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Lire l'histoire du plancher de Jeannot

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HISTOIRE DU PLANCHER DE JEANNOT 1<br />

Guy ROUX<br />

" Vous n'avez aucune faute à regretter, vous<br />

ne vous souvenez <strong>de</strong> rien, mais le passé vous<br />

envahit d'un infini <strong>de</strong> douleur"<br />

Cioran<br />

A la vue <strong>du</strong> <strong>plancher</strong> <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong>, qu'il convient <strong>de</strong> se représenter recouvert d'une épaisse<br />

couche <strong>de</strong> poussière, <strong>de</strong> terre <strong>de</strong>sséchée et <strong>de</strong> brins <strong>de</strong> paille agglutinés, c'est une foule <strong>de</strong><br />

pensées qui se pressent en désordre à notre esprit, pour imposer <strong>du</strong>rablement la rumeur<br />

dissonante <strong>de</strong> leurs chuchotements à nos ébauches d'analyses décontenancées.<br />

Est-ce la singularité <strong>du</strong> message qui sourd <strong>de</strong> cette surface, est-ce l'atypie <strong>de</strong> son support,<br />

est-ce le climat étouffant que l'on <strong>de</strong>vine, au sein <strong>du</strong>quel s'est progressivement mûrie<br />

l'urgence d'inscrire dans le bois ce bizarre manifeste qui n'avait aucune chance d'être lu <strong>du</strong><br />

vivant <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong>, et qui par la suite ne donnerait lieu qu'à <strong>de</strong>s fables infondées susceptibles<br />

<strong>de</strong> se charger <strong>du</strong> poids <strong>de</strong> mythes toujours vivaces, surtout lorsque le mystère s'ajoute à<br />

l'excentricité <strong>de</strong>s comportements et au tragique <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinées?<br />

Notre étonnement ne se fon<strong>de</strong>rait-il uniquement que sur la rédaction si particulière <strong>de</strong> ce<br />

texte, notamment sur la façon dont vocabulaire et syntaxe servent cette proclamation, avec<br />

cette pénurie d'articles, cette profusion <strong>de</strong> participes présents, cette accumulation d'infinitifs<br />

et cette absence <strong>de</strong> ponctuation qui concourent à conférer à l'ensemble une sorte <strong>de</strong><br />

maniérisme à la fois emphatique et désuet?<br />

Notre gêne proviendrait-elle <strong>du</strong> pressentiment que, dans les fibres et les nœuds <strong>de</strong> ce chêne<br />

vermoulu, s'est définitivement scellé, avec l'ultime plainte d'une souffrance accusatrice, le<br />

terrible sort d'une famille entière, peut-être <strong>de</strong>puis longtemps déjà fragilisée par une brisure<br />

originaire dissimulée sous <strong>de</strong>s strates générationnelles plus ou moins oubliées? Une famille<br />

d'abord promise à un bien-être mérité grâce à son travail intelligent et assi<strong>du</strong>, puis désarmée<br />

face à un drame interne aux péripéties renouvelées jusqu'à la ruine, issue d'une malédiction<br />

inexpliquée, étalée sur <strong>de</strong>ux générations au point <strong>de</strong> causer l'extinction auto<strong>de</strong>structrice <strong>de</strong> la<br />

lignée, dans un contexte environnemental fait <strong>de</strong> passivité, d'embarras et <strong>de</strong> culpabilité<br />

diffuse.<br />

Cependant, le père <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong>, gros travailleur jouissant d’une réelle aptitu<strong>de</strong> à l’anticipation,<br />

qui aboutissait à ce qu’il soit toujours le premier à entreprendre et à accomplir les <strong>du</strong>res<br />

tâches <strong>de</strong> la terre, passait pour taciturne et secret.<br />

C’était paraît-il un homme impressionnant, dont la seule apparition causait un vague malaise,<br />

surtout chez les enfants qui refusaient <strong>de</strong> monter dans sa carriole tirée par une mule<br />

lorsqu'ils le rencontraient sur le chemin <strong>de</strong> !'école.<br />

Je remercie toutes les personnes qui ont aimablement accepté <strong>de</strong> me recevoir et d'évoquer leurs souvenirs et tout particulièrement le<br />

docteur Pierre Darnau<strong>de</strong>ry <strong>de</strong> Lembeye, dont la disponibilité et les initiatives m'ont facilité la rencontre <strong>de</strong>s témoins et <strong>de</strong>s acteurs <strong>de</strong> cette<br />

histoire.<br />

1


De la mère, on disait qu'elle était bizarre, ne nouant <strong>de</strong> contact avec personne, écourtant les<br />

conversations et évitant les rencontres. D'ailleurs, la belle <strong>de</strong>meure, inventoriée au XVIIIeme<br />

siècle, avait la réputation d'être peu hospitalière.<br />

Troisième enfant <strong>du</strong> couple, <strong>Jeannot</strong> était né en mars 1939, quelques années après une<br />

secon<strong>de</strong> sœur, et douze ans après l'aînée Paule. Il n'aurait pas dû être le ca<strong>de</strong>t, car une<br />

nouvelle grossesse survint dans le foyer. Aidée <strong>de</strong> sa fille aînée, la mère avait accouché<br />

dans les champs d'un enfant mort-né, et certains septuagénaires se souviennent encore <strong>de</strong><br />

l'extraordinaire vision <strong>du</strong> père, seul, transportant le petit cercueil <strong>de</strong> bois blanc dans sa<br />

charrette.<br />

Les mêmes se rappellent <strong>Jeannot</strong>, le petit écolier vêtu d'une blouse bleue avec une<br />

martingale tachée <strong>de</strong> graisse qui, le jour <strong>de</strong> sa première communion, était resté impassible<br />

malgré une rage <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts. A les entendre, c'était un enfant calme dont chacun s'accordait à<br />

louer la douceur, l'intelligence, la politesse et la serviabilité, tous traits qui ont justifié que lui<br />

soit resté sa vie <strong>du</strong>rant le diminutif familier <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong>, malgré les vicissitu<strong>de</strong>s qui auraient pu<br />

ternir sa réputation.<br />

Il avait poursuivi ses étu<strong>de</strong>s secondaires jusqu'au concours d'entrée à l'Ecole Normale<br />

d'Instituteurs où il n'entra point. Un conflit <strong>de</strong> générations, banal en milieu rural confiné, avait<br />

un jour éclaté: "Si le père n'achetait pas un tracteur, <strong>Jeannot</strong> quitterait la maison"...<br />

« Il convient <strong>de</strong> signaler que les évènements liés à l'occupation alleman<strong>de</strong> avaient, ici comme<br />

ailleurs, avec leur lot <strong>de</strong> soupçons, <strong>de</strong> délations et <strong>de</strong> vengeances, laissé <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s<br />

cicatrices dans les mentalités locales. Tandis que les voisins s'étaient montrés accueillants<br />

envers ceux <strong>de</strong> la Résistance, les parents <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong> avaient <strong>de</strong> leur côté observé une<br />

pru<strong>de</strong>nte réserve, d'autant plus qu'une employée intermittente <strong>de</strong> la ferme était également au<br />

service <strong>de</strong>s miliciens.»<br />

Bien après que la paix soit revenue, toujours disposé à rendre service, <strong>Jeannot</strong> adolescent<br />

véhiculait volontiers ses camara<strong>de</strong>s dans la "traction avant" familiale pour se rendre au bal.<br />

Un chagrin d'amour, que la rumeur publique place trop souvent à l'origine <strong>de</strong>s troubles<br />

mentaux chez les jeunes, avait radicalement modifié cette disponibilité, et mis un terme aux<br />

sorties amicales.<br />

Alors qu'il affichait un antimilitarisme juvénile assez communément répan<strong>du</strong> <strong>de</strong> nos jours<br />

encore, il <strong>de</strong>vança l'appel sous les drapeaux et fut incorporé dans un régiment parachutiste<br />

engagé en Algérie.<br />

C'était alors un beau garçon, soli<strong>de</strong> et ouvert, qui ne rechignait pas à manutentionner les<br />

sacs <strong>de</strong> blé lors <strong>de</strong>s dépiquages.<br />

Durant son séjour en Afrique <strong>du</strong> nord, <strong>Jeannot</strong> apprit le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> son père par pendaison,<br />

survenu fin novembre 1959 dans <strong>de</strong> curieuses circonstances: une heure avant <strong>de</strong> se livrer à<br />

ce geste désespéré, le malheureux aurait cherché à parler à sa voisine par-<strong>de</strong>ssus la clôture,<br />

mais sa femme serait intervenue pour couper court à l'échange, et c'est elle qui, avec Paule,<br />

l'avait découvert mort dans une grange, à peine quelques minutes plus tard.<br />

2


Comme chaque fois que se pro<strong>du</strong>it une mort violente à la campagne, le voisinage s'était<br />

longuement interrogé sur les conditions <strong>de</strong> ce suici<strong>de</strong> chez un "original" notoire, capable <strong>de</strong><br />

violence car n'avait-il pas pen<strong>du</strong> le chien <strong>de</strong> son gendre qui s'adonnait à la chasse contre son<br />

gré ?<br />

En relation ou non avec le suici<strong>de</strong> paternel, un autre fait s'était passé à la ferme : bien que<br />

célibataire, la fille aînée, Paule, avait été enceinte, et chacun s'était interrogé sur l'i<strong>de</strong>ntité <strong>du</strong><br />

géniteur éventuel dans la mesure où cette famille vivait pratiquement en autarcie. Qu'était<br />

d'ailleurs <strong>de</strong>venu le bébé? Etait-il lui aussi mort-né? Puisque sa naissance ne figurait pas à<br />

l'état-civil... Paule avait-elle accouché sous X dans une maternité éloignée? Elle aussi avait<br />

connu une déception sentimentale dont le violent dépit s'était épuisé en longues<br />

chevauchées autour <strong>de</strong>s bâtiments <strong>de</strong> l'exploitation, menées au grand galop <strong>de</strong> la mule<br />

montée à cru.<br />

Du fait <strong>du</strong> décès dramatique <strong>du</strong> père, <strong>Jeannot</strong> se retrouvait soudain investi, à l'âge <strong>de</strong> vingt<br />

ans, <strong>de</strong> fonctions <strong>de</strong> chef <strong>de</strong> famille <strong>de</strong>vant veiller sur sa mère et sa sœur, et chargé <strong>de</strong><br />

responsabilités inhérentes à la gestion <strong>de</strong> cette propriété jusque là prospère.<br />

Au début, rien n'avait paru changer dans l'économie <strong>de</strong> la maison. Les tâches s'effectuaient<br />

comme autrefois et la vie avait repris son train coutumier, sans que rien ne laisse, pour<br />

l'instant et pour quelques années encore, prévoir l'apparition insidieuse <strong>de</strong> troubles <strong>du</strong><br />

comportement chez le nouveau chef <strong>de</strong> l'exploitation.<br />

L'irrégularité <strong>du</strong> travail, le caractère inadapté <strong>de</strong> certaines décisions, l'à peu près qui présidait<br />

aux activités mises en route, laissèrent progressivement la place à une incurie totale.<br />

<strong>Jeannot</strong> <strong>de</strong>meurait immobile <strong>de</strong>s heures <strong>du</strong>rant, assis sur le perron <strong>de</strong> la ferme, à ne rien<br />

faire sinon à rêvasser. Et la rumeur d'attribuer à un nouveau chagrin d'amour la raison <strong>de</strong> ce<br />

désintérêt <strong>de</strong> plus en plus profond. Certains prétendaient que c'étaient les souvenirs <strong>de</strong> la<br />

guerre d'Algérie et <strong>de</strong>s engagements <strong>de</strong> son unité dans le djebel aux côtés <strong>de</strong> la Légion qui<br />

hantaient sa mémoire au point <strong>de</strong> le détacher <strong>de</strong> toute réalité.<br />

Curieusement, sa mère se taisait et semblait subir, alors qu'autrefois c'était elle qui dictait à<br />

son mari ce qu'il <strong>de</strong>vait répondre à ses interlocuteurs. Paule, qui passait pour la femme forte<br />

<strong>de</strong> la situation et qui manipulait son mon<strong>de</strong> à la perfection, menait à son gré <strong>de</strong>s initiatives<br />

mal venues qui précipitaient la déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la maison au point que les récoltes finirent par<br />

ne plus représenter que quelques brassées <strong>de</strong> céréales pillées par les passereaux, et<br />

quelques poignées <strong>de</strong> haricots mis à sécher sur <strong>de</strong>s <strong>plancher</strong>s pourris par l'eau qui gouttait<br />

<strong>du</strong> toit percé. Laissé à l'abandon dans les prairies, le bétail s'autorepro<strong>du</strong>isait, si bien que le<br />

cheptel était frappé <strong>de</strong> dégénérescence.<br />

Jusqu'au mois <strong>de</strong> mai 1966, où un incendie nocturne inexpliqué ravagea totalement l'élevage<br />

<strong>de</strong> poussins monté par les voisins dans les dépendances <strong>de</strong> leur ferme.<br />

A peine trois semaines plus tard, un inci<strong>de</strong>nt beaucoup plus grave éclata avec l'irruption<br />

inopinée <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong>, surexcité et brandissant un fusil, surgissant en plein jour chez ces<br />

mêmes voisins, alors que le grand-père, la fille et la petite-fille encore bébé étaient sortis,<br />

laissant la grand-mère affairée à ses occupations. Proférant <strong>de</strong>s menaces <strong>de</strong> mort, <strong>Jeannot</strong><br />

brisa une vitre <strong>de</strong> la fenêtre <strong>de</strong> la cuisine et tira un coup <strong>de</strong> feu à l'intérieur.<br />

"Cachez-vous, <strong>Jeannot</strong> est venu pour vous tuer", criait la grand-mère qui s'était sauvée en<br />

courant pieds nus à la rencontre <strong>de</strong> sa famille, laquelle, abandonnant le landau, se réfugia en<br />

hâte chez d'autres voisins pour s'y barrica<strong>de</strong>r.<br />

3


A l'exception d'un homme, qui <strong>du</strong>rant <strong>de</strong>s années monta la gar<strong>de</strong>, une arme à portée <strong>de</strong> la<br />

main, tout le mon<strong>de</strong> déménagea sous l'effet d'une panique bien compréhensible. Le grandpère<br />

ne tarda pas à mourir quelque temps plus tard...<br />

Le mé<strong>de</strong>cin, qui venait exceptionnellement chez <strong>Jeannot</strong>, délivra un certificat <strong>de</strong> placement<br />

d'office décrivant une intense crise d'excitation psychomotrice avec menaces <strong>de</strong> mort et coup<br />

<strong>de</strong> feu, vagues idées <strong>de</strong> persécution contre les voisins, le maquis et ]es prêtres, mettant en<br />

cause la vie calfeutrée que menait <strong>Jeannot</strong>, <strong>de</strong>puis longtemps coupé <strong>de</strong> tout contact social.<br />

Réquisition fut prise le surlen<strong>de</strong>main à l'encontre <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong> par Monsieur le maire, mais<br />

celle-ci <strong>de</strong>meura lettre morte. Une pétition dirigée contre <strong>Jeannot</strong> circula dans la région et<br />

recueillit un certain nombre <strong>de</strong> signatures, ce qui eut pour unique effet <strong>de</strong> provoquer un<br />

clivage au sein <strong>de</strong> la population, si bien que les plaignants avaient l'impression d'être les<br />

fous...<br />

Début 1967, le Procureur <strong>de</strong> la République réclamait <strong>de</strong>s informations sur cette affaire<br />

<strong>de</strong>meurée pendante. Durant ce temps, aux aguets, <strong>Jeannot</strong> se livrait à <strong>de</strong>s ron<strong>de</strong>s vigilantes,<br />

monté sur son tracteur et armé <strong>de</strong> son fusil. Reconnaissons que c'était un étrange spectacle<br />

<strong>de</strong> voir passer cet homme <strong>de</strong> vingt sept ans, hirsute et sale, con<strong>du</strong>isant son engin <strong>de</strong>rrière<br />

les haies, à l'affût <strong>de</strong> la moindre présence humaine, ressentie comme hostile. S'il se tenait<br />

<strong>de</strong>vant la porte <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>meure, <strong>Jeannot</strong> paraissait encore plus redoutable, car en plus <strong>du</strong><br />

fusil qu'il ne quittait pas, <strong>Jeannot</strong> gardait à la main un énorme coutelas.<br />

Cependant les langues allaient bon train: le bruit courait qu'après sa démobilisation, il avait<br />

constitué un véritable arsenal <strong>de</strong> mitraillettes et <strong>de</strong> carabines, ce qui n'a évi<strong>de</strong>mment jamais<br />

été vérifié.<br />

Diverses stratégies élaborées dans l'intention <strong>de</strong> l'éloigner <strong>de</strong> chez lui et <strong>de</strong> le neutraliser,<br />

tant Paule et le chien faisaient bonne gar<strong>de</strong>, avaient été pitoyablement éventées, tout comme<br />

avaient échoué fausses convocations, assignations et citations auxquelles <strong>Jeannot</strong> opposait<br />

une invariable inertie.<br />

Le commandant <strong>de</strong> gendarmerie dépêché par la Préfecture avait enfin rencontré le maire, au<br />

domicile <strong>du</strong>quel s'était tenu un mystérieux briefing: on allait voir ce qu'on allait voir;<br />

l'utilisation <strong>de</strong> gaz lacrymogènes et l'intervention d'un maître-chien auraient tôt fait <strong>de</strong> venir à<br />

bout <strong>du</strong> récalcitrant. Monsieur le maire n'avait qu'à patienter une heure tout au plus: <strong>Jeannot</strong><br />

lui serait incessamment amené pour la régularité <strong>de</strong> la procé<strong>du</strong>re d'internement. L'édile<br />

attend toujours...<br />

La rumeur publique n'avait pourtant pas lésiné sur les moyens mobilisés: "quatre briga<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

gendarmes s'étaient embusquées autour <strong>de</strong> ce nouveau fort Chabrol. Un char d'assaut<br />

<strong>de</strong>vait même venir prendre livraison <strong>du</strong> rebelle"...<br />

Force est <strong>de</strong> reconnaître que l'affaire s'était déroulée autrement que prévu. Renouvelant<br />

sans le savoir la mythologie médiévale <strong>du</strong> perron (Sophie Jama), "pierre montoire pour<br />

l'adoubement et barrière que l'on ne pouvait passer sans <strong>de</strong>voir combattre le chevalier qui<br />

l'avait élevée", <strong>Jeannot</strong> avait, <strong>de</strong>puis quelque temps, ten<strong>du</strong> un petit grillage qui s'appuyait sur<br />

une grosse pierre émergeant <strong>du</strong> sol dans la cour, limite virtuelle et parfaitement symbolique,<br />

tant il était enfantin <strong>de</strong> l’enjamber.<br />

4


Averti par les aboiements <strong>du</strong> chien et les cris <strong>de</strong>s femmes, cachées <strong>de</strong>rrière le contrevent <strong>du</strong><br />

grenier, le fusil pointé sur les assaillants, <strong>Jeannot</strong> avait intimé à ceux-ci l'ordre <strong>de</strong> s'arrêter:<br />

"Si vous passez le grillage et le caillou, vous êtes <strong>de</strong>s hommes morts". Malgré pourparlers,<br />

palabres et négociations, encouragé par les jappements <strong>du</strong> chien, <strong>Jeannot</strong> tenait bon,<br />

soutenu par les piailleries <strong>de</strong> Paule et les lamentations <strong>de</strong> sa mère, ainsi que par les<br />

atermoiements <strong>de</strong> la force publique qui finit par tourner les talons.<br />

Effet <strong>de</strong> la sagesse paysanne qui se fie davantage à l'usure <strong>du</strong> temps qu'à la force <strong>de</strong>s lois,<br />

ou bien souci <strong>de</strong>s autorités <strong>de</strong> ne pas envenimer une situation scabreuse qui échappait aux<br />

canons en vigueur tout en les exposant au ridicule, <strong>Jeannot</strong> ne fut plus jamais importuné par<br />

les gendarmes. Ce fut ainsi que s'instaura <strong>de</strong> fait une claustration active, voulue par <strong>Jeannot</strong><br />

et sa sœur Paule, étayée par la faiblesse et l'abdication <strong>de</strong> la mère, plutôt qu'imposée par un<br />

préten<strong>du</strong> cordon sanitaire que la méfiance populaire aurait déroulé.<br />

Car il s'agit bien ici d'une claustration pathologique, d'ailleurs clairement invoquée dans le<br />

certificat <strong>de</strong> placement, "réjection <strong>de</strong> la vie en société et établissement d'une barrière<br />

matérielle entre soi et le mon<strong>de</strong>", claustration dont les aspects agressifs et hostiles, déjà<br />

notés par Legrand <strong>du</strong> Saulle, ont été <strong>de</strong>puis soulignés par L. Gayral, J. Carrié et J. Bourret.<br />

Les auteurs toulousains expriment notamment leur surprise, d'ailleurs partagée par<br />

beaucoup, qu'une manifestation aussi grossièrement anormale bénéficie <strong>de</strong> l'indifférence, <strong>de</strong><br />

la tolérance, voire <strong>de</strong> la complaisance <strong>de</strong> l'entourage d'un patient qui incarne le type même<br />

<strong>de</strong> l'aliéné.<br />

La claustration active et absolue <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong>, ainsi que la claustration relative <strong>de</strong> Paule,<br />

n'auraient jamais pu se poursuivre <strong>de</strong> 1967 à 1971, date <strong>de</strong> la disparition <strong>de</strong> la mère, sans<br />

que le liant d'un délire à <strong>de</strong>ux n'ait cimenté ce retrait désormais bien fait pour accentuer la<br />

solidarité <strong>du</strong> frère et <strong>de</strong> la sœur.<br />

Grâce à <strong>de</strong> rares visiteurs épisodiques et obligés, le vétérinaire ou le maquignon, l'épicier<br />

ambulant ou le boulanger en tournée, les propos et les préoccupations <strong>du</strong> couple fraternel<br />

parvenaient à transpirer alentour. Seule, Paule servait d'intermédiaire avec le mon<strong>de</strong><br />

extérieur. La mère était le plus souvent confinée à l'intérieur par ses obligations domestiques.<br />

Il lui était cependant interdit <strong>de</strong> se rendre à la messe dominicale. Elle conservait pour ellemême<br />

ses jugements, confiant confi<strong>de</strong>ntiellement au vétérinaire: "Lou drolle qu'ey pec" (mon<br />

fils est fou).<br />

Quant à <strong>Jeannot</strong>, Robinson naufragé <strong>de</strong> lui-même, ou veilleur aux confins d'un désert trop<br />

peuplé, il se tenait en permanence sur le qui-vive, accompagné <strong>de</strong> son chien et armé <strong>de</strong> son<br />

inséparable fusil, le jour assis sur un siège <strong>de</strong> voiture qui lui servait <strong>de</strong> chaise au coin <strong>du</strong> feu,<br />

lorsqu'il ne pérégrinait pas au volant <strong>du</strong> tracteur, la nuit enveloppé dans une vieille couverture<br />

près <strong>de</strong> la cheminée.<br />

Le trio vivait plus <strong>de</strong> cueillettes: champignons, châtaignes, baies, lait <strong>de</strong>s vaches, œufs et<br />

vian<strong>de</strong> <strong>de</strong>s volailles, que <strong>de</strong>s récoltes <strong>de</strong> moins en moins abondantes, et <strong>de</strong> plus en plus<br />

aléatoires.<br />

Lorsqu'ils se trouvaient ensemble, le frère et la sœur accueillaient généralement le passant<br />

par une bordée d'invectives et une volée d'idées délirantes <strong>de</strong> persécution qui visaient <strong>de</strong><br />

Gaulle, la religion, les prêtres, le pape Jean-Paul II, les voisins et les "maquis". Ils étaient<br />

particulièrement braqués contre la présence d'une antenne qui émergeait <strong>de</strong>puis peu <strong>de</strong> la<br />

forêt, un relais T. V. visible <strong>de</strong> la maison, qu'ils percevaient comme la source d'émissions <strong>de</strong><br />

5


ayons nocifs d'origine extra-terrestre et comme un engin <strong>de</strong> surveillance à la disposition <strong>de</strong><br />

leurs persécuteurs pour .lire dans leur pensée.<br />

Chacun connaît le mémoire original <strong>de</strong>s docteurs Lasègue et Falret sur la "Folie à <strong>de</strong>ux", et<br />

leur article sur la "Folie à <strong>de</strong>ux ou folie communiquée" qu'ont repris F. Cousin et T Trémine.<br />

Ces auteurs rapportent les travaux <strong>de</strong> l'école <strong>de</strong> J. Delay sur l'existence <strong>de</strong> "délires<br />

conjugaux" pour lesquels on ne peut pas désigner l'instigateur initial <strong>du</strong> délire.<br />

Dans le cas <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong> et <strong>de</strong> sa sœur Paule, il serait hasar<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> désigner, comme on<br />

cherche classiquement à le faire, le personnage in<strong>du</strong>cteur. Bien que, <strong>de</strong>puis son<br />

adolescence, Paule ait manifesté beaucoup <strong>de</strong> caractère et d'autorité, il serait impru<strong>de</strong>nt d'en<br />

faire l'inspiratrice <strong>du</strong> délire qu'ils exprimaient à l'unisson. Pourtant, après le décès <strong>de</strong> son<br />

frère, son comportement alimentaire <strong>de</strong>meurera conditionné par <strong>de</strong>s idées<br />

d'empoisonnement qui la con<strong>du</strong>isirent jusqu'à la cachexie.<br />

Bien qu'à certains moments il ait pu apparaître comme le bras armé <strong>de</strong> sa sœur ainée, et<br />

donc comme l'élément plastique <strong>du</strong> couple, <strong>Jeannot</strong>, visiblement atteint <strong>de</strong> troubles <strong>de</strong> la<br />

série dissociative, imposait aux <strong>de</strong>ux femmes son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie d'homme traqué. En même<br />

temps qu'il bénéficiait <strong>de</strong> leur médiation, <strong>de</strong> leur protection, et pour tout dire <strong>de</strong> leur<br />

complicité, il <strong>de</strong>meurait le maître incontesté, grâce à un ascendant que sa méfiance et sa<br />

violence renforçaient, d'une crainte partagée autant par la mère qui le désignait comme le fou<br />

<strong>de</strong> la famille, que par la sœur, qui le confortait dans son appréhension délirante <strong>de</strong> la réalité.<br />

Devons-nous alors invoquer une sé<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> l'un <strong>de</strong>s partenaires pour l'autre, une "folie en<br />

sympathie" jusqu'au partage complet <strong>du</strong> délire (Louis Gayral) ?<br />

Cependant, les rares personnes capables <strong>de</strong> réflexion dépassionnée avaient noté que le<br />

comportement <strong>du</strong> frère et <strong>de</strong> la sœur évoluait selon les circonstances: alors qu'ils se<br />

répandaient abondamment en invectives autour <strong>de</strong>s thèmes persécutifs habituels pour<br />

s'enfermer ensuite dans un mutisme complet s'ils étaient tous <strong>de</strong>ux face à un interlocuteur,<br />

<strong>Jeannot</strong>, lorsqu'il était seul, aurait fini par échanger d'autres propos avec l'un <strong>de</strong>s rares<br />

familiers qui s'aventuraient encore jusqu'à la maison maudite.<br />

Paule elle-même n'avait pas toujours observé cette attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> silence sélectif; à un visiteur,<br />

qui passait pour maître dans l'art <strong>de</strong> tirer les vers <strong>du</strong> nez chez les plus réticents, n'avait-elle<br />

pas confié comment elle avait per<strong>du</strong> sa virginité: "en tombant sur un outil aratoire..." ;<br />

retrouvant par là les antiques accents <strong>de</strong> Lucrèce: "car la femme s'empêche elle-même et<br />

s'interdit <strong>de</strong> concevoir, si <strong>de</strong> ses hanches elle stimule voluptueusement le désir <strong>de</strong> l'homme<br />

et <strong>de</strong> son corps désarticulé fait jaillir le flot. Elle rejette ainsi le soc <strong>du</strong> terrain et <strong>de</strong> la ligne <strong>du</strong><br />

sillon, et détourne <strong>de</strong> son lieu <strong>de</strong> jet <strong>de</strong> la semence...".<br />

Même s'il était parvenu à donner <strong>de</strong> lui-même une image d'imprévisibilité et <strong>de</strong> menace, une<br />

pittoresque anecdote montrerait clairement que <strong>Jeannot</strong> n'était pas un forcené qui terrorisait<br />

le voisinage, et qu'une issue autrement satisfaisante aurait été envisageable avec un peu<br />

plus <strong>de</strong> sang-froid et <strong>de</strong> subtilité, au lieu <strong>de</strong> ce lent pourrissement d'une situation dangereuse<br />

et sordi<strong>de</strong> dans laquelle tous s'étaient enfoncés.<br />

C'est une histoire <strong>de</strong> gendarme fraîchement muté dans la briga<strong>de</strong> désignée pour capturer<br />

<strong>Jeannot</strong> en 1967 qui le démontre <strong>de</strong> façon finalement humoristique: Bernard C., militaire<br />

désireux <strong>de</strong> profiter d'une matinée <strong>de</strong> repos pour aller cueillir <strong>de</strong>s cèpes dans les forêts<br />

environnantes, partit en voiture à l'aventure, un beau matin d'octobre 1968. Et, lorsqu'il<br />

s'engagea dans un chemin <strong>de</strong> terre pour y garer son véhicule avant <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r à la<br />

recherche <strong>de</strong>s mythiques cryptogrammes, il était loin <strong>de</strong> s'attendre à ce que quelques<br />

instants d'un plaisir innocent se transforment en happening angoissant. S'étant, faute <strong>de</strong><br />

bolets, rabattu sur le ramassage <strong>de</strong> châtaignes tombées à terre, il aperçut, surgissant d'un<br />

6


uisson, un énergumène aux cheveux hérissés et à la barbe inculte, couvert <strong>de</strong> loques<br />

malpropres, qui s'avançait vers lui, un fusil à la main. "Les gendarmes je les <strong>de</strong>scends tous",<br />

dit-il en apprenant qu'il avait affaire à un militaire en civil, lequel croyait s'en tirer en arguant<br />

<strong>de</strong> sa qualité; notre chercheur <strong>de</strong> champignons eut la bonne idée <strong>de</strong> s'exprimer en béarnais:<br />

"N'ey pas troubat nat" (je n'en ait pas trouvé).<br />

Mis en confiance par cette communauté <strong>de</strong> langage qui rapprochait singulièrement les <strong>de</strong>ux<br />

hommes, et après moult palabres, <strong>Jeannot</strong> proposa soudain:<br />

"Viens boire un coup".<br />

Alors que, par chance, Paule était à ce moment-là absente, la mère cria tout <strong>de</strong> même à<br />

l'invité:<br />

"Foutez le camp: il va vous tuer".<br />

Avant <strong>de</strong> boire une rasa<strong>de</strong> <strong>de</strong> vin, aigre, notre gendarme, d'un air qui se voulait le plus<br />

anodin possible, <strong>de</strong>manda à examiner <strong>de</strong> plus près "aqueste fusil" que <strong>Jeannot</strong> gardait<br />

encore sous le bras. Surprise: celui-ci le laissa faire et ne dit rien lorsque l'autre enleva les<br />

<strong>de</strong>ux cartouches et les posa sur le rebord <strong>de</strong> la cheminée, pour accepter enfin <strong>de</strong> lever son<br />

verre.<br />

"N'ey pas saü, qu'ey ploumb" (ce n'est pas <strong>du</strong> sel, mais <strong>du</strong> plomb). C'étaient effectivement<br />

<strong>de</strong>s chevrotines pour gros gibier.<br />

"Je reviendrai", dit crânement le gendarme en guise d'au revoir.<br />

La <strong>de</strong>rnière plaisanterie à la mo<strong>de</strong> qui <strong>de</strong>meura longtemps en vogue à la briga<strong>de</strong>, chaque<br />

fois que quelqu'un venait, était la suivante: "Vous ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z pas à Bernard où il va<br />

chercher <strong>de</strong>s champignons?".<br />

Ainsi qu'il l'avait promis, Bernard revint, mais cette fois en uniforme et en mission,<br />

accompagné d'un collègue au volant d'une voiture <strong>de</strong> la gendarmerie ; ils eurent droit au<br />

scénario habituel: aboiements <strong>du</strong> chien, injures <strong>de</strong> la sœur: "Vous n'avez rien à faire ici,<br />

morts <strong>de</strong> faim, <strong>Jeannot</strong> n'est pas là". Devant l'insistance <strong>de</strong>s fonctionnaires venus apporter<br />

un nouveau fascicule <strong>de</strong> mobilisation à échanger contre l'ancien, <strong>Jeannot</strong> finit par se montrer<br />

dans l'encadrement <strong>de</strong> la fenêtre <strong>du</strong> grenier, armé selon son habitu<strong>de</strong>. "Qu'est-ce que vous<br />

me voulez 7" Après force discussions et l'exhibition <strong>du</strong> document officiel, Paule apporta à son<br />

frère le tiroir <strong>de</strong> gauche <strong>du</strong> buffet où se trouvait le fameux papier qui fut ainsi troqué.<br />

Et cela se termina par une nouvelle tournée <strong>de</strong> vin piqué, avec cependant une restriction<br />

personnalisée: "L'autre qui est dans la voiture, je ne l'invite pas".<br />

Des évènements insolites allaient se pro<strong>du</strong>ire, qui permettraient d'expliciter l'ambivalence<br />

affective <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong> envers sa mère, et une fois encore révéler l'ampleur <strong>de</strong>s troubles<br />

psychotiques qui avaient fait <strong>de</strong> lui un marginal apragmatique, méfiant et irascible, agi par<br />

<strong>de</strong>s hallucinations persécutives, claustré dans une <strong>de</strong>meure délabrée, aux côtés <strong>de</strong> sa sœur,<br />

elle-même virulente, et <strong>de</strong> leur mère, à présent âgée <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> soixante dix ans, qui laissait<br />

le souvenir d'une femme petite et menue, raisonnable malgré l'emprise <strong>de</strong> ses enfants qui<br />

l'avaient coupée <strong>de</strong> tout contact. La mort dramatique <strong>de</strong> son mari paraissait avoir éteint son<br />

énergie. Elle semblait désormais submergée par l'incurie ambiante, et résignée <strong>de</strong>vant<br />

l'inexorable dépérissement <strong>de</strong> la situation.<br />

Un soir <strong>de</strong> décembre 1971, le vétérinaire rendit visite à la ferme, pour s'occuper <strong>du</strong> bétail.<br />

Entré dans la cuisine, il aperçut la mère assise qui lui tournait le dos, immobile et silencieuse<br />

au coin <strong>du</strong> feu. Elle était morte <strong>de</strong>puis déjà quelques jours, et ses enfants tentaient <strong>de</strong> la<br />

réchauffer <strong>de</strong>vant l'âtre. Le déni <strong>de</strong> cette mort ne pouvait pas longuement <strong>de</strong>meurer aussi<br />

massif. Il allait se transformer, <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong> et <strong>de</strong> Paule, en refus d'inhumation <strong>du</strong><br />

7


cadavre dans le cimetière communal. Le nouveau maire allait <strong>de</strong>voir faire diligence et<br />

s'entremettre entre le couple et la Préfecture pour extorquer aux services administratifs une<br />

"autorisation d'inhumation dans une propriété privée" qui fut accordée le jour même, afin <strong>de</strong><br />

prévenir tout nouvel esclandre. Car <strong>Jeannot</strong> avait décidé d'enterrer sa mère à l'intérieur <strong>de</strong> la<br />

maison, sous l'escalier. C'est lui-même qui avait creusé le trou. Seuls, l'ancien maire, et le<br />

menuisier qui avait apporté le cercueil, assistaient à la mise en bière et à ces singulières<br />

obsèques. <strong>Jeannot</strong> avait muni la dépouille <strong>de</strong> la défunte d'un viatique pour l'au-<strong>de</strong>là, bouteille<br />

<strong>de</strong> vin et saucisson; au cas où elle s'ennuierait, il avait ajouté une pelote <strong>de</strong> laine et un jeu<br />

d'aiguilles à tricoter. Ensuite, il procéda lui-même à l'ensevelissement, le fusil en bandoulière.<br />

La disparition <strong>de</strong> la mère allait précipiter la <strong>de</strong>scente aux enfers <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux orphelins claustrés<br />

qui ne bénéficieraient plus <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong> la seule personne jouissant encore <strong>de</strong> lucidité<br />

et <strong>de</strong> modération, capable d'assurer tant bien que maI la marche <strong>de</strong> la maison.<br />

Il ne subsistait dorénavant plus d'obstacle aux réactions excessives qu'engendraient les<br />

perceptions hallucinatoires en provenance <strong>de</strong> cette satanée antenne qui luisait au-<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong>s chênes, sur la colline là-bas: uniquement l'inévitable surenchère qui influençait chacun<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux survivants, chaque jour un peu plus dépendants l'un <strong>de</strong> l'autre, et plus<br />

profondément déboutés <strong>du</strong> réel.<br />

La maison se transformait en taudis encombré <strong>de</strong> débris, <strong>de</strong> détritus, d'immondices,<br />

d'emballages périmés, <strong>de</strong> vaisselle sale et <strong>de</strong> har<strong>de</strong>s usagées.<br />

L'atmosphère que Cormac Mac Cathy a décrite dans son Outer Dork avait réellement pris<br />

corps ici, et s'était quasiment figée entre ces murs humi<strong>de</strong>s dans la pénombre qui filtrait <strong>de</strong>s<br />

vitres crasseuses colonisées par les araignées.<br />

Finis, les déboulés martiaux au détour <strong>de</strong>s chemins qui ceinturaient la propriété: <strong>Jeannot</strong><br />

avait coulé <strong>du</strong> sable dans les organes <strong>de</strong> transmission <strong>du</strong> tracteur afin que personne ne<br />

puisse s'en servir. La traction avant et la charrette paternelle servaient <strong>de</strong>puis longtemps <strong>de</strong><br />

perchoirs aux volailles. Chardons et ronces s'enhardissaient pour occuper l'espace <strong>de</strong> la cour<br />

dans laquelle <strong>Jeannot</strong> ne s'aventurait plus.<br />

La mort <strong>de</strong> sa mère le confinait plus étroitement au rez-<strong>de</strong>-chaussée <strong>de</strong> la ferme, dans la<br />

cuisine d'où partait l'escalier sous lequel reposait sa mère, et dans la chambre attenante. Il<br />

passait ainsi le plus clair <strong>de</strong> son temps à proximité immédiate <strong>de</strong> la tombe, et c'est alors qu'il<br />

entreprit la gravure <strong>du</strong> <strong>plancher</strong>, <strong>de</strong> part et d'autre <strong>de</strong> son lit.<br />

Ne s'alimentant plus, <strong>Jeannot</strong> n'allait survivre à sa mère que quelques mois. Il décéda<br />

d'inanition cinq mois plus tard, à l'âge <strong>de</strong> trente trois ans, après avoir mené à bien la<br />

rédaction <strong>de</strong> son testament en forme <strong>de</strong> déclaration universelle. La presse locale se fit l'écho<br />

(un écho embelli d'enjolivures et <strong>de</strong> détails incontrôlables ou inexacts) <strong>de</strong> cette lente agonie<br />

et <strong>de</strong> cette fin qui ressemblait à un suici<strong>de</strong>:<br />

"A M.., un paysan béarnais se laisse mourir sur la tombe <strong>de</strong> sa mère enterrée sous l'escalier<br />

<strong>de</strong> la ferme...<br />

Pendant sept mois, le fusil à la main, un paysan béarnais âgé <strong>de</strong> quarante ans, a veillé le<br />

corps <strong>de</strong> la mère enterrée sous l'escalier <strong>de</strong> la ferme. Pendant sept mois, il a nié cette mort<br />

et .surtout il a refusé à sa mère défunte comme il le refusait à lui-même la séparation <strong>de</strong> la<br />

terre familiale, l'abandon <strong>de</strong> la 'propriété". Au village voisin <strong>de</strong> M.., on Je tenait pour simple<br />

d'esprit et on évitait d'approcher <strong>de</strong> la ferme car on le savait dangereux. Mais pendant sept<br />

mois on a respecté jusque dans la démence cet attachement à la terre " : personne n'a<br />

cherché à forcer cette volonté farouche.<br />

8


Lorsque la mère est morte, le fils l'a enterrée lui-même, seul, au milieu <strong>de</strong> la maison et a<br />

commencé une gar<strong>de</strong> vigilante. Le maire est venu, le curé aussi, pour tenter <strong>de</strong> lui faire<br />

entendre raison. Il les a chassés, en brandissant son fusil, Sa sœur est restée à ses côtés,<br />

folle elle aussi, dit-on, ou peut-être simplement respectueuse <strong>de</strong> cette dévotion jusqu'à<br />

partager la folie <strong>du</strong> frère.<br />

Le fils a commencé alors la célébration d'une sorte <strong>de</strong> culte antique <strong>de</strong>s ancêtres. Il ne s 'est<br />

plus éloigné <strong>du</strong> centre <strong>de</strong> la maison où il avait conservé le corps <strong>de</strong> sa mère comme pour y<br />

vénérer ses dieux lares.<br />

A l'extérieur, les cent quatre vingt dix habitants <strong>de</strong> M... n'ont pas cherché à bouleverser le<br />

rite. Le maire a même réussi à le faire admettre par les autorités préfectorales qui ont<br />

accordé "autorisation exceptionnelle d'inhumation en terre privée. Il ne s'agissait, en réalité,<br />

que d'une formalité administrative régularisant une situation <strong>de</strong> fait en attendant que le<br />

choses évoluent.<br />

Et les choses ont évolué: le pauvre homme s'est finalement laissé mourir d'inanition en<br />

refusant peu à peu toute nourriture <strong>de</strong>vant la tombe maternelle, sur laquelle chaque jour il<br />

disposait <strong>de</strong>s corbeilles <strong>de</strong> fruits... La sœur reste désormais seule à la ferme avec le bétail et<br />

les volailles. Une assistante sociale va la voir <strong>de</strong> temps en temps... ".<br />

Paule tenta bien <strong>de</strong> renouveler le coup d'éclat <strong>de</strong> son frère en exigeant que celui-ci rejoigne<br />

leur mère sous l'escalier, Elle <strong>du</strong>t cependant accepter qu'il soit inhumé au cimetière, Elle ne<br />

se rendit même pas aux obsèques. Agée <strong>de</strong> quarante cinq ans, elle allait s'enfoncer dans<br />

une solitu<strong>de</strong> absolue, <strong>de</strong> temps en temps rompue par la visite <strong>de</strong>s services sociaux dont elle<br />

refusait les colis alimentaires <strong>de</strong> peur d'être empoisonnée.<br />

Elle parvenait ainsi à constituer, bien avant l'heure, le syndrome <strong>de</strong> Diogène, dont traite J.M.<br />

Havert dans sa Clinique relationnelle <strong>de</strong> l'isolement qui décrit la vie dans un taudis insalubre<br />

rempli d'or<strong>du</strong>res ménagères et dans un état <strong>de</strong> saleté extrême; et ceci, même en l'absence<br />

<strong>de</strong> problèmes économiques.<br />

Faut-il en effet alléguer ici un choix <strong>de</strong> vie délibérément effectué par Paule, ou bien ne<br />

convient-il pas <strong>de</strong> faire intervenir un abandon déguisé sous divers prétextes, qui cachait mal<br />

le désarroi ambiant?<br />

Placée sous tutelle <strong>du</strong> fait qu'elle n'acquittait plus ni taxes ni impôts, et qu'elle ne payait plus<br />

d'abonnements, ce qui avait entraîné la coupure <strong>de</strong> l'électricité, par la suite rétablie par souci<br />

humanitaire dans une ou <strong>de</strong>ux pièces encore habitables, Paule n'était plus qu'une pauvresse<br />

véhémente et inabordable qui se terrait dans son galetas malsain. Quelques légumes qui<br />

s'ensemençaient dans le potager aux herbes folles, et quelques œufs trouvés dans les<br />

dépendances suffisaient à l'alimenter. Dans les champs, elle dérobait <strong>de</strong>s épis <strong>de</strong> mais<br />

qu'elle concassait grossièrement pour en faire une bouillie cuite à l'eau, autrefois nourriture<br />

<strong>de</strong>s paysans les plus pauvres, et aujourd'hui mets à la mo<strong>de</strong> chez tous ceux qui retournent à<br />

leurs racines rurales...<br />

Elle finit par se nourrir exclusivement <strong>de</strong> maïs, au risque <strong>de</strong> s'exposer aux avitaminoses<br />

décrites chez les Andins atteints <strong>de</strong> troubles mentaux <strong>du</strong> fait <strong>de</strong> leurs carences.<br />

La ruine et la dispersion <strong>du</strong> bétail parachevèrent cette irréversible exclusion, tandis que se<br />

complétait une dépersonnalisation alliant la perte <strong>du</strong> statut social et le retranchement<br />

vésanique.<br />

9


Certaines bêtes mouraient dans les champs et leurs charognes empestaient l'atmosphère,<br />

faisant par ailleurs courir les risques d'une épizootie aux autres élevages. Demeurés<br />

attachés par leur licol, d'autres animaux étaient morts <strong>de</strong> faim dans la grange; leurs<br />

squelettes furent retrouvés intacts après le décès <strong>de</strong> Paule.<br />

La municipalité prit la décision d'intervenir autoritairement et, prévoyant l'opposition obstinée<br />

<strong>de</strong> la fermière, monta une véritable expédition avec le vétérinaire, l'équarrisseur et la<br />

gendarmerie afin <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r aux vaccinations réglementaires <strong>du</strong> cheptel et à l'enlèvement<br />

<strong>de</strong>s cadavres. Il fallut finalement ai<strong>de</strong>r les bœufs étiques à grimper dans la bétaillère. Cette<br />

opération <strong>de</strong> salubrité fut vécue comme une marque supplémentaire d'hostilité par Paule, qui<br />

se répandit une fois <strong>de</strong> plus en protestations enflammées.<br />

Elle allait ainsi survivre un peu plus <strong>de</strong> vingt ans à son frère, dont elle avait partagé la<br />

claustration et le dénuement. Un jour <strong>de</strong> l'été 1993, après un long laps <strong>de</strong> temps au terme<br />

<strong>du</strong>quel plus aucun signe <strong>de</strong> vie n'émanait <strong>de</strong> la ferme ruinée, les gendarmes se mirent à la<br />

recherche <strong>de</strong> Paule. Elle s'était éteinte, <strong>de</strong>puis trois semaines environ, lorsque son cadavre<br />

parcheminé fut découvert, revêtu <strong>de</strong> chiffons, recroquevillé dans un recoin <strong>de</strong> l'étable à<br />

cochons. Ainsi s'achevait le calvaire <strong>du</strong> seul témoin qui avait assisté à la gravure <strong>du</strong> <strong>plancher</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong>.<br />

Dégagé <strong>de</strong>s or<strong>du</strong>res et <strong>de</strong>s gravats, le message <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong> apparut alors dans sa ru<strong>de</strong><br />

singularité première à la lumière <strong>du</strong> jour, rempli d'une puissance ambiguë qui dévoilait<br />

l'ampleur d'une errance monstrueuse hors <strong>du</strong> temps; comme si les manifestes <strong>de</strong> la<br />

psychose obéissaient à une règle négative informulée qui leur interdit d'atteindre un<br />

interlocuteur approprié, qui aboutit à les divulguer à contretemps, comme si la mort était leur<br />

seule et légitime <strong>de</strong>stinatrice.<br />

A l'instar <strong>de</strong>s herbes folles, <strong>de</strong>s chardons et <strong>de</strong>s ronces. <strong>de</strong> plus belle partis à l'assaut <strong>de</strong>s<br />

bâtiments vétustes <strong>de</strong> la ferme qu'ils enveloppaient <strong>de</strong> leurs frustes végétations, la légen<strong>de</strong><br />

se chargeait <strong>de</strong> travestir la sordi<strong>de</strong> réalité: "On avait trouvé <strong>de</strong>s livres <strong>de</strong> magie noire dans la<br />

maison. <strong>Jeannot</strong> avait sculpté au couteau les versets <strong>de</strong> la Bible sur le <strong>plancher</strong>...".<br />

Détail intéressant. les <strong>de</strong>ux fragments gravés se situaient l'un à la tête, l'autre au pied <strong>de</strong> son<br />

lit, à proximité (à l'épaisseur près d'une cloison) <strong>de</strong> la tombe maternelle. parallèle au grabat<br />

<strong>de</strong> son fils.<br />

Parfaitement conservé et lisible, le texte nous restitue le contenu <strong>du</strong> délire d'influence et<br />

d'action extérieure partagé par <strong>Jeannot</strong> et sa sœur, qui l'exprimaient unanimement en<br />

invectives et en injures. Qu'il apparaisse à la fois confus. incohérent. répétitif, impliquant<br />

pêle-mêle l'.Eglise. Hitler et les maquis <strong>de</strong> son enfance, soit ; il nous fournit tout <strong>de</strong> même<br />

l'explication posthume <strong>de</strong> l'intrusion armée <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong> chez ses voisins, et nous éclaire sur<br />

l'origine et les circonstances <strong>de</strong> sa claustration pathologique.<br />

La revendication insistante d'une innocence native. préservée bien qu'injustement menacée<br />

d'un mystérieux procès ouvert à l'échelle universelle, nous rappelle Kafka en même temps<br />

que les excuses d'Agamemnon: "Ce n'est pas moi qui suis coupable. mais Zeus et le<br />

Destin... .<br />

Plus simplement. <strong>Jeannot</strong> nous rend perceptible le lien qui unit le paysan à son bétail,<br />

lorsque la bête se charge <strong>de</strong> porter les symptômes <strong>du</strong> maître dont elle épouse solidairement<br />

le sort: l'incurie <strong>de</strong> l'éleveur, préjudiciable à la santé <strong>de</strong> son troupeau. se change ici en<br />

persécution menée par la religion.<br />

10


Cependant. la <strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong> la gravure comporte une tonalité mégalomaniaque<br />

inatten<strong>du</strong>e, même si elle ne nous étonne pas outre mesure. Celle-ci naît <strong>de</strong> la coïnci<strong>de</strong>nce<br />

qui ressort <strong>du</strong> rapprochement <strong>de</strong>s prénoms <strong>du</strong> frère et <strong>de</strong> la sœur ainsi que <strong>de</strong> ceux-là<br />

mêmes <strong>de</strong>s papes récents Jean XXIII et Paul VI. réunis dans le nom <strong>du</strong> Saint Père actuel,<br />

Jean Paul II.<br />

Certains d'entre nous verront là la reconstitution <strong>de</strong> l'androgyne primordial cher à Platon,<br />

d'autres une allusion aux figures <strong>de</strong>s principes alchimiques mâle et femelle; d'autres enfin<br />

évoqueront. avec autant <strong>de</strong> pertinence, les noces mystiques <strong>du</strong> Christ et <strong>de</strong> son Eglise dont<br />

l'Apocalypse nous entretient..<br />

L'analyse <strong>de</strong> cette œuvre singulière que représente le <strong>plancher</strong> <strong>de</strong> <strong>Jeannot</strong> ne s'arrête<br />

évi<strong>de</strong>mment pas à ces quelques considérations immédiates.<br />

Les témoignages recueillis grâce à la discrète intervention d'intermédiaires conscients d'ai<strong>de</strong>r<br />

à la dédramatisation <strong>de</strong> <strong>l'histoire</strong> <strong>du</strong> <strong>plancher</strong>, laquelle finit par se confondre avec celle <strong>de</strong><br />

<strong>Jeannot</strong> et <strong>de</strong> sa sœur. auront au moins permis d'atténuer le traumatisme infligé à une<br />

communauté entière qui jusqu'à présent gardait une réserve gênée, hochait la tête en<br />

invoquant une malédiction venue on ne savait d'où, et se sentait confusément coupable d'un<br />

malheur au cours implacable, dirigé par une logique qu'ils n'avaient pas su déjouer et<br />

combattre, mais qu'ils avaient subie, paralysés par leurs craintes secrètes et leurs préjugés<br />

archaïques.<br />

Vient aussi le temps <strong>du</strong> silence, émanant paradoxalement <strong>de</strong> ce texte pathétique qui dit bien<br />

plus que <strong>de</strong>s mots et <strong>de</strong>s cris. un silence pétri <strong>de</strong> respect malhabile et <strong>de</strong> gauche<br />

compassion, car nous savons le silence mal fait pour enfermer une tragédie qui, par sa<br />

violence, rejoint les drames antiques et les mythes fondateurs <strong>de</strong> l'humanité.<br />

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