Les Journées de linguistique Actes du XXIV colloque 4 et 5 mars ...

Les Journées de linguistique
Actes du XXIV e colloque
4 et 5 mars 2010
Université Laval
Québec
Sous la direction de Geneviève Bernard Barbeau, Caroline Gagné
et Guillaume Leblanc
Publication B - 231

© Centre interdisciplinaire de recherches sur les activités langagières
Tous droits réservés. Imprimé au Canada.
Dépôt légal (Québec) – 1er trimestre 2011
ISBN – 2-8919-288-9
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Avant-propos
Depuis 1986, l‟Association des étudiantes et étudiants inscrits en langues, linguistique
et traduction de l‟Université Laval, en étroite collaboration avec le Centre
interdisciplinaire de recherches sur les activités langagières, organise annuellement les
Journées de linguistique. Ce colloque, qui fournit aux étudiants des cycles supérieurs
d‟ici et d‟ailleurs une plateforme de choix pour partager les résultats de leurs travaux,
contribue activement à la réflexion critique sur les recherches actuelles dans tous les
domaines relatifs à la langue.
C‟est avec grande fierté que nous avons tenu les XXIV es Journées de linguistique les 4
et 5 mars 2010, et c‟est avec ce même sentiment que nous vous présentons les actes
de ce colloque, conclusion de deux journées scientifiques bien remplies.
Il va sans dire que l‟organisation d‟un tel événement n‟aurait été possible sans l‟appui de
nombreux commanditaires et collaborateurs. Nous tenons donc à remercier
chaleureusement tous ceux qui ont fait des XXIV es Journées de linguistique un succès.
Nous adressons nos premiers remerciements au Centre interdisciplinaire de recherches
sur les activités langagières qui, en plus d‟offrir un soutien constant au comité
organisateur, publie chaque année les actes du colloque. Plus particulièrement, un
grand merci à Gynette Tremblay, dont l‟aide et les conseils nous ont été précieux tout
au long de l‟organisation du colloque. Merci également à l‟Association canadienne de
traductologie, à l‟Association des étudiantes et étudiants inscrits en langues, linguistique
et traduction, à la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture
d‟expression française en Amérique du Nord, au Département de langues, linguistique
et traduction de l‟Université Laval, à la Faculté des lettres de l‟Université Laval, aux
éditions Nota Bene, à Linguatech Éditeur, au ministère de la Culture, des
Communications et de la Condition féminine, au ministère de l‟Éducation, du Loisir et du
Sport, aux Presses de l‟Université Laval, au Réseau de transport de la capitale, au
Secrétariat à la jeunesse du Québec, à Yves Bolduc, député de Jean-Talon, et à Zone
Université Laval.
En terminant, nous remercions également tous les participants et tous ceux qui ont
participé de près ou de loin au succès de cet événement, contribuant ainsi à maintenir la
tradition des Journées de linguistique à l‟Université Laval.
Bonne lecture!
Geneviève Bernard Barbeau, présidente des XXIV es Journées de linguistique
Caroline Gagné, vice-présidente des XXIV es Journées de linguistique
Guillaume Leblanc, membre du comité organisateur des XXIV es Journées de linguistique
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Table des matières
Avant-propos .......................................................................................................... 3
Origine fonctionnelle des troubles de langage dans la maladie de Parkinson :
différenciation des processus lexicaux et grammaticaux ........................................ 6
Noémie Auclair-Ouellet
La personne du nom propre : interprétation en contexte ...................................... 23
Agathe Cormier
L‟analyse syntaxique automatique du français : comparaison de la grammaire
générative et de la sémantique grammaticale ...................................................... 39
Maxime Gingras
Le multilinguisme au Liban ................................................................................... 55
Maya Ibrahim
Segmentation et analyse de diphtongues perçues en français québécois de
Québec et de Saguenay : résultats préliminaires ................................................. 61
Guillaume Leblanc
Qualité de la voix d‟enfants implantés cochléaires ............................................... 76
Clara Legendre
Implication de la mémoire procédurale dans la production de la parole : application
de règles phonotactiques dans la maladie de Parkinson ...................................... 93
Vincent Martel Sauvageau
Des stratégies de communication pour la ratification du public : le cas des
téléjournaux québécois ....................................................................................... 109
Eve Mercier
L‟emprunt lexical à l‟anglais dans le français des locuteurs bilingues de Sudbury
(Ontario) : contrainte ou enrichissement pour une langue minoritaire? .............. 120
Valérie Raymond
La traduction automatique entre langues proches :
les pronoms clitiques en italien et en français .................................................... 139
Lorenza Russo
La culture et les dictionnaires bilingues .............................................................. 153
Yasmina Sefrioui
4

« Quand le français traverse l‟Atlantique »
Le concept d‟histoire de la langue et ses enjeux dans le traitement
historiographique des variétés du français d‟Amérique du Nord......................... 165
Émilie Urbain
L‟anxiété langagière : un désavantage pour les étudiants provenant du « français
de base »? .......................................................................................................... 179
Jane Wilkinson
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Origine fonctionnelle des troubles de langage dans la maladie de Parkinson :
différenciation des processus lexicaux et grammaticaux
Noémie Auclair-Ouellet, Université Laval, Centre de recherche Université Laval Robert-Giffard
Joël Macoir, Université Laval, Centre de recherche Université Laval Robert-Giffard
Marion Fossard, Université Laval, Centre de recherche Université Laval Robert-Giffard
Sophie Chantal, Clinique des troubles du mouvement, Centre hospitalier affilié universitaire de Québec
Mélanie Langlois, Clinique des troubles du mouvement, Centre hospitalier affilié universitaire de Québec
Chantal Mérette, Université Laval, Université Laval, Centre de recherche Université Laval Robert-Giffard
Introduction
Selon le « Modèle Déclaratif/Procédural » (MDP), la mémoire entretient des liens étroits
avec le langage. Ce modèle stipule que le langage consiste en la mémorisation de
représentations sonores (le lexique) pouvant être combinées selon un ensemble de
règles (la grammaire). Selon cette perspective, le lexique dépend de la mémoire
déclarative (connaissances relatives aux mots et aux concepts), tandis que la grammaire
dépend de la mémoire procédurale (contrôle d‟habiletés motrices et cognitives). La
Maladie de Parkinson (MP) affecte spécifiquement les lobes frontaux et les ganglions de
la base, soit les structures cérébrales qui sous-tendent la mémoire procédurale. Selon le
MDP, les personnes affectées par la MP devraient donc éprouver des difficultés dans les
tâches impliquant l‟application de règles, comparativement aux tâches impliquant la
récupération d‟informations mémorisées « par cœur ». La présente étude a pour objectif
d‟investiguer les processus déclaratifs et les processus d'application de règles chez 25
personnes atteintes de la MP. Leur performance est comparée à celle de 25 personnes
contrôles appariées pour l‟âge, le sexe et la scolarité. Dans cet article, nous rapportons
les résultats obtenus dans des tâches de lecture de mots et de non-mots, ainsi que dans
des tâches de morphologie (conjugaison de verbes et de non-verbes, flexion d‟adjectifs et
de non-adjectifs). Ces tâches ont été choisies pour distinguer, au sein d‟un même
domaine linguistique, l‟application de processus procéduraux (ex. conjugaison de nonverbes)
de l‟application de processus déclaratifs (ex. conjugaison de verbes irréguliers).
De manière identique à ce qui avait été observé dans d'autres langues que l'anglais, les
résultats de cette étude ne permettent pas d'appuyer le MDP. Ils suggèrent cependant
que la faible performance relevée chez certains participants MP soit liée à un déficit des
fonctions exécutives plutôt qu'à un trouble procédural d'application de règles linguistiques.
État de la question
Depuis la fin des années soixante et la multiplication des recherches en sciences
cognitives, la mémoire est considérée comme un concept modulaire et multidimensionnel.
Ainsi, elle peut être subdivisée en différentes composantes selon la durée du maintien de
l‟information (mémoire à court et à long terme) et selon le mode d‟acquisition et la nature
des informations encodées (mémoires sémantique, lexicale et épisodique) (Baddeley,
2004; Gabrieli, 1998). Selon des modèles récents, la mémoire entretient des liens étroits
avec le langage. Ces modèles stipulent que le langage consiste en la mémorisation
d‟éléments de sens (le lexique) qui peuvent être combinés selon un ensemble de règles
(la grammaire) (Pinker et Jackendoff, 2005). Selon cette perspective, mise de l‟avant
notamment par Ullman (1997, 2004), la mémoire déclarative sous-tend la mémorisation
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de l‟association arbitraire existant entre une étiquette verbale (sonore ou orthographique)
et la signification du mot, tandis que la mémoire procédurale sous-tend les règles
d‟accord des noms, des adjectifs et de verbes, ainsi que la combinaison des éléments de
la phrase. Ce modèle, appelé Modèle Déclaratif/Procédural (MDP), intègre également des
notions neuroanatomiques associant chacun des deux modules de mémoire et leur
fonction langagière associée à des substrats cérébraux distincts. Ainsi, selon le MDP, la
mémoire déclarative serait sous-tendue par les régions temporo-pariétales tandis que la
mémoire procédurale serait sous-tendue par les lobes frontaux et les ganglions de la
base. Les appuis au MDP viennent d‟études expérimentales et d‟imagerie cérébrale
menées auprès de personnes souffrant de maladies neurodégénératives (Walenski,
Mostofsky et Ullman, 2007; Ullman, Corkin, Coppola, Hickok, Growdon, Koroshetz et
Pinker, 1997; Ullman, 2004), de troubles développementaux du langage (Ullman et
Pierpont, 2005) et d‟aphasie (Ullman, Pancheva, Love, Yee, Swinney et Hickok, 2005).
Parmi les maladies dégénératives, la maladie d‟Alzheimer et la maladie de Parkinson ont
fait l‟objet de plus d‟attention que les autres. La maladie d‟Alzheimer (MA) affecte
principalement les régions temporo-pariétales, laissant les structures sous-corticales et le
lobe frontal largement intacts, du moins dans les premiers stades de la maladie
(Brookshire, 2007). À l‟inverse, la maladie de Parkinson (MP) est une maladie
dégénérative affectant les ganglions de la base et le lobe frontal (Dujardin et Defebvre,
2007). Les manifestations symptomatiques de la MP sont entraînées par la
dégénérescence des cellules dopaminergiques de la substance noire. La carence en
dopamine qui en résulte nuit aux projections entre la substance noire et les ganglions de
la base (striatum – noyau caudé et putamen) et, par conséquent, aux projections entre
ceux-ci et le lobe frontal. Les répercussions sont observables au plan moteur, mais aussi
aux plans cognitif et affectif. Les principaux symptômes moteurs de la MP sont le
tremblement de repos, la rigidité et l‟hypokinésie (caractérisée par un ralentissement et
une réduction des mouvements volontaires ainsi que l‟instabilité posturale) (Dujardin et
al., 2007; Wolters, 2008). Au plan cognitif, on note des atteintes de la mémoire de travail,
de la mémoire épisodique, de l‟apprentissage procédural, ainsi que des fonctions
exécutives (Dujardin et al., 2007). La MA et la MP, affectant spécifiquement l‟un et l‟autre
des deux modules postulés par le MDP, permettent de mettre à jour d‟éventuelles
dissociations dans les performances appuyant la dissociation des mécanismes déclaratifs
et procéduraux.
À l‟heure actuelle, les études offrant des appuis au MDP ont surtout porté sur l‟analyse de
la morphologie verbale. L‟étude de ce domaine donne en effet l‟opportunité d‟examiner la
dissociation qui existe entre les processus réguliers (sous-tendus par la mémoire
procédurale) et les processus irréguliers (sous-tendus par la mémoire déclarative). En
anglais, la conjugaison des verbes réguliers au passé consiste en l‟ajout du suffixe « -ed »
au verbe (walk walked). La conjugaison des verbes irréguliers se fait par la
récupération de la forme fléchie (go went) en mémoire déclarative. Selon le MDP
(Walenski, Sosta, Cappa et Ullman, 2009), l‟application de la règle (ajout d‟un suffixe) est
un processus par défaut qui s‟applique automatiquement lorsque la mémoire déclarative
ne peut produire un output acceptable, soit en récupérant une forme mémorisée, soit en
générant une forme nouvelle par généralisation. Les études ayant examiné la
morphologie verbale chez les personnes atteintes de la MP rapportent des déficits dans la
conjugaison de verbes réguliers chez les patients présentant une hypokinésie sévère.
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Contrairement au profil rencontré chez les personnes souffrant de la maladie d‟Alzheimer,
la conjugaison des verbes irréguliers est préservée (Ullman et al., 1997, 2004).
Les études investiguant le MDP ont en majorité été menées auprès de populations
anglophones. Néanmoins, des études menées dans des langues différentes de l‟anglais
ont conduit à des résultats conformes aux hypothèses proposées par le MDP. Un article
récent offre un appui au MDP chez 12 sujets italiens souffrant de la MA (Walenski et al.,
2009) dont les résultats sont significativement moins bons que ceux du groupe contrôle
pour la conjugaison des verbes irréguliers. Des études ont également été menées auprès
de personnes francophones atteintes de la maladie de Huntington (MH), une autre
maladie affectant les ganglions de la base (Teichmann et al., 2005; Teichmann, Darcy,
Bachoud-Lévi et Dupoux, 2009). Les résultats de l‟étude de 2005 appuient le MDP tandis
que ceux de l‟étude de 2009 sont plus nuancés. Ils suggèrent que la relation entre les
ganglions de la base et l‟application de règles est très complexe et que davantage de
recherches sont nécessaires afin de clarifier cette relation.
Les résultats obtenus par certains chercheurs auprès de sujets de langue anglaise ne
permettent pas d‟appuyer le MDP (Longworth, Tyler et Marslen-Wilson, 2003; Longworth,
Keenan, Barker, Marslen-Wilson et Tyler, 2005). Ainsi, Longworth et ses collègues (2005)
étudient l‟application de règles morphologiques flexionnelles chez 7 personnes atteintes
d‟un dommage cérébral sous-cortical, 15 personnes atteintes de la MP, 10 personnes
atteintes de la MH et 8 personnes neurologiquement saines (groupe contrôle). Les
auteurs ne trouvent aucune évidence d‟une association constante entre les dysfonctions
striatales et une altération sélective du traitement morphologique des verbes réguliers,
suggérant que les ganglions de la base ne sont pas essentiels pour traiter la séquence
des morphèmes du passé régulier (tant en compréhension qu‟en production).
L‟application du MDP à d‟autres langues, telles que le grec (Terzi, Papapetropoulos et
Kouvelas, 2005), l‟allemand (Penke, Janssen, Indefrey et Seitz, 2005; Penke et
Westermann, 2006) et le néerlandais (Penke et Wetsermann, 2006; Colman, Koerts, van
Beilen, Leenders, Post et Bastiaanse, 2009), s‟est également heurtée à certains
problèmes.
En grec, Terzi et ses collègues (2005) ne trouvent aucune différence entre les participants
atteints de la MP (n=27) et les participants du groupe contrôle (n=27) dans toutes les
tâches investiguées (conjugaison de différents types de verbes au passé et appariement
phrase passive/image). Pour la morphologie verbale, les auteurs expliquent les résultats
par le fait qu‟en grec, aucune flexion au passé n‟est le résultat de la récupération d‟un
item en mémoire déclarative qui ne fasse intervenir l‟application d‟une règle grammaticale.
Autrement dit, en grec, l‟application de règles (et donc la mémoire procédurale) intervient
aussi dans la conjugaison de verbes irréguliers. Selon ces auteurs, les difficultés
rencontrées par les personnes atteintes de la MP viendraient plutôt d‟une diminution
générale des ressources cognitives ou d‟un problème au niveau des fonctions exécutives.
En allemand, Penke et ses collègues (2005, 2006) n'objectivent aucun déficit spécifique
pour les verbes réguliers chez les personnes atteintes de la MP. De plus, les résultats de
l‟étude de 2006 indiquent que la plupart des participants présentent plutôt des difficultés
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pour les verbes irréguliers. Selon eux, ces résultats indiquent que la conjugaison des
verbes n‟est pas le résultat d‟un processus dualistique faisant intervenir deux
composantes tout à fait distinctes, mais plutôt d‟un processus largement distribué dans le
cerveau qui fait en sorte qu‟une atteinte, bien que localisée, ne peut pas altérer une seule
partie du processus en laissant l‟autre intacte. Ces auteurs adoptent donc une approche
connexionniste ou unitaire.
Enfin, des études ont également été menées auprès de personnes néerlandophones. En
2009, Colman et ses collègues étudient l‟application de règles chez 28 personnes
atteintes de la MP et 28 sujets contrôles appariés pour l‟âge, le sexe et la scolarité. Dans
cette étude, les participants doivent conjuguer 10 verbes réguliers et 10 verbes irréguliers
appariés pour la fréquence du lemme et pour la transitivité. Les verbes sont présentés à
plusieurs reprises, dans plusieurs conditions différentes (ex. production d'un verbe à
l‟infinitif vs conjugué, production d'un verbe dans une proposition principale vs
subordonnée, etc.). Chaque verbe à conjuguer, présenté dans une phrase, est
accompagné d‟une illustration. Les verbes réussis par tous les participants des deux
groupes sont exclus des analyses. Une échelle d‟habileté de conjugaison de verbes est
ensuite construite sur la base des performances des participants, tous types de verbes
confondus. Les participants du groupe MP obtiennent un score moins élevé que ceux du
groupe contrôle à l‟échelle d‟habileté de conjugaison de verbes. Ces résultats ne
permettent cependant pas d‟appuyer le MDP puisque les auteurs n'identifient pas de
déficit spécifique de la mémoire procédurale affectant uniquement les verbes réguliers.
Colman et ses collègues (2009) rappellent que la dégénérescence des ganglions de la
base n‟affecte pas uniquement le langage, mais aussi les fonctions exécutives et que,
selon eux, le déficit observé pour la conjugaison des verbes réguliers et irréguliers serait
plutôt attribuable à un trouble de nature exécutive.
Le domaine linguistique qui a été le plus étudié pour l‟application de règles est la
morphologie flexionnelle. Pourtant, il existe d‟autres domaines linguistiques dans lesquels
il est possible de différencier les processus d‟application de règles des processus de
récupération d‟items mémorisés « par cœur ». C‟est le cas notamment de la lecture. En
effet, selon les modèles cognitifs à deux voies de la lecture à voix haute (Marshall et
Newcombe, 1973) la voie « lexicale sémantique » ou « voie d‟adressage » est utilisée
pour lire des mots familiers via des processus de récupération en mémoire déclarative de
la représentation orthographique correspondant au mot écrit puis d'activation de la forme
sonore qui y correspond. La deuxième voie dite « voie non lexicale » ou « voie
d‟assemblage » est utilisée pour lire les mots non familiers ou les non-mots (ex. taleil) via
des processus d'application de règles permettant de mettre en correspondance les
graphèmes (lettres) du mot écrit avec les phonèmes (sons) correspondants.
Les processus de lecture de la voie « lexicale sémantique » sont dits « globaux »
puisqu‟ils font appel à la récupération d‟un item idiosyncratique dans son entièreté, sans
avoir à le décomposer en plus petites parties pour l‟analyser. Ces processus seraient
donc sous-tendus par la mémoire déclarative. Les processus de lecture de la voie « non
lexicale » sont dits « analytiques » puisqu‟ils nécessitent d‟établir une correspondance
entre chaque graphème du mot et la forme sonore qui lui correspond. L‟établissement de
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cette correspondance se base sur un ensemble de règles et seraient donc sous-tendus
par la mémoire procédurale.
Dans une étude récente (Macoir, Fossard, Saint-Pierre et Auclair-Ouellet, en préparation)
nous rapportons le cas de M. FG, qui présente une dyslexie phonologique secondaire à
un accident vasculaire cérébral. Ce type de dyslexie est caractérisé par une atteinte
isolée de la voie non lexicale affectant uniquement la lecture des mots non familiers et
des non-mots. Alors que sa performance est identique à celle des sujets contrôles dans
les tâches de lecture de mots, FG présente d'importantes difficultés lorsqu'il doit appliquer
les règles de correspondance « graphème-phonème » dans une tâche de lecture de nonmots
présentant des suites graphémiques sensibles au contexte (ex. règles du S
intervocalique qui se prononce /z/). Ces résultats sont compatibles avec une hypothèse
procédurale plutôt que phonologique de ce type de dyslexie
Étude expérimentale
Dans le but de clarifier les apports de la mémoire procédurale et de la mémoire
déclarative dans le domaine du langage, nous avons mené une étude auprès de 25
personnes franco-québécoises atteintes de la maladie de Parkinson. Cette étude propose
d‟étendre le MDP à un ensemble de domaines linguistiques, incluant la morphologie
verbale et adjectivale ainsi que la lecture des mots et des non-mots. À notre
connaissance, il s‟agit de la première étude portant sur l‟application du MDP auprès de
personnes francophones atteintes de la MP. Les tâches employées visent à investiguer la
présence de différences entre les participants du groupe expérimental et du groupe
contrôle au niveau des processus déclaratifs et procéduraux. En effet, le MDP prédit que
la performance des participants du groupe expérimental sera moins bonne que celle des
participants du groupe contrôle pour les items qui nécessitent l‟application d‟une règle
(ex. conjugaison des verbes en « -er »). La performance devrait par contre être
comparable entre les deux groupes pour les items qui nécessitent le rappel d‟un contenu
qui est récupéré tel quel en mémoire (ex. conjugaison des verbes irréguliers appris « par
cœur » : refaire ils refont ils referont). Cette étude vise également à identifier
d‟éventuelles différences dans la performance des participants des deux groupes selon la
complexité et la nature de la tâche ainsi que d‟autres distinctions plus fines à l‟intérieur
même des tâches.
Méthodologie
Participants
Vingt-cinq personnes atteintes de la MP ont été recrutées par leur neurologue traitante
(collaboratrice au projet) pour participer à cette étude et former le groupe expérimental.
Elles ont ensuite été contactées pour leur fournir toutes les informations relatives au projet
et pour la prise d‟un premier rendez-vous. Les critères d‟inclusion sont : 1) présence d‟un
symptôme akinéto-rigide ou de tremblement de repos ou les deux; 2) MP diagnostiquée
depuis au moins trois ans. Les critères d'exclusion sont : 1) histoire de démence, de
traumatisme crânien ou de maladie cérébrovasculaire; 2) syndrome parkinsonien
découlant de la prise chronique de neuroleptiques ou d‟autres troubles dégénératifs;
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3) histoire de troubles neurologiques ou psychiatriques; 4) histoire de délirium au cours
des six derniers mois; 5) épisode de dépression majeure, telle qu'établi à l'inventaire de la
dépression de Beck; 6) histoire de consommation abusive d'alcool ou de drogues selon
les critères du DSM-IV; 7) troubles importants et non corrigés de la vue et/ou de l'audition.
Vingt-cinq personnes neurologiquement saines ont été recrutées auprès des proches des
personnes atteintes de la MP, par le bouche-à-oreille et par le biais d‟une banque de
participants volontaires pour former le groupe de comparaison. Les participants des deux
groupes ont été appariés pour l‟âge, le sexe et la scolarité. Les critères d‟exclusion sont
identiques à ceux du groupe expérimental.
Tableau 1
Caractéristiques socio-démographiques des participants
Caractéristique Groupe expérimental Groupe contrôle
Âge moyen (é.t.) 64,16 (8,552) 64,44 (8,756)
Nombre moyen d‟années
de scolarité (é.t.)
12,56 (4,388) 12,92 (4,252)
Durée moyenne de la 8,54 (4,107) -
maladie (é.t.)
Sexe (h : f) (17 : 8) (17 : 8)
Latéralité (d : g) (20 : 5) (24 : 1)
Matériel et procédure
Les participants du groupe expérimental ont été rencontrés à deux reprises, environ deux
heures chaque fois. Les participants du groupe contrôle ont été rencontrés à une seule
reprise pendant environ deux heures. Les rencontres ont eu lieu au domicile du
participant ou à l‟Université Laval. Une compensation de 20 $ était remise aux personnes
qui se déplaçaient afin de couvrir leurs frais de déplacement et de stationnement.
A) Évaluation de la morphologie flexionnelle
1) Conjugaison à la 3 ème personne du pluriel du présent de l'indicatif et du futur de 12
verbes irréguliers, de 12 verbes réguliers à consonne finale permanente (CP) et de 12
verbes réguliers à consonne finale alternée (CA) appariés en longueur et en fréquence
lexicale selon l‟échelle de fréquence de Baudot (1992). Les formes conjuguées des
verbes irréguliers (ex. refaire) ne peuvent être obtenues par l'application de règles et sont
donc récupérées telles quelles (ex. refont) en mémoire déclarative. Par opposition, les
formes conjuguées des verbes réguliers à consonne finale permanente (CP) (ex. pousser
– le /s/ final de la racine /pus/ est toujours présent) et à consonne finale alternée (CA)
(ex. abattre – le /t/ final de la racine /abat t / est dit flottant puisque sa prononciation dépend
du contexte flexionnel, ex. non-association à la 3 ème personne du pluriel du présent de
l‟indicatif /ilzabat/ vs prononciation à la 3 ème personne du pluriel du futur de l‟indicatif
/ilzabat /) sont obtenues par l'activation de la racine verbale dans le lexique et par
l'application de règles phono-morphologiques et/ou morphologiques (Macoir et Béland,
1998). Les mêmes tâches de conjugaison ont été effectuées sur 24 non-verbes de même
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longueur et construits selon la même finale que les verbes réguliers. Par exemple, le
verbe placer (/plase/), qui a une consonne finale permanente, et le verbe finir (/fini /), qui
a une consonne finale alternée, ont servi de base à la construction respective des nonverbes
gricer (/grise/) (se conjuguant ils gricent au présent et ils griceront au futur) et
bounir (/buni /) (se conjuguant ils bounissent ou ils bounent au présent et ils bouniront au
futur). La tâche comprend donc un total de 120 stimuli : 36 verbes et 24 non-verbes x 2
conjugaisons.
2) Flexion en genre de 5 adjectifs irréguliers, de 12 adjectifs à consonne permanente (CP)
et de 12 adjectifs à consonne alternée (CA) appariés en longueur. Seuls les adjectifs à
CA et à CP ont été appariés en fréquence lexicale selon l‟échelle de fréquence de Baudot
(1992). Les formes du masculin et du féminin de quelques adjectifs irréguliers ne peuvent
être obtenues par l'application de règles et sont récupérées telles quelles (ex. fou/folle) en
mémoire déclarative dans le lexique. D‟autre part, la majorité des adjectifs en français ont
une CP et sont dits sans alternance puisque leur forme sonore est identique au masculin
et au féminin (ex. modeste). Aucune application de règle n‟est nécessaire pour leur
production qui ne requiert que la récupération de la forme sonore dans le lexique mental.
Enfin, de nombreux autres adjectifs ont une CA et leur production est obtenue par
l‟activation lexicale de la racine et par l‟application d‟une règle phono-morphologique
d‟association ou effacement de la consonne finale à cette racine (ex. la forme du masculin
de heureux (racine = heureu z ou le /z/ final est dit flottant) requiert la non-prononciation de
la consonne /z/ sous-jacente alors que cette consonne doit être prononcée dans la forme
du féminin (heureuse)) (Macoir et Béland, 1998). Les mêmes tâches d‟accord en genre
ont été effectuées avec 24 non-adjectifs construits selon la même finale que les adjectifs
à CP et à CA. Par exemple, l‟adjectif à consonne permanente (i.e. qui est identique au
masculin et au féminin) modeste (/m dɛst/) a servi de base à la construction du nonadjectif
boudeste (/budɛst/). L‟adjectif à consonne alternée (i.e. qui subit une flexion
suivant l‟application d‟une règle au féminin) nocif / nocive (/n sif/ - /n siv/) a servi de base
à la construction du non-adjectif cracif / cracive (/k asif/ - /k asiv/). La tâche comprend
donc un total de 108 stimuli : 30 adjectifs et 24 non-adjectifs x 2 flexions (passage du
masculin au féminin et vice versa).
Les stimuli des deux tâches ont été présentés en ordre pseudo-aléatoire par écrit à
l'aide du logiciel PowerPoint. Chaque stimulus était inséré dans une phrase porteuse lue
à voix haute par l‟examinateur : « Il est chanceux. Elle est… » (réponse attendue :
chanceuse).
B) Évaluation de la lecture
Pour l‟évaluation de la lecture, les participants ont été soumis à une tâche comprenant 66
mots et 66 non-mots (total = 132 stimuli) contrôlés pour la longueur et la complexité de la
règle de correspondance « graphème-phonème ». Afin de varier la complexité des règles
de correspondance graphème-phonème et d‟isoler l‟apport du lexique, trois types de
mots ont été proposés aux participants : 10 mots et non-mots requérant l‟application d‟une
règle simple où à chaque graphème correspond un phonème unique (par exemple le mot
banal et le non-mot linal); 56 mots et non-mots requérant l‟application d‟une règle
complexe impliquant la prise en compte de l'environnement immédiat des graphèmes
12

(graphèmes AIL, EIL, EUIL, OUIL; règle contextuelle pour la lettre « S » (placée entre
deux voyelles se prononce /z/); règle contextuelle pour les lettres « G » et « C » suivies
de A, O, U (se prononcent respectivement /g/ et /k/) ou suivies de I ou E (se prononcent
respectivement /ʒ/ et /s/)). Les stimuli de chacune des listes ont été présentés en ordre
pseudo-aléatoire à l‟aide du logiciel PowerPoint.
Résultats
Tâche de morphologie verbale
La tâche de morphologie verbale comprend les quatre conditions suivantes : 1) verbes à
conjuguer au futur avec une amorce au présent; 2) verbes à conjuguer au présent avec
une amorce au futur; 3) non-verbes à conjuguer au futur avec une amorce au présent;
4) non-verbes à conjuguer au présent avec une amorce au futur. Les résultats obtenus
dans chacune des conditions ont été comparés entre les deux groupes à l‟aide d‟un test-t
de Student.
Dans la première condition (verbes à conjuguer au futur avec une amorce au présent), le
score total des participants du groupe expérimental ne diffère pas significativement de
celui du groupe contrôle (voir tableau 2). De plus, les résultats pour les trois sous-types de
verbes ne sont pas statistiquement différents entre les deux groupes. Les verbes les
mieux réussis sont les verbes réguliers, pour lesquels l‟ensemble des participants des
deux groupes ont eu une performance parfaite. Les verbes les moins bien réussis sont les
verbes irréguliers.
Tableau 2
Score obtenu à la tâche de conjugaison de verbes du présent vers le futur
Tâche
Score moyen du
groupe MP (é.t.)
Score moyen du
groupe contrôle (é.t.)
Valeur de p
Score total (n=36) 29, 60 (6,096) 30,62 (3,818) 0,276
Verbes
(n=12)
réguliers
12 (0) 12 (0) -
Verbes à consonne
finale alternée (n=12)
9,04 (3,646) 10,48 (1,939) 0,069
Verbes
(n=12)
irréguliers
8,56 (2,770) 8,44 (2,534) 0,845
Dans la deuxième condition (verbes à conjuguer au présent avec une amorce au futur), le
score total des participants du groupe expérimental ne diffère pas significativement de
celui du groupe contrôle au plan statistique (voir tableau 3). De plus, les résultats pour les
trois sous-types de verbes ne sont pas statistiquement différents entre les deux groupes.
Les verbes les mieux réussis sont les verbes réguliers, pour lesquels les participants du
groupe expérimental ont presque tous eu une performance parfaite (23 participants sur
25), tandis que la performance des participants du groupe contrôle est parfaite. Dans
cette condition aussi, les verbes les moins bien réussis sont les verbes irréguliers.
13

Tableau 3
Score obtenu à la tâche de conjugaison de verbes du futur vers le présent
Tâche
Score moyen du
groupe MP (é.t.)
Score moyen du
groupe contrôle
(é.t.)
Valeur de p
Score total (n=36) 32,52 (4,891) 33,32 (2,688) 0,467
Verbes
(n=12)
réguliers
11,92 (0,277) 12 (0) 0,161
Verbes à consonne
finale alternée (n=12)
10,60 (2,693) 11,08 (1,412) 0,385
Verbes
(n=12)
irréguliers
9,76 (2,368) 10,24 (1,786) 0,374
Dans la troisième condition (non-verbes à conjuguer au futur avec une amorce au
présent), le score total des participants du groupe expérimental n‟est pas différent de celui
du groupe contrôle (voir tableau 4). De plus, les résultats pour les deux sous-types de
non-verbes ne sont pas statistiquement différents entre les deux groupes.
Tableau 4
Score obtenu pour la conjugaison de non-verbes du présent vers le futur
Tâche
Score moyen du
groupe MP (é.t.)
Score moyen du
groupe contrôle
(é.t.)
Valeur de p
Score total (n=24) 23, 00 (1,445) 22,63 (1,813) 0,391
Non-verbes réguliers
(n=12)
11,67 (0,637) 11,25 (1,294) 0,144
Non-verbes à
consonne
alternée (n=12)
finale 11,38 (1,209) 11,38 (0,875) 1,000
Dans la dernière condition (non-verbes à conjuguer au présent avec une amorce au
futur), les participants des deux groupes ont obtenu des scores plus faibles. Cependant,
comme dans les trois autres conditions, le score total des participants du groupe
expérimental ne diffère pas significativement de celui du groupe contrôle (voir tableau 5).
De plus, les résultats pour les deux sous-types de non-verbes ne sont pas statistiquement
différents entre les deux groupes.
14

Tableau 5
Score obtenu pour la conjugaison de non-verbes du futur vers le présent
Tâche
Score moyen du
groupe MP (é.t.)
Score moyen du
groupe contrôle
(é.t.)
Valeur de p
Score total (n=24) 14,38 (4,726) 14,29 (5,960) 0,956
Non-verbes réguliers
(n=12)
8,83 (3,319) 8,04 (3,689) 0,431
Non-verbes à
consonne
alternée (n=12)
finale 5,54 (3,050) 6,25 (3,326) 0,453
Tâche de morphologie adjectivale
La tâche de morphologie adjectivale comprend quatre conditions : 1) adjectifs à accorder
au féminin avec une amorce au masculin; 2) adjectifs à accorder au masculin avec une
amorce au féminin; 3) non-adjectifs à accorder au féminin avec une amorce au masculin;
4) non-adjectifs à accorder au masculin avec une amorce au féminin. Les résultats
obtenus dans chacune des conditions ont été comparés entre les deux groupes à l‟aide
d‟un test-t de Student.
Dans la première condition (adjectifs à accorder au féminin avec une amorce au
masculin), le score total des participants du groupe expérimental ne diffère pas
significativement de celui du groupe contrôle (voir tableau 6). De plus, les résultats pour
les trois sous-types d‟adjectifs ne sont pas statistiquement différents entre les deux
groupes.
Tableau 6
Score obtenu à la tâche d’accord d’adjectifs du masculin vers le féminin
Tâche
Score moyen du
groupe MP (é.t.)
Score moyen du
groupe contrôle
(é.t.)
Valeur de p
Score total (n=30) 29,04 (1,541) 29,32 (1,282) 0,474
Adjectifs réguliers
(CP) (n=12)
11,84 (0,473) 11,80 (0,500) 0,788
Adjectifs sousréguliers
(CA) (n=12)
11,48 (0,963) 11,76 (0,831) 0,317
Adjectifs
(n=6)
irréguliers
5,72 (0,542) 5,76 (0,436) 0,746
Dans la deuxième condition (adjectifs à accorder au masculin avec une amorce au
féminin), le score total des participants du groupe expérimental n‟est pas significativement
différent de celui du groupe contrôle (voir tableau 7). De plus, il n‟y a pas de différence
entre les deux groupes au niveau des résultats pour les trois sous-types d‟adjectifs.
15

Tableau 7
Score obtenu à la tâche d’accord d’adjectifs du féminin vers le masculin
Tâche
Score moyen du
groupe MP (é.t.)
Score moyen du
groupe contrôle
(é.t.)
Valeur de p
Score total (n=30) 29,32 (0,852) 29,24 (0,879) 0,664
Adjectifs réguliers
(CP) (n=12)
11,88 (0,332) 11,84 (0,374) 0,574
Adjectifs sousréguliers
(CA) (n=12)
11,80 (0,408) 11,68 (0,690) 0,417
Adjectifs
(n=6)
irréguliers
5,64 (0,490) 5,72 (0,458) 0,574
Dans la troisième condition (non-adjectifs à accorder au féminin avec une amorce au
masculin), le score total des participants du groupe expérimental ne diffère pas
significativement de celui du groupe contrôle (voir tableau 8). De plus, les résultats pour
les deux sous-types de non-adjectifs ne sont pas statistiquement différents entre les deux
groupes.
Tableau 8
Score obtenu à la tâche d’accord de non-adjectifs du masculin vers le féminin
Tâche
Score moyen du
groupe MP (é.t.)
Score moyen du
groupe contrôle
(é.t.)
Valeur de p
Score total (n=24) 22,83 (1,633) 22,79 (1,793) 0,938
Non-adjectifs
réguliers (CP) (n=12)
11,42 (0,974) 11,71 (0,550) 0,200
Non-adjectifs sousréguliers
(CA) (n=12)
11,42 (1,018) 11,08 (1,530) 0,382
Enfin, dans la dernière condition (non-adjectifs à accorder au masculin avec une amorce
au féminin), le score total des participants du groupe expérimental ne diffère pas
significativement de celui du groupe contrôle (voir tableau 9). De plus, les résultats pour
les deux sous-types de non-adjectifs ne sont pas statistiquement différents entre les deux
groupes.
16

Tableau 9
Score obtenu à la tâche d’accord de non-adjectifs du masculin vers le féminin
Tâche
Score moyen du
groupe MP (é.t.)
Score moyen du
groupe contrôle
(é.t.)
Valeur de p
Score total (n=24) 22,00 (2,147) 21,42 (3,412) 0,455
Non-adjectifs
réguliers (CP) (n=12)
10,83 (1,435) 10,71 (2,216) 0,807
Non-adjectifs sousréguliers
(CA) (n=12)
11,17 (1,129) 10,71 (1,574) 0,229
Tâche de lecture
La tâche de lecture comporte deux conditions : 1) lecture de mots et 2) lecture de nonmots.
Les résultats obtenus dans chacune des conditions ont été comparés entre les
deux groupes à l‟aide d‟un test-t de Student.
Dans les deux conditions, le score total des participants du groupe expérimental ne diffère
pas significativement de celui du groupe contrôle (voir tableau 10). Bien que le score soit
plus faible dans la tâche de lecture de non-mots, celui-ci l‟est dans les deux groupes.
Tâche
Lecture
(n=66)
des mots
Lecture des nonmots
(n=66)
Tableau 10
Score obtenu à la tâche de lecture
Score moyen du
groupe MP (é.t.)
Conclusion de l’étude expérimentale
Score moyen du
groupe contrôle
(é.t.)
Valeur de p
65,04 (1,369) 65,64 (0,7) 0,070
54,32 (8,445) 56,72 (5,054) 0,175
Les résultats obtenus au terme de cette étude ne permettent pas d‟appuyer les
hypothèses soutenues par le modèle déclaratif/procédural. L‟absence de différence entre
les performances des participants du groupe expérimental et celles du groupe contrôle
dans les trois domaines linguistiques étudiés remet en question l‟existence d‟un déficit
d‟application de règle chez les personnes atteintes de la maladie de Parkinson. De plus,
ce sont les items irréguliers impliquant la récupération en mémoire de mots déjà fléchis
qui ont été les moins bien réussis. Ces résultats sont similaires à ceux récemment
rapportés dans d‟autres études (Longworth et al., 2003, 2005; Terzi et al., 2005; Penke et
al., 2005, 2006; Colman et al., 2009).
La prise en compte de certains facteurs propres aux participants (par exemple, le degré
de sévérité de la maladie, le nombre d‟années avec le diagnostic de MP) pourrait
17

éventuellement permettre d‟identifier des sous-groupes de participants ayant un déficit
d‟application de règles linguistiques (Ullman et al., 1997, 2004). La poursuite de l‟étude
sera consacrée à l‟établissement de corrélations éventuelles entre la présence de
troubles exécutifs et des difficultés accrues d‟application de règles. D‟autre part, l‟analyse
qualitative des erreurs permettra également d‟objectiver de possibles différences entre les
deux groupes quant aux processus en cause dans l‟application des règles procédurales.
Discussion
L‟existence d‟un déficit d‟application de règles linguistiques chez les personnes atteintes
de la MP demeure controversée. Considérant que le langage et la mémoire sont
intimement liés, le MDP soutient qu‟une atteinte aux structures cérébrales sous-tendant la
mémoire procédurale se traduit par un déficit d‟application de règles linguistiques (Ullman
et al., 1997, 2004). Toutefois, les structures liées à la mémoire procédurale, soit les lobes
frontaux et les ganglions de la base, sont également impliquées dans d‟autres processus
mentaux, notamment dans les fonctions exécutives (Leh, Petrides et Strafella, 2010). Les
fonctions exécutives réfèrent à la capacité de planifier, d‟initier et de contrôler des
comportements qui sont dirigés vers un but, et ce, en ayant la flexibilité d‟ajuster ces
comportements lorsque de nouvelles informations sont présentées (McKinlay, Grace,
Dalrymple-Alford et Roger, 2010). De manière plus générale, les fonctions exécutives
nous permettent de générer et de maintenir des stratégies lorsque nous sommes
confrontés à des situations nouvelles (Leh et al., 2010).
L‟atteinte des fonctions exécutives dans la MP est bien documentée (McKinlay et al.,
2010; Lewis, Dove, Robbins, Barker et Owen, 2003; Owen, 2004). Sachant que les
tâches utilisées pour étudier l‟application de règles font intervenir des processus cognitifs
de haut niveau inclus dans les fonctions exécutives, il est possible d‟envisager que cellesci
jouent un rôle important dans la performance des participants. Cela remet en question
l‟origine essentiellement procédurale des difficultés linguistiques rencontrées par les
personnes atteintes de la MP. Cette hypothèse a déjà été soulevée ailleurs dans la
littérature (Terzi et al., 2006; Colman et al., 2009; Longworth et al., 2005).
Dans plusieurs études qui n‟appuient pas le MDP, la performance des participants atteints
de la MP n‟était pas différente de celle des participants du groupe contrôle. À première
vue, de tels résultats semblent peu compatibles avec l'hypothèse d‟un déficit exécutif
étendu et touchant de nombreuses fonctions cognitives, dont le langage. Toutefois, il
semblerait que dans des stades peu avancés de la maladie (stades 2 et 3 selon l'échelle
de Hoehn et Yahr, 2001), l‟atteinte des structures sous-tendant les fonctions exécutives
se manifeste non pas par des performances plus faibles, mais par le recrutement d‟autres
structures cérébrales lors de l‟accomplissement des tâches (Leh et al., 2010). En effet,
dans l‟étude de Dagher, Owen, Boecker et Brooks (2001), les participants atteints de la
MP performent au même niveau que les participants du groupe contrôle à une tâche
mettant en jeu les fonctions exécutives, soit la Tour de Londres. Toutefois, les structures
cérébrales activées lors de l‟accomplissement de la tâche (visualisée au TEP scan) ne
sont pas les mêmes dans les deux groupes. Chez les participants atteints de la MP,
Dagher et ses collègues observent une activation de l‟hippocampe qui n'est pas présente
chez les participants du groupe contrôle. Or, l‟hippocampe est une structure qui est
18

fortement impliquée en mémoire déclarative. Les auteurs ont interprété le recrutement de
cette structure comme un moyen de compenser le déficit de mémoire de travail entraîné
par l‟affaiblissement de la boucle fronto-striatale. Cet affaiblissement est causé par la
carence en dopamine, responsable de l‟ensemble des symptômes rencontrés dans la
MP. Dans les stades initiaux, l‟hippocampe est en mesure de compenser lors de
l‟exécution de certaines tâches exécutives (Dagher et al., 2001). Éventuellement, dans les
stades avancés de la maladie, la carence en dopamine affectera aussi l‟hippocampe,
nuisant ainsi aux performances.
Conclusion
Le développement récent de différents modèles théoriques comme le MDP a permis de
conceptualiser le langage au sein de la cognition et non comme entité distincte et isolée
des fonctions mentales supérieures. Il devient donc de plus en plus nécessaire d‟étudier
les différents liens et mécanismes d‟interactions qui existent entre les diverses fonctions
cognitives, incluant le langage. Ainsi, les prochaines études portant sur le déficit
d‟application de règles linguistiques chez les personnes atteintes de la maladie de
Parkinson devront prendre en compte l'ensemble des facteurs cliniques (sévérité de la
maladie, nature et prédominance des symptômes), cognitifs (nature et sévérité des
troubles exécutifs) et neuroanatomiques (importance de la compensation cérébrale du
dysfonctionnement front-striatal) pouvant influencer, voire expliquer, la présence de
troubles d'application de règles linguistiques.
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22

La personne du nom propre : interprétation en contexte
Agathe Cormier, Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Contrairement au déictique 1 , le nom propre réfère à un individu particulier
indépendamment des conditions de l‟énonciation, et ce référent peut être absent de la
situation d‟énonciation. Parallèlement, le nom propre est généralement considéré
comme relevant de la troisième personne 2 . À travers l‟analyse des noms propres dans
la scène 1 de la première partie de Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce 3 , nous
tenterons de montrer en quoi la notion de personne permet de rendre compte du rôle du
contexte dans l‟interprétation d‟un nom de personne. Nous ne considérerons ici que le
texte des répliques, qui nous semble rendre compte avec justesse du fonctionnement
des noms propres de personnes, et plus précisément des prénoms, dans la
conversation courante.
La scène 1 de la première partie de Juste la fin du monde suit immédiatement le
prologue, où dans un monologue Louis apprend au spectateur qu‟il n‟a pas vu son frère,
Antoine, sa sœur, Suzanne, et sa mère depuis longtemps et qu‟il vient leur annoncer sa
mort prochaine. Il s‟agit donc d‟une scène de retrouvailles, mais aussi de la première
rencontre entre Louis et sa belle-sœur, Catherine.
Le texte des répliques présente dix-neuf occurrences de noms propres, essentiellement
concentrées en début et fin de scène, que l‟on peut caractériser comme des emplois
« prototypiques » du nom propre non modifié (voir Jonasson, 1994 : 64) : le nom de
personne est utilisé sans déterminant et opère une référence unique à l‟individu porteur
du nom. Selon les termes de Kleiber, le nom propre possède dans ces emplois un
« sens dénominatif instructionnel » (1995 : 26) qui permet d‟identifier le référent comme
étant l‟individu x nommé X dans le contexte. La question qui se pose alors est de savoir
quel niveau de contexte prendre en compte dans l‟interprétation et l‟identification du
référent du nom propre de personne.
Une première typologie syntaxique permet de distinguer deux types d‟emplois du nom
propre de personne : dans la phrase, il exerce les fonctions de sujet, complément
d‟objet direct (désormais COD), attribut, complément d‟un présentatif ou apposition; hors
phrase, le nom de personne se présente en apostrophe, et dans deux autres emplois
que nous proposerons de nommer emplois autonomes du nom propre. Il s‟agira de
montrer que le nom propre de personne n‟a pas le même fonctionnement discursif selon
qu‟il se réalise dans une phrase ou hors phrase, et de soutenir, en nous appuyant sur la
1
Pour une comparaison entre nom propre et pronoms déictiques, voir notamment Searle (1958), Kleiber
(1981) et Jonasson (1992).
2
Carvalho, répondant à Jonasson, énumère ainsi « les propriétés formelles des vocables nominaux :
“personne” (3 e ), “genre”, “nombre”, “fonction actancielle” » (Jonasson, 1992 : 464); de même, dans un
article portant sur la personne, Joly précise au détour d‟une parenthèse que « tout nom est de troisième
personne » (1994 : 51).
3
Voir texte en annexe.
23

notion de personne 4 , l‟hypothèse selon laquelle la signification, la référence et les
fonctions du nom propre hors phrase sont entièrement déterminées par la situation de
l‟énonciation. À la lueur de la distinction entre personne grammaticale et personne de
l’énonciation, il apparaîtra qu‟employé dans une phrase, le nom propre relève
systématiquement de la troisième personne, tandis que, dans ses constructions hors
phrase, il se rapporte selon les emplois à la première, à la deuxième ou à la troisième
personne.
1. Le nom propre dans la phrase
Dans le texte de Lagarce, le nom propre employé à l‟intérieur d‟une phrase, c‟est-à-dire
dans une construction répondant à la structure sujet+verbe+complément, exerce sa
fonction typique de « désignateur rigide » (Kripke, 1972) : en fonction de sujet ou de
complément, et plus largement « dans toutes les positions argumentatives autour du
prédicat » (Jonasson, 1994 : 65), le nom propre anthroponymique désigne sans
ambiguïté un individu unique connu des interlocuteurs. Dans cette première partie, nous
passerons en revue les différents emplois du nom propre en « fonction référentielle »
(Jonasson, 1994 : 65) que présente le texte, en nous interrogeant pour chacun sur la
personne assignable au nom propre et sur les critères qui permettent de la déterminer.
La fonction typique du nom propre dans une phrase est la fonction de sujet, considérée
en logique 5 comme sa fonction définitoire :
(1) Suzanne l’a dit, elle vient de le dire. (l. 21) 6
Au regard de la morphologie du verbe a dit dont il est sujet, le nom Suzanne relève de la
troisième personne. Il en va de même lorsque le nom propre est COD du verbe :
(2) tu ne connais pas Catherine? (l. 13)
Bien qu‟aucune marque formelle de personne n‟affecte directement ni indirectement le
nom Catherine, il est possible de lui affecter la troisième personne, ce que confirme la
pronominalisation avec dislocation :
(3) Catherine, tu ne la connais pas?
Le nom Catherine est repris par le pronom anaphorique de troisième personne la dont il
partage les propriétés formelles, notamment la troisième personne 7 .
Lorsque le nom propre est sujet ou COD du verbe, la personne est déterminée en
fonction des relations syntaxiques que le nom entretient avec les autres unités de la
4
Pour une réflexion sur l‟application de la notion de personne aux noms, voir notamment Colombat
(1994).
5
Voir notamment Mill (1866), Frege (1892) et Russell (1902).
6
Les numéros de ligne indiqués entre parenthèses après les exemples renvoient au texte en annexe.
7
Il convient de remarquer que, pour les besoins de la démonstration, nous ne considérons qu‟une seule
des interprétations possibles de cet exemple, selon laquelle le nom propre Catherine est en apposition et
entretient « un rapport d‟identité référentielle » (Riegel et al., 1994 : 190) avec le pronom la. D‟un point de
vue strictement syntaxique, cette construction détachée du nom propre est source d‟ambiguïté : rien
n‟empêche de considérer Catherine comme une apostrophe en coréférence avec le pronom sujet tu.
Nous verrons plus loin que la distinction entre apostrophe et apposition repose moins sur des critères
syntaxiques que sémantico-pragmatiques, et que l‟ambiguïté est parfois insoluble.
24

phrase, c‟est-à-dire en fonction des critères purement formels que sont la flexion du
verbe et la forme du pronom assurant la reprise anaphorique. Il s‟agit ainsi d‟attribuer
une personne grammaticale au nom propre : les noms Catherine et Suzanne des
exemples (1) et (2) relèvent de la troisième personne, mais cette troisième personne n‟a
pas de corrélat dans l‟énonciation. Le référent du nom propre est en effet exclu de
l‟interlocution, et sa présence dans la situation de l‟énonciation n‟est aucunement
nécessaire à l‟interprétation. La troisième personne ne caractérise pas ici un rôle
énonciatif du référent mais le rôle syntaxique du nom propre. Le nom propre renvoie à
un référent sans indiquer ses rapports à l‟énonciation, et c‟est d‟ailleurs dans ces
emplois comme sujet ou COD d‟un verbe que le nom propre réalise sa possibilité de
référer à un individu absent de la situation d‟énonciation. Dans la mesure où elle « ne
s‟oppose à aucune autre », nous proposons de qualifier cette troisième personne
d‟« absence de personne » (Benveniste, 1959 : 242).
Le nom propre peut également se présenter comme attribut du sujet :
(4) Elle est Catherine. (l. 2)
ou après un présentatif :
(5) C’est Catherine. (l. 1)
(6) c’est Louis. (l. 3)
(7) Voilà Louis. (l. 4)
Ces quatre exemples, où le nom propre exerce la fonction d‟« attribut identifiant »
(Jonasson, 1994 : 73), correspondent à ce que Kleiber appelle des « énoncés attributifs
déictiques » : ils présentent un sujet pronominal et un attribut nom propre et « posent la
relation entre le nom propre et son porteur » (1981 : 322) 8 . Ou, plus précisément, ils
présupposent la relation entre le nom propre et son porteur. En effet, Suzanne présente
Catherine à Louis en disant c’est Catherine comme si Louis maîtrisait déjà l‟emploi
référentiel du nom Catherine mais ne connaissait pas Catherine elle-même. La formule
c’est Catherine, privilégiée par Suzanne pour faire les présentations au détriment de la
formule rituelle je te présente Catherine, indique que Louis connaît Catherine, mais ne
l‟a jamais rencontrée en personne.
Dans ces énoncés, la personne grammaticale du nom propre est déterminée par des
critères formels. Ainsi, les propriétés du pronom sujet dans la construction attributive et
la possibilité de pronominaliser le nom propre à l‟aide d‟un pronom de troisième
personne suggèrent que le nom propre relève de la troisième personne. Cette
suggestion est toutefois mise à mal par un énoncé comme C’est moi, où l‟attribut n‟est
pas de la même personne que le sujet 9 , ou par l‟énoncé C’est Catherine, prononcé par
8 La construction est différente avec le présentatif voilà, mais la fonction du nom propre est la même.
9 Il est d‟ailleurs difficile d‟affirmer que l‟expression c’est représente la troisième personne, étant donné la
diversité morphologique de ses attributs possibles. À l‟encontre de la règle selon laquelle l‟attribut
s‟accorde avec le sujet, c‟est ici le sujet qui semble devoir s‟accorder avec l‟attribut : le figement relatif de
l‟expression c’est contribue à affecter le pronom c’ d‟une certaine neutralité. Mais l‟on ne peut affirmer
pour autant que cette expression soit analysable en termes de première personne, par exemple dans (a)
C’est moi ou (b) C’est Catherine prononcé par Catherine. Ces deux énoncés ne sont pas respectivement
équivalents à Je suis moi ou Je suis Catherine. L‟expression c’est suppose en effet que le référent
désigné soit différent du locuteur, d‟où l‟effet d‟auto-objectivation produit par (a) et (b).
25

Catherine elle-même (par exemple dans Allô, c’est Catherine). La caractérisation
grammaticale de la personne doit être ainsi corrélée à une caractérisation énonciative
de la personne du nom propre. Les énoncés (4), (5), (6) et (7) présupposent la présence
du référent dans la situation de l‟énonciation tout en l‟excluant de l‟interlocution. En
d‟autres termes, le référent du nom propre n‟est pas une personne de l‟énonciation mais
se trouve en position de le devenir. Et cette possibilité se réalise par exemple à la ligne
3 lorsque le nom Catherine en apostrophe succède à l‟attribut Catherine : Suzanne
intègre alors Catherine à l‟interlocution tandis qu‟elle l‟en excluait dans son énoncé
précédent. Dans la mesure où le référent du nom propre, quoique exclu de
l‟interlocution, est en position d‟y être intégré, le nom propre relève dans ces exemples
de la troisième personne conçue comme « non-personne » (Benveniste, 1959 : 242),
opposée aux personnes je et tu mais susceptible de leur être substituée. Les critères
formels permettent d‟attribuer une personne grammaticale au nom propre, mais la prise
en compte des paramètres énonciatifs permet aussi d‟attribuer au référent du nom
propre une position énonciative. À côté des relations syntaxiques qu‟indique la personne
grammaticale, la personne de l‟énonciation indique les relations qu‟entretient le référent
du nom propre avec le sujet énonciateur, l‟énonciataire, et avec la situation
d‟énonciation en général. Ces emplois du nom propre représentent ainsi une sorte de
troisième personne de l‟énonciation 10 .
10 Le terme de « non-personne » rend précisément compte de cette position énonciative particulière :
dans la mesure où la situation n‟implique que deux protagonistes, cette « troisième » personne, opposée
aux deux personnes de l‟énonciation par son exclusion de l‟interlocution, n’est pas à proprement parler
une personne, puisqu‟elle est exclue de cette « polarité », de cette « complémentarité » qui caractérise la
relation entre je et tu et qui corrobore l‟émergence d‟une « subjectivité » dans l‟exercice du langage (voir
Benveniste, 1958 : 260).
Toutefois, le terme de « non-personne » caractérise davantage une propriété grammaticale (voir
Benveniste, 1956 : 256), applicable à la catégorie du nom propre, qu‟une position énonciative du référent.
Qualifier la troisième personne exclue de l‟interlocution de « non-personne » reviendrait à lui nier sa
« capacité … à se poser comme “sujet” » (Benveniste, 1958 : 259). Or la position énonciative du référent
du nom propre dans les énoncés (4), (5), (6) et (7) se caractérise par la possibilité d‟intégrer
l‟interlocution, et ces énoncés réalisés dans le contexte des présentations entre Catherine et Louis par
Suzanne fonctionnent comme des incitations à prendre part à l‟interlocution. De plus, le nom propre de
personne désigne nécessairement un sujet parlant, une « subjectivité » individualisée par une
dénomination, et il a la possibilité de renvoyer, notamment dans ses emplois hors phrase, au sujet
énonciateur ou à l‟énonciataire comme à un tiers provisoirement exclu de l‟interlocution dont la présence
dans la situation d‟énonciation est présupposée par l‟énoncé.
Nous retiendrions donc volontiers l‟expression tiers exclu pour nommer cette troisième personne à la
position énonciative ambiguë. Par référence au principe du tiers exclu, cette expression précise qu‟il n‟y a
que deux rôles disponibles dans l‟interlocution, mais elle suggère aussi la proximité du tiers comme
« personne qui s‟ajoute » tout en lui étant « étrangère à cet ensemble de deux personnes » (Trésor de la
langue française informatisé). Le terme de « non-personne » suffit à caractériser les emplois du nom
propre dans des phrases telles que (4) à (7), où il peut effectivement « se combiner avec n‟importe quelle
référence d‟objet » (Benveniste, 1956 : 256) – C’est Catherine pourrait tout aussi bien désigner un objet
quelconque, un lieu, un phénomène météorologique, etc. – et où il n‟est « jamais réflexif de l‟instance de
discours » (Benveniste, 1956 : 256). Par contre, dans les emplois hors phrase que présente le texte
étudié, le nom propre de personne renvoie nécessairement à un sujet parlant provisoirement exclu de
l‟interlocution mais présent dans la situation d‟énonciation, construit comme tel par l‟instance de discours.
Enfin, le terme de « non-personne » suggère une altérité irréductible, qui n‟est ni « destinateur » ni
« destinataire », et semble pour cela devoir être rejetée sans distinction dans le « contexte » (voir
Jakobson, 1960 : 213-214). Or, comme nous le verrons par la suite, pour rendre compte du rapport
26

Le texte étudié présente par ailleurs un cas particulier de construction attributive du nom
propre :
(8) Tu vois, Catherine, ce que je disais,
c’est Louis,
il n’embrasse jamais personne (l. 84) 11
Le nom Louis n‟est plus ici un attribut identifiant mais un « attribut caractérisant »
(Jonasson, 1994 : 85) : à la valeur d‟identification de Louis vient s‟ajouter une valeur
descriptive. En d‟autres termes, le nom Louis ne renvoie pas seulement à Louis en tant
que porteur du nom, mais exprime également une propriété du référent désigné par
c’est : c‟est Louis, identique et fidèle à lui-même. Ainsi, être Louis signifie en quelque
sorte « ne jamais embrasser personne », comme l‟explicite le cotexte. Il est même
possible de suggérer que l‟expression c’est désigne le segment il n’embrasse jamais
personne. Contrairement aux emplois examinés précédemment, la présence du référent
du nom propre dans la situation n‟est pas indispensable à l‟interprétation, et le nom
propre relève dans cet exemple de la troisième personne comme « absence de
personne ».
On rencontre également deux emplois du nom propre en apposition, qui correspondent
à deux cas de figure différents. Dans le premier cas,
(9) et avec elle, Catherine, elle …. (l. 29)
le nom Catherine est en « apposition identificatoire » (Benveniste, 1965 : 199) : il sert à
identifier ou préciser l‟identité du référent du pronom elle, et relève de la troisième
personne comme « absence de personne » dans la mesure où il n‟indique aucune
relation entre le référent et l‟énonciation. Le second cas présente par contre une
ambiguïté :
(10) il ne change pas, Louis, et avec elle … tu te trouveras (l. 28)
Le nom Louis, à la fois coréférentiel au pronom il qui précède et au pronom tu qui suit,
est-il en apposition ou en apostrophe? Le fait que Louis se trouve à l‟articulation d‟un
changement d‟interlocuteur semble rendre l‟ambiguïté insoluble. Apposé à il ne change
pas, Louis a une fonction d‟identification du référent du pronom il; mais par rapport à tu
te trouveras, il représente une apostrophe dont la fonction est de signaler le
changement d‟interlocuteur et de désigner Louis comme le nouveau destinataire du
discours. Le nom Louis est donc à la fois en apposition et en apostrophe : l‟apposition
sert ici de marchepied à l‟apostrophe. En tant qu‟il est apposé à il ne change pas, le
nom propre hérite des propriétés formelles du pronom il et relève ainsi de la troisième
personne comme « absence de personne ». L‟analyse de l‟apostrophe exige par contre
de distinguer deux notions différentes de personne. D‟un point de vue formel, la
personne grammaticale de Louis est déterminée par la relation du nom avec son
environnement syntaxique : dans la mesure où il est coréférentiel – sans lui être
substituable – au pronom tu, le nom Louis se rapporte à la deuxième personne. Du point
particulier que le référent des noms propres (4) à (7) entretient avec l‟énonciation, il convient de
considérer plusieurs niveaux de contexte, distingués selon leur proximité ou leur éloignement par rapport
au site de l‟énonciation. Dans le cadre d‟un dialogue à interlocuteurs multiples, il semble essentiel de
poser une troisième personne de l‟énonciation.
11 Lorsque l‟exemple contient plusieurs noms propres, nous distinguons le nom traité par le style de police
normal en romain.
27

de vue de l‟énonciation, la personne du nom Louis est déterminée par la position de son
référent dans l‟interlocution : le nom propre en apostrophe renvoie à l‟allocutaire, c‟està-dire
à la deuxième personne de l‟énonciation.
2. Le nom propre hors phrase
Cette analyse d‟une construction syntaxique à l‟ambiguïté insoluble nous introduit
subrepticement aux emplois hors phrase du nom propre, qui marquent résolument
l‟entrée de son référent dans l‟énonciation, et pour lesquels la personne est déterminée
exclusivement en fonction de critères énonciatifs, aucune marque formelle ne donnant
prise à la détermination d‟une personne grammaticale.
2.1. En apostrophe
D‟un point de vue syntaxique, le nom propre en apostrophe est « étranger à la phrase
qu‟éventuellement il jouxte » (Serbat, 1987 : 8), il est inséré dans la phrase sans lui être
intégré (voir Détrie, 2006 : 33).
Le nom propre en apostrophe peut néanmoins être en coréférence avec un pronom de
la phrase dans laquelle il est inséré. Ainsi, dans
(11) Suzanne, s’il te plaît, tu le laisses avancer (l. 6)
le nom Suzanne est coréférentiel aux pronoms de deuxième personne te et tu. Il est
cependant impossible de substituer Suzanne au pronom sujet tu sans faire passer
automatiquement le verbe à la troisième personne.
Le nom propre en apostrophe se caractérise donc par son indépendance syntaxique. Il
constitue une phrase à lui seul, ici antéposée à une autre phrase comme dans les
exemples (11), (12), (13), (15) et (16) ou insérée en milieu de phrase comme dans
l‟exemple (14) 12 .
On peut considérer que le nom propre en apostrophe exerce fondamentalement une
fonction phatique orientée vers un destinataire identifié par son nom. En d‟autres
termes, le nom propre en apostrophe sert « essentiellement à établir, prolonger ou
interrompre la communication, à vérifier si le circuit fonctionne …, à attirer l‟attention
de l‟interlocuteur ou à s‟assurer qu‟elle ne se relâche pas … » (Jakobson, 1960 : 217).
Dans le contexte d‟un dialogue à interlocuteurs multiples, l‟apostrophe sert aussi à
spécifier un interlocuteur particulier par opposition aux autres et à indiquer un
changement d‟interlocuteur. Le nom propre en apostrophe exerce également ici une
fonction plus ou moins spécifique au dialogue de théâtre qui est de déterminer puis de
rappeler l‟identité des personnages 13 .
12 Voir infra.
13 La mise en scène de Raskine (2009) présente à ce titre la particularité d‟intégrer les didascalies –
minimales dans le texte de Lagarce – à la représentation théâtrale : le comédien qui joue le rôle de Louis
prononce ainsi le mot prologue avant d‟entamer la longue tirade qui ouvre la pièce, puis les autres
comédiens apparaissent assis sur des chaises dont les dossiers portent à l‟extérieur l‟inscription du nom
28

D‟un point de vue énonciatif, le nom propre en apostrophe renvoie à l‟allocutaire. Si
l‟apostrophe n‟est pas insérée dans une phrase, ou si la phrase dans laquelle elle est
insérée ne contient aucun pronom coréférentiel au nom propre comme en (12), (15) et
(16), aucune marque formelle ne permet d‟attribuer une personne grammaticale au nom
propre. On peut d‟ailleurs douter que la notion de personne grammaticale ait une réelle
pertinence pour analyser un énoncé constitué d‟un unique nom propre : la notion de
personne qui semble ici opérationnelle est bien plutôt celle de personne de
l‟énonciation, dans la mesure où la personne du nom propre est essentiellement
déterminée en fonction de paramètres énonciatifs. Le nom propre en apostrophe se
rapporte donc à la deuxième personne, deuxième non dans l‟ordre des conjugaisons
mais dans l‟ordre de l‟énonciation.
Outre cette fonction phatique fondamentale, le nom propre en apostrophe possède une
multitude de valeurs possibles selon l‟intonation et le contexte, multitude sans doute
indénombrable dont l‟extrait de Juste la fin du monde présente un échantillon. La
première apostrophe,
(12) Catherine, c’est Louis. (l. 3)
caractérisée par une intonation montante, est intégrée au rituel des présentations :
Suzanne, après avoir présenté Catherine à Louis, s‟adresse à Catherine en répétant
son nom, pour signaler qu‟elle s‟adresse à elle et attirer son attention, mais aussi pour
marquer avec insistance l‟identité sociale 14 de son interlocutrice. En répétant trois fois
de suite le nom Catherine dans différentes constructions (voir les deux lignes
précédentes dans le texte), Suzanne propose également un échantillon de quelques
emplois possibles du nom propre : elle suggère ainsi à Louis la possibilité d‟employer le
nom Catherine pour parler d‟elle à la troisième personne, mais aussi de l‟utiliser pour
s‟adresser directement à elle.
Plus loin, c‟est Louis qui est interpellé par sa mère :
(13) Louis, tu ne connais pas Catherine? (l. 13)
Selon que La Mère insiste sur l‟étonnement ou le reproche, l‟apostrophe peut se réaliser
avec une intonation montante ou descendante. Elle marque ici le changement
d‟interlocuteur mais aussi le passage d‟un interlocuteur plus ou moins indéfini à un
interlocuteur particulier.
La dernière apostrophe de la scène,
(14) Tu vois, Catherine, ce que je disais (l. 83)
est empreinte d‟une intonation plutôt descendante et sert à marquer plusieurs choses.
Premièrement, elle permet d‟identifier l‟interlocuteur dans un dialogue à interlocuteurs
multiples : bien qu‟elle lui donne la réplique, Suzanne ne s‟adresse pas à Louis mais à
Catherine. Deuxièmement, étant donné la construction parallèle de deux dialogues,
entre Suzanne et Catherine d‟une part, et entre Louis et Antoine d‟autre part,
l‟apostrophe joue « un rôle de premier plan non seulement dans la structuration du
du personnage, et à l‟intérieur le nom du comédien qui endosse son rôle. La chaise de Louis/Pierre Louis-
Calixte, quant à elle, reste vide.
14 Benveniste définit ainsi le nom propre comme « une marque conventionnelle d‟identification sociale
telle qu‟elle puisse désigner constamment et de manière unique un individu unique » (1965 : 200).
29

discours mais aussi dans la gestion de l‟interaction » (Monte, 2008 : 1420).
Troisièmement, elle contribue ici à suggérer une certaine complicité entre Suzanne et sa
belle-sœur et témoigne du caractère privilégié de leurs rapports qui contraste avec la
difficulté qu‟éprouvent les deux frères à nouer le dialogue.
Le texte contient aussi trois occurrences du nom Suzanne en apostrophe prononcé par
Antoine et assorti chaque fois d‟un reproche. Il s‟agit de l‟exemple (11) et des deux
suivants :
(15) Suzanne, ils se voient pour la première fois! (l. 34)
(16) Suzanne, fous-nous la paix! (l. 88)
L‟apostrophe sert ici à forcer l‟attention de Suzanne par une adresse directe au moyen
de son nom, mais aussi à marquer le reproche, immédiatement explicité dans le
cotexte, et à illustrer le caractère conflictuel du rapport entre le frère et la sœur : Antoine
ne s‟adresse directement à Suzanne que pour lui demander de se taire.
2.2. Le nom propre autonome
On rencontre enfin dans le texte une construction du nom propre rarement remarquée
par les linguistes bien qu‟elle soit relativement courante dans l‟usage quotidien que l‟on
fait des noms de personnes.
D‟un point de vue syntaxique, le nom propre constitue, comme dans l‟apostrophe, une
phrase à lui tout seul. Mais contrairement à l‟apostrophe, cette phrase uninominale ne
peut être insérée dans une autre phrase et n‟entretient aucune relation syntaxique avec
le cotexte. Cette construction du nom propre est donc caractérisée par une
indépendance syntaxique totale, marquée graphiquement par un point et un retour à la
ligne. On dénombre dans le texte deux cas de figure qui se distinguent par des critères
purement énonciatifs.
Le premier cas de figure est celui des deux exemples suivants :
(17) Catherine. (l. 5)
(18) Catherine. (l. 33)
Dans ces énoncés, le locuteur, dont l‟identité est indiquée par les didascalies, prononce
le nom d‟un tiers exclu de l‟interlocution. Il accompagne son énoncé d‟un geste qui
indique sur qui porte son discours 15 . Le référent du nom Catherine est présent dans la
situation d‟énonciation mais exclu de l‟interlocution : il ne s‟agit ni du locuteur ni de
l‟interlocuteur; à ce titre, on peut considérer que le nom propre relève ici de la troisième
personne comme « non-personne », ou plus précisément comme tiers exclu (voir supra,
note 10).
Le deuxième cas de figure est illustré par ces deux nouveaux exemples :
(19) Catherine. (l. 18)
(20) Louis. (l. 20)
15 Sur la valeur désignative du geste, voir Kleiber (1981 : 132).
30

Le locuteur prononce son propre nom, comme l‟indiquent les didascalies. Un geste de
sa part pour indiquer la portée de son discours est possible sans être indispensable, et
c‟est l‟énonciation même du nom qui en indique le référent. L‟on remarque par contre
que cet usage du nom propre est intimement lié à la poignée de mains ou à la bise (voir
texte en annexe, l.19 et 32). Dans la mesure où le sujet du discours et le sujet de
l‟énonciation se confondent, on peut considérer que le nom propre se rapporte à la
première personne.
Le nom propre a dans ce type de constructions deux fonctions principales. D‟une part, il
remplit une « fonction de nomination », et plus précisément de « nomination
didactique », dans la mesure où il exprime « le lien dénominatif existant entre le nom
propre et une entité particulière » (Jonasson, 1994 : 69). L‟énoncé (19), par exemple,
signifie en partie « je m‟appelle Catherine ». D‟autre part, il exerce également une
fonction d‟identification, ainsi l‟énoncé (19) signifie aussi « je suis Catherine ». Dans
cette construction, le nom propre effectue donc simultanément une dénomination et une
identification de la personne sur laquelle porte l‟énoncé. Le nom propre est ici à la fois
en mention – il a une valeur autonymique dans la mesure où il réfère à lui-même – et en
usage dans la mesure où il réfère également à un élément extralinguistique de la
situation d‟énonciation.
Ce type d‟emplois a rarement été étudié, et ses particularités syntaxiques, sémantiques
et énonciatives le rendent irréductible à un terme déjà établi dans la description
linguistique du nom propre. On pourrait parler d‟emplois du nom propre en présentation
autonymique 16 , dans la mesure où le nom propre est à la fois en usage et en mention,
mais ce terme s‟applique davantage à des énoncés comme « Sarko » fait encore parler
de lui, où, malgré l‟îlot textuel formé par les guillemets, le nom assure sa fonction
référentielle typique en position de sujet syntaxique. Est-il justifié pour autant de parler
de nom propre autonome ? D‟un point de vue purement pratique, ce terme permet de
nommer le type d‟emplois découvert dans le texte de Lagarce de manière abrégée, et
évite à la fois l‟ambiguïté générée par l‟emploi d‟un terme appartenant à la description
d‟autres objets linguistiques et la lourdeur d‟une répétition fréquente des propriétés de
ce type d‟emplois. Ces propriétés, dont la conjonction justifie à nos yeux la définition du
terme de nom propre autonome, sont les suivantes : 1) d‟un point de vue syntaxique, le
nom propre autonome se caractérise par une indépendance totale vis-à-vis du cotexte
et se distingue de l‟apostrophe par l‟impossibilité d‟être inséré dans une phrase; 2) d‟un
point de vue sémantique, le nom propre autonome (dé)nomme et identifie à lui seul, il
développe une signification complexe sans l‟assistance d‟aucun autre matériau verbal;
3) du point de vue énonciatif, le nom propre autonome est en prise directe sur
l‟énonciation et renvoie au locuteur ou au tiers exclu. Il convient de noter par ailleurs
qu‟en plus de distinguer l‟apostrophe des autres emplois hors phrase du nom propre, le
terme de nom propre autonome semble convenir à certains emplois écrits du nom
propre de personne comme la signature, le badge, etc. : ces emplois du nom propre se
16 Pour une discussion sur le caractère autonymique du nom propre, voir notamment Rey-Debove (1978)
et Kleiber (1981).
31

caractérisent en effet par une très forte autonomie par rapport à tout autre matériau
verbal, mais aussi par une forte dépendance au contexte non verbal.
3. Rôle du contexte dans l’interprétation du nom propre
Il nous semble que le contexte joue un rôle déterminant dans l‟interprétation du nom
propre. Nous verrons que chacun des types de constructions examinés jusque-là
implique la prise en compte de différents niveaux de contexte et que la notion de
personne permet de rendre compte du rôle de ces différents niveaux de contexte dans
l‟interprétation.
3.1. Différents niveaux de contexte
Le premier niveau de contexte à considérer est celui des connaissances partagées par
les interlocuteurs. Pour identifier le référent d‟un nom propre, le locuteur et l‟interlocuteur
doivent tous deux connaître le lien de dénomination qui unit le nom propre au porteur de
ce nom. Pour parer notamment au phénomène d‟homonymie, la situation et l‟identité
des interlocuteurs au moment de l‟énonciation doit donc être prise en compte dans
l‟interprétation du nom propre de personne. De plus, la convention de dénomination qui
relie une personne à son nom est fixée par un acte de nomination, c‟est-à-dire par un
acte d‟énonciation préalable à toute utilisation du nom. L‟utilisation d‟un nom propre
pour effectuer une référence individuelle au porteur du nom dépend donc du savoir
commun aux interlocuteurs que le nom a été attribué à l‟individu qui le porte dans une
énonciation antérieure 17 . Autrement dit, l‟utilisation d‟un nom propre est un « indice
d‟appartenance à une communauté épistémique », c‟est-à-dire à « un ensemble
d‟agents partageant un certain nombre de références, de connaissances et de
croyances » (Corblin, 1996 : 95). Ainsi, les énoncés (1) et (2) présupposent que le
locuteur comme l‟interlocuteur savent que les noms Suzanne et Catherine désignent
Suzanne et Catherine parce qu‟elles ont été nommées ainsi. Lorsque le nom propre est
sujet ou COD du verbe, comme c‟est le cas dans ces énoncés, cette connaissance du
lien de dénomination qui relie le nom à son porteur suffit à l‟interprétation du nom, et
plus précisément à l‟identification de son référent.
Le second niveau de contexte à considérer est celui de la situation extralinguistique de
l‟énonciation. Parmi les circonstances de l‟énonciation, deux paramètres jouent un rôle
essentiel dans l‟interprétation du nom propre : l‟absence ou la présence du référent du
nom propre dans la situation d‟une part, la gestuelle du locuteur d‟autre part. Ainsi, les
énoncés (1), (2), (8) et (9) peuvent être interprétés en l‟absence du référent du nom
propre. Les énoncés (4), (5), (6) et (7) présupposent au contraire la présence du
référent dans la situation extralinguistique de l‟énonciation. Parallèlement, un geste
accompagne nécessairement les énoncés déictiques (4), (5), (6) et (7) et les énoncés
uninominaux (17) et (18).
17 Sur l‟idée que l‟utilisation référentielle d‟un nom propre dépend d‟un acte de nomination préalable, voir
notamment Kripke (1972 : 79) et Kleiber (1981 : 313).
32

Enfin, le troisième niveau de contexte à prendre en considération dans l‟interprétation
du nom propre est celui de l‟interlocution elle-même, constitué essentiellement par les
personnes de l‟énonciation et l‟intonation du locuteur. Ainsi, les énoncés (1), (2), (8) et
(9) n‟impliquent aucun rapport particulier entre le référent du nom propre et
l‟interlocution; les énoncés (4), (5), (6), (7), (17) et (18) présupposent par contre la
présence du référent dans la situation tout en l‟excluant de l‟interlocution; quant aux
énoncés (10), (11), (12), (13), (14), (15), (16), (19) et (20), non seulement le référent du
nom propre est nécessairement présent dans la situation, mais aussi correspond-il à
une personne de l‟énonciation.
3.2. La personne du nom propre
La notion de personne permet de rendre compte du rôle de ces différents niveaux de
contexte dans l‟interprétation du nom propre.
Les compétences linguistiques des interlocuteurs, dans lesquelles nous incluons la
connaissance du lien de dénomination qui relie un nom propre à son porteur, suffisent
seules à l‟interprétation du nom propre intégré à une phrase. Dans la phrase, la
personne grammaticale du nom propre est déterminée par les critères formels que sont
la flexion du verbe dont le nom est sujet et les propriétés du pronom assurant la reprise
anaphorique du nom. Dans ces emplois, la référence du nom propre est indépendante
de la situation immédiate de l‟énonciation : les connaissances partagées par les
interlocuteurs suffisent seules à identifier le référent. Parallèlement, c‟est dans ces
emplois que nous avons caractérisé le nom propre comme relevant de la troisième
personne. Mais il convient de distinguer d‟une part une troisième personne comme
« absence de personne », qui implique que le référent du nom propre soit exclu de
l‟énonciation et que sa présence dans la situation soit indifférente pour l‟interprétation, il
s‟agit alors d‟une personne purement grammaticale; et d‟autre part, une troisième
personne comme « non-personne », ou plus précisément tiers exclu, qui implique que le
référent soit exclu de l‟interlocution mais présent dans la situation : il s‟agit alors de
déterminer la personne selon des critères grammaticaux mais aussi énonciatifs.
L‟appartenance à une communauté épistémique suffit seule à l‟interprétation du nom
propre en apposition ou en fonction de sujet ou de COD du verbe : le nom propre relève
alors de la troisième personne comme « absence de personne ». L‟interprétation du
nom propre en position d‟attribut ou après un présentatif implique par contre un recours
à la situation d‟énonciation : la personne du nom propre est alors déterminée par des
critères grammaticaux mais aussi énonciatifs, et correspond à une troisième personne
comme « non-personne », ou plus précisément comme tiers exclu.
L‟interprétation du nom propre hors phrase met quant à elle en jeu des compétences
essentiellement discursives. Dans ces emplois, la référence du nom propre dépend
directement de la situation d‟énonciation, et la personne du nom propre est déterminée
exclusivement en fonction de critères énonciatifs : elle ne correspond plus, comme dans
la phrase, au marquage de la fonction grammaticale du nom propre, mais contribue à
marquer l‟identité discursive de son référent. Le lien entre le nom propre et les
personnes de l‟énonciation est fixé par l‟énoncé même. Ainsi, le nom propre hors phrase
se rapporte tantôt à la troisième personne comme « non-personne », opposée au
33

locuteur et à l‟allocutaire mais associée à l‟interlocution au titre de tiers exclu, tantôt à la
deuxième personne lorsqu‟il renvoie à l‟allocutaire, et tantôt à la première personne
lorsqu‟il renvoie au locuteur.
Comme le remarque Granger, le nom propre de personne sert à « parler d’un individu »
mais aussi à « parler à l’individu » (1982 : 30-31). À la troisième personne, il permet de
parler de la personne en son absence (« absence de personne ») ou en sa présence
(« non-personne » ou tiers exclu); à la deuxième personne il permet de parler à la
personne en l‟interpellant; et à la première personne, le nom propre permet également
de parler en son propre nom.
4. Conclusion
Le niveau des connaissances partagées, indépendant de la situation d‟énonciation, est
donc suffisant pour interpréter le nom propre dans la phrase, mais dans ses emplois
hors phrase, le nom propre constitue à lui seul un énoncé dont l‟interprétation dépend
essentiellement de la situation de l‟énonciation et de la distribution des rôles énonciatifs.
Si la flexion verbale et le pronom anaphorique indiquent la personne du nom propre
dans la phrase, aucun critère formel ne permet de déterminer la personne du nom
propre hors phrase. Ainsi, la distinction entre l‟apostrophe et l‟emploi autonome du nom
propre dépend de la gestuelle et de l‟intonation du locuteur, et de la participation directe
ou indirecte du référent du nom propre à l‟énonciation. L‟interprétation du nom propre
hors phrase est donc directement indexée sur la situation de l‟énonciation. Et plus
généralement, il semble que l‟interprétation du nom propre, qu‟il soit employé dans une
phrase ou hors phrase, dépend systématiquement du contexte. Les trois niveaux de
contexte considérés – l‟appartenance à une communauté épistémique, la situation de
l‟énonciation et l‟interlocution elle-même – permettent de distinguer trois degrés de
proximité ou d‟éloignement du référent dans le temps et dans l‟espace par rapport au
site de l‟énonciation.
En d‟autres termes, le référent du nom propre fait toujours partie du contexte, mais il se
trouve plus ou moins proche du site de l‟énonciation, et la notion de personne discursive
permet de rendre compte de cette proximité relative du référent par rapport au site de
l‟énonciation.
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Représentations théâtrales
LAGARCE, Jean-Luc, Juste la fin du monde, mise en scène François NAMBOT, Paris,
Théâtre de la Reine Blanche, le 12 juin 2008.
LAGARCE, Jean-Luc, Juste la fin du monde, mise en scène Michel RASKINE, Paris,
Comédie française, le 19 décembre 2009.
Annexe
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, première partie, scène 1 :
SUZANNE. - C‟est Catherine.
Elle est Catherine.
Catherine, c‟est Louis.
Voilà Louis.
5 Catherine.
ANTOINE. - Suzanne, s‟il te plaît, tu le laisses avancer,
laisse-le avancer.
CATHERINE. - Elle est contente.
ANTOINE. - On dirait un épagneul.
10 LA MÈRE. - Ne me dis pas ça, ce que je viens d‟entendre,
c‟est vrai, j‟oubliais, ne me dites pas ça, ils ne se connais-
sent pas.
Louis, tu ne connais pas Catherine? Tu ne dis pas ça, vous
ne vous connaissez pas, jamais rencontrés, jamais?
15 ANTOINE. - Comment veux-tu? Tu sais très bien.
LOUIS. - Je suis très content.
36

CATHERINE. - Oui, moi aussi, bien sûr, moi aussi.
Catherine.
SUZANNE. - Tu lui serres la main?
20 LOUIS. - Louis.
Suzanne l‟a dit, elle vient de le dire.
SUZANNE. - Tu lui serres la main, il lui serre la main. Tu ne
vas tout de même pas lui serrer la main? Ils ne vont pas se
serrer la main, on dirait des étrangers.
25 Il ne change pas, je le voyais tout à fait ainsi,
tu ne changes pas,
il ne change pas, comme ça que je l‟imagine, il ne change
pas, Louis,
et avec elle, Catherine, elle, tu te trouveras, vous vous
30 trouverez sans problème, elle est la même, vous allez vous
trouver.
Ne lui serre pas la main, embrasse-la.
Catherine.
ANTOINE. - Suzanne, ils se voient pour la première fois!
35 LOUIS. - Je vous embrasse, elle a raison, pardon, je suis très
heureux, vous permettez?
SUZANNE. - Tu vois ce que je disais, il faut leur dire.
LA MÈRE. - En même temps, qui est-ce qui m‟a mis
une idée pareille en tête, dans la tête? Je le savais. Mais je suis
40 ainsi, jamais je n‟aurais pu imaginer qu‟ils ne se connais-
sent,
que vous ne vous connaissiez pas,
que la femme de mon autre fils ne connaisse pas mon fils,
cela, je ne l‟aurais pas imaginé,
45 cru pensable.
Vous vivez d‟une drôle de manière.
CATHERINE. - Lorsque nous nous sommes mariés, il n‟est
pas venu et depuis, le reste du temps, les occasions, ne se
sont pas trouvées.
50 ANTOINE. - Elle sait ça parfaitement.
LA MÈRE. - Oui, ne m‟expliquez pas, c‟est bête, je ne sais
pas pourquoi je demandais cela,
je le sais aussi bien mais j‟oubliais, j‟avais oublié toutes
ces autres années,
55 je ne me souvenais pas à ce point, c‟est ce que je voulais
dire.
SUZANNE. - Il est venu en taxi.
J‟étais derrière la maison et j‟entends une voiture,
j‟ai pensé que tu avais acheté une voiture, on ne peut pas
60 savoir, ce serait logique.
Je t‟attendais et le bruit de la voiture, du taxi, immédiate-
ment, j'ai su que tu arrivais, je suis allée voir, c‟était un
taxi,
tu es venu en taxi depuis la gare, je l‟avais dit, ce n‟est pas
65 bien, j‟aurais pu aller te chercher,
j‟ai une automobile personnelle,
aujourd‟hui tu me téléphones et je serais immédiatement
partie à ta rencontre,
tu n‟avais qu‟à prévenir et m‟attendre dans un café.
70 J‟avais dit que tu ferais ça,
je leur ai dit,
que tu prendrais un taxi,
37

mais ils ont tous pensé que tu savais ce que tu avais à faire.
LA MÈRE. - Tu as fait un bon voyage? Je ne t‟ai pas
75 demandé.
LOUIS. - Je vais bien.
Je n‟ai pas de voiture, non.
Toi, comment est-ce que tu vas?
ANTOINE. - Je vais bien.
80 Toi, comment est-ce que tu vas?
LOUIS. - Je vais bien.
Il ne faut rien exagérer, ce n‟est pas un grand voyage.
SUZANNE. - Tu vois, Catherine, ce que je disais,
c‟est Louis,
85 il n‟embrasse jamais personne,
toujours été comme ça.
Son propre frère, il ne l‟embrasse pas.
ANTOINE. - Suzanne, fous-nous la paix!
SUZANNE. - Qu‟est-ce que j‟ai dit?
90 Je ne t‟ai rien dit, je ne lui dis rien à celui-là,
je te parle?
Maman!
38

L’analyse syntaxique automatique du français :
comparaison de la grammaire générative et de la sémantique grammaticale
Maxime Gingras, Université Laval
1. Introduction
Cet article rapporte une expérimentation visant à comparer la performance en analyse
syntaxique automatique de deux théories linguistiques, la grammaire générative et la
sémantique grammaticale. L‟expérimentation consiste à formuler deux grammaires
(c‟est-à-dire deux ensembles de règles) en respectant les analyses proposées par les
théories, de façon à cerner l‟effet de chaque théorie sur les performances. Les
grammaires doivent analyser des phrases grammaticales françaises, dont des phrases
syntaxiquement ambiguës, et interdire des phrases agrammaticales.
Dans cet article, la grammaire générative est représentée par Tellier (2003) et la
sémantique grammaticale, par Ouellet (1985, 1987, 1988, 2002) et Zhu (1999) 1 . Pour
permettre la comparaison, le même analyseur est utilisé : SPARSE II 2 . Ce logiciel fait
appel au formalisme de la grammaire à clauses définies (GCD), qui rappelle la contextfree
grammar (Jurafsky et Martin, 2009 : 387) ou la grammaire syntagmatique (Tellier,
2003 : 49). Comme le montrent Jurafsky et Martin, la GCD est sans doute appropriée
pour représenter l‟analyse de la grammaire générative, qui s‟intéresse surtout aux
constituants et à la représentation hiérarchique des phrases. Par contraste, le
formalisme de la grammaire de dépendance (GD) se prête davantage à une théorie telle
que la sémantique grammaticale, où l‟attention porte sur les relations entre les mots.
Dans la GD, « the syntactic structure of a sentence is described purely in terms of words
and binary semantic or syntactic relations between these words » (Jurafsky et Martin,
2009 : 414). La sémantique grammaticale peut-elle aussi être représentée avec la
GCD? C‟est une des questions auxquelles cet article peut apporter une réponse.
2. Méthodologie
La section 2 présente une méthode permettant de comparer deux grammaires au
moyen de SPARSE II. La GG est une grammaire dont les règles sont formulées dans
les termes de la grammaire générative. La SG est une grammaire dont les règles sont
formulées selon l‟analyse de la sémantique grammaticale. La section 2.1. décrit
sommairement le logiciel. La section 2.2. présente les différents corpus de phrases. À la
section 2.3., après l‟exposé des principes généraux de formulation des règles (2.3.1.), la
formulation des règles de la GG (2.3.2.) et de la SG (2.3.3.) est expliquée en
profondeur.
1 Étant donné qu‟ils traitent de parties du discours particulières, et non de l‟ensemble de la grammaire du
français, plusieurs textes portant sur la sémantique grammaticale ont dû être consultés.
2 SPARSE II est téléchargeable gratuitement à partir de ce site : http://www.ai.uga.edu/mc/sparse/
(consulté le 27 juin 2010).
39

2.1. SPARSE II
SPARSE II est un analyseur non probabiliste. En se basant sur un ensemble de règles
lexicales et non lexicales formulées par l‟utilisateur, il attribue toutes les structures
syntaxiques possibles à une suite de mots donnée. Il affiche ces structures sous la
forme d‟arbres syntagmatiques. Il peut afficher une ou plusieurs structures incorrectes
pour une phrase grammaticale ou agrammaticale et donner toutes les structures
correctes possibles d‟une phrase ambiguë, si sa grammaire permet de reconnaître de
telles structures, à tort ou à raison. Dans la GG, le SN peut se réécrire de cette façon
(les crochets indiquent l‟optionalité) :
(1) sn [d],nb. (sn = syntagme nominal; d = déterminant; nb = N-barre)
La GCD ne permet pas d‟encoder le choix entre plusieurs constituants pour une même
position dans une seule règle. Ainsi, un SAJ ou un SP peut apparaître en position
d‟ajout dans le N-barre, mais cela doit être rendu par deux règles :
(2) nb nb,saj. (saj = syntagme adjectival)
(3) nb nb,sp. (sp = syntagme prépositionnel)
SPARSE II permet la concordance des traits lexicaux au moyen de la notation GULP
(Graph Unification Logic Programming). Pour indiquer que le déterminant et le N-barre
doivent s‟accorder en genre et en nombre dans le SN, on peut modifier la règle (1) :
(4) sn [d(nb:N..gn:G)],nb(nb:N..gn:G). (nb = nombre; gn = genre)
Le fait que les variables N et G, utilisées à la suite des traits nb et gn, soient les mêmes
pour le déterminant et pour le N-barre assure que l‟analyseur ne reconnaîtra pas une
phrase dans laquelle les valeurs ne sont pas les mêmes. Dans les règles lexicales, les
mots sont associés à ces traits (cf. (5) et (6)). En vertu des règles (4) à (6), le syntagme
(7) ne pourrait pas être analysé en SN par le logiciel :
(5) d(nb:s..gn:m) [le]. (s = singulier; m = masculin)
(6) n(nb:s..gn:f) [situation]. (f = féminin)
(7) le situation
2.2. Les corpus de phrases
Les règles de la GG et de la SG sont formulées à partir de cinq corpus de phrases. Le
corpus A se compose de quinze phrases grammaticales tirées ou inspirées de l‟ouvrage
de Tellier et ne comprenant pas de structures complexes 3 . Toutes les structures
syntaxiques correctes de ce corpus doivent être décrites par la GG et par la SG. Les
trois dernières phrases de ce corpus étant ambiguës, les grammaires doivent leur
attribuer plus d‟une structure syntaxique.
Les corpus B à E comprennent respectivement huit, douze, cinq et sept phrases
agrammaticales selon le jugement de Tellier. En utilisant la concordance des traits
3 Ces structures complexes sont exclues : clitiques, auxiliaires, passives, passives impersonnelles, verbes
à montée, verbes inaccusatifs, complétives, relatives et interrogatives (cf. Tellier, 2003).
40

lexicaux, les structures agrammaticales de ces corpus doivent être exclues par la GG et
par la SG, dans la mesure du possible. Ces structures ne sont pas nécessairement
agrammaticales selon la sémantique grammaticale, mais leur agrammaticalité n‟est pas
remise en question dans cet article.
Chaque corpus agrammatical manifeste différents types d‟agrammaticalité : le corpus B,
des phrases où les règles d‟accord sont violées; le corpus C, des phrases où le cadre
de sous-catégorisation de certains mots n‟est pas respecté; le corpus D, des phrases où
le critère thématique n‟est pas respecté entre le verbe et ses arguments; le corpus E,
des phrases où des contraintes sélectionnelles sont violées. Dans les corpus, les
homonymes sont généralement évités afin de neutraliser leur effet sur la performance
des grammaires. Un analyseur tel que SPARSE II n‟est pas conçu pour effectuer des
tâches de désambiguïsation lexicale et grammaticale. Par conséquent, les quelques
homonymes qui sont attestés dans les corpus sont traités par les grammaires de
manière à n‟avoir aucun impact sur les performances. En d‟autres termes, ces
homonymes ne génèrent pas d‟analyses incorrectes supplémentaires.
Il importe de souligner que seul le corpus grammatical A doit être reconnu par les
grammaires et que seuls les corpus agrammaticaux B à E doivent être exclus par cellesci.
Cela assure que les règles des deux grammaires soient formulées de manière à
effectuer un seul et même travail. Les grammaires peuvent donc être comparées sur la
base de leurs performances respectives par rapport à ce travail.
2.3. La formulation des règles
2.3.1. Les principes généraux
Un problème méthodologique qui se pose découle du fait que le chercheur formule luimême
les règles dont il évalue la performance pour ensuite attribuer cette performance
à la théorie linguistique. Un chercheur qui reproduirait cette expérimentation pourrait ne
pas formuler les règles de la même façon et en arriver à d‟autres conclusions. On peut
tenter de résoudre ce problème en adoptant le principe selon lequel la formulation des
règles doit respecter à la lettre les analyses proposées par les deux théories ou, plus
précisément, les analyses proposées par les auteurs représentant ces théories dans le
cadre de cette expérimentation. Par conséquent, lors de la création des règles, il ne faut
pas chercher à améliorer la performance des grammaires en formulant des règles ad
hoc qui ne sont pas justifiées par ces théories. Il faut seulement traduire en règles les
analyses proposées par les auteurs consultés. Pour ce qui est de la GG, les analyses
de Tellier sont reprises telles quelles, ce qui est facilité par le fait que les phrases sont
tirées ou inspirées de son ouvrage. Seuls quelques cas problématiques sont discutés à
la section 2.3.2. En ce qui concerne la SG, qui doit respecter l‟analyse de la sémantique
grammaticale, la section 2.3.3. rapporte quelques problèmes d‟analyse.
Lors de leur création, les grammaires passent par six états différents. Le premier est
l‟état A1 : les grammaires A1 doivent rendre compte de toutes les phrases de tous les
corpus, et non seulement de celles du corpus A. C‟est dans les états subséquents des
grammaires que les structures agrammaticales sont refusées. À l‟état A1, la GG et la
41

SG ne sont pas comparables et ne peuvent être la base sur laquelle sont construits les
états subséquents. Par conséquent, à partir de l‟état A1, les grammaires A2 sont
constituées. L‟élaboration des grammaires A2 est décrite et justifiée à la section 3.
À partir de l‟état A2, les grammaires B sont créées de façon à interdire les phrases du
corpus B. Des traits sont encodés dans le lexique et les règles non lexicales sont
modifiées pour assurer l‟effet contraignant de ces traits. Les grammaires B sont ellesmêmes
modifiées afin d‟exclure les phrases du corpus C, et ainsi de suite pour les états
D et E. L‟état E correspond à l‟état final des grammaires. À chaque état, tous les mots
du lexique sont entrés dans les règles lexicales appropriées, même si ce ne sont pas
tous les mots du lexique qui sont présents dans les phrases des corpus B à E.
2.3.2. Les règles de la GG
La GG reprend telles quelles les analyses de Tellier, sauf exceptions. Ainsi, concernant
l‟encodage du trait de personne, Tellier ne fait qu‟évoquer le phénomène de l‟accord
entre le sujet et le verbe, sans plus de précisions. Si le verbe a indéniablement un trait
de personne, cela est moins évident dans le cas des SN autres que les pronoms
personnels. Pour contourner ce problème, dans la GG, le trait de troisième personne est
encodé dans toutes les règles lexicales réécrivant des noms, puis ce trait percole
jusqu‟au SN. De plus, pour des raisons pratiques, un trait non lexical (noté tx) a été
encodé dans la GG pour empêcher l‟insertion d‟un nom commun dans un SN sans
déterminant en fonction de sujet et d‟objet direct, tout en permettant qu‟un tel SN
apparaisse dans un SP. Les règles (9) à (11) interagissent pour interdire (8) 4 :
(8) *frere dort aujourdhui (phrase du corpus E)
(9) sn(…tx:sp) nb(...no:c). (no = type de nom; c = commun)
(10) infb(...tx:sinf) inf(...),sv(...). (inf = inflexion; sv = syntagme verbal)
(11) sinf sn(...tx:A),infb(...tx:A),[sav]. (sinf, sav = syntagme inflexion, adverbial)
Pour éviter de formuler la réalisation du complément SP en déterminant possessif, les
noms relationnels ne sont pas sous-catégorisés avec un SP obligatoire. Dans les
corpus, les noms frère et grand-mère apparaissent sans SP mais avec un déterminant
possessif. Ces noms se rangent aux côtés des déverbaux et des autres mots ayant un
complément SP facultatif : association, intérêt, représentant(es), situation, sort et
volonté. Les noms ayant un complément SP facultatif sélectionnent la préposition de,
sauf association, intérêt et situation. Le reste des noms attestés n‟admettent pas de
complément; ce sont des noms concrets (bureau, roman, etc.) ou ceux listés en (12).
Tous les noms du lexique de la GG peuvent recevoir le rôle de Thème. Les noms en
(13) ne peuvent recevoir que ce rôle, les noms en (14) peuvent aussi recevoir le rôle de
Lieu et les noms en (15) permettent en outre le rôle d‟Instrument. Les noms dénotant
des êtres animés (représentant, frère, etc.) refusent les rôles de Lieu et d‟Instrument,
mais ont accès à tous les autres rôles attribués par les verbes du lexique (Agent,
4 Seuls les aspects pertinents de ces règles sont indiqués.
42

Patient, Psy-chose et But) 5 . Enfin, le nom association permet tous les rôles thématiques
attribuables aux animés, en plus du rôle de Lieu.
(12) calme, jour, mémoire, problème, tendresse
(13) jour, sort, tendresse
(14) bureau, calme, chemises, intérêt, librairie(s), mémoire, parapluie, problème,
roman, situation, volonté
(15) bureau, chemises, parapluie, roman
Les autres difficultés dans la formulation des règles de la GG concernent aussi
l‟encodage des traits de sous-catégorisation, de rôles thématiques et de sélection. Dans
l‟ouvrage de Tellier, on ne trouve pas les entrées lexicales associées à tous les mots du
lexique de la GG. Les mots suivants ont été classés à partir de l‟analyse de cas
similaires, des définitions et des tests syntaxiques présentés par Tellier, mais ne
reprennent pas tels quels une analyse proposée par cette auteure :
(16) bonne, jeune, légères, nouveau et simple : complément interdit (cf. épisodique)
(17) à et de : complément SN obligatoire (cf. dans)
(18) avant, avec, derrière et pour : complément SN facultatif
(19) conformément : complément SP obligatoire (tous les autres adverbes du
lexique interdisent un complément)
(20) avoir : rôle externe = Thème; rôle interne objet direct obligatoire = Thème
(21) être : rôle externe = Thème; complément SN, SAJ ou SP obligatoire (le
complément SP reçoit le rôle de Lieu)
(22) frapper : rôle externe = Agent; rôle interne objet direct obligatoire = Thème;
rôle interne objet indirect facultatif = Instrument
(23) parler : rôle externe = Agent; les deux compléments SP facultatifs de ce verbe
ne reçoivent aucun rôle thématique et ne sélectionnent aucune préposition en
raison de problèmes d‟implémentation
(24) poser est analysé comme annoncer, mais son complément SP est obligatoire;
avec aspirer, seuls ces verbes sélectionnent une préposition, la préposition à;
(25) stagner : rôle externe = Thème
(26) aspirer-1 : rôle externe = Agent; rôle interne objet direct facultatif = Thème
(27) aspirer-2 : rôle externe = Psy-chose; rôle interne objet indirect obligatoire =
Thème; ce verbe sélectionne la préposition à
Les noms ne peuvent pas être associés à plus d‟une valeur pour le trait ro (« rôle »). Or,
les noms de la GG peuvent recevoir plus d‟un rôle. Des amalgames doivent donc être
créés. Par exemple, ro:l signifie « rôle de Lieu » (cf. (14)), ro:al « les rôles permis aux
animés + rôle de Lieu » (cf. association) et ro:il « rôle d‟Instrument + rôle de Lieu » (cf.
(15)). Les verbes, eux, peuvent être associés à plus d‟une valeur. De ce fait, les verbes
ayant un complément facultatif peuvent générer des analyses incorrectes : dès qu‟un
complément potentiel n‟est pas analysé en complément, le logiciel affichera autant
d‟arbres syntaxiquement identiques (mais lexicalement distincts) que le verbe a de rôles
dans le lexique. Pour remédier à ce problème, des règles non lexicales faisant intervenir
5 Le rôle de But est redéfini pour cette expérimentation : « Entité animée vers laquelle est dirigée
l‟action » (cf. Tellier, 2003 : 82).
43

un trait bidon ont été utilisées, au besoin. Par exemple, si la règle (28) ne comportait
pas le trait roi:al (roi signifie « rôle attribué à l‟objet indirect »), elle générerait pour la
phrase (29) un arbre où le verbe être a le trait roi:al, un autre où il a le trait roi:il, et un
autre où il a le trait roi:l, ce verbe étant associé à toutes ces valeurs dans le lexique :
(28) vb(sc:npao..roi:al) ti,sn. (npao = SN, SP ou SAJ obligatoire; ti = trace)
(29) notre representant est max (phrase du corpus A)
2.3.3. Les règles de la SG
Généralement, on peut analyser les phrases des corpus dans les termes de la
sémantique grammaticale en se fiant à l‟analyse des auteurs représentant cette
théorie. La création de la SG nécessite moins de décisions difficiles étant donné que la
sémantique grammaticale ne pose pas l‟existence de la sous-catégorisation, des rôles
thématiques et des contraintes sélectionnelles. Avant d‟aborder le symbolisme de la SG
et les problèmes d‟analyse, la section 2.3.3. présente une définition sommaire des
parties du discours et des fonctions syntaxiques attestées dans les corpus.
2.3.3.1. Définitions : parties du discours
En sémantique grammaticale, le mot est le signe d‟un concept. Le concept est un
signifié constitué d‟une composante lexicale et d‟une composante grammaticale, et la
première est en fonction d‟apport à la seconde 6 . La composante grammaticale et la
fonction de la composante lexicale sont les deux critères sémantiques qui définissent
les parties du discours. La composante lexicale en elle-même oppose les différents
mots relevant d‟une même partie du discours. Les mots se divisent en substantifs et en
adjectifs et ils sont constitués sur la base d‟un morphème d‟extension. Le morphème
d‟extension (U/I) représente un ensemble contenant U (fait d‟une série plus ou moins
considérable d‟individus) et un contenu individuel I; la relation entre l‟ensemble et son
contenu est symbolisée par /. Le morphème d‟extension du substantif (+U/I) évoque en
lui-même un ensemble entier, alors que celui de l‟adjectif (-U/I) évoque un sousensemble
d‟un autre ensemble indéfini.
La composante lexicale du substantif nominal est en apport de désignation au
morphème d‟extension. Cela signifie qu‟elle détermine une propriété du contenu I de
l‟ensemble représenté par le mot. Par conséquent, le substantif nominal évoque ce dont
on parle en en donnant une propriété spécifique (ex. frère, sort). Le substantif nominal
comporte un genre et un nombre propres et il régit le genre et le nombre des adjectifs et
des pronoms qui y font référence. La composante lexicale de l‟adjectif nominal est aussi
en apport de désignation au morphème d‟extension, mais celui-ci a une valeur indéfinie
et partielle. L‟adjectif nominal évoque donc plutôt une propriété spécifique
complémentaire de ce dont on parle (ex. bonne, simple).
6 Dorénavant, le terme mot sera employé pour faire référence au concept ainsi défini, mais il ne faut pas
oublier qu‟en sémantique grammaticale, le mot est un signe (un signifiant) et le concept, un signifié.
44

La composante lexicale du substantif pronominal est en apport de prédication au
morphème d‟extension. Cela signifie qu‟elle détermine une propriété de l‟ensemble +U
représenté par le mot. Contrairement au substantif nominal, le contenu de l‟ensemble
évoqué par le substantif pronominal n‟est pas identifié. En lui-même, le substantif
pronominal évoque ce dont on parle en en donnant une propriété générique : quantité,
localisation personnelle ou possessive, etc. (ex. cette, notre, plusieurs).
La composante lexicale de la préposition (ou substantif modal) est en apport modal au
morphème d‟extension. Cela signifie qu‟elle précise le mode d‟appartenance / du
contenu à l‟ensemble représenté par le mot. En elle-même, la préposition évoque un
ensemble auquel se rapporte un contenu non identifié selon un mode d‟appartenance
précisé par la composante lexicale (ex. avec, dans). La composante lexicale de
l‟adverbe (ou adjectif modal) est aussi en apport modal au morphème d‟extension, mais
celui-ci a une valeur indéfinie et partielle. L‟adverbe évoque donc seulement une
manière d‟être, une modalité d‟existence de ce dont on parle (ex. juste, très).
La constitution du substantif participe et de l‟adjectif verbal met en cause un morphème
d‟intension, soit la représentation grammaticale d‟un événement. Dans le morphème
d‟intension (I/U), la relation entre les termes I et U est inversée : l‟ensemble contenu U
(fait d‟une série plus ou moins considérable d‟instants) est en apport au contenant
individuel I. Lorsque l‟événement est constitué de plus d‟un instant, U se rapporte
instant par instant à I, ce qui crée une impression de dynamisme. La composante
lexicale du substantif participe et de l‟adjectif verbal est en apport de désignation au
morphème d‟intension. Ces mots représentent donc un événement spécifique.
Fondamentalement, ces parties du discours s‟opposent entre elles par la fonction du
morphème d‟intension par rapport au morphème d‟extension. Ainsi, dans le cadre du
substantif participe, l‟événement est en apport de désignation au morphème
d‟extension, alors que dans l‟adjectif verbal, l‟événement est en apport de prédication. Il
s‟ensuit que le substantif participe évoque ce dont on parle en en donnant une propriété
spécifique (celle d‟être en situation active ou passive par rapport à l‟événement
participial); l‟adjectif verbal évoque quant à lui une propriété générique de ce dont on
parle (celle d‟être en situation active par rapport à l‟événement verbal).
Le substantif participe (ex. représentant) comporte un genre et un nombre propres
régissant ceux des adjectifs et des pronoms qui y font référence. Lorsqu‟il n‟est pas un
infinitif, le verbe est constitué en outre des morphèmes de personne, de temps et de
mode. Intransitif, le verbe ne comporte qu‟un morphème d‟extension à fonction de
support de prédication (ex. dort); ce support est mis en situation active par l‟événement
verbal, et on y fait référence par le terme support actif. Transitif ou réflexif, le verbe
comporte un deuxième morphème d‟extension, à fonction de support modal dans ce
cas-ci; ce support est mis en situation passive par l‟événement verbal, et on y fait
référence par le terme support passif. Le support passif est indéfini et partiel dans le cas
du verbe transitif, d‟où sa référence à un support externe au verbe (ex. inquiète), mais il
est défini et intégral dans le cas du verbe réflexif, d‟où sa référence au support actif,
interne au verbe (ex. est, va). Soit, en résumé, les sept parties du discours définies cidessus
ainsi que le symbole qui leur correspond dans les règles de la SG :
45

(30) Substantif nominal : NS
(31) Adjectif nominal : NA
(32) Substantif participe : PAS
(33) Substantif pronominal : PS
(34) Adjectif verbal : VA
(35) Préposition (substantif modal) : MS
(36) Adverbe (adjectif modal) : MA
Dans la GG, tous les NA de la SG sont des adjectifs, tous les PS sont des déterminants,
tous les VA sont des verbes et tous les MS sont des prépositions; toutefois, le PAS
représentant y est un nom et le NS aujourd’hui y est un adverbe. De plus, dans la SG, la
séquence grand-mère est formée du MA grand et du NS mère, tandis que cette
séquence est un nom dans la GG.
2.3.3.2. Définitions : fonctions syntaxiques
Les fonctions syntaxiques se définissent avec les mêmes critères que les fonctions
internes au mot. Ainsi, comme la composante lexicale est en apport de désignation au
morphème d‟extension du substantif nominal problème dans la morphologie, l‟adjectif
nominal simple peut être en apport de désignation à ce morphème dans la syntaxe.
Cette désignation syntaxique secondaire s‟ajoute à la désignation morphologique du
substantif nominal, ce qui crée le syntagme problème simple. Un apport de désignation
syntaxique peut être vu comme une désignation primaire lorsqu‟il porte sur un substantif
pronominal (ex. un problème) ou sur une préposition (ex. avec Max).
Compte tenu de la structure grammaticale complexe du verbe, l‟analyste doit préciser
l‟élément du verbe qui est le support de la relation en cause. On distingue ainsi l‟apport
modal à l‟événement verbal, qui porte sur son morphème d‟intension, de l‟apport modal
à la prédication verbale, qui porte sur la relation de prédication qu‟entretient le
morphème d‟intension avec le support actif du verbe. Selon que l‟adverbe bizarrement
se rapporte au morphème d‟intension du verbe parle (cf. (37)) ou à la relation de
prédication que ce verbe représente (cf. (38)), les mêmes mots sont interprétés d‟une
façon complètement différente :
(37) Paul parle bizarrement. (= Sa manière de parler est bizarre.)
(38) Bizarrement, Paul parle. (= Le fait que Paul parle est bizarre.)
Pour la sémantique grammaticale, cette différence d‟interprétation est due à la fonction
de bizarrement, qui n‟est pas la même dans les deux phrases. Dans les corpus A à E, la
position d‟ajout sous le SINF en grammaire générative correspond toujours à la fonction
d‟apport modal à la prédication verbale en sémantique grammaticale.
La sémantique grammaticale redéfinit la fonction traditionnellement appelée « attribut » :
par rapport au verbe réflexif, l‟attribut est un apport de prédication au support passif.
Contrairement à la grammaire générative, la fonction d‟objet n‟est pas vue comme un
complément du verbe. C‟est le support passif interne au verbe qui est en apport modal à
l‟objet, et non l‟inverse. Pour ce qui est de la fonction sujet, celle-ci est interprétée
comme un support de prédication du support actif du verbe, qui est donc en apport de
46

prédication au sujet. De plus, l‟objet indirect de la grammaire générative (cf. (39)) est
considéré, en sémantique grammaticale, comme un apport modal à l‟événement verbal.
À ce titre, il n‟est pas distingué d‟un apport modal tel que celui observé en (40). En
sémantique grammaticale, il n‟existe que l‟objet direct, appelé simplement objet.
(39) Paul a parlé à Marie.
(40) Paul a parlé très vite.
Enfin, le NA antéposé au substantif est analysé en sémantique grammaticale comme un
apport modal. Parallèlement, un MA antéposé au substantif, comme dans le syntagme
grand-mère, est en apport modal à celui-ci. Soit, en résumé, les sept fonctions
syntaxiques définies ci-dessus et le chiffre qui leur correspond dans le symbolisme de la
SG 7 :
(41) Apport de désignation : 1
(42) Apport de prédication / Apport de prédication au support passif du verbe
réflexif : 2
(43) Apport modal / Apport modal à l‟événement verbal : 3
(44) Apport modal à la prédication verbale : 4
(45) Objet (support modal du support passif du verbe transitif) : 5
2.3.3.3. Le symbolisme de la SG
La SG fait appel à trois types de symboles : les symboles de partie du discours, les
symboles-x et les symboles alphanumériques. En pratique, les symboles-x
correspondent aux syntagmes de la GG : le NSX, le PASX et le PSX correspondent au
SN, le NAX au SAJ, le VAX au SV, le MSX au SP et le MAX au SAV. Les symboles-x
peuvent être réécrits en symboles de partie du discours (ex. NSX NS) ou en
symboles alphanumériques (ex. NSX NS41). Le recours aux symboles
alphanumériques est justifié par le fait que la sémantique grammaticale s‟intéresse aux
relations entre les mots en termes d‟apport et de support ainsi qu‟aux types de relation
associant les mots. Dans ces symboles, les lettres représentent la partie du discours du
mot qui remplit la fonction de support, tandis que le ou les chiffres représentent la
fonction du ou des mots avec lesquels le support est en relation; seule la fonction 5 fait
exception, celle-ci étant une fonction de support. L‟ordre dans lequel sont disposés les
chiffres reflète l‟ordre des mots dans le syntagme. Par exemple, la règle (46) signifie
qu‟un NS peut être le support modal d‟un NA antéposé (NAX correspond à 4) en même
temps que le support de désignation d‟une préposition (MSX correspond à 1). Cette
structure est celle qui correspond au syntagme (47) :
(46) ns41 nax,ns,msx.
(47) le nouveau representant de la association (syntagme du corpus A)
Il importe de préciser que les symboles alphanumériques ne sont pas des constituants
au même titre que les syntagmes de la GG. Ce sont des artifices représentationnels
servant à indiquer le support d‟un syntagme ainsi que la fonction de son ou ses apports.
7 Les chiffres 2 et 3 symbolisent chacun deux fonctions : si le support d‟un mot est un verbe, ce mot
remplit la fonction de droite; si son support est de toute autre nature, ce mot remplit la fonction de gauche.
47

Les symboles-x sont aussi des artifices représentationnels. Ils servent à rendre compte
de la généralisation suivante : en principe, un syntagme peut remplir les mêmes
fonctions syntaxiques que son support, employé seul ou avec d‟autres apports.
2.3.3.4. Problèmes d’analyse
La catégorisation en sémantique grammaticale des mots attestés dans les corpus ne
pose aucun problème, tout comme l‟identification des fonctions syntaxiques. Les
problèmes concernent les traits lexicaux. Dans la SG, la concordance des traits a été
utilisée pour encoder l‟accord des pronoms et des adjectifs avec le substantif auquel ils
font référence. Cependant, un tel accord n‟est pas absolu selon la sémantique
grammaticale, même si les règles de la SG le laissent croire. Cette théorie n‟associe
pas une structure syntaxique donnée à un comportement particulier dans l‟accord. Elle
distingue l‟accord, qui relève de la référence, de la structuration grammaticale, qui
relève de la sémantique. Ainsi, les règles de la SG excluent une phrase telle que (48),
où le NS vert ne régit pas le genre et le nombre du PS une :
(48) Il s‟est aussi acheté deux chemises : une bleue et une vert pomme.
Il n‟y a pas de phrases telles que (48) dans le corpus A, mais elles pourraient y figurer
étant donné qu‟elles sont parfaitement grammaticales. Puisque la GG exclut aussi ces
phrases, on peut cependant considérer que les deux grammaires font match nul en
étant toutes deux surpuissantes. Seulement, il ne faut pas oublier qu‟en sémantique
grammaticale, la distinction entre grammaire et logique imposerait l‟acceptation de
certaines phrases du corpus B (si les mots de ces phrases n‟avaient pas les mêmes
composantes lexicales). Au surplus, la sémantique grammaticale ne juge pas
agrammaticales des phrases telles que (49) et (50) :
(49) Pauvreté n‟est pas vice.
(50) Pierre qui roule n‟amasse pas mousse.
De telles phrases ne pourraient pas figurer dans le corpus A étant donné que Tellier les
écarte de la description lorsqu‟elle soutient que le nom commun doit être précédé d‟un
déterminant en français dans les fonctions de sujet et d‟objet direct. Certes, la règle (51)
est surpuissante par rapport à l‟analyse de la sémantique grammaticale, qui admet la
possibilité de l‟utilisation d‟un NS sans PS dans ces fonctions :
(51) ns2 ns(…no:p),vax. (no = type de nom; p = propre)
Malgré tout, puisque de telles structures ne peuvent figurer dans le corpus A, les règles
de la SG peuvent être considérées adéquates dans le cadre de l‟expérimentation.
3. Résultats
La section 3 fait état des performances de la GG et de la SG. Les indicateurs utilisés
pour évaluer les performances sont l‟appréciation qualitative et quantitative des règles
formulées pour chaque grammaire (section 3.1.) ainsi que le nombre d‟analyses
syntaxiques incorrectes permises par chaque grammaire (section 3.2.).
48

3.1. Les règles formulées
3.1.1. Appréciation qualitative
La grammaire générative se prête bien à la formulation de règles dans la GCD. Ce
formalisme est presque un équivalent des règles de réécriture en grammaire générative.
Il est moins adapté à la sémantique grammaticale en raison du fait que cette théorie
s‟attache non pas à décrire la position des constituants, mais plutôt à analyser la
fonction de chaque mot en termes d‟apport et de support et à caractériser le type de
relation qui unit les mots. Cette exigence théorique a conduit à inventer un symbolisme
particulier pour la SG. Une autre difficulté dans la création de la SG concerne le sujet et
l‟objet, deux fonctions de support selon la sémantique grammaticale. On trouve donc
des verbes avec deux supports, une structure qui ne peut pas être représentée dans la
GCD. En somme, au prix de quelques artifices représentationnels et sans considérer le
fait que les verbes avec deux supports ne peuvent pas être adéquatement représentés,
la sémantique grammaticale peut être formalisée avec la GCD.
3.1.2. Le nombre de règles
La figure 1 montre le nombre de règles dans chaque état de la GG et de la SG.
Figure 1
Le nombre de règles dans chaque état de la GG et de la SG
D‟une manière générale, la SG comporte un nombre de règles considérablement plus
grand que la GG. On constate en outre que l‟état A2 a suscité un changement dans la
SG seulement; l‟état A2 de la GG est une copie de son état A1. La décision de créer
l‟état A2 de la SG sera justifiée à la section 3.2.
L‟état B de la GG se caractérise par l‟ajout de huit règles lexicales par rapport à l‟état
A2. Ces règles classent les mots en fonction du nombre, du genre et de la personne.
Les règles non lexicales sont modifiées de façon à assurer l‟effet contraignant des traits
lexicaux, mais leur nombre n‟augmente pas. De l‟état B à l‟état C, les traits de souscatégorisation
font plus que doubler les règles lexicales; les règles non lexicales de type
X-barre doublent aussi afin d‟assurer l‟effet contraignant des nouveaux traits lexicaux.
En tout, 32 règles sont ajoutées. De l‟état C à l‟état D, les règles lexicales doublent
49

encore, mais les règles non lexicales (encore de type X-barre) augmentent de trois
seulement : généralement, les règles non lexicales créées pour la sous-catégorisation
sont modifiées pour assurer le respect du critère thématique sans que cela n‟entraîne
l‟ajout de nouvelles règles. Si les règles lexicales augmentent autant, c‟est en raison de
l‟implémentation des rôles thématiques (cf. section 2.3.2.). Les règles réécrivant des
verbes, par exemple, passent de 15 à 46 à l‟état D. Enfin, de l‟état D à l‟état E, seules
six règles sont ajoutées, dont quatre lexicales. Les deux règles non lexicales ne sont
pas, cette fois-ci, de type X-barre. L‟implémentation des contraintes sur l‟usage du nom
commun et du nom propre nécessite la formulation de trois règles réécrivant le SN.
De l‟état A2 à l‟état D de la SG, le nombre de règles lexicales n‟augmente pas d‟une
façon aussi marquée que dans la GG, et le nombre de règles non lexicales reste le
même. De l‟état A2 à l‟état B, neuf règles lexicales sont ajoutées, et elles classent les
mots en fonction du nombre, du genre, de la personne et de l‟extension quantitative 8 . À
l‟état C, le nombre de règles lexicales augmente seulement de quatre, car la
sémantique grammaticale ne pose pas l‟existence de la sous-catégorisation. Les seuls
traits que la sémantique grammaticale permet d‟encoder à l‟état C sont les trois types de
verbe que cette théorie reconnaît (intransitif, transitif et réflexif). L‟état D est identique à
l‟état C : la sémantique grammaticale ne posant pas l‟existence des rôles thématiques,
ces traits lexicaux ne sont pas encodés. Enfin, l‟état E se caractérise par l‟ajout d‟une
seule règle lexicale, qui identifie les noms propres. Le rejet de trois phrases
agrammaticales du corpus E résulte en l‟élimination de 46 règles non lexicales qui
permettaient ces structures, ce qui explique la diminution globale du nombre de règles.
En somme, l‟augmentation du nombre de règles dans la GG est surtout le fait des règles
lexicales. De six règles lexicales à l‟état A2, ce nombre passe à 78 dans l‟état E de la
GG. L‟augmentation du nombre de règles lexicales est moindre dans la SG puisque la
sémantique grammaticale ne pose pas l‟existence de plusieurs traits lexicaux existants
en grammaire générative. À l‟état E, la SG comprend seulement 21 règles lexicales. Les
règles non lexicales sont en nombre considérable dans la SG pour deux raisons. D‟une
part, le symbolisme utilisé exige la création d‟une règle pour toute partie du discours
pouvant se trouver dans une position donnée avec une fonction donnée par rapport à un
support donné. Ainsi, le symbole VA53 peut se réécrire de plusieurs façons, car il y a
plusieurs symboles-x pouvant correspondre aux fonctions 5 et 3 ainsi positionnées; en
outre, le symbole VA54, bien qu‟il puisse se réécrire par les mêmes symboles-x, diffère
du premier par la fonction correspondant au dernier symbole-x le réécrivant. D‟autre
part, la distinction du NS et du PAS entraîne un dédoublement de règles. Pour chaque
règle où un NS commun apparaît, la même règle est créée pour le PAS. Sans cette
distinction, le nombre de règles dans la SG E passerait de 467 à 332. Puisque le NS et
le PAS ont un emploi presque identique en syntaxe, on peut se demander si leur
distinction est pertinente pour l‟analyse syntaxique automatique.
8 Le nombre oppose le singulier (continu) au pluriel (discontinu). L‟extension oppose, au plan qualitatif, le
substantif à l‟adjectif, et au plan quantitatif, l‟individu au groupe.
50

3.2. Le nombre d’analyses syntaxiques incorrectes
3.2.1. Les phrases agrammaticales
La performance des grammaires face aux phrases agrammaticales est fonction du
nombre de structures agrammaticales rejetées par les grammaires. À ce chapitre, la GG
surclasse la SG étant donné que la grammaire générative pose l‟existence d‟un grand
nombre de traits lexicaux qui sont nécessaires au rejet des structures agrammaticales,
mais que la sémantique grammaticale ne reconnaît généralement pas. Ainsi, la GG
rejette les 33 structures agrammaticales des corpus B à E, alors que la SG n‟en rejette
que 12, dont les huit du corpus B. Dans les autres corpus, la SG rejette seulement les
phrases dont l‟agrammaticalité concerne l‟intransitivité ou la distinction entre nom
commun et nom propre. En plus de servir à rejeter les structures agrammaticales,
l‟encodage des traits lexicaux améliore la performance des deux grammaires dans
l‟analyse du corpus A. Cet effet secondaire des traits lexicaux est désirable en analyse
syntaxique automatique. Il est donc intéressant d‟observer comment la performance des
grammaires s‟améliore d‟un état à l‟autre dans l‟analyse du corpus A.
3.2.2. Les phrases grammaticales
La figure 2 montre le nombre total de structures syntaxiques incorrectes attribuées aux
phrases du corpus A par chaque état de chaque grammaire. La SGx est décrite plus loin
dans la section 3.2.2.; les données qui la concernent ne sont pas évoquées d‟ici là.
Figure 2
Le nombre d’analyses incorrectes des phrases du corpus A par chaque état de la
GG, de la SG et de la SGx
À l‟état A1, la GG effectue 194 analyses syntaxiques incorrectes pour seulement 15
phrases. Du côté de la SG, la performance est si bonne qu‟elle est suspecte. En fait, la
SG décrit les phrases du corpus A en étant collée aux faits, sans prédire plusieurs
autres structures syntaxiques que celles qui y sont attestées. Par contraste, la GG, en
raison de sa formulation même, plus abstraite, prédit beaucoup plus de structures
syntaxiques que celles du corpus A. En d‟autres termes, à l‟état A1, la GG peut décrire
un corpus plus étendu que celui que peut analyser la SG, et ce, même si les deux
grammaires ont été formulées de manière à décrire seulement le corpus A. Puisque le
51

nombre d‟analyses incorrectes est un critère de comparaison, il faut adapter la SG de
manière à ce qu‟elle puisse prédire l‟équivalent en sémantique grammaticale des
structures syntaxiques que la GG prédit, lorsqu‟il existe un tel équivalent. L‟adaptation
de la SG a résulté en une augmentation considérable du nombre de règles, ce qui est
surtout le fait des règles réécrivant des symboles alphanumériques : elles passent de 38
à 441 d‟un état à l‟autre, comparativement à une augmentation de 23 pour les règles-x.
L‟état A2 de la GG n‟est qu‟une copie de son état A1, d‟où le maintien de la même
performance. À l‟état A2, la SG est un peu plus performante que la GG étant donné que
la grammaire générative postule des structures syntaxiques qui n‟ont aucun corrélat en
sémantique grammaticale. C‟est le cas du niveau X-barre, qui n‟a généralement pas
d‟équivalent. Or, si on implémente une structure syntaxique en moins dans une
grammaire, cela enlève une possibilité d‟erreur de la part du logiciel.
De l‟état A2 à l‟état B, les performances des grammaires ne changent pas. À l‟état C, les
choses se corsent : la GG devient plus performante que la SG. On remarque une nette
amélioration de la performance de la GG par l‟encodage de la sous-catégorisation. Ce
sont 142 structures incorrectes de moins qui sont attribuées aux phrases du corpus A.
Du côté de la SG aussi l‟amélioration est importante : 78 mauvaises analyses de moins.
Cette amélioration n‟est due qu‟à la distinction des verbes en intransitifs, transitifs et
réflexifs. La GG fait usage d‟un plus grand nombre de distinctions de souscatégorisation,
qu‟elle étend à toutes les parties du discours. C‟est ce qui explique que
la GG améliore autant sa performance de l‟état B à l‟état C.
À l‟état D, tant pour la GG que pour la SG, les performances ne sont pas améliorées. Un
tel résultat est inévitable dans le cas de la SG puisque la sémantique grammaticale ne
pose pas l‟existence des rôles thématiques; l‟état D de la SG est une copie de son état
C. Cependant, dans le cas de la GG, les rôles thématiques sont pris en compte. Il ne
faudrait pas en conclure que les rôles thématiques n‟ont pas leur pertinence en analyse
syntaxique automatique. En effet, si un verbe ayant un complément facultatif dans son
cadre de sous-catégorisation précède un complément potentiel, la non-concordance des
rôles entre le verbe et ce complément potentiel peut rejeter l‟analyse en complément et
forcer une analyse en ajout. En clair, les phrases du corpus A ne donneraient pas
l‟occasion aux rôles thématiques de montrer leur effet sur les performances, et c‟est
peut-être le cas aussi des traits de genre, nombre et personne.
Enfin, l‟écart se resserre entre la GG et la SG à l‟état E. Par rapport à l‟état D, ce sont
19 analyses incorrectes de moins pour la SG et 12 de moins pour la GG.
Une synthèse de ces observations s‟impose. 1) Les traits lexicaux améliorent nettement
les performances. 2) La SG ne peut pas avoir recours à plusieurs de ces traits étant
donné qu‟elle a été formulée en respectant l‟analyse de la sémantique grammaticale. 3)
Or, la SG obtient une meilleure performance que la GG avant l‟implémentation de ces
traits. Elle se rapproche même de la performance de la GG à l‟état E. 4) Enfin, la cause
principale de l‟avantage de la SG avant l‟état C est que la sémantique grammaticale ne
pose pas l‟existence du niveau X-barre.
52

Pour continuer cette réflexion, nous avons formulé une SG parallèle, la SGx. La SGx
viole ouvertement le principe selon lequel les grammaires doivent être formulées dans le
respect des théories. Elle intègre tels quels tous les traits lexicaux utilisés dans la GG
en se débarrassant de ses traits propres. Ce faisant, elle conserve l‟entier de ses règles
non lexicales, qui sont seulement adaptées pour assurer l‟effet contraignant des
nouveaux traits lexicaux. Notre hypothèse était que la SGx performerait mieux que les
deux autres grammaires. En effet, elle combine les ingrédients qui rendent la SG et la
GG performantes à leur façon. Cette hypothèse a été confirmée dans les faits, comme
on le voit dans la figure 2. Dès l‟état C, la SGx obtient une performance meilleure que
les deux autres grammaires. Au final, la SGx n‟effectue que 18 analyses incorrectes.
Les analyses incorrectes supplémentaires de la GG par rapport à la SGx sont toutes
dues au niveau X-barre, sauf deux, qui sont dues au fait que aujourd’hui est considéré
comme un nom propre en sémantique grammaticale, et non comme un adverbe.
4. Conclusion
Cet article montre une solution possible aux problèmes posés par la création, dans le
formalisme de la grammaire à clauses définies, d‟une grammaire qui respecte l‟analyse
de la sémantique grammaticale. Il souligne en outre l‟importance des traits lexicaux
reconnus par la grammaire générative pour améliorer les performances d‟une
grammaire élaborée dans ce formalisme. Enfin, cet article montre que l‟implémentation
du niveau X-barre peut faire augmenter le nombre d‟analyses syntaxiques incorrectes
attribuées par une telle grammaire.
Du point de vue de la grammaire générative, la SGx décrite dans cet article est moins
intéressante étant donné qu‟elle perd la distinction du niveau X-barre. Du point de vue
de la sémantique grammaticale, cependant, les traits lexicaux de la grammaire
générative peuvent être vus comme des stratégies d‟implémentation visant à améliorer
les performances. Par exemple, si l‟adverbe conformément est suivi de la préposition à,
la probabilité que cette préposition soit en apport modal à l‟adverbe est presque de
100 %. Sans les traits de sous-catégorisation, on ne peut pas encoder ce fait. Il s‟agit
donc là d‟une avenue intéressante pour l‟analyse syntaxique automatique dans le cadre
de la sémantique grammaticale.
L‟expérimentation décrite dans cet article pourrait être poursuivie entre autres en
ajoutant au corpus A des phrases syntaxiquement plus complexes de façon à observer
la performance des grammaires par rapport à ces phrases.
Bibliographie
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53

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linguistique, n o 13, p. 183-230.
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linguistique, n o 14, p. 199-249.
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système des parties du discours : sémantique et syntaxe, Québec, Presses de
l‟Université Laval, p. 94-105.
TELLIER, Christine (2003), Éléments de syntaxe du français : méthodes d’analyse en
grammaire générative, Boucherville, Gaëtan Morin Éditeur.
ZHU, Jinghui (1999), Nature et fonctions des participes en français : un problème de
sémantique grammaticale, Thèse de doctorat, Québec, Université Laval.
54

Maya Ibrahim, Université de Poitiers
Le multilinguisme au Liban
Dans cet article, nous nous intéressons à la situation linguistique au Liban et, plus
précisément, au statut de la langue française avec l‟installation du trilinguisme dans le
pays. Un pays comme le Liban, ouvert aux échanges sociaux et économiques, se
caractérise par sa situation linguistique qui le distingue des autres pays arabes.
La situation linguistique du Liban est en effet caractérisée à la fois par la triglossie de
l‟arabe, où nous trouvons le libanais, l‟arabe littéral et l‟arabe intermédiaire, et par la
forte présence de deux langues étrangères, le français et l‟anglais.
Si nous dressons un état des lieux de la situation du français dans le monde arabe,
nous pouvons davantage parler d‟hétérogénéité que d‟homogénéité. Au Liban, au
Maroc et en Tunisie, le français a le statut d‟une langue seconde, alors qu‟il est langue
étrangère en Égypte, en Jordanie et en Syrie.
Le Liban a toujours été un pays polyglotte. Les différentes occupations ont créé une
situation de contact de langues, et le Libanais n‟a jamais cessé de vivre dans un
contexte multilingue où il a été dans l‟obligation de parler au moins deux langues :
Depuis l‟aube de l‟histoire […] jusqu‟à nos jours, le territoire que l‟on appelle aujourd‟hui le
Liban semble - à en croire l‟état actuel des recherches archéologiques et historiques - avoir
toujours connu une forme ou l‟autre de bilinguisme ou de polyglossie, et de contact avec les
cultures correspondantes (Abou, 1962 : 158).
Plusieurs langues y cohabitaient : le latin et le grec, le syriaque et l‟arabe, l‟arabe et le
français. Ainsi, le Liban a toujours connu une forme de bilinguisme et a toujours vécu
des situations de contact de langues.
Au Moyen-Orient, le bilinguisme arabe-français est moins répandu qu‟au Maghreb.
L‟originalité du pays du cèdre par rapport aux autres pays du Moyen-Orient en termes
de situation linguistique est la forte présence du bilinguisme arabe-français. Cette réalité
n‟empêche pas une progression remarquable au niveau de la diffusion et de l‟adoption
de l‟anglais sur tout le territoire. Au Liban comme ailleurs, la progression de l‟anglais est
une réalité évidente.
Cette langue, gagne-t-elle du terrain aux dépens du français? Assistons-nous à une
situation conflictuelle ou diglossique?
Actuellement, se côtoient trois langues, l‟arabe, le français et l‟anglais, sur une petite
surface de 10 452 km². Cette évolution du bilinguisme joignant le français à l‟anglais
n‟est pas surprenante étant donné l‟attachement du Liban à la France et l‟éminence de
l‟anglais dans le monde du travail.
55

L’usage du français et de l’anglais
Au Liban, les exigences professionnelles comprennent la connaissance de l‟anglais.
Cette langue de grande puissance s‟impose dans tous les domaines liés à la
technologie et à la science, et sa demande est en très forte progression dans les écoles
publiques et privées à travers le pays.
En revanche, le français garde à son tour le prestige de la langue sociale et de la langue
de culture par excellence. Il est utilisé dans la vie privée, où nous distinguons différentes
formes d‟usage à côté de l‟arabe :
1- Usage familial chez les familles chrétiennes et certaines familles chiites de la
région de Nabatieh, située dans le Sud-Liban.
La caractéristique la plus originale que présente le bilinguisme libanais, du point de vue
sociologique, se trouve dans le rapport des langues avec les religions. Cependant, le
facteur religieux exerce une influence considérable sur le destin du bilinguisme au
Liban.
Les recherches qui ont traité la question de la religion l‟ont considérée comme l‟élément
principal qui joue sur le degré du bilinguisme. Le multilinguisme est déséquilibré entre
les différentes communautés socio-religieuses libanaises.
Le français, longtemps considéré comme la langue des chrétiens, cherche un nouveau
souffle au Liban en visant les musulmans et notamment les chiites. Ainsi Katia Haddad,
dans Anatomie de la francophonie libanaise (1996), dit que le français n‟est plus
l‟apanage des chrétiens au Liban, où il enregistre une progression significative parmi la
population musulmane chiite.
Le français au Liban n‟est plus le monopole d‟une seule communauté mais regarde
l‟ensemble des Libanais, et l‟appartenance communautaire ne semble plus être un
facteur déterminant dans l‟acquisition du français.
Or, c‟est là où réside la spécificité de la langue française au Liban. Cette dernière a
réussi à sortir de son cadre religieux pour s‟installer auprès de la communauté chiite.
Étant donné le poids démographique et politique de cette communauté qui ne cesse de
se développer, on ne peut être qu‟optimiste par ce nouveau sort de la langue française
au Liban, qui pourrait contribuer à la progression de nombre des locuteurs francophones
par rapport aux anglophones.
2- Usage scolaire.
Quand il n‟est pas familial, le français s‟acquiert dans un cadre scolaire au sein
d‟institutions éducatives. Le bilinguisme précoce est pratiqué dans la totalité des écoles
libanaises, mais il est évident que cela varie d‟une région à l‟autre, en fonction des types
d‟écoles, publiques ou privées.
56

La ruée des Libanais vers les écoles privées, très coûteuses, mais connues pour
l‟excellent niveau d‟enseignement des langues qu‟elles offrent, reflète le grand intérêt
qu‟ils montrent à apprendre plusieurs langues à leurs enfants.
À ce sujet, le bilinguisme se trouve inégalement réparti entre les différentes couches de
la population. Il est important de signaler que les écoles publiques au Liban n‟offrent pas
un enseignement correct de la langue française, pour diverses raisons d‟ordre
pédagogique et sociologique, ce qui suscite des débats entre défenseurs et nondéfenseurs
du bilinguisme.
Quant à l‟anglais, il se réserve la priorité dans la vie professionnelle et s‟impose comme
indispensable pour les bilingues français-arabe. Le phénomène est de plus en plus
populaire, la plupart des Libanais francophones deviennent trilingues : nous parlons
d‟un multilinguisme additionnel et pas soustractif.
Un bilinguisme additionnel français-anglais
La tendance à la hausse du trilinguisme au Liban n‟est pas commune à tous les
Libanais bilingues. Ce phénomène concerne surtout les Libanais francophones.
En observant les premiers résultats de notre enquête 1 , nous pouvons affirmer que ce
trilinguisme est quasi inexistant chez les locuteurs anglophones, qui n‟éprouvent aucun
besoin d‟apprendre le français et qui sont satisfaits de leur bilinguisme anglais-arabe.
Les francophones sont plus favorables au trilinguisme : sur un échantillon de 280
locuteurs, dont 180 francophones et 100 anglophones, 59 % se déclarent trilingues,
dont 87 % de locuteurs francophones et 9 % de locuteurs anglophones. Ceci montre
l‟ouverture des bilingues arabe-français à l‟anglais.
Sur les 180 francophones, 80 locuteurs (44 %) ont déclaré une orientation vers l‟anglais
au stade universitaire, dont 68 (85 %) de confession chrétienne contre 12 (15 %) de
confession musulmane chiite.
Ces résultats nous permettent de conclure que ce sont les francophones chrétiens qui
sont plus favorables au transfert linguistique que les francophones musulmans, qui
s‟orientent plus vers les établissements universitaires francophones.
Ce phénomène de « transfert » ou de « reconversion linguistique » au stade
universitaire est de plus en plus courant au Liban, où un bon nombre des étudiants de
formation francophone d'origine se tournent vers l'anglais, tant dans l‟enseignement
public que privé.
1 Enquête menée dans le cadre de la préparation d‟une thèse de doctorat.
57

En somme, la plupart des jeunes Libanais considèrent que l‟anglais est utile pour
l‟avenir. Il paraît incontournable pour les études supérieures et la vie professionnelle.
Hamers et Blanc (1983) parlent, dans Bilingualité et Bilinguisme, du transfert de langues
lorsque, dans une communauté donnée, l‟équilibre dans la différentiation fonctionnelle
entre deux langues est rompu.
On différencie deux sortes de transferts. D‟un côté, il est question de transfert complet
lorsqu‟une langue maternelle cesse d‟être la langue la plus souvent utilisée. De l‟autre, il
y a transfert partiel lorsque la langue maternelle continue à être utilisée avec la nouvelle
langue apprise.
Dans toutes les situations identiques étudiées, on parle d‟une langue maternelle et
d‟une langue étrangère. La spécificité du bilinguisme libanais réside dans le fait que le
transfert dont on parle se réalise entre deux langues qui sont présentes dans le pays, à
l‟exclusion de la langue maternelle.
On parle d‟un transfert partiel du français à l‟anglais (au stade universitaire) à l‟exclusion
du libanais qui se maintient en parallèle. C‟est ainsi que, dans la même phrase, un
locuteur libanais peut avoir recours aux trois codes, français, anglais et libanais, et un
non-arabophone peut d‟ailleurs facilement s‟en sortir. « Hi! Kifak 2 ? Ça va? »; à elle
seule, cette exclamation bien connue symbolise le trilinguisme au Liban, où les trois
codes sont présents dans une expression de trois mots.
La particularité de ce bilinguisme français-anglais est sa fréquence, autant chez les
francophones que chez les anglophones.
Hamers et Blanc (1983) traitent ce phénomène, mais sous un autre angle, qui n‟est pas
le nôtre : en tant que groupe minoritaire, les locuteurs doivent effectivement acquérir la
langue de la majorité afin de s‟intégrer à la vie sociale. Cette hypothèse est confirmée
au Québec, où les anglophones, étant minoritaires, sont obligés d‟apprendre le français
pour bien intégrer la vie sociale et professionnelle.
Le cas du bilinguisme français-anglais au Liban semble être bien loin de celui du
Québec. Les francophones libanais sont les majoritaires, mais l‟apprentissage de
l‟anglais semble devenir une exigence professionnelle. Autrement dit, nous assistons à
une nouvelle situation linguistique : au lieu d‟être bilingue arabe-français, le Liban tend
actuellement à devenir un pays trilingue arabe-français-anglais, où l‟effectif des Libanais
trilingues augmente sans aucune régression au niveau de l‟effectif des Libanais
bilingues arabe-français. C‟est ainsi que nous qualifions le bilinguisme libanais
d‟additionnel.
2 Traduction du mot kifak : « Comment vas-tu? »
58

Ainsi, ce sont les francophones qui font installer le trilinguisme au Liban, confirmant en
cela l‟idée assez répandue au Liban qu‟il est plus facile d‟apprendre l‟anglais quand on
possède déjà le français.
Situation conflictuelle ou diglossique
Dans une communauté bilingue ou multilingue, les rapports entre les langues sont
complexes. Hamers et Blanc précisent que « pour que deux ou plusieurs langues
survivent dans une société il est nécessaire qu‟elles remplissent des fonctions
complémentaires » (1983 : 238). En l‟absence de cette répartition, les langues entrent
en concurrence et l‟une tente de gagner le terrain de l‟autre.
Les deux auteurs évoquent la notion de diglossie, qui s‟applique à toute « situation
linguistique relativement stable dans laquelle deux variétés d‟une même langue ou deux
langues distinctes sont utilisées de façon complémentaire, l‟une ayant un statut
socioculturel relativement supérieur à l‟autre dans la société » (Hamers et Blanc,
1983 : 450).
Ce qui caractérise la situation de deux langues, français et anglais, au Liban, c‟est que
toutes les deux peuvent concurremment occuper les mêmes fonctions; toutes les deux
sont utilisées comme langue support dans l‟enseignement, langue de communication
scientifique, économique, politique, elles se trouvent, par conséquent, bien évidemment
en situation de concurrence.
Si le Liban représente un plurilinguisme conflictuel, on peut parler d‟un conflit de
répartition des usages de chaque langue, et non pas d‟un conflit d‟existence.
Les deux langues se développent auprès des communautés religieuses distinctes et
progressent parallèlement.
Tout en affirmant que la langue française est irremplaçable au Liban, et au moment où
certains sont tentés par la substitution de l‟anglais au français, il est primordial de
réfléchir aux moyens de consolider le français au Liban. L‟État libanais et l‟État français
ont chacun un rôle pour le maintien de cette langue dans une région politiquement et
linguistiquement instable.
Bibliographie
ABOU, Sélim (1962), Le bilinguisme arabe-français au Liban, Paris, Presses
universitaires de France.
BESSE, Henri, « Langue maternelle, seconde et étrangère », Le français aujourd’hui, n°
78, p. 9-15.
BOYER, Henri (1997), Plurilinguisme, « contact » ou « conflit de langues? », Paris,
L‟Harmattan.
59

CLAVET, Louis-Jean (1999), La guerre des langues, Paris, Hachette
CLAVET, Louis-Jean et Robert CHAUDENSON (2001), Les langues dans l’espace
francophone : de la coexistence au partenariat, Paris, L‟Harmattan.
CUQ, Jean-Pierre (1991), Le français langue seconde, origine d’une notion et implication
didactiques, Paris, Hachette.
GUEUNIER, Nicole (1993), Le français du Liban : cent portraits linguistiques, Paris, Didier
Erudition.
GUEUNIER, Nicole (1993), « Les francophones du Liban : fous des langues », dans Didier
DE ROBILLARD, Michel BENIAMINO et Claudine BAVOUX (éd.), Description des situations de
francophonie, Slatkine, p. 263-279.
HADDAD, Katia, Choghig KASPARIAN et Sélim ABOU (1996), Anatomie de la francophonie
libanaise, Paris, AUPELF-UREF.
HAMERS, Josiane et Michel BLANC (1983), Bilinguisme et bilingualité, Bruxelles,
Mardaga.
HELLER, Monica (1998), Codeswitching, anthropological and sociolinguistic perspectives,
Berlin, Mouton de Gruyter.
MACKEY, William (1976), Bilinguisme et contact des langues, Paris, Éditions Klincksiek.
60

Segmentation et analyse de diphtongues perçues en français québécois de
Québec et de Saguenay : résultats préliminaires 1
Guillaume Leblanc, Université Laval
L’objet d’étude
Une voyelle diphtonguée, ou diphtongue, est généralement définie comme une voyelle
dont le timbre change en cours d‟émission (Martin, 1996). Dans une acception
phonologique du terme, il s‟agit d‟une voyelle et d‟une semi-consonne qui constituent
ensemble un noyau syllabique complexe (Kaye et Lowenstamm, 1984). Dans son
acception phonétique, le terme désigne une voyelle qui, bien que phonétiquement
complexe, reste fonctionnellement simple (Dumas, 1974). Il s‟agit en français québécois
d‟une variante d‟une voyelle longue (Dumas, 1974; Santerre et Millo, 1978) : certaines
voyelles sont historiquement ou intrinsèquement longues, c'est-à-dire qu‟elles ont acquis
cette longueur à la suite de la disparition d‟une consonne, par exemple pâte (qui vient
de l‟ancien français paste) (Yaeger, 1979). Dans d‟autres cas, une voyelle se trouve
allongée par la consonne qui la suit. Ces consonnes, dites allongeantes, sont /ʁ v z ʒ/
et le groupe consonantique /vʁ/ (Dumas, 1974; Paradis, 1983). Cependant, puisqu‟il est
à peu près impossible de prononcer une voyelle avec un timbre absolument stable
durant toute sa production, la définition d‟une voyelle dont le timbre change en cours
d’émission pourrait être appliquée à toute voyelle; il nous semble donc nécessaire de
préciser ce qui constitue un changement de timbre suffisant pour qu‟une voyelle puisse
être considérée comme phonétiquement complexe. Dans le but de décrire les propriétés
acoustiques de voyelles perçues comme diphtonguées, nous avons constitué un corpus
de voyelles du français québécois. Nous présentons dans le cadre de cette contribution
les résultats préliminaires d‟un test de perception portant sur ces voyelles, ainsi qu‟une
méthode de segmentation et d‟analyse de ces voyelles dites complexes.
L’expérimentation
Nous avons choisi d‟étudier les propriétés acoustiques d‟un corpus de voyelles
préalablement reconnues comme diphtonguées par accord inter-juges. Pour ce faire,
nous avons sélectionné un échantillon de 10 locuteurs masculins, âgés de 18 à 26 ans,
ayant tous complété une formation secondaire, mais n‟ayant pas complété une
formation universitaire. La moitié de ces locuteurs provient de la ville fusionnée de
Québec, et l‟autre moitié provient de la ville fusionnée de Saguenay. Les locuteurs sont
tous natifs de l‟une des villes à l‟étude, et n‟ont pas vécu à l‟extérieur de ce centre
urbain pendant plus d‟un an. Chaque informateur a été amené à prononcer, en chambre
anéchoïque, un corpus de 92 mots à trois reprises chacun, d‟abord lors d‟une tâche
d‟identification d‟images, puis deux autre fois lors d‟une tâche de lecture. Concernant la
1 La méthodologie et les données utilisées dans cet article sont tirées d‟un mémoire de maîtrise en cours
de rédaction par l‟auteur. Le mémoire est intitulé Étude des voyelles orales susceptibles d’être
diphtonguées en français québécois et est dirigé par la professeure Johanna-Pascale Roy (Université
Laval) et co-dirigé par le professeur Vincent Arnaud (Université du Québec à Chicoutimi).
61

tâche de lecture, les mots cibles ont été préalablement insérés au sein d‟une phrase
porteuse du type « Je dis X pour le fun ». Les 92 mots cibles représentent les 10
voyelles orales du français québécois /i e ɛ y œ ø a ɑ u o ᴐ/. La voyelle /ə/ a été
exclue, car elle n‟apparaît pas en position accentuée, critère essentiel pour une
potentielle diphtongaison (Santerre et Millo, 1978; Yaeger, 1979; Paradis, 1985). Toutes
les voyelles apparaissent au sein de mots monosyllabiques. Conformément aux
propositions de Yaeger (1979) et de Paradis (1983, 1985), nous avons choisi de répartir
ces mots en quatre classes selon l‟environnement consonantique de droite et l‟évolution
phonétique du mot. Les classes retenues sont les suivantes : devant une pause (codée
_#, ex. fait); devant une consonne non allongeante (codée _K, ex. faite); devant une
consonne allongeante (codée _R, ex. faire); et devant une consonne non allongeante
lorsque la voyelle est intrinsèquement longue (codée _^, ex. fête).
L’identification des diphtongues par accord inter-juges
Chaque mot a ensuite été soumis à la perception de quatre juges ayant un niveau
avancé en phonétique, juges dont la tâche consistait à discriminer lors de 3 pré-tests les
voyelles monophtonguées des diphtongues.
Le premier pré-test (composé de 150 stimuli) réunissait les occurrences des voyelles
non hautes pouvant apparaître en contexte long ou allongeant, soit les voyelles [ɛ ø œ
ᴏ ᴐ ɑ] produites par un locuteur unique PY_26_QC 2 . Ces voyelles réputées
diphtongables représentent la grande majorité des diphtongues relevées dans les
travaux de Santerre et Millo (1978) et de Paradis (1985). Il s‟agit également de voyelles
que Dumas (1974, 1981) identifie dans son modèle de la diphtongaison en français
québécois populaire de Montréal. Le second pré-test (144 stimuli) réunissait l‟ensemble
des occurrences de la voyelle [ɛ], seule voyelle dont la distribution comprenait chacune
des quatre classes (voir Dumas, 1974; Santerre, 1974; Martin, 1995 pour le statut de [ɛ]
bref et [ɛ:] long en français québécois). Ce pré-test comportait les occurrences produites
par quatre locuteurs : AN_20_SG, JJ_18_SG, PO_20_QC et PY_26_QC. Le troisième
et dernier pré-test (149 3 stimuli) comportait les occurrences d‟un locuteur unique
MX_26_SG pour les voyelles /ɛ ø œ ᴏ ᴐ ɑ/. Il est à noter que les [ɛ] de PY_26_QC ont
été soumis au jugement des auditeurs par deux fois, lors des pré-tests 1 et 2. Quant aux
[ɛ] produits par MX_26_SG, ils n‟ont été soumis à l‟écoute que lors du pré-test 3.
Cependant, ces résultats ont ensuite été intégrés à ceux du pré-test 2. Lors de ces trois
tests, les occurrences ont été catégorisées comme diphtonguées lorsqu‟elles ont été
perçues comme telles par au moins la moitié des juges plus un, soit 3 des 4 juges.
Ces pré-tests ont été validés en prenant en compte la cohérence inter-juges et intrajuges.
La cohérence inter-juges a été estimée en fonction de la proportion des cas où un
juge a fourni la même réponse qu‟au moins deux des trois autres juges; selon les juges,
ce pourcentage s‟échelonne entre 88 % et 91 %. Dans 91 % des cas, un stimulus a été
2
Les locuteurs sont identifiés par un code composé de deux lettres aléatoires, de leur âge, et de leur ville
d‟origine : Québec (QC) ou Saguenay (SG).
3
Le locuteur a raté une des cibles et l‟expérimentateur a omis de la lui faire répéter.
62

jugé de la même manière par au moins trois des quatre juges. Dans 75 % des cas, les
quatre juges ont donné la même réponse.
La cohérence intra-juges a, pour sa part, été mesurée en s‟appuyant sur les 36
occurrences communes aux pré-tests 1 et 2. Cette mesure rend compte de la proportion
de cas où un juge donné a répondu de la même façon lors des deux tests; ce
pourcentage s‟échelonne entre 94 % et 97 % selon les juges. Pour une seule voyelle,
une disparité entre les réponses chez un même juge a entraîné un classement différent
dans les deux pré-tests; ainsi, l‟une des occurrences de la voyelle /ɛ/ produite par
PY_26_QC a-t-elle été classée comme une monophtongue dans les résultats du prétest
1 et comme une diphtongue dans les résultats du pré-test 2.
Résultats
Afin d‟illustrer la proportion d‟occurrences pouvant être diphtonguées et ayant
effectivement été perçues comme telles, ainsi que la proportion de diphtongues par
rapport au total d„occurrences produites (lequel comportait des classes où la
diphtongaison était réputée facilitée et d‟autres où elle n‟était pas attestée), nous avons
séparé les résultats selon les classes des voyelles. Ainsi, nous avons considéré qu‟une
monophtongue était attendue pour les classes (V#) et (VK), et que la variante
diphtonguée était possible pour les classes (VR) et (V^). Les résultats sont présentés
pour chacun des trois pré-tests, dans les tableaux 1 à 3 ainsi que les figures 1 à 3.
Tableau 1
Résultats du pré-test 1 (PY_26_QC, voyelles multiples)
Contexte Diphtongues Monophtongues Diphtongues Diphtongues Total
possibles attendues
non réalisées
ɑ# 0 9 0 0 9
ɑR 12 0 2 10 12
ɑ^ 9 0 0 9 9
Total ɑ 21 9 2 19 30
o# 0 9 0 0 9
oR 9 0 4 5 9
o^ 9 0 3 6 9
Total o 18 9 7 11 27
ø# 0 9 0 0 9
ø^ 9 0 5 4 9
Total ø 9 9 5 4 18
ɛK 0 9 0 0 9
ɛ# 0 9 0 0 9
ɛR 9 0 9 0 9
ɛ^ 9 0 8 1 4 9
4 L‟unique occurrence classée comme une monophtongue ici est classée comme une diphtongue pour le
pré-test 2.
63

Total ɛ 18 18 17 1 36
ɔK 0 12 0 0 12
ɔR 9 0 1 8 9
Total ɔ 9 12 1 8 21
œK 0 9 0 0 9
œR 9 0 5 4 9
Total œ 9 9 5 4 18
Grand total 84 66 37 47 150
Figure 1
Proportion des voyelles diphtongables du pré-test 1 ayant effectivement été
diphtonguées (zones ombrées)
Tableau 2
Résultats du pré-test 3 (MX_26_SG, voyelles multiples)
Contexte
Diphtongues
possibles
Monophtongues
attendues
Diphtongues
Diphtongues
non réalisées
Total
ɑ# 0 9 0 0 9
ɑR 12 0 0 12 12
ɑ^ 9 0 1 8 9
Total ɑ 21 9 1 20 30
o# 0 9 0 0 9
oR 9 0 2 7 9
o^ 9 0 3 6 9
Total o 18 9 5 13 27
64

ø# 0 9 0 0 9
ø^ 8 0 7 1 8
Total ø 8 9 7 1 17
ɛK 0 9 0 0 9
ɛ# 0 9 0 0 9
ɛR 9 0 6 3 9
ɛ^ 9 0 9 0 9
Total ɛ 18 18 15 3 36
ɔK 0 12 0 0 12
ɔR 9 0 1 8 9
Total ɔ 9 12 1 8 21
œK 0 9 0 0 9
œR 9 0 2 7 9
Total œ 9 9 2 7 18
Grand total 83 66 31 52 149
Figure 2
Proportion des voyelles diphtongables du pré-test 3 ayant effectivement été
diphtonguées (zones ombrées)
Une comparaison des tableaux 1 et 2, et des figures 1 et 2, permet d‟observer des
éléments communs concernant le taux de diphtongaison des différentes classes de
voyelles par un locuteur de Québec et un locuteur saguenéen. Dans les deux sousensembles
de résultats, [ɛ] est diphtongué dans la grande majorité des cas, alors que
les voyelles postérieures ouverte et mi-ouverte /ɑ ᴐ/ ne le sont que rarement, et que la
65

postérieure mi-fermée [ᴏ] est diphtonguée dans un peu moins de la moitié des cas. La
différence principale réside dans le taux de diphtongaison perçue des antérieures
arrondies. Chez PY_26_QC, /ø/ et /œ/ présentent un taux de diphtongaison égal,
comparable à celui de /ᴏ/. Cependant, chez MX_26_SG, le taux de diphtongaison de /ø/
grimpe à 87 %. Il est également à noter que pour toutes les voyelles, le taux de
diphtongaison est légèrement plus élevé chez le locuteur de Québec, sauf pour /ø/ où le
taux est presque deux fois plus élevé chez le locuteur de Saguenay. Il faut cependant
considérer que le nombre d‟occurrences diphtongables par voyelle et par locuteur est
minime, et que par conséquent des données aberrantes se verraient attribuer une
importance exagérée. Les différences relevées jusqu‟à présent ne sont que le résultat
de la comparaison entre les productions de deux individus, aussi est-il difficile de
déterminer lesquelles sont dues à l‟idiolecte du locuteur et lesquelles sont les indices de
différences entre les deux régions d‟études.
En ce qui a trait au taux de diphtongaison de /ɛ/ chez les cinq locuteurs étudiés lors des
pré-tests, le tableau 3 nous indique qu‟il semble être variable à Saguenay mais absolu à
Québec, avec un taux de 100 % chez PO_20_QC et PY_20_QC 5 . Parmi les trois
locuteurs saguenéens, deux diphtonguent cette voyelle dans la majorité des cas
(respectivement, 15 et 13 fois sur 18). AN_20_SG, le troisième locuteur originaire de
cette région, ne produit que 5 occurrences diphtonguées sur les 18 possibles. Si nous
observons la répartition des occurrences diphtonguées selon la tâche (figure 4), nous
constatons que 3 de ces 5 diphtongues ont été produites pendant la tâche de
commentaire d‟images, qui était la tâche où des productions moins formelles étaient
attendues.
Tableau 3
Résultats du pré-test 2 (voyelle /ɛ/, locuteurs multiples)
Locuteur Diphtongues
possibles
Monophtongues
attendues
Diphtongues Diphtongues
non réalisées
AN_20_SG 18 18 5 13 36
JJ_18_SG 18 18 13 5 36
MX_26_SG 6 18 18 15 3 36
Total SG 54 54 33 21 108
PO_20_QC 18 18 18 0 36
PY_26_QC 18 18 18 0 36
Total QC 36 36 36 0 72
Grand total 83 66 31 52 149
Total
5 Il faut cependant rappeler que toutes les occurrences n‟ont pas été classifiées comme des diphtongues
par tous les juges. L‟une d‟elles a même été classifiée comme une monophtongue lors d‟un autre pré-test
(cependant, comme elle a reçu la réponse « diphtongue » 5 fois sur 8, elle rencontre le critère de la moitié
plus un, et sera donc analysée comme une diphtongue).
6 Résultats obtenus lors du pré-test 3 puis intégrés à ceux du pré-test 2.
66

Figure 3
Proportion des voyelles diphtongables du pré-test 2 ayant effectivement été
diphtonguées (zones ombrées)
Figure 4
Diphtongues par locuteur selon le contexte (bandes foncées sur l’histogramme :
commentaire d’images, bandes claires : lecture)
Locuteur Diphtongues
en
commentaire
d'images
Diphtongues
en lecture
AN_20_SG 3 2
JJ_18_SG 4 9
MX_26_SG 4 11
Total SG 11 22
PO_20_QC 6 12
PY_26_QC 6 12
Total QC 12 24
Grand total 23 46
Comme le corpus comptait deux fois plus d‟occurrences en lecture qu‟en commentaire
d‟images, et en assumant que le taux de diphtongaison reste constant d‟une tâche à
l‟autre, il était attendu d‟obtenir un nombre de diphtongues deux fois plus élevé en
67

lecture. Comme le montre la figure 4, ce résultat est observé chez 4 des 5 locuteurs,
mais AN_20_SG produit moins de diphtongues lors de la tâche de lecture. Ainsi, le
nombre de diphtongues de AN_20_SG lors de la tâche de commentaire d‟images est à
peine inférieur au nombre de diphtongues des deux autres locuteurs saguenéens pour
la même tâche. Puisque la diphtongaison est un phénomène socialement marqué
(Reinke, 2005), les locuteurs devraient minimiser la fréquence de son apparition à
mesure que le niveau de contrôle de leurs productions augmente, et c‟est effectivement
ce que l‟on observe chez AN_20_SG. Cependant, les quatre autres locuteurs ne
produisent pas moins de diphtongues lors de la tâche de lecture (et dans un cas, en
produisent même davantage). Il est donc raisonnable de penser que les diphtongues,
ou du moins certaines diphtongues (nous avons montré, par exemple, que leur taux de
réalisation restait très bas pour /ɑ ᴐ/) ne sont pas vues comme un phénomène à éviter
pour une majorité de locuteurs.
En bref, les quatre juges auront donc perçu 69 voyelles diphtonguées parmi les 407
stimuli proposés, soit un taux moyen de diphtongaison de 16,9 % pour tout le corpus et
de 31.2 % pour les classes diphtongables. Il convient maintenant de segmenter et
d‟analyser ces voyelles afin de mettre en évidence leurs caractéristiques acoustiques.
Repères méthodologiques en vue d’une analyse acoustique
Une voyelle diphtonguée est généralement définie comme une voyelle dont le timbre
change en cours d‟émission, et le timbre vocalique peut être caractérisé acoustiquement
par la fréquence centrale des trois premiers formants (abrégés F1, F2 et F3), soit des
zones d‟harmoniques amplifiées, situés en basses fréquences. Nous avons donc choisi
de travailler à partir de spectrogrammes (voir la figure 5 pour un exemple), sur lesquels
les formants sont indiqués par des bandes plus foncées. Si une diphtongue est
constituée de deux timbres distincts, et que ces deux timbres doivent nécessairement
être séparés par une période de transition, nous postulons que quatre points sur l‟axe
temporel sont susceptibles de rendre compte de cette dynamique. C1 et C2
correspondront donc aux deux cibles vocaliques présumées de la voyelle, l‟une au
début et l‟autre à la fin. Ces points devront être fixés durant les sections temporelles de
stabilité initiale ou finale. À l‟inverse, T1 et T2 correspondront respectivement au début
et à la fin de la période de transition, et seront mesurés à des points d‟inflexion du
spectre durant la production de la voyelle. Nous avons comparé quelques méthodes de
segmentation reposant sur différents critères (figure 5), y compris une méthode
manuelle (palier 2) et différentes méthodes automatiques (paliers 3 à 5).
Concernant la segmentation automatique, nous avons d‟abord mesuré à l‟aide de Praat 7
la fréquence centrale des trois premiers formants de la voyelle à chaque intervalle de 5
ms. Nous avons ensuite calculé la variation des différents formants par rapport aux
points de mesure précédant et suivant, ou delta (∆). Le ∆ d‟un formant est donc défini
comme la somme de la variation de sa fréquence centrale entre x ms et x-5 ms, et entre
7 Praat : doing phonetics by computer, par Paul Boersma et David Weenink. URL :
http://www.fon.hum.uva.nl/praat/
68

x ms et x+5 ms. En additionnant différents ∆, nous obtenons différentes valeurs uniques
que nous considérerons comme des indicateurs potentiels du degré de stabilité de la
voyelle à un moment donné. Nous avons considéré le ∆ combiné de F1, F2 et F3, le ∆
de F2 seul (puisqu‟il s‟agit du formant qui semble montrer le plus de variation dans les
voyelles que nous avons étudiées 8 ) et le ∆ combiné de F1 et F2. Pour chaque série de
valeurs, nous avons assigné C1 au plus petit ∆ après l‟établissement de la voyelle, C2
au plus petit ∆ avant la disparition de la structure formantique de la voyelle, T1 à la
première accélération notable de l‟augmentation du ∆ après C1, et T2 à la dernière
décélération notable du ∆ avant C2. Les observations initiales révèlent que la prise en
compte du ∆ combiné de F1 et F2 favorise une segmentation qui s‟apparente à celle
obtenue par une segmentation manuelle des points C1, T2, T2 et C2. Dans le cadre de
cette première contribution, c‟est donc cette méthode que nous avons retenue pour le
choix des points de mesure.
Figure 5
Oscillogramme et spectrogramme d'une voyelle /ɛ/ diphtonguée, avec
segmentation en quatre points selon différentes méthodes
8 Ce formant est également utilisé comme principal indicateur d‟une voyelle diphtonguée, chez Yaeger
(1979), par exemple.
69

Premiers résultats : quelques pistes
Afin de mettre à l‟épreuve ces propositions méthodologiques, nous avons par la suite
appliqué cette segmentation en 4 points à 12 occurrences, soit une par voyelle étudiée
pour chaque locuteur (soit PY_26_QC et MX_26_SG). Il est alors possible, avec ces
quatre points de mesure, de modéliser l‟évolution temporelle des deux premiers
formants de la voyelle diphtonguée (figure 6a).
a)
Figure 6
Modélisation d’une voyelle /ɛ/ diphtonguée (a) dont le spectrogramme est
représenté à la figure 5, et d’une voyelle /ɛ/ monophtonguée (b), à l’aide des
quatre points de mesure
En sachant à quel pourcentage de la durée de la voyelle les points correspondent, il est
possible de comparer ce résultat avec la structure acoustique d‟une variante
monophtonguée. Par exemple, dans la figure 6a, les points C1, T1, T2 et C2
correspondent respectivement à 17 %, 22 %, 32 % et 48 % de la voyelle /ɛ/ du mot
neige prononcé par le locuteur PY_26_QC. En mesurant F1 et F2 à 17 %, 22 %, 32 %
et 48 % de la voyelle /ɛ/ du mot faite prononcé par le même locuteur, on obtient la
représentation schématique illustrée dans la figure 6b. La voyelle diphtonguée débute
avec un timbre plus antérieur et plus ouvert (F1 plus élevé, F2 plus bas) avant de se
fermer pour atteindre sa seconde cible (C2), dont la structure formantique est
comparable à celle de la monophtongue. S‟il s‟avérait qu‟une voyelle [ɛ] diphtonguée
respecte toujours cette structure, il serait possible de proposer un prototype de la
diphtongaison de chaque voyelle selon son organisation temporelle et formantique.
Il est ensuite possible de projeter les trajectoires de chaque diphtongue dans un plan
F1/F2 défini par les coordonnées des monophtongues du locuteur (figures 7 et 8). Ces
espaces de représentations biformantiques ne sont, pour le moment, construits qu‟à
partir d‟une seule occurrence de chaque diphtongue et de chaque monophtongue pour
chaque locuteur. Si ces représentations restent des ébauches, elles suggèrent
néanmoins quelques pistes de recherche.
b)
70

Figure 7
Trajectoires des diphtongues de PY_26_QC pour les six voyelles du pré-test, avec
cadre référentiel du locuteur
Chez le locuteur de Québec, les voyelles antérieures fermées et moyennes [i e ɛ] sont
concentrées dans un espace caractérisé par un F1 inférieur à 500 Hz, alors que la
voyelle ouverte [a] présente un F1 dont la fréquence centrale est supérieure à 700 Hz.
L‟espace « vide » entre [ɛ] et [a] est cependant occupé par la réalisation diphtonguée de
[ɛ], qui évolue entre un timbre légèrement plus fermé que [a] et un timbre légèrement
plus ouvert que [ɛ], mais en fonction d‟une trajectoire clairement orientée vers la position
acoustique de la voyelle [ɛ]. Ceci semble confirmer l‟idée qu‟une diphtongue serait un
mouvement articulatoire inachevé vers une seconde cible qui ne serait pas atteinte (voir
par exemple Holbrook et Fairbanks, 1962). On remarque également chez le même
locuteur une juxtaposition des trajectoires de [ɑ] et [ᴐ] diphtongués (ici prononcés dans
les mots phare et fort), alors que les monophtongues correspondantes restent bien
distinctes.
Chez le locuteur saguenéen, on remarque que les trajectoires des diphtongues
s‟entrecoupent mutuellement, se retrouvent souvent hors de l‟espace défini par la
position des monophtongues, et sont souvent plus longues et présentent davantage de
changement de directions que chez PY_26_QC. Ces observations suggèrent un
système de diphtongues mieux intégré au reste du système vocalique chez le locuteur
de Québec que chez celui de Saguenay.
71

Figure 8
Trajectoires des diphtongues de MX_26_SG pour les six voyelles du pré-test, avec
cadre référentiel du locuteur
Vers une caractérisation des trajectoires
La prise en compte de différents points de mesure permet de mettre en exergue la
trajectoire des voyelles diphtonguées dans un espace acoustique F1/F2, mais les
observations jusqu‟ici n‟ont été qu‟impressionnistes. Fox et Jacewicz (2009) proposent
deux paramètres, nommés VL (vector length) et TL (trajectory length), permettant de
quantifier les trajectoires de deux façons différentes à partir de distances euclidiennes
entre une mesure à 20 % et une autre à 80 % de la durée de la diphtongue, sur un plan
F1/F2 en Hertz. VL représente la distance euclidienne entre les deux points :
Pour sa part, TL rend compte plus précisément de la progression de la diphtongue et
est défini comme la somme des distances euclidiennes pour chaque section de la
voyelle (VSL). Dans Fox et Jacewicz (2009), les sections sont comprises entre 20 % et
35 % de la durée de la voyelle, entre 35 % et 50 %, entre 50 % et 65 % et entre 65 % et
80 %. Dans le cadre de notre travail, nous proposons d‟adapter le calcul de TL en
définissant les sections de voyelle (VSL) comme la distance entre C1 et T1, T1 et T2, et
T2 et C2.
72

Figure 9
Exemple de VL et TL pour une voyelle /ɛ/ diphtonguée
Il va de soi que plus la voyelle présente une progression linéaire dans un espace
acoustique F1/F2, plus les valeurs de VL et de TL seront proches; à l‟inverse, dans le
cas d‟une diphtongue effectuant une sorte de « crochet » dans cet espace acoustique
comme c‟est le cas de certaines des occurrences prononcées par MX_26_SG, TL sera
sensiblement plus grand que VL.
La prise en compte de VL et TL permettra donc de quantifier avec précision le
mouvement de la voyelle dans l‟espace acoustique que nous aurons convenu d‟utiliser
et de caractériser le caractère plus ou moins linéaire de ce mouvement.
Conclusion
407 voyelles, provenant d‟un corpus d‟occurrences prononcées par 10 locuteurs de
Québec et de Saguenay, ont donc été soumises à un test de perception qui nous a
permis d‟identifier 69 diphtongues prononcées par cinq locuteurs. Ces voyelles ont par
la suite été segmentées en quatre points et ont été examinées en considérant la
fréquence centrale des trois premiers formants, leur organisation temporelle et leur
répartition dans un espace acoustique F1/F2. Certains autres paramètres (entre autres
F0) semblent également jouer un rôle dans la perception de la diphtongaison mais
n‟auront pas pu être discutés ici. Au terme de ce projet, nous espérons parvenir à
identifier différentes propriétés acoustiques communes aux diverses voyelles
73

diphtonguées afin d‟être en mesure de proposer une définition acoustique du
phénomène que nous appelons « diphtongaison ».
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75

Qualité de la voix d’enfants implantés cochléaires
Clara Legendre, Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle
Introduction
« En 2010, près de 150 000 personnes dans le monde portent un implant cochléaire,
dont plus de 6000 en France » 1 . À l‟hôpital Trousseau (Paris), on recense actuellement
entre 70 à 90 implantations pédiatriques par an. L‟implant cochléaire peut être proposé
au sein du service dès l‟âge de 8-12 mois. Actuellement, il existe 25 centres
d‟implantation cochléaire pédiatrique en France.
1. L’implant cochléaire
1.1. Définition
L‟implant cochléaire est une prothèse implantable qui transforme les informations
sonores en impulsions électriques par l‟algorithme de Fourrier. Son principe est différent
de la prothèse conventionnelle qui amplifie les sons. L‟implantation cochléaire s‟est
développée depuis 1985 chez l‟enfant sourd profond, d‟abord pour les surdités acquises
puis pour les surdités congénitales. Lors du consensus international en 1995, puis en
2005, les critères de l‟implantation pédiatrique ont été redéfinis ainsi 2 :
Surdité profonde avec troubles associés
Surdités évolutives et fluctuantes (choix du moment)
Implantation précoce (autour de 12 mois) grâce au dépistage précoce de la
surdité
Certaines complications médicales
Gain prothétique limité (seuil 55dB)
Communication orale prioritaire
Privation sensorielle < 10 ans
Mise en place d‟une rééducation orthophonique appropriée
Implantation bilatérale : méningite et Usher
Les indications se sont élargies progressivement et, actuellement, la majorité des
enfants implantés sont sourds congénitaux.
1.2. Critères justifiant la pose d’un implant cochléaire
L‟implant cochléaire peut être proposé si la prothèse classique ou conventionnelle n‟est
pas bénéfique, c‟est-à-dire si les seuils avec prothèses sont inférieurs à 60 dB pour les
fréquences conversationnelles. Selon Tyler (1997), il faut prendre en compte la
1 http://www.cisic.fr/
2 http://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_559051/traitement-de-la-surdite-par-pose-dimplants-cochleaires-
ou-dimplants-du-tronc-cerebral
76

différence entre le seuil de perception et le seuil de douleur. Plus l‟enfant est jeune, plus
il est difficile de détecter une surdité; les tests peuvent être refaits plusieurs fois. On
conserve l‟oreille qui possède quelques restes auditifs (sauf en cas de contre-indication
médicale). L‟oreille controlatérale est, dans ce cas, choisie pour accueillir le porteélectrode
(Loundon, Busquet et al., 2009).
1.3. Fonctionnement de l’implant cochléaire
L‟implant cochléaire est composé de deux parties, l‟une externe et l‟autre interne placée
dans l‟oreille interne. La partie externe est composée d‟un processeur vocal contenu
dans un boîtier, d‟un contour d‟oreille muni d‟un microphone et d‟une antenne émettrice.
La partie interne est composée d‟un porte-électrode comportant 16 à 24 électrodes,
placé dans la rampe tympanique de la cochlée, et d‟une antenne réceptrice placée sous
la peau, au niveau de la mastoïde.
Figure 1
Schéma montrant le placement des différentes parties de l'implant cochléaire 3
3 http://www.cochlear.fr/
77

1.4. Le bilan orthophonique pré-implantation
Il est primordial de prendre en compte la demande de la famille, mais aussi celle de
l‟enfant, quand il est suffisamment grand pour la formuler. Le professionnel prend en
compte les différents modes de communication tels que l‟oral avec ou sans le Langage
Parlé Complété ou LPC, la Langue des Signes. Le professionnel va évaluer les
compétences en production et en perception de l‟enfant au travers de tests. Il va
prendre en compte les stratégies de communication entre l‟enfant et sa famille. Les
niveaux phonologique, syntaxique et lexical sont analysés. Ils diffèrent fortement selon
le type de surdité diagnostiqué.
Un enfant avec une surdité évolutive possède des restes auditifs, qui ont une influence
sur ses compétences linguistiques, là où un enfant sourd profond n‟aura pas cet apport.
Mais cela n‟est pas toujours vrai, puisque les compétences linguistiques sont
dépendantes et étroitement liées à des facteurs tels que la prise en charge,
l‟environnement familial, ou encore l‟entrée visuelle.
Une analyse subjective sera faite sur la qualité de la voix de l‟enfant lors des différents
bilans post-implantation dans le service de l‟hôpital Trousseau, c‟est-à-dire à 6 mois, 12
mois, 18 mois post-implantation, puis tous les ans. La voix d‟appel, la voix de
conversation ou d‟interaction, la voix au cours des différents tests de répétition ainsi que
la voix spontanée vont être analysées. L‟analyse subjective va porter sur le timbre,
l‟intensité émise, la hauteur, le débit ou rythme, sur les changements prosodiques.
L‟investigation médicale se fait tout au long de la période de pré-implantation. Les
critères audiométriques et électrophysiologiques sont nécessaires pour prendre une
décision sur la pose de l‟implant avec des critères objectifs. Tous ces critères évalués et
analysés permettent au praticien, lors de la réunion décisionnelle pré-implantation,
d‟établir le profil communicatif de l‟enfant. Ce profil est largement complété par
l‟entretien psychologique débuté dès le début du bilan pré-implantation. Y sont abordées
les attitudes de la famille face au handicap, mais aussi la façon dont l‟enfant réagit et vit
sa surdité, ainsi que ses attentes et ses motivations. À la suite du bilan pré-implantation,
une réunion décisionnelle regroupant tous les intervenants de l‟équipe pluridisciplinaire
permet de reprendre les éléments du dossier et de décider si l‟intervention est
envisageable ou non.
2. L’implant pédiatrique et le développement du langage
2.1. L’âge d’implantation
On sait que l‟âge d‟implantation est un facteur primordial au bon développement
langagier d‟une implantation pédiatrique. Plus l‟enfant est implanté tôt et meilleurs
seront les résultats observés. C‟est pourquoi les équipes implantent les enfants de plus
en plus tôt, la moyenne d‟âge se situant aujourd‟hui à moins de deux ans. L‟âge optimal
serait aux alentours de 10-11 mois, même si certaines équipes implantent des enfants
plus tôt. Certaines études (Tait, Nikolopoulos, Lutman, 2007; Kane et al., 2004) ont
montré que l‟âge d‟implantation avait une incidence sur l‟acquisition du langage.
78

2.1. Les résultats globaux
Quand on teste l‟efficacité d‟une aide auditive, quelle qu‟elle soit, on s‟intéresse à trois
composantes : la perception, la compréhension et la production, qui sont les
composantes même de l‟acquisition du langage. D‟après une revue de la littérature, les
résultats d‟études montrent que le développement de la communication orale est
possible chez des enfants sourds profonds implantés cochléaires.
La perception des bruits de l‟environnement, phonèmes, mots et phrases est d‟abord
testée avec un support : image, texte. La perception est analysée à travers des listes de
mots et de phrases qui sont validées et qui tiennent compte du niveau linguistique de
l‟enfant. En ce qui concerne la production du langage et de la parole, les résultats des
tests montrent une grande hétérogénéité due en partie à des différences
interindividuelles. Un travail orthophonique est toujours possible sur la voix. On peut
avancer l‟hypothèse d‟une adaptation à l‟implant de la part de l‟utilisateur; une utilisation
quotidienne et une stimulation adaptée à l‟âge de l‟enfant sont les conseils des
praticiens.
2.2. Les facteurs préopératoires influençant les résultats de l’implant cochléaire
Si de nombreux critères sont observables, par des tests, en post-opératoire quant à
l‟évolution du langage de l‟enfant implanté, les critères préopératoires ne sont pas
négligeables et donnent déjà des indications concernant l‟évolution langagière de
l‟enfant. Même si certaines études entrent en contradiction, en grande partie parce que
leurs populations diffèrent, il est possible de mettre en avant des facteurs prédictifs,
grâce à un recul d‟une dizaine d‟années et, surtout, au savoir-faire des professionnels.
2.2.1. Le modèle de l’implant
La marque de l‟implant n‟est pas un critère, mais on sait que les processeurs et
stratégies de codage des dernières générations d‟implants permettent de meilleurs
résultats.
2.2.2. Le mode de communication, un facteur prédictif primordial
Actuellement, le Langage Parlé Complété peut être proposé pour favoriser l‟entrée de
l‟enfant dans la parole. Néanmoins, certains enfants peuvent et vont entrer dans la
parole par l‟utilisation de l‟auditivo-verbal. C‟est pourquoi la plupart des équipes évoluent
vers l‟utilisation de tous les moyens de communication chez le jeune enfant. Par
exemple, il est possible de proposer l‟oralisme et le français signé au départ pour un
développement de la communication, puis l‟introduction rapide du LPC, qui peut ainsi
devenir un support privilégié lorsque l‟enfant grandit.
3. Perception et production chez les enfants implantés cochléaires
Si l‟on sait qu‟un enfant atteint d‟une surdité congénitale n‟aura pas la même acquisition
ou évolution qu‟un enfant atteint d‟une surdité évolutive, il existe une grande variation
79

interindividuelle qui ne permet pas de généraliser pour le moment les résultats obtenus
dans de nombreuses études. Deux auteurs, dans un article concernant l‟acquisition
langagière de l‟enfant implanté cochléaire, reprennent les phases d‟acquisition
proposées par Locke (Le Normand, 2003). Ces quatre phases, apprentissage de la
parole, acquisition des premiers mots intonés, analyse et agencement des structures
linguistiques et intégration et élaboration des règles syntaxiques et grammaticales, sont
étroitement liées au développement cognitif et neurologique et sont interdépendantes
les unes des autres. L‟enfant normo-entendant possède, avant sa naissance, un accès
à la perception du langage. Il n‟en est pas de même chez les enfants atteints de surdité
profonde congénitale. De ce fait, l‟enfant sourd va rencontrer des difficultés à traiter le
langage « de manière active et spontanée à ces différents niveaux d‟organisation, de la
perception à la production » (Le Normand, 2003 : 149).
Pour l‟enfant implanté cochléaire, l‟auteur ajoute que
[la] sensibilité à l‟enveloppe mélodique et au rythme du langage, à l‟information phonétique et
aux représentations phonologiques, lexicales et morphosyntaxiques, jouera donc un rôle
critique lors de la segmentation de la parole continue, du stockage des unités lexicales, de
l‟identification du sens des mots ou de leur assemblage syntaxique (Le Normand, 2003 :
149).
3.1. Résultats concernant l’acquisition du langage des enfants atteints de surdité
prélinguale ou post-linguale
Les surdités post-linguales n‟ont pas le même retentissement sur le développement
langagier de l‟enfant que les surdités prélinguales. En effet, l‟enfant possède des restes
auditifs des éléments entendus. Il peut donc s‟y référer après la pose de l‟implant. C‟est
pourquoi la période de reconnaissance du monde sonore est plus courte que dans le
cas des surdités prélinguales. Mais quand la surdité est acquise très tôt en prélinguale,
les différences de performance entre les deux populations ne sont pas significatives et
s‟estomperaient (Dumont, 1997).
3.2. La perception chez les enfants implantés cochléaires
Elle s‟acquiert avec les années d‟utilisation de l‟implant cochléaire. De façon générale et
à la suite de la rééducation orthophonique, la perception se fait dans un premier temps
du général au particulier. Les enfants apprennent d‟abord à reconnaître s‟il y a son ou
non, s‟il y a bruit ou parole. Puis, petit à petit, la perception s‟affine. Ce travail se fait en
parallèle à la construction du lexique, ainsi les représentations cognitives et linguistiques
se mettent en place (Dumont, 1997).
3.2.1. Les variables influençant la perception chez l’enfant implanté
La perception de la parole est un élément clé de l‟acquisition du langage chez l‟enfant.
Pour les enfants implantés cochléaires, trois variables influencent cette perception.
On a montré que l‟âge est un facteur d‟implantation et un facteur prédictif quant aux
résultats post-implantation. La privation d‟audition sans implant, la durée d‟utilisation de
80

l‟implant, les stratégies de codage et le mode de communication sont aussi des
variables qu‟il faut prendre en compte pour évaluer et rééduquer l‟enfant implanté
cochléaire sur le plan de la perception.
3.2.2. Développement perceptif et qualité de la voix
On peut, en tenant compte de ces variables, établir un développement perceptif tout en
gardant l‟idée que celui-ci varie selon le type de surdité. Quelques indications d‟après
Waltzman et al. (2002) :
Dans les premiers mois après l‟implantation, l‟enfant reconnaît les éléments
suprasegmentaux de la parole, comme le rythme, la durée ou encore
l‟intensité.
La reconnaissance de mots et de phrases en liste fermée (avec support). En
liste ouverte, reconnaissance partielle mais progressive des éléments.
Rapidement, la reconnaissance en liste ouverte progresse. Surtout, la
conversation sans lecture labiale est possible.
Ainsi, dès 1999, une étude (Nikolopoulos, Archbold, O‟Donoghue, 1999) concernant 133
enfants atteints de surdité prélinguale, et implantés avant l‟âge de huit ans, a montré
que 70 % des enfants, après une période de quatre ans d‟utilisation de leur implant,
étaient capables de suivre une conversation sans lecture labiale et 82 %, après une
période de six ans.
C‟est l‟âge à l‟implant qui va être le facteur primordial de la qualité de la voix de l‟enfant.
Si la voix de l‟enfant sourd est souvent décrite et perçue comme trop forte, nasalisée,
avec un débit inadapté et entravant l‟intelligibilité, celle de l‟enfant implanté cochléaire a
tendance à se normaliser (Dumont, 1997). Pour les enfants sourds implantés
cochléaires présentant des troubles associés, l‟entrée dans le langage peut se faire plus
tardivement.
3.2.3. De la difficulté d’évaluer la perception des enfants implantés cochléaires
Il s‟agit du problème majeur quand on se penche sur le développement langagier chez
les enfants implantés cochléaires. La figure 2 indique qu‟il faut prendre en compte
l‟anamnèse pré-implantation mais aussi post-implantation. Pour chaque anamnèse
différente, plusieurs paramètres temporels entrent en jeu.
Cependant, la prise en compte des paramètres temporels qui interviennent dans les
performances des enfants implantés relève d‟une modélisation relativement complexe.
Pour indiquer l'anamnèse auditive de l'enfant, trois paramètres sont nécessaires, dont
deux pour spécifier l'anamnèse temporelle pré-implant et un pour l'anamnèse postimplant.
La période pré-implantation nécessite deux informations temporelles, la
première ayant trait à l‟expérience auditive sans implant et la seconde, à la durée de
privation auditive. La frontière entre ces deux périodes n‟est généralement pas nette,
sauf en cas de surdité brusque (suite à une méningite par exemple) ou congénitale (la
81

première période étant alors inexistante). Lorsqu‟il y a une surdité progressive,
l‟estimation du degré d‟exposition au langage oral dépend de différents facteurs, dont
l‟apport des prothèses auditives externes. Enfin, même lorsque le détour temporel est
tranché (surdité congénitale ou brusque), il est évident que d‟autres facteurs tels que le
mode de communication (oral ou gestuo-oral) et le suivi thérapeutique jouent également
un rôle dans le développement linguistique.
Figure 2
Paramètres temporels impliqués dans le bénéfice thérapeutique de l'implant
cochléaire (Krahe et al., 2007 : 87)
3.3. La perception multimodale
Chez les normo-entendants, la perception multimodale tient une place importante; la
preuve a été donnée par l‟expérience de Mc Gurk (Mc Gurk, 1976). L‟auditeur fait une
synthèse perceptive des différents inputs qu‟il reçoit. La perception n‟est pas qu‟auditive,
mais bien multimodale. Chez les enfants porteurs d‟implants cochléaires, on le sait, la
lecture labiale est très importante, car elle est une aide à la perception. Une étude
consistant en une épreuve de perception audiovisuelle montre que celle-ci aide les
enfants implantés dans la perception (Tyler et al., 1997). D‟après les résultats, les
enfants implantés sont meilleurs en perception audiovisuelle qu‟en perception auditive
seule. De plus, ces deux scores augmentent avec la durée d‟utilisation de l‟implant
cochléaire. De ce fait, on peut déduire que l‟implant permet aux enfants d‟obtenir une
meilleure perception auditive au fil du temps, certes, mais aussi une perception
audiovisuelle s‟accroissant.
3.4. La production chez les enfants implantés cochléaires
3.4.1. La production des voyelles
Les voyelles sont améliorées très rapidement après l‟implantation, malgré des
différences inter-individuelles importantes, dues notamment aux différentes variables,
telles que l‟âge de l‟implant ou le mode de communication, à prendre en compte
concernant le développement langagier et la qualité de la parole de l‟enfant implanté.
Ainsi, la citation de Bouchard va dans ce sens :
82

Les résultats des études précédentes démontrent que le feedback auditif fourni par l'implant
cochléaire peut être utilisé par les enfants sourds pour développer et contrôler leur parole.
Toutefois, les progrès ne seraient pas automatiques et une période d'expérience avec
l'information auditive serait nécessaire afin d'égaler les performances obtenues par les
enfants porteurs d'appareils conventionnels avec les seuils auditifs les plus élevés. Avec le
temps, les patrons de développement observés tendent à se normaliser, mais la majorité des
enfants implantés continuent néanmoins à se fier à des indices nonacoustiques, telle que la
vision, pour guider leur production. Finalement, les analyses des systèmes phonologiques et
de la précision articulatoire démontrent que malgré des progrès significatifs, la qualité de la
parole de ces enfants demeure toujours à des niveaux inférieurs à ceux atteints par leurs
pairs normo-entendants du même âge auditif et/ou chronologique, ce qui suggère que les
progrès observés à la suite de la restauration sensorielle ne s'avèrent toutefois pas suffisants
pour permettre de contrecarrer complètement les séquelles laissées par la privation auditive
antérieure (Bouchard, 2008 : 61).
Cliniquement, les praticiens observent que certaines confusions persistent au niveau
des voyelles nasales, comme pour les phonèmes /o/ et / /, malgré l‟utilisation de
l‟implant, alors que la différence entre / / et / / est plutôt bien discriminée chez certains
enfants. L‟implant cochléaire apporte donc des informations pour que l‟enfant puisse
développer et acquérir un système vocalique, néanmoins sa mise en place totale
dépend de nombreuses variables.
3.4.2. La production des consonnes
La totalité de l‟inventaire consonantique du français (n=17) met plus de temps à être
acquise chez les enfants sourds implantés cochléaires que chez les enfants normoentendants.
Comme pour les voyelles, les consonnes possédant le trait labial sont acquises
majoritairement plus rapidement que les autres (Tye-Murray, 1995). Cet auteur présente
une étude à partir du « Children‟s Audio-visual Feature Test » sur une population
d‟enfants implantés cochléaires, âgés en moyenne de 7 ans et 3 mois. La tâche de
désignation d‟images consistait à montrer l‟image du phonème qui a été prononcé par
un adulte. En moyenne, les sujets ont reproduit 37 % des phonèmes proposés (n=10).
D‟après les résultats, les phonèmes utilisant le trait labial /p b m/ sont mieux perçus et
donc mieux reproduits que les autres, l‟hypothèse avancée par l‟auteur est que l‟enfant
a pu apprendre ces phonèmes en les voyant produits par des locuteurs. Ainsi, l‟enfant a
pu associer la perception avec la production du phonème grâce à la lecture labiale.
3.4.3. Production et qualité de la voix
Selon Szyfer et al. (1996), les critères les plus touchés concernant la qualité de la voix
chez les implantés cochléaires seraient la respiration, l‟articulatoire et la phonation. Peu
d‟articles portent sur la qualité de la voix après une implantation cochléaire. Néanmoins,
il a été montré, sur une population de cinq implantés cochléaires, trois adultes et deux
enfants, que la qualité de la voix au niveau acoustique avant et après implantation
n‟était pas la même. Après l‟implantation précoce, c‟est-à-dire avant trois ans, le timbre
acoustique de la voix se rapprochait de celui des normo-entendants. L‟analyse
83

acoustique met en avant une stabilisation de la F0 pour tous les sujets et une
normalisation du Jitter et du Shimmer. Si le rapport signal/bruit reste inchangé pour
deux sujets, il diminue et se rapproche de la normale après l‟implantation, ce qui n‟était
pas le cas en pré-implantation. Par l‟emploi de spectrogrammes, les auteurs montrent
aussi que la structure harmonique après l‟implantation est plus riche et se rapproche de
celle des normo-entendants. En ce qui concerne la gestion de la variation fréquentielle,
toujours selon cette même étude, celle-ci serait avant l‟implantation caractérisée par peu
de variation et une grande monotonie, alors qu‟après la pose de l‟implant, les auteurs
notent une réelle amélioration de variation. La qualité de la voix va influencer
l‟intelligibilité de la parole et peut être rééduquée par un travail orthophonique
spécifique, prenant en compte la motivation de l‟enfant.
Une autre étude plus récente et menée auprès d‟une population exclusivement
pédiatrique (n=31) a retenu notre attention (Hocevar-Boltezar et al., 2005), car elle
s‟inspire de l‟étude de Szyfer et al. (1996). Les enfants sont tous atteints d‟une surdité
congénitale prélinguale et implantés unilatéralement. Les prises de données étant faites
en pré-implantation et à 6, 8 et 12 mois post-implantation, l‟analyse acoustique objective
au moyen du Multi-Dimensional Voice Program 4 montre que la qualité de la voix
s‟améliore pour les enfants implantés avant l‟âge de quatre ans par rapport à ceux
implantés après cet âge. Ainsi, le Jitter et le Shimmer s‟améliorent dès six mois postimplantation
pour les enfants implantés avant l‟âge de 4 ans. Pour les enfants implantés
plus tardivement (> 4 ans), les auteurs notent une stabilisation de la F0 à 12 mois postimplantation,
et une stabilisation du Shimmer à 24 mois post-implantation. D‟après cette
étude, on peut avancer l‟idée que la qualité de la voix dépend de la restauration auditive
apportée par l‟implant cochléaire et également de l‟âge à l‟implantation.
4. Une tentative d’objectivation sur la qualité de la voix d’enfants implantés
cochléaires à partir de l’échelle GIRBAS : le VANFIBR
Il s‟agit d‟un test subjectif mis en place par le phoniatre Yves Ormezzano pour la
population sourde (Ormezzano, 2001). Il fait le pendant à l‟échelle GRBAS mise au
point par Hirano qui est largement utilisée en pratique orthophonique ainsi qu‟en
phonétique clinique (Hirano, 1981).
4.1. Les paramètres et les degrés de sévérité du GIRBAS
G : ou Grade : appréciation globale de la qualité de la voix
R : ou Roughness : impression audible d‟irrégularités de vibrations des plis vocaux
(Jitter/Shimmer)
B : ou Breathiness : impression audible de fuite d‟air
A : ou Asthenicity : manque de puissance dans la voix
S : ou Strain : état hyperfonctionnel de la phonation (F0 anormalement élevée)
En 1996, un nouveau paramètre est ajouté par Philippe Dejonckere :
4 Multi-Dimensional Voice Program Kay Elemetrics Corp., USA
84

I : ou Intensité
Les degrés de sévérité de l‟échelle GIRBAS vont de 0 à 3 :
0 = aucune anomalie, normal, absent, approprié
3 = anormal, pathologique, inapproprié, inexistant
Cette évaluation peut être faite par le médecin ou praticien, mais on peut aussi avoir
recours à un jury d‟écoute composé de professionnels ou de personnes naïves face à la
pathologie. Le GIRBAS est le plus souvent proposé aux patients souffrant de dysphonie,
c‟est-à-dire d‟un désordre de la voix. L‟échelle ainsi utilisée permet d‟avoir « un
cliché instantané » avant ou après une opération, par exemple.
4.2. Les différents paramètres et travaux effectués sur le VANFIBR
Le VANFIBR est une échelle utilisable par les professionnels de la surdité pour coter la
qualité de voix d‟adultes sourds. L‟échelle est utilisée pour envisager une rééducation,
ou encore pour la clôturer.
V : Voisement
A : Appréciation Globale
N : Nasalité
F : Fréquence
I : Intensité
B : Bruits Parasites
R : Rythme
Chaque paramètre est coté de 0 à 3, 0 représentant ce qui est stable, approprié,
existant, absent et 3, ce qui est très pathologique, hypernasalisé, très nombreux sauts
fréquentiels, intensité inappropriée, très nombreux bruits parasites, voisement
inexistant.
Deux mémoires de l‟école d‟orthophonie de Paris ont été menés sur cette échelle de
cotation. Un premier mémoire (Mesley, 2000) concernait l‟élaboration d‟un protocole
d‟évaluation de la voix des sourds. Un second en 2001-2002 fut une standardisation du
protocole et l‟élaboration d‟une base de données (Nabet-Ghez et Terrier, 2001).
4.3. Le paramètre Fréquence
4.3.1. Population
Cinq sujets témoins, sans surdité et parlant un français standard, ont passé le test
VANFIBR. Il s‟agit d‟une fille et de quatre garçons. La moyenne d‟âge est de 10 ans et
10 mois, [7–13 ans].
Dix enfants porteurs d‟un implant cochléaires ont participé à l‟étude. Il s‟agit de deux
filles et de huit garçons. La moyenne d‟âge est de 10 ans et 5 mois, [8-11 ans]. Le recul
à l‟implant est de 48 mois.
85

Deux enfants sont atteints d‟une surdité évolutive et huit enfants, d‟une surdité
congénitale. Tous sont porteurs d‟une prothèse controlatérale.
Les enfants porteurs d‟un implant cochléaire étaient tous volontaires pour participer au
test. Nous avons sélectionné et décidé de présenter ici la méthodologie et les résultats
pour les paramètres Fréquence et Intensité.
4.3.2. Corpus
Nous avons utilisé quatre phrases pour lesquelles les enfants avaient accès à la Lecture
Labiale. Le corpus était enregistré et filmé. Deux phrases étaient interrogatives et deux
phrases déclaratives. Il a été vérifié au préalable qu‟aucun enfant ne présentait de
pathologie liée à la qualité de la voix (Baken, 2000) : Jitter (< 1,04%) et Shimmer (< 0,4
dB).
Nous sommes partie de l‟hypothèse que les enfants sourds ont tendance à produire une
modalité interrogative à la place d‟une modalité déclarative et nous nous sommes
demandée s‟il est possible de montrer que les enfants implantés cochléaires
reproduisent bien les modalités interrogative et déclarative à partir de la répétition de
stimuli visuels.
4.3.3. Prise des mesures
La prise de mesures s‟est faite à partir du logiciel Praat. Nous avons considéré les
différences de réalisation phonétique entre les deux modalités déclarative et
interrogative, c‟est-à-dire l‟abaissement de la Fréquence du Fondamental (F0) en fin de
déclarative et l‟élévation de la F0 en fin d‟interrogative. Enfin, les mesures prises et
indiquées dans le tableau résultent de la soustraction entre la dernière voyelle et la
première de la phrase et ont été prises au cœur de la voyelle, c‟est-à-dire dans la partie
la plus stable.
86

Tableau 4
Relevé des plages de fréquence sur les phrases à partir des stimuli visuels pour
les enfants implantés cochléaires
Initiale de
l‟enfant
Plage pour la
phrase 1
interrogative
vidéo en Hz
Plage pour la
phrase 2
déclarative vidéo
en Hz
Plage pour la
phrase 3
déclarative
vidéo en Hz
A. 173 66 53 129
B. 28 45 3 63
E. 190 39 60 126
F. 55 20 5 246
G. 156 28 21 26
Gr. 7 65 0 267
J. 233 105 78 115
L. 120 13 98 16
P. 202 0 28 192
Q. 173 66 53 129
Tableau 5
Plage pour la
phrase 4
interrogative
vidéo en Hz
Plages de F0 pour les enfants normo-entendants à partir des stimuli visuels
Initiale de
l‟enfant
Plage pour la
phrase 1
interrogative
vidéo en Hz
Plage pour la
phrase 2
déclarative
vidéo en Hz
Plage pour la
phrase 3
déclarative
vidéo en Hz
C. 85 52 27 88
H. 228 58 62 167
L. 245 57 38 115
LO. 209 15 26 166
N. 149 37 70 139
4.4. Résultats
Plage pour la
phrase 4
interrogative
vidéo en Hz
Les résultats montrent qu‟il n‟existe pas de différence significative entre les trois
groupes d‟enfants. Néanmoins, on remarque que la différence entre les modalités
interrogative et déclarative est préservée pour chaque groupe. Ces résultats montrent
que l‟implant cochléaire permet la perception et la répétition de la modalité demandée.
De plus, la figure 3 permet de montrer que la plage moyenne interrogative est plus
importante chez les enfants normo-entendants (159 Hz) que chez les enfants sourds
implantés atteints de surdité congénitale (135 Hz) et que chez les enfants sourds
87

implantés atteints de surdité évolutive (121 Hz). Il serait intéressant de voir si cette
tendance est significative auprès d‟une population plus importante.
Figure 3
Moyennes de la F0 pour les enfants sourds implantés cochléaires atteints de
surdité évolutive (IC EVOL, n=2), sourds implantés cochléaires atteints de surdité
congénitale (IC CONG, n=8) et normo-entendants, (NE, n=5)
Valeurs en Hertz (Hz)
180
160
140
120
100
80
60
40
20
0
IC EVOL IC CONG NE
declarative
interrogative
5. Mise en pratique : utilisation du test VANFIBR auprès d’une population
d’enfants implantés cochléaires dans le service ORL pédiatrique de l’hôpital
Trousseau (Paris)
Il s‟agit d‟une étude concernant une population de 55 enfants implantés cochléaires. Les
données ont été récoltées au bout de trois mois d‟utilisation du test.
5.1. Population
Nous avons analysé les résultats du test VANFIBR pour 55 enfants sourds implantés
cochléaires et nous nous sommes plus particulièrement intéressée aux enfants sourds
implantés cochléaires atteints de surdité congénitale (n=42). La répartition pour les 55
enfants en fonction du type de surdité est la suivante :
76,36 % atteints de surdité congénitale (n=42)
23,64 % atteints de surdité évolutive (n=13)
La moyenne d‟âge est de 9 ans pour la population totale (n=55) et s‟étend de [3 ans -18
ans]. Le recul moyen à l‟implant est de 5 ans [25 mois -16 ans 1 mois].
88

Trois sous-groupes ont été constitués en fonction du score global du VANFIBR (coté sur
21) pour le groupe 1.
5.2. Passation du test
Tous les enfants ont passé le test durant le bilan orthophonique proposé selon le recul à
l‟implant d‟au moins un an.
La Cotation globale, c‟est-à-dire l‟addition de chaque paramètre du VANFIBR est donc
proposée sur 21. Chaque enfant a été évalué par son orthophoniste de référence au
sein du service, ce qui représente cinq orthophonistes en tout. L‟intérêt de cette étude
est donc de dresser une typologie des paramètres dominants et également de voir ceux
qui semblent caducs, c‟est-à-dire réussis par tous les enfants.
5.3. Étude statistique et typologie utilisée
Au regard des résultats, nous avons proposé une typologie composée de trois groupes
d‟enfants pour la majorité des enfants, c‟est-à-dire implantés cochléaires atteints de
surdité congénitale.
Les enfants obtenant une cotation globale au VANFIBR comprise entre 0 et 5
(groupe 1)
Les enfants obtenant une cotation globale au VANFIBR comprise entre 6 et 12
(groupe 2)
Les enfants obtenant une cotation globale au VANFIBR comprise entre 13 et 21
(groupe 3).
Tableau 7
Pourcentage d’enfants côtés 0 selon chaque paramètre
Cette typologie nous révèle que peu d‟enfants apparaissent dans le groupe 3.
Plusieurs paramètres ressortent et semblent intéressants à analyser :
Pour le groupe 1 : Voisement, Nasalité et Rythme
Pour le groupe 2 : Rythme, Nasalité et Voisement
Pour le groupe 3 : Rythme, Voisement et Nasalité
89

D‟autres semblent très bien maîtrisés : Bruits parasites pour le groupe 1 et le paramètre
Intensité pour les groupes 2 et 3.
5.4. Corrélation avec les résultats au test phonétique de Lafon
Pour étayer nos résultats, nous avons considéré les résultats perceptifs des enfants au
test phonétique de Lafon (1964). Ce test fait référence dans ce domaine, et sert de point
de repère pour l‟évaluation orthophonique, mais il n‟est pas sans poser quelques
problèmes d‟un point de vue phonétique. Ainsi, nous avons pu mettre en avant une
corrélation positive entre le score global des enfants du Groupe 1 (r=0,305, p=0,192) et
leurs résultats perceptifs au Test Phonétique de Lafon (1964). Cette corrélation permet
d‟avancer un lien entre l‟acquisition du système phonologique et la qualité de la voix.
6. Conclusion et pistes de recherche
Au regard de nos résultats, nous pouvons dire que population sourde implantée
cochléaire est hétérogène, car différents facteurs sont à prendre en compte, tels que : le
type de surdité, l‟histoire de la surdité, l‟étiologie, l‟âge à l‟implantation et le recul à
l‟implant. Des différences inter-individuelles sont également observées en fonction de la
scolarité, du nombre de prises en charge orthophoniques par semaine, du port ou non
d‟une prothèse controlatérale, de l‟exposition précoce au LPC. Il est donc important de
prendre en considération tous ces facteurs pour ainsi proposer et avancer des
paramètres valides pour l‟adaptation du test VANFIBR à une population d‟enfants
sourds implantés cochléaires.
Nos perspectives de recherches consistent à harmoniser ce test et à l‟objectiver en
incluant des valeurs seuils obtenues auprès d‟enfants normo-entendants de mêmes
âges chronologiques. Il semble également intéressant d‟inclure des enfants sourds nonimplantés
pour ainsi étudier les paramètres améliorés par l‟utilisation de l‟implant
cochléaire. Enfin, il est nécessaire d‟utiliser des jurys d‟écoute professionnels et naïfs
pour mener une analyse comparative et perspective des paramètres favorisant la qualité
de la voix et l‟intelligibilité de la parole de ces enfants.
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92

Implication de la mémoire procédurale dans la production de la parole :
application de règles phonotactiques dans la maladie de Parkinson 1
Vincent Martel Sauvageau, Université Laval
Introduction
Plusieurs études portant sur la maladie de Parkinson (MP) rapportent que 90 % des
patients développent des troubles de la parole, regroupés sous le terme « dysarthrie
hypokinétique ». La production de la parole peut être considérée comme une habileté
sensorimotrice fine qui implique un traitement en plusieurs étapes distinctes. Ces étapes
ou l'application de celles-ci pourraient être sous-tendues par des règles sensorimotrices,
phonétiques ou phonotactiques. Selon les modèles théoriques de la psychologie
cognitive, la mémoire procédurale est une mémoire à long terme responsable de
l'encodage et de la récupération d'un ensemble de règles cognitives et sensorimotrices
apprises implicitement. Plusieurs études récentes suggèrent que cette mémoire est
déficitaire chez les personnes affectées par la MP. La littérature suggère que
l‟apprentissage et l‟application de règles phonotactiques se font de manière implicite et
pourraient donc relever de la mémoire procédurale. Notre projet vise à évaluer
l‟application des règles phonotactiques propres au français québécois chez des
personnes affectées par la MP.
Une tâche de lecture à haute voix est administrée à trois participants atteints de la MP
et à trois participants contrôle. Des mots et des non-mots sont présentés aux
participants et leurs productions sont enregistrées. Les deux règles phonotactiques
étudiées sont : 1) le relâchement des voyelles tendues en syllabe fermée et 2)
l‟affrication de /t/ devant /i/ et /y/. Des analyses acoustiques sont réalisées pour décrire
et mesurer l‟application de ces règles.
Dans cet article, nous présentons les données pilotes du projet, essentiellement
constituées d'analyses qualitatives. Ces résultats préliminaires ne permettent pas
d‟appuyer l‟hypothèse procédurale de l‟origine des troubles de la parole dans la MP.
1 Ce travail a été effectué dans le cadre de la maîtrise professionnelle en orthophonie de l‟Université Laval
(M.Sc.) sous la supervision de Mme Marion Fossard, de M. Joël Macoir et de Mme Johanna-Pascale Roy.
Que chacun d‟entre eux soit chaleureusement remercié pour leur encadrement et leurs précieux conseils.
Merci aussi à Dr. Mélanie Langlois, neurologue, pour sa contribution au recrutement des participants.
Ce projet de recherche a été approuvé par le comité d‟éthique de la recherche du CHAUQ # EJ-545, et
tous les participants ont donné leur consentement éclairé à y participer. Nous les remercions pour leur
participation et leur enthousiasme à l‟égard du projet.
93

Maladie de Parkinson et troubles de la parole
La production de la parole est considérée par plusieurs auteurs comme une habileté
sensorimotrice fine parce qu'elle 1) est exécutée avec précision et rapidité, 2) prend en
considération les résultats (rétroaction), 3) s‟améliore avec la pratique, 4) nécessite une
flexibilité motrice pour atteindre les buts moteurs, 5) est produite de manière
automatique sans que les détails des plans moteurs ne soient consciemment connus
(Netsell, 1982). Plusieurs modèles existent pour conceptualiser la production de la
parole. Le modèle de Coalition de Van der Merwe (2009) schématise la production de la
parole en quatre grandes étapes sérielles (avec boucles de rétroaction motrice et
acoustique) : 1) Planification linguistique, 2) Planification motrice, 3) Programation
motrice, 4) Exécution motrice. Ces étapes ou l'application de celles-ci pourraient être
sous-tendues par des règles spécifiques.
La maladie de Parkinson (MP) est une maladie neurodégénérative qui résulte de
l‟atteinte des circuits dopaminergiques de la substance noire, structure sous-corticale
des ganglions de la base. Cette dégénérescence engendre des symptômes moteurs de
quatre types : tremblements, rigidité, bradykinésie et instabilité posturale (Adams et Jog,
2009). De nombreuses études portant sur la MP rapportent que jusqu‟à 90 % des
patients développent, parallèlement à ces déficits moteurs, des troubles de la parole
(Pahwa et Lyons, 2007). On observe entre autres dans cette population des
modifications de la durée syllabique (Duez, 2006), de la coarticulation (Tjaden, 2000;
Tjaden, 2003), de la vitesse et de la coordination articulatoire (Yunusova, Weismer,
Westbury et Lindstrom, 2008), de l‟intensité moyenne (Kent et Kim, 2003), des
contrastes vocaliques (Baudelle, Vaissiere, Renard, Roubeau et Chevrie-Muller, 2003)
ainsi que de la force musculaire et de la précision articulatoire (Mcauliffe, Ward et
Murdoch, 2006). Le niveau d‟intelligibilité est aussi souvent réduit (Miller, Allcock, Jones,
Noble, Hildreth et Burn, 2007). Ces phénomènes acoustiques sont généralement
associés à la dysarthrie hypokinétique (Adams et Dykstra, 2009; Duffy, 2005) et réfèrent
à des phénomènes acoustiques attribuables à une diminution de la vitesse et de
l‟amplitude articulatoire. Un profil de dysarthrie mixte (où d‟autres phénomènes
acoustiques sont perceptibles) est observé dans 10 à 20 % des cas (Tjaden, 2008).
Tel que mentionné précédemment, la MP s‟explique neuroanatomiquement par un
déficit dopaminergique engendré par une dégénérescence de la substance noire dans
les ganglions de la base (Adams et Jog, 2009). Comme ces structures sous-corticales
sont impliquées dans la programmation et l‟exécution motrice de la parole (Spencer et
Rogers, 2005; Van Der Merwe, 2009), on comprend donc mieux les causes théoriques
de l‟apparition des troubles de la parole chez les patients atteints de la MP.
Maladie de Parkinson et mémoire procédurale
Depuis les études portant sur le célèbre cas HM dans les années 1960 (Corkin, 2002),
des chercheurs tels que Tulving (1985) ont postulé l‟existence d‟une double composante
dans la mémoire à long terme : une mémoire explicite responsable de l‟encodage et de
la récupération des souvenirs (mémoire épisodique) ainsi que des concepts sur le
monde qui nous entoure (mémoire sémantique) et une mémoire implicite ou procédurale
94

esponsable de l‟apprentissage et de l‟application de règles ou de « façons de faire »
(ex. apprendre à rouler à vélo) (Manning, 2005). Cette différenciation entre les types de
mémoire à long terme trouve de nombreux appuis en pathologie, dont l‟observation de
doubles dissociations entre des déficits spécifiques à ces composantes mnésiques, par
exemple, dans certaines maladies neurodégénératives telles que la démence de type
Alzheimer ou la maladie de Parkinson.
Cette notion de déficit spécifique chez les patients atteints de la MP a été étudiée de
manière plus soutenue pour le plan moteur (Allain, Lieury, Thomas, Reymann, Gandon
et Belliard, 1995; Harrington, Haaland, Yeo et Marder, 1990; Muslimovic, Post,
Speelman et Schmand, 2007) et plusieurs de ces études appuient l‟idée qu‟un déficit
procédural pourrait être à l'origine des troubles chez ces patients. Initialement perçue
comme une capacité d‟apprentissage et d‟exécution « automatique » principalement
motrice, de nouvelles études tentent d‟élargir la définition de la mémoire procédurale à
des processus cognitifs de plus haut niveau. À ce sujet, Ullman (2001) suggère
d‟étendre la distinction au domaine du langage et, plus particulièrement, à la
morphologie.
Production de la parole et mémoire procédurale
Dans une étude portant sur des personnes atteintes de la MP, Lieberman et coll. (1992)
se sont intéressés au lien existant entre les déficits de compréhension syntaxique et les
erreurs de production de la parole. Leurs résultats appuient l‟idée de l‟existence d‟un
lien de corrélation significatif entre la compréhension syntaxique (relevant de
l‟application de règles selon certains modèles (Pinker, 1999)) et la production de la
parole. Une autre étude (Macoir, Fossard, Nespoulous, Demonet et Bachoud-Lévi,
2010) s‟est intéressée à un cas de Syndrôme d‟Accent Étranger post-AVC où le patient
présentait aussi un déficit d‟application de règles morphologiques et syntaxiques. Ces
études semblent donc indiquer que la production de la parole pourrait être également
sous-tendue par des mécanismes d‟application de règles, stockées en mémoire
procédurale. Ces règles pourraient être d‟ordre phonotactique, puisqu‟elles
correspondent aux arrangements séquentiels des unités phonémiques dans une langue
donnée (Crystal, 2003).
La mémoire procédurale pourrait donc jouer un rôle dans la production de la parole. En
ce sens, Dell et coll. (2000) ont analysé spécifiquement le rôle de l‟apprentissage
implicite sur l‟apprentissage de règles phonotactiques et sur les erreurs en production
de parole. Les résultats qu‟ils ont obtenus semblaient indiquer que des règles
phonotactiques pouvaient être apprises implicitement, simplement par exposition, et
qu'elle seraient donc stockées en mémoire procédurale.
De ces constatations, il ressort d‟une part que les patients atteints de la MP présentent
des troubles de parole ainsi que des déficits spécifiques de la mémoire procédurale.
D‟autre part, la production de la parole est une habileté sensorimotrice fine sous-tendue
par des règles spécifiques telles que les règles phonotactiques. L‟apprentissage de ces
dernières peut se faire de manière procédurale.
95

Compte tenu de ces considérations cliniques et théoriques, il semble justifié de poser
l'hypothèse que les règles phonotactiques seraient également stockées en mémoire
procédurale et que leur application pourrait alors être à l'origine des troubles de la
parole dans la MP. En effet, cette affection est souvent accompagnée d'une atteinte
procédurale.
Deux questions de recherche sont soulevées dans la présente étude. En premier lieu,
certaines règles phonotactiques sont-elles spécifiquement altérées chez les personnes
atteintes de la MP? En second lieu, quelles sont les caractéristiques acoustiques des
phénomènes phonotactiques observés dans la production de la parole chez les
personnes atteintes de la MP?
Cette étude vise à mieux comprendre la contribution de la mémoire procédurale dans la
production de la parole et à mieux expliquer l‟origine fonctionnelle des troubles de
parole observés chez les patients atteints de la MP.
Méthode
Règles étudiées
L‟application de deux règles phonotactiques propres au français québécois est étudiée
en lecture de mots et de non-mots. La première règle étudiée est l‟affrication de
l‟occlusive /t/ devant les voyelles fermées antérieures /i/ et /y/. Dans la suite
phonémique /ti/, la pointe de la langue passe de sa position initiale sur les alvéoles au
moment de l‟explosion vers sa position haute et antérieure dans la cavité buccale pour
la production vocalique. Lors de ce déplacement, la langue occupe momentanément la
position articulatoire caractéristique du /s/ et un bruit de friction est audible. Selon
Dumas (1987), la suite phonétique [t s i] serait clairement perçue chez les locuteurs
franco-québécois parce que le déplacement de la langue serait légèrement plus lent
chez ceux-ci.
La seconde règle étudiée est le relâchement des voyelles fermées /i/, /y/ et /u/ en
contexte de syllabes fermées CVC. Ce phénomène est bien connu en français
québécois et correspond à une légère ouverture des voyelles tendues /i/, /y/ et /u/
lorsque ces dernières sont placées dans un contexte de syllabe fermée se terminant par
une consonne non allongeante. Les productions phonétiques deviennent alors [ɪ], [ʏ] et
[ʊ], productions intermédiaires entre /i/, /y/, /u/ et /e/, /ø/, /ɔ/ (Dumas, 1987).
Ces deux règles ont été choisies parce qu‟elles sont reconnues comme étant typiques
du français québécois et que leur application est généralisée à la très grande majorité
de la population d‟origine québécoise. Elles ne sont pas marquées socialement et sont,
dans l‟ensemble, facilement opérationnalisables (Paradis et Dolbec, 1999).
96

Pour être en mesure de comparer ces phénomènes acoustiques sous-tendus par
l‟application de règles avec un phénomène acoustique qui ne l‟est pas, la mesure du
délai d‟établissement de voisement (DÉV) moyen a été réalisée pour les occlusives /p/,
/t/, /k/, /b/, /d/ et /ɡ/. Le DÉV est défini comme étant l‟intervalle de temps entre le
relâchement d‟une consonne occlusive (l‟explosion) et le début du voisement suivant
(Kent et Read, 2002). Dans presque toutes les langues, le DÉV permet de faire la
distinction entre une occlusive sourde et sonore. Le DÉV est un phénomène de
coordination articulatoire purement moteur (Auzou, Ozsancak, Morris, Jan, Eustache et
Hannequin, 2000) et n‟est pas considéré comme relevant de la mémoire procédurale.
En français, le DÉV est généralement positif lors de la production d‟occlusives sourdes,
c‟est-à-dire que le relâchement de l‟occlusion précède la vibration des cordes vocales,
mais il est négatif lors de la production d‟occlusives sonores.
Tâche
Une tâche de lecture à haute voix de mots et de non-mots est administrée aux
participants des deux groupes. Afin de ne pas fournir de modèle acoustique au
participant, nous avons favorisé une tâche de lecture à une tâche de répétition.
L‟utilisation de mots et de non-mots permet d'identifier un éventuel effet de lexicalité sur
l‟application des règles phonotactiques (i.e. l‟application de règles est-elle mieux
préservée pour les mots que pour les non-mots?). En effet, l‟apport de la mémoire
procédurale pourrait être moins important lors de la production des mots, puisque ceuxci
sont stockés en mémoire déclarative dans les lexiques (Ullman, 2001). Chaque
participant est invité à lire de manière très naturelle une série de 14 mots, puis une série
de 14 non-mots. L‟ordre d‟apparition dans chaque série est aléatoire. Cette séquence
est présentée 10 fois (pour un total de 280 occurrences). Tous les stimuli sont présentés
dans la phrase porteuse « C‟est _____ que je dis »; l‟emploi d‟une phrase porteuse vise
à réduire la variation dans l‟intonation, à uniformiser les contextes phonémiques autour
de la cible et à éviter l‟allongement du dernier phonème du mot cible (Auzou, Ozsancak,
Morris, Jan, Eustache et Hannequin, 2000). Pour vérifier l‟application des deux règles
choisies, la moitié des stimuli présente le contexte phonémique où la règle est présente
et l‟autre moitié présente le contexte phonémique où la règle est absente.
Pour l‟affrication :
Avec application de règle : /ti/ [t s i]
o Sans application de règle : /te/ [te]
Avec application de règle : /ty/ [t s y]
o Sans application de règle : /tu/ [tu]
Pour le relâchement des voyelles tendues :
Avec application de règle : /CiC/ [CɪC]
o Sans application de règle : /Ci/ [Ci]
Avec application de règle : /CyC/ [CʏC]
97

o Sans application de règle : /ty/ [Cy]
Avec application de règle : /CuC/ [CʊC]
o Sans application de règle : /Cu/ [Cu]
Pour la moitié des stimuli, le phénomène étudié est présent dans la première syllabe.
Pour l‟autre moitié, il est présent dans la deuxième syllabe. Tous les 28 stimuli sont
bisyllabiques et la grande majorité d‟entre eux (27/28) débute par une consonne
occlusive. C‟est lors de la production de cette occlusive que le DÉV est mesuré. Toutes
les occlusives sont réparties entre les mots et les non-mots.
Tous les mots choisis sont très fréquents ou le sont au maximum (New, Pallier, Ferrand
et Matos, 2001) en tenant compte des critères énoncés précédemment. Les non-mots
ont été construits en modifiant un ou deux phonèmes des mots. Par exemple, le mot tiré
est utilisé pour vérifier la règle /ti/ [t s i]. Le non-mot tiru est alors construit en modifiant
le phonème final du mot.
Participants
Trois participants atteints de la MP et trois participants contrôles sont étudiés dans cette
phase pilote de l'étude. Les critères d‟inclusion pour le groupe MP sont : 1) présence
d‟un symptôme akinéto-rigide (rigidité musculaire/posturale) ou de tremblement de
repos ou les deux; 2) maladie diagnostiquée par un neurologue depuis au moins trois
ans. Les critères d'exclusion sont : 1) histoire de démence, de traumatisme crânien ou
de maladie cérébrovasculaire; 2) syndrome parkinsonien découlant de la prise
chronique de neuroleptiques ou d‟autres troubles dégénératifs; 3) histoire de troubles
neurologiques ou psychiatriques; 4) histoire de délirium au cours des six derniers mois;
5) épisode de dépression majeure, tel qu'établi à l'inventaire de la dépression de Beck;
6) histoire de consommation abusive d‟alcool ou de drogues selon les critères du DSM-
IV; 7) troubles importants et non corrigés de la vue et/ou de l‟audition. Tous les
participants sont encore dans les premiers stades (1 ou 2) de la maladie selon les
critères de l‟UPDRS, échelle de sévérité des symptômes communément utilisée dans la
MP (Goetz et al., 2008). Aucun trouble de parole (ex. dysarthrie) n‟est formellement
identifié chez les participants mais aucun d‟entre eux n'a été évalué cliniquement en
orthophonie. La prise ou non de médication n‟est pas considérée, puisque ce critère
semble n‟avoir qu‟un effet limité et inconsistant sur la production de la parole et ses
différents paramètres (Budkowski, 2007; Plowman-Prine et al., 2009). Le recrutement
des participants MP a été effectué par le neurologue traitant, membre de l‟équipe de
recherche.
Trois personnes ayant un vieillissement normal ont aussi été recrutées par le biais d‟une
banque de participants volontaires et par le bouche-à-oreille pour former le groupe de
comparaison. Les critères d‟exclusion sont identiques à ceux du groupe expérimental.
Les participants des deux groupes ont été appariés pour le sexe, l‟âge (± 2 ans), la
latéralité et le niveau de la scolarité (± 1 an).
98

Les participants des deux groupes sont originaires de la région de Québec et sont issus
d‟une famille habitant la province depuis au moins deux générations. Ils n‟ont pas vécu
à l‟extérieur du Québec pendant une période de plus de six mois consécutifs et leur
langue maternelle est le français. Les données sociodémographiques des participants
sont présentées dans le tableau 1.
Tableau 1
Données sociodémographiques des participants
Participants contrôles Participants Parkinson
Paire Sexe Âge Scolarité Latéralité Sexe Âge Scolarité Latéralité
1 M 58 11 D M 58 12 D
2 M 64 15 D M 62 15 D
3 M 72 14 D M 72 13 D
Enregistrements
Les enregistrements sont effectués au domicile des participants au cours d'une seule
séance d'environ 45 minutes. La tâche leur est présentée sur un écran d‟ordinateur
portable de 15,4 pouces dans une pièce silencieuse. Les enregistrements sont réalisés
au moyen d‟un enregistreur numérique Zoom H4 et d‟un micro-casque muni d‟un
microphone unidirectionnel. Si le participant fait une erreur de lecture (décodage) lors de
la passation, l‟expérimentateur l‟invite à lire à nouveau l‟item. Aucun modèle n‟est donné
au participant pour ne pas influencer ses productions.
Analyses acoustiques
Les analyses acoustiques sont réalisées sur un ordinateur personnel Intel Core 2 E8400
relié à un moniteur ACL LG W2253V 23 pouces et à l‟aide d‟un casque d‟écoute
Sennheiser PC-161. Le logiciel Praat v.5.1.32 (Boersma et Weenink, 2010) est utilisé
pour réaliser les analyses et les segmentations. Les bornes pour la segmentation des
productions ont été placées à l‟aide d‟une fenêtre de 500ms, peu importe la variable
mesurée. Les paramètres et critères suivants ont été utilisés pour réaliser les analyses :
Pour l‟affrication, c‟est le temps écoulé entre la fin du relâchement de l‟occlusion et
l‟apparition du deuxième formant de la voyelle suivante qui est mesuré. La segmentation
est manuelle et déterminée par critère auditif et visuel (spectrogramme à bandes [0,
6000] Hz et oscillogramme).
Pour le relâchement des voyelles tendues, ce sont les valeurs formantiques F1 et F2
d‟au minimum 30ms de la partie centrale de la voyelle qui sont mesurées. La
segmentation est manuelle et déterminée par critère auditif et visuel (spectrogramme à
bandes [0, 12000] Hz et oscillogramme).
99

Pour le DÉV des occlusives sourdes, nous mesurons le temps écoulé entre début du
relâchement de l‟occlusion et l‟apparition du premier formant de la voyelle suivante.
Pour le DÉV des occlusives sonores, c‟est le temps entre le début du prévoisement et
l‟apparition du premier formant de la voyelle suivante qui est mesuré. Ces
segmentations ont été réalisées manuellement par critère auditif et visuel
(spectrogramme à bandes [0, 6000] Hz et oscillogramme).
Résultats
Les principaux résultats sont présentés dans les figures 1, 2 et 3. Ils consistent en
différentes analyses qualitatives de l'étude pilote pour l‟affrication, le relâchement des
voyelles et le délai d'établissement de voisement.
Figure 1: Affrication
Temps d'affrication (ms)
160
140
120
100
80
60
40
20
0
Affrication
mots
[t s i]
[te] [te]
Figure 1
Affrication
non-mots mots non-mots
[t s i]
[tu]
[t s y]
[t s i] vs [te] [t s y] vs [tu]
[tu]
[t s y]
100

Tant pour les sujets du groupe contrôle que ceux de groupe MP, on observe une
distinction temporelle nette entre les conditions d‟affrication et de non-affrication (voir
figure 1). Dans toutes les conditions expérimentales, le temps moyen entre l‟explosion
de /t/ et l‟apparition de la voyelle suivante se situe entre 25 et 35 ms pour les non
affriquées et entre 90 et 110 ms pour les affriquées. On ne relève pas de distinction
marquée entre les différentes conditions. D‟une part, le temps d‟affrication moyen est
semblable pour une même voyelle, que la production soit faite dans un mot ou dans un
non-mot (il n‟y a pas d‟effet de lexicalité). D‟autre part, le temps d‟affrication moyen est
semblable pour une même condition, qu‟il soit produit par le groupe contrôle ou par le
groupe MP (il n‟y a pas d‟effet de groupe). La règle d‟affrication semble donc être
appliquée adéquatement par les deux groupes, tant sur les mots que sur les non-mots.
Figure 2 - Voyelles
2500,00
[i]
2300,00
2100,00
1900,00
Valeurs formantiques F2 (Hz)
1700,00
1500,00
1300,00
1100,00
[i] vs [I] [y] vs [Y] [u] vs [U]
[I]
Contrôle
Parkinson
■ Mots
● Non-mots
Relâchement des voyelles
Figure 2
Voyelles
[y]
[Y]
[U]
[u]
900,00
700,00
220,00
270,00
320,00
370,00
420,00
470,00
Tant pour les sujets du groupe contrôle que ceux du groupe MP, on observe une
distinction franche entre les voyelles tendues et les voyelles relâchées en ce qui
concerne les valeurs formantiques F1 et F2 (voir figure 2). Dans toutes les conditions
expérimentales, les valeurs formantiques F1 et F2 moyennes montrent une
centralisation vocalique pour les voyelles relâchées comparativement à la voyelle
tendue correspondante. Pour chaque paire vocalique, il ne semble pas y avoir de
différence marquée selon la condition expérimentale. D‟une part, les valeurs
formantiques F1 et F2 moyennes sont semblables pour un même groupe pour une
même voyelle, que la production soit faite dans un mot ou dans un non-mot (pas d‟effet
de lexicalité). D‟autre part, les valeurs formantiques F1 et F2 moyennes sont assez
semblables pour une même condition, que les voyelles soient produites par le groupe
contrôle ou par le groupe MP (pas d‟effet de groupe). La règle de relâchement des
Valeurs formantiques F1 (Hz)
101

voyelles tendues semble donc être appliquée adéquatement par les deux groupes, tant
en modalité verbale (mots) qu‟en modalité non-verbale (non-mots).
On remarque toutefois que, dans toutes les conditions, les contrastes vocaliques sont
généralement légèrement plus élevés entre les deux groupes qu‟à l‟intérieur de ces
même groupes. Les participants du groupe MP produisent donc des voyelles qui se
ressemblent sur le plan formantique et ces voyelles tendent à être légèrement
différentes de celles du groupe contrôle. Cette légère différence s‟observe pour toutes
les voyelles (tendues et relâchées) et toutes les conditions (mots et non-mots). L‟origine
de cette distinction pourrait être motrice.
DÉV (ms)
Figure 3 - DÉV
85
35
-15
-65
-115
-165
mots non-mots non-mots non-mots
mots mots
/p/
Délai d’établissement de voisement
Figure 3
Délai d’établissement de voisement
/p/
/t/
/d/
/b/ /b/ /d/
/p/ vs /b/ /t/ vs /d/ /k/ vs /g/
Tant pour les sujets du groupe contrôle que ceux de groupe Parkinson, on observe une
distinction franche entre les occlusives sourdes et les sonores pour le DÉV (voir figure
3). Dans toutes les conditions expérimentales, les valeurs moyennes de DÉV sont
situées entre 30 et 40 ms pour les sourdes et entre -90 et -125 ms pour les sonores. On
ne relève pas de différence marquée entre les différentes conditions. D‟une part, le DÉV
moyen est semblable pour un même groupe et pour une même occlusive, que la
production soit faite dans un mot que dans un non-mot (il n‟y a pas d‟effet de lexicalité).
D‟autre part, le DÉV moyen est semblable pour une même condition, qu‟il soit étudié
/t/
/g/
/k/
/g/
/k/
102

dans le groupe contrôle ou dans le groupe MP (il n‟y a pas d‟effet de groupe). On
remarque toutefois que, dans toutes les conditions, le DÉV moyen des consonnes
sonores est légèrement plus long pour le groupe MP comparativement au groupe
contrôle. Sa variance est aussi plus élevée. Cette observation pourrait refléter le léger
ralentissement articulatoire général souvent observé dans la dysarthrie hypokinétique
dans la MP.
On remarque également une variance semblable pour toutes les consonnes sourdes
dans les deux groupes, à l‟exception de /k/ en production de non-mots pour le groupe
MP où cette variance est très élevée. Ce résultat s‟explique par le fait que lors de la
passation de la tâche, un participant a produit 4 fois sur 10 un stimulus débutant par /k/
avec un court prévoisement. Cela a eu pour effet d‟augmenter grandement la variance
du DÉV moyen pour cette condition.
Discussion et conclusion
L‟objectif de ce projet était de documenter les troubles de la parole dans la MP en
s'appuyant sur les conceptions élargies de la mémoire procédurale. Dans ce projet
pilote, l‟application de règles phonotactiques propres au français québécois a été
évaluée chez trois locuteurs de cette population en la comparant à un groupe contrôle
de trois locuteurs.
Les résultats des participants du groupe contrôle sont conformes à ce qui était attendu,
tant pour le délai d‟établissement de voisement que pour l‟application des règles
phonotactiques étudiées. En effet, les consonnes sourdes se distinguent bien des
sonores en fonction du DÉV, tant lors de la production de mots que de non-mots. De
plus, les stimuli où il y a affrication se distinguent bien de ceux où il n‟y en n‟a pas par le
délai entre l‟occlusive /t/ et la voyelle suivante, tant lors de la production de mots que de
non-mots. Enfin, les stimuli où il y a relâchement des voyelles tendues se distinguent
bien de ceux où il n‟y a pas de relâchement par les valeurs formantiques F1 et F2, tant
lors de la production de mots que de non-mots.
Ces constatations sont intéressantes, puisqu‟elles semblent indiquer que la tâche est à
priori valide et que les outils d‟analyse sont assez fins pour mesurer de manière
quantitative les phénomènes acoustiques dont il est question dans le projet, c'est-à-dire
l‟application des règles phonotactiques choisies.
Les résultats obtenus dans cette étude pilote ne démontrent aucune différence entre le
groupe contrôle et le groupe MP pour l‟application des deux règles phonotactiques
étudiées, tant sur les mots que sur les non-mots. Ils ne permettent donc pas, à l‟heure
actuelle, d‟appuyer l‟hypothèse procédurale des troubles de la parole dans la MP. De
plus, aucune différence majeure n‟est notée en ce qui concerne le DÉV, tant sur les
mots que sur les non-mots.
Quelques différences ont cependant été observées entre les deux groupes. D‟une part,
la variabilité du DÉV semble légèrement plus importante pour le groupe MP dans toutes
103

les conditions expérimentales. D‟autre part, les contrastes vocaliques semblent plus
importants entre les deux groupes qu‟à l‟intérieur de ces groupes, et ce, pour toutes les
conditions expérimentales. Ces légères différences pourraient être expliquées par une
hypothèse de déficit de programmation et/ou d‟excution motrice, tel que classiquement
reconnu dans la dysarthrie parkinsonnienne (Van Der Merwe, 2009), puisque ce n‟est
pas l‟application de règles qui est différente, mais la production générale de la parole.
Dans un ouvrage portant sur les différentes dysarthries, Auzou et coll. (2001) indiquent,
en parlant de la dysarthrie hypokinétique dans la MP, que
[c]ependant à ce trouble primaire et limité à des aspects purement moteurs s‟ajoutent
d‟autres perturbations liées à la dimension psychomotrice de l‟akinésie parkinsonienne et à
d‟éventuelles stratégies compensatoires mises en œuvre de façon plus ou moins consciente
par les patients et d‟efficience variable (Viallet et Gentil, 2001 : 153).
Selon cette conception, l‟origine des troubles de parole dans la MP serait multifactorielle
et non uniquement motrice. Il est donc permis de croire que les symptômes moteurs
peuvent amener le patient à utiliser éventuellement des stratégies compensatoires peu
efficaces lors de la production de la parole. Ces comportements compensatoires se
cristalliseraient et s‟automatiseraient peut-être au fil de la maladie, ce qui rendrait les
troubles persistants. Cette hypothèse semble également supportée par les approches
thérapeutiques qui sont utilisées actuellement en réadaptation pour cette clientèle. En
effet, l‟intervention orthophonique considérée efficace pour traiter les troubles de la
parole dans la MP, la Lee-Silverman Voice Therapy (LSVT), vise précisément à corriger
les « mauvais » comportements de parole du client pour en augmenter l‟intelligibilité
(Ramig, Fox et Sapir, 2004; Sapir, Ramig et Fox, 2008).
Limites
De par sa nature, la présente étude comporte certaines limites méthodologiques dont il
est important de faire mention. Premièrement, comme il s‟agit de la phase pilote d‟un
projet plus conséquent, le nombre de participants étudiés est actuellement très réduit. Il
est donc présentement impossible de tirer des conclusions franches.
Un autre questionnement important concerne notre cadre d‟analyse. En effet, il est
toujours impossible, à l‟heure actuelle, de déterminer si les règles phonotactiques dont il
est question dans le projet sont bel et bien sous-tendues par la mémoire procédurale.
L‟étude complète qui sera menée avec 25 participants par groupe permettra de
répondre plus clairement à cette question.
Il est également possible que le choix actuel de participants à un stade peu avancé
dans la MP ait contribué aux résultats obtenus. En effet, les atteintes procédurales ne
sont peut-être pas encore assez marquées en ce moment au sein du groupe MP pour
qu‟un impact réel sur la production de la parole et l‟application des règles
phonotactiques soit observé. Il serait donc plus judicieux de sélectionner des
participants MP à un stade plus avancé de la maladie lors de la composition de
l‟échantillon restant.
104

L‟étude de la production de la parole et de l‟application des règles phonotactiques dans
la maladie de Parkinson présente un intérêt tant au plan clinique que théorique. D‟une
part, l‟étude de ces processus est pertinente du point de vue de la pathologie, puisque
les résultats à ce sujet permetteront de mieux comprendre l‟origine fonctionnelle des
troubles de la parole dans la MP. Cette meilleure compréhension pourrait ultimement
permettre de développer des approches orthophoniques plus complètes pour cette
clientèle. D‟autre part, la présente étude est d‟intérêt sur le plan théorique, puisqu‟elle
permettra de documenter et d‟analyser l‟interrelation entre la mémoire, les processus
cognitifs et la production de la parole. Ce domaine demeure encore très peu étudié dans
la littérature actuelle.
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108

Des stratégies de communication pour la ratification du public :
le cas des téléjournaux québécois
Eve Mercier, Université Laval
Le journalisme subit, depuis la fin du XX e siècle, une profonde mutation qui remet en
question ses méthodes et son statut. Le journalisme d‟information, principalement
caractérisé par la norme d‟objectivité, est soumis à diverses pressions sociales qui
l‟amènent à se transformer vers un journalisme fondé sur un lien personnel au public
(Brin, Charron et de Bonville, 2004). Afin d‟adapter leur pratique aux changements
modernes (montée de l‟individualisme, innovation technologique et hyperconcurrence),
les journalistes usent de stratégies afin d‟établir un rapport de familiarité qui tend à se
rapprocher de la communication interpersonnelle, de l‟interaction en co-présence. Ce
journalisme, dit de communication (Brin, Charron et de Bonville, 2004), vise à faire du
public un participant actif de l‟interaction médiatique (Martel, 2008; Tolson, 2006;
Hutchby, 2006).
Une fois les changements constatés dans le journalisme contemporain, l‟article qui suit
présente certains procédés discursifs utilisés pour ratifier le téléspectateur. Dans la
perspective large d‟une thèse de doctorat, cette étude préliminaire vise à témoigner du
changement de paradigme journalistique passant d‟un journalisme d‟information à un
journalisme de communication 1 . Pour se faire, l‟analyse d‟un exemple authentique, tiré
du TVA nouvelles animé par Sophie Thibault, vise précisément à identifier les moyens
déployés par la chef d‟antenne pour établir et maintenir un lien avec le public.
Appréhender le discours journalistique sous l‟angle des théories de l‟interaction, tel que
conceptualisé par Goffman, nous permet de comprendre comment le téléspectateur
devient un participant actif dans sa relation à la chef d‟antenne. Appuyé théoriquement
et méthodologiquement par l‟analyse du discours, l‟exercice élargi projette de vérifier la
fréquence et la variété des marqueurs d‟interaction dans le discours des chefs
d‟antenne au Québec.
1. De l’interaction en co-présence à l’interaction médiatique
Selon Goffman (1973 : 23), l‟interaction se définit comme étant « l‟influence réciproque
que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu‟ils sont en présence
physique immédiate ». Lorsque quelqu‟un manifeste le désir d‟entrer en interaction avec
autrui, il le fait en adoptant un comportement qui signifie à l‟autre son intention. Cette
action peut prendre l‟allure d‟une salutation franche, d‟un regard, d‟un geste de la main,
ou de tout autre comportement approprié à la situation sociale. Si l‟autre partenaire
accepte de donner libre cours à la relation, les partenaires sont ratifiés dans
l‟interaction, c‟est-à-dire que la relation ne pose pas de problème d‟accessibilité.
Goffman (1981 : 9-10) spécifie : « Those ratified participants who are addressed, that is,
1 Pour une description détaillée du changement de paradigme journalistique, voir Nature et transformation
du journalisme. Théorie et recherche empirique (Brin, Charron et de Bonville, 2004).
109

oriented to by the speaker in a manner to suggest that his words are particularly for
them, and that some answer is therefore anticipated from them ».
Une fois l‟interaction amorcée, les partenaires exercent une participation conjointe et
active pour maintenir la relation. C‟est le caractère de réciprocité. Pour Bange
(1992 : 108), la réciprocité permet de prévoir les actions de l‟autre pour ensuite exécuter
ses propres actions sur une base approximativement prévisible. C‟est en quelque sorte
l‟organisation sociale des comportements. Ces actes d‟accréditation mutuelle se laissent
saisir dans les circonstances de l‟interaction sociale. La co-présence est alors
importante car c‟est à l‟intérieur d‟un contexte partagé que ces comportements prennent
une signification. Cet engagement à l‟interaction trouve alors consistance à travers
différents registres de communication interpersonnelle attribuables tant au langage
qu‟aux attitudes corporelles.
La distinction entre l‟interaction interpersonnelle et l‟interaction médiatique est
étroitement liée à la notion de réciprocité. Pour Thompson (1995 : 84), l‟interaction
médiatique « does not have the degree of reciprocity and interpersonal specificity of
other forms of interaction ». En contexte médiatique, parce que la co-présence n‟est pas
effective, il est difficile de coordonner les comportements pour donner libre cours à
l‟interaction. Il n‟existe pas, en temps réel, une influence réciproque entre les instances
médiatiques et les possibles réactions du public. Pour contrer cet obstacle, l‟acteur
médiatique, en l‟occurrence le lecteur de nouvelles, recrée les conditions de réciprocité
que l‟on retrouve dans la communication interpersonnelle. Consciemment ou non, il met
en place un dispositif afin que le téléspectateur se reconnaisse comme un partenaire
actif dans la relation. C‟est lui qui initie l‟interaction. Pour Horton et Wohl (1959 : 215),
plus le chef d‟antenne est en mesure d‟anticiper ou d‟incarner les attentes, les valeurs,
de l‟auditoire, plus le public est à même de participer au développement de l‟interaction.
Dans un tel contexte, le lecteur de nouvelles se trouve ratifié par défaut. Son objectif est
de se trouver un partenaire et pour se faire, ses actions visent alors à ratifier un public.
Thompson (1995 : 84) qualifie ce phénomène interactionnel sans co-présence de quasiinteraction.
2. Méthodologie
À partir d‟une analyse du discours, nous souhaitons recenser exhaustivement les
marques discursives qui témoignent de l‟interaction médiatique. L‟analyse vise donc à
identifier les stratégies de ratification qu‟utilisent les lecteurs de nouvelles afin d‟initier et
de maintenir une relation au public. La pré-analyse qui sera présentée s‟inscrit dans une
recherche plus vaste portant sur un corpus composé de 104 bulletins de nouvelles
produits par les trois principales chaînes de télévision québécoises généralistes : SRC,
TVA, TQS 2 . Le corpus s‟est constitué par choix raisonné en fonction des émissions
disponibles.
2 Chaîne disparue au profit de V télé.
110

Pour ratifier son public, le chef d‟antenne peut s‟y prendre de manière directe ou
indirecte. Un appel direct à ratifier se reconnaît par un fait de discours qui réfère aux
téléspectateurs. Ce sont des marques explicites qui interpellent directement le public.
Les salutations de début de bulletin, les termes d‟adresse, les pronoms personnels de
deuxième personne en sont de bons exemples. Le chef d‟antenne dispose également
de stratégies plus subtiles. Il procède alors indirectement par identification. Il souhaite
que le téléspectateur se reconnaisse à travers les traces qu‟il laisse dans son discours.
Pour Lacan (1962 : 11), l‟identification est une assimilation inconsciente, totale ou
partielle, d‟une propriété de l‟autre. C‟est se reconnaître dans les attributs d‟une
personne différente de soi. Lorsque le lecteur de nouvelles fait appel à du vocabulaire
axiologique, à des références culturelles, à des figures de style, dont l‟ironie, où à tout
autre procédé qui marque sa présence comme sujet dans sa lecture de l‟actualité, il
amorce le processus d‟identification. Le public s‟identifie à telle ou telle propriété, la fait
sienne, et accepte de participer à l‟interaction, devenant ainsi un partenaire ratifié.
Qu‟il s‟agisse de stratégies directes ou indirectes, les marques discursives que laisse le
chef d‟antenne dans son discours peuvent être comprises et identifiées à l‟aide de deux
principaux courants théoriques : l‟analyse conversationnelle et la théorie de
l‟énonciation.
2.1. L’analyse conversationnelle
L‟analyse conversationnelle met l‟accent sur l‟organisation discursive de l‟interaction.
Cette théorie est directement liée à l‟interaction sociale dont elle étudie la structure et la
composition. À ce titre, l‟analyse conversationnelle « provide[s] a bridge between the
empirical study of talk and the wider social considerations » (Tolson, 2006 : 9). Mais si
cette approche s‟intéresse à la construction et à l‟organisation des tours de paroles, elle
se révèle également efficace dans l‟étude de la communication en contexte médiatique.
D‟ailleurs, Hutchby (2006) constate que la reproduction des caractéristiques de la parole
spontanée, telle qu‟on la retrouve dans la conversation naturelle en co-présence, facilite
la ratification du public.
Comme nous l‟explique Vincent (2005 : 3), l‟analyse conversationnelle présente des
composantes incontournables. La première des unités de structure prise en compte
dans l‟analyse de la conversation est la paire adjacente. Celle-ci désigne deux tours de
parole qui sont liés, en cohérence, l‟un à l‟autre (Goffman, 1981 : 12). Une conversation
normale en co-présence est donc régie par la règle de dépendance séquentielle. Cette
règle « veut que tout acte de langage reçoive en réaction un type d‟action spécifique »
(Vincent, 2005 : 3). La seconde des composantes essentielles à l‟analyse
conversationnelle se rapporte à la protection des faces. Interagir demande du tact. Un
communicateur social compétent est celui qui sait établir sa face sans mettre en danger
celle des autres. Le discours est alors construit sur ce fragile équilibre qui assure le bon
déroulement de l‟interaction. Ne pas s‟y conformer, c‟est mettre en péril les visées
convergentes de l‟acte de converser. Enfin, la dernière des composantes regroupe
divers procédés : les préalables, les précautions et les réparations. Vincent (2005 : 4)
les dépeint comme des marques explicites qui, dans un contexte social donné,
permettent de co-construire une relation adéquate et cohérente. Les partenaires de
111

l‟interaction sont alors à même de signaler, de diriger, ou de redresser l‟interprétation de
l‟échange en cours. Aux fins du présent exercice, nous nous attarderons à la première
composante de l‟analyse conversationnelle, soit la règle de dépendance séquentielle.
Cette règle, intimement liée à la théorie des actes de langage, permet un recensement
efficace des traces de la ratification dans le discours médiatique.
Goffman (1987 : 148) constate que la parole en contexte médiatique adopte souvent le
mode conversationnel, simulé bien sûr, puisque le public n‟est pas là pour faire naître un
véritable échange tel qu‟on le retrouve en co-présence. Hutchby (2006 : 164) ajoute :
« We have seen how many of the specific properties of broadcast talk – principally, its
relationship to ordinary conversation, its institutional character, and its orientation to the
overheating audience – are traceable in the design of individual turns and sequences ».
Par exemple, lorsque le lecteur de nouvelles salue le public – « bonsoir mesdames et
messieurs » – il fait un acte de langage qui, en contexte de co-présence, réclamerait
une salutation en retour. Mais comme la situation sociale du journal télévisé n‟offre pas
au public la possibilité de réagir directement 3 , la règle de la dépendance séquentielle
s‟articule autrement. L‟acte de langage initié par le lecteur de nouvelles impose alors un
tout autre type d‟action. Cette action suggère au public qu‟il reconnaisse le chef
d‟antenne comme participant ratifié afin qu‟il s‟insère à son tour dans la relation ainsi
amorcée. En tel cas, la ratification est réussie. Ces rituels de salutations,
institutionnalisés pour le journal télévisé, rappellent le caractère réciproque de
l‟interaction. La salutation, par ritualisation sociale, porte de manière intrinsèque la
salutation correspondante. Lorsque le chef d‟antenne utilise ces mises en scène
rappelant l‟échange spontané, il interpelle son public. Ces marques de ratification sont
explicites et placent le public de manière franche dans l‟interaction médiatique. À la
manière des salutations de début de bulletin, c‟est sous l‟éclairage qu‟offre l‟analyse
conversationnelle que nous recenserons et étudierons tous les actes de langage qui
marquent la présence des téléspectateurs dans le discours du chef d‟antenne.
2.2. L’énonciation
La théorie de l‟énonciation s‟intéresse, pour sa part, aux traces que le locuteur laisse de
sa présence dans le discours qu‟il tient. Dans le contexte du journal télévisé, ces traces
renvoient à la position du chef d‟antenne sur les événements de l‟actualité. Pour
Charaudeau et Maingueneau (2002 : 239),
l‟énonciateur [le lecteur de nouvelles] doit légitimer son dire : dans son discours, il s‟octroie
une position institutionnelle et marque son rapport à un savoir. Mais il ne se manifeste pas
seulement comme un rôle et un statut, il se laisse aussi appréhender comme une voix et un
corps.
Cette voix et ce corps renvoient à la dimension humaine de celui qui pose un regard sur
l‟actualité. Cette dimension humaine, l‟ethos, permet un rapport d‟identification avec un
3 Ceci exclut naturellement les tribunes téléphoniques, les blogues et tous les procédés interactifs voués à
prendre contact directement avec le public. Ces procédés ne répondent pas aux caractéristiques de
l‟interaction médiatique telle que proposée dans cet article.
112

public susceptible d‟être atteint par le message. L‟énonciation devient alors un acte de
communication qui demande, pour sa réussite, l‟« effet du miroir » (Dobre, 2004). Cet
effet implique des présuppositions communément partagées entre locuteur et
interlocuteur par lesquelles le public se reconnaît. Pour Goffman (1987 : 203),
l‟énonciation est là pour nous rappeler qu‟« il existe un univers socialement partagé et
structuré et qu‟il est possible de le comprendre ». Lorsqu‟un lecteur de nouvelles balise
l‟actualité en utilisant des expressions du type « attention, les scènes suivantes sont
choquantes » où encore « quelle triste affaire », il nous laisse entrevoir sa perception
personnelle des événements. Sa position institutionnelle lui confère le droit d‟interpréter
le monde pour lui et le téléspectateur. Il soulève des principes sociaux, des valeurs ou
des croyances auxquelles l‟interlocuteur s‟associe et s‟identifie. Sans identification du
public au discours du lecteur de nouvelles, compris comme un témoin privilégié de la
réalité sociale, la ratification ne peut être effective.
Ainsi, en s‟inscrivant dans son discours par le « je », le « nous », le « on » ou par toutes
sortes d‟autres manifestations discursives telles que les adjectifs, les adverbes, les
modalités, le chef d‟antenne se met « réellement à la disposition de l‟événement et de
ses participants, pour s‟ouvrir à lui et à eux » (Goffman 1987 : 201). Il initie le contact,
c‟est le premier mouvement de l‟interaction sociale. Ce que Goffman explique ici, c‟est
que l‟énonciation est un outil qui permet à l‟interlocuteur de se reconnaître dans une
situation sociale. Bref, étudier l‟énonciation pour comprendre l‟interaction médiatique
contribue également à mettre au jour des procédés liés à la ratification des
téléspectateurs.
3. L’analyse : un avant-goût
Notre analyse du discours, alimentée par l‟analyse conversationnelle et l‟énonciation,
fournit les assises théoriques et méthodologiques pour identifier et analyser les faits de
discours liés à la ratification du public en contexte médiatique. L‟extrait de Sophie
Thibault 4 illustre bien notre point de vue :
Bonsoir mesdames messieurs, voici votre bulletin de fin de soirée. Ça va peut-être vous
rappeler vaguement l‟histoire du loup dans la bergerie. La Sûreté du Québec a confié à des
détenus de la prison d‟Orsainville à Québec, la fabrication des cartes d‟identité de ses
agents. Serez-vous très surpris d‟apprendre qu‟ils ont tiré profit assez vite de leur position.
Revenez-nous après la pause pour connaître ce qu‟a appris Carl Langelier [TVA-Mtl Sophie
Thibault 01-10-2002].
Ainsi, le reportage préenregistré de Carl Langelier, la nouvelle proprement dite, est
précédé d‟une introduction qui contient plusieurs éléments de ratification du public. Le
tableau qui suit en fait la recension.
4 Cet exemple a été légèrement retouché pour les besoins de la démonstration.
113

Tableau 1
Les faits de discours
Types de manifestation
discursive
(1) Rituel d‟institution
(salutation)
(2) Terme d‟adresse
(1) Rituel d‟institution
(ouverture)
(3) Déictique
(2) Terme d‟adresse
(4) Acte de langage
(assertif)
(2) Terme d‟adresse
(5) Vocabulaire axiologique
(adverbe)
(6) Référence culturelle
(4) Acte de langage
(constatif)
(4) Acte de langage
(directif)
(2) Terme d‟adresse
(5) Vocabulaire axiologique
(adverbe + adjectif)
(7) Figure rhétorique d‟ironie
(1) Rituel d‟institution
(maintien du contact)
(4) Acte de langage
(directif)
(2) Terme d‟adresse
Extrait du téléjournal
Bonsoir, mesdames messieurs
voici votre bulletin de fin de
soirée
Ça va peut-être vous rappeler
vaguement l‟histoire du loup
dans la bergerie.
La Sûreté du Québec a confié
à des détenus de la prison
d‟Orsainville à Québec, la
fabrication des cartes d‟identité
de ses agents.
Serez-vous très surpris
d‟apprendre qu‟ils ont tiré profit
assez vite de leur position.
Revenez-nous après la pause
pour connaître ce qu‟a appris
Carl Langelier.
114

(1) Rituel d‟institution
(changement de tour de
parole)
Les rituels d’institution : salutation d’ouverture et de fermeture, maintien du
contact et changement des tours de paroles (1)
Les rituels marquent un changement de cadre, c‟est-à-dire une modification dans la
perception d‟une situation sociale (Lardellier, 2003 : 25-26). Institutionnalisées pour le
journal télévisé, ces marques discursives participent à la standardisation du genre.
Lorsque le lecteur de nouvelles utilise des rituels d‟ouverture et de fermeture, « bonsoir
mesdames et messieurs », ou nous invite à revenir le jour prochain, « Bonsoir et à
demain », il ratifie le public. Il se sait salué et invité à entrer dans un événement social
distinct, ici le journal télévisé. Le rituel de maintien du contact est très distinctif au
bulletin de nouvelles. Sa fonction est d‟attirer, de retenir ou de suspendre
momentanément l‟attention de l‟interlocuteur. Les changements des tours de paroles,
pour leur part, annoncent clairement un changement dans l‟organisation séquentielle du
bulletin de nouvelles. Tous ces procédés sont codés sous le vocable unique de rituels
d‟institution.
Les termes d’adresse (2)
Les termes d‟adresse renvoient à l‟ensemble des expressions dont le lecteur de
nouvelles dispose pour désigner son interlocuteur. Ces expressions ont une valeur
relationnelle et servent à établir avec le téléspectateur un certain type de lien
socioaffectif (Charaudeau et Maingueneau, 2002 : 30). Par exemple, « mesdames,
mesdemoiselles et messieurs » ratifie le public de manière large. Par contre, l‟utilisation
spécifique d‟un terme d‟adresse permet d‟accéder à une relation privilégiée avec un
public cible. Si le lecteur de nouvelles nous dit : « les dames seront heureuses
d‟apprendre », il cherche alors à amplifier son pouvoir de ratification sur cette clientèle
précise. Lorsque le chef d‟antenne utilise des termes par lesquels le public se reconnaît
personnellement, il marque la déférence ou encore l‟estime envers son auditoire.
Souvent liés au rituel d‟institution, ils contribuent également à la standardisation du
genre.
Les déictiques (3)
Les déictiques correspondent à des déterminants, des pronoms, des adverbes de lieux
ou de temps, des locutions adverbiales, bref toutes les marques discursives qui trouvent
une signification à l‟intérieur d‟un contexte d‟énonciation précis. Par l‟utilisation des
déictiques, le chef d‟antenne place les événements dans l‟univers spatio-temporel du
public. Les gestes déictiques et les expressions telles que voici, eh bien, donc, hier, ici,
là, etc. sous-entendent que « tout objet peut être directionnellement désigné ou
gestuellement montré (ou les deux), et servir par là de base référentielle » (Goffman,
1987 : 226). Pour être compris, ils doivent référer à une situation de communication
partagée par les partenaires de l‟interaction. Il ratifie justement parce que lorsque le
115

lecteur de nouvelles utilise un déictique, il détermine les conditions et le contexte de son
énonciation. Il réfère à un espace et à un temps communs.
Les actes de langage (4)
Au regard de Searle (1972), la théorie des actes de langage soutient qu‟un énoncé ne
fait pas que décrire le monde, il permet aussi d‟accomplir des actions. Les actes de
langage se déclinent selon deux grandes catégories, les constatifs et les performatifs.
Les constatifs décrivent le monde. « La Sûreté du Québec a confié à des détenus de la
prison d‟Orsainville à Québec, la fabrication des cartes d‟identité de ses agents » en est
un bon exemple. Cet acte met la nouvelle en contexte et décrit un état de fait qui
résume l‟événement de l‟actualité. Une fois vérifiés, ces énoncés peuvent accéder à une
valeur de vérité, ce qui caractérise précisément la nouvelle journalistique. Les
performatifs, eux, par le seul fait de les prononcer, accomplissent une action. Ils n‟ont
aucune valeur ontologique. Ils sont réussis ou non. Quand Sophie Thibault dit
« revenez-nous après la pause », son acte de langage est porté par une force qui vise à
agir sur autrui. Si le public est toujours là après les publicités, l‟acte performatif est
réussi.
Les actes de langage sont de trois natures : l‟acte locutoire, l‟acte illocutoire et l‟acte
perlocutoire. Dans le cadre de la recherche que nous menons, l‟acte illocutoire est
particulièrement pertinent parce qu‟il communique l‟intention de celui qui produit
l‟énoncé (Vandervaken, 1988 : 8). Les actes illocutoires sont typifiés en fonction de leur
but. Les assertifs informent sur l‟état du monde tel que perçu par le locuteur. Les
directifs imposent à l‟interlocuteur la réalisation de quelque chose et, en contrepartie, les
promissifs impliquent la réalisation d‟une action par le locuteur. Les expressifs sont
directement liés à l‟état émotif de celui qui énonce et, enfin, les déclaratifs, du seul fait
d‟être prononcés, réalisent l‟action. C‟est précisément cette typologie qui sera utilisée
dans la présente recherche. L‟acte illocutoire contribue à la ratification du public parce
que le locuteur, à travers son discours, vise à amener le téléspectateur à agir soit en
fonction de sa volonté ou par identification à sa lecture du monde. Il est alors possible
de concevoir les actes de langage dans une organisation séquentielle. À l‟instar de
Charaudeau et Maingueneau (2002 : 18), notre conception interactionniste considère
les actes de langage comme des réseaux d‟échanges constitués en paires adjacentes,
l‟acte incitatif et l‟acte réactif. Ces séquences peuvent alors être comprises et étudiées
selon l‟analyse conversationnelle.
Le vocabulaire axiologique (5)
Le vocabulaire axiologique exprime un jugement de valeur. Un terme est
axiologiquement appréciatif ou dépréciatif s‟il contient une signification positive ou
négative ou s‟il peut être mis en balance avec d‟autres termes ayant un caractère
neutre. Dans cette perspective de la théorie de l‟énonciation, l‟adverbe a pour fonction
d‟apporter une information supplémentaire au sens. L'adjectif est un mot qui s'ajoute au
substantif et en donne une qualification. Le vocabulaire axiologique est d‟importance
pour la ratification du public parce qu‟il met justement à l‟avant-scène des
caractéristiques subjectives choisies par le locuteur. Lorsque Sophie Thibault utilise les
116

termes « très surpris d‟apprendre » et « vaguement », elle porte un jugement ironique
sur la nouvelle, un sentiment qu‟elle imagine partagé avec le public. C‟est ainsi qu‟elle
contribue à la ratification du téléspectateur.
Les références culturelles (6)
La référence culturelle est une représentation socialement partagée regroupant des
phénomènes très variés. Elle est un excellent vecteur d‟identification du public parce
que sa compréhension repose sur l‟appartenance sociale. Dans l‟exemple précédent,
Sophie Thibault évoque l‟histoire du loup dans la bergerie afin de laisser des traces de
son vécu, de son enfance, de son expérience de la vie quotidienne. Elle présuppose
alors que le téléspectateur est en mesure d‟en comprendre la signification parce qu‟ils
sont issus du même monde. De cette manière, elle manifeste son appartenance à la
communauté. Le public qui reconnait et partage cette histoire trouve également sa place
dans l‟univers social de la chef d‟antenne. Il est alors ratifié.
Figure rhétorique d’ironie (7)
L‟ironie est un décalage plus ou moins net entre le sens littéral d‟un énoncé et son sens
figuré (Charaudeau et Maingueneau, 2002 : 331). Elle peut être interprétée, décodée, à
partir d‟indices comme l‟intonation ou la gestuelle. Les partenaires qui saisissent l‟ironie
se reconnaissent mutuellement. En ce sens, elle renforce la cohésion sociale. Lorsque
reconnue par les interlocuteurs, l‟ironie participe à la ratification parce qu‟elle suppose
d‟emblée une compréhension mutuelle et un partage des significations entre les
partenaires.
4. Conclusion
L‟exemple analysé précédemment, typique au genre « journal télévisé », offre 17 faits
de discours liés à l‟interaction médiatique. Conséquemment à notre objectif de
recherche, ceci laisse présager une étude prolifique quant à l‟analyse des procédés de
ratification dans le discours des chefs d‟antenne québécois. La thèse qui sous-tend
cette démonstration vise à valider les hypothèses suivantes : (H1) à l‟intérieur des
bulletins de nouvelles au Québec, la fréquence et la variété des marqueurs d‟interaction
dans le discours des chefs d‟antenne témoignent du changement de paradigme
journalistique passant d‟un journalisme d‟information à un journalisme de
communication. Aussi (H2) : à l‟intérieur de la période soumise à l‟étude (1962-2005), la
fréquence et la variété des marqueurs d‟interaction varient de manière croissante dans
le discours des lecteurs de nouvelles. Grâce à ces procédés de ratification, l‟interaction
médiatique s‟actualise : émetteur et récepteur participent conjointement et activement à
la construction de l‟interaction. Cette posture originale s‟éloigne des études
transmissionnistes de la communication médiatique et s'inscrit avec éloquence dans
une théorie sociale de la communication.
117

Bibliographie
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Éditions Didier.
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118

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119

L’emprunt lexical à l’anglais dans le français des locuteurs bilingues de Sudbury
(Ontario) : contrainte ou enrichissement pour une langue minoritaire?
Valérie Raymond, Université Laval
Introduction
Au Canada, il existe deux langues officielles : le français et l‟anglais. Toutefois, ces deux
langues possèdent un statut officiel au niveau fédéral, mais ce ne sont pas toutes les
provinces et tous les territoires qui leur accordent ce même statut. En Ontario, seule la
langue anglaise est reconnue officiellement, mais cela ne veut pas pour autant dire qu‟il
n‟existe guère de francophones dans cette province. Au contraire, mis à part le Québec,
c‟est en Ontario qu‟on trouve le plus de francophones au Canada. Ces Franco-
Ontariens, par contre, vivent une situation particulière. Peu importe s‟ils veulent à tout
prix pratiquer leur langue maternelle, c‟est-à-dire vivre quotidiennement en français, cela
n‟est pas toujours facile ou possible pour eux. Bref, ils sont submergés dans un monde
anglophone, un monde où la langue anglaise est omniprésente et très forte. Ces
locuteurs sont donc presque tous forcément bilingues, puisqu‟il serait très difficile de
vivre en Ontario si on ne possède pas une connaissance minimale de l‟anglais. Donc, la
communauté linguistique franco-ontarienne évolue plus ou moins dans un milieu
bilingue, mais majoritairement anglophone, alors l‟apprentissage de l‟anglais comme
langue seconde s‟avère presque naturel et se fait même presque inconsciemment
lorsqu‟on habite une ville où la langue majoritaire n‟est pas la sienne. Par contre, il est
important de mentionner aussi qu‟il existe des régions en Ontario, surtout dans le nord,
où la langue française règne fortement et parvient à prendre davantage de place, bien
qu‟elle côtoie toujours l‟anglais.
Alors, lorsque le français et l‟anglais cohabitent sur un même territoire, se trouvant donc
en situation de contact intensif, ils vont s‟influencer mutuellement, mais de façon
inégale. Bien sûr, le vocabulaire de la langue majoritaire pénètre plus facilement et plus
souvent dans celui de la langue minoritaire. Autrement dit, les locuteurs de la langue
minoritaire, tels les francophones en Ontario, auront plus tendance à puiser dans le
lexique de la langue majoritaire, soit l‟anglais. Voilà donc que se présente le phénomène
d‟emprunt linguistique, issu bel et bien d‟un contact fréquent entre deux langues.
D‟après l‟Office québécois de la langue française, un emprunt linguistique réfère à « tout
procédé par lequel les utilisateurs d‟une langue adoptent intégralement ou partiellement
une unité ou un trait linguistique (lexical, sémantique, morphologique, syntaxique,
phonétique) d‟une autre langue » (OQLF, 2007 : 6). Plus particulièrement, dans le cadre
de la présente étude, seuls les emprunts lexicaux sont étudiés, c‟est-à-dire les emprunts
linguistiques se limitant aux lexèmes de la langue prêteuse.
Objectifs de l’étude
L‟objectif principal de ce projet est de décrire l‟état contemporain de la langue française
minoritaire en Ontario afin d‟enrichir la connaissance qu‟en ont les linguistes et les
citoyens. À l‟époque actuelle, il existe un nombre plus ou moins limité d‟études
linguistiques portant sur la langue française en Ontario. Soulignons par contre quelques
120

contributeurs importants, à savoir Raymond Mougeon et Édouard Béniak, entre autres,
qui ont beaucoup aidé à faire développer la question du français en Ontario depuis les
années 1980. Le but de la recherche en question est donc de collaborer à décrire cette
variété franco-ontarienne afin de la faire mieux connaître d‟un point de vue scientifique.
Afin d‟assurer la saine vitalité d‟une langue, surtout d‟une langue en situation
minoritaire, il est important de l‟étudier, de la documenter, de la décrire et, ainsi, de la
faire connaître.
Un des thèmes fondamentaux du contact des langues est l‟emprunt linguistique. Ce
phénomène, qui est généralement assez étudié, a peu retenu l‟attention des chercheurs
en Ontario français. La présente étude vise à étudier le contact entre le français et
l‟anglais, et ce, en documentant les échanges qui se font entre ces deux langues, afin
de contribuer à l‟enrichissement dans le domaine. Bref, il est souhaité que cette étude
contribue à combler les lacunes qui existent dans la littérature linguistique francoontarienne,
en y ajoutant particulièrement une étude sur les emprunts lexicaux à
l‟anglais. Cependant, pour cet exposé, bien que des résultats concernant les domaines
et les catégories grammaticales soient aussi présentés, l‟attention se portera davantage
sur la question d‟attribution du genre grammatical aux emprunts à l‟anglais.
Problématique
Dans des situations de contact entre deux langues, le phénomène de l‟emprunt, un des
résultats les plus spécifiques et identifiables qui provienne d‟un contact linguistique,
prend une importance capitale. Donc, à Sudbury (Ontario), puisque la langue anglaise
est dominante sur le territoire qu‟elle partage inégalement avec la langue française, il
est inévitable que la langue des locuteurs francophones de la région soit colorée
d‟emprunts à l‟anglais.
Ces observations débouchent sur quelques constats :
l‟histoire de coexistence du français et de l‟anglais sur plusieurs territoires, que
certains ont effectivement qualifié d’osmose ou de longue histoire d’amour
(Tardivel, 1996; Walter, 2001);
les échanges importants et inévitables entre le lexique du français et celui de
l‟anglais partout où ces langues se côtoient (Ontario, Québec, Acadie, France,
etc.) (Melanson, 1994; Beniak, Mougeon et Valois, 1985; Mougeon et al., 1982;
Mougeon et Beniak, 1991);
la situation linguistique minoritaire de la langue française partout au Canada à
l‟extérieur de la province de Québec et, surtout pour la présente étude, dans le
nord-est dans la province de l‟Ontario, notamment à Sudbury (Melanson, 1994;
Mougeon et al., 1982; Mougeon et Beniak, 1991);
la nécessité de désigner en français des réalités nouvelles, principalement nordaméricaines,
dénommées originalement et habituellement en anglais et dont la
dénomination anglaise est connue et utilisée par les locuteurs francophones
(Célestin, dans Latin et Poirier, 1998; Pellerin, 1998; Weinreich, 1974).
121

Il s‟agira de découvrir ce que les emprunts lexicaux à l‟anglais employés par des
locuteurs francophones de Sudbury révèlent de la vitalité de cette langue minoritaire. On
peut donc s‟interroger afin de savoir si le fait d‟emprunter à l‟anglais vient renforcer la
vitalité du français en offrant à ses locuteurs un vocabulaire plus diversifié, accessible et
actuel ainsi que la possibilité d‟accueillir plus facilement des néologismes dans le
français en usage? Ou, au contraire, si les emprunts manifestent plutôt une déficience
de la connaissance et du vocabulaire propre de la langue française, créant par
conséquent une entrave à son développement, voire une menace à sa vitalité? Est-ce la
preuve d‟un généreux partage entre les deux communautés linguistiques ou encore
d‟une contamination quasi inévitable?
D‟une façon plus spécifique, il s‟agira de déterminer si les emprunts à l‟anglais se
produisent, chez des locuteurs franco-ontariens, 1) plus couramment dans un domaine
quelconque, 2) sous une catégorie grammaticale particulière, et 3) si les locuteurs
tendent plus à attribuer un certain genre grammatical.
Francophonie en Ontario
D‟après le recensement de 2006 de Statistique Canada, « la communauté francophone
de l‟Ontario dénombre 582 690 personnes, soit 4,8 % de la population totale de la
province. […] Elle constitue la deuxième plus importante communauté francophone au
Canada, après le Québec » (Office des Affaires francophones, en ligne). D‟un point de
vue plus spécifique, le nord-ouest de la province, région très peu habitée, contient 8 190
locuteurs francophones (1,4 %), le nord-est en contient 130 820 (22,5 %), tandis que
l‟est, la région de la capitale nationale, Ottawa, rapporte la majorité des Franco-
Ontariens, à savoir 242 055 locuteurs (41,5 %). Enfin, le centre de l‟Ontario dénombre
167 235 francophones (28,7 %) alors que le sud-ouest en contient seulement 34 395
(5,9 %).
Dans la présente recherche, l‟attention est portée à la communauté la plus populeuse
du nord-est de la province : Sudbury, ou plutôt le Grand Sudbury (Greater Sudbury).
Située à 388 kilomètres au nord de Toronto, cette ville dénombre, selon le profil des
communautés de Statistique Canada en 2006 1 , 155 995 habitants. De cette population
totale, 92 480 personnes ont rapporté connaître seulement l‟anglais, alors que
seulement 2 550 locuteurs ne connaissent que le français. En revanche, il est noté que
60 680 Sudburois sont bilingues, ayant déclaré connaître les deux langues officielles du
Canada, le français et l‟anglais. De plus près, les locuteurs de langue maternelle
française à Sudbury remontent à 42 940, et 1 675 Sudburois déclarent avoir
conjointement le français et l‟anglais comme langues maternelles.
Sur ce point et toujours au cours du même recensement, en Ontario, « 88 % des
personnes de langue maternelle française ont déclaré une connaissance des deux
1 Statistique Canada, http://www12.statcan.ca/census-recensement/2006/dp-pd/prof/92-
591/details/page.cfm?Lang=F&Geo1=CSD&Code1=3553005&Geo2=PR&Code2=35&Data=Count&Searc
hText=Sudbury&SearchType=Begins&SearchPR=35&B1=Immigration%20and%20citizenship&Custom
122

langues officielles » (Corbeil et Lafrenière, 2010 : 37). En somme, qui dit francophone à
Sudbury ou encore en Ontario, dit très souvent bilingue. Comme le confirment les
chiffres présentés précédemment, les Franco-Ontariens qui ne parlent pas couramment
anglais sont peu nombreux.
Genre des emprunts
En nous attardant au phénomène des emprunts, plusieurs questions qui touchent
particulièrement au genre grammatical attribué à des mots étrangers sont survenues.
Notamment, y a-t-il un genre qui est plus accepté, voire favorable, pour un mot qu‟on
emprunte à une autre langue? Ou encore, existe-t-il des règles qui indiquent quel genre
on devrait donner aux mots étrangers qui arrivent dans une nouvelle langue? Bref,
l‟objectif principal de cette étude est de découvrir les influences qui jouent sur
l‟attribution du genre aux emprunts à l‟anglais lorsqu‟ils sont employés dans une
conversation en français, et ce, en vue de découvrir si le locuteur bilingue de Sudbury
tend à féminiser ses anglicismes ou, au contraire, s‟il préfère les masculiniser. L‟étude
cherche à éclaircir cette confusion par rapport à l‟attribution d‟un certain genre au
détriment de l‟autre. Ce phénomène s‟avère particulièrement intéressant puisque les
emprunts lexicaux qui font l‟objet de cette recherche sont des emprunts faits
exclusivement à l‟anglais, langue qui ne comporte pas de genre, et qui arrivent dans la
langue française, qui, elle, fait effectivement une nette distinction entre le féminin et le
masculin.
C‟est donc en examinant l‟attribution du genre à des mots étrangers que divers facteurs
entrent en jeu. Dans le même ordre d‟idées, certains auteurs énumèrent des facteurs
d‟influence qui, selon eux, agissent dans l‟attribution du genre grammatical. Par
exemple, divers facteurs énoncés par Ibrahim (1973) et par Arndt (1970) ont été repris
dans Surridge (1984), dont, tout d‟abord, le sexe du référent. Bien qu‟il n‟existe pas de
genre dans la grammaire de la langue anglaise, il existe néanmoins des dénominations
distinctes en ce qui est des sexes physiques. Ainsi, si l‟emprunt réfère à un homme ou à
une femme, le genre masculin ou le genre féminin, respectivement, devrait
naturellement être attribué. Par exemple, le locuteur aurait tendance à dire un waiter, un
actor, mon brother, ton dad et une waitress, une actress, ma sister, ta mom.
Un autre facteur soulevé par Ibrahim et par Arndt dans Surridge concerne le genre d‟un
homologue, c‟est-à-dire « un mot déjà en existence dans la langue et dont la
signification est plus ou moins équivalente à celle de l‟emprunt » (Surridge, 1984 : 30).
Pour illustrer ce qui vient d‟être dit, considérons l‟emprunt computer. L‟équivalent de
computer en français est ordinateur, un substantif masculin. Donc, en empruntant
computer, le locuteur bilingue aurait tendance, selon cette théorie, à lui attribuer le
genre masculin : un computer, mon computer. Bref, le genre de l‟homologue dans la
langue où l‟emprunt vient s‟imposer se verrait conservé.
Subséquemment, dans Surridge (1984), il est aussi noté que le genre peut être
influencé par le suffixe, s‟il y en a un, de l‟emprunt. Autrement dit, certaines
terminaisons inciteront davantage le locuteur à attribuer le genre féminin (ex. -ance/-
123

ence, -(a)tion/-sion, -elle, -erie, -esse, -ette, -ie, -ine, -ique, -ite, -otte, -té (-ité), etc.),
alors que d‟autres entraîneront plutôt l‟attribution du genre masculin.
La même chercheure soulève également le fait que le locuteur qui emprunte pourrait
privilégier le genre non marqué de la langue d‟arrivée. En fait, Poplack soutient cette
même idée : « It has often been suggested that loanwords tend to adopt the unmarked
gender of the language into which they are borrowed » (Poplack et al., 1982 : 21). Par
conséquent, en empruntant à l‟anglais dans une conversation en français, le locuteur
emploierait davantage le masculin, puisqu‟en français, le masculin se trouve
effectivement à être le genre non marqué.
Enfin, un dernier facteur trouvé influent dans l‟attribution du genre est la conservation du
genre attribué à l‟emprunt dans la langue de départ. Toutefois, rappelons-le, la langue
anglaise ne fait pas de distinction de genre, alors ce facteur n‟entrerait pas en jeu dans
ce cas. Par contre, en empruntant d‟une langue comme l‟espagnol, où la même
distinction entre le masculin et le féminin se dessine, ce facteur pourrait bel et bien être
influent. Par exemple, il est fort probable que l‟emprunt paella conserve son genre
féminin de l‟espagnol lorsque employé comme emprunt en français : la paella plutôt que
le paella.
De surcroît, Haden et Joliat ajoutent un autre facteur influent en ce qui a trait à
l‟attribution du genre. Ces chercheurs soulèvent que « les mots d‟emprunt qui dans leur
forme franco-canadienne rappellent la terminaison des groupes de mots qui existent
déjà dans la langue, adoptent le genre de ces groupes » (Haden et Joliat, 1984 : 842).
Dans le même ordre d‟idées, Poplack et ses collaborateurs (1982) soutiennent que les
facteurs qui déterminent le genre sont propres à chaque langue et que les emprunts
sont gouvernés par les mêmes règles que les autres mots du lexique.
Cette question d‟attribution du genre devient encore plus intéressante lorsqu‟on
considère les différences régionales. Reprenons, tout d‟abord, deux exemples
classiques d‟attributions divergentes de genre au Canada et en France : des emprunts à
l‟anglais job et gang. Il apparaît qu‟au Canada, les francophones préfèrent leurs
attribuer le genre féminin : une job, une gang. Les Français, eux, tendent à agir
inversement, en attribuant de préférence le masculin : un job, un gang. Alors, ces
facteurs ne peuvent-ils être qu‟influents pour une seule variété de français? Certains
facteurs jouent-ils des rôles divergents d‟une variété du français à une autre? À ce
propos, Surridge découvre que
l‟existence d‟un homologue féminin pour 44 des emprunts féminins du corpus FC1 [francocanadien
1] et pour 53 des emprunts féminins du corpus FC2 [franco-canadien 2] appuie
l‟hypothèse que les homologues jouent un rôle important dans l‟attribution du genre
grammatical aux emprunts anglais en FC [franco-canadien], alors que ce facteur a
relativement peu d‟importance dans le corpus FF [français de France] examiné (Surridge,
1982 : 36).
Voilà donc que déjà le facteur de l‟homologue est confirmé mais seulement dans la
variété canadienne du français. On pourrait donc approfondir ce que Poplack et al.
proposent, à savoir que les facteurs déterminant du genre sont spécifiques à une
124

langue. Pourrions-nous suggérer, étant donné les tendances opposées d‟attribution de
genre d‟une variété à une autre, que chaque variété de langue devrait avoir ses propres
facteurs d‟influence?
Corpus
Échantillonnage
Pour constituer le corpus de l‟étude, la participation d‟une trentaine de locuteurs
francophones originaires de Sudbury en Ontario a été sollicitée. Les locuteurs
sélectionnés avaient tous le français comme langue maternelle mais parlaient tous
anglais également, ce qui n‟a rien d‟étonnant pour des Franco-Ontariens.
Une population adulte d‟hommes et de femmes âgés de 18 à 55 ans a été ciblée pour
l‟échantillon. Cette large tranche d‟âge a été prise pour cible afin de représenter des
locuteurs ayant atteint un certain niveau de scolarité. De plus, elle représente un groupe
de locuteurs adultes se situant dans les années de maturité de la vie et de la carrière. Ils
sont donc en mesure de bien représenter le langage d‟individus influents et actifs dans
la société d‟aujourd‟hui.
L‟échantillon est divisé en trois groupes d‟âges : 18 à 28 ans, 29 à 40 ans et 41 à 55
ans. Pour chaque groupe, dix locuteurs ont été recrutés : 5 hommes et 5 femmes. Le
corpus est donc réparti également quant à l‟âge et le sexe : un même nombre
d‟hommes et de femmes font partie de l‟échantillon. Ils sont aussi répartis également
quant aux trois tranches d‟âges. Le niveau de scolarité du participant et son type
d‟emploi n‟ont pas fait partie des critères de sélection de l‟échantillon, mais nous avons
veillé à ce qu‟ils représentent une diversité qui soit représentative de la population. En
tenant compte de cette diversité, les locuteurs ont été sélectionnés selon la méthode
dénommée boule de neige, qui consiste à recruter les participants un à un, selon les
recommandations des autres témoins. Par exemple, à la suite d‟un entretien, nous
demandions au répondant s‟il pouvait fournir le nom et les coordonnées d‟un individu qui
correspondrait à l‟échantillon et qui serait possiblement intéressé à participer à l‟étude.
Nous communiquions ensuite avec cette personne pour solliciter sa participation, et
ainsi de suite. Bien entendu, nous assurions le participant visé par le recrutement que la
personne qui avait fourni ses coordonnées ne serait pas informée de sa décision
d‟accepter ou non de participer à l‟étude. La participation d‟étudiants et d‟employés des
deux institutions postsecondaires bilingues de la région, l‟Université Laurentienne et le
Collège Boréal, a aussi été sollicitée. En outre, quelques employés (obligatoirement
francophones) travaillant au Centre de Santé communautaire de Sudbury ont accepté
de participer à la recherche. Pour que la langue française parlée dans le nord-est de la
province d‟Ontario soit bien représentée, nous nous assurions que les participants
étaient tous originaires de la région et qu‟ils n‟aient jamais vécu ailleurs qu‟en Ontario,
du moins pour de longues périodes. Ainsi, si un candidat avait par exemple vécu un
certain temps au Québec, il n‟était pas retenu.
125

Déroulement de l’enquête
Le corpus comporte des enregistrements d‟entretiens informels que nous avons faits
avec chacun des 30 locuteurs de l‟échantillon. Ils avaient lieu soit dans une salle ou un
bureau ou soit au domicile du locuteur. Nous convenions avec le participant d‟un lieu
neutre, propice à la discussion. Les entretiens ont été captés à l‟aide d‟un enregistreur
vocal numérique placé bien en vue. Après avoir fait connaissance avec le participant,
nous lui présentions le formulaire de consentement. Il le lisait immédiatement et
acceptait ou non de participer. Pour assurer la collecte d‟un corpus de langue naturelle
et spontanée, nous n‟avons pas expliqué au participant que l‟étude portait
spécifiquement sur les emprunts à l‟anglais. Nous lui annoncions simplement que la
recherche portait sur la langue française à Sudbury. À la fin de l‟entretien, si le
participant était intéressé à en savoir davantage sur l‟objet de notre étude, nous lui
expliquions alors qu‟elle portait sur les emprunts lexicaux à l‟anglais.
Avant d‟entamer la discussion avec le participant, nous expliquions au répondant que la
discussion porterait précisément sur quatre thèmes préétablis : l‟alimentation,
l‟habillement, les divertissements (voyages, sports, loisirs et passe-temps) et la
technologie et l‟électronique. Le participant était aussi averti qu‟au besoin, il était tout à
fait possible de prendre une pause et d‟arrêter l‟enregistrement. Dès que l‟interviewé
était à l‟aise et prêt à commencer, nous lancions l‟enregistrement.
Les conversations duraient environ trente minutes. Au besoin, quand un locuteur
élaborait longuement, nous nous permettions de délaisser certaines questions, histoire
de ne pas excéder le délai de trente minutes requis par l‟étude et aussi pour nous
assurer que tous les thèmes seraient abordés. À l‟inverse, quand un locuteur donnait
des réponses trop courtes, nous ajoutions des questions afin de stimuler la
conversation.
Verbatims
À partir des fichiers audio, sauvegardés individuellement à l‟ordinateur, nous avons
procédé à la transcription complète du corpus qui correspondait à un total de quinze
heures. Les verbatims ont été sauvegardés en trente fichiers individuels.
Critères de transcription
Pour ce qui est de la graphie des emprunts dans les transcriptions, le but était de
respecter le plus possible la graphie d‟origine de l‟emprunt. En d‟autres mots, il
s‟agissait de transcrire un emprunt à l‟anglais tout simplement comme il serait écrit en
anglais (ex. steak, t-shirt, freezer, soccer, khakis, etc.). En effet, la très grande majorité
des emprunts employés par les locuteurs ont été prononcés à l‟anglaise, alors, dans la
transcription, la forme canonique en anglais a été choisie. D‟autre part, si l‟emprunt était
l‟objet d‟un changement quelconque dans l‟énoncé du mot (quoique cela fut rarement le
cas), nous avons procédé à une vérification dans les sources (Multi dictionnaire de la
langue française, 2010; Nouveau Petit Robert électronique, 2009) et avons employé la
même graphie que les auteurs avaient utilisée. Si l‟emprunt n‟était pas attesté dans les
126

sources, il était transcrit selon notre jugement. Notons bien que la graphie des emprunts
n‟est pas particulièrement étudiée dans la recherche. Les emprunts n‟ont tous été
produits qu‟à l‟oral, alors un code spécifique de transcription ne s‟est pas avéré
nécessaire. Cependant, l‟idée était tout de même de créer des verbatims consistants,
alors les mêmes habitudes de transcription ont toujours été prises en compte, quoique
celles-ci auront sûrement été moins précises que dans un cas où la graphie aurait été
étudiée attentivement.
Méthodologie
Dépouillement
Pour dépouiller le corpus, il fallait établir une liste de tous les emprunts lexicaux qui
figuraient dans chacun des 30 entretiens transcrits. Il fallait porter attention à toutes les
traces de l‟anglais, qu‟elles soient évidentes ou bien intégrées. Les mots anglais non
altérés (ex : anyway, badminton, cheese string, friends, granola bar, kickboxing, men’s
night, open heel, etc.), les anglicismes adaptés au système français (ex : addicté,
bactéria, caméra, convénient, groceries (prononcé [ɡʀosʀi] et non [ɡʀo∫ʀiz]), lousse,
etc.) et les expressions qui d‟une façon ou d‟une autre semblaient être influencées par
l‟anglais, ont été répertoriés. Pour chaque emprunt, le nombre d‟occurrences fut aussi
répertorié. Par exemple, si un participant utilisait le terme football à trois reprises dans
l‟entretien, l‟emprunt football était listé une seule fois, avec le nombre 3 dans une
colonne voisine, pour représenter ces trois occurrences. La méthode de dépouillement a
permis de générer 30 listes de lexèmes influencés par l‟anglais.
Il importait de distinguer les emprunts lexicaux des phénomènes d‟alternances de code,
une distinction qui semble n‟être ni nette ni évidente à tracer. Pour reprendre la
définition de Poplack, l‟alternance de langue, aussi connue comme codeswitching, « est
le recours à deux langues entre deux phrases successives à l‟intérieur d‟un seul tour de
parole (extralinguistique), ou au sein d‟une seule phrase (intraphrastique) » (Poplack,
dans Melanson, 1996 : 44). Comme Poplack, nous avons adopté cette description
d‟alternance de langue pour nous orienter dans la distinction des deux phénomènes.
Bref, nous traitons les recours à la langue anglaise dans une conversation en français
comme des alternances de langue seulement si le transfert se fait sur plusieurs mots
consécutifs, c‟est-à-dire s‟il dépasse les frontières lexicales, touchant conséquemment à
la syntaxe. Ces extraits ne sont donc pas notés dans le répertoire de mots. Si
l‟expression était constituée d‟un seul mot (y compris les unités complexes), bien intégré
dans une tournure quelconque, elle était bel et bien considérée comme un emprunt. Par
exemple, considérons les extraits suivants :
(1a) « tu pouvais aller en paddle boat »
(1b) « aller là pour un mois, avec des backpacks »
(2a) « des fois ça peut être plus, plus, more challenging »
(2b) « moi je porte mes jeans, everyday of the year »
Dans les exemples 1a et 1b, paddle boat et backpacks auraient été listés comme
emprunts lexicaux, tandis que more challenging et every day of the year, des exemples
127

2a et 2b, seraient traités comme des alternances, relevant effectivement d‟une nature
grammaticale.
Cette méthode de classement peut paraître ambiguë ou prêter à confusion, notamment,
lorsqu‟on s‟interroge sur ce qu‟est un mot, en linguistique. Bien que le mot comporte
difficilement une définition adéquate, sur le plan opérationnel, il faut trouver une façon
de distinguer « un mot » (un emprunt) de « plusieurs mots » (une alternance de code).
C‟est là aussi que notre jugement de locutrice francophone native de Sudbury et qui
maîtrise bien l‟anglais entre en ligne de compte, puisqu‟il est d‟importance capitale, dans
ce type de recherche, de pouvoir bien distinguer les deux phénomènes, provoqués par
le contact de deux langues et qu‟on retrouve chez les gens bilingues.
Vérifications dans les sources
Une fois les listes épurées, l‟étape suivante consistait à faire des vérifications dans les
sources. Le Nouveau Petit Robert électronique 2009 (NPR) a été sélectionné comme
source française, et le Multi dictionnaire de la langue française 2010 (Multi) comme
source québécoise. Il est important de souligner que ces deux ouvrages fournissent des
informations différentes. C‟est la raison pour laquelle nous les avons choisis. Le NPR
nous était utile en tant qu‟ouvrage descriptif et objectif, alors que le Multi, qui se
concentre sur les difficultés de la langue française, a une vocation plus corrective et
prescriptive et se préoccupe de la question du normatif. Avant tout, aussitôt que nos
listes étaient réduites, nous procédions à des vérifications pour nous assurer que le
statut des mots révèle véritablement un caractère d‟emprunt. L‟une des questions
fondamentales est la marque que donne le lexicographe à un emprunt. Nous étions
curieuse de savoir si l‟auteur classait l‟emprunt comme mot anglais, emprunt à l‟anglais,
emprunt admis en français, anglicisme, etc., ou s‟il donnait simplement la définition.
Nous prenions donc note de ce que l‟auteur disait au sujet des emprunts de notre
corpus.
Quand le mot était absent dans les dictionnaires, nous utilisions notre expérience de
locutrice de l‟anglais. Quand nous en arrivions à la conclusion qu‟il s‟agissait d‟un mot
anglais, l‟unité était retenue dans la liste. Si elle n‟apparaissait pas dans les
dictionnaires et que nous avions des doutes à savoir s‟il s‟agissait ou non d‟un véritable
emprunt à l‟anglais, l‟unité était soumise à une analyse plus raffinée. À cet effet,
quelques sources spécialisées ont été sélectionnées : le Dictionnaire des Anglicismes
de Josette Rey-Debove et Gilberte Gagnon (1984), le Répertoire des emprunts du
français aux langues étrangères de Louis Tardivel (1991), et enfin Le VocabulAIDE,
Influences de l’anglais – vraies et prétendues – et usage en transition de Pierre Cardinal
(2009).
Une fois que ces vérifications étaient terminées, l‟emprunt était réévalué en fonction de
sa présence ou non dans ces sources spécialisées. Les mots qui paraissaient dans un
de ces ouvrages étaient conservés dans la liste d‟emprunts à l‟anglais. La grande
majorité des problèmes ont été résolus à cette étape, mais quelques mots sont restés.
Lorsque le mot ne figurait pas dans les entrées de sources sélectionnées, il subissait
ensuite une vérification dans des dictionnaires de langue anglaise
128

(http://www.alphadictionary.com/index.shtml). S‟il n‟était pas validé dans l‟ensemble des
dictionnaires anglais, des recherches supplémentaires étaient effectuées pour découvrir
l‟origine du mot.
À l‟étape du dépouillement, tous les termes qui paraissaient le moindrement teinté
d‟anglais étaient retenus. Bien entendu, à la suite de nos vérifications dans les sources,
ces mots n‟étaient pas tous considérés des emprunts à l‟anglais de premier degré. Par
cela, nous voulons dire que certains mots subissent des trajets bifurquants, notamment,
ils se voient emprunter de langues en langues. À cet égard, Josette Rey-Debove
atteste :
Les mouvements historiques du vocabulaire et les échanges entre langues sont si fréquents
que, lorsqu‟on emprunte un mot à l‟anglais ou à l‟américain, il se peut qu‟on emprunte un
emprunt, c‟est-à-dire que le mot introduit en français soit lui-même emprunté à une autre
langue (Rey-Debove, 1984 : viii).
Par exemple, en français, le mot wapiti est emprunté à l‟anglais, mais les anglophones,
quant à eux, l‟ont emprunté à une langue amérindienne. Donc, à quelques reprises,
nous avons constaté que certains mots que nous avions retenus tiraient plutôt leur
origine d‟une langue étrangère (exemples : ski, yoga, capris). Par contre, il est fort
probable que les francophones les aient empruntés à l‟anglais, qui eux-mêmes furent
empruntés à d‟autres langues. Dans ce cas, les emprunts seraient considérés comme
des emprunts de deuxième degré, et nous ne les avons pas conservés dans nos listes.
Nous nous en sommes tenus aux mots empruntés à l‟anglais et créés en anglais.
Principes de classement pour les fins de l’analyse
Les emprunts repérés sont classés selon les critères qui suivent. Ces classements
permettent de procéder aux analyses des données afin de répondre aux questions qui
font l‟objet de la recherche.
Domaines
Tout d‟abord, les emprunts sont catégorisés en fonction des domaines qui ont été
abordés en entretien, à savoir, l‟alimentation, l‟habillement, les divertissements
(voyages, sports, loisirs et passe-temps), ou la technologie et l‟électronique. Cependant,
lorsqu‟un mot n‟appartenait pas manifestement à un de ces domaines, il était placé dans
la catégorie de langue générale. Le nombre d‟emprunts est ensuite évalué dans chacun
des domaines afin de déterminer lesquels sont les plus et les moins productifs. Il est
important de noter qu‟au préalable, ces domaines particuliers ont été choisis en vue de
recueillir des quantités élevées d‟emprunts. Nous nous attendions donc à ce que les
locuteurs aient davantage tendance à employer de mots étrangers dans ces domaines,
ce qui était effectivement souhaité étant donné que le but de l‟étude est d‟étudier l‟usage
d‟emprunts à l‟anglais.
129

Catégories grammaticales
Les emprunts relevés dans le corpus ont été classés selon la catégorie de mots en
cause, autrement dit, selon leurs parties du discours. À cet effet, cinq catégories
grammaticales susceptibles de recueillir amplement d‟emprunts sont retenues : les
substantifs (ex. resort, tennis, t-shirt, entertainment, barbecue), les adjectifs (ex. rough,
sharp, convénient, steady), les adverbes (ex. préféremment, online, anyway, like), les
verbes (ex. jogger, shopper, kicker, matcher, plugger) et les conjonctions (ex. and, but).
Les emprunts ont été regroupés respectivement en fonction de ces catégories de mots.
Ensuite, le nombre d‟emprunts dans chaque catégorie a été évalué. Cette évaluation a
permis de déterminer quelles catégories grammaticales fournissent le plus d‟emprunts
par les locuteurs francophones de Sudbury et lesquelles sont au contraire moins
utilisées.
Genre des emprunts
Le genre grammatical attribué aux emprunts ne prend en compte que les substantifs
répertoriés. Dans la colonne située immédiatement à côté des substantifs, le genre
attribué par le locuteur est indiqué par un « m » pour le genre masculin (ex : le tuxedo,
le football, un honeymoon, mon truck), et un « f » pour le genre féminin (ex : une game,
la pudding, une band, ma phobia). Dans les cas où aucun genre n‟était spécifié (ex :
« un gros déjeuner avec des toasts », « oui, soccer », « machine à café,
dishwasher,… », « mes t-shirts »), une barre oblique « / » était inscrite dans la
colonne du genre. Celle-ci indiquait donc qu‟il était impossible d‟identifier un genre pour
le substantif. Les noms masculins et féminins sont ensuite comparés pour illustrer lequel
des genres est le plus souvent utilisé avec les mots anglais. Ce classement permet
d‟analyser les tendances d‟attribution du genre grammatical par les locuteurs bilingues.
Résultats
Les résultats de l‟analyse globale du corpus, qui a permis de relever une gamme
d‟emprunts à l‟anglais, sont exposés ici. D‟abord, les emprunts sont présentés en
fonction des catégories grammaticales auxquelles ils appartiennent, et, ensuite, en
fonction de leurs domaines. Par après, les résultats d‟attribution de genre grammatical,
l‟intérêt principal de cet exposé, sont décrits. Enfin, la discussion des résultats suit.
Auparavant, il importe de présenter le nombre total d‟emprunts recueillis dans le corpus.
À ce propos, deux nombres doivent être présentés : le nombre de différents emprunts
dans le corpus et le nombre d‟attestations d‟emprunts dans le corpus. Alors, en tout,
189 emprunts différents ont été attestés dans l‟échantillon complet. Cependant, comme
plusieurs de ces 189 emprunts ont été attestés maintes fois, à savoir, jusqu‟à 238
attestations de l‟emprunt so, 69 attestions de l‟emprunt hockey et 64 attestations de
l‟emprunt shorts, un total de 1586 occurrences d‟emprunts ont été relevées.
En ce qui a trait aux catégories grammaticales des emprunts, l‟analyse démontre que le
substantif est, sans faute, la partie du discours la plus productive d‟emprunts, recueillant
153 différents emprunts et 1148 attestations. Les autres catégories (les adjectifs, les
130

adverbes, les verbes et les conjonctions) fournissent beaucoup moins d‟emprunts, à
savoir 20 adjectifs, 7 adverbes, 6 verbes et 3 conjonctions. Néanmoins, les adverbes
ont recueilli 308 attestations, ce qui était étonnant étant donné la quantité peu élevée de
différents emprunts. Pour leur part, les adjectifs fournissent 63 occurrences de mots
empruntés, alors que les verbes en rapportent 26 et les conjonctions en rapportent 41.
Le graphique 1 (cf. Annexe A) donne un aperçu des nombres des différents emprunts
trouvés dans le corpus et le graphique 2 (cf. Annexe A) illustre le nombre total
d‟occurrences d‟emprunts, et ce, en fonction des cinq catégories grammaticales.
En outre, étant donné que quatre thèmes différents de discussion ont été proposés en
entretien, les emprunts ont été catégorisés selon leur domaine d‟appartenance :
l‟alimentation (ex. hamburger, toasté, drinks, pickels, muffin), l‟habillement (ex. hoodies,
running shoes, khakis, sweater), les divertissements (ex. playoffs, badminton, ride, gym)
ou la technologie et l‟électronique (ex. blender, microwave, texter, caméra). Un
cinquième domaine, la langue générale, a été ajouté. Celle-ci recueillait plutôt les
emprunts comme nice, anyways, weekend, friends et checké, qui n‟entraient pas dans
un domaine prévu. Alors, en fin de compte, quoique le nombre de différents emprunts
recueillis ait été plutôt similaire d‟un domaine à l‟autre, c‟est le domaine de l‟alimentation
qui a su en recueillir le plus avec un total de 45. Par contre, la langue générale suivait
de près avec un total de 41 différents emprunts, suivie ensuite du domaine des
divertissements et son total de 38 emprunts. Enfin, l‟habillement et la technologie et
l‟électronique ont amassé 34 et 31 différents emprunts, respectivement. Le graphique 3
(cf. Annexe B) illustre ces résultats.
Par ailleurs, il importe, encore une fois, non seulement de présenter le nombre total de
différents emprunts, mais aussi le nombre d‟occurrences de ces emprunts. Cette fois, la
langue générale est meneuse en ce qui a trait au nombre d‟attestations d‟emprunts, en
rapportant jusqu‟à 479. Suivants, les divertissements regroupent 410 occurrences
d‟emprunts. Les trois autres domaines recueillent le moins d‟attestations, notamment
285 occurrences pour l‟habillement, 235 occurrences pour l‟alimentation et seulement
177 occurrences pour le domaine de la technologie et de l‟électronique. Le graphique 4
(cf. Annexe B) illustre bien ces résultats.
Finalement, examinons les résultats d‟attribution de genre grammatical, ce qui gagne le
plus d‟attention dans le cadre de cet exposé. Tout d‟abord, seuls les substantifs, bien
entendu, ont été inclus dans cette portion de l‟analyse. Alors, d‟un total de 83 substantifs
empruntés et employés avec un genre, les locuteurs ont attribué le masculin à 72
emprunts et le féminin à seulement 11 emprunts. Les substantifs dont aucun genre ne
fut explicite ne figurent pas dans les graphiques puisque ceux-ci n‟ajoutent rien de
déterminant à l‟analyse. Bref, seuls les emprunts qui ont été soit masculinisés ou
féminisés suscitent l‟intérêt. Ces résultats sont montrés dans le graphique 5 (cf. Annexe
C).
Par ailleurs, l‟analyse des occurrences d‟emprunts démontre qu‟en tout, 624
occurrences de substantifs employés avec un genre ont été dépouillées dans le corpus,
dont 519 étaient au masculin et seulement 105 étaient au féminin. Donc, une nette
préférence pour le genre masculin se dessine. D‟une façon plus précise, 83 % des
131

substantifs sont masculinisés alors que seulement 17 % de ceux-ci sont féminisés. Le
graphique 6 présente ces résultats (cf. Annexe C).
Discussion et conclusion
C‟est en examinant les graphiques placés en annexe que certains résultats captent
l‟attention et paraissent intéressants, et même curieux. En premier lieu, sur le plan des
catégories grammaticales des emprunts, il est bien évident que les substantifs dominent
les deux analyses, c‟est-à-dire le nombre de différents emprunts autant que le nombre
d‟occurrences d‟emprunts. Certes, le substantif se trouve à être fort plus fournisseur
d‟emprunts lexicaux que les autres parties du discours qui ont fait partie de l‟analyse.
Néanmoins, il est remarqué que les adverbes ont recueilli peu de différents emprunts,
bien que les occurrences d‟emprunts de type adverbial subissent une hausse
significative. En regardant les résultats de plus près, il est constaté que l‟adverbe
emprunté à l‟anglais so a recueilli, à lui seul, 238 occurrences dans le corpus. D‟ailleurs,
so est l‟emprunt employé le plus souvent de l‟ensemble total des 189 différents
emprunts du corpus. Voilà donc d‟où vient cette hausse des occurrences d‟emprunts
adverbaux. Effectivement, le ponctuant so se glisse très facilement entre les mots et
entre les phrases de plusieurs Franco-Ontariens, alors ses nombreuses attestations ne
sont pas très étonnantes. Bien que ce ne soit pas tous les locuteurs qui aient employé
l‟emprunt so, nous remarquons qu‟un locuteur a, à lui seul, employé ce ponctuant 61
fois dans l‟entretien de trente minutes.
En deuxième lieu, l‟analyse des emprunts en fonction des domaines abordés en
entretien a offert des résultats intéressants. D‟une part, pour ce qui est des différents
emprunts produits dans chaque domaine, les résultats étaient tous très similaires,
n‟offrant rien d‟extraordinaire dans cette analyse. D‟autre part, en ce qui concerne les
résultats du nombre d‟occurrences d‟emprunts, il était plutôt étonnant que le domaine de
la technologie et de l‟électronique ait recueilli le moins d‟emprunts des cinq domaines.
Toutefois, ce résultat pourrait possiblement s‟expliquer par le fait qu‟en technologie et
en électronique, plusieurs noms propres et plusieurs marques de commerces ont été
employés pour désigner des nouvelles réalités technologiques (ex. ipod, iphone,
blackberry, facebook, etc.). Ces mots, qui ont effectivement été employés à plusieurs
reprises dans le corpus, n‟ont pas été retenus dans les analyses, étant donné leur statut
de noms propres ou de marques. Bref, si ces mots avaient été dépouillés, les résultats
auraient sûrement été différents.
En troisième et dernier lieu, le genre des emprunts offrait des résultats captivants et
curieux étant donné qu‟il n‟existe, jusqu‟à présent, aucune règle qui définit quand le
locuteur doit attribuer le masculin ou le féminin lorsqu‟il emprunte un mot à l‟anglais.
Cette question d‟attribution du genre grammatical au niveau des emprunts lexicaux n‟est
guère résolue. En fait, nous observons que trois emprunts de notre corpus, resort,
sandwich et t-shirt, ont été employés à la fois au masculin et au féminin, ce qui confirme
une confusion en ce qui a trait à l‟attribution du genre au niveau des emprunts. À plus
forte raison, certains locuteurs ont même employé les deux genres pour le même
emprunt à l‟intérieur de seulement trente minutes. Néanmoins, les résultats obtenus
semblent tout de même dicter une nette préférence pour l‟attribution du masculin. Alors,
132

nous pourrions confirmer, selon ces résultats et selon notre corpus franco-ontarien, que
le facteur qui indique d‟attribuer le genre non marqué de la langue cible lorsqu‟on
emprunte un substantif anglais est véritablement influent. Le masculin, genre non
marqué du français, a réellement été attribué bien plus souvent que le féminin par des
locuteurs francophones bilingues de Sudbury. De ce fait, il serait très révélateur de
réaliser une étude similaire dans d‟autres régions francophones de l‟Ontario, ainsi qu‟au
Québec et en France, afin d‟observer si ce sont tous les francophones, peu importe leur
variété de langue, qui tendent à attribuer davantage le genre masculin en empruntant à
l‟anglais.
D‟après nos observations et nos résultats, nous suggérons aussi qu‟il serait profitable
d‟étudier la question de l‟emprunt d‟un point de vue diachronique, afin de déterminer si
l‟usage d‟emprunts demeure similaire en évoluant, ou encore en passant de génération
en génération. En outre, une recherche sur les emprunts davantage axée sur la
lexicographie apporterait sans doute des résultats intéressants. Il serait opportun de
creuser dans divers ouvrages lexicographiques en vue d‟évaluer les définitions
d‟emprunts d‟auteurs différents. Finalement, le phénomène d‟emprunt linguistique
mériterait certes d‟être analysé phonétiquement, par exemple en comparant la
prononciation de mots étrangers chez des francophones provenant de régions
dispersées et parlant des variétés de français distinctes. Nous croyons que quiconque
entreprend une telle recherche aurait particulièrement avantage à observer si les
locuteurs ont tendance à adapter une prononciation qui se rapproche de la phonétique
de la langue d‟arrivée ou s‟ils tendent plutôt à conserver la phonétique de la langue
prêteuse, comme le font de nombreux Franco-Ontariens dans le cas d‟emprunts à
l‟anglais.
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135

Annexe A
Graphique 1
Graphique 2
136

Annexe B
Graphique 3
Graphique 4
137

Annexe C
Graphique 5
Graphique 6
138

La traduction automatique entre langues proches :
les pronoms clitiques en italien et en français 1
Lorenza Russo, Université de Genève
1. Introduction
En italien et en français, le système pronominal est constitué de pronoms dits forts et de
pronoms dits faibles, atones ou clitiques. Dans cet article, nous nous focalisons sur les
pronoms clitiques puisqu‟ils présentent des caractéristiques morphologiques et
syntaxiques qui se révèlent intéressantes non seulement d‟un point de vue linguistique
mais aussi du point de vue de la traduction automatique. En effet, le phénomène de la
cliticisation des pronoms est un phénomène crucial du point de vue de la théorie
linguistique puisqu‟il implique différents niveaux de la grammaire – notamment le
lexique, la morphologie, la syntaxe ainsi que la sémantique et la pragmatique – alors
que du point de vue de la traduction automatique, il se révèle difficile à traiter pour de
nombreuses raisons, comme, par exemple, les différentes formes morphologiques que
les pronoms clitiques prennent, leur homographie avec d‟autres mots de la langue (par
exemple les déterminants) ainsi que leurs différentes positions dans la phrase 2 .
Si on considère le phénomène linguistique des pronoms clitiques dans le cadre des
deux langues qui font l‟objet de notre étude, à savoir l‟italien et le français, on peut
percevoir une autre perspective intéressante. En règle générale, l‟italien et le français
sont considérés comme langues proches, c‟est-à-dire comme langues typologiquement
et génétiquement apparentées (Dabène et Degache, 1996) et qui partagent des
caractéristiques lexicales, morphologiques et syntaxiques (Arcaini, 2000). Cependant, si
on observe l‟italien et le français du point de vue des pronoms clitiques, on se rend
rapidement compte qu‟elles peuvent être considérées en même temps comme langues
proches, qui partagent donc une partie des caractéristiques propres aux pronoms
clitiques – comme par exemple leur comportement morphologique –, ainsi que comme
langues qui se différencient, notamment sur le comportement syntaxique de ces
pronoms.
Comment un traducteur automatique peut-il donc gérer ces différences afin de proposer
une traduction grammaticalement correcte? Les systèmes de traduction automatique
actuels se basent généralement sur deux approches différentes : l‟une, linguistique, qui
se focalise sur une analyse des caractéristiques linguistiques de chaque langue; l‟autre,
statistique, qui se base plutôt sur des probabilités extraites d‟énormes corpus bilingues.
Nous nous sommes donc posé la question à savoir si une différence dans l‟approche en
traduction automatique peut mener aussi à une différence dans les traductions
proposées, tout en soutenant l‟hypothèse qu‟une stratégie de traduction qui bénéficie
1 Nous remercions Sandra Schwab pour ses précieux conseils et pour son soutien tout au long de la
rédaction de ce travail. Le travail de recherche ici présenté a été soutenu par le Fonds National Suisse de
la Recherche Scientifique (no 100015-130634).
2 Nous revenons sur cet aspect dans la partie 2 de cet article.
139

d‟une analyse syntaxique profonde se révèle plus efficace que des approches purement
statistiques même dans le cas de langues considérées comme proches, et ce, en
particulier en présence de phénomènes linguistiques très pointus et complexes comme
celui des pronoms clitiques.
Dans la première partie de cet article, nous décrivons en détail le phénomène de la
cliticisation des pronoms en italien et en français, en nous focalisant sur leurs formes
morphologiques ainsi que sur leur comportement syntaxique. Dans un deuxième temps,
nous abordons la problématique de la traduction automatique des pronoms clitiques :
plus précisément, afin de mieux comprendre quelle approche en traduction automatique
se révèle, à l‟heure actuelle, la plus efficace pour le traitement de ce phénomène
linguistique, nous avons rédigé deux corpus bilingues, un en italien et un en français,
que nous avons testés sur deux traducteurs automatiques structurellement différents : le
système sur lequel nous travaillons au Laboratoire d‟Analyse et de Technologie du
Langage (LATL), Its-2, basé sur une approche linguistique, et Google Translate,
disponible en ligne et basé sur une approche statistique. Nous discutons donc les
résultats obtenus par ces deux systèmes, avant de passer aux conclusions de notre
travail ainsi qu‟à ses limites.
2. Les pronoms clitiques
En italien tout comme en français, on définit un pronom clitique comme un pronom non
accentué (1a) qui n‟occupe pas la même place syntaxique qu‟un pronom fort (1b), qui
est conjoint au verbe qui lui sert d‟hôte (1c) et qui ne peut pas subir de phénomènes de
coordination (1d) (Kayne,1975; Laenzlinger, 2003).
1) a. * Io TI disegno, non LE. b. Io voglio quella.
* Je TE dessine, pas LES. Je veux celle-là.
Je dessine TOI, pas ELLES. Je la veux.
c. Io lo (* adesso) dico d. * Io ti e vi parlo.
Je le (* maintenant) dis. * Je te et vous parle.
Je le dis maintenant. Je parle à toi et à vous.
Dans les deux langues qui font l‟objet de notre étude – l‟italien et le français –, les
pronoms clitiques présentent des réalisations morphologiques différentes selon le cas
qu‟ils portent (accusatif ou datif) (tableau 1 et tableau 2) ainsi que des réalisations
syntaxiques différentes par rapport à leur nœud d‟attachement. Dans ce dernier cas, on
parle de position proclitique (préverbale) ou de position enclitique (postverbale) du
pronom clitique par rapport au verbe auquel il s‟attache (Kayne, 1991; Cinque et
Benincà, 1993; Belletti, 1999). Ainsi, dans le cas des structures syntaxiques à l‟indicatif,
l‟italien et le français présentent le clitique en position proclitique (2a) 3 ; dans les
3 Remarquons cependant que dans les phrases qui présentent un impératif positif, le pronom clitique est
enclitique en italien tout comme en français (Dillo ora! – Dis-le maintenant!). La situation change dans les
140

structures infinitives subordonnées, l‟italien présente la proclise (2b) tout comme
l‟enclise (2c), là où le français n‟accepte que la proclise; ou encore, dans les phrases
présentant un gérondif, l‟italien préfère l‟enclise alors que le français présente la proclise
(2d).
(2) a. Li ho regalati. b. Lo potete fare domani.
Je les ai donnés. Vous pouvez le faire demain.
c. Potete farlo domani. d. L‟hai spaventata urtandola.
Vous pouvez le faire demain. Tu l’as effrayée en la heurtant.
Tableau 1
Réalisations morphologiques des pronoms clitiques accusatifs
en italien et en français
CAS GENRE ET NOMBRE ITALIEN FRANÇAIS
masc / fém, 1 sing. mi me
masc / fém, 2 sing. ti te
masc, 3 sing. lo le
Accusatif fém, 3 sing. la la
masc / fém, 4 plur. ci nous
masc / fém, 5 plur. vi vous
masc, 6 plur. li les
fém, 6 plur. le les
Tableau 2
Réalisations morphologiques des pronoms clitiques datifs en italien et en français
CAS GENRE ET NOMBRE ITALIEN FRANÇAIS
masc / fém, 1 sing. mi me
masc / fém, 2 sing. ti te
masc, 3 sing. gli lui
Datif fém, 3 sing. le lui
masc / fém, 4 plur. ci nous
masc / fém, 5 plur. vi vous
masc / fém, 6 plur. loro leur
Considéré du point de vue de la traduction automatique, le phénomène des pronoms
clitiques se révèle difficile à traiter parce qu‟un traducteur automatique risque, par
exemple, de confondre le pronom clitique avec un déterminant en cas d‟homographie
(3a); de confondre le couple verbe + pronom clitique avec un substantif (3b); de générer
le pronom clitique dans une position d‟attachement inappropriée dans la langue cible
(3c); ou encore de mal identifier son cas ou son genre (3d).
phrases à l‟impératif négatif, où l‟italien accepte les deux positions proclitique et enclitique, là où le
français ne garde que la proclise (Non farlo! / Non lo fare! – Ne le fais pas!).
141

(3) a. L‟annuncio ad alta voce. b. Fallo subito!
L’annonce à haute voix. Défaut subi!
Je l’annonce à haute voix. Fais-le tout de suite!
3. Les systèmes testés
c. Le voglio comprare. d. Paolo gli parla.
Je les veux acheter. Paolo en parle.
Je veux les acheter. Paolo lui parle.
À l‟heure actuelle, la plupart des systèmes de traduction automatique basés sur des
règles linguistiques utilisent une architecture à transfert, basée sur trois composantes :
l‟analyse lexicale et syntaxique de surface visant à obtenir une structure partielle
des énoncés de la langue source ainsi qu‟à éliminer un nombre considérable
d‟ambiguïtés lexicales;
le transfert lexical et grammatical visant à déterminer les correspondances entre
les unités lexicales et les constructions syntaxiques sources et cibles;
la génération syntaxique visant à dériver les structures de surface de la langue
cible avant d‟appliquer les règles de génération morphologique.
Ces composantes ne s‟appliquent pas aux systèmes de traduction basés sur des
approches statistiques qui exploitent d‟énormes corpus bilingues disponibles sur
Internet, comme par exemple le système proposé par Language Weaver 4 ou comme le
traducteur mis à disposition par Google. En général, à la place de règles linguistiques,
les traducteurs statistiques utilisent des modèles probabilistes qui cherchent à identifier
lequel ou lesquels des fragments dans la langue cible a le plus de probabilités d‟être la
traduction d‟un fragment donné dans la langue source. En particulier, étant donné un
fragment source S pour lequel il faut générer sa traduction dans un fragment cible C, le
système analyse tout d‟abord la distribution des traductions de S observées dans les
corpus bilingues, pour ensuite générer le segment cible C sur la base du plus haut
pourcentage de probabilité calculé avec le théorème de Bayes 5 .
Pour notre évaluation, nous avons choisi le système Its-2 comme représentant des
systèmes de traduction automatique basés sur des règles linguistiques et Google
Translate 6 comme représentant des systèmes à base statistique.
3.1. Its-2
Le système Its-2, actuellement en phase de développement au LATL 7 , est un système
4 Disponible à la page http://www.languageweaver.com/home.asp.
5 Pour plus d‟informations, nous invitons le lecteur à consulter Ney (2005).
6 En français Google traduction (http://translate.google.fr/#).
142

de traduction de phrases et de textes basé sur l‟analyseur syntaxique profond Fips
(Wehrli et Nerima, 2009). La traduction effectuée par le système se compose de trois
phases principales 8 : lors de la première phase, l‟analyse lexicale et syntaxique de la
phrase source, à l‟aide de Fips, détermine la nature des éléments lexicaux et produit
une représentation abstraite de la phrase source avec sa structure arborescente, ainsi
qu‟une représentation des relations entre prédicat (le verbe) et arguments (son sujet et
ses compléments). Pendant la deuxième phase, le système repère la tête lexicale de la
structure arborescente créée par Fips et interroge le lexique bilingue pour trouver une
correspondance de cette tête lexicale dans la langue cible. Sur la base de la
correspondance lexicale trouvée, ainsi que des informations syntaxiques contenues
dans le lexique bilingue et dans le lexique monolingue cible, Its-2 projette une nouvelle
structure cible, en considérant les autres éléments de la phrase, à savoir les éventuels
sous-arbres gauches et droits. Finalement, lors de la troisième phase, la génération de
la phrase cible s‟achève par la génération morphologique visant à obtenir la bonne
forme morphologique de chaque mot cible en tenant compte des contraintes locales
telles que le nombre, le cas, le genre, la personne, l‟élision, le temps ou le mode, etc.
En ce qui concerne la traduction des pronoms clitiques, Its-2 passe par deux différentes
étapes : l‟attachement du pronom clitique et son interprétation (Wehrli, 2007). En effet,
quand le pronom clitique est lu, soit comme un mot indépendant, soit comme un affixe, il
est attaché à la tête lexicale de la forme verbale qui le suit (proclise) ou qui le précède
(enclise). Vu que la tête verbale n‟est pas nécessairement celle par rapport à laquelle le
pronom clitique peut être interprété puisqu‟elle peut être aussi un auxiliaire, par
exemple, une structure temporaire de données est utilisée pour stocker le clitique
jusqu‟à ce que l‟analyseur syntaxique identifie le verbe principal de la phrase. C‟est
seulement à ce moment que le processus d‟interprétation peut commencer. Le clitique
stocké dans la structure temporaire est alors interprété, entre autres, comme argument
du verbe (4a) ou comme ajout au verbe (4b).
(4) a. Le racconto un segreto.
[TP[DP ] Lei racconto [VP [PP ei ][DP un [NP segreto ]]]]
Je lui raconte un secret.
[TP[DP Je ] luii raconte [VP [PP ei ][DP un [NP secret ]]]]
b. Paolo ne parla apertamente.
[TP[DP Paolo ] ne parla [VP [AdvP apertamente ]]]
Paolo en parle ouvertement.
[TP[DP Paolo ] en parle [VP[AdvP ouvertement ]]]
7 http://latl.unige.ch.
8 Pour une description plus détaillée de la stratégie de traduction de Its-2, nous renvoyons le lecteur à
Russo et Wehrli (en cours de publication). Pour une description de l‟analyse syntaxique des pronoms
clitique dans Fips, nous renvoyons le lecteur à Leoni de Léon et Michou (2006).
143

3.2. Google Translate
La stratégie de traduction effectuée par Google Translate se révèle bien différente de
celle de Its-2 puisqu‟il s‟agit plutôt d‟une approche statistique. En effet, des milliards de
mots provenant de corpus monolingues ou de corpus alignés sont introduits dans le
système, les corpus ayant été créés à partir de traductions réalisées par des traducteurs
professionnels. C'est seulement dans un deuxième temps que des techniques
d'apprentissage statistique sont appliquées pour créer un modèle de traduction 9 .
Remarquons que l'interface de Google Translate présente un champ pour l‟interaction
avec l‟usager qui a ainsi la possibilité de proposer au système une meilleure traduction
pour la phrase qu‟il a tapée. La suggestion d'une meilleure traduction sera prise en
considération pour améliorer la qualité des traductions lors des futures mises à jour du
système, en renforçant ainsi les techniques d'apprentissage statistique utilisées par le
système.
4. Les corpus utilisés
Les corpus utilisés pour notre évaluation sont au nombre de deux : un premier en italien,
afin de tester la traduction de l‟italien vers le français, et un deuxième en français, afin
de tester la traduction du français vers l‟italien. Ces deux corpus ont été rédigés
manuellement afin d‟être en mesure de contrôler certains aspects spécifiques (Lehmann
et Oepen, 1996), tels que la structure syntaxique, le cas du clitique et sa position dans la
phrase afin d‟éviter l‟interaction possible entre différents phénomènes linguistiques.
Nous avons décidé de ne prendre en considération que les structures syntaxiques que
nous avons présentées dans la section 2, à savoir les structures transitives non
réfléchies à l‟indicatif, les structures infinitives subordonnées à proclise et à enclise ainsi
que les phrases présentant un gérondif (tableau 3).
Tableau 3
Différentes structures syntaxiques prises en considération dans nos corpus
STRUCTURES ITALIEN FRANÇAIS
transitives non réfléchies
à l’indicatif
proclise proclise
infinitives subordonnées proclise et enclise proclise
gérondives enclise proclise
Nous n‟avons donc pas traité les structures impératives, l‟italien et le français se
différenciant beaucoup dans ces cas de figure puisque, dans les phrases présentant un
impératif positif, le pronom clitique se trouve en position enclitique en italien et en
9 Relevons que, puisqu'il s'agit d‟un système commercialisé, les informations relatives à la stratégie de
traduction effectuée par Google Translate sont très peu nombreuses. Les quelques informations
présentées ici pour Google Translate sont disponibles à la page
http://www.google.com/intl/fr/help/faq_translation.html.
144

français alors que, dans les phrases présentant un impératif négatif, le pronom clitique
se trouve en position proclitique ou enclitique en italien tandis qu‟en français, il se trouve
seulement en position proclitique. Notons également que, vu la complexité des pronoms
clitiques, nous avons exclu de nos corpus les combinaisons de clitiques, comme par
exemple glielo (le lui), ainsi que les clitiques locatifs (ci / y), réflexifs (si / se) et partitifs
(ne / en).
Ainsi, le corpus italien se compose de cinq phrases pour chaque pronom clitique et pour
chaque structure syntaxique considérés (tableau 4) : il compte donc 75 phrases pour les
structures transitives non réfléchies à l‟indicatif (5a), 70 phrases pour les structures
infinitives subordonnées à proclise (5b), 75 phrases pour les structures infinitives
subordonnées à enclise (5c) et 75 pour les phrases présentant un gérondif (5d), pour un
total de 295 phrases 10 .
Tableau 4
Nombre de phrases dans le corpus italien pour chaque clitique et pour chaque
structure syntaxique considérés
Structures Clitiques accusatifs Clitiques datifs Total
mi ti lo la ci vi li le mi ti gli le ci vi loro
transitives 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 75
inf. procl. 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 0 70
inf. encl. 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 75
gérondives 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 75
Total 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 15 295
(5) a. Carlo mi guarda amorevolmente. b. Ci vogliono umiliare.
Carlo me regarde affectueusement. Ils veulent nous humilier.
c. Vorrei sostituirlo. d. Mi addormento leggendoti una favola.
J’aimerais le remplacer. Je m’endors en te lisant une fable.
Le corpus français, quant à lui, se compose de huit phrases pour chaque pronom
clitique et pour chaque structure syntaxique considérés (tableau 5) : il compte 104
phrases pour les structures transitives non réfléchies à l‟indicatif (6a), 104 phrases pour
les structures infinitives subordonnées à proclise (6b) et 104 phrases pour les structures
présentant un gérondif (6c), pour un total de 312 phrases.
10 Remarquons que les structures infinitives à proclise comptent cinq phrases de moins parce que le
clitique loro (leur) n‟est pas accepté dans ce type de construction.
145

Tableau 5
Nombre de phrases dans le corpus français pour chaque clitique et pour chaque
structure syntaxique considérés
Structures Clitiques accusatifs Clitiques datifs Total
me te le la nous vous les me te lui nous vous leur
transitives 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 104
inf. procl. 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 104
gérondives 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 104
Total 24 24 24 24 24 24 24 24 24 24 24 24 24 312
(6) a. Elle t‟attendra à la gare. b. Ils veulent m‟opérer.
Ti aspetterà alla stazione. Vogliono operarmi.
c. En le lisant, j‟ai beaucoup réfléchi.
Leggendolo, ho riflettuto molto.
La raison pour laquelle les deux corpus comptent un nombre différent de phrases par
pronom clitique est la nécessité d‟avoir un nombre similaire de phrases dans les deux
corpus.
5. Les résultats
Étant donné la taille et la nature du corpus testé, les résultats que nous présentons dans
cette section ne peuvent être considérés que comme exploratoires. De plus, les
pourcentages de traductions correctes donnés ici sont le résultat d‟une évaluation
manuelle, motivée par la nécessité de nous concentrer sur la traduction du phénomène
des pronoms clitiques, et non pas sur la traduction de la phrase dans sa totalité. Nous
avons considéré une traduction comme correcte seulement dans le cas où le clitique
était présent dans la phrase cible, généré correctement dans son cas, genre et nombre
ainsi qu‟attaché à son réel nœud d‟attachement dans la langue cible. Comme le montre
la figure ci-dessous (figure 1), Its-2 présente un pourcentage plus élevé de traductions
correctes que Google Translate, quel que soit le sens de la traduction, à savoir de
l‟italien vers le français ou du français vers l‟italien.
146

Figure 1
Pourcentages globaux de traductions correctes des pronoms clitiques
Si on examine plus en détail les résultats en fonction du sens de traduction et du type
de clitiques (figure 2), on remarque que Its-2 présente plus de problèmes avec les
pronoms clitiques datifs qu‟avec les clitiques accusatifs quel que soit le sens de la
traduction, alors que Google Translate traduit mieux les pronoms clitiques datifs vers
l‟italien que vers le français.
Figure 2
Pourcentages de traductions correctes en fonction du sens de traduction et du
cas des pronoms clitiques
Les résultats de la traduction des pronoms clitiques de l‟italien vers le français en
fonction de la structure examinée et du cas des clitiques (figure 3) montrent qu‟en
général, Its-2 ne rencontre pas de problèmes pour la traduction des pronoms clitiques
dans les différentes constructions syntaxiques. Cependant, un pourcentage relativement
plus bas est atteint pour la traduction des clitiques datifs dans les structures infinitives à
enclise et dans les phrases présentant un gérondif. Google Translate, quant à lui,
147

n‟arrive jamais à traduire correctement les pronoms clitiques datifs dans les structures
infinitives à proclise.
Figure 3
Pourcentages de traductions correctes en fonctions de la structure syntaxique et
du cas des pronoms clitiques dans la traduction de l’italien vers le français
Si on considère la traduction du français vers l‟italien (figure 4), la situation change
relativement peu pour Its-2, bien qu‟il se révèle moins performant dans la traduction des
pronoms clitiques accusatifs dans des phrases présentant un gérondif et dans la
traduction des pronoms clitiques datifs en général. Dans le cas de Google Translate, ce
sont les structures gérondives, tant pour les pronoms clitiques accusatifs que datifs, qui
posent le plus de problèmes au système.
Figure 4
Pourcentages de traductions correctes en fonction de la structure syntaxique et
du cas des pronoms clitiques dans la traduction du français vers l’italien
Si on examine dans les détails les résultats obtenus pour chaque pronom clitique, on
observe que dans la traduction de l‟italien vers le français (figure 5), Its-2 présente
148

quelques difficultés dans la traduction des pronoms clitiques datifs gli, le et vi. En ce qui
concerne Google Translate, il présente un pourcentage très faible de traductions
correctes des pronoms clitiques accusatifs la, li et ti ainsi que des pronoms clitiques
datifs mi et ci, gli et le, et ti 11 .
Figure 5
Pourcentages de traductions correctes de l’italien vers le français pour chaque
pronom clitique accusatif et datif
Pour ce qui est de la traduction du français vers l‟italien (figure 6), Its-2 atteint un
pourcentage plus bas de traductions correctes dans le cas des clitiques datifs te, vous
et leur, alors que Google Translate ne traduit jamais le clitique accusatif la et obtient un
pourcentage particulièrement bas pour la traduction des pronoms clitiques accusatifs te
et le et pour le pronom clitique datif te.
11 En particulier dans ce dernier cas, la raison pour laquelle la traduction de ti (te) – accusatif et datif – est
nulle réside dans le fait que Google Translate le traduit dans la plupart des cas par la forme de politesse
vous.
149

Figure 6
Pourcentages de traductions correctes du français vers l’italien pour chaque
pronom clitique accusatif et datif
Au vu de ces résultats, nous avons cherché à comprendre d‟où provenaient les erreurs
de traduction. En ce qui concerne Its-2, il semble que les erreurs soient dues à deux
problèmes principaux. Le premier problème – un problème d‟analyse – a pour
conséquence que Its-2 traduit un pronom clitique datif par un pronom clitique accusatif
(7a). Le deuxième problème – un problème de génération – concerne une erreur
d‟attachement du pronom clitique au verbe qui lui sert d‟hôte (7b). Google Translate,
quant à lui, présente également deux types principaux d‟erreurs : le pronom clitique est
absent dans la phrase cible (7c), cette erreur étant la plus fréquente, et le système
traduit souvent le pronom clitique accusatif ti par la forme de politesse vous (7d).
(7) a. Devo chiederle un documento. b. Il doit me répondre.
* Je dois les demander un document. * Deve rispondere mi.
c. Je veux l‟attendre ici. d. Questo problema ti preoccupa.
Voglio aspettare qui. Ce problème vous inquiète.
Ceci dit, il est à souligner que les erreurs de traduction observées ne dépendent pas
uniquement de l‟approche utilisée – linguistique ou statistique – mais sont également
étroitement liées au niveau de développement des systèmes évalués. Par exemple, une
implémentation des règles qui, dans Its-2, gèrent l‟analyse des clitiques, ainsi que des
règles qui gèrent le transfert, par exemple du français vers l‟italien, pourraient amener le
système à de meilleurs résultats.
Pour résumer, les résultats obtenus dans ce travail mènent à penser que l‟approche
linguistique permet d‟obtenir des traductions de meilleure qualité qu‟une approche
statistique comme celle de Google Translate, du moins pour le genre de corpus utilisés
– composés de phrases simples et courtes – ainsi que pour la paire de langues choisie.
150

6. Conclusion
Dans cet article, nous avons abordé la problématique de la traduction automatique des
pronoms clitiques entre deux langues proches, l‟italien et le français, et ce, en nous
focalisant sur la traduction des pronoms clitiques dans différentes structures
syntaxiques et en comparant les résultats obtenus par deux systèmes de traduction
automatique, l‟un basé sur une approche linguistique, l‟autre sur une approche
statistique.
L‟hypothèse que nous avons soutenue au début de notre évaluation concernait la
nécessité d‟une analyse syntaxique profonde pour un système de traduction
automatique, même dans le cas de langues proches – comme l‟italien et le français –,
notamment en présence de phénomènes syntaxiques très pointus et complexes comme
celui de la cliticisation des pronoms. Les résultats ont montré une nette différence dans
la qualité des traductions des systèmes étudiés : le traducteur automatique bénéficiant
de règles linguistiques atteint de meilleurs taux de traductions correctes que le système
à base statistique.
Si une telle conclusion, basée sur une étude exploratoire, est difficile à généraliser vu la
taille des corpus utilisés ainsi que la nature de l‟évaluation menée, et se doit d‟être
confirmée au moyen d‟un corpus plus large, sur d‟autres phénomènes linguistiques ainsi
qu‟avec d‟autres traducteurs automatiques, elle montre néanmoins l‟utilité d‟avoir
recours à des règles linguistiques. Cela, au-delà de l‟état de développement des deux
systèmes pris en considération et de la nature des corpus utilisés, nous mène à penser
qu‟une approche linguistique constitue un point de départ valide vers des traductions
automatiques de bonne qualité.
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151

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152

Yasmina Sefrioui, Université Laval
La culture et les dictionnaires bilingues
La vocation du dictionnaire bilingue est de fournir des équivalences en langue cible de
vocables de la langue source. La mise en contact de deux langues fait ressurgir des
différences. Celles-ci sont manifestes non seulement sur le plan linguistique mais aussi
culturel. Rey (1970 : 179), entre autres, souligne l'interdépendance de la langue et de la
culture : « Les relations entre la langue d‟une communauté humaine et sa culture - au
sens anthropologique -, sa civilisation, sont particulièrement manifestes dans le lexique,
dont les formes articulent en l‟exprimant le contenu de l‟expérience sociale ».
L‟expérience d‟une communauté donnée, son histoire, ses coutumes laissent des
empreintes sur la langue. Le patrimoine social, cette richesse collective, forge la langue
et ses signifiés.
De par sa nature, le dictionnaire bilingue est donc un reflet de deux langues / cultures
mises en parallèle. Les informations qui y figurent permettent aux locuteurs de langues
et de cultures différentes de comprendre et de se faire comprendre. Comment cette
culture y est-elle présentée? Dans quelle(s) rubrique(s) la trouve-t-on? Quelle est la
nature de ces informations culturelles? Sont-elles utiles au locuteur non natif? Tout au
long de cette présentation, nous essaierons de répondre à ces questions. Les exemples
sont tirés de deux éditions du Robert et Collins :
- Le Grand Robert et Collins (2008)
- Le Robert et Collins Senior (1998)
1. Les manifestations de la culture dans les dictionnaires bilingues
Les dictionnaires bilingues contiennent, au fil des pages, des informations d'ordre
culturel. Elles sont apparentes tant au niveau du paratexte qu'au niveau macro- et
microstructurel.
1.1. Le paratexte
Des encarts sont insérés dans les dictionnaires bilingues. Ils fournissent des
informations linguistiques, certes, mais aussi culturelles. Nous ne faisons pas référence
ici aux atlas bilingues ni aux tableaux de conjugaison de verbes, mais aux annexes qui
ont un intérêt particulièrement culturel. On trouve tout d'abord, dans certains
dictionnaires, des suppléments sur les expressions idiomatiques. S'agit-il d'une
énumération des expressions les plus connues ou les plus utilisées par les locuteurs
natifs? Probablement. Mais de quels locuteurs est-il question? De Monsieur Tout-le-
Monde? Des gens instruits? De quelle région ? C‟est un aspect à exploiter dans une
étude future.
De plus, sont présentés de multiples exemples de lettres, de documents et de situations
qui aident l'usager de la langue source à s'exprimer adéquatement en langue étrangère
selon les contextes. Des sections thématiques sont donc ajoutées, montrant, par
153

exemple, comment rédiger une lettre formelle (tel qu'un curriculum vitae), comment
présenter les informations sur les enveloppes, comment se comporter au téléphone,
comment exprimer un regret, une volonté, un conseil, une demande, une offre, un refus,
etc. Voici des exemples du Grand Robert et Collins (GRC). Ils sont extraits de la
rubrique Requests [in writing] :
Vous serait-il possible de me dire où il faut s'adresser?
= could you possibly
Auriez-vous l'amabilité de nous transmettre le texte?
= would you be so kind as to
Seriez-vous assez aimable pour m'indiquer la marche à suivre?
= would you be so kind as to
Je vous remercie de bien vouloir me faire parvenir ces renseignements
= I would appreciate it if you would
Je vous prie de bien vouloir attendre avant de remettre votre rapport
= please
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir leur envoyer ce document
= I would be grateful if you would
En fait, comme on peut le constater à partir des exemples de la partie anglais-français,
ces phrases, rédigées autour d'une notion-clef et reflétant des situations concrètes,
offrent à l'utilisateur de la langue source du dictionnaire (l'anglais ici) une multitude
d'expressions idiomatiques employées par un francophone dans une situation
particulière.
Enfin, la liste des noms propres présentée en annexe dans certains dictionnaires avec
la traduction en langue étrangère est aussi une manifestation de la culture. Carla
Marello (1996 : 37) critique cette pratique en raison de la négligence de leur aspect
phonétique : « Beaucoup de bilingues n'englobent pas les noms propres dans la
macrostructure principale du dictionnaire, mais les présentent dans une partie séparée,
sous forme de listes, qui en donnent la graphie, mais négligent souvent la
prononciation ». Elle propose donc que les anthroponymes (noms propres de
personnes) et les toponymes (noms propres de lieux) fassent partie de la
macrostructure « surtout quand ces noms propres diffèrent d'une langue à l'autre »
(Marello, 1996 : 37).
1.2. La macrostructure
Le contenu culturel d'un dictionnaire bilingue est aussi grandement reflété dans sa
nomenclature avec ses entrées, mais aussi ses exclusions (Rey, 1989 : 2865). Les
unités lexicales à charge culturelle, c'est-à-dire celles qui portent en elles un poids
culturel qui les rend opaques aux personnes de cultures différentes, touchent plusieurs
domaines. Des catégories sont établies par les linguistes qui se sont penchés sur la
question. Selon Surmont (2000 : 193-194), les domaines
sont entre autres les événements historiques, les fêtes calendaires, l'éducation, la politique,
l'économie, le droit, les unités de temps, la technologie, les devises, l'histoire littéraire, les
154

croyances, les coutumes, les institutions, les activités artisanales ou agricoles, les réalités
« culturelles » (la nourriture, l'habillement, le logement, etc.) ou des réalités naturelles (faune,
flore, milieu géographique).
En ce qui concerne Rey (1989 : 2867), les unités lexicales affectées
correspondent fréquemment à des domaines proprement culturels (coutumes, croyances,
activités artisanales ou agricoles, nourriture, habillement, logement...) ou à l'appréhension
culturelle spécifique de réalités naturelles elles-mêmes variables (faune, flore, milieux
géographiques). (Voir aussi Schnorr 1986, Šarcevic 1989, Kromann, Riiber et Rosbach
1989)
Même les concepts que nous croyons les plus universaux et les notions les plus
élémentaires (la notion de politesse par exemple) peuvent se refléter différemment
d‟une culture à une autre. En effet, même si une réalité est présente dans toutes les
langues et cultures, il est possible qu'elle se manifeste de plusieurs façons. Ces
différences dépendent du type de société, de son histoire, de ses valeurs, de ses
représentations collectives, etc.
1.3. La microstructure
La microstructure est aussi porteuse d'informations culturelles. Tout d'abord, la glose
explicative prend en charge cette fonction. L'équivalent, sous forme de définition, est un
moyen de décrire une réalité culturelle de la langue source, réalité absente dans la
communauté de la langue cible.
1) paris-brest (pl paris-brests) / paribrεst / NM choux pastry ring filled with
praline-flavoured cream
2) tartiflette / tartiflεt / NF dish made with potatoes, bacon and cheese
Ces équivalents anglais de vocables relevant de la gastronomie française sont écrits en
italiques, ce qui indique qu'ils ne peuvent être insérés dans un contexte mais qu'ils
servent uniquement d'explication de l'entrée. C'est aussi le cas des paraphrases - en
italiques et entre parenthèses (4-5-6) - accompagnant les équivalents. Celles-ci sont
jugées nécessaires pour la compréhension de l'équivalent qui, dans l'esprit de la plupart
des locuteurs de la langue cible du dictionnaire, ne désigne aucune réalité connue.
4) calisson / kalis / NM calisson (lozenge-shaped sweet made of ground
almonds)
5) cassoulet / kasulε / NM cassoulet (meat and bean casserole, a specialty of
SW France)
6) clafoutis / klafuti / NM clafoutis (tart made with fruit set in batter)
Récemment, une nouvelle forme lexicographique porteuse d'informations culturelles a
vu le jour. Il s'agit des notes encyclopédiques présentées à la suite de certains articles.
Selon Duval (2003 : 72), elles sont « en quelque sorte une revanche du lexicographe
frustré » qui ne peut « dans les limites de l'article rendre pleinement compte des
problèmes traductifs posés par les écarts culturels ». Des informations encyclopédiques
155

sont ainsi fournies en langue cible, ce qui permet à l'usager étranger de mieux saisir la
culture de l'autre. Le GRC a recours à ce moyen pour expliciter « le sens et les
connotations de mots à fort contenu culturel » (voir l'introduction du dictionnaire).
Académie et American dream ci-dessous sont extraits de ce dictionnaire, de la partie
français-anglais et anglais-français respectivement. American dream se trouve à la suite
de l'entrée American.
7) Académie
France is divided into areas known as
académies for educational administration
purposes. Each académie is administered by
a government representative, the “recteur
d'académie”. Allocation of teaching posts is
centralized in France, and newly qualified
teachers often begin their careers in
académies other than the one in which they
originally lived.
Another significant feature of the académies
is that their school holidays begin on different
dates, partly to avoid congestion on popular
holiday routes.
8) American Dream
Pour beaucoup d'Américains, le « rêve
américain » désigne un ensemble de valeurs
et de principes inscrits dans la déclaration
d'Indépendance de 1776 et qui définissent
globalement une certaine conception de la
vie : individualisme, ardeur au travail, égalité
des chances pour tous, justice et liberté
universelles. L'expression est parfois utilisée
par dérision pour dénoncer le contraste entre
ces idéaux et le matérialisme qui caractérise
certains aspects de la vie américaine
contemporaine.
Les marques d‟usage sont aussi un lieu d'observation culturelle. En fait, elles véhiculent
des jugements de nature culturelle. Elles sont une représentation de l‟étiquette sociale
qui régit la communication verbale et écrite d‟une société (Rey, 1987a : 16). Alain Rey a
élaboré une typologie de ces marques (Rey, 1987a : 17). Elle s'applique aux
dictionnaires monolingues mais elle est toute aussi valable pour les bilingues. Il les a
classées en dix catégories selon la nature du jugement, excluant toutes celles qui sont
purement sémantiques (figuré par exemple).
Jugements sociaux. Référence à une catégorie de locuteurs (populaire, rural, etc.);
Jugements quant à la nature discursive (vulgaire, familier, littéraire, etc.);
156

L‟attribution d‟une unité à l‟usage oral (seul) ou écrit (seul). Elle « concerne tant la
mise en discours que le canal sémiotique » (Rey, 1987a : 17);
Jugements quant au contenu et à l‟expression, concernant surtout les tabous
(péjoratif, négatif, obscène, etc.);
Jugements quant au caractère général ou au contraire spécialisé de l‟utilisation
d‟une unité en discours (technique, médecine, botanique, etc.);
Jugements quant à l‟extension géographique d'une unité lexicale ou d'un sens
(québécisme, britannique, belgicisme, canadien, mais aussi dialectal, régional, etc.)
reflétant ainsi une norme régionale;
Jugements de fréquence (rare, fréquent, etc.);
Jugements quant à l‟appartenance normale au « chronolecte » contemporain de la
description (vieux, vieilli, etc.);
Jugements quant à la pertinence dans un modèle d‟apprentissage et d‟usage en
discours. Ce jugement est particulier aux dictionnaires bilingues. Le GRC, pour des
raisons didactiques et dans le but de prévenir des emplois d'équivalents inappropriés
au contexte, fait une distinction entre les mots et expressions considérés familiers,
représentés par une seule étoile (*), ceux qui sont considérés très familiers,
désignés par deux étoiles, et finalement ceux qui sont vulgaires, mis en relief avec
trois étoiles. Le degré de familiarité est donc très clairement spécifié et les
indications données « constituent avant tout un avertissement au lecteur utilisant la
langue étrangère » (GRC, 2008 : xxi) Notons que l'absence de marque est aussi une
indication implicite de jugement. En effet, les entrées ou équivalents non marqués
impliquent leur neutralité, pouvant ainsi être utilisés sans crainte dans toute
conversation ordinaire;
Jugements de statut particulier (marques déposées, termes officiels, etc.).
Dans le GRC, le signe ≈ introduit aussi un contenu culturel. Comme le mentionnent les
auteurs de ce dictionnaire dans le guide d'utilisation (GRC, 2008 : xix), il « [...] introduit
une équivalence culturelle, lorsque ce que représente le terme de la langue de départ
n'existe pas ou n'a pas d'équivalent exact dans la langue d'arrivée, et n'est donc pas à
proprement parler traduisible ». Ainsi, devant cette lacune linguistique et/ou référentielle,
le lexicographe propose un équivalent qui est, du point de vue dénotatif, plus ou moins
similaire. Il s'agit ici d'une manifestation de la culture du locuteur de la langue cible.
9) bicross / bikr s / NM (= vélo) ≈ mountain bike; (sport) ≈ mountain biking
10) cabot* / kabo / [...] 2 (arg Mil = caporal) ≈ corporal, ≈ corp (arg) (Brit)
Enfin, la culture est aussi manifestée dans la partie syntagmatique du dictionnaire
bilingue. Il est vrai que le but premier de cette rubrique est de mettre l'entrée en
contexte pour en dégager les spécificités syntaxiques, sémantiques, etc., mais les
exemples forgés, les expressions idiomatiques ainsi que les collocations sont dotés d‟un
contenu culturel non négligeable.
Comme le souligne Rey (1987a : 26-27), les exemples forgés « expriment bien souvent
l‟inconscient du lexicographe, sinon l‟inconscient de la lexicographie, et cet inconscient
collectif est toujours modelé par la culture ». Que le lexicographe confectionne un
157

exemple en particulier parmi tant d'autres qui pourraient s'offrir à lui est un choix. Ce
choix est influencé par son expérience personnelle ainsi que par celle des personnes
vivant autour de lui. Ainsi, les exemples reflètent les préjugés, les mentalités, la façon
de voir le monde… Enfin, la culture d‟un peuple. L‟objectivité du lexicographe est pour
ainsi dire mise en question.
En ce qui concerne les expressions idiomatiques, elles procurent aussi un matériel
culturel. Leur sens ne peut être déduit de la somme des signifiés des unités les
constituant. Elles ont un sens qui leur est exclusif, un sens né et évolué au sein d'une
communauté donnée. C'est le bagage culturel acquis au fil des années qui permet à un
locuteur natif de les comprendre et de les utiliser adéquatement.
Quant aux collocations, ces combinaisons habituelles d‟une langue, ces syntagmes
(quasi-)figés, sont les associations préférées d'un lexème avec un autre. Ces
associations, relevant du savoir syntagmatique (Szende, 2003 : 260) font partie de la
compétence culturelle du locuteur natif. Celle-ci est véhiculée à travers les
combinaisons particulières qu'il emploie :
S'il est vrai que ce sont les ressources inhérentes au système linguistique qui permettent
l'existence ou l'absence dans une langue de tel mot, de telle catégorie grammaticale, la
probabilité d'association de certains mots avec d‟autres mots, et l‟environnement immédiat
d‟un élément dans un énoncé sont aussi soumis aux moyens fournis par l‟univers culturel.
Chaque langue a son système de références qui s'enracine dans les expériences vécues
(Szende, 2003 : 260).
Tout au long du dictionnaire bilingue, diverses manifestations de la culture sont
observables. Le paratexte, la macrostructure ainsi que la microstructure en témoignent.
Ces informations culturelles permettent à l'utilisateur de mieux appréhender le monde
de l'autre, un monde imprégné d'une culture qui lui est propre et, par conséquent, un
monde qui est étranger et opaque à toute personne venue d'ailleurs.
Un autre aspect, à notre avis essentiel, doit aussi être traité. Il s'agit de la nature de
l'information culturelle que contient le bilingue. Quel genre d'informations culturelles le
dictionnaire offre-t-il à son lecteur?
2. La nature des informations culturelles
Afin de répondre à notre question, nous nous sommes basée sur l'examen des notes
encyclopédiques du Robert et Collins Senior (1998) réalisé par Aline Francoeur (2003 :
299-312). Cette dernière a essayé de trouver des réponses à trois questions relatives à
ces notes : les thèmes abordés, leur fonction (pour encodage ou décodage) et leur
représentativité (en égard à l'ensemble des pays anglophones et francophones). La
première partie nous intéresse ici.
Francoeur dénombre 181 notes encyclopédiques dans les deux parties du dictionnaire.
Elle les classe en dix grands thèmes « selon l'objet général de leur propos » (Francoeur,
2003 : 301) :
158

Système politique (32 notes : Député, Checks And Balance, etc.);
Système scolaire (31 notes : Baccalauréat, High School, etc.);
Administration publique et sociale (29 notes. Font partie de cette catégorie les
divisions administratives [Arrondissement, etc.] et les programmes sociaux ou
mesures sociales [Sécurité sociale, etc.];
Institutions et organismes (23 notes : Bibliothèque Nationale, Bureau of Indians
Affairs, etc.);
Traditions et coutumes (23 notes : Boxing Day, Poisson d'avril, etc.);
Arts et culture (21 notes : Avignon, Royal Shakespeare Company, etc.);
Sports et loisirs (9 notes : Le Tour de France, etc.);
Événements historiques (6 notes : La Révolution tranquille, etc.);
Notions de linguistique (5 notes : Tutoiement / Vouvoiement, etc.);
Systèmes de classification (3 notes : AOC, etc.).
Notons que les thèmes culturels énumérés par Francoeur sont similaires à ceux mis en
relief par les chercheurs du domaine (voir 1.2). Mais est-ce vraiment ce type
d'informations culturelles dont le locuteur étranger a besoin pour comprendre et se faire
comprendre par un locuteur natif?
Les réflexions de Robert Galisson sur la culture à enseigner dans les classes de
français langue étrangère sont intéressantes et mériteraient qu'on s'y arrête. Dans son
ouvrage De la langue à la culture par les mots, Galisson parle de l'importance
d'enseigner les mots à « charge culturelle partagée » (« C.P.P. »). La « C.C.P. » est
cette culture partagée par les natifs, cette « culture comportementale commune » qui,
« même s'ils [les locuteurs natifs] l'ignorent, gouverne la plupart de leurs attitudes, de
leurs comportements, de leurs représentations, et des coutumes auxquelles ils
obéissent » (Galisson, 1991 : 116). C'est une culture qui appartient à la grande majorité
des locuteurs d'une communauté peu importe son niveau d'éducation. Elle s'oppose
ainsi à la culture savante (la littérature, l'histoire, etc.) appartenant bien souvent à une
minorité (les gens « cultivés »). La culture savante est consignée dans les livres alors
que la culture partagée « [n'est] pas décrite mais vécue [...], [elle] n'est pas enseignée et
n'a pas à l'être aux jeunes natifs. Elle s'inscrit jour après jour, de gré ou de force, dans
leur façon de se comporter, de voir et de sentir le monde » (Galisson, 1991 : 118).
Cette culture acquise dès la naissance, non sur les bancs de l'école mais avec le
contact de l'autre, est reflétée dans notre discours quotidien sous forme de sousentendus
inconscients. Ces implicites culturels rapprochent ceux qui les comprennent et
excluent tous ceux qui n'en saisissent pas le sens. C'est cette culture qu'il faudrait
rendre accessible aux locuteurs étrangers. Ce sont ces sous-entendus indétectables et
incompréhensibles qui devraient être expliqués.
Selon Robert Galisson, la « charge culturelle partagée » est entre autres le résultat de
jugements tous faits véhiculés par les locutions figurées (têtu comme une mule, fort
comme un bœuf, bavard comme une pie, etc.) ainsi que le résultat de l'évocation de la
coutume (le 14 juillet par exemple évoque les défilés militaires, les feux d'artifice et les
bals populaires), du comportement, de la croyance... par le simple mot (Galisson, 1991 :
159

134-138).
Galisson propose dans son ouvrage deux exemples d'articles pour un dictionnaire 1 des
mots à « charge culturelle partagée ». Prenons le premier et comparons-le à la même
entrée dans le GRC.
Article proposé par Robert Galisson (1991 : 141) :
COUCOU: n.m.
Sé 2 : Oiseau grimpeur, de la taille d'un
pigeon, au plumage gris cendré, barré de
noir. La femelle du coucou pond ses oeufs
dans le nid des bruants, des bergeronnettes,
des fauvettes.
C.C.P. : 1. évoque le parasitisme : la
femelle du coucou pond ses oeufs dans le
nid d'un autre oiseau, qui les couve à sa
place (connaissance pratique).
Ex. : « Ne l'attire pas chez toi, c'est un
vrai coucou. »
2. évoque la richesse ou la
pauvreté : la tradition veut que l'individu qui,
pour la première fois, entend chanter le
coucou, après la saison froide :
- sera riche toute l'année, s'il a de l'argent sur
lui;
- sera pauvre toute l'année, s'il n'en a pas
(Superstition).
Ex. : « Tiens, le coucou ! Pas un sou en
poche. Ce ne sera pas encore cette année
que je deviendrai riche... »
Origine : La signification de cette
histoire de coucou est liée à la vie rurale de
naguère :
- bonne connaissance de la nature, en 1;
- fine observation sociologique, en 2 : celui
qui sortait du pénible hiver avec de l'argent
avait de bonnes chances d'en gagner encore,
les beaux jours venus (« L'eau va à la
rivière »);
- celui qui n'en avait plus voyait réduites à
néant ou presque, ses chances de faire
1 D‟après Galisson, le dictionnaire est le meilleur moyen d‟expliquer les mots à « charge cultuelle
partagée ».
2 Signifié
160

évoluer sa condition.
Article de coucou dans le GRC :
coucou / kuku /
NM 1 (= oiseau) cuckoo; (= pendule) cuckoo
clock
♦ maigre comme un coucou* as thin as a
rake
2 (péj = avion) (old) crate*
3 (= fleur) cowslip
4 (* = bonjour) ♦ faire un petit coucou to say
hello (à to)
♦ elle a fait un coucou à la caméra she
waved to the camera
EXCL (à cache-cache) peek-a-boo!; (=
bonjour) cooey!,
hello!
♦ coucou, c'est moi ! hi ou hello! it's me!
L'article de Robert Galisson comporte tout d'abord une définition dénotative de l'entrée
coucou, reprise du Robert. Aucun exemple n'est proposé parce que son dictionnaire
serait un complément du monolingue ou du bilingue consulté par les étudiants. Ils y
auront recours pour s'informer des structures syntaxiques, morphologiques, etc.
Ensuite, la « charge culturelle partagée » de l'entrée est dévoilée. Elle n'est pas sous
forme d'une définition classique mais est réduite à la mobilisation du mot évocateur
(évoque le parasitisme, évoque la richesse ou la pauvreté) suivit d'une explication. Le
type de la « C.C.P. » est précisé entre parenthèses : connaissances pratiques,
superstition. La « C.C.P. », contrairement au signifié, est mis en contexte (« Tiens, le
coucou ! Pas un sou en poche. Ce ne sera pas encore cette année que je deviendrai
riche... »). Une explication de ses origines est présentée en fin d'article.
Dans le GRC, il n'y a aucune trace de cette « charge culturelle partagée » donnée par
Galisson. Le seul jugement culturel qui y figure est la locution maigre comme un coucou
mise en contraste avec son équivalent anglais as thin as a rake.
Un dictionnaire bilingue qui prendrait en charge la « C.C.P. » de la langue source,
l'expliquerait en langue cible dans un dictionnaire bidirectionnel et les exemples seraient
traduits. La traduction ferait ressortir la « C.C.P. » de la langue cible le cas échéant.
Sinon, le lexicographe ferait usage d'un signe (Ø par exemple) pour indiquer qu'il n'y a
pas d'équivalence culturelle en langue cible.
Enfin, ce sont juste des idées en vrac. C'est une piste qui mériterait d'être exploitée.
Conclusion
La culture est présente tout au long des pages du Robert et Collins. Elle est manifeste
161

dans les encarts de l'ouvrage, dans sa macrostructure (avec ses entrées mais aussi ses
omissions) ainsi que dans sa microstructure. Dans cette dernière, la culture est
observable tant dans le corps de l'article que dans la queue (la partie syntagmatique).
Récemment, le Robert et Collins a introduit une nouvelle forme lexicographique à portée
culturelle. Il s'agit des notes encyclopédiques. Elles fournissent des informations
(culturelles) qui ne peuvent être données dans les limites de l'article. Elles sont rédigées
en langue cible, permettant ainsi au locuteur qui décode de mieux comprendre la réalité
étrangère. Ces notes touchent plusieurs domaines : les institutions et organismes, les
traditions et coutumes, les arts et culture, les sports et loisirs, les événements
historiques, les notions de linguistique et les systèmes de classification. Cependant, ces
domaines relèvent en majorité de la culture savante. Robert Galisson souligne
l'importance de distinguer la culture savante de la culture partagée. Selon lui, ce sont les
mots à « charge culturelle partagée » dont le locuteur étranger a besoin pour ne pas se
faire exclure des discussions entre natifs tant imprégnées d'implicites culturels. La
« C.C.P. » est cette « subjectivité collective » propre à une communauté linguistique, ce
« dénominateur culturel commun des dominés et des dominants, des défavorisés et des
favorisés » (Galisson, 1991 : 124). Ses réflexions vaudraient la peine d'être prises en
considération en lexicographie bilingue.
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« Quand le français traverse l’Atlantique »
Le concept d’histoire de la langue et ses enjeux dans le traitement
historiographique des variétés du français d’Amérique du Nord
Emilie Urbain, Université de Liège
Introduction
À travers l‟analyse contrastée de deux manuels récents d‟histoire de la langue
française, l‟un exclusivement rédigé par deux auteures françaises (Histoire de la langue
française de Picoche et Marchello-Nizia, 2008 [1989]), l‟autre faisant appel à des
chercheurs des deux côtés de l‟Atlantique (Nouvelle histoire de la langue française,
sous la direction de Jacques Chaurand, 1999), nous avons l‟ambition de mettre au jour
les enjeux idéologiques qui se cachent parfois derrière la rédaction d‟une histoire de la
langue. Nous étudions, d‟une part, l‟agencement et les grandes orientations prises par
les manuels et, d‟autre part, les choix terminologiques qu‟ils font et les thèmes qu‟ils
développent. L‟analyse s‟articule autour du rapport à plusieurs notions clés, notamment
celles de francophonie, d‟identité et de norme. Ces différents critères permettent de
dégager des positions très différentes par rapport à la conception même des variétés
dont il est question, leurs divergences les plus nettes se manifestant dans la relation
entretenue avec l‟idéologie du francocentrisme et avec le normativisme. En particulier,
l‟étude des chapitres consacrés à la genèse des créoles à base française et à leur
description ainsi que celle de la terminologie utilisée pour en rendre compte montrent
comment des enjeux idéologiques sont bien présents dans des catégorisations
d‟apparence consensuelle.
1. Présentation générale des deux ouvrages
1.1. Histoire de la langue française 1
La prise en compte par cette histoire de la langue française des variétés du français
d'Outre-mer parue en 1989 a été vue comme une avancée capitale en historiographie
linguistique, saluée notamment par Albert Valdman (dans l‟introduction de Valdman,
Auger et Piston-Hatlen, 2005).
Dans son avant-propos, Jacqueline Picoche résume les ambitions de son ouvrage. Son
histoire de la langue française souhaite être une « histoire de ce trésor commun qu'est
la LANGUE française, non des styles, créations individuelles que cette langue a permis
d'engendrer » (Picoche et Marchello-Nizia, 2008 : 3, soulignage et typographie de
1 Lors de notre étude de cet ouvrage, nous nous attacherons à l'édition revue de 2008 (éditée en ligne par
les Editions Vigdor, presses scientifiques et universitaires en ligne), mais signalerons toutes les
différences par rapport à la version originale de 1989. Il faut noter que ces rectifications ne constituent pas
une mise à jour complète de l‟ouvrage (dont la dernière réédition date de 1999), mais seulement quelques
changements ponctuels. Les éditeurs avertissent le lecteur que cette dernière édition constitue donc, pour
les périodes les plus récentes, un état de la langue, et de la recherche sur son histoire, des années
nonante à deux mille.
165

l‟ouvrage). Elle énonce d'emblée la volonté de mettre en avant les évolutions du français
dit standard dans la partie consacrée à l'histoire interne. Elle entend montrer les
variations qu'a connues la norme (le terme est ici employé sans explicitation claire du
sens privilégié : norme comme moyenne des usages ou norme comme variété légitime
et imposée?). Une autre section de l'ouvrage sera consacrée à l'histoire externe
(extralinguistique) de la langue dans le monde.
Cet ouvrage, s'il est pionnier en ce qu'il s'ouvre à une prise en considération de la
variation nord-américaine, n'en reste pas moins normatif et soumis à une idéologie de
l'universalité de la langue française toujours bien vivante.
La mise en perspective de ce livre avec un ouvrage dont les rédacteurs ne sont pas
uniquement français (lesquels sont souvent des spécialistes reconnus des chapitres
dont ils traitent, comme par exemple Robert Chaudenson qui rédige le chapitre sur le
français d‟Outre-mer et les créoles) permet de voir comment ces différences
idéologiques se marquent, parfois implicitement, parfois de façon plus explicite.
Il convient de mettre en avant quelques difficultés posées par cet ouvrage. Les poncifs
liés au mythe de l‟universalité de la langue française repris par les auteures ne sont le
plus souvent pas assumés en totalité. Elles mettent en effet souvent en avant l‟idée de
ne pas défendre la langue française et celle de ne pas être exclusivement dans une
optique francocentriste pour rédiger leur ouvrage. Il leur apparait important de s‟ouvrir
au reste de la francophonie. Cependant, si elles souhaitent s‟en démarquer, elles ne
parviennent pas à se passer des idées prédominantes de cette idéologie : le français
universel de la francophonie doit à leurs yeux rester celui de Paris, seul centre possible.
L‟idée d‟une association de la langue française à une culture franco-française, à une
littérature franco-française à un humanisme et une foi, qu‟elles défendent, est bel et bien
un poncif de l‟idéologie universaliste rivarolienne.
Cette idéologie se ressent également dans la vision qu‟elles donnent de la langue et
dans la vision de l‟expansion du français hors de France, notamment en Amérique du
Nord. Ainsi, les choix terminologiques et les définitions approximatives données par
Picoche et Marchello-Nizia (précisions qu‟elles n‟appliquent pas toujours dans le sens
qu‟elles avaient présenté) reflètent déjà, en soi, des conceptions sur la langue. Nous le
verrons avec l‟exemple de la terminologie tournant autour du créole.
Par ailleurs, ces réflexions sur la langue s‟accompagnent également de conceptions
particulières de la discipline linguistique. Les deux auteures reprochent à celle-ci, par
une prise en compte trop importante de la variation et des particularismes, d‟œuvrer
dans le sens contraire à leurs positions et de ne pas renforcer une langue sainement
normée, seule capable de renforcer (ou étendre) la vitalité de la langue française.
La conclusion de l‟ouvrage est à cet égard très intéressante. Critiquant la linguistique
pour certaines de ses conséquences, les auteures mettent en lumière les paradoxes
dont nous avons déjà parlé : volonté d‟ouverture du français de France mais
enfermement dans les poncifs universalistes; francocentrisme prépondérant et rapport
ambigu à la notion de norme (décrite en terme d‟existence concrète) et au
166

normativisme.
Elle [l‟attitude des linguistes] méconnaît le fait que la langue assure l'identification de la
masse des sujets au corps politique; qu'elle joue un rôle capital dans le sentiment national;
que le rejet d'autres formes de discours (éventuellement très ténues : une pointe d'accent, un
mot par-ci par-là) est un facteur puissant de cohésion sociale [– et du même coup
d‟exclusion] (Picoche et Marchello-Nizia, 2008 : 410, nous soulignons les rajouts des
dernières éditions, qui nuancent la position défendue dans l‟édition originale).
Il existe donc une « supranorme » le « français standard » d'origine parisienne et savante,
qui présente, par rapport aux autres les caractères suivants :
1. Il est objet d'enseignement alors que les autres s'apprennent par habitude.
2. Il inclut l'écrit, alors que les autres sont oraux.
3. Il s'impose dans les situations où le rôle social du locuteur l'emporte sur son individualité
(Picoche et Marchello-Nizia, 2008 : 410).
On le voit bien ici, la référence à une norme qui existe est problématique. Elle met
encore en lumière un francocentrisme latent qui amène à définir la norme comme la
langue de Paris (ce qui renvoie au sens subjectif du terme, avec une norme vue comme
la variété la plus légitime, dont il faut le plus possible se rapprocher), alors que le début
de la phrase, et le terme existe renvoient au sens objectif de norme comme moyenne
des productions et usages (sens qui exclut alors de prendre un centre ponctuel, ici
Paris, comme norme). Par ailleurs, par les caractéristiques qu‟elles donnent à cette
norme fantasmée, les auteures nient l‟existence d‟autres variétés écrites que la variété
standard capables de remplir toutes les fonctions langagières. Elles ne prennent ainsi
pas en compte l‟existence de normes endogènes ayant acquis un niveau de
normalisation et de reconnaissance suffisant pour assumer toutes les fonctions
langagières au sein d‟autres parties de la francophonie (que l‟on pense seulement au
français québécois).
Ce francocentrisme dans la description est une véritable constante dans l‟ouvrage. On
retrouve les qualifications de notre empire colonial, l‟idée d‟un privilège d‟avoir la langue
française comme langue maternelle, l‟évaluation positive d‟un patriotisme linguistique
(présupposé) des Français, l‟idée d‟une fierté des francophones non français d‟avoir
comme patrimoine la culture de France et sa littérature, l‟idée d‟une défense de la
langue et d‟un normativisme sains (et francocentrés), l‟idée d‟une invasion de l‟anglais
(et du rôle négatif de l‟enseignement de la variation dans la lutte contre celle-ci)…
On est très loin de la position de certains linguistes, comme Robert Chaudenson (auteur
du chapitre sur les français d‟Outre-mer dans le deuxième ouvrage que nous
envisagerons), par exemple, lorsqu‟il s‟excuse de son emploi de francocentrismes qui
aident à la description (lorsqu‟il compare les formes créoles aux équivalents français
d‟imparfait et de présent de l‟indicatif).
1.2. Nouvelle histoire de la langue française
Dans l'introduction de cet ouvrage collectif, Jacques Chaurand, qui en dirige l'édition,
commente ce qu'il entend par histoire d'une langue.
167

La conscience du changement linguistique est liée à ce qu'un état de langue, une
synchronie, est en fait un ensemble d'innovations et de continuités. Celles-ci sont
déterminées par un ensemble de facteurs, au sein duquel l'environnement et la société
jouent un rôle important. Pour lui, « l'histoire de la langue est une histoire sans dates, ou
du moins où les dates n'ont la valeur que de repères relatifs. [...] Dans l'histoire d'une
langue, la diffusion, la généralisation ont plus d'importance qu'une attestation fortuite »
(Chaurand, 1999 : 10).
Il fait le choix d'organiser l'ouvrage en suivant une périodisation arbitraire et externe, en
préférant le découpage chronologique par siècle.
Il s‟interroge, dans les questions préliminaires que présente son introduction, sur la
différence entre histoire d'une langue et histoire de son versant écrit uniquement. Pour
lui, l'écrit n'est pas seul représentatif d'une langue. En lui-même, il laisse d'ailleurs voir la
diversité et le caractère construit d'une quelconque idée de langue uniforme. Il prend
comme exemple les variantes des copistes médiévaux qui, alors que la langue écrite
était seule prestigieuse, laissaient transparaitre leur appartenance régionale dans leurs
écrits. Malgré ces divergences, les règles auxquelles se soumettaient les copistes
lorsqu'ils écrivaient sont bien visibles.
Pour Chaurand, il faut mettre en évidence, lorsque l'on rédige une histoire de la langue,
que les observations isolées que permet le changement se regroupent et s'ordonnent.
Le lecteur pourra ainsi voir le changement comme une continuité, comme la succession
d'états différents d'une même réalité, dont l'évolution suit un fil conducteur.
Avec l'imprimerie, et l'expansion conséquente du français, naissent des prises de
conscience et des jugements linguistiques. La représentation actuelle stéréotypée de la
langue française en est héritière. Présenter une norme ou même une supranorme
comme une langue réelle, c'est substituer à la langue les idées sur elle-même. On le
voit ici, les choix préliminaires des deux ouvrages s‟opposent sur des points
fondamentaux.
L'historiographie linguistique a là un rôle à jouer puisque, pour Chaurand, « il appartient
à l'histoire de contribuer à faire des documents une juste analyse, de tirer de l'ombre ce
qui a été marginalisé et de le rétablir à côté de ce qui bénéficie des feux de la rampe »
(Chaurand, 1999 : 12).
La prise en compte de l'oral est une nouvelle étape pour l'émancipation de la langue par
rapport à ses représentations et ses mythes. Ce renouvellement concerne aussi bien les
voies d'accès à la connaissance que les objets de celle-ci.
Chaurand met en lumière le rôle de l'étude historique pour l'étude de la synchronie :
l'apparition en synchronie de nouvelles unités, où les changements de signification des
anciennes unités posent sans cesse la question des rapports entre nos expériences
vécues et les découpages et représentations antérieurs. L'histoire est un jeu de
continuums sur plusieurs plans : temporel, géographique, social. Il ne faut pas négliger,
au sein de ces continuums les facteurs importants de variabilité. L'histoire présentée par
168

ce manuel se veut donc polyphonique (en fonction des différents points de vue des
auteurs) et axée sur la variation qui doit être une invitation à renouveler les
perspectives :
La vision de la longue durée découvre des relations que ne faisait pas apparaître une
chronologie trop brève : l‟histoire est faite de synchronies successives, où tout se tient, mais
parce qu‟elle s‟attache à suivre les mouvements, elle éclaire aussi des provenances et des
aboutissements que relient des tendances profondes […] nous dirons que notre histoire est
conçue comme un jeu de continuums […]. Notre histoire tiendra le plus grand compte de la
variabilité. Elle sera polyphonique dans la mesure où chacun des contributeurs en présentera
une partie selon ce qui apparait du point de vue où il se place et selon ce que lui aura appris
son expérience. La variété sans cesse renaissante sera une invitation permanente à
renouveler les perspectives (Chaurand, 1999 : 12-13).
2. Présentation des chapitres étudiés
D'emblée, lorsque l'on consulte des ouvrages consacrés aux variétés du français en
Amérique du Nord, on constate une grande prise en considération des facteurs externes
(extralinguistiques) dans l'histoire de la langue. Ce sont en effet ces facteurs qui ont
déterminé l'implantation même de la langue dans cette partie du monde. Pour distinguer
entre les différentes variétés, parfois nommées par des termes génériques
polysémiques, il faut se référer à leur histoire. La distinction sur base de critères
internes et structuraux de la langue ne vient le plus souvent qu'en second lieu.
2.1. Histoire de la langue française
Les chapitres touchant à l‟Amérique du Nord sont les chapitres III (« Le français hors
d'Europe, implantations antérieures à 1763 ») et VI (« Le français en pays allophones et
la francophonie »).
Ces chapitres appartiennent à la première des deux parties de l'ouvrage, consacrée à
l'histoire externe de la langue. La structure même de l'ouvrage sépare ces deux aspects
(interne/externe). Dans la partie consacrée à l'histoire interne de la langue, les
évolutions spécifiées et décrites sont celle du français de France, et non du français
dans toute sa variation. On retrouve néanmoins quelques caractéristiques internes de
l‟évolution des variétés hors de France dans la première partie, en regard des
descriptions sociohistoriques.
Picoche, dans le troisième chapitre, commence par s‟intéresser aux conséquences
linguistiques des croisades, utilisant une terminologie peu rigoureuse (avec la notion de
créole pour caractériser les évolutions du français dans ces cas précis). Elle fait ensuite
un rappel historique (purement externe) de l‟implantation de la langue française,
toutefois plus axé sur la colonisation proprement dite que sur les conséquences
linguistiques de celle-ci. Cela donne lieu, en conclusion à ce préliminaire, à l‟idée que
« l‟implantation de la langue française devait être plus durable que la domination
politique de la France » (Picoche et Marchello-Nizia, 2008 : 7).
Elle consacre ensuite successivement une section à la genèse des créoles, puis une
169

autre à un aperçu de leur structure interne. Dans la première, elle reprend et présente
les hypothèses de Chaudenson que nous présenterons plus loin, mais n‟en tire pas
toutes les conséquences : elle continue à attribuer aux créoles le statut de langues
mixtes, dénommées de façon complètement aléatoire en vertu des définitions
connotées (et désormais remises en doute) qu‟elle avait pourtant au préalable
présentées. Dans la description des caractéristiques internes, elle s‟attache à la
phonétique, à la phonologie, à la morphosyntaxe, au lexique et à des réflexions sur le
présent et l‟avenir des créoles français. Elle conclut ces dernières par l‟idée que seul un
niveau de français plus élevé pourrait permettre aux populations créolophones
d‟atteindre un niveau de vie satisfaisant. On voit dans cette section une évaluation
(négative) des usages des francophones des aires créolophones.
En ce qui concerne les variétés de français nord-américaines, elle distingue l‟histoire
externe (de 1763 à 1945), les caractéristiques linguistiques internes du français
québécois et le cas des autres provinces canadiennes.
Dans tous les cas, on le voit, la périodisation adoptée suit les découpages des étapes
de la colonisation. Ce sont d‟ailleurs les conditions historiques de celle-ci qui sont la
plupart du temps décrites. Dans une moindre mesure, les facteurs sociolinguistiques
quant au statut des variétés sont aussi pris en compte, mais ils donnent lieu à un
amalgame parfois important entre les idées de norme, de langue standard, de langue
officielle et de langue nationale.
Le chapitre consacré au français en pays allophones et à la francophonie consiste
essentiellement en la présentation de données statistiques et démographiques, à une
mise en avant d‟une politique linguistique et d‟un normativisme francocentrés et à une
valorisation des poncifs du mythe universaliste de défense de la langue française. Les
données linguistiques de description interne sont reléguées à l‟arrière-plan.
2.2. Nouvelle histoire de la langue française
Dans cet ouvrage, l'histoire des variétés du français d'Amérique du Nord est traitée dans
une partie plus vaste consacrée à tous « les français d'Outre-mer ». C'est la cinquième
partie de l'ouvrage qui succède à celle consacrée à « La langue française aux 17 e et 18 e
siècles ». Le français québécois fait l‟objet d‟une section à part, « Le Québec et
l'Amérique française » de la septième partie consacrée à la « Francophonie
septentrionale ».
Pour une meilleure mise en perspective des différences de conceptions apparentes
entre les deux ouvrages, nous nous référerons aussi ponctuellement à des soussections
de la neuvième partie « La langue française au 20 e siècle. 1. L'émergence de
l'oral », notamment en ce qui concerne la francophonie et les attitudes envers la langue.
En guise d'introduction, Robert Chaudenson met en avant les avantages à tirer d'une
étude des parlers français d'Outre-mer. Il exprime d'emblée la volonté d'exprimer une
conception non monolithique de la langue (il propose de parler de français au pluriel). Il
mettra en avant les phénomènes de variation, souvent cachés par une idéologie de
170

l'unicité.
Il justifie la position de cette partie dans la structure générale, établie en fonction d'une
périodisation (extrinsèque) par siècle. Elle s'insère juste après la partie consacrée au
français des 17 e et 18 e siècles, en raison de l'époque des phénomènes de colonisation
qu'elle décrit.
Dans un premier temps, Chaudenson envisage « l‟essaimage de la langue française »,
c‟est-à-dire l‟histoire externe de sa diffusion en Amérique. Pour lui, l‟histoire des
conquêtes coloniales ne concerne pas que les domaines géographiques et historiques,
puisque les modes de peuplement et les types de colonisation ont mené à des
conséquences linguistiques différentes. Il insiste sur les rapports entre les résultats de la
diffusion d‟une langue et sa durée d‟une part, et ses conditions sociohistoriques d‟autre
part. Cette diffusion, dans le cas du français, a abouti au maintien de variétés de
français (plus ou moins marquées régionalement) et à l‟émergence de langues
nouvelles (les créoles).
Par rapport à plusieurs typologies des modes et conditions de la diffusion du français
(comme celle de Willy Bal, 1977, ou celle d‟Albert Valdman, 1979), Chaudenson choisit
ici de se cantonner à une description des situations dans une approche chronologique.
Après un rappel historique des grandes étapes de la colonisation française, il présente
brièvement la polémique sur la langue des colons qui a suscité de nombreux travaux. Il
en conclut que la majorité des colons devaient être au moins francophones (et pas
seulement dialectophones), même si leur langue était une variété populaire, sans doute
marquée par des dialectalismes et différente du français classique du 17 e siècle.
Il s‟intéresse ensuite à la genèse des créoles et présente le modèle qu‟il a conçu et qui
est désormais un de ceux qui font autorité en la matière. Cette définition externe des
langues créoles s‟appuie sur le rôle indispensable de certains facteurs pour que l‟on
puisse parler de créolisation, dont celui des conditions sociohistoriques des sociétés
esclavagistes. Il réfute les hypothèses antérieures qui voyaient dans les créoles des
langues mixtes, évolutions de pidgins initiaux. Un pidgin est, selon la définition qu‟il
présente, « une langue à structures et lexique réduits qui n‟est employée que dans des
fonctions limitées par des groupes linguistiques qui maintiennent, hors de ces fonctions,
un usage généralisé de leurs langues d‟origine » (Chaurand, 1999 : 352), ce qui n‟est
pas le cas dans ces situations coloniales.
Les esclaves étaient engagés dans un processus d‟apprentissage rapide de la langue
des colons (leurs idiomes propres étaient interdits et leurs origines très diverses ne leur
laissaient que ce seul moyen de communication). Au plan sociolinguistique, les créoles
sont donc issus d‟interlangues d‟apprenants, et non de pidgins. Chaudenson distingue
deux phases dans la créolisation :
La phase d’habitation, durant laquelle les esclaves noirs sont moins nombreux que
les colons blancs et apprennent la langue des colons dans leurs contacts directs
avec ceux-ci. À la fin de cette phase, on use de variétés approximatives, où se
171

mêlent deux types de processus : une restructuration intrasystémique (koinèisation)
et des processus d‟autorégulation, liés aux conditions de communication exolingue
et à l‟annulation presque totale de la pression normative (communication orale et
absence de superstructure).
La phase de plantation, durant laquelle se produit la créolisation proprement dite
(c‟est-à-dire l‟« émergence d‟un système issu du français mais perçu comme
autonome par rapport à lui » (Chaurand, 1999 : 353)). Les conditions de cette
nouvelle phase mènent à une situation diglossique où les bossales (esclaves
nouveaux arrivants) sont pris en charge par les esclaves créoles et sont par là
confrontés à une variété de français déjà approximative. Le système autonome
devient alors la nouvelle langue-cible des arrivants, entrainant une approximation au
carré. La diglossie créole présentée par Chaudenson se différencie de la diglossie
coloniale classique. Le français est l‟élément supérieur d‟une diglossie français /
créole, alors que le créole l‟est dans une diglossie créole / langue des esclaves
bossales. Il occupe donc une position médiane.
Avec ce modèle sociolinguistique de définition externe des créoles, Chaudenson
confirme les théories appuyant le rôle mineur des langues serviles dans la formation des
créoles (que certains voient comme l‟élément majeur).
Dans une seconde section de son chapitre, « Les variétés du français d‟Outre-mer »,
Chaudenson adopte une approche plus interne. Il met en avant la nécessité et
l‟importance d‟une typologie des variétés de français. Il souhaite par là dépasser les
classifications sur seule base de l‟opposition langue / dialecte ou du critère
d‟intercompréhension.
Il se place au plan de la méthodologie pour avancer les critères les plus pertinents.
Comme il l‟a montré, dans l‟identification des variétés, les conditions sociohistoriques, et
donc sociolinguistiques, sont capitales. D‟un point de vue interne, celles-ci aboutissent à
des restructurations notables (dues à plusieurs facteurs) par le biais de l‟autorégulation,
que l‟on retrouve aussi bien dans les créoles que dans les français marginaux (cela tient
aux constantes dans les tendances autorégulatrices du français et dans ses modes
d‟appropriation). Ces correspondances ne permettent donc pas de caractériser une
variété par rapport aux autres. Le critère commun aux seuls créoles est celui des
conditions de leur émergence. C‟est un phénomène essentiellement sociolinguistique.
Du point de vue de la typologie des français régionaux, Chaudenson préconise de
distinguer les faits généraux (liés aux facteurs intrasystémiques) des faits spécifiques
(liés aux facteurs extrasystémiques de contacts entre langues et de conditions
sociohistoriques particulières).
L‟histoire de la langue que les auteurs de cet ouvrage préconisent est, on l‟a vu, une
histoire polyphonique et ouverte à la variation. Ils conçoivent l‟histoire de la langue
française non seulement comme une histoire de ses évolutions internes, mais aussi
comme une histoire de sa diffusion en dehors de la France, comme une histoire de
l‟évolution (et de la variation) des situations sociolinguistiques dans lesquelles la langue
172

française est en jeu. Avec les chapitres consacrés aux attitudes envers la langue et à la
législation en matière de langue, ils affirment leur position variationniste en s‟attachant à
l‟étude des représentations sur la langue.
Dans cet ouvrage, les évolutions du français québécois sont traitées à part des autres
variétés d‟Outre-mer. Elles sont intégrées à l‟étude des variétés septentrionales du
français. Dans ce chapitre, intitulé « Le Québec et l‟Amérique française », Jean-Marie
Klinkenberg envisage la variété québécoise en parallèle avec les cas de la Suisse et de
la Belgique, zones qu‟il considère toutes comme des zones où se marque l‟archaïsme
des zones périphériques (ou marginales).
Les deux premières parties de ce chapitre sont consacrées à un rappel historique de la
colonisation française, du cas particulier de la Nouvelle-France et de l‟histoire de la
province de Québec jusqu‟à la Révolution tranquille. Klinkenberg y explique par les
facteurs externes l‟origine de certains phénomènes constitutifs des particularités du
français québécois : la concurrence entre anglais et français, le changement de statut
de la variété qui se voit privée de légitimité…
Cela se répercute sur les évolutions internes de la langue : l‟éventail de variétés de
français au Québec s‟ouvre en un large continuum (avec certains pôles plus poreux à
l‟influence de l‟anglais), et on observe un archaïsme des zones marginales (par rapport
au centre parisien).
La troisième section du chapitre, « Le français au Québec », s‟intéresse plus
particulièrement aux évolutions internes de la langue. Klinkenberg soutient l‟hypothèse
d‟un français standardisé dès les origines comme français importé (contre la thèse d‟un
processus de standardisation des dialectes sur place).
Les deux grands moteurs de spécificités québécoises (et canadiennes) des variétés de
français sont d‟une part l‟isolement, de l‟autre, le contact avec l‟anglais. Klinkenberg en
relève les principaux exemples sur le plan phonétique, morphologique et syntaxique. Du
point de vue du lexique, il note l‟importance des archaïsmes, des emprunts, emprunts
sémantiques et calques, des formes particulières (comme le faible stock de termes
d‟origines amérindiennes), des traces d‟une civilisation maritime, des traces des modes
de vie spécifiques liés au climat, etc.
Il met ensuite en avant l‟importance des recherches sociolinguistiques sur la situation
québécoise (essentiellement caractérisée par une très forte insécurité linguistique) qui
ont permis des aménagements et politiques linguistiques couronnés de succès.
Le chapitre « Les attitudes envers la langue » débute par la mise en évidence d‟un
caractère spécifique à la langue française : même dans les positions modérées, elle est
considérée comme une langue dont il faut assurer la défense. Dans cette section de
l‟ouvrage, les polémiques et les enjeux derrière l‟utilisation de certains concepts sont
mis en lumière. La distinction entre norme objective et norme subjective est ici rappelée,
ainsi que l‟ambigüité du concept de français standard. La vitalité du purisme est
également mise en avant, ainsi que la réactualisation des thèmes et poncifs de
173

l‟idéologie universaliste de défense de la langue française. Il est ainsi explicité que les
thèmes de crises interne et externe de la langue française ainsi que ceux de l‟invasion
par l‟anglais ne datent pas d‟hier.
Par les exemples d‟arguments mis en avant dans ce chapitre, un parallélisme avec
l‟ouvrage de Picoche et Marchello-Nizia est inévitable : l‟idée de déclin de la langue, de
responsabilité des linguistes laxistes, d‟un sain normativisme (mais francocentré), de
menace de l‟anglais, de suprématie du français de France, de lien inaltérable entre
culture, humanisme, littérature, rationalisme et langue française, etc. sont autant de
thèmes que les deux auteures reprennent à leur compte, tout en se prévalant de ne pas
être enfermées dans une idéologie universaliste.
3. Analyse
3.1. Agencement
Comme nous l‟avons déjà évoqué, la structure elle-même des deux manuels est assez
différente.
Dans le manuel de Picoche, l‟histoire interne du français est séparée de l‟histoire
externe, et ne concerne que les évolutions de la norme, sans que les délimitations de
celle-ci ne soient jamais clairement énoncées. Le français d‟Amérique du Nord est
envisagé dans d‟autres chapitres consacrés à l‟histoire externe.
Dans l‟ouvrage dirigé par Chaurand, c‟est une chronologie externe qui préside à
l‟organisation des chapitres. L‟histoire du français d‟Amérique du Nord se retrouve ainsi
décrite dans des chapitres différents, selon les regroupements des variétés effectués sur
base de critères sociohistoriques et/ou sociolinguistiques (c‟est le statut du français
dans les communautés envisagées ainsi que l‟émergence des variétés et leur statut
actuel d‟un point de vue légal et légitime qui fait envisager le Québec différemment des
autres communautés, par exemple).
Dans les deux ouvrages, nous avons vu qu‟il s‟agit d‟envisager ensemble plusieurs
chapitres qui se complètent, puisque des réflexions sur les variétés nord-américaines
sont intégrées à des sections plus générales sur la francophonie ou les représentations
linguistiques.
3.2. Grandes orientations et thèmes développés
Les orientations de départ des manuels, que nous avons présentées brièvement lorsque
nous avons évoqué les deux introductions, les opposent d‟emblée.
Dans le premier manuel (Picoche et Marchello-Nizia, 2008), la description des variétés
hors de France est vue comme une façon d‟encourager certaines politiques de défense
de la langue française, et c‟est toujours d‟une façon différentielle qu‟elle est abordée,
dans des rapports à la France empreints des poncifs de l‟universalisme de la langue
française. C‟est en particulier l‟exemple de Paris qui est encensé, conformément à la
174

vision francocentrée qui se manifeste tout au long du manuel, et à l‟idée d‟un patrimoine
commun, universel, de la francophonie, comme en témoigne cet extrait :
[…] Les francophones conscients de la dimension internationale de leur langue comprennent
à quel point il est important de veiller à ce qu'elle n'éclate pas en dialectes opaques les uns
aux autres. Les savoureuses particularités locales constituent un fait de diglossie
parfaitement légitime chez soi, et acceptable au-dehors dans la mesure où
l'intercompréhension n'est pas compromise.
Mais c'est réalisme et non chauvinisme de préconiser l'enseignement normatif assez
rigoureux d'un français standard, dont le parler directeur ne peut, à l'heure actuelle, être que
celui de Paris.
C'est un fait que la France, en 1988, compte beaucoup plus de francophones de langue
maternelle que tout le reste du monde et que son patrimoine littéraire a plus de poids que
tout ce qu'a produit jusqu'ici le reste de la francophonie. Si toutes les variétés d'une langue
sont linguistiquement égales, il y en a qui, sociologiquement, sont « plus égales » que
d'autres.
Et la plupart des francophones tiennent non seulement à la langue mais aussi à la culture
française qui, outre la rationalité et les techniques, apporte un souffle de liberté, un
humanisme, une foi (Picoche et Marchello-Nizia, 2008 : 175).
Comme le rapport des auteures à l‟idéologie universaliste rivarolienne, le rapport à la
normalisation de la langue est ambivalent : prise en compte de la variation d‟une part,
mais également mise en place d‟un cadre – français – pour la canaliser. Ces
conceptions normatives se manifestent également dans les conceptions de la discipline
linguistique elle-même, comme nous l‟avons évoqué.
Dans le second manuel (Chaurand, 1999), l‟accent est mis sur la variation du français
(que les auteurs préconisent plutôt de reconnaître comme des français), et sur les
processus qui ont mené à l‟avènement d‟une norme légitime construite et imposée.
Dans la plupart des chapitres, ce sont également des descriptions sociolinguistiques qui
sont proposées, avec un intérêt particulier sur les liens entre conditions sociohistoriques,
représentations et attitudes par rapport à la langue et statut des variétés.
L‟histoire proposée se veut ainsi non seulement une histoire de la langue, mais une
histoire des concepts et des conceptions qui lui sont liés.
En dépit d‟un traitement de la matière bien différent dans les deux ouvrages, les thèmes
abordés sont sensiblement les mêmes, ce qui se comprend bien si l‟on considère la
nature presque exclusivement externe de l‟histoire des variétés proposée.
Les données sur l‟histoire du statut des variétés nord-américaines et sur les droits
linguistiques des minorités francophones sont prépondérantes. La vitalité
démolinguistique de ces communautés est également une problématique récurrente.
Dans les deux ouvrages, la question de l‟origine des colons est évoquée, notamment
pour envisager la filiation des variétés nord-américaines avec les variétés régionales de
français (de France) et avec certains dialectes gallo-romans. C‟est par là toute la
problématique de la genèse des variétés qui est posée, laquelle sera encore plus
175

abondamment évoquée dans le cadre de l‟étude des créoles.
Enfin, la question des rapports entretenus dans ces communautés avec l‟anglais est
dans les deux cas traitée de manière approfondie, sans néanmoins que la menace de
l‟assimilation ne soit envisagée de façon semblable dans les deux manuels.
3.3. Choix terminologiques. L’exemple du créole
Comme nous l‟avons déjà évoqué, le modèle en deux phases – habitation et plantation
– de genèse des créoles de Robert Chaudenson est un des modèles faisant à l‟heure
actuelle autorité dans les études de créolistique et de sociolinguistique, bien que cette
question épineuse n‟ait pas encore donné lieu à un consensus généralisé.
Dans les deux manuels, c‟est cette théorie qui est proposée dans la section consacrée
aux créoles.
Néanmoins, alors que dans le chapitre rédigé par Chaudenson (dans Chaurand, 1999),
il s‟agit plutôt d‟envisager l‟évolution des conceptions quant à la genèse des créoles (en
démontrant par exemple l‟inadéquation de la théorie du substrat africain à la situation
des créoles à base française), chez Picoche et Marchello-Nizia, la théorie est présentée
sans que ses conclusions ne soient prises en compte dans leur entièreté : ainsi, bien
qu‟elles suivent Chaudenson pour la genèse, elles emploient comme quasi-synonymes
pidgin, sabir et créole dans leur chapitre (et dans un sens différent de celui qu‟elles
définissent elles-mêmes dans leur introduction terminologique).
À travers le seul exemple du créole se manifeste une divergence fondamentale des
deux ouvrages, liée notamment à leurs ambitions : dans Chaurand, les précautions
terminologiques sont nombreuses et rigoureuses, puisque le manuel se veut également
une histoire des concepts et des représentations liés à l‟histoire de la langue; alors que
dans Picoche et Marchello-Nizia, la position ambivalente des auteures se perçoit
également dans un emploi fluctuant de la terminologie linguistique.
3.4. Des notions incontournables et des délimitations spécifiques
L‟étude des variétés nord-américaines amène les chercheurs à se positionner par
rapport à un certain nombre de notions et de critères de délimitation de leur objet
d‟étude propres au contexte des communautés francophones minoritaires. De façon
plus générale, ces critères manifestent les conceptions guidant la description
linguistique.
En particulier, dans un contexte minoritaire comme celui des communautés
francophones d‟Amérique du Nord, la notion d‟identité et les liens qu‟entretiennent avec
elle la langue et la culture sont une problématique centrale. Ce questionnement est
illustré de façon très différente dans les deux manuels : identité référant à un patrimoine
commun et central (celui de la France) chez Picoche et Marchello-Nizia; identité et
culture endogènes dans Chaurand :
176

Mais l‟obligation d‟assimiler entièrement une langue et une culture étrangères peut conduire
les individus à des situations de désarroi qui expliquent leurs réactions de défense, surtout
lorsque […] ils ont des raisons d‟être fiers d‟une culture et d‟une langue maternelle
prestigieuses (Picoche et Marchello-Nizia, 2008 : 85).
La tension entre ces deux positions est directement liée aux tensions qui se manifestent
également à l‟égard de la norme et la conception de la francophonie.
Chez Picoche et Marchello-Nizia, nous l‟avons vu, la notion de norme est employée de
façon ambiguë, tantôt référant à la norme subjective, tantôt à la norme objective, alors
que cette ambivalence du terme fait l‟objet de développements spécifiques dans le
manuel de Chaurand.
Les deux manuels font également mention des efforts de normalisation endogène,
notamment au Québec, qui ne sont néanmoins pas évalués de la même façon.
Cette évaluation divergente découle par ailleurs de conceptions différentes de la
francophonie en tant qu‟institution d‟une part, et en tant que communauté d‟autre part,
divergences de fond que nous avons déjà envisagées et qui ont trait au caractère
francocentré ou non de la francophonie.
Enfin, le francocentrisme récurrent des études plus anciennes, amène certains
chercheurs à relativiser des notions telles que français de référence, pourtant souvent
considérées comme consensuelles.
Les conceptions des variétés elles-mêmes véhiculées dans les deux ouvrages s‟avèrent
donc s‟opposer en particulier en ce qui concerne certaines questions problématiques,
comme celles de l‟idéologie du francocentrisme, du franco-universalisme ou de
l‟unilinguisme français ou encore comme celle de la place de la normalisation.
4. Conclusion
À travers l‟analyse comparative de ces différents ouvrages, nous avons pu voir
comment les représentations et les idéologies linguistiques étaient impliquées lorsqu‟il
s‟agit d‟envisager l‟histoire de la langue française.
En particulier, nous avons vu que dans les deux manuels sur lesquels s‟est centrée
notre analyse, ce sont deux conceptions différentes de l‟histoire de la langue en
particulier, et de la langue en général, qui s‟affrontent sous des titres pourtant fort
semblables.
Dans le cas des variétés de français d‟Amérique du Nord, l‟histoire de la langue apparait
comme critère de délimitation et de définition des différentes variétés en présence
(comme nous l‟avons vu pour le créole). Cette histoire s‟avère donc être essentiellement
une histoire externe de la langue. L‟histoire interne n‟est souvent évoquée qu‟en tant
que perspective (par le biais notamment de la valorisation d‟une comparaison
systématique – qui reste à faire – des variétés d‟Amérique et de France et des créoles).
177

Dans les travaux les plus récents auxquels nous avons pu comparer les manuels
envisagés, une tendance nette se dégage : faire de l‟histoire des variétés de français
d‟Amérique du Nord une histoire proprement américaine et plus seulement une histoire
différentielle, comme en témoigne par exemple le modèle de l‟archipel de la
francophonie proposé par Louder et Waddell (développé de façon critique dans Louder
et Waddell, 2008).
Certains chercheurs mettent également en avant les intérêts découlant de l‟étude des
variétés nord-américaines pour l‟étude approfondie de l‟histoire du français populaire en
France aux 17 e et 18 e siècles.
Enfin, ces études manifestent le plus souvent une volonté nette de s‟inscrire dans le
cadre plus vaste des études (pan-)francophones.
Comme nous l‟avons vu, dans un contexte comme celui des communautés
francophones minoritaires d‟Amérique du Nord, la langue et son traitement
historiographique ne sont pas un terrain neutre, puisqu‟ils ont maille à partir avec les
idéologies et les représentations linguistiques en vigueur. Cela se manifeste en
particulier dans les tensions se cristallisant autour des questions d‟identité(s) et de
norme(s). Une prise de conscience des enjeux du discours sur la langue (et de la
terminologie métalinguistique, souvent considérée à tort comme consensuelle) est
d‟autant plus nécessaire et importante que ces enjeux se répercutent au plan politique
(par le biais des politiques et de l‟aménagement linguistiques) dans ces communautés.
Bibliographie
BAL, Willy (1977), « Unité et diversité de la langue française », dans André REBOULLET et
Michel TETU (éd.), Guide culturel. Civilisations et littératures d'expression française,
Paris, Hachette, p. 5-28.
CHAURAND, Jacques (éd.) (1999), Nouvelle histoire de la langue française, Paris,
Éditions du Seuil.
DE ROBILLARD, Didier et Michel BENIAMINO (éd.) (1993-1996), Le français dans l’espace
francophone, Paris, Honoré Champion.
LOUDER, Dean et Eric WADDELL (éd.) (2008), Franco-Amérique, Sillery, Septentrion.
PICOCHE, Jacqueline et Christiane MARCHELLO-NIZIA (2008 [1989]), Histoire de la langue
française, Paris, Éditions Vigdor.
VALDMAN, Albert (éd.) (1979), Le français hors de France, Paris, Honoré Champion.
VALDMAN, Albert, Julie AUGER et Deborah PISTON-HATLEN (éd.) (2005), Le français en
Amérique du Nord, état présent, Québec, Presses de l‟Université Laval.
178

L’anxiété langagière :
un désavantage pour les étudiants provenant du « français de base »?
Jane Wilkinson, Université Laval
Introduction
Selon Horwitz, Horwitz et Cope (1986), il existe un obstacle important qui concerne les
étudiants qui suivent des cours de langues secondes et étrangères; ce phénomène, qui
est une unité distincte de l‟anxiété générale, a été identifié par ces derniers comme
« l‟anxiété langagière ». D‟après eux, l‟anxiété langagière est « the distinct complex of
self-perception, beliefs, feelings and behaviours related to classroom language learning,
arising from the uniqueness of the language learning process » (Horwitz et al.,
1986 : 128). Selon ces chercheurs, l‟anxiété langagière est composée de trois facteurs :
l‟appréhension de communiquer, le souci face aux évaluations dans les cours de
langues et l‟inquiétude vis-à-vis le jugement négatif des pairs. L‟anxiété langagière
engendre souvent chez l‟étudiant des comportements qui ne sont pas favorables à
l‟apprentissage de langues. Notamment, Horwitz et al. (1986) ont expliqué que les
étudiants qui éprouvent de l‟anxiété langagière évitent les situations de communication,
négligent leurs devoirs et manquent des cours. D‟ailleurs, l‟anxiété langagière est un
problème étendu. Des chercheurs (Aida, 1994; Horwitz, 1986; Phillips, 1992; Price,
1991; Saito, Horwitz et Garza, 1999; Saito et Samimy, 1996; Young, 1990) ont révélé
qu‟au moins un tiers des étudiants en langue éprouvent de l‟anxiété langagière.
Bien que plusieurs chercheurs se soient penchés sur les effets négatifs de l‟anxiété
langagière, peu d‟études ont examiné l‟impact de l‟éducation acquise préalablement en
français (programme d‟immersion ou programme plus traditionnel) sur l‟anxiété
langagière des étudiants universitaires. Au Canada, il existe deux principaux
programmes d‟apprentissage du français : l‟immersion et le français de base. Bien que
l‟écart académique entre ces deux groupes ait fait l‟objet de plusieurs études, les
différences entre ces deux groupes quant à l‟aspect émotif sont rarement étudiées.
C‟est par le biais du Foreign Language Classroom Anxiety Scale (FLCAS) et d‟un
questionnaire sur la scolarisation acquise antérieurement en français que les données
seront recueillies. Étant donné que les résultats de l‟étude actuelle n‟ont pas encore été
analysés, cet article portera sur le phénomène de l‟anxiété langagière. Également, nous
allons discuter de l‟importance de l‟éducation préalable comme une variable qui peut
affecter l‟anxiété langagière. Avant de présenter les détails de l‟étude actuelle, il est
nécessaire de résumer quelques recherches antérieures qui ont guidé la présente
étude.
Revue de la littérature
Dans son article « Language Anxiety and Achievement », Horwitz (2001) souligne que
depuis les années 1960, même si l‟impact de l‟anxiété sur l‟apprentissage et la
performance des langues a beaucoup été étudié, la relation entre l‟anxiété et
l‟apprentissage des langues reste difficile à définir. Selon Scovel (1978), qui a recensé
les études qui portaient sur l‟anxiété, les effets de l‟anxiété sur l‟apprentissage et la
179

performance des langues secondes/étrangères sont peu clairs. D‟un côté, quelques
études ont montré que l‟anxiété nuit à l‟apprentissage des langues. De l‟autre côté, des
chercheurs n‟ont trouvé aucun rapport entre la réussite dans la langue
seconde/étrangère et l‟anxiété qu‟éprouvaient les étudiants. Finalement, quelques
chercheurs ont conclu qu‟il existe une relation positive entre l‟anxiété et l‟apprentissage
des langues secondes/étrangères (Chastain, 1975; Kleinmann, 1977). Autrement dit, les
apprenants qui ont éprouvé plus d‟anxiété dans leurs cours de langues ont mieux
réussi. Scovel s‟est demandé comment il était possible que des résultats si différents
soient ressortis. Après avoir analysé différentes études sur le sujet, Scovel en a conclu
que si les résultats précédents étaient si divergents, c‟était pour deux raisons.
Premièrement, les chercheurs n‟avaient pas tous examiné le même type d‟anxiété.
Plusieurs chercheurs (Coulombe, 2000; MacIntyre, 2007; Spielberger, 1966, 1972)
soulignent l‟importance de faire la distinction entre trois niveaux différents d‟anxiété :
l‟anxiété de trait, l‟anxiété d‟état et l‟anxiété face à une situation spécifique. En
s‟appuyant sur les idées de Spielberger (1966, 1972), Coulombe (2000) fait une
distinction entre les deux premiers types d‟anxiété. Selon elle, l‟anxiété de trait est « a
relatively permanent and stable personality feature ». De l‟autre côté, l‟anxiété d‟état
correspond à une anxiété qui est « transitory [which] fluctuate[s] in time » (Coulombe,
2000 : 7). Ces deux types d‟anxiété peuvent être mesurés en utilisant le State and Trait
Anxiety Inventory (STAI), un instrument créé par Spielberger (1983). Quant au troisième
type d‟anxiété, l‟anxiété face à une situation spécifique, MacIntyre (2007 : 565) spécifie
que « the concern is for concepts that are defined over time within a situation; at the
situation-specific level, the concern is for establishing specific, typical patterns of
behaviour ».
De plus, Dörnyei (2005) a souligné l‟importance de faire une distinction entre l‟anxiété
bénéfique et l‟anxiété débilitante. Selon MacIntyre (2002), l‟anxiété bénéfique ou
facilitante peut avoir un impact positif sur l‟apprenant parce qu‟elle engendre une
augmentation d‟effort chez l‟apprenant; par contre, l‟anxiété débilitante, selon une
théorie développée par Tobias (1979, 1986) et soutenue par MacIntyre et Gardner
(1994), nuit aux trois étapes de l‟apprentissage : l‟input, le traitement et l‟output.
Deuxièmement, Scovel a soulevé le fait que les chercheurs avaient utilisé des
instruments différents pour mesurer l‟anxiété. Afin d‟éviter qu‟à l‟avenir cela se
reproduise, Scovel (1978) s‟est dit qu‟il faudrait que les chercheurs définissent mieux
l‟anxiété qu‟ils veulent mesurer et qu‟ils devraient utiliser des instruments standard pour
la mesurer.
Depuis que Scovel a fait ces suggestions, en 1978, les chercheurs ont effectivement
essayé de mieux définir l‟anxiété. En 1986, Horwitz et al. ont identifié un type spécifique
d‟anxiété, qu‟ils ont nommé « Foreign Language Anxiety », ou l‟anxiété langagière. Les
chercheurs ont formulé l‟hypothèse selon laquelle, à cause de l‟anxiété langagière, des
étudiants éprouvent des émotions négatives dans leurs cours de langues. Dans leur
article, ces auteurs ont aussi présenté un nouvel instrument, The Foreign Language
Classroom Anxiety Scale (FLCAS), qu‟ils avaient créé afin de mesurer cette anxiété
langagière.
180

Depuis l‟identification de ce type d‟anxiété et l‟apparition de cet outil de travail, les
résultats portant sur l‟anxiété ont été relativement homogènes. En général, les études
dans lesquelles le FLCAS a été utilisé ont révélé une corrélation négative entre l‟anxiété
langagière (mesurée par le FLCAS) et la réussite scolaire par rapport à la langue
seconde/étrangère (souvent les notes finales). En d‟autres mots, ceux qui éprouvaient
plus d‟anxiété langagière ont moins bien réussi dans leurs cours de langue (Horwitz,
2001). De ce point de vue, l‟anxiété langagière est un obstacle important pour les
étudiants en langues.
De nombreuses études ont utilisé le FLCAS afin d‟éclaircir cette relation entre l‟anxiété
langagière chez les étudiants en langues et leur réussite dans leurs cours. Dans l‟étude
pilote effectuée par Horwitz (1986), qui était la première à utiliser le FLCAS, une
corrélation négative est apparue entre l‟anxiété langagière qu‟éprouvaient les étudiants
américains qui apprenaient l‟espagnol et les notes finales qu‟ils pensaient obtenir par
rapport aux notes finales obtenues. Autrement dit, les étudiants qui éprouvaient plus
d‟anxiété langagière s‟attendaient à obtenir (et ont obtenu) des notes finales inférieures
par rapport aux étudiants moins anxieux (Horwitz, 2001).
D‟autres chercheurs utilisant le FLCAS ont constaté cette même tendance. Aida (1994)
a trouvé la même corrélation négative entre l‟anxiété langagière et la réussite scolaire
chez les étudiants américains qui apprenaient le japonais comme langue étrangère. Ce
résultat a été soutenu par Saito et Samimy (1996), qui ont démontré une relation
semblable chez des apprenants de japonais, à trois niveaux différents (débutant,
intermédiaire et avancé). D‟ailleurs, Coulombe (2000), en examinant l‟anxiété langagière
chez les étudiants canadiens, a illustré une corrélation (moins forte, mais quand même
significative) entre l‟anxiété langagière qu‟éprouvaient les étudiants universitaires et
leurs notes finales dans les cours de français (Horwitz, 2001).
Des études qui utilisent le FLCAS ont eu lieu aussi dans différents contextes. Rodriguez
(1995) a trouvé une forte corrélation entre les résultats obtenus par le biais du FLCAS et
les notes finales des étudiants vénézuéliens qui apprenaient l‟anglais comme langue
étrangère. Dans un contexte asiatique, Kim (1998) a révélé non seulement une
corrélation entre l‟anxiété langagière et les notes finales dans les cours d‟anglais langue
étrangère pour des locuteurs natifs du coréen, mais son étude a illustré que cette
relation a été influencée par le type de cours. Les cours de conversation ont rendu les
étudiants beaucoup plus anxieux que les cours traditionnels de grammaire. En tenant
compte de différentes études portant sur l‟anxiété langagière, Horwitz (2001) a souligné
le fait que l‟influence de l‟anxiété langagière varie d‟une culture à l‟autre. Sa recension
en a conclu que bien que les résultats des études effectuées par Horwitz (1986) et Aida
(1994), qui ont examiné des apprenants américains, soient similaires, la recherche
menée par Truitt (1995), portant sur les apprenants coréens, a révélé une tendance plus
forte vers l‟anxiété langagière, tandis que Kunt (1997), qui a examiné des apprenants
turcs, a trouvé une corrélation plus faible entre l‟anxiété langagière et la réussite
académique dans la langue étrangère. Horwitz, lui, en a conclu qu‟alors que l‟impact de
l‟anxiété langagière varie d‟une culture à l‟autre, son influence ne change pas
dépendamment de la langue ciblée (Aida, 1994; Horwitz, 1986; Saito, Horwitz et Garza,
1999).
181

Étant donné l‟influence nuisible de l‟anxiété langagière sur l‟apprentissage et la
performance des langues, la question « D‟où provient cette anxiété langagière? » est
pertinente. Les questions qui concernent la présente étude sont les suivantes : « Est-ce
que l‟anxiété langagière est intrinsèquement liée aux expériences antérieures, comme
l‟éducation préalable? » Autrement dit, « comment les différents programmes scolaires
affectent-ils l‟anxiété langagière qu‟éprouveront plus tard les étudiants lors de leurs
futures expériences en apprentissage des langues? »
Au Canada, dans les provinces anglophones, il existe différents programmes scolaires
qui visent à enseigner le français aux jeunes élèves. La majorité des élèves suivent un
cours plus traditionnel de français, qui sera ici identifié sous les vocables « français de
base » ou « core French ». Ils mettent l‟accent sur l‟apprentissage de la grammaire.
Dans ces cours, le français est plutôt objet d‟étude que moyen de communication.
Normalement, l‟élève commence les cours de français en 4 e année, au primaire, mais
cela peut varier d‟une région à l‟autre.
Dans toutes les provinces, il existe des programmes d‟immersion. La plupart
commencent quand l‟enfant est à la maternelle ou en 1 ère année du primaire. Ce type de
programme sera ici appelé « immersion précoce ». Il existe aussi des programmes
d‟immersion tardive. L‟immersion commence alors à peu près en 7 e année, selon le
système scolaire. Dans les programmes d‟immersion, plusieurs matières (par exemple
la géographie, l‟histoire, les sciences, etc.) sont enseignées par le biais de la langue
française. Donc, si un programme en immersion (précoce ou tardive) se concentre sur
l‟usage du français oral comme moyen de communication, le programme traditionnel de
français (français de base) est plutôt orienté vers la lecture et l‟écriture (Netten &
Germain, 2004). Étant donné que les objectifs et méthodes de chaque programme sont
nettement différents, les expériences et certaines réactions émotives qu‟ont les deux
groupes d‟étudiants pourraient être différentes également. À ce propos, on pourrait
poser la question à savoir « est-ce que ces expériences différentes d‟apprentissage ont
un effet sur le niveau d‟anxiété ressenti lors des expériences d‟apprentissage de
langues ultérieures? »
Bien que l‟anxiété langagière, telle que mesurée par Horwitz et ses collègues (1986),
n‟ait pas été examinée en comparant les étudiants diplômés des programmes de
français en immersion avec leurs pairs provenant des programmes de « core French »,
d‟autres variables reliées à cette anxiété (comme la réticence à communiquer, l‟anxiété
communicative, etc.) ont été étudiées en comparant les programmes de français en
immersion aux programmes traditionnels de français langue seconde (FLS). Cependant,
les résultats de ces recherches ne sont pas homogènes.
MacIntyre et ses collègues (2003) se sont penchés sur la différence entre les étudiants
universitaires ayant participé à un programme intensif de français (immersion) et les
étudiants diplômés d‟un programme traditionnel de FLS quant aux variables non
linguistiques reliées à l‟anxiété langagière (la volonté de communiquer, la réticence à
communiquer, la perception de la compétence en L2 et la fréquence d‟usage en L2). Ils
ont trouvé que, même si les étudiants ayant participé antérieurement à un programme
de français intensif avaient des résultats supérieurs quant à la volonté de communiquer,
182

la perception de la compétence en L2 et la fréquence d‟usage de la L2 par rapport à
leurs pairs de « core French », il n‟existait aucune différence quant à la réticence à
communiquer entre les deux groupes. Selon une étude de Liu et Jackson (2008), la
réticence à communiquer et l‟anxiété langagière (telle que mesurée par le FLCAS) sont
fortement liées. Donc, s‟il n‟existait aucune différence entre les deux groupes quant à la
réticence à communiquer, est-ce que ces deux groupes éprouvaient une quantité
similaire d‟anxiété? Une recherche de Baker et MacIntyre (2000) ne soutient pas cette
conclusion.
Ces auteurs, qui ont examiné les différences non linguistiques chez des étudiants
canadiens de niveau secondaire (programme d‟immersion en français ou programme
« core French »), ont révélé que les étudiants en immersion se sont auto-évalués
comme étant supérieurs par rapport à leurs pairs de FLS quant à leur compétence en
L2, à leur volonté de communiquer et à l‟usage de la L2. Également, les chercheurs ont
trouvé que ceux qui étaient dans un programme d‟immersion éprouvaient moins
d‟anxiété communicative. En comparant les études effectuées par Liu et Jackson (2008)
et par Baker et MacIntyre (2000), nous trouvons des résultats contradictoires.
Dans les recherches susmentionnées, les variables reliées à l‟anxiété langagière ont été
prises en considération. La réticence à communiquer se corrèle avec l‟anxiété
langagière (Liu et Jackson, 2008), et l‟anxiété communicative est un des types d‟anxiété
que mesure le FLCAS. Étant donné la divergence des résultats de ces deux études
pourtant semblables, il faut continuer les recherches pour en arriver à une meilleure
compréhension de la relation entre l‟anxiété langagière et les différents programmes
scolaires. La recherche des Irlandais Ó Muircheartaigh et Hickey (2008) est pertinente à
cette discussion puisqu‟ils ont comparé l‟influence des différents programmes scolaires
sur l‟anxiété langagière.
Dans leur étude, les chercheurs ont utilisé le Attitude & Motivation Test Battery de
Gardner (1985) afin de mesurer l‟anxiété langagière qu‟éprouvaient leurs participants.
Ils ont comparé l‟anxiété langagière chez des étudiants à la quatrième année d‟école
secondaire qui avaient commencé à apprendre l‟irlandais à un jeune âge (immersion
précoce) et chez ceux qui avaient commencé un programme d‟immersion quand ils
étaient plus âgés (immersion tardive). Ó Muircheartaigh et Hickey (2008) ont révélé que
même si les deux groupes avaient tous autant le désir d‟apprendre l‟irlandais, ceux qui
avaient commencé le programme d‟immersion à un jeune âge éprouvaient moins
d‟anxiété langagière que ceux qui avaient commencé l‟immersion de façon tardive.
Pour résumer, le FLCAS, créé par Horwitz et al. (1986), est un outil dont on accepte la
validité en raison des nombreuses études qui l‟ont utilisé et pour lesquelles on a
observé des résultats similaires pour des populations différentes. Les recherches de
MacIntyre et ses collèges (Baker et MacIntyre, 2000; MacIntyre et al., 2003) ont illustré
des divergences quant aux variables reliées à l‟anxiété langagière (réticence à
communiquer, anxiété communicative) chez les étudiants canadiens (soit en immersion,
soit en FLS). Pour mieux comprendre l‟anxiété langagière et sa provenance, il faut plus
de recherches sur les possibles différences entre ces deux groupes.
183

La présente étude
L‟étude actuelle vise à clarifier la relation qui existe entre l‟anxiété langagière et les
programmes scolaires préalables (immersion précoce, immersion tardive et « core
French »). Cette étude vise à répondre aux questions suivantes : Une fois que les
étudiants anglophones qui étaient préalablement en immersion ou en français de
base se retrouvent ensemble dans le même cours universitaire de français,
1) existe-t-il des différences entre les deux groupes par rapport à leur anxiété
langagière?
2) est-ce que les différences en ce qui a trait à l‟anxiété langagière entre les deux
groupes (immersion et français de base) diminuent entre la 1 ère année et la 3 e
année d‟université?
Quant à la première question de recherche – existe-t-il des différences entre les deux
groupes par rapport à leur anxiété langagière? –, nous proposons l‟hypothèse qu‟il y
aura une différence entre ces deux groupes par rapport à leur anxiété langagière. Selon
plusieurs chercheurs (Horwitz et al., 1986; Koch et Terrell, 1991; MacIntyre et Gardner,
1991), l‟expression orale est l‟habileté qui est la plus susceptible de provoquer l‟anxiété
(cités dans Kim, 2009). Étant donné que le programme d‟immersion met l‟accent sur
l‟usage du français à l‟oral et que les étudiants qui sont diplômés de ce programme ont
été exposés à la langue française entre trois et six fois plus souvent que leurs pairs en
« core French », nous nous attendons à ce que les étudiants provenant d‟un programme
de « core French » éprouvent plus d‟anxiété langagière.
Pour la deuxième question de recherche – est-ce que les différences en ce qui a trait à
l‟anxiété langagière entre les deux groupes (immersion et français de base) diminuent
entre la 1 ère année et la 3 e année d‟université? –, nous formulons l‟hypothèse que l‟écart
entre ces deux groupes diminuera à travers le temps. Selon Marcos-Llinás et Garau
(2009), peu de chercheurs se sont penchés sur la relation entre l‟anxiété langagière et
la compétence en L2. Les résultats peu clairs des études qui ont été effectuées ne nous
permettent pas de formuler des conclusions définitives. Quelques études ne révèlent
aucune corrélation entre l‟anxiété langagière et la compétence en L2 (Onwuegbuzie,
Bailey et Dailey, 1997; Saito et Samimy, 1996); d‟autres (Ewald, 2007; Kitano, 2001) ont
montré une corrélation positive entre l‟anxiété langagière et la compétence en L2 (cité
dans Marcos-Llinás et Garau, 2009). Donc, selon eux, ce sont les étudiants les plus
avancés en L2 qui ressentent les niveaux les plus élevés d‟anxiété. En revanche, une
étude de Gardner, Smythe et Brunet (1977) a révélé des corrélations inverses : c‟étaient
les débutants qui éprouvaient le plus d‟anxiété. En tenant compte de ces résultats
inconstants, il peut être difficile de prédire les résultats de la présente étude. Par
ailleurs, les chercheurs qui ont effectué les études mentionnées auparavant n‟ont pas
comparé l‟anxiété langagière chez les apprenants provenant de différents programmes
de FLS en Ontario. Si les résultats de cette étude confirment notre première hypothèse
(les étudiants de « core French » éprouvent plus d‟anxiété langagière que leurs pairs
provenant d‟immersion), ce résultat serait probablement redevable à la comparaison
des étudiants de « core French » de leurs compétences en L2 avec celles des étudiants
184

d‟immersion. En effet, c‟est la perception de leurs compétences inférieures face aux
compétences des étudiants d‟immersion qui engendre les niveaux plus élevés d‟anxiété
langagière.
Donc, pour l‟étude actuelle, nous pensons que les étudiants de troisième niveau
provenant de « core French », en poursuivant les cours de français et, en conséquence,
améliorant leur français, s‟habitueront à suivre des cours de français avec les étudiants
d‟immersion et éprouveront moins d‟anxiété langagière par rapport aux étudiants de
« core French » au premier niveau. Par ailleurs, il est probable que les étudiants au
troisième niveau seront moins anxieux par rapport aux étudiants au premier niveau
parce que ceux qui éprouvent fortement d‟anxiété langagière risquent d‟abandonner leur
cours de français. Donc, il est peu probable que, dans l‟étude actuelle, les étudiants
provenant de « core French » qui se sentaient intimidés et anxieux à cause de la
supériorité du français des étudiants d‟immersion poursuivent leur cours de français.
Ainsi, nous nous attendons à ce que les étudiants au troisième niveau provenant de
« core French » se sentent moins anxieux que les étudiants au premier niveau qui sont
diplômés du même programme.
Méthodologie
Instruments
Comme c‟est le cas dans la plupart des études effectuées sur les différences
individuelles et l‟anxiété langagière, et afin de recueillir des données pour notre
mémoire, nous comptons faire compléter aux étudiants de français le FLCAS (Foreign
Language Classroom Anxiety Scale), créé par Horwitz et al. (1986), pour mesurer
l‟anxiété langagière qu‟éprouvent les étudiants dans les cours de langues. Le FLCAS
est un instrument valide comportant 33 items. Il a été utilisé dans plusieurs recherches
antérieures portant sur l‟anxiété langagière. Par ailleurs, les étudiants rempliront un
questionnaire sur leur scolarisation en français.
Participants
Les sujets de notre étude seront des non-francophones qui étudient le français langue
seconde (ou langue étrangère) à l‟Université McMaster à Hamilton, en Ontario. Nous
effectuerons un sondage et distribuerons un questionnaire dans les cours de français
avancé de 1 ère année (1A06) ainsi qu‟aux cours de grammaire/traduction offerts aux
étudiants de 3 e année (3C03, 3CC3 et 3GG3, par exemple). Nous comptons y recueillir
les données d‟au moins 50 participants de chaque groupe (immersion et français de
base) à chaque niveau (1 ère et 3 e année).
Les cours avancés de 1 ère année et les cours de 3 e année sont donnés aux étudiants
provenant des deux groupes ciblés pour cette étude : les étudiants ayant étudié en
immersion et les étudiants ayant étudié en français de base. Puisque les programmes
d‟immersion tardive sont moins communs, nous visons à mettre les étudiants ayant
étudié en immersion précoce dans le même groupe que ceux qui ont étudié en
immersion tardive.
185

En recueillant les données de ces deux groupes (immersion et français de base), nous
pourrons répondre à notre première question de recherche : Existe-t-il des différences
entre les deux groupes par rapport à leur anxiété langagière? Une comparaison entre
les étudiants de 1 ère année et de 3 e année, en tenant compte, également, de l‟influence
possible des programmes scolaires antérieurs (immersion versus français de base),
nous permettra d‟examiner la stabilité de l‟anxiété. Nous pourrons ainsi mesurer
l‟anxiété langagière des étudiants et savoir si elle diminue au fur et à mesure que leur
français s‟améliore. Cela nous permettra de répondre à notre deuxième question de
recherche : Est-ce que les différences en ce qui a trait à l‟anxiété langagière entre les
deux groupes (immersion et français de base) diminuent entre la 1 ère année et la 3 e
année d‟université?
Analyse
Après avoir recueilli les sondages et questionnaires, nous examinerons les relations
entre les niveaux de l‟anxiété langagière (du FLCAS) et l‟éducation préalable
(immersion précoce/tardive ou français de base). Aussi, nous nous pencherons sur les
différents niveaux de français (1 ère année versus 3 e année) pour mieux comprendre
l‟influence de ces variables sur l‟anxiété langagière. Afin de comparer les niveaux de
l‟anxiété langagière chez les deux groupes d‟étudiants (immersion et français de base),
nous effectuerons des analyses de variance. Nous aurons deux facteurs : le premier
facteur sera l‟éducation préalable de l‟étudiant (soit immersion ou français de base) et le
deuxième facteur sera l‟année qui correspond aux cours de français (soit 1 ère année,
soit 3 e année). Afin de mieux comprendre la relation entre l‟éducation préalable et
l‟année de l‟étudiant, nous analyserons l‟interaction entre ces deux facteurs en
effectuant l‟analyse de variance.
Conclusion
Afin de promouvoir le bilinguisme au Canada, il est important de savoir si le programme
« français de base » engendre plus d‟anxiété langagière chez les étudiants qui suivent
les cours de français au niveau universitaire. Si les étudiants provenant des
programmes d‟immersion éprouvent plus d‟anxiété langagière, peut-être que les deux
groupes ne devraient pas suivre les mêmes cours de français pendant leur première
année à l‟université. En comprenant l‟influence que peut avoir l‟éducation préalable sur
l‟anxiété langagière, nous serons plus en mesure de comprendre ce phénomène. Cela
nous aidera à trouver des moyens de diminuer l‟anxiété langagière dans les cours de
langues. En approfondissant notre compréhension à propos de ce sujet, peut-être
pourrons-nous réduire l‟anxiété langagière qu‟éprouvent les étudiants anglophones
apprenant le français et les encourager à continuer leurs études dans cette langue?
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