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Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

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Les Cahiers de la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

N° 110 - JUILLET 2010<br />

3


LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 4


Sommaire<br />

Mon semblable, mon frère, par Jacques Téphany 4<br />

Souvenirs de la maison Russie par Rodolphe Fouano 6<br />

L’instant et l’éternité, par Dominique Fernandez 8<br />

L’empreinte Tchékhov, par Jacques Lassalle 12<br />

Récit d’une vie, par Jacques Téphany 16<br />

Chronologie 28<br />

Pages choisies 31<br />

<strong>Stanislavski</strong>, Meyerhold, Tchékhov par Béatrice Picon-Vallin 36<br />

Paroles de metteurs en scène<br />

Intuition et sentiment, par Constantin <strong>Stanislavski</strong> 42<br />

La vie telle qu’elle est, par Georges Pitoëff 49<br />

Pourquoi La Cerisaie ? par <strong>Jean</strong>-Louis Barrault 50<br />

Le rire de la jeunesse, par <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> 53<br />

<strong>Dépasser</strong> <strong>Stanislavski</strong>, par Giorgio Strehler 58<br />

La modernité même, par Antoine Vitez 62<br />

Une vérité simple, par Georges Lavaudant 65<br />

Une intimité troublante, par Claire Lasne 66<br />

La diffi culté de vivre, par Maurice Bénichou 67<br />

Le personnage et le comédien, par Éric Lacascade 68<br />

Un théâtre profondément existentiel, par Alain Françon 70<br />

Traduire, adapter Tchékhov<br />

Une forme française, par Pierre-<strong>Jean</strong> Jouve 72<br />

Le jardin des cerises, par Georges Pitoëff 73<br />

Fidélité, par <strong>Jean</strong>-Claude Grumberg 74<br />

Un travail d’écrivain, par Daniel Mesguich 74<br />

Le mouvement de pensée, par Peter Brook 75<br />

Une Cerisaie sur mesure, par <strong>Jean</strong>-Claude Carrière 76<br />

Un temps à passer ensemble, par Chantal Morel 77<br />

Traduire Tchékhov, par André Markowicz et Françoise Morvan 78<br />

Statut du traducteur, par Irène Sadowska-Guillon 81<br />

Lire Tchékhov<br />

Que vous vivez mal, messieurs ! par Maxime Gorki 83<br />

L’homme et l’œuvre, par Elsa Triolet 84<br />

Tchékhov et les femmes, par Roger Grenier 85<br />

Un problème en soi, par Luchino Visconti 86<br />

Le monde de Tchékhov, par Vassili Grossman 87<br />

Le moins métaphysicien des écrivains russes, par Vladimir Volkoff 88<br />

Tchékhov en France, par Marie-Claude Billard 89<br />

Quiz, par Rodolphe Fouano 92<br />

Remerciements 96<br />

Couverture : conception graphique www.genevievegleize.fr d’après une photo d’Olivier Martel / akg-images (voir page 9).<br />

Ci-contre : détail d’un manuscrit de Tchékhov : Les Trois Sœurs.<br />

5


Mon semblable, mon frère<br />

Jacques Téphany<br />

L’ennui, avec <strong>Vilar</strong>,<br />

c’est qu’il ne se prête pas à la glose.<br />

Bernard Dort<br />

Huit mois durant, nous aurons lu<br />

Tchékhov, presque tout Tchékhov,<br />

écouté ses biographes, visionné<br />

les mises en scène de ses pièces,<br />

les fi lms qui s’en sont inspirés. Huit<br />

mois tellement consacrés au docteur<br />

Tchékhov qu’il nous en est devenu<br />

presque familier. Et pourtant, le but<br />

atteint, il nous échappe. Ce n’est<br />

évidemment pas sans malice que<br />

nous proposons, en exergue, ce<br />

dépit d’un grand analyste du théâtre<br />

contemporain exprimé publiquement<br />

lors d’un colloque vénitien en 1981,<br />

moins pour tout rapporter à <strong>Vilar</strong><br />

selon une obsession maison, que<br />

pour l’associer à une même qualité<br />

d’homme.<br />

Au départ, répondant à l’amicale<br />

intuition de Culturesfrance, nous<br />

avons réagi, oserons-nous l’écrire ?,<br />

comme tout le monde : nous nous<br />

sommes précipités sur l’air connu<br />

de l’œuvre dramatique, tétralogie de<br />

légende : Oncle Vania, La Mouette,<br />

Les Trois Sœurs, La Cerisaie. Certes, il<br />

y aussi Ivanov, ou encore ce Platonov<br />

écrit à vingt ans et qui contient en<br />

germe tout le génie fi nal. Mais aussi<br />

cet Esprit des bois, alias Le Sauvage,<br />

préfi guration de Vania. Et encore une<br />

petite dizaine d’actes courts comme<br />

des nouvelles. Et drôles. Et tragiques.<br />

Et puis, d’accord avec Dominique<br />

Fernandez qu’on lira plus loin, nous<br />

avons ressenti la même lassitude – le<br />

mot est un peu fort – qu’en face des<br />

sommets mozartiens, comme si nous<br />

avions déjà fait plusieurs fois cette<br />

ascension et que nous en connaissions<br />

tous les paysages.<br />

Alors nous avons pris les chemins<br />

de traverse, ceux qui constituent<br />

précisément cette œuvre puzzle faite<br />

de plusieurs centaines de nouvelles.<br />

Rien ne va droit dans la trajectoire<br />

d’Anton Pavlovitch Tchékhov : il est bon<br />

mais indifférent, amoureux par pleines<br />

bouffées mais ennemi du moindre<br />

risque de passion, profondément<br />

russe et d’autant plus critique avec<br />

ses compatriotes, engagé dans la<br />

vraie vie mais étranger à la politique<br />

sauf pour s’en garder, responsable<br />

mais découragé par avance, distant<br />

mais incapable de solitude, fêtard<br />

et mélancolique, dilettante et grave,<br />

alcoolique avec modération, amateur<br />

délicieux et travailleur forcené,<br />

érotomane et pudique, rêveur et<br />

bâtisseur…<br />

Son œuvre en ordre consciencieusement<br />

dispersé est, dans son temps,<br />

l’expression d’un monde inquiet de<br />

sa propre fi nitude, mais elle convient<br />

aussi aux commissaires soviétiques<br />

capables d’aller verser une larme sur les<br />

lamentations risibles d’Olga Knipper-<br />

Tchékhov après avoir logé une balle<br />

dans la tête de Monsieur et Madame<br />

Meyerhold, un après-midi ordinaire<br />

dans les caves de la Loubianka… On<br />

n’en fi nirait pas de ces contractions,<br />

convulsions, contradictions, de ces<br />

oxymores touchant à tout Tchékhov,<br />

donc à rien qui le fi xe autrement que<br />

dans une série d’instantanés.<br />

Ses exégètes avouent renoncer à<br />

défi nir « de quoi c’est fait ». Tous ont ce<br />

geste consistant à frotter délicatement<br />

deux doigts contre le pouce, les yeux<br />

plissés d’interrogation ou de plaisir<br />

intellectuel, quelques commentaires<br />

vaguement subtils accompagnant<br />

leur impuissance. C’est qu’il existe<br />

un mystère Tchékhov impossible à<br />

théoriser ; on se résout à l’associer à<br />

son laconisme, comme si des phrases<br />

perdues au plus fort des passions<br />

(Regardez la neige qui tombe…, Un<br />

seul ennui, les jours raccourcissent…)<br />

ouvraient des perspectives géniales sur<br />

la condition humaine. Il faut convenir<br />

qu’il n’est pas aisé de gloser autour de<br />

l’âme d’un amateur de pêche à la ligne<br />

qui pouvait aller poser ses cannes au<br />

bord des lacs sans poisson, comme ça,<br />

pour le plaisir de l’idée… On pense au<br />

chat de Mallarmé qui, selon Malraux,<br />

jouait à être chat chez Mallarmé.<br />

À chacun son Tchékhov. Celui qui nous<br />

aura le plus attaché, étonné, c’est le<br />

Tchékhov incrédule devant lui-même et<br />

devant son génie. Sans effort, l’un des<br />

plus grands écrivains et dramaturges<br />

du siècle reste un simple. Non pas un<br />

modeste car sa fréquentation de la<br />

douleur dans son métier de médecin,<br />

son travail acharné au service de la<br />

littérature, sa façon de s’excuser d’être<br />

malade jusqu’à l’infi rmité, relèvent<br />

d’une indiscutable fi erté d’homme.<br />

Mais un simple comme on le dit de<br />

certaines plantes aux effets bénéfi ques,<br />

de ces humbles organismes qui ne se<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 6


Moscou, 1891.<br />

Collection Musée Littéraire, Moscou.<br />

risquent pas à la comparaison avec<br />

les cocktails de molécules qui font la<br />

médecine savante. Non, dit Tchékhov,<br />

tout cela n’est pas sérieux : je vous<br />

donne un petit coup de main avec mes<br />

historiettes, nourrissez-vous plutôt<br />

de Tolstoï, moi je ne fais que passer.<br />

Six ans après ma mort, vous m’aurez<br />

oublié. Allons, disons… six ans et<br />

demi ! La moindre élégance, quand on<br />

n’est qu’un comparse, commande de<br />

sourire.<br />

Plus que par la compassion, la pitié<br />

pour l’espèce humaine, l’exigence de<br />

justice, c’est donc par son indifférence,<br />

son doute, son scepticisme à son<br />

propre endroit que nous défi nirions<br />

notre Tchékhov. D’où son autodérision.<br />

Comment croire en soi quand les autres<br />

sont meilleurs en tout, en talent, en<br />

santé, en vanité, en générosité, en<br />

cruauté, en amour, en… ?<br />

La dernière nouvelle récemment<br />

traduite par Lily Denis 1 , Chez des amis,<br />

met en scène la vente annoncée d’un<br />

domaine – les Kosminki –, ressemblant<br />

furieusement à Babkino, Mélikhovo,<br />

ou encore au jardin des cerisiers. Où<br />

les verts paradis approchent de leur<br />

fi n dans l’insouciance des amours<br />

enfantines – et pourtant si lourdement<br />

adultes. La journée achevée, le témoin<br />

de cette faillite, de ces larmes dans<br />

les rires, de ces rires dans les larmes,<br />

revient chez lui en ville, pense encore<br />

dix minutes à ces gens charmants qui<br />

courent à leur perte, à cette jeune<br />

femme si jolie dans sa robe blanche<br />

tournant merveilleusement parmi<br />

les fl eurs qu’on aurait pu en tomber<br />

amoureux…, et puis il se remet au<br />

travail et n’y pense plus du tout. J’y<br />

pense et puis j’oublie.<br />

Est-ce ainsi que Tchékhov a écrit ce que<br />

nous tenons pour un des plus grands<br />

chefs-d’œuvre du théâtre mondial, en<br />

n’y tenant pas ? Est-ce ce détachement<br />

qui aura inspiré à la petite équipe de<br />

la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> un tel sentiment<br />

de plénitude au moment de préparer<br />

une exposition devenue, petit à petit,<br />

une installation ? Nous n’avons pas à<br />

nous défendre de quelque snobisme<br />

que ce soit : en parlant d’installation,<br />

nous ne rejoignons pas la meute des<br />

derniers chics. Simplement, puisque<br />

c’est la simplicité qui nous inspire,<br />

nous nous sommes approprié ce<br />

qui nous était donné. C’est cela qui<br />

distingue Tchékhov de tous les autres :<br />

le génie du don, sans attente d’aucune<br />

monnaie de retour. Et la liberté qu’il<br />

nous donne d’être tchékhoviens à notre<br />

guise en faisant dialoguer, tout au long<br />

du parcours proposé, le concret et<br />

l’abstrait, l’infi ni et le borné. Armés de<br />

cette sorte de confusion heureuse, nous<br />

avons tenté d’approcher l’âme russe<br />

dont il est l’une des manifestations les<br />

plus claires et obscures…<br />

Si nous devions choisir au sortir de ce<br />

bout de chemin avec Anton Pavlovitch,<br />

nous retiendrions son sentiment<br />

comique de la vie. Ils ne sont pas<br />

nombreux ces tristes qui s’amusent de<br />

riens, ces simplement compliqués : ils<br />

trébuchent, et c’est drôle ; ils meurent,<br />

et c’est idiot. Ils ne sont pas nombreux<br />

ceux dont on peut dire sans risque<br />

de se tromper : Mon semblable, mon<br />

frère.<br />

J. T.<br />

(1) Dans Le Malheur des autres, Gallimard,<br />

collection Du monde entier, 2004<br />

7


Souvenirs de la maison Russie<br />

Rodolphe Fouano<br />

La précédente livraison de nos Cahiers<br />

invitait à s’interroger sur la pertinence<br />

des célébrations et des hommages.<br />

Entre culte, fétichisme et opportunité<br />

médiatico-commerciale, la frontière est<br />

parfois diffi cile à cerner. Reconnaissonsle<br />

pourtant : 150 ans, ça se fête ; et<br />

Tchékhov le valait bien ! Aussi n’estil<br />

pas surprenant de voir éclore en ce<br />

printemps 2010 de nombreuses mises<br />

en scène de ses pièces, y compris dans<br />

les Théâtres nationaux : Julie Brochen<br />

monte La Cerisaie au TNS (le spectacle<br />

sera repris à l’Odéon pendant le<br />

Festival d’automne) et Alain Françon,<br />

qui a déjà beaucoup pratiqué l’auteur,<br />

présente Les Trois Sœurs au Français,<br />

salle Richelieu.<br />

De nombreux hommages à Tchékhov<br />

s’inscrivent dans le cadre de l’Année<br />

de la Russie en France. Pour préparer<br />

celui que la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> propose,<br />

nous nous sommes rendus à Moscou,<br />

en plein mois de janvier, comme pour<br />

nous initier à l’hiver russe, sur les traces<br />

de notre cher Anton Pavlovitch. Le 29<br />

janvier, lors du Festival international de<br />

théâtre qui porte son nom à Moscou,<br />

une cérémonie avec discours et dépôt<br />

de gerbes fut organisée au cimetière du<br />

monastère Novodievitchi où il repose, à<br />

quelques mètres de <strong>Stanislavski</strong> et de<br />

Boulgakov. Scène surprenante, sous<br />

la neige, qui participe sans doute de<br />

“l’âme russe” dont parle si élégamment<br />

Dominique Fernandez dans son dernier<br />

ouvrage. Signe de l’attachement à la<br />

terre plus que fétichisme, qui interdit<br />

toute ironie. Des télévisions locales et<br />

des photographes fi xèrent l’événement,<br />

montrant les représentants offi ciels du<br />

gouvernement et de la Ville de Moscou,<br />

tête nue malgré le froid glacial (-25°c),<br />

pénétrés du souvenir du disparu.<br />

Bernard Faivre d’Arcier joua le jeu,<br />

s’exprimant devant les caméras pour<br />

témoigner de l’attachement du public<br />

français à Tchékhov, l’un des auteurs<br />

dramatiques les plus joués dans le<br />

monde.<br />

Et le même jour, à la même heure,<br />

un avion conduisait une importante<br />

délégation d’artistes - parmi lesquels<br />

Muriel Mayette, Jacques Lassalle<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 8


dont on lira plus loin le témoignage,<br />

Mathias Langhoff, Frank Castorf, Peter<br />

Stein... à Taganrog, au bord de la mer<br />

d’Azov, pour visiter la maison où naquit<br />

l’auteur de La Mouette, avant d’être<br />

reçue par le président Dmitri Medvedev<br />

lui-même, pendant plus d’une heure,<br />

loin des caméras cette fois.<br />

Le Festival Tchékhov est dirigé par<br />

Valéri Chadrine dont l’énergie et la<br />

sympathie sont légendaires. Président<br />

de la Confédération internationale des<br />

Unions théâtrales, il est le directeur<br />

artistique pour son pays des années<br />

croisées France-Russie. Une occasion<br />

unique d’échanges. L’opération<br />

dépasse toutefois largement les<br />

deux nations puisqu’une tournée<br />

de spectacles est organisée dans 36<br />

pays jusqu’en décembre 2010. Audelà<br />

d’une célébration opportune, les<br />

organisateurs entendent faire valoir<br />

le patrimoine tchékhovien dans sa<br />

diversité.<br />

Un colloque était ainsi organisé<br />

pendant ces “Journées Tchékhov”<br />

à la <strong>Maison</strong> Pachkov, magnifi que<br />

palais néoclassique de la fi n du 18 ème<br />

siècle, baigné dans une lumière<br />

blanche, actuellement bâtiment de la<br />

Bibliothèque Lénine dont les fenêtres<br />

donnent sur les remparts du Kremlin.<br />

Un cadre “surréel” où les intervenants<br />

se devaient d’évoquer l’œuvre du<br />

dramaturge et nouvelliste.<br />

Malgré les exégèses et les interventions<br />

de Declan Donovan ou de Peter Stein,<br />

malgré la brillante communication<br />

de Jacques Lassalle aux résonnances<br />

sarrautiennes confi ant que Tchékhov,<br />

qu’il a somme toute peu monté,<br />

l’a toujours accompagné dans sa<br />

démarche artistique, et évoquant les<br />

“récupérations” dont l’œuvre a fait<br />

l’objet sous les différents régimes<br />

politiques, malgré l’intervention de<br />

Béatrice Picon-Vallin, spécialiste du<br />

théâtre russe au CNRS, Anton Pavlovitch<br />

a gardé là encore tout son mystère.<br />

Une intervenante alla jusqu’à parler<br />

“d’algorythme tchékhovien”... Notre<br />

mauvais esprit, trompé sans doute<br />

par les raccourcis de la traduction<br />

simultanée, nous conduisit alors à<br />

avancer l’hypothèse que Tchékhov<br />

est dans tout, et que tout est dans<br />

Tchékhov !<br />

Nous n’avons cessé de vérifi er cette<br />

intuition, confi rmée au fur et à mesure<br />

de nos découvertes dans les musées qui<br />

nous ont ouvert leurs collections, aussi<br />

bien qu’à l’occasion des spectacles<br />

qu’il nous a été donné de voir. Des<br />

performances souvent conçues comme<br />

des variations autour d’un mythe, avec<br />

quelques clichés : la neige, des jardins<br />

aux cerisiers en fl eurs, une coupe de<br />

champagne bue sur un lit de mort, le<br />

transport du défunt dans un wagon<br />

d’huîtres… Il fallut parfois résister pour<br />

que “notre” Tchékhov ne disparaisse<br />

pas, emporté par un torrent d’audaces<br />

spectaculaires certes mais souvent<br />

gratuites ; et aussi lutter contre nousmêmes<br />

cette fois pour que Tchékhov<br />

ne soit pas réinventé, déformé, tant<br />

nos découvertes nous invitaient<br />

parfois à le confondre avec Hugo ou à<br />

le rapprocher de Céline. Il partage avec<br />

le premier un humanisme généreux, le<br />

lyrisme en moins. Il y a en Tchékhov une<br />

espèce d’Hugo économe, préoccupé<br />

des misères et des misérables mais<br />

auxquels, lui, ne consacre pas de<br />

développement romanesque, faute de<br />

héros. Avec Céline, autre médecin de la<br />

littérature, il partage une vision clinique<br />

du monde et des êtres, sans sacrifi er à<br />

l’illusion d’un monde meilleur et donc<br />

à la chimère politique.<br />

Ces correspondances nous ont quelque<br />

peu éclairés, sans faire disparaître<br />

le mystère. Tchékhov est resté pour<br />

nous un autre, un génie exotique. On<br />

est toujours l’autre pour l’autre, on le<br />

sait. Sans doute Tchékhov trouvaitil<br />

exotique notre côte d’Azur qu’il<br />

affectionnait, buvant du champagne,<br />

jouant au casino et suivant les démêlés<br />

de l’Affaire Dreyfus dans L’Aurore !<br />

Nous avons suivi l’itinéraire inverse,<br />

heureusement guidés par les vapeurs<br />

de vodka et des kilos d’œufs de<br />

saumon, à défaut de ce caviar<br />

qu’Anton Tchékhov, lui, consommait<br />

ordinairement… Décidément, Tchékhov<br />

est dans tout et tout est dans Tchékhov !<br />

<br />

<br />

À Moscou, l'entrée du cimetière<br />

et l'hommage rendu sur la tombe<br />

de Tchékhov, le 29 janvier, pour<br />

le 150 e anniversaire de sa mort.<br />

R. F.<br />

Le Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

Photos Rodolphe Fouano.<br />

9


Pourquoi ma passion pour la Russie ? À quinze ans, j’ai lu<br />

Guerre et Paix en trois jours et trois nuits. J’ai tout de suite<br />

su que je venais de lire le plus grand roman de tous les<br />

temps. Depuis, je l’ai relu deux ou trois fois avec le même<br />

éblouissement. Un peu plus tard, après la guerre, j’ai<br />

découvert Eisenstein : j’ai dû voir Potemkine une dizaine<br />

de fois. Ensuite, j’ai découvert la musique, Tchaïkovski, les<br />

ballets… C’est ainsi que la culture russe sous tous ses aspects<br />

– sauf peut-être celui de la peinture où l’Italie l’emporterait<br />

d’une courte tête – est devenue pour moi la plus belle du<br />

monde. Longtemps je me suis refusé à découvrir ce pays en<br />

voyage organisé, entouré de fl ics… Je ne m’y suis rendu qu’en<br />

1986 à l’occasion d’une création de Pelléas et Mélisande : je<br />

garde le souvenir d’une ville de Moscou épouvantablement<br />

sale, ce qui a bien changé depuis… En 1993, Gallimard<br />

m’a demandé d’écrire un de ces petits livres de la série<br />

« Découvertes » sur Saint-Pétersbourg en raison même de<br />

mon ignorance du sujet. Je me suis donc rendu dans la ville<br />

de Pierre le Grand pour y passer une quinzaine de jours, et<br />

au bout d’une heure j’étais comme chez moi. Je connaissais<br />

bien la ville par Crime et Châtiment, par Onéguine, par Gogol<br />

et, depuis, je me rends au moins une fois par an en Russie,<br />

même et peut-être surtout si je n’ai rien à y faire. J’aime trop<br />

ce pays.<br />

Les maisons d’écrivains sont souvent très émouvantes.<br />

Celle de Pouchkine à Saint-Pétersbourg, de Tolstoï à Iasnaïa<br />

Poliana, de Gorki à Moscou, de Madame Hanska et Balzac<br />

en Ukraine, de Tchékhov à Yalta, dont les murs sont couverts<br />

des photos de ses amis, Chaliapine, Rachmaninov…<br />

L’hospitalité russe, et celle de Tchékhov en particulier, est<br />

telle que les visiteurs sont légion et qu’il était littéralement<br />

envahi d’amis ! Comme à Mélikhovo je crois, pour pouvoir<br />

travailler en paix, Tchékhov avait, non loin de Yalta, à<br />

Gourzouf, une autre petite maison où il écrivit ses dernières<br />

pièces : l’âme de cette maison est intacte. Elle n’a rien d’un<br />

musée, on dirait que le propriétaire vient de sortir pour une<br />

promenade.<br />

Je ne suis pas un spécialiste de Tchékhov, mais si l’on veut<br />

s’amuser à le placer dans le ciel de la littérature russe,<br />

je suivrais volontiers le classement humoristique de<br />

L'instant, l'éternité<br />

Dominique Fernandez<br />

de l'Académie Française<br />

Nabokov : d’abord Pouchkine, le fondateur de la langue<br />

russe comme l’est Cervantès de la langue espagnole ou<br />

Goethe de l’allemande. Il faut bien avoir en tête qu’il n’y<br />

a rien, en Russie sur le plan littéraire, avant 1800-1820<br />

sauf quelques scribes. Et tout à coup survient Pouchkine !<br />

C’est pourquoi les Russes le connaissent par cœur, alors<br />

qu’en France personne ne vous récitera du Racine. À côté<br />

de la simplicité de Pouchkine, on trouve la complexité de<br />

Gogol, une œuvre beaucoup plus tourmentée, aux limites<br />

du fantastique et de la folie. Ensuite, Tolstoï se place en<br />

tête du groupe constitué de Dostoïevski, qui n’est pas mon<br />

favori, Tourgueniev et Tchékhov, et pour ce dernier moins<br />

pour ses pièces que pour ses nouvelles. Je crois d’ailleurs<br />

éprouver à l’encontre de ce théâtre, comme envers Mozart,<br />

une certaine saturation quand la lecture des nouvelles – au<br />

hasard Le Violon de Rotschild, La Steppe, Salle n° 6… – est<br />

une surprise constante. Tchékhov pousse à l’extrême, selon<br />

moi, un trait russe caractéristique, la compassion pour<br />

l’humanité (encore une qualité étrangère à notre littérature<br />

et qu’on trouvera presque uniquement chez Simenon, cet<br />

écrivain dont on n’a pas encore saisi toute la grandeur et<br />

qui serait assez proche d’un Tchékhov), compassion pour<br />

le désarroi de l’humanité exprimée à travers un art qui<br />

n’appartient qu’à lui, celui de l’instant. Cette alchimie de<br />

l’instant dans l’immensité russe, c’est Tchékhov.<br />

Où que vous vous trouviez en Russie, vous avez le sentiment<br />

de l’espace infi ni alors même que vous êtes naturellement<br />

réduit à votre champ de vision. En Europe occidentale, les<br />

limites sont visibles, sensibles. Cette communion avec la<br />

nature sans bornes, le monde infi ni, le vague incessant,<br />

constitue l’essence même de l’âme russe. Observez qu’on<br />

ne peut pas dire « l’âme française », « l’âme espagnole »<br />

ou « l’âme italienne »… Non que ces pays manquent d’âme,<br />

mais de dimension, assurément. L’âme russe n’est pas un<br />

cliché. Lorsqu’on est là-bas, il faut savoir quitter les grandes<br />

villes et s’aventurer dans ces espaces, découvrir les petites<br />

villes perdues au milieu de rien, ou de tout, et voir de ses<br />

yeux la puissance et l’immensité de cette terre qui fait de<br />

tous les écrivains russes à la fois des hommes de l’Orient et<br />

de l’Occident, de l’Asie et de l’Europe.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 10


Les écrivains médecins sont des personnages attachants :<br />

ce sont des humanistes au sens premier, évident, du terme.<br />

Je crois que c’est cet humanisme qui a conduit Tchékhov à<br />

traverser son immense patrie peuplée de miséreux partout<br />

présents dans son œuvre, et à faire le voyage de l’Orient<br />

le plus extrême, jusqu’à Sakhaline. Être à la fois Russe et<br />

médecin explique ce questionnement spécifi que à cette<br />

littérature. En France, il y a des prisons, elles font partie du<br />

paysage urbain à côté des hôpitaux, des écoles, des stades<br />

ou des théâtres… Elles sont à proximité. En Russie, il y a des<br />

bagnes, et ils sont situés comme de l’autre côté du monde,<br />

on s’y rend après des mois de voyage périlleux et exténuant.<br />

La Sibérie, c’est une mort civile dans l’exil et l’oubli, et cette<br />

menace concerne tout un chacun… Souvenirs de la <strong>Maison</strong><br />

des morts reste l’un des plus grands livres de Dostoïevski.<br />

Avec Résurrection, Tolstoï pose la même question de<br />

l’enfermement, des travaux forcés, et Soljenitsyne – et tant<br />

d’autres – ne cesseront de la poser à nouveau.<br />

C’est l’idée même de liberté qui est en question. La liberté<br />

n’est pas un concept russe. Quiconque a une petite idée<br />

de la Russie comprend la nécessité d’un pouvoir central<br />

énergique pour ne pas dire à poigne. Un aimable social<br />

démocrate de notre République ne tiendrait pas un weekend<br />

dans un espace de neuf heures d’avion entre Moscou<br />

et Vladivostok, sans compter un climat épouvantable. Mes<br />

amis écrivains russes appellent évidemment de leurs vœux<br />

la liberté d’opinion et d’expression, mais pour eux les vraies<br />

valeurs sont l’entraide, la convivialité, l’hospitalité – pas la<br />

liberté. C’est cette contradiction qui est passionnante : la<br />

liberté c’est l’illimité, le vertige. Or la steppe interminable<br />

appelle le rêve d’une clairière à l’horizon limité. Il faut donner<br />

des bornes à l’immensité, pour ainsi dire des garde-fous.<br />

Ce qui ouvre la porte à d’autres enfers : Godounov, Ivan le<br />

Terrible, Pierre le Grand, qui coupaient eux-mêmes la tête de<br />

leurs ennemis, ne sont pas moins terrifi ants que Staline. Et<br />

en même temps, - tant pis si je choque - ces tyrans (même<br />

Staline !) étaient artistes, contradiction monstrueuse que<br />

nous avons beaucoup de mal à comprendre.<br />

Tchékhov était beaucoup trop fi n pour avoir un regard<br />

politique sur les choses. La politique conduit naturellement<br />

au parti pris, au sectarisme, et l’on peut comprendre que<br />

Gorki s’engage en raison de ses origines : à dix ans, il<br />

travaillait comme un esclave et il appelait la révolution<br />

du fond de son expérience douloureuse. Il paiera cher sa<br />

foi, ses illusions, dans cette maison de riche au style art<br />

nouveau, à Moscou, que Staline mit à sa disposition et qu’il<br />

détestait, où il fut à coup sûr empoisonné par ses médecins.<br />

<br />

Les marais de la Baraba, une photo extraite de l'ouvrage<br />

de Dominique Fernandez, L'âme russe. Cette image a<br />

inspiré l'affi che de l'exposition Le Mystère Tchékhov,<br />

en couverture de ce numéro des Cahiers de la MJV.<br />

Photo Olivier Martel / akg images<br />

11


LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 12


Sans qu’elles soient toutes roses, Tchékhov ne connaît pas<br />

une enfance et une adolescence aussi éprouvantes : il reçoit<br />

une éducation, une culture, il fait des études de médecine.<br />

Tchékhov est tout le contraire d’un Gorki : il est sans illusion,<br />

il ne donne aucun conseil. Tout le contraire d’un Tolstoï qui<br />

est un prophète insurgé contre l’État, le progrès, la science…<br />

Tchékhov est un très grand écrivain dont il est diffi cile de<br />

parler à cause de son humilité même. C’est très mystérieux…<br />

Il est fragmentaire, dépouillé, sans ornement, car l’art<br />

pour l’art – comme l’idée de liberté – n’est pas un concept<br />

russe. Les grands auteurs russes avaient toujours le souci<br />

d’être accessibles : ils avaient conscience de l’état culturel,<br />

intellectuel de leur pays, ils s’adressaient à une population<br />

peu alphabétisée : ils ont pratiqué une littérature proprement<br />

populaire et non pas professionnelle comme chez nous.<br />

Proust est inimaginable en Russie. Lorsqu’il écrit, l’auteur<br />

russe a le sentiment de son lecteur. En France, les romans<br />

écrits pour les lecteurs sont les romans de gare (comme les<br />

romans policiers de Simenon précisément, et pour cette<br />

raison si méprisé !), alors que les grands écrivains écrivent<br />

pour la littérature. Tout cela dépend évidemment de l’état<br />

historique du pays, de son raffi nement. Ce qui n’empêche<br />

pas Dostoïevski d’avoir un style à lui qui n’est pas celui de<br />

Tolstoï, lequel n’est pas celui de Tchékhov. Cette littérature<br />

« populaire » n’exclut absolument pas le style, là est le secret<br />

des Russes, parce qu’ils ne sont pas coupés de leur lecteurs<br />

comme nous le sommes. Même Victor Hugo, qui est sans<br />

doute le seul à avoir réussi l’exploit d’une littérature à la fois<br />

exigeante et populaire, reste « littéraire ». Il est certain que<br />

Tchékhov écrit en conscience pour être lu par les gens les<br />

plus simples.<br />

On m’opposera qu’on est en droit de s’interroger sur la<br />

question du style dans la mesure où l’on n’a accès qu’à la<br />

traduction et je ne pratique pas assez le russe moi-même<br />

pour prétendre le parler. Le remède à cette diffi culté, c’est<br />

de lire plusieurs traductions. Seule la poésie me paraît<br />

quasiment intraduisible, mais la comparaison entre plusieurs<br />

traductions est une voie d’accès aux grands romanciers<br />

tout à fait acceptable, même si les Russes ne pensent pas<br />

comme nous : ainsi, ils n’ont qu’un temps pour le passé,<br />

leur vocabulaire est beaucoup plus concret que le nôtre,<br />

et plus riche, plus précis… Il reste que ces grands auteurs<br />

se sont parfaitement acclimatés, ils « passent » très bien et<br />

tant pis si ce n’est pas exact, si « le jardin des cerisiers » est<br />

plus littéral que « la cerisaie », si « les possédés » est une<br />

approche plus juste que « les démons », ou l’inverse… Nous<br />

savons bien que les deux langues n’ont pas le même état<br />

et qu’une traduction trop exacte touche au galimatias des<br />

versions grecques ou latines de nos chères études ! Pour<br />

moi, une vraie traduction ne doit pas être seulement fi dèle<br />

au texte mais à la pensée. L’avantage avec l’œuvre souvent<br />

brève, fragmentaire, de Tchékhov, est de pouvoir aller d’une<br />

traduction à l’autre, ce qui procure certain plaisir… De toutes<br />

façons, la question reste très mystérieuse : comment se faitil<br />

que les auteurs allemands « passent » moins bien que<br />

les auteurs russes ? Que Thomas Mann – que je place très<br />

haut – soit si peu connu chez nous ? Au-delà des mauvais<br />

souvenirs qu’ont pu laisser trois guerres successives avec<br />

l’Allemagne, d’où viennent cette réserve à l’égard de la<br />

littérature allemande et cette sympathie pour la russe ?<br />

Encore un mystère…<br />

Enfi n, je crois qu’il ne faut pas réduire Tchékhov à je ne sais<br />

quel impressionnisme, qui n’appartient pas à l’âme russe et<br />

encore moins à son génie. L’impressionnisme abolit l’espace,<br />

et Tchékhov c’est l’espace. Même s’il n’écrit que quelques<br />

pages d’une histoire de rien, d’une histoire sans histoire,<br />

l’espace est là, au-dedans comme au dehors, Tchékhov ne<br />

se limite jamais au seul sujet de la nouvelle… Les grands<br />

peintres français ne sont pas impressionnistes, ni Cézanne, ni<br />

Manet, ni Van Gogh ne le sont. L’impressionnisme de Monet,<br />

Sisley, Pissaro, est petit en comparaison, et ne correspond<br />

pas au sentiment de l’immensité. On a reproché à Lévitan,<br />

le grand ami de Tchékhov, une peinture de calendrier des<br />

postes, mais pour moi la peinture de calendrier c’est Monet !<br />

D’ailleurs, on le retrouve souvent sur les calendriers…<br />

Les tableaux d’Isaac Lévitan sont métaphysiques, en<br />

comparaison. Il n’est pas étonnant que Tchékhov ait aimé<br />

Au-dessus du repos éternel, ce tableau où l’on voit un fl euve<br />

s’épandre infi niment au pied d’une minuscule chapelle et<br />

de son cimetière : Tchékhov est là tout entier, si petit et<br />

pourtant immense, car pour lui tout est vivant, l’homme,<br />

l’animal, mais aussi les objets, un cendrier, le moindre brin<br />

d’herbe… Encore un trait caractéristique de l’âme russe :<br />

cette intemporalité, cette absence d’analyse psychologique,<br />

d’introspection (sauf chez Dostoïevski), ce détachement<br />

proposent une autre énigme à notre fascination…<br />

D.F.<br />

d’après un entretien avec Jacques Téphany<br />

Ecrivain et critique littéraire, distingué par le Prix Médicis et le Prix<br />

Goncourt, Dominique Fernandez a été élu à l’Académie française<br />

en mars 2007, au fauteuil de <strong>Jean</strong> Bernard.<br />

Dernier ouvrage paru : L’Ame russe, photographies d’Olivier Martel,<br />

Ed. Philippe Rey, 2009.<br />

<br />

Isaak Ilyich Levitan : Au-dessus du repos éternel,<br />

huile sur toile (150x206), 1894.<br />

Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.<br />

13


Dans le même temps que Jacques Téphany et Rodolphe<br />

Fouano étaient invités par l’attaché culturel de l’Ambassade<br />

de France à Moscou à préparer sur le terrain Un mois<br />

Tchékhov que la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> a programmé en juillet<br />

2010, Valéri Chadrine me conviait une nouvelle fois, la<br />

cinquième, à son Festival Tchékhov. Dans mon livre Ici plus<br />

qu’ailleurs (à paraître en avril 2011 chez POL, ndlr) je reviens<br />

sur l’étonnante fi gure de Chadrine. Je raconte aussi comment<br />

je fus amené à rallier, fi n janvier, avec quelques autres, dans<br />

l’avion présidentiel, au bord de la mer d’Azov, la ville de<br />

Taganrog où naquit Tchékhov et comment j’eus l’occasion,<br />

autour d’une table ronde, de m’entretenir avec Medvedev,<br />

« mon » troisième Président russe, après Gorbatchev et<br />

Poutine. Mais il n’y a place ici que pour l’hommage que<br />

j’ai prononcé au cours du symposium international que le<br />

Festival consacra à Tchékhov le 28 janvier dernier.<br />

Je suis heureux d’aimer Tchékhov.<br />

Tolstoï<br />

Parler, en quelques mots, de notre relation à Tchékhov ?<br />

Ou, a contrario, parler de lui « en général » sans oublier le<br />

nouvelliste, le grand reporter, l’épistolier qui ne sont pas<br />

moins grands que l’auteur de théâtre ? J’imagine alors son<br />

sourire de politesse ennuyée, si d’aventure il avait à nous<br />

écouter. Comme j’aimerais, en ce moment, trouver l’angle<br />

d’approche imprévu, l’anecdote qui éclaire et condense.<br />

Parmi beaucoup d’autres – on a tant écrit, on écrira tant encore<br />

à propos de Tchékhov – deux écrivains qui m’importent, eux<br />

aussi, ont su le faire. Ce sont la Française Nathalie Sarraute<br />

et l’Américain Raymond Carver. La première, il n’est pas<br />

indifférent qu’elle soit d’origine russe, a donné pour titre à<br />

l’un des textes de son Usage de la parole (1984), Ich sterbe.<br />

Ces deux mots sont les derniers que Tchékhov a prononcés<br />

dans la chambre d’hôtel de Badenweiller où il était en train de<br />

mourir, veillé par sa femme Olga Knipper. Ich sterbe signifi e, je<br />

meurs en allemand. Pourquoi l’allemand ? Pourquoi une telle<br />

redondance ? Pourquoi un si bref et si tautologique adieu ?<br />

Nathalie Sarraute en débusque les possibles raisons, en<br />

explore les souterraines et vertigineuses arborescences.<br />

L'empreinte Tchékhov<br />

Jacques Lassalle<br />

Toute une vie, toute une œuvre se recomposent ainsi à partir<br />

de l’entêtant et insurpassable laconisme qui les conclut.<br />

C’est encore dans la chambre mortuaire de l’hôtel de<br />

Badenweiller que Raymond Carver, – en qui beaucoup<br />

voient le Tchékhov américain –, situe son récit Les Trois roses<br />

jaunes. Tchékhov vient de mourir. Le petit groom qui déjà,<br />

sur la demande du médecin et d’Olga Knipper, avait apporté<br />

du champagne à l’intention du mourant, revient peu après<br />

avec un bouquet de trois roses jaunes. A qui les destinet-il<br />

? À l’illustre mort qu’il n’a fait qu’apercevoir quand il<br />

vivait encore ? À sa belle épouse ? C’est par ses yeux en tout<br />

cas que nous accompagnons les tribulations du défunt et<br />

de sa veuve jusqu’au départ pour Moscou dans un wagon<br />

frigorifi que réservé au transport d’huîtres. Et Les Trois roses<br />

jaunes est le dernier récit que Raymond Carver composa<br />

avant sa propre mort en août 1988.<br />

Compte tenu de plusieurs projets renoncés in extremis,<br />

– Une Cerisaie à la Comédie-Française, une Mouette dans la<br />

Cour d’honneur d’Avignon, un Vania dans un théâtre privé<br />

parisien et sans oublier un spectacle-parcours autour de<br />

Tchékhov, théâtre-roman, dans le cadre de l’Ecole des Maîtres<br />

à Udine en Italie –, je n’aurais effectivement mis en scène<br />

Tchékhov que deux fois. Une fois dans ma langue – Platonov<br />

à la Comédie-Française –, une fois en néo-norvégien – La<br />

Cerisaie au Norske Teatret d’Oslo. C’est bien peu fi nalement<br />

en tant d’années. À ceux de mes amis auxquels il arrivait<br />

de s’en étonner, j’ai longtemps répondu : « Pourquoi mettre<br />

en scène les pièces de Tchékhov puisque je ne cesse de le<br />

mettre en scène dans les pièces des autres ? ». C’était plus<br />

qu’une boutade, plus qu’une façon de différer, comme il<br />

m’arrive trop souvent, les échéances auxquelles, à tort ou<br />

à raison, j’accorde le plus d’importance. C’était reconnaître<br />

que la pensée de Tchékhov m’habite ; que je ne sais pas<br />

voir le monde et traverser l’Histoire sans m’y référer ; que<br />

me souvenant de la façon dont il sut dépasser la tentation<br />

seulement scientiste du médecin qu’il fut et l’autocompassion<br />

pour le malade qu’il fut aussi, j’ai tenté, je<br />

tente encore de rester fi dèle à sa poétique du plus grand<br />

détachement, dans la plus grande proximité.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 14


Le directeur d’un grand théâtre à Paris me déclarait<br />

récemment : « Au fond, l’urgence aujourd’hui c’est d’en fi nir<br />

avec votre Tchékhov ». Et aussi prompt que lui à dégainer,<br />

je lui répondis de façon tout aussi provocante : « En<br />

fi nir peut-être, mais pas avec mon Tchékhov, avec votre<br />

Claudel ». Au-delà des boutades, n’est-ce pas pourtant<br />

une sorte de satiété tchékhovienne qu’évoquait à bon droit<br />

mon honorable interlocuteur, un excès de consensus, une<br />

fi xation abusive, qui empêcherait à terme toute tentative<br />

de sortie ou de renouvellement ? Car enfi n tout le monde<br />

aujourd’hui revendique, traduit, adapte, met en scène, joue,<br />

Tchékhov. Qu’importe si les pratiques, les références, les<br />

modalités, les objectifs des uns et des autres se révèlent<br />

contradictoires voire incompatibles ? Tchékhov est à l’affi che.<br />

Cela suffi t. Mais de quel Tchékhov peut-il s’agir ? L’œuvre<br />

transcenderait-elle par défi nition chacun des traitements<br />

qu’elle endure? Procèderait-elle d’une unité originelle que<br />

rien ne pourrait entamer ? On serait tenté de le croire, si l’on<br />

songe à la multitude de propositions disparates qui nous<br />

ont été faites, voire assénées, sans que jamais, la parole de<br />

Tchékhov se perde tout à fait.<br />

Tout commence, semble-t-il, à l’orée du XX e siècle avec<br />

<strong>Stanislavski</strong> et le Théâtre d’Art. Ils font de Tchékhov le cobaye<br />

autant que le parangon du naturalisme psychologique,<br />

le chantre d’un humanisme discret, celui de la vie grise,<br />

de la résignation, au jour le jour, dans la vague espérance<br />

d’un avenir meilleur. Le consentement à la terne usure<br />

du quotidien devient, ici, la condition d’une sorte de salut<br />

spirituel, de rédemption intérieure. C’est oublier pourtant<br />

que Tchékhov n’a cessé de désigner la soumission au<br />

quotidien comme la plus sûre façon qu’ont les hommes de<br />

s’abdiquer.<br />

En manière de protestation, se souvenant de la mise en<br />

garde de Tchékhov à <strong>Stanislavski</strong> : « Ne voyez pas dans La<br />

Cerisaie un drame, voyez-y une comédie », se souvenant<br />

aussi de ses conversations avec l’auteur, quand il était luimême<br />

un de ses interprètes au Théâtre d’Art, Meyerhold a<br />

choisi de privilégier en lui l’héritier de Gogol, de majorer dans<br />

l’œuvre sa dimension farcesque, proche déjà d’un tragique<br />

du grotesque et de l’absurde. Meyerhold ne s’y risqua luimême,<br />

à ma connaissance, que dans deux pièces en un<br />

acte : La Demande en mariage et Le Jubilé, mais il a ouvert<br />

la voie à une approche féconde, chaque fois qu’elle a su ne<br />

pas se limiter à la seule dimension satirique ou burlesque<br />

du projet tchékhovien.<br />

Vint l’ère communiste. Elle rapatrie un demi-siècle durant<br />

Tchékhov dans le camp du réalisme socialiste, transformant<br />

l’être tchékhovien en homo sovieticus, vertueux<br />

et tenace, dur au mal, arpenteur de bonheurs simples,<br />

procureur infatigable des injustices et des privilèges<br />

de la société tsariste, héros somme toute tranquille, en<br />

attente de lendemains qui chanteraient sous la dictature<br />

d’un prolétariat enfi n libéré de la lutte des classes et de<br />

l’exploitation capitaliste.<br />

Dans le même temps, en Europe occidentale, dans le sillage<br />

des nostalgiques russes blancs émigrés et de la lumière<br />

tamisée des Pitoëff, puis d’André Barsacq, s’affi rmait sur les<br />

scènes européennes une certaine conception de l’homme<br />

éternel, transcendant l’Histoire, ses ruptures et ses<br />

tragédies en une musique douce, un humour tendre, une<br />

tristesse d’âme insondable et discrète. C’est ce Tchékhovlà<br />

que je rencontrais en premier. Il bouleversait ma mère :<br />

« C’est lui que tu devrais mettre en scène, et pas tes auteurs<br />

allemands qui me font peur » me disait-elle. Je n’ai pas eu<br />

le temps de lui donner cette joie. Je me souviens pourtant.<br />

Catherine Sellers, Tania Balachova, Jacques Amyriam,<br />

Paul Bernard jouaient La Mouette à l’Atelier chez Barsacq.<br />

Comme la Macha des Trois Sœurs , nous rêvions de Moscou<br />

et nous nous sentions l’âme slave.<br />

<br />

La Mouette, mise en scène André Barsacq, 1955.<br />

Photo Lipnitzki / Roger-Viollet.<br />

Il fallut attendre <strong>Vilar</strong> et sa « création mondiale » de Platonov,<br />

dans l’adaptation encore très partielle de Pol Quentin, pour<br />

que nous découvrions enfi n chez le jeune Tchékhov de 20<br />

ans une formidable réserve de révolte et de colère. Ici les<br />

hommes ne s’abandonnaient plus, résignés et charmants,<br />

aux cruelles facéties de la fatalité. Comme Tchékhov, ils<br />

étaient entrés dans la vie pour combattre les paresses,<br />

les mensonges, les injustices, l’alcool. Ils avaient créé des<br />

dispensaires, des écoles, des bibliothèques, des centres<br />

de loisirs. Mais la plupart avaient renoncé. Le théâtre de<br />

Tchékhov, en effet, ne consiste pas seulement en une variation<br />

infi niment recommencée, autour de la vente d’une maison<br />

de famille qui dirait le passage du temps et la bascule des<br />

15


sociétés. Inlassablement il revient sur l’histoire d’un échec,<br />

celui de jeunes hommes, Platonov, Ivanov, Vania, Treplev,<br />

Verchinine qui, ayant présumé de leurs forces, fi nissent par<br />

céder à la veulerie et au cynisme. Mais cet échec n’est pas<br />

dû aux seules fatalités de l’Histoire, il reste le leur. Ils en<br />

sont les premiers sinon les seuls responsables et le savent.<br />

Dans la veine de celui de <strong>Vilar</strong>, d’autres Tchékhov ont<br />

commencé à nous parvenir. En Amérique, il y eut, sous le<br />

signe du naturalisme psychologique de <strong>Stanislavski</strong>, revisité<br />

par l’Actor’s Studio de Strasberg et Kazan, l’attention portée<br />

à l’Amérique d’en bas, celle que la grande dépression de<br />

1929 avait pour longtemps déglinguée et, qu’après Steinbeck<br />

et Caldwell continuaient de visiter un Arthur Miller, un<br />

Tennessee Williams, un Raymond Carver justement.<br />

Plus tard, en Tchécoslovaquie, dans l’avant 68 et l’espérance<br />

du Printemps de Prague, Krejca et son théâtre Zabranou<br />

faisaient d’une admirable trilogie tchékhovienne un foyer de<br />

résistance contre l’occupant, hier l’allemand, aujourd’hui le<br />

russe.<br />

Avant et après la chute du mur, à l’automne 88, les metteurs<br />

en scène des deux Allemagnes avaient fait progressivement<br />

de Tchékhov un contemporain qui aurait survécu comme<br />

eux à la Shoah, au Goulag, à Hiroshima. En son nom,<br />

ils dénonçaient rageusement la médiocrité aveugle et<br />

corruptrice de leur société respective. Ils en intégraient, de<br />

façon délibérément provocante, les situations, les espaces,<br />

les costumes, l’environnement sonore et visuel. Devenu<br />

parisien, Mathias Langhoff allait même jusqu’à situer Les<br />

Trois Sœurs dans une petite ville de la frontière orientale,<br />

au plus fort du confl it russo-afghan. Les images de guerre<br />

projetées sur la scène dynamitaient l’appartement des<br />

Trois Sœurs. Verchinine s’apprêtait à rejoindre Kaboul, l’air<br />

résonnait de songs brechtiens, Tchékhov, bon gré mal gré,<br />

faisait chambre commune avec Heiner Müller.<br />

Très tôt, le cinéma de son côté s’était intéressé à Tchékhov,<br />

quelquefois à partir de certaines de ses nouvelles (La Dame<br />

au petit chien, Le Duel, Les Yeux noirs), plus souvent encore,<br />

par pure fi liation spirituelle et esthétique (Ozu, par exemple,<br />

et sa fi liation au Japon, en Chine, en Corée). Mais après<br />

Mikhalkov (Variations sur un piano mécanique, d’après<br />

Platonov), Soutter (Les Trois Sœurs), Malle (Oncle Vania),<br />

certains s’appliquent même, désormais, à faire cinéma de<br />

son théâtre.<br />

Après plus d’un siècle de si diverses, si continues, si<br />

contradictoires interprétations, comment aujourd’hui jouer<br />

Tchékhov? Comment l’entendre ? Comment le traduire ?<br />

Comment l’actualiser sans le dissoudre ? Un peu partout<br />

dans le monde ces pérennes questions continuent plus que<br />

jamais d’enfi évrer les écoles de traduction, l’Université, les<br />

revues spécialisées, les scènes petites et grandes. Et chacun<br />

court, belliqueux et hagard, de colloques en symposiums.<br />

Le temps ne serait-il pas venu pourtant de calmer le jeu ? De<br />

faire enfi n retour sur l’œuvre elle-même en relisant aussi, à<br />

l’occasion, ce que Tchékhov lui-même, assez chichement il<br />

est vrai, a pu en écrire ?<br />

Un ami acteur m’a invité, il y a peu, à un exercice d’élèves<br />

qu’il venait de diriger au Conservatoire de Paris. But déclaré<br />

de l’exercice : questionner à travers quelques fragments<br />

de La Cerisaie, la pensée théâtrale de quelques grands<br />

théoriciens, la plupart du temps également praticiens :<br />

Diderot, Nietzsche, Antoine, <strong>Stanislavski</strong>, Meyerhold,<br />

Brecht, Artaud, Grotowski, Kantor… Par-delà ses évidentes<br />

vertus pédagogiques et les qualités d’implication et<br />

d’interprétation des jeunes acteurs, cet exercice confi rmait<br />

ce que nous pressentions : le théâtre de Tchékhov n’est<br />

réductible à nul type d’appropriation qu’elle soit radicale ou<br />

masquée. Il récuse sereinement toute idéologie préalable,<br />

toute arrogance de méthode, toute esthétique étrangère à<br />

la lettre même de ses textes.<br />

Autre constante : Tchékhov n’affi rme rien, il ne proclame<br />

rien. Il ne prend pas la pose du savant, du philosophe,<br />

du militant ou du maître à penser. Il ne croit qu’à la vérité<br />

des faits et des sensations. Cette vérité, il la traque dans<br />

ses manifestations les plus menues, les plus banales,<br />

apparemment les plus insignifi antes. Mais il ne cède jamais<br />

à l’entassement cumulatif. Les choses, les mots, il ne cesse<br />

de les choisir, de les fi ltrer. L’écriture de Tchékhov est moins<br />

celle du presque rien que celle du rien de trop.<br />

Dans son parti obstiné d’incertitude vis-à-vis de tout, de tous<br />

et de lui-même, Tchékhov garde pourtant une conviction<br />

originelle à laquelle il n’a jamais dérogé : en chaque homme<br />

loge un esclave qui le soumet, l’aliène, lui confi sque sa vie.<br />

Le grand-père maternel de Tchékhov avait vécu le servage,<br />

avant son abolition en 1861 par le tsar Alexandre II, abolition<br />

que le vieux Firs de La Cerisaie, lui-même ancien serf,<br />

regrettait si fort. Son petit-fi ls ne l’avait jamais oublié, mais<br />

il savait aussi qu’être né serf n’est pas la seule façon d’être<br />

esclave. On peut l’être de sa misère, de son ignorance,<br />

de sa paresse, de ses peurs, de ses préjugés de caste.<br />

Aucune abolition proclamée ne vaudra jamais contre ces<br />

esclavages-là. Tchékhov, sa courte vie durant, s’est exténué<br />

à les dénoncer et à les combattre chez les autres, et d’abord<br />

sans doute en lui-même.<br />

Il me semble qu’on ne peut aborder Tchékhov sans nous<br />

souvenir au moins de ces quelques vérités que nous tenons<br />

de lui :<br />

- Rien n’importe plus que le texte que l’on joue, que l’on<br />

met en scène. Même pas soi. Un texte ne saurait être<br />

un prétexte ou un alibi. On n’accède à une œuvre que de<br />

l’intérieur de cette œuvre. On ne fait que la trahir si l’on<br />

reste à sa périphérie, ou si, sous prétexte de l’améliorer, on<br />

la détourne, on la théorise, on la violente. On ne la rejoint,<br />

on ne se rejoint, qu’en s’oubliant.<br />

- Porter à la scène, c’est toujours mettre en tension deux<br />

époques et deux espaces ; ceux de l’auteur et ceux de la<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 16


eprésentation. On ne doit pas les confondre, ni sacrifi er<br />

l’un au profi t de l’autre. On n’a pas à choisir entre l’ailleurs<br />

et l’autrefois de l’un et le ici et le maintenant de l’autre. Il<br />

faut les traiter ensemble, mais distinctement.<br />

- Autour de la table, on ne sait jamais assez d’une œuvre ; sur<br />

la scène, on en sait toujours trop. Ce que je mets en scène,<br />

c’est ce que je ne sais pas, ou en tout cas ce que je crois ne<br />

pas savoir, ce que je ne sais pas même si, obscurément, je<br />

le sais déjà. Tout désir, toute nécessité que l’on a de porter<br />

un texte à la scène partent de son secret non de sa feinte<br />

transparence. Secret quelquefois approché, jamais tout à<br />

fait atteint. On pourrait tout aussi bien écrire cela du rapport<br />

qu’entretenait Tchékhov avec ses personnages, et de celui<br />

que nous entretenons avec son texte et nos acteurs.<br />

Dans son édition de la Pléiade, le grand tchékhovien Claude<br />

Frioux nous révèle le sujet de la pièce à laquelle travaillait<br />

Tchékhov dans les semaines qui précédèrent sa mort : « Un<br />

savant aime une femme qui ne l’aime pas ou le trompe et<br />

il s’en va dans le grand nord. Il se représentait le troisième<br />

acte comme cela : un bateau pressé par les glaces et, sur le<br />

pont, le savant se tient solitaire ; autour, c’est le silence, le<br />

calme, la grandeur de la nuit, sur un fond d’aurore boréale<br />

il voit passer l’ombre de la femme aimée ». Comment Frioux<br />

a-t-il eu connaissance de ce manuscrit ? Comment celui-ci se<br />

présente-t-il et comment se serait-il organisé ? La réponse à<br />

ces questions importe, certes. Mais l’essentiel à nos yeux<br />

est ailleurs. Dans ce canevas dont nous ne saurons jamais<br />

davantage et dont nous ne souhaitons pas à vrai dire que<br />

quelqu’un songe à le reprendre, Tchékhov, cet éternel<br />

présent-absent à son théâtre et à ses nouvelles, consent<br />

pour la première fois à se mettre en scène sans presque<br />

plus d’intermédiaire. Perdu au milieu des glaces, dans le<br />

silence infi ni d’une aurore boréale, il s’avance seul (lui qui<br />

eut si peu droit à la solitude), vacant (lui qui ne s’accorda<br />

jamais de répit), amoureux délaissé (lui qui s’amusa<br />

souvent de l’amour qu’on lui portait). De tous les portraits<br />

et documents photographiques qui nous restent, c’est cette<br />

image, pourtant imaginaire, que désormais je garderai de<br />

lui.<br />

J. L.<br />

Jacques Lassalle est auteur et metteur en scène. Il a notamment<br />

dirigé le Théâtre national de Strasbourg de 1983 à 1990 et la<br />

Comédie-Française de 1990 à 1993. Il est président de l’Association<br />

<strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> depuis avril 2009.<br />

<br />

Denis Podalydès dans le rôle-titre Platonov,<br />

mise en scène Jacques Lassalle, Comédie-Française, 2003.<br />

Photo Ramon Senera / CDDS Enguerand Bernand.<br />

17


Récit d’une vie<br />

1860-1904<br />

Parmi une abondante bibliographie, le Tchékhov de Virgil Tanase<br />

(Folio-biographies, Gallimard) est sans doute la biographie la<br />

plus abondante et détaillée. Tanase révèle en particulier une vie<br />

amoureuse, ou érotique, intense chez un auteur dont le théâtre<br />

a souvent subi des lectures très, trop chastes ! Ce récit d’une vie<br />

s’inspire largement de cette biographie, non sans l’avoir croisée<br />

avec celle d’Irène Némirovski (La Vie de Tchékhov, Albin Michel,<br />

1946), d’Henri Troyat (Tchékhov, Flammarion, 1984), de Sophie<br />

Laffi te (Tchékhov, Seuil – Collection Écrivains de toujours, 1955) et<br />

Alexandre Zinoviev, (Mon Tchékhov, Éditions Complexe, 1989), ou<br />

encore de Nina Gourfi nkel (Tchékhov, Seghers – Collection Théâtre<br />

de tous les temps, 1966).<br />

Le père d’Anton Pavlovitch Tchékhov,<br />

Pavel Egorovitch Tchékhov, est fi ls d’un<br />

serf qui a racheté sa liberté en 1841,<br />

le servage n’étant aboli par Alexandre II<br />

qu’en 1861. Il est persuadé qu’un enfant<br />

battu en vaut deux. Ses fi ls – dans l’ordre :<br />

Alexandre, Nikolaï, Anton (né le 17 janvier<br />

1860), Ivan, Mikhaïl et Marie (Macha) –<br />

passent donc leur enfance entre les chœurs<br />

de l’église de Taganrog et les coups répétés<br />

de leur père pour lequel Tchékhov gardera<br />

pourtant, jusqu’au bout, une affection et<br />

une fi délité indéfectibles.<br />

«Dans mon enfance, je n’ai pas eu<br />

d’enfance », écrira Anton Pavlovitch, tout<br />

en gardant de Taganrog le souvenir d’une<br />

ville du bord de la mer d’Azov « si chaude, si<br />

belle, tellement verte ! J’aimais ces matins<br />

calmes, ensoleillés, au son des cloches, le<br />

feuillage des acacias et des pommiers, les<br />

branches des lilas se déversant par-dessus<br />

les palissades édentées. J’aimais aussi le<br />

parfum du lilas et les ombres jouant dans<br />

le feuillage d’un vert cru au crépuscule<br />

de mai, le bruissement des hannetons, le<br />

silence, la tiédeur de l’air ».<br />

En Russie, la famille est au centre de la<br />

société. Tchékhov n’échappe pas au respect<br />

de cette règle absolue : « Mon père et ma<br />

mère sont les seuls êtres au monde pour<br />

lesquels je n’épargnerai jamais rien. Si un<br />

jour j’accomplis quelque chose d’impor-<br />

tant, tout le mérite leur reviendra. Ce sont<br />

des gens merveilleux que l’amour pour leurs<br />

enfants rend précieux et absout de tous les<br />

écarts dus à une existence diffi cile ».<br />

Le jeune Tchékhov choisit d’étudier la<br />

médecine à un moment où la jeunesse<br />

russe est portée par un élan de solidarité<br />

envers ceux qui vivent dans le dénuement.<br />

Modestement, car toute ambition lui est<br />

étrangère, il pansera les blessures et<br />

soignera les malades sans distinction de<br />

classe, d’intelligence ou de bonté, il se<br />

penchera avec compassion sur les<br />

souffrances d’une humanité égale devant la<br />

douleur, il fera un métier concret, évident,<br />

nécessaire. Et rémunérateur : car l’argent<br />

jouera un rôle essentiel tout au long de sa<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 18<br />

vie.<br />

<br />

La famille d'Anton Tchékhov,<br />

à Taganrog. Collection Musée<br />

littéraire, Moscou.


En 1879, le jeune bachelier quitte Taganrog<br />

et rejoint à Moscou sa famille qui s’est<br />

enfuie nuitamment quelques années<br />

auparavant pour éviter la prison pour<br />

dettes. Moscou sera LA ville de Tchékhov,<br />

son origine et son but, alors qu’il ne fera<br />

que de brefs séjours à Saint-Pétersbourg,<br />

ville de Dostoïevski ou de Pouchkine. Et<br />

qu’importent les conditions d’existence<br />

lamentables de cette tribu et de ses hôtes<br />

contraints de vivre dans un sous-sol<br />

insalubre et surpeuplé (nous sommes en<br />

Russie, on ne laisse personne dehors).<br />

Cependant que son frère Nikolaï fréquente<br />

les cercles artistiques et parvient à vendre<br />

quelques tableaux, l’étudiant en médecine<br />

Anton Pavlovitch trouve un moyen commode<br />

et pas trop fatigant de gagner quelques<br />

kopeks : il écrit de courtes histoires à<br />

destination des revues humoristiques à<br />

l’instar de son frère aîné, Alexandre, le plus<br />

doué de la fratrie, qui commence à se faire<br />

un petit nom… Ces revues satiriques sont<br />

friandes de textes courts sans prétention<br />

et amusants : surtout pas de littérature,<br />

elle est réservée aux vrais écrivains. Des<br />

miniatures, des sketches, des croquis,<br />

signés « Antocha Tchékonté », « Ulysse »,<br />

« Le Frère de mon frère », « L’Homme sans<br />

rate »… La revue La Libellule (mais il s’agit<br />

peut-être de La Cigale, les traductions<br />

alternent sur ce point) apprécie ces textes<br />

qu’elle lui paie cinq kopeks la ligne.<br />

Trop de textes lui étant refusés, à vingt<br />

ans Tchékhov se tourne une première fois<br />

vers le théâtre. Il écrit une longue pièce<br />

également refusée. Il en détruit le manuscrit<br />

dont un premier jet sera retrouvé après sa<br />

mort : il s’agit de Platonov, L’Homme sans<br />

père. Grâce à son frère Alexandre, Anton<br />

commence à publier dans une revue de<br />

plus grand renom, Le Réveille-Matin. Sa<br />

nouvelle La Propriétaire, en 1882, banale<br />

histoire de moujiks et d’alcool, affi rme<br />

défi nitivement un talent jusque-là bridé<br />

par l’obligation d’amuser et de divertir.<br />

Nicolaï Leikine, rédacteur en chef de la<br />

revue Les Éclats, l’engage à huit kopeks la<br />

ligne, ainsi que son frère Nicolaï, excellent<br />

dessinateur. En un an, Tchékhov écrit<br />

plus de cent nouvelles courtes, autant de<br />

« choses vues » sur le mode satirique qui<br />

concourent à forger son style particulier.<br />

Véritable soutien de famille, il écrit de plus<br />

en plus pour combler les défi cits de ses<br />

Avec son frère, Nikolaï, illustrateur de ses premiers récits, 1883 (Tchékhov a 23 ans).<br />

Collection Musée littéraire, Moscou.<br />

<br />

frères bambochards impénitents – et Anton<br />

n’est pas en reste : tout au long d’une trop<br />

courte existence qui sera bridée puis brisée<br />

par la maladie, et derrière l’apparence d’une<br />

œuvre mélancolique pleine d’un lucide<br />

scepticisme, son humour, son goût pour<br />

le bonheur, les joies simples, la pêche, les<br />

amis, la fête… ne se démentiront jamais.<br />

Entre l’écriture – de tous les instants –, les<br />

études de médecine – où il ne brille pas<br />

particulièrement –, une famille délirante,<br />

Tchékhov mène une existence épuisante.<br />

Il décroche toutefois son diplôme de<br />

médecin en juin 1884 et, dès l’été suivant,<br />

découvre la grandeur et les servitudes de<br />

ce qu’il ne cessera de prendre pour sa vraie<br />

vocation. Il se lie d’amitié pour un jeune<br />

peintre, Isaac Levitan, obligé de séjourner<br />

en banlieue car Moscou est interdit aux juifs<br />

depuis l’assassinat d’Alexandre II (auquel<br />

a succédé Alexandre III qui a rétabli un<br />

régime ultra autoritaire). À la fi n de l’année,<br />

les premiers symptômes de l’hémoptysie<br />

qui aura raison de lui se déclarent. Il trouve<br />

chez des amis, à Bobkino, en grande<br />

banlieue de Moscou, un havre de paix et<br />

de bonheur où il continue de consulter et<br />

d’écrire. Fin 1885, Leikine l’invite à Saint-<br />

Pétersbourg, capitale des belles lettres :<br />

19


Couverture de la revue Eclats, 1889 :<br />

Tchékhov au carrefour de la littérature narrative et du théâtre.<br />

Collection Musée littéraire, Moscou.<br />

« Quand je ne savais pas que tous ces gens<br />

lisaient mes contes et qu’ils les jugeaient,<br />

j’écrivais en toute sérénité comme je mange<br />

des crêpes. Maintenant, quand j’écris,<br />

j’ai peur. » Dimitri Grigorovitch, infl uent<br />

auteur de l’époque, convainc sans peine<br />

le directeur de la revue Temps nouveaux,<br />

de publier les nouvelles de Tchékhov<br />

douze kopeks la ligne : Alexeï Souvorine,<br />

le directeur de cette publication en phase<br />

avec le pouvoir tsariste, sera désormais le<br />

meilleur ami, le plus fi dèle et sûr soutien de<br />

Tchékhov jusqu’à sa mort.<br />

Autodidacte, Souvorine est à la tête d’un<br />

réseau de presse qui lui rapporte une<br />

fortune considérable. Cet homme puissant,<br />

haï et redouté, est aussi roublard, cynique,<br />

calculateur que Tchékhov est honnête<br />

et désintéressé. Mais, selon Tchékhov,<br />

« Souvorine est la sensibilité incarnée, un<br />

homme exceptionnel. En art, il est tel un<br />

setter qui chasse la bécasse : il s’excite<br />

et s’agite avec une énergie démoniaque,<br />

obnubilé par sa passion. C’est un mauvais<br />

théoricien. Il n’a jamais fait d’études<br />

scientifi ques et ignore beaucoup de choses.<br />

Sa pureté et son intégrité sont purement<br />

animales, son indépendance de jugement<br />

aussi. Incapable de construire des théories,<br />

il a développé ce dont la nature l’a doté avec<br />

une grande générosité : son instinct, qui<br />

est devenu, chez lui, une forme supérieure<br />

de l’intelligence. Il est toujours agréable<br />

de parler avec lui. Mais quand vous avez<br />

compris son mode de fonctionnement, et<br />

que vous vous êtes rendu compte qu’il est<br />

d’une sincérité diffi cile à trouver chez la<br />

majorité des gens, la discussion avec lui<br />

devient un vrai bonheur. »<br />

Sous la pression conjuguée de Souvorine<br />

et de Grigorovitch, « irrité de voir quelqu’un<br />

se mésestimer au point de signer d’un<br />

pseudonyme », Antocha Tchékonté devient<br />

tout simplement, et à contrecœur, Anton<br />

Tchékhov. Une lettre de Grigorovitch est<br />

assurément l’élément déclencheur : après<br />

le 25 mars 1886, Tchékhov ne sera plus un<br />

journaliste doué, mais un écrivain : « Vous<br />

êtes voué à créer des œuvres exceptionnelles<br />

et véritablement artistiques. Ce serait un<br />

immense péché de ne pas le faire. Vous<br />

devez respecter ce talent si rarement<br />

concédé. Cessez d’écrire trop vite. Je ne<br />

connais pas votre situation fi nancière, mais<br />

si elle n’est pas bonne, tant pis : mieux vaut<br />

avoir faim comme nous autrefois que de<br />

ne pas laisser à vos émotions le temps de<br />

mûrir pour donner naissance à ces œuvres<br />

accomplies qui n’ont rien de spontané<br />

et surgissent uniquement dans les rares<br />

moments d’inspiration heureuse. Elles<br />

valent cent fois plus qu’une centaine de<br />

nouvelles éparpillées dans divers journaux.<br />

J’apprends que vous allez publier un recueil<br />

de vos contes : si vous avez l’intention de le<br />

publier sous le pseudonyme Tchékhonté, je<br />

vous implore de télégraphier à votre éditeur<br />

et de le publier sous votre nom véritable. »<br />

Tchékhov accueille cette recommandation<br />

comme on reçoit « un ordre de quitter la ville<br />

sous vingt-quatre heures ». Dès la nouvelle<br />

En chemin, sa réfl exion, tout en s’élevant,<br />

prend des accents plus graves : « La<br />

nature nous a fait don, à nous les Russes,<br />

d’une extraordinaire capacité de foi, d’une<br />

intelligence perspicace, d’une aptitude<br />

à réfl échir, mais toutes ces qualités sont<br />

anéanties par l’indolence, la paresse, notre<br />

plaisir à rêvasser. » Mais comme toujours, il<br />

reste sceptique à son propre endroit : « J’ai<br />

honte pour le public qui se pâme devant<br />

les petits chiens de salon parce qu’il ne<br />

sait pas reconnaître les éléphants. Je suis<br />

convaincu que personne ne fera attention<br />

à moi quand je commencerai à travailler<br />

sérieusement. »<br />

Après de courts essais théâtraux (Sur la<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 20


grand’ route, Le Chant du cygne), et malgré<br />

sa méfi ance envers l’art dramatique,<br />

Tchékhov relève le défi de Korch, directeur<br />

d’un théâtre renommé à Moscou : « Je suis<br />

allé me coucher, j’ai pensé à un sujet, j’ai<br />

écrit une pièce ». En dix jours, Ivanov est<br />

écrit : « L’intrigue est compliquée, mais pas<br />

stupide. Je termine chaque acte comme je<br />

le fais pour mes nouvelles : je laisse les<br />

choses aller tranquillement, et à la fi n,<br />

pan ! dans la gueule du spectateur ! J’ai mis<br />

toute mon énergie dans quelques pages<br />

qui me paraissent d’une grande intensité ;<br />

en revanche, les scènes qui les relient sont<br />

insignifi antes et d’une extrême banalité.<br />

Mais je suis content car, même si la pièce<br />

est mauvaise, j’ai créé un nouveau genre. »<br />

Ivanov est créé le 10 novembre 1887 au<br />

théâtre Korch dans les conditions de<br />

l’époque : quatre répétitions avec une<br />

bande inorganisée de comédiens turbulents<br />

qui n’en font qu’à leur tête d’affi che, aucune<br />

idée de « l’ensemble » ni de la mise en scène<br />

qui ne se cristallisera quelques années plus<br />

tard qu’avec l’arrivée du Théâtre d’Art de<br />

<strong>Stanislavski</strong> et Némirovitch-Dantchenko.<br />

Sans atteindre aux excès d’une bataille<br />

d’Hernani, cette première est fort agitée<br />

et Tchékhov s’amuse du scandale qu’il<br />

a provoqué. Il signe une lettre « Schiller<br />

Shakespearovitch Goethe ».<br />

Alors que son frère aîné Alexandre – qu’il<br />

ne cessera de considérer comme supérieur<br />

à lui en dons et en talent – sombre dans<br />

l’alcool et la misère, l’admiration, les<br />

encouragements, l’amitié de l’intelligentsia<br />

littéraire de Saint-Pétersbourg contribuent<br />

à soutenir de nouvelles audaces : répondant<br />

à une commande de la revue Le Messager<br />

du Nord, Tchékhov se risque à un long<br />

récit publié en mars 1888, La Steppe, dont<br />

« chaque page est compacte comme un petit<br />

conte séparé, les tableaux se chevauchent,<br />

se bousculent, l’un cachant l’autre… Cela<br />

fi nit par être nuisible à l’intérêt général et<br />

le lecteur s’ennuiera et crachera dessus. »<br />

Mais « c’est mon chef-d’œuvre et je suis<br />

incapable de faire mieux ». La Steppe est<br />

le récit du voyage d’un petit garçon de<br />

neuf ans qui traverse l’immensité russe<br />

avec son oncle, dans un convoi de chariots<br />

pour se rendre en ville où il sera mis à<br />

l’école. Aucune action. Un lent voyage.<br />

Tout sauf un « roman » alors qu’on attend<br />

de lui qu’il s’attaque aux problèmes de<br />

l’heure. Le pays est en pleine effervescence<br />

politique : depuis l’assassinat d’Alexandre<br />

II, le régime d’Alexandre III exerce de<br />

féroces représailles contre les milieux<br />

révolutionnaires, ce qui n’empêche pas<br />

d’autres attentats contre le tsar, et d’autres<br />

féroces répressions… Mais ces questions<br />

dépassent Anton Tchékhov : après tout, il<br />

n’est pas un écrivain, seulement un aimable<br />

amateur, un moujik moins doué que ses<br />

frères, dont le vrai métier est la médecine.<br />

Il n’a aucun rôle à jouer dans la littérature<br />

de son pays et il n’accorde aucun crédit à<br />

sa petite notoriété passagère : il sera vite<br />

oublié. Tchékhov ne se départira jamais<br />

de cette autodérision, de ce mépris pour<br />

<br />

Portrait d'Anton Pavlovitch Tchékhov, 1888.<br />

Collection Musée littéraire, Moscou.<br />

son destin littéraire. Quant à la politique,<br />

l’écrivain ne doit, selon lui, s’y intéresser<br />

que pour mieux s’en garder.<br />

Malgré le prix Pouchkine, malgré de<br />

nombreuses rencontres amoureuses,<br />

malgré la fréquentation nouvelle de<br />

l’homme de théâtre Vladimir Némirovitch-<br />

Dantchenko, malgré celle de Piotr<br />

Tchaïkovski avec qui il envisage l’écriture<br />

d’un opéra, malgré le succès de son lever<br />

de rideau L’Ours, et celui de la reprise<br />

d’Ivanov au théâtre Alexandrinski de<br />

Saint-Pétersbourg, Tchékhov ne cesse de<br />

se mésestimer : « Nous autres, écrivains<br />

d’aujourd’hui, nous peignons la vie telle<br />

qu’elle est, mais au-delà, il n’y a rien.<br />

21


Pose de chaînes à une condamnée, bagne de l'Ile de Sakhaline.<br />

Collection Musée Littéraire National.<br />

Même fouettés, nous sommes incapables<br />

de faire mieux. Nous n’avons aucun but,<br />

ni immédiat, ni lointain. Notre âme est<br />

vide. Nous n’avons pas de convictions<br />

politiques, la révolution ne nous fait pas<br />

rêver, nous n’avons pas la foi, les fantômes<br />

ne nous font pas peur, et en ce qui me<br />

concerne je ne redoute même pas la mort<br />

ou de devenir aveugle. Celui qui ne veut<br />

rien, n’espère rien, ne craint rien, ne peut<br />

pas être un artiste. » De son propre aveu, il<br />

ne lui manque qu’un amour malheureux qui<br />

survient sous les traits de Lydia Mizinova,<br />

la belle « Lika » que d’aucuns reconnaîtront<br />

en Nina dans La Mouette, personnage<br />

enthousiaste, provocant, moderne mais<br />

vaincu par avance.<br />

Instabilité et insatisfaction culminent en<br />

mai 1889 avec la mort, à trente et un an,<br />

de son frère Nicolaï. Le récit Une Banale<br />

Histoire n’est pas bien reçu par la critique, la<br />

pièce L’Esprit des bois (première version de<br />

Oncle Vania) mérite d’être retravaillée selon<br />

Némirovitch-Dantchenko, le personnage de<br />

Sérébriakov y serait inspiré de Souvorine<br />

lui-même, amoureux d’une femme<br />

beaucoup trop jeune pour lui… Créée au<br />

théâtre Abramov de Moscou, la pièce est un<br />

échec. Décidément, il faut fuir un malaise<br />

persistant malgré un été ensoleillé sur les<br />

bords de la Mer Noire, fuir une vie sociale<br />

et amoureuse agitée, fuir les bassesses, les<br />

médisances, les jalousies, et aussi le deuil<br />

persistant de Nicolaï. Fuir, là-bas fuir… Ce<br />

sera l’île des bagnards, Sakhaline : « Je<br />

paierai ainsi ma dette envers la médecine<br />

que j’ai traitée comme un cochon ».<br />

Tchékhov s’est abondamment documenté<br />

sur la question carcérale : la société<br />

s’occupe du criminel jusqu’au moment de<br />

la sentence, et après elle l’oublie. Mais<br />

comment vit-il en prison ? telle est la<br />

question qu’Anton Pavlovitch se pose avec<br />

l’aide de son entourage : « Nous avons fait<br />

pourrir des millions d’hommes en prison.<br />

Nous l’avons fait sans état d’âme et d’une<br />

manière barbare. Nous les avons relégués à<br />

des milliers de verstes et enchaînés dans le<br />

froid. Nous les avons rendus syphilitiques<br />

et dépravés, nous avons fait d’eux des<br />

criminels en rejetant la responsabilité<br />

sur des gardiens abrutis par la boisson,<br />

mais les coupables, c’est nous. » Il a sans<br />

doute en mémoire Souvenirs de la maison<br />

des morts de Dostoïevski, paru en 1861…<br />

Le 21 avril 1890, il quitte Lika, « cette fi lle<br />

merveilleuse qui me fait fuir à Sakhaline.<br />

(…) Elle ne me rendra pas heureux, elle est<br />

tellement belle ! »<br />

Son itinéraire laisse rêveur : 5000<br />

kilomètres à travers toundra, steppe,<br />

déserts, montagnes, fl euves en furie,<br />

inondations, routes défoncées, sans oublier<br />

les crises d’hémorroïdes, les quintes de<br />

toux, les brigands, ni les bordels – mention<br />

particulière aux petites japonaises de<br />

l’extrême est… Nijni-Novgorod, Iaroslav, le<br />

fl euve Volga, Perm, la rivière Kama, l’Oural,<br />

Ekaterinbourg, Tyumen, Tomsk, Krasnoïarsk,<br />

Irkoutsk, le lac Baïkal, Sretensk, le fl euve<br />

Amour, Pokrovskaïa, Blagovechtchensk,<br />

Nikolaïevsk, et enfi n Alexandrovsk, capitale<br />

de l’île de Sakhaline où Tchékhov s’installe<br />

pour trois mois le 11 juillet 1890, après 81<br />

jours d’un voyage exténuant et superbe.<br />

Tchékhov s’attelle alors à une enquête<br />

sociale qui réunira près de 10.000<br />

questionnaires en treize points recueillis<br />

auprès des bagnards et de leurs familles,<br />

des gardes-chiourmes, des colons,<br />

des enfants également. Il assiste à des<br />

punitions corporelles qui sont de véritables<br />

supplices : « Lorsque le fouet a siffl é et<br />

qu’il s’est abattu sur le condamné, quelque<br />

chose en moi s’est déchiré en morceaux<br />

et a gémi de mille voix ». Chaque fois<br />

qu’il le peut, le docteur Tchékhov soigne,<br />

soulage, guérit… Il trouve même le temps<br />

d’écrire des nouvelles et une pièce dont<br />

il détruit les manuscrits. Il fait le constat<br />

effrayant de la déchéance physique,<br />

intellectuelle, d’une société ruinée par<br />

les maladies, la prostitution, l’alcoolisme.<br />

Lorsqu’il embarque sur le Pétersbourg<br />

pour Odessa via Hong-Kong, Ceylan, Suez<br />

et Constantinople, il quitte l’enfer pour le<br />

paradis. « Quand j’aurai des enfants, je leur<br />

dirai avec orgueil : Fils de chien, dans cette<br />

putain de vie, je me suis tapé une Hindoue<br />

aux yeux noirs, et tu sais où ? Dans un<br />

bois de cocotiers par une nuit de pleine<br />

lune ! » Il achète aussi trois mangoustes<br />

qui l’accompagneront jusqu’à Moscou où<br />

il arrive enfi n en décembre 1890. Faute de<br />

cobras à leur mettre sous la dent, il devra<br />

confi er les mangoustes au zoo de Moscou<br />

où il leur rendra fréquemment visite.<br />

Les meilleurs partis, les plus jolies<br />

femmes ne demandent qu’à l’aimer, et<br />

même à l’épouser. Parmi elles, une belle<br />

comédienne, Véra Kommissarevskaïa, qui<br />

se trouvera souvent sur son chemin. Et<br />

toujours Lika qui lui réclame « rien qu’une<br />

demi-heure d’amour », cependant que les<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 22


jaloux le persécutent : on lui reproche de<br />

ne pas prendre parti contre les répressions<br />

toujours plus violentes du régime, son<br />

voyage à Sakhaline est considéré comme<br />

une désertion, l’amitié de Souvorine est<br />

la preuve de sa compromission avec la<br />

réaction. Dans l’incapacité de se mêler aux<br />

luttes collectives, il essaie de « voir l’homme<br />

tel qu’il est », se refuse à prétendre changer<br />

le monde, améliorer l’humanité, faire<br />

spectacle de soi en donnant des leçons.<br />

Tchékhov est médecin, il agit au plus près<br />

de ses possibilités, de sa modestie. Il n’est<br />

pas de taille… Et ils ont peut-être raison,<br />

ceux qui s’acharnent contre lui : la diffi culté<br />

qu’il éprouve à écrire la nouvelle Le Duel le<br />

conduit à douter de son métier d’écrivain.<br />

Et d’ailleurs, cela en vaut-il seulement la<br />

peine ? Pas d’autre issue qu’une nouvelle<br />

fuite proposée par Souvorine : ce sera un<br />

voyage magnifi que en Europe. Vienne,<br />

Venise, Bologne, Rome, Naples… Souvorine<br />

note que ce qui intéresse le plus Tchékhov,<br />

ce sont les cimetières, les cirques, dont les<br />

clowns qui sont de vrais comédiens. Puis<br />

c’est Nice, le casino de Monte-Carlo où il<br />

prend plaisir à perdre de l’argent après en<br />

avoir tellement manqué, et enfi n Paris, ses<br />

cabarets, ses manifestations ouvrières, ses<br />

peintres, ses Russes… De retour à Moscou,<br />

il retrouve les amoureuses dont il ne veut<br />

pas, et son désir d’être « un petit chauve<br />

assis à une table dans un grand bureau ».<br />

Il lui reste l’amitié d’une mangouste et<br />

l’envie de se retirer à la campagne, loin<br />

du microcosme assommant. Il s’installe à<br />

Mélikhovo en février 1892.<br />

Tchékhov y est heureux. « Ses yeux perdent<br />

leur tristesse habituelle, son regard<br />

devient clair et serein », il est ébloui par<br />

la renaissance du printemps, l’explosion<br />

de la nature. Sur son bureau, la photo de<br />

Tchaïkovski, au mur, des tableaux de son<br />

frère Nikolaï et de son ami Levitan avec qui<br />

il s’amuse à chasser. Le maladroit blesse<br />

une bécasse qu’Anton doit achever : « Une<br />

charmante et tendre créature de moins<br />

dans l’univers, et deux imbéciles qui<br />

rentrent pour dîner ». C’est déjà le début<br />

de La Mouette stupidement tuée par le<br />

jeune Treplev. Mélikhovo est envahi d’amis,<br />

de malades qu’il soigne gratuitement,<br />

l’hospitalité de Tchékhov est légendaire,<br />

d’autant qu’il déteste la solitude : « Seul,<br />

je ne sais pourquoi, j’ai peur, je suis une<br />

coquille de noix au milieu de l’océan ».<br />

Pendant les longues veillées fort peuplées,<br />

il lui arrive de s’éloigner discrètement une<br />

demi-heure et de revenir content : « Je viens<br />

d’écrire pour soixante kopeks ». Choléra,<br />

typhus, diphtérie, scarlatine obligent le<br />

docteur Tchékhov à courir la poste et sont<br />

une bonne excuse pour ne pas écrire, sauf<br />

cette Cigale (ou Libellule) qui s’inspire<br />

directement des aventures sentimentales de<br />

son copain Levitan, fâché pour longtemps.<br />

Et toujours ces amours sans amour : « Mon<br />

amour n’est pas le soleil et il ne fait pas le<br />

printemps, ni pour moi ni pour l’oiseau que<br />

j’aime. Lika, ce n’est pas toi que j’aime si<br />

ardemment, mais en toi mes souffrances<br />

passées et ma jeunesse perdue ».<br />

Son frère Alexandre dénonce l’atmosphère<br />

étouffante de Mélikhovo et la présence<br />

encombrante du père, Pavel Egorovitch.<br />

Car, miracle d’indulgence fi liale, ce père<br />

brutal et alcoolique qui, certes, s’est<br />

calmé, fait partie du décor quotidien !<br />

Anton sait bien que son âme a besoin<br />

d’espace, « mais je mène une vie mesquine<br />

à courir après les roubles et les kopeks.<br />

<br />

Il n’est rien de plus minable que la vie<br />

bourgeoise avec ses pièces de monnaie,<br />

ses conversations absurdes, ses vertus<br />

inutiles et conventionnelles. Mon âme<br />

s’est fl étrie parce que je travaille pour de<br />

l’argent et que l’argent est au centre de<br />

mes activités… Je n’ai aucune estime pour<br />

ce que j’écris, ce que j’écris me révulse et<br />

m’ennuie. »<br />

A Melikhovo, la maison où Tchékhov écrivit La Mouette.<br />

Collection Musée Melikhovo.<br />

L’amitié de Souvorine résiste à une<br />

polémique opposant la revue Temps<br />

Nouveaux à La Pensée russe où Tchékhov,<br />

désormais, publie ses récits. Fin 1893, L’Île<br />

de Sakhaline reçoit un accueil élogieux. Les<br />

autorités seront amenées à adoucir le sort<br />

des condamnés et Tchékhov est « content<br />

d’avoir accroché dans (sa) garde robe ce<br />

vêtement de forçat ». La nouvelle Le Moine<br />

noir décrit son retour à la normale : « J’avais<br />

perdu la raison, atteint par la folie des<br />

grandeurs, mais j’étais gai, vivant, et même<br />

heureux. Maintenant que j’ai retrouvé mes<br />

esprits, je suis comme tout le monde, un<br />

homme quelconque, et je mène une vie<br />

23


ennuyeuse. » Il participe au « zemstvo »,<br />

petite assemblée locale, accepte des<br />

responsabilités sociales, médicales,<br />

judiciaires, se laisse déborder, s’épuise.<br />

L’hémoptysie s’aggrave, il éprouve des<br />

malaises : « Une sorte de pressentiment<br />

me pousse à me hâter, et puis peut-être<br />

qu’il n’en est rien, simplement le regret<br />

de voir ma vie s’écouler, si monotone, si<br />

banale… » De nouveau, il faut s’enfuir…<br />

Petits voyages vers Yalta, Taganrog, sur la<br />

Volga, puis Odessa avant Vienne, Milan,<br />

Gênes, Paris, Berlin… Par dépit, Lika a<br />

vécu une liaison avec un de ses meilleurs<br />

amis, Potapenko, dont elle attend un<br />

enfant. Potapenko est marié, il est au<br />

bord du suicide, c’est le drame. Tchékhov<br />

en fera une comédie. Tchékhov se tiendra<br />

toujours à distance des systèmes, existants<br />

ou utopistes. Son admiration confi nant<br />

pourtant à l’idolâtrie pour Tolstoï (Guerre<br />

et Paix date de 1864-1869) ne l’empêche<br />

pas de se méfi er de ses théories et autres<br />

règles de vie. « Je crois dans l’individu,<br />

je vois le salut dans les personnalités<br />

individuelles disséminées dans toute la<br />

Russie, intellectuels ou paysans ; ils ne sont<br />

peut-être pas nombreux, mais ils sont une<br />

<br />

force. » De Tolstoï, dont il avait déjà<br />

vivement contesté La Sonate à Kreutzer<br />

(1889) en tant qu’homme et médecin, il<br />

refuse surtout l’invitation à un retour à la<br />

nature, sorte de principe écologique avant<br />

la lettre, teinté de sectarisme rétrograde<br />

prôné par un aristocrate, quand lui, Anton<br />

Pavlovitch, n’est qu’un moujik : « Dès mon<br />

enfance, j’ai cru au progrès et il ne pouvait<br />

en être autrement puisque mon sang de<br />

moujik me permet de mesurer la distance<br />

entre l’époque où nous étions fouettés<br />

et celle où nous ne l’étions plus. J’aime<br />

les gens intelligents, sensibles, courtois,<br />

et ceux dont les chaussettes puent me<br />

laissent indifférent autant que les femmes<br />

en bigoudis. La philosophie de Tolstoï a eu<br />

un effet puissant sur moi, elle m’a guidé<br />

pendant six ou sept ans. […] J’ai changé<br />

d’avis. Le bons sens et le discernement<br />

me disent qu’il y a plus d’amour dans<br />

l’électricité et la vapeur que dans la<br />

chasteté et le végétarisme. »<br />

Réconcilié avec Levitan, il découvre ses<br />

dernières toiles : « Il ne peint plus avec<br />

jeunesse, mais avec brio. Les femmes<br />

l’ont épuisé, je crois. Ces charmantes<br />

créatures nous donnent leur amour et, en<br />

échange, nous prennent deux fois rien :<br />

notre jeunesse. Pour peindre un paysage,<br />

il faut de l’enthousiasme, de l’extase, ce<br />

qui manque quand le désir est satisfait.<br />

Si j’étais paysagiste, je mènerais une vie<br />

monacale, je mangerais une fois par jour<br />

et je ferais l’amour une fois par an. » À la<br />

suite d’une nouvelle aventure amoureuse<br />

partagée entre une mère et sa fi lle, Levitan,<br />

incapable d’une décision, se tirera une<br />

balle dans la tête sans réussir à se tuer,<br />

tel Treplev dans La Mouette. Quant à<br />

Souvorine, il passe par une dépression<br />

que Tchékhov soulage en faisant avec lui le<br />

tour des cimetières de Moscou, leur balade<br />

préférée. Cependant, Anton ne cesse de<br />

tousser et de maigrir. Un ami le conduit à<br />

Iasnaïa Poliana où il fait la connaissance<br />

de Tolstoï. Ils prennent un bain ensemble,<br />

Tchékhov est fasciné par la santé de fer du<br />

vieil écrivain (67 ans).<br />

Automne 1895 : à Mélikhovo, Tchékhov<br />

achève « une comédie avec trois rôles<br />

féminins, six masculins, quatre actes,<br />

un paysage, (vue sur le lac), beaucoup<br />

de discussions sur la littérature, peu<br />

Entouré des comédiens du Théâtre d'Art de Moscou, Tchékhov lit La Mouette. À sa droite, Constantin <strong>Stanislavski</strong><br />

et Olga Knipper, à l'extrême droite de l'image, Vsevolod Meyerhold. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 24


d’action et des tonnes d’amour. » C’est La<br />

Mouette dont il est « plus mécontent que<br />

satisfait. L’ayant lue d’un bout à l’autre,<br />

je dois me rendre à l’évidence : je ne suis<br />

pas un auteur dramatique. » D’ailleurs,<br />

elle n’enthousiasme pas son entourage.<br />

Et puis, on reconnaît trop facilement des<br />

faits et des personnages réels, l’aventure<br />

de Potapenko et Lika en particulier. Mais<br />

aussi l’instituteur, directement inspiré de<br />

l’engagement personnel de Tchékhov pour<br />

l’école de Mélikhovo dont il dessine lui-<br />

même les plans…<br />

Au printemps 96, Tchékhov est bouleversé<br />

par la catastrophe de Khodynka, dans<br />

la banlieue de Moscou : au cours<br />

de la distribution des «saucisses du<br />

couronnement » en l’honneur du nouveau<br />

règne de Nicolas II (Alexandre III est<br />

mort en 1894), une bousculade monstre<br />

fait plus de mille morts. Puis sa maladie<br />

empire au cours d’un voyage au Caucase.<br />

Mais il est heureux parce que La Mouette<br />

a reçu le visa de censure et va être jouée<br />

en octobre à Saint-Pétersbourg, si heureux<br />

qu’il reprend en cachette L’Esprit des bois<br />

et termine en un mois une nouvelle version<br />

intitulée Oncle Vania. Bonheur de courte<br />

durée : la création de La Mouette est une<br />

catastrophe, la « comédie » n’est pas<br />

drôle et la farce vire au drame. Tchékhov,<br />

désabusé, écrit : « Même si je vis encore<br />

cent ans, je n’écrirai plus jamais pour le<br />

théâtre. Je suis un auteur dramatique<br />

nul. » Il quitte Saint-Pétersbourg comme<br />

« quelqu’un dont la demande en mariage<br />

vient d’être repoussée et qui n’a rien de<br />

mieux à faire que de vider les lieux. »<br />

Mais dès le lendemain de la première,<br />

le public réserve un tout autre accueil à<br />

La Mouette : d’après les télégrammes<br />

de ses amis, c’est un succès colossal !<br />

Le vrai public semble avoir compris<br />

l’universalité de ce théâtre, sa proximité<br />

avec les simples habitants du monde<br />

quotidien, il approuve sa façon de raconter<br />

l’indécision et l’enthousiasme, les velléités<br />

et la résignation qui font le caractère de<br />

la classe moyenne… Les témoignages de<br />

spectateurs lui rendent courage : « Je me<br />

suis lavé à l’eau froide et me voici prêt à<br />

écrire une nouvelle pièce . » Cependant,<br />

le médecin de Mélikhovo est surchargé<br />

de tâches administratives, il participe au<br />

recensement, construit une école, alimente<br />

la bibliothèque de sa pauvre ville natale,<br />

Taganrog… Il fi nit par s’enfuir à nouveau<br />

à Moscou où l’attendent de nouveaux<br />

épisodes amoureux. Depuis Pétersbourg,<br />

son frère Alexandre en témoigne : « On<br />

dit que tu es souvent à Moscou où tu<br />

passes ton temps à forniquer, la rumeur<br />

est arrivée jusqu’ici. » Par ailleurs, sa<br />

première rencontre avec <strong>Stanislavski</strong> n’est<br />

pas favorable : l’ironie, l’autodérision de<br />

Tchékhov ne plaisent pas au jeune acteur<br />

qui commence à se faire une réputation.<br />

Mars 1897 : Tchékhov subit une très grave<br />

crise d’hémoptysie. Il crache beaucoup de<br />

sang. Hospitalisé, il reçoit la visite de Tolstoï<br />

qui lui parle d’immortalité : « Pour lui, note<br />

Tchékhov, elle est une essence mystérieuse<br />

où tout se confond en une sorte de masse<br />

gélatineuse informe. Mon individualité,<br />

mon esprit se dissoudre dans cette masse ?<br />

Je ne veux pas de cette immortalité ! » Sa<br />

nouvelle Les Moujiks est caviardée par la<br />

rédaction de La Pensée russe afi n de lui<br />

éviter une arrestation. Pourtant, Tchékhov<br />

se garde bien de proposer des solutions<br />

politiques aux problèmes sociaux qui<br />

assaillent sa patrie : « La masse est bête<br />

et le restera. L’homme intelligent doit<br />

abandonner tout espoir de l’éduquer et de<br />

l’élever à son niveau. Il vaut mieux agir de<br />

manière concrète, construire des chemins<br />

de fer, des télégraphes, des téléphones,<br />

et rendre ainsi la vie meilleure à tous… »<br />

Autant d’accents que l’on retrouve dans<br />

la bouche de ses personnages. Après<br />

une autre terrible hémorragie, il s’installe<br />

quelques mois à Mélikhovo où il ne tarde<br />

pas à être littéralement envahi, victime de<br />

son incapacité à refuser l’hospitalité à qui<br />

que ce soit. Il faut s’enfuir une nouvelle<br />

fois : ce sera Biarritz, grâce à Souvorine<br />

et aux droits d’auteur de La Mouette<br />

qui continue une belle carrière dans de<br />

nombreux théâtres.<br />

Tchékhov éprouve une préférence pour<br />

Nice où les Russes sont comme chez eux.<br />

Il a beau ne pas apprécier la compagnie de<br />

ses compatriotes, il se console avec celle<br />

de nombreuses jeunes femmes, russes<br />

ou françaises. Le climat de la Côte d’Azur<br />

lui réussit, il va mieux. En janvier 98, il<br />

découvre le J’Accuse d’Émile Zola et croit à<br />

l’innocence de Dreyfus. Il s’enthousiasme :<br />

« Un vent frais souffl e ici, et tout Français<br />

a la preuve que, Dieu merci, il y a encore<br />

une justice et qu’un innocent accusé à<br />

tort trouve toujours quelqu’un pour le<br />

défendre ». Souvorine ne partage pas cette<br />

opinion, sa revue Temps nouveaux campe<br />

du côté de la réaction antisémite, ce qui<br />

va fâcher les deux amis jusqu’à leurs<br />

retrouvailles parisiennes au printemps de<br />

l’année suivante, sur le chemin du retour à<br />

Mélikhovo qui manque terriblement à Anton<br />

Pavlovitch, toujours sujet au mal du pays.<br />

C’est là que Tchékhov découvre la demande<br />

de Vladimir Nemirovitch-Dantchenko de<br />

monter La Mouette au nouveau Théâtre<br />

d’Art qu’il vient d’ouvrir à Moscou avec<br />

Constantin <strong>Stanislavski</strong>, riche industriel –<br />

forges et cotons –, qui met sa fortune au<br />

service de sa passion pour le théâtre.<br />

Pour l’histoire du théâtre, c’est bien à<br />

Nemirovitch-Dantchenko que revient<br />

l’honneur d’avoir imposé Tchékhov contre<br />

l’avis général. La Mouette n’a pas laissé le<br />

meilleur souvenir auprès des beaux esprits<br />

malgré son succès populaire. L’auteur lui-<br />

même ne dit-il pas à son ami Souvorine :<br />

« Je n’aime pas les acteurs, écrire des<br />

pièces me déprime » ? La première réponse<br />

de Tchékhov à la demande de Nemirovitch-<br />

Dantchenko est donc négative car tout<br />

l’attriste, et surtout le milieu littéraire et<br />

théâtral. L’ennui de Mélikhovo a cependant<br />

raison de ses dernières réticences, et<br />

Constantin <strong>Stanislavski</strong> s’attaque enfi n à<br />

cette Mouette si peu désirée… Il passe l’été<br />

à chercher les solutions aux problèmes de<br />

cette dramaturgie nouvelle et découvre qu’il<br />

ne peut la servir sans la mettre en scène.<br />

C’est-à-dire sans renoncer aux habitudes<br />

histrionesques, au programme personnel<br />

des acteurs de l’époque et de toutes<br />

celles qui l’ont précédée, pour adopter<br />

le seul point de vue du personnage. Une<br />

révolution théâtrale est en marche : elle<br />

passe par une quête de la re-présentation<br />

du réel, les acteurs s’efforçant de<br />

s’approcher de la vraie vie, soutenus par<br />

le metteur en scène qui fait appel, lui, à<br />

des techniques décoratives, lumineuses,<br />

sonores concourant à l’ambiance générale<br />

du tableau. Cette forme de naturalisme<br />

mêlé d’impressionnisme, où les bouleaux,<br />

les terrasses, les samovars, les grillons,<br />

les grenouilles sont vrais et les larmes, les<br />

émois, les pulsions absolument sincères,<br />

dominera longtemps la tradition théâtrale<br />

tchékhovienne contre l’avis même de<br />

l’auteur : « Dans une toile de Kramskoï,<br />

proteste-t-il, vous avez beaucoup de<br />

25


N.A. Bazhenov (d'après un dessin de V.A. Simov), décor pour La Mouette, 1898.<br />

Collection Musée du Théâtre d'art, Moscou.<br />

portraits remarquables. Remplacez le nez<br />

peint d’un de ces personnages par un nez<br />

authentique : ce nez sera vrai, d’accord,<br />

mais le tableau sera gâché ». Ce désaccord<br />

entre les deux artistes, malgré les succès et<br />

un indiscutable respect réciproque, ne sera<br />

jamais dissipé.<br />

Le temps de tomber amoureux d’une comé-<br />

dienne qui joue Arkadina, Olga Knipper,<br />

Tchékhov regagne Yalta pour ménager<br />

sa santé et se faire de nouveaux amis, le<br />

jeune compositeur Sergueï Rachmaninov,<br />

le chanteur Fiodor Chaliapine, de nouvelles<br />

jeunes amitiés féminines aussi… Il apprend<br />

la mort de son père, achète un terrain à<br />

Aoutka avec vue magnifi que sur la mer.<br />

Tchékhov est « aussi isolé à Yalta que<br />

Dreyfus sur son île du Diable ». Yalta sera<br />

sa « Sibérie méridionale ».<br />

En décembre, on lui déconseille de se rendre<br />

à Moscou pour la création de La Mouette<br />

qui représente un quitte ou double pour les<br />

gérants du Théâtre d’Art. Le silence qui suit<br />

le rideau du premier acte plonge la troupe<br />

dans l’angoisse de l’échec et de la ruine,<br />

mais l’ovation qui monte soudain comme<br />

pour soulager une trop forte émotion<br />

la fait entrer dans la légende : sans se<br />

comprendre, Tchékhov et <strong>Stanislavski</strong> sont<br />

unis par la volonté du public.<br />

La vente de Mélikhovo tarde à se réaliser.<br />

Le succès des dernières nouvelles, surtout<br />

de Petite chérie que Tolstoï relit quatre<br />

fois, les droits d’auteur, ne suffi sent pas<br />

à faire face à la construction de la maison<br />

de Yalta ni à l’incorrigible générosité de<br />

Tchékhov – qui fi nit par accepter l’offre de<br />

l’éditeur Adolf Marx de publier ses œuvres<br />

complètes pour une belle somme, certes,<br />

mais pourtant inférieure à celles obtenues<br />

par des auteurs moins importants : Anton<br />

n’est pas un homme d’affaires avisé ! Il faut<br />

quitter Souvorine, qui ne lui en voudra pas :<br />

« J’ai la sensation désagréable d’épouser<br />

une femme riche. » Devenu « marxiste »,<br />

Tchékhov n’en demeure pas moins étranger<br />

à tout engagement politique en un moment<br />

de forte effervescence politique. Souvorine<br />

continue de se ranger aux côtés du pouvoir,<br />

la revue Temps nouveaux est violemment<br />

contestée par l’intelligentsia. À Yalta,<br />

Tchékhov préfère se consacrer à son jardin<br />

et à l’amitié des jeunes Maxime Gorki et<br />

Ivan Bounine, futur prix Nobel. « Tchékhov<br />

est bon, doux, prévenant, parler avec lui est<br />

particulièrement agréable… », écrit Gorki, il<br />

est « le premier homme libre, le premier qui<br />

ne révère rien » qu’il ait connu.<br />

Au printemps 1899, le Théâtre d’Art se<br />

précipite sur la nouvelle version de L’Esprit<br />

des bois devenu Oncle Vania, que le théâtre<br />

Malyi de Saint-Pétersbourg vient de refuser.<br />

Olga Knipper quitte les bras de Némirovitch-<br />

Dantchenko, qui en est soulagé, pour ceux<br />

de Tchékhov qu’elle fi nira par épouser,<br />

capital qu’elle saura faire prospérer une<br />

cinquantaine d’années. Le 1 er mai, alors<br />

que la saison est terminée et les décors<br />

rangés, pour le convaincre de lui confi er<br />

Vania, Némirovitch-Dantchenko donne une<br />

représentation particulière de La Mouette,<br />

devant une dizaine de spectateurs amis.<br />

Tchékhov souligne quelques défauts (sa<br />

remarque : « Trigorine devrait avoir des<br />

pantalons à carreaux et des chaussures<br />

éculées », montre bien qu’il lit sa pièce<br />

comme une comédie où Trigorine est plus<br />

risible qu’admirable, et <strong>Stanislavski</strong> qui<br />

interprétait d’abord le personnage sur le<br />

registre du sérieux fi nira par lui donner<br />

raison), mais il cède à la pression. Anton<br />

se découvre de plus en plus auprès de<br />

l’habile et coquette Olga Knipper, ce qui<br />

ne l’empêche pas de fréquenter une jeune<br />

femme envoyée par Gorki, « une femme<br />

bien même si c’est une pute ». La propriété<br />

de Mélikhovo est enfi n vendue, la maison de<br />

Yalta commence à être habitable, Tchékhov<br />

en achète même une autre au fond d’une<br />

crique, 20 kilomètres plus loin, à Gourzouf.<br />

À Moscou, l’histoire se répète : le public<br />

choisi de la première de Vania (26 octobre<br />

1899) fait la fi ne bouche, Tolstoï déteste :<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 26


« Shakespeare écrivait comme un pied, mais<br />

vous c’est pire », dit-il à l’oreille d’Anton.<br />

Mais le public payant et populaire accueille<br />

la pièce triomphalement dès le lendemain.<br />

À Yalta, l’ennui est désespérant malgré<br />

l’élection de Tchékhov à l’Académie des<br />

belles-lettres, ce qui lui procure quelques<br />

privilèges : moins de censure, moins de<br />

contrôles policiers… Tchékhov est débordé<br />

par sa propre charité envers ses amis<br />

malades. Heureusement, au printemps<br />

1900, le Théâtre d’Art fera une tournée en<br />

Crimée avec La Mouette et Oncle Vania,<br />

nourrissant le secret espoir d’en rapporter<br />

une nouvelle pièce qui pourrait raconter<br />

l’histoire, inspirée de rencontres réelles,<br />

de trois sœurs… À Sébastopol, Tchékhov<br />

assiste au triomphe d’Oncle Vania :<br />

l’ovation l’oblige à monter sur scène saluer<br />

dans un état de fatigue extrême. À la fi n de<br />

l’année, Levitan meurt, Souvorine – dont<br />

l’amitié est indestructible – observe que<br />

Tchékhov crache de plus en plus de sang,<br />

et les intrigues, l’habileté manœuvrière<br />

d’Olga Knipper triomphent des derniers<br />

obstacles : « Affaire conclue, annonce<br />

Nemirovitch-Dantchenko à <strong>Stanislavski</strong> :<br />

Knipper épouse Tchékhov ». Il faudra tout<br />

de même attendre le 25 mai 1901.<br />

Octobre 1900 : première lecture à Moscou<br />

des Trois Sœurs qui laissent perplexes<br />

les comédiens du Théâtre d’Art, surtout<br />

ce personnage de baron Touzenbach qui<br />

répond toujours à côté et, fi dèle à l’art<br />

du laconisme tchékhovien, invite ses<br />

interlocuteurs à regarder la neige tomber…<br />

Et puis, que c’est triste ! Tchékhov est<br />

furieusement déçu par lui-même, mais Olga<br />

Knipper le reprend et l’accompagne dans<br />

les corrections nécessaires. Il fuit à Vienne<br />

puis à Nice une nouvelle série de deuils, il<br />

est très malade, il achève les corrections<br />

de la pièce dont la première – au succès<br />

mitigé – aura lieu sans lui le 31 janvier<br />

1901 : sur le chemin du retour, il s’est arrêté<br />

à Pise, Florence, Rome. L’Italie l’enchante.<br />

Il rentre à Yalta où il dissimule, derrière un<br />

extrême souci d’élégance, un état de santé<br />

de plus en plus catastrophique cependant<br />

que les convulsions politiques contre le<br />

régime tsariste fi nissent de ranger Les Trois<br />

Sœurs dans le camp de la contestation : le<br />

Théâtre d’Art joue à guichets fermés.<br />

Quel étrange couple que celui d’Anton<br />

et d’Olga ! Il apprécie les femmes qui<br />

ressemblent à la lune, celles qu’on ne<br />

voit qu’une fois par mois. Avec Olga, il est<br />

servi : elle place sa carrière au premier<br />

rang de ses préoccupations, jalouse<br />

toutes celles qui ont pu approcher son<br />

amant, entretient une grande familiarité<br />

avec Evguénia et Macha, la mère et la<br />

sœur si dévouées à Anton, revient vers<br />

lui, s’échappe à nouveau… Il fi nit par<br />

céder bien que « l’idée d’un mariage avec<br />

félicitations et verres de champagne qu’on<br />

lève en souriant bêtement me fasse très<br />

peur. » Le soir même de leur mariage, Olga<br />

et Anton partent pour Oufa, dans l’Oural,<br />

afi n de faire une cure de « koumis », un lait<br />

de jument fermenté qui redonne quelques<br />

forces au tuberculeux. De retour à Yalta,<br />

l’ambiance est celle d’un nœud de vipères :<br />

« Les relations avec ma belle-sœur sont<br />

gentiment mauvaises », écrit Macha ; elle<br />

estime, d’accord avec sa mère, Evguénia,<br />

qui ne supporte pas sa belle-fi lle, qu’Anton<br />

s’est fait piéger par une aventurière. « Je<br />

serai toujours une blessure entre ta sœur<br />

et toi… Elle est capable de tout pour nous<br />

séparer », écrit l’épouse honnie à son mari<br />

vaguement indifférent aux intrigues de son<br />

gynécée.<br />

À l’automne 1901, Tchékhov soigne son<br />

hémoptysie à Gaspra, en Crimée, non loin<br />

de Yalta, chez une riche amie du comte Léon<br />

Tolstoï qui, selon Tchékhov, « accomplit<br />

tout ce que l’on peut espérer et attendre<br />

de la littérature. […] Lorsqu’il disparaîtra,<br />

les écrivains ne seront plus qu’un troupeau<br />

sans berger, une épouvantable ratatouille. »<br />

Gorki les rejoint, observe leur amitié<br />

complice. « J’aime beaucoup Tchékhov, écrit<br />

Tolstoï, il est modeste et silencieux comme<br />

une jeune fi lle, il marche comme une jeune<br />

fi lle, il est tout simplement merveilleux ! »<br />

À Moscou, Tchékhov se mêle de la reprise<br />

des Trois Sœurs, corrige la mise en scène<br />

de <strong>Stanislavski</strong>, supprime les imitations<br />

de roucoulements de colombes par les<br />

acteurs en coulisse et tout un ensemble<br />

de détails véristes, d’artifi ces inutiles. Le<br />

public fait un triomphe à cette nouvelle<br />

lecture dépouillée, et Tchékhov lui-même<br />

Ivanov, affi che,<br />

Théâtre de la ville de Saratov, 1889.<br />

Collection Musée Bakhrushin.<br />

<br />

s’enthousiasme : « C’était superbe, un<br />

spectacle merveilleux, bien au-delà de ce<br />

que j’avais écrit. Je me suis un peu occupé<br />

de la mise en scène, j’ai donné aux acteurs<br />

quelques indications, les gens trouvent que<br />

la pièce est beaucoup mieux que la saison<br />

dernière. »<br />

Olga vit sa vie de comédienne adulée,<br />

travaille le jour, s’amuse la nuit, s’emploie<br />

à ruiner la carrière d’actrice de Lika,<br />

collectionne les vacheries contre ses<br />

supposées rivales, et Tchékhov l’attend<br />

patiemment. Quand il s’apprête à regagner<br />

Yalta parce que le froid moscovite le rend<br />

malade, elle lui fait des scènes sur l’air<br />

du « ne m’abandonne pas ». Il rêve de<br />

faire avec elle « un petit Allemand » qu’ils<br />

appelleraient Pamphile. Ils s’écrivent<br />

ensuite des lettres pleines de tendresse et<br />

d’amour, et si elle est jalouse, désormais,<br />

c’est de Gorki et de Bounine qui partagent<br />

l’amitié d’Anton et en savent plus qu’elle<br />

sur la pièce qu’il a entrepris d’écrire. Il la<br />

rassure : « Je ne sais pas moi-même de quoi<br />

elle aura l’air, quel est son avenir, cela change<br />

continuellement. » Il éprouve beaucoup de<br />

diffi cultés à achever la nouvelle L’Évêque,<br />

qui sera l’une de ses plus pénétrantes, alors<br />

qu’à Saint-Pétersbourg, le tsar assiste à une<br />

représentation triomphale des Trois Sœurs.<br />

La pièce de Gorki, Les Petits bourgeois,<br />

reçoit elle aussi un accueil très favorable,<br />

même si elle est jouée devant un parterre<br />

farci de policiers. Olga en est l’interprète,<br />

27


elle s’effondre en scène victime d’une<br />

hémorragie : cette grossesse extra-utérine<br />

est sans doute le fruit de sa vie dissipée,<br />

le calendrier ne correspond pas vraiment<br />

avec les allers-retours à Yalta…, mais peu<br />

importe ! Tchékhov la soigne avec une<br />

tendresse infi nie, relayé par <strong>Stanislavski</strong><br />

avec lequel va naître, à cette occasion ou<br />

grâce à elle, une véritable amité.<br />

Un séjour reposant dans la somptueuse<br />

propriété des Morozov, riche industriel qui<br />

subventionne les activités du Théâtre d’Art,<br />

ne rend pas sa santé au tuberculeux de plus<br />

en plus souvent sujet à de violentes quintes<br />

de toux. Selon un témoin, il lui arrive de<br />

déverser des fl ots de sang comme d’une<br />

bouteille renversée. Il est empêché d’écrire,<br />

recommande au Théâtre d’Art d’inaugurer<br />

son nouveau théâtre avec Les Bas-fonds<br />

de Gorki, qu’il trouve sensationnels,<br />

ne parvient guère à apaiser les guerres<br />

intestines entre Macha et Evguénia d’une<br />

part, Olga d’autre part – qui va mieux et<br />

a pu reprendre son activité d’actrice et<br />

d’intrigante. Il espère toujours qu’elle lui<br />

donnera un petit Pamphile. Ils se prennent,<br />

se déprennent, s’éloignent, s’accusent, se<br />

pardonnent…<br />

En août 1902, Tchékhov démissionne de<br />

l’Académie des Belles-Lettres au motif que<br />

l’élection de Gorki est annulée par le tsar.<br />

Une visite de Souvorine à Yalta semble<br />

jeter une ombre sur leur amitié, puis une<br />

nouvelle mise en scène de La Mouette (par<br />

le nouveau mari de Lika) s’inspirant de la<br />

méthode de <strong>Stanislavski</strong> – le comédien<br />

doit accepter l’effacement de sa propre<br />

personnalité au service du personnage<br />

– remporte un énorme succès au théâtre<br />

Alexandrinski de Saint-Pétersbourg,<br />

assurant des revenus dont Tchékhov<br />

commençait à avoir un urgent besoin. Le<br />

couple Anton-Olga va mieux : l’actrice a<br />

d’autant plus recouvré son dynamisme<br />

qu’elle perçoit un meilleur salaire grâce aux<br />

succès en série du Théâtre d’Art, surtout<br />

Les Bas-fonds, objet d’une fête délirante<br />

qui se termine en pugilat général.<br />

Tchékhov reste seul : souffrant des plus<br />

graves ennuis intestinaux, il a mal aux<br />

membres, il ne sait pas que la maladie<br />

s’attaque maintenant aux os. Les vingt<br />

pages de La Fiancée, son dernier récit,<br />

lui prendront trois mois d’effort. Olga se<br />

souvient parfois qu’elle a un mari malade et<br />

isolé à des centaines de kilomètres de ses<br />

divertissements effrénés, de ses intrigues<br />

pour écarter Vera Kommissarevskaïa et<br />

autres rivales de scène. Pour Anton, « tout<br />

est pour le mieux, les choses vont comme<br />

elles doivent aller… » Ils se rejoignent tout<br />

de même à Moscou, dans un cinquième<br />

étage, un calvaire pour lui, une demi heure<br />

d’ascension : « Tu peux rester dans le hall<br />

d’en bas, Schnaps (son teckel) te tiendra<br />

compagnie ! » Les médecins sont en complet<br />

désaccord et Tchékhov ne sait plus à quelle<br />

villégiature se vouer : Moscou ? Yalta ?<br />

Pour l’été 1903, se sera Fominskoïe, non<br />

loin de Babkino, le paradis de ses débuts…<br />

Il apprend que le nouveau propriétaire<br />

de Mélikhovo a fait abattre les arbres du<br />

verger, de même que Lopakhine rasera la<br />

cerisaie. Ou comment la vraie vie constitue<br />

la matière même de l’œuvre de Tchékhov…<br />

Apprenant la nouvelle d’un de ces pogroms<br />

que les antisémites, appuyés par la<br />

police tsariste, perpètrent de plus en plus<br />

souvent, il offre le récit de son choix à un<br />

éditeur de Varsovie en signe de solidarité :<br />

« C’est pour moi un plaisir de savoir qu’un<br />

de mes textes traduit en yiddish se trouve<br />

dans ce recueil qui doit venir en aide aux<br />

victimes de Kichinev. »<br />

De retour à Yalta, Olga veille jalousement<br />

sur la santé de son mari, et peut-être plus<br />

sérieusement encore sur son assiduité à<br />

écrire la nouvelle pièce que le Théâtre d’Art<br />

attend impatiemment. Quand le manuscrit<br />

de La Cerisaie leur parvient enfi n, en<br />

octobre, ils sont enthousiastes, certes,<br />

mais pleins d’interrogations : s’agit-il du<br />

drame d’une noblesse qui disparaît sous les<br />

Aux côtés d'A. P. Tchékhov, sa mère,<br />

sa sœur et son épouse Olga Knipper,<br />

à Yalta, 1902. Photo L.V. Sredin.<br />

Collection Musée Melikhovo.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 28


Moujiks et Ma vie, d'A. P. Tchékhov,<br />

Ed. A. Suvorin, St Pétersbourg, 1899.<br />

Collection Musée Melikhovo<br />

coups du mercantilisme de la bourgeoisie<br />

montante ou d’un vaudeville dont le<br />

personnage principal est insouciant, frivole<br />

et nonchalant ? Tchékhov veut se mêler<br />

des répétitions, Olga est furieuse de la<br />

distribution féminine qu’il envisage… Pour<br />

éviter l’insuccès redouté, elle imagine avec<br />

Némirovitch-Dantchenko et <strong>Stanislavski</strong> de<br />

transformer la première en un hommage<br />

à l’écrivain et attirer ainsi davantage<br />

l’attention du public sur sa personne – qui<br />

se ronge de solitude à Yalta en regardant le<br />

téléphone : « Je me morfonds en attendant<br />

le moment où ma femme daignera me faire<br />

venir auprès d’elle. » Le 2 décembre 1903, il<br />

est appelé à Moscou, où il arrive le 4.<br />

Moscou, enfi n ! Tchékhov retrouve le<br />

plaisir des soirées entre amis, des longues<br />

discussions nocturnes avec Bounine,<br />

Chaliapine, Gorki, Rachmaninov…, mais son<br />

désaccord avec <strong>Stanislavski</strong> et sa manière<br />

de diriger les répétitions de La Cerisaie<br />

est profond. Il trouve le jeu trop lent, trop<br />

proche d’une réalité qui n’est pas la sienne<br />

– ou alors c’est la pièce qui est mauvaise !<br />

Le soir de la première (17 janvier 1904), la<br />

« surprise » ne le surprend pas : titubant,<br />

il se résigne à paraître sur le plateau,<br />

recevoir une ovation et subir les discours<br />

de congratulations dont les Russes sont<br />

si friands, alors qu’il est dans un état de<br />

faiblesse avancé. Et, en effet, l’hommage à<br />

l’auteur fait passer au second plan l’accueil<br />

mitigé de la pièce par la société cultivée.<br />

Comme d’habitude, en quelque sorte…<br />

Et comme d’habitude, dès le lendemain,<br />

le public populaire fait à La Cerisaie un<br />

accueil qui dépasse les espoirs les plus<br />

fous. Elle tiendra longtemps l’affi che. Au<br />

cours d’une promenade à traineau avec<br />

Olga, il redécouvre les paysages enneigés<br />

de la campagne moscovite qu’il aime par-<br />

dessus tout et écrit à l’un de ses anciens<br />

amours – inachevé comme tant d’autres – :<br />

« Je vous souhaite de ne plus compliquer<br />

les choses, la vie est beaucoup plus simple<br />

que vous ne croyez. »<br />

À Yalta, il a la joie de renouer avec son frère<br />

aîné, Alexandre, qui a cessé de boire. Une<br />

réunion familiale presque au complet le<br />

comble. En avril, le succès de La Cerisaie<br />

à Saint-Pétersbourg dépasse de loin celui,<br />

pourtant immense, de Moscou. Mais la<br />

vie, ou ce qu’il en reste, est solitaire et<br />

inquiète : la guerre russo-japonnaise a<br />

éclaté en janvier 1904, son seul compagnon<br />

est son médecin qui lui voue une profonde<br />

amitié. Tchékhov rêve de Moscou, d’une<br />

vie familiale bourgeoise avec Olga qui<br />

poursuivrait sa magnifi que carrière pendant<br />

qu’il passerait ses journées à pêcher.<br />

Contre l’avis du bon docteur de Yalta, il<br />

retourne à Moscou écouter les conseils<br />

d’un spécialiste qui lui recommande une<br />

ville d’eau allemande, Badenweiler, dans<br />

la Forêt-Noire. Nombreuses disputes entre<br />

Olga et Macha, convaincue que ce nouveau<br />

voyage va achever son frère. Mais Olga veille<br />

sur Anton comme un cerbère : personne<br />

ne peut plus l’approcher. Malgré quinine,<br />

morphine, arsenic, il souffre énormément,<br />

trouve encore la force d’envoyer d’autres<br />

livres à la bibliothèque municipale de<br />

Taganrog, imagine une pièce dont le héros,<br />

un savant, part en expédition au Pôle Nord<br />

pour oublier la femme qui l’a déçu… Devant<br />

le train en partance pour Berlin, il souffl e<br />

à l’oreille d’un ami : « Je pars crever en<br />

Allemagne. »<br />

Après une courte rémission à Berlin, Anton<br />

et Olga s’installent à Badenweiler. Ils sont<br />

obligés de trouver une pension de famille<br />

car les quintes de toux, épouvantables<br />

et répétées, dérangent la clientèle de<br />

leur hôtel. Camphre et oxygène rendent à<br />

Tchékhov quelques forces, il se voit même<br />

complètement guéri jusqu’au moment où il<br />

a une syncope. Très faible, il invente pour<br />

le plaisir d’Olga une histoire amusante qui<br />

ferait une charmante nouvelle : un groupe<br />

de touristes rentre à l’hôtel épuisé après<br />

une journée d’excursion, mais le cuisinier<br />

s’est envolé, il n’y a rien à manger… Et de<br />

décrire les réactions de ces bourgeois peu<br />

habitués à mourir de faim. Olga veut placer<br />

une poche de glace sur sa poitrine pour<br />

ralentir les battements d’un cœur gavé<br />

de morphine : « Pas la peine de mettre<br />

au frais un cœur déjà vide. » Puis c’est au<br />

tour de son docteur de vouloir le mettre<br />

sous oxygène. Inutile : « Ich sterbe », lui<br />

dit tranquillement Tchékhov : « Je meurs ».<br />

Le médecin lui propose une coupe de<br />

champagne. « Voilà longtemps que je n’ai<br />

pas bu de champagne ». Il boit, se retourne<br />

sur le côté et meurt. Nous sommes le 14<br />

juillet 1904 (2 juillet selon le calendrier<br />

Julien). Il n’a pas cessé de penser que son<br />

œuvre ne lui survivrait pas six ou sept<br />

ans…<br />

Dernières ironies de l’histoire : son<br />

corps est ramené à Moscou via Saint-<br />

Pétersbourg dans un wagon frigorifi que<br />

destiné au transport d’huîtres. Il<br />

« voyage » en compagnie d’un général :<br />

à l’arrivée, d’aucuns se tromperont de<br />

convoi mortuaire. Tchékhov est enterré au<br />

cimétière de Novodievichi, à Moscou.<br />

Maria (Macha) Tchékhov, sa sœur, fi dèle<br />

gardienne de sa mémoire, meurt à Yalta<br />

en 1957 à quatre-vingt-quatorze ans.<br />

Après une longue et prestigieuse carrière<br />

d’actrice, Olga meurt en 1959, à quatre-<br />

vingt-onze ans. Elle repose aux côtés de<br />

Tchékhov, à Novodievichi. Tout à côté, un<br />

carré est réservé aux principaux animateurs<br />

du Théâtre d’Art. Sur chacune des tombes,<br />

le signe de la mouette.<br />

J. T.<br />

29


Chronologie<br />

1860<br />

Anton Pavlovitch Tchékhov naît à Taganrog,<br />

sur les bords de la mer d’Azov (17 janvier). Il<br />

est le fi ls de Pavel Egorovitch, lui-même fi ls<br />

de serf et boutiquier, et d’Evguenia Iakovna<br />

Morozova, femme soumise à l’alcoolisme<br />

et aux brutalités de son mari.<br />

Anton a deux frères aînés, Alexandre et<br />

Nicolaï. Il aura deux autres frères Ivan et<br />

Mikhaïl, et une sœur, Marie, qui se vouera<br />

à l’œuvre de son frère jusqu’à sa mort<br />

en 1957. Enfant souvent battu par son<br />

père, Anton reçoit l’éducation d’une école<br />

grecque avant d’entrer au lycée.<br />

1876<br />

Faillite du père. Fuite de la famille à Moscou<br />

pour échapper à la prison pour dettes.<br />

Anton reste à Taganrog avec Ivan, survit en<br />

donnant des cours, subvient à distance aux<br />

besoins de sa famille en grande diffi culté à<br />

Moscou.<br />

1877<br />

Premier voyage à Moscou. Courtes<br />

publications par l’entremise de son frère<br />

Alexandre.<br />

1879<br />

Installation à Moscou. Tchékhov s’inscrit à<br />

la faculté de médecine.<br />

1880<br />

Première nouvelle humoristique publiée<br />

dans La Libellule. Première pièce connue :<br />

Platonov qui, refusée et oubliée, ne sera<br />

découverte qu’après sa mort, en 1920.<br />

1881<br />

Le tsar Alexandre II, malgré ses efforts<br />

de libéralisation et de modernisation du<br />

régime, meurt assassiné après un règne<br />

de vingt-cinq ans. Son fi ls, Alexandre III, lui<br />

succède et rétablit l’absolutisme : il crée<br />

l’Okhrana (police politique) et réduit toutes<br />

les libertés sans parvenir à endiguer la<br />

montée des mouvements révolutionnaires.<br />

1881-1887<br />

Textes bigarrés sont publiés sous le<br />

pseudonyme d’Antocha Tchékhonté, le<br />

Frère de mon frère, ou encore l’Homme sans<br />

rate… Anton fi nit ses études de médecine<br />

(1884), et rencontre à Saint-Pétersbourg<br />

Alexéï Souvorine, directeur propriétaire de<br />

la revue littéraire Temps nouveaux, dans<br />

laquelle il écrit à partir de 1886, signant de<br />

son vrai nom. Sa première grande pièce,<br />

Ivanov, est mal reçue au théâtre Korch, à<br />

Moscou. L’année suivante, elle sera jouée<br />

avec succès à Saint-Pétersbourg.<br />

1888<br />

Tchékhov publie La Steppe et reçoit le Prix<br />

Pouchkine.<br />

1889<br />

Le Dr Tchékhov ne parvient pas à sauver<br />

son frère Nikolaï, qui meurt le 17 juin. Il<br />

envisage d’abandonner la littérature pour<br />

se consacrer entièrement à la médecine.<br />

Sa nouvelle pièce, L’Esprit des bois<br />

(première variante de Oncle Vania), est mal<br />

reçue à Moscou. Crise existentielle. Projet<br />

d’une étude sur les déportés de l’île de<br />

Sakhaline.<br />

1890<br />

Il traverse la Sibérie pour rejoindre Sakhaline<br />

où il se consacre à une magistrale enquête<br />

sociologique auprès des bagnards. Retour<br />

en bateau par Hong Kong, Ceylan, Suez,<br />

Constantinople et Odessa. Ce voyage de<br />

neuf mois fait l’objet de comptes rendus<br />

dans Temps nouveaux qui contribueront à<br />

humaniser le traitement de la chiourme de<br />

Sakhaline.<br />

1891<br />

Voyage avec Souvorine à travers l’Europe :<br />

Vienne, Venise, Florence, Rome, Naples et<br />

Paris. Publication de la nouvelle Le Duel. Le<br />

docteur Tchékhov organise les secours pour<br />

les victimes de la famine en Russie.<br />

1892-1893<br />

Publication de la nouvelle Salle n°6.<br />

Tchékhov achète une propriété à Melikhovo<br />

où il s’installe avec ses parents. Il participe<br />

activement à la lutte contre l’épidémie de<br />

choléra. Débuts d’une passion orageuse<br />

avec Lyka - et autres multiples amours qui<br />

émaillent toute son existence.<br />

1894<br />

Nouveau voyage à Trieste, Venise, Milan,<br />

Gêne, Nice, Paris, Berlin. Tchékhov souffre<br />

de phtisie et va se soigner en Crimée.<br />

Succédant à Alexandre III, Nicolas II renforce<br />

l’autocratie d’un régime qui trébuchera en<br />

1905 et chutera en 1917.<br />

1895<br />

Première rencontre avec Léon Tolstoï<br />

à Iasnaïa Poliana. Tchékhov écrit une<br />

nouvelle pièce, La Mouette. Le récit du<br />

voyage à Sakhaline, paru en volume, reçoit<br />

un accueil élogieux.<br />

1896<br />

Création de La Mouette au Théâtre<br />

Alexandrinsky de Saint-Pétersbourg. Mal<br />

reçue par la critique, la pièce trouve<br />

cependant un large public.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 30<br />

1897<br />

Grave hémoptysie. Tchékhov séjourne trois<br />

semaines en clinique où il reçoit la visite de<br />

Tolstoï. Il repart pour l’étranger à l’automne,<br />

reste un mois à Biarritz puis passe l’hiver à<br />

Nice. La lecture du J’accuse de Zola le range<br />

du côté des dreyfusards.<br />

1898<br />

Vladimir Nemirovitch-Dantchenko fonde à<br />

Moscou le Théâtre d’Art avec Constantin<br />

<strong>Stanislavski</strong>. Répétitions de La Mouette où<br />

Tchékhov fait la connaissance de l’actrice<br />

Olga Knipper qu’il épousera trois ans plus<br />

tard. Mort de son père, resté à Mélikhovo<br />

et auquel, malgré une enfance maltraitée,<br />

Tchékhov est resté affectivement lié.<br />

Construction d’une maison à Aoutka,<br />

près de Yalta, où il réside désormais.<br />

Il fréquente Ivan Bounine et Maxime Gorki,<br />

écrivains débutants. La Mouette, créée le<br />

17 décembre, est mal accueillie par la<br />

critique et bien reçue par le public.<br />

1899<br />

Tchékhov cède ses droits à l’éditeur Adolf<br />

Marx (ce qui lui fait dire qu’il devient<br />

« marxiste ») qui publie le premier tome<br />

de ses Œuvres complètes. Le Théâtre<br />

d’Art crée Oncle Vania. Une fois de plus, la<br />

critique reçoit mal la pièce mais le public lui<br />

fait un triomphe. Publication de La Dame au<br />

petit chien.<br />

1900<br />

Les problèmes de santé de Tchékhov<br />

s’aggravent. Élu membre de l’Académie des<br />

Belles-Lettres, il en démissionnera deux<br />

ans plus tard lorsque l’élection de Gorki<br />

sera invalidée par le tsar.<br />

1901<br />

Première au Théâtre d’Art des Trois Sœurs.<br />

La critique est à nouveau réservée, mais<br />

le public lui fait un triomphe. La santé de<br />

Tchékhov est de plus en plus fragile.<br />

1903<br />

Tchékhov achève la rédaction de La<br />

Cerisaie.<br />

1904<br />

Créée en janvier 1904, la pièce remporte un<br />

immense succès public.<br />

Tchékhov part en cure à Badenweiler,<br />

en Allemagne, accompagné d’Olga, où il<br />

s’éteint le 2 juillet. Il repose au cimetière de<br />

Novodievitchi, à Moscou.


Collections Musée littéraire national, Musée du Théâtre d'Art (Moscou), Musée de Mélikhovo.<br />

31


Pages<br />

choisies<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 32


ARTISTES<br />

« Il m’est souvent arrivé de causer avec de vieux acteurs,<br />

des hommes de grande qualité, qui m’accordaient leur<br />

bienveillance. Grâce à ces conversations, j’ai pu comprendre<br />

que leur raison et leur liberté propre régissent moins leur<br />

profession que la mode et l’humeur de la société. Les<br />

meilleurs d’entre eux ont joué la tragédie, l’opérette, le<br />

vaudeville, les féeries et, chaque fois de la même façon,<br />

il leur semblait qu’ils étaient sur le droit chemin et qu’ils<br />

étaient utiles. Ce qui prouve qu’il ne faut pas chercher la<br />

cause du mal dans les acteurs, mais plus profondément<br />

dans l’art lui-même et dans les rapports de la société avec<br />

lui. »<br />

Ma lettre ne fi t qu’irriter Katia. Elle me répondit :<br />

« Nos violons ne sont guère accordés. Je ne vous parlais pas<br />

des gens de grande qualité qui ont pu vous témoigner de la<br />

bienveillance, mais d’une bande d’aigrefi ns qui n’ont rien de<br />

commun avec la noblesse. C’est un troupeau de sauvages<br />

qui ne sont montés sur la scène que parce qu’on ne les<br />

aurait reçu nulle part ailleurs et qui ne s’appellent artistes<br />

que par impudence. Pas un talent mais beaucoup de ratés,<br />

d’ivrognes, d’intrigants, de mauvaises langues. Je ne puis<br />

vous dire combien il m’est amer de voir que l’art, que j’aime<br />

tant, est tombé entre les mains de gens que je hais. Il m’est<br />

amer que les meilleures gens ne voient le mal que de loin,<br />

ne veuillent pas s’en approcher et, au lieu d’intervenir,<br />

développent dans un style pesant des lieux communs et une<br />

morale oiseuse. […] Je suis inhumainement trompée, je ne<br />

peux plus vivre. » (Une Banale Histoire)<br />

AUTOPORTRAIT ?<br />

Ma chère, lisez Maupassant ! Une seule de ses pages vous<br />

donnera plus que toutes les richesses de la terre ! À chaque<br />

ligne, c’est un nouvel horizon qui s’ouvre. Les mouvements<br />

du cœur les plus doux, les plus tendres, alternent avec des<br />

sentiments violents, tumultueux ; votre âme, comme sous<br />

une pression de quarante mille atmosphères, se transforme<br />

en une parcelle infi me d’une substance d’une vague couleur<br />

rose qui aurait, si on pouvait la mettre sous la langue, une<br />

saveur âpre, voluptueuse. Quelles folles trouvailles dans<br />

les transitions, les motifs, les mélodies ! Vous reposez sur<br />

le muguet et la rose et, tout à coup, une idée effrayante,<br />

magnifi que, inéluctable, fond sur vous à l’improviste<br />

comme une locomotive, vous enveloppe d’un nuage de<br />

vapeur brûlante et vous assourdit de son siffl ement.<br />

Lisez Maupassant, ma chère, je l’exige ! (Un Royaume de<br />

femmes)<br />

<br />

Isaak Ilyich Levitan, Hautes eaux,<br />

huile sur toile (64,2x57,5) 1897.<br />

Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.<br />

CONSTRUIRE<br />

Comprenez, expliquait le docteur, comprenez que si vous<br />

bâtissez une école et que, d’une manière générale, vous le<br />

faites bien, ce n’est pas pour les paysans mais au nom de la<br />

culture, de l’avenir. Et plus les paysans sont mauvais, plus il<br />

y a de raisons de la bâtir, il faut le comprendre. (Ma Vie)<br />

CRITIQUE<br />

La critique n’existe pas chez nous. Ecrire pour celle dont<br />

nous disposons est aussi vain que faire sentir des fl eurs à un<br />

quidam enrhumé. Parfois, je perds courage. Pour qui, pour<br />

quoi est-ce que j’écris ? Le public ? Mais je ne le vois pas, ce<br />

public, et j’y crois moins qu’aux revenants ; il est inculte, mal<br />

élevé, et ses meilleurs éléments manquent de conscience et<br />

de sincérité à notre égard. Je ne parviens pas à savoir s’il a<br />

ou n’a pas besoin de moi. On dit que je suis inutile, que je<br />

perds mon temps à des vétilles, mais l’Académie me décerne<br />

un prix… Le diable lui-même n’y voit pas clair. Écrire pour de<br />

l’argent ? Mais je n’ai pas d’argent, et l’habitude de ne pas<br />

en avoir m’a rendu presque indifférent envers lui. Quand il<br />

s’agit uniquement d’en gagner, je ne me fatigue pas. Alors,<br />

écrire pour récolter des éloges ? Mais les éloges ne font<br />

que m’exaspérer… Si nous avions une critique, je saurais<br />

quelle sorte de matière je représente, bonne ou mauvaise,<br />

qu’importe ?, et si, pour ceux qui se consacrent à l’étude<br />

de la vie, je suis aussi nécessaire que l’étoile à l’astronome.<br />

Alors je me donnerais de la peine, je saurais pourquoi je<br />

travaille… Mais les choses étant ce qu’elles sont, moi, vous,<br />

les autres avons l’air de maniaques qui écrivent des livres<br />

pour leur propre plaisir. C’est agréable, sans doute, ce plaisir<br />

dure aussi longtemps qu’on écrit, mais après ? Bien des<br />

peuples, bien des religions, des langues, des civilisations<br />

ont disparu faute d’historiens. Ainsi disparaissent sous nos<br />

yeux quantité de vies et d’œuvres d’art faute de critique.<br />

On m’opposera que la critique, chez nous, ne trouve pas de<br />

pâture, que nos œuvres sont faibles et insignifi antes. C’est<br />

un raisonnement étroit : on étudie la vie non seulement<br />

d’après ses acquisitions, mais aussi d’après ses pertes.<br />

(Lettre à Souvorine)<br />

ÉCHAPPER<br />

Deux ans plus tôt, lorsqu’il était tombé amoureux, il lui avait<br />

semblé qu’il suffi rait de se lier à Nadéjda et de partir avec<br />

elle au Caucase pour échapper à la trivialité et au vide de<br />

l’existence ; de même, à présent, il était convaincu qu’il<br />

suffi rait de la quitter et de retourner à Pétersbourg pour<br />

trouver tout ce qui lui manquait. « Fuir, murmura-t-il en se<br />

rongeant les ongles, fuir ! » Il se vit, en imagination, prenant<br />

le bateau, déjeunant, buvant de la bière glacée, bavardant<br />

avec des dames sur le pont, puis montant dans le train à<br />

Sébastopol et partant. Salut, liberté ! Les gares défi lent les<br />

unes après les autres, l’air est de plus en plus froid, plus<br />

âpre, voici des bouleaux et des pins, voici Koursk, Moscou…<br />

Dans les buffets on vous sert de la soupe aux choux, du<br />

mouton au gruau, de l’esturgeon, de la bière, ce n’est plus<br />

la sale Asie mais la Russie, la vraie Russie. Les voyageurs<br />

33


parlent de commerce, de nouveaux chanteurs, de l’amitié<br />

franco-russe, partout on sent une vie cultivée, intellectuelle,<br />

alerte… Plus vite, plus vite ! Voici enfi n la perspective Nevski,<br />

l’avenue Morskaïa, et enfi n la rue Kovenski où il habitait<br />

autrefois avec des étudiants, voici le cher ciel gris, la bruine,<br />

les cochers de fi acre mouillés… (Le Duel)<br />

ÉCOUTER<br />

Elle pensa qu’il ferait bon s’installer pour toujours dans<br />

ce monastère où l’existence était calme et sereine comme<br />

un soir d’été ; il ferait bon oublier tout à fait son prince<br />

ingrat, dépravé, son énorme fortune, ses créanciers qui<br />

la harcelaient tous les jours, ses malheurs et sa femme<br />

de chambre, Dacha, qui lui avait montré ce matin un air<br />

insolent. Il ferait bon rester toute sa vie assise là, sur un<br />

banc, à regarder entre les fûts de bouleaux, en bas, au pied<br />

de la montagne, le brouillard du soir effi locher ses fl ocons,<br />

au loin, au-dessus de la forêt, une nuée de freux, pareille<br />

à un voile noir, gagner à tire d’aile son refuge nocturne,<br />

deux frères convers, l’un monté sur un cheval pie, l’autre à<br />

pied, mener les chevaux au pacage de nuit et, heureux de<br />

leur liberté, folâtrer comme des gamins, leurs jeunes voix<br />

résonner dans l’air immobile et distinguer chacune de leurs<br />

paroles. Il ferait bon, assise ici, prêter l’oreille au silence :<br />

tantôt une brise légère effl eure la cime des bouleaux, tantôt<br />

une grenouille fait craquer les feuilles sèches de l’an passé,<br />

tantôt, au-delà du mur, l’horloge du couvent sonne le quart…<br />

Il ferait bon demeurer immobile, écouter et penser. Penser…<br />

(La Princesse)<br />

ÉCRIRE<br />

Jour et nuit je suis poursuivi par la même idée obsédante :<br />

je dois écrire, je dois écrire, je le dois… J’ai à peine terminé<br />

un récit que je dois immédiatement en écrire un second,<br />

puis un troisième, un quatrième… J’écris sans cesse comme<br />

si j’étais talonné par le temps, et je ne peux pas faire<br />

autrement. Quelle vie stupide ! Je suis près de vous, je suis<br />

ému, et je n’oublie pas un seul instant qu’un récit m’attend<br />

sur ma table. Je vois ce nuage qui passe et qui ressemble<br />

à un piano, et je pense aussitôt : il faudra mentionner un<br />

nuage à la forme de piano. Ça sent l’héliotrope ? Vite ! je<br />

note en moi-même : parfum trop sucré, couleur de veuve,<br />

ne pas l’oublier pour la description d’un soir d’été. Je saisis<br />

au vol chacune de vos paroles, chacune des miennes, et je<br />

m’empresse de les enfermer toutes dans mon garde-manger<br />

littéraire, ça pourra servir un jour. Dès que je fi nis un travail,<br />

je cours au théâtre ou à la pêche, c’est là qu’il faudrait<br />

s’oublier, mais pas du tout : déjà roule dans ma tête un<br />

lourd boulet de fonte, un sujet nouveau. Et de nouveau ma<br />

table m’attire, et de nouveau je me hâte d’écrire et d’écrire,<br />

et c’est ainsi toujours, toujours, je n’ai pas de répit, je sens<br />

que je dévore ma propre vie, que pour le miel que j’offre aux<br />

autres je prends le pollen de mes fl eurs […] Tant que j’écris<br />

je suis satisfait, il m’est agréable de lire les épreuves, mais<br />

à peine est-ce sorti des presses, je ne peux plus supporter<br />

ce que j’ai écrit […]. Je ne me suis jamais plu à moi-même, je<br />

ne m’aime pas comme écrivain. J’aime cette eau, ces arbres,<br />

la nature suscite en moi un désir irrésistible d’écrire, mais<br />

je ne suis pas seulement un paysagiste, je suis aussi un<br />

citoyen, si je suis un véritable écrivain, j’ai le devoir de parler<br />

du peuple, de ses souffrances, de son avenir, mais en fi n de<br />

compte je ne sais peindre que des paysages, et dans tout le<br />

reste je suis faux, faux jusqu’à la moelle. (La Mouette)<br />

ÉLAGUER<br />

Renoncer à la subjectivité, rien de plus facile : il suffi t d’être<br />

un peu honnête, ne pas faire de soi le héros de ses romans<br />

mais jeter son moi par-dessus bord, l’abdiquer ne serait-ce<br />

que pour une demi-heure. La subjectivité est chose affreuse.<br />

[...] Abréger ! Abréger ! Commencer directement par la<br />

deuxième page, supprimer plus de la moitié. Je n’admets<br />

pas de récit sans rature : il faut abréger. La brièveté est sœur<br />

du talent. L’art d’écrire consiste moins à écrire qu’à élaguer<br />

ce qui a été mal écrit. Sculpter un visage signifi e supprimer<br />

du bloc de marbre tout ce qui n’est pas dans ce visage.<br />

Voici comment les débutants devraient procéder : plier leur<br />

cahier et en déchirer la première moitié. Les débutants, afi n<br />

« d’introduire » le lecteur, s’étendent deux fois trop. Il faut<br />

que le lecteur comprenne exclusivement d’après le cours de<br />

l’action, les conversations et les actions des personnages<br />

sans que l’auteur intervienne. Arrachez la première moitié<br />

de votre cahier et vous verrez qu’il suffi ra de modifi er le<br />

début de la seconde pour que votre récit soit parfaitement<br />

clair. Pas de superfl u. Elaguez tout ce qui n’est pas en<br />

relation directe avec le sujet. Si dans un premier chapitre,<br />

vous mentionnez un fusil suspendu au mur, il faut que ce<br />

fusil parte dans le deuxième ou troisième chapitre. S’il ne<br />

doit pas servir, inutile de le suspendre au mur.<br />

Les descriptions de la nature doivent être brèves et amenées<br />

à propos. Il faut saisir les petits détails de manière que le<br />

lecteur, en fermant les yeux, puisse reconstituer tout le<br />

tableau. [...] Des détails aussi dans le domaine psychique,<br />

Dieu nous garde de généraliser ! Éviter la description<br />

des états d’âme et faire en sorte que l’on comprenne les<br />

personnages d’après leurs actes.(Correspondance)<br />

ETERNITE<br />

Sur la promenade, pas une âme. La ville, avec ses cyprès,<br />

avait l’air d’une morte, et seul se faisait entendre le bruit de la<br />

mer contre le rivage. Une barque se balançait sur les vagues<br />

avec, à la proue, une lanterne à la lueur ensommeillée.<br />

À Oréanda, ils s’étaient assis sur un banc non loin de<br />

l’église, regardant la mer au-dessous d’eux et se taisant.<br />

Yalta était à peine visible à travers le brouillard matinal ; sur<br />

les sommets des montagnes se tenaient, immobiles, des<br />

nuages blancs. Les feuilles des arbres ne bougeaient pas, les<br />

cigales chantaient, et le bruit sourd et monotone de la mer<br />

montait vers eux, parlait du repos, du sommeil éternel qui<br />

nous attend tous. Ce bruit de la mer se faisait entendre déjà<br />

à une époque où ni Yalta, ni Oréanda n’existaient encore ;<br />

il se fait entendre maintenant et continuera, aussi sourd et<br />

indifférent, de se faire entendre quand nous ne serons plus<br />

là. Et dans cette continuité, dans cette indifférence absolue<br />

envers la vie et la mort de chacun de nous, gît, peut-être,<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 34


le gage de notre salut éternel, d’un perpétuel progrès de la<br />

vie sur la terre, d’un indéfi ni perfectionnement. Et il pensait<br />

qu’au fond, si on y réfl échit profondément, tout en ce monde<br />

est beau, sauf ce que nous-mêmes pensons et faisons, dès<br />

que nous oublions les buts supérieurs de la vie et notre<br />

dignité humaine. (La Dame au petit chien)<br />

HYPNOSE<br />

Regardez cette vie : les forts sont insolents et oisifs, les<br />

faibles ignares, semblables à des bêtes ; alentour, une<br />

invraisemblable pauvreté, des pièces surpeuplées, la<br />

dégénérescence, l’ivrognerie, l’hypocrisie, le mensonge…<br />

Pourtant, dans toutes les maisons, dans les rues, le calme et<br />

la tranquillité règnent : sur cinquante mille habitants d’une<br />

ville, pas un qui crie ou s’indigne à haute voix. Nous voyons<br />

ceux qui vont faire leur marché, qui mangent le jour, dorment<br />

la nuit, disent leurs fadaises, qui se marient, vieillissent,<br />

traînent benoîtement leurs morts au cimetière ; mais nous<br />

ne voyons pas et n’entendons pas ceux qui souffrent, et<br />

tout ce qu’il y a d’horrible dans l’existence se passe quelque<br />

part en coulisse. [...] L’homme heureux ne se sent bien que<br />

parce que les malheureux portent leur fardeau en silence<br />

et que, sans ce silence, le bonheur serait impossible.<br />

C’est une hypnose générale. [...] Le calme et la tranquillité<br />

m’oppriment. J’ai peur de lever les yeux vers leurs fenêtres,<br />

car il n’est pas pour moi de spectacle plus pénible que celui<br />

d’une famille heureuse en train de prendre le thé autour<br />

d’une table. (Les Groseillers).<br />

NOBLESSE<br />

Ce que les écrivains de la noblesse reçoivent gratuitement<br />

par droit de naissance, les roturiers l’achètent au prix de leur<br />

jeunesse. Essayez donc d’écrire l’histoire d’un jeune homme<br />

fi ls d’un serf ancien boutiquier, chantre à l’église, lycéen,<br />

étudiant, dressé à courber l’échine, à baiser les mains<br />

des popes, soumis aux idées d’autrui, reconnaissant pour<br />

chaque morceau de pain, cent fois rossé, courant donner<br />

quelques leçons misérablement chaussé, bagarreur, aimant<br />

torturer les animaux, acceptant avec gratitude les dîners de<br />

parents riches, hypocrite devant Dieu et devant les hommes<br />

sans nécessité aucune, simplement par conscience de sa<br />

propre nullité. Racontez comment ce jeune homme essaye<br />

de se libérer goutte à goutte de l’esclave qui est en lui et<br />

comment, se réveillant un beau matin, il se rend compte que<br />

ce n’est plus un sang d’esclave qui coule dans ses veines,<br />

mais le sang d’un être humain. (Lettre à Souvorine)<br />

Maïa Plissetskaïa dans La Dame au petit chien,<br />

1985. Collection Musée Bakhrouchine.<br />

<br />

PAYSAGE<br />

Figurez-vous un grand jardin à l’ancienne, des parterres<br />

agréables, des ruches, un potager, en bas la rivière avec<br />

ses saules chevelus qui, par grande rosée, paraissent<br />

légèrement mats, comme s’ils grisonnaient, et, sur l’autre<br />

rive, des prairies, au-delà une forêt de pins toute noire,<br />

terrible. Il y pousse des lactaires en veux-tu en voilà, et au<br />

plus profond de la futaie vivent des élans. Il me semble que<br />

quand je mourrai et qu’on clouera mon cercueil, je verrai<br />

toujours en rêve ces aubes où, vous savez, le soleil vous<br />

éblouit déjà, ou bien les merveilleux soirs de printemps où,<br />

dans le jardin et au-delà, chantent les rossignols et les râles<br />

des genêts, où les sons d’un accordéon montent du village,<br />

ceux d’un piano de la maison, où la rivière gronde, bref, où<br />

l’on entend un tel concert qu’on a envie à la fois de pleurer<br />

et de chanter à tue-tête. (Ariane)<br />

35


PROGRÈS<br />

La morale tolstoïenne a cessé de me toucher jusqu’au fond<br />

de mon âme, je n’ai plus de sympathie pour elle parce que<br />

le sang qui coule dans mes veines est un sang de moujik<br />

et qu’on ne peut pas m’étonner avec des vertus de moujik.<br />

Dès mon enfance j’ai appris à croire au progrès et n’aurais<br />

pas pu ne pas y croire, car la différence entre l’époque où on<br />

me fouettait et celle où j’avais cessé de l’être était terrible.<br />

J’aime les hommes intelligents, la sensibilité, la politesse,<br />

l’esprit. Mais que des hommes grattent leurs cors aux pieds<br />

ou que leurs bandes molletières empestent m’est tout aussi<br />

indifférent que de savoir que les jeunes fi lles portent des<br />

papillottes ! La philosophie tolstoïenne m’a touché pendant<br />

dix-sept ans, mais désormais quelque chose en moi proteste :<br />

la raison et la justice me disent que dans l’électricité et la<br />

vapeur il y a plus d’amour du prochain que dans la chasteté<br />

et le refus de manger de la viande. La guerre est un mal, la<br />

justice des hommes est un mal, mais il n’en découle pas que<br />

je sois obligé de dormir sur le poêle à côté d’un ouvrier et de<br />

sa femme. (Lettre à Souvorine)<br />

<br />

Maquette de V. V. Dmitriev pour Les Trois Sœurs, 1940.<br />

Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

PUBLIC<br />

Si nos théâtres sont mauvais, la faute n’en est pas au public.<br />

Le public est toujours et partout le même : intelligent ou<br />

bête, sensible ou impitoyable selon son humeur du moment.<br />

Depuis toujours, le public a été un troupeau qui a besoin<br />

de bons bergers et de bons chiens, et il suit docilement ces<br />

bons bergers et ces bons chiens. Vous vous indignez parce<br />

qu’on rit aux plaisanteries plates et applaudit les grandes<br />

phrases ; c’est pourtant ce même public stupide qui fait les<br />

salles combles d’Othello et pleure en écoutant la musique<br />

d’Eugène Onéguine. Aussi bête qu’il soit, le public est en<br />

somme plus intelligent, plus sincère, plus bienveillant<br />

que ne le sont les directeurs de théâtre, les acteurs et les<br />

dramaturges qui se croient supérieurs à lui. Le malentendu<br />

est réciproque. (Lettre à Souvorine)<br />

SAKHALINE<br />

J’ai vécu au nord de Sakhaline pendant deux mois. J’y ai<br />

tout vu. La question est maintenant de savoir non ce que<br />

j’ai vu mais comment je l’ai vu. Je ne sais pas ce que je vais<br />

arriver à en tirer mais j’ai beaucoup fait. Chaque jour levé à<br />

cinq heures du matin, et couché tard, violemment tendu en<br />

pensant à tout ce que je n’avais pas encore réalisé. [...] J’ai eu<br />

la patience de faire le recensement de toute la population, le<br />

tour de tous les lieux de déportation, d’entrer dans chaque<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 36


isba, de parler avec chacun. J’ai utilisé un système de fi ches<br />

et inscrit près de dix mille forçats et déportés. Autrement dit ,<br />

il n’y en a pas un seul à qui je n’ai parlé. J’ai particulièrement<br />

bien réussi le recensement des enfants sur lequel je fonde<br />

pas mal d’espoirs. J’ai assisté à un châtiment par les verges,<br />

après quoi j’ai rêvé de bourreaux et d’horribles chevalets.<br />

J’ai parlé à des hommes enchaînés à des brouettes, au total<br />

j’ai détraqué mes nerfs et me suis juré de ne plus retourner<br />

à Sakhaline […]. La médecine ne pourra pas m’accuser de<br />

trahison, j’ai payé mon tribut à la science et je suis content<br />

que, dans ma garde-robe d’écrivain, ait aussi sa place ce dur<br />

vêtement de condamné. (Lettre à Souvorine)<br />

SCIENCE<br />

Les diverses connaissances ont toujours vécu en paix.<br />

L’anatomie et les belles-lettres ont une origine également<br />

noble, les mêmes buts, et n’ont aucune raison de se faire<br />

la guerre. Entre elles, il n’y a pas de lutte pour la vie. Si un<br />

homme connaît les lois de la circulation du sang, il est riche.<br />

Si, en plus, il apprend l’histoire des religions et une romance<br />

de Tchaïkovski, il devient plus riche encore. C’est pourquoi<br />

les génies ne se battaient jamais, et chez Goethe, à côté du<br />

poète, coexistait parfaitement le naturaliste. Ce qui lutte, ce<br />

ne sont pas les connaissances, la poésie avec l’anatomie,<br />

mais les erreurs, donc les hommes. […] Je me sens quant à<br />

moi beaucoup plus alerte et content de moi-même quand<br />

j’ai conscience d’avoir deux métiers au lieu d’un.<br />

[…] Mon saint des saints est le corps humain, la santé,<br />

l’intelligence, le talent, l’inspiration, l’amour et une liberté<br />

absolue qui affranchit de la violence et du mensonge sous<br />

quelque forme que ce soit. Tel est le programme auquel je<br />

me tiendrais si j’étais un grand artiste.<br />

[…] Je ne doute pas que mes études de médecine aient<br />

largement infl uencé mon activité littéraire ; elles ont<br />

sensiblement élargi le champ de mes observations et m’ont<br />

enrichi de connaissances. Seul un médecin peut apprécier<br />

ce que ces études m’ont apporté en tant qu’écrivain. Elles<br />

m’ont orienté et probablement évité bien des erreurs. La<br />

méthode que je dois aux sciences naturelles m’a toujours<br />

tenu en éveil. Je ne suis pas de ces hommes de lettres qui<br />

assument à l’égard de la science une attitude négative, et<br />

je n’envie pas ceux qui croient tout pouvoir comprendre par<br />

eux-mêmes.<br />

[…] Je me sens plus satisfait de moi-même à la pensée que je<br />

possède deux métiers : la médecine est ma femme légitime,<br />

la littérature ma maîtresse. Quand j’en ai assez de l’une, je<br />

vais coucher avec l’autre. (Lettre à Souvorine).<br />

TAGANROG<br />

Comment vivaient ces habitants, c’est honteux de le<br />

dire ! Pas de jardin public, pas de théâtre, pas d’orchestre<br />

convenable, la bibliothèque municipale et celle du club<br />

n’étaient fréquentées que par les adolescents juifs si bien<br />

que les revues et les livres neufs restaient des mois sans être<br />

coupés ; les gens riches et ceux de la classe intellectuelle<br />

dormaient dans des chambres sans air, étroites, dans des<br />

lits de bois hantés par les punaises, les enfants habitaient<br />

des locaux d’une saleté repoussante appelés chambres<br />

d’enfants, les domestiques, même vieux et respectés<br />

dormaient à la cuisine, à même le sol, et se couvraient de<br />

guenilles. […] On mangeait mal, on buvait une eau insalubre.<br />

À l’assemblée municipale, chez le gouverneur, chez l’évêque,<br />

dans toutes les maisons on disait depuis longtemps que notre<br />

ville n’avait pas d’eau potable et à bon marché, et qu’il était<br />

indispensable de contracter un emprunt de deux cents mille<br />

roubles auprès de l’État pour amener l’eau ; les gens très<br />

riches, que l’on pouvait compter au nombre d’une trentaine<br />

et à qui il arrivait de perdre aux cartes des domaines entiers,<br />

buvaient eux aussi de l’eau non potable et passaient leur<br />

vie à parler avec passion de l’emprunt. Je ne comprenais pas<br />

cela : il me semblait qu’il leur aurait été plus simple de sortir<br />

ces deux cent mille roubles de leur poche ! Dans toute la<br />

ville, je ne connaissais pas un honnête homme. Mon père<br />

recevait des pots-de-vin et s’imaginait qu’on les lui offrait en<br />

considération de ses qualités morales […] Je voyais défi ler<br />

les gens qui avaient été rayés du nombre des vivants par<br />

leurs proches et leurs parents, les chiens martyrisés jusqu’à<br />

devenir fous, les moineaux plumés par des gamins et jetés<br />

à l’eau vivants, et une longue, longue série de stupides et<br />

lentes souffrances que je n’avais cessé d’observer dans<br />

cette ville depuis mon enfance . (Ma Vie)<br />

VIEILLIR<br />

Le plus saint des droits royaux est le droit de grâce. Je me suis<br />

toujours senti roi parce que j’ai joui de ce droit sans limites.<br />

Je n’ai jamais jugé personne, j’ai toujours été indulgent, j’ai<br />

volontiers pardonné, à droite et à gauche. Là où d’autres<br />

protestaient et s’indignaient, je ne faisais que conseiller et<br />

persuader. Toute ma vie j’ai cherché seulement à rendre ma<br />

société supportable à ma famille, à mes étudiants, à mes<br />

collègues, à mes domestiques. Et mon comportement a<br />

servi de leçon, je le sais, à tous ceux qui se sont trouvés<br />

dans mon entourage. Mais maintenant je ne suis plus roi.<br />

Il m’arrive quelque chose qui ne convient qu’aux esclaves.<br />

Dans ma tête, jour et nuit, errent de mauvaises pensées, et<br />

dans mon âme font leur nid des sentiments que j’ignorais. Je<br />

hais, je méprise, je m’indigne, je me révolte, j’ai peur. Je suis<br />

devenu sévère, exigeant, irascible, maussade, soupçonneux<br />

à l’excès. Même ce qui n’était jadis que prétexte à un<br />

calembour ou à un rire sans malice me cause aujourd’hui<br />

une sensation pénible. Ma logique même a changé :<br />

naguère je ne méprisais que l’argent, maintenant ma hargne<br />

va non pas à l’argent mais aux riches, comme s’ils étaient<br />

coupables. Je haïssais la violence et l’arbitraire, maintenant<br />

je hais les gens qui y recourent comme s’ils étaient les<br />

seuls coupables, et non pas nous tous, qui ne savons que<br />

nous former les uns les autres. Si c’est un changement de<br />

convictions qui a amené en moi des idées nouvelles et de<br />

nouveaux sentiments, d’où a-t-il pu venir ? Le monde estil<br />

devenu pire et moi meilleur, ou bien étais-je aveugle et<br />

indifférent ? S’il est dû à un affaiblissement général de mes<br />

forces physiques et intellectuelles (en fait, je suis malade et<br />

je perds du poids chaque jour), ma situation est pitoyable…<br />

(Une Banale Histoire)<br />

37


<strong>Stanislavski</strong>, Meyerhold, Tchékhov,<br />

des rencontres de légende<br />

Dès la fondation du Théâtre d’Art de Moscou en 1898,<br />

Vsevolod Meyerhold fait partie de la troupe. Il est l’un<br />

des interprètes attitrés des pièces de Tchékhov, jouant le<br />

rôle de Treplev dans La Mouette aux côtés de Constantin<br />

<strong>Stanislavski</strong> (Trigorine), puis de Touzenbach dans Les Trois<br />

Sœurs… Comédien amateur, il avait déjà joué Louka dans<br />

L’Ours. Ne doutons pas qu’il est fortement impressionné<br />

par le grand succès remporté par La Mouette à Moscou,<br />

deux ans après son échec à Pétersbourg au Théâtre<br />

Alexandrinski. Il a 24 ans, il tient le rôle d’un jeune artiste<br />

révolté à la recherche, comme lui, de « formes nouvelles ».<br />

Lorsqu’il quitte le Théâtre d’Art en 1902, il crée sa propre<br />

compagnie en province, à Kherson et Tifl is, et met à son tour<br />

en scène (tout en continuant à y jouer 1 ) les quatre grandes<br />

pièces de Tchékhov avec qui il s’était lié d’amitié, au Théâtre<br />

d’Art. ll se dit attaché à lui « comme un chien fi dèle », et lui<br />

dédicace une photo en ces termes : « Du pâle Meyerhold à<br />

son dieu » ! Il adapte même certaines de ses nouvelles pour<br />

le théâtre.<br />

Anton Tchékhov, de son côté, tenait l’acteur Meyerhold en<br />

grande estime : il le trouvait intelligent et cultivé, et il déplora<br />

son départ du Théâtre d’Art. Il existe une correspondance<br />

entre les deux hommes et, surtout, une dernière lettre, en<br />

mai 1904, où Meyerhold se livre à une analyse de La Cerisaie<br />

qui n’a déjà plus rien de commun avec celle du Théâtre<br />

d’Art. C’est que Meyerhold, en se frottant seul au répertoire<br />

symboliste, avait compris les réserves de Tchékhov pour le<br />

vérisme des mises en scènes du Théâtre d’Art, émises dès<br />

les premières répétitions de La Mouette. Dans cette lettre,<br />

Meyerhold écrit à Tchékhov : « Votre pièce est aussi abstraite<br />

qu’une symphonie de Tchaïkovski ». Il évoque le bruit de la<br />

mort derrière des personnages qui dansent, inconscients de<br />

leur condition : selon lui, ce qu’on doit entendre, c’est l’entrée<br />

en scène de l’Horreur. Meyerhold entrevoit que la musique<br />

de Tchékhov n’est pas une musique d’accompagnement<br />

comme l’entendait <strong>Stanislavski</strong> 2 .<br />

Dans son livre Du Théâtre, publié en 1913, Meyerhold<br />

exprime une critique plus radicale encore du « naturalisme<br />

d’états d’âme » qui constitue la marque de fabrique<br />

du Théâtre d’Art. Il y raconte comment, lors d’une des<br />

premières répétitions de La Mouette, Tchékhov apprend<br />

Béatrice Picon-Vallin<br />

qu’à tel moment de l’œuvre on entendra un bébé pleurer,<br />

un chien aboyer, et mille autres fi oritures naturalistes et<br />

effets sonores imitatifs, à l’époque relativement nouveaux.<br />

« Mais pourquoi ? » s’inquiète l’auteur. Parce que c’est le<br />

bruit de la vie, lui est-il répondu. Et Tchékhov de protester :<br />

la scène n’est pas la reproduction de la vie, elle en est la<br />

quintessence. C’est à partir de ce refus du réalisme par<br />

Tchékhov lui-même que Meyerhold construit sa lecture, une<br />

lecture qui tend à l’abstraction.<br />

Après la mort de Tchékhov, Meyerhold reprend le rôle de<br />

Treplev au Théâtre d’Art où il est brièvement de retour en<br />

1905, mais très vite, il ne mettra plus en scène un auteur qu’il<br />

considère en 1911 comme déjà dépassé. Les basculements<br />

de l’Histoire – 1905, 1917 – le conduiront vers un théâtre<br />

tragicomique dénonciateur, celui de Nikolaï Erdman ou de<br />

Vladimir Maïakovski. On a longtemps cru que Meyerhold<br />

n’était revenu à Tchékhov qu’en 1934 par les petites<br />

« farces », montées de façon excentrique, sous le titre de<br />

33 évanouissements. Or une archive récemment découverte<br />

montre qu’il projetait en 1932 de monter à nouveau La<br />

Cerisaie. Dans un exposé où il annonce ses plans pour le<br />

répertoire de son théâtre, il revient sur le désaccord de<br />

Tchékhov avec la lecture du Théâtre d’Art que celui-ci<br />

aurait exprimé clairement dans ses lettres à Meyerhold<br />

sur lesquelles il compte s’appuyer. Malheureusement, si<br />

les lettres de Meyerhold à Tchékhov nous sont parvenues,<br />

celles de Tchékhov à Meyerhold ont disparu. Elles étaient<br />

son plus grand trésor 3 , mais la personne de confi ance à qui<br />

il les avait remises craignant de les perdre dans la tourmente<br />

révolutionnaire est décédée. Ne doutons pas que cette<br />

correspondance aurait légitimé le débat que Meyerhold<br />

voulait alors relancer autour d’Anton Tchékhov contre<br />

<strong>Stanislavski</strong> devenu, entre-temps, intouchable. Pour autant,<br />

Meyerhold garde un immense respect pour <strong>Stanislavski</strong>,<br />

mais il veut montrer la possibilité d’autres voies et il insistera<br />

en vain, malheureusement, pour que celui-ci vienne voir 33<br />

évanouissements.<br />

La Mouette par le Théâtre d'Art de Moscou, 1898.<br />

Au centre, Meyerhold, Olga Knipper et, à l'arrière-plan<br />

(cigarette), <strong>Stanislavski</strong>.<br />

Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 38


Le théâtre de Tchékhov subira différentes métamorphoses<br />

scéniques suivant les époques. Tout d’abord, en 1922-<br />

23, en partance pour les USA, pour fuir les attaques de<br />

l’avant-garde révolutionnaire, le Théâtre d’Art présente son<br />

« modèle » tchékhovien au cours de tournées en Europe.<br />

Il reçoit en France un accueil favorable, certes, mais la critique<br />

reste réservée devant une troupe qu’elle trouve fatiguée,<br />

et puis Tchékhov n’est pas encore connu, apprécié, bien<br />

traduit. Ensuite, les Pitoëff imposeront avec leur traduction,<br />

mais dans une grande simplifi cation des décors visuels et<br />

sonores, une vision nostalgique de l ’ « âme russe » et de<br />

la « petite musique » tchékhovienne : ils apporteront avec<br />

eux leur exotisme slave et cette lecture creusera un sillon<br />

profond dans l’imaginaire français autour de Tchékhov : la<br />

voix de Tchékhov sera leur voix pendant près de vingt ans…<br />

La grande rupture avec cette tradition originelle intervient<br />

en 1960 avec le Tchèque Otomar Krejca et sa mise en scène<br />

de La Mouette dans les décors de Josef Svoboda. On a dit<br />

que Krejca montrait un Tchékhov cruel, mais je le qualifi erais<br />

plutôt de lucide, loin de la douceur nostalgique, sentimentale<br />

et folklorique qui appartenait à la lecture précédente.<br />

Beaucoup plus proche du Tchékhov médecin, Krejca a<br />

opéré un travail au scalpel sur l’analyse dramaturgique,<br />

l’alternance d’action et d’inaction, les relations entre des<br />

forces antagonistes…, ouvrant le chemin à des lectures de<br />

plus en plus fortes et décapées. J’ai ainsi souvenir, à Moscou,<br />

d’une version scénique de La Mouette par Anatoli Efros, fi n<br />

1967, où les situations étaient grattées jusqu’à l’os, avec<br />

des robes aux couleurs criardes, vertes et roses, des acteurs<br />

grinçants, parlant haut, d’une version esthétiquement —<br />

sinon politiquement — incorrecte qui fut interdite au bout<br />

de quelques représentations : elle n’appartenait pas à la<br />

doxa du moment. Devait-elle pour autant quelque chose<br />

à Meyerhold ? Elle suivait en tout cas la voie ouverte par<br />

Krejca qui lui-même retrouvait le langage de la métaphore<br />

que Meyerhold, metteur en scène-poète, avait contribué a<br />

créer.<br />

On trouve un écho direct de la lettre de Meyerhold de 1904<br />

et de cette vision sonore d’un bal trépignant dans la mise en<br />

scène que Peter Brook fera de La Cerisaie en 1981-83. Il s’en<br />

servira très lisiblement dans sa représentation de l’acte III,<br />

avec ses fl ots continus de danseurs, sa musique nasillarde,<br />

ses piétinements et ses claquements de mains, sans pour<br />

autant signer une mise en scène meyerholdienne.<br />

En fait, il est diffi cile de se faire une idée des mises en scène<br />

tchékhoviennes de Meyerhold : la trace essentielle dont<br />

nous disposons est son approche de 33 évanouissements :<br />

il y relie L’Ours, Le Jubilé, La Demande en mariage, par<br />

un moment commun mis en exergue où les personnages<br />

éprouvent des malaises, bien repérés par le docteur<br />

Tchékhov et comptabilisés par le metteur en scène : l’un<br />

étouffe, l’autre demande de l’eau, l’autre encore vacille…<br />

Ces évanouissements sont accompagnés de musique,<br />

pour les hommes à l’aide d’instruments à vent, pour les<br />

femmes d’instruments à cordes ; Grieg, Johann Strauss,<br />

39


Offenbach et Tchaïkovski sont convoqués pour créer une<br />

couleur « lyrico-satirique » qui, selon Meyerhold, est la<br />

couleur tchékhovienne, éviter ainsi le jeu psychologique et<br />

organiser un jeu physique : s’il y a émotion, c’est celle du<br />

spectateur qui intéresse les artistes de théâtre.<br />

L’interprétation de Tchékhov par le Théâtre d’Art — son<br />

« réalisme intérieur » et quotidien — est demeurée<br />

longtemps dominante. Cela s’explique par l’histoire de ce<br />

théâtre et le contexte politique. Le Théâtre d’Art est né avec<br />

La Mouette, dont l’image, bientôt brodée sur le rideau de<br />

scène, demeurera inchangée jusqu’à aujourd’hui 4 . On se<br />

souvient que <strong>Stanislavski</strong> n’était pas conquis au départ<br />

par cette pièce qui n’avait pas marché, en 1896, à Saint-<br />

Pétersbourg : le Théâtre Alexandrinski était habitué aux<br />

exigences des acteurs vedettes et ignorait tout de celles de<br />

l’ensemble. Or, le théâtre de Tchékhov est essentiellement<br />

un théâtre d’ensemble, ce que <strong>Stanislavski</strong> et Némirovitch-<br />

Dantchenko comprendront vite. En attendant, le jeune<br />

Théâtre d’Art a besoin d’un succès qui lui amène du public<br />

et personne n’est sûr des chances de cette Mouette qui<br />

peut signer son arrêt de mort. L’auteur lui-même est si<br />

angoissé qu’il s’éclipse à Yalta. Le soir de la première, au<br />

premier entracte, silence de mort dans la salle. Sur scène,<br />

derrière le rideau, on panique, c’est l’échec, la ruine, certains<br />

s’évanouissent : même si on s’évanouissait facilement à<br />

l’époque, il est certain que le Théâtre d’Art jouait ce soirlà<br />

son va-tout ! Après ce silence de quelques secondes qui<br />

parut durer une éternité, une ovation éclata et ce fut un<br />

succès au-delà de toute espérance. Ce moment aventureux<br />

a scellé un lien défi nitif entre Tchékhov et le Théâtre d’Art<br />

symbolisé par l’envoi immédiat, après le premier acte, d’un<br />

télégramme à l’auteur. Ce lien perdurera même au plus fort<br />

de leurs différends ou incompréhensions.<br />

<strong>Stanislavski</strong> évoque souvent le travail avec et sur Tchékhov<br />

dans Ma Vie dans l’art qui sera traduit dans toutes les<br />

langues, contribuant à une sorte de position dominante<br />

sur l’œuvre : cette identifi cation historique est aussi cause<br />

de la propagation d’une tradition théâtrale. En regard,<br />

nous avons très peu d’archives sur le travail de Meyerhold<br />

en province où, dans un premier temps d’ailleurs, pour<br />

apprendre le métier émergent de metteur en scène, il copie<br />

les spectacles du Théâtre d’Art. Si dans Du Théâtre — un<br />

livre d’apprentissage essentiel pour tout jeune metteur en<br />

scène—, il propose une critique scientifi que des mises en<br />

scène Tchékhoviennes au Théâtre d’Art, ce livre n’est pas<br />

traduit à l’époque, tandis que Ma Vie dans l’art écrit aux<br />

Etats-Unis (publié en 1924 en anglais et en 1926 en russe),<br />

fera le tour du monde. Et les cahiers de mise en scène des<br />

pièces de Tchékhov rédigés par <strong>Stanislavski</strong> ont servi de<br />

modèle, ou de canevas, une fois publiées, à Peter Stein<br />

comme à Alain Françon.<br />

Peu après la mort de <strong>Stanislavski</strong>, Némirovitch-Dantchenko<br />

signera en 1940 une dernière mise en scène des Trois Sœurs,<br />

hymne d’espoir déchirant qui comptera dans l’histoire<br />

du théâtre en URSS, alors que dans les deux décennies<br />

précédentes Tchékhov y aura été très peu joué. Mais cette<br />

réalisation ne dépassera pas les frontières de la Russie<br />

soviétique : le nom de Tchékhov restera injustement associé<br />

au seul <strong>Stanislavski</strong>, alors que c’est bien Némirovitch-<br />

Dantchenko qui a convaincu ce dernier de le monter et que<br />

les mises en scène de tous les spectacles tchékhoviens sont<br />

signées de leurs deux noms !<br />

Les Trois Soeurs, m. en sc. Nemirovitch-Dantchenko, 1940.<br />

Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

Après Krejca, une nouvelle voie est ouverte en 1974 par<br />

Giorgio Strehler qui propose une version poétique, onirique<br />

d’une Cerisaie noyée dans la blancheur— plateau blanc,<br />

velum qui descend dans la salle, d’où tombent des feuilles<br />

mortes, et qui au fi nale vient envelopper tout le dispositif<br />

scénique de Luciano Damiani. Il me semble que Strehler<br />

s’inscrit là dans l’intuition de Meyerhold ( « Votre pièce est<br />

abstraite comme une symphonie de Tchaïkovski » ), sans<br />

faire coller la pièce à la description des mœurs d’une époque,<br />

d’un vrai mobilier-avec-samovar, d’un vrai jardin — autant de<br />

réalités qui réduisent Tchékhov. Strehler ne s’appuie pas sur<br />

le quotidien, sur le naturalisme psychologique, mais, bien<br />

plus essentiellement, sur le symbolique. Sans topographie<br />

précise, la cerisaie est intériorisée et le temps, concentré<br />

dans la symphonie blanche qui se joue entre printemps<br />

en fl eurs et hiver neigeux 5 , ne renvoie plus à une saison<br />

précise : le spectacle devient une méditation sur le temps<br />

qui passe.<br />

En 1981, on en a déjà parlé, Peter Brook marque une nouvelle<br />

étape dans la lecture de Tchékhov par une actualisation<br />

extrême : il considère que la cerisaie, c’est le théâtre même,<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 40


Les Trois Soeurs, m. en sc. <strong>Stanislavski</strong>,<br />

Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

le lieu du théâtre, et celui des Bouffes du Nord. Lorsque<br />

les personnages « oublient » Firs, ils oublient en même<br />

temps les spectateurs qui se trouvent avec lui enfermés<br />

dans le théâtre après avoir entendu le bruit de la clef<br />

dans la serrure… Spectateurs, nous vivons alors en direct<br />

l’expérience de l’abandon de la maison-théâtre. Brook est-il<br />

allé si loin avec nous et Tchékhov qu’il ne l’a plus jamais mis<br />

en scène par la suite ?…<br />

Il faut observer que, dès les débuts de la mise en<br />

scène moderne au Japon, les artistes japonais se sont<br />

immédiatement attachés à Tchékhov et à Gorki — Les<br />

Trois Sœurs, Les Bas-fonds —, en copiant les spectacles<br />

grâce aux cartes postales éditées par le Théâtre d’Art<br />

qui avait déjà compris l’intérêt des produits dérivés et<br />

l’importance de sa mission de formation. Il ne s’agissait pas<br />

seulement de quelques clichés, mais de dizaines d’images<br />

retraçant l’intégralité de la représentation : une véritable<br />

« captation » photographique, dirait-on aujourd’hui. C’est<br />

ainsi que les premières mises en scènes japonaises étaient<br />

des copies conformes de ces théâtres-photos, comme on<br />

dit romans-photos. Le Théâtre d’Art n’était pas un théâtre<br />

commercial, puisque c’est contre cela qu’il s’est fondé,<br />

mais assurément une entreprise désireuse de durer,<br />

consciente des nécessités économiques ainsi que de sa<br />

propre grandeur : elle devait essaimer, faire connaître<br />

l’importance de ses découvertes. Il faut rappeler que le<br />

Théâtre d’Art est le fruit d’une rencontre entre un « fi ls de<br />

famille », Constantin <strong>Stanislavski</strong>, passionné de théâtre et<br />

acteur amateur, et un auteur-professeur de théâtre (parmi<br />

ses élèves se trouvait Meyerhold), Vladimir Némirovitch-<br />

Dantchenko. Ces deux hommes habités par une grande idée<br />

du théâtre se rencontrent dans un restaurant, le Bazar slave,<br />

et discutent dix-huit heures durant ! C’est en cette nuit<br />

passionnée que naît le projet du Théâtre d’Art à direction<br />

bicéphale dont ils défi nissent d’emblée et en détail les<br />

ambitions et les exigences, parmi lesquelles « l’accessibilité<br />

à tous», formule qui devait à l’origine compléter le nom du<br />

théâtre. Mais une telle accessibilité suppose des prix de<br />

places modiques, ce qui s’est vite avéré irréalisable. Ils ont<br />

créé, pour fonder le Théâtre, une société par actions qui<br />

réunit des capitaux privés provenant des riches marchands<br />

de Moscou, ce que stigmatisera Meyerhold en s’insurgeant<br />

contre « la présence des millionnaires moscovites dans la<br />

salle ». Soumis assez vite aux compromis impliqués par le<br />

mécénat, l’histoire du Théâtre d’Art reste cependant la belle<br />

histoire de la rencontre entre des amateurs et une école de<br />

formation professionnelle, et entre un acteur et un auteur.<br />

Ce sont toutes les forces vives du théâtre qui se sont liguées<br />

ce soir-là au Bazar slave, et l’on comprend pourquoi ces<br />

ardentes dix-huit heures sont devenues une légende dans<br />

l’histoire du théâtre russe et mondial.<br />

Il faut insister sur un point essentiel : <strong>Stanislavski</strong> et<br />

Meyerhold sont tous deux des chercheurs. Ainsi, lorsque<br />

<strong>Stanislavski</strong> s’essaie à Maeterlinck, en 1904, il s’aperçoit<br />

vite que ce qui n’est pas encore sa « méthode » ne convient<br />

pas du tout pour traiter ce type de littérature dramatique. De<br />

même avec Shakespeare. C’est pourquoi en 1905 il demande<br />

à Meyerhold – qui s’est fait une réputation personnelle —,<br />

de revenir pour créer un studio d’essai près le Théâtre d’Art,<br />

où il monte La Mort de Tintagiles de Maeterlinck (que Claude<br />

Régy mettra en scène un siècle plus tard, non sans penser<br />

aux écrits de Meyerhold). A la générale, <strong>Stanislavski</strong><br />

41


Les Trois Soeurs, 1997.<br />

Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

assiste à une représentation symboliste où les acteurs se<br />

déplacent dans une pénombre, derrière un tulle. Au bout de<br />

dix minutes, n’y voyant rien, il réclame de la lumière... D’où<br />

leur nouvelle séparation sur la base d’un profond différend<br />

esthétique qui ne conçoit aucune concession d’un côté, ni<br />

de l’autre. Plus tard, dans les années trente, <strong>Stanislavski</strong><br />

invitera des acteurs familiers de la biomécanique conçue par<br />

Meyerhold, il voudra en savoir davantage, essayer, mettre sa<br />

propre méthode à l’épreuve des recherches de Meyerhold. Et<br />

il ne faut pas oublier qu’en janvier 1938 lorsque Meyerhold<br />

est privé de son théâtre, <strong>Stanislavski</strong> l’accueille aussitôt<br />

faisant de lui le metteur en scène de son théâtre d’opéra.<br />

Nous n’avons malheureusement aucune trace des débats et<br />

controverses qui ont assurément animé les échanges qu’on<br />

pourrait qualifi er de testamentaires entre ces deux artistes,<br />

en pleine terreur stalinienne : peut-être parlèrent-ils de<br />

Tchékhov ? <strong>Stanislavski</strong>, malade, meurt au milieu de 1938. La<br />

biomécanique passera par pertes et profi ts avec l’assassinat<br />

de Meyerhold 6 . À partir de 1975, l’un de ses comédiens,<br />

N. Koustov, transmettra sa méthode à l’invitation du cousin<br />

de Peter Brook, Valentin Ploutchek. Mais la biomécanique<br />

n’est pas une méthode miracle qui s’apprend en un stage<br />

d’une semaine : il s’agit d’une méthode très précise fondée<br />

sur un entraînement quotidien tendant à l’acquisition<br />

d’une prise de conscience sans cesse renouvelée du<br />

fonctionnement du corps dessiné et pensant. Une terrible<br />

discipline du corps. Les troupes russes, celles de Dodine ou<br />

de Fomenko, réunissent aujourd’hui, chacune à leur façon,<br />

les fi ls de ces deux enseignements.<br />

Parmi les grandes heures du théâtre de Tchékhov, gardonsnous<br />

d’omettre la mise en scène magnifi que des Trois Sœurs<br />

par Matthias Langhoff (1993), ou encore, la précédant,<br />

celle de Iouri Lioubimov au Théâtre de la Taganka en 1981.<br />

Lioubimov avait installé la pièce dans une caserne, partant<br />

du principe que la maison des trois sœurs est une caserne,<br />

que la Russie est une caserne. Ouvrant un des murs de<br />

la salle de la Taganka sur une rue obscure et une nuit de<br />

neige, il faisait entrer sur scène une fanfare militaire.<br />

Langhoff approfondit cette découverte et creuse la pièce de<br />

perspectives inouïes : comme si toute l’histoire de la Russie<br />

du XX e siècle apparaissait d’une seule inspiration sur le<br />

plateau. On voyait revenir à nous le politique, et du fond de<br />

son landau, à la fi n du spectacle, le bébé agitait le drapeau<br />

de la nouvelle Russie d’après la chute du Mur !<br />

Enfi n, terminons par Iouri Pogrebnitchko, qui fut l’assistant<br />

de Lioubimov pour Les Trois Sœurs, et qui est peut-être<br />

aujourd’hui l’exemple de la résistance la plus déterminée à<br />

la marchandisation du théâtre, le sien ayant été incendié au<br />

profi t d’on ne sait quelle promotion immobilière criminelle. Il<br />

s’est replié sur sa minuscule salle de répétition où il donne,<br />

dans les conditions d’une extrême précarité et proximité,<br />

son énième version des Trois Sœurs plongées dans la<br />

même militarisation du monde, spectacle où se mêlent deux<br />

générations de sœurs, deux trios qui se succèdent, dans<br />

un espace bordé de cailloux blancs, ceux-là même que les<br />

militaires faisaient « pousser » dans les villes de garnison.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 42


Pogrebnitchko nous dit que les pièces de Tchékhov sont<br />

comme de grandes maisons anciennes dont il ne faut pas se<br />

lasser de visiter toutes les chambres, les coins et les recoins,<br />

pour découvrir des portes dérobées, regarder à travers des<br />

fenêtres que le temps a parfois murées, contourner les lieux<br />

trop fréquentés, dissiper le brouillard d’un soi-disant savoir,<br />

sans pourtant jamais oublier l’histoire scénique de ces<br />

grandes demeures théâtrales.<br />

B. P.-V.<br />

d’après un entretien avec Jacques Téphany<br />

Béatrice Picon-Vallin dirige le laboratoire de recherche sur les Arts<br />

du spectacle au CNRS.<br />

1 : Dans La Cerisaie, il joue Trofi mov.<br />

2 : Lire la lettre ci-contre.<br />

3 : Lire la deuxième lettre ci-contre.<br />

4 : Cet emblème, qui se retrouve également sur la tombe des compagnons<br />

du Théâtre d’Art, sera au cœur de l’exposition présentée à la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong><br />

<strong>Vilar</strong>, prêt du musée du Théâtre d’Art de Moscou.<br />

5 : Lettre de A. Tchékhov à C. <strong>Stanislavski</strong>, 5 février 1903 :<br />

Je ne me sentais pas bien, à présent j’ai ressuscité, ma santé s’améliore,<br />

et si je ne travaille pas encore à l’heure actuelle comme je le devrais, c’est<br />

la faute au froid (il fait 11 degrés dans mon bureau), à la solitude et à la<br />

paresse, laquelle est née en 1859, c’est-à-dire un an avant moi. Néanmoins,<br />

je compte me mettre à la pièce après le 20 février, et l’avoir fi nie pour le 20<br />

mars. Dans ma tête, elle est déjà toute prête. Elle s’appelle La Cerisaie, en<br />

quatre actes : au premier acte, on voit des cerisiers en fl eur par la fenêtre,<br />

un jardin entièrement blanc. […] Il neige...<br />

6 : Arrêté, Meyerhold, membre du PC depuis 1918, fut longuement<br />

torturé fi n 1939 pour espionnage et trotskisme, puis fusillé en secret le<br />

2 février 1940, sa femme ayant été elle-même, entre-temps, assassinée.<br />

La complète réhabilitation de sa mémoire n’interviendra qu’en 1988.<br />

Lettre de Meyerhold à Tchékhov, 8 mai 1904<br />

Cher Anton Pavlovitch,<br />

[…] Votre pièce est abstraite comme une symphonie de<br />

Tchaïkovski. Et le metteur en scène doit, avant tout, y<br />

percevoir des sons. Au troisième acte, sur le fond d’un<br />

trépignement bête – et c’est ce trépignement qu’il<br />

faut entendre –, l’Horreur pénètre les personnages<br />

insensiblement, sans qu’ils s’en aperçoivent. La Cerisaie<br />

est vendue ! Ils dansent. Vendue ! Ils dansent, et comme<br />

ça jusqu’à la fi n. Quand on lit la pièce, le troisième acte<br />

produit la même impression que ce tintement dans l’oreille<br />

du malade de votre nouvelle, Le Typhus. Comme une<br />

démangeaison. Une gaîté dans laquelle se font entendre<br />

les bruits de la mort. Il y a dans cet acte quelque chose de<br />

terrible, à la Maeterlinck. Je ne fais cette comparaison que<br />

faute de pouvoir m’exprimer avec davantage de précision.<br />

Votre grand art est incomparable. Quand on lit des pièces<br />

d’auteurs étrangers, votre originalité vous situe tout à<br />

fait à part. Et pour ce qui est de la dramaturgie, il faudra<br />

que l’Occident prenne des leçons sur vous.<br />

Au Théâtre d’Art, le troisième acte ne laisse pas une telle<br />

impression. Le fond est à la fois trop grave et trop proche.<br />

Au premier plan, l’histoire, avec les queues de billard, les<br />

amusettes. Et tout ça présenté sans liens. Tous ces trucs<br />

ne reconstituent pas la chaîne du « trépignement ». Et<br />

pourtant c’est bien à des danses que l’on a affaire, les<br />

gens sont insouciants et ne sentent pas le malheur. Au<br />

Théâtre d’Art, on a trop ralenti le rythme de cet acte.<br />

On a voulu représenter l’ennui. C’est une erreur. Il faut<br />

représenter l’insouciance. Il y a une nuance : l’insouciance<br />

est plus active. C’est alors que tout le tragique de l’acte<br />

se concentre. […]<br />

V. Meyerhold, qui vous aime profondément.<br />

Meyerhold, Écrits sur le théâtre,<br />

édition revue et augmentée, L’Âge d’Homme, 2009<br />

Note (1935-1938)<br />

Tchékhov m’aimait. C’est la fi erté de ma vie, un de mes<br />

plus chers souvenirs. J’ai correspondu avec lui, mes<br />

lettres lui plaisaient. Il me conseillait toujours de me<br />

mettre à « écrire » moi aussi et m’avait même donné des<br />

lettres de recommandation pour des éditeurs. J’avais pas<br />

mal de lettres de lui, huit ou neuf je crois. Mais elles ont<br />

toutes été perdues sauf une, que j’ai laissé publier. Dans<br />

les autres, il y avait beaucoup de choses fl atteuses pour<br />

moi et cela me gênait de les montrer. Quand j’ai quitté<br />

Léningrad, je les ai données à un musée en dépôt, mais<br />

à mon retour, l’homme à qui je les avais confi ées était<br />

mort. Je ne peux me le pardonner. Ce que je n’ai pas voulu<br />

garder s’est conservé, et ce à quoi je tenais le plus, je l’ai<br />

perdu. C’est ce qui arrive souvent dans la vie.<br />

Meyerhold, Écrits sur le théâtre, L’Âge d’Homme, 1980<br />

43


LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 44


Paroles de metteurs en scène<br />

<br />

Maria Roksanova et <strong>Stanislavski</strong> dans<br />

La Mouette, 1898. Collection<br />

Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

Intuition et<br />

sentiment<br />

Constantin <strong>Stanislavski</strong><br />

La représentation des pièces de Tchékhov ne se décrit pas ;<br />

c’est impossible. Leur charme n’est pas dans le dialogue,<br />

mais dans ce qu’il cache, dans les silences, dans les regards<br />

des acteurs, dans le rayonnement de leur vie intérieure. Les<br />

objets inanimés, les sons, le décor, l’aspect physique du<br />

personnage, tout concourt à créer l’état d’âme qui émane<br />

du spectacle. L’intuition et le sens artistique jouent ici le<br />

rôle principal […]<br />

La portée poétique d’une pièce de Tchékhov ne se révèle pas<br />

de prime abord. L’ayant lue, on se dit : «C’est bien, mais…<br />

rien d’extraordinaire, de frappant. Tout est banal. C’est vrai…<br />

mais c’est du déjà vu… Il n’y a là rien de neuf».<br />

Il arrive même qu’une connaissance plus approfondie de<br />

l’œuvre déçoive le lecteur. L’affabulation, le sujet ? Ils<br />

tiennent en deux mots. Les rôles ? Beaucoup de bons rôles,<br />

mais pas un de ces grands rôles qui sont le véritable emploi<br />

de certains comédiens. On retient des morts, des scènes<br />

isolées… Seulement, voici qui est bizarre : la pièce vous<br />

hante et plus on y pense, plus on veut y penser. On la relit,<br />

une fois, deux fois – et on commence à découvrir le minerai<br />

caché.<br />

Il m’est arrivé de jouer des centaines de fois le même rôle<br />

dans les pièces de Tchékhov, et chaque fois cela m’a fait<br />

découvrir en moi des sentiments nouveaux et dans l’œuvre<br />

même des profondeurs et des nuances insoupçonnées.<br />

Tchékhov est inépuisable ; il a l’air de représenter le<br />

quotidien, mais en réalité, par-delà les contingences et le<br />

particulier, c’est l’Humain, avec une majuscule, qu’il met en<br />

œuvre.<br />

[…] Dans les pièces de Tchékhov, l’action n’est pas extérieure ;<br />

dans la passivité même des personnages se cache une<br />

action intérieure compliquée. Tchékhov a prouvé mieux<br />

que quiconque que l’action scénique doit être comprise du<br />

dedans ; l’œuvre dramatique ne doit être bâtie que sur la vie<br />

profonde des personnages, épurée de tout élément pseudoscénique.<br />

Tandis que l’action extérieure amuse, distrait ou<br />

émeut les nerfs, l’action intérieure seule les empare de<br />

notre âme, par une sorte de contagion, et la régit. Il est<br />

préférable, évidemment, que les deux actions coexistent,<br />

étroitement fondues. L’œuvre gagnera en ampleur et en force<br />

45


dramatique. Mais c’est à l’action intérieure qu’appartient la<br />

première place.<br />

C’est pourquoi ils ont tort, ceux qui jouent dans Tchékhov<br />

«la situation» et qui ne saisissent que l’aspect superfi ciel<br />

des rôles sans en pénétrer la vie profonde. L’essentiel, ici,<br />

c’est l’âme des personnages.<br />

Il ne s’agit pas de jouer, de représenter Tchékhov ; il faut<br />

être, c’est-à-dire vivre, exister, en suivant pour ainsi dire<br />

la voie principale de l’âme sise en ses profondeurs. La<br />

puissance de Tchékhov est faite d’effets les plus divers,<br />

souvent inconscients. Tantôt il est impressionniste, tantôt<br />

symboliste, et quand il le faut, réaliste jusqu’à friser le<br />

naturalisme.<br />

Il manie la vérité extérieure à l’égal de la vérité intérieure.<br />

Mieux que quiconque, il sait utiliser et faire vivre l’accessoire<br />

inanimé, le décor, l’éclairage. Il a augmenté et affi né la<br />

connaissance que nous avions de la vie des objets, des sons,<br />

de la lumière, de tout ce qui au théâtre, comme dans la vie,<br />

agit si fortement sur l’âme humaine. Crépuscule, coucher<br />

ou lever du soleil, pluie, orage, premiers chants des oiseaux<br />

matinaux, bruit de sabots sur le pont, fracas d’une voiture<br />

qui s’éloigne, l’heure qui sonne, cri du grillon, tocsin, — de<br />

tout cela Tchékhov se sert non pas pour obtenir des effets<br />

scéniques, mais pour nous révéler la vie même de l’esprit.<br />

Comment nous séparer, nous et tout ce qui se passe en<br />

nous, du monde de la lumière, des sons et des choses qui<br />

commandent en partie notre vie psychologique ? On a eu<br />

tort de nous railler pour nos «grillons» et pour tous les effets<br />

de bruit et de lumière que nous utilisions, ne faisant en cela<br />

que suivre les indications de l’auteur. Si nous avons réussi à<br />

le faire bien au lieu de le faire d’une façon «théâtrale», nous<br />

méritions plutôt l’approbation.<br />

Oui, pour jouer Tchékhov, il faut tout d’abord creuser jusqu’à<br />

ce qu’on rencontre le minerai d’or, s’abandonner à sa vérité,<br />

à son charme, lui faire confi ance, – et puis, avec le poète,<br />

selon la ligne spirituelle de son œuvre, trouver la porte<br />

secrète du superconscient. C’est là, dans ces mystérieux<br />

ateliers, que s’élabore «l’état d’âme» de Tchékhov, où<br />

sont contenues toutes les richesses invisibles et souvent<br />

inconscientes de son œuvre.<br />

Divers sont les moyens qui y mènent. Pour aborder Tchékhov<br />

et son trésor secret, nous prenions, Némirovitch-Dantchenko<br />

et moi, des chemins différents : Vladimir Ivanovitch l’abordait<br />

en écrivain, du côté artistique et littéraire, et moi, en metteur<br />

en scène, du côté de l’image. Le premier temps cette<br />

différence nous gênait. Nous nous lancions dans de longues<br />

discussions, passant du particulier au principal, du rôle à<br />

la pièce et à l’art en général. On en arrivait à se quereller,<br />

mais ce n’était jamais dangereux ; bien au contraire, ces<br />

divergences purement artistiques étaient fécondes ; elles<br />

nous enseignaient à pénétrer sciemment la nature même<br />

de l’art. Quant à la délimitation de nos points de vue et de<br />

notre travail théâtral, littéraire et scénique, elle disparut<br />

bientôt ; nous nous convinquîmes qu’on ne pouvait séparer<br />

la forme du fond, le côté littéraire, psychologique ou social<br />

des images, de la mise en scène et des décors, et que c’est<br />

précisément cet ensemble qui fait d’un spectacle une œuvre<br />

d’art.<br />

Il est certain, cependant, que notre travail en commun sur<br />

Tchékhov exigeait, pour aboutir à des résultats satisfaisants,<br />

une certaine rencontre de forces créatrices : 1/ un homme de<br />

théâtre, auteur dramatique et maître de la jeunesse théâtrale,<br />

comme l’était Némirovitch-Dantchenko ; 2/ un régisseur<br />

libéré des clichés conventionnels, capable d’extérioriser la<br />

pensée du poète et de révéler la vie de l’esprit à l’aide de<br />

ses réalisations scéniques, d’un certain style imposé de jeu,<br />

de nouveaux effets de lumière et de sons ; 3/ un peintredécorateur<br />

ayant des affi nités avec Tchékhov, comme l’était<br />

V. A. Simov.<br />

Il fallait, enfi n, cette jeunesse pleine de talent, imbue de<br />

littérature moderne, comme Mmes Knipper, Lilina, MM.<br />

Moskvine, Katchalov, Meyerhold, Loujski, Gribounine, etc.<br />

[…]<br />

Les circonstances qui accompagnèrent la représentation<br />

de La Mouette furent tristes et compliquées. Le processus<br />

tuberculeux de Tchékhov s’étant précipité, son état d’esprit<br />

devint tel qu’il n’aurait pu supporter un second échec de sa<br />

pièce après celui qu’elle avait subi à Pétersbourg. L’insuccès<br />

pouvait devenir fatal pour l’écrivain. Sa sœur, Maria<br />

Pavlovna, émue jusqu’aux larmes, nous en prévenait en<br />

nous suppliant de renoncer au spectacle. C’était impossible,<br />

car les affaires matérielles du théâtre allaient mal, et il nous<br />

fallait une pièce nouvelle pour faire monter les recettes. Que<br />

le lecteur juge dans quel état nous abordâmes la première.<br />

La salle était loin d’être pleine (la recette ne fut que de six<br />

cents roubles). En scène, nous écoutions toujours une voix<br />

intérieure qui nous disait impérieusement : « Jouez bien, très<br />

bien ; forcez le succès, le triomphe. Si vous ne l’obtenez pas,<br />

sachez qu’en recevant votre télégramme, l’écrivain que vous<br />

aimez mourra, et c’est vous qui l’aurez tué. Vous deviendrez<br />

ses bourreaux ».<br />

Je ne me souviens pas comment nous avons joué. Le<br />

premier acte se termina dans un silence de mort. Une actrice<br />

s’évanouit ; je tenais à peine debout, tant j’étais désespéré.<br />

Tout d’un coup, après un long silence, ce fut, dans le public,<br />

une tempête, un fracas, des applaudissements enragés. Le<br />

rideau s’écarta, pétrifi és. De nouveau la tempête… et de<br />

nouveau le rideau… Nous demeurions immobiles, sans nous<br />

rendre compte qu’il fallait saluer. Enfi n, nous comprîmes et,<br />

indiciblement émus, nous nous embrassâmes comme on le<br />

fait la nuit de Pâques. Nous fîmes une ovation à Mme Lilina,<br />

qui jouait Macha et qui, par sa dernière réplique, avait<br />

dégelé le cœur des spectateurs. Le succès croissait d’acte<br />

en acte. Il s’acheva en triomphe. Un télégramme détaillé fut<br />

expédié à Tchékhov.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 46


Ivanov, mise en scène Constantin <strong>Stanislavski</strong>.<br />

Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou<br />

47


On avait senti dans ce spectacle la présence de talents<br />

originaux et vrais qui petit à petit avaient formé une troupe<br />

de combat.<br />

La maladie retenait Tchékhov en Crimée, loin de Moscou.<br />

Mais il vint avec les premières chaleurs, au printemps<br />

1899, dans le secret espoir de voir La Mouette. Il exigeait<br />

qu’on la lui montrât. La saison était terminée, le local avait<br />

passé dans d’autres mains et notre matériel se trouvait<br />

emmagasiné dans une étroite remise. Il fallait, pour montrer<br />

le spectacle à Tchékhov recommencer presque tout le travail<br />

qu’on avait fait au début de la saison. Mais le désir de<br />

Tchékhov était pour nous une loi. Pendant le spectacle, qui<br />

eut lieu au Théâtre Nikitski, Tchékhov avait l’air de me fuir. Je<br />

l’attendais dans ma loge, mais il ne vint pas. Mauvais signe !<br />

Je me décidai à l’aller trouver.<br />

– Grondez-moi un peu, Anton Pavlovitch, le priai-je.<br />

– Mais non, mais non, c’est très bien ! Seulement, il faut des<br />

souliers troués et un pantalon à carreaux.<br />

Je ne pus lui arracher un mot de plus. Qu’est-ce que cela<br />

signifi ait ? Etait-ce désir de cacher son opinion, plaisanterie<br />

pour se débarrasser de moi, raillerie ?... Comment ! mon<br />

personnage, Trigorine, est un écrivain à la mode, un homme<br />

à femmes, et il faudrait lui faire porter un pantalon à carreaux<br />

et des chaussures trouées ? Moi qui au contraire m’étais<br />

composé un costume extrêmement élégant : pantalon blanc,<br />

escarpins, gilet blanc, chapeau blanc, maquillage fl atteur.<br />

Un an ou plus s’écoula. De nouveau je jouais Trigorine dans<br />

La Mouette, et tout d’un coup, pendant une représentation,<br />

je compris : « Mais bien sûr, il faut des chaussures trouées<br />

et un pantalon à carreaux ! Trigorine n’est pas un bellâtre ! Et<br />

c’est là justement qu’est le drame : les jeunes fi lles aiment<br />

en lui l’écrivain, l’auteur de nouvelles attendrissantes ; et<br />

voilà pourquoi, l’une après l’autre, elles se jettent dans ses<br />

bras, sans remarquer l’insignifi ance de l’homme, sa laideur,<br />

sa mise débraillée. Ce n’est que lorsque les romans d’amour<br />

de ces «mouettes» s’achèvent qu’elles comprennent que<br />

leur imagination virginale avait créé ce qui jamais n’avait<br />

existé ».<br />

La profondeur de la portée des remarques laconiques de<br />

Tchékhov me frappèrent. Nous étions toujours à l’affût<br />

d’un mot de lui, jeté au hasard, d’une allusion à une<br />

interprétation intéressante, à une explication originale<br />

des personnages. Ainsi, un jour nous discutions sur le<br />

rôle de l’oncle Vania [héros d’une pièce du même nom].<br />

Il est admis que, régisseur de la propriété du professeur<br />

Sérébriakov, l’oncle Vania porte le costume traditionnel du<br />

hobereau : bottes, casquette, parfois un fouet à la main,<br />

puisqu’il doit faire sa tournée d’inspection à cheval. Mais<br />

Tchékhov s’indigna :<br />

– Mais voyons, tout est noté dans le texte ! Vous n’avez pas<br />

lu ma pièce !<br />

Nous reprîmes l’original, mais n’y trouvâmes aucune<br />

indication, sauf quelques mots portant sur la cravate en soie<br />

de l’oncle Vania.<br />

– Mais oui, c’est cela, c’est bien cela ! Tout est noté ! nous<br />

persuadait Tchékhov.<br />

– Qu’est-ce qui est noté ? La cravate en soie ?<br />

– Mais bien entendu ! Ecoutez, il a une magnifi que cravate,<br />

c’est un homme élégant, cultivé. Ce n’est pas vrai que nos<br />

propriétaires fonciers portent des bottes. Ce sont des gens<br />

bien élevés qui s’habillent fort bien, à Paris. Je vous dis que<br />

j’ai tout noté.<br />

Cette insignifi ante allusion refl était, selon Tchékhov, tout le<br />

drame de la vie russe moderne : une nullité, le professeur<br />

absolument inutile, est au comble du bonheur ; il jouit<br />

comme savant d’une gloire imméritée, il est l’idole de<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 48


Pétersbourg ; il écrit des ouvrages scientifi ques stupides<br />

dont de vieilles dames font leurs délices. Mais ce n’est<br />

qu’une bulle de savon, tandis que des hommes pleins de vie<br />

et de dons, comme l’oncle Vania, croupissent dans des coins<br />

oubliés de la vaste Russie si mal organisée…<br />

Un autre fait caractéristique : nous préparions Les Trois<br />

Sœurs. Sans attendre la première, Tchékhov partit pour<br />

l’étranger, sous prétexte de mauvaise santé. Mais je pense<br />

que c’était plutôt inquiétude pour sa pièce.<br />

On en était déjà aux répétitions générales, lorsqu’arriva<br />

une lettre de Tchékhov. Elle ne portait que cette phrase :<br />

« Biffer le monologue d’André dans le dernier acte et le<br />

remplacer par les mots : Une épouse n’est qu’une épouse ».<br />

Dans le manuscrit, André prononçait un brillant monologue<br />

qui dépeignait l’esprit petit bourgeois de bien des femmes<br />

russes : avant le mariage elles sont toute poésie et toute<br />

grâce, mais une fois mariées elles revêtent robe de chambre<br />

et pantoufl es, atours sans goût ; et il en va de même pour<br />

leur âme. Que dire de ces femmes ? Cela vaut-il la peine<br />

de s’y arrêter longuement ? « Une épouse n’est qu’une<br />

épouse !» L’acteur, grâce à l’intonation, peut tout exprimer<br />

par ces mots. Cette fois encore le laconisme profond et plein<br />

de sens de Tchékhov avait raison.<br />

Rien d’étonnant à ce que la préparation de La Cerisaie fût<br />

lente et pénible : la pièce en elle-même est très diffi cile.<br />

Son charme est dans un arôme insaisissable, profondément<br />

caché. Pour le sentir, il faut, pour ainsi dire, brusquer<br />

l’éclosion d’un bourgeon, sans toutefois le violenter, pour<br />

que la tendre fl eur ne se fane pas.<br />

A cette époque, notre technique intérieure, l’art d’agir sur<br />

la création des acteurs, demeuraient encore assez primitifs.<br />

Nous n’avions pas encore trouvé les voies mystérieuses qui<br />

mènent à l’œuvre poétique. Pour aider les acteurs, pour<br />

exciter leur mémoire affective et leur divination créatrice,<br />

nous avions recours à l’illusion des décors, au jeu des bruits<br />

et des lumières. Comme cela réussissait parfois, j’en vins à<br />

abuser de ces effets scéniques.<br />

– Ecoutez ! disait un jour Tchékhov de façon à ce que je<br />

l’entendisse. J’écrirai une nouvelle pièce qui commencera<br />

ainsi : « Qu’il fait beau, qu’il fait doux ! On n’entend ni<br />

oiseaux, ni chiens, ni coucou, ni hibou, ni rossignol, ni<br />

grelots, ni horloge, ni même un seul grillon. »<br />

C’était évidemment une pierre dans mon jardin.<br />

<br />

Constantin <strong>Stanislavski</strong><br />

extrait de Ma vie dans l’art, préface de Jacques Copeau,<br />

Paris, Ed. Albert, 1934<br />

La Mouette, mise en scène Constantin <strong>Stanislavski</strong>,<br />

1898. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

49


LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 50


Ludmilla Pitoëff dans La Mouette, Paris 1939.<br />

Photo Lipnitzki / Roger-Viollet.<br />

La vie<br />

telle qu’elle est<br />

Georges Pitoëff<br />

Tchékhov est peu connu en France. Probablement parce<br />

que son œuvre est moins immédiatement percutante que<br />

l’œuvre de Gorki, par exemple, moins « sensationnelle ». Cela<br />

tient peut-être aussi à ce que Gorki est actuellement plus<br />

international que Tchékhov. Le héros de Gorki est toujours,<br />

ou presque, un homme exceptionnel, extraordinaire, un<br />

homme imagé, porteur d’une grande pensée, un être<br />

symbolique, tandis que le héros de Tchékhov… il n’y en a<br />

pas.<br />

Dans tout ce qu’a écrit Tchékhov, vous ne trouverez pas<br />

un seul héros. Pas de héros. Tout Tchékhov est là. Il nous<br />

montre la vie telle qu’elle est. Il nous parle de ces hommes,<br />

de ces femmes que nous voyons partout et toujours…<br />

Dans l’immense Russie, il a su voir et comprendre tous ceux<br />

qui ne représentent rien d’extraordinaire, qui ne sont pas<br />

des héros, mais qui forment le Russie. Il allait dans les coins<br />

les plus perdus de la Russie et il regardait comment vivent<br />

là-bas les êtres humains, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent. Et<br />

il nous raconte tout cela.<br />

Que de forces, que d’amour, que de larmes et de souffrances<br />

il a trouvés dans ces endroits inconnus ! Mais cette force et<br />

cet amour ne font pas de grandes actions, ne forment pas des<br />

héros – non, tout reste là-bas, dans cette petite ville perdue,<br />

tout vit ignoré de tous, enseveli sous la neige, étouffé par<br />

la vie. Mais cela n’en existe pas moins. Et ces êtres qui<br />

souffrent, et qui aspirent, et qui auraient pu devenir grands,<br />

accomplir des actions héroïques, ces êtres ne sont-ils pas<br />

dignes aussi de notre attention ?<br />

Ce sont ces êtres-là que Tchékhov a choisis pour nous les<br />

montrer, pour nous dire que ces inconnus de la grande vie<br />

qu’il a profondément aimés sont dignes d’êtres vus de plus<br />

près, que c’est peut-être, précisément, dans leurs âmes que<br />

nous trouverons la « vraie » beauté, le « véritable amour ».<br />

Georges Pitoëff<br />

1939<br />

cité dans Cahiers d’art du théâtre et du cinéma,<br />

n°1, 1960, Ed. Spectacles<br />

51


Pourquoi<br />

La Cerisaie ?<br />

<strong>Jean</strong>-Louis Barrault<br />

Je tiens La Cerisaie pour le chef-d’œuvre de Tchékhov. Parmi<br />

les quatre grandes pièces qu’il a écrites pour le théâtre, elle<br />

est celle qui se généralise le plus impérativement, celle qui<br />

s’universalise le mieux.<br />

Tout en refl étant avec une grande ressemblance l’âme<br />

russe, elle s’en arrache spontanément, et, projetée ainsi<br />

dans l’espace, elle se répercute dans toutes les âmes de<br />

l’humanité. Sur tous les plans.<br />

La Cerisaie prend tout d’abord naissance dans le SILENCE.<br />

C’est en quelque sorte, une vaste pantomime qui se<br />

déroule pendant deux heures, ornée de temps en temps,<br />

sous la forme d’une tirade, d’un véritable poème, comme<br />

on accroche au long d’un collier uniforme ici et là un beau<br />

bijou.<br />

Le reste ? Une monture discrète de courtes répliques qui<br />

sertissent ce silence rare. La Cerisaie s’écoule lentement<br />

comme la vie. C’est une source qui, toute fi ne, bruit comme<br />

une âme. Peu de pièces nous donnent cette impression<br />

«physique» du temps qui passe.<br />

C’est que, partant aussi fondamentalement du silence, elle<br />

reproduit exceptionnellement le PRESENT. Or, le théâtre est<br />

l’art même du présent. C’est du théâtre essentiel.<br />

Le présent est, dans la vie, ce qui est le plus insaisissable.<br />

Pas étonnant que La Cerisaie soit, elle aussi, insaisissable.<br />

L’action proprement dite de La Cerisaie se passe donc dans<br />

le silence, et les répliques du dialogue, outre ces tiradespoèmes<br />

qui s’en isolent, ne sont faites, comme en musique,<br />

que pour faire vibrer ce silence.<br />

[…] Mais de même que la subtilité anglo-saxonne s’approche<br />

plus que les autres des confi ns de la folie, de même que la<br />

clarté française s’y retrouve mieux dans l’étude des tourments<br />

du cœur, le tempérament russe est mieux préparé que tout<br />

autre à percevoir le temps présent. N’est-il pas à cheval sur<br />

l’Orient et l’Occident, comme le présent est à cheval sur le<br />

futur et le passé ? Si internationale que se révèle La Cerisaie,<br />

nous n’en rendrons donc pas moins hommage à l’âme russe<br />

de nous ouvrir ainsi la voie dans cette perception intime et<br />

infi nitésimale du temps qui passe.<br />

Bâtie sur le silence, et ne vivant que dans le présent,<br />

la composition dramatique de cet ouvrage est<br />

fondamentalement musicale. Et le présent est une matière<br />

si fugitive qu’un thème étant proposé, l’auteur ne peut le<br />

développer, ni encore moins le fi nir, il passe à un thème<br />

suivant. Le pourrait-il au reste qu’il ne le ferait pas : une<br />

fatalité mortelle pèse sur La Cerisaie, à peine l’effl eure-ton<br />

qu’on s’arrête, puis qu’on se dérobe pour l’éviter. C’est<br />

ainsi que l’on passe d’un instant quotidien à une sensation<br />

sentimentale, de cette sensation à une réfl exion générale,<br />

de cette réfl exion à une boutade, d’une bouffonnerie à<br />

des considérations sociales, etc., etc., sans jamais épuiser<br />

aucun de ces moments qui ne sont que des évasions d’un<br />

danger vers lequel on revient constamment. Succession de<br />

torpeurs secouées par des sursauts, comme pour échapper<br />

à cette aimantation qui attire vers le malheur… ou comme<br />

lorsqu’on s’empêche de dormir, de crainte de mourir<br />

pendant le sommeil.<br />

Ce non-accomplissement de chaque instant laisse un dépôt<br />

silencieux d’angoisse qui, lui, traite le vrai sujet.<br />

Si un compositeur appliquait dans son art cette subtilité de<br />

composition théâtrale, il est probable que sa musique serait<br />

ultra-moderne. Thèmes à peine émis, aussitôt disparus,<br />

comme s’ils brûlaient ; apparente incohérence dont les<br />

ramifi cations secrètes obéissent à une méthode scientifi que<br />

profondément délibérée.<br />

De cette composition théâtrale, d’inspiration musicale très<br />

savante, il résulte que le mouvement dramatique de l’action<br />

est très délicat à respecter ; c’est avant tout un mouvement<br />

lent.<br />

Et c’est cela encore que j’aime dans La Cerisaie. Le mouvement<br />

dramatique d’une œuvre théâtrale ne correspond<br />

pas à la rapidité des événements, ni à la vitesse du jeu des<br />

personnages. C’est une question de densité, non de vélocité.<br />

Le mouvement dramatique d’une œuvre est effi cace lorsque<br />

chaque instant est bien rempli.<br />

On a coutume aujourd’hui de dire que dans Tchékhov il y a<br />

peu d’action – le récent Dictionnaire des œuvres le précise<br />

pour La Cerisaie même ! – Il faut entendre par là que dans<br />

Tchékhov il y a peu de combinaisons d’actions, peu de<br />

chevauchements d’événements, peu de complications<br />

d’intrigues ; mais cela ne veut pas dire qu’il y a peu d’action.<br />

Ne pas confondre l’Action et l’Intrigue. «Que ce que vous<br />

ferez soit toujours simple, et ne soit qu’un», dit Horace. Et<br />

Racine ajoute : «Toute l’invention consiste à faire quelque<br />

chose de rien.» Dans La Cerisaie, l’action est au contraire<br />

constante, tendue et complète, car, encore une fois, chaque<br />

moment est bien rempli. Chaque instant a sa propre densité,<br />

mais cette densité n’est pas dans le dialogue, elle est dans<br />

le silence, dans la vie qui s’écoule.<br />

[…] Cette vie toute faite de silence, ces thèmes d’action<br />

passagère mystérieusement concertés, cette douloureuse<br />

et angoissante lenteur dans le déroulement de l’action,<br />

soulèvent, pour des acteurs français, des problèmes<br />

passionnants.<br />

Maquette de décor de V. Y. Levental pour La Cerisaie,<br />

mise en scène A. V. Efros, Théâtre Taganka, Moscou, 1975.<br />

Collection Musée Bakhrushin<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 52


L’acteur français, pour régler son jeu, a l’habitude de<br />

s’appuyer sur le texte, car dans le théâtre français l’action<br />

est le plus souvent refermée dans le texte. Ici, c’est hors du<br />

texte qu’est le jeu.<br />

Quand l’action est tapie dans le texte, elle se déroule<br />

dans un rythme plus rapide. L’acteur français est donc par<br />

essence un acteur rapide. Le rythme de La Cerisaie est lent,<br />

même pour des Russes. Or la lenteur française ne peut<br />

correspondre à la lenteur russe.<br />

Il faut donc que La Cerisaie, en français, se déroule pour des<br />

Français, avec une lenteur française et non avec une lenteur<br />

russe qui ne serait valable que pour des Russes.<br />

Mais cette lenteur constitue pour une troupe française un<br />

excellent exercice. Une véritable leçon de vie dense.<br />

Aussi, peu de pièces préoccupent-elles autant les acteurs<br />

qu’une pièce comme La Cerisaie.<br />

Rare est l’acteur qui se perd ; mais cela arrive pourtant.<br />

L’acteur vit alors un des meilleurs instants de sa vie<br />

artistique.<br />

Plus rare encore est la troupe qui arrive à se perdre. La<br />

Cerisaie est une des très rares œuvres où une troupe entière<br />

peut se perdre, ne plus croire qu’elle est dans un théâtre,<br />

mais croire profondément que cette famille existe, que cette<br />

maison existe et qu’on est dans la vie.<br />

Et cette métamorphose unique se fait avec des moyens de<br />

bon aloi ; car la pièce n’appartient ni au naturalisme, selon<br />

la mode de 1904, ni même au réalisme. Elle appartient à<br />

la vérité ; une vérité qui selon ses deux visages (la vérité<br />

a toujours deux visages) est faite à la fois de réel et de<br />

poésie : l’apparent et le secret. C’est, si l’on veut, du<br />

réalisme poétique… comme Shakespeare.<br />

C’est du moins ainsi que nous espérons la présenter. Au<br />

reste nous aimons tant La Cerisaie que cela nous autorise<br />

à la «manger» à notre guise : l’amour vaut plus que le<br />

respect.<br />

Mais là ne s’arrête pas notre amour pour La Cerisaie.<br />

La Cerisaie est comparable à ces tables gigognes qui<br />

s’emboîtent, presque à l’infi ni, les unes dans les autres.<br />

Le sujet intime, familier, universellement quotidien se<br />

développe, irrésistible, du particulier au général. Comme<br />

ces fl eurs japonaises qui poussent, par miracle, dans un<br />

verre d’eau dès qu’on y a jeté leur mystérieux comprimé.<br />

La Cerisaie a la valeur d’une «parabole». Partant de la<br />

vie courante elle se déploie, sans en avoir l’air, jusqu’aux<br />

confi ns des sphères métaphysiques.<br />

Et, chose extraordinaire, partant de l’individu observé dans<br />

son univers familier et quotidien, elle atteint rapidement le<br />

53


point de vue général de la société et elle ne s’arrête pas là ;<br />

elle s’élève encore pour retrouver l’Individu, pris cette fois<br />

sous l’angle le plus large, philosophique, universel. C’est<br />

précisément ce qui en fait une très grande pièce.<br />

[…] Une autre leçon de La Cerisaie ? Tchékhov, en traitant<br />

son sujet, nous montre ce que doit être un artiste. C’est<br />

une modestie hypocrite qui, en général, nous fait éviter le<br />

mot : artiste. L’artiste est avant tout témoin de son temps.<br />

L’artiste doit donc s’efforcer d’être avant tout le servant de<br />

la JUSTICE. Comment être partisan et être juste ? Impossible.<br />

Un pur artiste ne peut donc pas être partisan, à moins que ce<br />

ne soit de la justice. C’est le seul cas où il puisse s’engager ;<br />

et puisque c’est le seul cas, il doit d’autant plus s’y engager.<br />

Pour la justice… On dit que Tchékhov était parmi les rares<br />

écrivains qui étaient reconnus des deux camps.<br />

Dans La Cerisaie on aime Gaiev, comme on regrette encore<br />

de nos jours l’époque 1900. Mais on aime aussi Lopakine,<br />

et l’on voudrait l’aider, le raffi ner, le rendre moins timide,<br />

lui apporter ce quelque chose qui lui manque, dont il a<br />

conscience et qui lui fait honte. Et l’on ne peut pas, en même<br />

temps, ne pas approuver les propos que tient Trofi mov ; on<br />

regrette même la mollesse de notre étudiant, on le voudrait<br />

plus réaliste dans ses perspectives révolutionnaires.<br />

Bref, ce qui reste de La Cerisaie, grâce à Tchékhov, c’est<br />

l’impartialité. Son art est un art de justice. Encore une fois :<br />

du grand théâtre.<br />

Tchékhov est «artiste» encore parce qu’il nous donne une<br />

leçon de tact, de mesure ; pour tout dire : de pudeur. Il n’est<br />

de grand artiste que dans la pudeur. L’impudicité ne trouve<br />

son excuse que dans un excès de candeur ou de naïveté.<br />

Ne confondons pas ici pudeur et pruderie. Il nous enseigne<br />

enfi n l’économie. On ne peut absolument rien retrancher<br />

de La Cerisaie. Tout ce qui aurait pu être enlevé, Tchékhov<br />

l’a fait. Tout y est élagué au maximum. Et l’on pense, en<br />

étudiant cette œuvre, à la réfl exion de Charlie Chaplin, cet<br />

incomparable artiste, faite à propos d’un de ses fi lms :<br />

«Quand une œuvre semble terminée, bien la secouer,<br />

comme on secoue un arbre pour ne garder que les fruits qui<br />

tiennent solidement aux branches.» … «Ne rien mettre sur le<br />

théâtre qui ne soit très nécessaire, etc.» disait notre maître<br />

Racine.<br />

Aussi, dans Tchékhov, ses indications doivent-elles être<br />

examinées avec précaution et circonspection. Ne dit-il pas<br />

dans une de ses lettres : «On trouve souvent chez moi<br />

l’indice «à travers larmes», mais cela démontre l’état des<br />

personnages et non les larmes.»<br />

Enfi n, Tchékhov est encore un artiste exemplaire car tous<br />

ses personnages, comme dans Shakespeare, sont ambigus :<br />

Lopakine, le terrible, est un timide, un indécis, et un homme<br />

bon ; Mme Ranevskaia la fragile victime est une passionnée ;<br />

Gaiev, la grande tradition, est un paresseux ; Trofi mov, le<br />

révolutionnaire, est un mou et un velléitaire.<br />

Aucun héros conventionnel, rien que des êtres complexes,<br />

aucun robot, rien que des cœurs qui battent.<br />

Et ce sera le dernier point sur lequel je m’arrêterai pour<br />

exprimer quelques-unes des raisons qui me font aimer La<br />

Cerisaie : La Cerisaie est, en défi nitive, «plantée» sur le<br />

cœur. Ce cœur, cette surchair qui dépasse l’esprit et qui<br />

renferme, en vrac, ces quatre-vingt-quinze sens, dont parle<br />

Trofi mov, que nous ne connaissons pas, et qui vont bien<br />

plus loin en sensibilité que les cinq pauvres sens qui ont été<br />

mis offi ciellement à notre disposition.<br />

Ce cœur qui nous met dans «cet état de larmes» quand nous<br />

revoyons les choses du passé, mais qui, en même temps,<br />

par sa pulsation obstinée, nous pousse vers l’avenir et nous<br />

entraîne à déguster tout le présent.<br />

Ce cœur qui est toute sensation, toute volonté ; bien<br />

supérieur, il me semble, à la tête qui n’apporte que l’idée,<br />

aux sens qui n’apportent que la convoitise. Lui, il est avant<br />

tout révélation, voyance, et pourquoi ne pas dire le mot :<br />

Amour, c’est-à-dire véritable connaissance.<br />

J.-L. B.<br />

Cahiers de la Compagnie Renaud-Barrault,<br />

n°6, Julliard, 1954<br />

Maquettes d'Edouard Pignon pour Ce fou de Platonov,<br />

régie de <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, 1956.<br />

Collection Association <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, Avignon.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 54


Ce fou de Platonov<br />

Régie de <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

En 1956, l’honneur de la création mondiale de Ce Fou de<br />

Platonov (encore qu’il existe une information imprécise<br />

sur une représentation antérieure en Suède) revient à<br />

<strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> à qui Pol Quentin avait apporté une adaptation<br />

étrangement amputée du premier acte. Écrite à l’âge de<br />

vingt-quatre ans par Tchékhov, la pièce avait été refusée,<br />

retravaillée puis abandonnée au profi t d’Ivanov. Énorme<br />

projet par ses personnages et ses thèmes foisonnants, <strong>Vilar</strong><br />

avait identifi é les forts caractères féminins et la faiblesse des<br />

hommes sur fond de perte de la propriété foncière comme<br />

dans La Cerisaie, tout en affi rmant la cocasserie tragique de<br />

la vie de province. On se prend à rêver sur la qualité de la<br />

distribution qui réunissait, outre <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, Maria Casarès,<br />

Monique Chaumette, Christiane Minazzoli, Roger Mollien,<br />

Daniel Sorano, Georges Wilson, <strong>Jean</strong>-Pierre Darras, <strong>Jean</strong><br />

Topart, Philippe Noiret… Dans les notes inédites que nous<br />

publions ici, on verra comment, quoique la pièce fi nisse<br />

tragiquement, <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> en soulignait la tonalité drôle, vive,<br />

humoristique.<br />

Acte I<br />

Scène I : Triletzki, Bourgrov, Glagolaiev Père<br />

Cette première scène est vivement enlevée. Ne perdez pas<br />

de temps au cours des premières répétitions à « chercher »<br />

votre personnage. Vous le trouverez peu à peu en collant<br />

répliques à répliques, prenant un ton chaud, élevé.<br />

D’ailleurs, l’atmosphère du premier acte est celle d’une fête,<br />

d’une soirée exceptionnelle en province. On y danse, on y<br />

boit beaucoup, on rit, on vit haut, tout cela pour masquer<br />

pendant au moins un soir l’indigence de la vie. C’est d’autant<br />

plus forcené.<br />

Triletzki n’est pas tout a fait saoul. Il est habillé de vêtements<br />

élimés.<br />

Glagolaiev est un monsieur de très bonne compagnie, riche,<br />

très soigné, un peu lourd car il est assez âgé. Dans cette<br />

scène comique d’apparence, Glagolaiev ne rit pas et le jeu<br />

doit être sans effet. Il est très richement habillé. Barbes,<br />

moustaches, perruques blanches.<br />

Bougrov, il n’a ici qu’une réplique. Ne pas insister, ce n’est<br />

pas [dans cette] scène que le personnage peut se dessiner.<br />

Mise en place descendant les marches (fond), les 2 sont<br />

poursuivis par Triletzki, très en verve et gai.<br />

Bougrov s’éloigne côté jardin. Triletzki et Glagolaiev<br />

descendent au centre du plateau. Faire une mise en place<br />

simple mais en mouvements dans le sens : Triletzki poursuit<br />

Glagolaiev qui s’échappe à tout coup.<br />

55


Scène II : Triletzki + 2 domestiques<br />

Les 2 domestiques sortent de la porte-fenêtre, descendent les<br />

escaliers et vont chacun dans des directions différentes :<br />

L’un vers coulisse jardin<br />

L’autre vers coulisse cour.<br />

Lorsqu’ils sont arrêtés par « eh là vous deux » de Triletzki.<br />

Bien respecter les indications de Tchékhov. Les valets<br />

saluent très bas. Ils appartiennent depuis toujours à la<br />

grande famille des Voinitzev.<br />

Ne pas faire des mimiques inutiles quand vous recevez<br />

l’argent.<br />

Triletzki, une fois de plus, se retrouve au centre à la fi n de<br />

la scène.<br />

Maintenir un grand mouvement, presto.<br />

Scène III : Le Père Triletzki, Triletzki, Sacha<br />

Le Père Triletzki est très vieux – 80 ans : c’est l’âge du<br />

roi Lear, à la lettre le roi Lear. Sa sensibilité est forte et<br />

puissante, on ne peut lui résister quand il est sur le plateau.<br />

Ne pas trop ralentir, sinon Triletzki qui est ivre et Sacha qui<br />

est impatiente de partir, seraient en position de spectateur<br />

et non d’acteur.<br />

Bien réglés les petits mouvements avec Sacha, notamment<br />

lorsque celle-ci essaye à tout coup de l’entraîner.<br />

Sacha : quand l’actrice se mettra en colère, il est nécessaire<br />

de marquer dans cette première scène de Sacha, combien<br />

Sacha est douce, honnête simple, humaine. Pas de colère<br />

crispée et dure, donc !<br />

Elle n’est plus très jeune. Sa voix est celle d’une femme,<br />

un peu grave. A travers tous ses malheurs considérables<br />

causés par les vies anarchiques de son mari, de son frère,<br />

de son père, elle a conservé cette bonté innée qui est celle<br />

des servantes au grand cœur. Le jeu doit rester réaliste. Elle<br />

conduit père et frère, un peu comme elle mène son petit<br />

Kolya. C’est Antigone, fi lle de prolétaires. Elle dirige tout<br />

cela comme on dirige une famille nombreuse et pauvre.<br />

Acte I, scène IV<br />

Petrin : ne pas pousser trop loin la composition du<br />

personnage par les moyens habituels de voix, geste, etc.<br />

c’est-à-dire par l’extérieur, sans être habité par cette âme<br />

d’usurier. Attention, son abord est assez sympathique du<br />

moins pour un lecteur français. Mais je crois que ce genre<br />

d’homme est assez odieux à un Russe. Ne pas se laisser<br />

gagner par cet amour occidental pour le type slave. Petrin<br />

est odieux. C’est un des grands personnages de la pièce.<br />

Petrin est un usurier en goguette ce soir là et il est drôle.<br />

Mais c’est le ver dans le fruit : il participe à la soirée d’Anna<br />

Petrovna qui ne l’a certainement invité que pour l’amadouer.<br />

Il hait la veuve. C’est un Gobseck au petit pied. [...]<br />

Scène V<br />

Mise en place : Petrin, jardin, Bougrov, cour.<br />

Heure indication générale suivante de Tchékhov « Puis ils se<br />

promenèrent »<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 56


Je vois qu’à un moment Petrin s’assied mais un très court<br />

moment. Pour exprimer une pose physique : la fête est<br />

fatigante et l’alcool le travaille. Il n’est pas chez lui ; il a un<br />

complexe d’infériorité dans ce milieu de propriétaire et il<br />

n’ose s’asseoir, même quand les patrons ne sont pas là. [...]<br />

Scènes VI et VII<br />

Ils croisent les deux usuriers, qui leur laissent avec beaucoup<br />

de facilité le passage.<br />

Voinitzev est doux. Il est pressant. Il est très amoureux de<br />

sa femme. Le mouvement les amène de la maison au jardin.<br />

Premier plan.<br />

Puis au centre, sur Sofi a : « Je t’en prie, ne m’interroge pas ».<br />

Après s’être approché de Sofi a sur : « Je me demande où<br />

vous, femmes, …ennui », il répond à Sofi a au centre. Chaque<br />

foi qu’il s’approche, intuitivement et sans s’en rendre compte<br />

elle même, elle l’esquive ou s’éloigne d’un pas.<br />

Anna Petrovna : une fois de plus, Anna joue de sa fenêtre<br />

comme d’un masque.<br />

L’appel vocal est charmant mais vif. Ne pas faire un sort à<br />

ce genre de phrase. Elle intriguera d’autant plus que ces<br />

apparitions seront visibles certes, mais rapides.<br />

À la fi n de la scène, Anna est au jardin près du banc.<br />

Voinitzev entre très vivement dans la maison.<br />

Scène VIII<br />

La première réplique de Sofi a n’est pas un monologue. Il ne<br />

peut en avoir le poids. Ce sont des gromelots rapides, encore<br />

que distinctement entendus. Ce sont des soupirs haletants<br />

et les uns sur les autres. Soupirs ici exprimés par des mots.<br />

Ne pas ralentir. Et ne pas trop penser.<br />

Dès que Sofi a voit Platonov, sa réaction est telle que nous<br />

devons comprendre que hic jacet lupus.<br />

Jouant la scène, je ne crois pas nécessaire de transcrire la<br />

mise en place. Nous chercherons cela avec la Sofi a. [...]<br />

Scène X<br />

[...] Vengerovitch, sur les marches/ première réplique<br />

Ossip jardin premier plan<br />

Vengerovitch est vraiment gêné par la présence d’Ossip. Ce<br />

n’est pas le lieu pour rencontrer un moujik. D’autre part,<br />

c’est la fête, il est assez ivre et les conditions sont donc<br />

mauvaises pour « discuter ». Bien marquer cela. Ossip, lui,<br />

s’en fout. Il est très calme.<br />

Je rappelle que le dialogue s’enchaîne sur le ton le plus<br />

quotidien.<br />

Dans la longue réplique dernière de Vengerovitch, toute son<br />

âme tortueuse et craintive se montre. Il veut et il ne veut<br />

pas. Démolir quelqu’un mais ne pas le tuer. La lâcheté.<br />

Ossip s’éloigne et disparaît par le fond du jardin.<br />

Vengerovitch, sur l’entrée de Platonov, reste au jardin. Il se<br />

retourne vers lui.<br />

Scène XI<br />

Je mettrai en place de vive voix.<br />

N.B. Ici aussi ne pas prendre de temps inutiles. Prendre<br />

uniquement ce que l’on appelle des respirations. Le dialogue<br />

est aisé et s’enchaîne comme dans une conversation banale,<br />

quotidienne.<br />

Vengerovitch est au jardin.<br />

Scène XII<br />

La scène est vive, gaie, enjouée et doit être jouée telle par<br />

les deux interprètes.<br />

Grekova descend les marches et va au centre.<br />

Platonov d’abord au jardin.<br />

C’est sur « … petite dinde » qu’il s’avance vers elle<br />

jusque- là il n’a pas fait un pas vers elle. Les distances<br />

sont donc assez grandes jusque-là. Elles vont se resserrer.<br />

Et alors, bien suivre les indications de Tchékhov :<br />

« Il passe son bras sous sa poitrine etc... »<br />

« Il l’embrasse »<br />

« Elle se dégage »<br />

etc.<br />

Oui Grekova est en larmes sur « Vous ne m’auriez pas<br />

embrassée sans cela… »<br />

Le ton de cette scène doit être doublement soigné, car c’est<br />

la fi guration scénique des insolences de Platonov, et qui<br />

le mèneront au tribunal. Il est odieux. Elle est terriblement<br />

blessée. À fond.<br />

<br />

<br />

Maquettes d'Edouard Pignon pour Ce fou de Platonov,<br />

régie de <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, 1956.<br />

Collection Association <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, Avignon.<br />

57


Le rire<br />

de la jeunesse<br />

<strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

Tchékhov, tout comme notre Molière, est, à travers les courtes<br />

ou grandes comédies, un farceur. Les personnages sont,<br />

au moins, drôles, et aux heures les plus douloureuses de<br />

leur petit destin, ils appartiennent, quoi qu’il en soit et quoi<br />

qu’ils disent, et même s’ils attentent à leur vie, au monde de<br />

l’ironie. Tchékhov n’est pas le Labiche du désespoir.<br />

Je sais, il y a Treplev, il y a Nina ou Ivanov et bien d’autres.<br />

Mais précisément, le génie propre à Tchékhov, sa nature<br />

foncière, le satiriste qu’il fut toujours, au théâtre du moins,<br />

a fait entrer dans le domaine de la comédie la mort ou le<br />

suicide sans que ni l’une ni l’autre n’y soit insolite. Médecin<br />

de profession et malade, il connaît trop bien les réalités<br />

physiologiques pour prendre au sérieux le romanesque ou<br />

la déchéance de ces héros. La mort, dans ce théâtre, entre<br />

au magasin des accessoires comiques et le dérisoire est ici<br />

un instrument de la farce. Bref, je ne vois nulle tristesse dans<br />

ces faillites et dans ces échecs, dans cette décrépitude. La<br />

mort adolescente est elle-même un événement simple.<br />

Nous sommes loin de Chatterton. À travers ces personnages<br />

de tous les jours, Tchékhov, en souriant, exorcise les<br />

romantismes de l’échec et de la mort. Allons, il faut jouer et<br />

il faut lire, ami lecteur, les pièces de Tchékhov comme des<br />

comédies. Elles sont drôles. Elles se moquent. Elles sont<br />

vives.<br />

<strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

préface à La Cerisaie et à La Mouette,<br />

Le Livre de Poche, 1963<br />

La dernière demeure de Tchékhov : dessins<br />

de S. M. Tchékhov publiés dans une brochure<br />

<strong>Maison</strong>-musée à Yalta adressée à <strong>Vilar</strong> en 1957.<br />

Ci-contre, lettre de la sœur de Tchékhov<br />

à <strong>Jean</strong> Rouvet, administrateur du TNP.<br />

Collection Association <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 58


LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 60


<strong>Dépasser</strong> <strong>Stanislavski</strong><br />

Giorgio Strehler<br />

À l’interlocuteur étonné qui me demanderait : « pourquoi<br />

une autre Cerisaie ? », je répondrais avec beaucoup de<br />

simplicité : parce que La Cerisaie est un chef-d’œuvre.<br />

Il suffi t donc d’être un chef-d’œuvre pour avoir « raison »<br />

d’être représenté ? Est-il juste de représenter les chefsd’œuvre<br />

? Ou non ? Les classiques et ainsi de suite ? C’est<br />

une vieille histoire mais elle vaut la peine qu’on s’y arrête<br />

un instant.<br />

1) Je crois que oui. Car toute grande œuvre de l’intelligence,<br />

du cœur humain est éternelle. L’idée de « momentané »<br />

est dépassée par les grandes œuvres qui représentent des<br />

points de référence pour l’homme.<br />

Je ne crois aux classiques qu’à cette condition : comme<br />

étant écrits aujourd’hui pour aujourd’hui et pour demain.<br />

S’ils ne sont pas tels, ce ne sont pas des classiques, ce sont<br />

des œuvres plus ou moins importantes, des documents<br />

plus ou moins négligeables d’un « moment » de l’histoire<br />

qui passe. Le vrai classique ne passe pas. Il peut être plus<br />

évident à certaines périodes, moins à d’autres ; certaines<br />

« choses dites » d’une certaine façon seraient aujourd’hui<br />

dites autrement, peut-être, et demain autrement encore ; de<br />

même, certains aspects formels peuvent se modifi er comme<br />

certains aspects de contenu : mais l’œuvre d’art reste<br />

intacte, elle est là et parle. Elle est juste, elle est nécessaire,<br />

elle est active, elle est révolutionnaire, toujours et toujours<br />

dans l’histoire.<br />

2) Pourquoi malgré tout, parmi « tout le théâtre mondial »,<br />

cette Cerisaie en 1974 ? Je réponds encore : parce qu’elle<br />

est magnifi que, parce que je l’aime, parce que j’en sens la<br />

nécessité. Et si je suis un interprète « juste », je devrai bien<br />

être, d’une façon ou d’une autre, ce miroir du temps dont<br />

nous parle Shakespeare, non ? Si l’œuvre m’est nécessaire,<br />

elle doit bien l’être d’une façon ou d’une autre pour les<br />

autres.<br />

<br />

La Cerisaie, mise en scène Giorgio Strehler, 1974.<br />

Photo Luigi Ciminaghi / Piccolo Teatro de Milan.<br />

Vous n’ignorez pas que c’est ma deuxième mise en scène de<br />

La Cerisaie et que je fus très malheureux à la première. Je me<br />

rappelle nettement la fi n : les applaudissements habituels,<br />

et même très chaleureux, me sembla-t-il, mais j’éprouvais<br />

un sentiment de profonde insatisfaction intérieure. Le<br />

sentiment d’avoir à peine effl euré La Cerisaie, par fatigue,<br />

inexpérience et manque de temps. La Cerisaie fut montée<br />

après La Trilogie de La Villégiature, après l’exposition<br />

créatrice de La Villégiature ; elle devait être la suite d’une<br />

même réfl exion sur la « fi n » d’une société, sur le frisson<br />

de la fi n et ses pressentiments, pendant deux moments<br />

particuliers de l’histoire européenne et du monde. Mais<br />

j’abordai la deuxième phase, le cœur un peu sec. Nous<br />

commençâmes à répéter La Cerisaie trois ou quatre jours<br />

après la première de la Trilogie de Goldoni. Cette année,<br />

après avoir repris La Cerisaie, je ferai « ensuite » La Trilogie.<br />

Le destin qui se venge, ou l’histoire, ou autre chose, je n’en<br />

sais rien, mais là aussi un effet du hasard…<br />

Je sortis dans la cour, la même qu’aujourd’hui, tandis qu’il<br />

commençait à neiger et je m’enfuis comme un voleur, plus<br />

que d’habitude, car je m’enfuis toujours aux premières de<br />

mes mises en scène. Cette fois là, je m’enfuis davantage.<br />

J’ai donc un compte à régler avec moi-même, si j’en suis<br />

capable ! Mais, évidemment, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.<br />

Tôt ou tard, les réfl exions ininterrompues ou inachevées<br />

doivent être reprises pour qu’on les termine, qu’on les<br />

achève, ou pour savoir si nous serons un jour capables de<br />

les mener à leur terme.<br />

Mais ce n’est certainement pas ce qui me pousse aujourd’hui<br />

à penser à une Cerisaie différente évidemment, tout à fait<br />

différente de celle d’alors.<br />

Je ne sais pourquoi, je vous l’avoue, mais cette Cerisaie,<br />

telle qu’elle commence à se dessiner, est proche de Lear.<br />

Elle prolonge une réfl exion qui n’est pas formelle, mais de<br />

fond. Je dis : je ne sais pourquoi. La réfl exion, ou une partie<br />

de la réfl exion, c’est le sentiment du temps, le temps, une<br />

enquête sur le temps, sur les générations qui passent, sur<br />

l’Histoire qui change, sur le changement, sur la douleur qui<br />

« fait mûrir », « la maturité est tout ! », comme dit Edgar ! Sur<br />

l’espoir et la certitude active que ce monde, on doit le faire,<br />

qu’il se fera… je ne sais…cela et beaucoup d’autres choses<br />

encore.<br />

61


Voila ce que je voulais vous dire : que ce Tchékhov, que<br />

tout Tchékhov est vivant pour moi. Ce n’est pas un poète du<br />

renoncement et du désespoir. Mais ce n’est pas pour ça qu’il<br />

ne connaît pas la douleur, la douleur même d’être vivant et<br />

de faire, jusqu’à la fi n, ce qui doit être fait.<br />

Oui La Cerisaie est un chef-d’œuvre, et sur tous les plans.<br />

La Cerisaie est peut-être l’exemple le plus grand de ce que<br />

le meilleur de la société bourgeoise nous laisse, sur le<br />

plan théâtral, dans une conscience d’elle-même à laquelle<br />

d’autres sont incapables d’atteindre.<br />

[…] Nous sommes en train de nous rendre compte<br />

aujourd’hui qu’il faut tenter de représenter Tchékhov non<br />

pas sur le modèle de <strong>Stanislavski</strong> (et ce fut notre tâche<br />

que de conquérir cette dimension), mais dans une autre<br />

perspective : plus universelle et symbolique, plus ouverte<br />

à des sollicitations fantastiques ; avec le risque terrible de<br />

retomber dans une sorte d’abstraction passe-partout, d’ôter<br />

toute signifi cation à la réalité plastique de Tchékhov, c’est-àdire<br />

aux choses que sont les pièces, les tables, les chaises,<br />

les fenêtres : choses et surtout histoire. Car l’histoire est vue<br />

par le spectateur comme milieu, comme costumes, visages,<br />

cheveux, lunettes, faux cols, etc. Le reste est évidemment<br />

nécessaire, c’est-à-dire l’histoire à l’intérieur des choses<br />

et des personnages. Mais isoler un acte de Tchékhov dans<br />

un « décor abstrait », dans un vide symbolique, c’est ôter<br />

une réalité plastique à l’histoire. Cela revient à dire que cet<br />

acte se déroule aujourd’hui et toujours. Or, le problème de<br />

Tchékhov est toujours celui que j’appelle des « trois boîtes<br />

chinoises ».<br />

Il y a trois boîtes : l’une dans l’autre, encastrées, la dernière<br />

contient l’avant-dernière, l’avant-dernière la première.<br />

La première boîte est celle du « vrai » (du vrai possible qui, au<br />

théâtre, est le maximum du vrai), et le récit est humainement<br />

intéressant. Il est faux de dire, par exemple, que La Cerisaie<br />

n’a pas d’intrigue « amusante ». Elle est, au contraire,<br />

pleine de coups de théâtre, d’événements, de trouvailles,<br />

d’atmosphère, de caractères qui changent. C’est une histoire<br />

humaine très belle, une aventure humaine émouvante. Dans<br />

cette première boîte, on raconte donc l’histoire de la famille<br />

de Gaev et de Lioubov et d’autres personnages. Et c’est une<br />

histoire vraie, qui se situe certes dans l’Histoire, dans la vie<br />

en général, mais son intérêt réside justement dans la façon<br />

de montrer comment vivent réellement les personnages,<br />

et où ils vivent. C’est une interprétation-vision « réaliste »,<br />

semblable à une excellente reconstitution, comme on<br />

pourrait la tenter dans un fi lm d’atmosphère.<br />

La deuxième boîte est en revanche la boîte de l’Histoire.<br />

Ici, l’aventure de la famille est entièrement vue sous l’angle<br />

de l’Histoire, qui n’est pas absente de la première boîte,<br />

mais en constitue l’arrière-fond lointain, la trace presque<br />

invisible. L’Histoire n’y est pas seulement « vestiaire » ou<br />

« objet » : c’est le but du récit. Ce qui intéresse le plus ici,<br />

c’est le mouvement des classes sociales dans leur rapport<br />

dialectique. La modifi cation des caractères et des choses<br />

en tant que transferts de propriétés. Les personnages sont<br />

certes, eux aussi, des « hommes », avec des caractères précis,<br />

individuels, des vêtements ou des visages particuliers, mais<br />

ils représentent – au premier plan – une partie de l’Histoire<br />

qui bouge : ils sont la bourgeoisie possédante qui est en<br />

train de mourir d’apathie et de démission, la nouvelle classe<br />

capitaliste qui monte et s’empare des biens, la toute jeune<br />

et imprécise révolution qui s’annonce, et ainsi de suite. Ici,<br />

les pièces, objets, vêtements, gestes, tout en gardant leur<br />

caractère vraisemblable, sont comme un peu « déplacés »,<br />

ils sont « distancés » dans le discours et dans la perspective<br />

de l’Histoire. Sans aucun doute la seconde boîte contient<br />

la première, mais c’est justement pourquoi elle est plus<br />

grande. Les deux boîtes se complètent.<br />

La troisième boîte enfi n est la boîte de la vie. La grande<br />

boîte de l’aventure humaine ; de l’homme qui naît, grandit,<br />

vit, aime, n’aime pas, gagne, perd, comprend, ne comprend<br />

pas, passe, meurt. C’est une parabole « éternelle » (pour<br />

autant que puisse être éternel le bref passage de l’homme<br />

sur la terre). Et là les personnages sont envisagés encore<br />

dans la vérité d’un récit, dans la réalité d’une histoire<br />

« politique » qui bouge, mais aussi dans une dimension quasi<br />

« métaphysique », dans une sorte de parabole sur le destin<br />

de l’homme. Il y a les vieux, les générations intermédiaires,<br />

les plus jeunes, les très jeunes ; il y a les maîtres, les<br />

serviteurs, les demi-maîtres, la fi lle du cirque, l’animal, le<br />

comique etc. – une sorte de tableau des âges de l’homme.<br />

La maison est « La <strong>Maison</strong> », les pièces sont « Les Pièces<br />

de l’Homme » et l’Histoire devient une grande paraphrase<br />

poétique d’où n’est pas exclu le récit mais qui est contenue<br />

toute entière dans la grande aventure de l’homme en tant<br />

qu’homme, chair humaine qui passe.<br />

Cette dernière boîte amène la représentation sur le versant<br />

symbolique et « métaphysico-allusif » – je ne peux trouver le<br />

mot exact. Elle se purifi e d’une grande partie de l’anecdote,<br />

se hausse à un autre niveau, vole très haut.<br />

[…] Une représentation « juste » devrait nous donner sur<br />

scène les trois perspectives réunies, tantôt en nous laissant<br />

mieux percevoir le mouvement d’un cœur ou d’une main,<br />

tantôt en faisant passer l’Histoire devant nos yeux, tantôt en<br />

nous posant une question sur le destin de notre humanité<br />

qui naît et doit vieillir et mourir, malgré tout le reste, Marx<br />

inclus. Un décor « juste » devrait être capable de vibrer<br />

comme une lumière qui frémit à cette triple sollicitation…<br />

[…] Epaisseur sociale de La Cerisaie<br />

L’échantillonnage des personnes de La Cerisaie présentet-il,<br />

du point de vue sociologique, quelques faiblesses ?<br />

C’est une question que l’on est amené à se poser lorsqu’on<br />

examine le texte sous l’angle de la « deuxième boîte »,<br />

celle de l’Histoire. Il semble évident qu’il ne peut présenter<br />

tous les exemples ou, mieux, tous les « cas typiques » de<br />

l’Histoire.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 62


Manuscrit de Tchékhov : La Cerisaie.<br />

Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

[…] Tchékhov disait : « Chacun écrit comme il peut et comme<br />

il sait. » C’est dans ce savoir que réside la différence<br />

fondamentale entre « naturalisme » et « réalisme ». La<br />

théorie de Lukacs sur la différence qu’il y a entre raconter et<br />

décrire est parfaitement valable ici. Celui qui sait, raconte,<br />

celui qui ne sait pas ou qui sait par « acquisition extérieure »,<br />

décrit. Et Tchékhov raconte toujours. Une propriété donc ;<br />

dans cette propriété, une maison et un jardin. Et ceux qui<br />

habitent ou qui passent dans cette maison et ce jardin.<br />

Le jardin devient le lieu d’une rencontre-choix d’une partie<br />

de la société. Une autre partie en est exclue. Mais celle qui<br />

reste est très importante, elle possède tous les caractères<br />

d’une typisation historique et humaine (toutefois limitée).<br />

Et c’est là qu’il faut faire attention, qu’il faut affi rmer avec<br />

courage que Tchékhov ne pouvait pas et ne devait pas<br />

aller « au-delà ». Parce que le savoir de Tchékhov n’allait<br />

pas plus loin. Sur le futur, en somme, Tchékhov ne pouvait<br />

sans doute guère en savoir plus que ce qu’en sait le vieil<br />

étudiant, et, sur le passé, guère plus que ce que laisse<br />

entrevoir le vieil « esclave » Firs. Entre ces deux pôles, dans<br />

une perspective incroyablement exacte, se situent, tous les<br />

autres personnages, hommes et femmes. Avec des vides<br />

que d’autres comédies, d’autres nouvelles de Tchékhov<br />

comblent, jusqu’à un certain point.<br />

Giorgio Strehler<br />

Un Théâtre pour la vie, 1974,<br />

Ed. Fayard, 1980, pour la traduction française<br />

63


La modernité même<br />

Antoine Vitez<br />

Si Tchékhov représente la modernité même, par rapport à<br />

une pièce comme Le Révizor par exemple, je me rappelle<br />

par contre très bien l’époque où les pièces de Tchékhov<br />

étaient injouées et injouables, et où la plupart des hommes<br />

de théâtre disaient que c’était trop long, très ennuyeux,<br />

qu’il ne s’y passait et qu’on n’y comprenait rien… Cela vous<br />

parait peut-être étrange, mais j’ai connu cette époquelà,<br />

je parle du début des années cinquante… J’avais à peu<br />

près vingt ans, et jamais on ne jouait en France une pièce<br />

de Tchékhov correctement – je ne dis pas qu’on le joue<br />

correctement maintenant, mais on sait au moins ce qu’il<br />

y a à jouer dedans. C’est le problème des classiques, de<br />

leur lecture et de leur interprétation. En ce qui concerne Le<br />

Révizor, l’une des raisons de mon « échec » auprès de la<br />

critique (mais pas auprès du public lui-même, c’est à noter)<br />

est que l’opinion publique française ne saisit pas l’enjeu<br />

de ce texte, je veux dire ce qu’il y a à jouer là-dedans. Pour<br />

Gogol, on n’a toujours pas de référence en France, alors que<br />

pour Tchékhov, oui : quelles que soient les mises en scène,<br />

on sait à peu près de quel jeu et de quel enjeu il s’agit. Je<br />

me rappelle très bien que lorsque j’ai commencé à faire du<br />

théâtre, en 48-49, Tchékhov restait extrêmement mystérieux-<br />

on ne comprenait pas le sens du texte. Jeune comédien, je<br />

ne savais pas du tout de quoi il retournait. L’idée dominante<br />

était qu’il s’agissait d’un texte évanescent, impressionniste,<br />

de brumes du Nord, de vapeurs russes, et donc que c’était<br />

beaucoup trop long : trop de brumes pour peu d’action,<br />

il fallait couper. Les premières représentations qui ont<br />

redonné ou délivré le sens des œuvres de Tchékhov (ce que<br />

je n’ai pas réussi à faire dans Le Révizor) furent celles de<br />

Sacha Pitoëff. Elles n’échappaient pas à une certaine idée du<br />

théâtre de Tchékhov que je vais dire, qui est que ce théâtre<br />

se donne pour tâche de représenter la vie et le non-sens de<br />

beaucoup de moments quotidiens, qu’il y a énormément<br />

de répliques (je le croyais et c’était ce que Sacha voulait<br />

montrer) qui ne veulent rien dire, sont là pour ne rien<br />

vouloir dire sinon la banalité, comme autant de petites<br />

feuilles mortes ou détachables de « la vie »… Que c’était<br />

ça le charme de Tchékhov. J’en ai moi-même été longtemps<br />

persuadé. D’autant plus que ces choses « sans intérêt »,<br />

ces collages me paraissaient très légitimes littérairement,<br />

et me rappelaient Lundi rue Christine d’Apollinaire, fait de<br />

conversations entendues, d’images de la simple vie. Où l’on<br />

ne comprend pas de quoi les gens parlent.<br />

Et puis, en travaillant et en montant La Mouette, j’ai été<br />

déçu, déçu de quelque chose dont maintenant je suis<br />

content : ce langage-qui-ne-veut-rien-dire et que je trouvais<br />

magnifi que, ce procédé du collage dont je m’enchantais…,<br />

mais ça n’était pas vrai, ça n’était pas écrit du tout pour ça.<br />

Il y a un leurre, exprès. Après avoir énormément travaillé sur<br />

les pièces de Tchékhov au Conservatoire (toutes, mais je n’ai<br />

monté que La Mouette, et pas très bien), j’ai la certitude au<br />

contraire qu’absolument rien, pas un mot, pas une indication<br />

de scène ne reste sans sens. Il y a beaucoup plus de sens<br />

dans Tchékhov que dans la vie, une obsession du sens :<br />

son style vise à donner du monde et des conversations ou<br />

des rapports entre les gens une théorie. Rien de ce qui est<br />

apparemment « par hasard » n’échappe à l’intention de<br />

signifi er ou d’interpréter. Au travers de Lundi rue Christine,<br />

Tchékhov nous prouverait que les hommes s’entendent, se<br />

répondent et nous disent des choses. Je ne parle pas du<br />

sens totalisable de l’œuvre, je dis simplement que chaque<br />

réplique a un sens utile pour le personnage, utile pour la<br />

fi ction. Quant au sens général de celle-ci, il n’est pas plus<br />

donné dans Tchékhov que dans Tartuffe par exemple, et<br />

Dieu sait si on peut rêver à ce niveau, où rien n’est fermé.<br />

Mais concurremment à ce que je viens de dire, et dont je suis<br />

personnellement assuré, je trouve chez Tchékhov un procédé<br />

littéraire contemporain des Calligrammes d’Apollinaire, qui<br />

est de travailler avec la banalité, avec aussi la dentelle ou<br />

les blancs. […]<br />

[…] Une autre dimension sous-tend ces personnages : sous<br />

l’apparent tissu de la banalité quotidienne s’agitent de<br />

grandes fi gures mythiques, cachées. C’est dans son théâtre<br />

mais aussi dans l’idée qu’il a de la vie, dans la mesure où<br />

ce théâtre-microcosme est une tentative pour représenter<br />

la vie-de-tout-monde. Rappelons-nous que cette œuvre<br />

est contemporaine des premières découvertes de Freud ;<br />

les grandes et les petites actions permutent sans cesse, la<br />

tragédie peut se tenir dans la cuisine ou entre des meubles<br />

ou des préoccupations ordinaires ; et inversement les<br />

actions quotidiennes peuvent atteindre à la nudité de la<br />

tragédie classique. Il y a une sorte de retournement, un<br />

refus de l’ancienne « noblesse des styles ». Que les grandes<br />

E. S. Kochergin. Maquette de décor pour La Cerisaie,<br />

Saint-Pétersbourg, 1993.<br />

Collection Musée Bakhrouchine, Moscou.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 64


fi gures mythologiques ne sont pas éloignées de nous mais<br />

en nous – c’est ce qu’a magnifi quement montré Freud :<br />

Œdipe, Hamlet sont à portée de notre main, nous portons<br />

en nous-mêmes et au cœur de nos actions les plus banales<br />

toute la tragédie du monde. Cette remarque me semble utile<br />

dans la mesure où elle redonne de l’optimisme vis-à-vis du<br />

théâtre, de la représentation des « grands classiques » par<br />

exemple : on dit souvent qu’aujourd’hui nous ne vivons plus<br />

à l’époque des « géants », comme Richard II ou Napoléon…<br />

Ce qui est faux, puisque nous avons eu Staline ou l’ayatollah<br />

Khomeiny. Je veux dire que les fi gures historiques ne<br />

sont pas moins « grandes » aujourd’hui qu’hier. Mais en<br />

revanche nous avons l’impression que notre vie quotidienne<br />

est minable par rapport aux grands mythes passés. D’où<br />

l’importance de Freud : les grands mythes sont notre vie<br />

même ; quant à Napoléon ou Richard II, ils ne sont peutêtre<br />

pas plus grands que nos petites histoires, ou celles-ci<br />

pas moins intéressantes que les grandes. Les schémas, les<br />

fi gures sont les mêmes, et cela l’œuvre de Tchékhov le dit :<br />

la présence de Shakespeare dans son œuvre l’atteste, et par<br />

exemple ce fait que La Mouette est une vaste paraphrase<br />

de Hamlet, où Treplev répète Hamlet, Arkadina Gertrude,<br />

Trigorine Claudius, et Nina Ophélie guettée par la folie, etc.<br />

[…]<br />

Dans La Cerisaie, je vois pour ma part beaucoup de choses :<br />

non pas une pièce entièrement reconstituée, comme Hamlet<br />

dans La Mouette, mais plutôt des fragments. J’y verrais des<br />

morceaux de la grande histoire qui s’annonce, et un effort<br />

de conscience tout à fait exceptionnel, qui a pour résultat<br />

de transformer le public en spectateur de l’inconscient des<br />

personnages – ce qu’on retrouvera chez Brecht. Tchékhov<br />

nous montre, nous fait toucher l’inconscient ; et toute mise<br />

en scène de Tchékhov à mon avis, fait faire à un acteur une<br />

action par exemple qui le porte de droite à gauche alors que<br />

son désir le porterait de gauche à droite ; l’acteur devra jouer<br />

cette contrariété des pas et de la tête au point de rendre le<br />

spectateur voyeur de l’inconscience du personnage, de sa<br />

dissociation. Autre chose me semble dans La Cerisaie très<br />

consciemment dit : c’est l’apparition d’une nouvelle classe<br />

en Russie, et la passation des pouvoirs. Et à ce sujet, il y<br />

a selon moi une extraordinaire ironie de l’histoire en ce<br />

qui concerne Tchékhov, un sarcasme qui n’intéresse pas<br />

que La Cerisaie mais toute l’œuvre, Ivanov en particulier.<br />

Tchékhov m’apparaît comme quelqu’un qui, à l’instar de<br />

ses contemporains, voit la fi n de la grande histoire – en quoi<br />

évidemment il se trompe…<br />

[…] Il considérait toute la pensée apocalyptique, issue par<br />

exemple de Soloviev et qu’on retrouve dans la « pièce<br />

moderniste » de Treplev, comme des blagues, des bêtises<br />

ridicules. Tout le discours de Tousenbach par exemple<br />

(« Dans vingt ans, le monde aura changé, tout le monde<br />

sera au travail, un grand ouragan va passer », etc.) n’est en<br />

aucune façon celui de Tchékhov. Je crois qu’il voyait l’avenir<br />

de la Russie à peu près comme les bourgeois libéraux et<br />

un certain nombre de socialistes légalistes pouvaient le<br />

voir, c’est-à-dire comme un avenir capitaliste, une sorte<br />

d’assagissement du tsarisme qui porterait au pouvoir<br />

Lopakhine. La Cerisaie nous montre que c’est Lopakhine<br />

l’avenir de la Russie. Et ce Lopakhine apparaît sous beaucoup<br />

de traits dans toute l’œuvre de Tchékhov : il y a Borkine dans<br />

Ivanov, mais Borkine est antipathique alors que Lopakhine<br />

est individuellement sympathique. Simplement l’un comme<br />

l’autre est grossier, ne connaît pas la valeur de ce que ses<br />

grosses mains touchent ; Lopakhine ne connaît pas le goût<br />

de ces cerises exceptionnelles dont le vieux Firs reste le seul<br />

témoin, aussi va-t-il transformer ce verger et avec lui toute la<br />

Russie en un immense lotissement, comme fait l’Occident.<br />

On voit arriver les promoteurs et s’annoncer une Russie<br />

d’où les valeurs auront disparu ; c’est une problématique<br />

proche des « mondes engloutis », comme dans Le Mariage<br />

de Figaro. Naturellement beaucoup de privilèges injustes<br />

vont disparaître, mais avec eux se perdra aussi un art de<br />

vivre. […]<br />

[…] Lopakhine donc va sortir la Russie, et là m’apparaît la<br />

grimace de l’histoire, et la dimension après-coup prophétique<br />

de Tchékhov. Car si, l’histoire immédiate lui donne tort, si le<br />

« grand ouragan » va effectivement déchaîner une révolution,<br />

conformément aux idées qu’il prête pour rire et sans y<br />

croire aux Tousenbach ou aux Trofi mov, cette révolution<br />

fi nalement n’aura été qu’une ruse de l’Histoire pour installer<br />

au pouvoir des gens qui auront tous les traits de Lopakhine<br />

ou de Borkine. Autrement dit, si Tchékhov se trompe à<br />

court terme, le long terme lui donne étrangement raison. La<br />

révolution aura servi en Russie à rattraper les conquêtes ou<br />

le niveau de vie qu’un capitalisme couronné d’une idéologie<br />

à la Homais promettait aux contemporains de Flaubert. (Il ne<br />

faut jamais couper Tchékhov de Flaubert ou de Maupassant :<br />

intellectuellement, ce sont ses vrais contemporains.) Ce que<br />

Tchékhov craint pour la Russie, et l’avenir immédiat qu’il a<br />

sous les yeux, c’est celui d’un pouvoir d’instituteurs ou de<br />

pharmaciens de village, positivistes farouches, rationalistes<br />

et militaristes, pouvoir de bureaucrate à front bas que le<br />

régime dit communiste généralisera. Chamraïev, l’intendant<br />

de La Mouette, est bien au faîte de sa gloire aujourd’hui.<br />

Extrait de la revue Silex, n°16, 2 e trimestre 1980.<br />

Isaak Ilyich Levitan : Bosquet de bouleaux,<br />

huile sur papier (28,5 x 50), 1889.<br />

Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 66


Une vérité simple<br />

Georges Lavaudant<br />

Tchékhov c’est la vie, toute la vie. Il déjoue les classifi cations.<br />

Dans la même scène, il est capable de passer du grotesque<br />

à la sincérité, en une phrase, il fait se rencontrer le rire et<br />

l’émotion, en un seul personnage, il fait apparaître le ridicule<br />

et la profonde vérité. Il met en jeu le théâtre et, au même<br />

instant il détruit le théâtre. Il possède l’écriture la plus légère<br />

et la plus aigue, la plus magistrale et la plus innocente qui<br />

se puisse rencontrer au théâtre. Comme avec Mozart, on se<br />

demande comment il a pu avoir ce toucher. Le pessimisme<br />

ou l’optimisme ne dépendent que du metteur en scène ou<br />

l’acteur qui vont en proposer une interprétation.<br />

[…] La moindre phrase ouvre à une humanité, à un moment<br />

de vie et de vérité si éclatante qu’on ne peut plus s’en<br />

passer. Tchékhov met ses personnages à la vie et on ne peut<br />

pas les supprimer. Il nous est arrivé à tous de regrouper<br />

des personnages en un seul, c’est le jeu de l’économie du<br />

théâtre, mais avec Tchékhov c’est toujours une tristesse<br />

parce qu’on supprime la vie, même pour deux phrases…<br />

Il n’y a pas de personnages secondaires chez Tchékhov.<br />

[…] On peut croire que les personnages de Tchékhov<br />

sont placés sous le regard d’un observateur, comme des<br />

marionnettes, et que la vie réelle, mesquine et ordinaire<br />

est en jeu… Oui, apparemment. Mais l’art que soulève son<br />

écriture nous éloigne défi nitivement de cette plate approche<br />

du réel. Nous sommes, au contraire, dans une forme de<br />

représentation sublime, une alchimie s’opère, comme chez<br />

Mozart. Pour être réaliste, pour approcher la réalité, il ne<br />

s’agit pas de reproduire sur scène ce qui s’est passé dans la<br />

réalité. Euripide est le premier à avoir senti cela : l’illusion<br />

de l’authenticité passe par une économie du langage, une<br />

réduction de la langue qui produit un effet de surprise où le<br />

non-dit est aussi essentiel que l’exprimé.<br />

Le trash, la reproduction telle que la vie, le chromo, n’ont<br />

rien à voir avec Tchékhov.<br />

[…] Il se démarque de cette recherche du naturel, de ce qu’on<br />

prend pour la vraie vie. Il réinvente un art qui n’appartient<br />

qu’à lui. D’ailleurs, les yeux fermés, on le reconnaît : quatre<br />

ou cinq répliques de Tchékhov sont comme quatre ou cinq<br />

mesures d’un grand musicien, on l’identifi e à coup sûr, et<br />

pourtant cette musique est faite des mêmes notes que<br />

beaucoup d’autres, ces répliques, des mêmes mots banals.<br />

Qu’est-ce qui fait que ces bêtises sont tout à coup plus<br />

troublantes, plus énigmatiques ? Peut-être qu’on aimerait<br />

voir Les Bas-fonds de Gorki à la télévision sous le regard<br />

trash d’un puissant réalisateur, mais Tchékhov échappe<br />

défi nitivement à ce registre.<br />

[…] La question est d’accompagner la parole de Tchékhov<br />

au ras de sa vérité. C’est ce que j’ai cru comprendre de<br />

Cassavetes : saisir la violence et la déprime dans le même<br />

mouvement, ne pas être convenu dans la langueur ou le<br />

67


spleen tchékhovien, vivre Tchékhov au présent, dans sa<br />

vérité simple. A cette condition, les paroles sont justes,<br />

elles jaillissent dans leur effi cacité, loin de tout effort de<br />

vérisme.<br />

[…] Cette alchimie est très diffi cile à expliciter… Au cinéma,<br />

la capture de l’émotion est plus forte parce qu’on a les<br />

moyens de l’approcher une fois pour toutes, on n’a pas à la<br />

reproduire tous les soirs.<br />

Propos recueillis par Jacques Téphany<br />

Extrait de Quelque chose de Platonov<br />

Ed. <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, 2002<br />

Auteur et metteur en scène, Georges Lavaudant a notamment dirigé<br />

l’Odéon-Théâtre de l’Europe de 1996 à 2007. Il a monté Platonov<br />

en 1986 et La Cerisaie en 2004.<br />

Une intimité<br />

troublante<br />

Claire Lasne<br />

Quand on déclenche une familiarité avec son œuvre, elle<br />

devient rapidement si profonde, si intime qu’on ne peut s’en<br />

défaire. Dans un texte de présentation de sa mise en scène,<br />

Georges Lavaudant témoigne de l’imprégnation qui s’opère<br />

dans l’esprit des acteurs lorsqu’on travaille Tchékhov : lors<br />

des pauses pour boire un café, des arrêts pour déjeuner,<br />

on parle d’autre chose, on se détend, et pourtant les mots<br />

de la pièce, des phrases entières reviennent, les répliques<br />

vous suivent, naturellement, toujours à propos. L’œuvre<br />

de Tchékhov est une musique obsédante, fascinante, avec<br />

laquelle j’entretiens une intimité troublante.<br />

J’ai l’impression d’avoir un rapport tout à fait exceptionnel<br />

avec Tchékhov, et je le vis de façon exclusive… Mais quand<br />

j’entends les autres décrire leur vision de Tchékhov, leur<br />

relation à lui, je me rends compte que je ne suis pas la<br />

seule…<br />

Propos recueillis par Jacques Téphany<br />

Quelque chose de Platonov, Ed. <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, 2002<br />

Claire Lasne est comédienne et metteur en scène. Co-directrice<br />

du Centre dramatique de Poitou-Charentes depuis 1998, elle<br />

a décidé de monter toutes les pièces de Tchékhov dans l’ordre<br />

chronologique. La Mouette a été présentée à Avignon en 2008.<br />

<br />

Les Trois sœurs, mise en scène Maurice Bénichou,<br />

à la «campagne Bouchony», scénographie de<br />

Claude Lemaire (Festival d'Avignon 1988).<br />

Photo collection Famille d'Anselme de Puisaye<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 68


La diffi culté<br />

de vivre<br />

Maurice Bénichou<br />

Il m’est toujours apparu en lisant le théâtre et les récits de<br />

Tchékhov, qu’il était derrière chacun de ses personnages<br />

mais qu’il ne s’y attardait jamais ; il entre avec eux dans<br />

leur monde et se retire aussitôt pour les regarder vivre. Il<br />

est clair que tous ces personnages, ceux qui sont aveuglés<br />

par leur rêve et ceux qui se regardent vivre, qui ironisent sur<br />

leur existence, presque tous cherchent à élever leur esprit, à<br />

devenir plus fraternels. Tchékhov écrivait « Entre Dieu existe<br />

et Dieu n’existe pas, il y a un espoir immense que l’homme<br />

sage et sincère traverse avec une grande diffi culté. Le Russe<br />

ne connaît que l’un de ces deux extrêmes, car ce qu’il y a<br />

entre les deux ne l’intéresse pas. C’est pourquoi d’ordinaire<br />

il ne sait rien ou presque ».<br />

Mais il décrit ce monde, sans haine, sans mépris, sans<br />

jugement défi nitif, avec une compassion magnifi que ; il parle<br />

de la diffi culté de vivre, du temps qui passe et qui détruit<br />

l’étincelle divine qui était en chacun, du chemin inéluctable<br />

qui nous conduit vers le froid et l’obscurité. Il dit « Des milliers<br />

d’hommes soulevaient une cloche, ils y avaient mis tant de<br />

peine, de patience et d’argent et tout à coup la cloche est<br />

tombée et s’est brisée, tout à coup sans rime ni raison ! ».<br />

Il dit aussi que la vie est magnifi que, absurde, dérisoire.<br />

On n’a jamais pu classer son théâtre dans la catégorie :<br />

comédie, vaudeville ; drame, farce tragique ; d’ailleurs, il ne<br />

voulait appartenir à aucun courant, il voulait avancer seul<br />

avec fermeté et modestie sur la route qu’il s’était choisie et<br />

raconter la vie telle qu’il la voyait, instant par instant, détail<br />

par détail, comme celui qui n’aurait ni langue, ni oreilles,<br />

seulement des yeux, des yeux d’une acuité si grande qu’ils<br />

verraient avant tous les gestes inutiles et parasites qui nous<br />

détournent de notre chemin.<br />

M. B.<br />

Les Trois Sœurs, programme du CADO d’Orléans , 1988<br />

Maurice Bénichou est acteur et metteur en scène. Il joua sous la<br />

direction de Peter Brook dans La Cerisaie, au Théâtre des Bouffes<br />

du Nord, en 1981 et 1983. Il monta lui-même Les Trois Sœurs de<br />

Tchékhov au Festival d’Avignon, en 1988.<br />

69


Le personnage<br />

et le comédien<br />

Eric Lacascade<br />

Sans a priori sur le personnage. Je pars de l’acteur, du<br />

comédien qui, dans un groupe qui nous réunit depuis<br />

longtemps, m’a paru le plus proche du rôle, le plus apte à<br />

l’assumer. Christophe Grégoire (qui jouait Treplev dans La<br />

Mouette) est ainsi chargé d’une lourde responsabilité car<br />

il a été coopté, élu, en quelque sorte, par ses camarades,<br />

dans un moment d’intelligence et d’amitié d’ailleurs assez<br />

beau. Même « élection » de Murielle Colvez (Arkadina dans<br />

La Mouette) pour interpréter le rôle de la Générale : il s’agit<br />

d’une actrice à la palette de jeu assez originale. Le travail<br />

consiste à rapprocher cette humanité de femme de ce rôle<br />

qui va sans doute lui donner des renseignements sur ellemême.<br />

Il faut être curieux du personnage, il faut l’aimer jusqu’à<br />

accepter ces renseignements qu’il risque de vous donner<br />

sur vous-même. Jouvet parle très bien de ce dialogue : s’il<br />

joue Macbeth, ou Hamlet, il écrit à Hamlet, ou Macbeth<br />

tous les soirs, pour s’entretenir avec lui. Sans parler d’être<br />

le personnage, je crois fortement à ce dialogue avec l’idée,<br />

ou avec le fantôme. On est au travail vers, au travail sur,<br />

de temps en temps on l’approche, il s’approche, souvent<br />

il échappe, et parfois il y a fusion, moment de grâce<br />

suspendu qu’il n’est pas nécessaire d’obtenir sur toute<br />

la durée du spectacle. Ces points de rendez-vous avec le<br />

personnage me semblent suffi sants. Ce qui m’intéresse,<br />

c’est donc de travailler sur la frontière entre ce qui constitue<br />

la personnalité, l’individualité même de l’acteur, et le<br />

personnage. Comment ces deux forces dialoguent-elles ? Si<br />

l’on ne voit que l’acteur, l’intérêt est limité ; si l’on ne voit<br />

que le personnage, c’est un fantôme, une idée. Le lien entre<br />

l’être-acteur et le personnage-fantôme, s’opère à travers<br />

le texte et c’est cette lente rencontre, cette appréhension<br />

réciproque sur laquelle nous travaillons actuellement.<br />

[…] Le long travail d’adaptation m’a permis d’effectuer des<br />

choix et de sentir, sinon de défi nir, les lignes directrices sur<br />

lesquelles je souhaitais m’appuyer. Ensuite, j’ai fait mes<br />

propositions de jeu aux acteurs, en fonction des contraintes<br />

d’espace, des problématiques psychologiques. Nous avons<br />

fait beaucoup d’improvisations autour de ces propositions,<br />

chaque acteur masculin travaillant tous les rôles d’hommes,<br />

chaque actrice travaillant tous les rôles féminins, jusqu’à ce<br />

que chacun sache tous les rôles. Un travail très « gymnase »,<br />

université d’acteurs. Chacun est en droit d’observer, de<br />

commenter, de rectifi er. Tel camarade, distribué dans un<br />

plus « petit » rôle, propose par exemple une improvisation<br />

pleine de liberté et d’ironie sur le personnage de Platonov,<br />

qui permet à l’acteur chargé (c’est le mot) de la partition<br />

de Platonov et, naturellement, quelque peu tendu par<br />

cette responsabilité, de s’ouvrir à un horizon plus libre et<br />

respirable…<br />

Ainsi le spectacle naîtra, le jour de la première, fort de toutes<br />

les idées du groupe. Ce chemin parcouru ensemble ne nous<br />

rend pas propriétaires de nos inventions puisque chacun<br />

d’entre nous emprunte beaucoup à ses camarades. Chacun<br />

est porteur de l’ensemble.<br />

Propos recueillis par Jacques Téphany<br />

Quelque chose de Platonov<br />

Ed. <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, 2002<br />

Eric Lacascade est comédien et metteur en scène. De Tchékhov, il a<br />

monté Ivanov, Cercle de famille pour trois sœurs et La Mouette, au<br />

Festival d’Avignon, en 2000, et à la Comédie de Caen qu’il a dirigée<br />

de 1997 à 2006. On retiendra sa mise en scène de Platonov, dans<br />

la Cour d’honneur du Palais des papes, en 2002.<br />

En famille, avant de partir pour Sakhaline, 1890.<br />

Collection Musée Littéraire, Moscou.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 70


Les Trois Sœurs<br />

Alain Françon<br />

Revenir à la création du Théâtre d’Art<br />

Certaines mises en scène des Trois Sœurs nous restent en<br />

mémoire, je pense à celles de Peter Stein, Matthias Langhoff,<br />

<strong>Jean</strong>-Paul Roussillon. Mais c’est la première création, au<br />

Théâtre d’Art, qui nous a servi de repère.<br />

Avec Jacques Gabel, le scénographe, on commence toujours<br />

notre travail en regardant de près les images du décor de<br />

<strong>Stanislavski</strong>. Quand on a imaginé l’acte III, par exemple, on<br />

a repris l’organisation du mobilier de la chambre : tout est<br />

placé sur une même ligne à l’avant-scène, un canapé, de<br />

chaque côté un secrétaire, celui d’Olga et celui d’Irina, puis<br />

leur table de toilette à chacune. Ensuite nous avons accentué<br />

ce que raconte le texte en tournant le décor de telle sorte<br />

qu’apparaisse un angle de cette chambre. C’est bien sûr une<br />

façon de mettre en avant le fait que l’espace vital des sœurs<br />

se réduit. Mais très curieusement, c’est dans cet endroit très<br />

intime et qui est le plus étroit qu’il y a le plus de monde qui<br />

affl ue pendant l’acte.<br />

Dans le cahier de régie de <strong>Stanislavski</strong>, le plus intéressant<br />

c’est d’étudier le système d’organisation des répliques dans<br />

l’espace. Très souvent, il apporte plus de cohérence à une<br />

réplique, il fabrique plus de sens, ou alors il la fait entendre<br />

à un endroit parfaitement inattendu. On imagine à la lecture<br />

de ces annotations que tout était complètement actif. Je<br />

m’en rends compte dans la mise en scène : la plupart du<br />

temps, il suffi t de faire un mouvement pour redéplacer le<br />

texte, réattaquer une phrase et ne pas jouer plusieurs<br />

répliques sur la même intensité, ou le même sens. En effet,<br />

chez Tchékhov, le sens n’est jamais donné une fois pour<br />

toutes, c’est une littérature mineure, comme le dit Deleuze<br />

à propos de Kafka, ses pièces ne sont jamais que des petites<br />

phrases accolées qui font, mine de rien, une réplique. C’est<br />

du théâtre mine de rien.<br />

Du centre vers la périphérie<br />

Depuis le temps qu’ils traduisent Tchékhov, Françoise<br />

Morvan et André Markowicz ont observé que les pièces sont<br />

construites par des motifs qui ont tous la même valeur, il n’y<br />

a pas de hiérarchie d’importance entre eux. Ils constituent<br />

le texte de la pièce, un corpus qui avance d’acte en acte.<br />

Leur assemblage dans des intrigues multiples (au détriment<br />

d’une intrigue unique) crée une forme ou un principe<br />

épique, romanesque, qui fait alterner le dramatique et le<br />

non dramatique, l’important et l’insignifi ant, l’essentiel et le<br />

secondaire (l’inessentiel dans la vie prend souvent plus de<br />

place que le reste). De ce fait l’histoire racontée n’a pas de<br />

« centre de gravité ». Pas de centre, c’est-à-dire pas d’idée<br />

majeure centralisatrice et pas de gravité non plus : un des<br />

motifs les plus récurrents de la pièce, que les personnages<br />

disent tous, c’est « … pas d’importance ! ». C’est l’inverse<br />

du modèle ibsénien où le sens est toujours sur la crête<br />

de l’essentiel, où il s’agit de philosopher pour essayer de<br />

trouver la vérité. Ibsen cherche à centrer le plus possible,<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 72


à approfondir le centre de gravité jusqu’à l’extrême, pour<br />

conclure sur la nécessité ou pas d’un mensonge vital qui<br />

permette de continuer à vivre. Tchékhov ne travaille pas sur<br />

ce centre de gravité, il essaye au contraire de s’en éloigner<br />

de plus en plus et de se tourner vers la périphérie. Au lieu<br />

d’être centripète, il est centrifuge.<br />

Les personnages n’ont pas de centre non plus, ce qui empêche<br />

de porter sur eux un jugement fi nal défi nitif. Ils n’ont pas<br />

d’unité apparente, on les voit par des « biais » toujours<br />

différents. Si on regarde comment fonctionnent les relations<br />

entre les motifs et les personnages dans la pièce, on se rend<br />

compte qu’il n’y en a pas un qui leur soit particulièrement<br />

affi lié. Prenons par exemple l’adjectif « étrange », très vite<br />

on constate qu’il traverse tout le monde. Chez Ibsen, le motif<br />

aurait été celui d’un seul personnage.<br />

Cependant on a l’impression que pour affi rmer quand<br />

même une unité, Tchekhov se sent obligé de prendre un<br />

« symbole » : l’oiseau dans La Mouette, la maison dans La<br />

Cerisaie, Ivanov et sa mélancolie… Il y a bien du symbolique<br />

dans Les Trois Sœurs, on pense notamment aux Parques.<br />

Mais il me semble que ce qui fait le plus l’unité symbolique<br />

des Trois Sœurs, c’est l’incendie de l’acte III. Il est<br />

relativement bref, instantané par rapport au reste entassé<br />

depuis des années, et il détruit tout. Ce qui couvait jusquelà<br />

se met à brûler, ensuite il reste les ruines et les cendres.<br />

Le silence du monde<br />

Le drame classique était profondément dialogique : les<br />

scènes n’avançaient que par l’état du dialogue, toujours<br />

pour aller vers une question précise. Dans Les Trois Sœurs,<br />

si par moment le dialogue semble se centrer sur un sujet<br />

qui est énoncé, tout à coup un glissement s’opère où celui<br />

qui est en train de parler se met à dire des choses de lui,<br />

dans une situation et face à un interlocuteur qui n’exigent<br />

absolument pas qu’il le dise. C’est une initiative pour parler<br />

de soi qui se fait sur un mode très particulier : ce ne sont pas<br />

des monologues, mais de brefs moments « d’auto-analyse »<br />

qui ont pour source les motifs et leur développement.<br />

Ces paroles sont prononcées au milieu de tous, elles sont<br />

la part consistante d’un dialogue improbable et l’ouverture<br />

vers un certain lyrisme.<br />

En général, c’est du passé qui revient dans ces momentslà,<br />

ou à l’inverse, les personnages se projettent dans le<br />

futur. Mais ce n’est jamais du présent. Le présent est très<br />

inconsistant dans Les Trois Sœurs et paradoxalement le<br />

théâtre de Tchekhov est un théâtre profondément existentiel.<br />

Pour les personnages, c’est l’existence qui précède toujours<br />

l’essence.<br />

<br />

Maquette de décor de Jacques Gabel pour Les Trois Sœurs,<br />

mise en scène Alain Françon, Comédie-Française, 2010.<br />

Photo Jacques Gabel.<br />

La pièce se développe sur quatre ans – ce qui pourrait<br />

permettre un temps de construction identitaire – mais en<br />

réalité tout ça représente un tout petit laps de temps, et<br />

tout ce qui vient avant ou après ce fragment de temps est<br />

immense – « deux ou trois cents ans », dans les discours de<br />

Verchinine. C’est pourquoi les pauses sont fondamentales<br />

dans le théâtre de Tchékhov : elles ne doivent pas faire<br />

résonner le silence intérieur des personnages, ce ne sont<br />

pas des silences de gêne ou de non-dits, mais ce sont les<br />

silences du monde. Quand ça s’arrête, il faudrait que ça<br />

renvoie aux grands espaces et au grand silence.<br />

A. F. (mars 2010)<br />

Propos recueillis par Adèle Chaniolleau, dramaturge et assistante<br />

à la mise en scène des Trois Sœurs, interprétée par la troupe de<br />

la Comédie-Française, et présentée en alternance, salle Richelieu,<br />

du 22 mai au 16 juillet 2010.<br />

Alain Françon est metteur en scène. Il a dirigé le Théâtre national<br />

de la Colline de 1996 à 2009.<br />

73<br />

Photo © Christophe Raynaud de Lage


traduire, adapter Tchékhov<br />

Une forme<br />

française<br />

Pierre-<strong>Jean</strong> Jouve<br />

C’est vers 1925 que Pitoëff me demanda d’écrire avec lui le<br />

texte des Trois Sœurs de Tchékhov. Il fallait un texte vivant,<br />

d’une réelle forme française, à travers quoi passerait le<br />

plus possible de la nostalgie substance russe. Une forme<br />

assez alerte, et dure en même temps, pour supporter les<br />

sautes continuelles d’humeur, la disparate du discours,<br />

les changements de ton et de situation, les délégations de<br />

douleur ou de colère, les moments soudains aigus, la pitié<br />

enfi n de cette œuvre extraordinaire. Si je me souviens bien,<br />

le premier travail se faisait dans un appartement assez vide,<br />

rue de Buenos-Aires et face à la base de la tour Eiffel. De<br />

grandes pièces avec beaucoup d’enfants dans une familiarité<br />

sérieuse. Il est probable que Georges Pitoëff me dictait en<br />

marchant les phrases les plus proches du dialogue russe ;<br />

j’emportai le premier brouillon et je revenais avec un texte<br />

au net, on recommençait à discuter.<br />

Car Pitoëff avait le plus grand sens de la valeur du texte.<br />

Comme il s’était décidément engagé dans l’adaptation<br />

du théâtre étranger à Paris, ressentant là une mission<br />

particulière – il cherchait aussi à travailler dans la langue la<br />

meilleure, celle qui permet le meilleur jeu. D’où ses travaux<br />

constants avec divers écrivains, qui se superposaient à<br />

tous les autres labeurs : dispositions fi nancières, projets<br />

de mise en scène, répétitions, représentations. Existence<br />

« de fou » d’un directeur-metteur en scène-décorateurauteur-acteur.<br />

Après tout spectacle, on se sentait presque<br />

coupable d’indifférence devant une telle somme d’activité,<br />

et désireux de voir de près le sourire navré de Georges, les<br />

yeux brillants de grâce de Ludmilla.<br />

Pierre-<strong>Jean</strong> Jouve<br />

Cahiers d’art du théâtre et du cinéma,<br />

n°1, 1960, Ed. Spectacles, Paris<br />

Maquette de décor de V. A. Simov pour le 2 ème acte<br />

de La Cerisaie, 1904.<br />

Collection Musée du Théâtre d'art de Moscou.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 74


Le Jardin des cerises<br />

Georges Pitoëff<br />

Pour traduire Tchékhov il faut non seulement savoir les<br />

deux langues, mais surtout savoir quel sens il faut donner<br />

au texte, parfois vague, qui prête à plusieurs interprétations<br />

[…] ça doit donner en scène. Tout est dans les plus petites<br />

choses. Le Jardin des Cerises (impossible de dire « Cerisaie »,<br />

il faut absolument conserver le mot de « jardin ») est la plus<br />

délicate de toutes les pièces de Tchékhov. Pour faire parler<br />

ses personnages, il faut les connaître. Je dirai même qu’il<br />

faut connaître toute l’œuvre de Tchékhov pour comprendre<br />

ce qu’est Le Jardin des Cerises. Je connais l’admirable<br />

interprétation de Stanislavki. Je l’ai même jouée moi-même<br />

et chaque fois je trouve des nouvelles beautés dans ce beau<br />

jardin. Dans ce jardin – qui est la Russie.<br />

Georges Pitoëff à Jacques Copeau<br />

29 août 1921<br />

Dans notre traduction française de La Mouette de Tchékhov<br />

l’adaptation ne porte que sur certaines nécessités purement<br />

scéniques. Ainsi, nous avons simplifi é partout où cela était<br />

possible les noms des personnages en les appelant par leur<br />

petit nom ou par : mère, oncle, général, etc. D’habitude,<br />

l’auditeur se perd dans les noms compliqués russes et met<br />

même un certain temps pour comprendre ce dont il s’agit.<br />

Et puis pourquoi appeler Nina, comme dans le texte russe,<br />

par son nom de famille Zaretchnaïa ? Zaretchnaïa ne dit<br />

absolument rien à l’oreille française, tandis que pour l’oreille<br />

russe, ce seul nom sonne comme un poème. Zaretchnaïa<br />

veut dire : celle qui vit au-delà de la rivière. Treplev, c’est<br />

celui qui frémit comme une feuille, c’est l’âme du jeune<br />

poète qui frémit. Si on ne comprend pas cela, il vaut mieux<br />

l’appeler tout simplement par son petit nom, Kostia.<br />

Nous avons également remplacé dans le texte de Kostia le<br />

nom de l’écrivain Nekrassov absolument inconnu en France,<br />

par le nom de Pouchkine. De même dans la dernière scène,<br />

nous faisons dire à Nina : « Chez Pouchkine, le meunier<br />

dit : « Je suis un corbeau ». Dans le texte, c’est : « Dans<br />

Roussalka, le meunier dit : « Je suis un corbeau ». Pour que<br />

le public français pût comprendre cette phrase, il faudrait<br />

qu’il connût l’admirable poème de Pouchkine qui s’appelle<br />

Roussalka. Même ce nom, Roussalka, est intraduisible. Si<br />

vous voulez, c’est une ondine, tout en n’étant pas ondine.<br />

Une jeune paysanne, fi lle du meunier, est séduite par un<br />

prince. Le meunier laisse faire les choses, car l’or du prince<br />

est tentant. Mais le prince se marie et abandonne la jeune<br />

fi lle qui se jette dans la rivière et devient la Reine des Eaux-<br />

Roussalka. A partir de ce moment, le meunier, son père,<br />

devient fou et dit toujours : Je suis un corbeau comme Nina<br />

dit : Je suis une mouette. Nous avons aussi remplacé par les<br />

mélodies connues que chantonne toujours le Docteur Dorn<br />

les chants tziganes indiqués par Tchékhov (il n’y a que l’air de<br />

Si Belle qui soit maintenu) et nous avons également remplacé<br />

par des personnages et par des titres de pièces connus du<br />

public français, les personnages et les titres des romans<br />

connus du public russe dont parle toujours l’intendant.<br />

Cité dans la revue Silex, n°16, 2 e trimestre 1980<br />

75


Fidélité<br />

<strong>Jean</strong>-Claude<br />

Grumberg<br />

Il y a bien longtemps j’aimais une jeune femme qui aimait<br />

lire les nouvelles de Tchékhov. Au moins aimions-nous ainsi<br />

quelque chose en commun. Ma connaissance de l’œuvre<br />

de Tchékhov et l’amour que je portais à ses nouvelles et à<br />

son théâtre me rendait certes plus séduisant que le fait de<br />

porter des hallebardes ça et là : j’étais, vous l’aviez compris,<br />

jeune acteur non tchékhovien…<br />

En tournée, loin d’elle, je décidai un jour d’ennui<br />

particulièrement intense, de transposer pour la scène<br />

une de nos nouvelles préférées… Le texte de Duel d’Anton<br />

Tchékhov, version scénique <strong>Jean</strong>-Claude Grumberg, 1960,<br />

existe encore, et même quelques années après, Lucien<br />

Attoun a inscrit cette œuvre impérissable à son répertoire<br />

dramatique de France-Culture. Ainsi, je peux dire que<br />

l’amour de Tchékhov a guidé mes premiers pas sur le chemin<br />

de la littérature et qu’insensiblement il m’a forcé à franchir<br />

le Rubicon : je me suis marié, je n’ai plus cherché de travail<br />

comme hallebardier, j’ai fi ni de lire l’œuvre de Tchékhov et je<br />

me suis mis à écrire…<br />

Bien plus tard, quand Bénichou m’a parlé de son désir de<br />

monter un jour Les Trois Sœurs, mon amour pour Tchékhov,<br />

ou peut-être une forme de fi délité maladive, m’a poussé à lui<br />

proposer mes services… Encore plus tard, il m’a demandé –<br />

Bénichou – de passer à l’acte, de réadapter, de revisiter, que<br />

dire, de travailler disons avec lui, sur une version nouvelle<br />

des Trois Sœurs…<br />

D’abord, lisant le mot à mot de Madame Geneviève Carolus<br />

Barre qu’il m’avait passé, sans trop savoir pourquoi je me<br />

suis mis à pleurer… Alors j’ai voulu reculer, c’était trop<br />

fl uide, trop délicat, trop beau pour moi. Dans la confection,<br />

j’avais appris que les trop belles soies, les tissus trop fi ns, les<br />

mousselines trop riches étaient particulièrement diffi ciles<br />

à travailler, que le moindre coup d’aiguille malencontreux<br />

provoquait des trous, des catastrophes irréparables, qu’il<br />

fallait avoir la main légère et sûre pour se lancer ainsi dans<br />

la couture.<br />

Mais la fi délité – toujours elle – m’a empêché de me défi ler.<br />

Fidélité à Bénichou – on n’a pas tellement d’amis et passé<br />

un certain âge on a du mal à s’en faire – fi délité à Tchékhov<br />

bien sûr et pourquoi ne pas le dire, bien que cela n’intéresse<br />

personne et que cela risque de nuire à mon image de<br />

séducteur à lunettes, fi délité à celle qui aimait Le Duel, et<br />

qui, elle aussi, pleurait la nuit sur les nouvelles de Tchékhov<br />

sans trop savoir pourquoi.<br />

Les Trois Sœurs<br />

programme du CADO d’Orléans, 1988<br />

<strong>Jean</strong>-Claude Grumberg est comédien, auteur dramatique,<br />

scénariste. Sa dernière pièce, Vers Toi Terre promise, Tragédie<br />

dentaire a reçu le Prix du Syndicat de la Critique et le Molière de<br />

l’auteur en 2009.<br />

Un travail d’écrivain<br />

Daniel Mesguich<br />

Michel Vittoz avait étudié un mot à mot avant de me<br />

proposer non pas une adaptation mais une écriture de<br />

Platonov. En aucune façon je ne voulais une traduction<br />

respectueuse, à mes yeux le pire service rendu aux auteurs<br />

de langue étrangère, mais bien un travail d’écrivain, ce qui<br />

est une meilleure façon d’être fi dèle à l’original. Ensemble,<br />

nous avons fait des coupes, supprimé des personnages (par<br />

exemple Ossip que j’avais mêlé au personnage de Bougrov).<br />

Par ailleurs, j’ai ajouté deux personnages à la distribution de<br />

Tchékhov : deux domestiques, deux « bonnes » se faufi laient<br />

– comme on dit en couture, j’emploie le mot à dessein-, tout<br />

au long du spectacle.<br />

Quelque chose de Platonov<br />

Ed. <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, 2002<br />

Daniel Mesguich est comédien et metteur en scène. Il a monté<br />

Platonov ou l’homme sans père de Tchékhov au Théâtre de<br />

l’Athénée-Louis Jouvet, en 1982. Il dirige le Conservatoire national<br />

supérieur d’art dramatique (CNSAD) depuis 2007. Dernier roman<br />

paru : L’Effacée (Plon, 2009).<br />

Isaak Ilyich Levitan : Pommiers en fl eurs,<br />

huile et encre sur toile (37 x 50), 1896.<br />

Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 76


Le mouvement de<br />

pensée<br />

Peter Brook<br />

Il existe quatre versions de La Cerisaie en français, et<br />

davantage encore en anglais. Et pourtant, chaque fois il faut<br />

remettre ça. Il est nécessaire de réévaluer régulièrement les<br />

adaptations existantes – elles portent toujours la marque<br />

de l’époque à laquelle elles ont été écrites, tout comme les<br />

spectacles que rien ne destine à durer.<br />

Il fut un temps où l’on croyait qu’un texte devait être recréé<br />

librement par un poète pour qu’il en restitue l’atmosphère.<br />

Aujourd’hui, on se soucie principalement de la fi délité :<br />

approche qui oblige à peser absolument chaque mot, à<br />

s’y concentrer. C’est d’autant plus intéressant, dans le cas<br />

de Tchékhov, que sa qualité essentielle est la précision.<br />

Je comparerais ce qu’on appelle communément sa poésie<br />

avec ce qui constitue la beauté d’un fi lm : une succession<br />

d’images naturelles, authentiques. Tchékhov a toujours<br />

recherché le naturel. Il voulait que les représentations et les<br />

mises en scène fussent aussi limpides que la vie elle-même.<br />

Aussi, pour rendre cette atmosphère particulière, faut-il<br />

résister à la tentation de donner une tournure « littéraire » à<br />

des phrases qui, en russe, sont la simplicité même. L’écriture<br />

de Tchékhov est extrêmement concentrée, elle utilise un<br />

minimum de mots. D’une certaine façon, elle est comparable<br />

à celle de Pinter ou de Beckett. Comme chez eux, c’est la<br />

construction qui compte, le rythme, la poésie purement<br />

théâtrale qui vient non pas de l’emploi de jolis mots, mais<br />

du mot juste au bon moment. Au théâtre, quelqu’un peut<br />

dire « oui » de telle façon que ce « oui » ne soit plus ordinaire<br />

– il peut devenir un mot superbe parce qu’il est l’expression<br />

parfaite de ce qui ne peut être exprimé autrement.<br />

Dès que nous avons opté pour la fi délité, nous avons voulu<br />

adapter exactement le texte français au texte russe pour le<br />

rendre, dans ses moindres détails, aussi musclé et réaliste.<br />

Le risque était de tomber dans les expressions toutes faites<br />

et artifi cielles. On peut trouver des équivalents en écriture<br />

littéraire ; le langage parlé, en revanche, n’est pas exportable.<br />

<strong>Jean</strong>-Claude Carrière a utilisé un vocabulaire simple, essayant<br />

de donner aux acteurs, de phrase en phrase, le mouvement<br />

de pensée que Tchékhov a conçu, en respectant le détail du<br />

tempo donné par la ponctuation. Shakespeare ne mettait<br />

pas de ponctuation, elle a été ajoutée plus tard. Ses pièces<br />

sont comme des télégrammes : les acteurs doivent euxmêmes<br />

composer des groupes de mots. Avec Tchékhov, en<br />

revanche, les phrases, les virgules, les points de suspension<br />

ont une importance fondamentale, tout aussi fondamentale<br />

que les « pauses » indiquées avec précision par Beckett. Si<br />

on ne les respecte pas, on perd le rythme et les tensions de la<br />

pièce. Dans l’œuvre de Tchékhov, la ponctuation représente<br />

une série de message codés qui enregistrent les relations et<br />

les émotions des personnages, les moments où les idées se<br />

rassemblent et se développent à leur façon. La ponctuation<br />

nous permet de saisir ce que les mots cachent.<br />

Extrait de Point de suspensions, Seuil, 1992<br />

77


Une Cerisaie<br />

sur mesure<br />

<strong>Jean</strong>-Claude<br />

Carrière<br />

En 1981, Peter Brook met en scène La Cerisaie de<br />

Tchékhov adaptée par <strong>Jean</strong>-Claude Carrière. Une<br />

Cerisaie qui fait date et change notre regard sur le<br />

théâtre tchékhovien.<br />

Quand Peter Brook a décidé de monter La Cerisaie, pièce<br />

ultra connue et souvent traduite, j’ai pensé pouvoir prendre<br />

quelques mois de vacances ou faire autre chose. Il y avait<br />

des traductions d’Adamov, d’Elsa Triolet et d’autres encore<br />

faites par des gens d’origine russe. Mais en commençant à<br />

travailler sur ces différentes traductions, Peter, qui connaît<br />

le russe, s’est aperçu qu’elles ne correspondaient pas du<br />

tout au rythme ni même au sens du texte original.<br />

Il m’a demandé d’assister à quelques répétitions pour me<br />

montrer les différences entre les textes français et celui de<br />

Tchékhov. Pour voir si je pouvais y arriver, nous avons fait<br />

un essai en prenant au hasard une page dans La Cerisaie.<br />

La belle-mère de Peter, qui était Russe, m’a fait un mot à<br />

mot. Nous sommes tombés sur le passage où le paysan<br />

Pichtchik est très fi er de sa fi lle parce qu’elle lit Nietzsche.<br />

À un moment donné, on dit dans le texte russe : « Nietzsche,<br />

cet homme au cerveau colossal ». La belle-mère de Peter<br />

m’a expliqué que le mot colossal n’existait pas en russe.<br />

Tchékhov a pris le mot allemand avec un « k ».<br />

Dans toutes les traductions que j’avais, cette phrase était<br />

traduite par « cet homme a une remarquable intelligence »,<br />

« cet homme très intelligent » etc. Tchékhov a écrit tout<br />

autre chose. « Cet homme au cerveau colossal » un acteur<br />

peut le jouer, en faire beaucoup de choses. « Un homme à<br />

l’intelligence supérieure » c’est complètement plat.<br />

Dans La Cerisaie, Epikhodov se lance dans ses phrases<br />

comme dans une grande aventure. Ses phrases ne se<br />

terminent pas, restent en suspens. Or dans toutes les<br />

traductions elles sont fi nies, achevées.<br />

Je me souviens que Peter m’a dit alors : « Tu sais, Tchékhov<br />

est un écrivain. Ce n’est pas quelqu’un qui fait des phrases<br />

comme de l’eau tiède. Il écrit plus comme Beckett que<br />

comme un auteur de boulevard. Il a une langue forte, riche,<br />

très vivante. Ce n’est en aucun cas un auteur nostalgique,<br />

triste, terne, comme on avait tendance à le croire ».<br />

J’ai compris que c’en était fi ni de mon espoir de vacances et<br />

que j’allais devoir m’atteler à la traduction de La Cerisaie.<br />

À partir du texte russe, la belle-mère de Peter, qui ne<br />

connaissait pas suffi samment le français, m’a fait un mot<br />

à mot anglais et ensemble nous sommes arrivés à notre<br />

version française de la pièce. Notre travail consistait à<br />

adapter le texte français au texte russe avec la plus grande<br />

fi délité, à restituer la simplicité des phrases russes sans<br />

chercher à leur donner une tournure littéraire.<br />

Peter Brook participait bien sûr à ce travail. Dès que nous<br />

avions deux ou trois scènes, nous en parlions et surtout nous<br />

pouvions les essayer avec des comédiens dans l’espace des<br />

Bouffes du Nord. Tout ce travail s’est fait dans un constant<br />

aller et retour entre l’écriture et la scène. Il n’a pas été très<br />

long - deux mois peut-être - mais intense. Pour moi, un texte<br />

n’est jamais défi nitif avant la cinquantième représentation.<br />

Le public aussi nous aide à écrire.<br />

Tchékhov n’est pas un auteur qui dit tout ; il évoque<br />

énormément, il laisse son texte respirer. Dans ses œuvres,<br />

beaucoup de choses se passent entre les répliques. C’est<br />

un de mes auteurs favoris et pas seulement pour le théâtre.<br />

Longtemps j’ai eu un exemplaire de ses contes dans ma<br />

poche. C’est un vrai compagnon.<br />

Chez lui, comme chez la plupart des grands auteurs, il n’y a<br />

pas les bons et les méchants. Pas de personnages marqués<br />

comme mauvais, pernicieux, menteurs, chacun a une vie<br />

propre.<br />

Dans La Cerisaie par exemple, même les personnages<br />

qui ont très peu de répliques ont une vie, ils incarnent<br />

quelqu’un. À mon avis cela tient au fait, de ce qu’on peut<br />

savoir de Tchékhov, qu’il réunissait deux qualités qu’on<br />

trouve rarement ensemble : l’intelligence et la bonté.<br />

On sent constamment ce va-et-vient entre une perception<br />

très aiguë du sentiment humain et une grande tendresse, une<br />

bonté pour ses personnages. Il n’en méprise aucun. Il leur<br />

donne toutes les chances d’exister. Je l’ai souvent rapproché<br />

du cinéaste japonais Ozu que j’aime énormément. Chez Ozu,<br />

tous les personnages sont pleins de bonne volonté, veulent<br />

le bien des autres. Mais les petits incidents de la vie, les<br />

petites impossibilités, font que ça tourne mal.<br />

Vous me parlez de la fameuse théâtralité des personnages<br />

de Tchékhov. On ne peut pas dire que ses personnages se<br />

comportent comme n’importe qui dans la vie. Ce sont des<br />

êtres de théâtre. Pour certains d’entre eux, leur théâtralité<br />

s’extériorise ; pour d’autres, elle s’intériorise, ils se taisent.<br />

Une autre chose, très sensible chez lui - mais cela c’est<br />

l’Histoire qui nous le dit, à l’époque il ne le savait pas - est<br />

qu’il décrit la fi n d’un monde. Ses personnages appartenant<br />

à la même catégorie sociale, la bourgeoisie moyenne, qui se<br />

targuent d’être cultivés, qui veulent vivre à l’occidentale, qui<br />

croient au progrès, ne savent pas qu’ils vont dans le mur.<br />

C’est très troublant par exemple chez Trofi mov, l’éternel<br />

étudiant, qui parle avec un lyrisme formidable du futur de la<br />

Russie sans se douter de ce qui l’attend.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 78


Je ne dirais pas que l’écriture de Tchekhov soit une partition<br />

musicale, je ne crois pas qu’il pensait musique, mais il<br />

avait en lui la musique, en tout cas le son de sa pièce très<br />

précisément.<br />

L’auteur français qui est tout aussi précis c’est Feydeau, il<br />

mettait des notes de musique pour indiquer exactement<br />

à quelle hauteur l’acteur devait parler. Beckett aussi était<br />

extraordinairement précis dans ses indications.<br />

Chez Tchékhov, en plus de la forme écrite, il y a tout le<br />

mouvement sonore. La ponctuation, les silences, le dialogue<br />

direct ou indirect, les espaces entre les répliques, indiquent<br />

les détails du tempo, les mouvements de la pensée, le<br />

passage d’une émotion à une autre. Les indications de mise<br />

en scène, de silence, d’arrêt, qu’il donne ont une importance<br />

fondamentale. Il y a parfois deux points de suspension et<br />

pas trois. On sent que cela a vraiment un sens pour lui.<br />

Prenons la fameuse scène de la non-déclaration de<br />

Lopakhine à Varia. C’est le plus bel exemple qu’on puisse<br />

trouver de ce qu’on appelle le dialogue indirect. Chacun sait<br />

ce que l’autre devrait dire, pourrait dire, mais aucun n’en<br />

parle. On parle du thermomètre, du froid qu’il fait, etc., et en<br />

même temps on parle d’autre chose. Les mots thermomètre,<br />

froid ont quelque chose à voir avec l’atmosphère de la<br />

scène. Et ce silence à la fi n, comme si Lopakhine attendait<br />

que quelqu’un l’appelle du dehors pour lui demander de<br />

venir. Ce « j’arrive » libérateur laisse Varia complètement<br />

effondrée. Cette scène ne fait qu’une page mais tout ce qui<br />

y passe de sentiments humains exprimés, non exprimés,<br />

sous-entendus, conscients, inconscients, c’est énorme.<br />

Je n’ai pas eu de problèmes ni de diffi cultés à traduire cette<br />

pièce. C’était un vrai bonheur de travailler côte à côte avec<br />

Peter, sa belle-mère et les comédiens. Ce n’était pas un<br />

travail de cabinet.<br />

Vous savez, s’il y a des problèmes c’est que quelque chose<br />

ne va pas soit dans sa propre écriture, soit dans le texte sur<br />

lequel on travaille. Avec Tchékhov, comme avec Shakespeare,<br />

on est à un tel niveau que cela ne peut être que le bonheur.<br />

Notre adaptation a été formidablement bien accueillie à<br />

l’époque. Elle a vécu son temps. Peter Brook vous dirait que<br />

toute adaptation ou traduction doit être revue ou refaite<br />

tous les 10 ans. Parce que nous-mêmes nous changeons,<br />

parce que notre langage change, etc.. Notre traduction<br />

véhicule forcément des éléments, des tics caractéristiques<br />

du langage du début des années 1980.<br />

D’après un entretien avec Irène Sadowska-Guillon<br />

réalisé au printemps 2010<br />

<strong>Jean</strong>-Claude Carrière est comédien, scénariste, auteur dramatique.<br />

Son parcours est marqué par un long compagnonnage avec Buñuel<br />

puis Peter Brook. Dernier titre paru : Mon Chèque (Plon, 2010).<br />

Un temps<br />

à passer ensemble<br />

Chantal Morel<br />

Il n’a jamais été question de raccourcir la pièce au motif de<br />

la rendre « effi cace » dans le temps ordinaire d’un spectacle<br />

ordinaire. Nous étions en quête d’un temps à passer<br />

ensemble à partir de huit heures du soir jusqu’à ce que la<br />

nuit nous rende à notre quotidien à une heure imprévisible…<br />

Nous voulions nous user, épuiser nos corps et nos<br />

résistances ensemble, acteurs et spectateurs. Si nous avons<br />

fait des coupures, des adaptations, ce n’est jamais dans le<br />

souci d’accélérer l’action, de mutiler des personnages. Nous<br />

voulions garder le grouillement, la multitude.<br />

Avec Dominique Laidet qui a joué Platonov, nous avons<br />

d’abord fait un mot à mot avec Xénia Klimoff. Nous nous<br />

sommes vraiment attardés sur tous les mots : Xénia parlait,<br />

racontait une multitude d’impressions, de souvenirs,<br />

d’explications sur ce pays qui nous était totalement inconnu.<br />

Après quoi nous avons travaillé avec une universitaire,<br />

Françoise Courtan, avec qui nous avons écrit un texte adapté<br />

à l’expression orale, théâtrale, mais toujours dans un grand<br />

souci de fi délité. Nous connaissions notre Platonov par<br />

toutes nos fi bres, nos terminaisons nerveuses, et non pas<br />

par la lecture, l’approche littéraire, intellectuelle. Avec Xénia,<br />

nous avions appris, par exemple que le lieu de l’action est<br />

très, très chaud en été, qu’on peut y trouver des pastèques.<br />

Des pastèques ! C’était à mille milles de l’imaginaire<br />

convenu ! En hiver, il y fait très, très froid. Chaleur étouffante,<br />

froid paralysant… toujours le corps, la tension du corps…<br />

Platonov est écrit avec la chair, les sens, le système nerveux.<br />

Alors, nous avons fait une longue descente à l’intérieur des<br />

mots et des silences, de l’environnement qui les ont fait<br />

naître, en nous gardant de toute appropriation narcissique.<br />

Cette façon de rencontrer le texte fut essentielle pour nous<br />

permettre d’entrer dans le monde grouillant de Platonov.<br />

Quelque chose de Platonov<br />

Ed. <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, 2002<br />

Chantal Morel est metteur en scène et directrice de compagnie.<br />

Son Platonov (durée huit heures) situait l’intrigue dans une usine<br />

désaffectée.<br />

79


Traduire Tchékhov<br />

André Markowicz<br />

et Françoise Morvan<br />

André Markowicz : Tchékhov est le seul auteur russe que<br />

nous ayons traduit à deux. Quand j’étais enfant, à Moscou,<br />

dans les années 60, j’ai été élevé par une grand-mère et<br />

une grand-tante qui auraient pu connaître Tchékhov, qui<br />

parlaient la langue qu’il donne à ces trois sœurs qui rêvent<br />

sans fi n de retrouver Moscou, à Vania, à sa mère, comme à<br />

Sérébriakov et à Sonia… Tous baignent dans un même état<br />

de langue et dans un même rêve de culture, d’émancipation<br />

par la culture, par la beauté, une même croyance intelligente<br />

en un avenir possible — et c’est ce rêve qui est trahi. Il est<br />

trahi dans Platonov, dans Les Trois Sœurs, dans Oncle Vania<br />

comme dans La Cerisaie. Mais il est trahi injustement, et la<br />

croyance en cet avenir meilleur demeure. […] La présence de<br />

Tchékhov pour moi, c’est la présence de la langue perdue,<br />

du russe d’avant la Révolution et des valeurs, des espoirs,<br />

de la vie qu’il portait. J’entends cette langue comme celle<br />

d’avant un séisme et ce séisme y est déjà présent. Tchékhov<br />

le perçoit avec une prescience qui serre le cœur. Chaque<br />

phrase, banale, on ne peut plus banale (en cela réside<br />

son art) contient un gouffre. Mais comment faire sentir en<br />

français justement ce qui n’est pas dit, et ce qui ne doit<br />

surtout pas être dit ? Un indice, un tout petit indice, donne<br />

soudain le sentiment que l’on côtoie un abîme, et cet indice<br />

n’est jamais perçu que comme une infi me distorsion dans<br />

un ensemble.<br />

J’aurais très bien pu traduire tout seul le théâtre de Tchékhov<br />

puisque je comprends ce qu’il dit – je suis de langue<br />

maternelle russe – et que, fi nalement, on ne me demandait<br />

que de donner un équivalent français à des phrases russes.<br />

Je sais d’ailleurs que j’aurais apporté à cette traduction<br />

quelque chose qui, certainement, jusqu’alors faisait défaut<br />

aux traductions françaises, la perception du non-dit, une<br />

sorte de relation immédiate à l’arrière-fond du texte. Je n’y ai<br />

aucun mérite : par le hasard du sort, ce que je perçois dans<br />

ma langue maternelle se traduit dans ma langue paternelle<br />

avec une intensité émotive à peu près comparable. Ça ne se<br />

traduit pas, ça se transpose. Finalement, j’aurais pu traduire<br />

tout le théâtre de Tchékhov en trois ou quatre mois, juste le<br />

temps de taper et de relire. C’est d’ailleurs comme ça que<br />

j’ai traduit Platonov, en 1990, quand Georges Lavaudant me<br />

l’a demandé — et ma traduction, qui était très défectueuse,<br />

a été encensée… Sauf que, par une chance incroyable,<br />

lors de la lecture à la table, puis au cours des répétitions,<br />

grâce à la présence d’un metteur en scène et de comédiens<br />

exceptionnels, j’ai compris que je n’avais rien compris. Et,<br />

autre chance incroyable, j’avais, avec Françoise Morvan,<br />

qui avait relu cette traduction, quelqu’un qui avait à la<br />

fois la même expérience de langue perdue, et qui avait ce<br />

qui me manquait à l’arrivée : la possibilité de mobiliser<br />

immédiatement la présence en soi de plusieurs registres<br />

vécus de l’intérieur, des possibilités tellement évidentes<br />

qu’elles sont invisibles, et que, bien sûr, on n’y pense pas…<br />

Ma langue paternelle est le français, j’ai fait des études<br />

de lettres, je possède bien cette langue, comme on dit, et<br />

pourtant il me manque ce qui fait la vie d’une langue vécue<br />

depuis plusieurs générations, ces petites phrases, ces<br />

mots qu’on ne dit plus, même si, bien sûr, on les connaît,<br />

et les noms de plantes ou d’oiseaux qui sont employés par<br />

Tchékhov parce qu’ils disent à eux seuls tout un paysage,<br />

une saison, une lumière… Il me manque aussi la lenteur, la<br />

patience. Pour Dostoïevski, ce qui compte, c’est l’impulsion,<br />

l’énergie. Tchékhov est un auteur très rapide, contrairement<br />

à ce qui a pu être dit, mais qui perçoit tout à chaque instant<br />

dans sa totalité et place le plus petit détail à son juste endroit<br />

en tenant compte du tout, ce qui donne une impression de<br />

lenteur. La première fois que nous avons fait une expérience<br />

de traduction ensemble avec Françoise (j’étais alors étudiant<br />

et c’était mon premier contrat : je devais traduire des<br />

nouvelles de Tchékhov), je lui ai envoyé mes épreuves pour<br />

relecture et je suis tombé des nues : elle me corrigeait en<br />

remettant en place les phrases selon l’ordre du texte russe…<br />

C’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à<br />

travailler ensemble. […]<br />

Nous avons mis au point une méthode de traduction<br />

totalement improvisée mais qui, au fi l des années, s’est<br />

affi née sans vraiment changer : je dactylographie, le<br />

matin, un texte totalement spontané, tel qu’il se traduit<br />

en moi, en mettant en note des explications. Françoise le<br />

reprend, l’après-midi, et pose des questions ; elle fait des<br />

propositions ; nous les reprenons ensemble le soir ; le<br />

lendemain, elle rédige de nouvelles propositions pendant<br />

que j’avance sur la suite : nous revoyons ses propositions et<br />

nous avançons un peu, et ainsi de suite, jusqu’au moment<br />

où, soudain, un personnage trouve sa voix, puis un autre,<br />

puis nous savons intuitivement ce qu’ils diraient, et il nous<br />

faut juste avancer un peu comme un comédien investit son<br />

rôle, sauf que nous en avons plusieurs à interpréter. C’est<br />

généralement à la dixième ou à la douzième étape du travail<br />

que les choses sont mises en place, et Françoise propose<br />

une dernière version, provisoirement défi nitive, que nous<br />

revoyons, avant de la soumettre au metteur en scène.<br />

À ce moment-là, peut suivre une phase décisive : on<br />

confronte, on interroge, avec le metteur en scène, l’assistant,<br />

le dramaturge, un ou des comédiens parfois… Françoise<br />

s’est déjà chargée de chercher les traductions existantes et<br />

de les confronter à notre version, de manière à poser des<br />

questions sur les divergences qui existent toujours, mais<br />

il arrive que le metteur en scène ait le désir d’avancer, lui<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 80


aussi, en confrontant les versions qu’il a accumulées. Un<br />

travail vraiment passionnant a lieu alors, et nous reprenons<br />

le tout en interrogeant le texte de très près, et, souvent, en<br />

l’étudiant dans toute la fi nesse de ses détails, comme on<br />

peut le faire, encore une fois, en s’essayant à une sorte de<br />

mot à mot… Cela ne change parfois rien du tout à la version<br />

que nous avons proposée mais cela permet de repérer les<br />

points faibles, les erreurs, s’il y en a, ou de préciser des<br />

interprétations… Ensuite, tout se met en place mais peut<br />

encore évoluer au fi l des répétitions et des questions des<br />

comédiens.<br />

Au total, c’est une œuvre à deux mains, qui appartient<br />

d’ailleurs, en fi n de compte, bien plus à Françoise qu’à moi<br />

(rien à voir avec les romans de Dostoïevski, qu’elle a relus,<br />

et dont elle a considérablement amélioré la traduction, mais<br />

dont le mouvement, l’impulsion, le style ne doivent rien<br />

qu’à moi), même si, après quinze ans de travail, on continue<br />

à m’attribuer, à moi seul, ces traductions, — ce qui m’agace<br />

considérablement — car cela révèle, une fois de plus, la<br />

condescendance avec laquelle on considère le travail de<br />

traduction en France. On s’imagine que traduire consiste à<br />

faire passer des phrases étrangères en français. On traduit<br />

le sens et l’on s’imagine avoir traduit le texte, dans une<br />

profonde indifférence à la forme, au style, aux registres de<br />

langue et au non-dit…<br />

La langue de Tchékhov se caractérise par son apparente<br />

banalité. Tout est là et rien n’y est. On peut d’ailleurs très<br />

bien se dire que tout ça n’a aucune importance, aucun<br />

intérêt… C’est plat, c’est banal, voire trivial… Au cours de<br />

notre travail, nous avons appris, peu à peu, à isoler ce<br />

que nous avons appelé des motifs. Or le motif essentiel<br />

d’Oncle Vania est le mot pochly (banal, trivial) qui s’oppose<br />

à prekrasny (splendide, magnifi que). Il me semble que<br />

Tchékhov avait pris en compte et inclus dans la trame même<br />

de la pièce ce qui est à la fois la caractéristique de sa langue<br />

et la thématique profonde de sa pièce.<br />

Françoise Morvan : La langue d’Oncle Vania est ce dont<br />

il est question dans la pièce, ce qui est en question, ce<br />

qui fait question, la chair de personnages qui ne sont<br />

que ce qu’ils disent et qui — pour la première fois dans<br />

l’histoire du théâtre, et, d’ailleurs, pour la première<br />

fois aussi dans l’œuvre de Tchékhov — sont ensemble<br />

ce qu’ils disent, comme des modulations sur une<br />

même trame, des variations épisodiques, non plus des<br />

personnages éternels ; et ce qui importe est cette langue<br />

qui les porte, et ce grand espoir qui les mène au gouffre.<br />

<br />

<br />

Première publication de la pièce La Mouette<br />

dans La Pensée russe, décembre 1896.<br />

Nouvelles d'A.P. Tchékhov, Ed. A. Marks, 1901.<br />

Collection Musée de Melikhovo.<br />

81


Le passage de L’Homme des bois à Oncle Vania marque<br />

le point de basculement du théâtre de Tchékhov d’une<br />

conception relativement classique à une modernité qui nous<br />

échappe encore. Dans L’Homme des bois, les actes sont<br />

divisés en scènes, les personnages sont caractérisés par leur<br />

manière de parler ; dans Oncle Vania, plus de scènes mais<br />

des moments d’une vision du tout, plus de personnages<br />

mais des variations sur des formes de présence, et des mots<br />

qui glissent de l’un à l’autre, comme autant de modulations<br />

sur un même thème. C’est dans Oncle Vania qu’apparaît<br />

ce que nous avons appelé les motifs. Nous avons tenté<br />

assez souvent de nous expliquer à ce sujet mais sans être<br />

vraiment compris : on a cru généralement que nous voulions<br />

parler des motifs de l’œuvre de Tchékhov, des thèmes, si<br />

l’on veut. Ce n’est pas du tout ça. Le terme de motif, que<br />

nous avons emprunté à la stylistique (pattern), désigne un<br />

ensemble de mots récurrents qui se constituent en réseau<br />

et parfois entrent dans des réseaux d’oppositions binaires<br />

(nous parlons alors de contre-motifs).<br />

André Markowicz : Le texte de théâtre ne pose pas de<br />

problèmes spécifi ques au traducteur. Bien sûr, il faut<br />

veiller à ne pas donner des informations contradictoires au<br />

comédien — par informations contradictoires, je désigne,<br />

par exemple, pour les répliques de la première page dont<br />

nous avons ici le mot à mot, un mélange de style paysan et<br />

de style littéraire : quand Denis Roche fait dire à la nourrice<br />

« peut-être veux-tu une petite goutte ? » il est certain que<br />

l’actrice chargée de jouer le rôle se trouve assez mal à<br />

l’aise. Une bonne actrice peut surmonter le handicap et des<br />

textes désastreux interprétés avec brio laissent souvent<br />

les spectateurs enchantés — mais le but est quand même<br />

de restituer le texte dans sa cohérence. Et, pour Tchékhov,<br />

en rendant sensibles le non-dit, ces minuscules scènes qui<br />

sont d’une intensité d’autant plus grandes parfois qu’elles<br />

ne sont pas perçues consciemment (cela fait penser aux<br />

tropismes de Nathalie Sarraute) : pour prendre encore un<br />

exemple dans notre première page traduite en mot à mot,<br />

Astrov refusant le thé ne dit pas « je n’en veux pas » ou « je<br />

n’y tiens pas » ; il se dérobe, s’absente concrètement, dans la<br />

syntaxe, en éludant le je. Il est plus facile de jouer ce retrait,<br />

ce vide intérieur d’Astrov, en gardant cette proposition du<br />

texte russe. Le but n’est pas de faire un calque parfait ou de<br />

restituer mécaniquement la syntaxe mais de rendre sensible<br />

ce qui se joue dans un tel petit indice. Or, pour Tchékhov, le<br />

moindre détail est signifi ant, le moindre écart signifi catif.<br />

Françoise Morvan : Oncle Vania et L’Homme des bois nous<br />

ont posé un problème spécifi que qui est que nous avons<br />

commis l’énorme erreur de publier le texte, à la demande<br />

de l’éditeur, avant d’avoir eu la moindre commande d’un<br />

metteur en scène (c’était en 1994 et nous voulions publier<br />

ensemble Oncle Vania et L’Homme des bois en gardant tout<br />

ce que Tchékhov avait gardé et en montrant l’incroyable<br />

travail auquel il s’était livré, tantôt sur de minuscules détails,<br />

tantôt sur de grandes masses, pour donner de L’Homme des<br />

bois, qui n’avait pas plu, une sorte d’épure). Deux ans après,<br />

Robert Cantarella a décidé de mettre en scène ces deux<br />

pièces. Il n’a monté qu’Oncle Vania en fi n de compte mais<br />

cela nous a montré à quel point nous avait manqué la mise<br />

à l’épreuve du plateau… Nous avons refait cette traduction<br />

au fi l des répétitions et, pour fi nir, une deuxième édition<br />

revue et corrigée est parue en 2001. Au total, nous avons<br />

participé à la mise en scène de Claude Yersin au Nouveau<br />

Théâtre d’Angers en 1996 ; à celle de Charles Tordjmann, au<br />

Théâtre de Nancy, en 2001 ; puis à celle de Julie Brochen, au<br />

Théâtre de l’Aquarium, en 2003 (c’est l’enregistrement de<br />

cette mise en scène qui a été diffusé par Arte en septembre<br />

2004) et à la mise en scène de Claudia Stavisky aux Bouffes<br />

du Nord en 2009. Chaque fois, le metteur en scène s’est<br />

soucié d’interroger le texte et nous avons pu tirer parti de<br />

ce questionnement pour affi ner, améliorer certains points<br />

qui nous avaient échappé. Ce n’est pas toujours le cas :<br />

certains metteurs en scène se contentent d’une lecture à la<br />

table ou s’en dispensent, et nous savons simplement par la<br />

SACD que notre traduction est jouée. Mais il arrive aussi, de<br />

plus en plus souvent, malheureusement, que des metteurs<br />

en scène bricolent des bouts de notre traduction en les<br />

mélangeant avec d’autres bouts de traductions disponibles<br />

ou des improvisations personnelles, de manière à toucher les<br />

droits… Ce qui est bizarre, c’est l’indulgence dont bénéfi cie<br />

cette pratique. On a beaucoup de mal en France à comprendre<br />

qu’une traduction est une œuvre au sens plein, qui engage la<br />

personne, ou qu’elle n’est rien. Mais passons… Nous avons<br />

eu la chance de travailler vraiment avec ces équipes et de<br />

participer à des spectacles de grande qualité. L’expérience<br />

la plus inattendue et la plus passionnante a peut-être été<br />

celle que nous avons vécue avec le début des répétitions<br />

d’Oncle Vania : première mise à l’épreuve du texte, avec pour<br />

but de placer les personnages dans l’espace en déduisant<br />

les déplacements de ce que dit Tchékhov (il a pensé à tout,<br />

il dit tout, à nous de comprendre…). D’habitude, nous nous<br />

interdisons de participer aux répétitions, passé le moment<br />

de recherche sur le texte mais nous restons à disposition<br />

du metteur en scène et des comédiens pour répondre aux<br />

questions, mais, là, nous étions restés, à l’invitation de<br />

l’équipe, et nous avons participé aux recherches concrètes<br />

sur les déplacements, l’inscription du texte dans l’espace.<br />

Stupéfi ant ! C’est vraiment une expérience à faire, et je<br />

pense d’ailleurs que toute réfl exion sur Oncle Vania, après<br />

le premier stade de décryptage du texte, devrait commencer<br />

par là. Comment tout s’organise autour de la guitare de<br />

Téléguine, et le trajet de cette guitare, durant la pièce…<br />

Tchékhov est un auteur vraiment extraordinaire. C’est<br />

le théâtre des occasions manquées, telles qu’elles sont<br />

données à rêver au spectateur.<br />

A. M. et F. M.<br />

[D’après un entretien réalisé par Pierre Campion initialement titré<br />

« Traduire Oncle Vania » dont on peut retrouver l’intégralité sur le<br />

site internet de Pierre Campion, « À la littérature » : http://pierre.<br />

campion2.free.fr/markowiczmorvan1.htm. NDLR]<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 82


Statut du<br />

traducteur<br />

Pour Tchékhov, tombé dans le domaine public, l’œuvre du<br />

traducteur se substitue à l’œuvre originale. Comment estelle<br />

protégée en tant que propriété intellectuelle ? Quels<br />

sont les droits du traducteur ? En quoi l’adaptation diffère-telle<br />

de la traduction ? Selon quels critères l’adaptateur est-il<br />

considéré comme auteur d’une œuvre originale ?<br />

Isabelle Meunier-Besin, responsable du service juridique à la<br />

SACD, a bien voulu apporter un éclairage sur ces questions.<br />

Selon la loi française, la traduction peut être appréhendée<br />

en termes de propriété intellectuelle. Par ailleurs, elle entre<br />

dans la catégorie plus vaste des œuvres dérivées. Que<br />

recouvre cette notion ?<br />

« Le traducteur part d’une œuvre originale et crée, en s’en<br />

inspirant, une autre œuvre. Sa traduction lui appartient. Mais<br />

bien évidemment, dans tous les cas, les droits de l’auteur<br />

de l’œuvre originale doivent être respectés. S’agissant des<br />

droits patrimoniaux d’autoriser ou d’interdire l’exploitation<br />

d’une œuvre et d’en toucher une rémunération, il faut<br />

demander l’autorisation de l’auteur de l’œuvre originale<br />

avant de procéder à une représentation théâtrale de sa<br />

traduction. »<br />

Qu’en est-il des droits des œuvres tombées dans le domaine<br />

public, en l’occurence ceux des œuvres de Tchékhov ?<br />

« Si la traduction qui en a été effectuée est toujours protégée,<br />

on demande au traducteur l’autorisation de représenter<br />

l’œuvre traduite. En France la protection des droits de<br />

l’auteur et du traducteur court pendant 70 ans à compter de<br />

l’année civile qui suit leur décès. Si le traducteur est décédé<br />

et que sa traduction est protégée, ce sont ses héritiers qui<br />

sont les ayants droits. »<br />

L’adaptateur bénéfi cie-t-il des mêmes principes de<br />

protection ?<br />

« En termes juridiques, l’adaptation fait aussi partie des<br />

œuvres dérivées, à savoir une œuvre originale transformée.<br />

Dans le cas de la traduction, l’œuvre originale est transformée<br />

en français. Dans le cas de l’adaptation, elle est modifi ée.<br />

Si bien que l’adaptateur peut lui aussi bénéfi cier des droits<br />

pour autant que son adaptation soit originale. C’est la<br />

condition de la protection en droits d’auteur français, voire<br />

européens. »<br />

<br />

V. G. Serebrovsky pour La Mouette, 1992.<br />

Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

83


Le problème est de défi nir ce qu’est une œuvre originale.<br />

N’importe quelle création peut bénéfi cier d’une présomption<br />

d’originalité. Mais on peut la contester.<br />

« Dans le sens juridique, pour être originale, une traduction<br />

doit refl éter la personnalité de son auteur. La SACD ne<br />

peut décider si oui ou non une adaptation est originale. On<br />

est là dans le subjectif. S’il y a un confl it, l’estimation de<br />

l’originalité appartient au juge qui fera appel aux experts et<br />

procédera par analogie ou par comparaison. »<br />

Il est relativement fréquent que le metteur en scène, pour<br />

monter une pièce, utilise divers morceaux de traductions<br />

différentes ou même ses propres improvisations sur la pièce<br />

en y effectuant des coupes et des modifi cations.<br />

« Juridiquement, le metteur en scène qui veut procéder<br />

à des coupes doit demander l’autorisation. À partir du<br />

moment où une œuvre est protégée, on ne peut la modifi er<br />

sans autorisation du traducteur, lequel est en droit de s’y<br />

opposer en vertu du droit moral, c’est-à-dire du droit au<br />

respect de l’intégrité de l’œuvre. Si le metteur en scène n’a<br />

pas demandé l’autorisation, le traducteur peut enter une<br />

action en justice sur le fondement de la violation de son<br />

droit moral. »<br />

Dans le cas de fi gure où le traducteur accepte qu’il y ait des<br />

modifi cations faites à sa traduction par un metteur en scène<br />

ou un adaptateur s’agira-t-il pour autant d’une œuvre en soi,<br />

justifi ant le partage des droits entre l’auteur de la traduction<br />

et l’adaptateur ?<br />

« Ceci se passe de gré à gré. Le traducteur peut autoriser les<br />

coupes ou les modifi cations en refusant en même temps que<br />

le metteur en scène ou l’adaptateur soit mentionné dans le<br />

bulletin de déclaration et qu’il y ait partage des droits. Dans<br />

certains cas où les choses se font en étroite collaboration,<br />

le traducteur peut, estimant que l’apport de l’adaptateur est<br />

réel et original, accepter le partage des droits. »<br />

Du point de vue économique pour le partage des droits<br />

entre l’auteur original et le traducteur il n’y a pas de règles<br />

précises : il peut être de 50 %, 60 % et 40 %, mais il peut<br />

y avoir 70 % et 30 %, voire dans certains cas d’œuvres<br />

littéraires adaptées pour le théâtre 80 % et 20 %.<br />

« Dans le cas des œuvres de Tchékhov, c’est le traducteur<br />

qui est considéré comme l’auteur. La SACD va percevoir<br />

les droits et garder une partie qu’on appelle l’emprunt au<br />

domaine public, reversé à une caisse collective servant à<br />

tous les auteurs vivants, pour des actions sociales. Le reste<br />

des droits perçus est reversé au traducteur.<br />

Dans le cas de montage de diverses traductions, le metteur<br />

en scène doit reverser une part des droits à chacun des<br />

traducteurs. S’il ajoute des choses personnelles et s’il estime<br />

qu’elles sont originales, il va apparaître avec un partage des<br />

droits sur le bulletin de déclaration en tant qu’adaptateur.<br />

Mais cela peut être contesté s’il n’a pas demandé et obtenu<br />

les autorisations des traducteurs dont il a exploité des bouts<br />

de traduction. »<br />

Il arrive qu’un éditeur détienne les droits soit de l’œuvre<br />

originale soit de sa traduction.<br />

« Il y a parfois une succession d’éditeurs : l’éditeur de<br />

l’œuvre originale auquel l’auteur a cédé ses droits, l’éditeur<br />

de la traduction qui normalement a une autorisation de<br />

l’éditeur original pour éditer la traduction. Si le traducteur a<br />

cédé ses droits à l’éditeur de la traduction, l’autorisation de<br />

représenter l’œuvre est demandée à ce dernier.<br />

Tout dépend aussi du contrat que celui-ci a avec l’éditeur de<br />

l’œuvre originale : le droit de représentation théâtrale a-t-il<br />

été cédé ou pas. »<br />

Propos recueillis par Irène Sadowska-Guillon<br />

PRÉCISION : Dans le numéro 109 de nos Cahiers (page 12),<br />

il est fait allusion à certaines diffi cultés d’obtention des<br />

droits de représentation d’une pièce de Brecht par André<br />

Benedetto. Claude Brulé, qui eut l’honneur de présider la<br />

Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD),<br />

nous demande de préciser que l’honorable Société n’a pas le<br />

pouvoir d’autoriser ou de refuser des droits de représentation :<br />

elle est mandataire de l’auteur ou de ses ayants-droit qui lui<br />

transmettent leurs consignes. Dont acte.<br />

Oncle Vania, Théâtre d'Art de Moscou, 1899.<br />

Collection Musée du Théâtre d'Art.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 84


lire Tchékhov<br />

Que vous vivez mal,<br />

Messieurs !<br />

Maxime Gorki<br />

Dans l’œuvre de Tchékhov passe une innombrable théorie<br />

d’esclaves de leurs amours, de leur bêtise, de leur paresse<br />

ou avidité de bien-être, esclaves d’une peur obscure de<br />

la vie, vaguement troublés, remplissant leur existence de<br />

discours décousus sur l’avenir parce qu’ils sentent qu’il n’y<br />

a pas de place pour eux dans le présent. Parfois, au cœur de<br />

cette masse grise, retentit un coup de feu ; c’est Ivanov ou<br />

Treplev qui a compris ce qu’il y avait à faire, mourir.<br />

Certains forment de jolis rêves sur la beauté de la vie dans<br />

deux cents ans, mais personne ne se pose cette simple<br />

question : qui donc la rendra belle si nous nous bornons à<br />

rêver ?<br />

À côté de cette foule grise et ennuyée d’êtres impuissants,<br />

est passé un homme grand, intelligent, attentif. Il a jeté un<br />

regard sur ces mornes habitants de sa patrie et, déchiré de<br />

désespoir, sur un ton de doux mais profond reproche, il a dit<br />

avec un triste sourire, d’une belle voix sincère : « Que vous<br />

vivez mal, messieurs ! ».<br />

85


L’homme et l’œuvre<br />

Elsa Triolet<br />

Parler d’un auteur étranger, dont le nom est célèbre, mais<br />

l’œuvre mal connue d’après des traductions souvent<br />

imparfaites, est comme parler couleurs à un aveugle de<br />

naissance. Le livre sur Helen Keller, muette et aveugle,<br />

raconte, entre autres, comment son institutrice lui expliquait<br />

le blanc et le noir à l’aide d’un piano : tout en haut du<br />

clavier, c’était le blanc, le noir s’enfoncait dans les sons les<br />

plus profonds… Pour que l’œuvre de Tchékhov, pour que<br />

l’homme Tchékhov arrivent à la conscience d’un public nonrusse,<br />

il me faudrait trouver une équivalence pareille aux<br />

sons-couleurs. Parler d’un auteur étranger, mort depuis<br />

cinquante ans, quand il est déjà si diffi cile de parler d’un<br />

vivant pour ceux qui connaissent sa langue…<br />

Il n’y a qu’à lire les biographies de nos contemporains,<br />

de ceux que nous nous sommes trouvé avoir connus<br />

pour nous apercevoir de ce que la fantaisie artistique, les<br />

renseignements faux et la mauvaise foi peuvent faire d’un<br />

homme et de sa vie ! Toute biographie, dès qu’elle sort<br />

du strict domaine des faits matériels, est nécessairement<br />

romancée. Pour m’imaginer Anton Pavlovitch vivant, me<br />

l’imaginer pour vous, je ne peux qu’essayer de rapprocher<br />

son œuvre des éléments biographiques que l’on possède.<br />

C’est cet aspect-là de sa vie qui nous importe, à nous,<br />

ses lecteurs ; quant à la couleur de ses yeux… les avait-il<br />

marron, bleus ou gris, comment le savoir ? Les trois couleurs<br />

se trouvent dans les souvenirs de ses contemporains. Tout<br />

est sujet à caution, sauf l’œuvre qui est là, et qui témoigne<br />

pour son créateur.<br />

Avant-propos de L’Histoire d’Anton Tchékhov d’Elsa Triolet,<br />

Les Editeurs Français Réunis, 1954<br />

V. Y. Levental : Maquette de décor pour<br />

Les Trois Sœurs, mise en scène A. V. Efros,<br />

1982. Collection Musée Bakhrushin.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 86


Tchékhov<br />

et les femmes<br />

Roger Grenier<br />

La brève nouvelle Une Petite Plaisanterie donne une image<br />

exacte de l’attitude de Tchékhov envers les femmes. Un<br />

garçon et une fi lle font des descentes en traîneau. Chaque<br />

fois qu’ils sont en pleine vitesse, que la fi lle est effrayée, le<br />

garçon chuchote à son oreille : « Je vous aime, Nadenka. »<br />

Quand la course s’achève, elle ne sait jamais si ces paroles<br />

ont été vraiment prononcées, ou si elle a cru les entendre,<br />

dans la griserie de la descente. La femme de lettres Lydia<br />

Avilosa, qui a raconté, avec plus ou moins de vérité, ses<br />

amours avec Anton Pavlovitch, reconnaissait dans cette<br />

nouvelle son comportement amoureux. « J’entendais je<br />

vous aime. Mais, après un court instant, tout disparaissait,<br />

tout redevenait ordinaire, banal. »<br />

Tchékhov l’avoue à maintes reprises, il ne sera jamais un<br />

passionné, et encore moins dans le domaine des sens que<br />

dans celui des sentiments. Dans la nouvelle Véra, il parle<br />

ouvertement de cette impossibilité d’aimer : « Il voulait<br />

découvrir la raison de son étrange froideur. Il voyait bien<br />

qu’elle était en lui-même, et ne provenait pas d’une cause<br />

extérieure. Il reconnut que ce n’était pas la froideur dont se<br />

piquent si souvent les gens intelligents, ni de la froideur d’un<br />

fat imbécile, mais une simple impuissance de l’âge, l’incapacité<br />

de ressentir profondément la beauté, une vieillesse<br />

précoce acquise par l’éducation, par la lutte désordonné pour<br />

gagner son pain, par la vie isolée dans une chambre d’hôtel. »<br />

« Une simple impuissance de l’âge »… Il écrit cette nouvelle<br />

à l’âge de vingt-sept ans.<br />

On connaît sa résistance au mariage. Son frère Alexandre<br />

lui écrit : « Tout ce qui te restera, ce sera d’aller au zoo<br />

parler avec ta mangouste des joies du célibat. » (Il s’agit<br />

d’une mangouste rapportée d’Inde, au retour du voyage de<br />

Sakhaline.)<br />

On doit a Tchékhov cet aphorisme : « Si vous craignez la<br />

solitude, ne vous mariez pas. »<br />

Il est d’ailleurs persuadé que toutes les femmes sans<br />

exception, des plus frustes aux plus cultivées, ne pensent<br />

qu’au mariage.<br />

Anton fi nira par épouser l’actrice Olga Knipper. Il avait écrit<br />

à son ami Souvorine : « Je promets d’être un bon mari,<br />

mais donnez-moi une femme qui, ainsi que le fait la lune,<br />

n’apparaisse pas quotidiennement à mon horizon ».<br />

Olga, une des vedettes du Théâtre d’Art, vivait à Moscou. Et<br />

lui, la maladie le clouait à Yalta.<br />

Il n’est d’ailleurs pas exempt de misogynie. A l’âge de<br />

vingt-trois ans, il projetait d’écrire une Histoire de l’autorité<br />

sexuelle, montrant la suprématie du sexe fort, dans le règne<br />

animal comme dans l’espèce humaine. Il ne se proposait<br />

pas moins que d’étudier l’inégalité entre les sexes du point<br />

de vue de la zoologie, de l’anthropologie, de l’anatomie,<br />

de la pathologie, de la criminalité, de la prostitution, de<br />

l’enseignement… Il explique, dans ses Carnets, que les<br />

femmes apprennent facilement les langues parce qu’il y a de<br />

la place dans leur cerveau qui contient beaucoup de vide.<br />

On peut lire, dans Ninotchka : « Ce n’est pas une grosse<br />

affaire que d’être aimé : les dames ont été créées pour<br />

cela. »<br />

Pourtant il garde le souvenir des coups de cœur les plus<br />

éphémères. Ainsi, avec une admirable simplicité, Beautés<br />

se présente comme le souvenir apaisé, longtemps après, de<br />

deux images entrevues au cours de voyages dans le sud de la<br />

Russie. Une jeune fi lle sur le quai de gare fait ressurgir tout à<br />

coup les émotions ressenties jadis auprès d’une autre jeune<br />

fi lle, dans un village arménien. La rencontre d’une beauté<br />

est alors inséparable d’un sentiment de tristesse. « Ma<br />

tristesse n’était-elle que ce sentiment particulier qu’éveille<br />

en l’homme la contemplation de la vraie beauté ? »<br />

Mais dans une lettre à sa sœur, c’est sur le mode comique<br />

qu’il décrit à peu près la même scène. Il se rend à Taganrog,<br />

sa ville natale, en Ukraine. Le train s’arrête à Khartsyzskaïa. Il<br />

déjeune au buffet. « Puis, petit tour sur le quai. Demoiselles.<br />

A la dernière fenêtre du premier étage de la gare est assise<br />

une demoiselle (ou une dame, comment savoir) avec un<br />

corsage blanc, languissante et belle. Je la regarde, elle me<br />

regarde… Je mets mon pince-nez, elle aussi… Oh merveille<br />

d’apparition ! J’ai attrapé une infl ammation au cœur et j’ai<br />

passé mon chemin. »<br />

Partout où il vit, à Moscou, à Mélikhovo, il a besoin d’être<br />

entouré de femmes. Et qui mieux que lui en a parlé ?<br />

Préface de La Dame au petit chien<br />

et autres nouvelles (Folio, Gallimard)<br />

87


Un problème en soi<br />

Luchino Visconti<br />

Tchékhov est le plus grand auteur de théâtre contemporain<br />

et son infl uence, son empreinte, sont reconnaissables<br />

même dans le cinéma réaliste italien. Sa position moderne,<br />

et sa conception réaliste de la vie lui vient aussi d’avoir<br />

été médecin et, comme tel, d’avoir été amené à disséquer<br />

l’âme humaine jusque dans ses replis les plus cachés et<br />

à fouiller dans l’intimité des personnages sans desseins<br />

ambitieux. Beaucoup considèrent Tchékhov comme un<br />

auteur crépusculaire, exprimant une vision amère de la vie,<br />

mais il est essentiellement un auteur réaliste. La tragédie,<br />

si elle advient, advient hors de la scène, lointaine, comme<br />

des drames classiques, les drames de la Grèce antique.<br />

Souvent, Tchékhov, répondant à ceux qui soutenaient qu’il<br />

était un auteur pleurnichard – peut-être à <strong>Stanislavski</strong> –,<br />

affi rmait que ses drames étaient des vaudevilles, que la<br />

tragédie réside dans le fait de vivre le quotidien, et il disait<br />

aux hommes : « Regardez comme vous vivez mal, essayez<br />

de vivre mieux. » Et il a toujours pris soin d’éviter les pics<br />

dramatiques.<br />

Extrait d’une interview de Maurizio Liverani,<br />

in : Paese Sera, 19 décembre 1952,<br />

cité in : Visconti, Ed. Actes Sud, Institut Louis Lumière, 2009<br />

V.A. Simov, maquette pour Ivanov, 1904.<br />

Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 88


Le monde<br />

de Tchékhov<br />

Vassili Grossman<br />

Ne touchez pas à Tchékhov, je l’aime plus que tous les autres<br />

écrivains. […]<br />

Il a pris sur ses épaules cette démocratie russe qui n’a pu<br />

se réaliser. La voie de Tchékhov, c’était celle de la liberté.<br />

Nous avons emprunté une autre voie, comme a dit Lénine.<br />

Essayez donc de faire le tour des personnages tchékhoviens.<br />

Seul Balzac a su, peut-être, introduire dans la conscience<br />

collective une telle quantité de gens. Non, même pas.<br />

Réfl échissez un peu : des médecins, des ingénieurs, des<br />

avocats, des instituteurs, des professeurs, des propriétaires<br />

terriens, des industriels, des boutiquiers, des gouvernantes,<br />

des laquais, des étudiants, des fonctionnaires de tous<br />

grades, des marchands de bestiaux, des entremetteuses,<br />

des sacristains, des évêques, des paysans, des ouvriers,<br />

des cordonniers, des modèles, des horticulteurs, des<br />

zoologistes, des aubergistes, des gardes-chasse, des<br />

prostituées, des pêcheurs, des offi ciers, des sous-offi ciers,<br />

des artistes peintres, des cuisinières, des écrivains, des<br />

concierges, des religieuses, des soldats, des sages-femmes,<br />

des forçats de Sakhaline…<br />

Ça suffi t ! Ça suffi t ! […]<br />

Ah, ça suffi t ? Non, cela ne suffi t pas ! Tchékhov a fait entrer<br />

dans nos consciences toute la Russie dans son énormité ; des<br />

hommes de toutes les classes, de toutes les couches sociales,<br />

de tous les âges... Mais ce n’est pas tout ! Il a introduit ces<br />

millions de personnes en vrai démocrate, comprenez-vous,<br />

en démocrate russe. Il a dit comme personne ne l’a fait avant<br />

lui, pas même Tolstoï, que nous sommes avant tout des<br />

êtres humains ; comprenez-vous : des êtres humains ! Il a dit<br />

que l’essentiel, c’était que les hommes sont des hommes, et<br />

qu’ensuite seulement, ils sont évêques, russes boutiquiers,<br />

tatares, ouvriers. Vous comprenez ? Les hommes sont bons<br />

ou mauvais non en tant que Tatares ou Ukrainiens, ouvriers<br />

ou évêques ; les hommes sont égaux parce qu’ils sont des<br />

hommes. Il y a cinquante ans on pensait, aveuglé par des<br />

œillères partisanes, que Tchékhov a été le porte-parole d’une<br />

fi n de siècle. Alors que Tchékhov a levé le drapeau le plus<br />

glorieux qu’ait connu la Russie dans son histoire millénaire :<br />

le drapeau d’une véritable démocratie russe, bonne et<br />

humaine ; le drapeau de la dignité de l’homme russe, de<br />

la liberté russe. Notre humanisme a toujours été sectaire,<br />

cruel, intolérant. D’Avvakoum à Lénine, notre conception de<br />

la liberté et de l’homme a toujours été partisane, fanatique ;<br />

elle a toujours sacrifi é l’homme concret à une conception<br />

abstraite de l’homme. Même Tolstoï, avec sa théorie de la<br />

non-résistance au mal par la force est intolérant, et surtout,<br />

son point de départ n’est pas l’homme mais Dieu. Il veut<br />

que triomphe l’idée de la bonté, mais les hommes de Dieu<br />

ont toujours aspiré à faire entrer de force Dieu en l’homme :<br />

et pour arriver à ce but, en Russie, on ne reculera devant<br />

rien : on te tuera, on t’égorgera sans hésiter.<br />

Qu’a dit Tchékhov ? Que Dieu se mette au second plan, que se<br />

mettent au second plan les « grandes idées progressistes »<br />

comme on les appelle ; commençons par l’homme, soyons<br />

bons, soyons attentifs à l’homme quel qu’il soit : évêque,<br />

moujik, industriel millionnaire, forçat de Sakhaline, serveur<br />

dans un restaurant ; commençons par aimer, respecter,<br />

plaindre l’homme, sans quoi rien ne marchera jamais chez<br />

nous. Et cela s’appelle la démocratie, la démocratie du<br />

peuple russe, une démocratie qui n’a pas vu le jour.<br />

En mille ans, l’homme russe a vu de tout, la grandeur<br />

et la super grandeur, mais il n’a jamais vu une chose,<br />

la démocratie. Et voilà (nous y revenons), ce qui sépare<br />

les décadents de Tchékhov. L’État peut s’irriter contre le<br />

décadent, lui donner une taloche ou un coup de pied au cul ;<br />

mais l’État est incapable de comprendre l’essentiel chez<br />

Tchékhov, et c’est pourquoi il le tolère. La démocratie n’a<br />

pas sa place chez nous, la véritable démocratie, bien sûr, la<br />

démocratie humaine.<br />

Extrait de Vie et destin<br />

traduit du russe par Alexis Berelowitch<br />

avec la collaboration d’Anna Coldefy-Faucard,<br />

Ed. L’Âge d’Homme, 1980<br />

89


Le moins<br />

métaphysicien<br />

des écrivains russes<br />

Vladimir Volkoff<br />

Tchékhov passe pour le moins métaphysicien des écrivains<br />

russes. Ce n’est pas assez de dire qu’il n’a ni doctrine ni<br />

idéologie : une pensée sortant tant soit peu du commun lui<br />

paraîtrait de mauvais goût. À part Pouchkine, il est à peu<br />

près le seul des plus grands à ne pas proposer de recette<br />

pour sauver le monde. Quant à philosopher sur l’existence<br />

de Dieu et l’immortalité de l’âme, il n’y songe même pas.<br />

En apparence.<br />

En réalité, il y a bien une philosophie qui baigne toute<br />

son œuvre, philosophie peut-être inconsciente, à coup<br />

sûr inséparable à la fois de son génie d’écrivain, de sa<br />

profession de médecin et de la bienfaisance qu’il exerça<br />

libéralement dès qu’il en eut les moyens. Cette philosophie,<br />

c’est justement la compassion, et c’est dans cette unité de<br />

Tchékhov écrivain-médecin-homme, dans la convergence<br />

de ses talents (au sens scripturaire du terme), qu’il faut<br />

chercher la fi ne pointe de son originalité. C’est une question<br />

classique de savoir si un être méchant peut être un bon<br />

artiste. Elle ne se pose pas à propos de Tchékhov. Il éprouve<br />

une intense compassion pour ses personnages comme<br />

il éprouva une intense compassion – je ne dirai pas pour<br />

l’humanité, mais pour les hommes : cet homme-ci et cet<br />

homme-là. Et, la cruauté de son analyse n’étant que l’autre<br />

face de cette extrême et compatissante attention, de là<br />

provient cette impression que l’on a, après avoir travaillé sur<br />

son œuvre, de connaître un homme débonnaire et rassurant,<br />

qui pardonne tout (ou presque), avec qui il fait bon passer<br />

un moment : Anton Pavlovitch.<br />

Préface à Nouvelles d’Anton Tchékhov,<br />

L’Age d’Homme, 1993<br />

réédition La Pochothèque, Le Livre de poche<br />

L'épouse de Tchékhov, Olga Knipper,<br />

dans La Cerisaie, 1911.<br />

Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />

<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 90


Tchékhov en France<br />

Marie-Claude Billard<br />

TRADUCTIONS<br />

Publiés en Russie à partir de<br />

1886/1887, les contes et nouvelles<br />

sont peu à peu traduits et diffusés par<br />

les revues françaises :<br />

- à partir de 1893 dans La Revue des<br />

Deux Mondes,<br />

- à partir de 1896 dans La Revue<br />

Blanche, La Revue des Revues et<br />

La Nouvelle Revue,<br />

- à partir de 1897 dans La Revue de<br />

Paris et La Quinzaine,<br />

- à partir de 1899 dans La Revue<br />

illustrée et La Revue Bleue.<br />

Chez les éditeurs, Ollendorf sort un<br />

premier texte en 1895 dans un recueil<br />

sur les conteurs russes, et trois autres<br />

dans Le livre des bêtes en 1901.<br />

La même année et l’année suivante,<br />

Perrin publie Les Moujiks comprenant<br />

onze textes de Tchékhov et Un Duel.<br />

En 1911, Calmann-Lévy édite Valet de<br />

chambre – Récit d’un terroriste.<br />

Denis Roche et le duo Léon<br />

Golschmann/Ernest Jaubert sont<br />

les principaux traducteurs de cette<br />

époque.<br />

Côté théâtre, il faut signaler un écho<br />

des représentations russes des Trois<br />

Sœurs dans La Revue Bleue du 13 avril<br />

1901 et une traduction de cette pièce<br />

dans la La Revue Blanche en février et<br />

mars 1903.<br />

A l’occasion d’une tournée,<br />

La Mouette a été jouée en russe le<br />

18 juin 1902 au Théâtre Antoine.<br />

Valentin Mandelstamm, un Russe<br />

habitant Paris, en fait la critique dans<br />

La Revue d’art dramatique.<br />

On trouve un compte-rendu de la<br />

création du Jardin des Cerises à<br />

Moscou dans Le Mercure de France,<br />

janvier 1904.<br />

Après la mort de Tchékhov, le rythme<br />

des traductions des pièces de théâtre<br />

s’accélère avec les productions des<br />

Pitoëff qui utilisent leurs propres<br />

traductions. En particulier :<br />

La Demande, adaptation de Marcel<br />

Genevrière et Georges Pitoëff,<br />

Comœdia, 18 mai 1914,<br />

L’Oncle Vania, scènes de vie à la<br />

campagne, traduction de Maurice<br />

Rémon, Les Ecrits nouveaux, avrilseptembre<br />

et octobre 1921,<br />

La Cerisaie, traduction de C. Moskova<br />

et A. Lamblot, Bruxelles, 1922.<br />

Et surtout : Théâtre en 2 volumes et<br />

Œuvres complètes en 16 volumes<br />

traduit par Denis Roche, Plon, 1922 et<br />

1923.<br />

Au lendemain de la Deuxième<br />

Guerre mondiale et au moment du<br />

cinquantième anniversaire de la mort<br />

de Tchékhov (1954), de nouvelles<br />

initiatives de traduction, d’édition<br />

et de mises en scène favorisent la<br />

diffusion de son œuvre auprès du<br />

public et de la profession :<br />

Théâtre, Moscou, éd. Langues<br />

étrangères, 1947.<br />

Œuvres, traduction et présentation<br />

d’Elsa Triolet, Les Editeurs français<br />

réunis, 1952-1962, 20 vol.<br />

Théâtre, traduction d’Arthur Adamov,<br />

Club français du livre, 1958.<br />

Théâtre complet [nombreux<br />

traducteurs], L’Arche, 1958-1961, 3 vol.<br />

Théâtre, traductions d’André Barsacq,<br />

Antoine Vitez, Georges et Ludmilla<br />

Pitoëff et Pierre-<strong>Jean</strong> Jouve, Denoël,<br />

1958.<br />

Œuvres complètes [traduction d’Arthur<br />

Adamov et Elsa Triolet pour la partie<br />

théâtre], Editions rencontres, 1965.<br />

Tchékhov est édité par Claude Frioux<br />

dans la Bibliothèque de la Pléiade<br />

à partir de 1970 (traductions d’Elsa<br />

Triolet, Madeleine Durand, André<br />

Radiguet, Edouard Parayre et Lily<br />

Denis) et depuis les années 1990,<br />

Françoise Morvan et André Markowicz<br />

assurent la plupart des traductions<br />

jouées sur la scène française.<br />

ETUDES ET CRITIQUE DRAMATIQUE<br />

Côté articles et études, Tchékhov<br />

est une première fois mentionné<br />

dans un article sur la littérature<br />

russe contemporaine de La Revue<br />

indépendante en mars 1888.<br />

Jules Legras dans Au pays russe<br />

(A. Colin, 1895) relate sa visite chez<br />

l’écrivain à Mélikhovo en 1892.<br />

Anna Mitrofanovna Anitchkova, Russe<br />

vivant à Paris, analyse le propos de<br />

Tchékhov dans deux articles de La<br />

Revue Blanche d’avril 1903 intitulés :<br />

« Les Conditions sociales des lettres<br />

russes contemporaines ».<br />

En 1924, une publication de<br />

Camille Poupeye aux éditions de<br />

La Renaissance d’Occident à Bruxelles<br />

sur les dramaturges exotiques<br />

consacre un chapitre entier à<br />

Tchékhov, unique représentant en<br />

l’occurrence du théâtre russe.<br />

Plusieurs textes de Pitoëff sur<br />

Tchékhov sont rassemblés dans<br />

Notre Théâtre édité par <strong>Jean</strong> de Rigault<br />

aux éditions Messages en 1949.<br />

Dans les années 50, Nina Gourfi nkel<br />

publie plusieurs études et articles sur<br />

Tchékhov :<br />

- « Tchékhov au Théâtre artistique de<br />

Moscou », Revue d’Histoire du théâtre,<br />

vol. IV, 1954,<br />

- « Introduction à la dramaturgie<br />

soviétique : Tchékhov et Gorki »,<br />

Théâtre populaire, n°19, 1 er juillet 1956<br />

- « Les interprétations russes<br />

de Tchékhov » (à l’occasion des<br />

spectacles du Théâtre d’Art de<br />

Moscou au Théâtre des Nations,<br />

1958). Réalisme et poésie au théâtre,<br />

CNRS, 1967.<br />

En 1954, la revue Europe édite un<br />

numéro spécial Tchékhov et le<br />

numéro 6 des Cahiers Renaud-Barrault<br />

sur Anton Tchékhov et La Cerisaie<br />

ouvre la voie aux études et<br />

commentaires dramaturgiques qui<br />

se multiplient dans le sillage des<br />

mises en scène de la décentralisation<br />

théâtrale des années 60 et 70.<br />

91


En 1955, paraît une biographie de<br />

Pierre Brisson : Tchékhov et sa vie<br />

et les éditions du Seuil consacrent<br />

l’auteur avec un Tchékhov par luimême<br />

dans la collection Ecrivains de<br />

toujours par Sophie Laffi tte.<br />

De 1920 à 1940, la critique dramatique<br />

suit les productions des Pitoëff qui<br />

sont les seuls à jouer Tchékhov en<br />

français. Comme ils sont Russes avec<br />

un fort accent, on leur reconnaît un<br />

incontestable talent à exprimer le<br />

caractère des personnages mais il<br />

faudra du temps pour comprendre<br />

les pièces.<br />

Ainsi Lucien Dubech en 1928 à propos<br />

des Trois Sœurs : « Ce peuple entier<br />

atteint de neurasthénie collective<br />

nous paraît proprement une maison<br />

de fous… »<br />

Et Benjamin Crémieux en 1939 :<br />

« En vérité, on a devant La Mouette<br />

le même sentiment de perfection que<br />

devant Antigone ou Bérénice. »<br />

Sentiment confi rmé à la suite des<br />

mises en scène de <strong>Jean</strong>-Louis Barrault<br />

et <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> (1954 et 1956) par Renée<br />

Saurel et Guy Dumur qui conclut<br />

son article dans Théâtre populaire à<br />

propos du Platonov de <strong>Vilar</strong> : « Mais<br />

on n’aurait jamais fi ni de mesurer<br />

l’importance d’une telle création ».<br />

Le ton est donné, l’auteur Tchékhov ne<br />

sera plus remis en cause.<br />

QUELQUES PRODUCTIONS<br />

Film Pathé 1912 :<br />

La Contrebasse de Koneskoff.<br />

Georges et Ludmilla Pitoëff :<br />

- La Mouette, Genève 1921 ;<br />

Paris 1922 et 1939<br />

- Oncle Vania, Genève 1921 ;<br />

Paris 1921-22<br />

- Les Trois Sœurs, Paris 1929.<br />

Au lendemain de la guerre, la<br />

Compagnie Sacha Pitoëff reprend les<br />

productions des parents : Oncle Vania<br />

en 1950, Les Trois Sœurs en 1960,<br />

La Mouette en 1961 et Ivanov en 1962<br />

dans la traduction d’Antoine Vitez.<br />

La Cerisaie : traduction de Georges<br />

Neveux, mise en scène de <strong>Jean</strong>-Louis<br />

Barrault, Théâtre Marigny 1954.<br />

Reprise en 1960 à l’Odéon.<br />

La Mouette traduction et mise en<br />

scène de Suria Magito, Comédie de<br />

l’Est, 1954.<br />

La Mouette : traduction de G. Pitoëff,<br />

mise en scène d’André Barsacq,<br />

Atelier, 1955.<br />

Ce fou de Platonov : traduction de Pol<br />

Quentin, régie de <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, TNP, 1956.<br />

Festival international de Paris/<br />

Théâtre des Nations<br />

au Théâtre Sarah Bernhardt :<br />

- Oncle Vania, mise en scène de<br />

Per Axel Brannervitch, 1956.<br />

- Les Trois Sœurs, en langue russe,<br />

Théâtre d’Art de Moscou, 1958.<br />

- La Cerisaie, en langue russe,<br />

mise en scène de T. Stanitsyn, 1958.<br />

- Oncle Vania, mise en scène de<br />

M. M. Kedrov, 1958.<br />

- La Mouette, mise en scène de<br />

Eino Kalina, 1962.<br />

- La Cerisaie, en langue russe,<br />

Théâtre d’Art de Moscou, 1964.<br />

Ivanov, réalisation de <strong>Jean</strong> Prat, mise<br />

en scène de Jacques Mauclair, pour<br />

la télévision, Théâtre d’Aujourd’hui,<br />

1956.<br />

Une Demande en mariage (adapté par<br />

André Barsacq) :<br />

- Mise en scène de Maurice<br />

Jacquemont, Ambigu, 1957.<br />

- Mise en scène d’André Barsacq,<br />

Théâtre de l’Atelier, 1959.<br />

Oncle Vania (traduction d’Elsa Triolet)<br />

- Mise en scène de Gabriel Monnet,<br />

Comédie de St Etienne, 1960.<br />

- Mise en scène de Jacques Mauclair,<br />

Comédie-Française, 1961.<br />

La Cerisaie traduction de Georges<br />

Neveux, mise en scène de Guy Parigot,<br />

Comédie de l’Ouest, 1961.<br />

La Mouette, traduction d’Elsa Triolet,<br />

mise en scène de Gabriel Monnet,<br />

Comédie de Bourges, 1964.<br />

Au cours des années 60, Tchékhov<br />

inspire les adaptations de Gabriel<br />

Arout et il devient impossible de lister<br />

toutes les mises en scène liées à son<br />

œuvre.<br />

En 1972, une étude d’Atac-Informations<br />

situe Tchékhov au 8 ème rang des<br />

auteurs joués dans la décentralisation<br />

théâtrale française après Labiche et<br />

Ionesco et avant Racine.<br />

Depuis, l’engouement n’a pas<br />

cessé : ses pièces, ses nouvelles,<br />

sa correspondance constituent un<br />

matériau théâtral fécond.<br />

Platonov est intéressant à cet égard :<br />

pièce de jeunesse, sans titre, brouillon<br />

de l’œuvre future, elle a donné lieu<br />

à de nombreuses versions dont une<br />

performance de 8 heures dans une<br />

usine désaffectée (Chantal Morel,<br />

1984).<br />

La <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> a consacré une<br />

étude aux différents Platonov produits<br />

jusqu’à ce jour en France : Quelque<br />

chose de Platonov, 2002.<br />

Actuellement, il n’y a pas ou peu<br />

de saison théâtrale en France sans<br />

Tchékhov. Les metteurs en scène du<br />

théâtre public s’y intéressent tous<br />

à un moment ou à un autre de leur<br />

carrière.<br />

Tchékhov serait-il devenu un auteur<br />

incontournable ?<br />

M.-C. B.<br />

Conservateur<br />

Bibliothèque nationale de France<br />

à la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

Portrait de Tchékhov par son frère, Nikolaï,<br />

1884. (Copie par I.D. Klobounovsky, 1970).<br />

Collection Musée Littéraire National.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 92


Quiz<br />

Tchékhov<br />

par Rodolphe Fouano<br />

1) Fils de Pavel Egorovitch Tchékhov et<br />

d’Evguenia Iakovna Morozova, quelle place<br />

Anton Pavlovitch occupe-t-il dans la famille ?<br />

Est-il...<br />

a) le deuxième enfant d’une famille de cinq ?<br />

b) le troisième d’une famille de six ?<br />

c) le quatrième d’une famille de sept ?<br />

2) Son grand-père paternel, Egor<br />

Mikhaïlovitch Tchékhov, est :<br />

a) le cadet d’une famille noble mais ruinée<br />

de Saint-Pétersbourg<br />

b) un représentant de la petite bourgeoisie<br />

de Moscou<br />

c) serf du comte Tcherkhov<br />

3) Où se situe sa ville natale, Taganrog ?<br />

a) près de Yalta<br />

b) au sud de Moscou<br />

c) au bord de la mer d’Azov<br />

4) Le jeune Anton est d’abord élève dans<br />

une école :<br />

a) juive<br />

b) grecque<br />

c) de musique<br />

5) Qui le bat régulièrement et sauvagement<br />

durant son enfance ?<br />

a) sa mère<br />

b) son père<br />

c) un voisin<br />

6) Evoquant cette période malheureuse,<br />

qu’en dira-t-il ?<br />

a) Dans mon enfance, je n’ai pas eu de<br />

câlins<br />

b) Dans mon enfance, je n’ai pas eu<br />

d’enfance<br />

c) Dans mon enfance, j’ai beaucoup<br />

souffert<br />

7) Nicolas I er règne de 1825 à 1855. Qui lui<br />

succède ?<br />

a) Nicolas II<br />

b) Alexandre II<br />

c) Michel II<br />

8) En quelle année le servage est-il aboli en<br />

Russie ?<br />

a) 1848<br />

b) 1861<br />

c) 1870<br />

9) Pavel Egorovitch, le père de Tchékhov,<br />

fait faillite en 1876 et fuit à Moscou pour<br />

éviter la prison pour dettes. Quel commerce<br />

tenait-il ?<br />

a) une quincaillerie<br />

b) une épicerie<br />

c) une armurerie<br />

10) La piété de Pavel Egorovitch est notoire.<br />

Comment se manifestait-elle ?<br />

a) Il passait ses journées à l’église<br />

b) Il s’occupait d’œuvres de bienfaisance<br />

c) Il peignait des icônes<br />

11) Quel est le nom de la revue qui publie,<br />

en mars 1880, le premier récit d’Anton<br />

Tchékhov ?<br />

a) La Cigale<br />

b) La Fourmi<br />

c) La Libellule<br />

12) Sous couvert de quels pseudonymes<br />

écrit-il alors ?<br />

a) Le frère de mon frère<br />

b) Antocha Tchékhonté<br />

c) L’homme sans rate<br />

13) Combien est-il payé ?<br />

a) cinq kopecks la ligne<br />

b) dix kopecks la ligne<br />

c) quinze kopecks la ligne<br />

14) La même année, il écrit sa première<br />

pièce connue, Platonov, qui, refusée et<br />

oubliée, ne sera jouée que longtemps<br />

après sa mort. A qui en doit-on la création<br />

mondiale ?<br />

a) Sacha Pitoëff<br />

b) <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

c) <strong>Jean</strong>-Louis Barrault<br />

15) En 1881, l’Okhrana menace une large<br />

partie de la population russe. De quoi<br />

s’agit-il ?<br />

a) d’une incurable maladie du cerveau<br />

b) de la police politique du tsar<br />

c) d’une forme de grippe espagnole<br />

16) A partir de 1882, Tchékhov écrit des<br />

nouvelles humoristiques pour la revue<br />

Eclats dirigée par Leïkine. Comment<br />

son frère Nikolaï est-il associé à cette<br />

collaboration ?<br />

a) Il lui suggère des thèmes et inspire<br />

certains personnages<br />

b) Ils écrivent à quatre mains<br />

c) Nikolaï illustre les récits<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 94


17) En 1884, Tchékhov termine ses études :<br />

a) d’ingénieur des Ponts-et-Chaussées<br />

b) d’agronomie<br />

c) de médecine<br />

18) Tchékhov fait la connaissance d’Alexéï<br />

Souvorine en 1885. L’année suivante,<br />

celui-ci lui propose d’écrire dans la revue<br />

la plus prestigieuse de Russie dont il est le<br />

directeur. Quel en est le titre ?<br />

a) Les Temps modernes<br />

b) Le Temps des cerises<br />

c) Temps nouveaux<br />

19) Après l’échec de sa première pièce,<br />

Ivanov, en 1887, au théâtre Korch de<br />

Moscou, par quel pseudonyme Tchékhov<br />

signe-t-il la lettre ironique qu’il adresse à<br />

son frère Alexandre ?<br />

a) Schiller Molièrovitch Goethe<br />

b) Schiller Shakespearovitch Goethe<br />

c) Schiller Cervantovich Goethe<br />

20) Dans quel journal Tchékhov publie-t-il,<br />

en 1888, son récit intitulé La Steppe, que<br />

d’aucuns considèrent comme un chef-<br />

d’œuvre ?<br />

a) Le Courrier du Nord<br />

b) La Voix du Nord<br />

c) Le Messager du Nord<br />

21) Quel Prix littéraire reçoit-il en octobre<br />

de la même année pour son recueil Dans le<br />

crépuscule ?<br />

a) le Prix Gogol<br />

b) le Prix Pouchkine<br />

c) le Prix Dostoïevski<br />

22) D’avril à décembre 1890, Tchékhov<br />

réalise une enquête sociologique sur les<br />

déportés de l’île de Sakhaline, en Sibérie,<br />

dans l’Océan Pacifi que. Combien de<br />

questionnaires remplit-il au contact des<br />

forçats et de leurs familles ?<br />

a) 5.000<br />

b) 8.000<br />

c) 10.000<br />

23) Sur la route du retour, en escale à<br />

Ceylan, quel étrange animal rapporte-t-il<br />

en souvenir ?<br />

a) un capucin<br />

b) une mangouste<br />

c) un python<br />

24) Tchékhov a réalisé plusieurs voyages en<br />

France. Dans quelle ville passe-t-il l’hiver<br />

1897/1898 ?<br />

a) Biarritz<br />

b) Nice<br />

c) Paris<br />

25) Quels lieux Tchékhov aimait-il visiter ?<br />

a) les cimetières<br />

b) les hôpitaux<br />

c) les bordels<br />

26) En 1892, Tchékhov achète sa propriété<br />

de Mélikhovo où il s’installe avec ses<br />

parents. Où se réfugie-t-il pour écrire au<br />

calme ?<br />

a) au grenier<br />

b) à la cave<br />

c) dans un chalet construit dans le jardin<br />

<br />

<br />

Aquarelle de V. Nizov : le cabinet<br />

du Dr Tchékhov, à Moscou.<br />

Revue Spectateur, 1881 : Saison du<br />

mariage : Annotations d'A.P. Tchékhov,<br />

illustrations de son frère Nikolaï.<br />

Coll. Musée Littéraire National.<br />

95


27) De quels noms Tchékhov baptise-t-il les<br />

deux chiens de la maison ?<br />

a) Morphine et Pénicilline<br />

b) Bromure et Quinine<br />

c) Typhus et Aspirine<br />

28) A quelle activité de loisirs Tchékhov<br />

aime-t-il s’adonner ?<br />

a) la chasse aux papillons<br />

b) la pêche à la ligne<br />

c) les courses de lévriers afghans<br />

29) Tchékov fut très lié avec Isaac Levitan,<br />

d’un an son cadet, qui était :<br />

a) un marchand de meubles moscovite<br />

b) un peintre paysagiste<br />

c) un concertiste du Bolchoï<br />

30) Quel écrivain français envisage-t-il de<br />

traduire en russe ?<br />

a) Molière<br />

b) Zola<br />

c) Maupassant<br />

31) Quel est le titre de la première version<br />

d’Oncle Vania ?<br />

a) Mon Oncle<br />

b) Les Fraises sauvages<br />

c) L’Esprit des bois<br />

32) A quelle occasion Tchékhov qualifi e-t-il<br />

Zola d’âme noble ?<br />

a) En 1893, lorsque le romancier achève le<br />

cycle des Rougon-Macquart<br />

b) En 1898, en découvrant l’article<br />

“J’accuse” dans L’Aurore<br />

c) En 1902, en apprenant par la presse qu’il<br />

est mort asphyxié<br />

33) Quel est le titre de la pièce créée au<br />

Théâtre d’Art de Moscou par Constantin<br />

<strong>Stanislavski</strong> , en 1898 ?<br />

a) L’Albatros, à cause de ses ailes de géant<br />

b) Une Hirondelle, qui ne fi t pas le<br />

printemps...<br />

c) La Mouette, oiseau exotique à Moscou<br />

34) Qui est Nemirovitch-Dantchenko ?<br />

a) Le descendant russe d’un cousin de<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 96<br />

Dante<br />

b) l’aïeul des pianistes Katia et Anastasia<br />

Nemirovitch-Dantchenko<br />

c) le co-fondateur du Théâtre d’Art de<br />

Moscou<br />

35) Pourquoi Tchékhov se déclare-t-il<br />

soudain « marxiste » en 1899 ?<br />

a) par sympathie pour Karl Marx dont il<br />

vient de lire Le Capital<br />

b) parce que son nouvel éditeur s’appelle<br />

Adolf Marx<br />

c) parce qu’il a découvert des bonbons<br />

“Marx” dont il raffole<br />

36) Quel est le titre de la célèbre nouvelle<br />

publiée par Tchékhov en décembre 1899 ?<br />

a) L’Oiseau et l’enfant (dont la chanteuse<br />

française d’origine portugaise, Marie-<br />

Myriam, fera un tube lors du concours de<br />

l’Eurovision en 1977)


) L’Homme qui parlait à l’oreille des<br />

chevaux (que Robert Redford porta à<br />

l’écran, en 1998)<br />

c) La Dame au petit chien<br />

37) De qui parle Tchékhov lorsqu’il dit :<br />

« Sa mort laisserait un grand vide dans ma<br />

vie. Je n’ai aimé personne comme je l’aime,<br />

lui.»<br />

a) de son chien<br />

b) de son éditeur Souvorine<br />

c) de Tolstoï<br />

38) Tchékhov voit dans la première son<br />

« épouse légitime » et dans l’autre sa<br />

« maîtresse ». De qui parle-t-il ?<br />

a) de sa mère et de sa sœur Macha<br />

b) d’Olga Knipper, qu’il épouse en 1901, et<br />

d’une jeune courtisane à laquelle il fut lié<br />

c) de la médecine et de la littérature<br />

39) Elu membre de la section Belles-Lettres<br />

de l’Académie des Sciences en 1900,<br />

Tchékhov en démissionne deux ans plus<br />

tard. Pour quelle raison ?<br />

a) il s’y ennuie<br />

b) sa maladie l’empêche d’assister aux<br />

réunions<br />

c) en signe de solidarité avec Gorki, le tsar<br />

ayant annulé l’élection de ce dernier<br />

40) De combien d’années Tchékhov est-il<br />

l’aîné de Gorki ?<br />

a) 5 ans<br />

b) 8 ans<br />

c) 10 ans<br />

41) En 1901, Tchékhov part à Oufa, dans<br />

l’Oural, pour se soigner en suivant une<br />

cure...<br />

a) de sushis ?<br />

b) de koumis ?<br />

c) de raviolis ?<br />

42) Quel nom souhaite-il donner à l’enfant<br />

qu’il n’aura pas de son épouse, Olga ?<br />

a) Alexeï, en hommage à son éditeur<br />

Souvorine<br />

c) Nikolaï, en mémoire de son frère<br />

précocement disparu en 1889<br />

c) Pamphile<br />

43) De quelle maladie Tchékhov souffre-t-il ?<br />

a) de cyclothymie<br />

b) d’hémoptysie<br />

c) d’agoraphobie<br />

44) Sur son lit de mort, que boit Tchékhov,<br />

en guise de ciguë ?<br />

a) une tasse de thé<br />

b) un verre de vodka<br />

c) une coupe de champagne<br />

45) Où meurt-il, le 2 juillet 1904 ?<br />

a) dans son lit à Yalta<br />

b) dans la loge d’Olga Knipper à Moscou<br />

c) dans un hôtel de Badenweiler, en<br />

Allemagne<br />

46) Quels sont ses derniers mots ?<br />

a) la farce est jouée<br />

b) je reviendrai<br />

c) je meurs<br />

47) Quel âge a-t-il alors ?<br />

a) 44 ans<br />

b) 48 ans<br />

c) 50 ans<br />

48) Son corps est rapatrié par le train, dans<br />

un wagon :<br />

a) de seconde classe<br />

b) à bestiaux<br />

c) transportant des huîtres<br />

49) Où repose-t-il ?<br />

a) dans le parc de la maison de Mélikhovo<br />

transformée en musée Tchékhov<br />

b) au cimetière du couvent Novodievitchi à<br />

Moscou<br />

c) dans la crypte d’une église de Taganrog,<br />

sa ville natale.<br />

Lettre d'A. P. Tchékhov<br />

<br />

à V. G. Korolenko, 1887.<br />

Coll. Musée Littéraire National<br />

A. P. Tchékhov à Melikhovo, 1897.<br />

Coll. Musée de Melikhovo.<br />

Réponses du Quiz<br />

1b, 2c, 3c, 4b, 5b, 6b (cf. Récit d’une<br />

vie p. 16), 7b (cf. chronologie p. 28),<br />

8b, 9b, 10ac, 11ac (cf. Récit d’une<br />

vie p. 17), 12abc, 13a, 14b, 15b, 16c,<br />

17c, 18c, 19b, 20c (cf. Récit d’une vie<br />

p. 19), 21b, 22c, 23b (cf. Récit d’une<br />

vie p. 20), 24b, 25ac, 26c, 27b, 28b,<br />

29b, 30c, 31c, 32b (cf. Récit d’une<br />

vie p. 23), 33c, 34c, 35b, 36c, 37c,<br />

38c, 39c, 40b Maxime Gorki (1868-<br />

1936), 41b, 42c, 43b, 44c, 45c, 46c<br />

Tchékhov prononce ces mots en<br />

allemand, 47a, 48c, 49b (cf. Récit<br />

d’une vie p. 27).<br />

97


L’année France-Russie 2010<br />

est organisée et mise en œuvre<br />

pour la Fédération de Russie :<br />

le Ministère des Affaires étrangères,<br />

le Ministère de la Culture,<br />

le Ministère du Développement économique,<br />

le Ministère de l’Éducation et de la Science,<br />

l’Ambassade de la Fédération de Russie en France.<br />

Président du Comité national d’organisation :<br />

Sergueï Narychkine,<br />

Coordinateur national : Mikhaïl Chvydkoï.<br />

pour la France par :<br />

le Ministère des Affaires etrangères et européennes,<br />

le Ministère de la Culture et de la Communication,<br />

le Ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi,<br />

le Ministère de l’Éducation nationale,<br />

le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la<br />

Recherche,<br />

le Ministère de la Santé et des Sports,<br />

l’Ambassade de France en Russie,<br />

et Culturesfrance.<br />

Président du Comité français d’organisation :<br />

Louis Schweitzer,<br />

Commissaire général : Nicolas Chibaeff.<br />

Manifestation organisée avec le soutien du Comité des<br />

mécènes de l’année France-Russie 2010 :<br />

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LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 98


Remerciements particuliers à<br />

Culturesfrance, année France–Russie<br />

Marie Raymond, Nicolas Chibaeff, Nicolas Ruyssen<br />

Ambassade de France à Moscou<br />

Blanche Grinbaum, Olga Tararine<br />

pour les prêts des documents :<br />

Musée national du théâtre – Musée Bakhrouchine<br />

à Moscou<br />

Dmitri Rodionov (directeur)<br />

Irina Ganula (conservateur en chef)<br />

Tatiana Egorova (directrice des relations internationales)<br />

Lali Badridze (conservateur)<br />

Musée national littéraire à Moscou<br />

Marina Gomozkova (directrice)<br />

et Galina Kolganova (conservateur)<br />

Musée national du Théâtre d’art à Moscou<br />

Marfa Boubnova (directrice)<br />

Maria Polkanova (conservateur)<br />

Musée national Tchékhov de Mélikhovo<br />

Konstantin Bobkov (directeur)<br />

pour leur collaboration :<br />

Galerie nationale Tretyakov à Moscou<br />

Ce n°110 des Cahiers de la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

a été conçu pour accompagner l’installation<br />

Le Mystère Tchékhov réalisée par :<br />

Jacques Téphany, scénario, direction du projet<br />

Violette Cros et Claude Lemaire, scénographie<br />

Rodolphe Fouano, collaboration littéraire<br />

Frédérique Debril, coordination<br />

Roland Aujard-Catot, responsable administratif<br />

Francis Mercier, responsable technique<br />

assisté de <strong>Jean</strong> Meyrand et Romain Stepek<br />

Secrétariat / accueil : Séverine Gros<br />

Stagiaires : Marine Charny, Lauriane Justamond,<br />

Elsa Ladame.<br />

Visuel Le Mystère Tchékhov :<br />

Graphisme Geneviève Gleize<br />

Photo Olivier Martel (Agence akg-images)<br />

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soutenez<br />

la maison<br />

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... adhérez à l’Association <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

Nom, prénom :<br />

Adresse :<br />

Code postal :<br />

Tél. :<br />

Date :<br />

La <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

est subventionnée par<br />

en vous<br />

abonnant à ses Cahiers<br />

Adhésion : 25 euros Bienfaiteurs : à partir de 40 euros Montant :<br />

Bulletin à adresser à la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> - Montée Paul Puaux - 8 rue de Mons - 84000 Avignon<br />

Les précédents Cahiers de la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> sont disponibles en téléchargement sur le site http://maisonjeanvilar.org<br />

Le programme de lectures<br />

proposé en coréalisation<br />

avec la <strong>Maison</strong> Antoine Vitez<br />

aux visiteurs de l’exposition<br />

Le Mystère Tchékhov en<br />

juillet 2010 est soutenu par<br />

l’ADAMI.<br />

Remerciements<br />

à la Couscousserie de l’Horloge<br />

Ville :<br />

email :<br />

L’équipe permanente<br />

Chèque à l’ordre de l’Association <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>. Merci.<br />

de la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

Association <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

Président : Jacques Lassalle<br />

Directeur délégué : Jacques Téphany<br />

Assistant : Roland Aujard-Catot<br />

Communication : Rodolphe Fouano<br />

Responsable de projets : Frédérique Debril<br />

Responsable technique : Francis Mercier<br />

Accueil : Séverine Gros<br />

Entretien : Fernande d’Antonio<br />

Bibliothèque nationale de France<br />

Conservateur en chef : Marie-Claude Billard<br />

Bibliothécaires : Sylvie Barce, Catherine Cazou,<br />

Elisabeth Roisin.<br />

Assistante : <strong>Jean</strong>ne Gleye<br />

Les Cahiers<br />

de la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong><br />

Directeur<br />

de la publication<br />

Jacques Lassalle<br />

Directeur de la rédaction<br />

Jacques Téphany<br />

Rédacteur en chef<br />

Rodolphe Fouano<br />

Secrétariat de rédaction<br />

graphisme et réalisation<br />

Frédérique Debril<br />

assistée de<br />

Lauriane Justamond<br />

Imprimerie Laffont - Avignon<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 100


101


n110 °<br />

http://maisonjeanvilar.org ISSN 0294-3417<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 102

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