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Le serment hippocratique : sa signification dans l'enseignement et l ...

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<strong>Le</strong> <strong>serment</strong> <strong>hippocratique</strong> : <strong>sa</strong> <strong>signification</strong> <strong>dans</strong><br />

l’enseignement <strong>et</strong> l’éthique médicale au passé <strong>et</strong> au<br />

présent<br />

Jacques Jouanna, Université de Paris-Sorbonne, Institut de France<br />

(Académie des Inscriptions <strong>et</strong> Belles <strong>Le</strong>ttres)<br />

<strong>Le</strong> Serment transmis <strong>dans</strong> le Corpus <strong>hippocratique</strong>, c'est-à-dire <strong>dans</strong> la soixantaine<br />

de traités médicaux conservés sous le nom du médecin Hippocrate (né à Cos en 460 av.<br />

J.-C.), est resté, malgré les progrès considérables de la science, un modèle de l'éthique<br />

médicale. L'un des signes de <strong>sa</strong> pérennité est que le Serment est encore<br />

traditionnellement prêté <strong>dans</strong> les lieux où la médecine est enseignée. On en donnera ici<br />

une traduction personnelle fondée sur le texte grec établie à partir de tous les témoins<br />

actuellement connus :<br />

« Je jure par Apollon médecin, par Asclépios, par Hygie <strong>et</strong> Panacée, par tous les<br />

dieux <strong>et</strong> toutes les déesses, les prenant à témoin, de remplir, selon ma capacité <strong>et</strong> mon<br />

jugement, ce <strong>serment</strong> <strong>et</strong> ce contrat ; de considérer d'abord mon maître en c<strong>et</strong> art à<br />

l'égal de mes propres parents ; de m<strong>et</strong>tre à <strong>sa</strong> disposition des subsides <strong>et</strong>, s'il est <strong>dans</strong><br />

le besoin, de lui transm<strong>et</strong>tre une part de mes biens ; de considérer <strong>sa</strong> descendance à<br />

l'égal de mes frères, <strong>et</strong> de leur enseigner c<strong>et</strong> art, s'ils désirent l'apprendre, <strong>sa</strong>ns <strong>sa</strong>laire<br />

ni contrat ; de transm<strong>et</strong>tre les préceptes, les leçons orales <strong>et</strong> le reste de <strong>l'enseignement</strong><br />

à mes fils, à ceux de mon maître, <strong>et</strong> aux disciples liés par un contrat <strong>et</strong> un <strong>serment</strong>,<br />

suivant la loi médicale, mais à nul autre.<br />

J'utiliserai le régime pour l'utilité des malades, suivant mon pouvoir <strong>et</strong> mon<br />

jugement ; mais si c'est pour leur perte ou pour une injustice à leur égard, je jure d'y<br />

faire obstacle. Je ne rem<strong>et</strong>trai à personne une drogue mortelle, si on me la demande, ni<br />

ne prendrai l'initiative d'une telle suggestion. De même, je ne rem<strong>et</strong>trai pas non plus à<br />

une femme un pes<strong>sa</strong>ire abortif. C'est <strong>dans</strong> la pur<strong>et</strong>é <strong>et</strong> la piété que je passerai ma vie<br />

<strong>et</strong> exercerai mon art. Je n'inciserai pas non plus les malades atteints de lithiase, mais je<br />

laisserai cela aux hommes spécialistes de c<strong>et</strong>te intervention. Dans toutes les maisons où<br />

je dois entrer, je pénétrerai pour l'utilité des malades, me tenant à l'écart de toute<br />

injustice volontaire, de tout acte corrupteur en général, <strong>et</strong> en particulier des relations


amoureuses avec les femmes ou les hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai<br />

ou entendrai au cours du traitement, ou même en dehors du traitement, concernant la<br />

vie des gens, si cela ne doit jamais être répété au-dehors, je le tairai, considérant que<br />

de telles choses sont secrètes.<br />

Eh bien donc, si j'exécute ce <strong>serment</strong> <strong>et</strong> ne l'enfreins pas, qu'il me soit donné de<br />

jouir de ma vie <strong>et</strong> de mon art, honoré de tous les hommes pour l'éternité. En revanche,<br />

si je le viole <strong>et</strong> que je me parjure, que ce soit le contraire. »<br />

Pour comprendre la <strong>signification</strong> que le Serment peut avoir encore <strong>dans</strong> le monde<br />

actuel, il est méthodologiquement néces<strong>sa</strong>ire de remonter d'abord à ce que représentait<br />

le Serment à l'époque où il fut prononcé (V e /IV e s. av. J.-C., date traditionnelle).<br />

C<strong>et</strong>te remontée <strong>dans</strong> le temps s'effectue à une double condition:<br />

• d'abord, une démarche philologique : établir le texte qui est le plus proche possible<br />

de l'original. C<strong>et</strong>te démarche consiste à réunir tous les manuscrits grecs contenant le<br />

Serment, à les collationner <strong>et</strong> à les classer <strong>dans</strong> un stemma pour sélectionner ceux<br />

qui possèdent les leçons les plus anciennes (trois manuscrits du X e au XIII e s.<br />

donnant deux recensions), puis à y ajouter les leçons d'un papyrus grec (du III e s.)<br />

publié en 1966, <strong>sa</strong>ns om<strong>et</strong>tre la comparaison avec la traduction arabe (conservée<br />

par U<strong>sa</strong>ibi'ah XIII e s.). <strong>Le</strong> travail d'édition, comportant tous ces témoins de la<br />

tradition directe <strong>et</strong> indirecte, n'a été achevé que récemment (l'éd. de Heiberg CMG I<br />

1, 1927, p. 4-5 ne connais<strong>sa</strong>it que deux manuscrits ; l'éd. de Jouanna Storia e<br />

ecdotica dei Testi medici greci, 1996, p. 269-270, ajoute le troisième manuscrit<br />

représentant une recension différente).<br />

• ensuite, une démarche historique : replacer le texte <strong>dans</strong> son contexte. <strong>Le</strong> contexte<br />

a ici un sens double : d'abord le milieu médical où il fut prononcé à l'origine, pour<br />

dégager <strong>sa</strong> <strong>signification</strong> première ; ensuite le lien qui s'établit entre ce texte, soit du<br />

point de vue de la forme, soit du point de vue du contenu, avec la collection de<br />

textes où il a été transmis (Corpus <strong>hippocratique</strong>) <strong>et</strong> le genre auquel il appartient (le<br />

<strong>serment</strong>).<br />

<strong>Le</strong> Serment, prononcé au nom des divinités médicales de la Grèce (Apollon,<br />

Asclépios, Hygie <strong>et</strong> Panacée), comprend deux parties : la première, que l'on pourrait<br />

2


qualifier de juridique, est relative aux conditions de l'acquisition <strong>et</strong> de la transmission du<br />

<strong>sa</strong>voir médical ; la seconde, plus proprement éthique, concerne la finalité <strong>et</strong> les<br />

conditions de l'exercice de la profession.<br />

Dans la première partie, le <strong>serment</strong> oral accompagne un contrat écrit (suggraphè)<br />

préci<strong>sa</strong>nt d'une part les devoirs de l'étudiant en médecine vis-à-vis de son maître <strong>et</strong> de<br />

ses fils, <strong>et</strong> d'autre part les limites de la diffusion du <strong>sa</strong>voir acquis. C<strong>et</strong>te première partie<br />

ne se comprend que <strong>dans</strong> la structure de l'école médicale des Asclépiades de Cos<br />

(famille aristocratique de médecins qui pas<strong>sa</strong>it pour descendre d'Asclépios), à partir du<br />

moment où elle fut ouverte à des disciples extérieurs à la famille. L'enseignement s'était<br />

longtemps transmis de père en fils. Comme le dit Galien « les enfants apprenaient de<br />

leurs parents dès l'enfance à disséquer comme à écrire <strong>et</strong> à lire » (De anatomicis<br />

administrationibus II 1). C'est ainsi qu'Hippocrate apprit la médecine de son grand-père<br />

déjà nommé Hippocrate <strong>et</strong> de son père Héracleïdas. Puis, avec Hippocrate,<br />

l'externali<strong>sa</strong>tion du <strong>sa</strong>voir médical a constitué une véritable révolution. Hippocrate<br />

enseigna la médecine non seulement à ses fils <strong>et</strong> aux membres de la famille, mais aussi<br />

à des disciples extérieurs moyennant rétribution (cf. Platon, Protagoras 311 b-c). À<br />

partir du moment où « l'art sortit de la famille des Asclépiades », selon l'expression de<br />

Galien <strong>dans</strong> le même pas<strong>sa</strong>ge (De anatomicis administrationibus II 1), il fallut obtenir<br />

des garanties des disciples qui n'appartenaient pas à la famille. C'est la raison d'être du<br />

Serment avec contrat : il ne concernait pas les membres de la famille qui, eux,<br />

recevaient tout naturellement <strong>l'enseignement</strong> de père en fils, mais il était prononcé par<br />

les disciples recrutés par association <strong>et</strong> recevant un enseignement payant. Ces<br />

nouveaux disciples sont soumis à des engagements précis vis-à-vis de leur maître <strong>et</strong><br />

des enfants du maître, mais aussi à des conditions limitatives <strong>dans</strong> la diffusion de leur<br />

enseignement, une fois qu'ils sont devenus des maîtres à leur tour, car le <strong>sa</strong>voir ne doit<br />

pas sortir du cercle fermé de la famille <strong>et</strong> des disciples as<strong>serment</strong>és.<br />

<strong>Le</strong> Serment répondait donc à deux exigences en apparence contradictoires, mais en<br />

fait néces<strong>sa</strong>irement liées : diffuser <strong>l'enseignement</strong> médical en dehors de la famille <strong>sa</strong>ns<br />

comprom<strong>et</strong>tre ses secr<strong>et</strong>s. C<strong>et</strong>te perspective historique, que l'on ignore bien souvent,<br />

rend compte de la nature véritable du Serment qui est d'abord un engagement<br />

3


juridique, <strong>et</strong> par là-même lui donne, de façon inattendue, une actualité, car c'est une<br />

situation qui se reproduit encore de nos jours <strong>dans</strong> les entreprises performantes,<br />

qu'elles soient familiales ou non. Elles font remplir à leurs ingénieurs une clause de<br />

confidentialité jouant un rôle analogue au contrat mentionné <strong>dans</strong> le Serment<br />

<strong>hippocratique</strong>.<br />

Ainsi l'analyse historique d'un texte antique, loin d'être contradictoire avec une<br />

perspective tournée vers <strong>sa</strong> « relevance sociale » en est une condition sine qua non.<br />

Elle perm<strong>et</strong> aussi de dénoncer les excès d'une recherche de la relevance sociale qui<br />

consiste à utiliser les textes antiques <strong>dans</strong> le discours contemporain comme faire-valoir<br />

<strong>sa</strong>ns les connaître de première main ou en les déformant pour les besoins de <strong>sa</strong> cause.<br />

Il y a une éthique de la méthode scientifique, condition sine qua non de la<br />

problématique de la recherche des relations entre la science <strong>et</strong> l'éthique.<br />

Or, comme c<strong>et</strong>te éthique de la méthode scientifique consiste en particulier à ne pas<br />

masquer les difficultés ou les limites de la remontée historique, qui reste malgré tout<br />

une reconstruction à partir de tous les témoignages dont on dispose, il convient de<br />

signaler que tout n'est pas encore définitivement résolu <strong>dans</strong> c<strong>et</strong>te remontée pour<br />

situer le Serment <strong>hippocratique</strong> <strong>dans</strong> son contexte historique ; car <strong>sa</strong> date traditionnelle<br />

est actuellement mise en question par certains érudits. Tout récemment (cf. notamment<br />

H. von Staden, 2007) on s'est interrogé sur les relations qui existent entre le Serment <strong>et</strong><br />

les autres traités <strong>hippocratique</strong>s <strong>et</strong> aussi les autres <strong>serment</strong>s de l'Antiquité, pour<br />

constater :<br />

1. que <strong>sa</strong> relation avec les autres textes <strong>hippocratique</strong>s reste inadéquatement explorée,<br />

malgré les milliers de pages qui ont été con<strong>sa</strong>crées au Serment (« Y<strong>et</strong> its relation to<br />

other Hippocratic texts remains inadequately explored, despite the thou<strong>sa</strong>nds of<br />

pages that have been written about the Oath »).<br />

2. que les études philologiques sur le Serment <strong>hippocratique</strong> ont largement négligé la<br />

richesse des témoignages concernant les anciens <strong>serment</strong>s grecs (« scholarship on<br />

the Hippocratic Oath has largely neglected the wealth of evidence concerning<br />

ancient Greek oaths »).<br />

4


D'une analyse philologique scrupuleusement faite du vocabulaire du Serment<br />

<strong>hippocratique</strong> <strong>dans</strong> c<strong>et</strong>te double perspective, il résulte, selon von Staden, que les<br />

particularités du Serment sont plus grandes que l'on ne pen<strong>sa</strong>it jusqu'à présent <strong>et</strong> que<br />

<strong>sa</strong> date traditionnelle située à la fin du V e siècle av. J.-C. ou au début du IV e siècle<br />

pourrait être remise en question.<br />

Reste alors la question fondamentale qui n'a pas été posée par les parti<strong>sa</strong>ns d'une<br />

date récente (pour certains l'époque hellénistique). Comment expliquer l'écart entre le<br />

fond qui est en parfait accord avec la réalité de l'ouverture de l'école médicale<br />

<strong>hippocratique</strong> à des disciples extérieurs à la famille (fin du V e siècle ou début du IV e<br />

siècle av. J.-C.) <strong>et</strong> certaines formulations qui pourraient être plus récentes ? Peut-on<br />

envi<strong>sa</strong>ger une évolution <strong>dans</strong> l'expression du Serment ? Car si le Serment ne remonte<br />

pas au-delà de l'époque hellénistique, son attribution à Hippocrate serait une<br />

falsification. Toujours est-il que tous les témoignages que nous avons conservés sur la<br />

réception du Serment, même les plus anciens le rattachent au Corpus <strong>hippocratique</strong> <strong>et</strong><br />

à Hippocrate.<br />

De fait, l'analyse historique, après la remontée jusqu'à la fonction originelle du<br />

Serment, doit, en eff<strong>et</strong>, se prolonger <strong>dans</strong> une redescente par l'étude de <strong>sa</strong> réception,<br />

vaste enquête qui commence à la période romaine impériale. Or les deux attestations<br />

les plus anciennes, qui datent du 1er siècle après J.-C., rattachent incontestablement le<br />

Serment à Hippocrate. L'attestation la plus ancienne de l'existence du Serment <strong>dans</strong> la<br />

tradition <strong>hippocratique</strong> est la Collection des mots <strong>hippocratique</strong>s du glos<strong>sa</strong>teur Érotien<br />

(dédiée à Andromachos, archiâtre contemporain de Néron, empereur de 54 à 68).<br />

Érotien cite le Serment <strong>dans</strong> <strong>sa</strong> liste des écrits d'Hippocrate qu'il a classés suivant les<br />

suj<strong>et</strong>s (1. sémiotiques 2. étiologiques <strong>et</strong> physiques 3. thérapeutiques avec la distinction<br />

entre chirurgie <strong>et</strong> régime ; 4 traités mêlés ; 5. traités relatifs à l'art). C'est au début de<br />

c<strong>et</strong>te dernière classe qu'apparaît le Serment. Voici en eff<strong>et</strong> la liste de ces traités<br />

<strong>hippocratique</strong>s relatifs à l'Art : Serment, Loi, Art, Ancienne médecine. Érotien a glosé<br />

aussi au moins un mot du Serment (ὁ γενέτης hapax <strong>dans</strong> le Corpus <strong>hippocratique</strong> ; cf.<br />

frag. 60, 116, 3-19 Nachmanson = glose du Vat. gr. 277) dont l'origine est assurée par<br />

la mention d'Andromachos, le dédicataire de l'ouvrage ; glose rééditée par<br />

5


Anastassiou/Irmer Testimonien Zum Corpus Hippocraticum I, 2006, p. 289-290). En<br />

dehors de la tradition <strong>hippocratique</strong>, le témoignage le plus ancien, également du I er<br />

siècle ap. J.-C. <strong>et</strong> légèrement antérieur, est le médecin romain, Scribonius Largus,<br />

contemporain de l'empereur Claude (41-54) <strong>dans</strong> ses Compositiones qui parle du<br />

Serment d' « Hippocrate, le fondateur de notre discipline » (Hippocrates, conditor<br />

nostrae professionis, initia disciplinae ab iureiurando tradidit) ; Galien au II e siècle ap.<br />

J.-C. aurait composé un Commentaire au Serment d'Hippocrate, si l'on en croit la<br />

tradition arabe. <strong>Le</strong>s Pères de l'église, tel Grégoire de Naziance (IV e s. ap. J.-C.), y font<br />

allusion aussi. Aux VI e /VII e siècles, c'est un texte qui appartient au canon de l'école<br />

d'Alexandrie : selon Stéphane <strong>dans</strong> son Commentaire aux Aphorismes d'Hippocrate, le<br />

Serment est le traité introductif à la médecine <strong>hippocratique</strong> (CMG XI, 1, 3, 1 éd.<br />

Westerink 2 e 1998) : « Il est beau pour ceux qui abordent la médecine <strong>hippocratique</strong><br />

avant tout d'apprendre par cœur le Serment » (Καλὸν δὲ τοῖς εἰσαγοµένοις εἰς τὴν<br />

̔Ιπποκράτους ἰατρικὴν πρὸ παντὸς τὸν Ὅρκον ἐκµανθάνειν).<br />

Ce qui est important <strong>dans</strong> c<strong>et</strong>te réception dont l'histoire serait infinie à faire, c'est<br />

qu'il y a eu une réécriture du Serment <strong>dans</strong> un contexte chrétien. Elle est conservée<br />

<strong>dans</strong> plusieurs manuscrits médiévaux, sous forme de deux recensions, l'une en vers<br />

(<strong>dans</strong> trois manuscrits dont le plus ancien est le Par. gr. suppl. 446, s. X, fol. 61 r , éd.<br />

Heiberg CMG I 1, p. 5-6), l'autre en prose (<strong>dans</strong> un manuscrit, le Vat. Urb. gr. 64, s.<br />

XII, fol. 116 r éd. ibid., p. 5 ; cf. aussi Bononiensis 3632). Dans le manuscrit donnant la<br />

version en prose, le texte est disposé de façon symbolique de manière à représenter la<br />

croix du Christ. La forme en prose est la plus proche du Serment païen. Elle présente,<br />

toutefois, deux différences principales. La plus visible est que les divinités médicales<br />

païennes sont remplacées par Dieu, père de Jésus-Christ. La seconde, moins visible<br />

mais plus importante, concerne les modalités de la transmission du <strong>sa</strong>voir médical.<br />

C<strong>et</strong>te différence découle du fait que la structure familiale des écoles médicales a<br />

disparu. <strong>Le</strong> <strong>sa</strong>voir n'est plus réservé à une élite déterminée, mais il est dispensé à tous<br />

ceux qui désirent apprendre la médecine « <strong>sa</strong>ns réticence <strong>et</strong> <strong>sa</strong>ns contrat » (ἄνευ<br />

φθόνου τε καὶ ἄνευ συγγραφῆς). Ainsi donc, avec la disparition du contrat, la première<br />

partie du Serment a changé totalement de <strong>signification</strong>. La transmission sélective du<br />

6


<strong>sa</strong>voir a été remplacée <strong>dans</strong> le milieu chrétien par <strong>l'enseignement</strong> pour tous, au moins<br />

pour tous ceux qui le désirent. On a là un bel exemple de la modification du texte du<br />

Serment en vertu d'une modification de la structure de la transmission du <strong>sa</strong>voir, mais<br />

probablement aussi d'une évolution <strong>dans</strong> le pas<strong>sa</strong>ge d'une éthique païenne à une<br />

éthique chrétienne.<br />

Ce qui est aussi important à noter <strong>dans</strong> c<strong>et</strong>te histoire de la réception est la<br />

transmission de ce patrimoine grec par les médecins <strong>et</strong> traducteurs arabes. Il est<br />

significatif que la connais<strong>sa</strong>nce que nous avons d'un Commentaire de Galien au<br />

Serment — dont il a été déjà question <strong>dans</strong> la réception — est due au grand traducteur<br />

arabe du IX e siècle, Hunayn ibn Ishaq (808-873 ap. J.-C.). Dans <strong>sa</strong> l<strong>et</strong>tre (Ri<strong>sa</strong>la) où il<br />

fait le bilan de ses traductions syriaques <strong>et</strong> arabes de Galien, il mentionne clairement<br />

l'existence d'un commentaire de Galien <strong>dans</strong> les termes suivants : « Commentaire de<br />

Galien au Serment d'Hippocrate : ce livre se compose d'un seul tome. Je l'ai traduit en<br />

syriaque <strong>et</strong> j'ai ajouté un commentaire que j'ai composé pour les pas<strong>sa</strong>ges que j'ai<br />

trouvé difficiles à comprendre. Hubays l'a traduit en arabe pour Abu al-Ha<strong>sa</strong>n Ahmad<br />

ibn Mu<strong>sa</strong> <strong>et</strong> aussi I<strong>sa</strong> ibn Yahya l'a traduit (en arabe).». <strong>Le</strong>s restes de ce commentaire<br />

ont été rassemblés par F. Rosenthal (1956). C'est ce commentaire comportant les mots<br />

d'Hippocrate commentés qui a été la source de la diffusion du texte du Serment chez<br />

les médecins arabes. <strong>Le</strong>s médecins arabes n'ont jamais douté de l'authenticité de ce<br />

commentaire, à la différence de certains modernes. Il est vrai que Galien n'en fait pas<br />

lui-même mention <strong>dans</strong> ses deux écrits bio-bibliographiques sur ses propres œuvres.<br />

Toujours est-il que ce commentaire galénique, qu'il soit authentique ou non, a eu un<br />

rôle central <strong>dans</strong> la pénétration de l'éthique médicale <strong>hippocratique</strong> <strong>dans</strong> la médecine<br />

arabe. Une étude récente précise <strong>et</strong> documentée (O. Overwien, 2009) a repris le<br />

problème de l'importance de la tradition arabe du Serment Hippocratique.<br />

C<strong>et</strong>te analyse historique faite surtout à partir de la première partie du Serment<br />

n'exclut pas la valeur pérenne (ou partiellement pérenne) des engagements d'ordre<br />

déontologique que contient <strong>sa</strong> seconde partie, présentés surtout sous une forme<br />

négative, mais aussi sous une forme positive. C'est le noyau stable du Serment, qu'il<br />

soit païen, chrétien ou arabe. La recommandation la plus anciennement discutée est<br />

7


celle qui interdit de donner du poison. <strong>Le</strong> médecin romain Scribonius Largus en tire la<br />

conclusion qu'il ne faut pas donner de poison même à un ennemi, <strong>et</strong> que l'éthique<br />

médicale est un modèle d'humanitas avec c<strong>et</strong>te belle définition de la médecine :<br />

« scientia enim <strong>sa</strong>nandi, non nocendi est medicina » « La médecine est la science qui<br />

consiste à soigner <strong>et</strong> non à nuire » (Compositiones Ep. ded. 5). La recommandation<br />

négative qui reste la plus actuelle est le secr<strong>et</strong> médical, encore que <strong>dans</strong> le Serment ce<br />

secr<strong>et</strong> soit pris <strong>dans</strong> un sens plus large qu'actuellement, puisque le médecin ne doit rien<br />

révéler, non seulement pendant l'exercice de <strong>sa</strong> profession, mais même en dehors.<br />

De ce Serment, il ne faudrait pas r<strong>et</strong>enir seulement les aspects négatifs que je<br />

résume : ne pas donner de poison, ne pas donner de pes<strong>sa</strong>ire abortif — est-ce encore<br />

d'actualité ? —, ne pas séduire les femmes ou les garçons — c'est plus d'actualité — ,<br />

ne rien révéler de ce que l'on voit ou l'on entend. C<strong>et</strong>te série d'interdits ne doit pas faire<br />

perdre de vue l'idéal positif contenu <strong>dans</strong> des formules telles que : « Je dirigerai le<br />

régime des malades à leur avantage, suivant mes forces <strong>et</strong> mon jugement » ou « Dans<br />

quelque maison que j'entre, j'y entrerai pour l'utilité des malades ». La notion positive<br />

essentielle est celle de l'utilité du malade.<br />

C<strong>et</strong>te éthique positive du Serment devrait être complétée pour bien être comprise<br />

par d'autres pas<strong>sa</strong>ges du Corpus <strong>hippocratique</strong> qui complètent les données sur la<br />

finalité de l'art médical <strong>et</strong> sur les devoirs du médecin, mais apportent aussi des<br />

compléments sur les relations entre le médecin <strong>et</strong> le malade <strong>et</strong> sur les devoirs du<br />

malade.<br />

D'abord l'une des clauses du Serment dit que ceux qui prêtent le Serment jurent<br />

selon la « loi médicale ». Or <strong>dans</strong> le Corpus <strong>hippocratique</strong> il est un p<strong>et</strong>it traité intitulé<br />

justement La loi qui a été associé au Serment. Tout en dénonçant les mauvais médecins<br />

qui sont d'autant plus nombreux qu'il n'y avait pas à c<strong>et</strong>te époque-là de titres<br />

officiellement décernés par une instance reconnue au niveau de l'État, ce traité précise<br />

les conditions néces<strong>sa</strong>ires à la formation d'un bon médecin : disposition naturelle,<br />

instruction dès l'enfance, préceptes, lieu favorable, ardeur au travail, durée. Une très<br />

belle métaphore y compare l'apprentis<strong>sa</strong>ge de la médecine à la culture des plantes :<br />

« Notre disposition naturelle, c'est le sol ; les préceptes des maîtres, c'est la semence ;<br />

8


l'instruction commencée dès l'enfance, c'est l'ensemencement fait en <strong>sa</strong>ison convenable<br />

; le lieu où se donne l'instruction, c'est l'air ambiant, où les végétaux puisent leur<br />

nourriture ; l'ardeur au travail, c'est la culture ; la durée ose tout fortifier <strong>et</strong> achever la<br />

crois<strong>sa</strong>nce ». Nul doute que le lieu de formation fait allusion à l'école médicale où le<br />

nouveau disciple qui prête le Serment va recevoir <strong>l'enseignement</strong>.<br />

À ces deux traités déontologiques est venu s'adjoindre plus tardivement un<br />

troisième traité intitulé en grec Quel doit être le disciple du médecin ? <strong>et</strong> <strong>dans</strong> la<br />

tradition arabe Testament d'Hippocrate. Ce traité énumère les qualités physiques,<br />

morales <strong>et</strong> intellectuelles du futur médecin. Resté longtemps inédit (1ère éd. au XX e<br />

siècle en 1970 pr K. Deichgräber), il était pourtant bien connu en Orient <strong>et</strong> en Occident.<br />

Il est attesté <strong>dans</strong> une triple tradition grecque, latine <strong>et</strong> arabe. Il formait une sorte de<br />

triade <strong>hippocratique</strong> avec la Loi <strong>et</strong> le Serment <strong>dans</strong> la tradition arabe (U<strong>sa</strong>ibi'ah), <strong>dans</strong><br />

la tradition latine (Ars medicinae), mais aussi <strong>dans</strong> la tradition grecque (Ambrosianus<br />

gr. B 113 sup. XIII/XIV e s.). On <strong>sa</strong>it même par une source arabe (Ali ibn Ridwan) qu'il<br />

fai<strong>sa</strong>it partie d'un Corpus Hippocratique en grec à Alexandrie au XI e siècle où il venait<br />

en tête avec le Serment <strong>et</strong> la Loi. Voici ce texte <strong>dans</strong> <strong>sa</strong> version la plus ancienne:<br />

« 1. Celui qui apprend la science médicale doit tout d'abord par son<br />

origine être libre ; du point de vue des dons, être bien pourvu ; par son<br />

âge être un jeune homme ; être bien proportionné pour la taille ; être fort<br />

; être bon en tout. Voilà donc ce qu'il doit en être pour le corps. 2. Pour<br />

l'âme, être intelligent, sociable, efficace ; tempérant ; courageux ; <strong>et</strong> être<br />

le plus possible attentif à la bonne humeur de l'âme <strong>et</strong> à l'absence de<br />

colère ; qu'il soit aussi exempt de l'amour de l'argent. 3. Que par son<br />

esprit il ne soit pas raide, mais rapide. Et qu'il soit compatis<strong>sa</strong>nt, avisé <strong>et</strong><br />

respectueux du secr<strong>et</strong>, car souvent les malades nous confient leurs<br />

affections corporelles ou psychiques que personne d'autre ne doit<br />

connaître. Il doit supporter la violence, car bien des gens qui souffrent de<br />

phrénitis ou de folie mélancolique s'opposent à nous les médecins en<br />

u<strong>sa</strong>nt de violence. Il faut qu'il fasse preuve à leur égard de<br />

9


compréhension, car ce n'est pas eux qui sont les auteurs de la violence,<br />

mais la constitution contre nature de leur affection. 4. Il faut qu'il se<br />

coupe les cheveux de façon régulière <strong>et</strong> égale, <strong>sa</strong>ns les raser<br />

complètement ni les laisser trop bouclés. Que les ongles des mains ne<br />

soient pas en <strong>sa</strong>illie ni en r<strong>et</strong>rait par rapport au bout des doigts. Que les<br />

habits soient totalement blancs ou proches du blanc, moelleux <strong>et</strong> pas<br />

rêches. 5. Que <strong>sa</strong> démarche ne soit pas empressée ni relâchée ; car c'est<br />

un signe de désordre. Et qu'elle ne soit pas lente ; car cela m<strong>et</strong> <strong>dans</strong> l'âme<br />

de la nonchalance <strong>et</strong> une grande paresse. Qu'il entre chez le malade<br />

; Quand il est auprès de lui, si le malade doit s'allonger, qu'il soit<br />

assis sur ses deux jarr<strong>et</strong>s. Qu'il examine résolument <strong>et</strong> <strong>sa</strong>ns trembler.<br />

C'est, en eff<strong>et</strong>, le genre d'attitude qui me paraît être le plus ordonné <strong>et</strong> le<br />

plus adapté pour le médecin. »<br />

On reconnaît <strong>dans</strong> ce texte des recommandations qui sont <strong>dans</strong> le prolongement du<br />

Serment (cf. le secr<strong>et</strong> médical) ou de la Loi (cf. parmi les conditions néces<strong>sa</strong>ires pour<br />

une bonne formation, les dons naturels <strong>et</strong> une formation précoce). Mais ce Testament<br />

attribué à Hippocrate est un traité pseudo-<strong>hippocratique</strong> beaucoup plus récent,<br />

vraisemblablement postérieur à Galien (II e siècle ap. J.-C.) <strong>et</strong> antérieur à Jean<br />

Chrysostome (IV e /V e s. ap. J.-C.) qui le cite. Dans ce traité, ce qui frappe, ce sont des<br />

indications concrètes sur le physique <strong>et</strong> le mental du médecin, sur son apparence <strong>et</strong> son<br />

allure quand il vient en visite auprès du malade, sur <strong>sa</strong> façon de se comporter vis-à-vis<br />

du malade en proie à <strong>sa</strong> maladie. Ce sont ensuite des recommandations sur <strong>sa</strong><br />

sociabilité <strong>et</strong> sur la critique de l'amour de l'argent. Tout cela rappelle trois traités<br />

déontologiques insérés un peu moins tardivement <strong>dans</strong> le Corpus <strong>hippocratique</strong><br />

(Médecin, Bienséance <strong>et</strong> Préceptes), mais qui n'appartiennent pas, eux non plus, aux<br />

grands traités reconnus comme <strong>hippocratique</strong>s par Galien. Cela ne veut pas dire que les<br />

grands traités <strong>hippocratique</strong>s négligeaient ces aspects extérieurs de l'attitude idéale du<br />

médecin vis-à-vis du malade, mais ils sont plus avares sur le détail, comme l'indiquent<br />

ces notes d'Épidémies VI qui ressemblent à un memento : « <strong>Le</strong>s entrées, les discours,<br />

10


le maintien, le vêtement..., la coupe de cheveux, les ongles, l'odeur ». Galien, <strong>dans</strong> son<br />

Commentaire aux Épidémies VI, offre un riche développement pour chacun de ces<br />

mots.<br />

Si l'on veut compléter l'éthique médicale du Serment par ce que disent ces grands<br />

traités (V e siècle av. J.-C.), c'est <strong>dans</strong> Épidémies I que l'on trouvera la maxime la plus<br />

célèbre sur la finalité de l'art médical : « Dans les maladies avoir deux choses en vue,<br />

être utile ou ne pas nuire. » Pour mesurer la portée concrète <strong>et</strong> toujours actuelle de<br />

c<strong>et</strong>te maxime en apparence banale, nul commentaire ne peut être aussi vivant que celui<br />

de Galien :<br />

« Pour ma part, je pen<strong>sa</strong>is autrefois que c<strong>et</strong>te maxime était insignifiante<br />

<strong>et</strong> qu'elle n'était pas digne d'Hippocrate. Je pen<strong>sa</strong>is, en eff<strong>et</strong>, que pour<br />

tous les hommes il était clair qu'il faut que le médecin vise au mieux<br />

l'utilité des malades, sinon le fait de ne pas leur nuire. Mais quand j'ai vu<br />

bien des médecins réputés être accusés à juste titre pour ce qu'ils avaient<br />

fait soit en pratiquant la phlébotomie, soit en baignant, soit en donnant un<br />

médicament ou du vin ou de l'eau froide, j'ai compris que peut-être à<br />

Hippocrate lui-même une telle chose était arrivée <strong>et</strong> qu'en tout cas<br />

néces<strong>sa</strong>irement cela était arrivé à bien d'autres médecins de son temps ;<br />

<strong>et</strong> à partir de ce moment-là, j'ai estimé au-dessus de tout, si d'aventure je<br />

devais administrer quelque puis<strong>sa</strong>nt remède au malade, d'examiner au<br />

préalable en moi-même non seulement combien je serais utile en<br />

atteignant mon but, mais aussi combien je nuirais en ne l'atteignant pas.<br />

Je n'ai donc jamais rien fait <strong>sa</strong>ns avoir auparavant moi-même pris soin, au<br />

cas où je n'atteindrais pas le but, de ne nuire aucunement au malade. Au<br />

contraire certains médecins, à la manière de ceux qui j<strong>et</strong>tent les dés, ont<br />

l'habitude d'administrer aux malades des remèdes qui, en cas d'échec,<br />

apportent un très grand dommage aux malades. »<br />

Ce commentaire, tout à fait attachant par son côté personnel, souligne l'évolution du<br />

jugement de Galien sur c<strong>et</strong>te maxime <strong>hippocratique</strong>. D'abord, lorsqu'il était étudiant en<br />

11


médecine, un certain mépris pour une maxime qui lui parais<strong>sa</strong>it énoncer une évidence,<br />

puis une véritable conversion avec l'expérience de la pratique médicale devant les<br />

erreurs de traitement même chez les médecins les plus réputés. La valeur du conseil<br />

éthique d'Hippocrate a été découverte par Galien non pas de façon théorique mais au<br />

cœur même de la pratique médicale. <strong>Le</strong> principe éthique d'Hippocrate a été incorporé<br />

par Galien <strong>dans</strong> <strong>sa</strong> méthode thérapeutique.<br />

C<strong>et</strong>te maxime <strong>hippocratique</strong> « être utile ou ne pas nuire » a ensuite évolué <strong>dans</strong> la<br />

tradition latine. En inver<strong>sa</strong>nt les termes « être utile » <strong>et</strong> « ne pas nuire », on en est<br />

venu à la maxime « primum non nocere », « tout d'abord ne pas nuire ». C<strong>et</strong>te formule<br />

latine est jugée actuellement d'origine incertaine ; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle<br />

est attestée déjà chez Lactance (IV e s. après J.-C.) <strong>dans</strong> son Epitome diuinarum<br />

institutionum c. 55 : « primum est enim non nocere, proximum prodesse ». Une étude<br />

de l'histoire de c<strong>et</strong>te nouvelle formulation de la maxime <strong>hippocratique</strong> reste à faire. En<br />

tout cas, l'inversion des termes implique une modification, en apparence légère, mais<br />

en fait profonde de l'attitude du médecin. <strong>Le</strong> négatif l'emporte sur le positif, <strong>et</strong> l'on<br />

s'achemine vers le principe moderne de précaution.<br />

<strong>Le</strong> pas<strong>sa</strong>ge d'Épidémies I où se trouve la maxime célèbre « être utile ou ne pas<br />

nuire » comprend, immédiatement après, une phrase aussi célèbre qui élargit la<br />

perspective du Serment par la grande question complémentaire des relations entre le<br />

médecin <strong>et</strong> le malade. La voici :<br />

̔Η τέχνη διὰ τριῶν, τὸ νόσηµα καὶ ὁ νοσέων καὶ ὁ ἰητρός· ὁ ἰητρὸς<br />

ὑπηρέτης τῆς τέχνης· ὑπεναντιοῦσθαι τῷ νοσήµατι τὸν νοσέοντα µετὰ τοῦ<br />

ἰητροῦ.<br />

« L'art s'effectue à travers trois éléments qui composent l'art médical : la<br />

maladie, le malade <strong>et</strong> le médecin. <strong>Le</strong> médecin est le serviteur de l'art ; il<br />

faut que le malade s'oppose à la maladie avec l'aide du médecin. »<br />

C'est ce que les modernes appellent le « triangle <strong>hippocratique</strong> » (D. Gourevitch). <strong>Le</strong><br />

texte a été aussi commenté par Galien <strong>et</strong> il en a donné une analyse sur les relations du<br />

12


médecin <strong>et</strong> du malade qui, malheureusement, commence déjà à déformer la conception<br />

des relations entre le malade <strong>et</strong> le médecin exprimée <strong>dans</strong> le texte <strong>hippocratique</strong>. Alors<br />

que le texte <strong>hippocratique</strong> énonce les trois termes constitutifs de la médecine <strong>dans</strong><br />

l'ordre maladie, malade, médecin <strong>et</strong> envi<strong>sa</strong>ge l'antagonisme du malade <strong>et</strong> de la maladie<br />

avant d'énoncer l'aide du médecin, Galien <strong>dans</strong> son commentaire inverse les deux<br />

termes de malade <strong>et</strong> de médecin <strong>et</strong> insiste sur le combat du médecin contre la maladie.<br />

<strong>Le</strong> médecin, selon Galien, est le principal adver<strong>sa</strong>ire de la maladie ; le malade, lui, à un<br />

rôle secondaire : il est l'allié objectif du médecin s'il exécute ses ordres, alors qu'il<br />

devient l'allié objectif de la maladie quand il ne les exécute pas. C<strong>et</strong>te lecture galénique<br />

donne la prééminence au médecin par rapport au malade <strong>dans</strong> le combat contre la<br />

maladie, alors que le texte <strong>hippocratique</strong> pris à la l<strong>et</strong>tre insiste sur l'importance de<br />

l'attitude du malade face à la maladie. La subtilité en apparence paradoxale de la<br />

position <strong>hippocratique</strong> est telle que de grands traducteurs du texte <strong>hippocratique</strong> ont<br />

inversé les termes comme Galien. C'est le cas du traducteur français Émile Littré (1840)<br />

<strong>dans</strong> <strong>sa</strong> monumentale édition d'Hippocrate (« L'art se compose de trois termes : la<br />

maladie, le malade <strong>et</strong> le médecin. <strong>Le</strong> médecin est le desservant de l'art ; il faut que le<br />

malade aide le médecin à combattre la maladie » ou du traducteur anglais W. H. S.<br />

Jones <strong>dans</strong> son Hippocrate (Loeb 1923) : «The art has three factors, the disease, the<br />

patient, the physician. The physician is the servant of the art. The patient must co-<br />

operate with the physician in combating the disease»). Cornarius au XVI e siècle <strong>dans</strong> <strong>sa</strong><br />

traduction latine rend plus fidèlement le texte en respectant la syntaxe exprimant les<br />

relations de la maladie, du malade <strong>et</strong> du médecin («Ars ex tribus constat, morbo,<br />

aegroto <strong>et</strong> medico artis ministro. Aegrotum cum medico adver<strong>sa</strong>ri morbo oport<strong>et</strong>»).<br />

L'originalité de la position <strong>hippocratique</strong> consiste à avoir inversé la relation traditionnelle<br />

entre médecin <strong>et</strong> malade venant de la supériorité du médecin qui <strong>sa</strong>it <strong>et</strong> agit, sur le<br />

malade qui ne <strong>sa</strong>it pas, subit la maladie <strong>et</strong> doit obéir au médecin. <strong>Le</strong> malade vu par<br />

Hippocrate est tout <strong>sa</strong>uf un « patient » au sens étymologique du terme. Certes, il y a<br />

d'autres pas<strong>sa</strong>ges <strong>dans</strong> le Corpus <strong>hippocratique</strong> où le praticien ne se fait pas d'illusion<br />

sur le malade qui comm<strong>et</strong> des erreurs, en appelant le médecin trop tard ou en<br />

n'appliquant pas ses prescriptions <strong>et</strong> comprom<strong>et</strong> ainsi la lutte contre la maladie. Mais le<br />

13


médecin <strong>hippocratique</strong> <strong>sa</strong>it aussi que la réussite du médecin comporte une condition<br />

sine qua non : c'est la confiance du malade envers son médecin suscitée par une<br />

admiration fondée sur la compétence. Cela est clairement exprimé par l'auteur du<br />

Pronostic, c. 1 : le médecin qui sera capable de faire un diagnostic <strong>et</strong> un pronostic<br />

justes, non seulement sera capable de mieux soigner qu'un autre, mais il obtiendra la<br />

confiance du malade qui s'en rem<strong>et</strong>tra spontanément au médecin. Et c'est en cela que<br />

le malade est réinstauré au centre du processus médical <strong>dans</strong> ce que l'on pourrait<br />

appeler la révolution <strong>hippocratique</strong>. Il faudrait prolonger c<strong>et</strong>te réflexion sur les relations<br />

entre le médecin <strong>et</strong> le malade par les deux médecines distinguées par Platon <strong>dans</strong> les<br />

Lois, l'une où le médecin ordonne au malade qui doit obéir, l'autre où le médecin<br />

explique au malade pour le convaincre.<br />

Que reste-t-il de c<strong>et</strong>te éthique <strong>hippocratique</strong> <strong>dans</strong> la médecine moderne, à partir du<br />

Serment, complété par les autres traités anciens du Corpus <strong>hippocratique</strong> non<br />

seulement sur les devoirs du médecin, mais aussi sur les relations du médecin <strong>et</strong> du<br />

malade ?<br />

<strong>Le</strong> Serment d'Hippocrate reste le texte fondamental de l'éthique médicale <strong>dans</strong> la<br />

médecine occidentale jusqu'au milieu du XX e siècle. Mais la réflexion bioéthique a ajouté<br />

d'autres textes de référence à partir du milieu du XX e siècle : Code de Nuremberg<br />

(1947), Déclaration Universelle des Droits de l'homme (1948), Serment de Genève de<br />

l'AMM (à partir de 1948), Code international d'éthique médicale de l'AMM (à partir de<br />

1949), Déclaration d'Helsinki (1964), Déclarations de Tokyo (1975), Rapport Belmont<br />

(1979), Déclarations de Venise (1983), de Hong-Kong (1989), Principes directeurs<br />

internationaux d'éthique de la recherche biomédicale concernant les suj<strong>et</strong>s humains<br />

(1992 révisés en 2002), <strong>et</strong>c.<br />

<strong>Le</strong> Serment d'Hippocrate a été réécrit sous la forme du Serment de Genève adopté<br />

par l'Association médicale mondiale (AMM; en anglais WMA) à partir de 1948 <strong>et</strong> révisé<br />

en 1968 <strong>et</strong> 1983. Voici le texte de 1983:<br />

« Au moment d'être admis au nombre des membres de la profession<br />

médicale :<br />

14


Je prends l'engagement solennel de con<strong>sa</strong>crer ma vie au service de<br />

I'humanité;<br />

Je garderai pour mes maîtres le respect <strong>et</strong> la reconnais<strong>sa</strong>nce qui leur sont<br />

dus:<br />

J'exercerai mon art avec conscience <strong>et</strong> dignité;<br />

Je considérerai la <strong>sa</strong>nté de mon patient comme mon premier souci;<br />

Je respecterai le secr<strong>et</strong> de celui qui se sera confié à moi, même après la<br />

mort du patient:<br />

Je maintiendrai <strong>dans</strong> toute la mesure de mes moyens, l'honneur <strong>et</strong> les<br />

nobles traditions de la profession médicale:<br />

Mes collègues seront mes frères;<br />

Je ne perm<strong>et</strong>trai pas que des considérations de religion, de nation, de<br />

race, de parti ou de classe sociale viennent s'interposer entre mon devoir<br />

<strong>et</strong> mon patient:<br />

Je garderai le respect absolu de la vie humaine dès son commencement,<br />

même sous la menace <strong>et</strong> je n'utiliserai pas mes connais<strong>sa</strong>nces médicales<br />

contre les lois de l'humanité;<br />

Je fais ces promesses solennellement, librement, sur l'honneur. »<br />

C<strong>et</strong>te version du Serment est à compléter par le Code International d'Éthique médicale<br />

de l'AMM adopté en 1949 <strong>et</strong> amendé en 1968, 1983 <strong>et</strong> 2006. Il précise les devoirs<br />

généraux des médecins, les devoirs du médecin envers ses patients <strong>et</strong> les devoirs du<br />

médecin envers ses collègues. Dans le code apparaît notamment un complément sur<br />

l'attitude du médecin (« <strong>Le</strong> médecin ne devra pas se laisser influencer <strong>dans</strong> son<br />

jugement par un profit personnel » ; cf. Testament d'Hippocrate 2 « Qu'il soit aussi<br />

15


exempt de l'amour de l'argent »). Concernant le malade, une notion nouvelle apparaît<br />

par rapport au Serment de Genève (<strong>et</strong> au Serment <strong>hippocratique</strong>) : c'est le droit du<br />

patient d'accepter ou de refuser un traitement s'il jouit de ses capacités.<br />

<strong>Le</strong> Serment <strong>hippocratique</strong> <strong>et</strong> le code de déontologie en France :<br />

En France, en tout cas, même si le Serment est encore prononcé comme une sorte de<br />

rite de pas<strong>sa</strong>ge par l'étudiant en médecine, le code qui s'est substitué légalement au<br />

Serment, est le « code de déontologie médicale », inséré <strong>dans</strong> le Code de la <strong>sa</strong>nté<br />

publique (section 1 du Chapitre VII Déontologie).<br />

Une première grande différence, <strong>sa</strong>ns parler de ce qui est le plus évident, la<br />

laïci<strong>sa</strong>tion de l'éthique, est que ce qui était <strong>dans</strong> l'Antiquité au départ un code <strong>dans</strong> un<br />

milieu médical privé (une grande famille de médecins) — avec référence à une loi qui<br />

n'avait rien d'une loi de la cité — est devenu un code public. Il forme une partie du<br />

Code de la <strong>sa</strong>nté publique. Élaboré par l'Ordre national des médecins, ce code est<br />

constitué de décr<strong>et</strong>s en Conseil d'État publiés au Journal Officiel sous la signature du<br />

Premier Ministre. Ces décr<strong>et</strong>s s'insèrent évidemment <strong>dans</strong> les conditions prévues par la<br />

loi. <strong>Le</strong> code de déontologie sert de guide pour les médecins <strong>dans</strong> l'exercice de leurs<br />

fonctions, mais aussi de jurisprudence pour la juridiction disciplinaire de l'Ordre des<br />

médecins.<br />

Une seconde différence, encore plus importante est que ce qu'il y avait d'intangible<br />

<strong>dans</strong> un Serment comme celui d'Hippocrate est devenu évolutif au point qu'il y ait<br />

plusieurs modifications par an du Code de déontologie. Bien entendu ces modifications<br />

ne touchent pas à des principes fondamentaux que l'on trouvait déjà <strong>dans</strong> l'éthique<br />

<strong>hippocratique</strong> reprise <strong>dans</strong> la tradition médicale grecque jusqu'à la période byzantine en<br />

pas<strong>sa</strong>nt par Galien. Mais, comme on le verra plus loin, si les grands principes<br />

fondamentaux demeurent, les lois de bioéthique elles-mêmes évoluent en fonction des<br />

avancées technologiques.<br />

<strong>Le</strong> code de déontologie médicale comprend deux sous-sections qui correspondent<br />

particulièrement aux problèmes éthiques posés dès l'Antiquité : Sous-section 1 : Devoirs<br />

généraux des médecins (Articles R4127-1 à R4127-31) ; Sous-section 2 : Devoirs envers<br />

16


les patients (Articles R4127-32 à R4127-55). Mais c'est surtout <strong>dans</strong> les devoirs<br />

généraux que l'on discerne encore des correspondances évidentes avec l'éthique<br />

médicale <strong>hippocratique</strong> :<br />

1. <strong>Le</strong> secr<strong>et</strong> médical.<br />

• Article R 4127-4 : « <strong>Le</strong> secr<strong>et</strong> professionnel institué <strong>dans</strong> l'intérêt des patients<br />

s'impose à tout médecin <strong>dans</strong> les conditions établies par la loi. <strong>Le</strong> secr<strong>et</strong> couvre tout<br />

ce qui est venu à la connais<strong>sa</strong>nce du médecin <strong>dans</strong> l'exercice de <strong>sa</strong> profession, c'est-<br />

à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu, entendu ou<br />

compris ».<br />

• comparer au Serment : « Dans toutes les maisons où je dois entrer, je pénétrerai<br />

pour l'utilité des malades... Tout ce que je verrai ou entendrai au cours du<br />

traitement, ou même en dehors du traitement, concernant la vie des gens, si cela ne<br />

doit jamais être répété, je le tairai, considérant que de telles choses sont secrètes ».<br />

Cf. Testament d'Hippocrate : « Qu'il soit respectueux du secr<strong>et</strong>, car souvent les<br />

malades nous confient leurs affections corporelles ou psychiques que personne<br />

d'autre ne doit connaître. »<br />

<strong>Le</strong> respect du secr<strong>et</strong> médical est aussi vu du côté du patient <strong>dans</strong> la partie législative<br />

du code de <strong>sa</strong>nté (L1110-4) : « Toute personne... a droit au respect de <strong>sa</strong> vie privée <strong>et</strong><br />

du secr<strong>et</strong> des informations le concernant ».<br />

2. <strong>Le</strong> respect de la vie <strong>et</strong> de la personne :<br />

• Article R 4127-2 : « <strong>Le</strong> médecin, au service de l'individu <strong>et</strong> de la <strong>sa</strong>nté publique,<br />

exerce <strong>sa</strong> mission <strong>dans</strong> le respect de la vie humaine, de la personne <strong>et</strong> de <strong>sa</strong> dignité.<br />

<strong>Le</strong> respect dû à la personne ne cesse pas de s'imposer après la mort. » Cf. aussi<br />

<strong>dans</strong> la partie législative du Code de <strong>sa</strong>nté L 1110-2 : « La personne malade a droit<br />

au respect de <strong>sa</strong> dignité ».<br />

• comparer au Serment : « J'utiliserai le régime pour l'utilité des malades, suivant mon<br />

pouvoir <strong>et</strong> mon jugement ; mais si c'est pour leur perte ou pour une injustice à leur<br />

égard, je jure d'y faire obstacle. Je ne rem<strong>et</strong>trai à personne une drogue mortelle si<br />

on me la demande, ni ne prendrai l'initiative d'une telle suggestion. De même, je ne<br />

rem<strong>et</strong>trai pas non plus à une femme un pes<strong>sa</strong>ire abortif. »<br />

17


Toutefois la dernière phrase du Serment sur l'interdiction de donner un pes<strong>sa</strong>ire<br />

abortif, <strong>sa</strong>ns être remise fondamentalement en cause, a été modifiée en France par la<br />

distinction entre l'interruption illégale <strong>et</strong> l'interruption légale de grossesse qui relève de<br />

la partie législative du code de <strong>sa</strong>nté (cf. Code de la <strong>sa</strong>nté publique 2ème partie, livre<br />

II )<br />

3. La conduite morale du médecin.<br />

• Article R 4127-3 : « <strong>Le</strong> médecin doit, en toutes circonstances, respecter les principes<br />

de moralité, de probité <strong>et</strong> de dévouement indispen<strong>sa</strong>bles à l'exercice de la<br />

médecine ».<br />

• comparer au Serment : « C'est <strong>dans</strong> la pur<strong>et</strong>é <strong>et</strong> la piété que je passerai ma vie <strong>et</strong><br />

exercerai mon art ». Cf. aussi Testament d'Hippocrate cité supra.<br />

4. La nécessité d'être utile <strong>et</strong>/ou de ne pas nuire <strong>dans</strong> la thérapeutique.<br />

• Article R 4127-8 (fin) : « Il doit tenir compte des avantages, des inconvénients <strong>et</strong><br />

des conséquences des différentes investigations <strong>et</strong> thérapeutiques possibles ».<br />

• Hippocrate, Épidémies I : « Être utile ou ne pas nuire » ; cf. Galien, commentaire à<br />

c<strong>et</strong>te maxime (cité ci-dessus) : « J'ai estimé au-dessus de tout, si d'aventure je<br />

devais administrer quelque puis<strong>sa</strong>nt remède au malade, d'examiner au préalable en<br />

moi-même non seulement combien je serais utile en atteignant mon but, mais aussi<br />

combien je nuirais en ne l'atteignant pas. »<br />

Il faut observer que l'article du code de déontologie médicale, évaluant d'abord les<br />

avantages, puis les inconvénients est <strong>dans</strong> l'esprit de la maxime <strong>hippocratique</strong> « être<br />

utile ou ne pas nuire », <strong>et</strong> non de la maxime latine qui en est dérivée « primum non<br />

nocere ». <strong>Le</strong>s rédacteurs du code étaient-ils conscients de c<strong>et</strong>te différence?<br />

La bioéthique moderne <strong>et</strong> l'éthique <strong>hippocratique</strong>.<br />

Malgré les concordances entre le Serment <strong>et</strong> le code actuel de déontologie, les<br />

développements considérables de la science médicale moderne <strong>et</strong> de l'expérimentation<br />

sur l'homme par rapport à l'Antiquité, joint au développement des sciences de la<br />

société ont renouvelé les problèmes éthiques en fai<strong>sa</strong>nt prendre conscience d'une part<br />

des divergences qui risquent de s'instaurer entre les fondements de la morale<br />

18


traditionnelle <strong>et</strong> l'évolution technique <strong>et</strong> d'autre part de l'importance de la dimension<br />

sociale des problèmes qui n'existait pas ou n'était perçue que de façon embryonnaire<br />

<strong>dans</strong> l'Antiquité.<br />

C'est assez récemment que l'impact <strong>et</strong> la pression des progrès scientifiques ont<br />

entraîné une rénovation de la réflexion éthique en médecine. <strong>Le</strong> signe le plus tangible<br />

en est, depuis les années 1970, la création de comités éthiques ainsi que la<br />

multiplication d'ouvrages sur la bioéthique médicale. La France a été le premier pays à<br />

créer, en 1983, un Comité consultatif national d'Ethique pour les Sciences de la Vie <strong>et</strong><br />

de la Santé (CCNE) dont la mission est « de donner des avis sur les problèmes éthiques<br />

<strong>et</strong> les questions de société soulevées par les progrès de la connais<strong>sa</strong>nce <strong>dans</strong> les<br />

domaines de la biologie, de la médecine <strong>et</strong> de la <strong>sa</strong>nté » (loi de bioéthique du 6 août<br />

2004 ; loi n° 2004-800). Il existe maintenant des comités homologues <strong>dans</strong> bien<br />

d'autres pays en Europe (douze pays dont la Grèce, patrie d'Hippocrate) <strong>et</strong> <strong>dans</strong> le<br />

monde (USA, Canada, Tunisie). Au niveau européen, il existe le Comité directeur pour<br />

la bioéthique (CDBI). Il existe aussi un Comité international de bioéthique de l'UNESCO.<br />

<strong>Le</strong>s comités d'éthique nationaux donnent des avis aux gouvernements respectifs <strong>et</strong><br />

publient de remarquables contributions téléchargeables sur leur site ; cf. e.g. pour les<br />

pays de langue française les publications du site de la France <strong>et</strong> du Canada.<br />

Une des conséquences de c<strong>et</strong>te rénovation est que la réflexion sur l'éthique<br />

médicale, auparavant circonscrite à une minorité de professionnels, de législateurs ou<br />

de philosophes, est devenue par l'impact des avancées de la connais<strong>sa</strong>nce, de la<br />

thérapeutique <strong>et</strong> de l'expérimentation, une question de politique <strong>et</strong> de société. L'éthique<br />

médicale est insérée <strong>dans</strong> <strong>l'enseignement</strong> <strong>et</strong> <strong>dans</strong> la recherche universitaire ; cf. en<br />

France, le « Laboratoire d'éthique médicale <strong>et</strong> de médecine légale » de l'Université de<br />

Paris V (Descartes) avec son site en collaboration avec l'Inserm « le réseau Rodin :<br />

information <strong>et</strong> diffusion des connais<strong>sa</strong>nces en éthique médicale ». La nécessité de<br />

diffuser <strong>dans</strong> le public les problèmes de bioéthique explique aussi la nais<strong>sa</strong>nce récente<br />

de sociétés ; cf. en 2000 la Société française <strong>et</strong> francophone d'Ethique médicale.<br />

19


<strong>Le</strong>s grands problèmes abordés concernent les enjeux éthiques <strong>et</strong> sociaux que<br />

soulève le développement des nouvelles technologies en médecine. Voici, pour<br />

exemple, quelques grands domaines <strong>dans</strong> lesquels ils se posent :<br />

1. <strong>Le</strong>s deux moments « naturels » de la vie :<br />

• début de la vie : contraception ; interruption volontaire de grossesse ; procréation<br />

médicalement assistée ; banques de sperme <strong>et</strong> d'ovules.<br />

• fin de la vie : lutte contre la douleur ; interruption des soins ou acharnement<br />

thérapeutique.<br />

2. La maladie <strong>et</strong> les progrès technologiques :<br />

• diagnostic : rapport entre la réflexion clinique <strong>et</strong> les nouvelles techniques d'imagerie<br />

<strong>et</strong> des tests biologiques ; la question « des faux positifs » dus à la variation de la<br />

normalité.<br />

• pronostic <strong>et</strong> prédictivité : distinction entre la notion traditionnelle de pronostic (déjà<br />

<strong>hippocratique</strong>) sur l'évolution d'une maladie déclarée <strong>et</strong> la notion moderne de<br />

prédictivité, c'est-à-dire de la prédiction par des tests génétiques d'une maladie qui<br />

peut éventuellement advenir. La prédictivité peut-elle justifier une interruption<br />

volontaire de grossesse ?<br />

• thérapeutique : don <strong>et</strong> transplantation d'organes, thérapie génique.<br />

3. L'expérimentation sur le vivant (recherche sur l'embryon <strong>et</strong> les cellules<br />

embryonnaires ; nanobiotechnologie ; <strong>et</strong>c.). Il y a un domaine spécifique de<br />

l'éthique médicale, appelé éthique de la recherche.<br />

Il va de soi que si les grands problèmes de la réflexion éthique peuvent être cernés,<br />

la façon de les résoudre est loin d'être acquise. Il y a diversité <strong>et</strong> mouvance. Un des<br />

signes objectifs de la diversité est que les lois bioéthiques peuvent varier<br />

considérablement d'un pays à l'autre. Ce qui est interdit <strong>dans</strong> un pays peut être toléré<br />

<strong>dans</strong> un autre. Quant à la mouvance, elle naît de la tension permanente entre les<br />

progrès de la science <strong>et</strong> les impératifs catégoriques de l'éthique. La conséquence en est<br />

que les lois de la bioéthique, tout en encadrant la recherche, évoluent. Par exemple, en<br />

France, après la révision de 2004, une nouvelle révision doit avoir lieu en 2010/2011 <strong>et</strong><br />

elle sera précédée d'États généraux. Suivant les réflexions du Comité Nationale<br />

20


d'Éthique, la révision doit tenir compte des évolutions scientifiques ou sociologiques<br />

intervenues depuis 2004, mais la grande question reste de <strong>sa</strong>voir comment de telles<br />

évolutions sont possibles <strong>sa</strong>ns renier des principes fondateurs de l'éthique ou<br />

fédérateurs de la société. Il est vrai que les progrès de la science médicale au service<br />

de la <strong>sa</strong>nté de l'homme n'ont été possibles que par la transgression ce que l'on<br />

considérait être des tabous. Par exemple, la faiblesse de la médecine <strong>hippocratique</strong><br />

vient de ce que la dissection humaine n'était pas pratiquée. Mais la grande question<br />

n'est pas de <strong>sa</strong>voir jusqu'où la science médicale peut aller, mais jusqu'où elle a le droit<br />

d'aller <strong>dans</strong> ses moyens <strong>et</strong> <strong>dans</strong> ses fins. Et la loi ne peut pas interdire les trafics<br />

profitant de la différence entre les réglementations d'un pays à l'autre <strong>et</strong> facilités par les<br />

publicités diffusées par intern<strong>et</strong>.<br />

Toutes ces questions suscitées par l'intervention sur des processus « naturels » de<br />

la vie par l'« art », si capitales soient-elles, ne doivent pas faire perdre de vue ce qui<br />

devrait rester fondamental <strong>dans</strong> la pratique quotidienne de la médecine, c'est-à-dire la<br />

relation entre le médecin <strong>et</strong> le malade. Il reste à souhaiter que les étudiants en<br />

médecine, futurs praticiens, auxquels manque souvent la dimension historique de<br />

l'éthique médicale, incorporent, à l'exemple de Galien, le mes<strong>sa</strong>ge <strong>hippocratique</strong> <strong>dans</strong><br />

leur pratique en réinstaurant le malade au centre du processus médical <strong>sa</strong>ns <strong>sa</strong>crifier le<br />

dialogue avec le malade au profit de la tyrannie du chiffre. On parle actuellement de<br />

médecine de proximité. Mais la proximité n'est pas seulement la proximité locale ; elle<br />

est aussi <strong>et</strong> surtout la proximité <strong>dans</strong> le dialogue entre le médecin <strong>et</strong> le malade. <strong>Le</strong>s<br />

progrès de la science ne doivent pas avoir comme conséquence inéluctable la<br />

déshumani<strong>sa</strong>tion.<br />

Dans l'Antiquité, comme <strong>dans</strong> le monde moderne, la réflexion des médecins sur leur<br />

propre art a été à la pointe du développement de l'éthique. Dans l'Antiquité grecque<br />

l'éthique s'est affinée d'abord au sein de l'activité médicale au V e siècle av. J.-C.<br />

(Hippocrate) avant d'être intégrée <strong>dans</strong> les systèmes philosophiques au IV e siècle av. J.-<br />

C. (Platon, Aristote). Aussi n'est-il pas étonnant que c<strong>et</strong>te éthique médicale ait été<br />

utilisée comme modèle de référence <strong>dans</strong> les discours des hommes politiques dès le V e<br />

siècle av. J.-C. Chez Thucydide (livre VI), l'emploi de la maxime médicale « être utile ou<br />

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ne pas nuire » apparaît <strong>dans</strong> les discours contradictoires des deux stratèges athéniens,<br />

Nicias <strong>et</strong> Alcibiade, devant l'assemblée du peuple lors de la question de <strong>sa</strong>voir si la<br />

décision d'entreprendre une expédition en Sicile est utile ou nuisible à la cité d'Athènes.<br />

Or on constate une permanence assez étonnante de c<strong>et</strong>te fascination de l'éthique<br />

médicale <strong>dans</strong> l'argumentation politique. Dans un discours du 15 avril 2009 à<br />

Georg<strong>et</strong>own University, le président des États-Unis Obama, à propos du règlement de la<br />

crise économique, a invoqué ce principe médical contre une mesure radicale qui<br />

consisterait à nationaliser les banques : « Rather, it is because we believe that<br />

preemptive government takeovers are likely to end up costing taxpayers even more in<br />

the end, and because it is more likely to undermine than to create confidence.<br />

Governments should practice the <strong>sa</strong>me principle as doctors: first do no harm. ». Il est<br />

significatif que le principe éthique de référence n'est pas pris <strong>dans</strong> la réflexion<br />

bioéthique moderne si problématique, mais c'est le principe <strong>hippocratique</strong> revu <strong>et</strong><br />

corrigé par la tradition latine. <strong>Le</strong> point de référence a besoin d'une stabilité reconnue.<br />

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