La fidélité créatrice chez Gabriel Marcel (pdf : 636 ko)
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COLLOQUE<br />
RAISON ET<br />
MYSTÈRE CHRÉTIEN<br />
<strong>La</strong> vie de foi<br />
selon trois penseurs<br />
du XX e siècle:<br />
• Gustave Thibon<br />
Sanctuaire du Saint-Sacrement<br />
• <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong><br />
• Maurice Zundel<br />
Montréal, Sanctuaire 25 du et 26 Saint-Sacrement<br />
février 2006<br />
Colloque sous la direction des Fraternités monastiques de Jérusalem<br />
Esprit de métamorphose… éveille en nous l’humeur allègre…<br />
© Fraternités monastiques de Jérusalem<br />
Colloque raison et mystère chrétien – <strong>La</strong> vie de foi selon trois penseurs du XX e siècle<br />
www.sdssm.org<br />
1<br />
G. <strong>Marcel</strong>, Méditation 1<br />
En vue d’être fidèle à ce qui fut demandé par l’organisateur de ce colloque « Foi et mystère<br />
chrétien », nous présenterons tout d’abord un aperçu de la vie et de l’œuvre de <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> pour<br />
aborder ensuite quelques concepts clefs de la philosophie existentielle, ce qui nous conduira à notre<br />
propos principal : la <strong>fidélité</strong> entendue comme <strong>créatrice</strong>. Nous établirons finalement quelques<br />
perspectives en raison des enjeux soulevés.<br />
Sommaire :<br />
GABRIEL MARCEL ET<br />
LA FIDÉLITÉCRÉATRICE -<br />
ENJEUX ET PERPECTIVES<br />
Conférencier : <strong>Marcel</strong> Nadeau<br />
I. <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> : figure d’exception pour l’existentialisme. - Éléments de biobibliographie. – Ouvrages suggérés. II. <strong>La</strong><br />
<strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> <strong>chez</strong> <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>. A. Concepts clefs. - Méthodologie. - L’homme en situation. - <strong>La</strong> rencontre de<br />
l’autre. - <strong>La</strong> liberté et l’être. B. <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong>. - Nullement la constance. – Assumer le risque. - <strong>La</strong> formation du<br />
nous. – Amour et espérance. - Les chemins périlleux. – Présence à l’autre. - <strong>La</strong> spontanéité qui sauve. - Les gestes<br />
créateurs. - Participation et communion à l’être. - L’être, cette source commune. - L’Être absolu, un Toi absolu. - L’ultime<br />
transcendance à vivre. C. Enjeux et perspectives. - Liberté et <strong>fidélité</strong>. - Indisponibilité et pessimisme. - Fidélité par-delà la<br />
mort. - Fidélité et transcendance. - Fidélité à un principe - Fidélité à la Parole. - Autres regards sur la <strong>fidélité</strong>. D.<br />
Conclusion.<br />
1 <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> :“ Tu ne mourras pas ”, textes choisis et présentés par Anne <strong>Marcel</strong>, préface de Xavier Tillette, Orbey,<br />
Arfuyen, coll. “ Les Carnets spirituels ”, 2005, p. 19 et 106.
SIGLES<br />
DH : <strong>La</strong> Dignité humaine et ses assises existentielles, 1964.<br />
EA : Être et avoir, 1935.<br />
EVE : En chemin, vers quel éveil ?, 1971.<br />
HV : Homo Viator, Prolégomènes à une métaphysique de l’espérance, 1944 ; rééd. 1952.<br />
JM : Journal métaphysique, suivi de “ Existence et objectivité ”, 1927 ; rééd. 1949.<br />
ME : Le Mystère de l’Être, I, 1951 ; II, 1951 ; rééd. 1963 et 1964.<br />
PA : Position et approches concrètes du mystère ontologique, 1933 ; rééd. 1967.<br />
PI : Présence et immortalité, suivi de l’Insondable ”, 1959.<br />
RI : Du refus à l’invocation, 1940 ; rééd. 1964.<br />
I<br />
GABRIEL MARCEL : FIGURE D’EXCEPTION POUR L’EXISTENTIALISME<br />
Sommaire : - Éléments de biobibliographie. – Ouvrages suggérés.<br />
Dans un ouvrage qui concerne les œuvres littéraires du XXe siècle, <strong>La</strong>garde et Michard ont donné les<br />
grandes lignes du cheminement d’un intellectuel qui marqua profondément son époque :<br />
<strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> représente, parallèlement à l’existentialisme athée d’un Jean-Paul Sartre,<br />
l’existentialisme chrétien qui reconnaît la douloureuse ambiguïté de la condition humaine, mais refuse<br />
de l’enfermer dans l’absurde. Philosophe, auteur dramatique, (<strong>Marcel</strong>) insiste sur la valeur de la<br />
personne et de son effort vers un dépassement 2 .<br />
G. <strong>Marcel</strong> a justement développé une démarche rationnelle exemplaire, nulle autre que celle d’une<br />
philosophie concrète ou existentielle où l’on “ s’interroge sur la notion d’être à partir de l’existence<br />
vécue par l’homme ” 3 . Une telle recherche correspond d’ailleurs à la définition de ce qu’il est<br />
convenu d’appeler l’existentialisme 4 .<br />
Contrairement à Sartre dont l’itinéraire est une “ navigation sans étoiles ” - l’expression est de Pierre-<br />
Henri Simon 5 , - <strong>Marcel</strong>, placé sous le signe de la “ présence voilée ” 6 , en arrive à exprimer une<br />
2 André <strong>La</strong>garde et autres : XXe siècle, Paris, Bordas, coll. “ Textes et Littérature ”, 1965, p. 547.<br />
3 Cf. Petit <strong>La</strong>rousse en couleurs, Paris, Librairie <strong>La</strong>rousse, 1980, p. 367.<br />
4 Autres définititions de l’existentialisme : “ doctrine philosophique, selon laquelle l’existence de l’homme précède son<br />
essence, lui laissant la liberté et la responsabilité de se choisir ”, cf. Paul Robert : Le Petit Robert, Dictionnaire<br />
alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Société du Nouveau Littré, 1978, p. 731 ; “ conception<br />
métaphysique selon laquelle l’homme, contrairement aux choses, n’aurait pas d’essence mais serait existence. Ce courant<br />
philosophique place l’existence individuelle au cœur de la réflexion ”, cf. Paul Ricoeur : L’Unique et le Singulier, Liège<br />
et Monréal, Stanké, coll. “ L’intégrale des entretiens Noms de Dieu d’Edmond Blattchen ”, 1999, p. 75-76, note 2.<br />
5 Pierre-Henri Simon : L’Homme en procès, Malraux, Sartre, Camus, Saint-Exupéry, Boudry (Neuchâtel) et Paris, À la<br />
Baconnière, 1950 ; rééd. 1961, p. 53.<br />
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métaphysique où peut s’exorciser le “ désespoir ” (EA 150). Cette quête pour le philosophe s’est<br />
effectivement déroulée comme “ aimantée, peut-être à son insu, par les données chrétiennes” (RI<br />
109).<br />
Par contre, Jeanne Parain-Vial mentionne que <strong>Marcel</strong> n’a jamais voulu se considérer comme<br />
“ philosophe chrétien ”. Tout au long de son parcours, G. <strong>Marcel</strong>, en tant que chercheur, “ … ne veut<br />
pas déduire, de la Révélation, des propositions philosophiques, alors que c’est la liberté même de<br />
l’effort réflexif qui, recherchant la Vérité, ouvre la voie à la foi 7 . ”<br />
Il importe maintenant de donner un aperçu de la vie et de l’œuvre de ce philosophe. Lui-même<br />
d’ailleurs ne s’y serait pas opposé, lui qui a écrit : “ … même en droit, le biographique d’une part, le<br />
spirituel ou même l’intelligible de l’autre, ne se laissent pas réellement dissocier (…) ” (RI 46).<br />
1. Éléments de biobibliographie<br />
G. <strong>Marcel</strong> est né à Paris le 7 décembre 1889, dans un milieu agnostique. Son père fut Ministre<br />
plénipotentiaire à Stockholm, Directeur des Beaux-Arts à Paris, puis Conseiller d’État ; quant à sa<br />
mère, elle était pianiste, elle est morte alors que l’enfant n’avait que 4 ans. Très marqué par ce décès,<br />
<strong>Marcel</strong> se posa souvent la question : “ Que deviennent les morts ? ”.<br />
Dès sa jeunesse, G. <strong>Marcel</strong> voyage beaucoup, visite les villes d’art, fréquente les milieux politiques et<br />
littéraires ; il s’ouvre aux cultures anglaise et allemande. Vers 1908-1909, il fait une rencontre<br />
décisive avec Louis Massignon récemment converti ; pour G. <strong>Marcel</strong>, c’est le début d’une véritable<br />
quête spirituelle. En 1910, il obtient son diplôme d’études supérieures sur les Idées de Coleridge dans<br />
leurs rapports avec la philosophie de Schelling. Alors qu’il n’a que 20 ans, il devient agrégé de<br />
philosophie.<br />
En 1910-1911, <strong>Marcel</strong> écrit sa première pièce de théâtre, la Grâce. Au fil des ans, nombre de pièces<br />
vont paraître : par exemple l’Iconoclaste (1923), le Monde cassé (1933), la Soif (1938), Rome n’est<br />
plus dans Rome (1951), Mon temps n’est plus le vôtre (1955), la Dimension Florestan (1958). Par le<br />
théâtre, G. <strong>Marcel</strong> représente au plan de l’imaginaire les grands moments de sa recherche<br />
existentielle et spirituelle.<br />
6<br />
Pietro Prini, cf. Charles Moeller : Littérature du XXe siècle et christianisme, vol. 4, Paris, Casterman, 1960, p.189,<br />
note 4.<br />
7<br />
Jeanne Parain-Vial : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, un veilleur et un éveilleur, <strong>La</strong>usanne, L’Âge d’homme, coll. “ Essais ”, 1989, p.<br />
218. Pour ce qui est du mot “ foi ”, il existe diverses acceptions, mais les suivantes vont correspondre à notre propos :<br />
“ Confiance absolue, soit en une personne, soit en une affirmation garantie par un témoignage ou un document sûr ” ; ou :<br />
“ Adhésion ferme de l’esprit, subjectivement aussi forte que celle qui constitue la certitude, mais incommunicable par la<br />
démonstration ”, cf. André <strong>La</strong>lande : Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses Universitaires de<br />
France, 1926 ; rééd. 1968, p. 360. Exemple : “ <strong>La</strong> foi est donc essentiellement un acte, un engagement libre et même<br />
l’engagement de tout notre être : ‘<strong>La</strong> foi la plus vivante est celle qui engage le plus complètement toutes les puissances de<br />
notre être’ (RI 219) ”, cf. Denis Huisman, dir. : Dictionnaire des philosophes, vol. 2, Paris, Presses Universitaires de<br />
France, 1984, à l’article de Jeanne Parain-Vial : “ MARCEL <strong>Gabriel</strong>, 1889-1973 ”, p. 1747.<br />
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<strong>Marcel</strong> aime la musique ; il en compose. Mais voici que la Première Guerre mondiale survient.<br />
Pendant ces années-là, il va se consacrer aux enquêtes de la Croix-Rouge sur les disparus. Différentes<br />
expériences, dont celle du spiritisme. Puis, G. <strong>Marcel</strong> connaît deux grands moments : en 1918, il<br />
éprouve une émotion religieuse très profonde en écoutant la musique de Bach ; en 1919, il épouse<br />
Jacqueline Boegner, fille d’un pasteur protestant.<br />
Jusqu’en 1922, G. <strong>Marcel</strong> enseigne par intermittence la philosophie dans différentes villes de France.<br />
C’est à partir de 1922 qu’il devient critique littéraire et dramatique. 1922 est aussi l’année où la<br />
famille <strong>Marcel</strong> s’agrandit par l’adoption d’un fils prénommé Jean-Marie.<br />
Pour G. <strong>Marcel</strong>, 1925 est une date importante. Un article “ Existence et objectivité ” paru dans la<br />
Revue de métaphysique et de morale donne au philosophe de prendre place parmi les initiateurs du<br />
mouvement existentiel, dont Kierkegaard, Heidegger et Jaspers. Dès 1926, <strong>Marcel</strong> dirige <strong>chez</strong> Plon la<br />
collection “ Feux croisés ”. Puis, 1927 voit la publication du Journal métaphysique, dont le<br />
retentissement dans le monde philosophique fut remarquable.<br />
D’autres grands moments vont se succéder pour G. <strong>Marcel</strong>. En 1929, il envoie à François Mauriac un<br />
compte-rendu de son livre Dieu et Mammon. Le romancier catholique le remercie et termine sa lettre<br />
par ces mots : “ Mais enfin, pourquoi n’êtes-vous pas des nôtres ? ” . Converti au catholicisme,<br />
<strong>Marcel</strong> est baptisé le 23 mars 1929, à l’âge de 39 ans ; 12 ans plus tard, c’est la conversion de son<br />
épouse.<br />
En 1933, il prononce à Marseille dans le cadre des activités de la Société philosophique un texte fort<br />
remarqué : Position et approches du mystère ontologique. <strong>Marcel</strong> de Corte a repris la suggestion<br />
d’Étienne Gilson : ce texte devrait être aussi important pour la philosophia perennis que peut l’être<br />
l’Introduction à la métaphysique de Bergson.<br />
Par la suite, <strong>Marcel</strong> multiplie la publication d’ouvrages philosophiques. Il devient ainsi “ un<br />
représentant de l’existentialisme chrétien, s’opposant avec énergie à Jean-Paul Sartre et à<br />
l’existentialisme athée auquel il reproche son pessimisme. Sa vision de l’homme intègre en effet la<br />
transcendance et la rencontre avec Dieu. ” (Dubost et autres).<br />
Dès 1934, le philosophe commence à participer aux réunions des Groupes d'Oxford ; il rencontre<br />
également des écrivains et des philosophes chassés par le nazisme, dont Joseph Roth.<br />
À partir de 1936, ont lieu les vendredis de la rue de Tournon, où sont reçus nombre de philosophes et<br />
d'étudiants.<br />
1947 correspond à la mort de son épouse Jacqueline Boegner. Par la suite, il donne des entretiens<br />
philosophiques, surtout à l’étranger ; les Gifford Lectures à Aberdeen en Écosse ainsi que les William<br />
Lectures à Harvard aux États-Unis, furent remarquables. En 1965, <strong>Marcel</strong> est reçu en audience privée<br />
par le Pape Paul VI.<br />
Le 8 octobre 1973, le philosophe décède. Lors des obsèques, l’allocution est prononcée par le<br />
cardinal Daniélou.<br />
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Un tel itinéraire a permis à G. <strong>Marcel</strong>, en tant que philosophe et dramaturge, de recevoir de<br />
nombreuses distinctions. En 1948, il est créé Officier de la Légion d’honneur ; en 1949, il reçoit le<br />
Grand Prix de littérature de L’Académie française ; par la suite, ce sont le Grand Prix national des<br />
Lettres, les Prix Goethe, Osiris, Érasme, celui de la Paix des Libraires allemands et, enfin, la Dignité<br />
de Grand Croix de l’Ordre National du Mérite.<br />
SOURCES :<br />
1. Pierre Boutang : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, interrogé par…, Paris, Jean-Marie Place, coll. “ Archives du XXe siècle ”, 1977, p.<br />
116-118, suivi de : Position et approches concrètes du mystère ontologique.<br />
2. Michel Dubost, Xavier Lessort, Stanislas <strong>La</strong>lanne, Vincent Rouillard : Théo, Nouvelle encyclopédie catholique, Paris,<br />
Droguet et Ardant/Fayard, 1989, p. 632.<br />
3. Emmanuel Levinas, Xavier Tillette, Paul Ricoeur : Jean Wahl et <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, présentation de Jeanne<br />
Hercsh,.Paris, Beauchesne, coll. “ Bibliothèque des archives de philosophie ”, 1976, p. 93-96.<br />
4. <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> : En chemin, vers quel éveil ?, Paris, Gallimard, coll. “ Voies ouvertes ”, 1971, p. 295-301.<br />
5. <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> : “ Note sur l’attestation <strong>créatrice</strong> dans mon œuvre ”, cf. Enrico Castelli, dir. : Le Témoignage, Aubier,<br />
1972, p. 533.<br />
6. <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> : " Tu ne mourras pas ”, textes choisis et présentés par Anne <strong>Marcel</strong>, préface de Xavier Tillette, Orbey,<br />
Arfuyen, coll. " Les Carnets spirituels ", 2005, p. 109-110.<br />
7. Jeanne Parain-Vial : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> et les niveaux de l’expérience, Paris, Seghers, coll. “ Philosophes de tous les<br />
temps ”, 1966, p. 181-186.<br />
8. Roger Troisfontaines : “ Un philosophe de la Foi, <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> (né en 1889) ”, Convertis du XXe siècle, vol. 3,<br />
Paris et Tournai, Casterman ; Bruxelles, Foyer Notre-Dame, 1955, p. 39-54.<br />
2. Ouvrages suggérés :<br />
Itinéraire de <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> :<br />
1. Pierre Boutang : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, interrogé par…, Paris, Jean-Marie Place, coll. Archives du XXe siècle ”, 1977,<br />
suivi de : Position et approches concrètes du mystère ontologique.<br />
2. Jeanne Parain-Vial : “ MARCEL <strong>Gabriel</strong>, 1889-1973 ”, cf. Denis Huisman, dir. : Dictionnaire des philosophes ”, vol.<br />
2, Paris, Presses Universitaires de France, 1984.<br />
3. Simonne Plourde : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> philosophe et témoin de l’espérance, Montréal, Les Presses de l’Université du<br />
Québec, 1975.<br />
Philosophie par <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> :<br />
Journal métaphysique, Paris, Gallimard, NRF, 1927.<br />
Être et Avoir, Paris, Aubier, 1935.<br />
Du refus à l’invocation, Paris, Gallimard, 1940 ; publié sous un autre titre : Essai de philosophie concrète, Paris<br />
Gallimard, NRF, coll. “ Idées ”, 1967.<br />
Homo Viator, Prolégomènes à une métaphysique de l’espérance, Paris Aubier, 1944.<br />
Position et approches concrètes du mystère ontologique, introduction par <strong>Marcel</strong> de Corte, Paris, Vrin, 1949.<br />
Le Mystère de l’être, vol. I : Réflexion et mystère ; vol. II : Foi et réalité, Paris, Aubier, 1951.<br />
Les Hommes contre l’humain, Paris, <strong>La</strong> Colombe, 1951.<br />
Le Déclin de la sagesse, Paris, Plon, 1954.<br />
L’homme problématique, Paris, Aubier, 1955.<br />
Présence et immortalité, Paris, Flammarion, 1959.<br />
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5
<strong>La</strong> Dignité de l’homme et ses assises existentielles, Paris, Aubier 1964.<br />
NOTE : Très active, l’association Présence de <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> a son siège social à l’adresse suivante : 21, rue de Tournon,<br />
75006 Paris, France. Chaque année, cette association publie un cahier pour rendre compte des différentes activités<br />
marcelliennes de par le monde, mais aussi pour présenter des inédits, des témoignages, différentes études sur la pensée de<br />
G. <strong>Marcel</strong>. L’abonnement à ces cahiers permet d’être membre de l’Association. Téléphone : 01 43 26 84 32. Internet :<br />
http://www. gabriel-marcel. com.<br />
II<br />
LA FIDÉLITÉ CRÉATRICE CHEZ GABRIEL MARCEL<br />
L’œuvre philosophique de G. <strong>Marcel</strong> repose sur quelques concepts clefs. Les évoquer en un premier<br />
temps permettra d’indiquer les principaux moyens d’investigation que s’était donnés le philosophe<br />
pour apprécier le caractère irrécusable de certaines réalités spirituelles, notamment la <strong>fidélité</strong>.<br />
Par la suite, nous aborderons les principaux éléments qui structurent la <strong>fidélité</strong> sous son aspect<br />
créateur. Nous insisterons plus particulièrement sur des données majeures comme la rencontre, la<br />
présence, la promesse ou l’engagement, la disponibilité, et par-dessus tout, la réalisation de soi avec<br />
et par l’autre.<br />
Enfin, nous verrons comment cette notion de <strong>fidélité</strong> est au cœur d’une anthropologie originale et<br />
d’une métaphysique revisitée dans laquelle la transcendance n’est pas seulement à connaître mais<br />
surtout à vivre en tant que participation ou communion à l’Être. Nous aurons ainsi survolé la pensée<br />
du philosophe, en ce qui a trait aux réalités d’un amour et d’une foi, qui, loin de contraindre ou<br />
d’abolir la liberté, lui permettent de trouver son plein accomplissement.<br />
A. Concepts clefs<br />
Sommaire : - Méthodologie. - L’homme en situation. – <strong>La</strong> rencontre de l’autre. - <strong>La</strong> liberté et l’être.<br />
1. Méthodologie<br />
<strong>La</strong> recherche de G. <strong>Marcel</strong> selon Prini 8 , repose sur une “ méthodologie de l’invérifiable ”. Une telle<br />
méthode de travail, d’après J. Parain-Vial, correspond à “ une exploration de ce qui, dans le réel,<br />
échappe à la connaissance objective ” ; elle veut “ retrouver l’immédiat ”, cerner “ ce qui dans l’être<br />
échappe par nature à la vérification, donc à la connaissance objective 9 . ” Par sa manière de<br />
8 Pietro Prini. cf. Jeanne Parain-Vial : “ MARCEL <strong>Gabriel</strong>, 1889-1973 ”, loc. cit., p. 1745.<br />
9 Jeanne Parain-Vial, Ibid.<br />
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s’interroger, la philosophie existentielle dépasse le domaine de la simple constatation, fût-elle<br />
scientifique ; son but est de “ restaurer le concret par delà les déterminations disjointes ou<br />
désarticulées de la pensée abstraite (…) ” (RI 34).<br />
Ce type de réflexion 10 , “ réflexion du second degré (…) s’exerçant sur une réflexion initiale ” (RI 34),<br />
permet, selon J. Parain-Vial, d’analyser “ dans le présent ce qui est commun à tous les hommes,<br />
même si (cette réflexion) doit simplement faire prendre conscience d’une expérience<br />
fondamentalement opaque 11 . ” L’essayiste explique : “ Les sciences objectives (…) ne considèrent<br />
que des aspects abstraits de l’être, des données par rapport auxquelles les hommes sont substituables<br />
(…) ” : de telles sciences ne sauraient nullement vérifier “ ce qu’un homme éprouve quand il écoute<br />
une cantate de Bach, aime ses enfants ou quand il meurt (…) 12 . ”<br />
L’expérience de <strong>fidélité</strong> est justement l’une de ces expériences propre au mystère de l’homme. Elle<br />
n’est effectivement pas de l’ordre du problème, - tout au moins dans le sens où le philosophe<br />
l’entendait. Alors que le problème pour <strong>Marcel</strong> “ est quelque chose que l’on rencontre, qui barre la<br />
route ” (DH 111), le mystère au contraire est “ quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence<br />
est par conséquent de n’être pas tout entier devant moi ” (DH 111).<br />
Qui pourrait “ juger du dehors l’authenticité du lien qui unit deux toi (…) 13 ”? Or, très souvent, “ …<br />
vue du dehors, toute <strong>fidélité</strong> apparaît incompréhensible, impraticable, - une gageure, et scandaleuse<br />
(…) ” (RI 212). <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong> en tant que telle ne peut se laisser “ vraiment découvrir qu’à celui qui la<br />
vit dans une expérience intersubjective 14 .” En ce sens, elle est mystère. Cette <strong>fidélité</strong> ne concerne<br />
d’ailleurs rien d’autre que “ le lien intime qui nous unit l’un à l’autre 15 . ” Aucune science dite<br />
objective ne saurait avoir accès à une telle réalité pour la mesurer, la quantifier. Nous sommes dans<br />
l’ordre des “ connaissances du cœur ”, - selon le mot de Pascal 16 . Nous savons également que “ le<br />
cœur a ses raisons que la raison ne connaît point (…) 17 ”. Surtout en matière d’amour et de <strong>fidélité</strong> !<br />
10 “ <strong>La</strong> démarche métaphysique essentielle, selon <strong>Marcel</strong>, consisterait dès lors en une réflexion sur cette réflexion<br />
(première), en une réflexion à la seconde puissance, par laquelle la pensée se tend vers la récupération d’une intuition qui<br />
se perd au contraire en quelque façon dans la mesure où elle s’exerce ” (EA 171). G. <strong>Marcel</strong> explicite : … cette pensée<br />
intuitive ne semble en effet pouvoir être elle-même féconde qu’à condition de se prolonger en réflexion, c’est-à-dire se<br />
nier elle-même ” (JM 72). Dans <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, philosophe et témoin de l’espérance, Montréal, Les Presses de<br />
l’Université du Québec, 1975, p. 5, Simonne Plourde parlant de la réflexion seconde dira : le but de cette réflexion est<br />
“ de restaurer la présence et la communion rompues, et permettre au mystère de l’être d’affleurer, de se laisser reconnaître<br />
et saluer (…). Comme l’affirme Paul Ricoeur, ‘… c’est cette réflexion seconde qui coïncide avec une certaine intuition<br />
retrouvée’ et (…) qui nourrit, ajoute S. Plourde, une assurance d’être par la vision aveuglée qu’elle engendre. ”<br />
11 Jeanne Parain-Vial : “ MARCEL <strong>Gabriel</strong>, 1889-1973 ”, loc. cit., p. 1745.<br />
12 Ibid.<br />
13 Simonne Plourde : loc. cit., p. 84.<br />
14 Ibid.<br />
15 Id.<br />
16 Blaise Pascal : Pensées, préface et introduction de Léon Brunschicg, Paris, Librairie Générale de France, coll. “ Le<br />
Livre de poche ”, 1972, p. 135, no 282.<br />
17 Id., p. 134, no 277.<br />
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2. L’homme en situation<br />
Pour tout philosophe, les premières questions sont les suivantes : Qu’est-ce que l’homme ? Que peutil<br />
devenir ? G. <strong>Marcel</strong> n’est pas en reste : “ <strong>La</strong> pensée philosophique la plus authentique me semble<br />
se situer à la jointure du soi et d’autrui. Quelque chose de puissant et de secret m’assure (…) que si<br />
les autres ne sont pas, je ne suis pas non plus ” (PI 23).<br />
Au plan existentiel, l’homme n’est rien d’autre qu’un je, qui ne saurait exister seul, à moins d’être<br />
une abstraction. Il s’agit en fait, suivant Roger Troisfontaines, d’un je qui implique “ par besoin de<br />
nature ” un “ vivre avec ”, situation qui peut conduire à “ une spiritualité de communion 18 . ” Marie-<br />
Madeleine Davy confirme : “ <strong>La</strong> plus grande originalité de la philosophie concrète de <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong><br />
réside – il nous semble – dans le rapport entre moi et autrui avec tout ce qu’il comporte de <strong>fidélité</strong> et<br />
de disponibilité 19 . ”<br />
Cet autre que le je, ce sont des personnes, ce sont surtout des êtres rencontrés plus en profondeur que<br />
d’autres, - c’est-à-dire de ces êtres que nous choisissons. Car, nous le savons, il est bien des degrés,<br />
bien des variantes dans nos affections et nos <strong>fidélité</strong>s ! Tout de même, par ces <strong>fidélité</strong>s, nous nous<br />
accomplissons, nous devenons homme et homme comblé - en autant que possible !<br />
3. <strong>La</strong> rencontre de l’autre<br />
Certaines personnes vont déterminer la mesure même de ce plus qui nous sera apporté pour parfaire<br />
ce que nous sommes. À remarquer : si cette rencontre avec l’autre a vraiment eu lieu, c’est qu’elle a<br />
tout d’abord impliqué un étonnement, puis, une “ élection ” - le mot est de Gustave Thibon 20 ; il s’est<br />
alors produit un avènement : la présence, afin d’ouvrir l’âme de l’un à l’âme de l’autre.<br />
Une telle rencontre laissera beaucoup plus qu’une impression, beaucoup plus qu’une image ! Il ne<br />
sera plus question d’idée ou d’opinion que nous pourrions avoir à propos de quelqu’un et qui le<br />
valorisent en quelque sorte à nos yeux. Ce quelqu’un prendra désormais place dans notre vie. Il sera<br />
présent. En lui, nous aurons foi ; en lui, nous aurons entière confiance. Martin Buber, philosophe, a<br />
écrit : “ Une présence n’est pas quelque chose de fugitif et de glissant, c’est un être qui nous attend et<br />
qui demeure 21 . ”<br />
De fait, un lien s’est établi entre deux je ; les deux sont devenus l’un pour l’autre un toi. Dans la<br />
philosophie marcellienne 22 , un tel rapport est qualifié de “ dyadique ” en raison de son caractère de<br />
18 Roger Troisfontaines : “ Un philosophe de la Foi, <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> (né en 1889) ”, Convertis du XXe siècle, vol. 3, Paris<br />
et Tournai, Casterman ; Bruxelles, Foyer Notre-Dame, 1955, p. 40.<br />
19 Marie-Madeleine Davy : Un philosophe itinérant, <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, Paris, Flammarion, coll. “ Homo sapiens ”, 1950, p.<br />
257.<br />
20 Gustave Thibon, cf. Benoît Lemaire : L’Expérience de Dieu avec Gustave Thibon, coll. “ L’expérience de Dieu ”,<br />
Montréal, Fides, 2004, p. 94.<br />
21 Martin Buber, cf. Simonne Plourde, loc. cit., p. 64, note 7.<br />
22 <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> écrit : “ Ce qui est en cause, c’est l’acte par lequel, au lieu de me défendre de l’autre, je m’ouvre à lui et<br />
me le rend en quelque façon pénétrable dans la mesure même où je deviens moi-même pénétrable pour lui. Au lieu que<br />
toute objectivité, et notamment celle du lui, se réfère à un certain dialogue entre moi et moi-même, ce qui implique une<br />
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“ participation ” (JM 155). Parlant de la dyade ou de ce “ couple ” qui correspond au nous, S. Plourde<br />
le définit “ comme la participation de deux toi à un milieu vital commun 23 . ”<br />
Sympathie, confiance, foi, amitié, amour relèvent de ce “ milieu vital de l’âme où celle-ci, suivant G.<br />
<strong>Marcel</strong>, puise sa force, où elle se renouvelle en s’éprouvant ” (RI 52). Entre le toi et le moi devenus<br />
comme indistincts “ dans et par l’acte de communication (…), ce qui doit s’exercer c’est une volonté<br />
de participation qui peut seule nous sauver de la confusion pure” (RI 52).<br />
De telles dispositions de l’âme permettent de voir entre deux personnes la naissance d’une réalité<br />
profondément spirituelle appelée sans doute à grandir. Voyez ces expressions nullement innocentes :<br />
“ On est sur la même longueur d’onde ; nous avons foi l’un en l’autre ; nous pouvons nous promettre<br />
bien des choses ; nous avons confiance en la vie ! ” Bref, c’est le domaine de l’être qui est perçu avec<br />
tout son “ poids d’être ” (DH 107), et qui s’ouvre à l’un comme à l’autre : la <strong>fidélité</strong> n’a pas d’autre<br />
objet.<br />
4. Liberté et être<br />
Paradoxe déjà : ce lien qui pouvait apparaître comme circulaire, fermé, voici que d’un coup, ce même<br />
lien établit entre des personnes présentes l’une à l’autre un espace propre à une liberté réelle. G.<br />
<strong>Marcel</strong> le souligne : “ … l’amour est l’acte par lequel une pensée se fait libre en pensant une liberté ”<br />
(JM 64). Si j’ai foi en l’autre, si je l’apprécie, si je l’aime - ne faut-il pas tout dire !, - je me libère en<br />
quelque sorte, je puis connaître une liberté plus grande, je puis davantage être ! Par l’amour profond,<br />
par “ la foi authentique ”, écrit Roger Troisfontaines, j’accède “ à la personnalité spirituelle, à<br />
l’être 24 . ”<br />
Au fond, qu’est-ce que l’être ? Il vaut mieux poser la question tout de suite, et c’est G. <strong>Marcel</strong> qui<br />
offre ces étonnantes affirmations : “ L’être, c’est ce qui ne déçoit pas ; il y a de l’être du moment où<br />
notre attente est comblée ; je parle de cette attente à laquelle nous participons tout entiers ” (JM 177,<br />
202) ; “ … la joie est non pas la marque, mais le jaillissement même de l’être ” (JM 230) ; l’être<br />
correspond à un “ accomplissement, au sens actif de création, c’est-à-dire une participation à… (ME<br />
II 47) ” 25 .<br />
Il va donc sans dire que le mot être, <strong>chez</strong> le philosophe, est généralement “ entendu comme verbe et<br />
non comme substantif ”. Substantif, il se réfère plutôt à “ quoique ce soit qui puise être assimilé à une<br />
chose ” (DH 107).<br />
Rappelons l’opposition que le philosophe mettait entre l’être et l’avoir. G. <strong>Marcel</strong> résumait sa<br />
position : “ Au fond tout se ramène à la distinction entre ce qu’on a et ce qu’on est ” (EA 225). En<br />
relation triadique, lorsque je suis en présence du toi, une unification intérieure s’opère en moi, à la faveur de laquelle une<br />
dyade devient possible ” (RI 52-53).<br />
23 Simonne Plourde : loc. cit., p. 71.<br />
24 Rogers Troisfontaines : loc. cit., p. 48.<br />
25 Simonne Plourde : loc. cit., p. 76.<br />
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d’autres termes, selon S. Plourde : “ L’avoir, c’est en bref, le monde des objets 26 . ” Or, l’objet, pour<br />
<strong>Marcel</strong>, n’est rien d’autre que “ ce qui ne tient pas compte de moi, ce pour quoi je ne compte pas ”<br />
(RI 48). Tout ce qu’on peut posséder, manipuler, échanger, tout ce dont on peut se servir est<br />
justement de l’ordre de l’avoir.<br />
Charles Moeller formule cette donnée : “ L’amour est promis à la ‘stérilité’ quand il s’inscrit dans la<br />
clef du désir et de la crainte ; s’il s’ouvre à l’’être’, il résiste à l’épreuve 27 . ” Tel est l’aspect créateur<br />
de l’amour, capable d’assumer même le risque. Marie-Madeleine Davy fera remarquer : “ Je ne suis<br />
pas tout l’être. Il existe d’autres corps pourvus d’autres consciences. Ceux-ci me font être et moi je<br />
les fais être. Si l’amour nous lie, rien désormais ne peut nous séparer 28 . ”<br />
Bien entendu, il ne peut s’agir ici que de l’amour authentique : celui qui est don de soi à l’autre, dans<br />
un “ crédit inentamé ” 29 , à vrai dire “ illimité ” 30 pour une telle quête de l’être. À cet effet, le<br />
philosophe parle d’engagement qui serait sans restriction : “ Ce qu’il faut d’ailleurs mettre en<br />
lumière, c’est le fait que l’amour, au sens le plus plein et le plus concret du mot, l’amour d’un être<br />
pour un autre être, semble prendre son point d’appui sur l’inconditionnel : je continuerai à t’aimer,<br />
quoi qu’il arrive ” (DH 103).<br />
Paradoxe de la liberté : par l’amour, par ce lien qui unit un je et un toi, une existence s’est<br />
littéralement transformée. Par la création d’un tout nouvel espace vital, par le sentiment d’une liberté<br />
renouvelée, il sera possible de s’engager, de prêter serment, que sais-je, en tout cas, nous pourrons<br />
nous promettre <strong>fidélité</strong>, pour le meilleur et pour le pire !<br />
B. <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong><br />
G. <strong>Marcel</strong> savait manier le paradoxe. Il parvenait ainsi à cerner des réalités qui autrement ne lui<br />
seraient jamais apparues en toute leur ampleur constitutive. Par exemple, il aimait affirmer que<br />
“ l’idée d’une espérance inerte est (…) contradictoire ” (PA 75) ; il faisait “ observer que la tradition<br />
est critique par essence ” 31 ; il opposait différentes réalités comme le sujet et l’objet 32 , le clos et<br />
l’ouvert 33 , l’individu et la personne 34 .<br />
26<br />
Ibid., p. 13.<br />
27<br />
Charles Moeller : loc. cit., p. 192.<br />
28<br />
Marie-Madeleine Davy : loc. cit., p. 256.<br />
29<br />
Simonne Plourde : loc. cit., p. 63.<br />
30<br />
Ibid.<br />
31<br />
Joël Bouëssée : Du côté de <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, Récits, <strong>La</strong>usanne, L’Âge d’homme, 2003, p. 129.<br />
32<br />
Par exemple, selon G. <strong>Marcel</strong> : “ … l’extériorité réciproque entre celui qui considère et la chose considérée, entre le<br />
sujet et l’objet par conséquent (…) ” (RI 112). Dans <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> ou les niveaux de l’expérience, loc. cit., p. 22, J.<br />
Parain-Vial écrit : “ Traiter l’autre comme objet, c’est, en effet, le considérer comme nous considérons un ustensile : à la<br />
fois identifier son être avec ce que nous en connaissons et ne voir en lui qu’une somme de qualités ou de fonctions sur<br />
lesquelles nous pouvons exercer des techniques variées ”.<br />
33<br />
G. <strong>Marcel</strong> souligne : “ En langage bergsonien, on pourrait ainsi opposer le j’appartiens à dans un monde clos au<br />
j’appartiens à dans un monde ouvert, et montrer que le second seul comporte une justification positive ” (RI 129-130).<br />
34<br />
G. <strong>Marcel</strong> écrit : “ Je dirai volontiers que l’individu c’est le on à l’état parcellaire. L’individu n’est qu’un élément<br />
statistique – et d’autre part il n’y a de statistique possible qu’au plan du on. Je dirai encore que l’individu est sans regard,<br />
sans visage. C’est un spécimen, un grain de limaille ” (RI 151). Pour tenter de définir la personne, le philosophe dira :<br />
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Sans doute est-ce dans un tel esprit que le philosophe a pu parler de la <strong>fidélité</strong> en tant que <strong>créatrice</strong><br />
pour bien signifier que, au fond, la <strong>fidélité</strong> véritable n’a rien d’une disposition qui impliquerait le<br />
non-changement ou “ l’immutabilité ” (RI 200 ; DH 103). Le philosophe a notamment écrit : “ Ce<br />
mot de création se présente ici pour la première fois, pourtant c’est le mot décisif. Là où il y a<br />
création il n’y a pas, et il ne peut y avoir dégradation (…). <strong>La</strong> dégradation commence à partir du<br />
moment où la création s’imite, se replie ou s’hypnotise sur soi, se crispe sur elle-même ” (PA 75-76).<br />
Au sujet de cette <strong>fidélité</strong>, <strong>Marcel</strong> dira qu’elle est une “ notion d’autant plus difficile à serrer de près<br />
et surtout à préciser conceptuellement qu’elle recouvre un paradoxe insondable, qu’elle est au centre<br />
du méta-problématique ” (PA 77), c’est-à-dire au centre même du mystère auquel l’“ être engagé ”<br />
participe et se voit ainsi fondé “ en tant que sujet ” (PA 90).<br />
Sommaire : - Nullement la constance. – Le risque assumé. - <strong>La</strong> formation du nous. – Amour et espérance. - Les chemins<br />
périlleux. - Présence à l’autre. - <strong>La</strong> spontanéité qui sauve. - Les gestes créateurs. - Participation et communion à l’être. -<br />
L’être, cette source commune. - L’Être absolu, un Toi absolu. - L’ultime transcendance à vivre.<br />
1. Nullement la constance<br />
<strong>La</strong> <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong>, qu’est-ce à dire ? Certes, doit-on comprendre tout d’abord qu’elle n’est<br />
nullement statique ; qu’elle ne peut pas correspondre à un engagement pur et dur ; qu’elle ne doit pas<br />
s’entendre “ comme une routine, comme une observance au sens péjoratif du mot, comme une<br />
sauvegarde arbitrairement maintenue contre la puissance de renouvellement qui est l’esprit lui-même<br />
” (PA 77). Une telle <strong>fidélité</strong> ne pourrait relever que de la constance ou de l’esprit de conservatisme.<br />
Commentant la recherche de G. <strong>Marcel</strong> (RI 200-205), Charles Widmer apporte cette précision : “ …<br />
la constance, armature rationnelle de la <strong>fidélité</strong>, implique la décision de persévérer dans le même<br />
propos et revêt ainsi un caractère formel qui la relègue dans l’ordre du faire, de l’acquit de<br />
conscience, du devoir (…) 35 . ” C’est ainsi que le philosophe G. <strong>Marcel</strong> tenait à dire que la “ <strong>fidélité</strong><br />
est si peu conformisme inerte qu’elle implique une lutte active et continuelle contre les forces qui<br />
tendent en nous vers la dispersion intérieure et aussi vers la sclérose de l’habitude ” (PA 78).<br />
Il est également vrai que définir la <strong>fidélité</strong> comme constance ou comme conservatisme entraînerait de<br />
graves conséquences. Connaissant l’instabilité de ses humeurs ou prévoyant des circonstances qui<br />
pourraient changer, jamais l’homme, s’il veut rester honnête, ne se permettrait de jurer <strong>fidélité</strong> en<br />
quoi que ce soit.<br />
Qui plus est, si l’homme ne pouvait plus rien promettre parce que tout peut changer d’un moment à<br />
l’autre, ce serait rendre impossible jusqu’à l’existence de la société même. En fait, “ … supprimer<br />
“ … le propre de la personne, ce n’est pas seulement d’envisager, d’apprécier, d’affronter ; c’est encore d’assumer ” (RI<br />
150).<br />
35 Charles Widmer : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> et le théisme existentiel, Paris, Cerf, coll. “ Cogitatio Dei ”, 1971, p. 167.<br />
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tout engagement quel qu’il soit, écrit <strong>Marcel</strong>, (ce serait décidément) installer l’anarchie pure et simple<br />
dans les relations humaines ” (DH 100).<br />
2. Le risque assumé<br />
S’engager à terme, en raison du risque ? Un tel engagement, suivant le philosophe, “ semble toujours<br />
se référer à l’immutabilité au moins relative pour un temps donné de conditions spécifiables, sinon de<br />
droit sinon en fait ” (DH 103). Un amour qui, dès le point de départ, s’imposerait des restrictions,<br />
placerait un terme pour se définir, ne pourrait être que fort mal assuré : il ne pourrait se situer que<br />
dans l’ordre du périssable, celui du jetable après usage.<br />
S’engager dès lors pour de bon, en prenant “ son point d’appui sur l’inconditionnel ” (DH 103), c’està-dire,<br />
en acceptant d’avance tout risque ? S’il en était autrement, quand serait-il de l’amour vrai ? À<br />
ce sujet, le philosophe propose cette réflexion : “ … l’amour, bien loin d’impliquer seulement<br />
l’acceptation du risque, l’exige d’une certaine manière, c’est comme s’il appelait une mise à<br />
l’épreuve d’où il est sûr de sortir vainqueur ” (DH 103).<br />
Quelle voie pourra donc s’ouvrir pour que soit accepté sans ambages et sans retour ce risque dont il<br />
est ici question et que comporte finalement tout amour ? Quelle force, à vrai dire, pourra surgir de<br />
moi-même pour que j’accepte de relever un tel défi ? Telles sont les réponses que nous aurons à<br />
esquisser au cours des réflexions qui vont suivre.<br />
3. <strong>La</strong> formation du nous<br />
Un élément sur lequel on ne saurait trop insister lorsqu’il s’agit de définir la véritable <strong>fidélité</strong> est celui<br />
de la formation d’un nous fort et déterminé.<br />
Pour réaliser un tel nous, il faut d’abord que le je lui-même qui participe à cette rencontre connaisse<br />
en lui-même sa propre harmonie. Ce moi capable de dialoguer avec cet autre moi à l’intérieur de moi,<br />
fera dès lors que je devienne moi-même un véritable toi sur qui je puisse compter, qu’importe les<br />
circonstances. Une telle relation est foncièrement dyadique 36 . Elle formule notre intérieur, lui donne<br />
d’apparaître comme une “ cité-cellule que je forme avec moi-même ” (RI 64).<br />
Pour sa perfection, cette cité-cellule doit cependant s’ouvrir, rester ouverte aux “ cités fraternelles ”<br />
(HV 82). De fait,<br />
cette cité n’est point une monade, (…) elle ne saurait, sans travailler elle-même à sa propre destruction,<br />
se traiter ou se constituer en une cellule distincte et retranchée, (…) elle puise au contraire les éléments<br />
de sa vie dans les apports qui, par des canaux souvent mal repérés, lui viennent des cités fraternelles<br />
dont elle connaît parfois à peine le nom ou l’emplacement (HV 82).<br />
36 Cf. ci-dessus, note 22.<br />
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Un tel langage ne fait que reconnaître la double polarité qui définit l’être humain : un je, égoïste par<br />
nature, mais porteur de cette force indéniable qui le tourne vers l’autre pour la complète réalisation<br />
de soi. S. Plourde écrit :<br />
<strong>La</strong> psychologie moderne est en accord avec <strong>Marcel</strong> sur ce point : ne pas s’accepter soi-même (ne pas se<br />
traiter comme un toi, dit le philosophe) rend difficiles, voire impossibles les relations saines avec<br />
autrui. Or, les relations saines avec autrui sont vitales ; elles nous amènent, toi et moi, à créer<br />
progressivement un véritable nous 37 .<br />
Appelés à former un nous, ces deux êtres auront tout de même été conscients que l’un tout comme<br />
l’autre, malgré leur état foncièrement fragile ou vacillant, ne pouvait s’engager qu’en faisant<br />
confiance en la vie. En raison d’une telle déficience native, S. Plourde reprend 38 : “ Orgueil que de<br />
prétendre concentrer uniquement en nous deux les racines de notre <strong>fidélité</strong> ! ”<br />
Cependant, l’essayiste fait observer : “ Pourtant, quand je m’engage, je n’éprouve pas un sentiment<br />
de trahison, mais de <strong>fidélité</strong> à moi-même 39 . ” Cet acte est alors légitime : je table en fait “ sur quelque<br />
chose de très profond en moi, sur un certain permanent ontologique qui me constitue 40 (PA 77 ; EA<br />
173). ” Ce permanent ontologique, nonobstant nos inconsistances, voilà donc bien la base sur laquelle<br />
moi et lui, liés en un nous, pourrons compter pour assurer notre <strong>fidélité</strong>.<br />
4. Amour et espérance<br />
Don de soi à l’autre : n’est-ce pas l’amour. Volonté d’une pérennité : n’est-ce pas l’espérance ! À<br />
elles seules, ces deux vertus peuvent correspondre aux forces vitales de la véritable <strong>fidélité</strong>. Non, rien<br />
d’inerte en ces dispositions !<br />
À propos de l’espérance, G. <strong>Marcel</strong> mentionne qu’elle n’est effectivement pas “ une sorte d’attente<br />
engourdie, c’est quelque chose qui sous-tend ou qui survole l’action, mais qui à coup sûr se dégrade<br />
ou disparaît quand l’action elle-même s’exténue ” (PA 75). Mais de quelle action peut-il s’agir ici ?<br />
Est-ce l’action de l’amour lui-même ? L’amour est effectivement cette disposition capable d’inspirer,<br />
d’entraîner, de faire vivre l’être afin qu’il soit. <strong>La</strong>nza del Vasto a écrit : “ L’amour est un bond pardessus<br />
l’apparence vers la substance, par-delà les limites vers l’infini 41 . ”<br />
L’authentique <strong>fidélité</strong>, si elle est régie par une espérance invincible, repose d’abord et avant tout sur<br />
l’amour, cet amour dont Tolstoï dit qu’il “ a toujours comme base le renoncement au bien<br />
individuel 42 . ” Avec J. Parain-Vial, notons justement que la “ <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> ” représente “<br />
37<br />
Simonne Plourde, loc. cit., p. 66<br />
38<br />
Id., p. 84<br />
39<br />
Id., p. 82.<br />
40<br />
Ibid.<br />
41<br />
<strong>La</strong>nza del Vasto, Principes et Préceptes du retour à l’évidence, cf. Jean Dissère : Dictionnaire encyclopédique des<br />
citations, Paris, N.O.É., 1970, p. 28.<br />
42<br />
Tolstoï : De la vie, cf. André <strong>La</strong>lande : Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses<br />
Universitaires de France, 1926 ; rééd., 1968, p. 47.<br />
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l’essence même de l’amour ” 43 , un amour appelé tout naturellement à durer, car il se porte de soi audelà<br />
de toute adversité.<br />
G. <strong>Marcel</strong> insiste : “ Il n’y a amour que là où il y a renouvellement absolu, et même renaissance“ (JM<br />
217) ; “ … l’amour (…) implique (…) la foi au renouvellement perpétuel de l’être même, la croyance<br />
que rien n’est jamais – que rien ne peut être – absolument perdu (…) ” (JM 64). C. Moeller n’est pas<br />
en reste lorsqu’il reprend “ une affirmation de la sagesse populaire, non désabusée celle-là, non<br />
répertoriée : Quand on aime, c’est pour toujours 44 . ”<br />
Dans cette quête de l’accomplissement, la <strong>fidélité</strong> ne se montra cependant <strong>créatrice</strong> dans les faits que<br />
si elle propose des valeurs qui parfont l’être ; que si elle crée, que si elle recrée, suivant un “ crédit<br />
infini ” (RI 218), une personne en ce qu’elle doit advenir pour parvenir à sa plénitude d’être.<br />
5. Les chemins périlleux<br />
Nous savons jusqu’à quel point l’amour a besoin de se sentir libre pour pouvoir survivre. Non pas<br />
que l’amour “ qui n’a jamais connu de loi ” 45 soit volage par nature ! Ce qui le définit le mieux, c’est<br />
qu’il puisse ouvrir entre deux êtres un espace assuré, propre à la création de ce qui sera perçu comme<br />
gratifiant à la fois pour l’un et pour l’autre. Ainsi pouvons-nous dire que l’amour (tout au moins le<br />
grand amour !) se trouve toujours prêt à assumer l’avenir tel qu’il va se dessiner.<br />
À la vérité, la <strong>fidélité</strong>, si elle est entendue comme <strong>créatrice</strong> ne devrait jamais conduire à une rupture, à<br />
une trahison, ce “ mal en soi ” (EA 56). Or, tel n’est pas toujours le cas !<br />
Une rencontre avait eu lieu à la faveur d’un réel étonnement l’un pour l’autre. Cette rencontre avait<br />
permis un sentiment de présence hautement bienfaisante, indéfectible même : “ nous nous aimons,<br />
soyons l’un à l’autre, qu’importe l’avenir ” ! Mais, voilà : pour différentes raisons, brutales souvent,<br />
plus rien ne peut désormais tenir entre deux êtres qui pourtant s’étaient promis, dur comme fer, mer et<br />
monde ! Que d’exemples ne pourrions-nous pas donner : les couples qui se dissocient ; les familles<br />
qui se disloquent ; les amitiés qui se brisent pour un oui ou pour un non. Un exemple : il concerne<br />
l’amitié. Vous connaissez l’adage : “ Sois lent à choisir un ami et encore plus à t’en défaire ”.<br />
Avouons-le : de telles issues, qu’elles se nomment rupture ou trahison, sont toujours graves pour les<br />
personnes mises en cause, tout simplement parce que leur a été enlevé ce qui les avait nourries<br />
jusqu’à maintenant. De telles blessures, les voilà même vite irréparables. Plus que le “ soleil noir de<br />
la Mélancolie ”, - ce soleil qu’évoquait G. de Nerval suite à la perte, “ sans aucun doute, (…) d’une<br />
bien-aimée ” 46 -, c’est le noir désespoir lui-même qui arrive, s’impose pour mener au complet<br />
anéantissement de l’être. L’expression est consacrée : “ une souffrance de mort ”. Les suicides sont<br />
de cet ordre. Une soif d’être n’a pu être comblée.<br />
43<br />
Jeanne Parain-Vial : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, un veilleur et un éveilleur, loc. cit., p. 61.<br />
44<br />
Charles Moeller : loc. cit., p. 262.<br />
45<br />
Meilhac et Halevy : Carmen, cf. Jean Dissère : loc. cit., p. 27.<br />
46<br />
Gérard de Nerval : “ El Desdichado ”. Cf. E. Noulet : Études littéraires, Mexico, Talleres Graficos de la Editorial<br />
Cultura, 1944, p. 32-33.<br />
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C’est pourquoi, nous ne saurions trop insister sur la nécessité de la réflexion, sur celle de la<br />
connaissance de soi, sur celle de la probation même, lorsque arrive le temps de toute promesse, de<br />
tout engagement. On ne doit pas s’engager, jurer <strong>fidélité</strong>, - non jamais ! dans la précipitation.<br />
6. Présence à l’autre<br />
Pour résoudre les impasses que peut impliquer un cheminement de <strong>fidélité</strong>, G. <strong>Marcel</strong> propose la<br />
disponibilité en tant que présence à l'autre, vertu par laquelle pourra se résorber, en autant que faire<br />
se peut, toute situation conflictuelle mettant en péril ce qui pourtant avait si bien commencé.<br />
Charles Widmer, parlant des "conditions de possibilité de la <strong>fidélité</strong>", les résume ainsi : " ... la <strong>fidélité</strong><br />
s'adresse au toi ; elle consiste à être un toi, à être présent, à ne pas faire défaut, et elle se situe ainsi<br />
dans l'ordre de l'être et de la spontanéité 47 . ”<br />
À la rigueur, sur cette lancée, rien ne pourra tenir que s'il ne repose sur nulle autre disposition que la<br />
disponibilité telle que présentée par <strong>Marcel</strong>. Disons-le de suite : cette disponibilité, qui permet une<br />
présence véritable, c'est elle et nulle autre qui va nourrir, vivifier tout lien de <strong>fidélité</strong>. Le philosophe<br />
résume : "... l'être disponible est celui qui est capable d'être tout entier avec moi lorsque j'ai besoin de<br />
lui (...) " (PA 83).<br />
Mais reconnaître que la disponibilité et la présence régulière à l'autre - sous le mode de la<br />
spontanéité, par surcroît ! - puissent paraître comme les fondements de l'authentique <strong>fidélité</strong>, n'est-ce<br />
pas indiquer de trop lourdes contraintes à assumer en matière de <strong>fidélité</strong>. Cependant, n'est-ce pas<br />
souligner les premiers devoirs qu'implique tout amour qui veut être le moindrement fidèle !<br />
Dans ce contexte d'idées (où l'on paraît mettre des limites partout !), je qualifierais la <strong>fidélité</strong> comme<br />
audacieuse ou inventive 48 , plutôt que <strong>créatrice</strong>. Nous garderons cependant le même adjectif, celui de<br />
"<strong>créatrice</strong>" pour signifier que cette expérience n’est nullement dans le domaine de l’avoir, celui de<br />
l’acquis, mais qu’elle se situe au plan de l’être. S. Plourde écrit : “ … notre ‘permanent ontologique’<br />
à chacun, n’est pas un être donné une fois pour toutes, mais un être en acte, un être qui se crée 49 . ” <strong>La</strong><br />
véritable <strong>fidélité</strong> n’est là que pour aider à un tel développement.<br />
Par une présence indéfectible, par leur disponibilité l’un à l'autre, ces deux êtres unis en un but<br />
commun, s'ils ne se trahissent pas, seront assurés d'une pérennité en ce qui a trait à leur<br />
enrichissement commun. Cette vérité, Alfred Corto la traduit bien : "On est riche qu'à raison de ce<br />
qu'on donne 50 . ” Voilà bien une grande récompense !<br />
47 Charles Widmer : loc. cit., p. 167.<br />
48 Cf. plus loin, note 82.<br />
49 Simonne Plourde : loc. cit., p. 83.<br />
50 Alfred Corto, cf. Jean Dissère : loc. cit., p. 105.<br />
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7. <strong>La</strong> spontanéité qui sauve<br />
Être disponible, qu’importe les circonstances : n’est-ce pas là une utopie ! À vrai dire, seule une<br />
<strong>fidélité</strong> considérée comme non inerte, non figée, mais <strong>créatrice</strong> - peut contourner, résoudre (en autant<br />
que possible !) les difficultés, les périls rencontrés.<br />
Une disponibilité non d’obligation, certes, mais une disponibilité qui devrait inclure - ô miracle ! - “<br />
un élément de spontanéité essentielle qui est en soi radicalement indépendant de la volonté ” (RI<br />
203).<br />
Afin de souligner cet aspect de naturel ou de spontanéité nécessaire pour constituer l’authentique<br />
<strong>fidélité</strong>, G. <strong>Marcel</strong> donne l’exemple d’un ami fidèle : “ … un ami fidèle, je veux dire avant tout : c’est<br />
quelqu’un qui ne fait pas défaut, quelqu’un qui résiste à l’épreuve des circonstances ; bien loin qu’il<br />
se dérobe, lorsqu’on est dans l’adversité on le trouve présent ” (RI 200).<br />
Cependant cet ami, considéré comme fidèle, agit-il finalement comme par devoir ? par stoïcisme ?<br />
Reprenant le même exemple, S. Pourde écrit :<br />
<strong>La</strong> présence (de cet ami) n’est pas nécessairement physique, mais elle donne à sentir de quelque façon<br />
que mon ami est avec moi. Elle jaillit d’une disposition sincère de l’être. Si, au contraire, je perçois que<br />
mon ami met son point d’honneur à remplir exactement ses devoirs envers moi, qu’il est simplement<br />
irréprochable ou absolument correct, je lui refuse aussitôt le statut d’ami fidèle et m’empresse de le<br />
délier de ce qu’il juge être ‘ses devoirs envers moi’. <strong>La</strong> vraie <strong>fidélité</strong> n’est pas un effet de la pure<br />
volonté ; elle n’est reconnue comme <strong>fidélité</strong> ‘que si elle présente un élément de spontanéité<br />
essentielle…’ (RI 203) 51 .<br />
S. Plourde peut résumer : “ Spontanée et libre comme l’amour, et non l’effet d’un raisonnement, telle<br />
semble être la vraie <strong>fidélité</strong> 52 . ”<br />
8. Les gestes créateurs<br />
Devant les vicissitudes qu’apporte la vie (ne sommes-nous pas des êtres faillibles, limités !), il est<br />
évident que le recours au ressourcement, de quelque nature qu’il soit, sera, restera toujours d’une<br />
importance capitale. Je n’insiste pas, par exemple, sur le fait qu’un peu d’humour peut détendre<br />
l’atmosphère ; qu’un pardon accordé, surtout s’il est donné sur le champ, peut changer bien des<br />
choses !<br />
G. <strong>Marcel</strong> mentionne : “ Tel autre (…) par un regard, par une intonation, par la qualité même d’un<br />
silence nous a apporté un irrécusable témoignage de présence. Nous étions ensemble, et cette<br />
rencontre, cette co-présence a laissé derrière elle un sillage qui la prolonge ” (DH 95).<br />
51 Simonne Plourde, loc. cit., p. 83.<br />
52 Ibid., p. 84.<br />
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Une fois admis notre “ indigence intérieure ” (JM 279) et nos possibilités de “ vacillement ” (RI 225)<br />
et même de “ chute ” (EA 63), il faut reconnaître avec S. Plourde la fragilité d’une <strong>fidélité</strong> qui ne<br />
voudrait s’appuyer “ que sur moi-même et sur toi-même ” 53 et ne le prouver que par des gestes,<br />
furent-ils créateurs !<br />
Dès lors, si pour être fidèle l’un à l’autre, on ne peut s’appuyer en quelque sorte l’un sur l’autre,<br />
comment pourrons-nous résoudre un tel problème ? En quoi, en qui mettrons-nous notre foi ?<br />
9. Participation et communion à l’être<br />
En plus d’être un je en relation avec d’autres êtres, l’homme est aussi, selon J. Parain-Vial<br />
un acte pensant qui (…) se révèle impossible à isoler d’autres actes auxquels il participe, ou avec<br />
lesquels il collabore dans une réalité commune. (…) L’homme est donc sa propre manière de s’ouvrir à<br />
l’être ; la connaissance n’est pas un reflet passif : elle est acte de participation et sa véracité dépend de<br />
la qualité et de l’exactitude de notre effort 54 .<br />
À l’instar de la connaissance humaine telle que l’évoque l’essayiste, la <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> se présente<br />
elle aussi comme un mode d’être qui ne repose en fait que sur un acte de participation à l’être : une<br />
“ participation qui est ma présence au monde ” (RI 34) et qui correspond, en d’autres termes, à une<br />
communion à l’être. Parlant de ce mode de connaissance particulier qu’est la “ sensation ”, le<br />
philosophe la définissait notamment comme rien d’autre que “ le fait de sentir, de participer à un<br />
univers qui en m’affectant me crée ” (JM 328).<br />
Puissance qui révèle notre être, l’amour ne peut être qu’un appel à cette communion à l’être ; il ne<br />
peut être qu’une invitation à ce que des êtres participent en commun à des valeurs qui les rendront<br />
plus qu’eux-mêmes, leur accordera un tout nouveau “ poids ” qui ne peut que relever que celui de<br />
“ l’être ” (DH 107).<br />
L’expérience de véritable <strong>fidélité</strong> correspond à celle de l’amour créateur. Elle implique un vivre, un<br />
échange mutuel qui donne de vivre une totale mesure. G. <strong>Marcel</strong> écrit : “ On peut dès lors<br />
comprendre que l’être fidèle soit de ce fait comme en route vers un plus être – par opposition à celui<br />
qui au contraire se dissémine en sentiments inconsistants ou en actions incohérentes ” (DH 93). Le<br />
philosophe aura même cette formulation : “ … vivre dans la lumière de la <strong>fidélité</strong>, c’est progresser<br />
dans une direction qui est celle même de l’Être ” (DH 93).<br />
En d’autres termes, cette expérience de communion permet, de manière privilégiée, de participer à ce<br />
mouvement d’une humanité en quête de ce qui pourrait le mieux la définir. Elle n’est rien d’autre que<br />
la disposition qui puisse répondre à cet appétit d’être, à cette soif de perfection que tout homme porte<br />
fondamentalement en lui et qui correspond, de fait, à son propre désir d’absolu.<br />
53 Id.<br />
54 Jeanne Parain-Vial : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> et les niveaux de l’expérience, loc. cit., p. 34.<br />
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Cette participation, cette communion à l’Être ouvrent donc sur une transcendance réelle qu’il reste à<br />
aborder avant de passer à notre conclusion.<br />
10. L’être, cette source commune<br />
Pour en arriver à mieux reconnaître cette réalité proposée comme transcendante, nous devons<br />
reprendre les grandes lignes de la dialectique que s’était imposée G. <strong>Marcel</strong>.<br />
C’est ici, écrit S. Plourde, que la <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> conduit aux véritables profondeurs de l’être :<br />
l’expérience humaine de la <strong>fidélité</strong> implique à la racine de l’être fragile et évanescent de chaque être<br />
incarné, une source commune, infinie et absolue de l’être à laquelle participent nos êtres vacillants et<br />
finis. Source qui fonde notre réalité ontologique à tous, sans quoi le monde des êtres se réduirait à une<br />
multiplicité inconsistante et éphémère. Chaque être fini atteste aussi indubitablement la nécessité d’une<br />
source ontologique commune, c’est-à-dire d’un être infini, que la lumière d’une ampoule atteste la<br />
présence d’un courant électrique 55 .<br />
Dans son Journal métaphysique, G. <strong>Marcel</strong> évoquait d’ailleurs cet “ infini enveloppé dans toute<br />
réalité spirituelle ” (JM 293). Le philosophe avait également mis en exergue pour la seconde partie de<br />
son Journal une phrase du romancier anglais E. M. Forster : “ C’est la vie privée et elle seule qui<br />
présente le miroir où l’infini vient se refléter ; ce sont les relations personnelles et elles seules qui<br />
pointent vers une personnalité située au-delà de nos perspectives journalières ” (RI 192 ; JM 127).<br />
Dès lors, cette réalité, “ parfois ” reconnue par <strong>Marcel</strong> comme “ recours absolu ” (RI 217), va rester<br />
pour le philosophe “ cette base de <strong>fidélité</strong>, qui ne peut manquer de nous paraître en droit précaire dès<br />
le moment où je m’engage envers un autre que je ne connais pas, (mais qui) apparaît au contraire<br />
inébranlable là où elle est constituée (…) (RI 217). L’essayiste Widmer peut écrire :<br />
… tout engagement constitue une réponse à un appel et implique une certaine prise de l’être sur nous<br />
(EA 63). À la racine de mon acte de jurer <strong>fidélité</strong> envers un être, il y a une appréhension<br />
fondamentale d’essence religieuse portant sur l’être, qui prolonge et sanctionne mon appréhension et<br />
mon jugement porté sur tel être (EA 60, 64). <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong> ne peut en dernier ressort trouver son<br />
fondement ultime que dans l’être (…) 56 .<br />
Dans l’amour où l’être humain s’investit en sa totalité pour participer à l’être et n’être plus que par<br />
lui, se retrouve la liberté en train de naître par l’être même qui l’accueille.<br />
Ce que j’entrevois, explicite G. <strong>Marcel</strong>, c’est qu’à la limite il existerait un engagement absolu qui serait<br />
contracté par la totalité de moi-même, ou tout au moins par une réalité de moi-même qui ne pourrait<br />
être reniée sans un reniement total – et qui s’adresserait d’autre part à la totalité de l’être et serait pris<br />
en présence de cette totalité même. C’est la foi (EA 63).<br />
Pour se maintenir et se développer, la <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> va ainsi reposer sur une réalité plus grande,<br />
plus déterminante qu’elle : cette réalité sera nulle autre que la Transcendance.<br />
55 Simonne Plourde : loc. cit., p. 84-85.<br />
56 Charles Widmer : loc. cit., p. 172.<br />
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11. L’Être absolu, un Toi absolu<br />
À l’exemple des relations intersubjectives où l’être humain, devenu un toi, peut vivre un plus grand<br />
“ poids quant à l’être ” (DH 107), cette Transcendance envisagée comme réalité suprême ne peut<br />
correspondre qu’à cet Être absolu considéré lui-même analogiquement comme un Sujet, dès lors<br />
comme un Toi, un “ pur Toi ” (JM 159), le Toi absolu.<br />
Au terme d’une semblable démarche, le philosophe Martin Buber parlait quant à lui d’un “ Tu<br />
éternel ” 57 .<br />
De fait, il n’est que cet Être et nul autre que Lui, en tant que Présence absolue, pour établir et pour<br />
contenir toute expérience de foi ou de <strong>fidélité</strong>. Charles Widmer écrit : “ S’il n’y a de <strong>fidélité</strong><br />
qu’envers une personne, une <strong>fidélité</strong> absolue doit s’enraciner dans une personne absolue. Ne faut-il<br />
pas, alors, conclure que la <strong>fidélité</strong> absolue envers une créature suppose : ‘Celui devant qui je me lie’<br />
(EA 139) ” 58 . J. Parain-Vial en vient elle-même à dire : “ … c’est la <strong>fidélité</strong> à Dieu qui fonde la<br />
<strong>fidélité</strong> à l’être humain 59 . ”<br />
Une telle <strong>fidélité</strong> implique en effet, non seulement l’Être pour être, mais aussi l’Être pour se<br />
développer. “ <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong>, souligne C. Widmer, suppose un inaltérable, elle doit se baser sur l’être<br />
même, sur Dieu : ‘Acte de transcendance, suivant G. <strong>Marcel</strong>, avec contrepartie ontologique qui est la<br />
prise de Dieu sur moi. Et c’est par rapport à cette prise que ma liberté même s’ordonne et se définit’<br />
(EA 76) 60 . ” L’essayiste Parain-Vial apporte cette nuance :<br />
C’est parce qu’elle est un mode d’être, que la foi en la Transcendance est déjà impliquée dans les joies<br />
les plus hautes, l’amour, la contemplation de la nature et de certaines œuvres d’art (…). Mais dans ces<br />
cas-là, elle n’est pas toujours identifiée à la Présence de Dieu. C’est dire que la foi transcende<br />
l’opposition du sujet et de l’objet. Elle est indissociable de ce qu’on appelle à tort son objet (JM 68).<br />
Elle est reconnaissance de la présence d’un Toi absolu 61 .<br />
<strong>La</strong> véritable <strong>fidélité</strong> ne peut être dès lors que l’amour “ placé à côté de la foi (…) ” (JM 58).<br />
En vérité, grâce à cet amour même, il y aura foi en moi, foi en toi ; foi en cette “ participation à un<br />
infini ” (JM 157) ; foi en un Toi qui nous a réunis, qui a permis que nous soyons et que nous<br />
advenions. Bref, une foi, une <strong>fidélité</strong> en rien d’autre qu’en la Vie !<br />
12. L’ultime transcendance à vivre<br />
Ce Toi absolu a reçu le nom de Dieu. Afin de valider les résultats de cette longue quête réflexive, il<br />
convient de rappeler la parole de Jaspers, tirée de son Introduction à la philosophie : “ Il existe pour<br />
57<br />
Martin Buber, cf. Simonne Plourde, ibid., p. 86.<br />
58<br />
Charles Widmer : loc. cit., p. 172-173.<br />
59<br />
Jeanne Parain-Vial : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, un veilleur, un éveilleur, loc. cit., p. 64.<br />
60<br />
Charles Widmer : loc. cit., p. 172.<br />
61<br />
Jeanne Parain-Vial : “ MARCEL <strong>Gabriel</strong>, 1889-1973 ”, loc. cit., p. 1746.<br />
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la réflexion des chemins qui nous mènent à des limites ; là un bond transforme notre conscience de<br />
Dieu en une présence naturelle 62 . ”<br />
Ce Toi absolu, nous le percevrons tout d’abord comme s’il était, pour reprendre le langage de G.<br />
<strong>Marcel</strong>, “ les profondeurs de l’être en quoi et par qui nous sommes (…) ” (RI 89). S. Plourde écrira :<br />
“Les êtres particuliers ne sont êtres que par leur participation à l’Être absolu, c’est-à-dire, à Dieu, au<br />
Toi absolu, à la Transcendance absolue 63 . ”<br />
J. Parain-Vial n’est pas moins explicite : “ … il faut reconnaître que la créature imparfaite ne suffit<br />
pas à fonder la <strong>fidélité</strong> qu’elle vit (…). C’est parce que toute <strong>fidélité</strong> est sous-tendue par l’Être dans<br />
toute sa plénitude que l’homme peut en recevoir sa consistance ontologique (…) 64 . ” Cette Présence -<br />
telle une action suprême qui perdure - sera le garant ontologique de la <strong>fidélité</strong>. G. <strong>Marcel</strong> écrit :<br />
Peut-être, sur le plan ontologique, est-ce la <strong>fidélité</strong> qui importe le plus. Elle est en effet la<br />
reconnaissance, non pas théorique ou verbale, mais effective, d’un certain permanent ontologique, d’un<br />
permanent qui dure et par rapport auquel nous durons, d’un permanent qui implique ou exige une<br />
histoire (…). Elle est une attestation non seulement perpétuée, mais <strong>créatrice</strong>, et d’autant plus <strong>créatrice</strong><br />
que la valeur ontologique de ce qu’elle atteste est plus éminente (EA 173-174).<br />
Il est effectivement des valeurs plus importantes que d’autres : le choix que nous faisons d’elles<br />
donne la grandeur de nos <strong>fidélité</strong>s. Elles seules peuvent faire vivre, et vivre comme il se doit !<br />
C. Enjeux et perspectives<br />
Il est évident qu’une telle quête philosophique à propos de la <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> offre les principaux<br />
éléments d’une anthropologie et d’une métaphysique revisitées. D’une pierre, deux coups : évoquer<br />
quelques-uns de ces éléments, va permettre en même temps de résumer notre exposé et d’en<br />
prolonger, d’après les enjeux, l’une ou l’autre perspective.<br />
Sommaire : - Liberté et <strong>fidélité</strong>. - Indisponibilité et pessimisme. - Fidélité par-delà la mort. - Fidélité et transcendance. –<br />
Fidélité à un principe. – Fidélité à la Parole. - Autres regards sur la <strong>fidélité</strong>.<br />
1. Liberté et <strong>fidélité</strong><br />
Par nature, l’homme est un être déficient ; il est appelé à s’ouvrir sur autrui en vue de mieux combler<br />
sa soif d’être. <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong> entendue comme <strong>créatrice</strong> est cette disposition qui peut répondre à un tel<br />
besoin. Or, pour G. <strong>Marcel</strong>, la <strong>fidélité</strong> est une réalité vécue “ personnellement ” par tout “ être auquel<br />
a été impartie la puissance singulière de s’affirmer ou de se nier, selon qu’il affirme l’Être et s’ouvre<br />
62<br />
Karl Jaspers, cf. Simonne Plourde : loc. cit., p. 85.<br />
63<br />
Simonne Pourde, ibid,, p. 89.<br />
64<br />
Jeanne Parain-Vial : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, un veilleur, un éveilleur, loc. cit., p. 64.<br />
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à lui – ou qu’il le nie et du même coup se clôt : car c’est en ce dilemme que réside l’essence même de<br />
notre liberté ” (EA 175).<br />
Mais, aucun sentiment de contrainte pour celui qui vit la <strong>fidélité</strong> dans l’amour ! Une inconditionnelle<br />
confiance placée en quelqu’un s’il est “ donné comme présence ou comme être (cela revient au<br />
même, précise <strong>Marcel</strong>, car il n’est pas un être pour moi s’il n’est une présence) ” (PA 81), donne<br />
l’assurance définitive d’être “ comme en route vers un plus être ” (DH 93). En raison de ce qu’une<br />
puissance d’aimer se voit particulièrement comblée, voilà bien, écrit le philosophe, “ le domaine où la<br />
liberté s’exerce souverainement ” (DH 102).<br />
G. <strong>Marcel</strong> mentionne que la présence apporte comme un “ influx ” d’être et qu’il “ dépend de nous de<br />
rester ou non perméable à cet influx, non pas à vrai dire de le susciter. <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> consiste à<br />
se maintenir activement en état de perméabilité ; et nous voyons ici s’opérer une sorte d’échange<br />
mystérieux entre l’acte libre et le don par lequel il lui est répondu ” (PA 80-81). Il y a même là une<br />
expérience de profonde liberté à vivre si cette <strong>fidélité</strong> est entendue comme “ présence activement<br />
perpétuée ” (PA 78), comme “ renouvellement du bienfait de la présence – de sa vertu qui consiste à<br />
être une incitation mystérieuse à créer ” (PA 78).<br />
C’est dire les enjeux de la liberté humaine. Malgré les défis à affronter, cette liberté peut se<br />
développer sans pourtant se nier ; la teneur d’un tel paradoxe permet à l’homme de vivre sa plus<br />
complète dignité. Maurice Zundel écrira : “ Or, la dignité d’un homme, c’est de ne pas subir son<br />
destin mais d’en être l’origine et le créateur, d’y pouvoir consentir, à tout le moins, pour des motifs<br />
auxquels il peut accorder un assentiment convaincu 65 . ”<br />
2. Indisponibilité et pessimisme<br />
<strong>La</strong> <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> ne saurait être possible dans le cas de l’être considéré comme “ indisponible ”,<br />
c’est-à-dire un être “ non seulement occupé en quelque manière, mais encombré de soi ” (PA 86). G.<br />
<strong>Marcel</strong> tient cependant à cette nuance : “ Je dis en quelque manière : l’objet immédiat peut varier<br />
indéfiniment : être occupé de sa fortune, de ses amours, et même de son perfectionnement intérieur ”<br />
(PA 86).<br />
Dans les faits, “ le contraire de l’être occupé de soi, ce n’est pas l’être vide ou indifférent. Ce qui<br />
s’oppose ici c’est bien plutôt l’être opaque et l’être transparent ” (PA 86). Une telle “ opacité<br />
intérieure ” paraît correspondre à “ une sorte d’obturation ou de fixation : (…) cette fixation est celle,<br />
dans une zone ou un registre déterminé, d’une certaine inquiétude qui en soi ne l’est pas. Seulement<br />
ce qui est remarquable c’est que cette inquiétude persiste au sein de cette fixation et lui donne (un)<br />
caractère de crispation (…) ” (PA 86).<br />
Parler de l’indisponibilité d’un être revient à parler en même temps du pessimisme, puisque les deux<br />
ont les mêmes “ racines ” (PA 87). Si notre indisponibilité<br />
65 Maurice Zundel : Hymne à la joie, Paris, Association des Amis de Maurice Zundel, 1987, p. 90.<br />
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grandit à mesure que nous vieillissons, c’est que trop souvent l’angoisse en nous croît, et jusqu’à nous<br />
étouffer ; à mesure que nous nous rapprochons de ce que nous considérons comme un terme, pour se<br />
protéger d’elle-même, cette angoisse doit mettre en œuvre un appareil de défense de plus en plus<br />
pesant, de plus en plus minutieux, et aussi (…) de plus en plus vulnérable (PA 87).<br />
L’amour comme l’espérance déterminent la jeunesse de l’âme ! Pour être, ses deux vertus ont besoin<br />
d’une liberté qui se renouvelle, “ ce bien qui, au dire de Montesquieu, fait jouir des autres biens 66 . ”<br />
De fait, que ne pourra-t-il survenir si l’amour perd de son élan ? <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> comme telle ne<br />
pourra que difficilement subsister !<br />
Même conséquence si l’“inaptitude à l’espérance devient de plus en plus complète à mesure que<br />
l’être devient de plus en plus captif de son expérience et de la prison de catégories dans laquelle cette<br />
expérience l’emmure, à mesure qu’il se livre plus intégralement, plus désespérément, au monde du<br />
problématique ” (PA 87). <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong>, pour être vraiment <strong>créatrice</strong>, a besoin de se libérer “ des<br />
entraves de la possession sous toutes ses formes ” (HV 82), mais aussi de s’inscrire dans le contexte<br />
d’une attente non encore comblée.<br />
3. Fidélité par-delà la mort<br />
Méditant sur la mort, G. <strong>Marcel</strong> souhaite d’être “ placé au niveau spirituel le plus élevé auquel il nous<br />
soit possible de nous placer ” (PA 79). Il écrit notamment : “ … une présence à laquelle nous<br />
demeurons fidèles, ce n’est pas l’effigie soigneusement préservée d’un objet disparu ; l’effigie n’est<br />
malgré tout qu’un simulacre, métaphysiquement elle est moins que l’objet, elle en est la réduction ”<br />
(PA 79). Aussi : “ Quand on dit : ‘il dépend de nous que nos morts vivent en nous’, on vise encore<br />
l’idée comme réduction ou comme effigie ” (PA 80). “ <strong>La</strong> présence au contraire est plus que l’objet,<br />
elle le déborde en tous sens ” (PA 79) ; nous sommes alors “ sur le terrain méta-problématique ”,<br />
l’équivalent même du “ mystère ” (PA 81).<br />
Pour qu’une réelle présence de nos morts se poursuive, elle doit à la vérité correspondre à celle “ d’un<br />
coesse authentique, c’est-à-dire, d’une intimité réelle ” vécue précisément “ dans un monde de<br />
disponibilité spirituelle totale, c’est-à-dire de pure charité (…) ” (PA 82). À propos de cette présence,<br />
<strong>Marcel</strong> la définissait ainsi :<br />
Une présence est une réalité, un certain influx ; il dépend de nous de rester ou non perméables à cet<br />
influx, non pas à vrai dire de le susciter. <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> consiste à se maintenir activement en état<br />
de perméabilité ; et nous voyons ici s’opérer une sorte d’échange mystérieux entre l’acte libre et le don<br />
par lequel il lui est répondu (PA 80-81).<br />
Voilà bien un de miracles de la <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> : l’autre reste présent malgré son absence ! Nous<br />
souvenir cependant, avec G. <strong>Marcel</strong>, que si une<br />
<strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> est possible c’est parce que la <strong>fidélité</strong> est ontologique en son principe, parce qu’elle<br />
prolonge une présence qui elle-même correspond à une certaine prise de l’être sur nous ; par là même<br />
66 Montesquieu : Cahiers, I, cf. Guillaume <strong>La</strong>vallée : Citations de choix, Trois-Rivières, Éditions du Bien Public, p. 200.<br />
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multiplie et approfondit d’une manière presque insondable le retentissement de cette présence au sein<br />
de notre durée (PA 79).<br />
<strong>La</strong> <strong>fidélité</strong>, au sens plein du terme, peut donc défier l’absence, même celle qu’apporte la mort ! Pour<br />
l’homme en quête d’être, c’est la possibilité réelle d’une victoire sur le temps.<br />
4. Fidélité et transcendance<br />
Une rencontre privilégiée entre des personnes a pu conduire à un engagement particulier, celui que<br />
propose le véritable amour, don de soi à l’autre, accordant à l’autre un crédit sans bornes. Il n’y a<br />
donc que la <strong>fidélité</strong> entendue comme <strong>créatrice</strong> qui pourra assurer que cet engagement pris en toute<br />
bonne foi puisse durer de la manière qu’il convient et permettre d’apporter à l’autre comme à soimême<br />
la complète réalisation de son être.<br />
Une transcendance reconnue comme absolue sera néanmoins nécessaire en vue d’établir et d’assurer<br />
la force <strong>créatrice</strong> de cette <strong>fidélité</strong>. Cette dernière est effectivement sous-tendue par l’Être lui-même,<br />
source commune, jaillissante pour tous les êtres afin qu’ils soient. J. Parain-Vial dira :<br />
L’être, aux termes d’un effort méthodique toujours renouvelé, est appréhendé essentiellement comme<br />
échange, ‘nexus intersubjectif’. Dieu, unité profonde et intelligible de l’être, nous apparaît comme la<br />
source de tous les dons, de toutes les grâces que requiert une telle communication. (…) L’être est donc<br />
indissolublement lumière et grâce, connaissance et amour 67 .<br />
G. <strong>Marcel</strong> parle notamment de “ cette exigence de transcendance qui a été véritablement, écrit-il, le<br />
ressort de tout mon développement philosophique 68 . ” En fait, la reconnaissance d’une telle réalité<br />
spirituelle permet au philosophe de mieux comprendre l’expérience de <strong>fidélité</strong> dans ce qu’elle<br />
représente de plus fondamental : le don inconditionnel de soi à l’autre justement par amour et par<br />
entière espérance, en réponse à cette “ exigence de transcendance (…) éprouvée avant tout – comme<br />
insatisfaction ” (ME I 50).<br />
Cette réflexion sur les notions du toi et du Toi absolu, aura conduit le philosophe à cerner le mystère<br />
d’une telle transcendance entendue, non pas comme “ le traditionnel Dieu des philosophes ” 69 , mais<br />
bien plutôt comme une véritable Personne, un Être infiniment capable d’étancher une soif d’être que<br />
tout être porte en lui. “ Il n’y aurait en somme, souligne G. <strong>Marcel</strong>, que des rapports personnels entre<br />
le croyant et Dieu, et se mettre en dehors de la croyance, ce serait s’interdire de penser Dieu ” (JM<br />
155).<br />
<strong>Marcel</strong> convient cependant que tout ce qu’on peut dire de cet Absolu ne peut que l’objectiver, alors<br />
qu’il est en fait (le mot est de S. Plourde) “ l’inobjectivable ” 70 . Dieu est en effet et par excellence le<br />
Sujet. Comme Absolu, il est ainsi “ l’immédiat d’une Présence spirituelle non-temporelle (qui) sous-<br />
67 Jeanne Parain-Vial : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> et les niveaux de l’expérience, loc. cit., p. 51-52.<br />
68 Charles Moeller : loc. cit., p. 189, fin de la note 2.<br />
69 Simonne Plourde : loc. cit., p. 85.<br />
70 Ibid., p. 86.<br />
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tend une <strong>fidélité</strong> qui se manifeste dans le temps ” 71 . En un tel domaine où l’Absolu est véritablement<br />
pressenti comme une plénitude d’être et “ à laquelle ‘l’homme participant’ ou le ‘saint’ peut<br />
accéder ” 72 , s’exerce évidemment la foi.<br />
5. Fidélité à un principe<br />
On parle couramment d’une <strong>fidélité</strong> à un principe. G. <strong>Marcel</strong> s’était soulevé contre une telle manière<br />
de dire :<br />
Reste à savoir s’Il n’y a pas là une transposition illégitime d’une <strong>fidélité</strong> d’un autre ordre. Un principe,<br />
en tant qu’il se réduit à une affirmation abstraite, ne peut en rien exiger de moi, car il doit toute sa<br />
réalité à l’acte par lequel je le sanctionne ou le proclame. <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong> au principe en tant que principe est<br />
une idolâtrie au sens étymologique du mot ; ce peut être pour moi une obligation sacrée de renier un<br />
principe d’où la vie s’est retirée et auquel je sens bien que je n’adhère plus : en continuant à y<br />
conformer ma conduite, c’est au fond moi-même – moi-même en tant que présence – que je trahis (PA<br />
77-78).<br />
Tout de même, nous ne pourrions en dire autant quand il s’agit de la <strong>fidélité</strong> à une parole donnée.<br />
Cette parole nous réfère à une personne en tant que telle. D’ailleurs, cette parole par rapport à cette<br />
même personne est beaucoup plus qu’une simple référence ; elle en est devenue comme l’icône, elle<br />
signifie en quelque sorte une réelle et définitive présence. Le cas le plus évident est bel et bien celui<br />
de cette Parole telle qu’elle fut donnée dans les Saintes Écritures.<br />
6. Fidélité à la Parole<br />
L’Église a pour mission de répondre à la demande de son unique Chef, le Christ : “ Allez dans le<br />
monde entier, proclamez l’Évangile à toute la création ” 73 . Parmi les développements et les<br />
turbulences des sociétés humaines, ce message a été proclamé le mieux possible. Non pas en une<br />
<strong>fidélité</strong> inerte, strictement conformiste, où la lettre prévaudrait sur l’esprit - mais bel et bien suivant<br />
une <strong>fidélité</strong> qui se met sans cesse en œuvre pour que le vin soit toujours renouvelé !<br />
Parce qu’il rejetait “ tout confessionnalisme au sens étroit ” 74 , G. <strong>Marcel</strong> a pu paraître très critique<br />
pour ce qui est de l’Église en tant qu’institution 75 . L’Église n’est cependant pas qu’une simple<br />
structure, et <strong>Marcel</strong> le reconnaissait. Pour le philosophe, “ la fonction empirique de l’Église ” est<br />
double : “ de même qu’elle garde le dépôt historique, de même seule elle se donnera pour compétente<br />
en matière de discrimination. Ici comme là elle se manifestera comme l’incarnation de l’objectivité<br />
religieuse ; de là sa grandeur, delà aussi sa faiblesse ” (JM 52).<br />
71<br />
Jeanne Parain-Vial : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, un veilleur et un éveilleur, loc. cit., p. 64.<br />
72<br />
Les mots sont de Petro Prini. Cf. Charles Moeller, Littérature du XXe siècle et christianisme, vol. 4, loc. cit., p. 189,<br />
note 4.<br />
73<br />
Mc 16, 15<br />
74<br />
Roger Troisfontaines, loc. cit., p. 54.<br />
75<br />
Cf. <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> : En chemin, vers quel éveil ?, notamment p. 212-215, 242, 261 ; Pierre Boutang : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong><br />
interrogé par…, Paris, Jean-Michel Place, coll. “ Archives du XXe siècle ”, 1977, p. 106-108 ; Jeanne Parain-Vial :<br />
<strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, un veilleur, un éveilleur, loc. cit., p. 219-220 ; Simonne Plourde, loc. cit., p. 217.<br />
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Certes l’Église est faite d’hommes, foncièrement faillibles, mais ces hommes ne sont-ils pas<br />
également porteurs d’une immense foi en Celui qui a vaincu le péché et la mort ? Une telle foi,<br />
“ évidence des choses non vues ” 76 , était pour G. <strong>Marcel</strong> “ essentiellement une <strong>fidélité</strong>, la plus haute<br />
qui soit ” 77 . Affadir, minimiser ou nier plus particulièrement “ la croyance en la Résurrection du<br />
Christ ” serait un des pires coups à porter au christianisme (EVE 217).<br />
Plus particulièrement en matière de foi et de religion, le penseur rejetait les dérives de tout<br />
“ subjectivisme ” 78 . Il a évoqué notamment sa croyance des plus fermes au dogme du Corps<br />
mystique, entendu comme “ mystère de la Communion des Souffrants ”, une communion qui<br />
s’enracine “ dans la vie et la personne du Christ ”. Adhérer par la foi, par l’amour, à ce lieu de<br />
“ lumière ” était, pour <strong>Marcel</strong>, le sommet de ces “ expériences ” qui “ débouchent sur le spirituel ”<br />
(EVE 293).<br />
En rapport avec la notion de pluralisme religieux, G. <strong>Marcel</strong> s’exprimait ainsi : “ <strong>La</strong> pluralité des<br />
religions n’apparaît comme existante qu’à la pensée réfléchissante, qui ne s’est pas encore élevée à la<br />
foi, pour qui la foi reste un objet extérieur. Au point de vue de la foi il n’y a, il ne peut y avoir qu’une<br />
religion ” (JM 50). Le philosophe pouvait également écrire : “ … la science des religions ne découvre<br />
rien, la suppression de son objet est enveloppée dans sa définition même ” (JM 47). Autrement dit, la<br />
foi, tout comme la <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong>, ne saurait s’accomplir en un contexte de neutralité.<br />
Au sujet des intégristes et des progressistes, cas de figure où la <strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong> paraît s’appliquer de<br />
manière excessivement formelle - , G. <strong>Marcel</strong> les regrettaient : “ ils m’inquiètent profondément 79 . ”<br />
Le philosophe reconnaissait certes la mission pressante de l’Église, d’autant plus que nous “ vivons<br />
sur les restes d’une civilisation qui, malheureusement, tendent à se désintégrer (…) 80 . ” L’important,<br />
disait-il finalement, ne peut être que cette “ <strong>fidélité</strong> au dogme et au surnaturel ” ; un contexte de<br />
“ persécution ” peut même être en ce sens “ un bienfait ” 81 .<br />
7. Autres regards sur la <strong>fidélité</strong><br />
Rappelons tout d’abord que Bergson avait souvent parlé de création, mais plutôt dans le sens de<br />
“ l’inventivité ”, celui de “ l’innovation jaillissante ” 82 .<br />
76<br />
<strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>, cf. Roger Troisfontaines, loc. cit., p. 50.<br />
77<br />
Id., p. 49.<br />
78<br />
Id., p. 48 : “ … le subjectivisme où (<strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong>) avait cru d’abord reconnaître l’attitude religieuse par excellence<br />
(…) ; il en dénonce l’inanité, le mensonge, l’imposture.” Voir également JM 48 : “ Mais pouvons-nous nous rallier à<br />
l’idée d’après laquelle l’élément historique doit être éliminé de la religion ? il me paraît qu’il y aurait là une grave, une<br />
dangereuse erreur. Une telle interprétation implique en effet cette dissociation de l’élément empirique et de l’élément<br />
rationnel où nous avons vu la négation absolue de la religion (considérée dans ce qu’elle a de spécifique). Mais alors ne<br />
revenons-nous pas par un détour à ce subjectivisme que nous avions nous-même condamné ? (…). ”<br />
79<br />
Pierre Boutang, loc. cit., p. 108<br />
80<br />
Id., p. 109.<br />
81<br />
Id., p. 108.<br />
82<br />
<strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> écrit : “ Les termes dont s’est presque toujours servi M. Bergson donnent à penser que pour lui<br />
l’essentiel dans la création c’est l’inventivité, l’innovation jaillissante. Mais je me demande si, en concentrant trop<br />
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Pour <strong>Marcel</strong>, désigner la <strong>fidélité</strong> comme devant être “ inventive ”, aurait conduit à mettre l’accent sur<br />
cet aspect d’inventivité que comporte certes toute création mais qui est loin d’en former “ l’essentiel ”<br />
(PA 76). G. <strong>Marcel</strong> écrit : “ Il est important d’observer qu’il paraît difficile de sauver la <strong>fidélité</strong> dans<br />
une métaphysique bergsonienne parce qu’elle risque toujours d’y être interprétée comme une routine,<br />
comme une observance au sens péjoratif du mot (…) ” (PA 77).<br />
Quant à l’œuvre de Jean-Paul Sartre, inutile d’en souligner l’importance : elle signe une vision du<br />
monde des plus particulières, d’où son immense crédit. Idées choc : “ Si Dieu n’est pas, tout est<br />
permis 83 ” ; puisqu’il faut “ des lois, je les inventerai donc 84 ” ; la liberté sera vue comme une<br />
“ malédiction ” : ne sommes-nous pas “ condamnés à être libres(…) 85 ” ; pour résoudre une situation<br />
le moindrement complexe, il sera facile de dire : “ Vous êtes libres. Choisissez. C‘est-à-dire inventez.<br />
Aucune morale ne peut vous indiquer ce qu’il y a à faire. Il n’y a pas de signes dans le monde 86 . ”<br />
Finalement, cette sentence : “ L’enfer, c’est les autres 87 ”, rendra impossible une authentique <strong>fidélité</strong><br />
telle que nous avons tenté de la définir, eu égard à la pensée de G. <strong>Marcel</strong>.<br />
Dans son évocation de l’œuvre de G. <strong>Marcel</strong>, Jeanne Parain-Vial souligne la démarche de chercheurs<br />
comme celle de Deleuze. Face à une philosophie basée avant tout sur “ la dispersion, la pluralité ”,<br />
l’essayiste en arrive à cette conclusion. En fait il ne s’agit pas de substituer “ une vision de la nature<br />
humaine à une autre ”. Or, la vision du monde que ces philosophes tentent de mettre de l’avant, c’est<br />
bien plutôt “ l’être ” et le “ néant ” ; à vrai dire, la démarche de tout philosophe ne devrait nullement<br />
conduire à “ une option arbitraire ” ; l’important, sinon l’essentiel pour l’homme, ce sont les “ raisons<br />
que nous pouvons avoir de nous engager et de vivre 88 . ”<br />
Isabelle Mourral et Louis Millet, dans leur Traité de philosophie, auront présenté comme un bilan de<br />
civilisation, tout au moins pour le monde occidental. On peut y lire :<br />
Le mariage est une institution contestée. L’union libre est courante. Si la sexualité, dont l’importance a été<br />
mise en lumière par la psychanalyse, est un sujet de considérations universellement admis, elle est aussi<br />
devenue matière à relations précoces, multiples, éphémères, à ‘expériences’. <strong>La</strong> <strong>fidélité</strong>, le mariage<br />
indissoluble se trouvent donc mis en cause 89 .<br />
En un tel contexte humain (mais un contexte qui ne concerne pas que le mariage !), on peut se<br />
demander s’il est encore pertinent, - et plus que jamais, - de parler de <strong>fidélité</strong> et surtout de <strong>fidélité</strong><br />
<strong>créatrice</strong>.<br />
exclusivement son attention sur cet aspect de la création, on ne tend pas à perdre de vue sa signification ultime, son<br />
enracinement dans l’être ” (PA 76).<br />
83<br />
Id., p. 70.<br />
84<br />
Id., p. 71.<br />
85<br />
Id., p. 72.<br />
86<br />
Id., p. 85.<br />
87<br />
Id., p. 56.<br />
88<br />
Jeanne Parain-Vial : <strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> un veilleur et un éveilleur, loc. cit., p. 65.<br />
89<br />
Isabelle Mourral, Louis Millet : Traité de philosophie, Les Éditions Gamma,1988, p. 202.<br />
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Emmanuel Levinas lui-même s’est interrogé sur les comportements de l’homme en quête de<br />
nouvelles significations. Il a cherché notamment à saisir quels sont les maux les plus profonds qui<br />
peuvent affecter la condition humaine. Dans son ouvrage Autrement qu’être, il résume étrangement le<br />
cul-de-sac où l’agir humain paraît être acculé :<br />
On raisonne au nom de la liberté du moi, comme si j’avais assisté à la création du monde et comme si<br />
je ne pouvais avoir en charge qu’un monde sorti de mon libre arbitre. Présomptions de philosophes,<br />
présomptions d’idéalistes, dérobades d’irresponsables. C’est cela que l’Écriture reproche à Job. Il aurait<br />
su expliquer ses malheurs s’ils pouvaient découler de ses fautes ! Mais il n’avait jamais voulu le mal 90 !<br />
Autant dire que l’homme, aveuglé par tant de lumière, ne peut plus voir que la nuit la plus noire. On<br />
aurait beau lui expliquer de la manière la plus incantatoire ce que la plus vibrante des <strong>fidélité</strong>s peut<br />
lui apporter de poids ontologique, il aurait encore la crainte de se trouver pris au dépourvu !<br />
D’autre part, il est vrai que rien n’oblige l’homme à se soumettre à une “ morale de termites ” 91 . Dans<br />
un ouvrage intitulé De la <strong>fidélité</strong>, Maurice Nédoncelle a de la sorte insisté pour qu’en toutes formes<br />
d’engagement il y ait au moins, fût-elle théorique ou chimérique, la réserve d’une “ possibilité de<br />
dégagement ” 92 . S’il en était autrement, - observe Paul Foulquier commentant le chercheur<br />
personnaliste, - il y aurait définitivement lieu de parler de “ dogmatisme ” 93 ; qui plus est,<br />
“ l’engagement ne serait pas moral (…) 94 ”. De telles considérations auront conduit à sa limite le<br />
débat sur la <strong>fidélité</strong> !<br />
D. CONCLUSION<br />
À la fin de notre exposé, qu’il soit permis de s’adresser à nouveau à cet “ Esprit de métamorphose ” 95<br />
qui, sans doute, en raison de ce qu’il est par définition ne peut être que celui qui préside à toute<br />
<strong>fidélité</strong> <strong>créatrice</strong>. Une telle <strong>fidélité</strong> n’est d’ailleurs qu’exigence de métamorphose !<br />
Charles de Foucauld avait écrit une sublime “ Offrande de soi ” 96 . À vrai dire, elle résumait les<br />
dispositions profondes de celui que l’on reconnaît maintenant comme le tout donné à Celui qu’il a<br />
voulu imiter en toutes choses, suivant une entière <strong>fidélité</strong>. G. <strong>Marcel</strong>, autre grand converti du XXe<br />
90<br />
Emmanuel Lévinas : Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Librairie Générale de France Française,<br />
coll. “ Le live de poche ”, 1974, p. 194.<br />
91<br />
Cf. Henri <strong>La</strong>garde : Manuel de philosophie, vol. III, Morale, Paris, Emmanuel Vitte, 1957, p. 50 : “ Qu’il existe<br />
des formes inférieures et des formes supérieures de moralité, c’est ce qu’on accordera sans peine à Bergson. Il a eu le<br />
mérite de montrer le niveau très bas où se situe cette sorte de morale de termites, qui a pour seule visée de faire de<br />
l’homme un serviteur du groupe social, et où la vertu est conformisme. ”<br />
92<br />
Cf. Paul Foulquier : Morale, Paris, Les Éditions de l’École, 1959, p. 259.<br />
93<br />
Ibid.<br />
94<br />
Id.<br />
95<br />
<strong>Gabriel</strong> <strong>Marcel</strong> : “ Tu ne mourras pas ”, loc. cit., p. 19 et 106.<br />
96<br />
<strong>Marcel</strong> Nadeau : L’Expérience de Dieu avec Charles de Foucauld, Montréal, Fides, coll. “ L’expérience de Dieu ”,<br />
2004, p. 130-131.<br />
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siècle, a sans doute également laissé parler le plus profond de son cœur, lorsqu’il a voulu évoquer<br />
chacune de nos démarches vers ce Toi absolu, témoin de nos plus humbles <strong>fidélité</strong>s :<br />
Esprit de métamorphose,<br />
Quand nous tenterons d’effacer la frontière de nuées, qui nous sépare de l’autre royaume, guide<br />
notre geste novice !<br />
Et lorsque sonnera l’heure prescrite, éveille en nous l’humeur allègre du routier, qui boucle son sac,<br />
tandis que derrière la vitre embuée se poursuit l’éclosion indistincte de l’aurore !<br />
Pour l’homo viator que nous sommes, en quête de <strong>fidélité</strong> véritable sur nos routes quotidiennes, je<br />
crois qu’il n’y a pas de plus belle invocation !<br />
<strong>Marcel</strong> Nadeau<br />
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