bien faire de rejeter par<strong>ce</strong> qu’elles s’étaient gravement altérées. Parmi be<strong>au</strong>coup<br />

d’<strong>au</strong>tres traditions (comme la légitimité des sacrements, du culte de la Vierge ou de la vie<br />

monastique) avec lesquelles ils pouvaient renouer sans se renier, figurait la prim<strong>au</strong>té du<br />

suc<strong>ce</strong>sseur de Pierre, qu’ils pouvaient parfaitement ac<strong>ce</strong>pter, dès lors qu’elle ne dégénérerait<br />

plus en monarchie quasi absolue. Le pape est-il allé plus loin ?<br />

-J. Vous connaissez la réponse : c’est oui et <strong>ce</strong> sera l’objet de mon troisième point. Dans <strong>ce</strong><br />

domaine, il a mené tambour battant une politique volontariste et offensive qui lui a valu un<br />

important surcroît d’adversaires. Estimant par expérien<strong>ce</strong> que les rencontres entre dignitaires<br />

religieux, même bien disposés, ou entre théologiens ne suffiraient pas à faire avan<strong>ce</strong>r<br />

l’oecuménisme, et fidèle à <strong>ce</strong>tte pensée <strong>ce</strong>ntrale selon laquelle c’est <strong>au</strong> Peuple de Dieu de<br />

prendre les initiatives, il a invité l’ensemble des chrétiens à se mobiliser pour le mettre en<br />

pratique dans leur vie quotidienne et dans leurs relations mutuelles. Il se doutait bien que se<br />

produiraient des dérapages, des gestes prématurés ou malheureux, mais il jugeait que des<br />

risques raisonnables pouvaient être courus <strong>au</strong> servi<strong>ce</strong> d’une c<strong>au</strong>se primordiale.<br />

- Oui, Jean XXIV s’est aventuré là sur un terrain extrêmement dangereux, non seulement en<br />

raison des maladresses et des provocations qui n’ont pas manqué de se multiplier, mais <strong>au</strong>ssi<br />

du fait que son appel s’est adressé directement <strong>au</strong>x chrétiens orthodoxes et protestants par<br />

dessus la tête de hiérarchies réti<strong>ce</strong>ntes ou farouchement opposées. Certains patriarches n’ont<br />

pas hésité, revenant presque dix siècles en arrière, à l’excommunier solennellement en le<br />

comparant à le Bête de l’Apocalypse ! Malgré toutes les explications qu’il a données pour<br />

justifier son invite prophétique, be<strong>au</strong>coup, en particulier à l’Est, y ont vu la poursuite arrogante<br />

des manoeuvres « prosélytiques » intolérables qu’ils avaient accoutumé de reprocher à l’Eglise<br />

« romaine » et à son chef, qui allaient, selon eux, « chasser » sur des terres étrangères comme<br />

si elles étaient peuplées de païens ! Mais quelles ont été, plus précisément, les ouvertures<br />

concrètes proposées par le pape et quel succès ont-elles obtenu ?<br />

-J. D’abord, il a encouragé les mariages mixtes en faisant confian<strong>ce</strong> <strong>au</strong>x parents pour qu’ils<br />

donnent à leurs enfants une éducation religieuse riche, tolérante, équilibrée qui réduise les<br />

différen<strong>ce</strong>s confessionnelles en les présentant soit comme artificielles lorsqu’elles n’avaient<br />

<strong>au</strong>cun fondement véritable, soit comme complémentaires et compatibles quand elles<br />

existaient réellement. C’est le même état d’esprit qui anime les célébrations communes,<br />

largement répandues, de nos jours, dans les églises comme dans les temples et qui, par<br />

exemple, réunissent un pasteur et un prêtre pour présider ou administrer baptêmes, mariages,<br />

funérailles et... mourants, et même, parfois, des cérémonies de confirmation. Selon le degré<br />

d’évolution des ministres et de leurs ouailles, les liturgies sont plutôt séparées, juxtaposées,<br />

JEAN XXIV 56 Christian Singer


ou, <strong>au</strong> contraire, se fondent plus ou moins harmonieusement dans un essai de synthèse luimême<br />

plus ou moins réussi. Il ne f<strong>au</strong>t pas blesser les conscien<strong>ce</strong>s et agir étourdiment.<br />

Comme je le disais, d’inévitables bévues ont été commises, inspirées par d’ex<strong>ce</strong>llents<br />

sentiments, mais <strong>au</strong>ssi par des tendan<strong>ce</strong>s à la précipitation qui ont conduit à des initiatives<br />

prématurées. Les questions les plus délicates se sont posées <strong>au</strong> sujet des célébrations<br />

eucharistiques où l’intercommunion a été plus difficile à établir. Mais on y est parvenu à peu<br />

près, dans la mesure où l’Eglise catholique a mis de moins en moins l’ac<strong>ce</strong>nt sur l’aspect<br />

« sacrificiel » de la messe tout en insistant sur la double signification d’un sacrement (c’est-àdire<br />

d’un signe) qui rend effective et agissante la Présen<strong>ce</strong> de Dieu (dont la nature peut être<br />

diversement interprétée) <strong>au</strong> sein d’une Assemblée dont Elle cimente les liens d’Amour,<br />

pourvu, naturellement, qu’elle s’y prête, « l’efficacité » sacramentelle n’ayant heureusement<br />

<strong>au</strong>cun caractère <strong>au</strong>tomatique ou magique. Dans l’ensemble, on a corrigé les erreurs de tir à la<br />

satisfaction générale, en admettant qu’il n’y avait pas lieu de s’en offusquer en période de<br />

tâtonnements.<br />

- Les mêmes intentions et la même bonne volonté, accompagnées d’un dis<strong>ce</strong>rnement non<br />

moins indispensable, qui se sont manifestées à propos des mariages mixtes et des<br />

célébrations communes (je me permets d’enchaîner pour vous laisser souffler un peu !) se<br />

sont également déployées lors de la création ou de la fusion d’organismes à vocation sociale,<br />

politique, écologique, caritative, etc. peuplées par des chrétiens d’origines variées qui ont ainsi<br />

appris à travailler et à militer ensemble. Ces faits n’étaient pas entièrement nouve<strong>au</strong>x, mais ils<br />

ont acquis une dimension tout à fait inédite. D’imposantes associations multiconfessionnelles<br />

ont vu le jour, se sont installées sur tous les continents, et leurs dirigeants sont choisis sans<br />

distinction d’appartenan<strong>ce</strong> religieuse, même si les commun<strong>au</strong>tés dont ils sont membres<br />

demeurent très minoritaires. Rien de tel, justement, que <strong>ce</strong>s formes très poussées de<br />

collaboration pour contribuer à l’effa<strong>ce</strong>ment des frontières entre Eglises. Mais elles ne suffisent<br />

évidemment pas et il f<strong>au</strong>t bien se garder de glisser dans la facilité et la confusion d’un<br />

syncrétisme <strong>au</strong> rabais pétri de malentendus, ni dans <strong>ce</strong>lles d’un concordisme béat.<br />

-J. Et c’est bien pour éviter <strong>ce</strong>s dangers que sont nés en maints endroits <strong>ce</strong>s « Groupes<br />

(spontanés) de réflexion théologique et spirituelle » ouverts à tous les chrétiens, qui<br />

représentent un quatrième champ d’expérimentation et de rapprochement, et qui se sont<br />

donné pour tâche d’alimenter les recherches poursuivies <strong>au</strong> sein de chaque Communion<br />

chrétienne par des organismes plus ou moins officiels, par exemple, les Commissions<br />

universelles, pour l’Eglise catholique. Une fois de plus, c’est la base qui vivifie les sommets,<br />

qui les fait bouger, bref, qui s’effor<strong>ce</strong> de « soulever les montagnes » ! On peut bien employer<br />

<strong>ce</strong>tte expression pour désigner le gigantesque travail de défrichage <strong>au</strong>quel <strong>ce</strong>s Groupes se<br />

sont attelés et dont ont grandement bénéficié les Commissions universelles. Au cours de nos<br />

prochains entretiens, notre tâche se bornera, en fait, à donner un aperçu assez précis de la<br />

variété des sujets abordés par elles, en nous fixant sur les idées et les propositions les plus<br />

originales et les plus sensibles, <strong>ce</strong>lles qui sont, de par leur nature, les plus sus<strong>ce</strong>ptibles de<br />

déranger, de choquer et même, disons-le franchement, de provoquer un tollé quasi général.<br />

C’est là un choix que <strong>ce</strong>rtains nous reprocheront avec véhémen<strong>ce</strong>, estimant que nous ne<br />

devrions pas mettre en vedette de simples « opinions » extrêmement hasardeuses et sujettes à<br />

c<strong>au</strong>tion avancées par des minorités dont on ne peut soupçonner l’honnêteté et la bonne foi,<br />

mais dont on peut se demander si elles mesurent la portée scandaleuse de leurs spéculations,<br />

pour ne pas dire de leurs divagations.<br />

- Nous courons <strong>ce</strong> risque en rappelant que les deux Conciles oecuméniques se sont jusqu’à<br />

présent abstenus de prendre des décisions nettes <strong>au</strong> sujet de <strong>ce</strong>s questions largement<br />

controversées. Conscients de l’extrême gravité de <strong>ce</strong>rtains enjeux, ils ont estimé que le temps<br />

JEAN XXIV 57 Christian Singer


n’était pas encore venu pour le faire, qu’il convenait de laisser se poursuivre sans hâte une<br />

période de décantation indispensable, et ils se sont contentés de prendre acte des<br />

conclusions souvent très <strong>au</strong>dacieuses <strong>au</strong>xquelles étaient arrivés <strong>ce</strong>rtains membres des<br />

Commissions, qui ont été priés de continuer leur oeuvre de réflexion afin de mieux étayer<br />

leurs thèses... en attendant le Concile suivant à qui elles seraient présentées dans une version<br />

peut-être différente, en tout cas plus solide et mieux argumentée. Et, dans l’intervalle, le<br />

peuple chrétien, mis <strong>au</strong> courant des avancées doctrinales considérables ainsi suggérées,<br />

<strong>au</strong>rait le temps de réagir et de se pronon<strong>ce</strong>r. On peut donc espérer, si le nouve<strong>au</strong> pape<br />

maintient l’organisation instituée par son prédé<strong>ce</strong>sseur, que le prochain Concile verra se<br />

dessiner en son sein des majorités suffisamment importantes pour qu’il adopte, sur <strong>ce</strong>rtains<br />

sujets cruci<strong>au</strong>x (<strong>ce</strong>ux-là mêmes que nous allons maintenant évoquer) les positions subversives<br />

conformes à l’Evangile qui semblent actuellement gagner une proportion croissante de<br />

chrétiens de toutes confessions partout répandus dans le monde. Et tous deux, la cardinale et<br />

moi, nous rangeons clairement, et sans en rougir, <strong>au</strong>x côtés de <strong>ce</strong>s hurluberlus, sans<br />

forcément adhérer à toutes les fa<strong>ce</strong>ttes de leur pensée, mais en considérant que leur attitude<br />

de fond, résolument dynamique et novatri<strong>ce</strong>, devrait être épousée par tous les chrétiens s’ils<br />

veulent que leur Eglise, et donc eux-mêmes, sortent des bourbiers où ils se sont enlisés<br />

depuis des siècles, pour aider une (pré)humanité fort mal en point à changer de trajectoire<br />

avant le crash final qui se profile à courte distan<strong>ce</strong>.<br />

-J. Jean XXIV <strong>au</strong>ra sans doute joué le rôle ingrat du pionnier qui secoue les conformismes et<br />

remet en c<strong>au</strong>se des traditions tellement vénérables (?) et invétérées qu’elles sont jugées<br />

intangibles. Celui qui ose y toucher, fût-il pape, se rend coupable de sacrilège et voit se<br />

dresser contre lui des murs d’incompréhension et de résistan<strong>ce</strong>. Tous les fruits de ses efforts,<br />

s’ils parviennent à maturité (<strong>ce</strong> qui n’est pas gagné !), il ne les <strong>au</strong>ra pas recueillis lui-même.<br />

Finalement, mais c’est déjà énorme, il n’<strong>au</strong>ra eu que le temps d’ouvrir des chantiers<br />

(coloss<strong>au</strong>x, il est vrai, par le nombre et par l’importan<strong>ce</strong> !) et (c’est, du moins, <strong>ce</strong> que je<br />

souhaite) de créer l’irréversible.<br />

- Vous n’êtes pas la seule. Ce que montre bien le succès, même relatif, d’une <strong>au</strong>tre de ses<br />

innovations. Il avait demandé <strong>au</strong>x chrétiens non catholiques qui ac<strong>ce</strong>ptaient de s’engager<br />

activement dans les quatre directions vers l’Unité qu’il avait indiquées de le lui faire savoir<br />

personnellement et de se rassembler pour bâtir un vaste ensemble associatif et militant<br />

étroitement soudé <strong>au</strong>x catholiques, qui s’est effectivement constitué depuis et qui a pris le<br />

nom de « Mouvement œcuménique en vue d’une Eglise chrétienne ». Six mois avant sa mort,<br />

le pape avait reçu la millionième participation à <strong>ce</strong> corps d’élite qui détient peut-être les clés<br />

du futur et qui se trouve maintenant représenté dans de nombreux pays où il mène une action<br />

déterminante en bousculant d’espoir, de joie et d’une multitudes d’initiatives les hiérarchies<br />

poussives et les pesantes routines. Mais comment <strong>ce</strong>s « nouve<strong>au</strong>x chrétiens » se répartissentils<br />

dans le monde ?<br />

-J. Be<strong>au</strong>coup de soutiens sont venus de luthériens et d’anglicans vivant en Europe<br />

occidentale, <strong>ce</strong>ntrale et septentrionale ou dans les <strong>au</strong>tres régions du monde où ils sont<br />

implantés, nettement moins des calvinistes et pas du tout de <strong>ce</strong>rtaines « dénominations »<br />

américaines tout à fait réfractaires, quoi qu’on fasse, <strong>au</strong> caractère <strong>ce</strong>ntralisateur et accapareur<br />

dont elles persistent à accuser la pap<strong>au</strong>té, et à l’idée même d’un regroupement des Eglises<br />

qu’elles assimilent à de l’embrigadement. Comme prévu, l’Amérique latine et l’Afrique noire<br />

ont manifesté un enthousiasme parfois débordant et ont fourni <strong>au</strong> Mouvement des<br />

contingents notables. Inversement, et comme on pouvait également s’y attendre, les Eglises<br />

orthodoxes se sont montrées plus que réti<strong>ce</strong>ntes et ont continué à former un bloc quasi<br />

monolithique replié sur ses traditions, sur ses nationalismes et son hostilité à l’égard de Rome.<br />

JEAN XXIV 58 Christian Singer


Néanmoins quelques personnalités de premier plan (métropolites, évêques, théologiens<br />

d’avant-garde...) se sont ralliées malgré <strong>ce</strong>rtaines mena<strong>ce</strong>s formulées <strong>au</strong>ssi bien par les<br />

<strong>au</strong>torités politiques que par les grands dignitaires religieux. Le premier des patriarches, <strong>ce</strong>lui<br />

de Constantinople, même s’il ne peut pas l’exprimer publiquement, semble éprouver de la<br />

sympathie pour le Mouvement. Bref, on observe peut-être, en Europe orientale, les prémi<strong>ce</strong>s<br />

d’un dégel qui, même s’il n’aboutit pas avant longtemps, apparaissent comme des signes fort<br />

encourageants, tout comme <strong>ce</strong>ux qui nous sont parvenus de contrées asiatiques bien<br />

éloignées où les chrétiens forment des minorités très réduites, isolées et parfois persécutées.<br />

- La Grande Eglise de l’avenir est déjà en marche, entraînant dans son sillage des chrétiens de<br />

tous bords et de toutes origines, parmi lesquels « d’anciens » catholiques, maintenant<br />

« réveillés », be<strong>au</strong>coup de nouve<strong>au</strong>x qui reçoivent le baptême, et quantité de jeunes prêtres<br />

séduits par les extraordinaires perspectives de renouve<strong>au</strong> qui s’offrent à eux. Prions et<br />

agissons pour que tous les disciples et compagnons du Christ se réunissent en une seule<br />

Communion et unissent leurs efforts à <strong>ce</strong>ux des <strong>au</strong>tres croyants et à <strong>ce</strong>ux des incroyants de<br />

bonne volonté pour éviter que l’humanité ne disparaisse <strong>au</strong> terme de l’emballement suicidaire<br />

où elle paraît s’être engagée sans retour…<br />

JEAN XXIV 59 Christian Singer


4ème 4ème entretien<br />

entretien<br />

UNE UNE THEOLOGIE THEOLOGIE BOULEVERSANTE<br />

BOULEVERSANTE<br />

DU DU SALUT<br />

SALUT<br />

Chère Jeanne (si vous me permettez <strong>ce</strong>tte familiarité rendue excusable, je l’espère, par le<br />

rapprochement opéré entre nous <strong>au</strong> cours de nos entretiens précédents), nous nous<br />

rencontrons à nouve<strong>au</strong>, comme nous l’avons promis <strong>au</strong>x téléspectateurs et <strong>au</strong>diteurs, pour<br />

évoquer les perspectives doctrinales, inouïes par leur importan<strong>ce</strong> et par leur <strong>au</strong>da<strong>ce</strong>, que les<br />

Commissions universelles ont ouvertes avec le concours extrêmement précieux de <strong>ce</strong>s<br />

« Groupes de réflexion théologique et spirituelle », déjà signalés, qui rassemblent des<br />

chrétiens de toute provenan<strong>ce</strong> et se recrutent principalement, pour les non-catholiques, dans<br />

le « Mouvement oecuménique en vue d’une Eglise chrétienne », lui <strong>au</strong>ssi mentionné lors de<br />

notre dernière conversation.<br />

-J. Autre rappel qui me semble opportun, cher ami (si, à votre tour, vous me permettez une<br />

<strong>ce</strong>rtaine familiarité !), c’est l’attitude prudente observée par les Pères (et les Mères !) des deux<br />

Conciles tenus sous le pontificat de Jean XXIV, qui ont mesuré les bouleversements radic<strong>au</strong>x<br />

qu’introduirait, dans la compréhension et dans la pratique du christianisme, l’adoption de<br />

thèses extrêmement subversives présentées par une minorité plus ou moins importante des<br />

membres de <strong>ce</strong>rtaines Commissions. Mais il ne f<strong>au</strong>drait pas interpréter <strong>ce</strong>tte sage<br />

circonspection comme une marque de défian<strong>ce</strong>, encore moins comme un désaveu. Au<br />

contraire, <strong>ce</strong>ux qui appartiennent <strong>au</strong>x plus h<strong>au</strong>tes <strong>au</strong>torités de l’Eglise (même si elles sont<br />

coiffées par le pape !), bien loin de multiplier les mises en garde ou même d’interdire (comme<br />

on l’<strong>au</strong>rait fait à une époque encore très proche de nous) que l’on s’avan<strong>ce</strong> dans <strong>ce</strong>rtaines<br />

pistes réputées dangereuses, ont encouragé la poursuite de toutes les recherches entreprises,<br />

y compris de <strong>ce</strong>lles qui paraissaient les plus troublantes. Je crois, d’ailleurs, pouvoir affirmer<br />

que si le pape avait décidé d’agir seul, il serait allé plus vite et <strong>au</strong>rait publié des documents<br />

jugés be<strong>au</strong>coup trop « osés » par son arrière-garde ! Mais, encore une fois, il avait résolu de<br />

suivre le rythme de l’Eglise, de ne pas brusquer ses membres les plus traditionalistes et de<br />

laisser à tous le temps d’une réflexion approfondie qui mène sans précipitation et sans àcoups<br />

à des prises de conscien<strong>ce</strong> très larges et à des décisions admises par le plus grand<br />

nombre.<br />

- Les trois premières grandes questions que nous allons aborder ont été instruites et<br />

continuent à l’être par la Commission de théologie fondamentale. Nous allons essayer de<br />

parler un langage clair, exempt de toute référen<strong>ce</strong> savante, fixé sur l’essentiel et propre à faire<br />

saisir les enjeux <strong>ce</strong>ntr<strong>au</strong>x que chacune comporte. La première con<strong>ce</strong>rne la signification exacte<br />

de la venue du Christ sur Terre. Quelle mission précise lui était dévolue ? Je vous laisse la<br />

parole.<br />

JEAN XXIV 60 Christian Singer


-J. Vous connaissez la doctrine traditionnelle. Le Messie a pour vocation de réconcilier<br />

l’humanité avec Dieu dont l’a séparé le péché originel. Cette fonction rédemptri<strong>ce</strong> culmine<br />

avec le sacrifi<strong>ce</strong> sur la Croix qui ouvre définitivement les portes de la grâ<strong>ce</strong> à <strong>ce</strong>ux qui veulent<br />

bien l’utiliser pour progresser dans l’amour de Dieu et dans la sainteté.<br />

- C’est là un fondement capital du christianisme, toutes confessions confondues, et l’on a<br />

peine à imaginer qu’il puisse, d’une manière ou d’une <strong>au</strong>tre, être remis en c<strong>au</strong>se !<br />

-J. Et pourtant.. ! La première contestation porte sur la notion même de « péché originel »<br />

que <strong>ce</strong>rtains estiment avoir été inventée par Saint P<strong>au</strong>l et par Saint Augustin. Ou, plus<br />

exactement, sur son contenu et sur ses répercussions. Certes la Bible fait bien allusion à une<br />

sorte de rupture entre Dieu et les hommes et à ses conséquen<strong>ce</strong>s néfastes pour eux. Et on<br />

peut même penser que l’histoire corrobore <strong>ce</strong>s affirmations. Lorsqu’elle débute <strong>au</strong><br />

Mésolithique, il y a environ dix mille ans et dans le Croissant fertile du Moyen Orient, on<br />

constate effectivement qu’avec l’apparition de la sédentarisation, de l’agriculture et de<br />

l’élevage, se profilent des comportements très inquiétants et tout à fait meurtriers. La<br />

délimitation de frontières et de limites liées <strong>au</strong> surgissement des cités et de la propriété privée,<br />

les convoitises allumées par la constitution de réserves alimentaires, la concurren<strong>ce</strong> déchaînée<br />

par le désir d’acquérir de nouve<strong>au</strong>x territoires ou les meilleures terres et les troupe<strong>au</strong>x les plus<br />

féconds créent des conflits inexpiables dont on finira par admettre que leur solution<br />

« normale » passe par la guerre. Les individus, les familles, les tribus et les Etats naissants<br />

prennent l’habitude de se replier sur eux-mêmes dans une attitude de méfian<strong>ce</strong> plus ou moins<br />

hostile.<br />

- Et <strong>ce</strong>s évolutions désastreuses correspondent bien <strong>au</strong> sens profond des descriptions<br />

contenues dans la Genèse. Les hommes, <strong>au</strong> fur et à mesure qu’ils prennent conscien<strong>ce</strong> des<br />

immenses possibilités qui leur sont offertes par le milieu naturel ainsi que par leur propre<br />

intelligen<strong>ce</strong>, commen<strong>ce</strong>nt à perdre la tête, à se prendre pour des dieux et à « s’installer » sur<br />

Terre en la dévastant à leur profit, en sombrant dans les discordes babéliennes et en oubliant<br />

la merveilleuse fonction démiurgique et fraternelle qui leur avait été confiée par Dieu… qu’ils<br />

supplantent, et qui consistait à jouer un rôle de pro-Création <strong>au</strong> bénéfi<strong>ce</strong> de la planète tout<br />

entière et, singulièrement, à <strong>ce</strong>lui des <strong>au</strong>tres êtres vivants, anim<strong>au</strong>x et végét<strong>au</strong>x, que nous<br />

évoquerons d’ailleurs bientôt pour eux-mêmes.<br />

-J. Et l’on voit donc se développer tout de suite des tendan<strong>ce</strong>s abominables qui, avant<br />

d’atteindre le reste du monde, vont se répandre en Europe, <strong>au</strong> cours des deux ou trois<br />

millénaires suivants, par la voie méditerranéenne et par la voie danubienne. On peut<br />

sommairement les réduire à trois. D’abord, la volonté de puissan<strong>ce</strong> avec trois souscomposantes,<br />

l’esprit de domination, en particulier sur la nature, l’esprit de compétition qui<br />

s’exer<strong>ce</strong>ra bientôt en tous domaines de façon impitoyable, l’esprit d’appropriation qui<br />

touchera <strong>au</strong>ssi bien les personnes sur des plans variés (politiques, soci<strong>au</strong>x, famili<strong>au</strong>x...) que<br />

les territoires conquis par les Etats ou les biens accumulés par les personnes privées.<br />

- Puis-je vous interrompre pour solliciter des précisions <strong>au</strong> sujet de l’appropriation des<br />

personnes ? Qu’entendez-vous par là ?<br />

-J. Je ne fais pas seulement allusion <strong>au</strong>x types de possession et d’assujettissement les plus<br />

connus et les plus évidents, mais à <strong>ce</strong>ux, bien plus subtils qui se multiplieront par la suite, qui<br />

sont plus que jamais à l’oeuvre de nos jours et qui peuvent toucher <strong>au</strong>ssi bien l’un des<br />

conjoints et les enfants dans le cadre de la famille, les femmes <strong>au</strong> sein de la société, les<br />

JEAN XXIV 61 Christian Singer


victimes d’un dictateur, les salariés <strong>au</strong> coeur de l’entreprise, etc. Comme le faisait remarquer<br />

un spécialiste, l’esclavage, y compris dans ses formes les plus brutales et les plus archaïques,<br />

<strong>ce</strong>lui dont sont victimes <strong>ce</strong>rtains domestiques, les marins apatrides embarqués sur des navires<br />

pourris, les travailleurs exploités sans limites dans les mines et les plantations, les employés de<br />

fabriques clandestines, les enfants contraints à se prostituer ou à faire la guerre...) ne s’est<br />

jamais mieux porté que depuis qu’il a été aboli ! Il s’est adapté <strong>au</strong> monde moderne en se<br />

multipliant sous des formes nouvelles.<br />

- Voilà des réflexions d’<strong>au</strong>tant plus sulfureuses qu’elles nous introduisent en pleine période<br />

contemporaine !<br />

-J. Et <strong>ce</strong> n’est pas fini ! La deuxième tendan<strong>ce</strong>, après la volonté de puissan<strong>ce</strong>, pourrait se<br />

désigner sous l’expression « d’appétit de jouissan<strong>ce</strong> » ou, <strong>ce</strong> qui revient <strong>au</strong> même, se définir<br />

par la course <strong>au</strong> bonheur, pratiquée de manière égoïste pour se « faire plaisir » et tenter de<br />

combler des désirs et des inclinations qui s’élèvent parfois à un <strong>ce</strong>rtain nive<strong>au</strong> de qualité et de<br />

valeur, comme les aspirations esthétiques et intellectuelles, mais qui épousent toujours une<br />

courbe narcissique, ont un contenu purement hédoniste, tendent à vous enfermer dans une<br />

bulle de passivité et d’inertie qui vous coupe de l’extérieur et affaiblissent en vous les capacités<br />

créatri<strong>ce</strong>s et la volonté d’innover. Le « bonheur », c’est un état plus ou moins léthargique où<br />

l’on se repaît de sa propre substan<strong>ce</strong> jusqu’à l’endormissement et à l’épuisement. Bien des<br />

<strong>au</strong>teurs -et parmi les plus grands- l’ont compris. G. Sand s’en prenait à « la menteuse et<br />

criminelle illusion du bonheur », P. Valéry y voyait « une idée animale, un mythe vulgaire »…<br />

- Voilà encore un étrange paradoxe ! Prêchez-vous et conseillez-vous le malheur ?<br />

-J. Certainement pas. J’ai voulu dire que la course <strong>au</strong> bonheur, entreprise d’ailleurs assez<br />

vaine si j’en crois ses adeptes, qui doivent se contenter d’instants fugitifs <strong>au</strong>ssi séduisants,<br />

mais <strong>au</strong>ssi précaires que des bulles de savon irisées, ne s<strong>au</strong>rait constituer, pour un être<br />

humain, le but de son existen<strong>ce</strong>. Il a be<strong>au</strong>coup mieux à faire, il est appelé à une extraordinaire<br />

destinée, il doit se consacrer <strong>au</strong>x oeuvres passionnantes pour lesquelles il a été créé. Ces<br />

préoccupations et <strong>ce</strong>s activités dévaluent « la recherche du bonheur » <strong>au</strong> point de la rendre<br />

plate, ennuyeuse, insipide, vulgaire, presque obscène. Elle représente un idéal de cancrelat ou<br />

de lombric. Ca ne signifie naturellement pas qu’il nous faille rechercher le malheur ! En fait, la<br />

question ne se situe pas <strong>au</strong> sous-sol d’un dilemme bonheur-malheur : elle se pose plutôt <strong>au</strong><br />

dernier étage, <strong>ce</strong>lui de la béatitude qui doit faire l’objet de nos ambitions et à laquelle on<br />

accède non en satisfaisant des besoins, mais en satisfaisant à des exigen<strong>ce</strong>s supérieures.<br />

- En vous écoutant, me revenaient en mémoire les propos tenus par l’héroïne de l’Antigone<br />

d’Anouilh : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il f<strong>au</strong>t aimer coûte<br />

que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout <strong>ce</strong> qu’ils trouvent. Et <strong>ce</strong>tte petite chan<strong>ce</strong> pour<br />

tous les jours, si on n’est pas trop exigeant... Ah ! vos têtes, vos p<strong>au</strong>vres têtes de candidats <strong>au</strong><br />

bonheur ! C’est vous qui êtes laids, même les plus be<strong>au</strong>x. Vous avez tous quelque chose de<br />

laid <strong>au</strong> coin de l’oeil ou de la bouche. Tu l’as bien dit tout à l’heure, Créon, la cuisine. Vous<br />

avez des têtes de cuisiniers ! ». Mais n’y a-t-il pas là be<strong>au</strong>coup de pose et d’orgueil ?<br />

-J. Pas dans un contexte <strong>au</strong>ssi tragique. J’y verrais plutôt l’affirmation de <strong>ce</strong>s droits suprêmes<br />

de la conscien<strong>ce</strong> individuelle qui priment la raison d’Etat, et même toute législation et tout<br />

pacte social, dès lors qu’ils s’inspirent des « agrapta nomima », c’est-à-dire des lois<br />

trans<strong>ce</strong>ndantes qui s’imposent à tout être humain par<strong>ce</strong> qu’elles expriment son essen<strong>ce</strong>, et<br />

qu’il doit respecter et faire respecter, même <strong>au</strong> péril de sa vie, s’il veut échapper à une <strong>au</strong>tre<br />

sorte de mort, bien plus redoutable, un irrémédiable suicide spirituel.<br />

JEAN XXIV 62 Christian Singer


- Revenons à votre exposé. Après la volonté de puissan<strong>ce</strong> et l’appétit de jouissan<strong>ce</strong>, quelle est<br />

la troisième pente fatale suivie par Homo si peu « sapiens » depuis son apparition ?<br />

-J. Eh bien, <strong>ce</strong> qu’on pourrait appeler l’idolâtrie de la f<strong>au</strong>sse connaissan<strong>ce</strong>, d’<strong>au</strong>tant plus<br />

facilement identifiée à la vraie qu’elle consiste en savoirs et en savoir-faire extraordinairement<br />

effica<strong>ce</strong>s puisqu’ils sont à l’origine des prouesses technologiques modernes. Elles nous<br />

éblouissent <strong>au</strong> point que nous confondons les connaissan<strong>ce</strong>s pratiques qui leur donnent<br />

naissan<strong>ce</strong> avec la Connaissan<strong>ce</strong> qui est déchiffrement du Sens de l’Univers et de toutes les<br />

créatures qui le composent... Mais nous <strong>au</strong>rons l’occasion de revenir longuement sur <strong>ce</strong>tte<br />

question capitale. Pour l’instant, je me contenterai de souligner que les merveilleux outils,<br />

con<strong>ce</strong>ptuels et matériels, fournis par la rationalité scientifique et philosophique sont détournés<br />

de leur usage positif, soit, sur un plan théorique, pour justifier ou pour dissimuler les crimes et<br />

les abaissements dus la volonté de puissan<strong>ce</strong> et à l’appétit de jouissan<strong>ce</strong>, soit, sur un plan<br />

concret, <strong>ce</strong>lui de la production des objets, pour les multiplier et les aggraver à l’infini en<br />

utilisant à plein leurs immenses ressour<strong>ce</strong>s. Prenons un exemple assez ré<strong>ce</strong>nt : il est bien<br />

évident que l’usage délirant des portables (en eux-mêmes de vrais petits chefs-d’œuvre !) et<br />

des « chats » et <strong>au</strong>tres « textos » (procédés remarquables eux <strong>au</strong>ssi) ont considérablement<br />

accru les anciennes propensions <strong>au</strong>x jacasseries niaises ou inutiles, <strong>au</strong>x pertes de temps, à la<br />

suppression de toute vie intérieure et de tout recueillement, à des formes de « relationnite »<br />

aiguë stériles et app<strong>au</strong>vrissantes par<strong>ce</strong> que dépourvues de tout contenu valable. Des<br />

remarques analogues pourraient être faites <strong>au</strong> sujet de toutes les avancées techniques, sans<br />

ex<strong>ce</strong>ption, ex<strong>ce</strong>llentes en elles-mêmes et souvent géniales, mais qui ont été corrompues dans<br />

leurs applications.<br />

- Il y a une question qui me brûle les lèvres et que j’ose à peine vous poser...<br />

-J. Allez-y sans crainte !<br />

-Tout <strong>ce</strong> que vous nous expliquez là et nous expliquerez par la suite reflète-t-il votre propre<br />

pensée ou vous bornez-vous à faire connaître les positions les plus avancées qui se sont<br />

manifestées <strong>au</strong> sein des Commissions universelles sur des questions que vous estimez<br />

particulièrement importantes ?<br />

J. Je vous attendais là et je ne suis pas surprise, car je commen<strong>ce</strong> à me familiariser avec votre<br />

finesse... et avec votre mali<strong>ce</strong>... Eh bien, je vais vous dé<strong>ce</strong>voir et ne pas répondre à votre<br />

question <strong>au</strong>ssi pertinente qu’indiscrète, car je ne souhaite pas orienter l’esprit de nos <strong>au</strong>diteurs<br />

en prenant position. Je veux les laisser libres de leurs jugements. De toute façon, nous avons<br />

déjà précisé vers quel bord se tournaient nos sympathies. Je dis bien « nos », puisque vous<br />

qui jouez maintenant les inno<strong>ce</strong>nts avez affiché plutôt fièrement « nos » orientations<br />

communes lors de notre dernier entretien. Mais je comprends que vous fassiez semblant de<br />

l’oublier. Au fond, nos sentiments personnels sont de moindre importan<strong>ce</strong>. Ce qui prime à<br />

mes yeux, c’est la divulgation des thèses les plus originales qui se sont fait jour parmi les<br />

chrétiens, <strong>ce</strong>s dernières années, sur des points essentiels de leur doctrine et qui vont peut-être<br />

lui apporter des perfectionnements considérables. Et pour essayer d’en rendre compte avec le<br />

maximum d’honnêteté, il me f<strong>au</strong>t, en quelque sorte, les reprendre à mon compte, quelle que<br />

soit ma propre opinion, en parler avec conviction, presque avec passion, les aborder en toute<br />

empathie. D’où le ton convaincu que j’emploie...<br />

- Voilà une manière quelque peu emberlificotée de répondre à ma question… ou plutôt de<br />

l’esquiver ! Et quelle serait votre réaction si je vous en posais une <strong>au</strong>tre, du genre : comment<br />

JEAN XXIV 63 Christian Singer


se fait-il que je me souvienne, en <strong>ce</strong>t instant précis, que vous êtes née en Normandie ? Mais<br />

vous allez me dire que vous ne voyez pas le rapport ! Bon… trêve de taquineries, et résumonsnous.<br />

Vous venez de nous expliquer que, selon <strong>ce</strong>rtains chrétiens dont (en principe !) nous ne<br />

s<strong>au</strong>rons donc pas si vous vous comptez parmi eux, la Révolution néolithique, qui s’accomplit<br />

d’abord <strong>au</strong> Moyen Orient, s’accompagne de trois terribles déviations fondamentales qui<br />

gangrènent tout dès le point de départ et qui, si j’ai bien compris, n’ont <strong>ce</strong>ssé depuis de se<br />

répandre et d’empirer en tous lieux du globe pour affecter l’ensemble de la population<br />

terrestre et de ses générations suc<strong>ce</strong>ssives.<br />

-J. Ceux qui soutiennent <strong>ce</strong>s théories éprouvent de grandes difficultés à les faire partager.<br />

Elles paraissent ex<strong>ce</strong>ssives, extrémistes, voire nihilistes ou apocalyptiques. On objecte que la<br />

situation n’est pas si catastrophique, que de grands progrès ont été réalisés <strong>au</strong> cours des<br />

âges, que les choses ne sont pas uniformément noires ou blanches, mais présentent un<br />

mélange des deux, etc. A quoi les <strong>au</strong>tres rétorquent qu’il ne s’agit pas de formuler des a priori<br />

pessimistes, mais simplement, de faire preuve d’une intransigeante lucidité. Ils disent que la<br />

« préhumanité » (mot que <strong>ce</strong>rtains emploient pour désigner les collectivités où nous vivons et<br />

qui, selon eux, sont primitives, arriérées et s<strong>au</strong>vages <strong>au</strong> point de ne pas mériter le nom trop<br />

policé de « sociétés ») ex<strong>ce</strong>lle à se donner des airs avantageux; à se faire passer pour <strong>ce</strong><br />

qu’elle n’est pas, à se présenter mensongèrement comme évoluée, alors qu’elle plonge<br />

encore en pleine barbarie.<br />

- Ils insistent, par exemple, sur la confusion universellement et intentionnellement pratiquée<br />

entre la « progression », incontestable et heureuse en elle-même, des réalisations scientifiques<br />

et techniques ainsi que des créations culturelles (intellectuelles, artistiques, littéraires, etc.), et<br />

le véritable « progrès » qui n’a rien à voir avec elles, car il est d’essen<strong>ce</strong> morale, « humaine »,<br />

existentielle et spirituelle. Pour l’exprimer brutalement, ils estiment que l’on peut très bien être<br />

un génie dans le domaine mathématique, produire des oeuvres musicales ou picturales<br />

sublimes, etc. et demeurer, pour <strong>ce</strong> qui est de l’essentiel, dans un état de grossièreté<br />

archaïque. Les deux sont malheureusement tout à fait compatibles, ainsi qu’on l’observe tout<br />

<strong>au</strong> long de l’histoire et de nos jours. On pourrait affirmer, reprenant la célèbre distinction<br />

pascalienne, que nos pseudo-civilisations sont très avancées sur les divers plans de<br />

manifestations des corps et des esprits, mais restent complètement sous-développées dans le<br />

domaine des « âmes » qui devraient tout contrôler et tout imprégner de leur substan<strong>ce</strong>, mais<br />

qui en sont incapables du fait qu’elles ont négligé de se donner le fameux « supplément »<br />

dont elles <strong>au</strong>raient tant besoin. Cette distorsion, <strong>ce</strong>tte épouvantable caren<strong>ce</strong> entraînent tous<br />

les dévoiements et toutes les perversions qui ravagent la Terre et favorisent le déploiement de<br />

toutes les illusions destinées à cacher <strong>ce</strong>t état de choses sous des discours <strong>au</strong>ssi optimistes<br />

que trompeurs.<br />

-J. Et <strong>ce</strong>s oise<strong>au</strong>x de malheur ont be<strong>au</strong> jeu de dénon<strong>ce</strong>r (je ne recommen<strong>ce</strong>rai pas ici,<br />

puisque nous nous sommes déjà livrés à <strong>ce</strong> petit exerci<strong>ce</strong> !) les innombrables sortes de morts<br />

violentes et prématurées que s’infligent <strong>ce</strong>ux qu’ils appellent les « préhommes », les<br />

souffran<strong>ce</strong>s et les dommages indicibles (et là encore, de toutes espè<strong>ce</strong>s) qu’ils se c<strong>au</strong>sent en<br />

tant qu’<strong>au</strong>teurs et victimes, toutes les formes de mainmise, de mensonge et de manipulation<br />

qu’ils se font subir, etc. Et s’ils reconnaissent volontiers qu’il existe en préhumanité des<br />

ex<strong>ce</strong>ptions, des individus (comme le Christ !) et des minorités qui s’effor<strong>ce</strong>nt de ramer à<br />

contre-courant, c’est pour ajouter immédiatement qu’ils ne changent strictement rien <strong>au</strong><br />

cours de l’Histoire (ainsi que toute <strong>ce</strong>lle-ci s’offre à le démontrer !), par<strong>ce</strong> qu’ils sont réduits <strong>au</strong><br />

silen<strong>ce</strong> et à l’impuissan<strong>ce</strong> par des pouvoirs qui veillent jalousement à la consolidation et à la<br />

perpétuation d’un état de choses dont ils sont les princip<strong>au</strong>x bénéficiaires. C’est le règne<br />

intégral de Big Brother.<br />

JEAN XXIV 64 Christian Singer


- Et c’est <strong>au</strong>ssi une vision désespérante de la réalité, mais qui a le « mérite » (si je puis dire !)<br />

d’accréditer l’existen<strong>ce</strong> d’un véritable « péché originel » très grave, très lourd de<br />

conséquen<strong>ce</strong>s, dont les effets, qui se sont fait sentir dès le début, se sont ensuite aggravés et<br />

diffusés partout jusqu’à l’époque contemporaine.<br />

-J. Nous voici donc revenus à l’objet premier de notre discussion, à <strong>ce</strong> « péché originel » dont<br />

<strong>ce</strong>rtains chrétiens semblent contester l’existen<strong>ce</strong>... tout en la constatant comme une énorme<br />

éviden<strong>ce</strong> ! En fait, la contradiction n’est qu’apparente. Ce qu’ils rejettent, <strong>ce</strong> n’est pas la<br />

donnée en elle-même, mais son interprétation traditionnelle et les conclusions qu’on en tire.<br />

Sur deux points. D’abord, la transmission « <strong>au</strong>tomatique », et donc injuste, à une espè<strong>ce</strong><br />

humaine qui <strong>au</strong>rait péché « en Adam ». Pour eux, l’effroyable contamination qui s’est étendue<br />

jusqu’à nous provient de <strong>ce</strong> que la suite des générations n’a <strong>ce</strong>ssé de ratifier délibérément les<br />

choix initi<strong>au</strong>x. Elles ne sont donc pas les héritières forcées, bien qu’inno<strong>ce</strong>ntes, d’une<br />

« malédiction » imméritée... qu’elles ont tout fait, en réalité, pour appeler sur leur tête.<br />

Usurpant la pla<strong>ce</strong> de Dieu par suffisan<strong>ce</strong> et en vue d’une <strong>au</strong>to-suffisan<strong>ce</strong>, elles L’ont chassé et<br />

ont coupé les ponts avec Lui. Notons <strong>au</strong> passage le caractère insondable du mystère de <strong>ce</strong>tte<br />

liberté humaine devant laquelle, disait Edith Stein, « Dieu Lui-même s’arrête » : comment<br />

expliquer que des milliards d’êtres humains se soient obstinés dans les voies de leur perdition,<br />

alors que les fruits vénéneux et pourris qui résultaient de leur attitude et qui s’accumulaient<br />

avec le temps ne pouvaient que leur s<strong>au</strong>ter <strong>au</strong>x yeux et <strong>au</strong>raient dû provoquer chez eux une<br />

« conversion » à 180 ! Quoi qu’il en soit, la rupture avec Dieu s’est bien effectuée, et se pose<br />

alors, c’est mon deuxième point, un problème gigantesque, <strong>ce</strong>lui de la Rédemption. La<br />

solution qu’on lui apporte façonne toute l’économie du christianisme.<br />

- Au fond, la grande question, qu’on ose à peine formuler tellement elle paraît « sacrilège »,<br />

est de savoir si, comme l’affirme, par exemple, l’Epître <strong>au</strong>x Hébreux ou l’Evangile de Marc, il<br />

était vraiment indispensable que le Christ se sacrifiât sur la Croix pour racheter l’humanité.<br />

Puisque <strong>ce</strong>lle-ci avait été capable de pécher librement, n’était-elle pas apte et, je dirai même,<br />

« condamnée » par elle-même à se rattraper et à se racheter « toute seule » et tout <strong>au</strong>ssi<br />

librement, sans intervention extérieure « spectaculaire », la grâ<strong>ce</strong> ordinaire et permanente de<br />

Dieu suffisant à <strong>ce</strong>tte conversion, pourvu qu’on veuille bien l’accueillir? N’y avait-il pas quelque<br />

chose de tout à fait disproportionné dans le fait que <strong>ce</strong> soit le Fils de Dieu (et Dieu Lui-même)<br />

qui dût s’interposer en Personne et s’offrir en victime d’un horrible suppli<strong>ce</strong> pour compenser<br />

des f<strong>au</strong>tes dont la gravité était tout de même fortement relativisée par les limites ontologiques<br />

de leurs <strong>au</strong>teurs ? Fallait-il vraiment un sacrifi<strong>ce</strong> de portée Infinie pour contrebalan<strong>ce</strong>r une<br />

défaillan<strong>ce</strong>, <strong>au</strong>ssi coupable fût-elle, de caractère fini… du moins par rapport à ses <strong>au</strong>teurs,<br />

sinon à son Destinataire ?<br />

-J. On serait même tenté de penser que Dieu lui-même a répondu par la négative à <strong>ce</strong>tte<br />

interrogation « cruciale ». Car, après tout, l’expulsion du paradis ne marque pas du tout la fin<br />

des rapports entre Lui et l’humanité. Ceux-ci se reconstituent inlassablement avec l’allian<strong>ce</strong><br />

noachique, puis les pactes abrahamique et mosaïque. Et, à supposer que, malgré <strong>ce</strong>tte série<br />

de réconciliations, Dieu ait, d’une manière assez incompréhensible, considéré n’être pas<br />

suffisamment « dédommagé » (vocabulaire déjà insupportable) et qu’il ait exigé une<br />

« réparation » exemplaire (?), <strong>ce</strong>lle-ci devait-elle forcément s’effectuer sous la forme<br />

impitoyable d’une mise à mort atro<strong>ce</strong> ? Parvenus à <strong>ce</strong> point, l’honnêteté nous oblige à aller<br />

jusqu’<strong>au</strong> bout et à faire des réflexions qui peuvent sembler particulièrement scabreuses,<br />

puisqu’elles conduisent à nous questionner sur l’image même que nous avons de Dieu.<br />

Raisonnerait-il comme un duelliste sus<strong>ce</strong>ptible et chatouilleux qui estimerait ne pouvoir<br />

obtenir satisfaction d’une « offense » qu’en supprimant le f<strong>au</strong>tif ? Serait-il un potentat cruel,<br />

JEAN XXIV 65 Christian Singer


dont l’attrait pour le sang versé n’<strong>au</strong>rait <strong>ce</strong>ssé d’<strong>au</strong>gmenter et <strong>au</strong>rait connu une sorte<br />

d’escalade ? Il <strong>au</strong>rait d’abord pris plaisir à renifler <strong>ce</strong>lui des anim<strong>au</strong>x dont les répugnantes<br />

prescriptions d’abattage reviennent sans arrêt dans le Pentateuque et continuent hélas ! à être<br />

observées dans <strong>ce</strong>rtains milieux, même si c’est avec une moindre fréquen<strong>ce</strong>. Wilfrid Monod,<br />

pasteur et père du célèbre Théodore, ne disait-il pas que « les rudes falaises de l’Ancien<br />

Testament sont éclaboussées par un rouge Niagara » et que « le culte mosaïque était un<br />

perpétuel égorgement de bêtes sacrifiées ». Un degré de plus, et voilà que Dieu, telle une<br />

divinité aztèque, s’abreuve de sang humain. Il f<strong>au</strong>t voir avec quelle féro<strong>ce</strong> allégresse Il pousse<br />

Josué à trucider les populations cananéennes. Voilà, entre tant d’exemples, comment Il<br />

s’adresse à lui :« N’aie pas peur de <strong>ce</strong>s gens-là, car demain à la même heure je les ferai voir<br />

tous, percés de coups, à Israël : tu couperas les jarrets de leurs chev<strong>au</strong>x et tu brûleras leurs<br />

chars ». Yahvé se surpasse lorsque, <strong>au</strong> <strong>livre</strong> des Nombres, il ordonne à Moïse de faire lapider<br />

un p<strong>au</strong>vre clampin dont le seul crime a été de ramasser du bois le jour du sabbat !<br />

- Les exégètes sont gens subtils et, à for<strong>ce</strong> de contorsions, ils parviennent toujours à édulcorer<br />

et à relativiser les passages de l’Ecriture (pas toujours sainte) qui les gênent. Nous<br />

n’aborderons pas <strong>ce</strong> genre de problèmes redoutables et nous le laisserons volontiers à la<br />

charge de la Commission qui est habilitée à les traiter. Mais nous pouvons tout de même en<br />

signaler rapidement l’importan<strong>ce</strong>. Il f<strong>au</strong>t se résoudre à admettre que be<strong>au</strong>coup de<br />

prescriptions contenues dans le Premier Testament sont caduques, par<strong>ce</strong> que trop<br />

étroitement liées à des mentalités, à des morales, à des contextes culturels révolus. Mais qui<br />

va faire le départ, et selon quels critères, entre <strong>ce</strong> qui est toujours valable par<strong>ce</strong> que<br />

« trans<strong>ce</strong>ndant » les époques, et <strong>ce</strong> que <strong>ce</strong>lles-ci <strong>au</strong>raient dû emporter avec elles et qui,<br />

malheureusement, continue à s’imposer abusivement, par exemple, éventuellement, en<br />

matière de comportements sexuels ?<br />

-J. Voilà encore une question <strong>ce</strong>ntrale que vous avez bien fait de mentionner, mais que nous<br />

sommes obligés de laisser de côté, comme be<strong>au</strong>coup d’<strong>au</strong>tres qui seraient <strong>au</strong>ssi<br />

passionnantes. Peut-être pourrons-nous leur consacrer une nouvelle série d’émissions ? Pour<br />

l’instant, j’en reviens à mes réflexions volontairement provocatri<strong>ce</strong>s. Le sang animal et le sang<br />

humain ne lui suffisant toujours pas, Dieu <strong>au</strong>rait estimé que, seule, l’immolation de son<br />

propre Fils était à la h<strong>au</strong>teur de « l’outrage » qu’Il avait subi. Il avait empêché Abraham d’aller<br />

jusqu’<strong>au</strong> bout de son geste sacrificateur. Mais Lui, qui allait L’arrêter ? C’est à <strong>ce</strong>tte veine que<br />

se rattachent les déclarations lamentables que <strong>ce</strong>rtains bénéficiaires d’apparitions (?) prêtent à<br />

la Vierge Marie qui s’épuiserait, la p<strong>au</strong>vre, à apaiser le courroux déchaîné de son divin Fils et<br />

qui s’arc-bouterait pour retenir son bras vengeur toujours sur le point d’écraser la vermine<br />

humaine ! Quelle image, à la fois effrayante et ridicule, est ainsi donnée de Dieu. Si elle<br />

correspondait à la réalité, alors je serais plus « divin » que Lui, qui serait moins humain que<br />

moi, puisque j’<strong>au</strong>rais des sentiments « infiniment » plus élevés que les siens ! Heureusement,<br />

<strong>ce</strong> n’est pas le cas puisque, disait déjà Saint Anselme, l’idée de Perfection que je porte en moi<br />

et que je Lui attribue ne s<strong>au</strong>rait venir que de sa réalisation en Lui, dès lors que le monde qui<br />

m’entoure, truffé d’imperfections, serait bien incapable de me la suggérer. J’ai bien<br />

conscien<strong>ce</strong> du caractère apparemment outrancier et caricatural de mes propos, mais il a<br />

justement pour but de faire ressortir le côté « décon<strong>ce</strong>rtant », c’est le moins qu’on puisse dire,<br />

d’une « mystique » de la Rédemption qui, tout en constituant la base du christianisme depuis<br />

son début, n’en pose pas moins de graves problèmes qu’il f<strong>au</strong>t avoir le courage d’aborder de<br />

front, même si l’on donne à <strong>ce</strong>rtains l’impression (tout à fait inexacte, bien sûr) de vouloir ainsi<br />

l’abattre jusque dans ses fondements !<br />

- Il est vrai que la « sacralisation » de la Passion, du suppli<strong>ce</strong> par la Croix qui en est<br />

l’instrument, et des mérites qui en découlent par l’intermédiaire de la Résurrection sont<br />

JEAN XXIV 66 Christian Singer


toujours <strong>au</strong> coeur de notre religion. La fameuse invocation : « Ave, Crux, spes unica ! » reste<br />

vraie plus que jamais. L’objet lui-même se retrouve partout, qu’on le porte en s<strong>au</strong>toir, <strong>au</strong>tour<br />

du cou, <strong>au</strong> revers de la veste ou à la <strong>ce</strong>inture, ou qu’on l’exhibe <strong>au</strong> sommet des clochers ou<br />

sous formes de calvaires ou de croix de mission et, plus généralement, dans d’innombrables<br />

représentations artistiques. Ses tra<strong>ce</strong>s douloureuses s’impriment quelquefois sur le corps des<br />

stigmatisés. Son aspect esthétique fait oublier qu’il s’agit d’un outil de mort. Lorsque nos<br />

prêtres les arborent, c’est comme s’ils affichaient une guillotine ou une chaise électrique. Et<br />

surtout, il ne f<strong>au</strong>t pas oublier que l’acte suprême du culte chrétien est la célébration de la<br />

messe, qui est présentée comme une « réactualisation » in<strong>ce</strong>ssante du sacrifi<strong>ce</strong> du Christ.<br />

- Et c’est ainsi que s’est créée dans l’Eglise toute une Tradition qui porte <strong>au</strong>x nues, c’est le cas<br />

de le dire, le sacrifi<strong>ce</strong> expiatoire et son irremplaçable valeur rédemptri<strong>ce</strong>. On pourrait essayer<br />

malhonnêtement de la déconsidérer en insistant sur les déviations masochistes, doloristes ou<br />

orgueilleuses à quoi elle semble (soyons prudents, car nous ne sommes pas dans les secrets<br />

de Dieu !) avoir donné lieu. Je songe à tous <strong>ce</strong>s vénérables personnages qui ont cru bon de<br />

s’infliger d’épouvantables macérations physiques ou de terribles privations affectives, ou qui<br />

ont supplié la Providen<strong>ce</strong> de bien vouloir leur envoyer un surcroît d’épreuves et de<br />

souffran<strong>ce</strong>s. Ces « excès », qui n’ont rien à voir avec une <strong>au</strong>stérité de bon aloi et avec la<br />

volonté légitime de maîtriser ses instincts, venaient parfois illustrer un discours insupportable,<br />

étranger <strong>au</strong> christianisme, d’origine manichéenne ou platonicienne, que l’on trouve même<br />

chez <strong>ce</strong>rtains grands « maîtres » spirituels, et qui voyait dans le corps et la matière une<br />

« incarnation » du Mal. C’est de la même vision foncièrement pessimiste que procédaient les<br />

défilés de flagellants : il fallait mater le corps, éteindre ses pulsions forcément désordonnées<br />

et perverses, et si l’on tirait quelque jouissan<strong>ce</strong> (plus ou moins malsaine) de <strong>ce</strong>s prouesses<br />

ascétiques, c’était comme une espè<strong>ce</strong> de récompense venant couronner des efforts louables<br />

et attester de leur efficacité.<br />

-J. Mais il est bien évident qu’on ne peut soupçonner de telles dérives des personnes <strong>au</strong>ssi<br />

équilibrées que le Padre Pio ou Edith Stein, ré<strong>ce</strong>mment canonisés, et qui, malgré les énormes<br />

différen<strong>ce</strong>s, par exemple d’origine sociale, de capacités intellectuelles et de <strong>format</strong>ion<br />

religieuse, qui les distinguaient, ont pratiqué le même « culte » du sacrifi<strong>ce</strong> expiatoire, jusqu’à<br />

l’héroïcité de la stigmatisation ou de la disparition dans une chambre à gaz. Ces témoignages<br />

méritent la plus h<strong>au</strong>te considération, est-il besoin de le préciser. Mais une remarque<br />

essentielle s’impose : la soeur carmélite ne s’est pas signalée, que je sache, par des<br />

mortifications ex<strong>ce</strong>ptionnelles et elle a cherché à se soustraire <strong>au</strong>x poursuites des nazis. Quant<br />

<strong>au</strong> religieux italien, il n’a nullement désiré la « faveur » de marques physiques qui l’ont plutôt<br />

embarrassé lors de leurs premières manifestations et qu’il a essayé de cacher. Or, bien qu’il<br />

puisse sembler hasardeux d’établir un parallèle entre le fils de Dieu et ses saints, on ne peut<br />

manquer d’observer que la Crucifixion finale est décrite comme devant avoir lieu absolument.<br />

La lecture de <strong>ce</strong>rtains commentaires donne même l’impression que l’Incarnation du Christ,<br />

fêtée à Noël, est ordonnée et subordonnée à sa Mort à un point tel qu’Il <strong>au</strong>rait, j’exagère à<br />

peine, revêtu un corps presque uniquement pour se donner la capacité d’en souffrir ! Ne peuton<br />

pas imaginer, comme l’affirme une tradition franciscaine reprise par Malebranche, que le<br />

Christ se serait incarné de toute façon pour partager la condition de ses créatures, montrer la<br />

valeur qu’il leur attachait et l’amour qu’il leur portait, se réjouir en leur compagnie... sans,<br />

pour <strong>au</strong>tant, que son aventure parmi les hommes dût se terminer né<strong>ce</strong>ssairement par un<br />

drame programmé et inévitable ? Est-il interdit de penser qu’en plus de <strong>ce</strong>tte « motivation »<br />

fondamentale, il avait décidé une expédition sur Terre pour tenter d’enrayer, par la for<strong>ce</strong> de<br />

ses discours et de son exemple, l’évolution pernicieuse qui s’y dessinait de plus en plus<br />

clairement ? Verse-t-on dans l’hérésie quand on suppose que, si les choses ont tourné mal, <strong>ce</strong><br />

n’est pas par<strong>ce</strong> qu’elles devaient forcément se passer ainsi, par<strong>ce</strong> que leur issue était<br />

JEAN XXIV 67 Christian Singer


inexorablement fixée et prévue, mais, tout bonnement, par<strong>ce</strong> que le message du Christ,<br />

accueilli avec ferveur par quantité de gens simples, a été rejeté par des <strong>au</strong>torités religieuses et<br />

civiles qui le jugeaient, à juste titre, dangereusement subversif et qui ont pensé ne pouvoir<br />

l’annuler qu’en supprimant son <strong>au</strong>teur ? « Les siens ne l’ont pas reçu », comme dit Saint Jean<br />

dans le prologue de son Evangile.<br />

- Ce qu’il y a de plus gênant dans <strong>ce</strong>tte interprétation de la venue du Christ parmi nous, c’est<br />

évidemment qu’elle semble nier les effets rédempteurs de son exécution.<br />

-J. Eh bien non, pas du tout ! Lorsque, selon Saint Matthieu, il déclare que « son sang va être<br />

répandu pour une multitude en rémission des péchés », d’abord, il prend acte de sa<br />

condamnation et de sa proche disparition sans affirmer qu’elles étaient organisées de longue<br />

date et que <strong>ce</strong>ux qui y contribueraient bientôt ne feraient qu’accomplir à leur insu un scénario<br />

composé à l’avan<strong>ce</strong>. Ensuite, il dédie ses tourments prochains <strong>au</strong> salut de l’humanité, avec<br />

l’intention de lui valoir un supplément de grâ<strong>ce</strong>, de manière à transformer souffran<strong>ce</strong> et faillite<br />

en un trésor de conversion où chacun, s’il le désire, <strong>au</strong>ra la possibilité de puiser, en vertu<br />

d’une solidarité universelle. Nous sommes tous conviés à pratiquer <strong>ce</strong>tte alchimie qui essaie<br />

de tirer le meilleur parti du pire : c’est, par exemple, le bon usage de la maladie, dont parlait<br />

Pascal, et qui s’applique à toutes les grandes épreuves apportées par la vie, quelle qu’en soit<br />

la nature.<br />

- Oui, je comprends que <strong>ce</strong>tte présentation des événements qui préparent et qui constituent la<br />

Passion les fait apparaître comme plus « naturels », à l’opposé de la version classique qui<br />

implique une sorte de complot « artificiel » organisé en vue d’une ac<strong>ce</strong>ssion <strong>au</strong> Calvaire (dans<br />

les deux sens de <strong>ce</strong> terme) désignée comme la culmination obligatoire et la principale<br />

justification de l’Incarnation divine. De sorte que l’institution de l’Eucharistie reçoit un<br />

éclairage assez différent. Au lieu d’être <strong>ce</strong>ntrée sur le sacrifi<strong>ce</strong> de la Croix (dont les effets<br />

salvifiques ne sont pas contestés), elle met l’ac<strong>ce</strong>nt sur la double communion fraternelle qui<br />

soude entre eux les participants et chacun d’eux avec le Christ. Elle devient le sacrement d’un<br />

Amour et d’une Unité que l’oblation de Jésus va renfor<strong>ce</strong>r, mais qui <strong>au</strong>rait existé de toutes<br />

manières et indépendamment d’elle. La célébration de la Messe, sans changer complètement<br />

de signification, se réfère avant tout à la vie du Christ sur Terre et à <strong>ce</strong>lle qui devrait en résulter<br />

pour nous, et elle n’est plus axée exclusivement sur sa Crucifixion, désormais considérée non<br />

comme le couronnement indispensable de sa carrière, mais comme un « accident »<br />

historique, ni prédéterminé, ni « fatal », même si le Christ a su le transfigurer en une sour<strong>ce</strong><br />

intarissable de Rédemption, du moins pour <strong>ce</strong>ux qui voudraient s’y abreuver.<br />

-J. Au fond, on peut se demander, en y mettant un soupçon d’impertinen<strong>ce</strong>, si <strong>ce</strong>tte exaltation<br />

quasi triomphale, qui s’inscrit dans une tradition remontant <strong>au</strong>x origines, du suppli<strong>ce</strong> de la<br />

Croix et des avantages que l’humanité en retirerait ne viendrait pas d’une surenchère des<br />

clercs désireux de faire oublier le triple échec du Christ dont Il n’était <strong>ce</strong>rtes pas responsable,<br />

mais qui était peu glorieux à leurs yeux : l’échec de sa vie, qui n’a guère été imitée et qui s’est<br />

plutôt mal terminée, l’échec de ses enseignements qui n’ont pas été suivis, l’échec des<br />

Eglises, qui ont prétendu les diffuser tout en les trahissant. J’ajouterai, en me référant<br />

uniquement à la qualité de <strong>ce</strong>s deux « personnes » et de leurs agissements, que je préfère de<br />

be<strong>au</strong>coup <strong>ce</strong> genre d’échecs à la « réussite » de Mahomet ! Comprenne qui pourra !<br />

- Sans doute f<strong>au</strong>t-il relativiser vos propos... Car, <strong>au</strong> long des âges, n’ont tout de même pas<br />

manqué les chrétiens qui ont sincèrement tenté de mettre en pratique les façons de vivre et<br />

de penser de Jésus.<br />

JEAN XXIV 68 Christian Singer


-J. Effectivement, mais sont-ils vraiment allés jusqu’<strong>au</strong> bout des exigen<strong>ce</strong>s évangéliques, et les<br />

institutions ecclésiastiques, c’est affreux à dire, n’ont-elles pas largement contribué à bloquer<br />

leur cheminement ? En définitive, la valeur indéniable et le nombre des engagements n’ont<br />

pas été suffisants pour modifier la trajectoire d’une espè<strong>ce</strong> humaine qui fait, chaque année,<br />

des progrès dans la voie de son <strong>au</strong>to-destruction.<br />

- Une fois encore, je suis éberlué, comme be<strong>au</strong>coup d’<strong>au</strong>tres personnes, j’en suis sûr, par<br />

l’extrême dureté de vos accusations, d’<strong>au</strong>tant plus surprenantes qu’elles sortent de la bouche<br />

d’une cardinale Secrétaire d’Etat, que l’on s’attendrait à voir ménager ses ouailles, en<br />

particulier les plus élevées en grade ! Or, si j’ai bien compris, corrigez-moi si je m’abuse, vous<br />

insinuez que le Christ <strong>au</strong>rait subi un troisième échec, <strong>ce</strong>lui de la perte de ses illusions<br />

con<strong>ce</strong>rnant sa des<strong>ce</strong>ndan<strong>ce</strong> spirituelle. Si l’on était méchant, on rappellerait la fameuse parole<br />

de Loisy disant, en substan<strong>ce</strong> : « Après la mort de Jésus, on attendait l’avènement du<br />

Roy<strong>au</strong>me de Dieu... et <strong>ce</strong> fut l’Eglise qui vint ! ».<br />

-J. Vous ne vous trompez pas. C’est bien <strong>ce</strong> que j’ai voulu laisser entendre, mais, de façon<br />

tout à fait positive. Car tous les efforts de redressement entrepris depuis quinze ans n’ont<br />

d’<strong>au</strong>tre but que de faire appel de <strong>ce</strong>s trois échecs et de les muer en succès. Quant à ma<br />

sévérité, elle constitue, je le répète, un antidote contre toutes les lâchetés et les<br />

compromissions du passé, et elle garantit l’accomplissement de notre premier devoir envers<br />

nous-même, <strong>ce</strong>lui d’une vérité énoncée sans complaisan<strong>ce</strong>. Je souhaite que nous nous<br />

maintenions dans <strong>ce</strong>s ex<strong>ce</strong>llentes dispositions pour aborder les <strong>au</strong>tres grandes questions qui<br />

sont à notre programme et, en particulier, la suivante qui touche à <strong>ce</strong> que l’on appelait<br />

<strong>au</strong>trefois, selon une formule convenue, les fins dernières. Cette expression un peu vieillotte<br />

m’en rappelle une <strong>au</strong>tre, <strong>ce</strong>lle de la prière en faveur des morts, où l’on demande à Dieu de<br />

leur accorder le repos éternel. J’avoue ma perplexité devant <strong>ce</strong>s formulations. L’une et l’<strong>au</strong>tre<br />

semblent nous promettre un aboutissement définitif dans l’inertie et dans l’oisiveté. Au fond,<br />

nous prendrions sur Terre une « retraite anticipée » qui deviendrait perpétuelle dans l’Au-delà.<br />

D’abord, le mot « éternel » ne s’applique pas à nous, qui sommes seulement immortels, mais<br />

uniquement à Dieu. Notre déficit ontologique, en même temps qu’il nous différencie de notre<br />

Créateur et nous permet d’avoir une personnalité et une existen<strong>ce</strong> distinctes des Siennes,<br />

nous « condamne » à un « mouvement perpétuel », à une évolution in<strong>ce</strong>ssante dans l’espa<strong>ce</strong><br />

et dans le temps. Elle devrait donner lieu, non pas à une agitation désordonnée, mais à une<br />

progression volontaire qui s’appuierait sur notre finitude comme sur un stimulant pour tenter<br />

de la dépasser tout <strong>au</strong> long d’une spirale montante visant à notre perpétuel accroissement en<br />

Etre et en Amour.<br />

- C’est <strong>ce</strong> cheminement exaltant que les spiritualités orientales désignent sous le nom de<br />

« divinisation ». Mais <strong>ce</strong> terme ne doit pas faire illusion. La démarche qui en appelle de nos<br />

limites pour essayer de les abolir est forcément vouée à l’insuccès. Elle ne peut être<br />

qu’asymptotique, car si elle réussissait pleinement, c’est nous qui serions abolis ! « Collant »<br />

toujours davantage à son but, elle ne peut l’atteindre. Car il se passerait alors pour nous <strong>ce</strong><br />

qui advient <strong>au</strong> malheureux papillon qui vient se brûler sur la flamme d’une bougie. La<br />

communion grandissante avec Dieu se transformerait en une fusion équivalant à une<br />

disparition. Nous sommes donc conviés à nous rapprocher indéfiniment de l’Infini de Dieu<br />

sans nous y perdre. Et <strong>ce</strong>tte marche qui nous fait partager de plus en plus intensément<br />

l’intimité de Dieu se réalise à travers une Action qui s’inscrit né<strong>ce</strong>ssairement dans le cadre<br />

spatio-temporel dévolu <strong>au</strong>x créatures.<br />

J. Il est intéressant de noter <strong>au</strong> passage que <strong>ce</strong> fait est utilisé comme argument à l’encontre<br />

de l’athéisme et de son corollaire, l’existen<strong>ce</strong> d’un monde éternel. Celui-ci, n’ayant ni<br />

JEAN XXIV 69 Christian Singer


commen<strong>ce</strong>ment ni fin, se caractériserait par une immobilité complète, par une absen<strong>ce</strong> totale<br />

d’évolution. Ce serait un désert mort de toute éternité dans lequel <strong>au</strong>cun être vivant n’<strong>au</strong>rait sa<br />

pla<strong>ce</strong>, <strong>ce</strong> qui est, naturellement, en contradiction avec l’expérien<strong>ce</strong> que nous en avons. Mais,<br />

comme vous le disiez, <strong>ce</strong>tte obligation de nous mouvoir dans l’espa<strong>ce</strong>-temps, qui résulte de<br />

notre insuffisan<strong>ce</strong> d’être, ne doit pas être subie comme une sorte d’infirmité. Dès lors que<br />

nous en tirons le meilleur parti, nous pouvons, dans une <strong>ce</strong>rtaine mesure, pallier notre<br />

« manque » ontologique ou, plus exactement, jeter une passerelle entre l’Infinitude de Dieu et<br />

notre finitude.<br />

- Je devine que <strong>ce</strong> pont fragile, mais d’une importan<strong>ce</strong> capitale, s’appelle l’Amour et qu’il<br />

permet de relier de plus en plus étroitement un Etre et un être qui, <strong>au</strong>trement, demeureraient<br />

trop éloignés sur le plan de l’Essen<strong>ce</strong>, même en tenant compte de nos <strong>au</strong>tres similitudes avec<br />

Dieu, <strong>ce</strong>lles qui proviennent de <strong>ce</strong> qu’ayant été créés à Son image, nous participons, même<br />

de façon dégradée, à l’ensemble de ses Attributs, par exemple, à Sa liberté. On pourrait<br />

comparer l’amour qui unit la Personne divine et une personne humaine à <strong>ce</strong>lui qui, en dépit<br />

de leurs différen<strong>ce</strong>s, unit éventuellement <strong>ce</strong>tte dernière, fût-elle épiscopale (un chien regarde<br />

bien un évêque !) avec une personne canine ou féline.<br />

-J. Nous <strong>au</strong>rons l’occasion de reparler de <strong>ce</strong>tte assimilation que be<strong>au</strong>coup jugeront bien<br />

discutable. Pour l’instant, revenons, pour en définir les modalités et les objets d’application, à<br />

<strong>ce</strong>tte Action « divinisatri<strong>ce</strong> » que nous devrions mener sans trêve et qui est heureusement<br />

incompatible avec l’éternelle stagnation qu’on nous proposait comme récompense et comme<br />

« achèvement » ! Cette Action, trans<strong>ce</strong>ndante dans son Origine, mais accordée à nos<br />

moyens, devrait se traduire pour nous en des activités permanentes qui <strong>au</strong>raient comme but<br />

d’infuser à la Création, par notre entremise, l’Unité et la Cohésion distinguant son Auteur et<br />

qui, justement, la mettraient en mesure de parvenir petit à petit à <strong>ce</strong>tte identification sans<br />

confusion que nous avons déjà évoquée à propos de nous-mêmes. Nous avons donc à<br />

exer<strong>ce</strong>r un rôle démiurgique splendide, une fonction déléguée de pro-Création continuée qui<br />

nous amènerait à saisir l’Oeuvre de Dieu à l’état brut ou natif, telle qu’elle est sortie de Ses<br />

« mains », pour la rendre conforme à Ses vœux et digne de Lui. L’ouvrage immense et<br />

exaltant qui est requis de l’humanité (et peut-être d’<strong>au</strong>tres créatures « avancées » sises en<br />

d’<strong>au</strong>tres régions de l’Univers ou en d’<strong>au</strong>tres Univers) consiste donc à « déifier » (pour <strong>ce</strong> qui la<br />

con<strong>ce</strong>rne) la Terre en y établissant le règne de la Paix, de la Justi<strong>ce</strong> et de la Charité, par le<br />

biais d’une découverte de la Vérité faite homme… vérité trop oubliée de nos jours. En effet,<br />

tant que les hommes, à l’instar de Pilate, s’obstineront à prétendre qu’Elle n’existe pas, ou<br />

qu’Elle est inac<strong>ce</strong>ssible et que nous devons nous contenter de « simili-vérités » fragmentaires,<br />

changeantes et superficielles, <strong>au</strong>cune solidarité profonde, <strong>au</strong>cune fraternité réelle ne pourront<br />

souder les hommes. L’Amour a pour fondement la Vérité et ne s<strong>au</strong>rait se développer sans<br />

Elle.<br />

- Voilà un magnifique programme qui équiv<strong>au</strong>drait tout simplement à mettre en œuvre le<br />

message évangélique ! Mais comment les novateurs dont vous vous faites ici l’écho<br />

imaginent-ils sa réalisation concrète ?<br />

-J. Il f<strong>au</strong>t, selon eux, aborder et ac<strong>ce</strong>pter une notion qui, d’emblée, hérisse la plupart des<br />

chrétiens. Par<strong>ce</strong> qu’ils la comprennent mal et ont de la peine à l’extraire de la gangue<br />

extrême-orientale où elle prend une signification tout à fait opposée à <strong>ce</strong>lle qu’elle revêtirait<br />

dans le contexte que je viens de décrire. La réincarnation, puisqu’il f<strong>au</strong>t bien l’appeler par son<br />

nom, est conçue, dans <strong>ce</strong>s philosophies ou dans <strong>ce</strong>s « sagesses », de manière très négative,<br />

comme une sorte de malheur et d’échec. Lorsqu’on ne s’est pas détaché suffisamment de la<br />

vie terrestre et de ses illusions, lorsqu’on n’a pas accompli un effort de « dépersonnalisation »<br />

JEAN XXIV 70 Christian Singer


assez poussé, on est logiquement condamné à retourner sur Terre afin d’y poursuivre une<br />

œuvre de purification qui s’achèvera par une dissolution dans le Grand Tout apportant, avec<br />

la fin de l’existen<strong>ce</strong> individuelle, la suppression de la souffran<strong>ce</strong> et la paix.<br />

- Effectivement, on voit bien que, dans une perspective chrétienne, les réincarnations<br />

suc<strong>ce</strong>ssives d’un sujet ne seraient pas considérées comme des malheurs, des sanctions et des<br />

châtiments, mais, tout <strong>au</strong> contraire, comme les étapes d’une trajectoire grandiose,<br />

extrêmement épanouissante et féconde, qui marqueraient une « personnalisation » croissante.<br />

C’est pourquoi le terme de « réincarnation » paraît impropre. Il s’agirait plutôt d’une suite<br />

innombrable de jalons formant un cheminement existentiel jamais interrompu… s<strong>au</strong>f par la<br />

mort !<br />

-J. Oui et non ! Chaque séjour sur Terre ou ailleurs correspondrait à une « mission » bien<br />

précise qui ne serait pas déterminée <strong>au</strong> hasard, mais qui prolongerait les précédentes en<br />

tenant compte du point d’évolution où nous serions parvenus, et pour laquelle nous seraient<br />

attribués les dons, capacités et aptitudes né<strong>ce</strong>ssaires à son bon accomplissement et<br />

repérables (là encore j’anticipe, nous en reparlerons !) grâ<strong>ce</strong> à l’étude approfondie du thème<br />

de naissan<strong>ce</strong> astrologique… <strong>au</strong>tre hérésie épouvantable ! La destruction de <strong>ce</strong>s moyens<br />

psycho-physiques provoquée par la mort signifierait seulement que nous n’en avons plus<br />

besoin, puisque la mission pour laquelle nous en avions été munis a pris fin, soit par un<br />

succès qui peut entraîner un raccourcissement de <strong>ce</strong>tte existen<strong>ce</strong> particulière <strong>au</strong> cas où nous<br />

nous acquittons vite et bien de nos obligations, soit par un échec sus<strong>ce</strong>ptible,<br />

paradoxalement, de l’allonger si nous la chargeons d’<strong>au</strong>to-sanctions de toutes sortes<br />

(maladies, infirmités, gâtisme, épreuves affectives ou matérielles, etc.) que nous nous<br />

infligeons à titre d’avertissements salutaires pour tenter de nous remettre dans le droit fil de<br />

notre vocation. Inutile de dire que toutes les formules mitigées et intermédiaires pourraient<br />

exister.<br />

- Voilà encore une idée, <strong>ce</strong>lle de « l’<strong>au</strong>to-sanction », qu’il vous f<strong>au</strong>dra expliquer plus en détail<br />

et qui est, elle <strong>au</strong>ssi, étrangère <strong>au</strong> christianisme traditionnel, moins toutefois que <strong>ce</strong>lle de la<br />

réincarnation, même entendue dans le sens où vous nous la présentez. Je retiens que, dans<br />

<strong>ce</strong>rtains cas, lorsque nous nous attarderions sur Terre plus que de né<strong>ce</strong>ssaire pour nous<br />

convaincre, à travers les « ennuis » que nous nous fabriquerions, de remplir notre contrat, la<br />

con<strong>ce</strong>ption bouddhiste et <strong>ce</strong>lle que vous exposez se rejoindraient curieusement (et<br />

provisoirement !) par leur caractère punitif ! Quoi qu’il en soit, dans le schéma que vous nous<br />

développez, la mort ne constitue qu’un passage entre deux « missions ». Mais justement, que<br />

devenons-nous dans l’entre-deux ?<br />

-J. Le principe spirituel qui est en nous, l’âme, comme on disait <strong>au</strong>trefois, subsiste, et l’on<br />

pourrait admettre qu’elle « renferme » un support identitaire qui garderait la tra<strong>ce</strong> de nos<br />

personnalités suc<strong>ce</strong>ssives et des efforts accomplis <strong>au</strong> cours de nos « existen<strong>ce</strong>s antérieures »,<br />

et qui en ferait même une synthèse originale de plus en plus riche et individualisée <strong>au</strong> fur et à<br />

mesure que se complèterait notre palmarès ! Son homogénéité proviendrait, je le rappelle, de<br />

<strong>ce</strong> que <strong>ce</strong>s « ajouts » s’inscriraient dans une courbe continue où chacun d’entre eux serait<br />

« logiquement » appelé par le précédent dont il ne ferait que prendre la suite. Et c’est le<br />

moment de parler des bienfaits que nous apporterait un itinéraire sans f<strong>au</strong>te. Chaque mission<br />

réussie, par<strong>ce</strong> qu’elle impliquerait une utilisation plénière, ou <strong>au</strong> moins satisfaisante, de nos<br />

capacités, entraînerait leur développement, non <strong>au</strong> titre d’une récompense artificiellement<br />

surajoutée, mais tout « naturellement », un peu comme les muscles d’un sportif se fortifient<br />

grâ<strong>ce</strong> à des exerci<strong>ce</strong>s appropriés. Cet accroissement se situerait sur un double plan. Celui de<br />

notre être profond, qui connaîtrait un essor de la CLV (la Conscien<strong>ce</strong> qui juge, la Liberté qui<br />

JEAN XXIV 71 Christian Singer


décide, la Volonté qui exécute) et <strong>ce</strong>lui de nos outils psycho-physiques (aptitudes et<br />

enduran<strong>ce</strong> corporelles, créativité, intelligen<strong>ce</strong>, sensibilité, imagination…). Ces atouts<br />

supplémentaires seraient « disponibles » dès la mission suivante dont la nature, la difficulté et,<br />

<strong>au</strong>ssi, l’intérêt exprimeraient et emploieraient <strong>ce</strong>s nouve<strong>au</strong>x avantages. Notre double<br />

progression nous v<strong>au</strong>drait des tâches de plus en plus passionnantes.<br />

- Et si toutes les créatures qui y sont appelées participaient effectivement à <strong>ce</strong> pro<strong>ce</strong>ssus,<br />

comment s’achèverait-il ?<br />

-J. D’abord, il convient de noter qu’il peut s’appliquer à be<strong>au</strong>coup d’<strong>au</strong>tres parties de l’Univers<br />

ou à d’<strong>au</strong>tres Univers dont nous ignorons pour le moment l’existen<strong>ce</strong>. Il serait alors permis<br />

d’imaginer, sans fantasmer à l’excès sur les petits « hommes » verts, qu’en <strong>ce</strong>s lieux si<br />

éloignés des nôtres à tous égards, les créatures chargées, comme nous, de les<br />

métamorphoser selon les exigen<strong>ce</strong>s divines seraient dotés d’une constitution physique et<br />

mentale qui, elle <strong>au</strong>ssi, différerait complètement des nôtres et serait sans doute relative à leur<br />

empla<strong>ce</strong>ment exact dans le Monde. Au total, la Création serait composée d’innombrables<br />

chantiers, <strong>au</strong>xquels nous serions affectés en fonction de notre degré d’évolution et de la<br />

résultante de nos expérien<strong>ce</strong>s passées et accumulées. Les Univers ressembleraient à un<br />

gigantesque terrain d’aventure, ou mieux, à un grand Organisme ludique que Dieu <strong>au</strong>rait<br />

suscité avec des lois et des mécanismes de fonctionnement que nous <strong>au</strong>rions la<br />

responsabilité de découvrir et d’utiliser pour l’imprégner et le pétrir de Charité divine, pour<br />

opérer en Lui une sorte de transsubstantiation qui, à for<strong>ce</strong> de Le « ch<strong>au</strong>ffer » par degrés<br />

as<strong>ce</strong>ndants jusqu’à l’incandes<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong>, aboutirait à une Transfiguration explosive (une sorte de<br />

néo-Big Bang) qui échappe à notre entendement actuel et d’où sortiraient la Nouvelle Terre et<br />

les Nouve<strong>au</strong>x Cieux embrasés d’Amour que promettent les Ecritures.<br />

- Voilà des propos un peu fantastiques que d’<strong>au</strong>cuns ne manqueront pas d’assimiler à des<br />

divagations <strong>au</strong>ssi fantaisistes que fumeuses ! Ils s’écartent tellement des dogmes chrétiens<br />

habituels que vous allez, une fois de plus, décon<strong>ce</strong>rter ou choquer be<strong>au</strong>coup de nos <strong>au</strong>diteurs<br />

qui vont en conclure que, décidément «on leur change la religion» ! Mais je remarque <strong>au</strong>ssi<br />

que tout votre discours, vous le tenez <strong>au</strong> conditionnel.<br />

-J. Oui… et <strong>ce</strong>ci pour deux raisons. D’abord, pour bien insister sur son caractère<br />

hypothétique, <strong>ce</strong> qui ne veut pas dire arbitraire, fantaisiste ou dangereux, car il ne contredit<br />

<strong>au</strong>cune donnée fondamentale du christianisme et il pourrait même constituer une importante<br />

avancée dans <strong>ce</strong>t approfondissement doctrinal continu dont a si bien parlé Newman et qui<br />

doit s’effectuer tout <strong>au</strong> long des âges grâ<strong>ce</strong> à l’assistan<strong>ce</strong> révélatri<strong>ce</strong> de l’Esprit Saint qui<br />

permet de mettre <strong>au</strong> jour des strates encore enfouies et d’infinies virtualités. N’oublions pas<br />

que le christianisme ne fait que commen<strong>ce</strong>r et que ses premiers tâtonnements ne sont pas<br />

encore allés bien loin, ni forcément dans la bonne direction. D’ailleurs, les partisans de <strong>ce</strong>s<br />

théories <strong>au</strong>dacieuses ne les présentent absolument pas comme des <strong>ce</strong>rtitudes, mais comme<br />

des thèmes suffisamment intéressants et crédibles, comme des éb<strong>au</strong>ches assez esquissées<br />

pour alimenter valablement les réflexions et les discussions. Mais <strong>ce</strong> n’est pas seulement à<br />

c<strong>au</strong>se du doute qui plane sur leur validité que je les ai exposées <strong>au</strong> conditionnel. C’est <strong>au</strong>ssi<br />

par<strong>ce</strong> que, même si elles s’avéraient exactes et correspondaient vraiment <strong>au</strong>x intentions<br />

divines, on ne pourrait tout de même pas en parler <strong>au</strong> présent, comme si elles faisaient l’objet,<br />

ne serait- <strong>ce</strong> que d’un petit début de mise en pratique. Car il est bien évident (et nous en<br />

revenons <strong>au</strong> péché originel, qui n’en finit pas de se commettre et d’accumuler ses<br />

conséquen<strong>ce</strong>s perverses) que la (pré)-humanité ne s’est nullement orientée dans <strong>ce</strong>s<br />

directions. Si elle s’y était engagée, on en constaterait les heureux effets.<br />

JEAN XXIV 72 Christian Singer


- Vous voulez dire qu’une bonne part des êtres humains <strong>au</strong>rait connu le double<br />

perfectionnement que vous avez signalé plus h<strong>au</strong>t et qui <strong>au</strong>rait donc con<strong>ce</strong>rné <strong>ce</strong> que vous<br />

avez appelé leurs CLV et leurs appareils ment<strong>au</strong>x et physiques. Ce qui n’est pas le cas. Mais ils<br />

<strong>au</strong>raient également entrepris de changer la fa<strong>ce</strong> du monde pour la faire ressembler à la figure<br />

du Christ et à la physionomie des Evangiles, <strong>ce</strong> qui ne cadre <strong>au</strong>cunement avec les tristes<br />

réalités que nous observons sur notre planète, ravagée par la haine, la souffran<strong>ce</strong> et la<br />

destruction. Les deux cheminements sont inséparables : c’est en divinisant le monde que<br />

l’homme se divinise lui-même. Or il n’est actuellement question ni de l’une ni de l’<strong>au</strong>tre<br />

évolution : reniant sa vocation, la préhumanité les ignore «superbement ».<br />

-J. Mais il n’en pas toujours été ainsi et il est très instructif de le faire remarquer. En effet,<br />

pendant les <strong>ce</strong>ntaines de millénaires <strong>au</strong> cours desquels l’Australopithèque s’est transformé en<br />

Homo sapiens, le pro<strong>ce</strong>ssus d’amélioration de l’espè<strong>ce</strong> humaine s’est poursuivi sans relâche.<br />

Il a donc bien fallu que ses premiers «embryons», encore si frustes, se soient bien servis des<br />

moyens limités dont ils disposaient pour mériter une telle as<strong>ce</strong>nsion qui n’a pas été seulement<br />

biologique, mais, tout <strong>au</strong>tant, spirituelle. Et, curieusement, tout s’est arrêté avec l’apparition<br />

de Homo sapiens sapiens, comme si l’être considérablement bonifié qui résultait de <strong>ce</strong>tte<br />

formidable escalade s’était épris de lui-même et de ses aises <strong>au</strong> point de renon<strong>ce</strong>r à<br />

poursuivre <strong>ce</strong>tte marche quasi triomphale (mais si fatigante !) dans laquelle s’étaient obstinés<br />

ses prédé<strong>ce</strong>sseurs pour le produire en dépit des obstacles de toute nature qu’ils avaient dû<br />

vaincre sur leur passage. Il a profité égoïstement de leurs efforts héroïques sans les prolonger<br />

et sans passer le relais.<br />

- «Victime» active et consentante de son succès, notre espè<strong>ce</strong> a tourné le dos à sa vocation et<br />

s’est immobilisée dans une posture narcissique génératri<strong>ce</strong> des épouvantables flé<strong>au</strong>x qui<br />

désolent notre planète depuis 10.000 ans. Si elle avait continué sur sa lancée, elle se serait<br />

peut-être déjà muée en une créature supérieure, en une sorte de «surhomme» plus doué et<br />

plus performant. Délaissant <strong>ce</strong>tte conclusion si dé<strong>ce</strong>vante et dont on voudrait bien espérer,<br />

contre tout espoir, qu’elle sera provisoire, nous allons maintenant nous interroger sur la<br />

signification de tout <strong>ce</strong> qui a précédé, sur les enseignements que nous devons tirer de <strong>ce</strong>t<br />

extraordinaire jaillissement de la vie à travers d’innombrables organismes de plus en plus<br />

complexes. Or il se trouve que <strong>ce</strong> nouve<strong>au</strong> champ de «cogitation» et de recherches s’inscrit<br />

parfaitement dans le cadre de la troisième grande question que nous allons aborder et que<br />

vous allez traiter, comme je vous connais, avec une conviction personnelle h<strong>au</strong>tement<br />

affichée… seulement comparable (pardonnez-moi si je fais un peu de m<strong>au</strong>vais esprit !) à <strong>ce</strong>lle<br />

que vous venez de montrer malgré (?) vous, tellement inattendue de la part d’une personne<br />

qui prétendait se borner à rapporter les idées plus ou moins farfelues d’<strong>au</strong>trui sans prendre<br />

parti !<br />

-J. Ciel, me serais-je trahie ! Eh bien, si j’ai commencé à jeter le masque, je vais aller jusqu’<strong>au</strong><br />

bout et exprimer avec for<strong>ce</strong> <strong>ce</strong> qu’un nombre minoritaire, mais croissant, de chrétiens pense<br />

de <strong>ce</strong>s <strong>au</strong>tres créatures vivantes que l’homme, à qui elles ont donné naissan<strong>ce</strong> et qui<br />

constituent pour lui de précieuses compagnes, ne <strong>ce</strong>sse pourtant de maltraiter en guise de<br />

remerciement, avec une inconscien<strong>ce</strong> et une cru<strong>au</strong>té incon<strong>ce</strong>vables. Mais avant de changer<br />

de sujet, je voudrais confirmer <strong>ce</strong>tte petite méditation sur nos fins dernières en rappelant la<br />

fameuse parole de Grégoire de Nysse affirmant que «nous irons de commen<strong>ce</strong>ment en<br />

commen<strong>ce</strong>ment à travers des commen<strong>ce</strong>ments qui ne connaîtront pas de fin»… dernière !<br />

C’est une immortalité bien occupée, bien chargée, qui nous attend ! Rien à voir avec le<br />

Schéol, un cul-de-sac où s’entasseraient indéfiniment de nouvelles ombres promises à un<br />

ennui qui serait «mortel» tout en ne l’étant malheureusement pas !<br />

JEAN XXIV 73 Christian Singer


- Allant dans votre sens, je dirai que les faits sont tellement énormes qu’il est inutile d’y<br />

insister. Chaque année, des millions d’anim<strong>au</strong>x sont sacrifiés, soit pour répondre à de<br />

véritables besoins, mais qui pourraient être satisfaits tout <strong>au</strong>trement, soit pour assouvir des<br />

instincts « gratuits » de cru<strong>au</strong>té et de mort par le biais de « distractions » infâmes qui<br />

déshonorent les hommes qui les commettent ou qui les apprécient, mais tout <strong>au</strong>tant Dieu,<br />

dans la mesure où il les tolérerait, comme on le prétend. On n’en finirait pas de détailler les<br />

modalités, les lieux et les motifs du carnage : élevage, pêche, chasse, vivisection, combats<br />

d’anim<strong>au</strong>x, sans parler des innombrables <strong>au</strong>tres manières de les maltraiter, comme <strong>ce</strong> peut<br />

être le cas dans les sports hippiques, dans les zoos, les ménageries, les cirques ou même<br />

dans les familles où chiens et chats sont admis uniquement pour des raisons utilitaires (garde,<br />

chasse, etc.), sont éventuellement abandonnés lorsqu’ils vieillissent, deviennent malades ou<br />

encombrants lors de déménagements ou de vacan<strong>ce</strong>s, ou sont l’objet de sévi<strong>ce</strong>s dus <strong>au</strong>x<br />

frustrations de leurs « maîtres », qui peuvent, sans risques, les dominer et s’en prendre à<br />

eux… à moins, encore, qu’ils ne soient accablés d’attentions et de soins inappropriés.<br />

-J. Oui, il f<strong>au</strong>t le marteler : il n’est nul besoin de massacrer les bêtes pour se nourrir, se vêtir,<br />

se soigner, se défouler ou s’amuser ! Les laboratoires, les abattoirs, les arènes sont des<br />

endroits où une « humanité » dégénérée, par l’intermédiaire de <strong>ce</strong>ux qui y officient, se détruit<br />

à l’égal de ses victimes et se condamne à stagner indéfiniment dans <strong>ce</strong>tte barbarie où nous la<br />

voyons se complaire depuis le Mésolithique. On atteint peut-être le comble de l’horreur, de la<br />

supercherie et de la dégradation morale avec la chasse à courre et les corridas où l’on ose<br />

déguiser dans des « habits de lumière » et dans des cérémoni<strong>au</strong>x de gloire et de bravoure <strong>ce</strong><br />

qui n’est que lâcheté et s<strong>au</strong>vagerie. Ce qu’il y a d’affreux dans le martyre animal, <strong>ce</strong> ne sont<br />

pas seulement les épouvantables souffran<strong>ce</strong>s imposées par des créatures divines à d’<strong>au</strong>tres<br />

créatures divines, c’est la découverte intégrale de la cru<strong>au</strong>té humaine, dans toute son<br />

étendue. Lorsque les préhommes se nuisent mutuellement, il peuvent manifester quelques<br />

« scrupules » (pas toujours !), s’obliger à un minimum de retenue. Tandis qu’avec les<br />

anim<strong>au</strong>x, à qui ils n’accordent <strong>au</strong>cune considération, ils n’ont <strong>au</strong>cune raison de se « priver » et<br />

ils donnent libre cours à leurs instincts les plus pervers ! En crucifiant leurs frères dits<br />

inférieurs, non seulement ils révèlent, ils étalent la férocité sans limites qui les imprègne, mais<br />

ils ne <strong>ce</strong>ssent de l’entretenir et de l’aggraver… y compris à leur détriment !<br />

- Le plus terrible est que le judéochristianisme a largement pactisé avec <strong>ce</strong>s ignominies. Il y a<br />

les fameux textes de la Genèse et, en particulier, le plus odieux, <strong>ce</strong>lui qu’on lit <strong>au</strong> chapitre 9<br />

ème : « Soyez la crainte et l’effroi de tous les anim<strong>au</strong>x… ils sont livrés entre vos mains… tout<br />

<strong>ce</strong> qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture ». En somme, après le déluge,<br />

Yahvé se réconcilie avec l’humanité sur le dos des anim<strong>au</strong>x ! Belle mentalité, tout à fait<br />

comparable à <strong>ce</strong>lle d’un jésuite dont je tairai le nom par charité et qui commente ainsi <strong>ce</strong> que<br />

la Bible de Jérusalem, avec une <strong>ce</strong>rtaine inconscien<strong>ce</strong>, appelle « le nouvel ordre du monde » :<br />

« Comment affronter le problème de <strong>ce</strong>tte violen<strong>ce</strong> ? Le récit offre… deux réponses<br />

complémentaires. La première se trouve en Gen. IX, 2-3 : les hommes pourront manger de la<br />

viande, c’est-à-dire que la violen<strong>ce</strong> s’exer<strong>ce</strong>ra contre les anim<strong>au</strong>x et non contre d’<strong>au</strong>tres<br />

hommes. La deuxième réponse se trouve en VIII, 20-22° : la violen<strong>ce</strong> sera canalisée par le<br />

culte. L’offrande « d’anim<strong>au</strong>x purs » est un acte violent, mais ritualisé et donc socialement<br />

ac<strong>ce</strong>ptable et légitime. La violen<strong>ce</strong> canalisée et « légitimée » de <strong>ce</strong>tte façon n’est plus<br />

destructri<strong>ce</strong>, mais contribue à « pacifier la société » (M. Girard).<br />

-J. Ces propos sont blasphématoires, dans la mesure où ils attribuent à Dieu une attitude<br />

scandaleuse et infamante. La violen<strong>ce</strong> exercée par l’homme est admise comme une donnée<br />

de fait « normale ». Simplement, on la détourne vers des anim<strong>au</strong>x inno<strong>ce</strong>nts qui en feront les<br />

frais. Notons d’ailleurs que <strong>ce</strong>tte manœuvre de dérivation a échoué, puisque les hommes<br />

JEAN XXIV 74 Christian Singer


continuent à se foutre allègrement sur la gueule. « Non mais des fois, c’est pas par<strong>ce</strong> qu’on<br />

trucide à tours de bras les bêtes qu’on devrait renon<strong>ce</strong>r <strong>au</strong> plaisir de se crever entre nous »,<br />

s’écrie le préhomme jamais recru de sang ! Et insistons sur le fait que l’opération comporte un<br />

<strong>au</strong>tre grand perdant, Yahvé lui-même, dont l’image de marque sort définitivement<br />

compromise par des discours qui confirment son attrait insurmontable pour les mises à<br />

mort ! Je comprends la réflexion d’un ancien chrétien de g<strong>au</strong>che, <strong>au</strong>jourd’hui disparu, J.<br />

Julliard, qui avouait être effaré par le Dieu de l’Ancien testament, personnage qui lui était<br />

complètement « étranger » et avec qui il n’avait guère envie « d’avoir commer<strong>ce</strong> ». Le même<br />

<strong>au</strong>teur se disait également « sensible à la rupture entre l’Ancien Testament et le Nouve<strong>au</strong>, et<br />

non à leur continuité » (Le choix de Pascal, p. 284).<br />

- Ne f<strong>au</strong>t-il pas admettre, <strong>ce</strong>pendant, que Yahvé semble s’améliorer avec l’âge ! Il utilise un<br />

<strong>au</strong>tre ton dans les <strong>livre</strong>s prophétiques, mais il est vrai qu’il continue à s’adresser à ses<br />

chouchoux, le peuple d’Israêl ! Quant <strong>au</strong>x anim<strong>au</strong>x, la récolte est maigre. Il y a, par exemple,<br />

le délicieux récit con<strong>ce</strong>rnant l’ânesse de Balaam à qui il donne la parole et qui se révèle bien<br />

plus évoluée que son maître, spirituellement aveugle et acharné à la battre… Et puis <strong>ce</strong>tte<br />

parole étonnante qui clôt le <strong>livre</strong> de Jonas où il affirme vouloir épargner Ninive par<strong>ce</strong> qu’il s’y<br />

trouve 120.000 enfants en bas âge, ainsi qu’une « foule d’anim<strong>au</strong>x ». On n’était pas habitué à<br />

une telle sollicitude ! Mais <strong>ce</strong>s traits épars ne modifient pas une orientation générale.<br />

-J. Et une fois de plus se pose la question de la valeur qu’il convient d’accorder <strong>au</strong>x textes du<br />

Premier Testament. Sont-ils réellement « sacrés » et inspirés ? Nous donnent-ils une idée<br />

exacte de Dieu ou plutôt une idée de l’idée (ou des idées selon les époques) que les Juifs se<br />

sont faite(s) de sa Personne, de son Rôle, de sa Morale à travers des Révélations qui ont pu<br />

être <strong>au</strong>thentiques, mais comprises et interprétées par eux en fonction des moyens du bord !<br />

Je plains les exégètes chargés de démêler l’écheve<strong>au</strong> ! Une chose demeure <strong>ce</strong>rtaine, c’est<br />

qu’on ne s<strong>au</strong>rait identifier Dieu avec un Yahvé qui ressemblerait plutôt à l’un de <strong>ce</strong>s<br />

monarques barbares et imprévisibles dont nous parlent les anciennes chroniques et qui<br />

étaient capables de grands élans de tendresse comme des pires accès de férocité.<br />

- Si nous passons maintenant <strong>au</strong> Nouve<strong>au</strong> Testament et, particulièrement <strong>au</strong>x Evangiles,<br />

notre dé<strong>ce</strong>ption est encore plus lourde, il f<strong>au</strong>t bien l’avouer. Les bêtes n’y sont mentionnées<br />

que de manière épisodique et secondaire. Jésus lui-même ne voit <strong>au</strong>cun inconvénient à <strong>ce</strong><br />

qu’on ait sacrifié un couple de tourterelles en l’honneur de sa naissan<strong>ce</strong>, il semble approuver<br />

la mise à mort du ve<strong>au</strong> gras pour fêter le retour de l’enfant prodigue, il ne fait <strong>au</strong>cune<br />

objection à l’égorgement de l’agne<strong>au</strong> pascal, etc. Certes, Jean nous précise bien que les<br />

Evangiles ne nous rapportent qu’une partie infime des faits et gestes du Christ et l’on peut<br />

imaginer que ses déclarations con<strong>ce</strong>rnant « les créatures inférieures » n’aient pas été relatées<br />

par des écrivains qui les jugeaient peu dignes d’intérêt. Mais, franchement, ça me paraît un<br />

peu tiré par les cheveux, et notre insatisfaction demeure profonde. Il y a là une caren<strong>ce</strong><br />

incompréhensible, car si Jésus avait un peu insisté sur le sujet, on <strong>au</strong>rait sans doute gardé la<br />

tra<strong>ce</strong> de ses paroles. Et, d’un <strong>au</strong>tre côté, il paraît incon<strong>ce</strong>vable qu’il s’en soit complètement<br />

désintéressé.<br />

-J. Si nous allons plus avant et interrogeons l’histoire de l’Eglise, les choses ne s’arrangent<br />

pas ! Le vide et l’indifféren<strong>ce</strong> se confirment, à part un folklore dérisoire, <strong>ce</strong>lui du chien de<br />

Saint Roch, du corbe<strong>au</strong> de Saint Antoine ou des petits oise<strong>au</strong>x de Saint François. Je me<br />

souviens d’un évêque, heureusement décédé <strong>au</strong>jourd’hui, qui n’hésitait pas à se proclamer<br />

grand aficionado devant l’Eternel et qui célébrait dans les médias la « poésie »<br />

t<strong>au</strong>romachique. Espè<strong>ce</strong> d’enf.. !<br />

JEAN XXIV 75 Christian Singer


- Oh, Madame la Cardinale !<br />

-J. Veuillez me pardonner… J’allais blesser la charité chrétienne… Je voulais seulement dire<br />

que je lui souhaitais de se faire encorner… dans les pâturages du Seigneur, en vue de son<br />

évolution, s’entend ! Mais il y a be<strong>au</strong>coup plus grave, comme le faisait remarquer Théodore<br />

Monod dans son <strong>livre</strong> intitulé : « Et si l’aventure humaine devait échouer » que je vais<br />

abondamment citer : « …une pierre de touche des morales, des religions, des lois, des<br />

mœurs : l’attitude prise devant la souffran<strong>ce</strong> des anim<strong>au</strong>x. Les 3 grands monothéismes du<br />

Livre… prisonniers d’une con<strong>ce</strong>ption triomphaliste d’un homme préposé à la domination du<br />

monde, avec droit de vie et de mort sur toute créature, ignorant la solidarité qui unit tous les<br />

vivants, ne se sont pas ouverts à la pitié que leurs textes sacrés, hélas !, ne préconisaient<br />

qu’avec une extrême discrétion ou pas du tout ». Il extrait d’un article de D. Berditchevsky<br />

<strong>ce</strong>tte constatation désolée : « La théologie classique est un désert pour le monde animal. Les<br />

anim<strong>au</strong>x n’ont qu’un rôle utilitaire et décoratif dans la création. Ils ne peuvent attendre que le<br />

néant <strong>au</strong>-delà de leur existen<strong>ce</strong> terrestre ». Il peut donc s’exclamer : « Comment le<br />

christianisme officiel, institutionnel, <strong>ce</strong>lui des conciles, des confessions de foi ou des dogmes,<br />

<strong>ce</strong>lui de la théologie <strong>au</strong>ra-t-il pu ignorer deux mille ans durant le dramatique et pathétique<br />

problème de la condition animale sans songer à prendre résolument parti contre les<br />

bourre<strong>au</strong>x, sans faire sa pla<strong>ce</strong> dans son enseignement, dans ses traités, ses manuels et ses<br />

catéchismes, à la souffran<strong>ce</strong> des bêtes, éternelles victimes de la cru<strong>au</strong>té des hommes ? »<br />

Cette souffran<strong>ce</strong> qu’évoque admirablement M. Damien dans son ouvrage, « L’animal,<br />

l’homme et Dieu » : « …on ne mesure pas quel mystère on aborde en parlant de la souffran<strong>ce</strong><br />

animale. Elle leur confère une noblesse. L’agonie des bêtes se fond dans l’amertume<br />

silencieuse du Christ <strong>au</strong> cours de sa passion… Les bêtes meurent <strong>au</strong>ssi dans les bras de<br />

Dieu ». Et Th. Monod conclut <strong>au</strong> sujet de l’époque contemporaine : « On peut le déplorer, si<br />

le mouvement pour les droits de l’animal existe désormais et se développe, for<strong>ce</strong> est de<br />

reconnaître que la pensée chrétienne traditionnelle n’y est pour rien. Il y a, bien entendu, des<br />

chrétiens parmi les défenseurs des droits de l’animal, mais leurs Eglises restent officiellement<br />

muettes ».<br />

- Permettez-moi de compléter votre noir florilège en citant un <strong>au</strong>tre <strong>au</strong>teur, J. Prieur qui<br />

reproduit dans son <strong>livre</strong> « Les âmes des anim<strong>au</strong>x » <strong>ce</strong>tte déclaration immonde extraite d’une<br />

« Encyclopédie catholique de la Cité du Vatican », qui résume fort bien l’abjection de l’Eglise<br />

dans <strong>ce</strong> domaine : « Les anim<strong>au</strong>x ne peuvent être sujets d’<strong>au</strong>cun droit… C’est ainsi que la<br />

vivisection est licite chaque fois qu’elle se propose des buts scientifiques… Tout <strong>ce</strong>la par<strong>ce</strong><br />

que les anim<strong>au</strong>x sont des moyens (vous avez bien lu !) donnés à l’homme pour son servi<strong>ce</strong> ».<br />

Même un incroyant comme Octave Mirbe<strong>au</strong> s’écriait il y a un siècle : « En les torturant, en les<br />

massacrant, comme nous faisons tous, pour notre nourriture, pour notre parure, pour notre<br />

plaisir et pour notre scien<strong>ce</strong> si in<strong>ce</strong>rtaine, <strong>au</strong> lieu de les associer à nos efforts, savons-nous<br />

bien <strong>ce</strong> que nous détruisons, en eux, de vie complémentaire de la nôtre ? Et jamais un seul<br />

instant nous ne songeons que c’est de l’intelligen<strong>ce</strong>, de la sensibilité, de la liberté que nous<br />

tuons en les tuant ».<br />

-J. Une fois de plus, je me sens, bien à tort, comme coupable de la véhémen<strong>ce</strong> avec laquelle<br />

je m’exprime et que vous semblez partager, à ma grande joie. Ce qui n’est pas encore le cas<br />

de nombreuses personnes qui ne sont toujours pas habituées à la nouvelle donne, bien qu’on<br />

ait commencé à la distribuer il y a déjà quinze ans ! Elles n’ont pas admis que les Eglises ne<br />

pouvaient sortir de leurs œillères et de leurs ornières qu’avec le secours d’une parole forte,<br />

indépendante et critique émanant <strong>au</strong>ssi bien de leurs fidèles que de gens extérieurs ou<br />

hostiles. Nous avons besoin de nous faire étriller, si nous voulons évoluer, et tout le monde<br />

peut nous rendre <strong>ce</strong> servi<strong>ce</strong>. Mais c’est à nous d’abord qu’il incombe de faire en permanen<strong>ce</strong><br />

JEAN XXIV 76 Christian Singer


le grand ménage, en bazardant nos vieilleries, en dénonçant et en rejetant avec horreur nos<br />

vilenies et nos turpitudes et en ouvrant des voies nouvelles. Pour y parvenir, les propos<br />

convenus ne sont plus de mise et il ne f<strong>au</strong>t pas hésiter à sortir la grosse artillerie !<br />

- Ce que vous faites avec talent et conviction. Mais je comprends qu’une attitude <strong>au</strong>ssi<br />

offensive, surtout lorsqu’elle est adoptée par une h<strong>au</strong>te dignitaire de l’Eglise, continue de<br />

choquer et de décon<strong>ce</strong>rter. Ce n’est pas une raison pour faiblir : allez-y franco !<br />

-J. Vous pouvez compter sur moi ! Je sens même que <strong>ce</strong> petit aparté m’a permis de refaire le<br />

plein d’une indignation qui atteint vraiment un point extrême quand je pense 1° <strong>au</strong>x<br />

souffran<strong>ce</strong>s indicibles infligées sans <strong>au</strong>cun motif à des êtres sensibles, inno<strong>ce</strong>nts et sans<br />

défense 2° à l’état de bestialité (la vraie, <strong>ce</strong>lle-ci !) dans lequel <strong>ce</strong>s pratiques maintiennent une<br />

préhumanité qui les trouve toutes naturelles, normales, allant de soi, et qui invente toutes<br />

sortes d’arguties captieuses (juridiques, scientifiques, philosophiques… et même religieuses)<br />

pour les justifier. 3° à l’exemple désastreux que donne l’Eglise 4° à la représentation, encore<br />

plus catastrophique, qu’elle nous fournit d’un Dieu qui semble tolérer et approuver <strong>ce</strong>s<br />

abominations. Oh ! je connais bien la réaction affligeante de la plupart de nos « bons<br />

chrétiens », dont le nombre a diminué grâ<strong>ce</strong> <strong>au</strong>x prises de position courageuses de<br />

Jean XXIV, mais qui continuent à former un noy<strong>au</strong> dur (c’est le cas d’employer le mot !) et<br />

majoritaire.<br />

- Ils estiment que votre colère et votre peine expriment une sensiblerie tout à fait ex<strong>ce</strong>ssive…<br />

-J. Et même déplacée, car ils ne manquent jamais d’ajouter : « On ferait mieux de s’occuper<br />

des hommes plutôt que des anim<strong>au</strong>x ». Comme si c’était incompatible et comme si l’amour<br />

des uns était séparable de <strong>ce</strong>lui des <strong>au</strong>tres ! Car j’aimerais leur faire comprendre que, bien <strong>au</strong>delà<br />

des sentiments et de l’émotion, nous touchons ici à des questions de théologie<br />

fondamentale. Il en va de la nature même de Dieu qui ne peut ressembler à un tyran assez<br />

insensible et assez sadique pour conférer l’existen<strong>ce</strong> à des sous-créatures dont le seul rôle<br />

consisterait à servir de souffre-douleurs et de chair à pâtée à des êtres « supérieurs » qui<br />

<strong>au</strong>raient le droit d’en disposer à leur convenan<strong>ce</strong> et sans retenue. En guise de récompense et<br />

pour tout remerciement, les malheureuses victimes n’<strong>au</strong>raient que le droit de se voir<br />

renvoyées <strong>au</strong> néant ! Dieu se réjouirait (pour ne pas dire qu’il jouirait !) de la cru<strong>au</strong>té des uns,<br />

qu’il encouragerait, les condamnant à pat<strong>au</strong>ger sans fin dans l’arriération et la méchan<strong>ce</strong>té, et<br />

de la souffran<strong>ce</strong> des <strong>au</strong>tres qu’il prolongerait à plaisir <strong>au</strong> long des millénaires. Qu’un vieux<br />

potentat comme Yahvé, avec ses allures de despote assyrien, ou qu’un <strong>au</strong>tre triste sire du<br />

genre d’Allah, dont <strong>ce</strong>rtains états d’esprit, d’âme et de servi<strong>ce</strong> relatés dans le Coran nous<br />

épouvantent, soient capables de coups pareils, ne s<strong>au</strong>rait nous étonner, puisqu’il ne s’agit<br />

vraisemblablement que de redoutables marionnettes inventées par des <strong>ce</strong>rve<strong>au</strong>x frustes qui<br />

ont projeté leur grossièreté sur <strong>ce</strong>s idoles. Mais justement qu’ont-elles de commun avec le<br />

Dieu des Béatitudes que nous laisse entrevoir Jésus-Christ et que nous dépeignent, à leur<br />

façon et selon leurs moyens, les Evangélistes qui, ne l’oublions pas, ont <strong>au</strong>ssi leurs limites et<br />

leurs préjugés, et ne nous donnent de Dieu et de son Fils qu’une vision brouillée, incomplète<br />

et imparfaite.<br />

- Et c’est le cas de rappeler que nous pouvons faire confian<strong>ce</strong>, sans être soupçonnés<br />

d’illuminisme, à <strong>ce</strong>tte <strong>au</strong>tre image de Dieu, be<strong>au</strong>coup plus pure, qu’Il nous transmet « en<br />

direct », qui est profondément inscrite en nous puisque c’est d’après elle que nous avons été<br />

créés, et qui le reflète dans toute sa Trans<strong>ce</strong>ndan<strong>ce</strong>. « La preuve de l’existen<strong>ce</strong> de Dieu la plus<br />

belle, la plus relevée, la plus solide, la première ou <strong>ce</strong>lle qui suppose le moins de choses, c’est<br />

l’idée que nous avons de l’Infini »… et qui, sous-entendu, ne peut nous venir que de Lui,<br />

JEAN XXIV 77 Christian Singer


comme <strong>ce</strong>lle de la Perfection, puisque l’une et l’<strong>au</strong>tre sont absentes du monde qui nous<br />

entoure. Ce que Malebranche, reprenant l’argument ontologique, affirmait de l’existen<strong>ce</strong> de<br />

Dieu, v<strong>au</strong>t <strong>au</strong>ssi pour son Amour, qui se confond avec elle. Indépendamment de <strong>ce</strong> que nous<br />

disent plus ou moins bien (ou ne nous disent pas !) les Ecritures <strong>au</strong> sujet de <strong>ce</strong>t Amour et de<br />

son application <strong>au</strong>x hommes et <strong>au</strong>x anim<strong>au</strong>x, c’est la con<strong>ce</strong>ption spontanée que nous en<br />

avons, issue immédiatement de sa Sour<strong>ce</strong>, qui doit l’emporter, justement par<strong>ce</strong> qu’elle est<br />

be<strong>au</strong>coup plus « relevée ». Or, <strong>ce</strong>tte sublimité de l’Amour que Dieu témoigne à ses créatures,<br />

telle qu’elle nous est communiquée sans intermédiaire et sans souillure, et telle que nous la<br />

ressentons, plantée <strong>au</strong> cœur de notre être, n’est Absolument pas compatible avec Son<br />

acquies<strong>ce</strong>ment <strong>au</strong>x hécatombes animales, pire encore, à leur organisation par Ses Bons<br />

Soins avec la complicité des hommes qu’il vouerait à la bassesse en leur faisant partager la<br />

Sienne !<br />

-J. De sorte que <strong>ce</strong> n’est pas seulement la Bonté de Dieu qui serait mise en c<strong>au</strong>se, si on Le<br />

tenait pour premier responsable des tueries perpétrées par les hommes, mais également Celle<br />

de Sa Création, en dépit du jugement favorable qu’Il porte sur Elle, selon la Genèse ! Il nous<br />

f<strong>au</strong>drait alors croire Van Gogh lorsqu’il soutenait « qu’il ne f<strong>au</strong>t pas juger le Bon Dieu sur <strong>ce</strong><br />

monde-ci, car c’est une étude de Lui qui est malvenue », ou suivre Schopenh<strong>au</strong>er, encore<br />

plus pessimiste, qui affirmait que « <strong>ce</strong> monde ne peut être l’œuvre d’un Dieu absolument bon,<br />

mais bien l’œuvre d’un démon qui avait appelé à l’existen<strong>ce</strong> des créatures pour se repaître de<br />

leurs tourments ». A moins qu’Il ne soit tout simplement indifférent, comme le croyaient<br />

<strong>ce</strong>rtains philosophes du XVIIIème siècle, Voltaire ou Montesquieu que cite A. Woodrow dans<br />

son <strong>livre</strong> « Le pape a perdu la foi ».<br />

- J’ai l’impression qu’une fois encore vous et moi nous sommes fourrés dans de be<strong>au</strong>x draps.<br />

On va me reprocher d’avoir prôné la voie d’union directe avec Dieu non contrôlée par les<br />

<strong>au</strong>torités ecclésiastiques et donc jugée par elles « subjectiviste » et sujette à toutes les illusions<br />

et à tous les fanatismes. Quant à vous, on vous accusera d’avoir traité de façon cavalière<br />

Yahvé et Allah et d’avoir ainsi fait preuve de judéophobie et d’islamophobie, tant il est vrai que,<br />

depuis déjà pas mal d’années, leurs fidèles ont de la peine à supporter la moindre critique !<br />

C’est bien d’ailleurs <strong>ce</strong> que montre le courrier abondant et très mélangé que nous re<strong>ce</strong>vons à<br />

la suite de <strong>ce</strong>s émissions, où les blâmes et les insultes, pas toujours issus des juifs et des<br />

musulmans, empressons-nous de le dire, alternent avec les approbations et les<br />

encouragements.<br />

-J. Oui... comme le Christ lui-même, Jean XXIV et la Nouvelle Eglise qui est en train de naître<br />

ont apporté discordes, scandales et contradictions inévitables, mais, je l’espère, fécondes à<br />

plus ou moins long terme et génératri<strong>ce</strong>s de paix. Pour l’instant, nous ne devons pas nous<br />

laisser détourner des sentiers escarpés qui nous fraient le chemin vers des découvertes et des<br />

réformes essentielles. Je reprends donc le harnais pour m’aventurer dans des contrées<br />

largement inconnues. Car si nous pouvons être assurés que Dieu n’endosse <strong>au</strong>cunement les<br />

attitudes répugnantes attribuées <strong>au</strong> Maître de l’Ancien Testament, il nous reste à définir le rôle<br />

que jouent les anim<strong>au</strong>x dans l’économie générale de la Création et le rôle que nous devons<br />

tenir <strong>au</strong>près d’eux. Je commen<strong>ce</strong> par le second point qui est peut-être le moins difficile à<br />

traiter sur le plan des principes, mais qui se révèle très épineux lorsqu’on envisage les<br />

applications pratiques. Si l’on avait consacré à la recherche de <strong>ce</strong>s solutions concrètes les<br />

budgets gigantesques qui ont été consentis à la fabrication d’armements, nous serions<br />

<strong>au</strong>jourd’hui très avancés, et non pas devant un terrain où tout reste à défricher et à<br />

débroussailler. Dans le domaine des principes, donc, les choses sont assez claires. Par<strong>ce</strong> que<br />

l’espè<strong>ce</strong> humaine constitue (jusqu’à un nouvel ordre dont il nous f<strong>au</strong>t souhaiter et favoriser<br />

l’avènement!) le fleuron suprême de l’évolution, comme la Fille aînée de la Création, dotée<br />

JEAN XXIV 78 Christian Singer


des plus h<strong>au</strong>tes capacités de compréhension et d’intervention, elle se doit d’exer<strong>ce</strong>r, <strong>au</strong> profit<br />

des <strong>au</strong>tres vivants, un ministère fraternel de protection et d’aménagement qui rentre dans le<br />

cadre des missions démiurgiques qui lui sont dévolues et que nous avons déjà évoquées.<br />

- C’est vrai sur le plan individuel comme sur le plan collectif. On peut supposer que chacun de<br />

nous reçoit, <strong>au</strong> moment où il va entreprendre une nouvelle étape de sa trajectoire sans fin,<br />

comme « une feuille de route » ou des « instructions » qui l’invitent à remplir ses obligations<br />

vis-à-vis de ses frères moins bien lotis ! En quoi consistent-elles ? D’abord, et de toute<br />

éviden<strong>ce</strong>, à abolir les traitements plus ou moins cruels dont ils sont les victimes. On peut<br />

distinguer trois catégories d’anim<strong>au</strong>x. 1° La f<strong>au</strong>ne s<strong>au</strong>vage dont il f<strong>au</strong>t éviter, et la disparition,<br />

je pense <strong>au</strong>x espè<strong>ce</strong>s menacées par la ruine des écosystèmes et les changements climatiques,<br />

et la destruction, due <strong>au</strong>x multiples formes de chasses et de pêches <strong>au</strong>torisées ou<br />

clandestines, et l’incarcération dans les zoos et les ménageries. 2° « Les bêtes familières »,<br />

comme disait Colette appréciant « leur inestimable compagnie », qui ne sont pas toujours<br />

bien traitées, soit qu’on les exploite, souvent à mort, comme les équidés, soit qu’on les<br />

« comble » d’attentions étouffantes, maladroites et inadaptées (nourriture ex<strong>ce</strong>ssive, « soins<br />

de be<strong>au</strong>té » et harnachement à la mode, enfermement…), soit qu’on les laisse<br />

continuellement dehors à se ronger d’ennui et de solitude <strong>au</strong> bout d’une chaîne plus ou moins<br />

courte, soit qu’on les abandonne purement et simplement pour prix de leur attachement.<br />

3° Les anim<strong>au</strong>x d’abattoirs et de laboratoires, qui devraient échapper à leur horrible sort avec<br />

la suppression de l’élevage (et, en particulier, de ses derniers « perfectionnements », quasi<br />

sataniques : « vies » de tortures dans les batteries, manipulations génétiques aboutissant à la<br />

création de petits monstres artificiels, perte totale de la considération due à des êtres vivants<br />

traités sans <strong>au</strong>cun égard comme de simples marchandises), la fin d’une alimentation fondée<br />

sur les cadavres, et le rejet de la vivisection.<br />

-J. Quand on se réfère <strong>au</strong> nombre total, en forte h<strong>au</strong>sse pourtant, de chrétiens végétariens, on<br />

se rend compte, si l’on peut dire, qu’on n’est pas sorti de l’<strong>au</strong>berge (à viande !). Permettez-moi<br />

d’ajouter quelques précisions. La cuisine végétarienne peut être délicieuse, variée, équilibrée,<br />

n’entraîner <strong>au</strong>cune caren<strong>ce</strong>, si l’on a quelques notions de diététique. Be<strong>au</strong>coup de troubles et<br />

de maladies redoutables liés à une surconsommation de graisses et de sucres sont épargnés<br />

à ses adeptes, ainsi que <strong>ce</strong> que l’on appelle pudiquement « les surcharges pondérales ». Il<br />

existe chez eux une quantité importante de vieillards qui ont gardé une sveltesse et une<br />

vivacité incroyables, et qui ignorent <strong>au</strong>tant les médecins que les médicaments, <strong>ce</strong> qui ne fait<br />

peut-être pas les affaires de tout le monde ! Et puisque nous parlons de pathologies,<br />

rappelons, même si <strong>ce</strong>tte idée est quasi universellement refusée, que, selon toute<br />

vraisemblan<strong>ce</strong>, nous sommes les <strong>au</strong>teurs de nos maladies, que nous déclenchons en<br />

n’utilisant pas dans les directions qui nous sont appropriées les énergies qui nous habitent et<br />

qui se retournent alors contre nous pour nous détruire de l’intérieur <strong>au</strong> lieu de servir à<br />

l’accomplissement de notre « mission ». De sorte que si chacun de nous était fidèle à sa<br />

vocation propre, il ne se fabriquerait <strong>au</strong>cune affection grave, n’<strong>au</strong>rait donc pas besoin de<br />

recourir à la médecine et à la pharmacie qui, elles-mêmes, n’<strong>au</strong>raient pas besoin de recourir à<br />

la vivisection. Comme quoi tout se rejoint ! De toutes manières, si l’on avait voulu fermement<br />

trouver d’<strong>au</strong>tres procédés d’expérimentation, il y a longtemps qu’on les <strong>au</strong>rait mis <strong>au</strong> point !<br />

Mais pourquoi se <strong>livre</strong>r à <strong>ce</strong>s recherches un peu longues et coûteuses, alors qu’on a sous la<br />

main d’innombrables anim<strong>au</strong>x qu’on peut sacrifier sans pitié et à tours de bras, <strong>au</strong> milieu de<br />

l’approbation générale !<br />

- Une <strong>au</strong>tre remarque intéressante, me semble-t-il, porterait sur les bienfaits résultant d’une<br />

collaboration, d’un véritable partenariat entre l’homme et l’animal, à condition que <strong>ce</strong> dernier<br />

ne soit pas traité comme un outil qu’on exploite ou comme un esclave. C’est ainsi qu’il paraît<br />

JEAN XXIV 79 Christian Singer


légitime d’employer les talents d’un chien d’aveugle ou d’avalanche qui sera heureux de<br />

rendre servi<strong>ce</strong>, mais que l’on devra, en contrepartie, respecter à l’égal d’un véritable<br />

compagnon, alors que l’on se contente trop souvent d’en profiter « cyniquement » et de lui<br />

accorder les attentions et les soins uniquement né<strong>ce</strong>ssaires à son bon rendement.<br />

-J. Il nous f<strong>au</strong>t aller plus loin et aborder des questions bien plus difficiles. Jusqu’ici, nous<br />

n’avons fait allusion qu’à la suppression évidente de pratiques affreuses qui, reconnaissons-le,<br />

poserait déjà quelques problèmes, par exemple liés à la reconversion des éleveurs. Mais notre<br />

rôle démiurgique ne s<strong>au</strong>rait se borner à faire disparaître les sévi<strong>ce</strong>s infligés par l’homme <strong>au</strong>x<br />

anim<strong>au</strong>x. Car <strong>ce</strong>ux-ci, également, nous nuisent : par exemple, combien de personnes<br />

meurent chaque année de morsures de serpents en Amérique du Sud, en Afrique, en Inde, en<br />

Australie… ? Ces « agissements » sont-ils ac<strong>ce</strong>ptables et conformes <strong>au</strong> dessein de Dieu sur sa<br />

Création ? On trouvera <strong>ce</strong>rtainement mon interrogation bien naïve et l’on estimera qu’il s’agit<br />

là d’accidents « naturels » et inévitables. Ce n’est pas sûr. Ne devrions-nous pas tenter<br />

d’introduire partout « la bonne entente » et réaliser le vœu d’Eliphaz lorsqu’il s’adresse en <strong>ce</strong>s<br />

termes à Job, <strong>au</strong> chapitre 5 ème de son <strong>livre</strong> : « tu ne craindras pas les bêtes de la terre… les<br />

bêtes s<strong>au</strong>vages seront en paix avec toi ». Mais par quels moyens pratiques peut-on obtenir de<br />

tels résultats ? On ne va tout de même pas éliminer de la surfa<strong>ce</strong> de la Terre tous les reptiles<br />

venimeux, entre <strong>au</strong>tres anim<strong>au</strong>x dangereux. Mais comment modifier leurs psychismes et leurs<br />

comportements ? L’emploi de simples « techniques » n’y suffirait sans doute pas. C’est un<br />

nouve<strong>au</strong> style de rapports qu’il f<strong>au</strong>t inst<strong>au</strong>rer.<br />

- Là encore, vous vous lan<strong>ce</strong>z dans des spéculations que les gens « de bon sens » vont juger<br />

tout à fait extravagantes. Et vous allez aggraver votre cas si vous vous mettez en tête de<br />

transformer un troisième type de relations meurtrières, <strong>ce</strong>lles qui régissent les anim<strong>au</strong>x entre<br />

eux, et qu’Isaïe, tout de même, semble désapprouver en souhaitant prophétiquement, dans<br />

un célèbre passage de son <strong>livre</strong>, l’avènement d’une ère d’harmonie générale, y compris parmi<br />

les bêtes. « Le loup habite avec l’agne<strong>au</strong>, la panthère se couche près du chevre<strong>au</strong>, ve<strong>au</strong> et<br />

lion<strong>ce</strong><strong>au</strong> paissent ensemble sous la conduite d’un petit garçon, la vache et l’ourse lient amitié,<br />

leurs petits gîtent ensemble, le lion mange de la paille comme le bœuf, le nourrisson s’amuse<br />

sur le trou du cobra, sur le repaire de la vipère l’enfant met la main, on ne fait plus de mal ni<br />

de ravages sur ma sainte montagne… ».<br />

-J. C’est là tout un programme énoncé en termes admirables. Et c’est le merveilleux privilège<br />

de l’homme que de le réaliser en tant qu’il est chargé d’une tache de pro-Création continue<br />

par laquelle Dieu le prépose <strong>au</strong> parachèvement de son Oeuvre. Il devrait donc se consacrer à<br />

une activité de pacification universelle qui s’appuie sur l’éducation et sur la régulation. L’ennui<br />

est que jamais rien n’a été fait dans <strong>ce</strong> sens et qu’<strong>au</strong> contraire on a laissé se développer les<br />

pires penchants, qu’on a même encouragés <strong>au</strong> point de créer les terribles dégâts que l’on<br />

observe de nos jours dans les conscien<strong>ce</strong>s et sur le terrain. Il f<strong>au</strong>t tout inventer à partir de<br />

zéro, <strong>ce</strong> qui représente un travail colossal, un immense effort d’imagination et la mobilisation<br />

d’énormes ressour<strong>ce</strong>s intellectuelles et matérielles. Après avoir arrêté le « massacre » et paré<br />

<strong>au</strong> plus pressé, il convient d’envisager des perspectives globales et à long terme.<br />

- On peut essayer de dresser la courte liste de <strong>ce</strong>lles qui s<strong>au</strong>tent <strong>au</strong>x yeux d’un profane. C’est<br />

ainsi qu’on ne risque pas de se tromper en affirmant qu’il f<strong>au</strong>t mettre fin à l’entre–dévoration<br />

générale, même si presque tout le monde la tient pour une donnée intangible et, finalement,<br />

heureuse, pour une loi immuable et bienfaisante de la Nature, qui a décidément bon dos,<br />

comme nous le verrons encore plus loin. Le lion végétarien d’Isaïe fait sourire. On ne le prend<br />

pas <strong>au</strong> sérieux et l’on verrait presque dans son changement de régime une déchéan<strong>ce</strong> ! Et<br />

pourtant, sa rééducation s’impose. Elle est donc possible tout comme la régulation des<br />

JEAN XXIV 80 Christian Singer


naissan<strong>ce</strong>s <strong>au</strong> sein de la plupart des espè<strong>ce</strong>s, pour empêcher un pullulement incontrôlé et<br />

néfaste qui ne manquerait pas d’advenir <strong>au</strong> cas où serait interrompu l’enchaînement fatal des<br />

ravages exercés et subis par les prédateurs devenus éventuellement proies à leur tour.<br />

Comment corriger les instincts batailleurs et tueurs de <strong>ce</strong>rtains anim<strong>au</strong>x ? Une s<strong>au</strong>vegarde,<br />

une réorganisation ou une reconstitution des écosystèmes s’avérerait sans doute judicieuse.<br />

La combinaison de mesures scientifiques et pédagogiques permettrait d’esquisser petit à petit<br />

le table<strong>au</strong> idyllique d’êtres vivants diversifiés, bien répartis, pas trop nombreux, qui vivraient en<br />

bonne intelligen<strong>ce</strong> et coopéreraient mutuellement sous la houlette active et bienveillante de<br />

leurs grands frères humains.<br />

-J. Quel be<strong>au</strong> rêve ! Mais attention ! Si, par rapport <strong>au</strong>x résultats qualitatifs de l’Evolution,<br />

nous sommes les aînés, par<strong>ce</strong> que les plus « intelligents » et les plus développés, nous ne<br />

sommes que les derniers, si l’on se réfère à son mécanisme de fonctionnement, puisque les<br />

produits les plus ré<strong>ce</strong>nts de tout un pro<strong>ce</strong>ssus antérieur qui nous portait en germes. De même<br />

que nous nous sommes penchés sur notre avenir en supposant que, de missions en missions<br />

convenablement accomplies, nous <strong>au</strong>gmenterions constamment et du même pas notre<br />

potentiel d’être et la puissan<strong>ce</strong> de ses instruments d’action, nous pourrions maintenant, de<br />

façon complémentaire, nous tourner vers notre passé pour nous demander si les mêmes<br />

principes n’ont pas régi les avancées de nos prédé<strong>ce</strong>sseurs sans lesquelles nous n’<strong>au</strong>rions pas<br />

mérité d’exister en étant <strong>ce</strong> que nous sommes.<br />

- Je sens qu’une fois de plus vous allez nous débiter des énormités qui vont faire se dresser<br />

sur leurs vénérables chefs les cheveux épouvantés des chrétiens raisonnables… Mais il est vrai<br />

qu’à vous en croire vous vous bornez à nous rapporter les élucubrations plus ou moins<br />

insensées de quelques illuminés !<br />

-J. Faites, si besoin est, un petit effort pour vous en persuader et allons de l’avant ! Je m’y<br />

risquerai avec d’<strong>au</strong>tant plus d’assuran<strong>ce</strong> que je peux m’appuyer sur une <strong>au</strong>torité incontestable<br />

(même si, en fait, elle a été contestée !), <strong>ce</strong>lle du P. Teilhard qui pensait que la vie et la<br />

conscien<strong>ce</strong>, et les organismes <strong>au</strong>xquels elles donneraient naissan<strong>ce</strong>, étaient déjà<br />

mystérieusement et virtuellement inscrits dans une matière f<strong>au</strong>ssement appelée « inanimée »,<br />

dans <strong>ce</strong>s cailloux qui le fascinaient lorsqu’il était enfant. Lors du Big Bang, Dieu donne le<br />

signal du départ, le coup d’envoi d’une formidable partie <strong>au</strong> cours de laquelle la Matière sera<br />

invitée à exprimer toutes ses capacités. Cette course as<strong>ce</strong>ndante sera marquée par une<br />

con<strong>ce</strong>ntration progressive de sa CLV, <strong>au</strong> départ largement diffuse, dans des « structures<br />

évolutives » (pour reprendre une terminologie de Lévi-Str<strong>au</strong>ss) de plus en plus individualisées<br />

et perfectionnées par la complexité et la diversité croissantes de leurs moyens d’action<br />

physiques et ment<strong>au</strong>x. Ce pro<strong>ce</strong>ssus, nous l’avons déjà vu à l’œuvre <strong>au</strong> cours de la lente<br />

émergen<strong>ce</strong> de l’homme contemporain à partir de ses plus lointains ancêtres. Mais il existait<br />

bien avant eux et s’est mis en route dès le départ. Dans <strong>ce</strong>tte formidable poussée, on peut<br />

distinguer deux phases. D’abord, une évolution étroitement assistée par Dieu où la CLV n’est<br />

pas encore assez « consciente » d’elle-même pour agir de façon <strong>au</strong>tonome. Les for<strong>ce</strong>s<br />

obscures animant la matière sont orientées par le Grand Pilote dans une direction constante<br />

qui lui permet de passer, après le prologue de son installation cosmique, à l’apparition<br />

d’organismes vivants extrêmement rudimentaires qui se reproduisent par scissiparité tout en<br />

restant strictement identiques. Puis le décollage s’opère, en particulier avec la sortie des e<strong>au</strong>x<br />

et la conquête des sols et des airs, les espè<strong>ce</strong>s se multiplient, <strong>ce</strong>rtaines constituent des essais<br />

ratés et ne subsistent pas, d’<strong>au</strong>tres s’affermissent et donnent naissan<strong>ce</strong> à des groupes dont les<br />

individus qui les composent demeurent encore anonymes tout en jouissant d’organes plus<br />

effica<strong>ce</strong>s.<br />

JEAN XXIV 81 Christian Singer


- Si je comprends bien, la deuxième phase commen<strong>ce</strong> après un tournant décisif qui se<br />

produit lorsque l’évolution conduite par Dieu aboutit à des organismes assez complexes et<br />

dotés d’une intensité de CLV suffisante pour qu’ils puissent désormais se prendre eux-mêmes<br />

en charge. Voilà le point capital. Certains des êtres vivants, les phylums les plus en pointe, ont<br />

atteint l’âge de leur majorité. Dieu les émancipe et leur confie le soin redoutable de s’<strong>au</strong>togouverner.<br />

Ce sont des « structures évolutives » accomplies ou, plus simplement, des<br />

« personnes », <strong>au</strong> sens fort de <strong>ce</strong> mot, c’est-à-dire des ensembles dont chacune des parties<br />

qui les forment conjugue sa singularité avec <strong>ce</strong>lle des <strong>au</strong>tres pour former un Tout harmonieux<br />

et cohérent, dont l’originalité unique tient <strong>au</strong>x qualités intrinsèques de <strong>ce</strong>s composantes et <strong>au</strong><br />

type spécial de liaisons qui les unissent. Prenons l’exemple d’un orchestre : chaque instrument<br />

émet un son qui lui est propre et joue une partition différente, mais sa contribution se fond<br />

dans une symphonie qui le dépasse tout en n’existant pas sans lui… Ni sans le chef qui,<br />

figurant la CLV, donne vie à l’ensemble et le dirige. Mais parmi tous les problèmes suscités par<br />

<strong>ce</strong>tte vision grandiose, se trouve <strong>ce</strong>lui du moment où s’opère le grand franchissement.<br />

-J. Oui… la question est de savoir à partir de quand et de qui l’on peut parler de<br />

« personnes ». La réponse classique, et très « intéressée », fournie par les « humaines »<br />

consiste à déclarer qu’elles seules méritent <strong>ce</strong>tte qualification, et elles ne manquent pas<br />

d’étaler tout un arsenal d’arguments scientifiques, philosophiques, juridiques… et même<br />

religieux, pour justifier leurs prétentions. Or il f<strong>au</strong>t bien reconnaître que toutes <strong>ce</strong>s bonnes<br />

raisons ne tiennent pas et se résument en une vaste t<strong>au</strong>tologie : nous sommes uniques en<br />

notre genre par<strong>ce</strong> que… nous le sommes ». Dès lors que l’on fixe soi-même les règles du jeu<br />

et les critères distinctifs en vue d’aboutir <strong>au</strong> résultat que l’on veut obtenir, les dés sont<br />

évidemment pipés. Il n’en reste pas moins, même si l’on admet l’existen<strong>ce</strong> de personnes<br />

« animales » (et nous en revenons à notre sujet après une digression inévitable), qu’il est<br />

pratiquement impossible de déterminer la frontière à partir de laquelle elles se manifestent de<br />

manière incontestable. Voilà le type même de <strong>ce</strong>s questions essentielles que nous avons déjà<br />

évoquées et qui <strong>au</strong>raient depuis longtemps déjà reçu, <strong>au</strong> moins, un début de solution si on<br />

leur avait consacré les soins et les fonds né<strong>ce</strong>ssaires.<br />

- Ce que l’on peut tout de même affirmer avec une grande vraisemblan<strong>ce</strong>, si l’on s’éloigne<br />

quelque peu de la limite fatidique, c’est qu’un chien peut légitimement être appelé une<br />

« personne », étant donné son degré d’évolution global, mais qu’il est difficile d’accorder <strong>ce</strong><br />

titre à un ver de terre qui, sait-on jamais, y a peut-être droit quand même à condition de<br />

l’associer à tous ses congénères. L’existen<strong>ce</strong> de « personnes » animales collectives<br />

constituées par tous les individus d’une même espè<strong>ce</strong> ou rassemblés en un endroit précis<br />

(termitières), ou encore par des anim<strong>au</strong>x d’espè<strong>ce</strong>s différentes mais réunis <strong>au</strong> sein d’un même<br />

biotope, n’est pas à rejeter systématiquement. C’est l’une de <strong>ce</strong>s nombreuses hypothèses qui<br />

requerraient un examen sérieux, plutôt que de ne pas être prises… <strong>au</strong> sérieux, comme c’est<br />

actuellement le cas.<br />

-J. Certes… et une telle affirmation s’applique même à l’hypothèse la plus folle que je vais<br />

maintenant suggérer, qui <strong>au</strong>rait le mérite, si elle se vérifiait, de donner tout son sens à la vie<br />

animale et de souligner fortement la commun<strong>au</strong>té d’origine, de dignité et de destinée qui unit<br />

toutes les créatures de Dieu. Je reviens sur les caractéristiques des deux phases. Au cours de<br />

la première, il n’y a justement que des entités collectives qui émergent lentement d’un fonds<br />

indistinct de CLV « délayé » dans la Matière. Au fur et à mesure que, répondant positivement<br />

<strong>au</strong>x défis qui leur sont assignés et qui sont proportionnés à leurs capacités, elles le fixent et le<br />

con<strong>ce</strong>ntrent en elles tout en perfectionnant leurs organes, elles se transforment en espè<strong>ce</strong>s de<br />

plus en plus évoluées jusqu’à <strong>ce</strong> qu’elles atteignent un point d’avan<strong>ce</strong>ment tel qu’elles vont<br />

fonctionner comme les matri<strong>ce</strong>s de personnes individuelles. Par exemple, les structures<br />

JEAN XXIV 82 Christian Singer


collectives préfélines vont donner naissan<strong>ce</strong> à des structures félines individuelles qui se<br />

détacheront petit à petit des déterminations imposées par l’appartenan<strong>ce</strong> à leur espè<strong>ce</strong>. Cette<br />

distanciation ne sera jamais totale, et il f<strong>au</strong>t s’en féliciter, car <strong>au</strong>trement, les chats <strong>ce</strong>sseraient<br />

d’être des chats, <strong>ce</strong> qui serait bien dommage. Mais elle ira suffisamment loin pour conférer à<br />

chaque individu le pouvoir de se régir lui-même. Ayant acquis son visage propre et un degré<br />

de liberté élevé, il se rend, dans une large mesure, indépendant des contraintes écrasantes<br />

liées <strong>au</strong> groupe et poursuit désormais une aventure singulière et <strong>au</strong>tonome.<br />

- Dont la progression est toujours conditionnée par le même facteur essentiel : la réalisation<br />

effective des objectifs prévus pour chaque étape. Mais justement, supposons qu’il en soit ainsi<br />

pour un chien qui s’est bien acquitté de sa mission là où la Providen<strong>ce</strong> l’a placé. Que ou qui<br />

devient-il, en « récompense » de ses bons et loy<strong>au</strong>x servi<strong>ce</strong>s, pour affronter la suivante ? Un<br />

chien plus intelligent, plus doué ?<br />

-J. Ce n’est pas impossible, mais il est bien évident que si la CLV continue à se développer en<br />

lui, ses attributs canins ne seront plus adaptés, ils « craqueront » et seront remplacés par des<br />

fonctions et des organes « supérieurs » qui seront les dignes outils d’un supplément de<br />

conscien<strong>ce</strong>, de liberté et de volonté.<br />

- Ca y est : je devine… N’êtes-vous pas en train d’insinuer que notre chien s’est tellement<br />

évolué qu’il mérite d’accéder à la condition humaine ! Décidément, avec vous, on n’est jamais<br />

<strong>au</strong> bout des surprises et <strong>ce</strong>lle-ci est de taille. Je frémis à la pensée des réactions stupéfaites et<br />

indignées que vous allez susciter une fois encore. On va vous accuser de vouloir introduire<br />

dans le christianisme une notion parfaitement incompatible telle que la métempsychose…<br />

-J. Je vais donc rappeler, d’abord, que je n’ai nullement l’intention de choquer pour le simple<br />

plaisir de le faire, que je n’exprime pas forcément des convictions personnelles arrêtées et que<br />

je me borne à rapporter des opinions qui sont tout de même le fruit de recherches<br />

extrêmement intéressantes menées par des écoles de pensée dont le souci n’est pas de<br />

détruire le christianisme, mais plutôt de l’extraire de la gangue ou de la chrysalide où elles<br />

estiment qu’il étouffe pour lui permettre de prendre son véritable essor et de se découvrir luimême<br />

en ses profondeurs. Pour en revenir <strong>au</strong> corps du délit, j’insisterai sur le fait que <strong>ce</strong>tte<br />

sorte de « transmigration des âmes », telle que je l’ai décrite, n’a rien à voir avec la<br />

réincarnation, peu souhaitable et peu productive, des hommes en oise<strong>au</strong>x ou en serpents,<br />

telle que l’envisageaient les anciens Egyptiens, ni, à plus forte raison avec la ronde infernale,<br />

désespérante et néfaste du samsara indouiste. Ici, les perspectives sont exaltantes et<br />

constructives, et tout à fait conciliables avec un christianisme conçu comme l’<strong>au</strong>to-restitution<br />

globale de la Création à son Auteur à travers un cheminement d’Amour effectué par chaque<br />

créature tout <strong>au</strong> long d’un parcours où elle acquiert, grâ<strong>ce</strong> à une Action volontaire, de plus en<br />

plus de substan<strong>ce</strong> et ac<strong>ce</strong>ntue ainsi sa connaturalité avec Dieu. C’est la fameuse<br />

« déification » que nous avons déjà maintes fois évoquée. Et il f<strong>au</strong>t reconnaître que, même<br />

dans un contexte non-chrétien, <strong>ce</strong>rtains « utopistes » du XIXème siècle comme Charles<br />

Fourier ou Pierre Leroux apportent, si j’en crois la noti<strong>ce</strong> d’un dictionnaire encyclopédique,<br />

leur c<strong>au</strong>tion, <strong>au</strong>ssi précieuse qu’inattendue, à l’extraordinaire vision que nous avons<br />

développée, <strong>ce</strong>lle d’un périple sans fin effectué par les créatures humaines à travers une<br />

pluralité d’univers qu’elles sont appelées à transfigurer <strong>au</strong> prix d’efforts ardus : « (Ils) ont<br />

soutenu que l’âme est immortelle et qu’elle a pour champ d’activité l’innombrable multitude<br />

des mondes ».<br />

- Je vais essayer de résumer votre pensée… pardon !, <strong>ce</strong>lle que vous attribuez à <strong>ce</strong>rtains<br />

<strong>ce</strong>rcles influents. 1° L’Univers forme un Tout cohérent et homogène. Il n’y a pas, d’un côté,<br />

JEAN XXIV 83 Christian Singer


des créatures-vedettes qui seraient les bénéficiaires d’un favoritisme éhonté de la part de Dieu<br />

et, de l’<strong>au</strong>tre côté, des créatures de seconde zone, presque des déchets, qu’Il <strong>au</strong>rait, non sans<br />

perversité, appelés à une existen<strong>ce</strong> toute provisoire uniquement pour que les privilégiées en<br />

disposent à leur profit, sans limites et sans scrupules. Les « bêtes » évoluées (qui ne<br />

comprennent pas seulement la plupart des anim<strong>au</strong>x domestiques, mais <strong>ce</strong>rtainement un bon<br />

nombre d’anim<strong>au</strong>x de boucherie ( !)) ne sont pas séparées de nous par un abîme. Ce sont des<br />

hommes en devenir (un peu comme les fœtus !). Ils contemplent en nous leur futur,<br />

exactement comme se reflète en eux notre passé. Il f<strong>au</strong>t n’avoir jamais vécu dans l’intimité<br />

constante et prolongée de <strong>ce</strong>rtains chiens pour ne pas s’être aperçu qu’à la fin de leur vie,<br />

toute une sagesse, toute une expérien<strong>ce</strong>, toute une finesse manifestées dans les regards et les<br />

comportements les faisaient déjà toucher à <strong>ce</strong>tte humanité qu’ils allaient enfin revêtir <strong>au</strong> terme<br />

d’une dernière étape préparatoire. 2° Il existe donc un continuum dans la merveilleuse<br />

trajectoire en perpétuelle extension que chacun de nous devrait contribuer à tra<strong>ce</strong>r comme un<br />

arc-en-ciel ou une échelle de Jacob, et qui a relié, à travers une évolution sans faille, le Ciel et<br />

la Terre, plus précisément la matière brute et inorganisée du début <strong>au</strong>x « personnes » de plus<br />

en plus perfectionnées qui ont surgi de leurs efforts pour faire retour à l’Absolu, jusqu’à <strong>ce</strong><br />

que, malheureusement, la préhumanité interrompe <strong>ce</strong> pro<strong>ce</strong>ssus qui l’avait fait naître et<br />

s’interdise ainsi tout dépassement, choisissant plutôt une régression tragique. Une seule<br />

modification importante a affecté <strong>ce</strong>tte courbe, sans en altérer la nature ni la direction, c’est<br />

lorsque, <strong>ce</strong>ssant d’être parcourue par des espè<strong>ce</strong>s encore informes où les individus se<br />

confondaient avec leurs masses, elle a désormais été suivie par des « personnes » qui, non<br />

seulement se sont dégagées de <strong>ce</strong>s espè<strong>ce</strong>s en affirmant, chacune, sa spécificité et son génie<br />

propre, mais qui désormais progressent ou progresseraient en passant de l’une à l’<strong>au</strong>tre. Il n’y<br />

<strong>au</strong>rait donc <strong>au</strong>cune rupture entre nos fins dernières et nos commen<strong>ce</strong>ments premiers, <strong>ce</strong>s<br />

commen<strong>ce</strong>ments qui, eux-mêmes, ne faisaient que prendre la suite d’une course éperdue<br />

in<strong>au</strong>gurée avec le Big Bang et qui, ainsi que nous l’avons noté, se multiplieront sans fin<br />

jusqu’à se convertir en quasi-éternité.<br />

-J. En vous entendant, je me remémorais les paroles prophétiques de Saint P<strong>au</strong>l contenues<br />

dans l’Epître <strong>au</strong>x Romains : « La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu…<br />

toute la création jusqu’à <strong>ce</strong> jour gémit en travail d’enfantement ». Ce qu’il y a de terrible, c’est<br />

que l’humanité qui devrait présider à <strong>ce</strong>t accouchement délicat et non sans douleurs, comme<br />

une sage-femme attentive, manque précisément de sagesse <strong>au</strong> point de déserter son offi<strong>ce</strong> et<br />

<strong>au</strong> risque de provoquer une interruption volontaire de grossesse qui transformerait la Création<br />

en un avorton de Dieu. Mais je me disais <strong>au</strong>ssi que vous qui me reprochiez d’adopter un style<br />

trop affirmatif et trop « engagé » aviez sombré dans la même dérive, si c’en est une !<br />

- Eh oui, Madame la Cardinale, votre passion est contagieuse… et sans doute né<strong>ce</strong>ssaire, car<br />

on ne peut honnêtement ex-pliquer une position que si l’on s’y im-plique à fond, même si on<br />

ne la partage pas forcément !<br />

-J. Finalement, nos considérations jumelles sur les fins dernières de l’humanité et sur les<br />

destinées de la Création se sont rejointes. C’est un mouvement d’ensemble qui l’affecte tout<br />

entière et qui confère à toutes ses composantes, à quelque stade de l’évolution qu’elles soient<br />

parvenues, une dignité égale par<strong>ce</strong> qu’issues du même acte d’Amour et promises <strong>au</strong>x mêmes<br />

aboutissements jamais aboutis. A <strong>ce</strong> nive<strong>au</strong> suprême de la réflexion, la manière honteuse et<br />

criminelle dont on traite les anim<strong>au</strong>x (et des observations similaires pourraient être faites,<br />

mutatis mutandis, à propos des végét<strong>au</strong>x) témoigne non seulement de l’insensibilité<br />

préhumaine, mais <strong>au</strong>ssi de sa stupidité, particulièrement remarquable chez nombre<br />

d’intellectuels et d’universitaires de h<strong>au</strong>t vol, bourrés de diplômes, de titres et de prétentions.<br />

JEAN XXIV 84 Christian Singer


- Se confirme <strong>ce</strong>tte impression, assez démoralisante, que l’humanité et donc, entre <strong>au</strong>tres, les<br />

Eglises chrétiennes, puisqu’elles n’ont pas su se démarquer de <strong>ce</strong>s errements, n’en sont<br />

encore qu’à leurs premiers balbutiements. C’est comme une voiture qu’on essaie de faire<br />

démarrer : on vient tout juste de tourner la clé, sans résultat. Il f<strong>au</strong>t donc passer à une<br />

deuxième tentative : nous en sommes là. Ce qui, paradoxalement, pourrait fournir une raison<br />

d’espérer : car si la partie, fort mal engagée, vient seulement de commen<strong>ce</strong>r, les chan<strong>ce</strong>s et le<br />

désir de repartir d’un bon pied sont peut-être plus élevés. C’est visiblement <strong>ce</strong> qu’avait<br />

escompté Jean XXIV, qui s’est efforcé de faire changer de cap <strong>ce</strong>s gros bâtiments<br />

ecclésiastiques qu’il est si difficile de manoeuvrer, à c<strong>au</strong>se de leur tendan<strong>ce</strong> immodérée à<br />

s’opiniâtrer dans leurs dérives. Sans doute f<strong>au</strong>t-il tout reprendre à zéro et sortir enfin de <strong>ce</strong><br />

primitivisme tena<strong>ce</strong> qui continue à imprégner les Eglises (comme le reste des « sociétés ») et<br />

à leur faire commettre des amalgames « intégristes », comme nous allons maintenant le<br />

souligner en évoquant les trans<strong>format</strong>ions radicales qui devraient s’appliquer à notre vision et<br />

à notre pratique de la Connaissan<strong>ce</strong>, de l’Amour et de la Cité.<br />

JEAN XXIV 85 Christian Singer


5ème 5ème entretien<br />

entretien<br />

UNE UNE THEOLOGIE THEOLOGIE SUBVERSIVE<br />

SUBVERSIVE<br />

SUBVERSIVE<br />

DE DE LA LA CONNAISSANCE<br />

CONNAISSANCE<br />

CONNAISSANCE<br />

- Nous voici donc réunis pour notre cinquième interview.<br />

-J. Je préférerais que vous parliez d’entretiens, tellement votre contribution est importante !<br />

- Soit… bien que j’entende borner mon rôle à mettre en valeur et à expliciter votre pensée.<br />

Vous avez donc décidé que notre nouvel entretien porterait sur la Connaissan<strong>ce</strong>, ou, plutôt,<br />

sur une théologie de la Connaissan<strong>ce</strong>, <strong>ce</strong>lle-ci étant conçue moins comme un discours que<br />

nous composerions sur la question, même avec l’aide de la grâ<strong>ce</strong>, que comme le résultat<br />

d’une longue écoute. En d’<strong>au</strong>tres termes, la construction théologique, <strong>ce</strong> n’est pas avant tout<br />

<strong>ce</strong> que nous disons sur un sujet donné en mobilisant toutes les ressour<strong>ce</strong>s de notre esprit,<br />

mais plus exactement, <strong>ce</strong> que Dieu nous dit à <strong>ce</strong> propos et que nous devons essayer de<br />

capter en toute humilité… et en nous débarrassant de nos préjugés et de nos idées toutes<br />

faites.<br />

-J. Oui… l’élaboration théologique relève, en premier lieu, d’une attitude ascétique et<br />

recueillie, d’un état de prière et d’ouverture qui créent en nous une disponibilité et une qualité<br />

de silen<strong>ce</strong> favorables à une ré<strong>ce</strong>ption de la Parole de Dieu. Ceci dit, la raison, <strong>ce</strong>tte fameuse<br />

raison dont nous allons maintenant parler, intervient pour La mettre en forme, pour<br />

L’organiser et montrer qu’Elle n’est pas absurde. Les deux célèbres formules :« Croire pour<br />

comprendre » et « Comprendre pour croire » sont vraies en même temps. Mais vient un<br />

moment où notre intelligen<strong>ce</strong> est dépassée : c’est lorsque nous abordons les « mystères »,<br />

c’est–à-dire des vérités tellement resplendissantes qu’elles ne sont plus à la mesure de nos<br />

moyens et qu’elles provoquent en nous une sorte de cécité qui n’a rien à voir avec un<br />

obscurantisme que nous nous imposerions. L’aveuglement ne supprime pas la lumière. Et les<br />

« mystères », si nous ne parvenons pas à les saisir dans toute leur profondeur, nous pouvons<br />

<strong>au</strong> moins les formuler de manière suffisamment « raisonnable » et intelligible, quoique très<br />

insuffisante, pour nous tra<strong>ce</strong>r ainsi des pistes infinies de féconde méditation.<br />

- Un problème, tout de même, se pose par rapport à nos fidèles et réactifs <strong>au</strong>diteurs. La<br />

plupart d’entre eux ont été sensibles à la né<strong>ce</strong>ssité d’approfondir une théologie de la<br />

Rédemption et une théologie de l’Eschatologie qui leur paraissaient effectivement sommaires,<br />

incomplètes et, peut-être même, erronées. Un plus grand nombre encore ont convenu que<br />

tout ou presque restait à faire dans la constitution d’une théologie de la Création et, plus<br />

spécialement, de la Nature terrestre avec ses êtres humains, anim<strong>au</strong>x et végét<strong>au</strong>x qui<br />

JEAN XXIV 86 Christian Singer


devraient vivre en bonne intelligen<strong>ce</strong>. On peut dire qu’à <strong>ce</strong>tte occasion (je me réfère à de<br />

multiples messages) be<strong>au</strong>coup de chrétiens ont découvert avec stupeur <strong>ce</strong>tte incroyable<br />

lacune… et leur propre déficien<strong>ce</strong>. Mais que vont-ils penser de <strong>ce</strong>tte approche de la<br />

Connaissan<strong>ce</strong> que vous leur proposez maintenant ? S’agit-il vraiment d’une question<br />

religieuse ? N’allons-nous pas plutôt faire de la philosophie, tenir un langage abstrait,<br />

ennuyeux, impénétrable pour les moins cultivés ? Et quelle utilisation pratique pourrons-nous<br />

en retirer ? N’allons-nous pas nous perdre et égarer notre public dans des considérations<br />

absconses purement théoriques ?<br />

-J. Le risque existe. Mais c’est justement à nous, je dis bien à nous puisque je compte sur<br />

votre aide, qu’il incombe de faire ressortir l’intérêt ex<strong>ce</strong>ptionnel de <strong>ce</strong>s réflexions considérées<br />

en elles-mêmes tout <strong>au</strong>tant que dans leurs applications concrètes. Tâchons d’être clairs. Le<br />

terme de « Connaissan<strong>ce</strong> » est pris en diverses ac<strong>ce</strong>ptions. Il importe de les distinguer, de les<br />

définir et de nous interroger sur notre possibilité d’y accéder. On se réfère d’abord quelquefois<br />

à un type de Connaissan<strong>ce</strong> par essen<strong>ce</strong> et par substan<strong>ce</strong>, mais c’est pour conclure qu’il nous<br />

échappe complètement. Les limites ontologiques de notre esprit lui interdisent d’appréhender<br />

la nature fondamentale de Dieu, comme <strong>ce</strong>lle de tout <strong>ce</strong> qui En « dérive », à commen<strong>ce</strong>r par<br />

la sienne et pour finir, par <strong>ce</strong>lle de l’ensemble de la Nature. A un échelon métaphysique<br />

moindre, sommes-nous capables d’inventer, avec les seules ressour<strong>ce</strong>s de nos observations et<br />

de notre entendement, une explication satisfaisante de l’Univers ? Be<strong>au</strong>coup en doutent et ils<br />

estiment que les brillants échaf<strong>au</strong>dages con<strong>ce</strong>ptuels bâtis par les <strong>ce</strong>rvelles les plus douées ne<br />

correspondent finalement qu’à des jeux passionnants, mais gratuits et incapables de nous<br />

faire entrer dans la Réalité. Et c’est ainsi qu’on se rabat et que l’on compte sur les scien<strong>ce</strong>s<br />

pour parvenir à <strong>ce</strong> résultat, pour nous faire passer de l’<strong>au</strong>tre côté du miroir et nous permettre<br />

enfin de découvrir de la Solidité et de la Certitude. A vrai dire, les espoirs fondés sur elles vont<br />

encore be<strong>au</strong>coup plus loin. Comme nous le verrons, on attend d’elles tout ou presque tout.<br />

Or il f<strong>au</strong>t bien constater que <strong>ce</strong>tte attitude « sécuritaire », <strong>ce</strong>tte confian<strong>ce</strong> éperdue renferment<br />

une très large part d’illusion. Mais il est difficile de le faire admettre par un public qui se<br />

raccroche <strong>au</strong>x scien<strong>ce</strong>s comme à un dernier rempart (après l’écroulement des morales, des<br />

religions, des traditions, etc.) et qui pratique à leur endroit une sorte de culte idolâtrique,<br />

par<strong>ce</strong> qu’elles lui semblent « objectives », logiques et méthodiques, édifiées sur une étude des<br />

« vraies » réalités, donc dignes de foi, et que <strong>ce</strong>s convictions s’appuient sur les prouesses<br />

technologiques extraordinaires induites et obtenues par elles.<br />

- Je devine que vous faites ici allusion <strong>au</strong>x comportements adoptés par de trop nombreux<br />

scientifiques, qu’il f<strong>au</strong>t d’ailleurs bien se garder d’imputer <strong>au</strong>x scien<strong>ce</strong>s elles-mêmes qui ne<br />

sont évidemment pas responsables des erreurs, des f<strong>au</strong>tes, des excès que l’on commet en<br />

leur nom. A vue de nez, je les classerai en trois catégories. D’abord, <strong>ce</strong> qu’on pourrait<br />

justement appeler une sorte d’illusionisme. On nous fait croire à tort que les scien<strong>ce</strong>s sont<br />

capables de nous offrir une véritable Connaissan<strong>ce</strong> du Réel. Or, <strong>ce</strong>lui-ci demeure, selon la<br />

fameux qualificatif de B. d’Espagnat, irrémédiablement « voilé ». Les scien<strong>ce</strong>s dérapent ou<br />

patinent à sa surfa<strong>ce</strong>. Elles ne peuvent pénétrer en ses couches profondes qui semblent se<br />

dérober et se dissoudre à mesure qu’on tente de les approcher. Les grandes théories soidisant<br />

explicatives dont on nous régale et avec lesquelles on nous impressionne (le Big Bang,<br />

l’Evolution, les supercordes, que sais-je ?) ne sont que des représentations plus ou moins<br />

arbitraires où la poésie et le conte de fées occupent infiniment plus de pla<strong>ce</strong> qu’une « étoffe »<br />

et une « trame » impossibles à atteindre et à saisir. Elles font honneur à l’imagination de leurs<br />

<strong>au</strong>teurs, à leur sens de l’enchantement et, tels de grands enfants, nous marchons à fond et<br />

demeurons fascinés. Qu’est-<strong>ce</strong> qu’un trou noir ? Ca correspond sans doute à une réalité, mais<br />

à laquelle ? Personne n’en sait rien. Mais la description épouvantablement<br />

JEAN XXIV 87 Christian Singer


anthropomorphique et imagée qu’on nous fait de <strong>ce</strong>t orifi<strong>ce</strong> horriblement dévorateur incite à<br />

la rêverie et nous procure un délicieux frisson d’effroi.<br />

-J. Il f<strong>au</strong>t insister sur un mot que vous venez d’employer. Les scien<strong>ce</strong>s sont effectivement<br />

« condamnées » à une simple description extérieure des choses. Elles doivent se contenter<br />

d’une observation des «apparen<strong>ce</strong>s », <strong>ce</strong> que signifie justement le mot grec « phénomènes ».<br />

Elles nous assurent que tout se passe « comme si », mais que d’ignoran<strong>ce</strong> dans <strong>ce</strong> « comme<br />

si » ! Il f<strong>au</strong>t le répéter : contrairement à <strong>ce</strong> que croient quantité de personnes naïves et<br />

« savamment » intoxiquées, les prétendues interprétations scientifiques contiennent une<br />

bonne dose de fantaisie, de fantasmes et de fantasmagories qui sont, d’ailleurs, à l’origine de<br />

l’attrait qu’elles exer<strong>ce</strong>nt sur des gens émus jusqu’<strong>au</strong>x tréfonds de leur inconscient où ils<br />

retrouvent un esprit d’enfan<strong>ce</strong> qui s’apparente à <strong>ce</strong>lui de Peter Pan. Les scien<strong>ce</strong>s sont<br />

incapables de dépasser le stade de l’empirisme macroscopique où, d’ailleurs, elles ex<strong>ce</strong>llent,<br />

comme nous <strong>au</strong>rons l’occasion de le redire. Mais lorsqu’elles tentent, à partir des données<br />

expérimentales, de généraliser à outran<strong>ce</strong> dans l’infiniment petit, l’infiniment grand et<br />

l’infiniment complexe, lorsqu’elles nous fourguent les célèbres « Hypothèses » grandioses qui<br />

fondent leur prestige et qui hallucinent non seulement les foules, mais be<strong>au</strong>coup d’individus<br />

cultivés qui cèdent à leur charme et à leurs sortilèges, elles pédalent, en fait, dans la<br />

choucroute tout en essayant de nous en faire accroire, mais elle y réussit avec tellement de<br />

grâ<strong>ce</strong> que personne ou presque ne s’aperçoit de la supercherie, de <strong>ce</strong>s tours de passepasse…<br />

qui font passer pour des systèmes d’idées consistants un verbalisme <strong>au</strong>ssi creux que<br />

merveilleux.<br />

- Voilà une condamnation bien sévère…<br />

-J. …mais bien méritée et qui, précisons-le à nouve<strong>au</strong>, ne vise nullement les scien<strong>ce</strong>s,<br />

lorsqu’elles restent à leur pla<strong>ce</strong>, mais les scientifiques intempérants qui assignent à leurs<br />

recherches des objectifs be<strong>au</strong>coup trop ambitieux. Un peu comme <strong>ce</strong>s théologiens ou <strong>ce</strong>s<br />

visionnaires qui font dire ou faire n’importe quoi à Dieu, ils se permettent de faire divaguer les<br />

scien<strong>ce</strong>s <strong>au</strong> point de les discréditer <strong>au</strong>près d’une <strong>au</strong>tre catégorie d’esprits non avertis qui<br />

passent d’un extrême à l’<strong>au</strong>tre. Finalement, l’illusionnisme scientifique débouche sur une sorte<br />

de totalitarisme scientiste qui pourrait bien, si je ne me trompe, correspondre à la deuxième<br />

espè<strong>ce</strong> d’abus que vous signaliez plus h<strong>au</strong>t.<br />

- C’est tout à fait exact et je profite de l’occasion pour me féliciter de <strong>ce</strong>t unisson de nos<br />

pensées qui nous amène tous deux à lire par anticipation dans <strong>ce</strong>lles de l’<strong>au</strong>tre ! Le<br />

totalitarisme scientiste, c’est une tendan<strong>ce</strong> à tout phagocyter, soit par propension<br />

annexionniste, soit par inclination éliminatri<strong>ce</strong>. Je commen<strong>ce</strong> par <strong>ce</strong> dernier excès. Il se<br />

manifeste lorsque <strong>ce</strong>rtains « savants » de renom nous assurent qu’il leur est pratiquement<br />

impossible de pousser très loin leurs trav<strong>au</strong>x et investigations tout en continuant à croire en<br />

Dieu. Selon eux, le même sort attend inexorablement « l’esprit » et « l’âme » qui connaîtront<br />

une telle et si définitive éclipse que personne n’osera plus employer <strong>ce</strong>s mots périmés dans<br />

deux siècles ! Nos sentiments les plus nobles et nos volitions les plus affirmées se réduisent à<br />

des combinaisons chimiques et à des influx électriques. L’avenir est <strong>au</strong> matérialisme intégral<br />

et <strong>au</strong> déterminisme rigide. Finalement, c’est l’ensemble de la philosophie et de ses songeries<br />

désuètes et passéistes que <strong>ce</strong>s nouve<strong>au</strong>x penseurs, modernes et réalistes, veulent renvoyer à<br />

jamais <strong>au</strong> grenier des vieilles lunes pour les rempla<strong>ce</strong>r par des con<strong>ce</strong>pts effica<strong>ce</strong>s. Quant à<br />

l’impulsion insatiablement conquérante, elle apparaît d’abord avec l’expression « scien<strong>ce</strong>s<br />

humaines », qui pose un énorme problème que nous ne pouvons ici qu’effleurer. Ces deux<br />

mots ne jurent-ils pas lorsqu’ils sont accolés ? Les affaires humaines collectives qu’étudient,<br />

par exemple, l’histoire et la sociologie ne sont-elles pas be<strong>au</strong>coup trop complexes, et les<br />

JEAN XXIV 88 Christian Singer


individuelles, que prétendent analyser les diverses approches psychologiques, be<strong>au</strong>coup trop<br />

« singulières » pour que la « méthode scientifique », qui ne s’attache qu’à des échantillons<br />

génér<strong>au</strong>x et à des faits reproductibles, puisse éviter de piétiner avec ses gros sabots des<br />

réalités bien trop subtiles pour elle ?<br />

-J. La réponse à <strong>ce</strong>tte question ne fait malheureusement <strong>au</strong>cun doute quand on considère les<br />

ravages (le mot n’est pas exagéré) perpétrés par <strong>ce</strong>tte nuée de psys de tous poils qui, depuis<br />

quelques années, ont envahi tous les secteurs de l’existen<strong>ce</strong> (y compris les lieux d’accidents<br />

où ils forment des <strong>ce</strong>llules de soutien !), infiltré toutes ses difficultés, pris en main et régenté<br />

<strong>ce</strong>ux qui en souffrent, sous prétexte de les soulager, joué les directeurs de conscien<strong>ce</strong><br />

inavoués dans le secret des cabinets de consultation, porté jugement et condamnation avec<br />

une incroyable arrogan<strong>ce</strong> contre les gens non conformes, <strong>au</strong> sein des écoles, des entreprises<br />

et, plus gravement encore, des hôpit<strong>au</strong>x et des tribun<strong>au</strong>x où ils se présentent en « experts » et<br />

se conduisent trop souvent en procureurs dont les verdicts sont repris dans les réquisitoires et<br />

influen<strong>ce</strong>nt de manière décisive les senten<strong>ce</strong>s émises par les jurys et les magistrats. On<br />

estimera peut-être que les dégâts sont moindres en sociologie « rationaliste » qui veut<br />

distinguer les lois générales qui présideraient <strong>au</strong> fonctionnement et à l’évolution des<br />

collectivités <strong>au</strong> lieu de se limiter à une simple peinture des infinies différen<strong>ce</strong>s ethniques, ou<br />

en histoire, où l’on découpe indûment dans la trame indissociable de la durée des<br />

« événements » prédominants et des divisions plus ou moins artificielles, que l’on soumet à<br />

des analyses approximatives et in<strong>ce</strong>rtaines, à qui l’on impose des conclusions provisoires et<br />

contradictoires, toujours remises en question sans que l’on n’arrive jamais à se mettre<br />

d’accord sur la compréhension d’une époque, des courants qui la traversent, de ses<br />

caractéristiques les plus originales…On pourrait n’y voir que des jeux cérébr<strong>au</strong>x assez<br />

inoffensifs si l’on ne se rappelait que le flou qui recouvre <strong>ce</strong>s recherches a conduit dans le<br />

passé à des interprétations idéologiques globales qui ont justifié la mise en pla<strong>ce</strong> de régimes<br />

politiques effroyables. Ce danger n’est évidemment pas écarté pour l’avenir.<br />

- Là ne s’arrêtent pas les empiétements scientistes. Il ne manque pas d’esprits brillants (je me<br />

souviens, en particulier, des revendications exprimées par un célèbre sociologue et par<br />

plusieurs ministres) pour affirmer, en reprenant des idées pythagoriciennes et platoniciennes,<br />

que c’est <strong>au</strong>x savants qu’il appartiendrait de « guider » et de « diriger » les sociétés, par<strong>ce</strong><br />

qu’eux seuls détiendraient les trésors d’impartialité, de sagesse et de connaissan<strong>ce</strong><br />

né<strong>ce</strong>ssaires à leur « gouvernan<strong>ce</strong> » éclairée. Sur un mode plus comique et propre à nous<br />

dissuader de suivre <strong>ce</strong>s ex<strong>ce</strong>llents conseils, la manière incroyablement simpliste et même<br />

infantile dont <strong>ce</strong>rtaines sommités scientifiques, interrogées comme des oracles et des grandsprêtres<br />

sur les sujets les plus divers, répondent <strong>au</strong>x questions qui leur sont posées témoignent<br />

non seulement de leur ignoran<strong>ce</strong> et de leur fatuité, mais <strong>au</strong>ssi du fait qu’ils n’ont pas consacré<br />

cinq minutes de réflexion personnelle à l’ensemble de <strong>ce</strong>s questions religieuses, politiques,<br />

économiques etc. qui débordent leurs spécialités et sur lesquelles on les sollicite comme s’ils<br />

avaient quoi que <strong>ce</strong> soit d’intéressant et d’original à dire à leur sujet.<br />

-J. Poursuivant mon jeu de devinettes, je parie qu’après l’illusionnisme et le totalitarisme<br />

scientistes, vous pointez les manifestations d’intoléran<strong>ce</strong> et de terrorisme intellectuel qui<br />

sévissent dans les mêmes milieux. Je me réjouis de votre acquies<strong>ce</strong>ment ! Vous vouliez dire,<br />

je pense, que toutes les disciplines, toutes les recherches qui ne peuvent démontrer leur<br />

intérêt et leur justesse en recourant à la méthode expérimentale classique, tout simplement<br />

par<strong>ce</strong> qu’elles n’en relèvent pas de par leur nature propre, sont immédiatement ridiculisées,<br />

rejetées dans l’enfer de la superstition, du pré-logisme, du magico-symbolisme etc. et<br />

condamnées sans appel par des gens qui se font gloire de n’en rien connaître et dont la<br />

bonne conscien<strong>ce</strong> et l’étroitesse d’esprit sont telles qu’ils ne peuvent même pas imaginer<br />

JEAN XXIV 89 Christian Singer


l’existen<strong>ce</strong> d’<strong>au</strong>tres formes véritables de connaissan<strong>ce</strong> qui « prouveraient » leur <strong>au</strong>thenticité en<br />

utilisant des modes de validation différents. Bien sûr, il f<strong>au</strong>t aborder avec une extrême<br />

pruden<strong>ce</strong> <strong>ce</strong> foisonnement d’investigations et de pratiques plus ou moins parallèles et<br />

« ésotériques . Elles forment un fatras inextricable où le pire côtoie le meilleur, où le<br />

charlatanisme s’en donne à cœur joie <strong>au</strong> détriment de personnes manquant d’esprit critique<br />

et souvent prêtes à tout croire et à tout ac<strong>ce</strong>pter par<strong>ce</strong> que malheureuses, souffrantes et<br />

désemparées. Il n’empêche que les scientistes, bourrés de préjugés et d’a priori, feraient bien<br />

de respecter les principes dont ils prétendent s’inspirer et de montrer un peu d’honnêteté<br />

intellectuelle et morale en s’abstenant de juger <strong>ce</strong> qu’ils se flattent d’ignorer. Et comme ils ont<br />

les moyens de bannir <strong>ce</strong> qu’ils appellent « f<strong>au</strong>sses scien<strong>ce</strong>s » ou élucubrations occultistes des<br />

grands médias publics ou privés, elles n’y paraissent jamais, s<strong>au</strong>f à titre folklorique ou pour les<br />

des<strong>ce</strong>ndre en flammes, et restent confinées dans des rése<strong>au</strong>x plus confidentiels ou<br />

clandestins où les décantations et les clarifications né<strong>ce</strong>ssaires ne peuvent s’effectuer.<br />

- Remarquons d’ailleurs que <strong>ce</strong>s réactions obscurantistes se produisent même à l’encontre de<br />

<strong>ce</strong>rtains scientifiques dont nul ne peut nier les compéten<strong>ce</strong>s, mais qui ont le toupet de<br />

s’intéresser à des sujets « défendus » ou de soutenir des thèses hétérodoxes sus<strong>ce</strong>ptibles<br />

d’ébranler les dogmes établis. Evidemment, les choses prennent une tournure encore plus<br />

sordide lorsque viennent s’y mêler des questions d’amour-propre, de jalousie, de rivalités entre<br />

grands pontes ou laboratoires…et de gros sous ! Eh oui, nous sommes bien loin de l’image<br />

exemplairement sereine et désintéressée que les « savants » aiment s’attribuer pour mériter les<br />

hommages admiratifs du grand public ! Il n’en reste pas moins que les découvertes<br />

scientifiques effectuées à un rythme de plus en plus rapide depuis cinq siècles sont<br />

époustouflantes et ont permis de fabriquer toutes sortes de précieux joujoux qui ne sont pas<br />

responsables des détournements négatifs et parfois criminels qu’on leur a imposés. Quant<br />

<strong>au</strong>x pires instruments, les engins de mort, qui ont résulté de <strong>ce</strong>tte formidable progression, eux<br />

non plus ne sont ni comptables, ni coupables de leur existen<strong>ce</strong>. On dirait que la préhumanité<br />

n’a de <strong>ce</strong>sse, dès qu’elle a inventé de nouve<strong>au</strong>x outils merveilleux ou des pistes de recherches<br />

inédites et prometteuses, de leur trouver des applications néfastes et meurtrières. Elle<br />

s’ingénie à pervertir tout <strong>ce</strong> qui sort de son intelligen<strong>ce</strong> et de ses mains. A <strong>ce</strong>t égard,<br />

l’apparition et la diffusion d’armes de plus en plus variées et terrifiantes par leurs effets,<br />

<strong>ce</strong>rtaines recherches biotechnologiques <strong>au</strong>x résultats éventuellement monstrueux,<br />

l’aggravation de toutes les formes de pollution et même les dévoiements ré<strong>ce</strong>nts de<br />

l’hypercommunication, qui incitent les gens à d’innombrables jacasseries sur portables et à<br />

d’<strong>au</strong>tres « chats » ou « textos » non moins inutiles et dissolvants où ils achèvent de ruiner leur<br />

vie intérieure, ne peuvent qu’inspirer les plus vives inquiétudes.<br />

-J. Mais, comme vous l’avez fait remarquer, les technologies triomphantes ne constituent pas<br />

un mal en soi, bien <strong>au</strong> contraire et quelles que soient les dérives dont elles… et nous sommes<br />

les victimes. Et même d’un point de vue théorique, elles ont fait leurs preuves, car il est bien<br />

évident qu’elles ne « marcheraient » pas si elles s’appuyaient sur des notions f<strong>au</strong>sses. Mais<br />

voilà : nous touchons <strong>au</strong> problème essentiel. Tout réside dans le nive<strong>au</strong> et dans le type de<br />

« vérité » <strong>au</strong>xquels s’alimentent les technologies pour prospérer. Elles se bornent à utiliser des<br />

for<strong>ce</strong>s dont elles ignorent tout, sinon qu’à l’échelle humaine elles présentent suffisamment de<br />

constan<strong>ce</strong> pour être domestiquées. C’est une approche tout à fait pragmatique qui ne nous<br />

apprend rien sur le fond des choses… et qui justifie la parole du célèbre mathématicien<br />

Poincaré affirmant, il y a déjà un siècle, que les scien<strong>ce</strong>s n’étaient pas vraies, mais<br />

« commodes ». Elles se révèlent incompétentes lorsqu’il s’agit de définir la substan<strong>ce</strong> du Réel<br />

dont elles ne nous fournissent qu’une représentation.. Et elles calent tout <strong>au</strong>tant fa<strong>ce</strong> <strong>au</strong>x<br />

énigmes constituées par ses Origines et par ses Finalités…dont elles se débarrassent un peu<br />

vite quand les « savants » leur font dire que le monde est éternel, que <strong>ce</strong>s questions ne se<br />

JEAN XXIV 90 Christian Singer


posent donc pas puisqu’il n’<strong>au</strong>rait pas eu de commen<strong>ce</strong>ment, serait dénué de buts et ne<br />

connaîtrait pas de fin.<br />

- A <strong>ce</strong> sujet, si vous permettez, j’aimerais rappeler la position intéressante du philosophe<br />

C. Tresmontant qui déclarait qu’un monde éternel serait éternellement immobile et que le<br />

nôtre, en perpétuel mouvement, en trans<strong>format</strong>ion continuelle était issu d’une dynamique<br />

créatri<strong>ce</strong> qui ne connaîtrait effectivement pas de fin, non par<strong>ce</strong> qu’il serait à jamais figé dans la<br />

stérilité, mais par<strong>ce</strong> qu’il était destiné à se rapprocher indéfiniment du But exaltant dont il avait<br />

déjà procédé comme d’un Début, sans que <strong>ce</strong> retour (nous avons déjà évoqué <strong>ce</strong>s thèmes<br />

cruci<strong>au</strong>x) signifie pour lui le début de la fin puisqu’il serait caractérisé par une<br />

« personnalisation » croissante due à une intimité toujours renforcée avec le Foyer divin qui<br />

l’irradiait toujours davantage sans pour <strong>au</strong>tant le …« radier » du registre de la Création !<br />

-J. Finalement, on en arrive à <strong>ce</strong>tte conclusion dé<strong>ce</strong>vante que la masse énorme des<br />

connaissan<strong>ce</strong>s dégagées par les scien<strong>ce</strong>s ne nous donnent pas une on<strong>ce</strong> de Connaissan<strong>ce</strong>,<br />

en dépit de leur efficacité ou, si vous préférez, que les innombrables savoir-faire accumulés<br />

par elles ne débouchent sur <strong>au</strong>cun Savoir véritable.<br />

- Ce constat s’assortit d’une nouvelle interrogation passionnante et redoutable. Doit-on s’y<br />

résigner par<strong>ce</strong> qu’il serait impossible d’aller plus loin et d’accéder à une Connaissan<strong>ce</strong><br />

<strong>au</strong>thentique ? Ou existerait-il un cheminement propre à L’identifier ? Et, dans <strong>ce</strong> cas, quelle en<br />

serait la nature, à quelle espè<strong>ce</strong> de Scien<strong>ce</strong> et de Sagesse nous mènerait-il et quels trésors<br />

nous permettrait-il de découvrir ? C’est à <strong>ce</strong>s trois questions capitales que vous allez<br />

maintenant vous effor<strong>ce</strong>r de répondre et j’ai la <strong>ce</strong>rtitude, puisque je suis dans la confiden<strong>ce</strong>,<br />

que vous allez tout à la fois ouvrir, <strong>au</strong> bénéfi<strong>ce</strong> de nos fidèles <strong>au</strong>diteurs (et de be<strong>au</strong>coup<br />

d’<strong>au</strong>tres), des perspectives assez vertigineuses qui vont les épater, et contribuer de manière<br />

décisive à l’élaboration d’une théologie de la Connaissan<strong>ce</strong> qui, tout comme <strong>ce</strong>lle de la<br />

Création, nous fait cruellement déf<strong>au</strong>t. Il est inimaginable que de telles lacunes subsistent<br />

encore en plein XXIème siècle. Heureusement que vous êtes là pour nous aider à les<br />

combler !<br />

-J. Vous allez me faire rougir en exagérant mon rôle. Je ne fais que m’inspirer de trav<strong>au</strong>x<br />

entrepris par des <strong>ce</strong>rcles avant-gardistes dont la pensée <strong>au</strong>dacieuse n’a évidemment pas reçu<br />

l’accueil favorable qu’elle <strong>au</strong>rait méritée et que je suis ravie de pouvoir <strong>au</strong>jourd’hui très<br />

largement divulguer. Risquons une première définition : la véritable Connaissan<strong>ce</strong>, c’est le<br />

déchiffrement du Sens inhérent à chaque « structure évolutive personnelle », obtenu grâ<strong>ce</strong> à<br />

une étude de la position qu’elle occupe dans l’Univers <strong>au</strong> moment où elle y fait son apparition.<br />

- Nous voilà bien avancés ! Si vous continuez dans <strong>ce</strong> style, vous allez justifier les craintes que<br />

j’exprimais <strong>au</strong> début de <strong>ce</strong>t entretien !<br />

-J. Rassurez-vous ! Je vais tâcher d’être claire et précise. Cette définition comprend trois<br />

éléments essentiels qui constituent les rudiments d’une structurologie, d’une cosmologie et<br />

d’une sémiologie. Voilà ! Ce sont les derniers mots pédants que je pronon<strong>ce</strong>rai. D’abord, la<br />

structurologie. L’expression « structure évolutive », que j’emprunte <strong>au</strong> célèbre philosophe<br />

Lévi-Str<strong>au</strong>ss ré<strong>ce</strong>mment disparu à un âge très avancé, désigne tout organisme formant un<br />

ensemble cohérent dont les parties qui le composent ont <strong>ce</strong>rtes, chacune, leur spécificité,<br />

mais dont la réunion donne naissan<strong>ce</strong> à un corps be<strong>au</strong>coup plus complexe et dont l’originalité<br />

absolue tient <strong>au</strong>x multiples liaisons qui les joignent. De leur synthèse résulte un Tout<br />

be<strong>au</strong>coup plus riche que leur simple addition et tout à fait différent de chacune d’elles. Nous<br />

avons déjà pris l’exemple d’un orchestre où les partitions distinctes jouées par chaque<br />

JEAN XXIV 91 Christian Singer


instrument, mais mutuellement adaptées, créent une symphonie spécifique qui leur est<br />

« supérieure ».<br />

- On pourrait <strong>au</strong>ssi évoquer une préparation culinaire assez subtile qui met en jeu de multiples<br />

produits et saveurs pour finalement aboutir à la confection d’un mets <strong>au</strong> goût très particulier<br />

qui a absorbé <strong>ce</strong>lui de chaque ingrédient pour le fondre harmonieusement avec <strong>ce</strong>lui des<br />

<strong>au</strong>tres et se révéler, grâ<strong>ce</strong> à <strong>ce</strong>tte alchimie, parfaitement <strong>au</strong>tre et inédit.<br />

-J. Bravo ! Vous avez tout compris… et nos <strong>au</strong>diteurs également ! Quant à l’adjectif<br />

« évolutive », il signifie, bien sûr, que la structure n’est pas inerte et qu’elle bouge. Et c’est ici<br />

qu’intervient une distinction décisive. Ou bien la structure renferme en elle-même la loi de son<br />

propre mouvement et on peut alors l’appeler « entité <strong>au</strong>tonome de dépendan<strong>ce</strong>s internes » ou<br />

« structure personnelle » ou tout simplement, « personne », ou bien elle est agie par des<br />

for<strong>ce</strong>s extérieures et mérite alors le nom de « structure impersonnelle » ou « d’entité<br />

hétéronome de dépendan<strong>ce</strong>s internes ».<br />

- Jusqu’à <strong>ce</strong>t instant, j’ignorais que j’étais une « entité <strong>au</strong>tonome de dépendan<strong>ce</strong>s internes » et<br />

vous m’en voyez bien flatté ! Mais que vais-je y gagner ?<br />

-J. Eh bien… la possibilité, comme je le disais tout à l’heure, de « déchiffrer votre sens », dans<br />

l’ac<strong>ce</strong>ption la plus noble et la plus pratique de <strong>ce</strong>tte expression, c’est-à-dire de répondre à la<br />

question fondamentale que toute personne devrait se poser à son sujet : à quoi dois-je servir,<br />

quelle est la mission singulière, unique et irremplaçable dont je suis investi et que je dois<br />

remplir en tant que personne elle-même singulière, unique et irremplaçable ?<br />

- Mais comment s’y prendre pour la définir ?<br />

-J. En abordant la deuxième étape de mon exposé, qui nous fait déboucher sur une vision<br />

cosmologique grandiose. L’univers est constitué par une superposition hiérarchisée de<br />

structures impersonnelles que commen<strong>ce</strong>nt à identifier les spécialistes (bulles, superamas,<br />

amas, « simples galaxies »), qui se recouvrent comme des parapluies de 1 er , 2 ème , 3 ème degré<br />

etc. de moins en moins vastes, sur lesquels « ruisselle » le Sens découlant de sa Sour<strong>ce</strong><br />

trans<strong>ce</strong>ndante (Dieu), qu’ils renvoient ainsi dans toutes les régions du Cosmos, jusqu’à des<br />

« termin<strong>au</strong>x » où il peut donner naissan<strong>ce</strong> à des êtres dont la composition physique et<br />

mentale est relative à l’itinéraire suivi pour les atteindre.<br />

- Une image me vient à l’esprit. C’est comme l’aboutissement d’un itinéraire qu’on <strong>au</strong>rait suivi<br />

à partir de Paris : on parvient finalement dans une région dont les paysages, les habitants<br />

présentent des traits caractéristiques qui sont fonction des multiples changements de<br />

direction, des bifurcations empruntées <strong>au</strong> cours du voyage, sans que les étapes de <strong>ce</strong><br />

cheminement « déterminent », <strong>au</strong> sens c<strong>au</strong>sal du terme, <strong>ce</strong>s aspects origin<strong>au</strong>x. Voilà une<br />

théorie surprenante et dont les applications potentielles font rêver. Elle signifierait que s’il<br />

existe dans la Création d’<strong>au</strong>tres « structures personnelles » que nous, dotées elles <strong>au</strong>ssi de<br />

Conscien<strong>ce</strong>-Liberté-Volonté (CLV), mais fabriquées différemment, par exemple selon une<br />

chimie qui ne serait pas <strong>ce</strong>lle du carbone, <strong>ce</strong>s propriétés, justement, qui leur seraient<br />

spécifiques dépendraient de leur position dans l’Univers où chaque empla<strong>ce</strong>ment, s’il était<br />

habité, correspondrait à une sorte particulière d’êtres vivants.<br />

-J. Exactement. Là où les choses se corsent et nous touchent directement, c’est lorsqu’on<br />

passe des espè<strong>ce</strong>s <strong>au</strong>x individus. Il serait déjà intéressant de connaître le lien qui unirait le coin<br />

précis de l’Univers occupé par l‘espè<strong>ce</strong> humaine et sa con<strong>format</strong>ion physique et mentale. Mais<br />

JEAN XXIV 92 Christian Singer


e<strong>au</strong>coup plus passionnante seraient la découverte et l’analyse de la relation qui joindrait<br />

chaque individu <strong>au</strong> Cosmos et permettrait de le « définir ». Eh bien, nous pouvons passer du<br />

conditionnel à l’affirmatif, par<strong>ce</strong> que <strong>ce</strong> rapport existe, <strong>ce</strong> dont m’ont convaincue toutes les<br />

recherches que j’ai faites sur <strong>ce</strong> sujet et que je vais maintenant résumer. Le principe général<br />

est le suivant : les traits particuliers d’un individu se dis<strong>ce</strong>rnent grâ<strong>ce</strong> à l’étude de la situation<br />

qu’il occupe dans l’espa<strong>ce</strong>-temps (lorsqu’il y fait son apparition) par rapport <strong>au</strong>x éléments les<br />

plus importants qui forment la plus proche et la plus basse des structures impersonnelles qui<br />

les surplombent (à savoir les grandes planètes qui constituent le système solaire, pour les<br />

structures personnelles terrestres). Voici la règle d’or : la façon dont le monde, par<br />

l’intermédiaire du système solaire, se présente à moi lorsque je me présente à lui symbolise la<br />

façon dont je devrai ensuite me rendre présent à la vie, à la Terre et à la société. Autrement dit<br />

: la manière dont je me situe dans le système solaire <strong>au</strong> moment de ma naissan<strong>ce</strong> « signe » la<br />

manière dont je devrai plus tard me situer dans l’existen<strong>ce</strong>. Une simple position physique<br />

factuelle exprime le positionnement normatif qu’il me f<strong>au</strong>dra adopter, tout <strong>au</strong> long de ma vie,<br />

pour m’accomplir en accomplissant ma mission.<br />

- J’imagine l’ébahissement de nos <strong>au</strong>diteurs, tout à fait comparable à <strong>ce</strong>lui qui m’a frappé la<br />

première fois que nous avons abordé <strong>ce</strong>s sujets. N’êtes-vous pas en train de nous parler<br />

subrepti<strong>ce</strong>ment d’astrologie, <strong>ce</strong>tte superstition presque unanimement condamnée par tous les<br />

milieux évolués, tant scientifiques que religieux ? Et n’allez-vous pas fortifier les préjugés de<br />

<strong>ce</strong>ux qui regrettent que Jean XXIV ait ouvert l’accès du cardinalat à des femmes qui ont la<br />

<strong>ce</strong>rvelle trop faible pour mériter un tel honneur ? J’espère que vous me pardonnerez ma<br />

franchise.<br />

-J. Je l’apprécie d’<strong>au</strong>tant plus que je connais bien la misogynie des gens d’Eglise et que vous<br />

faites bien de l’exprimer crûment. Oui, je l’avoue sans honte, c’est bien d’astrologie qu’il est<br />

question, mais <strong>ce</strong>lle que j’évoque n’a strictement rien à voir avec l’usurpatri<strong>ce</strong> qui règne sous<br />

son nom dans les médias. A <strong>ce</strong>rtains moments, je serais tentée de renon<strong>ce</strong>r à l’emploi de <strong>ce</strong><br />

mot, tellement ses connotations sont défavorables. Mais, après tout, il est riche d’une tradition<br />

qui remonte <strong>au</strong> moins à l’antique Babylone, et plutôt que d’envoyer promener le vocable le<br />

plus approprié sous prétexte qu’on le confond avec ses falsifications, il me paraît plus<br />

judicieux de lui redonner ses lettres de noblesse. Mais il ne m’échappe pas que c’est là une<br />

besogne gigantesque et quasi désespérée, tellement les malentendus sont profonds et les<br />

préjugés tena<strong>ce</strong>s.<br />

- Pourriez-vous commen<strong>ce</strong>r par expliquer plus concrètement la manière dont il f<strong>au</strong>t appliquer<br />

la règle d’or que vous venez d’énon<strong>ce</strong>r ?<br />

-J. Vous savez qu’on peut établir pour chaque personne <strong>ce</strong> qu’on appelle un « thème »<br />

astrologique où sont consignées les positions que les planètes occupaient dans le ciel <strong>au</strong><br />

moment et pour le lieu de sa naissan<strong>ce</strong>. Comme <strong>ce</strong>s coordonnées changent continuellement,<br />

il n’y a pas, s<strong>au</strong>f pour les jume<strong>au</strong>x, deux thèmes et, par conséquent, deux individus<br />

semblables. Les positions des astres sont notées d’après un double système de référen<strong>ce</strong>s.<br />

L’un est lié à leur mouvement de translation <strong>au</strong>tour du Soleil : c’est le zodiaque, divisé en 12<br />

signes, que parcourent les planètes à un rythme plus ou moins rapide et où chacune se situe<br />

en fonction de la date de naissan<strong>ce</strong>. L’<strong>au</strong>tre est lié <strong>au</strong> mouvement de rotation de la Terre sur<br />

elle-même : c’est la division du ciel en douze « maisons » où chacune se situe en fonction de<br />

l’heure de la naissan<strong>ce</strong>. Par exemple, on va déterminer, grâ<strong>ce</strong> à l’usage d’éphémérides<br />

astronomiques, que, dans tel thème donné, Vénus se trouve à tel degré du Capricorne et dans<br />

la Maison V. On va faire de même pour chaque planète. Enfin, lorsqu’elles <strong>au</strong>ront toutes été<br />

bien « localisées », on considérera leurs positions respectives, les « écarts angulaires »,<br />

JEAN XXIV 93 Christian Singer


exprimés en degrés, qui les unissent, <strong>ce</strong> qu’on appelle les « aspects », dont <strong>ce</strong>rtains (90°,<br />

120°), lorsqu’ils sont exacts ou presque (à quelques degrés près) nous donneront justement<br />

une idée du « rapport » que les pôles du psychisme inconscient, représentés par les planètes,<br />

entretiennent mutuellement. Voilà donc les quatre « claviers d’interprétation » (planètes,<br />

signes du zodiaque, secteurs ou maisons, aspects) dont on se sert en astrologie. Chaque<br />

« touche » comporte une signification propre qu’il f<strong>au</strong>t dégager avec précision. Après quoi, et<br />

c’est là un travail <strong>au</strong>ssi passionnant que délicat, on procède à la synthèse de toutes <strong>ce</strong>s<br />

données pour obtenir la « partition » symphonique que le « titulaire » du thème devra jouer<br />

tout <strong>au</strong> long de son existen<strong>ce</strong>, s’il veut se mettre en « accord » avec lui-même, avec <strong>au</strong>trui et<br />

avec le monde. J’utilise ici une image « orchestrale » pour désigner le projet concret qui<br />

l’habite, dont l’étude de son thème donne une définition complète et nuancée et qu’il lui f<strong>au</strong>t<br />

donc réaliser pour se réaliser lui-même et apporter sa part à la construction du monde. On<br />

pourrait également dire que chacun est appelé à « aller dans son sens », <strong>ce</strong>lui qu’il découvre<br />

en lui-même grâ<strong>ce</strong> à l’analyse astrologique, qui lui confère sa raison d’être et son originalité<br />

absolue, qui constitue pour lui une sorte d’ordre de mission ou de feuille de route, et le rend<br />

infiniment précieux et tout à fait irremplaçable puisque nul ne peut se substituer à lui pour<br />

accomplir la tâche particulière et indispensable dont il est chargé en vue de l’intérêt général.<br />

- Alors là.… je demande grâ<strong>ce</strong> <strong>au</strong> nom des <strong>au</strong>diteurs ! Vous venez de nous submerger sous<br />

quantité de notions inhabituelles exprimées en un vocabulaire qui ne l’est pas moins. Il vous<br />

f<strong>au</strong>t revenir en arrière et vous expliquer plus clairement. Pour vous aider, je vais me mettre<br />

dans la pe<strong>au</strong> d’un profane qui ignore tout de votre message et c’est moi qui vais poser les<br />

questions à sa pla<strong>ce</strong>. D’abord, pourriez-vous nous donner un exemple pratique de l’emploi de<br />

vos quatre claviers d’interprétation ?<br />

-J. Eh bien, je vais prendre <strong>ce</strong>lui que j’évoquais à l’instant, Vénus dans le Capricorne en<br />

maison V. Mon commentaire sera forcément très simpliste, puisqu’il n’est évidemment pas<br />

question que je donne ici des cours d’astrologie. Les planètes sont, en fait, les seuls acteurs<br />

de la piè<strong>ce</strong>. Chacune figure une composante essentielle de la personnalité. C’est ainsi que<br />

Vénus représente (entre <strong>au</strong>tres) son potentiel affectif. Si vous la comparez à une sour<strong>ce</strong> de<br />

lumière, le signe zodiacal où elle prend pla<strong>ce</strong> correspondrait bien à un vitrail qui lui donnerait<br />

une « coloration » particulière. Le Capricorne indique une manière <strong>au</strong>stère de vivre son<br />

affectivité, qui se manifestera par des relations durables et profondes, marquées par le sens<br />

du devoir et des responsabilités. La position en Maison désigne les objets et les secteurs<br />

d’application et confère à l’interprétation une tournure très concrète. C’est ainsi qu’une<br />

présen<strong>ce</strong> en Maison V signalera souvent (pas toujours : d’<strong>au</strong>tres possibilités peuvent être<br />

suggérées par le reste du thème !) une orientation vers les jeunes, <strong>au</strong> servi<strong>ce</strong> desquels devra<br />

se mettre le type d’affectivité capricornienne que j’ai sommairement décrit. Mais Vénus n’est<br />

pas isolée dans le thème. Pour fixer avec <strong>ce</strong>rtitude son interprétation et pour l’étoffer, il f<strong>au</strong>dra<br />

tenir compte des « aspects » qu’elle forme avec telle ou telle <strong>au</strong>tre planète qui, elle-même, se<br />

trouve dans une maison et dans un signe différents ! Et ainsi de suite pour les onze astres que<br />

comporte le thème. Dans le cas de notre Vénus capricornisée, <strong>ce</strong>rtains « aspects » difficiles<br />

peuvent signifier que la personne est appelée à vivre l’<strong>au</strong>stérité de <strong>ce</strong>tte position d’une<br />

manière renforcée et quasi héroïque, à travers des formes d’abnégation et de renonciation<br />

affectives qui lui permettront de réserver tout son amour… <strong>au</strong> Christ, par exemple, et <strong>au</strong>x<br />

déshérités qui en ont le plus grand besoin. C’est <strong>ce</strong> qu’on appelle une sublimation, vécue<br />

dans le célibat expressément choisi ou religieusement consacré. Mais il y a <strong>au</strong>ssi deux <strong>au</strong>tres<br />

issues possibles, be<strong>au</strong>coup moins heureuses, la névrose « passive » lorsque la personne<br />

s’abîme dans la frustration, le refoulement, les blocages, la dépression avec toutes les<br />

inciden<strong>ce</strong>s sur son humeur (chagrine, m<strong>au</strong>ssade, renfrognée..), ses comportements solitaires<br />

et misanthropiques d’ours mal léché. Ou la « perversion » active, lorsqu’elle essaie<br />

JEAN XXIV 94 Christian Singer


désespérément de se créer les relations dites normales pour lesquelles elle n’est pas faite et<br />

que ses échecs perpétuels l’incitent à multiplier en vain les tentatives.<br />

- A vous entendre, on croirait presque à une malédiction !<br />

-J. Ce n’est évidemment pas le cas. En réalité, la personne s’<strong>au</strong>to-sanctionne pour s’avertir<br />

qu’elle « marche à côté de ses pompes » et qu’elle doit ac<strong>ce</strong>pter des sacrifi<strong>ce</strong>s affectifs qui,<br />

bien loin de la desservir, lui permettront de connaître, à plus ou moins long terme, des formes<br />

d’épanouissement supérieures.<br />

- Ce tout petit aperçu montre l’intérêt du travail d’interprétation, sa complexité, qui correspond<br />

évidemment à <strong>ce</strong>lle de la personnalité qu’on étudie, et la né<strong>ce</strong>ssité, pour la comprendre à<br />

fond, de « contextualiser » toutes ses composantes... Aucun élément isolé n’a de sens et de<br />

vie par lui-même. Il n’en acquiert qu’en agissant de « con<strong>ce</strong>rt » avec ses partenaires.<br />

Choisissons un <strong>au</strong>tre symbole planétaire, par exemple la Lune, représentant, si je ne m’abuse,<br />

nos capacités intuitives, per<strong>ce</strong>ptives et imaginatives, qui vont pouvoir s’exer<strong>ce</strong>r en quantité<br />

d’occasions, qu’il s’agisse du rêve, de la poésie, du maniement de l’image, de notre aptitude à<br />

« sentir » des situations, des ambian<strong>ce</strong>s, des états d’esprit, des intentions ou, même, des<br />

événements futurs… Le signe où elle réside dans un thème donné indique, parmi les douze<br />

manières principales dont « ses » qualités et « ses » dons peuvent s’exprimer, <strong>ce</strong>lle qui<br />

convient à <strong>ce</strong> cas particulier. Même raisonnement <strong>au</strong> sujet des Maisons : il existe douze<br />

secteurs importants de l’existen<strong>ce</strong> <strong>au</strong>xquels peut s’appliquer chaque symbolique planétaire.<br />

C’est ainsi que dans un même thème (<strong>ce</strong>lui de J.P. Sartre), on trouvera Le Soleil dans les<br />

Géme<strong>au</strong>x en maison VII, la Lune dans le Verse<strong>au</strong> en maison II, Mars dans le Scorpion en<br />

maison XI, Uranus dans le Capricorne en maison I... et ainsi de suite. La diversité de <strong>ce</strong>s<br />

positions qu’on unit dans l’interprétation grâ<strong>ce</strong> <strong>au</strong>x « aspects », après les avoir analysées<br />

séparément, illustre la richesse de chaque thème et montre, par exemple, que be<strong>au</strong>coup de<br />

soi-disant « professions » ou jobs abrutissants et payés à coups de lan<strong>ce</strong>-pierres qu’on impose<br />

à des millions d’esclaves, par<strong>ce</strong> que les nantis en ont besoin pour se remplir les poches, ne<br />

sont jamais indiqués dans les thèmes par<strong>ce</strong> qu’<strong>au</strong>cun d’entre eux (et donc <strong>au</strong>cun homme)<br />

n’est dépourvu de créativité ou d’altruisme <strong>au</strong> point d’en être réduit à ac<strong>ce</strong>pter des tâches<br />

<strong>au</strong>ssi avilissantes.<br />

-J. Les <strong>au</strong>diteurs vont s’aper<strong>ce</strong>voir que, tout à l’heure, vous feigniez l’étonnement et<br />

l’indignation lorsque j’ai évoqué l’astrologie. Je les avertis qu’en fait vous êtes tout <strong>au</strong>ssi calé<br />

que moi en la matière, sinon plus..<br />

- Je le suis devenu grâ<strong>ce</strong> à vous et il a vraiment fallu que je vous fasse confian<strong>ce</strong> pour m’y<br />

mettre, car, <strong>au</strong> début, j’y étais spontanément très réfractaire. Et puis, mes préventions sont<br />

tombées à mesure que je progressais et que je découvrais un univers passionnant <strong>au</strong>x<br />

ramifications multiples et révolutionnaires. Si chaque personne, grâ<strong>ce</strong> à l’usage de l’astrologie,<br />

prenait conscien<strong>ce</strong> de toute l’étendue de ses capacités spécifiques et avait à la fois la<br />

possibilité pratique et la volonté de les mettre en œuvre <strong>au</strong> sein de la société, <strong>ce</strong>lle-ci serait<br />

totalement transformée, et pour le meilleur, car chacun de ses membres, s’épanouissant dans<br />

une série d’activités qui lui seraient parfaitement adaptées, serait à la fois heureux et effica<strong>ce</strong>,<br />

et contribuerait grandement <strong>au</strong> bien général. Il ne se fabriquerait pas d’<strong>au</strong>to-sanctions<br />

pathologiques et, de <strong>ce</strong> fait, le trou de la Sécurité sociale française qu’on n’est jamais arrivé à<br />

combler se résorberait tout seul etc. etc.<br />

-J. Nous verrons plus loin, lorsque nous aborderons le chapitre si important des relations<br />

humaines que, dans <strong>ce</strong> secteur <strong>au</strong>ssi, l’astrologie nous apporte des lumières qui devraient<br />

JEAN XXIV 95 Christian Singer


transfigurer notre façon de les considérer et de les vivre. Tiens, <strong>au</strong> fait… Vous évoquiez à<br />

l’instant la symbolique lunaire. Ca m’a remis en mémoire le cas de B<strong>au</strong>delaire qui l’a vécue<br />

sous les trois formes que nous avons distinguées, la névrose de l’impuissan<strong>ce</strong> sexuelle, la<br />

perversion de l’alcoolisme et la sublimation poétique.<br />

- Nous ne pouvons malheureusement pas nous attarder sur toutes les perspectives novatri<strong>ce</strong>s<br />

ouvertes par l’astrologie et il nous f<strong>au</strong>t maintenant en revenir plus précisément à notre sujet<br />

de fond, <strong>ce</strong>lui de la Connaissan<strong>ce</strong>, qui nous est révélée par l’astrologie, à la fois dans sa<br />

nature théorique (le déchiffrement du sens contenu dans chaque structure évolutive) et dans<br />

ses applications pratiques, liées à l’étude des thèmes de naissan<strong>ce</strong>, <strong>ce</strong>s « cartes d’identité »<br />

individuelles, be<strong>au</strong>coup plus complètes que les ordinaires ! Première question : les<br />

significations très typées que vous attribuez à chaque symbole astrologique, comment ontelles<br />

été fixées, qui les a déterminées ?<br />

-J. Il n’y a pas là de mystère et je profite de <strong>ce</strong>tte occasion pour dé<strong>livre</strong>r l’astrologie de toute<br />

une <strong>au</strong>ra poussiéreuse et malsaine d’ésotérisme de pacotille dont <strong>ce</strong>rtains milieux aiment<br />

l’entourer. Elle est, <strong>au</strong> contraire, foncièrement « exotérique », elle est à la portée de tous et elle<br />

s’adresse à tous puisqu’elle constitue un langage universel que tout être humain <strong>au</strong>rait le plus<br />

grand intérêt à comprendre et à parler… et qui s’est petit à petit formé, par tâtonnements<br />

suc<strong>ce</strong>ssifs, il y a cinq ou six millénaires, prenant ainsi une avan<strong>ce</strong> considérable sur les<br />

scien<strong>ce</strong>s modernes qui ne sont vieilles que de cinq siècles environ. Les hommes de <strong>ce</strong>s<br />

époques lointaines ont saisi qu’il existait une corrélation entre le cours des astres et <strong>ce</strong>lui de<br />

leurs existen<strong>ce</strong>s, pas seulement observable dans des domaines matériels, physiques ou<br />

climatiques extérieurs à eux-mêmes où elle avait un retentissement utilitaire (agriculture,<br />

élevage..), mais <strong>au</strong>ssi, plus profondément, dans leur propre évolution individuelle et collective,<br />

dans leur vie intérieure.. Ce fut une approche tout à fait pragmatique, mais qui porta ses fruits<br />

dès la plus h<strong>au</strong>te Antiquité puisque les tablettes babyloniennes qui traitent d’astrologie<br />

révèlent déjà un h<strong>au</strong>t degré de précision dans la définition des symboliques.<br />

- Oui… mais comment en vérifier l’exactitude ? C’est <strong>ce</strong> que les scientifiques ne <strong>ce</strong>ssent de<br />

réclamer le sarcasme à la bouche, et bien persuadés que c’est une entreprise impossible<br />

puisqu’on se trouverait en pleine fantaisie et en plein arbitraire.<br />

-J. Il f<strong>au</strong>t d’abord constater que toutes les personnes qui pratiquent sérieusement l’astrologie<br />

sont d’accord, depuis des temps immémori<strong>au</strong>x, sur le contenu de <strong>ce</strong>s symboliques. Un<br />

consensus général s’est établi <strong>au</strong> sujet des significations attachées, par exemple, à Jupiter, <strong>au</strong><br />

T<strong>au</strong>re<strong>au</strong>, à la Maison III ou à un aspect de trigone (120°). Et <strong>ce</strong>tte unanimité, qui exclut le flou,<br />

provient d’une très longue pratique qui a donc fait ses preuves. Mais il convient <strong>au</strong>ssi de<br />

préciser que la méthode expérimentale classique utilisée dans les scien<strong>ce</strong>s et qui s’appuie sur<br />

une reproductibilité des phénomènes, ne peut avoir cours en astrologie, par<strong>ce</strong> que <strong>ce</strong>lle-ci<br />

étudie des réalités humaines très complexes, singulières, fortement individualisées et donc,<br />

par définition, « irreproductibles ». Le pro<strong>ce</strong>ssus de vérification scientifique habituel ne peut<br />

s’appliquer qu’à des réalités ou à des faits matériels simples qui se renouvellent de manière<br />

<strong>au</strong>tomatique, mécanique et uniforme. Mais il est tout à fait inadapté, pour c<strong>au</strong>se de<br />

simplisme, à une discipline qui s’occupe de caractéristiques toujours originales et inédites,<br />

puisqu’elles appartiennent à des êtres humains qui ne sont ni des <strong>au</strong>tomates ni des<br />

mécaniques, et qui sont, à chaque fois, différents. C’est donc la supériorité de l’astrologie sur<br />

les scien<strong>ce</strong>s qui la rend inac<strong>ce</strong>ssible à leurs méthodes de validation.<br />

- C’est un peu comme si on voulait rendre compte de la poésie et de l’amour en les mettant<br />

en équations ! Voilà encore des propos qui vont mettre en rage les scientistes… et je crains<br />

JEAN XXIV 96 Christian Singer


qu’elle ne redouble avec la suite de vos explications. Admettons donc qu’il existe une<br />

connexion incontestable entre les phénomènes célestes et leurs projections terrestres... Mais,<br />

deuxième question redoutable, quelle est la nature de <strong>ce</strong> lien ?<br />

-J. A <strong>ce</strong> sujet, il y a lieu de dissiper un malentendu fondamental qui fait le plus grand tort à<br />

l’astrologie et qui est, malheureusement, entretenu par la plupart des astrologues eux-mêmes,<br />

imprégnés, comme tout le monde et comme nous venons de le dire, par <strong>ce</strong>tte idée qu’une<br />

recherche n’est valable et ne peut être admise comme <strong>au</strong>thentique par le public que si elle<br />

passe sous les Fourches C<strong>au</strong>dines imposées par les rationalistes. En d’<strong>au</strong>tres termes, il<br />

f<strong>au</strong>drait absolument que l’astrologie fonctionne par influen<strong>ce</strong>s matérielles, par transports<br />

d’énergie dans l’espa<strong>ce</strong> et dans le temps. Chacun de nous, à sa naissan<strong>ce</strong>, serait une « tabula<br />

rasa », une sorte de feuille blanche sur laquelle s’imprimeraient de mystérieux et indétectables<br />

« influx astr<strong>au</strong>x » ! Cette vision des choses est infantile, grossière (la psychologie humaine est<br />

bien trop subtile pour résulter d’un matérialisme <strong>au</strong>ssi brut !) et impossible à soutenir car,<br />

ainsi que le faisait remarquer un célèbre astronome, s’il en était ainsi, les tours de la Défense<br />

« influen<strong>ce</strong>raient » be<strong>au</strong>coup plus les Parisiens que la lointaine Pluton !<br />

- Vous voulez dire que les astrologues se laissent piéger par des adversaires qui les persuadent<br />

que leur discipline ne peut être crédible que si elle répond <strong>au</strong>x critères de la vérification<br />

scientifique… tout en sachant très bien que <strong>ce</strong>lle-ci n’est pas réalisable, puisque les influen<strong>ce</strong>s<br />

en question n’existent pas, s<strong>au</strong>f lorsqu’il s’agit de pro<strong>ce</strong>ssus purement physiques comme<br />

l’attraction lunaire qui est à l’origine des marées !<br />

-J. Exactement ! Si on ac<strong>ce</strong>pte d’entrer dans leur jeu, on est cuit et l’astrologie avec ! En fait,<br />

la correspondan<strong>ce</strong> indéniable qui existe entre les configurations célestes et nos configurations<br />

psycho-corporelles n’est pas due à une c<strong>au</strong>salité physique. Les astres ne sont pas les <strong>au</strong>teurs<br />

de <strong>ce</strong> que nous sommes, mais simplement les témoins et les interprètes. Ils « fonctionnent »<br />

un peu comme des panne<strong>au</strong>x de signalisation routière qui annon<strong>ce</strong>nt la proximité d’un<br />

carrefour sans, pour <strong>au</strong>tant, le créer. Mars, Saturne, Vénus etc. sont, à la fois, des corps<br />

matériels dont les scientifiques étudient légitimement les propriétés, et des symboles<br />

signifiants qui fonctionnent comme des miroirs nous renvoyant notre propre image. On peut<br />

même aller jusqu’à dire que leur matérialité et, tout simplement, leur existen<strong>ce</strong> se justifient<br />

avant tout par<strong>ce</strong> qu’elles sont porteuses d’un Sens. Si on Le néglige, on passe à côté de<br />

l’essentiel, c’est-à-dire de la véritable raison d’être et de l’utilité de l’objet.<br />

- Oui, c’est comme si on ne voyait dans le panne<strong>au</strong> de signalisation qu’un bout de ferraille<br />

pesant tel poids, présentant telle forme etc., tout en oubliant le plus important, qui lui confère<br />

tout son intérêt : l’in<strong>format</strong>ion qu’il transmet <strong>au</strong>x usagers de la route. Se borner à des<br />

évaluations matérielles en ignorant qu’elles sont <strong>au</strong> servi<strong>ce</strong> d’une réalité supérieure, c’est agir<br />

en aveugle, à l’instar des astronomes qui s’obstinent à « déconsidérer » Jupiter en le réduisant<br />

à une grosse boule de gaz dépourvue de signification ! Plus parlante encore serait la<br />

comparaison avec un table<strong>au</strong>. Que penserait-on d’un individu qui n’y verrait qu’une <strong>ce</strong>rtaine<br />

quantité de bois, de toile, de peinture… sans s’aper<strong>ce</strong>voir que <strong>ce</strong>tte matière est organisée, et<br />

qu’elle l’est en vue de « représenter » (<strong>ce</strong> mot est capital) une scène intelligente ?<br />

-J. En tant que supports matériels d’un sens, les planètes sont des signes et nous font signe.<br />

Chacune est dépositaire du sens spécifique qu’elle symbolise, qui s’applique à tous les êtres<br />

humains, mais qui se particularise pour chacun d’eux en fonction de la position particulière<br />

qu’<strong>au</strong> moment de sa naissan<strong>ce</strong>, il occupe dans l’espa<strong>ce</strong> par rapport à elle. Ce qui explique le<br />

« point de vue » résolument anthropo<strong>ce</strong>ntrique et géo<strong>ce</strong>ntrique de l’astrologie, dont se<br />

g<strong>au</strong>ssent be<strong>au</strong>coup d’astronomes qui en seraient presque à considérer que les astrologues<br />

JEAN XXIV 97 Christian Singer


sont tellement arriérés qu’ils ignorent encore que c’est la Terre qui tourne <strong>au</strong>tour du Soleil, et<br />

non l’inverse ! Ce qui compte pour l’astrologue, <strong>ce</strong> n’est pas la réalité « objective », mais les<br />

innombrables réalités « subjectives » qui dérivent de « l’angle » sous lequel chaque individu<br />

perçoit le ciel à l’instant de son entrée dans le monde. Comme disait le curé d’Ars à propos de<br />

l’hostie contenue dans le tabernacle : « Il m’avise …et je L’avise ». De <strong>ce</strong> regard réciproque et<br />

différent pour chaque personne, naît un « dialogue » fructueux qui nous fait découvrir les<br />

richesses de notre individualité.<br />

- Après <strong>ce</strong>s explications un peu difficiles, mais tellement instructives, nos <strong>au</strong>diteurs<br />

comprendront mieux les formules un peu étranges que vous avez employées tout à l’heure et<br />

qui devraient maintenant leur paraître tout à fait lumineuses. J’en rappelle une, qui est<br />

capitale : « La manière dont je me situe dans le système solaire <strong>au</strong> moment de ma naissan<strong>ce</strong><br />

« signe » la manière dont il me f<strong>au</strong>dra plus tard me situer dans l’existen<strong>ce</strong> ». Mais <strong>au</strong> fait, que<br />

signifie exactement <strong>ce</strong> « il f<strong>au</strong>dra » ? N’implique-t-il pas une disparition de notre liberté,<br />

comme le pensent be<strong>au</strong>coup de gens qui voient dans l’astrologie un carcan déterministe ?<br />

-J. Une fois de plus, on est en pleine équivoque. On confond « déterminations » et<br />

déterminisme. Certes, il est vrai que chacun de nous est « déterminé » par ses dons<br />

particuliers qui sont en même temps des limites. Tout le monde sait qu’un même individu ne<br />

pourra pas ex<strong>ce</strong>ller à la fois dans l’art de jouer du violon, de piloter un gros avion, de pratiquer<br />

la médecine ou l’ébénisterie etc. Si nous voulons nous réaliser et faire œuvre utile, nous<br />

devons faire des choix, et donc consentir à des renon<strong>ce</strong>ments, qui seront guidés par une<br />

claire appréhension de nos capacités véritables. Et c’est là où l’on prend conscien<strong>ce</strong> de la<br />

véritable nature de notre liberté et de son bon usage. Elle ne consiste pas à multiplier des<br />

actes gratuits et arbitraires destinés à créer l’illusion d’une toute-puissan<strong>ce</strong> qui défierait toute<br />

morale et toute restriction, quitte à commettre des crimes pour se prouver qu’on est <strong>au</strong>dessus<br />

de toute norme ou, plus simplement, de manière plus banale et moins dangereuse, à<br />

se lan<strong>ce</strong>r dans des aventures qui ne nous conviennent pas, pour lesquelles nous ne sommes<br />

pas doués et qui se termineront donc par un fiasco. A quoi bon accumuler les échecs en<br />

décidant, <strong>au</strong> nom d’une exaltation fallacieuse de notre liberté, de faire précisément <strong>ce</strong> pour<br />

quoi nous ne sommes pas faits ? C’est là une attitude absurde et parfaitement stérile. De<br />

façon plus humble et plus réaliste, nous avons plutôt intérêt à déterminer, puis à emprunter<br />

les chemins qui nous sont adaptés et grâ<strong>ce</strong> <strong>au</strong>xquels nous pourrons avan<strong>ce</strong>r très loin, tout en<br />

admettant qu’il f<strong>au</strong>t faire un tri et donc abandonner <strong>ce</strong>rtaines voies où nous gaspillerions nos<br />

énergies pour de bien faibles résultats… et pour le seul plaisir trompeur et dérisoire de<br />

proclamer que nous <strong>au</strong>rions agi en pleine (pseudo) liberté, c’est-à-dire en l’absen<strong>ce</strong> de toute<br />

motivation puisée dans nos capacités réelles.<br />

- Prenons, si vous voulez bien, l’image d’un couloir ou d’un carrefour <strong>au</strong>x multiples sens<br />

interdits. On peut, soit considérer les murs du couloir comme des contraintes inadmissibles,<br />

insupportables, soit découvrir qu’ils présentent l’immense avantage d’indiquer la direction que<br />

nous devons prendre. Idem pour le carrefour : nous pouvons, soit déplorer que tant de routes<br />

nous soient fermées, en oubliant qu’elles nous mèneraient à la catastrophe, soit nous réjouir<br />

que <strong>ce</strong>s barrages nous conduisent, après éliminations, à découvrir les voies qui s’ouvrent à<br />

nous en vue de notre réussite.<br />

-J. Nous touchons là un admirable paradoxe : non seulement les « déterminations » ne sont<br />

pas incompatibles avec la liberté, mais elles sont la condition indispensable de son exerci<strong>ce</strong>.<br />

Sans elles, sans les supports concrets et les cadres qu’elles représentent, elle tournerait en<br />

vain et se dissoudrait dans le vide. Une deuxième question se pose à son sujet : sommes nous<br />

obligés de suivre notre « bon » chemin ? Evidemment non : nous restons tout à fait libres de<br />

JEAN XXIV 98 Christian Singer


ater notre vie ! Nous ne sommes pas des pantins entre les mains de Dieu qui manierait les fils<br />

de notre destinée pour nous for<strong>ce</strong>r à être bien sages, à agir et à vivre <strong>au</strong> mieux de notre intérêt<br />

et pour le bien commun. Be<strong>au</strong>coup de gens ont de la peine à con<strong>ce</strong>voir l’infini respect que<br />

Dieu, justement, porte à notre liberté, qu’ils ont tendan<strong>ce</strong> à minimiser. C’est également vrai<br />

sur un plan collectif. Par exemple, les hommes ne seraient pas libres <strong>au</strong> point d’être<br />

pleinement responsables de la Shoah. Le vrai coupable, c’est Dieu qui <strong>au</strong>rait dû intervenir<br />

pour empêcher miraculeusement les hommes de commettre une <strong>au</strong>ssi énorme « bêtise »! Et<br />

puisqu’il ne l’a pas fait, on va le punir en le condamnant à l’inexisten<strong>ce</strong> ! C’est ainsi qu’on<br />

entend partout répéter qu’on ne s<strong>au</strong>rait plus croire en Dieu après Auschwitz. Quelle absurdité !<br />

Finalement, il ne f<strong>au</strong>t ni exagérer ni réduire le rôle et la puissan<strong>ce</strong> de notre liberté. C’est <strong>ce</strong><br />

que nous enseigne l’astrologie avec be<strong>au</strong>coup de sagesse.<br />

- A propos d’enseignement, je voudrais reprendre l’ensemble de <strong>ce</strong>lui que vous venez de nous<br />

donner, qui est absolument renversant. Je ne suis pas sûr que tous nos <strong>au</strong>diteurs en aient<br />

saisi la portée vertigineuse et les conséquen<strong>ce</strong>s incalculables. C’est pourquoi je voudrais que<br />

nous les y aidions en le résumant et en le regroupant <strong>au</strong>tour de quelques points forts. Je<br />

commen<strong>ce</strong>… et puis vous enchaînerez. 1° Pas plus que l’Univers n’est (comme le disait<br />

élégamment Edgar Morin ! ) « une flatulen<strong>ce</strong> » accidentelle échappée du néant pour revenir<br />

s’y dissiper tôt ou tard, nous ne sommes les produits du hasard et de la né<strong>ce</strong>ssité, semblables<br />

à des moisissures éphémères, à de petits blocs de gélatine contingents, inconsistants et insignifiants<br />

abandonnés et perdus dans un monde indifférent et in-sensé. Bien <strong>au</strong> contraire,<br />

chacun de nous compte énormément <strong>au</strong>x yeux de Dieu par<strong>ce</strong> qu’il l’a fabriqué comme un<br />

spécimen unique destiné à remplir sur la scène cosmique des fonctions constructives que lui<br />

seul est à même d’accomplir. Ce n’est qu’une maille parmi be<strong>au</strong>coup d’<strong>au</strong>tres, mais si elle<br />

faillit à sa mission, c’est tout l’ouvrage qui se défait. Et c’est bien l’impression que nous<br />

donnent les collectivités préhumaines, <strong>ce</strong>lles d’être largement « détricotées ». Jean XXIV a<br />

tenté d’enrayer le pro<strong>ce</strong>ssus et même d’entamer un remmaillage. Il y a réussi dans une<br />

<strong>ce</strong>rtaine mesure, mais son œuvre demeure précaire et inachevée…<br />

-J. Je prends donc la relève… 2° la tâche particulière qui est impartie à chacun de nous pour<br />

la durée de son existen<strong>ce</strong> peut être déterminée très précisément grâ<strong>ce</strong> à un extraordinaire<br />

agen<strong>ce</strong>ment des corps et des phénomènes célestes créés et combinés de sorte que les<br />

configurations astrales qui président à notre naissan<strong>ce</strong> la reflètent (<strong>ce</strong>tte tâche !) et la signifient<br />

à travers un langage symbolique qu’il nous f<strong>au</strong>t décoder et qui comprend son alphabet, sa<br />

grammaire et sa morphologie. C’est ainsi que l’astrologie, qui s’in<strong>au</strong>gure en cosmologie et en<br />

structurologie, s’achève en sémiologie. Les planètes ne sont pas des lambe<strong>au</strong>x de matière qui<br />

tourneraient en rond sans savoir pourquoi ! Chacune d’elles est affectée d’un sens général qui<br />

lui est propre et qui s’applique à chacune des « personnes » qu’il con<strong>ce</strong>rne en se nuançant<br />

pour elle selon la position réciproque des deux partenaires <strong>au</strong> moment de la naissan<strong>ce</strong>. Et<br />

c’est la somme des renseignements que, toutes réunies, elles nous transmettent qu’il nous<br />

f<strong>au</strong>t prendre en considération pour brosser un table<strong>au</strong> juste et complet de la personnalité du<br />

nouve<strong>au</strong>-né et de la destinée (pas le « destin », qui impliquerait une absen<strong>ce</strong> de liberté) à<br />

laquelle il est appelé. Reconnaissons que <strong>ce</strong>s données, qu’il s’agisse de « l’arrangement »<br />

général de l’Univers ou du sens qu’il convient d’attribuer à chacun de ses éléments, ne sont<br />

pas évidentes. Il f<strong>au</strong>t les mériter en faisant un effort pour les découvrir. Ca fait penser à <strong>ce</strong>s<br />

dessins pour enfants où l’on dissimule des figures humaines dans la frondaison d’un arbre.<br />

Comme le disait A. Vialatte, il y a des gens, à l’image de be<strong>au</strong>coup de scientifiques, qui ne les<br />

aper<strong>ce</strong>vront jamais, surtout lorsqu’ils s’y refusent a priori, mais, ajoutait-il, une fois qu’on les a<br />

dis<strong>ce</strong>rnées, on ne voit plus qu’elles !<br />

JEAN XXIV 99 Christian Singer


- J’attrape la balle <strong>au</strong> bond ! 3° donc. On saisit ainsi les propriétés essentielles de l’Univers,<br />

plus cachées, mais bien plus importantes que <strong>ce</strong>lles, extérieures et superficielles, décrites par<br />

les astrophysiciens et <strong>au</strong>tres cosmologistes. Il apparaît comme un Livre où sont inscrits,<br />

comme des lettres, des mots et des phrases, les multiples signes qui nous renseignent sur les<br />

intentions de Dieu. Nous entrons en conversation avec Lui dont la gloire, comme l’affirme la<br />

Bible, nous est contée par les cieux. La Création n’est plus une immensité vide, parfaitement<br />

aléatoire et improbable… et inintéressante s<strong>au</strong>f pour une curiosité purement gratuite et<br />

inutile. Ainsi que l’avaient pressenti de grands philosophes comme Malebranche et Berkeley,<br />

l’Univers est un recueil d’images qui nous parlent de Dieu ou, plus exactement, c’est Dieu qui<br />

s’adresse à nous par leur intermédiaire.<br />

-J. Si vous me permettez, je rattacherai à <strong>ce</strong> dernier propos le 4° qui représente sans doute<br />

l’affirmation primordiale appelée à dominer l’ensemble de nos entretiens, à leur donner un<br />

sens fondamental et, surtout, du moins je l’espère, à éclairer d’une lumière éblouissante et<br />

définitive l’esprit et la vie de be<strong>au</strong>coup de nos contemporains qui continuent à « marcher dans<br />

les ténèbres» . Comme vous le savez, quelques scientifiques de très h<strong>au</strong>t nive<strong>au</strong> (à l’exemple<br />

du néo-zélandais M. Denton) mais très minoritaires persistent à croire que la prise en compte<br />

des seules données physiques, chimiques, astronomiques, etc. actuellement disponibles suffit<br />

à attester l’existen<strong>ce</strong> d’une Conscien<strong>ce</strong> et d’une Volonté trans<strong>ce</strong>ndantes, tellement <strong>ce</strong>s<br />

paramètres semblent avoir été calculés avec une précision incroyable et tout exprès pour<br />

permettre à notre monde de se constituer et de se prolonger. La moindre modification<br />

apportée à l’un quelconque d’entre eux entraînerait sa disparition immédiate. Mais si un doute<br />

peut subsister <strong>au</strong> sujet de <strong>ce</strong>tte conclusion, quand on y parvient en usant d’arguments<br />

purement « matériels », il n’en demeure plus <strong>au</strong>cun, à moins de renon<strong>ce</strong>r <strong>au</strong>x éviden<strong>ce</strong>s<br />

rationnelles, si l’on y aboutit par les moyens de la cosmologie symbolique. Le système inouï<br />

de correspondan<strong>ce</strong>s signifiantes qui régit les rapports entre Ciel et Terre est tellement<br />

ingénieux, exact, complexe, subtil et fouillé qu’il ne peut en <strong>au</strong>cun cas résulter de<br />

coïnciden<strong>ce</strong>s aveugles. Il a visiblement été mis en pla<strong>ce</strong> et inséré dans la texture même du<br />

monde par un Esprit créateur qui s’intéresse à Son Œuvre et qui l’aime <strong>au</strong> point d’avoir<br />

conféré à chacune de ses composantes une valeur infinie et un sens particulier qui s’inscrit<br />

dans le Sens be<strong>au</strong>coup plus ample d’une Evolution générale d’un Univers qui est appelé à<br />

ratifier son Acte de naissan<strong>ce</strong> en retournant volontairement à son Origine et en s’en<br />

rapprochant de plus en plus grâ<strong>ce</strong> à une action divinisatri<strong>ce</strong> exercée sur Lui-même.<br />

- Disons le tout net. Vous voyez dans l’Organisation suprêmement intelligente du Cosmos la<br />

preuve manifeste et incontestable de l’existen<strong>ce</strong> de Dieu.<br />

-J. Oui… Au risque de faire hurler, je prétends que le vieux débat opposant les « athées » ou<br />

les « agnostiques » <strong>au</strong>x « croyants » est ainsi tranché de manière décisive et définitive en<br />

faveur de <strong>ce</strong>s derniers. La c<strong>au</strong>se est entendue. J’irai même encore plus loin en risquant deux<br />

affirmations que be<strong>au</strong>coup jugeront très ex<strong>ce</strong>ssives. La première est que le terme de<br />

« croyant » me semble bien trop vague et trop abstrait, car il s’agit moins de croire en<br />

l’existen<strong>ce</strong> de Dieu (avec <strong>ce</strong> que l’expression comporte de <strong>ce</strong> «doute » et de <strong>ce</strong>tte « in<strong>ce</strong>rtitude<br />

très à la mode que les chrétiens s’effor<strong>ce</strong>nt de cultiver afin de ne pas passer pour des débiles<br />

et des fanatiques) que de constater sa présen<strong>ce</strong> indubitable en nous et à l’extérieur, qui<br />

s’affiche d’ailleurs de multiples façons et pas seulement à travers un ordonnan<strong>ce</strong>ment<br />

sensationnel du monde. La deuxième est que je n’ai jamais vraiment cru à la profondeur et à<br />

l’<strong>au</strong>thenticité des « croyan<strong>ce</strong>s » athées. Les personnes qui s’en targuent se lèvent le matin et<br />

vaquent à leurs affaires, comme si de rien n’était, <strong>ce</strong> qui me paraît tout à fait inconséquent.<br />

Comme le laissait entendre avec be<strong>au</strong>coup de justesse l’un d’entre eux, Jules Renard (« Un<br />

homme qui <strong>au</strong>rait absolument nette la vision du néant se tuerait tout de suite »), si les athées<br />

JEAN XXIV 100 Christian Singer


éalisaient pleinement les conséquen<strong>ce</strong>s effrayantes, concrètes et métaphysiques, de leurs<br />

positions et s’en imprégnaient à fond, ils n’<strong>au</strong>raient même plus le courage de lever le petit<br />

doigt, s’enliseraient dans un « à quoi bonisme » universel et irrémédiable, et sécheraient<br />

littéralement sur pla<strong>ce</strong> et dans l’instant. Il f<strong>au</strong>t être passablement inconscient et déraisonnable<br />

pour pratiquer l’athéisme, et be<strong>au</strong>coup le font bien plus par bravade que par conviction, sans<br />

savoir exactement <strong>ce</strong> qu’ils pensent ni <strong>ce</strong> qu’ils disent. Soyons plutôt réalistes : voyons Dieu<br />

tel qu’Il est, comme Il est et partout où Il est.<br />

- Maintenant que vous avez quelque peu donné satisfaction à vos tendan<strong>ce</strong>s provocatri<strong>ce</strong>s,<br />

j’aimerais que nous reparlions de la « théologie de la Connaissan<strong>ce</strong> », que nous évoquions <strong>au</strong><br />

début de <strong>ce</strong>t entretien.<br />

-J. A la fin du quatrième, j’ai employé une expression bizarre, « amalgames intégristes », qui<br />

demande une explication. Par « intégrisme », j’entends ici la déviation qui consiste à<br />

incorporer, à « intégrer » à « l’Essentiel <strong>au</strong>thentique » des éléments soit étrangers, soit<br />

secondaires, suspects ou accidentels qui vont le dénaturer et le corrompre. Il s’agit là d’une<br />

opération gravissime, dont nous verrons, <strong>au</strong> cours de notre prochaine émission, les effets<br />

désastreux à l’œuvre dans la con<strong>ce</strong>ption et dans la pratique des relations humaines qui ont<br />

prévalu jusqu’ici dans les Eglises chrétiennes. Mais les conséquen<strong>ce</strong>s existent <strong>au</strong>ssi dans le<br />

domaine de la Connaissan<strong>ce</strong> dont l’approche a été f<strong>au</strong>ssée et la découverte empêchée par<br />

une contamination avec la philosophie « profane », exactement comme la doctrine officielle<br />

des Eglises en matière de relations humaines a été empoisonnée par un amalgame entre les<br />

données évangéliques et une morale et une anthropologie dites « naturelles » et terriblement<br />

simplistes qui n’avaient rien à voir avec elles et ne pouvaient que les altérer profondément.<br />

Nous allons donc revenir bientôt sur <strong>ce</strong>s questions primordiales. Pour l’instant et pour <strong>ce</strong> qui<br />

est de la théologie de la Connaissan<strong>ce</strong>, elle reste à inventer, tout comme <strong>ce</strong>lle de la Création,<br />

par<strong>ce</strong> qu’on l’a confondue avec une réflexion philosophique, même éclairée par la foi, qui<br />

n’est pas dépourvue de tout intérêt, mais qui, portant sur des sujets <strong>au</strong>ssi abstraits que<br />

l’exerci<strong>ce</strong> et les limites de nos facultés cognitives ou la nature du con<strong>ce</strong>pt, ne peuvent que<br />

nous acheminer, pour nous y perdre, vers les sables, mouvants, arides et stériles de la pure<br />

spéculation, pour laquelle l’esprit humain n’est pas très doué, contrairement à <strong>ce</strong> qu’affirment<br />

nos intellectuels patentés, et qui ne nous rapporte rien de solide ni d’utile. Elle se limite à des<br />

jeux de méninges et à des acrobaties théoriques.<br />

- En somme, quitte à paraître tout à fait réactionnaire, vous reprendriez à votre compte la<br />

vieille formule médiévale selon laquelle la philosophie doit se mettre <strong>au</strong> servi<strong>ce</strong> de la<br />

théologie, et non l’inverse.<br />

J. Il s’agirait plutôt, comme nous l’avons déjà précisé, de « réagir » contre <strong>ce</strong>t obscurantisme<br />

qui s’est répandu dans le monde surtout à partir du XVIIIème siècle, lorsque les capacités<br />

d’une pensée humaine complètement émancipée ont été très largement surestimées et que,<br />

libérée de tout contrôle supérieur, elle est devenue folle ou oiseuse dès qu’elle a prétendu<br />

décoller <strong>au</strong>-dessus du terrain qu’elle n’<strong>au</strong>rait jamais dû quitter, <strong>ce</strong>lui de l’observation et de<br />

l’expérimentation pratique et technique. Comme toute espè<strong>ce</strong> de véritable théologie, <strong>ce</strong>lle de<br />

la Connaissan<strong>ce</strong> n’est pas spéculative, elle ne porte pas sur des sujets métaphysiques<br />

inac<strong>ce</strong>ssibles à notre entendement, elle n’est pas faite de ratiocinations et de discours<br />

humains forcément très limités, plus ou moins vains, creux et prétentieux. Elle est, <strong>au</strong><br />

contraire, tout à fait « positive » et, donc sûre et féconde, d’abord par<strong>ce</strong> qu’elle nous est<br />

enseignée indirectement par Dieu Lui-même, ensuite par<strong>ce</strong> qu’elle nous branche sur la réalité,<br />

et non sur des divagations cérébrales. La réalité, c’est le SENS inhérent à chaque personne,<br />

que chacun doit découvrir pour lui-même et traduire dans sa vie. La communication par<br />

JEAN XXIV 101 Christian Singer


intermédiaire, c’est une « miraculeuse » structuration de l’Univers, assez « parlante » et assez<br />

transparente pour qu’on aperçoive sans l’ombre d’un doute l’Ombre de son <strong>au</strong>teur qu’elle<br />

désigne en filigrane.<br />

- Une fois de plus, on va vous reprocher une sorte de fidéisme !<br />

-J. Bien à tort, si l’on entend par <strong>ce</strong> terme une négation ou un mépris de la raison. Le<br />

paradoxe, c’est que les véritables contempteurs de la raison sont <strong>ce</strong>ux qui affectent de la<br />

porter <strong>au</strong>x nues en la livrant à ses seuls moyens, en la coupant de sa sour<strong>ce</strong>, en la<br />

condamnant à n’être qu’une branche morte séparée du tronc. Ils n’ont pas compris que c’est<br />

précisément en se soumettant à la parole de Dieu, à « Sa théologie », qu’elle joue son rôle le<br />

plus noble et qu’elle acquiert d’immenses possibilités. C’est lorsqu’elle se laisse imprégner et<br />

transfigurer par l’Esprit de Dieu qu’elle se dilate à l’Infini, alors qu’elle se réduit à une<br />

masturbation mentale génératri<strong>ce</strong> de verbiage lorsqu’elle prétend se suffire à elle-même. Dans<br />

le cas contraire, elle est de la plus h<strong>au</strong>te utilité. N’oublions pas que le déchiffrement du Sens à<br />

travers ses figurations symboliques exige une intervention « raisonnée », méthodique et<br />

rigoureuse de notre intelligen<strong>ce</strong> et de toutes les facultés de notre esprit. Ainsi se constitue une<br />

sémiologie dont l’usage se prolonge, mentionnons-le rapidement, dans une démarche<br />

prévisionnelle.<br />

- Rassurez-moi tout de suite : vous n’allez tout de même pas nous parler de prédictions !<br />

-J. Non... mais de pronostic, oui ! Le thème de naissan<strong>ce</strong>, c’est un cliché instantané de<br />

l’espa<strong>ce</strong> environnant, dont l’étude nous fournit un table<strong>au</strong> global des potentialités du<br />

nouve<strong>au</strong>-né et des buts que doit s’assigner son génie créateur. Mais tout de suite après, les<br />

planètes continuent à bouger, et la comparaison de leurs positions suc<strong>ce</strong>ssives, toujours<br />

mouvantes, avec <strong>ce</strong>lles, fixes, du thème va permettre de déterminer, tout <strong>au</strong> long de<br />

l’existen<strong>ce</strong>, les modalités et les phases de développement de <strong>ce</strong>s potentialités. Les données<br />

générales initialement exposées dans l’espa<strong>ce</strong> vont s’expliciter grâ<strong>ce</strong> à l‘écoulement du temps.<br />

Mais attention ! Là encore, pas de déterminisme : la prévision n’atteint pas des faits<br />

inéluctables, mais la réactivation pour une période précise de <strong>ce</strong>rtaines tendan<strong>ce</strong>s inscrites<br />

dans le thème. Des perches vous sont ainsi tendues, des invites vous sont faites, vous savez<br />

dans quel domaine il convient, pour chaque époque, de faire porter vos efforts et de faire<br />

avan<strong>ce</strong>r les choses… et même la façon la plus appropriée et, donc <strong>au</strong>ssi la plus effica<strong>ce</strong>, de<br />

s’y prendre. Les caps difficiles à franchir sont clairement indiqués ainsi que la meilleure<br />

utilisation des épreuves qui vont accompagner <strong>ce</strong>s passages délicats.<br />

- Répétons-le : il ne s’agit pas de conjurer superstitieusement des événements désagréables<br />

pour les convertir en agréments, ni de suspendre l’exerci<strong>ce</strong> de notre liberté, mais, <strong>au</strong><br />

contraire, de la stimuler, de la guider, de l’éclairer en l’aidant à faire de bons choix,<br />

notamment <strong>au</strong> cours des phases troublées et mouvementées. Finalement, en conclusion de<br />

<strong>ce</strong>t entretien, qui a pu sembler ardu à be<strong>au</strong>coup de nos <strong>au</strong>diteurs (qu’ils veuillent bien nous<br />

en excuser !) et qui a bouleversé nos horaires habituels, comment pourriez-vous définir en<br />

quelques mots décisifs la distinction fondamentale qui sépare ou qui oppose la quête de<br />

connaissan<strong>ce</strong>s effectuée par les scien<strong>ce</strong>s et la recherche de la Connaissan<strong>ce</strong> poursuivie par la<br />

véritable astrologie ?<br />

-J. On peut effectivement l’exprimer en quelques mots simples et percutants. Les scien<strong>ce</strong>s<br />

étudient le quantitatif, le mesurable, le général, le reproductible, bref les OBJETS. L’astrologie<br />

s’attache <strong>au</strong> qualitatif, à l’incommensurable, <strong>au</strong> singulier, à l’unique, bref <strong>au</strong>x SUJETS. Mais<br />

j’ajouterai, pour réconcilier dans une <strong>ce</strong>rtaine mesure <strong>ce</strong>s disciplines si différentes et trop<br />

JEAN XXIV 102 Christian Singer


souvent ennemies, qu’elles ont un point commun : c’est leur caractère opératoire et<br />

fonctionnel. L’une et l’<strong>au</strong>tre veulent « servir », même si leurs utilités respectives ne se situent<br />

pas <strong>au</strong> même nive<strong>au</strong>. Elles tournent le dos <strong>au</strong>x élucubrations intellectualistes exprimées en<br />

jargon abstrus dont raffole l’esprit français, qui peuvent à la limite convenir <strong>au</strong> formalisme<br />

mathématique, qui, dans le domaine des scien<strong>ce</strong>s physiques et de la philosophie, donnent<br />

lieu à un amon<strong>ce</strong>llement de théories, systèmes et hypothèses plus ou moins gratuites et<br />

dérisoires, dont le caractère ludique les rend inoffensifs, mais qui se révèlent be<strong>au</strong>coup plus<br />

inquiétants lorsqu’ils surgissent <strong>au</strong> sein des pseudo-scien<strong>ce</strong>s humaines, soit collectives,<br />

comme l’histoire et la sociologie, où elles peuvent avoir des applications idéologiques et<br />

politiques assassines, soit, plus encore, individuelles, comme <strong>ce</strong> fais<strong>ce</strong><strong>au</strong> tentaculaire de<br />

disciplines psychologiques officielles ou parallèles qui se sont, depuis quelques années,<br />

monstrueusement développées dans un climat de totalitarisme oppressif et qui font<br />

d’innombrables victimes à coups de verdicts simplistes, de généralisations hâtives,<br />

d’affirmations dogmatiques et de manipulations normalisatri<strong>ce</strong>s perpétrés dans les prétoires,<br />

les cabinets de consultation, les écoles, les officines administratives et jusque dans les<br />

fameuses « <strong>ce</strong>llules de soutien » qui fleurissent partout comme des champignons vénéneux…<br />

- J’espère que nous n’avons pas nous-mêmes trop versé dans <strong>ce</strong> genre de travers et que nous<br />

sommes parvenus à faire éprouver par nos <strong>au</strong>diteurs le choc, la stupéfaction admirative qui<br />

nous ont saisis le jour où nous avons découvert <strong>ce</strong>s « mystères » de la vraie Connaissan<strong>ce</strong><br />

qu’on n’abordera jamais dans nos établissements d’enseignement, bien qu’ils soient<br />

infiniment plus importants que toutes les notions qu’on y enseigne et qui n’ont d’<strong>au</strong>tre utilité<br />

que de permettre à nos jeunes de se mouvoir en aveugles dans un monde que, sous prétexte<br />

d’athéisme planqué derrière une façade de laïcité et de neutralité, on leur présente comme<br />

absurde, alors qu’il est imprégné à fond d’un Sens destiné à donner sens à leur propre vie.<br />

Voilà, chère Jeanne… je vous donne rendez-vous ainsi qu’à nos <strong>au</strong>diteurs pour une cinquième<br />

émission qui sera consacrée, en un langage moins compliqué, à une reconsidération<br />

iconoclaste, vous pouvez nous faire confian<strong>ce</strong>, de la pratique des relations humaines dans leur<br />

ensemble. Profitons-en avant l’élection du nouve<strong>au</strong> pape qui pourrait mettre bon ordre à nos<br />

débordements !<br />

-J. Je ne pense pas qu’il faille se faire trop de souci à <strong>ce</strong> sujet. Les catholiques ont pris<br />

l’habitude de s’exprimer librement et ouvertement, et le Vatican a perdu <strong>ce</strong>lle de les sabrer<br />

sans écoute et sans discussion. Espérons que <strong>ce</strong>s évolutions seront irréversibles.<br />

JEAN XXIV 103 Christian Singer


6 ème entretien<br />

entretien<br />

UNE UNE THEOLOGIE THEOLOGIE SCANDALEUSE<br />

SCANDALEUSE<br />

SCANDALEUSE<br />

DE DE DE L’AMOUR<br />

L’AMOUR<br />

- Chère Jeanne, nous allons aborder <strong>au</strong>jourd’hui des sujets extrêmement sensibles et remettre<br />

en c<strong>au</strong>se des traditions et des institutions jugées depuis toujours sacrosaintes et intouchables<br />

non seulement par le magistère, mais par la quasi totalité des simples chrétiens (pour<br />

employer un vocabulaire un peu suranné !). Or justement, <strong>ce</strong>ux qui les contestent et dont<br />

<strong>ce</strong>rtains, ne l’oublions pas, ont été désignés pour siéger dans les Commissions universelles et<br />

même dans les deux derniers Conciles œcuméniques, prétendent qu’elles ne sont pas<br />

vraiment « chrétiennes », qu’elles sont contraires à l’esprit des Evangiles fait d’Amour et de<br />

Liberté, et qu’elles ont été ajoutées et comme surimposées par les tenants de con<strong>ce</strong>ptions<br />

primitives ou de philosophies « étrangères ».<br />

-J. Oui, nous en revenons toujours à <strong>ce</strong>tte question des « amalgames » qui <strong>au</strong>raient, dès les<br />

origines, « rétréci », mutilé, corrompu le christianisme et qui l’<strong>au</strong>raient enfermé et comme<br />

emprisonné (avec tous <strong>ce</strong>ux qui le professent !) dans des cadres et des interdictions<br />

arbitraires, illégitimes et étouffants. Il est bien évident qu’il s’agit ici d’accusations d’une<br />

extrême gravité, car si elles se révélaient fondées, <strong>ce</strong>la signifierait que l’Eglise a entraîné des<br />

millions d’individus dans de terribles déviations et impasses où il leur a été impossible de<br />

s’épanouir. Et <strong>ce</strong>s « péchés capit<strong>au</strong>x » n’<strong>au</strong>raient pas seulement con<strong>ce</strong>rné ses propres fidèles,<br />

mais <strong>au</strong>ssi tous les <strong>au</strong>tres ou presque dans la mesure où l’époque moderne, même laïcisée,<br />

antireligieuse et athée, a hérité, qu’elle le veuille ou non et tout spécialement dans les<br />

domaines que nous allons évoquer, des con<strong>ce</strong>ptions et des valeurs chrétiennes.<br />

- Il nous f<strong>au</strong>t donc, une fois de plus, rendre hommage à Jean XXIV qui a laissé s’exprimer des<br />

opinions et des revendications qui semblent mena<strong>ce</strong>r les fondements mêmes de notre<br />

religion. Et il lui est arrivé lui-même, comme nous le verrons, de prendre des positions<br />

courageuses, tout en laissant se développer le débat sans lui apporter de conclusions lorsqu’il<br />

s’agissait de sujets cruci<strong>au</strong>x qui ne lui paraissaient pas avoir été suffisamment approfondis et<br />

ne rencontrer qu’une adhésion encore limitée. Toujours <strong>ce</strong> mélange d’<strong>au</strong>da<strong>ce</strong> prophétique et<br />

de pruden<strong>ce</strong> pastorale. Nous attaquons maintenant dans le vif. A vous la parole.<br />

-J. Au fond, tout part d’une affirmation assez simple, mais qui a pour effet de tout bouleverser.<br />

La distinction traditionnelle et qui semble tout à fait incontestable entre « hommes » et<br />

« femmes » correspondrait à une vision de choses quasi préhistorique que les hommes de<br />

Cro magnon pouvaient, à la rigueur, soutenir dans leurs cavernes, mais dont le simplisme et<br />

la f<strong>au</strong>sseté <strong>au</strong>raient dû s’estomper depuis longtemps pour faire pla<strong>ce</strong> à une constatation<br />

JEAN XXIV 104 Christian Singer


infiniment plus nuancée et plus proche de la vérité, selon laquelle tout être humain, quel que<br />

soit son sexe physique, est un composé subtil de virilité (courage, esprit d’initiative et<br />

d’indépendan<strong>ce</strong>, aptitude à l’<strong>au</strong>torité, etc.) et de féminité (cœur, tendresse, sensibilité, etc.).<br />

Le mélange entre <strong>ce</strong>s deux ensembles de qualités fondamentales se fait pour chaque individu<br />

selon des modalités (chacun a sa propre féminité et sa propre virilité) et des proportions<br />

(chacun est inégalement doté de l’une et de l’<strong>au</strong>tre) qui se moquent absolument de son sexe<br />

physique. J’ajouterai qu’il s’agit là de l’un des enseignements les plus précieux que nous<br />

dispense l’astrologie, mais qu’il est corroboré par l’expérien<strong>ce</strong> courante, même si les gens ne<br />

veulent pas le voir en fa<strong>ce</strong> par<strong>ce</strong> qu’ils se rendent compte instinctivement que sa prise en<br />

compte réelle entraînerait des conséquen<strong>ce</strong>s incalculables et révolutionnaires qui les effraient<br />

<strong>au</strong> plus h<strong>au</strong>t point.<br />

- Voilà be<strong>au</strong>coup de choses en peu de mots. Essayons de les expliciter. Vous voulez dire que<br />

nous sommes tous psychiquement hommes et femmes, <strong>ce</strong> qui dévalue considérablement la<br />

différenciation sexuelle physique. Sans aller jusqu’à dire qu’elle n’a guère plus d’importan<strong>ce</strong><br />

que les différen<strong>ce</strong>s de taille ou de la couleur des yeux, elle ne conserve plus de né<strong>ce</strong>ssité que<br />

dans l’acte de procréation <strong>au</strong>quel elle est uniquement ordonnée et qui, en lui-même, n’exige<br />

ni be<strong>au</strong>coup de temps ni be<strong>au</strong>coup d’efforts (si j’ose dire !) et qui, même dans le cas des<br />

familles nombreuses, ne se produit, dans toute une existen<strong>ce</strong>, qu’un nombre de fois très<br />

limité ! Certes, le résultat de <strong>ce</strong>t acte, la naissan<strong>ce</strong> d’un être humain, constitue un événement<br />

majeur, mais c’est une toute <strong>au</strong>tre histoire et un tout <strong>au</strong>tre sujet, qui con<strong>ce</strong>rne l’éducation et<br />

dont nous <strong>au</strong>rons à reparler. On ne s<strong>au</strong>rait donc réduire à des caractéristiques biologiques<br />

l’ensemble d’une personnalité extrêmement complexe qui comprend <strong>au</strong>ssi, mentionnons-le<br />

<strong>au</strong> passage, des éléments « neutres » signifiés, par exemple, en astrologie par la symbolique<br />

mercurienne.<br />

-J. Ce qui pose un immense problème, c’est que chacun de nous est, dès le départ,<br />

« sommé » de « choisir son camp » et, naturellement le « bon », <strong>ce</strong>lui qui correspond à son<br />

sexe physique… et <strong>au</strong>x normes sociales ! Je dis bien « naturellement », car on prétend qu’il ne<br />

s’agit, finalement, que de se conformer à la nature des choses, alors qu’il y a de tout dans la<br />

nature et, plus particulièrement, dans la « nature » humaine. On nous invite ou, plus<br />

exactement, on nous oblige à sacrifier toute une partie de nous-même. Un homme, un vrai,<br />

pourra tout <strong>au</strong> juste admettre qu’il « contient » une « part de féminité », comme on dit, qui<br />

l’empêche de n’être qu’une brute épaisse et qu’il <strong>au</strong>ra le droit de manifester dans <strong>ce</strong>rtaines<br />

limites, en particulier s’il est artiste, mais à condition qu’elle ne dégénère pas en<br />

sentimentalisme et en effémination. Mais, de façon générale, le garçon et la fille devront<br />

adopter toute une série de comportements distinctifs et exclusifs dont, paraît-il, la né<strong>ce</strong>ssité<br />

de les observer est déjà profondément gravée en eux dès l’âge de 4 ans. Cette amputation,<br />

que d’<strong>au</strong>cuns estiment criminelle, nous est imposée, selon eux, par une « société »<br />

mer<strong>ce</strong>naire et totalitaire dont toute l’existen<strong>ce</strong> repose sur une claire et obligatoire répartition<br />

des tâches et des rôles intellectuels, politiques, économiques, guerriers, sexuels, etc. dévolus<br />

à ses catégories d’esclaves qu’elle a su rendre consentants. Des différen<strong>ce</strong>s anatomiques tout<br />

à fait secondaires sont devenues les prétextes et les moyens d’une organisation <strong>au</strong>toritaire<br />

effectuée à leur profit par les hommes, qui disposent d’une plus grande for<strong>ce</strong> physique, et<br />

entérinée le plus souvent par leurs victimes féminines.<br />

- Ce qui est très significatif et montre à quel point on nous fait une violen<strong>ce</strong> « contre nature »,<br />

c’est qu’en dépit de l’incroyable pression qui s’exer<strong>ce</strong> sur nous, le corset dans lequel on nous<br />

contraint depuis des millénaires a toujours craqué de toutes parts. Tout le monde sait bien<br />

qu’il existe quantité de femmes be<strong>au</strong>coup plus viriles (<strong>au</strong> meilleur sens de <strong>ce</strong> terme) que<br />

féminines, et be<strong>au</strong>coup d’hommes plus féminins que virils. Il arrive même que les barrières<br />

JEAN XXIV 105 Christian Singer


soient franchies, que des femmes occupent des fonctions réservées à l’<strong>au</strong>tre sexe, ou que des<br />

hommes, <strong>au</strong> contraire, accordent <strong>au</strong> leur des faveurs amoureuses complètement<br />

« dévoyées » ! La caste masculine tente, avec énormément d’hypocrisie, de maintenir son<br />

hégémonie en lâchant un peu de lest, en faisant quelques con<strong>ce</strong>ssions. On proclamera<br />

l’égalité théorique entre les sexes, on fera des lois sur la parité, on affichera de la toléran<strong>ce</strong> à<br />

l’égard de l’homosexualité. Mais dans la pratique, on s’arrangera pour faire en sorte que très<br />

peu de femmes accèdent à des postes élevés de responsabilités, on limitera le plus possible<br />

les effets concrets d’une <strong>ce</strong>rtaine reconnaissan<strong>ce</strong> « officielle » de l’homosexualité en jetant <strong>au</strong>x<br />

intéressés des os à ronger tels, en Fran<strong>ce</strong>, qu’un PACS amélioré ! Et puis, heureusement, la<br />

grande majorité de la population, bien formée par ses dirigeants, ne les suit même pas dans<br />

leur libéralisme de façade et continuent à pratiquer le machisme et à casser du pédé ! Mais, si<br />

vous le voulez bien, re<strong>ce</strong>ntrons-nous sur l’affirmation initiale et fondatri<strong>ce</strong> selon laquelle toute<br />

personne humaine est constituée par l’union consubstantielle de sa virilité et de sa féminité,<br />

caractérisée par une prédominan<strong>ce</strong> plus ou moins marquée de l’une ou de l’<strong>au</strong>tre, qui ne doit<br />

rien <strong>au</strong> sexe physique. Ajoutons que l’extrême diversité des individus et la richesse de leur<br />

ensemble tient <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong> fait que chacun d’entre eux « dispose » d’une virilité et d’une féminité<br />

présentant des traits origin<strong>au</strong>x que son thème de naissan<strong>ce</strong> permet d’identifier. Et si j’ai bien<br />

compris, mais vous allez nous expliquer tout ça, <strong>ce</strong>tte réalité fondamentale engendrerait toute<br />

une série de conséquen<strong>ce</strong>s inouïes qui se déploieraient en cascade et démoliraient<br />

entièrement l’anthropologie traditionnelle sur laquelle s’appuie l’Eglise, en la faisant apparaître<br />

comme grossière et obsolète par<strong>ce</strong> que reposant uniquement sur des con<strong>ce</strong>ptions<br />

biologiques primaires et « matérialistes ».<br />

-J. Pour la clarté de l’exposé et pour montrer comment elles s’enchaînent à la fois<br />

logiquement et concrètement, je vais numéroter les conséquen<strong>ce</strong>s en question, même si ça<br />

fait un peu « pédago » ! La première d’entre elles consiste en <strong>ce</strong> que, désormais, l’être<br />

humain, à charge pour lui de développer intégralement et harmonieusement les deux<br />

« parties » essentielles qui le constituent, se présente comme un être plénier et <strong>au</strong>tonome qui<br />

se suffit donc à lui-même, et non plus comme un exemplaire dépareillé et lacunaire qui ne<br />

pourrait subsister sans trouver à l’extérieur les compléments qui lui seraient indispensables.<br />

Cette modification du statut de la personne, qui lui redonne toute sa noblesse et toute sa<br />

dignité, s’accompagne, deuxièmement, d’une refonte non moins totale et tout <strong>au</strong>ssi heureuse<br />

du statut de ses relations. Car l’ac<strong>ce</strong>ssion à sa plénitude, bien loin de l’enfermer dans une<br />

attitude orgueilleuse, narcissique, « suffisante », à plus forte raison solipsiste, lui permet enfin<br />

d’établir avec <strong>au</strong>trui des rapports vraiment <strong>au</strong>thentiques, « égalitaires » et féconds, par<strong>ce</strong> que<br />

débarrassés de la terrible hypothèque créée par la <strong>ce</strong>rtitude aiguë de ses « déficien<strong>ce</strong>s ».<br />

Toute une littérature romanesque, grotesque et infiniment pernicieuse s’est développée <strong>au</strong>tour<br />

de <strong>ce</strong>s thèmes. Chacun, se sentant terriblement « incomplet », part à la recherche de son<br />

« âme sœur », de son alter ego, mieux encore par<strong>ce</strong> que le mot est prodigieusement<br />

révélateur et affligeant, de sa « moitié », comme un billet de banque déchiré en deux qui<br />

n’<strong>au</strong>rait de <strong>ce</strong>sse avant d’avoir retrouvé son <strong>au</strong>tre partie et de s’y être recollé ! La relation<br />

devient presque une drogue, objet parfois d’une véritable addiction. Elle a pour objet de<br />

combler un « manque » qui n’est pas seulement ressenti comme affectif, mais de manière<br />

quasi ontologique. L’homme animalement biologique ne peut se réaliser sans le secours d’un<br />

emboîtement avec une femme animalement biologique et inversement. C’est ainsi que<br />

s’inst<strong>au</strong>rent <strong>ce</strong>s affreuses et humiliantes situations de dépendan<strong>ce</strong> plus ou moins<br />

passionnelles que l’on observe partout, où l’on s’incarcère éventuellement à perpétuité, quitte<br />

à changer de bourre<strong>au</strong>x, dans les <strong>ce</strong>rcles vicieux d’un assujettissement et d’un esclavage qui<br />

vous détruit à petit feu et se termine quelquefois par un drame.<br />

JEAN XXIV 106 Christian Singer


- En somme, vous prenez le contre-pied de <strong>ce</strong> qu’affirmait Platon lorsqu’il soutenait que<br />

« l’amour est fils de la p<strong>au</strong>vreté ». Vous pensez ou plutôt (réintroduisons de temps en temps la<br />

distinction, même si elle peut paraître quelque peu artificielle !) les chrétiens d’avant-garde<br />

dont vous expliquez ici les positions estiment que « l’indigen<strong>ce</strong> » personnelle n’est pas une<br />

base sur laquelle peut se fonder une relation, mais plutôt un gouffre dans lequel elle va<br />

s’abîmer. Et surtout ils assurent que <strong>ce</strong> « dénuement » individuel et la hantise d’y mettre fin en<br />

usant de la panacée relationnelle ne se justifient en <strong>au</strong>cune manière et ne peuvent aboutir<br />

qu’à l’échec, par<strong>ce</strong> qu’ils proviennent d’un refus de mettre en œuvre la capacité que possède<br />

tout être humain de parvenir à dégager son « entièreté », gage indispensable de sa liberté.<br />

-J. Le mot que vous venez d’employer est capital. Il signifie qu’après nous être émancipés, en<br />

les maîtrisant, des miasmes « sentimenteux » et instinctuels qui infectent nos contacts, les<br />

rendent malsains et provoquent notre aliénation, nous sommes désormais en mesure d’établir<br />

librement, volontairement et souverainement avec l’<strong>au</strong>tre de vraies relations dignes de <strong>ce</strong><br />

nom, c’est-à-dire des pactes généreux, lucides et actifs fondés sur l’égalité, la liberté de choix,<br />

la tendresse, le respect et sur un <strong>au</strong>tre élément que l’on oublie trop souvent, bien qu’il revête<br />

une importan<strong>ce</strong> capitale, des buts communs qui seront clairement déterminés grâ<strong>ce</strong> à une<br />

étude comparative des thèmes de naissan<strong>ce</strong>. Ne nous lassons pas de le répéter : une entente<br />

solide, fructueuse et durable, c’est-à-dire réellement valable, ne peut s’inst<strong>au</strong>rer; entre deux<br />

êtres humains, sur une addition de leurs caren<strong>ce</strong>s, de leurs pénuries et de leurs vides, mais,<br />

<strong>au</strong> contraire, sur des trop-pleins qui se conjuguent et s’enrichissent mutuellement, et qui<br />

jaillissent de toute une évolution de chacune des personnes dont le but est l’épanouissement<br />

intégral de ses facultés et qui ne peut d’ailleurs s’effectuer, notons-le <strong>au</strong> passage, sans le<br />

concours d’<strong>au</strong>trui. Mais il s’agit ici d’un <strong>au</strong>tre type de rapport, pédagogique <strong>ce</strong>lui-ci, que nous<br />

évoquerons bientôt et qui, lui <strong>au</strong>ssi, est sans doute appelé à se métamorphoser de fond en<br />

comble. Pour l’instant, nous en terminons avec <strong>ce</strong> deuxième point consacré à une redéfinition<br />

complète du sens et du statut de la relation, ainsi que de sa pratique.<br />

- A partir du troisième point, que je devine aisément puisqu’il découle à l’éviden<strong>ce</strong> des<br />

précédents, nous allons, une fois de plus, heurter de front les gens de bien et nous enfon<strong>ce</strong>r<br />

de plus en plus dans des dérives et dans des délires parfaitement immor<strong>au</strong>x, du moins en<br />

apparen<strong>ce</strong>, qu’on nous reprochera avec une extrême sévérité, par<strong>ce</strong> qu’ils touchent à des<br />

sujets particulièrement délicats, renversent des convictions an<strong>ce</strong>strales figurant parmi <strong>ce</strong>lles<br />

qui paraissent à la conscien<strong>ce</strong> chrétienne les plus sûres et les plus indéracinables et qui, pardessus<br />

le marché, n’ont <strong>ce</strong>ssé d’être fortifiées par les recommandations et les injonctions de<br />

l’Eglise hiérarchique. Encore une fois, nous ne faisons que les proposer à la réflexion, par<strong>ce</strong><br />

qu’elles nous semblent tout de même très intéressantes, très stimulantes et de nature à nous<br />

faire sortir de <strong>ce</strong>rtaines ornières. En définitive, c’est l’Eglise universelle qui jugera par<br />

l’intermédiaire des Conciles œcuméniques et de la suprême <strong>au</strong>torité pontificale. Espérons que<br />

la parole du Christ : « Malheur à <strong>ce</strong>lui par qui le scandale arrive ! » ne s’appliquera pas à nous.<br />

Mais il y a scandales et scandales, et les vrais ne sont pas forcément <strong>ce</strong>ux que l’on a coutume<br />

de désigner !<br />

-J. la troisième conséquen<strong>ce</strong>, qui semble obvie comme toutes <strong>ce</strong>lles qui vont suivre, nous<br />

amène à reconnaître qu’une association intime entre deux personnes adultes, dès lors qu’elle<br />

ne se réduit pas à un « encastrement » obligatoire de sexes « opposés » (comme on dit si<br />

bien !), mais qu’elle unit deux êtres pléniers, tend, de <strong>ce</strong> fait, à se manifester entre elles<br />

également de façon plénière, dans tous les domaines de la vie et de la personnalité, y compris<br />

sur un plan physique, pourvu, bien sûr, que <strong>ce</strong>tte expression soit empreinte de respect et de<br />

tendresse et qu’elle s’inscrive dans une volonté partagée de progresser vers des buts<br />

communs. Tout « contact » humain un peu sérieux et profond comprend virtuellement <strong>ce</strong>tte<br />

JEAN XXIV 107 Christian Singer


exigen<strong>ce</strong>, par<strong>ce</strong> que nous sommes tous faits de chair et de sang, et l’on peut même dire qu’il<br />

demeure inachevé et plus ou moins stérile tant qu’elle n’est pas prise en compte et satisfaite.<br />

- Ce qui implique, soyons clairs, des relations indifféremment homosexuelles et<br />

hétérosexuelles, qui ne vont pas s’embarrasser non plus de <strong>ce</strong>s <strong>au</strong>tres différen<strong>ce</strong>s, d’âge, de<br />

ra<strong>ce</strong>, de caractère, de culture, etc. qui constituent généralement, dans les prétendues sociétés<br />

où nous croupissons, des obstacles insurmontables, qui ac<strong>ce</strong>ntuent les divisions entre les<br />

gens et creusent le fossé de leur solitude.<br />

-J. Ce qui compte, <strong>ce</strong> sont les personnes dans leur globalité et non telle ou telle particularité<br />

ac<strong>ce</strong>ssoire comme l’âge, par exemple, qui peut d’ailleurs, avec l’expérien<strong>ce</strong>, se révéler être<br />

une donnée extrêmement positive par<strong>ce</strong> que facteur de complémentarité. Tordons le cou du<br />

fameux et sinistre adage « Les jeunes avec les jeunes, les vieux avec les vieux ». De même, <strong>ce</strong><br />

qui compte, <strong>ce</strong> n’est pas la nature du rapport (qu’il soit homo ou hétéro relève de l’anecdote),<br />

mais sa qualité et toutes ses répercussions « utiles », <strong>au</strong> sens le plus noble de <strong>ce</strong> terme. Mais<br />

j’admets que <strong>ce</strong>tte « réhabilitation » de l’homosexualité poserait un immense problème <strong>au</strong><br />

sein des Eglises chrétiennes qui (en compagnie des <strong>au</strong>tres monothéismes, comme de bien<br />

entendu !) l’ont toujours condamnée en se référant à l’histoire de Sodome et Gomorrhe et en<br />

invoquant deux textes tirés du Lévitique et de l’Epître <strong>au</strong>x Romains. Ces pseudo-justifications<br />

me paraissent bien faibles et bien légères. Quantité de prescriptions contenues dans le<br />

Lévitique sont heureusement et définitivement caduques. Alors pourquoi retenir <strong>ce</strong>lle-ci plutôt<br />

que d’<strong>au</strong>tres. On a toujours l’impression, qu’il s’agisse des Ecritures juives et chrétiennes ou<br />

du Coran, que <strong>ce</strong>s textes « sacrés » font l’objet d’exégèses opportunistes. Lorsqu’un passage<br />

est gênant par rapport <strong>au</strong>x « modes » de pensée contemporain(e)s, on le relativise et on en<br />

atténue la portée en l’imputant <strong>au</strong>x mœurs, <strong>au</strong>x mentalités, <strong>au</strong>x coutumes de l’époque ou à<br />

l’ignoran<strong>ce</strong> et <strong>au</strong>x préjugés de l’<strong>au</strong>teur. Si, <strong>au</strong> contraire, pour des raisons tout à fait<br />

indépendantes des affirmations contenues dans les Livres, on veut « absolument » donner de<br />

la for<strong>ce</strong> et de l’<strong>au</strong>torité à <strong>ce</strong>rtains points de doctrine, on va conférer, de façon passablement<br />

arbitraire, une valeur « absolue » à <strong>ce</strong>s affirmations. C’est la première méthode de lecture qui<br />

devrait toujours être utilisée, car <strong>ce</strong> n’est pas faire injure à l’inspiration divine que de penser<br />

qu’elle trouve des limites, des obstacles et des dé<strong>format</strong>ions même chez <strong>ce</strong>ux qui sont<br />

chargés de la traduire et de la transmettre.<br />

- Il est très possible qu’on ait voulu surtout condamner la luxure qui n’est pas seulement<br />

l’apanage éventuel de l’homosexualité, ou la violen<strong>ce</strong>, comme c’est le cas à Sodome. D’<strong>au</strong>tre<br />

part, on se borne à nous dire que de telles pratiques sont « avilissantes », qu’elles constituent<br />

une « abomination » et une « infamie ». Mais on ne nous explique jamais pourquoi. Saint P<strong>au</strong>l<br />

se contente de nous ressortir le vieil argument-bate<strong>au</strong> du « vi<strong>ce</strong> contre nature » qui, de son<br />

temps déjà, <strong>au</strong>rait dû paraître bien insuffisant. Et il ne f<strong>au</strong>t pas oublier que l’Apôtre des gentils<br />

a fait preuve, dans be<strong>au</strong>coup de domaines, d’un extraordinaire conservatisme politique et<br />

social, que d’<strong>au</strong>cuns estiment tout à fait blâmables et que n’excusent pas les coutumes de<br />

l’époque, qu’il se devait de « trans<strong>ce</strong>nder » <strong>au</strong>ssi bien dans le domaine de l’esclavage que<br />

dans <strong>ce</strong>lui de la condition féminine ou de l’obéissan<strong>ce</strong> inconditionnelle due <strong>au</strong>x pouvoirs civils<br />

On peut estimer qu’il s’est fait le champion d’un <strong>ce</strong>rtain désordre établi, préfigurant hélas !<br />

une attitude be<strong>au</strong>coup trop souvent adoptée par les Eglises « chrétiennes » à venir ! Illustrant<br />

les contradictions du personnage, ses magnifiques envolées lyriques, visionnaires et<br />

prophétiques cohabitent avec un moralisme et un juridisme ultra-rabbinique et assez étroit, <strong>ce</strong><br />

qui ne laisse pas d’étonner chez un homme qui nous assure que la foi en le Christ ressuscité<br />

nous affranchit de la Loi ou la subordonne <strong>au</strong>x exigen<strong>ce</strong>s de l’Amour, mais qui, d’une part<br />

reste très attaché <strong>au</strong>x interdits traditionnels sans les réexaminer à la lumière de ses propres<br />

convictions et qui, d’<strong>au</strong>tre part, ne semble pas con<strong>ce</strong>voir que la « libération » du péché<br />

JEAN XXIV 108 Christian Singer


(comme le rappellent à juste titre <strong>ce</strong>rtains théologiens) ne con<strong>ce</strong>rne pas seulement les f<strong>au</strong>tes<br />

individuelles dont nous sommes les <strong>au</strong>teurs, mais tout <strong>au</strong>tant les énormes péchés collectifs et<br />

structurels dont nous sommes surtout les victimes et qui sont le fait des nantis, même s’il<br />

existe un lien mystérieux entre les deux sortes de manquements.<br />

-J. Et puis, il n’est pas indifférent de se souvenir que les Evangiles, à qui il f<strong>au</strong>t accorder une<br />

<strong>au</strong>torité prépondérante même si leurs <strong>au</strong>teurs humains, trop humains, peuvent <strong>au</strong>ssi être<br />

critiqués, ne mettent dans la bouche du Christ, partisan de la souveraine liberté des enfants<br />

de Dieu, <strong>au</strong>cun anathème contre l’homosexualité. Il n’empêche que <strong>ce</strong>lle-ci, jusqu’à<br />

l’avènement de Jean XXIV, faisait l’objet de condamnations répétées de la part de la Curie<br />

romaine qui semblait littéralement obsédée par <strong>ce</strong>tte question, tout en ne <strong>ce</strong>ssant de faire<br />

hypocritement la distinction entre les pédés à qui l’on vouait une compassion infinie (et que<br />

l’on vouait à une complète chasteté ! ) et leurs pratiques épouvantables, comme si on pouvait<br />

réellement les séparer. Mais c’était très habile : plus on enfonçait un plate<strong>au</strong> de la balan<strong>ce</strong>,<br />

plus l’on faisait se relever l’<strong>au</strong>tre ! Je pense également à un évêque français, que le Seigneur a<br />

eu la bonne idée de rappeler à Lui, qui affirmait que les homos étaient tout particulièrement<br />

chers à son cœur du fait qu’il nourrissait une prédilection pour… « les infirmes » ! En tenant<br />

de tels propos, qu’ils jugeaient peut-être très « spirituels », se rendait-il compte qu’il insultait<br />

<strong>au</strong>ssi bien les infirmes que les « invertis », pour reprendre un mot digne de lui ? Si oui, c’était<br />

de la perversité arrogante, si non, c’était de la bêtise et de l’inconscien<strong>ce</strong>. Et voilà le genre de<br />

prêtres qu’on appelait <strong>au</strong>trefois à l’épiscopat !<br />

- Ceci dit, il ne f<strong>au</strong>t pas se leurrer : une telle mentalité se trouve encore largement représentée<br />

à l’intérieur et à l’extérieur de l’Eglise. La véritable raison pour laquelle on essaie de trouver des<br />

appuis dans les Ecritures pour stigmatiser l’homosexualité, c’est que l’on est hanté par l’idée<br />

que, telle une maladie honteuse et contagieuse, elle pourrait se répandre et mena<strong>ce</strong>r les<br />

institutions familiales et sociales ainsi que le recrutement démographique des nations !<br />

Comme si ses adeptes, devenus en fait extrêmement gentils et soumis, voulaient en faire une<br />

machine de guerre contre la « société » ! L’époque des F.H.A.R. (Fronts Homosexuels<br />

d’Action Révolutionnaire) est bien révolue ! Mais il est vrai qu’en l’absen<strong>ce</strong> de toute intention<br />

subversive, la seule adoption d’enfants par des couples de même sexe constitue déjà, <strong>au</strong>près<br />

de la majorité des gens et même des psys (décidément toujours à la traîne !), une atteinte<br />

intolérable à la Normalité ! Avant de revenir sur <strong>ce</strong>s questions ou, plus exactement, pour nous<br />

permettre de les réaborder avec plus de pertinen<strong>ce</strong>, c’est-à-dire avec tous les éléments en<br />

main, je vous incite maintenant à nous faire part de votre quatrième point qui équiv<strong>au</strong>t à un<br />

quatrième pas dans l’infamie où semblent se v<strong>au</strong>trer à plaisir les trublions à moitié cinglés<br />

dont vous nous rapportez les divagations avec une complaisan<strong>ce</strong> assez suspecte !<br />

-J. Je fais un bilan rapide. Après avoir contesté le statut de l’être humain et <strong>ce</strong>lui de ses<br />

relations, tels que définis par l’anthropologie incroyablement sommaire et archaïque à laquelle<br />

se raccroche l’Eglise selon eux, <strong>ce</strong>s malappris, appliquant leurs théories démentielles,<br />

estiment (3 ème point) que des personnes « intégrales » se doivent d’établir entre elles des<br />

rapports « intégr<strong>au</strong>x », y compris donc sensuels et sexuels et (c’est un comble !) sans se<br />

soucier le moins du monde de la con<strong>format</strong>ion physique des partenaires, par<strong>ce</strong> que la<br />

question ne présenterait en elle-même <strong>au</strong>cun intérêt, même si, ajoutent-ils avec une<br />

impertinen<strong>ce</strong> de fort m<strong>au</strong>vais goût, elle n’en est pas dépourvue dans la pratique des relations<br />

amoureuses ! Franchissant un degré de plus dans la dépravation (4 ème point), ils prétendent<br />

(horresco referens !) que chacun pourrait et devrait inst<strong>au</strong>rer <strong>ce</strong> genre de contacts avec<br />

plusieurs personnes ! Non mais… vous vous rendez compte !<br />

JEAN XXIV 109 Christian Singer


- Vous faites bien de manier un <strong>ce</strong>rtain humour provocateur, destiné à nous faire échapper à<br />

la culpabilisation que l’énoncé de <strong>ce</strong>s thèses pourrait insidieusement faire naître en nous, bien<br />

que nous ne cherchions nullement à les imposer, mais plutôt à les soumettre franchement à<br />

discussion, <strong>ce</strong> qui nous semble d’<strong>au</strong>tant plus né<strong>ce</strong>ssaire qu’elles circulent de plus en plus, y<br />

compris chez des chrétiens dont les convictions religieuses ne s<strong>au</strong>raient être mises en doute.<br />

-J. Nous le rappelons encore une fois <strong>au</strong>x <strong>au</strong>diteurs. Est révolue (définitivement il f<strong>au</strong>t<br />

l’espérer) l’époque où la hiérarchie enfouissait dans le silen<strong>ce</strong> (à moins qu’elles ne fussent<br />

l’objet d’une condamnation abrupte, et leurs <strong>au</strong>teurs de sanctions infligées en l’absen<strong>ce</strong> de<br />

tout dialogue) les critiques ou les propositions subversives qui dérangeaient un statu quo<br />

installé de longue date. Désormais, la <strong>ce</strong>nsure est abolie, la parole est libre et doit être<br />

entendue, s<strong>au</strong>f, peut-être dans les cas où il ne s’agirait manifestement que de ruiner l’Eglise<br />

en s’en prenant systématiquement et de m<strong>au</strong>vaise « foi » à son Credo traditionnel. Mais tout<br />

chrétien sincère qui désire contribuer à une évolution favorable de l’Eglise, c’est-à-dire à la<br />

rendre plus fidèle <strong>au</strong>x grands principes de l’Evangile, doit être respectueusement écouté,<br />

même s’il s’écarte énormément des sentiers battus.<br />

- C’est évidemment <strong>ce</strong> que nous faisons <strong>au</strong> cours de <strong>ce</strong>s entretiens ! Le 4 ème point que vous<br />

venez de mentionner est très choquant, <strong>au</strong> regard des « habitudes » bien ancrées ! Il pourrait<br />

même être interprété comme une incitation à la déb<strong>au</strong>che, <strong>au</strong> libertinage, à l’échangisme,<br />

sinon <strong>au</strong>x partouzes, puisqu’il implique un <strong>ce</strong>rtain nombre de partenaires, alors que, dans<br />

l’esprit de ses défenseurs, il est destiné à procurer un enrichissement spirituel et humain<br />

(intellectuel, affectif, créatif, etc.) considérable à toutes les personnes con<strong>ce</strong>rnées, grâ<strong>ce</strong> à la<br />

diversité des caractéristiques propres à chacune d’entre elles qui se communiqueraient et<br />

profiteraient à toutes, puisqu’elles vivraient en osmose, en symbiose et dans un état perpétuel<br />

de communion.<br />

-J. Il va de soi que les « normes » morales très rigoureuses qui ont déjà été définies (respect,<br />

tendresse, buts communs) s’imposeraient à plusieurs comme à deux et qu’elles ne s<strong>au</strong>raient<br />

être observées avec un nombre trop élevé de personnes, étant donné tout le soin et tout le<br />

temps qu’elles réclameraient. De sorte qu’il ne pourrait être question de multiplier indûment et<br />

pour le seul « plaisir » des relations qui deviendraient alors superficielles, se dénatureraient,<br />

perdraient de vue leurs raisons d’être et leurs visées. Né<strong>ce</strong>ssitant une véritable consécration,<br />

elles ne s’appliqueraient forcément qu’à un <strong>ce</strong>rcle limité d’intimes. Il n’en reste pas moins que<br />

de telles con<strong>ce</strong>ptions et de telles pratiques remettent complètement en c<strong>au</strong>se le couple<br />

chrétien, tel que célébré depuis toujours, à la fois hétéro et exclusif. Ce sera donc notre<br />

cinquième point !<br />

- Rappelons d’abord, de façon générale, que le couple en question est bien assez « grand »,<br />

du fait de son long passé, pour se remettre en question tout seul ! Innombrables sont les<br />

couples qui ne tiennent pas, qui se détruisent plus ou moins lentement et plus ou moins<br />

violemment avant de casser. Que de dégâts ! Ils se succèdent, dans le cadre du mariage ou<br />

en dehors, et il leur arrive de coexister à travers des liaisons clandestines ! Et <strong>ce</strong>s réalités, qui<br />

ne <strong>ce</strong>ssent de s’amplifier, ne semblent pas avoir suscité une réflexion à leur mesure,<br />

contrariée, il est vrai, par la persistan<strong>ce</strong> de toute une mythologie romantique (encouragée par<br />

des pouvoirs politiques et économiques très « intéressés », nous en reparlerons !), qui<br />

s’obstine à présenter le Couple amoureux et unique comme la forme idéale et la plus achevée<br />

des rapports humains, surtout lorsqu’ils sont sanctifiés par le sacrement de mariage !<br />

-J. Or il f<strong>au</strong>t bien reconnaître, <strong>au</strong> risque d’endommager <strong>ce</strong> table<strong>au</strong> idyllique, que les ruptures<br />

si fréquentes dont vous venez de parler et qui se seraient sans doute produites de tout temps<br />

JEAN XXIV 110 Christian Singer


avec une intensité accrue si, dans be<strong>au</strong>coup de sociétés, elles n’avaient été empêchées par<br />

des règles d’encadrement, sociales et religieuses, très strictes, posent un problème de fond.<br />

Le couple unique et hétéro suffit-il à combler toutes les aspirations d’un être humain ?<br />

Apparemment non. Et lorsque <strong>ce</strong>s caren<strong>ce</strong>s énormes s’accompagnent d’obligations et de<br />

contraintes qui les rendent insupportables, ou bien les gens se laissent assujettir pour toutes<br />

sortes de raisons (pressions diverses ou motifs sécuritaires) et se consumeront désormais sur<br />

un mode suicidaire, ou bien ils se révoltent et se libèrent en provoquant souffran<strong>ce</strong>s et<br />

destructions. Le couple an<strong>ce</strong>stral est inadapté <strong>au</strong>x besoins et <strong>au</strong>x capacités des individus. Il ne<br />

ch<strong>au</strong>sse pas assez large : la pointure humaine est nettement plus élevée. C’est pourquoi tant<br />

de gens (pour ne pas dire tout le monde) s’y sentent à l’étroit, y étouffent et rêvent de s’en<br />

affranchir, en dépit des conditionnements qu’ils subissent et même si, de <strong>ce</strong> fait, ils jugent fort<br />

inconvenants et repoussent leurs fantasmes et leurs chimères de délivran<strong>ce</strong>.<br />

- Nous évoquions plus h<strong>au</strong>t le triste sort de la moitié qui s’effor<strong>ce</strong>, parfois en vain, de trouver<br />

<strong>ce</strong>lle qui est <strong>ce</strong>nsée la compléter. Mais lorsque le « déclic » se produit, ne ressemble-t-il pas à<br />

<strong>ce</strong>lui que font entendre les deux parties de la menotte, lorsqu’elle se referme sur le poignet du<br />

prisonnier ? Ceci dit, on peut se demander si la participation à plusieurs couples est capable<br />

de répondre entièrement <strong>au</strong>x désirs, <strong>au</strong>x espéran<strong>ce</strong>s et <strong>au</strong>x légitimes ambitions de parfaite<br />

réalisation personnelle qui habitent chacun de nous.<br />

-J. La réponse est évidemment négative. Car le drame de tout être humain et qui lui fait<br />

éprouver un terrible malaise, c’est, comme le disait saint Augustin, qu’il est « fini » tout en<br />

étant « travaillé » par des pulsions d’infini <strong>au</strong>xquelles seul Dieu peut correspondre de manière<br />

adéquate. De sorte que dans le cadre d’une relation même très satisfaisante, il s’expose<br />

toujours à être déçu par l’<strong>au</strong>tre et à le dé<strong>ce</strong>voir. Mais il f<strong>au</strong>t ajouter que la déconvenue devrait<br />

se révéler be<strong>au</strong>coup moins cuisante et, même, être fortement compensée par un sentiment<br />

« positif » lorsque sont réunies deux conditions favorables. D’abord, le couple ne se stérilise ni<br />

ne se claquemure dans une combinaison de déficien<strong>ce</strong>s où chaque partenaire a pour rôle<br />

essentiel de faire offi<strong>ce</strong> de bouche-trou pour l’<strong>au</strong>tre, de colmater ses brèches, de remplir ses<br />

creux, d’assouvir ses besoins, de calmer ses angoisses, etc. Au contraire, les deux compli<strong>ce</strong>s,<br />

assez développés et assez « cost<strong>au</strong>ds » sur un plan personnel pour être délivrés d’eux mêmes<br />

et de <strong>ce</strong>s « liens de ron<strong>ce</strong> » dont parlait Jouhande<strong>au</strong> où l’on tourne en rond, où l’on se<br />

regarde dans le blanc des yeux, où l’on se triture, où l’on se tracasse et où l’on se mine<br />

réciproquement, peuvent consacrer leurs énergies et leurs capacités à des tâches utiles et<br />

nobles qui consolident leur allian<strong>ce</strong> et accroît leurs plénitudes individuelles. Ensuite, <strong>ce</strong>s<br />

évolutions très heureuses et très fécondes s’ac<strong>ce</strong>ntuent lorsque les membres du couple<br />

s’associent, dans les mêmes conditions, à d’<strong>au</strong>tres personnes, soit les mêmes, soit différentes<br />

pour chacun d’entre eux, en échappant ainsi définitivement <strong>au</strong>x pièges du couple exclusif, <strong>au</strong>x<br />

dangers égo<strong>ce</strong>ntriques et narcissiques de <strong>ce</strong>s huis clos épouvantables, malsains et plus ou<br />

moins sado-masochistes, où sévissent, se martyrisent et se détruisent tant de bourre<strong>au</strong>x et de<br />

victimes et, surtout, en renforçant leur créativité, leur solidité, leur densité et leur amour<br />

mutuel. C’est ainsi que peut, dans une large mesure, s’estomper, sans disparaître<br />

complètement, <strong>ce</strong>tte impression très ancrée et assez amère de « désenchantement »<br />

fondamental qui nous étreint même <strong>au</strong> cœur de nos plus grandes « réussites » affectives et<br />

qui traduit le sentiment d’exil et de nostalgie, plus ou moins constant et poignant,<br />

qu’entretient en nous comme une plaie jamais refermée l’inévitable séparation d’avec l’Absolu<br />

qui constitue la rançon de notre existen<strong>ce</strong> singulière et indépendante.<br />

- De fil en aiguille, comme si nous étions pris dans un engrenage inexorable et diabolique,<br />

nous sommes amenés à décrire des formes de relations de plus en plus hérétiques ! C’est<br />

ainsi que, critiquant le couple exclusif, nous nous en prenons par le fait même <strong>au</strong> mariage,<br />

JEAN XXIV 111 Christian Singer


institution sacrée entre toutes, ch<strong>au</strong>dement recommandée par l’Eglise et célébrée par elle en<br />

tant que sacrement. Mais tout <strong>au</strong>ssi louée et en<strong>ce</strong>nsée par les pouvoirs civils !<br />

-J. Je crois qu’il f<strong>au</strong>t dissiper une très grave confusion. Les chrétiens contestataires ne<br />

demandent pas la liquidation de <strong>ce</strong> qui existe, mais la possibilité d’y ajouter d’<strong>au</strong>tres formes<br />

de relations qu’ils estiment <strong>au</strong>ssi valables, sinon davantage, et qui seraient admises et bénies<br />

par l’Eglise, à l’égal des « anciennes ». Il ne s’agit donc pas de supprimer, mais d’enrichir, de<br />

proposer comme légitimes et profitables toute une gamme d’allian<strong>ce</strong>s entre humains parmi<br />

lesquelles ils pourraient choisir en fonction de leurs charismes, à moins qu’ils ne les adoptent<br />

toutes, simultanément ou suc<strong>ce</strong>ssivement. Le cas du mariage est particulièrement intéressant<br />

par<strong>ce</strong> qu’il consacre une donnée essentielle dont nous n’avons pas parlé jusqu’à présent, mais<br />

qui est tellement importante qu’on pourrait la joindre <strong>au</strong>x trois <strong>au</strong>tres, énumérées déjà<br />

plusieurs fois : le respect, la tendresse et les buts communs. Il y en <strong>au</strong>rait donc une<br />

quatrième, qui serait la constan<strong>ce</strong>. En effet quelle relation, à quelque type qu’elle appartienne,<br />

pourrait prétendre à l’estime et à la fécondité, si elle n’est pas assurée de se développer dans<br />

le temps ? Et c’est ainsi qu’on peut comprendre l’injonction catégorique du Christ con<strong>ce</strong>rnant<br />

l’indissolubilité du mariage. Mais voilà : il peut y avoir plusieurs catégories de mariages ou,<br />

plus exactement, une seule forme de mariage en tant qu’institution, mais pratiquée avec<br />

plusieurs personnes, éventuellement de sexes différents. Comme le disait le héros d’un film :<br />

« On devrait avoir la possibilité de se marier avec tous <strong>ce</strong>ux qu’on aime ! ». Il f<strong>au</strong>t donc revoir<br />

complètement, en l’approfondissant et en l’élargissant, la notion de fidélité, elle <strong>au</strong>ssi<br />

entendue par la tradition de façon bien trop sommaire et restrictive. Elle ne consiste pas à<br />

s’abstenir de rapports sexuels avec une tier<strong>ce</strong> personne, mais à les vivre dans la durée avec<br />

plusieurs, ensemble ou séparément, par<strong>ce</strong> qu’ils jouent un rôle indispensable dans toute<br />

relation valable, c’est-à-dire plénière, qu’ils contribuent à cimenter de façon irremplaçable, et<br />

rendent ainsi capable d’accomplissements supérieurs et harmonieux, <strong>au</strong>ssi bien à l’avantage<br />

des partenaires que d’un « prochain » plus éloigné !<br />

- En dépit de la gravité des sujets dont nous débattons, j’observe avec un <strong>ce</strong>rtain amusement<br />

les deux paradoxes qui se dégagent de vos propos. D’abord, en universalisant l’usage de la<br />

sexualité sans pour <strong>au</strong>tant la banaliser, ils lui donnent l’importan<strong>ce</strong> qu’elle mérite; sans pour<br />

<strong>au</strong>tant la rendre ex<strong>ce</strong>ptionnelle. Alors que l’Eglise, toujours bloquée par une hantise de la<br />

« chair » et de ses coupables débordements qui ne lui vient <strong>ce</strong>rtainement pas du Christ, en<br />

surestime, en privilégie et en suspecte le rôle <strong>au</strong> point de confiner ses manifestations dans un<br />

cadre unique et de leur interdire d’en sortir, sous peine d’être accusée de trahison et de crime<br />

contre la « fidélité », alors que <strong>ce</strong>lle-ci devrait s’apprécier selon des critères bien plus<br />

complexes. Des gens irréprochables sur le plan du « sexe » commettent sans doute des<br />

infidélités <strong>au</strong>trement plus sérieuses. Et inversement, quelques irrégularités passagères<br />

n’altèrent pas forcément un capital d’amour <strong>au</strong>thentique. Quoi qu’il en soit, les partisans de<br />

vos théories ou plutôt (n’oublions jamais le fameux distinguo !) de <strong>ce</strong>lles que vous nous<br />

rapportez <strong>au</strong>ront be<strong>au</strong> jeu d’affirmer que les innombrables « coups de canif » qui ébrèchent<br />

tant de couples, mariés ou non, provient justement de la violen<strong>ce</strong> faite à la nature humaine,<br />

qui réagit comme elle peut, y compris de façon peu reluisante. Quant <strong>au</strong> deuxième paradoxe,<br />

il consiste en <strong>ce</strong> que vous (ou plutôt, etc. etc.) préconisez non pas, comme on <strong>au</strong>rait pu s’y<br />

attendre, moins… mais plus de mariage (e) et de mariages (es) !<br />

-J. C’est vrai ! En les hissant même <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> des formes les plus respectables et les plus<br />

achevée des relations humaines, par<strong>ce</strong> qu’ils impliquent un engagement définitif.<br />

- Le moment n’est-il pas venu d’esquisser un table<strong>au</strong> d’ensemble des différentes sortes de<br />

« liaisons » qui peuvent unir valablement les humains et dont <strong>au</strong>cune ne serait écartée par<br />

JEAN XXIV 112 Christian Singer


l’Eglise, mais, <strong>au</strong> contraire, accompagnée de ses vœux et de ses bénédictions. Si j’ai bien<br />

compris, l’éventail est extrêmement large et la toléran<strong>ce</strong> maximale. Car les vocations sont<br />

multiples et il f<strong>au</strong>t bien se garder d’éliminer et de condamner n’importe laquelle des voies que<br />

le Christ peut destiner à chacun d’entre nous. Mais <strong>ce</strong>tte ouverture, <strong>ce</strong>tte largeur ne signifient<br />

en <strong>au</strong>cune manière laxisme et, à plus forte raison, luxure.<br />

-J. Essayons d’établir une sorte de récapitulatif en insistant sur son caractère forcément<br />

approximatif et un peu simpliste. Considérons–le comme une simple éb<strong>au</strong>che. Naturellement,<br />

comme il a été dit plus h<strong>au</strong>t, le célibat consacré et la continen<strong>ce</strong> parfaite continuent à y<br />

occuper une pla<strong>ce</strong> de choix, dès lors qu’ils correspondent à un véritable appel, sont assumés<br />

de façon épanouissante en vue d’une totale disponibilité à Dieu et à <strong>au</strong>trui, et génèrent des<br />

sublimations ex<strong>ce</strong>ptionnelles par le dévouement et l’héroïsme qu’elles réclament ainsi que par<br />

la qualité de leurs résultats. Nous avons ici affaire à des champions de l’extrême. A <strong>ce</strong> sujet, se<br />

pose la question particulièrement intéressante et révélatri<strong>ce</strong> de l’amitié, puisque c’est le seul<br />

mode de relation compatible avec une totale chasteté. Notez bien d’abord que je prends le<br />

mot dans son ac<strong>ce</strong>ption ordinaire et déjà fort ancienne, <strong>ce</strong>lle que lui réservait déjà, par<br />

exemple, Cicéron et qui a été reprise par toute la tradition occidentale. D’après elle, <strong>ce</strong> qui la<br />

caractérise essentiellement, la distingue de l’amour et lui confère noblesse et sublimité, c’est<br />

justement l’absen<strong>ce</strong> de tout contact sexuel. Elle est détachée de la passion physique et des<br />

sens. De sorte qu’elle s’accorde évidemment très bien avec le célibat et la continen<strong>ce</strong><br />

volontairement choisis. Mais dans les <strong>au</strong>tres cas ? Précisons tout de suite que, dans <strong>ce</strong><br />

domaine comme dans n’importe quel <strong>au</strong>tre, il ne s<strong>au</strong>rait être question d’imposer quoi que <strong>ce</strong><br />

soit à qui que <strong>ce</strong> soit. Chacun demeure absolument libre de ses orientations, mais <strong>au</strong>ssi d’une<br />

approche critique. Car il f<strong>au</strong>t bien admettre que les hommages enthousiastes dont on gratifie<br />

l’amitié depuis des millénaires, en lui reconnaissant même parfois une « supériorité » sur<br />

l’amour, tiennent à l’exaltation de sa « pureté » qui résiderait, bien sûr, en une abstention de<br />

tout rapport charnel. Et c’est là où <strong>ce</strong> discours, adopté, <strong>ce</strong>la va sans dire, par l’Eglise, devient<br />

suspect. Il sous-tend l’idée que la sexualité comporte, de par sa nature même, une souillure<br />

qui infériorise et altère la relation qu’elle affecte. Celle-ci, délivrée de <strong>ce</strong> poids de « saleté »,<br />

peut alors s’élever dans les h<strong>au</strong>teurs éthérées, dans l’azur immaculé de la pure amitié ! Mais<br />

<strong>ce</strong>s magnifiques envolées provoquent souvent une <strong>ce</strong>rtaine gêne chez <strong>ce</strong>ux qui en sont<br />

témoins ou qui les subissent, par<strong>ce</strong> qu’elles trahissent quelque chose d’artificiel, d’ambigu et<br />

de forcé. On a l’impression que leurs <strong>au</strong>teurs, plus ou moins conscients qu’il manque à<br />

l’amitié un élément essentiel et que <strong>ce</strong>tte caren<strong>ce</strong> en fait plutôt la « parente p<strong>au</strong>vre » de<br />

l’amour, tentent d’évacuer <strong>ce</strong>s m<strong>au</strong>vaises pensées en faisant de la surenchère. Parfois même,<br />

ils connaissent une « chute d’Icare » bien humiliante : qui veut faire l’ange fait la bête ! Et<br />

comme toujours apparaissent en filigrane <strong>ce</strong>s sentiments de méfian<strong>ce</strong> et de dégoût, pourtant<br />

inexistants dans l’Evangile et plutôt originaires de Platon, du stoïcisme et de la gnose, que<br />

l’Eglise semble éprouver à l’égard de la chair dont elle essaie de limiter <strong>au</strong> maximum le rôle.<br />

Mais que voulez-vous, il f<strong>au</strong>t bien, même à regret, lui concéder la part inévitable qui lui revient<br />

dans la procréation d’une des<strong>ce</strong>ndan<strong>ce</strong>, qui demeure la fin première du mariage. Et <strong>ce</strong>tte<br />

précieuse mission peut justifier ou excuser le plaisir qu’on y prend !<br />

- Vous admettez tout à fait la pratique d’une amitié « idéalisée » dans le cadre d’une<br />

renonciation solennelle et, somme toute, rarissime. Mais, ajoutiez-vous à l’instant, qu’en est-il<br />

« dans les <strong>au</strong>tres cas », qui sont, de loin, les plus nombreux ? Voulez-vous répondre à votre<br />

propre question ?<br />

-J Il f<strong>au</strong>t bien avouer qu’on se trouve dans une situation dont le caractère équivoque et<br />

embarrassant est amplement confirmé par l’expérien<strong>ce</strong>. Encore une fois, nous sommes faits<br />

de chair, de sang, de pulsions qui ne représentent pas en nous une zone obscure et honteuse,<br />

JEAN XXIV 113 Christian Singer


des bas fonds qu’il nous f<strong>au</strong>drait oublier, des instincts besti<strong>au</strong>x que nous devrions verrouiller,<br />

mais des for<strong>ce</strong>s constructri<strong>ce</strong>s qui sont parfaitement « incorporées » à notre être jusque dans<br />

son intimité la plus profonde et qui, lorsque <strong>ce</strong>lui-ci se sent attiré par un <strong>au</strong>tre, participent à<br />

<strong>ce</strong>tte inclination et cherchent légitimement à se réaliser <strong>au</strong> sein d’une communion plénière.<br />

Certes, il f<strong>au</strong>t les contrôler, les maîtriser, les canaliser vers des buts communs, les civiliser<br />

dans un bain de tendresse et de respect. Mais elles réclament leur dû (<strong>ce</strong> qui est tout à fait<br />

normal puisqu’une personne ne se découpe pas en rondelles et forme un tout) et ne se<br />

soucient pas de classifications facti<strong>ce</strong>s, de f<strong>au</strong>sses convenan<strong>ce</strong>s et d’interdits mutilants. Or<br />

<strong>ce</strong>ux-ci surabondent et nous écrasent depuis notre naissan<strong>ce</strong>, en particulier, mais pas<br />

seulement, lorsqu’il s’agit d’une homosexualité qui continue à être assimilée, dans be<strong>au</strong>coup<br />

de milieux, à une infamie et à un déshonneur tels que même des gens de « g<strong>au</strong>che » qui se<br />

croient « ouverts » et qui la tolèrent chez des étrangers ne la supporteraient pas chez leurs<br />

enfants et retrouveraient à <strong>ce</strong>tte occasion les réflexes de rejet habituels.<br />

- Ce que vous dites se vérifie tout spécialement chez les jeunes (on les a bien dressés !) où<br />

s’exer<strong>ce</strong>nt de véritables ravages qui ont des répercussions gravissimes sur la « société » tout<br />

entière. Je ne fais pas seulement allusion à une homophobie grossière et brutale qui, en dépit<br />

de toutes les lois, s’exprime chez <strong>ce</strong>rtains d’entre eux be<strong>au</strong>coup plus encore que chez les<br />

adultes. « Sale pédé » constitue l’injure capitale, tellement cinglante qu’on en bombarde<br />

même <strong>ce</strong>ux dont on croit savoir « qu’ils n’en sont pas », si l’on veut les précipiter <strong>au</strong> plus bas<br />

de l’abjection. Je pense avant tout <strong>au</strong>x filles et <strong>au</strong>x garçons qui ne sont pas <strong>au</strong>ssi borné(e)s et<br />

qui ressentent un désir physique pour des ami(e)s de même sexe, qui ne pourra jamais<br />

s’accomplir ni même s’avouer. Et je ne parle ici que des plus lucides, mais les <strong>au</strong>tres <strong>au</strong>ssi,<br />

tou(te)s les <strong>au</strong>tres, même s’ils ou elles sont inaptes ou se refusent à les identifier, sont mu(e)s<br />

par les mêmes penchants qui n’ont rien d’indé<strong>ce</strong>nt, bien <strong>au</strong> contraire, et dont on devrait<br />

encourager les manifestations. Mais la <strong>ce</strong>nsure sociale est telle qu’ils sont impitoyablement<br />

refoulés et ne connaîtront jamais d’issue heureuse. Ainsi se créent des situations malsaines où<br />

l’on découvre des attitudes et des gestes qui trahissent de manière imper<strong>ce</strong>ptible et à l’insu<br />

même de <strong>ce</strong>ux qui les adoptent ou qui les « commettent » une homosexualité bien présente<br />

que <strong>ce</strong>s comportements révèlent de manière détournée, et assez puissante pour qu’on n’arrive<br />

pas à en contenir entièrement la pression malgré la for<strong>ce</strong> des tabous existants. On peut<br />

estimer que la condamnation de l’homosexualité (considérée comme un vi<strong>ce</strong>, une perversion,<br />

une maladie ou, par les plus « gentils », comme une simple « anomalie ») à laquelle s’est<br />

livrée, entre <strong>au</strong>tres institutions religieuses ou séculières mais avec une vigilan<strong>ce</strong><br />

particulièrement obstinée, l’Eglise romaine jusqu’<strong>au</strong>x interventions de Jean XXIV est à la<br />

sour<strong>ce</strong> de véritables crimes perpétrés contre l’humanité de millions de jeunes qui vivent un<br />

profond malaise relationnel, d’<strong>au</strong>tant plus pénible qu’ils ne parviennent pas à en diagnostiquer<br />

la nature et l’origine. Certains observateurs, même catholiques, vont encore plus loin et<br />

soutiennent que <strong>ce</strong>s innombrables frustrations, que <strong>ce</strong>tte immense insatisfaction génèrent<br />

une formidable agressivité qui allume les conflits de toutes sortes et nourrit les violen<strong>ce</strong>s<br />

individuelles ou collectives que la préhumanité s’inflige en permanen<strong>ce</strong>.<br />

-J. Quand je pense que vous osez insinuer, pour faire semblant de me le reprocher, que je<br />

parle en mon nom propre plutôt qu’en <strong>ce</strong>lui de chrétiens « avancés ! C’est l’Hôpital qui se<br />

moque de la Charité ! L’ex<strong>ce</strong>llent côté de la chose, c’est que je me sens en très bonne<br />

compagnie, pour ne pas dire en pleine complicité !<br />

- En avez-vous jamais douté ! J’ai l’impression qu’à la suite de <strong>ce</strong>s précisions… « digressives »<br />

une fois de plus mais bien utiles, le moment est venu d’établir le « récapitulatif » évoqué plus<br />

h<strong>au</strong>t…<br />

JEAN XXIV 114 Christian Singer


-J. Dresser un bilan complet des différentes sortes de relations humaines légitimes et<br />

précieuses, qu’il conviendrait donc d’approuver et de favoriser, me paraît correspondre à des<br />

ambitions peut-être ex<strong>ce</strong>ssives et prématurées. Nous allons <strong>ce</strong>pendant nous y atteler. On<br />

pourrait les distinguer et les regrouper selon un critère « hiérarchique » qui serait <strong>ce</strong>lui de la<br />

durée, plus ou moins longue, dont nous avons affirmé plus h<strong>au</strong>t qu’il est important <strong>au</strong> point<br />

qu’on doive le faire figurer parmi les quatre piliers fondateurs (respect, tendresse, finalités et<br />

stabilité). Au bas de l’échelle, mais en en faisant partie, seraient admises des relations<br />

passagères ordonnées à un but précis, mais limité. Lorsqu’il serait atteint, elles se<br />

dissoudraient dans toutes leurs composantes ou dans <strong>ce</strong>rtaines d’entre elles, à moins que<br />

d’<strong>au</strong>tres objectifs ne viennent relayer les précédents. A un nive<strong>au</strong> plus élevé, se pla<strong>ce</strong>raient des<br />

rapports marqués par des engagements temporaires (par exemple, de quelques années),<br />

« privés » ou officialisés par une bénédiction solennelle. En somme, on reprendrait la pratique<br />

des couvents qui re<strong>ce</strong>vrait de nouvelles applications. Il s’agirait, soit de vœux « génér<strong>au</strong>x » de<br />

continen<strong>ce</strong> qui seraient observés dans tous les contacts avec <strong>au</strong>trui et vécus dans un<br />

monastère ou dans « le monde », soit d’allian<strong>ce</strong>s particulières et « intégrales » conclues avec<br />

une ou plusieurs personnes bien déterminées, et qui, elles <strong>au</strong>ssi, pourraient faire l’objet d’une<br />

cérémonie qui attesterait de leur sérieux. Enfin, <strong>au</strong> sommet, se situeraient les promesses<br />

définitives sanctionnées, selon les cas, par des vœux perpétuels ou par le sacrement de<br />

mariage.<br />

- Il est étrange de constater que votre exposé comporte des éléments très contrastés, <strong>ce</strong>rtains<br />

tout à fait traditionnels, et d’<strong>au</strong>tres révolutionnaires <strong>au</strong> point de rester, à notre époque et<br />

même après le pontificat de Jean XXIV, impensables et irréalisables pour une grande majorité<br />

de chrétiens. Parmi les premiers et -disons-le franchement- de manière inattendue, se<br />

trouvent réaffirmées et même renforcées les exigen<strong>ce</strong>s morales et sacramentelles. Les<br />

relations futiles, frivoles, à plus forte raison dégradantes et dissolues, sont nettement<br />

réprouvées, y compris, bien sûr, les prétendus « mariages à l’essai » ou des relations<br />

« expérimentales » dépourvues de projets et de qualité, et qui risquent, dès le départ, de<br />

f<strong>au</strong>sser définitivement, dans l’esprit et dans les comportements ultérieurs des partenaires,<br />

leurs con<strong>ce</strong>ptions et leurs pratiques en matière d’amour et de contacts humains. De même,<br />

est confirmé tout le prix qu’on attache à la chasteté absolue ainsi que <strong>ce</strong>lui qu’on accorde <strong>au</strong>x<br />

engagements pris solennellement pour des durées bien définies… ou pour toujours ! C’est<br />

ainsi que le mariage conserve son rang privilégié : seul il demeure l’objet d’un sacrement qui<br />

le rend indissoluble. Mais tout change et devient subversif, lorsqu’on admet l’existen<strong>ce</strong> de<br />

plusieurs mariages pour une seule personne, célébrés entre des partenaires qui,<br />

éventuellement, appartiennent <strong>au</strong> même sexe et qui ne soucient plus des diverses<br />

convenan<strong>ce</strong>s mondaines touchant, par exemple, <strong>au</strong>x différen<strong>ce</strong>s d’âge, de milieux soci<strong>au</strong>x ou<br />

de « ra<strong>ce</strong> ». Et <strong>ce</strong>s remarques valent <strong>au</strong>ssi, bien entendu, pour les deux <strong>au</strong>tres formes d’union,<br />

moins « parfaites », que vous avez évoquées. Mais nous n’en avons pas fini avec les remises<br />

en question et nous ne sommes pas encore parvenus <strong>au</strong> terme de <strong>ce</strong>t itinéraire scabreux que<br />

bien des gens nous reprochent de suivre sans désemparer et qui, selon eux, ne peut mener<br />

qu’à la ruine du christianisme. Car -et c’est là où les choses se compliquent et s’aggravent<br />

encore- que devient la famille, institution sacrosainte entre toutes (même décomposée,<br />

recomposée, monoparentale, etc.) dans le schéma que vous avez établi. Le traitement de<br />

<strong>ce</strong>tte question pourrait constituer notre 6 ème point.<br />

-J- Il est particulièrement délicat pour deux motifs. D’abord, l’institution familiale se situe à la<br />

rencontre de la sphère publique et de la sphère privée. L’Etat s’y intéresse de très près. Il est<br />

amusant de constater que tous les régimes, de l’extrême droite à l’extrême g<strong>au</strong>che (y compris<br />

<strong>ce</strong>ux qui, dans le feu de la révolution, avaient menacé de lui faire perdre son statut privilégié et<br />

qui sont vite revenus de leurs « erreurs ») la protègent et la cajolent, <strong>au</strong>ssi bien pour des<br />

JEAN XXIV 115 Christian Singer


aisons « quantitatives » liées à la démographie (c’est à elles que revient l’honneur et le devoir<br />

de renouveler la population et d’en <strong>au</strong>gmenter le chiffre) que pour des raisons « qualitatives »<br />

puisque <strong>ce</strong> sont encore elles qui ont en charge l’éducation première de leurs rejetons, qui a<br />

pour but, comme chaque sait, de fournir chaque année un contingent de futurs bons<br />

citoyens, bons parents, bons professionnels etc. bien disciplinés et bien « formés », à qui ne<br />

viendrait pas un instant l’idée de contester la « société » dans laquelle ils vont s’intégrer avec<br />

empressement. Et nous avons ainsi abordé le deuxième motif : la présen<strong>ce</strong> des enfants qui<br />

sont l’objet d’un véritable culte et qui sont <strong>ce</strong>nsés ne pouvoir se développer « normalement »<br />

et pleinement qu’<strong>au</strong> sein de la famille. Celle-ci est donc intouchable et quiconque la critique<br />

en son principe est considéré comme un dangereux trublion qui s’en prend pour le démolir à<br />

tout <strong>ce</strong> qui est fondamental et sacré : la société, l’Etat, les jeunes, leurs parents attentionnés,<br />

etc. qui ont partie étroitement liée. Bref, on se met tout le monde à dos. Et l’on a intérêt, si<br />

l’on veut s’épargner de gros ennuis, à laisser l’Etat cultiver ses familles comme les fourmis<br />

paissent pour s’en repaître leurs troupe<strong>au</strong>x de pu<strong>ce</strong>rons !<br />

- Voilà qui est extrêmement désobligeant pour les pouvoirs publics !<br />

-J. Dans notre prochain entretien, justement consacré à la gestion des affaires collectives,<br />

nous <strong>au</strong>rons l’occasion de repla<strong>ce</strong>r tous <strong>ce</strong>s sujets passionnants dans un contexte élargi. Pour<br />

l’instant, nous en restons <strong>au</strong> volet privé. Une Tradition toute-puissante qui paraît d’<strong>au</strong>tant<br />

moins sujette à c<strong>au</strong>tion qu’elle est présentée comme une exigen<strong>ce</strong> de la Nature et sa simple<br />

traduction veut que le milieu le plus favorable à l’éducation des enfants soit leurs familles,<br />

avant tout composées –c’est une lapalissade- de leurs parents. Sous prétexte que <strong>ce</strong>s adultes<br />

en sont biologiquement « responsables », il est entendu qu’ils possèdent à la fois le désir,<br />

l’obligation et les capacités de s’en occuper par la suite, de manière quasi exclusive,<br />

permanente et appropriée, même si interviennent <strong>au</strong>ssi, mais de façon plus épisodique et plus<br />

lointaine, des oncles, grands-parents, professeurs, amis etc. Pour la quasi totalité des gens, <strong>ce</strong><br />

sont là des Eviden<strong>ce</strong>s et des Dogmes fondateurs qu’ils n’imaginent pas une seconde pouvoir<br />

être remis en c<strong>au</strong>se. Or rien n’est plus f<strong>au</strong>x, selon nos chrétiens subversifs. Et ils dénon<strong>ce</strong>nt<br />

une fois de plus l’anthropologie « naturaliste » terriblement fruste, sommaire, simpliste et, tout<br />

bonnement, f<strong>au</strong>sse sur laquelle s’appuient <strong>ce</strong>s grands Principes et qui les rend caducs.<br />

L’expérien<strong>ce</strong> quotidienne, ajoutent-ils, est déjà tellement parlante et flagrante qu’elle suffirait à<br />

mettre sur le chemin de révisions déchirantes, si l’on voulait bien en tenir compte. Mais sur <strong>ce</strong><br />

point, comme sur tant d’<strong>au</strong>tres, on préfère, par<strong>ce</strong> que c’est tellement plus commode et moins<br />

dérangeant, pratiquer l’aveuglement volontaire.<br />

- Que veulent-ils dire exactement ?<br />

-J. Ils partent d’un constat <strong>au</strong>quel peut se <strong>livre</strong>r toute personne de bonne foi et un tant soit<br />

peu lucide, par<strong>ce</strong> qu’il s<strong>au</strong>te <strong>au</strong>x yeux : c’est que be<strong>au</strong>coup de parents n’aiment pas leurs<br />

enfants et que be<strong>au</strong>coup d’enfants n’aiment pas leurs parents. Et il f<strong>au</strong>t vraiment que <strong>ce</strong> soit<br />

là une réalité énorme et partout répandue pour qu’elle émerge avec une telle for<strong>ce</strong> en dépit de<br />

tous les conditionnements. Car il va de soi, pour les « braves gens », que <strong>ce</strong> genre de<br />

« désamour » a quelque chose de monstrueux. Les f<strong>au</strong>tifs, j’allais dire les criminels, grandes<br />

ou petites personnes, sont des êtres « dénaturés » et leurs aveux ont un caractère<br />

blasphématoire. Par chan<strong>ce</strong> (et par opportunité), conscients du tollé qu’ils vont soulever, ils<br />

gardent généralement le silen<strong>ce</strong>, ils continuent à faire semblant et s’effor<strong>ce</strong>nt de se persuader<br />

eux-mêmes des sentiments positifs qu’ils nourriraient à l’égard de leurs papas ou de leurs<br />

chers petits !<br />

JEAN XXIV 116 Christian Singer


- En somme, <strong>ce</strong> qu’il f<strong>au</strong>t comprendre, si je saisis bien vos propos, c’est que le seul fait<br />

d’engendrer, qui relève avant tout de la physiologie (même s’il est, comme on dit, « le fruit de<br />

l’amour », <strong>au</strong> moins sur le moment !), qui ne né<strong>ce</strong>ssite pas trop de temps et qui n’est pas très<br />

difficile (en particulier pour l’homme !), d’une part, ne garantit en <strong>au</strong>cune manière l’existen<strong>ce</strong><br />

d’un véritable amour pour le bébé une fois né et, d’<strong>au</strong>tre part, ne fournit <strong>au</strong>cune qualification<br />

pour l’élever. Les prétendus « instincts » paternel et maternel qui accompagneraient<br />

<strong>au</strong>tomatiquement la procréation ne sont qu’une invention produite par tous <strong>ce</strong>ux qui ont<br />

intérêt à faire croire <strong>au</strong> caractère irremplaçable de la famille ! Le terme choisi est d’ailleurs<br />

significatif et assez effrayant. En effet, l’instinct, qui est aveugle par<strong>ce</strong> que d’origine organique,<br />

n’a rien à voir avec l’amour <strong>au</strong>thentique qui transfigure et sublime l’élément affectif en le<br />

dotant d’une armature intentionnelle très solide. Car, en fin de compte, aimer équiv<strong>au</strong>t<br />

toujours à « vouloir aimer », avec le secours de l’intelligen<strong>ce</strong>, et ne se réduit pas à des<br />

sentiments plus ou moins possessifs, à <strong>ce</strong>s attachements « viscér<strong>au</strong>x » égo<strong>ce</strong>ntriques et<br />

totalitaires que tant de parents confondent avec l’amour et <strong>au</strong> nom desquels on fait le<br />

malheur de ses enfants en satisfaisant ses propres pulsions.<br />

-J. Oui, il f<strong>au</strong>t avoir le courage et la clairvoyan<strong>ce</strong> de reconnaître que de nombreux jeunes, s’ils<br />

sont honnêtes avec eux-mêmes et <strong>au</strong>ssi pénible que leur soit <strong>ce</strong>tte révélation, se disent en leur<br />

for intérieur que <strong>ce</strong>s personnes, qu’ils sont contraints d’appeler « papa » et (ou) « maman »,<br />

leur sont complètement étrangères, qu’ils n’ont rien de commun avec elles et même, dans<br />

<strong>ce</strong>rtains cas, qu’ils les détestent purement et simplement par incompatibilité d’humeur et de<br />

caractère et (ou) à la suite de leurs agissements. L’inné et l’acquis se rejoignent ! Quant <strong>au</strong>x<br />

parents, combien y en a-t-il qui, même en dépit de louables efforts, ne peuvent s’empêcher de<br />

continuer à voir en leur propre des<strong>ce</strong>ndan<strong>ce</strong> des gêneurs qui vous dévorent et vous<br />

empêchent de vivre, des petits êtres stupides et malfaisants, en tout cas pas du tout les<br />

enfants idé<strong>au</strong>x qu’ils avaient rêvés. Ils sont déçus ou irrités par la marmaille, en général, et par<br />

leur progéniture, en particulier ! Supposons qu’ils passent outre à leur déconvenue et qu’ils<br />

fassent tout leur possible pour s’en occuper <strong>au</strong> mieux. Ils risquent de connaître de nouvelles<br />

désillusions et d’<strong>au</strong>tres mécomptes, par<strong>ce</strong> qu’on ne s’improvise pas éducateur, par<strong>ce</strong> que la<br />

bonne volonté ne suffit pas (comme se l’imaginaient <strong>au</strong>trefois <strong>ce</strong>s religieuses pleines de<br />

bonnes intentions qui soignaient les malades sans faire <strong>au</strong>cune étude !), par<strong>ce</strong> qu’il s’agit de<br />

tâches requérant des goûts, des dons et des compéten<strong>ce</strong>s que le seul fait d’être père ou mère<br />

ne vous confère <strong>au</strong>cunement en vertu d’une aide providentielle et miraculeuse.<br />

- On ne va pas pour <strong>au</strong>tant assassiner tous <strong>ce</strong>s proches qui vous encombrent ou qui vous<br />

énervent ! Alors, que faire ?<br />

-J. Peut-être f<strong>au</strong>drait-il complètement déconnecter procréation et éducation ou, du moins,<br />

supprimer le lien obligatoire et constant que l’on obstine à maintenir entre elles.<br />

- Alors là, je vous « arrête » tout de suite… pour interrogatoire et internement ! Mesurez-vous<br />

la portée de vos paroles ? Vous enfreignez une Règle trans<strong>ce</strong>ndante dont tout le monde ou<br />

presque (psys, éducateurs, pédagogues, théologiens…) s’accorde pour déclarer avec<br />

solennité que son respect conditionne entièrement l’avenir de l’enfant et son épanouissement.<br />

Sa formulation est très ou (trop ?) simple : il a absolument besoin d’un père et d’une mère qui<br />

ne peuvent, « naturellement », qu’être ses géniteurs, s<strong>au</strong>f dans le cas de l’adoption où l’on est<br />

bien obligé de se contenter d’un pis-aller !<br />

-J. Une fois encore apparaît l’anthropologie lamentablement primaire sur laquelle repose la<br />

doctrine abusivement appelée « chrétienne » et qui se fonde elle-même sur des critères<br />

uniquement physiques ou relevant d’une psychologie on ne peut plus simplette ou<br />

JEAN XXIV 117 Christian Singer


franchement débile. Non ! L’enfant n’a pas forcément besoin de son père et de sa mère,<br />

surtout s’ils sont incapables, notoirement insuffisants, négligents, indifférents, etc., mais d’une<br />

présen<strong>ce</strong> paternelle ou virile et d’une présen<strong>ce</strong> maternelle ou féminine qui peuvent être<br />

assurées <strong>au</strong> mieux par n’importe quelle personne, parente ou non, pourvu qu’elle en ait<br />

vraiment le désir et les aptitudes. Il ne s’agit pas du tout d’imiter les comportements habituels<br />

de nos « sociétés » fanatiques, qui vont toujours d’un extrême à l’<strong>au</strong>tre avec les effroyables<br />

dommages qui en découlent, c’est-à-dire, ici, d’éliminer systématiquement les parents<br />

naturels, qui peuvent très bien, dans <strong>ce</strong>rtains cas, remplir les conditions né<strong>ce</strong>ssaires pour être<br />

tout à fait à la h<strong>au</strong>teur de leur tâche éducative, mais d’affirmer que <strong>ce</strong>lle-ci peut être<br />

accomplie <strong>au</strong>ssi bien par une seule personne que par plusieurs, quels que soient leurs sexes<br />

physiques (puisque, de toutes manières, elles sont à la fois « hommes » et « femmes ») et<br />

qu’elles soient ou non « liées par le sang », comme on dit assez comiquement, à leurs fils et à<br />

leurs filles. Je le répète, par<strong>ce</strong> que nous trouvons ici une nouvelle application d’un principe<br />

essentiel qui guide toute notre démarche : elle ne nous conduit jamais à supprimer <strong>ce</strong> qui<br />

existe déjà et pourrait être valable en évoluant et en s’améliorant, mais à ouvrir, à élargir, à<br />

diversifier et à enrichir.<br />

- Oui, mais dans la pratique, comment un tel programme pourrait-il se réaliser ?<br />

-J. C’est là qu’intervient une donnée capitale et révolutionnaire : la commun<strong>au</strong>té (notre<br />

septième point !), qui pourrait bien, dans un avenir plus ou moins lointain, être appelée à<br />

rempla<strong>ce</strong>r la famille traditionnelle, décidément be<strong>au</strong>coup trop étriquée et irrespirable.<br />

Composées d’un nombre d’adultes limité (par<strong>ce</strong> qu’on ne peut pas se consacrer entièrement<br />

à une multitude de personnes) dont chacun formerait avec chacun des <strong>au</strong>tres un couple<br />

<strong>au</strong>thentique et plénier, elles tireraient leur for<strong>ce</strong>, leur stabilité, leur fécondité et leur<br />

rayonnement de <strong>ce</strong> que <strong>ce</strong>s couples, vivant non repliés sur eux-mêmes, mais dans une<br />

osmose et une symbiose favorisant ouverture et échanges mutuels, formeraient de puissants<br />

relais entre les individus et le groupe, à qui <strong>ce</strong> rése<strong>au</strong> serré de relations étroites, mais non<br />

paralysantes et dévorantes, conférerait une parfaite cohésion. On imagine l’unité dans la<br />

diversité qui y régnerait ainsi que l’enrichissement moral, affectif, intellectuel, etc. et la<br />

stimulation de sa créativité dont bénéficierait chaque personne, engagée dans des unions<br />

variées (dont <strong>ce</strong>rtaines <strong>au</strong>raient le statut du mariage) où les partenaires différeraient par l’âge,<br />

le sexe, les dons, les goûts et les charismes. Et <strong>ce</strong>s avantages se déploieraient dans une<br />

atmosphère de liberté qui mettrait fin <strong>au</strong>x contraintes rigides et app<strong>au</strong>vrissantes imposées par<br />

la famille, à la fermentation anaérobie qui s’y développe et où l’on étouffe, et qui con<strong>ce</strong>rnerait<br />

<strong>au</strong>ssi bien les enfants que les adultes. Nous avons décidé de ne pas encombrer nos entretiens<br />

de citations qui les alourdiraient. Pour une fois, je ferai une ex<strong>ce</strong>ption en vous donnant lecture<br />

de quelques extraits d’un <strong>livre</strong> du sociologue Michel Fize, <strong>au</strong> titre significatif « A mort la<br />

famille ! ». Celle-ci, dit-il, constitue « un désordre en soi, par le fait qu’elle n’est pas un<br />

phénomène naturel mais une institution sociale <strong>au</strong>toritaire, une structure incorrigible de<br />

pouvoir et de domination (p.9)… Elle est l’institution dominatri<strong>ce</strong> d’un sexe sur un <strong>au</strong>tre,<br />

d’une génération sur une <strong>au</strong>tre. Elle consacre la prédominan<strong>ce</strong> du masculin sur le féminin, de<br />

l’âge adulte sur l’enfan<strong>ce</strong> et sur l’adoles<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong>. Elle réveille l’esprit partisan, exprime les intérêts<br />

égoïstes. Elle se bâtit inexorablement contre l’homme social, contre sa liberté (p.17) ».<br />

S’intéressant plus particulièrement <strong>au</strong> cas des jeunes et s’appuyant sur un <strong>au</strong>tre ouvrage :<br />

« Pour décoloniser l’enfant » rédigé par le psychanalyste G. Mendel, il déplore que les adultes,<br />

sous prétexte de le protéger, s’obstinent, « pour mieux le paralyser, le tenir en état de<br />

dépendan<strong>ce</strong> et réclamer sa reconnaissan<strong>ce</strong> », à considérer l’enfant comme « un être<br />

imparfait, immature, irresponsable, inadapté », alors qu’il manifeste très rapidement « sa<br />

curiosité intellectuelle, ses facultés de jugement, son sens critique (p. 43) ».<br />

JEAN XXIV 118 Christian Singer


- Nous allons insister sur la pédagogie, telle qu’elle pourrait être vécue dans un contexte<br />

commun<strong>au</strong>taire. Quant à la famille-forteresse que vous venez d’évoquer, avec ses miasmes, la<br />

cl<strong>au</strong>stration qu’elle inflige, les rapports de for<strong>ce</strong> qui la tendent ou qui la déchirent,<br />

l’abrutissement et la sidération qu’elle provoque chez les jeunes, les sentiments de jalousie et<br />

de possessivité qui la corrompent, etc. nous la retrouverons bientôt, envisagée dans son rôle<br />

politique, économique et social, <strong>au</strong>ssi contestable et <strong>au</strong>ssi peu reluisant que <strong>ce</strong>lui qu’elle<br />

exer<strong>ce</strong> <strong>au</strong> détriment des individus. Et nous l’opposerons encore une fois à la commun<strong>au</strong>té<br />

dont les schémas de fonctionnement par rapport à la collectivité devrait en faire la véritable<br />

« <strong>ce</strong>llule de base » de la société. Remarquons <strong>au</strong> passage les involontaires, mais très typiques<br />

connotations attachées <strong>au</strong> mot « <strong>ce</strong>llule » qui reflète fort bien l’incarcération que dénonçait<br />

A. Gide dans son apostrophe célèbre : « Familles ! je vous hais ! Foyers clos ; portes<br />

refermées ; possessions jalouses du bonheur ». Insistons donc sur les rapports, eux <strong>au</strong>ssi<br />

complètement revus et corrigés… et améliorés, qui pourraient s’inst<strong>au</strong>rer entre adultes et<br />

jeunes <strong>au</strong> sein des commun<strong>au</strong>tés.<br />

-J. Il est évident que les contacts permanents et durables avec, mettons, une dizaine de<br />

« grandes personnes » permettraient de desserrer l’ét<strong>au</strong> parental habituel, de créer une<br />

ambian<strong>ce</strong> de détente et de liberté et, surtout, offriraient <strong>au</strong>x enfants une gamme très étendue<br />

de possibilités affectives, intellectuelles, créatri<strong>ce</strong>s, etc. Ils vivraient dans la compagnie et dans<br />

l’intimité d’aînés qui seraient pourvus d’aptitudes, de capacités, de psychologies, de<br />

connaissan<strong>ce</strong>s, de compéten<strong>ce</strong>s multiples et très diverses liées <strong>au</strong>x différen<strong>ce</strong>s de leurs âges,<br />

de leurs caractères, de leurs préoccupations, de leurs <strong>format</strong>ions, de leurs expérien<strong>ce</strong>s…, et<br />

qui ne demanderaient qu’à les en faire bénéficier. Ainsi serait assurée une merveilleuse<br />

complémentarité. Les personnes âgées, <strong>au</strong> lieu de se voir reléguées dans les souvenirs,<br />

l’ennui, le rabâchage, l’oisiveté et le gâtisme, joueraient un rôle irremplaçable qui, ça va sans<br />

dire, déborderait de loin les tâches pédagogiques pour s’appliquer à tous les secteurs de la vie<br />

commun<strong>au</strong>taire. De même, tous <strong>ce</strong>s apports très riches sur les plans spirituels, culturels et<br />

humains fourniraient un contrepoids critique très utile à l’instruction donnée par l’école Nous<br />

reviendrons sur tous <strong>ce</strong>s points <strong>au</strong> cours de notre prochain entretien. Pour l’instant, je<br />

voudrais me consacrer à <strong>ce</strong>tte redéfinition complète de la relation entre adultes et enfants qui<br />

est préconisée par les milieux avancés dont j’ai souhaité me faire ici la porte-parole.<br />

- J’<strong>au</strong>rais presque envie de mettre en garde nos <strong>au</strong>diteurs en les avertissant que <strong>ce</strong>rtains de<br />

vos propos risquent de les heurter et de les scandaliser à un degré jamais atteint depuis que<br />

nous devisons ensemble ! La révolution pédagogique constituera la huitième étape de notre<br />

parcours subversif que d’<strong>au</strong>cuns –et leur mérite n’en <strong>au</strong>ra été que plus grand- <strong>au</strong>ront suivi<br />

comme une sorte de calvaire !<br />

-J. Pour bien comprendre la pertinen<strong>ce</strong> des propos « osés » que je vais tenir et sur lesquels il<br />

ne f<strong>au</strong>t pas s’obnubiler, il convient de les repla<strong>ce</strong>r dans le contexte élargi d’une totale<br />

« reconsidération » du jeune être humain. Comme l’ont mentionné divers <strong>au</strong>teurs et, en<br />

particulier, des femmes comme Simone de Be<strong>au</strong>voir, Marguerite Your<strong>ce</strong>nar, Françoise Dolto,<br />

qui n’ont pas toujours eu l’<strong>au</strong>da<strong>ce</strong> d’en tirer les ultimes conséquen<strong>ce</strong>s, on peut parler d’un<br />

véritable « génie » de l’enfan<strong>ce</strong>, qui est presque universellement ignoré. L’immense majorité<br />

des adultes et, tout spécialement, des parents sous-estiment très gravement les possibilités de<br />

<strong>ce</strong>t âge, surtout peut-être le temps de la vie qui s’écoule entre 7 et 12 ans. On estime<br />

généralement qu’il s’agit là d’une simple période de transition (cf le texte de G. Mendel cité<br />

plus h<strong>au</strong>t) menant à une <strong>au</strong>tre, <strong>ce</strong>lle de l’adoles<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong>. En fait, il y a un « âge adulte » de<br />

l’enfan<strong>ce</strong>, comme il en existe un de l’adoles<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong> et un <strong>au</strong>tre… de l’âge adulte lui-même ou<br />

de la vieillesse. Vers l’âge de 12 ans, un être humain qui <strong>au</strong>rait été élevé dans le respect de<br />

JEAN XXIV 119 Christian Singer


toutes ses virtualités et dans le souci de les développer <strong>au</strong> maximum atteindrait un<br />

extraordinaire sommet de maturité.<br />

- Vous suggérez que les parents s’acharnent à entretenir indéfiniment leur progéniture dans la<br />

niaiserie et dans « l’infantilisme », de façon à maintenir leur emprise sur eux, à obtenir leur<br />

gratitude et à perpétuer le mythe d’une enfan<strong>ce</strong> idéalisée qui compense leurs insatisfactions,<br />

leurs souillures et leur médiocrité. Convertis en prestataires de servi<strong>ce</strong>s, en machines<br />

distributri<strong>ce</strong>s, mais <strong>au</strong>ssi en adeptes d’un véritable culte, ils les traitent à la fois comme des<br />

petits anim<strong>au</strong>x domestiques, des pour<strong>ce</strong><strong>au</strong>x à l’engrais que l’on accable de bienfaits et de<br />

cade<strong>au</strong>x, et comme des anges de pureté et d’inno<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong>. Avec une bonne dose de réalisme,<br />

pour ne pas dire de cynisme, les intéressés, ravis de <strong>ce</strong>s ex<strong>ce</strong>llentes dispositions (assorties<br />

d’exigen<strong>ce</strong>s minimales), en profitent <strong>au</strong> maximum, tout en riant sous cape de la naïveté des<br />

adultes et en méprisant leur complaisan<strong>ce</strong>. Et je ne serais pas étonné qu’ils éprouvent <strong>au</strong> fond<br />

d’eux-mêmes un sentiment plus dur et plus violent, fait d’humiliation et de révolte, qui est<br />

suscité à la fois par le refus de les prendre <strong>au</strong> sérieux tout en les prenant pour les chérubins<br />

candides qu’ils savent très bien ne pas être (la pureté, c’est comme la jeunesse : il f<strong>au</strong>t toute<br />

une vie d’efforts pour y parvenir éventuellement !), par une volonté d’assujettissement qui se<br />

dissimule derrière un « absolu » dévouement et par l’instrumentalisation dont ils sont les<br />

objets, destinée à combler des manques affectifs.<br />

-J. Il en existe une <strong>au</strong>tre sorte qui a pour but de vivre par leur interposition des ambitions<br />

déçues. C’est <strong>ce</strong> que font tant de parents qui cravachent leurs rejetons afin d’en tirer les<br />

meilleurs résultats et qui, pour hâter leur « réussite », n’hésitent pas à se transformer en<br />

coaches, entraîneurs ou imprésarios parfois impitoyables. En fait, comme j’ai commencé à<br />

l’exposer, les enfants disposent de toute une gamme de possibilités innées, spécifiques et<br />

originales, que les adultes s’obstinent à nier et à bousiller en les conditionnant à mort. Ils<br />

doivent obligatoirement en passer par les modèles reçus et imposés par « la société ». C’est à<br />

<strong>ce</strong> prix que s’opérera la fameuse intégration sociale et professionnelle considérée par tous<br />

comme une né<strong>ce</strong>ssité absolue et une grâ<strong>ce</strong> inestimable. Ce n’est pas toujours « Mozart » que<br />

les grands « assassinent » chez les petits, mais, à chaque fois, une personnalité pleine de<br />

promesses et de dons qui porteraient leurs fruits si l’on n’écrasait pas leur spontanéité. Car <strong>ce</strong><br />

qui les caractérise avant tout, c’est leur « virginité », leur naturel, leur fraîcheur, le fait qu’ils ne<br />

sont pas usés, qu’ils n’ont pas « servi » et qu’ils n’ont pas encore été déglingués. Ils sont à<br />

l’état neuf et natif. D’où une redoutable lucidité, une sûreté du jugement, un sens de<br />

l’<strong>au</strong>thenticité, une finesse, un humour décapant qui culmineraient vers l’âge de 12 ans si on<br />

laissait faire, mais qui inquiètent terriblement les adultes et dont ils n’ont pas envie de faire les<br />

frais. Ce qui explique leur empressement à étouffer <strong>ce</strong>s qualités remarquables, à les réduire en<br />

une bouillie que les gardes-chiourme de « la société » (parents, enseignants, éducateurs, psys,<br />

etc.) vont façonner en fonction et en vue de tous les consensus jusqu’à <strong>ce</strong> que sortent de<br />

leurs mains des millions de pantins parfaitement conformes, « adaptés » et bons pour le<br />

servi<strong>ce</strong> !<br />

- Supposons, <strong>au</strong> contraire, que les adultes respectent le « génie » propre <strong>au</strong>x enfants et<br />

favorisent ainsi leur épanouissement. Quel genre de relations s’établiraient entre les uns et les<br />

<strong>au</strong>tres et <strong>au</strong> profit de quelles visées pédagogiques poursuivies en commun ?<br />

-J. C’est là un chapitre passionnant que je vais me borner à résumer. Le premier point<br />

essentiel à noter, c’est que tout doit être <strong>ce</strong>ntré sur l’<strong>au</strong>to-éducation. Il importe que l’enfant ait<br />

le sentiment de détenir en lui-même un merveilleux trésor qu’il lui f<strong>au</strong>t utiliser à plein, dont il<br />

doit identifier et faire prospérer toutes les ressour<strong>ce</strong>s <strong>au</strong> long d’un parcours exaltant jamais<br />

achevé sur lequel vont cheminer à ses côtés les adultes pour l’aider à réaliser un programme<br />

JEAN XXIV 120 Christian Singer


dont il restera le maître d’œuvre. Ainsi apparaît le rôle des aînés : ils ont d’abord à frayer la<br />

voie en la décrivant comme extrêmement gratifiante même si elle est parfois ardue (rien ne<br />

serait plus effica<strong>ce</strong> que l’exemple de leur propre itinéraire et de ses résultats !), ils ont ensuite à<br />

faciliter la définition des traits de caractère propres à l’enfant et l’inventaire de ses aptitudes<br />

particulières en étudiant avec lui son thème de naissan<strong>ce</strong>, ils doivent enfin et surtout<br />

l’accompagner et le guider <strong>au</strong> cours de son périple en manifestant une <strong>au</strong>torité qui ne<br />

s’apparente en rien à la coercition, mais qui est admise et reconnue dans la mesure où elle est<br />

ressentie comme l’expression de qualités réelles. Ces relations, particulièrement nourries et<br />

fréquentes puisqu’elles se noueraient avec plusieurs adultes qui s’effor<strong>ce</strong>raient de montrer une<br />

grande disponibilité, devraient être vécues sur un pied d’égalité et sur un mode de respect<br />

mutuel qui excluraient la démagogie, le laxisme, le jeunisme et <strong>au</strong>tres formes de<br />

complaisan<strong>ce</strong>. Car il s’agirait d’un véritable partenariat où l’enfant serait considéré comme un<br />

être à part entière superbement doué et sus<strong>ce</strong>ptible de « rendre » <strong>au</strong>x adultes les servi<strong>ce</strong>s<br />

qu’ils leur… rendent !<br />

- Qu’entendez-vous par là ?<br />

-J. Je veux dire qu’ils seraient parfaitement à même, si les « grands » préservaient leurs fonds<br />

« naturels » de rectitude et de dis<strong>ce</strong>rnement <strong>au</strong> lieu de les « puériliser », de les intoxiquer et de<br />

les pervertir, de saisir l’essentiel (même si <strong>ce</strong>rtaines données « techniques » leur échappaient)<br />

des problèmes de toutes sortes qui pourraient tourmenter leurs compagnons plus âgés et,<br />

même de les conseiller, de suggérer des solutions appropriées qui <strong>au</strong>raient le mérite de la<br />

justesse et de la simplicité. A <strong>ce</strong> sujet, une précision de taille s’impose. On peut et l’on doit<br />

tout dire <strong>au</strong>x enfants, <strong>au</strong>cun sujet tabou ne devrait subsister, qu’il s’agisse de la mort, de la<br />

sexualité, de questions personnelles délicates ou des réalités collectives épouvantables qui<br />

désolent encore notre planète. Car ils sont aptes à tout comprendre et à tout supporter,<br />

pourvu qu’on s’y prenne avec franchise et avec délicatesse. Une telle attitude, si elle était<br />

pratiquée, constituerait un hommage rendu à leurs capacités, une invitation à les mettre en<br />

œuvre <strong>au</strong> profit de tous, et une marque de confian<strong>ce</strong> méritée. Mais <strong>ce</strong> n’est évidemment pas<br />

le cas. Les prétendus « adultes » recourent à de pseudo- arguments massues pour les laisser<br />

croupir dans l’infantilisme, l’inconscien<strong>ce</strong> et l’irresponsabilité. Afin de mieux les garder sous le<br />

joug, ils affectent de croire que leurs petits chéris sont tellement fragiles qu’il f<strong>au</strong>t<br />

continuellement les mettre à l’abri, les protéger, les défendre contre eux-mêmes et contre les<br />

<strong>au</strong>tres et de, façon plus générale, les soustraire à tout <strong>ce</strong> qui pourrait les troubler, les<br />

déranger, les inquiéter, les choquer, « heurter leur sensibilité », pour reprendre la drolatique<br />

formule consacrée. Le plus amusant, soit dit entre parenthèses, c’est que les gouvernements<br />

allèguent les mêmes motifs et adoptent les mêmes comportements pour asservir leurs<br />

« sujets » !<br />

- Oui, il ne f<strong>au</strong>drait surtout pas, comme on l’entend dire partout de la manière la plus sotte,<br />

gâcher la jeunesse des enfants et, à plus forte raison, la leur « voler » en leur infligeant des<br />

préoccupations et des tracas « qui ne seraient pas de leur âge » et mettraient fin à une<br />

« insoucian<strong>ce</strong> » considérée comme leur bien le plus précieux, qui devrait être s<strong>au</strong>vegardé à<br />

tout prix et <strong>au</strong>ssi longtemps que possible. Une telle attitude, <strong>ce</strong> n’est pas exagéré de la<br />

qualifier de criminelle, car elle ruine définitivement toute une existen<strong>ce</strong> et l’empêche de porter<br />

ses fruits. Elle ignore complètement la vocation ex<strong>ce</strong>ptionnelle de l’enfan<strong>ce</strong> et marque un<br />

incommensurable mépris à l’égard de l’enfant, traité comme un bibelot décoratif, un animal<br />

de compagnie ou le substitut et le recours de ses déficien<strong>ce</strong>s... D’<strong>au</strong>tant plus que <strong>ce</strong>tte<br />

volonté outrancière et « intéressée » de le couver jusqu’à <strong>ce</strong> que « mort » s’ensuive est, en fait,<br />

très sélective. Avec une hypocrisie pudibonde, on le préservera de <strong>ce</strong>rtains spectacles sexuels<br />

qui n’<strong>au</strong>raient d’<strong>au</strong>tres effets que de très vite susciter chez lui la satiété, tellement ils sont nuls,<br />

JEAN XXIV 121 Christian Singer


débiles et répétitifs. Mais on le laisse contempler à loisir les innombrables scènes de guerre et<br />

de crimes, parfois tout à fait horribles et bien plus obscènes qui remplissent tous nos écrans.<br />

De toute façon, les enfants « ont en vu d’<strong>au</strong>tres » et ils jouissent d’une robustesse psychique<br />

et morale, et d’un sens de l’humour qui les mettent à couvert. Be<strong>au</strong>coup d’entre eux sont bien<br />

moins vulnérables que be<strong>au</strong>coup d’adultes usés, fatigués, épuisés.<br />

- Vous avez donc défini le type de relation « adulte » qui devrait s’inst<strong>au</strong>rer entre des<br />

personnes différentes par l’âge, <strong>ce</strong>rtes, mais sus<strong>ce</strong>ptibles de marcher côte à côte et la main<br />

dans la main comme de véritables compagnons qui s’estimeraient et s’ép<strong>au</strong>leraient<br />

mutuellement, une fois admis que les « servi<strong>ce</strong>s » rendus de part et d’<strong>au</strong>tre ne seraient pas les<br />

mêmes. Il s’agit là, bien sûr, d’une description infiniment éloignée du modèle courant et quasi<br />

unanimement condamnée par tous les experts et praticiens de l’enfan<strong>ce</strong> et de l’éducation qui<br />

en dénon<strong>ce</strong>nt le caractère dangereux et, de toute façon, irréalisable et chimérique, oubliant<br />

que, dès leur naissan<strong>ce</strong> et sans doute avant, les enfants sont « pourris » jusqu’à l’os et leurs<br />

dispositions les plus intimes anéanties par des adultes vampiriques qui leur transmettent et<br />

leur font absorber leurs vi<strong>ce</strong>s, dénaturent leur substan<strong>ce</strong> afin de se les approprier tout entiers<br />

et d’en faire des esclaves à leur botte... Ils les couvrent de baisers empoisonnés dont ils ne<br />

réchapperont plus.<br />

-J. Si vous permettez, j’aimerais revenir sur la disparité des âges, qui doit être vécue non<br />

comme un handicap ou un obstacle, mais comme un facteur de complémentarité, et qui ne<br />

constitue, après tout, qu’une catégorie de différen<strong>ce</strong> parmi toutes <strong>ce</strong>lles qui affectent<br />

utilement et, même, qui imprègnent à fond n’importe quelle relation humaine. A <strong>ce</strong> propos, je<br />

me souviens des doctorales inepties qu’on nous débitait dans les collèges religieux et ailleurs<br />

à propos de l’homosexualité dont on nous racontait que sa tare fondamentale résidait dans le<br />

fait qu’on se réfugiait dans la facilité d’un pseudo-amour avec son semblable, avec le Même,<br />

alors que l’Amour <strong>au</strong>thentique consistait à courir la grande aventure de la rencontre avec <strong>ce</strong>t<br />

Autre (sexe), <strong>ce</strong>tte « terra incognita » dont le pédé, justement, avait peur et qu’il refusait ou se<br />

sentait incapable d’explorer et d’affronter. Une fois de plus, nous butons contre <strong>ce</strong>tte<br />

anthropologie singulièrement « légère » et archaïque qui ne prend en compte que les<br />

caractères physiques. En réalité, l’Autre, en tant que personne unique, absolument spécifique<br />

et extrêmement complexe, se présente toujours comme un mystère insondable, comme une<br />

énigme plus ou moins indéchiffrable dont le côté inac<strong>ce</strong>ssible résulte, non de telles ou telles<br />

différen<strong>ce</strong>s « extérieures », même jugées superficiellement importantes, mais d’une globalité à<br />

nulle « <strong>au</strong>tre » pareille. La difficulté d’approche et de compréhension est donc tout <strong>au</strong>ssi<br />

grande entre deux garçons ou entre deux filles qu’entre les sexes dits opposés. Et <strong>ce</strong>la v<strong>au</strong>t<br />

<strong>au</strong>ssi naturellement, mais pas davantage, entre un adulte et un enfant, s<strong>au</strong>f lorsque leur<br />

relation a atteint un degré de perfection telle qu’elle a permis à chacun des deux amis de<br />

parvenir à l’âge adulte, à la pleine maturité de son âge particulier. Deux sagesses élevées se<br />

rejoignent alors dans une communion profonde qui fait fi des âges biologiques.<br />

- Dieu vous entende… et <strong>au</strong>ssi notre Sainte Mère l’Eglise un jour ! En attendant, nous<br />

passons, comme annoncé plus h<strong>au</strong>t, à <strong>ce</strong> que nous avons appelé « les visées pédagogiques »<br />

qui devraient sous-tendre et orienter les rapports entre adultes et enfants, en particulier <strong>au</strong><br />

sein de commun<strong>au</strong>tés où <strong>ce</strong>s derniers bénéficieraient d’attentions très soutenues de la part<br />

d’aînés <strong>au</strong> profil très varié et spécialement dévoués.<br />

-J. Il ne s<strong>au</strong>rait être question de dresser ici et maintenant un table<strong>au</strong> complet. Limitons-nous<br />

<strong>au</strong>x princip<strong>au</strong>x linéaments et à un bref inventaire. On pourrait parler d’éducation et<br />

d’élévation. Dans le premier cas, ainsi que l’étymologie l’y invite, il s’agit tout à la fois, pour le<br />

jeune, d’extraire de lui-même, afin de les réaliser, l’ensemble des virtualités qui l’habitent, et de<br />

JEAN XXIV 122 Christian Singer


s’extraire de lui-même afin de prendre contact avec <strong>au</strong>trui et le monde extérieur. Les deux<br />

mouvements sont, bien sûr, étroitement liés. Je les reprends dans l’ordre. Il f<strong>au</strong>t d’abord<br />

extraire de soi-même les trésors qui s’y trouvent à l’état brut et les faire fructifier. D’où toute<br />

une série de <strong>format</strong>ions né<strong>ce</strong>ssaires, <strong>ce</strong>lle du corps (exerci<strong>ce</strong>s, sports, disciplines hygiéniques,<br />

respect des rythmes biologiques propres à chacun, etc. etc.), du caractère (création d’habitus,<br />

de <strong>ce</strong>s disposition bien ancrées, sens de l’initiative et des responsabilités, capacité à<br />

persévérer, inclination à servir <strong>au</strong>trui et tant d’<strong>au</strong>tres, qui sont appelées à produire en<br />

permanen<strong>ce</strong> des actes positifs), du cœur (tendresse, compassion, mais <strong>au</strong>ssi la maîtrise de<br />

ses sentiments), de l’intelligen<strong>ce</strong> (apprendre à penser, à raisonner, à s’exprimer, à juger en<br />

connaissan<strong>ce</strong> de c<strong>au</strong>se…), de l’esprit (acquisition de savoirs génér<strong>au</strong>x <strong>au</strong>ssi bien théoriques<br />

que pratiques, et particuliers, <strong>ce</strong>ux qui conviennent précisément à l’enfant dont on s’occupe et<br />

qui sont désignés par son thème de naissan<strong>ce</strong>), de la sensibilité per<strong>ce</strong>ptive et esthétique qui<br />

nous rend aptes à saisir les qualités et les réalités cachées qui peuplent les êtres vivants et les<br />

objets apparemment inanimés, ainsi que les lois mystérieuses qui président à leur<br />

construction individuelle tout <strong>au</strong>tant qu’à leurs rapports mutuels.<br />

- Je ne sais pas si votre liste est close, mais <strong>ce</strong> que vous en avez énuméré inspire déjà<br />

quelques réflexions. D’abord la tonalité <strong>au</strong>stère de l’ensemble qui jure avec les tendan<strong>ce</strong>s<br />

plutôt laxistes et hédonistes qui règnent à notre époque.<br />

-J. Il est vrai que l’œuvre magnifique consistant, comme disaient les Anciens, à « sculpter » en<br />

soi l’homme intérieur requiert des efforts et, même, <strong>ce</strong> qu’on peut appeler une véritable<br />

ascèse. Mais <strong>ce</strong> mot ne doit pas effrayer : il est synonyme d’un entraînement « athlétique » qui<br />

doit être vécu dans la joie et dans l’enthousiasme. Car il ne s’agit pas d’imposer à l’enfant ou à<br />

l’adoles<strong>ce</strong>nt des contraintes arbitraires, des principes étrangers, des mortifications<br />

douloureuses et doloristes, mais de l’inciter à parvenir <strong>au</strong> maximum de son épanouissement,<br />

<strong>ce</strong> qui implique, bien sûr, qu’il mette la main à sa pâte pour la modeler et qu’il renon<strong>ce</strong> à la<br />

facilité et <strong>au</strong> laisser-aller. Mais, en fin de compte, c’est pour lui qu’il travaille et non pour obéir<br />

à des ordres ou à des conventions. Les exigen<strong>ce</strong>s volontaires qu’il s’impose dans une<br />

ambian<strong>ce</strong> d’exultation et d’allégresse ne sont que les réquisitions d’une liberté éclairée.<br />

- Autre donnée frappante : c’est la note encyclopédique qui fait penser <strong>au</strong>x programmes<br />

pédagogiques de Rabelais !<br />

-J. Une tête peut à la fois être bien faite et bien pleine, et, de toute façon, elle ne s<strong>au</strong>rait se<br />

suffire à elle-même ! L’éducation ne se limite pas à l’instruction et <strong>ce</strong>lle-ci, à son tour, ne peut<br />

se borner à l’enregistrement de notions <strong>livre</strong>sques et abstraites. C’est l’ensemble de la<br />

personnalité, dans toutes ses composantes et dans toutes ses aptitudes, et pas seulement le<br />

<strong>ce</strong>rve<strong>au</strong>, qui doit se développer ! L’essentiel, en <strong>ce</strong> qui le con<strong>ce</strong>rne, est d’éviter l’entassement<br />

indigeste de connaissan<strong>ce</strong>s hétéroclites et inutiles qui en arrive à étouffer toute pensée<br />

personnelle et toute liberté de jugement. Donc, il f<strong>au</strong>t opérer des choix et ne rien<br />

emmagasiner qui n’ait été assimilé en profondeur après avoir été préalablement relativisé,<br />

contextualisé et soumis à une critique mordante.<br />

- Mais que devient l’école dans votre projet éducatif ? On a l’impression que vous usurpez ses<br />

fonctions.<br />

-J. Honnêtement, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on empiète sur son domaine ou, <strong>au</strong><br />

moins, qu’on la complète, qu’on la contrôle et qu’on la corrige. Prenez l’exemple de<br />

l’astrologie qui, nous nous en sommes expliqués, est le langage universel permettant de<br />

déchiffrer le sens de l’Univers, qui, de <strong>ce</strong> fait, revêt une importan<strong>ce</strong> capitale et devrait donc<br />

JEAN XXIV 123 Christian Singer


faire l’objet d’un enseignement prioritaire et approfondi dans toutes les écoles du monde. Or<br />

elle en est non seulement exclue, mais lorsque d’aventure on en vient à pronon<strong>ce</strong>r son nom<br />

dans <strong>ce</strong>s lieux, c’est pour la moquer, la calomnier, la réduire à une superstition ridicule, etc.<br />

Voilà une très grave lacune à combler. Mais <strong>ce</strong> n’est pas tout. Même si la Fran<strong>ce</strong> bat tous les<br />

records de sélectivité dans les matières enseignées et de partialité dans leur présentation du<br />

fait de son laïcisme agnostique frileux, étriqué, tendancieux, intolérant et agressif, tous les<br />

établissements scolaires du monde (peu importent les pays où ils se situent et le label,<br />

confessionnel ou pas, qu’ils arborent), dès qu’ils travaillent en phase avec les Etats, sont<br />

obligés d’en passer par leurs volontés et de se <strong>livre</strong>r à un bourrage de crâne éhonté. C’est<br />

comme dans les familles. On élimine tout <strong>ce</strong> qui pourrait fâcher et déranger, tout <strong>ce</strong> qui est<br />

subversif, sous prétexte de maintenir la « paix » dans les classes et de ne pas perturber les<br />

esprits. On pratique assidûment la falsification historique, l’édulcoration philosophique, la<br />

<strong>ce</strong>nsure littéraire. Quantité de mouvements d’idées, de faits, de personnages, de réalités<br />

comme l’homosexualité sont passés sous silen<strong>ce</strong> ou disqualifiés. Mais inversement, sous<br />

couvert d’expliquer le fonctionnement « technique » des institutions politiques, judiciaires,<br />

économiques, etc., ainsi que les idé<strong>au</strong>x et les nobles principes qui seraient <strong>ce</strong>nsés l’inspirer,<br />

on fait croire que, pour l’essentiel et en dépit de quelques ratés qu’on chercherait à corriger,<br />

tout se passe plutôt bien : les droits et les libertés de l’homme seraient respectés, il existerait<br />

une <strong>au</strong>thentique démocratie, le pacte républicain garantirait la protection des plus faibles et<br />

l’amélioration de leur sort, etc. Toutes affirmations qui relèvent de l’imposture. Bref, on vous<br />

sert dans les collèges et dans les lycées une sous-culture revue et corrigée, expurgée,<br />

orientée, <strong>au</strong>ssi fadasse et aseptisée que les bouts de barbaque « conditionnés » sous<br />

<strong>ce</strong>llophane que l’on propose dans les supermarchés. Pour faire illusion, on compte, <strong>au</strong> moins<br />

en Occident, sur « l’éblouissement » provoqué par les Lumières… dégradées en<br />

obscurantisme rationaliste, en idolâtrie scientiste, en fascination techniciste. A quoi il f<strong>au</strong>drait<br />

ajouter la désin<strong>format</strong>ion infligée par l’immense majorité des médias.<br />

- Permettez-moi d’interrompre <strong>ce</strong> flot d’éloquen<strong>ce</strong> indignée ! Selon vous, l’éducation, telle<br />

qu’elle devrait être vécue entre adultes et jeunes <strong>au</strong> sein des commun<strong>au</strong>tés impliquerait une<br />

formidable réaction contre les omissions calculées, les mensonges et <strong>ce</strong>tte intoxication<br />

généralisée à laquelle se <strong>livre</strong>nt <strong>au</strong> mieux de leurs intérêts les Etats, c’est-à-dire, plus<br />

concrètement, les nantis qui les « occupent » et qui s’en repaissent. Finalement, la famille et<br />

l’école, <strong>au</strong> titre de représentants et porte-parole de la caste de privilégiés qui détiennent à leur<br />

profit tous les leviers de commande, joueraient le même rôle et seraient pareillement chargées<br />

d’empoisonner les conscien<strong>ce</strong>s et les intelligen<strong>ce</strong>s en y répandant le venin d’une idéologie qui<br />

a pour but et pour résultat effectif de perpétuer la domination des pouvoirs en pla<strong>ce</strong>. C’est à<br />

un gigantesque travail de libération et d’ouverture sur les réalités de la vie qu’il f<strong>au</strong>drait<br />

s’atteler. Mais supposons (simple hypothèse « d’école », c’est le cas de le dire !) que les<br />

enseignants renon<strong>ce</strong>nt à toutes les formes de restrictions et d’exclusions qui défigurent leurs<br />

cours, qu’ils tolèrent et même encouragent l’organisation, à l’intérieur de leurs loc<strong>au</strong>x, de<br />

débats portant sur tous les sujets possibles et inimaginables, par exemple, qu’ils invitent des<br />

rabbins, des imams, des pasteurs, des prêtres, etc. à venir, non pas seulement faire des<br />

exposés « culturels » plus ou moins archéologiques et inoffensifs qui n’engagent à rien, mais<br />

surtout expliquer <strong>ce</strong> que représente la foi dans leur vie, est-<strong>ce</strong> que de telles initiatives<br />

n’engendreraient pas une indescriptible pagaille et le danger de conflits et d’affrontements<br />

graves entre élèves ?<br />

-J. Mais c’est précisément le rôle des professeurs que de favoriser l’inst<strong>au</strong>ration d’une<br />

toléran<strong>ce</strong> active ! Ils n’ont que <strong>ce</strong> mot à la bouche, mais ça ne suffit pas. Ils trouveraient ainsi<br />

l’occasion de le mettre en œuvre dans les faits. Et surtout, je suis persuadée que, placés dans<br />

une atmosphère passionnante où toutes les discussions seraient permises, où toutes les<br />

JEAN XXIV 124 Christian Singer


questions pourraient être abordées, les élèves changeraient complètement d’attitude. Ils<br />

seraient ravis de fréquenter leurs écoles qui ne leur apparaîtraient plus comme des<br />

conservatoires d’idées mortes et de notions inassimilables à emboquer de for<strong>ce</strong>. Leurs<br />

relations mutuelles ainsi que leurs rapports avec les enseignants acquerraient une for<strong>ce</strong>, une<br />

intimité, une profondeur nouvelles, <strong>ce</strong>lles là mêmes qu’on veut éviter à tout prix en invoquant<br />

les risques de déviations ! Ainsi disparaîtraient ou s’atténueraient les m<strong>au</strong>x endémiques dont<br />

souffrent plus ou moins toutes les casernes scolaires : l’ennui, l’absentéisme, l’échec, les<br />

« incivililités », les violen<strong>ce</strong>s, les destructions, le racket, l’usage de la drogue...<br />

- Bien. Rappelons où nous en sommes, après <strong>ce</strong>s éclairantes digressions. Vous nous avez<br />

expliqué que l’<strong>au</strong>to-éducation comprenait deux volets, « extraire de soi-même » et « s’extraire<br />

de soi-même », et vous avez traité rapidement le premier en évoquant diverses <strong>format</strong>ions<br />

indispensables, <strong>ce</strong>lles du corps, du cœur, du caractère, etc. Et j’ai été amené à me demander<br />

si la liste que vous aviez dressée était exh<strong>au</strong>stive. Je vous pose donc la question : voulez-vous<br />

la compléter ?<br />

-J. Alors là, je suis extrêmement gênée..<br />

- Je sens que vous allez nous débiter une nouvelle monstruosité !<br />

-J. Et je crains que <strong>ce</strong> ne soit la pire.<br />

- Allons ! Cessez de tourner <strong>au</strong>tour du pot et entrons dans le vif du sujet. Vous nous avez<br />

suffisamment répété que Jean XXIV avait affranchi la parole des chrétiens. Hâtons-nous d’en<br />

profiter avant, peut-être, qu’un vent m<strong>au</strong>vais ne se lève et ne balaie <strong>ce</strong>s espa<strong>ce</strong>s de liberté.<br />

-J. Bon, je me lan<strong>ce</strong>. Parmi les « facultés » qui habitent l’enfant et qui ne demandent qu’à se<br />

développer, se trouve (nul ne s<strong>au</strong>rait le nier) la sensualité. Le problème est donc de savoir si,<br />

dans <strong>ce</strong> domaine comme dans tous les <strong>au</strong>tres, l’adulte ne devrait pas jouer son rôle<br />

d’éclairage et d’assistan<strong>ce</strong>. Bien sûr, <strong>ce</strong> qui choque, c’est que, dans <strong>ce</strong> cas, l’implication de<br />

l’adulte ne serait plus seulement intellectuelle ou affective, mais physique.<br />

- En résumé et pour parler net, vous faites allusion à la pédophilie et je pense, tout comme<br />

vous, que nous allons déchaîner un be<strong>au</strong> scandale…<br />

-J. …Quoique les choses, il f<strong>au</strong>t le reconnaître, aient sensiblement évolué depuis le début de<br />

<strong>ce</strong> siècle, marqué par la <strong>format</strong>ion de toute une série d’hystéries collectives (antisectiques,<br />

anticommun<strong>au</strong>taristes, sécuritaires, antipédophiles…) créées et entretenues criminellement<br />

par les pouvoirs publics, les médias et (il f<strong>au</strong>t leur réserver une pla<strong>ce</strong> particulière) par des<br />

« associations » <strong>au</strong>toproclamées, justicières et vindicatives, soutenues et stipendiées par les<br />

Etats (en particulier la Fran<strong>ce</strong> et la Belgique) qui ont joué un rôle catastrophique, ne <strong>ce</strong>ssant<br />

de jeter de l’huile sur le feu, voyant partout des coupables et des transgressions, encourageant<br />

la délation et la répression. Le résultat, c’est que be<strong>au</strong>coup d’inno<strong>ce</strong>nts ont été inquiétés et,<br />

sans doute condamnés, et <strong>ce</strong>rtains ont été poussés <strong>au</strong> suicide. Quant à <strong>ce</strong>ux qui ont tout de<br />

même été mis hors de c<strong>au</strong>se et qui ont pu échapper à la frénésie ayant saisi la Justi<strong>ce</strong> comme<br />

les <strong>au</strong>tres institutions ainsi que le commun des mortels, il leur est arrivé de faire des années<br />

de prison, leur vie a souvent été brisée de manière irréparable : ils ont tout perdu, non<br />

seulement leur famille, leur emploi, mais <strong>au</strong>ssi leur honneur, leur dignité, jusqu’à l’estime<br />

d’eux-mêmes, et tous <strong>ce</strong>s malheurs se sont produits en dépit de leur acquittement.<br />

JEAN XXIV 125 Christian Singer


- Ces agissements intolérables méritent bien le qualificatif de « criminels » que vous avez<br />

utilisé et qui s’applique à tous leurs <strong>au</strong>teurs, et pas seulement à <strong>ce</strong>ux que vous avez désignés.<br />

Be<strong>au</strong>coup de psys, par exemple, ont apporté, grâ<strong>ce</strong> à de prétendues « expertises » devant les<br />

tribun<strong>au</strong>x, leur contribution à <strong>ce</strong>s affreuses injusti<strong>ce</strong>s. Et c’est vrai qu’il f<strong>au</strong>t avoir vécu <strong>ce</strong>s<br />

années pour se rendre compte à quel point tout bon sens, toute retenue, tout sang-froid<br />

avaient disparu. C’était le règne de la fureur, de la rage et de la haine. Le seul fait de dénon<strong>ce</strong>r<br />

<strong>ce</strong>tte atmosphère ou, pire encore, d’aborder les questions de fond de manière directe,<br />

courageuse et indépendante, en évitant la passion et les préjugés et, surtout, en esquissant<br />

des manières de voir et de se comporter différentes et donc hérétiques par rapport <strong>au</strong>x<br />

dogmes en pla<strong>ce</strong>, vous faisaient immédiatement soupçonner de pratiques infâmes, vous<br />

exposaient à la vindicte publique (insultes, mena<strong>ce</strong>s..) et à l’attention de la poli<strong>ce</strong> qui tentait<br />

de vous intimider en vous soumettant à des enquêtes et à des interrogatoires. Cette sorte de<br />

« maccartisme » s’est un peu apaisé, malgré les efforts d’une bande de conservateurs<br />

fanatiques qui compte en son sein un nombre important de chrétiens « pratiquants ». Mais il<br />

en est d’<strong>au</strong>tres, parmi <strong>ce</strong>s derniers, et c’est la un événement notable et encore impensable il y<br />

a seulement quelques années, qui estiment devoir aborder tout <strong>au</strong>trement la question de la<br />

pédophilie. Et vous allez donc nous expliquer leur point de vue.<br />

-J. Tout est confusion, sciemment maintenue, dans <strong>ce</strong> domaine, à commen<strong>ce</strong>r par le mot qui<br />

le désigne. Il est, en effet, absurde de ranger sous le nom de « pédophilie », qui signifie<br />

« amour des enfants », les abus et les violen<strong>ce</strong>s commis contre eux. Mais, bien sûr, <strong>ce</strong>tte<br />

équivoque n’est pas inno<strong>ce</strong>nte. Elle suggère que tout « commer<strong>ce</strong> charnel » entre un adulte et<br />

un enfant ou un adoles<strong>ce</strong>nt ne peut être que le fruit d’une contrainte ou d’une brutalité<br />

exercée par le « grand » sur un petit sans défense. Personne ne conteste que <strong>ce</strong> schéma se<br />

réalise dans un <strong>ce</strong>rtain nombre de cas et que <strong>ce</strong>s horreurs sont en elles-mêmes inadmissibles,<br />

quels que soient les problèmes personnels qui amènent <strong>ce</strong>rtains individus à les perpétrer. Mais<br />

<strong>au</strong>x yeux des « contestataires », le manque de dis<strong>ce</strong>rnement, la plupart du temps volontaire,<br />

et la malhonnêteté commen<strong>ce</strong>nt lorsqu’on affirme que la « pédophilie » se réduit forcément à<br />

<strong>ce</strong>s turpitudes et qu’on ne s<strong>au</strong>rait envisager <strong>au</strong>cune forme ac<strong>ce</strong>ptable et fructueuse de relation<br />

sensuelle ou sexuelle avec un jeune. Même chez des gens sincères et de bonne foi, il existe un<br />

tel blocage passionnel qu’<strong>au</strong>cune discussion, <strong>au</strong>cun raisonnement ne sont possibles. Pour<br />

eux, la seule évocation de <strong>ce</strong> qui leur parait être <strong>au</strong>ssi infâme et incon<strong>ce</strong>vable que, par<br />

exemple, le cannibalisme est insupportable et coupe court à toute conversation. Leurs seules<br />

réactions sont des gémissements, des gestes de dégoût, des mouvements de colère ou des<br />

mena<strong>ce</strong>s.<br />

- S’ils refusent de débattre, du moins alignent-ils des arguments pour justifier leurs positions.<br />

Quels sont-ils ?<br />

-J. A déf<strong>au</strong>t de débats « externes », ils se débattent dans une contradiction « interne », d’où ne<br />

résulte <strong>au</strong>cun véritable « argument », mot trop noble pour qualifier des postures avant tout<br />

viscérales. D’un côté, ils sont bien obligés d’admettre (Freud s’est contenté, <strong>ce</strong> qui n’est déjà<br />

pas si mal, d’ériger en théorie des réalités connues depuis bien longtemps !) l’existen<strong>ce</strong> chez<br />

l’enfant d’une sexualité originelle qui tend à s’affirmer dès le départ et, par la suite, de plus en<br />

plus fortement, mais, d’un <strong>au</strong>tre côté, ils se refusent absolument à en tirer les conséquen<strong>ce</strong>s<br />

pratiques, y compris des <strong>au</strong>teurs admirables, comme Françoise Dolto, qui sont allés très loin<br />

dans la compréhension du « génie » de l’enfan<strong>ce</strong>, mais qui se sont interdits, <strong>au</strong> moins dans<br />

leurs discours publics, de franchir <strong>ce</strong>rtaines limites, peut-être par peur de se déconsidérer et<br />

de briser leur carrière. Les pseudo-raisons de <strong>ce</strong>s hantises, on les comprend très bien, sans<br />

qu’on doive né<strong>ce</strong>ssairement les approuver. Elles sont le fruit d’une conjonction entre deux<br />

catégories de préjugés d’<strong>au</strong>tant plus indéracinables qu’ils ont pris naissan<strong>ce</strong> en des temps fort<br />

JEAN XXIV 126 Christian Singer


anciens. D’une part, il est entendu que la sensualité est une chose suspecte, plus ou moins<br />

sale et même dégoûtante, dont il f<strong>au</strong>t sévèrement codifier l’usage et empêcher les<br />

débordements. Tout <strong>ce</strong> que <strong>ce</strong>rtains chrétiens inspirés, d’importants théologiens et<br />

spirituels… et Jean XXIV lui-même ont pu affirmer à l’encontre de <strong>ce</strong>tte ânerie n’a rien modifié<br />

<strong>au</strong> fond de l’inconscient collectif chrétien, même si <strong>ce</strong>rtains jeunes couples fervents affirment<br />

s’en être débarrassés tout en restant « réactionnairement » fidèles <strong>au</strong>x sévères condamnations<br />

prononcées <strong>au</strong>trefois par l’Eglise contre toutes les formes de « dévian<strong>ce</strong> » sexuelle. Le<br />

décalage toujours observé entre les enseignements du Magistère et les comportements de la<br />

jeunesse subsiste mais, très souvent, dans le sens inverse. : elle ne s’est pas adaptée. Au fond,<br />

l’emprise des philosophies antiques demeure presque entière et elle s’étend encore à une<br />

grande partie de la société, par l’intermédiaire d’un christianisme qu’elle a renié mais qui<br />

continue, quoi qu’elle en ait, à lui coller à la pe<strong>au</strong> !<br />

- D’<strong>au</strong>tre part, et c’est le deuxième préjugé (que nous avons déjà dénoncé) : les enfants sont<br />

des parangons d’inno<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong>, des phénix de pureté…, refrain bien connu. Conclusion : ils ne<br />

s<strong>au</strong>raient être con<strong>ce</strong>rnés ou intéressés ou attirés par la sexualité, et les adultes infiniment<br />

pervers qui voudraient les attirer dans <strong>ce</strong> cloaque pour les souiller sont des monstres que<br />

<strong>ce</strong>rtains voudraient bien voir périr sous le couperet de la guillotine réhabilitée pour l’occasion<br />

dans ses h<strong>au</strong>tes œuvres ! Le plus drôle… et le plus affligeant est que <strong>ce</strong>rtains psys, conscients<br />

de se trouver fa<strong>ce</strong> à un déni de réalité criant, essaient de s’en tirer en faisant la part du feu, en<br />

concédant à leurs petits chérubins (tout en détournant le regard !) la pratique du « touchepipi<br />

» (comme ils disent !) et d’<strong>au</strong>tres jeux « inno<strong>ce</strong>nts » en vogue chez les « docteurs » ! C’est<br />

tellement lamentable et débile qu’on a d’abord envie de rire… Mais l’indignation reprend très<br />

vite ses droits : voilà des gens qui ne <strong>ce</strong>ssent de se poser en gardiens de la « morale », mais<br />

qui n’hésitent pas à avilir la sexualité enfantine en la réduisant à des tripotages entre copains<br />

et copines, eux-mêmes rabaissés et humiliés par <strong>ce</strong>s marques de mépris dispensées par des<br />

gens qui ne les prennent pas <strong>au</strong> sérieux. Voilà tout <strong>ce</strong> que les adultes sont capables de leur<br />

proposer, voilà l’idéal qu’ils leur assignent : les nobles pratiques du touche-pipi !… <strong>au</strong>xquelles,<br />

tout naturellement puisque c’est le même contexte de vulgarité et de grossièreté qui se<br />

prolongera, feront suite plus tard les propos et les attitudes sexistes, misogynes et<br />

homophobes partout répandues.<br />

- Mais vos adversaires considèrent peut-être qu’il s’agit là (le m<strong>au</strong>vais jeu de mots qui me vient<br />

à l’esprit me « donne la honte » qui s’accroît du fait que je vais le lâcher !) d’un « pi-pis-aller » !<br />

Car ils estiment (et il f<strong>au</strong>t avouer que leur argument paraît très fort) qu’il est impossible de<br />

faire <strong>au</strong>trement et mieux, tout simplement par<strong>ce</strong> qu’un enfant est incapable de fournir un<br />

consentement libre. L’adulte dévoyé fait pression sur lui et abuse de son influen<strong>ce</strong> et de ses<br />

moyens pour en obtenir <strong>ce</strong> qu’il veut, sans égard pour ses dispositions réelles dont il se<br />

moque pas mal.<br />

-J. Voilà, en effet, une question <strong>ce</strong>ntrale, mais l’argument qui l’illustre et qui semble vous<br />

impressionner n’est qu’un colosse <strong>au</strong>x pieds d’argile. On peut y répondre à deux nive<strong>au</strong>x. Sur<br />

un plan général et théorique, elle n’a <strong>au</strong>cun sens : demande-t-on à un enfant s’il « consent » à<br />

manger, à dormir ou à respirer ? Non, par<strong>ce</strong> que ça va de soi ! Mais lorsqu’il s’agit de<br />

sensualité, on repousse une telle éviden<strong>ce</strong>, on ne veut absolument pas la voir en fa<strong>ce</strong>, par<strong>ce</strong><br />

que de telles pulsions, propres (ou malpropres) <strong>au</strong>x adultes, seraient incon<strong>ce</strong>vables et tout à<br />

fait inconvenantes chez nos candides petits anges ! Le jour viendra-t-il enfin où les « grandes »<br />

personnes (qui mériteront alors <strong>ce</strong>t adjectif !) ac<strong>ce</strong>pteront de reconnaître que l’enfant a de<br />

véritables désirs sensuels, puis sexuels, dont <strong>ce</strong>rtains s’adressent <strong>au</strong>x adultes, qu’ils ont besoin<br />

de donner et de re<strong>ce</strong>voir de leur part, puis de leur rendre des caresses qui ne connaissent pas<br />

de frontières physiques (car c’est toute la « pe<strong>au</strong> », quel que soit l’organe qu’elle recouvre, qui<br />

JEAN XXIV 127 Christian Singer


est lieu de jouissan<strong>ce</strong> et de plaisir), et donc, en conclusion, qu’ils sont, dans <strong>ce</strong> domaine<br />

comme dans tous les <strong>au</strong>tres, dans une cruciale position d’attente vis-à-vis de leurs aînés. Le<br />

véritable « crime contre l’humanité de l’enfant », pour reprendre la formule d’une ancienne<br />

ministresse, consiste à ne pas faire droit à <strong>ce</strong>tte demande, à l’ignorer hypocritement et à léser<br />

irrémédiablement le sujet dont elle émane, qui va se trouver déséquilibré pour le restant de<br />

ses jours et qui va surcompenser, parfois de la pire manière, la frustration et le rejet dont il<br />

<strong>au</strong>ra été victime. Le type de société épouvantable que produisent <strong>ce</strong>s défaillan<strong>ce</strong>s meurtrières<br />

et impardonnables, nous le connaissons bien : c’est le nôtre, puisque nous en sommes tous<br />

passés par là !<br />

- Vous avez fait allusion à un deuxième nive<strong>au</strong> de réponse…<br />

-J. En effet. Si l’on en vient <strong>au</strong>x relations personnelles et concrètes qui, à tel ou à tel moment,<br />

unissent tel enfant et tel adulte ou pourraient se nouer entre eux, le premier, comme le<br />

second, n’est jamais tenu d’ac<strong>ce</strong>pter un type de rapports qui contrevient à ses dispositions<br />

présentes, à son degré d’affection, à ses besoins et à ses envies. Chacun reste libre, dès lors<br />

que ses décisions n’obéissent pas à des capri<strong>ce</strong>s, à de la malveillan<strong>ce</strong> gratuite… ou à des<br />

motivations égoïstes et purement (ou impurement) libidineuses !<br />

- Ne va-t-on pas vous reprocher un optimisme naïf ?<br />

-J. On pourrait <strong>ce</strong>rtainement le faire si l’on oubliait le contexte particulièrement favorable dans<br />

lequel <strong>ce</strong>s contacts devraient être vécus, <strong>ce</strong>lui d’une commun<strong>au</strong>té où des rapports variés et<br />

complexes s’équilibreraient et s’enrichiraient mutuellement, et où l’enfant ne serait pas traité<br />

comme un être vraiment « mineur » et dépendant, comme une fanfreluche domestique et<br />

domestiquée, mais comme un sujet à part entière capable de développer un esprit de<br />

responsabilité, d’<strong>au</strong>tonomie, d’égalité et de coopération intime. D’<strong>au</strong>tre part, si l’obstination<br />

réactionnaire et la m<strong>au</strong>vaise foi des apôtres de la bien-pensan<strong>ce</strong> (parmi lesquels se trouvent<br />

tant de gens qui se croient de « g<strong>au</strong>che » !) nous obligent à évoquer longuement une<br />

catégorie, parmi tant d’<strong>au</strong>tres, des liens qui devraient unir jeunes et adultes, il n’y pas lieu de<br />

les mettre à part, de leur accorder une pla<strong>ce</strong> ex<strong>ce</strong>ptionnelle, un statut privilégié. Ils font partie<br />

d’un tout dont il ne convient pas de les séparer. Ils sont appelés à se resserrer <strong>au</strong> cours de la<br />

mise en œuvre d’un programme éducatif complet, comme l’avaient compris, d’une manière<br />

encore imparfaite et donc contestable mais très méritoire, <strong>ce</strong>rtaines cités grecques de<br />

l’Antiquité et d’<strong>au</strong>tres civilisations disparues ou, peut-être encore, existantes en des régions<br />

reculées du globe. Il ne f<strong>au</strong>t donc pas exagérer leur importan<strong>ce</strong>, mais pas non plus la<br />

minimiser, ou les écarter avec horreur et dégoût. Ce qui gâche un enfant, le démolit et le<br />

pervertit, c’est tout <strong>au</strong>tant de lui refuser un type de relations légitime que tout son être exige et<br />

qui est indispensable à sa réalisation plénière que de le contraindre et de le violenter. Ceux<br />

qui, enduits d’une morale véreuse comme d’un fond de teint trompeur, privent l’enfant d’un<br />

droit élémentaire, sont en fait, très souvent, de piteux bouffons, des refoulés et des vicieux à<br />

l’esprit mal tourné qui voient le mal partout ou, plus exactement, qui convertissent en mal <strong>ce</strong><br />

qui est naturel, sain et saint. Les dépravés et les détraqués ne sont pas toujours forcément<br />

<strong>ce</strong>ux que l’on croit !<br />

- Parmi les innombrables et véhémentes objections qu’on va vous lan<strong>ce</strong>r à la figure, on<br />

s’appuiera sur une constatation apparemment inattaquable : c’est que « les relations contre<br />

nature » que vous préconisez se terminent toujours mal. Même lorsque l’enfant a paru les<br />

ac<strong>ce</strong>pter un <strong>ce</strong>rtain temps et s’y épanouir, vient fatalement le moment où il prend conscien<strong>ce</strong><br />

de l’horreur de sa situation et incrimine le monstrueux adulte qui en est responsable.<br />

JEAN XXIV 128 Christian Singer


-J. Je vous répondrai qu’il y a des ex<strong>ce</strong>ptions, même si, pour des raisons faciles à<br />

comprendre, elles ne se clament pas sur les toits ! Et, d’une <strong>ce</strong>rtaine manière, il s’agit de<br />

miracles qui montrent à quel point de tels rapports correspondent à des exigen<strong>ce</strong>s<br />

fondamentales de la nature humaine. En effet, il est tout à fait extraordinaire et révélateur<br />

qu’en dépit de l’atmosphère effroyable dans laquelle ils baignent, des mena<strong>ce</strong>s très graves qui<br />

pèsent sur eux, de l’intense culpabilisation qui les ronge, de l’infamie dont ils seraient marqués<br />

s’ils étaient découverts, sans parler des suites judiciaires, etc., ils parviennent à subsister et à<br />

ne jamais provoquer chez l’enfant, même devenu adulte, un sentiment de honte et un rejet du<br />

partenaire, quitte à <strong>ce</strong> qu’avec les années leur amitié se soit transformée et renforcée sans<br />

nullement disparaître. Bien sûr, il y a tous les <strong>au</strong>tres cas. Mais comment voulez-vous que les<br />

victimes de l’opprobre ne l’intériorisent pas, qu’ils résistent à la pression qui s’exer<strong>ce</strong> sur eux, à<br />

la peur dans laquelle ils doivent vivre en permanen<strong>ce</strong>, comment ne seraient-ils pas tentés de<br />

tout laisser tomber dans l’instant présent ou de renier leurs engagements passés ? Il y f<strong>au</strong>drait<br />

une for<strong>ce</strong> d’âme quasi surhumaine ! De sorte qu’on ne s<strong>au</strong>rait tirer argument de l’échec<br />

fréquent de <strong>ce</strong>s relations ou de leur condamnation prononcée a posteriori par les intéressés<br />

pour insinuer qu’elles ne peuvent tenir, qu’elles seraient impossibles à vivre par<strong>ce</strong> que contre<br />

nature. En fait, les choses se passeraient tout <strong>au</strong>trement si la société (une vraie !) en faisait<br />

l’éloge et les encourageait.<br />

- Finalement, <strong>ce</strong> qui s’impose, c’est la recherche de contacts harmonieux et intégr<strong>au</strong>x qui<br />

prennent en compte <strong>ce</strong>tte donnée évidente que nous sommes tous incarnés, mais qui n’en<br />

font pas « toute une histoire », évitent toute focalisation obsessionnelle dans <strong>au</strong>cun des deux<br />

sens, des rapports qui, dans <strong>ce</strong> domaine comme dans tous les <strong>au</strong>tres, s’enveloppent de<br />

réserve, de respect et de discrétion, laissent l’enfant libre de ses choix, l’aident à affirmer<br />

toutes ses facultés et tous ses moyens d’expression, y compris charnels, non seulement (<strong>ce</strong>la<br />

va sans dire, mais on vous oblige à le répéter indéfiniment sans d’ailleurs vous croire !) en<br />

s’interdisant absolument de le soumettre à une odieuse coercition, mais en se fixant comme<br />

règle sacrée d’accompagner l’enfant dans son évolution en facilitant son cheminement, sans<br />

même vouloir la devan<strong>ce</strong>r. C’est ainsi, par exemple, que devrait s’effectuer en dou<strong>ce</strong>ur le<br />

passage de la « sensualité » à la sexualité, puis à la génitalité.<br />

-J. Vous avez parfaitement résumé les choses, <strong>ce</strong> qui n’empêchera pas de nous faire<br />

vilipender, mais qui, pour le moment, va me permettre d’aller de l’avant dans mon exposé.<br />

Nous avons été obligés de nous attarder sur un aspect particulier de « l’extraction », par<br />

l’enfant d’abord, de ses propres richesses, mais <strong>ce</strong> pro<strong>ce</strong>ssus qui est global et qui, encore une<br />

fois, s’applique à tout son « potentiel », ne peut se réaliser que dans une confrontation avec le<br />

monde extérieur, un peu comme la graine ne peut éclore que placée dans un environnement<br />

propi<strong>ce</strong> (sol, air, e<strong>au</strong>, lumière…). De sorte que « extraire de soi-même » est inséparable de<br />

« s’extraire de soi-même », point que j’aborde rapidement comme le suivant d’ailleurs<br />

(« l’élévation »), puisqu’il n’est pas question de proposer ici un « Traité de pédagogie » en<br />

bonne et due forme. S’extraire de soi-même, <strong>ce</strong> n’est donc plus seulement traiter notre<br />

« environnement » comme un instrument d’éveil, comme le banc d’essai sur lequel nous<br />

allons expérimenter nos jeunes for<strong>ce</strong>s et découvrir, comme par une sorte de choc en retour,<br />

les virtualités qui nous constituent. Ca consiste à s’intéresser pour lui-même à <strong>ce</strong>t<br />

environnement avec lequel nous ne <strong>ce</strong>sserons d’échanger. Il s’agit de faire connaissan<strong>ce</strong> avec<br />

toutes ses composantes et avec son fonctionnement, de se familiariser avec les mystères et<br />

les énigmes que renferme l’Univers, les problèmes qu’il pose, les angoisses et l’horreur<br />

légitimes qu’il suscite lorsque l’on considère, non seulement ses aspects matériels, mais la<br />

conduite monstrueuse des êtres vivants qui le peuplent, <strong>au</strong> premier rang desquels se distingue<br />

par sa cru<strong>au</strong>té l’Homme (ou plutôt le préhomme actuel) dans sa dimension collective comme<br />

dans ses multiples incarnations individuelles. Aussi pénibles que soient de telles révélations,<br />

JEAN XXIV 129 Christian Singer


l’enfant, grâ<strong>ce</strong> à sa solidité, est tout à fait apte à les encaisser, si on en discute avec lui sans<br />

détours, de manière calme et sereine, mais sans rien lui cacher. Non seulement il sera<br />

sensible à <strong>ce</strong>tte marque de confian<strong>ce</strong> qui le fera avan<strong>ce</strong>r vers son état adulte, mais la grâ<strong>ce</strong><br />

ex<strong>ce</strong>ptionnelle de limpidité et de rectitude attachée à <strong>ce</strong>t âge <strong>au</strong> point qu’on ne la retrouvera<br />

plus jamais assortie d’un tel pouvoir de pénétration lui permettra, s’il l’utilise à plein, de retirer<br />

de <strong>ce</strong>s prises de conscien<strong>ce</strong> des impressions définitives et des résolutions inébranlables. Mais,<br />

encore une fois, pour obtenir de tels résultats, il f<strong>au</strong>t que les adultes ac<strong>ce</strong>ptent de découvrir<br />

toute l’étendue des capacités liées <strong>au</strong> génie de l’enfan<strong>ce</strong>, et, plus encore, qu’ils consentent à<br />

en tenir compte et à se mettre humblement à leur servi<strong>ce</strong>, en évitant néanmoins toutes les<br />

formes de complaisan<strong>ce</strong>, de servilité ou de démagogie que leurs petits compagnons seraient<br />

les premiers à leur reprocher.<br />

- C’est vers l’âge de 12 ans (<strong>au</strong> moins pour les garçons) que se situerait, avez-vous dit, l’accès<br />

à un summum de maturité. Dans <strong>ce</strong>s conditions, comment l’adoles<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong> devrait-elle se<br />

passer et que f<strong>au</strong>drait-il en attendre ?<br />

-J. Le premier effet serait la suppression de la prétendue « crise d’originalité juvénile » qui est<br />

d’ailleurs de moins en moins marquée, tellement les jeunes font ass<strong>au</strong>t de conformisme avec<br />

les adultes qu’ils battent volontiers sur <strong>ce</strong> terrain, et qui n’est d’ailleurs nullement né<strong>ce</strong>ssaire<br />

puisqu’elle se résume, lorsqu’elle se produit, à une réaction sans lendemain contre<br />

l’infantilisation dont ils sentent avoir été victimes de la part des « vieux », à une rébellion<br />

dérisoire et puérile contre une puérilité dont ils ne parviennent à se débarrasser. En fait,<br />

l’adoles<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong> comporte <strong>au</strong>ssi un « génie » qui lui est propre et qui conduit à des sommets. Au<br />

cours de l’enfan<strong>ce</strong>, le jeune être humain devrait, avec l’aide indispensable de ses aînés,<br />

s’assurer les bases d’une connaissan<strong>ce</strong> à la fois générale et concrète du monde sur lesquelles<br />

il pourrait s’appuyer fermement et dont le périmètre ne <strong>ce</strong>sserait d’<strong>au</strong>gmenter. Une véritable<br />

adoles<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong> y ajouterait comme une troisième dimension ou, plutôt, insisterait énormément<br />

sur elle, qui <strong>au</strong>rait commencé à se développer tout <strong>au</strong> long de la période précédente. Ce serait<br />

<strong>ce</strong>lle, déjà évoquée, de « l’élévation », que l’on peut comprendre de trois manières. D’abord,<br />

prendre de l’altitude par rapport <strong>au</strong>x réalités pour mieux les « contextualiser », en saisir les<br />

connexions et procéder à des synthèses. Ensuite, les dominer suffisamment pour les<br />

soumettre à une raison critique impitoyable. Enfin, les interpréter de h<strong>au</strong>t, à la lumière de<br />

principes supérieurs qui leur donnent le sens dans lequel nous devons aller pour les prendre à<br />

bras le corps et les transfigurer <strong>au</strong> prix de durs efforts. C’est là qu’apparaissent la noblesse et<br />

la spécificité de l’adoles<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong> qui devrait se caractériser par un idéalisme désintéressé, un<br />

attrait pour le sublime et pour les grandes c<strong>au</strong>ses, une attitude profondément contestataire et<br />

par une <strong>ce</strong>rtaine approche « héroïque » de l’existen<strong>ce</strong>.<br />

- Inutile de préciser que de telles con<strong>ce</strong>ptions, de tels propos et de telles pratiques, jugés<br />

complètement ringards, « cathos », décalés et irréalistes, ne s<strong>au</strong>raient, de nos jours, que<br />

susciter moqueries et sarcasmes chez <strong>ce</strong>s « adoles<strong>ce</strong>nts <strong>au</strong>x cheveux gris », <strong>ce</strong>s larves<br />

engluées dans la platitude et la médiocrité, qui ne rêvent que de petit confort et d’installation,<br />

de plaisirs faciles et de relations superficielles. Voilà. Je crois que vous en avez fini avec votre<br />

« Petit manuel de subversion générale des relations humaines présenté en une dizaine de<br />

points » qui va nous valoir bien des difficultés avec be<strong>au</strong>coup de nos <strong>au</strong>diteurs ! Je préfère ne<br />

pas y penser… Mais, dites-moi : dans <strong>ce</strong> domaine particulièrement sensible et malaisé à faire<br />

bouger puisque, tout à la fois, il touche <strong>au</strong>x tripes de chacun et que la doctrine traditionnelle<br />

de l’Eglise en <strong>ce</strong>s matières semble très rigide, comment le pape et les conciles ont-ils œuvré ?<br />

Dans quel esprit, dans quelles perspectives ? Quelles nouvelles mesures ont-ils prises ?<br />

JEAN XXIV 130 Christian Singer


-J. On ne le répétera jamais assez : le principal apport du ministère de Jean XXIV <strong>au</strong>ra été la<br />

libération de la parole <strong>au</strong> sein de l’Eglise. Il a voulu l’efferves<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong> et le bouillonnement <strong>au</strong>quel<br />

nous assistons et participons, et sans lesquels, nos entretiens, par exemple, eussent été<br />

impossibles du fait de leur teneur révolutionnaire. Les seules limites mises à <strong>ce</strong>tte liberté<br />

d’expression sont <strong>ce</strong>lles <strong>au</strong>-delà desquelles on sort du christianisme. Il est bien évident que<br />

c’est le cas lorsqu’on nie la divinité de Jésus ou la poursuite de notre existen<strong>ce</strong> <strong>au</strong> delà de la<br />

mort ou même, nous allons en reparler, lorsqu’on admet l’avortement. Fa<strong>ce</strong> à <strong>ce</strong>s errements,<br />

point n’est besoin de multiplier les condamnations personnelles et le pape s’y est toujours<br />

refusé. Les gens s’excluent d’eux-mêmes et, plutôt que de sanctionner, il est bien préférable<br />

de persévérer dans la recherche, la réflexion, l’explication et le débat.<br />

- Mais ont-ils donné lieu à des résultats précis ?<br />

-J. Oui, nous allons le voir. Mais je sais bien qu’un <strong>ce</strong>rtain nombre de chrétiens ont été<br />

quelque peu déçus. Ils s’attendaient à des bouleversements considérables opérés en très peu<br />

de temps. Mais le pape a jugé qu’il fallait contrôler le mouvement, éviter de prendre des<br />

mesures improvisées ou trop hâtives et finalement mal venues qui <strong>au</strong>raient choqué à juste<br />

titre, sur lesquelles on eût été obligé de revenir, en risquant de mettre un terme à <strong>ce</strong><br />

printemps de l’Eglise que nous connaissons et de discréditer et de compromettre son<br />

renouve<strong>au</strong>. Donc la pruden<strong>ce</strong>, <strong>ce</strong> qui ne veut pas dire la pusillanimité, était de rigueur. On<br />

devait aller de l’avant, mais d’un pas assuré et en sachant où l’on mettait les pieds. Et l’on<br />

avait le sentiment, c’est toujours vrai <strong>au</strong>jourd’hui, qu’il est extrêmement téméraire et<br />

dangereux de vouloir modifier du tout en tout, en l’espa<strong>ce</strong> de quelques années, des<br />

mentalités, des usages et des institutions multiséculaires. Il f<strong>au</strong>t laisser <strong>au</strong>x gens la possibilité<br />

de souffler et le temps d’assimiler les changements en découvrant par eux-mêmes leur portée,<br />

leur utilité et leur signification profonde.<br />

- En quoi le pape s’est-il personnellement impliqué, <strong>au</strong> côté des Commissions universelles et<br />

des Conciles œcuméniques, avec lesquels il a travaillé en pleine communion ?<br />

–J. Reprenant une ancienne distinction, il a bien séparé les suggestions qu’il pouvait faire en<br />

tant que théologien privé, à titre personnel en quelque sorte et comme n’importe quel<br />

chrétien, et les actes engageant son <strong>au</strong>torité suprême, comme <strong>ce</strong>ux par lesquels il a ratifié les<br />

décrets conciliaires. Adoptant la première posture, il s’est octroyé la même liberté de pensée<br />

et de discussion qu’il avait accordée à tout le monde. Sur quels points a-t-il insisté ? Il a<br />

reconnu, <strong>au</strong> cours des innombrables colloques ou émissions <strong>au</strong>xquels il a participé, ou des<br />

interviews, des émissions ou des conféren<strong>ce</strong>s qu’il a données, comme dans les ouvrages qu’il<br />

a publiés, que l’Eglise avait besoin d’être réformée de fond en comble et que non seulement<br />

Vatican II n’avait pas porté tous ses fruits, mais qu’il était, de toute façon, né<strong>ce</strong>ssaire d’aller<br />

bien <strong>au</strong>-delà. Il a déploré, nous montrant l’exemple que nous avons suivi <strong>au</strong> cours de <strong>ce</strong>s<br />

émissions, les caren<strong>ce</strong>s, pour ne pas dire les béan<strong>ce</strong>s abyssales de la théologie catholique qui<br />

est presque totalement silencieuse ou qui n’est capable que d’aligner des clichés et des<br />

banalités conformistes sur quantité de sujets très importants comme <strong>ce</strong>ux que nous avons<br />

cités : la Connaissan<strong>ce</strong>, la Création, la Cité (dont nous allons bientôt parler), l’Au-delà,<br />

l’Esthétique… Il a admis que la doctrine de l’Eglise était trop souvent altérée et parasitée par<br />

des amalgames <strong>au</strong>ssi funestes qu’obsolètes réalisés de longue date, soit avec des systèmes<br />

de pensée et des pseudo-morales qui l’ont contaminée dès le départ, soit avec des vues<br />

anthropologiques incroyablement frustes et vétustes, sommaires et simplistes qui ne<br />

répondent en rien à la complexité et <strong>au</strong>x subtilités de la nature humaine, soit avec de f<strong>au</strong>sses<br />

éviden<strong>ce</strong>s naturalistes et rationalistes tout à fait primaires, soit avec des convenan<strong>ce</strong>s sociales<br />

et un <strong>ce</strong>rtain « ordre » politique plus que suspect avec lesquels l’Eglise n’a que trop pactisé,<br />

JEAN XXIV 131 Christian Singer


soit avec des prescriptions tirées de l’Ancien Testament <strong>au</strong>xquelles, dans une perspective<br />

« intégriste » (puisque <strong>ce</strong>lle-ci se définit par une tendan<strong>ce</strong> à « intégrer » à l’essentiel, en lui<br />

donnant la même importan<strong>ce</strong>, des éléments secondaires, contingents et passagers), on<br />

attribue une valeur fondamentale et permanente.<br />

- Ce qui revient à dire, entre <strong>au</strong>tres, que be<strong>au</strong>coup de passages du Pentateuque sont caducs,<br />

qu’il est très difficile de faire la part entre <strong>ce</strong>ux qui tiennent toujours la route et <strong>ce</strong>ux qui<br />

souffrent depuis longtemps d’une péremption définitive, et qu’on reste donc fort perplexe<br />

devant les manigan<strong>ce</strong>s et tours de passe-passe plus ou moins arbitraires et orientés commis<br />

par les exégètes officiels <strong>au</strong>xquels se fie l’Eglise et qui, par exemple, sont bien obligés de<br />

convenir qu’on ne doit pas prendre à la lettre, par<strong>ce</strong> qu’ils sont liés à « l’air du temps », les<br />

versets scandaleux présentant comme tout à fait ac<strong>ce</strong>ptable de vendre sa fille comme<br />

servante ou concubine, d’acheter des esclaves dans les pays voisins, d’assassiner un<br />

profanateur du shabbat, etc., mais qui, dans le même temps, maintiennent la condamnation<br />

prononcée contre l’homosexualité. On a l’impression qu’on en jette et qu’on en laisse en<br />

fonction d’idées préconçues, de règles moralisantes préalables et de normes sociales<br />

conservatri<strong>ce</strong>s qui n’ont plus rien à voir avec le message divin.<br />

-J. L’exemple de l’homosexualité est, en effet, typique et nous permet d’aborder les décisions<br />

concrètes prises par les deux Conciles et approuvées par le pape. Sans lui conférer encore un<br />

« statut officiel »(<strong>ce</strong> sera l’œuvre du prochain Concile, s’il se tient !), il a été solennellement<br />

déclaré que l’Eglise renonçait à condamner les relations sexuelles entre personnes du même<br />

sexe et qu’elle était sensible à <strong>ce</strong> fait d’expérien<strong>ce</strong> que de tels rapports étaient sus<strong>ce</strong>ptibles<br />

d’être vécus dans le contexte d’un amour <strong>au</strong>thentique dont l’évidente fécondité pouvait se<br />

manifester <strong>au</strong>ssi bien par l’adoption d’enfants que par une stimulation réciproque de la<br />

créativité et de l’altruisme. Parallèlement, se sont multipliés les éloges de la vie<br />

commun<strong>au</strong>taire, soulignant qu’elle pouvait trouver d’<strong>au</strong>tres formes de réalisation que <strong>ce</strong>lles<br />

existant <strong>au</strong> sein des monastères traditionnels et des groupes charismatiques. Comme on a<br />

également be<strong>au</strong>coup insisté sur la né<strong>ce</strong>ssité de reconsidérer la pédagogie jusque dans ses<br />

bases traditionnelles et de mettre l’ac<strong>ce</strong>nt sur « l’<strong>au</strong>tonomisation » des enfants, on peut<br />

espérer que l’Eglise encouragera une <strong>ce</strong>rtaine progression dans les voies que nous avons<br />

indiquées sans aller peut-être <strong>au</strong>ssi loin que d’<strong>au</strong>cuns le souhaiteraient, mais en ac<strong>ce</strong>ptant<br />

que s’inst<strong>au</strong>rent petit à petit de nouve<strong>au</strong>x modèles, élargis, de familles qui briseraient <strong>ce</strong>rtains<br />

tabous et où s’inst<strong>au</strong>reraient de nouve<strong>au</strong>x types de rapports singulièrement plus riches et plus<br />

approfondis !<br />

- Dans un <strong>au</strong>tre ordre d’idées, ont été enfin tolérées les pratiques contra<strong>ce</strong>ptives, pourvu<br />

qu’elles ne consistent pas en des formes déguisées d’avortements. D’<strong>au</strong>tre part, les divorcés,<br />

même remariés, ne sont plus exclus de la Table sainte. Ils continuent à faire pleinement partie<br />

de la commun<strong>au</strong>té chrétienne. Ce qui n’a pas empêché de leur rappeler les raisons graves<br />

pour lesquelles l’Eglise ne peut que regretter profondément la situation dans laquelle ils se<br />

trouvent et qui consiste en une violation de la parole donnée <strong>au</strong> partenaire et à Dieu. Mais,<br />

comme toujours, on a préféré faire appel à leur conscien<strong>ce</strong>, à leur intelligen<strong>ce</strong> et à leur cœur<br />

plutôt que de les juger sans tenir compte des circonstan<strong>ce</strong>s éventuellement très difficiles ou<br />

invivables <strong>au</strong>xquelles ils pouvaient avoir été confrontés.<br />

-J. A <strong>ce</strong> sujet et par analogie, on pourrait évoquer le comportement des prêtres vivant en<br />

concubinage, ainsi qu’on disait assez vilainement. Là encore, l’Eglise s’est montrée à la fois<br />

rigoureuse et compréhensive. Elle a parfois eu affaire à des femmes qui, non seulement<br />

revendiquaient h<strong>au</strong>tement pour les prêtres le droit de se marier, qu’ils ont finalement obtenu,<br />

mais qui prétendaient l’appliquer prématurément à leur amant tout en exigeant, de surcroît et<br />

JEAN XXIV 132 Christian Singer


sur un ton plutôt aigre, qu’il continue à exer<strong>ce</strong>r son ministère. Comme dans le cas du<br />

mariage, elles semblaient ne pas mesurer la gravité de la rupture, à laquelle elles avaient<br />

contribué, d’un engagement solennel. Certes, l’Eglise a pendant longtemps eu le tort<br />

d’ordonner des jeunes gens immatures qui, de <strong>ce</strong> fait, ont pu invoquer plus tard à juste titre<br />

des circonstan<strong>ce</strong>s atténuantes. Il n’en reste pas moins qu’une f<strong>au</strong>te très lourde avait été<br />

objectivement commise et qu’elle avait, le plus souvent, provoqué un scandale. Comme elles<br />

le proclamaient, le pire était <strong>ce</strong>rtainement de rester dans une situation clandestine et<br />

humiliante. Il fallait en sortir, mais pas forcément <strong>au</strong>x conditions <strong>au</strong>toritairement posées par<br />

<strong>ce</strong>rtains prêtres et par leurs compagnes. L’Eglise n’a donc pas édicté de règle générale. Dans<br />

<strong>ce</strong>rtains cas, lorsque le couple présentait les dispositions requises d’humilité et de repentan<strong>ce</strong>,<br />

sa situation était régularisée par un mariage et par la faculté, accordée <strong>au</strong> nouvel époux, de<br />

poursuivre son ministère sa<strong>ce</strong>rdotal. Mais il est arrivé qu’elle se heurte à une arrogan<strong>ce</strong> qui ne<br />

laissait pour toute issue que le retour obligatoire à l’état laïque.<br />

- La façon dont <strong>ce</strong>s problèmes délicats ont été traités illustre bien le nouve<strong>au</strong> souci<br />

prédominant de l’Eglise, <strong>ce</strong>lui de personnaliser les solutions, de les ajuster <strong>au</strong>x cas<br />

particuliers, d’éviter les rejets et les condamnations, tout en ne transigeant pas sur l’essentiel.<br />

-J. Cette fermeté s’est vérifiée <strong>au</strong> sujet de l’avortement, qui continue à rencontrer de la part de<br />

l’Eglise une opposition inflexible, encore mal comprise par <strong>ce</strong>rtains chrétiens, en dépit de<br />

toute une campagne d’in<strong>format</strong>ion et d’explication. Pour nous chrétiens, dès qu’un embryon<br />

est constitué, c’est-à-dire la miniature complète d’une personne humaine, et quelles que<br />

soient les circonstan<strong>ce</strong>s dans lesquelles il s’est formé (même le fruit d’un viol n’a pas à expier<br />

le crime dont sa mère a été la victime !), il revêt la dignité suprême de créature et d’enfant de<br />

Dieu, avant d’être <strong>ce</strong>lle et <strong>ce</strong>lui des parents ou de la société. C’est pourquoi il devient<br />

« intouchable ». Son existen<strong>ce</strong> ne dépend pas d’un « projet parental », comme on l’entend<br />

dire trop souvent, mais du Projet de Dieu qui le con<strong>ce</strong>rne et qui en fait à Ses yeux un être<br />

unique, singulier et irremplaçable (pour reprendre <strong>ce</strong>tte belle formule ) doté d’une précieuse et<br />

indispensable mission, exactement adaptée à ses capacités, et dont nul <strong>au</strong>tre ne peut donc se<br />

charger. De sorte que s’il fait déf<strong>au</strong>t, c’est toute l’économie de la Création qui est défaite, c’est<br />

le plan de Dieu qui est compromis et qui se défait puisqu’une maille se rompt. Les<br />

répercussions sont infinies et d’une gravité incalculable. Aussi n’est-il pas exagéré de dire que<br />

toute IVG a un caractère sacrilège et peut être considérée comme une insulte à l’amour de<br />

Dieu, comme un crachat jeté à sa fa<strong>ce</strong>.<br />

- Mais be<strong>au</strong>coup prétendent que le fœtus n’est pas une personne humaine, <strong>ce</strong> qui ruinerait<br />

votre argumentation !<br />

-J. Voilà un bel exemple d’hypocrisie fourni par tant de gens qui se veulent compétents et<br />

respectables et qui sont généralement tenus pour tels par les foules, par<strong>ce</strong> qu’ils vous alignent<br />

des tas d’arguments scientifiques, philosophiques ou juridiques apparemment<br />

impressionnants pour justifier l’ignoble expérimentation sur les embryons surnuméraires et les<br />

suppressions de fœtus. Mais toutes <strong>ce</strong>s raisons spécieuses s’écroulent fa<strong>ce</strong> à une éviden<strong>ce</strong><br />

imparable : si on laisse se développer <strong>ce</strong>t embryon, il donnera naissan<strong>ce</strong> (s<strong>au</strong>f incident de<br />

parcours) à un bébé… De sorte que si l’on détruit <strong>ce</strong>t embryon, c’est le bébé <strong>au</strong>quel il devait<br />

presque immanquablement « aboutir » que l’on assassine. Il f<strong>au</strong>t prendre en compte toute<br />

une évolution, un continuum qui permet à une personne humaine de se développer à l’abri<br />

pendant neuf mois pour se rendre viable <strong>au</strong> contact et <strong>au</strong> sein du monde extérieur, mais qui<br />

n’en existe pas moins dans l’ensemble de ses virtualités et dans son intégralité dès la fusion<br />

des apports paternels et maternels.<br />

JEAN XXIV 133 Christian Singer


- Le côté absurde, facti<strong>ce</strong> et artificieux des raisonnements tenus par les champions de<br />

l’avortement qui essaient de légitimer leur choix apparaît dans les contradictions et dans<br />

l’arbitraire des décisions gouvernementales fixant les limites de temps à ne pas dépasser pour<br />

procéder à l’IVG. Elles varient d’un pays à l’<strong>au</strong>tre, <strong>ce</strong> qui revient à avouer qu’il n’existe <strong>au</strong>cun<br />

stade, <strong>au</strong>cun seuil dans la croissan<strong>ce</strong> de l’enfant qui permette d’affirmer qu’à partir de <strong>ce</strong><br />

moment et de <strong>ce</strong> moment seulement il mérite d’être ainsi appelé. Tantôt il s’agira de dix, ou<br />

de douze, ou de quinze semaines... Jusqu’à l’extrême fin du dernier jour, on pourra mettre en<br />

charpie le corps d’un petit être déjà bien vivant et très sensible, comme le montrent ses<br />

réactions, mais, à la seconde suivante, il f<strong>au</strong>dra le révérer comme titulaire de tous les droits<br />

inhérents à la personne humaine. Et l’on va nous ressortir l’attirail monumental et si émouvant<br />

des grandes Déclarations et des nobles principes qui sont <strong>ce</strong>nsés s’appliquer instantanément<br />

et pour toute la durée de sa vie <strong>au</strong> petit rescapé, lequel en bénéficierait effectivement si les<br />

Etats les prenaient <strong>au</strong> sérieux et les observaient pour de bon, <strong>ce</strong> qui n’est évidemment pas le<br />

cas, ainsi que nous <strong>au</strong>rons l’occasion de le constater <strong>au</strong> cours de notre prochain entretien.<br />

Quelle grotesque et répugnante imposture !<br />

-J. Celle-ci se prolonge lorsqu’on ose mettre en avant tout un discours qui prétend exalter la<br />

dignité de la femme en lui conférant la possibilité d’exer<strong>ce</strong>r pleins et entiers son sens des<br />

responsabilités et la maîtrise de son corps. Qui ne souscrirait, dans un premier temps, à un<br />

<strong>au</strong>ssi be<strong>au</strong> programme ! L’ennui, pour ne pas dire la stupéfaction, c’est de découvrir <strong>ce</strong> qu’il<br />

recouvre en fait, qui est parfaitement contradictoire avec les intentions affichées et qui, bien<br />

loin de rendre hommage à la femme, la prend pour une imbécile irresponsable ! En effet,<br />

comment présenter comme un signe de responsabilité le fait d’être en<strong>ce</strong>inte d’un enfant<br />

qu’on n’a pas désiré. Celui-ci n’est pas venu tout seul, <strong>au</strong> cours d’un rêve, par exemple ! Il a<br />

bien fallu que la dame y participe consciemment, si <strong>ce</strong> n’est en conscien<strong>ce</strong> ! Et <strong>ce</strong> premier<br />

acte énorme d’irresponsabilité, <strong>au</strong> lieu d’être assumé de manière responsable, va être suivi,<br />

pour en supprimer les « effets », d’un deuxième, bien plus grave encore, puisque criminel.<br />

Répétons-le h<strong>au</strong>tement : nous atteignons ici le comble de l’irresponsabilité et d’un <strong>ce</strong>rtain<br />

antiféminisme !<br />

- Vous sous-entendez que l’erreur initiale pourrait être compensée. De quelle manière ?<br />

-J. En menant à terme la grossesse, quitte à <strong>ce</strong> que la jeune femme, ne se sentant pas prête à<br />

élever un enfant, y renon<strong>ce</strong>, sans pour <strong>au</strong>tant l’abandonner à un triste sort, puisqu’il serait<br />

immédiatement confié à une famille adoptive. Et naturellement, l’Etat devrait, pendant <strong>ce</strong>tte<br />

période difficile, être <strong>au</strong>x petits soins pour la future parturiente et l’aider à prendre un nouve<strong>au</strong><br />

départ. A fortiori devrait-il consentir des efforts financiers considérables et une aide sociale<br />

très attentive en faveur des mères qui envisageraient, finalement, de garder leur enfant.<br />

- Mais ne risquerait-on pas, <strong>au</strong> cas où le nombre des accouchements sous X <strong>au</strong>gmenterait<br />

sensiblement, de voir en même temps se multiplier les difficultés provenant, soit du<br />

« repentir » des mères naturelles qui voudraient récupérer leurs progénitures, soit, en sens<br />

inverse, du désir de <strong>ce</strong>lles-ci de retrouver leurs « vraies » mères !<br />

-J. Sans doute… <strong>ce</strong> qui confirme la né<strong>ce</strong>ssité, que nous avons déjà évoquée, de bien faire<br />

comprendre à tous que les fameux « liens du sang » relèvent, pour une très large part, d’une<br />

mythologie illusoire. Ce qui permettrait, dans le cas qui nous occupe, de dédramatiser les<br />

situations et de rendre possibles des « retrouvailles » qui s’effectueraient sans animosité et à<br />

l’avantage de toutes les personnes con<strong>ce</strong>rnées, parents naturels, parents adoptifs et jeunes.<br />

Seul compte l’amour dispensé, même à retardement ! Et peu importe la nature, héréditaire ou<br />

non, des relations qui unissent <strong>ce</strong>lles et <strong>ce</strong>ux qui le dispensent.<br />

JEAN XXIV 134 Christian Singer


- Cette sage maxime, encore très peu mise en pratique, devrait également s’appliquer dans le<br />

cadre de la « procréation médicalement assistée », ainsi que le pape et les conciles l’ont<br />

rappelé à plusieurs reprises. Les abus dans <strong>ce</strong> domaine résultent d’abord de l’existen<strong>ce</strong>,<br />

encouragée malheureusement par la société, d’un « désir d’enfant » qui, <strong>au</strong>ssi légitime qu’il<br />

puisse apparaître dans son principe, devient quelquefois franchement obscène et délirant<br />

lorsqu’il tourne à l’obsession et amène <strong>ce</strong>ux qui en sont possédés à recourir à des techniques<br />

dangereuses, immorales, totalement artificielles et, le cas échéant, terriblement<br />

dispendieuses. Le fait de ne pouvoir engendrer d’enfant « à soi » ne constitue en <strong>au</strong>cune<br />

façon une malédiction. Il ne f<strong>au</strong>t pas vouloir for<strong>ce</strong>r à tout prix les desseins providentiels. Et,<br />

ainsi que nous venons de le souligner, l’adoption, surtout si on la facilitait et si on la<br />

généralisait, s’offrirait comme un merveilleux « palliatif » sus<strong>ce</strong>ptible de combler, de la<br />

manière la plus simple, la plus saine et la plus… économique, tous les désirs et les besoins<br />

d’amour, exprimés par les adultes <strong>au</strong>ssi bien que par les jeunes.<br />

-J. Pour en terminer avec <strong>ce</strong>tte question cruciale, j’ajouterai, primo, que le refus de<br />

l’avortement n’implique nullement une approbation des violen<strong>ce</strong>s commises par <strong>ce</strong>rtains<br />

groupes « extrémistes » dont la tristesse et l’indignation, bien compréhensibles et qui sont les<br />

nôtres, les font dérailler dans une impasse, et, secundo, qu’en échange de <strong>ce</strong>tte sage<br />

restriction, nous aimerions trouver chez toutes les personnes favorables à l’avortement un<br />

minimum de respect pour nos positions, qu’elles s’abstiendraient de caricaturer et de<br />

ridiculiser, comme étant, selon elles, l’expression d’un obscurantisme crasse.<br />

- Il vous est arrivé de dire que, si vous étiez agnostique ou athée, vous penseriez sans doute<br />

comme elles. Donc, <strong>ce</strong> que vous souhaitez, c’est qu’elles manifestent, de leur côté et en sens<br />

inverse, une toléran<strong>ce</strong> identique. Il me semble urgent de conclure : nous avons en effet<br />

largement dépassé le temps qui nous est imparti. A vous la parole !<br />

-J. Je ferai simplement remarquer que les problèmes que nous venons d’aborder ainsi que la<br />

plupart de <strong>ce</strong>ux que nous avons soulevés <strong>au</strong> cours de notre conversation pourraient trouver<br />

une heureuse et harmonieuse solution dans le cadre de véritables commun<strong>au</strong>tés dont il me<br />

semble que la fondation est plus que jamais à l’ordre du jour par<strong>ce</strong> que leur multiplication<br />

représenterait peut-être une étape décisive dans l’histoire de l’humanité.<br />

- Leur importan<strong>ce</strong> paraît d’<strong>au</strong>tant plus évidente que nous allons les retrouver sur notre route,<br />

lors de notre prochain dialogue consacré à la Cité, où elles pourraient, dans un avenir<br />

indéterminé, occuper une pla<strong>ce</strong> capitale, non seulement sur un plan relationnel, mais <strong>au</strong>ssi<br />

dans les domaines de la politique et de l’économie. Ainsi rejoindrions-nous, dans une <strong>ce</strong>rtaine<br />

mesure, la première Commun<strong>au</strong>té de Jérusalem, même si nous le faisions par des voies<br />

inédites qui nous conduiraient, en fait, à des institutions très différentes, par be<strong>au</strong>coup de<br />

leurs aspects, de leur vénérable Aînée. Mais un même esprit d’amour et de partage devrait les<br />

animer et réaliser de l’Une <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres un trait d’union chev<strong>au</strong>chant deux mille ans de<br />

séparation qu’on serait donc amené à considérer plutôt comme vingt siècles de préparation !<br />

A bientôt donc, chère Jeanne, pour notre prochain rendez-vous… à moins qu’un nouve<strong>au</strong><br />

commando d’ultra-catholiques, enragés et ulcérés par les propos démoniaques tenus<br />

<strong>au</strong>jourd’hui, ne nous interdise l’accès des studios ou que nous y soyons accueillis par<br />

l’explosion d’une bombe vengeresse !<br />

JEAN XXIV 135 Christian Singer


7ème 7ème entretien<br />

entretien<br />

UNE UNE UNE THEOLOGIE THEOLOGIE REVOLUTIONNAIRE<br />

REVOLUTIONNAIRE<br />

DE DE LA LA CITE<br />

CITE<br />

- Nous voici donc réunis tous les deux pour proférer de nouvelles incongruités sur un sujet lui<br />

<strong>au</strong>ssi très important et abordé de manière bien prudente et bien timide par la doctrine<br />

traditionnelle. Il n’est pas ex<strong>ce</strong>ssif de soutenir que, dans <strong>ce</strong> domaine également, <strong>ce</strong>lui des<br />

institutions collectives, la théologie catholique est très largement défaillante et somnolente,<br />

par lâcheté et par conniven<strong>ce</strong>. Et je ne doute pas un instant que vous allez nous la réveiller en<br />

fanfare, <strong>au</strong> grand effroi et mécontentement des conservateurs de tous bords, y compris des<br />

plus inattendus. Il est, en effet, assez drôle de constater qu’à la suite de nos émissions un<br />

<strong>ce</strong>rtain nombre d’incroyants notoires ou anonymes, qui en sont encore quelquefois à<br />

pratiquer un anticléricalisme de bas étage, se sont précipités, saisis d’un be<strong>au</strong> zèle, <strong>au</strong> secours<br />

de la Sainte Eglise dont nous <strong>au</strong>rions juré, selon eux, la ruine, marchant ainsi sur leurs platesbandes<br />

et leur faisant une concurren<strong>ce</strong> déloyale !<br />

-J. Il n’est donc pas superflu de rappeler, une fois encore, que nous n’avons pas pour dessein<br />

de nous <strong>livre</strong>r à des provocations gratuites, à des gamineries destinées à épater le bourgeois<br />

et à scandaliser le fidèle « moyen », mais que nous souhaitons, plutôt que de ressortir pour la<br />

énième fois les clichés habituels, mettre à profit la liberté que Jean XXIV nous a chèrement<br />

acquise et qu’il nous a recommandé d’utiliser en dehors de toute <strong>au</strong>to-<strong>ce</strong>nsure. Il nous a<br />

semblé intéressant de faire état de tendan<strong>ce</strong>s qui, <strong>ce</strong>rtes, demeurent minoritaires, mais qui se<br />

développent <strong>au</strong> sein des Eglises chrétiennes et qui sont restées trop longtemps sous le<br />

boisse<strong>au</strong> à c<strong>au</strong>se de leur caractère très critique et des bouleversements considérables qu’elles<br />

apporteraient si elles se concrétisaient. On peut estimer qu’elles dessinent, dans une mesure<br />

impossible à déterminer <strong>au</strong>jourd’hui, l’avenir du christianisme. De toute façon, elles sont<br />

extrêmement stimulantes et j’ajouterai que le pape, sans se pronon<strong>ce</strong>r explicitement sur les<br />

orientations et les propositions qu’elles comportent, a manifesté à maintes reprises la<br />

sympathie qu’elles lui inspiraient, <strong>ce</strong> qui a suffi à le faire détester de <strong>ce</strong>rtains milieux bienpensants.<br />

Finalement, nous ne faisons que marcher sur ses brisées.<br />

- Nous allons donc traiter du Politique, <strong>au</strong> sens noble du terme, c’est-à-dire de l’organisation<br />

et de la vie de la Cité, mais nous serons bien obligés de traîner dans le canive<strong>au</strong> de la politique<br />

la plus politicienne, puisque, dans nos « sociétés » (si toutefois elles méritent d’être ainsi<br />

appelées), il est altéré par elle <strong>au</strong> point de disparaître et de se confondre avec ses pratiques les<br />

plus basses.<br />

JEAN XXIV 136 Christian Singer


-J. Une première remarque capitale doit être tirée de l’Evangile où le Christ (<strong>au</strong>-delà de <strong>ce</strong>tte<br />

parole fameuse et ambiguë : « Rendez à César <strong>ce</strong> qui appartient à César » qui a fait couler<br />

be<strong>au</strong>coup d’encre et dont l’interprétation demeure sujette à controverse) a fait montre, de<br />

toute éviden<strong>ce</strong>, d’une telle indépendan<strong>ce</strong> critique à l’égard de tous les pouvoirs et institutions,<br />

profanes et religieux, qu’ils ne s’y sont pas trompés et en ont conçu une telle peur et, contre<br />

lui, une telle haine qu’ils se sont coalisés pour l’éliminer physiquement. Je rappelle, à <strong>ce</strong>tte<br />

occasion, qu’il nous paraît plus sage et plus concluant, lorsque nous nous imprégnons de<br />

l’Evangile qui, naturellement, s’impose à nous comme la suprême référen<strong>ce</strong>, de nous appuyer<br />

sur des données incontestables, c’est-à-dire sur des attitudes générales et sur des propos<br />

confirmés et répétés, plutôt que sur des passages isolés et quelque peu énigmatiques, <strong>au</strong>ssi<br />

passionnants soient-ils. La franchise m’oblige à reconnaître, mais <strong>ce</strong>tte réflexion s’appliquerait<br />

à be<strong>au</strong>coup d’<strong>au</strong>tres questions, que nous restons un peu sur notre faim <strong>au</strong> sujet de <strong>ce</strong>lle qui<br />

nous occupe maintenant. Bien sûr, on ne s’imagine pas le Christ développer publiquement un<br />

Traité complet de théologie, de morale et d’économie politiques, encore moins se comporter<br />

en agitateur prêchant et maniant la violen<strong>ce</strong>. Mais on l’<strong>au</strong>rait souhaité plus explicite. Peut-être<br />

l’a-t-il été, sans que les Evangélistes, décon<strong>ce</strong>rtés ou effrayés par des propos qu’ils jugeaient<br />

trop « engagés », aient jugé bon de les rapporter. Quoi qu’il en soit, j’y insiste, son attitude<br />

témoigne indéniablement d’une prise de distan<strong>ce</strong> très marquée par rapport à toutes les<br />

institutions établies.<br />

- Donc, nos chrétiens « avancés » (espérons que c’est dans la bonne direction !) entendent<br />

simplement explorer une voie que le Christ lui-même <strong>au</strong>rait ouverte.<br />

-J. Exactement. Ce qui les amène, d’après eux, à formuler une critique fondamentale de l’Etat<br />

en lui-même, considéré comme une Idée platonicienne, et des Etats concrets qui en sont le<br />

reflet et l’incarnation terrestres. Il va de soi qu’une telle dénonciation, qui se veut sans appel,<br />

va extrêmement loin puisque l’organisation politique de notre globe repose encore<br />

essentiellement sur leur existen<strong>ce</strong>, leur action interne, <strong>ce</strong>lle qui con<strong>ce</strong>rne les « citoyens », et<br />

sur leurs rapports mutuels. Les remettre en c<strong>au</strong>se dans leur principe, c’est tendre à une<br />

subversion totale.<br />

- Mais sur quoi se fonde une position <strong>au</strong>ssi radicale ?<br />

-J. Sur des considérations historiques et contemporaines incontestables. Pratiquement tous<br />

les Etats et, tout spécialement, les plus importants sont nés de la violen<strong>ce</strong> et continuent à y<br />

recourir, soit entre eux, soit <strong>au</strong> détriment des personnes et des groupes qui les composent.<br />

Pour <strong>ce</strong> qui est du passé, prenons l’exemple de la Fran<strong>ce</strong> que je connais mieux (mais la<br />

même démonstration pourrait être faite <strong>au</strong> sujet de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Russie,<br />

de la Chine, de l’Italie, des Etats-Unis, etc.), son unité a été forgée (<strong>au</strong> sens le plus brutal de <strong>ce</strong><br />

terme) par le fer et le feu, dans le sang et les larmes, tout <strong>au</strong> long d’un quasi millénaire<br />

continuellement jalonné d’horreurs pendant lequel les Capétiens ont eu recours, sans le<br />

moindre scrupule et avec le soutien de l’Eglise, à tous les moyens, y compris les plus<br />

immor<strong>au</strong>x (guerres in<strong>ce</strong>ssantes, assassinats, traîtrises de toutes sortes…) pour asseoir leur<br />

puissan<strong>ce</strong>. La Fran<strong>ce</strong> est le résultat de <strong>ce</strong>tte série ininterrompue de forfaits sanglants et c’est<br />

pourquoi, personnellement, je n’ai jamais vraiment été patriote, car un tel sentiment équiv<strong>au</strong>t<br />

à une sorte d’acquies<strong>ce</strong>ment et d’absolution. Et les célébrations nationalistes (comme <strong>ce</strong>lles<br />

du 14 juillet) dont <strong>ce</strong> pays est particulièrement friand m’ont toujours paru immondes et<br />

obscènes.<br />

- Si je comprends bien, dans <strong>ce</strong>tte optique, la violen<strong>ce</strong>, exercée d’ailleurs sous ses formes les<br />

plus diverses et les plus insidieuses, constitue l’essen<strong>ce</strong> même de l’Etat, de tout Etat, qui est<br />

JEAN XXIV 137 Christian Singer


complètement et définitivement corrompu et discrédité par une sorte de péché originel, à la<br />

fois mortel et irrémissible, qui le rend intrinsèquement pervers et irréformable. De <strong>ce</strong> fait, un<br />

peu comme dans les anciennes formulations luthériennes, il est condamné à ne faire que le<br />

mal, et lui ne bénéficie d’<strong>au</strong>cune grâ<strong>ce</strong> salvatri<strong>ce</strong> qui le rachèterait !<br />

-J. Si l’on prend <strong>ce</strong>tte condamnation absolue pour une hypothèse aventureuse qu’il convient<br />

de vérifier, on s’aperçoit qu’elle est effectivement conforme à la réalité, si l’on ac<strong>ce</strong>pte de la<br />

voir en fa<strong>ce</strong> dans toute sa nudité, dans sa crudité et dans sa cru<strong>au</strong>té, c’est-à-dire si l’on<br />

évacue un peu rudement les maquillages plutôt réussis dont les Etats (qui ont eu le temps de<br />

les mettre <strong>au</strong> point !) ex<strong>ce</strong>llent à se farder pour donner le change, se faire passer pour <strong>ce</strong> qu’ils<br />

ne sont pas et se conférer bonne mine, bonne contenan<strong>ce</strong> et même, <strong>ce</strong> qui est un comble,<br />

une <strong>au</strong>réole vertueuse ! Ils ressemblent à <strong>ce</strong>s cadavres ambulants qui s’effor<strong>ce</strong>nt avec un<br />

<strong>ce</strong>rtain succès de dissimuler leur décrépitude et leur pourriture sous une épaisse couche de<br />

fard.<br />

- Si on les en débarrasse, à quel spectacle épouvantable est-on confronté ?<br />

-J. D’abord, il f<strong>au</strong>t bien voir <strong>ce</strong> qui se cache derrière le mot « Etat », <strong>ce</strong>tte dénomination<br />

abstraite, imposante et trompeuse. On découvre, en fait, qu’il se réduit à des cliques rivales et<br />

bien concrètes faites de préhommes en chair et en os qui s’affrontent s<strong>au</strong>vagement pour<br />

conquérir le pouvoir et les avantages (ou plutôt <strong>ce</strong> que leur arriération commune leur fait<br />

per<strong>ce</strong>voir comme tels !) qui y sont attachés : puissan<strong>ce</strong>, fric, médiatisation, notoriété,<br />

fonctions prestigieuses, sinécures bien payées, honneurs, médailles, etc. Ces factions, qu’on<br />

pourrait comparer à <strong>ce</strong>lles qui se combattaient dans les cirques romains, « occupent » l’Etat,<br />

<strong>au</strong> sens où l’on employait <strong>ce</strong> terme pour désigner <strong>ce</strong>rtaines armées envahisseuses, l’exploitent<br />

et le pillent à leur profit. Ces castes de nantis, qui constituent des clubs fermés et<br />

maintiennent en leur faveur un numerus cl<strong>au</strong>sus rigoureux, ne se composent que d’un<br />

nombre très limité d’individus qui se renouvellent d’<strong>au</strong>tant moins qu’ils cultivent souvent le<br />

principe héréditaire et <strong>ce</strong>lui de la gérontocratie. Dans un accès de franchise surprenant, un<br />

ancien président français avait reconnu que tous les leviers de commande de son pays se<br />

trouvaient <strong>au</strong>x mains de quelques <strong>ce</strong>ntaines de personnes (politiciens, affairistes, vedettes et<br />

patrons des médias, cultureux, savants, artistes et penseurs officiels, humanitaires patentés,<br />

personnalités religieuses ( !), etc.).<br />

- Mais tous <strong>ce</strong>s gens ne sont pas fonctionnaires, députés ou ministres et ne participent donc<br />

pas à la gestion de l’Etat.<br />

-J. Pure illusion ! Ils font pression sur lui, c’est-à-dire sur les « professionnels » qui le mettent<br />

en coupe déréglée et qui partagent avec eux les fruits de leur déprédation. Des influen<strong>ce</strong>s<br />

personnelles considérables s’exer<strong>ce</strong>nt ainsi que l’action de lobbies tyranniques qui détiennent<br />

le nerf de la guerre et imposent leur volonté <strong>au</strong>x élus.<br />

- Mais justement les scrutins démocratiques ne sont-ils pas en mesure et n’ont-ils pas la<br />

vocation de contrebalan<strong>ce</strong>r de telles menées et de lutter contre <strong>ce</strong>s emprises ?<br />

-J. Là encore, nous sommes dans le roy<strong>au</strong>me des simulacres et des f<strong>au</strong>x semblants… Quand<br />

on examine dans le détail, sans se soucier des boniments habituels, la façon dont se<br />

déroulent les élections dites « démocratiques », on s’aperçoit que tout y est f<strong>au</strong>ssé<br />

volontairement, qu’il s’agisse de la désignation des candidats « crédibles », hommes et<br />

femmes liges des partis à qui ils doivent l’essentiel de leurs chan<strong>ce</strong>s et qui les recrutent<br />

presque toujours selon <strong>ce</strong>rtains critères « élitistes » sexuels (les mâles d’abord !),<br />

JEAN XXIV 138 Christian Singer


professionnels, intellectuels, ou même financiers, de l’inégalité des moyens dont ils disposent<br />

pour se faire entendre, des lois arbitraires, artificielles et changeantes qui fixent le système<br />

électoral et délimitent les circonscriptions, des motivations infantiles, insignifiantes, ridicules<br />

(la gueule du candidat, sa façon de s’exprimer, de s’habiller…) ou étroitement personnelles,<br />

catégorielles, professionnelles ou locales qui « guident » le choix d’électeurs qui ne sont, en<br />

fait, ni formés, ni informés… sans compter les malhonnêtetés, telles que les pressions dont<br />

sont l’objet des religieuses, des personnes âgées, malades, infirmes ou placées sous diverses<br />

« tutelles », ou les malversations pures et simples (absen<strong>ce</strong> de <strong>ce</strong>rtains bulletins, bourrages<br />

des urnes, décomptes fr<strong>au</strong>duleux…).<br />

- Finalement, on en arrive à l’incroyable paradoxe suivant : <strong>ce</strong>ux qui gouvernent vraiment et <strong>au</strong><br />

sommet (<strong>au</strong> premier rang desquels les puissan<strong>ce</strong>s économiques, médiatiques et<br />

administratives, mais <strong>ce</strong> ne sont pas les seules) ne cherchent même pas, la plupart du temps,<br />

à compter parmi les élus, puisque ça ne leur est nullement né<strong>ce</strong>ssaire pour instrumentaliser<br />

dans leur propre intérêt <strong>ce</strong>ux qui le sont ! On saisit là un exemple, perdu <strong>au</strong> milieu d’une<br />

infinité d’<strong>au</strong>tres, du complet dévoiement dans lequel s’est égarée l’espè<strong>ce</strong> humaine...<br />

-J... et qui justifie le slogan de je ne sais plus quel « groupuscule » (comme disent les gens<br />

convenables) révolutionnaire qui affirmait que « si les élections servaient à quelque chose, il y<br />

a longtemps qu’elles <strong>au</strong>raient été supprimées ».<br />

- « Elections, piège à cons ». Oui, c’est malheureusement vrai. Le pire est que, presque<br />

partout, les consultations et interventions concédées <strong>au</strong>x foules se bornent à <strong>ce</strong>s mascarades<br />

qui ne leur offrent, en définitive, pour seule possibilité, qu’un changement de maîtres.<br />

Rarissimes sont les pays qui ont institué les référendums d’initiative populaire ou la possibilité<br />

pour le citoyen lambda de faire vérifier la constitutionnalité des lois dont il est la victime<br />

éventuelle.<br />

-J. Vanter, comme on le fait généralement dans les pays occident<strong>au</strong>x, la démocratie<br />

participative, le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple qui y règneraient<br />

constitue une formidable imposture. Il v<strong>au</strong>drait mieux parler d’oligarchies privilégiées qui<br />

agissent le plus souvent en toute indépendan<strong>ce</strong> et en toute impunité, s’en donnent à cœur<br />

joie et sans véritable contrôle dans les coulisses du pouvoir, se moquent des masses, leur<br />

mentent effrontément et les utilisent à leur avantage.<br />

- L’absen<strong>ce</strong> de démocratie va évidemment de pair avec l’absen<strong>ce</strong> de « république », de <strong>ce</strong>tte<br />

« Chose » Publique, elle <strong>au</strong>ssi continuellement célébrée comme si elle existait, qui est, en fait,<br />

privatisée et remplacée par des « choses » bien grasses et bien juteuses que s’approprie le<br />

clan victorieux dès qu’il a triomphé grâ<strong>ce</strong> à l’alternan<strong>ce</strong>. C’est le système des dépouilles. « A<br />

nous toutes les pla<strong>ce</strong>s, tous les postes stratégiques ! ». Car il ne suffit pas de conquérir le<br />

pouvoir, il f<strong>au</strong>t encore le garder <strong>au</strong>ssi longtemps que possible, le confisquer, en quelque sorte.<br />

Et <strong>ce</strong> n’est pas si facile. La question se pose donc de savoir quels moyens sont couramment<br />

utilisés par la faction momentanément hégémonique pour prolonger <strong>au</strong> maximum son<br />

monopole.<br />

-J. Nous en avons déjà cité deux qui méritent des explications supplémentaires. D’abord, la<br />

comédie démocratique, qui ne se borne pas à trafiquer les élections, mais qui implique le<br />

non-respect par les Etats occident<strong>au</strong>x (la plupart des <strong>au</strong>tres ne se donnent même pas la peine<br />

de ruser et de <strong>ce</strong>ler !) de <strong>ce</strong>s fameux « droits et libertés de l’homme » qu’ils présentent<br />

comme la suprême référen<strong>ce</strong> de leur action et en<strong>ce</strong>nsent et révèrent d’<strong>au</strong>tant plus qu’ils les<br />

foulent <strong>au</strong>x pieds dans la pratique. Plus exactement, ils ne font semblant de les respecter que<br />

JEAN XXIV 139 Christian Singer


dans la mesure où ils estiment y trouver leur profit, ne serait-<strong>ce</strong> que pour redorer leur blason.<br />

Ils tiennent be<strong>au</strong>coup à leur réputation usurpée et savent, pour la préserver, accumuler les<br />

tromperies et les dissimulations sur les apparen<strong>ce</strong>s closes d’un Secret omniprésent bien gardé<br />

(fonds secrets, servi<strong>ce</strong>s secrets et leurs interventions éventuellement homicides, secret<br />

défense, archives et fichiers secrets, etc.) et, naturellement, justifié par la s<strong>au</strong>vegarde des<br />

intérêts suprêmes de la Nation ! Partout fourmillent et sévissent les officines clandestines et<br />

les servi<strong>ce</strong>s d’espionnage experts en coups tordus. Les Etats, c’est-à-dire, encore une fois, les<br />

bandes partisanes et bien organisées qui l’incarnent sont bien des monstres froids et cyniques<br />

sans foi ni loi (même et surtout s’ils invoquent fréquemment l’une ou (et) l’<strong>au</strong>tre !), dépourvus<br />

de toute conviction et de tous scrupules.<br />

- La deuxième comédie à laquelle vous faites allusion et que nous avons, dites-vous, déjà<br />

abordée con<strong>ce</strong>rne donc la République, soit le Bien commun et l’Intérêt général, que les<br />

affidés et les bénéficiaires des Etats mettent en exergue et prétendent servir, alors qu’ils se<br />

servent d’abord eux-mêmes ! De <strong>ce</strong> fait et ainsi qu’on peut l’observer, leur gestion est<br />

habituellement déplorable. Tout le monde se plaint des bure<strong>au</strong>craties tatillonnes et<br />

pléthoriques, courtelinesques et kafkaïennes, des procédures et des règlements compliqués,<br />

ineffica<strong>ce</strong>s, absurdes, incompréhensibles et inhumains, des négligen<strong>ce</strong>s et des imprévoyan<strong>ce</strong>s<br />

incroyables qui se développent dans tous les secteurs administratifs et se soldent par<br />

d’effroyables dommages et malheurs, y compris des morts en grand nombre <strong>au</strong>près desquels<br />

les gaspillages qui se chiffrent par milliards semblent bien peu de chose. A quoi se joignent<br />

toutes les sortes, connues ou inconnues, d’abus et de malversations qui suffisent à faire<br />

fondre les finan<strong>ce</strong>s publiques ! On a l’impression que n’importe quelle entreprise douée d’un<br />

peu de conscien<strong>ce</strong> et de compéten<strong>ce</strong> ferait mieux que l’Etat dans l’accomplissement de<br />

tâches qui sont pourtant les seules à légitimer son existen<strong>ce</strong>.<br />

-J. En somme le mensonge apparaît plus que jamais comme une des armes essentielles<br />

qu’emploient les parasites étatiques pour perpétuer leur domination. Trichant sur leur identité<br />

réelle, sur leur véritable rôle, ils essaient de faire croire à leur sincérité et à leurs bons offi<strong>ce</strong>s<br />

démocratiques et républicains. Et il f<strong>au</strong>drait, sur <strong>ce</strong> point, décrire dans le détail les supports et<br />

les procédés médiatiques très variés qu’ils utilisent pour entretenir la propagande et la<br />

désin<strong>format</strong>ion qui les favorisent. Ils n’ont pas seulement recours à des institutions publiques,<br />

mais <strong>au</strong>ssi à des puissan<strong>ce</strong>s privées, par exemple, à des empires de presse détenus par leurs<br />

copains et dont les princip<strong>au</strong>x organes s’adressent à l’ensemble des milieux populaires qu’ils<br />

conditionnent et intoxiquent.<br />

- Dans le même ordre d’idées, <strong>ce</strong>lui du dé<strong>ce</strong>rvellement des masses, il y <strong>au</strong>rait également<br />

be<strong>au</strong>coup à dire <strong>au</strong> sujet des formes de « grégarismes spectaculaires » qui se multiplient à<br />

l’occasion de plus ou moins grandioses rassemblements music<strong>au</strong>x ( ?) ou sportifs. Ces<br />

derniers, qui ne méritent <strong>au</strong>cunement leur nom, assurent la promotion de tout <strong>ce</strong> qu’il y a de<br />

plus contraire <strong>au</strong> véritable esprit du sport (qui devrait reposer sur l’émulation « gratuite ») et de<br />

plus détestable dans le monde que vous qualifiez de « préhumain », puisqu’elles exaltent ou<br />

provoquent l’esprit de compétition, la volonté de puissan<strong>ce</strong>, le culte des vedettes, le règne<br />

absolu du fric, le ch<strong>au</strong>vinisme imbécile et violent, le dopage et les entraînements inhumains et<br />

dangereux, l’exploitation animale, diverses fr<strong>au</strong>des, etc. On a là un condensé<br />

« spectaculaire », c’est le cas de le dire, de l’ensemble des tares qui rongent nos prétendues<br />

« sociétés ».<br />

-J. Et en dehors de <strong>ce</strong>s manifestations ponctuelles, sévit la routine qui anesthésie en<br />

permanen<strong>ce</strong> les conscien<strong>ce</strong>s, par exemple à la télévision, avec ses in<strong>format</strong>ions tronquées et<br />

truquées, ses chansonnettes, ses variétés et ses jeux débiles, ses talk shows convenus, biaisés<br />

JEAN XXIV 140 Christian Singer


et tendancieux où l’on ne va jamais <strong>au</strong> fond des questions et d’où l’on écarte tous les gens<br />

porteurs et f<strong>au</strong>teurs d’opinions incongrues et radicales, ses tranches de vie répugnantes<br />

assaisonnées d’un jus dou<strong>ce</strong>âtre de sentimentalisme à l’e<strong>au</strong> de rose ou fortement épicé, ses<br />

émissions culturelles soigneusement calibrées et <strong>format</strong>ées qui doivent se conformer <strong>au</strong>x<br />

idéologies dominantes et ne pas jeter le trouble, les rendez-vous politiques qu’on affecte de<br />

traiter avec le plus grand sérieux alors qu’ils relèvent de l’escroquerie ou de la bouffonnerie, les<br />

reportages « d’évasion » dans l’espa<strong>ce</strong> et dans le temps… ou d’<strong>au</strong>tres dimensions, qui<br />

peuvent présenter en eux–mêmes un <strong>ce</strong>rtain intérêt (s<strong>au</strong>f lorsqu’il s’agit d’aventurisme bidon<br />

ou de sensationnalisme historique ou ésotérique superficiel et pittoresque), mais qui sont,<br />

comme tout le reste, ordonnés <strong>au</strong> lavage de <strong>ce</strong>rve<strong>au</strong> et à la distraction creuse. Il s’agit<br />

toujours d’empêcher les gens de penser par eux-mêmes, de prendre de la distan<strong>ce</strong>, de<br />

s’éloigner des sentiers battus, des allées moutonnières où chacun doit s’avan<strong>ce</strong>r en vue de la<br />

perdition finale.<br />

- La même volonté d’insignifian<strong>ce</strong>, d’insipidité, de bourrage de crâne et de diversion se<br />

retrouve naturellement dans le martèlement publicitaire, mais <strong>au</strong>ssi dans la sous-culture<br />

officielle incolore et inodore qui est dispensée par les établissements scolaires, les M.J.C. et,<br />

plus généralement, par toutes les institutions et associations qui s’assignent des buts<br />

« éducatifs » comprenant l’anéantissement de toute velléité contestataire.<br />

-J. A vrai dire, il existe <strong>au</strong>ssi une super-culture destinée à l’élite et qui fleurit, par exemple,<br />

dans les grands festivals de musique ou de théâtre. Mais elle <strong>au</strong>ssi ne se permet que des<br />

<strong>au</strong>da<strong>ce</strong>s mesurées qui pimentent de manière tout à fait inoffensive des créations artistiques<br />

vouées à une sublimation et à une transfiguration qui enchantent le bourgeois, puisqu’elles<br />

ont le mérite de supprimer toute la portée concrète de revendications ou de dénonciations<br />

converties en objets de contemplation esthétique si agréables à entendre ou à regarder ! Ces<br />

provocations gratuites« ne mangent pas de pain » et donnent <strong>au</strong> spectateur bien carré dans<br />

son f<strong>au</strong>teuil les délicieux frissons de remises en question purement verbales et gestuelles qui<br />

ne nuiront pas à son confort… mais qui sont tellement bien mises en scène !<br />

Bref, tout <strong>ce</strong> qui peut contribuer, dans quelque domaine et à quelque nive<strong>au</strong> que <strong>ce</strong> soit, à<br />

l’abrutissement et à l’avilissement des foules est fort prisé des pouvoirs publics qui en tolèrent,<br />

en favorisent ou en organisent l’expression et la diffusion.<br />

-J. Au fond, <strong>ce</strong>tte complaisan<strong>ce</strong> représente la manière « dou<strong>ce</strong> » de l’Etat embobineur, mais<br />

<strong>ce</strong>lle-ci s’accompagne de méthodes fortes et musclées qui complètent le dispositif de façon à<br />

le rendre irréfragable. Ce n’est évidemment un mystère pour personne que chacun de nous<br />

est fiché, contrôlé, surveillé, encadré, consigné sur de multiples fichiers qui enregistrent toutes<br />

les données qui caractérisent sa personne et les événements importants ou sordides qui<br />

peuvent jalonner son existen<strong>ce</strong>. Big Brother nous régente depuis longtemps et ses moyens<br />

d’action ne <strong>ce</strong>ssent de croître et de se perfectionner grâ<strong>ce</strong> à des techniques de plus en plus<br />

sophistiquées. Sa présen<strong>ce</strong> se fait sentir dès que nous sommes tentés de franchir les limites,<br />

je ne dirai même pas de la légalité, mais simplement des consensus obligatoires. C’est ainsi<br />

qu’il existe toute une gamme d’opinions, de simples opinions (qui ne s’assortissent ni de<br />

calomnies, ni d’insultes, ni d’appels à violer la loi ou à violenter les gens) dont l’expression est<br />

pratiquement interdite, puisqu’elle attire, sur la tête téméraire de <strong>ce</strong>lui qui ose s’y <strong>livre</strong>r,<br />

mena<strong>ce</strong>s et intimidations de la part des <strong>au</strong>torités, qui espèrent ainsi faire peur pour faire taire.<br />

- Cette remarque con<strong>ce</strong>rnant l’existen<strong>ce</strong> d’un « délit d’opinion » qui n’ose pas s’avouer, mais<br />

qui s’affirme hypocritement en sous-main, rejoint <strong>ce</strong>lles que nous avons faites <strong>au</strong> sujet des<br />

JEAN XXIV 141 Christian Singer


droits et des libertés de l’homme qui sont couramment bafoués par les représentants des<br />

Etats, <strong>ce</strong> qui est bien normal quand on songe à <strong>ce</strong> qu’ils sont et à <strong>ce</strong> qu’ils veulent vraiment.<br />

-J. Les choses se corsent et prennent une tournure effrayante lorsqu’on aborde la répression<br />

ouverte et que la main de fer se débarrasse de son gant de velours. Tout devient possible, y<br />

compris le pire, ainsi que le démontre l’observation quotidienne et le prouverait, de manière<br />

sans doute bien plus saignante encore, l’exposition sur la pla<strong>ce</strong> publique de tous les forfaits<br />

perpétrés, puis étouffés, par les serviteurs de Moloch. Ce qui ne les empêche pas de créer<br />

continuellement de nouvelles infractions, de traquer les vides juridiques, d’incarcérer, dans<br />

des prisons surpeuplées et infectes à tous égards, un nombre rapidement grandissant de<br />

coupables réels, f<strong>au</strong>x ou supposés, condamnés à des peines de plus en plus lourdes. Une<br />

« société » qui ne peut survivre qu’en érigeant la Répression en principe suprême, en<br />

recourant à des mesures <strong>au</strong>ssi ex<strong>ce</strong>ssives et, finalement, <strong>au</strong>ssi ineffica<strong>ce</strong>s, puisque la<br />

délinquan<strong>ce</strong> est en <strong>au</strong>gmentation constante et que leur influen<strong>ce</strong> dissuasive est donc quasi<br />

nulle, témoigne de sa faillite et signe son arrêt de mort. S’imaginer qu’on va la changer à<br />

coups de jugements et d’emprisonnements relève d’une telle idiotie qu’on ne peut en<br />

soupçonner des classes dirigeantes pas si connes que ça et qui, en fait, ne songent nullement<br />

à la transformer, mais simplement à contenir et à briser des mouvements et des actions<br />

sus<strong>ce</strong>ptibles de nuire à leurs intérêts et de compromettre l’exerci<strong>ce</strong> de leur « démocrature »,<br />

c’est-à-dire d’une dictature qui se dissimule sous des apparen<strong>ce</strong>s démocratiques.<br />

- Leur zèle pour se maintenir à tout prix les amène à pratiquer, par poli<strong>ce</strong>s, fiscs, tribun<strong>au</strong>x,<br />

prisons, etc. interposés, les iniquités, les violen<strong>ce</strong>s et les abominations bien connues qui<br />

caractérisent l’action de si nombreux « représentants de l’Etat » et aboutissent <strong>au</strong>x erreurs<br />

judiciaires et à la condamnation de tant d’inno<strong>ce</strong>nts. On n’en finirait pas d’énumérer les<br />

« dysfonctionnements », comme on dit par euphémisme, qui dénaturent complètement<br />

« l’administration » d’une Justi<strong>ce</strong> qui ose usurper le nom d’une vertu. Des enquêtes partiales<br />

ou bâclées éventuellement ponctuées de brutalités morales ou physiques, la préventive<br />

destinée à extorquer des aveux souvent imaginaires, des experts qui pérorent du h<strong>au</strong>t de leurs<br />

prétendues compéten<strong>ce</strong>s, se croient omniscients… mais se contredisent, de f<strong>au</strong>x ou de bien<br />

peu crédibles témoins, des avocats négligents ou intéressés et, même parfois, vendus, les<br />

pressions plus ou moins étouffantes exercées par l’opinion publique qui, <strong>au</strong> cours de <strong>ce</strong>rtains<br />

« grands » procès, hurle à la mort, et par les médias qui orchestrent et amplifient l’appel <strong>au</strong><br />

lynchage, des jurés dépassés par les événements qui, <strong>au</strong> cours des délibérés, subiront<br />

l’influen<strong>ce</strong> décisive que font peser sur eux les magistrats, des juges qui rivalisent avec des<br />

procureurs dont l’aplomb et l’inconscien<strong>ce</strong> les poussent à réclamer de lourds châtiments à la<br />

suite des reconstructions fantaisistes <strong>au</strong>xquelles ils se <strong>livre</strong>nt (comme si vous y étiez !) et dont<br />

le caractère ingénieux et pl<strong>au</strong>sible, l’habile présentation, font oublier qu’il ne s’agit que<br />

d’hypothèses arbitraires nullement ou insuffisamment étayées par les faits. « Les choses ont<br />

pu se passer ainsi », mais rien, finalement, ne le prouve. On s<strong>au</strong>te allègrement sur l’abîme qui<br />

sépare la vraisemblan<strong>ce</strong> de la <strong>ce</strong>rtitude, on se contente d’impressions et d’intimes<br />

convictions ! Ainsi fonctionne la machine à broyer les gens.<br />

-J. Vous savez bien que je partage votre extrême sévérité, justifiée par l’examen complet,<br />

approfondi et impitoyable <strong>au</strong>quel on a le devoir de s’adonner en des matières <strong>au</strong>ssi graves et<br />

dont le traitement inhumain génère les plus terribles conséquen<strong>ce</strong>s. Je songe, en particulier, à<br />

toutes les victimes des psychoses collectives (antisectiques, antipédophiles…) qui ont été<br />

sciemment et démesurément créées par les Etats et leurs organes (commissions<br />

parlementaires, <strong>au</strong>torités « indépendantes ») avec l’aide de leurs compli<strong>ce</strong>s, les médias, que<br />

vous avez déjà cités, et <strong>ce</strong>s redoutables associations justicières, « officialisées » et stipendiées<br />

par les pouvoirs publics, qui se composent de membres dont le fanatisme vindicatif, souvent<br />

JEAN XXIV 142 Christian Singer


attisé par les dommages qu’ils estiment à tort ou à raison leur avoir été infligés, les conduit à<br />

jeter continuellement de l’huile sur le feu, à pousser à la roue, à multiplier les « signalements »<br />

(<strong>au</strong>tre euphémisme), à jeter l’opprobre sur des « suspects » qui n’ont rien à se reprocher, mais<br />

qui seront à jamais perdus de réputation et préféreront quelquefois se suicider. Be<strong>au</strong> table<strong>au</strong><br />

de chasse, en vérité !<br />

- Les excès spectaculaires commis <strong>au</strong> début de <strong>ce</strong> siècle ont laissé pla<strong>ce</strong> à une action plus<br />

souterraine et plus insidieuse, mais non moins inquisitoriale et ravageuse, dont la relative<br />

discrétion ne doit pas faire oublier la meurtrière persistan<strong>ce</strong>. Je crois que vous venez de<br />

mettre le doigt sur une des caractéristiques les plus dangereuses et les plus délétères des<br />

cloaques appelés « sociétés » dans lesquels nous sommes contraints de croupir et d’étouffer.<br />

Je veux parler de l’incroyable rouerie des Etats, qui sont parvenus à mettre les foules dans<br />

leurs poches. Ils ont compris que, pour les assujettir et les domestiquer, et, donc, pour<br />

assurer leur règne, rien n’était plus effica<strong>ce</strong> que de répandre partout la peur, la méfian<strong>ce</strong> et la<br />

haine, qui dressent les individus les uns contre les <strong>au</strong>tres et leur font oublier les griefs, les<br />

mécontentements et les revendications qu’ils nourrissent à bon droit contre leurs maîtres.<br />

Ceux-ci leur fourguent toutes sortes d’os à ronger sur lesquels ils vont pouvoir limer leurs<br />

crocs, devenant des agne<strong>au</strong>x soumis et inoffensifs. C’est ainsi qu’on va les maintenir<br />

continuellement dans l’excitation et la frénésie en mettant fortement en valeur des « abcès de<br />

fixation » sur lesquels ils vont s’obnubiler et cristalliser des rages, des colères, des fureurs et<br />

des détestations qui <strong>au</strong>ront été utilement détournées de leur destination légitime ! On va leur<br />

jeter en pâture toute une galerie de « monstres » de plus ou moins grande envergure<br />

(assassins, dictateurs, terroristes, pédophiles, gourous, délinquants des banlieues et des cités,<br />

etc.), <strong>ce</strong> qui n’<strong>au</strong>ra pas seulement pour heureux effet d’« occuper » et de neutraliser les<br />

« honnêtes citoyens », mais qui présentera <strong>au</strong>ssi le notable avantage de les fortifier, par<br />

contraste, dans la conviction qu’eux, <strong>au</strong> moins, sont estimables et vertueux. Le lessivage<br />

étatique, en rejetant et en focalisant le Mal sur des boucs émissaires et des cibles<br />

soigneusement choisies, lave plus « blanc » les conscien<strong>ce</strong>s individuelles, opère un effet<br />

cathartique et contribue, lui <strong>au</strong>ssi, à les « apaiser » par le biais d’une flatteuse illusion et d’une<br />

<strong>au</strong>to-satisfaction également démobilisatri<strong>ce</strong>s qui trouvent leur sommet dans une identification<br />

<strong>au</strong>x pseudo-héros et <strong>au</strong>x f<strong>au</strong>x saints (le commandant X, la sœur Z, l’abbé Y, le footballeur V,<br />

etc.) proposés comme modèles antithétiques à la collection des « affreux ».<br />

-J. La diabolisation à laquelle aiment se <strong>livre</strong>r les Etats n’a pas seulement pour but et pour<br />

effet de développer la bonne conscien<strong>ce</strong> de leurs sujets, mais <strong>au</strong>ssi de justifier l’intrusion dans<br />

leur vie privée, la suppression de leurs libertés, l’inst<strong>au</strong>ration de lois d’ex<strong>ce</strong>ption et de<br />

pratiques s<strong>au</strong>vages, l’omniprésen<strong>ce</strong> policière, etc. L’ex<strong>ce</strong>llent prétexte toujours invoqué<br />

(ex<strong>ce</strong>llent, d’abord par<strong>ce</strong> qu’il ne manque pas de bases objectives, ensuite par<strong>ce</strong> qu’il semble<br />

tout à l’éloge des pouvoirs publics et conforme à l’intérêt général) est la fameuse SECURITE,<br />

devenue l’un des maîtres-mots de notre époque. Il f<strong>au</strong>t reconnaître que le terrorisme<br />

international (lui-même fils historique des terrorismes étatiques internation<strong>au</strong>x d’<strong>au</strong>trefois)<br />

fournit à <strong>ce</strong>ux-ci une merveilleuse occasion de connaître un formidable revival, de se déployer<br />

de nouve<strong>au</strong> sur une grande échelle <strong>au</strong>ssi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de leurs frontières et,<br />

<strong>ce</strong> qui est vraiment épatant, avec le consentement apeuré et empressé de leurs<br />

« bénéficiaires ».<br />

- Oui, les Etats jouent vraiment sur du velours et peuvent se permettre à peu près n’importe<br />

quoi : ils ne trouvent pratiquement plus de résistan<strong>ce</strong> en fa<strong>ce</strong> d’eux. Les foules approuvent<br />

toutes les mesures coercitives et en redemandent. Les députés sont plus enragés que les<br />

ministres et les simples « citoyens » encore plus répressifs que leurs représentants. Les<br />

pouvoirs publics et leurs compli<strong>ce</strong>s en profitent pour se f<strong>au</strong>filer partout, établir leur contrôle et<br />

JEAN XXIV 143 Christian Singer


leur surveillan<strong>ce</strong> en tous domaines. Les libertés ne <strong>ce</strong>ssent de s’amenuiser et <strong>ce</strong>ux qui en font<br />

les frais sont les premiers à appl<strong>au</strong>dir à <strong>ce</strong>tte évolution, dont ils ont parfois bien conscien<strong>ce</strong>,<br />

mais qu’ils jugent inévitable et positive. Tout le monde réclame protection. Il f<strong>au</strong>t se préserver<br />

et se barricader contre les innombrables dangers qui nous guettent. Les précis de victimologie<br />

et les dictionnaires des risques surabondent. Pour un oui ou pour un non, on soupçonne et<br />

on attaque (par exemple en justi<strong>ce</strong> pour exiger des dommages-intérêts coloss<strong>au</strong>x !) des<br />

voisins ou des inconnus dont il convient de se méfier par principe. L’<strong>au</strong>to-protection et l’<strong>au</strong>todéfense,<br />

soumises ou non à la tutelle étatique, sont devenues des préoccupations majeures et<br />

obsédantes. Bien obligés de s’y mettre : nous sommes entourés de for<strong>ce</strong>s et d’êtres<br />

malveillants ! Nous devons y réagir par une vigilan<strong>ce</strong> de tous les instants ! Un moyen très<br />

effica<strong>ce</strong> est la délation, vivement encouragée dans les h<strong>au</strong>tes sphères, qui figure maintenant<br />

parmi les sports européens les plus pratiqués. Les Etats sont <strong>au</strong>x petits et <strong>au</strong>x grands soins<br />

pour nous : ils ne demandent qu’à nous prendre en charge et à nous serrer sur leurs cœurs, à<br />

la manière des boas constrictors !<br />

-J. Leur sollicitude va même jusqu’à nous « cocooner » en cas d’accident. Des <strong>ce</strong>llules de<br />

soutien, des nuées de psy surgis comme des mouches nous enseignent la manière dont nous<br />

devons réagir et <strong>ce</strong> que nous devons penser en de telles circonstan<strong>ce</strong>s. C’est une œuvre<br />

gigantesque de débilitation, d’irresponsabilisation et d’infantilisation qui s’est mise en route et<br />

qui permet <strong>au</strong>x Etats d’établir leur domination comme ils ne l’avaient encore jamais fait,<br />

puisque <strong>ce</strong>tte entreprise se déroule à la fois sur un fond de consensus quasi universel et, <strong>ce</strong><br />

qui n’est pas contradictoire, dans un climat général d’animosité, de défian<strong>ce</strong>, d’exécrations et<br />

d’affrontements qui, opposant les assujettis, entretient leur impuissan<strong>ce</strong> et les désarme fa<strong>ce</strong> à<br />

leurs despotes. Plus que jamais, il f<strong>au</strong>t rappeler, comme nous l’avons déjà fait plus h<strong>au</strong>t, que<br />

les cliques dirigeantes ont tout intérêt à dresser les personnes et les groupes les uns contre les<br />

<strong>au</strong>tres, à semer les haines et à maintenir les divisions et les discriminations tout en faisant<br />

mine, bien sûr, de les combattre. Cette donnée essentielle se vérifie de façon énorme et<br />

caricaturale dans le secteur économique et social. Les grands pourvus et possédants (la toute<br />

petite minorité du sommet) s’attachent et s’achètent la fidélité et l’obéissan<strong>ce</strong> de classes<br />

moyennes importantes en leur conférant divers avantages que <strong>ce</strong>lles-ci vont se disputer <strong>au</strong><br />

cours de luttes compétitives féro<strong>ce</strong>s qui permettront à <strong>ce</strong>rtains de s’élever constamment dans<br />

la hiérarchie de l’argent et du pouvoir, mais sans jamais franchir, s<strong>au</strong>f pour un très petit<br />

nombre d’élus rigoureusement sélectionnés, le passage décisif qui donne accès <strong>au</strong> Saint des<br />

saints ! N’empêche ! Les uns et les <strong>au</strong>tres s’entendent et se coalisent pour laisser stagner dans<br />

la mena<strong>ce</strong> du chômage, la p<strong>au</strong>vreté ou la grande misère des hordes de laissés-pour-compte<br />

dont la condition plus ou moins catastrophique en fait une masse de main d’œuvre<br />

exploitable et corvéable à merci, et donc apte à remplir sa vocation particulière, qui est<br />

d’engraisser toujours davantage ses « supérieurs » par le biais de la « croissan<strong>ce</strong> »,<br />

moyennant des miettes salariales mesurées <strong>au</strong> plus juste pour entretenir leur for<strong>ce</strong> de travail<br />

ou des indemnités allocatives qui sont dispensées comme des faveurs charitables dont les<br />

heureux bénéficiaires doivent se montrer éternellement reconnaissants, par exemple en<br />

ac<strong>ce</strong>ptant n’importe quel petit boulot merdique payé à coups de lan<strong>ce</strong>-pierres. Il f<strong>au</strong>t trouver<br />

un équilibre assez acrobatique entre la né<strong>ce</strong>ssité de maintenir un important chômage et, par<br />

conséquent, un dénuement et une précarité qui assurent la perpétuité du servage et de la<br />

servilité, et la né<strong>ce</strong>ssité de produire suffisamment pour répondre <strong>au</strong>x besoins considérables<br />

des classes dirigeantes et à <strong>ce</strong>ux, moindres mais encore assez élevés, des classes moyennes<br />

dont on se ménage ainsi la complicité. Comme on l’a fait remarquer, le fin du fin est de<br />

maintenir une exploitation profitable, sans que ses victimes tombent dans une exclusion qui<br />

les met hors servi<strong>ce</strong> et en fait des bouches inutiles qu’on <strong>au</strong>rait la faiblesse « humaniste »<br />

(mais que voulez-vous, on ne se refait pas !) de ne pas laisser se fermer définitivement !<br />

JEAN XXIV 144 Christian Singer


- Ainsi s’établit la pyramide sociale que nous connaissons bien. Tout en h<strong>au</strong>t, une chasse<br />

gardée et bien verrouillée, une sorte de paradis ultra-minoritaire où les nouve<strong>au</strong>x venus, triés<br />

sur le volet, ne sont admis qu’<strong>au</strong> compte-gouttes et où se trouvent con<strong>ce</strong>ntrés en grandes<br />

quantités les misérables objets de leurs convoitises. Dans les étages inférieurs, les classes<br />

moyennes qui se superposent en strates concurrentes et hostiles bien trop occupées à se<br />

combattre pour songer à for<strong>ce</strong>r le passage vers l’Eden qui leur est, de toute façon, fermé, s<strong>au</strong>f<br />

en de très rares cas, lorsque les heureux élus ont fait montre de <strong>ce</strong>s « qualités »<br />

ex<strong>ce</strong>ptionnellement impitoyables dont l’usage contribuera très effica<strong>ce</strong>ment à rejeter dans leur<br />

enfer pour y être pressurés tous les damnés de la Terre.<br />

-J. Il est significatif que vous employiez spontanément un vocabulaire marxien que be<strong>au</strong>coup<br />

d’intellectuels distingués… et de patrons estiment complètement anachronique.<br />

- Ils ont, naturellement, tout intérêt à le faire croire. En fait, la lutte des classes est plus active<br />

et vivante que jamais et elle se <strong>livre</strong> de manière <strong>au</strong>ssi frontale et <strong>au</strong>ssi tranchée qu’<strong>au</strong>trefois<br />

lorsqu’elle met <strong>au</strong>x prises les exclus et leurs oppresseurs, mais, à la différen<strong>ce</strong> de <strong>ce</strong> que<br />

s’imaginait l’<strong>au</strong>teur du « Capital », elle ne sera, vraisemblablement, jamais « finale » <strong>au</strong> sens<br />

où il l’entendait, c’est-à-dire victorieuse pour les faibles, qui ne disposent pas des moyens<br />

né<strong>ce</strong>ssaires pour triompher et l’<strong>au</strong>ront toujours dans l’os, à moins que ne surviennent les<br />

bouleversements fondament<strong>au</strong>x que nous évoquerons plus loin. Quant <strong>au</strong>x rivalités qui<br />

sévissent <strong>au</strong> sein des classes moyennes, elles ne sont pas moins inexpiables, même si elles<br />

revêtent des formes plus complexes et se décomposent en de multiples conflits localisés<br />

opposant des sous-classes ou des groupes réduits qui continuent à grouiller, à jouer des<br />

coudes et à se monter sur les pieds.<br />

-J. Mais <strong>au</strong>-delà de <strong>ce</strong> spectacle de « bruits et de fureur » et bien plus profondément, <strong>ce</strong> qu’il<br />

est indispensable de comprendre par<strong>ce</strong> que c’est vraiment à la base de l’action des Etats,<br />

c’est que les <strong>ce</strong>rcles « élitistes » qui les colonisent et en usent comme de propriétés privées ne<br />

peuvent maintenir leur suprématie qu’en continuant à vanter <strong>au</strong>x nations les mérites de <strong>ce</strong><br />

que nous avons appelé l’esprit de compétition, l’esprit de domination et l’esprit<br />

d’appropriation, mis <strong>au</strong> servi<strong>ce</strong> d’un appétit de jouissan<strong>ce</strong> effréné et rendus terriblement<br />

performants, dans leurs accomplissement concrets, par l’acquisition et la mise en œuvre de<br />

nouvelles connaissan<strong>ce</strong>s techniques. Ces aspirations, <strong>ce</strong>s recherches et <strong>ce</strong>s réalisations<br />

fatales, qui sont de nature satanique (je ne crains pas de le dire) et qui entraînent la<br />

préhumanité dans une spirale de perdition devenue apparemment irrésistible, les Etats ne<br />

<strong>ce</strong>ssent d’en recommander la « culture », car elle est génératri<strong>ce</strong> de <strong>ce</strong>s innombrables<br />

antagonismes grâ<strong>ce</strong> <strong>au</strong>xquels ils peuvent indéfiniment subsister et prospérer. Les jeunes<br />

ignorent, méprisent et détestent les vieux qui le leur rendent bien, les femmes s’en prennent<br />

<strong>au</strong>x hommes et inversement, les riches abhorrent et craignent les indigents… qui ne sont pas<br />

en reste, toutes les différen<strong>ce</strong>s de couleur de pe<strong>au</strong>, d’origine, de religion etc. suscitent la<br />

méfian<strong>ce</strong> et l’agressivité, le prochain et même les « lointains » sont perçus comme des<br />

concurrents, des riv<strong>au</strong>x ou des ennemis potentiels qu’il f<strong>au</strong>dra battre, distan<strong>ce</strong>r ou éliminer. Le<br />

monde entier devient une vaste <strong>au</strong>toroute où tous les coups sont permis et où continue à se<br />

dérouler l’inexorable struggle for life orchestré par les <strong>au</strong>torités suprêmes qui peuvent même<br />

se payer le luxe hypocrite d’édicter, par<strong>ce</strong> qu’ils les savent ineffica<strong>ce</strong>s, des lois contre un<br />

sexisme, un racisme, un antisémitisme, etc.. qu’ils entendent bien s<strong>au</strong>vegarder comme<br />

garanties de leur pouvoir et leur survie, sans qu’ils aient à déployer be<strong>au</strong>coup d’efforts pour y<br />

parvenir, puisque <strong>ce</strong>s sentiments de haine surgissent spontanément des entrailles d’une<br />

société viscéralement corrompue depuis des millénaires. Il leur suffit de se <strong>livre</strong>r à un travail<br />

d’entretien, de présider <strong>au</strong>x furieuses mêlées ordinaires, <strong>au</strong>x banales empoignades.<br />

JEAN XXIV 145 Christian Singer


- Pour en « finir » avec les Etats (si seulement on pouvait y arriver <strong>au</strong>trement qu’en paroles !),<br />

je me souviens que, dans la petite définition que vous nous en avez donnée <strong>au</strong> début, vous<br />

faisiez également allusion <strong>au</strong>x conflits qui les déchirent entre eux et pas seulement <strong>au</strong>x<br />

dommages qu’ils infligent à leurs ouailles et <strong>au</strong>x divisions qu’ils créent entre elles pour les<br />

rendre bien sages et inoffensives.<br />

-J. Une fois de plus, je vais me référer à d’énormes et horribles lapalissades, mais qui ne<br />

semblent guère incommoder les milliards d’êtres humains (encore dans les limbes, il est vrai !)<br />

qui en sont les témoins et les victimes. Les Etats ne sont pas seulement des calamités à usage<br />

interne, mais de vraies catastrophes « mutuelles » qui se comportent en <strong>au</strong>to-tamponneuses !<br />

On n’en finirait pas d’énumérer les formes officielles ou sournoises de belligéran<strong>ce</strong> qui les<br />

opposent et dont leurs sujets vont faire les frais sous prétexte de patriotisme. Des dizaines de<br />

guerres ouvertes et traditionnelles sont actuellement en cours, dont be<strong>au</strong>coup sont d’ailleurs<br />

oubliées par les médias par<strong>ce</strong> qu’elles ne présentent <strong>au</strong>cun relief particulier et se bornent <strong>au</strong>x<br />

destructions et <strong>au</strong>x massacres habituels. Les « motifs » de <strong>ce</strong>s interventions criminelles sont<br />

innombrables et ne craignent pas de se draper éventuellement dans les plis somptueux de la<br />

morale et de la religion. A chaque fois, on ne fait jamais que se défendre… la mort dans<br />

l’âme ! Mais dans la pratique, toutes les déraisons de la raison d’Etat, et ses pulsions sont<br />

légitimes : les bonnes vieilles revendications territoriales, les ambitions politiques, l’exploitation<br />

économique, les tentatives néo-colonialistes, les haines ethniques et religieuses… Et, bien sûr,<br />

que de luttes assassines se poursuivent dans l’ombre, elles <strong>au</strong>ssi pourvoyeuses en malheurs<br />

de toutes sortes et en cadavres.<br />

- Les Etats vampires qui se sont construits dans le sang en réclament toujours davantage pour<br />

se développer et rien n’étanchera jamais leur soif. Et pourtant <strong>au</strong>cun d’entre eux ne v<strong>au</strong>t la vie<br />

d’un seul homme.. que tout homme devrait plutôt consacrer à s’en débarrasser comme il le<br />

ferait de tiques ou de sangsues monstrueuses.<br />

-J. Mais hélas ! le moins qu’on puisse dire est que les diverses confessions chrétiennes ne se<br />

sont pas comportées de la sorte dans le passé, pas plus qu’elles ne le font actuellement, à<br />

part l’Eglise catholique, sous l’impulsion donnée par Jean XXIV. Et encore n’est-<strong>ce</strong> qu’un<br />

début, du moins f<strong>au</strong>t-il l’espérer. En dehors des cas extrêmes, lorsque les Eglises essaient<br />

d’imposer des prétentions théocratiques tout à fait outrancières ou lorsqu’elles sont les<br />

victimes de persécutions qui visent à leur destruction, elles tentent de s’acoquiner avec les<br />

Etats selon des formules très variables qui équivalent généralement à des marchés de dupes<br />

dont elles font les frais. Ce qu’elles recherchent plus ou moins consciemment, c’est d’exer<strong>ce</strong>r<br />

une influen<strong>ce</strong> politique, de prendre une part très large à la vie sociale par le biais des œuvres<br />

scolaires, culturelles, hospitalières, etc. et de s’introduire dans les âmes pour les diriger selon<br />

leurs intérêts. Pour y parvenir, on les a vues soutenir des régimes dictatori<strong>au</strong>x, tyranniques,<br />

sanguinaires, coupables de crimes contre l’humanité, mais qui leur accordaient des faveurs et<br />

se targuaient de lutter contre le communisme. Comble de la duplicité et de « l’ingratitude »,<br />

en <strong>ce</strong>rtaines occasions, elles ont profité des soi-disant « avantages » qui leur étaient concédés<br />

par d’épouvantables despotes pour les appuyer jusqu’<strong>au</strong> bout, c’est-à-dire <strong>au</strong> moment où,<br />

pressentant qu’ils allaient perdre le pouvoir, elles leur donnaient le coup de l’âne pour faire<br />

croire qu’elles les avaient toujours combattus et qu’elles avaient pris l’initiative de leur<br />

renversement !<br />

- Dans les situations « ordinaires », des accords plus ou moins tacites ou (en divers cas dont<br />

<strong>ce</strong>ux des concordats) officiels, régissent les rapports entre Eglises et Etats. Ces derniers font<br />

des con<strong>ce</strong>ssions qui se sont souvent révélées <strong>au</strong>trefois être des cade<strong>au</strong>x empoisonnés<br />

dispensant leurs <strong>au</strong>teurs de tâches délicates désormais confiées à des Eglises qui se<br />

JEAN XXIV 146 Christian Singer


discréditaient parfois en les accomplissant d’une manière très rigoriste, par exemple <strong>au</strong> sein<br />

de véritables bagnes accueillant des délinquants, des filles mères, etc. Si l’on admet qu’il<br />

s’agissait là de très regrettables ex<strong>ce</strong>ptions, il f<strong>au</strong>t reconnaître en même temps (justi<strong>ce</strong><br />

oblige !) que les Eglises ont parfois légitimement incarné des traditions ethniques, culturelles<br />

ou religieuses menacées par des envahisseurs, et qu’elles ont souvent fondé et administré des<br />

établissements scolaires et hospitaliers qui représentaient le nec plus ultra de l’époque. Mais<br />

en même temps, les Etats faisaient d’une pierre deux coups : non seulement ils se<br />

déchargeaient sur des institutions privées de missions difficiles et dispendieuses, mais en<br />

contrepartie de <strong>ce</strong>tte bonne volonté qui ne leur coûtait rien, ils s’immis<strong>ce</strong>aient dans les affaires<br />

des Eglises, rétribuaient leurs ministres et appesantissaient leur pouvoir sur elles qui<br />

consentaient à <strong>ce</strong>tte mainmise, comme si elles éprouvaient le besoin de manifester leur<br />

reconnaissan<strong>ce</strong>, et se laissaient acheter par l’octroi d’avantages matériels, de privilèges<br />

honorifiques et d’un quasi-monopole en matière d’enseignement et de bienfaisan<strong>ce</strong>.<br />

-J. De nos jours encore et malgré les efforts du pape défunt, règnent dans l’Eglise catholique<br />

des condominiums douteux et ambigus où chaque partenaire essaie d’instrumentaliser l’<strong>au</strong>tre<br />

pour tenter de marquer des points à son détriment. Les Eglises de <strong>ce</strong>rtains pays n’ont pas<br />

renoncé à obtenir ou à conserver un statut de « religion d’Etat » qui leur permet de contrôler<br />

des pans entiers de la vie des citoyens, y compris de <strong>ce</strong>ux qui ne sont pas catholiques. Ces<br />

formes d’intrusion sont mal jugées et se retournent un jour ou l’<strong>au</strong>tre contre les hiérarchies<br />

f<strong>au</strong>tives et l’Eglise, en général. Peut-on se consoler en observant que le bilan est encore pire<br />

dans be<strong>au</strong>coup d’Eglises orthodoxes et protestantes trop « particularistes » qui, soit épousent<br />

étroitement ou même exa<strong>ce</strong>rbent les vues nationalistes de leurs gouvernements, capitulent<br />

devant leurs exigen<strong>ce</strong>s et se montrent intolérantes vis-à-vis des <strong>au</strong>tres confessions<br />

chrétiennes, soit ac<strong>ce</strong>ptent (même si le lien s’est distendu <strong>au</strong> long des siècles) d’obéir à un<br />

souverain politique qui s’est en même temps institué leur chef religieux et qui, naturellement,<br />

les assujettit en nommant ses dignitaires… comme le faisaient <strong>au</strong>trefois Louis XIV et<br />

Napoléon !<br />

-Certes, il existe des régimes où l’inféodation fait pla<strong>ce</strong> à une séparation qui est <strong>ce</strong>nsée mettre<br />

fin à de plus ou moins louches accointan<strong>ce</strong>s, mais <strong>ce</strong>lle-ci est plus théorique que réelle,<br />

même lorsque les gouvernants du moment sont franchement anticléric<strong>au</strong>x ou antireligieux !<br />

Derrière la façade, se poursuivent discussions et négociations. Les politiciens ne désignent<br />

plus les évêques, mais, dans la pratique, on ne souhaite pas en nommer qui leur déplaisent !<br />

Inversement, les Eglises sont consultées officieusement, par exemple en matière sociale, et<br />

elles proposent même leurs bons offi<strong>ce</strong>s. Ainsi s’esquissent dans l’ombre des collaborations<br />

où chacun fait mine de tenir compte de l’<strong>au</strong>tre tout en cherchant à y trouver son compte… et<br />

tout le monde prétend contribuer à l’intérêt général ! Finalement, <strong>ce</strong>s relations apaisées,<br />

discrètes et utiles ne devraient-elles pas être proposées comme un modèle idéal ?<br />

-J. C’est effectivement toute la question… et vous vous doutez de la réponse qu’y apportent<br />

<strong>ce</strong>s trublions de néo-chrétiens qui veulent tout casser ! Etant donné l’analyse qu’ils font de<br />

l’Etat et à laquelle nous nous sommes référés, ils estiment que tout compromis avec lui ne<br />

peut dégénérer qu’en une compromission fatale. On n’a jamais de cuiller assez longue pour<br />

souper avec le diable et, en définitive, on est toujours refait !<br />

- Mais n’y a-t-il tout de même pas une exagération dans <strong>ce</strong>s descriptions qui en font un Mal<br />

absolu et n’existent-ils pas, à tout le moins, d’<strong>au</strong>tres pouvoirs encore plus nocifs ?<br />

-J. Bien sûr… Par exemple, les propriétaires des Etats, les grands politiciens professionnels,<br />

reconnaissent volontiers la toute-puissan<strong>ce</strong> de courants « funestes » liés à la mondialisation<br />

JEAN XXIV 147 Christian Singer


libérale, qui dépassent leur cadre et qui, disent-ils, s’imposent à eux sans qu’ils puissent y<br />

résister. Mais justement, le souhaiteraient-ils vraiment, et leurs déplorations, qui les font<br />

passer pour des victimes désireuses, dans toute la mesure –limitée- de leurs moyens, d’en<br />

épargner les effets négatifs à leurs « protégés » ( !), sont-elles sincères ? Certainement pas, car<br />

ils sont les compli<strong>ce</strong>s et les bénéficiaires de <strong>ce</strong>s mouvements planétaires. C’est à eux qu’il<br />

revient d’en instiller quotidiennement le poison, et <strong>ce</strong>tte tâche malfaisante s’ajoute <strong>au</strong>x<br />

besognes d’oppression collective que nous avons déjà stigmatisées. Il n’est pas jusqu’<strong>au</strong>x<br />

difficultés et <strong>au</strong>x malheurs qui nous touchent dans notre santé, dans notre vie affective et<br />

dans tous les recoins de notre vie privée qui ne soient récupérés par eux, ainsi que<br />

réglementés et réprimés selon leur logique propre. Nous les trouvons constamment sur notre<br />

route et il y a bien longtemps qu’ils nous ont expatriés de nous-mêmes pour nous incarcérer<br />

dans leurs goulags. C’est pourquoi un nombre encore assez faible de chrétiens, mais non<br />

négligeable de par leur influen<strong>ce</strong>, vient renfor<strong>ce</strong>r la troupe maigrelette de <strong>ce</strong>ux qui s’en sont<br />

aperçus depuis longtemps et qui tentent de se défendre sans guère de moyens ni de résultats.<br />

Les uns et les <strong>au</strong>tres pensent qu’il n’existe pas sur Terre d’institutions plus nocives et<br />

qu’<strong>au</strong>cun des langages qui y sont employés, justement par<strong>ce</strong> qu’ils ont été inventés par les<br />

peuples qu’ils dominent, ne sont aptes à en exprimer la noir<strong>ce</strong>ur métaphysique, quelle que<br />

soit la for<strong>ce</strong> des termes utilisés.<br />

- Mais Jean XXIV partageait-il <strong>ce</strong>s vues « extrémistes », comme diraient les gens raisonnables<br />

et réalistes ?<br />

-J. Dans une large mesure, je le crois, bien qu’il ne soit pas allé <strong>au</strong>ssi loin dans ses<br />

déclarations publiques. A maintes reprises, il a évoqué devant moi la né<strong>ce</strong>ssité pour les<br />

Eglises d’adopter fa<strong>ce</strong> <strong>au</strong>x Etats une attitude de quasi-rupture, en tout cas de « distanciation »<br />

très ac<strong>ce</strong>ntuée. Il avait résolu de procéder, là <strong>au</strong>ssi, à sa manière habituelle, c’est-à-dire de<br />

façon prudente et progressive, mais très ferme. Les non<strong>ce</strong>s qu’il a désignés, parfois rejetés par<br />

les Etats qui les déclaraient personae non gratae, n’ont pas mis leur langue dans leur poche,<br />

et on se souvient encore de <strong>ce</strong>rtains conflits épiques opposant des gouvernements à des<br />

représentants du pape dont les propos pertinents et sarcastiques faisaient mouche à tout<br />

coup… en même temps que la joie des journalistes ! Ces algarades qui n’étaient pas de pure<br />

forme, qui touchaient des sujets essentiels et qui étaient relayées à tous les nive<strong>au</strong>x, <strong>au</strong>ssi bien<br />

par les « élites » que par l’opinion publique courante, ont très largement participé à remettre<br />

l’Eglise <strong>au</strong> <strong>ce</strong>ntre de bien des débats, à redorer son blason, à lui redonner <strong>au</strong>torité et prestige,<br />

même <strong>au</strong>près de ses adversaires.<br />

- C’est finalement <strong>au</strong> clergé qu’a été confiée en priorité la mission périlleuse de la<br />

« libération » ! De par sa vocation spécifique, il se devait de montrer l’exemple et de s’exposer<br />

en première ligne <strong>au</strong>x risques les plus graves. Il frayait ainsi le chemin <strong>au</strong>x laïcs qui, dans un<br />

premier temps, ne pouvaient pas se permettre, du fait de leur intégration be<strong>au</strong>coup plus<br />

poussée dans la « société », d’attirer sur eux la foudre, <strong>au</strong> détriment de leur famille et de leurs<br />

moyens de subsistan<strong>ce</strong>. Ceci dit, il est bien évident qu’eux <strong>au</strong>ssi, en tant que chrétiens à part<br />

entière, sont appelés à mettre partout en œuvre la même politique de résistan<strong>ce</strong> et de<br />

délivran<strong>ce</strong> ! Mais puisque c’est <strong>au</strong>x clercs qu’a été dévolu le redoutable privilège du premier<br />

affrontement avec les monstres étatiques, un peu à l’image des chrétiens livrés <strong>au</strong>x f<strong>au</strong>ves,<br />

comment se sont-ils débrouillés et quelles règles ont-ils observées ?<br />

-J. Prenons les choses dans l’ordre de leur importan<strong>ce</strong> et de leur… dangerosité ! Jean XXIV<br />

leur a demandé, nous l‘avons déjà mentionné, de refuser toute distinction ou poste purement<br />

honorifique et toute « figuration », en tant « qu’<strong>au</strong>torités religieuses », <strong>au</strong>x côtés des <strong>au</strong>torités<br />

civiles et militaires, lors de cérémonies officielles et, en particulier, de <strong>ce</strong>lles qui célèbrent (de<br />

JEAN XXIV 148 Christian Singer


façon toute symbolique et passablement hypocrite) « les glorieux héros qui ont donné leur vie<br />

pour etc. etc. », <strong>au</strong> lieu de s’apitoyer et de s’indigner sur le sort réservé à <strong>ce</strong>s p<strong>au</strong>vres victimes<br />

d’une stupidité et d’une méchan<strong>ce</strong>té universelles dont eux-mêmes, hélas !, dans leur immense<br />

majorité, n’étaient pas exempts. Autre principe de base : <strong>au</strong>cun prêtre ne doit ac<strong>ce</strong>pter le<br />

moindre argent des Etats, <strong>au</strong> titre d’une sorte de rémunération pour son ministère. De sorte<br />

que le pape, (malgré quelquefois les protestations de leurs « bénéficiaires » !) a dénoncé<br />

<strong>ce</strong>rtains régimes concordataires réduisant à l’état de fonctionnaires des prêtres qui ne<br />

rougissaient même pas de <strong>ce</strong> déshonneur et de <strong>ce</strong>tte honte !<br />

- Mais il f<strong>au</strong>t préciser que <strong>ce</strong>tte interdiction ne s’étend pas <strong>au</strong>x allocations de secours qu’un<br />

prêtre peut être momentanément obligé de toucher, par exemple dans des diocèses<br />

particulièrement défavorisés. Mais, comme nous l’avons souligné plus h<strong>au</strong>t, <strong>ce</strong>s situations ont<br />

presque partout disparu, grâ<strong>ce</strong> à la péréquation des ressour<strong>ce</strong>s opérée dans le cadre des<br />

Eglises nationales. De même sont tolérées les rémunérations que <strong>ce</strong>rtains clercs, médecins<br />

ou avocats, peuvent per<strong>ce</strong>voir dans l’exerci<strong>ce</strong>, qui doit demeurer ex<strong>ce</strong>ptionnel, de <strong>ce</strong>s<br />

professions libérales. Les prêtres ouvriers méritent <strong>au</strong>ssi leurs salaires, mais il ne s<strong>au</strong>rait être<br />

question qu’eux ou d’<strong>au</strong>tres deviennent patrons et trempent dans le marigot des « affaires » !<br />

-J. Au-delà de <strong>ce</strong>s cas particuliers, le pape a encouragé ou laissé se développer une critique<br />

permanente, fondamentale et universelle du régime éco-politico-socio-économique homicide<br />

dans lequel on nous oblige à macérer, et <strong>ce</strong>tte critique ne peut qu’être « systématique »,<br />

puisqu’il s’agit d’un « système » où tout se tient en vertu d’une effrayante logique. Mais il a<br />

fallu s’engager davantage et quitter le terrain des généralités et des théories pour stigmatiser<br />

les mesures concrètes et iniques prises par les gouvernants. Bien sûr, ont été proscrites toutes<br />

les formes de violen<strong>ce</strong> (qu’il f<strong>au</strong>t laisser à l’Etat, qui s’identifie avec elles !), les appels <strong>au</strong><br />

meurtre ou <strong>au</strong> « terrorisme » ou, tout simplement, les mena<strong>ce</strong>s, les insultes, les arguments ad<br />

hominem, les médisan<strong>ce</strong>s gratuites. Y compris dans le cas de <strong>ce</strong>s dirigeants qui semblent<br />

incarner et promouvoir à la perfection les tares et les vi<strong>ce</strong>s qui tar<strong>au</strong>dent nos « sociétés », il<br />

convient de se rappeler, même si c’est fort difficile, que les actes d’un sujet ne doivent pas être<br />

confondus avec le sujet de <strong>ce</strong>s actes, qui les excède, les dépasse, offre éventuellement<br />

d’<strong>au</strong>tres virtualités, plus estimables qu’il f<strong>au</strong>t respecter en évitant des condamnations<br />

personnelles trop absolues. Il n’en reste pas moins que la dénonciation des politiques<br />

imposées par les dirigeants et, bien <strong>au</strong>-delà de leur champ d’action immédiat, <strong>ce</strong>lle des<br />

aberrations inhumaines ou sous-humaines dont se repaissent les collectivités préhumaines<br />

réclame un ton plutôt a<strong>ce</strong>rbe où l’ironie, la moquerie, l’impertinen<strong>ce</strong> trouvent légitimement<br />

leurs pla<strong>ce</strong>s. Certains prêtres-évêques sont allés plus loin, en prenant des initiatives ou en<br />

tenant des discours plus radic<strong>au</strong>x qui ont, naturellement, fait l’objet de vives controverses. Ils<br />

ont participé à des manifestations symboliques, à des grèves de la faim et même à des<br />

actions illégales, lorsqu’ils estimaient inac<strong>ce</strong>ptable et illégitime la couverture juridique dont on<br />

se servait pour justifier des lois, des règlements et des comportements officiels attentatoires à<br />

la justi<strong>ce</strong> et à la morales élémentaires.<br />

- Là où les choses ont failli se gâter sérieusement, c’est lorsque <strong>ce</strong>rtains chrétiens, et pas<br />

seulement des prêtres, ont rappelé la vieille tradition théologique qui admet et conseille la<br />

rébellion fa<strong>ce</strong> à la tyrannie étatique, et qui prend ses racines, cinq <strong>ce</strong>nts ans avant Jésus, dans<br />

l’attitude héroïque et symbolique d’une Antigone rappelant qu’il existe des agrapta nomima,<br />

des Lois non-écrites, sinon dans le tréfonds de nos âmes, qui sont imprescriptibles,<br />

supérieures à toute législation positive et <strong>au</strong>xquelles, si nous voulons préserver notre dignité et<br />

l’estime de nous-mêmes, nous devons obéir, même <strong>au</strong> péril de notre vie, lorsque les codes<br />

artificiels et dévoyés qui nous gouvernent les contredisent et les offensent gravement. Bref,<br />

nous avons le « Droit » et le devoir de violer des lois qui violent nos conscien<strong>ce</strong>s. Mais je<br />

JEAN XXIV 149 Christian Singer


econnais que <strong>ce</strong> principe sacré est d’un usage délicat, qu’il peut faire l’objet d’abus et que<br />

son application ne peut relever que de conscien<strong>ce</strong>s particulièrement évoluées.<br />

-J. Cependant, il est des situations où le doute n’est plus permis et où des formes de<br />

résistan<strong>ce</strong> non-violentes, de défense passive, d’insoumission civile, qui paralysent les pouvoirs<br />

et mettent en échec leur truandise et leur despotisme, doivent être préconisées et pratiquées.<br />

Toute la question est de savoir si nous en sommes arrivés à <strong>ce</strong> point et s’il ne subsiste plus<br />

<strong>au</strong>cune <strong>au</strong>tre sorte de recours. Pour <strong>ce</strong>s minorités agissantes dont je transmets ici le message<br />

et avec lesquelles Jean XXIV a entretenu des contacts étroits, la c<strong>au</strong>se est entendue. Elles<br />

essaient d’organiser un mouvement de dissiden<strong>ce</strong> actif, <strong>ce</strong> qui implique des vues stratégiques<br />

assez grandioses, une grande habileté tactique et be<strong>au</strong>coup de courage, car elles mesurent<br />

combien la lutte sera inégale, elles savent bien que les clans s<strong>au</strong>vages <strong>au</strong>xquelles elles vont<br />

s’affronter ne les ménageront pas et ne s’embarrasseront pas du pacifisme dont elles-mêmes<br />

feront preuve.<br />

- En somme, fa<strong>ce</strong> <strong>au</strong> monde qui les entoure et qui les imprègne… et que leurs devanciers ont<br />

malheureusement contribué à bâtir avec toutes ses perversions, les chrétiens actuels devraient<br />

manifester une attitude de « repentan<strong>ce</strong> » pour les erreurs et les f<strong>au</strong>tes passées, mais elle ne<br />

serait pas du tout frileuse et passive puisqu’elle serait faite de fierté, de vaillan<strong>ce</strong>,<br />

d’indépendan<strong>ce</strong> et même d’une <strong>ce</strong>rtaine insolen<strong>ce</strong> qui ne dédaigne pas l’humour, l’ironie, le<br />

sarcasme et la raillerie, lorsqu’ils démontent et déconsidèrent les f<strong>au</strong>sses grandeurs, mettent<br />

les rieurs du bon côté en faisant ressortir les ridicules, et suscitent, de manière cinglante,<br />

l’indignation chez <strong>ce</strong>ux qui en sont encore capables. Toutes <strong>ce</strong>s impertinen<strong>ce</strong>s trouveraient<br />

leur couronnement dans des formes d’engagement et dans des actions subversives. En<br />

définitive, la célèbre formule : « Rendez à César etc. etc. » devrait être interprétée de la façon<br />

la plus restrictive. Ayez avec lui le moins de relations possibles, s<strong>au</strong>f les contestataires qu’il<br />

f<strong>au</strong>t multiplier, acquittez-vous envers lui du minimum des obligations qu’il vous impose<br />

jusqu’<strong>au</strong> jour où vous refuserez peut-être de les remplir, ne participez pas à ses menées et à<br />

ses agissements scélérats, même lorsqu’il essaie de vous y associer <strong>au</strong> nom du légalisme, de<br />

« l’urgen<strong>ce</strong> » ou de vos bons sentiments.<br />

-J. Dieu merci, l’épiscopat, renouvelé par l’élection populaire, prend petit à petit des postures<br />

plus <strong>au</strong>dacieuses que par le passé. De fortes personnalités, pas commodes et intransigeantes<br />

lorsque l’essentiel est en c<strong>au</strong>se, émergent et suscitent ardeur et enthousiasme. Leur caractère<br />

combatif, leur capacité à entraîner les énergies et à faire une quasi-unanimité <strong>au</strong>tour d’eux<br />

rappellent <strong>ce</strong>rtaines grandes figures qui se sont illustrées dans les siècles précédents et qui<br />

ont joué à fond leur rôle militant sans se soucier des risques qu’ils couraient, ni de la<br />

déféren<strong>ce</strong> qu’ils devaient théoriquement témoigner à des « <strong>au</strong>torités » qui ne la méritaient pas.<br />

Ils ont commencé à relayer la parole ferme de Jean XXIV, par exemple lorsqu’il a affirmé à<br />

maintes reprises qu’<strong>au</strong>cun être humain n’avait le droit, s<strong>au</strong>f cas rarissimes, d’en supprimer un<br />

<strong>au</strong>tre de sang-froid, quels que soient les « raisons » et les contextes (guerres, exécutions<br />

légales, règlements de comptes privés, avortements, euthanasie active, etc..). Tant que l’on<br />

s’obstinera à considérer qu’il existe des guerres « justes », des condamnations à mort<br />

« légitimes », des avortements inévitables, etc., le massacre continuera de plus belle et la<br />

préhumanité ne sortira jamais de l’ornière. Félicitons-nous, avec une pointe de méchan<strong>ce</strong>té,<br />

que s’éteigne progressivement la ra<strong>ce</strong> des évêques–carpettes, bien sages et bien soumis,<br />

parfaitement inoffensifs, dépourvus de génie et d’originalité (et choisis d’un commun accord<br />

par l’Eglise et par l’Etat précisément pour leur insipidité et leur conformisme !) que les<br />

pouvoirs civils et même, parfois, ecclésiastiques (je parle de Rome !) prenaient plaisir à fouler<br />

<strong>au</strong>x pieds ou sur lesquels ils s’essuyaient !<br />

JEAN XXIV 150 Christian Singer


- Maintenant, je pense qu’il f<strong>au</strong>t répondre à la curiosité de nos <strong>au</strong>diteurs, qui doivent se<br />

demander quel type de société (digne de <strong>ce</strong> nom, c’est-à-dire humaine) pourrait s’élever sur<br />

les ruines des Etats. Car l’opposition ne se suffit pas : elle ne peut se déployer avec toute la<br />

for<strong>ce</strong> né<strong>ce</strong>ssaire et entraîner la conviction que si elle s’oriente vers des buts précis et crédibles.<br />

A vous de les déterminer.<br />

-J. Les milieux intellectuels qui tentent d’imaginer <strong>ce</strong>tte utopie sont très conscients de la<br />

difficulté de leur tâche. Il leur f<strong>au</strong>t naviguer entre deux écueils. D’un côté, s’ils marquent trop<br />

de circonspection dans la description de leur Projet, on leur reprochera de s’en tenir à de<br />

vagues principes, à des abstractions creuses. Mais de l’<strong>au</strong>tre, s’ils essaient d’entrer dans le<br />

concret et dans le détail, on les accusera de reproduire les vues dangereuses ou fantaisistes<br />

exposées par de célèbres con<strong>ce</strong>pteurs de « sociétés idéales » qui ont sombré, soit dans la<br />

chimère, soit dans le totalitarisme. Je vais donc tâcher de me maintenir sur une ligne de crête<br />

étroite sans verser dans les abîmes de la rêvasserie gratuite ou inquiétante, et vous allez m’y<br />

aider.<br />

- D’accord ! La première étape dans la suppression des Etats me semble correspondre à leur<br />

rempla<strong>ce</strong>ment par des unités territoriales be<strong>au</strong>coup plus réduites qui ressembleraient assez<br />

bien à <strong>ce</strong> qu’on appelle parfois des « pays », en particulier dans un cadre gastronomique ! En<br />

Fran<strong>ce</strong>, par exemple, il doit en exister des <strong>ce</strong>ntaines ! Ce sont de petites régions dont<br />

l’ac<strong>ce</strong>ssion à l’indépendan<strong>ce</strong> et la « promotion » <strong>au</strong> détriment des lourdes machines étatiques<br />

présenteraient de multiples avantages. D’abord, elles se sont formées spontanément et<br />

pacifiquement selon des facteurs humains et géographiques <strong>au</strong>thentiques qui se sont peu à<br />

peu harmonisés et synthétisés pour donner lieu à des ensembles typiques et singuliers, à des<br />

« terroirs » qui ne doivent rien ou be<strong>au</strong>coup moins à la contrainte et à la violen<strong>ce</strong>. D’<strong>au</strong>tre<br />

part, <strong>ce</strong>s entités, de par leur taille très limitée, ne disposeraient même plus des moyens<br />

né<strong>ce</strong>ssaires pour se foutre effica<strong>ce</strong>ment sur la gueule, passez-moi l’expression ! Mais surtout,<br />

une remarquable convivialité pourrait s’établir entre leurs habitants qui <strong>au</strong>raient énormément<br />

de points communs et jouiraient de multiples occasions pour les réunir et les faire fructifier, y<br />

compris sur un plan économique dans le cadre de productions spécialisées.<br />

-J. Une première application de <strong>ce</strong> changement complet d’atmosphère, dû <strong>au</strong>x origines et <strong>au</strong>x<br />

dimensions, serait d’ordre politique. L’établissement d’une véritable démocratie directe et<br />

participative deviendrait possible. Au lieu d’être accaparées par des « professionnels » et des<br />

carriéristes, les responsabilités gestionnaires seraient exercées par rotation continue et<br />

réparties selon les capacités de chacun, définies, comme nous l’avons souvent répété, par les<br />

thèmes de naissan<strong>ce</strong> individuels. Be<strong>au</strong>coup plus importantes encore, les grandes décisions<br />

<strong>ce</strong>sseraient, elles <strong>au</strong>ssi, d’être monopolisées par la même caste. Chacun pourrait faire des<br />

propositions et tenter de rassembler <strong>au</strong>tour d’elles le maximum de citoyens, n’importe qui<br />

pourrait donc vraiment faire entendre sa « voix » <strong>au</strong> cours de délibérations publiques, un peu<br />

comme dans les antiques assemblées athéniennes, et non se contenter de l’abandonner par<br />

mode de scrutin <strong>au</strong> profit de soi-disant représentants qui vous la confisquent et qui vous font<br />

taire. Des procédures de contrôle permanent seraient inst<strong>au</strong>rées pour vérifier l’action des<br />

délégués, la légitimité des lois promulguées et la façon équitable et intelligente dont on les<br />

ferait entrer dans les réalités naturelles et personnelles. En tous domaines et par<strong>ce</strong> que tout le<br />

monde se sentirait con<strong>ce</strong>rné et bénéficiaire, une attention particulièrement exigeante, délicate<br />

et suivie s’attacherait à la s<strong>au</strong>vegarde « écologique » des sols, des terres, des e<strong>au</strong>x, des airs et<br />

de tous les êtres vivants, humains, anim<strong>au</strong>x et végét<strong>au</strong>x réunis sous formes de biocénoses <strong>au</strong><br />

sein de biotopes qu’on identifierait et qu’on protégerait avec amour.<br />

JEAN XXIV 151 Christian Singer


- Sur le plan socio-économique, les trans<strong>format</strong>ions seraient encore plus spectaculaires et<br />

reposeraient sur deux grandes sour<strong>ce</strong>s d’inspiration : l’égalité et la prospérité, rendues<br />

possibles dans les faits d’abord grâ<strong>ce</strong> à la suppression d’innombrables c<strong>au</strong>ses de gaspillage<br />

dont nous allons nous effor<strong>ce</strong>r, si vous le voulez bien (c’est un petit jeu que je vous propose !)<br />

de dresser un inventaire sinon complet, du moins assez significatif. Je commen<strong>ce</strong> : 1° les<br />

négligen<strong>ce</strong>s, l’imprévoyan<strong>ce</strong>, les investissements inutiles, l’incompéten<strong>ce</strong> gouvernementale et<br />

administrative, les effectifs pléthoriques, toutes les sortes de fr<strong>au</strong>des, de détournements de<br />

fonds, de parasitisme et de prévarications.<br />

-J. 2° en tout ou en partie, les énormes dépenses trop souvent superflues ou infiniment<br />

nuisibles consacrées <strong>au</strong>x armées et <strong>au</strong>x armements, à la poli<strong>ce</strong>, à la « justi<strong>ce</strong> », <strong>au</strong>x servi<strong>ce</strong>s<br />

secrets, <strong>au</strong>x fiscs, à la « diplomatie » et, même, <strong>au</strong>x soins médic<strong>au</strong>x et gériatriques, puisque la<br />

plupart des maladies et le gâtisme constituent des <strong>au</strong>to-sanctions que nous nous infligeons et<br />

que nous pouvons donc éviter en menant jusqu’à notre mort une existen<strong>ce</strong> active et féconde<br />

liée à une utilisation judicieuse, plénière (et adaptée à chaque âge) de l’ensemble de nos<br />

capacités.<br />

-3° l’accumulation absolument scandaleuse et vaine d’immenses fortunes entre les mains de<br />

nations hyperpuissantes, d’entreprises gigantesques ou de ploutocrates.<br />

-J. 4° l’appropriation privée des biens de production.<br />

- 5° les abus de l’appropriation des biens de consommation.<br />

-J. 6° la spéculation boursière avec ses raids de capit<strong>au</strong>x flottants qui c<strong>au</strong>sent ruines et<br />

ravages.<br />

- 7° l’exploitation tout à fait ex<strong>ce</strong>ssive des sour<strong>ce</strong>s d’énergie polluantes.<br />

-J. 8° la mise en coupe « déréglée » du Tiers Monde à travers « l’obligation » qui lui est faite<br />

de se <strong>livre</strong>r, <strong>au</strong> détriment de l’agriculture vivrière, à des cultures commerciales qui épuisent les<br />

sols et détruisent les forêts, et dont les produits, tout comme d’<strong>au</strong>tres matières premières<br />

tirées du sous-sol ou même des végét<strong>au</strong>x ou des anim<strong>au</strong>x arrachés à leur milieu naturel où<br />

disparaît la biodiversité, sont achetés à vil prix par les nations riches.<br />

- 9° les excès publicitaires… et j’en passe. Encore une fois, il n’est pas né<strong>ce</strong>ssaire de<br />

composer ici un table<strong>au</strong> exh<strong>au</strong>stif des iniquités et des turpitudes de toutes sortes qui sont à<br />

l’origine de la p<strong>au</strong>vreté ou de la misère dont souffrent et meurent des milliards d’individus.<br />

Leur simple et très incomplète évocation, qui ne nous apprend rien, est déjà bien assez<br />

parlante… hélas ! Ce que nous voulons montrer, c’est que de très substantielles économies<br />

pourraient être réalisées qui changeraient de fond en comble la donne actuelle. Elles<br />

permettraient d’abaisser considérablement la production des biens et des servi<strong>ce</strong>s, et de<br />

s’engager dans une « décroissan<strong>ce</strong> » salvatri<strong>ce</strong> et génératri<strong>ce</strong> d’un confort supérieur<br />

ac<strong>ce</strong>ssible à tous.<br />

-J. C’est là un langage paradoxal qui peut même sembler tout à fait contradictoire. La<br />

« décroissan<strong>ce</strong> », comme vous dites, semble annon<strong>ce</strong>r la pénurie. Or il n’en serait rien. Dès<br />

lors que des sommes gigantesques ne s’évanouiraient plus en fumée ou en accaparements<br />

indus, il deviendrait possible d’instituer un revenu d’existen<strong>ce</strong> individuel fixé à un h<strong>au</strong>t nive<strong>au</strong><br />

et dont le montant élevé serait parfaitement identique pour tous. Les pouvoirs d’achat<br />

importants ainsi distribués de manière égalitaire pourraient s’exer<strong>ce</strong>r sans entraîner de<br />

JEAN XXIV 152 Christian Singer


surch<strong>au</strong>ffe économique, bien <strong>au</strong> contraire, puisque, je le répète, leur addition formerait un<br />

chiffre total bien inférieur à <strong>ce</strong>lui qui résultait de l’amon<strong>ce</strong>llement précédent de toutes les<br />

sortes de gabegies. On créerait donc une situation pour le moins surprenante… et assez<br />

merveilleuse : la grande majorité des gens vivraient be<strong>au</strong>coup mieux que par le passé en<br />

produisant be<strong>au</strong>coup moins.<br />

- Cette inst<strong>au</strong>ration de « l’abondan<strong>ce</strong> » pour tous s’accompagnerait de multiples avantages<br />

extrêmement précieux. Le temps passé <strong>au</strong> « travail » (que chacun accomplirait avec d’<strong>au</strong>tant<br />

plus d’efficacité et de bonne humeur qu’il serait, comme d’ailleurs toutes ses <strong>au</strong>tres<br />

occupations, parfaitement adapté à ses capacités grâ<strong>ce</strong> à la consultation de son thème de<br />

naissan<strong>ce</strong>) baisserait énormément (à quoi contribuerait <strong>au</strong>ssi la progression des techniques,<br />

fortement orientée en <strong>ce</strong> sens), <strong>ce</strong> qui lui assurerait des « loisirs » tout à fait appréciables<br />

(« l’otium » latin qui n’a rien à voir avec l’oisiveté !) qu’il pourrait consacrer <strong>au</strong>x tâches<br />

liturgiques, politiques, pédagogiques, etc. qui lui incomberaient ainsi qu’<strong>au</strong>x activités<br />

créatri<strong>ce</strong>s gratuites qui lui conviendraient, scientifiques, techniques, sportives, esthétiques,<br />

ludiques, etc. Précisons que les besognes ingrates, répétitives, ennuyeuses qui pourraient<br />

encore subsister devraient se répartir entre tous, dans le cadre ou à l’extérieur de leur sphère<br />

« laborieuse ». Il est, en effet, impensable que, dans une société civilisée, <strong>ce</strong>rtains malheureux<br />

soient uniquement affectés à des corvées abrutissantes de nettoyage, de manutention,<br />

d’encaissement, etc. Autres conséquen<strong>ce</strong>s éminemment bénéfiques : la préservation des<br />

ressour<strong>ce</strong>s, la s<strong>au</strong>vegarde des milieux naturels et la très forte diminution des diverses formes<br />

de pollutions.<br />

-J. Je ne pense pas que <strong>ce</strong>s descriptions, <strong>au</strong>ssi mirifiques soient-elles ou plutôt par<strong>ce</strong> qu’elles<br />

le sont à un point qui peut paraître suspect, suffisent à faire disparaître, même chez des<br />

esprits de bonne foi et de bonne volonté, des inquiétudes et un s<strong>ce</strong>pticisme que nous<br />

devrions maintenant tenter de dissiper. La première inquiétude est liée <strong>au</strong> « communisme »<br />

relatif qui transsude à travers nos propos. Il f<strong>au</strong>t donc bien préciser à <strong>ce</strong> sujet que, lorsque<br />

nous avons parlé plus h<strong>au</strong>t des « abus de l’appropriation des biens de consommation », nous<br />

n’entendions pas mettre en commun les brosses à dents ou les slips ! Il va de soi que chacun<br />

continuerait à disposer d’une gamme étendue d’objets personnels qu’il choisirait selon ses<br />

goûts. Mais il est non moins évident que lorsqu’il s’agit d’engins ou de biens assez coûteux et<br />

assez volumineux comme, par exemple, des voitures, des ordinateurs, des machines agricoles<br />

ou… des maisons, il n’est pas forcément né<strong>ce</strong>ssaire, par exemple <strong>au</strong> sein d’une commun<strong>au</strong>té<br />

formée de dix personnes, que chacune en possède un !<br />

- Vous faites ici allusion à quelque chose d’essentiel, à la mise en pratique de <strong>ce</strong>s éminentes<br />

valeurs d’usage, de prêt et d’échanges qui, en de nombreux cas, devraient se substituer <strong>au</strong>x<br />

principes individualistes habituels et mettre fin à des « privatisations » dispendieuses et<br />

encombrantes tout <strong>au</strong>tant qu’inutiles, notamment lorsque l’emploi de <strong>ce</strong>rtains matériels<br />

communs peut être réglé et distribué dans le temps à la satisfaction générale et sans qu’il en<br />

résulte <strong>au</strong>cune gêne pour personne.<br />

-J. Pendant que nous y sommes, je donnerai à vos remarques une extension complémentaire<br />

relative <strong>au</strong>x petites « nations » hypothétiques que nous aimerions voir surgir un jour. Bien sûr,<br />

chacune d’elles viserait à une <strong>au</strong>tarcie totale, mais étant donné la modestie de leurs moyens,<br />

peu d’entre elles y parviendraient et il ne serait même pas souhaitable que, pour y arriver à<br />

tout prix, elles s’escriment à produire <strong>ce</strong>rtains biens inadaptés à leurs sols, à leurs climats, à<br />

leurs ressour<strong>ce</strong>s, consentant ainsi de gros efforts pour de médiocres résultats. Mieux v<strong>au</strong>drait<br />

qu’elles se spécialisent dans les secteurs où elles pourraient ex<strong>ce</strong>ller et obtenir une h<strong>au</strong>te<br />

rentabilité. Chacune disposerait alors d’une sorte de monnaie d’échange qu’elle pourrait céder<br />

JEAN XXIV 153 Christian Singer


à d’<strong>au</strong>tres en contrepartie des marchandises qui lui feraient déf<strong>au</strong>t. Donc les valeurs<br />

d’entraide, de partage et de solidarité dont vous venez de faire l’éloge trouveraient à<br />

s’appliquer à tous les nive<strong>au</strong>x. D’abord à l’intérieur de chaque commun<strong>au</strong>té qui, outre les<br />

missions relationnelles et humaines capitales qu’elle devrait remplir <strong>au</strong> profit de chacun de ses<br />

membres et que nous avons mentionnées <strong>au</strong> cours de notre précédent entretien, constituerait<br />

<strong>au</strong>ssi une unité économique de base qui pourvoirait à leur entretien. Ensuite, à l’échelon de<br />

chaque « pays » où <strong>ce</strong>s mêmes commun<strong>au</strong>tés, dans la mesure de leurs excédents, pourraient<br />

combler les manques des <strong>au</strong>tres grâ<strong>ce</strong> à tout un jeu de trocs et de servi<strong>ce</strong>s mutuels. Enfin, à<br />

un étage fédéral, où les pays associeraient leurs moyens et leurs richesses pour organiser de<br />

grands trav<strong>au</strong>x d’intérêt général ou de vastes courants d’échanges… sans que <strong>ce</strong>s formes,<br />

même très poussées, de coordination et de coopération fassent à nouve<strong>au</strong> planer la mena<strong>ce</strong><br />

et le spectre d’un puissant Etat <strong>ce</strong>ntralisé et oppresseur.<br />

- Une deuxième inquiétude, après <strong>ce</strong>lle qui toucherait un « communisme » de la<br />

dépossession, pourrait con<strong>ce</strong>rner l’ennui, la monotonie, la grisaille affectant des collectivités<br />

parfaitement uniformisées et, donc, étouffantes ! Il n’en serait évidemment rien. L’abondan<strong>ce</strong><br />

suppose <strong>au</strong>ssi la diversité. Chacun, disposant de ressour<strong>ce</strong>s importantes, pourrait les utiliser<br />

comme il l’entendrait et devrait trouver, pour satisfaire ses goûts particuliers, des gammes<br />

étendues d’articles à des « prix » très différents. Rien à voir avec des modèles uniques de<br />

qualité médiocre imposés à tous ! Certes, on éviterait les abus que nous connaissons bien et<br />

qui consistent à créer de formidables engouements facti<strong>ce</strong>s en recourant à un martèlement<br />

publicitaire for<strong>ce</strong>né. Il ne f<strong>au</strong>drait donc pas qu’une offre trop « gonflée » précède la demande<br />

et la stimule <strong>au</strong> point de ressusciter des effets de mode de pur artifi<strong>ce</strong> qui se traduisent par<br />

une superstition du changement et du rempla<strong>ce</strong>ment et par le désir effréné de nouvelles<br />

acquisitions. Mais il ne s’agirait pas non plus de « flux tendus » qui décourageraient les envies<br />

et retarderaient les livraisons, ou de restrictions ex<strong>ce</strong>ssives dans la variété des choix offerts <strong>au</strong><br />

public. Même les « inégalités », toutes relatives il est vrai, subsisteraient. Supposons par<br />

exemple, chère Jeanne, que, logé dans une modeste embarcation, je croise un magnifique<br />

voilier où vous trôneriez et qui appartiendrait à vous seule ou à un petit groupe de « marins »<br />

dont vous feriez partie. Cette disparité apparente de condition financière serait-elle<br />

ac<strong>ce</strong>ptable ? Bien sûr que si, puisqu’elle ne serait, en fait, qu’une illusion. Be<strong>au</strong>coup plus<br />

passionnée de navigation que moi, vous <strong>au</strong>riez fait des économies considérables, <strong>au</strong>xquelles<br />

se seraient peut-être jointes <strong>ce</strong>lles de quelques amis, pour acheter un bate<strong>au</strong> de grand<br />

standing, tandis que j’<strong>au</strong>rais préféré consacrer la plus grande partie de la même somme à me<br />

procurer une belle petite villa <strong>au</strong> bord de la mer ! Donc pas de jalousie, pas de frustrations !<br />

Munis de moyens identiques, nous avons la faculté de les dépenser selon nos goûts<br />

particuliers et de jouir effectivement des prestations et des objets qui vont combler nos rêves,<br />

pourvu que <strong>ce</strong>ux-ci ne soient pas trop démesurés ! C’est le pied !<br />

-J. J’observe que vos transports lyriques vous font dériver vers un emploi du présent qui<br />

hélas ! n’est pas de mise. Car nous sommes bien éloignés de <strong>ce</strong>s perspectives fascinantes. Et<br />

c’est le moment de reparler de <strong>ce</strong> s<strong>ce</strong>pticisme que nos propos, s’ils parvenaient jusqu’à eux,<br />

ne manqueraient pas d’éveiller chez l’immense majorité de nos contemporains à qui on ne la<br />

fait plus et qui trouveraient notre « vision » des choses tout à fait naïve et chimérique, pour ne<br />

pas dire complètement farfelue. Jamais, estimeront-ils, <strong>ce</strong>s vaticinations « édéniques » ne se<br />

réaliseront. Il v<strong>au</strong>t mieux s’en tenir à un humble réformisme qui, à for<strong>ce</strong> de progresser très<br />

lentement sur de longues périodes, peut, un jour très lointain, déboucher sur de véritables<br />

métamorphoses.<br />

- De sorte que, finalement, dans les deux cas, tout est reporté <strong>au</strong>x calendes grecques ! Et l’on<br />

peut se demander si, en matière de « réalisme », les réformistes se montrent plus effica<strong>ce</strong>s<br />

JEAN XXIV 154 Christian Singer


que les « utopistes ». A en juger par l’évolution suivie depuis dix mille ans par la préhumanité,<br />

on peut en douter. Quoi qu’il en soit, il est bien évident que les trans<strong>format</strong>ions radicales que<br />

vous et moi (ainsi heureusement qu’une minorité, enfin consciente et agissante, de chrétiens<br />

et de non-chrétiens qui n’existait pas, bien <strong>au</strong> contraire, il y a encore une vingtaine d’années,<br />

par exemple sous le pontificat de Jean-P<strong>au</strong>l II) appelons de tous nos vœux n’ont de chan<strong>ce</strong> de<br />

voir le jour qu’à la suite d’une conversion fondamentale d’un nombre croissant d’individus qui<br />

entraînerait un dégel, une sorte de « débâcle » collective, dans tous les sens de <strong>ce</strong> terme,<br />

gagnant graduellement tous les pays et dissolvant petit à petit leurs institutions. Il n’est pas<br />

exclu, bien que très peu probable, que <strong>ce</strong> mouvement surgisse inopinément avec une for<strong>ce</strong><br />

inattendue, à la suite d’un ras-le-bol qui se cristalliserait brusquement et tendrait à se<br />

généraliser. Paradoxalement, il ne f<strong>au</strong>drait peut-être pas souhaiter des bouleversements trop<br />

rapides qui pourraient engendre des catastrophes. Si vous dérangez sans préc<strong>au</strong>tion une pile<br />

de vaisselle sale et instable où tout est en désordre et sens dessus dessous (image de notre<br />

monde immonde !), c’est l’effondrement et la grande casse. Il est né<strong>ce</strong>ssaire de<br />

« déconstruire » méthodiquement plutôt que de détruire étourdiment…<br />

-J. Sans doute, mais, de toute façon, une période de transition serait extrêmement délicate à<br />

organiser et à vivre, puisque subsisteraient en grand nombre, selon toute vraisemblan<strong>ce</strong>, des<br />

partisans de « l’ancien régime » qui, même après un hypothétique basculement qui les<br />

réduirait à l’état de minorités, n’entendraient pas se laisser faire et n’hésiteraient peut-être pas<br />

à recourir à toute la gamme des moyens violents dont ils resteraient coutumiers pour<br />

empêcher que s’établisse un nouvel ordre des choses. Puisque <strong>ce</strong>lui-ci serait totalement<br />

incompatible avec le précédent, toute cohabitation se révélerait impossible. Dans <strong>ce</strong>s<br />

conditions, parviendront-on à convaincre les adeptes du passé et de tous les errements qui lui<br />

étaient attachés et à qui eux-mêmes continueraient de l’être par toutes leurs fibres, de se<br />

rassembler sur <strong>ce</strong>rtains territoires où il leur serait loisible de persévérer dans leurs vieilles<br />

habitudes, de s’exploiter, de se battre, de se trucider, de s’enfermer dans les conventions et<br />

les cloisonnements, bref de se malmener à plaisir et de se nuire de toutes les manières<br />

possibles et imaginables, comme dans le bon vieux temps, pour respecter les traditions…<br />

mais sans attaquer <strong>ce</strong>ux qui <strong>au</strong>raient rompu avec elles !<br />

- Ce problème d’une coexisten<strong>ce</strong> pacifique entre les deux camps est particulièrement épineux,<br />

car son ac<strong>ce</strong>ptation par les champions de la préhumanité signifierait de leur part une telle<br />

évolution de leur mentalité qu’ils ne seraient pas loin de jouer les transfuges !<br />

« Normalement », ils devraient s’y refuser. Alors, f<strong>au</strong>drait-il la leur imposer par la for<strong>ce</strong> des<br />

armes ! Nous sommes en pleine absurdité. Mais comment faire ? Consolons-nous en nous<br />

rappelant que les choses ne se passent jamais comme on les suppute et qu’il est un peu vain<br />

de tirer des plans sur une comète étin<strong>ce</strong>lante encore si éloignée de notre « système »<br />

actuellement et, sans doute pour longtemps encore, régi par un Soleil noir !<br />

-J. Vous m’inquiétez… en exprimant une sorte de renon<strong>ce</strong>ment qui, sous le couvert de la<br />

sagesse et du « bon sens », pourrait s’apparenter à une capitulation !<br />

- Non… disons plutôt à une invocation confiante adressée à la sainte Providen<strong>ce</strong> qui, dans<br />

des situations passablement embrouillées, est parfois la seule à même de nous tirer d’affaire,<br />

pourvu, naturellement, que nous ayons <strong>au</strong>paravant mérité son coup de pou<strong>ce</strong> par l’emploi de<br />

tous les moyens en notre possession. Et si je ne craignais que vous ne me soupçonniez<br />

encore une fois de céder à un infâme découragement, je suggérerais qu’une intervention<br />

d’En-h<strong>au</strong>t ne serait peut-être pas superflue le jour (par <strong>ce</strong>rtains côté béni !) où il f<strong>au</strong>drait<br />

répondre à une <strong>au</strong>tre question qui compliquerait encore les choses et donnerait, elle <strong>au</strong>ssi,<br />

l’impression d’être insoluble ! En effet, supposons que, par miracle, un accord solennel ait été<br />

JEAN XXIV 155 Christian Singer


conclu entre les tenants du passé et <strong>ce</strong>ux de l’avenir et qu’il ait été ensuite respecté par les<br />

deux parties, à la suite d’une équitable répartition des territoires et des citoyens. Comment<br />

être sûr que, même chez les « bons », ne vont pas se glisser des personnes de bonne foi, mais<br />

faibles et profiteuses, qui vont succomber à <strong>ce</strong>rtaines tentations fr<strong>au</strong>duleuses ou parasitaires<br />

et, surtout, des traîtres caractérisés et bien organisés dont le seul but serait de faire dérailler<br />

toute l’entreprise ! Comment réagir ? F<strong>au</strong>dra-t-il maintenir une poli<strong>ce</strong>, des tribun<strong>au</strong>x (qui<br />

réprimeraient <strong>au</strong>ssi les crimes ordinaires et « routiniers », par exemple passionnels, qui<br />

n’<strong>au</strong>raient pas encore entièrement renoncé à l’existen<strong>ce</strong> !), des espions chargés de démasquer<br />

les f<strong>au</strong>x frères. Et si l’on rejetait, comme <strong>ce</strong>la irait de soi, les antiques et inhumaines pratiques<br />

d’incarcération qui, de nos jours, sévissent plus que jamais, se débarrasserait-on des<br />

indésirables et des indécrottables en les reléguant sur une île qu’ils n’<strong>au</strong>raient pas le droit de<br />

quitter et où ils devraient se supporter mutuellement, mais où ils <strong>au</strong>raient la possibilité de<br />

fonder une nouvelle société et de mener une vie normale, <strong>ce</strong> qui, à tout prendre, constituerait<br />

une issue infiniment plus ac<strong>ce</strong>ptable que de les parquer dans les bagnes de totale<br />

« perdition » que sont nos prisons où les détenus sont petit à petit dépouillés de tout <strong>ce</strong> qui<br />

faisait leur identité et leur dignité ?<br />

-J. Je comprends que vous ayez recours à une <strong>ce</strong>rtaine dose de provocation pour bien faire<br />

ressortir les difficultés ex<strong>ce</strong>ptionnelles et les embûches de toutes sortes qui ne manqueraient<br />

pas de surgir <strong>au</strong> cours d’une période intermédiaire et qui exigeraient sans doute le maintien<br />

d’institutions en elles-mêmes détestables, mais tolérées comme des m<strong>au</strong>x provisoires et<br />

inéluctables. A <strong>ce</strong> sujet, je remarquerai, d’abord, que nous l’avons déjà prévu puisque nous<br />

avons parlé plus h<strong>au</strong>t de supprimer « en tout ou en partie » les dépenses afférentes à la poli<strong>ce</strong><br />

et, ensuite, que <strong>ce</strong>lle-ci, tout comme les juges, devrait avoir des comportements bien<br />

différents de <strong>ce</strong>ux que nous subissons puisqu’elle ne formerait plus un corps de fonctionnaires<br />

tout dévoués à l’ignoble Etat, mais qu’elle serait composée de citoyens élus pour une durée<br />

limitée.<br />

- Et, pour conclure, il f<strong>au</strong>t en revenir à l’essentiel. Quels que soient la nature et la gravité des<br />

problèmes posés, dès lors que se conjuguent les conversions de base, l’aide divine qu’elles<br />

appellent et qu’elles méritent… et une <strong>ce</strong>rtaine pruden<strong>ce</strong> qui sait ménager les étapes, ils ne<br />

présentent plus qu’un caractère « technique » et peuvent donc toujours trouver une solution<br />

adaptée et consensuelle.<br />

-J. Oui, le mot « conversion » résume tout à lui seul, car c’est d’elle, accomplie en un grand<br />

nombre d’âmes, que procéderont peut-être un jour les changements décisifs. Si toutes les<br />

Eglises montraient l’exemple en se ressourçant et en se réunissant, à l’instar d’un catholicisme<br />

qui, depuis quinze ans, est résolument entré dans <strong>ce</strong>tte voie, elles pourraient toutes ensemble,<br />

redevenues le Corps intégralement vivant et non mutilé du Christ, jouer un rôle moteur<br />

primordial dans <strong>ce</strong>s évolutions et retrouver un lustre, un rayonnement, un crédit<br />

singulièrement ternis <strong>au</strong> cours des siècles, qui désormais s’imposeraient d’eux-mêmes, sans<br />

contrainte et sans prosélytisme déplacé, à l’humanité tout entière.<br />

- C’est pourquoi nous allons consacrer notre dernier entretien à l’œcuménisme, en nous<br />

efforçant de préciser les modalités concrètes de son éventuelle réalisation et en tâchant de le<br />

faire déborder sur les religions et les sagesses non chrétiennes. A bientôt donc pour notre<br />

ultime rendez-vous… <strong>au</strong> moins dans le cadre de <strong>ce</strong> cycle, car je pressens que notre<br />

collaboration ne s’arrêtera pas là, quel que soit l’avenir dessiné par le prochain pontificat et<br />

réservé à nos propositions sulfureuses !<br />

JEAN XXIV 156 Christian Singer


8ème 8ème entretien<br />

entretien<br />

LA LA PRIORITE PRIORITE PRIORITE OECUMENIQUE<br />

OECUMENIQUE<br />

Dès le départ et, plus spécialement, <strong>au</strong> cours de notre troisième conversation, nous avons<br />

évoqué la question cruciale de l’œcuménisme. Nous avons rappelé qu’elle tenait<br />

particulièrement <strong>au</strong> cœur de Jean XXIV, non seulement par<strong>ce</strong> que l’Unité des chrétiens a été<br />

formellement, explicitement voulue par le Christ et qu’il fallait absolument répondre à <strong>ce</strong> voeu,<br />

mais <strong>au</strong>ssi par<strong>ce</strong> que, dans l’effroyable contexte contemporain fait de haines et de conflits de<br />

toutes sortes, il y voyait l’amor<strong>ce</strong> possible d’une réconciliation générale des hommes facilitée<br />

par l’exemple retentissant montré par les Eglises en faveur de la paix et par l’énergie décuplée<br />

et enthousiaste que leur réunion ne pouvait manquer de faire surgir de leurs profondeurs.<br />

C’est pourquoi il s’est battu pour <strong>ce</strong>tte c<strong>au</strong>se avec une ardeur inlassable tout en se désolant<br />

de constater qu’il n’était pas suivi, même <strong>au</strong> sein de l’Eglise catholique, avec la passion<br />

obsessionnelle qu’il eût souhaitée. Certes, depuis longtemps, existaient des groupes de<br />

discussion fort estimables qui avaient permis de renouer le dialogue, mais ils n’étaient<br />

parvenus à <strong>au</strong>cune conclusion décisive et, surtout, leurs trav<strong>au</strong>x s’étaient déroulés dans une<br />

atmosphère confidentielle et dans une indifféren<strong>ce</strong> polie. Les fidèles ne semblaient pas y<br />

attacher de l’importan<strong>ce</strong> et les hiérarchies, plus ou moins réti<strong>ce</strong>ntes ou hostiles même<br />

lorsqu’elles affichaient un soutien de principe, tenaient be<strong>au</strong>coup plus à préserver isolément<br />

leurs particularismes et leur <strong>au</strong>tonomie qu’à les conjuguer <strong>au</strong> sein d’un ensemble qui les<br />

respecterait tout en les organisant.<br />

-J. Il n’en reste pas moins que le pape a édifié dans <strong>ce</strong> domaine une œuvre considérable et<br />

pris des initiatives qui ont connu un grand succès. Nous avons déjà cité les « Groupes de<br />

réflexion théologique et spirituelle », ainsi que le « Mouvement œcuménique en vue d’une<br />

Eglise chrétienne ». Mais il n’est pas <strong>ce</strong>rtain que la lame de fond escomptée se soit déchaînée<br />

et que l’impulsion se maintiendra sous le prochain pontificat. Tout peut encore retomber, et<br />

<strong>ce</strong>tte remarque s’applique malheureusement à tous les changements d’orientation décidés<br />

par le pape, qui sont trop ré<strong>ce</strong>nts, trop révolutionnaires et, de <strong>ce</strong> fait, bien fragiles.<br />

- Quelles conditions devraient, selon vous, être réunies pour que l’entreprise éb<strong>au</strong>chée par lui<br />

se transforme en un raz-de-marée irrésistible qui aboutisse enfin à la rest<strong>au</strong>ration d’une Unité<br />

visible et agissante de tous les chrétiens ou, du moins, d’une majorité écrasante d’entre eux ?<br />

-J. Il f<strong>au</strong>drait d’abord que se produise une prise de conscien<strong>ce</strong> fulgurante, un ébranlement<br />

fondamental qui bouleverseraient jusque dans leurs entrailles toutes les confessions<br />

chrétiennes et provoqueraient chez elles un surs<strong>au</strong>t vital. S’imposerait à eux comme une<br />

éviden<strong>ce</strong> flamboyante que l’œcuménisme devrait désormais constituer leur préoccupation<br />

dominante, lancinante et prioritaire, qu’<strong>au</strong>cun souci d’ordre religieux, quelles que soient sa<br />

JEAN XXIV 157 Christian Singer


légitimité et son importan<strong>ce</strong>, ne devrait prendre le pas sur une urgen<strong>ce</strong> commandant toutes<br />

les <strong>au</strong>tres avancées. Tant que les Eglises continueront à étaler, sur le mode de la résignation<br />

ou de la complicité, le spectacle affligeant de leurs divisions, leur message demeurera<br />

in<strong>au</strong>dible et passera <strong>au</strong>x oubliettes… voilà <strong>ce</strong> qu’elles devraient comprendre. Tant qu’elles<br />

continueront à faire bande à part et à se tirer éventuellement dans les pattes, elles susciteront<br />

le rejet et connaîtront l’échec, d’abord par<strong>ce</strong> qu’elles trahissent la volonté clairement exprimée<br />

par le Christ et, de manière concrète, par<strong>ce</strong> qu’une telle attitude les affaiblit considérablement<br />

en dispersant leurs for<strong>ce</strong>s, leur ôte toute crédibilité et fait le jeu de leurs adversaires. Voilà <strong>ce</strong><br />

qui devrait devenir chez elles une conviction tellement forte qu’elle les amènerait à sortir enfin<br />

de leur léthargie, de leur routine an<strong>ce</strong>strale et de leur campanilisme !<br />

- En somme, vous estimeriez presque que si <strong>ce</strong>tte conversion les frappait toutes ensemble,<br />

elles <strong>au</strong>raient déjà effectué la moitié du chemin qui les sépare.<br />

-J. Oui… et avec la <strong>ce</strong>rtitude de parcourir la seconde et d’atteindre le but !<br />

- Condition première et indispensable, mais pas la seule, j’imagine !<br />

-J. Certes, <strong>ce</strong> n’est qu’une disposition intérieure, mais elle permet de franchir toutes les<br />

étapes. La suivante, si je me risque à présenter un plan peut-être trop ordonné, pourrait<br />

consister en un triple retour <strong>au</strong>x sour<strong>ce</strong>s. D’abord, en revenir <strong>au</strong>x valeurs évangéliques<br />

essentielles telles que le Christ les a incontestablement incarnées en nous invitant à l’imiter et<br />

telles que l’Eglise catholique, exhortée par le pape, a effectivement tenté de les vivre et de les<br />

faire revivre dans toute leur <strong>au</strong>thenticité <strong>au</strong> cours des quinze dernières années. Nous les avons<br />

définies et résumées en quatre mots faciles à comprendre, même s’ils désignent des réalités<br />

be<strong>au</strong>coup plus difficiles à pratiquer : amour, liberté, simplicité et p<strong>au</strong>vreté. Ensuite, sur un<br />

plan doctrinal, chacune des trois grandes confessions chrétiennes devrait s’effor<strong>ce</strong>r de<br />

retrouver, en les débarrassant de leurs scories, les intuitions de base, précieuses et valables,<br />

qui ont fait leur originalité et leur spécificité.<br />

- Mais si les Eglise insistent à nouve<strong>au</strong> sur leurs singularités profondes, ne vont-elles pas<br />

raviver les tra<strong>ce</strong>s des ruptures anciennes, <strong>ce</strong> qui irait à l’encontre des objectifs qu’elles<br />

s’assigneraient ?<br />

-J. Paradoxalement non ! Car <strong>ce</strong>s intuitions sont en elles-mêmes tout à fait positives et elles se<br />

sont souvent manifestées comme des réactions légitimes et né<strong>ce</strong>ssaires à des omissions ou à<br />

des dé<strong>format</strong>ions extrêmement graves dont, en particulier, s’était rendue coupable l’Eglise<br />

catholique. Ainsi en fut-il de la Réforme. Le vrai problème, c’est que <strong>ce</strong>s tentatives de<br />

redressement tout à fait né<strong>ce</strong>ssaires se sont accompagnées d’excès et d’exclusions qui ont<br />

peut-être tout f<strong>au</strong>ssé. Et l’on reconnaît là une constante de la nature humaine blessée par le<br />

péché. Les chrétiens, comme les <strong>au</strong>tres, ont tendan<strong>ce</strong> à s’obnubiler sur des points de vue<br />

partiels avec d’<strong>au</strong>tant plus d’opiniâtreté qu’il s’agit bien de vérités importantes en péril ! Ils s’y<br />

attachent avec tant de for<strong>ce</strong> qu’ils en oublient le reste ou qu’ils sacrifient à tort des thèses ou<br />

des pratiques justes ou respectables en elles-mêmes, mais qui avaient pu s’altérer <strong>au</strong> cours<br />

des âges <strong>au</strong> point de devenir méconnaissables, f<strong>au</strong>sses ou dangereuses. Au lieu de procéder<br />

<strong>au</strong> décapage qui s’imposait pour leur redonner leur éclat et leur pureté, on a trop souvent<br />

préférer les éliminer en se privant ainsi d’héritages de grande qualité.<br />

- Pour l’exprimer de façon familière, je dirai qu’on jette trop aisément le bébé avec l’e<strong>au</strong> du<br />

bain et qu’on est porté à trancher le nœud gordien <strong>au</strong> lieu de le dénouer patiemment lorsqu’il<br />

s’agit de questions épineuses. Je me souviens <strong>au</strong>ssi d’un adage tout à fait pertinent dont la<br />

JEAN XXIV 158 Christian Singer


sagesse devrait nous inspirer en permanen<strong>ce</strong> quand il nous avertit que nous avons souvent<br />

raison dans nos affirmations ou dans nos adhésions, et tort dans nos négations et nos rejets.<br />

C’est une infirmité très répandue de l’esprit humain que son incapacité à saisir ensemble tous<br />

les aspects d’un problème et à produire toutes les idées né<strong>ce</strong>ssaires à sa solution. Le<br />

fanatisme s’en mêle bien des fois et empêche d’adopter le recul et le calme indispensables. Si<br />

l’on mettait en application <strong>ce</strong>s be<strong>au</strong>x principes, comment les choses pourraient-elles se<br />

dérouler concrètement, je parle, bien sûr, d’un rapprochement décisif et définitif de tous les<br />

chrétiens ?<br />

-J. Eh bien, prenons à tour de rôle, si vous voulez bien, chacune des grandes branches<br />

chrétiennes, malheureusement séparées de leur tronc commun. Pour la clarté de l’exposé,<br />

mais <strong>au</strong> risque de l’alourdir un peu, j’utiliserai constamment les mêmes formules. D’abord<br />

l’Eglise catholique. 1° Si, après s’être réformée de fond en comble et avoir épousseté <strong>ce</strong> que<br />

j’ai appelé ses intuitions premières ou, si vous préférez, son trésor propre (dont nous allons<br />

maintenant faire l’inventaire), elle renonçait complètement <strong>au</strong>x abus d’une <strong>ce</strong>ntralisation,<br />

d’une uniformisation et d’une réglementation <strong>au</strong>toritaires et tatillonnes, elle pourrait ac<strong>ce</strong>pter<br />

et approuver le souci d’<strong>au</strong>tonomie des <strong>au</strong>tres confessions tout en leur faisant ac<strong>ce</strong>pter, par<strong>ce</strong><br />

qu’il le respecterait, un fonctionnement de l’Eglise universelle contrôlé <strong>au</strong> sommet par le pape<br />

dont l’<strong>au</strong>torité, exercée à bon escient, ne constituerait plus un obstacle à l’Union. L’Eglise<br />

catholique ferait ainsi valoir à juste titre les valeurs essentielles d’unité et d’universalité dont<br />

elle est porteuse. 2° Si la même Eglise, après s’être réformée, etc. etc., renonçait<br />

complètement <strong>au</strong>x excès d’une scholastique desséchante et d’une théologie « rationaliste »<br />

qui prétendent tout expliquer et enfermer dans leurs définitions, leurs classifications et leurs<br />

argumentations les plus grands mystères, y compris <strong>ce</strong>lui de la Sainte Trinité, elle pourrait<br />

admettre et adopter la méfian<strong>ce</strong> de l’orthodoxie fa<strong>ce</strong> à l’intellectualisme occidental tout en lui<br />

faisant partager son souci de « comprendre pour croire » qui fait la paire avec <strong>ce</strong>lui de « croire<br />

pour comprendre ». Elle ferait ainsi valoir à juste titre les mérites et les possibilités de<br />

l’intelligen<strong>ce</strong> humaine, qui peut se <strong>livre</strong>r à un travail d’investigation et d’approfondissement<br />

très utile tant qu’elle s’alimente à des sour<strong>ce</strong>s supérieures et s’interdit de tourner en rond sur<br />

elle-même, privée de carburant ! Je vous laisse le soin de poursuivre.<br />

- En adoptant le modèle que vous venez de fixer, <strong>ce</strong> ne sera pas très difficile… 3° Si l’Eglise<br />

catholique, après s’être réformée, etc. etc., renonçait complètement à la mentalité « néopélagienne<br />

» qui sévit encore trop souvent dans ses rangs, même si elle n’en a pas<br />

conscien<strong>ce</strong>, et qui l’amène à considérer la grâ<strong>ce</strong> comme un simple adjuvant dans l’œuvre de<br />

salut que chacun de nous serait en mesure d’accomplir pour lui-même à la for<strong>ce</strong> du poignet,<br />

quitte à employer parfois les grands moyens du volontarisme et de l’ascétisme, elle<br />

comprendrait parfaitement et ferait sien le refus opposé par le protestantisme à <strong>ce</strong>s ambitions<br />

prométhéennes illusoires et dangereuses, tout en réhabilitant à ses yeux les ressour<strong>ce</strong>s d’une<br />

liberté humaine pas entièrement détruite par le « péché originel », et donc sus<strong>ce</strong>ptible de<br />

collaborer effica<strong>ce</strong>ment avec la grâ<strong>ce</strong> divine qui, de toute façon, prend l’initiative et préside à<br />

tout le cheminement. Elle ferait ainsi valoir à juste titre la réalité maintenue du libre-arbitre et<br />

de ses possibilités. 4° Si l’Eglise catholique, après… etc., renonçait complètement à imposer<br />

une application uniforme des principes de conduite qu’elle a, d’ailleurs, pour mission de<br />

définir et de préconiser, et si elle laissait à chaque conscien<strong>ce</strong> individuelle le soin de les<br />

adapter à son propre cas après en avoir tenu compte avec le plus grand respect, elle<br />

admettrait et entérinerait les critiques adressées <strong>au</strong> Moralisme étouffant, culpabilisant,<br />

infantilisant et tyrannique qu’elle a trop souvent fait peser sur les fidèles, tout en préservant,<br />

d’une manière ac<strong>ce</strong>ptable pour tous, le droit légitime et même le devoir de l’<strong>au</strong>torité religieuse<br />

(composée désormais, ne l’oublions pas, d’un grand nombre de laïcs !) de prendre position<br />

sur toutes les grandes questions délicates qui requièrent de chacun des engagements précis<br />

JEAN XXIV 159 Christian Singer


et lourds de conséquen<strong>ce</strong>s qu’elle se doit d’éclairer. Elle ferait ainsi valoir à juste titre la<br />

né<strong>ce</strong>ssité d’établir des normes qui guident les âmes sans les contraindre ni les violenter.<br />

-J. Je prends le relais, si vous le voulez bien, et entonne le même refrain pour évoquer encore<br />

deux <strong>au</strong>tres points importants. 5° Si l’Eglise catholique, après avoir fait pe<strong>au</strong> neuve, renonçait<br />

complètement à introduire dans sa doctrine, sous forme de dogmes solennellement<br />

proclamés, des articles de foi qu’elle présente comme indubitables et s’imposant à la<br />

croyan<strong>ce</strong> de tous, alors qu’ils n’ont pas de fondements scripturaires évidents, elle montrerait<br />

par là sa volonté de prendre en considération les objections faites à une sacralisation de la<br />

Tradition qui met en c<strong>au</strong>se la prim<strong>au</strong>té des « textes sacrés », tout en rendant plus ac<strong>ce</strong>ssible<br />

<strong>au</strong>x protestants l’idée qu’il pourrait se dégager de l’œuvre du Saint Esprit agissant sur<br />

l’ensemble des chrétiens des vérités qui suppléeraient <strong>au</strong>x lacunes du Nouve<strong>au</strong> Testament ou,<br />

plutôt, qui en expliciteraient le contenu, à travers le pro<strong>ce</strong>ssus qu’avait fort bien décrit<br />

Newman lorsqu’il parlait de « développement dogmatique ». Elle ferait ainsi valoir un mode de<br />

manifestation divine qui, à travers le temps, compléterait et prolongerait <strong>ce</strong>lle qui surgit des<br />

Ecritures tout en lui restant subordonnée 6° Si l’Eglise catholique, après avoir procédé à un<br />

toilettage radical, renonçait complètement à faire des clercs une catégorie de chrétiens<br />

supérieure et séparée, et à faire des sacrements dispensés par eux des rites un peu<br />

mécaniques producteurs <strong>au</strong>tomatiques de grâ<strong>ce</strong>, elle ferait la preuve de sa capacité d’écoute<br />

tout en rendant plus facile la justification d’un humble sa<strong>ce</strong>rdo<strong>ce</strong> ministériel entièrement<br />

consacré <strong>au</strong> servi<strong>ce</strong> d’<strong>au</strong>trui et <strong>ce</strong>lle de la validité des sacrements qui, conformément à<br />

l’étymologie du mot, constituent plutôt les « signes » de la grâ<strong>ce</strong> abondamment accordée par<br />

Dieu en <strong>ce</strong>rtaines circonstan<strong>ce</strong>s capitales de la vie plutôt que des « c<strong>au</strong>ses » dont l’absen<strong>ce</strong><br />

serait gravement préjudiciable à la personne qui en serait privée. Elle ferait ainsi valoir<br />

l’importan<strong>ce</strong>, pour des êtres faits de chair et de sang, de poser des gestes « sacrés »,<br />

particulièrement significatifs et signifiants, qui symbolisent de façon tangible et spectaculaire,<br />

et, en quelque sorte, rendent « visibles » les interventions divines en notre faveur.<br />

- J’enchaîne (7°) avec la question de la messe pour confirmer vos propos. Si l’Eglise<br />

catholique insistait moins sur son aspect de « renouvellement sacrificiel » et sur la définition<br />

de la « Présen<strong>ce</strong> réelle », elle pourrait la faire admettre comme le temps particulièrement fort<br />

d’une Communion de grâ<strong>ce</strong> entre chrétiens fondée sur leur Union avec <strong>ce</strong> Fils de Dieu qui les<br />

a aimés <strong>au</strong> point d’en ac<strong>ce</strong>pter tous les risques et, finalement, d’en souffrir jusqu’<strong>au</strong> bout les<br />

terribles conséquen<strong>ce</strong>s. Quel que soit le type abstrait d’exégèse <strong>au</strong>quel on se <strong>livre</strong>rait pour<br />

interpréter la forme exacte de la « Présen<strong>ce</strong> réelle », la réalité de <strong>ce</strong>lle-ci n’en serait pas moins<br />

incontestable et fructueuse pour tous. Et l’Eglise catholique ferait ainsi valoir son attachement<br />

légitime à une cérémonie privilégiée qui, pas plus que les sacrements, n’agit « ex opere<br />

operato », mais qui, figurant de manière très expressive le lien intime qui joint les membres du<br />

Corps mystique du Christ, en appelle instamment et peut contribuer effica<strong>ce</strong>ment à son<br />

renfor<strong>ce</strong>ment. Je pense que nous en <strong>au</strong>rons terminé avec un 8° qui a provoqué bien des<br />

discordes parmi les chrétiens. Et je reprends pour la dernière fois notre antienne. Si l’Eglise<br />

catholique renonçait complètement à <strong>ce</strong>rtaines formes de piété superstitieuses et de dévotion<br />

dévoyée (mais elle a déjà fait be<strong>au</strong>coup de progrès en <strong>ce</strong> sens !), elle témoignerait de sa<br />

sensibilité à l’irritation fort compréhensible qu’elles suscitent chez les gens épris de rigueur et<br />

d’<strong>au</strong>thenticité… tout en se mettant en mesure de leur expliquer que <strong>ce</strong>lles-ci ne sont pas<br />

incompatibles avec le culte de la Vierge et des Saints (ni même, peut-être, <strong>ce</strong>lui des « âmes<br />

du purgatoire ») dès lors qu’on s’adresse à eux en tant que modèles et inter<strong>ce</strong>sseurs, et non<br />

comme médiateurs. Elle ferait ainsi valoir (et nous rejoignons ici une donnée essentielle déjà<br />

évoquée à propos du sa<strong>ce</strong>rdo<strong>ce</strong> et des sacrements) que s’il n’existe qu’un seul Médiateur,<br />

nous pouvons (pour nous mettre en sa présen<strong>ce</strong> et sans que <strong>ce</strong> soit toujours né<strong>ce</strong>ssaire) avoir<br />

besoin, du fait des limites et des faiblesses de la nature humaine, d’objets et de rites concrets<br />

JEAN XXIV 160 Christian Singer


qui le représentent et qui nous le traduisent ainsi que d’exemples incitateurs et<br />

d’encouragements bienveillants prodigués par des êtres semblables à nous et donc proches,<br />

même s’ils ont atteint les sommets de la sainteté. Bref, il nous f<strong>au</strong>t parfois des gestes<br />

physiques et des personnages « intermédiaires » pour nous faciliter l’accès <strong>au</strong> Médiateur. Le<br />

recours à <strong>ce</strong>s passeurs n’atteste peut-être pas une bien h<strong>au</strong>te vertu ni un grand degré de<br />

perfection, mais il a le mérite de nous guider et de nous maintenir dans le bon chemin…<br />

pourvu que nous ne nous arrêtions pas en route, confondant le trajet avec l’éclaireur et<br />

prenant <strong>ce</strong>lui-ci pour le but du pèlerinage.<br />

-J. Si nous envisageons maintenant le cas des Eglises orthodoxes, il f<strong>au</strong>t bien admettre<br />

qu’elles constituent pour nous <strong>au</strong>tres catholiques un grand sujet d’affliction, une plaie<br />

douloureuse jamais refermée depuis bientôt dix siècles. Un véritable mur d’incompréhension<br />

nous sépare, dans lequel un pape slave comme Jean-P<strong>au</strong>l II n’est jamais parvenu à ouvrir des<br />

brèches, en dépit d’efforts renouvelés et d’évidents signes de bonne volonté, et même après<br />

qu’il eut obtenu la chute de l’<strong>au</strong>tre mur, le communiste, dont on pouvait espérer que la<br />

destruction in<strong>au</strong>gurerait un rapprochement entre l’Est et l’Ouest qui se manifesterait <strong>au</strong>ssi sur<br />

le plan religieux. Or il n’en a rien été, bien <strong>au</strong> contraire. Les dignitaires orthodoxes ont vu dans<br />

le nouvel état de choses une facilité accordée à la hiérarchie catholique pour se réimplanter<br />

dans leurs pays, y réclamer la restitution de biens confisqués par les régimes déchus qui les<br />

leur avaient ensuite attribués, et y pratiquer un prosélytisme, compréhensible à la rigueur s’il<br />

s’était adressé à des païens, mais jugé inac<strong>ce</strong>ptable lorsque s’exerçant <strong>au</strong> « détriment »<br />

d’<strong>au</strong>tres chrétiens. Même des pays qui ne se situaient pas derrière le ride<strong>au</strong> de fer <strong>au</strong>raient pris<br />

des mesures discriminatoires à l’encontre des catholiques si de fortes pressions extérieures ne<br />

les en avaient dissuadés. Et les papes « ré<strong>ce</strong>nts » (je ne parle pas du Moyen Age !), ont<br />

souvent été les victimes d’une animosité et d’insolen<strong>ce</strong>s qu’eux-mêmes se sont toujours<br />

soigneusement interdites. Cette situation est d’<strong>au</strong>tant plus désolante et paradoxale qu’<strong>au</strong>cune<br />

divergen<strong>ce</strong> doctrinale importante n’oppose les orthodoxes <strong>au</strong>x catholiques.<br />

- Il est vrai que, depuis la dislocation de l’Empire romain, les deux parties, occidentale et<br />

orientale qui le composaient, un peu artificiellement réunies puisque leurs cultures et leurs<br />

passés étaient fort différents dès le début de leur agrégation progressive, n’ont <strong>ce</strong>ssé ensuite<br />

d’évoluer à contre-courant. A moins qu’on n’estime que <strong>ce</strong>t éloignement de plus en plus<br />

sensible ne soit dû, plus précisément, <strong>au</strong> fait que l’une des deux a continué à bouger et à se<br />

transformer, en particulier sous l’effet des nouvelles idées et des découvertes scientifiques et<br />

techniques, alors que l’<strong>au</strong>tre <strong>au</strong>rait refusé la « modernité », qui lui serait apparue comme<br />

porteuse de germes dangereux sus<strong>ce</strong>ptibles de ruiner son âme et ses traditions. Et puis une<br />

grande part de son attention et de ses for<strong>ce</strong>s a, bien sûr, été mobilisée par ses confrontations<br />

avec le monde musulman, puis avec l’incarcération soviétique, qui ont ac<strong>ce</strong>ntué son<br />

isolement, la rupture avec l’Occident, une <strong>ce</strong>rtaine crispation sur un riche et précieux<br />

patrimoine qu’il fallait absolument s<strong>au</strong>vegarder et des identifications ethniques, politiques et<br />

même nationalistes sans doute ex<strong>ce</strong>ssives. Mais justement, le moment ne serait-il pas venu<br />

d’opérer une véritable détente et une large ouverture ?<br />

-J. Vous avez raison d’évoquer un contraste de mentalités et de cultures qui prend racine dans<br />

l’Antiquité. A l’époque des Croisades, les raffinements gréco-asiatiques (y compris dans le<br />

domaine de la cru<strong>au</strong>té !) de la civilisation byzantine font ressortir le caractère « barbare » des<br />

Latins. Et puis, après la chute de Constantinople, la situation, en quelque sorte, se<br />

renversera : <strong>ce</strong> sont les Occident<strong>au</strong>x qui jugeront l’Orient « arriéré » ! Bref, les uns et les<br />

<strong>au</strong>tres ne se sont jamais trouvés sur la même longueur d’onde et il serait temps qu’ils<br />

accordent leurs violons ! Les conditions de <strong>ce</strong>tte harmonie, je vais essayer de les énon<strong>ce</strong>r en<br />

reprenant le schéma que nous avons utilisé à propos du catholicisme. Si les Eglises<br />

JEAN XXIV 161 Christian Singer


orthodoxes renonçaient complètement <strong>au</strong>x blocages, dans le temps et dans l’espa<strong>ce</strong>, qui<br />

résultent d’une sacralisation exagérée du passé et d’une fixation trop ac<strong>ce</strong>ntuée dans des états<br />

d’esprit, des habitudes intellectuelles et des cadres ethniques traditionnels, si Elles refusaient<br />

toute inféodation <strong>au</strong>x régimes politiques, quels qu’ils soient, si elles rejetaient les tentations de<br />

l’archaïsme, de l’immobilisme, du ch<strong>au</strong>vinisme, du repli sur soi-même, de la méfian<strong>ce</strong><br />

systématique à l’égard d’un Occident qui a, <strong>ce</strong>rtes, bien besoin d’être critiqué (et de la<br />

manière la plus virulente !), mais qu’elle devrait plutôt s’employer à « corriger » et à améliorer<br />

sans craindre outre mesure son influen<strong>ce</strong>, bref, si elles choisissaient de sortir de leurs ghettos,<br />

de s’affirmer et de fièrement exhiber leurs trésors pour les faire partager en ac<strong>ce</strong>ptant une<br />

<strong>ce</strong>rtaine concurren<strong>ce</strong> et un dialogue un peu abrupt, elles prouveraient leurs capacités<br />

d’adaptation, chasseraient tout complexe d’infériorité ou de persécution, <strong>ce</strong>sseraient de<br />

camper toujours sur la défensive et bénéficieraient d’un sang nouve<strong>au</strong> et d’un coup de fouet<br />

stimulants, de sour<strong>ce</strong>s d’enrichissement supplémentaires qui l’aideraient à conjurer ses<br />

particularismes ex<strong>ce</strong>ssifs et une <strong>ce</strong>rtaine tendan<strong>ce</strong> à la routine et à l’encroûtement… tout en<br />

faisant profiter les <strong>au</strong>tres chrétiens des apports merveilleux dont elles n’ont pas le droit de les<br />

priver, les trésors de la patristique grecque encore be<strong>au</strong>coup trop ignorés en Occident, les<br />

splendeurs de leurs liturgies, leur souci de rester proches et solidaires des fidèles (qu’il ne f<strong>au</strong>t<br />

pas <strong>ce</strong>pendant pas considérer comme des propriétés privées ou des chasses gardées !) et<br />

surtout, <strong>ce</strong>tte mystique concrète et réaliste où la présen<strong>ce</strong> de Dieu transparaît à travers le<br />

sensible et où la foi et l’amour qui lui répondent, inséparables, s’expriment en une be<strong>au</strong>té et<br />

en une émotion qui ne sont jamais coupées des racines profondes d’une doctrine et d’un<br />

enseignement solides basés sur l’Ecriture, la Tradition et les Pères de l’Eglise.<br />

- Il nous reste maintenant à évoquer le protestantisme, qui nous réserve un <strong>au</strong>tre paradoxe.<br />

Comme il appartient, dans ses origines, à la sphère occidentale et que ses adeptes sont plus<br />

ou moins mélangés <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres chrétiens, même dans les pays où l’une des confessions est<br />

fortement prédominante, nous avons l’impression de mieux le connaître. Illusion fallacieuse :<br />

le voisinage n’induit pas forcément la familiarité qui, de toute façon, ne constitue peut-être<br />

pas sa vertu première ! Nous nous côtoyons en nous ignorant. Un peu partout en Europe<br />

pèsent encore lourdement des contentieux historiques très vifs et le souvenir de massacres<br />

atro<strong>ce</strong>s perpétrés par les uns et par les <strong>au</strong>tres. Et puis il f<strong>au</strong>t bien reconnaître que les<br />

divergen<strong>ce</strong>s théologiques qui subsistent entre catholiques et réformés ont une tout <strong>au</strong>tre<br />

ampleur que <strong>ce</strong>lles qui nous opposent <strong>au</strong>x orthodoxes, donc finalement plus proches de nous<br />

que d’eux, même s’ils n’en conviennent que de fort m<strong>au</strong>vaise grâ<strong>ce</strong>. Ce qui complique encore<br />

les contacts, c’est que nous avons affaire à une multitude de protestantismes. L’émiettement<br />

américain en quantité de « dénominations » <strong>au</strong>xquelles on adhère comme à des sortes<br />

d’associations sportives ou à des <strong>ce</strong>rcles artistiques ou littéraires représente un cas extrême,<br />

mais très significatif. Quoi de commun entre les Eglises-mères, luthériennes, presbytériennes,<br />

méthodistes, anglicanes, un peu <strong>au</strong>stères, guindées, fermes sur la doctrine, mais ouvertes <strong>au</strong>x<br />

recherches et <strong>au</strong>x acquisitions de la pensée contemporaine, et <strong>ce</strong>s joyeuses assemblées<br />

baptistes ou pentecôtistes, charismatiques ou th<strong>au</strong>maturgiques, chaleureuses et colorées,<br />

mais qui semblent miser plus sur l’affect et le sentiment que sur la culture théologique ?<br />

Qu’ont–elles de commun avec <strong>ce</strong>s groupes fondamentalistes axés sur le littéralisme<br />

scripturaire, l’ordre moral le plus réactionnaire, l’ultra-conservatisme politique, social et,<br />

parfois, raciste ? A plus forte raison, qu’ont-elles de commun avec les scandaleuses<br />

« entreprises » (c’est le cas d’employer le mot !) créées par des télévangélistes qui osent<br />

compromettre Dieu avec l’argent, le pouvoir, le nationalisme, la guerre ? Dans <strong>ce</strong>rtains cas,<br />

on en arrive même à se demander si l’on a encore affaire à des chrétiens tant leurs sour<strong>ce</strong>s<br />

d’inspiration sont douteuses et mêlées, sans parler des comportements ! Et il va de soi que<br />

plus <strong>ce</strong>s groupements se « délaient » et s’éloignent des modèles protestants originels, qui leur<br />

paraissent trop européens, moins ils se préoccupent d’œcuménisme. Ce mot est pour eux<br />

JEAN XXIV 162 Christian Singer


vide de signification. Le Vatican leur apparaît comme une puissan<strong>ce</strong> étrangère assez louche<br />

qui, heureusement, vit et sévit sur une <strong>au</strong>tre planète. Et l’idée que tous les chrétiens devraient,<br />

pour des raisons de fond <strong>au</strong>tant que pour des motifs d’opportunité contemporaine, se réunir<br />

en une seule Eglise leur semble inutile et dangereuse. Ils restent attachés à <strong>ce</strong>tte con<strong>ce</strong>ption<br />

bien anglo-saxonne d’une multitude de « clubs » divers <strong>au</strong>xquels on adhère en fonction de ses<br />

affinités et de ses goûts personnels. De sorte que la vague œcuménique, si elle commençait<br />

vraiment à déferler sur le monde, ne pourrait éventuellement les atteindre, par effet<br />

d’entraînement, que par le biais des Eglises fondatri<strong>ce</strong>s <strong>au</strong>xquelles il convient de s’adresser en<br />

priorité. C’est <strong>ce</strong> que vous allez faire, j’imagine, en recourant une fois de plus <strong>au</strong> schéma<br />

désormais bien rodé que nous avons appliqué <strong>au</strong>x Eglises catholique et orthodoxes !<br />

-J. Si les Eglises protestantes « classiques » renonçaient complètement à un <strong>ce</strong>rtain<br />

radicalisme intraitable et dévastateur qui tourne éventuellement <strong>au</strong> jeu de massacre, à un<br />

intransigeantisme réducteur qui en arrive peut-être à mordre sur l’Essentiel lui-même, à un<br />

pessimisme foncier qui risque de balayer l’Espéran<strong>ce</strong> et de décourager l’effort, à un rigorisme<br />

esthétique et moral sus<strong>ce</strong>ptible de s’égarer dans la tristesse, le puritanisme, la laideur et la<br />

raideur, à une vertu farouche qui peut relever des conventions sociales ou des apparen<strong>ce</strong>s<br />

plus que de l’amour de Dieu, à des détestations instinctives et irrationnelles héritées de<br />

l’Histoire et même, quelquefois, à des réflexes obsidion<strong>au</strong>x ou paranoïaques qui ne tiennent<br />

pas suffisamment compte du fait que les atrocités commises, encouragées ou ordonnées <strong>au</strong><br />

XVIème siècle et par la suite l’ont été <strong>au</strong>ssi bien par les protestants (à commen<strong>ce</strong>r par Luther<br />

et Calvin… brillamment imités et dépassés par le baron des Adrets !), bref si le protestantisme<br />

se débarrassait de tout un farde<strong>au</strong> de contraintes artificielles et de rancoeurs anachroniques<br />

(par exemple antipapistes !), s’il ac<strong>ce</strong>ptait de se « détendre » et de s’ouvrir en confian<strong>ce</strong> à ses<br />

« frères séparés », elles se réapproprieraient des pans entiers de christianisme <strong>au</strong>thentique<br />

qu’elles ont imprudemment « largués » sous prétexte qu’ils s’étaient corrompus, elles<br />

recouvriraient à nouve<strong>au</strong> de chair l’ossature doctrinale et morale qu’elles ont su<br />

admirablement préserver et qui devrait servir à fortifier <strong>ce</strong>lle des <strong>au</strong>tres chrétiens, je fais<br />

allusion principalement à leur « fermeté » 1° dans le domaine du salut, qui est d’abord lié à la<br />

grâ<strong>ce</strong>, à la foi, à l’abandon entre les mains de Dieu, à son action justificatri<strong>ce</strong> en nous (sans<br />

qu’il faille, pour <strong>au</strong>tant, nier la validité de nos efforts), 2° dans le domaine de l’Ecriture, qui<br />

demeure le premier fondement de la foi (sans qu’il faille, pour <strong>au</strong>tant, nier la né<strong>ce</strong>ssité d’en<br />

revoir l’interprétation ou rejeter l’importan<strong>ce</strong> de la Tradition qui en découle), 3° dans le<br />

domaine de la conscien<strong>ce</strong> individuelle qui, une fois informée et inspirée par la parole de Dieu,<br />

doit rester souveraine dans ses décisions (sans qu’il faille, pour <strong>au</strong>tant, nier la légitimité d’une<br />

<strong>ce</strong>rtaine régulation normative effectuée par l’ensemble de l’Eglise et manifestée<br />

solennellement par les plus h<strong>au</strong>tes instan<strong>ce</strong>s qui en émanent directement.<br />

- Je me demande tout de même si vous ne dressez pas de la « sévérité » protestante un<br />

table<strong>au</strong> trop… sévère. Heureusement et je pense que vous en conviendrez, tous ses fidèles ne<br />

présentent pas des aspects <strong>au</strong>ssi rebutants, loin s’en f<strong>au</strong>t. Mais je crois <strong>au</strong>ssi avec vous qu’ils<br />

n’en ont pas encore fini avec un travail indispensable d’apprivoisement et d’« humanisation ».<br />

Pour en revenir à l’essentiel de <strong>ce</strong>tte discussion et pour résumer vos propos, je dirai que<br />

l’idéal, selon nous, serait que chaque confession communique <strong>au</strong>x deux <strong>au</strong>tres, après l’avoir<br />

soigneusement épuré, <strong>ce</strong> qu’elle a de meilleur, de plus <strong>au</strong>thentique et qui correspond<br />

be<strong>au</strong>coup plus à des « insistan<strong>ce</strong>s » positives, à des points très importants qu’elle met, à juste<br />

titre, fortement en valeur qu’à des condamnations et à des rejets. En somme, il f<strong>au</strong>drait que le<br />

catholicisme se protestantise et s’orthodoxise, que le protestantisme se catholicise et<br />

s’orthodoxise et que l’orthodoxie se catholicise et se protestantise ! Mais, encore une fois,<br />

<strong>ce</strong>tte œuvre d’imprégnation mutuelle, très délicate, ne peut éviter les pièges d’une confusion,<br />

d’un chaos et d’aberrations catastrophiques, bref s’opérer dans la clarté et dans l’intégrité que<br />

JEAN XXIV 163 Christian Singer


si les uns et les <strong>au</strong>tres se sont d’abord re<strong>ce</strong>ntrés sur le noy<strong>au</strong> dur et pur de leurs convictions,<br />

en supprimant les éléments douteux et parasitaires et en remettant à leur juste pla<strong>ce</strong> <strong>ce</strong>ux qui<br />

sont ac<strong>ce</strong>ssoires. Alors, il y a be<strong>au</strong>coup de chan<strong>ce</strong>s pour que l’osmose oecuménique<br />

devienne peu à peu symbiose !<br />

-J. Afin que <strong>ce</strong> pro<strong>ce</strong>ssus prenne corps plus facilement et s’accélère… attendez que je<br />

récapitule… oui, quatre <strong>au</strong>tres conditions <strong>au</strong> moins, telles que je les vois maintenant,<br />

devraient être réunies. D’abord, il est indispensable de constituer un socle, appelé à s’élargir,<br />

de vérités doctrinales fondamentales <strong>au</strong>xquelles tout le monde puisse souscrire pleinement et<br />

sans arrière-pensées. Ce qui signifie <strong>au</strong>ssi que le reste doit être hiérarchisé et, d’une <strong>ce</strong>rtaine<br />

manière, « relativisé ». S’agissant, par exemple, du culte de la Vierge, on peut très bien<br />

admettre qu’un ex-protestant formule encore des réserves et se montre réti<strong>ce</strong>nt, pourvu qu’il<br />

respecte les croyan<strong>ce</strong>s et les pratiques en <strong>ce</strong> domaine d’un ex-catholique et tente, à for<strong>ce</strong> de<br />

compréhension et de réflexion, d’y adhérer et de les reprendre à son compte. De même il<br />

f<strong>au</strong>dra laisser à un ex-orthodoxe le temps de s’habituer <strong>au</strong>x formulations dogmatiques, qu’il<br />

juge superflues, con<strong>ce</strong>rnant l’Immaculée Con<strong>ce</strong>ption et l’Assomption. De son côté, un excatholique<br />

devra faire un sérieux effort pour ac<strong>ce</strong>pter l’existen<strong>ce</strong> <strong>au</strong> sein de l’Eglise de femmes<br />

ordonnées. Sur <strong>ce</strong> point <strong>au</strong>ssi, un long travail d’approfondissement et de dis<strong>ce</strong>rnement<br />

appliqué à la théologie des ministères ordonnés permettra de rapprocher les points de vue.<br />

- Vous voulez dire qu’il ne f<strong>au</strong>t pas tout mettre sur le même pied, mais se mettre d’accord sur<br />

l’Essentiel sans le confondre avec <strong>ce</strong> qui est « secondaire », qui doit faire l’objet d’une étude<br />

commune sus<strong>ce</strong>ptible de déboucher sur un consensus et qui, en attendant que se produise<br />

<strong>ce</strong>t heureux aboutissement, requiert de tous une attitude tolérante et, même, empreinte d’un<br />

préjugé favorable. Il f<strong>au</strong>t laisser à chacun le temps de prendre ses marques et ses aises dans<br />

la nouvelle Maison commune, sans le brusquer ni violenter sa conscien<strong>ce</strong>. Ce qui importe, <strong>ce</strong><br />

sont les dispositions de confian<strong>ce</strong> et d’ouverture qui doivent prévaloir chez tous et leur<br />

permettre d’avan<strong>ce</strong>r ensemble vers des formes de communion exigeantes qui ne cèdent pas<br />

<strong>au</strong>x illusions et <strong>au</strong>x facilités des f<strong>au</strong>x compromis, mais qui attestent <strong>au</strong>ssi de la volonté<br />

inflexible de parvenir, avec l’aide du Saint Esprit, à des accords <strong>au</strong>thentiques. Passons<br />

maintenant à la deuxième de vos conditions.<br />

-J. Elle va sans doute en choquer plus d’un, par<strong>ce</strong> qu’elle implique un grand bouleversement<br />

des habitudes et des règles établies ainsi qu’un bousculement des hiérarchies ! Il me paraît<br />

né<strong>ce</strong>ssaire que les chrétiens investissent, de manière spontanée et révolutionnaire, tous les<br />

lieux de culte. Les catholiques doivent envahir les sanctuaires orthodoxes et les temples, les<br />

protestants faire de même avec les églises, et les orthodoxes se conduire à l’avenant.<br />

Invasions enthousiastes, jubilatoires, pacifiques et respectueuses qui n’<strong>au</strong>ront pas seulement<br />

la valeur symbolique de retrouvailles après de trop longues ruptures, mais qui, plus<br />

profondément, permettront <strong>au</strong>x fidèles de toutes confessions de partager concrètement la<br />

prière des <strong>au</strong>tres et de bénéficier, conformément à sa promesse, d’une présen<strong>ce</strong><br />

particulièrement intense et féconde du Christ dans des assemblées œcuméniques où le<br />

peuple de Dieu manifestera sa volonté absolue de réconciliation. Pour aller de l’avant, il f<strong>au</strong>t<br />

se lever et marcher, prendre les initiatives de l’intercommunion et de l’intercélébration, même<br />

si elles devan<strong>ce</strong>nt les ajustements définitifs, et précisément, pour les faire advenir plus vite.<br />

- En effet, l’expérien<strong>ce</strong> nous a montré que l’oecuménisme ne se réalisera pas à la suite de<br />

savants et discrets pourparlers menés par des spécialistes réunis en des cénacles choisis. Il ne<br />

peut résulter, semble-t-il, que d’une sorte de « coup de for<strong>ce</strong> » in<strong>au</strong>gural « perpétré » par des<br />

minorités agissantes et animé par un dynamisme et une opiniâtreté tels que le mouvement ne<br />

pourra plus s’arrêter en chemin et se poursuivra inexorablement, et quelles soient les<br />

JEAN XXIV 164 Christian Singer


difficultés, jusqu’à d’heureuses et définitives conclusions. Les clergés ne pourront pas<br />

s’opposer à <strong>ce</strong>t élan irrésistible, à <strong>ce</strong> raz de marée, et ils seront bien obligés de suivre le<br />

Mouvement avant de s’y rallier de l’intérieur. Mais il f<strong>au</strong>t bien préciser, comme vous l’avez déjà<br />

fait, que <strong>ce</strong> déclenchement soudain et un peu tumultueux ne signifierait <strong>au</strong>cunement une<br />

pseudo-progression ultérieure qui se paierait de phrases facti<strong>ce</strong>s et d’embrassades<br />

complaisantes. Il f<strong>au</strong>t s’attendre plutôt à d’âpres discussions où l’on ne se fera pas de<br />

cade<strong>au</strong>x, mais dont l’intransigean<strong>ce</strong>, contrebalancée par un zèle dévorant les obstacles,<br />

amènera les participants à comprendre qu’on ne peut obtenir de véritables résultats qu’en<br />

creusant toujours davantage les questions litigieuses. Les recherches théologiques se<br />

rejoignent en profondeur et les itinéraires spirituels en h<strong>au</strong>teur.<br />

-J. Ainsi introduisez-vous ma troisième condition : la né<strong>ce</strong>ssité de procéder ensemble à un<br />

gigantesque réexamen des Ecritures en redéfinissant leur portée, la nature de leur inspiration,<br />

en distinguant les différentes parties qui la composent et qui n’ont pas forcément la même<br />

valeur, en revoyant les règles d’interprétation liées <strong>au</strong> contexte historique de leur rédaction,<br />

<strong>au</strong>x intentions et <strong>au</strong>x limites de leurs <strong>au</strong>teurs et en n’hésitant peut-être pas à déclarer maints<br />

passages et prescriptions caducs par<strong>ce</strong> que reflétant des mœurs primitives. Si, comme le<br />

souhaitent en particulier les protestants, il f<strong>au</strong>t redonner <strong>au</strong>x deux Testaments la pla<strong>ce</strong> royale<br />

qu’ils doivent occuper, encore f<strong>au</strong>t-il pouvoir s’appuyer sur des textes sûrs dont on extrait la<br />

substantifique moelle sans la confondre et la mélanger avec les scories inévitables, d’origine<br />

humaine, qui risquent de l’altérer. Les Ecritures ne constituent pas des recueils de pré<strong>ce</strong>ptes<br />

plus ou moins surannés ou des catalogues de réglementation moralisante, mais, bien plus<br />

fondamentalement, les lieux d’émergen<strong>ce</strong> quasi volcanique d’intuitions fulgurantes et<br />

révolutionnaires comme <strong>ce</strong>lles qui jaillissent du Sermon sur la montagne. Néanmoins, il est<br />

vrai que de leur application à la vie quotidienne se dégagent des normes de conduite et une<br />

Morale digne de <strong>ce</strong> nom, mais qui, ne reflétant pas un paganisme anachronique vaguement<br />

christianisé, de misérables éthiques abâtardies dans l’obscurantisme des prétendues<br />

Lumières, se traduisent plutôt par des comportements radicalement nouve<strong>au</strong>x brisant les<br />

tabous indus, les interdictions systématiquement portées contre <strong>ce</strong>rtaines pratiques ou<br />

<strong>ce</strong>rtaines relations pour des raisons d’opportunisme politique, social, familial qui n’ont rien<br />

d’évangélique, et ne se donnant finalement pour règle absolue que l’expression d’une Liberté<br />

pleinement recouvrée et uniquement subordonnée <strong>au</strong>x exigen<strong>ce</strong>s de l’Amour.<br />

- Les chrétiens de l’avenir <strong>au</strong>ront donc pour tâche de faire sortir du boisse<strong>au</strong> dans lequel l’ont<br />

confinée leurs devanciers, par<strong>ce</strong> qu’ils craignaient son éclat, une Lumière évangélique dont le<br />

souffle et la splendeur feront s’éteindre les « clartés » fuligineuses du laïcisme qui, d’ailleurs,<br />

ne l’oublions pas, n’en ont jamais été que les projections infiniment dégradées ! Et nous en<br />

arrivons à la quatrième et dernière mission que vous assignez à l’Eglise du futur.<br />

-J. Il s’agit de la réédification d’une théologie « pure » et intégrale qui, d’abord, se veuille elle<br />

<strong>au</strong>ssi parfaitement <strong>au</strong>tonome et non gangrenée par des apports « philosophiques »<br />

parasitaires indésirables, et qui, ensuite, cherche à corriger les éventuelles déviations et à<br />

combler les incroyables insuffisan<strong>ce</strong>s, les lacunes fondamentales que nous avons signalées,<br />

<strong>au</strong> moins en partie, lors de nos entretiens précédents (théologie de la Rédemption, de la<br />

Destinée sur terre et <strong>au</strong>-delà, de la Connaissan<strong>ce</strong>, de la Création, des Relations humaines, de<br />

la Créativité artistique ou <strong>au</strong>tre, etc.).<br />

- Il me paraît né<strong>ce</strong>ssaire, pour éviter toute confusion, de préciser que <strong>ce</strong>tte reconstruction<br />

théologique n’<strong>au</strong>rait rien à voir avec un retour à <strong>ce</strong>rtaines formes suspectes de fidéisme qui<br />

proscriraient ou déconsidéreraient l’usage de la raison ou <strong>ce</strong>lui des connaissan<strong>ce</strong>s fournies<br />

par les scien<strong>ce</strong>s. Bien <strong>au</strong> contraire, l’intelligen<strong>ce</strong> agirait comme un contremaître qui se<br />

JEAN XXIV 165 Christian Singer


servirait des briques du savoir et les assembleraient, mais sous la seule <strong>au</strong>torité du Maître<br />

d’œuvre et non sous les ordres d’entrepreneurs idéologiquement dépravés ou insignifiants.<br />

D’une <strong>ce</strong>rtaine manière, je le reconnais, on en reviendrait à la célèbre formule médiévale qui<br />

faisait de la philosophie la servante de la théologie. Mais il n’y <strong>au</strong>rait dans <strong>ce</strong>tte attitude rien de<br />

rétrograde, seulement la poursuite d’un itinéraire interrompu par l’irruption et la mainmise<br />

d’imposteurs. La théologie doit rester maîtresse à bord après Dieu dont elle n’est que la<br />

Parole, recueillie et assimilée par nous grâ<strong>ce</strong> à l’utilisation de toutes nos facultés, qui doivent<br />

concourir <strong>au</strong>x élaborations qu’elle préside, et de toutes les connaissan<strong>ce</strong>s que nous tirons des<br />

réalités créées ou procréées (par l’homme) ; puisque son ambition ultime consiste<br />

précisément à en faire la synthèse, mais uniquement cimentée et orientée par la grâ<strong>ce</strong> et par<br />

la foi. Donc, pas plus qu’on ne se fixerait pour but le rétablissement d’une chrétienté<br />

totalitaire, on ne viserait à la rest<strong>au</strong>ration d’une scholastique formaliste et stérile qui tourne à<br />

vide par<strong>ce</strong> qu’elle n’est pas animée par notre intelligen<strong>ce</strong> et par notre raison, et qu’elle se<br />

refuse à moudre le grain des choses concrètes et nouvelles. Ainsi compris, l’œcuménisme a-til<br />

des chan<strong>ce</strong> d’aboutir dans un avenir prévisible ?<br />

-J. C’est du moins <strong>ce</strong> que le pape s’efforçait de croire ! Il avait même lancé un formidable défi,<br />

proposant <strong>au</strong>x chrétiens de parvenir à l’entente et à l’unité <strong>au</strong> plus tard vers 2030-2035, de<br />

manière à <strong>ce</strong> que la Résurrection de l’Eglise coïncide avec la célébration du deuxième<br />

millénaire de Celle de Jésus. Si l’on y réussissait, <strong>ce</strong> serait un merveilleux symbole marquant le<br />

retour spectaculaire (même s’il ne f<strong>au</strong>t pas trop s’attacher <strong>au</strong>x formes extérieures !) du<br />

christianisme et son nouve<strong>au</strong> point de départ.<br />

- Estimez-vous que <strong>ce</strong> pari <strong>au</strong>dacieux est en passe d’être tenu ?<br />

-J. Je n’oserais l’affirmer. Cet appel a naturellement suscité l’adhésion enthousiaste et<br />

galvanisé les énergies des minorités « avancées » dont je me suis faite la porte-parole tout <strong>au</strong><br />

long de <strong>ce</strong>s émissions, et qui ne demandent qu’à avan<strong>ce</strong>r davantage. Mais il f<strong>au</strong>t bien<br />

reconnaître que l’indifféren<strong>ce</strong>, l’inertie et, même, l’hostilité continuent à régner dans les<br />

milieux conservateurs et traditionalistes qui, eux, sont majoritaires. Aurons-nous assez de foi<br />

pour soulever <strong>ce</strong>rtaines montagnes catholiques, protestantes et orthodoxes à temps et assez<br />

h<strong>au</strong>t pour qu’elles se mettent à vibrer à l’unisson sur les mêmes longueurs d’onde… et dans<br />

les délais espérés ? Rien n’est moins sûr, surtout si l’on considère que l’échéan<strong>ce</strong> est toute<br />

proche. On doit à Jean XXIV le démarrage du convoi et son orientation dans le bon sens,<br />

mais quand parviendra-t-il à destination ? Une partie notable de la réponse sera fournie par<br />

l’attitude du prochain pape.<br />

- Prions donc le Saint Esprit d’éclairer l’esprit des conclavistes, et nous-mêmes, dans la faible<br />

mesure de nos moyens, accrochons-nous obstinément à l’œcuménisme chrétien. Et si<br />

maintenant nous abordions son « grand frère », <strong>ce</strong>lui qui se tourne ad extra, vers les <strong>au</strong>tres<br />

religions. Vous parliez à l’instant de soulever des montagnes. Diriez-vous, en <strong>ce</strong> qui con<strong>ce</strong>rne<br />

le judaïsme et l’islam, qu’il s’agirait plutôt de chaînes himalayennes ?<br />

-J. Sans le moindre doute. Et pourtant <strong>ce</strong> qui frappe d’emblée, <strong>ce</strong> sont les points communs,<br />

la parenté qui unissent les trois monothéismes <strong>au</strong> point que pour un bouddhiste, par exemple,<br />

ils peuvent apparaître comme les rame<strong>au</strong>x d’une même religion, très éloignée de ses propres<br />

croyan<strong>ce</strong>s, qu’il qualifierait plutôt de sagesse ou de philosophie… éventuellement athée !<br />

Juifs, chrétiens et musulmans adorent un même Dieu unique et « personnel » qui s’intéresse<br />

à ses créatures, qui, tout en respectant leur liberté, agit pour leur bien présent et leur<br />

béatitude à venir en cherchant à conclure avec elles, individuellement ou collectivement, des<br />

pactes de bonne entente ou d’amour, et qui, de toute façon, les fait participer à ses Attributs<br />

JEAN XXIV 166 Christian Singer


et leur confère l’immortalité. Plongeant des racines identiques dans le plus lointain passé,<br />

issues des Allian<strong>ce</strong>s édénique, abrahamique et mosaïque, les religions du Livre devraient faire<br />

bon ménage, renfor<strong>ce</strong>r leur solidarité et se juger comptables du sort de l’humanité que<br />

l’importan<strong>ce</strong> de leurs « effectifs » et le rayonnement de leur foi les rendraient sus<strong>ce</strong>ptibles<br />

d’infléchir très largement. Or nous sommes bien obligés de constater qu’il n’en est rien. Elles<br />

n’ont presque jamais <strong>ce</strong>ssé de faire bande à part, de se quereller, de se dénigrer et de se<br />

combattre, y compris les armes à la main.<br />

- Si l’on prend le cas du judaïsme, on peut comprendre son aga<strong>ce</strong>ment vis-à-vis du<br />

christianisme, une secte hérétique qui connaît un prodigieux développement, s’approprie ses<br />

Ecritures tout en affirmant qu’elles sont dépassées, et qui prétend tout à la fois annuler son<br />

identité spécifique et mettre un terme à son rôle historique. La controverse porte justement<br />

sur la nature et sur l’accomplissement de <strong>ce</strong>tte vocation ainsi que sur la justification d’un<br />

particularisme persistant à travers les âges. Voilà un peuple que ses textes sacrés présentent<br />

comme ayant fait l’objet d’une élection et d’une prédilection divines. Evidemment, si Dieu<br />

donne l’impression de faire du favoritisme et de se choisir des chouchous sans raison, on ne<br />

comprend plus. On est encore plus scandalisé lorsqu’il pousse ses protégés à massacrer les<br />

populations cananéennes pour prendre leur pla<strong>ce</strong>. Inutile de dire que des esprits<br />

malintentionnés ne se privent pas de faire des rapprochements avec la situation<br />

contemporaine. Mais le privilège insigne accordé par Yahvé <strong>au</strong> peuple juif est tout à fait<br />

admissible s’il figure comme la « contrepartie » d’une ambitieuse et dangereuse mission, d’un<br />

immense servi<strong>ce</strong> rendu à l’humanité, consistant à lui annon<strong>ce</strong>r activement et à ses risques et<br />

périls le monothéisme, bref à se <strong>livre</strong>r à un intense « prosélytisme ». N’hésitons pas à lâcher<br />

<strong>ce</strong> mot très valable et très positif, même si les modes actuelles affectent de le confondre avec<br />

la contrainte, l’embrigadement, etc. Or il se trouve que, ex<strong>ce</strong>ption faite de rares passages de<br />

la Bible, <strong>ce</strong> souci d’universalité est absent des préoccupations et des attitudes du peuple élu,<br />

qui semble donc usurper des avantages immérités.<br />

-J. Effectivement, lorsque l’on observe sa conduite <strong>au</strong> long des siècles, il donne plutôt<br />

l’impression de se comporter tout <strong>au</strong> plus en témoin passif, quelque peu distant, dédaigneux<br />

et h<strong>au</strong>tain du monothéisme, qui chercherait surtout à se défendre, à se préserver, à ne pas se<br />

mélanger à <strong>au</strong>trui, à se singulariser, à affirmer sa supériorité sur un mode plus ou moins<br />

provocateur. Ces « prétentions » ne s’affichaient pas seulement en périodes de persécution où<br />

elles étaient tout à fait compréhensibles, mais elles se sont manifestées dès le début, puis<br />

ultérieurement, avec une grande constan<strong>ce</strong>. Elles se sont traduites par un repli sur des<br />

« ghettos » (qui n’ont évidemment rien à voir avec <strong>ce</strong>ux qui leur ont été odieusement imposés<br />

par la suite, mais qui pouvaient les appeler mystérieusement), des coutumes, des rites, des<br />

langages plus ou moins occultes dont le caractère secret a encouragé la méfian<strong>ce</strong>, les<br />

préjugés, les rumeurs, la ségrégation et les actes de violen<strong>ce</strong>. Je fais <strong>ce</strong>s remarques, non pour<br />

excuser <strong>ce</strong>s abominations, mais pour se les expliquer, en prévenir le renouvellement et se<br />

rendre compte qu’on est rarement tout à fait inno<strong>ce</strong>nt de ses malheurs. Les soupçons et les<br />

calomnies nés du caractère occulte, foncièrement différent et comme élitiste du judaïsme se<br />

sont nourris, pour dégénérer en haine, des griefs suscités par sa contribution déterminante à<br />

la condamnation du Christ, telle qu’elle était rapportée par les Evangiles, et par son<br />

implication croissante (liée à l’interdiction d’exer<strong>ce</strong>r de nombreux métiers) dans les affaires<br />

financières européennes, assortie de succès <strong>au</strong> plus h<strong>au</strong>t nive<strong>au</strong> jugés anorm<strong>au</strong>x pour des<br />

« citoyens » de seconde zone et obtenus par Samuel Bernard, les Rothschild et tant d’<strong>au</strong>tres<br />

grâ<strong>ce</strong> à des malversations supposées qui étaient <strong>ce</strong>nsées ouvrir la voie à une influen<strong>ce</strong><br />

délétère et sournoise exercée sur le pouvoir politique et à une corruption générale de la<br />

société enlisée dans le matérialisme et l’immoralité. Enfin les ignobles théories racistes surgies<br />

JEAN XXIV 167 Christian Singer


<strong>au</strong> XIXème siècle s’efforcèrent de donner à toutes <strong>ce</strong>s accusations un fondement biologique<br />

irrécusable. Et, du fait qu’il était <strong>au</strong>ssi « irrémédiable », se profilait déjà « la solution finale ».<br />

- J’ouvrirai une parenthèse, si vous voulez bien, pour dire que nous évoluons ici sur un terrain<br />

glissant. A la suite des monstruosités hitlériennes que d’<strong>au</strong>tres avaient précédées, le peuple<br />

juif a acquis une sensibilité particulièrement chatouilleuse à la moindre critique. Certains de<br />

ses représentants (personnalités ou associations) ont tendan<strong>ce</strong> à tout mélanger, à fourrer<br />

pêle-mêle dans une même judéophobie, sans distinction et parfois sans égard à la gravité<br />

réelle des manquements, tout <strong>ce</strong> qu’ils considèrent comme relevant de l’antijudaïsme, de<br />

l’antisémitisme et de l’antisionisme confondus dans une même réprobation. Un peu plus de<br />

pruden<strong>ce</strong>, de recul et de dis<strong>ce</strong>rnement s’imposeraient. Ils brandissent continuellement la<br />

mena<strong>ce</strong> de procès et ne se font pas f<strong>au</strong>te d’en intenter, comme si le recours à la « justi<strong>ce</strong> »<br />

allait régler <strong>ce</strong> genre de questions. L’expérien<strong>ce</strong> montre, <strong>au</strong> contraire, que le nombre des<br />

agressions antijuives <strong>au</strong>gmente avec l’intensité répressive qui prétend les juguler. Ils jugent<br />

intolérable que, sans <strong>au</strong>cunement diminuer l’horreur de la Shoah, on veuille la « ravaler »<br />

(selon eux) <strong>au</strong>x dimensions « ordinaires » de tout génocide, qui est semblable <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres dans<br />

le fond, même s’il est unique et en diffère par les intentions et les « techniques »<br />

d’anéantissement. Pour en mieux faire ressortir le caractère hors pair, ils refusent, dans leurs<br />

commémorations, d’associer fraternellement <strong>au</strong> souvenir de leurs disparus <strong>ce</strong>lui des <strong>au</strong>tres<br />

déportés (tsiganes, homosexuels, opposants politiques, etc.), exactement comme ils<br />

préfèrent, témoignant d’une espè<strong>ce</strong> de morgue désespérée, laisser Auschwitz en proie à la<br />

désolation, <strong>au</strong> lieu d’en faire un lieu de rencontres et de prières œcuméniques.<br />

-J. Ce côté « écorché vif » s‘explique et s’excuse aisément. Mais il ne doit pas se développer<br />

<strong>au</strong> point de générer une sorte de « terrorisme » et des procédés d’intimidation qui tendraient à<br />

réduire tout le monde <strong>au</strong> silen<strong>ce</strong> des camps et à faire croire que le peuple juif, exalté par la<br />

malheur et placé <strong>au</strong>-dessus de l’humanité commune, serait exonéré de tout reproche et à<br />

l’abri de toute erreur et de toute f<strong>au</strong>te. Je crains que nos propos ne soient, une fois de plus,<br />

mal interprétés et qu’on cherche à y voir les tra<strong>ce</strong>s plus ou moins inconscientes d’un<br />

antisémitisme latent. Tant pis ! Il nous f<strong>au</strong>t courir <strong>ce</strong> risque en réaffirmant que nous avons le<br />

devoir de faire preuve à l’égard du peuple d’Israël, non seulement d’une compassion et d’un<br />

respect infinis, mais <strong>au</strong>ssi d’une franchise sans con<strong>ce</strong>ssion où se rejoignent la rigueur et le<br />

sens des nuan<strong>ce</strong>s. C’est ainsi, par exemple, que s’agissant du procès du Christ, que vous avez<br />

abordé, nous devons nous tenir à égale distan<strong>ce</strong> de <strong>ce</strong>ux qui tiennent le peuple juif pour<br />

globalement coupable, alors que l’ont été seulement les <strong>au</strong>torités religieuses de l’époque, la<br />

foule entraînée par elles et, d’une <strong>ce</strong>rtaine manière, parmi leurs des<strong>ce</strong>ndants, les approbateurs<br />

de la senten<strong>ce</strong> et de son exécution, et <strong>ce</strong>ux qui, selon une mode opportuniste relativement<br />

ré<strong>ce</strong>nte, veulent à tout prix édulcorer et gommer la réalité, du moins telle que nous<br />

l’appréhendons à travers les Evangiles, et désignent comme principal responsable Pon<strong>ce</strong><br />

Pilate qui apparaît, <strong>au</strong> contraire, comme tout à fait réti<strong>ce</strong>nt fa<strong>ce</strong> à une affaire qu’il suit avec<br />

une sorte de curiosité amusée, ironique et détachée et fa<strong>ce</strong> à un personnage qui l’intéresse et<br />

qui l’intrigue sans le prendre vraiment <strong>au</strong> sérieux. Et puis, comme les choses mena<strong>ce</strong>nt de<br />

tourner à l’aigre et que les pharisiens le mena<strong>ce</strong>nt d’une dénonciation en h<strong>au</strong>t lieu, le<br />

procurateur (avait-il droit à <strong>ce</strong> titre ?) se résout, comme malgré lui, à céder à leurs pressions et<br />

à ordonner le suppli<strong>ce</strong>.<br />

- On pourrait tenir un raisonnement analogue <strong>au</strong> sujet de l’épineuse question des rapports<br />

entre l’argent et les Juifs. Certes il a existé parmi eux des requins de la finan<strong>ce</strong> et des usuriers<br />

impitoyables, mais ils ont été largement imités par les chrétiens, et tout le monde sait bien<br />

que de nombreuses populations très p<strong>au</strong>vres, ashkénazes ou séfarades, enfermées dans les<br />

ghettos, souvent persécutées et livrées <strong>au</strong>x pogroms, ont eu be<strong>au</strong>coup de mal à survivre,<br />

JEAN XXIV 168 Christian Singer


notamment en Europe orientale et dans les Balkans. Sans vouloir blesser la vive sus<strong>ce</strong>ptibilité<br />

de nos frères juifs qui sont, en même temps, nos pères dans la foi, je me permettrai de leur<br />

appliquer la formule que nous avons utilisée à notre sujet et qui subordonne le<br />

rapprochement œcuménique et interreligieux à la réalisation indispensable de <strong>ce</strong>rtaines<br />

conversions fondamentales. Si le judaïsme renonçait complètement à une <strong>ce</strong>rtaine forme<br />

d’orgueil solitaire, aristocratique et hermétique, s’il renonçait à cultiver une posture victimaire<br />

teintée d’amertume et de ressentiment, s’il ac<strong>ce</strong>ptait de considérer que l’élection divine s’est<br />

communiquée à l’ensemble de l’humanité et qu’il n’en est plus le bénéficiaire exclusif, si, de<br />

<strong>ce</strong> fait, il consentait à traiter de plain-pied les goys et à les fréquenter en toute intimité<br />

religieuse et familiale, et non plus seulement pour des raisons pratiques ou intellectuelles,<br />

alors il se ferait pleinement ac<strong>ce</strong>pter, il désarmerait les préventions, il participerait <strong>au</strong><br />

s<strong>au</strong>vetage du monde (s’il n’est pas trop tard !), étroitement associé à toutes les <strong>au</strong>tres for<strong>ce</strong>s<br />

religieuses qui se seraient rénovées et qu’ils gratifieraient d’un merveilleux cade<strong>au</strong>,<br />

l’observan<strong>ce</strong> de deux vertus primordiales étroitement associées, dans l’exerci<strong>ce</strong> desquelles il<br />

est passé maître et que le monde contemporain, dans sa perversité, a reniées, les tenant pour<br />

une marque de débilité et pour une c<strong>au</strong>se de frustration et de contrainte insupportables, alors<br />

que leur pratique constitue la garantie sine qua non de la valeur de toute œuvre et de toute<br />

relation, je veux parler de la Fidélité, d’une fidélité inconditionnelle à Dieu, <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres, à soimême,<br />

à ses convictions, à ses projets et à ses promesses, d’une Fidélité qui, tournée vers<br />

l’avenir, prend le visage de « la petite fille Espéran<strong>ce</strong> » dont a si bien parlé Péguy !<br />

-J. En somme, dans l’intérêt général, les Juifs, comme les chrétiens, devraient consentir à se<br />

remettre en c<strong>au</strong>se et à balayer devant leur porte. Et comme <strong>ce</strong>tte sage maxime con<strong>ce</strong>rne tout<br />

<strong>au</strong>tant les musulmans, nous allons essayer de déterminer la manière particulière dont ils<br />

pourraient le faire, quitte, en dépit de toutes nos préc<strong>au</strong>tions et de notre désir d’impartialité, à<br />

déchaîner une fois encore les passions. Je nous souhaite donc bon courage avant de pénétrer<br />

dans <strong>ce</strong> guêpier ! Une double remarque préliminaire qui porte sur deux contrastes profonds<br />

entre le judaïsme et l’islam. D’abord, la disparité entre les « effectifs », quelques millions dans<br />

un cas, plus d’un milliard dans l’<strong>au</strong>tre. Et, surtout, deux tendan<strong>ce</strong>s générales qui s’opposent<br />

complètement, l’une qui est « <strong>ce</strong>ntripète », qui porte à se rassembler et, presque, à se<br />

verrouiller dans ses particularismes et dans un destin d’ex<strong>ce</strong>ption, et dont la dernière et<br />

spectaculaire manifestation est la création du « Home » national juif, l’Etat d’Israël, l’<strong>au</strong>tre qui<br />

est « <strong>ce</strong>ntrifuge » et qui a cherché à se réaliser, depuis bientôt quatorze siècles, à travers une<br />

expansion guerrière continue.<br />

- C’est <strong>ce</strong> qu’on appelle le « djihad », en usant d’un terme dont l’interprétation est<br />

controversée. Les notables musulmans qui s’acoquinent avec les politiciens européens et<br />

veulent se faire bien voir des opinions publiques essaient de leur faire croire que <strong>ce</strong> mot a<br />

toujours désigné l’effort moral, le combat spirituel qui incombe à chaque fidèle. De façon<br />

habituelle et intéressée, ils donnent de l’islam une version pacifique, humaniste et rassurante.<br />

qui ne correspond pas toujours à son histoire ni à l’actualité, c’est le moins qu’on puisse dire.<br />

En fait, si l’on se réfère <strong>au</strong>x traditions et <strong>au</strong>x commentateurs anciens, on s’aperçoit qu’ils<br />

prêtent constamment à <strong>ce</strong> vocable une signification militaire, conforme <strong>au</strong>x recommandations<br />

que l’on peut trouver dans le Coran, qui prescrit la lutte contre les infidèles; les renégats, les<br />

bandits, etc.. Ce qui a toujours été recherché, c’est une sorte de domination universelle<br />

acquise grâ<strong>ce</strong> à la création d’Etats musulmans où la charia serait, naturellement, imposée à<br />

tous les « vrais » croyants, tandis que les adeptes des <strong>au</strong>tres religions du Livre ne seraient pas<br />

forcés de l’observer ni, donc, de se convertir, mais seraient soumis à des obligations<br />

humiliantes qui en feraient des « sujets » de seconde zone.<br />

JEAN XXIV 169 Christian Singer


-J. Votre exposé appelle plusieurs précisions. Ce penchant pour la conquête inclut-il le<br />

terrorisme ou y amène-t-il inévitablement ?<br />

-Non, du moins sous la forme aveugle et suicidaire que nous connaissons. Le massacre de<br />

femmes et d’enfants, « l’<strong>au</strong>to-suppression » physique pratiquée par les kamikazes sont<br />

formellement interdits, même pour la bonne c<strong>au</strong>se. Il n’en reste pas moins que la violen<strong>ce</strong> est,<br />

dès le départ, <strong>au</strong> cœur de <strong>ce</strong>tte religion. Elle se lit à travers <strong>ce</strong>rtains versets du Coran et elle a<br />

été exercée par Mahomet lui-même qui n’a pas hésité, non seulement à enfreindre <strong>ce</strong>rtaines<br />

règles respectées de tous en se faisant pillard lors de trêves sacrées, mais à ordonner<br />

massacres et assassinats qu’il avait le bon goût de faire exécuter par d’<strong>au</strong>tres sans y mettre la<br />

main lui-même.<br />

-J. De sorte que les bons apôtres <strong>au</strong>xquels vous faisiez allusion, <strong>ce</strong>ux qui sont inféodés <strong>au</strong>x<br />

pouvoirs occident<strong>au</strong>x, nous racontent des histoires et nous dissimulent la vérité lorsqu’ils<br />

présentent l’islam comme une religion empreinte de dou<strong>ce</strong>ur et d’irénisme.<br />

- Ils ne vont peut-être pas jusque là et le paradoxe consiste en <strong>ce</strong> qu’ils n’ont pas entièrement<br />

tort. Eux <strong>au</strong>ssi peuvent avoir raison dans <strong>ce</strong>rtaines de leurs affirmations et se tromper (ou<br />

nous tromper) dans <strong>ce</strong>rtains de leurs dénis ou refus. Je veux dire que l’image tolérante qu’ils<br />

veulent nous donner de l’islam a pu se refléter pour de bon dans quelques périodes<br />

historiques, mais ils nous mentent lorsqu’ils évacuent son <strong>au</strong>tre fa<strong>ce</strong>, qui a existé dès le début<br />

et qui comprend des éléments de dureté et, même, de s<strong>au</strong>vagerie qui n’ont jamais vraiment<br />

disparu.<br />

-J. En somme, ils n’entendent voir et décrire à l’usage d’<strong>au</strong>trui qu’un seul des visages de<br />

l’islam, alors que les deux se sont toujours révélés plus ou moins inséparables.<br />

- Cette « cohabitation » explique le sentiment diffus de peur et de malaise qu’inspire<br />

généralement l’islam. On a l’impression de se trouver devant une immense nébuleuse<br />

insaisissable, protéiforme, énigmatique, perpétuellement changeante et plus ou moins<br />

menaçante, où le pire côtoie le meilleur, parfois même, simultanément ou suc<strong>ce</strong>ssivement<br />

chez le même personnage ou dans le même groupe. A qui se fier et pour combien de temps ?<br />

-J. Et <strong>ce</strong>s attitudes ambiguës ne constituent pas une réponse maladroite ou obligée <strong>au</strong>x<br />

agressions dont les Occident<strong>au</strong>x <strong>au</strong>raient pris l’initiative. Rappelons que la grande phase de<br />

conquête qui s’écoule entre 532 et 632 a été voulue par les musulmans. Les populations<br />

envahies n’étaient pas allées les chercher. Et le déferlement se serait poursuivi indéfiniment si<br />

le coup d’arrêt de « Poitiers » n’y avait mis fin. A intervalles plus ou moins réguliers et à la<br />

faveur de nouve<strong>au</strong>x regroupements politiques, le mouvement reprend inlassablement, y<br />

compris en Russie avec les Tatars. Mais le meilleur exemple –et le plus impressionnant- est<br />

évidemment fourni par les Turcs ottomans (après les Seldjoukides) qui, après s’être constitué<br />

un immense empire débordant largement en Europe avec l’occupation des Balkans, n’en<br />

avaient pas encore assez et entendaient s’emparer de Vienne pour s’étendre toujours<br />

davantage vers l’Ouest. Alors, bien sûr, les « chrétiens » ont réagi et l’on ne s<strong>au</strong>rait leur en<br />

faire grief. Les « Croisés » sont intervenus <strong>au</strong> Proche Orient, de manière ineffica<strong>ce</strong> et parfois<br />

scandaleuse, pour dé<strong>livre</strong>r les Lieux Saints, la Sicile fut « libérée » à la fin du XIème siècle, la<br />

Reconquista aboutit en Espagne à la fin du XVème, entraînant conversions forcées ou exils,<br />

etc. Mais surtout la poussée ottomane fut définitivement contenue <strong>au</strong> XVIIIème siècle avant de<br />

se transformer en reflux <strong>au</strong> XIXème puis en un effondrement, consécutif à la guerre de 14, qui<br />

consacrait la suppression du califat, c’est-à-dire la disparition, qui ne s’était jamais produite<br />

depuis les origines et qui fut considérée par les musulmans comme un terrible abaissement et<br />

JEAN XXIV 170 Christian Singer


un coup mortel porté par les Occident<strong>au</strong>x, de la grande puissan<strong>ce</strong> islamique dont le chef était<br />

tenu pour le suc<strong>ce</strong>sseur du Prophète. Depuis longtemps déjà, les Français, les Anglais, les<br />

Allemands s’étaient établis politiquement, militairement, économiquement dans <strong>ce</strong>rtaines<br />

parties de l’Empire qui subit, à l’issue du premier conflit mondial, un véritable dépeçage mené<br />

en fonction des intérêts pétroliers, et dont ne subsista plus que l’Anatolie, convertie en Etat<br />

laïque !<br />

- Ce sont là les fameuses « humiliations » tellement reprochées <strong>au</strong>x « Croisés » par les<br />

islamistes. Elle sont incontestables, mais, je le rappelle, les Juifs et les chrétiens n’étaient<br />

« protégés », <strong>au</strong> sein de l’Empire ottoman, qu’à la condition de subir toute une série<br />

« d’humiliations » (sans parler du génocide arménien) qui les distinguaient du reste de la<br />

population et en faisaient des ressortissants inférieurs : paiement d’un tribut, interdiction de<br />

monter à cheval, d’exer<strong>ce</strong>r <strong>ce</strong>rtaines professions ou d’accéder (en dépit d’éclatantes<br />

ex<strong>ce</strong>ptions) à des fonctions politiques, port obligatoire de <strong>ce</strong>rtains vêtements, obligation de ne<br />

construire <strong>au</strong>cun édifi<strong>ce</strong> dont la h<strong>au</strong>teur dépasserait <strong>ce</strong>lle des mosquées, etc.<br />

-J. En somme, on a l’impression que les torts sont partagés et que <strong>ce</strong>s perpétuelles et<br />

mutuelles représailles ont empêché tout véritable dialogue s<strong>au</strong>f, en quelques périodes et lieux<br />

privilégiés, sur un plan culturel, et encore <strong>ce</strong>s échanges n’ont-ils malheureusement été suivis<br />

d’<strong>au</strong>cune traduction politique permettant de faire durablement la paix et de faire naître entre<br />

partenaires estime et respect réciproques.<br />

- A quelles conditions, selon vous, <strong>ce</strong>tte paix, <strong>ce</strong>tte estime et <strong>ce</strong> respect pourraient-ils<br />

s’inst<strong>au</strong>rer ?<br />

-J. On souligne à juste titre l’immense apport culturel littéraire, scientifique, artistique dont<br />

nous sommes redevables à l’islam, et en particulier <strong>au</strong>x Arabes et <strong>au</strong>x Persans. Mais -et c’est<br />

là une remarque capitale que nous avons déjà faite à propos de l’Occident et de l’ensemble de<br />

la (pré)humanité- on confond volontiers les créations « culturelles », qui peuvent briller de tous<br />

leurs feux <strong>au</strong> sein d’une « société » donnée, et son état « humain », moral et spirituel, qui peut<br />

simultanément présenter de multiples signes d’arriération. C’est pourquoi je répondrai à votre<br />

question avec une petite dose d’humour qui risque (je le reconnais volontiers !) de ne pas être<br />

appréciée de tous, que la condition, qui résume toutes les <strong>au</strong>tres et dont la réalisation<br />

permettrait un changement d’ambian<strong>ce</strong> radical et l’ouverture de pourparlers féconds, devrait<br />

être, selon moi, un <strong>ce</strong>rtain adoucissement des mœurs ! Je m’en explique plus en détail et je<br />

me sers, encore une fois, de notre schéma préféré ! Si l’islam renonçait complètement à sa<br />

« fa<strong>ce</strong> noire », c’est-à-dire à un vieux fond de primitivisme, de rudesse, parfois de s<strong>au</strong>vagerie<br />

hérité des anciennes traditions et coutumes bédouines et per<strong>ce</strong>ptible à travers un <strong>ce</strong>rtain<br />

machisme, l’attitude à l’égard des femmes et de la sexualité, s’il renonçait à des formes de<br />

brutalité et de violen<strong>ce</strong>s (déjà présentes, je le répète, <strong>au</strong>x origines) que l’on retrouve trop<br />

souvent dans les rapports avec les « infidèles », mais <strong>au</strong>ssi dans les pré<strong>ce</strong>ptes de la charia et<br />

dans leur mise en pratique, s’il rejetait <strong>ce</strong>tte sorte de « totalitarisme » théocratique plus ou<br />

moins fanatique, puritain et parfois cruel qui sévit dans trop de pays musulmans et qui<br />

contraint leurs habitants à se soumettre intégralement, dans tous les secteurs de leur vie<br />

publique et privée, à des lois inflexibles, sans leur laisser <strong>au</strong>cune liberté de choix et sous peine<br />

d’être considérés comme apostats, si la religion islamique ac<strong>ce</strong>ptait de s’affiner, de se raboter,<br />

de « s’humaniser », de montrer plus de toléran<strong>ce</strong> et de délicatesse, de respecter vraiment les<br />

droits et les libertés de l’homme et de la femme, elle ne couperait pas seulement l’herbe sous<br />

le pied d’un Occident qui prétend lui donner des leçons dans <strong>ce</strong> domaine alors que, derrière<br />

toute une façade de simulacres hypocrites et de comédie pseudo-démocratique et<br />

républicaine, il ne <strong>ce</strong>sse de les fouler <strong>au</strong>x… « pieds » précisément ( !), mais elle<br />

JEAN XXIV 171 Christian Singer


accompagnerait <strong>ce</strong>s modifications et <strong>ce</strong>s réformes spectaculaires d’un témoignage qui lui est<br />

propre, qui constitue son « capital » le plus précieux, dont elles garantiraient l’<strong>au</strong>thenticité et<br />

qu’elles rendraient lumineux et retentissant, <strong>ce</strong>lui qui exprime, depuis plus d’un millénaire, son<br />

sens du Sacré et sa foi en la Trans<strong>ce</strong>ndan<strong>ce</strong> divine, <strong>ce</strong>s fondements de toute véritable<br />

civilisation qui font terriblement déf<strong>au</strong>t à nos pays soi-disant avancés où l’on s’effor<strong>ce</strong> de<br />

rempla<strong>ce</strong>r la Personne absolue, congédiée et renvoyée à l’inexisten<strong>ce</strong>, par des superstitions<br />

débiles, des aberrations doctrinales ou « spirituelles » infantiles, des ersatz de religions<br />

complètement farfelus et délirants, des cultes de substitution vénérant la Scien<strong>ce</strong>, l’Art,<br />

l’Amour, etc., bref par toute une pacotille dérisoire ou dangereuse de « relatifs absolutisés »<br />

qui atteste <strong>au</strong> moins, et c’est notre seule consolation, de la nostalgie indéracinable d’une<br />

Présen<strong>ce</strong> qu’on s’est cru assez malin et assez évolué pour tenter de s’en passer.<br />

- Je me demandais si vous alliez un jour terminer votre phrase… ! Pouvons-nous, maintenant,<br />

élargir nos horizons jusqu’à l’Extrême-Orient ?<br />

-J. Bien sûr : tout le monde est con<strong>ce</strong>rné par l’œcuménisme, mais à condition de garder la<br />

tête froide. Il est bien évident que les « sagesses » de <strong>ce</strong>tte grande région de la planète se<br />

situent complètement en dehors des perspectives monothéistes que nous avons évoquées<br />

jusqu’à présent. Dans l’univers chinois, il s’agit de se conformer à la Nature (Tao), à la Société<br />

(confucianisme) ou à des Principes métaphysiques qui présentent le séjour sur Terre comme<br />

une sorte de malédiction à laquelle il f<strong>au</strong>t échapper le plus vite possible. Un engagement<br />

militant très déterminé, à plus forte raison révolutionnaire, destiné à changer en profondeur<br />

des données collectives politiques, sociales, économiques injustes ne peut que paraître<br />

superflu, insignifiant et, même, néfaste, dans la mesure où il détournerait l’individu du souci<br />

majeur et trans<strong>ce</strong>ndant tous les <strong>au</strong>tres que doit constituer pour lui son affranchissement du<br />

statut terrestre métaphysiquement insupportable qu’il est contraint de subir ici-bas. Il aspire à<br />

une délivran<strong>ce</strong> qui va le libérer d’un emprisonnement dans un Moi étouffant et douloureux, qui<br />

va « l’éveiller » à une forme d’existen<strong>ce</strong> supérieure, impersonnelle et infinie, qui lui conférera<br />

les dimensions du Cosmos et le fera participer à son essen<strong>ce</strong> « divine ». C’est en réaction<br />

contre <strong>ce</strong>s tendan<strong>ce</strong>s « démobilisatri<strong>ce</strong>s », propi<strong>ce</strong>s <strong>au</strong> maintien des inégalités et à<br />

l’exploitation des plus démunis, que se sont établis les régimes communistes.<br />

- … qui ont suscité, par exemple <strong>au</strong> Tibet, une opposition militante inhabituelle, dont le but<br />

n’était donc pas de se mesurer sur leur propre terrain avec des régimes honnis ou des<br />

envahisseurs tyranniques uniquement préoccupés de conquêtes matérielles, mais uniquement<br />

de les empêcher de nuire <strong>au</strong> pro<strong>ce</strong>ssus de « dégagement » terrestre qui conduit <strong>au</strong> ciel. Mais<br />

si un bouddhiste de type traditionnel, de stricte observan<strong>ce</strong>, et nourri <strong>au</strong>x plus anciennes<br />

sour<strong>ce</strong>s de sa philosophie est profondément hostile à la pensée et <strong>au</strong>x visées marxistes,<br />

surtout lorsqu’elles lui sont imposées par la for<strong>ce</strong>, il n’en demeure pas moins complètement<br />

étranger <strong>au</strong>x fondements d’une « spiritualité » monothéiste qu’il trouve aberrants et que je<br />

rappelle en quelques mots (rassurez-vous ; je ne vais pas me perdre en d’interminables<br />

divagations !) : la personnalisation croissante et le salut individuel et collectif d’êtres humains<br />

immortels qui, sous la conduite et l’inspiration d’un Dieu Créateur et Père, s’effectuent grâ<strong>ce</strong> à<br />

une relation de plus en plus intime avec le Créateur et à une action trans<strong>format</strong>ri<strong>ce</strong> exercée<br />

sur sa Création. Pour notre sage qui est, en fait, athée <strong>au</strong> sens où nous l’entendons, tout est<br />

marqué du s<strong>ce</strong><strong>au</strong> de la dépersonnalisation et de l’inexisten<strong>ce</strong> propre qui touchent Dieu <strong>au</strong>tant<br />

que les hommes et le reste de l’univers, <strong>ce</strong>s trois « partenaires » ne se distinguant que de<br />

manière provisoire et facti<strong>ce</strong> avant de se confondre dans un même Grand Tout promis à une<br />

éternelle impassibilité. Agir sur les sociétés ou sur la pseudo-réalité matérielle ne peut se<br />

justifier qu’en vue d’éliminer les obstacles qui se dresseraient sur le chemin conduisant à la<br />

fusion universelle. Mais s’intéresser <strong>au</strong>x illusions phénoménales en elles-mêmes, les prendre<br />

JEAN XXIV 172 Christian Singer


<strong>au</strong> sérieux et leur donner consistan<strong>ce</strong>, essayer de les changer et de les améliorer, <strong>ce</strong> n’est pas<br />

seulement perdre son temps en besognes parfaitement inutiles, c’est commettre une f<strong>au</strong>te<br />

grave, quoique réparable, puisque c’est aller à contre-courant d’une évolution né<strong>ce</strong>ssaire et<br />

inéluctable qu’on ne fait que retarder. De sorte que même <strong>ce</strong>rtaines pratiques « religieuses »<br />

(prières, méditations, vie commun<strong>au</strong>taire, ascèse, etc.) qui paraissent extérieurement<br />

ressembler <strong>au</strong>x nôtres s’en éloignent complètement par les finalités.<br />

-J. L’hindouisme, qui est un collectif de religions, semble, de prime abord, assez différent et<br />

be<strong>au</strong>coup plus diversifié et « coloré », avec son panthéon si peuplé et fertile en<br />

d‘innombrables avatars, avec la multiplicité de ses sanctuaires, de ses mythes et légendes<br />

sacrés, de ses rites et cérémonies, de <strong>ce</strong>rtaines formes de dévotion toutes pénétrées<br />

d’émotion et d’affectivité où le rapport avec la divinité s’humanise et se fait proche <strong>au</strong> point de<br />

sombrer parfois, comme en Occident, dans la superstition. Quel contraste avec un<br />

bouddhisme pur et dur, <strong>au</strong>stère et dépouillé ! Mais là encore, il ne f<strong>au</strong>t pas se leurrer. Le<br />

déterminisme implacable qui régit l’Univers, <strong>ce</strong>tte Loi de l’éternel retour qui le domine, <strong>ce</strong>tte<br />

Roue du destin qui, par définition, le fait indéfiniment tourner en rond sur lui-même, avec<br />

toutes les formes pittoresques qu’il charrie, font irrésistiblement penser <strong>au</strong> sort contraint des<br />

manèges de nos foires, chargés de figures et d’objets variés et brillants, qui, entraînés par la<br />

musique et par de joyeuses exclamations, donnent la fallacieuse impression d’un véritable et<br />

libre mouvement, alors qu’ils sont condamnés à décrire indéfiniment des « <strong>ce</strong>rcles vicieux »<br />

ressemblant fort à un immobilisme qui s’apparente lui-même de très près à la stagnation<br />

impuissante du bouddhisme et qui, menant à la résignation, fait apparaître comme<br />

théoriquement vain et pratiquement impossible tout effort révolutionnaire destiné à<br />

bouleverser de fond en comble les conditions inac<strong>ce</strong>ptables de notre existen<strong>ce</strong> terrestre.<br />

- Finalement, si nous n’avons rien de commun avec <strong>ce</strong>s « religions », il est impossible<br />

d’envisager la moindre collaboration avec elles…<br />

-J. Mais si… pourvu qu’on se limite, <strong>ce</strong> qui ne serait déjà pas si mal, à une action concrète<br />

fondée sur une éthique de portée universelle et sur des sentiments qui peuvent être<br />

unanimement partagés (comme la compassion bouddhiste ou le respect des anim<strong>au</strong>x), mais<br />

dont on ne se soucierait pas trop de savoir quels principes les inspirent et vers quelles finalités<br />

ils tendent. L’essentiel est qu’ils existent et qu’ils puissent donner lieu à une coopération<br />

organisée dont l’impact mondial serait considérable, non seulement dans ses effets pratiques<br />

et bénéfiques, mais dans les conscien<strong>ce</strong>s où pourrait naître un nouvel intérêt pour des<br />

« spiritualités » agissantes et, donc, <strong>au</strong>thentiques, capables de se con<strong>ce</strong>rter et de s’unir<br />

solennellement en vue d’une ultime tentative pour éviter une catastrophe sans retour. Il est,<br />

d’<strong>au</strong>tre part, évident qu’une fréquentation assidue et fructueuse entre Orient<strong>au</strong>x et<br />

Occident<strong>au</strong>x contribuerait à faire tomber nombre de préjugés et de malentendus, et à<br />

favoriser des rapprochements de fond inimaginables pour l’instant.<br />

- Oui, si toutes les religions du monde se donnaient la main, avant de la mettre à la pâte, pour<br />

faire entrer dans les mœurs planétaires, par exemple, un pré<strong>ce</strong>pte simple mais fondamental<br />

sur lequel tout le monde peut se mettre d’accord, tel que : « Ne fais pas à <strong>au</strong>trui <strong>ce</strong> que tu ne<br />

souhaites pas qu’il te fasse », un pas énorme serait franchi vers la paix universelle. Donc on<br />

met de côté les théories et les doctrines pour s’attacher à un « vouloir agir ensemble » qui, de<br />

manière paradoxale, pourrait un jour retentir sur elles bien plus effica<strong>ce</strong>ment que les débats<br />

trop discrets en petits comités de spécialistes, non pas, selon toute vraisemblan<strong>ce</strong>, pour<br />

parvenir à une véritable synthèse (quoique… on ne sait jamais !), mais pour faire ressortir, à<br />

déf<strong>au</strong>t d’un concordisme artificiel qu’il convient absolument d’éviter, des traits communs<br />

qu’on n’<strong>au</strong>rait pas encore dégagés ou soulignés de manière assez frappante. En tout cas, de<br />

JEAN XXIV 173 Christian Singer


notables progrès seraient <strong>ce</strong>rtainement effectués dans la compréhension, le respect et<br />

l’estime réciproques. Et je remarque <strong>au</strong>ssi que vous insistez toujours sur le côté visible,<br />

coordonné et spectaculaire des allian<strong>ce</strong>s et des complicités que vous désirez voir s’installer.<br />

-J. C’est vrai... en observant qu’il ne s’agit pas, dans mon esprit, de sacrifier à des effets<br />

publicitaires dérisoires, mais de provoquer un choc, de mettre les gens en fa<strong>ce</strong> de leurs<br />

responsabilités, de provoquer ou d’encourager un surs<strong>au</strong>t général des cœurs, des âmes, des<br />

intelligen<strong>ce</strong>s et des énergies qui ne connaisse <strong>au</strong>cune frontière géographique ou idéologique,<br />

même si l’initiative en revenait <strong>au</strong>x adeptes des différentes religions « occidentales ».<br />

- Pourrait-on aller encore plus loin et inclure dans le pacte et l’entente œcuméniques les<br />

incroyants de bonne volonté que l’on inviterait à y adhérer ?<br />

-J. Bien sûr, en sachant que <strong>ce</strong>rtains d’entre eux demeureraient totalement réfractaires à un<br />

tel engagement. Je fais allusion à <strong>ce</strong>ux qu’un père jésuite exhortait (sans grand succès,<br />

j’imagine !) à ne plus « penser que les croyants sont tous des béats invoquant le ciel ou des<br />

p<strong>au</strong>vres d’esprit se réfugiant dans la foi pour vivre ». Mais, après tout, des personnes <strong>au</strong>ssi<br />

bornées et bouchées se trouvent <strong>au</strong>ssi chez les protestants, les orthodoxes… et les<br />

catholiques. Inversement, <strong>ce</strong>rtains « athées » ou agnostiques pourraient rallier <strong>ce</strong> vaste<br />

mouvement <strong>au</strong> nom d’un humanisme qu’ils estiment pouvoir se suffire à lui-même et qui leur<br />

fournit assez de raisons de vivre et de se dévouer à la plus noble des c<strong>au</strong>ses, quelles que<br />

soient les convictions des <strong>au</strong>tres militants et les motivations de leur « soulèvement en<br />

masse ».<br />

- Nous voici arrivés <strong>au</strong> terme de nos entretiens qu’il a fallu mener tambour battant, compte<br />

tenu des délais très serrés qui nous étaient imposés, mais <strong>au</strong>xquels nous avons pu accorder,<br />

grâ<strong>ce</strong> à une grande souplesse d’horaires (s<strong>au</strong>f le jour où nous avons été envahis !), tout le<br />

temps qui était né<strong>ce</strong>ssaire pour les traiter convenablement, <strong>ce</strong> qui explique leur durée très<br />

inégale… Demain, vous entrez en conclave et je me demande si nos propos, largement<br />

diffusés dans une grande partie du monde, <strong>au</strong>ront une quelconque influen<strong>ce</strong> sur la<br />

désignation du nouve<strong>au</strong> pape. Tout <strong>ce</strong> que son prédé<strong>ce</strong>sseur a déjà réalisé et tous les vœux<br />

que nous avons exprimés pour l’avenir seront évidemment suspendus à ses dispositions<br />

personnelles. A <strong>ce</strong> sujet, je voudrais faire part des réactions, très nombreuses et souvent bien<br />

tranchées, que nous avons jusqu’à présent suscitées dans le public. Ce que je trouve épatant,<br />

c’est l’extrême diversité de nos correspondants. Parmi eux, on trouve des enfants de 13 ans<br />

<strong>au</strong>ssi bien que des personnes très âgées, qui s’expriment toutes avec la même ardeur. Elles<br />

représentent quasiment tous les secteurs de l’opinion, y compris les plus antagonistes, et,<br />

d’une <strong>ce</strong>rtaine manière, à travers <strong>ce</strong>tte cacophonie, s’exprime déjà la voix œcuménique que<br />

nous aimerions entendre s’amplifier <strong>au</strong> cours des années futures, tout en se clarifiant et en<br />

s’épurant, jusqu’à devenir un appel retentissant et irrésistible. Bien sûr, <strong>ce</strong>s interventions<br />

charrient, comme un torrent déchaîné, le plus admirable et le plus haïssable, le plus<br />

intéressant et le plus écoeurant Certains nous félicitent et nous remercient d’avoir exprimé<br />

leurs plus chères aspirations et se réjouissent que nous ayons pu le faire sur une TV d’Eglise,<br />

en soulignant le chemin parcouru depuis l’époque pas si lointaine où nous <strong>au</strong>rions été<br />

impitoyablement <strong>ce</strong>nsurés et condamnés, pour ne pas dire excommuniés !. D’<strong>au</strong>tres, qui<br />

n’approuvent pas l’ensemble des thèses que nous avons exposées ou qui marquent de fortes<br />

réti<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong>s, y trouvent <strong>ce</strong>pendant matière à une riche réflexion et apprécient également que<br />

nous ayons bénéficié d’une totale liberté de parole. A l’opposé, se situe un contingent de<br />

détracteurs qui se disent d’<strong>au</strong>tant plus horrifiés par nos discours qu’ils ont été tenus<br />

principalement par une cardinale, et ils nous accusent de brader le peu de religion qui<br />

subsiste encore, estimant que nous sommes encore plus dangereux que les adversaires<br />

JEAN XXIV 174 Christian Singer


officiels du christianisme puisque nous le dénaturons et l’empoisonnons de l’intérieur avec<br />

toute l’<strong>au</strong>torité, et donc l’efficacité, qui s’attachent à nos fonctions et, en particulier, <strong>au</strong>x<br />

vôtres. Il arrive même que vous soyez l’objet attaques spécialement abjectes, par exemple<br />

lorsqu’on déplore l’ac<strong>ce</strong>ssion des femmes <strong>au</strong>x plus h<strong>au</strong>tes missions d’Eglise en<br />

ajoutant :« Voilà <strong>ce</strong> qui se passe lorsqu’on ne les maintient pas dans des tâches obscures et<br />

subordonnées ». Inutile de préciser que <strong>ce</strong>s propos insultants sont, le plus souvent, formulés<br />

par de « bonnes » chrétiennes qui, se référant <strong>au</strong>x enseignements constants et <strong>au</strong>x pratiques<br />

séculaires de l’Eglise hiérarchique, estiment que chacun doit rester à la pla<strong>ce</strong> qui lui a été fixée<br />

par la Providen<strong>ce</strong> depuis les origines ! Mais il f<strong>au</strong>t admettre que la plupart des critiques, qui<br />

émanent visiblement de personnes de « bonne foi » et de bonne volonté, nous reprochent de<br />

ne pas avoir traité le sujet que nous avions nous-même annoncé, à savoir un bilan du<br />

pontificat de Jean XXIV !<br />

-J. Je comprends <strong>ce</strong>s objections et nous y avons déjà répondu. Mais il f<strong>au</strong>t croire que nos<br />

explications n’ont pas été satisfaisantes et qu’il convient d’y revenir en guise de conclusion. Je<br />

ferai d’abord remarquer que nous nous sommes étendus sur les réformes capitales introduites<br />

par le pape dans le fonctionnement de l’Eglise. Elles suffiraient à elles seules pour assigner à<br />

<strong>ce</strong> pontificat une pla<strong>ce</strong> tout à fait ex<strong>ce</strong>ptionnelle dans l’Histoire. Mais nous avons estimé<br />

qu’<strong>au</strong>-delà de <strong>ce</strong>s changements structurels considérables et de <strong>ce</strong>rtaines mesures ou<br />

initiatives spectaculaires qui ont connu, sur le moment et à juste titre, un formidable<br />

retentissement, <strong>ce</strong> qui s’est révélé encore bien plus important <strong>au</strong> cours de <strong>ce</strong>s années, par<strong>ce</strong><br />

qu’éventuellement porteur de trans<strong>format</strong>ions radicales qui ne relèvent plus de la simple<br />

organisation ou de l’actualité, mais qui engagent l’essen<strong>ce</strong> même du christianisme et son<br />

avenir, c’est l’émergen<strong>ce</strong>, courageusement voulue contre vents et marées par le pape, de<br />

nouve<strong>au</strong>x courants de pensée théologique propres à révolutionner les con<strong>ce</strong>pts et les<br />

comportements traditionnels figés, insuffisants ou erronés qui avaient généralement été les<br />

nôtres jusque là, fa<strong>ce</strong> <strong>au</strong>x données essentielles de la Foi, de l’Ecriture et de la Raison, fa<strong>ce</strong> <strong>au</strong>x<br />

relations pacifiques et constructives que nous devons établir avec l’ensemble de la Création,<br />

fa<strong>ce</strong>, enfin, à la prodigieuse destinée « itinérante » qui attend chacun de nous et qui, nous<br />

faisant traverser les temps et les mondes tout <strong>au</strong> long d’un périple jamais achevé, nous<br />

acheminera toujours plus près de Dieu en suivant une spirale as<strong>ce</strong>ndante dont les volutes se<br />

resserreront sur la Personne aimée sans se l’approprier ni subir sa capture… <strong>au</strong>ssi captivante<br />

soit-Elle !<br />

- Il nous a donc semblé, à tort ou à raison (c’est le futur qui nous départagera), que l’apport le<br />

plus précieux du pontificat qui vient de s’achever et sur lequel il fallait donc insister était<br />

l’apparition de <strong>ce</strong>s nouvelles perspectives qu’il convenait de décrire dans le détail. Nous<br />

affirmons que le plus grand mérite de Jean XXIV et la plus glorieuse de ses entreprises,<br />

pourtant multiples, fut d’approuver et de recommander vivement la diffusion et la discussion<br />

de vues inédites et subversives, de leur accorder une sympathie spontanée et un préjugé<br />

favorable, sans toutefois se pronon<strong>ce</strong>r à leur sujet, laissant à la grâ<strong>ce</strong> divine le soin (et le<br />

temps né<strong>ce</strong>ssaire !) d’opérer, dans les conscien<strong>ce</strong>s qui l’accueillent, le tri entre les inepties, les<br />

extravagan<strong>ce</strong>s, les aberrations pures et simples, et les propositions qui valaient la peine d’être<br />

soumises à un plus ample examen. C’est dans le même esprit que nous avons choisi, non pas<br />

de répéter une sorte de catéchisme assez conventionnel qui n’<strong>au</strong>rait pratiquement rien appris<br />

à personne, mais de faire connaître les positions, parfois extrêmement <strong>au</strong>dacieuses et propres<br />

à scandaliser les âmes faibles, qui sont défendues par <strong>ce</strong> qu’on peut appeler l’aile marchante<br />

de l’Eglise.<br />

J. Inexistante ou ultra-minoritaire il y a vingt ans, elle s’est considérablement renforcée et ne<br />

se compose plus, comme <strong>au</strong> début, d’une infime poignée de prétendus hurluberlus. Elle a<br />

JEAN XXIV 175 Christian Singer


commencé à acquérir ses lettres de noblesse et un <strong>ce</strong>rtain droit de cité. Car on s’est aperçu<br />

qu’elle ne compte pas seulement dans ses rangs quelques-uns de <strong>ce</strong>s provocateurs et<br />

imprécateurs, de <strong>ce</strong>s prophètes tonitruants à la Bloy ou à la Bernanos dont nous avons tant<br />

besoin pour nous faire bouger, mais <strong>au</strong>ssi une foule de gens « raisonnables » qui les ont pris<br />

<strong>au</strong> sérieux et qui poursuivent des recherches dans les voies qu’ils ont in<strong>au</strong>gurées.<br />

- Rappelons <strong>au</strong>ssi que <strong>ce</strong>s enquiquineurs n’ont jamais voulu se rebeller contre l’Eglise. Bien <strong>au</strong><br />

contraire, ils déclarent s’insérer dans une continuité, dans le prolongement et les effets d’une<br />

inspiration évangélique <strong>au</strong>ssi limpide que possible qui leur permettrait, disent-ils, de remédier<br />

à des archaïsmes, à des insuffisan<strong>ce</strong>s et à des failles, et même à des ruptures et à des<br />

déviations par rapport <strong>au</strong>x sour<strong>ce</strong>s <strong>au</strong>thentiques, qui ne se situeraient pas de leur côté<br />

puisque, selon eux, <strong>ce</strong> seraient les hiérarques tout <strong>au</strong>tant que les fidèles qui les <strong>au</strong>raient<br />

laissés s’établir et se perpétuer <strong>au</strong> sein de l’Institution et dans ses rapports avec la société<br />

« civile ». Les avancées qu’ils suggèrent, les propositions radicales qu’ils mettent en avant, leur<br />

compréhension différente ou, comme ils l’assurent, be<strong>au</strong>coup plus poussée de <strong>ce</strong>rtains<br />

grands mystères de la foi ou de <strong>ce</strong>rtains aspects fondament<strong>au</strong>x de la personne et de la<br />

condition humaines, bref tous <strong>ce</strong>s approfondissements et tous <strong>ce</strong>s bouleversements qu’ils<br />

préconisent en les présentant simplement comme une nouvelle étape dans l’explicitation du<br />

contenu initial de la Révélation, nous avons tenté d’en informer le grand public tout <strong>au</strong> long<br />

de nos entretiens, en usant de l’empathie né<strong>ce</strong>ssaire (et non préjudiciable !) à tout exposé<br />

honnête. A chacun de juger, d’abord si nous avons atteint notre objectif, ensuite si les thèses<br />

développées pour y parvenir sont valables en elles-mêmes et assez pertinentes pour constituer<br />

les pistes par où l’Eglise devra passer pour effectuer les mues indispensables qui l’attendent<br />

en tous domaines et qui conditionnent sa survie. Je terminerai en rappelant que toutes <strong>ce</strong>s<br />

recherches, là <strong>au</strong>ssi en conformité avec la volonté expresse du pape, se sont inscrites dans un<br />

contexte œcuménique et ont été menées avec un souci d’universalisme en dehors desquels<br />

elles n’ont <strong>au</strong>cune chan<strong>ce</strong> d’aboutir. Il ne me reste plus qu’à vous témoigner, chère Jeanne,<br />

toute la gratitude qu’appelle votre immense effort de réflexion… et à complimenter les<br />

<strong>au</strong>diteurs et téléspectateurs qui ont montré assez d’enduran<strong>ce</strong> pour nous accompagner tout<br />

<strong>au</strong> long d’un parcours difficile, aride et périlleux où n’ont manqué ni les embûches, ni les<br />

risques d’égarement. Et j’espère que nous <strong>au</strong>rons ultérieurement l’occasion de recommen<strong>ce</strong>r<br />

<strong>ce</strong>tte expérien<strong>ce</strong> avec notre interlocutri<strong>ce</strong> favorite, à condition, bien sûr, que le prochain pape<br />

ne l’enferme pas pour hérésie dans les cachots rest<strong>au</strong>rés de la Sainte Inquisition !<br />

-J. Vous minimisez be<strong>au</strong>coup votre participation à nos entretiens. Non seulement vous nous<br />

avez fait profiter de remarques et d’observations de votre cru, personnelles et originales, qui<br />

ont heureusement complété les miennes, mais vous m’avez aidée à préciser ma pensée et à<br />

ordonner mon discours en me ramenant <strong>au</strong>x lignes directri<strong>ce</strong>s que j’avais tendan<strong>ce</strong> à perdre<br />

de vue. Quant à mon sort personnel, j’ignore quel il sera, mais si j’y suis <strong>au</strong>torisée, je me ferai<br />

un plaisir et un devoir de répondre à une nouvelle invitation de votre part. Enfin, je suis ravie<br />

que vous ayez gardé pour la fin et mis ainsi en relief la préoccupation œcuménique, qui doit<br />

dominer et imprégner toutes nos prières et nos activités. Conscients que nous sommes<br />

encore très éloignés du but, nous ne pouvons que souscrire à l’interrogation angoissée, et<br />

pourtant teintée d’espéran<strong>ce</strong>, que formulait Julien Green dans son Journal en 1979 et qui n’a<br />

toujours pas reçu de réponse satisfaisante : « Quand donc les religions deviendront-elles enfin<br />

des traits d’union entre les êtres et non plus des raisons supplémentaires de s’exterminer ? ».<br />

Jeudi 23 septembre 2004<br />

JEAN XXIV 176 Christian Singer


Contacts :<br />

Cet ouvrage électronique est disponible gratuitement sur le site<br />

http://www.mutations-radicales.org<br />

La version papier est <strong>au</strong>ssi disponible gratuitement sur demande.<br />

Christian Singer<br />

La Thébaïde – 38 940 Roybon – Fran<strong>ce</strong><br />

Contact email sur :<br />

http://www.mutations-radicales.org/_Christian-Singer_.html<br />

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Pour nous soutenir, il est possible <strong>au</strong>ssi de payer pour <strong>ce</strong> <strong>livre</strong>, voir :<br />

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D’<strong>au</strong>tres ouvrages sont disponibles gratuitement (ou à prix de soutien)<br />

sous forme papier ou de fichiers pdf.<br />

Voir http://www.mutations-radicales.org<br />

Ouvrage électronique mis en forme par l’<strong>au</strong>teur en mars 2005<br />

JEAN XXIV 177 Christian Singer

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