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La narration dans Léolo, par Vincent Bourassa - Collège Rosemont

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VINCENT BOURASSA<br />

Cinéma québécois<br />

530-033-RO, gr. 101<br />

Analyse<br />

<strong>La</strong> <strong>narration</strong> <strong>dans</strong> <strong>Léolo</strong> de Jean-Claude <strong>La</strong>uzon<br />

Travail présenté à<br />

M. Stéphane Cuierrier<br />

Dé<strong>par</strong>tement des Arts<br />

<strong>Collège</strong> de <strong>Rosemont</strong><br />

Le 18 mai 2009


« Il n’a pensé qu’{ lui toute sa vie. Les gens qu’il a aimés, c’était pour lui, pour le<br />

servir, lui. C’était son plus grand défaut, d’un égoïsme monstrueux comme j’ai rarement vu<br />

<strong>dans</strong> ma vie. Il était un être infâme mais qui avait des moments de charme et d’intelligence<br />

extraordinaires. » 1 C’est avec ces mots que Pierre Bourgault décrit son ancien élève {<br />

l’Université du Québec { Montréal, Jean-Claude <strong>La</strong>uzon. Isabelle Hébert dépeint <strong>dans</strong> le livre<br />

<strong>La</strong>uzon <strong>La</strong>uzone, livre à fort caractère biographique, le cinéaste comme étant un adulte qui<br />

n’aurait pas perdu sa candeur d’enfant et carrément obsédé <strong>par</strong> le monde de l’enfance. Au<br />

même titre que le cinéma de Brault ou de Groulx qui se servaient de la fiction pour<br />

dépeindre une réalité sociale aliénante, le cinéma de <strong>La</strong>uzon, pour sa <strong>par</strong>t, sert en quelque<br />

sorte de thérapie pour le cinéaste permettant d’exorciser des périodes troubles de sa vie.<br />

Quand l’un utilisait la fiction pour <strong>par</strong>ler du « nous », l’autre s’en sert pour comprendre le<br />

« je ». On retiendra à ce titre ses deux longs métrages de fiction : Un zoo la nuit (1987) où<br />

<strong>La</strong>uzon utilise la fiction pour tracer le portrait d’une relation difficile entre un père et son<br />

fils et <strong>Léolo</strong> (1992) où il met en scène une famille dysfonctionnelle terrassée <strong>par</strong> la maladie<br />

mentale qui fait lentement sombrer chacun de ses membres <strong>dans</strong> une folie permanente.<br />

Cependant, on remarquera que la fiction n’a pas seulement une fonction autobiographique<br />

<strong>dans</strong> le cinéma de <strong>La</strong>uzon. Dans <strong>Léolo</strong>, l’objet de cette analyse, on voit que le cinéaste a<br />

poussé sa démarche plus loin pour nous proposer une réflexion sur l’art en général. Mais<br />

avant d’entrer <strong>dans</strong> une exploration plus fouillée du film, il me semble pertinent de situer le<br />

film <strong>dans</strong> un contexte plus large, celui de la cinématographie des années 90, mais d’abord<br />

de la place qu’il occupe <strong>dans</strong> l’œuvre de <strong>La</strong>uzon, afin d’en faciliter sa compréhension et son<br />

analyse.<br />

<strong>La</strong> courte durée de la carrière de Jean-Claude <strong>La</strong>uzon rend difficile l’exercice de<br />

dégager des constantes stylistiques et thématiques de son œuvre. On peut toutefois retenir<br />

les thématiques de la famille, de l’absence du père et de la quête de l’identité comme étant<br />

des thèmes récurrents de sa filmographie. Dans Un zoo la nuit et <strong>Léolo</strong>, le thème de la fuite<br />

du réel est aussi un thème majeur. <strong>La</strong> sexualité et le désir (ou son absence) sont aussi à<br />

prendre en considération. Stylistiquement, on peut voir que Jean-Claude <strong>La</strong>uzon a été<br />

1 HÉBERT, Isabelle. <strong>La</strong>uzon <strong>La</strong>uzone, portrait du cinéaste Jean-Claude <strong>La</strong>uzon, Montréal,<br />

Éditions Stanké, 2002, 191 p.


grandement influencé <strong>par</strong> l’esthétique publicitaire qui se rapproche de l’esthétique<br />

postmoderne : couleurs saturés, intertextualité, collage et métissage, etc. Finalement,<br />

l’analyse de la bande sonore nous permet de dégager un dernier point récurrent :<br />

l’importance accordée { la musique. Autant <strong>dans</strong> Un zoo la nuit que <strong>dans</strong> <strong>Léolo</strong>, la musique<br />

appuie l’action et les émotions et permet d’accentuer l’atmosphère qui règne <strong>dans</strong> un lieu<br />

ou une scène. Elle joue un rôle actif <strong>dans</strong> le développement de la psychologie des<br />

personnages en nous permettant d’accéder ou du moins, d’imaginer leurs pensées. On<br />

retiendra à ce titre Temptations de Tom Waits lors de la scène <strong>dans</strong> <strong>Léolo</strong> où Bianca donne<br />

un bain au grand-père de Léo et où ce dernier observe et, les chants tibétains qui peuvent<br />

être rattachés aux scènes où il est question de la mort ou de la folie. Bien qu’écourtée,<br />

l’œuvre de <strong>La</strong>uzon fut déterminante <strong>dans</strong> la renaissance du cinéma d’auteur qui s’opéra { la<br />

fin des années 80.<br />

Le cinéma québécois des années 90, dont celui de Jean-Claude <strong>La</strong>uzon, s’inscrit <strong>dans</strong><br />

la continuité des films produits <strong>dans</strong> les années 80. Dans les années 80, la télévision jouait<br />

un rôle important <strong>dans</strong> la production cinématographique québécoise. Devant l’impossibilité<br />

de produire un film sans l’accord d’un télédiffuseur, le cinéma d’auteur et ses artisans ont<br />

peu à peu été délaissés <strong>par</strong> les producteurs au profit de super-productions reprenant<br />

l’esthétique télévisuelle. Par conséquent, le cinéma d’auteur a été confiné { une distribution<br />

inadéquate qui sortait rarement du cercle sélect des festivals. Les cinéastes se sont<br />

retrouvés de plus en plus écartés des prises de décision, phénomène qui se poursuivit<br />

jusqu’au milieu des années 80 où le cinéma d’auteur connut une certaine reprise avec l’aide<br />

du producteur Roger Frappier qui encouragea de jeunes réalisateurs ou des réalisateurs<br />

déjà établis en finançant des films qui s’éloignaient de la stylistique et des thématiques<br />

préconisés { l’époque. Frappier tentait de combiner les préoccupations d’auteur,<br />

professionnalisme et cinéma grand public, car c’était, selon lui, le seul moyen d’assurer la<br />

rentabilité du cinéma québécois et <strong>par</strong> le fait même, sa longévité. Il désirait que le cinéma<br />

exprime les préoccupations individuelles des auteurs-réalisateurs afin de délaisser le<br />

caractère collectif et généraliste des super-productions. C’est { cette époque qu’ont été<br />

notamment produits des films comme Au clair de la lune d’André Forcier, Le déclin de<br />

l’empire américain et Jésus de Montréal de Denys Arcand, Le Party de Pierre Falardeau et


Pouvoir intime d’Yves Simoneau. Les films de Frappier avaient tous un certain air de<br />

famille : il produisait souvent des films forts porteurs d’une réflexion sur la société ou sur<br />

une thématique, mais qui ne rejetaient pas le côté esthétisant et divertissant du cinéma.<br />

Parmi ces nombreuses collaborations avec de jeunes réalisateurs, on retiendra notamment<br />

celle avec Jean-Claude <strong>La</strong>uzon qui mena à la production du film qui lança sa courte carrière,<br />

Un zoo la nuit, sorti en 1987. Bien que courte, la collaboration entre les deux hommes fut<br />

déterminante <strong>dans</strong> la carrière de Jean-Claude <strong>La</strong>uzon. Le film obtint un grand succès<br />

critique et populaire jusqu’{ sa consécration au Prix Génie où il rafla treize prix en 1988 et<br />

au Festival de Cannes où le film fut sélectionné pour représenter le Canada lors de la<br />

Quinzaine des réalisateurs. Ce triomphe lui a permis de patienter cinq ans avant de réaliser<br />

son prochain film, <strong>Léolo</strong>. Encore une fois scénariste, Jean-Claude <strong>La</strong>uzon n’a pas eu besoin<br />

de l’aide de Roger Frappier pour financer son film. Sa notoriété nouvelle lui a permis<br />

d’amasser l’argent nécessaire assez rapidement et d’obtenir la confiance des grandes<br />

institutions gouvernementales. Il a entre autres été financé <strong>par</strong> l’ONF, Téléfilm Canada et<br />

Les Productions du Verseau. <strong>La</strong>uzon est toutefois allé compléter son financement en France<br />

où il avait obtenu l’attention de producteurs suite à la projection de son film précédent au<br />

Festival de Cannes. Devant le caractère cru de certaines scènes du scénario de <strong>Léolo</strong>, la<br />

plu<strong>par</strong>t des producteurs ont eu peur de la réaction du public et ont refusé de financer le<br />

film. « Toutes les grosses boîtes françaises ont eu le scénario entre les mains et l’ont refusé<br />

de façon violente, <strong>par</strong> peur. Quand tu lis qu’une mère est en train de montrer { son enfant<br />

comment chier, sans voir les images et entendre la musique, le scénario devient plus dur! » 2<br />

Pourtant, Isabelle Fauvel de Flach Films, petite boîte de production française, a tout de suite<br />

vu le potentiel du film et a donné son accord au financement du projet. C’est donc <strong>dans</strong> un<br />

contexte de coproduction France/Canada que <strong>Léolo</strong> a vu le jour. À ce titre, la France est « le<br />

plus important coproducteur mondial et, <strong>dans</strong> la majorité des cas, les films qu’elle coproduit<br />

seront tournés <strong>dans</strong> la langue d’origine des cinéastes, sauf quelques-uns qui seront en<br />

français. » 3 Nominé pour la Palme d’Or au Festival de Cannes de 1992, <strong>Léolo</strong> remporte un<br />

énorme succès critique <strong>par</strong>tout <strong>dans</strong> le monde. Les critiques allemands et américains<br />

2 PARRA, Danièle. « Entretien avec Jean-Claude <strong>La</strong>uzon, cinéaste en état d’urgence », <strong>La</strong><br />

Revue du cinéma, octobre 1992, pp. 30-32.<br />

3 RACINE, Claude. « Un cinéma exilé de sa langue », Le Devoir, 22 décembre 2000, p. A-8.


considèrent le film comme un chef-d’œuvre moderne. <strong>Léolo</strong> a justement été récemment<br />

sélectionné pour figurer sur la liste des cent meilleurs films de tous les temps selon le<br />

magasine Time. 4 Ironiquement, c’est au Québec que le film a été le moins bien accueilli.<br />

Plusieurs ont été agacés devant l’omniprésence et le caractère hautement littéraire de la<br />

voix off, véritable fil conducteur du récit de <strong>Léolo</strong>. Cependant, à mon sens, on ne peut rendre<br />

justice à <strong>Léolo</strong>, film d’une richesse inouïe, <strong>par</strong> une simple critique généraliste du film qui<br />

délaisse toute analyse approfondie. J’aurai donc pour tâche de rendre compte de cette<br />

richesse <strong>par</strong> une analyse détaillée qui suivra l’axe suivant : récit initiatique prenant la forme<br />

d’un monologue intérieur sur la quête de l’identité, <strong>Léolo</strong> présente la fuite <strong>par</strong> l’imaginaire<br />

et l’art comme seule échappatoire possible { une réalité aliénante qui mène à une<br />

sé<strong>par</strong>ation complète entre le corps et l’esprit. Pour ce faire je traiterai de la structure en<br />

boucle du récit, de la <strong>narration</strong> non incarnée, de la quête du héros, du rôle de chaque<br />

personnage <strong>dans</strong> la quête de Léo, de la fonction des éléments esthétiques récurrents, des<br />

thèmes principaux comme la sexualité, la mort et l’art, du rôle du complexe d’Œdipe et de la<br />

théorie freudienne du roman familial des névrosés <strong>dans</strong> le développement de Léo et<br />

finalement, de l’intertextualité { établir entre l’œuvre de <strong>La</strong>uzon et celle de Ducharme et<br />

entre <strong>Léolo</strong> et la vie du cinéaste.<br />

<strong>La</strong> structure narrative de <strong>Léolo</strong>, bien qu’{ première vue fortement déconstruite, est<br />

au contraire plutôt classique. En effet, le film s’ouvre sur un prologue des plus<br />

traditionnels : Léo, jeune garçon de 12 ans, présente sa maison, son père réel, celui qui a<br />

marié sa mère, et son père imaginaire, celui qui a inséminé sa mère via du sperme qu’il a<br />

répandu sur une tomate italienne qui s’est ensuite introduite <strong>dans</strong> le vagin de sa mère lors<br />

d’une chute de cette dernière <strong>dans</strong> un kiosque de tomates. Selon Léo, son père n’est pas son<br />

vrai père, car ce n’est pas lui qui l’a enfanté. À travers ce rêve qu’il a eu sur sa naissance, Léo<br />

exprime son amour pour l’Italie et se compose une nouvelle identité : celle de <strong>Léolo</strong> Lozone,<br />

fils d’un cultivateur de tomates italien. Ce prologue de six minutes qui culmine <strong>par</strong> un titre<br />

sur fond noir (<strong>Léolo</strong>) donne littéralement le ton au film. Le premier acte s’articule autour de<br />

la présentation des mœurs de la famille de Léo, les Lozeau. On y découvre notamment leur<br />

4 CORLISS, Richard. All-time 100 Movies [En ligne],<br />

http://www.time.com/time/2005/100movies (Page consultée le 2 mai 2009)


fascination pour la merde : « Ma grand-mère avait convaincu mon père que la santé venait<br />

en chiant. » 5 , nous informe le narrateur. Par la suite, deux évènements déterminants se<br />

produisant un à la suite de l’autre peuvent être considérés comme le premier pivot. Léo<br />

rencontre tout d’abord le dompteur de vers, personnage qui l’introduit { l’écriture et au<br />

rêve : « Il faut rêver <strong>Léolo</strong>, il faut rêver » (quinze minutes). Ensuite, lors de leur collecte<br />

quotidienne de papiers journaux <strong>dans</strong> une ruelle, Léo et son frère Fernand tombe nez à nez<br />

avec un malfrat anglophone. Ce dernier, { titre d’avertissement, brise le nez de Fernand et<br />

lui dit de ne plus jamais revenir <strong>dans</strong> cette ruelle qui lui ap<strong>par</strong>tient (vingt minutes). L’acte<br />

un se termine <strong>par</strong> un fondu au noir à vingt-cinq minutes. Le deuxième acte s’ouvre avec une<br />

scène où le dompteur de vers place un livre sous une patte de la table à manger des Lozeau<br />

pour la stabiliser. Ce livre est L’avalée des avalées de Réjean Ducharme. Léo trouve ce livre<br />

et c’est l{ qu’il commence { coucher sur papier ses pensées. Par la suite, Léo nous présente<br />

d’autres membres de sa famille comme son grand-père qui, bien qu’il ne soit pas un homme<br />

méchant, « a déjà essayé de [le] tuer », sa sœur Rita, qui se cache <strong>dans</strong> le sous-sol familial<br />

où Léo tient sa collection de « bébittes », sa sœur Nanette, persuadée de s’être fait voler son<br />

enfant, son frère Fernand, culturiste acharné qui a éprouvé de graves difficultés { l’école, et<br />

son père, « un homme comme tant d’autres, un chien qui mord <strong>dans</strong> sa chienne de vie. »<br />

Tous les membres de la famille Lozeau se retrouvent { un moment ou { un autre { l’asile<br />

psychiatrique où Léo va les visiter les dimanches avec sa mère. Ils semblent tous être fous<br />

comme si « l’hérédité de [son] grand-père avait frappé la famille de plein fouet, que la petite<br />

cellule de trop s’était déposée <strong>dans</strong> le cerveau de tout le monde » pour les mener<br />

indubitablement vers une folie certaine. On découvre ensuite l’amour que voue Léo à sa<br />

voisine italienne Bianca qui « pleure la Sicile » en chantant avec une voix « déchirée qui<br />

frôl[e] le talent. » Cette dernière arrondie ses fins de mois en faisant des faveurs sexuelles<br />

au grand-père de Léo. Léo les observe sans cesse, <strong>par</strong>tagé entre le goût de « vomir ou de se<br />

masturber. » Le point milieu du film ou le deuxième pivot se trouve au moment où Léo<br />

découvre que la lumière qui émane de sa garde-robe (motif récurrent <strong>dans</strong> le récit) est<br />

envoyée <strong>par</strong> Bianca qui l’appelle d’Italie en rêve. Sa garde-robe devient donc un passage<br />

vers le rêve. C’est alors que Léo se rend compte que Bianca se présente seulement { lui que<br />

5 Toutes les citations non accompagnées de note en bas de page sont tirées du monologue<br />

intérieur du narrateur de <strong>Léolo</strong>.


lorsqu’il rêve ou qu’il écrit pour elle. Dans la réalité, elle reste inaccessible. Le troisième<br />

pivot, au même titre que le deuxième, est composé de deux évènements subséquents :<br />

Fernand, maintenant devenu une véritable « montagne de muscles », se fait tabasser <strong>par</strong> le<br />

même malfrat anglophone <strong>dans</strong> la même ruelle (soixante-quinze minutes). C’est scène<br />

renvoie sans ambiguïté à la scène du premier pivot; elle est quasiment répétée, mais avec<br />

quelques années d’intervalle. C’est après cela que Léo tente de tuer son grand-père en le<br />

pendant (quatre-vingts minutes). Le deuxième acte se termine aussi <strong>par</strong> un fondu au noir à<br />

quatre-vingt quatre minutes. Le troisième acte expose les tendances suicidaires de<br />

<strong>Léolo</strong> : « Il est peut-être temps que je me coince le canon <strong>dans</strong> la narine, que j’é<strong>par</strong>pille ma<br />

pensée un peu <strong>par</strong>tout » et la haine qu’il voue { son père. Il est aussi question <strong>dans</strong> cet acte<br />

de la découverte de la sexualité active. En effet, Léo passe de la sexualité passive<br />

(observation de Bianca et de son grand-père, masturbation, etc.) à la sexualité active avec la<br />

prostituée du quartier. Le quatrième et dernier pivot se produit à quatre-vingt quinze<br />

minutes lorsque Léo ne réussit plus à trouver Bianca <strong>dans</strong> ses rêves. Il a beau lui écrire des<br />

pages et des pages de mots d’amour, elle refuse de se montrer. Coupé définitivement de<br />

l’objet de son désir, Léo vomit et sombre lentement <strong>dans</strong> un état catatonique. Il rejoint ainsi<br />

les autres membres de sa famille <strong>dans</strong> leur folie héréditaire. Le film n’a pas d’épilogue : il se<br />

termine sur le dompteur de vers qui place les écrits de Léo <strong>dans</strong> son sous-sol, sorte de<br />

sanctuaire ou de conservatoire d’œuvres d’art. On y trouve même une réplique du David de<br />

Michel Ange. Le dompteur place les manuscrits de Léo au côté du livre L’avalée des avalées<br />

de Réjean Ducharme.<br />

Maintenant que la structure est établie, la quête du personnage de Léo Lozeau se<br />

révèle d’elle-même. En effet, ce dernier tente d’échapper { son identité réelle (Léo Lozeau)<br />

pour se forger une identité forte et saine (<strong>Léolo</strong> Lozone). Bref, il ne veut que se dérober du<br />

destin qui l’attend s’il n’échappe pas { la folie héréditaire. Le film débute <strong>par</strong> la naissance de<br />

son identité italienne rêvée et se clôt <strong>par</strong> la mort de cette dernière. À la fin, Léo ne rêve plus<br />

comme nous le confirme la voix off du narrateur. Même avant de ne plus rêver, Léo passe<br />

<strong>par</strong> plusieurs étapes que le mèneront vers sa mort identitaire. Afin de compenser pour<br />

l’absence de figure paternelle forte <strong>dans</strong> son entourage, Léo s’identifie { d’autres hommes. Il<br />

rencontrera tout d’abord le dompteur de vers qui l’initie au rêve et { la littérature qui lui


permettront d’échapper { sa réalité aliénante. De plus, { l’aide des ces deux éléments, Léo<br />

peut idéaliser sa vie en fantasmant. Bianca, son « seul et unique amour », se prostitue avec<br />

son grand-père <strong>dans</strong> la réalité. Dans ses écrits et ses rêves, elle devient une sorte de femme<br />

asexuée, sublime et poétisée. Le contraste entre pute et femme idéale est grand. Cependant,<br />

bien vite, Léo se rend compte qu’il ne pourra pas vivre éternellement <strong>dans</strong> son monde<br />

imaginaire. Il ne pourra pas fuir éternellement même si c’est ce qu’il désire. L{ débute son<br />

identification à son frère Fernand, archétype du mâle américain dominant, qui voue un<br />

culte { son corps pour ne plus jamais avoir peur de personne. Léo, lui, a peur d’affronter la<br />

réalité et tout ce qu’elle renferme. De l{ vient son désir de l’élever au titre de figure<br />

paternelle dominante. L’identification de Léo { son frère grossit au même rythme que les<br />

muscles de ce dernier gonflent. « Plus jamais Fernand n’aurait peur de personne et quand<br />

mon frère sera une montagne, moi aussi je n’aurai plus peur. » Ce stade de l’évolution de<br />

Léo durera jusqu’{ ce que Fernand se fasse tabasser une deuxième fois <strong>par</strong> l’anglophone<br />

<strong>dans</strong> la ruelle. C’est alors que Léo constate que « la peur vit au plus profond de nous-mêmes<br />

et qu’une montagne de muscles ou un millier de soldats ne pouvaient rien y changer. » C’est<br />

suite au meurtre figuré de la figure paternelle du frère que Léo tentera de commettre le<br />

meurtre réel de son grand-père qu’il juge et condamne « responsable de tous les problèmes<br />

de la famille. » Léo se convainc ainsi que son grand-père est directement responsable de la<br />

défaite de son frère face { l’anglophone. De cette façon, il prend concrètement en main son<br />

destin en décidant d’éliminer les responsables de la folie familiale : son grand-père et son<br />

père. Suite à la tentative de meurtre de son grand-père, Léo imagine le meurtre de son<br />

père : « Je regarde <strong>dans</strong> mon canon et je pointe mon père. J’ai envi d’y mettre un pétard gros<br />

comme toute la planète et de lui foutre au cul. » On le comprend investi d’une mission :<br />

libérer la famille de la tare paternelle. Cependant, le meurtre du père ne restera que<br />

fantasmé, Léo ne passant jamais { l’action. Désormais, Léo peut s’identifier seulement {<br />

deux personnes <strong>dans</strong> sa famille : sa mère et <strong>Léolo</strong> Lozone, son alter ego imaginaire. Il voue<br />

un amour indestructible { sa mère qui semble être la seule { résister { l’appel de la<br />

folie : « Je t’aime maman. […] Ma mère avait la force d’un grand bateau voguant sur un<br />

océan malade. » Cependant, bien que sa mère soit une figure maternelle forte, Léo doit<br />

comme tous les garçons de son âge forger son identité masculine. Devant l’échec de son<br />

identification aux figures masculines de son entourage, il se repliera complètement sur son


identité fantasmée, <strong>Léolo</strong> Lozone. Néanmoins, lorsque cette identité ne lui permet plus<br />

d’accéder { l’objet de son désir, Bianca, Léo et son alter ego sombrent définitivement <strong>dans</strong> la<br />

folie. Il devient catatonique. Son corps ne coopère plus et sa pensée semble être ailleurs. À<br />

cet effet, le film se termine sur le dompteur de vers qui place les écrits de Léo <strong>dans</strong> sa<br />

bibliothèque. À ce moment, il prend le livre L’avalée des avalées et l’ouvre. Au-dessus du<br />

titre du livre, on peut lire : « Et j’irai me reposer, la tête entre deux mots <strong>dans</strong>…L’avalée des<br />

avalées. » On comprend que c’est Léo qui a écrit ce passage. On aperçoit ensuite Léo qui<br />

court <strong>dans</strong> une vallée d’Italie. Jean-Claude <strong>La</strong>uzon illustre ici la dualité qui existe entre l’âme<br />

et le corps chez Léo Lozeau. Bien que son corps ne le supporte plus, sa pensée, elle, reste<br />

active et vivante à travers ses écrits. À la fin, Léo Lozeau se libère de son identité réelle qui<br />

le rattachait énormément au corps (la sexualité active, le culte du corps de Fernand, le culte<br />

de la merde de son père, etc.) pour s’abandonner totalement <strong>dans</strong> son identité fictive, celle<br />

de <strong>Léolo</strong> Lozone, qui le rattache essentiellement { son âme (l’amour de l’art, le rêve,<br />

l’imagination, etc.) <strong>La</strong> pensée de Léo se repose donc entre deux mots <strong>dans</strong> le livre de Réjean<br />

Ducharme d’où le lien qu’établit <strong>La</strong>uzon entre le passage écrit <strong>par</strong> Léo <strong>dans</strong> L’avalée des<br />

avalées et le passage où Léo court <strong>dans</strong> la vallée italienne. C’est le livre de Ducharme qui l’a<br />

initié { l’écriture et { la force de l’imagination. Le livre devient ainsi symbole de l’identité<br />

imaginaire de Léo. Son sanctuaire et son dernier lieu de repos. Cette idée de vie de la<br />

conscience après la mort figurée du corps est renforcée et justifiée <strong>par</strong> la structure<br />

dramatique du récit. Comme je l’ai observé plus haut, le film contient un prologue, mais<br />

aucun épilogue. Le prologue de <strong>Léolo</strong>, très classique <strong>dans</strong> son contenu, nous montre la<br />

naissance de l’identité imaginaire de Léo. <strong>Léolo</strong> Lozone naît fils d’un cultivateur italien de<br />

tomates. Si le prologue nous montre sa naissance, l’épilogue devrait logiquement nous<br />

présenter sa mort. Or, comme je l’ai démontré, <strong>Léolo</strong> Lozone ne meurt pas et continue {<br />

vivre à travers les écrits de Léo et le livre de Ducharme. <strong>La</strong>uzon utilise donc sa structure<br />

pour montrer l’imaginaire comme échappatoire { une réalité aliénante, celle d’une famille<br />

québécoise des années 60 rongée <strong>par</strong> une folie héréditaire. Cependant, d’autres éléments<br />

filmiques sont utilisés <strong>par</strong> <strong>La</strong>uzon pour illustrer son discours. C’est le cas de la <strong>narration</strong> et<br />

de la forme du récit.


<strong>La</strong> <strong>narration</strong> <strong>dans</strong> <strong>Léolo</strong> est assurée <strong>par</strong> Gilbert Sicotte et prend la forme d’une voix<br />

off. Quand cette voix se met à commenter les images qui suivent le générique de début et<br />

qu’elle nous annonce, au sujet d’une maison du Mile End de Montréal, que « ça c’est chez<br />

moi », tout semble vouloir nous faire croire que cette voix est celle de Léo Lozeau nous<br />

faisant le récit d’évènements passés qu’ils se remémorent plusieurs années plus tard. <strong>La</strong><br />

<strong>narration</strong> donne donc l’impression que la voix de Léo adulte a été greffée { son corps<br />

d’enfant. Ce procédé est très courant au cinéma et n’a rien de bien déboussolant en soi. Le<br />

narrateur ne semble qu’évoquer son enfance. Sauf que, comme le signale Mary Ann Doane,<br />

« la disjonction de la voix désincarnée n’est d’ordinaire qu’une affaire temporaire et sans<br />

conséquence, <strong>dans</strong> la mesure où la boucle du récit est bouclée, { la fin du film, <strong>par</strong> l’heureux<br />

ficelage de cette voix à un corps. » 6 On comprend ici que la présence d’une voix off<br />

désincarnée <strong>dans</strong> le récit s’accompagne généralement d’une promesse de la <strong>par</strong>t du<br />

réalisateur fait aux spectateurs : « quoi qu’il arrive, si éprouvants que soient certains<br />

moments de mon histoire, sachez au moins que je m’en suis tiré, sain et sauf. » 7 Dans <strong>Léolo</strong>,<br />

la voix du narrateur n’est jamais incarnée. On ne réussit jamais { associer la voix à un corps.<br />

<strong>La</strong>uzon brise donc sa promesse : il ne nous rassure jamais sur le destin de Léo, car on ne sait<br />

pas s’il sortira de son état catatonique ou s’il restera enfermé <strong>dans</strong> cette condition toute sa<br />

vie. Ce procédé, à la base tout à fait classique, prend ainsi une tournure lourde de sens. Nous<br />

nous trouvons devant l’obligation de se demander de qui il s’agit. Qui se cache donc derrière<br />

cette voix si sage? Les premières phrases de la <strong>narration</strong> nous force à associer la voix à celle<br />

de Léo Lozeau : « Ceux qui ne croient qu’en leur vérité m’appellent Léo Lozeau. » Pourtant,<br />

la voix du narrateur est âgée et les images du film nous montre Léo à deux, six et douze ans.<br />

On peut alors conclure que la voix qu’on entend tout au long du film est celle de Léo qui<br />

aurait vieilli, mais la fin du film rend cette conclusion inenvisageable : Léo est plongé <strong>dans</strong><br />

la folie familiale et rien ne laisse croire qu’il en sortira un jour. L’énigme persiste jusqu’au<br />

moment où on voit le dompteur de vers lire les écrits de Léo <strong>dans</strong> sa bibliothèque. <strong>La</strong> voix<br />

off du narrateur est alors apposée aux plans où le dompteur <strong>par</strong>courre les textes de Léo. On<br />

comprend ainsi que la <strong>narration</strong> est justifiée <strong>par</strong> les lectures du dompteur. <strong>La</strong> voix du<br />

narrateur sort tout droit de son imagination. Ce procédé devient récurrent et est utilisé lors<br />

6 KILLEEN, Marie-Chantal. Le cinéma au Québec, Montréal, Éditions Fides, 2006, p.123-139.<br />

7 Ibid, p.125.


de chaque pivot dramatique du récit. C’est entre autres le cas lors du 3 e pivot lorsque Léo ne<br />

réussit plus { retrouver Bianca <strong>dans</strong> ses rêves. On voit alors Léo, en Italie, vêtu d’une<br />

chemise blanche criant : « Bianca mon amour. Mon seul amour. Mon bel amour. » Un fondu<br />

au noir nous amène ensuite sur un plan du dompteur qui lit à la lumière de ses chandelles<br />

pendant que la phrase de Léo est répétée une dernière fois. Le dompteur tourne ensuite la<br />

page qu’il tenait et le narrateur enchaîne en changeant complètement de sujet : « Un<br />

camelot crie <strong>dans</strong> le vide. Y’a encore assez de sang ce matin pour en tâcher cent pages. » On<br />

peut alors établir le temps présent du film : le moment où le dompteur lit. Le reste du film<br />

n’est qu’une suite de plusieurs courts retours en arrière sur l’enfance de Léo. Le dompteur,<br />

qu’on voit recueillir les écrits de Léo <strong>dans</strong> les poubelles de la famille Lozeau, n’a<br />

logiquement pas pu récupérer tout ce que Léo a écrit. Cela explique le caractère très<br />

elliptique du récit. On saute <strong>dans</strong> le temps : le film peut montrer Léo à deux ans pour<br />

ensuite le montrer à six ans et insérer un passage où il a douze ans entre les deux premiers<br />

extraits. <strong>La</strong> structure suit donc les aléas de l’écriture automatique du jeune Léo : « Je me suis<br />

mis à écrire tout ce qui me passait <strong>par</strong> la tête. » Le montage fonctionne <strong>par</strong> associations<br />

d’idées tout comme notre subconscient. Aussi, le film ne nous montre seulement ce que le<br />

dompteur a pu récupérer des écrits de Léo. Conséquemment, on peut conclure que les<br />

évènements qui nous sont présentés sont tous imaginés <strong>par</strong> le dompteur. C’est lui le<br />

véritable moteur narratif du récit. Il <strong>par</strong>ticipe aussi aux retours en arrière, car il faisait<br />

<strong>par</strong>tie de l’enfance de Léo. C’est <strong>par</strong> sa lecture que <strong>La</strong>uzon justifie les retours en arrière. Ces<br />

derniers sont présentés de telle sorte que nous pouvons croire qu’ils sortent tout droit de la<br />

tête du dompteur. Nous n’avons qu’{ regarder la suite de l’extrait que j’ai expliqué plus haut<br />

pour le prouver. Le narrateur dit : « Je dégaine mon pistolet et tire les voitures. » On quitte<br />

alors immédiatement le dompteur pour retrouver Léo habillé en cowboy qui tire sur les<br />

voitures passant <strong>dans</strong> sa rue { l’aide de sa carabine en plastique. Donc, on voit ici que le<br />

dompteur lit, s’imagine les scènes telles que relatées <strong>par</strong> Léo et c’est cela qui nous est<br />

montré : « [ ]<br />

Cette conclusion nous<br />

8 FILIATRAULT, Louis. <strong>Léolo</strong> (1992) de Jean-Claude <strong>La</strong>uzon [En ligne],<br />

http://www.panorama-cinema.com/html/critiques/leolo.htm (Page consultée le 10 mai<br />

2009)


permet de régler la problématique de la voix off <strong>dans</strong> <strong>Léolo</strong>. Si tous les retours en arrière<br />

font <strong>par</strong>tie de la perception du dompteur de vers sur les évènements, alors la voix off peut<br />

l’être tout autant. Elle ne peut qu’être que la voix qu’a imaginée le dompteur de vers pour<br />

un Léo plus âgé. De plus, en suivant l’idée que j’ai énoncée plus haut selon laquelle sa<br />

conscience ou son âme se sont sé<strong>par</strong>ées de son corps pour s’imprégner <strong>dans</strong> les écrits de ce<br />

dernier, la voix off devient la voix de la conscience de Léo qui continue de vivre à travers ses<br />

écrits. En ressortant et en lisant les textes de Léo, le dompteur aurait libéré son âme qui<br />

était emprisonnée l{. Il est de coutume de dire qu’un livre contient une <strong>par</strong>celle de nous-<br />

mêmes. Ce proverbe s’applique { merveille { <strong>Léolo</strong>. Pour conclure avec ce point, il est<br />

important de noter que cette voix off, tout comme la personnalité de Léo, est dédoublée. En<br />

effet, lors de la dernière séquence du film, la voix du narrateur (Gilbert Sicotte) est<br />

superposée avec la voix de Léo Lozeau { 12 ans, l’âge où il sombre définitivement <strong>dans</strong> la<br />

folie. Dans cette même séquence, une troisième voix, jamais entendue jusqu’{ ce moment,<br />

vient morceler davantage l’identité du héros. Cette voix au fort accent italien reprend<br />

l’hymne ne pouvant qu’être associé { <strong>Léolo</strong> : « Parce que moi je rêve, moi je ne le suis pas.<br />

Parce que je rêve, je rêve. Parce que je m’abandonne la nuit <strong>dans</strong> mes rêves avant qu’on ne<br />

me laisse le jour <strong>par</strong>ce que je n’aime pas. Parce que j’ai peur d’aimer, je ne rêve plus, je ne<br />

rêve plus. » Par la suite, les trois voix, celle du narrateur, de Léo âgé de douze ans et celle de<br />

l’homme italien, se superposent et clament : « Je ne rêve plus, je ne rêve plus… » Cette<br />

dernière voix italienne peut être rattachée { l’identité imaginaire de Léo, celle de <strong>Léolo</strong><br />

Lozone. Comme je le disais plus haut, en sombrant <strong>dans</strong> la folie, Léo s’abandonne<br />

totalement <strong>dans</strong> son identité italienne fictive. Donc, en libérant l’âme de Léo Lozeau pour le<br />

temps d’une lecture, le dompteur de vers libère une conscience métissée : une conscience<br />

vieillie qui se serait assagie en apprenant à allier réalité (voix off de Léo Lozeau plus âgé<br />

narrée <strong>par</strong> Gilbert Sicotte) et imaginaire (voix off italienne de la fin), mais qui aurait<br />

conserver la candeur et l’innocence d’un enfant (voix off de Léo âgé de douze ans). Léo<br />

Lozeau, même si on ne peut déterminer s’il est sorti de sa folie, vivra toujours { travers ses<br />

écrits puisqu’ils sont conservés <strong>par</strong> le dompteur de vers <strong>dans</strong> sa bibliothèque qui prend des<br />

allures d’un conservatoire d’art. <strong>La</strong> forme circulaire du récit permet de boucler la boucle : le<br />

film commence <strong>par</strong> des plans de la bibliothèque du dompteur de vers et se termine <strong>par</strong> la<br />

répétition de ces plans ainsi que <strong>par</strong> l’archivage des textes de Léo <strong>par</strong>mi les autres œuvres


d’art que possède le dompteur. L’association entre le début et la fin permet { <strong>La</strong>uzon de<br />

transmuer la vie du héros en véritable œuvre d’art. <strong>La</strong>uzon disait vouloir « écrire pour ne<br />

pas mourir. » 9 L’écriture de Léo le rend en quelque sorte immortel. Il aura sa place <strong>dans</strong> la<br />

mémoire des hommes, car il a laissé sa trace <strong>dans</strong> l’humanité <strong>par</strong> le biais d’un journal intime<br />

poétisé. Le début expose le désir de <strong>La</strong>uzon de vouloir élever la vie de son personnage<br />

principal au titre d’œuvre, les retours en arrière permettent de justifier ce désir en<br />

poétisant la vie du jeune Lozeau, et la fin n’est que la suite logique : l’œuvre de Léo peut<br />

maintenant être placée aux côtés de grandes œuvres comme L’avalée des avalées de Réjean<br />

Ducharme. Léo réussit finalement { se constituer une identité { l’aide de l’écriture et de<br />

l’imaginaire. C’est le cas <strong>par</strong>ce que l’identification aux autres personnages du récit a échoué.<br />

Ils ont tous eu un rôle à jouer <strong>dans</strong> la quête du jeune Léo.<br />

Les personnages de <strong>Léolo</strong> sont tous des archétypes des membres de la famille<br />

québécoise traditionnelle. <strong>La</strong> mère, véritable symbole de compassion auquel Léo voue un<br />

amour inconditionnel, est l’archétype de la mère au foyer des années 60. Seul membre de la<br />

famille Lozeau qui n’est pas atteint <strong>par</strong> la folie héréditaire du grand-père, elle tente<br />

d’éloigner Léo du destin qui l’attend. Elle ne l’encourage pas { l’écriture, car cela le<br />

barricade <strong>dans</strong> une solitude aliénante. Elle ne reconnaît pas non plus son identité<br />

imaginaire : elle refuse de l’appeler <strong>Léolo</strong> Lozone malgré les réprimandes du jeune garçon.<br />

Le seul moment <strong>dans</strong> le film où elle déroge { ce refus de la reconnaissance de l’identité<br />

fictive de son fils est { la fin du film lorsque Léo vomit et s’effondre au bord de son lit.<br />

Quand la mère arrive, elle crie « Léo, Léo! <strong>Léolo</strong>! » comme si elle croyait ainsi le ramener à la<br />

vie. Bref, elle tente <strong>par</strong> tous les moyens d’éloigner Léo des tares familiales afin qu’il puisse<br />

se forger une identité propre. Les figures paternelles <strong>dans</strong> <strong>Léolo</strong> sont tous des figures<br />

castratrices qui ne reconnaissent que le caractère mécanique du corps et qui font sombrer<br />

Léo <strong>dans</strong> la folie. Ils nous sont présentés comme des hommes obsédés <strong>par</strong> leur corps : le<br />

grand-père a une véritable obsession avec sa sexualité, le père est obsédé <strong>par</strong> la merde qu’il<br />

croit synonyme de santé et le frère de Léo, Fernand, voue un culte a son corps et se<br />

transforme tranquillement en une montagne de muscles. Les deux premiers sont montrés<br />

9 HÉBERT, Isabelle. <strong>La</strong>uzon <strong>La</strong>uzone, portrait du cinéaste Jean-Claude <strong>La</strong>uzon, Montréal,<br />

Éditions Stanké, 2002, 191 p.


comme incapables d’assumer leur rôle de père voir même incapables d’occuper le poste<br />

d’autorité. Ils n’ont d’autres rôles sinon celui de faire réaliser { Léo qu’il ne pourra compter<br />

sur eux pour se forger son identité. Le héros s’en rend compte assez vite et tente même<br />

d’éliminer ces deux figures paternelles pour libérer la famille de l’emprise malsaine qu’ils<br />

possèdent sur le destin de chacun. L’autre figure paternelle est Fernand. Bien qu’il ne soit<br />

pas plus capable d’assurer le rôle de père, il manifeste <strong>par</strong>fois de la tendresse { l’égard de<br />

Léo. Ce dernier, inapte { affronter la réalité <strong>par</strong> peur, s’identifie { son frère pour son<br />

absence de peur (du moins ap<strong>par</strong>ente) face à la vie. Seulement, quand Fernand se fait<br />

tabasser de nouveau malgré sa nouvelle forme physique, on s’aperçoit qu’il n’avait que<br />

refouler sa peur. Elle était toujours cachée au plus profond de lui-même. On peut com<strong>par</strong>er<br />

Fernand à un enfant qui aurait grandi trop vite. Ses muscles gonflent trop rapidement pour<br />

sa pensée : il demeure malgré tout un enfant pris <strong>dans</strong> un corps d’adulte surdimensionné.<br />

<strong>La</strong> dernière figure paternelle du récit est le dompteur de vers. Désespérément à la<br />

recherche de courage pour affronter la société débilitante <strong>dans</strong> laquelle il évolue, Léo<br />

rencontre le dompteur de vers qui l’introduit { la littérature et { l’imaginaire où rien n’est<br />

impossible. Son incapacité d’agir <strong>dans</strong> la réalité est donc compenser <strong>par</strong> sa capacité<br />

d’idéaliser sa vie <strong>par</strong> l’écriture. Bien que son intention de dé<strong>par</strong>t d’éloigner Léo de l’abysse<br />

familiale soit louable, le dompteur de vers est en <strong>par</strong>tie responsable du destin tragique de<br />

Léo. En effet, en l’initiant { l’écriture, il l’enferme encore plus <strong>dans</strong> sa solitude qui l’aliène<br />

tout au long du film. Il l’empêche ainsi d’apprendre { agir concrètement <strong>dans</strong> la réalité.<br />

Malgré cela, c’est lui qui lui permet de forger son identité fictive qui le sauvera<br />

momentanément du gouffre familial. Il devient alors une sorte de père spirituel qui accorde,<br />

contrairement aux autres figures masculines du récit, une importance démesurée { l’esprit<br />

et { l’intelligence. Il respecte son identité fictive en l’appelant toujours <strong>Léolo</strong>. L’analyse de<br />

ces personnages me permet de réitérer mon axe d’analyse : l’opposition entre le corps<br />

(représenté <strong>par</strong> les figures paternelles de la famille Lozeau) et l’esprit (représenté <strong>par</strong> le<br />

dompteur de vers) guide Léo <strong>dans</strong> sa quête de l’identité.<br />

En choisissant l’écriture et l’imaginaire (l’esprit), il choisit de quitter sa famille et<br />

d’entreprendre un voyage <strong>par</strong> le rêve { la recherche de ses origines. Ce voyage prend la<br />

forme d’un récit initiatique <strong>dans</strong> <strong>Léolo</strong>. En effet, l’analyse esthétique de <strong>Léolo</strong> permet de


attacher le film à deux genres bien précis, le récit initiatique et le monologue intérieur,<br />

auxquels le récit emprunte abondamment. Le récit initiatique est un récit symbolique qui<br />

relate le passage { l’âge adulte. Il met souvent en scène un enfant qui va devoir quitter son<br />

univers familier pour entreprendre un voyage; voyage à travers lequel le personnage va se<br />

transformer au contact (souvent) de l’amour ou de la mort pour faire son deuil de<br />

l’innocence et de l’enfance. Souvent le début et la fin sont en boucle ce qui ramène le<br />

personnage à son origine. Dans <strong>Léolo</strong>, le jeune héros entreprend un voyage <strong>par</strong> l’imaginaire<br />

qui l’amène jusque <strong>dans</strong> les vallées de la Sicile à la recherche de son « seul et unique<br />

amour », Bianca. Le héros se transforme au contact de l’amour et de la mort (meurtre des<br />

figures paternelles, pensées suicidaires et mort de ses taons tués <strong>par</strong> sa mère; seul moment<br />

du récit où le héros pleure et semble vraiment ressentir une émotion qui ne nous est pas<br />

relatée <strong>par</strong> la voix off) et revient en quelque sorte à ses origines : la structure du récit en<br />

boucle nous ramène <strong>dans</strong> la bibliothèque du dompteur de vers qui en faisant la lecture des<br />

écrits de Léo se trouvent à libérer sa conscience qui viendra raconter les évènements du<br />

voyage. De plus, Léo retourne en quelque sorte à ses origines familiales quand il sombre<br />

<strong>dans</strong> la folie héréditaire à la fin du film. Quant au monologue intérieur, il se manifeste <strong>par</strong><br />

divers aspects <strong>dans</strong> <strong>Léolo</strong>. <strong>La</strong> voix off du narrateur qui relate l’histoire { la première<br />

personne est probablement l’élément stylistique emprunté { ce courant le plus marquant<br />

du film.<br />

10 Monologue intérieur [En ligne], http://fr.wikipedia.org/wiki/Monologue_intérieur (Page<br />

consultée le 16 mai 2009)


11 FREUD, Sigmund. Névrose, psychose et perversion, Paris, Éditions PUF, 320 p.


12 Ibid, 320 p.


13 MORIN, Edgar. Sociologie, Paris, Éditions Fayard, 1984, 466 p.


écit initiatique<br />

prenant la forme d’un monologue intérieur sur la quête de l’identité qui présente la fuite<br />

<strong>par</strong> l’imaginaire et l’art comme seule échappatoire possible { une réalité aliénante menant {<br />

une sé<strong>par</strong>ation complète entre le corps et l’esprit. <strong>La</strong> structure en boucle du récit, la<br />

<strong>narration</strong> non incarnée, la quête du héros, le rôle de chaque personnage <strong>dans</strong> la quête de<br />

Léo, la fonction des éléments esthétiques récurrents, les thèmes principaux comme la<br />

sexualité, la mort et l’art, le rôle du complexe d’Œdipe et la théorie freudienne du roman<br />

familial des névrosés <strong>dans</strong> le développement de Léo et finalement, l’intertextualité { établir<br />

entre l’œuvre de <strong>La</strong>uzon et celle de Ducharme et entre <strong>Léolo</strong> et la vie du cinéaste sont tous<br />

des éléments qui, une fois analysés, permettent de réitérer l’axe d’analyse. Malgré cela, cette<br />

analyse ne peut tenir compte du caractère excessivement subjectif et personnel de ce<br />

14 HÉBERT, Isabelle. <strong>La</strong>uzon <strong>La</strong>uzone, portrait du cinéaste Jean-Claude <strong>La</strong>uzon, Montréal,<br />

Éditions Stanké, 2002, 191 p.<br />

15 HÉBERT, Isabelle. <strong>La</strong>uzon <strong>La</strong>uzone, portrait du cinéaste Jean-Claude <strong>La</strong>uzon, Montréal,<br />

Éditions Stanké, 2002, 191 p.<br />

16 Ibid, 191p.<br />

17 Ibid, 191p.


magnifique film de <strong>La</strong>uzon. On peut croire, qu’avec son deuxième et dernier long métrage,<br />

que <strong>La</strong>uzon cherchait à clore une phase de sa vie créative et personnelle loin de se douter<br />

que <strong>Léolo</strong> deviendrait son testament. Certes, très convaincu du génie de son œuvre et d’une<br />

arrogance démesurée, <strong>La</strong>uzon a tout de même réussi à toucher le monde entier et à nous<br />

faire rêver { ce qu’aurait pu amener un tel cinéaste au paysage cinématographique<br />

québécois.


Bibliographie<br />

1. HÉBERT, Isabelle. <strong>La</strong>uzon <strong>La</strong>uzone, portrait du cinéaste Jean-Claude <strong>La</strong>uzon,<br />

Montréal, Éditions Stanké, 2002, 191 p.<br />

2. PARRA, Danièle. « Entretien avec Jean-Claude <strong>La</strong>uzon, cinéaste en état d’urgence »,<br />

<strong>La</strong> Revue du cinéma, octobre 1992, pp. 30-32.<br />

RACINE, Claude. « Un cinéma exilé de sa langue », Le Devoir, 22 décembre 2000, p. A-<br />

8.<br />

4. CORLISS, Richard. All-time 100 Movies [En ligne],<br />

http://www.time.com/time/2005/100movies (Page consultée le 2 mai 2009)<br />

5. KILLEEN, Marie-Chantal. Le cinéma au Québec, Montréal, Éditions Fides, 2006, p.123-<br />

139.<br />

6. FILIATRAULT, Louis. <strong>Léolo</strong> (1992) de Jean-Claude <strong>La</strong>uzon [En ligne],<br />

http://www.panorama-cinema.com/html/critiques/leolo.htm (Page consultée le 10<br />

mai 2009)<br />

7. Monologue intérieur [En ligne], http://fr.wikipedia.org/wiki/Monologue_intérieur<br />

(Page consultée le 16 mai 2009)<br />

8. FREUD, Sigmund. Névrose, psychose et perversion, Paris, Éditions PUF, 320 p.<br />

9. MORIN, Edgar. Sociologie, Paris, Éditions Fayard, 1984, 466 p.

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