Editura Universitãþii de Vest,Timiºoara, 2008 - Dialogues ...
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14<br />
<strong>Editura</strong> <strong>Universitãþii</strong> <strong>de</strong> <strong>Vest</strong>,<strong>Timiºoara</strong>, <strong>2008</strong>
dialoguesfrancophones<br />
Rédacteur en chef : Margareta GYURCSIK (Roumanie)<br />
Rédacteur adjoint : Georgiana LUNGU BADEA (Roumanie)<br />
COMITÉ SCIENTIFIQUE<br />
Mariana IONESCU (Canada)<br />
Yves LEROUX (France)<br />
Marc QUAGHEBEUR (Belgique)<br />
Klaus ERTLER (Autriche)<br />
Georges FRERIS (Grèce)<br />
Rodica POP-LASCU (Roumanie)<br />
Elena GHIŢĂ (Roumanie)<br />
Andreea GHEORGHIU (Roumanie)<br />
CORRESPONDANCE<br />
Université <strong>de</strong> l’Ouest TIMISOARA<br />
Centre d’Étu<strong>de</strong>s francophones<br />
4, Vasile Pârvan<br />
300223 Timişoara<br />
Roumanie<br />
Courriel : cef@rectorat.uvt.ro<br />
ISSN 1224-7073<br />
Editor<br />
Adrian Bodnaru<br />
Couverture :<br />
Dan Ursachi<br />
Maquette et Mise en page :<br />
Dragoş Croitoru
Table <strong>de</strong>s matières<br />
1. Écrivains francophones d’origine roumaine<br />
Richard SAINT-GELAIS , La métalepse du traducteur: Tsepeneag, Paruit,<br />
Le Mot sablier / 7<br />
Georgiana LUNGU-BADEA, Sur le bilinguisme du soi. Fictionnalisation <strong>de</strong>s<br />
actes d’écrire et <strong>de</strong> traduire / 19<br />
2. Littérature francophone <strong>de</strong> Canada<br />
Denis BOURQUE et James <strong>de</strong> FINNEY, L’Acadie <strong>de</strong> 1605 à 1957, un<br />
parcours géo-littéraire / 29<br />
Klaus-Dieter ERTLER, Texte et illustration dans le discours social du Québec<br />
<strong>de</strong>s années 30 : La vie inspirée <strong>de</strong> Jeanne Mance par Pierre Benoit / 45<br />
Peter KLAUS, La latinoaméricanité <strong>de</strong> la littérature québécoise / 57<br />
Ab<strong>de</strong>rrahman BEGGAR, Rupture et critique chez F. Nietzsche et<br />
H. Bouraoui / 73<br />
Lucie LEQUIN, Excès contagieux et résilience. La violence dans l’œuvre <strong>de</strong><br />
Marie-Célie Agnant, Nelly Arcan, Abla Farhoud et Aki Shimazaki / 95<br />
Mariana IONESCU, L’Indien et l’Inuk d’Yves Thériault par rapport à<br />
l’Autre / 107<br />
Voichiţa-Maria SASU, L’été rouge <strong>de</strong> Michel : Le Dernier été <strong>de</strong>s Indiens <strong>de</strong><br />
Robert Lalon<strong>de</strong> / 117<br />
Delia GEORGESCU, Les Lettres chinoises écrites en français / 131<br />
Yves LABERGE , L’écrivain personnage dans le récit construit <strong>de</strong> l’interview<br />
télévisée / 143
3. Littérature française<br />
Elena GHIŢĂ, Le réseau figural <strong>de</strong> l’ombre dans l’œuvre <strong>de</strong> Pascal<br />
Quignard / 157<br />
4. Litérature francophone <strong>de</strong> Maghreb<br />
Elena-Brandusa STEICIUC, Un cri d’alarme contre et l’islamisme et le<br />
nazisme: Le village <strong>de</strong> l’Allemand <strong>de</strong> Boualem Sansal / 167<br />
5. Comptes rendus<br />
Randonnées francophones (Andreea Gheorghiu) / 179<br />
Atelier <strong>de</strong> traduction (Neli Eiben Farama) / 187<br />
Atelier <strong>de</strong> traduction (Ilona Balazs) / 192<br />
Yves Frontenac, Les remblais du temps. Chroniques 1962-2002 (Georgiana<br />
Lungu-Ba<strong>de</strong>a) / 195<br />
Entretiens<br />
Entretien avec Guy Vaes (Adina-Irina Romosan) / 199<br />
Corps féminin et texte chez Jacqueline Harpman (Vlad-Georgian Mezei) / 213<br />
Abstracts / 221<br />
Notes bio-bibliographiques / 227
1<br />
ÉCRIVAINS FRANCOPHONES D’ORIGINE<br />
ROUMAINE
La métalepse du traducteur:<br />
Tsepeneag, Paruit, Le Mot sablier<br />
La narratologie <strong>de</strong>s bords<br />
Richard SAINT-GELAIS<br />
Université Laval<br />
Canada<br />
Daniel Vaillancourt: J’ai <strong>de</strong>s doutes quant<br />
à l’existence <strong>de</strong> Tsepeneag...<br />
Jean-Pierre Vidal: Il existe, je l’ai rencontré...<br />
(Un temps) Mais je reconnais que ce n’est<br />
pas une preuve.<br />
Tout entière consacrée aux instances narratives, la narratologie se<br />
<strong>de</strong>vait, très tôt, <strong>de</strong> rencontrer sur son chemin la curieuse situation énonciative<br />
<strong>de</strong>s récits, du moins ceux <strong>de</strong> fiction, lesquels, on le sait, sont à la<br />
fois, et au moins, rédigés par une instance réelle (l’écrivain) et narrés par<br />
une instance fictive (le narrateur). Je dis «au moins» car, pour certains<br />
théoriciens et critiques, la nécessité d’attribuer certaines décisions,<br />
notamment esthétiques, à une instance qui ne soit ni l’auteur en chair et<br />
en os ni le narrateur, conduit à postuler une instance en quelque sorte<br />
intermédiaire — comme le fait Jaap Lintvelt lorsqu’il inclut dans son<br />
modèle un «auteur abstrait» et son répondant, le lecteur abstrait (1981,<br />
17). Le relatif confort <strong>de</strong> cette structure tri-énonciative est toutefois vite<br />
compromis par <strong>de</strong>s questions embarrassantes, concernant par exemple le
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 8<br />
paratexte: qui, <strong>de</strong> l’auteur réel, <strong>de</strong> l’auteur abstrait ou du narrateur, effectue<br />
le découpage en chapitres? Qui appose les épigraphes, choisit les<br />
titres, etc.? 1 Ce genre <strong>de</strong> questions, dans l’immense majorité <strong>de</strong>s cas,<br />
<strong>de</strong>meurera purement théorique, mais il arrive que <strong>de</strong>s dispositifs, soudain,<br />
amènent le lecteur à se pencher sur ce qu’il avait probablement<br />
négligé jusque-là. Ainsi, dans The Mur<strong>de</strong>r of Roger Ackroyd (Christie 1948<br />
[1926]), lorsqu’au chapitre XXIII le narrateur Sheppard remet le manuscrit<br />
du récit — du récit qu’on a lu — à Hercule Poirot, dans le but, prétend-il,<br />
<strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>r dans son enquête. On apprend à cette occasion que la division en<br />
chapitres est <strong>de</strong> son fait; mais, surtout, cet engouffrement du récit dans la<br />
diégèse, dont il <strong>de</strong>vient un élément au même titre que les meubles et les<br />
vêtements <strong>de</strong>s personnages, re<strong>de</strong>ssine spectaculairement la frontière<br />
entre l’intérieur et l’extérieur (du récit et <strong>de</strong> la fiction), sans compter<br />
qu’elle prépare à sa manière une autre surprise, célèbre celle-là, qui surgira<br />
au moment où on apprendra l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> l’assassin.<br />
C’est encore une fois à une capture narrative d’une partie du paratexte<br />
qu’on assiste dans Le Scarabée dans la fourmilière, roman <strong>de</strong>s frères<br />
Strougatski (1982) où l’épigraphe, désignée comme le «poème d’un petit<br />
garçon» 2 , et donc sans doute, se dira le lecteur, comme les mots d’un petit<br />
garçon réel, se révèle (67) une citation d’un petit garçon appartenant à<br />
l’histoire et donc fictif. Du coup, le lecteur ne sait plus trop s’il doit supposer<br />
une métalepse (les auteurs citant un personnage fictif) ou s’il doit<br />
étendre jusqu’à l’épigraphe la zone placée sous l’autorité énonciative du<br />
narrateur.<br />
Cette attention que la théorie du récit gagnerait, je crois, à consacrer<br />
aux marges du récit, je m’essaierai à l’exercer sur un cas, un peu particulier<br />
il est vrai, <strong>de</strong> traduction. Ce projet pourra surprendre, puisque le traducteur<br />
paraît, narrativement parlant, tout à fait hors-circuit. Énonciativement<br />
parlant, en effet, le traducteur n’est d’ordinaire qu’un porte-parole<br />
<strong>de</strong> l’auteur, un pur relais qui ré-énonce le texte dans une autre langue,<br />
mais qui s’efface en ne laissant aucune marque énonciative propre 3 . Le<br />
traducteur se trouve ainsi rejeté dans les marges paratextuelles (couverture,<br />
notes infrapaginales et notices diverses); quel que soit l’impact stylistique,<br />
linguistique ou sémantique <strong>de</strong> son activité, le traducteur ne saurait<br />
être une instance énonciative à part entière: son «je» n’a pas droit <strong>de</strong><br />
cité dans le texte.<br />
On ne s’étonnera pas trop, dès lors, <strong>de</strong> ce que la plupart <strong>de</strong>s esthétiques<br />
<strong>de</strong> la traduction soient, finalement, <strong>de</strong>s esthétiques <strong>de</strong> la disparition.<br />
La traduction est alors vue comme un masque qui, paradoxalement,<br />
<strong>de</strong>vrait idéalement s’effacer <strong>de</strong>rrière — ou plutôt <strong>de</strong>vant — ce qu’elle<br />
recouvre. Ou, en termes moins métaphoriques: comme un texte que la lec-
9 1. ÉCRIVAINS FRANCOPHONES D’ORIGINE ROUMAINE<br />
ture ne <strong>de</strong>vrait pas remarquer en tant que tel. Là où la traduction se<br />
montre, dans cette perspective, c’est là où elle est prise en défaut.<br />
Et pourtant, l’un <strong>de</strong>s buts <strong>de</strong> la traduction est <strong>de</strong> permettre à certains<br />
lecteurs <strong>de</strong> se passer du texte original. On peut alors parler <strong>de</strong> rôle supplétif<br />
<strong>de</strong> la traduction. C’est le cas, bien entendu, <strong>de</strong> toutes les traductions<br />
<strong>de</strong> textes écrits dans une langue que le lecteur ne connaît pas ou qu’il maîtrise<br />
insuffisamment. Mais il arrive parfois que la traduction joue ce rôle<br />
supplétif <strong>de</strong> façon forte; cela se produit lorsque la version traduite est la<br />
seule sous laquelle on connaisse le texte. En pareil cas, c’est la traduction<br />
qui, temporairement ou <strong>de</strong> façon irrémédiable, pour le meilleur ou pour le<br />
pire, constitue, je n’irai pas jusqu’à dire l’original, mais du moins le seul<br />
texte <strong>de</strong> référence. Pendant longtemps, on le sait, Le Neveu <strong>de</strong> Rameau n’a<br />
été connu, pour les lecteurs français, que dans la traduction française <strong>de</strong><br />
la traduction alleman<strong>de</strong> <strong>de</strong> Goethe. Une telle situation correspond à ce que<br />
Jean-René Ladmiral (1979, 46) appelle une «retraduction»<br />
(Rückübersetzung). Deux traductions en sens inverses ne s’annulant pas<br />
forcément, on se retrouvait alors avec un texte à la fois plus près <strong>de</strong> l’original<br />
(puisque écrit lui aussi en français) et plus éloigné (puisque <strong>de</strong>ux<br />
opérations <strong>de</strong> traductions l’en séparent).<br />
Une œuvre entre <strong>de</strong>ux langues<br />
Mais le cas sur lequel je m’arrêterai est celui <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> l’écrivain<br />
roumain Dumitru Tsepeneag. Les trois premiers livres <strong>de</strong> Tsepeneag,<br />
Exercices d’attente (1972), Arpièges (1973) et Les Noces nécessaires (1977)<br />
ne sont disponibles, du moins pour ceux d’entre nous qui ne lisent pas le<br />
roumain, qu’à travers la traduction française d’Alain Paruit; cas standard<br />
<strong>de</strong> traduction supplétive. Les choses se compliquent toutefois lorsqu’on<br />
abor<strong>de</strong> Le Mot sablier (1984), quatrième livre publié en France par<br />
Tsepeneag. D’abord, cette indication qui apparaît en tête du texte: «Le<br />
texte en romain a été traduit du roumain par Alain Paruit» (10). Comme,<br />
pendant plusieurs pages, tout le texte est en romain, l’indication équivaut<br />
pratiquement, du moins pour l’instant, à un: «traduit du roumain par<br />
Alain Paruit», sauf que le lecteur peut déjà s’attendre, bien sûr, à ce que<br />
tout le texte ne soit pas en romain. Même en supposant que le lecteur<br />
finisse par oublier cette note un peu intrigante, les premières lignes lui<br />
feront comprendre, et spectaculairement, que les rapports entre texte original<br />
et texte traduit sont assez inhabituels ici:<br />
comme je me l’étais proposé mais ce ne fut pas possible et je risque maintenant<br />
<strong>de</strong> me tirer <strong>de</strong> ce cercle vicieux (ou plutôt <strong>de</strong>ux cercles <strong>de</strong>ssinant un
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 10<br />
huit) qu’au prix d’encore un texte écrit en roumain et qu’Alain aura encore<br />
à traduire en se triturant les méninges tandis que je souffrirai inutilement<br />
auprès <strong>de</strong> lui en me rendant parfaitement compte qu’aussi génial que soit<br />
le traducteur une traduction reste une traduction [.] (11)<br />
La traduction, on le voit, n’est pas simplement ici une opération supplétive,<br />
visant à remplacer la lecture, théoriquement possible, du texte original.<br />
On a plutôt un texte qui prévoit sa propre traduction, qui va jusqu’à<br />
décrire ce détour interlinguistique, à venir pour le scripteur, déjà réalisé<br />
pour le lecteur. Bref: la traduction, ici, n’est pas un après-coup succédant<br />
à l’écriture. C’est un après-coup mais qui fait déjà partie, et lisiblement,<br />
du projet scriptural. Le texte ne fait pas qu’anticiper sa traduction: il s’écrit<br />
à partir <strong>de</strong> celle-ci.<br />
Cette situation paradoxale recevra, dès la <strong>de</strong>uxième page, ce qu’il est<br />
tentant <strong>de</strong> lire comme une explication biographique. Le scripteur nous y<br />
indique en effet que «ce que j’ai écrit ces <strong>de</strong>rnières années n’a été publié<br />
qu’en traduction» (12). Le lecteur qui connaît moindrement la prose <strong>de</strong><br />
Tsepeneag sait à quel point elle s’éloigne <strong>de</strong> ce qui <strong>de</strong>vait être, sous le<br />
régime <strong>de</strong> Ceaucescu, la ligne officielle <strong>de</strong> la littérature roumaine (dont<br />
Tsepeneag dit d’ailleurs en première page: «la pauvre n’oublions pas<br />
qu’elle avait attrapé le réalisme socialiste» (11)). Il n’est dès lors pas difficile<br />
d’imaginer que, face à l’impossibilité <strong>de</strong> publier dans sa langue et dans<br />
son pays, Tsepeneag ait fini par se résoudre à passer par l’intermédiaire<br />
<strong>de</strong> la traduction française, celle-ci jouant alors un rôle similaire à celui <strong>de</strong><br />
la traduction alleman<strong>de</strong> du Neveu <strong>de</strong> Rameau pendant le dix-neuvième<br />
siècle — mais évi<strong>de</strong>mment pour <strong>de</strong> tout autres raisons. À cette situation,<br />
Le Mot sablier imprime toutefois un tour <strong>de</strong> vis supplémentaire puisque la<br />
traduction, du fait qu’elle est envisagée d’entrée <strong>de</strong> jeu par Tsepeneag,<br />
<strong>de</strong>vient un <strong>de</strong>s moteurs du livre en train <strong>de</strong> s’écrire.<br />
Mais toute cette lecture présuppose une décision qui, aussi naturelle<br />
qu’elle paraisse, ne va pas tout à fait <strong>de</strong> soi: la décision d’i<strong>de</strong>ntifier, ne<br />
serait-ce qu’hypothétiquement, l’instance narrative (anonyme) à l’auteur<br />
Tsepeneag 4 . Certes, les passages que j’ai déjà cités appuient fortement<br />
cette décision, au point qu’elle ne semblera même pas hypothétique pour<br />
bien <strong>de</strong>s lecteurs. À y regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près, on notera que c’est à travers<br />
le (pré)nom du traducteur, curieusement, que la lecture peut établir l’i<strong>de</strong>ntification<br />
du narrateur à l’auteur; le raisonnement étant en quelque sorte:<br />
si le «Alain» dont il est question dans le texte correspond à «Alain Paruit»,<br />
alors le «je», lui, correspondrait à Tsepeneag. Ici encore, donc, le traducteur<br />
fonctionnerait comme un relais rendu indispensable. Quoi qu’il en<br />
soit, cette manœuvre i<strong>de</strong>ntificatoire a quelque chose d’éminemment
11 1. ÉCRIVAINS FRANCOPHONES D’ORIGINE ROUMAINE<br />
confortable, puisqu’elle aboutit à arrimer le texte à <strong>de</strong>s référents, auxquels<br />
il renverrait <strong>de</strong> façon transparente. C’est oublier que les référents en question<br />
ne sont en fait, pour le lecteur, qu’un effet du paratexte: Tsepeneag,<br />
Paruit, ces instances-là se voient accor<strong>de</strong>r le statut <strong>de</strong> personnes réelles<br />
du seul fait qu’elles figurent dans le livre en tant que relevant du horstexte.<br />
Masques énonciatifs<br />
On peut être tenté, arrivé à ce point <strong>de</strong> proposer une comparaison<br />
avec ces autres paratextes remarquables que sont les pseudonymes. Ceuxci,<br />
en plus <strong>de</strong> leurs effets <strong>de</strong> masques, permettent aussi ce qu’on pourrait<br />
appeler une textualisation du paratexte. Plus précisément, ils permettent,<br />
dans la mesure bien entendu où ils sont lus comme pseudonymes, la mise<br />
en place d’un dispositif où ce qui est d’ordinaire hors-texte (le nom du<br />
signataire) peut être lu comme une composante du texte. Pris dans les<br />
réseaux signifiants du texte, la signature s’expose dès lors à <strong>de</strong>s modalités<br />
<strong>de</strong> lecture bien particulières. Exemple parmi bien d’autres: Lautréamont,<br />
qui se donne à lire comme un: l’autre est (en) amont. Le texte tend ainsi à<br />
annexer ce qui l’enclôt, à savoir le livre, ou plutôt, plus précisément, ce<br />
lieu stratégique du livre par lequel la réalité marque habituellement sa<br />
juridiction, c’est-à-dire justement le paratexte.<br />
L’autre face du pseudonyme, c’est-à-dire son statut <strong>de</strong> masque, tend<br />
toutefois à rétablir les prérogatives <strong>de</strong> la réalité: si le pseudonyme étend<br />
la fiction au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s limites du texte, il n’en <strong>de</strong>meure pas moins que cette<br />
fiction-là se donne à lire comme un déguisement sous lequel on peut<br />
retrouver la réalité: le vrai nom <strong>de</strong> l’auteur. Toute l’ambivalence du pseudonyme<br />
tient à ce double mouvement qu’il imprime à la lecture, et qui fait<br />
qu’une part du paratexte <strong>de</strong>vient déjà du texte, mais un texte second par<br />
rapport à une appellation d’origine.<br />
Tsepeneag, s’il s’avance pour sa part à visage découvert 5 , ne se prive<br />
cependant pas <strong>de</strong> rendre passablement retors le fonctionnement énonciatif<br />
du Mot sablier. Le masque, ici, ne recouvre pas le nom du signataire:<br />
c’est le texte entier qui s’organise selon une sorte <strong>de</strong> feuilleté énonciatif.<br />
Car la prise en considération <strong>de</strong> la traduction à venir ne se limite pas,<br />
comme dans les lignes que j’ai citées, à la teneur du texte: elle affecte les<br />
moindres détails <strong>de</strong> son phrasé. À lire, en effet, Le Mot sablier, on ne peut<br />
manquer d’être frappé par le fourmillement <strong>de</strong> jeux signifiants qui<br />
émaillent le texte: ainsi, un passage sur la cuisson <strong>de</strong>s œufs à la coque est<br />
suivi d’un autre où il est question du plumage d’un coq: «quoi qu’il en soit<br />
on s’en servait à la cuisson <strong>de</strong>s œufs à la coque / elle sourit en regardant
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 12<br />
par la fenêtre: le jaune et le vert dominent dans le plumage du coq qui se<br />
dresse sur ses ergots ferme les yeux et lâche un cocorico retentissant.» (15)<br />
Deux pages plus loin, une caque est comparée à <strong>de</strong>s baquets: «les harengs<br />
saurs sont empilés dans une gran<strong>de</strong> caque marron semblable à l’un <strong>de</strong>s ces<br />
vieux baquets dans lesquels on baignait les nourrissons.» (17) Un peu plus<br />
loin encore, les paronomases <strong>de</strong>viennent effervescentes: «le rouge-gorge<br />
picore <strong>de</strong>s graines qui ressemblent à <strong>de</strong>s grains d’orge / vous vous trompez<br />
dit monsieur George en profitant <strong>de</strong> ce que son interlocuteur a la bouche<br />
pleine». (21)<br />
Et ainsi <strong>de</strong> suite. Tout ce travail sur les signifiants ne peut que produire<br />
un effet troublant, le lecteur ne sachant plus trop à qui attribuer ce<br />
travail: à Alain Paruit, responsable du texte français, ou bien à Dumitru<br />
Tsepeneag qui, on l’apprendra bientôt, connaît aussi le français, <strong>de</strong> telle<br />
sorte qu’on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il n’aurait pas rédigé le texte roumain en<br />
vue <strong>de</strong>s calembours, paronomases, etc. qui apparaîtraient une fois le texte<br />
traduit... Dans les <strong>de</strong>ux cas, c’est la notion même <strong>de</strong> texte original qui<br />
subit tous les dommages: il faut se rendre à l’évi<strong>de</strong>nce que le texte original,<br />
ici, c’est le texte traduit.<br />
Même l’appellation «texte traduit» est sujette à caution, car il s’agit<br />
en fait d’une traduction partielle: après quelques pages, le texte accueille,<br />
d’abord <strong>de</strong>s bribes, puis <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> plus en plus amples en italique<br />
et non en romain: <strong>de</strong>s segments, donc, qui, s’il faut en croire la notice que<br />
j’ai citée plus tôt, ont été écrits directement en français par Tsepeneag. Il<br />
est d’ailleurs piquant <strong>de</strong> noter que les premiers mots en italique sont: «en<br />
roumain», puis quelques pages plus loin, «parlez-vous français oui monsieur»<br />
(17 et 24). Ce qui permet dans le premier cas <strong>de</strong> conclure, presque<br />
paradoxalement, que ce sont les mots «en roumain» qui sont... en français;<br />
le texte joue ici du glissement entre usage et mention, tout en insistant sur<br />
sa matérialité <strong>de</strong> discours pris entre <strong>de</strong>ux langues. Tout comme il est pris<br />
entre <strong>de</strong>ux énonciateurs, car les mots «en roumain» sont suivis, en bas <strong>de</strong><br />
page, <strong>de</strong> la sempiternelle indication «[e]n français dans le texte», sauf que<br />
celle-ci est signée «n.d.a.» et non «n.d.t.», l’auteur énonçant ce qui ne peut<br />
normalement être énoncé que par le traducteur. Quant au <strong>de</strong>uxième segment<br />
non traduit, «parlez-vous français oui monsieur», il apparaît dans un<br />
épiso<strong>de</strong> (selon toute vraisemblance fictif) où les passagers d’un paquebot<br />
font connaissance, mais il est évi<strong>de</strong>mment tentant <strong>de</strong> placer la réponse<br />
dans la bouche, non seulement du personnage, mais aussi <strong>de</strong> Tsepeneag<br />
lui-même. Décidément, l’attribution oblique <strong>de</strong>s énoncés est en passe <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>venir la règle dans ce texte.<br />
Tout ceci risque d’ailleurs <strong>de</strong> compromettre les quelques certitu<strong>de</strong>s<br />
référentielles que le lecteur pouvait encore avoir. Car, pour peu qu’on
13 1. ÉCRIVAINS FRANCOPHONES D’ORIGINE ROUMAINE<br />
relise la notice «le texte en romain a été traduit du roumain par Alain<br />
Paruit», puis les lignes, juste au début du texte, où il est question <strong>de</strong> «<strong>de</strong>ux<br />
cercles <strong>de</strong>ssinant un huit», il se peut fort bien que les référents supposément<br />
sûrs proposés par le paratexte se mettent à ressembler, eux aussi,<br />
aux pièces d’un gigantesque réseau <strong>de</strong> calembours, et donc ni plus ni<br />
moins pris dans la fiction que tout le reste. Contrairement à ce qui se produit<br />
dans les cas <strong>de</strong> pseudonymes, où tout dépend habituellement d’une<br />
information extratextuelle, on a ici un dispositif où c’est <strong>de</strong> l’intérieur du<br />
texte que se déclenche le vacillement référentiel <strong>de</strong>s instances énonciatives.<br />
L’enchevêtrement <strong>de</strong>s registres<br />
Dès lors, toutes les composantes sont en place qui mèneront à un dispositif<br />
<strong>de</strong> plus en plus en plus complexe. Le texte semble d’ailleurs s’ingénier<br />
à rendre problématique son ancrage énonciatif, à commencer par les<br />
passages qu’on peut lire comme <strong>de</strong>s «confi<strong>de</strong>nces <strong>de</strong> l’auteur» — confi<strong>de</strong>nces<br />
sur ses hésitations à passer du roumain au français, ainsi que sur<br />
les images et scènes fantasmatiques dont il ne parvient pas, dit-il, à se<br />
débarrasser. Mais ces confi<strong>de</strong>nces sont vite interrompues par <strong>de</strong>s énoncés<br />
pour le moins énigmatiques. Ainsi, après un paragraphe sur «les rapports<br />
<strong>de</strong> plus en plus rigoureux» que l’auteur entend établir entre les mots et les<br />
phrases, apparaît soudain la question «qui parle [?]» (17), question qui problématise<br />
non seulement l’énonciation du passage qui précè<strong>de</strong>, mais aussi<br />
sa propre énonciation: qui donc est en train <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r «qui parle»? Car<br />
jusqu’ici, rien ne suggérait que plusieurs voix énonciatives cohabiteraient<br />
dans le texte; dorénavant, le lecteur est forcé <strong>de</strong> conclure à une telle cohabitation,<br />
et pas forcément pacifique. Ainsi, quelques pages plus loin, un<br />
paragraphe amorcé lui aussi sur le plan <strong>de</strong> la confi<strong>de</strong>nce — «je dois donc<br />
expliquer au lecteur que je ne pouvais m’aventurer sans crier gare dans<br />
une écriture dont la matérialité serait constituée par une langue à<br />
laquelle je suis venu assez tard» (22) — est interrompu par un «on l’a déjà<br />
dit» qui peut certes se lire comme une remarque que l’auteur se fait à luimême,<br />
mais aussi comme une réplique venue d’une autre instance énonciative,<br />
encore une fois anonyme. Ces interruptions énigmatiques recevront<br />
une explication, mais une explication elle-même problématique, un<br />
peu plus loin. Il faut d’abord préciser que les «confi<strong>de</strong>nces d’auteur» alternent<br />
avec <strong>de</strong>s fragments où se développent les scènes que l’auteur avait<br />
qualifiées <strong>de</strong> «fantasmatiques». Dans l’une <strong>de</strong> ces scènes, où il est question<br />
d’un soldat qui déserte et fuit son pays, on passe, via les rêveries d’un<br />
gar<strong>de</strong>-frontière, à un passage fantasmatique au <strong>de</strong>uxième <strong>de</strong>gré — fan-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 14<br />
tasme dans le fantasme — qui décrit les passagers d’un bateau et leurs<br />
conversations. Or, il s’avère peu à peu que cette conversation est en fait un<br />
débat théorique, débat dont on finit par soupçonner qu’il porte sur le texte<br />
même que nous sommes en train <strong>de</strong> lire (Jacques le fataliste n’est pas<br />
loin). Qui plus est, ce débat va jusqu’à capturer rétrospectivement <strong>de</strong>s<br />
énoncés que le lecteur considérait jusque-là comme <strong>de</strong>s confi<strong>de</strong>nces d’auteur,<br />
et qui apparaissent maintenant comme <strong>de</strong>s interventions <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s<br />
interlocuteurs.<br />
C’est ainsi que le syntagme «quant à la ponctuation», qui était apparu<br />
<strong>de</strong> manière sporadique au fil <strong>de</strong>s pages, finit par être attribué à un <strong>de</strong>s<br />
passagers du navire, fumeur <strong>de</strong> pipe:<br />
quant à la ponctuation ou plus précisément à l’absence <strong>de</strong> ponctuation<br />
dans certains textes dits mo<strong>de</strong>rnes (la pipe l’ai<strong>de</strong> à ménager les pauses<br />
oratoires requises: elle lui sert même à <strong>de</strong>ssiner <strong>de</strong>s parenthèses dans l’air)<br />
il faudrait y réfléchir très sérieusement. elle peut désorienter le lecteur.<br />
(25-26)<br />
Il y a effectivement <strong>de</strong> quoi désorienter le lecteur puisque le même<br />
énoncé peut être attribué, selon la page où il est lu, à <strong>de</strong>ux instances énonciatives<br />
distinctes: l’auteur, puis le fumeur <strong>de</strong> pipe 6 . Ce qui déclenche à<br />
son tour toutes sortes <strong>de</strong> questions car le lecteur peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r jusqu’à<br />
quel point ce qu’il a lu jusque-là, par exemple les phrases «qui parle» et «on<br />
l’a déjà dit», peut être rapporté à la scène du navire, qui tendrait dès lors<br />
à capturer tout le texte, y compris l’instance anonyme que le lecteur i<strong>de</strong>ntifiait<br />
jusque-là à l’ «auteur». Celui-ci n’est d’ailleurs pas le seul à être pris<br />
dans les filets, si je puis dire, du débat théorique puisqu’on apprendra<br />
bientôt que l’un <strong>de</strong>s passagers du navire s’appelle... Alain. Tout est alors<br />
en place pour que le lecteur conclue qu’Alain est un personnage du livre<br />
même qu’il est en train <strong>de</strong> traduire. Lisons cet échange:<br />
le discours théorique n’est qu’une acrobatie en marge du texte<br />
pourquoi en marge <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à voix basse la libraire [...]<br />
en barge bougonne Alain qui étant bavard et <strong>de</strong> surcroît grand amateur<br />
<strong>de</strong> jeux <strong>de</strong> mots ne peut s’empêcher <strong>de</strong> se mêler <strong>de</strong> la conversation (33)<br />
Le texte est ici particulièrement touffu. D’abord, on aura remarqué<br />
que cet Alain est décrit comme un grand amateur <strong>de</strong> jeux <strong>de</strong> mots et que,<br />
comme par hasard, le premier qu’il profère nous fait passer <strong>de</strong> «marge» à<br />
«barge», autant dire du textuel au maritime. Difficile <strong>de</strong> ne pas rapprocher<br />
ce parcours <strong>de</strong> celui d’Alain qui, <strong>de</strong> traducteur, est passé au statut <strong>de</strong> personnage<br />
sur un navire... De plus, en indiquant qu’Alain «ne peut s’empê-
15 1. ÉCRIVAINS FRANCOPHONES D’ORIGINE ROUMAINE<br />
cher <strong>de</strong> se mêler à la conversation», le texte signale discrètement l’interférence<br />
que cela constitue: connaît-on beaucoup <strong>de</strong> textes dont le traducteur<br />
surgit au beau milieu <strong>de</strong> l’histoire et converse avec les personnages?<br />
D’où ce qu’on pourrait appeler une métalepse du traducteur, qui nous fait<br />
passer d’un texte à teneur autobiographique à une situation beaucoup<br />
plus troublante où les instances supposément extérieures au texte sont<br />
capturées par la fiction 7 .<br />
On peut même parler d’une escala<strong>de</strong> <strong>de</strong> la capture, tant sont nombreuses<br />
les annexions d’éléments pris à d’autres portions du récit: le texte<br />
se constitue en greffant <strong>de</strong>s composantes (personnages, situations, etc.)<br />
venues d’autres segments, et qui en principe ne <strong>de</strong>vraient pas pouvoir<br />
migrer d’un segment à l’autre. C’est ainsi que le personnage <strong>de</strong> Domnica,<br />
d’abord associé à la partie urbaine <strong>de</strong> l’histoire, surgit tout à coup — et<br />
sans explication — dans le navire où l’on discute <strong>de</strong> théorie. Inversement<br />
Alain, lié d’abord aux épiso<strong>de</strong>s du paquebot, finit par apparaître dans un<br />
café. L’effet paradoxal <strong>de</strong> ces captures tient à ce qu’elles tissent <strong>de</strong>s liens<br />
à travers un récit marqué par le discontinu, mais <strong>de</strong>s liens par lequel le<br />
récit se déchire davantage, puisque avec chaque élément capturé vient le<br />
souvenir du segment auquel il a été arraché et auquel il n’aurait pas dû<br />
cesser d’appartenir. Cela est particulièrement net lorsque la capture se<br />
fait à proximité et non à distance. Soit par exemple ce passage où une<br />
même phrase reçoit successivement <strong>de</strong>ux attaches fictionnelles: prononcée<br />
par un <strong>de</strong>s passagers du navire, elle reçoit une réplique <strong>de</strong> la part d’un<br />
client <strong>de</strong> l’épicerie <strong>de</strong> George:<br />
il époussette l’épaule <strong>de</strong> son veston bleu marine va jusqu’à se lever et<br />
affirme d’une voix bien timbrée <strong>de</strong> baryton:<br />
la vérité est quoi qu’on dise supérieure à toutes les fictions. après quoi il<br />
se rassied et bourre sa pipe<br />
ce n’est pas à moi qu’il faut le dire réplique le client d’un ton agacé et il tend<br />
son verre que George saisit avec une habileté toute professionnelle (25)<br />
On aura remarqué que la réplique du client, assez savoureusement,<br />
prend acte <strong>de</strong> l’impossibilité même qu’elle transgresse; tout se passe<br />
comme si, en disant «ce n’est pas à moi qu’il faut le dire», le client signalait<br />
l’impossibilité d’un contact fictif entre les personnages du navire et<br />
ceux <strong>de</strong> l’épicerie — ce qui n’empêche pas que c’est précisément sa réplique<br />
qui établit ce contact fictif.<br />
L’escala<strong>de</strong> <strong>de</strong> la capture s’aggrave avec ce qu’on pourrait appeler <strong>de</strong>s<br />
captures réciproques. On a alors <strong>de</strong>ux segments du récit tentent chacun<br />
d’annexer l’autre, <strong>de</strong> le réduire à n’être que l’un <strong>de</strong> ses éléments 8 . C’est ce
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 16<br />
qui se produit par exemple entre le segment du débat dans le navire et<br />
celui du soldat en train <strong>de</strong> déserter. D’une part, la scène du navire est<br />
donnée comme imaginée par un gar<strong>de</strong>-côte qui néglige <strong>de</strong> surveiller la<br />
zone où le déserteur s’enfuit. Mais, d’autre part, les passagers du navire<br />
discutent à propos d’un texte dont on finit par comprendre qu’il raconte,<br />
entre autres, l’histoire du déserteur (voir respectivement p. 24 et 42). Bref:<br />
du point <strong>de</strong> vue du gar<strong>de</strong>-côte, les passagers du navire sont imaginaires,<br />
mais du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers c’est le gar<strong>de</strong>-côte, et toute l’histoire<br />
où il figure, qui sont imaginaires.<br />
Je souligne enfin l’importance, tout au long du Mot sablier, <strong>de</strong>s captures<br />
énonciatives. Dans ce texte à plusieurs voix, il est peu d’énoncés qui<br />
aient un énonciateur stable; au contraire, nombre d’entre eux se prêtent à<br />
<strong>de</strong>s attributions conflictuelles. J’ai déjà signalé le cas du segment qui était<br />
d’abord attribué à l’auteur avant qu’il ne soit interrompu — et rendu problématique<br />
— par la question «qui parle?» Or, une vingtaine <strong>de</strong> pages plus<br />
loin, le lecteur a la surprise <strong>de</strong> retrouver ce passage, mais attribué cette<br />
fois à Alain (34) 9 ... Cette nouvelle attribution ne résout rien puisqu’on voit<br />
mal qui, parmi les passagers qui accompagnent Alain, pourrait bien poser<br />
la question «qui parle?» Voilà donc un texte où non seulement la suite<br />
remet en question ce qui a déjà été lu, mais où ce qui a été lu problématise<br />
à l’avance ce qui ne sera lu que plus tard. On comprend peut-être<br />
mieux, dès lors, pourquoi le texte s’intitule Le Mot sablier: il s’agit d’un<br />
dispositif agencé <strong>de</strong> manière à permettre toutes sortes <strong>de</strong> retournements.<br />
Le plus spectaculaire <strong>de</strong> ceux-ci joue à l’échelle <strong>de</strong> tout le livre qui,<br />
d’abord traduit du roumain, intègre peu à peu <strong>de</strong>s passages directement<br />
écrits en français, jusqu’à ce que ceux-ci, dans les <strong>de</strong>rniers chapitres, aient<br />
complètement remplacé le texte traduit. À ce moment, l’italique se sera<br />
complètement substitué aux caractères romains qui signalaient la traduction<br />
d’Alain Paruit. Or, comme celui-ci continue à être un personnage du<br />
texte, cette double typographie, loin d’avoir une fonction seulement<br />
signalétique, permettra <strong>de</strong>s jeux énonciatifs autrement complexes. On s’en<br />
apercevra à la page 102, lorsque Alain lira aux autres personnages <strong>de</strong>s<br />
extraits déjà traduits (par ses soins) du Mot sablier. Mais ces extraits sont<br />
imprimés en italique, caractères réservés, je le rappelle, à ce que<br />
Tsepeneag écrit directement en français et qui n’a donc pas à être traduit.<br />
Mais c’est que, dans la fiction, c’est bien un texte français que lit Alain.<br />
D’où une situation qui n’est pas sans rappeler le célèbre paradoxe du menteur:<br />
c’est parce qu’ils sont traduits (en fiction) que ces extraits n’ont pas<br />
à être traduits (dans les faits). Ces extraits se trouvent ainsi faire partie<br />
du «texte original», mais un texte original qui, en fait, citerait la version<br />
déjà traduite. Texte <strong>de</strong> Tsepeneag? Texte <strong>de</strong> Paruit? Le Mot sablier, texte
17 1. ÉCRIVAINS FRANCOPHONES D’ORIGINE ROUMAINE<br />
écrit en <strong>de</strong>ux langues et à quatre mains, rend cette distinction indécidable.<br />
Il montre ainsi, ce faisant, à quels vertiges peut aboutir un texte, lorsqu’en<br />
lui s’engouffrent les instances — auteur, traducteur, et avec eux le lecteur<br />
pris <strong>de</strong> tournis — censées le régir <strong>de</strong> l’extérieur, mais qui ne parviennent<br />
plus à échapper à son ordre étourdissant.<br />
Bibliographie<br />
CHRISTIE, Agatha. The Mur<strong>de</strong>r of Roger Ackroyd [Le Meurtre <strong>de</strong> Roger Ackroyd].<br />
Harmondsworth: Penguin (coll. «Mystery and Crime»), 1948 [1926].<br />
HOFSTADTER, Douglas R. Gö<strong>de</strong>l, Escher, Bach: An Eternal Gol<strong>de</strong>n Braid [Gö<strong>de</strong>l,<br />
Escher, Bach: les brins d’une guirlan<strong>de</strong> éternelle]. New York: Vintage, 1979.<br />
LADMIRAL, Jean-René. Traduire: théorèmes pour la traduction. Paris: Payot<br />
(coll. «Petite bibliothèque Payot»), 1979.<br />
LINTVELT, Jaap. Essai <strong>de</strong> typologie narrative: le «point <strong>de</strong> vue». Paris: José Corti,<br />
1981.<br />
PASTENAGUE, Ed (pseud. <strong>de</strong> Dumitru Tsepeneag). Pigeon vole. Paris: P.O.L.,<br />
1989.<br />
RYAN, Marie-Laure. «Logique culturelle <strong>de</strong> la métalepse, ou la métalepse dans<br />
tous ses états». In: John Pier et Jean-Marie Schaeffer (dir.). Métalepses:<br />
entorses au pacte <strong>de</strong> la représentation. Paris: éditions <strong>de</strong> l’École <strong>de</strong>s Hautes<br />
Étu<strong>de</strong>s en Sciences Sociales (coll. «Recherches d’histoire et <strong>de</strong> sciences<br />
sociales»), 2005: 201-223.<br />
STROUGATSKI, Arkadi et Boris STROUGATSKI. Le Scarabée dans la fourmilière,<br />
trad. du russe par Svetlana Delmotte. Paris: Fleuve noir (coll. «Les<br />
best-sellers / Science-fiction soviétique»), 1982.<br />
TSEPENEAG, Dumitru. Exercices d’attente, traduction française d’Alain Paruit.<br />
Paris: Flammarion (coll. «Textes»), 1972.<br />
TSEPENEAG, Dumitru. Arpièges, traduction française d’Alain Paruit. Paris:<br />
Flammarion (coll. «Textes»), 1973.<br />
TSEPENEAG, Dumitru. Les Noces nécessaires, traduction française d’Alain<br />
Paruit. Paris: Flammarion (coll. «Textes»), 1977.<br />
TSEPENEAG, Dumitru. Le Mot sablier, traduction française partielle d’Alain<br />
Paruit. Paris: P. O. L., 1984.<br />
Notes:<br />
1 La formulation <strong>de</strong> ces questions sous forme d’alternative est évi<strong>de</strong>mment incorrecte,<br />
car l’écrivain effectue bien entendu tous ces gestes, qu’on supposera sans peine<br />
assumés par l’auteur abstrait. La question est <strong>de</strong> savoir si certains d’entre eux pourraient<br />
être attribués aussi au narrateur.<br />
2 «Les bêtes se tenaient / Devant la porte. / On leur tirait <strong>de</strong>ssus, / Elles tombaient,<br />
mortes.»<br />
3 Je dis bien «énonciative» car il est évi<strong>de</strong>nt que sur d’autres plans, stylistiques entre<br />
autres, l’intervention du traducteur est loin d’être négligeable. Mais le traducteur<br />
n’est pas censé énoncer quoi que ce soit, même s’il prend d’innombrables décisions<br />
discursives: cela montre bien son statut paradoxal.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 18<br />
4 Et, corrélativement, la décision d’i<strong>de</strong>ntifier le «Alain» qui figure dans le récit au traducteur<br />
Alain Paruit. On notera à ce sujet que le texte ne mentionne jamais que son<br />
prénom, ce qui sans décourager l’i<strong>de</strong>ntification avec Paruit ouvre la porte à une fictionnalisation<br />
<strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier — fictionnalisation qui apparaît <strong>de</strong> plus en plus manifeste<br />
à mesure qu’on avance dans le récit. J’y reviendrai.<br />
5 Y compris lorsqu’il lui arrivera <strong>de</strong> publier sous pseudonyme; Pigeon vole, paru sous<br />
le nom d’emprunt d’Ed Pastenague (1989), déclare d’entrée <strong>de</strong> jeu dans sa prière<br />
d’insérer que «D. Tsepeneag n’envisage pas <strong>de</strong> se cacher <strong>de</strong>rrière Ed Pastenague. Ce<br />
nom s’est glissé sous sa plume à l’instant précis où le blanc <strong>de</strong> la feuille lui <strong>de</strong>venait<br />
insupportable et que, pour le noircir, il jouait avec son propre nom en le faisant culbuter<br />
dans tous les sens». Exemple net <strong>de</strong> cette textualisation du paratexte que j’évoquais<br />
tout à l’heure.<br />
6 À moins que ce fumeur <strong>de</strong> pipe ne soit l’auteur... mais il faudrait alors admettre que<br />
ce <strong>de</strong>rnier se trouverait non seulement fictionnalisé, mais aussi décrit à la 3 e personne<br />
par une mystérieuse instance narrative, hétérodiégétique et anonyme.<br />
7 Il s’agit donc d’une métalepse ontologique au sens où l’entend Marie-Laure Ryan<br />
(2005, 207), à savoir «une transgression qui permet l’interpénétration <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />
domaines censés rester distincts» et qui, du coup, «remet radicalement en question la<br />
frontière entre l’imaginaire et le réel».<br />
8 Ce dispositif constitue un cas particulier <strong>de</strong> ce que Douglas Hofstadter, dans Gö<strong>de</strong>l,<br />
Escher, Bach (1979), décrit sous l’appellation <strong>de</strong> «boucles étranges».<br />
9 Notons en passant que cette réattribution ne peut que jeter un nouvel éclairage sur<br />
le passage, lu quelques pages plus tôt, où Alain était accusé par un autre personnage<br />
d’être le complice <strong>de</strong> l’auteur.
Sur le bilinguisme du soi 1<br />
Fictionnalisation <strong>de</strong>s actes d’écrire et <strong>de</strong><br />
traduire<br />
Georgina LUNGU-BADEA<br />
Université <strong>de</strong> l’Ouest <strong>de</strong> Timişoara<br />
Roumanie<br />
Dans plusieurs <strong>de</strong>s ses œuvres (françaises et roumaines), Tsepeneag<br />
varie sur le transfert interlingual, sur les limites <strong>de</strong> la traduction (jamais<br />
sur celles <strong>de</strong> l’autotraduction), sur le sentiment <strong>de</strong> frustration <strong>de</strong> l’auteur<br />
traduit… Parce que la fonction <strong>de</strong> la traduction semble encore équivoque,<br />
d’une part elle fixe le texte, qui reste pourtant flou, d’autre part elle le<br />
rend méconnaissable (aux yeux <strong>de</strong> l’auteur en tout cas), même si incontestablement<br />
beau, les romans d’expression française Le Mot sablier,<br />
Romane <strong>de</strong> gare, Pigeon vole permettront à Tsepeneag d’exploiter son<br />
bilinguisme dans les <strong>de</strong>ux sens, <strong>de</strong> la création et <strong>de</strong> l’autotraduction. Il y<br />
a, donc, une corrélation entre la décision <strong>de</strong> Dumitru Tsepeneag d’écrire<br />
en français et la décision d’autotraduire ses textes en roumain. Nous<br />
savons que les raisons <strong>de</strong> l’écrivain <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r à la traduction auctoriale<br />
ne sont pas pareilles à celles <strong>de</strong> Beckett (qui considérait l’autotraduction<br />
comme une étape génétique), cependant les résultats, comme nous le verrons,<br />
sont quasi i<strong>de</strong>ntiques.<br />
Préoccupé aussi bien par son monolinguisme que par le monolinguisme<br />
<strong>de</strong> l’autre 2 (ici surtout le lecteur français censé constituer une sorte<br />
<strong>de</strong> pseudo public-source, comme il fût le cas pour les romans Arpièges et
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 20<br />
Les Noces nécessaire, par exemple), Dumitru Tsepeneag a transformé le<br />
bilinguisme du soi en sujet <strong>de</strong> création, dans le livre Le Mot sablier (1984).<br />
Cette appropriation (im)possible <strong>de</strong>vient raison génétique <strong>de</strong> et dans la<br />
création, ensuite dans l’autotraduction. Cette expérience d’écriture, pouvant<br />
être intitulée prosaïquement soit (Sur) Le bilinguisme du soi.<br />
Réflexions <strong>de</strong> souche traductionnelle, soit Mon <strong>de</strong>uil <strong>de</strong> la langue maternelle,<br />
par exemple, cultive tant le bilinguisme que la bi-culturalité <strong>de</strong> l’écrivain<br />
et éclaire la traduction dans une perspective au moins double: celle<br />
<strong>de</strong> l’écrivain traduit et autotraduit, mais aussi celle du traducteur écrivain.<br />
Le discours théorique implicitement construit conforte un statut<br />
irrémédiable d’écrivain intraduisible.<br />
Dans les romans d’expression française Le Mot sablier, Romane <strong>de</strong><br />
gare, Pigeon vole il exploite le bilinguisme dans les <strong>de</strong>ux sens, <strong>de</strong> la création<br />
et <strong>de</strong> l’autotraduction, faisant l’expérience <strong>de</strong> la (double) traduction<br />
mentale et <strong>de</strong> la traduction interlinguale (auctoriale 3 ) afin d’illustrer le<br />
lien qui se tisse entre les actes <strong>de</strong> pensée et <strong>de</strong> création, entres les actes <strong>de</strong><br />
reproduction <strong>de</strong> la pensée et <strong>de</strong> recréation, à savoir <strong>de</strong> traduction.<br />
Entre ces <strong>de</strong>ux terres fermes, le roumain (langue maternelle) et le<br />
français (langue d’accueil <strong>de</strong> Tsepeneag l’apatri<strong>de</strong>), l’écrivain n’est pas<br />
«oublié sur un pont entre <strong>de</strong>ux pays, <strong>de</strong>ux langues, écartelé... Ni dans mon<br />
pays, ni émigré... Ni écrivain onirique, ni écrivain réaliste... Sur un<br />
pont...» (Pont <strong>de</strong>s Arts 308), il <strong>de</strong>vient, croyons-nous, le pont mouvant qui<br />
crée encore un lien, un contact entre ces <strong>de</strong>ux langues.<br />
Incontestablement, à ses débuts littéraires en français Dumitru<br />
Tsepeneag a écrit pour s’enraciner. Il se trouvait en France au moment où<br />
il apprenait sa condamnation à l’exil. Obligé <strong>de</strong> quitter son pays (<strong>de</strong> n’y<br />
pas rentrer), accompagné uniquement <strong>de</strong> la langue maternelle, il a continué<br />
d’écrire en roumain, mais il a publié d’abord en France, ce qui faisait<br />
que ses œuvres paraissaient d’abord en traduction. Des années plus tard,<br />
elles allaient être publiées en roumain. Cependant, cette suspension entre<br />
<strong>de</strong>ux abîmes, pays et langues <strong>de</strong>viendra un merveilleux prétexte <strong>de</strong> création<br />
et <strong>de</strong> fictionnalisation <strong>de</strong>s actes d’écrire et <strong>de</strong> traduire.<br />
Pour Tsepeneag, il s’agissait moins <strong>de</strong> justifier son «in en France où<br />
— témoigne-t-il — je vivais et je recevais <strong>de</strong>s «bourses <strong>de</strong> création», que [<strong>de</strong><br />
publier] donc un nouveau roman en traduction» (Cuvântul nisiparniţă<br />
113), que d’exploiter, par le biais <strong>de</strong> la littérature, la langue comme tentative<br />
(in)espérée qui lui offrait, comme à tout être, l’occasion «pour se dire»<br />
(Daniel Maragnès 1998).<br />
Afin <strong>de</strong> désambiguïser sa réception, <strong>de</strong> diminuer le risque global <strong>de</strong><br />
voir s’égarer sa parole dans l’espace <strong>de</strong> «l’entre <strong>de</strong>ux langues», étiqueté<br />
fautivement comme un créolisme, il fait le récit d’une quête d’i<strong>de</strong>ntité,
21 1. ÉCRIVAINS FRANCOPHONES D’ORIGINE ROUMAINE<br />
pensée et verbalisée grâce au passage d’une langue à l’autre. Selon le<br />
même principe, Tsepeneag exploitera son bilinguisme d’écriture 4 dans<br />
Roman <strong>de</strong> gare et Pigeon vole. Ses écrits français représentent surtout <strong>de</strong>s<br />
moyens <strong>de</strong> se désenclaver pour s’enclaver <strong>de</strong> nouveau lorsqu’il procè<strong>de</strong> à<br />
la traduction auctoriale vers le roumain, afin <strong>de</strong> (se) créer <strong>de</strong>s ponts, <strong>de</strong>s<br />
relations, <strong>de</strong>s rapports et sortir, par cela, <strong>de</strong> l’isolement artistique et personnel.<br />
L’inédit exercice littéraire que propose Tsepeneag, Le Mot sablier,<br />
commençant en roumain et finissant en français, illustre la relation qui<br />
s’instaure entre l’être et le langage. Le colinguisme <strong>de</strong> début se fond dans<br />
un bilinguisme horizontal et consécutif, pour qu’à la fin, le roumain soit<br />
complètement suppléé par le français. Une étu<strong>de</strong> pluriangulaire <strong>de</strong> cette<br />
littérature combinatoire permettrait <strong>de</strong> relever l’ensemble <strong>de</strong> métamorphoses<br />
que l’auteur subit à travers la création (par déconstruction — rappelant<br />
la «<strong>de</strong>-création» beckettienne — et par traduction mentale, mais<br />
implicitement par renonciation au monolinguisme) et pqr el biais <strong>de</strong> la<br />
traduction (synthétique, donc recomposition <strong>de</strong> la décomposition, et acquisition<br />
du bilinguisme).<br />
Le Mot sablier est aussi bien une entreprise <strong>de</strong> réflexion, un mélange<br />
<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux langues dans un même texte (à ne pas confondre avec une fusion<br />
créole menant à un système linguistique autonome), qu’une sorte <strong>de</strong><br />
«contre-traduction» (cf. Trésor <strong>de</strong> la Langue Française). Et cela parce que,<br />
l’insertion graduelle <strong>de</strong>s mots, syntagmes et fragments français, anticipant<br />
l’avènement d’un discours entièrement français, n’est pas faite au<br />
hasard. C’est une nouvelle aventure — littéraire et traductionnelle — proposée<br />
aux lecteurs, dans laquelle l’écrivain enchâsse <strong>de</strong> nombreuses<br />
remarques concernant le statut du traducteur, ce Charon qui fait passer<br />
vers l’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la langue source, un cadavre (<strong>de</strong> l’œuvre), la traduction.<br />
Toutefois, <strong>de</strong> la traduction, aucun ne peut s’en passer. Tsepeneag y avait<br />
recouru auparavant, il le fera après cette œuvre charnière.<br />
Pour <strong>de</strong>s raisons qu’il dénonce narquoisement parce que «le matériel<br />
linguistique <strong>de</strong> notre siècle (…) ne cesse <strong>de</strong> s’appauvrir» (Pigeon vole 64),<br />
et les mots dépourvus <strong>de</strong> force<br />
sont <strong>de</strong> plus en plus usés, on ne peut plus en faire gran<strong>de</strong> chose […] Et tout<br />
cela […] à cause <strong>de</strong>s imbéciles qui les ont pris pour <strong>de</strong>s chariots <strong>de</strong> messagerie,<br />
qui les ont chargés <strong>de</strong> toutes sortes <strong>de</strong> confessions idiotes et d’idées<br />
plus stupi<strong>de</strong>s les unes que les autres (et quand elles n’étaient pas stupi<strong>de</strong>s,<br />
elles étaient nuisibles!), bref, <strong>de</strong>s messages, comme on dit (Arpièges 39)
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 22<br />
L’auteur comble le narrateur <strong>de</strong> faveurs lui réservant la tâche <strong>de</strong><br />
témoigner <strong>de</strong> ses appréhensions. Depuis qu’il écrit, il suit la quête du soi<br />
— sans parvenir à s’y retrouver — au moyen <strong>de</strong> et dans la traduction (allographe,<br />
d’une part perfective linguistiquement parlant, d’autre part défective,<br />
i<strong>de</strong>ntitairement parlant). Dès lors, Le Mot sablier s’engage dans un<br />
récit <strong>de</strong> l’expérience ontologique, <strong>de</strong> la création qui se déroule sans accroc<br />
ni corvée, s’échafaudant sur les supplices <strong>de</strong> l’écrivain jusqu’à ce que, vers<br />
la fin <strong>de</strong> l’ouvrage, le héros et le lecteur se ren<strong>de</strong>nt compte que c’est la<br />
création elle-même qui constitue le sujet du roman, à savoir l’histoire <strong>de</strong><br />
la genèse du livre et <strong>de</strong> l’inspiration qui lui donne naissance. Tsepeneag<br />
(joueur passionné et professeur d’échecs, il n’est pas une pièce héraclitienne,<br />
il est celui qui dirige les jeux) change — à entendre traduit<br />
sémiotiquement — en dénouement romanesque un match d’échecs qui<br />
se déroule dans sa tête entre le roumain et le français, en le chargeant <strong>de</strong>s<br />
scènes et <strong>de</strong>s personnages imaginaires — <strong>de</strong>s mots empruntés tantôt au<br />
roumain tantôt au français — au point que le fil du discours s’y perd. En<br />
somme, le projet s’est amplifié plutôt qu’égaré et, en 1984, il apparaît dans<br />
la version française, Le Mot sablier.<br />
Supposé qu’un tel exercice d’expérimentation littéraire soit traduisible<br />
dans une langue, non pas dans un couple <strong>de</strong> langues, c’est accepter<br />
d’emblée que cette traduction ne préserve point l’intention auctoriale. En<br />
effet, dans l’édition française <strong>de</strong> 1984, seul l’aspect différencié <strong>de</strong>s lettres<br />
(normales et italiques) et une note <strong>de</strong> l’éditeur rappellent les données <strong>de</strong><br />
début du projet <strong>de</strong> création. Le bilinguisme d’écriture, un élément personnel,<br />
est sacrifié au profit d’une réception monolingue, un élément collectif<br />
et territorial. Ce ne sont que quelques-uns <strong>de</strong>s aspects hors normes qui<br />
caractérisent l’œuvre <strong>de</strong> Tsepeneag et entravent sa réception.<br />
Situer l’œuvre dans un indéterminisme total, ce serait renoncer à<br />
toute recherche et à toute influence causales ou circonstancielles. Or, en<br />
empruntant la voie du déterminisme, on observe que, vers 1977-78, le<br />
contexte personnel <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> création <strong>de</strong> l’écrivain se métamorphose en<br />
roman. Tsepeneag imagine que son héros (auteur chevronné) a la révélation<br />
du temps sous ses <strong>de</strong>ux espèces (temps intérieur grâce à une série <strong>de</strong><br />
réminiscences, temps extérieur grâce aux correspondances/relations épistolaires<br />
avec son traducteur). La théorie déterministe pourrait <strong>de</strong>venir<br />
l’aulne à laquelle cette traduction— y compris l’œuvre dont elle procè<strong>de</strong> —<br />
, <strong>de</strong>vait être mesurée: à partir du contexte historique et social dans lequel<br />
s’inscrivent l’auteur et le traducteur. La modification immanente <strong>de</strong>s<br />
causes et <strong>de</strong>s circonstances satisfont à elles seules les conditions nécessaires<br />
pour modifier les effets et, par cela, le résultat <strong>de</strong> l’acte <strong>de</strong><br />
(auto)traduction.
23 1. ÉCRIVAINS FRANCOPHONES D’ORIGINE ROUMAINE<br />
Fasciné par la métamorphose <strong>de</strong>s pensées en paroles et en mots,<br />
séduit par ce mécanisme étrange qui échappe à toute mesure, égaré dans<br />
ce processus <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> la parole (du soi et <strong>de</strong> l’autre, en égale mesure)<br />
et <strong>de</strong> la verbalisation, avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> nouveautés, récusant le canonique, torturé<br />
par <strong>de</strong>s expériences qui n’en valent pas la peine — selon certains qui,<br />
feuilletant le roman, passent à côté du sens d’une oeuvre en gestation—,<br />
le «héros» du Mot sablier étale le <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> l’écriture, <strong>de</strong> la création. Ce<br />
héros vit le passage <strong>de</strong> l’absolu silencieux <strong>de</strong> l’idée au choix esthétique<br />
d’un langage (à savoir d’un acte <strong>de</strong> création). Tsepeneag remet en question<br />
— encore une fois après les Noces nécessaires (1977, 1992, 1998) — à la<br />
manière <strong>de</strong>s représentants du Nouveau Roman, l’existence formelle du<br />
roman, en se lançant, lui aussi, dans l’aventure du signifiant, celle <strong>de</strong> l’écriture<br />
qui se confronte à elle-même et ratifie, <strong>de</strong> la sorte, les conclusions<br />
<strong>de</strong> la littérature <strong>de</strong> l’expérience.<br />
Contournant la logique canonique et empruntant la voie d’une<br />
logique «palimpsestueuse» 5 , l’écrivain bâtit ce livre sur d’autres. Il s’érige<br />
en chef d’orchestre d’une construction polyphonique et il en exploite miraculeusement<br />
ces atouts; ce qui par suite lui permet d’être incohérent à son<br />
gré, moyennant toute une variété d’idées et d’aspects. Les confessions<br />
réelles ou rêvées — n’oublions pas qu’il est le théoricien <strong>de</strong> l’onirisme<br />
«esthétique et structural» et, à ce titre, il prend le rêve comme un prétexte<br />
(allégation, motif) et pré-texte, en tant que point <strong>de</strong> départ — résonnent<br />
comme un contrepoint personnalisé, pareillement à un écho aux allégations<br />
implicites relatives aux pratiques textualistes, postmo<strong>de</strong>rnes ou<br />
expérimentales. À tout cela vient s’ajouter le thème essentiel, les aveux<br />
qui concernent la genèse du livre en train d’être lu. Un métadiscours, un<br />
témoignage <strong>de</strong> l’écrivain sur ses affres, d’où l’on ne peut point exclure la<br />
traduction. J’écris, donc j’existe, déclare Tsepeneag à travers les lignes.<br />
Cette linguistique <strong>de</strong> création a son contrecoup dans le choix ultérieur,<br />
prévisible. Tout en invoquant la difficulté <strong>de</strong> se retrouver dans le<br />
texte traduit, difficulté — (in)contestable, qui trahit une exigence plus<br />
profon<strong>de</strong> —, Tsepeneag adoptera le français comme langue d’écriture dans<br />
Roman <strong>de</strong> gare et Pigeon vole. Ensuite, il déci<strong>de</strong>ra <strong>de</strong> les auto-traduire.<br />
L’autotraduction <strong>de</strong>vient, donc, une extension génétique du texte, une<br />
occasion inespérée <strong>de</strong> le «réviser». Sa réécriture dans la langue maternelle<br />
(le roumain), suit les lois transdoxales <strong>de</strong> l’autotraduction.<br />
La traduction auctoriale peut avoir une autre explication: <strong>de</strong>venir<br />
partie prenante <strong>de</strong> la littérature roumaine. 6 Changer <strong>de</strong> langue d’écriture,<br />
c’est mettre fin à l’exil extérieur? ou, peut-être, à l’exil intérieur? Le roumain<br />
ne résiste plus à l’exil, il rend ses armes au français. Cependant, ce<br />
n’est qu’une capitulation partielle car, sans pouvoir témoigner <strong>de</strong> l’enraci-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 24<br />
nement <strong>de</strong> l’écrivain, ce <strong>de</strong>rnier le détermine à écrire <strong>de</strong>ux fois, d’abord, en<br />
français, ensuite, en roumain. Selon Tsepeneag, il ne s’agit ni <strong>de</strong> retraduction<br />
intrapersonnelle 7 ni d’autotraduction. Ajutons à la traduction<br />
intrapersonnelle un autre déterminant, mentale, pour souligner qu’il<br />
s’agit d’une réflexion en roumain, suivie d’une traduction mentale en<br />
français avant <strong>de</strong> passer à l’écriture en français. Ce discours qui fictionnalise<br />
l’art <strong>de</strong> traduire ne fait qu’anticiper la complétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’acte d’écrire<br />
admirablement tissu dans Pigeon vole). Il a absolument raison, dans la<br />
mesure où l’acte <strong>de</strong> traduction — comme tout acte <strong>de</strong> production <strong>de</strong> sens<br />
— ne peut pas être i<strong>de</strong>ntique à la production <strong>de</strong> sens d’origine, parce que<br />
les circonstances <strong>de</strong> communication varient. L’écrivain juge bon (usant <strong>de</strong><br />
son droit <strong>de</strong> propriété intellectuelle et textuelle) <strong>de</strong> réécrire à sa façon le<br />
texte autotraduit. Il <strong>de</strong>vient ainsi le cicérone du lecteur, exempt <strong>de</strong> l’obligeance<br />
<strong>de</strong> s’expliquer, précautionneux <strong>de</strong> ne pas dévoiler les secrets <strong>de</strong> son<br />
atelier d’écriture. C’est pourquoi Le Mot sablier exige une lecture filigranée,<br />
intertextualisante. S’il est donc incontestable que ce texte — ainsi<br />
que Pigeon vole ou Roman <strong>de</strong> gare — exige la contresignature (inimaginable,<br />
impensable, inanticipable comme la caractérise Derrida) du lecteur<br />
et du traducteur, nous estimons également que cette contresignature est<br />
subordonnée hiérarchiquement à la signature supérieure <strong>de</strong> l’auteur (un<br />
Créateur qui par son verbe donne naissance à un mon<strong>de</strong>), la seule capable<br />
<strong>de</strong> récuser, d’infirmer — s’il y avait intérêt à le faire — à tout moment les<br />
interprétations <strong>de</strong>s contresignataires.<br />
Au commencement était la parole et la parole était avec l’écrivain,<br />
ensuite (perverse, vicieuse, corrompue, gâtée, décomposée) avec le traducteur,<br />
mais parce que la traduction allographe fonctionne mal en tant que<br />
«tôme qu’on a beau attendre dans les pages réécrites par quelqu’un<br />
d’autre.» (Cuvântul nisiparniţă 114), la parole revient à l’auteur zarre, car<br />
nous la partageons avec nombre <strong>de</strong> natifs) ou pour se traduire.<br />
Bibliographie<br />
BERMAN, Antoine. «La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain». Les Tours<br />
<strong>de</strong> Babel. Essais sur la traduction, 1985: 35-150. Éd. Mauzevin:Trans-Europ-<br />
Repress.<br />
GAMBIER, Yves. «La retraduction, retour et détour». Meta vol. XXXIX n° 3, 1994:<br />
413-417.<br />
GENETTE, Gérard. Palimpsestes: la littérature au second <strong>de</strong>gré. Paris: Éditions<br />
du Seuil, 1982.<br />
GENETTE, Gérard. L’œuvre <strong>de</strong> l’art. Immanence et transcendance. Paris: Seuil,<br />
1994.
25 1. ÉCRIVAINS FRANCOPHONES D’ORIGINE ROUMAINE<br />
MARAGNES, Daniel. «L’exil <strong>de</strong> la langue». Dera<strong>de</strong>s archives n°2, 2 e semestre,<br />
1998. URI: membres.lycos. fr/<strong>de</strong>ra<strong>de</strong>s/exils <strong>de</strong> la langue. html. Dernière<br />
consultation: le 12 avril <strong>2008</strong>.<br />
OUSTINOFF, Michaël. Bilinguisme d’écriture et autotraduction: Julien Green,<br />
Samuel Beckett, Vladimir Nabokov. Paris: L’Harmattan, 2001.<br />
SCHLEIERMACHER, Friedrich Daniel Ernst. Herméneutique. Traduit par C.<br />
Berner. Paris / Lille: Cerf / PUL, 1987.<br />
SCHLEIERMACHER, Friedrich Daniel Ernst. Des différentes métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> traduire<br />
/ Ueber die verschie<strong>de</strong>nen Metho<strong>de</strong>n <strong>de</strong>s Uebersezens. Traduit par<br />
Antoine Berman, dans Des différentes métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> traduire et autre texte.<br />
Paris: Seuil, 1999: 31-93.<br />
STEINER, George. After Babel: Aspects of Language and Translation. Oxford:<br />
Oxford University Press, 1975.<br />
Textes <strong>de</strong> références<br />
Dumitru Tsepeneag. Arpièges. Traduit du roumain par Alain Paruit. Paris:<br />
Gallimard, 1973.<br />
Dumitru Tsepeneag. Les Noces nécessaires. Paris: Flammarion, 1977.<br />
Dumitru Tsepeneag. Le Mot sablier. Traduit du roumain par Alain Paruit. Paris:<br />
P. O. L. éditeur, 1984.<br />
Dumitru Tsepeneag. Roman <strong>de</strong> gare. Paris: P. O. L. éditeur, 1985.<br />
Ed Pastenague (Dumitru Tsepeneag). Pigeon vole. Paris: P. O. L. éditeur, 1989.<br />
Dumitru Tsepeneag. Pont <strong>de</strong>s Arts. Traduit du roumain par Alain Paruit, Paris:<br />
P. O. L. éditeur, 1998.<br />
Dumitru Ţepeneag. Nunţile necesare. Bucureşti: <strong>Editura</strong> Fundaţiei Cuturale<br />
Române, 1992; Bucureşti: <strong>Editura</strong> ALLFA, 1998.<br />
Dumitru Ţepeneag. Cuvântul nisiparniţă. 2 e édition soignée et préfacée par <strong>de</strong><br />
Georgiana Lungu-Ba<strong>de</strong>a. Timişoara: <strong>Editura</strong> Universităţii <strong>de</strong> <strong>Vest</strong>, 2005<br />
(1994).<br />
Notes:<br />
1 Ce texte n’est qu’un résumé <strong>de</strong> l’intervention intitulée «Pensées <strong>de</strong> circonstances sur<br />
la création <strong>de</strong> Dumitru Tsepeneag», à l’occasion du Médaillon Dumitru<br />
Tsepeneag, organisé le 14 juin 2007 par l’Institut Culturel Roumain <strong>de</strong> Paris.<br />
2 Cf. Jacques Derrida, Le Monolinguisme <strong>de</strong> l’autre Paris, Galilée, 1996.<br />
3 Étymologiquement, auctor désigne le garant <strong>de</strong> la validité d’un témoignage ou d’un<br />
récit. Par conséquent, la traduction auctoriale (Genette 1994, 188, 202-203) <strong>de</strong>vrait<br />
définir la traduction responsable et autoritaire, supérieure — étant donné qu’elle est<br />
une réécriture effectué par l’auteur — à la traduction allographe, la <strong>de</strong>rnière équivalant<br />
à l’interprétation (G. Steiner 1975, 27, 35), qui, paradoxalement, n’est rien<br />
d’autre qu’une activité <strong>de</strong> reconstruction a posteriori (F. D. E. Schleiermacher 1999).<br />
4 Nous empruntons ce syntagme à Michaël Oustinoff (2001).<br />
5 Nous empruntons ce terme à Gérard Genette qui cite Philippe Lejeune (Je est un<br />
autre. L’autobiographie <strong>de</strong> la littérature aux médias, 1980), sans référence (Genette<br />
1982, 452).<br />
6 V. «Un minimalist înrãit: Dumitru Ţepeneag», propos recueillis par Georgiana Lungu
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 26<br />
Ba<strong>de</strong>a, dans Orizont n° 10(1465), série nouvelle, XVI; 20 oct. /2004 Andreea<br />
Gheorghiu), dans <strong>Dialogues</strong> francophones, Timişoara, <strong>Editura</strong> Universitãţii <strong>de</strong> <strong>Vest</strong>,<br />
n°12/2006: 199-208.<br />
7 Voir dans ce sens aussi l’expérience d’autotraduction et <strong>de</strong> traduction mentale <strong>de</strong><br />
Fernando Pessoa (Jorge <strong>de</strong> Sena, Introduction à Fernando Pessoa. Poemas ingleses.<br />
Lisbonne: Atica, 1987: 13-14, cité par Oustinoff 47).
2.<br />
LITTÉRATURES FRANCOPHONE DE<br />
CANADA<br />
Note <strong>de</strong> la rédaction: cette section est consacrée à la 400 e anniversiare <strong>de</strong> Québec.
L’Acadie <strong>de</strong> 1605 à 1957, un parcours<br />
géo-littéraire<br />
L’Acadie-Arcadie <strong>de</strong>s explorateurs<br />
Denis BOURQUE et James <strong>de</strong> FINNEY<br />
Université <strong>de</strong> Moncton<br />
Canada<br />
La construction mythique <strong>de</strong> l’Acadie naît d’abord du désir <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>ler<br />
ce nouvel espace sur le mythe européen d’une utopie arcadienne au<strong>de</strong>là<br />
<strong>de</strong>s mers. Et dès les premiers voyages, l’éloignement <strong>de</strong> l’Acadie facilite<br />
l’élaboration <strong>de</strong> représentations discursives, iconographiques et<br />
cartographiques par les explorateurs et les auteurs.<br />
En 1605-1606, l’avocat et écrivain Marc Lescarbot, qui accompagne<br />
les fondateurs <strong>de</strong> l’Acadie, consacre à la colonie naissante <strong>de</strong>s poèmes et<br />
une pièce <strong>de</strong> théâtre qui vantent la noblesse <strong>de</strong> l’entreprise colonisatrice.<br />
Il rédige aussi un récit <strong>de</strong> voyage où il esquisse une vision quasi-biblique<br />
<strong>de</strong> l’Acadie dont s’inspireront par la suite historiens et écrivains:<br />
[L’Acadie] est semblable à la terre que Dieu promettoit à son peuple par<br />
la bouche <strong>de</strong> Moyse, disant: «Le Seigneur ton Dieu te va faire entrer en un<br />
bon païs, païs <strong>de</strong> torrens d’eau, <strong>de</strong> fonteines et abymes, qui sour<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s<br />
campagnes, et ce païs où tu ne mangerais point le pain en disette, auquel<br />
rien ne te défaudra, païs duquel les pierres sont fer et <strong>de</strong>s montagnes <strong>de</strong>squelles<br />
tu tailleras l’arain». (Lescarbot 1612, 523)
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 30<br />
Quelques décennies plus tard, l’explorateur et commerçant Nicolas<br />
Denys s’attache, encore plus que Lescarbot, à décrire les baies, les anses,<br />
les rivières et les forêts <strong>de</strong> l’Acadie. Pour attirer <strong>de</strong>s colons, il décrit<br />
l’Acadie comme un pays d’abondance et nomme la rivière du Nouveau-<br />
Brunswick qui porte encore ce nom:<br />
J’ai nommé cette rivière la rivière <strong>de</strong> Cocagne, parce que j’y trouvai tant<br />
<strong>de</strong> quoi y faire bonne chère pendant huit jours [...] et tout mon mon<strong>de</strong> était<br />
tellement rassasié <strong>de</strong> gibier et <strong>de</strong> poisson qu’ils n’en voulaient plus; soit<br />
d’outar<strong>de</strong>s, canards, sarcelles, pluviers, bécassines, tourtres, lapins, perdrix,<br />
perdreaux, saumons, truites, maquereaux, éperlans, huîtres et<br />
d’autres sortes <strong>de</strong> bons poissons. Tout ce que je vous en puis dire c’est que<br />
nos chiens se couchaient contre la vian<strong>de</strong> et le poisson tant ils en étaient<br />
rassasiés. (Denys 1908,496)<br />
En 1708, le Sieur <strong>de</strong> Dièreville évoque l’effet du nouvel environnement<br />
sur les Acadiens. Il décrit un peuple qui a su composer avec les réalités<br />
souvent difficiles du Nouveau-Mon<strong>de</strong> et qui a déjà développé <strong>de</strong>s<br />
traits qui le distinguent <strong>de</strong>s Français: heureux, insouciants, vivant au jour<br />
le jour, les Acadiens <strong>de</strong> Dièreville ne manquent <strong>de</strong> rien, sont vertueux,<br />
industrieux, entêtés, et fidèles à leurs origines françaises; ils constituent<br />
en somme une version euro-acadienne <strong>de</strong>s bons sauvages <strong>de</strong> Montaigne.<br />
L’Acadie éclatée du Grand Dérangement<br />
L’Acadie-Arcadie mythifiée <strong>de</strong>s débuts pâlira peu à peu, pour ne former<br />
que la toile <strong>de</strong> fond d’une <strong>de</strong>uxième Acadie, éclatée et dispersée, qui<br />
naîtra <strong>de</strong> ce qu’on a appelé le Grand Dérangement <strong>de</strong> 1755 1 et <strong>de</strong>s pérégrinations<br />
<strong>de</strong>s exilés acadiens à travers l’Amérique, l’Europe et les<br />
Antilles, à la recherche <strong>de</strong> terres d’accueil.<br />
Cette vision est d’abord élaborée à l’extérieur <strong>de</strong> l’Acadie, au fil <strong>de</strong><br />
l’errance <strong>de</strong>s exilés et <strong>de</strong>s débats que ce drame a suscité en Europe et en<br />
Amérique. On en trouve les premières bribes dans les requêtes que les<br />
Acadiens exilés en Nouvelle-Angleterre <strong>de</strong>vaient soumettre aux autorités<br />
pour alléger leur sort, se déplacer ou encore éviter le démembrement <strong>de</strong><br />
leurs familles. Produites in media res, ces requêtes commencent toujours<br />
par un autoportrait <strong>de</strong> gens malheureux, «privés <strong>de</strong> leurs anciennes possessions,<br />
<strong>de</strong>venus errants et sans autres secours que ceux du Tout-<br />
Puissant…» (Trahant 1756). Viennent ensuite les thèmes typiques <strong>de</strong>s<br />
récits d’exil: les déplacements forcés, le démembrement <strong>de</strong>s familles, le<br />
fossé entre l’é<strong>de</strong>n perdu et l’enfer <strong>de</strong> l’exil:
31 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
nous avons été embarqués sur <strong>de</strong>s navires avec presque toutes nos familles<br />
et déposés dans les colonies anglaises. La précipitation et la confusion au<br />
milieu <strong>de</strong>squelles nous avons été embarqués, ont contribué à aggraver<br />
notre malheur; car par là, un grand nombre d’entre nous qui avaient vécu<br />
dans l’abondance, se virent dépouillés du nécessaire, et plusieurs familles<br />
furent séparées, les parents <strong>de</strong> leurs enfants et les enfants <strong>de</strong> leurs parents.<br />
(Galerm 1756)<br />
Dès 1758 (Burke), s’enclenche une polémique à la fois historiographique<br />
et morale autour du Grand Dérangement: <strong>de</strong>s auteurs anglais,<br />
français, canadiens et américains l’imputent, qui aux «horreurs inévitables<br />
en temps <strong>de</strong> guerre», qui à la cupidité anglo-américaine, qui aux<br />
provocations <strong>de</strong>s Français et <strong>de</strong>s Acadiens. À l’arrière plan, on trouve partout<br />
l’image archétypique d’un peuple doux, pacifique et honnête, que<br />
Guillaume-Thomas Raynal (1780) hérite <strong>de</strong> Lescarbot et Dièreville mais<br />
qu’il reformule à la lumière <strong>de</strong>s thèses <strong>de</strong> Jean-Jacques Rousseau. Cette<br />
Acadie sera évoquée constamment par la suite, notamment par l’historien<br />
canadien Thomas Chandler Haliburton (1829), qui y ajoute force détails<br />
inédits sur la brutalité <strong>de</strong> l’expulsion la plus connue, celle <strong>de</strong> Grand-Pré<br />
en 1755. Désormais le débat sera dominé par le drame humain d’une<br />
déportation injuste et les images d’une terre jadis fertile dévastée par les<br />
troupes anglo-américaines.<br />
Evangeline, A Tale Of Acadie, le célèbre poème du poète américain<br />
Henry Wadsworth Longfellow (1847) assurera la diffusion internationale<br />
<strong>de</strong> ces images troublantes. Dès lors, mythe, histoire et intérêts nationaux<br />
se confon<strong>de</strong>nt inextricablement. Ainsi une polémique opposera longtemps<br />
l’Américain Francis Parkman (1884) au Canadien français Henri-<br />
Raymond Casgrain (1877). Parkman justifie la déportation en insistant<br />
sur les machinations <strong>de</strong>s Français qui auraient incité certains Acadiens à<br />
prendre les armes contre les Anglais. Casgrain souligne l’injustice <strong>de</strong> la<br />
déportation, mais, surtout, il déploie toutes les ressources <strong>de</strong> l’historiographie<br />
romantique pour mieux crédibiliser la vision <strong>de</strong> Longfellow et<br />
faire <strong>de</strong> Grand-Pré un lieu mythique:<br />
Avant <strong>de</strong> m’éloigner, je voulus suivre le chemin qu’avaient parcouru les<br />
exilés jusqu’au lieu <strong>de</strong> l’embarquement. Là, assis sur le talus <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong><br />
digue au pied <strong>de</strong> laquelle venait battre l’océan, je restai longtemps à écouter<br />
le bruit mélancolique <strong>de</strong> ces mêmes flots qui avaient mêlé leurs gémissements<br />
à ceux <strong>de</strong>s infortunés bannis. J’ouvris Évangéline et j’en lu les<br />
principaux passages. On conçoit ce que peut avoir <strong>de</strong> charmes une telle lecture<br />
faite sur le théâtre même <strong>de</strong>s événements. (Casgrain 1877, 128-129)
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 32<br />
Transformation littéraire et idéologique du drame acadien<br />
Après 1830 s’amorce, à l’extérieur <strong>de</strong> l’Acadie, un curieux processus<br />
<strong>de</strong> littérarisation et <strong>de</strong> récupération idéologique du récit acadien, notamment<br />
avec <strong>de</strong>ux œuvres américaines, The Neutral French (Williams 1841)<br />
et Evangeline, A Tale of Acadie (Longfellow 1847), puis le roman Jacques<br />
et Marie. Souvenir d’un peuple disparu (1866) du Canadien-français<br />
Napoléon Bourassa. Ces textes, nourris par la tradition orale <strong>de</strong>s <strong>de</strong>scendants<br />
<strong>de</strong>s exilés, sont aussi fortement marqués par <strong>de</strong>s références littéraires,<br />
surtout romantiques, et par <strong>de</strong>s visées nationalistes qui n’ont rien<br />
d’acadien. En effet, le «sentiment national» <strong>de</strong> ces auteurs transforme passablement<br />
le récit <strong>de</strong> départ: ils se fon<strong>de</strong>nt certes sur les textes historiques<br />
pour raconter l’expulsion, mais ils y voient aussi la disparition <strong>de</strong> l’Acadie.<br />
Longfellow, par exemple, affirme d’emblée que «Grand-Pré n’existe plus;<br />
nul n’en a souvenance; / Mais il vit dans l’histoire, il vit dans la romance.»<br />
(6), alors que Bourassa explique à ses lecteurs canadiens-français que «la<br />
Provi<strong>de</strong>nce […] a laissé les Acadiens disparaître» et que l’Acadie est désormais<br />
un «paradis perdu» (27). Fort <strong>de</strong> tels constats, chacun y greffe son<br />
propre récit national. Williams décrit l’ascension sociale d’une acadienne<br />
exilée qui, dès son arrivée à Boston, fascinée par ce nouveau milieu, se<br />
convertit à la jeune révolution américaine 2 . Longfellow consacre quelques<br />
lignes aux souffrances <strong>de</strong>s exilés en Nouvelle-Angleterre, puis les déplace<br />
vers la Louisiane, où ils découvrent un nouveau paradis, une Acadie plus<br />
prospère et plus libre que leur patrie perdue:<br />
Le sang n’y gèle pas, croyez-le, dans nos veines,<br />
Comme chez-nous, l’hiver. Dans le sol nuls cailloux<br />
Du laboureur actif n’excitent le courroux,<br />
Point d’insectes méchants. Et, dans chaque domaine<br />
La mordante charrue, au printemps se promène<br />
Comme un esquif léger sur la nappe <strong>de</strong>s eaux. (73)<br />
Aussi l’errance d’Évangéline à la recherche <strong>de</strong> Gabriel sert-il <strong>de</strong> prétexte<br />
à l’évocation <strong>de</strong>s paysages <strong>de</strong> la jeune nation américaine en gestation:<br />
Lentement dans la nuit, comme une boule d’or,<br />
La lune se leva sur l’Ozark aux flancs chauves.<br />
[…]<br />
Un souffle parfumé berçait toutes les choses.<br />
L’exilée, à l’aspect <strong>de</strong>s tableaux grandioses,<br />
Sent l’ivresse griser son cœur toujours aimant. (84)
33 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
Bourassa, <strong>de</strong> son côté, résume le récit <strong>de</strong> l’exil puis ramène rapi<strong>de</strong>ment<br />
les Acadiens sous «un ciel ami qui leur rappelât celui qu’ils ne<br />
<strong>de</strong>vaient plus revoir», afin qu’ils reconstruisent leur Acadie perdue en<br />
terre québécoise:<br />
On dit que les Troyens exilés donnaient <strong>de</strong>s noms aimés aux lieux inconnus<br />
où ils étaient venus chercher une nouvelle patrie. Au temps <strong>de</strong> la<br />
conquête, on vit arriver quelques familles démembrées, ralliées par le<br />
même malheur, chassées <strong>de</strong> leurs foyers comme les enfants d’Ilion. Ces<br />
infortunés s’arrêtèrent sur les bords <strong>de</strong> la Petite Rivière <strong>de</strong> Montréal […].<br />
Après avoir entamé la forêt et asséché le sol par <strong>de</strong>s travaux herculéens,<br />
ils y fixèrent leurs <strong>de</strong>meures. (27)<br />
Ces œuvres manifestent certes la fascination qu’a exercée le drame<br />
acadien sur l’imaginaire romantique, mais la récupération idéologique<br />
donnera aussi naissance à <strong>de</strong>s représentations d’une Acadie tantôt multiple,<br />
tantôt dispersée. Ainsi, par exemple, les exilés <strong>de</strong> Pélagie-la-<br />
Charrette (Maillet 1979) débattront longuement <strong>de</strong>s mérites <strong>de</strong> l’Acadie du<br />
sud, louisianaise, et <strong>de</strong> l’Acadie du nord, c’est-à-dire <strong>de</strong>s maritimes, avant<br />
d’opter pour celle-ci.<br />
L’Acadie renaissante<br />
Il faudra attendre l’arrivée en Acadie du sociologue et historien nationaliste<br />
français François-Edme Rameau <strong>de</strong> Saint-Père en 1860 pour que<br />
commence à se construire l’image d’une Acadie qui renaît <strong>de</strong> ses cendres.<br />
En parcourant les régions acadiennes, Rameau trouve encore vivant un<br />
«témoignage <strong>de</strong> la vitalité <strong>de</strong> la race française». Refusant le topos nostalgique<br />
<strong>de</strong> l’Acadie-édénique-mais-disparue, il propose une lecture nouvelle<br />
du Grand Dérangement: dans un passage clé d’Une colonie féodale en<br />
Amérique (1889), il résume en quelques lignes la déportation et l’exil, mais<br />
consacre plusieurs pages au récit du retour au pays:<br />
D’autres [exilés], formant une masse compacte <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cents familles<br />
environ, résolurent <strong>de</strong> retourner vers leur Acadie perdue et regrettée. [...]<br />
Ce fut dans le printemps <strong>de</strong> 1766 que se forma l’héroïque caravane dont<br />
nous suivrons les pas. A pied et presque sans approvisionnements, les<br />
pèlerins acadiens affrontèrent les périls et la fatigue d’un retour par terre,<br />
en remontant les côtes <strong>de</strong> la baie <strong>de</strong> Fundy (l’ancienne baie Française) jusqu’à<br />
l’isthme <strong>de</strong> Shediak, à travers cent quatre-vingt lieues <strong>de</strong> forêts et <strong>de</strong><br />
montagnes inhabitées […] (186)
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 34<br />
L’Acadie <strong>de</strong> l’errance est remplacée par celle du retour, le paradis<br />
perdu par une nouvelle communauté qui se reconstruit au sein d’un nouvel<br />
espace non moins mythique: l’Amérique française.<br />
Cette Acadie qui se rétablit péniblement à partir du milieu du 19 e<br />
siècle, sera aussi, selon Jean-Paul Hautecœur (1975) une Acadie «du discours»:<br />
privée <strong>de</strong> pouvoir politique et économique, l’élite acadienne propose<br />
une vision religieuse et nationaliste du <strong>de</strong>stin acadien, s’en remettant<br />
au pouvoir <strong>de</strong> la parole — journaux, discours et conventions nationales —<br />
pour imposer son projet collectif. Les représentations héritées du passé<br />
trouveront ainsi leur place dans un nouveau «grand récit»: le retour postexil<br />
y est transformé en signe divin, ce qui permet <strong>de</strong> clore le récit<br />
mythique fondateur: le «peuple élu» <strong>de</strong> Lescarbot, après être <strong>de</strong>venu<br />
«peuple martyr», ressuscite, reconstruit son paradis et retrouve son état<br />
<strong>de</strong> bonheur primordial grâce à la Provi<strong>de</strong>nce et à sa propre persévérance.<br />
Dans ce discours se <strong>de</strong>ssine la nouvelle carte géographique d’une<br />
Acadie transformée, qui comprend les régions francophones du Nouveau-<br />
Brunswick, <strong>de</strong> la Nouvelle-Écosse péninsulaire, du Cap-Breton et <strong>de</strong> l’Îledu-Prince-Édouard.<br />
Des journaux sont fondés dans les trois provinces, et,<br />
après le succès <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> «convention nationale» <strong>de</strong> Memramcook,<br />
d’autres auront lieu à Moncton, Caraquet, Saint Basile, Pointe-<strong>de</strong>-l’église,<br />
Grand-Pré, Arichat et Tignish. De tels gestes visent à concrétiser la vision<br />
d’une Acadie qui reprend possession symboliquement du territoire <strong>de</strong>s<br />
provinces maritimes.<br />
L’émergence <strong>de</strong> la littérature acadienne<br />
Dans la première moitié du vingtième siècle surtout, on assiste à l’émergence<br />
d’une littérature spécifiquement acadienne. Viendra alors le<br />
temps <strong>de</strong>s contes, pièces <strong>de</strong> théâtre, romans et poèmes où prendra forme<br />
une nouvelle Acadie, fusion du présent et du passé. Faire revivre l’histoire<br />
et ses héros, recréer les grands mythes, défendre la langue, les traditions,<br />
les coutumes et la religion, voilà les buts que se fixent les premiers écrivains<br />
acadiens. Pour ceux-ci, la création <strong>de</strong> cadres spatio-temporels référentiels<br />
et la question du territoire revêtent une gran<strong>de</strong> importance. Si<br />
l’Acadie ne figure plus sur aucune carte géographique, il leur faut lui<br />
redonner vie autrement. Et si l’on ne peut renverser le cours <strong>de</strong> l’histoire,<br />
on peut néanmoins procé<strong>de</strong>r à sa reconstruction imaginaire. Chez certains,<br />
on assiste à rien <strong>de</strong> moins qu’une reconquête mnémonique du territoire,<br />
à sa réappropriation par le biais du souvenir et <strong>de</strong> l’imaginaire.<br />
Cette Acadie territoriale qu’on s’attache à faire revivre, c’est celle du<br />
Régime français (1604-1710), du Régime anglais (1710-1755), cette Acadie
35 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
heureuse, mais menacée, ainsi que l’Acadie <strong>de</strong> la déportation et <strong>de</strong> l’exil<br />
(1755-1763). Mais on décrira aussi une Acadie du retour, qui se reconstitue<br />
dans diverses régions après la déportation: l’Acadie <strong>de</strong>s maritimes.<br />
En 1875, on joue à Ottawa une tragédie intitulée Les Acadiens à<br />
Phila<strong>de</strong>lphie (1998), du Sénateur Pascal Poirier. Poirier nous transporte<br />
en terre d’exil, en cette Nouvelle-Angleterre où un grand nombre<br />
d’Acadiens déportés ont abouti. Sont évoqués à la fois le bonheur d’antan<br />
dans une Acadie paisible et les affres <strong>de</strong> la déportation à Grand-Pré.<br />
Jacques, le héros <strong>de</strong> la pièce, évoque la séparation cruelle <strong>de</strong>s familles et<br />
l’implacable brutalité <strong>de</strong>s soldats britanniques qui ont assassiné sa mère<br />
sous ses yeux:<br />
Les femmes, qu’un instant à l’église ils admettent,<br />
Entrent pleurant, criant, et dans nos bras se jettent<br />
Une <strong>de</strong>rnière fois, suprême embrassement.<br />
… Furieux, Hurlant à cette vue, alors les militaires<br />
Commencent l’œuvre horrible. Ils arrachent les pères<br />
Des bras <strong>de</strong> leurs enfants, les filles <strong>de</strong> leurs mères,<br />
L’épouse <strong>de</strong> l’époux, les frères <strong>de</strong> leurs sœurs.<br />
Qui résiste est tué. Tout n’est que cris, clameurs,<br />
Sanglots, gémissements. (33-34)<br />
Poirier réussit malgré tout à faire d’eux <strong>de</strong>s modèles d’action<br />
héroïque: sur le point d’être vendus en esclavage, ils se révoltent contre<br />
ceux qui les oppriment. Le «troupeau […] propre à l’abattoir» (15) se métamorphose<br />
alors:<br />
Ils se sont révoltés, ont brisé leurs entraves.<br />
On eut dit <strong>de</strong>s lions (20)<br />
Le vieillard, qui mène l’insurrection, renonce à la soumission et<br />
épouse la cause <strong>de</strong> la liberté:<br />
[…] j’ai toujours prêcher (sic) la patience<br />
Et la soumission. Toujours, dans la souffrance,<br />
La persécution, lorsqu’on nous dépouillait<br />
De nos biens, à Grand Pré; lorsqu’on nous envoyait<br />
En exil […]<br />
[…] Mais lorsqu’en esclavage<br />
On vient nous vendre, alors, je dis: «plus <strong>de</strong> serments,<br />
Brisons nos fers. Mourons, puisqu’il le faut, enfants,<br />
Mais mourons libres! (20)
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 36<br />
La pièce s’achève dans un bain <strong>de</strong> sang alors que les Acadiens se<br />
retrouvent enfin vengés par l’assassinat <strong>de</strong> leurs oppresseurs. Libérés, ils<br />
déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> retourner en Acadie.<br />
Antoine Léger (1880-1950) succè<strong>de</strong> à Pascal Poirier au Sénat canadien<br />
et continue la lutte <strong>de</strong> son prédécesseur en faveur <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong>s<br />
Acadiens. Et comme lui, il cherche à éveiller chez les lecteurs acadiens le<br />
sentiment national et patriotique. Ses romans nous transportent dans<br />
l’ancienne Acadie avant et pendant la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> la déportation, en terre<br />
d’exil en Nouvelle-Angleterre et enfin au Nouveau-Brunswick à l’époque<br />
du retour et du repeuplement. Dans Elle et Lui. Tragique Idylle du peuple<br />
acadien (1940), Port-Royal où habite Jean et sa famille est un lieu d’innocence<br />
et <strong>de</strong> bonheur. Mais si l’Acadie d’avant 1755 renvoie au paradis terrestre<br />
<strong>de</strong> la Genèse, celle <strong>de</strong> la déportation est un lieu apocalyptique. La<br />
haine et la brutalité <strong>de</strong>s soldats anglais sont accentuées par rapport à<br />
Poirier et à Longfellow, Léger n’hésitant pas à décrire les assassinats et<br />
les noya<strong>de</strong>s dont les Acadiens sont victimes. Certaines images rappellent<br />
les images <strong>de</strong> feu, <strong>de</strong> ténèbres et <strong>de</strong> sang qui, chez Longfellow, renvoient<br />
<strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce à la fin du mon<strong>de</strong>. Or, chez Léger, les images eschatologiques<br />
sont encore plus frappantes. A Port-Royal, comme dans la prophétie<br />
<strong>de</strong> Joël, le soleil et la lune s’éteignent. Et il y a dans le ciel, comme dans<br />
l’apocalypse, <strong>de</strong>s tonnerres, <strong>de</strong> la foudre et <strong>de</strong>s flammes et la mer se transforme<br />
en sang:<br />
Le soir arriva vite. On aurait dit que le soleil s’était hâté <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre à<br />
l’horizon, pour ne pas être témoin <strong>de</strong> cette infamie […] la nuit est sans<br />
lune […] le mer était tellement agitée qu’elle semblait être en sang […] Le<br />
tonnerre grondait avec un bruit effroyable. Le ciel lançait la foudre et les<br />
flammes […] La pluie et la grêle tombaient avec une violence extrême.<br />
(118, 127)<br />
Ainsi au mythe <strong>de</strong> l’âge d’or <strong>de</strong> l’Acadie s’ajoutent un autre mythe originel,<br />
celui du paradis perdu, et un mythe eschatologique, celui <strong>de</strong> la fin<br />
du mon<strong>de</strong>.<br />
Léger raconte les souffrances et les pérégrinations <strong>de</strong>s déportés dans<br />
les états du Massachusetts et du Maryland, leurs pétitions auprès <strong>de</strong>s<br />
autorités et leur asservissement aux colons britanniques. La famille <strong>de</strong><br />
Jean, démembrée lors <strong>de</strong> la déportation, se retrouve enfin après dix ans<br />
d’exil. Avec d’autres, ils entreprennent le voyage <strong>de</strong> retour en Acadie. La<br />
«caravane», décimée par leur marche pénible, est accueillie et secourue<br />
par les Amérindiens. Jean, dont l’épouse meurt dès leur arrivée, s’établit<br />
à Jemseg, sur la rivière Saint-Jean, à même les ruines d’anciennes
37 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
<strong>de</strong>meures françaises, où lui et sa famille retrouvent leur ancienne prospérité.<br />
D’autres poursuivent leur route jusqu’en Nouvelle-Écosse et s’établissent<br />
à la Baie Sainte-Marie et au Cap-Breton; leur fils, Paul, s’établit<br />
à Cocagne. Avec l’arrivée <strong>de</strong>s Loyalistes britanniques après la révolution<br />
américaine et la formation <strong>de</strong> la province du Nouveau-Brunswick en 1784,<br />
les terres <strong>de</strong>s Acadiens <strong>de</strong> Jemseg sont <strong>de</strong> nouveau confisquées et données<br />
à d’autres. Jean, âgé <strong>de</strong> 85 ans, meurt avant le départ, tandis que ses<br />
enfants iront s’établir à Memramcook et au Madawaska, dans le nordouest<br />
du Nouveau-Brunswick.<br />
Le second roman <strong>de</strong> Léger Une fleur d’Acadie. Un épiso<strong>de</strong> du grand<br />
dérangement (1946) nous transporte dans d’autres régions <strong>de</strong> l’Acadie<br />
ancienne à l’époque <strong>de</strong> la déportation, celle <strong>de</strong> Beaubassin et du Fort<br />
Beauséjour et le long du fleuve Petitcodiac. L’auteur met l’accent sur la<br />
résistance contre l’agresseur, créant <strong>de</strong>s personnages téméraires qui<br />
mènent une lutte soutenue contre l’ennemi britannique. Hélène et René<br />
forment un couple amoureux dont le bonheur parfait et le projet <strong>de</strong><br />
mariage prochain sont brusquement interrompus par l’arrivée <strong>de</strong> soldats<br />
britanniques qui se préparent à les embarquer sur <strong>de</strong>s navires. Hélène,<br />
apercevant <strong>de</strong> loin les soldats, fait sonner la cloche d’église pour avertir<br />
ses voisins. Plusieurs Acadiens s’emparent <strong>de</strong> leurs fusils, tirent sur les<br />
soldats anglais, en atteignent un grand nombre et obligent la troupe<br />
armée à se retirer. Ainsi Chipoudie, comme plus tard Petitcoudiac, <strong>de</strong>viennent<br />
<strong>de</strong>s lieux symboliques <strong>de</strong> la résistance héroïque.<br />
Napoléon Landry (1884-1956), dans son œuvre poétique, poursuit<br />
cette reconquête symbolique et mnémonique du territoire. Sa poésie, pour<br />
laquelle il recevra en 1955 le grand prix <strong>de</strong> la langue française <strong>de</strong><br />
l’Académie française, est éminemment géographique. Dans le poème «La<br />
terre acadienne» il semble définir son projet d’écriture:<br />
Notre seul point d’appui sera, daignez le croire,<br />
La Terre Acadienne en face <strong>de</strong> la mer.<br />
Le vieux sol <strong>de</strong> chez nous tout façonné d’histoire.<br />
Le sol <strong>de</strong> nos aïeux toujours pour nous si cher.<br />
La Terre Acadienne, Ô la seule immortelle!<br />
La terre radieuse à l’ombre <strong>de</strong>s grands bois.<br />
Elle seule toujours nous <strong>de</strong>meure fidèle,<br />
Seule, elle se souvient <strong>de</strong>s grands jours d’autrefois. (13)<br />
Ainsi, le projet <strong>de</strong> Landry consiste à faire revivre le territoire acadien<br />
en évoquant les lieux et les événements qui l’ont façonné. Il exprime partout<br />
l’attachement à la terre natale, une terre façonnée par les gestes
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 38<br />
héroïques <strong>de</strong>s ancêtres; les lieux, comme l’Histoire, revêtent souvent un<br />
aspect glorieux, voire sacré. La poésie <strong>de</strong> Landry fait renaître le Port-<br />
Royal <strong>de</strong> Marc Lescarbot et <strong>de</strong> Champlain ainsi que le fort Latour,<br />
vaillamment défendu par Dame Marie <strong>de</strong> Latour, nouvelle Jeanne d’Arc<br />
<strong>de</strong>venue «Notre immortelle héroïne». Il évoque la découverte <strong>de</strong> Cocagne<br />
par Nicholas Denys, décrit la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> prospérité sous le Régime anglais<br />
(1710-1755), à Grand Pré notamment, et raconte une bataille qui eut lieu<br />
à cet endroit en 1747 entre les troupes françaises, venues <strong>de</strong> Beaubassin<br />
défendre les Acadiens, et les troupes britanniques qui ont dû capituler.<br />
Landry fait le récit <strong>de</strong>s batailles qui ont marqué la guerre <strong>de</strong> sept ans<br />
(1755-1763), en insistant sur celles où les Acadiens et les Français triomphent<br />
<strong>de</strong> l’ennemi. Il fait revivre la chute du fort Beauséjour, ainsi que le<br />
siège et la chute <strong>de</strong> Louisbourg, l’évasion <strong>de</strong>s prisonniers du Fort<br />
Lawrence ou encore la déportation à Grand-Pré et à Cobequid, dans le<br />
Bassin <strong>de</strong>s mines. Un long poème épique est consacré à Ma<strong>de</strong>leine Bourg,<br />
«L’héroïne <strong>de</strong> Tintamarre», qui, selon la tradition orale, a défendu seule,<br />
le fusil à la main, son patrimoine et ses biens contre <strong>de</strong>s Anglais.<br />
Alphonse Deveau (né en 1917), dans un roman intitulé Le chef <strong>de</strong>s<br />
Acadiens (1956), pousse à l’extrême le thème <strong>de</strong> la résistance héroïque <strong>de</strong>s<br />
Acadiens à la déportation. Il décrit la lutte armée contre les Britanniques<br />
d’un groupe d’Acadiens qui ont échappé à la déportation, une lutte qui<br />
prend la forme d’une véritable guérilla dans les forêts <strong>de</strong> la Nouvelle-<br />
Écosse: le peuple prend sa revanche par <strong>de</strong>s actions d’une violence implacable,<br />
accentuée par leurs alliés amérindiens. Jehan, le personnage principal,<br />
se rend sur l’île Saint-Georges où il assiste dans leur évasion un<br />
grand nombre d’Acadiens qui y étaient emprisonnés. Ces fugitifs s’acheminent<br />
à travers lacs et forêts jusqu’à Grand-Pré qu’ils aperçoivent en<br />
flammes. Ils sont rejoints en forêt par <strong>de</strong>s rescapés <strong>de</strong> cet endroit et plus<br />
tard par d’autres, venus <strong>de</strong> Port-Royal et du Cap Sable. Après maintes<br />
péripéties, sous la direction <strong>de</strong> Jehan, la troupe s’achemine vers le lac<br />
Rossignol, et finit par fon<strong>de</strong>r le petit village du Cap Rouge dans la région<br />
<strong>de</strong> la Baie Sainte-Marie.<br />
L’Acadie <strong>de</strong>s villages et <strong>de</strong>s communautés<br />
En 1885, la publication dans un journal <strong>de</strong> dialogues fictifs en francoacadien<br />
par Pascal Poirier marque les débuts <strong>de</strong> l’évocation d’une Acadie<br />
plus populaire, moins tournée vers le passé, et qui n’hésite pas à utiliser<br />
le parler régional, une Acadie <strong>de</strong>s villages et <strong>de</strong>s communautés. L’auteur<br />
décrit la géographie <strong>de</strong> Memramcook, cette vallée du Nouveau-Brunswick<br />
qu’on a appelé le berceau <strong>de</strong> la nouvelle Acadie. Il évoque <strong>de</strong>s activités
39 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
quotidiennes, comme la culture du foin au moyen <strong>de</strong> levées dans les<br />
marais et la pêche sur le fleuve Petitcodiac, aussi bien que l’histoire <strong>de</strong>s<br />
lieux, dont le Village-<strong>de</strong>s-Beaumont, le Cap et la Pré-d’en-haut.<br />
André-Thadée Bourque publie en 1911, un recueil <strong>de</strong> récits intitulés<br />
Chez les anciens acadiens. Causeries du grand-père Antoine, où il décrit les<br />
mœurs, le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie traditionnel, les légen<strong>de</strong>s et les croyances <strong>de</strong>s<br />
Acadiens du dix-neuvième siècle. Comme d’autres écrivains <strong>de</strong> l’époque,<br />
Bourque évoque l’harmonie qui régnait autrefois, dit-il, dans la communauté:<br />
On avait coutume autrefois dans notre pays d’être très charitable les uns<br />
envers les autres et par conséquent <strong>de</strong> beaucoup s’entrai<strong>de</strong>r. […] la charité<br />
fraternelle, la confiance et la bonne entente entre voisins existaient à ce<br />
point <strong>de</strong> ne faire pour ainsi dire qu’une seule famille <strong>de</strong> tout un village.<br />
(253)<br />
L’Acadie que décrit Bourque, se ressemble <strong>de</strong> lieu en lieu et partage<br />
un même héritage culturel; aussi sa diversité géographique s’efface au<br />
profit d’une vision d’ensemble <strong>de</strong> la collectivité où l’unicité prévaut sur la<br />
multiplicité. L’auteur fait allusion à certains lieux <strong>de</strong> la vallée Saint-<br />
Joseph, dont le village <strong>de</strong>s Gautreau, le village <strong>de</strong>s Belliveau et Beaumont,<br />
l’endroit où il a grandi et où se déroule l’action <strong>de</strong> «Henriette». La ville <strong>de</strong><br />
Moncton est décrite dans «À propos <strong>de</strong> marchands» où le narrateur met en<br />
valeur une certaine francisation <strong>de</strong> la ville visible par les noms acadiens<br />
placés dans les vitrines ou sur les <strong>de</strong>vantures <strong>de</strong>s magasins. Deux récits<br />
se situent dans la région acadienne <strong>de</strong> la Baie Sainte-Marie en Nouvelle-<br />
Écosse, «Un effet» et «Le vœu <strong>de</strong>s marins», causerie dans laquelle nous<br />
trouvons une assez longue allusion à Shédiac au Nouveau-Brunswick et à<br />
la mauvaise réputation <strong>de</strong> ses habitants parmi les Acadiens <strong>de</strong> la Baie<br />
Sainte-Marie.<br />
Le dramaturge James Branch transpose au théâtre (1929a) les événements<br />
entourant une confrontation armée qui eut lieu en 1871 entre un<br />
groupe d’Acadiens et les forces <strong>de</strong> l’ordre anglo-saxonnes à Caraquet. Dans<br />
L’émigrant acadien (1929b), Branch raconte le départ <strong>de</strong> Paquetville vers<br />
les États-Unis d’un père avec ses fils, leur malheureux exil et leur retour<br />
heureux au village natal.<br />
Les années 1950 constituent une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> transition entre l’Acadie<br />
dite traditionnelle et celle qui aboutira, comme ailleurs dans le mon<strong>de</strong>,<br />
aux bouleversements socio-politiques et économiques <strong>de</strong>s années 1960. On<br />
peut dire que les vingt-et-un récits <strong>de</strong> Les entretiens du village (Emery<br />
LeBlanc 1957) viennent clore le corpus littéraire traditionnel, du moins
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 40<br />
sur le plan géo-littéraire et historique. Le recueil propose une sorte <strong>de</strong> synthèse<br />
<strong>de</strong>s époques précé<strong>de</strong>ntes, évoquant tour à tour l’Acadie originelle,<br />
l’Acadie <strong>de</strong> la dispersion puis l’Acadie <strong>de</strong>s maritimes, mais en s’inspirant<br />
surtout <strong>de</strong> la petite histoire, <strong>de</strong> la tradition orale et <strong>de</strong> la culture populaire.<br />
Ainsi les grands événements <strong>de</strong> l’histoire acadienne sont abordés par le<br />
biais d’existences individuelles, et plusieurs récits ont pour titre le nom<br />
d’Acadiens «ordinaires» comme «Jacques Bourgeois», «Joseph LeBlanc dit<br />
le Maigre» ou «Pierre à Michel». Les mœurs et la mentalité <strong>de</strong> l’époque<br />
sont évoqués dans <strong>de</strong>s récits comme «Le premier Noël» et «Un sorcier acadien».<br />
L’histoire que raconte LeBlanc est celle <strong>de</strong>s premiers arrivants, <strong>de</strong><br />
la vie <strong>de</strong>s familles, <strong>de</strong> la colonisation <strong>de</strong>s régions acadiennes, <strong>de</strong>s querelles<br />
intestines et <strong>de</strong>s luttes pour la survie d’une jeune colonie face aux<br />
attaques anglo-américaines, sans parler <strong>de</strong>s tribulations <strong>de</strong> la déportation<br />
et <strong>de</strong>s pérégrinations qui s’ensuivirent.<br />
La troisième partie du recueil propose en quelque sorte un parcours<br />
<strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> la nouvelle Acadie <strong>de</strong>s maritimes. Les récits qui nous transportent<br />
dans la Nouvelle-Écosse <strong>de</strong> la Baie Sainte-Marie et <strong>de</strong> la Pointe-à<br />
l’Église mettent en scène <strong>de</strong>s personnages hauts en couleur comme<br />
«François Bourneuf» et «Le colonel Anselme Doucet» qui marquent les<br />
débuts <strong>de</strong> l’accession <strong>de</strong>s Acadiens à un certain rôle politique dans les<br />
Maritimes. Les Acadiens <strong>de</strong> l’Île-du-Prince-Édouard et <strong>de</strong>s Îles-<strong>de</strong>-la-<br />
Ma<strong>de</strong>leine font l’objet <strong>de</strong> «La première automobile», récit qui se déroule à<br />
Rustico sur l’Île-du-Prince-Édouard, en 1867, et «Le ponchon» qui raconte<br />
comment les Acadiens insulaires, isolés par l’hiver, firent parvenir un ponchon<br />
plein <strong>de</strong> lettres jusqu’au Cap-Breton. Dans «Les hommes forts»,<br />
Pascal Gauvin <strong>de</strong> Saint-Anselme au Nouveau-Brunswick, triomphe seul,<br />
dans le centre-ville <strong>de</strong> Moncton, <strong>de</strong> trois hommes forts célèbres dont le<br />
passe-temps préféré était <strong>de</strong> faire une tournée le long <strong>de</strong> la côte une fois<br />
l’an «pour le simple plaisir <strong>de</strong> battre <strong>de</strong>s Acadiens.»<br />
Conclusion<br />
La littérature acadienne (1605-1957) est toute préoccupée <strong>de</strong> clarifier,<br />
<strong>de</strong> préciser, <strong>de</strong> faire revivre pour la postérité les grands événements <strong>de</strong><br />
l’Histoire <strong>de</strong> l’Acadie aussi bien, comme nous l’avons vu, <strong>de</strong> transmettre la<br />
petite histoire du pays. Plus que d’autres littératures, peut-être, la littérature<br />
acadienne se préoccupe <strong>de</strong> géographie, sans doute en raison <strong>de</strong> la<br />
fragilité d’un territoire qui a changé <strong>de</strong> régime politique à plusieurs<br />
reprises et dont les frontières ont fluctué au cours <strong>de</strong> l’histoire, sans parler<br />
<strong>de</strong>s effets déstabilisateurs <strong>de</strong> la perte du territoire, la déportation et l’éparpillement<br />
<strong>de</strong> ses habitants. À la géographie primordiale, évocatrice <strong>de</strong>
41 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
l’Arcadie, toute chargée <strong>de</strong> symbolisme mythique, s’ajoutent une géographie<br />
<strong>de</strong> l’errance qui comprend <strong>de</strong>ux continents et enfin une géographie du<br />
retour et du rétablissement, la création d’une Acadie nouvelle et d’une<br />
nouvelle carte <strong>de</strong> l’Acadie que l’on superpose en quelque sorte aux autres.<br />
La littérature acadienne fait place à l’évocation <strong>de</strong> tous ces territoires, <strong>de</strong><br />
toutes ces Acadies: l’Acadie <strong>de</strong>s origines, l’Acadie <strong>de</strong> la déportation, <strong>de</strong> l’errance<br />
et du retour et l’Acadie <strong>de</strong>s maritimes dans le but <strong>de</strong> se réinventer<br />
une géographie et un lieu d’appartenance, <strong>de</strong> pouvoir se réapproprier en<br />
quelque sorte l’espace perdu et affirmer l’existence d’un territoire proprement<br />
acadien.<br />
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France, dans laquelle on voit un détail <strong>de</strong>s divers mouvements <strong>de</strong> la mer dans<br />
une traversée <strong>de</strong> long cours; la <strong>de</strong>scription du païs, les occupations <strong>de</strong>s<br />
François qui y sont établis, les manières <strong>de</strong>s différentes nations sauvages,<br />
leurs superstitions & leurs chasses; avec une dissertation exacte sur le castor,<br />
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Nouvelle France sous l’avoeu et authorité <strong>de</strong> noz Rois Tres-Chrétiens, & Les<br />
diverses fortunes d’iceux en l’exécution <strong>de</strong> ces choses, <strong>de</strong>puis cent ans jusques<br />
à hui. En quoi est comprise l’Histoire Morale, Naturelle, et Géographique <strong>de</strong><br />
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1994 [Evangeline. A Tale of Acadie, Boston: Ticknor, 1847].<br />
MAILLET, Antonine. Pélagie-la-Charrette. Montréal, Leméac, 1979.<br />
PARKMAN, Francis. Montcalm and Wolfe, 2 vol. Boston: Little, Brown and<br />
Company, 1884.<br />
POIRIER, Pascal. Les Acadiens à Phila<strong>de</strong>lphie. Moncton: Éditions d’Acadie, 1998<br />
[manuscrit, 1875].<br />
POIRIER, Pascal. Causerie memramcookienne, Édition critique par Pierre M.<br />
Gérin. Moncton: Chaire d’étu<strong>de</strong>s acadiennes, Université <strong>de</strong> Moncton, 1990.<br />
[Pierre Gérin attribue à Pascal Poirier les textes publiés dans un journal acadien<br />
au cours <strong>de</strong> 1885 et réunis par lui sous le titre Causerie memramcookienne].<br />
RAMEAU DE SAINT-PÈRE, François-Edme. Une Colonie féodale en Amérique:<br />
l’Acadie (1604-1881), vol. 2. Paris: Plon et Montréal: Granger, 1889 [1877].<br />
RAYNAL, Guillaume-Thomas. Histoire philosophique et politique <strong>de</strong>s Établissements<br />
et du Commerce <strong>de</strong>s Européens dans les <strong>de</strong>ux In<strong>de</strong>s, tome quatrième.<br />
Genève: Jean-Léonard Pellet, Imprimeur <strong>de</strong> la Ville et <strong>de</strong> l’Académie, 1780.<br />
TRAHANT, Jean, Castien THIBODOT, Jean HEBAIRE, Charles LANDRY,<br />
Allecis BROUX [Requête soumise à la Chambre <strong>de</strong>s représentants du<br />
Massachussetts (Boston) le 1 er janvier 1756]. Cité par Placi<strong>de</strong> Gau<strong>de</strong>t.<br />
«Généalogie <strong>de</strong>s familles acadiennes, avec documents», dans Rapport concernant<br />
les archives canadiennes pour l’année 1905, vol. II, Appendice A, 3 e partie.<br />
Ottawa: C.H. Parmelee, 1909: 150.
43 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
WILLIAMS, Catherine Read Arnold. The Neutral French; Or, the Exiles of Nova<br />
Scotia. Provi<strong>de</strong>nce: s.e., 1841.<br />
Notes:<br />
1 Entre 1755 et 1762, environ <strong>de</strong>ux tiers <strong>de</strong> la population acadienne est déportée dans<br />
<strong>de</strong>s conditions très pénibles, surtout vers les colonies anglo-américaines, mais aussi<br />
vers l’Angleterre. Ceux qui restent s’enfuient à travers les forêts, aidés par leurs<br />
alliés autochtones, mais pourchassés sans cesse par les autorités. Après 1763, un<br />
traité autorise leur retour, mais en imposant <strong>de</strong> sérieuses restrictions. D’autres se<br />
rendront en France, en Louisiane, dans les Caraïbes et jusqu’aux Iles Malouine, toujours<br />
à la recherche <strong>de</strong> terres d’accueil.<br />
2 Dans The Neutral French, un prêtre mourant confie à l’héroïne: «ye thought it evil to<br />
be driven from your native land, but the Lord meant it for good; he was preparing one<br />
of the nations of the earth for the blessings of civil freedom; and to this end, he transplanted<br />
you from a soil en<strong>de</strong>ared to you by fond associations, but given up to arbitrary<br />
power, to one <strong>de</strong>stined to be free, happy, and in<strong>de</strong>pen<strong>de</strong>nt.», vol. 2, p. 20.
Texte et illustration dans le discours social du<br />
Québec <strong>de</strong>s années 30: La vie inspirée <strong>de</strong><br />
Jeanne Mance par Pierre Benoit<br />
Klaus-Dieter ERTLER<br />
Université <strong>de</strong> Graz<br />
Autriche<br />
Au cours <strong>de</strong>s années 30, le panorama discursif <strong>de</strong>s Amériques a connu<br />
<strong>de</strong>s tensions idéologiques très prononcées. C’est surtout l’imaginaire collectif<br />
<strong>de</strong> la Province du Québec, qui a pris <strong>de</strong>s tournures particulières. La<br />
crise <strong>de</strong> 1929 avait laissé <strong>de</strong>s traces indélébiles dans la perception <strong>de</strong> la<br />
réalité, et les nationalismes européens, en particulier ceux d’origine italienne,<br />
portugaise ou autrichienne avaient exercé une forte influence sur<br />
les discours <strong>de</strong> l’époque. La littérature, la presse et les médias naissants,<br />
se conformant à un système argumentatif basé sur les concepts <strong>de</strong> la terre,<br />
la religion, la famille nombreuse, avaient développé <strong>de</strong>s expressions substantielles.<br />
L’élaboration <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> marque d’un Canada français rappelait<br />
certains modèles européens, véhiculant pourtant <strong>de</strong>s connotations<br />
originales et hautes en couleur. A y regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près, on constate <strong>de</strong><br />
nombreuses mises en scène du fait francophone et catholique, représentées<br />
à tous les niveaux du système social.<br />
Le champ <strong>de</strong> recherche n’a pas perdu sa substance polémique dans la<br />
mesure où l’on continue à remettre en cause les résultats <strong>de</strong>s travaux analytiques<br />
portant sur les discours sociopolitiques <strong>de</strong> l’époque. Comment<br />
évaluer la doxa <strong>de</strong>s élites franco-canadiennes dans la pério<strong>de</strong> comprise
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 46<br />
entre la crise économique <strong>de</strong> 1929 et l’avènement <strong>de</strong> la Secon<strong>de</strong> Guerre<br />
mondiale? Comment interpréter l’imaginaire collectif <strong>de</strong> cette époque face<br />
à ses expressions artistiques? Nombreux sont les textes littéraires <strong>de</strong> l’époque,<br />
qui — d’une façon ou d’une autre — retravaillent les métarécits<br />
axiologiques en vigueur, allant dans le sens <strong>de</strong> certains axes d’argumentation<br />
ou s’opposant à d’autres. 1 Une <strong>de</strong>s particularités <strong>de</strong> la décennie, au<br />
niveau <strong>de</strong> la production littéraire, est que <strong>de</strong> nombreux textes véhiculent<br />
un imaginaire étroitement lié aux axiologies en vigueur. La relation entre<br />
texte, illustration et idéologie prend donc une signification particulière<br />
dans la mesure où les textes contiennent généralement <strong>de</strong>s vecteurs idéologiques,<br />
soutenus ou contredits par leurs illustrations.<br />
Dans notre étu<strong>de</strong> nous essayerons <strong>de</strong> contribuer à l’analyse <strong>de</strong>s relations<br />
manifestes entre les imaginaires du texte et ses illustrations. Le<br />
point <strong>de</strong> départ conceptuel et son plus petit dénominateur commun seront<br />
puisés dans l’expression grecque d’«eidos», image, dont la terminologie est<br />
à l’origine du concept d’ «idéologie». Dans la mesure où une idéologie peut<br />
être retravaillée par un texte littéraire ainsi que par les illustrations qui<br />
l’accompagnent, il peut créer une relation <strong>de</strong> consensus ou <strong>de</strong> contradiction<br />
par rapport aux <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong> médiation. A ce niveau, les illustrations<br />
peuvent donc soutenir ou affaiblir les vecteurs spécifiques d’un texte,<br />
ou bien entrer en dialogue permanent avec eux sans prendre <strong>de</strong> position<br />
précise. Si l’on suit la logique <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong>s discours, telle qu’elle a été<br />
développée par les groupes <strong>de</strong> recherche <strong>de</strong> Marc Angenot ou Antonio<br />
Gómez-Moriana, la relation entre texte et illustration sera prise en charge<br />
par le concept sociocritique:<br />
Tout ce qui s’analyse comme signe, langage et discours est idéologique» veut<br />
dire que tout ce qui peut s’y repérer, comme types d’énoncés, verbalisation<br />
<strong>de</strong> thèmes, mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> structuration et <strong>de</strong> composition <strong>de</strong>s énoncés, gnoséologie<br />
sous-jacente à une forme signifiante, tout cela porte la marque <strong>de</strong><br />
manières <strong>de</strong> connaître et <strong>de</strong> re-présenter le connu qui ne vont pas <strong>de</strong> soi, qui<br />
ne sont pas nécessaires ni universelles, qui comportent <strong>de</strong>s enjeux sociaux,<br />
expriment <strong>de</strong>s intérêts sociaux, occupent une position (dominante ou<br />
dominée, dit-on, mais la topologie à décrire est plus complexe) dans l’économie<br />
<strong>de</strong>s discours sociaux. (Angenot 1989, 19)<br />
Suivant les paramètres <strong>de</strong> cette sociocritique, nous pouvons constater<br />
que les textes littéraires et leurs illustrations s’inscrivent dans le discours<br />
social <strong>de</strong> leur époque, en pratiquant un dialogue plus ou moins visible avec<br />
les idéologies en vigueur. Afin d’illustrer la problématique, nous avons<br />
choisi — à titre d’exemple — un texte caractéristique, bien que <strong>de</strong> second
47 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
ordre, publié en 1935 chez Albert Lévesque, un <strong>de</strong>s éditeurs les plus<br />
renommés <strong>de</strong> l’époque.<br />
Le récit à vocation historique La vie inspirée <strong>de</strong> Jeanne Mance (1935)<br />
<strong>de</strong> Pierre Benoit ne fait pas tout à fait partie du canon littéraire <strong>de</strong> l’époque.<br />
L’avant-propos du texte signé par l’auteur à Montréal, en septembre<br />
1932, a été publié en 1934 par l’Action Canadienne-Française et en<br />
1935 chez Albert Lévesque. C’est un titre qui n’a pourtant pas trouvé <strong>de</strong><br />
place dans le Dictionnaire <strong>de</strong> la littérature québécoise, mais qui a connu<br />
<strong>de</strong>ux éditions dans la série bien répandue <strong>de</strong>s «Albums canadiens», dont le<br />
nom annonce un lien étroit avec la visualisation du pays, qui s’appuie sur<br />
la mémoire comme élément majeur <strong>de</strong> la construction d’une i<strong>de</strong>ntité nationale.<br />
Les liens entre histoire et image constituent le caractère principal <strong>de</strong><br />
la série, ce dont témoignent les autres titres <strong>de</strong>s «Albums canadiens» (cf.<br />
Assmann 2006): L’épopée Canadienne du critique littéraire Jean Bruchési,<br />
Notre Jacques Cartier <strong>de</strong> l’Abbé Adélard Desrosiers, Le Canada par<br />
l’image <strong>de</strong> Benoit Brouillette, Au pays <strong>de</strong>s bûcherons d’Adolphe Nantel ou<br />
La Vérendrye <strong>de</strong> Robert Rumilly. L’ensemble <strong>de</strong> ces œuvres offre un discours<br />
historique à visée nationale, <strong>de</strong> façon à ce que l’imaginaire contribue<br />
largement à l’appropriation du terme traditionnel <strong>de</strong> «Canada» pour le fait<br />
francophone. Il s’agit donc d’un album collectif, dont les textes reconstruisent<br />
la nation canadienne, telle qu’elle avait existé à l’époque <strong>de</strong> la fondation.<br />
Il correspond entièrement à ce que les théoriciens <strong>de</strong> la mémoire ont<br />
appelé — par analogie fonctionnelle avec l’album <strong>de</strong> famille — la «biographie<br />
<strong>de</strong>s nations», c’est-à-dire la construction <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité nationale par<br />
l’image et le discours. 2
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 48<br />
Albert Lévesque, l’éditeur <strong>de</strong> la série, semble avoir été conscient <strong>de</strong><br />
l’interrelation qui existe entre l’imaginaire du récit, l’idéologie <strong>de</strong>s discours<br />
contemporains, les éléments i<strong>de</strong>ntitaires <strong>de</strong> la série «Albums canadiens»<br />
ainsi que les illustrations <strong>de</strong> ses livres. Les signes métatextuels en<br />
soulignent d’ailleurs à plusieurs niveaux le fait artistique. Si nous jetons<br />
un coup d’œil sur le logo <strong>de</strong> l’éditeur, nous trouvons une représentation<br />
expressive <strong>de</strong> cette complexité <strong>de</strong>s sens. D’un côté la présence du nom d’éditeur<br />
en caractères gras avec, au-<strong>de</strong>ssus une barre bien épaisse, mettant<br />
en valeur une image d’équilibre. Au-<strong>de</strong>ssous du nom <strong>de</strong> l’auteur se trouve<br />
le nom <strong>de</strong> la ville cosmopolite dont l’histoire sera racontée dans le texte.<br />
L’emblème finement travaillé <strong>de</strong> l’ACF se réfère à l’ancienne revue<br />
«L’Action canadienne-française», dont l’idéologie était étroitement liée à<br />
celle <strong>de</strong> Lionel Groulx, le représentant le plus connu <strong>de</strong> l’idéologie du terroir.<br />
Finalement, nous trouvons un autre vecteur <strong>de</strong> la nation canadiennefrançaise<br />
dans la référence aux «Figures canadiennes», où la mise en<br />
visualisation du concept national ne fait pas défaut. «Figures canadiennes»<br />
se réfère à l’idée visuelle <strong>de</strong> la série <strong>de</strong>s «Albums canadiens».
49 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
Albert Lévesque met tout en œuvre pour renforcer la fonction <strong>de</strong><br />
l’image dans les textes édités sous sa direction. Sur la page du titre, il ne<br />
se contente pas seulement d’indiquer les données <strong>de</strong> base, mais il ajoute<br />
les noms d’artistes <strong>de</strong>s illustrations intégrées dans le livre, ce qui leur<br />
confère une plus gran<strong>de</strong> valorisation que d’habitu<strong>de</strong>. Le lecteur apprend<br />
que les linogravures viennent <strong>de</strong> l’atelier d’Henri Beaulac et que la couverture<br />
à la photogravure avait été réalisée par Ivan Jobin. Au début <strong>de</strong><br />
chaque chapitre, une note <strong>de</strong> bas <strong>de</strong> page rappelle — une fois <strong>de</strong> plus — le<br />
nom <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong>s linogravures.<br />
La mise en page du livre <strong>de</strong> Pierre Benoit ne manque pas <strong>de</strong> signes<br />
particuliers: le texte tout d’abord est imprimé entièrement en couleur bor<strong>de</strong>aux,<br />
ce qui lui confère non seulement un haut <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> gravité, mais
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 50<br />
aussi un certain aspect ecclésiastique. Le livre <strong>de</strong>s «Albums canadiens» se<br />
veut — comme toute la série — un objet original, auquel les illustrations<br />
semblent vouloir ajouter une valeur importante. L’histoire <strong>de</strong> Jeanne<br />
Mance et <strong>de</strong> la fondation <strong>de</strong> Montréal n’est pas seulement écrite en lettre<br />
bor<strong>de</strong>aux, mais chaque page est couronnée d’une illustration rectangulaire,<br />
qui occupe un cinquième <strong>de</strong> la surface <strong>de</strong> la page. En tête <strong>de</strong> chacun<br />
<strong>de</strong>s trois chapitres figure une même linogravure, ce qui produit un effet<br />
sériel à l’intérieur du chapitre correspondant. Il faudra donc se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r,<br />
<strong>de</strong> quelle nature est la relation qu’entretiennent les cartouches visuels<br />
avec l’imaginaire produit par le texte, c’est-à-dire dans quelle mesure ils<br />
soutiennent les messages <strong>de</strong> l’écriture romanesque.<br />
Avant <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près les trois illustrations sérielles correspondant<br />
aux trois chapitres, il convient <strong>de</strong> décrire brièvement le texte en<br />
question. Pierre Benoit introduit son récit avec un avant-propos, dans<br />
lequel il tente d’expliquer sans ambiguïtés ses intentions d’auteur: «Ce<br />
volume ne prétend pas être une documentation historique. C’est un récit,<br />
basé sur <strong>de</strong>s faits généralement connus, et que j’ai voulu raconter <strong>de</strong> façon<br />
divertissante. Vous ne trouverez aucune citation, aucun renvoi, aucune<br />
notule, mais une <strong>de</strong>scription ‘romancée’ <strong>de</strong>s premières années <strong>de</strong><br />
Montréal.» (Benoit 1935, 7) Il est significatif que l’auteur <strong>de</strong> l’avant-propos<br />
se distancie du genre historique tout en soulignant son intention <strong>de</strong><br />
recréer — en quelque sorte selon les préceptes horaciens du ‘pro<strong>de</strong>sse et<br />
<strong>de</strong>lectare’ — l’histoire du personnage <strong>de</strong> Jeanne Mance et <strong>de</strong> la fondation<br />
<strong>de</strong> Montréal. En choisissant <strong>de</strong> créer un album plutôt qu’un livre<br />
d’Histoire, il souhaite participer à la reconstitution <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité nationale,<br />
objectif qui prit une gran<strong>de</strong> importance dans la Province franco-canadienne<br />
au cours <strong>de</strong>s années trente. Benoit semble avoir bien compris la<br />
place qu’occupait la mémoire dans la reconstitution historique. Il y revient<br />
<strong>de</strong> façon explicite: «Je me souviens comment on nous résumait, dans les<br />
manuels <strong>de</strong> classe, les épiso<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la fondation <strong>de</strong> notre ville; les commentaires,<br />
trop brefs et trop secs à mon gré, illustraient mal ces pages.» (7)<br />
L’intention <strong>de</strong> l’auteur correspond aux besoins <strong>de</strong> son époque. Il s’agissait<br />
<strong>de</strong> reconstruire une i<strong>de</strong>ntité nationale par les moyens <strong>de</strong> l’art et <strong>de</strong> la littérature,<br />
et la mémoire ainsi que les aspects visuels prendraient une place<br />
importante. Benoit cherche à actualiser l’histoire <strong>de</strong> sa ville, en réinventant<br />
la vie d’une <strong>de</strong> ses protagonistes et en contribuant ainsi à la construction<br />
nationale du fait francophone, catholique et canadien. L’avant-propos<br />
se termine sur un positionnement <strong>de</strong> l’auteur dans le système <strong>de</strong> valorisation<br />
du Québec: «C’est là du moins la vision que j’ai eue, après avoir lu<br />
les vieux auteurs; les spectacles qui se sont déroulés dans ce cadre<br />
champêtre m’ont si bien enchanté que j’ai voulu les répéter à ma façon
51 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
pour ceux qui préfèrent la petite histoire à l’Histoire.» (8) La visée <strong>de</strong><br />
reconstruire les faits historiques avec un imaginaire nouveau est au cœur<br />
<strong>de</strong> l’intérêt <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong> l’avant-propos.<br />
Le système discursif dont dépend le texte fait partie <strong>de</strong>s isotopies<br />
axiologiques du métarécit orthodoxe et nationaliste, positionné face à un<br />
métarécit <strong>de</strong> couleur libérale. Celui-là embrassait les valeurs du mon<strong>de</strong><br />
rural francophone avec tout ce que cela comportait comme moyens <strong>de</strong><br />
défrichage et d’agriculturisme, défendant une autarcie nationale et économique,<br />
ainsi qu’une conception religieuse attachée au catholicisme et aux<br />
Encycliques <strong>de</strong>s décennies précé<strong>de</strong>ntes. Des journaux comme L’Action<br />
nationale, les Jeune-Canada et l’École sociale populaire sont les médiateurs<br />
<strong>de</strong> ces isotopies. Les représentants du discours opposé se montrent<br />
plus permissifs en ce qui concerne l’ouverture culturelle vers d’autres discours,<br />
tels que le fait anglophone, le protestantisme, voire l’athéisme, le<br />
mon<strong>de</strong> urbain et son libéralisme, système diffusé par <strong>de</strong>s journaux comme<br />
Les Idées ou Le Jour (cf. Ertler 2000, 69).<br />
D’où la question qui se pose à savoir si le texte du roman diffuse les<br />
mêmes vecteurs au niveau <strong>de</strong> son écriture qu’au niveau <strong>de</strong> ses illustrations.<br />
Nous avons vu que le récit se réfère — en trois chapitres — au projet<br />
<strong>de</strong> la jeune religieuse Jeanne Mance d’aller en Nouvelle-France, à son<br />
voyage outre-mer et au défrichage <strong>de</strong> Ville-Marie (Montréal) ainsi qu’à son<br />
travail <strong>de</strong> religieuse. Les trois chapitres, allant <strong>de</strong> pair avec les séries <strong>de</strong><br />
linogravures, forment le cadre, dans lequel le récit se développe.<br />
Le long <strong>de</strong>s plaines et sur les collines désertes se répercuterait l’écho <strong>de</strong> la<br />
civilisation européenne, et cet écho prendrait toutes les formes: le crissement<br />
du soc qui pénètre dans la glèbe, le choc <strong>de</strong> la hache dans les troncs<br />
séculaires, le martellement [sic] du charpentier, la voix <strong>de</strong> l’apôtre prêchant<br />
aux sauvages, le chant du prêtre à sa messe, le tintement <strong>de</strong> la<br />
cloche à l’aurore et au crépuscule. Ces échos chasseraient le cri <strong>de</strong> guerre<br />
<strong>de</strong>s indigènes et établiraient sur la terre nouvelle les traditions immortelles<br />
<strong>de</strong> la vieille France. (59)<br />
Il est évi<strong>de</strong>nt que le récit ainsi que ses éléments métatextuels relèvent<br />
<strong>de</strong> l’hymne à la nation catholique, diffusant les valeurs <strong>de</strong> l’agriculturisme<br />
et <strong>de</strong> la colonisation <strong>de</strong> l’arrière-pays. Le texte est fortement<br />
influencé par les références agricoles et leur relation avec le sang français.<br />
«Sol» et «sang» sont étroitement liés, afin <strong>de</strong> permettre la naissance d’une<br />
«race» française, telle que nous la trouvons évoquée dans nombre d’écrits<br />
<strong>de</strong> Lionel Groulx. Les étapes indiquées dans les trois chapitres poursuivent<br />
la même logique agriculturiste: «Les sillons nouveaux», «Le grain <strong>de</strong>
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 52<br />
sénevé» et finalement «La moisson montante» forment une isotopie bien<br />
dénotative. La logique du cycle naturel marque l’avancement <strong>de</strong>s projets<br />
<strong>de</strong> la religieuse. Cette vocation semble être nécessaire au projet <strong>de</strong><br />
Monsieur Paul Chome<strong>de</strong>y <strong>de</strong> Maisonneuve afin <strong>de</strong> pouvoir fon<strong>de</strong>r Ville-<br />
Marie (Montréal) en 1642.<br />
Au niveau du texte, les mêmes valeurs agriculturistes à tendance<br />
orthodoxe et nationaliste contribuent à la construction <strong>de</strong> sens.<br />
Il est hors <strong>de</strong> doute que le discours social <strong>de</strong>s années trente se trouve<br />
en parfaite harmonie avec le récit <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Jeanne Mance. On y<br />
découvre les vecteurs majeurs <strong>de</strong> l’œuvre civilisatrice <strong>de</strong> la Vieille France,<br />
dont les ingrédients forment toujours les axiologies dominantes: soc-glèbe,<br />
hache-troncs, marteaux-charpentier, apôtre-sauvages y représentent le<br />
système binaire sous-jacent, qu’on peut réduire au pair minimal <strong>de</strong> civilisation-barbarie.<br />
Le texte reprend la dichotomie centrale <strong>de</strong> la colonisation<br />
à une époque où le discours renaît en Europe avec toute sa vigueur:<br />
Québec était d’ailleurs une suite d’étranges contrastes entre la civilisation<br />
et la barbarie. Les champs cultivés y étaient bordés <strong>de</strong> sous-bois, les tentes<br />
<strong>de</strong>s Indiens se dressaient près <strong>de</strong>s sobres <strong>de</strong>meures norman<strong>de</strong>s, le son cristallin<br />
<strong>de</strong> la cloche se faisait entendre aux heures où les parfums sauvages<br />
<strong>de</strong>viennent plus capiteux et les voiles <strong>de</strong>s nonnes servaient <strong>de</strong> giron aux<br />
timi<strong>de</strong>s petites sauvagesses. (71/72)<br />
La thématique <strong>de</strong> la mission civilisatrice <strong>de</strong> l’Europe traverse tout le<br />
récit. Le défrichement <strong>de</strong> la terre ainsi que les luttes contre les Iroquois en<br />
constituent les événements marquants. Du fait du discours religieux et du<br />
récit <strong>de</strong> la conversion <strong>de</strong>s peuples autochtones, la protagoniste est brossée<br />
sous un jour bienveillant, et les fruits <strong>de</strong> ses activités et <strong>de</strong> son zèle ne se<br />
feront pas attendre. Le grand ennemi à vaincre reste le peuple iroquois,<br />
taché <strong>de</strong>s attributs les plus négatifs du récit.<br />
Un vecteur particulier du texte constitue le fait architectural. On voit<br />
Jeanne Mance s’occupant du projet <strong>de</strong> construction <strong>de</strong> l’Hôtel-Dieu, et <strong>de</strong><br />
ce fait les renvois à la construction <strong>de</strong>s bâtiments <strong>de</strong> la civilisation ne<br />
manquent pas: «[...] les projets <strong>de</strong> construction commençaient à s’ébaucher<br />
entre ses chefs, car le besoin d’un hôpital se faisait <strong>de</strong> plus en plus pressant<br />
à la suite <strong>de</strong>s incursions iroquoises» (112). Incursions <strong>de</strong>s Iroquois et<br />
constructions vont <strong>de</strong> pair dans la mesure où les palissa<strong>de</strong>s garantissaient<br />
une certaine sécurité aux pionniers. De plus l’hôpital était <strong>de</strong>venu une<br />
nécessité étant donné les escarmouches régulières entre les cultures. Le<br />
récit fournit un exemple historique <strong>de</strong> la colonisation du pays laurentien,
53 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
ce qui ne peut pas être appréhendé en faisant abstraction du discours officiel<br />
<strong>de</strong> la colonisation <strong>de</strong>s années trente.<br />
Il convient <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r maintenant quelle position les illustrations<br />
occupent dans le panorama axiologique? Font-elles partie du discours<br />
nationaliste-orthodoxe du récit, ou bien peut-on y déceler une certaine<br />
contradiction du fait <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> la linogravure ou <strong>de</strong> la<br />
photogravure? Avant <strong>de</strong> s’avancer pru<strong>de</strong>mment dans une interprétation<br />
<strong>de</strong> l’«eidos», on rappellera la présence <strong>de</strong> nombreux signes métadiscursifs<br />
qui sont le fait <strong>de</strong> l’éditeur. Les illustrations sont bien décrites, les noms<br />
<strong>de</strong> leurs auteurs sont indiqués non seulement sur la couverture et sur la<br />
page du titre, mais aussi en note <strong>de</strong> bas <strong>de</strong> page au début <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s<br />
trois chapitres.<br />
Dans l’impressum placé à la fin du livre, nous trouvons un indice <strong>de</strong><br />
l’éditeur qui valorise l’entreprise graphique représentée: «Le cliché <strong>de</strong> la<br />
couverture sort <strong>de</strong>s ateliers <strong>de</strong> “La Photogravure Nationale Limitée”, la<br />
plus importante industrie canadienne-française du genre» (191). Ainsi le<br />
texte et ses images font partie d’une manifestation artistique à visée fortement<br />
patriotique.<br />
L’illustration d’Ivan Jobin offre un paysage lumineux <strong>de</strong> l’Ile <strong>de</strong><br />
Montréal, où — dans un pré verdoyant — se trouve une église à <strong>de</strong>ux<br />
volets architecturaux, avec une annexe.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 54<br />
La construction diffère <strong>de</strong>s représentations courantes dans la mesure<br />
où il y a cette répartition à <strong>de</strong>ux corps <strong>de</strong> logis, intégrés dans l’ensemble<br />
du bâtiment, ce qui fait référence au caractère hospitalier <strong>de</strong> l’ensemble.<br />
Quelques arbres entourent le petit complexe. La montagne <strong>de</strong>rrière l’église<br />
pourrait faire référence au Mont Royal. L’élément le plus significatif<br />
est le mur au premier plan, ouvert dans les parties latérales ainsi qu’au<br />
fond du paysage. Le mur fonctionne donc plutôt comme le symbole <strong>de</strong> la<br />
limite avec les paysages du Sud, la région <strong>de</strong>s Iroquois.<br />
Quant aux trois linogravures qui ornent toutes les pages correspondant<br />
aux trois chapitres, elles sont bien explicites et pourraient être vues<br />
comme un microrécit parallèle con<strong>de</strong>nsé en image. La première vignette<br />
illustre le départ du navire mettant cap à l’Ouest. Le port <strong>de</strong> La Rochelle<br />
fait gran<strong>de</strong> impression avec son architecture fortifiée, ce sont les bâtiments<br />
massifs <strong>de</strong> l’Europe colonisatrice. Le navire dont les voiles s’ouvrent<br />
entièrement aux vents forts et entraînants s’apprête à quitter le port. À<br />
l’arrière-plan, d’autres navires atten<strong>de</strong>nt leur départ. L’heure est à la<br />
découverte, à l’entreprise outre-mer, avec un objectif économique, mais<br />
aussi, suivant un idéal religieux. Les vagues sur l’eau sont représentées à<br />
la manière <strong>de</strong>s sillons d’un champ agricole, d’où le chapitre correspondant<br />
tire son titre. Par ces liens, la vignette semble correspondre aux lignes<br />
fortes du système discursif nationaliste, cultivant <strong>de</strong>s expressions peu<br />
nuancées et hautement valorisantes.
55 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
La <strong>de</strong>uxième image fait référence au travail du défrichement <strong>de</strong> la<br />
terre. Une petite maison en pleine forêt, bâtie en rondins, est l’expression<br />
architecturale <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong>s européens. Plusieurs chicots d’arbres<br />
témoignent <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong>s bûcherons. À gauche dans le tableau on distingue<br />
nettement <strong>de</strong>ux autochtones brandissant le tomahawk et l’arc: leur<br />
rôle est <strong>de</strong> manifester une présence curieuse, mais hostile. Le choc <strong>de</strong> cultures<br />
représenté correspond, une fois <strong>de</strong> plus, aux tensions entre la civilisation<br />
et la barbarie. À l’arrière-plan, la nature canadienne est représentée<br />
sous la forme d’une forêt sombre et lugubre.<br />
Dans la troisième illustration, l’œuvre civilisatrice <strong>de</strong> la mission<br />
européenne a pris le <strong>de</strong>ssus. Nous nous retrouvons dans une place fortifiée<br />
entourée <strong>de</strong> palissa<strong>de</strong>s, avec quelques maisons à l’européenne. Au milieu<br />
<strong>de</strong> la place, Jeanne Mance est en train <strong>de</strong> communiquer avec <strong>de</strong>s autochtones<br />
pacifiés, qui se soumettent à ses ordres. Selon le message du<br />
tableau, l’histoire s’est terminée <strong>de</strong> façon positive. L’œuvre civilisatrice a<br />
pris le <strong>de</strong>ssus dans le conflit <strong>de</strong>s cultures.<br />
Les trois illustrations racontent donc — en raccourci — la même histoire<br />
que le texte. Leur contenu souligne les discours idéologiques du récit.<br />
Dans la mesure où elles sont l’œuvre du fleuron <strong>de</strong> la création artistique<br />
<strong>de</strong> la province canadienne-française, elles sont censées fournir <strong>de</strong>s messages<br />
bien concrets. D’un autre côté, il est risqué d’enfermer la facture<br />
dans un message idéologique trop serré. Une image — <strong>de</strong> par son<br />
caractère ouvert — fonctionne différemment qu’un texte, où les éléments<br />
figés du discours social se prêtent autrement à une critique idéologique.<br />
Quoi qu’il en soit, le roman <strong>de</strong> Pierre Benoit s’inscrit dans une série <strong>de</strong> la<br />
production nationale qui défend <strong>de</strong>s vecteurs idéologiques bien arrêtés <strong>de</strong><br />
sorte qu’il serait risqué <strong>de</strong> juger les illustrations en faisant abstraction <strong>de</strong><br />
cette ambiance artistique contemporaine. Nous avons donc tendance à les<br />
considérer comme un bel exemple d’éléments adjuvants dans la construction<br />
d’une province francophone à vocation catholique et nationale.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 56<br />
Bibliographie<br />
ANDERSON, Benedict. L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du<br />
nationalisme. Paris: La Découverte, 2006 [Imagined Communities. Editions<br />
Verso: Londres 1983<br />
ANGENOT, Marc. 1889. Un état du discours social. Longueuil: Le Préambule,<br />
1989<br />
ASSMANN, Aleida. Erinnerungsräume. Formen und Wandlungen <strong>de</strong>s kulturellen<br />
Gedächtnisses. München: Beck, 2006<br />
BENOIT, Pierre. La vie inspirée <strong>de</strong> Jeanne Mance. Montréal: Albert Lévesque<br />
1935 [Montréal: L’A.C.-F. 1934]<br />
CHARLAND, Jean-Pierre. L’été <strong>de</strong> 1939 avant l’orage. Montréal: Hurtubise HMH,<br />
2006 DELISLE, Esther. Le traître et le juif. Lionel Groulx, Le Devoir, et le<br />
délire du nationalisme d’extrême droite dans la province <strong>de</strong> Québec. 1929-<br />
1939. Saint-Laurent: L’Etincelle 1992<br />
DUMONT, Fernand. Idéologies au Canada français. 1930-1939. Québec: Presses<br />
<strong>de</strong> l’Université Laval, 1978<br />
ERTLER, Klaus-Dieter. Der frankokanadische Roman <strong>de</strong>r dreissiger Jahre. Eine<br />
i<strong>de</strong>ologiekritische Darstellung. Tübingen: Niemeyer, 2000<br />
Notes:<br />
1 La meilleure synthèse du panorama discursif <strong>de</strong>s années trente a été réalisée sous la<br />
direction du sociologue québécois Fernand Dumont (1978). Une attitu<strong>de</strong> plus polémique<br />
a été prise par Esther Delisle (1992) dans son étu<strong>de</strong> sur les discours particuliers<br />
du personnage emblématique du Québec, Lionel Groulx. Jusqu’aujourd’hui, le<br />
sujet n’a pas perdu <strong>de</strong> son intérêt: Dans son roman historique L’été <strong>de</strong>1939 avant<br />
l’orage, Jean-Pierre Charland (2006) reprend la thématique d’une façon très explicite<br />
afin <strong>de</strong> démontrer les implications tendancieuses <strong>de</strong> la doxa franco-canadienne.<br />
2 Dans son étu<strong>de</strong> sur la genèse <strong>de</strong> la nation, Benedict An<strong>de</strong>rson évoque les parallèles<br />
entre un album <strong>de</strong> famille et un album <strong>de</strong> la nation: «Comme il est étrange d’avoir<br />
besoin <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> d’un autre pour apprendre que le bébé nu <strong>de</strong> cette photo jaunie,<br />
confortablement installé sur une couverture ou un lit d’enfant, n’est autre que soi. La<br />
photographie, bel enfant <strong>de</strong> l’âge <strong>de</strong> la reproduction mécanique, n’est que le plus<br />
péremptoire <strong>de</strong> cette masse <strong>de</strong> documents accumulés [...]. De cet éloignement naît<br />
une conception <strong>de</strong> la personne, <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité [...], qui, à défaut <strong>de</strong> pouvoir être «remémorée»,<br />
doit être racontée. [...] Il en va <strong>de</strong>s nations comme <strong>de</strong>s personnes mo<strong>de</strong>rnes.<br />
La conscience d’être pris dans un temps sériel, séculaire [...] rend nécessaire un récit<br />
d’«i<strong>de</strong>ntité». (An<strong>de</strong>rson 2006, 204-205)
La latinoaméricanité <strong>de</strong> la littérature<br />
québécoise<br />
Remarques préliminaires<br />
Peter KLAUS<br />
Université <strong>de</strong> Berlin<br />
Allemagne<br />
Le titre pourrait surprendre à première vue lorsqu’on pense aux<br />
«quelques arpents <strong>de</strong> neige» que représente le Canada pour Voltaire. Mais<br />
l’évolution <strong>de</strong> la littérature du Canada tout entier et surtout du Québec<br />
<strong>de</strong>puis 1980 environ nous montre que l’arrivée <strong>de</strong>s voix venues d’ailleurs,<br />
soit d’Haïti, soit du Chili et du Brésil, soit du Mexique ou d’Uruguay est<br />
<strong>de</strong>venue l’image <strong>de</strong> marque d’une nouvelle polyphonie créatrice, du moins<br />
en littérature.<br />
Fuyant dictatures ou guerres civiles, <strong>de</strong> nombreux Haïtiens et autres<br />
Latino-Américains ont trouvé refuge au Canada, et là surtout dans les<br />
métropoles, par exemple Montréal. Grâce aux œuvres d’un Émile Ollivier<br />
(Haïti), d’un Dany Laferrière (Haïti), d’un Gérard Étienne (Haïti), d’une<br />
Marilù Mallet (Chili) ou d’un Sergio Kokis (Brésil), le Québec et sa littérature<br />
sont traversés par <strong>de</strong>s courants qui sapent d’abord une certaine<br />
tranquillité, une certaine homogénéité et s’attaquent à ce syndrome <strong>de</strong><br />
l’enfermement et d’un certain «rétrécissement provincial» si caractéristique<br />
pendant très longtemps pour le Québec. Ces écrivains, qui se<br />
considèrent en partie comme <strong>de</strong>s agents culturels <strong>de</strong> la subversion contribuent<br />
également à saper les fon<strong>de</strong>ments du national <strong>de</strong> l’intérieur et à
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 58<br />
ouvrir l’imaginaire à d’autres horizons, à d’autres mon<strong>de</strong>s. Un exemple: le<br />
réalisme merveilleux, «domicilie» dans la Caraïbe d’un Alejo Carpentier ou<br />
dans l’Amérique latine d’un Gabriel García Marquez, apporte son enchantement<br />
grâce à ces nouvelles voix aux lecteurs et lectrices du Nord.<br />
Montréal <strong>de</strong>vient un carrefour <strong>de</strong> courants littéraires, un centre<br />
important <strong>de</strong> la littérature haïtienne <strong>de</strong> la diaspora («du <strong>de</strong>hors»), pour ne<br />
donner que cet exemple.<br />
On pourrait dire aussi que grâce aux immigré(e)s et leurs œuvres, le<br />
Canada et surtout le Québec se sont rapprochés mentalement et par l’imaginaire<br />
<strong>de</strong>s contrées du Sud. Du moins au Québec et dans sa littérature,<br />
l’ouverture vers le mon<strong>de</strong>, vers l’Autre est due à ces influences.<br />
Une découverte qui pourrait confirmer ce qui vient d’être dit: Maya<br />
Ombasic, une Montréalaise, née à Mostar en Bosnie-Herzégowine en 1979<br />
connaît elle-même l’expérience <strong>de</strong> l’exil, elle qui a vécu aussi bien en<br />
Suisse qu’à Cuba. Elle a publié en 2007 un petit recueil <strong>de</strong> nouvelles du<br />
titre <strong>de</strong> Chroniques du Lézard: lézard étant le surnom qu’on donne à Cuba<br />
à cause <strong>de</strong> sa forme géographique, allusion est faite également à la mutation<br />
constante du lézard qui change <strong>de</strong> peau, etc. Les critiques ont été<br />
extrêmement élogieux. Sans vouloir faire l’analyse <strong>de</strong> ce livre, je vais simplement<br />
relever une thématique évoquée dans ce recueil, vu qu’elle se<br />
recoupe avec mon sujet, celle du métissage, du syncrétisme, entre autres.<br />
Dans la <strong>de</strong>rnière nouvelle du recueil, «Les Yeux <strong>de</strong> Yemaya», Soledad, une<br />
Québécoise, cherche son père cubain qu’elle n’a jamais connu. Soledad<br />
Maya est la fille d’une touriste québécoise et d’un Cubain. À travers la rencontre<br />
avec un santero, un prêtre <strong>de</strong> la Santeria qui avait bien connu son<br />
père biologique, Soledad apprend beaucoup <strong>de</strong> choses sur les croyances<br />
populaires, sur ses origines africaines. C’est une véritable initiation au<br />
syncrétisme religieux combattu par l’Église catholique, comme le vaudou<br />
en Haïti. Tout comme dans Passages, l’œuvre d’Émile Ollivier, Maya<br />
Ombasic tente <strong>de</strong> rapprocher <strong>de</strong>ux imaginaires, <strong>de</strong>ux cultures, Chez<br />
Olliver il y a convergence quelque part, chez la jeune auteure ce sont les<br />
regards et les <strong>de</strong>stins croisés.<br />
Cependant il peut paraître incongru <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> la littérature québécoise<br />
comme étant latino-américaine ou bien caribéenne. Ceci surtout à<br />
une époque où nous assistons à une continuelle mise en question <strong>de</strong>s frontières<br />
nationales en littérature et où certains croient proche l’époque d’une<br />
«Weltliteratur» dont rêvait Goethe il y a <strong>de</strong>ux siècles. Goethe, dans ses<br />
entretiens avec le fidèle Eckermann, son secrétaire, commentait un jour,<br />
autour <strong>de</strong> 1800 ou 1815, l’impression que lui avait faite la lecture du<br />
roman d’un auteur chinois. Il exprimait son étonnement quant à la proxi-
59 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
mité inattendue véhiculée par ce roman et c’est là qu’il voyait proche l’ère<br />
d’une «Weltliteratur» ou «littérature universelle».<br />
Qu’en est-il du rêve <strong>de</strong> Goethe aujourd’hui? La suite <strong>de</strong> mes<br />
remarques fera ressortir <strong>de</strong>ux tendances principales: l’une insistera sur le<br />
caractère dit «national» d’une production littéraire et l’autre insistera sur<br />
le côté subversif <strong>de</strong> l’évolution littéraire contemporaine par rapport à l’enfermement<br />
national. Les <strong>de</strong>ux tendances coexistent encore au Québec<br />
aujourd’hui, comme on a pu le constater lors <strong>de</strong> la polémique autour <strong>de</strong><br />
L’Arpenteur et le Navigateur, texte controversé <strong>de</strong> Monique LaRue (1996).<br />
La (?) ou les littérature(s) haïtienne(s) actuelle(s).<br />
En parlant <strong>de</strong> subversion du national il faut automatiquement évoquer<br />
le rôle joué par les écrivains et poètes Haïtiens dans la littérature<br />
québécoise.<br />
Quand on sait où se produit la littérature haïtienne actuellement,<br />
c’est à dire en Haïti, bien sûr, mais en gran<strong>de</strong> partie aussi et surtout à<br />
Montréal, aux États-Unis et en France, il serait légitime <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
si le sigle «haïtienne» convient à toutes ces productions haïtiennes<br />
diverses. Le cas d’Haïti est unique et exemplaire en même temps, sur le<br />
plan littéraire: c’est le seul cas — peut-être — d’une littérature qui s’est<br />
surtout développée en diaspora ces quarante <strong>de</strong>rnières années, grâce (!)<br />
aux dictatures <strong>de</strong>s Duvalier. Les Haïtiens eux-mêmes distinguent entre<br />
une littérature du <strong>de</strong>dans et une (?) littérature du <strong>de</strong>hors. Et les auteurs?<br />
Revendiquent-ils tous leur «haïtianité» en tant qu’écrivains? Surtout<br />
quand on sait que <strong>de</strong> nombreuses vocations sont nées en <strong>de</strong>hors d’Haïti, en<br />
«exil» .<br />
Au Québec, un groupe important <strong>de</strong> poètes et écrivains a commencé à<br />
s’impliquer dans la création artistique et littéraire dès la <strong>de</strong>uxième moitié<br />
<strong>de</strong>s années 1960: les Haïtiens. Membres <strong>de</strong> l’élite dans leur pays d’origine,<br />
ils ont fui la dictature <strong>de</strong> François Duvalier et se sont établis en gran<strong>de</strong><br />
partie à Montréal. Ils sont peut-être passés inaperçus au début parce<br />
qu’ils avaient la même langue en partage avec le pays d’accueil, le<br />
français. Ils sont passés inaperçus peut-être également parce que l’institution<br />
littéraire québécoise n’était pas encore prête à percevoir et à intégrer<br />
les voix venues d’ailleurs. Cependant, la contribution <strong>de</strong>s poètes haïtiens,<br />
surtout dans le domaine <strong>de</strong> la poésie du Québec <strong>de</strong>s années 1960-70,<br />
fut assez importante. Rien que l’évocation <strong>de</strong>s noms <strong>de</strong> Serge Legagneur,<br />
<strong>de</strong> Jean-Richard Laforest et d’Anthony Phelps nous donne un avant-goût<br />
<strong>de</strong> la contribution significative <strong>de</strong>s Haïtiens <strong>de</strong> cette génération. Inutile
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 60<br />
d’ajouter que les poètes cités figurent <strong>de</strong>puis longtemps dans <strong>de</strong>s anthologies<br />
<strong>de</strong> la poésie québécoise.<br />
Depuis, les écrivains, les nouvellistes et romanciers haïtiens se sont<br />
fait entendre. Ils ont eu la notoriété grâce à <strong>de</strong>s œuvres médiatiques et<br />
médiatisées tel que le roman <strong>de</strong> Dany Laferrière Comment faire l’amour<br />
avec un Nègre sans se fatiguer (1985). Ils ont récolté <strong>de</strong>s prix littéraires tel<br />
Émile Ollivier pour son roman Passages (1991/1994). La littérature québécoise<br />
serait sensiblement plus pauvre sans la contribution <strong>de</strong> ces auteurs.<br />
On a dit plus haut que l’arrivée <strong>de</strong>s Haïtiens en littérature québécoise est<br />
d’abord passée presque inaperçue parce qu’ils avaient avec les Québécois<br />
le français en partage.<br />
Avoir la même langue en partage ne signifie pourtant pas que l’on<br />
parle la même langue. Régine Robin évoque dans La Québécoite justement<br />
le choc culturel ressenti encore plus fortement à cause <strong>de</strong> ou malgré la<br />
langue qu’on a l’impression <strong>de</strong> partager. L’héroïne <strong>de</strong> Flora Balzano dans<br />
Soigne ta chute! (1991) a vécu une situation semblable. Elle n’arrive pas à<br />
se faire accepter, à s’intégrer, à <strong>de</strong>venir québécoise, et pourtant, elle est<br />
francophone. Ce n’est pas seulement une question d’accent. Mark Twain a<br />
eu ce bon mot par rapport à l’anglais lors d’un séjour à Londres où il aurait<br />
dit à ses interlocuteurs anglais: «Tout ce qui nous sépare, c’est la même<br />
langue.» Si chez les écrivains francophones comme Régine Robin et Flora<br />
Balzano ce sentiment <strong>de</strong> l’Altérité, d’être autre, en dépit <strong>de</strong> la même<br />
langue, est déjà tellement présent, ce phénomène <strong>de</strong>vrait être encore plus<br />
accentué chez les écrivains haïtiens qui arrivent au Québec avec un fort<br />
bagage diglossique et une différence culturelle et ethnique non négligeable.<br />
Dans le cas <strong>de</strong> René Depestre et son poème «Bref éloge <strong>de</strong> la langue<br />
française», les rapports entre l’écrivain et la langue sont imprégnés<br />
d’amour (réciproque), la langue s’abandonne à lui telle une femme qui<br />
s’abandonne à son amoureux, et l’écrivain, grâce à cet amour, la façonne à<br />
sa manière. Dans Frères d’exil d’Anthony Phelps (1928), il n’est pas explicitement<br />
question <strong>de</strong> l’outil <strong>de</strong> l’écrivain, la langue, mais il est question<br />
d’un choc culturel certain vécu par l’être exilé:<br />
Frères d’exil<br />
compagnons aux pieds poudrés<br />
dans nos regards passe une même vision<br />
les souvenirs en cage <strong>de</strong>rrière la vitre opaque<br />
présent comme une dalle<br />
Nous n’avons plus que gestes <strong>de</strong> fumée<br />
pour conter le temps <strong>de</strong>s kénépiers en fleurs
61 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
car nous entrons dans un domaine étrange<br />
<strong>de</strong> plus en plus tournant dos au Pays<br />
et le verre et l’acier modifient nous croyances<br />
Nous vivons dans une ville<br />
où la chanson du remouleur<br />
n’est même pas un souvenir<br />
où nul se rappelle la flûte triangulaire<br />
dont les notes aiguës<br />
montaient et <strong>de</strong>scendaient le long <strong>de</strong> notre enfance<br />
Nous vivons dans une ville<br />
qui jamais ne connut cet homme<br />
doué du pouvoir <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s étoiles<br />
en plein midi<br />
ville <strong>de</strong> verre ville d’acier.<br />
(Motifs pour le temps saisonnier. In Phelps 1961)<br />
Phelps nous décrit le contraste vécu par l’exilé dans son nouveau pays<br />
d’accueil, hanté par le souvenir malgré le relatif confort, mais où «le verre<br />
et l’acier modifient les croyances». Le nouveau «langage» est celui <strong>de</strong>s<br />
gratte-ciel, du givre et <strong>de</strong> la neige. Il reste la nostalgie, le bagage culturel<br />
<strong>de</strong> l’origine tel la flûte triangulaire <strong>de</strong> l’enfance, il reste aussi l’absence<br />
d’imagination, <strong>de</strong> magie et d’émerveillement. La ville <strong>de</strong> verre et d’acier en<br />
est dépourvue. Les forces <strong>de</strong> la raison n’admettent pas les magiciens qui<br />
seraient capables <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s étoiles en plein midi.<br />
Nous avons remarqué le côté positif, sensuel et érotique <strong>de</strong>s rapports<br />
<strong>de</strong> Depestre avec la langue française et nous avons retenu le contraste<br />
vécu par l’exilé venu du Sud et arrivé dans le confort et le froid du Nord.<br />
Les <strong>de</strong>ux écrivains et les <strong>de</strong>ux sensibilités haïtiennes nous donnent, du<br />
moins je le crois, un avant-goût <strong>de</strong> ce que les écrivains haïtiens apportent<br />
<strong>de</strong> spécifique à la langue et à la littérature québécoise.<br />
Dans son tout premier recueil <strong>de</strong> nouvelles La Plage <strong>de</strong>s songes, aussi<br />
bien que dans son roman Zombi blues, Stanley Péan (1966) se sert d’Haïti<br />
comme localisation <strong>de</strong> l’imaginaire <strong>de</strong> ses protagonistes. Ceux-ci sont pour<br />
la plupart <strong>de</strong>s Haïtiens bien intégrés (à première vue) dans la société du<br />
pays d’accueil. Mais souvent il suffit d’un événement imprévu, d’une<br />
catastrophe qui perturbe le déroulement <strong>de</strong> la routine quotidienne, pour<br />
plonger ses personnages dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’irrationnel, du surnaturel,<br />
dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’horreur, <strong>de</strong> la folie, du cauchemar et même <strong>de</strong> la bestialité.<br />
Dans le fond, le basculement du comportement <strong>de</strong> ses personnages<br />
d’un mon<strong>de</strong> rationnel et contrôlé dans un univers peuplé d’angoisses,
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 62<br />
d’horreurs, <strong>de</strong> dédoublement <strong>de</strong> la personnalité trouve une partie <strong>de</strong> son<br />
explication dans les conséquences <strong>de</strong>s tortures, persécutions et autres<br />
sévices qu’ont subis certains protagonistes dans le pays <strong>de</strong> la dictature <strong>de</strong>s<br />
Duvalier, où ils ont été les victimes <strong>de</strong> l’arbitraire absolu, <strong>de</strong> l’anarchie<br />
politique et du pouvoir <strong>de</strong>s sbires du régime, les tontons macoutes. Il est<br />
intéressant <strong>de</strong> noter que c’est justement un jeune Haïtien qui n’a pas<br />
connu personnellement la dictature dans son pays d’origine qui utilise les<br />
psychodrames et traumatismes causés par <strong>de</strong> tels régimes afin d’alimenter<br />
son imaginaire et <strong>de</strong> parfaire les stratégies d’un fantastique littéraire<br />
imprégné <strong>de</strong>s horreurs <strong>de</strong>s tristes tropiques. Il est à ce que je sache le seul<br />
Haïtien — si l’épithète s’applique encore à lui — qui se soit spécialisé dans<br />
le fantastique, un genre cher aux écrivains québécois.<br />
Le réalisme merveilleux <strong>de</strong>s Haïtiens<br />
Mais leur véritable impact, les écrivains haïtiens l’ont eu avec l’introduction<br />
du «réalisme merveilleux» dans la littérature québécoise contemporaine.<br />
Nous savons que nous <strong>de</strong>vons à Alejo Carpentier les assises littéraires<br />
du concept du «réalisme merveilleux» tel qu’il l’a présenté dans le<br />
prologue à son roman El reino <strong>de</strong> este mundo (1949). Carpentier se<br />
démarque par son concept du «surréalisme européen» qu’il définit comme<br />
étant artificiellement stérile et auquel manquerait une certaine authenticité.<br />
Il oppose au concept européen entre autres la tradition somme toute<br />
singulière et particulière <strong>de</strong> l’Amérique latine et son enracinement dans<br />
un contexte plus large, celui <strong>de</strong>s traditions africaines et amérindiennes.<br />
Jacques Stephen Alexis va reprendre le flambeau et va définir à sa façon<br />
le réalisme merveilleux <strong>de</strong>s Haïtiens. Alexis part d’une définition historico-culturelle<br />
et découvre, tout comme Carpentier, trois influences<br />
majeures constitutives <strong>de</strong> la culture haïtienne: l’apport indien taïno<br />
chemès, l’apport africain et l’apport occi<strong>de</strong>ntal et plus particulièrement<br />
français (Alexis: 1956, 252). Ce qui aurait pour résultat l’intégration dynamique<br />
du merveilleux dans le réalisme. Le merveilleux ainsi défini peut se<br />
lire comme une sorte <strong>de</strong> réalisme élargi qui inclurait <strong>de</strong>s éléments oniriques,<br />
magiques, mythiques et légendaires, éléments intégrés quasi naturellement<br />
dans le «quotidien vécu» , fait qui distingue le réalisme merveilleux<br />
du fantastique.<br />
Comment fonctionne le réalisme merveilleux <strong>de</strong>s Haïtiens? À la suite<br />
d’Alexis, René Depestre dans son roman Hadriana dans tous mes rêves<br />
(1988) «…nous entraîne dans un mon<strong>de</strong> où l’invraisemblable <strong>de</strong>s péripéties<br />
nous éblouit, il alimente notre imagination <strong>de</strong> faits qui, selon la perception<br />
ordinaire, ne peuvent avoir lieu que dans les contes <strong>de</strong> fées...Tous
63 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
ces phénomènes nous plongent dans un récit merveilleux qui défie la<br />
logique du réel…» (Wainwright 1994, 47) René Depestre n’est pas le seul<br />
à déconcerter le lecteur par l’irruption <strong>de</strong> faits invraisemblables et qui<br />
défient toute logique. Gérard Étienne l’a démontré avec son roman Un<br />
Ambassa<strong>de</strong>ur macoute à Montréal (1979) et il a récidivé en 2001 avec son<br />
avant-<strong>de</strong>rnier roman La romance en do mineur <strong>de</strong> Maître Clo (2000). A<br />
travers la thématique choisie dans les romans présentés, il évoque d’un<br />
côté les affres <strong>de</strong>s problèmes i<strong>de</strong>ntitaires <strong>de</strong> l’être exilé et <strong>de</strong> l’autre il fait<br />
partie <strong>de</strong> ce qu’on pourrait appeler avec Jean-Marc Moura «[l’]expatriation<br />
culturelle, qui semble presque intrinsèque à l’expression littéraire postcoloniale...»<br />
(1999, 144)<br />
Avant <strong>de</strong> conclure cette partie, je voudrais revenir à une autre<br />
conception du réalisme merveilleux et évoquer Émile Ollivier qui dit lors<br />
d’un entretien avec Suzanne Giguère:<br />
J’ai appris à lire la réalité haïtienne et caraïbéenne à travers le réalisme<br />
merveilleux. Si on comprend bien l’esthétique du réalisme merveilleux, on<br />
est tout proche du baroque. L’écrivain cubain Alejo Carpentier qui a proposé<br />
ce terme en littérature est lui-même un écrivain baroque. Je crois fondamentalement<br />
que la réalité est baroque. Pour les pays et les sociétés<br />
post-esclavagistes, antillaises et, dans une large mesure, latino-américaines,<br />
qui ont énormément <strong>de</strong> difficulté à négocier avec les catégories <strong>de</strong><br />
l’espace et du temps et <strong>de</strong> la raison, le rêve et la réalité, l’imaginaire et la<br />
fiction, le passé, le présent et l’avenir se fusionnent...“ (2001, 64).<br />
Cette fusion du rêve et <strong>de</strong> la réalité, <strong>de</strong> l’imaginaire et <strong>de</strong> la fiction,<br />
Émile Ollivier, ce généreux «schizophrène heureux» nous en fait la<br />
démonstration dans le roman Passages. La narratrice Brigitte nous familiarise<br />
avec cette particularité en disant: «Je viens, monsieur, d’un lieu où<br />
l’on croit aux signes et aux songes...» (Ollivier 1994:16). Le réalisme merveilleux<br />
se distingue du fantastique par le fait qu’il n’accepte pas seulement<br />
le surnaturel comme quelque chose qui va <strong>de</strong> soi, mais il l’intègre<br />
dans la vie <strong>de</strong>s protagonistes. L’intrusion du surnaturel, du merveilleux,<br />
est partie intégrante du vécu. Son apparition n’est ni questionnée ni problématisée<br />
par les protagonistes. C’est pourquoi les narrateurs <strong>de</strong><br />
Passages nous décrivent les événements singuliers qui marquent le pays<br />
après l’arrivée <strong>de</strong> l’homme mystérieux du nom <strong>de</strong> «Célhomme» mais ils ne<br />
les commentent pas et ils ne les questionnent pas.<br />
L’histoire <strong>de</strong> l’eau qui a déserté Port-à-l’Écu après la mort <strong>de</strong><br />
Célhomme ne sera pas problématisée, seulement évoquée, sans commentaire.<br />
On apprend ainsi qu’il est apparemment pratique courante <strong>de</strong> ser-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 64<br />
vir Dieu d’une main et les loas <strong>de</strong> l’autre «...dans cet univers <strong>de</strong> soupçon et<br />
<strong>de</strong> méfiance...» (21). Il n’est donc pas étonnant <strong>de</strong> voir le protagoniste<br />
Amédée Hosange avoir <strong>de</strong>s visions. Dans ses visions un ange paraît glaive<br />
au poing terrassant un caïman géant, rouge feu (29) et lui dit d’abandonner<br />
«la poussière du pays qu’il traîne sous ses sandales...» (30). Une belle<br />
image du syncrétisme religieux, cette association avec Saint Georges ou<br />
l’Ange Gabriel. Ni l’apparition <strong>de</strong> l’ange ni ses prédictions ne sont mises<br />
en question, et c’est plus tard, dans la <strong>de</strong>rnière partie du roman, que le<br />
narrateur nous explique: «Sur „La Caminante“, toute trace du réel s’était<br />
effacée, nous n’étions nulle part...» (153). Les voyageurs <strong>de</strong> «La<br />
Caminante», <strong>de</strong>s malheureux «boat-people» qui désespèrent dans leur<br />
pays d’origine et qui rêvent d’un paradis terrestre, se trouvent finalement<br />
dans un hors-lieu, ce «nulle part» du texte, dans une sorte d’extraterritorialité<br />
et d’extra-temporalité. Là où les loas n’ont plus <strong>de</strong> prises.<br />
À travers ses protagonistes, l’Haïtien «<strong>de</strong> souche» Amédée, le visionnaire,<br />
et Normand, l’Haïtien intellectuel et nord-américain, Émile Ollivier<br />
nous fait participer ainsi à ce croisement <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux cultures, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux imaginaires,<br />
<strong>de</strong> l’enchevêtrement <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinées «métissées». Émile Ollivier<br />
aimait parler <strong>de</strong> la «créolisation» <strong>de</strong> la société québécoise qu’il voyait dans<br />
la traversée <strong>de</strong> la culture québécoise par le métissage montréalais<br />
(Giguère 2001, 47). Ollivier réussit par ce procédé à faire dialoguer <strong>de</strong>ux<br />
concepts narratifs aussi bien que <strong>de</strong>ux concepts culturels et sociaux. Les<br />
<strong>de</strong>ux imaginaires — celui du Sud et celui du Nord — se chevauchent et<br />
s’influencent, tout comme les <strong>de</strong>ux langues, le français et le créole qui dialoguent<br />
dans l’imaginaire d’Ollivier qui nous dit: «Je parlerais d’une acclimatation<br />
<strong>de</strong> la langue française dans l’espace caraïbéen et québécois...»<br />
(Giguère 2001, 66-67).<br />
Dans la littérature produite par les écrivains haïtiens du Québec, ce<br />
n’est pas seulement l’espace caraïbéen qui investit l’espace nord-américain<br />
voire montréalais. D’après Émile Ollivier, «...l’irruption <strong>de</strong> la Caraïbe<br />
<strong>de</strong>s origines; pulsions sauvages <strong>de</strong> la violence lascive <strong>de</strong>s Tropiques, tout<br />
cela vibrait sous le regard médusé <strong>de</strong>s archéo-québécois...» (Ollivier 1994:<br />
30-31) serait une <strong>de</strong>s réalités «typiques» du migrant, à savoir être dans le<br />
passage.<br />
Les exemples donnés nous auront peut-être fait comprendre plusieurs<br />
choses:<br />
Grâce aux démarches <strong>de</strong>s écrivains haïtiens cités, nous assistons à<br />
une sorte <strong>de</strong> «contamination» <strong>de</strong> l’imaginaire québécois par l’imaginaire<br />
caraïbéen; nous assistons à une transformation du français traversé par<br />
d’autres sensibilités et d’autres imaginaires; nous assistons à une subversion<br />
culturelle par ces agents venus d’ailleurs qui sapent notre tranquillité
65 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
et qui introduisent à travers leurs œuvres <strong>de</strong>s témoignages d’une étrangeté<br />
séduisante, oui, mais étrangeté inquiétante également lorsqu’on<br />
pense à Gérard Étienne et à Stanley Péan.<br />
Passages, le titre du roman d’Émile Ollivier, ne traduirait donc pas<br />
seulement le fait <strong>de</strong> passer d’un endroit à un autre, <strong>de</strong> passer d’une culture<br />
vers une autre; ce pluriel du titre indique aussi la multiplicité <strong>de</strong>s<br />
lieux <strong>de</strong> rencontres, <strong>de</strong> traversées et d’interconnections. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> sa<br />
qualité d’agent subversif, l’écrivain migrant <strong>de</strong>vient ainsi également un<br />
précieux passeur culturel dans la mesure où il contribue à introduire le<br />
disparate, à «traduire» l’étrange et l’étrangeté, à décloisonner le national<br />
et à le transgresser, au moins en littérature. Józef Kwaterko dit dans ce<br />
même contexte:<br />
Ils [les romans haïtiens du Québec] semblent participer au contraire aux<br />
redéfinitions i<strong>de</strong>ntitaires <strong>de</strong> la littérature québécoise, pénétrée plus que<br />
jamais d’hétérogénéité culturelle et, plus pleinement encore, à l’expérience<br />
contemporaine <strong>de</strong> transmigration et d’allers-retours, réels ou imaginaires,<br />
qui façonne en profon<strong>de</strong>ur notre vision <strong>de</strong>s choses. (2002, 58)<br />
Le côté latinoaméricain <strong>de</strong> la littérature québécoise: une<br />
autre «Américanité»?<br />
J’ai posé la question dans quelle mesure la littérature québécoise<br />
était latino-américaine ou bien caribéenne. Je ne fais pas allusion par là à<br />
l’émigration saisonnière <strong>de</strong> touristes québécois en République Domicaine,<br />
à Cuba ou en Flori<strong>de</strong>. Bien que ce soit un sujet éventuellement fertile: on<br />
a vu cela avec le livre et le film tiré du roman <strong>de</strong> Dany Laferrière Vers le<br />
Sud. C’est certainement un phénomène intéressant que <strong>de</strong> voir une exploitation<br />
littéraire <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> transhumance.<br />
Ce qui mériterait à être exploité davantage ce sont les interactions<br />
éventuelles entre les différentes sphères <strong>de</strong> l’imaginaire littéraire évoquées<br />
et leurs répercussions sur la littérature québécoise. Ceci dit, vous<br />
voyez que dans ce contexte le concept <strong>de</strong> l’«Américanité» revêt une toute<br />
autre importance. Nous ne sommes plus «enfermés» dans les limites d’une<br />
«américanité» qui pour certains n’est que «nord-américaine» ou même seulement<br />
«états-unienne». Au contraire: l’«Américanité» prend grâce aux<br />
écrivains du Sud, ces voix venues d’ailleurs, une toute autre dimension,<br />
une dimension inclusive et intégrante et non pas exclusive, une «américanité»<br />
qui va du Nunavut jusqu’à la Patagonie en passant par la Caraïbe,<br />
l’Amérique centrale et le Mexique.<br />
On peut retenir grosso modo <strong>de</strong>ux mouvements:
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 66<br />
Le mouvement Nord-Sud <strong>de</strong>s écrivains québécois qui s’intéressent à<br />
l’Amérique latine et qui chantent l’Amérique latine dans leurs œuvres ou<br />
bien ceux qui sont allés sur place pour mettre en œuvre une sorte <strong>de</strong><br />
coopération. Pensez aux publications <strong>de</strong> Lake Sagaris concernant la Chile-<br />
Canada connection, etc. Plus loin il sera question du mouvement Sud-<br />
Nord <strong>de</strong> ces interactions qui, lui, est provoqué par d’autres phénomènes<br />
comme les guerres civiles, les dictatures ou tout simplement la misère.<br />
D’ailleurs, l’infatigable Hugh Hazelton a documenté ce genre d’interaction<br />
dans l’anthologie qu’il a publié avec Gary Ged<strong>de</strong>s en 1990 sous le titre<br />
Compañeros. An Anthology of Writings about Latin America.<br />
Hazelton est un <strong>de</strong>s pionniers à documenter et à publier la présence<br />
d’une littérature latino-américaine au Canada et au Québec. Et en même<br />
temps il nous révèle le côté latino <strong>de</strong> certains poètes québécois tels que<br />
Paul Chamberland, Clau<strong>de</strong> Beausoleil,etc.<br />
Pour revenir à Hugh Hazelton: il a publié en 1989 un petit recueil du<br />
titre La présence d’une autre Amérique. Anthologie <strong>de</strong>s écrivains latinoaméricains<br />
du Québec. Le libellé du sous-titre est peut-être un peu ambitieux<br />
car cette anthologie <strong>de</strong>s écrivains latino-américains ne comporte que<br />
62 (!) pages. Même si ce petit livre n’est pas forcément impressionnant par<br />
son volume, il contient déjà dans l’herbe tout un palmarès d’un véritable<br />
Gotha d’une littérature latino-québécoise.<br />
Rien que l’énumération <strong>de</strong>s noms <strong>de</strong> Tito Alvarado (Chile), Jorge<br />
Cancino (Chile), Nelly Davis Vallejos (Chile), Jorge Etcheverry (Chile),<br />
Gilberto Flores Patiño (Mexique), Alfredo Lavergne (Chile), Jorge Lizama<br />
Pizarro (Chile) , Maeve López (Uruguay), Juan-Ramón Mijango Mármol<br />
(San Salvador), Salvador Torres Saso (El Salvador) et Yvonne América<br />
Truque (Colombie), nous donne l’impression d’un univers latino qui se <strong>de</strong>ssine<br />
et qui est assez haut en couleur.<br />
Certains écrivains dont les noms viennent d’être cités font dorénavant<br />
partie <strong>de</strong> l’institution littérature canadienne ou québécoise tels que<br />
Etcheverry et Flores Patiño sans oublier Tito Alvarado et Salvador Torres<br />
Saso. Certains ont entre temps entamé le retour vers le pays d’origine tout<br />
comme certains écrivains haïtiens ont essayé <strong>de</strong> se refaire leurs racines en<br />
Haïti, tel que Antony Phelps. Mais souvent il s’avère que ce retour est<br />
impossible comme dans le cas d’Anthony Phelps lui-même. Il a dû constater<br />
qu’il était <strong>de</strong>venu un étranger dans son propre pays. Il a fictionnalisé<br />
le désarroi d’un impossible retour dans son <strong>de</strong>rnier roman La contrainte<br />
inachevé (Montréal: Leméac, 2006).<br />
Ce qui est intéressant dans ces mouvements, c’est que ces «retornados»<br />
sont à l’origine d’aventures éditrices canado-québéco-chiliennes par<br />
exemple. Actuellement on voit également <strong>de</strong>s créations d’éditions québéco-
67 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
haïtiennes, comme par exemple «Mémoire d’encrier» <strong>de</strong> Rodney Saint-<br />
Éloi. (Montréal — Port-au-Prince)<br />
Certes, le choix <strong>de</strong> Hazelton dans sa petite anthologie peut paraître<br />
quelque peu erratique surtout lorsqu’on découvre parmi ces soi-disant<br />
écrivains latino-américains du Québec les noms <strong>de</strong> Clau<strong>de</strong> Beausoleil,<br />
Paul Chamberland, <strong>de</strong> Hugh Hazelton lui-même et <strong>de</strong> Janou Saint-Denis.<br />
Mais Hazelton a peut-être voulu mettre le doigt sur cette terminologie et<br />
ses aberrations en présentant un pot-pourri d’écrivains qui ont tous et<br />
toutes <strong>de</strong>s rapports plus ou moins marqués avec l’Amérique latine: certains<br />
sont d’origine latino-américaine et vivent au Québec et d’autres ont<br />
consacré une partie <strong>de</strong> leur œuvre à <strong>de</strong>s pays <strong>de</strong> l’Amérique latine. Et c’est<br />
là justement que rési<strong>de</strong> le mérite <strong>de</strong> Hugh Hazelton <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s rapports<br />
et documenter ces rapports. Hazelton, lui-même grand voyageur en<br />
Amérique latine a consacré une bonne partie <strong>de</strong> sa poésie à cette région<br />
<strong>de</strong>s Amériques.<br />
Dans l’introduction <strong>de</strong> son livre Latinocanada. Ten Latin American<br />
Writers of Canada, Hugh Hazelton parle d’une nouvelle littérature émergeante<br />
au Canada, celle issue <strong>de</strong> représentants d’une vingtaine <strong>de</strong> pays<br />
latinoaméricains. Il remarque que ces écrivains et poètes partagent beaucoup<br />
<strong>de</strong> choses avec le pays d’accueil, dont la colonisation, l’implantation<br />
d’une culture européenne dans un environnement indigène, une libération<br />
graduelle <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s littéraires eurocentriques et la quête <strong>de</strong> moyens autonomes<br />
d’expression. Il note également le fait que <strong>de</strong> nombreux auteurs<br />
arrivés au Canada suite à la chute d’Allen<strong>de</strong> en 1973 et suite aux dictatures<br />
militaires, guerres civiles, etc. venaient <strong>de</strong> pays avec une tradition<br />
littéraire plus longue et plus populaire (concernant la vie artistique) que<br />
le Canada. Pourquoi le Canada? Une certaine affinité, un intérêt pour le<br />
pays qui se veut officiellement bilingue, mais aussi la facilité d’obtenir un<br />
visa.<br />
Il s’agit <strong>de</strong> différentes vagues d’immigration <strong>de</strong>s différents pays latinoaméricains:<br />
Chili en 1973, El Salvador dans les années 1980, émigration<br />
économique dans les années 1990. La littérature latino-canadienne<br />
est aussi politisée que celle <strong>de</strong> la Révolution tranquille au Québec. Les<br />
auteurs s’impliquent, créent <strong>de</strong>s théâtres («Spanish language theater companies»).<br />
À Montréal le dramaturge Chilien Rodrigo Gonzalez crée un<br />
théâtre pour enfants. Alberto Kurapel, également Chilien, excelle, dans ce<br />
qu’on appelle le performance theater (inspiré du «Living Theater» américain).<br />
Kurapel crée <strong>de</strong>s pièces bilingues espagnol-français. D’autres<br />
artistes comme Marilù Mallet et Jorge Fajardo se consacrent à l’art cinématographique,<br />
et cela jusqu’à aujourd’hui. Différentes maisons d’éditions<br />
latino-américaines voient le jour à Montréal. En 1982 paraît la première
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 68<br />
anthologie d`écriture latinoaméricaine au Canada, en 1995 Montréal vit<br />
quatre événements <strong>de</strong> «Spanish-poetry readings».<br />
La vingtaine <strong>de</strong> nationalités latino-américaines concentrées à<br />
Montréal publient dans les années 1980 la premère anthologie au Québec:<br />
Palabra <strong>de</strong> poeta (1988), publiée par la Mexican Association of Canada. En<br />
1992 paraît la première anthologie <strong>de</strong> femmes hispanophones du Canada:<br />
Antologia <strong>de</strong> la poesia femenina latinoamericana en Canada (trad.<br />
française en 1993). Plusieurs revues hispanophones voient le jour à<br />
Montréal, dont «La Botella Ver<strong>de</strong>» et «Ruptures. La revue <strong>de</strong>s Trois<br />
Amériques», publiées en quatre langues par le poète haïtien <strong>de</strong> Montréal<br />
Edgar Gousse.<br />
Dans d’autres villes, par exemple à Ottawa, les activités éditrices<br />
sont peut-être encore plus importantes qu’à Montréal.<br />
Revenons aux écrivains:<br />
Hugh Hazelton (2007) nous présente — entre autres — l’écrivain<br />
Pablo Urbanyi. Je vous le décris en quelques mots parce qu’il me paraît<br />
être un cas typique <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> littérature dont nous parlons ici, celle<br />
<strong>de</strong>s noma<strong>de</strong>s contemporains.<br />
Pablo Urbanyi est un écrivain né en Hongrie, d’où il est parti à l’âge<br />
<strong>de</strong> 6 ou 7 ans. Il a grandi en Argentine et il vit actuellement et <strong>de</strong>puis<br />
assez longtemps à Ottawa. Un cas type d’écrivain migrant? Il est l’auteur<br />
<strong>de</strong> nombreux livres, dont plusieurs romans policiers: L’idée fixe (Montréal<br />
1998), Un Revolver pour Mack (Montréal 1992, traduit <strong>de</strong> l’espagnol<br />
argentin). Depuis il a eu plusieurs prix ou a été finaliste: en 2004, Premio<br />
Somos pour Una Epopeya <strong>de</strong> nuestro tiempo, o como el mondo se convirtiría<br />
en una fabula, un autre prix argentin très prestigieux en 1994 pour<br />
Silver, traduction anglaise, un événement social à Montréal (Ambassa<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> Hongrie, 50 ans <strong>de</strong>puis le départ <strong>de</strong>s réfugiés hongrois...)<br />
Voilà à première vue une attribution «nationale» inattendue qui coïnci<strong>de</strong><br />
quelque peu avec ce qu’on a vu plus haut avec l’apport <strong>de</strong>s écrivains<br />
haïtiens. Mais connaît-on beaucoup d’écrivains qui marquent leur sphère<br />
littéraire d’origine à partir <strong>de</strong> leur exil, leur nouvelle patrie? Concernant<br />
son appartenance, Pablo Urbanyi donnerait probablement la même<br />
réponse que l’écrivain haïtiano-parisien Jean-Clau<strong>de</strong> Charles: «J’écris,<br />
c’est ma nationalité /ou mon i<strong>de</strong>ntité.»<br />
D’autres exemples:<br />
Gloria Escomel, née en Uruguay, s’établit au Québec en 1967, écrit en<br />
français, malgré le fait que presque toute son œuvre se situe dans la<br />
région du Rio <strong>de</strong> la Plata.<br />
Sergi Kokis, <strong>de</strong> Rio <strong>de</strong> Janeiro, quitte le Brésil <strong>de</strong> la dictature qui<br />
s’installe en 1964, d’abord pour la France et ensuite pour le Québec. Il vit
69 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
à Montréal où il a publié une douzaine <strong>de</strong> romans <strong>de</strong>puis 1994. Son premier<br />
roman Le pavillon <strong>de</strong>s miroirs a obtenu quatre prix littéraires, fait<br />
qui a éveillé la jalousie <strong>de</strong> certains écrivains québécois «pure laine».<br />
Marilù Mallet, <strong>de</strong> Santiago <strong>de</strong> Chili, cinéaste, a publié <strong>de</strong>ux recueils<br />
<strong>de</strong> nouvelles: «Les Compagnons <strong>de</strong> l’horloge-pointeuse» (Montréal 1981),<br />
dont «How are you?» et «Miami Trip. Nouvelles» (1986), dont «La mutation».<br />
Dans ces nouvelles, Mallet thématise aussi bien les traumatismes<br />
vécus par les victimes <strong>de</strong>s différentes dictatures (Chili et Pologne) et leur<br />
difficile intégration dans un autre contexte culturel et linguistique. Et elle<br />
thématise également l’espoir qui rési<strong>de</strong> dans une éducation plurilingue,<br />
telle que vécue par un jeune protagoniste dont les parents sont <strong>de</strong>s réfugiés<br />
sudaméricains, rescapés d’une dictature<br />
Je voudrais m’arrêter quelques instants sur une petite partie <strong>de</strong> la<br />
production latino-québécoise <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières années. Lorsqu’on jette un<br />
premier regard sur la production littéraire <strong>de</strong> ce qu’on appelle à tort au à<br />
raison «écritures migrantes», on constate grosso modo <strong>de</strong>ux tendances:<br />
d’un côté les auteurs font revivre dans leurs œuvres le pays d’origine qu’ils<br />
décrivent avec nostalgie et dont ils embellissement souvent le rapport à la<br />
réalité. Ils y situent une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> leurs textes. De l’autre côté, on<br />
constate que ces auteurs nés non-québécois situent leurs œuvres au<br />
Québec même, à Montréal, et thématisent <strong>de</strong>s sujets tels que la violence<br />
juvénile dans les gran<strong>de</strong>s métropoles. Certains sapent la tranquillité <strong>de</strong> la<br />
métropole du Nord par l’introduction d’une force subversive venue du Sud.<br />
Exemple: Gérard Étienne et les forces néfastes du passé. D’un côté l’imaginaire<br />
<strong>de</strong> l’écrivain est nourri en gran<strong>de</strong> partie par la mémoire, collective<br />
et individuelle et par une certaine nostalgie d’un mon<strong>de</strong> perdu. De l’autre,<br />
l’écrivain émigré puise son inspiration sur place, dans le pays d’accueil.<br />
Tout comme Marilù Mallet l’a fait dans certaines <strong>de</strong> ses nouvelles. («How<br />
are you?», «La mutation») où les expériences socio-économiques, et culturelles<br />
<strong>de</strong>s immigrés reflètent une expérience filtrée par ce double patrimoine<br />
culturel du vécu <strong>de</strong>s personnages.<br />
Maurizio Segura, originaire du Chili, s’est approprié le sujet <strong>de</strong> la difficile<br />
cohabitation multiethnique <strong>de</strong>s jeunes venus <strong>de</strong>s pays comme le<br />
Chili, le Haïti ou bien le Vietnam. Côte-<strong>de</strong>s-Nègres (1998) est un roman<br />
que certains qualifient <strong>de</strong> réaliste, parce qu’il offre un portrait du mon<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s jeunes immigrants dans la métropole québécoise. C’est aussi «le portrait<br />
d’une adolescence livrée à elle-même, car l’héritage qui lui était <strong>de</strong>stiné<br />
a été dilapidé, s’est perdu entre terre d’origine et terre d’accueil.» (4e<br />
<strong>de</strong> couverture). Le romancier récupère une thématique du déracinement<br />
et <strong>de</strong> la perte d’i<strong>de</strong>ntitaire, <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>ux et <strong>de</strong> nulle part. Il nous fait<br />
vivre le désarroi <strong>de</strong> ces jeunes qui jouent aux durs mais qui sont plutôt à
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 70<br />
la recherche d’une communauté protectrice, <strong>de</strong>s adolescents qui craignent<br />
le rejet et la solitu<strong>de</strong>: une adolescence qui se cherche, qui voudrait enfin<br />
arriver quelque part, qui voudrait appartenir.<br />
Daniel Castillo Durante (Argentin), professeur à l’Université<br />
d’Ottawa et écrivain, a obtenu le Prix Trillium 2007, la plus haute distinction<br />
littéraire <strong>de</strong> l’Ontario pour son roman La Passion <strong>de</strong>s noma<strong>de</strong>s<br />
(2006). Un peu sur les traces du grand écrivain Borges, Castillo Durante<br />
nous présente un roman quelque peu énigmatique. Juan Carlos Olmos, le<br />
consul argentin à Montréal a été abattu par sa maîtresse Ana Stein. À<br />
l’annonce <strong>de</strong> cette nouvelle, son fils Gabriel accourt au Québec afin d’éluci<strong>de</strong>r<br />
la mort du père haï. Ana Stein, dont il fait la connaissance par<br />
hasard et dont il tombe amoureux, le tue au même endroit et <strong>de</strong> la même<br />
façon que son père.. L’intrigue sert <strong>de</strong> tremplin aux réflexions sur les relations<br />
père-fils et sur les variantes du schéma œdipien, sur le lien entre<br />
crime et passion, et surtout sur le statut <strong>de</strong> l’immigré au Québec (Ana<br />
porte en permanence un bracelet électronique à la cheville) et <strong>de</strong> son<br />
regard sur le pays d’accueil.<br />
Face à ce tableau quasi socio-culturel avec ces existences travaillées<br />
par les conséquences du déracinement, l’écrivain Gilberto Flores Patiño<br />
dans son roman Le <strong>de</strong>rnier comte <strong>de</strong> Cantabria (1998) procè<strong>de</strong> tout à fait<br />
différemment. D’abord, Gilberto Flores Patiño n’a pas encore coupé les<br />
ponts avec son pays d’origine, le Mexique. Dans une interview avec<br />
Suzanne Giguère il met justement l’accent sur la présence du Mexique<br />
dans son œuvre et son imaginaire. Son inspiration lui est livrée par sa<br />
ville d’origine San Miguel <strong>de</strong> Allen<strong>de</strong> et son passé colonial. C’est là que se<br />
situent une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> ses textes, dont le roman Le <strong>de</strong>rnier comte <strong>de</strong><br />
Cantabria. Conteur né, toute évocation <strong>de</strong> son passé se transforme en<br />
contes où priment le merveilleux, le fantastique, l’onirisme et un perpétuel<br />
déchaînement <strong>de</strong> son imaginaire. [Curieusement, Simon Nodier, le<br />
héros du roman d’Anthony Phelps, évoqué plus haut, a également vécu<br />
entre Montréal et une petite ville <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> Guanajato au Mexique, tout<br />
comme Flores Patiño dans sa vie réelle.] Dans Le <strong>de</strong>rnier comte <strong>de</strong><br />
Cantabria, son personnage Arzate est hanté par la communauté qui<br />
habite sa mémoire. Sa mémoire le tourmente parce qu’il se souvient. Et<br />
dans ses souvenirs il évoque Borges et une <strong>de</strong> ses œuvres qui s’intitule<br />
Enquêtes (en espagnol «otras inquisiciones». Cette évocation n’est pas fortuite.<br />
Le personnage lit ce livre et il jongle avec le fantastique. Dans certains<br />
passages du roman, le lecteur ne saura jamais si telle situation<br />
décrite, si cette rencontre charnelle avec Angelita a vraiment eu lieu ou si<br />
elle est un pur fruit <strong>de</strong>s fantasmes du personnage. Flores Patiño se dit<br />
aussi re<strong>de</strong>vable au «réalisme merveilleux». Il dit dans cette interview:
71 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
«J’ai connu le merveilleux à travers les mots»: ce furent surtout les mots<br />
du grand-père qui transformèrent tout en un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> féerie fabuleuse<br />
(Giguère 2001, 171). La complexité narrative du roman amène une multiplication<br />
du «je», voire un dédoublement <strong>de</strong> la personnalité lorsqu’il<br />
évoque le jeu <strong>de</strong> miroirs dans son texte ou bien un autre jeu: «Près <strong>de</strong>s<br />
bords du jeu d’échecs, un homme écrit (moi?)» (Giguère 2001, 170) Ce sont<br />
<strong>de</strong>s reflets d’une autre réalité, chers par exemple à Maupassant.<br />
Ce roman déconstruit jette d’emblée le doute quant à la perception du<br />
lecteur <strong>de</strong> ce qu’on pourrait appeler la trame du récit. Il n’est certainement<br />
pas fortuit que le personnage principal, Arzate soit bibliothécaire, un<br />
bibliothécaire qui est entouré et peut-être même dominé par ces fragments<br />
<strong>de</strong> rêves et <strong>de</strong> réalités que véhiculent les livres. Ce n’est pas un hasard non<br />
plus que ce roman illustre dans le cas <strong>de</strong> son personnage «la puissance<br />
obstinée d’une mémoire» (4e <strong>de</strong> couverture), une mémoire dont les fragments<br />
se heurtent comme autant <strong>de</strong> miroirs sur la réalité <strong>de</strong> sa vie <strong>de</strong><br />
bibliothécaire à San Miguel <strong>de</strong> Allen<strong>de</strong>. Gilberto Flores Patiño manie avec<br />
génie et adresse les jeux savants d’ombre et <strong>de</strong> lumière qui révèlent les<br />
mécanismes <strong>de</strong> l’oubli et qui mettent un homme en abîme et lui dictent<br />
inconsciemment sa vie. Le travail <strong>de</strong> la mémoire prend <strong>de</strong>s allures énigmatiques,<br />
vu que le narrateur joue avec les i<strong>de</strong>ntités, avec les personnages<br />
et avec la linéarité du récit. Ce n’est que vers la fin que le lecteur croit<br />
déceler la vraie histoire».<br />
Mais le roman se termine sur cette hésitation du personnage qui ne<br />
sait plus si sa rencontre avec Angelita a vraiment eu lieu: «Quand sa mère<br />
sera endormie, je la supplierai <strong>de</strong> me dire si ce fut elle ou un rêve. Si elle<br />
est venue, je vais la prier <strong>de</strong> revenir; s’il s’est agi d’un rêve, j’attendrai qu’il<br />
se répète et ne me réveillerai plus jamais.» (143)<br />
Voilà un petit échantillon <strong>de</strong> ces croisements littéraires et <strong>de</strong> ces<br />
interactions entre les différents imaginaires qui se fraient un chemin dans<br />
la littérature québécoise contemporaine qui à mon humble avis en tire le<br />
plus grand bénéfice.<br />
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Rupture et critique chez F. Nietzsche<br />
et H. Bouraoui<br />
1. Rupture, lecteur et utopie<br />
Ab<strong>de</strong>rrahman BEGGAR<br />
Wilfrid Laurier University<br />
Canada<br />
Nietzsche et Bouraoui ont en commun leur double statut <strong>de</strong> poètes et<br />
<strong>de</strong> professeurs universitaires, le premier ayant été professeur <strong>de</strong> philologie<br />
à Bâle (Suisse), et le second étant professeur émérite en littératures<br />
comparées à l’université <strong>de</strong> York (Canada). Néanmoins, à notre avis, le<br />
point le plus saillant dans le parcours intellectuel <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux hommes rési<strong>de</strong><br />
dans les problèmes liés à la réception <strong>de</strong> leur œuvre. Si les biographes <strong>de</strong><br />
Nietzsche concor<strong>de</strong>nt sur quelque chose, c’est bien cette lutte constante du<br />
philosophe allemand aux prises avec un milieu qui, soit par ignorance soit<br />
par tendances inquisitoires, s’acharne à le museler. Ce qui est à noter surtout<br />
à partir <strong>de</strong>s rapports aux tenants <strong>de</strong> la production et circulations <strong>de</strong>s<br />
livres. C’est ce que dans sa biographie <strong>de</strong> Nietzsche Jaspers désigne <strong>de</strong><br />
«grotesques misères d’édition» (1978, 119). Les anecdotes pullulent autour<br />
<strong>de</strong>s rapports entre le philosophe et ses éditeurs; à titre d’exemple, ses vaet-vient<br />
entre les <strong>de</strong>ux maisons d’édition E. W. Fritzsch et Ernst<br />
Schmeitzner, comment souvent <strong>de</strong> ses livres, les seules copies lues sont<br />
celles <strong>de</strong>stinées aux critiques et journalistes (Safranski 2003, 283), comment<br />
ses écrits étaient absents <strong>de</strong>s foires <strong>de</strong> livres, notamment <strong>de</strong> la plus
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 74<br />
importante, celle <strong>de</strong> Leipzig ou comment il lui arrivait <strong>de</strong> les faire publier<br />
à compte d’auteur (Schaberg 1995, 21).<br />
Dans le cas <strong>de</strong> Hédi Bouraoui, malgré une production intense (plus<br />
d’une cinquantaine d’ouvrages — romans, recueils <strong>de</strong> poésie et essais), <strong>de</strong>s<br />
prix littéraires (Prix du meilleur livre d’érudition, Prix Christine<br />
Dumitriu van Saanen, Prix Afrique Méditerranéenne / Maghreb, Prix du<br />
Nouvel Ontario, Grand Prix Comar d’or, etc.) 1 , cet auteur, pourtant l’une<br />
<strong>de</strong>s figures centrales tant <strong>de</strong>s littératures maghrébines francophones (il a<br />
publié son premier recueil <strong>de</strong> poèmes en 1966 au moment où cette littérature<br />
faisait encore ses premiers pas) que franco-ontarienne, reste largement<br />
ignoré par la critique surtout au Maghreb et en France (Sabiston<br />
1981, 5). Il est intéressant <strong>de</strong> voir comment il traduit sa discordance avec<br />
les maisons d’édition en s’opposant à leur mainmise sur les mo<strong>de</strong>s d’expression;<br />
pour lui «l’éditeur <strong>de</strong>vient […] le seul régisseur <strong>de</strong> la norme littéraire».<br />
(Bouraoui 2005, 107).<br />
Chez les <strong>de</strong>ux hommes, ce phénomène traduit une rupture profon<strong>de</strong><br />
vis-à-vis <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> l’époque. Dans ce contexte, plus qu’un rapport<br />
conflictuel, la rupture est plutôt expression d’un manque <strong>de</strong> terrain commun.<br />
Le plus souvent, elle revêt un caractère <strong>de</strong> discordance, non pas à<br />
partir d’un rapport direct au lecteur mais à <strong>de</strong>s instances institutionnelles<br />
<strong>de</strong> contrôle du savoir (medias, maisons d’éditions, critiques, milieux académiques).<br />
C’est d’ailleurs pour cette raison que Bouraoui reproche aux maisons<br />
d’édition au Canada <strong>de</strong> reproduire les mêmes réalités imposées par<br />
la France dans ses rapports à la production francophone à partir <strong>de</strong> ce<br />
qu’il désigne <strong>de</strong> «nombrilisme hexagonal», attitu<strong>de</strong> selon laquelle la création<br />
se voit réduite à un souci d’exotisme mal masqué: «La France impose<br />
<strong>de</strong>s exigences du <strong>de</strong>hors les transformant en lois d’écriture: chaque gran<strong>de</strong><br />
maison d’édition a son écrivain arabe, caribéen, noir-africain, québécois»<br />
(2005, 22) 2 . Quelle est la fonction du créateur sinon faire sortir la pensée<br />
<strong>de</strong>s limites que lui impose l’esprit <strong>de</strong> l’époque, quitte à se voir marginalisé?<br />
Que serait la pensée sans cette puissance aveugle, non utilitariste ni<br />
domestiquée, par <strong>de</strong>là ménagements et compromis, qui ne cherche que<br />
repousser les limites et remettre en cause le statu quo? Pour répondre à<br />
ces impératifs, la critique radicale doit accepter la rupture et en faire le<br />
terrain propice à la création. Ainsi, cette pensée en manque <strong>de</strong> réception<br />
entre souvent en rapport dialogique avec elle-même. Elle ignore les<br />
contraintes extérieures et se développe <strong>de</strong> manière sui generis. Le besoin<br />
<strong>de</strong> se projeter dans un espace mental en rupture avec la réalité actuelle<br />
est, chez les <strong>de</strong>ux, <strong>de</strong>rrière cette tendance <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r chacun une utopie. En<br />
grec, le sens du mot utopie est «nulle part» (More 1). Quand More publia<br />
son Utopia en 1516, l’idée était surtout <strong>de</strong> créer un espace intellectuel, l’île
75 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
Utopia, propice à la concrétisation <strong>de</strong> l’idée qu’il avait <strong>de</strong> l’homme. Cette<br />
«déterritorialisation» constitue une rupture tellement profon<strong>de</strong> que l’auteur<br />
n’hésite pas à décrire son projet comme frôlant l’absur<strong>de</strong>, subabsurda<br />
(More 2). D’ailleurs c’est ce divorce avec le réel, dans le sens d’absence <strong>de</strong><br />
tout compromis, qui ouvre <strong>de</strong>vant la pensée un champ <strong>de</strong> liberté absolu,<br />
loin <strong>de</strong> tout contrôle social puisque, comme le dit Mannheim, l’utopie<br />
consiste en «dépasser le réel pour détruire les limites imposées par l’ordre<br />
en vigueur» (1991, 173). La pensée nietzschéenne et celle bouraouïenne se<br />
considèrent comme évoluant dans un espace en marge <strong>de</strong>s instrumentalités<br />
rationnelles <strong>de</strong> leur temps, une sorte <strong>de</strong> Khôra, cette référence<br />
grecque à un lieu «ne se laissant dominer par aucune instance théologique,<br />
ontologique ou anthropologique» (Derrida 1996, 34). Le lieu <strong>de</strong> cette<br />
pensée est celui d’un idéal féminin, selon la conception lacanienne du<br />
terme. Il se veut étranger aux constructions usuelles, comme le féminin<br />
est cet «Autre ignoré par la raison et son sujet» (Cornell et Thurschwell<br />
1986, 484). D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que Nietzsche fait <strong>de</strong> la lutte<br />
contre la raison, jugée «araignée universelle», sa cause principale et que<br />
Bouraoui, dès ses débuts littéraires, dans Tremblé, son <strong>de</strong>uxième recueil<br />
<strong>de</strong> poésie publié en 1969, donne une idée sur l’objet <strong>de</strong> sa quête, qui n’est<br />
qu’un «immense murmure incapable <strong>de</strong> voir le jour» (Bouraoui 1969, 29).<br />
Le féminin <strong>de</strong>rrière la représentation est ce qui «sort du cadre du symbolique,<br />
ce qu’on ne peut ni évoquer ni représenter» (Cornell et Thurschwell<br />
1986, 487). C’est ce «radicalement hétérogène» (Derrida), ce «signifié<br />
transcendantal» lacanien, hors atteinte du discours, qui constitue l’Utopie<br />
<strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux. Leur pensée tourne autour <strong>de</strong> comment insérer cet<br />
impératif utopique dans l’ordre du discours, comment habiller en mots<br />
cette force qui dépasse tout, même celui qui s’en considère.<br />
La rupture créative rend souvent la communication difficile surtout<br />
si l’instance en rupture ne succombe pas au désir <strong>de</strong> reconnaissance.<br />
Quand le désir n’est pas désir <strong>de</strong> l’Autre, pour parler comme Lacan, le <strong>de</strong>stinataire<br />
du message <strong>de</strong>vient brouillé. Ce <strong>de</strong>stinataire n’est autre que le<br />
lecteur commun, instance synthétique, prototype <strong>de</strong> l’être socialisé, forgé<br />
à coups <strong>de</strong> prix littéraires, d’indices <strong>de</strong> ventes, <strong>de</strong> fluctuations <strong>de</strong> la psyché<br />
sociale. C’est à partir du rapport à cette figure que se dégage l’image que<br />
l’auteur a <strong>de</strong> lui-même et <strong>de</strong> son travail. Est-ce qu’un livre est un produit<br />
en attente d’un preneur? Ou bien, au contraire, est-ce que le lecteur est un<br />
simple invité à accompagner l’auteur dans le processus créatif? Dit d’une<br />
autre manière, sommes-nous dans une logique consommatrice, avec <strong>de</strong>s<br />
produits répondants aux critères <strong>de</strong> goût propres à l’acheteur virtuel, ou<br />
bien dans une logique critique où la pensée reste fidèle à son élément<br />
génétique qui dépasse et l’auteur et le lecteur? Ces questionnements nous
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 76<br />
renvoient à l’examen <strong>de</strong> la figure du lecteur chez les <strong>de</strong>ux. Pour Bouraoui,<br />
le lecteur est d’abord ce territoire privilégié <strong>de</strong> la censure éditoriale; il est<br />
sujet effacé, docile et purement utilitaire:<br />
La censure la plus insidieuse est celle qui s’e ace, et qui ne parle pas<br />
d’elle-même, à savoir lorsque les textes sont refusés par les éditeurs parce<br />
que «l’étu<strong>de</strong> du marché» a révélé que tel texte ne vendra pas. Cette censure<br />
implicite, orange mécanique réglée par le goût du marché, et dans un sens<br />
qui contrôle l’éventuel lecteur est détenue par le pouvoir <strong>de</strong> l’éditeur.<br />
(2005, 111)<br />
Dans ce contexte, le lecteur n’a <strong>de</strong> valeur que celle dictée par les soucis<br />
du marché. Pour sortir <strong>de</strong> cette logique, il faut établir avec lui un rapport<br />
dialogique, mais à partir d’une attitu<strong>de</strong> d’iconoclaste (Sabiston 2007,<br />
11). Il se montre indulgent avec lui sans pour autant cé<strong>de</strong>r au principe<br />
expérimental qui régit son écriture. Qui dit expérimental dit ouverture<br />
sur le futur, un futur «non domestiqué» dirait Freire, non préconçu, propre<br />
à une temporalité vierge libre <strong>de</strong> toute velléités déterministes, non investie<br />
par les valeurs en cours. Les propos <strong>de</strong> Keremer-Marietti s’appliquent<br />
tant à Nietzsche qu’à Bouraoui: «Ce qui est primordial c’est que la véritable<br />
connaissance admette l’infini du <strong>de</strong>venir, sa valeur en tant qu’apparence<br />
positive, et par là même d’absence <strong>de</strong> valeur» (1972, 111). Pour<br />
rendre plus claire cette idée, nous <strong>de</strong>vons prendre en considération l’élément<br />
organique <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> chacun. La critique est basée chez les <strong>de</strong>ux<br />
sur une opposition entre modèles fondateurs; pour le premier, pour évaluer,<br />
il n’y a que noble et bas, et pour le second, il n’y a que noma<strong>de</strong> et grégaire.<br />
Bouraoui célèbre le nomadisme et l’errance (Ben Ouanes;<br />
Desjarlais-Heynneman; Nogacki; Rochon; Toso; Triki; Yefsah). Chez lui,<br />
l’«infini du <strong>de</strong>venir» est du côté <strong>de</strong> la pensée noma<strong>de</strong>. On ne peut pas la<br />
concevoir hors du «mouvement vital» qui habite l’univers. Et qu’est la lecture<br />
dans ce sens? Elle est invitation au voyage (Bouraoui 2005, 11), plus<br />
précisément à l’«établissement <strong>de</strong> ponts entre parcours». Lire c’est faire<br />
partie <strong>de</strong> l’aventure créatrice, être prédisposé à rompre avec ses propres<br />
«habitus». Sur la page blanche doit s’inscrire la volonté commune <strong>de</strong> faire<br />
un bout <strong>de</strong> chemin ensemble 3 . Le lecteur n’est plus une figure dans le discours<br />
du pouvoir; il n’est plus à cajoler, amadouer, plaire, entretenir,<br />
angoisser. Il n’est plus cet acteur social <strong>de</strong>stiné à nourrir la machine à<br />
faire du sens.<br />
Devant l’admiration affichée <strong>de</strong> Bouraoui pour Valéry, nous trouvons<br />
fort révélateur ce passage où il parle <strong>de</strong> l’influence <strong>de</strong> Nietzsche sur ce <strong>de</strong>rnier:
77 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
Il faudrait préciser que pour Valéry la création se réalise dans un état <strong>de</strong><br />
calme, d’ordre, et surtout d’équilibre: voir son poème La Pythie qui dramatise<br />
le passage d’un désordre «dionysiaque» à une harmonie «apollonienne».<br />
Il était quand même un grand admirateur et lecteur <strong>de</strong> Nietzsche<br />
qu’il appelait l’un <strong>de</strong> ses «stimulants» (Bouraoui 2005, 49).<br />
L’élément déterminant <strong>de</strong> la lecture est la définition du texte comme<br />
lieu où s’harmonisent les forces vitales <strong>de</strong> la création. Le lecteur est appelé<br />
à saisir les processus d’«harmonisation» du «désordre dionysiaque». Ce<br />
processus est en soi une marche, une succession d’«itinéraires» menant à<br />
la métamorphose <strong>de</strong> la force brute en objet d’art. Du fait <strong>de</strong> sa légèreté, la<br />
pensée itinérante bouraouïenne n’est pas celle du caravanier. D’où son<br />
opposition à la métaphore prônée par El Baz <strong>de</strong> la littérature maghrébine<br />
comme «écriture du désert». Le caravanier n’attend que le relai pour se<br />
libérer <strong>de</strong> son far<strong>de</strong>au. Or, la création n’est pas un far<strong>de</strong>au, elle est, au<br />
contraire, ce qui donne sa légèreté à l’existence en glorifiant le mouvement,<br />
la «nomaditu<strong>de</strong>». Le lecteur en attente du caravanier est déçu car<br />
son atermoiement est celui du sé<strong>de</strong>ntaire: «l’écriture <strong>de</strong> désert possè<strong>de</strong><br />
une limite qui est purement et simplement l’espoir d’étancher sa soif et sa<br />
faim <strong>de</strong> sens dans une oasis possible» (Bouraoui 2005, 92). Il lit le texte à<br />
partir du besoin <strong>de</strong> contenir pour figer du sens. Ce qu’il reproche à cette<br />
«écriture <strong>de</strong> la <strong>de</strong>stination» c’est son caractère finaliste qui lit tout texte à<br />
l’acte <strong>de</strong> sa consommation: «Cet horizon d’attente constitue les variantes<br />
que subissent les traces en attendant <strong>de</strong> rejoindre un lecteur éventuel et<br />
une interprétation possible» (2005, 92). Que sont ces «traces» sinon ce sens<br />
rabâché, investi à jamais? Bouraoui et Nietzsche se rejoignent sur ce<br />
point. La lecture est pour Nietzsche un acte purgatif du concept <strong>de</strong> «certitu<strong>de</strong><br />
immédiate» qui détermine l’univers <strong>de</strong>s mots. Le lecteur est conditionné<br />
par «ce que nous avons hérité», le long <strong>de</strong> notre préhistoire et histoire,<br />
<strong>de</strong> l’âge <strong>de</strong> l’animalité à nos jours (Clark 1990, 100). Le regard<br />
philosophique doit percer ces couches et voir les forces qui se cachent <strong>de</strong>rrière<br />
cette succession <strong>de</strong> masques. Le travail critique est d’explorer ces<br />
«traces» pour ouvrir la création sur l’infini <strong>de</strong> l’interprétation.<br />
L’objectif est le même, mais les manières <strong>de</strong> définir la figure du lecteur<br />
diffèrent chez les <strong>de</strong>ux hommes. Nietzsche est plus «élitiste». La<br />
connaissance n’est pas une invitation à l’homme dans son humanité, le<br />
propos étant le dépassement <strong>de</strong> l’humain. Il compare le lecteur inopportun<br />
au cochon en quête <strong>de</strong> mangeoires (Jaspers 1978, 28). L’élitisme se voit, à<br />
titre d’exemple, dans La naissance <strong>de</strong> la tragédie, livre écrit sur un mo<strong>de</strong><br />
dialogique, où le lecteur est un «tu», «ami réel ou imaginaire», surtout<br />
Wagner (Janz 1978, 391). L’instance à qui est <strong>de</strong>stiné le discours est à
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 78<br />
dépasser, et ce à cause <strong>de</strong> la nature du message; celui-ci ne trouve pas<br />
d’assises dans la tradition en cours et dépasse même son auteur. Dans une<br />
lettre à sa sœur, il lui confie: «La pensée <strong>de</strong> ce qu’il y a <strong>de</strong> non autorisé et<br />
<strong>de</strong> tout à fait inadapté qui a fait appel à mon autorité me fait peur»<br />
(Jaspers 1978, 28). Mais qu’est-ce qui fait peur? C’est ce même «désordre<br />
dionysiaque» dont parle Valéry. Chez Nietzsche, ce «désordre» flotte à la<br />
surface, et relève <strong>de</strong> l’ordre du prioritaire dans toute sa philosophie. C’est<br />
ce même «désordre» qui, <strong>de</strong> l’avis <strong>de</strong> la majorité <strong>de</strong> ses biographes, l’a jeté<br />
dans le gouffre <strong>de</strong> l’insanité. Se laisser emporter par la tempête <strong>de</strong>s forces<br />
déchaînée insoumises au pouvoir du discours rend difficile <strong>de</strong> figer et<br />
systématiser la pensée pour l’inscrire dans une tradition. Zarathoustra n’a<br />
pas <strong>de</strong> disciples, comment avoir <strong>de</strong>s disciples si on cherche à se dépasser<br />
et à faire du dépassement en soi le fond <strong>de</strong> sa propre philosophie? Dans Le<br />
gai savoir, cette attitu<strong>de</strong> est résumée <strong>de</strong> la manière suivante:<br />
Mon allure et mon langage t’attirent,<br />
Tu me suis, tu me suis pas à pas?<br />
Suis-toi toi-même fidèlement (75)<br />
La lecture est dans ce sens voyage vers soi pour enfin sortir avec<br />
«quelque chose <strong>de</strong> plus».<br />
2. Rupture, pessimisme et ghetto<br />
Selon Mannheim, le pouvoir peut trouver dans l’utopie une bonne<br />
alliée dans la mesure où elle peut être synonyme d’hédonisme quasi-onirique,<br />
<strong>de</strong> narcotique qui courbe les volontés. Dans le cas <strong>de</strong> Bouraoui et<br />
Nietzsche, l’utopie répond, avant tout, au besoin <strong>de</strong> porter la critique à <strong>de</strong>s<br />
niveaux extrêmes. Elle permet un regard éloigné à partir <strong>de</strong> la distance<br />
propre à l’action <strong>de</strong> celui qui veut remettre en cause les bases du savoir<br />
partagé. Et ce n’est pas pour rien que Bouraoui annonce: «L’ignorance<br />
fleurit dans la farce du savoir» (1969, 85). C’est ce même ver dans la<br />
pomme qui est <strong>de</strong>rrière la question <strong>de</strong> Nietzsche: «La pensée ne nous<br />
aurait-elle pas, jusqu’ici, joué le pire <strong>de</strong>s tours? Et quelle garantie aurionsnous<br />
qu’elle ne continuera pas à faire ce qu’elle a toujours fait?» (1971, 53).<br />
Les travaux <strong>de</strong> Nietzsche ont vu le jour à un moment où, en<br />
Allemagne, les philosophes pessimistes accaparaient la scène. Il ne cessait<br />
<strong>de</strong> souligner son opposition à Schopenhauer. Dans Le mon<strong>de</strong> comme<br />
volonté et comme représentation, jugé son chef-d’œuvre, Schopenhauer n’a<br />
fait, selon Nietzsche, qu’introduire dans le sens <strong>de</strong> la vie la gangrène du<br />
pessimisme 4 . La doctrine pessimiste, dont il est le fondateur, part <strong>de</strong> l’équation<br />
suivante: pour le peu <strong>de</strong> plaisir qu’elle nous offre, la vie nous
79 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
plonge dans une mer <strong>de</strong> souffrance. Dans sa Philosophie <strong>de</strong> l’Inconscient,<br />
Hartmann couronne cette entreprise en appelant l’humanité au suici<strong>de</strong><br />
collectif, convaincu qu’il était que l’univers était victime <strong>de</strong> la conscience<br />
<strong>de</strong> l’homme et pour le sauver, il n’y avait qu’à détruire le porteur <strong>de</strong> cette<br />
conscience, l’humanité. Arrivée à ce point, la philosophie ne peut plus que<br />
déclarer le fiasco existentiel <strong>de</strong> l’homme, non seulement pour lui-même,<br />
mais pour tout ce qui existe: «Hartmann, convaincu avec Schopenhauer<br />
que toute tentative pour masquer l’absurdité <strong>de</strong> l’existence était vaine,<br />
invitait l’humanité à débarrasser l’Univers <strong>de</strong> sa conscience en s’autodétruisant»<br />
(Sautet 1993, 31).<br />
De son côté, Bouraoui a publié son premier livre, Muskotail, en 1966,<br />
année où il s’est installé au Canada. Dès lors, l’auteur se trouve confronté<br />
à <strong>de</strong>ux problèmes: l’un relatif à l’espace (il est loin <strong>de</strong> Paris, Mecque <strong>de</strong>s<br />
écrivains maghrébins et <strong>de</strong> tous les tenants <strong>de</strong> la diffusion du cette littérature<br />
naissante), et le second au temps: la naissance <strong>de</strong>s sociétés maghrébines<br />
post-coloniales. C’est comme si tout était décidé d’avance pour cette<br />
catégorie d’intellectuels: ils doivent assumer leur statut d’écrivains<br />
maghrébins post-coloniaux, liés dans leur production à l’espace <strong>de</strong> l’ancien<br />
colonisateur. Ce déterminisme le poursuit même au Canada, où il rejoint<br />
le «ghetto» (terme très usuel chez lui) <strong>de</strong>s auteurs franco-ontariens, qui lui<br />
confère un autre rôle peu appréciable. Son statut <strong>de</strong> francophone vivant et<br />
produisant hors du Québec perpétue ces mêmes sentiments <strong>de</strong> «ghettoïsation»:<br />
La censure travaille à l’intérieur <strong>de</strong> la même communauté linguistique, à<br />
savoir le Québec et l’Ontario français pour ce qui nous concerne. Dans ce<br />
cas précis, l’on nous ressasse que «hors Québec point <strong>de</strong> salut», ce qui veut<br />
dire que les écrivains francophones doivent s’intégrer à la société québécoise<br />
s’ils veulent un tant soit peu faire di user leurs écrits à un lectorat<br />
éventuel (2005, 102).<br />
Dans son pays d’adoption, il <strong>de</strong>vient incarnation <strong>de</strong> la «le Québec et<br />
l’Ontario. Le paysage intellectuel canadien est marqué <strong>de</strong> «solitu<strong>de</strong>s»,<br />
notion récurrente chez Bouraoui, lancée par Hugh MacLennan en 1956, en<br />
se référant aux «<strong>de</strong>ux solitu<strong>de</strong>s» où vivent les <strong>de</strong>ux «communautés fondatrices»<br />
du Canada, la francophone et l’anglophone, chacune vouée à son<br />
cantonnement linguistique. Bouraoui ajoute la «troisième solitu<strong>de</strong>», celle<br />
propre aux peuples autochtones du Canada (2005, 111-118). C’est à partir<br />
<strong>de</strong> la logique <strong>de</strong>s «solitu<strong>de</strong>s» que se trace le portrait du paysage culturel et<br />
intellectuel du pays, un paysage marqué par l’éclatement avec <strong>de</strong>s<br />
«auteurs souchiques» (québécois <strong>de</strong> souche), <strong>de</strong>s «non souchiques» ou «eth-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 80<br />
noculturels» et <strong>de</strong>s littératures minoritaires telles la franco-acadienne ou<br />
la franco-manitobaine. A l’instar d’un Nietzsche suffoquant à cause <strong>de</strong> l’air<br />
du temps <strong>de</strong> l’Allemagne <strong>de</strong> l’époque, Bouraoui n’adhère pas à ce qu’ils<br />
qualifie <strong>de</strong> «ghettos» culturels, intellectuels, et autres. Les terrains qu’il<br />
prévoit pour l’exercice <strong>de</strong> la pensée dépassent ces délimitations catégorielles<br />
qu’impose une définition du littéraire à partir d’une perspective<br />
géocentrique.<br />
3. Critique et sens<br />
La critique cible l’unité fondamentale du savoir: le sens. Pour<br />
Nietzsche, il est tributaire <strong>de</strong>s forces qui s’approprient l’objet, et sa valeur<br />
repose sur la force qui a plus d’affinités avec lui (Deleuze). Derrière toute<br />
évaluation, il y a une manière d’être:<br />
Les évaluations rapportées à leur élément, ne sont pas <strong>de</strong>s valeurs, mais<br />
<strong>de</strong>s manières d’être, <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s d’existence <strong>de</strong> ceux qui jugent et évaluent,<br />
servant précisent <strong>de</strong> principes aux valeurs par rapport auxquelles ils<br />
jugent. […]. Voilà l’essentiel: le haut et le bas, le noble et le vil ne sont pas<br />
<strong>de</strong>s valeurs, mais représentent l’élément différentiel dont dérive la valeur<br />
<strong>de</strong>s valeurs elle-même. (Deleuze 1991, 1-2).<br />
Derrière toute force, il y a une volonté. En fait, il n’y a que <strong>de</strong>s jeux<br />
<strong>de</strong> volontés, les unes agissant sur les autres. Nietzsche veut ainsi libérer<br />
l’action interprétative <strong>de</strong> l’empire d’une raison qu’il juge victime <strong>de</strong> «préjugés».<br />
Il préfère l’explication <strong>de</strong>s phénomènes non à partir du sens abstrait<br />
attribué (voir sa critique <strong>de</strong> l’a priori kantien), mais <strong>de</strong>s forces vitales<br />
qui s’approprient l’objet ou phénomène 5 . D’où sa prédilection dans La<br />
volonté <strong>de</strong> puissance pour <strong>de</strong>s notions comme «‘ vivre ‘ (respirer), ‘ être<br />
animé ‘, ‘ vouloir ‘, ‘ agir ‘, ‘ <strong>de</strong>venir ‘» (1995, 151). Selon Deleuze, pour<br />
Nietzsche la question ne doit pas être «qu’est-ce que?», mais «qui?». Au lieu<br />
<strong>de</strong> «qu’est-ce que l’être?», la question est maintenant: qui est ce «vivant»,<br />
cet «animé», ce «voulant», cet «acteur en <strong>de</strong>venir»? La réponse à la question<br />
«qu’est-ce que l’être?» est forcément symptomatique d’une mentalité<br />
en divorce total avec ce qui est censé fon<strong>de</strong>r le concept. La question doit<br />
être «qui est l’être». Il faut plutôt s’intéresser plus à celui qui définit qu’à<br />
la définition, étant donné que chez Nietzsche «la compréhension ne vise<br />
pas seulement à traduire un sens mais à expliquer causalement ou génétiquement»<br />
(Quiniou 1993, 144). Il faut voir dans chaque pensée un acte
81 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
<strong>de</strong> création <strong>de</strong> sens et se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r sur la nature et les mobiles <strong>de</strong>rrière<br />
l’acte. Les phénomènes portent le sceau <strong>de</strong> telles actions.<br />
Quant à Bouraoui, il définit le sens à partir d’un fond <strong>de</strong> silence et <strong>de</strong><br />
vi<strong>de</strong>. Ce vi<strong>de</strong> silencieux est propre au moment créatif. Il est l’espace où<br />
s’offre la possibilité <strong>de</strong> se défaire <strong>de</strong> tout ce qui loge dans l’expression. Ce<br />
moment <strong>de</strong> «béatitu<strong>de</strong>» prélu<strong>de</strong> la genèse du sens qui se voit peupler <strong>de</strong><br />
tout ce que l’inspiration dicte. Dans Rose <strong>de</strong>s sables l’«espace scripturaire»<br />
traduit cette même vision. Dans ce récit en forme <strong>de</strong> vers «cassés», avec<br />
<strong>de</strong>s espaces blancs entre mots, le vi<strong>de</strong> n’a pas <strong>de</strong> valeur elliptique dans la<br />
mesure où il ne touche en rien la continuité du sens, sa fonction étant <strong>de</strong><br />
servir d’espace «interstitiel» (Bouraoui) où le lecteur est invité à partager<br />
ces moments <strong>de</strong> communion entre le créateur et le silence primordial.<br />
Chez Bouraoui domine le souci génétique. Il présente le sens dans son<br />
histoire et préhistoire, celle-ci n’étant que le silence qui prélu<strong>de</strong> la création.<br />
Le silence rappelle l’infini qui englobe le sens, un sens qui, <strong>de</strong> ce fait<br />
ne peut être que relatif: il ne peut même pas s’enraciner, il flotte dans une<br />
inconsistance qui en assure l’apesanteur. Bouraoui présente le travail poétique<br />
dans son éclosion à partir d’espaces immaculés, loin du vécu dégradé<br />
<strong>de</strong> l’homme mo<strong>de</strong>rne dans un effort <strong>de</strong>stiné à dégager la pensée <strong>de</strong>s<br />
arcanes du savoir partagé et institutionnalisé.<br />
Le silence est celui <strong>de</strong> la «béance». Par sa présence, la création doit<br />
porter les signes, non seulement <strong>de</strong> sa genèse, mais aussi <strong>de</strong> son existence<br />
préontologique: l’abîme, l’immon<strong>de</strong> qui l’on précédée. Dans Émigressence,<br />
le portrait du poète puise sa matière dans les forces telluriques redoutables<br />
qui rappèlent l’abîme d’avant la création:<br />
Affreux jouisseur<br />
Tête volcan en éruption<br />
Cœur étincelles<br />
Lave sans cendre (1992, 16)<br />
Définir l’humain à partir <strong>de</strong>s béances immon<strong>de</strong>s préontologiques est<br />
loin d’être une célébration <strong>de</strong> la raison battant l’irraisonnable associé au<br />
Chaos <strong>de</strong>s origines. La parole n’est pas acte <strong>de</strong> «refoulement <strong>de</strong> l’immon<strong>de</strong>»<br />
(Cardinal); au contraire, elle l’invite, dans son silence sinistre, à<br />
occuper l’espace poétique au prix <strong>de</strong> dépasser l’instinct culturel et sa tendance<br />
à nourrir <strong>de</strong>s mêmetés. La béance est du côté <strong>de</strong> la fragmentation,<br />
du sens pluriel; elle est une réponse à la définition <strong>de</strong> la culture comme la<br />
somme <strong>de</strong> «mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> socialisation passées» (Kauffman) et à la tendance <strong>de</strong><br />
l’i<strong>de</strong>ntité vers le monolithique et son aversion pour les contradictions susceptibles<br />
<strong>de</strong> miner l’héritage. La mission <strong>de</strong> la culture n’est plus <strong>de</strong> ren-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 82<br />
forcer les constructions symboliques qui assurent la «reproduction sociale»<br />
(Bourdieu).<br />
Dans le recueil intitulé Échosmos, le titre est en soi une définition <strong>de</strong><br />
l’homme comme simple écho du cosmos 6 . Comme tel, il doit accepter ses<br />
béances et vivre avec. Les poèmes composant ce volume constituent un<br />
effort <strong>de</strong> nous rappeler cette évi<strong>de</strong>nce. Bouraoui défend cette idée à partir<br />
<strong>de</strong> sa condition <strong>de</strong> noma<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne en déplacement constant évitant la<br />
répétition du même, allergique au lieu fixe et à l’i<strong>de</strong>ntité qui lui est liée.<br />
Sa «nomaditu<strong>de</strong>», aptitu<strong>de</strong> au déplacement dans le temps et l’espace est<br />
<strong>de</strong>rrière ce coup d’œil lourd <strong>de</strong> la douleur vive <strong>de</strong> celui aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la<br />
condition grégaire et <strong>de</strong>s fausses convictions qui lui sont liées:<br />
Assis dans l’air, je plante ma plume<br />
Dans la piste <strong>de</strong>s aventures juste<br />
Pour changer <strong>de</strong> style et d’envie<br />
Mais les toits <strong>de</strong> maisons comme <strong>de</strong>s tombes<br />
S’agencent hécatombe rectiligne <strong>de</strong> mots<br />
L’effroi et l’angoisse se suspen<strong>de</strong>nt<br />
Comme ces ponts qui accouplent<br />
Goulûtement les rives. (32)<br />
La pensée choisit comme lieu l’absolu lié au vi<strong>de</strong> («assis dans l’air»).<br />
Ce vi<strong>de</strong> abyssal donne déjà un avant-goût <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> l’horizon qu’épouse<br />
la perspective. Ce qui suit doit être l’aboutissement normal <strong>de</strong> cette<br />
inscription dans l’absolu et sa béance. Ainsi, le temps se présente, non pas<br />
comme un être homogène sur lequel se projettent <strong>de</strong>s successions conjoncturelles,<br />
mais comme une avalanche d’étants dans «la piste <strong>de</strong>s aventures».<br />
Il est étranger à la volonté <strong>de</strong> fixer les faits pour les convertir en<br />
événements; il est a-historique vue qu’il ne sert pas à contenir ni à inscrire<br />
<strong>de</strong>s réalisations humaines, mais, au contraire, à perpétuer l’évi<strong>de</strong>nce<br />
contre laquelle le logos s’est érigé: la béance immon<strong>de</strong> préontologique. Ce<br />
temps <strong>de</strong> l’absolu, cette durée inorganique et chaotique, cette nébuleuse,<br />
ne doit pas être relié à une instance transcendantale visant à imposer une<br />
certaine lecture du cosmos. Nous ne pouvons pas parler <strong>de</strong> transcendance<br />
car, loin <strong>de</strong> proposer une quelconque vérité ultime, cette pensée part <strong>de</strong><br />
l’ontologique pour déconstruire le ciment <strong>de</strong> la vérité unique, qui n’est<br />
autre que la constance. Le poète n’est pas un bâtisseur, et son travail n’est<br />
pas <strong>de</strong> contrer l’immon<strong>de</strong> qui habite le temps; au contraire, ses œuvres en<br />
sont la célébration. L’espace <strong>de</strong> projection <strong>de</strong> la pensée poétique bouraouïenne<br />
n’est pas géré par la volonté <strong>de</strong> dépasser le plan physique pour<br />
le conceptualiser et le systématiser afin <strong>de</strong> le contrôler. Le propos est <strong>de</strong>
83 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
nous rappeler notre élément pré-génétique. Que sont les mots qui composent<br />
un poème sinon <strong>de</strong>s abris <strong>de</strong> la béance <strong>de</strong> la non-existence?<br />
La mort perd le masque culturel pour rejoindre la vérité <strong>de</strong> sa fonction<br />
première organique, qui est celle <strong>de</strong> décomposer, recycler, engendrer.<br />
C’est la même mort qui gère la division cellulaire. La rejeter c’est nier la<br />
loi <strong>de</strong> la vie et du cosmos. Bouraoui est ici sur la même ligne que Bataille,<br />
<strong>de</strong> comment tout est <strong>de</strong>stiné à se consumer ad finitum comme le soleil, et<br />
<strong>de</strong> comment l’univers se nourrit <strong>de</strong> ce cycle interminable. Les «livres-hécatombes»<br />
<strong>de</strong> Bouraoui sont un chant glorifiant la vie, l’amour, la tolérance<br />
entre les peuples. Et pour cette raison, ils tiennent à ne pas éviter l’autre<br />
versant <strong>de</strong> la condition humaine, la mort. Celle-ci agit en fond préontologique<br />
<strong>de</strong>stiné à déterminer l’ontologie <strong>de</strong> l’écriture (c’est elle qui fait <strong>de</strong>s<br />
mots <strong>de</strong>s «tombes»). Ensuite, cette «béance» préontologique détermine<br />
l’acte ontique, l’acte d’écrire soumis à <strong>de</strong>s circonstances conjoncturelles<br />
(l’aspect <strong>de</strong>s «maisons» et leur «agencement»). Ce qui est dit <strong>de</strong> l’écriture<br />
est aussi valable pour la vie. L’angoisse naît <strong>de</strong> la tendance <strong>de</strong> l’homme à<br />
trouver dans les formes une fuite <strong>de</strong> la mort, d’où: «Aucune volonté à<br />
façonner les contours». C’est le passage au niveau langagier, la naissance<br />
<strong>de</strong>s mots qui se fait dans la douleur:<br />
L’effroi et l’angoisse se suspen<strong>de</strong>nt<br />
Comme ces ponts qui accouplent<br />
Goulûtement les rives.<br />
Cet «accouplement», avec les connotations sexuelles funèbres qu’il<br />
implique, est ce qui donne aux béances leur caractère tremendum, insupportable,<br />
implacable et éternel. Dans Retour à Thyna, l’espace narratif<br />
s’organise autour <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux catégories <strong>de</strong> béances, la mort <strong>de</strong> Kateb, et, au<br />
niveau topo-narratif, les diverses béances <strong>de</strong> la Medina, que sont ses<br />
portes (l’auteur utilise le mot arabe «bab»). La Médina se soumet aux<br />
forces <strong>de</strong> l’occupation, dans un «accouplement» forcé et mortel. Autant les<br />
maisons <strong>de</strong> la Médina que les mots s’offrent (comme les «rives») pour se<br />
laisser imprégner «goulûment» <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> l’immon<strong>de</strong>. Dans La composée,<br />
il est fait mention <strong>de</strong> riches israéliens d’origine tunisienne qui<br />
reviennent au pays natal pour acheter <strong>de</strong> vieilles portes qu’ils emmènent<br />
avec eux. Ils ne conservent du pays et <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>meures que leurs béances,<br />
comme pour leur rappeler l’impossibilité <strong>de</strong> les restituer par la possession<br />
d’objets. Les portes se convertissent en ouvertures sur l’impossible à combler,<br />
l’incommensurable abîme <strong>de</strong> l’imagination <strong>de</strong> l’expatrié. Elles sont<br />
aussi miroir <strong>de</strong>s «béances» <strong>de</strong> l’exile et <strong>de</strong>s gouffres du déracinement. C’est<br />
comme si l’argent ne servait à acheter que la seule chose impossible à
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 84<br />
possé<strong>de</strong>r: le vi<strong>de</strong> qui conserve à jamais vivace l’idée du l’insatiable éloignement.<br />
Mais <strong>de</strong> quel vi<strong>de</strong> s’agit-il? Est-il celui <strong>de</strong> l’errance? De l’insurmontable<br />
besoin <strong>de</strong> «noma<strong>de</strong>r», dirait Bouraoui? Et cette «béance» est-elle<br />
celle qui avale les chemins accueillent le déraciné pour le propulser à<br />
jamais vers l’ailleurs? S’agit-il ici d’une autre version du Juif errant? Ou<br />
bien est-il question <strong>de</strong> la condition <strong>de</strong> noma<strong>de</strong> propre à l’auteur? De l’expression<br />
vive d’une vie partagée entre Afrique, où il est né et a encore <strong>de</strong>s<br />
attaches familiaux, l’Europe, surtout Paris, où il a choisi domicile, et, le<br />
Canada, l’Ontario, où il vit <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> quatre décennies? S’agit-il, <strong>de</strong><br />
manière plus générale, d’une réflexion sur la condition humaine? Sur ce<br />
gouffre existentiel, ce point noir, qui fait l’homme? Sur cette mélancolie <strong>de</strong><br />
l’homme mo<strong>de</strong>rne incapable <strong>de</strong> définir ses vérité? Sommes-nous en face<br />
d’une réflexion à la Kun<strong>de</strong>ra sur l’«insoutenable légèreté <strong>de</strong> l’être»? A tous<br />
ces questionnements, la réponse est oui.<br />
En optant pour les forces comme source du sens, Nietzsche répond au<br />
besoin <strong>de</strong> ramener le sens à la totalité <strong>de</strong> la vie, non à une quelconque<br />
vérité; tout ce qui s’en écarte est pur nihilisme. Comme, il l’a souligné dès<br />
l’entrée en matière <strong>de</strong> Crépuscule <strong>de</strong>s idoles, l’une <strong>de</strong>s thèses fondatrices<br />
<strong>de</strong> sa philosophie est que «les signes distinctifs que l’on attribue à l’ ‘être<br />
vrai’ <strong>de</strong>s choses sont les signes distinctifs du non-être, du néant — on a<br />
édifié le ‘mon<strong>de</strong> vrai’ en prenant le contre-pied du mon<strong>de</strong> réel: c’est en fait<br />
un mon<strong>de</strong> d’apparence, dans la mesure où c’est une illusion d’optique et <strong>de</strong><br />
morale.»(28). Nietzsche a fait <strong>de</strong> son œuvre un terrain <strong>de</strong> bataille contre la<br />
morale. Janz en trouve l’origine dans son attaque à partir <strong>de</strong> la lecture du<br />
«commentaire <strong>de</strong> Simplicius sur Épictète»:<br />
On a là sous les yeux tout le schéma philosophique sur lequel s’est inscrit le<br />
christianisme: <strong>de</strong> sorte que ce livre d’un philosophe ‘païen’ produit l’impression<br />
la plus chrétienne que l’on puisse concevoir […]. Et c’est Platon qui<br />
est cause <strong>de</strong> tout cela! Il reste le plus grand malheur <strong>de</strong> l’Europe. (Janz<br />
1985, 239)<br />
Quel est ce «malheur»? Il est fruit <strong>de</strong> la dépréciation <strong>de</strong> la vie en la<br />
jugeant à partir d’une entité transcendantale: Dieu. Nietzsche est pour<br />
une totale immersion dans la vie. A la «chose en soi» kantienne, il oppose<br />
l’idée que l’homme ne peut concevoir que <strong>de</strong>s apparences. Concevoir est lié<br />
aux «possibilités <strong>de</strong> l’apparence», pas à la chose en soi. Comme la connaissance<br />
est liée absolument aux apparences, l’essence n’est pas à l’ordre du<br />
jour: Étant donné que nous ne connaissons les choses que comme elles<br />
nous paraissent, il est évi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> ne pas savoir comment elles seraient s’il
85 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
y avait possibilité <strong>de</strong> soustraire <strong>de</strong> leur apparence notre manière <strong>de</strong> savoir<br />
leur attributs.» (Clark 1990, 101).<br />
Le philosophe allemand privilégie le corps à l’âme. Dans les forces<br />
inconscientes qui l’animent, il voit la vérité que la conscience ne peut capter.<br />
En évitant une telle évi<strong>de</strong>nce, l’homme tombe en proie <strong>de</strong> sa propre<br />
folie. De quelle folie s’agit-il? Selon Kaufman, elle est «perte <strong>de</strong> Dieu».<br />
Pour Nietzsche, la mort <strong>de</strong> Dieu est celle <strong>de</strong> la folie universelle (Kaufman<br />
2004, 97). Cette folie s’explique chez Garnier par le penchant pour la spiritualisation<br />
du corps. Dieu, l’Esprit, en opposition au corps déchaîné est<br />
là pour nous ai<strong>de</strong>r à le bri<strong>de</strong>r (1966, 204). En même temps, cette mort, du<br />
moins selon Deleuze, est celle du sens unique; elle est celle du Dieu «monotonothéiste»<br />
qui veut ramener toute interprétation à un centre unique or,<br />
<strong>de</strong> par leur nature, les forces qui donnent sens sont totalement étrangères<br />
au sens unique; l’interprétation, activité propre au philosophe, doit partir<br />
<strong>de</strong>s phénomènes, considérés comme symptômes <strong>de</strong>s interactions entre les<br />
forces qui essaient <strong>de</strong> s’en approprier pour «percer les masques» (Deleuze)<br />
<strong>de</strong>rrières lesquels se cachent ces forces.<br />
A partir <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux définitions du sens, nous pouvons conclure que<br />
Nietzsche en donne une définition plutôt agressive, à partir d’un jeu <strong>de</strong><br />
dominations et d’appropriations, alors que pour Bouraoui, il s’agit plus <strong>de</strong><br />
privilégier la perspective en le définissant à partir <strong>de</strong> l’absolu du silence,<br />
une définition qui l’épargne <strong>de</strong>s jeux d’appropriations, limitations, manipulations.<br />
Même lié à l’idée d’immon<strong>de</strong>, le silence est cet espace englobant<br />
propre à une vérité «première» absolue qui correspond à un «tissu <strong>de</strong>s<br />
savoirs» compact et organique, encore indifférent à la dimension événementielle,<br />
étranger à la notion d’excès, non sélectif, affirmatif <strong>de</strong> sa différence<br />
sans aucune volonté d’anéantir même l’erreur, état où: «l’action <strong>de</strong><br />
la Vérité consiste à révéler que (ce que la Connaissance perçoit <strong>de</strong> façon<br />
erronée comme <strong>de</strong>s) dysfonctionnements marginaux et point d’échec sont<br />
une nécessité structurale.» (Zizek 2006, 175) 7 . Le noma<strong>de</strong> nous rappelle la<br />
nécessité d’un savoir ontologique porté sur une «multitu<strong>de</strong> infinie», «pas<br />
encore structurée par l’expérience», antérieure au «comptage» (Zizek 2006,<br />
171). Ce regard invite à revoir nos pratiques signifiantes, nos rapports au<br />
mon<strong>de</strong> et aux autres, tout ce qui sous le signe <strong>de</strong> ce que Badiou (cité par<br />
Zizek) qualifie <strong>de</strong> «situation» comme «multitu<strong>de</strong> cohérente particulière<br />
quelconque (la société française, l’art mo<strong>de</strong>rne..)». La situation étant porteuse<br />
d’une structure, celle-ci n’étant que le fruit <strong>de</strong> la convention, ellemême<br />
fruit du travail historique, est lieu propice aux systématisations<br />
sé<strong>de</strong>ntaires. De ce fait, le noma<strong>de</strong> doit la soumettre au travail <strong>de</strong> déconstruction.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 86<br />
L’«interstice» n’est pas ennemi <strong>de</strong> l’histoire 8 . Les acci<strong>de</strong>nts ou événements<br />
sont considérés d’un œil indifférent. L’acci<strong>de</strong>ntel, le bon, le mauvais,<br />
le bien, le mal répon<strong>de</strong>nt à la même nécessité. La pensée tend plus<br />
vers une éthique du mouvement que vers une morale sé<strong>de</strong>ntaire. Le<br />
noma<strong>de</strong> considère le mon<strong>de</strong> à partir <strong>de</strong> sa nomaditu<strong>de</strong>.<br />
Ici, nous sommes explicitement <strong>de</strong>vant le «oui affirmatif» cher à<br />
Nietzsche, un «oui» à la vie dans tous ses aspects, qui ne cherche pas à la<br />
mutiler ni à l’enserrer. C’est ce «oui» qui innocente le <strong>de</strong>venir et l’évacue<br />
<strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> responsabilité.<br />
4. L’option pour une pensée en mouvement.<br />
Bouraoui se définit comme noma<strong>de</strong> et Nietzsche qualifie la philosophie<br />
<strong>de</strong> pensée en marche 9 . Leurs travaux glorifient l’insatiabilité <strong>de</strong> l’instinct<br />
créatif. Pour l’un comme pour l’autre, la création s’inscrit dans un<br />
élan continu. Chaque acte créatif ouvre la porte <strong>de</strong>vant un autre. Les rares<br />
pauses ne sont pas <strong>de</strong>stinées à renforcer pour éterniser une pensée, mais,<br />
au contraire, à constituer <strong>de</strong>s étapes dans la marche infini du savoir.<br />
La glorification du mouvement et <strong>de</strong> la légèreté qu’il suppose est <strong>de</strong>rrière<br />
le dépassement <strong>de</strong>s limites imposées par les valeurs en cours. Pour<br />
éviter <strong>de</strong> tourner dans le mouvement <strong>de</strong> boomerang que celles-ci supposent<br />
(les valeurs comme présupposé en même temps que but <strong>de</strong>s actions),<br />
la pensée doit se libérer <strong>de</strong> ce qui lui met du plomb dans les jambes pour<br />
s’ouvrir sur l’absolue interprétation. Comme nous l’avons déjà souligné,<br />
chez Nietzsche, la mort <strong>de</strong> Dieu est d’abord celle du sens unique et <strong>de</strong> tout<br />
ce qui s’érige en loi absolue. D’ailleurs, son œuvre est une critique exacerbée<br />
<strong>de</strong> toute la tradition philosophique qui l’a précédé y dénichant les<br />
avatars <strong>de</strong> son ennemi juré, qu’il qualifie <strong>de</strong> «contre-nature», à savoir la<br />
morale, «suspendue au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’humanité, en tant que loi, qu’impératif<br />
catégorique» (Ecce Homo, 192). D’où l’une <strong>de</strong>s questions majeures <strong>de</strong> Par<strong>de</strong>là<br />
bien et mal: «Qu’est-ce qui nous pousse à considérer tous les philosophes<br />
d’un œil à <strong>de</strong>mi méfiant, à <strong>de</strong>mi ironique?» (24). Pour Deleuze<br />
(1991), <strong>de</strong> nos jours, nombreux sont ceux qui se déclarent héritiers <strong>de</strong><br />
Nietzsche, et qui n’arrivent pas à assumer cette libération totale, pas<br />
même la phénoménologie.<br />
Nietzsche et Bouraoui sont pour «transvaluer» dans le sens <strong>de</strong> dépasser<br />
les valeurs en cours partant chacun <strong>de</strong> sa propre position. Nietzsche<br />
opte pour une démarche généalogique en s’intéressant aux origines <strong>de</strong>s<br />
valeurs. Le généalogiste s’intéresse aux valeurs <strong>de</strong>s valeurs, aux forces qui<br />
les fon<strong>de</strong>nt. Derrière chaque valeur, il n’y a qu’un jeu <strong>de</strong> forces qui agissent<br />
les unes sur les autres 10 . De son côté, Bouraoui situe la pensée loin
87 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
<strong>de</strong> l’agitation et <strong>de</strong> l’esprit du renfermé. Le souci est porté moins sur la<br />
redéfinition <strong>de</strong>s valeurs. La critique ne se place pas <strong>de</strong> leur côté, mais <strong>de</strong><br />
celui du créateur. Nous sommes plus dans une logique <strong>de</strong> places (Coquet)<br />
puisque la transvaluation passe d’abord par la valorisation du regard critique<br />
en le situant dans une position d’englobant 11 . Tant la «transpoétique»<br />
que la «transculture» relèvent <strong>de</strong> l’effort d’inscrire la création par<strong>de</strong>là<br />
les canons auxquelles obéit autant la culture que la poétique. La<br />
«transculture» est cet effort <strong>de</strong> dépasser le sens donné par l’idée <strong>de</strong> cantonnement,<br />
qu’il soit national ou idéologique ou d’école. Elle trouve son<br />
expression esthétique dans la «transpoétique». Le transculturel renvoie à<br />
l’être «primitif» <strong>de</strong> l’homme d’avant le foisonnement <strong>de</strong>s frontières qu’impose<br />
la condition sociale, culturelle, nationale, religieuse. Quant à la<br />
«transpoétique», elle est acte esthétique <strong>de</strong>stiné à célébrer et raviver cette<br />
liberté.<br />
Á quoi servent ces dépassements, traduits chez Nietzsche par la<br />
transvaluation («par-<strong>de</strong>là le bien et le mal») et chez Bouraoui par une projection<br />
dans le «trans-culturel» et le «trans-poétique»? Posée aux <strong>de</strong>ux, la<br />
question ne peut avoir que la même réponse: le dépassement libère. Être<br />
«par-<strong>de</strong>là le bien et le mal» c’est «innocenter le <strong>de</strong>venir», épargner l’homme<br />
du «basile d’une conscience malheureuse». Opter pour le transculturel et<br />
son expression esthétique, la transpoétique, c’est redéfinir l’humain loin<br />
<strong>de</strong>s limites imposées au nom <strong>de</strong> l’appartenance clanique, nationale, culturelle.<br />
Comme nous l’avons souligné au début, la critique nietzschéenne se<br />
dirige tout d’abord contre le pessimisme allemand et ses fon<strong>de</strong>ments philosophiques,<br />
surtout la place centrale que donne cette philosophie à la<br />
conscience. Ainsi, pour lui, la vie (l’univers) ne peut ni ne doit être justifiée<br />
étant loin d’atteinte <strong>de</strong> ce qui justifie, à savoir les valeurs.<br />
Conscience et raison sont rappelées à l’ordre. Elles sont au même pied<br />
d’égalité que le corps dans sa matérialité. L’homme oublie son essence<br />
plastique à cause <strong>de</strong>s faux «schémas» que nos manières <strong>de</strong> penser cherchent<br />
<strong>de</strong>puis toujours à imposer. «Le corps et la conscience sont <strong>de</strong>ux<br />
systèmes <strong>de</strong> signes qui se signifient réciproquement, le langage <strong>de</strong> l’un<br />
disant l’écriture <strong>de</strong> l’autre en «abrégé» et en le déformant.» (Kofman 1972,<br />
45)<br />
L’éclatement <strong>de</strong>s foyers du sens réduit aussi ceux qui fon<strong>de</strong>nt la perspective.<br />
Ainsi, au lieu <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> point <strong>de</strong> vue, assiste-t-on à un phénomène<br />
<strong>de</strong> flottement du regard, <strong>de</strong> «perspectivisme», celui-ci étant ce qui<br />
libère le champ interprétatif en faisant que chaque interprétation soit<br />
dépassée par une autre (Clark). Le perspectivisme est opposition au sens<br />
unique. C’est ce qui définit le moi chez Bouraoui:
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 88<br />
Vois comment<br />
s’épanouit mon moi<br />
planté dans le pluriel<br />
éclaté <strong>de</strong>s terres (Échosmos 50)<br />
Aux vérités plurielles correspond un sens pluriel. Tenons à rappeler<br />
que chez Nietzsche le caractère pluriel du sens est lié à son essence ontologique.<br />
Le sens d’un objet ou d’un phénomène lui est donné à partir du<br />
rapport <strong>de</strong>s forces auxquelles il obéit ou celles qu’il comman<strong>de</strong>. C’est ce jeu<br />
<strong>de</strong> rapports et ses fluctuations qui est lié à un sens qui ne peut être que<br />
dynamique et changeant. Nous retrouvons cette même dynamique chez<br />
Hédi Bouraoui pour qui l’écriture doit suivre le rythme instantané <strong>de</strong> la<br />
marche créative. Le mon<strong>de</strong> du noma<strong>de</strong> n’est qu’apesanteur, légèreté et<br />
ouverture sur autrui. Dans le cas <strong>de</strong> l’écrivain noma<strong>de</strong>, «Sa patrie, c’est la<br />
page blanche ou le vi<strong>de</strong> du désert. Et c’est son œuvre qui lui renvoie son<br />
i<strong>de</strong>ntité plurielle, puisque chargée <strong>de</strong>s diverses cultures assumées.» (2005,<br />
7)<br />
La «nomaditu<strong>de</strong>» ou attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> «noma<strong>de</strong>r» 12 ne se laisse pas enfermer<br />
dans une théorie immuable, on peut la saisir dans n’importe quelle<br />
étape <strong>de</strong> son parcours.<br />
Il faut gar<strong>de</strong>r à l’esprit que chez Nietzsche comme chez Bouraoui le<br />
pluriel traduit une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> rupture, pour l’un vis-à-vis <strong>de</strong> ce qui est vil<br />
et pour l’autre <strong>de</strong> ce qui est grégaire. Cette attitu<strong>de</strong> correspond à l’effort<br />
<strong>de</strong> déjouer tout ce qui est susceptible <strong>de</strong> piéger la pensée dans les limites<br />
qu’imposent le même, l’homogène, le systématique 13 , l’i<strong>de</strong>ntique. Ils glorifient<br />
le conjoncturel, l’inconstant, le fluctuant.<br />
Et la liberté <strong>de</strong> l’individu? Dans son étu<strong>de</strong> sur Nietzsche et Rousseau,<br />
Froese définit l’ordre politique chez Rousseau comme tout effort <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r<br />
l’équilibre entre la «liberté <strong>de</strong> l’individu» et son «besoin d’appartenir»<br />
(2001, 49). Sachant qu’il ne peut plus revenir à son milieu naturel,<br />
l’homme doit s’accommo<strong>de</strong>r à son milieu social. Son action est limitée par<br />
ce que dictent les institutions sociales. Ainsi, la liberté est-elle l’acte par<br />
lequel l’être naturel <strong>de</strong> l’individu <strong>de</strong>vient social. Nietzsche n’adhère pas à<br />
cette définition puisqu’il s’oppose à la conception <strong>de</strong> «responsabilité<br />
éthique» (Janz 1985, 240). La question <strong>de</strong> la responsabilité et du libre arbitraire<br />
sont, selon lui, ce qui mine la liberté. Responsabilité et libre arbitre<br />
sont les ingrédients <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> l’esclave. Elles ne servent qu’à consoli<strong>de</strong>r<br />
la nature «réactive» <strong>de</strong> l’être social, à renforcer son ressentiment 14 .<br />
Pour Nietzsche, il faut concilier l’homme avec la nature, pas avec l’homme<br />
puisque celui-ci est à dépasser. Alors que pour Bouraoui, il faut concilier<br />
l’homme avec la nature et l’humanité. Pour lui, «Je est Nous». Là où
89 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
Bouraoui est plutôt du côté <strong>de</strong> Rousseau, c’est quand ce <strong>de</strong>rnier définit la<br />
morale comme quelque chose <strong>de</strong> «négociable» et <strong>de</strong> dynamique: «La morale<br />
est nécessairement esthétique étant donné le fait que les moyens qui assurent<br />
aux individus leur appartenance au groupe doivent être réinventés<br />
continuellement» (Froese 2001, 49). Celle-ci est l’idée maîtresse <strong>de</strong>rrière<br />
son concept <strong>de</strong> «transculture». L’homme doit dépasser tout ce qui veut le<br />
réduire, même au nom <strong>de</strong> l’appartenance culturelle. La «transculture» est<br />
dépassement même du modèle multiculturel que l’auteur juge comme<br />
moyen <strong>de</strong> renforcement et création <strong>de</strong> ghettos culturels. Pourtant, telle<br />
qu’elle est définie par Rousseau, la liberté est à l’opposé tant du noble que<br />
du noma<strong>de</strong> puisqu’elle repose sur le maintien <strong>de</strong> l’instinct d’intégration:<br />
l’individu doit toujours rester conscient <strong>de</strong> sa fragilité, sa dépendance, son<br />
besoin <strong>de</strong> se définir par rapport au groupe, à ce que Lacan qualifie <strong>de</strong><br />
«Grand Autre», cette voix silencieuse, celle du pouvoir et <strong>de</strong> la croyance,<br />
qui fait <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>s sujets dépendants d’une volonté collective (Zizek 2006,<br />
9). Ainsi, la plasticité <strong>de</strong> la morale cè<strong>de</strong>-t-elle <strong>de</strong>vant l’a priori social qui<br />
ne fait qu’assurer la continuité <strong>de</strong>s mêmes impératifs.<br />
A la mort <strong>de</strong> Dieu chez Nietzsche correspond la révolte du poète<br />
contre le nihilisme associé à ce même Dieu, révolte exprimé dans Tremblé:<br />
Dieu crée <strong>de</strong> Zéro<br />
Moi <strong>de</strong> la matière<br />
Humaine<br />
Lui gar<strong>de</strong> la haine<br />
Du Tout et du Néant (17)<br />
Le poète célèbre la création comme effort <strong>de</strong> contrer le monolithique<br />
du Tout et d’affirmer la vie contre le Néant. En fait, sa mission est <strong>de</strong> recréer<br />
dans le sens <strong>de</strong> redonner vie, la vraie vie: «par poétique, nous entendons<br />
la démarche qui consiste à donner du souffle (inspir-expir) à quelque<br />
chose qui n’en a pas. C’est donc faire ou fabriquer du Créant à partir du<br />
Néant» (Transpoétique, 30).<br />
Devant le flux <strong>de</strong> la vie et le sentiment <strong>de</strong> nihilisme qu’il est susceptible<br />
<strong>de</strong> provoquer (Froese 2001), tant Nietzsche que Bouraoui ne voient<br />
<strong>de</strong> solution qu’esthétique. La création dépend <strong>de</strong> la situation <strong>de</strong> l’homme<br />
pris dans le torrent incessant <strong>de</strong>s forces vitales qui ne cessent <strong>de</strong> le solliciter.<br />
En même temps, il doit s’en distinguer pour ne pas se laisser absorber<br />
par elles (Froese 2001, 86). Chez Nietzsche, Dionysos exprime la force<br />
amorphe et inarticulée, celle du «désordre» valérien et <strong>de</strong>s forces qui habitent<br />
la béance. Apollon est l’autre face <strong>de</strong> la médaille; il est là pour donner
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 90<br />
un visage esthétique, pour résoudre la contradiction et la concrétiser dans<br />
l’œuvre d’art.<br />
Nietzsche et Bouraoui considèrent le travail créatif comme lieu <strong>de</strong><br />
gestion <strong>de</strong>s contradictions fondamentales entre l’homme et la nature. L’art<br />
n’est pas soumis au compromis à l’image <strong>de</strong> l’individu chez Rousseau (voir<br />
plus haut l’image du lecteur chez les <strong>de</strong>ux auteurs).<br />
En guise <strong>de</strong> conclusion, pour libérer le sens, en ramenant le sens d’un<br />
objet à son élément dynamique, à savoir les forces qui s’en approprient,<br />
Nietzsche dépouille l’interprétation <strong>de</strong> toute intervention tierce dans la<br />
mesure où celle-ci est dépendante du rapport direct entre la force et l’objet<br />
qu’elle investit. De ce fait, il bloque le chemin <strong>de</strong>vant toute tentation <strong>de</strong><br />
moralisation <strong>de</strong> l’acte d’interpréter. Pour sa part, Bouraoui privilégie la<br />
perspective en donnant le sens entouré <strong>de</strong> son élément génétique: le<br />
silence. Le silence s’ouvre sur un horizon absolu d’interprétation. Chez lui<br />
l’acte <strong>de</strong> penser suit le hasard propre à l’errance d’un noma<strong>de</strong> dans une<br />
sorte <strong>de</strong> «désert dans le désert» (Derrida), sans cartes ni aucune connaissance<br />
topographique. Le ghetto intellectuel ou culturel trouve son origine<br />
dans la nécessité <strong>de</strong> classifier pour contrôler. C’est l’espace favori du<br />
«sable humain» dont parle le philosophe allemand, une humanité faite<br />
d’individus l’un une copie conforme <strong>de</strong> l’autre. La preuve <strong>de</strong> cette volonté<br />
en est une œuvre composée d’éléments les uns différents <strong>de</strong>s autres, au<br />
point qu’il se fait difficile pour le critique <strong>de</strong> l’étudier dans sa totalité; en<br />
fait, jusqu’à présent, la tendance est <strong>de</strong> l’étudier œuvre par œuvre au lieu<br />
<strong>de</strong> la traiter dans sa totalité. Sur ce même plan, la métho<strong>de</strong> et le système<br />
ne peuvent être acceptés par Nietzsche vu son éloge <strong>de</strong> la différence. Il critique<br />
tout ce qui suppose <strong>de</strong>s équations, <strong>de</strong>s ensembles i<strong>de</strong>ntiques, <strong>de</strong>s<br />
unités <strong>de</strong> mesures. Or la valeur est dans la différence.<br />
Pour saisir le sens <strong>de</strong> la critique chez Nietzsche, il faut la lier à la<br />
lutte constante contre tout ce qui dévalorise la vie et la justifie. Dans le<br />
cas <strong>de</strong> Bouraoui, la cause est dans l’affirmation <strong>de</strong> la souveraineté propre<br />
au noma<strong>de</strong>, souveraineté fondée sur le droit sacret <strong>de</strong> la «mouvance»<br />
(Bouraoui).<br />
Pour les <strong>de</strong>ux hommes, l’écart vis-à-vis <strong>de</strong> l’esprit du temps est<br />
incarné par une perspective critique dont l’objectif est d’introduire un<br />
regard éloigné et méfiant à l’égard <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> rationalité dominants. Il<br />
s’agit d’une radicalisation <strong>de</strong> la critique pour une liberté totale <strong>de</strong> l’esprit.<br />
La rupture suppose la définition <strong>de</strong> l’objectif <strong>de</strong> la critique à partir d’un<br />
«éthos philosophique» (Foucault), opposé à toute consolidation <strong>de</strong>s valeurs<br />
existantes, <strong>de</strong> continuité entre, d’une part, la pensée et un réel prédéterminé,<br />
et, d’autre, entre celle-ci et la morale en cours. Cet éloignement <strong>de</strong>s<br />
chemins battus s’accompagne d’une remise en cause <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong>s
91 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
manières <strong>de</strong> penser, <strong>de</strong> tout ce qui fon<strong>de</strong> ces mythologies collectives qui<br />
font l’usuel, le consensuel, le doxologique. C’est une recherche sur comment<br />
dépouiller la pensée dominante <strong>de</strong> ses pouvoirs normalisants et<br />
homogénéisants. Dans cette logique, quoi <strong>de</strong> plus efficace pour détruire un<br />
mythe que d’en faire voler en morceaux le sens et d’en dévoiler la nature<br />
<strong>de</strong> la matière qui fait son anatomie?<br />
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Notes:<br />
1 Pour une idée sur l’œuvre ainsi que les travaux critiques autour d’elle, voir la bibliographie<br />
<strong>de</strong> Cotnam.<br />
2 Sur ce point, Bouraoui peut être considéré comme l’un <strong>de</strong>s premier à instiguer la dissi<strong>de</strong>nce<br />
dans la francophonie, dissi<strong>de</strong>nce qui a abouti sur la publication du livre manifeste<br />
Pour une littérature mon<strong>de</strong> en français, publié cette année chez Gallimard, où<br />
quarante-quatre écrivains francophones <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt la fin <strong>de</strong> toute forme<br />
d’«impérialisme culturel» français <strong>de</strong> monopole et <strong>de</strong> centralisme. Celle-ci est l’idée<br />
centrale du livre <strong>de</strong> Bouraoui La francophonie à l’estomac.<br />
3 «Le lecteur <strong>de</strong> mon livre bute sur cette place qu’il m’attribue et que je n’occupe que<br />
dans son esprit, le temps <strong>de</strong> la lecture. Dès qu’il s’arrête <strong>de</strong> me lire, il sort <strong>de</strong> mon<br />
mon<strong>de</strong> et je disparais» (Bouraoui 2005, 159)<br />
4 Il est à noter que, dans sa jeunesse, Nietzsche entourait Schopenhauer d’une rare<br />
admiration: «Il se fie à Schopenhauer, il l’adopte pour maître. Mieux encore: prononçant<br />
un mot plus grave plus intime, il lui donne ce nom où son enfance orpheline<br />
a placé un mystère <strong>de</strong> force et <strong>de</strong> tendresse perdues: il l’appelle ‘son père’.» (Halévy<br />
1944, 55)<br />
5 Ce que Nietzsche rejette c’est la «fictionnalisation» <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> ses repères. Il<br />
est arrivé à conclure que «il n’y a là que <strong>de</strong>s causes imaginaires […]; que <strong>de</strong>s effets<br />
imaginaires […]; qu’un commerce entre <strong>de</strong>s êtres imaginaires […]; qu’une science<br />
imaginaire <strong>de</strong> la nature […]; qu’une psychologie imaginaire […]. Tout ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 94<br />
fiction prend ses racines dans la haine du naturel (– la réalité!–); il est l’expression<br />
‘d’un profond malaise <strong>de</strong>vant le réel…» (1990, 26).<br />
6 Cette définition est inspirée <strong>de</strong> celle donnée par Cloutier pour qui Bouraoui «se fait<br />
l’écho <strong>de</strong> ce cosmos qui ne semble nulle part lui être étranger, car il porte l’ailleurs<br />
dans toute son œuvre. Il l’a apprivoisé, rendu sien. Le mon<strong>de</strong> lui est à béance (…)»<br />
7 C’est cette même conception du savoir tourné vers la totalité, à l’opposé d’une fragmentation<br />
en phénomènes opposés les uns aux autres qui fon<strong>de</strong> le jugement <strong>de</strong><br />
Derrida à propos du même problème: «Quant aux phénomènes d’ignorance, d’irrationalité<br />
ou d’’obscurantisme’ […], ce sont souvent <strong>de</strong>s résidus, <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> surface, les<br />
scories réactives <strong>de</strong> la réactivité immunitaire, in<strong>de</strong>mnisatrice ou auto-immunitaire.»<br />
(1996, 69)<br />
8 Pour Bouraoui: «Le poète convoque tous les savoirs dans une transversalité du questionnement<br />
qui libère l’homo faber et l’homo sapiens <strong>de</strong> toutes les contraintes, provoquant<br />
ainsi un État d’Être fondamental à toute entreprise d’expression et <strong>de</strong> réalisation.<br />
Son rêve se situe à l’interstice <strong>de</strong>s con its sociaux d’un réel immédiat, d’un<br />
irréel illimité du désir et <strong>de</strong> toutes les incongruités.» (2005, 14)<br />
9 Bourg se réfère à Nietzsche comme l’«sine qua non <strong>de</strong> sa méditation. Errance physique,<br />
écriture ambulatoire, heurtée, fragmentée, morcelée en étincelants débris<br />
posthumes, […], le vagabondage et la réflexion spirituelle ont ceci <strong>de</strong> commun qu’ils<br />
brûlent les étapes, débouchent à l’improviste sur l’inouï, bifurquent ou dévoilent <strong>de</strong>s<br />
havres ignorés <strong>de</strong>s atlas.» (1993, 72)<br />
10 Nous partons <strong>de</strong> la définition donnée par Deleuze: «Généalogie veut dire à la fois<br />
valeur <strong>de</strong> l’origine et origine <strong>de</strong>s valeurs. Généalogie s’oppose au caractère absolu <strong>de</strong>s<br />
valeurs comme à leur caractère relatif ou utilitaire. Généalogie signifie l’élément<br />
différentiel <strong>de</strong>s valeurs dont découle leur valeur elle-même. Généalogie veut donc<br />
dire origine ou naissance, mais aussi différence ou distance dans l’origine. Généalogie<br />
veut dire noblesse et bassesse, noblesse et vilénie, noblesse et déca<strong>de</strong>nce dans l’origine.»<br />
(1991, 3)<br />
11 Ici, il y a affinité entre Nietzsche et Bouraoui dans la mesure où pour les <strong>de</strong>ux, la<br />
critique est d’abord acte créatif. Nietzsche a développé une «philosophie <strong>de</strong>s valeurs»<br />
où la critique est d’abord travail interprétatif <strong>de</strong>stinée à créer <strong>de</strong> nouvelles valeurs.<br />
De son côté Bouraoui part <strong>de</strong> son concept <strong>de</strong> «critique créative» («creative-critical»);<br />
pour lui «la création et la critique sont <strong>de</strong>ux processus parallèles voire congruents.<br />
[…]. Il y a un constant ‘frottement’ entre critique et création, qui, en <strong>de</strong>s occasions,<br />
engendre le conflit et, en d’autre, résulte en échange fructifiant» (1982, 7).<br />
12 Bouraoui définit le «noma<strong>de</strong>r» comme un «concept d’errance qui incorpore <strong>de</strong>ux<br />
notions, celle du besoin vital correspondant au terme classique, et celle <strong>de</strong> l’aventure<br />
idéologique ou intellectuelle.» (Transpoétique..., 6)<br />
13 Selon Nietzsche, il faut toujours remettre en question les présupposés d’un système.<br />
Le «système emprisonne la pensée» (Kaufman 2004, 81).<br />
14 Ainsi: «Si nous <strong>de</strong>mandons ce qu’est l’homme du ressentiment, nous ne <strong>de</strong>vons pas<br />
oublier ce principe, il ne ré-agit pas.» (Deleuze 1991, 127)
Excès contagieux et résilience. La violence dans<br />
l’œuvre <strong>de</strong> Marie-Célie Agnant, Nelly Arcan,<br />
Abla Farhoud et Aki Shimazaki<br />
Lucie LEQUIN<br />
Université Concordia<br />
Canada<br />
L’écriture actuelle au Québec est traversée par la violence, sans doute<br />
l’a-t-elle toujours été à divers égards. Pour mémoire rappelons Une Saison<br />
dans la vie d’Emmanuel <strong>de</strong> Marie-Claire Blais, Le Cassé <strong>de</strong> Jacques<br />
Renaud, Serge d’entre les morts <strong>de</strong> Gilbert La Rocque et plus près <strong>de</strong> nous,<br />
Amèr <strong>de</strong> Nicole Brossard et Petites Violences <strong>de</strong> Ma<strong>de</strong>leine Monette. Je<br />
pourrais multiplier les exemples, mais je veux surtout établir que la violence<br />
n’aboutit pas toujours au meurtre ou à un geste violent, que souvent<br />
elle est systémique, subtile, voire créatrice, que parfois la victime y<br />
consent et s’y retrouve, qu’elle est contagieuse, et aussi qu’elle suscite un<br />
regard sur soi et sur le mon<strong>de</strong> qui entraîne parfois une résilience certaine,<br />
une remise en question du soi, mais aussi ailleurs, un déséquilibre fondamental<br />
ou encore une soumission névrosée.<br />
La violence m’intéresse dans ses manifestations excessives, voire<br />
dans l’abjection <strong>de</strong> son déchaînement. Bataille dans L’Érotisme nous rappelle<br />
que «l’excès se manifeste dans la mesure où la violence l’emporte sur<br />
la raison». (47) Pour lui, le travail exige une conduite raisonnable et en ce<br />
sens constitue un frein à l’impulsion immédiate et aux mouvements<br />
d’excès contagieux. Sous-jacentes s’y trouvent les notions <strong>de</strong> limites et
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 96<br />
d’interdits. Pour d’autres, dont René Girard, la violence et le sacré sont<br />
inséparables. Vivre en société, dit Girard, dans La Violence et le sacré,<br />
«c’est échapper à la violence […] dans une méconnaissance toujours tributaire,<br />
d’une façon ou <strong>de</strong> l’autre, <strong>de</strong> la violence elle-même.» (479) Pour lui,<br />
toute pensée «décrit un cercle autour <strong>de</strong> la violence fondatrice» (480). La<br />
tendance à éliminer le sacré prépare son retour sous la forme immanente<br />
«<strong>de</strong> la violence et du savoir <strong>de</strong> la violence» (480). Le vivre en société <strong>de</strong><br />
Girard sous-entend aussi <strong>de</strong>s règles, <strong>de</strong>s rites, <strong>de</strong>s interdits, un comment<br />
vivre dans cette société où «la violence inassouvie cherche et finit toujours<br />
par trouver une victime <strong>de</strong> rechange» (11) d’où l’importance <strong>de</strong> comprendre<br />
le rôle <strong>de</strong> la violence (418).<br />
Dans cet article, il s’agira d’explorer l’écriture <strong>de</strong> la violence dans<br />
quatre romans québécois récents: Un Alligator nommé Rosa <strong>de</strong> Marie-<br />
Célie Agnant, À ciel ouvert <strong>de</strong> Nelly Arcand, Le Fou d’Omar d’Abla<br />
Farhoud et Mitsuba d’Aki Shimazaki pour y repérer la représentation<br />
qu’elles font <strong>de</strong> la violence et les questions qu’elles se posent sur sa place<br />
dans ce mon<strong>de</strong>, car ces écrivaines pensent le particulier et l’universel<br />
comme <strong>de</strong>ux versants insécables d’une même pièce.<br />
Frontières ténues entre la victime et le bourreau: le mal à<br />
exorciser<br />
Dans le <strong>de</strong>rnier roman d’Agnant Un Alligator nommé Rosa, aucune<br />
échappatoire n’est possible. Il faut enfin regar<strong>de</strong>r en face la violence monstrueuse<br />
et la vie en déroute qui s’ensuit. Deux adultes, Antoine Guibert et<br />
Laura Bosquet, morts à l’intérieur, voudraient comprendre l’origine du<br />
mal. D’où vient le mal? Pourquoi <strong>de</strong>vient-on meurtrier? Comment peut-on<br />
participer au meurtre <strong>de</strong> masse? Comment une femme, en principe source<br />
<strong>de</strong> vie, peut-elle se joindre à la meute meurtrière? Pire, comment peut-elle<br />
diriger cette meute?<br />
Enfants, en Haïti, Antoine et Laura, ont perdu leur famille aux mains<br />
<strong>de</strong> la briga<strong>de</strong> dirigée par Rosa Bosquet. Depuis, Antoine n’a jamais abandonné<br />
l’idée <strong>de</strong> se venger. Justicier, il a mis toute sa vie d’adulte «entre<br />
parenthèses» (58) pour retrouver le bourreau <strong>de</strong> sa famille. Laura, elle,<br />
s’est plutôt imperméabilisée et robotisée. Elle vit avec «un mur dans la<br />
gorge» (157) et ne sait plus quitter Rosa qui l’a adoptée, prétendant être<br />
sa tante.<br />
Rosa et tous ceux qu’elle a assassinés partagent le même héritage <strong>de</strong><br />
l’esclavage: la perte <strong>de</strong>s repères ancestraux, les abus <strong>de</strong>s colons propriétaires,<br />
la négation <strong>de</strong> leur humanité. Issus <strong>de</strong> ce même «pays <strong>de</strong> la démémoire»<br />
(215), ils se sont toutefois rangés en <strong>de</strong>ux camps: les uns du côté <strong>de</strong>
97 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
l’aimance et <strong>de</strong> la guérison, les autres du côté <strong>de</strong> la haine et <strong>de</strong> la reproduction<br />
du mal. En effet, Rosa et d’autres avec elle n’ont pas su apprivoiser<br />
la liberté et ne comprennent que la répression. Ils reproduisent donc<br />
le mal qu’on a fait à leurs ancêtres et, plutôt que <strong>de</strong> cultiver leur humanité,<br />
ne savent qu’amplifier leur animalité. Le titre même le rappelle et<br />
tout au cours du roman, l’auteure souligne que Rosa est «bête et humaine»<br />
(227). Bataille soutient que l’être primitif ne tuait pas son semblable; sa<br />
violence relevait avant tout d’une question <strong>de</strong> survie. (82). Ces premiers<br />
humains, plus voisins <strong>de</strong> l’animalité que ceux <strong>de</strong> notre ère, n’entraient<br />
donc pas dans l’excès <strong>de</strong> la violence. La régression <strong>de</strong> Rosa vers une certaine<br />
animalité est donc <strong>de</strong>s plus profon<strong>de</strong>s, ou faudrait-il plutôt dire<br />
régression vers une infra-humanité, car même les animaux ne sont pas<br />
normalement aussi cruels entre eux (Bataille 82-89).<br />
La violence organisée par Rosa relève <strong>de</strong> la cruauté qui, affirme<br />
Bataille, s’ordonne «dans l’esprit que possè<strong>de</strong> la résolution d’aller au-<strong>de</strong>là<br />
<strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> l’interdit» (89). Ici, les interdits transgressés sont, entre<br />
autres, le meurtre, le rapt d’enfant, l’initiation <strong>de</strong> mineurs à cette ruée<br />
vers le mal. Cette possibilité d’«échapper résolument au pouvoir <strong>de</strong> l’interdit»<br />
(Bataille 89) crée une ivresse certaine qui n’a rien à voir avec<br />
d’autres formes <strong>de</strong> violence, la guerre, par exemple. Il s’agit plutôt <strong>de</strong><br />
déchaînement pour le déchaînement, d’une fureur hors contrôle pour le<br />
pouvoir et l’argent, car l’abjection est aussi cupi<strong>de</strong>. Pour expulser leur mal,<br />
les tortionnaires s’en prennent aux masses, la victime est alors indifférenciée.<br />
En effet, la nécessité d’une victime importe davantage que la victime<br />
elle-même. Ces victimes émissaires, selon l’idée <strong>de</strong> Girard, ne sont<br />
«<strong>de</strong>stinées qu’à répéter la violence originelle» (472). Cette perpétuation du<br />
mal, cette impossibilité pour certains d’entrer dans l’éros, engendre une<br />
inversion monstrueuse <strong>de</strong>s rôles: la victime d’autrefois se transforme en<br />
bourreau.<br />
Lorsqu’Antoine arrive chez Rosa, dans le Sud <strong>de</strong> la France, en tant<br />
qu’infirmier, il réfléchit à la contagion maléfique <strong>de</strong> la violence. Peut-il<br />
arriver à une résolution <strong>de</strong> son mal <strong>de</strong> vivre sans lui-même être contaminé:<br />
«Je ne suis pas un héros, marmonne Antoine, je ne veux pas être un<br />
héros. Mais comment faire pour ne pas <strong>de</strong>venir un assassin?» (47) Pour<br />
assouvir sa vengeance, Antoine se fera tortionnaire en racontant à voix<br />
haute la biographie <strong>de</strong> Rosa s’appuyant sur <strong>de</strong>s témoignages recueillis au<br />
fil <strong>de</strong>s ans et <strong>de</strong>s documents trouvés dans la maison <strong>de</strong> Rosa, récitation<br />
lancinante, constamment reprise, pour étaler toute l’horrible ampleur <strong>de</strong>s<br />
crimes <strong>de</strong> Rosa. Certes, Rosa est âgée et invali<strong>de</strong>, mais Antoine tel un drogué<br />
a besoin d’expiation: «J’ai besoin <strong>de</strong> cela [justice], Laura, entends-tu,<br />
pour gar<strong>de</strong>r les yeux ouverts, continuer à me mouvoir. Je dois voir souffrir
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 98<br />
Rosa Bousquet, il le faut, Rosa doit payer.» (225). Antoine ne croit pas à la<br />
justice officielle craignant que les tribunaux ne soient pas assez courageux<br />
pour condamner une vieille femme. Il lui extorque une confession en<br />
échange <strong>de</strong> nourriture et ensuite se prépare à la tuer. Toutefois, il ne<br />
passe pas à l’acte. Il établit une différence entre les tortures vengeresses,<br />
en gran<strong>de</strong> partie verbales et auditives qu’il impose à Rosa, et le meurtre.<br />
Aurait-il retrouvé un brin d’âme, lui à qui on a volé «la vie, la paix» <strong>de</strong><br />
l’âme (223)? Peut-on «guérir du mal en tuant» (223)? Son goût <strong>de</strong> la vie<br />
toujours vivant malgré son mal <strong>de</strong> vivre lui impose donc un interdit.<br />
Conscients <strong>de</strong> leurs limites, limites choisies et non imposées, et refusant<br />
<strong>de</strong> se confirmer bourreaux, Laura et Antoine placeront plutôt Rosa dans le<br />
plus «lugubre <strong>de</strong>s mouroirs» (232) <strong>de</strong> Nice. Ils n’auront pas à la tuer.<br />
Le lecteur lit la dénonciation et arrive à dépasser l’angoisse et à sortir<br />
<strong>de</strong> Thanatos. La fin <strong>de</strong> l’impunité <strong>de</strong> Rosa, l’impression d’une peine<br />
imposée, et d’une certaine expiation, lui permettent <strong>de</strong> dévier, à nouveau,<br />
vers la vie. Cependant, rien n’indique que la frontière <strong>de</strong> victime traversée<br />
par Antoine, et à un <strong>de</strong>gré moindre par Laura, les plaçant momentanément<br />
du côté <strong>de</strong>s tortionnaires, se parachève dans une délivrance commune.<br />
Elle maintient plutôt la loi du talion, car la justice privée n’entraîne<br />
pas, semble-t-il, une restauration du soi. De plus, le mal cosmique 1 , selon<br />
l’expression d’Éliette Abécassis, <strong>de</strong>meure insaisissable. La philosophe<br />
ajoute, en parlant <strong>de</strong> la Shoah, que «la mémoire, qu’elle soit silencieuse,<br />
verbale, ou monumentale, échoue dans sa volonté légitime <strong>de</strong> donner une<br />
réponse à la question du mal.» (1998, 68) À la fin d’Un Alligator nommé<br />
Rosa, Marie-Célie Agnant fait dire aux personnages principaux que tous<br />
les drames exterminateurs se ressemblent (235), le rapprochement à l’holocauste<br />
n’est donc pas fortuit. «L’art contestataire en son essence», dit<br />
aussi Abécassis «est là pour dénoncer, pour vomir le mon<strong>de</strong>» (119). Un<br />
Alligator nommé Rosa vomit donc une longue liste <strong>de</strong> tortures et <strong>de</strong> souffrances<br />
perpétrées par une femme tortionnaire. Cela explique peut-être<br />
pourquoi les personnages d’Antoine et <strong>de</strong> Laura restent surtout les accessoires<br />
<strong>de</strong> cette dénonciation: Antoine disparaît à la fin du roman, sans<br />
explication, Laura, elle, trouve la force <strong>de</strong> quitter sa maison bleue vers une<br />
<strong>de</strong>stination inconnue. Leur réponse au mal inaugure peut-être un retour<br />
à la vie, mais rien n’indique que la violence donnée ait expulsé tout à fait<br />
la violence reçue. La levée du silence n’est qu’une <strong>de</strong>s étapes pour rompre<br />
avec «la continuation du passé dans le présent» (Abel 163) La <strong>de</strong>uxième<br />
étape serait <strong>de</strong> «faire le <strong>de</strong>uil <strong>de</strong> l’irréparable» pour pouvoir consentir «à la<br />
possibilité que tout recommence autrement» (ibid.). Le seul indice <strong>de</strong><br />
recommencement est le départ, très peu exploité, <strong>de</strong> Laura. L’auteure termine<br />
donc son roman par une fin ouverte qui ne résout ni la question <strong>de</strong>
99 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
la violence ni celle <strong>de</strong>uil, mais une brèche est ouverte exposant la violence<br />
d’une tortionnaire. Cette brèche se veut le lieu où, peu à peu, prendra fin<br />
le ressassement du mal.<br />
La femme équarrie au bistouri: une nouvelle servitu<strong>de</strong><br />
Dans À ciel ouvert <strong>de</strong> Nelly Arcan, <strong>de</strong>ux jeunes femmes branchées, du<br />
Plateau Mont-Royal, convoitent le même homme et sont prêtes à tout pour<br />
le retenir, Rose encore plus que Julie. Bien qu’il y ait ce triangle, en apparence<br />
amoureux, le roman explore surtout la quête effrénée et compétitive<br />
<strong>de</strong> la beauté féminine, l’engrenage malsain <strong>de</strong> l’emprise <strong>de</strong>s apparences et<br />
surtout la soumission <strong>de</strong>structrice <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux femmes au harcèlement<br />
publicitaire qui fait du corps <strong>de</strong>s femmes un objet qui ne s’anime que sous<br />
le regard d’un homme, en autant que le corps correspon<strong>de</strong> à l’image <strong>de</strong> la<br />
«Femelle Fondamentale […], une sorte <strong>de</strong> modèle inscrit <strong>de</strong>puis le début<br />
<strong>de</strong>s temps» (117), aussi nommée «corps-vulve» (240). Pour atteindre cette<br />
ultime image, chirurgie esthétique à répétition, geste aussi banal qu’un<br />
passage hebdomadaire chez le coiffeur, auto-coupures et même mutilation<br />
sexuelle (vaginoplastie) sous couvert d’esthétisme et d’érotisme, entraînement<br />
chez Nautilus, mais en même temps <strong>de</strong> façon contradictoire, drogue<br />
et alcool qui détruisent ce que la chirurgie et l’entraînement fabriquent.<br />
Les addictions font que les personnages ne sont presque jamais sobres. Il<br />
est alors plus facile <strong>de</strong> nier son consentement à cette comédie humaine<br />
abjecte et <strong>de</strong> se cacher son propre désenchantement. Ils vivent <strong>de</strong>s paradis<br />
artificiels qui s’apparentent cependant à l’enfer. Ils ne s’aiment pas et<br />
ne sont pas heureux. Même leurs relations sexuelles ne leur apportent pas<br />
la jouissance désirée. Les femmes, surtout, restent toujours insatisfaites,<br />
mais néanmoins soumises. Rien <strong>de</strong> naturel dans cet univers <strong>de</strong> «chienne»<br />
(45) — toutes les femmes pour Rose — et <strong>de</strong> «truie» (103) — femme sous<br />
l’effet <strong>de</strong> drogue et d’alcool pour Julie —, même pas Charles, l’homme<br />
qu’elles veulent attirer. La sexualité insolite <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier fétichise les<br />
cicatrices sur les corps <strong>de</strong>s femmes. Il faut encore que les cicatrices soient<br />
chirurgicales; l’automutilation franche le repousse, car elle <strong>de</strong>vient miroir<br />
<strong>de</strong> sa déviance, un miroir trop rapproché le dégoûtant. Il n’aime pas toucher<br />
le corps <strong>de</strong>s femmes, il aime surtout regar<strong>de</strong>r; c’est pourquoi la<br />
femme en chair est interchangeable avec la femme virtuelle <strong>de</strong>s sites pornos.<br />
Seul l’artificiel le fait ban<strong>de</strong>r et pourtant les <strong>de</strong>ux jeunes femmes<br />
entrent en guerre, à cause <strong>de</strong> lui, en toute connaissance <strong>de</strong> cause.<br />
Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong> — Charles est photographe, Rose, styliste <strong>de</strong><br />
mo<strong>de</strong> et Julie, scénariste — ce microcosme exclusif se veut un miroir grossissant<br />
<strong>de</strong> notre société qui privilégie l’i<strong>de</strong>ntique, la sérialité, au détriment
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 100<br />
<strong>de</strong> l’unique et du particulier. Rien d’érotique dans ce mon<strong>de</strong> qui, pourtant,<br />
affiche le sexe et le place au cœur dans la vie. L’hypersexualisation du<br />
corps <strong>de</strong>s femmes, loin <strong>de</strong> favoriser le désir, le détourne et conduit fatalement<br />
vers l’abîme. Les images se transforment «en cage» (199) et à force<br />
<strong>de</strong> contrôle, tout risque <strong>de</strong> «basculer du côté <strong>de</strong>s monstres» (200) Cette<br />
obsession omniprésente <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong>vient sous la plume d’Arcan une<br />
«burqua <strong>de</strong> chair» qui enterre le corps <strong>de</strong>s femmes «sous l’acharnement<br />
esthétique» (201). Ce roman raconté au passé établit dès les premières<br />
pages, le vi<strong>de</strong> du corps uniformisé. Julie: «n’avait plus <strong>de</strong> cœur, ou d’âme<br />
si on préfère». (11)<br />
Cette lutte avec le corps et avec le temps, cette violence masochiste,<br />
se vit sous le signe <strong>de</strong> la fatalité comme si, dans la jeune trentaine, Julie<br />
et Rose n’avaient d’autre choix que <strong>de</strong> se sacrifier sur l’autel <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>.<br />
L’autodénigrement continu <strong>de</strong> leur corps et le doute sur leur pouvoir <strong>de</strong><br />
séduction les poussent hors <strong>de</strong>s frontières du soi; il n’y a ni limites ni interdits<br />
et, au fond, c’est la perte du soi qui se détourne pour faire place au<br />
corps qui, lui-même n’est plus qu’un corps altéré. Il n’y a plus <strong>de</strong> «corps<br />
propre» (370) selon l’expression <strong>de</strong> Ricœur, soit le lieu même <strong>de</strong><br />
l’«appartenance [au mon<strong>de</strong> et au sens] grâce à quoi le soi peut mettre sa<br />
marque sur ces événements que sont les actions.» (370) Donc ici, pas d’ancrage<br />
du soi possible puisque le corps féminin n’est plus que la copie <strong>de</strong><br />
Barbie qui, elle-même, n’est qu’une poupée vi<strong>de</strong>. Le consentement aux<br />
images <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong> installe donc une passivité révoltante, adverse et infrahumaine.<br />
Si, toujours selon Ricœur, «exister, c’est résister» (372), ni Julie<br />
ni Rose ni d’ailleurs Charles n’existent, car aucun ne sait plus résister.<br />
L’«intimité du moi» (372), pour peu qu’il en reste, n’a aucun effet sur l’extériorité<br />
du mon<strong>de</strong>. De diverses façons, tant les <strong>de</strong>ux femmes que le personnage<br />
masculin se vautrent dans leur moule préfabriqué. Très peu <strong>de</strong> lucidité<br />
dans ce roman; ici et là, soit Julie soit Charles ressent un instant <strong>de</strong><br />
honte, mais ces miettes d’un soi perdu ne s’éprouvent que dans la fugacité<br />
et n’ont donc que peu d’impact sur le dégoût face à leur vi<strong>de</strong> et sur une<br />
reprise en charge <strong>de</strong> soi. Au contraire, la honte fait peur et exige une<br />
consolation immédiate. Néanmoins, cette honte fugace fait que le roman<br />
dépasse le constat complaisant <strong>de</strong> la dictature <strong>de</strong>s images et dénonce ainsi<br />
cette nouvelle soumission <strong>de</strong>s femmes à une image purement plastique,<br />
créée, avec leur collaboration, contre elles-mêmes et contre leur humanité.<br />
À ciel ouvert dérange profondément tellement les femmes qui y sont<br />
représentées semblent ne plus rien connaître <strong>de</strong>s luttes féministes où les<br />
femmes, du Québec et d’ailleurs, ont lutté pour s’approprier tant leur<br />
corps que leur tête et ont dénoncé avec une telle force toutes les violences<br />
faites aux femmes. La violence tournée vers soi selon les diktats <strong>de</strong> la
101 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
mo<strong>de</strong> compromet le libre arbitre. Certes, Charles, le faiseur d’images, se<br />
laisse aller vers la mort, enfin conscient <strong>de</strong> sa sordidité. Mais Charles n’est<br />
pas le seul faiseur d’images, un an après sa mort, Julie se torture — le<br />
soleil la transperce <strong>de</strong> ses aiguilles (7), la brûle (9) — pour faire bronzer sa<br />
délicate peau <strong>de</strong> rousse. A-t-elle appris quelque chose du sens <strong>de</strong> la vie? La<br />
maltraitance-soumission au bronzage nous dit non. La colère <strong>de</strong> l’auteure<br />
quant au jeu <strong>de</strong>s apparences est un réquisitoire con<strong>de</strong>nsé contre l’autoviolence<br />
<strong>de</strong> la femme, entre femmes. Où sont donc passées les aïeules battantes<br />
et indociles? Pourquoi cette sujétion? Pourquoi cette absence <strong>de</strong><br />
révolte? La beauté n’est-elle qu’une histoire <strong>de</strong> peau, <strong>de</strong> lèvres, <strong>de</strong> seins et<br />
vulve? La profon<strong>de</strong> discontinuité <strong>de</strong>s personnages d’Arcan, leur incomplétu<strong>de</strong><br />
pour <strong>de</strong>s raisons d’apparence et leur misère amoureuse semblent un<br />
problème <strong>de</strong> luxe comparé au mal imposé aux personnages d’Agnant qui<br />
ont subi la cruauté barbare <strong>de</strong> leurs semblables. Mais ceux et celles qui<br />
ont perdu le nord 2 dans l’absence d’interdit ne sont-ils pas aussi <strong>de</strong>s barbares,<br />
genre nouveau.<br />
La violence <strong>de</strong> la chute en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> soi<br />
Dans Le Fou d’Omar d’Abla Farhoud, la violence n’est ni choisie ni<br />
imposée. Elle est sournoise et ne s’est révélée qu’avec le temps. À l’âge <strong>de</strong><br />
18 ans, Radwan le fils aîné d’Omar a sombré dans la folie. Selon Omar,<br />
<strong>de</strong>puis il est «mort vingt et une fois. Sans compter les morts qu’il provoquait<br />
lui-même. Il renaissait pour mourir à nouveau.» (152). Ce roman à<br />
quatre voix — le père, Radwan et Rawi, ses fils, et le voisin, Lucien<br />
Laflamme — discute <strong>de</strong> la maladie <strong>de</strong> Radwan. Les champs lexicaux <strong>de</strong> la<br />
violence et <strong>de</strong> la compassion s’entrecroisent pour parler <strong>de</strong> la folie. Voyons<br />
quelques exemples. La famille s’est constituée en «peloton <strong>de</strong> guerre» (91)<br />
pour contrer l’ennemi. Mais à force d’échec, le fils mala<strong>de</strong> <strong>de</strong>vient presque<br />
l’ennemi; il: «nous [les frères et sœurs] a volé nos vies, notre joie <strong>de</strong> vivre,<br />
notre quiétu<strong>de</strong>». Les frères et sœurs sont condamnés à l’invisibilité, car ils<br />
n’existent plus aux yeux du père dont toute l’attention se porte sur le fils<br />
mala<strong>de</strong>. La folie du frère est pour Rawi «ouragan, feu, débâcle, tempête»<br />
(122), elle est aussi une «bombe» (105). Dès la mort <strong>de</strong> la mère, Rawi<br />
comme ses sœurs et son frère Hafez quittent Montréal pour s’éloigner <strong>de</strong><br />
la folie <strong>de</strong> Radwan comme <strong>de</strong> celle d’Omar.<br />
En effet, sur son lit <strong>de</strong> mort, le père constate enfin que «son cœur a<br />
été un territoire occupé» (155) dont la conséquence a été son amour incommensurable<br />
et obsessif pour Radwan, et corrélativement son manque <strong>de</strong><br />
disponibilité et <strong>de</strong> sollicitu<strong>de</strong> envers ses autres enfants. Le «tonnerre»<br />
(153) l’a aveuglé: «On dit qu’un membre mala<strong>de</strong> peut rendre la famille
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 102<br />
aliénée. C’est vrai. Nous avons perdu toute liberté d’exister, nous sommes<br />
<strong>de</strong>venus les esclaves <strong>de</strong>s rythmes imposés par la maladie et nous tournions<br />
sur nous-mêmes dans son antre» (154). S’il le pouvait, lui qui a<br />
connu la guerre au Liban, la choisirait avant la folie: «Même si la guerre<br />
est une horreur absolue, j’ai réussi à m’enfuir. Comment aurais-je pu<br />
m’enfuir <strong>de</strong> la maladie <strong>de</strong> mon fils?» (158). Ne pouvant que constater les<br />
dégâts, son fils aura été «la douleur aiguë» <strong>de</strong> sa vie. Cet homme, porté par<br />
l’espoir obsédant et insensé <strong>de</strong> la guérison <strong>de</strong> son aîné, s’avoue complètement<br />
défait. Il n’arrive plus qu’à souhaiter la délivrance et l’oubli. Le voisin<br />
qui n’est pas impliqué intimement dans le mal <strong>de</strong> vivre familial voit<br />
aussi la maladie <strong>de</strong> Radwan comme un saccage: «J’ai senti le cœur <strong>de</strong> ses<br />
parents s’arrêter. Ils étaient foudroyés. Ce n’était [… pas] mon fils, mais<br />
j’avais mal, moi aussi. Parce que je voyais à l’œuvre, <strong>de</strong>vant mes yeux, la<br />
déraison […] Un train qui déraille, une avalanche, un volcan qui se<br />
déverse.» (16)<br />
Omar, comme Rawi et comme Lucien, comprend la maladie <strong>de</strong><br />
Radwan par le recours à la guerre, à la souffrance et aux cataclysmes<br />
naturels. Ni l’un ni l’autre n’ont <strong>de</strong> mots pour saisir ce mal intangible. Il<br />
n’arrive à en parler que par <strong>de</strong>s images excessives et violentes, car le vocabulaire<br />
spécialisé sur la folie ne leur est d’aucune utilité. Ce sont les sentiments<br />
qui parlent, ce mélange d’amour, <strong>de</strong> prison et <strong>de</strong> haine. Radwan<br />
n’est pas un cas pour Omar et Rawi, mais un fils ou un frère, aimé et parfois<br />
détesté. Le père <strong>de</strong>meure fidèle à son fils jusqu’à la fin, en dépit <strong>de</strong><br />
tout et tous, en dépit <strong>de</strong> lui-même, puisqu’il disparaît peu à peu dans la<br />
maladie du fils et n’est plus que l’ombre <strong>de</strong> lui-même. Rawi lui, a fui physiquement,<br />
il a même pris un nom <strong>de</strong> plume pour se cacher et pour enfin<br />
exister, mais Radwan est en lui. Rien ne peut lui faire oublier le passé<br />
heureux et leur complicité d’alors. Il l’aime toujours et se sent immensément<br />
coupable <strong>de</strong> ne pas pouvoir, au jour le jour, s’accommo<strong>de</strong>r <strong>de</strong> la maladie<br />
<strong>de</strong> son frère. Il est aussi habité par la peur d’être lui-même mala<strong>de</strong>. Le<br />
voisin, témoin extérieur à la famille, donc plus détaché émotivement,<br />
appréhen<strong>de</strong> toutefois la maladie <strong>de</strong> Radwan avec <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> même<br />
nature. Il comprend la maladie comme une césure qui partage l’histoire<br />
familiale à jamais: avant la maladie et <strong>de</strong>puis la maladie. Cette césure,<br />
comme une blessure à vif, à jamais, le bouleverse, car il soupçonne l’impuissance<br />
<strong>de</strong>vant la dérive <strong>de</strong> Radwan à qui il pense en tant que garçon<br />
alors que Radwan a dans la trentaine. Lui, non plus, ne peut rien.<br />
Farhoud tente donc <strong>de</strong> saisir l’irraison par le langage sur la folie, une<br />
langue émotive traversée par la violence, mais elle donne aussi la parole<br />
à Radwan et ainsi fait place au langage <strong>de</strong> la folie. Ici aussi, le lexique <strong>de</strong><br />
la violence sert <strong>de</strong> vecteur à l’expérience <strong>de</strong> la folie: «Sans les plombs, le
103 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
circuit électrique capote. Une coche qui saute et tout l’engrenage est hors<br />
contrôle» (25). Il est «enténébré» (47), et «tombé en <strong>de</strong>hors» <strong>de</strong> lui-même.<br />
(44). Sa vie est criblée, «Trouée. Comme les immeubles <strong>de</strong> Beyrouth pendant<br />
la guerre.» (54) D’éclaircis en crises, Radwan vit sa maladie comme<br />
une torture et une condamnation à mort: «Fou. Pas fou. À moitié fou. Et<br />
ça recommence […] Je suis un enfant <strong>de</strong> cinq ans. Je n’ai pas l’âge <strong>de</strong> raison,<br />
j’ai l’âge <strong>de</strong> la peur. Une mer <strong>de</strong> peur. Bombardé. Paralysé. Traqué.<br />
Tétanisé. Peur titanique. Je respire la peur. Je respire à peine.» (76-78). Il<br />
doute même <strong>de</strong> son statut d’adulte: «Est-ce qu’un fou est un homme?» ditil<br />
à Rawi venu le rejoindre pour enterrer leur père. Il parle aussi du dédain<br />
perçu parce qu’il est hors cadre, hors santé mentale, <strong>de</strong> l’abandon ressenti<br />
comme <strong>de</strong> son emprisonnement dans l’amour du père, <strong>de</strong> la honte qu’il voit<br />
dans les yeux <strong>de</strong>s autres, mais aussi <strong>de</strong> celle qui l’habite dans ses moments<br />
<strong>de</strong> lucidité. Radwan, par son récit douloureux <strong>de</strong> sa folie, déplace les frontières,<br />
du moins les fragilisent, entre le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s sains d’esprit et celui<br />
<strong>de</strong>s fous. À part quelques gestes incongrus certes d’importance, comme <strong>de</strong><br />
placer le corps du père mort dans la neige, ses réflexions notamment sur<br />
le poids <strong>de</strong> l’amour du père, son désir <strong>de</strong> ne plus connaître les écarts d’humeur,<br />
la place <strong>de</strong>s chiens dans son équilibre fragile et l’intuition quant à<br />
la bonté du voisin, voire son analyse politique du mon<strong>de</strong> occi<strong>de</strong>ntal après<br />
le 11 septembre, sont luci<strong>de</strong>s et sont l’expression d’un être qui se <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
comment vivre et pourquoi vivre. La conscience qu’il a <strong>de</strong> lui-même ne permet<br />
ni la fuite ni le compromis. Il est là au cœur <strong>de</strong> la maladie; il est le<br />
bombardé et non celui qui voit la bombe. Contrairement à Rawi qui a<br />
choisi les normes et les mo<strong>de</strong>s, Radwan n’a pas <strong>de</strong> place dans la normalité.<br />
Il reste du côté <strong>de</strong> l’insupportable et <strong>de</strong> l’insondable. En conclusion, il<br />
s’ouvre aussi à la compassion du voisin; un signe qu’il accepte l’ouverture<br />
à l’autre et au changement, mais surtout il <strong>de</strong>vient la mauvaise conscience<br />
<strong>de</strong> Rawi qui révélera son i<strong>de</strong>ntité.<br />
Ce roman, intimement ancré dans son époque, dans la société et la<br />
représentation <strong>de</strong> la famille, <strong>de</strong> façon tout à fait différente que dans À ciel<br />
ouvert refuse aussi l’uniformisation et la sérialité et réclame le particulier.<br />
Il fait apparaître la fragilité <strong>de</strong> tout être humain et <strong>de</strong> toute dénomination.<br />
Le titre même Le Fou d’Omar porte une ambigüité certaine; il peut désigner<br />
Omar lui-même comme quelqu’un qui lui est lié. La violence ici mise<br />
en mots n’a rien à voir avec la violence cosmique ou celle retournée contre<br />
soi. Il s‘agit d’une violence sans bourreau ni agent. C’est le fil conducteur<br />
du soi qui a failli et qui détient l’être dans un entre-<strong>de</strong>ux éprouvant: fou,<br />
pas fou, déshumanisé, profondément humain, mort, vivant. Reprenant<br />
l’idée <strong>de</strong> Ricœur quant à la résistance, Radwan existe, car il résiste même<br />
si, parfois, il chute au fond <strong>de</strong> la folie. La violence ici se terre dans les
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 104<br />
arcanes <strong>de</strong> l’esprit humain et blesse autrement: «La souffrance n’est pas<br />
uniquement définie par la douleur physique, ni même la douleur mentale,<br />
mais par la diminution, voire la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la capacité d’agir, du pouvoir-faire,<br />
ressenties comme une atteinte à l’intégrité du soi» (Ricœur<br />
223). C’est ce «pouvoir-faire» fiable et continu que Radwan a violemment<br />
perdu, perte qui a éclaboussé toute sa famille.<br />
Quand la vie personnelle ne compte pas<br />
Dans Mitsuba, Aki Shimazaki dénonce une forme <strong>de</strong> violence qui se<br />
dissimule <strong>de</strong>rrière la tradition, la hiérarchie du pouvoir et <strong>de</strong> l’argent, et<br />
les bonnes manières. L’action se passe en gran<strong>de</strong> partie à Tokyo en 1981,<br />
et se termine à Montréal, le 17 mars 1995. Le narrateur Takashi Aoki<br />
raconte son histoire d’amour avec Yûko, une jeune femme travaillant dans<br />
la même compagnie que lui. Leurs fiançailles secrètes seront annulées<br />
parce que le fils d’un riche banquier la convoite aussi. En quelques jours,<br />
au début mars, il y aura donc fiançailles, rupture et mariage <strong>de</strong> Yûko à cet<br />
autre jeune homme, parce que les ordres sont ainsi. Les conséquences<br />
pour la famille <strong>de</strong> Yûko — sa famille élargie aussi, non seulement sa<br />
famille immédiate — seraient terribles si elle ne se soumettait pas: «C’est<br />
dans l’intérêt <strong>de</strong> Yûko et <strong>de</strong> son père. Je n’ai pas le choix et ils ne l’ont pas<br />
non plus» (112), dit Takashi à son ami Nobu, peu après la rupture. Quant<br />
à Takashi, il sera envoyé en mission à Montréal pour s’assurer qu’il n’a<br />
plus aucun contact avec Yûko.<br />
À ce récit premier se greffent d’autres récits où l’employeur — dans le<br />
cas <strong>de</strong> Takashi et Yûko, la banque et la compagnie Goshima sont complices<br />
— nie la vie privée <strong>de</strong> ses employés et intervient soit pour récompenser<br />
soit pour punir. Mutations punitives et excès <strong>de</strong> travail sont la<br />
norme, <strong>de</strong> même qu’au besoin, chantages et menaces. Les intérêts <strong>de</strong> la<br />
compagnie et du pouvoir doivent toujours primer. Ainsi, un homme qui<br />
traite sa femme et sa famille avec égards est mal vu. C’est le cas <strong>de</strong> Nobu<br />
qui rentre à la maison après le travail plutôt que d’aller boire avec les<br />
collègues masculins. Takashi découvrira que ce fut aussi le cas <strong>de</strong> son<br />
père. Si un employé plus intègre risque <strong>de</strong> s’objecter à une décision, on<br />
l’envoie en mission afin qu’il ne puisse pas intervenir, notamment le<br />
voyage à New York <strong>de</strong> M. Toda. Enfin, les femmes <strong>de</strong> ce milieu ne sont en<br />
rien considérées par ceux qui détiennent le pouvoir; elles sont comme<br />
Yûko, un élément <strong>de</strong> désir que l’on peut s’approprier sur un coup <strong>de</strong> tête<br />
et une fois le désir exprimé publiquement, rien ne doit le bloquer, l’honneur<br />
<strong>de</strong> l’homme étant alors mis en jeu. Pour les puissants, le paraître<br />
comptent davantage que l’être.
105 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
Ce conformisme, différent <strong>de</strong> celui que l’on lit dans À ciel ouvert, est<br />
tout aussi <strong>de</strong>structeur, car les êtres ne s’appartiennent pas, ils appartiennent<br />
au pouvoir en dépit du mo<strong>de</strong>rnisme <strong>de</strong> la société japonaise, <strong>de</strong> son<br />
succès économique et <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> travail en apparences conviviales.<br />
Pour se sortir <strong>de</strong> ce pouvoir réticulaire, il n’y a que l’audace et la résistance<br />
Notamment, Yûko rêvait <strong>de</strong> séjourner à nouveau à Montréal. Nobu refuse<br />
sa mutation et démissionne plutôt que <strong>de</strong> s’éloigner <strong>de</strong> sa famille; il risque<br />
alors sa sécurité financière. Takashi, lui, accepte sa mission à Montréal<br />
parce qu’à l’insu <strong>de</strong> tous, cette ville est liée à Yûko où elle avait eu «l’illusion<br />
d’être chez elle» (70, mais il a fallu qu’il soit atteint dans ses sentiments<br />
pour qu’il voit enfin que le travail n’est pas la vie. Lui aussi démissionnera<br />
lorsqu’après cinq ans à Montréal, on veut le muter à Singapour.<br />
S’il est vrai que le travail est un frein aux pulsions et aux excès contagieux,<br />
et qu’il impose <strong>de</strong>s limites, ici c’est la place du travail qui est <strong>de</strong>venue<br />
excessive, car elle occupe tout l’espace et ne laisse aucune place aux<br />
émotions et à la contemplation <strong>de</strong> la vie, la règle l’emportant alors sur la<br />
raison et sur le cœur. Malgré l’absence <strong>de</strong> traces visibles, la violence faite<br />
aux femmes et au cœur <strong>de</strong>s hommes non conformistes ravage intérieurement<br />
puisqu’elle les dépouille d’une partie leur humanité.<br />
On ne peut ni comparer les douleurs ni les mesurer. Si différente que<br />
soit l’écriture <strong>de</strong> chacune, leurs interrogations sur la violence et le mon<strong>de</strong><br />
les réunissent, du moins à <strong>de</strong>s fins d’étu<strong>de</strong>. Chacune <strong>de</strong> façon originale et<br />
personnelle se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> «Comment vivre» dans cette société inhumaine où<br />
l’être humain n’est trop souvent qu’une <strong>de</strong>nrée périssable ou remplaçable?<br />
Peut-on combattre le mal avec le mal en s’en rendant complice? Dans un<br />
tel cas, sa résolution est-elle possible: ouvre-t-elle la voie du soi ou, au<br />
contraire jette-t-elle la victime <strong>de</strong>venue complice hors <strong>de</strong> tout? Faut-il<br />
plutôt s’opposer, comme le disait Bataille, à ces «mouvements d’excès<br />
contagieux dans lesquels rien n’existe plus que l’abandon à l’excès. C’està-dire<br />
à la violence.» (47) Chez Arcan, l’extériorité <strong>de</strong>s images du corps<br />
féminin est intériorisée au point où ces femmes se tournent contre ellesmêmes<br />
et se mutilent, à divers <strong>de</strong>grés, à répétitions; cette autoviolence<br />
prend sa source dans la profusion <strong>de</strong>s médias où l’image du corps importe<br />
davantage que le corps propre. C’est la contrefaçon poussée à son<br />
paroxysme et les victimes volontaires que sont Rose et Julie se vouent à la<br />
discontinuité et ne sont que corps. Chez Agnant, Laura et Antoine, ces victimes<br />
involontaires, restent en partie prisonniers <strong>de</strong> l’effroi initial qui a<br />
immédiatement suivi la violence. L’issue à la souffrance incontournable <strong>de</strong><br />
ces êtres aussi discontinus — ils ne sont que cœur souffrant — passe<br />
nécessairement par la rupture <strong>de</strong> l’impunité <strong>de</strong> leur bourreau. Laura et<br />
Antoine veulent en finir et jamais ils ne consentent à la violence reçue. Si
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 106<br />
momentanément, ils errent du côté <strong>de</strong> la violence donnée, ils retraversent<br />
la frontière tenue entre la victime et le bourreau. Toutefois, à nouveau du<br />
côté <strong>de</strong> la victime, ils ne le sont plus autant, puisqu’il y a punition. Donc chez<br />
Arcan, un mouvement vers la déshumanisation et chez Agnant, un mouvement<br />
contraire vers une nouvelle humanisation. Chez Shimazaki aussi, la<br />
résilience au pouvoir régulateur s’avère un mouvement vers une plus<br />
gran<strong>de</strong> humanisation. Takashi comme Nobu réussissent à se créer, à leur<br />
mesure, un espace <strong>de</strong> travail qui réserve une place à l’aimance et où l’être<br />
peut se retrouver entier. Ces <strong>de</strong>ux hommes novateurs ont su s’éloigner <strong>de</strong>s<br />
normes et remettre en question les valeurs corporatistes qu’ils ont longtemps<br />
défendues. La résilience chez Farhoud est autre, car la violence <strong>de</strong> la<br />
folie continue <strong>de</strong> sévir. Néanmoins, le rapprochement entre les <strong>de</strong>ux frères,<br />
<strong>de</strong> même que la mort du père, instaurent une nouvelle complicité. Rawi ne<br />
pourra plus fuir et Radwan grandit, car il a <strong>de</strong>s «tonnes» (185) <strong>de</strong> peur en<br />
moins.<br />
Que la violence relève <strong>de</strong> la démence politique, <strong>de</strong> la déchéance<br />
humaine, <strong>de</strong> l’autorité abusive, <strong>de</strong> l’aliénation ou encore d’autres raisons<br />
que je n’ai pu ici explorer — la pauvreté ou encore les abus sexuels, par<br />
exemple —, la seule réponse semble être un retour vers l’humain, par le<br />
biais <strong>de</strong> l’amour qui permet <strong>de</strong> supporter la réalité et est «une façon <strong>de</strong><br />
répondre au temps qui passe» (Meyer 125).<br />
Références bibliographiques<br />
ABÉCASSIS, Éliette. Petite Métaphysique d’un meurtre. Paris: PUF, 1998.<br />
ABEL, Olivier. L’éthique interrogative. Herméneutique et problématologie <strong>de</strong> notre<br />
condition langagière. Paris: PUF, 2000.<br />
AGNANT, Marie-Célie. Un Alligator nommé Rosa. Montréal: Remue ménage, 2007.<br />
ARCAN, Nelly. À ciel ouvert. Paris: Seuil, 2007.<br />
BATAILLE, George. L’Érotisme. Paris: Les Éditions <strong>de</strong> Minuit, 1957.<br />
FARHOUD, Abla. Le Fou d’Omar. Montréal: VLB éditeur, 2005.<br />
GIRARD, René. La Violence et le sacré. Paris: Hachette, 1972.<br />
MEYER, Michel. Comment penser la réalité? Paris: PUF, 2005.<br />
RICŒUR, Paul. Soi-même comme un autre. Paris: Seuil, 1990.<br />
SHIMAZAKI, Aki. Mitsuba. Montréal/Arles: Leméac/Actes Sud, 2006.<br />
Notes:<br />
1 «Le mal que l’homme fait à l’homme (violence, meurtre, meurtre <strong>de</strong> masse) qui comprend:<br />
a) le mal humain, mal fait selon <strong>de</strong>s motifs et <strong>de</strong>s mobiles; b) le mal radical,<br />
mal fait dans le seul but <strong>de</strong> faire le mal.». Abécassis, p. 17.<br />
2 Expression québécoise qui, au figuré, signifie désorienté.
L’Indien et l’Inuk 1 d’Yves Thériault par rapport<br />
à l’Autre<br />
Mariana IONESCU<br />
Huron University College<br />
Canada<br />
La problématique <strong>de</strong> l’altérité représente une plaque tournante dans<br />
un grand nombre <strong>de</strong> textes d’Yves Thériault, et surtout dans les récits où<br />
le sujet d’énonciation coïnci<strong>de</strong> avec la figure discursive <strong>de</strong> l’Indien 2 ou <strong>de</strong><br />
l’Inuk. Dans ce qui suit nous essayerons d’éclairer quelques facettes du<br />
sujet thériausien mises en lumière justement au cours <strong>de</strong> son interaction<br />
avec l’Autre, par rapport auquel il tente <strong>de</strong> définir son i<strong>de</strong>ntité. Notre corpus<br />
se constitue <strong>de</strong> la trilogie inuit Agaguk, Tayaout, fils d’Agaguk et<br />
Agoak, l’héritage d’Agaguk, aussi bien que <strong>de</strong>s récits consacrés aux<br />
Indiens Montagnais: Ashini, N’Tsuk, Le ru d’Ikoué et La Quête <strong>de</strong> l’ourse.<br />
Dans un premier temps, nous montrerons dans quelle mesure la quête <strong>de</strong><br />
l’i<strong>de</strong>ntité se poursuit soit par l’exclusion <strong>de</strong> l’Autre, soit par l’inclusion <strong>de</strong><br />
la différence à l’i<strong>de</strong>ntité; ensuite, en nous servant <strong>de</strong>s observations <strong>de</strong><br />
Vincent Descombes (1979), nous analyserons le rapport entre le Même et<br />
l’Autre à la lumière <strong>de</strong> l’ontologie dualiste afin <strong>de</strong> relever l’antagonisme<br />
fondamental <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux façons d’être dans le mon<strong>de</strong> ou, pour reprendre la<br />
terminologie <strong>de</strong> Mircea Elia<strong>de</strong> (1965), <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux états existentiels, le sacré<br />
et le profane.<br />
Dès les premières pages du roman Agaguk, le lecteur est mis au courant<br />
<strong>de</strong>s changements survenus dans le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s Inuit: «Rien n’é-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 108<br />
tait tel qu’autrefois chez les Inuit. La pureté d’intention, l’attachement<br />
aveugle aux traditions, n’étaient plus aussi puissants. Le mal du Blanc<br />
proliférait, cette évolution <strong>de</strong> l’individu s’opposant <strong>de</strong> plus en plus aux<br />
conditions.»(44)<br />
À l’affaiblissement <strong>de</strong> l’emprise <strong>de</strong>s traditions qui régissent la vie <strong>de</strong>s<br />
tribus inuit s’ajoute donc la prolifération d’un mal venu <strong>de</strong> l’Autre, en l’occurrence<br />
du Blanc, qui veut imposer à tout prix son savoir et surtout ses<br />
lois. Dans ces circonstances, la fuite du jeune Agaguk dans la toundra<br />
acquiert une double valeur: elle symbolise sa distanciation physique et<br />
morale <strong>de</strong> la tribu <strong>de</strong> son père Ramook, aussi bien que la quête <strong>de</strong> son<br />
i<strong>de</strong>ntité, accomplie dans un premier temps par l’exclusion <strong>de</strong> l’Autre, que<br />
ce soit sa femme Iriook, sa tribu ou les Blancs: «Peut-être différait-il <strong>de</strong>s<br />
autres Esquimaux en quelque fibre intime <strong>de</strong> son être?» (66), se <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
le narrateur au moment où Agaguk se prépare à troquer ses pelleteries au<br />
magasin <strong>de</strong> McTavish.<br />
Après s’être isolé loin <strong>de</strong>s siens, le jeune Inuk nourrissant le désir<br />
d’être chanté comme un héros pour ses exploits <strong>de</strong> chasse, acceptera difficilement<br />
l’idée que sa femme Iriook pourrait être, elle aussi, différente <strong>de</strong>s<br />
autres. Et elle l’est, plus que son mari. La prise <strong>de</strong> parole d’Iriook, culminant<br />
avec la défense d’Agaguk 3 , attire l’attention du lecteur sur le nouveau<br />
statut <strong>de</strong> sujet parlant <strong>de</strong> la femme, qui n’est pas conforme à la tradition<br />
inuit. Au cours d’une <strong>de</strong>s rares conversations qu’elle a avec son<br />
mari, Iriook explique sa prise <strong>de</strong> parole justement par le fait qu’elle se<br />
sent, elle aussi, différente <strong>de</strong>s autres femmes inuit: «Il est dit, par les<br />
Inuits, continua-t-elle, qu’une femme n’a ni le droit <strong>de</strong> penser, ni le droit<br />
<strong>de</strong> parler. Il est possible que je ne sois pas comme les autres. J’ai <strong>de</strong>s<br />
choses à dire, et si je pense, c’est que je ne puis m’en empêcher.» (249)<br />
Le rapprochement qui se produit lentement entre Iriook et Agaguk,<br />
surtout après la mutilation <strong>de</strong> celui-ci pendant le combat mené contre le<br />
Loup blanc, contribue à la reconfiguration <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité du jeune homme.<br />
Le rejet <strong>de</strong> l’emprise <strong>de</strong>s siens, plus précisément <strong>de</strong> leurs traditions<br />
contraignantes, auquel s’ajoute la prise en considération <strong>de</strong>s désirs <strong>de</strong> sa<br />
femme, façonnent un nouvel Agaguk, dont la métamorphose n’échappe<br />
pas à Iriook: «— Ces gens-là sont venus ici. Ils cherchaient Agaguk. Ils<br />
cherchaient l’autre, celui qui vivait dans le village... Il n’existe plus, l’autre<br />
Agaguk... Toi, tu portes son nom, mais tu pourrais en porter un autre et<br />
ce serait juste, car tu n’es plus le même...» (250)<br />
À la fin du roman, après une longue hésitation, Agaguk épargne sa<br />
fille pour contenter sa femme. Son geste, bien qu’il contrevienne aux lois<br />
<strong>de</strong> survie <strong>de</strong> sa race 4 , marque sa rupture définitive <strong>de</strong> la tribu. En<br />
échange, dans Tayaout, fils d’Agaguk, le lecteur retrouve le protagoniste
109 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
du premier roman <strong>de</strong> Thériault dans la réserve indienne, qu’il avait finalement<br />
jointe pour <strong>de</strong>s raisons économiques. Cette fois-ci, c’est son fils<br />
Tayaout qui s’exilera volontairement et <strong>de</strong> sa famille et <strong>de</strong> sa tribu en<br />
guise <strong>de</strong> refus <strong>de</strong> vivre auprès <strong>de</strong>s Blancs. À l’encontre <strong>de</strong> son père Agaguk<br />
qui, dans sa jeunesse, avait fui la tribu avec Iriook afin <strong>de</strong> constituer une<br />
famille, Tayaout choisit la fuite solitaire afin <strong>de</strong> mieux réfléchir sur le sens<br />
<strong>de</strong> son existence: «Agaguk avait besoin <strong>de</strong> s’éloigner <strong>de</strong>s siens pour se réaliser;<br />
Tayaout, lui, ressentait <strong>de</strong>s choses inconnues <strong>de</strong> tous, troublantes, et<br />
il avait surtout besoin <strong>de</strong> silence, il avait besoin <strong>de</strong> cette sorte <strong>de</strong> retraite<br />
au loin, <strong>de</strong> fuite vers la sorte <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> qui permet à un homme <strong>de</strong> se<br />
retrouver face à lui-même.» (41)<br />
L’affrontement d’un ours blanc, et surtout la redécouverte <strong>de</strong> la pierre<br />
magique qui lui permet <strong>de</strong> renouer les liens avec les esprits <strong>de</strong> ses ancêtres<br />
assurent à Tayaout le statut d’élu d’une race en train <strong>de</strong> disparition par<br />
assimilation. Tudlik, le sage <strong>de</strong> la tribu, sera le premier à se rendre<br />
compte <strong>de</strong>s qualités magiques <strong>de</strong> la pierre grâce auxquelles il espérait que<br />
les Inuit allaient retrouver leur i<strong>de</strong>ntité une fois qu’ils se seraient aperçus<br />
<strong>de</strong> leur différence: «Ne sommes-nous pas, tous ensemble, différents en<br />
notre essence même, <strong>de</strong>puis le retour <strong>de</strong> la pierre?» (139). À partir <strong>de</strong> ce<br />
moment-là, toute la tribu se met à sculpter la pierre verte, en réitérant <strong>de</strong>s<br />
gestes qu’on pensait oubliés <strong>de</strong>puis longtemps.<br />
Mais la reprise du geste rituel <strong>de</strong>s ancêtres au cours duquel se produit<br />
la libération <strong>de</strong> l’âme <strong>de</strong> la pierre ne réussit pas à mettre fin à l’asservissement<br />
<strong>de</strong>s Inuit. L’arrivée <strong>de</strong> Ron Jones 5 , personnage qu’on pourrait<br />
associer au serpent à tête <strong>de</strong> Blanc tué symboliquement par Tayaout<br />
dans un <strong>de</strong> ses rêves prémonitoires, offre à Agaguk l’occasion d’aller plus<br />
loin dans la voie <strong>de</strong> la trahison amorcée quelques années auparavant,<br />
quand il s’était joint au poste créé par les Blancs. Le marché qu’il conclut<br />
avec le trafiquant <strong>de</strong> statuettes sera cruellement sanctionné. En tuant son<br />
père, Tayaout punit non seulement la tentative d’Agaguk <strong>de</strong> pactiser avec<br />
l’Autre, mais aussi l’orgueil <strong>de</strong> celui-ci <strong>de</strong> se considérer l’égal, sinon le<br />
supérieur <strong>de</strong>s dieux <strong>de</strong> sa race. La mort <strong>de</strong> Tayaout 6 , survenue peu après<br />
celle <strong>de</strong> son père, suggère le double échec <strong>de</strong> ce protagoniste: une fois dans<br />
sa tentative <strong>de</strong> renouer avec ses ancêtres, <strong>de</strong> se définir à l’intérieur du<br />
Même, et une <strong>de</strong>uxième fois dans celle <strong>de</strong> rejeter l’Autre, <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> ne pas<br />
se laisser intégrer par une i<strong>de</strong>ntité différente <strong>de</strong> la sienne.<br />
Dans le troisième roman <strong>de</strong> la trilogie inuit, intitulé Agoak, l’héritage<br />
d’Agaguk, le lecteur constate que le geste inverse, tel que posé par Agoak,<br />
le petit fils d’Agaguk, sera voué, lui aussi, à l’échec. La tentative d’Agoak<br />
<strong>de</strong> se dégager <strong>de</strong>s emprises <strong>de</strong> la tradition non pas par la fuite solitaire<br />
loin <strong>de</strong> sa tribu, mais par la réussite professionnelle qui lui ouvre les
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 110<br />
portes <strong>de</strong>s Blancs le plonge, pour un instant, dans le «rêve doré» <strong>de</strong> créer<br />
«une étroite relation humaine et matérielle entre les Inuit et cette<br />
banque» (32) où il travaille à Frobisher Bay. Encore faut-il préciser que<br />
pendant une chasse au phoque qui n’est plus imposée par les lois <strong>de</strong> la survie,<br />
comme elle l’était pour Agaguk, Agoak a la révélation <strong>de</strong> sa distanciation<br />
du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie inuit: «il avait <strong>de</strong>puis longtemps désappris les rites<br />
fondamentaux <strong>de</strong> cet état. Il s’était détaché tout autant <strong>de</strong> la forme <strong>de</strong><br />
pensée primitive que <strong>de</strong>s actes eux-mêmes engendrés par cette pensée.»<br />
(117)<br />
L’agression subie par sa femme Judith <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux Américains<br />
riches met fin à son rêve <strong>de</strong> s’approcher <strong>de</strong> l’Autre, au risque <strong>de</strong> perdre son<br />
i<strong>de</strong>ntité. La mise à mort <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux assaillants, suivie <strong>de</strong> la fuite précipitée<br />
<strong>de</strong>s époux vers l’Arctique, constituent le début <strong>de</strong> la régression d’Agoak:<br />
«…à la mesure du retour en lui <strong>de</strong>s sciences anciennes, <strong>de</strong> la transmission<br />
héréditaire <strong>de</strong>s secrets <strong>de</strong> l’Arctique, il cessait d’être Agoak <strong>de</strong>s ordinateurs<br />
et revenait graduellement et rapi<strong>de</strong>ment à la mentalité <strong>de</strong> l’âge <strong>de</strong><br />
pierre.» (165). Les instincts primaires qui s’emparent du <strong>de</strong>scendant<br />
d’Agaguk ren<strong>de</strong>nt Agoak méconnaissable. Son geste final réitère celui <strong>de</strong><br />
son aïeul Ramook qui, lui aussi, avait tué sa fille, «bouche inutile, bouche<br />
<strong>de</strong> trop, far<strong>de</strong>au, imposition.» (235). «Le cercle était refermé» (236), ajoute<br />
le narrateur à la <strong>de</strong>rnière ligne du roman, en faisant allusion au «mythe<br />
<strong>de</strong> l’éternel retour» (Émond 44), à la conception circulaire du mon<strong>de</strong>, mais<br />
aussi à l’Ouroboros, le serpent qui avale sa queue, adopté comme symbole<br />
du conteur dans une civilisation <strong>de</strong> l’oral.<br />
À la production <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité par l’expulsion <strong>de</strong> la différence, question<br />
soulevée par Foucault et reprise par Descombes (131-58), correspond l’attitu<strong>de</strong><br />
contraire, à savoir la production <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité par l’inclusion <strong>de</strong> la<br />
différence, attitu<strong>de</strong> plus caractéristique <strong>de</strong>s Blancs dépeints par<br />
Thériault. Dans Ashini, récit éminemment poétique, où l’écrivain nous fait<br />
entendre la voix d’un Indien montagnais revenu d’outre-tombe pour<br />
revendiquer les droits <strong>de</strong> son peuple, il y a <strong>de</strong> nombreux renvois au mythe<br />
du conflit entre le Même et l’Autre, tel qu’il a été perpétué par la version<br />
officielle <strong>de</strong> l’histoire (Descombes 130): «Intégrer, cela veut dire absorber<br />
en soi un peuple jusqu’à ce que rien ne subsiste <strong>de</strong> lui qu’un souvenir et<br />
les mensonges odieux <strong>de</strong>s manuels d’histoire.» (Ashini 51). De l’avis<br />
d’Ashini, la subordination <strong>de</strong> la différence à l’i<strong>de</strong>ntité jusqu’à son annihilation<br />
complète commence, tout d’abord, par la construction <strong>de</strong> maisons<br />
<strong>de</strong>stinées à tuer tout espoir <strong>de</strong> renouveau chez les Indiens épris du grand<br />
espace:
111 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
[...] je connais <strong>de</strong>s abris <strong>de</strong> branchages qui sont <strong>de</strong>s palais, car <strong>de</strong> leur<br />
flanc ouvert je découvre les montagnes intouchées et les eaux libres. [...] De<br />
la porte <strong>de</strong> leur maison, que voient les gens <strong>de</strong>s réserves? Sinon pauvreté<br />
semblable à la leur. Sinon haillons semblables aux leurs. Sinon la crasse<br />
<strong>de</strong> la dégénérescence, sinon le rachitisme <strong>de</strong> leurs enfants mal nourris.<br />
(45)<br />
Les écoles, continue Ashini, ont-elles un autre rôle que <strong>de</strong> « corrompre<br />
» les Montagnais jusqu’à ce qu’ils «aient tout oublié <strong>de</strong>s choses<br />
anciennes et <strong>de</strong>viennent, inéluctablement, <strong>de</strong>s faux Blancs éternels?»(45)<br />
À son avis, l’effacement <strong>de</strong> la différence s’accomplit principalement<br />
par l’imposition d’une autre langue: «Sans sa langue, dis-moi, que <strong>de</strong>vient<br />
un peuple?» (50), interroge Ashini son interlocuteur fictif. Les Montagnais<br />
dont il se fait le porte-parole «n’ont même plus la langue, consolatrice,<br />
rythmée et magnifique, sorte <strong>de</strong> bouée, sorte <strong>de</strong> phare. Même la langue<br />
disparaît pour être remplacée par celle <strong>de</strong>s Blancs.» (45)<br />
Déchiré par la douleur d’assister impuissamment à l’assimilation <strong>de</strong><br />
son peuple, Ashini condamne la trahison <strong>de</strong>s siens et la résolution <strong>de</strong>s<br />
Autres à abolir toute différence: «Allez, petits, apprenez le français,<br />
oubliez votre langue, méprisez la forêt, on vous offre le paradis sur terre.<br />
On vous offre, c’est inouï, <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> vous <strong>de</strong>s Blancs! N’est-ce pas le<br />
comble <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment et <strong>de</strong> la générosité?» (25)<br />
Le discours i<strong>de</strong>ntitaire qui sous-tend les récits <strong>de</strong> Thériault se laisse<br />
également analyser en termes d’ontologie dualiste, selon que le mot «être»<br />
s’applique à la nature, dont le <strong>de</strong>venir est cyclique, où à l’homme qui, du<br />
fait d’agir dans l’Histoire, ne reste jamais le même (Descombes 49-51).<br />
Ainsi, l’Indien imaginaire <strong>de</strong> Thériault, tant que son existence est fortement<br />
ancrée dans l’espace et le temps mythiques, semble-t-il être à l’abri<br />
<strong>de</strong> tout agent <strong>de</strong>structeur <strong>de</strong> son unicité. Mais l’arrivée du Blanc, perçu en<br />
tant que négativité justement à cause <strong>de</strong> sa volonté d’imposer sa différence,<br />
entraîne la <strong>de</strong>struction du milieu naturel, la dissolution <strong>de</strong>s mœurs<br />
ancestrales et surtout la perte <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> l’autochtone. L’intrusion <strong>de</strong><br />
l’Autre, porteur d’un <strong>de</strong>venir historique nuisible à l’ordre <strong>de</strong> la nature,<br />
équivaut donc, métaphoriquement, à la fin du temps mythique, où chaque<br />
geste réitérait un acte sacré, primordial.<br />
La nostalgie <strong>de</strong> la communion parfaite <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> la nature<br />
transparaît <strong>de</strong> l’évocation poétique du Grand Temps, qu’Ashini appelle le<br />
temps «<strong>de</strong> l’écorce»:<br />
C’était le temps où les échos ne répondaient qu’en notre langue. Le temps<br />
<strong>de</strong>s foulées franches où les hommes réfléchissaient autour du feu.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 112<br />
Le temps où les femmes avaient <strong>de</strong>s gestes lents et quand la courbe <strong>de</strong><br />
leurs bras s’accordait à la courbe <strong>de</strong>s grands saules penchés. (59)<br />
Le temps <strong>de</strong> l’écorce, correspondant au temps «sacré» d’Elia<strong>de</strong>, s’oppose<br />
au temps «profane», au cours duquel le progrès matériel mène au<br />
pillage inconsidéré <strong>de</strong> la nature, et surtout à l’aliénation <strong>de</strong> l’homme au<br />
moment où il s’éloigne <strong>de</strong> son milieu naturel et n’entend plus la voix <strong>de</strong>s<br />
choses qui l’entourent. À ce sujet, Jean-Paul Simard note que chez les personnages<br />
thériausiens<br />
[l]a lutte <strong>de</strong> l’Indien (et <strong>de</strong> l’Esquimau) contre le Blanc provient toujours<br />
<strong>de</strong> l’impossibilité <strong>de</strong> rallier <strong>de</strong>ux façons différentes <strong>de</strong> concevoir et <strong>de</strong> l’exprimer.<br />
Le Blanc est celui qui représente la raison, le droit, la science, la<br />
technique. L’Indien et l’Esquimau, à cause <strong>de</strong> leur sens du mystère et du<br />
sacré, procè<strong>de</strong>nt par intuition et sont ainsi plus près <strong>de</strong> la poésie. (112)<br />
Dans un autre récit d’Yves Thériault, N’Tsuk, ayant comme protagoniste<br />
une vieille Mortagnaise, celle-ci s’adresse à une interlocutrice<br />
blanche dans le but avoué <strong>de</strong> dénoncer l’ordre artificiel introduit par les<br />
Blancs. De l’avis <strong>de</strong> N’Tsuk, ce nouvel ordre, loin <strong>de</strong> représenter un prolongement<br />
<strong>de</strong> l’ordre naturel <strong>de</strong> la création première, ne fait que détruire<br />
ce que les siens essaient <strong>de</strong> préserver: «Il eût été louable d’accepter la<br />
nature telle qu’elle fut placée sur terre par le geste <strong>de</strong> Dieu: l’homme, et<br />
d’abord l’homme blanc, la rejette et tente d’en créer une nouvelle, issue et<br />
prolongement <strong>de</strong> l’autre, où plus rien, prétend-il, ne sera laissé au<br />
hasard.» (85). Le savoir <strong>de</strong> l’Indien ne dépasse pas «la science du sol» (83),<br />
et pourtant il passe toute sa vie à l’acquérir. Comparé au savoir enseigné<br />
par la nature même, la science du Blanc est perçue comme un non-savoir,<br />
acquis dans un mon<strong>de</strong> artificiel, «vaste enfer où les êtres désapprennent à<br />
vivre.» (34)<br />
Selon la sagesse indienne, l’unique moyen <strong>de</strong> préserver la science <strong>de</strong><br />
la nature est <strong>de</strong> ne jamais rompre les liens avec les ancêtres, dépositaires<br />
du savoir d’une communauté dont la vie suit le rythme naturel <strong>de</strong>s saisons.<br />
Cela se réalise par la parole qui rapproche les membres d’un groupe<br />
beaucoup plus que les signes graphiques adoptés par l’Autre pour assurer<br />
la transmission <strong>de</strong> son savoir artificiel.<br />
La relation antagoniste entre le Même et l’Autre, où l’Autre est défini<br />
en tant que négativité, s’établit non seulement au niveau <strong>de</strong> la quête i<strong>de</strong>ntitaire,<br />
mais aussi au niveau du discours. La voix <strong>de</strong>s locuteurs fictifs <strong>de</strong><br />
Thériault se fait l’écho d’autres voix, qui résonnent encore dans la<br />
mémoire collective <strong>de</strong>s tribus, source d’un dit re-cité à <strong>de</strong>s moments bien<br />
établis par leur tradition culturelle. Les longues nuits d’hiver représen-
113 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
tent le moment privilégié <strong>de</strong>s récits entamés par les plus âgés, détenteurs<br />
du savoir à transmettre aux plus jeunes. Ce savoir, ajouté à l’expérience,<br />
assure la survie <strong>de</strong> chaque nouvelle génération.<br />
Ainsi, le jeune Algonquin Ikoué se rappelle-t-il comment son père<br />
Atik lui enseignait le savoir <strong>de</strong> la forêt: «Et alors, patiemment, assis près<br />
du feu, pendant que toute la famille écoute, religieusement, dans la nuit<br />
bleutée, Atik explique et raconte. Parfois, pour décrire le comportement <strong>de</strong><br />
la nature, il s’égare en <strong>de</strong> longs récits où son enfance se mêle à la vie <strong>de</strong> la<br />
forêt.» (Le ru d’Ikoué 48) La vieille Montagnaise N’Tsuk raconte elle aussi<br />
à son interlocutrice fictive comment elle transmettait les récits <strong>de</strong>s<br />
Anciens à ses enfants, seul moyen d’empêcher la disparition d’une tradition<br />
millénaire: «Et ainsi une heure durant, ne racontant pas seulement<br />
la chasse aux petits silencieux et attentifs, mais aussi l’acte bon dans la<br />
tribu, le respect <strong>de</strong>s autres, les lois tribales, antiques et bienveillantes,<br />
que tous doivent connaître et respecter.» (N’Tsuk 33)<br />
Le début <strong>de</strong>s récits ayant comme protagonistes Ashini et N’Tsuk<br />
annonce un dialogue entre un moi et un interlocuteur fictif, posé d’emblée<br />
comme Autre <strong>de</strong> par son appartenance à une race différente. Cependant,<br />
au fur et à mesure qu’on progresse dans la lecture <strong>de</strong> ces textes on<br />
constate qu’il s’agit <strong>de</strong> faux dialogues, apparentés au réquisitoire, car le<br />
rôle <strong>de</strong> l’allocutaire s’y limite à celui d’un auditeur silencieux.<br />
Si Ashini et N’Tsuk excluent l’Autre hors <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> la parole,<br />
qu’ils monopolisent pour mieux incriminer leur interlocuteur, Antoine<br />
Régis, le jeune héros du roman La Quête <strong>de</strong> l’ourse, transgresse les lois <strong>de</strong>s<br />
dieux manitous en épousant une Blanche, Julie Bastien. À la différence<br />
d’Ashini et <strong>de</strong> N’Tsuk, Antoine tente <strong>de</strong> s’approprier l’Autre en imposant<br />
à sa femme sa façon <strong>de</strong> vivre et sa langue afin <strong>de</strong> la vi<strong>de</strong>r «<strong>de</strong> tout son sang<br />
blanc» (154) et d’en faire une Montagnaise 7 . Tiraillé entre son désir <strong>de</strong><br />
vivre conformément aux lois anciennes <strong>de</strong> sa race et son amour pour Julie,<br />
qu’il n’ose pas exprimer ouvertement, le jeune protagoniste s’avère incapable<br />
d’affirmer son i<strong>de</strong>ntité sans écraser l’altérité. Il justifie le mal qu’il<br />
fait à sa femme par le fait «qu’elle n’avait pas encore désappris à être une<br />
Blanche.» (154). Son incapacité d’accepter l’héritage culturel <strong>de</strong> sa femme<br />
creuse un fossé entre eux jusqu’à ce que Julie, faute d’une raison <strong>de</strong> vivre<br />
avec Antoine, le quitte et s’enfuit vers la ville.<br />
La tentative <strong>de</strong> réconcilier les <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s semble <strong>de</strong> nouveau vouée<br />
à l’échec, malgré la résolution finale d’Antoine et <strong>de</strong> Julie <strong>de</strong> s’accepter<br />
avec toutes leurs différences. Le <strong>de</strong>stin implacable, annoncé par <strong>de</strong> nombreux<br />
signes avant-coureurs <strong>de</strong>puis le début du récit, frappe Julie par l’intermédiaire<br />
d’une ourse maléfique que le jeune métis affronte après la<br />
mort <strong>de</strong> sa femme. Tout comme Ashini qui, par son langage incantatoire
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 114<br />
éveille chez le lecteur la nostalgie du Paradis perdu, La Quête <strong>de</strong> l’ourse<br />
renvoie au même mythe biblique; la retraite d’Antoine et <strong>de</strong> Julie dans la<br />
forêt préfigure la quête du bonheur primordial vécu selon le rythme ancestral<br />
<strong>de</strong> la nature 8 .<br />
Plusieurs idées se dégagent au bout <strong>de</strong> cette analyse sommaire<br />
concernant le statut du sujet thériausien par rapport à l’Autre. Tout<br />
d’abord, la composition circulaire <strong>de</strong>s romans <strong>de</strong> la trilogie inuit, exprimée<br />
explicitement à la fin d’Agoak, l’héritage d’Agaguk, suggère l’impossibilité<br />
<strong>de</strong> réconcilier <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s, d’accepter l’Autre comme étant différent du<br />
Même. Malgré la tentative d’Agoak <strong>de</strong> se façonner une nouvelle i<strong>de</strong>ntité,<br />
plus conforme à celle <strong>de</strong>s Blancs, le lecteur assiste à la régression rapi<strong>de</strong><br />
du héros dont l’héritage est complètement effacé pendant sa fuite à travers<br />
les glaces <strong>de</strong> l’Arctique. À partir du moment où il tue sa fille naissante,<br />
tout est à refaire, l’existence d’un nouveau héros inuit, aussi bien<br />
qu’un nouveau livre sur les Inuit.<br />
En second lieu, il est à noter que l’échec <strong>de</strong> l’entreprise d’Ashini <strong>de</strong><br />
rencontrer le Grand Chef Blanc est suggéré même avant son suici<strong>de</strong> par<br />
le récit <strong>de</strong> l’affrontement entre le vieux loup Huala et le jeune loup Kimla 9 ,<br />
décrit comme étant «étranger parmi eux, venu <strong>de</strong> la Cahonda en intrus,<br />
parlant haut, bousculant les anciens» (Ashini 107). Quant à N’Tsuk, elle<br />
conclut son soliloque sans avoir rien accompli pour les femmes <strong>de</strong> sa race,<br />
sinon d’avoir transmis son message <strong>de</strong> ne jamais trahir la nature. C’est<br />
d’ailleurs la leçon qui se dégage aussi du Ru d’Ikoué. À l’impossibilité <strong>de</strong><br />
réconcilier le Même et l’Autre, illustrée dans La Quête <strong>de</strong> l’ourse à travers<br />
l’histoire d’Antoine et <strong>de</strong> Julie, s’ajoute également l’idée <strong>de</strong> l’impossibilité<br />
du bonheur une fois qu’on a transgressé les lois imposées par les dieux <strong>de</strong><br />
sa race.<br />
La présence <strong>de</strong> l’Autre menace donc la position <strong>de</strong>s sujets thériausiens,<br />
que ce soit <strong>de</strong>s élus comme Tayaout ou Ashini, ou <strong>de</strong>s personnages<br />
ordinaires comme Agaguk, Agoak, N’Tsuk ou Antoine. Leur tentative <strong>de</strong><br />
se distancier ou <strong>de</strong> se rapprocher d’un être différent d’eux-mêmes dans<br />
l’espoir <strong>de</strong> mieux définir leur i<strong>de</strong>ntité est à chaque fois vouée à l’échec, ce<br />
qui oblige le lecteur à repenser le rapport entre le Même et l’Autre, entre<br />
l’homogène et l’hétérogène, rapport essentiel dans la compréhension du<br />
développement ontologique et du <strong>de</strong>venir historique.<br />
Ouvrages cités<br />
DESCOMBES, Vincent. Le même et l’autre: quarante-cinq ans <strong>de</strong> philosophie<br />
française (1933-1978. Paris: Minuit, 1979.<br />
ELIADE, Mircea. Le sacré et le profane. Paris: Gallimard, 1965.
115 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
ÉMOND, Maurice. «Ashini ou la nostalgie du Paradis perdu». Voix et images du<br />
Pays 9 (1975): 35-62.<br />
HESSE, Marta Godrun. Yves Thériault, Master Storyteller. New York: Peter Lang,<br />
1993.<br />
MICHAUD, Ginette. «La somme littéraire d’Yves Thériault». Le Devoir, 3 mai<br />
1980: 23.<br />
MOSSIERE, Gilles. «Présence <strong>de</strong> l’Autre dans Agaguk d’Yves Thériault».<br />
Canadian Literature 177 (Été 2003): 80-95.<br />
SIMARD, Jean-Paul. Rituel et langage chez Yves Thériault. Montréal : Fi<strong>de</strong>s,<br />
1979.<br />
THERIAULT, Yves. Agaguk. Montréal: L’Actuelle, 1971.<br />
THERIAULT, Yves. Ashini. Montréal: Fi<strong>de</strong>s, 1988.<br />
THERIAULT, Yves. N’Tsuk. Montréal: Les Quinze, 1990.<br />
THERIAULT, Yves. La Quête <strong>de</strong> l’ourse. Montréal: Stanké, 1980.<br />
THERIAULT, Yves. Le ru d’Ikoué. Montréal: Fi<strong>de</strong>s, 1963.<br />
THERIAULT, Yves. Tayaout, fils d’Agaguk. Montréal: Éd. <strong>de</strong> l’Homme, 1969.<br />
THERIEN, Gilles. «L’Indien du discours». Les figures <strong>de</strong> l’Indien. Montréalité du<br />
Québec à Montréal, 1988: 355-66.<br />
Notes:<br />
1 En inuktitut, la langue <strong>de</strong>s Autochtone du Nord canadien, Inuk désigne une personne,<br />
Inuuk se réfère à <strong>de</strong>ux personnes, tandis que le mot Inuit s’emploie pour désigner<br />
<strong>de</strong>ux ou plusieurs personnes.<br />
2 Gilles Thérien distingue entre «l’Indien <strong>de</strong> la référence», victime du pouvoir colonisateur,<br />
et «l’Indien du discours», «élément <strong>de</strong> transformation d’un discours qui met en<br />
scène à la fois <strong>de</strong>s Blancs et <strong>de</strong>s Indiens.» (355)<br />
3 Agaguk est recherché par les policiers suite à <strong>de</strong>ux crimes commis dans la tribu,<br />
contre le trafiquant Brown et, plus tard, contre le constable Hen<strong>de</strong>rson.<br />
4 Une <strong>de</strong>s lois ancestrales assurant la survie <strong>de</strong> la population inuit en cas <strong>de</strong> famine<br />
est celle selon laquelle il faut sacrifier tout d’abord les vieillards, ensuite les enfants<br />
(premièrement les filles), et finalement les femmes, pour que les chasseurs aient <strong>de</strong><br />
quoi se nourrir.<br />
5 Marta Godrun Hesse attribue à Ron Jones, comme d’ailleurs à tous les Blancs <strong>de</strong> la<br />
trilogie inuit, le rôle <strong>de</strong> «outsi<strong>de</strong>r» à cause <strong>de</strong> leur manque d’intérêt pour la vie et la<br />
culture <strong>de</strong>s Inuit (Yves Thériault, Master Storyteller 113).<br />
6 Tayaout sera tué par le même ours blanc qui l’avait blessé au début <strong>de</strong> son voyage<br />
initiatique.<br />
7 Il est à noter qu’Antoine a également du sang blanc du côté <strong>de</strong> sa mère.<br />
8 Ginette Michaud signale la présence du mythe du Paradis perdu dans La Quête <strong>de</strong><br />
l’ourse, illustré par la quête <strong>de</strong> l’origine dans une forêt sacralisée (23).<br />
9 Ce récit mythique <strong>de</strong> la naissance du premier pack est raconté également dans La<br />
Quête <strong>de</strong> l’ourse (215-19).
L’été rouge <strong>de</strong> Michel:<br />
Le Dernier été <strong>de</strong>s Indiens <strong>de</strong> Robert Lalon<strong>de</strong><br />
Voichiţa-Maria SASU<br />
Université „Babeş-Bolyai” <strong>de</strong> Cluj-Napoca<br />
Roumanie<br />
«…Et pour les Indiens, nos semblables différents.<br />
Si semblables et si différents qu’on ne les écoute pas.»<br />
(Robert Lalon<strong>de</strong>, Le Dernier été <strong>de</strong>s Indiens, épigraphe)<br />
Le cas <strong>de</strong> Robert Lalon<strong>de</strong> est très intéressant: en partie Métis, l’auteur<br />
est sensible aux problèmes liés au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s autochtones auquel il<br />
appartient (racines mohawks) mais ne bâtit pas toute son œuvre sur cette<br />
base. Certes, «les thématiques amérindiennes comme la proximité <strong>de</strong> la<br />
nature, très présente sensuellement dans son style» (Gatti 2006, 129) sont<br />
là mais sans que Robert Lalon<strong>de</strong> ressente le besoin <strong>de</strong> revendiquer à cor<br />
et à cri ses origines.<br />
Dans Le Dernier Été <strong>de</strong>s Indiens (1982), le métissage et l’amérindianité<br />
soutiennent subtilement son œuvre et lui donnent <strong>de</strong>s accents particuliers:<br />
une fougue, <strong>de</strong>s images sensuelles, un certain désespoir qui ne se<br />
résume pas à la séparation brutale <strong>de</strong> Michel et l’Indien Kanak qui l’avait<br />
initié ce <strong>de</strong>rnier été aux «plaisirs innocents et scandaleux» (quatrième <strong>de</strong><br />
couverture) du sexe, <strong>de</strong> la nature, <strong>de</strong> la liberté. Il va retrouver l’enferme-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 118<br />
ment, la solitu<strong>de</strong>, les jours ternes et étales qui allaient le «civiliser» au<br />
petit séminaire.<br />
Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la relation impie avec Kanak, plus important est le portrait<br />
physique et moral <strong>de</strong> l’Indien qui s’impose comme symbole <strong>de</strong> fierté<br />
et <strong>de</strong> ténacité: les leçons qu’il lui enseigne, la découverte <strong>de</strong> la beauté (<strong>de</strong><br />
l’homme et <strong>de</strong> la nature), les croyances <strong>de</strong> l’Indien, le mal que les Blancs<br />
lui ont fait, la dénonciation <strong>de</strong>s idées reçues sur l’Indien, le besoin <strong>de</strong> la<br />
compréhension <strong>de</strong> l’Autre et <strong>de</strong> l’entente avec lui.<br />
Certains critiques accusent Robert Lalon<strong>de</strong> <strong>de</strong> «prémisses du récit<br />
(…si) simplistes, caricaturales et réductrices» (Pelletier 1982, 19) d’autres<br />
y voient cette «schizomorphie» (J. Morency 1994) ce prolongement <strong>de</strong> la<br />
structure profondément divisée qui définit l’imaginaire américain<br />
(noma<strong>de</strong>/sé<strong>de</strong>ntaire, sauvage/civilisé), mais aussi la tentative <strong>de</strong> l’auteur<br />
d’esquisser la métamorphose dans le temps ou <strong>de</strong> juxtaposer les discordances<br />
<strong>de</strong> la conscience amoureuse masculine au Québec (Lapointe 1992,<br />
22; Morency 1994, 197-205). On l’accuse aussi <strong>de</strong> bousculer un peu la chronologie<br />
puisque la victoire <strong>de</strong>s libéraux n’aura lieu qu’en juin 1960; malgré<br />
le titre (l’été indien signifiant, en octobre, le <strong>de</strong>rnier sursaut <strong>de</strong> l’été),<br />
l’intrigue se place en été (1959), le <strong>de</strong>rnier été que Michel passe en une<br />
liberté trouvée auprès <strong>de</strong> Kanak, et se clôt en septembre quand le narrateur<br />
entre au Petit Séminaire; c’est le moment aussi <strong>de</strong> la mort à<br />
Shefferville du premier ministre Maurice Duplessis qui marque la fin, au<br />
Québec, <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Noirceur.<br />
Les libertés qu’il prend avec le temps ne sont pas valables pour l’espace<br />
(on pourrait croire que ce petit village est Oka, son village natal) car<br />
ce <strong>de</strong>rnier ne pourrait nullement nuire au déroulement d’un «roman<br />
lyrique, le roman d’un amour interdit» (Boivin 1997, 89), tandis que le premier<br />
est franchement indifférent.<br />
La hiérophanie 1 aura lieu dans un espace sauvage qui accueille les<br />
passions primitives et la sexualité chargée <strong>de</strong> symbolisme, et où l’eau<br />
<strong>de</strong>vient un espace sacré.<br />
L’Indien<br />
La figure <strong>de</strong> Kanak apparaît, auréolée, dans le souvenir <strong>de</strong> Michel et<br />
domine le récit qui va commencer en nous suggérant que c’est là l’essence<br />
<strong>de</strong> ce qu’on va lire et en donnant le ton — la sensualité:<br />
Je ne sais pas pourquoi mais, encore aujourd’hui et les yeux fermés, je<br />
continue <strong>de</strong> le voir. Il luit sous mes paupières, transparent, dans mon<br />
regard aveugle et toujours sa peau a cette même couleur, cette même texture<br />
bouleversante. Le soleil n’est pas sur sa peau. L’Indien est né avec le
119 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
soleil dans sa peau, comme un sang lumineux, phosphorescent. À chaque<br />
fois, je suis sûr qu’en insistant un peu, je pourrais plonger en lui, aller<br />
naviguer dans cette lumière <strong>de</strong> son sang, oui, que je pourrais baigner dans<br />
son sang, nager dans l’effervescence <strong>de</strong> sa beauté. Et, à chaque fois, mes<br />
yeux s’ouvrent avant le temps voulu. Avant que je tombe et me noie dans<br />
la rivière rouge <strong>de</strong> sa vie. (Lalon<strong>de</strong> 1982, 9)<br />
Dès la première rencontre, Kanak se détache du groupe qu’il forme<br />
avec Nicolas et Gordon, par la beauté qui éblouit Michel et fait naître en<br />
lui <strong>de</strong>s sensations inconnues et délicieuses: «Sur son torse, rien d’autre<br />
que son pelage <strong>de</strong> tous les jours mais, pour moi, une révélation. Ses cheveux<br />
plus que noirs brillaient dans la lumière <strong>de</strong> la nuit.» (12)<br />
«Ses <strong>de</strong>ux longs bras souples, ses <strong>de</strong>nts violentes, avec sa senteur<br />
d’animal libre», «son grand corps brun», «ses mains trop nouvelles» qui lui<br />
«inventaient un mystère indéchiffrable sur la peau» (12-13), voilà autant<br />
<strong>de</strong> sensations éveillées en Michel, qui allaient bouleverser sa «petite vie <strong>de</strong><br />
petit catholique pâteux, exaspéré, tranquille» (13) et lui ouvrir le chemin<br />
conduisant à la connaissance <strong>de</strong> soi.<br />
La beauté <strong>de</strong> Kanak est la beauté <strong>de</strong> sa race. Même le vieux braconnier<br />
Nazaire est beau, en communion avec la nature: «Sur son beau visage,<br />
aucune agonie n’a tracé sa prophétie encore. Il rayonne, le grand Iroquois.<br />
Il a tant <strong>de</strong> saisons pourtant. […] Le jour-le-jour ne défigure aucun <strong>de</strong> ses<br />
gestes souples, aérés, si émouvants.»(33)<br />
Toute une symbolique du rouge est développée par R. Lalon<strong>de</strong> en<br />
décrivant le groupe d’Indiens pêcheurs qui tournent le dos (symboliquement<br />
toujours) au représentant libéral. Le rouge englobe non seulement la<br />
couleur <strong>de</strong> la peau mais également leurs sentiments et leurs attitu<strong>de</strong>s:<br />
Ces pêcheurs et ces pêcheuses sont rouge sang, rouge cuivre. Rouge exaspération,<br />
le rouge <strong>de</strong>s pierres chauffées. Rouge ténacité, rouge orgueil, rouge<br />
du rouge <strong>de</strong>s gorges ouvertes <strong>de</strong>s caribous, rouge comme l’écorce d’enfance<br />
<strong>de</strong> l’érable, rouge framboise, rouge cenelle. Rouge du rouge <strong>de</strong> la honte.<br />
Rouge abcès. Rouge oeil-<strong>de</strong>-lynx, rouge d’écorchement et <strong>de</strong> colliers <strong>de</strong><br />
haches. Rouge du rouge <strong>de</strong>s anciennes victoires, <strong>de</strong>s cheveux blond-rouge<br />
au bout <strong>de</strong>s piques. Rouge attention, rouge colère, peut-être! (65)<br />
Le noir dont est vêtu Kanak, que Michel voit par la fenêtre le jour <strong>de</strong><br />
son châtiment pour «atteinte à la moralité villageoise», diffère essentiellement<br />
du noir du curé qui lui apprend les règles et les règlements du séminaire:
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 120<br />
Kanak aujourd’hui est vêtu <strong>de</strong> noir et, immobile, assis sur le bord du quai,<br />
il a l’air d’une statue érigée par les siens en faveur du règne éternel <strong>de</strong> la<br />
fierté et <strong>de</strong> la ténacité. Également vêtu <strong>de</strong> noir, mais <strong>de</strong>s pieds à la tête,<br />
alors que la gran<strong>de</strong> échancrure dans la chemise <strong>de</strong> l’Indien laisse paraître<br />
sa peau luisante, le curé s’impatiente. (126)<br />
Clair, limpi<strong>de</strong>, éblouissant, Kanak englobe Michel dans sa lumière:<br />
«Diamanté par ces rayons que tu lances dans toutes les directions, je crépite<br />
moi aussi comme un feu qui s’allume. Quelle joie <strong>de</strong> t’apercevoir dans<br />
la splen<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ton air d’aller, <strong>de</strong> jouer avec toi le plus beau jeu du mon<strong>de</strong>:<br />
le jeu <strong>de</strong> l’innocence.» (40)<br />
Kanak incarne non seulement la joie mais aussi le naturel («Il n’y a<br />
pas <strong>de</strong> hasard avec l’Indien. Juste <strong>de</strong>s risques et une délivrance, notre victoire<br />
sur la peur», p. 42); «l’essentiel et le savoureux» (122); il est surtout<br />
synonyme <strong>de</strong> la vie: «La beauté <strong>de</strong> la vie lui appartient et c’est <strong>de</strong> lui seulement<br />
qu’elle peut jaillir, couler, se faire source pour moi» (43); «dès qu’il<br />
[m]e touche, c’est la résurrection instantanée.» (45)<br />
Unis, sur la grève <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> baie, ils osent «nier le temps, abolir<br />
l’intolérance, réchauffer la vie».120)<br />
L’Indien est en communion avec toute la nature: «Mais l’Indien est en<br />
très bons termes avec l’Ours, avec le soleil, avec les vagues tiè<strong>de</strong>s et les<br />
remous du ruisseau.» (61)<br />
Ouna, l’Indienne qui va donner un enfant à Kanak, la tête renversée,<br />
ne pense pas aux constellations, aux astres, à la voie lactée; tout simplement<br />
elle prend «un bain <strong>de</strong> firmament», elle «accueille en elle la vastitu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> la voûte céleste et ses scintillements. Elle accepte sa condition, sa place.<br />
Elle s’oriente. Elle se restitue à l’univers, elle regagne sa force, son énergie»<br />
(après la naissance). (143)<br />
L’Indien est sage quand il saisit «le ca<strong>de</strong>au empoisonné» qu’est la<br />
parole pour les autres et étonnamment sensible au malheur <strong>de</strong> Michel: «Il<br />
a mal pour moi. Mal pour moi et mal pour les autres. Mal comme une<br />
maladie, comme une fièvre, comme une injustice. Je ne lui avais encore<br />
jamais vu cette buée dans les yeux, cette naissance <strong>de</strong>s larmes et j’ai le<br />
cœur qui étouffe dans sa cage.» (144) Jusqu’à la «drôle <strong>de</strong> langue» parlée<br />
par les Indiens qui émeut Michel, langue «où l’anglais se mêle à <strong>de</strong>s sonorités<br />
plus chau<strong>de</strong>s, indéchiffrables, inconnues. Des mots qui ne voilent<br />
pourtant aucun mystère. Des mots qui sont <strong>de</strong>s images, pour nommer,<br />
pour faire chanter les choses.» (62)<br />
Michel connaît fort bien les préjugés qui pèsent sur l’Indien et les<br />
réfute en une tentative <strong>de</strong> les expliquer et <strong>de</strong> les comprendre:
121 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
Angélique ou diabolique, tout ce que vous voudrez, mais il n’est ni rapace<br />
ni lâche. Pas du tout enclin au massacre. Non plus porté à la fainéantise.<br />
Complètement à l’antipo<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa légen<strong>de</strong>. Jamais je ne l’ai vu détruire,<br />
saccager. Jamais il ne se plaint. Simplement, quelquefois, le soir, sa voix<br />
hurle. C’est comme pour le loup: quand il y en a trop pour ce qu’on peut<br />
faire avec, on laisse sortir le trop-plein, comme un chant. Quand on<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>, comme une aumône, le droit <strong>de</strong> vivre et qu’on sollicite sans cesse<br />
la permission <strong>de</strong> boire à ses propres sources, il arrive qu’on se décourage<br />
et qu’on se laisse aller à pousser une plainte qui résonne longtemps sur<br />
l’eau.<br />
Il sait, avec certitu<strong>de</strong>, que ces racines vont se perdre à l’est, au sud, au<br />
nord et à l’ouest en même temps. Il ne cherche pas une nouvelle <strong>de</strong>meure.<br />
Simplement, il aimerait que la sienne lui soit rendue. Rien <strong>de</strong> plus.<br />
Mais c’est encore trop pour nous.» (63)<br />
Pour Michel, qui fréquente Kanak et les autres, il est évi<strong>de</strong>nt qu’on<br />
fait une injustice à l’Indien; on le méconnaît, on le juge sans le comprendre<br />
et, après l’avoir dépossédé <strong>de</strong> tout ce qui formait son univers, on l’humilie<br />
et on lui nie le droit <strong>de</strong> vivre; à lui qui connaît «chaque ruisseau, chaque<br />
espèce d’arbre, chaque source.»(147)<br />
Michel est conscient que se trouvent en présence <strong>de</strong>ux solitu<strong>de</strong>s<br />
«enchevêtrées», celle <strong>de</strong> l’Indien auquel tout appartient «non pas en vertu<br />
<strong>de</strong> la loi <strong>de</strong> la possession mais en vertu <strong>de</strong> la loi <strong>de</strong> la connaissance et du<br />
respect» (148) et celle du Blanc auquel tout appartient «non pas en vertu<br />
<strong>de</strong> la loi <strong>de</strong> la connaissance et du respect mais en vertu <strong>de</strong> la loi <strong>de</strong> la possession.<br />
Le général se réduit au particulier, car Kanak et Michel<br />
accueillent, sur la plage, la «douloureuse conscience du malentendu»,<br />
échouée, «dans l’espoir fatigué d’une réconciliation.» (148)<br />
Le malentendu est dû à l’incompréhension <strong>de</strong>s Blancs; tout d’abord<br />
parce que les Indiens ont choisi <strong>de</strong> parler anglais et <strong>de</strong> se faire protestants<br />
(parce que chassés <strong>de</strong> l’église à cause du tapage à la messe); ensuite «parce<br />
qu’ils ne se sont rencontrés que pour s’arracher quelque chose, pour s’annuler,<br />
comme <strong>de</strong>ux négations d’une même vérité» (53), et parce que «leur<br />
jubilation et leur nostalgie perturbaient trop la quiétu<strong>de</strong> du village<br />
endormi» (71); enfin, aux manifestations brutales:<br />
Tu me racontais l’ancien temps, la tristesse <strong>de</strong>s sauvages, la haine et la<br />
brutalité <strong>de</strong>s autres, l’incendie <strong>de</strong> l’église, le premier, énorme dans le ciel<br />
du village, l’éboulement du sable <strong>de</strong> la commune, tous ces malheurs qu’ils<br />
provoquent au village avec leur religion sans foi, leurs lois sans bon sens,<br />
leur mépris, leur bonne conscience, leur goût du progrès, comme une sali-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 122<br />
vation empoisonnée qui leur remonte constamment dans la bouche, un<br />
ruminement aci<strong>de</strong> qu’ils crachent, comme du venin, sur le passage <strong>de</strong>s<br />
Peaux-Rouges. (144-115)<br />
À se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, n’est-ce pas, qui sont les sauvages.<br />
Entre le petit village <strong>de</strong>s Blancs et la réserve <strong>de</strong>s Indiens il y a <strong>de</strong>s<br />
frontières invisibles mais certaines, malgré la proximité:<br />
En fait, collés à nous mais en haut <strong>de</strong> la côte, loin, en eux-mêmes, dans<br />
leurs propres tragédies et leurs propres résurrections. Dans leurs cabanes<br />
délabrées surtout. Donc, ailleurs. Repoussés au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> l’ancienne<br />
piste <strong>de</strong> sang, dans la gran<strong>de</strong> savane, la réserve.<br />
Moi et les miens, nous sommes le village catholique et immaculé, fier <strong>de</strong><br />
ses maisons propres, repu d’indulgences, déchiré d’ignorance, gorgé d’inquiétu<strong>de</strong>s<br />
bilieuses. (38)<br />
L’opposition est nette, ménagée par la «piste <strong>de</strong> sang», entre la tragédie,<br />
la pauvreté mais aussi l’espoir et, d’autre part, la netteté, la propreté<br />
mais aussi la pauvreté spirituelle et le doute.<br />
La part indienne <strong>de</strong> Michel est l’objet <strong>de</strong> la haine <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong> son clan,<br />
effrayés comme ils sont <strong>de</strong> la «complicité», <strong>de</strong> l’amour, <strong>de</strong> la joie noire et<br />
surtout <strong>de</strong> la liberté qu’il apprend dans l’espace illimité et le vol <strong>de</strong>s<br />
outar<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> la «chute libre du temps», <strong>de</strong> la tendresse. (47-48)<br />
Les ébats <strong>de</strong> Kanak et <strong>de</strong> Michel éventés, ce <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>vient aux yeux<br />
du clan la cause directe <strong>de</strong>s malheurs qui s’abattent sur le village (la<br />
récolte pourrie, par exemple); cette attitu<strong>de</strong> superstitieuse ne peut qu’étonner:<br />
«Je serais la cause directe et très occulte <strong>de</strong> ce grand malheur. Moi<br />
et mon grand sauvage qui, comme chacun sait, est un sorcier <strong>de</strong> la pire<br />
espèce. Dorénavant, si les saisons défaillent, si le feu prend aux granges,<br />
si la malédiction s’abat sur leurs toits, ce sera notre faute.» (121)<br />
Les souffrances que dévoile toute l’histoire <strong>de</strong>s Indiens sont encore<br />
présentes et Michel ne peut ne pas s’interroger à ce propos: «Comment se<br />
fait-il qu’on aboutisse encore, cette nuit, au bord du même abîme, du<br />
grand trou millénaire et toujours béant, vertigineux? Pourquoi, en cette<br />
nuit du vingt-neuf août 1959, nuit sombre, nuit <strong>de</strong>s temps, se retrouve-ton<br />
encore, l’Indien et moi, au bord du profond précipice <strong>de</strong> l’incompréhension?»<br />
(146) L’histoire est là pour témoigner <strong>de</strong> l’injustice qu’on a faite à<br />
cette race:<br />
…puisque c’est vous qui avez commencé, qui avez tiré les premiers,<br />
puisque nous n’avons fait que nous défendre, comme les bisons mâles qui<br />
n’attaquaient, vous ne vous en souvenez pas, que pour défendre leurs
123 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
femelles, nous n’avons envoyé que le <strong>de</strong>uxième soldat, le premier, arrogant,<br />
armé jusqu’aux gencives, c’est <strong>de</strong> votre camp qu’il venait quand il a<br />
jailli dans notre plaine avec un cri plus terrifiant que toutes nos voix<br />
ensemble! Soudain, il y a eu ce bruit d’orage, ce fracas d’épouvante et l’incompréhension<br />
<strong>de</strong> ce massacre dure encore et vient à nouveau nous ensorceler<br />
cette nuit, l’Indien et moi, assis au bord du trou <strong>de</strong> sable, comme<br />
<strong>de</strong>ux oiseaux chassés, repoussés à l’orée <strong>de</strong> leur ancienne légen<strong>de</strong>. (147)<br />
Le pacte <strong>de</strong> sang que Michel et Kanak accomplissent prend la dimension<br />
<strong>de</strong> l’espoir et <strong>de</strong> la liberté.<br />
Kanak «incarne le mythe du ‘bon sauvage’, <strong>de</strong> la passion, <strong>de</strong> la liberté,<br />
<strong>de</strong> l’existence harmonieuse avec la nature» mais «il manque <strong>de</strong> consistance»,<br />
il est stéréotypé (Boivin 1996, 90), il est décrit plutôt que mis en<br />
scène, idéalisé plus que concret, «force emblématique» plutôt que «force<br />
émanant <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong>s lieux» qui permet le passage <strong>de</strong> la «vie primitive»<br />
au «panthéisme absolu.» (Morency 1994, 202)<br />
Michel<br />
Enfant <strong>de</strong> treize ans et <strong>de</strong>mi, nourri du souvenir d’un grand-père<br />
ayant brisé le carcan <strong>de</strong>s normes (en épousant une Indienne), Michel est<br />
à la recherche <strong>de</strong> lui-même et <strong>de</strong> sa place dans le mon<strong>de</strong>. Tout naturellement,<br />
donc, il se laisse aller du côté <strong>de</strong> Kanak qui représente pour lui un<br />
véritable modèle. La cérémonie initiatique, par le sexe, que la naissance<br />
du désir, par les sens (vue, toucher) rend incontournable, assure sa renaissance<br />
dans l’innocence: «Oui, je suis né, cette nuit, avec eux, parmi leur<br />
innocence. Je n’ai rien fait <strong>de</strong> mal. [...] Je suis en pleine connaissance,<br />
enfin, sans livres ni neuvaines, sans peur, sans mal. Je suis au mon<strong>de</strong>,<br />
dépucelé, neuf.» (20)<br />
Il est conscient qu’une communion a été initiée, la vraie, différente <strong>de</strong><br />
celle du clan, religieuse:<br />
À genoux, Michel!<br />
En plus, il faut saluer à genoux le grand poteau flamboyant que tient le<br />
curé en chambranlant.<br />
Si je fus à genoux, hier soir, ce fut pour la seule communion, l’unique communion,<br />
la vraie communion. (22)<br />
Il rêve <strong>de</strong> ressembler à l’Indien en une communion étroite avec la<br />
nature:<br />
Je <strong>de</strong>viens lui. Je me transformerai lentement en senteur et en force <strong>de</strong><br />
forêt. Je serai comme lui, rutilant <strong>de</strong> joie noire, braisé et sans être mira-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 124<br />
culé d’aucune manière. Kanak se penche sur moi. Il est si proche <strong>de</strong> mon<br />
visage, l’Indien, que je ne vois pas le sien. Arbres et rivières le suivent, coulent<br />
avec lui. (30)<br />
La communion se produit aussi par la vérité:<br />
Dans la vibration lumineuse qui circule intensément, aller-retour et sans<br />
répit, entre sa conscience et la mienne, entre son énergie et la mienne,<br />
passe tout le jus <strong>de</strong> la connaissance. Je ne suis plus un apprenti-sorcier.<br />
Désormais, je suis propriétaire pour toujours et aussi gardien farouche <strong>de</strong><br />
ma propre et magique vérité. La transition, au bord du grand précipice,<br />
vient d’avoir lieu: le passage <strong>de</strong> sa foi en la mienne. (149)<br />
Et cette vérité entraîne la volonté <strong>de</strong> vivre selon ses désirs, dans la<br />
nature et dans la liberté, la témérité, la persévérance.<br />
Ce que l’Indien lui en a appris (aimer, nager, avironner) a peu <strong>de</strong><br />
poids comparé à cette découverte déterminante pour l’adulte qu’il sera;<br />
Kanak lui a surtout appris à se connaître:<br />
Et je comprends tout. Je ne sais pas comment, mais je comprends soudain<br />
que tout m’est <strong>de</strong>stiné <strong>de</strong> cette sorcellerie. Je comprends que c’est pour moi,<br />
en vue <strong>de</strong> mes futurs stratagèmes, pour la réussite <strong>de</strong> mon combat à venir<br />
que l’Indien a volontairement semé le doute. Pour vérifier mon endurance<br />
éventuelle, ma confiance dans ce tourment génial, libérateur, ma foi en ce<br />
pouvoir réel, définitif et définitivement en ma possession maintenant.<br />
Pour que je me sache soli<strong>de</strong>, à toute épreuve, capable <strong>de</strong> traverser le désert<br />
<strong>de</strong> leur stérilité sans me <strong>de</strong>ssécher. Je perçois, en un vif éclair qui dure une<br />
secon<strong>de</strong> ou toute la nuit, je ne sais plus, je perçois avec clarté le plan, la<br />
carte et la belle aventure. (148-149)<br />
En rejetant le modèle traditionnel, en refusant la «stérilité» pour<br />
embrasser le foisonnement et la vie, Michel se situe irrémédiablement en<br />
rupture avec le «clan» et, tant qu’il se peut, il va <strong>de</strong>voir se cacher, choisir<br />
le «paraître»: «Surtout, ne rien perdre <strong>de</strong> l’apparence, laisser ma surface<br />
intacte, ne pas entamer l’habitu<strong>de</strong> rassurante. Faire semblant, donc.» (23)<br />
Il est conscient que sa vie change et qu’il doit vivre sur <strong>de</strong>ux plans, le<br />
réel (le vrai) et l’apparent (le faux): «Maintenant commence pour moi le<br />
magique et précaire équilibre entre la vraie vie et leur jour-le-jour. Et comment<br />
vit-on ainsi, perdu entre l’absolu rouge <strong>de</strong> l’Indien et les vicissitu<strong>de</strong>s<br />
blanches du clan?» (24)
125 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
Le paraître n’est pas uniquement son fait; il profite <strong>de</strong> sa bonne<br />
mémoire pour retenir et répéter, sans efforts, les mots, les formules, les<br />
répons en latin, automatiquement. Les autres assistent à un «spectacle»:<br />
Après les foins durs, après le train <strong>de</strong>s vaches dans l’aube piquante, après<br />
l’ouvrage éreintant et l’accablement quotidien <strong>de</strong>s malheurs qui n’en finissent<br />
pas quand on est si pauvres et si ignorants, l’église, sa quiétu<strong>de</strong>,<br />
l’orgue ronronnant, la masse tout en simagrées réglées d’avance avec le<br />
monsieur <strong>de</strong>s effets spéciaux, tout cela est bien calmant. Leur cri, en<br />
<strong>de</strong>dans, leur révolte, la misère, se laissent étouffer par l’atmosphère ouateuse,<br />
par cette ondée <strong>de</strong> musique céleste et ils sont aux anges. Ils ne songent<br />
plus alors à l’injustice, à la douleur, à l’inutilité. (137)<br />
Michel se compare à ceux <strong>de</strong> son clan, il se voit et se sent riche, en<br />
possédant le mon<strong>de</strong> (l’espoir, le désir, la joie et le malheur) «qui n’en finit<br />
pas <strong>de</strong> désirer venir au mon<strong>de</strong>» (27); il se sent vivant (enthousiasme, présence,<br />
lumière). Il se scrute et se voit fort, différent du clan, fécond par<br />
l’imagination et par la volonté <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r ce mon<strong>de</strong>:<br />
Je suis une jeune pousse et je grandis dans le désert ari<strong>de</strong> du clan, parmi<br />
les tiges sèches <strong>de</strong>s anciens et je continue d’imaginer, <strong>de</strong> concevoir. Je<br />
conçois une communion possible, aisée, sans mystère ni superstition. Je<br />
conçois une simplicité originelle et qui ne semble plus avoir la place parmi<br />
nous <strong>de</strong>puis belle lurette et surtout <strong>de</strong>puis la mort <strong>de</strong> grand-père. Je<br />
conçois le culte à rendre à une certaine beauté qui n’a rien d’auréolé, du<br />
moins dans le sens <strong>de</strong>s sacristies moisies. Je conçois beaucoup <strong>de</strong> caresses<br />
en sachant qu’elles seraient le miroir fidèle <strong>de</strong> ma pureté. Et j’existe dans<br />
mes conceptions ébauchées, naïves, éprises <strong>de</strong> tendresse et <strong>de</strong> passion. Je<br />
conçois aussi <strong>de</strong>s désirs… (36)<br />
Il a changé (corps et âme), il se reconnaît autre, mais il s’appartient;<br />
son corps «n’est plus un étranger»:<br />
Il a ses îles, ses rivages à lui, mais il [m’]appartient davantage. Il possédait<br />
tant <strong>de</strong> secrets, mon corps, qu’il gardait captifs comme <strong>de</strong>s trésors<br />
naufragés. L’Indien a mis mon corps au mon<strong>de</strong>. Aujourd’hui mon corps est<br />
entier et entièrement à moi, à mon désir, à ma joie. Et ma peau luit davantage,<br />
dorée, huilée, heureuse. Mes épaules, mon cou où brille l’algue noire,<br />
comme un collier, oui, je sens toute ma force m’appartenir enfin! (134)<br />
La communion <strong>de</strong> Michel avec les éléments naturels, l’eau, en occurrence,<br />
contenant tous les signes d’un espace sacré, fort, significatif, est
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 126<br />
aussi un signe <strong>de</strong> la quête du paradis originel, comme elle incarne la vérité<br />
et la connaissance sensorielles.<br />
Michel semble être un véritable héros <strong>de</strong> roman psychologique 2<br />
conscient <strong>de</strong> son aliénation et revendiquant le droit d’exercer sa liberté<br />
individuelle dans l’accomplissement <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinée. Il lui manque cependant,<br />
pour s’imposer comme tel, la décision <strong>de</strong> prendre sa vie en main, <strong>de</strong><br />
s’opposer à un <strong>de</strong>stin qu’on lui impose, même s’il a comme excuse son trop<br />
jeune âge. Il est un révolté, car il est conscient <strong>de</strong> son aliénation, <strong>de</strong> son<br />
isolement et va au-<strong>de</strong>vant «d’un nouveau sens, sens <strong>de</strong> la vie et sens <strong>de</strong> la<br />
souffrance.» (Arguin 1989, 145). Il se pose <strong>de</strong>s problèmes existentiels, insatisfait<br />
<strong>de</strong>s enseignements religieux:<br />
Je ne peux pas être heureux puisque ce que j’apprends à l’école et à l’église,<br />
à la maison, aux champs, c’est qu’une vie meilleure, le paradis, ne sera<br />
possible que lorsqu’on m’aura enfoui dans la terre après les prières et<br />
quelques pleurs insoutenables. Qu’est-ce que la vie alors? Une petite<br />
ombre qui court, essoufflée, dans l’herbe, et qui se perd au couchant? (39)<br />
Ce qui, à ses yeux, signifie la perte <strong>de</strong> son innocence, ce n’est pas l’initiation<br />
par le sexe, mais le départ pour le séminaire (véritable mort pour<br />
lui):<br />
Et je vois, plus loin, au fond, au bout du rouleau infernal, machiavélique,<br />
les miens, tous ceux du clan, rangés, appliqués en une cérémonie grotesque,<br />
insensée, prophétisant la fin du mon<strong>de</strong> libre, le <strong>de</strong>rnier chant<br />
funèbre et c’est sur la tombe, grand-père, oui, dans le cimetière, sur le petit<br />
monticule d’herbe qui gar<strong>de</strong> et protège tes os froids, c’est là qu’a lieu cette<br />
danse macabre qui signifie la cessation définitive du goût et <strong>de</strong> l’élan, la<br />
perte fatale du rêve et <strong>de</strong> l’espérance, la fin radicale <strong>de</strong> mon innocence.<br />
(50-51)<br />
Comme le constate Réal Ouellet (1994, 23), «le mon<strong>de</strong> du combat pour<br />
la vie et pour ses convictions n’est pas celui <strong>de</strong> Michel pour qui le mythe<br />
<strong>de</strong> l’homme “rouge” a tout simplement remplacé celui du crucifié <strong>de</strong>s chrétiens.»<br />
C’est ce qui explique son désir <strong>de</strong> rester là, à vivre avec l’Indien, à<br />
choisir la vérité et la liberté:<br />
Si j’écoutais ces mots-là, je sais qu’ils trancheraient, en entrant en moi, les<br />
fils trop tendres <strong>de</strong> ma marionnette. Alors, je m’écraserais, je me répandrais<br />
sur le plancher <strong>de</strong> la cuisine et une grimace amère déferait le beau<br />
masque que j’ai eu tant <strong>de</strong> mal à fabriquer. Toute ma vulnérabilité entre
127 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
la table et le poêle, à leurs pieds, à leur merci. Ils ne comprendraient pas<br />
davantage mais j’aurais droit à <strong>de</strong>s douceurs qui ne signifieraient rien,<br />
puisque le seul miracle que j’attends et que jamais je n’obtiendrai d’eux,<br />
c’est la permission <strong>de</strong> rester ici, <strong>de</strong> vivre avec l’Indien pour le restant <strong>de</strong><br />
mes jours! (95)<br />
On a toujours reproché à Robert Lalon<strong>de</strong> <strong>de</strong> se complaire, dans ses<br />
romans, dans les amours interdites. L’auteur répond dans une interview<br />
(Dorion 1990, 73) en montrant l’écart qui existe entre le sexe et l’amour:<br />
Il se trouve que mes personnages ont <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> tendresse ou <strong>de</strong> passion<br />
dans lesquels il ne se pose jamais la question <strong>de</strong> l’interdiction ou pas,<br />
<strong>de</strong> la culpabilité, du qu’en-dira-t’on, etc. Ils sont toujours par voie <strong>de</strong> passion<br />
coincés dans une situation où ils n’ont pas le loisir <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si<br />
ça doit se faire ou pas. Alors ils sont entraînés dans quelque chose, il s’agit<br />
d’amour et non pas d’un choix sexuel ou autre.<br />
Les Autres<br />
Les autres, aussi bien les Indiens (qui n’existent vraiment que par<br />
leurs représentants esquissés, nommés mais sans consistance) que les<br />
Blancs (qui, eux, forment un «clan», bloc-repoussoir, drapé dans ses préjugés<br />
et soutenu par une religion rigi<strong>de</strong>) ne sont là que pour marquer l’impossibilité<br />
d’une entente: «Parce qu’ils ne se sont rencontrés que pour s’arracher<br />
quelque chose, pour s’annuler, comme <strong>de</strong>ux négations d’une même<br />
vérité. Le rouge et le blanc, comme <strong>de</strong>ux versants d’une impossible montagne.»<br />
(53) Michel n’entrevoit aucun rayon d’espoir, l’écart entre les <strong>de</strong>ux<br />
races existera toujours:<br />
Eux, dans leurs convois, triomphants, imbéciles, possédant déjà le futur,<br />
et l’Indien dans sa cabane, dans sa légen<strong>de</strong>, inquiétant mais vaincu. Le<br />
malentendu ne peut que se lover sur lui-même en vue d’un éclatement<br />
futur ou d’un coma perpétuel. L’histoire est passée tout droit. Comme le<br />
cortège libéral qui s’engage maintenant dans le chemin du rang <strong>de</strong><br />
l’Annonciation, qui évitera la commune, la savane, la réserve. (110)<br />
Cet écart existera, parce qu’il est le résultat d’une attitu<strong>de</strong>: para<strong>de</strong>,<br />
triomphe, outrecuidance, même si sur un fonds d’imbécillité, pour les<br />
Blancs, isolement, mythe, défaite, même si suscitant encore l’inquiétu<strong>de</strong>,<br />
pour les Indiens. Le malentendu entre les <strong>de</strong>ux races, latent, peut se<br />
manifester violemment à l’avenir. En attendant, ils sont oubliés <strong>de</strong> tous,<br />
et par conséquent, <strong>de</strong> l’Histoire elle-même.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 128<br />
Le pire, c’est qu’il n’y a même pas l’intention <strong>de</strong> venir à l’encontre <strong>de</strong><br />
ce prochain: «Le pire, c’est les jambes engourdies <strong>de</strong> tous ceux du village<br />
qui sont trop longtemps restés assis sur leur goût <strong>de</strong> se lever. D’une seule<br />
enjambée, ils ne savent pas qu’ils pourraient bondir, se dresser, naître.»<br />
(90-91)<br />
La solidarité est niée, malgré tout ce que l’Indien peut apporter au<br />
Blanc comme valeurs morales et cognitives:<br />
Tu n’es plus seulement un gui<strong>de</strong> trompeur dans les réserves <strong>de</strong> chasse et<br />
<strong>de</strong> pêche. Tu es mon frère et tu possè<strong>de</strong>s cette sagesse du mon<strong>de</strong> qui me<br />
manque. Tu fus si longtemps clairvoyant. Par ton rayonnement sourd, tu<br />
m’as empêché <strong>de</strong> me détruire. Et puisque je sais tout cela maintenant,<br />
avec certitu<strong>de</strong> et reconnaissance, je n’entreprendrai pas, aujourd’hui, <strong>de</strong><br />
vouloir un pays qui ne soit pas aussi le tien. C’est ça le pire. Le pire, c’est<br />
que ça n’arrivera pas, cette géniale simplicité. (91)<br />
Si le clan n’accepte pas cette solidarité, tant pis. Michel la ressent et<br />
agit en conséquence.<br />
Intolérance et commérages régissent le mal. La rossée dont Michel<br />
est victime le met en évi<strong>de</strong>nce, sous la forme <strong>de</strong> la douleur physique<br />
infligée:<br />
Ce qui fait mal leur échappe. Ce qui fait vraiment mal, ils ne connaissent<br />
pas où le trouver pour le détruire. Ce qui fait mal c’est le dégoût qui naît<br />
partout à la fois dans mes cellules, dans mes membres. Ce qui fait mal,<br />
c’est que je le savais, c’est qu’ils se comportent exactement, scrupuleusement<br />
comme il fallait s’y attendre. Ce qui fait mal, c’est cette atroce banalité<br />
<strong>de</strong> leur haine, si semblable à ce qu’elle a toujours été dans l’histoire,<br />
dans les siècles, dans le village. (141)<br />
Mais il y a plus que cela. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la douleur, qui peut s’atténuer et<br />
disparaître, c’est la douleur psychique qui persiste, alimentée par ce sentiment<br />
<strong>de</strong> haine qui est si loin <strong>de</strong> la charité que l’Église doit prêcher.<br />
Conclusions. L’auteur a toujours été partagé entre les Indiens et les<br />
Blancs, <strong>de</strong> son propre aveu, «à cause <strong>de</strong> la situation géographique <strong>de</strong><br />
[notre] maison qui était à cheval entre la réserve et le village» (Dorion<br />
1990, 72), et, ajouterais-je, à cause aussi du sang indien qu’il portait dans<br />
ses veines. Il avait perçu l’impossibilité <strong>de</strong> la rencontre <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux races,<br />
sans pour autant en nourrir l’espoir. Dans ce roman «postcolonial contestataire»<br />
(Marie Vautier 2003), la juxtaposition du temps du mythe et du<br />
temps historique (J. Morency) ne peut pas être vue comme un «mani-
129 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
chéisme primaire» (M. Pelletier 1982, 19) ou comme une accumulation <strong>de</strong><br />
clichés et platitu<strong>de</strong>s (R. Martel 1982, C 3), Robert Lalon<strong>de</strong> ayant voulu<br />
nous faire penser à un recommencement, à un retour à l’âge d’or et par<br />
cette image idyllique renforcer l’idée du besoin <strong>de</strong> la coexistence, <strong>de</strong> la<br />
compréhension et <strong>de</strong> l’entente:<br />
Je ne crois pas que c’est changer qu’il faudrait. Ce qu’il faudrait, c’est<br />
revenir un siècle en arrière et recommencer. Rencontrer l’Indien et qu’une<br />
civilisation naisse <strong>de</strong> cet accouplement unique sur toute la planète. Ce<br />
qu’il faudrait, c’est avoir la liberté d’être ce qu’on est: il peut exister <strong>de</strong>ux<br />
occupants sur un même territoire, les animaux en sont la preuve. Si on<br />
colle l’oreille contre un arbre, on entend vivre mille sortes d’insectes dans<br />
le grouillement <strong>de</strong> la sève. Ainsi, ici, aujourd’hui, <strong>de</strong>vraient coexister nos<br />
races. Cordialement, bien chers frères, chers électeurs, monsieur le maire,<br />
cher docteur, pâle remplaçant <strong>de</strong> grand-père, je vous le dis: il n’est peutêtre<br />
pas trop tard. On peut encore ressusciter la fumée <strong>de</strong> la paix dans les<br />
calumets. (64-65)<br />
L’espoir se fait certitu<strong>de</strong> quand il est incarné par l’enfant d’Ouna qui<br />
vient <strong>de</strong> naître, qui se réfléchit dans le regard <strong>de</strong> l’Indien, mais surtout<br />
dans celui <strong>de</strong> Michel; il est scellé par le pacte <strong>de</strong> sang qui fait <strong>de</strong> lui le frère<br />
<strong>de</strong> Kanak (155).<br />
«L’œuvre <strong>de</strong> Lalon<strong>de</strong>, aux yeux <strong>de</strong> certains critiques, agace justement<br />
par ce côté un peu pervers, un peu prédicateur du narrateur qui veut attirer<br />
l’attention sur ces êtres démunis que la civilisation blanche, la sienne,<br />
a considérablement dérangés dans leur évolution.» (Boivin 1997, 90).<br />
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VAUTIER, Marie. «Les pays du nouveau mon<strong>de</strong>, le postcolonialisme <strong>de</strong> consensus<br />
et le catholicisme québécois». Québec Studies. 22/3 (2003).<br />
Notes:<br />
1 Terme proposé par M. Elia<strong>de</strong> dans Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, p.<br />
14. Étymologiquement, le mot signifie «quelque chose <strong>de</strong> sacré se montre à nous».<br />
2 «Le héros s’insurge contre ces empêchements à vivre: le meurtre <strong>de</strong> la mère, l’expérience<br />
charnelle, le refus du modèle imposé en témoignant. Le passé, la religion, la<br />
famille, érigés en valeurs-refuges, il les reconnaît comme causes <strong>de</strong> son aliénation.»<br />
(Arguin 1989, 139).
Les Lettres chinoises écrites en français<br />
Delia GEORGESCU<br />
Université <strong>de</strong> Bucarest<br />
Roumanie<br />
Me voilà à l’aéroport <strong>de</strong> Vancouver. Il me faut prendre un avion canadien<br />
pour continuer mon trajet. En attendant l’heure du départ, je veux te<br />
redire, Sassa, ma souffrance <strong>de</strong> te quitter. […] Mais ton sourire muet, ton<br />
sourire intelligent et moqueur m’a troublé. Il est imprimé dans ma<br />
mémoire et engendra <strong>de</strong>s douleurs qui m’accompagneront désormais sur<br />
le nouveau chemin <strong>de</strong> ma vie […]<br />
Ainsi, tu trouves normal que j’abandonne une terre qui m’a nourri, pauvrement,<br />
pendant une vingtaine d’années, pour un autre bout du mon<strong>de</strong><br />
inconnu, que je quitte une belle jeune fille pour aller saluer une tante<br />
„américaine”. Tu m’as même dit que tu apprécies en moi cette espèce d’instinct<br />
vagabond. Mais tu ne veux pas croire que c’est en quittant ce pays<br />
que j’apprends à le mieux aimer. Le mot «aimer», tu le trouveras peut-être<br />
trop fort. Pourtant, je pourrais dire que c’est aujourd’hui, bien plus qu’à<br />
d’autres moments <strong>de</strong> ma vie, que je ressens un profond besoin <strong>de</strong> reconnaître<br />
mon appartenance à mon pays. C’est important d’avoir un pays<br />
quand on voyage. Un jour, tu comprendras tout cela: quand tu présentes<br />
ton passeport à une dame aux lèvres serrées, quand tu te retrouves parmi<br />
<strong>de</strong>s gens dont tu ignores jusqu’à la langue, et surtout quand on te<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> tout le temps <strong>de</strong> quel pays tu viens. Pour pouvoir vivre dans un<br />
mon<strong>de</strong> civilisé, il faut s’i<strong>de</strong>ntifier, c’est cela. […]<br />
Yuan,<br />
<strong>de</strong> Vancouver”<br />
(Chen 1993, 9-10)
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 132<br />
Le fragment cité est un extrait du roman Lettres chinoises écrit par<br />
l’écrivaine d’origine chinoise Ying Chen et il représente une gran<strong>de</strong> partie<br />
<strong>de</strong> la première lettre <strong>de</strong> ce long échange épistolaire qui compose le roman.<br />
Yuan quitte Shanghai pour aller vivre à Montréal, en laissant <strong>de</strong>rrière lui<br />
la famille et sa fiancée qu’il espère convaincre <strong>de</strong> le suivre au Canada. En<br />
quittant son pays, Yuan commence un long voyage dont les variables sont<br />
la souffrance, la mémoire, l’abandon, l-autre-bout-du-mon<strong>de</strong>, l’instinct<br />
vagabond, la langue <strong>de</strong> l’autre, le mon<strong>de</strong> civilisé, le pays (termes utilisés<br />
par le personnage dans la première lettre envoyée à sa bien-aimée restée<br />
en Chine), variables impliquées dans le nouveau jeu i<strong>de</strong>ntitaire dans<br />
lequel se retrouve le personnage principal. D’une lettre à l’autre, Yuan<br />
<strong>de</strong>vient Yuan <strong>de</strong> Vancouver, hypostase temporaire dans laquelle le personnage<br />
vit le contact <strong>de</strong> cultures totalement étrangères l’une à l’autre, en<br />
se voyant perdu parmi <strong>de</strong>s gens inconnus. Il <strong>de</strong>viendra après et restera<br />
Yuan <strong>de</strong> Montréal, hypostase qu’il va consoli<strong>de</strong>r et dans laquelle il va se<br />
hybri<strong>de</strong>r et trouvera petit à petit son équilibre, entre <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s — celui<br />
<strong>de</strong> l’origine et celui <strong>de</strong> l’adoption. Cette négociation i<strong>de</strong>ntitaire se portera<br />
entre <strong>de</strong>ux pôles mis en tension, entre <strong>de</strong>ux bouts du mon<strong>de</strong> — Shanghai<br />
— l’univers fixe, repère par l’amour et par le souvenir — et Montréal,<br />
l’univers <strong>de</strong> la transformation, le lieu où il recommencera sa vie et où il<br />
vivra l’expérience <strong>de</strong> l’altérité, <strong>de</strong> l’hybridation et <strong>de</strong> la rencontre avec soimême.<br />
Le roman soumis à l’analyse est particulier <strong>de</strong> plusieurs points <strong>de</strong><br />
vue. Il est écrit en français par une écrivaine provenue <strong>de</strong> Chine qui a fait<br />
traduire son roman en plusieurs langues, mais non pas en chinois, ce qui<br />
fait que le roman s’adresse à un public francophone et non pas au public<br />
chinois.<br />
Dans le cas <strong>de</strong> cette écrivaine, l’usage du français comme langue<br />
d’accès, d’intégration sociale et d’affirmation est une composante <strong>de</strong> l’hybridation.<br />
C’est ce que remarque aussi Azouz Begag qui écrit à propos<br />
d’une autre écrivaine migrante: «Dans leur parcours d’acculturation, les<br />
écrivains migrants s’approprient souvent la langue <strong>de</strong> la société d’accueil,<br />
langue qui parfois fascine et qu’on rêve <strong>de</strong> maîtriser.» (Begag, cité par<br />
Barreiro 2004, § 18). Par ailleurs, le choix du français dans le roman<br />
comme langue <strong>de</strong> communication et <strong>de</strong> traduction <strong>de</strong> notions inconnues au<br />
public visé témoigne du désir d’entrer dans le dialogue littéraire québécois,<br />
<strong>de</strong> participer à la culture du pays d’adoption comme reconnaissance<br />
d’une intégration. Ce choix conduit donc à la conclusion que l’altérité peut<br />
se convertir en une forme <strong>de</strong> vivre ensemble par l’acceptation <strong>de</strong>s valeurs<br />
communes, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la définition ethnique d’un NOUS collectif.
133 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
Dans ce roman, le lecteur constate vite que l’auteur n’utilise pas <strong>de</strong><br />
notes <strong>de</strong> bas <strong>de</strong> page ni <strong>de</strong> parenthèses explicatives, tout le contenu et les<br />
allusions étant rendus accessibles au public visé. Pour ce faire, les mots à<br />
signification inconnue ou qui renvoient à <strong>de</strong>s réalités particulières sont<br />
toujours expliqués dans le corps <strong>de</strong>s lettres, ce qui brise la convention <strong>de</strong><br />
la communication épistolaire entre les personnages qui partagent (dans la<br />
fiction) la même culture, donc susceptibles <strong>de</strong> pouvoir déchiffrer un fonds<br />
commun <strong>de</strong> connaissances culturelles. Ce jeu étrange entre <strong>de</strong>s personnages<br />
qui ne savent plus comment communiquer l’un avec l’autre se traduit<br />
à un premier niveau comme artifice et complicité entre l’auteur et le<br />
lecteur, mais surtout comme recherche à l’intérieur du torrent <strong>de</strong>s mots<br />
perdus et <strong>de</strong>s mots récupérés, d‘une langue autre qui puisse traduire la<br />
langue quittée et, le plus important, qui puisse faire guérir.<br />
L’exemple qui suit est édificateur pour ce qui est <strong>de</strong> cette traduction<br />
à l’intérieur <strong>de</strong> la même langue, qui <strong>de</strong>vient bizarrement langue <strong>de</strong> séparation,<br />
signe d’éloignement. Sassa écrit à Yuan: «Je suis allée dans la rue<br />
<strong>de</strong> Si-Nan chercher <strong>de</strong>s nouilles minces. Nous aimions tous les <strong>de</strong>ux cette<br />
rue dont le nom voulait dire «nostalgie du sud» (Chen 1993, 101). La distance<br />
est traduite par l’utilisation <strong>de</strong> l’imparfait, comme pour souligner<br />
l’imperfection <strong>de</strong> cet amour qui se déchire et par le besoin d’expliquer, <strong>de</strong><br />
traduire les mots autrefois connus par les <strong>de</strong>ux locuteurs. Quant au mot<br />
nostalgie, il exprime en effet l’une <strong>de</strong>s tonalités subtiles du roman qui s’enten<strong>de</strong>nt<br />
en gros plan. En traduisant pour Yuan, Sassa l’assimile, sans le<br />
savoir, aux AUTRES, c’est-à-dire au mon<strong>de</strong> qu’il a choisi. L’effet <strong>de</strong> cette<br />
mutation c’est qu’Yuan <strong>de</strong>vient le masque <strong>de</strong> l’AUTRE, familier et étranger<br />
en même temps.<br />
En revenant à la langue utilisée dans le texte, même si la première<br />
impression est que le français doit être un déguisement pour le chinois,<br />
une langue <strong>de</strong> transcription, comme il l’était dans les Lettres persanes, le<br />
père d’Yuan affirme que les personnages utilisent vraiment le français et<br />
qu’il ne s’agit pas <strong>de</strong> la convention d’une écrivaine qui s’adresse à un<br />
public francophone. Le père écrit: «Ta mère pense beaucoup à toi, mais elle<br />
se refuse à t’écrire. Elle craint qu’une lettre écrite en chinois ne trouble ton<br />
cœur et ta pensée. Tu <strong>de</strong>vrais pour le moment oublier ta langue maternelle<br />
et ne parler et réfléchir qu’en français.» (46)<br />
Parler le français semble un choix assez bizarre pour ces personnages<br />
qui vivent dans une Chine qu’on soupçonne assez stricte à l’égard <strong>de</strong>s<br />
libertés individuelles, choix peu justifié dans le texte et difficile à digérer.<br />
Le conseil d’oublier la langue maternelle, <strong>de</strong> réfléchir seulement en<br />
français, mais <strong>de</strong> conserver son appartenance chinoise n’est pas convaincant,<br />
mais plutôt forcé, car il n’y a pas d’avertissement en ce qui concerne
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 134<br />
une telle convention <strong>de</strong>s personnages <strong>de</strong> parler tous et seulement en<br />
français. Le choix pourrait être pourtant compris comme forme <strong>de</strong> protestation,<br />
comme aliénation dans son propre pays, comme tentative <strong>de</strong> créer<br />
le cocoon à l’intérieur <strong>de</strong> la masse gran<strong>de</strong> et agressive <strong>de</strong>s autres, qui blessent<br />
par l’intimité embarrassante et menaçante qu’ils gèrent, car les voisins<br />
semblent savoir toujours davantage et trop sur soi-même («tes voisins<br />
qui te connaissent mieux que toi-même» 13). La conclusion est amère, la<br />
dite solidarité n’est qu’une forme d’agression, une violation <strong>de</strong> l’espace<br />
réservé seulement à soi et l’effet est contraire. On ne peut pas se retrouver<br />
en un NOUS, par contre on est violemment poussé vers un JE blessé<br />
et aliéné: «On n’a pas besoin d’aller à l’étranger pour <strong>de</strong>venir étranger. On<br />
peut très bien l’être chez soi.» (37)<br />
Être seul parmi les siens trouve son équivalent dans l’expérience <strong>de</strong><br />
la migration, attribuée dans le roman principalement à un personnage<br />
masculin, pour lequel la consommation du <strong>de</strong>uil pour le pays d’origine est<br />
possible, comme il l’a été possible pour l’auteure même. Voilà ce qu’elle<br />
déclarait en 2005:<br />
Malgré ces liens, mon pays c’est le Canada, s’il me faut désigner un pays<br />
d’une manière simple et claire, comme le font mes enfants. Mon exil a toujours<br />
été plus existentiel qu’autre chose, c’est ainsi que j’ai besoin <strong>de</strong> la<br />
littérature. […]<br />
J’ai rêvé <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir écrivain quand j’étais enfant. Le dépaysement en 1989<br />
a sans doute renforcé les pulsions d’écrire. Je précise que je me suis<br />
déplacée <strong>de</strong> Shanghai à Montréal en 1989. Ce n’était pas totalement un<br />
déracinement car le déracinement a eu lieu avant. Dans l’histoire contemporaine<br />
on a l’impression que la Chine entière ne cesse <strong>de</strong> se déraciner. Je<br />
suis en quelque sorte préparée ou même habituée à la mobilité <strong>de</strong>s choses.<br />
(Chen citée par Aubonnet, 2005).<br />
Dans ce sens, le roman ne se propose pas <strong>de</strong> présenter uniquement la<br />
facette traumatisante <strong>de</strong> l’exil, c’est-à-dire le poids du souvenir et le <strong>de</strong>uil,<br />
mais il reflète aussi l’offre du nouveau mon<strong>de</strong> dans lequel le personnage<br />
choisit <strong>de</strong> vivre, le Montréal vu par les yeux <strong>de</strong> l’immigrant. Pour Yuan, le<br />
dépaysement n’est pas nécessairement une expérience dramatique,<br />
comme il le fait remarquer: «la vie n’est pas vraiment insupportable pour<br />
ceux qui vivent dans un pays étranger dont ils ne maîtrisent pas parfaitement<br />
la langue.» (31) Dans ses premières lettres vers Sassa, Yuan décrit<br />
ce mon<strong>de</strong> étranger dans lequel il s’avance avec espoir et optimisme. Le<br />
Canada est un mon<strong>de</strong> «civilisé», qu’il choisit pour s’échapper <strong>de</strong> la pauvreté<br />
<strong>de</strong> son pays d’origine, là où l’eau du robinet avait un goût bizarre et
135 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
l’o<strong>de</strong>ur dans les bus était insupportable, image olfactive très forte, mais<br />
qui pourrait être lue également comme métaphore <strong>de</strong> cette intimité<br />
imposée. Malgré tout cela, le pays d’origine offre une certaine sécurité,<br />
car, affirme Sassa: «Il me semble que tu as tes chances ici dans ton pays.<br />
Tu as tes parents qui t’ont gâté, ta fiancée qui est prête à se jeter dans le<br />
fleuve Huang-Pu pour toi, ton poste <strong>de</strong> travail soli<strong>de</strong> comme le fer, ton<br />
petit appartement à toi presque gratuit.» (13)<br />
Mais pour Yuan la racine, l’i<strong>de</strong>ntification culturelle ne suffit par: il ne<br />
la nie pas, mais il ne lui accor<strong>de</strong> pas non plus une importance capitale.<br />
Cette racine est un facteur d’i<strong>de</strong>ntification, mais elle ne le lie pas à la<br />
terre, en laissant un espace suffisant pour la négociation i<strong>de</strong>ntitaire. À cet<br />
effet contribue aussi l’esprit vagabond, qui rappelle la métaphore <strong>de</strong> la<br />
comète utilisée par Salman Rushdie 1 , l’esprit qui le gui<strong>de</strong> dans ce mouvement<br />
d’éloignement sans limite, qui ignore le stationnement géographique.<br />
Yuan <strong>de</strong> Montréal s’éloignera constamment, évoluera vers une<br />
autre langue, en s’aliénant <strong>de</strong>s siens, dès le début, comme le prouve les<br />
discussions qu’il porte avec Sassa sur la métamorphose <strong>de</strong>s sens <strong>de</strong>s mots<br />
qui accompagne son déplacement, son dépaysement assumé, son exil.<br />
Le roman <strong>de</strong>vient ainsi un débat sur les modalités <strong>de</strong> s’accepter soimême<br />
en tant que migrant dans une société différente, en mettant en discussion<br />
comment être chinois à Montréal et dans quelle mesure, quels<br />
sont les sacrifices à faire, les choses à oublier, les choses à recevoir et surtout<br />
s’il y a un sol stable où puisse naître une conscience <strong>de</strong> l’appartenance.<br />
Pour Yuan, l’expérience <strong>de</strong> la transplantation, <strong>de</strong> la rupture <strong>de</strong>s<br />
racines se passe sans événements majeurs, car il est accueilli à Montréal<br />
par tante Louise, dont les parents ont quitté Shanghai pour que la fille née<br />
d’une chinoise et d’un étranger ne soit plus regardée avec méfiance par les<br />
enfants chinois. Par conséquent, Yuan peut emprunter une histoire<br />
presque familière à laquelle il peut rattacher ses souvenirs et peut projeter<br />
le manque du «chez soi». Pendant un certain temps, les lettres <strong>de</strong> Sassa<br />
et <strong>de</strong> son père jouent le même rôle, <strong>de</strong> phare moral, d’ancre, <strong>de</strong> repère <strong>de</strong><br />
la fixité. Mais pendant un certain temps seulement ...<br />
Au Canada, ses premières impressions sont positives, car il i<strong>de</strong>ntifie<br />
cet espace au pays <strong>de</strong>s promesses, en se percevant soi-même inférieur par<br />
rapport au mon<strong>de</strong> qu’il nomme civilisé: «J’ai eu un étourdissement. C’était<br />
à cause <strong>de</strong>s lumières. De splendi<strong>de</strong>s lumières <strong>de</strong> l’Amérique du Nord. Des<br />
lumières qu’on ne trouve pas chez nous. Je me croyais tombé dans un<br />
mon<strong>de</strong> irréel. J’avais les yeux éblouis et le souffle oppressé.» (11)<br />
Pour Yuan, l’hybridation est un parcours graduel. Premièrement, il<br />
vit le choc culturel et l’expérience <strong>de</strong> la visibilité. Le personnage traverse<br />
avec enthousiasme l’expérience <strong>de</strong> la découverte: le téléphone public, l’ac-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 136<br />
cueil à la bibliothèque, les courses, la carte bleue, etc. Il remarquera toujours<br />
les différences entre NOUS et les AUTRES, mais ce NOUS est <strong>de</strong><br />
plus en plus fictif, artificiel et il est maintenu dans un espace qui permet<br />
sa fictionnalisation, c’est-à-dire le mot voyageur, à l’intérieur et par l’intermédiaire<br />
<strong>de</strong> la lettre, suspendu entre le réel et la métaphore. Ce NOUS<br />
est formé au début par lui et Sassa, puis par lui et Da-Li, l’amie <strong>de</strong> Sassa,<br />
qui prendra assez vite la place laissée libre (par absence) <strong>de</strong> la bien-aimée.<br />
Yuan se conçoit étranger au mon<strong>de</strong> montréalais («Je suis <strong>de</strong>venu<br />
étranger» 15) et il apprend <strong>de</strong> sa tante que son altérité est évi<strong>de</strong>nte pour<br />
les autres: «Comme tous les nouveaux venus <strong>de</strong> la Chine continentale, je<br />
parle constamment à très haute voix sans m’en rendre compte; je cuisine<br />
avec trop d’huile à feu élevé, en laissant échapper une forte o<strong>de</strong>ur qui pollue<br />
toute la maison; je parle la bouche pleine à table; je ne me coiffe pas<br />
comme il faut avant <strong>de</strong> sortir.» (21)<br />
Mais cette nouvelle vie ne le décourage pas, car il désire sincèrement<br />
s’intégrer, même si l’hybridation n’est pas facile: «Quand je <strong>de</strong>scends dans<br />
la rue, je suis visible aux yeux <strong>de</strong>s autres et tous les autres me paraissent<br />
visibles à leur tour […] Je comprends qu’il faut les rejoindre, faire comme<br />
eux, me fondre parmi eux. Cela seul me donnerait l’impression d’exister.<br />
Mais je ne sais pas comment. Je ne sais plus comment exister.» (15)<br />
La visibilité renvoie à la théorie <strong>de</strong> Rey Chow pour lequel l’existence<br />
marginale est en relation avec la visibilité (2002, 96), ce qui signifie que<br />
l’intégration, la redécouverte <strong>de</strong> soi à l’intérieur d’une communauté signifie<br />
l’effacement <strong>de</strong> la différence. Le trajet <strong>de</strong> la marginalité jusqu’à une<br />
forme d’intégration est accompagné par l’interpellation (au niveau du<br />
visible, du notable) <strong>de</strong>s autres, <strong>de</strong> la communauté <strong>de</strong> référence. Cette<br />
interpellation est remarquée par le personnage qui constate que le regard<br />
<strong>de</strong>s autres le place dans une catégorie générale, par étiquetage, à cause <strong>de</strong><br />
la connaissance superficielle: «Je ne sais plus combien <strong>de</strong> fois j’ai dû mentionner<br />
aux autres qu’un Vietnamien n’est pas du tout plus “chinois” qu’un<br />
Japonais, <strong>de</strong> même qu’un Allemand n’est pas un Italien même s’ils habitent<br />
le même continent, et qu’un Québécois n’est pas un Français même si<br />
les <strong>de</strong>ux parlent presque la même langue.» (77)<br />
Cette théorie <strong>de</strong> l’étiquetage peut être lue dans une autre lettre<br />
d’Yuan:<br />
Nous sommes comme toutes les autres choses circulant sur cette terre pour<br />
lesquelles on exige une étiquette. Grâce aux milliers d’années d’évolution,<br />
nous sommes <strong>de</strong>venus aujourd’hui <strong>de</strong>s espèces civilisées, raffinées et surtout<br />
extrêmement différentes les unes <strong>de</strong>s autres. Nous possédons donc <strong>de</strong>s
137 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
étiquettes <strong>de</strong> plus en plus précises, diversifiées et nombreuses, pour attester<br />
<strong>de</strong>s frontières tracées dans notre tête. (134)<br />
L’étiquetage comme modalité <strong>de</strong> réduire l’inconnu à une forme <strong>de</strong><br />
connu, même si approximative, est celui qui permet la diversité et la distance,<br />
n’étant plus conçu exclusivement comme phénomène négatif, mais<br />
comme nécessité d’une mo<strong>de</strong>rnité dans laquelle être différent ne signifie<br />
pas nécessairement une autre appartenance, mais appartenir tout simplement.<br />
Pour ce qui est <strong>de</strong> l’adaptation du personnage à la nouvelle réalité, le<br />
passage <strong>de</strong> Yuan <strong>de</strong> Shanghai à Yuan <strong>de</strong> Montréal semble se faire plus<br />
simplement que prévu: «[…] j’ai beaucoup à apprendre. […] J’ai l’impression<br />
d’avoir rajeuni. Je vis comme un nouveau-né.» (18). Yuan commence<br />
à se sentir à l’aise avec soi-même, il commence même à aimer ce mon<strong>de</strong><br />
nouveau et différent («Je suis content <strong>de</strong> moi-même. Je commence à aimer<br />
un peu cette ville.» 19). L’éloignement <strong>de</strong> la communauté d’origine commence<br />
à se manifester par la nécessité d’adopter d’autres co<strong>de</strong>s, par le rapprochement<br />
du modèle représenté par tante Louise, la mi-chinoise parfaitement<br />
adaptée au mon<strong>de</strong> montréalais: «Il me faut désormais apprendre<br />
une autre politesse et m’exprimer d’autre façon, même avec tante Louise,<br />
même en chinois.» (22). Ici adopter doit être lu comme s’adapter, s’habituer,<br />
commencer à oublier: «je m’habituerai un peu aux o<strong>de</strong>urs et aux couleurs<br />
<strong>de</strong> cette ville» (22).<br />
S’habituer signifie aussi commencer à changer <strong>de</strong> l’extérieur («Su<br />
Yuan est venu m’attendre à l’aéroport. Il est <strong>de</strong>venu plus élégant maintenant<br />
avec ses habits américains. Je ne l’ai plus reconnu tout <strong>de</strong> suite. Mais<br />
dès qu’il s’est mis à parler, j’ai vu qu’il n’avait pas changé, il n’est pas plus<br />
américain que moi.» 32) et à oublier («Comment ai-je pu oublier <strong>de</strong> t’écrire<br />
pour la fête du printemps?» 40). Cela signifie également être conscient <strong>de</strong><br />
ce changement («J’ai tendance à <strong>de</strong>venir ce Monsieur Yè qui, selon notre<br />
vieux conte, s’enfuit <strong>de</strong>vant un immense dragon qu’il a <strong>de</strong>ssiné avec adoration<br />
toute sa vie» 45), s’exprimer en <strong>de</strong>ux co<strong>de</strong>s à la fois, celui d’origine<br />
et celui d’adoption («je me permets d’exprimer ma pensée et à la chinoise<br />
et à l’américaine» 154), s’éduquer pour se montrer «normale, intéressante<br />
et utile, pouvant ainsi „s’intégrer” un peu aux tourbillons <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>.»<br />
(152)<br />
Ce que Sassa appelle exil, Yuan appelle migration «nécessaire et pas<br />
trop douloureuse» (53) et qui ressemble pour lui à la <strong>de</strong>stinée <strong>de</strong>s oiseaux<br />
qui ne s’attachent pas à un lieu, mais construisent <strong>de</strong>s nids partout où ils<br />
volent. Pour s’envoler il faut savoir comment laisser <strong>de</strong>rrière soi les origines,<br />
ne considérer son nid ni propriété, ni raison d’être, ne pas savoir ce
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 138<br />
que c’est la nostalgie, la rancœur, l’anxiété <strong>de</strong> l’invisibilité/<strong>de</strong> la visibilité.<br />
Comme l’écrit Yuan dans la lettre 19, les oiseaux sont heureux car «ils<br />
n’ont pas <strong>de</strong> pays, puisque leur cœur simple ne connaît pas les frontières.»<br />
(53). C’est la même idée du non-attachement rencontrée dans les romans<br />
<strong>de</strong> Salman Rushdie, un non-attachement nécessaire pour être capable <strong>de</strong><br />
vivre n’importe où. Ce non-attachement ne signifie pas négation, néantisation,<br />
annulation <strong>de</strong> la mémoire, mais revisiter, car «[l]’exil oblige chacun<br />
à re-penser, en surface et en profon<strong>de</strong>ur son i<strong>de</strong>ntité, son ethnicité et sa<br />
culture d’origine parce qu’il y a dérangement <strong>de</strong>s certitu<strong>de</strong>s et rencontre<br />
avec une nouvelle culture et <strong>de</strong> nouvelles valeurs.» (Lequin cité par<br />
Maddox, 2005). Et la réponse c’est justement cette discipline <strong>de</strong> la<br />
mémoire, qui est aussi la conclusion d’Yuan, qui réussit à fonctionner du<br />
point <strong>de</strong> vue social à Montréal, après avoir réussi à former un NOUS avec<br />
ses amis <strong>de</strong> Montréal, sans nier le noyau dur <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité:<br />
Je sais que je suis en train <strong>de</strong> vivre une métamorphose qui peut-être ne me<br />
mène nulle part. Ce n’est pas mauvais, mais pas du tout, <strong>de</strong> vivre comme<br />
Nicolas. Seulement, je n’ai pas vécu en vain toutes ces années à Shanghai.<br />
Je suis marqué pour la vie. Dans ce cas-là, je ne reste pas fermement moimême,<br />
si je n’essaie pas <strong>de</strong> rester Chinois, plus Chinois que tante Louise,<br />
je ne serai rien du tout. (164)<br />
L’éloignement du pays, l’épreuve <strong>de</strong> l’amour et <strong>de</strong> la trahison, <strong>de</strong> la<br />
confrontation avec <strong>de</strong>s valeurs nouvelles ont marqué le sujet migrant. Il<br />
choisit <strong>de</strong> participer à la collectivité montréalaise, <strong>de</strong> manière civique,<br />
dans les limites <strong>de</strong> la nouvelle politesse apprise ici et <strong>de</strong> conserver, dans<br />
les limites négociées avec les autres, son appartenance à l’i<strong>de</strong>ntité chinoise.<br />
Malgré tout, la métamorphose implique un sentiment diffus <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>,<br />
car l’appartenance à <strong>de</strong>ux espaces plonge le migrant dans la zone<br />
pleine <strong>de</strong> tensions et douloureuse à laquelle il n’appartient pas, dans<br />
laquelle il se sent annulé tel un hybri<strong>de</strong>, une marginalité, un troisième<br />
élément:<br />
Dans ce quartier, nous ne connaissons pas d’autres individus <strong>de</strong> notre<br />
race. Peut-être n’y en a-t-il pas. Ici, les gens vivent assez séparés. À part<br />
les quartiers traditionnellement québécois, il y a par exemple ceux <strong>de</strong>s<br />
Juifs, <strong>de</strong>s Anglais, <strong>de</strong>s Italiens et, bien sûr, <strong>de</strong>s Chinois. Nous étions seuls<br />
dans ce quartier très tranquille hier soir, à réciter les poèmes sentimentaux<br />
<strong>de</strong>s anciens poètes <strong>de</strong> chez nous et à évoquer les scènes effrayantes <strong>de</strong>s<br />
films américains. Et nous sommes <strong>de</strong>venus vi<strong>de</strong>s alors que la lune s’arrondissait<br />
[…] Oui, pendant cette fête, nous n’étions ni Chinois, ni Nord-<br />
Américains. Te souviens-tu d’un exercice au laboratoire <strong>de</strong> chimie <strong>de</strong> l’é-
139 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
cole? En combinant un élément aci<strong>de</strong> et un autre alcalin, on obtient un<br />
troisième élément <strong>de</strong> nature „neutre”. On écrit un zéro pour marquer la<br />
neutralité. (138)<br />
Compte tenu <strong>de</strong> la différence d’âge, d’appartenance et <strong>de</strong> formation,<br />
par conséquent <strong>de</strong> ce qu’ils peuvent exprimer, les personnages d’Ying<br />
Chen se trouvent, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, dans une situation similaire à celle<br />
décrite par Vera Călin, qui raconte l’expérience <strong>de</strong> sa migration aux Etats-<br />
Unis:<br />
De toutes les fêtes, Thanksgiving est celle qui fait le plus que je me sente<br />
isolée dans mon extraterritorialité. Le Noël me rappele Fraülein Esther,<br />
O, Tannenbaum et Stille Nacht, Heilige Nacht. La vérité est que je suis un<br />
être humain sans fêtes, c’est-à-dire sans mythologie. Je ne jeûnais jamais<br />
d’Yom Kipur. Pour moi, la nouvelle année commençait en janvier. Puis le<br />
communisme est arrivé. Nous nous sommes auto-convaincus <strong>de</strong> fêter le 7<br />
Novembre et le 1er Mai. Nous avons vite découvert que nous étions incapables<br />
<strong>de</strong> créer <strong>de</strong> nouvelles traditions. Nous sommes restés avec «nos»<br />
fêtes, celles <strong>de</strong> notre groupe d’amis. C’étaient les fêtes d’automne:<br />
L’anniversaire <strong>de</strong> P. et <strong>de</strong> son R., un jour après. Elles marquaient le passage<br />
du temps beaucoup plus catégoriquement que le 1er janvier et la nuit<br />
du nouvel an, que nous continuions <strong>de</strong> fêter. P est mort. R. est à Bucarest.<br />
Sans fêtes, ni traditions, mon existence semble se dérouler sous le signe du<br />
provisorat et d’une précarité amorphe. J’aimerais pouvoir avoir au moins<br />
un seul instant la conscience <strong>de</strong> la durabilité, qu’exprime <strong>de</strong> manière new<br />
englandly Emily Dickinson. (1997, 57, notre traduction).<br />
La solitu<strong>de</strong> dans la fête est une <strong>de</strong>s formes les plus graves <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>,<br />
car la fête est conçue surtout comme expression d’une communauté, d’une<br />
ouverture vers le semblable, <strong>de</strong>s retrouvailles heureuses d’une communauté<br />
et <strong>de</strong> la construction d’une signification «ensemble».<br />
Dans ce Montréal, ville «exotique» et «pleine <strong>de</strong> curiosités» (Chen<br />
1993, 135), habité par <strong>de</strong>s gens intéressants, «parfois plus intéressants<br />
que tes voisins là-bas» (135), qui acceptent les différences, cette acceptation<br />
implique la solitu<strong>de</strong>. La ville est présentée comme la somme <strong>de</strong>s communautés<br />
ethniques, mais à l’intérieur <strong>de</strong>squelles semble régner la même<br />
solitu<strong>de</strong>. Le personnage ne développe pas un sentiment d’appartenance à<br />
la communauté chinoise <strong>de</strong> Montréal, mais un sentiment <strong>de</strong> non-appartenance<br />
et <strong>de</strong> nostalgie, qu’il maîtrise intellectuellement, par le désir <strong>de</strong> participer<br />
à la société civique, à cette nation basée sur la citoyenneté et non<br />
pas sur une appartenance historique. D’ailleurs, le personnage ne s’i<strong>de</strong>ntifie<br />
au niveau <strong>de</strong> la race («nous ne connaissons pas d’autres individus <strong>de</strong>
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 140<br />
notre race» 138) autrement qu’au niveau imaginaire, il ne se conçoit plus<br />
comme un vrai représentant <strong>de</strong> son peuple, éprouvant un sentiment <strong>de</strong><br />
contrefaçon, <strong>de</strong> falsifié, en réalité d’hybridé («Nous ne sommes plus <strong>de</strong><br />
vrais Chinois» 137). La collectivité culturelle dont il se réclame reste<br />
accessible seulement au niveau du souvenir, car la conservation <strong>de</strong>s traditions<br />
ne peut pas avoir la même signification sur une terre étrangère. La<br />
seule option du sujet migrant reste par conséquent l’i<strong>de</strong>ntification<br />
réflexive et narrative, donc l’histoire qui lui donne la cohérence, qui lie le<br />
<strong>de</strong>venir et la fixité <strong>de</strong> l’être soumis à l’hybridation.<br />
En ce qui concerne la communauté montréalaise, le personnage<br />
remarque l’échec <strong>de</strong> la collectivité après la Révolution tranquille, l’isolement<br />
comme conséquence <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong>s repères historiques:<br />
On a quitté les églises pour se plonger dans les magasins. On appelle ça<br />
la Révolution tranquille. Et tranquillement aussi, les familles s’écroulent.<br />
Sur leurs ruines, <strong>de</strong>s milliers et <strong>de</strong>s milliers d’enfants sans parents, <strong>de</strong><br />
parents sans enfants, <strong>de</strong> maris sans femmes, <strong>de</strong> femmes sans mari, d’individus<br />
seuls avec chien ou chat. Ce phénomène, assez curieux en Chine,<br />
est <strong>de</strong>venu ici un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie. (143)<br />
C’est la société fascinée par le modèle <strong>de</strong> vie américain, une société <strong>de</strong><br />
consommation, dans laquelle les parents rêvent que leurs enfants suivent<br />
<strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s aux Etats-Unis. Malgré leur désir <strong>de</strong> s’intégrer à une américanité,<br />
les Québécois sont préoccupés du problème <strong>de</strong>s immigrants, car «il<br />
est <strong>de</strong>venu urgent <strong>de</strong> protéger leur pays contre les invasions <strong>de</strong> toutes<br />
sortes, sans mentionner, par discrétion sans doute, les immigrants» (49-<br />
50) Cette phrase n’est pas sans rappeler une autre, tirée <strong>de</strong> l’œuvre<br />
L’Immense fatigue <strong>de</strong>s pierres <strong>de</strong> Régine Robin, qui présente la même ville<br />
cosmopolite, Montréal, là où la seule solution semble «l’hybridité comme<br />
nouvelle i<strong>de</strong>ntité, comme seule forme <strong>de</strong> mémoire collective. Vertus<br />
d’amnésie partielle» (Robin 1996, 41), mais là où les personnages «craindraient<br />
le nationalisme québécois, comme tous les étrangers, comme tous<br />
les immigrants» (41-42).<br />
Alors quelle serait la place réservée au sujet migrant? Comment vivre<br />
la migration et la transplantation qui troublent le migrant et qui reconfigurent<br />
son rapport avec les autres? Apparemment cette place doit être un<br />
espace <strong>de</strong> la différence et du dialogue, du regard qui interpelle et <strong>de</strong> la<br />
conscience qui lui répond, entre l’étiquetage et l’ouverture, dans la<br />
concor<strong>de</strong> civique d’un NOUS flexible. Dans son mon<strong>de</strong> intérieur, le personnage<br />
gar<strong>de</strong>ra et recomposera continuellement dans le discours une<br />
Chine à lui, représentée par les enseignements du maître Confucius, par
141 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
le souvenir <strong>de</strong>s parents et <strong>de</strong>s amours perdus. Pour pouvoir continuer, le<br />
sujet doit rompre dans le sens freudien la liaison avec la mère-pays, il doit<br />
négocier sa liberté pour pouvoir se définir dans d’autres relations d’association,<br />
pour pouvoir adhérer à une communauté au nom d’autres principes<br />
que l’i<strong>de</strong>ntification culturelle-historique. Evi<strong>de</strong>mment, cette libération<br />
dont il veut parler, cette coupure <strong>de</strong>s racines ne signifient pas l’oubli,<br />
la négation, mais la redéfinition <strong>de</strong> l’être dans sa tentative d’implanter <strong>de</strong><br />
nouveau ses racines. Même s’il désire l’intégration dans la société d’adoption,<br />
s’il efface avec attention les signes <strong>de</strong> la différence, s’il éprouve <strong>de</strong> la<br />
rancune envers son pays (comme tante Louise), le sujet migrant se définit<br />
toujours dans un espace où le rapport culturel avec son pays d’origine (fictionnalisé<br />
petit à petit) reste une constante <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité et son appartenance<br />
collective glissera toujours vers la communauté rêvée <strong>de</strong>s racines.<br />
En se construisant dans le discours épistolaire, donc dans un discours<br />
fragmenté et syncopé, Yuan se redéfinit et se prépare pour adhérer du<br />
moins partiellement au nouveau mon<strong>de</strong> qu’il a choisi, à une collectivité<br />
d’êtres plus ou moins solitaires dans laquelle il peut se retrouver <strong>de</strong><br />
quelque manière. Dans ce cas, le personnage n’est pas réticent à l’idée <strong>de</strong><br />
collectivité, mais il réfléchit aux possibilités <strong>de</strong> conserver le noyau i<strong>de</strong>ntitaire<br />
défini culturellement et <strong>de</strong> trouver la manière <strong>de</strong> résoudre les tensions<br />
auxquelles son être participe.<br />
Bibliographie<br />
Corpus romanesque:<br />
CĂLIN, Vera. Târziu. Însemnări californiene. Bucarest: Ed. Univers, 1997.<br />
CHEN, Ying. Lettres chinoises. Montréal: Lémeac, 1993.<br />
ROBIN, Régine. L’immense fatigue <strong>de</strong>s pierres [biofictions]. Montréal: XYZ, 1996.<br />
RUSHDIE, Salman. The Ground beneath her feet. Vintage Canada Edition, 2002.<br />
Bibliographie générale et critique:<br />
AUBONNET, Brigitte. «Ying Chen», Propos recueillis par Brigitte Aubonnet.<br />
Encres vagabon<strong>de</strong>s, [En ligne] URL: www.encres-vagabon<strong>de</strong>s.com/rencontre/yingchen.htm<br />
(consulté le 10 novembre <strong>2008</strong>).<br />
MATA Barreiro, Carmen. «I<strong>de</strong>ntité urbaine, i<strong>de</strong>ntité migrante». In: Recherches<br />
sociographiques, Volume 45, numéro 1, Janvier-avril 2004, [En ligne]. URL:<br />
http://id.erudit.org/i<strong>de</strong>rudit/009234ar (consulté le 10 novembre <strong>2008</strong>).<br />
CHOW, Rey. The protestant ethnic and the spirit of capitalism. New York:<br />
Columbia University Press, 2002.<br />
MADDOX, Kelly-Anne. «Mon Pays, c’est mes enfants et mes petits-enfants: exils<br />
et transcendance dans Le bonheur à la queue glissante d’Abla Farhoud». In:<br />
Voix Plurielles, vol. 2, no. 2, déc. 2005, [En ligne]. URL:
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 142<br />
Notes:<br />
http://www.brocku.ca/cfra/voixplurielles02-02/(consulté le 10 novembre<br />
<strong>2008</strong>).<br />
1 `But what about outsi<strong>de</strong>ness? What about all that which is beyond the pale, above the<br />
fray, beneath notice? What about outcastes, lepers, pariahs, exils, enemies, spooks,<br />
paradoxes? What about those who are remote? [...] What about people who just don’t<br />
belong? Where? Belong where? Anywhere. To anything, to anyone? The psychally<br />
unattached. Comets travelling through space, staying free of all gravitational fields.<br />
(Rushdie 2000, 42-43).
L’écrivain personnage dans le récit construit <strong>de</strong><br />
l’interview télévisée 1<br />
L’image publique <strong>de</strong> l’écrivain<br />
Yves LABERGE<br />
Université du Québec à Chicoutimi<br />
Canada<br />
Abor<strong>de</strong>r l’image publique <strong>de</strong> l’écrivain, dont le statut change avec les<br />
époques et selon les contextes, c’est pouvoir étudier un personnage qui se<br />
met lui-même en scène, étant plongé dans diverses situations extra-littéraires<br />
auxquelles d’autres personnes — témoins, lecteurs, téléspectateurs<br />
— peuvent désormais assister 2 . Depuis les travaux du sociologue Erving<br />
Goffman, avec son livre La mise en scène <strong>de</strong> la vie quotidienne (1973<br />
[1959]), il existe plusieurs théories sociales sur les interactions, où l’agir<br />
humain est décrit en termes théâtraux, en faisant référence aux concepts<br />
<strong>de</strong> rôles sociaux, d’acteur social et <strong>de</strong> mise en scène. Ainsi, comme l’écrivait<br />
récemment le sociologue Raymond Boudon, «Il est vrai que Jean-<br />
Jacques Rousseau ou Salvador Dali ont aussi organisé la mise en scène <strong>de</strong><br />
leur moi.» (Boudon 2004, 176). En suivant ce modèle, je voudrais dans ce<br />
texte examiner comment certains écrivains ont érigé leur propre personnage,<br />
non pas dans leurs oeuvres, mais principalement dans leurs apparitions<br />
médiatiques, et plus particulièrement à la télévision, en France et au<br />
Québec. On comprendra que l’auteur peut se construire autant par ses<br />
oeuvres que par le personnage public qu’il se crée, et particulièrement<br />
dans les médias.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 144<br />
Un bref recul historique s’impose pour bien saisir comment la représentation<br />
<strong>de</strong> l’écrivain a pu changer en seulement quelques siècles. Avant<br />
l’apparition <strong>de</strong>s premiers portraits, l’image que le lecteur pouvait se faire<br />
<strong>de</strong> l’auteur d’un livre était autrefois une pure abstraction, guidée uniquement<br />
par le contenu <strong>de</strong>s oeuvres et la réputation <strong>de</strong> l’écrivain (Becker<br />
2006, 495). Un bon nombre d’ouvrages étaient même publiés anonymement:<br />
c’est le cas <strong>de</strong> la première édition <strong>de</strong>s Lettres persanes <strong>de</strong><br />
Montesquieu, en 1721 et <strong>de</strong>s Pensées philosophiques (1746) <strong>de</strong> Di<strong>de</strong>rot. Or,<br />
au fil <strong>de</strong>s siècles, et au fur et à mesure que les procédés techniques se<br />
modifient et progressent, nous passons <strong>de</strong>s quelques portraits <strong>de</strong> Molière<br />
et du buste <strong>de</strong> Voltaire aux premières photographies <strong>de</strong> Flaubert, Hugo et<br />
Bau<strong>de</strong>laire, alors que nous n’avons pas d’images attestées <strong>de</strong> poètes du<br />
Moyen-âge comme Rutebeuf. Les perfectionnements rapi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la photographie<br />
ont permis <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s écrivains<br />
français du 20e siècle, mais aux États-Unis, il ne subsiste pratiquement<br />
pas d’images <strong>de</strong>s pionniers du blues (Charley Patton, Blind Lemon<br />
Jefferson, Blind Willie Johnson, Robert Wilkins, Robert Johnson) ayant<br />
enregistré entre 1915 et 1935 (Komara 2006). Véritable archiviste malgré<br />
lui, le poète <strong>de</strong> l’image Man Ray avait photographié la plupart <strong>de</strong>s<br />
membres du groupe surréaliste dès 1924, assurant une postérité visuelle<br />
à ces écrivains et créateurs, alors qu’il ne subsiste que relativement peu<br />
d’images d’Apollinaire ou <strong>de</strong> Marcel Proust, qui ont disparu seulement<br />
quelques années plus tôt (Chavot 2001, 97).<br />
L’image <strong>de</strong> l’écrivain, d’abord fixe et plus tard en mouvement, puis sa<br />
voix, enregistrée isolément ou accompagnée d’images filmées, occasionnent<br />
successivement une reconnaissance, une i<strong>de</strong>ntification, l’affirmation<br />
d’une personnalité, bref: une médiation qui permet à l’écrivain <strong>de</strong> joindre<br />
son lecteur sans utiliser le mo<strong>de</strong> littéraire, ou du moins, sans le recours à<br />
la page écrite. Ainsi, plusieurs séries <strong>de</strong> disques ont existé, comme la collection<br />
“Leur oeuvre et leur voix”, qui comprenait entre autres un 33 tours<br />
consacré à Colette, un autre à Eugène Ionesco, et plusieurs à Sacha<br />
Guitry. Certains <strong>de</strong> ces disques édités en France ont aussi été réédités au<br />
Québec par la compagnie Sélect, à Montréal, durant les années 1950. Par<br />
ailleurs, la compagnie <strong>de</strong> disques Folkways, spécialisée dans le folklore<br />
<strong>de</strong>s États-Unis, avait fait paraître en 1958 un 33 tours regroupant huit<br />
poètes québécois lisant leurs oeuvres, dont Alain Grandbois, Anne Hébert,<br />
Yves Préfontaine et Paul-Marie Lapointe, sous le titre «Voix <strong>de</strong> 8 poètes du<br />
Canada» 3 . Dans chaque cas, l’écrivain lisait quelques extraits <strong>de</strong> ses<br />
livres, ou dans le cas particulier <strong>de</strong> Sacha Guitry, spécialiste <strong>de</strong> l’enregistrement<br />
sur disque, le dramaturge pouvait citer <strong>de</strong>s ouvrages <strong>de</strong> ses<br />
auteurs préférés ou commenter <strong>de</strong>s toiles <strong>de</strong> grands maîtres.
145 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
Sacha Guitry figure parmi les premiers à avoir utilisé les médias pour<br />
communiquer autrement que par la scène son art: dès 1922, il enregistre<br />
plusieurs disques 78 tours et réalise même, en dépit <strong>de</strong> son aversion première<br />
pour le cinématographe, un film muet, sous forme <strong>de</strong> documentaire,<br />
consacré aux gran<strong>de</strong>s célébrités <strong>de</strong> son temps 4 . Ce moyen métrage <strong>de</strong>venu<br />
introuvable, intitulé Ceux <strong>de</strong> Chez Nous (1915), comprenait <strong>de</strong>s images<br />
(sans la voix) <strong>de</strong> Sarah Bernhardt, <strong>de</strong>s écrivains Edmond Rostand, Octave<br />
Mirbeau, Anatole France, <strong>de</strong>s artistes Edgar Degas, Auguste Rodin,<br />
Clau<strong>de</strong> Monet 5 . Durant les projections privées qu’il organisait <strong>de</strong> ce film<br />
pour ses proches, Sacha Guitry avait l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> commenter lui-même<br />
les images, comme si c’était un film <strong>de</strong> famille tourné en amateur. Bien<br />
après l’avènement du cinéma parlant, la réalisatrice française Nicole<br />
Védrès tournera un documentaire semblable, intitulé Paris 1900 (sorti en<br />
1950), à partir d’images d’archives montrant successivement une foule<br />
d’artistes et d’écrivains français, dont André Gi<strong>de</strong>, que l’on reverra ensuite<br />
dans un autre documentaire, Avec André Gi<strong>de</strong> (1951), réalisé par Marc<br />
Allégret 6 .<br />
À partir <strong>de</strong>s années 1950, on remarque un plus grand nombre <strong>de</strong> portraits<br />
d’écrivains, sur disque, au cinéma, à la télévision. Des romanciers<br />
doublés d’une personnalité publique — on dirait <strong>de</strong> nos jours <strong>de</strong>s célébrités<br />
— comme Colette, Jean Cocteau, Paul Clau<strong>de</strong>l se prêtent volontiers à l’objectif<br />
<strong>de</strong>s caméras et aux enregistrements. Les écrivains n’auront plus à<br />
créer leur légen<strong>de</strong> comme l’avaient fait autrefois l’exilé Victor Hugo, le<br />
contrebandier Arthur Rimbaud, le résistant André Malraux; ils <strong>de</strong>vront<br />
désormais construire quotidiennement leur personnage et maîtriser leur<br />
image publique 7 . C’est ce que je nommerais le début <strong>de</strong> la mise en scène<br />
<strong>de</strong> l’écrivain, et dans plusieurs cas, <strong>de</strong> l’écrivain qui se met en scène. Le<br />
livre en soi ne sert plus <strong>de</strong> moyen privilégié pour joindre son lectorat; l’écrivain<br />
<strong>de</strong>vient une célébrité par l’entremise <strong>de</strong>s médias, et désormais,<br />
même ceux qui n’ont jamais lu ses livres le connaissent et pourront le<br />
reconnaître en l’apercevant.<br />
Dans certains cas, la télévision accor<strong>de</strong> une si gran<strong>de</strong> place aux écrivains<br />
que certains d’entre eux refuseront, sous divers prétextes, <strong>de</strong> se prêter<br />
à l’entretien télévisé. Ainsi, durant les années 1960, Jean-Paul Sartre<br />
et Simone <strong>de</strong> Beauvoir ont souvent décliné les propositions <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s<br />
entrevues à la télévision, prétextant que l’ORTF était alors un monopole<br />
gaulliste: nous étions à l’époque <strong>de</strong> la chaîne unique en France. C’est ainsi<br />
que le réalisateur <strong>de</strong> Radio-Canada, Max Cacopardo, avait réussi à tourner<br />
un documentaire avec les <strong>de</strong>ux écrivains pour la télévision canadienne,<br />
en 1967, sous le titre Sartre — <strong>de</strong> Beauvoir (1967). Le couple avait<br />
accepté, trouvant ainsi un moyen <strong>de</strong> contourner le système étatique <strong>de</strong>s
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 146<br />
ones françaises. Ironie du sort pour les <strong>de</strong>ux écrivains, l’entrevue avait été<br />
télédiffusée au Canada sur les on<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la télévision d’état canadienne 8 !<br />
L’image <strong>de</strong> l’écrivain au Québec<br />
La représentation <strong>de</strong> l’écrivain a pu prendre diverses formes au<br />
Québec. Ainsi, le romancier Roger Lemelin apparaissait au début du premier<br />
épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong>s téléromans Au pied <strong>de</strong> la Pente Douce et Les Plouffe<br />
(1955). Le dramaturge Gratien Gélinas avait joué pour l’Office National<br />
du Film (ONF) son personnage <strong>de</strong> Fridolin, déjà bien connu dans les salles<br />
<strong>de</strong> théâtre <strong>de</strong> Montréal, pour le court métrage Les Fridolina<strong>de</strong>s (1945).<br />
Dans ce cas, le personnage créé et interprété par l’écrivain semblait se<br />
confondre avec la figure insolente <strong>de</strong> Fridolin. Nous avons ici un exemple<br />
<strong>de</strong> l’écrivain qui se met lui-même en scène, et qui <strong>de</strong> ce fait peut déterminer<br />
le contenu <strong>de</strong> son intervention, et même revoir le résultat final en<br />
approuvant (ou non) le montage final du documentaire.<br />
Le célèbre écrivain québécois Réjean Ducharme, auteur du roman<br />
L’Avalée <strong>de</strong>s avalés (1966), qui avait reçu le Prix du Gouverneur général<br />
du Canada, a toujours refusé systématiquement les entretiens et n’est<br />
jamais apparu à la télévision. Les seules images disponibles <strong>de</strong> lui sont<br />
<strong>de</strong>s photographies <strong>de</strong> jeunesse, prises durant les années 1960.<br />
Il semble parfaitement légitime pour l’écrivain <strong>de</strong> vouloir contrôler<br />
son image, à défaut <strong>de</strong> pouvoir doser sa part <strong>de</strong> popularité, <strong>de</strong> succès, d’influence<br />
<strong>de</strong> son oeuvre. Certains écrivains ont même orchestré leur postérité,<br />
voire leur oeuvre posthume. Lorsque le romancier français Raymond<br />
Roussel (1877-1933) rédige un texte qu’il veut posthume, «Comment j’ai<br />
écrit certains <strong>de</strong> mes livres» (1985 [1935]), il révèle les clés, les procédés<br />
littéraires, les correspondances et la métho<strong>de</strong> à la base <strong>de</strong> son écriture si<br />
particulière. Par son suici<strong>de</strong>, l’écrivain malheureux et méconnu <strong>de</strong> son<br />
vivant aura orchestré l’image posthume <strong>de</strong> sa personne et <strong>de</strong> son oeuvre,<br />
qui feront entre autres l’admiration <strong>de</strong>s Surréalistes et <strong>de</strong> Michel<br />
Foucault.<br />
Un cas similaire s’est produit au Québec, tel qu’illustré dans le documentaire<br />
Deux épiso<strong>de</strong>s dans la vie d’Hubert Aquin (1977), <strong>de</strong> Jacques<br />
Gobdout. Ce film trace un portrait spectaculaire d’Hubert Aquin (1929-<br />
1977), romancier et cinéaste pour l’Office National du Film (ONF). Des<br />
témoignages se succè<strong>de</strong>nt pour décrire Aquin comme un excentrique, voire<br />
un exhibitionniste, qui se plaisait parfois à mimer sa propre mort <strong>de</strong>vant<br />
ses proches. Dans ce cas, la mise en scène <strong>de</strong> l’écrivain ne pouvait pas aller<br />
plus loin. Plus que jamais, la phrase célèbre d’André Malraux (tirée <strong>de</strong> son
147 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
roman L’Espoir) prenait tout son sens: «La tragédie <strong>de</strong> la mort est en ceci<br />
qu’elle transforme la vie en <strong>de</strong>stin.»<br />
Le problème <strong>de</strong> l’écrivain dont aucune image ne subsiste pose également<br />
un dilemne aux historiens et aux médias. Ainsi, le cinéaste québécois<br />
Pierre Perrault voulait dans plusieurs <strong>de</strong> ses films donner une image<br />
<strong>de</strong> l’explorateur Jacques Cartier, découvreur du Canada, et figure centrale<br />
dans l’oeuvre du réalisateur. Les mots <strong>de</strong> Cartier, tirés <strong>de</strong> ses nombreux<br />
récits <strong>de</strong> voyage en Nouvelle-France, sont cités à maintes reprises dans<br />
plusieurs films <strong>de</strong> Perrault, par exemple pour nommer le pays et décrire<br />
pour la première fois la majesté du Fleuve St-Laurent. Pour palier au problème<br />
<strong>de</strong> l’absence d’images <strong>de</strong> Cartier, certains peintres québécois du 19e<br />
siècle avaient proposé <strong>de</strong> peindre une représentation imaginaire du marin<br />
malouin; mais le cinéaste Pierre Perrault s’est toujours refusé <strong>de</strong> faire<br />
jouer le personnage <strong>de</strong> Cartier par un acteur dans ses films, préférant réciter<br />
lui-même <strong>de</strong>s extraits en voix-off, ou à faire lire certains passages par<br />
<strong>de</strong>s participants <strong>de</strong> ses films, comme Alexis Tremblay dans Pour la Suite<br />
du mon<strong>de</strong> (1963) et Un pays sans bon sens (1970). La mémoire <strong>de</strong> Jacques<br />
Cartier sera aussi évoquée par Pierre Perrault dans ses films Les voiles<br />
bas et en travers (1982) et La Gran<strong>de</strong> allure (1986). En outre, <strong>de</strong>s écrivains<br />
seront aussi présents dans quelques films <strong>de</strong> Perrault, dont La Gran<strong>de</strong><br />
allure (1986), où participent Michel Garneau et Michel Serres. Par contre,<br />
Perrault insistera également sur la figure du poète dénigré dans son film<br />
La Bête lumineuse (1983), où le brave poète Stéphane-Albert Boulais sera<br />
rejeté par ses amis chasseurs, qui ne comprendront pas la sincérité <strong>de</strong> ses<br />
vers et <strong>de</strong> sa poésie.<br />
L’image <strong>de</strong> l’écrivain à la télévision<br />
Depuis les débuts <strong>de</strong> la télévision, le cadre du studio a permis<br />
diverses possibilités <strong>de</strong> mise en scène <strong>de</strong> l’écrivain. Le cinéma permettait<br />
<strong>de</strong> montrer l’écrivain directement sur les lieux mêmes <strong>de</strong> sa création: le<br />
jardin <strong>de</strong> Gi<strong>de</strong>, le salon <strong>de</strong> Colette, ou encore le bureau du Quartier latin<br />
où Sartre et <strong>de</strong> Beauvoir ouvraient leur abondant courrier dans le documentaire<br />
diffusé au Canada. Pour compenser la difficulté, voire l’impossibilité<br />
<strong>de</strong> sortir du studio, l’émission littéraire télévisée existait sous trois<br />
formules principales: trois mises en scène. Premièrement, une réunion <strong>de</strong><br />
critiques discutant <strong>de</strong> livres; <strong>de</strong>uxièmement, une rencontre d’un animateur<br />
avec un écrivain, et troisièmement, une réunion <strong>de</strong> critiques autour<br />
d’un ou plusieurs écrivains, aux côtés d’un animateur qui surplombe et<br />
dirige les discussions du groupe.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 148<br />
Dans ce portrait général, l’animateur Bernard Pivot occupe une place<br />
à part, en raison <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> popularité <strong>de</strong> ses émissions littéraires<br />
Apostrophes et Bouillon <strong>de</strong> culture. L’immortalité d’Apostrophes est<br />
confirmée par la réédition en DVD d’une douzaine d’entretiens avec <strong>de</strong>s<br />
auteurs aussi différents <strong>de</strong> Françoise Dolto, Georges Simenon, Vladimir<br />
Nabokov 9 . Fait à souligner si on s’intéresse à la mise en scène <strong>de</strong> l’écrivain,<br />
Nabokov refusera la formule <strong>de</strong> l’entretien impromptu; il exige<br />
d’abord <strong>de</strong> réaliser la rencontre chez lui, en Suisse, puis acceptera <strong>de</strong><br />
répondre en studio à <strong>de</strong>s questions rédigées d’avance par Pivot, auxquelles<br />
Nabokov répondra après avoir rédigé, méticuleusement et longtemps à<br />
l’avance, <strong>de</strong>s réponses très précises. De par son statut d’écrivain internationalement<br />
reconnu et pratiquement invisible à la télévision, l’auteur <strong>de</strong><br />
Lolita pouvait imposer sa propre mise en scène <strong>de</strong> son personnage public.<br />
De nombreuses anecdotes sont restées célèbres et constituent <strong>de</strong>s<br />
pièces d’anthologie lors <strong>de</strong>s nombreuses émissions d’Apostrophes: prises <strong>de</strong><br />
bec, engueula<strong>de</strong>s, coups <strong>de</strong> théâtre: l’écrivain ivre et vindicatif qui perd le<br />
contrôle sur le plateau (pensons à Serge Gainsbourg et Charles<br />
Bukowski), ou encore la révélation <strong>de</strong> la maîtresse secrète <strong>de</strong> l’écrivain<br />
Philippe Sollers alors que les <strong>de</strong>ux amants sont simultanément présents<br />
(et plus ou moins outrés) sur le plateau.<br />
Au cours <strong>de</strong>s années 1990 en France, d’autres émissions combinent la<br />
culture du livre avec musique, cinéma, arts visuels et autres tendances,<br />
comme Le Cercle du Minuit, d’abord animée par Michel Field et ensuite<br />
Laure Adler. Ici encore, l’écrivain est présenté avec son pedigree, voire sa<br />
légen<strong>de</strong>, lorsqu’on reçoit les sociologues Edgar Morin, Jean Baudrillard,<br />
Pierre Bourdieu. Dans certains cas, l’animateur peut même se permettre<br />
d’être irrévérencieux envers son invité; mais toujours, il connaîtra une<br />
partie suffisante <strong>de</strong> l’oeuvre <strong>de</strong> l’écrivain. En ce sens, l’animateur obtient<br />
la légitimité pour choisir ses sujets, poser <strong>de</strong>s questions, interrompre,<br />
conclure; en somme, diriger, mettre en scène l’entretien selon le format<br />
qu’il aura déterminé (Bourdieu 1996, 2002).<br />
Le statut social <strong>de</strong> l’écrivain est révélé, parfois érigé <strong>de</strong> toutes pièces,<br />
dans l’entretien télévisé, particulièrement par l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> son interlocuteur,<br />
ses questions, mais surtout par les réactions <strong>de</strong> l’invité face aux<br />
répliques spontanées <strong>de</strong> l’animateur, qui pourra poursuivre à la suite<br />
d’une réponse donnée ou <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s précisions s’il a saisi le message <strong>de</strong><br />
l’écrivain, ou au contraire se contenter <strong>de</strong> poser la question suivante sans<br />
prolonger les éléments <strong>de</strong> débat qui étaient initialement lancés par l’écrivain.<br />
Est-ce que l’animateur osera interrompre l’écrivain, pour lui dire<br />
cette phrase si lour<strong>de</strong> <strong>de</strong> sens et plus forte que toutes les censures? «C’est
149 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
passionnant, mais nous <strong>de</strong>vons arrêter ici car c’est tout le temps que nous<br />
avons.»<br />
Le statut social <strong>de</strong> l’écrivain peut également contribuer à la valorisation<br />
d’une émission généraliste, en lui servant <strong>de</strong> ce que l’on nomme un<br />
“alibi culturel”, surtout pour <strong>de</strong>s programmes qui n’en ont que très peu.<br />
Certains auteurs importants apparaissent dans certaines émissions <strong>de</strong>stinées<br />
au grand public, pour rejoindre un plus vaste auditoire. Ainsi, au fil<br />
<strong>de</strong>s semaines, <strong>de</strong>s auteurs aussi variés que Salman Rushdie, Élie Wiesel,<br />
Dominique Wolton, Bernard-Henri Lévy, Luc Ferry répon<strong>de</strong>nt aux questions<br />
d’un Thierry Ardisson dans son émission Tout le mon<strong>de</strong> en parle, où<br />
l’animateur français met en scène — avant tout — sa propre popularité.<br />
Ces écrivains consacrés, pour certains d’envergure internationale, côtoient<br />
sur ce plateau <strong>de</strong>s écrivains occasionnels: politiciens publiant leur programme<br />
électoral (pensons à Marine Le Pen, la fille du controversé politicien),<br />
artistes <strong>de</strong> variétés s’adonnant à l’autobiographie (comme la chanteuse<br />
Véronique Samson). Tour à tour, les animateurs <strong>de</strong> ces émissions<br />
axées au moins autant sur le divertissement que sur l’information peuvent<br />
adopter successivement plusieurs rôles momentanés: jouant parfois les<br />
amuseurs qui ridiculisent leur invités, adoptant à l’inverse l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />
juges qui légitiment ou condamnent le politicien, ou encore <strong>de</strong>venant<br />
contre toute attente l’interlocuteur avisé et sérieux pouvant parfois soutenir<br />
une conversation intelligente avec <strong>de</strong>s intellectuels <strong>de</strong> renom, <strong>de</strong>s personnalités,<br />
<strong>de</strong> grands penseurs. Si l’écrivain se met en scène lors <strong>de</strong> son<br />
passage à la télévision, l’animateur reste toutefois le mieux placé pour se<br />
mettre en scène et sortir valorisé après chaque entretien (Bourdieu, 2002).<br />
Il convient toutefois pour l’analyste <strong>de</strong> bien distinguer les animateurs qui<br />
lisent vraiment (Bernard Pivot; Bernard Rapp, Olivier Barrot) <strong>de</strong> ceux,<br />
plus nombreux, qui bénéficient d’une bonne équipe <strong>de</strong> lecteurs, recherchistes,<br />
scripteurs, et autres rédacteurs <strong>de</strong> questions pertinentes et <strong>de</strong><br />
mots d’esprit.<br />
À la suite <strong>de</strong> ces quelques remarques, on peut retenir que l’entretien<br />
télévisé peut <strong>de</strong>venir l’occasion d’un échange <strong>de</strong> mots et <strong>de</strong> civilités, <strong>de</strong><br />
questions et <strong>de</strong> réponses, mais aussi un partage <strong>de</strong> légitimités. L’écrivain,<br />
s’il est déjà célèbre, offre à l’émission qui l’invite son intelligence, son<br />
talent, sa célébrité, sa capacité d’attirer <strong>de</strong> vastes auditoires et <strong>de</strong> nourrir<br />
l’audimat; en revanche, l’émission en soi accor<strong>de</strong> en certains cas une<br />
vitrine formidable à l’auteur voulant promouvoir un nouveau livre et qui<br />
a besoin <strong>de</strong> visibilité, sinon <strong>de</strong> reconnaissance ou <strong>de</strong> publicité. La télévision<br />
permet à tout écrivain d’accé<strong>de</strong>r à un large public qui ne fréquente<br />
pas forcément les librairies.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 150<br />
D’autres émission littéraires ou culturelles québécoises <strong>de</strong>meurent<br />
mémorables; citons seulement Le Sel <strong>de</strong> la semaine, où le journaliste<br />
Fernand Séguin recevait <strong>de</strong>s écrivains aussi prestigieux que Jean<br />
Rostand, François Mauriac, Gilles Vigneault, Louis Aragon, Marcel<br />
Pagnol, Jack Kerouac. Ces entretiens mémorables réalisés au milieu <strong>de</strong>s<br />
années 1960 avaient d’ailleurs été édités sous forme <strong>de</strong> livres, à une<br />
époque où les enregistrements vidéo ne pouvaient pas encore être commercialisés<br />
(Séguin, 1969). Une décennie plus tard, Marcel Brisebois utilisait<br />
le studio parisien <strong>de</strong> Radio-Canada pour produire l’émission<br />
Rencontres durant les années 1970, dans laquelle l’animateur a pu recevoir<br />
plusieurs écrivains français, comme le philosophe Pierre Boudot, le<br />
théoricien <strong>de</strong> la communication Pierre Schaeffer, le dramaturge Eugène<br />
Ionesco. Ces <strong>de</strong>ux émissions culturelles canadiennes occupent à mon sens<br />
une place d’autant plus exceptionnelle qu’elles ont été créées à une époque<br />
où le phénomène <strong>de</strong> la multiplication <strong>de</strong>s chaînes télévisées n’avait pas<br />
encore affecté le paysage audio-visuel, tant au Québec qu’en France.<br />
Prolongements sociologiques<br />
Une question apparaît dès lors: «Qu’est-ce que l’entretien télévisé<br />
pourrait ajouter à un livre?». En fait, tout dépend du domaine <strong>de</strong> spécialisation<br />
<strong>de</strong> son auteur; qu’il soit un écrivain <strong>de</strong> fiction, <strong>de</strong> diagnostics sur la<br />
société, d’essais. Bien plus, la télévision permet, plus que la radio, <strong>de</strong> créer<br />
cette figure si symptomatique <strong>de</strong> «l’écrivain avec une réputation». Au<br />
moins <strong>de</strong>ux observateurs français ont observé l’apparition <strong>de</strong> ces auteurs<br />
avec pour ainsi dire leur marque <strong>de</strong> commerce. Dans son livre Misère <strong>de</strong><br />
la prospérité, l’essayiste Pascal Bruckner dénonçait cette figure <strong>de</strong> plus en<br />
plus répandue <strong>de</strong> «l’écrivain rebelle», qui dénigre tout et ne croit plus en<br />
rien (Bruckner 2002, 49). Pour sa part, le sociologue Raymond Boudon<br />
remarquait cette autre figure insolite, assez similaire, celle <strong>de</strong> l’écrivain<br />
avec un signe distinctif: «Les intellectuels surtout soucieux <strong>de</strong> leur visibilité<br />
se reconnaissant facilement en notre temps médiatique: par la volonté<br />
<strong>de</strong> singulariser leur image, à l’ai<strong>de</strong> d’un attribut vestimentaire (décolleté<br />
plongeant, écharpe installée à <strong>de</strong>meure sur une épaule, etc [...]» (Boudon<br />
2004, 78).<br />
Deux approches sociologiques pourraient être convoquées dans l’analyse<br />
<strong>de</strong> ces passages <strong>de</strong> l’écrivain à la télévision. Premièrement, comme<br />
nous l’avons expliqué, la construction du personnage, voire <strong>de</strong> la «ve<strong>de</strong>tte»<br />
par le truchement du spectacle télévisuel permet <strong>de</strong> saisir les aspects symboliques<br />
<strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> rencontre, d’une forme familière, mais d’un contenu<br />
toujours renouvelé. De plus, les différents types <strong>de</strong> culte <strong>de</strong> l’écrivain
151 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
<strong>de</strong>vraient donner lieu à une étu<strong>de</strong> plus poussée non seulement <strong>de</strong> la représentation<br />
<strong>de</strong> celui-ci, mais <strong>de</strong> ses interactions en public (et <strong>de</strong>vant les<br />
caméras) avec toutes sortes <strong>de</strong> médiateurs: animateurs, critiques spécialisés,<br />
et aussi le public en général (autres invités, spectateurs dans l’auditoire,<br />
téléspectateurs, lecteurs) (Ferris 2001, 2004; Hills 2002; O’Guinn<br />
2000).<br />
Cette réflexion, encore jeune, nous permet <strong>de</strong> mieux comprendre un<br />
aspect sociologique important <strong>de</strong>puis Max Weber: le statut social <strong>de</strong> ce<br />
producteur culturel que l’on nomme l’écrivain. On pourrait en outre mieux<br />
comprendre l’évolution et les variations <strong>de</strong> l‘image <strong>de</strong>s écrivains et <strong>de</strong>s<br />
personnalités publiques selon les divers contextes (culturels, historiques<br />
et géographiques). Cette disproportion entre la popularité, voire la surexposition<br />
dans les médias <strong>de</strong> certains écrivains <strong>de</strong>vrait inciter les futurs<br />
historiens <strong>de</strong> la littérature à relativiser l’importance <strong>de</strong>s auteurs les plus<br />
célébrés. La popularité <strong>de</strong> l’écrivain influence non seulement son prestige<br />
et ses ventes; les programmes scolaires <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong> français portent également<br />
la marque <strong>de</strong> l’influence <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s littéraires dans le choix <strong>de</strong>s<br />
auteurs au programme dans les écoles secondaires du Québec (Gagnon<br />
2006). Les critères (terme éminemment sociologique) évoqués par les<br />
rédacteurs <strong>de</strong>s programmes <strong>de</strong> lectures dans le but <strong>de</strong> retenir quels<br />
auteurs seront privilégiés ou non obéissent souvent à <strong>de</strong>s exigences qui<br />
n’ont que peu à voir avec la littérature ou l’esthétique: par exemple la<br />
représentativité d’auteurs féminins, l’importance accrue à la présence,<br />
quelquefois disproportionnée, <strong>de</strong> diverses communautés ethniques et linguistiques,<br />
la place <strong>de</strong>stinée aux “ve<strong>de</strong>ttes” et aux auteurs méconnus, aux<br />
rebelles, aux auteurs <strong>de</strong> diverses régions du pays et du mon<strong>de</strong>. La popularité<br />
<strong>de</strong> certains écrivains, uniquement gagnée par leur<br />
(sur)médiatisation, fait en sorte que certains noms s’imposent lorsqu’il<br />
s’agit <strong>de</strong> choisir, sélectionner, retenir seulement quelques noms d’écrivains<br />
pour <strong>de</strong>s programmes, <strong>de</strong>s anthologies, <strong>de</strong>s prix littéraires. Cette<br />
subjectivité, justifiée <strong>de</strong> diverses manières, confirme la nécessité d’un<br />
regard sociologique sur la construction <strong>de</strong> la culture en général, et particulièrement<br />
sur le paysage littéraire et l’enseignement du français dans<br />
nos écoles.<br />
Références bibliographiques<br />
BECKER, Howard. Les mon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’art. Paris: Flammarion, Champs, N° 648, 2006<br />
(1982).<br />
BERNARD, André, Sacha Guitry, une vie <strong>de</strong> merveilles. Paris: Omnibus, 2006.<br />
BILLARD, Pierre. André Gi<strong>de</strong> et Marc Allégret: le roman secret. Paris: Plon, 2006.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 152<br />
BOUDON, Raymond. Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme. Paris:<br />
Odile Jacob, 2004.<br />
BOURDIEU, Pierre. Sur la télévision; suivi <strong>de</strong> L’emprise du journalisme. Paris:<br />
Liber, 1996.<br />
BOURDIEU, Pierre. Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, Textes<br />
choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo. Marseille et<br />
Montréal: Agone et Comeau & Na<strong>de</strong>au, Lux éditeur, 2002. [Voir surtout le chapitre<br />
«La télévision peut-elle critiquer la télévision?», pp. 408-416].<br />
BRUCKNER, Pascal, Misère <strong>de</strong> la prospérité. La religion marchan<strong>de</strong> et ses ennemis.<br />
Paris: Grasset, 2002.<br />
CHAVOT, Pierre. L’ABC du Surréalisme. Paris: Flammarion, 2001.<br />
<strong>de</strong> Ayala, Roselyne, et Nathalie Des Vallières (dirs.), Les plus beaux manuscrits<br />
d’Arthur Rimbaud. Montréal: Hurtubise HMH, 2004.<br />
DIDEROT, Denis. Pensées philosophiques. 1746.<br />
DUCHARME, Réjean. L’Avalée <strong>de</strong>s avalés. Paris: Gallimard, 1966.<br />
FERRIS, Kerry O. «Through a Glass, Darkly: The Dynamics of Fan-Celebrity<br />
Encounters». Symbolic Interaction, 2001, Vol. 24, N° 1.<br />
FERRIS, Kerry O. «Seeing and Being Seen: The Moral Or<strong>de</strong>r of Celebrity Sightings»<br />
Journal of Contemporary Ethnography, Vol. 33, N° 3, June 2004.<br />
GAGNON, Nicole. «Libérez-nous <strong>de</strong>s pédagogues», dans Nuit blanche. Le magazine<br />
du livre, N° 104, automne 2006.<br />
GOFFMAN, Erving. La mise en scène <strong>de</strong> la vie quotidienne, Tome 1. Paris: Éditions<br />
<strong>de</strong> Minuit, 1973 [1959].<br />
HILLS, Matt. Fan Cultures. London: Routledge, 2002.<br />
KOMARA, Ed[ward] (dir.). Encyclopedia of the blues. New York: Routledge, 2006.<br />
MONTESQUIEU. Lettres persanes. Amsterdam: 1721.<br />
O’GUINN, Thomas C. «Touching Greatness: The Central Midwest Barry Manilow<br />
Fan Club», dans SCHOR, Juliet B., et Douglas B. Holt, The Consumer Society<br />
Rea<strong>de</strong>r, New York, The New Press, 2000.<br />
ROUSSEL, Raymond. Comment j’ai écrit certains <strong>de</strong> mes livres, Paris, 10/18, (1985<br />
[1935]).<br />
SÉGUIN, Fernand. Fernand Séguin rencontre François Mauriac. Le sel <strong>de</strong> la<br />
semaine. Montréal: Éditions <strong>de</strong> l’Homme, 1969.<br />
Filmographie<br />
Gratien Gélinas. Les Fridolina<strong>de</strong>s. Court métrage. Office National du Film: 1945.<br />
Jacques Gobdout. Deux épiso<strong>de</strong>s dans la vie d’Hubert Aquin. Office National du<br />
Film: 1977.<br />
Sacha Guitry. Ceux <strong>de</strong> Chez Nous, moyen métrage muet. Paris: 1915.<br />
Pierre Perrault et Michel Brault. Pour la Suite du mon<strong>de</strong>. Office National du<br />
Film: 1963.<br />
Pierre Perrault. Un pays sans bon sens. Office National du Film: 1970.<br />
Pierre Perrault. Les voiles bas et en travers. Office National du Film: 1982.<br />
Pierre Perrault. La Bête lumineuse. Office National du Film: 1983.<br />
Pierre Perrault. La Gran<strong>de</strong> allure. Office National du Film: 1986.
153 2. LITTÉRATURE FRANCOPHONE DE CANADA<br />
Notes:<br />
1 Je remercie l’UQAC <strong>de</strong> son appui.<br />
2 Le cadre conceptuel <strong>de</strong> cette recherche doit beaucoup aux sociologues américains<br />
Charles Horton Cooley, mais surtout Erving Goffman, et particulièrement pour son<br />
livre classique, La mise en scène <strong>de</strong> la vie quotidienne, Paris, Éditions <strong>de</strong> Minuit, 1973<br />
[1959], p. 69. Plus récemment, Raymond Boudon a aussi abordé brièvement ce problème<br />
<strong>de</strong> l’écrivain légitimé et surestimé (le cas <strong>de</strong> Michel Houellebecq), mais également<br />
la question du faux héros littéraire, dans son livre Pourquoi les intellectuels<br />
n’aiment pas le libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 181.<br />
3 Voir <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ces disques: Colette vous parle, collection “Leur oeuvre et leur voix”, 33<br />
tours. Colette y adresse un court message à ses lecteurs et lit <strong>de</strong>s extraits <strong>de</strong> Sido.<br />
Montréal, Sélect, SC — 13.017. Mono [1956]; et Voix <strong>de</strong> 8 poètes du Canada“, New<br />
York, Folkways, FL 9905, 1958.<br />
4 Tous les enregistrements en 78 tours <strong>de</strong> Sacha Guitry ont été réédités, d’abord en<br />
plusieurs 33 tours durant les années 1950, puis intégralement dans un coffret <strong>de</strong> 6<br />
CDs, sous le titre L’Intégrale <strong>de</strong> l’oeuvre enregistrée 1919-1955. Paris, RYM Musique,<br />
1996. On pouvait y entendre Guitry y jouer lui-même certaines <strong>de</strong> ses pièces célèbres<br />
comme Le Mot <strong>de</strong> Cambronne et N’écoutez pas Mesdames. Évi<strong>de</strong>mment, ces documents<br />
d’une gran<strong>de</strong> richesse historique sont pratiquement tous introuvables.<br />
5 Voir le beau livre d’André Bernard, Sacha Guitry, une vie <strong>de</strong> merveilles, Paris,<br />
Omnibus, 2006.<br />
6 Pierre Billard, André Gi<strong>de</strong> et Marc Allégret: le roman secret. Paris, Plon, 2006.<br />
7 Roselyne <strong>de</strong> Ayala et Nathalie Des Vallières (dirs.), Les plus beaux manuscrits<br />
d’Arthur Rimbaud, Montréal, Hurtubise HMH, 2004.<br />
8 Voir Yves Laberge, Entretien avec Michel Brault, Cap-aux-Diamants, N° 38, été<br />
1994.<br />
9 Ces DVDs <strong>de</strong> Françoise Dolto, Georges Simenon, Vladimir Nabokov ont été réédités<br />
en format PAL par Gallimard en 2006
3<br />
LITTÉRATURE FRANÇAISE
Le réseau figural <strong>de</strong> l’ombre dans l’œuvre <strong>de</strong><br />
Pascal Quignard<br />
Elena GHIŢĂ<br />
Université <strong>de</strong> l’Ouest <strong>de</strong> Timişoara<br />
Roumanie<br />
La fréquence du lexème ombre dans l’ensemble <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Pascal<br />
Quignard, particulièrement dans Les ombres errantes: Dernier royaume I<br />
(Prix Goncourt 2002) fait penser à un échafaudage discursif qui soutient<br />
les thèmes du temps, <strong>de</strong> la mort, du mystère et <strong>de</strong> l’art:<br />
(1) Tout ombre qui enveloppe notre corps est celle <strong>de</strong> la scène qui est à notre<br />
source [...]. Nous croyons toujours que nous avons entendu quelque chose<br />
dans l’ombre. (Les Ombres errantes, 14)<br />
(2) [...] il fallait que tout le trésor passé ou invisible reculât davantage dans<br />
l’ombre. Il y avait un mon<strong>de</strong> qui appartenait à la vie obscure, à la vie <strong>de</strong><br />
l’ombre, parmi les ombres <strong>de</strong> l’enfer. (L’Occupation américaine, 67)<br />
(3) Dans la cuisine le plus beau c’est le Perdu qu’y règne. Le <strong>de</strong>stin qui hante<br />
la proie qui a été mangée constitue son ombre. (Les Ombres errantes, 40)<br />
(4) En 1933 Tanizaki publia un court texte où il disait qu’il regrettait l’ombre<br />
[...] Ce regret était argumenté <strong>de</strong> façon provocante. Tanizaki y exprimait sa<br />
nostalgie pour les lieux d’aisances presque obscurs <strong>de</strong> l’ancien Japon» si<br />
différents <strong>de</strong> «la lumière puritaine, américaine, éblouissante <strong>de</strong>s néons,<br />
dans une cuvette <strong>de</strong> porcelaine immaculée [...] (45)<br />
(5) Ce sont les ombres qu’il faut opposer à l’image.(38)
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 13/2007 158<br />
(6) Walter Benjamin a écrit au début du siècle <strong>de</strong>rnier que les inventions <strong>de</strong> la<br />
photographie et <strong>de</strong> la cinématographie avaient introduit, à l’intérieur<br />
même <strong>de</strong> ce qu’elles avaient mis à jour, l’absence <strong>de</strong> l’ombre. (60-61)<br />
(7) il [Edouard Furfooz] aimait les êtres <strong>de</strong> songe, les fantômes, les fées.<br />
elle aimait [...] la voix grave, sour<strong>de</strong> d’Edouard, toujours plus ou moins<br />
voilée. (Les Escaliers <strong>de</strong> Chambord, 15, 16)<br />
Les ombres errantes est une œuvre construite dune manière postmo<strong>de</strong>rne<br />
sur <strong>de</strong>s citations, insertions intertextuelles et récits antérieurement<br />
écrits. Des contextes différents diffractent le sens du mot même, font jouer<br />
sur la dé-définition et le paradoxe. On apprend que le compositeur<br />
français François Couperin, mort en 1733 a composé une pièce pour le clavecin<br />
dont le titre est Les ombres errantes. Junichiro Tanizaki et Walter<br />
Benjamin, auteurs du XX e siècle sont cités dans les exemples (4) et (6) ci<strong>de</strong>ssus.<br />
Le chroniqueur Grégoire <strong>de</strong> Tours (Ve siècle) fournit les <strong>de</strong>rniers<br />
mots <strong>de</strong> Syagrius, le chef <strong>de</strong>s Gallo-Romains vaincu par Clovis, et le roi<br />
<strong>de</strong>s Francs, en 486: «Quaesint cum moriebatur ubi essent ombrae.» Sa<br />
question: Où sont les ombres? Ouvre un champ <strong>de</strong> suppositions tout au<br />
long du livre, car le récit emblématique sur ce roi d’un «<strong>de</strong>rnier royaume»<br />
est repris, tel un motif musical plusieurs fois (p. 33, 36-38, 74, 82, 180-181,<br />
185). Syagrius, invoquait-il les ombres <strong>de</strong> son père et du père d’Alaric dont<br />
les serments d’alliance avaient été trahis ou évoquait-il l’ombre <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
chaînes sous lesquels il avait aimé s’asseoir?<br />
Le livre contient aussi le conte sur l’amour in<strong>de</strong>structible d’une<br />
femme pour son mari décédé; parlant une fois <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> la transgression<br />
<strong>de</strong> la frontière entre le visible et l’invisible.<br />
L’investigation passe <strong>de</strong>s cultures occi<strong>de</strong>ntales aux cultures orientales<br />
et <strong>de</strong> l’Antiquité aux temps présents et futurs cumulant <strong>de</strong>s références<br />
diverses dont l’ordre amalgamé rappelle la succession aléatoire <strong>de</strong>s<br />
informations dans un fichier électronique. Pourquoi parlons-nous alors<br />
d’un réseau figural?<br />
Des formes à peine différenciées — les ombres, l’ombre, dans l’ombre<br />
— porteuses <strong>de</strong> sens distincts, renvoient à un référent multiple: le passé,<br />
le mal, l’enfer, la mort; le revenant, le fantôme, l’obscurité, le secret, le<br />
perdu, l’immatériel, l’invisible, la musique, la parole. L’écrivain semble<br />
compter sur la littéralité: il restitue les sens propres du mot en convoquant<br />
l’idée que l’on se fait <strong>de</strong> l’ombre. Mais le jeu <strong>de</strong>s connotations permet<br />
<strong>de</strong>s glissements d’un signifiant à l’autre conduisant le lecteur vers <strong>de</strong>s<br />
analogies inattendues. Un sens global vague, obsédant, sans référent précis<br />
se constitue petit à petit. Celui-ci est inséparable d’une certaine<br />
conception du temps (cyclicité, répétition, réversibilité), <strong>de</strong> l’inquiétu<strong>de</strong>
159 3. LITTÉRATURE FRANÇAISE<br />
propre du sujet écrivant, <strong>de</strong> motifs récurrents à la fin du siècle et du millénaire.<br />
On ne saurait déco<strong>de</strong>r ce sens en <strong>de</strong>hors d’une histoire <strong>de</strong> la pensée<br />
qui a longtemps légitimé «che <strong>de</strong>s vérités cachées «dans l’ombre»: «La<br />
pensée du XXe siècle a récupéré l’occultation (lethe) comme pendant <strong>de</strong> la<br />
vérité (aletheia).»(Bădiliţă 1996: 7 et les suiv., notre traduction)<br />
La thématisation <strong>de</strong> l’ombre s’inscrit donc dans un courant récent qui<br />
parvient à redistribuer les accents dans le mythe <strong>de</strong> la Caverne. C’est une<br />
réplique aux commentaires traditionnels du dialogue <strong>de</strong> Platon où le<br />
sophiste est amené à reconnaître la lumière <strong>de</strong> la vérité; la suprématie <strong>de</strong><br />
l’Idée et le principe du Bien à travers une systématique dénigrement <strong>de</strong><br />
l’obscurité (<strong>de</strong> la caverne) et <strong>de</strong>s ombres (projetée sur un mur regardé par<br />
<strong>de</strong>s captifs ignorants).<br />
Suivons en premier lieu les contextualisations <strong>de</strong>s ombres trompeuses<br />
qui détournent l’esprit <strong>de</strong>s idées (extraits a), b), c)). On verra par<br />
la suite que l’ombre connaît une paradoxale «mise en lumière», la pensée<br />
aporétique ayant introduit dans le débat l’idée même <strong>de</strong> l’ombre (extraits<br />
d), e)).<br />
Pour les lecteurs avisés en matière d’idéalisme platonicien et <strong>de</strong> la<br />
spéculation occi<strong>de</strong>ntale qui en dérive, la lecture <strong>de</strong>s pages reproduites aux<br />
points b) et c) est superflue. Il faut cependant examiner correctement la<br />
logique d’un acquis avant <strong>de</strong> se laisser entraîner dans la pensée paradoxale<br />
qui n’ajoute rien, mais renverse, conteste et bafoue.<br />
a) Et d’abord penses-tu que dans cette situation ils avaient vu d’eux-mêmes et<br />
<strong>de</strong> leurs voisins autre chose que les ombres projetées par le feu sur la partie<br />
<strong>de</strong> la Caverne qui leur fait face?<br />
Tout d’abord ce qu’il [un <strong>de</strong>s prisonniers à peine délivrés] regar<strong>de</strong>rait le<br />
plus facilement ce sont les ombres puis les images <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s autres<br />
objets reflétés dans les eaux, puis les objets eux-mêmes. (Platon, La<br />
République, Livre VII)<br />
b) Dans une caverne éclairée par un grand feu, <strong>de</strong>s prisonniers sont<br />
enchaînés; ils sont immobiles et tournent le dos à la lumière. Entre eux et<br />
le feu, <strong>de</strong>s personnes passent, <strong>de</strong>s objets sont transportés;les ombres <strong>de</strong> ces<br />
personnes et <strong>de</strong> ces objets se projettent sur le mur, et les prisonniers, qui<br />
n’ont jamais vu que <strong>de</strong>s ombres, les prennent pour <strong>de</strong>s réalités. Entre ces<br />
ombres ils établissent <strong>de</strong>s rapports, mais ce n’est qu’une science d’apparences.<br />
On délivre un <strong>de</strong> ces captifs et on le conduit à la lumière; il est<br />
ébloui et se persua<strong>de</strong> que ce qu’il voyait auparavant était plus réel que ce<br />
qu’on lui montre. Puis il s’accoutume peu à peu et, après avoir appris à distinguer<br />
les objets, il parvient à fixer le soleil lui-même, principe <strong>de</strong> toute
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 13/2007 160<br />
lumière. C’est là selon Platon, l’histoire <strong>de</strong> l’homme qui n’a d’abord qu’une<br />
connaissance sensible, la connaissance <strong>de</strong>s ombres; appelé à réfléchir, il<br />
commence par être déconcerté et croit les sensations plus réelles que les<br />
pensées, ensuite, pénétrant par la dialectique dans le mon<strong>de</strong> intelligible, il<br />
contemple les Idées elles-mêmes, et enfin, ce ”soleil”qu’est la plus haute <strong>de</strong>s<br />
idées, l’idée du Bien. (Caverne GDE Larousse)<br />
Ce sont les Idées ou formes qui constituent les modèles, ou les paradigmes,<br />
d’où les choses sensibles tirent leurs êtres propres, ce qui fait qu’elles sont<br />
ce qu’elles sont. Et ces formes sont <strong>de</strong>s Idées dans la mesure où elles sont le<br />
connaissable par excellence, cela seul, même, qui puisse être véritablement<br />
connu, puisqu’il n’y a <strong>de</strong> connaissance authentique que du réel, et que<br />
l’unique réalité, ce sont les Idées. L’idéalisme platonicien est un réalisme<br />
<strong>de</strong>s idées. [...] Ce discours ”philosophique” fon<strong>de</strong> la majeure partie <strong>de</strong> la<br />
spéculation occi<strong>de</strong>ntale.(Platon GDE Larousse)<br />
c) Celui qui ne connaît pas les choses dans leur essence intelligible, par <strong>de</strong>s<br />
raisons <strong>de</strong> perfection; autrement dit à la lumière du Bien est comparable à<br />
celui qui n’aperçoit pas les objets sensibles au grand jour, mais seulement<br />
dans la pénombre, ou à celui qui prend pour les choses mêmes leurs reflets<br />
et leurs ombres.<br />
Dans la célèbre allégorie <strong>de</strong> la Caverne la condition d’ignorance où se trouvent<br />
ceux qui ne conçoivent d’autre réalité que sensible est illustrée par celle<br />
<strong>de</strong>s habitants d’une <strong>de</strong>meure souterraine qui ne connaissent rien du mon<strong>de</strong><br />
visible pas même les simulacres ou figurines que font défiler au-<strong>de</strong>ssus d’un<br />
mur <strong>de</strong>s porteurs invisibles, comme dans un théâtre <strong>de</strong> marionnettes;<br />
enchaînés <strong>de</strong>puis l’enfance ils tournent le dos à ce mur et n’aperçoivent pas<br />
<strong>de</strong> ces simulacres <strong>de</strong>s objets visibles que les ombres portées sur le fond <strong>de</strong><br />
la caverne par un feu allumé <strong>de</strong>rrière le mur.<br />
Si l’on délivre un <strong>de</strong> ces prisonniers, il lui sera d’abord possible d’apercevoir<br />
directement les simulacres à l’intérieur <strong>de</strong> la caverne, ce qui symbolise<br />
l’accès à la perception véritable, celle <strong>de</strong>s objets sensibles, où à l’opinion<br />
vraie, alors qu’auparavant il était livré à l’illusion, ne voyait que les<br />
ombres. Mais il lui faudra ensuite accé<strong>de</strong>r à la lumière du jour et explorer<br />
par <strong>de</strong>grés le mon<strong>de</strong> visible; [...] le prisonnier délivré regar<strong>de</strong>ra d’abord les<br />
reflets et les images <strong>de</strong>s objets visibles avant <strong>de</strong> les voir directement en euxmêmes;<br />
[...] le philosophe s’élèvera <strong>de</strong> l’observation sensible à la représentation<br />
objective, aux hypothèses <strong>de</strong> la physique mathématique et <strong>de</strong> là à<br />
l’idée du Bien, où il saisit le principe <strong>de</strong> l’organisation <strong>de</strong> l’Univers; et<br />
l’ayant contemplé, il s’efforcera d’en restituer l’image dans sa conduite,<br />
dans sa vie intérieure et dans le gouvernement <strong>de</strong> la cité.<br />
Le Bien est dans l’ordre <strong>de</strong> l’intelligence ce qu’est le soleil dans le mon<strong>de</strong><br />
visible. C’este dans la clarté du soleil que les choses sont vues, <strong>de</strong> même,
161 3. LITTÉRATURE FRANÇAISE<br />
c’est à la lumière du Bien que les raisons <strong>de</strong>s choses sont connues par l’intelligence:<br />
ce sont <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> perfection. Or, <strong>de</strong> telles raisons, qui nous<br />
font connaître les choses dans leur vérité sont celles aussi qui les font être.<br />
Le soleil non seulement rend les choses visibles, mais c’est lui qui fait<br />
croître tout ce qui est en ce mon<strong>de</strong>. (Moreau Platon)<br />
d) L’imaginaire d’un philosophe n’est pal tellement l’instance <strong>de</strong> l’irrationnel<br />
que le foyer mental où se préparent; dans l’ombre les gran<strong>de</strong>s décisions <strong>de</strong><br />
la raison qui croît naïvement travailler au grand jour. (Wunenburger<br />
1998, 229)<br />
e) Un aura d’invisibilité l’enveloppe [la perception <strong>de</strong> l’événement historique]<br />
(Ricœur 2001, 189)<br />
Les termes en antithèse ont déjà dans le mythe raconté par Platon et<br />
dans les paraphrases explicatives ultérieures une portée symbolique: la<br />
lumière du Bien; le soleil qui est la plus haute <strong>de</strong>s idées/ la connaissance<br />
<strong>de</strong> l’ombre c’est-à-dire la connaissance sensible. Plus tard, l’investissement<br />
<strong>de</strong> signification dont jouit l’ombre passe par la valorisation <strong>de</strong> la<br />
connaissance sensible. Déposé dans la mémoire culturelle <strong>de</strong>s langues,<br />
l’antithèse continue son travail dans les formes d’expression d’une pensée<br />
renouvelée.<br />
L’opposition clarté/ombre est sous-tendue par l’analogie. Les prisonniers<br />
ont les corps enchaînés. Ils sont en même temps <strong>de</strong>s captifs ignorants<br />
et l’esprit en captivité ne connaît pas la vérité. Une expérience d’optique<br />
(physique) est censée faire comprendre au sophiste quel doit être le<br />
chemin <strong>de</strong> l’esprit. Et l’expérience <strong>de</strong> l’extérieur pourra acheminer le prisonnier<br />
délivré vers la connaissance qui traverse son propre esprit. Cette<br />
”correspondance” banale entre le matériel et le spirituel qui repose sur<br />
”l’universelle analogie” et qui traverse les siècles fait que dans <strong>de</strong> pareils<br />
contextes l’expression soit chargée d’un potentiel figuratif qui explose<br />
dans chaque épithète ou complément du nom. On a d’ailleurs pu ranger la<br />
plupart <strong>de</strong>s figures <strong>de</strong> pensée et <strong>de</strong> langage dans <strong>de</strong>s catégories selon les<br />
principes antinomique ou analogique.<br />
Même si Pascal Quignard restitue les sens du dictionnaire, <strong>de</strong>s microcontextes<br />
à l’appui, même s’il recueille <strong>de</strong>s ”pensées”, refusant explicitement<br />
ce qui fait image au niveau du discours, les figures empruntées ou<br />
originales sautent aux yeux: la rive obscure, la rive <strong>de</strong> l’ombre, mettre à<br />
jour l’absence <strong>de</strong> l’ombre, le trésor invisible, l’ombre qui enveloppe notre<br />
corps, l’ombre du <strong>de</strong>stin qui hante la proie qui a été mangée.<br />
On y reconnaît les outils d’une rhétorique. Cette rhétorique <strong>de</strong>s temps<br />
<strong>de</strong> renouveau quand on refuse <strong>de</strong>s figures rebattues n’est pas un but en
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 13/2007 162<br />
soi; elle est mise, au contraire, au service d’une conception et d’une expressivité<br />
en train <strong>de</strong> se constituer v. Ghiţă 2005)<br />
Pascal Quignard prétend nous livrer: «Ce qui est pensé, ce qui est<br />
noétiquement pensé, ce qui est étymologiquement pensé […]» (Les<br />
Ombres…, 25). Mais les opérations mentales d’enchaînement syntagmatique<br />
et d’association paradigmatique font que le suivi <strong>de</strong> la pensée se<br />
réfracte dans le jeu <strong>de</strong>s sens connotatifs. La langue, qu’elle soit spontanée<br />
ou recherchée est inhérente à la communication dans n’importe quelle<br />
langue dans l’emploi courant tout comme dans la pratique littéraire: la<br />
bouche du métro, la bouche d’ombre, les Rayons et les Ombres (Hugo).<br />
L’organisation rhétorique fait sauter à côté la logique <strong>de</strong> l’énoncé dans le<br />
sens littéral, prend une voix parallèle à la pensée suivie.<br />
Les traits distinctifs du discours dans les œuvres analysées sont le<br />
tour et la figure <strong>de</strong> pensée, héritage classique chez un auteur postmo<strong>de</strong>rne.<br />
Le tour est une forme d’expression qui fait fusionner un thème universel<br />
et l’idée qu’on s’en fait à un moment donné. Il comporte l’art <strong>de</strong> la<br />
formule adoptée à la pensée du jour. Le maître en était Boileau. Dans ses<br />
Satires et Epîtres les thèmes <strong>de</strong>s Anciens étaient tournés dans <strong>de</strong>s formules<br />
qui exprimaient <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong> son temps comme nous l’avons montré<br />
(allant sur les traces <strong>de</strong> Lanson!) pour la Satire IV et l’Epître III où l’on<br />
retrouve les thèmes horaciens Insanis et tu stultique proper omnes (la folie<br />
universelle) et, respectivement, malus pudor ( la mauvaise honte). (Ghiţă<br />
1987)<br />
Une pratique courante dans les écrits <strong>de</strong> notre temps est la réplique<br />
(ou riposte) qui tourne au paradoxe:<br />
«Le roi immortel <strong>de</strong>s siècles [formule qui est donnée comme citation<br />
<strong>de</strong> Massillon] est la mort.» (Les Ombres…)<br />
«L’E<strong>de</strong>n se retire peu à peu du Jardin.» (ibi<strong>de</strong>m)<br />
La figure <strong>de</strong> pensée découle, dit Lucian Blaga, du sentiment qu’on a<br />
qu’il y a du mystère, elle exprime le mystère. Notre philosophe, poéticien<br />
et poète lui attribue un rôle révélateur, une fonction ontologique, ce en<br />
quoi elle serait différente <strong>de</strong>s figures <strong>de</strong> langage qui abon<strong>de</strong>nt dans les<br />
«pério<strong>de</strong>s d’effervescence déca<strong>de</strong>nte et baroque» lorsqu’on abuse <strong>de</strong> catachrèses<br />
jusqu’au point où «selon le jugement classique c’est la démence qui<br />
se déclare». (Blaga 1969, 286-287)<br />
L’association <strong>de</strong>s idées dans l’interprétation <strong>de</strong>s faits historiques est<br />
parfois soutenue sous la plume <strong>de</strong> Quignard, par l’accompagnement <strong>de</strong><br />
l’anagramme et par la disposition typographique:<br />
«Les Portugais ra<strong>de</strong> d’Edo<br />
Le roi Soleil Port-Royal rasé.» (Les Ombres…, 99)
163 3. LITTÉRATURE FRANÇAISE<br />
Une <strong>de</strong>vinette. La thématique <strong>de</strong>s disparitions successives <strong>de</strong>s<br />
«royaumes» (au figuré!) sous les vagues du temps s’exprime par l’allusion<br />
à <strong>de</strong>s faits présentés comme analogues: persécution et <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s<br />
foyers culturels chrétiens au XVII e siècle au Japon et en France. La formule<br />
réduit et con<strong>de</strong>nse l’information. Elle traduit et suscite une émotion.<br />
Le travail du langage comporte dans le cas <strong>de</strong> cet érudit auteur, une<br />
dimension particulière qui relève <strong>de</strong> la traduction. Latiniste et traducteur<br />
du chinois, il ajoute une réflexion sur la déverbalisation («ce qui est noétiquement<br />
pensé») et la reverbalisation, c. à. d. l’adéquation <strong>de</strong> la forme d’expression<br />
aux possibilités parfois limitées en langue d’arrivée, en l’occurrence<br />
le français («ce qui est philologiquement pensé»). Il nous dit par<br />
exemple que le nom du philosophe chinois Lao-tseu signifie: lao = vieux,<br />
tsen = enfant. Cela lui suggère cette méditation: «Le lettré est tour à tour<br />
Enfant du vieux et vieil enfant.» (Quignard 2002, 11). Le nom propre Wen<br />
Bigu ou Bigu (Nécessité d’imiter les Anciens). Rixin (se renouveler <strong>de</strong> jour<br />
en jour), trouvé chez Jin Ping Mei suscite une profession <strong>de</strong> foi du lettré et<br />
un <strong>de</strong>mi-aveu <strong>de</strong> l’auteur: «Je me renouvelle <strong>de</strong> jour en jour dans la nécessité<br />
d’imiter les Anciens» (ibi<strong>de</strong>m). Ces développements montrent une<br />
appropriation spontanée <strong>de</strong>s signes (motivés) du langage au bénéfice d’une<br />
conception personnelle. L’expressivité du lexème ombre relève elle aussi,<br />
en fin <strong>de</strong> compte, d’une tentative <strong>de</strong> motiver le signe. Cela équivaut à une<br />
approche artistique, poétique du langage.<br />
Conclusions. La figuralité ne résulte pas <strong>de</strong> l’emploi conscient ou<br />
spontané <strong>de</strong>s procédés dont ren<strong>de</strong>nt compte les taxonomies et les dictionnaires<br />
<strong>de</strong> rhétorique. Elle découle du statut équivoque du lexème récurrent:<br />
terme approprié ou métaphorique, référent, concept. Terme propre<br />
pour désigner l’interception <strong>de</strong> la lumière par un corps opaque (physique),<br />
terme technique pour désigner les parties obscures d’un tableau (peinture),<br />
terme adopté par les Anciens pour désigner l’âme séparée du corps<br />
chez les morts, traditionnellement utilisé pour désigner le revenants (les<br />
ombres blanches); métaphore pour l’occultation, le mal, la tristesse, la disparition,<br />
la mort; référent global pour les contenus <strong>de</strong>s récits et <strong>de</strong>s expressions<br />
allusives qui comportent un sens moral; concept abstrait pour un<br />
vaste territoire <strong>de</strong> recherche dans la philosophie, l’histoire, la psychanalyse,<br />
les arts et les sciences du langage.<br />
Connaisseur en tant qu’exégète <strong>de</strong> Maurice Scève, <strong>de</strong> l’obscurité <strong>de</strong><br />
l’oubli et <strong>de</strong> l’obscurité du vague, l’écrivain ne nous engage pas à sortir <strong>de</strong><br />
l’ombre: il en fait le sujet du texte et l’objet du métatexte dans un livre <strong>de</strong><br />
pensées et d’histoire(s) où la polysémie homogénéise curieusement l’ensemble.<br />
La restitution littérale et l’expression littéraire s’entrelacent pour
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 13/2007 164<br />
rendre perceptible le halo d’invisibilité qui entoure tous les événements<br />
passés tout notre savoir, toutes les œuvres <strong>de</strong> langage.<br />
Références bibliographiques<br />
Œuvres <strong>de</strong> Pascal QUIGNARD:<br />
Les Escaliers <strong>de</strong> Chambord, Paris: Gallimard, 1989<br />
L’Occupation américaine, Paris994<br />
Les Ombres errantes. Dernier royaume I, Paris: Grasset-Fasquelle,<br />
2002<br />
Ouvrages <strong>de</strong> références:<br />
BADILITA, Cristian, Miturile lui Platon [Les Mythes <strong>de</strong> Platon]<br />
(anthologie et introduction), Bucureşti: Humanitas, 1996<br />
BLAGA, Lucian, «» [Genèse <strong>de</strong> la métaphore]. In: Trilogia culturii<br />
[Trilogie <strong>de</strong> la culture], Bucureşti: <strong>Editura</strong> pentru literatura universală,<br />
1969 [1937]<br />
GHIŢĂ, Elena, «Boileau et les idées „moyennes” <strong>de</strong> son temps»,<br />
Analele Universităţii din Timişoara, XXV, 1987, 68-73<br />
GHIŢĂ, Elena, «Retorica şi antiretorica. Antiretorismul». In Mic tratat<br />
<strong>de</strong>spre limbajul poeziei, Bucureşti: Cartea Universitară, 2005, 22-28<br />
GHIŢĂ, Elena, «L’Enjeu <strong>de</strong> Pascal Quignard: ”présentifier” l’ombre»,<br />
Université <strong>de</strong> Bourgogne, à paraître<br />
PLATON, Œuvres complètes, tome VII (texte établi par Emile<br />
Chambéry), Paris: Les Belles Lettres, 1989, 144-145, 147<br />
RICŒUR, Paul, Memorie, istorie, uitare, Timişoara: Amarcord, 2001<br />
[Mémoire, histoire, oubli, Paris: Seuil, 2000].<br />
WUNENBURGER, Jean-Jacques, «L’imaginaire <strong>de</strong> la philosophie».<br />
In: Joël Thomas (dir.) Introduction aux methodologies <strong>de</strong> l’imaginaire,<br />
Paris: Ellipses, 1998, 295-299.<br />
Articles <strong>de</strong> dictionnaire<br />
Caverne. In: Grand Dictionnaire Encyclopédique (GDE), tome 3,<br />
Librairie Larousse, 1981.<br />
Platon. In: Grand Dictionnaire Encyclopédique, tome 12, Librairie<br />
Larousse, 1982.<br />
Moreau, Joseph, «Platon». In: Encyclopedia Universalis, Corpus 14:<br />
825-831.
4<br />
LITÉRATURE FRANCOPHONE DE<br />
MAGHREB
Un cri d’alarme contre et l’islamisme et le<br />
nazisme: Le village <strong>de</strong> l’Allemand <strong>de</strong> Boualem<br />
Sansal<br />
Elena-Brandusa STEICIUC<br />
Université «Stefan cel Mare» Suceava<br />
Roumanie<br />
Venu <strong>de</strong>puis peu à la littérature, Boualem Sansal compte aujourd’hui<br />
parmi les plus connus auteurs algériens d’expression française, respecté<br />
en égale mesure pour son talent littéraire et pour ses courageuses prises<br />
<strong>de</strong> position concernant la situation politique <strong>de</strong> son pays. Dénonçant l’arrivisme<br />
et la corruption <strong>de</strong>s gouvernants, l’administration inefficace, l’intolérance<br />
et le fanatisme qui font tache d’huile, Boualem Sansal se fait le<br />
porte parole d’un peuple qui n’en peut plus <strong>de</strong> vivre dans le dénuement et<br />
l’isolement, victime <strong>de</strong> l’insatiable soif du pouvoir <strong>de</strong> la classe politique.<br />
Son premier roman, Le Serment <strong>de</strong>s barbares (1999) annonçait, dès le<br />
titre, une vision très aci<strong>de</strong> à l’égard du régime algérien. Une année plus<br />
tard, L’Enfant fou <strong>de</strong> l’arbre creux — roman politique, roman d’aventures,<br />
roman <strong>de</strong> la quête <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité —, était en égale mesure une réflexion<br />
amère sur le grand bouleversement politique suivant la guerre d’indépendance<br />
<strong>de</strong>s années ’60, qui n’aura profité qu’à <strong>de</strong>s privilégiés. Ce roman<br />
attire l’attention d’un public international sur <strong>de</strong>s détails méconnus ou<br />
tout simplement ignorés:
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 168<br />
sur ces salopards que la révolution a ennoblis, sur les crimes commis sous<br />
couvert <strong>de</strong> causes sacrées, sur les complices à tous les échelons, sur le<br />
pourquoi du comment ce pays collectionne les intentions d’entreprendre<br />
dans le même temps qu’il garrotte la liberté <strong>de</strong> penser, sur ce que cache l’écran<br />
<strong>de</strong> la bureaucratie, le racisme érigé en système <strong>de</strong> défense <strong>de</strong> l’Etat,<br />
la misère <strong>de</strong>s femmes, l’ignorance <strong>de</strong>s enfants, l’errance <strong>de</strong> Tissemsilt et la<br />
faillite du Sersou, la recru<strong>de</strong>scence du terrorisme dès l’apparition <strong>de</strong>s<br />
hiron<strong>de</strong>lles, et surtout, oui surtout, pourquoi les clowns imposent-ils le<br />
secret quand eux-mêmes sèment à tout vent bobards et contrevérités…<br />
(Sansal 2000, 199)<br />
La diatribe du romancier continue par Dis-moi le paradis (2004), où<br />
Boualem Sansal renoue avec une formule narrative vieille <strong>de</strong> quelques<br />
siècles, celle du Décaméron <strong>de</strong> Boccace. C’est au Bar <strong>de</strong>s Amis, situé dans<br />
le Bab-el-Oued, quartier populaire <strong>de</strong> la capitale algérienne, que se réunissent<br />
plusieurs personnages, chacun racontant son histoire, dont<br />
l’Ecrivain et le Docteur. Figures complémentaires, ces <strong>de</strong>ux narrateurs<br />
représentent <strong>de</strong> possibles alter ego <strong>de</strong> Sansal, car ils dénoncent impitoyablement<br />
la crise du pays, à la suite du détournement <strong>de</strong> la révolution par<br />
un groupe <strong>de</strong> «patriotes».<br />
Un autre aspect <strong>de</strong> la société algérienne contemporaine — le drame<br />
<strong>de</strong>s jeunes «aux ailes coupées», qui ne rêvent qu’à quitter leur pays, où ils<br />
n’ont aucun avenir —, constitue le sujet du roman Harraga (2005), dont le<br />
titre désigne littéralement ces «brûleurs <strong>de</strong> route». Par les yeux et les<br />
paroles <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux femmes, Lamia et Chérifa, le lecteur parvient à avoir une<br />
vision abracadabrante sinon cauchemar<strong>de</strong>sque d’un pays où le quotidien<br />
est fait d’un amalgame <strong>de</strong> violence, d’intolérance et <strong>de</strong> sous-développement,<br />
ce qui déclenche en fait le désir <strong>de</strong> partir <strong>de</strong>s jeunes inadaptés:<br />
Sur le chemin <strong>de</strong>s harragas, on ne revient pas, une dégringola<strong>de</strong> en<br />
entraîne une autre, plus dure, plus triste, jusqu’au plongeon final. On le<br />
voit, ce sont les télés du satellite qui ramènent au pays les images <strong>de</strong> leurs<br />
corps échoués sur les rochers, ballottés par les flots, frigorifiés, asphyxiés,<br />
écrasés, dans un train d’avion, une cale <strong>de</strong> bateau ou le caisson d’un<br />
camion plombé. Comme si nous n’en savions pas assez, les harragas ont<br />
inventé pour nous <strong>de</strong> nouvelles façons <strong>de</strong> mourir. Et ceux qui réussissent<br />
la traversée per<strong>de</strong>nt leur âme dans le pire royaume qui soit, la clan<strong>de</strong>stinité.<br />
Quelle vie est la vie souterraine? (Sansal 2005, 46-47)<br />
Le roman le plus récent <strong>de</strong> Boualem Sansal, Le Village <strong>de</strong> l’Allemand<br />
(<strong>2008</strong>) — <strong>de</strong> loin le plus intransigeant et le plus courageux <strong>de</strong> tous ses<br />
titres —, est un cri d’alarme contre cette véritable gangrène du mon<strong>de</strong>
169 4. LITÉRATURE FRANCOPHONE DE MAGHREB<br />
contemporain, le fanatisme religieux; dans beaucoup <strong>de</strong> pays arabes, y<br />
compris le pays natal <strong>de</strong> l’auteur, cela a pris, <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong>s années<br />
’90, la forme <strong>de</strong> l’islamisme, comparable — par son discours et ses manifestations<br />
—, au nazisme sur lequel était fondée l’idéologie du Troisième<br />
Reich. En plus, par son sous-titre (Le journal <strong>de</strong>s frères Schiller), il propose<br />
dès le paratexte, comme formule romanesque, la fiction <strong>de</strong> l’authentique,<br />
se situant dans cette zone d’interférence entre le témoignage (même<br />
fictif) et le réel, pour un plus grand impact sur le récepteur. Finalement,<br />
après lecture, on se rend compte qu’il n’y a aucune différence, ni <strong>de</strong> fond,<br />
ni d’expression entre les <strong>de</strong>ux formes d’intolérance et <strong>de</strong> violence<br />
dénoncées par Sansal — nazisme et islamisme — et que malgré la distance<br />
qui les sépare dans le temps et l’espace, ces «trous noirs <strong>de</strong> l’histoire»<br />
sont «du pareil au même».<br />
«se découvrir le fils d’un bourreau est pire que d’avoir été soimême<br />
un bourreau»<br />
Le point <strong>de</strong> départ du Village <strong>de</strong> l’Allemand est un drame qui se passe<br />
le 24 avril 1994 à Aïn Deb, quelque part dans le sud <strong>de</strong> l’Algérie, où un<br />
groupe d’islamistes du GIA 1 tue une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s habitants, trentehuit<br />
hommes, femmes et enfants, laissant <strong>de</strong>rrière un charnier dont les<br />
médias du mon<strong>de</strong> entier vont longtemps parler. Or, il se trouve que parmi<br />
les victimes du massacre il y a le dénommé Hans Schiller, un Allemand<br />
naturalisé algérien, qui est enregistré sur la liste <strong>de</strong>s personnes tuées sous<br />
le nom <strong>de</strong> «Hassan Hans dit Si Mourad», à côté <strong>de</strong> son épouse, Aïcha. Les<br />
<strong>de</strong>ux fils du couple apprennent la nouvelle en France, où l’aîné, Rachel<br />
(nom provenant <strong>de</strong> Rachid et Helmut), diplômé d’un institut technique, est<br />
parfaitement intégré à la société française, alors que le ca<strong>de</strong>t, Malrich (<strong>de</strong><br />
Malek et Ulrich), adolescent en rupture <strong>de</strong> ban, vivote dans une cité<br />
classée ZUS-1 2 et ne se fait pas d’illusions quant à son avenir.<br />
Le premier qui partira se recueillir sur la tombe <strong>de</strong>s parents est<br />
Rachel, mais il ne sait pas que ce pèlerinage va changer le cours <strong>de</strong> sa vie<br />
et entraîner une découverte capitale pour l’image qu’il se faisait du père.<br />
Une petite valise remplie <strong>de</strong> documents anciens — papiers d’i<strong>de</strong>ntité, photos,<br />
décorations militaires datant <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> guerre mondiale et <strong>de</strong>s<br />
années ’60 —, trouvée dans la maison familiale révèle un passé que le fils<br />
ne connaissait pas à son père: celui d’officier du Troisième Reich, fier <strong>de</strong><br />
l’être et récompensé pour ses exploits, puis celui <strong>de</strong> maquisard pendant la<br />
guerre d’indépendance en Algérie, dispensant <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong> maniement <strong>de</strong>s<br />
armes aux jeunes guérilleros.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 170<br />
Cette découverte pousse Rachel à partir sur les traces du père, en<br />
quête d’un passé qui s’avérera <strong>de</strong> plus en plus insupportable: capitaine et<br />
héros <strong>de</strong> guerre, «plusieurs fois blessé, cité et décoré» (Sansal <strong>2008</strong>, 49),<br />
Hans Schiller avait été affecté, entre autres, à Auschwitz, Buchenwald,<br />
Lublin-Majdanek, trois <strong>de</strong>s plus horribles camps d’extermination, où les<br />
nazis avaient mis en pratique la théorie <strong>de</strong> la «solution finale».<br />
La figure <strong>de</strong> cet «ange <strong>de</strong> la mort» <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus accablante<br />
pour le jeune homme qui se sent coupable pour les crimes du père. Plus il<br />
avance dans sa quête, plus il a du mal à comprendre par quel mécanisme<br />
un brillant étudiant en chimie à Francfort, avant la guerre, avait pu <strong>de</strong>venir<br />
complice dans l’extermination <strong>de</strong> six millions <strong>de</strong> Juifs. Le voyage <strong>de</strong><br />
Rachel n’est qu’une <strong>de</strong>scente aux enfers, car — à la manière d’un détective<br />
—, il reconstitue la jeunesse <strong>de</strong> Hans Schiller en Allemagne, puis les<br />
années passées en Pologne, où vraisemblablement celui-ci était en charge<br />
du service le plus inimaginable, le «service d’extermination» . D’autre part,<br />
la visite qu’il entreprend l’été 1995 à Auschwitz et Birkenau, permet à<br />
Rachel <strong>de</strong> reconstituer dans sa tête quelques-uns <strong>de</strong>s aspects les plus<br />
concrets <strong>de</strong> la Shoah, où son père avait été complice, probablement <strong>de</strong> son<br />
plein gré, endoctriné — comme beaucoup d’Allemands <strong>de</strong> sa génération —<br />
par «un bréviaire aussi nul que Mein Kampf» 157):<br />
Un camp <strong>de</strong> bonne taille, c’est quand même trois cent, quatre cent mille<br />
internés, en perpétuel roulement, un personnel <strong>de</strong> surveillance en proportion,<br />
<strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> services et une organisation du travail poussée à l’extrême.<br />
[…] Ces millions <strong>de</strong> gens, avant <strong>de</strong> les gazer, il faut d’abord les<br />
repérer, les i<strong>de</strong>ntifier, les recenser, les capturer, les regrouper, les transporter,<br />
les dispatcher selon <strong>de</strong>s critères multiples, parfois contradictoires,<br />
les enregistrer <strong>de</strong> nouveau, les nourrir, les vêtir, les soigner, les faire soigner,<br />
les faire travailler selon les normes du Reich, les surveiller, els sanctionner,<br />
et enfin les détruire et tout cela <strong>de</strong>vait s’accomplir en temps et<br />
lieux, dans le plus grand SECRET. Nu l’oublions pas: le secret était la clé<br />
<strong>de</strong> voûte <strong>de</strong> la Machination, le ressort sans lequel elle ne pouvait fonctionner.<br />
(155-156)<br />
La relation père-fils est complètement compromise à la suite <strong>de</strong> cette<br />
découverte et du trauma qu’elle entraîne: s’étant i<strong>de</strong>ntifié 3 pendant longtemps<br />
à un père qui avait été son modèle, Rachel rejette complètement<br />
l’image <strong>de</strong> son géniteur et du coup arrive à s’i<strong>de</strong>ntifier aux victimes, ce qui<br />
programmera, d’ailleurs, son suici<strong>de</strong> final: «Toujours les enfants sont<br />
impitoyables pour leurs pères, mais c’est parce qu’ils les aiment, qu’ils les<br />
admirent plus que n’importe qui au mon<strong>de</strong>. Je pensais aussi et d’abord
171 4. LITÉRATURE FRANCOPHONE DE MAGHREB<br />
aux victimes <strong>de</strong> ce gigantesque enfer et je me disais que tout le sens du<br />
mon<strong>de</strong> est parti en fumée avec eux.» (156)<br />
La secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Hans Schiller réserve à son fils autant<br />
<strong>de</strong> surprises que la première. Après la défaite <strong>de</strong> l’Allemagne, beaucoup <strong>de</strong><br />
nazis allaient être sauvés par <strong>de</strong>s réseaux passant par la Turquie et<br />
l’Egypte et l’ancien Obersturmbannfürher fut parmi eux. Lorsque la<br />
recherche <strong>de</strong>s collabos et <strong>de</strong>s criminels <strong>de</strong> guerre battait son plein, le<br />
fameux «réseau O<strong>de</strong>ssa» fut mis en place, pour sauver l’élite <strong>de</strong> l’armée<br />
alleman<strong>de</strong> car, dans le mon<strong>de</strong> trouble <strong>de</strong> l’après-guerre, les États nouvellement<br />
créés avaient besoin <strong>de</strong> spécialistes, d’experts en «fusée, en carburant<br />
soli<strong>de</strong>, en armes chimiques et atomiques, en mé<strong>de</strong>cine et génie militaires,<br />
en organisation militaro-industrielle, en chiffrage et décryptage».<br />
Les crimes commis à l’ombre <strong>de</strong> la croix gammée ne comptaient plus tellement<br />
car «une ère nouvelle s’ouvrait, celle du business» et une nouvelle<br />
force faisait son apparition sur l’échiquier géopolitique, les Arabes,<br />
qui déjà se chamaillaient avec tout ce qui bouge, qui menaçaient, rêvaient<br />
d’indépendance, fricotaient avec le communisme, le socialisme, le panarabisme,<br />
et cette chose ridicule, judéo-chrétienne en plus, qu’est la démocratie<br />
et qui finalement ne réussirent ni l’un ni l’autre, étant trop divisés,<br />
trop riches pour leurs rêves, trop pauvres pour les réaliser, et pour conséquence,<br />
<strong>de</strong> les pousser dans les bras tentaculaires <strong>de</strong> Moscou. (204)<br />
Après une étape au Caire, comme «espion au service du roi et pourquoi<br />
pas d’autres puissances», Hans Schiller, le SS sans états d’âme passe<br />
en Algérie et y <strong>de</strong>vient instructeur en armement à l’époque trouble <strong>de</strong> la<br />
guerre d’indépendance. Les photos <strong>de</strong> la petite valise le présentent à côté<br />
<strong>de</strong> personnages historiques, comme ce chef <strong>de</strong>s maquisards, un «type en<br />
battle-dress, grand, squelettique, au regard halluciné» (dans lequel Rachel<br />
reconnaît Boumediene 4 ), ce qui ne fait qu’accentuer l’importance <strong>de</strong> son<br />
statut dans le contexte historique respectif. Plus tard, les «archives <strong>de</strong><br />
papa» attestent le changement du nom et la naturalisation: l’Allemand<br />
Hans Schiller <strong>de</strong>vient Mourad Hans, citoyen algérien. Respecté comme<br />
ancien moudjahid 5 , mari <strong>de</strong> la belle Aïcha qu’il épouse après avoir<br />
embrassé l’islam, l’ancien officier membre <strong>de</strong>s Totenkopf 6 <strong>de</strong>vient un<br />
«cheick vénéré» et, tombant sous le coup <strong>de</strong> la barbarie, est élevé au rang<br />
<strong>de</strong> chahid, martyr <strong>de</strong> la nation.<br />
Le far<strong>de</strong>au <strong>de</strong> toutes ces découvertes est trop lourd pour Rachel. Le<br />
fils du tortionnaire s’engouffre <strong>de</strong> plus en plus dans la déprime, délaisse<br />
son travail, ne communique plus avec sa femme, coupant tous les ponts
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 172<br />
qui le relient au mon<strong>de</strong> qui l’entoure. Finalement, il déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> se donner<br />
la mort, la même que celle <strong>de</strong>s victimes du père, gazé dans le garage <strong>de</strong> sa<br />
maison, <strong>de</strong>ux ans après le massacre d’Aïn Deb. Les <strong>de</strong>rnières lignes <strong>de</strong> son<br />
journal, qui sera remis au frère ca<strong>de</strong>t, sont le cri <strong>de</strong> douleur et <strong>de</strong> honte<br />
d’un innocent qui veut laver le sang <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong> victimes innocentes:<br />
Alors, pour mon père et pour ses victimes, je vais payer sans faute. Ce n’est<br />
pas justice. Il ne sera pas dit que les Schiller auront tous failli. Que Dieu,<br />
cette chose aveugle et sour<strong>de</strong>, qui erre majestueusement dans le ciel, pardonne<br />
à mon père et veuille noter que pour ma part je n’attends rien <strong>de</strong><br />
lui. Que ses victimes nous pardonnent, voilà qui compte pour moi. Ma<br />
mort ne répare rien, elle est un geste d’amour. (263-264)<br />
Cette confession poignante <strong>de</strong> la fin du journal correspond, d’ailleurs<br />
à un texte <strong>de</strong> Primo Levi enchâssé au cœur du roman (Si c’est un homme) 7 .<br />
Elle ne fait que continuer, par un subtil jeu intertextuel, le poème mis par<br />
Primo Levi en exergue <strong>de</strong> son livre, que Rachel cite et complète par ces<br />
vers, très significatifs quant à l’ampleur <strong>de</strong> son drame:<br />
Les enfants ne savent pas<br />
Ils vivent, ils jouent, ils aiment?<br />
Et quand ce qui fut vient à eux;<br />
Les drames légués par les parents;<br />
Ils sont <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s questions étranges,<br />
Des silences glacés,<br />
Et <strong>de</strong>s ombres sans nom.<br />
Ma maison s’est écroulée et la peine m’accable;<br />
Et je ne sais pas pourquoi<br />
Mon père ne m’a rien dit. (Sansal <strong>2008</strong>, 69)<br />
«celui qui ne guérit pas à temps <strong>de</strong> la peste verte est un<br />
homme perdu pour le siècle <strong>de</strong>s siècles»<br />
Dans l’espace textuel du Village <strong>de</strong> l’Allemand, la voix <strong>de</strong> Rachel<br />
alterne avec celle <strong>de</strong> son ca<strong>de</strong>t, Malrich, dans un permanent va-et-vient<br />
inscrit, d’ailleurs, dans le sous-titre. Les <strong>de</strong>ux journaux <strong>de</strong>s frères Schiller<br />
n’en font qu’un et l’inclusion d’un texte dans l’autre, par les mécanismes<br />
<strong>de</strong> la mise en abyme rétro-prospective 8 , contribue à faire accroître l’intensité<br />
<strong>de</strong> l’histoire. Sur les vingt-et-un chapitres du roman, onze sont<br />
réservés au point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Malrich, qui lit le journal <strong>de</strong> son frère après la<br />
mort <strong>de</strong> celui-ci, citant <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> son texte dans son propre journal.
173 4. LITÉRATURE FRANCOPHONE DE MAGHREB<br />
Bien que chaque frère ait sa propre voix, il y a complémentarité et<br />
continuité entre la thématique, l’atmosphère et la perspective <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
Schiller: l’un, penché sur le passé trouble du père, dont il reste captif, à tel<br />
point qu’il s’en donne la mort; l’autre, enfant d’une banlieue parisienne en<br />
dérive, intéressé surtout par le présent et les graves attaques à la dignité<br />
humaine perpétrées par «la peste verte» — l’islamisme.<br />
Malrich appartient à une autre génération que celle <strong>de</strong> son frère, qui<br />
a surmonté plus facilement les difficultés <strong>de</strong> l’exil et aurait pu passer pour<br />
un modèle d’intégration. Débarqué en France en 1985, à huit ans, le ca<strong>de</strong>t<br />
n’a pas suivi la trajectoire <strong>de</strong> l’aîné et il note rétrospectivement dans son<br />
journal, non sans un brin d’amertume et d’autoironie:<br />
Je me suis fait ma route, la traîne, les petits stages, les petits boulots, la<br />
revente, la mosquée, le tribunal. Avec les copains, nous étions comme els<br />
poissons dans l’eau, on naviguait au gré <strong>de</strong>s courants et <strong>de</strong>s envies.<br />
Parfois on est attrapé mais le plus souvent relâché aussitôt. On en profitait<br />
avant l’âge légal <strong>de</strong> la taule. Je suis passé <strong>de</strong>vant toutes les commissions<br />
et à la fin ils m’ont oublié. Je ne me plains pas, ce qui est arrivé est<br />
arrivé. C’est le <strong>de</strong>stin, mektoub comme disent les vieux Arabes du quartier.<br />
(16)<br />
Ayant le rôle d’encadrer le récit <strong>de</strong> Rachel, le texte rédigé par Malrich<br />
a comme repères temporels octobre 1996 et février 1997, c’est-à-dire il<br />
commence six mois après la mort du frère aîné et se termine l’année du<br />
vingtième anniversaire du jeune diariste, comme pour clore une étape <strong>de</strong><br />
sa vie et confirmer son entrée dans l’âge adulte. Si le texte <strong>de</strong> Rachel<br />
essayait <strong>de</strong> reconstituer l’espace-temps du père, celui <strong>de</strong> Malrich est principalement<br />
la chronique très aci<strong>de</strong> d’une banlieue parisienne <strong>de</strong>s années<br />
’90, sans couleurs et sans avenir.<br />
Le parler désinvolte <strong>de</strong> l’adolescent élevé par un couple <strong>de</strong> substitution<br />
(tonton Ali et tata Sakina) <strong>de</strong>ssine les contours d’une cité désolante,<br />
où la criminalité et le chômage montent en flèche, où les jeunes quittent<br />
l’école pour se livrer à toutes sortes <strong>de</strong> trafics clan<strong>de</strong>stins, <strong>de</strong>venant vite la<br />
proie <strong>de</strong>s <strong>de</strong>alers ou <strong>de</strong>s «barbus»:<br />
Notre vie à nous, c’est la cité, l’ennui, la chape <strong>de</strong> plomb, les crises entre<br />
voisins, la guerre <strong>de</strong>s clans, les opérations commandos <strong>de</strong>s islamistes, les<br />
<strong>de</strong>scentes <strong>de</strong> police, les échauffourées, le va-et-vient <strong>de</strong>s <strong>de</strong>alers, les brima<strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>s grands frères, les manifs, les rassemblements funèbres. Il y a<br />
les fêtes familiales, c’est sympa, mais c’est pour les femmes, les hommes<br />
restent en bas <strong>de</strong> l’immeuble à compter les courants d’air. Si on passe, c’est
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 174<br />
pour dire qu’on est venu. Le reste du temps on s’ennuie comme <strong>de</strong>s rats, on<br />
se met dans un coin et on attend que ça passe. (23-24)<br />
Un aspect très important que Malrich ne manque pas <strong>de</strong> noter est l’islamisation<br />
<strong>de</strong> la cité, qui se passe à quelques kilomètres seulement <strong>de</strong><br />
Paris, ville-lumière et capitale du pays <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme. Ce phénomène<br />
complexe et terrifiant prend <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> plus en plus délirantes,<br />
qui transforment la communauté — composée majoritairement <strong>de</strong> familles<br />
d’origine maghrébine et africaine, mais aussi <strong>de</strong> Français «<strong>de</strong> souche» ou<br />
<strong>de</strong> nouveaux venus d’Europe <strong>de</strong> l’Est 9 —, en un véritable camp <strong>de</strong> concentration,<br />
strictement surveillé par l’imam <strong>de</strong> la tour 17 et ses acolytes, dont<br />
les fatwa 10 qui instaurent un climat <strong>de</strong> peur généralisée:<br />
Ce sont <strong>de</strong>s durs, <strong>de</strong>s GIA, <strong>de</strong>s cracks <strong>de</strong> la clan<strong>de</strong>stinité, ils arrivent <strong>de</strong><br />
Boufarik, c’est le fief <strong>de</strong>s talibans à ce qu’il parait. Le jour même, ils ont<br />
tiré une fatwa. Un: qui n’est pas avec nous est contre nous, donc passible<br />
<strong>de</strong> mort. Deux: plus <strong>de</strong> filles dans les rues. Trois: il est interdit d’approcher<br />
les Juifs, les chrétiens, les animistes, les communistes, les pédés, les<br />
journalistes. Quatre: sont interdits le sniff, le joint, la cigarette, la bière,<br />
le flipper, le sport, la musique, les livres, la télé, le ciné…(125)<br />
Le comble, c’est lorsqu’un premier assassinat est commis au nom <strong>de</strong><br />
ces lois absur<strong>de</strong>s et la victime est une jeune fille à laquelle les «barbus»<br />
reprochaient «sa tenue, ses cheveux fluo» et surtout ses fréquentations <strong>de</strong>s<br />
«infidèles». Pour la punir et pour que cette mort serve d’exemple aux<br />
autres, un «émir <strong>de</strong> la cité […] réputé pour ses séjours à Kaboul, Londres<br />
et Alger» (73) tue Nadia après une longue torture et l’image <strong>de</strong> ce corps<br />
meurtri renvoie douloureusement à toutes les victimes innocentes <strong>de</strong> tous<br />
les désastres du XXème siècle, y compris celles <strong>de</strong>s fours crématoires et du<br />
massacre d’Aïn Deb: «Et ce matin, coup <strong>de</strong> tonnerre, l’horreur absolue: la<br />
pauvre Nadia a été retrouvée dans la cave d’une boutique fermée <strong>de</strong>puis<br />
longtemps, entièrement nue, ligotée avec du fil <strong>de</strong> fer, le corps et le visage<br />
carbonisés au chalumeau.» (73)<br />
À la différence <strong>de</strong> son frère, écrasé par la culpabilité, Malrich se sent<br />
prêt à défier et à combattre l’horreur qui les accable, par le geste et surtout<br />
par la parole. Contre le lavage du cerveau, le fanatisme et l’intolérance,<br />
il propose <strong>de</strong>s explications faciles à comprendre à ses copains:<br />
Momo, Idir-Quoi, Togo-au-Lait, Cinq-Pouces, Raymond «le mou <strong>de</strong> tête»,<br />
tous <strong>de</strong>s «sang-mêlé», <strong>de</strong>s figures typiques d’adolescents marginalisés. Ce<br />
n’est qu’un premier pas et Malrich sait trouver le mot juste: en parlant <strong>de</strong><br />
la secon<strong>de</strong> guerre mondiale, il utilise <strong>de</strong>s termes d’origine arabe, courants<br />
dans le parler <strong>de</strong>s banlieues («ils ont tué l’imam en chef, le Fürher, et tous
175 4. LITÉRATURE FRANCOPHONE DE MAGHREB<br />
ses émirs» 128), alors que pour décrire la banlieue islamisée il se sert <strong>de</strong><br />
termes comme kapo, lager, ce qui renforce, au niveau textuel, la parfaite<br />
similarité entre nazisme et islamisme, <strong>de</strong>ux visages <strong>de</strong> la même barbarie.<br />
Malrich se sent responsable, mais autrement que son frère. Son<br />
<strong>de</strong>voir, c’est <strong>de</strong> dire et d’écrire la vérité, luttant ainsi contre l’oubli et le<br />
silence. Malrich <strong>de</strong>viendra écrivain, tenant la promesse faite après la lecture<br />
du journal <strong>de</strong> Rachel («Un jour, j’en ferai un livre, mais je ne sais pas<br />
si beaucoup pourront le lire jusqu’au bout» 193); conscient <strong>de</strong>s «ennuis»<br />
que sa prise <strong>de</strong> position risque d’entraîner, comme il le note dans<br />
l’exergue, cet enfant <strong>de</strong> la cité trouve le courage d’aller jusqu’au bout,<br />
levant sa voix gouailleuse contre toutes les intolérances du mon<strong>de</strong>: «Elle<br />
dit qu’il y a <strong>de</strong>s parallèles dangereux qui pourraient me valoir <strong>de</strong>s ennuis.<br />
Je m’en fiche, ce que j’avais à dire, je l’ai dit, point, et je signe: MALRICH<br />
SCHILLER. (Exergue du roman)<br />
La décision <strong>de</strong> Malrich est la même que celle <strong>de</strong> Boualem Sansal, qui<br />
lance dans son <strong>de</strong>rnier roman une «lettre <strong>de</strong> colère et d’espoir» à ses<br />
contemporains. Par ses textes, par son attitu<strong>de</strong> — mal reçus dans son pays<br />
d’origine —, il s’inscrit dans la lignée d’auteurs algériens qui ont levé la<br />
voix contre l’intégrisme et la violence. Il suffit <strong>de</strong> penser à Rachid<br />
Mimouni (1982) et aux visages <strong>de</strong> la dictature qu’il dénonçait aux années<br />
’80, à Rachid Boudjedra 2003) révélant au mon<strong>de</strong> entier les atrocités <strong>de</strong>s<br />
années ’90, à Tahar Djaout qui a payé <strong>de</strong> sa propre vie, comme beaucoup<br />
d’intellectuels algériens, son refus <strong>de</strong> se soumettre à la barbarie.<br />
La dimension éthique <strong>de</strong>s écrits <strong>de</strong> Sansal n’est plus à démontrer. Sur<br />
l’autre bord <strong>de</strong> la Méditerranée, dans un climat qui est loin <strong>de</strong> s’apaiser,<br />
le romancier trouve la force <strong>de</strong> répondre à toutes les abominations,<br />
passées et présentes, par son credo libérateur: «Dire la vérité, partout<br />
dans le mon<strong>de</strong>. Après, on verra.» (Sansal <strong>2008</strong>, 227)<br />
Bibliographie<br />
SANSAL, Boualem. Le Serment <strong>de</strong>s barbares. Paris: Gallimard, 1999 (Prix<br />
Tropiques; Prix du premier roman)<br />
SANSAL, Boualem. L’enfant fou <strong>de</strong> l’arbre creux. Paris: Gallimard, 2000 (Prix<br />
Michel Dard)<br />
SANSAL, Boualem. Dis-moi le paradis. Paris: Gallimard, 2003<br />
SANSAL, Boualem. Harraga. Paris: Gallimard, 2005<br />
SANSAL, Boualem. Poste restante: Alger, lettre <strong>de</strong> colère et d’espoir à mes compatriotes.<br />
Paris: Gallimard, 2006<br />
SANSAL, Boualem. Petit éloge <strong>de</strong> la mémoire, essai. Paris: Gallimard, 2007
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 176<br />
SANSAL, Boualem. Le village <strong>de</strong> l’Allemand. Paris: Gallimard, <strong>2008</strong> (Grand Prix<br />
<strong>de</strong> la Francophonie <strong>2008</strong>; Prix Nessim Habif, Académie Royale <strong>de</strong> langue et<br />
<strong>de</strong> littérature française <strong>de</strong> Belgique)<br />
BOUDJEDRA, Rachid. Les funérailles. Paris: Grasset, 2003<br />
MIMOUNI, Rachid. Le fleuve détourné. Paris: Stock, 1982<br />
DALLENBACH, Lucien. Le récit spéculaire. Paris: Seuil, 1977<br />
LAPLANCHE, Jean et PONTALIS, Jean-Bertrand, Vocabulaire <strong>de</strong> la psychanalyse.<br />
Paris: Presses Universitaires <strong>de</strong> France, 1990 (traduction roumaine:<br />
Bucarest: Humanitas, 1994)<br />
Notes:<br />
1 Groupe Islamique Armé, organisation terroriste dont la <strong>de</strong>vise est «pas <strong>de</strong> dialogue,<br />
pas <strong>de</strong> réconciliation, pas <strong>de</strong> trêve»<br />
2 Zone urbaine sensible <strong>de</strong> première catégorie<br />
3 L’i<strong>de</strong>ntification est «le processus psychologique par lequel un sujet assimile un<br />
aspect, une caractéristique, un attribut d’un autre et se transforme, totalement ou<br />
partiellement, à partir du modèle respectif» (Laplanche et Pontalis 1994, 181).<br />
4 Militaire et homme politique algérien (1932-1978) chef d’état-major <strong>de</strong> l’armée <strong>de</strong><br />
libération nationale (1960), il fut prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la République algérienne (1965-1978).<br />
5 Combattant d’un mouvement <strong>de</strong> libération nationale du mon<strong>de</strong> musulman.<br />
6 L’une <strong>de</strong>s 38 divisions <strong>de</strong>s Waffen-SS durant la Secon<strong>de</strong> Guerre Mondiale, qui avait<br />
pour origine les unités <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s camps <strong>de</strong> concentration.<br />
7 Dans ce livre, publié en 1947, Primo Levi raconte l’expérience <strong>de</strong>s camps d’extermination<br />
nazis.<br />
8 Dans son ouvrage Le récit spéculaire (1977, 76) Lucien Dällenbach soutient que ce<br />
type <strong>de</strong> mise en abyme réfléchit l’histoire en découvrant les événements antérieurs et<br />
les événements postérieurs à son point d’ancrage dans le récit.<br />
9 «<strong>de</strong>s Maghrébins, un Malien, un Pakistanais, un Somalien, un Soudanais, un Cap-<br />
Verdien, un Roumain» ( 219)<br />
10 Avis juridique donné, dans l’islam, par un spécialiste <strong>de</strong> la loi religieuse
5<br />
COMPTES RENDUS
Randonnées francophones. Minilectures en contexte, sous<br />
la direction <strong>de</strong> Rodica Lascu-Pop, Cluj-Napoca, Casa Cărţii<br />
<strong>de</strong> Ştiinţă, 2007, 185 p. ISBN (10)973-686-948-2; ISBN (13) 978-<br />
973-686-948-8.<br />
Le volume coordonné par Rodica Lascu-Pop réunit onze étu<strong>de</strong>s proposées<br />
par les collaborateurs du Centre d’Étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s Lettres Belges <strong>de</strong><br />
Langue Française <strong>de</strong> l’Université Babeş-Bolyai <strong>de</strong> Cluj-Napoca. La première<br />
section, Explorations intimes, comprend cinq incursions dans l’univers<br />
<strong>de</strong>s maladies <strong>de</strong> l’âme, du corps et <strong>de</strong> l’esprit. Les trois étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la<br />
section suivante, Détours <strong>de</strong> l’écriture, examinent le surgissement expressif<br />
<strong>de</strong> l’écriture, à travers les paysages, la musique et les structures <strong>de</strong> l’espace.<br />
Les trois étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière section, Réécritures et recréations,<br />
ren<strong>de</strong>nt compte <strong>de</strong> différentes formes <strong>de</strong> réécritures: pastiche, parodie,<br />
traduction littéraire. Une lecture inspirante et instructive.<br />
Première section: Explorations intimes<br />
En ouverture <strong>de</strong> la section Explorations intimes, Izabella Badiu s’interroge<br />
sur la spécificité structurelle du volet diariste <strong>de</strong> l’œuvre d’un écrivain<br />
reconnu pour la diversité <strong>de</strong>s genres abordés (Clau<strong>de</strong> Roy, entre journal<br />
intime et atelier d’écriture», pp.7-20). Le texte soumis à son<br />
investigation détaillée est Permis <strong>de</strong> séjour. 1977-1982, le premier d’une<br />
série <strong>de</strong> six volumes <strong>de</strong> journal publiés <strong>de</strong> 1985 à 1997.<br />
Dans le cas <strong>de</strong> cet écrivain plutôt sceptique à l’égard du journal<br />
intime classique, «grippe-jours, nœud au mouchoir et livret <strong>de</strong> caisse d’épargne<br />
du temps qui passe», c’est un drame existentiel qui le détermine à<br />
s’adonner à l’écriture diariste. Atteint d’un cancer en 1982, menacé à tout<br />
moment <strong>de</strong> se voir retirer son «permis <strong>de</strong> séjour sur la terre», Clau<strong>de</strong> Roy<br />
«cè<strong>de</strong>» au journal, pour ne pas cé<strong>de</strong>r au désespoir. Il en résulte ce livre<br />
hétéroclite, où <strong>de</strong>s notes plus ou moins appliquées au quotidien alternent<br />
avec <strong>de</strong>s pièces littéraires à l’état brut, empruntées aux carnets <strong>de</strong> travail.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 180<br />
Le journal <strong>de</strong>vient ainsi un laboratoire <strong>de</strong> l’écriture, qui rassemble instantanés,<br />
passages narratifs, poèmes et aphorismes. Dans la partie finale<br />
du livre, datant <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> d’après l’arrivée intempestive <strong>de</strong> la maladie,<br />
s’installe une pratique d’écriture lapidaire sous forme <strong>de</strong> listes qui recensent<br />
«les choses bonnes <strong>de</strong> la vie», en un «pense-bête <strong>de</strong>s bonheurs passés,<br />
et toujours présents». Le bonheur <strong>de</strong> surprendre <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> vie se<br />
conjugue à la soif évi<strong>de</strong>nte d’écrire d’un auteur parfaitement maître <strong>de</strong>s<br />
techniques littéraires les plus diverses. L’écriture diariste va être renouvelée<br />
en retour: tant que pour Clau<strong>de</strong> Roy écrire c’est vivre, l’œuvre d’art<br />
est à même <strong>de</strong> multiplier la vie.<br />
Izabella Badiu démontre brillamment que Permis <strong>de</strong> séjour est un<br />
exemple apodictique <strong>de</strong> la pratique diariste contemporaine, où tout se joue<br />
«entre ce qui est <strong>de</strong> plus intérieur et ce qui est <strong>de</strong> plus extérieur à l’homme<br />
qui s’écrit, qui s’oublie et se retrouve par l’écriture, qui cesse d’être écrivain<br />
pour être homme nu <strong>de</strong>vant la mort et se tire d’affaire par la force <strong>de</strong>s<br />
mots qui le trahissent en tant qu’écrivain» (9).<br />
La condition d’exilé se rattache à une vaste gamme <strong>de</strong> représentations<br />
émotionnelles, que Floarea Mateoc commente avec exactitu<strong>de</strong> dans<br />
son étu<strong>de</strong> sur le roman Terre d’asile <strong>de</strong> Pierre Mertens (L’épreuve <strong>de</strong> l’exil<br />
dans «Terre d’asile» <strong>de</strong> Pierre Mertens, pp.21-38).<br />
Se ralliant à Geneviève Menant-Artigas, selon laquelle l’exil est<br />
«aussi insaisissable que l’amour ou la haine, aussi authentique, aussi éloquent<br />
et puissant sur le cœur <strong>de</strong> l’homme», Floarea Mateoc décortique pour<br />
nous les éléments-clé du vécu <strong>de</strong> l’exil: déchirement, incertitu<strong>de</strong>, renoncement,<br />
espoir et désespoir, attachement et rejet. L’analyse adopte une<br />
approche inspirée par Jankélévitch et Freud pour éclairer <strong>de</strong>ux états complexes<br />
et contradictoires que traverse le héros du roman: d’une part, la<br />
projection nostalgique dans le lointain temporel et spatial, comme «réaction<br />
contre l’irréversible» et réagencement illusoire d’une «géographie<br />
pathétique», et d’autre part, la résurgence dans le présent d’un inguérissable<br />
trauma du passé.<br />
Pour le Chilien Jaime Morales, réfugié politique en Belgique, chaque<br />
nouveau rôle qui lui est imparti — frère en malheur <strong>de</strong> ses compatriotes,<br />
opposant héroïque d’un régime dictatorial, guérillero échoué sur la «banquise<br />
démocratique» belge, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur d’asile, coqueluche <strong>de</strong>s salons<br />
bruxellois — ne fait qu’augmenter son mal-être. Nous comprenons que le<br />
héros mertensien est un naufragé dans l’entre-<strong>de</strong>ux: entre <strong>de</strong>ux segments<br />
temporels, un passé irréversible et un présent décevant; entre <strong>de</strong>ux<br />
mon<strong>de</strong>s, le pays natal, qui lui manque cruellement, et le pays d’accueil, où<br />
il se sent incompris et rejeté. C’est pour compenser la douleur du déracinement<br />
que Morales se réfugie dans la nostalgie <strong>de</strong> l’ensoleillée
181 5. COMPTES RENDUS<br />
Valparaiso <strong>de</strong>s temps paisibles d’avant la terreur politique. Et lorsque certains<br />
lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> relater les mauvais traitements subis en prison,<br />
les mots lui font défaut, puisque la peur, la brutalité, la torture et la douleur<br />
physique sont du domaine <strong>de</strong> l’innommable. Ecartelé entre un «làbas»<br />
intangible <strong>de</strong> la nostalgie et un «cela» inénarrable <strong>de</strong> la terreur, le<br />
personnage sombre dans le mutisme. L’épreuve <strong>de</strong> l’exil est donc un échec<br />
pour ce personnage parce que «loin <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong>, il ne peut pas encore<br />
trouver une contrepartie valable à la perte» (37).<br />
Cinq romans sur l’échec du couple — Franz Hellens, La Femme partagée;<br />
Simone <strong>de</strong> Beauvoir, L’invitée et La femme rompue; Henri-Pierre<br />
Roché, Jules et Jim; Alberto Moravia, L’ennui — font l’objet d’une lecture<br />
comparative, subtile et alerte, dans l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Carmen Mijea, L’expérience<br />
<strong>de</strong> l’aliénation amoureuse dans le roman du XX e siècle (pp.39-57). Les<br />
romans ont en commun le thème du triangle amoureux, où le partage<br />
consenti (temporairement, sous conditions, faute <strong>de</strong> mieux…) <strong>de</strong> la personne<br />
aimée constitue un élément <strong>de</strong> similitu<strong>de</strong>. Carmen Mijea dresse le<br />
tableau complexe <strong>de</strong>s invariants et <strong>de</strong>s traits distinctifs <strong>de</strong>s histoires<br />
amoureuses, suivant trois phases distinctes: la crise du couple, la coexistence<br />
triangulaire et la résolution <strong>de</strong>s conflits. Dans le ménage à trois,<br />
véritable «manège <strong>de</strong>structeur du couple» (40), l’ami(e), l’amant(e), le<br />
traître se disputent la suprématie, par tous les moyens. Les jeux <strong>de</strong><br />
l’amour et du hasard tournent en jeux <strong>de</strong> massacre et la quête du bonheur<br />
est un triste prétexte pour <strong>de</strong>s compromissions promiscues. Le fait que<br />
cette anomalie du couple soit ouvertement débattue dans <strong>de</strong>s textes littéraires<br />
pourrait signaler une certaine permissivité <strong>de</strong>s mentalités<br />
européennes au XX e siècle; pourtant, l’échec unanime <strong>de</strong>s personnages<br />
(dans la mort, la solitu<strong>de</strong>, le désastre intérieur) montre que, plus que les<br />
lois sociales, ce sont les lois <strong>de</strong>s sentiments, vieilles comme le mon<strong>de</strong>, qui<br />
invali<strong>de</strong>nt le triangle amoureux.<br />
Vlad-Georgian Mezei consacre son étu<strong>de</strong> à l’investigation <strong>de</strong>s différents<br />
mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> représentation du corps mala<strong>de</strong> dans trois romans contemporains:<br />
Récit <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière année <strong>de</strong> Jacqueline Harpman, Nu-tête et Ce<br />
que l’image ne dit pas d’Anne François (L’imagerie du corps mala<strong>de</strong> chez<br />
Jacqueline Harpman et Anne François, pp.58-73).<br />
Plus exactement, <strong>de</strong>ux types majeurs <strong>de</strong> représentation, convergents<br />
dans ces textes, sont analysés à l’ai<strong>de</strong> d’un instrumentaire méthodologique<br />
<strong>de</strong> l’anthropologie et <strong>de</strong> la stylistique: l’imaginaire du corps, qui se<br />
développe dans le système conceptuel <strong>de</strong> l’individu, et l’imagerie élaborée<br />
par les nouvelles technologies. Les représentations littéraires que l’on a<br />
<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s maladies XX e siècle, le sida, le cancer, etc., reposent sur <strong>de</strong>s
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 182<br />
témoignages authentiques ou fictionnalisés, qui empruntent souvent la<br />
terminologie du jargon médical.<br />
Dans l’effort conjugué d’appréhen<strong>de</strong>r la maladie, le rapport patient —<br />
mé<strong>de</strong>cin confronte <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> discours, l’un métaphorique, l’autre<br />
objectif. L’approche médicale vise l’idéal <strong>de</strong> l’exhaustivité <strong>de</strong>scriptive, en<br />
décomposant la maladie en éléments quantifiables. La manière dont le<br />
patient se représente mentalement son corps est profondément perturbée<br />
par la concrétu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s schémas <strong>de</strong> l’imagerie médicale. Espérant reprendre<br />
le contrôle du corps, sinon <strong>de</strong> la maladie, le patient opère une transposition<br />
métaphorique <strong>de</strong>s données médicales (dans Nu-tête) ou s’approprie<br />
l’image médicale, en guise d’objet anti-phobique (dans Récit <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière<br />
année). Parallèlement, le langage clinique est brouillé par une «contamination»<br />
métaphorique, si par hasard le mé<strong>de</strong>cin veut saisir la dimension<br />
humaine du mala<strong>de</strong>, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s tâches en couleurs décelées par les appareils<br />
(voir les exemples tirés <strong>de</strong> Nu-tête). Parfois, les barrières <strong>de</strong> la maladie<br />
sont infranchissables et la mise en images du corps n’objective point<br />
les perceptions et les souffrances du patient. Dans Ce que l’image ne dit<br />
pas, l’œil d’une caméra suit <strong>de</strong> près une enfant autiste, que l’image ne<br />
saura jamais surprendre «en flagrant délit <strong>de</strong> représentation».<br />
Dans l’étu<strong>de</strong> «André Baillon ou le purgatoire psychiatrique» (pp.74-<br />
83), Ana Coiug essaie <strong>de</strong> fournir <strong>de</strong>s clés <strong>de</strong> lecture pour Chalet I (1926),<br />
livre paradoxal d’un «fou génial» <strong>de</strong> la littérature francophone. Récit d’un<br />
séjour à la Salpêtrière, où l’auteur s’est fait volontairement interner, ce<br />
volume donne une image kaléidoscopique <strong>de</strong> l’univers <strong>de</strong> la folie. Par<br />
ailleurs, la folie est un thème important dans la création d’André Baillon,<br />
mais chez lui — comme on nous le rappelle, à la suite <strong>de</strong> Daniel Laroche<br />
— il s’agit d’une variante «mo<strong>de</strong>ste, limitée à la vie la plus quotidienne et<br />
aux faits les plus prosaïques». L’analyse d’Ana Coiug porte essentiellement<br />
sur les techniques d’éclairage interne/externe <strong>de</strong>s rouages <strong>de</strong> l’aliénation<br />
mentale, la composition fragmentaire, la récurrence <strong>de</strong> certains motifs.<br />
L’expérience <strong>de</strong> la Salpêtrière est attribuée au personnage Jean<br />
Martin, alter ego <strong>de</strong> l’auteur, dans les trente-<strong>de</strong>ux chapitres <strong>de</strong> Chalet I<br />
écrits à la première personne. La perception subjective, «ouatée», <strong>de</strong> la<br />
folie, se double <strong>de</strong> l’observation <strong>de</strong>s compagnons d’infortune.<br />
L’omniprésence <strong>de</strong> la maladie mentale est suggérée par la métaphore<br />
récurrente <strong>de</strong> la «roue», avec ses connotations et corrélats: supplice, mécanique<br />
déréglée <strong>de</strong> l’esprit, infinie spirale obsessionnelle, circularité <strong>de</strong> la<br />
répétition monotone <strong>de</strong>s rituels hospitaliers, enfermement. La tonalité<br />
familière, les marques d’oralité, les scènes aux allures théâtrales, la concision<br />
et le rythme rapi<strong>de</strong>, apparentés au style du reportage, font preuve<br />
d’un souci d’authenticité. En effet, l’introduction explicative, «Pour entrer
183 5. COMPTES RENDUS<br />
en matière», écrite à la troisième personne et signée <strong>de</strong>s initiales <strong>de</strong> l’auteur,<br />
annonçait déjà par antiphrase la poétique du livre: rendre compte <strong>de</strong><br />
la réalité <strong>de</strong> l’asile psychiatrique sans recourir aux «outils abhorrés» <strong>de</strong> l’écriture,<br />
c’est-à-dire sans faire <strong>de</strong> la «littérature». Œuvre paradoxale,<br />
Chalet I est un document d’époque sous couvert d’«anonymat», et surtout<br />
une confession à valeur thérapeutique, comme le montre Ana Coiug: l’internement<br />
psychiatrique est vu comme (é)preuve d’humilité et <strong>de</strong> nécessaire<br />
mortification, l’écrit qui en résulte exprimant un besoin pathétique<br />
— et presque religieux — <strong>de</strong> purification.<br />
Deuxième section: Détours <strong>de</strong> l’écriture<br />
Le traitement particulier du paysage textuel, perçu à <strong>de</strong>s époques<br />
diverses et à <strong>de</strong>s moments différents <strong>de</strong> l’année, est étudié par Andreea<br />
Hopârtean, dans Variations pour un paysage. Traversée <strong>de</strong>s saisons et<br />
détours <strong>de</strong> l’écriture chez Philippe Jaccottet (pp.86-102).<br />
La récurrence <strong>de</strong> certains thèmes dans les proses et les poèmes <strong>de</strong><br />
Jaccottet écrits entre 1947 et 2002 a conduit, dans un premier temps <strong>de</strong> la<br />
recherche, vers une tentative <strong>de</strong> répertorier les figures du <strong>de</strong>hors (éléments<br />
naturels, phénomènes atmosphériques, activités humaines) et<br />
celles du <strong>de</strong>dans (pensées intérieures, souvenirs, remarques) qui semblaient<br />
spécifier une saison. Mais l’itératif thématique indique ici, plus<br />
que la prédilection supposée pour une saison (l’automne, l’hiver), le <strong>de</strong>gré<br />
d’implication <strong>de</strong> la subjectivité perceptive. Entre <strong>de</strong>s «blasons» déterminants<br />
pour telle ou telle saison (miroitement <strong>de</strong>s images tenues pour<br />
emblématiques d’un certain moment temporel) et le nomadisme <strong>de</strong> l’écriture<br />
(fragilité du sujet, se retirant pour laisser briller l’altérité du mon<strong>de</strong>)<br />
se <strong>de</strong>ssine une topographie textuelle orphique, où «le regard reste toujours<br />
furtif, instaurant une dialectique <strong>de</strong> la vision et <strong>de</strong> la perte, du détour et<br />
du retour, <strong>de</strong> l’interrogation déstructurante et <strong>de</strong>s palliatifs au doute»<br />
(88). Chez Jaccottet, conclut Andreea Hopârtean, on assiste à une double<br />
épiphanie: d’une part, le sujet s’efface et se rend au paysage; d’autre part,<br />
à travers les variations du paysage, l’activité interprétative est sollicitée<br />
et le sujet reconstruit en creux, rendu à lui-même.<br />
Aurora Băgiag développe trois pistes d’analyse qui permettent <strong>de</strong><br />
mieux saisir l’importance <strong>de</strong> l’insertion <strong>de</strong>s citations musicales dans le<br />
récit istratien: le fonctionnement textuel et métatextuel <strong>de</strong>s chansons<br />
populaires ical roumain et balkanique dans la construction i<strong>de</strong>ntitaire <strong>de</strong><br />
l’écrivain (Enjeux <strong>de</strong> la chanson populaire dans «Nerrantsoula» <strong>de</strong> Panaït<br />
Istrati, pp.103 -118).<br />
Massivement présent dans le texte, le refrain Nerrantsoula foundoti<br />
anticipe, scan<strong>de</strong> et conclut l’histoire <strong>de</strong> la jeune protagoniste, sauvageonne<br />
«indomptable», promise à <strong>de</strong>s passions amoureuses fatales. Il s’agit donc
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 184<br />
d’un «motif-somme englobant tous les autres: l’enfance, l’érotisme, la<br />
jalousie, la confrontation, la mort» (111).<br />
Outre Nerrantsoula foundoti, Istrati fait appel à un répertoire balkanique<br />
<strong>de</strong> chansons populaires, au sens large du terme Aurora Băgiag, ces<br />
«citations lyriques» itératives, limitées à leur expression verbale, comptent<br />
essentiellement pour leurs qualités rythmiques, car «nt avec la tradition<br />
<strong>de</strong> l’Orient, Istrati utilise adroitement les valences <strong>de</strong> la répétition,<br />
dans les registres stylistique et narratif.<br />
Les refrains populaires balkaniques insérés dans un texte <strong>de</strong> fiction<br />
rédigé en français, aussi bien que les mots étrangers écrits à la française<br />
(sacadgitza, cafédgi, tsatsa, codochka, pépénar, mahala, oulitza, etc.), mis<br />
entre guillemets ou accompagnés <strong>de</strong> notes <strong>de</strong> bas <strong>de</strong> page, créent plusieurs<br />
effets <strong>de</strong> lecture. Entre autres, ils reproduisent <strong>de</strong>s rythmes et sonorités<br />
«exotiques», et donnent l’illusion d’une prise directe sur une langue<br />
authentique, orale et vivante. De la fusion du français avec cette variante<br />
régionale, orientalisante et caduque du roumain, pleine <strong>de</strong> chaleur et<br />
d’exubérance, émerge la nouvelle i<strong>de</strong>ntité, culturelle et stylistique, d’un<br />
écrivain francophone <strong>de</strong>s plus intéressants.<br />
Dans L’œil qui engendre l’espace. Regards et seuils dans le roman<br />
francophone et anglophone (pp. 119-137), Andreea Pop se penche sur les<br />
thèmes du regard et <strong>de</strong> l’espace, illustrés dans un corpus <strong>de</strong> romans autrement<br />
difficiles à comparer: Michel Tournier, Le Roi <strong>de</strong>s Aulnes; Marcel<br />
Moreau, Quintes; David Lodge, Nice Work (trad.fr. Jeu <strong>de</strong> société; trad.<br />
roum. Meserie!); John Irving, The World According to Garp (trad.fr. Le<br />
Mon<strong>de</strong> selon Garp; trad.roum. Lumea văzută <strong>de</strong> Garp). Andreea Pop<br />
appuie son analyse sur l’hypothèse que «la manière <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r, à part<br />
d’être propre à celui qui regar<strong>de</strong>, est culturellement et même géographiquement<br />
circonscrite parallèle <strong>de</strong>s textes ne suit pas une logique antinomique.<br />
Le regard est compris dans sa polyvalence — vision auctoriale, point<br />
<strong>de</strong> vue du personnage, acuité ou trouble d’ordre visuel, visionnarisme —<br />
et dans sa relation dynamique avec l’espace. Le regard observe, scrute,<br />
maîtrise ou génère l’espace. Chez Tournier et Moreau, l’auteur distingue<br />
les indices d’un «regard-loupe» sur le mon<strong>de</strong>: «plus charnel», viscéral et<br />
incisif, faisant violence au visible, pulvérisant le réel jusqu’au détail infinitésimal,<br />
dans la recherche obstinée <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs (<strong>de</strong> l’être et du<br />
mon<strong>de</strong> perceptible). Ce regard passionné (et passionnel) brouille constamment<br />
les limites du corps et <strong>de</strong> la matière; ainsi, l’espace est-il moins un<br />
objet d’investigation qu’un domaine d’investissement fantasmatique. Chez<br />
Lodge et Irving, c’est le «regard-fenêtre» qui organise les données du<br />
mon<strong>de</strong>: panoramique et globalisant, jouant sur l’effet <strong>de</strong> réel <strong>de</strong>s détails
185 5. COMPTES RENDUS<br />
anodins. Ce regard exact et distancié — très souvent ironique — survole<br />
un espace sans profon<strong>de</strong>ur, familier et rassurant pour le personnage ou le<br />
lecteur.<br />
Les seuils et les écrans (lunettes, miroirs) peuvent suspendre temporairement<br />
le mouvement d’ensemble ou le faire diverger vers la rêverie ou<br />
la voyance. C’est ce que Andreea Pop démontre dans la lecture minutieuse<br />
<strong>de</strong> quelques séquences tirées <strong>de</strong>s quatre romans. Sa conclusion, «Le regard<br />
<strong>de</strong>s écrivains anglais cherche, tandis que celui <strong>de</strong>s auteurs francophones<br />
trouve» (133), pour lapidaire et séduisante qu’elle soit, s’avère adéquate<br />
dans le cas <strong>de</strong>s romanciers discutés; chez d’autres auteurs d’expression<br />
française et anglaise nous sommes en droit <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si les<br />
termes n’en seraient rigoureusement inverses.<br />
Troisième section: Réécritures et recréations<br />
L’étu<strong>de</strong> d’Eugenia Enache, «Bruges-la-Morte»: du texte au palimpseste<br />
(pp.138-149), met en perspective le roman <strong>de</strong> Georges Ro<strong>de</strong>nbach<br />
(datant <strong>de</strong> 1892) à travers <strong>de</strong>ux œuvres écrites un siècle plus tard: Bruges<br />
la vive (1990) <strong>de</strong> Dominique Rolin et L’amour même (1998) <strong>de</strong> Sylvie<br />
Doizelet.<br />
Bruges la vive, dont le titre renvoie au roman <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, est une<br />
incursion imaginaire dans la ville que Dominique Rolin associe aux<br />
années <strong>de</strong> jeunesse. La tonalité du récit est attendrie et allègre, parce que<br />
«revoir ce que l’on a beaucoup aimé est le contraire même <strong>de</strong> la nostalgie».<br />
La ville <strong>de</strong>s commémorations mélancoliques <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach <strong>de</strong>vient dans la<br />
lecture <strong>de</strong> Dominique Rolin une ville <strong>de</strong>s célébrations sereines et vivifiantes.<br />
Même ville, mêmes repères topographiques (le Beffroi, béguinages,<br />
ruelles et canaux), en <strong>de</strong>ux visions symétriques — l’une crépusculaire,<br />
l’autre lumineuse — et non contradictoires, car elles ont toutes les<br />
<strong>de</strong>ux la force et la vérité <strong>de</strong> l’émotion véritablement poétique.<br />
L’amour même est un double <strong>de</strong> Bruges-la-Morte, au niveau textuel,<br />
<strong>de</strong> la composition et <strong>de</strong> la typologie <strong>de</strong> personnages. Le dédoublement compositionnel<br />
(même structuration en quinze chapitres) et les renvois intertextuels<br />
explicites (citations <strong>de</strong> Bruges-la-Morte figurant en exergue <strong>de</strong><br />
certains chapitres) s’accompagnent d’une recomposition du triangle amoureux<br />
problématique. Sur ce <strong>de</strong>rnier point, la suite donnée par Sylvie<br />
Doizelet à l’histoire <strong>de</strong> Hugues Viane est considérée «un reflet à l’envers<br />
du roman <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach» (145). Le protagoniste y apparaît comme<br />
«majeur <strong>de</strong> cette réécriture <strong>de</strong> Bruges-la-morte consiste dans la prolifération<br />
<strong>de</strong>s figures du double.<br />
C’est la réécriture imitative qui intéresse Maria Măţel-Boatcă dans<br />
son étu<strong>de</strong> «Les Nopces <strong>de</strong> Thyl et Nele», entre pastiche et parodie (pp.150-<br />
164) portant sur le petit texte <strong>de</strong> Bibiane Fréché publié en 2004 dans le
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 186<br />
volume Copies collées (anthologie <strong>de</strong> parodies et <strong>de</strong> pastiches réunis et présentés<br />
par Paul Aron).<br />
Œuvre fondatrice <strong>de</strong> la littérature belge, La Légen<strong>de</strong> et les Aventures<br />
héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et <strong>de</strong> Lamme Goedzak au<br />
pays <strong>de</strong> Flandres et ailleurs (1867) a inspiré différentes productions imitatives,<br />
dramatisations, contes et romans. De date récente, le texte <strong>de</strong><br />
Bibiane Fréché (universitaire spécialiste en littérature comparée) est un<br />
plaisant exercice <strong>de</strong> «vec Nele. L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Maria Măţel-Boatcă montre que<br />
ce passage <strong>de</strong> l’héroïsme à l’érotisme est réalisé dans un style qui rappelle<br />
celui <strong>de</strong> l’hypotexte par le foisonnement d’archaïsmes et <strong>de</strong> termes populaires,<br />
l’insertion <strong>de</strong> mots néerlandais, les séquences narratives accumulant<br />
<strong>de</strong>s verbes à l’imparfait. De même, sont recensés d’autres procédés<br />
par lesquels Bibiane Fréché s’approprie pour la détourner la matière textuelle<br />
<strong>de</strong> La Légen<strong>de</strong>: l’amplification <strong>de</strong>s énumérations et surtout les<br />
pseudo-citations.<br />
Le réemploi et l’exagération <strong>de</strong>s particularités stylistiques <strong>de</strong> De<br />
Coster seraient <strong>de</strong> l’ordre du pastiche; la transformation ludique et la<br />
liberté d’invention indiqueraient un travail parodique. Maria Măţel-<br />
Boatcă met en ve<strong>de</strong>tte la contiguïté pastiche — parodie et, pour ne pas<br />
trancher en faveur <strong>de</strong> l’un ou <strong>de</strong> l’autre, préfère l’appellation «parostiche»;<br />
proposé par Jacques Espagnon, et adopté par Paul Aron, ce joli mot-valise<br />
n’est pas tout à fait une notion opératoire dans la théorie <strong>de</strong>s genres.<br />
L’analyse comparative proposée par Alina Pelea dans l’étu<strong>de</strong> Du<br />
<strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s personnages <strong>de</strong> Perrault en roumain (pp. 165-184) part du<br />
principe que toute «166). S’appuyant notamment sur les travaux <strong>de</strong> traductologie<br />
<strong>de</strong> M. Ballard et <strong>de</strong> Muguraş-Constantinescu, et sur le Lexique<br />
perraultien établi par Marc Soriano, Alina Pelea compare les différentes<br />
dénominations <strong>de</strong>s personnages dans neuf traductions <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong><br />
Perrault publiées entre 1914 et 2003.<br />
La comparaison systématique <strong>de</strong>s solutions <strong>de</strong> traduction montre<br />
avec clarté que certaines dénominations (notamment les sobriquets) sont<br />
déjà parfaitement intégrés dans le contexte roumain et connaissent <strong>de</strong>s<br />
variations minimales d’une version à l’autre. Pour d’autres (noms propres<br />
non signifiants, titres <strong>de</strong> noblesse, noms <strong>de</strong> profession) l’étu<strong>de</strong> constate un<br />
traitement inégal ou hésitant, <strong>de</strong>puis la suppression du mot/syntagme jusqu’au<br />
report pur et simple, en passant par l’adaptation culturelle, par<br />
équivalence ou explicitation. Sur l’ensemble, Alina Pelea est d’avis que les<br />
traducteurs fournissent <strong>de</strong>s solutions à <strong>de</strong>s problèmes ponctuels plutôt<br />
que <strong>de</strong> les intégrer dans une stratégie <strong>de</strong> traduction globale du conte. Le<br />
recours fréquent à la traduction-acclimatation, en raison du critère d’in-
187 5. COMPTES RENDUS<br />
telligibilité par un public enfantin, fait que la charge du texte en référents<br />
culturels soit sensiblement diminuée.<br />
Andreea GHEORGHIU<br />
Atelier <strong>de</strong> traduction, Dossierion, N° 7, <strong>Editura</strong> Universităţii<br />
Suceava, 2007, ISSN 1584-1804, 257 p.<br />
Conçu comme un ouvrage <strong>de</strong> spécialité à <strong>de</strong> multiples enjeux et<br />
volets, le numéro 7 (Dossier: l’Autotraduction) <strong>de</strong> la revue Atelier <strong>de</strong> traduction,<br />
bien que s’adressant à un public averti, pourrait également<br />
constituer un véritable renfort pour toute personne s’intéressant à la traduction<br />
sui generis. Il suffit <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r le sommaire pour avoir une image<br />
<strong>de</strong> l’amplitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’hétérogénéité qui caractérisent ce recueil d’étu<strong>de</strong>s<br />
sur la question. Animé(e)s par un vif intérêt pour l’autotraduction, <strong>de</strong>s<br />
chercheurs et <strong>de</strong>s écrivain(e)s, venant <strong>de</strong> différents pays et universités,<br />
expriment dans <strong>de</strong>s articles soigneusement structurés et rédigés, s’articulant<br />
sur sept volets, leurs opinions sur l’autotraduction.<br />
Le premier volet <strong>de</strong> cette revue, Entretien (pp. 15-22), constitué par<br />
un dialogue entre Elena-Brânduşa Steiciuc et l’écrivaine québécoise d’origine<br />
roumaine, Felicia Mihali, plonge le lecteur dans le vif du sujet. En<br />
passant par l’autotraduction pour parvenir à s’installer confortablement<br />
dans le français comme langue d’accueil et langue <strong>de</strong> création <strong>de</strong> ses<br />
œuvres, Felicia Mihali y exprime, en guise d’apostille, ses convictions littéraires<br />
et traductionnelles. Partisane <strong>de</strong> la fidélité dans l’acte traductionnel,<br />
elle s’est proposé <strong>de</strong> respecter l’original et <strong>de</strong> ne rien changer dans ses<br />
textes à part l’ajout <strong>de</strong> quelques phrases ou la suppression <strong>de</strong> quelques<br />
pages considérées comme superflues.<br />
Dans la même lignée s’inscrivent les <strong>de</strong>ux autres articles réunis dans<br />
la section Credos et confessions (pp. 25-42). Costin Popescu, traducteur du<br />
texte Jocul <strong>de</strong>-a societatea / Jouer à la société, s’explique en exergue à ce<br />
fragment sur les constantes qui, selon lui, régissent toute<br />
(auto)traduction. Paul Miclău, dans L’autotraduction <strong>de</strong> l’autofiction<br />
comme retour à l’être présente son expérience <strong>de</strong> re-création traductionnelle<br />
tentée pour trouver le mot juste dans la version roumaine du volume<br />
Roumains déracinés (Dislocaţii). Pour ce faire, le recours au français familier<br />
pour la création du texte et au patois banatois pour la traduction <strong>de</strong><br />
certains termes qui font défaut à la langue roumaine standard s’est avéré
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 188<br />
très utile et lui a permis <strong>de</strong> relier les <strong>de</strong>ux horizons et <strong>de</strong> retrouver ses origines.<br />
Plus ample, le troisième volet <strong>de</strong> cet ouvrage regroupe sous le titre<br />
L’Autotraduction (pp. 45-209) dix-huit articles aussi divergents que<br />
convergents. En s’intéressant unanimement à l’autotraduction, les<br />
auteurs en ont abordé les différentes facettes allant <strong>de</strong>s aspects théoriques<br />
jusqu’à <strong>de</strong>s analyses détaillées <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> certains écrivains-traducteurs.<br />
Pour introduire à la question, dans son article L’autotraduction: une<br />
œuvre nonsimulacre, Irina Mavrodin avance la présupposition que l’original<br />
d’une œuvre à traduire représente la réalité et que par la suite le texte<br />
traduit ne serait qu’une apparence qui se donne pour une réalité, donc un<br />
simulacre. De son côté le traducteur serait lui aussi un auteur-simulacre<br />
qui accomplit un acte <strong>de</strong> création-simulacre tandis que, dans le cas <strong>de</strong> l’autotraduction,<br />
l’auteur alias le traducteur, se trouve toujours dans un cas<br />
<strong>de</strong> réécriture en dépit <strong>de</strong>s contraintes imposées par le texte <strong>de</strong> départ.<br />
Samantha Faubert, dans L’autotraduction comme miroir <strong>de</strong> l’écriture<br />
semprunienne: à propos <strong>de</strong> Fe<strong>de</strong>rico Sanchez vous salue bien / Fe<strong>de</strong>rico<br />
Sánchez se <strong>de</strong>spi<strong>de</strong> <strong>de</strong> uste<strong>de</strong>s, accor<strong>de</strong> moins d’importance aux écarts traductionnels<br />
qu’au travail d’adaptation (du français à l’espagnol) réalisé<br />
par l’écrivain lui-même. Elle insiste sur les aspects constructifs <strong>de</strong> l’autotraduction<br />
semprunienne qui a engendré en égale mesure un questionnement<br />
métatextuel: le trame narratif est incessamment interrompu par le<br />
discours sur son œuvre.<br />
Un parallèle est établi entre la traduction poétique et l’écriture poétique<br />
en langue étrangère par Emanuela Nanni dans son étu<strong>de</strong> Quelques<br />
réflexions sur l’autotraduction poétique: entre poésie comme langue<br />
étrangère par excellence et l’autotraduction poétique interlinéaire consacrée<br />
à Barbara Serdakowski. Les défis que les écrivains migrants affrontent<br />
pour créer leurs œuvres les rapprochent en quelque sorte <strong>de</strong> la traduction<br />
poétique. Une bonne maîtrise <strong>de</strong> la langue d’accueil ne garantit<br />
pas la même aisance d’expression que dans la langue maternelle: les automatismes<br />
<strong>de</strong> création disparaissent et tout comme dans le cas <strong>de</strong> la traduction<br />
poétique, certaines images et figures restent intraduisibles.<br />
Marcos Eymar étudie L’autotraduction légitimatrice: Lorenzo Gilda<br />
<strong>de</strong> Victor Manuel Rendón et le dédoublement <strong>de</strong> l’écrivain bilingue afin <strong>de</strong><br />
mettre en lumière les écarts qui existent entre le texte français et celui en<br />
espagnol.<br />
L’équipe Autotrad du Département <strong>de</strong> Traduction et d’interprétation<br />
<strong>de</strong> l’Université Autonome <strong>de</strong> Barcelone s’explique sur ses origines, ses<br />
objectifs et ses pistes <strong>de</strong> recherche dans l’entrefilet L’Autotraduction litté-
189 5. COMPTES RENDUS<br />
raire comme domaine <strong>de</strong> recherche. Cela constitue le point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong><br />
toute une série d’articles signés par <strong>de</strong>s chercheurs provenant <strong>de</strong> cette université<br />
ou originaires d’Espagne. Helena Tanqueiro articule son discours<br />
sur L’Autotraduction comme objet d’étu<strong>de</strong> grâce à <strong>de</strong>s analyses comparatives<br />
effectuées sur les œuvres d’un nombre d’écrivains espagnols tels<br />
Antoni Mari, Eduardo Mendoza, Empar Moliner.<br />
Dans l’article Idéologie et autotraduction entre cultures asymétriques<br />
Francesc Parcerisas I Vasquez dénonce les implications idéologiques et les<br />
stratégies mercantiles qui favorisent la multiplication <strong>de</strong>s autotraductions<br />
d’une langue minoritaire (catalan, galicien, basque) vers l’espagnol. Selon<br />
lui, ces autotraductions dont la publication coïnci<strong>de</strong> avec la parution <strong>de</strong><br />
l’original seraient régies par la nécessité d’une plus gran<strong>de</strong> diffusion et le<br />
désir <strong>de</strong> postuler pour un prix littéraire espagnol doté d’une récompense<br />
économique considérable.<br />
V. Nabokov est <strong>de</strong> ceux qui ont traduit leurs propres œuvres et celles<br />
<strong>de</strong>s autres et qui ont exprimé leurs propres opinions sur la traduction.<br />
C’est pourquoi Natalia Novosilzov et Maria Sharvashidze font un passage<br />
en revue <strong>de</strong> Quelques observations sur l’autotraduction <strong>de</strong> V. Nabokov:<br />
«Otchayanie»-«Despair». En partant <strong>de</strong>s prémisses théoriques exprimées<br />
maintes fois par l’écrivain lui-même, les <strong>de</strong>ux auteures ont analysé quatre<br />
chapitres <strong>de</strong> l’œuvre Otchayanie / Despair pour relever les procédés utilisés<br />
dans l’acte traductionnel et les éventuelles modifications qui en<br />
découlent. L’inventaire exhaustif <strong>de</strong>s concrétisations, <strong>de</strong>s omissions, <strong>de</strong>s<br />
ajouts, <strong>de</strong>s références culturelles et <strong>de</strong>s jeux bilingues met en évi<strong>de</strong>nce les<br />
divergences entre l’original et la traduction.<br />
Une vue d’ensemble Sur l’autotraduction et son rôle dans l’éternel<br />
débat <strong>de</strong> la traduction est offerte au lecteur par Patricia López López Gay<br />
qui saisit cette occasion pour confirmer sa propre conviction: on y a affaire<br />
à une traduction littéraire sui generis où s’agencent le respect <strong>de</strong> l’univers<br />
fictionnel du texte premier, la transposition du texte premier dans une<br />
langue différente et les contraintes <strong>de</strong> la comman<strong>de</strong> <strong>de</strong> traduction, lois qui<br />
sont à la base <strong>de</strong> tout acte traductionnel.<br />
Laurence Boudart refait un jeu <strong>de</strong> mots et se pose la question<br />
Autotraduttore…tradittore? Le bourru bienfaisant / Il burbero di buon<br />
cuore <strong>de</strong> Carlo Goldoni. En bénéficiant, à cet égard, d’une source documentaire<br />
<strong>de</strong> première main, les Mémoires <strong>de</strong> l’écrivain lui-même, elle s’attelle<br />
à voir en quelle mesure le Vénitien à italianiser son texte écrit<br />
d’abord en français pour l’offrir au public italien.<br />
Avec Pierre Daubigny on entame une série d’étu<strong>de</strong>s portant sur<br />
l’œuvre du dramaturge anglais Samuel Beckett. Son article Un exemple<br />
d’autotraduction théâtrale: Fragments <strong>de</strong> théâtre I et II / Roughs for
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 190<br />
theatre I and II <strong>de</strong> Samuel Beckett, issu d’une collaboration fructueuse<br />
avec le metteur en scène anglais Robin Holmes, met en évi<strong>de</strong>nce les écarts<br />
qui existent entre les <strong>de</strong>ux variantes données par le dramaturge lui-même<br />
et souligne les avantages <strong>de</strong> l’adaptation comique dont témoigne le texte<br />
truffé <strong>de</strong> différentes formules linguistiques en français et en anglais, mais<br />
qu’un autre traducteur ne pourrait pas se les permettre.<br />
Le génie linguistique <strong>de</strong> Samuel Beckett constitue aussi un objet <strong>de</strong><br />
recherche pour Helen Astbury qui se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si Mal vu mal dit / Ill seen<br />
ill said ne serait pas synonyme <strong>de</strong> Mal traduit / Ill translated? Sa conclusion<br />
serait que l’écrivain a réussi là où un autre aurait échoué.<br />
Elena Ciocoiu prouve un vif intérêt pour les autotraductions <strong>de</strong><br />
Samuel Beckett dans Les enjeux <strong>de</strong> l’autotraduction pour la pièce En attendant<br />
Godot / Waiting for Godot <strong>de</strong> Samuel Beckett. Elle y relève un<br />
nombre <strong>de</strong> différences qui démontrent, une fois <strong>de</strong> plus, l’infidélité et la<br />
liberté que se permet l’écrivain par rapport à son propre œuvre. Autorisé,<br />
par son statut même, d’intervenir dans le texte, Samuel Beckett va jusqu’à<br />
transformer l’autotraduction dans un véritable acte <strong>de</strong> réécriture.<br />
Un autre faisceau <strong>de</strong> recherches porte sur l’œuvre <strong>de</strong> Panait Istrati et<br />
concourt à mettre en ve<strong>de</strong>tte les constructions linguistiques particulières<br />
qui font le charme <strong>de</strong> ses textes. C’est pourquoi dans Langages d’étranger<br />
chez Panait Istrati Hélène Lenz s’acharne à démêler les diglossies parsemées<br />
un peu partout dans l’œuvre romanesque istratienne pour en faire<br />
une fine analyse. C’est toujours dans ce contexte que se place l’approche<br />
<strong>de</strong> Muguras Constantinescu qui abor<strong>de</strong> le texte <strong>de</strong> Kyra Kyralina à la<br />
lumière <strong>de</strong> l’autotraduction dans son étu<strong>de</strong> intitulée Istrati,<br />
Autotraducteur en quête d’i<strong>de</strong>ntité culturelle. Non seulement la révolte <strong>de</strong><br />
Panait Istrati contre une version roumaine erronée et le désir impérieux<br />
<strong>de</strong> s’autotraduire prouvent sa volonté <strong>de</strong> faire jaillir et <strong>de</strong> faire connaître<br />
sa «roumanité». Toute sa création littéraire émaillée <strong>de</strong> termes et d’expressions<br />
en roumain porte l’empreinte <strong>de</strong> cette quête i<strong>de</strong>ntitaire<br />
exprimée par le langage.<br />
Un autre article d’un réel profit pour tous ceux qui s’adonnent à l’étu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> l’autotraduction appartient à Ana Guţu. Intitulée<br />
L’autotraduction — entre multilinguisme et création, cette intervention<br />
contient quelques essais <strong>de</strong> définition <strong>de</strong> la traduction et <strong>de</strong> l’autotraduction,<br />
mais a aussi le grand mérite <strong>de</strong> détailler l’activité <strong>de</strong> traduction <strong>de</strong><br />
l’auteure même. Issue d’un pays où l’usage du roumain et du russe se chevauche,<br />
Ana Guţu parle, grâce à sa formation, <strong>de</strong>ux autres langues la<br />
situation <strong>de</strong> traduire elle-même ses propres créations rédigées en russe (sa<br />
thèse <strong>de</strong> doctorat) ou en roumain (<strong>de</strong>s poèmes lyriques ou pour enfants) et
191 5. COMPTES RENDUS<br />
elle nous en fait part à travers cette intervention illuminante à plus d’un<br />
titre.<br />
S’agit-il d’une traduction ou d’une forme <strong>de</strong> recréation? s’interroge<br />
Rainier Grutman dans L’autotraduction: dilemme social et entre-<strong>de</strong>ux textuel.<br />
Après avoir analysé quelques cas d’écrivains qui se sont traduits<br />
dans <strong>de</strong>s circonstances politiques différentes ou <strong>de</strong>s écrivains qui refusent<br />
<strong>de</strong> se traduire, l’auteur s’intéresse à ceux qui considèrent que, dans la<br />
démarche traductionnelle, il faut <strong>de</strong> la fidélité avant toute chose et aussi<br />
à ceux qui prennent un certain nombre <strong>de</strong> libertés grâce à leur familiarité<br />
avec le texte à traduire. La situation se complique dans le cas <strong>de</strong>s traductions<br />
«simultanées» où les frontières entre l’original et la traduction sont<br />
anéanties pour faire place à <strong>de</strong>ux versions issues du même processus créationnel.<br />
L’article-question L’auteur postcolonial: autotraducteur plutôt que<br />
traducteur? <strong>de</strong> Katrien Lievois clôt cet ample volet (L’Autotraduction) <strong>de</strong><br />
la revue. L’analogie entre l’hybridité culturelle du traducteur et celle <strong>de</strong><br />
l’écrivain postcolonial autorise l’auteure <strong>de</strong> cet article à considérer le texte<br />
postcolonial comme une autotraduction.<br />
Le quatrième volet, Pratico-théories (pp. 213-222), comprend une<br />
seule étu<strong>de</strong>, celle <strong>de</strong> Ioana Bălăcescu. Intitulée Un exemple <strong>de</strong> traduction<br />
créative légitimée par les recherches cognitivistes cette intervention surprend<br />
tout cheminement <strong>de</strong> la créativité en commençant par la prise <strong>de</strong><br />
conscience du problème <strong>de</strong> traduction et en terminant par la solution<br />
trouvée et approuvée. En puisant dans son expérience personnelle (enseignante<br />
qui travaille sur la traduction avec un groupe d’étudiants allemands),<br />
l’auteure présente les difficultés soulevées par la traduction d’une<br />
phrase <strong>de</strong> l’anglais vers l’allemand. Elle souligne l’importance <strong>de</strong>s implications<br />
culturelles qui impose le choix <strong>de</strong> certains termes correspondant à<br />
l’horizon d’attente du lecteur virtuel <strong>de</strong> la langue-cible.<br />
Les autres volets <strong>de</strong> l’Atelier <strong>de</strong> traduction se différencient un peu <strong>de</strong><br />
ceux que nous venons <strong>de</strong> présenter. Moins théoriques et plutôt informatifs<br />
ou à titre d’exemple, ils regroupent soit <strong>de</strong>s poésies traduites en français<br />
par leurs auteurs, soit <strong>de</strong>s comptes rendus <strong>de</strong> lecture et une présentation<br />
<strong>de</strong> l’Institut supérieur <strong>de</strong> traducteurs et interprètes <strong>de</strong> Bruxelles. Le volet<br />
Vingt fois sur le métier (pp. 225-228) fournit en parallèle au lecteur les<br />
textes et leurs versions en français <strong>de</strong> quelques poésies <strong>de</strong> Irina Mavrodin<br />
et Andrei-Paul Corescu. Les volets La planète <strong>de</strong>s traducteurs (pp. 231-<br />
239) et Terminologies (pp. 243-246) consignent <strong>de</strong>s réflexions sur <strong>de</strong>ux<br />
ouvrages <strong>de</strong> spécialité: la revue Meta-journal <strong>de</strong>s taducteurs, vol. 51, N° 4,<br />
et le volume Mots, termes et contextes, paru sous la direction <strong>de</strong> Daniel<br />
Blampain, Philippe Thoiron et Marc Van Campenhoudt.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 192<br />
S’érigeant en document précieux <strong>de</strong> l’actualité scientifique, la revue<br />
Atelier <strong>de</strong> traduction est un outil <strong>de</strong> référence pour quiconque cherche à<br />
s’approcher <strong>de</strong> la traduction avec son double, l’autotraduction, et à la comprendre<br />
dans ses différentes hypostases. Son mérite fondamental rési<strong>de</strong><br />
dans le fait qu’elle permet <strong>de</strong> saisir la diversité <strong>de</strong>s approches théoriques<br />
par la focalisation sur un seul sujet à débattre, celui <strong>de</strong> l’autotraduction.<br />
Ileana Neli EIBEN<br />
Atelier <strong>de</strong> traduction. Dossier: La traduction <strong>de</strong> la littérature<br />
<strong>de</strong> jeunesse, n° 8, responsables du numéro: Elena-<br />
Brânduşa Steiciuc, Simona-Aida Manolache, <strong>Editura</strong><br />
Universităţii, Suceava, 2007, 347 pp.<br />
La traduction <strong>de</strong> la littérature adressée aux enfants et aux jeunes<br />
intéresse <strong>de</strong>s chercheurs <strong>de</strong> quatre coins du mon<strong>de</strong> qui publient, dans les<br />
dix sections <strong>de</strong> la revue Atelier <strong>de</strong> traduction, leurs analyses <strong>de</strong>s stratégies<br />
<strong>de</strong> traduction adoptées et font part également <strong>de</strong> leurs expériences traductionnelles.<br />
La première section transcrit l’entretien d’Elena-Brânduşa Steiciuc<br />
avec Tahar Ben Jelloun (pp. 15-19). Lors <strong>de</strong> cette entrevue, l’écrivain<br />
affirme son admiration pour ceux qui écrivent en français et font l’autotraduction<br />
en langue maternelle, tout en se reconnaissant incapable <strong>de</strong> le<br />
faire lui-même.<br />
La <strong>de</strong>uxième partie contient les confessions <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux traductrices.<br />
Muguraş Constantinescu discute plusieurs contes où le traducteur <strong>de</strong><br />
littérature pour les enfants s’éloigne <strong>de</strong> son texte source, procédant à <strong>de</strong>s<br />
suppressions, abréviations et simplifications avec l’excuse d’être plus près<br />
<strong>de</strong> son lecteur, <strong>de</strong> la culture <strong>de</strong> celui-ci Traductrice <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux contes: l’un<br />
arabe, l’autre groenlandais, elle explique quelques procédés utilisés et<br />
démontre le rôle et l’importance <strong>de</strong>s marques culturelles du texte d’origine<br />
que le traducteur doit préserver (pp. 23-33). Gina Puică partage le bonheur<br />
et les soucis que lui procurent les libertés <strong>de</strong> la traduction (pp. 35-<br />
38).<br />
La traduction <strong>de</strong>s textes anglophones <strong>de</strong>stinés aux jeunes français,<br />
constitue l’objet <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Bertrand Ferrier. Il se propose <strong>de</strong> distinguer<br />
et <strong>de</strong> définir, au sein <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong> traduction, les trois types <strong>de</strong> trahison:<br />
narrative, sociale et linguistique (pages41-50). Par l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux versions<br />
du célèbre Alice’s Adventures in Won<strong>de</strong>rland, Fabio Regattin cherche
193 5. COMPTES RENDUS<br />
la différence entre la traduction faite pour les adultes et l’adaptation pour<br />
les jeunes (pp. 51-64). Elena Ciocoiu confronte <strong>de</strong>ux versions (l’une en<br />
français, l’autre en roumain) d’un même texte source, i<strong>de</strong>ntifiant plusieurs<br />
niveaux <strong>de</strong> traduction en fonction du public visé. Elle constate que c’est le<br />
lecteur qui impose au traducteur le choix <strong>de</strong> telle ou telle stratégie traductionnelle<br />
(pp. 65-72).<br />
Rocío Cañadas Berrio met en évi<strong>de</strong>nce que la traduction espagnole du<br />
conte <strong>de</strong> Perrault, Le Petit Chaperon rouge présente <strong>de</strong>s variations qui<br />
atteignent soit la structure, soit le contenu du conte (pp. 73-83).<br />
Cendrillon attire l’attention <strong>de</strong>s chercheurs roumains et étrangers.<br />
Le conte suscite un débat autour <strong>de</strong>s trois versions en tchèque. Lud k<br />
Janda (pp. 85-99) relève la recette du succès auprès <strong>de</strong>s enfantsisation<br />
d’un langage simple et <strong>de</strong>s mots courts. L’un <strong>de</strong>s ouvrages cités se caractérise<br />
par l’emploi d’un langage neutre, un autre par l’adaptation, le<br />
meilleur étant celui où «[le traducteur] laisse influencer sa traduction par<br />
les tournures <strong>de</strong> la tradition orale tchèque». (p.98) Un corpus <strong>de</strong> plusieurs<br />
traductions roumaines <strong>de</strong> Cendrillon <strong>de</strong> Perrault est commenté par<br />
Cristina Drahta du point <strong>de</strong> vue du spécifique culturel (pp. 101-106).<br />
Alina Pelea s’interroge sur les raisons qui ont conduit aux nombreuses<br />
retraductions <strong>de</strong>s classiques <strong>de</strong> la littérature <strong>de</strong> jeunesse. Pour<br />
mettre en relief les points communs ou divergents <strong>de</strong>s quatre contes <strong>de</strong> la<br />
comtesse <strong>de</strong> Ségur, elle esquisse un parallèle <strong>de</strong>s titres, <strong>de</strong>s noms propres.<br />
Des informations concernant la date <strong>de</strong> parution <strong>de</strong>s contes ou portant sur<br />
les aspects lexicaux et morphologiques complètent l’étu<strong>de</strong> (pp. 107-118).<br />
Marc Parayre examine le rapport entre l’image et le texte. Si la première<br />
qualité <strong>de</strong> tout traducteur est la maîtrise parfaite <strong>de</strong> la langue<br />
source et <strong>de</strong> la langue cible, à laquelle s’ajoute <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s connaissances<br />
culturelles, Parayre souligne que le traducteur <strong>de</strong>vrait connaître les conditions<br />
dans lesquelles le texte a été produit (pp. 119-128).<br />
Partant <strong>de</strong>s contenus, Alain Joseph Sissao se propose <strong>de</strong> démontrer<br />
les traces <strong>de</strong> la littérature orale burkinabé dans la littérature écrite pour<br />
les enfants. Les contes, les légen<strong>de</strong>s, les mythes constituent autant <strong>de</strong><br />
sources d’inspiration que la littérature <strong>de</strong> jeunesse emprunte à la littérature<br />
orale burkinabé (pp. 129-145).<br />
Le traducteur reste-il fidèle à la réalité sociale ou linguistique? Voici<br />
la question que se pose Patricia Bissa Enama à propos <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong><br />
Mongo Beti (pages 149-164). Jean-Louis Courriol abor<strong>de</strong> la traduction<br />
littéraire, du roman balzacien, Eugénie Gran<strong>de</strong>t dans la traduction <strong>de</strong><br />
Cezar Petrescu (pp. 165-176). Selon Victor C. Ariole, traduire, c’est «crivains<br />
africains lui permettent <strong>de</strong> noter les difficultés <strong>de</strong> traduction (pp.<br />
177-187).
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 194<br />
Beckett, auto-traducteur <strong>de</strong> Fin <strong>de</strong> partie en Endgame, intéresse<br />
Constantin Grigoruţ qui lui dédie une analyse <strong>de</strong>s valences sémantiques<br />
<strong>de</strong>s titres. Il observe que la polysémie, les jeux <strong>de</strong> mots ren<strong>de</strong>nt le texte<br />
français plus riche en allusions que celui en anglais (pp. 189-198). Van Dai<br />
Vu (pp. 199-210) s’applique à l’examen <strong>de</strong>s relations qui se tissent entre la<br />
traduction, la langue et la culture compte tenant du fait que «[…] dans la<br />
traduction on doit procé<strong>de</strong>r au traitement linguistique et <strong>de</strong>s faits culturels»<br />
(p.199)<br />
Une autre section, Vingt fois sur le métier (pp. 210-225), est consacrée<br />
à la traduction <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux poèmes: La vie est un songe, Liturgie et d’un fragment<br />
<strong>de</strong> Volkswagen Blues.<br />
Muguraş Constantinescu fait le compte rendu <strong>de</strong>s journées scientifiques<br />
<strong>de</strong> Hanoi portant sur Les littératures d’enfance et <strong>de</strong> jeunesse, plus<br />
précisément <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> la section <strong>de</strong> traductologie (pp. 229-236).<br />
Maria Cristina Lucienne Pino, comparant différentes versions <strong>de</strong><br />
Vendredi ou les limbes du Pacifique, affirme que si Tournier, dans la<br />
<strong>de</strong>uxième version, Vendredi ou la vie sauvage, mène un travail visant à<br />
simplifier, à épurer le conte, c’est dans l’intention <strong>de</strong> l’améliorer (pp. 239-<br />
253).<br />
Suit une recherche sur l’adaptation cinématographique du roman<br />
flaubertien Un cœur simple. Marco Longo essaie <strong>de</strong> découvrir les techniques<br />
cinématographiques qui ont contribué à la réalisation d’une transposition<br />
en images du roman en paroles (pp. 255-264).<br />
À un autre niveau <strong>de</strong> l’art se situe la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée et sa traduction.<br />
Cette catégorie <strong>de</strong> la littérature <strong>de</strong> jeunesse n’échappe pas à l’œil attentif<br />
<strong>de</strong> Simona-Aida Manolache qui relève tant les pièges <strong>de</strong> ce travail que les<br />
qualités dont le traducteur doit disposer pour les surmonter (pp. 265-276).<br />
Camelia Capver<strong>de</strong> fait la chronique <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong>s Ateliers <strong>de</strong> traduction<br />
focalisant René Char (pp. 279-287). Deux articles composent<br />
l’avant <strong>de</strong>rnier sous-chapitre qui s’intitule Terminologie. Mihaela Arnat<br />
dresse une liste d’outils informatiques indispensables au traducteur: Les<br />
bases <strong>de</strong> données dans la traduction (pp. 291-293), tandis qu’Ana Coiug<br />
fait présentation <strong>de</strong> la traduction médicale dans la revue Équivalences<br />
(pp. 295-297).<br />
La liste <strong>de</strong>s auteurs clôt le volume, étant précédée par plusieurs<br />
comptes rendus: Daniela-Mihaela Bereholschi Trufin, Daniela<br />
Lingurariu, Meta: Journal <strong>de</strong>s traducteurs volume 52, numéro 1(pp. 301-<br />
304); Cristina Hetriuc, Meta: Journal <strong>de</strong>s traducteurs volume 52, numéro<br />
2 (pp. 305-312); Loredana Mititiuc, Tahar Ben Jelloun pour les enfants<br />
roumains (pages 313-318); Irina Luliciuc, Emilia Colescu, Nous voulons
195 5. COMPTES RENDUS<br />
lire (pp. 319-324); Petronela Munteanu, Alina Tarău, La traduction,<br />
contact <strong>de</strong> langues et <strong>de</strong> cultures (pp. 325-334).<br />
Le volume réunit <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> valeur scientifique où les chercheurs<br />
s’efforcent <strong>de</strong> cerner les difficultés rencontrées lors <strong>de</strong> cette<br />
démarche laborieuse et où ils émettent <strong>de</strong>s opinions sur les compétences<br />
du traducteur <strong>de</strong> littérature <strong>de</strong> jeunesse.<br />
Ilona Balázs<br />
Yves Frontenac, Les remblais du temps. Chroniques 1962-2002,<br />
préface <strong>de</strong> Danièle Henky, Nemours, Connaissances <strong>de</strong>s<br />
Hommes Editeur, 2007, ISBN 978-2-951 7824-5-7, 296 p.<br />
La chronique Les remblais du temps réunit <strong>de</strong>s articles, <strong>de</strong>s réflexions<br />
qui portent sur quarante ans <strong>de</strong> 1962 à 2002, à <strong>de</strong>ux interruptions éditoriales<br />
(1984-88 et 1994-95, années dont les observations jugées d’un<br />
«esprit un peu différent» (p. 2) feront l’objet d’un recueil qui regroupera<br />
<strong>de</strong>s réflexions postérieures à 2002). Présentées chronologiquement, les<br />
récits <strong>de</strong> Yves Frontenac ont à la fois un côté événementiel et un côté poétique,<br />
enchevêtrant dans une analyse luci<strong>de</strong> la littérarité et la <strong>de</strong>scription<br />
(du reportage). La littérarité indéniable <strong>de</strong>s chroniques ressort <strong>de</strong>s<br />
considérations philosophiques, littéraires, musicales, <strong>de</strong>s historiettes plaisantes<br />
<strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> l’écrivain, <strong>de</strong> ses pensées sur <strong>de</strong>s thèmes récurrents<br />
(traités aussi dans ses romans Noces <strong>de</strong> ténèbres, Soleil ô solitu<strong>de</strong>, Les<br />
Orgues du silence, La Secon<strong>de</strong> vie <strong>de</strong> Balancanche, Braseros à l’aube, Outil<br />
à lame experte etc.) — l’amour, la femme, la mort. Le journal <strong>de</strong> ses rencontres<br />
avec <strong>de</strong>s personnalités <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s artistique et littéraire, d’aucunes<br />
secondées <strong>de</strong> photographies (<strong>de</strong>/avec: Gérard Bauer, Dino Buzzati,<br />
Vincent Breton, Pierre Brunel, Roger Callois, Alberto Cavallari, Jean<br />
Carzou, Jacques Chaban-Delmas, Paul Collomb, Gérard Cottin, Grace <strong>de</strong><br />
Monaco, Norbert Dufourcq, Mihel Faré, Michel Guiomar, Clara Haskil,<br />
José Hernan<strong>de</strong>z, Jean-Picart Ledoux, Georges Oudot, Henri Petit, Henri<br />
Queffélec, Michel Pan<strong>de</strong>l, Yves Panafieu, Alice Planche, Antonia Pagan,<br />
Annie Raveau, Henri Rolland, Nina Romazzotti-Buzzati, François Salvat,<br />
Ossip Zadkine, Gérard Zwang), témoigne une fois <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> la richesse<br />
culturelles <strong>de</strong>s temps évoqués et, notamment, <strong>de</strong> la variété <strong>de</strong>s centres<br />
d’intérêt <strong>de</strong> l’écrivain.<br />
Yves Frontenac est en quleque sorte l’historien <strong>de</strong>s temps présents: il<br />
accumule <strong>de</strong>s propos et <strong>de</strong>s réflexions grâce à <strong>de</strong>s renocntres variées:<br />
concertées, privées, historiques, improvisées… Il a pu donc prendre le
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 196<br />
pouls <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong> et il nous fournit <strong>de</strong>s pensées et <strong>de</strong>s impressions <strong>de</strong><br />
première main, nous partageant ses vécus privilégiés. Ses réflexions n’ont<br />
pas subi la déformation que peut produire l’écoulement du temps. Au<br />
moyen <strong>de</strong> ces pages d’histoire, l’auteur, notre cicérone <strong>de</strong> lecture, nous<br />
pousse à repenser un mon<strong>de</strong> culturel surabondamment marqué par <strong>de</strong>s<br />
événements historiques, politiques et économiques. D’où l’apparence erratique<br />
<strong>de</strong>s notes <strong>de</strong> Frontenac. Le ton <strong>de</strong>s chroniques est plutôt grave,<br />
jamais emporté. De l’ouvrage entier se dégage une attitu<strong>de</strong> retenue et<br />
équilibré, même lorsqu’il décrit <strong>de</strong>s expériences personnelles (la mort <strong>de</strong><br />
sa mère, p. 26-27). Le style <strong>de</strong> Frontenac est toujours attentionné.<br />
L’écrivain, un orfèvre en matière <strong>de</strong> précision et <strong>de</strong> clarté, est également<br />
préoccupé à contrôler la forme et le contenu <strong>de</strong> ses réflexions et sentiments<br />
Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s paroles, (dans le silence et le non dit) sans qu’il affirme explicitement<br />
la déréliction, se trouveraient les raisons <strong>de</strong> la compréhension<br />
mutuelle, <strong>de</strong> la connaissance <strong>de</strong>s hommes.<br />
Des entrevues avec <strong>de</strong> grands hommes et <strong>de</strong> grands esprits, Yves<br />
Frontenac tire <strong>de</strong>s présages, ensuite <strong>de</strong>s conclusions. Sa critique d’évenements<br />
et <strong>de</strong> grands hommes ne ressemble pas à la critique <strong>de</strong> consommation;<br />
elle n’est pas non plus une critique mordante, d’une «dureté <strong>de</strong> jugement<br />
implacable». L’auteur nous convie à prendre part à son acte et à son<br />
plaisir: dans la foulée <strong>de</strong> Henri Petit, il conçoit sa critique comme une collaboration<br />
(avec les lecteurs), conciliant la sagacité et la ferveur. Cette<br />
chronique sillonnée <strong>de</strong> citations. Son rapport à l’histoire et aux romans <strong>de</strong><br />
l’écrivain conduit à une intertextualité à double sens, interne et externe.<br />
L’attention du lecteur se porte aussi bien sur l’écrivain et sur ses idées,<br />
que sur les «personnages» évoqués, sans lesquels, au fond, le récit <strong>de</strong><br />
Frontenac n’existerait pas.<br />
Ce pseudo journal (en fait, une sorte <strong>de</strong> mensuel <strong>de</strong> sentences et <strong>de</strong><br />
pensées fugaces) <strong>de</strong>s chroniques laisse respirer la passion <strong>de</strong> Yves<br />
Frontenac pour les arts, un ouvrage unitaire, mais évolutive et authentique,<br />
dont la découverte se réalise laborieusement. Mais à ce but,<br />
«Sachons patienter…» (p. 4.), pour prêcher l’adage <strong>de</strong> l’auteur.<br />
L’ouvrage Les remblais du temps est également un hommage rendu à<br />
toutes ces personnalités qui ont marqué les chemins <strong>de</strong> l’expression <strong>de</strong><br />
Yves Frontenac. «Il est émouvant <strong>de</strong> d’entendre quelqu’un parler <strong>de</strong> l’objet<br />
même <strong>de</strong> sa vie, quand il vit passionnément ce qu’il accomplit.» (Gérard<br />
Bauer, cité par Frontenac, p. 132)<br />
Georgiana Lungu-Ba<strong>de</strong>a
6<br />
ENTRETIENS
Entretien avec Guy Vaes<br />
Propos recueillis par<br />
Adina-Irina ROMOŞAN<br />
Université «Babeş-Bolyai» Cluj-Napoca<br />
Roumanie<br />
Écrivain flamand d’expression française, Guy Vaes est un auteur classique<br />
<strong>de</strong> la littérature belge du XX e siècle et un maître du réalisme magique.<br />
Romancier, poète, essayiste, journaliste, critique <strong>de</strong> film, Vaes est né à Anvers<br />
en 1927. Son premier roman, Octobre long dimanche (1956), a suscité les commentaires<br />
élogieux <strong>de</strong> plusieurs personnalités littéraires; Julio Cortázar lui<br />
écrivait en 1963: «J’ai lu votre roman d’un trait. J’en sors comme quelqu’un<br />
qui a failli se noyer et qui, tout en respirant à pleins poumons, gar<strong>de</strong> comme<br />
une nostalgie <strong>de</strong> cet état voisin <strong>de</strong> la mort, où il a touché une somme indicible,<br />
où son passé a défilé <strong>de</strong>vant ses yeux fermés tandis que son futur s’amenuisait<br />
et <strong>de</strong>venait cendre et silence. Vous savez, Guy Vaes, vous avez écrit là un<br />
très, très beau livre.» * Même si Guy Vaes n’est pas l’auteur d’une œuvre fictionnelle<br />
prolifique, il se fait remarquer par le regard attentif qui capte l’insolite<br />
et l’étrangeté <strong>de</strong> la vie quotidienne. En tant que journaliste, il a visité<br />
<strong>de</strong> nombreuses villes (Singapour, Buenos Aires, Dublin, Venise) qui ont alimenté<br />
son imaginaire ancré dans ce topos géoculturel, mais ses écrits trahissent<br />
surtout une prédilection pour la capitale britannique: l’album Les<br />
Cimetières <strong>de</strong> Londres (1978) qui réunit <strong>de</strong>s images et <strong>de</strong>s textes inspirés <strong>de</strong><br />
* André Sempoux, Guy Vaes. L’effroi et l’extase, Avin, Éditions Luce Wilquin, coll.<br />
«L’œuvre en lumière», 2006: 18.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 200<br />
cet univers urbain, est suivi par un livre <strong>de</strong> géo-poétique, Mes Villes (1986).<br />
Son <strong>de</strong>uxième roman, L’Envers (1983), couronné par le prix littéraire Rossel,<br />
se situe dans cette même lignée <strong>de</strong> la création comme expérience du dédale.<br />
Citons enfin, trois autres romans qui évoquent la problématique i<strong>de</strong>ntitaire et<br />
la dimension labyrinthique <strong>de</strong> l’espace: L’Usurpateur (1994), Les Apparences<br />
(2001), Les Stratèges (2002). Guy Vaes est membre <strong>de</strong> l’Académie Royale <strong>de</strong><br />
Langue et <strong>de</strong> Littérature Française <strong>de</strong> Belgique <strong>de</strong>puis 1997.<br />
Cet entretien a été réalisé à Anvers, le 16 décembre 2007.<br />
Adina-Irina Romoşan: Vous êtes un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers écrivains francophones<br />
qui vit en terre flaman<strong>de</strong>. Est-ce qu’il y a rupture entre l’espace géographique<br />
et l’espace affectif? Si oui, comment la ressentez-vous?<br />
Guy Vaes: Non, pas à vrai dire. Naturellement, c’est un peu plus complexe<br />
quand on se met à l’examiner en détail. D’abord, je suis né dans un<br />
milieu bilingue mais principalement d’expression française. La famille <strong>de</strong><br />
mon père venait <strong>de</strong> Bruxelles. Il y avait ici la famille qui appartenait<br />
encore à la bourgeoisie francophone, je m’empresse d’ajouter que je ne<br />
m’adresse pas tellement à ma famille en général, mais bien à cette partie<br />
que j’ai connue <strong>de</strong> loin, et que je n’apprécie guère d’abord parce que je<br />
considère qu’elle est une caricature <strong>de</strong> la culture française. Pendant mon<br />
adolescence, je faisais partie d’un petit cercle, dont la majorité, plus <strong>de</strong>s<br />
trois quarts, étaient au fond <strong>de</strong>s néerlandophones plus âgés que moi. Ils<br />
étaient déjà à l’université, connaissaient, parlaient couramment le<br />
français, le néerlandais bien entendu, et ils lisaient l’anglais et l’allemand.<br />
Et c’est, au fond, par eux que j’ai appris à connaître <strong>de</strong>s auteurs, et ça déjà<br />
au début <strong>de</strong> la guerre, <strong>de</strong>s auteurs comme Julien Gracq, par exemple, mais<br />
Gracq, à ce moment-là, ne faisait pas partie <strong>de</strong> ma constellation d’écrivains,<br />
mais par exemple les ouvrages <strong>de</strong> Sartre publiés juste avant la<br />
guerre, ainsi que <strong>de</strong>s néerlandophones que j’avais appris à connaître; <strong>de</strong><br />
même, les protagonistes du Grand Jeu, et les surréalistes découverts par<br />
un autre détour. D’abord grâce à mon père qui avait une bibliothèque formidable<br />
mais surtout axée sur l’histoire, et cette histoire sera principalement<br />
philosophique; mon père était un <strong>de</strong>s premiers à lire Kierkegaard en<br />
traduction dans les années 20. Il lisait aussi Nietzsche, et c’était un grand<br />
admirateur <strong>de</strong> Remy <strong>de</strong> Gourmont, le symboliste français. C’est dans sa<br />
bibliothèque que j’ai découvert, alors que j’étais tout jeune, c’était en 1939,<br />
Marcel Schwob. Il m’annonçait Borges… Mais j’étais fasciné par les<br />
auteurs anglais. Les Français, au fond, m’attiraient moins.<br />
En 1939, Duke Ellington est venu en Europe. C’était sa <strong>de</strong>rnière<br />
tournée, juste avant la guerre; il est venu ici, à Anvers, où il a donné un<br />
inoubliable concert… C’était encore en partie, en gran<strong>de</strong> partie, l’orchestre
201 6. ENTRETIENS<br />
<strong>de</strong> la fin <strong>de</strong>s années 20. Il avait encore un souffle sauvage, admirablement<br />
canalisé, et je me rappelle que la critique qui était là, la plupart <strong>de</strong>s critiques<br />
<strong>de</strong> musique classique, était ahurie par la virtuosité, l’inventivité<br />
d’Ellington. Effectivement, pour moi, c’était vraiment une révélation parce<br />
que je connaissais mal Ellington, j’avais entendu <strong>de</strong>ux, trois disques… Peu<br />
avant la guerre, j’ai écouté pas mal <strong>de</strong> disques d’Ellington chez celui qui<br />
était le voisin <strong>de</strong> mon oncle, le baron <strong>de</strong> Guerlache. Il possédait tout<br />
Ellington, tout ce qu’il avait enregistré jusqu’en 1940. Je me suis alors<br />
<strong>de</strong>mandé: «Armstrong, dont il est souvent question, pourquoi n’en ai-je<br />
jamais rien entendu?». Ce n’est qu’après la guerre qu’on a pu se procurer<br />
les disques d’Armstrong. J’écoutais beaucoup <strong>de</strong> jazz, <strong>de</strong> blues.<br />
Il faut savoir ceci: c’était au moment <strong>de</strong> la guerre, nous avons fui<br />
ensemble, mes parents et moi; enfin, fuir c’est-à-dire qu’à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
l’administration où mon père travaillait… on lui avait <strong>de</strong>mandé, à lui et à<br />
mon oncle qui travaillait également là, ainsi qu’à quelques-uns <strong>de</strong> leurs<br />
collègues s’ils voulaient prendre en charge les orphelins <strong>de</strong> l’assistance<br />
publique d’Anvers et les remettre à l’administration correspondante<br />
française. On a passé la frontière au moment où elle allait fermer, puis on<br />
a finalement abouti à Bor<strong>de</strong>aux où mon père a travaillé au bureau <strong>de</strong>s<br />
réfugiés belges. Moi, j’étais à l’hôpital parce que j’avais attrapé la<br />
typhoï<strong>de</strong>. À l’époque, c’était la maladie <strong>de</strong> la faim, — une maladie interminable.<br />
J’étais très bien soigné mais quand je suis revenu en Belgique j’ai<br />
encore dû quand même gar<strong>de</strong>r la chambre, et je me souviens que mon cousin<br />
m’a apporté <strong>de</strong> la lecture, entre autres, Le Club du suici<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
Stevenson, lequel à l’époque était considéré comme un auteur important,<br />
mais quand même rayon jeunesse. Pour moi, il a fait partie <strong>de</strong> tous les<br />
rayons, parce qu’on peut le lire à n’importe quel âge, ce qui est maintenant<br />
la marque d’un très grand romancier. Quand j’avais dix, douze ans, il y<br />
avait donc Stevenson. N’oubliez pas non plus qu’avant la guerre je dévorais<br />
<strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssinées. C’était encore la presse <strong>de</strong> William Randolph<br />
Hearst, le Citizen Kane d’Orson Welles. Pour moi, s’y ajoutait toute une<br />
part <strong>de</strong> fantastique, <strong>de</strong> science-fiction. Il y avait <strong>de</strong>s auteurs comme Jules<br />
Verne, <strong>de</strong>s auteurs qui ont un peu disparu <strong>de</strong> l’horizon; je pense à Georges-<br />
Gustave Toudouze, le Breton qui a écrit <strong>de</strong>s légen<strong>de</strong>s qui sont un <strong>de</strong> mes<br />
premiers contacts avec un fantastique terrifiant. Mon père avait un ami,<br />
un libraire juif, un homme extrêmement intelligent et cultivé qui avait<br />
une petite librairie dans le quartier <strong>de</strong> la gare. Pour moi cela a été une<br />
gran<strong>de</strong> source littéraire Il y avait une partie <strong>de</strong> sa librairie qui était consacrée<br />
à la littérature juive et à la théologie. Une autre partie était consacrée<br />
à la fiction internationale, on y trouvait, entre autres, la collection du<br />
Cabinet cosmopolite. Un jour, le libraire a donné un coup <strong>de</strong> téléphone à
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 202<br />
mon père, lui disant «Dis à ton fils qu’il passe à la librairie et qu’il fouille<br />
parmi les auteurs qui figurent dans mes collections»; membre <strong>de</strong> la communauté<br />
juive, il <strong>de</strong>vait «disparaître». Là, j’ai découvert Le Cabinet cosmopolite<br />
où j’ai trouvé la littérature étrangère, tous ces noms que je ne<br />
connaissais pas. Il y avait Nathaniel Hawthorne, il y avait Virginia Woolf.<br />
Mes parents pensaient d’abord que j’aurais quelque difficulté à pénétrer<br />
dans un mon<strong>de</strong> finalement ciblé, sans histoire, mais j’étais fasciné; et puis<br />
j’avais acheté également Dans la cage <strong>de</strong> Henry James. Là j’ai eu un blocage,<br />
ça n’allait pas. Cependant, j’avais compris quelque chose: c’est qu’au<br />
fond, Woolf, vous la faites vôtre en quelque sorte, vous lui cé<strong>de</strong>z à cause<br />
du charme qui découle d’elle, alors que James est beaucoup plus puritain,<br />
plus janséniste dans son approche, il est beaucoup plus compliqué en fait,<br />
mais il est beaucoup plus riche, plus robuste et j’ai redécouvert James<br />
durant la guerre en trouvant La Bête dans la jungle dans la version <strong>de</strong><br />
Marc Chadourne et pour moi ce fut une révélation absolue, cet écrivain qui<br />
fait un roman pratiquement avec <strong>de</strong>ux personnages, où ne se passe absolument<br />
rien et qui, avec ça, crée une tension extraordinaire. Et à partir <strong>de</strong><br />
ce moment-là, je voulais tout savoir <strong>de</strong> James, mais je lisais assez difficilement<br />
l’anglais… Et puis, alors, autre découverte: mais ça, c’était dans la<br />
bibliothèque <strong>de</strong> mon père; mon père avait environ toute La Nouvelle Revue<br />
française; j’y ai découvert entre autres Kafka. Pour moi, Kafka était une<br />
révélation, mais ça n’a pas été vraiment une révélation en ce sens que ça<br />
ne m’a pas tellement surpris. J’aimais l’insolite, mais je veux dire que, par<br />
exemple, Zola m’apparaissait beaucoup plus singulier, beaucoup plus hors<br />
du commun que Kafka. Kafka m’est apparu comme un auteur réaliste, c’était<br />
ça la vie, il n’avait pas lieu <strong>de</strong> s’étonner. Ce qu’il décrivait, c’était la<br />
réalité. Et ça provenait sans doute du fait qu’ayant eu la typhoï<strong>de</strong>, étant<br />
en France, étant revenu en Belgique en pleine Occupation, ayant gardé la<br />
chambre durant <strong>de</strong>s mois, mon univers se limitait à l’appartement <strong>de</strong> mes<br />
parents et à la littérature.<br />
Et pour le reste, la guerre nous a pesé, a été un long traumatisme,<br />
mais comme dans la famille on était très anglophones, on n’a jamais douté<br />
<strong>de</strong> la défaite alleman<strong>de</strong>. En fait, on vivait dans l’attente du moment où la<br />
guerre finirait par la défaite <strong>de</strong>s Allemands. Mon père connaissait très<br />
bien l’histoire contemporaine, faisait plus ou moins le désespoir <strong>de</strong><br />
quelques amis communistes parce qu’il ne voulait pas s’inscrire au parti.<br />
Il disait: «Le communisme, c’est aussi l’histoire du XX e siècle». Il avait<br />
effectivement étudié <strong>de</strong>s documents et quelques œuvres que lui avait<br />
donnés un ami historien. Un autre bonhomme que j’ai découvert en 1942,<br />
et qui m’a intrigué, c’était un Gallois. On a relancé en France dans les<br />
années 60 John Cooper Powys dont j’avais trouvé une traduction chez
203 6. ENTRETIENS<br />
Payot. Ça m’avait beaucoup frappé, quoique ensuite Powys m’ait quand<br />
même un peu déçu; il a quelque chose finalement d’un peu facile, toutefois<br />
il a quand même ce charme qui vient d’ailleurs. Et puis il y a un autre<br />
auteur qui m’a énormément influencé: Julien Green. Green, naturellement,<br />
est anglo-saxon, c’est un personnage ambigu, et je lui suis resté<br />
fidèle, je viens d’ailleurs <strong>de</strong> terminer un petit texte sur lui, parce que, à<br />
l’Académie, on lui consacre une Journée. Il est difficile <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> Green<br />
parce que, pour un critique, tout ce qu’il y a à dire <strong>de</strong> lui, il l’a dit lui-même<br />
très clairement. Il y a un mystère Green si l’on veut, mais c’est un mystère<br />
assez transparent. Je l’ai rencontré à Paris <strong>de</strong>ux fois. Au fond, c’est le<br />
grand bourgeois, catholique émancipé; c’est un personnage au fond très<br />
charmant, ambigu, et il a édifié son mon<strong>de</strong> à lui avec les gens qu’il acceptait<br />
<strong>de</strong> voir, mais, comme romancier, il a certainement été influencé par<br />
Hawthorne et également par un auteur qui reste moins connu, Mark<br />
Rutherford, qui partage avec Green ce sentiment d’étrangeté du mon<strong>de</strong>.<br />
Une fois la guerre terminée, mes étu<strong>de</strong>s abandonnées, je voyais les<br />
choses sous un angle plutôt pessimiste… Je <strong>de</strong>ssinais avec beaucoup <strong>de</strong><br />
facilité, sans la moindre difficulté. Ce n’était pas un don, c’était une facilité,<br />
c’est très différent. J’étais un peu sous l’influence <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>;<br />
quand j’avais découvert Picasso, Matisse, Braque, tous ces gens-là, plus la<br />
caricature, la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée, tout ça formait un magma et puis je m’étais<br />
dit assez naïvement, parce que j’avais quand même finalement envie d’écrire:<br />
«Tu vas faire <strong>de</strong> la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée, par exemple, le matin, et l’aprèsmidi,<br />
qui est ton moment préféré, tu écriras». Alors je me suis présenté à<br />
un magazine, je crois que c’était Le Journal <strong>de</strong> Spirou. Le chef <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssinateurs<br />
était un type bien. Il lisait votre graphie comme un graphologue;<br />
il m’a dit: «Vous avez le don, mais vous avez vécu en milieu clos, je vois ça<br />
à votre graphisme. Vous vous êtes débrouillé avec un tas d’éléments qui<br />
sont le fruit <strong>de</strong> votre facilité, et vous les avez très bien exploité, mais ça ne<br />
vous permettra pas <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>ssinateur <strong>de</strong> ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée…<br />
Néanmoins je veux vous prendre en apprentissage, vous viendrez régulièrement.<br />
On vous donnera un an pour faire un scénario, ensuite vous vous<br />
lancerez dans son illustration, puis on verra.» Être un <strong>de</strong>ssinateur <strong>de</strong><br />
ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée c’est un travail <strong>de</strong> bénédictin, vous serez tout le temps<br />
plongé dans vos planches.<br />
A.-I. R.: Vous avez découvert que ce n’était pas votre vocation d’être<br />
<strong>de</strong>ssinateur…<br />
G. V.: Non, j’ai renoncé tout à fait… J’ai fait du journalisme que je<br />
n’aimais pas. Le seul côté que j’aimais dans le journalisme c’était le «journalisme<br />
bidon»; ce n’est pas facile parce qu’il faut donner <strong>de</strong> la crédibilité<br />
avec <strong>de</strong>s choses qu’on invente. On retrouve le mon<strong>de</strong> circulaire dans lequel
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 204<br />
on s’enferme, et avec les éléments qu’on a, on improvise, on fait <strong>de</strong>s reportages,<br />
<strong>de</strong>s voyages imaginaires; et j’ai un peu conservé ce «vertige» quand<br />
j’ai fait le vrai reportage <strong>de</strong> voyage, comme, par exemple, quand on m’a<br />
expédié à Singapour. C’était là un pur hasard. C’était au début <strong>de</strong>s années<br />
70. On m’avait dit «Mais qu’est-ce que tu vas faire là?». J’ai dit «Je vais<br />
m’occuper du social, <strong>de</strong> l’économique». Tout le mon<strong>de</strong> était stupéfait <strong>de</strong><br />
mon choix. Ensuite j’ai fait le tour <strong>de</strong> toutes les firmes qui avaient envoyé<br />
<strong>de</strong>s gens là-bas pour tâter commercialement le terrain. J’avais donc <strong>de</strong><br />
quoi faire tout un reportage sur la ville sans y avoir mis les pieds. Et j’ai<br />
fait ça précisément pour pouvoir me promener sans penser aux exigences<br />
du métier. J’aimais me bala<strong>de</strong>r dans un Singapour qui aujourd’hui<br />
n’existe plus tout à fait. On voyait que c’était une ville-sorbet, prête à<br />
s’américaniser. Ensuite, grâce à une amie qui était au tourisme, qui<br />
connaissait bien les Singapouriens, j’ai été invité <strong>de</strong>s années plus tard<br />
pour revenir à Singapour que j’ai trouvé très modifié, ce qui n’est pas étonnant.<br />
Mais Singapour était une sorte <strong>de</strong> fausse démocratie, avec à la tête<br />
Lee Kuan Yew que les communistes avaient mis au pouvoir, mais dès qu’il<br />
y était, il les a fait enfermer, mais tout le mon<strong>de</strong> était pour lui parce qu’il<br />
avait haussé les salaires et les gens gagnaient convenablement leur vie.<br />
Singapour avait la séduction <strong>de</strong> ce lieu plein <strong>de</strong> choses… Disons que<br />
Singapour avait une allure film <strong>de</strong> von Sternberg 1930.<br />
A.-I. R.: Puisque nous arrivons à Singapour… Vous affirmez que<br />
Singapour est un collage. Comment définirez-vous une ville-collage?<br />
G. V.: Ah, oui… C’était une ville-collage. On y retrouvait l’Empire britannique,<br />
le style <strong>de</strong> Nash, le maniérisme néoclassique, comme on le voit<br />
encore à Londres. Il y a le style art déco qui est très souvent déjà attaqué<br />
en pleine ville par la végétation tropicale, ce qui produit <strong>de</strong>s effets extrêmement<br />
curieux, dépaysants. Il y a le style portugais, il y d’autres expressions<br />
véhiculées par les jeunes architectes chinois qui ont bâti <strong>de</strong>s<br />
superbes choses, <strong>de</strong>s buildings sur la côte, entourés par ces arbres tropicaux,<br />
très décoratifs. Dans cet environnement, le building exerce un<br />
énorme attrait. Il y avait encore les styles d’Asie, tout ça forme <strong>de</strong>s amalgames<br />
imprévus. Tout ça est menacé par une nature difficile à contenir,<br />
mais ça rend la chose passionnante. Vous avez une autre appréhension <strong>de</strong><br />
l’espace: le paysage, les alentours sont plus profonds. Le soir on s’égarait<br />
le long <strong>de</strong>s plages. Il y avait <strong>de</strong>s restaurants où l’on dégustait <strong>de</strong>s crudités.<br />
Tout ça procurait un plaisir fou. Il fallait pouvoir s’habituer à la chaleur,<br />
il fallait supporter ces plus <strong>de</strong> 35 <strong>de</strong>grés… Il y avait aussi les changements<br />
qui modifiaient le paysage, c’est-à-dire que, dans ce climat-là, tout à coup<br />
vous avez un orage; le ciel <strong>de</strong>vient noir en quelques minutes, <strong>de</strong> même
205 6. ENTRETIENS<br />
qu’en quelques minutes les pluies torrentielles cessent, le ciel s’éclaircit à<br />
nouveau, donc il y a <strong>de</strong>s changements constants <strong>de</strong> luminosité, ce qui<br />
signifie aussi que l’espace tout à coup s’agrandit ou rétrécit. Il y a une<br />
espèce <strong>de</strong> mouvement spatial; c’était tout à fait passionnant pour le touriste<br />
qui aime à regar<strong>de</strong>r la lumière, les changements, les variations…<br />
C’est comme si un pianiste faisait <strong>de</strong>s gammes.<br />
A.-I. R.: On parle <strong>de</strong> Singapour, mais on doit parler aussi <strong>de</strong> Londres<br />
puisque les <strong>de</strong>ux villes apparaissent dans le même livre. Londres est une<br />
ville qui vous a beaucoup inspiré. Dans l’image que vous en donnez, nous<br />
retrouvons plusieurs symboles: la miniature, le coquillage, le labyrinthe, le<br />
cercle, tous représentant l’infini qui suppose l’existence d’un centre…<br />
Londres est-il une sorte d’omphalos mundi?<br />
G. V.: Ah, oui, même maintenant. Il y a sept ans <strong>de</strong>puis que je n’y ai<br />
plus mis le pied.<br />
A.-I. R.: Vous revenez toujours à Londres, votre grand amour…<br />
G. V.: Oui… J’ai eu la chance économiquement parlant <strong>de</strong> connaître<br />
Londres à une époque où on pouvait s’y rendre sans se ruiner. Je voulais<br />
aller parce que j’avais d’abord réussi à connaître Paris, mais Paris ne<br />
m’emballait pas tellement; bon, c’est une ville superbe, c’est tout ce que<br />
l’on veut, mais... Étant à Paris, je me suis vraiment mis à rêver <strong>de</strong><br />
Londres, le Londres que j’avais découvert dans la littérature. Je crois profondément<br />
que les choses qui vous ont marqué, qui sont vraiment <strong>de</strong> la<br />
«bonne fibre», si vous essayez <strong>de</strong> les expliquer, c’est-à-dire d’exprimer<br />
votre sentiment, vous les trahissez parce que vous ne pouvez que les rationaliser.<br />
Alors que cette ville est comme un bouillon <strong>de</strong> cultures, il y a trop<br />
<strong>de</strong> choses à saisir. Je crois finalement que Londres, c’est le caractère. Il<br />
faut avoir soi-même un certain caractère, développer une approche<br />
caractérielle, pour apprécier Londres, pour sentir… Parce qu’on dit «Oui,<br />
mais pour appréhen<strong>de</strong>r Londres il faut y avoir vécu, etc.» mais on peut<br />
dire ça <strong>de</strong> n’importe quelle époque, alors que la ville change, et change<br />
sans arrêt, que l’esprit <strong>de</strong>s habitants va changer. Reste le caractère irrationnel<br />
<strong>de</strong> la ville, qui au fond correspond peut-être à l’esprit <strong>de</strong>s habitants<br />
en ce sens qu’on a l’impression que chacun y a bâti sa maison pour qu’elle<br />
lui ressemble. D’ailleurs ça se retrouve déjà chez Dickens. Il décrit parfois<br />
<strong>de</strong>s maisons comme <strong>de</strong>s visages, lui également a senti que Londres était<br />
une ville en quelque sorte bricolée par ses habitants. Ford Madox Ford qui<br />
a écrit un livre que je n’ai jamais trouvé et dont je n’ai lu que quelques<br />
pages parmi les meilleures consacrées à Londres, était un grand artiste;<br />
dans The Soul of London, il a très bien exprimé ce caractère étrange, sin-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 206<br />
gulier <strong>de</strong> la capitale et qui perce continuellement à travers ses métamorphoses.<br />
Aujourd’hui la ville a changé. Au moment où l’on a commencé à<br />
construire énormément, les architectes ont repris les projets <strong>de</strong>s années<br />
60 qui dormaient dans leurs tiroirs. Donc, il y a cette ville décor, et pour<br />
moi Londres c’est au fond la ville du roman. Alors que Paris était bâti en<br />
dur, Londres était bâti en malléable, en mou si l’on veut, et je me rappellerai<br />
toujours mon premier contact avec Londres; on quittait l’aéroport en<br />
taxi pour se diriger vers l’hôtel où on avait réservé, et voilà qu’on était<br />
dans un décor victorien. J’avais vraiment le sentiment tout à fait irrationnel<br />
d’être <strong>de</strong> retour au pays natal. Je crois que c’était là un phénomène<br />
<strong>de</strong> perception, mais on perçoit mille et une choses à la fois, il y a mille et<br />
un points <strong>de</strong> ressemblance, il y a tout le réseau analogique qui se met à<br />
travailler en nous, mais je crois que ça se passe à une vitesse folle, tout ça<br />
dans un regard; et c’est d’ailleurs ce que je ressens quand j’écris. Je perçois<br />
les choses en une fois mais je suis, à cause <strong>de</strong> l’écriture, obligé <strong>de</strong> les redérouler.<br />
On peut parler <strong>de</strong> simultanéité partout où l’on se trouve, mais<br />
quand il y a <strong>de</strong>s choses tellement différentes — parce qu’à Londres les lois<br />
<strong>de</strong> la construction sont quand même autres et les contrastes simultanés<br />
énormes —, alors on est sollicité avec violence. Je me rappelle toujours un<br />
couple qui semblait sorti d’un roman <strong>de</strong> Dickens. Même si je n’avais pas lu<br />
Dickens, l’impression, je crois, aurait été la même. Ce n’est qu’après coup<br />
que je me suis fait la remarque «Tiens, ça semble sorti <strong>de</strong> Dickens». En<br />
fait, ce sont les choses mêmes qui appellent la littérature et on essaie tant<br />
bien que mal <strong>de</strong> les définir. J’avais toujours eu cette l’impression que les<br />
choses n’existent que si on les écrit. Sinon, même une ville est… Le<br />
Londres qui vraiment m’appartient encore aujourd’hui est celui <strong>de</strong>s<br />
années 50. Au début <strong>de</strong>s années 80, on y sentait encore l’emprise du victorianisme,<br />
<strong>de</strong> l’edwardisme. Il y avait toujours ces incroyables vieux messieurs<br />
et ces dames… Je me rappelle avoir rencontré <strong>de</strong>s intellectuels, <strong>de</strong>s<br />
bourgeois; c’était enfin la haute bourgeoisie, <strong>de</strong>s gens qui avaient une culture<br />
énorme, qui avaient appris le latin et le grec dès la petite enfance et<br />
qui étaient très riches… Je n’ai jamais parcouru une ville où il y avait<br />
autant, me semble-t-il, <strong>de</strong> solitaires et qui étaient contents <strong>de</strong> l’être…<br />
A.-I. R.: Vous parlez d’un Londres que vous ressentez comme un véritable<br />
lieu natal. Est-ce qu’on peut parler d’une quête i<strong>de</strong>ntitaire aussi?<br />
G. V.: La quête <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité qu’on ne connaît pas.<br />
A.-I. R.: Est-ce que vous réussissez à trouver la véritable i<strong>de</strong>ntité et,<br />
avec elle, le lieu natal qui vous attire?<br />
G. V.: Oui.
207 6. ENTRETIENS<br />
A.-I. R.: C’est Londres ou c’est Anvers plutôt?<br />
G. V.: Anvers, c’est le fait accompli. Je suis né à Anvers, dans une<br />
ville flaman<strong>de</strong> dont la langue n’est pas seulement faite <strong>de</strong> mots, mais <strong>de</strong><br />
personnes, <strong>de</strong> lieux, <strong>de</strong> sites, <strong>de</strong> saisons qui accusent une différence nette<br />
d’ailleurs. Je suis un francophone qui n’a guère <strong>de</strong> sympathie pour la francophonie;<br />
d’autre part, l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s néerlandophones ne m’inspire pas<br />
toujours <strong>de</strong> la sympathie… Mais il faut quand même relever le défi, il faut<br />
balayer tout ça. Il faut se dire que le néerlandais, c’est une option bonne<br />
ou mauvaise; ça reste encore à discuter. Si l’on envisage l’histoire, le<br />
Flamand a toujours louvoyé parce qu’il a vécu sous diverses occupations.<br />
Notez qu’il n’y a jamais eu ici vraiment <strong>de</strong> trucs épouvantables, du sang<br />
qui coulait, même lors <strong>de</strong>s grèves. Il y a eu <strong>de</strong>s grèves sanglantes en<br />
Angleterre, en Allemagne, un peu partout, ici pas. Le louvoiement était<br />
présent; il faut le prendre comme tel. Il y a <strong>de</strong>s écrivains flamands qui<br />
disaient que parler le français ne change rien: Maeterlinck, Verhaeren,<br />
Elskamp étaient francophones, mais ils parlaient <strong>de</strong> la Flandre. Le paysage,<br />
le site, le lieu anversois, je l’acceptais parce qu’il y avait toujours en<br />
moi l’idée: «Attention! Tu n’es pas une créature faite pour se défendre dans<br />
la société. Si tu veux aller rési<strong>de</strong>r ailleurs, tu <strong>de</strong>vrais exercer Dieu sait<br />
quel métier, tu vas perdre ton temps et perdre ton temps, c’est perdre <strong>de</strong>s<br />
années, c’est perdre une partie <strong>de</strong> ta vie. Alors essaie <strong>de</strong> réduire les obligations<br />
quotidiennes, le gagne-pain, au moins <strong>de</strong> choses possibles pour<br />
pouvoir écrire.» Comme je suis quand même très lent et que finalement<br />
mes sources d’inspiration ne sont pas tellement nombreuses, je mettrai<br />
toujours beaucoup <strong>de</strong> temps à écrire quelque chose, non par perfectionnisme<br />
mais par le fait que je suis paresseux. Aussi me suis-je toujours<br />
répété la phrase d’un auteur que je n’ai pratiquement pas lu, à part ses<br />
Chroniques <strong>de</strong> jazz, Boris Vian, qui a dit: «Pourquoi voulez-vous que je<br />
gagne ma vie puisqu’on me l’a donnée?». Il y a aussi le mot terrible <strong>de</strong><br />
Prévert: «Le travail, c’est bon pour ceux qui n’ont rien à faire».<br />
A.-I. R.: Parlons <strong>de</strong> la photographie, <strong>de</strong> l’album Les Cimetières <strong>de</strong><br />
Londres qui comprend <strong>de</strong>s textes et <strong>de</strong>s photos vous appartenant, chaque<br />
photo étant aussi accompagnée d’une citation <strong>de</strong> certains écrivains ou philosophes.<br />
Quel possible liaison entre texte et image?<br />
G. V.: Les textes, je les ai cherchés après coup. Pour ce bouquin, il y<br />
a eu une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’éditeur Jacques Antoine. Il m’a dit: «Fais-moi un<br />
livre sur Londres!». Je considérais Jacques Antoine comme un ami et ne<br />
souhaitais pas qu’il prenne trop <strong>de</strong> risques. Il a dit «Non, fais-moi plutôt<br />
un livre sur les cimetières!». «Ça, tu ne le vendras jamais!» On a eu une
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 208<br />
longue discussion et finalement j’ai accepté. Il le voulait absolument:<br />
«Non, je veux les cimetières!» J’ai réuni les photos et à partir d’elles, j’ai<br />
fait le texte, j’ai recherché les citations après, mais j’en ai trouvés beaucoup<br />
et très rapi<strong>de</strong>ment.<br />
A.-I. R.: Quelle est l’importance <strong>de</strong> la photographie dans votre écriture?<br />
Est-ce qu’on pourrait parler d’une écriture qui «donne à voir» tout<br />
comme une photographie?<br />
G. V.: Ah, non, non, pas du tout. L’écriture est beaucoup plus temporelle,<br />
elle s’étend dans le temps. Mais je l’ai choisie… Je me suis dit,<br />
feuilletant <strong>de</strong>s albums <strong>de</strong> photographies vers 1950, que c’est surtout la<br />
mécanique <strong>de</strong> l’appareil, qui me paraissait compliquée. Un jour, on m’a<br />
offert un vieux Kodak, très maniable et avec une magnifique optique... À<br />
ce moment-là j’étais entré en journalisme, je n’avais vraiment plus <strong>de</strong><br />
temps d’écrire pour moi. D’ailleurs je sentais que l’écriture journalistique<br />
me ruinerait, même si elle avait <strong>de</strong>s rapports avec mon écriture, en tant<br />
qu’écrivain, l’exercice <strong>de</strong> l’une excluait l’exercice <strong>de</strong> l’autre.<br />
A.-I. R.: Et vous avez remplacé l’écriture par la photo… C’est un autre<br />
type <strong>de</strong> création, d’art…<br />
G. V.: Oui… mais quoi photographier? Anvers! Pas parce que j’aimais<br />
tellement Anvers mais ça me paraissait évi<strong>de</strong>nt, je n’avais pas le choix. Je<br />
me suis aperçu que la notion <strong>de</strong> beauté change tout à fait; bien sûr, on ne<br />
peut pas pousser ce raisonnement à l’extrême mais ce n’est pas ça qui fait<br />
la belle photo, la photo intéressante. La photo oblige à voir autrement et<br />
à redécouvrir la beauté et la lai<strong>de</strong>ur; ça, c’est très important. Elle est surtout<br />
tributaire <strong>de</strong> la lumière; par exemple à Londres on visite tel ou tel<br />
endroit ingrat et ça fait une photo formidable…<br />
A.-I. R.: Puisqu’on revient à Londres et aux cimetières… Le cimetière<br />
comme espace <strong>de</strong> la dissolution vous inspire-t-il dans votre démarche scripturale?<br />
G. V.: Oui, dans la mesure où les anciens cimetières anglais sont <strong>de</strong>s<br />
romans; il y a ce romantisme <strong>de</strong> la pierre et <strong>de</strong> la nature débraillée. Ce<br />
n’est pas tellement la mort, enfin, mais ce qui peut la symboliser aux yeux<br />
du vivant, telle la nature retrouvé à l’état sauvage. Il y a une lutte qui se<br />
poursuit. En Angleterre, on respecte, malgré tout, la dégradation. On se<br />
rend quand même compte du charme qu’elle peut avoir. Par conséquent<br />
c’est avec beaucoup <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce qu’ils font la toilette <strong>de</strong>s cimetières, au<br />
moins <strong>de</strong>s cimetières victoriens et certains m’ont frappé… J’y revenais<br />
quand la lumière s’y montrait éloquente.
209 6. ENTRETIENS<br />
A.-I. R.: Le désir <strong>de</strong> dominer par la vue toute une ville, pourrait-on le<br />
rapprocher du désir <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r une femme? D’autant plus que les villes<br />
que vous choisissez recèlent souvent une composante féminine grâce aux<br />
femmes qui croisent le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> vos héros…<br />
G. V.: Non, je n’ai pas cette tentation <strong>de</strong> dominer un être. Je crois que<br />
tous ceux qui nient leurs désirs se trompent un peu sur eux-mêmes parce<br />
qu’ils le font peut-être inconsciemment, involontairement, au fond curieusement,<br />
par faiblesse peut-être. Pour moi, ça se rapproche plutôt <strong>de</strong> la<br />
miniaturisation; certes, il y a peut-être un désir <strong>de</strong> domination, mais<br />
quand même avec <strong>de</strong>s nuances. J’ai toujours été amateur <strong>de</strong> miniatures.<br />
Dans le panorama vous avez un regard qui s’empare <strong>de</strong>s choses; mais dans<br />
la peinture, là vous voyez très bien que vous vous appropriez le tableau,<br />
vous entrez <strong>de</strong>dans, vous <strong>de</strong>vez bien le regar<strong>de</strong>r, l’examiner, mais alors<br />
vous trouverez l’élément temps. Certains tableaux ont assimilé le temps;<br />
aussi faut-il pénétrer dans certains tableaux… Vous pénétrez dans la ville<br />
avec le regard; le temps et l’espace vous les trouvez toujours liés, parfois<br />
moins parfois davantage, selon l’expression choisie.<br />
A.-I. R.: La dissolution spatiale entraîne le refuge dans un espace fantasmé.<br />
Ce nouvel espace fonctionne-t-il comme lieu natal?<br />
G. V.: Dans une ville étrangère on se crée finalement un espace à soi,<br />
une ville à soi, avec <strong>de</strong>s itinéraires qui, bien entendu, n’excluent pas le touriste.<br />
À Londres, il est certain que, vu les changements qui se font, qui se<br />
sont toujours faits, puisqu’on a du en partie reconstruire, réaménager<br />
après la guerre et que ça durait longtemps, la ville a proposé <strong>de</strong>s images<br />
très différentes à certains moments <strong>de</strong> sa reconstruction. Et puis ce sentiment<br />
<strong>de</strong> la dissolution, <strong>de</strong> la lutte contre la dissolution, vous le retrouvez<br />
très bien, par exemple, dans le musée Soane. La première version du<br />
Londres <strong>de</strong> Paul Morand décrit aussi le Musée Soane. Pour moi c’était un<br />
lieu ambigu, inquiétant, un lieu miniaturisé. Soane, l’homme, était un<br />
personnage multimillionnaire; s’il trouvait <strong>de</strong>s choses qui l’intéressaient,<br />
il les achetait. Il a ramené d’Égypte le sarcophage <strong>de</strong> Seti, il possè<strong>de</strong> la collection<br />
<strong>de</strong> Piranèse. Et puis il a disposé tout ça dans cette petite maison.<br />
Toutes ces niches, toutes ces statuettes sur <strong>de</strong>s étagères… ça fait une maison<br />
dans laquelle vous pouvez pénétrer, vous pouvez circuler, mais qui en<br />
même temps vous impose sa réduction, avec <strong>de</strong>s miroirs convexes,<br />
concaves, qui estompent les perspectives, les modifient, qui doublent l’espace<br />
en quelque sorte. C’est un labyrinthe <strong>de</strong> poche avec un basement tout<br />
à fait hallucinant. Et puis Soane était comme architecte également un<br />
bonhomme révolutionnaire, parce que la première banque d’Angleterre,<br />
c’est lui qui l’a faite. Le musée a été fermé durant quelques années pour
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 210<br />
restauration parce qu’on a voulu qu’il soit tout à fait conforme au projet<br />
originel <strong>de</strong> Soane et ça, c’est vraiment beau, avec au centre le mausolée <strong>de</strong><br />
Noël Desenfans. Celui-ci était un collectionneur et sa collection <strong>de</strong><br />
tableaux est incroyable… Il y a là Scott, Rubens, Watteau, ils sont tous là,<br />
les grands et les moins grands, admirablement restaurés. C’est tout à fait<br />
extraordinaire! En faça<strong>de</strong>, c’est le style gothique, un peu le baroque<br />
gothique. Il a été un <strong>de</strong>s grands amateurs <strong>de</strong> ce style, et puis il y a eu tout<br />
à coup ce changement à cause <strong>de</strong> l’élément romantique…<br />
A.-I. R.: On revient un peu à l’espace scriptural. L’espace scriptural est<br />
une modalité <strong>de</strong> récupérer les villes que vous avez visitées, <strong>de</strong> les voir toutes<br />
à la fois, <strong>de</strong> les maîtriser toutes?<br />
G. V.: Oui, mais il y en a naturellement que je ne maîtriserai pas.<br />
A.-I. R.: Vous retrouvez votre propre moi en écrivant et en se rappelant<br />
<strong>de</strong>s villes que vous avez visitées?<br />
G. V.: Oui, mais ce n’est pas comme ça que je conçois le roman. Je sens<br />
le roman, c’est-à-dire pas tellement concernant la psychologie <strong>de</strong>s personnages<br />
parce que là je suis anti-humaniste. Je me retrouve tout entier dans<br />
certains déclarations d’Antonin Artaud et <strong>de</strong> Grod<strong>de</strong>ck qui disait: «Non, il<br />
faut que l’homme réintègre la nature, qu’il soit un <strong>de</strong>s éléments…».<br />
Artaud prônait la même chose, il fallait considérer l’homme comme une<br />
partie intégrante <strong>de</strong> la nature et il ne fallait pas le mettre sur un pié<strong>de</strong>stal.<br />
Je ne vois pas un personnage. Ça peut se produire, bien entendu, il n’y<br />
a pas <strong>de</strong> règles fixes, mais je ne vois pas un personnage précédant les<br />
situations. Les situations peuvent naître du personnage, <strong>de</strong> son caractère,<br />
mais ça signifie que le personnage vous a été donné, sinon en entier, du<br />
moins en gran<strong>de</strong> partie, qu’on le connaît déjà, alors qu’en écrivant on doit<br />
le découvrir parce que si l’écriture n’est pas une découverte pour l’auteur<br />
même, je ne vois pas très bien à quoi elle peut servir. On se crée soi-même<br />
à travers un milieu complexe ou à travers la psychologie. Quand il y a<br />
ouvertement analyse psychologique, c’est comme si on employait <strong>de</strong> la grisaille.<br />
L’esprit se repose <strong>de</strong> toutes les impressions purement sensorielles,<br />
colorées. Et alors la perception reprend souffle; car il peut y avoir dans<br />
cette perception en action <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> grisaille mais je ne prétends<br />
pas atteindre à la perfection. C’est comme ça que je ressens la chose.<br />
A.-I. R.: Nous arrivons finalement à la <strong>de</strong>rnière question. Quelle est<br />
l’image <strong>de</strong> la ville idéale pour vous? S’agit-il d’une ville-synthèse qui comprend<br />
<strong>de</strong>s éléments appartenant aux lieux visités, et qui vous donne ainsi<br />
la possibilité <strong>de</strong> les apercevoir et <strong>de</strong> les sentir tous à la fois?
211 6. ENTRETIENS<br />
G. V.: Non. Il faut les découvrir. Ce n’est pas un jugement défavorable,<br />
une condamnation, mais c’est comme quelqu’un qui construit sa<br />
maison, une maison qu’il suppose idéale. Seulement je ne crois pas qu’elle<br />
préexiste. Sans doute existe-t-elle quelque part; il y a quelque part un lieu,<br />
un site, un habitacle qui va vous plaire, mais… le trouverez-vous?<br />
A.-I. R.: Vous écrivez encore? Vous avez <strong>de</strong>s projets?<br />
G. V.: Oui… je travaille à un roman, mais là je suis complètement bloqué!<br />
Je connais le début, je connais le milieu et je connais la fin, mais à la<br />
secon<strong>de</strong> partie qui doit être la fine pointe <strong>de</strong> la narration, je suis tout à fait<br />
bloqué.<br />
A.-I. R.: Monsieur Guy Vaes, je vous remercie pour l’amabilité <strong>de</strong><br />
m’avoir accordé cette interview. C’est un privilège pour moi <strong>de</strong> pouvoir<br />
apprendre plus sur votre remarquable création.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 212
Corps féminin et texte chez<br />
Jacqueline Harpman<br />
Propos recueils par<br />
Vlad-Georgian MEZEI<br />
Université «Babeş-Bolyai» Cluj-Napoca<br />
Roumanie<br />
Jacqueline Harpman est née le 5 juillet 1929 à Bruxelles. En 1940, son<br />
père, qui est juif, déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> quitter l’Europe afin d’échapper au spectre du<br />
nazisme. La famille Harpman s’installe à Casablanca et y séjourne pendant<br />
plus <strong>de</strong> cinq ans. Rentrée à<br />
Bruxelles en 1946, Jacqueline<br />
Harpman termine ses humanités<br />
et s’inscrit à l’Université<br />
Libre <strong>de</strong> Bruxelles en mé<strong>de</strong>cine.<br />
La tuberculose, puis une<br />
appendicectomie interrompent<br />
ses étu<strong>de</strong>s médicales qu’elle<br />
abandonne en 1953. À partir<br />
<strong>de</strong> 1954, Jacqueline Harpman<br />
se consacre entièrement à l’écriture<br />
et les résultats ne tar<strong>de</strong>nt<br />
pas à paraître. Un pre-<br />
Jacqueline Harpman<br />
mier texte L’Amour et l’acacia<br />
Photographie <strong>de</strong> Vald-Georgian Mezei<br />
est publié dans la collection
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 214<br />
Nouvelles (1958). Il est suivi <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux romans: Brève Arcadie (Prix Rossel,<br />
1959) et l’Apparition <strong>de</strong>s esprits (1960). À part la littérature, elle rédige <strong>de</strong>s<br />
scénarios, <strong>de</strong>s commentaires <strong>de</strong> films et <strong>de</strong>s chroniques <strong>de</strong> théâtre. Peu soutenu<br />
par son éditeur, le troisième roman <strong>de</strong> Jacqueline Harpman Les Bons<br />
Sauvages (1966) passe inaperçu. C’est la fin <strong>de</strong> la première pério<strong>de</strong> créatrice<br />
<strong>de</strong> l’écrivaine.<br />
L’année 1967 représente un tournant dans la vie <strong>de</strong> Jacqueline<br />
Harpman. Elle entame <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> psychologie à l’Université Libre <strong>de</strong><br />
Bruxelles ce qui préfigure l’apparition <strong>de</strong> la passion pour la psychanalyse. Le<br />
retour à la littérature se passe en 1985 lorsque Jacqueline Harpman commence<br />
à écrire La Mémoire trouble (1987). Dorénavant, l’écrivain publie<br />
constamment <strong>de</strong>s romans, <strong>de</strong>s nouvelles et même du théâtre dont La Lucarne<br />
(1992), Moi qui n’ai pas connu les hommes (1995), Orlanda (Prix Médicis,<br />
1996), La Dormition <strong>de</strong>s amants (Prix triennal du roman, 2002), Le Placard à<br />
balais (2003), Du côté d’Osten<strong>de</strong> (2006), Mes Œdipe (2006). Elle réussit chaque<br />
fois à surprendre ses lecteurs par la complexité <strong>de</strong> la thématique abordée et<br />
l’originalité <strong>de</strong> la trame narrative.<br />
Les questions auxquelles Jacqueline Harpman répond au cours <strong>de</strong> cette<br />
interview portent sur la genèse <strong>de</strong> ses œuvres, la relation entre écriture et<br />
psychanalyse, les représentations du corps féminin dans ses textes et sur la<br />
condition féminine d’aujourd’hui.<br />
V. M.: Quelles sont les étapes du processus <strong>de</strong> l’élaboration d’un roman<br />
chez Jacqueline Harpman? Est-ce que l’acte d’écriture est précédé par un<br />
travail <strong>de</strong> documentation ou bien vos livres, sont-ils l’œuvre exclusive <strong>de</strong><br />
l’imagination?<br />
J. H.: Jamais précédé par un travail <strong>de</strong> documentation. Il est assez<br />
rare que cela me soit nécessaire. Cela m’a été nécessaire, évi<strong>de</strong>mment<br />
pour la Dormition <strong>de</strong>s amants (Harpman 2005) qui se passe au début du<br />
XVII e siècle, donc là je me suis instruite, ce qui n’était pas trop difficile<br />
parce que ma fille et son mari sont historiens tous les <strong>de</strong>ux. Ils m’ont mis<br />
<strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s piles <strong>de</strong> livres en disant «Tu lis ça et tu sauras.» J’ai tout lu et<br />
tout oublié. Quand il s’agit <strong>de</strong>s disciplines que je ne connais pas bien, je<br />
m’arrange pour m’informer. Je n’ai pas eu <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s difficultés pour le<br />
roman En toute impunité parce que j’ai un mari architecte et qu’il m’a<br />
beaucoup instruite. Quand il y a <strong>de</strong>s aspects plus médicaux, en général,<br />
c’est mon généraliste, qui me consacre un après-midi du week-end à m’instruire.<br />
C’est tout.
215 6. ENTRETIENS<br />
V. M.: Je pensais notamment à l’imagerie du corps mala<strong>de</strong> que vous<br />
avez introduite dans le roman Récit <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière année. (Harpman 2000)<br />
J. H.: Là, effectivement, je suis allée chez ce mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong> famille, qui<br />
est presque un ami, et je lui ai dit: «Je désire <strong>de</strong> raconter la <strong>de</strong>rnière année<br />
<strong>de</strong> quelqu’un qui sait qu’il va mourir et il me faut une maladie qui ait du<br />
sens.» Il a beaucoup cherché et c’était très drôle, parce que c’est un mé<strong>de</strong>cin<br />
donc lui, il voulait guérir mon héroïne et moi, je ne voulais pas qu’elle<br />
guérisse puisqu’elle <strong>de</strong>vait mourir, puisque c’était la question <strong>de</strong> la mort<br />
qui m’intéressait. Alors il me disait telle maladie «ah, mais avec cette<br />
maladie-là on peut faire une greffe!», «Alors ce n’est pas ma maladie. Il<br />
m’en faut une incurable.» Nous avons passe comme ça <strong>de</strong>ux ou trois<br />
heures qui étaient très amusantes jusqu’au moment où il m’a trouvé cette<br />
maladie-là [le cancer du poumon] qui est décrite avec une parfaite exactitu<strong>de</strong><br />
parce que j’ai pris <strong>de</strong>s notes et tout est juste.<br />
V. M.: Est-ce que votre formation professionnelle psychanalytique<br />
influe sur votre écriture?<br />
J. H.: De toute personne dont je saurais qu’elle est à la fois romancier<br />
et analyste, je serais bien certaine que cela a une influence, donc cela en a<br />
une chez moi aussi, mais je ne sais pas laquelle, je ne la ressens pas, je<br />
n’en sais rien. En fait, ce qui s’est passé dans mon histoire c’est que la psychanalyse<br />
et la littérature sont arrivées à peu près en même temps. Je<br />
suis par hasard tombée sur un livre <strong>de</strong> Freud quand j’avais quatorze ans<br />
et qui m’a donné l’impression d’être chez moi. Et à cette époque-là, je<br />
découvrais la littérature, tout spécialement le roman d’analyse français<br />
que j’adorais: la Princesse <strong>de</strong> Clèves, Stendhal. Donc, pour moi c’est<br />
contemporain dans le temps et dans mon évolution intérieure. En tout cas,<br />
il y a un point commun entre les <strong>de</strong>ux: c’est la curiosité que j’ai pour ce qui<br />
se passe dans l’esprit <strong>de</strong>s gens.<br />
V. M.: Vous accor<strong>de</strong>z une attention tout à fait particulière aux représentations<br />
du corps dans vos textes. Qu’est que le corps humain selon<br />
Jacqueline Harpman?<br />
J. H.: Le corps est ce dans quoi nous vivons. Pour moi le lien entre le<br />
psychique et le somatique est incontestable, évi<strong>de</strong>nt et sans discussion. Le<br />
corps est ce dans quoi je vis, c’est ce avec quoi je pense également, avec<br />
quoi je sens, évi<strong>de</strong>mment c’est ce qui m’ennuie, parce qu’à mon âge on a<br />
parfois quelques désagréments qui viennent du corps. Cela ne représente<br />
pas à mes yeux une énigme. C’est tout simplement ce que nous sommes.<br />
Et nous ne pouvons pas être sans corps, puisqu’à mon regret, je ne crois
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 216<br />
pas à l’existence <strong>de</strong> l’âme en tant que séparée du corps. Ce dont je suis fort<br />
triste.<br />
V. M.: «Ce corps qui nous régit et ne nous parle pas» (140), dit<br />
Delphine, votre personnage du Récit <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière année. Est-ce que le<br />
corps se laisse facilement déchiffrer et traduire dans <strong>de</strong>s mots? Comment se<br />
réalise la transition du langage du corps au langage sur le corps?<br />
J. H.: Je pense que ce sont <strong>de</strong>ux choses indépendantes l’une <strong>de</strong> l’autre.<br />
Le langage sur le corps est celui que nous pratiquons toute la journée. Le<br />
langage du corps parle indépendamment <strong>de</strong> notre conscient, <strong>de</strong> notre projet,<br />
<strong>de</strong> notre volonté. Tous les problèmes viennent <strong>de</strong> ce que la relation<br />
vraiment intime entre le psychisme et le corporel se passe dans l’inconscient.<br />
Moi, je peux professionnellement parfois toucher et modifier ça,<br />
mais ce sont <strong>de</strong>s événements extraordinaires dont un analyste se souvient<br />
toute sa vie. Le discours sur le corps est quelque chose que je ne comprends<br />
pas très bien.<br />
V. M.: Et pourtant vous arrivez à représenter le corps dans vos textes<br />
d’une manière exacte.<br />
J. H.: Parce qu’il est là, parce qu’il est présent, parce que quand j’écris<br />
c’est ma main qui écrit, parce qu’il y a un lien extrêmement étroit.<br />
Vous parliez du Récit <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière année. Ce qui m’intéressait, ce dont<br />
j’avais envie <strong>de</strong> parler c’était <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> mourir. Je pensais à ce moment<br />
là sur ma mort, évi<strong>de</strong>mment. On ne peut jamais penser qu’à sa propre<br />
mort, la mort <strong>de</strong>s autres c’est toute autre chose. Ce que je pense sur ma<br />
mort, ça reste très intellectuel, mais il n’empêche que mon héroïne<br />
Delphine a la plus gran<strong>de</strong> difficulté à se rendre compte qu’elle va mourir.<br />
Elle le sait intellectuellement, mais elle n’arrive pas à le savoir émotionnellement<br />
sauf à un bref moment. Tout à-coup elle le sait et puis ça repart.<br />
C’est pour ça que la <strong>de</strong>rnière scène du livre, pour moi, est une <strong>de</strong>s choses<br />
les plus importantes que j’ai écrites, parce que j’ai essayé d’imaginer ce<br />
que cela peut être: «C’était moi.» (246) C’est une phrase que je n’avais pas<br />
du tout préméditée, qui est arrivée au moment où je retapais le manuscrit<br />
qui s’arrêtait normalement à la ligne au-<strong>de</strong>ssus. Et puis j’ai écrit «C’était<br />
moi.» Tout était là et quand je suis en train <strong>de</strong> dire «C’est moi» c’est que je<br />
vis mais je ne sais pas qui c’est moi, «C’était moi» cela est autre chose.<br />
V. M.: La majorité <strong>de</strong> vos personnages sont féminins. J’aimerais savoir<br />
si vous concevez la condition féminine comme une somme d’attributs qui<br />
définissent la féminité d’une manière autonome ou bien comme dénégation<br />
totale <strong>de</strong> la condition masculine.
217 6. ENTRETIENS<br />
J. H.: La condition féminine pour moi est quelque chose qui est pour<br />
une part très importante <strong>de</strong>s notions socioculturelles. C’est une gran<strong>de</strong><br />
discussion que <strong>de</strong> savoir ce qui est féminin et ce qui est masculin. Je pense<br />
que quand nous sommes <strong>de</strong>s êtres bien équilibrés, ce que personne d’entre<br />
nous n’est évi<strong>de</strong>mment, nous arrivons à créer à l’intérieur <strong>de</strong> nous un<br />
équilibre heureux entre le masculin et le féminin, ce qui permet <strong>de</strong> bien<br />
investir le sexe anatomique dont on est pourvu. Pour moi, il n’est pas question<br />
<strong>de</strong> dénégation <strong>de</strong> ce qui est masculin, je suis une femme hétérosexuelle.<br />
Je suis profondément féministe, mais quand il y a eu tous les<br />
gran<strong>de</strong>s bouffées féministes dans les années 70, cela m’a terriblement<br />
déplu et je n’ai pas du tout joué là-<strong>de</strong>dans parce que c’était ce que j’appelle<br />
du féminisme coupe-zizi, ce qui ne m’intéresse pas.<br />
V. M.: Croyez-vous qu’une expérience féminine tellement intime que la<br />
maternité puisse être pleinement appréhendée si elle n’est pas vécue à travers<br />
le corps même?<br />
J. H.: Évi<strong>de</strong>mment, il y a, et cela m’a toujours terriblement frappé, la<br />
grossesse qui est une expérience particulière. Moi, je n’ai pas vécu la grossesse<br />
comme une chose délicieuse et exquise. J’ai vécu mes grossesses<br />
comme un gros bazar qui m’encombrait. J’étais ravie, j’ai voulu mes<br />
enfants, n’empêche que les porter ne m’amusait pas très fort. Mais il y a<br />
un moment qui est extraordinaire, c’est l’accouchement. J’ai un souvenir<br />
<strong>de</strong> mes <strong>de</strong>ux accouchements, puisque j’ai <strong>de</strong>ux enfants, comme <strong>de</strong>s<br />
moments très particuliers, mais, en fait, quand j’essayais d’en parler par<br />
la suite avec le père <strong>de</strong> mes enfants qui était là et qui s’intéressait beaucoup,<br />
tout ce que je pouvais lui dire, c’est que c’était un travail <strong>de</strong> bûcheron,<br />
que c’était un travail physique terrible, très particulier, très étrange.<br />
Je me <strong>de</strong>mandais, par exemple, si un athlète qui se livre à <strong>de</strong>s prouesses<br />
extraordinaires et qui fait <strong>de</strong>s entraînements prodigieux n’a pas quelque<br />
chose d’équivalent. C’est quand même une expérience extraordinaire. Je<br />
crois que c’est difficile <strong>de</strong> communiquer les expériences strictement physiques.<br />
On a du mal à parler <strong>de</strong> cela, parce qu’on n’a pas créé un vocabulaire<br />
pour cela. Je me suis toujours dit que pour savoir ce que c’est que la<br />
sensation <strong>de</strong> brûlure, il faut se brûler. La maternité par la suite: élever <strong>de</strong>s<br />
enfants, être la mère <strong>de</strong> ses enfants, il y a cinquante mille manières <strong>de</strong><br />
l’être. Moi, j’ai eu ma façon à moi qui m’a ressemblé à la façon <strong>de</strong> certaines<br />
femmes, mais pas à la façon <strong>de</strong> toutes.<br />
V. M.: Dans le roman Orlanda (Harpman 1996), une fraction d’un personnage<br />
échange son corps <strong>de</strong> femme contre celui d’un homme, tandis<br />
qu’un autre personnage, toujours féminin, exprime son désir ar<strong>de</strong>nt d’em-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 218<br />
prunter le regard masculin afin <strong>de</strong> pouvoir jouir pleinement <strong>de</strong> sa propre<br />
beauté. Les femmes auraient-elles incorporé le regard masculin à tel point<br />
qu’elles ne peuvent se définir en son absence?<br />
J. H.: Je crois que nous sommes éduquées à nous regar<strong>de</strong>r à travers<br />
la façon dont un homme nous regar<strong>de</strong>rait. Mais, c’est fantasmatique, c’est<br />
imaginaire. Je ne me suis jamais trouvée dans la tête d’un homme qui<br />
était en train <strong>de</strong> me regar<strong>de</strong>r et <strong>de</strong> penser <strong>de</strong>s choses à mon sujet. Donc,<br />
on nous transmet certains fantasmes là-<strong>de</strong>ssus et nous nous débrouillons<br />
avec cela, mais, en réalité, nous ne faisons qu’imaginer cela. Nous allons<br />
<strong>de</strong>venir comme ci ou comme ça selon ce que nous imaginons qu’un homme<br />
désire <strong>de</strong> nous. Je ne suis pas certaine que cela ne soit pas vrai pour les<br />
hommes également. Je pense que les hommes dans leur i<strong>de</strong>ntité masculine<br />
doivent aussi se vivre à travers le regard <strong>de</strong>s femmes.<br />
V. M.: Est-ce que votre roman Moi qui n’ai pas connu les hommes<br />
(Harpman 1995) est le fruit d’une pure fantaisie ou bien s’agit-il d’une<br />
remise en question <strong>de</strong>s valeurs <strong>de</strong> la société occi<strong>de</strong>ntale contemporaine par<br />
le truchement d’une perspective dénudée <strong>de</strong> toute contamination culturelle?<br />
J. H.: Tout ce que je peux vous dire c’est que quand j’ai commencé à<br />
écrire cette histoire, je ne savais pas du tout où j’allais. Je l’ai écrite au<br />
courrant <strong>de</strong> la plume et je <strong>de</strong>vais être arrivée à peu près au trois quarts<br />
du récit quand j’ai su ce que contiendrait le <strong>de</strong>rnier quart. Cela a tout le<br />
temps été une invention et je n’avais aucun projet, aucun propos, aucun<br />
objectif précis sauf d’écrire mon histoire. Je me souviens très bien que j’étais<br />
pressée <strong>de</strong> retourner à mon bloc pour savoir la suite <strong>de</strong> l’histoire. Évi<strong>de</strong>mment,<br />
c’est une histoire très particulière et par la suite j’ai bien compris<br />
qu’elle parlait <strong>de</strong> certaines choses. Les gens me disaient que ça parle<br />
<strong>de</strong> ceci, ça parle <strong>de</strong> cela. Oui, c’était incontestable, mais je ne l’ai pas fait<br />
exprès. Cela s’est trouvé comme ça , c’est ce que j’avais à raconter <strong>de</strong> cette<br />
fille seule parmi d’autres femmes dans une situation qu’elle ne comprend<br />
pas et qui finit seule. Que les gens qui ont envie <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r ce qu’il y a<br />
dans ce livre le regar<strong>de</strong>nt et me le disent. Cela m’enchante, mais moi, je<br />
ne sais pas. D’ailleurs, je ne sais jamais ce que j’écris.<br />
V. M.: Moi qui n’ai pas connu les hommes met en scène un personnage<br />
féminin qui ne se définit pas par la découverte progressive d’une somme <strong>de</strong><br />
qualités, mais par une succession <strong>de</strong> prises <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong>s carences qui<br />
le distinguent <strong>de</strong>s autres femmes. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si cette définition en<br />
creux <strong>de</strong> la féminité, loin <strong>de</strong> n’être qu’une technique d’écriture n’est pas le<br />
symptôme d’une profon<strong>de</strong> crise i<strong>de</strong>ntitaire <strong>de</strong> la femme contemporaine.
219 6. ENTRETIENS<br />
J. H.: Je ne pense pas que la femme contemporaine se définisse en<br />
creux. Vous parlez à une femme qui est née en 1929, qui a connu l’éducation<br />
qu’on donnait aux filles avant la guerre et les modifications d’après la<br />
guerre, qui a rencontré au cours <strong>de</strong> sa vie la pilule qui est quelque chose<br />
d’extrêmement important pour toutes les femmes, je crois, et quelques<br />
autres modifications fondamentales <strong>de</strong> la condition féminine. Je crois que<br />
justement ce qui est intéressant chez les femmes actuellement, c’est<br />
qu’elles commencent à se définir vraiment comme <strong>de</strong>s êtres complets et<br />
pas du tout comme ce qu’on m’avait appris à moi, quelqu’un à qui il<br />
manque quelque chose. Au début <strong>de</strong> ma formation psychanalytique, on en<br />
était encore à la notion <strong>de</strong> la femme comme castrée, la femme était quelqu’un<br />
qui n’a pas <strong>de</strong> pénis. Moi, je n’étais absolument pas d’accord avec ça.<br />
Maintenant, le problème <strong>de</strong> la femme en tant que quelqu’un qui n’a pas<br />
quelque chose n’existe plus chez les femmes que je vois et que je supervise.<br />
Il s’agit <strong>de</strong> femmes jeunes-adultes, d’adultes confirmées, <strong>de</strong> femmes <strong>de</strong><br />
quarante quarante-cinq ans. L’éducation que les jeunes femmes ont reçue<br />
ne leur a pas appris qu’il leur manquait quelque chose, tandis que moi,<br />
c’est encore comme ça que j’ai été élevée. Quand j’étais petite et que je<br />
disais «quand je serai gran<strong>de</strong>, je veux être pilote d’avion», on me disait<br />
«c’est pour les garçons», «quand je serai gran<strong>de</strong>, je veux conduire un tram»,<br />
on me disait «c’est pour les garçons». Alors qu’est-ce qui me restait? C’était<br />
la vie intellectuelle. C’était tout. Et là, on ne m’a pas dit que c’était pour<br />
les garçons parce que j’étais dans un lycée où les professeurs étaient <strong>de</strong>s<br />
femmes et où on pouvait difficilement prétendre que le savoir n’appartient<br />
qu’aux hommes. Quand j’étais jeune, on avait déjà quitté cette idée que le<br />
savoir est pour les hommes et pas pour les femmes. Au XVII e siècle, on<br />
pensait encore que le savoir ne peut pas appartenir aux femmes parce<br />
qu’elles n’étaient pas constituées pour. Cela je ne l’ai quand même pas eu.<br />
J’ai eu ce lieu où il ne m’était pas interdit <strong>de</strong> me développer: c’était la vie<br />
intellectuelle, mais pour le reste...c’était bouché.<br />
le 14 septembre 2006, Bruxelles<br />
Ouvrages cités<br />
Harpman, Jacqueline, Moi qui n’ai pas connu les hommes. Paris: Stock, 1995.<br />
Harpman, Jacqueline, Orlanda. Paris: Grasset, 1996.<br />
Harpman, Jacqueline, Récit <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière année. Paris: Grasset, 2000.<br />
Harpman, Jacqueline, La Dormition <strong>de</strong>s amants. Paris: Grasset, 2002.<br />
Harpman, Jacqueline, En toute impunité. Paris: Grasset, 2005.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 220
Abstracts<br />
Rupture et critique chez F. Nietzsche et H. Bouraoui<br />
by Ab<strong>de</strong>rrahman Beggar<br />
The objective of this paper is to explore the phenomenon of rupture in the<br />
works of the German philosopher F. Nietzsche and the Franco-Ontarian<br />
(Tunisian-born) author Hédi Bouraoui. The conflictive relationship between<br />
these two men and their respective societies is behind their philosophy of<br />
creation. For both, thinking is related to a utopian territory, out of reach of<br />
social constraints and the usual constructs. This need of free thinking is<br />
behind their radical critique of man and the world. Such a critique is embodied<br />
by the i<strong>de</strong>al figure of the Nietzschian «Superman» and the Bouraouian<br />
«Nomadic».<br />
L’Acadie <strong>de</strong> 1605 à 1957, un parcours géo-littéraire<br />
by Denis Bourque and James <strong>de</strong> Finney Abstract<br />
This article examines the evolution of writing in and about Acadia from<br />
1605 to 1957 from a geo-literary perspective. Acadia was first <strong>de</strong>scribed as an<br />
arcadian paradise, a land of plenty and of peaceful people. The <strong>de</strong>portation<br />
and exile of the Acadian population (1755-62) — retold by Longfellow’s<br />
Evangeline — gave birth to images of <strong>de</strong>struction, lost homeland, and wan<strong>de</strong>rings<br />
in search of safe havens. Since the mid-nineteenth century however, the
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 222<br />
return from exile and the slow reconstruction of Acadia in the Maritimes has<br />
produced a nationalistic/biblical epic of a paradise lost and rebuilt.<br />
«Text and illustration in the social discourse of Quebec during the<br />
Thirties:La vie inspirée <strong>de</strong> Jeanne Mance — Pierre Benoit»,<br />
by Klaus-Dieter Ertler<br />
Social discourses of the Thirties are generally characterized by a vivid<br />
expression of i<strong>de</strong>ological figures. This ten<strong>de</strong>ncy can be observed in a very<br />
explicit manner in different kinds of artistic representation, like visual arts,<br />
literature and institutional forms of expression. In the following contribution<br />
we will analyse the dialogical functions of two media in the novel of Pierre<br />
Benoit, La vie inspirée <strong>de</strong> Jeanne Mance, in or<strong>de</strong>r to establish a discursive link<br />
between the systems of narration and of figurative representation. The interaction<br />
between text and picture as well as the editorial interventions reveal<br />
the explicit construction of a discourse promoting an umbrella of values fostering<br />
a francophone nation of Canada.<br />
La latinoaméricanité <strong>de</strong> la littérature québécoise<br />
by Peter Klaus<br />
The title could surprise at first sight when you think of Voltaire’s famous<br />
«quelques arpents <strong>de</strong> neige» which he associates with Canada. But the <strong>de</strong>velopment<br />
of literature in Canada and particularly in Québec since the 1980ies<br />
tends to prove that those «voices having come from elsewhere», from Haiti,<br />
Chili, or from Brazil, Mexico or Uruguay have become the tra<strong>de</strong>mark of a new<br />
polyphony, at least in literature.<br />
Fleeing from dictatorships or civil wars, thousands of Haitians and<br />
Latin-Americans have found shelter in Canada. Thanks to the works of Émile<br />
Ollivier (Haiti), Dany Laferrière (Haiti), Gérard Étienne (Haiti), Marilú<br />
Mallet (Chili) or Sergio Kokis (Brazil), Québec and its literature are strongly<br />
influenced by new ten<strong>de</strong>ncies which un<strong>de</strong>rmine first of all a certain tranquillity,<br />
a certain homogeneity and tend to overcome this particular<br />
Québécois syndrome of self-imposed isolation («enfermement») or «rétrécissement<br />
provincial» typical for Québec over a long period of time. Those writers<br />
— we mentioned above — who consi<strong>de</strong>r themselves as being «agents of cultural<br />
subversion» contribute also in un<strong>de</strong>rmining from the interior the basis of<br />
the «national» and in opening the imagination to other horizons.
223 ABSTRACTS<br />
Just one example: the «magical realisme» which is usually associated<br />
with Alejo Carpentier’s Caribbean or Gabriel Garcia Marquez’ Latin-America<br />
brings its magic to rea<strong>de</strong>rs of the North thanks to those new voices in literature.<br />
Montréal becomes a crossroad of new literary ten<strong>de</strong>ncies and becomes<br />
also an important center for Haitian literature of the diaspora (literature from<br />
the outsi<strong>de</strong>). We could say that Canada and above all Québec are approaching<br />
mentally the imaginary world of the South thanks to the immigrants and<br />
their works. At least in Québec and in its literature the opening towards the<br />
world and towards the «Other», towards alterity in general, is due to thoses<br />
influences.<br />
The Lettres chinoises written in French<br />
Delia Georgescu<br />
Based on the analysis of the letters composing the novel “Lettres chinoises”,<br />
written by Ying Chen, a Chinese-born Montreal writer, this study<br />
examines how the i<strong>de</strong>ntity of the migrant is transformed through the process<br />
of migration. The narrators’ voices and actions in the text raise questions<br />
about origin and personal projects, about forgetting and accepting, about<br />
living between spaces, between languages and playing roles in different stories<br />
of the same ME. The dilemma of self-<strong>de</strong>finition reflects the difficulty of<br />
living, which immigrant faces when he realizes his alterity and his visibility.<br />
In this novel, the immigrant chooses to accept the hybridization, to reinvent<br />
himself by accepting to be mirrored in the vision of the others.<br />
Figure network of the shadow in the work of Pascal Quignard<br />
Elena Ghiţă<br />
Shadow(s) is a theme frequently tackled in French literature. A connection<br />
with the myth of the Cavern is quite necessary. The traditional approach<br />
to Plato’s dialogue <strong>de</strong>fames obscurity and <strong>de</strong>lusive shadows which are keeping<br />
us far from the I<strong>de</strong>a. But during the 20th century the paradoxical thought<br />
brings our shadowiness as an I<strong>de</strong>a into our reflection. So, the shadow<br />
improves the object by lending an amazing enlightenment to it. Such polysemanticity<br />
of the term and a continuous <strong>de</strong>-<strong>de</strong>finition (postmo<strong>de</strong>rn technique)<br />
generate figurative expressions: figures of thought and classic French tours,<br />
characteristic of the style in Les Ombres errantes.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 224<br />
Contagious excess and resilience. Violence in the work of Marie-Célie<br />
Agnant, Nelly Arcan, Abla Farhoud and Aki Shimazaki<br />
by Lucie Lequin<br />
This article analyses the representation of violence in four recent<br />
Québécois novels. Un Alligator nommé Rosa by Marie-Célie Agnant, À ciel<br />
ouvert by Nelly Arcand, Le Fou d’Omar by Abla Farhoud and Mitsuba by Aki<br />
Shimazaki. Forms of violence which are represented here emanate from political<br />
insanity, human forfeiture, alienation or abusive authority. Starting<br />
from the postulate that multiform violence is inherent in any society and<br />
that it <strong>de</strong>humanizes when the human being consents to it, this article studies<br />
both submission to this <strong>de</strong>humanization and resistance to it, and how<br />
through resilience a new quest for humanization may occur. This return<br />
towards the human, however fragile or tenuous, is offered by the authors<br />
both as a strategy of writing and a partial and fragmented answer to the<br />
question of evil..<br />
Yves Thériault’s Indian and Eskimo Facing the Alterity<br />
by Mariana Ionescu<br />
The dialectic of the Same and the Other allows Yves Thériault’s rea<strong>de</strong>r<br />
to un<strong>de</strong>rstand the complexity of his characters, especially those of the Indian<br />
and the Eskimo. These literary figures <strong>de</strong>fine themselves either by taking the<br />
distance from the Other, seen as a source of negativity and <strong>de</strong>struction<br />
(Ashini, N’tsuk, Agaguk, Tayaout), or by subordinating the alterity to the<br />
i<strong>de</strong>ntitiy (Contes pour un homme seul, La rose <strong>de</strong> pierre, La Quête <strong>de</strong> l’ourse).<br />
In all these narratives the presence of the Other menaces the subject,<br />
especially when the Other is a newcomer: an intru<strong>de</strong>r against whom<br />
Theriault’s main characters have only their words with which to <strong>de</strong>fend themselves.<br />
On the bilinguisme of Self<br />
Fictionalisation of the acts of writing and translating<br />
by Georgiana Lungu-Ba<strong>de</strong>a<br />
In the present paper, the author analyses Dumitru Tsepeneag’s book Le<br />
Mot sablier, — written in Romanian and French, it was published in French<br />
in 1984 (Paris, P.O.L.), and in Romanian in 1994 and 2005 — and the reasons<br />
for the self-translation. The author shall make several general scope consi<strong>de</strong>-
225 ABSTRACTS<br />
rations on mental (intrapersonal) and interlingual (allograph and auctorial)<br />
translation in or<strong>de</strong>r to illustrate the link that is established between the act<br />
of thinking and creation on the one hand, and between the act of reproducing<br />
thoughts and re-creation, i.e. the act of translation, on the other hand.<br />
La métalepse du traducteur: Tsepeneag, Paruit, Le Mot sablier<br />
by Richard Saint-Gelais<br />
Traditional conceptions of translation see it as a go-between, more or less<br />
faithful but distinct from the work proper. But among the intriguing properties<br />
of texts is their capacity to absorb what seems outsi<strong>de</strong> or besi<strong>de</strong> them.<br />
Dumitru Tsepeneag gives a striking example of this process with Le mot<br />
sablier, a novel that involves in its writing its own partial translation by Alain<br />
Paruit. This article analyses what is at stake in this strange scriptural and<br />
fictional loop.<br />
Michel’s Red Summer: Le <strong>de</strong>rnier été <strong>de</strong>s Indiens by Robert Lalon<strong>de</strong><br />
by Voichita SASU<br />
Robert Lalon<strong>de</strong>’s case is a very interesting one: due to his half-métis<br />
blood, the writer is sensitive to issues related to the world he belongs to<br />
(through his Mohawk roots) but he does not build his work only on them. The<br />
Amerindian-related topics as well as the powerful presence of nature, very<br />
much sensually present in his style, are certainly there but Robert Lalon<strong>de</strong><br />
does not openly claim his origins. In Le <strong>de</strong>rnier été <strong>de</strong>s Indiens (1982), the<br />
Métis and First Nations of North America heritage subtlely supports his writing,<br />
enriching it with some specific qualities such as: a certain ardour, an<br />
‘inner rage’, sensual images, and a <strong>de</strong>spair which does not come only from<br />
Michel’s brutal separation from his Indian friend Kanak, who initiated him,<br />
that last summer, in the ‘innocent’ and scandalous pleasures of sex, nature<br />
and freedom. More vivid than Michel’s relationship with Kanak is the physical<br />
and moral portrait of the Indian, who becomes a symbol of pri<strong>de</strong> and tenacity<br />
through the life lessons he teaches Michel, helping him to discover the<br />
beauty of the man and the natural environment, the Indian beliefs, the bad<br />
things white men did to him, and to reject the false i<strong>de</strong>as regarding the Indian<br />
and feel the need of un<strong>de</strong>rstanding the Other.
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 226<br />
Un cri d’alarme contre et l’islamisme et le nazisme: Le village <strong>de</strong><br />
l’Allemand <strong>de</strong> Boualem Sansal<br />
by Brândusa Steiciuc<br />
The article <strong>de</strong>als with an important aspect of Boualem Sansal’s work,<br />
French expression Algerian writer: the <strong>de</strong>nunciation of crimes committed for<br />
religious or i<strong>de</strong>ological reasons. The author has published several novels in<br />
which he criticizes contemporary Algeria, Islamism, violence and corruption,<br />
like other Algerian intellectuals: Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, Tahar<br />
Djaout. In Le village <strong>de</strong> l’Allemand Boualem Sansal takes a stand against all<br />
the humiliations that human beings have endured during the XXth century,<br />
especially as victims of Nazism and Islamism.
Notes bio-bibliographiques<br />
Ab<strong>de</strong>rrahman BEGGAR enseigne au département <strong>de</strong> langues et<br />
littératures <strong>de</strong> l’université Wilfrid Laurier. En plus <strong>de</strong> plusieurs articles et<br />
chapitres dans <strong>de</strong>s livres, il est l’auteur <strong>de</strong>s ouvrages suivants: L’épreuve<br />
<strong>de</strong> la béance: l’écriture noma<strong>de</strong> chez Hédi Bouraoui (<strong>2008</strong>), L’Amérique<br />
latine sous une perspective maghrébine (2007), Le chant <strong>de</strong> Goubi (2005) et<br />
La transition au Nicaragua dans la presse quotidienne vue <strong>de</strong> Paris et<br />
Madrid (2001). Des comptes rendus sur ses travaux ont été publiés dans<br />
<strong>de</strong>s revues académiques comme Political Psychology, Le bulletin du Centre<br />
Canada-Maghreb, The International Journal of Human Rights, The<br />
American Journal of Sociology, Contemporary Sociology, The Journal of<br />
Latin American and Caribbean Anthropology, The Americas. A Quarterly<br />
Review of Inter-American Cultural History, International Affairs, Journal<br />
of Third World Studies, Peace review, Journal of Latin American Studies.<br />
Ab<strong>de</strong>rrahman Beggar est directeur <strong>de</strong> la collection Étu<strong>de</strong>s maghrébines<br />
francophones aux Presses universitaires du nouveau mon<strong>de</strong><br />
(Nouvelle Orléans, Etats-Unis). Il est membre du comité éditoriale <strong>de</strong>s<br />
Éditions du centre Canada-Maghreb (Stong College, York University) et<br />
<strong>de</strong>s University Press of the South (Nouvelle Orléans, U.S.A).<br />
Denis BOURQUE est professeur titulaire au Département d’étu<strong>de</strong>s<br />
françaises <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Moncton où il enseigne principalement la<br />
littérature acadienne. Auteur d’une thèse <strong>de</strong> doctorat soutenue à<br />
l’Université <strong>de</strong> Montréal et intitulée «Le carnavalesque dans l’oeuvre<br />
d’Antonine Maillet (1966-1986)», il a co-dirigé, avec Anne Brown, <strong>de</strong><br />
l’Université du Nouveau-Brunswick, un ouvrage collectif: «Le carnava-
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 228<br />
lesque dans les littératures d’expression française d’Amérique du Nord»<br />
publié par la Chaire d’étu<strong>de</strong>s acadiennes <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Moncton et les<br />
Éditions d’Acadie. Il a aussi publié <strong>de</strong> nombreux articles dans <strong>de</strong>s<br />
ouvrages collectifs et dans <strong>de</strong>s revues savantes nationales et internationales<br />
dont Présence francophone, Francophonies d’Amérique, Port Acadie,<br />
La revue <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Moncton, Étu<strong>de</strong>s francophones, Littéréalité,<br />
Neue Romania et Revista di studi cana<strong>de</strong>si. Il a été membre du conseil<br />
d’administration, vice-prési<strong>de</strong>nt et prési<strong>de</strong>nt du Conseil international d’étu<strong>de</strong>s<br />
francophones. Il dirige actuellement un groupe <strong>de</strong> recherche à<br />
l’Université <strong>de</strong> Moncton, subventionné par le Conseil <strong>de</strong> recherche en<br />
sciences humaines du Canada et l’Université <strong>de</strong> Moncton, qui travaille à<br />
la publication d’édition critiques <strong>de</strong>s œuvres fondamentales <strong>de</strong> la littérature<br />
acadienne et prépare lui-même une édition critique <strong>de</strong> la pièce Les<br />
Crasseux d’Antonine Maillet.<br />
Klaus-Dieter ERTLER est professeur auprès du Département <strong>de</strong><br />
littératures romanes <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Graz (Autriche), où il dirige le<br />
Centre d’étu<strong>de</strong>s canadiennes. Ses recherches portent sur le roman francophone<br />
au Québec, les Relations <strong>de</strong>s Jésuites <strong>de</strong>s Amériques et la théorie<br />
<strong>de</strong>s systèmes comme modèle épistémologique.<br />
Publications récentes: Canada in the Sign of Migration and Trans-<br />
Culturalism / Le Canada sous le signe <strong>de</strong> la migration et du transculturalisme.<br />
Éd. avec Martin Löschnigg. (Frankfurt am Main: Peter Lang<br />
2004. — Ave Maris Stella. Eine kulturwissenschaftliche Einführung in die<br />
Acadie. Co-auteurs: Andrea Maria Humpl et Daniela Maly (Frankfurt am<br />
Main: Peter Lang 2005). — À la carte. Le roman québécois (2000-2005).<br />
Éd. avec Gilles Dupuis (Frankfurt am Main: Peter Lang 2007). —<br />
Transcultural Perspectives on Canada/Perspectives transculturelles sur le<br />
Canada. Éd. avec Paulina Mickiewicz (Brno: Masaryk University Press<br />
2007).<br />
Peter KLAUS est professeur à l’Institut <strong>de</strong> Philologie Romane <strong>de</strong><br />
l’Université <strong>de</strong> Berlin. Il donne <strong>de</strong>s conférences dans <strong>de</strong>s universités alleman<strong>de</strong>s<br />
et à l’étranger. Il a été professeur invité à l’Université <strong>de</strong><br />
Montréal et à l’Université du Québec à Montréal. Il est le fondateur du<br />
Centre d’Etu<strong>de</strong>s Québécoises et Canadiennes à l’Université <strong>de</strong> Berlin. Ses<br />
recherches portent sur les littératures francophones, notamment sur la<br />
littérature québécoise, la littérature haïtienne, l’écriture migrante. Il a<br />
publié plusieurs livres dont Conteurs franco-canadiens contemporains<br />
(2000), Acadie 1604-2004 (2004) et Canon national et constructions i<strong>de</strong>ntitaires:<br />
les nouvelles littératures francophones (Afrique, Océan Indien,
229 NOTES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES<br />
Caraïbe, Haïti, Canada/Québec), publié avec une introduction et une présentation<br />
par Isaac Bazié et Peter Klaus (2005). Il a publié <strong>de</strong> nombreux<br />
articles sur les écrivains francophones du Canada et sur l’état <strong>de</strong> la francophonie<br />
alleman<strong>de</strong>, dans <strong>de</strong>s volumes et <strong>de</strong>s revues scientifiques<br />
(Allemagne, France, Canada). Il participe régulièrement aux congrès et<br />
colloques internationaux <strong>de</strong> francophonie.<br />
Neli EIBEN FARAMA est maître assistant à l’Université <strong>de</strong> l’Ouest<br />
<strong>de</strong> Timişoara. Elle enseigne le français dans le cadre du département <strong>de</strong>s<br />
langues romanes <strong>de</strong> la Faculté <strong>de</strong> Lettres, Histoire et Théologie. Ses principales<br />
lignes <strong>de</strong> recherche sont: les étu<strong>de</strong>s québécoises, la littérature<br />
migrante et l’écriture féminine. Elle réalise son doctorat à l’Université<br />
Jean Moulin, Lyon III, sous la direction <strong>de</strong> M. Guy Lavorel. Elle est aussi<br />
membre <strong>de</strong> plusieurs organismes tels: Conseil International d’Étu<strong>de</strong>s<br />
Francophones, Association Internationale <strong>de</strong>s Étu<strong>de</strong>s Québécoises et<br />
l’Association d’étu<strong>de</strong>s canadiennes en Europe Centrale et <strong>de</strong> l’Est. (farimita@yahoo.fr).<br />
James <strong>de</strong> FINNEY a été professeur <strong>de</strong> littérature et administrateur<br />
à l’Université <strong>de</strong> Moncton <strong>de</strong> 1973 à 2004. Ses recherches et ses publications<br />
portent sur la littérature acadienne, notamment sur ses débuts au<br />
XIXe siècle, ainsi que sur Antonine Maillet (Présence francophone,<br />
Francophonies d’Amériques, Étu<strong>de</strong>s françaises, Revues romane, etc.)..<br />
Membre fondateur du Groupe <strong>de</strong> recherche sur les cultures en contact et<br />
<strong>de</strong> Metropolis Atlantique, il a aussi œuvré au sein <strong>de</strong>s Éditions d’Acadie<br />
ainsi que <strong>de</strong>s conseils <strong>de</strong> la Fédération canadienne <strong>de</strong>s sciences humaines,<br />
<strong>de</strong> l’Association canadienne-française pour l’avancements <strong>de</strong>s sciences et<br />
<strong>de</strong> l’Association <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s canadiennes.<br />
Delia GEORGESCU est docteur ès Lettres <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong><br />
Bucarest, avec une thèse intitulée «Le roman québécois entre l’i<strong>de</strong>ntité<br />
discursive et la perte <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité», soutenue en janvier <strong>2008</strong>. Elle est à<br />
présent assistante associée à la Faculté <strong>de</strong>s Langues et <strong>de</strong>s Littératures<br />
Étrangères <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Bucarest et traductrice. Ses recherches portent<br />
sur la littérature québécoise et le phénomène postcolonial. Elle a<br />
publié <strong>de</strong>s articles sur la littérature québécoise dans <strong>de</strong>s revues scientifiques<br />
<strong>de</strong> France et <strong>de</strong> Roumanie.<br />
Elena GHIŢĂ est maître <strong>de</strong> conférences, ex-titulaire <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong><br />
français, <strong>de</strong> littérature française et <strong>de</strong> traductologie à l’Université <strong>de</strong><br />
l’Ouest <strong>de</strong> Timişoara, invitée aux colloques du département <strong>de</strong>s langues
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 230<br />
romanes <strong>de</strong> la Faculté <strong>de</strong> Lettres, Histoire et Théologie. Recherches sur<br />
l’enseignement <strong>de</strong>s langues, étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> poétique, approches <strong>de</strong>s grands<br />
textes <strong>de</strong>s littératures française et roumaine (78 titres <strong>de</strong> cours, ouvrages,<br />
articles et comptes-rendus). Initiatives <strong>de</strong> renouvellement dans les activités<br />
<strong>de</strong> recherche avec les séminaires et les Cahiers <strong>de</strong> l’Outar<strong>de</strong>, 1986, la<br />
Revue d’étu<strong>de</strong>s interculturelles, 1, 1997. Derniers ouvrages publiés: Cours<br />
<strong>de</strong> littérature française. Prose et théâtre au XIXe siècle, 2005; (en roumain)<br />
Petit traité sur le langage poétique, 2005; essais sur l’art dans <strong>de</strong>s microalbums<br />
parus en 2006 et 2007.<br />
Andreea GHEORGHIU est chargé <strong>de</strong> cours à l’Université <strong>de</strong> l’Ouest<br />
<strong>de</strong> Timişoara, où elle enseigne la littérature française (XVIII e et XX e<br />
siècles) et l’histoire <strong>de</strong> la construction européenne. Intérêt particulier pour<br />
la théorie <strong>de</strong>s genres littéraires, l’épistolarité, les étu<strong>de</strong>s culturelles.<br />
Plusieurs contributions sur <strong>de</strong>s auteurs français et francophones publiées<br />
dans <strong>de</strong>s revues et volumes collectifs. Des traductions publiées en<br />
Roumanie et en France.<br />
Mariana IONESCU est professeur agrégé <strong>de</strong> littératures française<br />
et francophone à Huron University College at Western. Intérêt particulier<br />
pour la littérature contemporaine, ainsi que pour le film francophone utilisé<br />
dans les cours <strong>de</strong> littérature. Livre publié: Les (en)jeux <strong>de</strong> l’oral et <strong>de</strong><br />
l’écrit: le cas <strong>de</strong> Panaït Istrati (Roumanie, 2000). Une quinzaine d’articles<br />
portant sur Antonine Maillet, Annie Ernaux, Chantal Chawaf, Simone<br />
Schwarz-Bart, Maryse Condé, Jacques Savoie, Gisèle Pineau et d’autres.<br />
Yves LABERGE, docteur en sociologie, et chargé <strong>de</strong> cours à<br />
l’Université du Québec à Chicoutimi, dirige la collection pour «Les Presses<br />
<strong>de</strong> l’Université Laval», pour les collections «L’espace public» et «Cinéma et<br />
société». Yves Laberge a fait partie du comité scientifique <strong>de</strong> trois projets<br />
<strong>de</strong> recherche qui ont donné lieu à trois encyclopédies publiées aux États-<br />
Unis: France and the Americas: Culture, Politics, and History<br />
(Transatlantic Relations Series, ABC-Clio, 2005), Germany and the<br />
Americas (Transatlantic Relations Series, ABC-Clio, 2005), et<br />
Encyclopedia of the Blues (Routledge, 2005). En plus d’une trentaine d’articles<br />
<strong>de</strong> revues, Yves Laberge a publié plus <strong>de</strong> 140 articles et chapitres<br />
répartis dans une douzaine d’encyclopédies et d’ouvrages <strong>de</strong> référence<br />
publiés aux États-Unis, dont: «Men and Masculinities: A Social, Cultural,<br />
and Historical Encyclopedia» (ABC-Clio, 2004), et «Encyclopedia of the<br />
World’s Minorities» (ed. Carl Skutsch. Routledge, 2005). Yves Laberge a<br />
été rédacteur francophone pour une revue arbitrée, Canadian Ethnic
231 NOTES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES<br />
Studies / Étu<strong>de</strong>s ethniques canadiennes. Il fait partie du comité <strong>de</strong> lecture<br />
<strong>de</strong> cinq revues: New Cinemas, Sociological Research Online, Laval théologique<br />
et philosophique, Contemporary Asthetics et Cap-aux-Diamants. En<br />
plus <strong>de</strong>s articles et huit préfaces <strong>de</strong> livres, il a fait paraître plus <strong>de</strong> 400<br />
comptes rendus dans une quarantaine <strong>de</strong> revues, en français et en anglais.<br />
Il a enseigné dans cinq universités.<br />
Lucie LEQUIN, spécialiste <strong>de</strong> la littérature québécoise au féminin,<br />
est professeure titulaire au Département d’étu<strong>de</strong>s françaises <strong>de</strong><br />
l’Université Concordia. Auteure <strong>de</strong> nombreux articles, elle a, entre autres,<br />
co-dirigé un numéro spécial <strong>de</strong> Dalhousie French Studies, intitulé<br />
«Littérature et éthique». Elle est co-auteure <strong>de</strong> Literatura francocanadiense:<br />
La literatura Quebequesa, ouvrage pour lequel elle a rédigé le chapitre<br />
«El Ensayo en Quebec». Elle a aussi co-dirigé <strong>de</strong>ux collections d’essais<br />
La francophonie sans frontière: une nouvelle cartographie <strong>de</strong><br />
l’imaginaire féminin et Multi-écriture, multi-culture. La voix migrante au<br />
féminin en France et au Canada. Ses recherches portent sur la rencontre<br />
<strong>de</strong>s cultures dans l’écriture au féminin et sur les liens entre l’éthique et la<br />
littérature dans le corpus romanesque <strong>de</strong> 1980 à 2005. Ses travaux récents<br />
examinent, entre autres, la représentation <strong>de</strong> la famille; la figure du père,<br />
le nouvel art amoureux, le dire sur la guerre.<br />
Georgiana LUNGU-BADEA est professeur titulaire à la Chaire <strong>de</strong><br />
langues romanes <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> l’Ouest <strong>de</strong> Timisoara (Roumanie). Elle<br />
est redactrice-adjointe <strong>de</strong> la revue <strong>Dialogues</strong> francophones, directeur du<br />
centre <strong>de</strong> recherche ISTTRAROM (Histoire <strong>de</strong> la traduction roumaine),<br />
organisateur <strong>de</strong>s colloques sur la traduction et l’histoire <strong>de</strong> la traduction<br />
roumaine, sur la littérature et le problème <strong>de</strong> la traduction littéraire. Elle<br />
est membre <strong>de</strong>s associations professionnelles CIEF, SEPTET. Domaines<br />
d’intérêt: la traductologie, les problèmes théoriques et pratiques <strong>de</strong> traduction,<br />
la traduction littéraire, la littérature. Ouvrages publiés en roumain:<br />
Petit dictionnaire <strong>de</strong>s termes utilisés dans la théorie, la pratique et<br />
la didactique <strong>de</strong> la traduction (2003, 2 e édition révisée <strong>2008</strong>), Théorie <strong>de</strong> la<br />
traduction, théorie <strong>de</strong>s culturèmes (2004), Tendances dans la recherche traductologique<br />
(2005), Brève historie <strong>de</strong> la traduction. Repères traductologiques<br />
(2007). Ouvrages coordonnés: Répertoires <strong>de</strong>s traducteurs et <strong>de</strong>s traductions<br />
roumaines (XVII-XIX siècles) <strong>de</strong>s langues française, italienne;<br />
espagnole (2 vol 2006); en français (avec M. Gyurcsik) Dumitru Tsepeneag.<br />
Les Métamorphoses d’un créateur: écrivain, théoricien, traducteur (2006).
DIALOGUES FRANCOPHONES No. 14/<strong>2008</strong> 232<br />
Adina-Irina ROMOSAN est doctorante à la Faculté <strong>de</strong>s Lettres,<br />
Université «Babeş-Bolyai», Cluj-Napoca. Membre du Centre d’Étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s<br />
Lettres Belges <strong>de</strong> Langue Française, elle prépare une thèse ayant le titre<br />
Dissolution et re-création <strong>de</strong> l’espace urbain chez Guy Vaes et Julien Gracq,<br />
sous la direction scientifique <strong>de</strong> Madame le Professeur Rodica Pop. Elle a<br />
publié plusieurs articles et comptes rendus dans <strong>de</strong>s revues littéraires et<br />
culturelles (Caietele Echinox, Tribuna, Verso) et a bénéficié d’une bourse<br />
<strong>de</strong> recherche doctorale <strong>de</strong> l’AUF à l’Université <strong>de</strong><br />
Liège.adinairina80@yahoo.co.uk<br />
Vlad-Georgian MEZEI est assistant doctorant à la Faculté <strong>de</strong>s<br />
Lettres, Université «Babeş-Bolyai», Cluj-Napoca où il enseigne l’Anglais<br />
aux Objectifs Spécifiques. Actuellement, il prépare une thèse <strong>de</strong> doctorat<br />
qui s’intitule Représentations du feminin. Du corps au texte sous la direction<br />
scientifique <strong>de</strong> madame Rodica Pop, professeur à la Faculté <strong>de</strong>s<br />
Lettres <strong>de</strong> l’Université Université «Babeş-Bolyai». Il a publié quelques<br />
articles sur la littérature belge <strong>de</strong> langue française en particulier<br />
«Dominique Rolin-Autobiografia ca <strong>de</strong>construcţie» (2003), «Dire la maladie.<br />
Anne François et Jacqueline Harpman» (2004), «L’imagerie du corps<br />
mala<strong>de</strong> chez Jacqueline Harpman et Anne François» (2007). Adresse électronique:<br />
vodin_99@yahoo.com.<br />
Richard SAINT GELAIS est professeur titulaire au Département<br />
<strong>de</strong>s littératures <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Laval. Il est membre du Groupe <strong>de</strong><br />
recherche sur le recueil (GRR) Spécialiste <strong>de</strong>s théories <strong>de</strong> la fiction et <strong>de</strong><br />
la lecture, il a fait paraître. L’empire du pseudo. Mo<strong>de</strong>rnités <strong>de</strong> la sciencefiction,<br />
Québec, Nota bene, collection «Littérature(s)», 1999; (Dir.)<br />
Nouvelles tendances en théorie <strong>de</strong>s genres, NB Université, 1998; Châteaux<br />
<strong>de</strong> pages. La fiction au risque <strong>de</strong> sa lecture, LaSalle, Hurtubise / HMH,<br />
coll. «Brèches», 1994; (avec René Au<strong>de</strong>t, dir.), La fiction, suites et variations,<br />
Québec, Nota bene, 2007. Il prépare actuellement un ouvrage sur la<br />
transfictionnalité.<br />
Voichita SASU est professeur à la Faculté <strong>de</strong>s Lettres <strong>de</strong><br />
l’Université «Babes-Bolyai» <strong>de</strong> Cluj-Napoca. Docteur ès lettres avec une<br />
thèse intitulée L’Amour dans le lyrisme féminin du Moyen Age et <strong>de</strong> la<br />
Renaissance en France (1977), elle est spécialiste <strong>de</strong> littérature française<br />
du Moyen Age et <strong>de</strong> la Renaissance, <strong>de</strong> littérature québécoise et <strong>de</strong> littérature<br />
africaine. Elle a publié huit livres (dont six en français et <strong>de</strong>ux en<br />
roumain) sur la littérature française du Moyen Age et <strong>de</strong> la Renaissance,<br />
un livre sur la littérature québécoise (Lectures québécoises. (Cluj, Limes,
233 NOTES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES<br />
2005), et un autre sur la littérature africaine (L’Afrique par elle-même.<br />
Iasi, Demiurg, <strong>2008</strong>), <strong>de</strong> même que sept traductions (Anne Hébert, André<br />
Carpentier,Antonin Artaud, Eva Le Grand, Ma<strong>de</strong>leine Ouellette-<br />
Michalska). Elle est également auteur d’articles et d’étu<strong>de</strong>s dans <strong>de</strong>s<br />
revues roumaines et étrangères et dans <strong>de</strong>s volumes (France, Pologne,<br />
Hongrie, Yougoslavie, Canada, Islan<strong>de</strong>, Suè<strong>de</strong>, Autriche, République<br />
Tchèque, Turquie). Elle est fondatrice et directrice du Centre d’Etu<strong>de</strong>s<br />
Canadiennes et Québécoises <strong>de</strong> Cluj-Napoca et membre <strong>de</strong> sociétés internationales<br />
dont SFDES (France), RHR (France), AIEQ (Canada), CEACS,<br />
Société Arthurienne (branche roumaine), Les Amis <strong>de</strong> Gabrielle Roy<br />
(USA), membre fondateur <strong>de</strong> la Société Internationale d’Etu<strong>de</strong> du Moyen<br />
français- Montréal, Société Internationale <strong>de</strong> Littérature Courtoise. Elle<br />
est membre <strong>de</strong> l’Union <strong>de</strong>s Ecrivains Roumains.<br />
Elena-Branduşa STEICIUC est professeur titulaire à l’Université<br />
«Stefan cel Mare» <strong>de</strong> Suceava où elle est HDR et professeur associé à<br />
l’Université «Al. I. Cuza» <strong>de</strong> Iasi. Elle est membre du C.I.E.F. (2006), <strong>de</strong><br />
l’AIEQ (2005), <strong>de</strong> l’ALMI (Association Littéraire Maghrébine<br />
Internationale, 2005), et <strong>de</strong> CEACS (Central European Association for<br />
Canadian Studies, 2004). Elle a soutenu sa thèse <strong>de</strong> doctorat à<br />
l’Université <strong>de</strong> Bucarest en 1997: Patrick Modian — une lecture multiple.<br />
Parmi les volumes publiés <strong>de</strong>rnièrement, rappelons: Literatura <strong>de</strong> expresie<br />
franceza din Maghreb. O introducere, Presses Universitaires <strong>de</strong><br />
Suceava, 2003; Pour introduire à la littérature québécoise, Presses<br />
Universitaires <strong>de</strong> Suceava, 2003; Horizons et i<strong>de</strong>ntités francophones,<br />
Presses Universitaires <strong>de</strong> Suceava, 2006, avec une préface <strong>de</strong> Irina<br />
Mavrodin; La Francophonie au féminin, Editions Universitas XXI, Iasi,<br />
avec une préface <strong>de</strong> Liliane Ramarosoa.