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Un bonheur à retrouver - Défi pour une infirmière - Index of - Free

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1.<br />

Mon Josh bien-aimé,<br />

Je t’écris cette lettre même si j’ai conscience qu’il se passera peut-être des années avant que tu<br />

la lises.<br />

Si tu l’as entre les mains, cela signifie que je t’ai perdu. Et si je t’ai perdu, tu ne t’appelles sans<br />

doute même plus Josh <strong>à</strong> présent. Mais quel que soit le nom que ton père aura choisi de te donner,<br />

j’espère que tu auras mené <strong>une</strong> vie merveilleuse jusque-l<strong>à</strong>. Je sais que ton père t’aime, sinon il ne se<br />

serait pas autant battu <strong>pour</strong> que tu lui sois confié.<br />

Je t’aime, moi aussi. Plus que je ne saurais le dire. Je t’aimais avant même que tu sois conçu, et<br />

mon amour <strong>pour</strong> toi n’a cessé de croître <strong>à</strong> mesure que tu te développais <strong>à</strong> l’intérieur de mon ventre. Et<br />

je t’aime toujours, j’espère que tu n’en as jamais douté.<br />

Je me demande quel genre d’homme tu seras devenu, quelle enfance tu auras eue…<br />

Je ne supporte pas l’idée que tu puisses grandir sans moi. Rien que de l’imaginer, je suis<br />

déchirée, et je veux que tu saches que j’ai essayé tout ce qu’il était en mon pouvoir <strong>pour</strong> te garder.<br />

Je joins des coupures de journaux des mois qui ont précédé ta naissance. Cela t’aidera peut-être<br />

<strong>à</strong> comprendre <strong>pour</strong>quoi j’ai dû renoncer <strong>à</strong> toi.<br />

Tu seras toujours dans mon cœur. Si jamais tu désires me <strong>retrouver</strong>, je t’attendrai. Si ce n’est pas<br />

le cas, je le comprendrai aussi. Tout ce que je souhaite, mon enfant chéri, c’est que tu sois heureux.<br />

La femme qui t’a mis au monde,<br />

Olivia Simpson;<br />

Quatre mois plus tôt<br />

David Stuart avala <strong>une</strong> gorgée de son café, savourant les dernières minutes qu’il lui restait avant de<br />

retourner au bloc.<br />

Le soleil de ce début de matinée caressait ses bras nus de sa douce chaleur, prémices d’<strong>une</strong> nouvelle<br />

journée radieuse <strong>à</strong> San Francisco.<br />

Il s’apprêtait <strong>à</strong> mettre en place <strong>une</strong> dérivation chirurgicale sur un enfant souffrant d’hydrocéphalie. Il<br />

avait déj<strong>à</strong> pratiqué plusieurs fois ce genre d’intervention, et tous ses patients s’étaient parfaitement<br />

rétablis. Toutefois, il espérait que le personnel du bloc opératoire était aussi compétent dans cet hôpital<br />

que dans ceux où il avait exercé <strong>à</strong> New York.<br />

Evidemment, un certain temps serait nécessaire <strong>pour</strong> que ses nouveaux collaborateurs forment <strong>une</strong><br />

vraie équipe autour de lui, <strong>pour</strong> qu’ils anticipent ses gestes et devinent intuitivement ce dont il avait<br />

besoin <strong>à</strong> un moment précis. Jusqu’<strong>à</strong> ce qu’ils parviennent <strong>à</strong> agir ainsi de concert, il leur faudrait, les uns


et les autres, supporter stoïquement quelques anicroches…<br />

Comme il suivait distraitement du coin de l’œil <strong>une</strong> Volkswagen Coccinelle décapotée qui se garait<br />

dans le parking, la je<strong>une</strong> femme qui la conduisait éveilla son attention.<br />

Dans cette ville où les femmes rivalisaient <strong>pour</strong>tant de beauté, celle-ci était tout simplement<br />

éblouissante !<br />

Le souffle coupé, il la dévora du regard.<br />

Son abondante chevelure dorée était retenue en arrière par un foulard de soie, ses yeux dissimulés<br />

derrière des l<strong>une</strong>ttes de soleil, et sa bouche sensuelle avait les coins relevés comme si elle souriait d’<strong>une</strong><br />

plaisanterie connue d’elle seule. Quant <strong>à</strong> son nez mutin, d’aucuns l’auraient jugé un peu trop retroussé,<br />

mais il lui donnait un air malicieux. Sans ce nez, son visage aurait été trop parfait. Il était sorti avec<br />

suffisamment de femmes aux traits sculpturaux, au bout d’un moment elles finissaient par toutes se<br />

ressembler. Mais il ne risquait pas d’oublier celle-ci…<br />

Alors qu’elle se garait <strong>à</strong> quelques mètres de lui, il avala d’un trait le reste de son café.<br />

La portière s’entrouvrit, dévoilant de longues jambes bronzées, puis la je<strong>une</strong> femme se pencha <strong>pour</strong><br />

saisir quelque chose sur le siège passager, et il fixa, fasciné, l’ourlet de sa robe safran remonter de<br />

quelques centimètres sur sa cuisse. Du coude, elle repoussa la portière afin de sortir avec précaution de<br />

la voiture <strong>une</strong> importante pile de dossiers, qu’elle pressait contre sa poitrine.<br />

Bien sûr, il aurait pu aller l’aider, mais il appréciait trop le spectacle qu’elle lui <strong>of</strong>frait <strong>pour</strong> avoir<br />

envie de bouger. Avec ces épais cheveux blonds et cette robe, elle lui évoquait un rayon de soleil.<br />

Embarrassée par son chargement encombrant, elle refermait la portière d’un coup de hanche, quand<br />

<strong>une</strong> partie des chemises cartonnées lui échappa et glissa sur le sol où elle s’éparpilla. L’air atterré, elle<br />

s’accroupit <strong>pour</strong> ramasser les dossiers, et sa robe safran se souleva de nouveau, révélant les plus<br />

magnifiques jambes qu’il ait jamais vues.<br />

Cette fois, il jeta son gobelet en carton dans la poubelle et se porta rapidement <strong>à</strong> son secours.<br />

— Besoin d’aide ? demanda-t-il sur un ton désinvolte.<br />

Et sans attendre sa réponse, il s’assit sur ses talons <strong>pour</strong> rassembler les documents.<br />

— Oui, je veux bien, merci, dit la je<strong>une</strong> femme avec un léger accent anglais, en repoussant ses<br />

l<strong>une</strong>ttes sur le sommet de sa tête.<br />

Des yeux émeraude plongèrent dans les siens, et il eut fugacement la sensation vertigineuse qu’il<br />

<strong>pour</strong>rait s’y perdre sans même s’en rendre compte.<br />

* * *<br />

Il attrapa un livre qui avait glissé sous la Volkswagen et en déchiffra le titre avant de le lui tendre.<br />

Tiens, lecture intéressante ! L’inconnue était non seulement ravissante, mais plutôt calée en histoire<br />

de l’art.<br />

Instinctivement, il jeta un coup d’œil sur ses doigts.<br />

Auc<strong>une</strong> bague, constata-t-il avec satisfaction.<br />

Il avait un rendez-vous ce soir, mais il <strong>pour</strong>rait facilement l’annuler en invoquant sa charge de<br />

travail ou n’importe quelle autre excuse. A présent, il avait besoin d’obtenir un nom et un numéro de<br />

téléphone <strong>pour</strong> les ajouter <strong>à</strong> sa liste déj<strong>à</strong> longue…<br />

— Je suis le Dr Stuart, neurochirurgien, se présenta-t-il avec décontraction.<br />

Cela, il l’avait vite découvert, avait le don d’impressionner ses interlocutrices.<br />

Pourtant, cela ne sembla avoir aucun effet sur le « rayon de soleil », qui arqua un sourcil, l’air<br />

amusé.<br />

— Vraiment ? lança-t-elle avec un large sourire. Je vous aurais bien serré la main, mais… je n’ai<br />

pas envie de les ramasser de nouveau, compléta-t-elle en montrant du menton les dossiers dans ses bras.


Il aurait volontiers plongé son regard dans ses yeux émeraude encore quelques minutes, mais ce<br />

n’était que partie remise. Parce qu’il y aurait incontestablement un « plus tard ». Etait-elle du genre<br />

« dîner aux chandelles » ou « balade au clair de l<strong>une</strong> » ? Il avait hâte de le découvrir.<br />

La saisissant par le coude, il l’aida <strong>à</strong> se redresser.<br />

Il s’apprêtait <strong>à</strong> passer <strong>à</strong> la deuxième étape et parcourait sa silhouette du regard, quand un détail<br />

refroidit ses ardeurs : elle était enceinte.<br />

C’était indubitable. Sa robe ajustée épousait son corps mince, soulignant son ventre légèrement<br />

arrondi. Enceinte d’environ seize semaines, estima-t-il en réprimant un soupir de regret.<br />

Dommage. Cette rencontre paraissait prometteuse…<br />

S’apercevant de sa réaction, la je<strong>une</strong> femme le dévisagea avec un sourire malicieux.<br />

— Merci, docteur Stuart.<br />

— De rien.<br />

Déconfit, il reconsidéra le problème de son rendez-vous avec Melissa.<br />

Il n’avait plus auc<strong>une</strong> raison de l’annuler, même si les cheveux noirs et les yeux limpides de sa<br />

dernière conquête en date lui paraissaient désormais bien moins attirants et aussi tristes qu’un soir<br />

d’hiver, comparés <strong>à</strong> l’éclat de son « rayon de soleil ».<br />

Soudain, son pager bipa avec insistance.<br />

Sans doute l’<strong>infirmière</strong> du bloc qui le prévenait du transfert imminent de son patient. Il avait environ<br />

dix minutes <strong>pour</strong> se changer et se préparer.<br />

Il adressa un sourire au « rayon de soleil ».<br />

— Désolé de vous quitter aussi abruptement, mais j’ai <strong>une</strong> vie <strong>à</strong> sauver, expliqua-t-il avant de<br />

tourner les talons.<br />

Il se représentait toujours mentalement la zone <strong>à</strong> opérer avant l’intervention, aussi des images de la<br />

structure du cerveau commençaient-elles déj<strong>à</strong> <strong>à</strong> se former dans son esprit.<br />

Deux secondes plus tard, concentré sur la tâche qui l’attendait, il avait déj<strong>à</strong> oublié sa déconvenue.<br />

* * *<br />

<strong>Un</strong> sourire aux lèvres, Olivia Simpson poussa la porte <strong>à</strong> double battants des urgences.<br />

« J’ai <strong>une</strong> vie <strong>à</strong> sauver ».<br />

Quel prétentieux, ce Dr Stuart ! Utilisait-il toujours ce genre d’arguments <strong>pour</strong> séduire ? Et les<br />

femmes se laissaient-elles vraiment impressionner ?<br />

Il fallait reconnaître qu’il était irrésistible avec son sourire ravageur et ses yeux gris-bleu. Même<br />

sous sa tenue chirurgicale, elle avait pu remarquer ses épaules larges et ses jambes musclées.<br />

Comme d’habitude, malgré l’heure matinale, les urgences bourdonnaient déj<strong>à</strong> d’activité. La plupart<br />

des sièges de la salle d’accueil étaient occupés. Deux malades sur des chariots-brancards, alignés dans le<br />

couloir, attendaient d’être pris en charge, et elle discerna <strong>à</strong> travers la vitre semi-opaque d’<strong>une</strong> des salles<br />

d’examen, les silhouettes de ses confrères de l’équipe de nuit penchés sur un patient.<br />

Kelly, l’<strong>infirmière</strong> en chef, lui jeta un bref coup d’œil quand elle posa les dossiers sur le comptoir<br />

de la réception.<br />

— Bonjour, Olivia, marmonna-t-elle tout en <strong>pour</strong>suivant sa tâche. Bienvenue <strong>pour</strong> <strong>une</strong> autre journée<br />

en enfer.<br />

Olivia sourit, consciente que Kelly n’en pensait pas un mot.<br />

La surveillante exerçait ici depuis des années, et elle avait beau prétendre qu’elle partirait sans<br />

hésiter faire le tour du monde si elle gagnait <strong>à</strong> la loterie, chacun savait qu’elle mentait effrontément. Le<br />

service sans Kelly, c’était aussi inconcevable que Kelly sans les urgences. <strong>Un</strong>e plaisanterie circulait<br />

d’ailleurs sur son compte parmi le personnel : elle devait dormir <strong>à</strong> l’hôpital <strong>pour</strong> toujours être <strong>à</strong> pied


d’œuvre avant tout le monde.<br />

— Alors, qu’avons-nous ? s’enquit Olivia.<br />

Cette fois, Kelly consentit <strong>à</strong> lever la tête.<br />

— Le lot habituel : trois suspicions de fracture, un infarctus du myocarde, six ou sept cas avec des<br />

symptômes imprécis qu’il faut examiner, et <strong>une</strong> dame âgée dont on s’occupe en salle 1.<br />

Elle poussa <strong>une</strong> boîte de beignets vers Olivia.<br />

— Sers-toi. Tu risques d’avoir besoin de glucose d’ici peu.<br />

Olivia les considéra d’un œil gourmand.<br />

Elle adorait les beignets. A <strong>une</strong> époque, elle en consommait plusieurs dans la journée avec du café<br />

noir serré. Mais ces derniers temps, elle se refusait d’avaler quoi que ce soit qui n’apporte pas un<br />

minimum de vitamines, et elle se régalait de fruits et de flocons d’avoine.<br />

A regret, elle secoua la tête et repoussa la boîte afin de résister <strong>à</strong> la tentation.<br />

— Non, merci. J’essaye d’avoir <strong>une</strong> alimentation saine et équilibrée en ce moment.<br />

— Et ce régime te convient ? lança Kelly en arquant un sourcil sarcastique. Tu me déçois, docteur<br />

Simpson. Je croyais avoir trouvé <strong>une</strong> alliée dans cette ville, et maintenant je découvre que tu es passée<br />

dans l’autre clan !<br />

Elle lui décocha un sourire malicieux.<br />

— Je dois reconnaître que <strong>pour</strong> quelqu’un qui se nourrit essentiellement de carottes et de salades<br />

comme les lapins, tu as l’air en forme. Le bébé se porte bien ?<br />

Olivia acquiesça, posant <strong>une</strong> main sur son ventre d’un geste protecteur.<br />

Kelly était <strong>une</strong> des rares personnes connaissant l’histoire <strong>à</strong> l’origine de sa grossesse. Les autres se<br />

perdaient en conjectures, ce qui n’avait rien de surprenant. Depuis la mort de Richard, elle n’avait <strong>à</strong> leur<br />

connaissance pas fréquenté d’autre homme. Pourtant, voil<strong>à</strong> qu’elle était enceinte !<br />

Leur curiosité était naturelle, mais elle ne se sentait pas <strong>pour</strong> autant prête <strong>à</strong> entrer dans des<br />

explications longues et compliquées. Sa grossesse ne regardait qu’elle.<br />

Il y avait longtemps qu’elle espérait ce bébé. Tout ce qu’elle désirait <strong>à</strong> présent, c’était pr<strong>of</strong>iter de<br />

chaque seconde de sa grossesse. Elle aurait juste souhaité que Richard soit encore de ce monde <strong>pour</strong><br />

partager son <strong>bonheur</strong>.<br />

Lorsqu’elle pensait <strong>à</strong> lui, son cœur saignait toujours, mais au cours des quinze derniers mois la<br />

douleur intense et insoutenable avait fini par s’atténuer. Il y avait maintenant trois ans que Richard avait<br />

disparu, et peu <strong>à</strong> peu elle en était venue <strong>à</strong> accepter le fait qu’il était temps de commencer un nouveau<br />

chapitre de sa vie.<br />

Après tout, n’était-ce pas ce qu’elle avait promis <strong>à</strong> Richard ?<br />

Contre toute attente, elle se rappela alors le médecin rencontré sur le parking.<br />

Bien qu’il ne soit pas très subtil dans son entrée en matière <strong>pour</strong> courtiser <strong>une</strong> femme, il était<br />

vraiment bel homme, si on aimait le genre désinvolte. Il était mal rasé, ce qui était contraire <strong>à</strong> l’usage<br />

pr<strong>of</strong>essionnel chez un chirurgien, mais il suffisait qu’elle se remémore son sourire <strong>pour</strong> que son pouls<br />

s’affole.<br />

Elle chassa l’image de son esprit.<br />

Les hommes n’étaient toujours pas <strong>à</strong> l’ordre du jour. D’autant que, même si c’était la première fois<br />

depuis longtemps qu’un inconnu faisait chavirer son cœur, il s’était conduit comme un idiot. Non que cela<br />

change quelque chose <strong>à</strong> l’affaire, compte tenu de son état. Néanmoins, il était parvenu <strong>à</strong> piquer sa<br />

curiosité.<br />

— J’ai croisé un certain Dr Stuart, dit-elle d’un air dégagé alors que Kelly lui tendait <strong>une</strong> tisane. Je<br />

ne l’avais jamais vu. Il est nouveau ?<br />

Kelly afficha <strong>une</strong> exaspération amusée.<br />

— Oh non, pas toi aussi ! Sur quelle planète étais-tu ? Le personnel féminin n’a parlé de rien


d’autre, ces derniers temps. Le Dr David Stuart nous a rejoints la semaine dernière, il vient de New<br />

York.<br />

La surveillante se débrouillait <strong>pour</strong> toujours être au courant du moindre événement qui se passait <strong>à</strong><br />

l’hôpital.<br />

— Il était l<strong>à</strong> le matin où nous avons admis un patient souffrant d’un traumatisme crânien, <strong>pour</strong>suivitelle.<br />

Je <strong>pour</strong>rais presque jurer que les <strong>infirmière</strong>s se sont arrangées de manière <strong>à</strong> ce qu’il descende ici<br />

<strong>pour</strong> l’examiner… Ne me dis pas qu’il a réussi <strong>à</strong> capter l’intérêt du paisible Dr Simpson ? lança-t-elle<br />

avec un pétillement espiègle dans les yeux. Ce serait <strong>une</strong> première !<br />

Détournant la tête, Olivia feignit de s’intéresser <strong>à</strong> ce qu’il se passait dans la salle, afin de dissimuler<br />

<strong>à</strong> son amie la soudaine rougeur de ses joues.<br />

— Ne sois pas ridicule, Kelly. Je ne suis pas en quête d’aventure.<br />

— Tant mieux. Il a beau n’être l<strong>à</strong> que depuis quelques jours, il est déj<strong>à</strong> sorti avec deux membres du<br />

personnel. Cet homme est un concentré de phéromones ambulant ! Espérons qu’il est aussi doué comme<br />

chirurgien qu’il l’est <strong>pour</strong> faire battre les cœurs.<br />

Olivia se sentit curieusement déçue.<br />

Ainsi, la façon dont il l’avait regardée comme si elle était la seule femme au monde, cela n’avait été<br />

qu’<strong>une</strong> comédie.<br />

Mais quelle importance ? Ainsi qu’elle venait de le dire <strong>à</strong> Kelly, elle ne cherchait pas d’aventure.<br />

Sa vie était déj<strong>à</strong> suffisamment bien remplie.<br />

Le téléphone qui les liait aux divers services d’urgence sonna, et elle reporta son attention sur Kelly<br />

qui avait aussitôt décroché.<br />

— D’accord, on vous attend, répondit la surveillante, qui se tourna vers elle après avoir reposé le<br />

combiné. Homme d’<strong>une</strong> quarantaine d’années. Attaque d’apoplexie suspectée. Arrivée probable dans dix<br />

minutes. Allons-y.<br />

* * *<br />

Bien que Brad Schwimmer présente des signes de problème cérébral, Olivia n’arrivait pas <strong>à</strong><br />

déterminer ce dont il souffrait exactement. Son élocution était inintelligible et il était désorienté, mais elle<br />

ne croyait pas qu’il s’agisse d’<strong>une</strong> attaque.<br />

Son épouse, <strong>une</strong> je<strong>une</strong> femme éperdue d’<strong>une</strong> trentaine d’années du nom de Sally, regarda avec<br />

anxiété les <strong>infirmière</strong>s découper les vêtements de Brad afin d’installer des électrodes <strong>pour</strong> le relier aux<br />

différents moniteurs.<br />

— J’ai accompagné les enfants <strong>à</strong> l’école. Sur le chemin du retour, j’ai rencontré <strong>une</strong> amie que je<br />

n’avais pas vue depuis un moment, et nous avons bavardé. Je me suis donc absentée plus longtemps que<br />

d’habitude — pendant plus d’<strong>une</strong> heure, je pense. A mon retour, j’étais persuadée qu’il était parti <strong>à</strong> son<br />

bureau, mais quand je suis entrée dans la cuisine, je l’ai trouvé étendu sur le carrelage…<br />

— T.A : 10,2 sur 5,6. Pouls faible et rapide, annonça Candice, <strong>une</strong> des <strong>infirmière</strong>s.<br />

— Comment était-il ce matin ? s’enquit Olivia. Se plaignait-il de quelque chose ? Avait-il <strong>une</strong><br />

migraine ? Le vertige ? Mal au cœur ?<br />

— Non. Il venait de rentrer quand j’ai quitté la maison : il va courir tous les matins avant de<br />

travailler lorsqu’il est <strong>à</strong> San Francisco.<br />

— Il voyage beaucoup ?<br />

— En tant que cadre commercial, il se rend en général <strong>à</strong> l’étranger trois ou quatre jours par semaine.<br />

Il va guérir ? Je vous en prie… Aidez-le !<br />

— Nous ferons notre possible, je vous le promets. Mais d’abord, nous allons devoir procéder <strong>à</strong><br />

quelques examens <strong>pour</strong> découvrir ce qu’il nous faut exactement traiter. Voulez-vous attendre dans la


pièce réservée aux familles ?<br />

Sally lui lança un regard implorant.<br />

— Je préfère rester avec lui. S’il vous plaît… Je ne vous gênerai pas.<br />

— D’accord, Sally. Votre présence le rassurera sans doute. Parlez-lui. Il est possible qu’il puisse<br />

entendre ce que vous lui direz même s’il ne répond pas… A quand remonte son dernier séjour <strong>à</strong><br />

l’étranger ?<br />

— Il est revenu de Thaïlande hier.<br />

La Thaïlande ?<br />

Les services sanitaires leur avaient récemment communiqué <strong>une</strong> longue liste complémentaire des<br />

diagnostics <strong>à</strong> ne pas exclure en cas de voyages en Asie. Même rares comme l’encéphalite japonaise ou le<br />

paludisme cérébral…<br />

— Etait-il vacciné contre l’encéphalite ? A-t-il utilisé <strong>une</strong> prophylaxie antipaludéenne avant son<br />

départ ?<br />

— Il prend toujours les médicaments recommandés par les consulats. Il connaît les risques et fait<br />

très attention <strong>à</strong> sa santé.<br />

— Pouvez-vous appeler les Maladies infectieuses <strong>pour</strong> qu’ils envoient quelqu’un ? demanda Olivia<br />

<strong>à</strong> Candice.<br />

Cependant, quelque chose clochait…<br />

— Pendant ce temps, nous allons lui faire un scanner crânien et <strong>une</strong> analyse sanguine afin de passer<br />

au crible toutes les infections possibles, y compris la malaria. Continuez l’apport d’oxygène <strong>à</strong> 28 %.<br />

— Docteur Simpson ?…<br />

Elle leva les yeux sur l’interne qui avait passé la tête dans l’entrebâillement de la porte.<br />

— Le Dr Scutari demande si vous être libre <strong>pour</strong> venir l’aider en salle 2 ?<br />

Se débarrassant de ses gants et de son tablier, elle les jeta dans la poubelle.<br />

— Dites-lui que j’arrive, répondit-elle avant de se tourner vers les <strong>infirmière</strong>s. Je serai <strong>à</strong> côté.<br />

Prévenez-moi au moindre changement, ainsi qu’<strong>à</strong> l’arrivée du spécialiste des maladies infectieuses.<br />

C’était un matin de semaine typique aux urgences. Non seulement on n’avait pas <strong>une</strong> minute de répit,<br />

mais on ne pouvait jamais prévoir ce qui se présenterait la seconde suivante. C’était la raison <strong>pour</strong><br />

laquelle elle aimait exercer ici. D’ailleurs, la plupart de ceux qui travaillaient dans le service étaient<br />

comme elle, accro aux décharges d’adrénaline.<br />

Elle aida le Dr Scutari <strong>à</strong> s’occuper du cas de son patient, un simple infarctus, puis retourna en<br />

réanimation, où elle fut surprise de découvrir le Dr Stuart penché sur Brad Schwimmer. Toutefois, son<br />

étonnement <strong>à</strong> elle ne fut rien <strong>à</strong> côté du sien : il parut carrément dérouté de la voir.<br />

— Vous êtes médecin ? Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit tout <strong>à</strong> l’heure ? demanda-t-il en levant<br />

les yeux vers elle.<br />

« Parce que vous ne m’en avez pas laissé l’occasion. Parce que, du moment que vous avez constaté<br />

que j’étais enceinte, j’aurais aussi bien pu être invisible »…<br />

Même s’il lui était impossible d’invoquer ces motifs <strong>à</strong> voix haute, elle n’en appréciait pas moins son<br />

embarras évident. Cela lui apprendrait <strong>à</strong> se présenter tout de go comme neurochirurgien <strong>à</strong> <strong>une</strong> inconnue !<br />

— Je suis le Dr Olivia Simpson, chef de clinique aux urgences, dit-elle avec un bref sourire, avant<br />

de se concentrer sur Brad.<br />

Durant son absence, Brad avait retrouvé un peu de couleur, mais elle ne nota auc<strong>une</strong> amélioration<br />

dans son niveau de conscience.<br />

— Je n’avais pas demandé l’avis d’un neurochirurgien, murmura-t-elle avant d’élever le ton. Nous<br />

avons les scanners de M. Schwimmer ?<br />

— Oui, répondit Candice en les affichant <strong>à</strong> l’écran.<br />

— D’ailleurs, ne devriez-vous pas être au bloc en train de sauver des vies ? ajouta Olivia <strong>à</strong> mi-


voix, incapable de résister <strong>à</strong> l’envie de provoquer un peu son nouveau collègue, alors que celui-ci la<br />

rejoignait <strong>pour</strong> étudier les clichés.<br />

La pique sembla glisser sur lui.<br />

— J’y étais, l’intervention est finie. Comme je n’avais rien d’autre <strong>à</strong> faire, je suis descendu aux<br />

urgences voir si vous aviez quelque chose <strong>pour</strong> moi. Et puis, par la même occasion, je comptais me faire<br />

<strong>of</strong>frir <strong>une</strong> tasse de café.<br />

Il avait terminé son opération ? Elle était dans le service depuis moins de vingt minutes avant que<br />

son patient n’arrive. Ensuite, il lui avait fallu environ vingt-cinq minutes <strong>pour</strong> examiner Brad Schwimmer<br />

et aider le Dr Scutari… Quelle sorte d’intervention neurochirurgicale prenait aussi peu de temps ? Elle<br />

espérait que le Dr Stuart savait ce qu’il faisait.<br />

— Maintenant que vous êtes l<strong>à</strong>, qu’en pensez-vous ? s’enquit-elle en montrant l’écran.<br />

— Je suis presque sûr qu’il souffre d’un infarctus du cervelet droit, répondit David Stuart au bout de<br />

quelques secondes, en indiquant du doigt la zone du cerveau concernée. Mais il nous faut en découvrir la<br />

cause. Je pencherais <strong>pour</strong> un caillot. Demandons au radiologue de pratiquer <strong>une</strong> angiographie. S’il trouve<br />

effectivement un caillot, il devrait facilement pouvoir l’aspirer…<br />

Il se tourna vers Sally qui avait suivi leur échange avec des yeux apeurés et pleins<br />

d’incompréhension.<br />

— Votre mari <strong>pour</strong>rait avoir un caillot de sang qui bloque <strong>une</strong> artère dans son cerveau, ce qui<br />

expliquerait son manque de réaction. Il y a <strong>une</strong> intervention qui peut aider : le radiologue introduit un<br />

cathéter, un tube très fin, dans l’artère au niveau de l’aine afin de localiser l’obstruction. S’il décèle la<br />

présence d’un caillot, il essaiera de l’extraire.<br />

— Mais vous devez avoir conscience que cette intervention comporte quelques risques, précisa<br />

Olivia en jetant un regard de mise en garde au Dr Stuart.<br />

— Quelle sorte de risques ? s’enquit Sally d’<strong>une</strong> voix blanche.<br />

— Il est possible que ce geste médical ne fasse qu’empirer ce dont souffre votre mari.<br />

Le Dr Stuart l’interrompit.<br />

— D’un autre côté, si nous renonçons <strong>à</strong> l’angiographie, son état peut rester stationnaire et ne pas<br />

s’améliorer.<br />

« Remarque typique d’un chirurgien », maugréa en son for intérieur Olivia, furieuse. Si on les<br />

laissait faire, ils choisissaient toujours de préférence les procédés les plus invasifs !<br />

— Si Brad a eu <strong>une</strong> attaque d’apoplexie, observa-t-elle d’<strong>une</strong> voix neutre, il peut très bien se<br />

remettre au cours des mois <strong>à</strong> venir.<br />

— C’est vrai, reconnut David Stuart avec décontraction. Mais sans artériographie cérébrale, nous<br />

n’en aurons pas la certitude. Voil<strong>à</strong> ce que je suggère : nous le transférons au service de médecine<br />

nucléaire et demandons aux radiologues de jeter un coup d’œil. Suivant le résultat, nous déciderons de la<br />

conduite <strong>à</strong> tenir. Qu’en pensez-vous, docteur Simpson ?<br />

C’était <strong>une</strong> démarche sensée, dut-elle admettre. A ce stade, il ne servait <strong>à</strong> rien de donner d’autres<br />

détails <strong>à</strong> Sally et de l’effrayer davantage avant d’en savoir plus.<br />

— Pourquoi ne pas accompagner le patient et, si mon diagnostic s’avère juste, assister <strong>à</strong><br />

l’intervention ? suggéra le Dr Stuart. Vous devriez trouver cela intéressant. Les radiologues peuvent faire<br />

certaines choses assez incroyables.<br />

— Il faut d’abord que je vérifie auprès de Kelly que l’équipe peut se passer de moi. Si c’est le cas,<br />

j’y assisterai volontiers.<br />

Prenant la main de Sally dans la sienne, elle lui parla sur un ton apaisant :<br />

— Essayez de ne pas trop vous inquiéter jusqu’<strong>à</strong> ce que les radiologues nous donnent leur avis.<br />

— J’appelle <strong>pour</strong> savoir s’ils sont libres ? proposa alors Candice, qui semblait complètement sous<br />

le charme du beau neurochirurgien.


— Bonne idée, approuva ce dernier en lui souriant, ce qui fit piquer un fard <strong>à</strong> la je<strong>une</strong> <strong>infirmière</strong>.<br />

Sally semblait soulagée de ne pas se trouver confrontée <strong>à</strong> un choix dans l’immédiat.<br />

Olivia lui pressa la main puis partit <strong>à</strong> la recherche de Kelly. Elle avait <strong>à</strong> peine fait quelques pas<br />

qu’elle entendit la voix du Dr Stuart derrière elle.<br />

— Heureusement que j’étais descendu aux urgences.<br />

Elle se retourna.<br />

— Je n’en ai pas encore la preuve, docteur Stuart.<br />

— Appelez-moi David, dit-il en penchant la tête sur le côté <strong>pour</strong> la fixer de ses yeux gris-bleu. Vous<br />

avez sans doute perdu du temps en demandant <strong>une</strong> consultation aux Maladies infectieuses. Vous pouvez<br />

toujours décommander.<br />

— Ne devrions-nous pas attendre ?<br />

— Jamais de la vie. Je suis presque sûr de mon coup. Brad a besoin que son artère soit désobstruée,<br />

que ce soit par angioplastie ou par aspiration du caillot, et le plus vite sera le mieux. Je suis le<br />

neurochirurgien de garde, alors c’est <strong>à</strong> moi de prendre la décision.<br />

Le pouls d’Olivia s’emballa sans qu’elle sache exactement <strong>pour</strong>quoi. Peut-être juste <strong>à</strong> cause de ces<br />

yeux ardoise rivés sur les siens ?<br />

Elle secoua lentement la tête <strong>pour</strong> tenter de se recentrer.<br />

David Stuart avait raison, le cas de Brad relevait de ses compétences de neurochirurgien. Elle<br />

laissait l’étrange réaction qu’il suscitait chez elle la troubler, la pousser <strong>à</strong> remettre en cause son point de<br />

vue et <strong>à</strong> se comporter d’<strong>une</strong> façon qui ne lui ressemblait pas.<br />

— J’attendrai l’avis des radiologues, <strong>pour</strong>suivit David avec douceur, mais je suis convaincu qu’ils<br />

confirmeront mon diagnostic. Nous <strong>pour</strong>rons en discuter avant de parler <strong>à</strong> sa femme du traitement <strong>à</strong><br />

choisir, O.K. ?<br />

Elle se força <strong>à</strong> sourire.<br />

— D’accord, répondit-elle avant de se tourner vers la surveillante qui avait suivi leur échange avec<br />

un amusement évident. Kelly, auras-tu besoin de moi d’ici <strong>une</strong> heure ?<br />

— Si c’est le cas, je t’enverrai un message sur ton pager. Il y a d’autres médecins de service, tu sais.<br />

<strong>Un</strong>e allusion transparente <strong>à</strong> son besoin presque compulsif de pratiquer le plus d’actes médicaux<br />

possibles. En dehors de Kelly, elle était souvent la première arrivée et la dernière partie. En sa qualité de<br />

chef de clinique, elle assumait l’entière responsabilité du travail des internes, responsabilité qu’elle<br />

prenait d’ailleurs très au sérieux. Et qu’elle parte en congé de maternité dans quelques mois n’était pas<br />

<strong>une</strong> raison <strong>pour</strong> renoncer <strong>à</strong> se montrer <strong>à</strong> la hauteur.<br />

David tendit le bras et plongea la main dans la boîte de doughnuts.<br />

— Cela valait la peine de descendre, remarqua-t-il avant de mordre dans la pâtisserie.<br />

Agacée, Olivia consulta sa montre.<br />

— Nous n’avons pas le temps, dit-elle en lui arrachant le reste du doughnut <strong>pour</strong> le jeter dans la<br />

poubelle.<br />

Visiblement surpris, David la dévisagea, puis il haussa les épaules en décochant un large sourire <strong>à</strong><br />

Kelly.<br />

Celle-ci l’observa d’un air sévère.<br />

— Vous semez un peu la pagaille dans mon service, je<strong>une</strong> homme. J’espère juste que vous êtes aussi<br />

bon chirurgien que chacun s’accorde <strong>à</strong> le dire !<br />

* * *<br />

Dans la salle de médecine nucléaire, Olivia regarda le manipulateur-radio injecter le produit de<br />

contraste <strong>à</strong> travers le cathéter introduit dans le système artériel au niveau de l’aine de Brad. Presque


aussitôt, un vaisseau bouché <strong>à</strong> la base du crâne parut <strong>à</strong> l’écran.<br />

David se pencha.<br />

— Et voil<strong>à</strong> notre coupable. La paroi de l’artère semble plutôt normale, par conséquent le caillot<br />

s’est formé récemment, commenta-t-il avant de se tourner vers Olivia. Nous n’avons pas le temps de<br />

prévenir sa femme, il faut l’enlever immédiatement.<br />

Le radiologue inséra un adaptateur dans le cathéter, et Olivia retint son souffle tandis qu’il aspirait<br />

avec précaution le caillot. Au bout de quelques minutes, Brad ouvrit les yeux <strong>à</strong> l’appel de son nom,<br />

brièvement mais suffisamment <strong>pour</strong> qu’ils constatent que son esprit semblait de nouveau parfaitement<br />

clair.<br />

David sourit <strong>à</strong> Olivia.<br />

— Plutôt impressionnant, n’est-ce pas ?<br />

Elle acquiesça en silence.<br />

Sans aucun doute. Jamais encore elle n’avait assisté <strong>à</strong> ce genre d’intervention.<br />

— Je vais avertir sa femme qu’il a repris connaissance, annonça-t-elle.<br />

Et, les réflexions de Kelly résonnant encore dans ses oreilles, elle se hâta d’aller <strong>retrouver</strong> Sally.<br />

Oui, David était peut-être aussi bon chirurgien que chacun s’accordait <strong>à</strong> le dire, mais il était<br />

également beaucoup trop conscient de son charme.<br />

* * *<br />

Olivia lança ses clés de voiture sur la table du vestibule avant de gagner la cuisine <strong>pour</strong> se verser un<br />

verre d’eau fraîche.<br />

Le reste de sa garde avait été mouvementé. A peine avait-elle rassuré Sally que plusieurs victimes<br />

d’un carambolage étaient arrivées aux urgences. Lorsque les blessés avaient été enfin tirés d’affaire, elle<br />

aurait dû être partie depuis plus d’<strong>une</strong> heure. Si certains avaient pu rentrer chez eux, les autres avaient été<br />

envoyés au bloc. Mais, Dieu merci, ils avaient tous survécu.<br />

Elle prépara la gamelle de Caramel, qui n’en fit qu’<strong>une</strong> bouchée. Comme le chien levait vers elle<br />

des yeux plein d’espoir, elle secoua la tête.<br />

— Oui, je sais, tu es gourmand, Caramel, mais tu en as eu assez. Sinon tu risques de t’empâter, et ce<br />

ne serait pas bon <strong>pour</strong> ta santé. J’irai te promener tout <strong>à</strong> l’heure.<br />

Pendant qu’elle travaillait, elle confiait son labrador de trois ans <strong>à</strong> un chenil de jour. Elle l’y<br />

conduisait le matin avant de se rendre <strong>à</strong> l’hôpital et venait le rechercher le soir. A aucun moment, elle<br />

n’avait regretté d’être obligée de faire quotidiennement ce détour. Bien sûr, compte tenu de son métier,<br />

elle ne devrait pas avoir de chien, elle en avait conscience, mais sa compagnie lui était précieuse, et<br />

l’emmener faire de longues balades la gardait en forme.<br />

Gagnant le salon, elle se laissa tomber sur le divan et ôta doucement ses chaussures afin de masser<br />

ses pieds douloureux. Aussitôt, Caramel sauta <strong>pour</strong> s’installer <strong>à</strong> côté d’elle. Posant sa tête sur son genou,<br />

il poussa son bras de sa truffe humide.<br />

— D’accord, j’ai compris, espèce de quémandeur. Tu veux que je te gratte la tête, hein ?<br />

Tout en caressant le soyeux pelage doré, elle appuya sur la télécommande du téléviseur.<br />

Non qu’elle désire regarder les informations ou suivre un feuilleton, elle avait juste besoin qu’un<br />

peu de bruit meuble le salon trop silencieux.<br />

Lorsque Richard et elle avaient visité cette maison dans le quartier de Sea Cliff, ils avaient<br />

immédiatement su qu’elle serait parfaite <strong>pour</strong> construire leur nid. La vue sur le pont de la Golden Gate et<br />

le Pacifique y était superbe, et les six chambres et les deux salons leur permettraient de recevoir les<br />

collègues de travail et les clients de Richard. Mais surtout, elle était assez spacieuse <strong>pour</strong> y élever les<br />

enfants qu’ils rêvaient alors tous les deux d’avoir.


A présent, la maison lui semblait bien trop grande, froide et vide. Depuis la disparition de Richard,<br />

elle avait plusieurs fois envisagé de la vendre. Mais, au début, elle n’avait pu se résoudre <strong>à</strong> quitter un<br />

lieu où chaque recoin était encore imprégné de son odeur, où chaque pièce évoquait son souvenir —<br />

spécialement la chambre d’enfants inachevée. Puis, quand le voile du chagrin s’était allégé et qu’elle était<br />

retournée aux urgences, elle avait été simplement trop occupée <strong>pour</strong> concrétiser ce projet.<br />

Mais peut-être le moment était-il venu de se trouver un nouveau toit <strong>pour</strong> le bébé et elle ? <strong>Un</strong> foyer<br />

douillet, avec un jardin plus petit et plus facile <strong>à</strong> entretenir. Bien sûr, Richard lui manquerait toujours,<br />

mais la vie qu’ils avaient partagée appartenait désormais au passé, et elle aurait son enfant <strong>pour</strong><br />

entretenir sa mémoire. Ne s’était-elle pas promis de prendre un nouveau départ ? Cette grossesse en<br />

constituait justement le premier pas. Toutefois, avec son emploi du temps surchargé, elle n’aurait<br />

probablement pas le temps, dans les mois <strong>à</strong> venir, de courir les agences immobilières.<br />

Ce n’était pas comme si l’argent était un problème. La fort<strong>une</strong> que Richard lui avait laissée la<br />

dispensait <strong>à</strong> jamais de gagner sa vie. Mais elle voulait travailler, cela lui permettait de rester saine<br />

d’esprit. Bien entendu, elle s’arrêterait pendant un certain temps <strong>à</strong> la naissance du bébé, mais elle<br />

reprendrait forcément son activité pr<strong>of</strong>essionnelle <strong>à</strong> un moment donné. En tant que mère célibataire, elle<br />

aurait alors recours <strong>à</strong> <strong>une</strong> nourrice. Il fallait juste qu’elle trouve la bonne personne. Elle avait déj<strong>à</strong><br />

demandé <strong>à</strong> <strong>une</strong> agence de commencer <strong>à</strong> chercher la perle rare.<br />

Plaçant <strong>une</strong> main sur la rondeur de son ventre, elle savoura cet intermède de paix et de calme.<br />

Quand l’enfant serait l<strong>à</strong>, elle n’aurait plus beaucoup d’instants de tranquillité. Elle avait hâte de<br />

serrer son bébé dans ses bras. Encore vingt-deux semaines, cela paraissait <strong>une</strong> éternité !<br />

Comme elle calait sa tête sur le dossier du canapé, l’image de David Stuart surgit <strong>à</strong> l’improviste<br />

dans son esprit.<br />

Qu’avait-il de si particulier <strong>pour</strong> qu’elle réagisse de façon aussi impulsive en sa présence ? Jamais<br />

elle n’avait été attirée par le genre d’homme persuadé que son sourire suffit <strong>à</strong> faire craquer les femmes…<br />

Elle esquissa <strong>une</strong> grimace.<br />

Pour être honnête, elle avait craqué. Oh ! juste un peu ! L’approbation franche et effrontée qu’elle<br />

avait lue dans ses yeux l’avait électrisée. Elle s’était sentie bien dans sa peau. Mieux que bien, pleine de<br />

vie. Quelle femme ne serait pas flattée d’être admirée par un homme au charme aussi ravageur ? Jusqu’<strong>à</strong><br />

ce qu’il remarque son ventre bombé, bien sûr. Elle avait alors eu l’impression de disparaître hors de<br />

portée de son radar, au point qu’elle aurait aussi bien pu se trouver dans l’espace.<br />

Mais le Dr Stuart avait beau être irrésistible, il n’était pas <strong>pour</strong> elle. Surtout maintenant. Tout son<br />

amour et toute son attention étaient consacrés <strong>à</strong> l’enfant qui grandissait en elle — celui de Richard et le<br />

sien. Tout bien considéré, David devrait rester l<strong>à</strong> où était sa place : dans le domaine de l’imaginaire.<br />

Caramel ronflait d’un air comblé.<br />

Prenant soin de ne pas le déranger dans son sommeil, elle se leva et se dirigea vers la porte-fenêtre<br />

<strong>pour</strong> sortir sur le balcon.<br />

Les lumières du Golden Gate scintillaient sous la voûte céleste, et <strong>une</strong> brise légère apportait la<br />

rumeur lointaine de la circulation.<br />

Etrangement, cette vue semblait toujours l’apaiser, lui insuffler <strong>une</strong> vigueur accrue et la remplir<br />

d’espoir. Peut-être lui rappelait-elle que la vie continuait quoi qu’il en coûte ?<br />

Dieu sait <strong>à</strong> quel point elle avait souhaité que le temps se fige, avant la mort de Richard. Mais le<br />

monde ne s’était pas arrêté de tourner, et elle avait dû accepter de <strong>pour</strong>suivre son existence sans lui.<br />

Elle enroula ses bras autour d’elle.<br />

Dans quelques mois, elle donnerait naissance <strong>à</strong> leur bébé, et au moins <strong>une</strong> partie de Richard<br />

continuerait <strong>à</strong> vivre.


2.<br />

Dans la salle de réanimation, Olivia se pencha sur son patient dont les <strong>infirmière</strong>s découpaient avec<br />

soin la chemise et le pantalon <strong>pour</strong> dégager son torse et ses jambes.<br />

L’urgentiste lui exposa les circonstances de l’accident : d’après les témoins, un camion avait tourné<br />

<strong>à</strong> droite, et son rétroviseur latéral avait heurté le cycliste, qui avait alors été brutalement projeté sur le<br />

sol. Le blessé avait déj<strong>à</strong> été placé sous la surveillance des moniteurs. Son pouls était lent et sa<br />

respiration superficielle.<br />

Allumant sa minitorche, elle souleva ses paupières l’<strong>une</strong> après l’autre : la pupille gauche réagit<br />

aussitôt <strong>à</strong> la lumière, mais l’autre resta fixe et dilatée. Avec précaution, elle lui enleva son casque et<br />

remarqua immédiatement les taches de sang <strong>à</strong> l’arrière. En hâte, elle palpa son crâne jusqu’<strong>à</strong> ce qu’elle<br />

trouve ce qu’elle cherchait : <strong>une</strong> dépression, quelques centimètres au-dessus du cou.<br />

Inconscience, fracture du crâne avec déplacement d’un fragment osseux — appelée embarrure —,<br />

asymétrie pupillaire, tout concordait : un hématome devait comprimer le tronc cérébral.<br />

— Appelez la Neuro.<br />

Comme toujours, la surveillante avait anticipé son ordre et déj<strong>à</strong> décroché le téléphone mural.<br />

— Ils sont juste en train de terminer au bloc, ils vont envoyer quelqu’un dès que possible.<br />

— Dites-leur que j’ai besoin d’eux immédiatement.<br />

Il fallait absolument soulager la pression intracrânienne de son patient, et le plus vite serait le<br />

mieux. A chaque seconde qui passait, l’hématome grossissait et comprimait un peu plus le cerveau.<br />

— J’ai découvert son identité, annonça <strong>une</strong> des <strong>infirmière</strong>s. Mark Lightbody, trente-trois ans. J’ai<br />

aussi le numéro de sa femme. Je vais l’appeler <strong>pour</strong> lui demander de venir.<br />

Olivia hocha la tête.<br />

Pauvre Mme Lightbody…<br />

Mark était inconscient, et même s’il continuait <strong>à</strong> respirer sans aide extérieure, elle avait préféré<br />

l’intuber <strong>pour</strong> s’assurer que les voies aériennes restent libres et maintenir son taux d’oxygène. Les<br />

mesures qu’elle avait prises le garderaient dans un état stationnaire pendant un moment, mais seule <strong>une</strong><br />

intervention permettrait d’évacuer l’hématome.<br />

Elle jeta un coup d’œil <strong>à</strong> l’horloge murale.<br />

Cinq minutes s’étaient écoulées depuis le coup de téléphone de Kelly. Où était donc ce fichu<br />

neurochirurgien ?<br />

Juste au moment où elle s’apprêtait <strong>à</strong> demander <strong>à</strong> la surveillante d’insister, les portes battantes<br />

s’ouvrirent <strong>à</strong> la volée, et le Dr Stuart entra <strong>à</strong> grandes enjambées.<br />

Depuis leur première rencontre, ils s’étaient juste croisés en coup de vent, et elle fut consternée de<br />

constater que son pouls, déj<strong>à</strong> rapide sous l’effet de l’adrénaline, s’accélérait encore d’un cran.


— Alors, qu’avez-vous <strong>pour</strong> moi ? s’enquit-il alors que Candice s’avançait vers lui avec <strong>une</strong> blouse<br />

jetable.<br />

— Mark Lightbody. Cycliste avec embarrure de l’occipital. Score de Glasgow : 6. Pupille droite<br />

fixe et dilatée. La gauche réagit <strong>à</strong> la lumière. En dehors de cette blessure <strong>à</strong> la tête, il n’a que des coupures<br />

et lacérations mineures. Il a besoin d’<strong>une</strong> chirurgie d’urgence <strong>pour</strong> soulager sa pression intracrânienne.<br />

Il eut un large sourire.<br />

— N’est-ce pas plutôt au spécialiste, en l’occurrence moi, de prendre cette décision ? observa-t-il<br />

tout en examinant Mark. Mais je suis d’accord, l’état de Mark nécessite <strong>une</strong> craniotomie.<br />

Malheureusement, l’équipe d’entretien est en train de nettoyer et désinfecter la salle d’opération. Cela<br />

prendra encore au moins un quart d’heure avant que l’on puisse l’utiliser <strong>pour</strong> un autre patient. Alors nous<br />

allons la pratiquer ici.<br />

— Ici ? répéta-t-elle.<br />

— Pourquoi pas ? Je suppose que vous avez les instruments nécessaires ?<br />

— Oui, mais ne vaudrait-il pas mieux attendre de le transférer au bloc ?<br />

— Les minutes sont trop précieuses dans son cas, si l’on ne veut pas courir le risque qu’il se<br />

retrouve avec de graves lésions cérébrales ou pire. A mon avis, <strong>une</strong> craniotomie sur-le-champ, c’est sa<br />

meilleure chance. Alors, soit nous continuons <strong>à</strong> perdre du temps en ergotant, auquel cas je vous suggère<br />

de sortir et de vous occuper d’autres patients, soit nous nous y mettons tout de suite.<br />

Olivia sentit ses joues s’embraser.<br />

Elle ne s’était pas élevée contre l’intervention, elle avait juste cherché <strong>à</strong> savoir s’il n’aurait pas été<br />

préférable de l’opérer au bloc. Toutefois, le Dr David Stuart avait raison, chaque seconde comptait.<br />

Elle ravala la réplique incisive qui lui montait aux lèvres et hocha la tête.<br />

— Je reste <strong>pour</strong> vous seconder.<br />

Malgré son insupportable arrogance, elle n’avait pas l’intention de mordre <strong>à</strong> l’hameçon.<br />

— En fait, et si c’était vous qui vous vous en chargiez pendant que je vous assiste ? proposa-t-il <strong>à</strong><br />

son grand étonnement.<br />

A cette perspective, elle fut saisie d’un frisson d’excitation.<br />

Elle sautait toujours sur n’importe quelle occasion d’acquérir de nouvelles compétences. La<br />

confiance que David lui accordait était flatteuse, et l’assurance qu’il affichait lui-même sécurisante. Il<br />

était rare qu’un spécialiste se donne la peine d’enseigner certaines techniques <strong>à</strong> un médecin des urgences.<br />

— D’accord.<br />

Elle se nettoya soigneusement les mains pendant que Kelly disposait les instruments sur un plateau et<br />

qu’<strong>une</strong> autre <strong>infirmière</strong> rasait avec précaution les cheveux mêlés de sang <strong>à</strong> l’arrière du crâne de Mark afin<br />

de préparer le champ opératoire.<br />

— Bien. Je vais commencer, puis vous prendrez le relais.<br />

David fit <strong>une</strong> large incision en arc de cercle dans le cuir chevelu, sous la bosse occipitale de Mark,<br />

décolla la peau afin d’exposer l’embarrure puis se tourna vers elle.<br />

— A vous, maintenant, dit-il en lui tendant deux pinces spéciales. Vous allez retirer le fragment<br />

osseux.<br />

Alors qu’elle opérait, chacun dans la salle sembla retenir son souffle.<br />

Elle déposa dans un haricot rempli de sérum physiologique l’éclat d’os incriminé, puis reporta son<br />

attention sur le gros caillot rouge qui était apparu, formant saillie. Lentement et précautionneusement, elle<br />

enleva le sang coagulé et éprouva <strong>une</strong> intense satisfaction en constatant que les signes vitaux de Mark<br />

s’amélioraient aussitôt.<br />

Le visage rayonnant, elle leva les yeux vers David, mais lorsqu’il lui retourna son sourire, <strong>une</strong><br />

étrange émotion l’étreignit. Troublée, elle baissa de nouveau la tête et se concentra afin de remettre le<br />

fragment crânien en place.


— Bon travail, docteur Simpson ! la félicita David. <strong>Un</strong>e fois qu’il sera au bloc, je m’occuperai de<br />

lui faire <strong>une</strong> suture périostique et de recoudre son cuir chevelu.<br />

Il se débarrassa de sa blouse, de son masque et de ses gants qu’il jeta dans la poubelle.<br />

— Pouvons-nous le faire transporter sur-le-champ ? s’enquit-il en adressant un clin d’œil <strong>à</strong> <strong>une</strong> des<br />

<strong>infirmière</strong>s.<br />

Agacée, Olivia se raidit.<br />

— Certainement, docteur. Nous allons organiser le transfert.<br />

D’un signe de tête, il lui demanda de l’accompagner dans le couloir, et elle obtempéra, sachant que<br />

si elle refusait, il n’hésiterait pas <strong>à</strong> exprimer ses critiques devant le reste de l’équipe.<br />

Mais, <strong>à</strong> sa stupéfaction, il n’en formula auc<strong>une</strong>.<br />

— Je pensais vraiment ce que je vous ai dit : c’était du bon travail. Vous possédez un toucher de<br />

chirurgien, <strong>à</strong> la fois sûr et délicat.<br />

Instinctivement elle considéra ses mains.<br />

Aurait-il deviné qu’elle avait un moment songé <strong>à</strong> suivre cette spécialisation ?<br />

Mais c’était avant que Richard ne tombe malade. Ensuite, il avait été hors de question de consacrer<br />

<strong>à</strong> cette formation les longues heures qu’elle aurait requises, et ce sur plusieurs années. Jamais elle n’avait<br />

regretté son choix. Et quand Richard avait eu <strong>une</strong> rémission et qu’ils avaient décidé de saisir l’occasion<br />

<strong>pour</strong> fonder <strong>une</strong> famille, son rêve de devenir chirurgienne était passé au second plan.<br />

— Je n’essayais pas d’ergoter tout <strong>à</strong> l’heure, expliqua-t-elle calmement. Je me demandais seulement<br />

si ce n’était pas préférable <strong>pour</strong> notre patient d’attendre que la salle d’opération soit prête.<br />

Le sourire de David s’élargit.<br />

— O.K., je l’admets : « ergoter » était sans doute un peu fort. Mais ce n’était pas un reproche de ma<br />

part, dit-il en baissant la voix. En dépit de tout ce que vous avez entendu ou entendrez peut-être sur moi,<br />

je suis un sacré bon chirurgien. S’il y a <strong>une</strong> chose que je prends au sérieux, c’est mon métier. Je suppose<br />

que nous aurons encore de multiples occasions de nous frotter l’un <strong>à</strong> l’autre aux urgences, alors autant que<br />

vous le sachiez.<br />

« Se frotter l’un <strong>à</strong> l’autre » ?<br />

A sa grande honte, son cerveau avait interprété cette expression au sens littéral, et elle piqua un fard<br />

devant l’image érotique qui avait surgi dans son esprit.<br />

Seigneur, toutes les femmes enceintes avaient-elles des idées aussi saugrenues, ou y avait-il quelque<br />

chose qui n’allait pas chez elle ?<br />

— Je n’ai pas l’intention de me battre avec vous chaque fois que nous ne serons pas d’accord sur la<br />

façon de traiter un patient, <strong>pour</strong>suivit David. Tout comme je ne couperai pas les cheveux en quatre quand<br />

vous prendrez <strong>une</strong> décision qui relève de votre domaine de compétences…<br />

Il s’interrompit <strong>pour</strong> lui lancer un regard interrogateur, mais ses yeux pétillaient.<br />

— Hé ! il fait chaud ici, ou quoi ?<br />

— Toujours, aux urgences, répondit-elle de façon aussi nonchalante qu’elle le put.<br />

A cet instant, Candice se précipita vers eux.<br />

— La responsable du bloc vient de prévenir que vous <strong>pour</strong>rez utiliser la salle d’opération dans dix<br />

minutes, docteur Stuart.<br />

Prise de court, Olivia vit en imagination non pas Mark, mais Richard allongé sur la table d’examen,<br />

le cerveau mis <strong>à</strong> nu, et des larmes lui montèrent aux yeux.<br />

Décidément, cette fichue grossesse la mettait sens dessus dessous !<br />

David fronça les sourcils.<br />

— Bon sang, mais vous pleurez. J’ai dit quelque chose qui vous a blessée ?<br />

Encore plus mortifiée, elle chassa ses larmes d’un clignement de paupières et tenta de sourire.<br />

— Désolée, ce sont les hormones de grossesse. Elles me transforment parfois en quelqu’un de


izarre que j’ai du mal <strong>à</strong> reconnaître.<br />

Sur le visage de David passa <strong>une</strong> étrange expression, qu’elle aurait presque interprétée comme du<br />

regret. Mais il n’y avait auc<strong>une</strong> raison <strong>à</strong> cela, évidemment. Juste <strong>à</strong> ce moment-l<strong>à</strong>, <strong>une</strong> femme blême<br />

portant un bébé d’environ un an poussa la porte des urgences et se précipita vers la réception.<br />

— Je suis Mme Lightbody. J’ai cru comprendre que mon mari avait été transporté ici. Il va bien ?<br />

David se pencha vers Olivia.<br />

— Nous allons lui parler, ou préférez-vous que je m’en charge tout seul ?<br />

Saisissant un Kleenex dans la boîte sur le comptoir, elle se moucha puis fixa David.<br />

— Et voil<strong>à</strong>, je suis de nouveau dans mon état normal ! Vous voyez, ce n’était que passager.<br />

Maintenant, allons abréger le supplice de Mme Lightbody.<br />

* * *<br />

Ce soir-l<strong>à</strong>, Olivia quitta les urgences plus tard que d’habitude. Elle était épuisée, et la perspective<br />

de rentrer dans sa maison vide lui semblait peu attrayante, quand elle se souvint qu’elle n’avait pas fait<br />

de courses depuis un moment.<br />

Même si elle n’avait pas particulièrement faim, elle devait penser au bébé.<br />

Avec un soupir las, elle dressa mentalement un inventaire du contenu de son réfrigérateur et de ses<br />

placards.<br />

Il ne lui restait pas grand-chose <strong>à</strong> se mettre sous la dent, et <strong>une</strong> fois encore, elle bénit le traiteur qui<br />

s’était installé <strong>à</strong> quelques rues de chez elle. Il servait <strong>une</strong> délicieuse cuisine familiale, et elle y dînait<br />

régulièrement.<br />

Alors qu’elle s’approchait de sa voiture sur le parking, elle remarqua <strong>une</strong> silhouette familière<br />

penchée sur <strong>une</strong> bicyclette.<br />

Après avoir examiné son pneu crevé, David regardait autour de lui comme s’il espérait qu’<strong>une</strong> roue<br />

de rechange jaillirait du néant.<br />

Elle l’avait <strong>à</strong> plusieurs reprises dépassé sur la route en se rendant <strong>à</strong> l’hôpital, toujours <strong>à</strong> vélo, ce qui<br />

l’avait étonnée. Elle se serait plutôt attendue <strong>à</strong> ce qu’il se déplace en Harley Davidson, ou <strong>à</strong> la rigueur en<br />

voiture de sport. Mais peut-être utilisait-il ce modeste moyen de locomotion <strong>pour</strong> impressionner ? Il<br />

devait deviner l’effet qu’il produisait en débardeur et en short de cycliste…<br />

Seigneur, voil<strong>à</strong> qu’elle recommençait <strong>à</strong> fantasmer !<br />

Elle était trop exténuée <strong>pour</strong> discuter avec quelqu’un d’aussi épuisant que David Stuart. L’espace<br />

d’un instant, elle fut tentée de passer <strong>à</strong> côté de lui en feignant de ne pas l’avoir vu. Puis ses bonnes<br />

manières reprirent le dessus.<br />

Ne lui était-il pas venu en aide le jour de leur première rencontre ? Elle pouvait difficilement ne pas<br />

lui rendre la pareille.<br />

— <strong>Un</strong> problème ? s’enquit-elle en s’arrêtant <strong>à</strong> sa hauteur.<br />

Lorsqu’il leva les yeux, elle fut de nouveau prise au dé<strong>pour</strong>vu par son incroyable séduction, malgré<br />

le chaume bleuté qui assombrissait sa mâchoire.<br />

Il semblait ne pas s’être rasé depuis plusieurs jours. Se laisserait-il pousser la barbe ? Ce serait<br />

vraiment dommage ! Elle avait toujours détesté le contact rugueux des poils de barbe sur sa peau…<br />

Mais que lui prenait-il d’avoir ce genre de réflexions extravagantes ? N’avait-elle pas résolu la<br />

question ? Avec ou sans barbe, elle ne s’intéressait pas <strong>à</strong> David Stuart. Ni <strong>à</strong> aucun homme, d’ailleurs.<br />

David sourit d’un air penaud.<br />

— Je croyais avoir juste <strong>une</strong> chambre <strong>à</strong> air crevée et je m’apprêtais <strong>à</strong> mettre <strong>une</strong> rustine, quand je<br />

me suis aperçu qu’en fait, le pneu avait été lacéré.<br />

Suivant son regard, elle constata elle-même les dégâts : c’était comme si quelqu’un s’était amusé <strong>à</strong>


taillader le caoutchouc. Peut-être le petit ami d’<strong>une</strong> des conquêtes de David avait-il choisi de se venger ?<br />

— Je suppose que vous n’avez pas de pneu de rechange dans votre c<strong>of</strong>fre ? ajouta-t-il sur le ton de<br />

la plaisanterie.<br />

Même s’il semblait faire contre mauvaise fort<strong>une</strong> bon cœur, la fatigue ternissait l’éclat de ses yeux.<br />

Il était 19 heures, et comme la plupart des médecins de l’hôpital il avait dû commencer sa journée bien<br />

avant 8 heures et le début des visites aux malades. Il avait donc effectué <strong>une</strong> garde d’au moins douze<br />

heures, et la plupart du temps debout, pendant qu’il opérait au bloc.<br />

— Non, j’ai toutes sortes d’outils, mais pas de pneu de rechange. En revanche, je peux vous déposer<br />

quelque part si cela vous arrange.<br />

David se redressa en s’étirant.<br />

— Oh ! Vous me rendriez ce service ? Ce serait génial.<br />

Elle avait oublié <strong>à</strong> quel point il était grand. Avec son mètre soixante-dix, elle-même n’était pas<br />

spécialement petite, mais il la dépassait d’au moins quinze centimètres.<br />

— Alors, montez !<br />

Elle dissimula son amusement en le voyant replier ses longues jambes <strong>pour</strong> se glisser sur le siège du<br />

passager.<br />

— Quelle direction ? demanda-t-elle alors qu’elle sortait du parking.<br />

Il lui indiqua <strong>une</strong> rue dans un faubourg contigu <strong>à</strong> celui où elle vivait.<br />

— Ce n’est pas très loin de chez moi : j’habite le quartier de Sea Cliff.<br />

David siffla entre ses dents.<br />

— Ils doivent payer les chefs de clinique aux urgences mieux que je ne pensais !<br />

Embarrassée, elle préféra ignorer cette remarque.<br />

— Je dois faire un petit détour <strong>pour</strong> récupérer mon chien, si cela ne vous ennuie pas.<br />

— Pas de problème.<br />

Sortant son mobile de sa poche, il consulta sa liste de contacts puis se tourna vers Olivia et lui<br />

décocha un sourire.<br />

— Si vous voulez bien m’excuser <strong>une</strong> seconde ? dit-il en appuyant sur le bouton d’appel. Je dois me<br />

décommander. Elle va être furieuse, mais le temps que je me douche, nous aurons raté la première scène.<br />

De toute façon, je n’apprécie pas trop l’opéra. Et je risque de m’endormir avant le début du deuxième<br />

acte.<br />

Concentrée sur la circulation, Olivia hocha brièvement la tête.<br />

La vie amoureuse de David ne la concernait en rien.<br />

A en juger aux bribes unilatérales de conversation qu’elle surprit, l’annulation du rendez-vous fut<br />

mal accueillie, jusqu’<strong>à</strong> ce que David promette <strong>à</strong> son interlocutrice de la voir bientôt.<br />

— J’ai l’impression que ma relation avec Melissa va droit dans le mur, observa-t-il <strong>une</strong> fois qu’il<br />

eut raccroché. J’ai beau chaque fois prendre des précautions en expliquant que mon travail passe en<br />

premier, auc<strong>une</strong> femme ne me croit. A cet égard, il est plus facile de sortir avec un autre médecin. Au<br />

moins, on évite ce genre de malentendu.<br />

Aussitôt, elle pensa <strong>à</strong> Richard.<br />

Il n’appartenait pas <strong>à</strong> la pr<strong>of</strong>ession médicale, <strong>pour</strong>tant il avait toujours compris l’importance de son<br />

métier <strong>pour</strong> elle. Tout comme elle avait accepté que, de par sa fonction de directeur général d’<strong>une</strong><br />

importante multinationale, il ait de longues journées de travail. Etant donné leurs emplois du temps<br />

surchargés, peut-être n’auraient-ils jamais vécu ensemble s’ils ne s’étaient pas d’abord rencontrés <strong>à</strong><br />

l’université. En fait, elle regrettait qu’ils aient été aussi souvent séparés. Si seulement ils avaient su que<br />

le temps qu’ils avaient <strong>à</strong> passer ensemble était compté…<br />

Plongée dans ses réflexions, elle <strong>pour</strong>suivit son chemin jusqu’au chenil de jour, et ce fut seulement<br />

en se garant devant l’enclos qu’elle s’aperçut que David s’était endormi durant le trajet. Elle ne


connaissait que trop bien cette nécessité de s’assoupir n’importe où et n’importe quand. La plupart des<br />

médecins apprenaient très vite cette astuce <strong>pour</strong> récupérer.<br />

Dans le sommeil, il paraissait plus je<strong>une</strong> et, sans son air fanfaron, plus vulnérable. Et il avait<br />

vraiment besoin de se raser, songea-t-elle en s’efforçant de ne pas remarquer sa bouche sensuelle sur<br />

laquelle flottait l’ombre d’un sourire.<br />

Elle s’apprêtait <strong>à</strong> le secouer avec douceur, quand il ouvrit soudain les yeux, l’esprit vif.<br />

— Oh ! J’espère que je ne me suis pas assoupi au beau milieu d’<strong>une</strong> phrase ?<br />

— Combien d’heures avez-vous <strong>à</strong> votre actif aujourd’hui ?<br />

Il fronça les sourcils.<br />

— Auc<strong>une</strong> idée. Je suis parti de mon domicile provisoire hier matin, et la nuit dernière je suis resté<br />

<strong>à</strong> l’hôpital, où j’ai réussi <strong>à</strong> grappiller deux ou trois heures de sommeil.<br />

— Vous avez enchaîné trois gardes de suite ? Ce n’est pas raisonnable, ni <strong>pour</strong> vous ni <strong>pour</strong> les<br />

patients !<br />

Il arqua un sourcil ironique.<br />

— Ne jouez pas <strong>à</strong> la mère poule avec moi, d’accord ? Je connais mes limites. Il suffit que je dorme<br />

pr<strong>of</strong>ondément deux heures d’affilée <strong>pour</strong> être en pleine forme.<br />

Mère-poule ? Il l’avait traitée de « mère poule » ?<br />

— Je n’en ai que <strong>pour</strong> <strong>une</strong> minute, dit-elle avant de bondir hors de la voiture.<br />

Lorsqu’elle revint avec Caramel, David s’était de nouveau réfugié dans les bras de Morphée. Le<br />

chien, pas déconcerté de découvrir un inconnu <strong>à</strong> sa place, poussa un bref aboiement comme <strong>pour</strong><br />

s’excuser puis, sans plus de cérémonie, sauta sur les genoux de David.<br />

Lequel se réveilla aussitôt.<br />

— Bon sang, qu’est-ce que… ? s’écria-t-il en tentant de repousser le labrador qui s’arc-boutait,<br />

bien déterminé <strong>à</strong> ne pas bouger.<br />

— David, je vous présente Caramel, dit Olivia en réprimant un fou rire. Caramel, voici David.<br />

Saisissant son chien par le collier, elle essaya de le faire descendre des genoux de David, mais de<br />

toute évidence Caramel ne l’entendait pas de cette oreille.<br />

L’air encore abasourdi, David prit le labrador dans ses bras puis se releva <strong>à</strong> moitié <strong>pour</strong><br />

s’agenouiller sur son siège et déposer l’animal <strong>à</strong> l’arrière.<br />

— Reste ici ! ordonna-t-il.<br />

A son grand étonnement, Olivia vit Caramel, qui ne lui obéissait qu’après maintes cajoleries, cligner<br />

des yeux et se coucher docilement.<br />

— Comment avez-vous réussi ce tour de force ? s’écria-t-elle.<br />

— Les chiens ont besoin d’<strong>une</strong> main ferme, comme…<br />

Oh non, il n’allait tout de même pas dire « comme les femmes ou les enfants » ?<br />

— … Les chevaux, conclut-il avec un sourire espiègle.<br />

Comme elle s’installait au volant, il étouffa un bâillement.<br />

— Je crois que je vais de nouveau piquer un petit somme, si cela ne vous ennuie pas ?<br />

— Non, bien sûr.<br />

Sitôt qu’elle s’arrêta devant chez elle, Caramel bondit hors de la Coccinelle. David rouvrit les yeux<br />

et regarda autour de lui d’un air ahuri.<br />

— Où voulez-vous que je vous dépose ? s’enquit-elle.<br />

— Ici, ce sera parfait.<br />

— Vous ne voulez pas que je vous reconduise jusque chez vous ? Vous paraissez avoir besoin d’<strong>une</strong><br />

bonne nuit de sommeil.<br />

Il dissimula un nouveau bâillement derrière son poing.<br />

— C’est vrai. Le seul problème, c’est que les gens qui m’hébergent, un ami et sa femme, ont <strong>une</strong>


petite fille de quelques mois. Mon Dieu ! J’ignorais qu’un être aussi minuscule puisse faire autant de<br />

bruit. Et je vais devoir supporter ses cris jusqu’<strong>à</strong> ce que mon appartement se libère, c’est-<strong>à</strong>-dire<br />

malheureusement pendant encore trois semaines… Les bébés arrêtent-ils de pleurer quand ils<br />

grandissent ?<br />

— Oui, au fur et <strong>à</strong> mesure, d’après ce que je sais. Même si je n’en ai pas encore eu l’expérience<br />

moi-même.<br />

David s’étira langoureusement puis ouvrit la portière.<br />

— Merci de m’avoir raccompagné jusqu’ici. Je vais courir le reste du trajet. Au moins, cela me<br />

tiendra éveillé, et avec un peu de chance le cher ange sera endormi quand j’arriverai. Mais je mangerais<br />

bien quelque chose d’abord. Vous ne connaîtriez pas un restaurant sympa sur le chemin ?<br />

Elle hésita.<br />

Elle n’avait auc<strong>une</strong> envie de passer plus de temps que nécessaire en compagnie de cet homme, mais<br />

il était clair qu’il était épuisé et affamé. C’était un confrère, et il avait besoin de reprendre des forces —<br />

tout comme elle. Alors, peu importe l’effet qu’il produisait sur elle.<br />

— J’avais prévu de dîner chez un traiteur qui se trouve <strong>à</strong> quelques rues d’ici. Si vous vous joigniez<br />

<strong>à</strong> moi ? Ensuite, je vous reconduirai chez vous.<br />

— Personne ne vous attend ? demanda David avec <strong>une</strong> perplexité évidente.<br />

Visiblement intrigué, il la dévisageait d’un air scrutateur, comme s’il allait la mettre sur la sellette.<br />

Elle se mordit la lèvre.<br />

Elle ne supportait pas de parler de la mort de Richard ni de la façon dont elle était tombée enceinte,<br />

aussi était-elle devenue experte <strong>pour</strong> esquiver la curiosité des gens.<br />

Bien déterminée <strong>à</strong> ne pas se laisser interroger, elle le fixa droit dans les yeux.<br />

— Non, plus maintenant.<br />

Presque imperceptiblement, David cilla comme s’il avait lu dans ses pensées, et aussitôt lui décocha<br />

son habituel sourire nonchalant.<br />

— Votre traiteur sert des steaks ? Je rêve d’un gros chateaubriand.<br />

Bien entendu, il était le genre d’homme <strong>à</strong> aimer la viande de bœuf. Rien d’étonnant <strong>à</strong> cela.<br />

— Non, mais ils préparent d’excellentes tourtes au poulet.<br />

Pendant le dîner, tourte au poulet <strong>pour</strong> lui, salade composée <strong>pour</strong> elle, avec Caramel endormi <strong>à</strong> leurs<br />

pieds, ils discutèrent de l’état de Mark. David avait bon espoir que le je<strong>une</strong> homme se remette<br />

complètement.<br />

Pour finir, il s’adossa <strong>à</strong> son siège.<br />

— <strong>Un</strong> café ?<br />

— <strong>Un</strong>e tisane, <strong>pour</strong> moi.<br />

— <strong>Un</strong>e tisane ? Les Californiens et la diététique ! Ils ne savent pas ce qu’ils perdent !<br />

Il fit signe <strong>à</strong> la serveuse qui était aux petits soins <strong>pour</strong> eux depuis leur arrivée — la même qui<br />

d’habitude avait besoin d’être rappelée <strong>à</strong> l’ordre <strong>à</strong> plusieurs reprises avant de daigner prendre sa<br />

commande, constata Olivia avec agacement.<br />

Comme de juste, la je<strong>une</strong> femme leur apporta aussitôt leurs boissons.<br />

— Rien d’autre ? s’enquit-elle, gratifiant David d’un sourire enjôleur.<br />

— Non, merci.<br />

— Alors, <strong>pour</strong>quoi avoir quitté New York si vous aimez autant les steaks bien épais ? demanda<br />

Olivia avec curiosité, dès que la je<strong>une</strong> femme se fut éloignée.<br />

— A cause du poste qu’on me proposait. J’aurais dû attendre encore un an <strong>pour</strong> qu’<strong>une</strong> place de<br />

consultant se libère <strong>à</strong> New York.<br />

— C’est la première fois que vous occupez cette fonction ?<br />

C’était surprenant, il manifestait <strong>une</strong> telle assurance quand il s’occupait des patients !


— Oui. Alors j’ai sauté sur l’occasion d’exercer ici et de pr<strong>of</strong>iter ainsi du soleil de San Francisco<br />

pendant un an.<br />

Comme il avalait <strong>une</strong> gorgée de son café d’un air satisfait, elle ne put s’empêcher de contempler ses<br />

longs doigts fins. Et pendant <strong>une</strong> fraction de seconde, elle se plut <strong>à</strong> les imaginer caressant sa peau…<br />

Avant de se raidir, horrifiée.<br />

A quoi songeait-elle ?<br />

Se ressaisissant, elle s’efforça de se concentrer sur ce que disait David.<br />

— Vous non plus, vous n’êtes pas de la région, n’est-ce pas ? A mon avis, vous êtes originaire<br />

d’Angleterre. Qu’est-ce qui vous a amenée aux Etats-<strong>Un</strong>is ?<br />

Encore troublée par son bref fantasme, elle changea de position sur sa chaise.<br />

— Si je comprends bien, j’ai toujours l’accent anglais ? Pourtant je vis aux U.S.A. depuis des<br />

années. Mes parents sont venus de Londres lorsque j’étais encore petite, ils se sont installés <strong>à</strong> Boston.<br />

C’est d’ailleurs dans cette ville que j’ai suivi mes études de médecine.<br />

— <strong>Un</strong> bon choix. Ils possèdent certains des meilleurs centres hospitaliers universitaires. Et ensuite,<br />

vous avez déménagé vers l’Ouest ?<br />

— Oui, répondit-elle en faisant mine de consulter sa montre. Il est tard, il vaut mieux que je rentre.<br />

Caramel doit avoir l’estomac dans les talons — enfin si on peut dire…<br />

D’ailleurs la nuit était tombée, ils étaient les derniers clients, et la serveuse qui avait baissé la<br />

lumière commençait <strong>à</strong> ranger ostensiblement la salle <strong>pour</strong> signifier qu’elle souhaitait fermer le restaurant.<br />

David se pencha en avant. Ses yeux, dans lesquels toute trace de fatigue avait soudain complètement<br />

disparu, retinrent les siens captifs.<br />

— Je suis sûr que cela ne le dérangera pas d’attendre encore cinq minutes. Que s’est-il passé après<br />

la fac de médecine ?<br />

— C’est <strong>une</strong> longue histoire.<br />

— Je ne suis pas pressé, et j’aimerais l’entendre.<br />

Intriguée par son insistance, elle haussa les sourcils.<br />

— Vous n’essayeriez pas plutôt de gagner du temps <strong>pour</strong> reculer le moment de rentrer chez vos amis<br />

et d’affronter les cris du bébé ?<br />

— Si, un peu, admit-il sans auc<strong>une</strong> honte.<br />

Comme elle feignait de s’en <strong>of</strong>fusquer, il esquissa un sourire de guingois.<br />

— Mais si vous ne désirez pas me la raconter, ce n’est pas grave.<br />

Indécise, elle étudia l’homme assis en face d’elle.<br />

Etait-il sérieux ? Son histoire l’intéresserait-elle vraiment ? D’un autre côté, elle éprouvait <strong>une</strong><br />

étrange tentation de se confier <strong>à</strong> lui. Peut-être <strong>à</strong> cause du regard intense qu’il fixait sur elle, comme si elle<br />

était la femme la plus fascinante qu’il ait jamais rencontrée.<br />

S’accoudant sur la table, elle se lança.<br />

— J’ai connu Richard sur les bancs de l’université. Nous nous sommes fréquentés durant quelques<br />

années avant de nous marier. C’était pendant mon internat. Comme vous vous en doutez, j’avais alors des<br />

horaires infernaux. Richard, qui avait été engagé par <strong>une</strong> importante société, grimpait quant <strong>à</strong> lui<br />

rapidement les échelons, et son emploi du temps était aussi chargé que le mien. Nous ne nous voyions<br />

donc pas beaucoup, mais nous étions heureux. Puis il a été nommé directeur général de son entreprise, et<br />

nous avons emménagé <strong>à</strong> San Francisco…<br />

Elle s’interrompit quelques secondes afin de rassembler ses idées.<br />

— Nous venions de décider d’avoir un enfant, quand Richard a commencé <strong>à</strong> souffrir de migraines.<br />

Au début, nous les avons mises sur le compte du stress, car il n’arrêtait pas <strong>une</strong> minute, mais au fur et <strong>à</strong><br />

mesure, elles ont empiré.<br />

La tête légèrement inclinée, David la dévisageait. Malgré son épuisement manifeste, il l’écoutait


avec <strong>une</strong> attention extrême. <strong>Un</strong>e intense concentration qui devait lui être très utile lorsqu’il opérait. Il était<br />

clair qu’il avait déj<strong>à</strong> deviné où elle voulait en venir, <strong>pour</strong>tant il se taisait.<br />

Cette intuition, qu’elle avait déj<strong>à</strong> remarquée chez lui, la concernant, la déconcertait.<br />

— Finalement, j’ai réussi <strong>à</strong> le convaincre de voir quelqu’un, <strong>pour</strong>suivit-elle. Vous pouvez imaginer<br />

le nombre d’examens qu’il a dû subir avant que nous obtenions les résultats…<br />

Elle sentit sa gorge se serrer en se rappelant la compassion dans les yeux du spécialiste lorsque<br />

celui-ci leur avait communiqué son diagnostic.<br />

— C’était <strong>une</strong> tumeur au cerveau, conclut-elle brièvement.<br />

Dans sa mémoire resterait <strong>à</strong> jamais gravée l’expression de Richard, trahissant l’incompréhension,<br />

puis l’incrédulité.<br />

David posa sur elle un regard plein de sollicitude.<br />

— Je suis vraiment désolé…<br />

— <strong>Un</strong>e tumeur de grade IV, donc particulièrement agressive. Richard avait <strong>une</strong> espérance de vie<br />

d’un an, de deux tout au plus. J’en avais conscience, et j’aurais préféré le lui cacher, mais il était le genre<br />

d’homme qui a besoin de savoir exactement ce qu’il doit affronter, et il a réussi <strong>à</strong> me tirer les vers du nez.<br />

De même, alors que je ne voulais pas donner suite <strong>à</strong> notre projet d’avoir un enfant, afin que nous<br />

puissions concentrer toute notre énergie sur lui, il s’est résolu <strong>à</strong> stocker son sperme. Même s’il voulait se<br />

persuader qu’il vaincrait le cancer, il savait que la chimio le rendrait stérile. Nous nous sommes donc<br />

adressés <strong>à</strong> <strong>une</strong> banque de sperme avant qu’il commence le traitement.<br />

Elle eut un sourire amer.<br />

Bien que plus de quatre ans se soient écoulés depuis, elle avait l’impression que cela s’était passé<br />

hier.<br />

Se détournant, elle regarda par la fenêtre.<br />

— Ce fut <strong>une</strong> période sombre et difficile. D’autant plus que Richard n’avait rien d’un patient<br />

modèle… Et puis, contre toute attente, il est entré en rémission. La chimio avait réduit le volume de la<br />

tumeur, et il se sentait assez rétabli <strong>pour</strong> retourner au bureau. J’ai moi-même repris mon travail, mais il<br />

voulait <strong>à</strong> tout prix que nous essayions d’avoir un bébé. A mon avis, il se doutait que c’était notre seule<br />

chance d’avoir un enfant ensemble. Alors nous avons eu recours <strong>à</strong> la F.I.V., avec tout son protocole<br />

contraignant. La première tentative d’implantation n’a pas marché. Puis Richard étant de nouveau tombé<br />

malade, nous avons annulé le second rendez-vous… Il est mort six mois plus tard, ajouta-t-elle dans un<br />

souffle. C’était il y a trois ans.<br />

Le regard de David se voila.<br />

Mais elle était trop plongée dans son histoire <strong>pour</strong> s’interrompre maintenant.<br />

— Il y a quelques mois, j’ai décidé qu’il était temps de prendre un nouveau départ. Je n’avais pas<br />

envie d’attendre mes quarante ans <strong>pour</strong> avoir un enfant, alors je me suis rendue au centre de procréation<br />

assistée <strong>pour</strong> <strong>une</strong> autre tentative.<br />

Elle s’efforçait de garder un ton neutre comme si elle parlait de quelqu’un d’autre et non d’ellemême.<br />

Il n’était pas question qu’elle avoue, <strong>à</strong> quelqu’un qui, après tout, n’était qu’un inconnu, sa solitude<br />

depuis la disparition de Richard, ni son amère déception lorsque son premier essai <strong>pour</strong> devenir enceinte<br />

avait échoué. Tout comme elle ne se sentait pas prête <strong>à</strong> confier sa peur d’un nouvel insuccès, ni son<br />

besoin lancinant de tenir enfin son bébé dans ses bras.<br />

Sauf qu’elle n’avait pas l’impression que David soit un étranger. Néanmoins, elle lui en avait déj<strong>à</strong><br />

trop dit.<br />

— A présent, me voil<strong>à</strong> enceinte de dix-neuf semaines, conclut-elle.<br />

— Et vous comptez élever votre bébé toute seule ?<br />

— Pourquoi pas ? Des milliers de femmes le font.<br />

— Je ne vous envie pas. La petite Susan, la fille de mon ami Simon, a beau ne peser encore que


quelques kilos, elle fait indubitablement la loi chez lui.<br />

Gênée de s’être autant épanchée, Olivia saisit la balle au bond <strong>pour</strong> détourner la conversation sur<br />

lui.<br />

— Si je comprends bien, vous n’avez pas d’enfants ?<br />

— Oh non, Dieu merci !<br />

Il avait l’air si consterné qu’elle réprima un sourire.<br />

— Les enfants et moi ne sommes pas vraiment en harmonie, reprit-il. Et si jamais j’avais eu encore<br />

un doute l<strong>à</strong>-dessus, après quinze jours chez Simon et Kate, j’en suis convaincu.<br />

— Mais vous devez avoir des enfants comme patients ?<br />

— Cela n’a rien <strong>à</strong> voir. Ce ne sont pas les miens. Je n’ai pas <strong>à</strong> supporter leurs cris et leurs<br />

exigences continuelles. Comprenez-moi bien, Susan est adorable, mais je suis soulagé de ne pas devoir<br />

m’en occuper.<br />

— Peut-être changerez-vous d’avis le jour où vous rencontrerez votre âme sœur ?<br />

— Pourquoi la plupart des femmes jugent-elles qu’<strong>une</strong> personne est anormale si elle ne désire pas<br />

fonder de famille ? lança-t-il avec <strong>une</strong> perplexité évidente, en sortant son portefeuille.<br />

Comme elle s’apprêtait <strong>à</strong> l’imiter, il l’en empêcha d’un geste.<br />

— C’est moi qui vous invite, Olivia. Vous avez été assez gentille <strong>pour</strong> me reconduire près de chez<br />

moi, alors c’est le moins que je puisse faire <strong>pour</strong> vous remercier. Mais pardonnez-moi d’écourter ce<br />

dîner. Si je ne vais pas me coucher tout de suite, je risque de m’endormir sur cette chaise.<br />

— Dans ce cas, je vous raccompagne… Et je peux aussi venir vous chercher demain matin si vous<br />

voulez.<br />

Il lui adressa un sourire plein de reconnaissance.<br />

— Je ne refuse pas. Mais inutile de passer me prendre, je vous rejoindrai chez vous.


3.<br />

David entra <strong>à</strong> pas de loup dans l’appartement de Simon et constata avec soulagement qu’un<br />

bienheureux silence y régnait. Pour <strong>une</strong> fois, Susan semblait dormir !<br />

Kate lui avait laissé un mot un peu sec sur la table de la cuisine <strong>pour</strong> l’avertir qu’<strong>une</strong> certaine<br />

Melissa l’avait appelé plusieurs fois.<br />

Il froissa la feuille de papier avec irritation.<br />

Même si cette dernière n’en était pas encore informée, leur brève liaison était terminée. Dès qu’<strong>une</strong><br />

de ses conquêtes commençait <strong>à</strong> avoir des exigences excessives, il n’avait plus qu’<strong>une</strong> envie : prendre la<br />

poudre d’escampette.<br />

Ouvrant le réfrigérateur, il se servit <strong>une</strong> bière glacée.<br />

Sans savoir <strong>pour</strong>quoi, il était certain qu’Olivia n’était pas du genre <strong>à</strong> s’accrocher <strong>à</strong> un homme. Elle<br />

était trop fière, trop indépendante en dépit — ou peut-être <strong>à</strong> cause — des épreuves qu’elle avait<br />

traversées. De toute évidence, elle savait rebondir. Dans d’autres circonstances, il aurait cherché <strong>à</strong> la<br />

séduire. Il aimait son intelligence, son charme et, le plus important <strong>à</strong> ses yeux, son indépendance.<br />

Toutefois, bien sûr, il était exclu qu’il ait <strong>une</strong> liaison avec elle. Non seulement elle était veuve, mais<br />

enceinte. Pour lui, elle était hors d’atteinte. Dommage…<br />

Il se glissa avec délice sous sa couette.<br />

Dormir, enfin ! Il devait être de nouveau d’attaque dans moins de six heures, alors il avait intérêt <strong>à</strong><br />

pr<strong>of</strong>iter de chaque minute de sommeil.<br />

Mais juste au moment où il allait sombrer, un glapissement évoquant <strong>une</strong> armée de Banshees — ces<br />

êtres légendaires du folklore irlandais qui annoncent toujours <strong>une</strong> catastrophe —, le fit se dresser droit<br />

comme un i dans son lit.<br />

Grands dieux, qu’est-ce que c’était ?<br />

De nouveaux cris perçants déchirèrent le silence, et il reconnut ceux du bébé mécontent.<br />

En définitive, il aurait presque préféré que des banshees aient envahi l’appartement. Au moins il<br />

aurait pu les chasser !<br />

D’un coup de poing, il aplatit son oreiller <strong>pour</strong> se le plaquer sur la tête. Il était si épuisé que même<br />

ce tapage ne parviendrait pas <strong>à</strong> le tenir éveillé.<br />

En effet, ce ne furent pas les hurlements de Susan qui assaillirent ses pensées et l’empêchèrent de<br />

dormir, mais le souvenir d’<strong>une</strong> ravissante femme blonde au sourire malicieux et au regard résolu.<br />

* * *<br />

Olivia rêvait qu’elle était allongée sur la plage et qu’elle avait toute <strong>une</strong> belle journée ensoleillée


devant elle, quand le carillon de l’entrée la réveilla en sursaut.<br />

Déconcertée, elle jeta un coup d’œil sur son réveil.<br />

6 heures. De qui pouvait-il s’agir ? <strong>Un</strong>e visite <strong>à</strong> cette heure matinale, c’était généralement mauvais<br />

signe.<br />

En se précipitant vers le vestibule, alarmée, Caramel sur les talons, elle envisagea toutes les<br />

possibilités : son père était <strong>à</strong> Boston et devait sûrement encore dormir, sa meilleure amie se trouvait au<br />

Pays de Galles…<br />

Elle ouvrit la porte et découvrit David appuyé au chambranle, l’air exténué.<br />

— Ah ! vous êtes debout, dit-il en lui mettant d’autorité un gobelet en carton dans la main, avant de<br />

se pencher <strong>pour</strong> gratter un Caramel ravi derrière les oreilles.<br />

Elle le fixa bouche bée alors qu’il passait devant elle sans attendre qu’elle l’y invite. S’affalant sur<br />

le canapé en cuir, il ôta ses chaussures et posa ses pieds sur la table basse.<br />

— Vous avez <strong>une</strong> idée de l’heure qu’il est ? bredouilla-t-elle, suffoquée.<br />

— Juste 6 heures. J’ai compté presque chaque fichue minute depuis 4 heures, ce matin. Susan, cette<br />

adorable petite fée aussi mignonne qu’un bouton de rose, mais aussi bruyante qu’<strong>une</strong> banshee, n’a pas<br />

fermé l’œil de la nuit, et de ce fait moi non plus. D’après sa mère, elle perce ses dents.<br />

— Quand je vous ai proposé hier de vous conduire <strong>à</strong> l’hôpital, je pensais que vous viendriez <strong>à</strong> <strong>une</strong><br />

heure décente. D’ailleurs, il me semble me rappeler que nous avions convenu de nous <strong>retrouver</strong> <strong>à</strong> 7 h 30.<br />

Sans manifester le moindre repentir ni la plus petite gêne, David s’adossa contre le coussin, les<br />

mains derrière la tête, et étendit ses jambes devant lui. Au moins Caramel eut la bonne grâce de prendre<br />

un air coupable lorsqu’il monta sur le divan <strong>pour</strong> se pelotonner contre lui.<br />

— Ne vous occupez pas de moi, dit David. Cela ne m’ennuie pas d’attendre que vous soyez prête <strong>à</strong><br />

partir… A propos, jolie tenue, ajouta-t-il en haussant un sourcil amusé.<br />

Baissant les yeux, elle crut mourir de honte en constatant que le léger débardeur qu’elle portait avec<br />

son pyjama-short était transparent et ne cachait rien de sa poitrine. Le coup de sonnette <strong>à</strong> sa porte l’avait<br />

tellement désorientée que, pressée de répondre, elle en avait oublié d’enfiler un peignoir.<br />

Furieuse, elle s’apprêtait <strong>à</strong> empoigner David par le bras <strong>pour</strong> l’expulser de chez elle, quand elle<br />

remarqua que sa respiration était devenue plus lente et plus pr<strong>of</strong>onde.<br />

A pas feutrés, elle s’approcha de lui.<br />

Il dormait <strong>à</strong> poings fermés !<br />

C’était bien joli de sa part de « l’autoriser » <strong>à</strong> retourner se coucher jusqu’<strong>à</strong> 7 heures, mais <strong>une</strong> fois<br />

qu’elle était debout, il lui était impossible de se rendormir.<br />

Pourquoi, Oh ! <strong>pour</strong>quoi s’était-elle arrêtée afin de lui proposer son aide, la veille ? Il semblait<br />

avoir interprété son <strong>of</strong>fre comme <strong>une</strong> autorisation <strong>à</strong> s’immiscer dans sa vie. Etait-il si habitué <strong>à</strong> ce que les<br />

femmes se pâment d’admiration devant lui qu’il ne lui venait pas <strong>à</strong> l’esprit que sa conduite était<br />

déplacée ? Ou avait-il tout simplement l’esprit dérangé ? Peut-être avait-il été renvoyé de sa place <strong>à</strong> New<br />

York <strong>à</strong> cause de son comportement irrationnel ? Peut-être la réputation de la Californie de mieux accepter<br />

les originaux l’avait-il poussé <strong>à</strong> postuler un emploi <strong>à</strong> San Francisco ?<br />

Toujours irritée, elle but <strong>une</strong> gorgée de la boisson qu’il lui avait apportée.<br />

<strong>Un</strong>e tisane de framboise…<br />

C’était délicieux, mais s’il croyait qu’il allait l’amadouer avec <strong>une</strong> infusion, il serait déçu !<br />

Avec raideur, elle se rendit dans le bureau, alluma l’ordinateur et entra le nom de David dans le<br />

moteur de recherche.<br />

Immédiatement, plusieurs résultats s’inscrivirent sur l’écran, <strong>pour</strong> la plupart des articles dans JAMA<br />

où son nom était cité.<br />

Ainsi, il était vraiment un neurochirurgien estimé. Rien ne permettait de penser qu’il avait été<br />

critiqué <strong>pour</strong> des agissements excentriques.


Mais quelques lignes plus bas, un entrefilet capta son attention. On y voyait <strong>une</strong> photographie de<br />

David, un bras sur les épaules d’<strong>une</strong> ravissante br<strong>une</strong>tte. Cependant, ce fut moins le cliché qui la surprit<br />

que la légende :<br />

Le Dr David Stuart, héritier de la fort<strong>une</strong> des Stuart, pris devant le night-club 40/40.<br />

David, l’héritier d’<strong>une</strong> des familles les plus riches des Etats-<strong>Un</strong>is ?<br />

Elle cliqua sur le retour arrière <strong>pour</strong> effacer le lien, de peur que David ne se réveille et découvre<br />

qu’elle se mêlait de sa vie privée.<br />

Mais <strong>pour</strong>quoi l’héritier des Stuart utilisait-il un vélo <strong>pour</strong> se rendre <strong>à</strong> son travail ? Et surtout<br />

<strong>pour</strong>quoi un homme qui pouvait sans doute se permettre d’acheter un hôtel, et donc <strong>à</strong> plus forte raison de<br />

s’<strong>of</strong>frir <strong>une</strong> chambre <strong>pour</strong> trois semaines, restait-il chez ses amis où les hurlements du bébé l’empêchaient<br />

de dormir ?<br />

* * *<br />

A 7 heures, Olivia était douchée, habillée et avait emmené le traître Caramel se promener. Ne<br />

supportant pas de demeurer désœuvrée, elle décida ensuite de préparer des pancakes. Elle laissa<br />

échapper un cri de surprise quand <strong>une</strong> voix souffla <strong>à</strong> son oreille :<br />

— Mmmh… Quelle odeur délicieuse !<br />

Lorsqu’elle pivota, elle se retrouva presque prise au piège des bras de David.<br />

— Et les pancakes sentent drôlement bon aussi, ajouta-t-il.<br />

— Si vous voulez bien vous installer dans la salle <strong>à</strong> manger, suggéra-t-elle en lui indiquant la pièce<br />

contiguë, je vous en apporterai <strong>une</strong> assiette.<br />

— Pourquoi pas ici ? rétorqua-t-il en s’asseyant <strong>à</strong> la table, derrière elle.<br />

Oui, c’est vrai, <strong>pour</strong>quoi pas ? Si ce n’est que soudain, la cuisine lui semblait trop petite, trop<br />

intime.<br />

— A quelle heure devez-vous être au travail ?<br />

— On ne m’attend pas avant 8 heures. Et vous ?<br />

— En fait, j’ai un jour de congé, mais j’ai certaines choses <strong>à</strong> régler d’abord <strong>à</strong> l’hôpital. Ensuite, je<br />

<strong>pour</strong>rai me détendre et pr<strong>of</strong>iter du reste de la journée, expliqua-t-elle sur un ton plein de sous-entendus.<br />

— Désolé. Je suppose que vous vouliez dormir un peu plus longtemps. Je suis sorti marcher <strong>pour</strong><br />

échapper aux cris de Susan, et je me suis retrouvé par hasard devant chez vous. Lorsque j’ai aperçu de la<br />

lumière, j’ai cru que vous étiez réveillée.<br />

— Je laisse toujours <strong>une</strong> lampe allumée <strong>pour</strong> Caramel. Il déteste l’obscurité.<br />

— Je peux très bien aller <strong>à</strong> l’hôpital en courant.<br />

— Autant que je vous y conduise, maintenant que je suis levée, dit-elle en tendant <strong>à</strong> David deux<br />

pancakes dans <strong>une</strong> assiette.<br />

Comme il haussait les sourcils d’un air faussement consterné devant ce rationnement, elle ouvrit un<br />

paquet de pain de mie et en glissa plusieurs tranches dans le toaster.<br />

— Sérieusement, cela ne me gêne pas d’y aller au pas de course, dit-il. Je me doucherai <strong>à</strong> l’hôpital<br />

en arrivant.<br />

— Je vous emmène, répliqua-t-elle avec fermeté. A part de la paperasserie en souffrance dont je<br />

dois me débarrasser, je n’ai rien d’autre <strong>à</strong> faire. Qui plus est, j’aimerais voir comment se remet Mark. Je<br />

vous accompagnerai dans sa chambre, puis je vous laisserai tranquille.<br />

David commença <strong>à</strong> manger son petit déje<strong>une</strong>r avec <strong>une</strong> délectation évidente.


— D’accord, marché conclu !<br />

* * *<br />

Contre toute attente, le service de neurologie était calme.<br />

Chaque fois qu’Olivia y était montée jusqu’<strong>à</strong> présent, <strong>pour</strong> rendre visite <strong>à</strong> des patients, il n’y avait<br />

plus un lit de libre, mais aujourd’hui plus de la moitié des chambres étaient vides.<br />

Comme David et elle se dirigeaient vers celle de Mark, elle surprit quelques sourires narquois et<br />

quelques échanges de regards entendus parmi le personnel.<br />

Génial ! Il ne lui était pas venu <strong>à</strong> l’esprit qu’ils puissent prêter le flanc aux commérages en arrivant<br />

ensemble <strong>à</strong> cette heure matinale.<br />

Pendant quelques secondes, elle envisagea de se rendre dans le bureau des <strong>infirmière</strong>s <strong>pour</strong> mettre<br />

les choses au clair, mais elle y renonça aussitôt. Elle se moquait de ce que les autres pensaient — elle<br />

avait sa conscience <strong>pour</strong> elle. Si quelqu’un devait se soucier des rumeurs, c’était David.<br />

Mark était toujours sous sédation, mais il répondait bien aux stimuli, aussi David ordonna-t-il de<br />

diminuer les doses de tranquillisant.<br />

Dans la chambre en face de celle de Mark, elle remarqua <strong>une</strong> petite fille assise sur son lit avec un<br />

bandage sur les yeux, et personne <strong>à</strong> son chevet. Elle sentit son cœur se serrer devant l’immobilité de<br />

l’enfant et la façon dont elle penchait la tête comme <strong>pour</strong> guetter des pas familiers.<br />

Peut-être ses parents étaient-ils sortis prendre l’air ?<br />

Elle laissa David écrire quelques commentaires dans le dossier de Mark et s’approcha de la je<strong>une</strong><br />

patiente en prenant soin de trahir sa présence <strong>pour</strong> ne pas l’effrayer.<br />

— Bonjour. Je suis le Dr Simpson. Comment t’appelles-tu ?<br />

La fillette tourna légèrement la tête vers elle en s’orientant grâce <strong>à</strong> sa voix.<br />

— Sunny. Tu veux m’examiner ?<br />

Son ton trahissait sa résignation devant les visites incessantes des médecins et des <strong>infirmière</strong>s.<br />

— Non, ma puce. J’ai juste vu que ton nounours était tombé par terre, expliqua Olivia en se penchant<br />

<strong>pour</strong> ramasser la peluche et la lui placer entre les mains.<br />

— Je me demandais où il était passé. Il aime pas être ici. Il essaie toujours de s’échapper, même si<br />

je lui ai dit qu’il fallait qu’on reste encore un peu.<br />

Olivia perçut un mouvement derrière elle alors que David la rejoignait.<br />

— Salut, petite fée, dit-il. Comment va ta tête ?<br />

— C’est toi, David ? s’enquit Sunny d’un air ravi. Je savais que tu viendrais me voir en premier.<br />

Les <strong>infirmière</strong>s m’ont pas crue quand je leur ai dit que tu me l’avais promis.<br />

« David » ? Il autorisait ses patients <strong>à</strong> l’appeler par son prénom ? Olivia sentit tous ses doutes<br />

resurgir.<br />

— Je tiens toujours mes promesses, Sunny, assura-t-il. J’aurais été l<strong>à</strong> plus tôt, mais…<br />

Il jeta un coup d’œil vers Olivia avant de <strong>pour</strong>suivre :<br />

— Tu sais comment c’est.<br />

La fillette gloussa.<br />

— Tu vas continuer <strong>à</strong> me lire le conte ?<br />

— Bien sûr. Mais en évitant les passages angoissants, cette fois. Ce que nous avons lu hier m’a<br />

empêché de bien dormir cette nuit. Et toi ? Comment as-tu dormi ?<br />

— Pas très bien.<br />

— A cause de l’histoire, ou parce que ta tête te faisait mal ?<br />

Sunny esquissa <strong>une</strong> moue timide.<br />

— Ma tête.


— Peux-tu me montrer où tu avais mal avec ton doigt ? Et puis, rappelle-moi où nous nous sommes<br />

arrêtés. J’ai <strong>une</strong> très mauvaise mémoire. En étions-nous au moment où Gruffalo se perd ?<br />

— Mais non, t’es bête ! On en était beaucoup plus loin.<br />

<strong>Un</strong> sourire aux lèvres, Olivia recula discrètement d’un pas.<br />

Elle avait compris ce que faisait David : il procédait <strong>à</strong> <strong>une</strong> évaluation neurologique de la fillette<br />

sous le couvert d’<strong>une</strong> discussion avec elle. Il avait beau prétendre ne pas aimer les enfants, il savait très<br />

bien s’y prendre avec eux, au contraire.<br />

De quoi souffrait Sunny ?<br />

Elle les observa un moment. Après avoir envisagé plusieurs diagnostics possibles, elle finit par<br />

supposer qu’il s’agissait d’un médulloblastome. Cela expliquerait les migraines et l’évidente perte de<br />

vision.<br />

Dieu, que la nature pouvait être cruelle. Pourvu qu’elle se trompe ! <strong>Un</strong>e tumeur au cerveau chez<br />

quelqu’un de l’âge de Richard, c’était déj<strong>à</strong> difficile <strong>à</strong> accepter, mais chez un enfant ? Cela fendait le<br />

cœur.<br />

Soudain, elle eut l’impression que la pièce se refermait sur elle. Elle commençait <strong>à</strong> ressentir des<br />

élancements dans le crâne. Le service de neurologie ravivait de trop pénibles souvenirs.<br />

Alors qu’elle s’apprêtait <strong>à</strong> s’esquiver, les parents de Sunny entrèrent. Après avoir embrassé leur<br />

fille, ils se tournèrent vers David avec <strong>une</strong> lueur d’espoir dans le regard. David échangea quelques mots<br />

avec Sunny avant de les guider un peu plus loin dans le couloir.<br />

La personnalité de cet homme était bien plus complexe qu’elle ne le croyait, finalement.


4.<br />

— Pas question, Olivia ! Enlève-toi cette idée de l’esprit, dit Kelly en laissant tomber des dossiers<br />

sur le bureau.<br />

Prenant le premier sur la pile, elle appela <strong>une</strong> <strong>infirmière</strong>.<br />

— Peux-tu te charger du patient du box 3 ? Il faut qu’on lui enlève les points de suture qu’on lui a<br />

posés la semaine dernière. <strong>Un</strong>e fois que tu auras fini, essaie de trouver un lit <strong>pour</strong> Mme Lumsden. Elle<br />

attend depuis deux heures.<br />

— S’il te plaît, Kelly, insista Olivia. Tu adores Caramel.<br />

La surveillante se racla la gorge.<br />

— Oui, si je n’ai pas <strong>à</strong> m’en occuper. Ce chien n’en fait qu’<strong>à</strong> sa tête, je n’ai pas l’intention de<br />

l’accueillir de nouveau chez moi. La dernière fois m’a servi de leçon.<br />

— Il n’était encore qu’un chiot <strong>à</strong> l’époque, et il ne pensait pas <strong>à</strong> mal quand il a mâchonné les<br />

pantoufles de ton mari. Depuis, il s’est assagi.<br />

— La réponse est non. Trouve-toi <strong>une</strong> autre poire ou emmène-le avec toi.<br />

— Tu sais bien que je prends l’avion et que je ne veux pas qu’il voyage dans la soute. De toute<br />

façon, ce n’est que <strong>pour</strong> le week-end. Tu <strong>pour</strong>rais t’installer <strong>à</strong> la maison ? Tu as toujours dit que tu serais<br />

ravie d’avoir quelques jours de tranquillité.<br />

Kelly fronça les sourcils.<br />

— Ce n’est pas le problème. Mon principal souci, c’est que je ne passe pas assez de temps avec<br />

Jack.<br />

Jack était le mari de Kelly, et personne ne l’avait jamais rencontré. Le personnel en plaisantait<br />

souvent, prétendant qu’il n’existait pas.<br />

— Dans ce cas, amène Jack avec toi, suggéra Olivia. Vous <strong>pour</strong>rez pr<strong>of</strong>iter du jardin et du coucher<br />

de soleil sur le Pacifique, ajouta-t-elle en faisant glisser vers Kelly la boîte de doughnuts encore chauds<br />

qu’elle avait apportée <strong>pour</strong> arriver <strong>à</strong> ses fins.<br />

Comme la surveillante, attirée par l’odeur irrésistible, les couvait d’un regard gourmand, elle crut<br />

un bref instant avoir réussi <strong>à</strong> la convaincre, mais Kelly repoussa la boîte de l’autre côté du comptoir.<br />

— Désolée, mais c’est toujours non. Tu t’imaginais peut-être que tu <strong>pour</strong>rais m’amadouer avec<br />

quelques doughnuts ? Tu as oublié que j’étais au régime.<br />

Kelly suivait toujours un régime. Ou du moins était-ce ce qu’elle prétendait. Or, les doughnuts<br />

étaient son péché mignon. Olivia, <strong>à</strong> vrai dire, n’était pas très fière d’elle. Ses manœuvres <strong>pour</strong> la<br />

soudoyer étaient rien moins que subtiles.<br />

— De toute façon, j’aime ma maison, ajouta l’<strong>infirmière</strong> en chef. La tienne est superbe, mais elle<br />

manque de… d’intimité, non ? J’ai l’impression d’être perdue dans toutes ces pièces.


Sa voix s’adoucit alors qu’elle <strong>pour</strong>suivait :<br />

— Demande aux autres. Je suis certaine que tu trouveras quelqu’un qui sera ravi de te rendre ce<br />

service.<br />

— Quel service ? fit la voix de David, qu’Olivia n’avait pas entendu approcher.<br />

Bien qu’elle l’ait revu aux urgences, deux ou trois fois depuis le matin où il était venu chez elle, ils<br />

s’étaient rarement parlé, hormis <strong>à</strong> propos du programme de soins <strong>pour</strong> certains patients. En revanche, ils<br />

se tutoyaient en collègues qu’ils étaient devenus.<br />

— Le Dr Simpson cherche <strong>une</strong> personne <strong>pour</strong> loger chez elle en son absence et s’occuper de son<br />

labrador, expliqua Kelly. Je lui souhaite bonne chance, elle en aura besoin.<br />

David haussa les sourcils d’un air étonné.<br />

— Pour garder Caramel ? C’est <strong>pour</strong>tant <strong>une</strong> bonne pâte.<br />

— Vous le connaissez ? s’écria Kelly en vrillant son regard sur Olivia. Je l’ignorais. Depuis<br />

quand ?<br />

Kelly était un ange, mais elle adorait se tenir au courant des derniers potins — surtout s’ils<br />

concernaient le personnel.<br />

Eludant la question, Olivia s’empressa de donner des éclaircissements <strong>à</strong> David.<br />

— Je dois me rendre <strong>à</strong> Boston, ce week-end, <strong>pour</strong> voir mon père. Je ne peux pas emmener Caramel<br />

avec moi ni le mettre dans un chenil classique. La dernière fois lui a laissé trop de mauvais souvenirs.<br />

Elle avait acheté Caramel peu de temps après la mort de Richard. Il n’était alors âgé que d’un mois.<br />

Elle avait agi sous le coup d’<strong>une</strong> impulsion, <strong>à</strong> un moment où elle se sentait seule et perdue, sans réfléchir<br />

aux problèmes que cela lui poserait alors qu’elle travaillait toute la journée. En fait, elle avait craqué en<br />

découvrant chez l’éleveur le chiot chétif et rejeté d’<strong>une</strong> portée. <strong>Un</strong> seul regard de ses yeux noirs<br />

expressifs lui avait fait perdre tout sens pratique. A présent, malgré son comportement indiscipliné, elle<br />

ne pouvait imaginer vivre sans lui. La seule fois où elle l’avait confié <strong>à</strong> Kelly, il avait manifesté son<br />

angoisse en mâchouillant tout ce qui lui tombait sous la dent. Avant l’arrivée du bébé, elle allait devoir<br />

lui apprendre qu’elle n’était pas sa propriété exclusive et qu’il lui faudrait partager son attention.<br />

— Je peux m’en charger, proposa David. Quelques bonnes nuits de sommeil sans interruption, cela<br />

ne me ferait pas de mal.<br />

Cela semblait la solution idéale. Caramel appréciait David, lequel savait s’y prendre avec lui.<br />

— C’est uniquement <strong>pour</strong> le week-end, rappela-t-elle.<br />

— Parfait, répondit-il en bâillant. Deux jours, c’est juste ce qu’il me faut <strong>pour</strong> récupérer.<br />

<strong>Un</strong>e <strong>infirmière</strong> s’approcha <strong>pour</strong> demander quelque chose <strong>à</strong> Kelly.<br />

— D’accord, dit Olivia <strong>une</strong> fois que celles-ci se furent éloignées. Cela me dépanne vraiment.<br />

Pourquoi ne passerais-tu pas ce soir ? Je <strong>pour</strong>rais te faire visiter la maison <strong>pour</strong> que tu ne sois pas perdu.<br />

Le regard ardoise s’éclaira.<br />

— Ce soir ? Je ne suis pas censé apporter déj<strong>à</strong> mes affaires, je suppose ? Il faudrait <strong>pour</strong>tant que<br />

Caramel s’habitue <strong>à</strong> ma présence avant votre départ, remarqua-t-il avec un grand sourire.<br />

Pourquoi, au lieu de rester chez ses amis, ne s’installait-il pas <strong>à</strong> l’hôtel puisqu’il en avait les<br />

moyens ? Quant <strong>à</strong> passer <strong>une</strong> nuit sous le même toit que lui, elle n’était pas très enthousiaste.<br />

Mais, après tout, quel mal y aurait-il <strong>à</strong> l’héberger dès la veille ? La maison était si vaste qu’il était<br />

possible d’y vivre <strong>à</strong> deux sans pratiquement se croiser. En outre, il avait raison, ce serait moins stressant<br />

<strong>pour</strong> Caramel. Elle avait réservé <strong>une</strong> place sur l’avion de Boston en début d’après-midi, et <strong>pour</strong> le retour<br />

elle prendrait le dernier vol de dimanche. Comparées aux épreuves qu’elle avait traversées, quelques<br />

heures en compagnie de David Stuart ne devraient pas poser de problème.<br />

* * *


Fidèle <strong>à</strong> sa promesse, David arriva ce soir-l<strong>à</strong> avec un fourre-tout dans <strong>une</strong> main et un sac en papier<br />

dans l’autre.<br />

Olivia sentit son cœur se mettre <strong>à</strong> battre la chamade quand elle le découvrit sur le pas de sa porte en<br />

jean taille basse et T-shirt noir moulant. Depuis le décès de Richard, personne n’avait suscité de telles<br />

palpitations en elle.<br />

— Je t’ai préparé <strong>une</strong> chambre <strong>à</strong> l’étage, annonça-t-elle tandis que Caramel accueillait son nouvel<br />

ami en gambadant de joie.<br />

Elle ne précisa pas qu’elle avait délibérément opté <strong>pour</strong> la plus éloignée de la sienne. Elle aurait<br />

préféré mourir plutôt que de lui avouer l’effet qu’il avait sur ses sens. En plus, le moment n’était pas<br />

particulièrement idéal. Elle était enceinte, <strong>pour</strong> l’amour du ciel ! Et <strong>pour</strong>quoi avoir choisi de s’enticher<br />

d’un homme qui refusait de s’investir dans <strong>une</strong> relation stable ? <strong>Un</strong> homme content de lui-même et<br />

énigmatique ?<br />

— Caramel adore se promener, <strong>pour</strong>suivit-elle en espérant que David n’avait pas remarqué la<br />

chaleur qui lui était montée aux joues. Le chenil, qui le garde dans la journée, a un enclos où les chiens<br />

peuvent s’ébattre, mais il a besoin de se dégourdir les pattes plus longuement. Lorsque j’ai un jour de<br />

repos, je l’emmène se dépenser au moins trois fois : le matin, après le déje<strong>une</strong>r et le soir. Autant te<br />

prévenir, quand il est en laisse, il vaut mieux bien le tenir. Il est adorable mais pas franchement docile.<br />

— Pas de problème. Je vais courir deux fois par jour, alors je <strong>pour</strong>rais l’emmener avec moi. Cela<br />

l’aidera <strong>à</strong> se débarrasser de son trop-plein d’énergie.<br />

Caramel, qui avait posé ses pattes sur la poitrine de David, lui lécha le visage.<br />

— Assis ! ordonna David.<br />

Au grand étonnement d’Olivia, le labrador obéit aussitôt.<br />

— J’aime bien les bisous, mais il faut savoir mettre <strong>une</strong> limite, déclara David. Enfin… Avec les<br />

chiens.<br />

Comme il lui jetait un coup d’œil malicieux, elle se sentit rosir <strong>à</strong> son allusion limpide.<br />

— Tu as dîné ? s’enquit-elle <strong>pour</strong> changer de sujet.<br />

— J’ai pris quelques plats <strong>à</strong> emporter chez le traiteur chinois. Il y en a largement assez <strong>pour</strong> deux.<br />

— Désolée, mais pas <strong>pour</strong> moi. Même si j’adore la gastronomie chinoise, j’ai dû y renoncer <strong>à</strong> cause<br />

du bébé, dit-elle en posant <strong>une</strong> main sur son ventre rebondi. Installe-toi dans la cuisine pendant que je me<br />

prépare <strong>une</strong> salade.<br />

Curieusement, elle se sentait bien en compagnie de David. C’était comme si le dynamisme du<br />

neurochirurgien redonnait vie <strong>à</strong> la maison. Il attendit qu’elle se soit assise en face de lui <strong>pour</strong> commencer<br />

son repas.<br />

— Mmmh, c’est délicieux, murmura-t-il. Tu es sûre que tu n’en veux pas un peu ?<br />

Elle devait admettre qu’<strong>une</strong> odeur divine flottait dans la pièce depuis qu’il avait soulevé le<br />

couvercle de sa barquette. Il y avait si longtemps qu’elle suivait un régime sage, soudain elle eut envie de<br />

faire <strong>une</strong> folie.<br />

— Juste y goûter.<br />

Avec un sourire compréhensif, David piqua sa fourchette dans la barquette en aluminium, la tourna<br />

plusieurs fois sur elle-même et la ressortit avec <strong>une</strong> énorme quantité de nouilles enroulées autour.<br />

— Jamais je ne <strong>pour</strong>rai mettre tout ça dans ma bouche ! s’exclama-t-elle, horrifiée.<br />

— Bien sûr que si, fais-moi confiance, dit-il en se penchant vers elle. Ouvre grand !<br />

Même si elle se sentait ridicule, elle obtempéra.<br />

Le goût était aussi divin que le promettait l’odeur, mais <strong>une</strong> des pâtes s’échappa et glissa sur son<br />

menton.<br />

De sa main libre, David la cueillit doucement au vol et la lui glissa dans la bouche. Pendant<br />

quelques secondes qui semblèrent durer <strong>une</strong> éternité, il plongea son regard dans le sien. Ses yeux avaient


pris <strong>une</strong> nuance grise presque argentée et <strong>une</strong> expression interrogative.<br />

Cependant, quelle que soit sa question, elle n’était pas certaine de vouloir y répondre.<br />

Par chance, Caramel interrompit cet échange en posant <strong>une</strong> patte sur son genou <strong>pour</strong> réclamer son<br />

attention.<br />

La gorge nouée, elle s’essuya le menton avec sa serviette.<br />

— C’est l’heure de sa promenade, expliqua-t-elle <strong>à</strong> David sur un ton dégagé, comme si de rien<br />

n’était.<br />

Mais, <strong>à</strong> vrai dire, que s’était-il exactement passé entre eux ?<br />

— Installe-toi devant la télévision si tu veux. J’ai entendu dire qu’il y avait un match de base-ball<br />

avec les Giants de San Francisco.<br />

Pendant un bref instant, David parut déchiré.<br />

— Il vaut mieux que je t’accompagne.<br />

— Ne prends pas cette mine déconfite, dit-elle en souriant. Je vais l’enregistrer et tu <strong>pour</strong>ras le<br />

regarder <strong>à</strong> notre retour.<br />

* * *<br />

Comme toujours, le front de mer grouillait de marcheurs, de joggeurs, de patineurs en rollers et de<br />

cyclistes.<br />

L’atmosphère décontractée qui régnait <strong>à</strong> San Francisco était <strong>une</strong> des choses qu’Olivia appréciait le<br />

plus. Même le centre-ville était différent des autres agglomérations. A deux pas de chez elle, il y avait<br />

plusieurs parcs où on pouvait se promener au sein d’<strong>une</strong> nature reposante, et même <strong>une</strong> minuscule plage.<br />

— New York te manque ? s’enquit-elle avec curiosité auprès de David.<br />

— Pas du tout… Enfin, si, par certains côtés. J’aime sa vie animée vingt-quatre heures sur vingtquatre,<br />

l’incroyable choix permanent de spectacles et d’expositions en tous genres. Mais, au moins ici,<br />

j’ai l’impression de respirer.<br />

— Que fais-tu quand tu ne travailles pas ?… Et que tu n’accompagnes pas quelqu’un au théâtre ? ne<br />

put-elle s’empêcher d’ajouter, en lui jetant un coup d’œil narquois.<br />

Croisant son regard, David feignit <strong>une</strong> pr<strong>of</strong>onde stupéfaction.<br />

— Docteur Simpson ! Auriez-vous cancané dans mon dos sur ma vie amoureuse ?<br />

Elle se sentit piquer un fard.<br />

Non, bien sûr, mais en revanche elle avait effectué quelques recherches sur internet, ce qu’elle ne<br />

pouvait décemment pas lui avouer.<br />

— Je veux dire… Tu es célibataire, séduisant…<br />

Elle s’interrompit avant de se ridiculiser davantage.<br />

Le sourire de David s’accentua.<br />

— Continue. Cela devient intéressant.<br />

— J’en ai déj<strong>à</strong> trop dit.<br />

Tendant les bras, il la saisit par les épaules.<br />

— Non, pas assez <strong>à</strong> mon avis, la taquina-t-il.<br />

Pendant <strong>une</strong> fraction de seconde elle retint son souffle, croyant qu’il allait l’embrasser. Mais il la<br />

relâcha et reprit sa marche.<br />

— Tu as dit que tu allais rendre visite <strong>à</strong> ton père. Et ta mère ?<br />

— Elle est décédée.<br />

— Oh ! Désolé.<br />

— Pas de quoi. J’étais si je<strong>une</strong> lorsqu’elle est morte que je me souviens <strong>à</strong> peine d’elle.<br />

— Tu as des frères et sœurs ?


— Non, juste mon père et moi, dit-elle avant de lancer un bâton <strong>à</strong> Caramel, qui courut <strong>pour</strong><br />

l’attraper en aboyant joyeusement. C’est <strong>pour</strong> cette raison, je suppose, que j’ai toujours voulu des enfants.<br />

Richard et moi avions prévu d’en avoir deux ou trois. Mais, ajouta-t-elle en posant <strong>une</strong> main sur son<br />

ventre, il semble que ce bout de chou restera un enfant unique comme moi.<br />

— Tu n’as pas eu <strong>une</strong> vie facile, observa David après un silence. Je suis étonné que tu ne sois pas<br />

amère.<br />

— Oh ! mais je l’ai été ! Quand j’ai appris le diagnostic <strong>pour</strong> Richard, j’ai éprouvé <strong>une</strong> violente<br />

colère. C’était tellement injuste que le sort le frappe ainsi. Qu’avions-nous fait <strong>pour</strong> mériter cela ? J’ai<br />

appelé mon père pendant que Richard était hospitalisé. J’ai pleuré et crié ma révolte jusqu’<strong>à</strong> ce qu’il<br />

parvienne <strong>à</strong> m’apaiser en me disant que…<br />

Sa voix se cassa, et elle reprit son souffle avant de <strong>pour</strong>suivre.<br />

— … que la vie ne dépend pas des cartes qu’on nous distribue <strong>à</strong> la naissance, mais de ce que nous<br />

en faisons. J’avais le choix : soit continuer <strong>à</strong> me rebeller, soit utiliser ma colère <strong>pour</strong> lutter et aider<br />

Richard. Pendant un moment, j’ai été furieuse contre mon père, puis je me suis rendu compte qu’il avait<br />

raison. Je devais affronter la maladie de Richard, pr<strong>of</strong>iter de chaque minute qui nous était accordée. Et<br />

quand Richard est entré en rémission, les pensées positives ont paru marcher, je me suis laissée aller <strong>à</strong><br />

croire que tout se passerait bien, et Richard aussi. Ni l’un ni l’autre ne voulions attendre plus longtemps<br />

<strong>pour</strong> avoir des enfants.<br />

David lui mit un bras autour des épaules <strong>pour</strong> l’attirer contre lui. <strong>Un</strong> geste imprévu, mais qui<br />

semblait si naturel qu’elle sentit sa gorge se nouer.<br />

— Mais ça n’a pas réussi, dit-il.<br />

— Non, pas la première fois. L’embryon ne s’est pas implanté, ce qui est courant. Cet échec m’a<br />

anéantie, même si je m’y étais préparée. Cependant, Richard n’a pas renoncé. C’était comme si la<br />

perspective d’avoir un bébé le maintenait en vie en lui donnant un objectif. Nous sommes alors convenus<br />

de recommencer <strong>une</strong> fois que je me serais remise… Nous voulions nous convaincre que nous avions le<br />

temps, ajouta-t-elle avec un soupir. Malheureusement, au bout de quelques mois, Richard a commencé <strong>à</strong><br />

perdre toute sensation du côté droit. J’ai aussitôt compris qu’il faisait <strong>une</strong> rechute, et nous avons annulé<br />

mon rendez-vous au centre de P.M.A. Mais il m’a fait promettre que nous essaierions de nouveau dès<br />

qu’il irait mieux…<br />

— Tu n’es pas obligée de m’en dire davantage, intervint David avec douceur.<br />

Serrant les dents <strong>pour</strong> ne pas pleurer, elle s’écarta de lui.<br />

— Je n’en ai jamais vraiment parlé <strong>à</strong> quelqu’un, en dehors de toi et de mon père.<br />

Se pencher sur ce passé avait toutefois un effet apaisant. Comme si, en s’épanchant auprès de David,<br />

elle faisait ses derniers adieux <strong>à</strong> Richard.<br />

— Il n’y a plus grand-chose <strong>à</strong> raconter. J’ai juré <strong>à</strong> Richard que, quoi qu’il arrive, je tenterais<br />

d’avoir notre bébé. Continuer <strong>à</strong> vivre par-del<strong>à</strong> la mort <strong>à</strong> travers le fruit de sa chair signifiait beaucoup<br />

<strong>pour</strong> lui. A mon avis, il espérait aussi que cet enfant me réconforterait et me consolerait par la suite.<br />

Quand il s’est éteint, je n’ai pas supporté l’idée de mener <strong>une</strong> grossesse <strong>à</strong> terme sans lui. Pour être<br />

franche, j’étais si effondrée et désemparée que je restais habillée avec le même vieux jogging pendant des<br />

jours sans m’en rendre compte. Mon père est alors venu s’installer <strong>à</strong> la maison pendant un temps. Je ne<br />

sais pas ce que j’aurais fait sans lui. C’est lui qui m’a suggéré de retourner travailler. Il avait deviné que<br />

j’avais besoin de me concentrer sur autre chose que mon chagrin.<br />

— Ton père semble être un homme formidable.<br />

— C’est vrai. Il a dû jouer le rôle des deux parents après la mort de ma mère. Certains <strong>pour</strong>raient<br />

me juger égoïste de vouloir un enfant alors que je suis seule, mais si mon père a réussi <strong>à</strong> m’élever<br />

merveilleusement bien alors qu’il était veuf, il n’y a auc<strong>une</strong> raison que je ne puisse pas me débrouiller,<br />

moi aussi.


<strong>Un</strong> souvenir la fit sourire.<br />

— Ma mère m’a beaucoup manqué lorsque j’étais enfant. Surtout la première fois que je suis tombée<br />

amoureuse et que le garçon — il s’appelait Carlos — m’a repoussée. J’avais <strong>à</strong> peine dix ans, mais j’étais<br />

très blessée par ce rejet. Mon père ne s’est pas moqué de moi, il n’a pas minimisé ma peine. Au<br />

contraire, il s’est donné du mal <strong>pour</strong> me convaincre que j’étais jolie et que Carlos regretterait un jour de<br />

m’avoir ignorée.<br />

— Ton père avait raison. Ce Carlos ne savait pas ce qu’il perdait.<br />

Elle lui lança un coup d’œil ironique.<br />

— J’étais <strong>une</strong> gamine dégingandée avec un affreux appareil dentaire et d’énormes l<strong>une</strong>ttes qui me<br />

mangeaient le visage… Et puis, je dois bien l’avouer, j’avais la prétention de tout connaître.<br />

— Dans ce cas, il n’avait peut-être pas tort.<br />

Elle voulut asséner un coup <strong>à</strong> David du plat de la main, mais il lui immobilisa le poignet avant<br />

qu’elle puisse l’atteindre.<br />

— Finalement, le vilain petit canard s’est transformé en cygne en grandissant. Tu es devenue<br />

ravissante.<br />

Le compliment la fit frémir de plaisir, puis elle se traita d’idiote. Les hommes, tels que David, ne<br />

pouvaient s’empêcher de flirter avec chaque femme qui croisait leur chemin…<br />

Néanmoins, il y avait quelque chose, dans sa façon de la regarder, qui lui donnait l’impression<br />

d’être la seule <strong>à</strong> qui il ait jamais adressé ces mots flatteurs.<br />

Elle sentit ses joues s’em<strong>pour</strong>prer.<br />

Pourquoi fallait-il qu’il soit aussi irrésistible ? Sa séduction lui coupait le souffle au point que c’en<br />

était agaçant. Pourquoi y était-elle aussi sensible ? Et <strong>pour</strong>quoi maintenant ?<br />

Elle se libéra sous prétexte de ramasser un autre bâton qu’elle envoya <strong>à</strong> Caramel, et Dieu merci, en<br />

brisant ainsi le contact, elle sentit que le charme s’était rompu.<br />

* * *<br />

Comme ils revenaient sur leurs pas, David regarda Olivia jouer avec son chien.<br />

Elle portait <strong>une</strong> robe émeraude toute simple qui mettait en valeur ses longues jambes hâlées. Avec<br />

ses cheveux qui flottaient au vent, elle ressemblait plus <strong>à</strong> <strong>une</strong> adolescente insouciante qu’<strong>à</strong> <strong>une</strong> adulte<br />

marquée par de pénibles épreuves. Il devait l’admettre, c’était sans doute la femme la plus remarquable<br />

qu’il avait jamais rencontrée. Malgré tous ses malheurs, elle refusait de se décourager. Richard avait eu<br />

de la chance de l’avoir eue auprès de lui…<br />

Cette réflexion le prit au dé<strong>pour</strong>vu.<br />

Pour la première fois depuis très longtemps, il s’intéressait <strong>à</strong> <strong>une</strong> femme autrement que dans le but<br />

de partager son lit. Bon sang, il avait failli l’embrasser tout <strong>à</strong> l’heure ! Pour <strong>une</strong> raison ou <strong>une</strong> autre, le<br />

fait qu’elle soit enceinte lui était sorti de l’esprit — il continuait <strong>à</strong> l’oublier, d’ailleurs. Pourtant, dans<br />

quelques mois, elle aurait un bébé qui pleurerait en permanence et réclamerait son attention constante.<br />

A cette perspective, il frissonna.<br />

Il fuyait les gens comme Olivia, avec leur existence compliquée et leur sens aigu de la morale. Elle<br />

méritait un homme qui l’aime sans équivoque et <strong>pour</strong> toujours. Autrement dit, il n’aurait pas d’aventure<br />

avec elle. Il avait beau être égoïste, il avait encore <strong>une</strong> éthique. Olivia resterait <strong>une</strong> simple connaissance,<br />

elle disparaîtrait bientôt de sa vie, et lui de la sienne.<br />

Agenouillée près de Caramel, elle leva alors des yeux joyeux vers lui, et il sentit son cœur se serrer.<br />

En attendant, il appréciait sa compagnie, c’était indéniable.


* * *<br />

A leur arrivée chez elle, Olivia se rendit compte qu’elle n’avait pas été aussi heureuse depuis<br />

longtemps. La présence de David lui faisait un bien fou. Bien qu’elle le connaisse depuis peu, elle avait<br />

l’impression de pouvoir lui parler comme <strong>à</strong> un vieil ami. Parce que, bien sûr, il n’y aurait jamais autre<br />

chose entre eux que de l’amitié. Même si la solitude lui pesait souvent, <strong>une</strong> relation entre eux — voire<br />

<strong>une</strong> simple aventure —, c’était hors de question.<br />

Quand ils entrèrent dans la maison, elle riait encore de l’histoire que David venait de lui raconter,<br />

mais l’atmosphère changea dès qu’elle referma la porte derrière eux. <strong>Un</strong>e gêne qui n’existait pas jusquel<strong>à</strong><br />

envahit la pièce. C’était comme si, maintenant qu’ils étaient seuls, ils avaient intensément conscience<br />

l’un de l’autre.<br />

— Je vais aller me coucher, dit-elle d’<strong>une</strong> voix sourde. Mais passe l’enregistrement du match si tu<br />

en as envie.<br />

Lorsqu’il posa <strong>une</strong> main sur son épaule, elle se sentit comme électrisée de la tête aux pieds. <strong>Un</strong><br />

sourire se dessina sur ses lèvres comme s’il avait deviné sa réaction.<br />

— Il est encore tôt. Tu ne veux pas le regarder avec moi ? proposa-t-il avec douceur. Ce serait plus<br />

amusant…<br />

Elle eut beau chercher, rien, auc<strong>une</strong> raison ne lui vint <strong>à</strong> l’esprit. D’autant qu’elle ne souhaitait pas<br />

qu’il croie, même <strong>une</strong> seule seconde, qu’elle le fuyait.<br />

— D’accord, mais <strong>une</strong> demi-heure. Ensuite, j’irai <strong>retrouver</strong> le livre qui m’attend sur ma table de<br />

chevet.<br />

Mais deux heures plus tard, captivée par le match, elle était encore assise sur le canapé.<br />

Les deux équipes restèrent <strong>à</strong> égalité presque jusqu’<strong>à</strong> la fin. Entre deux cris d’enthousiasme, David<br />

lui expliquait les subtilités du base-ball. Quand les Giants de San Francisco réussirent un « coup de<br />

circuit », tous deux bondirent du divan en poussant des vivats, puis il se tourna vers elle et la souleva<br />

<strong>pour</strong> la faire tourbillonner dans ses bras.<br />

Au contact de son corps ferme, <strong>une</strong> vague brûlante la parcourut tout entière. Lorsqu’il la reposa, elle<br />

eut <strong>à</strong> peine le temps de respirer que, sans la lâcher, il posait ses lèvres sur les siennes.<br />

Galvanisée, elle n’eut pas le temps de réagir, car aussitôt David redressa la tête. Comme il<br />

plongeait son regard brillant dans le sien, elle crut qu’il s’apprêtait <strong>à</strong> l’embrasser de nouveau, mais il se<br />

rembrunit et recula d’un pas.<br />

— Désolé, je n’aurais pas dû faire ça.<br />

Déconcertée, elle ne sut que dire ni que penser.<br />

— Tu vois, tu as aimé le match, <strong>pour</strong>suivit-il comme si ce baiser n’avait jamais existé. On ne peut<br />

pas vivre en Amérique sans adorer le base-ball.<br />

— J’y vis, et <strong>pour</strong>tant ce sport ne m’a jamais intéressée, objecta-t-elle. Mais c’est vrai que ce n’est<br />

pas aussi ennuyeux que je me l’imaginais.<br />

A ce moment, l’attention de David fut captée par l’écran du téléviseur, et il fronça les sourcils.<br />

La chaîne passait <strong>à</strong> présent <strong>une</strong> émission thématique. La présentatrice présentait sa première invitée,<br />

la célèbre star de cinéma Judith Winters.<br />

Olivia la connaissait déj<strong>à</strong>, mais soudain il lui sembla que ses traits lui étaient étrangement familiers.<br />

Où avait-elle vu cette bouche sensuelle récemment ?<br />

Ce n’était pas uniquement le visage de Judith Winters qui lui évoquait quelqu’un d’autre, mais ses<br />

gestes expressifs. L’actrice avait <strong>une</strong> façon de pencher la tête sur le côté qui lui rappelait… David.<br />

Intriguée, elle les observa tour <strong>à</strong> tour.<br />

David, qui fixait l’écran d’un air lointain, se pencha <strong>pour</strong> prendre la télécommande.<br />

— Non, attends <strong>une</strong> seconde ! s’écria-t-elle en examinant un gros plan sur la vedette.


Pas de doute, la ressemblance était saisissante.<br />

— Tu es parent avec Judith Winters ? s’enquit-elle, sans trop y croire tellement cela lui paraissait<br />

invraisemblable.<br />

— Oui, c’est <strong>une</strong> de mes sœurs, admit-il avec <strong>une</strong> moue ironique, en éteignant le téléviseur.<br />

Comme il se retournait <strong>pour</strong> lui faire face, elle attendit avec impatience qu’il lève le voile sur le<br />

mystère qui l’entourait, lui l’héritier de la fort<strong>une</strong> des Stuart.<br />

— Ma famille ne <strong>pour</strong>rait pas être plus différente de la tienne, <strong>pour</strong>suivit-il. Elle ne mérite pas<br />

qu’on en parle.<br />

L’air sombre, il s’étira.<br />

— Je vais aller me coucher, si ça ne t’ennuie pas.<br />

Désarçonnée par ce brusque changement d’attitude, elle se contenta de hocher la tête.<br />

Il élevait délibérément <strong>une</strong> barrière entre eux en lui faisant bien comprendre qu’il ne souhaitait pas<br />

lui confier le moindre détail sur sa vie privée. Il n’aurait pas pu lui signaler plus clairement que son<br />

baiser ne signifiait rien <strong>pour</strong> lui.<br />

Elle n’aurait jamais dû oublier que cet homme était la dernière personne au monde dont elle devrait<br />

tomber amoureuse…<br />

* * *<br />

Après s’être douché, David se glissa entre les draps frais, conscient d’être condamné <strong>à</strong> <strong>une</strong> nouvelle<br />

nuit d’insomnie, non pas cette fois <strong>à</strong> cause de Susan, mais d’Olivia.<br />

Il avait failli perdre la tête dans le salon, lorsque le corps souple et accueillant de la je<strong>une</strong> femme<br />

s’était pressé contre le sien. Pendant <strong>une</strong> fraction de seconde, il l’avait désirée comme un fou, et il s’en<br />

était fallu d’un cheveu qu’il cède <strong>à</strong> sa passion. Peut-être Olivia n’aurait-elle rien regretté le matin au<br />

réveil, mais cela n’aurait pas été son cas. <strong>Un</strong> jour, comme <strong>à</strong> chaque fois, ses sentiments <strong>pour</strong> elle<br />

s’éteindraient, et il lui aurait pris quelque chose sans rien lui donner en retour.<br />

L’apparition de Judith <strong>à</strong> la télévision lui avait, Dieu merci, rappelé <strong>à</strong> point nommé le serment qu’il<br />

s’était fait, des années plus tôt, de ne jamais tisser de liens amoureux trop étroits. Depuis, il avait<br />

respecté ce serment : il fuyait toute relation stable et rompait avant de blesser sa partenaire.<br />

Olivia était le genre de femme qui, lorsqu’elle s’éprenait d’un homme, l’aimait pr<strong>of</strong>ondément et<br />

s’engageait <strong>pour</strong> la vie. Il n’aurait pas le cœur <strong>à</strong> la décevoir, après toutes les épreuves qu’elle avait<br />

subies.<br />

Soudain, il en arriva <strong>à</strong> <strong>une</strong> constatation qui le contraria : il tenait <strong>à</strong> ce qu’elle ait <strong>une</strong> bonne opinion<br />

de lui.<br />

Cela ne lui était jamais arrivé avec quelqu’un d’autre. Comment allait-il s’arranger avec cela,<br />

désormais ?<br />

* * *<br />

Le lendemain matin, alors qu’Olivia lavait la vaisselle de son petit déje<strong>une</strong>r, David la rejoignit dans<br />

la cuisine, vêtu en tout et <strong>pour</strong> tout d’un jean. Ses cheveux étaient encore humides, et quelques gouttelettes<br />

d’eau s’accrochaient au fin duvet qui ombrait ses pectoraux.<br />

Obnubilée par leur bref baiser, elle avait mal dormi, consciente que s’il ne s’était pas écarté, elle<br />

l’aurait embrassé <strong>à</strong> son tour.<br />

Son attirance <strong>pour</strong> lui ne faiblissait pas, bien au contraire, mais <strong>pour</strong> rien au monde elle ne le lui<br />

aurait avoué. Mieux valait feindre <strong>une</strong> indifférence désinvolte.


— Bonjour, marmonna-t-il en bâillant. Tu te réveilles toujours en même temps que les oiseaux ?<br />

— Je prends mon petit déje<strong>une</strong>r <strong>à</strong> l’aurore, j’emmène Caramel se promener, je range ma penderie,<br />

répondit-elle, avant de lui décocher un sourire mutin. En fait, j’exagère : généralement, je fais la grasse<br />

matinée le samedi. Mais l<strong>à</strong>, j’ai un avion <strong>à</strong> prendre en début d’après-midi.<br />

— On m’attend au bloc aujourd’hui, sinon je t’aurais conduite <strong>à</strong> l’aéroport.<br />

— Sur le porte-bagages de ta bicyclette ?<br />

Sa taquinerie lui arracha <strong>une</strong> grimace déconfite.<br />

— J’ai <strong>une</strong> voiture, même si je ne l’utilise pas beaucoup.<br />

— Si je comprends bien, quand tu es passé ici <strong>à</strong> 6 heures du matin <strong>pour</strong> que je t’emmène <strong>à</strong><br />

l’hôpital…<br />

— J’ai abusé de ta bonne volonté, désolé, admit-il sans montrer néanmoins la moindre contrition.<br />

J’avais l’intention de réparer mon vélo, et il ne serait pas rentré dans mon coupé.<br />

— Hum ! je vois… J’espère que tu aimes les flocons d’avoine, parce que je n’ai rien d’autre <strong>à</strong><br />

t’<strong>of</strong>frir.<br />

— J’achèterai quelque chose en chemin, dit-il après avoir jeté un coup d’œil horrifié sur le contenu<br />

du bol qu’elle lui tendait. <strong>Un</strong> café me suffira <strong>pour</strong> l’instant.<br />

— Donc, tu travailles aujourd’hui ?<br />

— Nous étions censés pratiquer <strong>une</strong> importante intervention hier, mais nous avons pris un tel retard<br />

que nous l’avons reprogrammée ce matin.<br />

— De quoi s’agit-il ?<br />

— Du médulloblastome de Sunny.<br />

Aussitôt elle regretta de lui avoir posé la question.<br />

— Quelles sont ses chances ?<br />

— Avec moi comme neurochirurgien ? plaisanta-t-il. Bonnes, voire excellentes, ajouta-t-il, avant de<br />

se rembrunir. Je n’opérerais pas si je n’étais pas convaincu de réussir <strong>à</strong> ôter le plus gros de la tumeur.<br />

Avec <strong>une</strong> exérèse partielle, elle finira sans doute par revenir, mais au moins cela permettra <strong>à</strong> Sunny et <strong>à</strong><br />

ses parents de bénéficier de plus de temps.<br />

— Mais tu ne risques pas de provoquer des problèmes neurologiques irréversibles ?<br />

Elle se souvenait de la longue opération effectuée sur Richard. Après avoir attendu sept heures, les<br />

chirurgiens lui avaient annoncé qu’ils n’étaient pas parvenus <strong>à</strong> extraire complètement la tumeur. Richard<br />

avait ensuite dû subir <strong>une</strong> chimiothérapie pendant des mois. Avait alors succédé <strong>une</strong> période de<br />

rémission, avant que le cancer ne se propage de nouveau. Elle ne souhaitait <strong>à</strong> personne de vivre cette<br />

expérience, surtout <strong>à</strong> <strong>une</strong> fillette.<br />

— Si nous n’intervenons pas, la tumeur continuera de grossir, observa David. Sunny a déj<strong>à</strong> presque<br />

perdu la vision de son œil droit. Je ferai tout mon possible <strong>pour</strong> améliorer sa qualité de vie. Je le lui ai<br />

promis… Peut-être estimes-tu que je ne prends pas les choses suffisamment au sérieux, et dans <strong>une</strong><br />

certaine mesure tu as raison, mais je ne plaisante jamais dans le cadre de mon métier. Et sans fausse<br />

modestie, je suis un excellent neurochirurgien. S’il y a un moyen d’enlever cette tumeur sans léser le<br />

cerveau, je le trouverai.<br />

— Je peux y assister ? s’enquit-elle <strong>à</strong> brûle-<strong>pour</strong>point. Mon vol n’est qu’<strong>à</strong> 15 heures.<br />

— Bien entendu. Je compte avoir terminé avant midi.<br />

* * *<br />

Olivia se posta dans la galerie d’observation du bloc.<br />

En dehors d’un bref hochement de tête, David lui prêta <strong>à</strong> peine attention. Dès l’instant où il entra<br />

dans la salle d’opération, il parut s’être réfugié <strong>à</strong> l’intérieur de lui-même.


Sunny, déj<strong>à</strong> anesthésiée et intubée, était allongée sur la table d’examen, le corps couvert d’un drap<br />

stérile <strong>à</strong> part le champ opératoire. Complètement concentré, David découpa <strong>une</strong> fenêtre osseuse dans la<br />

voûte crânienne en utilisant le microscope prévu <strong>à</strong> cet effet, puis il incisa les méninges afin de dénuder le<br />

cerveau. <strong>Un</strong> grand écran permettait de suivre avec précision le déroulement de l’intervention alors qu’il<br />

se frayait un chemin dans les tissus cérébraux sains jusqu’<strong>à</strong> atteindre <strong>une</strong> masse grise : la tumeur. Avec<br />

beaucoup de précaution, il la réséqua en aspirant un <strong>à</strong> un les fragments anormaux. <strong>Un</strong>e fois satisfait, il<br />

irrigua la plaie, vérifia qu’aucun petit vaisseau n’avait été touché, puis il laissa son interne refermer le<br />

crâne et recoudre le cuir chevelu. Le temps que celui-ci finisse, il ôta son masque, leva les yeux vers la<br />

galerie et sourit avant de reporter son attention sur Sunny.<br />

Le cœur battant, Olivia s’affala sur son siège.<br />

L’opération avait duré trois heures. Elle était en nage. Si elle était écrasée par <strong>une</strong> fatigue nerveuse<br />

et physique, que devait ressentir David ?<br />

Elle était très impressionnée par ses compétences exceptionnelles, sa remarquable faculté de<br />

concentration et l’entente parfaite qui régnait dans son équipe… Impressionnée, oui, mais pas au point de<br />

s’éprendre de lui. Ce serait de la folie.


5.<br />

Durant tout le week-end, Olivia ne put s’empêcher de penser <strong>à</strong> David. Elle ne cessait de se repasser<br />

en boucle leurs échanges, les sourires qu’il lui décochait <strong>pour</strong> un oui ou <strong>pour</strong> un non, l’expression de son<br />

visage après qu’il l’avait embrassée… Même la raison <strong>pour</strong> laquelle son père l’avait invitée avait <strong>à</strong><br />

peine réussi <strong>à</strong> détourner son attention.<br />

Pourtant, la nouvelle qu’il venait de lui annoncer aurait dû lui faire l’effet d’un électrochoc : il allait<br />

se remarier !<br />

Veuf depuis presque trente ans, il n’avait jamais manifesté le besoin de fréquenter <strong>une</strong> autre femme<br />

et encore moins de l’épouser en secondes noces. Néanmoins, elle aurait dû se douter de quelque chose<br />

ces derniers mois : il s’était montré plutôt évasif lorsqu’elle le questionnait sur sa nouvelle existence de<br />

retraité. A deux reprises, quand elle avait proposé de lui rendre visite, il l’en avait même adroitement<br />

dissuadée.<br />

Quoi qu’il en soit, elle était ravie qu’il ait rencontré quelqu’un. A présent, elle n’aurait plus <strong>à</strong><br />

s’inquiéter <strong>pour</strong> lui.<br />

— Cela ne t’ennuie pas ? s’enquit-il sur un ton anxieux. La solitude me pèse depuis des années.<br />

Peut-être est-ce le souvenir du <strong>bonheur</strong> que j’ai connu avec ta mère qui m’a décidé… Et toi ? ajouta-t-il<br />

avec curiosité. Tu crois que tu te remarieras un jour ? Elever seule un enfant, ce n’est pas simple.<br />

— Oui, j’en ai conscience. Mais je rêve d’avoir un bébé depuis que je suis toute petite. Alors, peu<br />

importe les soucis qu’il me donnera. Tu m’as bien élevée seul, toi, après la mort de maman, et tout s’est<br />

bien passé, non ?<br />

— Je ne <strong>pour</strong>rais pas être plus fier de toi que je ne le suis. Mais il est évident que les choses<br />

auraient été nettement plus faciles avec ta mère <strong>à</strong> mes côtés.<br />

Il faisait allusion <strong>à</strong> son adolescence, lorsqu’elle s’était rebellée contre son autorité. Dieu merci,<br />

cette période n’avait pas duré très longtemps.<br />

— Tu feras <strong>une</strong> mère merveilleuse, déclara-t-il. C’est juste dommage que Richard ne soit plus l<strong>à</strong><br />

<strong>pour</strong> t’épauler.<br />

Emue, elle pressa sa main.<br />

— Mais papa, Richard sera toujours présent <strong>à</strong> travers notre fils ou notre fille !<br />

— Tu n’as pas répondu <strong>à</strong> ma question, remarqua-t-il. Penses-tu pouvoir aimer un autre homme ?<br />

Richard est mort depuis trois ans. Il serait temps de tourner la page, non ?<br />

— Entre mon métier, le bébé <strong>à</strong> venir et Caramel, je ne sais déj<strong>à</strong> pas où donner la tête, alors<br />

fréquenter un homme… Et puis, crois-tu vraiment qu’un soupirant potentiel puisse s’intéresser <strong>à</strong> <strong>une</strong><br />

femme enceinte ?<br />

Surtout un homme aussi épris de liberté que David.


Soudain, son cœur se serra.<br />

Même si elle ne regretterait jamais d’avoir conçu cet enfant, elle avait l’impression que dans<br />

d’autres circonstances, <strong>une</strong> tendre relation aurait pu se nouer entre David et elle.<br />

Elle tenta de chasser cette pensée perturbante.<br />

Et <strong>pour</strong>tant, était-ce <strong>à</strong> ce point inconcevable ?<br />

A présent, elle avait compris que, en dehors du neurochirurgien enthousiaste et compétent, il n’était<br />

pas juste le don Juan superficiel qu’elle avait cru au départ, mais quelqu’un de bien, plus complexe. Ils<br />

avaient beau avoir des personnalités très différentes, ils s’entendaient <strong>à</strong> merveille, se plaisaient en<br />

compagnie l’un de l’autre, partageaient le même amour de leur métier. D’accord, elle portait l’enfant d’un<br />

autre, mais elle ne resterait pas éternellement enceinte. Et elle l’attirait, c’était évident.<br />

Finalement, l’idée qu’elle soit tombée amoureuse de David et vice versa n’était peut-être pas si<br />

farfelue… Qui sait ce que le futur leur réservait ?<br />

Soudain, l’avenir lui parut radieux et plein d’espérances tandis qu’elle se tournait vers son père.<br />

— Au fait, tu ne m’as pas dit quand était le grand jour. Et quand comptes-tu me présenter Jennie ?<br />

* * *<br />

Apprenant que la météo prévoyait des orages dans la soirée du dimanche, Olivia décida de prendre<br />

un vol plus tôt afin d’éviter d’être bloquée indéfiniment <strong>à</strong> l’aéroport. Il ne faisait pas encore nuit<br />

lorsqu’elle rentra chez elle.<br />

Dans sa hâte <strong>à</strong> venir l’accueillir, Caramel dérapa sur le carrelage du vestibule.<br />

David serait-il heureux de son retour, lui aussi ? Elle était sur des charbons ardents <strong>à</strong> l’idée de le<br />

revoir.<br />

Après avoir posé son nécessaire de voyage et caressé Caramel, elle partit <strong>à</strong> la recherche de David.<br />

Elle fronça les sourcils en entendant dans la cuisine un bourdonnement de voix, et un sentiment de vive<br />

déception la saisit quand elle discerna le timbre d’<strong>une</strong> femme clairement bouleversée.<br />

Lorsqu’elle entra dans la pièce, David lui tournait le dos, mais elle reconnut la br<strong>une</strong>tte qui lui avait<br />

noué ses bras autour du cou. Les joues striées de larmes, celle-ci la fixa par-dessus l’épaule de David.<br />

— S’il te plaît, Melissa, soupira celui-ci en lui saisissant les poignets <strong>pour</strong> essayer de se libérer de<br />

son étreinte. Il faut que tu t’en ailles. On se verra demain si tu veux.<br />

L’expression de Melissa dut l’alerter, car il pivota sur ses talons et blêmit.<br />

— Olivia ! s’exclama-t-il, d’un air aussi coupable que si elle les avait surpris au lit.<br />

— Bonsoir, David, dit-elle en s’employant <strong>à</strong> adopter un ton amical. Bonsoir, Melissa. C’est bien<br />

Melissa, n’est-ce pas ? Pourquoi ne continueriez-vous pas votre conversation dans le salon, pendant que<br />

je nous prépare un café ?<br />

Elle s’interrompit en remarquant la bouteille de champagne encore fermée et deux flûtes qu’elle ne<br />

connaissait pas posées sur le comptoir de granit.<br />

— Melissa s’apprêtait <strong>à</strong> partir. N’est-ce pas, Melissa ? intervint David en fourrant sa pochette dans<br />

les mains de la je<strong>une</strong> femme.<br />

Se ressaisissant, celle-ci jeta un regard malveillant <strong>à</strong> Olivia.<br />

— Bien sûr, chéri. A demain, alors ?<br />

— Oui, <strong>à</strong> demain, répéta-t-il, le visage de marbre. Olivia, j’en ai <strong>pour</strong> <strong>une</strong> seconde. Je la reconduis<br />

juste <strong>à</strong> la porte.<br />

Sous prétexte de remplir la bouilloire, Olivia se détourna afin de dissimuler les larmes qui lui<br />

montaient aux yeux.<br />

— Prenez votre temps.<br />

Le fait d’être arrivée plus tôt que prévu avait, semblait-il, dérangé les plans de David. Qu’il aille au


diable ! Comment avait-il osé amener <strong>une</strong> de ses conquêtes chez elle ? Il était embarrassé <strong>à</strong> juste titre, et<br />

s’il comptait s’excuser, elle n’avait pas l’intention de lui simplifier la tâche.<br />

Il s’arrêta dans l’embrasure de la porte comme s’il cherchait autant ses mots qu’elle. Avec ses<br />

cheveux humides et sa chemise pervenche, il dégageait un charme ravageur, ce qui n’arrangeait rien.<br />

Elle ressentit un pincement de jalousie en constatant que le bouton du haut n’était pas dans la bonne<br />

boutonnière.<br />

— Désolée si j’ai interrompu quelque chose. Si tu te dépêches, tu peux peut-être encore la<br />

rattraper…<br />

— Ce n’est pas ce que tu penses…<br />

— Ce que je pense n’est pas très important, n’est-ce pas ?<br />

— Je ne l’ai pas invitée ici, Olivia. Elle a dû me suivre depuis l’hôpital, expliqua-t-il. Visiblement,<br />

elle n’a pas accepté la rupture. Je commence <strong>à</strong> me dire qu’elle a l’esprit dérangé.<br />

— En voil<strong>à</strong> des manières de parler de sa petite amie !<br />

— Melissa et moi sommes sortis ensemble <strong>une</strong> ou deux fois, mais elle n’est pas ma petite amie. J’ai<br />

été très clair avec elle <strong>à</strong> ce sujet, dès le début.<br />

Olivia se mordit la lèvre.<br />

Ces mots suscitaient chez elle un fol espoir, mais bientôt son bon sens l’emporta.<br />

Comment avait-elle pu songer <strong>une</strong> seule seconde qu’un don Juan, comme David Stuart, puisse jamais<br />

faire partie de leur vie, au bébé et <strong>à</strong> elle ? Avec le nombre de femmes qui quémandaient son attention,<br />

<strong>pour</strong>quoi se contenterait-il d’<strong>une</strong> seule ? Comment resterait-il fidèle au-del<strong>à</strong> de quelques semaines, de<br />

quelques mois ? Ce serait ridicule.<br />

Il s’approcha d’elle.<br />

— Je ne peux pas te laisser croire que j’ai couché avec <strong>une</strong> femme, ici, dans ta maison ! Jamais je<br />

n’aurais cette incorrection !<br />

Elle se surprit <strong>à</strong> fixer sa bouche sensuelle sur laquelle semblait toujours errer l’ombre d’un sourire.<br />

Quand il lui effleura la joue du bout des doigts, elle tressaillit, ce qui rompit le charme.<br />

— Il vaut mieux que je parte, murmura-t-il.<br />

— Oui, il vaut mieux.<br />

Et il s’en alla, emportant avec lui le fugace instant de <strong>bonheur</strong> qu’elle avait eu.<br />

* * *<br />

Au cours des semaines suivantes, Olivia ne vit David qu’aux moments où il était appelé aux<br />

urgences. Il lui adressait alors un bref sourire et était toujours prêt <strong>à</strong> parler des patients avec elle, mais en<br />

dehors de cela, c’était comme si tous ces instants, qu’ils avaient passés ensemble, n’avaient jamais<br />

existé. D’après les rumeurs qui circulaient, il sortait avec quelqu’un. Cela ne la surprenait guère. Elle<br />

avait aussi entendu dire qu’il retournait <strong>à</strong> New York un week-end sur deux, sans doute <strong>pour</strong> y <strong>retrouver</strong><br />

<strong>une</strong> petite amie.<br />

Elle essayait de s’en moquer. Sans aucun succès.<br />

Sa déception n’était pas due au fait qu’il soit avec <strong>une</strong> autre — du moins s’efforçait-elle de s’en<br />

convaincre —, mais plutôt qu’elle attendait davantage de l’homme qu’elle avait appris <strong>à</strong> connaître — ou<br />

du moins qu’elle avait cru connaître.<br />

Cependant, que savait-elle de lui en définitive ? Pas grand-chose. Seulement qu’il avait <strong>une</strong> sœur<br />

star, qu’il avait été élevé <strong>à</strong> New York et qu’il ne résistait pas aux jolies femmes.<br />

Oui, elle s’était entichée de lui, mais c’était du passé.


* * *<br />

— Seigneur, mais tu as <strong>une</strong> mine de déterrée, Olivia !<br />

— Merci, Kelly. Ton compliment me va droit au cœur.<br />

— Toute plaisanterie mise <strong>à</strong> part, dit Kelly, on dirait que tu as passé la nuit <strong>à</strong> arpenter le désert.<br />

Le regard perçant que son amie vrillait sur elle exacerba le malaise diffus d’Olivia, et elle avoua <strong>à</strong><br />

celle-ci qu’elle ne se sentait en effet pas au mieux de sa forme.<br />

Mais quoi d’étonnant ? Elle était enceinte de vingt-huit semaines et exerçait toujours <strong>à</strong> plein temps.<br />

Et <strong>à</strong> en juger par le tableau des admissions, la journée risquait d’être aussi chargée que d’habitude.<br />

Comme elle s’apprêtait <strong>à</strong> consulter le dossier de son prochain patient, un homme d’<strong>une</strong> quarantaine<br />

d’années hospitalisé <strong>pour</strong> suspicion d’anévrismes multiples intracrâniens, Kelly lui barra le passage.<br />

— Pas question que tu travailles jusqu’<strong>à</strong> ce que je sois certaine que tu vas bien. Nous avons un<br />

excellent service d’obstétrique au deuxième étage, je vais les appeler <strong>pour</strong> leur demander de te recevoir.<br />

Sous des abords bourrus, Kelly était <strong>une</strong> vraie mère poule avec le personnel. Avant qu’Olivia n’ait<br />

eu le temps de protester, elle lui arracha le dossier des mains et la poussa vers les ascenseurs.<br />

Consciente qu’il était inutile de discuter, Olivia obtempéra. En fait, elle était soulagée que Kelly ait<br />

pris cette initiative. Au cours des dernières vingt-quatre heures, elle avait eu l’impression que le bébé ne<br />

bougeait pas autant qu’<strong>à</strong> l’accoutumée, et elle avait beau tenter de se rassurer, elle était inquiète.<br />

Lorsqu’elle lui eut mentionné l’apparente apathie du fœtus, le Dr Washington, un homme adorable<br />

aux cheveux gris, insista <strong>pour</strong> qu’elle fasse d’abord <strong>une</strong> échographie.<br />

— Marcella, notre radiologue, va s’en occuper, et nous en discuterons ensuite.<br />

Après avoir enduit son ventre de gel conducteur, Marcella commença <strong>à</strong> passer la sonde <strong>à</strong> la surface<br />

de sa peau, et au bout de quelques secondes elle fronça les sourcils et prit un cliché. Puis un autre…<br />

— Il faut que j’aille chercher le Dr Washington.<br />

Et sans laisser <strong>à</strong> Olivia le temps de l’interroger, elle se précipita hors de la pièce.<br />

Malade d’angoisse, Olivia se redressa sur les coudes, tourna le moniteur vers elle et scruta l’écran.<br />

Elle fondit en voyant son enfant. L’image était si nette qu’elle pouvait discerner les doigts<br />

minuscules du bébé, son nez, sa bouche et même… Attendrie, elle découvrit qu’elle attendait un garçon.<br />

Josh, c’était le prénom masculin que Richard et elle avaient choisi. Son petit Josh…<br />

L’interprétation d’<strong>une</strong> échographie ne relevait pas de son domaine de compétences. Qu’avait bien pu<br />

remarquer Marcella de si préoccupant ?<br />

Comme elle observait le cliché de plus près, ses craintes redoublèrent. Elle plissa les yeux, la gorge<br />

nouée.<br />

Oui, quelque chose clochait : il y avait trop de liquide amniotique autour du fœtus, lui semblait-il.<br />

Le Dr Washington revint alors avec la je<strong>une</strong> radiologue.<br />

— Marcella préfère que je vérifie certains détails, dit-il. Si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais<br />

recommencer l’examen depuis le début. Je vous en dirai plus après, ajouta-t-il devant son appréhension.<br />

Olivia aurait voulu hurler de frustration, mais elle s’obligea <strong>à</strong> rester tranquille pendant que<br />

l’obstétricien prenait les mensurations du fœtus. Au fur et <strong>à</strong> mesure, il comparait ses résultats avec ceux<br />

trouvés par Marcella et, d’après ce qu’elle réussit <strong>à</strong> saisir, les confirma.<br />

Lorsqu’il se tourna enfin vers elle, elle comprit immédiatement <strong>à</strong> son expression qu’elle avait eu<br />

raison de s’alarmer.<br />

— J’ignore si vous vous y connaissez en échographie, docteur Simpson, dit-il en faisant pivoter<br />

l’écran vers elle, mais si vous observez la tête de votre fils, vous constaterez la présence d’un œdème<br />

sous sa peau. Tout comme autour de son cœur et de son abdomen.<br />

A ces mots, elle sentit son sang se figer dans ses veines.<br />

— Vous voulez dire que mon bébé souffre d’<strong>une</strong> anasarque ?


— Oui.<br />

Si le Dr Washington ne se trompait pas, le pronostic vital du fœtus était en jeu.<br />

Elle le fixa, assommée, tandis qu’il <strong>pour</strong>suivait.<br />

— Cette hydropisie semblerait d’origine anémique, ce qui provoque l’insuffisance cardiaque.<br />

Elle lutta <strong>pour</strong> saisir la signification de ce qu’il lui disait.<br />

Comment son bébé pouvait-il être si malade ? Elle avait l’impression de vivre un cauchemar.<br />

N’avait-elle pas déj<strong>à</strong> amplement subi sa part de malchance ?<br />

— Je vais vérifier le flux circulatoire dans le cerveau.<br />

Après avoir déplacé la sonde <strong>pour</strong> revenir sur la tête du fœtus, il régla des boutons sur l’appareil.<br />

— J’ai besoin de faire des examens supplémentaires <strong>pour</strong> trouver l’origine de l’anémie de votre<br />

fils. M’autorisez-vous <strong>à</strong> demander votre dossier <strong>à</strong> votre gynécologue habituel ?<br />

<strong>Un</strong>e fois qu’il eut effectué la prise de sang, il la laissa seule de nouveau.<br />

Elle était prise de vertiges, hantée par le souvenir de la visite avec Richard chez le neurochirurgien,<br />

quand celui-ci leur avait annoncé son diagnostic. Devant l’injustice du destin, elle avait alors ressenti la<br />

même incrédulité, la même indignation que maintenant.<br />

La colère qui monta soudain en elle la prit au dé<strong>pour</strong>vu.<br />

Oh ! comme elle en voulait <strong>à</strong> Richard de l’avoir abandonnée, de l’obliger <strong>à</strong> affronter seule cette<br />

nouvelle épreuve !<br />

Puis, telle <strong>une</strong> vague se brisant sur des rochers, sa fureur reflua, se muant en <strong>une</strong> peur panique, et<br />

elle enfouit sa tête dans l’oreiller <strong>pour</strong> que personne ne l’entende sangloter.<br />

Mais son bébé avait besoin d’elle, ce n’était pas le moment de craquer.<br />

Elle réussit <strong>à</strong> se maîtriser avant le retour du Dr Washington en s’accrochant aux mots de son père :<br />

« La vie ne dépend pas des cartes qu’on nous distribue <strong>à</strong> la naissance, mais de ce que nous en<br />

faisons ».<br />

— Les choses importantes d’abord, déclara sans préambule l’obstétricien. Votre fils souffre d’<strong>une</strong><br />

grave anémie. Nous devons le transfuser d’urgence.<br />

<strong>Un</strong>e transfusion intra-utérine ? Cet acte médical était loin d’être simple, et certains bébés n’y<br />

survivaient pas.<br />

Prenant <strong>une</strong> pr<strong>of</strong>onde inspiration, elle essaya de combattre son angoisse en adoptant l’attitude<br />

distanciée du médecin.<br />

— Et quelles sont les causes de cette anémie ?<br />

— C’est ce que nous nous efforçons de découvrir. Il n’y a aucun signe d’infection dans votre sang,<br />

ce qui m’amène <strong>à</strong> penser qu’elle peut être induite par l’anti-Kell. Mais en consultant votre dossier, j’ai<br />

constaté que vous étiez Kell négatif, et votre mari aussi.<br />

C’était en effet <strong>à</strong> exclure. Comme toute femme enceinte, elle avait été soumise <strong>à</strong> un dépistage de<br />

routine des anticorps, test qui avait d’ailleurs déj<strong>à</strong> été pratiqué avant sa F.I.V. Lorsqu’on s’était aperçu<br />

qu’elle avait développé des anticorps anti-Kell, Richard avait subi des analyses afin de s’assurer qu’il<br />

n’était pas Kell positif. Heureusement, ce n’était pas le cas, car cela aurait entraîné un risque<br />

d’incompatibilité sanguine fœto-maternelle.<br />

— Cela a été vérifié, dit-elle. Richard était négatif.<br />

— Vous êtes certaine ?<br />

— Tout ce qu’il y a de plus certaine. Ce n’est pas le genre de choses sur lesquelles je <strong>pour</strong>rais me<br />

tromper.<br />

L’obstétricien étudia le dossier qu’il tenait.<br />

— C’est effectivement ce qui est écrit ici, mais je préférais m’en assurer, dit-il avant de s’éclaircir<br />

la voix d’un air gêné. Et ce bébé est bien le résultat de l’implantation de l’embryon ? Ne serait-il pas<br />

possible que vous soyez tombée enceinte naturellement avec un autre partenaire ?


Malgré la situation, elle ne put s’empêcher de sourire.<br />

— Non. Le bébé que je porte est bien celui de Richard.<br />

— Alors, il nous faudra contrôler les autres anticorps. En attendant, nous allons vous garder en<br />

observation afin de surveiller le bébé et d’organiser la transfusion <strong>pour</strong> demain… Essayez de ne pas trop<br />

vous inquiéter, nous découvrirons la raison de cette anémie. Y a-t-il quelqu’un <strong>à</strong> prévenir ?<br />

Elle secoua la tête.<br />

Son père <strong>à</strong> Boston. Bien entendu, il viendrait si elle le lui demandait, mais elle n’avait pas envie de<br />

gâcher son récent <strong>bonheur</strong>. En outre, que <strong>pour</strong>rait-il faire ?<br />

De nouveau seule, elle appela Kelly <strong>pour</strong> l’avertir qu’elle serait absente deux ou trois jours.<br />

— Olivia, que se passe-t-il ?<br />

— Le bébé est anémique. Ils veulent le transfuser demain.<br />

Il y eut un silence <strong>à</strong> l’autre bout du fil tandis que Kelly enregistrait la gravité de la situation.<br />

— Je serais bien montée te voir, dit-elle enfin sur un ton contrarié, mais on vient de m’annoncer un<br />

accident de la circulation…<br />

— Bien entendu, tu ne peux pas quitter le service, affirma Olivia, même si elle aurait tout donné<br />

<strong>pour</strong> bénéficier de la compagnie réaliste et stimulante de son amie. Ne te tracasse pas <strong>pour</strong> moi, ça ira.<br />

* * *<br />

David s’apprêtait <strong>à</strong> quitter les urgences lorsque Kelly l’arrêta.<br />

— Docteur Stuart, vous avez <strong>une</strong> seconde <strong>à</strong> m’accorder ?<br />

— Bien sûr. Vous voulez que j’examine quelqu’un ?<br />

Il appréciait la surveillante. Toujours imperturbable, elle semblait anticiper les besoins des<br />

médecins presque avant qu’ils ne les cernent eux-mêmes. Les <strong>infirmière</strong>s sous ses ordres se montraient<br />

toutes aussi pr<strong>of</strong>essionnelles, bien qu’elles jouent effrontément de leur charme dès qu’il était dans les<br />

parages.<br />

Depuis le soir où il avait failli embrasser Olivia chez elle, il avait collectionné les aventures <strong>pour</strong><br />

tenter de la chasser de son esprit, mais en pure perte, et il lui avait fallu toute sa maîtrise <strong>pour</strong> garder ses<br />

distances.<br />

Contrairement <strong>à</strong> son habitude, Kelly affichait <strong>une</strong> expression sombre qui l’intrigua.<br />

— J’ai envoyé Olivia voir l’obstétricien tout <strong>à</strong> l’heure.<br />

— Pourquoi ? s’enquit-il, immédiatement alerté.<br />

— Elle avait très mauvaise mine. Elle vient de m’appeler : ils l’ont placée en observation après<br />

avoir découvert que le fœtus était anémique. Il doit subir demain <strong>une</strong> transfusion intra-utérine.<br />

Atterré, il fixa la surveillante sans la voir.<br />

Olivia n’avait-elle pas déj<strong>à</strong> enduré assez d’épreuves ?<br />

— Et elle doit affronter ça toute seule, précisa Kelly. Je voulais monter la réconforter, mais il y a eu<br />

un grave accident de la circulation, et il m’est impossible de quitter les urgences avant que les blessés<br />

aient tous été pris en charge.<br />

— J’y vais, dit-il aussitôt en pivotant sur ses talons. Si vous avez besoin de moi, vous savez où me<br />

trouver.<br />

* * *<br />

Quand on frappa <strong>à</strong> la porte, Olivia crut que l’<strong>infirmière</strong> venait la chercher <strong>pour</strong> la conduire dans sa<br />

chambre, mais <strong>à</strong> sa grande surprise, ce fut David qui entra.


— Kelly m’a informé que tu ne te sentais pas bien et que l’obstétricien avait décidé de te garder<br />

quelques jours ici, alors je suis passé te voir.<br />

Malgré son ton désinvolte, il la dévisageait avec intensité.<br />

De tous ceux qui auraient pu venir lui tenir compagnie, il était bien la dernière personne <strong>à</strong> laquelle<br />

elle se serait attendue, mais curieusement la seule dont la présence l’apaisait. Il resterait calme et sensé,<br />

alors que d’autres qui la connaissaient mieux la rendraient plus anxieuse. Il y avait quelque chose de<br />

solide chez lui qui la rassurait et lui donnait envie de pleurer de nouveau…<br />

— Alors ? s’enquit-il en s’asseyant sur le bord de la table d’examen. Qu’est-ce que l’obstétricien<br />

t’a dit exactement ?<br />

Elle le lui expliqua, mais cela n’avait pas plus de sens <strong>pour</strong> elle en le lui répétant. Peut-être que les<br />

échantillons avaient été mélangés, et dans ce cas son fils ne possédait pas d’antigènes Kell ? Pourtant, il<br />

était vraiment anémique.<br />

— <strong>Un</strong>e transfusion intra-utérine, c’est plutôt risqué, non ?<br />

— Oui. Mais ils pratiquent couramment cette intervention ici, alors fais-leur confiance.<br />

Sa franchise la fit tressaillir. S’appuyant sur ses coudes, elle se redressa en position assise et<br />

chercha un dérivatif.<br />

— Parle-moi, David. Dis-moi quelque chose, je t’en prie.<br />

— Te parler ? Mais de quoi ? s’enquit-il en haussant un sourcil.<br />

— De n’importe quoi. Raconte-moi ce qui t’a poussé <strong>à</strong> choisir la neurochirurgie, par exemple.<br />

— Tu te souviens du jeu de Meccano ?<br />

— Oui, mais je ne vois pas le rapport.<br />

— Quand j’étais gosse, je passais des heures <strong>à</strong> construire des engins. Chaque pièce avait sa place<br />

précise, et les doigts ne devaient pas trembler, sinon tout s’effondrait. Puis, au lycée, nous avons étudié le<br />

cerveau, et <strong>à</strong> bien des égards cela m’a rappelé un Meccano, en plus intéressant. Le pr<strong>of</strong>esseur nous a<br />

parlé de Phineas Gage, tu sais, cet homme qui s’est perforé le crâne avec <strong>une</strong> barre de fer ?<br />

Elle hocha la tête. Qui ne connaissait pas ce cas que les médecins étudiaient depuis plus de cent<br />

ans ?<br />

— J’ai été émerveillé par la neuroplasticité du cerveau : si <strong>une</strong> zone est lésée, d’autres neurones<br />

prennent le relais, et de nouvelles liaisons synaptiques se créent. Plus on en apprend sur cet organe, plus<br />

on se rend compte qu’il reste beaucoup de choses <strong>à</strong> découvrir. Nous avons parcouru notre planète de long<br />

en large, nous avons commencé <strong>à</strong> explorer l’espace, mais nous ne savons finalement pas grand-chose sur<br />

ce qui est censé être le siège de notre conscience…<br />

Il était clair que le sujet le fascinait.<br />

— Chaque fois que je saisis un scalpel, j’ai l’impression de partir <strong>à</strong> la conquête d’<strong>une</strong> autre planète.<br />

<strong>Un</strong>e inattention, <strong>une</strong> incision bâclée, et cela suffit <strong>à</strong> endommager le cerveau, ou pire. D’un autre côté, mes<br />

mains peuvent accomplir des miracles et, comme avec un Meccano, reconstruire quelqu’un. Pas toujours,<br />

bien sûr — certaines lésions sont trop importantes —, mais suffisamment <strong>pour</strong> que cela en vaille la peine<br />

<strong>à</strong> mes yeux.<br />

— Ne te prendrais-tu pas un peu <strong>pour</strong> un thaumaturge ?<br />

Sa taquinerie ne parut pas froisser David le moins du monde.<br />

— N’est-ce pas notre cas <strong>à</strong> tous ? N’est-ce pas ce que nous, les humains, pratiquons depuis la nuit<br />

des temps quand nous essayons de dompter la nature ?<br />

— Comme <strong>pour</strong> la F.I.V, dit-elle, ne pouvant s’empêcher de se référer <strong>à</strong> sa propre situation.<br />

Certains estiment que les traitements contre la stérilité contrecarrent la nature.<br />

— C’est ridicule ! Il serait dommage de ne pas utiliser toutes nos connaissances <strong>pour</strong> améliorer<br />

l’existence des gens ou leur sauver la vie.<br />

Il avait raison, mais un problème la tracassait.


— Je dois passer la nuit ici <strong>pour</strong> qu’ils puissent surveiller le bébé. Cela t’ennuierait de…<br />

— D’aller chercher Caramel et de le ramener chez toi <strong>pour</strong> m’occuper de lui ? Bien sûr que non. Ce<br />

sera même avec plaisir.<br />

Qu’il accepte de la tirer d’embarras la soulagea.<br />

<strong>Un</strong>e <strong>infirmière</strong> entra alors dans la pièce <strong>pour</strong> lui prélever encore quelques échantillons de sang,<br />

cette fois <strong>pour</strong> <strong>une</strong> étude de compatibilités sanguines. Elle était particulièrement jolie.<br />

Surprise que David n’essaie pas son charme sur elle, Olivia lui en fit la remarque <strong>une</strong> fois que la<br />

je<strong>une</strong> femme fut sortie.<br />

— Elle est fiancée <strong>à</strong> un footballeur, un vrai géant, dit-il avec un éclat malicieux dans les yeux.<br />

— Tu n’as jamais été amoureux ?<br />

— Voyons voir…<br />

— Si tu es obligé de réfléchir, c’est que tu ne l’as jamais été, sinon tu le saurais…<br />

Elle s’interrompit comme la porte s’ouvrait de nouveau.<br />

Le Dr Washington avait l’air si sombre qu’elle sentit son cœur s’affoler.<br />

Sans paraître s’étonner de la présence de David auprès d’elle, l’obstétricien le salua d’un bref<br />

hochement de tête avant de s’approcher du lit.<br />

— Votre dernière analyse de sang montre un niveau très élevé d’anticorps anti-Kell, bien plus<br />

important qu’au début de votre grossesse, annonça-t-il. Il y a donc <strong>une</strong> forte probabilité que vous portiez<br />

un bébé Kell positif, ce qui expliquerait la hausse des anticorps et l’anémie de votre fils.<br />

Incrédule, elle secoua la tête.<br />

— Mais c’est impossible !<br />

L’obstétricien s’assit <strong>à</strong> côté d’elle et lui saisit la main.<br />

— Nous sommes en train de contrôler les résultats, mais <strong>pour</strong> être franc, je ne pense pas qu’il<br />

s’agisse d’<strong>une</strong> erreur. En attendant, la transfusion aura bien lieu demain comme prévu. Il faudra sans<br />

doute recommencer d’ici <strong>une</strong> quinzaine de jours et mettre le bébé au monde <strong>à</strong> trente-quatre semaines.<br />

— A trente-quatre semaines ? répéta-t-elle, consternée.<br />

— Nous avons même envisagé de provoquer l’accouchement maintenant, <strong>à</strong> vingt-huit semaines, mais<br />

nous y avons renoncé : le fœtus souffre d’<strong>une</strong> grave anémie et nous ne pouvons pas prendre le risque<br />

d’<strong>une</strong> trop grande prématurité.<br />

Après son départ, Olivia, affolée, ferma les yeux.<br />

— Tu veux que je reste ?<br />

Elle sursauta. Elle avait complètement oublié David.<br />

— Je ne peux pas te retenir ici, tu as ton travail, répondit-elle <strong>à</strong> contrecœur.<br />

Elle désirait que quelqu’un lui dise qu’elle n’était pas en train de devenir folle, qu’elle n’avait pas<br />

basculé dans un cauchemar délirant. Si l’examen du sang du bébé confirmait la conclusion du<br />

Dr Washington, il ne pouvait y avoir qu’<strong>une</strong> seule explication : d’<strong>une</strong> manière ou d’<strong>une</strong> autre, le sperme<br />

de Richard avait été échangé avec celui d’un autre donneur au centre de P.M.A, même si le personnel<br />

prenait toutes ses précautions <strong>pour</strong> empêcher ce genre de confusion.<br />

David sembla hésiter, puis il pencha la tête sur le côté.<br />

— Je reste. Tu as besoin du soutien d’un ami. La secrétaire du bloc me bipera en cas d’urgence.<br />

A ces mots, elle faillit s’étrangler.<br />

Lui, un ami ?<br />

Ce n’était pas exactement ainsi qu’elle le considérait. Toutefois sa présence <strong>à</strong> son chevet était<br />

réconfortante.<br />

— Je suis désolée de t’entraîner dans cette histoire.<br />

Il esquissa un sourire ironique.<br />

— Quoi que tu penses de moi, je ne suis pas le genre d’homme <strong>à</strong> abandonner <strong>une</strong> femme dans un


moment difficile.<br />

Epuisée, elle laissa retomber sa tête sur l’oreiller.<br />

Hier encore, elle préparait sereinement l’arrivée de son bébé, et maintenant, elle se demandait si<br />

son fils était bien celui de Richard et s’il survivrait !<br />

Plongée dans ces réflexions démoralisantes, elle entendit <strong>à</strong> peine l’arrivée de l’aide-soignante qui<br />

venait la chercher <strong>pour</strong> la conduire dans sa chambre.<br />

— Vous savez quand aura lieu la transfusion demain matin ? s’enquit David.<br />

— Non, je l’ignore, répondit la je<strong>une</strong> femme avant d’ajouter <strong>à</strong> l’intention d’Olivia : votre<br />

compagnon <strong>pour</strong>ra y assister et vous apporter ainsi son soutien moral.<br />

Olivia retint son souffle, pensant que David allait dissiper le malentendu. Mais après avoir croisé<br />

son regard, il hocha la tête. Sans doute avait-il deviné son angoisse <strong>à</strong> l’idée de subir cet acte médical,<br />

même si elle avait toute confiance dans l’équipe d’obstétrique.<br />

— D’accord, dit-il. Je me renseignerai <strong>pour</strong> l’heure.<br />

* * *<br />

Le lendemain matin, allongée sur son lit, Olivia s’efforçait de ne pas songer aux conséquences de la<br />

transfusion imminente. <strong>Un</strong>e <strong>infirmière</strong> venait de lui administrer un sédatif, le sommeil allait bientôt la<br />

gagner.<br />

Et si la transfusion ne produisait pas l’effet escompté ? Même si cela améliorait l’anémie de son<br />

fils, ce ne serait que momentané… Mais chaque chose en son temps. Pour l’instant, il lui fallait tenir bon<br />

durant les prochaines quarante-huit heures.<br />

Elle avait très mal dormi. Kelly était passée la voir après son service et, bien qu’elle ait essayé de<br />

se montrer rassurante, elles savaient toutes deux que l’intervention était risquée.<br />

Pour réaliser cette transfusion, l’obstétricien introduirait <strong>une</strong> fine aiguille dans la veine ombilicale<br />

du bébé afin de lui injecter du sang compatible avec celui d’Olivia. La moindre lésion du cordon<br />

ombilical ou d’un vaisseau sanguin au cours de la procédure provoquerait la mort du fœtus.<br />

— J’aurais bien voulu être l<strong>à</strong> demain auprès de toi, avait dit Kelly, mais Ted est en vacances, et il<br />

n’y a personne d’autre <strong>pour</strong> me remplacer.<br />

Ted était le surveillant qui effectuait d’habitude la garde de nuit.<br />

— Ce n’est pas grave, avait affirmé Olivia.<br />

— Mais cela m’ennuie que tu sois seule. Pourquoi ne demandes-tu pas <strong>à</strong> <strong>une</strong> <strong>infirmière</strong> des<br />

urgences ? Tu t’entends bien avec la plupart d’entre elles, non ? Tu veux que je demande <strong>à</strong> Patsy ? Elle ne<br />

travaille pas demain.<br />

C’était Kelly tout craché. Elle adorait organiser la vie du personnel des urgences, que ce soit dans le<br />

service ou <strong>à</strong> l’extérieur. Si on la laissait faire, elle obligerait Patsy ou <strong>une</strong> de ses consœurs <strong>à</strong> venir lui<br />

tenir compagnie.<br />

— Je ne serai pas seule, avait alors confessé Olivia <strong>pour</strong> éviter qu’elle n’intervienne. Le Dr Stuart a<br />

dit qu’il resterait avec moi. Il a un jour de repos demain.<br />

Kelly avait haussé les sourcils mais, Dieu merci, n’avait fait aucun commentaire.<br />

— Je te serais d’ailleurs reconnaissante de garder ça <strong>pour</strong> toi.<br />

Kelly avait feint de se vexer.<br />

— On voit que tu ne te rends pas compte <strong>à</strong> quel point c’est difficile de garder la bouche cousue<br />

quand on a <strong>une</strong> histoire aussi croustillante… Allez, ne t’inquiète pas, tu as déj<strong>à</strong> assez de problèmes sans<br />

que je répande des bruits sur toi et le séduisant Dr Stuart.<br />

Soudain, interrompant le cours de ses pensées, la porte s’ouvrit sur David tenant <strong>à</strong> la main un<br />

bouquet de fleurs.


— Désolé, je devais venir plus tôt, dit-il d’un air confus, mais j’ai eu un mal de chien — c’est le cas<br />

de le dire — <strong>à</strong> convaincre Caramel d’aller au chenil. Il ne voulait pas quitter la maison, comme s’il<br />

t’attendait.<br />

— Il a toujours eu un sixième sens en ce qui me concerne, remarqua-t-elle, attendrie, avant de saisir<br />

la main de David. Tu resteras avec moi ? J’ai très peur…<br />

Il se pencha <strong>pour</strong> effleurer sa bouche de ses lèvres.<br />

— Oui… Aussi longtemps que tu auras besoin de moi.<br />

Quelques instants plus tard, <strong>une</strong> aide-soignante vint la chercher <strong>pour</strong> la conduire au bloc.<br />

Vaguement consciente de l’activité qui se déployait autour d’elle, Olivia aurait voulu garder sa<br />

lucidité <strong>pour</strong> sentir comment son bébé réagissait <strong>à</strong> la transfusion, mais elle était si fatiguée…<br />

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, l’intervention était terminée. Le Dr Washington l’observait.<br />

Alarmée de le voir froncer les sourcils, elle tenta de s’asseoir, mais David l’obligea avec douceur <strong>à</strong><br />

s’allonger de nouveau.<br />

— Tout s’est bien passé, la tranquillisa aussitôt le Dr Washington. Votre fils a bien répondu <strong>à</strong> la<br />

transfusion.<br />

Elle chercha le regard de David, qui confirma <strong>à</strong> son grand soulagement les dires de l’obstétricien.<br />

Toutefois, il y avait encore un problème, c’était clair.<br />

— A présent, <strong>pour</strong>suivit le Dr Washington, nous avons la confirmation que votre fils souffre d’<strong>une</strong><br />

grave anémie et nous lui avons prélevé un échantillon de sang. Il ressort deux choses des analyses, ajoutat-il<br />

en choisissant ses mots avec soin. D’abord que ses cellules sanguines sont remplies d’anticorps. Cela<br />

signifie que vos anticorps ont franchi la barrière placentaire et circulent dans son sang. Ensuite… Nous<br />

savons que vous êtes O+, c’est exact ?<br />

Elle hocha la tête.<br />

— Et votre mari était aussi O+ ?<br />

Prise d’<strong>une</strong> nausée, elle saisit la main de David et se sentit un peu mieux lorsqu’il entrelaça ses<br />

doigts aux siens.<br />

— Oui.<br />

— Et votre grossesse est le résultat d’<strong>une</strong> F.I.V. ?<br />

— Oui. Comme je l’ai déj<strong>à</strong> expliqué, la première tentative, pendant la rémission de mon mari, a<br />

échoué. Le centre de P.M.A. a donc utilisé un de nos embryons congelés.<br />

— Dans ce cas, ce que je vais vous apprendre va vous causer un choc : votre fils est non seulement<br />

Kell positif, mais de groupe sanguin AB.<br />

Elle se sentit soudain si étourdie qu’elle eut du mal <strong>à</strong> réfléchir. <strong>Un</strong> silence pesant envahit la salle<br />

tandis qu’elle essayait de comprendre l’information.<br />

Si son bébé était du groupe AB, alors il n’était ni le sien ni celui de Richard. Ce qui était<br />

impossible !<br />

— Je suis désolé, docteur Simpson, reprit l’obstétricien. Il n’y a pas d’erreur. Le bébé que vous<br />

portez n’a de lien génétique ni avec vous ni avec votre mari.<br />

Incapable de contenir sa détresse, elle se réfugia dans les bras de David et éclata en sanglots.<br />

* * *<br />

Pendant <strong>une</strong> fraction de seconde, David rêva de pouvoir s’enfuir loin, très loin de cette chambre.<br />

Comment s’était-il laissé entraîner dans cette histoire ? Avant de rencontrer Olivia, il menait <strong>une</strong> vie<br />

sans soucis. Il avait un métier dans lequel il s’épanouissait et <strong>une</strong> femme dans son lit chaque fois qu’il le<br />

souhaitait… Toutefois, il ne pouvait pas l’abandonner en pleine détresse, et elle avait de quoi être<br />

bouleversée : le bébé qu’elle attendait était celui d’un autre couple, et il en résultait <strong>une</strong> grave


incompatibilité sanguine entre le fœtus et elle.<br />

Olivia le repoussa <strong>pour</strong> sécher ses larmes puis fixa l’obstétricien avec <strong>une</strong> détermination forçant<br />

l’admiration.<br />

— Et maintenant ? demanda-t-elle.<br />

— Nous effectuerons <strong>une</strong> nouvelle transfusion dans deux semaines. Mais il y a <strong>une</strong> autre<br />

complication : nous devrions prendre contact avec les parents biologiques de cet enfant <strong>pour</strong> les informer<br />

de son anémie et connaître ses antécédents.<br />

Olivia ferma brièvement les yeux.<br />

— Oui. Pour sa santé, nous devons découvrir qui ils sont, et le plus vite possible.<br />

* * *<br />

Olivia rassemblait ses affaires quand David entra dans la chambre.<br />

— Ton carrosse t’attend, annonça-t-il sur un ton léger.<br />

— Je peux très bien appeler un taxi, protesta-t-elle.<br />

— Pas question. Tu es prête ?<br />

Elle n’avait pas la force de discuter. D’autant plus que c’était agréable que quelqu’un prenne la<br />

situation en main.<br />

Plongée dans ses pensées, elle sut gré <strong>à</strong> David de son silence pendant le trajet. A leur arrivée,<br />

Caramel se précipita sur elle <strong>pour</strong> couvrir son visage de coups de langue, puis il sauta sur David <strong>pour</strong> lui<br />

faire subir le même traitement.<br />

— Tu n’es pas obligé de rester, David. En fait, je préférerais être un peu seule.<br />

— Tu es sûre ? s’enquit-il d’un air perplexe.<br />

— Absolument.<br />

Mais sa voix chevrotante dut trahir ses doutes.<br />

— Assieds-toi, ordonna-t-il.<br />

Saisissant le plaid dans le fauteuil, il le lui posa sur les genoux puis s’installa <strong>à</strong> côté d’elle sur le<br />

divan.<br />

— Considérons tout ça de manière rationnelle.<br />

Comme si c’était possible ! Pourtant il avait raison, ce n’était pas le moment de s’effondrer.<br />

— Tu as surmonté le premier écueil : ton bébé n’est plus en danger dans l’immédiat. Maintenant,<br />

réfléchissons au fait qu’il n’est pas ton enfant biologique. A ton avis, comment cela a-t-il pu se produire ?<br />

Elle poussa un soupir.<br />

— Le centre de P.M.A. a dû se tromper. Mais <strong>à</strong> quel moment de la procédure, je l’ignore.<br />

— Il faut demander un rendez-vous avec le responsable. Je peux m’en charger si tu veux. Tu as leur<br />

numéro ?<br />

Acquiesçant, elle fouilla dans son sac <strong>pour</strong> sortir son agenda, l’ouvrit <strong>à</strong> la bonne page et le tendit <strong>à</strong><br />

David. Engager <strong>une</strong> démarche concrète l’apaisait.<br />

Mais soudain, <strong>une</strong> idée terrible lui traversa l’esprit.<br />

— S’il s’agit d’un échange d’embryons, alors un des nôtres a peut-être été implanté chez <strong>une</strong> autre<br />

femme ? Peut-être même un enfant est-il déj<strong>à</strong> né ? Oh ! Seigneur…<br />

Elle avait de nouveau l’impression de perdre la raison.<br />

La saisissant par les épaules, David la força <strong>à</strong> se calmer.<br />

— Ferme les yeux et respire pr<strong>of</strong>ondément !<br />

Comme il la serrait contre lui, elle finit par se détendre.<br />

— Ne panique pas, Olivia. Tout va bien se passer. Je t’aiderai, tu entends ?<br />

Il parlait avec <strong>une</strong> telle conviction qu’elle le crut. Et elle s’accrocha <strong>à</strong> cette certitude.


Lorsqu’elle rouvrit les yeux, David lui souleva le menton <strong>pour</strong> plonger son regard dans le sien.<br />

— Tu es solide, mais tu… Nous ne pouvons régler qu’<strong>une</strong> chose <strong>à</strong> la fois, déclara-t-il. Je vais donc<br />

d’abord prendre ce rendez-vous avec le centre de P.M.A. Plus vite nous aurons des réponses, mieux ce<br />

sera.<br />

Sortant son portable de sa poche, il s’éloigna de quelques pas, et elle l’écouta téléphoner d’<strong>une</strong><br />

oreille distraite.<br />

— Voil<strong>à</strong>, dit-il. Le directeur te recevra aujourd’hui dès que tu le souhaites. Je t’y conduirai, bien<br />

entendu.<br />

Encore sous le choc <strong>à</strong> l’idée que le bébé n’était pas le sien, elle était soulagée de laisser David<br />

prendre les initiatives.<br />

— Tu as besoin d’un avocat, <strong>pour</strong>suivit-il. Tu en connais un ? Sinon je peux contacter celui de ma<br />

famille et il m’indiquera un spécialiste de ce genre de problème <strong>à</strong> San Francisco.<br />

— Ce genre de problème ? <strong>Un</strong> avocat ? répéta-t-elle, atterrée.<br />

David prit ses mains entre les siennes.<br />

— Oui, tu dois en engager un <strong>pour</strong> défendre tes intérêts.<br />

— Je ne peux pas. Du moins pas tout de suite…<br />

— Tu veux que j’appelle quelqu’un <strong>pour</strong> toi ?<br />

— Ma meilleure amie vit au Pays de Galles, et elle est enceinte de trente-six semaines. Quant <strong>à</strong> mon<br />

père, je lui parlerai de tout ça lorsque j’en saurai plus.<br />

Elle ne souhaitait pas l’inquiéter alors qu’il préparait son mariage. Aussi fut-elle reconnaissante <strong>à</strong><br />

David de ne pas insister.<br />

— Te sens-tu assez bien <strong>pour</strong> te rendre <strong>à</strong> la clinique maintenant ?<br />

— Oui. Autant en finir…


6.<br />

Olivia fixa le Dr Fulton avec incrédulité.<br />

Près de la gynécologue se tenaient M e Crighton, l’avocat du centre, costume gris et visage sans<br />

expression, et un homme que le Dr Fulton lui avait présenté comme le nouveau directeur de la clinique, le<br />

Dr Lovatt.<br />

Elle avait accepté la proposition de David de l’accompagner <strong>à</strong> ce rendez-vous. En de telles<br />

circonstances, elle ne pouvait pas se permettre de rater un détail essentiel, aussi était-il important d’être<br />

deux <strong>pour</strong> ne rien oublier de la conversation.<br />

— Je suis si désolé, Docteur Simpson, dit le Dr Lovatt. Après votre coup de fil, nous avons<br />

reconstitué chaque étape de votre traitement. D’après nos dossiers, nous avons prélevé juste après vous<br />

des ovules chez <strong>une</strong> autre femme. Comme vous le savez, nous effectuons la fécondation in vitro aussitôt<br />

après les avoir récoltés. Et c’est ce qu’il s’est passé <strong>pour</strong> vous et le second couple. Mais <strong>pour</strong> <strong>une</strong> raison<br />

que nous ne pouvons pas encore expliquer, il semblerait que notre embryologiste ait échangé les<br />

éprouvettes. Elle ne travaille d’ailleurs plus <strong>pour</strong> nous, si cela peut vous consoler.<br />

Bien qu’elle se soit attendue <strong>à</strong> ces informations, Olivia eut l’impression qu’<strong>une</strong> pierre s’était logée<br />

dans son estomac.<br />

— Pas vraiment. Et peu m’importe de savoir comment s’est produite l’erreur. Ce qui m’intéresse,<br />

c’est de savoir ce que vous comptez faire maintenant.<br />

— Nous avons joint le père biologique <strong>pour</strong> l’informer de la situation, et nous attendons de<br />

connaître sa décision.<br />

— Par décision, que voulez-vous dire exactement ?<br />

L’air embarrassé, le Dr Fulton jeta un coup d’œil vers l’avocat.<br />

— A ce stade, nous ignorons quel est le tuteur légal du bébé que vous portez, annonça M e Crighton,<br />

impassible.<br />

— Il ne peut quand même pas m’enlever mon fils ? s’écria-t-elle, horrifiée.<br />

— Il y a déj<strong>à</strong> eu des affaires semblables malheureusement, et elles ont donné lieu <strong>à</strong> des procès.<br />

Mais, jusqu’<strong>à</strong> présent, il n’en a résulté auc<strong>une</strong> jurisprudence : c’est au cas par cas.<br />

Elle avait le cœur au bord des lèvres. Jamais elle n’avait envisagé qu’on puisse essayer de lui<br />

prendre son enfant.<br />

— Permettez-moi de vous dire que je me défendrai bec et ongles <strong>pour</strong> garder mon fils. Vous parlez<br />

du père biologique. Et sa femme ? N’a-t-elle pas aussi son mot <strong>à</strong> dire ?<br />

— Je regrette, mais je ne peux pas divulguer d’autres renseignements sur ce couple, répliqua le<br />

Dr Fulton. Il faudra désormais vous adresser <strong>à</strong> leurs avocats. Bien sûr, nous vous dédommagerons.<br />

— Vous… Vous pensez qu’<strong>une</strong> somme d’argent peut me dédommager de la perte de mon enfant ?


Elle était si en colère qu’elle avait du mal <strong>à</strong> s’exprimer. Se redressant, elle appuya ses mains sur le<br />

bureau.<br />

— Parce que, croyez-moi, c’est mon bébé !<br />

Le Dr Fulton blêmit.<br />

— Je vous suggère de prendre un avocat.<br />

— Le Dr Simpson a l’intention de s’en occuper dès qu’elle sera sortie d’ici, dit David en se levant <strong>à</strong><br />

son tour.<br />

Mais <strong>une</strong> question tracassait Olivia.<br />

— Est-ce que j’ai un enfant quelque part ?<br />

— Non. Les tentatives de grossesse ont échoué.<br />

<strong>Un</strong> nouveau choc.<br />

Mais d’<strong>une</strong> certaine manière, cela rendait les choses plus faciles. Comment aurait-elle supporté<br />

l’idée que son ou ses enfants soient élevés par un autre couple ?<br />

Toutefois, elle plaignit ces gens.<br />

— J’en suis désolée <strong>pour</strong> eux…<br />

— D’après ce que j’ai compris, le bébé que vous portez souffre d’<strong>une</strong> anémie fœtale, dit M e<br />

Crighton après un bref silence. Nous devons en informer le père biologique.<br />

— Pourquoi ?<br />

— C’est la procédure.<br />

— Alors, dites-lui aussi que je n’ai pas l’intention d’abandonner mon fils…<br />

Les jambes en coton, elle pivota sur ses talons <strong>pour</strong> se diriger vers la porte, et David la suivit hors<br />

de la pièce.<br />

— Merci d’être venu avec moi, David. Mais je suppose que maintenant tu as des choses <strong>à</strong> faire…<br />

David la dévisagea un long moment.<br />

— Non, rien d’important. Laisse-moi au moins te reconduire chez toi.<br />

Ne supportant pas de rester seule avec ses pensées, elle accepta. Sitôt installée dans la voiture, elle<br />

contacta Abigail Borman, son avocate, <strong>une</strong> femme tout droit sortie d’Harvard et tirée <strong>à</strong> quatre épingles.<br />

Elle lui expliqua toute l’affaire, puis, soulagée de lui avoir confié le dossier, elle s’adossa <strong>à</strong> son siège.<br />

Après s’être garé devant chez elle, David fit le tour du coupé sport <strong>pour</strong> lui ouvrir la portière et lui<br />

tendit la main.<br />

Contrariée d’être considérée comme <strong>une</strong> impotente, elle refusa son aide d’un geste, et s’irrita en<br />

surprenant la lueur amusée dans ses yeux gris-bleu tandis que, gênée par son ventre rebondi, elle se<br />

contorsionnait <strong>pour</strong> sortir du véhicule surbaissé.<br />

— Encore merci. Je peux me débrouiller, maintenant.<br />

— Et qui s’occupera de promener Caramel ? Avec sa vitalité, ce n’est pas de tout repos. Je crois<br />

qu’il vaut mieux que je reste. En tout cas, <strong>pour</strong> <strong>une</strong> nuit ou deux.<br />

Elle ne pouvait que lui concéder ce point. Après son absence imprévue, Caramel risquait de se<br />

montrer particulièrement exigeant et de la bousculer quand elle aspirerait au calme. Pourtant, elle<br />

redoutait de cohabiter avec David alors qu’elle se sentait si vulnérable et émotive…<br />

Il ne lui accorda pas la possibilité de protester davantage. La saisissant par le coude, il la guida <strong>à</strong><br />

l’intérieur jusque dans le salon. L<strong>à</strong>, il l’obligea <strong>à</strong> s’asseoir sur le canapé, lui souleva les jambes <strong>pour</strong> les<br />

placer sur un pouf, lui glissa un coussin derrière le dos et l’emmitoufla dans <strong>une</strong> couverture.<br />

Devinant qu’il y avait un problème, Caramel se coucha avec précaution <strong>à</strong> côté d’elle et posa la tête<br />

sur sa poitrine.<br />

Elle ne put s’empêcher de rire et se redressa.<br />

— Je ne suis pas malade ! J’ai besoin de réfléchir <strong>à</strong> la situation, mais je ne peux pas rester comme<br />

ça sans rien faire !


David l’obligea <strong>à</strong> s’adosser de nouveau au coussin.<br />

— Bien sûr que si. Du moins <strong>pour</strong> l’instant. Ces dernières quarante-huit heures ont été plutôt<br />

mouvementées. Pense <strong>à</strong> ce que tu dirais <strong>à</strong> un patient.<br />

<strong>Un</strong>e fois encore, il avait raison. Tout <strong>à</strong> coup elle se sentit si fatiguée qu’elle ferma les yeux.<br />

* * *<br />

Lorsqu’elle les rouvrit, l’aube commençait <strong>à</strong> poindre. Caramel ronflait paisiblement <strong>à</strong> côté d’elle, et<br />

David, affalé dans un fauteuil, ses longues jambes allongées devant lui, était plongé dans un pr<strong>of</strong>ond<br />

sommeil.<br />

Ainsi, malgré ses préoccupations, elle avait dormi <strong>à</strong> poings fermés.<br />

Rejetant la couverture, elle poussa Caramel, qui descendit du canapé et se dirigea, après un regard<br />

<strong>of</strong>fusqué, vers sa gamelle dans la cuisine. Elle recouvrit ensuite David du plaid, et elle s’apprêtait <strong>à</strong> se<br />

détourner quand elle le vit froncer les sourcils comme s’il faisait un rêve désagréable.<br />

Elle l’observa, <strong>une</strong> boule dans sa gorge.<br />

Elle savait qu’il aurait préféré être ailleurs, et <strong>pour</strong>tant il était resté. C’était un homme bien plus<br />

généreux qu’il ne le croyait lui-même. <strong>Un</strong> jour, il tomberait amoureux et rendrait <strong>une</strong> femme heureuse…<br />

Cette pensée lui brisa le cœur.<br />

Doucement, <strong>pour</strong> ne pas le déranger, elle gagna <strong>à</strong> son tour la cuisine, prépara sa pâtée <strong>à</strong> Caramel,<br />

puis décida de l’emmener faire <strong>une</strong> courte promenade sur la plage, <strong>à</strong> quelques pas de chez elle.<br />

Elle connaissait si bien le chemin qu’elle aurait pu le parcourir les yeux fermés. Comme le soleil<br />

commençait <strong>à</strong> se lever, l’océan prit <strong>une</strong> teinte aigue-marine dont la beauté lui coupa le souffle. Comme<br />

<strong>pour</strong>rait-elle perdre son bébé dans un monde aussi magnifique ? Offrant son visage <strong>à</strong> la brise venant du<br />

large, elle s’assit sur un rocher plat et regarda Caramel courir dans les vagues, jusqu’<strong>à</strong> ce qu’il sorte<br />

soudain de l’eau et remonte la plage en remuant la queue.<br />

Elle n’avait pas besoin de se retourner <strong>pour</strong> deviner qui venait les rejoindre !<br />

S’installant <strong>à</strong> côté d’elle, David posa un bras sur ses épaules, et elle se blottit contre lui comme si<br />

c’était la chose la plus naturelle au monde, sentant <strong>une</strong> grande paix l’envahir.<br />

Oui, son fils réagirait aussi bien <strong>à</strong> la seconde transfusion qu’<strong>à</strong> la première, et lorsque l’on<br />

provoquerait l’accouchement <strong>à</strong> trente-quatre semaines, il ne souffrirait pas trop de sa prématurité.<br />

— Comment as-tu su où j’étais ?<br />

— Il m’a suffi de suivre les aboiements de Caramel, répondit David d’<strong>une</strong> voix amusée.<br />

Elle enfouit son visage dans le creux de son cou.<br />

C’était si agréable d’être ainsi étreinte que brusquement ses défenses s’effondrèrent, et elle fondit en<br />

larmes.<br />

David se contenta de bercer Olivia jusqu’<strong>à</strong> ce qu’elle se calme, puis il lui tendit un mouchoir.<br />

Gênée, elle n’osa pas le regarder.<br />

— Désolée. Tu essayes d’aider <strong>une</strong> consœur, et tu dois supporter ses états émotionnels. Ecoute, tu<br />

as été formidable, David, mais tu n’es pas responsable de moi. Je m’en veux de t’avoir mêlé <strong>à</strong> mes<br />

problèmes.<br />

— Pour <strong>une</strong> fois où je m’occupe de quelqu’un d’autre que moi-même, j’éprouve <strong>une</strong> intense<br />

satisfaction. Je pense que tu agis sur mon âme comme un baume, conclut-il en se penchant <strong>pour</strong> déposer<br />

un léger baiser sur son nez.<br />

Toutefois, malgré cette affirmation, il était écartelé entre des sentiments contradictoires. Les<br />

émotions des autres le perturbaient. A la moindre larme perlant aux cils d’<strong>une</strong> de ses conquêtes, il partait<br />

en courant. Rien d’étonnant donc qu’il fuie toute relation privilégiée !<br />

Mais jamais il n’avait vu quelqu’un sangloter ainsi, comme en proie <strong>à</strong> un pr<strong>of</strong>ond déchirement. Et


encore moins sa mère, si flegmatique, même après l’accident de Tabitha.<br />

D’un autre côté, il avait toujours eu un faible <strong>pour</strong> les êtres fragiles, et un homme ne tourne pas le<br />

dos <strong>à</strong> <strong>une</strong> situation juste parce qu’elle lui déplaît. Bien sûr, il n’abandonnerait jamais <strong>une</strong> femme qui avait<br />

des ennuis même s’il en avait envie. Ce qui, bizarrement, n’était pas le cas en ce moment.<br />

Au cours des dernières semaines, il s’était rendu compte qu’il se sentait plus <strong>à</strong> l’aise avec Olivia<br />

qu’avec toutes les femmes qu’il avait fréquentées. Il n’avait jamais été aussi heureux que le soir où, assis<br />

l’un <strong>à</strong> côté de l’autre, ils avaient regardé ce match de base-ball <strong>à</strong> la télévision. Non seulement elle était<br />

belle, mais elle le faisait rire. Cependant, elle était <strong>une</strong> amie, rien qu’<strong>une</strong> amie. Il devait se le rappeler…<br />

* * *<br />

Après le petit déje<strong>une</strong>r, David proposa <strong>à</strong> Olivia <strong>une</strong> promenade en voiture.<br />

— Quelqu’un m’a parlé d’un restaurant <strong>à</strong> deux heures de route d’ici, avec <strong>une</strong> superbe vue sur<br />

l’océan et des aigles, expliqua-t-il.<br />

Il semblait si ravi de sa suggestion qu’elle n’eut pas le cœur de refuser.<br />

Durant quelques heures, elle éviterait de s’inquiéter de l’avenir. De toute façon, elle ne pouvait rien<br />

y changer.<br />

Le soleil était déj<strong>à</strong> haut dans le ciel lorsqu’ils quittèrent San Francisco.<br />

Alors que David abordait un virage en épingle <strong>à</strong> cheveux un peu vite <strong>à</strong> son goût, elle s’accrocha <strong>à</strong><br />

son siège.<br />

— Hé, doucement ! Tu as un chargement précieux <strong>à</strong> bord.<br />

A son grand soulagement, il ralentit immédiatement.<br />

— Désolé, j’avais oublié que tu étais enceinte.<br />

— Comment veux-tu que j’admire le paysage si je suis obligée de surveiller ta conduite, de peur que<br />

tu nous envoies pas dans un fossé ?<br />

— Crois-moi, tu n’as pas besoin de regarder comment je conduis. Je sais exactement où je vais.<br />

Ses paroles avaient-elles <strong>une</strong> signification cachée ? Il semblait se concentrer sur <strong>une</strong> seule chose :<br />

son métier. Mais <strong>à</strong> part cela, songeait-il un tant soit peu <strong>à</strong> l’avenir ?<br />

— <strong>Un</strong> jour, je serai chirurgien en chef dans un hôpital de New York, dit-il comme s’il avait lu dans<br />

ses pensées.<br />

L’idée qu’il puisse disparaître de sa vie la consterna.<br />

— Comment peux-tu envisager de retourner <strong>à</strong> New York quand tu bénéficies de toute cette<br />

splendeur ?<br />

— Le rythme de vie ici est trop lent <strong>pour</strong> moi… Mais je dois reconnaître que je ne me suis pas<br />

ennuyé ces derniers temps, ajouta-t-il avec un large sourire.<br />

Etait-ce tout ce qu’elle représentait <strong>pour</strong> lui ? <strong>Un</strong>e distraction ?<br />

Non, elle ne parvenait pas <strong>à</strong> le croire. Même s’il la considérait juste comme <strong>une</strong> consœur et <strong>une</strong><br />

amie, il devait se sentir concerné par elle, du moins un peu. Ou agissait-il uniquement par esprit<br />

chevaleresque ? Ce serait logique d’après ce qu’elle connaissait de lui.<br />

Elle repoussa cette pensée déprimante.<br />

N’avait-elle pas décidé de pr<strong>of</strong>iter de cette journée ? Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas<br />

emprunté la Pacific Highway. La route côtière était d’<strong>une</strong> beauté <strong>à</strong> couper le souffle, et <strong>à</strong> plusieurs points<br />

de vue.<br />

Soudain, David ralentit et se gara sur un parking.<br />

— Je voudrais te montrer quelque chose, annonça-t-il sur un ton mystérieux.<br />

Elle était déj<strong>à</strong> venue ici des années auparavant, avant que Richard ne tombe malade, mais David<br />

avait l’air si enchanté par ce détour impromptu qu’elle ne put se résoudre <strong>à</strong> lui en parler, et elle le suivit


le long du chemin qui descendait en serpentant entre des cèdres.<br />

Tout <strong>à</strong> coup, la vue s’ouvrit sur l’océan Pacifique. <strong>Un</strong>e forte odeur de poisson l’assaillit, et elle<br />

dressa l’oreille, intriguée par des bruits bizarres.<br />

— Regarde, dit David en pointant le doigt vers la plage en contrebas. Je suis tombé par hasard sur<br />

eux l’autre jour.<br />

<strong>Un</strong>e bande d’énormes éléphants de mer se prélassaient au soleil sur les rochers.<br />

— Ne sont-ce pas les animaux les plus étranges que tu as jamais vus ?<br />

— Et les plus nauséabonds, renchérit-elle, envahie par <strong>une</strong> joie sans mélange.<br />

Il était clair que David se donnait du mal <strong>pour</strong> la divertir. Pas de doute, il s’intéressait <strong>à</strong> elle — ou<br />

du moins, il parvenait très bien <strong>à</strong> le feindre.<br />

Enchâssé dans la falaise, le restaurant surplombait la mer <strong>à</strong> <strong>une</strong> hauteur vertigineuse.<br />

David fréquentait-il ce lieu exceptionnel avec ses diverses conquêtes ? se demanda-t-elle malgré<br />

elle.<br />

— Comment as-tu découvert cet endroit ? J’habite <strong>à</strong> San Francisco depuis des années, et je ne le<br />

connaissais pas.<br />

— <strong>Un</strong> des avantages d’être nouveau dans <strong>une</strong> ville, expliqua David alors que le serveur les<br />

conduisait jusqu’<strong>à</strong> <strong>une</strong> table près de la baie vitrée, c’est que les gens vous conseillent leur restaurant<br />

favori…<br />

Soulagée, elle préféra changer de sujet.<br />

— Et comment va la fillette de ton ami ? Elle pleure toujours autant ?<br />

— Depuis que j’ai emménagé dans mon appartement, j’ai <strong>à</strong> peine vu Simon et Kate. Mais la dernière<br />

fois que je me suis rendu chez eux, Susan m’a paru plus heureuse. Ou alors, je me suis habitué <strong>à</strong> ses cris.<br />

Comme David allongeait ses jambes, ses pieds butèrent contre les siens. Pendant <strong>une</strong> fraction de<br />

seconde, elle se figea, troublée. Puis, le plus discrètement possible, elle ramena ses pieds sous la chaise.<br />

Mais, en dépit de ses précautions, il le remarqua et haussa un sourcil ironique, ce qui la fit<br />

s’em<strong>pour</strong>prer.<br />

— Tu as juste <strong>une</strong> sœur ? lança-t-elle <strong>pour</strong> dissimuler son embarras.<br />

— Non. Nous sommes deux garçons et deux filles.<br />

— Ce doit être amusant de grandir dans <strong>une</strong> famille nombreuse.<br />

— Oui — pendant un temps.<br />

— Et ta mère ? A quoi ressemble-t-elle ?<br />

— Elégante et froide, répondit-il, le visage sombre. Nous n’avons pas eu beaucoup affaire <strong>à</strong> elle, ni<br />

<strong>à</strong> notre père, d’ailleurs. Nous avons été élevés par <strong>une</strong> kyrielle de nurses, et <strong>une</strong> fois assez âgés, envoyés<br />

au pensionnat.<br />

Elle se mordit la lèvre, choquée. Pour elle, <strong>une</strong> mère était <strong>une</strong> personne tendre et chaleureuse qui<br />

aimait passer le plus de temps possible avec ses enfants.<br />

— Si vous aviez des nurses, vous viviez donc dans l’aisance ?<br />

— Oui… Mon père est très riche.<br />

Dès qu’il s’agissait de ses proches, elle devait arracher <strong>à</strong> David les mots de la bouche. Cependant,<br />

il <strong>pour</strong>suivit.<br />

— Lui et ma mère sont séparés, mais il s’est toujours montré très généreux — <strong>à</strong> partir du moment où<br />

nous faisons ce qu’il veut, bien sûr. A vrai dire, lui et moi ne nous adressons plus la parole. Quant <strong>à</strong> ma<br />

mère, ma sœur aînée et mon frère, moins je les vois, mieux je me porte.<br />

— Pourquoi ? s’étonna-t-elle.<br />

— Tu ne voudrais pas changer de sujet ? Pour faire court, je reste le plus possible en dehors des<br />

histoires de famille, et de toute façon je n’ai pas l’intention de me marier.<br />

— Qu’as-tu contre le mariage ? insista-t-elle, cherchant <strong>à</strong> comprendre.


— Rien du tout. C’est parfait <strong>pour</strong> les autres.<br />

Elle fut soudain distraite par un aigle qui fondait sur un poisson.<br />

Suivant son regard, David se rembrunit encore davantage.<br />

— Tu vois cet oiseau ? Il mène exactement la vie telle que je la conçois : libre et sans entraves,<br />

déclara-t-il avant de saisir le menu. Et maintenant, si nous commandions ?<br />

A en juger par son expression, le chapitre était clos.<br />

Ignorant quel autre sujet aborder, elle préféra amener la conversation sur la médecine. Mais <strong>une</strong><br />

certaine gêne s’installa au cours du repas, et sur le chemin du retour, <strong>à</strong> la différence de l’aller, ils<br />

s’abîmèrent chacun dans leurs pensées.<br />

En arrivant chez elle, elle fut horrifiée de trouver son allée envahie de paparazzi. Lorsque le coupé<br />

s’arrêta le long du perron, des flashes crépitèrent et les questions fusèrent.<br />

— Docteur Simpson, est-ce vrai que vous portez le bébé d’un autre couple ? Quelles sont vos<br />

intentions ? Allez-vous vous battre <strong>pour</strong> garder l’enfant ?<br />

Elle jeta un regard paniqué <strong>à</strong> David, qui serra les dents.<br />

— Veux-tu que je t’emmène dans un hôtel ?<br />

— Non. Il n’est pas question qu’ils me forcent <strong>à</strong> quitter ma maison.<br />

— Dans ce cas, entre. Je m’occupe d’eux.<br />

Sans lui laisser le temps de protester, il bondit hors du véhicule et lui fit un rempart de son corps<br />

pendant qu’elle se faufilait chez elle, soulagée de ne pas avoir <strong>à</strong> affronter les journalistes. A travers la<br />

vitre du salon, elle le vit qui leur adressait un sourire carnassier.<br />

— Le Dr Simpson n’a rien <strong>à</strong> dire <strong>pour</strong> l’instant. Je vous suggère de laisser vos cartes de visite au<br />

cas où elle aurait <strong>une</strong> déclaration <strong>à</strong> faire.<br />

— Docteur Stuart, quels sont vos liens exacts avec le Dr Simpson ?<br />

— Le Dr Simpson et moi sommes confrères et amis, répondit-il d’<strong>une</strong> voix <strong>à</strong> présent amusée. Rien<br />

de plus.<br />

Et comme ils l’assaillaient de nouvelles questions, il leur ferma poliment mais fermement la porte au<br />

nez.<br />

— Comment l’ont-ils découvert ? demanda-t-elle, atterrée. La clinique n’a aucun intérêt <strong>à</strong> divulguer<br />

cette information !<br />

Les sourcils froncés, David se massa le menton.<br />

— Sans doute se sont-ils renseignés sur ton compte <strong>à</strong> cause de moi.<br />

— Tu veux dire qu’ils te surveillent <strong>à</strong> cause de ta sœur ?<br />

— Oui. Si c’est le cas, j’en suis désolé. Je n’aurais jamais pensé qu’ils finiraient par me repérer ici,<br />

<strong>à</strong> San Francisco.<br />

— Ce n’est pas ta faute. En plus, cela n’a peut-être rien <strong>à</strong> voir avec toi… Ecoute, David, je suis<br />

épuisée. Merci de t’être occupé de Caramel et merci aussi <strong>pour</strong> cette agréable sortie. Maintenant, je vais<br />

me débrouiller seule.<br />

Et puis, l’atmosphère entre eux était tendue, désormais.<br />

Mais il secoua la tête.<br />

— Je reste, dit-il avec fermeté. Je ne peux pas te laisser ici avec cette nuée de vautours <strong>à</strong><br />

l’extérieur. J’ai mon week-end. Considère ma présence comme celle d’un majordome.<br />

Ignorant comment combler le fossé qui semblait s’être creusé entre eux, elle annonça qu’elle irait se<br />

coucher dès qu’elle aurait promené Caramel. David proposa aussitôt de s’en charger, et comme elle<br />

n’avait auc<strong>une</strong> envie de tomber sur un photographe, elle céda sans discuter.<br />

* * *


Le lendemain matin, <strong>à</strong> peine levée, Olivia se dirigea vers la cuisine <strong>pour</strong> se préparer <strong>une</strong> tasse de<br />

tisane. Alors qu’elle passait devant le bureau, elle surprit David fixant pensivement l’écran de<br />

l’ordinateur. Il dut l’entendre, car il cliqua sur la fenêtre qu’il observait <strong>pour</strong> la supprimer avant de se<br />

tourner vers elle.<br />

— Comment te sens-tu aujourd’hui ? s’enquit-il sur son ton enjoué habituel.<br />

— Que regardais-tu ?<br />

La mine coupable, il bondit sur ses pieds.<br />

— Rien… Tu as faim ? Tu veux que j’aille acheter des croissants ?<br />

— Je veux que tu me montres ce que tu regardais.<br />

Devant son insistance, il se rassit avec un soupir.<br />

— Tu risques de ne pas apprécier, annonça-t-il en affichant néanmoins la page en cause. J’ai<br />

effectué quelques recherches en attendant que tu te réveilles. Inutile de prendre des précautions<br />

maintenant que ton histoire occupe la <strong>une</strong> des journaux. Le père biologique apprendra tout sur toi, alors<br />

autant en savoir nous aussi le plus possible sur lui et se renseigner sur les cas similaires.<br />

Elle se pencha par-dessus son épaule.<br />

Le site qu’il consultait avait trait aux erreurs survenues lors d’<strong>une</strong> F.I.V. La première chose qu’elle<br />

lut, ce fut que la garde du bébé n’était pas systématiquement accordée <strong>à</strong> la femme qui l’avait porté.<br />

Son sang se glaça dans ses veines. La pièce se mit <strong>à</strong> tourner, et elle dut se raccrocher au dossier du<br />

fauteuil <strong>pour</strong> garder son équilibre.<br />

Aussitôt, David se leva et la prit dans ses bras avant que ses jambes ne cèdent sous elle. Puis il la<br />

porta jusqu’au canapé, où il l’allongea.<br />

— Cela ne se présente pas si mal qu’il y paraît.<br />

— Pour moi si !<br />

Après <strong>une</strong> brève hésitation, il haussa les épaules.<br />

— Je sais que tu ne voulais pas que j’enquête sur l’autre couple, mais je l’ai quand même fait.<br />

— Tu n’avais pas le droit, répliqua-t-elle, furieuse.<br />

Il la regarda droit dans les yeux.<br />

— Je comprends ce que tu ressens, crois-moi. Mais en tant que médecin, avant d’agir, tu essaies de<br />

glaner le plus possible d’informations, non ?<br />

— Oui, admit-elle.<br />

— Alors, en quoi cette situation serait-elle différente ?<br />

— Elle l’est, c’est tout. J’ai suivi ton conseil et remis cette affaire entre les mains de mon avocate.<br />

Ne devrions-nous pas la laisser s’en charger désormais ?<br />

S’asseyant près d’elle, David entrelaça ses doigts aux siens.<br />

— Tu as <strong>une</strong> chance d’avoir gain de cause… S’ils te prennent le bébé <strong>à</strong> la naissance <strong>pour</strong> le confier<br />

aux parents naturels, il est peu probable que tu le récupères un jour. Souhaites-tu vraiment courir ce<br />

risque ?<br />

A l’idée qu’on puisse lui enlever son fils, même <strong>pour</strong> quelques heures, elle frémit. Elle avait besoin<br />

de savoir ce que David avait découvert.<br />

— Bon. Qu’as-tu appris ?<br />

— Le père est orthopédiste. Lui seul <strong>pour</strong>rait a priori intenter un procès.<br />

— Lui seul ? répéta-t-elle, surprise.<br />

— Oui. Le couple a divorcé il y a environ deux ans.<br />

Elle avait craint que son statut de veuve la desserve, mais si le père était divorcé, au moins étaientils<br />

sur un pied d’égalité. Elle commença <strong>à</strong> se sentir un peu plus optimiste.<br />

— Et son ex-femme ? Elle n’a pas son mot <strong>à</strong> dire ?<br />

— Justement, la bonne nouvelle, c’est qu’elle est stérile. Ils ont donc dû faire appel <strong>à</strong> <strong>une</strong> donneuse


d’ovocytes.<br />

— Comment sais-tu tout cela ?<br />

— Il faut que je te montre quelque chose.<br />

Il se leva <strong>pour</strong> prendre près de l’ordinateur un journal qu’il lui tendit.<br />

— <strong>Un</strong> des journalistes l’a laissé sur le perron : c’est l’édition de ce matin de The Gazette.<br />

Elle se redressa <strong>pour</strong> examiner la photographie en première page.<br />

<strong>Un</strong>e je<strong>une</strong> femme en chemise de nuit la jambe droite dans le plâtre se tenait sur le pas de sa porte.<br />

D’après son expression stupéfaite, elle ne s’était pas attendue <strong>à</strong> trouver un paparazzi sur le seuil.<br />

Intriguée, elle lut la légende :<br />

Le scandale des embryons échangés :<br />

on a enfin identifié la mère biologique.<br />

Puis elle parcourut l’article.<br />

Lily Savage, âgée de vingt-sept ans, avait fait don de ses ovocytes au centre de P.M.A., cinq ans<br />

auparavant, <strong>pour</strong> financer ses études. Elle était <strong>à</strong> présent <strong>infirmière</strong> dans un hôpital de San Francisco.<br />

Malgré la situation, Olivia ne put s’empêcher de sourire.<br />

Même si Richard et elle n’étaient pas les parents biologiques du bébé, ceux-ci avaient avec elle <strong>une</strong><br />

chose en commun : l’amour de la médecine.<br />

Puis elle tenta de saisir les implications de l’information apportée par l’entrefilet.<br />

Le don d’ovocytes était anonyme. C’était <strong>pour</strong> cela que le directeur de la clinique avait seulement<br />

mentionné le père.<br />

Son moral monta en flèche.<br />

Au moins elle n’aurait pas <strong>à</strong> se battre contre la mère biologique <strong>pour</strong> la garde du bébé. Elle s’en<br />

rendait compte <strong>à</strong> présent, cette éventualité lui avait pesé inconsciemment.<br />

— Donc, légalement, seul compte cet orthopédiste ?<br />

— Oui, et, mon avis, cela devrait tourner en ta faveur, confirma David.<br />

Comme ils échangeaient un sourire, leurs regards se rivèrent l’un <strong>à</strong> l’autre et elle sentit son pouls<br />

s’emballer.<br />

Après un long silence, David fut le premier <strong>à</strong> détourner les yeux.<br />

— Lily Savage n’a aucun droit sur l’enfant, puisqu’elle y a renoncé dans un document signé au<br />

moment du don d’ovocytes. Quant <strong>à</strong> l’ex-épouse, elle semble ne pas s’intéresser <strong>à</strong> ce bébé. En fait, il y a<br />

autre chose que j’ai découvert…<br />

Il marqua <strong>une</strong> hésitation avant de <strong>pour</strong>suivre.<br />

— Je suis désolé de te l’apprendre, mais le couple a fait détruire le reste des embryons.<br />

Elle frissonna, même si elle s’en doutait déj<strong>à</strong>.<br />

L’espoir qu’elle entretenait encore en son for intérieur, d’avoir un autre enfant dont Richard et elle<br />

seraient cette fois les parents biologiques, s’effondrait définitivement.<br />

Mais aussitôt, elle se ressaisit.<br />

La seule chose qui comptait désormais, c’était d’obtenir la garde du bébé qu’elle portait.<br />

— Si je comprends bien, le père a demandé l’arrêt de la conservation des embryons qu’il croyait<br />

<strong>pour</strong>tant les siens. Alors, <strong>pour</strong>quoi voudrait-il élever mon fils, maintenant ?<br />

— Effectivement, sa décision est un bon point <strong>pour</strong> toi. Je pense que tu devrais communiquer ces<br />

détails <strong>à</strong> ton avocate.<br />

— Je m’en occupe tout de suite, dit-elle en se levant.<br />

— Il faut que je passe chez moi prendre des vêtements, j’achèterai quelques provisions en même<br />

temps.<br />

— Tu n’avais pas prévu de retourner <strong>à</strong> New York ce week-end ? s’étonna-t-elle, se rappelant le<br />

bruit qui courait <strong>à</strong> ce sujet.


— J’ai reporté ma visite d’<strong>une</strong> semaine.<br />

Jamais David n’avait évoqué la personne qu’il rencontrait l<strong>à</strong>-bas, et elle n’était pas certaine de<br />

vouloir en apprendre davantage. Mais d’un autre côté, le soutien qu’il lui apportait lui créait peut-être des<br />

problèmes. Comment sa petite amie réagirait-elle en lisant les journaux ?<br />

— Y a-t-il quelqu’un <strong>à</strong> qui tu aimerais que j’explique la situation ?<br />

David secoua la tête, fronçant les sourcils.<br />

— Expliquer quoi ? Que j’aide <strong>une</strong> consœur ? De toute façon, je verrai Tabitha le week-end<br />

prochain.<br />

A cette réponse, elle sentit son cœur se serrer.<br />

Il avait donc bien <strong>une</strong> amie.


7.<br />

David revint deux heures plus tard.<br />

Entre-temps, Olivia avait eu avec son avocate <strong>une</strong> conversation téléphonique qui ne l’avait pas du<br />

tout rassurée.<br />

— Ça va ? demanda-t-il en lui jetant un regard scrutateur.<br />

— J’ai connu des jours meilleurs. Savoir tous ces journalistes <strong>à</strong> l’affût derrière mes fenêtres n’incite<br />

pas particulièrement <strong>à</strong> la détente.<br />

— Et l’avocate ? Que t’a-t-elle dit ?<br />

— Que je devrai probablement me battre devant un tribunal <strong>pour</strong> qu’on ne m’enlève pas mon fils. A<br />

priori, le père biologique compte vraiment obtenir la garde.<br />

Elle secoua la tête avec un soupir découragé.<br />

— Si seulement je pouvais aller lui parler directement et lui faire comprendre ce que cet enfant<br />

signifie <strong>pour</strong> moi…<br />

Comme sa voix se brisait, David l’attira dans ses bras.<br />

— Tout se passera bien, Olivia, je te le promets. Je remuerai ciel et terre s’il le faut, mais tu auras<br />

gain de cause.<br />

* * *<br />

Pelotonnée sur le canapé, Caramel blotti contre elle, Olivia leva les yeux de son livre.<br />

Le week-end risquait d’être long. A part regarder la télévision, ils n’auraient pas grand-chose<br />

d’autre <strong>pour</strong> les occuper. De toute façon, elle manquait trop d’énergie <strong>pour</strong> s’en soucier.<br />

Mais <strong>à</strong> propos, où était passé David ? Elle ne l’avait pas revu depuis le déje<strong>une</strong>r.<br />

Comme en réponse <strong>à</strong> sa question muette, l’objet de ses pensées apparut alors sur le seuil du salon.<br />

— Je peux te montrer quelque chose ?<br />

— Quoi ?<br />

— Tu verras bien…<br />

Curieuse malgré elle, elle le suivit dans l’escalier et se raidit légèrement quand il prit la direction<br />

de sa propre chambre.<br />

Il ne comptait tout de même pas… ?<br />

Elle frissonna malgré elle <strong>à</strong> l’idée qu’il <strong>pour</strong>rait chercher <strong>à</strong> la séduire, mais <strong>à</strong> cet instant David se<br />

retourna.<br />

— Ferme les yeux.<br />

Devant son hésitation, il sourit.


— Allez… Tu as confiance en moi maintenant, non ?<br />

Comme elle s’exécutait, il lui prit le bras et l’entraîna doucement.<br />

— Plus serrés, les yeux, murmura-t-il. Tu triches.<br />

Elle sentit un rire lui monter <strong>à</strong> la gorge.<br />

C’était comme si elle était tout <strong>à</strong> coup ramenée loin dans le passé, lorsqu’elle jouait <strong>à</strong> cache-cache<br />

avec ses camarades.<br />

— Et voil<strong>à</strong>, annonça-t-il après qu’ils eurent franchi quelques mètres. Tu peux regarder.<br />

Muette d’étonnement, elle se figea en découvrant la chambre attenante <strong>à</strong> la sienne, celle prévue <strong>pour</strong><br />

le bébé.<br />

— Oh non, dit David sur un ton anxieux devant son silence prolongé, ça ne te plaît pas ? Je suis<br />

désolé, je… j’aurais dû t’en parler avant, mais j’avais tellement envie de te faire <strong>une</strong> surprise. De te<br />

redonner le moral après tout ce que tu as vécu dernièrement…<br />

Prenant <strong>une</strong> forte inspiration, elle s’efforça d’apaiser son cœur emballé avant de répondre.<br />

— C’est magnifique, David ! Merci. Je n’aurais pas mieux fait moi-même. Richard…<br />

Sa voix se brisa légèrement.<br />

— Richard et moi avions commencé <strong>à</strong> la peindre avant qu’il soit trop malade, et je m’étais promis<br />

de la terminer. Mais je ne voulais pas trop tenter le sort en précipitant les choses… Et tu es même arrivé<br />

<strong>à</strong> monter le berceau ! Mon père devait venir un de ces jours m’aider, mais avec toutes ces histoires, nous<br />

avons un peu perdu ce projet de vue.<br />

Elle laissa ses doigts courir sur le bois blond et sur les canards duveteux de la couverture.<br />

— Ah… Tu l’as monté <strong>à</strong> l’envers.<br />

Comme elle lui jetait un coup d’œil ironique, il fronça les sourcils et examina son œuvre.<br />

— Mmmh… Je vois ce que tu veux dire. Le panneau décoré est censé être de l’autre côté <strong>pour</strong> que<br />

le petit puisse l’admirer, exact ?<br />

— Laisse-moi deviner ! s’exclama-t-elle en riant. Tu n’as même pas pris la peine de lire les<br />

instructions ?<br />

Il arbora un air faussement grave.<br />

— Il est temps que je te révèle certaines facettes de ma personnalité, Olivia : j’ai été génétiquement<br />

programmé <strong>pour</strong> ne jamais lire <strong>une</strong> brochure technique, quelle que soit la circonstance.<br />

— Je vois, dit-elle avec un sérieux affecté. Tu peux compter sur ma discrétion, je saurai garder le<br />

secret.<br />

Les yeux espiègles, il sortit un tournevis de la poche arrière de son jean.<br />

— Mais ne t’inquiète pas, je vais régler le problème en un tournemain.<br />

— Je peux t’aider ?<br />

— Non. Ton rôle <strong>à</strong> toi, c’est de t’asseoir et de me regarder.<br />

— Comme <strong>une</strong> potiche ?<br />

Devant son indignation, David éclata de rire.<br />

— Non. Comme la mère fantastique que tu seras.<br />

Emue, elle soutint son regard.<br />

— Tu n’es pas du tout l’homme que tu prétends être, David Stuart, répondit-elle <strong>à</strong> voix presque<br />

basse.<br />

Les battements de son cœur s’étaient accélérés.<br />

Non, cet homme-l<strong>à</strong> était en fait l’homme dont elle était en train de tomber irrémédiablement<br />

amoureuse.<br />

* * *


En fin de compte, le reste du week-end passa trop vite au goût d’Olivia. David emmena Caramel se<br />

promener tandis qu’elle restait confinée dans la maison, <strong>à</strong> l’abri des téléobjectifs. Ils suivirent un<br />

nouveau match des Giants, elle avec sa tisane, David avec sa bière. De temps <strong>à</strong> autre, elle surprenait son<br />

regard sur elle. <strong>Un</strong>e sorte de courant pétillant et très émoustillant circulait entre eux, mais ni l’un ni<br />

l’autre ne semblaient souhaiter explorer plus avant ce qu’il signifiait.<br />

Peut-être David était-il simplement navré <strong>pour</strong> elle ?<br />

Quoi qu’il en soit, elle bénissait sa présence et son amitié. Vivre cette expérience seule aurait été<br />

au-dessus de ses forces.<br />

Le lundi, elle sut qu’elle n’avait d’autre choix que de braver les appareils photo. Son congé de<br />

maternité ne commençait pas avant quinze jours, et malgré sa fatigue elle se devait de retourner travailler.<br />

David lui avait proposé de partir de bonne heure, avant le lever du jour, afin qu’ils ne soient pas vus<br />

ensemble, mais elle s’y était opposée. Elle refusait de sortir de chez elle comme <strong>une</strong> voleuse <strong>à</strong> cause de<br />

ces satanés journalistes. Ce problème la concernait, elle, et personne d’autre.<br />

Toutefois, le barrage de flashes qui l’accueillit, dès qu’elle ouvrit la porte, la paniqua.<br />

Aussitôt, David la prit par le coude <strong>pour</strong> l’entraîner vers son coupé.<br />

— Docteur Simpson, comment supportez-vous ce stress ? lança un journaliste.<br />

— Docteur Simpson, comptez-vous renoncer au bébé ?…<br />

La tête baissée, elle ignora les questions et monta dans la voiture de David, dont elle perçut la<br />

colère froide malgré les plaisanteries qu’il avait lâchées en réponse aux reporters.<br />

— Tu vas t’en sortir, toute seule jusqu’<strong>à</strong> la fin de la semaine ? s’enquit-il <strong>une</strong> fois en chemin.<br />

— Oui, ne t’inquiète pas, le rassura-t-elle, même si elle savait déj<strong>à</strong> que sa compagnie lui manquerait<br />

terriblement.<br />

Lorsqu’elle entra dans le service des urgences, Kelly se précipita <strong>à</strong> sa rencontre <strong>pour</strong> la presser<br />

contre elle. Visiblement heureux de la revoir, les membres du personnel vinrent ensuite l’étreindre tour <strong>à</strong><br />

tour, et leur soutien lui fit chaud au cœur.<br />

— Les journalistes ont essayé de nous tirer les vers du nez, expliqua Kelly après avoir renvoyé tout<br />

le monde <strong>à</strong> son poste. Mais nous sommes tous restés muets comme des carpes. Tu peux compter sur notre<br />

discrétion.<br />

Puis la surveillante la tint un instant <strong>à</strong> bout de bras <strong>pour</strong> mieux l’observer.<br />

— Mais toi, que fais-tu ici ? Pardonne-moi ma franchise, mais tu as <strong>une</strong> mine de papier mâché,<br />

Olivia.<br />

— Tu n’as vraiment rien de plus encourageant <strong>à</strong> me dire ?<br />

— Es-tu sûre de vouloir reprendre le travail ? insista Kelly sans même écouter sa protestation.<br />

— Crois-moi, ce sera mieux que de me morfondre toute seule chez moi. Et puis, je serai bientôt en<br />

congé maternité.<br />

— Bon. Après tout, c’est toi qui décides.<br />

Elle s’apprêtait <strong>à</strong> lui tendre un dossier, quand les portes s’ouvrirent <strong>à</strong> la volée. <strong>Un</strong> homme d’<strong>une</strong><br />

quarantaine d’années était allongé, inconscient, sur le chariot brancard. <strong>Un</strong> urgentiste lui faisait un<br />

massage cardiaque alors même que ses collègues le poussaient vers un coin de la salle.<br />

Aussitôt elle fut auprès d’eux.<br />

— A quoi avons-nous affaire ? s’enquit-elle en enfilant ses gants stériles.<br />

* * *<br />

Il était 22 heures passées, et Olivia ne parvenait pas <strong>à</strong> trouver le sommeil. L’absence de David lui<br />

pesait. Son inépuisable énergie avait empli la maison, qui lui paraissait <strong>à</strong> présent vide et sans âme.<br />

D’ici quelques semaines, heureusement, elle aurait son bébé et n’aurait plus le temps de se plaindre


de la solitude.<br />

Son moral remonta de quelques crans en imaginant son fils dans son berceau.<br />

Tous les deux seraient bien au chaud et en sécurité dans le cocon de leur maison… Si elle le<br />

ramenait.<br />

Non, elle ne pouvait plus imaginer son avenir sans cet enfant. Alors que faire ? Auc<strong>une</strong> date n’avait<br />

encore été fixée <strong>pour</strong> l’audience. Pouvait-elle continuer <strong>à</strong> se torturer ainsi toutes les nuits ?<br />

Sans même réfléchir, elle se leva et se rendit dans la bibliothèque, s’assit au bureau, sortit du papier<br />

<strong>à</strong> lettres du tiroir, attrapa un stylo et commença <strong>à</strong> écrire.<br />

Cher docteur Carter,<br />

Je sais que je ne suis pas censée vous écrire, mais je m’y sens poussée par le besoin de vous faire<br />

comprendre l’importance que ce bébé a <strong>pour</strong> moi. Peut-être cela vous aidera-t-il <strong>à</strong> réfléchir <strong>à</strong> la<br />

pertinence de porter cette affaire devant le tribunal.<br />

Il y a environ quatre ans, mon mari a appris qu’il avait <strong>une</strong> tumeur au cerveau. Nous avions<br />

toujours voulu des enfants, mais comme beaucoup de couples, je suppose, nous pensions avoir tout<br />

notre temps <strong>pour</strong> cela. Avant de commencer le traitement, il a fait stocker son sperme. Puis il a eu <strong>une</strong><br />

rémission, et tous les espoirs nous ont été de nouveau permis. Nous avons alors eu recours <strong>à</strong> <strong>une</strong> F.I.V.<br />

et avons obtenu cinq embryons viables. Malheureusement, la première tentative d’implantation a<br />

échoué.<br />

Des larmes tombèrent sur le papier et tachèrent la lettre.<br />

Elle se leva et alla se poster devant la fenêtre donnant sur le pont de la Golden Gate.<br />

Richard avait travaillé tard tous les soirs, jusqu’<strong>à</strong> sa maladie. Mais en se rendant compte qu’il<br />

n’avait sans doute pas tout l’avenir devant lui, il avait changé. Il avait juré de réduire ses horaires afin de<br />

passer plus de temps avec elle et l’enfant <strong>à</strong> venir. Et l’idée de fonder <strong>une</strong> famille l’avait soutenu pendant<br />

cette période sombre.<br />

Il aurait été un père fantastique…<br />

Cependant, <strong>à</strong> leur grand désespoir, la première fivete n’avait pas été couronnée de succès. Puis le<br />

cancer s’était brusquement de nouveau propagé avant la deuxième tentative. Richard l’avait alors<br />

suppliée de <strong>pour</strong>suivre les essais avec les embryons restants même <strong>une</strong> fois qu’il ne serait plus l<strong>à</strong>.<br />

— Je veux être sûr que tu ne seras pas seule, avait-il dit. Cela m’aide de savoir qu’<strong>une</strong> partie de<br />

moi sera toujours auprès de toi <strong>à</strong> travers notre enfant.<br />

Ce n’était pas son enfant qu’elle portait. Malgré tout, elle était certaine que Richard comprendrait ce<br />

qu’elle éprouvait <strong>pour</strong> ce bébé qui grandissait en elle. Qu’il se serait lui aussi battu <strong>à</strong> ses côtés <strong>pour</strong> lui…<br />

Si elle s’arrêtait <strong>pour</strong> recommencer, elle n’était pas certaine d’avoir le courage de la terminer.<br />

Elle se rassit <strong>à</strong> son bureau et reprit sa lettre.<br />

Cet enfant grandit en moi. Je le sens bouger, et j’ai vu son cœur battre. Quand j’ai cru le perdre<br />

<strong>à</strong> cause d’<strong>une</strong> anasarque, j’ai eu l’impression d’être projetée dans un monde d’obscurité. Mais la<br />

transfusion a eu l’effet souhaité, et la césarienne est prévue d’ici quelques semaines. D’ici l<strong>à</strong>, je prie<br />

le ciel chaque jour de pouvoir bientôt tenir enfin ce bébé dans mes bras. <strong>Un</strong> petit garçon que je<br />

protégerai et j’aimerai de toute mon âme.<br />

Je sais que vous voulez vous en occuper aussi, et je peux le comprendre. Si cela peut faciliter<br />

votre décision, et si c’est <strong>pour</strong> son bien, je serais prête <strong>à</strong> accepter que vous le voyiez.<br />

Les larmes n’avaient cessé de couler. Elle les essuya du revers de la main, ne voyant pas ce qu’elle<br />

<strong>pour</strong>rait encore ajouter.<br />

Je vous en prie, je vous en supplie, ne me prenez pas mon bébé.<br />

* * *


David frappa mais n’obtint auc<strong>une</strong> réponse — ce qui était étrange, étant donné que presque toutes<br />

les lampes étaient allumées.<br />

Il n’avait pas eu l’intention de passer en quittant son nouvel appartement, mais ses pas l’avaient<br />

conduit tout naturellement ici. Pourtant, auc<strong>une</strong> raison ne l’y incitait. Désormais, Olivia et son bébé<br />

n’étaient plus son problème, ils ne <strong>pour</strong>raient lui apporter que des ennuis.<br />

Alors, <strong>pour</strong>quoi ne parvenait-il pas <strong>à</strong> rester <strong>à</strong> l’écart ?<br />

Olivia avait bouleversé son univers jusqu’ici gris et glacial, y introduisant couleur et chaleur.<br />

Installer la chambre du bébé n’avait été <strong>pour</strong> lui qu’un simple coup de main pratique, cependant la<br />

réaction d’Olivia lui donnait presque <strong>à</strong> penser qu’il était susceptible de sentiments.<br />

Or, il ne devait pas perdre de vue qu’il en était incapable.<br />

Alors qu’il regardait par la fenêtre du salon, Caramel commença <strong>à</strong> aboyer.<br />

— Chut, chuchota-t-il.<br />

S’il continuait <strong>à</strong> s’agiter ainsi, il finirait par…<br />

Trop tard. Sa queue balaya sur la table basse <strong>une</strong> statuette qui bascula sur le sol, sans se casser<br />

heureusement. Aussitôt Olivia apparut de l’<strong>une</strong> des pièces.<br />

David se figea.<br />

Elle était blême et en larmes. Qu’était-il arrivé ? Avait-elle eu des mauvaises nouvelles du<br />

tribunal ? Etait-ce <strong>pour</strong> cette raison qu’il s’était senti poussé <strong>à</strong> venir ici ? Par moments, il avait<br />

l’impression de posséder <strong>une</strong> sorte de radar en ce qui la concernait, comme s’il savait dans sa chair, dans<br />

son cœur, qu’elle avait besoin de lui.<br />

Et soudain, ce fut <strong>pour</strong> lui comme <strong>une</strong> révélation.<br />

Il aimait cette femme. Il l’aimait bien qu’elle porte l’enfant d’un autre, bien qu’elle soit<br />

émotionnellement déstabilisée, bien que…<br />

Il l’aimait, c’est tout. Envers et contre tout. Et avant tout contre lui-même. Pourquoi n’avait-il pas<br />

choisi, <strong>pour</strong> tomber amoureux, <strong>une</strong> femme sans problèmes ? Pourquoi n’avait-il pas tourné les talons et<br />

fui quand il en était encore temps ?<br />

A bien y réfléchir, rien ne l’empêchait de partir dès maintenant loin d’ici. De trouver <strong>une</strong> place dans<br />

un autre hôpital, de préférence <strong>à</strong> l’autre bout du monde. Avec le temps, il l’oublierait. Peut-être même<br />

s’éprendrait-il d’<strong>une</strong> autre, <strong>une</strong> femme toute simple, sans complication…<br />

Mais quand elle alluma la lumière extérieure et qu’elle le reconnut, il vit son visage s’éclairer, et il<br />

comprit alors qu’il n’irait nulle part.<br />

— Je… J’étais dans le quartier, prétexta-t-il gauchement lorsqu’elle lui ouvrit la porte. Je suis passé<br />

voir si tout allait bien…<br />

— Dans le quartier ? répéta-t-elle avec incrédulité. Ne m’as-tu pas dit que ton appartement était <strong>à</strong><br />

<strong>une</strong> quinzaine de kilomètres d’ici ?<br />

— Euh… Oui, mais j’ai eu envie de faire un tour sur la plage. Cela te dirait de me tenir compagnie ?<br />

— A 23 heures ?<br />

Cette fois, il perçut la pointe d’ironie dans la voix d’Olivia.<br />

Elle portait le pyjama-short qu’elle mettait généralement <strong>pour</strong> dormir. Le T-shirt légèrement remonté<br />

exposait son ventre arrondi. Et sa poitrine… Avait-elle toujours été aussi pleine ? Pourquoi ne l’avait-il<br />

pas remarqué plus tôt ?<br />

Bon sang, il avait chaud, soudain. Et presque honte. Etait-il normal d’avoir envie d’<strong>une</strong> femme<br />

enceinte, surtout quand elle portait l’enfant d’un autre ?<br />

Rien de tout cela n’avait de sens. Et le fait qu’il l’aimait n’en avait pas davantage.<br />

— Je n’arrive pas <strong>à</strong> dormir, reprit-elle en souriant. Peut-être qu’<strong>une</strong> petite promenade me fera du<br />

bien. Tu m’attends <strong>une</strong> minute ? Le temps que j’enfile mon jogging.<br />

Caramel, aux anges, les précéda sur le chemin. L’air était doux, le ciel étoilé.


— J’ai le sentiment étrange que tout se passera bien, déclara-t-elle soudain, alors qu’ils<br />

contemplaient le pont brillamment éclairé.<br />

— Vraiment ? Tu as eu des nouvelles des avocats ?<br />

— Non, c’est juste <strong>une</strong> intuition. De toute façon, l’anxiété n’est pas bonne <strong>pour</strong> le bébé, et<br />

s’inquiéter n’a jamais fait disparaître un problème, n’est-ce pas ?<br />

Il ne savait trop quoi répondre, mais il était heureux de la voir aussi optimiste et forte. Néanmoins, il<br />

fut surpris lorsque Olivia glissa sa main dans la sienne.<br />

— <strong>Un</strong> jour, j’amènerai mon fils ici, murmura-t-elle.<br />

Ils contemplèrent un instant les vaguelettes qui venaient lécher la rive, puis il se tourna vers elle.<br />

— Cela n’a pas été trop dur ?<br />

— Quoi ? L’attention des médias ? C’est plutôt insupportable, si. J’essaie d’éviter les micros et les<br />

caméras qu’on me colle sous le nez dès que je mets le nez dehors. Si la nouvelle transfusion du bébé<br />

n’avait pas été prévue <strong>pour</strong> bientôt, je me serais réfugiée chez mon père.<br />

— Et lui, il ne <strong>pour</strong>rait pas s’installer chez toi ? Il est au courant, je suppose ?<br />

— Oui, bien sûr, et il est horrifié. Il m’a proposé de venir, mais <strong>pour</strong> être franche l’avoir chez moi<br />

ne ferait que compliquer les choses. En plus, il a son mariage <strong>à</strong> organiser.<br />

Elle avait l’air si épuisée tout <strong>à</strong> coup qu’il eut envie de la prendre dans ses bras et de l’emmener<br />

loin de tout ce tapage médiatique.<br />

Maintenant qu’il y songeait, il savait exactement où la conduire !<br />

— Tu ne travailles pas, ce week-end ? s’enquit-il alors qu’ils rebroussaient chemin.<br />

— Non. Pourquoi ?<br />

— Alors, va préparer un sac <strong>pour</strong> deux jours. Nous partons <strong>à</strong> la montagne.


8.<br />

Il était très tard quand ils arrivèrent au chalet perdu en pleine nature, sous un ciel éclaboussé<br />

d’étoiles et veillé par l’œil rond d’<strong>une</strong> l<strong>une</strong> pleine.<br />

Olivia inspira avec <strong>bonheur</strong> <strong>une</strong> longue goulée d’air plus frais et nettement plus pur que celui de San<br />

Francisco.<br />

— Pas de journalistes, pas de caméras et même pas de télévision ! Le paradis, soupira-t-elle.<br />

Pour la première fois depuis sa visite au Dr Washington, elle se sentait libre et détendue. Comme si<br />

tous ses soucis étaient restés l<strong>à</strong>-bas, chez elle. Ce n’était peut-être que <strong>pour</strong> deux jours, mais elle avait<br />

l’intention d’en pr<strong>of</strong>iter au maximum.<br />

— Oui, et je doute qu’aucun d’entre eux soit assez acharné <strong>pour</strong> grimper jusqu’ici, répondit-il avant<br />

de balayer les lieux d’un coup d’œil circulaire. Ce n’est pas précisément un cinq étoiles, n’est-ce pas ?<br />

— C’est parfait, le rassura-t-elle.<br />

David la considéra <strong>une</strong> seconde avec <strong>une</strong> sorte d’étonnement amusé.<br />

— Tu es vraiment surprenante, tu sais ? La plupart des femmes que je connais auraient déj<strong>à</strong> fait un<br />

scandale.<br />

— Pas moi.<br />

Comme leurs regards s’accrochaient, elle sentit les battements de son cœur s’accélérer, et elle se<br />

détourna.<br />

— Et si on dînait ? Voyons ce que tu nous as trouvé…<br />

Elle déballa le sac du supermarché où il s’était arrêté en route.<br />

— Quiches et salade, cela te dit ? suggéra-t-elle.<br />

— A cette heure ?<br />

— Pourquoi pas ? J’ai <strong>une</strong> faim de loup.<br />

Il secoua la tête en riant.<br />

— D’accord. On s’installe dehors ?<br />

— Manger <strong>à</strong> la belle étoile ? Bonne idée…<br />

Sauf que l’air était finalement trop frais. Ils battirent en retraite devant la cheminée, où David fit<br />

rapidement partir un feu. Quand ils furent installés <strong>à</strong> la petite table qu’il avait apportée devant l’âtre, elle<br />

éprouva le besoin de satisfaire sa curiosité.<br />

— Parle-moi de ta famille, dit-elle en attaquant sa quiche. Si cela ne t’ennuie pas, bien sûr…<br />

David but <strong>une</strong> gorgée de sa bière, puis tourna les yeux vers elle.<br />

— Tu connais déj<strong>à</strong> Judith…<br />

— Je sais qu’elle est actrice et que vous n’êtes pas proches. N’est-ce pas elle qui jouait dans Les<br />

miracles d’Harrington Road ?


C’était <strong>une</strong> série qu’elle avait suivie lorsqu’elle était adolescente.<br />

— Oui. Mais elle ne ressemble en rien <strong>à</strong> son personnage. Elle s’est mariée trois fois — <strong>à</strong> moins que<br />

ce ne soit quatre, j’ai cessé de compter… Elle a des enfants qu’elle ne voit que rarement. Ma sœur est<br />

prête <strong>à</strong> tout <strong>pour</strong> que les projecteurs se braquent sur elle. Elle n’hésite même pas <strong>à</strong> divulguer des détails<br />

personnels sur notre famille, et je ne serais pas surpris qu’elle soit responsable du siège que les<br />

journalistes font devant chez toi. Je n’ai jamais compris comment on peut choisir d’exposer constamment<br />

sa vie au public, mais il faut croire que certains, comme elle, n’attendent que cela.<br />

— Etant donné ma récente expérience avec la presse, je te comprends, approuva-t-elle. Et ton<br />

frère ?<br />

— Ryan est guitariste dans un groupe.<br />

— Et ton autre sœur ?<br />

— Tabitha ? Elle… vit <strong>à</strong> la maison.<br />

— Et que fait-elle ?<br />

David se leva <strong>pour</strong> attiser le feu.<br />

— Rien, répondit-il enfin. Elle ne peut rien faire.<br />

Devant son visage fermé, Olivia comprit que le sujet était douloureux.<br />

— Tu n’es pas obligé de me dire quoi que ce soit, dit-elle comme le silence s’étirait entre eux.<br />

— Tabitha a deux ans de moins que moi, commença-t-il d’<strong>une</strong> voix sourde. Mon père est riche —<br />

très riche. Je le précise <strong>pour</strong> que tu comprennes mieux la suite. A quinze ans, Tabitha s’est mise <strong>à</strong><br />

fréquenter <strong>une</strong> bande peu recommandable et a commencé <strong>à</strong> se droguer. Je n’ai pas été long <strong>à</strong> remarquer<br />

qu’il y avait un problème, qu’elle était… différente. Elle passait d’<strong>une</strong> seconde <strong>à</strong> l’autre de<br />

l’hyperactivité <strong>à</strong> l’apathie. Mon père, trop accaparé par ses affaires, ne voyait rien, et ma mère se<br />

consacrait uniquement <strong>à</strong> l’organisation de ses soirées caritatives. Quant <strong>à</strong> Judith, elle ne s’occupait que<br />

de sa carrière naissante, et Ryan, mon je<strong>une</strong> frère, n’avait alors que douze ans.<br />

Olivia frémit. Jamais encore elle n’avait perçu <strong>une</strong> telle amertume chez David.<br />

— J’essayais de parler <strong>à</strong> Tabitha, mais elle me repoussait, <strong>pour</strong>suivit-il. J’aurais dû insister, bien<br />

sûr, mais <strong>à</strong> l’époque j’envisageais un avenir pr<strong>of</strong>essionnel dans le football, et mon entraînement me<br />

prenait toute mon énergie. Du moins est-ce l’excuse que je me suis donnée ensuite…<br />

— Qu’est-il arrivé, David ?<br />

— Mon père lui a <strong>of</strong>fert <strong>une</strong> voiture quand elle a fêté ses seize ans. Et pas n’importe laquelle : <strong>une</strong><br />

Porsche. Je suppose que, dans son esprit, cela la dédommageait de son absence notable auprès d’elle,<br />

ironisa-t-il amèrement. <strong>Un</strong>e Porsche, tu imagines ? A <strong>une</strong> gamine de seize ans ?<br />

Olivia, qui commençait <strong>à</strong> deviner la suite, serra les dents.<br />

— Tabitha rentrait d’<strong>une</strong> soirée bien arrosée où avaient circulé différentes drogues. Sa voiture a<br />

quitté la route et percuté un arbre. Par chance, un témoin a immédiatement appelé les urgences.<br />

Comme David fixait les flammes d’un air absent, on entendit un coyote hurler au loin.<br />

— Ils l’ont sauvée, reprit-il au bout d’un instant, mais elle est restée plongée dans un coma pr<strong>of</strong>ond<br />

pendant des semaines. Ma mère ne cessait de se reprocher ce qui était arrivé, et <strong>à</strong> juste titre. Je suppose<br />

que mon père se sentait coupable aussi, mais ce n’est pas <strong>pour</strong> autant qu’il a accordé plus de temps <strong>à</strong> sa<br />

famille.<br />

Son rire bref fit frémir Olivia.<br />

— Les médias s’en sont donné <strong>à</strong> cœur joie, évidemment. Tous les détails sordides qu’ils ont pu<br />

découvrir sur l’accident ont été publiés dans la presse. Et je suis persuadé que Judith s’est servie de ce<br />

drame <strong>pour</strong> promouvoir sa carrière… Tabitha est finalement sortie du coma, et j’ai cru que j’allais enfin<br />

<strong>retrouver</strong> ma petite sœur. Mais les lésions cérébrales étaient trop graves. Tabitha ne remarchera jamais.<br />

Et elle ne reparlera pas davantage. Du moins, pas sans l’aide d’un ordinateur spécialement adapté.<br />

Impulsivement, Olivia se pencha <strong>pour</strong> lui prendre la main.


— Où est-elle, maintenant ?<br />

— A la maison, avec <strong>une</strong> <strong>infirmière</strong> auprès d’elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’était le<br />

moins que mes parents pouvaient faire, encore que je sois prêt <strong>à</strong> parier que mon père aurait préféré<br />

l’enfermer dans <strong>une</strong> institution spécialisée. Au moins, il n’aurait pas eu <strong>à</strong> supporter d’avoir tous les jours,<br />

sous les yeux, le rappel de son échec. En définitive, il a préféré partir. Je ne le vois plus, et je ne veux<br />

pas toucher un seul dollar de son argent.<br />

Incapable de trouver les mots adéquats, Olivia pressa les doigts de David entre les siens. Il répondit<br />

<strong>à</strong> son geste puis vint se rasseoir en face d’elle <strong>à</strong> table.<br />

— La famille…, soupira-t-il. Je ne comprends pas <strong>pour</strong>quoi les gens veulent <strong>à</strong> tout prix se marier.<br />

Ma sœur a eu plusieurs maris, et mon frère deux épouses. Tabitha est encore celle que je considère<br />

comme la plus normale de tous. La seule <strong>pour</strong> qui j’ai <strong>une</strong> réelle affection.<br />

Olivia hocha la tête, pensive.<br />

Ce récit avait répondu aux nombreuses questions qu’elle se posait. Comment s’étonner, après ces<br />

confidences, que David fuie le mariage et toute idée de famille ?<br />

— Est-ce <strong>pour</strong> tout cela que tu as choisi la neurochirurgie ? demanda-t-elle.<br />

— Oh ! l’anecdote sur le Meccano est vraie aussi ! ironisa-t-il. Mais oui, l’accident de ma sœur m’a<br />

radicalement fait dévier de mes ambitions sportives. A partir de l<strong>à</strong>, j’ai enfin trouvé ma voie : soigner les<br />

gens. Et c’est la meilleure décision que j’aie jamais prise, conclut-il avec un sourire qui adoucit son<br />

expression, restée fermée durant tout son récit.<br />

A cet instant, elle sut sans l’ombre d’un doute qu’elle était tombée irrévocablement amoureuse de<br />

David Stuart.<br />

Cette révélation l’atterra. Elle devait absolument s’esquiver avant qu’il ne lise ses sentiments dans<br />

ses yeux…<br />

— Excuse-moi, David, mais je suis très fatiguée. Il vaut mieux que j’aille me coucher, dit-elle en se<br />

levant.<br />

* * *<br />

Après le départ d’Olivia, David resta un moment assis devant le feu qui mourait peu <strong>à</strong> peu dans<br />

l’âtre.<br />

C’était étrange. Jamais encore il n’avait parlé <strong>à</strong> quiconque de Tabitha. En fait, il avait mis des<br />

années avant de découvrir le pr<strong>of</strong>ond dysfonctionnement qui régnait dans sa famille et de comprendre que<br />

tous les foyers ne se heurtaient pas aux mêmes problèmes.<br />

Et quels problèmes ! Ce n’était pas <strong>pour</strong> rien qu’il évitait les complications et s’arrangeait <strong>pour</strong><br />

mener <strong>une</strong> vie insouciante.<br />

Alors, <strong>pour</strong>quoi avait-il fallu qu’il tombe amoureux de cette femme, dont l’existence n’aurait pas pu<br />

être plus complexe ? Il le savait, il aurait donc dû garder ses distances.<br />

Ce qui était encore possible.<br />

Il y avait ce poste de consultant qui s’était libéré <strong>à</strong> l’improviste <strong>à</strong> New York. Il poserait sa<br />

candidature sitôt que l’enfant d’Olivia serait né. A partir de l<strong>à</strong>, il <strong>pour</strong>rait <strong>retrouver</strong> la vie qu’il<br />

appréciait : travail, aventures sans lendemain, matchs de foot avec les copains…<br />

Mais cette perspective lui paraissait désormais affreusement vide.<br />

* * *<br />

Le soleil entrait <strong>à</strong> flots par la fenêtre quand Olivia ouvrit les yeux avant de s’étirer langoureusement.


Elle avait dormi comme un loir. C’était le bruit régulier de coups de hache qui l’avait tirée d’un<br />

pr<strong>of</strong>ond sommeil.<br />

Elle sortit et s’<strong>of</strong>frit le plaisir d’observer un moment David <strong>à</strong> son insu. De suivre le roulement des<br />

muscles sous sa peau alors qu’il levait la hache <strong>pour</strong> l’abattre sur les rondins. Et de sentir le désir que<br />

ses gestes éveillaient en elle…<br />

— Tu es déj<strong>à</strong> levée ? lança-t-il en l’apercevant. J’espère que ce n’est pas moi qui t’ai réveillée.<br />

— Non, mentit-elle. Mon estomac s’en est chargé.<br />

Cela, au moins, c’était vrai. Elle était affamée. Le grand air, sans doute.<br />

— Tout est prêt. Le petit déje<strong>une</strong>r n’attendait plus que toi, dit-il en lui montrant d’un geste la table<br />

sous l’auvent.<br />

Elle découvrit en effet que le couvert avait été mis, avec <strong>une</strong> corbeille de toasts encore chauds<br />

enveloppés dans <strong>une</strong> serviette, <strong>une</strong> coupelle de beurre, deux autres de confitures, des fruits et <strong>une</strong> assiette<br />

de fromage.<br />

— Installe-toi, je vais chercher le café — et la tisane <strong>pour</strong> toi.<br />

Il revint cinq minutes plus tard, après s’être visiblement passé sous l’eau et avoir enfilé un T-shirt,<br />

et il la servit avant de s’asseoir face <strong>à</strong> elle.<br />

— David, je…<br />

— Oui ?<br />

— Je voudrais savoir… Pourquoi fais-tu tout cela ? Je veux dire… Tu as sûrement mieux <strong>à</strong> faire que<br />

de t’occuper de moi. Entre tes activités, ta sœur, tes…<br />

— Tu avais des problèmes.<br />

— Mais ce n’est pas comme si tu me devais quelque chose. Je ne suis qu’<strong>une</strong> étrangère <strong>pour</strong> toi,<br />

finalement.<br />

Après avoir étalé du fromage sur <strong>une</strong> tranche de pain, il la lui proposa, et elle l’accepta sans<br />

réfléchir.<br />

— Faut-il vraiment qu’il y ait <strong>une</strong> raison <strong>pour</strong> tout ? Je suis sûr que tu ferais la même chose <strong>pour</strong> <strong>une</strong><br />

personne dans le besoin. Et puis aussi… J’aime les femmes.<br />

— Oh ! Vraiment ? ironisa-t-elle.<br />

Sa repartie sembla décontenancer David quelques secondes.<br />

— Oui, répondit-il, se ressaisissant aussitôt. J’apprécie leur compagnie plus que celle des hommes.<br />

— Mais as-tu des amies femmes ? De vraies amies ?<br />

— Bien sûr. <strong>Un</strong>e consœur de New York. Nous nous retrouvons de temps <strong>à</strong> autre. Et… euh…<br />

— Melissa ?<br />

— Hem… Ecoute, <strong>pour</strong> Melissa, je sais ce que tu as cru l’autre soir, chez toi, mais je ne l’avais pas<br />

invitée. C’est juste qu’elle ne sait pas ce que « non » veut dire.<br />

— Et cette femme que tu rencontres tous les quinze jours <strong>à</strong> New York ? lança-t-elle avant de soudain<br />

comprendre. C’est Tabitha, n’est-ce pas ?<br />

— Oui. Qui d’autre ? s’étonna-t-il. Tu pensais vraiment que j’avais <strong>une</strong> liaison sérieuse <strong>à</strong> New York<br />

alors que je sors régulièrement avec des consœurs ici ? Mais assez parlé de moi, ajouta-t-il, visiblement<br />

amusé par le fard qu’elle piquait. A toi, maintenant.<br />

— Non. Je ne préfère pas. Rien que <strong>pour</strong> ces quelques jours, j’aimerais faire comme si…<br />

Comme si elle était en compagnie de l’homme qu’elle aimait et qui l’aimait en retour.<br />

— … Comme si tout allait <strong>pour</strong> le mieux dans le meilleur des mondes, conclut-elle sobrement.<br />

— D’accord.<br />

Tendant la main, David lui effleura la joue du bout des doigts, ce qui provoqua un frisson le long de<br />

son dos, puis il leva la tête vers le ciel.<br />

— J’ai l’impression qu’il va pleuvoir. Nous ferions mieux de rentrer.


<strong>Un</strong>e fois dans le chalet, elle prit un livre et s’installa sur le canapé <strong>pour</strong> se donner <strong>une</strong> contenance,<br />

mais elle fut incapable d’en lire <strong>une</strong> seule ligne alors que David, qui ne tenait pas en place, arpentait la<br />

pièce comme un lion en cage.<br />

— Je vais faire un tour, annonça-t-il finalement.<br />

— Mais il pleut.<br />

— Ce n’est pas <strong>une</strong> petite averse qui va m’effrayer. A tout <strong>à</strong> l’heure ! lança-t-il en attrapant son ciré.<br />

Trois heures plus tard, il n’était toujours pas rentré, et Olivia, après avoir préparé <strong>une</strong> salade<br />

composée tout en fantasmant sur son torse nu et les muscles qu’elle y avait vu rouler lorsqu’elle l’avait<br />

surpris en plein effort, commençait sérieusement <strong>à</strong> s’alarmer.<br />

N’y tenant plus, elle attrapa son blouson et sortit <strong>pour</strong> se porter <strong>à</strong> sa rencontre sous <strong>une</strong> pluie<br />

torrentielle.<br />

Elle n’eut pas <strong>à</strong> aller bien loin. Comme elle atteignait l’orée du bois, elle vit David qui arrivait.<br />

— Que fais-tu ici ? demanda-t-il. Tu es trempée.<br />

— Je te cherchais. Où étais-tu passé ?<br />

— Je t’ai dit que j’allais me promener. Que craignais-tu ? Que j’aie dérapé dans un ravin ? Que je<br />

me sois fait dévorer par un ours ?<br />

Elle n’osa pas avouer que ces idées l’avaient effleurée, et bien d’autres encore.<br />

— Allez, viens, dit-il en la saisissant par le bras. Inutile que tu restes sous ce déluge.<br />

<strong>Un</strong>e fois <strong>à</strong> l’intérieur, il prit <strong>une</strong> serviette et lui frictionna les cheveux, comme <strong>à</strong> <strong>une</strong> enfant.<br />

— J’étais inquiète, dit-elle. C’est normal, non ?<br />

Sans répondre, il se rendit dans la salle de bains, et elle l’entendit ouvrir les robinets de la<br />

baignoire.<br />

Furieuse, elle le rejoignit.<br />

— Alors, c’est tout ? Tu disparais pendant des heures en me laissant me ronger les sangs, et<br />

maintenant tu t’apprêtes <strong>à</strong> prendre un bain comme si de rien n’était ? Je veux rentrer chez moi. Tout de<br />

suite.<br />

<strong>Un</strong> éclair narquois dans le regard, David la dévisagea.<br />

— J’ignorais que tu étais aussi soupe au lait. Mais désolé, tu n’iras nulle part. D’ici <strong>une</strong> demi-heure,<br />

la route sera totalement impraticable au moins jusqu’au matin. Quant <strong>à</strong> ce bain, il n’est pas <strong>pour</strong> moi mais<br />

<strong>pour</strong> toi. Maintenant, je vais t’aider <strong>à</strong> te débarrasser de ces vêtements trempés.<br />

— Je n’ai pas besoin de bain, rétorqua-t-elle, suffoquée.<br />

Elle claquait des dents mais était incapable de dire si c’était de colère ou de froid.<br />

— Et je suis de toute façon assez grande <strong>pour</strong> me déshabiller moi-même. Tu me prends vraiment<br />

<strong>pour</strong> <strong>une</strong> impotente ?<br />

Sans même l’écouter, David l’obligea <strong>à</strong> lever les bras et lui retira son T-shirt, qui atterrit par terre.<br />

Avant qu’elle ait pu réagir, il posa la main sur la fermeture de son short.<br />

— Si tu continues, je t’assomme, l’avertit-elle. Je ne plaisante pas, David. Je sais me battre.<br />

Son rire ne fit rien <strong>pour</strong> apaiser son irritation…<br />

— Alors, enlève-le toi-même avant que je m’en charge, de gré ou de force.<br />

Elle se sentait totalement ridicule, vêtue juste de son soutien-gorge et de son short, mais contre toute<br />

attente, elle se mit <strong>à</strong> rire nerveusement. Puis les larmes suivirent, et elle ne résista pas quand David<br />

l’attira contre lui en lui caressant ses cheveux.<br />

Au bout d’un instant, elle s’écarta.<br />

— Désolée, dit-elle en reniflant.<br />

Très doucement, il fit glisser son short sur ses jambes, lui ôta son soutien-gorge et l’aida <strong>à</strong> monter<br />

dans la baignoire.<br />

Tandis qu’il lui lavait le dos et les cheveux, elle n’éprouvait plus auc<strong>une</strong> gêne, rien qu’<strong>une</strong> très


grande lassitude.<br />

Lorsqu’il eut terminé, il l’aida <strong>à</strong> ressortir, l’enveloppa dans un grand peignoir et la guida vers la<br />

pièce <strong>à</strong> vivre où il l’installa dans le fauteuil devant la cheminée <strong>pour</strong> finir de la sécher.<br />

Elle ferma les yeux pendant qu’il lui frictionnait les pieds, les chevilles, les cuisses…<br />

— Veux-tu que je continue ? s’enquit-il, d’<strong>une</strong> voix un peu rauque qu’elle ne lui connaissait pas<br />

encore, mais qui la fit exquisément frissonner.<br />

Son corps tout entier appelait ses caresses. Sans réfléchir, elle acquiesça d’un hochement de tête.<br />

Les paupières closes, elle entrouvrit légèrement les cuisses et se raidit lorsque les doigts de David<br />

effleurèrent son intimité humide. Elle avait beau se dire qu’elle ne devrait pas, qu’il ne fallait pas, qu’il<br />

était encore temps d’arrêter, rien ni personne n’aurait pu, <strong>à</strong> cet instant, la convaincre de le repousser.<br />

Comme elle sentait le plaisir monter, elle rouvrit les yeux et, soutenant son regard, l’attrapa par la<br />

ceinture de son jean <strong>pour</strong> l’attirer vers elle. Sans un mot, mais avec <strong>une</strong> lueur incendiaire dans les yeux, il<br />

ôta ses vêtements, l’aida <strong>à</strong> se lever, prit sa place dans le fauteuil et la fit asseoir <strong>à</strong> califourchon sur lui.<br />

Elle gémit lorsqu’il la pénétra, puis s’abandonna au rythme qu’il leur imposa, un balancement qui<br />

s’accéléra jusqu’<strong>à</strong> ce qu’il les propulse tous deux hors de toute réalité, dans un univers de pure<br />

jouissance…<br />

Plus tard, alors que, délicieusement fatigués, ils étaient dans les bras l’un de l’autre, dans le lit<br />

— elle n’avait aucun souvenir de la façon dont ils y étaient arrivés —, elle poussa un soupir.<br />

— Si seulement je pouvais figer le temps et oublier que je devrai peut-être renoncer <strong>à</strong> mon bébé<br />

d’ici deux semaines !<br />

— Je ne pense pas que ce sera le cas.<br />

— Non ? La dernière fois que j’ai vu mon avocate, elle m’a posé toutes sortes de questions. Est-ce<br />

que j’ai quelqu’un dans ma vie ? Est-ce que j’ai l’intention de retravailler après la naissance ? Est-ce que<br />

je m’entendais bien avec ma mère quand j’étais petite ? J’ai eu l’impression d’être en plein<br />

interrogatoire !<br />

— Et que lui as-tu répondu ?<br />

— La vérité. Je n’ai personne dans ma vie. Je reprendrai le travail dès que le bébé sera assez grand.<br />

J’avais <strong>une</strong> très bonne relation avec ma mère, et mon enfance a été heureuse. Elle m’a même interrogée<br />

sur toi, <strong>pour</strong> savoir si nous étions ensemble et si nous avions des projets d’avenir.<br />

Elle sentit plus qu’elle n’entendit David retenir son souffle.<br />

— Ah oui ? Et que lui as-tu dit ?<br />

— Que nous étions amis et confrères, rien de plus. Et c’est vrai, non ?<br />

Lorsqu’elle tourna la tête <strong>pour</strong> le regarder, elle ne parvint pas <strong>à</strong> déchiffrer <strong>une</strong> quelconque émotion<br />

sur son visage, sinon peut-être un certain soulagement.<br />

— Je ne vais pas feindre de croire que ce qu’il vient de se passer signifie quelque chose, David,<br />

déclara-t-elle en s’efforçant de garder un ton dégagé. C’était…<br />

Bouleversée, elle tenta de trouver ses mots.<br />

— C’était génial, et cela m’a permis d’oublier le reste. Mais c’est tout, j’en ai conscience.<br />

— Je suis heureux que tu le prennes ainsi, dit-il au bout d’un instant. J’apprécie beaucoup ta<br />

compagnie, mais tu sais que je ne cherche pas <strong>à</strong> me caser…<br />

« Surtout avec <strong>une</strong> femme dont la vie est si compliquée », termina-t-elle silencieusement <strong>pour</strong> lui.<br />

Elle aurait tant voulu que leur relation puisse être différente, qu’il leur accorde au moins <strong>une</strong> chance.<br />

Non qu’elle soit pressée de se remarier, mais peut-être qu’un jour…<br />

Malheureusement, la position de David était on ne peut plus claire : il voulait rester libre.<br />

Et si elle ne regrettait pas <strong>une</strong> seconde leur étreinte passionnée, elle éprouvait en revanche <strong>une</strong><br />

pr<strong>of</strong>onde douleur <strong>à</strong> l’idée qu’il sortirait bientôt de sa vie.<br />

Ils pique-niquèrent devant le feu que David avait ranimé en apportant de nouvelles bûches, puis ils


allèrent se coucher ensemble et s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.<br />

* * *<br />

Au cours de la nuit, David se réveilla et contempla Olivia, si belle dans l’abandon du sommeil.<br />

Pourquoi n’avait-il pas refréné son désir ? Elle n’avait pas besoin de lui. Et maintenant ? Que<br />

comptait-il faire ?<br />

Tout doucement, il s’écarta d’elle, se glissa hors du lit et, après avoir enfilé son jean, sortit dehors.<br />

La pleine l<strong>une</strong> enveloppait le chalet dans sa lumière argentée et éclairait les environs comme des<br />

projecteurs un terrain de foot.<br />

Soudain il crut percevoir un mouvement sous les arbres.<br />

Mieux valait être prudent, il <strong>pour</strong>rait s’agir d’un ours. Certains approchaient parfois en quête de<br />

nourriture.<br />

Il s’avança avec précaution, et l’éclair qui jaillit brusquement le figea sur place.<br />

Pas de plantigrade en vue, mais un individu armé d’un appareil photo !<br />

Sans hésiter, il courut en direction de l’intrus, qui détala aussitôt. C’était un homme, et de toute<br />

évidence, il n’était pas en aussi bonne forme physique que lui, car lorsqu’il le rattrapa, il le trouva hors<br />

d’haleine.<br />

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il en lui arrachant l’appareil des mains.<br />

— Linus Filbert, journaliste, répondit l’homme en tentant de récupérer l’appareil. Désolé. De toute<br />

façon, je n’ai pas réussi <strong>à</strong> prendre votre compagne. Vous m’avez repéré avant que j’aie pu le faire.<br />

David sentit un poids lui tomber des épaules.<br />

Il avait craint un instant que ce fouineur les ait surpris en train de faire l’amour. Il n’osait même pas<br />

imaginer la réaction d’Olivia si un de ces torchons racoleurs faisait son miel de leurs ébats…<br />

— En fait, c’est vous que je suivais, ajouta Linus.<br />

— Moi ?<br />

— Vous appartenez bien <strong>à</strong> la famille Stuart, n’est-ce pas ? Alors, que faites-vous avec le<br />

Dr Simpson ?<br />

Furieux, David agrippa l’homme par le col de sa chemise.<br />

— Et en quoi cela vous concerne-t-il ?<br />

— Je vous conseille sérieusement de vous calmer, susurra Linus, la tête rentrée dans les épaules. Il<br />

serait fâcheux <strong>pour</strong> cette mère, qui se bat <strong>pour</strong> garder son enfant, que l’on apprenne qu’elle a <strong>une</strong> liaison<br />

avec un homme violent, vous ne croyez pas ? Le juge risquerait d’y réfléchir <strong>à</strong> deux fois avant de lui<br />

accorder la garde du bébé.<br />

Conscient qu’il n’avait pas le choix, David le relâcha, lui rendit son appareil photo et le suivit des<br />

yeux tandis qu’il regagnait sa voiture.<br />

Et dire qu’il avait évité de s’engager avec Olivia, précisément <strong>pour</strong> ne pas se compliquer la vie ! En<br />

définitive, c’était lui qui était source de problèmes. Les médias s’étaient passionnés <strong>pour</strong> cette affaire <strong>à</strong><br />

cause de sa propre famille, et désormais l’avocat du Dr Carter <strong>pour</strong>rait utiliser sa relation avec Olivia<br />

<strong>pour</strong> gagner son procès.<br />

Quel idiot ! Il avait agi sans réfléchir. Ce qu’il avait fait rendait la situation pire encore <strong>pour</strong> la<br />

femme qu’il aimait…<br />

* * *<br />

Le soleil entrait <strong>à</strong> flots dans la chambre lorsque Olivia se réveilla. La place <strong>à</strong> côté d’elle était vide.


Quelle heure était-il ?<br />

Elle plissa les yeux <strong>pour</strong> consulter sa montre.<br />

9 heures ? Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas dormi aussi tard. Et aussi bien.<br />

Après s’être habillée, elle se dirigea vers la cuisine et se prépara <strong>une</strong> tisane, puis elle partit <strong>à</strong> la<br />

recherche de David, qu’elle trouva en train de charger son sac dans le c<strong>of</strong>fre de la voiture.<br />

— Bonjour, dit-elle, perplexe. Tu plies déj<strong>à</strong> bagages ?<br />

Ils avaient en effet prévu de s’en aller dans l’après-midi.<br />

— Il y a un problème avec un de mes patients, annonça-t-il, il vaut mieux que je rentre au plus vite.<br />

C’était <strong>une</strong> raison valable, sauf que quelque chose dans le regard fuyant de David la glaça.<br />

— Je vois… Je vais me doucher et rassembler mes affaires.<br />

Il acquiesça sans même lui jeter un coup d’œil.<br />

Comme elle tournait les talons, elle sentit <strong>une</strong> angoisse l’étreindre.<br />

Même si cette histoire de patient était vraie, cela n’expliquait pas sa froideur <strong>à</strong> son égard.<br />

Regrettait-il déj<strong>à</strong> leur étreinte passionnée ? Craignait-il qu’elle n’attende <strong>à</strong> présent de lui plus qu’il<br />

n’était prêt <strong>à</strong> lui <strong>of</strong>frir ?<br />

D’un autre côté, qu’avait-elle espéré ? songea-t-elle avec amertume. Elle était enceinte de trentedeux<br />

semaines d’un enfant qui n’était même pas le sien, et aux prises avec le père biologique qui essayait<br />

de le lui prendre. Autrement dit, elle était l’antithèse de ce que David pouvait rechercher chez <strong>une</strong> femme.<br />

Eh bien, elle continuerait sans lui. Elle n’avait besoin de personne, finalement. Ce combat était le<br />

sien, et seulement le sien. D’ici quelques jours, son enfant devait avoir sa dernière transfusion, et d’ici<br />

deux semaines il serait né. Ensuite…<br />

Ensuite, elle ne voulait pas y réfléchir. Mais elle comptait bien s’investir dans la bataille. C’était<br />

son enfant, et elle ferait tout ce qui était en son pouvoir <strong>pour</strong> le garder.<br />

Pendant le voyage de retour <strong>à</strong> San Francisco, qui se passa dans un silence presque total, elle eut<br />

l’impression de vivre un cauchemar, et elle fut heureuse lorsque David s’arrêta enfin devant chez elle.<br />

— Merci <strong>pour</strong> ce séjour <strong>à</strong> la montagne, dit-elle alors, avec <strong>une</strong> légèreté forcée. C’était très agréable.<br />

Mais j’ai peur que l’avocat du Dr Carter ne se serve de notre relation comme argument contre moi, et je<br />

ne veux pas courir ce risque…<br />

Sa gorge se noua devant le soulagement qu’elle surprit dans le regard de David, mais cela lui donna<br />

la force de continuer : elle ne devait plus penser <strong>à</strong> David, mais se concentrer sur son bébé.<br />

— Je pense que nous ne devrions pas nous revoir en dehors du travail.<br />

— Je comprends, répondit-il en lui effleurant la joue du bout des doigts. Prends soin de toi, Olivia.<br />

Et tiens-moi au courant.<br />

<strong>Un</strong>e fois seule, elle laissa libre cours aux larmes qu’elle avait si difficilement contenues.<br />

Impulsivement, après avoir posé ses affaires et s’être changée, elle se rendit dans la bibliothèque où elle<br />

sortit <strong>une</strong> feuille de papier.<br />

Même si le Dr Carter n’avait pas accusé réception de la lettre qu’elle lui avait adressée, elle se<br />

sentait mieux de la lui avoir écrite. Quant <strong>à</strong> son enfant, si elle devait le perdre, elle tenait <strong>à</strong> ce qu’il sache<br />

un jour que cela n’avait pas relevé de sa décision.<br />

Aussi s’assit-elle et commença-t-elle cette nouvelle lettre <strong>à</strong> ce fils qu’elle ne serrerait peut-être<br />

jamais dans ses bras.


9.<br />

Quelques jours plus tard, Olivia rencontra son avocate.<br />

— Le Dr Carter espère toujours obtenir la garde, lui annonça Abigail. En fait, <strong>pour</strong> être franche, il a<br />

même commencé <strong>à</strong> jouer un jeu pas très net.<br />

— Comment cela ?<br />

— Eh bien, non seulement il maintient le fait que le bébé est génétiquement donc légalement le sien,<br />

mais il cherche aussi <strong>une</strong> faille dans votre statut de mère célibataire ayant <strong>une</strong> relation avec un homme<br />

qui, si cette relation devait se <strong>pour</strong>suivre, <strong>pour</strong>rait devenir le père de l’enfant qu’il considère comme le<br />

sien. Jusqu’ici, son avocat n’était pas parvenu <strong>à</strong> établir un angle d’attaque contre vous — comme vous<br />

l’avez dit vous-même, vous cachez peu de cadavres dans votre placard —, mais il en va différemment<br />

<strong>pour</strong> le Dr Stuart, qui, lui, en a largement assez <strong>pour</strong> remplir un cimetière.<br />

— David ? Mais… Quelle relation avec lui ?<br />

— Apparemment, ils ont la preuve que vous avez passé le week-end avec lui. Je suis désolée, mais<br />

il semblerait que le Dr Carter ait fait appel <strong>à</strong> un détective <strong>pour</strong> tenter de ternir votre réputation. Vous<br />

devez être sous surveillance depuis qu’il a découvert l’existence de ce bébé.<br />

Olivia ferma les yeux <strong>une</strong> seconde, avec soudain comme un goût de fiel dans la bouche.<br />

Ainsi, cet homme était prêt <strong>à</strong> tout <strong>pour</strong> lui prendre son enfant, quoi qu’il en coûte. Quoi d’étonnant<br />

que David ait pris ses distances ? Lui aussi avait été épié, espionné, même s’il n’était <strong>pour</strong> rien dans cette<br />

histoire.<br />

— Et quel genre de cadavres ? s’enquit-elle.<br />

— Eh bien, il ne s’agit peut-être pas directement de lui, même s’il collectionne les aventures, mais<br />

plutôt de sa famille. De secrets quant <strong>à</strong> sa sœur aînée.<br />

— Mais… Qu’est-ce que la vie privée de sa sœur a <strong>à</strong> voir avec mon bébé ? Je ne la connais même<br />

pas !<br />

— Il a également <strong>une</strong> autre sœur qui mène <strong>une</strong> existence recluse. Apparemment, elle souffre de<br />

lésions cérébrales <strong>à</strong> la suite d’un accident de voiture sous l’emprise de la drogue.<br />

— Et alors ? Encore <strong>une</strong> fois, quel rapport avec mon enfant et moi ? Le Dr Stuart et moi ne sortons<br />

pas ensemble. Il n’y a rien, et il n’y aura jamais rien entre nous. Il n’a rien <strong>à</strong> voir avec tout ceci, et sa<br />

famille encore moins.<br />

— Nous <strong>pour</strong>rions engager un détective privé <strong>pour</strong> suivre John Carter, dit calmement Abigail. Il doit<br />

bien avoir des secrets, lui aussi. Nous savons qu’il a fait rechercher la donneuse d’ovocytes et qu’il l’a<br />

installée chez lui, ce qui va <strong>à</strong> l’encontre de toute déontologie.<br />

— Non, je ne me lancerai pas dans cette voie. La situation est déj<strong>à</strong> assez déplaisante comme cela.<br />

Quoi qu’il advienne de mon fils, quels que soient le ou les parents avec qui il grandira, je refuse qu’il


apprenne un jour des détails choquants sur ceux qui l’entourent. Je me moque de ce que le Dr Carter<br />

mijote, je sais seulement que je ne veux pas y participer. Mon enfant m’appartient, cela devrait être<br />

évident <strong>pour</strong> tout le monde. Et si le pire devait arriver et que l’on me refuse sa garde…<br />

Elle prit <strong>une</strong> pr<strong>of</strong>onde inspiration afin de raffermir sa voix.<br />

— … je préférerais qu’il soit confié <strong>à</strong> son père biologique plutôt qu’<strong>à</strong> <strong>une</strong> famille d’adoption. Mais<br />

je suis sûre que c’est avec moi que Josh sera le plus heureux, et c’est ce dont vous et moi devons<br />

convaincre le juge.<br />

* * *<br />

Sitôt sortie du cabinet de l’avocate, Olivia avait appelé David <strong>pour</strong> lui demander de la <strong>retrouver</strong>. Il<br />

avait le droit de savoir ce qu’il se passait. D’autant plus qu’elle s’en voulait de l’avoir involontairement<br />

entraîné dans cette histoire.<br />

Il arriva chez elle comme convenu vers 19 heures, le visage fermé et visiblement mal <strong>à</strong> l’aise.<br />

Cela la surprit. Elle l’avait toujours vu très décontracté en toute circonstance.<br />

— Que se passe-t-il, David ? ne put-elle s’empêcher de demander. Tu m’inquiètes.<br />

— Je ne devrais pas être ici. Ma présence ne peut que te nuire.<br />

— C’est justement de cela que je voulais te parler. Mon avocate vient de m’avertir que l’équipe<br />

juridique du Dr Carter est en train de mettre le nez dans tes affaires de famille. Je suis vraiment navrée.<br />

Si j’avais su que tu serais mêlé <strong>à</strong> cette affaire <strong>à</strong> cause de moi…<br />

— Tu n’y es <strong>pour</strong> rien, Olivia. C’est moi qui ai conduit les médias chez toi.<br />

— Tu n’as auc<strong>une</strong> certitude l<strong>à</strong>-dessus.<br />

— Non, c’est vrai. Mais c’est logique. Je n’ai pas pensé <strong>une</strong> seconde <strong>à</strong> l’effet que cela aurait <strong>pour</strong><br />

toi. J’ai l’habitude de leurs mensonges, j’aurais dû me douter qu’ils chercheraient <strong>à</strong> m’utiliser, et toi<br />

avec, <strong>pour</strong> trouver d’autres saletés <strong>à</strong> dire sur ma famille. Et je n’ai pas songé non plus que la partie<br />

adverse se servirait, contre toi, des dires des médias me concernant.<br />

Il secoua la tête en soupirant.<br />

— J’aurais dû t’en parler, j’ai surpris un détective privé en train de nous espionner quand nous<br />

étions dans le chalet. Sur le moment, je me suis laissé croire que c’était un journaliste. Et j’ai naïvement<br />

pensé qu’en cessant de te voir, ils renonceraient <strong>à</strong> te harceler. Mais c’était idiot. Si tu savais comme j’ai<br />

eu du mal <strong>à</strong> rester loin de toi, avoua-t-il. Surtout en te sachant seule <strong>pour</strong> faire front <strong>à</strong> ce qu’il se passait.<br />

C’était donc la raison de la distance qu’il leur avait imposée ! Au moins était-ce <strong>pour</strong> la protéger, et<br />

non <strong>pour</strong> la fuir comme elle l’avait cru.<br />

— Tu n’y es plus obligé, maintenant.<br />

David se passa nerveusement la main dans les cheveux.<br />

— J’ai un aveu <strong>à</strong> te faire : j’envisage de retourner <strong>à</strong> New York. <strong>Un</strong> poste de consultant vient de se<br />

libérer. S’ils me le proposent, je vais l’accepter.<br />

* * *<br />

La seconde transfusion intra-utérine n’était pas aussi risquée que la première, mais Olivia éprouva<br />

malgré tout un intense soulagement <strong>une</strong> fois que ce fut terminé. Puis le jour qu’elle avait <strong>à</strong> la fois tant<br />

attendu et tant redouté arriva enfin. Celui de l’accouchement par césarienne.<br />

Elle refusait de penser <strong>à</strong> ce qu’il <strong>pour</strong>rait se passer par la suite. Sa lettre <strong>à</strong> John Carter était restée<br />

sans réponse, et son avocate continuait <strong>à</strong> se battre <strong>pour</strong> qu’elle obtienne la garde. Au moins, tout danger<br />

de voir son fils placé d’<strong>of</strong>fice dans <strong>une</strong> famille d’accueil était-il désormais écarté. Le bébé aurait droit <strong>à</strong>


<strong>une</strong> dernière transfusion <strong>à</strong> sa naissance. Ensuite, en raison de son anémie pendant la grossesse, il devrait<br />

rester un minimum de deux semaines en couveuse. Quoi qu’il arrive, elle <strong>pour</strong>rait donc passer au moins<br />

ces quinze jours avec lui.<br />

Elle n’avait pas revu David depuis le soir où il était venu chez elle, mais il s’enquérait presque tous<br />

les jours par texto de sa santé et de son moral, et elle lui répondait par des messages laconiques.<br />

Lorsqu’elle fut conduite en salle d’opération, elle s’agrippa <strong>à</strong> la main de l’<strong>infirmière</strong> du bloc <strong>pour</strong><br />

se donner du courage. Dix minutes <strong>à</strong> peine après qu’elle y fut entrée, son bébé était né. L’obstétricien le<br />

lui montra brièvement avant de le confier au pédiatre, et elle n’eut que le temps de voir sa touffe de<br />

cheveux noirs.<br />

— Nous vous avertirons dès que la transfusion sera terminée, dit la sage-femme. Il est en meilleure<br />

forme que nous ne l’espérions.<br />

Elle avait tellement envie de serrer son petit Josh contre elle ! Son regret fut d’autant plus fort quand<br />

elle l’entendit pleurer alors qu’on lui introduisait <strong>une</strong> aiguille dans <strong>une</strong> veine.<br />

Pauvre poussin, quel accueil… Il aurait dû être pressé contre elle, dans la chaleur de ses bras. Mais<br />

non, on lui faisait mal, et elle ne pouvait même pas le réconforter !<br />

<strong>Un</strong>e minute plus tard, il était emmené dans le service de néonatalogie.<br />

Comme le Dr Washington refermait l’incision, elle s’obligea <strong>à</strong> faire confiance aux pédiatres.<br />

L’essentiel, elle devait s’en convaincre, c’était que Josh soit en bonne santé.<br />

Fermant les yeux, elle se concentra sur la brève image qu’elle avait eue de lui et pria le ciel en<br />

silence <strong>pour</strong> qu’ils prennent soin de son enfant.<br />

* * *<br />

Au réveil d’Olivia, la chambre était sombre, <strong>à</strong> l’exception de la faible lueur du couloir.<br />

Kelly, assise près de son lit, était penchée vers elle.<br />

— Josh… Comment va-t-il ?<br />

— Très bien. Nous pouvons aller le voir <strong>à</strong> l’étage du dessus si tu le souhaites. Je vais te chercher un<br />

fauteuil.<br />

Intensément soulagée, Olivia referma les yeux <strong>une</strong> seconde.<br />

— Mais avant, ajouta Kelly, tu as <strong>une</strong> visite.<br />

Le cœur d’Olivia se mit <strong>à</strong> battre plus fort.<br />

Etait-ce David ?<br />

Mais la silhouette qui apparut dans l’embrasure de la porte était celle d’<strong>une</strong> femme.<br />

Son avocate ! Etait-elle venue lui annoncer qu’elle ne <strong>pour</strong>rait pas voir son fils avant que le juge<br />

n’ait pris <strong>une</strong> décision ?<br />

Mais Abigail, un superbe bouquet de fleurs dans les bras, lui adressa un grand sourire.<br />

— Félicitations ! dit-elle. Vous avez un petit garçon !<br />

— Oui, je le savais déj<strong>à</strong>, ironisa Olivia. Vous allez devoir l’annoncer au Dr Carter.<br />

— Non. Ce que je voulais dire, c’est que vous avez vraiment un fils. Il est <strong>à</strong> vous et rien qu’<strong>à</strong> vous.<br />

Je viens d’avoir l’avocat du Dr Carter au téléphone : son client a décidé de renoncer <strong>à</strong> son droit de garde.<br />

Nous aurons besoin de régler quelques détails avec lui, bien sûr, mais dans les faits, Josh est tout <strong>à</strong> vous<br />

maintenant.<br />

Si Olivia n’avait pas encore été couchée, elle était certaine que ses jambes auraient cessé de la<br />

porter.<br />

— Vous êtes sûre ? Vraiment sûre ? Josh <strong>pour</strong>ra rester avec moi ?<br />

— J’en suis certaine. J’ai parlé moi-même au Dr Carter. Il sera heureux s’il peut le voir de temps <strong>à</strong><br />

autre, mais il a compris qu’il était dans l’intérêt de Josh d’être avec vous. D’après lui, vous lui aviez


écrit, et quoi que vous lui ayez dit, il l’a entendu. Il m’a même chargée de vous transmettre ses meilleurs<br />

vœux de <strong>bonheur</strong> en attendant, un jour peut-être, de vous rencontrer.<br />

— Je peux voir mon bébé ? demanda Olivia qu’<strong>une</strong> rencontre avec le père biologique de Josh<br />

n’enthousiasmait pas trop dans l’immédiat.<br />

Pour l’instant, seul comptait son fils.<br />

* * *<br />

Le service de néonatalogie était faiblement éclairé par les veilleuses autour de chaque couveuse. Si<br />

plusieurs médecins et <strong>infirmière</strong>s entouraient certains des petits lits, elle ne remarqua que la silhouette<br />

familière penchée sur un berceau.<br />

— Que fait David ici ? murmura-t-elle <strong>à</strong> Kelly.<br />

— Auc<strong>une</strong> idée, mais il est avec Josh, répondit la surveillante en poussant le fauteuil jusqu’<strong>à</strong><br />

l’incubateur.<br />

Comme Olivia focalisait son attention sur son fils, sa gorge se serra.<br />

Il était si minuscule… Mais bien vivant. Il portait un masque <strong>pour</strong> protéger ses yeux des rayons<br />

ultraviolets. Toutefois, malgré la lumière bleue, elle ne distingua aucun œdème qui aurait pu suggérer<br />

qu’il était encore anémique.<br />

Glissant la main dans le hublot ménagé <strong>à</strong> cet effet dans l’incubateur, elle posa son index dans la<br />

minuscule menotte de son fils, qui se referma aussitôt sur son doigt.<br />

Le besoin de tenir son bébé contre elle était si impérieux que c’en était presque douloureux. Il lui<br />

faudrait <strong>pour</strong>tant patienter des jours, voire des semaines avant d’avoir ce <strong>bonheur</strong>.<br />

— Que fais-tu ici, David ? demanda-t-elle faiblement.<br />

— Il va grandir très vite, chuchota celui-ci. Les <strong>infirmière</strong>s m’ont dit que c’était un battant. Comme<br />

sa mère.<br />

— Tu ne m’as pas répondu. Je te croyais déj<strong>à</strong> parti <strong>à</strong> New York.<br />

— Je n’ai pas pu m’y résigner. Pas avant d’être certain que tu allais bien.<br />

Elle ne voulait pas de sa compassion. N’avait-elle pas été assez claire <strong>à</strong> ce sujet ? En outre, il<br />

n’avait plus auc<strong>une</strong> raison de s’inquiéter <strong>pour</strong> elle.<br />

— Plus personne ne va me le prendre, expliqua-t-elle. Le père biologique a renoncé <strong>à</strong> ses droits.<br />

<strong>Un</strong> sourire rayonnant éclaira le visage de David. Ce sourire qu’elle aimait tant et qui lui chavirait le<br />

cœur.<br />

— C’est vrai ? C’est fantastique ! s’exclama-t-il en lui prenant sa main libre. Je suis tellement<br />

heureux <strong>pour</strong> toi !<br />

— Oui. Alors, tu vois, tu n’as plus <strong>à</strong> t’en faire <strong>pour</strong> moi. Josh et moi, nous en sortirons très bien <strong>à</strong><br />

présent.<br />

* * *<br />

Tabby avait été admise <strong>à</strong> l’hôpital parce que sa température avait atteint des sommets.<br />

David s’approcha sans bruit du lit, mais elle était réveillée, et il sentit sa gorge se nouer devant son<br />

sourire un peu asymétrique.<br />

D’un clignement d’yeux, elle lui signifia qu’elle voulait son clavier spécial et commença <strong>à</strong> taper<br />

sitôt qu’il le lui eut placé devant elle.<br />

— Salut, grand frère, écrivit-elle. Que me vaut le plaisir de ta visite ?<br />

— J’ai appris que tu n’allais pas très fort. J’ai voulu voir par moi-même ce qu’il se passait.


— Ça va. Mais je suis contente de te voir.<br />

— Où est maman ? demanda-t-il.<br />

— Elle est descendue <strong>pour</strong> téléphoner. <strong>Un</strong>e réception qu’elle doit organiser, ou quelque chose dans<br />

le genre.<br />

Décidément, leur mère ne changerait jamais !<br />

— Je serais venu plus tôt, mais maman m’a seulement appelé hier soir <strong>pour</strong> me dire que tu avais été<br />

transportée <strong>à</strong> l’hôpital.<br />

— Infection pulmonaire. Tu sais comment c’est.<br />

Oui, malheureusement. Elle était en effet sujette <strong>à</strong> des infections des voies respiratoires récurrentes.<br />

Sa mère avait beau employer des <strong>infirmière</strong>s afin que Tabby soit vingt-quatre heures sur vingt-quatre sous<br />

surveillance, rien ni personne ne pouvait y remédier.<br />

— Mais je vais mieux, continua de taper Tabby. Et le travail ? Ça marche ?<br />

— J’ai l’intention de revenir <strong>à</strong> New York. Tu me manques.<br />

— Et ta copine ? Celle qui était enceinte ?<br />

— Elle va bien. Son bébé et elle devraient bientôt rentrer chez eux. Je crois qu’ils s’en sortiront<br />

bien, tous les deux.<br />

— Et toi ? Tu t’en sortiras bien sans eux ?<br />

Comme toujours, la perspicacité de sa je<strong>une</strong> sœur le surprit, et de nouveau il éprouva le poids de la<br />

honte.<br />

Il avait passé les dix années qui avaient suivi l’accident de Tabby <strong>à</strong> fuir ses responsabilités,<br />

essayant de se convaincre qu’il ne supportait pas de voir sa cadette se débattre <strong>pour</strong> accomplir la plus<br />

infime tâche. Et son sentiment de culpabilité revenait le tarauder chaque fois qu’il la voyait : il aurait pu<br />

l’empêcher de monter dans cette voiture. Il savait que ni elle ni son ami n’étaient capables de conduire,<br />

mais il ne s’était pas montré assez ferme <strong>pour</strong> les retenir.<br />

— Tu as plus besoin de moi qu’eux, répondit-il. Maman ne peut pas s’occuper correctement de toi,<br />

c’est évident.<br />

Tabby resta un moment immobile, puis ses doigts volèrent de nouveau sur le clavier.<br />

— Maman fait ce qu’elle peut. Ne reste pas <strong>à</strong> New York <strong>pour</strong> moi, je me le reprocherais. Vis ta vie,<br />

David. C’est ça qui me rendra heureuse.<br />

Elle posa un instant ses yeux verts sur lui et reprit sa frappe.<br />

— David, ne gâche pas ta vie <strong>à</strong> cause de moi. Cette fille t’aime, et ne me dis pas que tu ne t’en es<br />

pas aperçu.<br />

Olivia ? L’aimer ? Il en doutait.<br />

A cet instant, sa mère revint dans la chambre, toujours au téléphone.<br />

— Il faut que je te laisse, dit-elle <strong>à</strong> son interlocuteur. David est l<strong>à</strong>.<br />

Elle glissa son mobile dans son sac et inclina la tête vers David <strong>pour</strong> recevoir son baiser.<br />

— C’était ton père, dit-elle <strong>à</strong> Tabby. Il ne <strong>pour</strong>ra pas venir te voir et il le regrette, mais il<br />

t’embrasse.<br />

David serra les dents.<br />

Rien que <strong>pour</strong> <strong>une</strong> fois, leur père ne <strong>pour</strong>rait pas faire l’effort de venir voir sa fille ? Ses visites<br />

pouvaient se compter sur les doigts d’<strong>une</strong> seule main !<br />

Mais <strong>pour</strong>quoi s’imaginait-il qu’il <strong>pour</strong>rait changer ? Parce qu’il avait lui-même changé ?<br />

Tabby échangea un regard avec lui, puis tapa :<br />

— Ça m’est égal. C’est vrai, je t’assure.<br />

Ce n’était pas son cas. Il souffrait <strong>pour</strong> elle.<br />

— Peut-être que Tabby <strong>pour</strong>rait venir vivre avec moi, dit-il <strong>à</strong> sa mère qui étudiait son agenda.<br />

— Avec toi ? répéta celle-ci, surprise. Cela ne me paraît pas très raisonnable. Qui s’occuperait


d’elle pendant que tu travailles ?<br />

Etant donné que sa mère était elle-même absente le plus clair du temps et laissait Tabby aux bons<br />

soins des <strong>infirmière</strong>s, il ne voyait pas la différence.<br />

— Merci <strong>pour</strong> l’invitation, David, tapa Tabby, mais tu ne penses pas que tu aurais dû m’en parler<br />

avant ? Je n’ai auc<strong>une</strong> envie de déménager <strong>à</strong> San Francisco.<br />

— Tabby a rencontré quelqu’un, intervint sa mère. Elle l’a connu <strong>à</strong> l’occasion d’un check-up <strong>à</strong><br />

l’hôpital, et ils sont devenus très proches, tous les deux.<br />

Il vit les joues de Tabby se colorer légèrement.<br />

Sa petite sœur était amoureuse ?<br />

— Qui est-ce ? s’enquit-il. Parce que s’il s’amuse avec toi, il va avoir de mes nouvelles !<br />

Tabby s’em<strong>pour</strong>pra de nouveau, mais de colère.<br />

— J’ai trente-cinq ans, David. Tu peux peut-être te fier un peu <strong>à</strong> mon jugement, non ?<br />

C’est vrai qu’il avait souvent tendance <strong>à</strong> oublier que sa sœur était <strong>une</strong> adulte.<br />

— Tabby a sa propre vie, David, observa sa mère. Et elle la mène comme elle l’entend. Elle a<br />

toujours été <strong>une</strong> fille déterminée, tu sais bien. Et je me suis fait vertement remettre <strong>à</strong> ma place quand j’ai<br />

essayé de m’en mêler.<br />

Sa mère semblait avoir <strong>pour</strong> Tabby <strong>une</strong> considération qu’il n’avait jamais remarquée. Il n’avait pas<br />

envisagé que la distance apparente qu’elle réservait <strong>à</strong> sa plus je<strong>une</strong> fille était l’expression de son amour<br />

<strong>pour</strong> elle.<br />

Avait-il été aussi aveugle ? Ses visites avaient-elles été si brèves qu’il n’avait pas perçu l’évolution<br />

de la situation ?<br />

Discrètement, il étudia plus attentivement sa mère, et l’expression dans ses yeux, quand elle se<br />

pencha <strong>pour</strong> tendre un verre <strong>à</strong> Tabby, répondit <strong>à</strong> ses questions.<br />

Son père était peut-être un cas désespéré, de même que sa sœur aînée, et son frère était trop pris par<br />

sa propre vie <strong>pour</strong> ne plus faire que de rares apparitions <strong>à</strong> la maison, mais il existait entre Tabitha et leur<br />

mère un lien qui semblait tissé de tendresse et de respect mutuels.<br />

Il s’était trompé sur tellement de choses ! Se <strong>pour</strong>rait-il qu’il ait aussi commis <strong>une</strong> erreur quant <strong>à</strong><br />

Olivia ? Y avait-il <strong>une</strong> chance <strong>pour</strong> que, s’ils s’aimaient assez, ils puissent s’accepter l’un l’autre avec<br />

leurs imperfections et fragilités ? Et elle, son « rayon de soleil », l’aimait-elle ? Verrait-elle au-del<strong>à</strong> de<br />

la façade qu’il avait mis si longtemps <strong>à</strong> perfectionner ? Aimerait-elle le bon et la brute en lui ?<br />

Il l’ignorait. Mais ce qu’il savait, c’est qu’il devait tenter sa chance.


10.<br />

Olivia se sentait épuisée. Depuis son retour chez elle, elle avait pu se rendre compte que s’occuper<br />

d’un être aussi petit que Josh était plus fatigant qu’elle ne l’aurait imaginé. Sans compter les visites de<br />

tous ses amis et collègues qui, même si elles lui faisaient plaisir, perturbaient la routine qu’elle essayait<br />

d’installer avec son fils.<br />

Son père était venu passer <strong>une</strong> semaine avec elle, et ils avaient ainsi eu tout le temps de s’expliquer.<br />

Il avait été blessé et consterné qu’elle lui ait caché les sérieux problèmes qu’elle avait rencontrés ces<br />

deux derniers mois. <strong>Un</strong>e fois tranquillisé, il était reparti <strong>à</strong> Boston avec la promesse qu’elle viendrait le<br />

rejoindre avec Josh dix jours plus tard <strong>pour</strong> assister <strong>à</strong> son mariage avec Jennie.<br />

Se penchant sur le couffin, elle observa un long moment avec tendresse son fils endormi, ses<br />

paupières qui frémissaient comme s’il était plongé dans un rêve.<br />

Elle allait en pr<strong>of</strong>iter <strong>pour</strong> prendre un bain. Ensuite, elle attendrait qu’il se réveille <strong>pour</strong> l’emmener<br />

dans le parc et promener Caramel.<br />

Elle tournait les robinets de la baignoire, quand le carillon de l’entrée retentit.<br />

Encore <strong>une</strong> visite… Avec un peu de chance, ce serait quelqu’un d’assez proche, <strong>pour</strong> qu’elle puisse<br />

lui confier Josh pendant qu’elle se prélasserait dans un bain mérité.<br />

La main sur la poignée de la porte, elle se figea, le souffle coupé, en découvrant David sur le<br />

perron.<br />

Gémissant de <strong>bonheur</strong>, Caramel la bouscula presque <strong>pour</strong> sauter sur David avec force aboiements<br />

excités et lui lécher le visage. Réveillé en sursaut, Josh se mit <strong>à</strong> pleurer.<br />

— Entre, dit-elle en se précipitant vers son fils.<br />

Elle regrettait de ne rien porter de plus reluisant qu’un vieux jean et un T-shirt qui avait nettement<br />

connu des jours meilleurs.<br />

— Comment vas-tu, Olivia ? demanda David en la suivant dans le salon. Hé, Josh… Bonjour, mon<br />

bonhomme. Tu as grandi depuis la dernière fois où je t’ai vu.<br />

— Que veux-tu, David ? s’enquit-elle, troublée.<br />

Que venait-il faire ici ? Qu’attendait-il d’elle ? Ne pouvait-il pas comprendre que s’il avait un<br />

minimum d’égards <strong>pour</strong> elle, il devrait la laisser tranquille ?<br />

— J’avais envie de te voir.<br />

Eh bien, il ne devait pas être déçu, vu l’état où elle était… Dans ses bras, Josh pleurait toujours.<br />

Elle l’avait allaité juste avant sa courte sieste, donc il n’avait pas faim, mais peut-être avait-il besoin<br />

d’être changé.<br />

— Excuse-moi, mais il faut que j’aille arrêter l’eau de mon bain et que je vérifie si sa couche est<br />

propre.


— Et <strong>pour</strong>quoi n’irais-tu pas prendre ton bain pendant que je le change ? suggéra David.<br />

— Toi ? Le changer ?<br />

Mais David lui avait déj<strong>à</strong> pris doucement Josh des bras, et elle constata, étonnée, que son fils avait<br />

instantanément cessé de crier <strong>pour</strong> l’observer avec grand intérêt.<br />

— Va prendre ton bain, insista-t-il. Je m’occupe de lui. Entre Caramel et moi, il sera bien gardé.<br />

Trop lasse <strong>pour</strong> le contredire, elle suivit son conseil, et bientôt elle se détendit délicieusement dans<br />

l’eau chaude et parfumée.<br />

C’était si bon de pouvoir fermer les yeux et se laisser aller sans devoir rester en alerte <strong>pour</strong> le cas<br />

où Josh se réveillerait ! Et c’était si bon aussi que David soit ici, quelle que soit la raison qui l’avait<br />

poussé <strong>à</strong> lui rendre visite…<br />

Quand elle ressortit de la salle de bains, reposée et vêtue d’un long cardigan qui lui tenait parfois<br />

lieu de peignoir, elle trouva David dans la cuisine.<br />

Tout en berçant Josh dans le creux de son bras, il tournait de sa main libre <strong>une</strong> cuillère de bois dans<br />

un faitout d’où sortait <strong>une</strong> irrésistible odeur.<br />

— Je me suis permis de préparer des pâtes avec <strong>une</strong> sauce au fromage. Je croyais que ce serait<br />

simple, mais je n’arrive pas <strong>à</strong> me débarrasser des grumeaux.<br />

Elle remarqua alors sur la table basse du salon les deux assiettes, les verres dépareillés et la bougie<br />

allumée.<br />

— Puisque nous ne pouvons pas sortir dîner <strong>à</strong> cause de Josh, j’ai tenté de mettre un peu d’ambiance,<br />

dit-il avec un petit sourire et un haussement d’épaules craquants.<br />

Attendrie malgré elle, elle secoua la tête.<br />

— David, <strong>pour</strong>quoi es-tu ici ?<br />

— Tu ne veux pas t’asseoir ?<br />

Après avoir ôté la pile de vêtements de bébé sur le canapé, elle obtempéra.<br />

Josh s’était rendormi, et il ne risquait certainement pas de se réveiller de nouveau <strong>pour</strong> réclamer le<br />

sein. Doucement, David alla le recoucher dans son couffin. Quand il revint s’installer <strong>à</strong> côté d’elle, elle<br />

sentit aussitôt son pouls s’emballer.<br />

— J’ai passé le plus clair de mon existence <strong>à</strong> éviter toute relation durable…<br />

Ce préambule la fit soupirer.<br />

— Je sais. Nous en avons déj<strong>à</strong> parlé.<br />

— Et je ne voulais surtout pas m’engager avec toi.<br />

— Oui, tu as été très clair <strong>à</strong> ce sujet.<br />

— Pourtant, chaque fois que j’essaie de prendre mes distances, je ne peux pas m’empêcher de<br />

revenir.<br />

— Oui. Et je le regrette <strong>pour</strong> toi, même si j’avoue que j’ai été soulagée que tu sois l<strong>à</strong> quand j’ai eu<br />

besoin de quelqu’un.<br />

— Mais maintenant, je ne peux plus imaginer ma vie sans toi. Tu assièges mes pensées, et l’idée que<br />

tu… Que tu <strong>pour</strong>rais être avec un autre me rend fou.<br />

Troublée par le tour que prenait cette conversation, elle fronça les sourcils.<br />

— Mais…<br />

— Je t’aime, Olivia. Tu t’en rends bien compte, non ?<br />

Les mains croisés sur ses genoux, elle ne bougea pas, sidérée.<br />

Le plus curieux, c’était le ton de reproche, presque de colère, sur lequel il lui faisait cette<br />

déclaration.<br />

— Tu n’as rien <strong>à</strong> dire ? insista-t-il.<br />

— Je ne sais pas bien ce que tu attends de moi, David. Si j’ai bien compris, tu me dis que tu<br />

m’aimes, mais que tu n’as pas envie de t’engager avec moi. C’est bien ça ?


Devant l’incrédulité qui se peignait sur son visage, elle réprima un sourire.<br />

Si David Stuart avait cru qu’elle tomberait <strong>à</strong> ses pieds en débordant de gratitude, il s’était bercé<br />

d’illusions. Néanmoins, montant du tréfonds de son être, l’allégresse l’envahissait malgré elle.<br />

Il l’aimait !<br />

Parce qu’elle n’avait aucun doute sur sa sincérité, même s’il ne souhaitait visiblement toujours pas<br />

lier sa vie <strong>à</strong> la sienne. Peut-être était-ce dû au manque de sommeil, mais elle n’arrivait toujours pas <strong>à</strong><br />

comprendre le véritable motif de sa visite…<br />

David se leva soudain <strong>pour</strong> arpenter nerveusement le salon.<br />

— Tu ne me facilites pas les choses, dit-il, presque accusateur.<br />

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase.<br />

<strong>Un</strong>e migraine commençait <strong>à</strong> lui marteler le crâne. Elle ignorait <strong>à</strong> quel jeu il se livrait, mais elle<br />

n’avait auc<strong>une</strong> envie d’y participer.<br />

— Que les choses soient bien claires, David. Tous ces derniers mois, tu as mis ma vie sens dessus<br />

dessous…<br />

Elle leva la main avant qu’il n’ait eu le temps de protester.<br />

— Oui, je sais que tu ne cherchais qu’<strong>à</strong> m’aider. Mais tu m’as fait l’amour, tu m’as laissé entendre<br />

que tu éprouvais quelque chose <strong>pour</strong> moi, et puis… Et puis plus rien. Ensuite, tu es parti <strong>à</strong> New York.<br />

D’accord, je n’ai pas essayé de t’en empêcher. Après, j’apprends par Kelly que tu n’as pas accepté le<br />

poste de consultant <strong>à</strong> New York. Bien. Mais de nouveau plus rien. Et aujourd’hui tu viens chez moi, tu<br />

m’invites <strong>à</strong> dîner comme si ces semaines de silence n’avaient pas existé, avant de m’annoncer que tu<br />

m’aimes, mais que tu refuses de t’engager. Alors, désolée si je te parais un peu obtuse, mais j’ai quelques<br />

excuses, non ? Je t’aime, oui. Mais, toi, <strong>à</strong> quoi joues-tu ?<br />

Loin de se montrer <strong>of</strong>fusqué de ses remontrances, David arbora un air amusé.<br />

— Et surtout, ajouta-t-elle en soutenant son regard, le cœur battant <strong>à</strong> cent <strong>à</strong> l’heure, ne t’avise pas de<br />

me lancer <strong>une</strong> banalité du genre « mon Dieu que tu es belle quand tu es en colère » !<br />

— Je suis peut-être deux fois plus fort que toi, mais je ne me rebifferai pas si tu me fiches dehors,<br />

promis, dit-il en souriant de plus belle. Mais je…<br />

Son sourire disparut, alors qu’il la dévisageait brusquement avec insistance.<br />

— Hé, <strong>une</strong> minute… Est-ce <strong>une</strong> hallucination auditive, ou viens-tu réellement de me dire que tu<br />

m’aimes ?<br />

— Bien sûr que je t’aime, répondit-elle. Comme si tu ne le savais pas déj<strong>à</strong> !<br />

— Dis-le-moi encore.<br />

Agacée, elle secoua la tête.<br />

— Non ! Tu m’as déj<strong>à</strong> forcée <strong>à</strong> en dire bien trop. Maintenant, sors d’ici. S’il te plaît.<br />

Tendrement, David prit son visage entre ses mains.<br />

— Et c’est <strong>pour</strong> cela que tu pleures ?<br />

Elle n’avait même pas senti les larmes rouler sur ses joues.<br />

Se penchant sur elle, il s’empara de ses lèvres et l’embrassa avec <strong>une</strong> douceur qui ne fit rien <strong>pour</strong><br />

endiguer ses pleurs.<br />

— C’est la première fois que je propose le mariage <strong>à</strong> <strong>une</strong> femme, avoua-t-il. Tu peux bien me<br />

pardonner quelques maladresses, non ?<br />

— Le… Le mariage ?<br />

— Je t’aime, Olivia. Et je veux vivre tous les jours qui me restent auprès de toi, de Josh, et des<br />

petits frères et sœurs que nous lui ferons. Je m’efforcerai d’être le meilleur père qui soit, le plus tendre<br />

des maris et le plus fougueux des amants. Toujours.<br />

— Mmmh… Je vais réfléchir, dit-elle, éperdue de <strong>bonheur</strong>. Si tu m’embrassais de nouveau ?<br />

Voyons si tu sais me convaincre.


TITRE ORIGINAL : HER MOTHERHOOD WISH<br />

Traduction française : ANNE DUGUET<br />

HARLEQUIN ®<br />

est <strong>une</strong> marque déposée par le Groupe Harlequin<br />

Blanche ® est <strong>une</strong> marque déposée par Harlequin S.A.<br />

Photo de couverture<br />

Femme enceinte : © BRODETSKAYA ELENA/FOTOLIA/ROYALTY FREE<br />

© 2012, Anne Fraser. © 2012, Traduction française : Harlequin S.A.<br />

ISBN 978-2-2802-4928-7<br />

Cette œuvre est protégée par le droit d'auteur et strictement réservée <strong>à</strong> l'usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au pr<strong>of</strong>it de tiers, <strong>à</strong> titre gratuit ou<br />

onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue <strong>une</strong> contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la<br />

Propriété Intellectuelle. L'éditeur se réserve le droit de <strong>pour</strong>suivre toute atteinte <strong>à</strong> ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.<br />

83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13.<br />

Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47<br />

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1.<br />

— Il y a quelque chose chez cet homme qui me donne envie de sortir de ma retraite sentimentale,<br />

déclara la vieille dame d’un ton malicieux.<br />

Joni Thompson détacha son regard de la perfusion qu’elle était en train de programmer <strong>pour</strong> sa<br />

patiente octogénaire.<br />

Mme Sain souffrait d’<strong>une</strong> sévère insuffisance respiratoire, due <strong>à</strong> <strong>une</strong> broncho-pneumonie chronique<br />

obstructive qui entraînait <strong>pour</strong> elle de fréquents passages aux urgences.<br />

Joni esquissa un sourire. Nul besoin que sa patiente lui précise de qui il s’agissait ! Même les<br />

petites grand-mères dont les jours étaient comptés n’étaient pas insensibles <strong>à</strong> « son » charme.<br />

Celui du Dr Grant Bradley, bien sûr, pneumologue de son état.<br />

Bon, d’accord. Il fallait bien reconnaître que cet homme avait tout <strong>pour</strong> lui : l’intelligence, la beauté,<br />

la plastique. Même si elle s’était efforcée de ne pas y prêter trop attention jusque-l<strong>à</strong>.<br />

Elle avait néanmoins remarqué ses yeux bleu azur, ses larges épaules que la tenue standard de<br />

l’hôpital — <strong>à</strong> la couleur assortie <strong>à</strong> celle de son regard — ne parvenait pas <strong>à</strong> masquer, et ses hanches<br />

étroites.<br />

Quant <strong>à</strong> son sourire… faisant aussitôt apparaître <strong>une</strong> lueur espiègle dans ses yeux, sans parler des<br />

deux fossettes se dessinant sur ses joues… Elle était bien forcée d’admettre qu’il suscitait en elle de<br />

drôles de choses.<br />

Elle s’efforça de chasser Grant de son esprit. Plus les jours passaient depuis qu’il travaillait <strong>à</strong><br />

Bean’s Creek, plus elle avait du mal <strong>à</strong> le sortir de ses pensées.<br />

— C’est ce sourire qu’il a…, reprit Mme Sain.<br />

Joni releva la tête. Sa patiente avait-elle le don de télépathie ?<br />

— Quand cet homme vous sourit, on dirait qu’il devine vos secrets les plus intimes, <strong>pour</strong>suivit la<br />

vieille dame en s’éventant avec ardeur, manifestement troublée <strong>à</strong> cette idée. Il sait ce que vous pensez de<br />

lui et apprécie d’être le centre de l’attention.<br />

Elle ferma les yeux et un léger soupir s’échappa de ses lèvres pâles.<br />

— Il me rappelle mon Hickerson…<br />

Joni sourit de nouveau en l’entendant évoquer son mari défunt. Elle parlait souvent de l’homme si<br />

séduisant auprès de qui elle avait vécu plus de soixante-cinq ans.<br />

Mme Sain avait-elle raison ? Etait-ce le sourire de Grant qui le rendait aussi irrésistible ? Quand il<br />

la regardait, il avait souvent un petit sourire en coin, comme s’il savait exactement l’attrait qu’il exerçait<br />

sur elle.<br />

Apparemment, il n’en attendait pas moins de la part des femmes. Et de toutes les femmes d’ailleurs,<br />

ce, quel que soit leur âge. Ne faisaient-elles pas, sans exception, des pieds et des mains <strong>pour</strong> attirer son


attention ?<br />

Joni fit <strong>une</strong> légère grimace. Ce n’était pas <strong>une</strong> raison <strong>pour</strong> se prendre <strong>pour</strong> un dieu. Il ressemblerait<br />

plutôt <strong>à</strong> un démon — celui de la tentation, qui, d’un simple signe de l’index, entraînait les femmes vers<br />

leur perte, <strong>à</strong> n’en pas douter…<br />

Réprimant un soupir de frustration, elle considéra avec étonnement la vieille dame qui, quarante-huit<br />

heures plus tôt, était encore sous assistance respiratoire. Joni aurait juré qu’on avait ajouté un sérum de<br />

je<strong>une</strong>sse <strong>à</strong> sa perfusion. Sa patiente finissait toujours par se <strong>retrouver</strong> sur pied, même si son état était le<br />

plus souvent dramatique lors de ses admissions successives.<br />

Mme Sain posa sa main ridée sur le bras de Joni.<br />

— J’ai vu de quelle manière il vous regardait. A mon avis, il a le béguin <strong>pour</strong> vous.<br />

Pour toute réponse, Joni haussa les épaules en levant les yeux au ciel.<br />

Elle ne voulait pas s’entendre dire que Grant l’avait remarquée. Tant bien que mal, elle avait réussi<br />

<strong>à</strong> remettre sa vie sur les rails et ne tenait pas <strong>à</strong> ce qu’un beau médecin revienne y semer le désordre.<br />

Nullement impressionnée par sa réaction, Mme Sain se mit <strong>à</strong> rire en lui tapotant le bras.<br />

Joni, toujours silencieuse, s’efforça de se concentrer <strong>pour</strong> écouter le cœur et les poumons de sa<br />

patiente. Elle nota le « clic » régulier de son pacemaker. Ses poumons exhalaient <strong>une</strong> respiration un peu<br />

moins sifflante que la veille et elle souhaitait que les progrès continuent, afin que Grant donne son accord<br />

<strong>pour</strong> que Mme Sain regagne la résidence où elle bénéficiait d’<strong>une</strong> assistance au quotidien.<br />

Grant, le béguin <strong>pour</strong> elle ? Ce n’était que dans ses rêves nocturnes les plus secrets que de telles<br />

choses arrivaient.<br />

Pourtant, apparemment, il semblait vraiment intéressé par elle, même si au départ il lui avait paru un<br />

peu distant. Ces dernières semaines, il avait souvent trouvé des prétextes <strong>pour</strong> lui parler, lui toucher le<br />

bras ou la main, sans ménager son fameux sourire.<br />

Il lui avait même demandé de sortir avec lui pendant le week-end.<br />

Elle avait aussitôt refusé, mais, sans se démonter, il lui avait demandé d’y réfléchir, ajoutant qu’ils<br />

savaient tous les deux qu’elle en avait autant envie que lui.<br />

Joni s’agita soudain sur sa chaise. Ah, vraiment ! Et qui était-il <strong>pour</strong> oser <strong>une</strong> telle affirmation ? Si<br />

elle avait dit oui, où cela l’aurait-il menée ?<br />

Grant n’avait même pas précisé où il comptait l’emmener. Probablement <strong>à</strong> la soirée organisée par<br />

l’hôpital <strong>pour</strong> collecter des fonds.<br />

Et voil<strong>à</strong> bien la dernière chose qu’elle souhaitait, justement : sortir avec le Dr Bradley dans le cadre<br />

de l’hôpital et se <strong>retrouver</strong> cataloguée comme sa dernière conquête.<br />

Joni connaissait bien les hommes tels que Grant. Ils jouaient sur tous les tableaux, faisant des<br />

ravages sur leur passage. Il n’était pas différent. Même si, <strong>à</strong> sa connaissance, il n’avait eu des relations<br />

qu’avec deux employées de Bean’s Creek en quelques mois, il y en avait sûrement eu davantage.<br />

Donc, quelle que soit son envie de passer <strong>une</strong> soirée avec lui, sa réponse resterait la même. Elle<br />

avait bien retenu la leçon que lui avait infligée le Dr Mark Braseel, quelques années auparavant.<br />

— Je crois que vous avez aussi un petit faible <strong>pour</strong> lui, reprit la vieille dame en souriant.<br />

Instantanément, Joni se sentit devenir écarlate. Son intérêt <strong>pour</strong> cet homme était-il donc si visible ?<br />

Rien d’étonnant <strong>à</strong> ce qu’il lui ait proposé de sortir avec lui : il devait la prendre <strong>pour</strong> <strong>une</strong> fille facile, <strong>une</strong><br />

de plus <strong>à</strong> ajouter <strong>à</strong> son tableau de chasse.<br />

Elle décroisa puis recroisa les jambes, agacée. Non, merci ! Elle avait déj<strong>à</strong> donné et n’envisageait<br />

nullement de repasser par l<strong>à</strong>. Mieux valait ne pas prendre le risque de rouvrir d’anciennes blessures qui<br />

avaient eu tant de mal <strong>à</strong> cicatriser.<br />

Elle soutint le regard curieux de sa patiente.<br />

— Vous ne pouvez pas être plus éloignée de la vérité, répondit-elle enfin d’un ton faussement<br />

tranquille.


Pour tenir tête <strong>à</strong> des hommes comme Grant Bradley, il fallait être <strong>une</strong> vraie tigresse, songea Joni. Or,<br />

rien n’était plus éloigné d’elle. Depuis toujours, elle avait été la perpétuelle « gentille fille ». La seule<br />

fois où elle était sortie de sa réserve, elle l’avait payé au prix fort.<br />

Elle éprouva un serrement douloureux dans la poitrine et ses yeux se mouillèrent au souvenir de la<br />

plus grande erreur de sa vie. Elle avait été si crédule, si stupide ! Jamais plus un homme ne la tromperait<br />

ainsi, se promit-elle. S’étant ressaisie, elle se redressa :<br />

— A présent, madame Sain, revenons <strong>à</strong> des sujets plus importants, comme celui de votre santé. Je<br />

suis ravie que vous puissiez de nouveau respirer de façon autonome, bien que vos poumons soient encore<br />

faibles.<br />

— C’est uniquement grâce <strong>à</strong> ceci, répondit la vieille dame en montrant la canule nasale qui lui<br />

fournissait un apport continu d’oxygène concentré.<br />

Après un instant de silence, elle reprit d’un ton affable :<br />

— Mais je ne vais pas me plaindre, car au moins je peux respirer sans ce tuyau dans ma gorge.<br />

— De quoi n’allez-vous pas vous plaindre ? demanda <strong>une</strong> voix grave dans leur dos.<br />

Joni retint un sursaut. Grant venait d’envahir la pièce. Il s’agissait bien d’<strong>une</strong> invasion, car <strong>à</strong> peine<br />

entrait-il quelque part qu’il semblait prendre possession de l’espace et attirait l’attention de tout le<br />

monde. Et cela, sans faire le moindre effort. En se contentant d’exister ! Simple question de charisme. La<br />

vie pouvait être si injuste…<br />

— Mon oxygène, répondit Mme Sain, radieuse.<br />

Soulagée que cette dernière ne fasse pas d’allusion <strong>à</strong> leur conversation, Joni s’efforça d’éviter de<br />

regarder directement le médecin. Mais elle eut beau faire, ses yeux se posèrent sur lui dès qu’il se mit <strong>à</strong><br />

ausculter sa patiente avec <strong>une</strong> attention soutenue.<br />

Quels que soient ses défauts — et elle ne lui en avait pas encore trouvé, en dehors du fait qu’il était<br />

manifestement un play-boy — cet homme était un excellent médecin, comme Joni aimerait en trouver un,<br />

si un jour elle avait un problème aux poumons.<br />

C’était d’ailleurs ce qui menaçait de lui arriver, car elle faillit manquer d’oxygène <strong>à</strong> peine eut-il<br />

levé les yeux sur elle. Aussitôt, elle sentit… quelque chose… de chaud et d’intense, de si puissant, <strong>à</strong> vrai<br />

dire, qu’elle dut détourner la tête.<br />

Car elle aussi avait brusquement envie de sortir de la retraite sentimentale qu’elle s’était imposée.<br />

Fermant les yeux, elle prit <strong>une</strong> pr<strong>of</strong>onde inspiration.<br />

Bon. Il se passait quelque chose entre eux, c’était indéniable. Joni l’avait senti dès la première fois<br />

qu’elle avait posé les yeux sur lui. Et elle avait souvent surpris son regard sur elle.<br />

Lorsqu’il fut de nouveau concentré sur sa patiente, elle put le dévorer des yeux <strong>à</strong> loisir. Car c’était<br />

exactement ce qu’elle faisait. Ce qui prouvait bien qu’elle n’était pas aussi immunisée contre son charme<br />

qu’elle l’aurait souhaité.<br />

Mais qu’y avait-il donc chez cet homme <strong>pour</strong> la troubler ainsi, alors que pas <strong>une</strong> seule fois durant<br />

ces dernières années, elle n’avait été tentée de se lancer dans <strong>une</strong> nouvelle relation ?<br />

— Vous êtes devenue bien silencieuse, dit doucement Mme Sain.<br />

Dans les yeux de la vieille dame, brillait toujours <strong>une</strong> lueur de malice et Joni pouvait presque<br />

l’entendre triompher : « Ha, ha ! Je le savais. »<br />

Réprimant un sourire, elle rétorqua d’un ton espiègle :<br />

— Quant <strong>à</strong> vous, je trouve que vous parlez beaucoup, <strong>pour</strong> quelqu’un qui était sous assistance<br />

respiratoire il y a <strong>à</strong> peine deux jours. Ne devriez-vous pas économiser votre voix ?<br />

Mme Sain prit <strong>une</strong> pr<strong>of</strong>onde inspiration <strong>pour</strong> lui répondre, mais elle fut saisie d’<strong>une</strong> quinte de toux<br />

qui dura <strong>une</strong> longue minute. Grant et Joni l’aidèrent <strong>à</strong> se pencher en avant <strong>pour</strong> lui tapoter le dos jusqu’<strong>à</strong><br />

ce que la toux s’apaise.<br />

— Je sais, c’est déplaisant, mais votre état s’améliore nettement. A cette allure, vous n’aurez plus


esoin de cette canule nasale d’ici quelques jours, déclara Grant.<br />

* * *<br />

— Est-ce que vous faites les visites <strong>à</strong> domicile, docteur ? répliqua aussitôt la vieille dame, battant<br />

des cils d’un air faussement timide.<br />

Joni se retint de lever les yeux au ciel, mais Grant sourit <strong>à</strong> sa patiente pleine d’entrain.<br />

— Seulement si j’ai <strong>une</strong> <strong>infirmière</strong> <strong>pour</strong> me servir de chaperon. Vous <strong>pour</strong>riez peut-être convaincre<br />

Joni de m’accompagner chez vous.<br />

A l’évidence, Mme Sain estimait que c’était <strong>une</strong> brillante idée, songea Joni. Sans répondre, elle<br />

acheva d’entrer quelques données dans l’ordinateur et s’empressa de sortir de la chambre, avant que ces<br />

deux-l<strong>à</strong> ne l’entraînent dans <strong>une</strong> aventure qu’elle risquait fort de regretter.<br />

<strong>Un</strong>e fois dans le couloir, elle poussa un soupir de soulagement. Pourquoi se demander ce qu’il y<br />

avait de si troublant chez cet homme, alors qu’elle connaissait la réponse ?<br />

Chez le Dr Grant Bradley, « tout » était troublant, et apparemment elle réagissait comme n’importe<br />

quelle autre femme sur cette planète.<br />

* * *<br />

— Vas-tu, vendredi, <strong>à</strong> la soirée de l’hôpital ? demanda Samantha Swann <strong>à</strong> Joni, en pénétrant dans la<br />

salle des <strong>infirmière</strong>s.<br />

Cette dernière, occupée <strong>à</strong> pointer son heure de sortie sur l’ordinateur, releva la tête :<br />

— Tu sais bien que j’y vais ! Je me suis portée volontaire <strong>pour</strong> <strong>une</strong> heure de « cake-walk »<br />

L’hôpital de Caroline du Nord avait un rôle actif au sein de la communauté. Avec les employés de<br />

l’hôpital et certaines entreprises locales, il cosponsorisait l’association Hearts for Health, dont le but<br />

était d’assister les familles ayant besoin d’<strong>une</strong> aide médicale, qu’il s’agisse de transporter les malades <strong>à</strong><br />

leurs consultations ou de palier <strong>à</strong> des frais trop importants. Joni adhérait de tout cœur <strong>à</strong> cette organisation<br />

et, souvent, prêtait main-forte bénévolement.<br />

Pour la soirée de vendredi, on avait organisé un barbecue, des jeux et <strong>une</strong> tombola qui proposerait<br />

des lots <strong>of</strong>ferts par les commerçants du coin.<br />

— Je vendrai des tickets <strong>à</strong> l’entrée, dit Samantha. Vann passera me prendre <strong>à</strong> la fin de mon service,<br />

et on aimerait bien que tu viennes manger un morceau avec nous.<br />

Joni se tourna en souriant vers sa meilleure amie. Vann était le partenaire de Samantha depuis l’âge<br />

de quinze ans. Il lui avait demandé de l’épouser au moins <strong>une</strong> douzaine de fois, mais elle avait toujours<br />

refusé, estimant qu’ils ne devaient pas gâcher leur relation qu’elle jugeait parfaite ainsi.<br />

— Super, dit-elle, en se levant.<br />

Pivotant sur ses talons, elle se heurta <strong>à</strong> Grant. Il la retint <strong>pour</strong> l’empêcher de perdre l’équilibre et lui<br />

sourit, mais elle s’écarta rapidement de lui.<br />

Depuis combien de temps se tenait-il derrière elle ? Avait-il entendu leur conversation ? Et<br />

<strong>pour</strong>quoi son cœur s’était-il mis brusquement <strong>à</strong> battre la chamade ? Certainement pas parce que, durant un<br />

bref instant, elle s’était appuyée contre son corps solide, ni parce qu’il sentait si bon qu’elle aurait voulu<br />

s’emplir les poumons de son odeur légèrement musquée…<br />

Samantha sourit <strong>à</strong> Grant. Toutes les <strong>infirmière</strong>s l’appréciaient et ne tarissaient pas d’éloges sur lui.<br />

— Est-ce que je peux vous être utile <strong>à</strong> quelque chose ? proposa cette dernière avec un battement de<br />

cils qui n’était pas sans rappeler celui de Mme Sain.<br />

— Non, merci, répondit Grant.


Son regard l’effleura <strong>à</strong> peine, avant de se fixer sur Joni.<br />

— Puis-je vous parler ?<br />

Le cœur de Joni fit de nouveau des bonds dans sa poitrine.<br />

S’efforçant de se calmer, elle hocha lentement la tête tout en implorant Samantha du regard. <strong>Un</strong><br />

regard qui signifiait clairement : « Ne me laisse pas ! » Mais celle-ci continua <strong>à</strong> battre des cils en lui<br />

faisant un petit signe de la main.<br />

Quelle amie, vraiment.<br />

Après son départ, Grant regarda Joni avec intensité. De plus en plus nerveuse, elle songea qu’elle<br />

n’avait jamais vu d’yeux plus bleus ni plus intenses. Quant <strong>à</strong> son sourire, il était <strong>à</strong> se pâmer.<br />

— Je vous raccompagne jusqu’<strong>à</strong> votre voiture, proposa-t-il.<br />

Attrapant son sac <strong>à</strong> main, elle hocha la tête de nouveau, incapable d’articuler un son, et de lui faire,<br />

par conséquent, remarquer que sa voiture <strong>à</strong> lui se trouvait sur le parking des médecins, c’est-<strong>à</strong>-dire<br />

éloignée de la sienne, et qu’elle était parfaitement capable de marcher seule jusque-l<strong>à</strong>. N’était-ce pas ce<br />

qu’elle avait l’habitude de faire deux fois par jour, depuis cinq ans qu’elle travaillait au Bean’s Creek<br />

Memorial ?<br />

Elle recouvrit enfin ses esprits.<br />

— Qu’avez-vous <strong>à</strong> me dire ?<br />

— Pourquoi avez-vous refusé de sortir avec moi ?<br />

Ils avaient parlé en même temps.<br />

— C’était la question que vous vouliez me poser ?<br />

— Je voudrais juste savoir <strong>pour</strong>quoi <strong>une</strong> femme magnifique m’a dit non.<br />

En l’entendant la qualifier de magnifique, Joni se retint de battre des cils <strong>à</strong> son tour.<br />

Avait-il toute la nuit devant lui ? Car, si elle lui disait la vérité et lui expliquait ses raisons, il lui<br />

faudrait sûrement tout ce temps. Elle devrait lui parler de Mark, de sa mère, de sa peur de l’addiction, et<br />

de sa détermination <strong>à</strong> rester focalisée sur sa carrière.<br />

— Vous n’êtes pas mon type, répondit-elle brusquement.<br />

— Donc, vous n’appréciez pas qu’un homme soit viril, beau, intelligent ?<br />

Joni lutta contre <strong>une</strong> irrésistible envie de sourire. Il était vraiment « trop » et n’avait nul besoin<br />

d’encouragement.<br />

— Et bon amant, ajouta-t-il avec <strong>une</strong> lueur tentatrice dans le regard.<br />

Elle se raidit d’un coup.<br />

— Sérieusement ?<br />

— Sérieusement. Donnez-moi <strong>une</strong> chance de vous prouver ce que j’avance.<br />

Elle le regarda interloquée. Apparemment beaucoup plus <strong>à</strong> l’aise qu’elle, il lui <strong>of</strong>frit alors son<br />

fameux sourire, celui auquel auc<strong>une</strong> femme n’avait l’air de pouvoir résister, elle pas plus que les<br />

autres…<br />

Elle secoua la tête <strong>pour</strong> chasser son trouble. Depuis quand était-elle le genre de femme <strong>à</strong> avoir des<br />

rapports sexuels avec un homme s’autoproclamant « bon amant » ? Quelle suffisance quand même !<br />

— Dans la liste de vos qualités, vous avez oublié la modestie. Ma réponse est toujours non, <strong>à</strong> vos<br />

deux propositions, déclara-t-elle avant de se diriger d’un pas vif vers les ascenseurs.<br />

Grant la rattrapa et régla son pas sur le sien.<br />

— Pourquoi ?<br />

Joni ralentit sa marche. Si seulement il savait <strong>à</strong> quel point il ressemblait <strong>à</strong> celui qui lui avait brisé le<br />

cœur. Pour rien au monde, elle ne voulait revivre <strong>une</strong> telle déchirure, et lui, semblait être précisément le<br />

genre d’homme qu’elle aurait tout intérêt <strong>à</strong> fuir…<br />

Mais depuis quand se servait-elle de Mark comme d’un bouclier ? songea-t-elle soudain. Jusque-l<strong>à</strong>,<br />

aucun homme ne lui avait donné envie de s’écarter de la voie qu’elle s’était tracée. Elle avait des


esponsabilités, envers elle-même et envers sa mère. C’était l<strong>à</strong> l’essentiel.<br />

— Je ne suis pas intéressée, c’est tout, répondit-elle d’un ton qu’elle voulut désinvolte.<br />

Et qui avait fait mouche manifestement. Le fameux sourire s’effaça.<br />

— C’est parce que je vais trop vite, c’est ça ?<br />

S’efforçant d’éviter son regard, elle tenta un nouvel argument :<br />

— Nous travaillons tous les deux dans le même hôpital, vous ne devriez même pas me poser la<br />

question.<br />

— Il n’y a rien dans le règlement de l’hôpital qui empêche les employés de sortir ensemble. J’ai<br />

vérifié, assura-t-il.<br />

Elle soupira, agacée. Pourquoi cela ne la surprenait-il pas ? Décidément, tout l’irritait chez cet<br />

homme.<br />

— Je n’en doute pas, étant donné que vous êtes déj<strong>à</strong> sorti avec plusieurs employées.<br />

Grant esquissa un petit sourire amusé.<br />

— Et avec qui suis-je censé être sorti ?<br />

Le rouge aux joues, Joni donna les noms qu’elle connaissait, tout en ayant <strong>une</strong> furieuse envie de<br />

s’enfuir en courant.<br />

Ils firent quelques pas en silence.<br />

— Vous savez que je parraine <strong>une</strong> des équipes du tournoi de golf, n’est-ce pas ? déclara-t-il<br />

soudain.<br />

Joni haussa un sourcil. Ma foi non, elle l’ignorait.<br />

— Quel tournoi de golf ?<br />

— Celui du Lions’ Club, qui aura lieu le mois prochain.<br />

Elle se rappelait vaguement en avoir entendu parler, mais ne connaissait <strong>à</strong> peu près rien <strong>à</strong> ce sport.<br />

— Et quel rapport ? demanda-t-elle d’un ton sec.<br />

Ils entrèrent dans l’ascenseur et il appuya sur le bouton <strong>pour</strong> descendre.<br />

— Mes équipières sont les deux femmes que vous avez citées, et il y a aussi le directeur médical de<br />

l’hôpital.<br />

Elle le regarda, de nouveau déstabilisée. Cherchait-il <strong>à</strong> lui faire comprendre qu’il n’avait eu avec<br />

elles que des rapports liés <strong>à</strong> cet événement ?<br />

— Vous êtes la seule femme <strong>à</strong> qui j’ai demandé de sortir avec moi depuis que je suis arrivé <strong>à</strong><br />

Bean’s Creek.<br />

Le cœur de Joni se remit <strong>à</strong> battre <strong>à</strong> grands coups.<br />

— Il est inutile de me dire ce genre de chose, articula-t-elle, luttant contre l’envie de se laisser<br />

convaincre.<br />

Irritée contre elle-même, elle ajouta :<br />

— Ce que vous faites en dehors de l’hôpital ne me concerne en rien.<br />

Grant appuya sur le bouton qui maintenait la porte fermée et garda le doigt dessus.<br />

— Alors, nous avons un problème, murmura-t-il en plongeant son regard bleu dans le sien. Parce<br />

que moi, je veux que ce que je fais en dehors de l’hôpital vous concerne.


2.<br />

Après un instant de silence, Grant détourna la tête. Depuis quand en était-il réduit <strong>à</strong> coincer <strong>une</strong><br />

femme dans un ascenseur <strong>pour</strong> tenter de la convaincre de passer la soirée avec lui ?<br />

Tout simplement depuis que Joni lui avait dit non, et qu’il avait compris que cette beauté aux<br />

cheveux auburn ne changerait pas d’avis.<br />

Il avait eu envie de la fréquenter dès le premier instant où elle lui était apparue, si souriante, aux<br />

urgences de Bean’s Creek. Mais comme il avait appris <strong>à</strong> ses dépens qu’il valait mieux ne pas s’engager<br />

trop vite dans <strong>une</strong> relation, il avait préféré attendre <strong>pour</strong> s’assurer qu’il n’avait pas affaire <strong>à</strong> quelqu’un de<br />

mentalement instable ou ayant un problème d’addiction. Pas question de se <strong>retrouver</strong> avec <strong>une</strong> autre<br />

Ashley ; il était encore mal remis de leur relation désastreuse.<br />

En prenant ses nouvelles fonctions dans cet hôpital, il avait donc mis sa vie privée de côté, le temps<br />

de panser ses blessures. Et maintenant qu’il se sentait prêt <strong>à</strong> aller de l’avant, Joni le repoussait.<br />

Et il se demandait bien <strong>pour</strong>quoi.<br />

Car elle le désirait, c’était évident. Il n’était ni aveugle, ni sourd, ni stupide et avait bien compris<br />

qu’elle s’intéressait <strong>à</strong> lui. Autant qu’il s’intéressait <strong>à</strong> elle. Il y avait <strong>une</strong> alchimie évidente entre eux, qui<br />

n’attendait que de s’embraser au premier contact. De cela, il était certain.<br />

En général, les femmes ne lui opposaient guère de résistance. Surtout celles qui le regardaient de la<br />

façon dont Joni le regardait. Il avait rarement lu autant de désir dans les yeux d’<strong>une</strong> femme. Alors,<br />

<strong>pour</strong>quoi se comportait-elle ainsi ?<br />

— Ai-je fait quoi que ce soit qui vous ait <strong>of</strong>fensée ? lui demanda-t-il enfin.<br />

— Vous voulez dire, <strong>à</strong> part vous être vanté d’être un bon amant ? répliqua-t-elle du tac au tac.<br />

— Et vous avez jugé cela <strong>of</strong>fensant ?<br />

Grant laissa échapper un soupir. Ce n’était pas <strong>une</strong> sainte-nitouche <strong>pour</strong>tant, il l’avait souvent<br />

entendue rire et plaisanter, avec les autres <strong>infirmière</strong>s et ses patients. Joni semblait avoir un solide sens<br />

de l’humour, même si elle ne le partageait pas avec lui. Ça, c’était le moins qu’on puisse dire ! Il était<br />

sans doute la seule personne <strong>à</strong> qui elle ne souriait jamais.<br />

— Il en faudrait plus que ça, lança-t-elle en s’accrochant <strong>à</strong> la main courante de l’ascenseur.<br />

— Alors, dites-moi ce qu’un homme doit faire <strong>pour</strong> éveiller votre intérêt… Ou plutôt, ce que « je »<br />

dois faire <strong>pour</strong> que vous acceptiez de sortir avec moi.<br />

Le teint pâle de Joni rosit brusquement.<br />

— Laissez tomber, Grant. Cela n’arrivera pas.<br />

— Parce que je ne suis pas votre type d’homme ?<br />

Il la fixa avec tant d’intensité qu’elle leva <strong>à</strong> son tour les yeux vers lui. Certes, il n’était pas<br />

égocentrique au point de croire que toutes les femmes s’intéressaient <strong>à</strong> lui. Mais il savait que c’était le


cas de Joni. Alors, <strong>pour</strong>quoi tenait-elle tant <strong>à</strong> lui faire croire le contraire ?<br />

— Et quel est votre type ? reprit-il. Personne ne semble le savoir.<br />

Elle fronça les sourcils.<br />

— Vous voulez dire que vous vous êtes renseigné sur moi ?<br />

Grant se mordit la lèvre. Il avait juste posé quelques questions par-ci par-l<strong>à</strong> <strong>pour</strong> s’assurer qu’elle<br />

n’avait personne dans sa vie.<br />

— En effet, dit-il en rougissant légèrement.<br />

Joni poussa un soupir exaspéré.<br />

— Génial ! A présent, tout le monde va être au courant.<br />

— C’est si grave que ça ?<br />

Le doute commença <strong>à</strong> s’emparer de lui. Avait-il mal interprété la façon dont elle le regardait ? Il<br />

aurait <strong>pour</strong>tant juré le contraire. Ou bien cherchait-elle <strong>à</strong> se faire désirer ?<br />

Grant n’appréciait pas du tout ce genre de jeu : il l’avait suffisamment pratiqué avec Ashley. Mais<br />

Joni lui plaisait vraiment. Il avait envie d’en savoir plus sur elle et voulait comprendre <strong>pour</strong>quoi elle le<br />

rejetait, même si c’était stupide de sa part.<br />

Ce qu’il aurait dû faire, c’était relâcher le bouton de l’ascenseur, la raccompagner jusqu’<strong>à</strong> sa<br />

voiture et oublier définitivement cette jolie petite <strong>infirmière</strong> <strong>à</strong> laquelle il pensait un peu trop souvent.<br />

Au lieu de cela, il garda le doigt appuyé sur le bouton et, de son autre main, souleva doucement le<br />

menton de Joni.<br />

— Vous ne voulez pas de rendez-vous avec moi ? Parfait. Je me rends compte que j’ai eu tort de<br />

questionner vos collègues au lieu de m’adresser <strong>à</strong> vous directement. Maintenant, que diriez-vous si…<br />

Il se tut et la regarda intensément. Joni ouvrit de grands yeux et sa poitrine généreuse se mit <strong>à</strong> se<br />

soulever de plus en plus vite.<br />

— Si je vous embrassais ? <strong>pour</strong>suivit-il dans un murmure. J’en ai envie depuis des semaines. Si<br />

vous n’êtes pas d’accord, dites-moi de m’arrêter maintenant.<br />

Les lèvres de Joni s’entrouvrirent comme si elle voulait parler, mais aucun son n’en sortit. Elle<br />

ferma les yeux et, en un éclair, toutes sortes d’émotions se reflétèrent sur son adorable visage.<br />

Grant esquissa un sourire. Non seulement elle n’avait pas dit non, mais son langage corporel<br />

exprimait tout le contraire. Oh ! Oui ! Il ne s’était pas trompé.<br />

Elle avait envie qu’il l’embrasse. Mais alors, <strong>pour</strong>quoi se faire prier ? Jouait-elle avec lui, comme<br />

Ashley ?<br />

Il voulut s’écarter d’elle avant qu’il ne soit trop tard. Mais elle ouvrit les yeux, et il y avait <strong>une</strong> telle<br />

vulnérabilité dans cet océan de vert qu’il ne put résister.<br />

A peine eut-il posé sa bouche sur la sienne qu’<strong>une</strong> explosion de sensations l’envahit.<br />

* * *<br />

Au moment où les lèvres de Grant se posèrent sur les siennes, Joni perdit pied, happée par ses<br />

sensations. Son baiser était <strong>à</strong> la fois doux et exigeant, avide, mais retenu.<br />

Elle ne comprenait pas ce que Grant attendait d’elle, mais sa bouche était si tendre et persuasive<br />

qu’elle fut incapable de la repousser et s’abandonna au plaisir que les lèvres chaudes lui procuraient.<br />

Comme mus par leur propre volonté, ses doigts se glissèrent dans les cheveux bruns, attirant son<br />

visage plus près d’elle <strong>pour</strong> appr<strong>of</strong>ondir leur baiser. Puis elle lui caressa la joue, sentant sous sa main,<br />

les picotements d’<strong>une</strong> barbe naissante. La pression de son corps mince et puissant contre le sien lui faisait<br />

tourner la tête.<br />

Quant <strong>à</strong> son odeur… Elle inspira pr<strong>of</strong>ondément sa fragrance si masculine. Jamais un homme n’avait<br />

senti aussi bon. Jamais.


Elle aurait voulu s’enivrer de lui, jusqu’<strong>à</strong> l’intoxication… Jusqu’<strong>à</strong> perdre contact avec la réalité.<br />

Prenant soudain conscience de ce qui venait de lui traverser l’esprit, elle voulut faire un pas en<br />

arrière, mais elle était déj<strong>à</strong> appuyée contre la rampe de l’ascenseur. Sentant la panique la gagner, elle se<br />

raidit.<br />

Qu’était-elle en train de faire ? L’index de Grant se posa sur ses lèvres et ce simple contact la<br />

troubla autant que sa bouche, son odeur ou le poids de son corps contre le sien.<br />

— Chhhut, il ne faut pas.<br />

Elle le regarda, hébétée. « Il ne faut pas ? »<br />

N’était-il pas un tout petit peu tard ? Elle avait envie de lui. Ici et maintenant, dans l’ascenseur. Et<br />

cette constatation la terrifiait : elle ne se contrôlait plus, alors qu’elle s’était bien juré que cela ne lui<br />

arriverait plus jamais.<br />

A présent, elle savait qu’il tenait largement les promesses de son sourire plein d’assurance. Si elle<br />

ne réagissait pas rapidement, elle allait tomber amoureuse de lui, qu’elle le veuille ou non.<br />

Elle s’était trompée en pensant que Grant était comme Mark. Ce dernier faisait bien pâle figure <strong>à</strong><br />

côté de lui. Et dire que c’était cet homme qui avait mis son cœur et sa vie en lambeaux, la plongeant dans<br />

le désespoir.<br />

— Ne réfléchis pas trop, contente-toi d’apprécier l’instant, murmura Grant, avant de lui décocher<br />

son sourire ravageur.<br />

Joni faillit lui reprocher de l’avoir embrassée, mais elle se retint juste <strong>à</strong> temps : il ne l’avait pas<br />

forcée. Il lui avait même laissé la possibilité de l’arrêter, et elle n’en avait rien fait. Bien au contraire,<br />

elle avait fermé les yeux et attendu.<br />

Pourquoi donc ne l’en avait-elle pas empêché ?<br />

Il laissa courir son doigt le long de sa joue, déclenchant en elle de nouveaux frissons. Voil<strong>à</strong><br />

justement <strong>pour</strong>quoi elle ne l’avait pas arrêté : <strong>à</strong> cause de cette alchimie qui existait entre eux.<br />

— Si je ne te revois pas avant, je te dis <strong>à</strong> demain soir.<br />

— Je… je ne sortirai pas avec toi, articula-t-elle.<br />

Le sourire de Grant s’évanouit.<br />

— Désolée de ne pas t’avoir dit d’arrêter, <strong>pour</strong>suivit-elle. J’aurais dû le faire, mais…<br />

Elle s’interrompit aussitôt. Qu’aurait-elle pu lui dire ? Qu’elle avait été curieuse et remplie de désir<br />

<strong>pour</strong> lui ? Qu’après cinq années de célibat, il lui donnait envie de renoncer <strong>à</strong> toutes ses résolutions en un<br />

seul baiser ?<br />

— Rien n’a changé, reprit-elle enfin.<br />

Tout avait changé, au contraire. Son baiser avait complètement chamboulé le monde bien organisé<br />

qu’elle s’était forgé. A un point tel qu’elle ne <strong>pour</strong>rait plus jamais le regarder sans se rappeler les<br />

sensations qu’il avait fait naître en elle, pendant qu’il l’embrassait.<br />

— Je ne veux pas avoir de relation avec toi autre que pr<strong>of</strong>essionnelle.<br />

Mais même celle-l<strong>à</strong> était trop dangereuse, songea-t-elle. Mieux valait qu’elle se tienne le plus loin<br />

possible de lui. Cependant, <strong>à</strong> moins de changer de service, elle aurait affaire <strong>à</strong> lui régulièrement. Or, elle<br />

adorait travailler aux urgences. Elle avait déj<strong>à</strong> perdu <strong>une</strong> fois le poste qu’elle aimait <strong>à</strong> cause d’un homme,<br />

et s’était promis que cela ne se reproduirait plus.<br />

Le regard de Grant reflétait l’incompréhension.<br />

— Je voulais dire que nous nous reverrions certainement <strong>à</strong> la soirée, sans <strong>pour</strong> cela sortir ensemble,<br />

dit-il d’un air innocent.<br />

— Oh.<br />

Elle le dévisagea. Pas de trace de sarcasme dans son expression, juste cette étincelle omniprésente<br />

dans ses yeux. Sans doute savait-il exactement l’effet que son baiser avait eu sur elle.<br />

Il lui pinça doucement le bout du nez.


— Désolé si je me suis montré un peu trop entreprenant en t’embrassant, mais je n’ai pas pu m’en<br />

empêcher. C’est fou l’effet que tu me fais.<br />

Joni se sentit rougir. Vraiment ? Elle n’était <strong>pour</strong>tant pas du genre <strong>à</strong> faire tourner la tête aux hommes.<br />

De toute façon, que lui importait l’intérêt qu’elle suscitait chez lui, puisqu’elle ne donnerait pas suite !<br />

Qui essayait-elle donc de duper ? Au fond d’elle-même, elle savait très bien que l’attention qu’il lui<br />

portait l’excitait terriblement. Et la terrifiait tout autant. Voil<strong>à</strong> longtemps qu’elle n’avait plus rien éprouvé<br />

<strong>pour</strong> un homme, au point d’oublier combien il était bon d’être touchée.<br />

Mais peut-être ne l’avait-elle jamais vraiment su…<br />

Les baisers de Mark avaient-ils été aussi bons ? Possible. Elle avait bloqué les souvenirs liés <strong>à</strong> son<br />

unique amant depuis si longtemps, qu’elle ne parvenait plus <strong>à</strong> se rappeler ce qu’elle avait ressenti la<br />

première fois qu’il avait posé la main sur elle. Trop de peine était encore enfouie en elle, qu’elle n’avait<br />

nulle envie de la laisser refaire surface.<br />

Et si Grant, qui semblait ne jurer que par elle, se mettait <strong>à</strong> changer d’avis ? Qu’adviendrait-il<br />

d’elle ? Elle se <strong>retrouver</strong>ait de nouveau avec un cœur en miettes. Non, merci. Elle était responsable de<br />

son destin désormais, et ne permettrait <strong>à</strong> personne de lui faire du mal.<br />

— Nous ne nous verrons sans doute même pas, marmonna-t-elle en évitant son regard.<br />

Les prédateurs sentaient facilement la terreur chez leurs proies. Mais c’était injuste de le qualifier<br />

ainsi. Joni avait voulu qu’il l’embrasse, et c’était bien l<strong>à</strong> le problème.<br />

— Je serai en charge du cake-walk, <strong>pour</strong>suivit-elle d’un ton plus léger.<br />

— Le cake-walk ? Quelle coïncidence ! Moi aussi.<br />

<strong>Un</strong>e lueur espiègle dans les yeux, il lui embrassa le bout du nez.<br />

— Comment as-tu su ?<br />

La porte de l’ascenseur s’ouvrit, interrompant sa question.<br />

Toute <strong>à</strong> ses préoccupations, Joni ne s’était pas rendu compte qu’il avait libéré le bouton et que<br />

l’ascenseur s’était mis <strong>à</strong> descendre.<br />

Il la raccompagna jusqu’<strong>à</strong> sa voiture, lui ouvrit la portière et la regarda partir.<br />

<strong>Un</strong>e fois sortie du parking, elle ralentit, plus détendue. Elle n’avait pu articuler un seul mot.<br />

Grant, elle le savait, était un homme qui s’arrangeait <strong>pour</strong> avoir ce qu’il voulait. Et, elle ne savait<br />

<strong>pour</strong> quelle raison, il la voulait, elle.<br />

L’ail et les crucifix étaient efficaces contre les vampires, mais que pouvait-elle utiliser contre le<br />

diable en personne ? Surtout quand il embrassait aussi délicieusement que Grant…<br />

* * *<br />

Vers 6 h 30, le lendemain matin, Joni tenait la main d’un adolescent de seize ans pendant que Grant<br />

retirait le tuyau de sa poitrine. Le bras et la jambe gauche plâtrés, les deux en traction, l’adolescent<br />

grogna de douleur. Elle le vit serrer les dents, sûrement désireux de se montrer brave devant ses parents,<br />

le médecin et l’<strong>infirmière</strong>.<br />

Après un accident de voiture, il souffrait de fractures multiples et avait fait un collapsus pulmonaire.<br />

<strong>Un</strong> chirurgien avait stoppé plusieurs saignements internes et retiré sa rate. Puis un spécialiste en<br />

orthopédie avait rassemblé les morceaux d’os brisés. Quant <strong>à</strong> Grant, il suivait l’état des poumons du<br />

je<strong>une</strong> homme depuis son admission. S’il se stabilisait, il serait transféré <strong>à</strong> l’étage médical et renvoyé chez<br />

lui d’ici deux jours.<br />

— Tu t’es très bien comporté, Dale, assura Grant en refermant la blessure, tandis que Joni lui tendait<br />

<strong>une</strong> paire de ciseaux de suture.<br />

Il l’ausculta soigneusement et déclara que l’air circulait dans toutes les parties du poumon.<br />

— Oh ! Oui, renchérit la mère du garçon, dont le visage reflétait la fatigue et l’inquiétude de la


semaine qui venait de s’écouler. Tu as été très courageux.<br />

— Mmm.<br />

Dale grimaça un sourire, visiblement embarrassé par tant de compliments.<br />

Grant lui tapota l’épaule en riant.<br />

— N’hésite pas <strong>à</strong> demander <strong>à</strong> Mlle Thompson de m’appeler si tu as le souffle court ou si tu notes un<br />

changement au niveau de ta respiration.<br />

Il lui parla encore quelques instants, puis quitta la pièce, aussitôt suivi des parents prêts <strong>à</strong> l’assaillir<br />

de questions.<br />

Joni procéda encore <strong>à</strong> quelques contrôles et vérifia que toute la télémétrie était reliée correctement.<br />

Avant de s’en aller <strong>à</strong> son tour, elle rappela <strong>à</strong> son je<strong>une</strong> patient les symptômes <strong>à</strong> surveiller concernant la<br />

respiration, les fractures et les autres blessures.<br />

Elle ne fut pas surprise de <strong>retrouver</strong> Grant dans le couloir. Accaparé par les parents du garçon, il ne<br />

parut pas la remarquer. Il portait encore sa tenue de bloc bleu marine et avait dû passer plusieurs fois la<br />

main dans ses cheveux ébouriffés. Il était <strong>à</strong> peine 7 heures du matin, <strong>pour</strong>tant il se trouvait <strong>à</strong> l’hôpital<br />

depuis plusieurs heures, ayant été appelé aux urgences peu avant l’aube <strong>pour</strong> un patient en état de détresse<br />

respiratoire.<br />

Nul doute qu’il devait avoir <strong>une</strong> salle remplie de patients qui l’attendaient. Pourtant, il répondait <strong>à</strong><br />

chaque question des parents avec <strong>une</strong> patience admirable et un sourire sincère.<br />

Grant était un bon et beau médecin, plein de gentillesse et sûr de lui.<br />

Et il l’avait embrassée.<br />

Durant <strong>une</strong> bonne partie de la nuit, Joni s’était repassé la scène en boucle. Même en assistant <strong>à</strong> la<br />

réunion des Alcooliques Anonymes avec sa mère, elle n’avait pu penser <strong>à</strong> autre chose. Et quand elle avait<br />

fini par s’endormir, elle avait encore rêvé de lui — de ses lèvres qui cherchaient les siennes et s’en<br />

emparaient avidement. Elle s’était sentie tout excitée et impatiente, comme si elle l’avait attendu depuis<br />

toujours et que son baiser la réveillait d’un long sommeil.<br />

Mais elle n’était pas la Belle au bois dormant, pas plus que Grant n’était le prince charmant, et il<br />

n’avait rien <strong>à</strong> faire dans sa vie.<br />

Autrefois, elle avait cru <strong>à</strong> l’amour toujours et, dans toute son innocence, avait accordé foi aux<br />

mensonges d’un homme puissant qui avait presque deux fois son âge. Elle y avait laissé sa naïveté, son<br />

amour-propre et failli détruire sa vie et sa carrière.<br />

— Joni ?<br />

Grant posait sur elle un regard interrogateur. Elle secoua la tête, sourit brièvement aux parents du<br />

garçon, et s’éloigna <strong>pour</strong> aller voir un autre patient : un je<strong>une</strong> de vingt-deux ans qui avait eu un accident<br />

de voiture deux jours auparavant et n’avait pas encore repris conscience.<br />

— Est-ce que ça va ?<br />

La voix de Grant dans son dos, la fit sursauter.<br />

— Désolé, je ne voulais pas t’effrayer, reprit-il doucement en frôlant son bras de sa main.<br />

Elle se raidit. Pourquoi fallait-il toujours qu’il la touche ?<br />

— Tu ne me fais pas peur.<br />

Il esquissa un sourire en coin.<br />

— En fait, je pense que si.<br />

— Oh ! <strong>Un</strong> peu de modestie, s’il te plaît ! Toutes les femmes ne sont pas folles de toi.<br />

Joni jeta un coup d’œil <strong>à</strong> son patient inconscient, souhaitant ardemment qu’il se réveille <strong>pour</strong> qu’elle<br />

puisse s’écarter de Grant sans qu’il s’imagine qu’elle le craignait.<br />

— C’est exact. Cependant, il ne s’agit pas de « toutes les femmes », mais de toi.<br />

Elle lui lança un regard noir.<br />

— Même si tu ne veux pas le reconnaître, tu t’intéresses <strong>à</strong> moi, Joni.


Elle laissa échapper un léger soupir. Cette fois, son sourire commençait <strong>à</strong> lui taper sur les nerfs…<br />

— Et, <strong>pour</strong> des raisons que je ne comprends pas encore, je te fais peur…


3.<br />

— Alors, où en es-tu avec le beau pneumologue ? lui demanda Samantha d’entrée de jeu.<br />

Joni fit semblant de ne pas entendre la question, et posa la boîte de gâteaux qu’elle avait préparés<br />

sur la longue table de la salle comm<strong>une</strong>.<br />

— Hello ! C’est moi…<br />

Samantha claqua des doigts devant son visage.<br />

— Figure-toi qu’il m’a posé toutes sortes de questions sur toi, un véritable interrogatoire ! J’ai bien<br />

vu la manière dont vous vous regardiez, tous les deux, et j’étais sûre qu’il y avait anguille sous roche.<br />

Mais comme tu n’as jamais rien dit, j’ai pensé que tu n’en avais pas encore conscience. Depuis qu’il t’a<br />

raccompagnée <strong>à</strong> ta voiture, tu es muette comme <strong>une</strong> carpe. Je te rappelle que c’est ta meilleure amie qui<br />

se trouve devant toi, ajouta-t-elle avec détermination. Et je veux des détails. Beaucoup de détails.<br />

Sortant un autre cake de son emballage, Joni le posa sur la table avant de se tourner vers son amie.<br />

— Et qu’est-ce qui te fait croire qu’il y a beaucoup de détails <strong>à</strong> raconter ?<br />

— Le fait que tu sois aussi évasive, et que tu rougisses comme si toute <strong>une</strong> équipe de foot venait de<br />

te surprendre en petite tenue !<br />

— C’est juste qu’il fait un peu trop chaud ici, marmonna Joni en s’éventant de la main.<br />

— Mais bien sûr, rétorqua Samantha en frissonnant. Tellement chaud que je m’attends <strong>à</strong> voir<br />

apparaître des pingouins et quelques ours polaires. Brrr.<br />

En prévision de la foule attendue, le thermostat avait effectivement été baissé au minimum.<br />

— Est-ce que tu vas m’aider <strong>à</strong> organiser le cake-walk ? demanda-t-elle sans répondre.<br />

— Je croyais que c’était <strong>à</strong> moi de le faire, dit <strong>une</strong> voix grave.<br />

Grant !<br />

Joni se retint de pousser <strong>une</strong> exclamation. Samantha lui lança un regard qui signifiait clairement :<br />

« Tu me raconteras tout plus tard. »<br />

— On me demande <strong>à</strong> l’entrée <strong>pour</strong> les billets, annonça celle-ci avant de s’éloigner.<br />

C’était la deuxième fois de la semaine que sa prétendue amie l’abandonnait, pensa Joni.<br />

— La soirée ne commence pas avant au moins <strong>une</strong> heure, dit-elle prudemment.<br />

— Je sais, répondit Grant en posant <strong>une</strong> boîte de gâteaux sur la table. Je suis venu aider <strong>à</strong> tout mettre<br />

en place.<br />

Sur ce, il disposa sur <strong>une</strong> assiette des petits gâteaux faits maison qui lui firent venir l’eau <strong>à</strong> la<br />

bouche.<br />

Elle lui jeta un coup d’œil soupçonneux.<br />

— Tu ne savais tout de même pas que je participais <strong>à</strong> la préparation ? Il paraît que tu as parlé <strong>à</strong><br />

Samantha…


Grant se mit <strong>à</strong> rire.<br />

— Je ne peux pas la laisser être victime d’<strong>une</strong> injustice. En fait, c’est Brooke, des admissions, qui<br />

me l’a dit.<br />

— Brooke ? répéta Joni d’un air désespéré. Je n’ai donc auc<strong>une</strong> véritable amie ?<br />

— Oh ! Si, tu en as des tas. Tout le monde pense que tu es <strong>une</strong> bonne <strong>infirmière</strong> et <strong>une</strong> bonne<br />

personne, peut-être un peu trop coincée. Tu es très jalouse de ta vie privée et apparemment, il n’y a<br />

personne dans ta vie.<br />

Joni en resta bouche bée.<br />

— Elles t’ont raconté tout ça ?<br />

— Que veux-tu… Je crois qu’elles m’aiment bien.<br />

Encore <strong>une</strong> chance qu’elle n’ait pas d’ennemies, songea Joni.<br />

— C’est parce qu’elles ne te connaissent pas comme je te connais, rétorqua-t-elle.<br />

— Très juste. Et tu ne vas pas tarder <strong>à</strong> me connaître encore mieux. Bon, par où commence-t-on ?<br />

Elle faillit lui répondre qu’elle n’avait nullement l’intention d’en savoir davantage sur lui, mais <strong>à</strong><br />

quoi bon ? Il lui répondrait par un sourire et n’en ferait qu’<strong>à</strong> sa tête.<br />

Réprimant un soupir, elle se résigna <strong>à</strong> passer la soirée en sa compagnie.<br />

— Porte cette boîte au milieu de la rangée, ensuite nous disposerons les carrés <strong>pour</strong> la danse d’<strong>une</strong><br />

manière plaisante <strong>pour</strong> l’œil.<br />

Il alla poser la boîte et dut, <strong>pour</strong> ce faire, s’approcher d’elle. Elle retint son souffle. Sa simple<br />

proximité la troublait <strong>à</strong> un point qui l’effraya.<br />

Ce n’était que le début d’<strong>une</strong> nuit qui s’annonçait très, très longue.<br />

* * *<br />

Grant appuya sur le bouton du vieux radiocassette utilisé <strong>pour</strong> la sonorisation du cake-walk, et sourit<br />

<strong>à</strong> sa jolie assistante qui tenait la corbeille remplie de cartes numérotées.<br />

Apparemment ravie de ces festivités, Joni avait souri toute la soirée — sauf quand elle le regardait,<br />

bien entendu. Dans ce cas, elle avait plutôt tendance <strong>à</strong> froncer les sourcils. Mais cela ne lui était pas<br />

arrivé souvent, ce soir.<br />

Qu’elle l’admette ou non, Joni s’amusait. Avec lui. De même qu’il s’amusait avec elle.<br />

Depuis combien de temps ne s’était-il pas senti aussi attiré par <strong>une</strong> femme, ni aussi détendu ? Des<br />

années. Pourquoi donc avait-il laissé Ashley contrôler sa vie si longtemps ? En fait, il le savait très bien.<br />

Il avait été plus facile de rester avec elle que d’affronter <strong>une</strong> rupture dramatique.<br />

Mais parfois, l’amour ne suffisait pas. Ou peut-être n’avait-il pas été assez amoureux. En tout cas,<br />

pas suffisamment <strong>pour</strong> éloigner Ashley de ses démons.<br />

Bon assez. Pas question de s’appesantir encore sur le passé, surtout lors d’<strong>une</strong> telle soirée. Il était<br />

venu <strong>à</strong> Bean’s Creek <strong>pour</strong> prendre un nouveau départ. En voyant Joni, il avait tout de suite su qu’il voulait<br />

plus qu’<strong>une</strong> relation pr<strong>of</strong>essionnelle avec elle. Et même davantage que de l’amitié. Pourtant il se devait<br />

de rester prudent. Il ne voulait pas que cela se termine comme avec Ashley. Mais malgré toute sa bonne<br />

volonté et sa détermination <strong>à</strong> se montrer patient, il n’avait qu’<strong>une</strong> envie, l<strong>à</strong>, tout de suite : la déshabiller,<br />

et embrasser tous les creux et les courbes de son corps. Etait-elle chatouilleuse ? Lui répondrait-elle de<br />

la même manière en riant, ou bien gémirait-elle de plaisir ?<br />

Fermant les yeux, il déglutit avec peine. S’il ne se concentrait pas davantage sur sa tâche, son corps<br />

n’allait pas tarder <strong>à</strong> lui jouer des tours…<br />

— Grant…<br />

Joni le regardait avec insistance. Elle était si belle, si pleine d’entrain, si… tentante.<br />

— Ne crois-tu pas que la musique a suffisamment duré <strong>pour</strong> cette partie ?


Il esquissa <strong>une</strong> grimace : il avait complètement oublié d’arrêter la musique. Les danseurs avaient dû<br />

tourner <strong>une</strong> éternité autour des carrés numérotés.<br />

— Je ménageais le suspense, répondit-il sans se démonter.<br />

— Il y en a eu suffisamment, je pense.<br />

Elle avait le souffle court et involontairement, les yeux de Grant se posèrent sur sa poitrine pleine.<br />

Pour la première fois de sa vie, il était jaloux d’un chemisier : c’est lui qui aurait voulu être pressé contre<br />

le corps de Joni. Avec elle, il n’était jamais <strong>à</strong> court d’imagination. La vision de ses seins généreux, sur<br />

lesquels il voulait poser ses mains après les avoir glissées sous son pull, ne l’avait pas quitté de la<br />

soirée. Il ne désirait qu’<strong>une</strong> chose : l’entraîner sous la table couverte de gâteaux et lui donner du plaisir.<br />

Apparemment, Joni était <strong>à</strong> cent lieues de ses préoccupations.<br />

— Mme Lehew va devoir changer son réservoir portable d’oxygène si elle veut refaire un tour.<br />

Grant s’éclaircit la gorge. S’il continuait <strong>à</strong> fixer la poitrine de Joni, c’était lui qui allait avoir besoin<br />

d’oxygène.<br />

Il hocha la tête et appuya sur le bouton d’arrêt de la musique.<br />

Joni piocha <strong>une</strong> carte dans la corbeille.<br />

— Le numéro onze, annonça-t-elle.<br />

Elle sourit au petit garçon de sept ou huit ans qui venait de bondir de joie.<br />

Dès qu’il fut venu chercher son prix, elle réclama l’attention de la foule et décocha <strong>à</strong> Grant un<br />

sourire doucereux.<br />

— Etant donné que le Dr Bradley s’est laissé un peu emporter par la musique, restez sur vos carrés,<br />

car nous allons prendre un autre gagnant.<br />

Plongeant la main dans la corbeille, elle en retira <strong>une</strong> seconde carte.<br />

— Le numéro quatorze.<br />

— C’est Mme Lehew. Etes-vous certaine de ne pas avoir un peu truqué les cartes, <strong>infirmière</strong> Joni ?<br />

A son sourire malicieux, il comprit que c’était exactement ce qu’elle venait de faire.<br />

— Tu n’as qu’<strong>à</strong> considérer cela comme de la médecine préventive, lança-t-elle. La pauvre femme ne<br />

peut vraiment plus se permettre de continuer. Par-dessus le marché, tu l’as fait tourner plus longtemps que<br />

nécessaire, alors que je la voyais s’essouffler de plus en plus.<br />

A en croire le sourire de Mme Lehew, cette dernière ne lui en voulait pas du tout, constata-t-il.<br />

La patiente obèse, atteinte d’<strong>une</strong> grave insuffisance respiratoire chronique, saisit la main de Joni.<br />

— Oh ! Merci, merci ! Je n’arrive pas <strong>à</strong> y croire, d’habitude je ne gagne jamais.<br />

— Eh bien ce soir, c’est arrivé. Félicitations, madame Lehew. Voici votre prix.<br />

Elle lui tendit un gâteau recouvert d’un glaçage au chocolat.<br />

Grant se frotta le menton d’un air pensif en voyant leur patiente s’éloigner.<br />

— Hum. Heureusement que je suis pneumologue et non endocrinologue, sinon je devrais protester.<br />

N’oublie pas qu’elle est aussi diabétique.<br />

Le sourire de Joni disparut aussitôt. Il se mit <strong>à</strong> rire.<br />

— Tout va bien. L’expérience m’a appris que l’on ne pouvait pas contrôler tout ce que font les<br />

patients. On ne peut que les encourager <strong>à</strong> agir correctement, en espérant qu’ils nous écouteront. Si elle<br />

veut du gâteau, elle en prendra, qu’elle l’ait gagné ou non.<br />

Il serra la main de Joni, ne voulant pas voir s’évanouir ce début de convivialité qu’il y avait eu entre<br />

eux durant cette soirée.<br />

— Et puis, je suis presque sûr qu’elle va le garder <strong>pour</strong> ses petits-enfants, ajouta-t-il.<br />

Joni fit <strong>une</strong> moue désabusée.<br />

— Mais si elle finit aux urgences cette nuit avec un taux de sucre qui a explosé, je risque de me<br />

sentir très mal <strong>à</strong> l’aise.<br />

— Cela n’arrivera pas. Regarde…


Mme Lehew s’était assise <strong>à</strong> <strong>une</strong> table avec trois je<strong>une</strong>s enfants qui semblaient très intéressés par son<br />

prix et l’appelaient grand-mère.<br />

Joni poussa un soupir de soulagement et reporta son attention sur les participants. Ils ramassèrent les<br />

tickets <strong>pour</strong> le groupe suivant, puis Grant redémarra la musique et se tourna vers elle.<br />

— J’ai sans doute bien des défauts, mais quand je te dis quelque chose, tu peux me croire, Joni.<br />

— Ce qui veut dire ? demanda-t-elle, intriguée.<br />

— Que si je te dis que depuis quelque temps, j’ai du mal <strong>à</strong> penser <strong>à</strong> autre chose qu’<strong>à</strong> t’embrasser de<br />

nouveau, c’est la vérité.<br />

— Oh ! Mais je ne doute pas que tu aies encore envie de m’embrasser.<br />

Grant la regarda, désemparé. Cette perspective n’avait pas l’air de l’enchanter, et ce n’était pas<br />

vraiment la réaction qu’il espérait. Il voulait qu’elle cesse de lutter contre leur attirance réciproque et<br />

qu’elle admette qu’il lui plaisait. Il voulait que sa peur s’évanouisse et qu’elle s’abandonne <strong>à</strong> ce qui, <strong>à</strong><br />

l’évidence, existait entre eux.<br />

Elle secoua la corbeille <strong>pour</strong> mélanger les cartes.<br />

— Je crois que je représente un défi <strong>pour</strong> toi, reprit-elle. C’est <strong>pour</strong>quoi tu es aussi déterminé <strong>à</strong><br />

m’avoir. Mais je suis avant tout <strong>une</strong> personne avec des sentiments, et je n’ai pas envie de souffrir.<br />

Grant voulut parler, mais elle appuya sur le bouton d’arrêt de la musique, attirant tous les regards<br />

sur elle.<br />

— Le numéro dix-neuf, annonça-t-elle après avoir tiré <strong>une</strong> carte.<br />

Elle se mordilla la lèvre. Pourquoi Grant la déshabillait-il ainsi du regard ? Justement parce qu’elle<br />

était un défi <strong>pour</strong> lui, et que chaque fois qu’elle le repoussait, il se sentait obligé de revenir <strong>à</strong> la charge ?<br />

En fait, elle commençait <strong>à</strong> croire qu’elle lui plaisait vraiment. Et le pire, c’était qu’il lui plaisait<br />

aussi, de plus en plus. Il avait beau être plein d’assurance, cela ne l’empêchait pas de manier<br />

l’autodérision avec humour. Pourquoi fallait-il qu’il soit aussi plein de charme, en plus d’être<br />

terriblement sexy ?<br />

Après tout, elle n’était qu’<strong>une</strong> femme, <strong>une</strong> simple mortelle comme les autres. Comment était-elle<br />

censée lui résister, alors que tout l’attirait chez lui ?<br />

Malgré leur proximité, elle s’arrangea <strong>pour</strong> éviter toute autre conversation privée jusqu’<strong>à</strong> la fin du<br />

cake-walk.<br />

Quelques minutes avant la dernière danse, Vann et Samantha entrèrent dans le jeu.<br />

Lorsque Joni tendit un ticket <strong>à</strong> son amie, celle-ci jeta un coup d’œil éloquent en direction de Grant.<br />

— Tu as intérêt <strong>à</strong> me faire gagner, sinon, gare, plaisanta-t-elle.<br />

Mais Joni resta de marbre, mécontente que Samantha ait parlé d’elle <strong>à</strong> Grant.<br />

— Désolée, ma chère, répliqua-t-elle d’un ton sec. Tu as <strong>une</strong> chance sur vingt-quatre, comme tout le<br />

monde.<br />

A côté de Samantha, Vann avait l’air passablement agacé. Le regard de Joni alla de l’un <strong>à</strong> l’autre.<br />

— Et toi, Vann ? Attends-tu aussi <strong>une</strong> faveur spéciale ? lui demanda-t-elle avec un large sourire.<br />

Il s’écarta de sa compagne.<br />

— Samantha veut son gâteau, et elle l’aura, j’imagine, répondit-il d’un ton nerveux. Elle veut<br />

toujours le beurre et l’argent du beurre, et le reste du monde lui importe peu.<br />

Joni se força <strong>à</strong> rire comme <strong>à</strong> <strong>une</strong> bonne blague, sentant la tension monter entre ses deux amis. Elle<br />

surprit le regard noir de Samantha sur Vann. Il ne l’avait tout de même pas encore demandée en mariage<br />

ce soir ? Chaque fois, cela s’achevait par <strong>une</strong> dispute, généralement suivie d’<strong>une</strong> réconciliation jusqu’<strong>à</strong> la<br />

fois suivante, quelques mois plus tard. Au bout du compte, Vann finirait par se lasser des refus de<br />

Samantha.<br />

Selon Joni, le Dr Vann Winton était le seul homme valable qu’il restât en ce monde. C’était peut-être<br />

parce qu’il était cardiologue, et qu’il avait naturellement plus de cœur que les autres…


Après avoir fini la collecte des tickets, Grant les rejoignit.<br />

Samantha présenta les deux hommes.<br />

— Vann, voici le Dr Bradley, le pneumologue dont je t’ai parlé. Il a fait des miracles aux urgences.<br />

Je l’ai vu plus d’<strong>une</strong> fois ramener des patients qui étaient passés de l’autre côté. Il a dû faire un pacte<br />

avec le ciel.<br />

Le regard méfiant de Vann se posa sur Grant, et Joni se demanda ce que son amie avait pu lui<br />

raconter. Mais il lui tendit poliment la main.<br />

— Dr Vann Winton. Je travaille <strong>à</strong> Winston-Salem. Content de vous connaître.<br />

Grant émit un sifflement admiratif.<br />

— J’ai entendu parler de vous. J’ai beaucoup apprécié votre article sur les effets encourageants du<br />

Tracynta dans le traitement de l’hypertension pulmonaire.<br />

L’expression de Vann changea instantanément. Nul doute que, si les deux hommes en avaient eu le<br />

loisir, ils se seraient lancés dans <strong>une</strong> conversation passionnée sur le sujet.<br />

« Intéressant », pensa Joni. Habituellement il fallait quelque temps <strong>à</strong> Vann <strong>pour</strong> s’ouvrir aux<br />

inconnus, mais en <strong>une</strong> seule phrase, Grant l’avait mis dans sa poche.<br />

Elle réprima un soupir. L’attrait exercé par cet homme ne se limitait apparemment pas aux vieilles<br />

dames et aux <strong>infirmière</strong>s.<br />

Samantha et Vann prirent place sur les carrés numérotés. Au micro, Grant rappela brièvement les<br />

règles du jeu. Lorsque Joni tira un numéro, ce ne fut pas Samantha qui gagna. Mais Vann.<br />

Avec un sourire désabusé, il <strong>of</strong>frit le gâteau <strong>à</strong> Samantha, au bord de l’extase.<br />

Puis il se tourna vers Joni.<br />

— Tu vois, quand elle veut du gâteau, elle en a…, dit-il d’un ton équivoque.<br />

Samantha se pencha vers lui et murmura quelque chose <strong>à</strong> son oreille. Le visage de Vann s’éclaira.<br />

Serrés l’un contre l’autre, ils semblèrent soudain avoir oublié le reste du monde.<br />

<strong>Un</strong> pincement d’envie inattendu s’empara de Joni. Cela n’avait <strong>pour</strong>tant aucun sens. N’était-elle pas<br />

heureuse comme elle était ? Elle s’était organisé <strong>une</strong> super vie.<br />

Elle était active, en pleine santé, avec <strong>une</strong> mère enfin sobre, un travail utile aux autres et gratifiant.<br />

C’était l<strong>à</strong> l’existence qu’elle s’était choisie. Elle avait eu du mal <strong>à</strong> la construire et ne laisserait rien ni<br />

personne la menacer.<br />

Pourtant, quand elle avait vu la main de Vann glisser dans le bas du dos de Samantha en un geste<br />

purement possessif, Joni avait ressenti <strong>une</strong> douleur au creux de la poitrine.<br />

<strong>Un</strong>e douleur due au sentiment qu’il lui manquait quelque chose d’essentiel.<br />

Elle n’avait pas besoin d’un homme <strong>pour</strong> être heureuse. Cependant, elle avait sans doute sous-estimé<br />

les bienfaits d’un contact physique avec <strong>une</strong> personne attrayante, en se retranchant comme elle le faisait<br />

depuis cinq ans, derrière sa coquille.<br />

La vie ne devait pas forcément être aussi austère. Elle aussi pouvait peut-être avoir sa part de<br />

gâteau. Soudain, elle prit conscience qu’elle avait trop laissé Mark influer sur son existence, au point de<br />

lui en voler <strong>une</strong> partie. Et elle s’était trop focalisée sur sa mère en veillant <strong>à</strong> ce qu’elle reste sobre,<br />

oubliant de prendre du bon temps.<br />

A présent, elle voulait du gâteau. Elle voulait Grant.<br />

Elle s’était <strong>pour</strong>tant promis de ne plus fréquenter de médecin après Mark, ni de play-boy. En réalité,<br />

elle n’avait plus fréquenté personne depuis que, je<strong>une</strong> étudiante, elle avait été fascinée par un homme mûr<br />

plein d’autorité et de charisme. Au point de se donner corps et âme.<br />

Pour finir, il l’avait fait tellement souffrir qu’<strong>une</strong> partie d’elle était devenue comme morte.<br />

Mais ce temps-l<strong>à</strong> était bien révolu. Elle allait enfin vivre de nouveau. Pour cela, il lui suffisait de<br />

tendre les bras <strong>à</strong> l’homme qui se tenait <strong>à</strong> quelques pas de l<strong>à</strong> et qui lui promettait les plaisirs les plus<br />

sensuels.


Seulement… faisait-elle bien de se laisser tenter si elle n’était <strong>pour</strong> lui qu’un défi ? Mais comment<br />

le saurait-elle, si elle continuait <strong>à</strong> passer <strong>à</strong> côté de la vie ?<br />

Elle voulait savoir. Et la réponse était <strong>à</strong> portée de main.<br />

Le regard intense de Grant se posa sur elle et <strong>une</strong> onde de chaleur l’envahit. Pensait-il la même<br />

chose qu’elle, <strong>à</strong> cet instant ?<br />

Ses yeux fixèrent un instant ses lèvres, qui s’entrouvrirent comme sous l’effet de sa volonté.<br />

Cette fois, elle lui sourit franchement. Si, entre elle et Grant, il n’était question que d’alchimie, et si<br />

c’était elle qui établissait les règles ? A condition qu’il les accepte, <strong>pour</strong>quoi se priver de gâteau ?


4.<br />

Grant observa les émotions qui se mêlaient sur le visage de Joni. Dieu, qu’elle était belle. Et<br />

tourmentée. Elle était tout ce qu’il voulait.<br />

Or, malgré cette attirance mutuelle si évidente, elle persistait <strong>à</strong> maintenir ce mur entre eux, et il<br />

commençait <strong>à</strong> se demander s’il parviendrait un jour <strong>à</strong> le franchir.<br />

Soudain, il n’en crut pas ses yeux : son expression s’était adoucie, ses lèvres s’étaient écartées et<br />

ses pupilles dilatées reflétaient… le plaisir.<br />

Puis elle lui sourit. D’un vrai sourire, rien que <strong>pour</strong> lui.<br />

Brusquement il eut envie d’envoyer tout balader, le cake-walk, la musique et le reste <strong>pour</strong> se<br />

<strong>retrouver</strong> seul avec elle.<br />

Justement, la relève arrivait. Sans un mot, Grant tendit le micro et la corbeille <strong>à</strong> Jamie, un collègue<br />

phlébologue.<br />

Puis il saisit la main de Joni, sentant sa peau douce et chaude contre la sienne. Elle ne la retira pas.<br />

Au contraire, elle entremêla ses doigts aux siens et le suivit, quand il se fraya un chemin parmi les gens.<br />

Grant ne s’arrêta pas <strong>pour</strong> parler, se contentant de faire des signes de tête au passage. Il ne quittait<br />

pas des yeux la porte d’entrée, pressé de trouver un endroit plus intime où il <strong>pour</strong>rait enfin se <strong>retrouver</strong> en<br />

tête <strong>à</strong> tête avec Joni.<br />

Il touchait presque au but, lorsque le Dr Abellano, directeur médical de l’hôpital, lui tapa sur<br />

l’épaule.<br />

— Grant ? J’aimerais vous présenter quelqu’un.<br />

Grant s’immobilisa. C’était étrange, il avait la même voix que Sean Connery, songea-t-il<br />

machinalement. Comment lui dire qu’il n’avait envie de connaître personne, sans passer <strong>pour</strong> un être<br />

grossier ?<br />

Il jeta <strong>à</strong> Joni un coup d’œil désespéré. Elle se contenta de lui sourire d’un air résigné lui signifiant<br />

manifestement, qu’elle avait autant envie que lui de sortir de cette salle.<br />

— Bonsoir, docteur Abellano, répondit-il en s’efforçant de cacher son impatience.<br />

Le directeur adressa un bref signe de tête <strong>à</strong> Joni avant de parler <strong>à</strong> Grant, mais ce dernier eut du mal <strong>à</strong><br />

saisir ce qu’il lui disait, tant il était obnubilé par les lèvres de Joni, lèvres sur lesquelles elle venait de<br />

passer imperceptiblement sa langue.<br />

Nul doute qu’elle savait qu’elle le mettait au supplice et qu’il avait du mal <strong>à</strong> se concentrer sur les<br />

paroles de son patron. Il n’avait qu’<strong>une</strong> idée en tête : lui retirer son pull et son jean, la pousser contre le<br />

mur et s’enfoncer pr<strong>of</strong>ondément en elle jusqu’<strong>à</strong> ce qu’elle crie son nom. Il voulait la voir enfin perdre le<br />

contrôle.<br />

Mais non. Pour leur première fois, il ne devait pas se précipiter et maîtriser ses pulsions. Ils


auraient un grand lit et plusieurs heures devant eux, <strong>pour</strong> qu’il ait le temps de la convaincre qu’<strong>une</strong><br />

relation entre eux <strong>pour</strong>rait être merveilleuse.<br />

Car il y aurait <strong>une</strong> première fois. Si ce n’était pas ce soir, ce serait la semaine ou le mois prochain.<br />

Et elle serait suivie par des dizaines, des centaines d’autres. Il venait de lire dans ses yeux verts et ne<br />

doutait plus : il y avait vu les étoiles, la l<strong>une</strong> et <strong>une</strong> promesse de félicité. Et il avait bien l’intention de lui<br />

rendre au centuple ce qu’elle lui donnerait.<br />

— Voici ma fille, Heather.<br />

Grant salua poliment la je<strong>une</strong> femme, posant <strong>à</strong> peine les yeux sur elle. Mais le sourire de Joni<br />

disparut si rapidement qu’il la regarda mieux.<br />

Heather Abellano était <strong>une</strong> femme extraordinairement belle. Grande, faite <strong>à</strong> la perfection, avec des<br />

cheveux bruns ondulés et des yeux en amande. Mais elle n’était pas celle dont il tenait la main, et avec<br />

qui il voulait <strong>à</strong> toute force se <strong>retrouver</strong> seul.<br />

— Ma fille est cardiologue et est en train de terminer sa spécialisation. Elle sera <strong>à</strong> l’hôpital pendant<br />

quelques semaines. Je compte sur vous <strong>pour</strong> bien l’accueillir, ajouta le directeur, visiblement fier de sa<br />

progéniture.<br />

La je<strong>une</strong> femme tendit la main <strong>à</strong> Grant, qui dut lâcher celle de Joni, et échanger avec elle quelques<br />

banalités.<br />

Quand il se retourna <strong>pour</strong> lui présenter Joni, celle-ci avait disparu.<br />

* * *<br />

Joni s’assit <strong>à</strong> côté de Samantha et posa son assiette de viande grillée sur la table avant d’avaler <strong>une</strong><br />

grande gorgée de soda sans sucre.<br />

— Alors, raconte, la pressa aussitôt son amie.<br />

— C’est plutôt <strong>à</strong> toi de me raconter. Tu t’es disputée avec Vann ?<br />

— Plus maintenant.<br />

— Je parie qu’il a encore fait sa demande.<br />

— A l’entrée de la salle, juste devant la caisse ! Tu parles d’un romantisme…<br />

Au moins, il avait de la suite dans les idées, songea Joni. Mais la réponse de Samantha l’intriguait.<br />

— Parce que tu as envie de romantisme ?<br />

— Bien sûr ! Quelle femme ne souhaite pas rêver un peu ?<br />

Pour le coup, Joni tomba de haut. Son amie, qu’elle croyait bien connaître, avait envie de croire aux<br />

contes de fées…<br />

— Vann est-il au courant ? demanda-t-elle.<br />

— Il devrait. Je lui en ai parlé assez souvent.<br />

— Mais sait-il que c’est ce que tu attends de lui ?<br />

Joni regarda Samantha avec curiosité. Quelque chose clochait. Vann était le genre d’homme prêt <strong>à</strong><br />

tout <strong>pour</strong> convaincre sa bien-aimée de l’accompagner jusqu’<strong>à</strong> l’autel…<br />

— Je ne vois pas comment il <strong>pour</strong>rait l’ignorer. Parfois, je me dis que cela fait trop longtemps que<br />

nous nous fréquentons, que c’est devenu trop confortable entre nous. Peut-être ferions-nous mieux de<br />

rester amis.<br />

Samantha poussa un long soupir.<br />

— Le problème, c’est que je n’ai jamais connu personne d’autre, et que je ne peux pas m’imaginer<br />

vivre sans lui.<br />

Joni, observant toujours son amie, essaya de se représenter <strong>à</strong> quoi aurait ressemblé sa vie si elle<br />

avait eu un homme comme Vann, qu’elle aurait connu depuis l’adolescence jusqu’<strong>à</strong> l’âge adulte ; un<br />

homme qui l’aurait révélée dans sa féminité, et qui lui aurait tenu la main dans les moments difficiles au


lieu de lui tourner le dos. Oui, sans doute aurait-elle eu peur de perdre ce sentiment de sécurité. Surtout<br />

s’il s’était agi d’un homme aussi merveilleux que Vann… Même lui <strong>pour</strong>tant, ne semblait pas avoir vu les<br />

perches que Samantha lui avait tendues <strong>pour</strong> lui faire comprendre ce qu’elle désirait.<br />

— Les hommes peuvent être si obtus, dit-elle, le regard soudain assombri.<br />

Il n’y avait qu’<strong>à</strong> voir Grant, qui s’était laissé distraire par la première jolie cardiologue venue.<br />

— Tu veux parler du Dr Bradley ?<br />

— Plutôt deux fois qu’<strong>une</strong>.<br />

Joni soupira, agacée. Voil<strong>à</strong> des semaines que cet homme l’assiégeait littéralement. Il lui avait<br />

encore demandé de sortir avec lui le soir même. Et <strong>à</strong> la minute où elle avait été prête <strong>à</strong> céder, il avait fait<br />

du charme <strong>à</strong> <strong>une</strong> autre femme.<br />

Finalement, elle avait tapé dans le mille en supposant qu’elle n’était qu’un défi <strong>pour</strong> lui. A partir du<br />

moment où elle avait dit oui, elle avait perdu tout attrait <strong>pour</strong> lui. C’était clair comme de l’eau de roche.<br />

— Allez, raconte-moi, reprit Samantha avec insistance.<br />

— Il n’y a rien <strong>à</strong> dire.<br />

Joni se recroquevilla sur sa chaise. Après tout, Grant s’était peut-être seulement montré poli. Mais<br />

en le voyant regarder la belle br<strong>une</strong>, elle avait senti se rouvrir <strong>une</strong> ancienne blessure, <strong>à</strong> l’évidence mal<br />

refermée.<br />

— Il n’y a rien eu, pas même un baiser ? Mais alors, où étais-tu passée pendant ce dernier quart<br />

d’heure ?<br />

— J’étais aux toilettes, en train de réfléchir <strong>à</strong> ce que j’attendais de Grant.<br />

Vann choisit ce moment <strong>pour</strong> les rejoindre et posa un verre devant Samantha.<br />

— Peux-tu aller chercher un thé glacé <strong>pour</strong> Joni, s’il te plaît ? lui demanda cette dernière.<br />

Le regard de Vann alla de l’<strong>une</strong> <strong>à</strong> l’autre et il hocha la tête avant de repartir.<br />

— Laisse tomber tes histoires de romance. Tu ferais mieux de l’épouser, c’est un beau parti, reprit<br />

Joni.<br />

— Moi aussi, rétorqua Samantha. Mais revenons <strong>à</strong> nos moutons. S’il ne s’est encore rien passé entre<br />

toi et Grant, cela ne saurait tarder, j’imagine.<br />

— Non. Peut-être. C’est possible. Je ne sais pas.<br />

— C’est « possible », « tu ne sais pas » ? Pourtant, la façon dont cet homme te regarde ne laisse<br />

aucun doute sur ses intentions.<br />

— C’est vrai qu’il y a <strong>une</strong> sorte d’alchimie entre nous, mais… il n’empêche que je ne vais peut-être<br />

rien faire du tout.<br />

— Et moi je te dis que tu devrais. <strong>Un</strong> homme superbe est attiré par toi, et, oh ! Surprise, il t’attire<br />

aussi. Quel scénario <strong>pour</strong>rait être plus parfait ? La vie est courte, Joni. Pr<strong>of</strong>ites-en un peu.<br />

Joni leva de nouveau les yeux vers son amie. Avec elle, tout paraissait si simple.<br />

— Je ne veux pas souffrir.<br />

Samantha posa sa main sur celle de Joni.<br />

— C’est compréhensible.<br />

— Vann ne te ferait jamais de mal.<br />

— Pas intentionnellement.<br />

Elle sourit <strong>à</strong> ce dernier qui venait juste de revenir et Joni le remercia <strong>pour</strong> le thé.<br />

— J’ai invité le Dr Bradley <strong>à</strong> se joindre <strong>à</strong> notre table, annonça Vann en s’asseyant.<br />

— Parfait, dit Samantha avec un grand sourire.<br />

Grant était déj<strong>à</strong> l<strong>à</strong>, tenant d’<strong>une</strong> main son assiette remplie de nourriture et de l’autre <strong>une</strong> boisson.<br />

— J’espère que je ne vous dérange pas.<br />

— Bien sûr que non, assura Samantha, tout en lui désignant le siège vide <strong>à</strong> côté de Joni.


* * *<br />

— Où est passée ta nouvelle amie ? demanda cette dernière d’un ton froid.<br />

La question avait fusé avant qu’elle ait pu s’en empêcher.<br />

Il haussa les sourcils.<br />

— Tu veux parler de la fille du Dr Abellano ?<br />

— C’était sa fille ?<br />

Joni se mordit la lèvre. Non, elle n’avait pas l’air jalouse du tout, formidable… Elle préféra éviter<br />

de regarder Samantha, qui devait se retenir d’éclater de rire.<br />

— Si tu étais restée, tu l’aurais su car j’étais sur le point de te la présenter.<br />

Il s’assit près d’elle et se pencha <strong>à</strong> son oreille.<br />

— Serais-tu jalouse ?<br />

— N’importe quoi ! Pourquoi le serais-je ? répliqua-t-elle en rougissant.<br />

* * *<br />

— Oui, <strong>pour</strong>quoi, vraiment ? dit-il en souriant.<br />

Joni inspira doucement, s’efforçant de reprendre contenance. Pourtant, elle devait bien se l’avouer :<br />

elle avait été très jalouse. Comment cela se pouvait-il ? Elle n’était même pas sortie <strong>une</strong> seule fois avec<br />

cet homme et était déj<strong>à</strong> possessive ? Voil<strong>à</strong> qui n’était pas bon du tout.<br />

En tout cas, le Dr Abellano lui avait peut-être rendu service en les interrompant, lui rappelant un<br />

autre homme qui s’était montré infidèle. Finalement, elle aurait dû remercier la belle cardiologue : elle<br />

l’avait arrêtée au moment où elle était sur le point de perdre la tête et de s’imaginer qu’elle pouvait avoir<br />

<strong>une</strong> relation avec Grant.<br />

Fréquenter un tel homme équivaudrait <strong>à</strong> jouer <strong>à</strong> la roulette russe, mais avec un pistolet complètement<br />

chargé.<br />

Cependant, elle n’était pas quelqu’un de lâche. Avec Grant, elle se sentait vivante, et <strong>une</strong> partie<br />

d’elle aimait ça.<br />

Tant qu’elle ne tombait pas amoureuse de lui et ne risquait pas sa carrière, quel mal y avait-il <strong>à</strong><br />

vivre <strong>une</strong> aventure ? Après tout, il n’y avait rien de plus entre eux qu’<strong>une</strong> attirance physique.<br />

— Tu n’as auc<strong>une</strong> raison d’être jalouse de Heather Abellano ni d’auc<strong>une</strong> autre femme.<br />

Cette fois, Joni fut certaine d’être devenue écarlate. Grant ne lui avait pas fait mystère de son intérêt<br />

<strong>pour</strong> elle, mais il ne lui appartenait pas <strong>pour</strong> autant. Il pouvait être avec qui il voulait sans qu’elle ait le<br />

droit d’émettre la moindre protestation.<br />

— Fais-moi un peu confiance au lieu de tirer tout de suite les mauvaises conclusions, ajouta-t-il.<br />

Depuis la première fois que je t’ai vue, je n’ai été intéressé par auc<strong>une</strong> autre femme que toi.<br />

A ces mots, elle se sentit le cœur tout léger. Résister <strong>à</strong> cet homme était tout <strong>à</strong> fait inutile. Il était<br />

vraiment le diable déguisé en médecin.<br />

Il lui plaisait. Il l’attirait. Elle avait envie qu’il la touche et l’embrasse. Toutes ces émotions, elle ne<br />

les avait pas ressenties depuis Mark.<br />

— J’ai envie de toi, lui murmura-t-il <strong>à</strong> l’oreille.<br />

Ses paroles eurent sur elle l’effet d’<strong>une</strong> caresse, d’autant qu’il l’enveloppa d’un regard plein de<br />

chaleur et de désir.<br />

Elle aussi, elle avait envie de lui.<br />

— Pourquoi ? interrogea-t-elle <strong>à</strong> voix haute, tout en se demandant si elle ne devait pas donner un<br />

coup de coude <strong>à</strong> Samantha <strong>pour</strong> tempérer sa curiosité. Son amie s’était carrément approchée d’eux <strong>pour</strong><br />

mieux entendre ce qu’ils se disaient.


Grant haussa les épaules.<br />

— Sincèrement, je ne sais pas. Il y a quelque chose chez toi qui m’a attiré dès notre première<br />

rencontre et m’a donné envie de te connaître. Et depuis, je n’ai cessé de penser <strong>à</strong> toi.<br />

— Parce que tu veux coucher avec moi ?<br />

Samantha poussa <strong>une</strong> exclamation, manifestement choquée. Joni esquissa un sourire. Tant mieux,<br />

songea-t-elle. Elle n’avait qu’<strong>à</strong> se montrer plus discrète. Pour sa part, ce flirt avec Grant se révélait très<br />

excitant. Il était temps qu’elle ajoute un peu de piment <strong>à</strong> sa vie — ce qui ne l’empêcherait pas de<br />

continuer <strong>à</strong> tout avoir sous contrôle, bien sûr.<br />

Le regard bleu de Grant la fixa.<br />

— Voil<strong>à</strong> <strong>une</strong> question piège, Joni. Si je réponds non, tu penseras que tu ne m’attires pas<br />

physiquement. Ce qui serait un mensonge, car nous savons tous les deux que je te veux dans mon lit. Et<br />

dans des tas d’autres endroits, ajouta-t-il avec un sourire sexy en diable.<br />

Joni s’efforça d’effacer de son esprit les images qui l’assaillaient. Si Samantha n’avait pas été aussi<br />

près, elle aurait été capable de dire <strong>à</strong> Grant qu’elle acceptait qu’il la prenne <strong>à</strong> cette minute même, et dans<br />

tous les autres endroits qu’il voulait.<br />

— Mais si je dis oui, je passe <strong>pour</strong> un dragueur qui ne pense qu’<strong>à</strong> ajouter <strong>une</strong> pièce <strong>à</strong> sa collection.<br />

Il repoussa son assiette qu’il avait <strong>à</strong> peine touchée.<br />

— Je ne sais pas exactement ce qui se passe entre nous, mais j’aimerais bien avoir l’opportunité de<br />

le découvrir. A part la fois dans l’ascenseur, tu as toujours repoussé chac<strong>une</strong> de mes avances.<br />

— C’est simple, répondit-elle. Je ne veux pas que l’on se serve de moi ou que l’on me fasse<br />

souffrir. Et encore moins que l’on me prenne <strong>pour</strong> <strong>une</strong> imbécile.<br />

— Moi non plus.<br />

Il avait eu un tel accent de sincérité que Joni le regarda soudain attentivement. Quelqu’un l’avait-il<br />

fait souffrir, lui aussi ? A cette pensée, elle eut envie de le prendre dans ses bras et de le tenir serré<br />

contre elle. Pourtant, elle le connaissait <strong>à</strong> peine. Pourquoi vouloir le consoler ?<br />

— Je ne sais pas quoi dire, répliqua-t-elle doucement.<br />

— C’est <strong>pour</strong>tant assez facile, interrompit Samantha avec ironie. Par ailleurs, j’aimerais bien savoir<br />

ce qui s’est passé dans cet ascenseur et que tu n’as pas jugé utile de me raconter !<br />

Joni leva les yeux au ciel avant d’imiter Grant, qui s’était mis <strong>à</strong> rire.<br />

— Je vais participer aux enchères de la tombola, annonça-t-elle <strong>pour</strong> changer de sujet.<br />

— Vraiment ? rétorqua Samantha, <strong>une</strong> petite lueur dans l’œil. De toute façon, auc<strong>une</strong> tombola ne<br />

t’<strong>of</strong>frira ce dont tu as besoin.<br />

Ce dont elle avait besoin. Jodi soupira. Le savait-elle seulement ? Cela faisait longtemps qu’aucun<br />

homme ne s’était approché d’elle. Comment pouvait-elle savoir ce qu’il lui fallait, ou ce qu’elle voulait ?<br />

Grant lui embrouillait les idées.<br />

Bon, elle le voulait, lui, c’était indéniable. Alors, inutile de lutter : ils auraient <strong>une</strong> aventure<br />

ensemble. Mais on ne la prendrait plus <strong>pour</strong> <strong>une</strong> idiote : elle en fixerait elle-même les termes, le moment<br />

venu.<br />

Tournant complètement le dos <strong>à</strong> Samantha, elle se retrouva face <strong>à</strong> l’expression amusée de Grant.<br />

— Quand nous aurons fini de manger, te joindras-tu <strong>à</strong> nous <strong>pour</strong> les enchères ?<br />

— Avec plaisir, répondit-il, avec un sourire capable d’affoler le moniteur de Mme Sain.<br />

Le cœur de Joni battait aussi la chamade, mais elle ne détourna pas les yeux de ceux, si intenses, de<br />

Grant.<br />

* * *<br />

Pendant les enchères, ce dernier ne quitta pas Joni du regard. Tout excitée, elle misa sur un spa,


mais dut abandonner lorsque le montant dépassa la somme qu’elle voulait y mettre. Puis elle éclata de<br />

rire quand elle gagna <strong>à</strong> la loterie le droit de se faire faire un portrait-photo de huit centimètres sur dix.<br />

— Comme si j’en avais besoin !<br />

Grant la regarda, ému. Il aurait bien aimé, lui, avoir <strong>une</strong> photo de Joni, tout en sachant qu’<strong>une</strong> image,<br />

même la plus réussie, ne <strong>pour</strong>rait jamais capturer l’essence de cette femme.<br />

Il l’avait vue détendue avec des patients et des collègues, mais jamais avec lui. Jusqu’<strong>à</strong> ce soir.<br />

Quelque chose avait changé en elle pendant le dîner.<br />

A présent, chaque fois qu’elle posait les yeux sur lui, elle avait presque un regard de prédateur. Ce<br />

qui n’était pas <strong>pour</strong> lui déplaire.<br />

Il sourit <strong>à</strong> cette idée.<br />

— A quoi penses-tu ? lui demanda-t-elle.<br />

— Je pense que tu as un très beau sourire. Tu souris d’ailleurs très souvent. C’est <strong>une</strong> des<br />

nombreuses choses que j’aime chez toi.<br />

Elle s’agita sur sa chaise.<br />

— Tu ne me connais même pas, Grant.<br />

— Cela fait des semaines que j’essaie, mais tu ne m’en as jamais laissé l’occasion.<br />

— Je m’étais dit qu’<strong>à</strong> la longue, tu finirais par te décourager.<br />

— Tu n’es pas le genre de femme dont un homme se désintéresse facilement…<br />

Le regard de Joni se voila légèrement, comme si elle se perdait dans le passé. Il aurait voulu<br />

pouvoir lire dans ses pensées <strong>à</strong> cet instant.<br />

Mais elle se ressaisit rapidement et sourit.<br />

— Il est vrai que, même dans les pires moments, on ne m’a jamais reproché d’être ennuyeuse.<br />

Grant lutta contre l’envie d’en savoir plus sur ces pires moments. Il ne voulait pas qu’elle se laisse<br />

envahir par le passé, pas pendant qu’elle était avec lui. Il aurait voulu la voir sourire tout le temps.<br />

Au moment où l’on mettait aux enchères un voyage en montgolfière <strong>of</strong>fert par <strong>une</strong> entreprise locale,<br />

il lui vint <strong>une</strong> idée. Il se vit flotter dans les airs avec Joni, plus grisé par le contact de ses lèvres que par<br />

le vol lui-même.<br />

— As-tu déj<strong>à</strong> voyagé en ballon ?<br />

Elle secoua la tête, surprise.<br />

— Non. J’aimerais bien, mais je ne crois pas que j’oserais.<br />

— Pourquoi pas ?<br />

— Après tout, tu as raison. Je <strong>pour</strong>rais même emmener ma mère.<br />

Joni leva la main <strong>pour</strong> enchérir, mais Grant retint son bras et leva le sien.<br />

— Qu’est-ce que tu fais ? s’exclama-t-elle.<br />

— Je vais gagner le lot.<br />

Les enchères montèrent, mais Grant les contrait chaque fois.<br />

— La nacelle est prévue <strong>pour</strong> deux personnes, Joni. Si je gagne, je te propose un vol romantique au<br />

soleil couchant. J’aurais bien emmené ta mère avec nous, mais il ne peut y avoir que deux passagers.<br />

Dommage, ajouta-t-il avec un clin d’œil.<br />

Il était tout <strong>à</strong> fait d’accord <strong>pour</strong> faire la connaissance de la mère de Joni, mais dans d’autres<br />

circonstances.<br />

— Serait-ce <strong>une</strong> nouvelle manière de me proposer de sortir avec toi, Grant ?<br />

— Etant donné que les méthodes traditionnelles ne donnent aucun résultat…<br />

Joni esquissa un sourire.<br />

— C’est entendu, dit-elle en soupirant. Si tu gagnes le voyage en ballon, je monterai dedans avec toi<br />

<strong>pour</strong> aller voir le soleil se coucher, mais <strong>à</strong> <strong>une</strong> condition…<br />

— Ne me dis pas que tu veux emmener ta mère comme chaperon…


Les yeux de Joni brillèrent d’<strong>une</strong> lueur tentatrice.<br />

— Je rêve d’être embrassée dans les airs.<br />

— Tout <strong>pour</strong> vous satisfaire, déclara-t-il, la main sur le cœur. Ce sera avec grand plaisir.<br />

— En fait, j’espère que le plaisir sera <strong>pour</strong> moi. Si je me souviens bien, tu t’es toi-même vanté<br />

d’être un bon amant.<br />

Sans hésitation, Grant leva la main <strong>pour</strong> surenchérir <strong>à</strong> l’<strong>of</strong>fre qui venait d’être faite. Et quand il fut<br />

proclamé gagnant, il se tourna vers Joni avec un sourire triomphant.


5.<br />

— Grant n’est pas « mon homme », s’exclama Joni avec plus de véhémence qu’elle ne l’aurait<br />

voulu.<br />

Samantha fit la moue devant le miroir des toilettes, après avoir passé plusieurs fois le tube de rouge<br />

sur ses lèvres.<br />

— Et il ne le sera jamais si tu ne te décides pas <strong>à</strong> franchir le pas.<br />

— Je n’ai pas envie qu’il le devienne, répliqua-t-elle en s’essuyant les mains.<br />

Joni prit le tube que son amie lui tendait. Pourquoi pas ? D’habitude, elle ne mettait que du gloss,<br />

mais après tout, elle <strong>pour</strong>rait se permettre <strong>pour</strong> <strong>une</strong> fois, <strong>une</strong> touche de rouge. Les circonstances le<br />

méritaient bien, non ?<br />

— J’ai tout de même accepté d’aller en montgolfière avec lui. Il n’a pas lésiné sur les enchères…<br />

Elle sourit <strong>à</strong> cette idée. A présent, elle avait hâte que Grant tienne ses promesses. Tout le reste lui<br />

paraissait terne et sans intérêt en comparaison.<br />

— Il est vrai que son enchère était très élevée, renchérit Samantha. J’ai trouvé ça follement<br />

romantique.<br />

— Je ne cours pas après la romance, assura Joni.<br />

Elle s’évalua d’un coup d’œil dans le miroir. Que recherchait-elle au juste ? Le plaisir physique. Le<br />

romantisme impliquait des sentiments, et donc des attentes souvent déçues qui finissaient par vous briser<br />

le cœur. Et elle n’aurait plus jamais le cœur brisé.<br />

— Grant m’intéresse seulement <strong>pour</strong> le sexe, déclara-t-elle cette fois d’un ton tranquille.<br />

— Qu… Quoi ? s’exclama son amie, suffoquée.<br />

— Je ne veux pas d’<strong>une</strong> véritable relation avec lui, ni avec aucun autre homme. Cela n’entraîne que<br />

des problèmes et du stress. J’ai juste envie que l’on s’éclate physiquement.<br />

Joni fit la grimace. Ces mots dans sa propre bouche lui parurent étranges. Quant <strong>à</strong> Samantha, elle<br />

s’était immobilisée, songeuse.<br />

* * *<br />

— Il ne sera probablement pas d’accord avec ça. Je ferais peut-être mieux de tout oublier, non ?<br />

reprit-elle plus doucement.<br />

Son amie secoua lentement la tête.<br />

— C’est un homme. Si tu veux juste coucher avec lui, il sera d’accord. J’ai simplement du mal <strong>à</strong><br />

croire que tu sois tout <strong>à</strong> fait sincère.<br />

— Et <strong>pour</strong>quoi pas ? <strong>Un</strong>e vraie relation serait trop compliquée, surtout entre collègues. Je ne tiens


pas <strong>à</strong> ce que mon travail s’en ressente. Si je fixe moi-même les règles, tout devrait bien se passer.<br />

Samantha lui jeta un coup d’œil sceptique.<br />

— Les règles sont faites <strong>pour</strong> être transgressées.<br />

— Pas du tout. Elles sont faites <strong>pour</strong> nous permettre d’éviter les problèmes en fixant le cadre dans<br />

lequel on évolue. Il faut juste que Grant les accepte.<br />

Après l’avoir considérée un moment, Samantha lui sourit.<br />

— Si cela te permet de prendre un peu de bon temps, alors vas-y.<br />

Joni la regarda, désappointée. Elle aurait souhaité <strong>une</strong> approbation plus nette de sa part. Au lieu de<br />

cela, elle avait l’impression que Samantha trouvait sa vie ennuyeuse.<br />

— J’apprécie beaucoup l’existence calme et stable que je mène, répliqua-t-elle d’un ton un peu<br />

forcé.<br />

Joni se détendit un peu. Cependant Samantha avait raison sur un point : quelque chose lui manquait.<br />

Elle ne s’en était pas rendu compte tout de suite, mais elle commençait <strong>à</strong> ressentir <strong>une</strong> forme de nervosité<br />

avant même l’arrivée de Grant <strong>à</strong> l’hôpital.<br />

— Mais je l’apprécierai encore plus tant que cette attirance durera entre Grant et moi, ajouta-t-elle.<br />

— Voil<strong>à</strong> qui est parlé !<br />

Joni jeta un coup d’œil dans la trousse de maquillage de son amie.<br />

— As-tu quelque chose qui <strong>pour</strong>rait mettre mon regard en valeur ? Je voudrais lui faire sortir les<br />

yeux de la tête…<br />

— Tu peux faire mieux que ça, lui répondit Samantha en lui tendant son mascara.<br />

* * *<br />

Grant paya le lot qu’il venait d’obtenir et prit en même temps le panier que Joni avait gagné pendant<br />

qu’elle était aux toilettes. Elle et Samantha avaient disparu si longtemps qu’il avait cru qu’elle ne<br />

reviendrait pas. Cela ne l’aurait pas étonné outre mesure, après sa réaction quand il avait parlé avec le<br />

Dr Abellano.<br />

Vann et lui attendaient dans le hall, parlant de choses et d’autres, mais il sentait son collègue inquiet,<br />

lui aussi.<br />

Heather vint les rejoindre, et lui posa des questions sur les urgences et sur son travail. Puis il vit le<br />

visage de Vann s’éclairer. Il se retourna et se figea. Pour lui, Joni était toujours belle, mais elle avait<br />

soudain quelque chose de différent.<br />

Son regard emprisonna le sien, cette fois sans se détourner. Elle s’était maquillée, nota-t-il. Juste<br />

assez <strong>pour</strong> faire ressortir ses jolis yeux, ses pommettes hautes et ses lèvres pulpeuses.<br />

Il en demeura muet. Elle était vraiment très belle.<br />

Joni s’approcha si près qu’il sentit son doux parfum de jasmin. <strong>Un</strong>e fragrance qui s’était imprimée<br />

dans son cerveau depuis le jour où il l’avait embrassée dans l’ascenseur.<br />

Ignorant les autres, elle lui toucha l’épaule et effleura son oreille de ses lèvres.<br />

— Allons-nous-en.<br />

Grant ne se le fit pas dire deux fois. Le panier dans <strong>une</strong> main, il prit celle de Joni dans l’autre, et<br />

après avoir distraitement salué le reste de l’assemblée, l’entraîna vers la sortie.<br />

Elle lui montra sa petite voiture gris métallisé sur le parking.<br />

— Tu me suis jusque chez moi ?<br />

— Je te suivrais jusqu’en enfer s’il le fallait.<br />

Consciente de son charme, Joni le regarda en coin, et lui sourit.<br />

— Ce ne sera pas nécessaire, bien que je ne doute pas que tu aies déj<strong>à</strong> fait l’aller et retour, au moins<br />

<strong>une</strong> ou deux fois. Néanmoins, la nuit risque d’être chaude.


— Je l’espère, grogna-t-il, tout en se demandant ce qui avait bien pu se passer dans ces toilettes.<br />

J’ai envie de toi, Joni. Mais si tu n’es pas sûre…<br />

— Je suis sûre.<br />

Pour preuve elle l’embrassa, puis, prenant place rapidement sur le siège du conducteur, elle lui cria<br />

son adresse au cas où ils se perdraient de vue en chemin, avant de lui faire un petit signe de la main.<br />

Elle partit sur les chapeaux de roue, et Grant resta un moment immobile <strong>à</strong> la regarder s’éloigner.<br />

Après des semaines de fuite, Joni semblait avoir enfin compris qu’<strong>une</strong> relation pouvait exister entre eux.<br />

Il arriva dans son allée juste derrière elle et descendit de sa Hummer avant même qu’elle n’ait<br />

coupé le moteur.<br />

Prenant <strong>une</strong> pr<strong>of</strong>onde inspiration avant de sortir de sa voiture, Joni dut se rappeler que c’était elle<br />

qui avait le contrôle. C’était bien ce qu’elle voulait, non ? Alors, <strong>pour</strong>quoi se sentait-elle aussi<br />

embarrassée, comme si tout était trop calculé ?<br />

Grant lui ouvrit la portière et lui tendit la main.<br />

Elle n’hésita qu’<strong>une</strong> seule seconde avant de lui tendre la sienne <strong>à</strong> son tour, mais il s’en aperçut.<br />

— Des regrets ?<br />

— Non, affirma-t-elle en se dirigeant vers la porte. J’ai envie de toi.<br />

— Moi aussi, Joni. Tellement…<br />

A peine étaient-ils arrivés dans l’entrée, qu’il l’attira dans ses bras et déposa des petits baisers sur<br />

ses lèvres, sa gorge et le bas du cou.<br />

— Je t’ai désirée dès la première fois que je t’ai vue.<br />

Elle poussa un gémissement de volupté. La bouche de cet homme était incroyable… et il ne perdait<br />

pas <strong>une</strong> seconde <strong>pour</strong> lui donner le plaisir promis.<br />

Ses mains n’étaient pas en reste. Quand il laissa courir ses doigts sur ses bras, elle frissonna. Quand<br />

il glissa <strong>une</strong> main dans ses cheveux et l’attira contre lui, elle frémit. Et quand il passa <strong>une</strong> autre main sous<br />

son chemisier et la posa sur son sein, en en caressant la pointe déj<strong>à</strong> dressée, elle faillit fondre de plaisir <strong>à</strong><br />

ses pieds.<br />

— Emmène-moi dans ma chambre…, murmura-t-elle.<br />

Ce n’était pas un ordre, mais <strong>une</strong> prière. Il la souleva dans ses bras et l’excitation monta en elle.<br />

Quand il appuya sur l’interrupteur de la chambre, elle protesta, mais il refusa de l’éteindre.<br />

— Je veux te voir, murmura-t-il. Je veux observer chac<strong>une</strong> de tes réactions quand je te touche.<br />

Elle retint son souffle. Elle aussi, voulait découvrir son corps, le contempler, le caresser.<br />

D’un geste ample, il écarta le drap et la déposa doucement sur le lit. Puis il se débarrassa de ses<br />

chaussures et retira sa chemise. De plus en plus troublée, Joni admira ses épaules larges et son ventre<br />

musclé.<br />

Il devrait toujours se promener torse nu, songea-t-elle.<br />

Levant la tête, elle l’embrassa juste au-dessus du nombril. Ses muscles se contractèrent sous ses<br />

lèvres et il inspira pr<strong>of</strong>ondément. Joni n’en revenait toujours pas que cet homme si beau la désire, et<br />

qu’elle ait un tel pouvoir sur lui,<br />

Il fallait qu’elle lui parle des règles qu’elle voulait établir et s’assure qu’il était d’accord. Mais sa<br />

bouche était si occupée <strong>à</strong> explorer son ventre qu’elle remit la chose <strong>à</strong> plus tard. Sa langue se promena<br />

autour de son nombril, juste au-dessus de la ceinture de son jean.<br />

Grant glissa les doigts dans ses cheveux et poussa un grognement.<br />

— Joni, je t’en prie, arrête, murmura-t-il.<br />

— Mais nous venons <strong>à</strong> peine de commencer, dit-elle, d’un ton déçu.<br />

— Cela fait si longtemps que j’attends ce moment, je voudrais te donner tout le plaisir que je t’ai<br />

promis. Or, au train où nous allons, on va terminer avant même d’avoir commencé…<br />

Joni fut prise de frissons. Elle lui faisait donc un tel effet ! De plus en plus sûre d’elle, elle


descendit la fermeture Eclair et baissa le pantalon de Grant.<br />

* * *<br />

Il se laissa faire de bonne grâce et elle contempla son corps nu de tous ses yeux. Il ne pouvait pas<br />

nier qu’il avait envie d’elle… Mais il voulait plus de Joni qu’un simple rapport sexuel. Il prendrait tout<br />

son temps, se contrôlerait autant qu’il le faudrait et la mènerait jusqu’<strong>à</strong> l’extase avant de s’abandonner <strong>à</strong><br />

son propre plaisir.<br />

Pendant un bref instant, il se demanda s’ils n’étaient pas en train de brûler les étapes. Mais ils ne<br />

pouvaient plus revenir en arrière.<br />

— Tu es trop habillée, décréta-t-il.<br />

Il y remédia aussitôt en lui ôtant ses vêtements lentement, appréciant chaque centimètre carré de<br />

peau qu’il dénudait et s’arrêtant <strong>pour</strong> jouir de son parfum fleuri. Il baisa longuement sa peau blanche et si<br />

douce. Combien de fois n’avait-il rêvé de la déshabiller…<br />

Quand elle se retrouva entièrement nue <strong>à</strong> côté de lui, il se recula <strong>pour</strong> mieux jouir du spectacle. Elle<br />

voulut l’attirer de nouveau contre elle, mais il avait tout son temps.<br />

— Tu es très belle, pr<strong>of</strong>éra-t-il d’<strong>une</strong> voix éraillée.<br />

— Merci.<br />

Ses joues rosirent et elle baissa un instant ses yeux verts, mais quand elle les releva, ils étaient<br />

remplis de désir.<br />

— Toi aussi, tu es très beau.<br />

Il la regarda, de plus en plus troublé. Elle s’était remise <strong>à</strong> explorer son corps. Caresse après<br />

caresse, baiser après baiser, ils se découvraient mutuellement et l’excitation monta de plus en plus,<br />

jusqu’<strong>à</strong> ce qu’ils n’en puissent plus de désir. Il attrapa un préservatif dans son portefeuille.<br />

Rien n’aurait pu se comparer au plaisir de pénétrer dans la chaleur humide et douce de son corps,<br />

d’aller de plus en plus pr<strong>of</strong>ond.<br />

Elle s’agrippa <strong>à</strong> ses hanches, puis appuya les mains en rythme sur ses fesses <strong>pour</strong> le pousser plus<br />

avant, au bord du plaisir où il ne voulait pas encore s’abandonner. Mais il ne put résister très longtemps.<br />

— Grant ! cria-t-elle, le corps secoué de spasmes.<br />

Il la rejoignit alors et bascula dans <strong>une</strong> félicité comme il n’en avait jamais connu.


6.<br />

Le visage <strong>à</strong> moitié enfoui dans l’oreiller, Joni grimaça sous le rayon de soleil qui avait pénétré par<br />

le store <strong>à</strong> demi ouvert.<br />

C’était déj<strong>à</strong> le matin ? Pourquoi avait-elle l’impression qu’<strong>une</strong> tornade lui était passée dessus ?<br />

La tornade, c’était Grant. Qu’avait-elle fait ?<br />

Toujours allongée sur le ventre, elle reprit peu <strong>à</strong> peu contact avec la pièce.<br />

Grant dormait sur le ventre, lui aussi, et s’étalait sur presque tout le matelas. Si elle voulait s’enfuir,<br />

il était encore temps. Et ensuite… ?<br />

En fait, elle n’était pas certaine de ce qu’elle devait faire dans <strong>une</strong> telle situation. C’était la<br />

première fois qu’elle se réveillait le matin avec un homme <strong>à</strong> côté d’elle. Mark avait <strong>pour</strong> habitude de<br />

rentrer chez lui peu après avoir fait ce qu’il avait <strong>à</strong> faire — ce qui ne lui prenait jamais très longtemps.<br />

Jusqu’<strong>à</strong> la nuit dernière, elle n’avait pas eu l’occasion de faire de comparaison avec Mark. Celle-ci<br />

n’était pas en sa faveur.<br />

Grant avait pris le temps de lui faire découvrir toute <strong>une</strong> nouvelle palette de sensations. Durant cette<br />

nuit passée dans ses bras, elle était certaine d’avoir développé un sixième sens : celui d’<strong>une</strong> sensualité<br />

poussée <strong>à</strong> son comble.<br />

Il avait touché et goûté toutes les parties de son corps et y était revenu ensuite, comme s’il n’avait pu<br />

s’en empêcher.<br />

La tête encore pleine de tout ce qu’il avait fait, elle le contempla pendant son sommeil. Même<br />

endormi, il était beau et sexy.<br />

Allez savoir <strong>pour</strong>quoi, il l’avait trouvée, « elle », sexy et n’avait cessé de lui répéter pendant la nuit<br />

qu’il la désirait et qu’elle le rendait fou, qu’il avait toujours envie de la toucher. Même dans son<br />

sommeil, il avait <strong>une</strong> main qui s’arrondissait sur sa fesse en un geste possessif.<br />

Combien de fois ne lui avait-il pas dit qu’il les aimait, ses fesses ? Que quand il les regardait, il<br />

n’avait qu’<strong>une</strong> envie : lui écarter les jambes et se perdre en elle ?<br />

Il l’avait d’ailleurs fait, plusieurs fois. Sans jamais se presser ni brûler les étapes. Rien d’étonnant<br />

si elle se sentait complètement moulue, songea-t-elle en souriant.<br />

Avec précaution, <strong>pour</strong> ne pas le réveiller, elle ôta sa main avant de rouler sur le côté. L<strong>à</strong>, elle put<br />

étudier <strong>à</strong> loisir l’homme qui lui avait prodigué des caresses si étonnantes toute la nuit.<br />

A aucun moment il n’y avait eu de gêne entre eux. Même des mois après le début de sa relation avec<br />

Mark, elle s’était sentie mal <strong>à</strong> l’aise, préférant toujours faire l’amour les lumières éteintes. Il n’y avait<br />

pas vu d’objection, lui répétant par ailleurs et <strong>à</strong> l’envie, qu’elle devrait faire un régime.<br />

Grant, lui, avait insisté <strong>pour</strong> avoir de la lumière, et il avait regardé tout son corps avec des yeux<br />

avides. Comment était-il possible qu’elle n’ait éprouvé aucun embarras en étant examinée aussi


minutieusement par un homme aussi beau, et toutes lampes allumées ?<br />

En fait, il y avait eu un tel désir dans son regard, il l’avait touchée avec <strong>une</strong> telle révérence que la<br />

question ne s’était même pas posée. Avec lui, elle s’était sentie belle et désirable, comme si elle était la<br />

femme la plus sexy au monde.<br />

De son côté, elle avait ressenti un tel désir <strong>pour</strong> lui qu’il avait pris le dessus sur toute autre<br />

préoccupation.<br />

Elle suivit des yeux les contours de son corps, admirant les muscles de son dos, l’étroitesse de ses<br />

hanches et ses fesses fermes. Il avait un corps sans défauts.<br />

Son attitude aussi avait été parfaite. Il s’était montré généreux, tendre, sachant <strong>à</strong> la fois prendre et<br />

donner. Chaque fois qu’il l’avait regardée, elle avait vraiment cru qu’elle comptait <strong>pour</strong> lui.<br />

Ce qui n’avait aucun sens. Joni ne tenait pas <strong>à</strong> ce que l’histoire se répète. Autrefois, elle avait<br />

commis l’erreur de voir dans sa relation autre chose que du sexe. Dans ce domaine, ce qu’elle avait<br />

connu avec Mark, ne supportait pas la comparaison avec l’expérience qu’elle venait de vivre avec<br />

Grant…<br />

D’ailleurs, elle avait beau se concentrer, elle n’arrivait plus <strong>à</strong> se représenter le corps de Mark.<br />

Même son visage était devenu flou. Et dire qu’<strong>à</strong> <strong>une</strong> époque, cet homme avait été <strong>pour</strong> elle le centre du<br />

monde…<br />

Elle avait failli tout perdre <strong>à</strong> cause de lui. Avait-il vraiment cru qu’elle laisserait tomber sa mère ?<br />

Même s’il ne l’avait pas trompée, elle ne l’aurait jamais abandonnée. Il ne s’était pas contenté de mettre<br />

son cœur en pièces, il s’était servi de sa position <strong>à</strong> l’hôpital <strong>pour</strong> semer le doute sur ses compétences en<br />

tant qu’<strong>infirmière</strong>.<br />

Non, elle ne referait pas la même erreur. Cette fois, ce serait elle qui établirait les règles, se<br />

rappela-t-elle.<br />

— Réveille-toi, dit-elle en lui secouant doucement l’épaule. Il faut que nous parlions.<br />

<strong>Un</strong> œil bleu étonné s’ouvrit, puis l’autre, avant qu’un sourire heureux n’éclaire son visage. Le cœur<br />

de Joni se mit <strong>à</strong> battre plus fort, et elle faillit oublier toutes ses résolutions <strong>pour</strong> se blottir dans ses bras.<br />

Combien de fois s’était-elle réveillée <strong>à</strong> côté d’un homme superbe et souriant ? Jamais.<br />

— Bonjour, chérie.<br />

Joni se sentit fondre instantanément. Il l’appelait chérie ! Elle devait se ressaisir sans attendre.<br />

— Il faut que nous parlions, répéta-t-elle, déterminée <strong>à</strong> ne plus se laisser attendrir.<br />

Roulant sur le côté, il bâilla et s’étira, faisant ressortir chacun de ses muscles.<br />

Il lui sembla qu’elle prenait feu <strong>à</strong> l’intérieur.<br />

— C’est le moment où tu m’annonces que tout ça était <strong>une</strong> erreur et où tu me mets dehors ? dit-il<br />

d’un air plus amusé qu’inquiet.<br />

— C’était probablement <strong>une</strong> erreur et je devrais te mettre dehors. Mais non, il ne s’agit pas de ça.<br />

Il poussa un soupir de soulagement exagéré.<br />

— Tant mieux, parce que j’ai faim. Que veux-tu que je nous prépare <strong>pour</strong> le petit déje<strong>une</strong>r ? Nous<br />

<strong>pour</strong>rons parler en mangeant.<br />

Joni maintint le drap étroitement serré autour de ses seins nus. Pourquoi ne s’était-elle pas habillée<br />

avant de le réveiller ?<br />

Elle secoua la tête.<br />

— Je n’ai pas envie de manger.<br />

Grant haussa les sourcils, mais il avait toujours <strong>une</strong> lueur espiègle dans les yeux.<br />

— Aurais-tu faim d’autre chose ?<br />

— Non plus, répondit-elle très vite, les mains crispées sur le drap.<br />

En fait, elle en rêvait depuis son réveil.<br />

— Soyons sérieux, marmonna-t-elle. Je dois établir des règles de base.


— Quelles règles ? s’enquit-il en tapotant son oreiller, ce qui fit glisser le drap de son côté, révélant<br />

qu’il était tout <strong>à</strong> fait prêt <strong>pour</strong> reprendre leurs activités nocturnes.<br />

— Des règles par rapport <strong>à</strong> ce qui s’est passé cette nuit.<br />

Cette fois, il parut sur ses gardes.<br />

— Autrement dit ?<br />

— Que cela ne signifie rien du tout.<br />

Il eut l’audace d’éclater de rire.<br />

— Si c’est vraiment ce que tu crois, tu dois être folle.<br />

Joni fronça les sourcils. Elle n’aimait pas qu’il se moque d’elle.<br />

— Nous avons passé <strong>une</strong> nuit fantastique, mais nous savons tous les deux qu’il n’était question que<br />

de sexe.<br />

— Pour moi, il y avait plus que du sexe.<br />

Le cœur de Joni fit un bond dans sa poitrine.<br />

— Je ne suis pas intéressée par <strong>une</strong> relation sérieuse, affirma-t-elle.<br />

Elle ne voulait pas qu’il se croie obligé de la porter aux nues s’il ne le pensait pas, simplement<br />

parce qu’ils avaient couché ensemble. Souvent, les hommes exprimaient ce que les femmes voulaient<br />

entendre. Cela avait été le cas de Mark. Il lui avait dit toutes sortes de choses sans en penser <strong>une</strong> seule.<br />

— Et moi, le sexe <strong>pour</strong> le sexe ne m’intéresse pas, répliqua-t-il d’un air sincère.<br />

— Nous ne sommes pas sortis ensemble <strong>une</strong> seule fois, n’avons eu aucun contact en dehors de<br />

l’hôpital. Comment cette nuit aurait-elle pu être plus qu’un acte sexuel entre deux personnes<br />

consentantes ? rétorqua-elle.<br />

Elle ferma les yeux. Evidemment, les battements précipités de son cœur la dérangeaient un peu et lui<br />

racontaient tout autre chose que ce qu’elle était en train d’affirmer.<br />

— Tu as toujours refusé de sortir avec moi, lui dit-il. Mais tu as raison, on aurait peut-être dû<br />

attendre. Cependant, la nuit dernière il y a eu plus que de simples rapports sexuels. Et je suis sûr que tu le<br />

sais autant que moi.<br />

Il se tourna vers elle, exposant tout naturellement sa virilité.<br />

Joni se força <strong>à</strong> détourner le regard.<br />

— C’est bien ce que je disais. Il n’est question que de plaisir.<br />

— Si c’est ce que tu penses…<br />

Il l’étudia un moment avec <strong>une</strong> expression indéchiffrable, puis esquissa ce sourire qui voulait dire<br />

qu’il n’était pas dupe.<br />

— Peux-tu m’énoncer les autres règles, mademoiselle Je-contrôle-tout ?<br />

— Ne te moque pas de moi.<br />

— Je n’oserais pas, répondit-il avec un large sourire. C’est toi qui tiens les rênes, et je veux plus.<br />

Beaucoup plus. Dis-moi ce que je dois faire <strong>pour</strong> l’obtenir.<br />

Elle déglutit avec peine. Pourquoi ne s’était-elle pas habillée et coiffée, et ne s’était-elle pas brossé<br />

les dents ? Elle ne se sentait pas <strong>à</strong> son avantage.<br />

Apparemment, Grant ne se formalisait pas de la voir les cheveux ébouriffés. Au contraire. Il la<br />

désirait et cela se voyait, songea-t-elle en rougissant.<br />

— J’ai envie de toi, dit-il d’<strong>une</strong> voix rauque.<br />

Il écarta <strong>une</strong> mèche de cheveux de son visage.<br />

— Donne-moi vite les autres règles auxquelles je dois me conformer <strong>pour</strong> que je puisse te faire<br />

l’amour.<br />

Elle resserra le drap contre sa poitrine, et détourna la tête. Comment lui parler quand il la regardait<br />

de cette façon ? Elle voulait qu’il refasse tout ce qu’il lui avait fait pendant la nuit.<br />

— Personne d’autre ne doit savoir que nous nous voyons, énonça-t-elle. De sorte que, quand ce sera


fini entre nous, il y ait le moins de remous possible.<br />

Elle se redressa, satisfaite. Ils cesseraient de coucher ensemble, et ce serait terminé. Pas<br />

d’inquiétude <strong>à</strong> avoir sur l’impact négatif que cela aurait sur sa carrière. Pas de regards apitoyés de la part<br />

de ses collègues. Rien. <strong>Un</strong>e simple rupture, claire et nette.<br />

Grant fit <strong>une</strong> moue dubitative.<br />

— Crois-tu vraiment que ce soit possible, alors que l’on nous a vus partir ensemble hier ?<br />

— Mais nous avions chacun notre voiture. Tu n’es pas censé être venu ici.<br />

— Tous ceux qui m’ont vu te regarder sauront exactement ce que nous avons fait cette nuit. J’avais<br />

tellement envie de toi, Joni, ajouta-t-il en lui caressant la joue de son pouce. Et cela n’a pas changé.<br />

Elle fut prise d’un léger tremblement. C’était la même chose <strong>pour</strong> elle, mais elle ne voulait pas se<br />

laisser distraire : elle avait besoin de ces règles <strong>pour</strong> protéger son cœur de l’emballement des sentiments.<br />

— Tu ne me toucheras plus au travail.<br />

— Mais en privé, c’est d’accord ?<br />

Les doigts de Grant glissèrent le long de sa gorge.<br />

— Aucun problème. En privé, j’ai envie que tu me touches.<br />

— Tant mieux, parce que j’adore te toucher.<br />

Son index courut sur le bord du drap qui recouvrait ses seins. Elle aimait tant qu’il la touche : cet<br />

homme avait des mains magiques.<br />

— Ne me pose pas de questions personnelles, <strong>pour</strong>suivit-elle. Comme sur ma famille ou sur mon<br />

passé, ce genre de sujets.<br />

Jamais plus un homme n’utiliserait l’alcoolisme de sa mère contre elle. Même si cette dernière était<br />

sobre depuis près de cinq ans, s’était mariée récemment et semblait plus heureuse qu’elle ne l’avait<br />

jamais été, Joni ne laisserait pas un homme s’approcher suffisamment <strong>pour</strong> ébranler la fragile maison de<br />

verre qui protégeait sa mère.<br />

Grant parut sur le point de protester, mais il n’en fit rien et continua <strong>à</strong> laisser courir son doigt sur<br />

elle.<br />

— D’autres règles ? demanda-t-il.<br />

Elle prit <strong>une</strong> pr<strong>of</strong>onde inspiration avant d’énoncer celle qui lui évoquait les souvenirs les plus<br />

douloureux : les faux mots d’amour. Elle ne voulait plus jamais entendre de tels mensonges.<br />

— Ne me dis jamais que tu m’aimes.<br />

Grant se raidit et sa main retomba sur le lit.<br />

— Pardon ?<br />

— Ne me dis pas « je t’aime », ni ces phrases du même genre. Je ne veux pas entendre ces<br />

plaisanteries, ni le fait de m’<strong>of</strong>frir des fleurs ou des bonbons qui laisseraient supposer que cette relation<br />

<strong>pour</strong>rait évoluer vers autre chose qu’<strong>une</strong> mutuelle satisfaction physique.<br />

Par la même occasion, elle ne risquait pas d’être déçue s’il ne lui faisait jamais de cadeaux, songeat-elle.<br />

Il secoua la tête comme <strong>pour</strong> s’éclaircir les idées.<br />

— Je récapitule. Nous allons avoir <strong>une</strong> relation, mais personne n’en saura rien. Je ne peux rien te<br />

demander de personnel, n’ai pas le droit de te dire que je t’aime et ne suis autorisé <strong>à</strong> te toucher qu’en<br />

privé. C’est bien ça ?<br />

Elle hocha la tête.<br />

— C’est tout ?<br />

— Pour le moment. Si tu n’aimes pas mes règles, tu peux toujours t’abstenir de jouer.<br />

Grant la regarda longuement, comme s’il avait affaire <strong>à</strong> <strong>une</strong> gamine capricieuse.<br />

— Et si je choisissais de ne pas jouer ?<br />

Le cœur de Joni se serra dans sa poitrine, mais elle fit avec sa main un geste désinvolte de renvoi.


— Alors…<br />

Il n’avait pas l’air fâché, juste amusé, ce qui la contraria.<br />

De toute façon, ces règles étaient essentielles <strong>à</strong> sa survie. Sans elles, elle risquait de tomber<br />

amoureuse de Grant, ce qui était trop dangereux <strong>pour</strong> elle.<br />

— C’est <strong>à</strong> prendre ou <strong>à</strong> laisser.<br />

Elle relâcha ses épaules. Pourquoi retenait-elle son souffle ? Pourquoi chaque cellule de son corps<br />

attendait-elle anxieusement la réponse ? Et s’il refusait ? Pourrait-elle vraiment se séparer de lui après ce<br />

qu’ils avaient partagé durant la nuit ? Pourrait-elle renoncer <strong>à</strong> ce plaisir — renoncer <strong>à</strong> lui tout court ?<br />

— Oh ! Je prends, dit-il doucement, en laissant courir ses doigts dans ses cheveux. Aucun doute l<strong>à</strong>dessus.<br />

Je voulais juste être sûr d’avoir bien compris les termes, <strong>pour</strong> qu’il n’y ait pas de confusion en<br />

cours de route.<br />

— Je suis prête <strong>à</strong> clarifier tout point obscur.<br />

— Notre relation existera donc seulement autour du sexe ?<br />

Joni réfléchit un instant. C’était bien ce qu’elle désirait. Leur séparation serait plus facile s’il<br />

n’occupait qu’<strong>une</strong> partie de sa vie. Car ils se sépareraient, c’était inévitable. Et cette fois, elle ne serait<br />

pas anéantie comme elle l’avait été par les nombreuses trahisons de Mark. Oui, le sexe seul, c’était « le »<br />

bon plan.<br />

— C’est tout ce que je veux de toi, confirma-t-elle.<br />

Elle mit la main devant sa bouche. Pourquoi avait-elle brusquement la nausée en prononçant ces<br />

mots ? Parce qu’elle savait qu’elle n’était pas ce genre de femme. Pendant cinq ans, le sexe avait même<br />

été absent de sa vie. Mais la nuit qui venait de s’écouler lui avait fait prendre conscience du manque. Elle<br />

n’avait pas envie de <strong>retrouver</strong> le célibat pur et dur.<br />

Il la fixa d’un air incrédule.<br />

— Et au travail ? Quelle attitude adopterons-nous ?<br />

— Il n’y aura rien de changé. Nous continuerons comme auparavant : des rapports pr<strong>of</strong>essionnels,<br />

rien du plus.<br />

— Tu crois vraiment que c’est possible ?<br />

— Pourquoi pas ?<br />

— Parce que chaque fois que je te regarde, j’ai envie de te toucher.<br />

— Tu n’es pas autorisé <strong>à</strong> me toucher, si ce n’est en privé.<br />

— Ou mentalement. Quand je te verrai <strong>à</strong> l’hôpital, je me rappellerai <strong>à</strong> quoi tu ressembles sans ta<br />

tenue et je te toucherai… en esprit.<br />

Joni se garda bien de lui dire qu’elle ferait probablement la même chose.<br />

<strong>Un</strong>e lueur espiègle dansa dans les yeux de Grant.<br />

— Et quand on se <strong>retrouver</strong>a seuls dans un placard de fournitures, est-ce que je devrai garder les<br />

mains dans les poches ?<br />

Elle le dévisagea, sur ses gardes. Cet homme était vraiment trop…<br />

— Si on se retrouve seuls dans ce genre d’endroit, c’est que tu m’y auras entraînée de force.<br />

Grant promena sur elle un regard songeur.<br />

Joni sentit <strong>une</strong> rougeur lui monter au visage. Il ne la touchait même pas ! Pourquoi son corps était-il<br />

brusquement parcouru de frissons ? Parce qu’elle avait envie de sentir ses mains sur elle.<br />

— Pour en finir avec ce sujet, j’ajouterai que mes règles ne souffrent pas d’exceptions.<br />

Le regard de Grant devint intense, mi-sérieux, mi-amusé.<br />

— Les règles sont faites <strong>pour</strong> être transgressées, Joni.<br />

C’étaient les mêmes mots que Samantha.<br />

— Pas du tout, protesta-t-elle vivement. Elles sont faites <strong>pour</strong> nous protéger, tous les deux.<br />

— Je n’ai pas besoin d’être protégé de toi, Joni.


— Tu ne me connais même pas, qu’il s’agisse de mes goûts, de mes mauvaises habitudes ou de mon<br />

caractère. Tu sais seulement que je suis <strong>une</strong> femme assez folle <strong>pour</strong> fixer des règles <strong>à</strong> notre relation.<br />

— J’en sais suffisamment sur toi. Le reste, je ne demande qu’<strong>à</strong> le découvrir, dit-il en s’appuyant<br />

contre la tête de lit. Au moins, tu exprimes clairement ce que tu attends de moi, ce qui n’est pas le cas de<br />

la plupart des femmes.<br />

Joni le regarda attentivement. Avait-il lui aussi souffert dans le passé ? A cette idée, son cœur se<br />

serra.<br />

Du plat de la main, elle lissa les plis de son oreiller froissé.<br />

— Je souhaite qu’aucun de nous ne soit malheureux. C’est <strong>à</strong> cela que servent mes règles.<br />

Grant posa sa main sur la sienne et leurs doigts s’entrelacèrent.<br />

— Tout le monde souffre un jour, Joni. On peut néanmoins décider si quelqu’un en vaut la peine ou<br />

non.<br />

Elle aimait le contact de sa main. Mais ses paroles…<br />

— C’est <strong>une</strong> attitude trop pessimiste, décréta-t-elle.<br />

Il se mit <strong>à</strong> rire doucement en secouant la tête.<br />

— La femme qui me fait cette remarque est la même que celle qui vient d’établir des règles dans<br />

notre relation, parce qu’elle a peur que l’un de nous n’en souffre.<br />

— Je n’ai pas peur, dit-elle avec force.<br />

Elle laissa échapper un soupir. Mais elle ne se faisait pas d’illusions sur la façon dont cela se<br />

terminerait et préférait anticiper cette fin <strong>pour</strong> qu’elle se passe le mieux possible <strong>pour</strong> tous les deux.<br />

— Tu n’as donc pas peur de nous ? demanda-t-il.<br />

— Non. Mais la prévention a du bon.<br />

Elle le fixa de nouveau. N’était-elle pas dans le juste ? En tant que médecin, il devrait le savoir. Les<br />

règles mises en place les empêcheraient d’avoir des attentes irréalistes.<br />

— Moi j’ai peur, déclara-t-il <strong>à</strong> sa grande surprise.<br />

Il porta sa main <strong>à</strong> sa bouche et lui embrassa doucement les doigts.<br />

— Je suis terrifié <strong>à</strong> l’idée de me <strong>retrouver</strong> au lit avec <strong>une</strong> maniaque du contrôle qui veut fixer des<br />

règles et des limites dans un endroit où nous sommes censés nous <strong>retrouver</strong> nus <strong>pour</strong> nous donner<br />

beaucoup de plaisir, et nous surprendre. C’est effrayant, non ?<br />

Ses lèvres s’attardèrent sur sa main, déclenchant en elle <strong>une</strong> multitude de sensations. Le cœur battant<br />

la chamade, elle sentit qu’elle allait rapidement se <strong>retrouver</strong> <strong>à</strong> court d’oxygène.<br />

— Vraiment, cela te fait peur ? dit-elle <strong>à</strong> voix basse.<br />

Elle pensa dans le même temps qu’il était l’homme le plus beau qu’elle ait jamais vu.<br />

C’était au-del<strong>à</strong> de l’aspect physique : il y avait quelque chose en lui qui le mettait largement audessus<br />

du lot.<br />

Il sourit, et elle se sentit toute molle <strong>à</strong> l’intérieur. Mme Sain avait raison : c’était bien son arme<br />

secrète. <strong>Un</strong> sourire qu’il destinait <strong>à</strong> elle uniquement, comme si elle était le centre de l’univers — et de<br />

ses pensées friponnes. <strong>Un</strong> sourire qui disait qu’il aimait la vie et que, tant qu’il vous faisait la grâce de sa<br />

présence, vous alliez l’aimer aussi.<br />

— Oh ! Oui ! répondit-il simplement.<br />

Sa langue se glissa entre ses doigts et l’autre main de Joni se crispa un peu plus sur le drap qui<br />

recouvrait ses seins.<br />

— Que vas-tu faire <strong>pour</strong> me rassurer ? reprit-il d’un ton terriblement suggestif, laissant entendre<br />

qu’il avait son idée sur le sujet.<br />

Lentement, elle fit glisser le drap, libérant sa poitrine nue. Grant la contempla, muet. Aucun doute l<strong>à</strong>dessus<br />

: il la désirait.<br />

— Peut-être que nous devrions ne plus rien dire du tout, murmura-t-elle.


7.<br />

— Comme vous avez continué <strong>à</strong> bien vous comporter, le Dr Bradley a prévu de vous transférer en<br />

médecine générale, annonça Joni <strong>à</strong> Mme Sain le lundi matin, après avoir vérifié sa télémétrie et constaté<br />

que ses organes vitaux demeuraient stables. Vous devez en avoir assez de traîner ici <strong>à</strong> ne rien faire.<br />

— Oh ! On n’y est pas si mal, répondit la vieille dame avec un sourire coquin. Plusieurs fois par<br />

jour, on a des hommes bien bâtis qui viennent nous rendre visite…<br />

— Qui, par exemple ?<br />

— Le Dr Bradley, bien sûr.<br />

Joni se demanda <strong>pour</strong>quoi elle avait posé la question. Evidemment. Mais elle ne se laisserait pas<br />

emmener sur ce terrain. Déj<strong>à</strong>, Samantha avait tenté plusieurs fois de lui tirer les vers du nez. Elle ne<br />

lâcherait rien. Ce qu’elle partageait avec Grant était privé, même <strong>pour</strong> sa meilleure amie. C’était leur<br />

petit secret.<br />

— Alors, ça y est ? Vous avez mis fin au supplice de cet homme ? demanda Mme Sain.<br />

Joni se figea, stupéfaite.<br />

— Pardon ?<br />

— Je suis peut-être vieille, mais je ne suis pas aveugle. J’espère que vous avez donné <strong>à</strong> ce garçon<br />

ce qu’il espérait et que vous en pr<strong>of</strong>iterez bien, tous les deux.<br />

— Il n’est pas question que je lui donne quoi que ce soit.<br />

— C’est bien dommage.<br />

Mme Sain secoua la tête, l’air terriblement déçue.<br />

— Si j’avais cinquante ans de moins, je n’hésiterais pas <strong>à</strong> lui <strong>of</strong>frir tout ce qu’il demande, et même<br />

plus.<br />

Amusée, Joni esquissa un sourire. Oh ! Oui. Elle avait donné <strong>à</strong> Grant ce qu’il voulait, et même plus.<br />

Ou plutôt, c’était lui qui lui avait tout donné : non seulement ils avaient eu des rapports sexuels<br />

fantastiques, mais il avait accepté ses règles et était reparti sans faire d’histoires. Il ne l’avait pas<br />

harcelée au téléphone et lui avait juste envoyé quelques textos très suggestifs qui l’avaient fait éclater de<br />

rire, puis soupirer en se rappelant leurs moments de plaisir.<br />

— Il y a cinquante ans, vous étiez mariée et heureuse avec Hickerson et vous n’auriez même pas<br />

remarqué un autre homme, rétorqua-t-elle d’un ton joyeux.<br />

— C’est exact.<br />

La vieille dame ferma les yeux un instant, visiblement plongée dans ses souvenirs. Quand elle<br />

rencontra de nouveau le regard de Joni, elle avait <strong>une</strong> expression de félicité.<br />

— Mais si vous ne faites rien, dans cinquante ans d’ici vous n’aurez pas de souvenirs heureux <strong>à</strong><br />

évoquer, répondit-elle avec sérieux.


Joni lui sourit en retour. Qu’aurait dit Mme Sain si elle lui avait révélé qu’elle avait beaucoup<br />

« fait » durant la nuit de vendredi avec le Dr Bradley ? Le samedi matin aussi, d’ailleurs. Comme ils<br />

n’avaient plus de préservatifs, ils avaient dû improviser, néanmoins Joni avait obtenu toute satisfaction :<br />

cet homme était aussi très habile de sa bouche, entre autres choses.<br />

— Que voil<strong>à</strong> un sourire étrange, observa sa patiente.<br />

Joni évita de la regarder, mais ne chercha pas <strong>à</strong> changer son expression. Grant la faisait souvent<br />

sourire, et le simple fait de penser <strong>à</strong> lui l’égayait.<br />

— Mmm, je vois, dit Mme Sain d’un air satisfait. Il était temps.<br />

— Temps de quoi faire ?<br />

Grant entra dans la chambre, gratifiant les deux femmes d’un sourire éblouissant.<br />

Aussitôt Joni détourna les yeux, affectant d’être occupée. Il lui était impossible de le fixer sans<br />

confirmer <strong>à</strong> Mme Sain tout ce qu’elle subodorait déj<strong>à</strong>.<br />

Mais comment ne pas le regarder, alors que le simple fait d’entendre sa voix la rendait tout<br />

heureuse ?<br />

Elle ne l’avait pas revu depuis qu’il était parti de chez elle, le samedi après-midi. Elle ne lui avait<br />

pas parlé non plus puisqu’elle lui avait interdit de lui téléphoner. Les Alcooliques Anonymes lui avaient<br />

pris <strong>une</strong> bonne partie de son temps pendant le week-end, mais Grant était toujours resté présent dans ses<br />

pensées.<br />

Naturellement, avec ses messages idiots, il avait été assuré qu’elle pensait <strong>à</strong> lui. Après tout, elle<br />

n’avait rien interdit au sujet des textos.<br />

Quand elle s’était couchée, le samedi soir, elle avait eu envie de l’appeler <strong>pour</strong> lui demander de<br />

venir, mais elle s’était dit qu’il valait mieux qu’elle ne s’habitue pas <strong>à</strong> l’avoir dans son lit toutes les nuits.<br />

Et puis, peut-être qu’il avait changé d’avis et qu’en y réfléchissant, il n’acceptait plus ses règles ? Il<br />

devait y avoir des centaines de femmes qui auraient adoré se conformer <strong>à</strong> « ses » règles <strong>à</strong> lui.<br />

Mais dans ce cas, il ne lui aurait pas envoyé un texto juste avant minuit <strong>pour</strong> lui souhaiter de faire de<br />

beaux rêves…<br />

Apparemment, il avait aussi beaucoup pensé <strong>à</strong> elle et apprécié leur nuit passée ensemble autant<br />

qu’elle.<br />

— Ses signes vitaux sont stables, docteur Bradley.<br />

Elle leva enfin les yeux vers lui. Elle ne pouvait pas en dire autant de son propre état, hélas…<br />

Rougissante, frémissante, le cœur battant <strong>à</strong> tout rompre, et tout cela simplement parce qu’il se trouvait<br />

dans la même pièce qu’elle…<br />

— Merci, répondit-il sans la regarder.<br />

Elle se sentit triste, d’un coup. Conformément <strong>à</strong> sa demande, il l’ignorait délibérément. Aussi, ils<br />

semblaient raides et trop formels. Tout en comprenant <strong>pour</strong>quoi il ne la taquinait pas selon son habitude,<br />

Joni regretta l’attention qu’il lui portait d’ordinaire. Décidément, elle était sur <strong>une</strong> mauvaise pente.<br />

Le regard de Mme Sain alla de l’un <strong>à</strong> l’autre et elle secoua la tête.<br />

— J’ignore ce qui ne va pas chez vous, les je<strong>une</strong>s d’aujourd’hui, dit-elle en soupirant. De mon<br />

temps, au moins, on avait du bon sens.<br />

— Nous en avons aussi, lui affirma Grant en lui tapotant la main. Je suis venu vous informer que<br />

l’on vous transférait en médecine générale ce matin. Si vous restez stable l<strong>à</strong>-bas, je vous renvoie chez<br />

vous dans quelques jours.<br />

— La maison, murmura la vieille dame. C’est l<strong>à</strong> que se trouve le cœur. Pouvez-vous me renvoyer<br />

l<strong>à</strong>-bas ?<br />

Malgré elle, Joni eut envie de demander <strong>à</strong> Grant où était sa maison <strong>à</strong> lui. Elle aurait voulu tout<br />

savoir sur sa vie.<br />

— Où se trouve votre maison ? demanda-t-il <strong>à</strong> Mme Sain, comme en écho <strong>à</strong> ses pensées.


— Je ne vous parle pas de cette résidence avec assistance médicale, bien sûr. Cet endroit<br />

ressemblerait plutôt <strong>à</strong> <strong>une</strong> prison.<br />

— Nous en avons déj<strong>à</strong> parlé. Votre famille vous y a installée parce qu’elle a pensé que c’était ce<br />

qu’il y avait de mieux <strong>pour</strong> vous. Ils ne veulent plus que vous viviez seule, vous ne seriez pas en sécurité.<br />

— Je sais, répondit la vieille dame d’un air résigné. Ils ont fait ce qu’ils ont cru le mieux <strong>pour</strong> moi.<br />

Je ne suis plus de première fraîcheur et il est vrai que j’ai besoin d’être un peu aidée de temps en temps.<br />

Et j’ai accepté d’aller dans cet endroit <strong>pour</strong> que mes enfants ne se sentent pas coupables, car ils n’ont<br />

auc<strong>une</strong> raison de l’être. Je suis âgée et j’ai vécu ma vie. Ils ont encore la leur <strong>à</strong> construire.<br />

Elle s’arrêta <strong>pour</strong> inspirer plusieurs fois pr<strong>of</strong>ondément <strong>à</strong> travers sa canule nasale.<br />

— Mais cela ne me plaît pas <strong>pour</strong> autant, <strong>pour</strong>suivit-elle. Et ce n’est pas l<strong>à</strong> que se trouve mon cœur.<br />

Joni les écoutait parler tout en rentrant les derniers résultats dans le dossier de sa patiente.<br />

Du coin de l’œil, elle étudiait Grant. A présent, elle savait ce que cachait sa tenue bleu marine.<br />

Chacun d’eux avait exploré en détail le corps de l’autre. Elle connaissait le goût de sa peau et savait ce<br />

que c’était que d’éprouver un orgasme dans ses bras.<br />

A aucun moment elle ne s’était sentie gênée avec lui. Or, <strong>à</strong> présent qu’ils se retrouvaient habillés sur<br />

leur lieu de travail, elle se sentait mal <strong>à</strong> l’aise et manquait d’assurance. Qu’était-elle censée lui dire ?<br />

Comment devait-elle se comporter ?<br />

En fait, elle mourait d’envie de passer ses bras autour de son cou, de lui murmurer qu’elle était<br />

contente de le revoir, et qu’elle avait apprécié ses messages.<br />

C’était elle qui avait fixé les règles concernant leur relation. En théorie, c’étaient de bonnes règles.<br />

Mais la vie n’était pas <strong>une</strong> théorie. Elle était réelle, tout comme Grant. Même si cela la dérangeait<br />

de l’admettre, Joni était déçue de voir qu’il l’ignorait.<br />

Elle aurait sans doute préféré qu’il la bombarde de roses et de promesses après avoir passé <strong>une</strong><br />

seule nuit avec elle ? se morigéna-t-elle, irritée contre elle-même. Si elle n’était pas capable de suivre<br />

ses propres règles, alors elle ne devait pas voir Grant du tout.<br />

— Si vous n’avez plus besoin de moi, docteur Bradley… Je vais aller m’occuper d’un autre patient.<br />

Sur ces mots, Joni se dirigea vers la porte. Peut-être avait-elle parlé d’un ton un peu trop froid <strong>pour</strong><br />

être naturel, mais elle avait besoin de s’éloigner de lui, et de l’effet incroyable qu’il produisait sur elle,<br />

avant de faire quelque chose de stupide, comme de l’entraîner dans un coin <strong>pour</strong> l’embrasser éperdument.<br />

— Oh ! Il y a des tas de choses que vous pouvez faire <strong>pour</strong> moi, <strong>infirmière</strong> Joni, répondit Grant avec<br />

un sourire narquois.<br />

Elle lui jeta un coup d’œil inquiet. Voulait-il dire ce qu’elle avait cru comprendre ?<br />

— Vous pouvez, par exemple, appeler l’étage de médecine <strong>pour</strong> qu’ils préparent l’arrivée de<br />

Mme Sain.<br />

Cette dernière marmonna quelque chose du genre : « Quel galopin ! » mais Joni n’aurait pu le jurer.<br />

— Oui, monsieur, répondit-elle avec raideur.<br />

Evitant de croiser son regard, elle fixa son oreille droite en s’efforçant de ne pas penser que tout<br />

récemment, elle en mordillait le lobe avec délice.<br />

— Merci, répondit Grant, apparemment concentré sur les dernières radios des poumons de sa<br />

patiente.<br />

Mme Sain les regardait l’un après l’autre avec curiosité et par <strong>bonheur</strong>, demeura muette. Joni en fut<br />

soulagée. Elle n’avait nul besoin des commentaires de sa patiente.<br />

— Je vais bientôt revenir vous chercher, affirma-t-elle <strong>à</strong> la vieille dame, qui se contenta de lui<br />

sourire.<br />

* * *


Ayant eu tout loisir d’apprendre par cœur la radio de Mme Sain, Grant vit Joni quitter la pièce du<br />

coin de l’œil.<br />

Quand il se retourna vers sa patiente, elle le fixait de ses yeux perçants.<br />

— Je suppose que vous ne me direz pas ce qui s’est passé entre vous ce week-end ?<br />

— Non.<br />

— Je m’en doutais.<br />

Elle se mit <strong>à</strong> rire et dut s’éclaircir la gorge en toussant.<br />

— Mais vous avez quand même posé la question.<br />

— Vous savez, je suis <strong>une</strong> personne âgée. Si je dis des choses que je ne devrais pas, on peut mettre<br />

ça sur le compte de la sénilité.<br />

Grant secoua la tête en souriant.<br />

— Ah oui ? ! Vous avez l’esprit plus vif que beaucoup de gens plus je<strong>une</strong>s.<br />

— Dommage que le corps ne puisse pas suivre. Dans la tête, je ne me sens pas différente que<br />

lorsque j’avais vingt ans.<br />

Grant regarda la vieille dame avec intérêt. Il avait souvent entendu dire la même chose. L’esprit<br />

restait je<strong>une</strong>, mais le corps ne voulait plus coopérer. Cependant, si sa patiente était revenue plusieurs fois<br />

des portes de la mort, c’était certainement grâce <strong>à</strong> son mental : l’esprit triomphait encore de la matière.<br />

— Alors, vous avez fini par la convaincre de sortir avec vous ?<br />

Il laissa échapper un petit soupir. Mme Sain ne renonçait jamais longtemps.<br />

— Voil<strong>à</strong> que vous recommencez <strong>à</strong> poser des questions séniles. Si vous continuez, je vais demander<br />

un scanner de votre cerveau. De toute façon, vous savez bien que toutes les femmes font la queue devant<br />

ma porte <strong>pour</strong> me demander de les inviter, répliqua-t-il avec un clin d’œil.<br />

— Sauf celle que vous voulez, qui s’enfuit en courant. Mais ce week-end, elle avait dû oublier ses<br />

baskets parce que je ne crois pas qu’elle ait beaucoup couru.<br />

— Décidément non, vous n’êtes pas sénile, dit Grant en riant.<br />

— Laissez-lui tout de même du temps, <strong>pour</strong> se remettre de ce qui la fait courir. Vous lui plaisez et<br />

cela l’effraie. Je peux la comprendre, vous avez du punch. Elle finira par s’amadouer.<br />

— Je l’espère, dit-il.<br />

Il compléta le dossier et le referma. Certes, il n’aurait pas dû discuter ainsi avec <strong>une</strong> patiente, ce<br />

n’était pas du tout pr<strong>of</strong>essionnel. Sans doute avait-il besoin de parler <strong>à</strong> quelqu’un, et Mme Sain s’était<br />

imposée tout naturellement.<br />

— Je le sais bien, cela saute aux yeux chaque fois que vous la regardez, lui dit-elle en lui tapotant la<br />

main.<br />

Grant fronça les sourcils. Etait-il donc si facile <strong>à</strong> déchiffrer ?<br />

Curieusement, l’attitude affectueuse de sa patiente lui donna envie de voir sa propre mère. Mais<br />

cette dernière se demanderait ce qu’il lui prenait de l’appeler <strong>pour</strong> lui rendre visite : il n’y avait pas de<br />

vacances en vue.<br />

— Vous devriez peut-être faire quelque chose de gentil <strong>pour</strong> Joni, reprit Mme Sain. Lui <strong>of</strong>frir des<br />

fleurs, ou <strong>une</strong> boîte de chocolats. Les femmes aiment ce genre de cadeaux, lorsque c’est fait avec<br />

sincérité.<br />

— Oh ! Mes intentions sont absolument sincères, assura-t-il d’un air espiègle. Mais j’ai reçu l’ordre<br />

très strict de n’en rien faire.<br />

Elle fronça les sourcils.<br />

— Suit-elle un régime ?<br />

Grant la regarda, surpris. Il n’en avait auc<strong>une</strong> idée. De son point de vue, elle n’en avait nullement<br />

besoin : ses courbes étaient parfaites. Chaque fois qu’il l’avait vue manger, elle avait semblé apprécier la<br />

nourriture, sans <strong>pour</strong> autant se jeter sur les plats.


— Les fleurs n’ont pas de calories, décréta Mme Sain. A moins qu’elle n’y soit allergique ?<br />

Il fit <strong>une</strong> petite grimace de dépit. Il avait besoin de passer plus de temps avec Joni <strong>pour</strong> pouvoir<br />

répondre <strong>à</strong> ce genre de question. Il fallait qu’ils se connaissent davantage <strong>pour</strong> savoir où leur attirance<br />

réciproque allait les mener.<br />

Sa patiente réfléchissait toujours.<br />

— Vous devriez peut-être parler <strong>à</strong> ses amis <strong>pour</strong> connaître ses goûts. Les femmes aiment que l’on<br />

prenne le temps d’avoir <strong>pour</strong> elles des attentions particulières…<br />

— Ne laissez personne vous dire qu’il y a la moindre trace de sénilité en vous, dit Grant en<br />

embrassant la vieille dame sur le front. Je crois que je vais revenir <strong>à</strong> votre premier conseil et laisser <strong>à</strong><br />

Joni le temps de savoir ce qu’elle veut.<br />

Elle n’eut pas l’air très enthousiaste.<br />

— Ne lui accordez pas trop de temps, sinon elle croira que vous n’êtes pas intéressé.<br />

Soudain, ses yeux brillèrent d’excitation.<br />

— Oh ! J’ai trouvé ! Vous <strong>pour</strong>riez être un admirateur secret et lui faire la cour incognito.<br />

Il se mit <strong>à</strong> rire, laissant l’idée faire son chemin. Il aurait tellement aimé prendre Joni dans ses bras,<br />

lui dire combien il avait apprécié cette nuit avec elle. Des centaines de fois, il avait eu envie de<br />

décrocher son téléphone rien que <strong>pour</strong> entendre sa voix, lui demander de l’inviter dans son lit, même si ce<br />

n’était que <strong>pour</strong> la serrer contre lui. Mais elle voulait de l’action, ou rien.<br />

Quelle ironie.<br />

Lui faire la cour incognito serait le meilleur moyen de se rebeller contre ses règles ridicules. Si elle<br />

avait un admirateur secret, elle ne <strong>pour</strong>rait pas le lui reprocher.<br />

— Comment faites-vous <strong>pour</strong> être aussi futée ? demanda-t-il <strong>à</strong> Mme Sain.<br />

— Quand on vit assez longtemps, on apprend <strong>une</strong> ou deux choses… Je vais continuer <strong>à</strong> réfléchir au<br />

moyen <strong>pour</strong> vous de gagner son affection.<br />

Grant ne demanda pas <strong>à</strong> sa patiente <strong>pour</strong>quoi elle semblait prendre cela tant <strong>à</strong> cœur. Etant <strong>à</strong> l’hôpital<br />

jour et nuit, elle devait manquer de distractions.<br />

De toute façon, quand il s’agissait de Joni, il avait besoin de toute l’aide qu’il pouvait trouver.


8.<br />

Désireux de respecter sa promesse, Grant ignora Joni <strong>à</strong> l’hôpital.<br />

Avant, il avait toujours un sourire <strong>pour</strong> elle, trouvant <strong>à</strong> chac<strong>une</strong> de leurs rencontres, un prétexte <strong>pour</strong><br />

la toucher ou lui parler.<br />

Maintenant, plus rien. Pas même un échange de regards.<br />

Quatre jours s’étaient écoulés. Mme Sain avait été transférée dans un autre service et Joni avait<br />

appris qu’elle était sortie de l’hôpital le matin même. Elle aurait voulu lui dire au revoir, mais elle avait<br />

eu trop de travail aux urgences et quand elle avait enfin pu prendre <strong>une</strong> pause, Mme Sain était déj<strong>à</strong> partie<br />

avec sa belle-fille.<br />

Grant était passé plusieurs fois aux urgences dans la journée. Il avait eu deux nouvelles admissions<br />

— deux pneumothorax — et avait dû voir <strong>une</strong> dizaine d’autres patients en consultation <strong>pour</strong> divers<br />

problèmes, la plupart liés <strong>à</strong> des bronchites chroniques.<br />

Le lundi soir, Joni lui envoya un texto <strong>pour</strong> lui demander de passer. Moins d’<strong>une</strong> heure plus tard, il<br />

était sur son palier, prêt <strong>à</strong> l’emmener au septième ciel… ce qu’il fit, au-del<strong>à</strong> de ses propres espérances.<br />

Leur rencontre fut encore plus forte que pendant le week-end.<br />

En rentrant de chez sa mère, le mardi soir, Joni voulut l’appeler mais se refusa ce plaisir : deux nuits<br />

de suite <strong>of</strong>ficialiseraient trop leur relation. Cela ne faisait pas partie des règles, mais elle aurait dû le lui<br />

préciser, justement parce qu’elle en avait trop envie.<br />

Et quand ce fut Grant qui lui demanda par texto s’il pouvait venir, elle lui répondit : « Pas ce soir. »<br />

Ce qui la rendit irritable, parce que c’était justement ce qu’elle voulait.<br />

Que disait Scarlett O’Hara, déj<strong>à</strong>, dans Autant en emporte le vent ? Que demain était un autre jour ?<br />

Pour Joni, il n’aurait pas pu arriver assez vite…<br />

* * *<br />

Tout <strong>à</strong> sa tâche, Grant glissa le tuyau dans la gorge de sa patiente <strong>pour</strong> la relier <strong>à</strong> la machine qui la<br />

ferait respirer, la maintenant artificiellement en vie. Il vérifia que toutes les mises en place avaient été<br />

faites correctement et que sa poitrine se soulevait régulièrement.<br />

Cette femme d’<strong>une</strong> quarantaine d’années s’était retrouvée en arrêt respiratoire après avoir avalé des<br />

antalgiques avec de l’alcool. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait le cas : <strong>une</strong> personne qui<br />

souffrait, reprenait un cachet <strong>pour</strong> atténuer la douleur en buvant un verre ou deux, voulant croire que la<br />

combinaison des deux ne pouvait pas lui faire de mal, mais au contraire aiderait <strong>à</strong> la soulager.<br />

Le même scénario s’était déroulé avec Ashley. Il l’avait regardée anéantir non seulement sa propre<br />

vie, mais leur couple, manquant de peu de le détruire.


Kay Conner avait sombré dans le sommeil et son mari n’avait pas été capable de la réveiller. Grant<br />

éprouvait de la compassion <strong>pour</strong> cet homme, sachant ce qu’il endurait. Lui-même était soulagé d’avoir<br />

réussi <strong>à</strong> s’extraire de la vie décousue d’Ashley.<br />

— Beau travail, lui dit l’urgentiste de service.<br />

Grant avait été appelé dans la matinée, <strong>pour</strong> l’aider juste après l’arrivée de l’ambulance aux<br />

urgences.<br />

— Je craignais qu’on ne puisse pas sauver celle-l<strong>à</strong>, <strong>pour</strong>suivit-il en retirant ses gants.<br />

— Elle n’est malheureusement pas encore tirée d’affaire, objecta Grant.<br />

Il savait qu’il ne suffisait pas de stabiliser la respiration <strong>à</strong> l’aide d’<strong>une</strong> machine. Le système nerveux<br />

central de la patiente avait souffert, au point que ses fonctions corporelles pouvaient s’arrêter <strong>à</strong> n’importe<br />

quel moment. Son foie ou ses reins risquaient de ne pas résister aux toxines avec lesquelles elle avait<br />

empoisonné son corps.<br />

Combien de fois n’avait-il pas observé Ashley quand elle était en phase de désintoxication, priant<br />

<strong>pour</strong> qu’elle soit tirée d’affaire ?<br />

Grant jeta un coup d’œil <strong>à</strong> sa patiente, rempli d’un mélange de pitié et de dégoût. Alors que tant de<br />

ses patients luttaient <strong>pour</strong> pouvoir respirer, il avait parfois du mal <strong>à</strong> être compatissant envers quelqu’un<br />

qui traitait sa propre vie avec <strong>une</strong> telle désinvolture.<br />

— Prévenez les urgences <strong>pour</strong> qu’on lui prépare un lit, dit-il <strong>à</strong> l’<strong>infirmière</strong> qui l’avait assisté.<br />

Mme Conner devra être étroitement surveillée durant les prochaines vingt-quatre heures. Sa survie en<br />

dépend. Je vais parler <strong>à</strong> son mari avant de me rendre <strong>à</strong> mes consultations. S’il y a un quelconque<br />

changement, bipez-moi.<br />

En retournant aux urgences, la première personne qu’il vit fut Joni. Aussitôt, des images de la nuit<br />

précédente lui vinrent <strong>à</strong> l’esprit — de toutes leurs nuits, en fait, depuis ces cinq dernières semaines.<br />

Elle ne l’appelait qu’<strong>une</strong> nuit sur deux, lui disait exactement ce qu’elle voulait, et il arrivait en<br />

courant.<br />

Ce n’était pas tout <strong>à</strong> fait ce qu’il avait imaginé quand il avait accepté ses règles. Il voulait plus que<br />

ces heures passées dans son lit. <strong>Un</strong> jour, il lui dirait qu’elle était injuste et qu’il n’était pas qu’un objet de<br />

plaisir. Il saurait lui faire entendre raison. Mais ce n’était pas encore le moment.<br />

Certes, lorsqu’ils étaient ensemble, elle se donnait toute <strong>à</strong> lui, ne retenait rien et restait dans ses bras<br />

après l’amour, jusqu’<strong>à</strong> ce qu’il ait de nouveau envie d’elle et la possède <strong>une</strong> deuxième ou troisième fois.<br />

Bien sûr, elle riait et jouait avec lui au lit, répondant <strong>à</strong> la plupart de ses questions : non, elle n’était<br />

pas allergique aux fleurs et, oui, elle suivait un régime, mais n’était-ce pas le cas de la plupart des<br />

femmes ?<br />

Jusqu’<strong>à</strong> présent, <strong>à</strong> aucun moment Joni n’avait paru vouloir changer le statu quo autour de leur<br />

relation. Et elle n’avait jamais voulu répondre aux questions moins anodines, concernant son enfance ou<br />

ses parents, ni lui dire <strong>à</strong> quoi elle occupait ses soirées quand ils ne se voyaient pas.<br />

Que faisait-elle, les nuits où ils n’étaient pas ensemble ? Avec qui était-elle ? Il ne pensait pas qu’il<br />

y eût quelqu’un d’autre, mais il soupçonnait qu’elle faisait quelque chose qui ne lui aurait pas plu.<br />

D’un autre côté, <strong>à</strong> peine cinq semaines s’étaient écoulées et il devait sans doute lui laisser encore du<br />

temps. Ou bien il pouvait essayer <strong>une</strong> des autres suggestions de la vieille dame : lui <strong>of</strong>frir des fleurs, du<br />

chocolat ou un autre cadeau, comme ces petites figurines représentant des fées qu’il avait remarquées<br />

autour de sa maison.<br />

Comment <strong>une</strong> femme collectionnant des créatures aussi fantasques pouvait-elle ne rechercher qu’<strong>une</strong><br />

relation physique avec un homme ? N’était-elle pas plutôt romantique dans l’âme, et ne devrait-il pas la<br />

convaincre de se fier <strong>à</strong> l’attirance si forte qui les liait ?<br />

A cet instant, Joni surprit son regard sur elle. Ses lèvres commencèrent <strong>à</strong> s’étirer en un sourire, mais<br />

elle se ressaisit et détourna les yeux.


Lui sourire sur le lieu de travail était contraire aux règles, bien sûr !<br />

Il en avait assez de tout ça, de se voir maintenu <strong>à</strong> l’écart et de ne pas savoir ce qu’elle faisait le soir<br />

et qu’elle ne voulait pas lui raconter.<br />

Il était temps de passer au plan B.<br />

* * *<br />

Joni sortit de la chambre de son patient et vit Grant <strong>à</strong> l’entrée de la salle des <strong>infirmière</strong>s. La tête<br />

penchée sur le côté, il était en train de rire <strong>à</strong> quelque chose que lui racontait Samantha.<br />

<strong>Un</strong> pincement de jalousie la saisit au milieu de la poitrine.<br />

Quand elle l’avait aperçu plus tôt dans la journée, <strong>une</strong> vague de chaleur l’avait submergée et elle<br />

avait eu envie de tout lâcher <strong>pour</strong> se précipiter dans ses bras.<br />

Elle avait dû faire appel <strong>à</strong> toute sa volonté <strong>pour</strong> se calmer et rester détachée, conformément <strong>à</strong> sa<br />

propre décision.<br />

Il n’avait pas paru s’en formaliser et était passé près d’elle sans dire un seul mot ni même la frôler.<br />

Que pouvait-elle dire ? Il se soumettait scrupuleusement <strong>à</strong> ses exigences. Si les contraintes qu’elle<br />

avait imposées lui pesaient, cela ne signifiait pas qu’elle avait eu tort de les instituer, bien au contraire.<br />

Puisque cela la contrariait tant qu’il l’ignore, elle avait eu raison de garder le plus de distance possible<br />

avec lui dans sa vie pr<strong>of</strong>essionnelle.<br />

De même, si tous les soirs, elle voulait l’appeler <strong>pour</strong> lui demander de venir et avait envie de le<br />

garder toute la nuit, elle avait eu raison de maintenir leurs rendez-vous <strong>une</strong> nuit sur deux et d’insister <strong>pour</strong><br />

qu’il ne reste pas jusqu’au matin.<br />

Ces règles étaient pénibles <strong>à</strong> suivre, mais si elle voulait pouvoir partir un jour sans qu’il y ait trop<br />

de casse, elle devait s’y accrocher et les lui faire respecter.<br />

Du côté de Grant, cela ne semblait poser aucun problème. Il avait l’air satisfait de leur relation telle<br />

qu’elle était. Que faisait-il pendant ses nuits libres ? Elle ne le lui demandait jamais et il n’en parlait pas.<br />

Il avait beau lui envoyer des textos <strong>pour</strong> la faire sourire — ou gémir de désir — il pouvait le faire de<br />

n’importe où.<br />

Même depuis le lit d’<strong>une</strong> autre femme.<br />

Elle fit la grimace. Non, cela ne se pouvait pas.<br />

Soudain, elle ne put plus se contenir et se dirigea vers lui d’un pas déterminé. La surprise se peignit<br />

sur ses traits, mais elle ne lui laissa pas le temps de se retourner et, le saisissant par le bras, l’entraîna<br />

loin de la salle des <strong>infirmière</strong>s et du rire de Samantha.<br />

— Pas un mot, ordonna-t-elle en ouvrant la porte du placard de fournitures. Je ne veux aucun<br />

commentaire au sujet de l’endroit où nous nous trouvons.<br />

Il ne dit rien et la gratifia de son sourire le plus retors.<br />

— J’ai oublié de te parler d’<strong>une</strong> règle très importante.<br />

Grant haussa les sourcils, mais n’articula pas un seul mot.<br />

Elle prit <strong>une</strong> pr<strong>of</strong>onde inspiration, et se lança.<br />

— Tant que nous sommes ensemble, nous sommes monogames ou rien. Pas question <strong>pour</strong> aucun de<br />

nous deux de coucher avec quelqu’un d’autre.<br />

Ses yeux s’arrondirent de surprise, puis se mirent <strong>à</strong> briller d’<strong>une</strong> lueur amusée.<br />

— Je n’aurais jamais cru que tu étais du genre jaloux.<br />

— Qui t’a autorisé <strong>à</strong> parler ? rétorqua-t-elle avec irritation, vexée d’être aussi facile <strong>à</strong> déchiffrer.<br />

Le sourire de Grant s’élargit.<br />

— Et je n’aurais pas cru que tu étais du genre autoritaire, mais cela commence <strong>à</strong> me plaire.<br />

— Je ne suis pas autoritaire…


— Chérie, tu es <strong>une</strong> maniaque du contrôle. Mais je suis fou de toi, de toute façon.<br />

— Je ne suis pas… tu es fou de moi ?<br />

— Tu veux toujours croire que ces dernières semaines, il n’a été question que de sexe ?<br />

— Il n’a été question que de sexe. Et ne dis pas que tu es fou de moi.<br />

Avec un grognement, il l’attira contre lui.<br />

— Si tu insistes…<br />

Grant ferma les yeux. C’était si bon de sentir son corps contre elle…<br />

— J’insiste.<br />

— Bien. Je te signale que nous sommes toujours dans le placard, ce qui me rappelle <strong>une</strong> certaine<br />

conversation.<br />

— On est au travail, Grant, répondit Joni d’<strong>une</strong> voix mourante.<br />

— On est dans le placard de fournitures. Seuls. Et tu es <strong>à</strong> moi.<br />

Ses lèvres s’emparèrent des siennes.<br />

* * *<br />

Joni se sentit rougir jusqu’aux oreilles quand elle se retrouva nez <strong>à</strong> nez avec Samantha qui aussitôt,<br />

éclata de rire.<br />

— Je viens bien de te voir sortir du placard ?<br />

Elle prit un air <strong>of</strong>fensé. Les meilleures amies étaient comme ça : elles croyaient qu’elles avaient le<br />

droit de faire des remarques déplacées, et qui plus est, d’en rire.<br />

Joni préféra l’ignorer et lissa sa tenue froissée. Elle l’avait déj<strong>à</strong> fait <strong>à</strong> l’intérieur, mais chaque fois,<br />

Grant l’avait attirée de nouveau dans ses bras <strong>pour</strong> l’embrasser.<br />

Quand il avait glissé la main sous sa tenue <strong>pour</strong> arrondir la paume sur un sein, elle avait compris<br />

qu’elle était <strong>à</strong> deux doigts de le pousser contre l’étagère et de lui faire subir les derniers outrages.<br />

Etait-elle devenue complètement folle ?<br />

N’importe qui aurait pu ouvrir la porte et les surprendre. Et ensuite ? Aurait-elle été appelée chez le<br />

directeur et réprimandée ? Ou pire, aurait-elle été congédiée <strong>pour</strong> conduite inappropriée ? Car c’était tout<br />

<strong>à</strong> fait le cas : elle était au travail, et n’avait pas <strong>à</strong> se comporter ainsi.<br />

En fait, elle se conduisait exactement comme Mark l’avait faussement accusée d’agir. A cause de<br />

cela, elle avait dû se battre <strong>pour</strong> conserver son emploi et son diplôme d’<strong>infirmière</strong>. A l’époque, il y avait<br />

ajouté la cerise sur le gâteau : l’accuser d’addiction. Elle qui n’avait jamais bu ni fait usage d’<strong>une</strong> drogue<br />

quelconque.<br />

— J’avais besoin de matériel, répondit-elle enfin <strong>à</strong> son amie, sans <strong>pour</strong> autant expliquer son souffle<br />

court ni ses mains vides.<br />

— Oh.<br />

Le regard de Samantha alla de Joni <strong>à</strong> Grant, qui sortait maintenant du placard.<br />

— Je vois tout <strong>à</strong> fait de quoi tu avais besoin. Il a dû se donner du mal <strong>pour</strong> t’aider <strong>à</strong> le trouver.<br />

Joni regarda Grant entrer dans la chambre de Kay Conner. Ce qui venait de se passer était<br />

uniquement sa faute. C’était elle qui l’avait entraîné dans ce placard, qui plus est, après l’avoir averti de<br />

n’en rien faire. Tout ça parce qu’elle avait été jalouse <strong>à</strong> la seule idée qu’il puisse être avec quelqu’un<br />

d’autre qu’elle…<br />

— Ce n’est pas ce que tu crois, dit-elle d’<strong>une</strong> voix mal assurée.<br />

Elle eut l’impression de rougir encore plus. En fait, c’était exactement ça.<br />

— Non ? C’est bien dommage, soupira Samantha. Combien de fois ne t’ai-je pas dit que tes règles<br />

étaient le principe le plus stupide dont j’aie jamais entendu parler ?<br />

— Elles n’ont rien de stupide.


Joni lissa sa tenue <strong>pour</strong> la troisième fois. L’incident du placard en était <strong>une</strong> preuve supplémentaire :<br />

si elle s’en était tenue aux règles, elle n’aurait pas risqué de perdre son emploi, et n’éprouverait pas de<br />

jalousie envers un homme avec qui elle n’avait qu’<strong>une</strong> relation ciblée et de courte durée.<br />

— Tu ne peux pas comprendre, dit-elle en haussant les épaules.<br />

— Alors, aide-moi. Tu as raison, je ne comprends pas <strong>pour</strong>quoi tu tiens <strong>à</strong> distance un homme aussi<br />

merveilleux que Grant, et qui est complètement fou de toi.<br />

Elle soupira. S’il s’intéressait <strong>à</strong> elle, c’était parce que les hommes voulaient ce qu’ils ne pouvaient<br />

pas avoir, point <strong>à</strong> la ligne.<br />

— Tu es la dernière personne au monde qui devrait me faire ce genre de remarque, alors que tu<br />

continues <strong>à</strong> refuser la demande de Vann… Moi, au moins, j’accepte Grant.<br />

— Certainement, rétorqua Samantha en refermant le tiroir des médicaments un peu trop fort. <strong>Un</strong> soir<br />

sur deux, et ensuite il est renvoyé dans ses foyers.<br />

— Si je dormais toutes les nuits avec lui, cela ressemblerait trop <strong>à</strong> <strong>une</strong> vraie relation.<br />

Samantha leva les yeux au ciel, visiblement exaspérée.<br />

— Tu diras ce que tu voudras, mais <strong>pour</strong> toi, le simple fait de faire l’amour avec un homme « est »<br />

<strong>une</strong> relation, Joni. Nous savons toutes les deux que tu n’es pas du genre <strong>à</strong> avoir <strong>une</strong> aventure d’un soir.<br />

— C’est exact. D’ailleurs, nous avons eu beaucoup plus qu’un soir.<br />

— Et il y a beaucoup plus entre vous que le seul aspect physique. Reconnais-le.<br />

— Non.<br />

— En tout cas, ne regarde pas maintenant, mais ton objet sexuel vient de finir avec sa patiente et se<br />

dirige par ici.<br />

Joni alla se réfugier dans la salle de pause <strong>pour</strong> ne pas avoir <strong>à</strong> se <strong>retrouver</strong> face <strong>à</strong> lui. Sur le seuil,<br />

elle s’arrêta net.<br />

<strong>Un</strong>e petite boîte carrée, de la taille d’un mug de café, était posée sur la table, entourée d’un ruban, <strong>à</strong><br />

côté d’<strong>une</strong> enveloppe sur laquelle son prénom était écrit.<br />

Etait-ce l’œuvre de Samantha ?<br />

Son amie n’ignorait pas que ces dernières semaines avaient été fluctuantes sur le plan émotionnel.<br />

Lorsqu’elle voyait Grant, elle était au comble du <strong>bonheur</strong>. Le reste du temps, elle était beaucoup plus<br />

tendue car il lui manquait, et elle ne cessait de penser <strong>à</strong> lui.<br />

Brûlant de curiosité, elle défit le ruban et souleva le couvercle de la boîte.<br />

C’était un gâteau. <strong>Un</strong> joli petit gâteau, admirablement bien présenté et recouvert d’un glaçage au<br />

chocolat. Son odeur alléchante vint aussitôt caresser ses narines.<br />

Incapable de résister, elle passa le doigt sur le côté et lécha la crème qui lui fondit dans la bouche.<br />

Elle avait toutes les papilles en effervescence.<br />

Mon Dieu, c’était trop tentant. Samantha aurait de ses nouvelles. Cette dernière savait <strong>pour</strong>tant<br />

qu’elle cherchait <strong>à</strong> perdre quelques kilos… Joni ne comprenait toujours pas d’ailleurs, <strong>pour</strong>quoi Grant la<br />

trouvait si désirable, alors qu’elle n’avait rien de sculptural. <strong>Un</strong> soir sur deux depuis trois semaines,<br />

après avoir accompagné sa mère aux Alcooliques Anonymes, elle se passait des DVD d’exercices de<br />

gymnastique et suait sang et eau devant son écran.<br />

Elle ouvrit l’enveloppe et en sortit <strong>une</strong> carte, qui n’était pas de Samantha.<br />

« Parce qu’<strong>une</strong> femme aussi belle que vous ne devrait jamais faire de régime. »<br />

Elle était signée : « <strong>Un</strong> admirateur secret. »


9.<br />

Joni était allongée sur son lit, son édredon étalé confortablement sur elle.<br />

Les yeux fixés sur l’écran de son portable, elle tapa son message.<br />

« Je sais ce que tu as fait aujourd’hui. »<br />

« Que veux-tu dire ? »<br />

« Ne me prends pas <strong>pour</strong> <strong>une</strong> idiote. Ton admirateur secret n’a trompé personne. »<br />

« J’ignore de quoi tu parles. »<br />

« Merci, mais ne recommence pas. »<br />

Elle ferma les yeux, attendant que la vibration de son téléphone lui indique qu’elle avait <strong>une</strong><br />

réponse. Lorsque celle-ci arriva, <strong>une</strong> bouffée de joie l’envahit. Fébrile, elle lut :<br />

« Invite-moi chez toi, tu <strong>pour</strong>ras me remercier correctement de ce dont tu m’accuses. »<br />

Son cœur s’emballa dans sa poitrine. Elle en avait tellement envie qu’<strong>à</strong> la seule perspective de le<br />

revoir, elle ressentait des frissons dans le ventre. Elle inspira pr<strong>of</strong>ondément, tentant de faire appel <strong>à</strong> toute<br />

sa raison, avant de taper :<br />

« Je ne peux pas. »<br />

Cette fois, il la fit attendre <strong>une</strong> minute entière dans l’obscurité avant de répondre.<br />

« Dis plutôt que tu ne veux pas. »<br />

Dans ces quelques mots, la déception de Grant était presque palpable, — et que devrait-elle dire de<br />

la sienne ? — au point qu’elle envisagea de reconsidérer sa position de ne pas être avec lui deux nuits<br />

d’affilée. Elle le désirait tellement ! Le recevoir encore ce soir, était-il vraiment un problème ?<br />

Le simple fait de se poser la question l’obligeait <strong>à</strong> répondre oui. C’était un peu comme un<br />

alcoolique qui ne voit pas d’inconvénient <strong>à</strong> prendre « juste un verre ».<br />

Son téléphone vibra de nouveau alors qu’elle n’avait pas encore répondu :<br />

« Raconte-moi ce que tu ferais <strong>pour</strong> me remercier, si j’étais avec toi. »


<strong>Un</strong>e vague d’excitation surgit au fond d’elle. Elle tapa très vite :<br />

« Tu plaides donc coupable ? »<br />

Et <strong>à</strong> peine dix secondes plus tard :<br />

« Je ne plaide rien du tout. Maintenant, remercie-moi. »<br />

Joni sourit et ferma les yeux, laissant son imagination vagabonder.<br />

S’ensuivit un long échange de textos qui commençait autour du partage d’un délicieux gâteau <strong>à</strong> la<br />

crème et finissait de façon plus classique :<br />

« J’ai envie de toi, Joni. »<br />

« Moi aussi, j’ai envie de toi. »<br />

« Est-ce <strong>une</strong> invitation ? »<br />

Pendant <strong>une</strong> longue minute, elle hésita. Puis répondit enfin :<br />

« Bonne nuit, Grant. »<br />

Elle attendit longtemps sa réponse et était sur le point de sombrer dans le sommeil quand la<br />

vibration de son téléphone la fit sursauter.<br />

« Ne l’oublie pas, les règles sont faites <strong>pour</strong> être transgressées. Rêve de moi. »<br />

Joni cette fois, ne se fit pas prier.<br />

* * *<br />

Ayant retiré l’étiquette autocollante du pare-brise, Joni secoua la tête. <strong>Un</strong>e tête ronde et souriante<br />

dessinée <strong>à</strong> la main était tout ce qu’il y avait sur le papier ja<strong>une</strong>, mais un poème entier n’aurait pas<br />

davantage touché son cœur que ce simple geste.<br />

Peut-être aurait-elle dû prendre ombrage de toutes ces petites attentions que Grant avait <strong>pour</strong> elle :<br />

un jour, elle trouvait un beignet avec le mot « Souriez » écrit dessus au pochoir ; <strong>une</strong> autre fois, c’était un<br />

humble bouquet de pâquerettes qu’il avait dû cueillir le long de la route. Il y avait ainsi toutes sortes de<br />

petites choses insignifiantes qu’il déposait <strong>pour</strong> elle au travail, toujours accompagnées d’<strong>une</strong> carte signée<br />

« votre admirateur secret ».<br />

Il avait accepté ses règles, mais avait trouvé le moyen de les contourner, tout en continuant de nier<br />

que ces cadeaux venaient de lui. Pour autant, Joni n’était pas dupe.<br />

Pas plus que Samantha et plusieurs autres de ses collègues, qui la taquinaient au sujet de l’origine de<br />

ces cadeaux.<br />

Non, elle n’aurait pas dû sourire en retirant le papier, mais elle le fit quand même.<br />

Grant la faisait sourire. Souvent.<br />

— Vous attendez quelqu’un ? murmura <strong>une</strong> voix masculine <strong>à</strong> son oreille.<br />

— Juste toi.<br />

Elle se retint <strong>à</strong> temps de lui sauter au cou en se rappelant qu’ils se trouvaient sur le parking de leur<br />

lieu de travail. Depuis l’épisode du placard, elle s’en était tenue <strong>à</strong> <strong>une</strong> stricte politique d’absence de<br />

contacts physiques au sein de l’hôpital. Même si <strong>à</strong> présent, elle se demandait qui ils pouvaient bien<br />

tromper.<br />

Le sourire de Grant lui réchauffa le cœur, mais elle décela <strong>une</strong> certaine tension dans son expression.<br />

— J’avais prévu de passer te voir plus tôt <strong>pour</strong> te demander <strong>à</strong> quelle heure tu voulais me voir chez<br />

toi, mais j’ai été retenu avec Kathy Conner.<br />

Kathy Conner. Joni avait parlé longuement avec son mari et son fils adolescent, leur expliquant ce<br />

qu’était <strong>une</strong> addiction. Comment aurait-elle pu ne pas le faire ? Cette femme lui rappelait sa mère,


lorsqu’elle-même se retrouvait assise dans la salle d’attente <strong>à</strong> se demander si, cette fois, celle-ci<br />

rentrerait chez elle.<br />

Les <strong>infirmière</strong>s qu’elle avait connues, <strong>à</strong> l’époque des overdoses d’alcool de sa mère, avaient eu sur<br />

elle <strong>une</strong> influence très bénéfique. Elle leur en était restée reconnaissante et voulait <strong>à</strong> son tour influencer<br />

positivement les autres.<br />

— J’ai entendu dire qu’il avait fallu lui faire prendre des calmants <strong>pour</strong> pouvoir lui retirer le tuyau<br />

d’alimentation en oxygène.<br />

Il hocha la tête et son sourire s’effaça.<br />

— Elle a <strong>une</strong> sacrée chance d’être encore en vie. Tout de même, elle devrait avoir honte de faire<br />

traverser <strong>une</strong> telle épreuve <strong>à</strong> sa famille.<br />

Joni fut surprise par son ton brusque.<br />

— L’addiction est <strong>une</strong> maladie, ceux qui en souffrent ne cherchent pas <strong>à</strong> être cruels envers les<br />

personnes qu’ils aiment. A l’évidence, elle a beaucoup de problèmes.<br />

Elle soupira. De tout son cœur, elle espérait que Kathy Conner remettrait sa vie sur ses rails comme<br />

sa mère l’avait fait. Cependant, le risque d’<strong>une</strong> rechute était toujours présent. Chaque jour qui s’écoulait<br />

dans la sobriété était <strong>une</strong> bénédiction et Joni ne prenait pas cela <strong>à</strong> la légère.<br />

C’était <strong>pour</strong>quoi elle était si assidue en assistant aux réunions des Alcooliques Anonymes avec sa<br />

mère, et en lui rendant visite régulièrement, attentive au moindre signe de trouble.<br />

— A l’évidence.<br />

Elle le regarda, de plus en plus étonnée. Le ton amer de Grant ne lui ressemblait pas.<br />

Habituellement, il éprouvait plus de compassion et de compréhension envers ses patients que tous les<br />

médecins avec qui elle avait travaillé. Mais cette fois, il semblait manquer totalement d’empathie.<br />

— Tout le monde n’a pas sa vie toute tracée, répondit-elle. On ignore ce qu’elle a vécu et ce qui l’a<br />

déviée de son chemin.<br />

— Tu as sans doute raison, acquiesça-t-il sans la regarder.<br />

Des signaux d’alarme s’allumèrent dans la tête de Joni. Elle ne savait pas <strong>pour</strong>quoi, mais il était<br />

important <strong>pour</strong> elle que Grant ne soit pas enclin <strong>à</strong> critiquer comme Mark.<br />

— Tu ne crois pas vraiment ce que tu dis, n’est-ce pas ?<br />

Il poussa un soupir et regarda autour de lui sur le parking.<br />

— Il vaudrait mieux que nous n’ayons pas cette conversation, car apparemment, nous ne sommes pas<br />

d’accord.<br />

— Apparemment, répéta-t-elle d’un ton sarcastique.<br />

Elle savait qu’elle n’aurait pas dû réagir ainsi, mais c’était plus fort qu’elle. Elle ne pouvait nier<br />

que ce jugement hâtif de sa part la dérangeait.<br />

— Alors, si j’étais comme Kathy Conner, tu ne voudrais pas de moi ?<br />

Grant pâlit visiblement.<br />

— Ce n’est pas drôle, Joni.<br />

— Ma question n’avait pas <strong>pour</strong> but d’être drôle, mais de rechercher <strong>une</strong> information.<br />

— Tu n’as pas d’addictions, donc elle n’a pas lieu d’être.<br />

— Qu’en sais-tu ? Je <strong>pour</strong>rais en avoir.<br />

— Est-ce que tu en as ?<br />

— Non.<br />

Elle se sentit soudain mal <strong>à</strong> l’aise. C’était justement sa plus grande crainte : qu’elle devienne un jour<br />

ce dont Mark l’avait accusée auprès de son directeur du personnel infirmier : <strong>une</strong> intoxiquée.<br />

— Est-il si important que j’aie ou non des addictions ? Nous ne nous voyons que <strong>pour</strong> le sexe. Estce<br />

que ce serait moins bon de coucher avec moi si j’avais des problèmes ? Et dans ce cas, préférerais-tu<br />

coucher avec quelqu’un d’autre, comme Heather Abellano, par exemple ? C’est peut-être <strong>pour</strong> ça que tu


éagis ainsi ?<br />

Il serra nerveusement les mâchoires.<br />

— J’ai accepté tes règles, l’<strong>une</strong> d’elles stipulant que pendant que nous étions ensemble, je n’irais<br />

pas avec quelqu’un d’autre. Mais celle-ci était inutile. Si je voulais être avec <strong>une</strong> autre femme,<br />

j’arrêterais de te voir avant de m’engager ailleurs.<br />

— Et c’est ce que tu es en train de faire ?<br />

Joni sentit sa gorge se nouer. Pourquoi avait-elle la sensation de ne plus pouvoir respirer ?<br />

— Dans ce cas, finissons-en <strong>pour</strong> que je puisse rentrer chez moi, <strong>pour</strong>suivit-elle avec peine.<br />

Elle <strong>pour</strong>rait ainsi pleurer tout son soûl. Dire que, quelques minutes auparavant, elle s’émerveillait<br />

d’être aussi heureuse…<br />

Grant rougit de colère.<br />

— Pourquoi tires-tu toujours les pires conclusions quand il s’agit de moi ?<br />

Elle ne répondit pas, luttant contre les larmes.<br />

— Tu tiens absolument <strong>à</strong> ce que je couche avec tout le monde : les femmes de mon équipe de golf, la<br />

fille du Dr Abellano… Ai-je fait quoi que ce soit <strong>pour</strong> mériter de tels soupçons ?<br />

Elle détourna la tête. Mark, oui. Mais pas Grant.<br />

— Toujours pas de réponse, dit-il. Maintenant, tu attends peut-être que je dérape <strong>pour</strong> mettre<br />

l’accent sur mes nombreux défauts et t’en aller ?<br />

— Je ne veux pas que tu dérapes.<br />

Joni se mordit la lèvre, de plus en plus gênée. Elle n’était même pas certaine qu’il ait des défauts.<br />

Cet homme était trop parfait. C’était peut-être justement l<strong>à</strong> son défaut : la perfection.<br />

— Non ?<br />

Elle secoua la tête.<br />

— Mais tu t’attends <strong>à</strong> ce que je le fasse ?<br />

Elle se sentit rougir. Que lui répondre ? Il avait raison. Elle guettait presque le moment où il<br />

tomberait de son piédestal en faisant quelque chose qui lui briserait le cœur. Elle savait que cela<br />

arriverait, c’était juste <strong>une</strong> question de temps. Les règles qu’elle avait instituées lui servaient en quelque<br />

sorte de police d’assurance <strong>pour</strong> protéger son cœur et son esprit, afin que Grant n’ait pas pris trop<br />

d’importance dans sa vie, quand le terme de leur liaison viendrait.<br />

Mais <strong>pour</strong> l’instant, elle ne voulait pas que cela se termine. Pas encore.<br />

— Je me suis conformé <strong>à</strong> tes exigences, Joni. Même si je n’étais pas d’accord <strong>pour</strong> <strong>une</strong> relation<br />

basée uniquement sur le sexe. J’ai cru que si je rentrais dans ton jeu assez longtemps, tu te rendrais<br />

compte que j’étais sincère, que je voulais <strong>une</strong> vraie relation avec toi et que tu fasses partie de ma vie.<br />

Mais je perds mon temps, n’est-ce pas ?<br />

Elle eut <strong>une</strong> irrépressible envie de lui crier combien tout cela était faux. Mais s’il restait, que se<br />

passerait-il ? Il finirait par comprendre qu’elle venait d’<strong>une</strong> famille <strong>à</strong> problèmes, et il jugerait sa mère<br />

comme il avait jugé Kathy Conner. Et elle ? Serait-elle diminuée <strong>à</strong> ses yeux parce qu’elle était la fille<br />

d’<strong>une</strong> alcoolique ? Et qu’elle n’abandonnerait jamais sa mère ?<br />

Il avait l’air écœuré.<br />

— Tu vois, tu ne le nies même pas. Veux-tu arrêter l<strong>à</strong>, Joni ?<br />

Elle en eut les larmes aux yeux.<br />

— Cela vaudrait peut-être mieux, murmura-t-elle. Mais non, je n’ai pas envie que l’on arrête.<br />

Grant jura entre ses dents et prit ses mains dans les siennes.<br />

— Alors, dis-moi ce que tu veux. Si je peux, je te le donnerai.<br />

Joni essuya ses larmes. Que voulait-elle ? Grande question. Elle savait seulement qu’elle n’était pas<br />

prête <strong>à</strong> le voir partir.<br />

— Je te veux, toi, répondit-elle avec sincérité.


En prononçant ces mots, elle se demanda s’il sentait son corps trembler.<br />

— J’ai envie que tu m’embrasses jusqu’<strong>à</strong> ce que j’oublie tout, excepté toi, <strong>pour</strong>suivit-elle d’<strong>une</strong><br />

voix <strong>à</strong> peine audible.<br />

Grant la regarda, soudain en colère. Il tentait d’avoir <strong>une</strong> conversation sérieuse avec elle, de lui<br />

parler de ce qu’il éprouvait, et elle ramenait tout <strong>à</strong> l’aspect physique ! N’étaient-ce pas les femmes qui<br />

étaient censées attacher de l’importance aux sentiments ? Mais pas sa Joni, manifestement.<br />

— Ici ? demanda-t-il.<br />

Cette fois, il la fixa sans ciller. Ils se trouvaient toujours sur le parking des employés, où tout le<br />

monde pouvait les voir. Etait-elle prête <strong>à</strong> reconnaître publiquement ce qu’il y avait entre eux ?<br />

Elle fit la grimace.<br />

— Pas ici, tu le sais bien.<br />

Il soupira de frustration. Oh ! Oui, il le savait. Et aussi d’autres choses, comme par exemple que ses<br />

amies — même Samantha — connaissaient très peu son passé et pas davantage, ce qui la faisait vibrer.<br />

Joni avait des secrets, qu’elle semblait vouloir garder <strong>pour</strong> elle seule.<br />

La question était : <strong>pour</strong>quoi ? Que cachait-elle ? Sûrement pas ce qu’Ashley avait si bien dissimulé<br />

durant la première année de leur relation. Joni lui avait assuré qu’elle n’avait pas d’addictions.<br />

Avait-elle remarqué qu’il avait retenu son souffle en attendant sa réponse ? Avait-elle vu le<br />

soulagement qui l’avait envahi ensuite ?<br />

Echaudé par les problèmes de drogue d’Ashley qu’il avait dû affronter pendant des années, il avait<br />

pris des renseignements sur Joni avant de lui demander de sortir avec lui. Personne n’avait émis la<br />

moindre critique. Il n’aurait peut-être pas dû, mais il avait même jeté un coup d’œil sur son dossier<br />

personnel et avait noté ses tests négatifs. Il s’était cru plus fort en prenant ces précautions.<br />

Pourtant, elle cachait quelque chose.<br />

— Pourquoi ne veux-tu pas que je t’embrasse maintenant ?<br />

Ses yeux verts s’écarquillèrent.<br />

— Cela créerait des problèmes.<br />

— Pourquoi ?<br />

Elle réfléchit longuement avant de répondre.<br />

— Il y a des choses que tu ne sais pas.<br />

Il fronça les sourcils. Précisément. Il y avait des tas de choses qu’il ignorait, des mystères qu’il<br />

aurait aimé éclaircir.<br />

— Par exemple ?<br />

Mais elle secoua la tête.<br />

— Ça n’a pas d’importance.<br />

— Tout ce qui te concerne m’importe.<br />

Malgré la règle, il se pencha <strong>pour</strong> l’embrasser sur le front.<br />

— Tu m’importes, Joni.<br />

Ses grands yeux le fixèrent avec défi.<br />

— A cause du sexe ?<br />

Grant eut presque envie de la gifler. Existait-il sur terre <strong>une</strong> femme plus exaspérante ?<br />

— Si c’est ce que tu veux croire, alors, d’accord.<br />

Il s’efforça de se calmer. Mais tout de même ! Etait-ce donc, tout ce qu’ils avaient ? <strong>Un</strong>e relation<br />

sexuelle ? Il voulait tellement plus ! Il voulait qu’elle soit <strong>à</strong> lui.<br />

A la pensée qu’elle pouvait complètement le tenir <strong>à</strong> l’écart de sa vie, il l’entoura de ses bras, mais<br />

ne supporta pas de la sentir se raidir de nouveau. S’il voulait garder Joni dans sa vie, le fin mot était la<br />

patience.<br />

Malheureusement, il se sentait de plus en plus frustré et de moins en moins patient.


* * *<br />

Grant s’éveilla de meilleure humeur que la veille, et après <strong>une</strong> rapide toilette, gagna sa voiture d’un<br />

pas léger. Il avait bien planifié la journée. Lui et Joni allaient avoir un vrai rendez-vous, passer du temps<br />

ensemble sans que tout tourne autour du sexe.<br />

Bien sûr, il aimait faire l’amour avec elle. Il aimait quand elle avait faim de lui, tout comme il avait<br />

faim d’elle.<br />

Mais il voulait tout de Joni. Pas seulement son corps.<br />

Aujourd’hui, il avait <strong>une</strong> chance de lui prouver qu’ils pouvaient être bien ensemble en dehors du<br />

domaine physique.<br />

C’était leur voyage en ballon. Leur premier « vrai » rendez-vous. Et le seul, <strong>à</strong> en croire Joni.<br />

Grant avait réfléchi <strong>à</strong> un petit cadeau <strong>pour</strong> immortaliser ce moment. Comme les fleurs étaient<br />

exclues, il avait trouvé un magnet représentant <strong>une</strong> montgolfière. Elle <strong>pour</strong>rait le plaquer sur son<br />

réfrigérateur, et peut-être, quand elle le verrait, sourirait-elle en pensant <strong>à</strong> lui.<br />

En fait, il aimait bien lui <strong>of</strong>frir ce genre de petites bêtises, rien que <strong>pour</strong> le plaisir de la voir sourire.<br />

Il voulait éclairer ses journées.<br />

Parce qu’il était tout simplement fou d’elle. Après s’être garé devant sa maison, il frappa <strong>à</strong> sa porte<br />

tout en consultant sa montre. Par chance, ils disposaient de beaucoup de temps et <strong>pour</strong>raient faire un peu<br />

de tourisme avant d’arriver <strong>à</strong> Skyline, du nom de la compagnie qui organisait les voyages en ballon.<br />

— Entrez ! répondit-elle.<br />

A peine avait-il refermé la porte derrière lui qu’il la vit et eut l’impression que son cœur<br />

dégringolait dans sa poitrine — contrairement <strong>à</strong> <strong>une</strong> autre partie de son corps qui suivait le chemin<br />

inverse.<br />

Debout <strong>à</strong> quelques pas de lui, elle était nue comme au jour de sa naissance, <strong>à</strong> l’exception d’<strong>une</strong> paire<br />

d’escarpins rouges et d’un stéthoscope qui dansait autour de son cou.<br />

— Bonjour, dit-elle d’un ton langoureux. Tu veux jouer au docteur avec moi ?<br />

Il en resta muet. Chaque fois qu’il la voyait, il enregistrait <strong>une</strong> nouvelle poussée de testostérone dans<br />

les veines. Mais l<strong>à</strong> !…<br />

Et cette journée n’était pas censée tourner autour du sexe.<br />

Incapable de détourner son regard de son corps magnifique ainsi exposé, il réussit <strong>à</strong> lever le<br />

poignet, en désignant sa montre.<br />

— Joni, nous devons partir <strong>pour</strong> notre vol.<br />

Malgré la sagesse apparente de ces mots, son pouls continua de s’affoler. Mais il devait tenir.<br />

Aujourd’hui, ils allaient poser les bases d’<strong>une</strong> nouvelle relation, dans laquelle il n’était pas censé jouer<br />

au docteur avec son <strong>infirmière</strong> préférée.<br />

— Viens ici, lui dit-elle sans s’émouvoir. Je voudrais vérifier les battements de ton cœur.<br />

Il la contempla, sentant sa détermination faiblir. Il aurait vraiment voulu être assez fort <strong>pour</strong> s’en<br />

tenir <strong>à</strong> son plan et résister <strong>à</strong> l’appel de son corps pendant au moins <strong>une</strong> journée. Manifestement, c’était<br />

raté.<br />

Quand Joni lui fit un signe de l’index, il était cuit.<br />

— Tant pis <strong>pour</strong> le vol !<br />

Grant frémit. Il n’avait pas assez de mains <strong>pour</strong> la toucher, de lèvres <strong>pour</strong> l’embrasser.<br />

Ils n’arrivèrent pas jusqu’<strong>à</strong> la chambre.<br />

* * *<br />

Joni jeta un coup d’œil vers Grant concentré sur sa conduite. Bon. Elle lui avait promis de sortir


avec lui en montgolfière. Et malgré un léger retard, ils étaient en route ! Elle se cala confortablement sur<br />

son siège.<br />

Quelque soient les nouvelles sensations qui les attendaient, être ainsi assise <strong>à</strong> côté de lui était déj<strong>à</strong><br />

<strong>une</strong> aventure.<br />

Tout cela était contraire aux règles établies, mais tant qu’elle se rappelait que rien de tout ceci<br />

n’était sérieux, que cette proximité, ces sourires et cette attirance n’étaient qu’<strong>une</strong> illusion et pouvaient<br />

disparaître demain, son cœur serait en sécurité.<br />

Alors, juste <strong>pour</strong> aujourd’hui, elle allait se détendre et jouir de ces moments passés <strong>à</strong> côté de cet<br />

homme qui lui coupait le souffle rien qu’en souriant.<br />

— Dis-moi <strong>à</strong> quoi tu penses…<br />

A la façon dont il venait de la regarder, elle aurait pu croire qu’elle était la plus belle fille du<br />

monde.<br />

— Je pense <strong>à</strong> la journée fantastique que nous allons passer.<br />

Il lui décocha son plus beau sourire.<br />

— Je ne sais pas <strong>pour</strong> toi, mais <strong>pour</strong> ma part, elle a déj<strong>à</strong> bien commencé.<br />

Joni sourit <strong>à</strong> son tour. Oh ! Oui. Ils avaient passé un bon moment. Comment faisait-il <strong>pour</strong> qu’elle le<br />

désire autant ?<br />

Elle ne s’était jamais considérée comme <strong>une</strong> personne très « physique ». C’était même plutôt le<br />

contraire. Mais avec Grant, elle n’était jamais rassasiée. Il l’avait révélée <strong>à</strong> elle-même.<br />

Il lui jeta un rapide coup d’œil derrière son volant et prit <strong>une</strong> pr<strong>of</strong>onde inspiration.<br />

— Je connais cette expression… Mais nous n’avons pas le temps. Je tiens <strong>à</strong> faire cette balade en<br />

ballon avec toi.<br />

Elle poussa <strong>une</strong> série de soupirs exagérément langoureux. Elle avait envie de lui. Encore. Et en<br />

insistant un peu, elle arriverait bien <strong>à</strong> lui faire quitter la route.<br />

— Tu ferais mieux de t’ôter cette idée de la tête, marmonna-t-il, comme en écho <strong>à</strong> ses pensées.<br />

Joni sourit de nouveau. Elle aimait lui faire autant d’effet. Avec lui, elle se sentait belle et sexy. Elle<br />

pouvait lire le désir dans ses yeux.<br />

Se tortillant sur son siège, elle réussit <strong>à</strong> mieux le voir et tendit la main vers lui. Son index descendit<br />

lentement le long de son T-shirt, jusqu’<strong>à</strong> la ceinture de son jean. <strong>Un</strong> jean très serré.<br />

— Joni, non. Nous devons être <strong>à</strong> Skyline dans <strong>une</strong> demi-heure, sinon nous risquons de manquer le<br />

voyage.<br />

— Cela en vaut peut-être la peine…<br />

— J’en suis certain, mais je ne m’arrêterai pas <strong>pour</strong> autant, je te préviens.<br />

Elle le regarda en coin. Avec <strong>une</strong> audace qu’elle n’avait jamais eue avant lui, elle déboutonna, puis<br />

souleva doucement sa chemise, révélant un nouveau soutien-gorge de soie et de dentelle qui mettait<br />

admirablement en valeur sa poitrine généreuse.<br />

Il étouffa un grognement et son regard se fixa de nouveau sur la route.<br />

— Joni…<br />

Pendant qu’il avait les mains sur le volant, elle en pr<strong>of</strong>ita <strong>pour</strong> explorer son corps sans être distraite<br />

par ce qu’il lui faisait. Normalement, quand elle le touchait, il la touchait aussi.<br />

— J’aurais dû t’attacher sur ton siège !<br />

Elle éclata de rire, tandis qu’il mettait son clignotant et quittait la route.


10.<br />

Aspirant pr<strong>of</strong>ondément l’air frais de la montagne, Grant porta la main de Joni <strong>à</strong> ses lèvres et lui<br />

embrassa le bout des doigts.<br />

Elle lui sourit, les yeux brillants.<br />

Il aimait tant son sourire et faisait tout <strong>pour</strong> le provoquer.<br />

— C’est extraordinaire, murmura-t-elle en admirant la vue depuis le ballon qui flottait très haut audessus<br />

du sol. Merci de m’avoir emmenée.<br />

Certes, la vue sur les montagnes était spectaculaire, songea-t-il, mais c’était Joni surtout qui était<br />

extraordinaire et méritait son attention exclusive.<br />

Tout en elle était magnifique : sa sollicitude envers ses patients, la façon qu’elle avait de le<br />

regarder, de sorte qu’il savait exactement ce qu’elle pensait sans qu’aucun d’eux n’ait <strong>à</strong> prononcer un seul<br />

mot ; l’absence de retenue qu’elle avait avec lui, quand elle s’abandonnait tout naturellement dans ses<br />

bras.<br />

Et aussi, la manière dont elle le rendait fou de désir.<br />

La seule chose qui ne fût pas extraordinaire, c’étaient ses règles ridicules qu’elle lui rappelait trop<br />

souvent.<br />

Quand elle refusait de sortir avec lui.<br />

Quand elle lui demandait de rentrer chez lui au milieu de la nuit, parce qu’elle ne voulait pas se<br />

réveiller <strong>à</strong> ses côtés.<br />

Quand elle refusait de lui dire ce qu’elle faisait les soirs où ils n’étaient pas ensemble.<br />

Quand elle n’admettait auprès de quiconque qu’elle était sienne, alors qu’ils ne trompaient aucun de<br />

ceux qui les connaissaient.<br />

Elle était <strong>à</strong> lui. Joni lui appartenait.<br />

Il n’y avait qu’elle <strong>pour</strong> refuser de le reconnaître. Elle ne voulait pas admettre que quelque chose de<br />

très spécial existait entre eux.<br />

Ce n’était que du sexe, <strong>une</strong> simple attirance physique, affirmait-elle sans cesse.<br />

Grant avait déj<strong>à</strong> connu ces situations, et ce n’était pas ce qui se passait avec elle.<br />

Cela allait bien au-del<strong>à</strong>.<br />

Mais elle ne le laissait pas pénétrer le mur qu’elle avait érigé ; un mur fait de règles et de<br />

restrictions imposées <strong>pour</strong> maintenir <strong>une</strong> distance entre eux.<br />

Il voulait plus et l’avait toujours voulu.<br />

Cependant, chaque fois qu’il avait cherché <strong>à</strong> faire évoluer leur relation différemment, elle lui avait<br />

opposé ces fameuses règles ou l’avait détourné de sa résolution en l’étourdissant de plaisir.<br />

Non pas qu’il eût lieu de s’en plaindre. Quand ils étaient ensemble, il se passait quelque chose de


are : leurs corps étaient complètement en phase l’un avec l’autre.<br />

Aujourd’hui, il ne devait pas laisser passer sa chance de lui montrer que d’autres aspects d’euxmêmes<br />

pouvaient s’harmoniser aussi bien. Mais jusqu’<strong>à</strong> présent, il n’avait pas vraiment réussi dans sa<br />

tâche et depuis ce matin, l’aspect physique avait été plus présent que jamais, d’abord chez elle et jusque<br />

dans sa voiture !<br />

Jamais auparavant il n’avait perdu ainsi le contrôle de son propre corps.<br />

— Tu penses <strong>à</strong> la Hummer, n’est-ce pas ? murmura-t-elle tout contre son oreille, afin de ne pas être<br />

entendue du technicien responsable du vol.<br />

— Ce n’est pas vraiment <strong>à</strong> ma voiture que je pense.<br />

Elle se mit <strong>à</strong> rire d’un air heureux. Plus que tout, il voulait être celui qui lui procure du <strong>bonheur</strong>.<br />

Car il commençait <strong>à</strong> se douter que Joni n’avait pas eu <strong>une</strong> vie heureuse. Que quelque chose ou<br />

quelqu’un l’avait fait souffrir, l’amenant <strong>à</strong> croire qu’elle devait <strong>à</strong> toutes forces se protéger, et rester sur<br />

ses gardes. Quoi qu’il advienne.<br />

— Je veux sortir avec toi, Joni. Je veux que tout le monde sache que tu es <strong>à</strong> moi, car je crois que je<br />

suis en train de tomber amoureux de toi.<br />

Il fut surpris par ses propres mots. Ceux-ci lui avaient complètement échappé. Mais dans le même<br />

temps, il prit conscience qu’il n’aurait pas pu les retenir <strong>une</strong> minute de plus.<br />

Pourtant, il sut qu’il venait de commettre <strong>une</strong> erreur.<br />

Joni s’écarta aussitôt de lui et jeta un coup d’œil désespéré autour d’eux, au-del<strong>à</strong> de la nacelle,<br />

ayant visiblement besoin d’espace. Durant <strong>une</strong> brève seconde, il se demanda même avec terreur si elle<br />

n’était pas sur le point de passer par-dessus bord.<br />

Il se rapprocha d’elle et voulut la prendre contre lui, mais elle secoua la tête.<br />

— Ne dis pas des choses comme ça, articula-t-elle d’<strong>une</strong> voix blanche, en serrant ses bras autour<br />

d’elle comme si elle avait froid.<br />

Grant se maudit. Quel imbécile.<br />

Il prit <strong>une</strong> pr<strong>of</strong>onde inspiration et lui tendit sa veste.<br />

— Tiens, mets ça et oublie tout ce que j’ai dit.<br />

Mais lui ne <strong>pour</strong>rait pas l’oublier.<br />

Elle resta immobile, l’air perdu, comme si elle ne savait plus ce qu’elle devait faire et avait peur<br />

d’être piégée dans ce ballon avec lui.<br />

Il la regarda, désemparé. Il ne pouvait pas effacer ses paroles. Mais aujourd’hui était son jour, celui<br />

qu’elle avait promis de lui accorder, la première fois qu’ils avaient fait l’amour. Elle lui devait cette<br />

chance.<br />

— Viens ici.<br />

Elle hésita.<br />

— Viens près de moi, Joni.<br />

Il l’avait priée avec douceur. La tête baissée, elle s’exécuta. Appuyé contre la nacelle, il l’entoura<br />

de ses bras fermes, déposa un baiser sur ses cheveux, et la maintint ainsi, le dos appuyé contre son torse.<br />

Elle était toute raide et il étouffa un soupir sans rien dire, respirant son doux parfum de jasmin.<br />

Ensemble, ils contemplèrent le paysage grandiose qui s’<strong>of</strong>frait <strong>à</strong> eux et peu <strong>à</strong> peu, elle se détendit<br />

contre lui pendant qu’il pointait du doigt les endroits qui attiraient son attention.<br />

D’accord. Il respecterait ses règles encore quelque temps, Et ce, malgré ses frustrations…<br />

Joni sourit au technicien quand il lui tendit <strong>une</strong> flûte de champagne.<br />

Comment Grant pouvait-il prétendre tomber amoureux d’elle, alors que leur relation n’était basée<br />

que sur le plaisir physique ? songea-t-elle sombrement. Alors qu’il ne connaissait rien de sa vie ?<br />

De toute façon, il ne pouvait pas l’aimer. Sinon, cela signifiait que ses règles ne lui <strong>of</strong>fraient auc<strong>une</strong><br />

protection et qu’elle pouvait elle aussi tomber amoureuse. Et de cela, il était hors de question.


Jamais elle ne courrait le risque de subir de nouveau la peine et l’humiliation. S’il recommençait<br />

<strong>une</strong> seule fois <strong>à</strong> lui faire ce genre de déclarations, elle n’aurait plus qu’<strong>à</strong> ajouter <strong>une</strong> dernière règle : ne<br />

plus jamais se voir en dehors de l’hôpital. Et même le travail deviendrait difficile.<br />

Elle ne pouvait pas se permettre d’être aussi vulnérable avec un homme.<br />

— Aux nouveaux départs, dit-il en trinquant.<br />

Joni choqua son verre contre le sien, dubitative. Bean’s Creek avait été son nouveau départ. Depuis,<br />

elle avait mené la vie stricte qu’elle s’était choisie.<br />

Seul Grant l’avait amenée <strong>à</strong> remettre en question sa direction.<br />

Elle avait cru pouvoir jouer selon ses propres règles, sans en payer le prix. Mais elle avait négligé<br />

le fait qu’elle n’était pas la seule joueuse.<br />

— Et au respect des règles, répondit-elle.<br />

Elle l’observa discrètement. A en juger par l’expression de Grant, son toast était loin de le ravir.<br />

Mais il était trop irrésistible <strong>pour</strong> qu’elle néglige de se protéger. S’il ne supportait plus ses règles,<br />

elle ne <strong>pour</strong>rait plus le voir. Et devant ses propres réactions, elle se posait de plus en plus de questions,<br />

auxquelles <strong>une</strong> seule réponse paraissait s’imposer.<br />

Chassant ces idées inquiétantes, elle préféra s’enthousiasmer sur leur environnement.<br />

Pendant que le technicien montrait quelque chose au loin <strong>à</strong> Grant, elle en pr<strong>of</strong>ita <strong>pour</strong> vider le<br />

contenu de sa flûte dans les airs. L’homme lui jeta un coup d’œil perplexe, mais ne fit pas de<br />

commentaire.<br />

Elle aurait pu simplement dire <strong>à</strong> Grant qu’elle ne buvait pas, mais il lui aurait demandé <strong>pour</strong>quoi et<br />

cela, elle ne voulait pas qu’il le sache. Jamais.<br />

Le ballon atterrit <strong>à</strong> l’endroit prévu, où un autre technicien de Skyline les rejoignit <strong>pour</strong> les aider <strong>à</strong><br />

sortir de la nacelle, tandis que son collègue effectuait les réglages nécessaires.<br />

— Cet endroit est superbe ! s’exclama Joni.<br />

Elle admira encore les montagnes couvertes d’arbres au loin, le ciel d’un bleu pr<strong>of</strong>ond et les vertes<br />

prairies sous leurs pieds.<br />

Elle retint un soupir, songeant que toute cette beauté semblait la narguer. Car elle venait de décider<br />

que cette journée, si parfaite, serait la dernière qu’elle passerait avec Grant.<br />

Alors, la meilleure chose <strong>à</strong> faire était d’en pr<strong>of</strong>iter.<br />

* * *<br />

Elle avait été silencieuse trop longtemps, se dit Grant, tenant la main de Joni dans la sienne alors<br />

qu’ils s’étaient éloignés du ballon de quelques mètres et regardaient les techniciens fixer la nacelle au<br />

sol.<br />

Il l’entraîna vers l’endroit où il avait organisé un pique-nique surprise.<br />

— Allez, viens.<br />

Il fit le vœu que tout se passerait comme il l’avait prévu. Selon la personne qu’il avait eue au<br />

téléphone, ils disposaient d’<strong>une</strong> heure d’intimité totale <strong>pour</strong> manger et jouir du paysage de la Caroline du<br />

Nord. <strong>Un</strong>e heure pendant laquelle Joni et lui <strong>pour</strong>raient discuter sans être dérangés.<br />

— Où allons-nous ? demanda-t-elle.<br />

— Juste derrière cette hauteur, il y a <strong>une</strong> rivière. C’est l<strong>à</strong> que notre dîner nous attend.<br />

Il l’embrassa sur le bout du nez, ce qui était <strong>une</strong> erreur, car <strong>à</strong> peine posait-il les lèvres sur <strong>une</strong> partie<br />

de son corps qu’il avait envie de goûter <strong>à</strong> tout le reste.<br />

N’y pouvant plus tenir, il la balança par-dessus son épaule et l’emporta de l’autre côté de la colline.<br />

Mais aujourd’hui, il s’agissait d’elle et lui, et non de leurs corps, se rappela-t-il <strong>à</strong> point nommé. Ils<br />

avaient droit <strong>à</strong> la chance qu’elle refusait de leur donner.


— Oh ! s’exclama-t-elle d’un ton admiratif, quand ils arrivèrent sur le lieu du pique-nique. Tu as<br />

vraiment gagné un lot magnifique.<br />

Grant la regarda, un sourire en coin. Il ne lui dirait pas qu’il avait payé <strong>une</strong> petite fort<strong>une</strong> <strong>pour</strong><br />

améliorer l’ordinaire. En voyant la lueur enthousiaste qui brillait dans ses yeux, il était largement<br />

récompensé.<br />

<strong>Un</strong>e couverture rouge et blanche avait été étalée sur l’herbe, sur laquelle étaient posés un énorme<br />

panier débordant de victuailles et un autre plus petit.<br />

— Nous devrons repartir dans <strong>une</strong> heure, annonça l’employé dénommé Kyle. <strong>Un</strong>e cabane se trouve<br />

un peu plus loin, en redescendant. Nous nous y tiendrons afin de respecter votre intimité, jusque cinq<br />

minutes avant le décollage. Vous <strong>pour</strong>rez vous y rendre si vous désirez vous rafraîchir. Nous vous<br />

souhaitons <strong>une</strong> agréable soirée.<br />

— Merci, répondirent-ils en chœur.<br />

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n’aurez qu’<strong>à</strong> appeler.<br />

Ils le regardèrent disparaître derrière la colline, puis Joni se tourna vers lui.<br />

— Je meurs de faim, pas toi ?<br />

Oh ! Oui, il était affamé, et pas seulement de nourriture ou de son corps. Il avait surtout besoin de<br />

réponses <strong>à</strong> des dizaines de questions qui tournaient dans sa tête, notamment au sujet de sa réaction quand<br />

il lui avait parlé de ses sentiments.<br />

Aujourd’hui, il allait tenter de lui arracher — en douceur — ce qu’elle ne lui avait pas dit jusqu’<strong>à</strong><br />

présent.


11.<br />

Grant insista <strong>pour</strong> s’occuper de Joni. Il l’invita <strong>à</strong> s’asseoir puis entreprit de sortir le contenu du<br />

panier.<br />

Elle commença par protester, et finalement, obtempéra de bonne grâce. Il en avait envie, et elle<br />

aussi. Pour leur dernier jour, elle laisserait cet homme superbe la servir.<br />

— Mmm, ça sent bon, dit-elle, humant le contenu du panier.<br />

Elle le regarda disposer entre eux, sur la couverture, tout ce qu’il avait commandé. Il y avait du<br />

poulet grillé, des légumes vapeur, du fromage, des fruits et un dessert au chocolat <strong>à</strong> tomber par terre.<br />

<strong>Un</strong> peu plus tard, Joni lécha sa cuiller <strong>pour</strong> ne laisser auc<strong>une</strong> trace du délicieux dessert et soupira<br />

d’aise.<br />

— C’est incroyable. Nous sommes au milieu de nulle part, et ce repas était meilleur que celui de<br />

bien des restaurants. Comment font-ils ça ?<br />

— Ils doivent livrer par hélicoptère, répondit-il d’un ton léger.<br />

Il lui tendit sa cuiller pleine, mais elle secoua la tête.<br />

— J’ai mangé plus que ma part et je suis tellement repue que je crains de ne plus pouvoir bouger. Le<br />

ballon ne <strong>pour</strong>ra plus me porter <strong>pour</strong> le retour !<br />

Allongée sur la couverture, Joni contempla le ciel si bleu, étonnée que la nature soit capable de<br />

reproduire la même nuance que celle des yeux de Grant. Elle ne <strong>pour</strong>rait plus regarder un ciel sans nuages<br />

sans penser <strong>à</strong> lui.<br />

Il se coucha près d’elle et lui prit la main.<br />

— Qu’allons-nous faire pendant la demi-heure qui nous reste ?<br />

Joni roula sur le côté et l’embrassa, suggestive. Après tout, les employés les avaient assurés de leur<br />

tranquillité et ils n’avaient encore jamais fait l’amour dans la nature. Et cette occasion ne se reproduirait<br />

jamais.<br />

Son cœur se serra <strong>à</strong> cette pensée. Elle se pencha sur lui <strong>pour</strong> l’embrasser de nouveau, mais il secoua<br />

la tête.<br />

— Parle-moi, Joni.<br />

Elle le regarda, étonnée. Pardon ?<br />

Elle s’<strong>of</strong>frait <strong>à</strong> lui au milieu d’un vrai paradis, et il voulait parler ? Elle chercha <strong>à</strong> libérer sa main,<br />

mais il la tenait fermement.<br />

— Ne fais pas ça.<br />

— Quoi donc ? demanda-t-elle, de plus en plus intriguée.<br />

— Ne t’éloigne pas de moi. Je ne mérite pas d’être rejeté.<br />

— Je ne te rejette pas.


— Bien sûr que si. Chaque fois que j’essaie de faire évoluer notre relation, c’est ce que tu fais.<br />

— Tu ne devrais pas essayer. <strong>Un</strong>e fois que notre désir se sera apaisé, il n’y aura plus que de la<br />

fumée entre nous.<br />

— C’est vraiment ce que tu crois ?<br />

Elle ne trouva soudain rien <strong>à</strong> répondre. Il avait l’air abasourdi et le doute s’insinua en elle. Mais<br />

elle ne voulait pas risquer de devoir de nouveau changer de travail. Quand surviendrait la rupture, qu’estce<br />

qui l’assurerait que Grant ne ferait pas comme Mark ?<br />

Elle aimait sa vie <strong>à</strong> Bean’s Creek et n’avait auc<strong>une</strong> envie de recommencer ailleurs.<br />

— Pourquoi pas ? dit-elle enfin.<br />

Il posa leurs deux mains enlacées sur sa poitrine, juste au-dessus du cœur.<br />

— A cause de ça.<br />

Joni secoua la tête.<br />

— Je ne veux pas avoir cette conversation.<br />

— Elle n’a déj<strong>à</strong> que trop tardé.<br />

— Tu ne m’écoutes donc pas ? Notre relation est uniquement physique.<br />

— Si tu crois cela, tu te mens <strong>à</strong> toi-même.<br />

Elle se mordit la lèvre. Elle aurait voulu le contredire, mais il avait raison. Entre Grant et elle, il n’y<br />

avait pas que le sexe.<br />

— Qu’est-ce que tu veux de moi ? dit-elle en soupirant.<br />

Il lui pressa doucement la main.<br />

— Que tu me parles.<br />

— Et de quoi ?<br />

— Je voudrais savoir <strong>pour</strong>quoi tu refuses que nous ayons <strong>une</strong> vraie relation. Pourquoi, alors que<br />

nous sommes si bien ensemble, tu persistes <strong>à</strong> ne parler que d’attirance physique. Dis-moi ce que tu me<br />

caches, et ce qui t’est arrivé <strong>pour</strong> que tu ne croies plus <strong>à</strong> l’amour.<br />

Joni sentit l’émotion la submerger.<br />

— Ne gâche pas cette journée…<br />

Les yeux bleus fixés sur elle étaient remplis de confusion.<br />

— Parler de notre relation gâcherait la journée ?<br />

— Oui. C’est contraire aux règles.<br />

— Elles n’ont jamais été que des mots, Joni. Je les ai acceptées en attendant que tu te rendes compte<br />

que tu t’étais trompée.<br />

— Je ne me suis pas trompée, articula-t-elle, la gorge serrée.<br />

— C’est donc moi qui ai tort de croire qu’il y a plus entre nous que l’aspect physique ?<br />

Fermant les yeux, Joni prit le temps de réfléchir. Avait-il tort ? Ne s’était-elle pas illusionnée<br />

depuis le début en croyant protéger son cœur ? Elle avait remis sa carrière en danger en fréquentant un<br />

autre médecin, dont l’opinion importerait plus que la sienne <strong>à</strong> l’hôpital, en cas de problème.<br />

Mais <strong>à</strong> quoi avait-elle donc pensé ? En fait, elle n’avait pas pensé, elle avait ressenti.<br />

Du plaisir, et rien d’autre. Bien sûr, Grant était un homme bien, un médecin responsable, plein de<br />

sollicitude envers ses patients. Il traitait tout le monde <strong>à</strong> l’hôpital avec respect et courtoisie. Alors, oui,<br />

elle l’appréciait.<br />

Cela ne voulait pas dire qu’elle l’aimait. Voil<strong>à</strong>. Elle n’était pas amoureuse de lui. L’amour était un<br />

sentiment si douloureux qu’elle ne voulait plus jamais l’éprouver.<br />

— Toutes les femmes n’attendent pas que le prince charmant surgisse dans leur vie et les emporte<br />

sur son cheval blanc, <strong>pour</strong>suivit-elle, durcissant sa voix.<br />

— Je suis d’accord. Tous les hommes ne cherchent pas non plus <strong>à</strong> se marier et <strong>à</strong> fonder <strong>une</strong> famille.<br />

Mais la plupart des gens ont besoin de quelqu’un avec qui partager leur vie. Quelqu’un avec qui discuter


de leur journée, <strong>à</strong> qui prendre la main en l’écoutant parler. Quelqu’un qui s’intéresse <strong>à</strong> eux, et <strong>à</strong> qui ils<br />

s’intéressent.<br />

— C’est… C’est ce que tu veux ? balbutia-t-elle.<br />

— Oui, Joni. C’est ce que je veux. Avec toi.<br />

Elle eut soudain du mal <strong>à</strong> respirer. Pourquoi sa gorge était-elle si nouée <strong>une</strong> fois de plus ? Pourquoi<br />

ne pouvait-elle pas lui dire d’oublier les règles et de vivre… ce qu’ils avaient <strong>à</strong> vivre, pleinement ?<br />

L’image trouble de Mark dansa dans son esprit. Il lui avait assuré qu’il l’aimait, qu’il voulait passer<br />

sa vie avec elle, qu’ils se marieraient, auraient des enfants, et même qu’ils vieilliraient ensemble. Au lieu<br />

de cela, il l’avait trompée, avait voulu qu’elle abandonne sa mère et, devant son refus, avait tenté de<br />

détruire sa carrière.<br />

— Si ce que nous avons n’est pas suffisant <strong>pour</strong> toi, mieux vaut en finir.<br />

Grant la fixa, incrédule. Préférait-elle vraiment rompre avec lui plutôt que d’admettre ce qu’il y<br />

avait entre eux ?<br />

S’était-il trompé <strong>à</strong> ce point ? Joni voulait <strong>à</strong> toute force ranger leur relation dans <strong>une</strong> jolie petite boîte<br />

étiquetée « Sexe ».<br />

Il poussa un soupir de frustration.<br />

— Tu n’as donc pas apprécié cette journée ?<br />

— Bien sûr que si. Mais elle était dans la même lignée que d’habitude.<br />

Grant se racla la gorge. Cela, il ne l’avait pas prévu, et il avait été bien incapable de lui résister.<br />

— Il ne s’est rien passé dans le ballon, répondit-il.<br />

— Il n’est pas encore trop tard, lança-t-elle avec un sourire coquin.<br />

Grant sentit sa libido monter en flèche.<br />

— Il faut voir les choses en face, murmura-t-elle. Tu n’es pas différent de moi.<br />

Il soupira. Comment lui prouver le contraire, alors qu’elle commençait <strong>à</strong> se frotter contre lui et <strong>à</strong><br />

l’embrasser ?<br />

— Docteur Bradley ? appela <strong>une</strong> voix lointaine.<br />

Le technicien de Skyline. Heureusement qu’il leur avait garanti leur tranquillité. Au moins, il les<br />

avertissait avant de se montrer, ce qui était très sensé.<br />

Joni s’écarta aussitôt de lui.<br />

— Sauvé par le gong… Mais je suis certaine que tu voulais la même chose que moi.<br />

— Qu’est-ce qui te permet de l’affirmer ?<br />

Elle ne répondit pas et abaissa les yeux sur son jean.<br />

— Bien vu, dit-il en riant.<br />

— Grant ?<br />

Il n’aima pas le sérieux de sa voix.<br />

— Pour ce qui est de mes règles… Tu es toujours d’accord <strong>pour</strong> les suivre, n’est-ce pas ?<br />

Parce que sinon, je ne peux pas continuer <strong>à</strong> te voir. Du moins, en dehors de l’hôpital.<br />

Grant lui jeta un regard noir. Il détestait ça, quand elle le maintenait <strong>à</strong> l’extérieur des murs derrière<br />

lesquels elle se cachait. Avec le temps, arriverait-il <strong>à</strong> les escalader, voire <strong>à</strong> les abattre complètement ? Il<br />

en avait assez de ces fichues règles.<br />

— Docteur Bradley ? appela de nouveau le technicien.<br />

Cette fois, celui-ci apparut en haut de la colline, écarlate et le souffle court. Grant comprit aussitôt<br />

que quelque chose n’allait pas. Leur intimité n’avait pas été troublée sans raison.<br />

Bondissant sur ses pieds, il le rejoignit.<br />

— Kyle bricolait autour de la cabane quand il a été mordu par un serpent <strong>à</strong> sonnette, dit-il, haletant.<br />

Je ne voulais pas le laisser seul, mais je ne savais pas quoi faire alors je suis venu vous chercher, docteur<br />

Bradley. Vous savez quoi faire, pas vrai ?


— Oui.<br />

En fait, il n’avait jamais traité de tels cas, mais il connaissait les bases.<br />

— Moi aussi, affirma Joni, parvenue <strong>à</strong> leur hauteur. Je travaillais aux urgences avant de venir <strong>à</strong><br />

Bean’s Creek. Nous avons eu plusieurs fois affaire <strong>à</strong> des morsures de serpents.<br />

Il la regarda, de plus en plus frustré. Encore <strong>une</strong> chose qu’il ignorait <strong>à</strong> son sujet. Où était-elle<br />

auparavant, et <strong>pour</strong>quoi était-elle partie ? Etait-ce en rapport avec son obsession des règles ?<br />

Quand ils arrivèrent <strong>à</strong> la cabane, le blessé était <strong>à</strong> moitié allongé sur un canapé de cuir. Très pâle, il<br />

tenait <strong>une</strong> serviette de toilette tachée de sang sur sa main gauche. Grant ne s’attendait pas <strong>à</strong> voir autant de<br />

sang dans un cas semblable.<br />

Aussitôt, Joni souleva avec précaution la main de l’homme.<br />

— Vous devez garder votre main élevée au niveau du cœur, cela ralentit la répartition du venin,<br />

expliqua-t-elle. Quand avez-vous été mordu ?<br />

— Il y a environ un quart d’heure.<br />

Grant ôta la serviette de la main en veillant <strong>à</strong> ne pas toucher les endroits ensanglantés. Il examina la<br />

morsure : il y avait deux petits trous pr<strong>of</strong>onds d’où le sang suintait. Le serpent était bien venimeux,<br />

puisque cette espèce était la seule <strong>à</strong> avoir des crochets. <strong>Un</strong>e morsure de serpent ordinaire aurait montré<br />

des marques de dents au lieu de ces deux points.<br />

— Est-ce que je vais mourir ? demanda Kyle. J’ai vu <strong>à</strong> la télé des cas dramatiques de gens qui<br />

n’avaient pas survécu.<br />

Il semblait paniqué.<br />

— La télévision montre les cas graves parce que c’est ce qui fait de l’audience, répondit Grant. Les<br />

morsures de serpents venimeux sont sérieuses, mais rarement mortelles.<br />

Il lui sourit <strong>pour</strong> tenter de le rassurer. En réalité, la situation était préoccupante. Ils étaient perdus<br />

dans la nature, sans équipement médical et on ignorait combien de temps il faudrait aux secours <strong>pour</strong><br />

arriver jusqu’<strong>à</strong> eux et transporter le patient en hélicoptère jusqu’<strong>à</strong> l’hôpital.<br />

Grant s’adressa <strong>à</strong> l’homme valide.<br />

— Avez-vous <strong>une</strong> trousse de premier secours ? Avec un peu de chance, il y aura un kit <strong>pour</strong> le<br />

venin. Il faut que nous puissions en aspirer le plus possible.<br />

Sans un mot, l’homme hocha la tête et sortit en courant.<br />

Poursuivant son examen, Grant nota que la zone de la morsure était en train de rougir. La main tout<br />

entière était enflée.<br />

Comme il ne voyait rien <strong>pour</strong> bander le bras du blessé, ce qui <strong>pour</strong>rait ralentir la progression du<br />

venin, il retira son T-shirt. Sortant ses clés de son jean, il fit ensuite un trou dans le tissu et, partant de l<strong>à</strong>,<br />

le déchira en plusieurs bandes.<br />

— Il faut vous enlever votre alliance, dit Joni au patient. Elle risquerait de vous couper la<br />

circulation si vous continuez <strong>à</strong> enfler.<br />

Ce ne fut pas facile. Elle dut utiliser <strong>une</strong> bonne dose de gel désinfectant <strong>pour</strong> lubrifier le doigt et<br />

permettre l’expulsion de l’anneau en or.<br />

Grant banda l’avant-bras du blessé, pas trop serré <strong>pour</strong> que le sang puisse circuler, mais<br />

suffisamment <strong>pour</strong> ralentir le venin.<br />

— J’ai la tête qui tourne et j’ai du mal <strong>à</strong> respirer, annonça Kyle d’<strong>une</strong> voix blanche.<br />

Joni le regarda attentivement, observant ses symptômes. Panique, état de choc ou réaction au venin ?<br />

Cet homme avait de toute façon besoin d’être rassuré.<br />

* * *<br />

— Ne vous inquiétez pas, vous êtes en de bonnes mains. Vous devez rester calme <strong>pour</strong> éviter que le


venin ne se répande trop vite.<br />

A peine quelques minutes plus tard, le collègue du blessé était de retour avec la trousse de premier<br />

secours. A l’intérieur, il y avait un kit <strong>pour</strong> les morsures de serpents. Grant put aspirer <strong>à</strong> l’endroit de la<br />

blessure après avoir désinfecté, mais ils n’avaient rien <strong>pour</strong> intuber leur patient si la situation s’aggravait.<br />

Or, il venait de leur apprendre qu’il était <strong>une</strong> vraie pharmacie ambulante, car il avait des problèmes de<br />

diabète, de tension et de rythme cardiaque, et prenait des médicaments — entre autres — <strong>pour</strong> fluidifier<br />

le sang.<br />

Et le venin faisait le même effet. Le risque d’hémorragie interne était réel et cet homme devait être<br />

hospitalisé le plus vite possible.<br />

Joni obligea leur patient <strong>à</strong> boire beaucoup d’eau, car sa tension commençait <strong>à</strong> baisser et il fallait<br />

qu’il avale le plus de liquide possible, malgré sa nausée.<br />

Il n’y avait plus qu’<strong>à</strong> surveiller l’évolution de ses organes vitaux, en priant <strong>pour</strong> que les secours<br />

arrivent vite.<br />

A cet instant, Joni s’aperçut que du sang coulait des narines du blessé.<br />

Elle ne dit rien <strong>pour</strong> ne pas l’affoler, mais échangea un coup d’œil éloquent avec Grant.<br />

— Pourquoi saigne-t-il du nez ? demanda le collègue de Kyle, visiblement inquiet.<br />

— Je vais mourir, c’est ça ? s’écria ce dernier.<br />

Il leur fallut tout leur pouvoir de persuasion <strong>pour</strong> le calmer. Quant au collègue, il était de plus en<br />

plus pâle et n’allait pas tarder <strong>à</strong> s’évanouir sous le coup de l’émotion.<br />

Grant lui désigna <strong>une</strong> chaise <strong>à</strong> l’autre bout de la pièce.<br />

— Asseyez-vous, et tenez-vous prêt <strong>à</strong> nous venir en aide, ordonna Joni d’un ton sans réplique.<br />

L’homme s’exécuta docilement.<br />

Elle observa Kyle de nouveau. Elle aurait voulu pouvoir prendre sa tension, qui devait être de plus<br />

en plus basse. Son corps était en état de choc.<br />

Dans la trousse, elle trouva de la gaze <strong>pour</strong> stopper le saignement des narines. A peine avait-elle<br />

terminé que l’on entendit le grondement lointain d’un hélicoptère.<br />

— Le ciel soit loué, s’exclama-t-elle.<br />

— Amen, répliqua Grant.<br />

* * *<br />

A bord de l’hélicoptère, Joni se détendit. Les paramédicaux ayant pris le relais auprès de Kyle,<br />

même l’aide de Grant n’était plus nécessaire.<br />

Assis l’un <strong>à</strong> côté de l’autre, ils regardaient tous les deux par la vitre.<br />

— Pour ce qui est d’un vol en ballon romantique au coucher du soleil, c’est un peu raté, dit-il dans<br />

un demi-sourire.<br />

Dehors, le soleil commençait <strong>à</strong> descendre derrière les montagnes et de magnifiques nuances<br />

d’orange, rouge, bleu, rose et ja<strong>une</strong> envahissaient le ciel.<br />

— Même d’ici, c’est splendide, murmura-t-elle.<br />

A leur arrivée <strong>à</strong> l’hôpital, le service des urgences prit en charge le blessé.<br />

— Docteur Bradley, nous avons admis un nouveau patient tout <strong>à</strong> l’heure. Pourriez-vous passer le<br />

voir ? demanda Cindy, <strong>une</strong> des <strong>infirmière</strong>s du service, son regard allant de Grant <strong>à</strong> Joni avec curiosité.<br />

Cette dernière retint un mouvement d’agacement. Elle aurait voulu pouvoir se cacher, mais <strong>à</strong> quoi<br />

bon ? Bientôt, tout l’hôpital saurait qu’elle et Grant étaient partis seuls faire un tour en ballon. Génial.<br />

Grant posa quelques questions sur le nouveau patient, puis se tourna vers Joni.<br />

— Tu veux bien m’attendre quelques minutes ?<br />

— Bien sûr, docteur Bradley.


Le ton formel qu’elle avait pris <strong>pour</strong> lui répondre le fit visiblement tiquer. A quoi s’attendait-il ?<br />

Tout le service avait maintenant compris qu’il se passait quelque chose entre eux.<br />

Pourquoi n’y avait-elle pas pensé avant de monter dans l’hélicoptère ? D’un autre côté, ils<br />

n’auraient pas pu ramener seuls le ballon et le deuxième technicien avait été trop choqué.<br />

— Joni ?<br />

Elle sursauta en apercevant un visage fatigué derrière le rideau du box voisin.<br />

— Maman ? Mais que fais-tu ici ? Que s’est-il passé ?<br />

Debout près d’elle, son beau-père lui tenait la main.<br />

— Je vais bien. J’ai juste glissé et suis tombée sous la véranda. Chris craignait que je ne me sois<br />

cassé quelque chose.<br />

Joni s’alarma aussitôt.<br />

— Tu n’étais pas… ?<br />

Elle jeta un coup d’œil vers Grant. Impossible de terminer sa question. Il pouvait entendre chacun<br />

de ses mots. Pourquoi l’avait-il suivie ?<br />

Sa mère pâlit.<br />

— Non, elle n’avait pas bu, assura le beau-père de Joni en portant la main de sa femme <strong>à</strong> ses lèvres.<br />

Tu peux être fière d’elle et raconter <strong>à</strong> la prochaine réunion des Alcooliques Anonymes qu’elle a même dit<br />

au médecin des urgences que si sa cheville était fracturée, elle ne voulait pas de narcotiques <strong>pour</strong> calmer<br />

la douleur, parce qu’elle était <strong>une</strong> ancienne alcoolique et <strong>une</strong> droguée aux médicaments.<br />

Joni devint toute pâle <strong>à</strong> son tour. Et voil<strong>à</strong>. Ces mots terribles avaient été prononcés et semblaient<br />

surgir de son passé. Ils avaient été <strong>à</strong> portée d’oreille de tout le monde, de Grant comme de ses collègues<br />

de l’hôpital.<br />

La mère de Joni Thompson était <strong>une</strong> alcoolique et <strong>une</strong> droguée.<br />

Toute sa vie, Joni avait dû s’accommoder de cette réalité. Cela ne l’avait pas empêchée d’aimer sa<br />

mère, et cela faisait des années qu’elle lui avait pardonné la souffrance et l’angoisse qui avaient été son<br />

lot durant toute son enfance.<br />

Mais, pendant un bref instant, Joni en voulut <strong>à</strong> son beau-père d’avoir trop parlé. Puis elle vit les<br />

yeux bleus écarquillés de Grant fixés sur elle, et lut le dégoût sur son visage. Elle savait depuis<br />

longtemps qu’il n’éprouverait auc<strong>une</strong> compassion <strong>pour</strong> sa mère.<br />

Après tout, qui avait besoin de lui ? Elle leva le menton bien haut comme <strong>pour</strong> le défier de<br />

prononcer un seul mot désobligeant, auquel cas, elle aurait été capable de le frapper.<br />

Il n’en fit rien. Son regard alla de Joni <strong>à</strong> sa mère, puis il secoua la tête comme s’il ne pouvait en<br />

supporter davantage et s’éloigna sans dire un mot.<br />

Joni resta plusieurs minutes <strong>à</strong> discuter avec sa mère et son beau-père et ne partit pas avant d’avoir<br />

vu sur les radios que la cheville était juste foulée et qu’il n’y avait auc<strong>une</strong> fracture.<br />

Elle savait que Grant et elle n’auraient plus besoin de reprendre leur conversation l<strong>à</strong> où ils l’avaient<br />

laissée au pique-nique. Il ne respecterait plus auc<strong>une</strong> règle.<br />

Heureusement qu’elle les avait, ces règles, <strong>pour</strong> la protéger ! Sinon, elle aurait juré que cette<br />

douleur brutale dans la poitrine, était celle de son cœur qui se brisait.


12.<br />

Passant rapidement <strong>une</strong> main sur son front, Joni s’aperçut qu’elle transpirait. Elle eut un brusque<br />

serrement de cœur. Quinze jours qu’elle était sans auc<strong>une</strong> nouvelle de Grant. Chassant aussitôt cette<br />

pénible pensée, elle se concentra de plus belle sur sa tâche, <strong>pour</strong>suivant des pressions répétées sur la<br />

poitrine de son patient. Toutes les trente compressions environ, elle envoyait deux bouffées d’oxygène <strong>à</strong><br />

travers la poche d’air.<br />

Samantha était allée donner l’alerte, et elle n’avait pas dû s’absenter plus de quelques secondes,<br />

mais déj<strong>à</strong> le temps semblait s’être suspendu.<br />

Pourtant, chaque seconde qui passait, sans que le cœur de M. Gold ne redémarre, augmentait la<br />

probabilité qu’il ne revienne pas.<br />

Ses bras tremblaient, maintenant. Il fallait <strong>une</strong> énergie incroyable <strong>pour</strong> pouvoir effectuer les<br />

mouvements de réanimation correctement. Mais Samantha serait bientôt de retour, on ferait <strong>une</strong> injection <strong>à</strong><br />

M. Gold et on utiliserait le défibrillateur en espérant qu’il ne soit pas trop tard. Joni n’aurait plus<br />

littéralement la vie d’un homme entre ses mains.<br />

« Mon Dieu, faites que son cœur reparte ! »<br />

Elle se pencha, guettant son souffle : rien. Elle chercha les battements du cœur : pas de pouls.<br />

Alors elle recommença <strong>une</strong> nouvelle série de compressions.<br />

— Laisse-moi faire, dit <strong>une</strong> voix grave dans son dos.<br />

Joni ressentit un immense soulagement. Grant s’installa de l’autre côté du patient et enchaîna les<br />

compressions, pendant qu’elle continuait les respirations.<br />

— Raconte-moi ce qui s’est passé.<br />

Elle le regarda faire. Ses compressions étaient parfaites : la bonne pr<strong>of</strong>ondeur, le bon rythme ; ses<br />

bras puissants les effectuaient sans effort apparent.<br />

— Je réalisais des tests neurologiques quand ses yeux se sont révulsés. Il n’y avait plus de<br />

télémétrie, plus de battements de cœur ni de respiration. J’ai appelé <strong>à</strong> l’aide et ai commencé la<br />

réanimation.<br />

Elle appuyait sur la poche <strong>pour</strong> insuffler de l’air, en parfaite synchronisation avec les séries de<br />

compressions de Grant.<br />

Samantha entra avec précipitation dans la pièce. En tout, elle n’avait pas dû s’absenter plus d’<strong>une</strong><br />

minute, mais Joni fut particulièrement contente de la revoir.<br />

Grant commença <strong>à</strong> donner des ordres pendant que Samantha faisait <strong>une</strong> injection d’épinéphrine et<br />

reliait le patient au défibrillateur.<br />

— Maintenant, dit-il.<br />

Samantha libéra la charge et le corps de M. Gold fit un bond, mais pas son cœur. Rien.


— Encore.<br />

Inlassablement, ils tentèrent de ramener leur patient <strong>à</strong> la vie. En vain.<br />

Au bout de longues et épuisantes minutes, Grant annonça la fin de la réanimation.<br />

Joni regarda son patient tristement. Elle était habituée <strong>à</strong> traiter avec la mort presque<br />

quotidiennement. Dans un service des urgences, comment aurait-il pu en être autrement ? Pourtant, elle ne<br />

perdait jamais un patient sans un pincement au cœur.<br />

Chacun d’eux était la mère ou le père de quelqu’un, son frère ou sa sœur, son fils ou sa fille. Chaque<br />

mort marquait la fin d’<strong>une</strong> vie qui avait compté dans l’existence de beaucoup d’autres personnes.<br />

Quand elle réalisa que tous leurs efforts ne parviendraient pas <strong>à</strong> sauver M. Gold, elle lutta un instant<br />

contre les larmes, ne sachant plus si elle déplorait seulement la perte de son patient, ou aussi celle de<br />

Grant.<br />

Même s’ils n’avaient pas vécu <strong>une</strong> vraie relation, il avait été présent dans tous les aspects de sa vie,<br />

et il lui manquait de façon si intense que toutes les nuits, durant ces deux dernières semaines, elle avait<br />

pleuré en s’endormant et s’était réveillée avec son oreiller trempé de larmes.<br />

Elle devait avoir l’air misérable. A n’en pas douter ses amies, Samantha, Brooke et quelques autres<br />

devaient s’inquiéter <strong>pour</strong> elle. Mais qu’aurait-elle pu leur dire ? Qu’elle avait perdu quelqu’un qu’elle<br />

n’avait jamais vraiment eu ? Que Grant, en apprenant les problèmes de sa mère, avait disparu de sa vie ?<br />

Dès qu’elle le put, elle quitta la chambre de M. Gold et se réfugia dans <strong>une</strong> chambre vide, où elle<br />

put donner libre cours <strong>à</strong> son chagrin.<br />

Elle pleura sur M. Gold, sa famille, ses amis. Elle pleura sur elle-même et le personnel de l’hôpital<br />

qui n’avaient pas pu l’aider. Elle aurait voulu sauver chaque patient, tout en sachant que c’était<br />

impossible.<br />

<strong>Un</strong> jour ou l’autre, la mort était inévitable, pensa-t-elle encore <strong>une</strong> fois. Mais <strong>à</strong> chaque patient<br />

qu’elle perdait, elle éprouvait de la déception et un sentiment d’échec, passant toujours par ce moment où<br />

elle s’adonnait <strong>à</strong> la litanie des « si seulement… » Si seulement elle était passée voir son patient plus tôt,<br />

etc.<br />

La vie en était remplie. Si seulement elle avait connu Grant en premier, elle ne serait pas venue <strong>à</strong><br />

lui, marquée par son histoire ratée avec Mark. Elle lui aurait fait confiance et se serait lancée dans <strong>une</strong><br />

vraie relation.<br />

Si seulement elle avait le courage d’aller le voir <strong>pour</strong> le prier de l’accepter de nouveau, parce que<br />

sans lui <strong>à</strong> ses côtés, elle n’était plus qu’<strong>à</strong> moitié vivante…<br />

— Est-ce que ça va ? lui demanda-t-il.<br />

— Très bien.<br />

Elle se redressa aussitôt et essuya furtivement ses larmes.<br />

Pourquoi Grant l’avait-il suivie ? Pendant deux semaines, il ne lui avait pas dit un seul mot ni<br />

envoyé un texto, et encore moins laissé de traces de son « admirateur secret ». Rien.<br />

Alors, <strong>pour</strong>quoi était-il l<strong>à</strong> <strong>à</strong> présent, alors qu’elle se sentait si vulnérable et ne souhaitait rien<br />

d’autre que poser sa tête sur son épaule et respirer son odeur ?<br />

Grant la fixa un instant, puis secoua la tête.<br />

— Non, tu ne vas pas bien. Viens ici.<br />

Joni ne bougea pas. Lui prenant la main, il l’attira dans ses bras et la serra contre lui, comme s’il<br />

n’était pas sorti de sa vie.<br />

Des larmes coulèrent sur ses joues.<br />

Elle l’aimait. Elle aimait cet homme beau et merveilleux qui la consolait, même s’il ne voulait plus<br />

d’elle.<br />

Mais comment pouvait-elle aimer quelqu’un qui ne supportait pas les faiblesses des autres ? De quel<br />

droit jugeait-il sa mère ? Elle s’écarta de lui.


— J’avais juste besoin d’un moment <strong>pour</strong> me ressaisir.<br />

— C’est compréhensible, répondit-il, la scrutant d’un regard pénétrant. Tu es <strong>une</strong> très bonne<br />

<strong>infirmière</strong>, pleine de sollicitude envers les patients.<br />

Il la regarda longuement en silence.<br />

— S’il te plaît, laisse-moi, murmura-t-elle.<br />

Faisant un pas en arrière, il haussa les épaules.<br />

— Si c’est ce que tu veux… De toute façon, cette relation a toujours été telle que tu la voulais.<br />

Elle eut un sursaut d’orgueil.<br />

— Je ne me rappelle pas t’avoir entendu te plaindre que tu n’obtenais pas ce que tu voulais quand<br />

nous étions au lit.<br />

Les yeux de Grant lancèrent des éclairs.<br />

— Alors maintenant, écoute bien et prends des notes, car je me plains, rétorqua-t-il. Je te reproche<br />

d’être la femme la plus égoïste que j’ai jamais connue. Chaque fois que j’essayais de nous donner <strong>une</strong><br />

chance, tu invoquais tes stupides règles. Je te reproche de ne t’être jamais ouverte <strong>à</strong> moi en me confiant<br />

tes problèmes.<br />

Joni sentit son cœur se glacer. Plus il parlait, plus il semblait en colère.<br />

— Je te reproche de m’avoir caché quelque chose d’aussi important et terrible qu’<strong>une</strong> addiction.<br />

Comment as-tu pu faire ça, sachant ce que j’éprouvais ?<br />

Elle eut envie de hurler, de lui demander comment il avait osé prétendre être amoureux d’elle avant<br />

de disparaître <strong>à</strong> peine avait-il appris les problèmes de sa mère. Aurait-il voulu, lui aussi, qu’elle<br />

l’abandonne ? Jamais, au grand jamais elle ne ferait <strong>une</strong> chose pareille, même si sa mère rechutait.<br />

On ne se détournait pas des gens que l’on aimait, quel que soient leurs problèmes.<br />

Grant ne l’aimait pas. Il avait juste été « accro » <strong>à</strong> elle physiquement. Voil<strong>à</strong> la vérité.<br />

— J’ai pris bonne note de tes reproches, répondit-elle d’un ton froid. N’es-tu pas heureux de ne plus<br />

avoir <strong>à</strong> respecter mes stupides règles ? Adieu, Grant.<br />

La tête haute, elle quitta la pièce, fière d’être cette fois celle qui s’en allait.<br />

Plus tard — beaucoup plus tard — elle s’interrogerait sur les doutes qui la rongeaient.<br />

Ou peut-être valait-il mieux qu’elle ne se demande pas si elle avait eu raison de ne pas accepter<br />

Grant dans sa vie. Aurait-elle dû s’ouvrir <strong>à</strong> lui et lui confier ses peurs ?<br />

Au moins, cette fois, son travail n’avait pas eu <strong>à</strong> en pâtir.<br />

* * *<br />

— Alors, comment vont les amours ?<br />

Joni baissa les yeux sous le regard inquisiteur de Mme Sain. Pourtant, dès qu’elle avait repéré son<br />

nom sur la liste des nouvelles admissions, elle avait su qu’elle ne <strong>pour</strong>rait pas échapper <strong>à</strong> un<br />

interrogatoire en règle sur elle et Grant.<br />

— Bien que je ne pense pas que cela vous regarde, je vous répondrai que je n’ai pas de vie<br />

amoureuse.<br />

Joni esquissa <strong>une</strong> moue désabusée. En fait, elle n’en avait jamais eu. <strong>Un</strong>e vie sexuelle, oui. Rien de<br />

plus.<br />

— Que s’est-il passé entre vous et ce charmant médecin ?<br />

Elle releva la tête. Décidément, la vieille dame était incroyable. Ne lui avait-on pas appris qu’il<br />

était impoli de poser ce genre de question ? Ou peut-être se croyait-elle tout permis parce qu’elle avait<br />

atteint un certain âge ?<br />

— Ne me dites pas que vous avez rompu avec lui ? Vous êtes plus intelligente que ça.<br />

— Je lui ai seulement dit de me laisser tranquille, répondit-elle en terminant les vérifications


habituelles.<br />

— Quoi ? s’exclama sa patiente d’un ton indigné. Et il vous a écoutée ?<br />

Joni soupira, soudain exaspérée. Peut-être allait-elle laisser tomber le sujet de Grant ? Elle avait<br />

déj<strong>à</strong> suffisamment de mal <strong>à</strong> éviter de penser <strong>à</strong> lui sans qu’on le lui rappelle. C’était étrange : plus on<br />

évitait de songer <strong>à</strong> quelque chose, et plus on y pensait.<br />

Prenant <strong>une</strong> grande inspiration, elle fit face <strong>à</strong> la vieille dame.<br />

— Allez-y, dites-moi le fond de votre pensée. Je sais que vous en mourez d’envie.<br />

— Vous n’êtes qu’<strong>une</strong> idiote.<br />

Joni hésita entre le rire et les larmes.<br />

— C’est probable.<br />

— C’est certain ! Cet homme était fou de vous et pendant des semaines, il a tout fait <strong>pour</strong> tenter de<br />

gagner votre cœur.<br />

— Il ne s’agissait que d’<strong>une</strong> attirance sexuelle.<br />

Elle s’en voulut aussitôt. Pourquoi éprouvait-elle le besoin de l’affirmer aussi fort ?<br />

— Vous avez bien de la chance !<br />

En effet. Elle avait eu beaucoup de chance, songea Joni. Sauf qu’elle ne faisait plus l’amour avec<br />

Grant. A la place, elle passait beaucoup trop de temps <strong>à</strong> se rappeler les merveilleux moments passés avec<br />

lui, et qui ne tournaient pas qu’autour du sexe. Sinon, ils se seraient quittés dès qu’ils auraient eu fini.<br />

Tout au contraire, ils restaient pendant des heures dans les bras l’un de l’autre <strong>à</strong> discuter. Il lui<br />

caressait les cheveux, la peau, et l’embrassait doucement comme si elle avait été <strong>une</strong> petite chose fragile.<br />

Ses règles avaient été <strong>une</strong> vaste plaisanterie. Elles n’avaient rien protégé, surtout pas son cœur.<br />

Depuis leur séparation, elle ne faisait que penser <strong>à</strong> lui. Il lui manquait terriblement. C’était comme si<br />

elle avait perdu <strong>une</strong> partie essentielle d’elle-même.<br />

— A présent, comment allez-vous faire <strong>pour</strong> le reconquérir ?<br />

Joni la regarda, ahurie. Mme Sain n’avait pas <strong>pour</strong> habitude de mâcher ses mots.<br />

— Je n’ai pas dit que je voulais le reconquérir.<br />

— Ma petite, comme vous le savez, je suis peut-être vieille, mais je ne suis pas aveugle <strong>pour</strong> autant.<br />

— Ni muette…<br />

Sa patiente éclata d’un rire joyeux, qui s’acheva en quinte de toux. Joni lui tapa dans le dos <strong>pour</strong><br />

l’aider <strong>à</strong> évacuer le mucus qui l’encombrait, jusqu’<strong>à</strong> ce qu’elle parvienne <strong>à</strong> respirer de nouveau<br />

normalement.<br />

— Ne recommencez pas surtout, lui dit Joni d’un ton ferme. Tout <strong>à</strong> l’heure, le kiné vous fera faire<br />

des exercices respiratoires <strong>pour</strong> éclaircir vos bronches.<br />

— Vous feriez mieux de me prendre un rendez-vous avec mon pneumologue, suggéra Mme Sain. Je<br />

suis sûre qu’il m’aidera tout aussi bien. Peut-être <strong>pour</strong>rait-il aussi éclaircir certaines choses chez vous.<br />

Joni sourit. Cette Mme Sain était décidément impossible !<br />

— Je vous rappelle que vous êtes ma patiente, pas mon psy.<br />

— Avez-vous besoin d’un psy ?<br />

Elle reprit un visage grave. En avait-elle besoin ? Le fait est que, depuis qu’elle n’était plus avec<br />

Grant, son esprit partait dans tous les sens.<br />

A l’hôpital, elle n’avait fait que l’apercevoir en de rares occasions. De toute évidence il se<br />

comportait comme elle : il l’évitait.<br />

C’était mieux ainsi. Elle se serait sentie trop mal de le voir tout le temps, en sachant qu’elle ne<br />

pouvait plus le toucher.<br />

Il lui manquait, et cela ne s’arrangeait pas avec le temps. Tout lui manquait chez lui. Surtout son<br />

sourire. Celui qu’il ne réservait qu’<strong>à</strong> elle.<br />

— C’est ce sourire qu’il a, dit-elle en soupirant.


— Je sais, acquiesça Mme Sain. Alors, comment allez-vous faire <strong>pour</strong> le reconquérir ?<br />

— A vrai dire, je ne saurais pas.<br />

— Vous n’avez jamais séduit un homme ?<br />

Elle se mordit la lèvre. Non, en effet. Même pas Mark. C’était plutôt l’inverse. Elle l’avait aimé,<br />

mais il s’était servi d’elle et avait cherché <strong>à</strong> la détruire. Comme ses accusations étaient fausses, sa<br />

réputation sur le plan pr<strong>of</strong>essionnel n’avait finalement pas été entachée, mais elle avait perdu toute joie<br />

dans son travail et tout respect <strong>pour</strong> ses collègues, qui avaient préféré prendre fait et cause <strong>pour</strong> un<br />

médecin très coté, plutôt que <strong>pour</strong> <strong>une</strong> simple <strong>infirmière</strong>.<br />

<strong>Un</strong> changement s’était imposé, et elle avait déménagé en emmenant sa mère avec elle.<br />

Sur le plan personnel, elle avait cru s’en être remise. Mais elle n’avait fait que dresser de solides<br />

barrières, censées la protéger du pire.<br />

Personne ne lui avait donné envie de renoncer <strong>à</strong> cette manière d’être, jusqu’<strong>à</strong> ce qu’elle rencontre<br />

celui qu’elle avait pris <strong>pour</strong> le diable en personne — Grant. Si ce n’est qu’il était tout, sauf un démon.<br />

Il était venu la sauver, mais, trop aveugle <strong>pour</strong> s’en rendre compte, elle s’était barricadée encore<br />

plus.<br />

<strong>Un</strong>e petite voix éraillée la ramena <strong>à</strong> la réalité.<br />

— Dites-lui la vérité, dit doucement Mme Sain.<br />

— La vérité ?<br />

— Que vous l’aimez et que vous voulez le récupérer.<br />

— Il ne veut plus rien avoir <strong>à</strong> faire avec moi.<br />

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. La preuve : il n’avait pas tenté de la revoir, et n’avait pas<br />

protesté quand elle lui avait demandé de la laisser. Elle avait peut-être <strong>of</strong>ficialisé leur rupture, mais il<br />

avait été le premier <strong>à</strong> s’éloigner, ce fameux soir aux urgences.<br />

Pour être sincère, lui avait-elle <strong>of</strong>fert le choix ? Avait-elle seulement écouté ce qu’il avait <strong>à</strong> lui dire,<br />

amorcé un pas vers lui ?<br />

— J’ai tout fait <strong>pour</strong> qu’il s’éloigne de moi.<br />

Mme Sain ajusta sa canule nasale.<br />

— Dites-lui que vous avez commis <strong>une</strong> erreur et demandez-lui de vous pardonner.<br />

— Pourquoi le ferait-il ?<br />

La vieille dame leva les yeux au ciel.<br />

— Parce qu’il vous aime et veut vous récupérer lui aussi.<br />

* * *<br />

Joni regarda sa patiente, incrédule. Si seulement… Bon. Elle s’était suffisamment attardée et devait<br />

retourner voir ses autres patients.<br />

— Je l’espère, répondit-elle en se levant.<br />

— Vraiment ? dit <strong>une</strong> voix grave.<br />

Elle crut que son cœur s’arrêtait de battre. Grant se tenait <strong>à</strong> l’entrée de la chambre, si beau dans sa<br />

tenue assortie <strong>à</strong> ses yeux bleus. Des yeux qui ne se posaient plus jamais sur elle.<br />

Depuis combien de temps était-il l<strong>à</strong> ? Mme Sain l’avait certainement vu, mais s’était bien gardée de<br />

la prévenir.<br />

Joni ouvrit la bouche <strong>pour</strong> parler, mais aucun son n’en sortit. Si elle reconnaissait qu’elle souhaitait<br />

qu’il l’aime et voulait qu’il revienne, n’allait-il pas lui rire au nez en lui rappelant que c’était elle qui<br />

avait insisté <strong>pour</strong> avoir <strong>une</strong> relation dé<strong>pour</strong>vue de sentiments ?<br />

Il ajouterait probablement qu’il ne supporterait pas qu’elle accompagne sa mère régulièrement <strong>à</strong> ses<br />

réunions et soit son principal soutien dans sa lutte contre l’alcool — quoique, maintenant, son beau-père


semblait désireux de prendre le relais.<br />

Et il conclurait en lui faisant remarquer qu’elle avait tout fait <strong>pour</strong> le décourager de l’aimer en<br />

l’obligeant <strong>à</strong> accepter ses règles, parce qu’elle avait eu peur de prendre des risques.<br />

A présent, elle l’avait perdu.<br />

— A quoi bon aimer <strong>une</strong> femme qui ne me veut qu’au lit ? dit-il.<br />

Jetant un coup d’œil <strong>à</strong> sa patiente qui se frottait littéralement les mains, Joni pensa qu’ils n’auraient<br />

pas dû avoir cette conversation devant elle.<br />

Mais cette fois, elle ne voulait pas le laisser repartir.<br />

Grant <strong>pour</strong>rait se moquer d’elle, quelque part elle ne l’avait pas volé. C’était lui qui avait de<br />

nouveau insufflé la vie dans son corps et dans sa tête.<br />

Elle l’avait aimé sans le savoir, et <strong>à</strong> présent elle était prête <strong>à</strong> tout risquer <strong>pour</strong> le garder.<br />

L’amour de Grant l’avait rendue plus forte, capable d’affronter l’avenir avec les bras ouverts.<br />

Accrochant son regard au sien, elle ne cilla pas.<br />

— Je voudrais que tu m’aimes et que l’on reparte de zéro.<br />

* * *<br />

Grant n’en crut pas ses oreilles. Joni avait-elle vraiment prononcé les mots qu’il rêvait d’entendre<br />

depuis des semaines ?<br />

Peut-être regrettait-elle juste leurs rencontres charnelles. Cela, il pouvait le comprendre, parce<br />

qu’elles lui manquaient aussi. Beaucoup. Le simple fait de se <strong>retrouver</strong> près d’elle le troublait<br />

incroyablement.<br />

Mais un gros problème restait entier : Joni et sa mère étaient aux Alcooliques Anonymes. Ces<br />

dernières semaines, il avait passé des heures, la nuit, <strong>à</strong> se demander ce qui se passerait si Joni finissait<br />

comme son ex.<br />

Depuis combien de temps était-elle « clean » ? Et sa mère ? Pendant des jours, il s’était demandé<br />

s’il pouvait courir le risque d’avoir <strong>une</strong> nouvelle Ashley. A certains moments, il pensait être assez fort<br />

<strong>pour</strong> l’encourager <strong>à</strong> faire les bons choix. A d’autres, il se demandait s’il aurait le courage <strong>une</strong> deuxième<br />

fois de regarder la femme qu’il aimait, se détruire.<br />

Mme Sain rayonnait.<br />

— C’est mieux que toutes les séries que j’ai pu voir <strong>à</strong> la télévision.<br />

Grant fronça les sourcils. Joni et lui devaient continuer cette conversation en privé.<br />

— Suis-moi, dit-il <strong>à</strong> Joni. Je vais revenir m’occuper de vous, madame Sain.<br />

— Oh ! Rien ne presse, docteur. Prenez votre temps. Ce n’est pas comme si j’avais un rendez-vous<br />

urgent.<br />

Grant sourit <strong>à</strong> la vieille dame et d’un signe de tête, invita Joni <strong>à</strong> le suivre. Ils descendirent dans le<br />

hall.<br />

— Grant, je…<br />

Elle inspira longuement, puis le regarda droit dans les yeux.<br />

— Je veux que tu fasses partie de ma vie.<br />

— En tant qu’amant ?<br />

— Oui, répondit-elle. Si c’est la seule façon dont tu veux m’avoir <strong>à</strong> présent, je suis d’accord. Mais<br />

sache que dorénavant, je ferai tout <strong>pour</strong> t’amener <strong>à</strong> m’aimer.<br />

— Ce ne sera pas nécessaire, répondit-il.<br />

* * *


— Je t’ai donc perdu <strong>pour</strong> toujours ? dit-elle d’<strong>une</strong> voix tremblante.<br />

— Au contraire.<br />

Il lui souleva le menton <strong>pour</strong> mieux plonger dans son regard vert.<br />

— Tu n’as pas besoin de le faire, puisque je t’aime déj<strong>à</strong>.<br />

— Vraiment ? murmura-t-elle, les yeux humides.<br />

Du bout de l’index, il cueillit <strong>une</strong> larme sur sa joue.<br />

— J’ai souvent tenté de te le dire, mais tu ne m’écoutais pas.<br />

— Je pensais que… Mais peu importe. Tu as raison, je n’étais pas prête <strong>à</strong> t’entendre.<br />

Tendrement, Grant prit son visage dans ses mains.<br />

— Je t’aime, Joni Thompson. Maintenant et toujours. Je t’aime, mais je ne suis pas certain que<br />

l’amour suffise.<br />

Joni avait senti son cœur prêt <strong>à</strong> déborder, mais les derniers mots la refroidirent.<br />

— Avant de venir ici, je vivais avec <strong>une</strong> femme, <strong>pour</strong>suivit-il. Je l’aimais et voulais l’épouser,<br />

seulement au bout d’un an, j’ai commencé <strong>à</strong> remarquer certaines choses : elle buvait beaucoup, et avalait<br />

quantité de cachets… Malheureusement, je n’avais pas vu la moitié du problème. J’aurais dû partir <strong>à</strong> ce<br />

moment-l<strong>à</strong>, mais j’ai cru que je <strong>pour</strong>rais la guérir.<br />

Joni le regarda, émue. Il avait vécu avec <strong>une</strong> alcoolique ? Elle comprenait mieux sa réaction envers<br />

Kathy Conner. Mais <strong>pour</strong>quoi l’avait-il fuie quand il avait appris le passé de sa mère ? Craignait-il que<br />

cela ne lui rappelle trop de mauvais souvenirs ?<br />

— Je n’ai pas été capable de la guérir, tout comme je ne <strong>pour</strong>rais pas te guérir, Joni. J’ignore si<br />

j’aurai la force de te regarder te détruire, mais nous pouvons quand même essayer d’être ensemble, car<br />

j’ai besoin de toi dans ma vie.<br />

Elle écarquilla les yeux, comprenant mieux son comportement.<br />

— Moi ? <strong>Un</strong>e alcoolique ? Je n’ai jamais eu auc<strong>une</strong> sorte d’addiction.<br />

— Mais ton beau-père a dit que ta mère et toi alliez toutes les deux aux Alcooliques Anonymes ?<br />

— Je l’y accompagne, c’est tout. Et depuis qu’elle est remariée, mon beau-père la soutient<br />

également de plus en plus. Il y a quelques années, j’ai été faussement accusée d’addiction par quelqu’un<br />

que j’aimais. C’était un médecin très apprécié, et cela a affecté mon travail et ma propre estime.<br />

— C’était un imbécile, assura Grant, visiblement soulagé. Je t’aime, Joni.<br />

Joni reçut ces mots comme <strong>une</strong> caresse. Mark avait prononcé les mêmes paroles autrefois, mais sans<br />

jamais être sincère.<br />

Grant lui parlait de cœur <strong>à</strong> cœur. Et il l’aimait. Elle pouvait le lire dans ses yeux, dans la tendresse<br />

de ses gestes.<br />

— Je t’aime aussi.<br />

Jetant les bras autour de son cou, elle l’embrassa.<br />

— Oh ! Grant ! Tu m’as tellement manqué…<br />

Apparemment surpris par <strong>une</strong> telle démonstration au beau milieu du hall des urgences, il lui répondit<br />

par un rapide baiser sur les lèvres.<br />

Joni rougit légèrement. Comment avait-elle pu se montrer aussi peu pr<strong>of</strong>essionnelle ?<br />

— Désolée, je n’aurais pas dû faire ça.<br />

— Regarde-moi, ordonna-t-il, lui soulevant le menton. Ne t’excuse plus jamais <strong>pour</strong> ça. Je suis tout<br />

<strong>à</strong> toi, Joni, Et seulement <strong>à</strong> toi. Chaque fois que tu auras besoin de moi, je serai l<strong>à</strong>.<br />

Peu <strong>à</strong> peu, Joni prit conscience de leur environnement. Tout le monde pouvait les voir.<br />

— Et tu es aussi <strong>à</strong> moi, reprit-il. Nous n’aurons plus besoin de nous cacher dans un placard <strong>pour</strong><br />

nous toucher.<br />

Elle hocha la tête, trop émue <strong>pour</strong> parler.<br />

— Je voulais ajouter que…


Il plongea son regard dans le sien.<br />

— Cette fois, c’est moi qui établirai les règles.<br />

Joni sourit, sur le point d’exploser de joie.<br />

— Ah, oui ? Et lesquelles ?<br />

— Pour commencer, la règle des fiançailles, car je te veux <strong>à</strong> moi <strong>pour</strong> toujours.<br />

Elle en resta bouche bée.<br />

— Je précipite peut-être un peu les choses, mais je ne veux plus attendre. Demain, nous choisirons<br />

le plus beau et aussi le plus gros diamant que nous <strong>pour</strong>rons trouver, afin que tout le monde sache que tu<br />

es prise !<br />

— Mais je n’ai pas besoin…<br />

— Voici ma seconde règle : nous ne referons pas l’amour tant que tu ne porteras pas le même nom<br />

que moi.<br />

— Mais…<br />

— Rassure-toi, mon amour. Je ferai en sorte que la période des fiançailles soit très courte.<br />

Quant <strong>à</strong> la troisième règle, je tiens <strong>à</strong> ce que tu me présentes <strong>à</strong> ta mère. Ce soir. Nous irons lui<br />

annoncer directement la nouvelle après le travail.<br />

Joni le fixa muette d’émotion.<br />

— La quatrième règle est la plus importante de toutes, <strong>pour</strong>suivit Grant. Elle consiste <strong>à</strong> nous aimer<br />

<strong>pour</strong> toujours.<br />

Ne se souciant plus du tout de l’endroit où ils se trouvaient, Joni noua les bras autour de son cou.<br />

— Est-ce tout, docteur Bradley ? Ou bien avez-vous l’intention de créer de nouvelles règles au fur et<br />

<strong>à</strong> mesure ?<br />

— Cela dépend.<br />

Il effleura ses lèvres.<br />

— De quoi ?<br />

— De ton acceptation des quatre premières.<br />

— Et sinon ?<br />

— Tu y es obligée. <strong>Un</strong> refus serait contraire aux règles, et je sais combien tu y es attachée.<br />

— Ne sont-elles pas faites <strong>pour</strong> être transgressées ? demanda-t-elle, <strong>une</strong> lueur dans l’œil.<br />

— Pas les miennes.<br />

Il l’embrassa jusqu’<strong>à</strong> ce qu’elle en ait le souffle coupé, et des applaudissements crépitèrent autour<br />

d’eux.<br />

Joni sourit, heureuse, <strong>à</strong> Samantha et ses autres collègues qui les entouraient.<br />

— Qu’attends-tu <strong>pour</strong> donner ta réponse <strong>à</strong> ce pauvre homme ? lui dit son amie avec un clin d’œil.<br />

Contrairement <strong>à</strong> Samantha, Joni n’avait pas l’intention de dire non. Elle voulait Grant, <strong>pour</strong> toujours.<br />

Elle plongea dans le regard si bleu.<br />

— C’est ton sourire…<br />

— Mon sourire ?<br />

— Oui. C’est <strong>à</strong> cause de lui que j’accepte tes règles.<br />

— Et moi qui croyais que c’était parce que tu m’aimais…<br />

— Je t’aime, Grant. Mais c’est ton sourire, celui que tu ne réserves qu’<strong>à</strong> moi, qui me coupe le<br />

souffle.<br />

Grant ne répondit pas. Il se contenta de lui <strong>of</strong>frir ce sourire-l<strong>à</strong>.


TITRE ORIGINAL : CHALLENGING THE NURSE’S RULES<br />

Traduction française : MICHELLE LECOEUR<br />

© 2012, Janice Lynn. © 2012, Traduction française : Harlequin S.A.<br />

Cette œuvre est protégée par le droit d'auteur et strictement réservée <strong>à</strong> l'usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au pr<strong>of</strong>it de tiers, <strong>à</strong> titre gratuit ou<br />

onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue <strong>une</strong> contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la<br />

Propriété Intellectuelle. L'éditeur se réserve le droit de <strong>pour</strong>suivre toute atteinte <strong>à</strong> ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.<br />

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