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Système social et conflits de légitimation dans l’Afrique post-coloniale<br />

Une lecture d'Aminata Sow Fall<br />

Konan Alain Richmond<br />

Doctorant, Université de Strasbourg<br />

Aminata Sow Fall apparait dans le champ littéraire à l’époque du désenchantement et<br />

de la grande désillusion des peuples africains déçus des nouveaux pouvoirs. A ce jour, sa<br />

bibliographie est tributaire de sept romans dont deux ont été adaptés au cinéma, d’un recueil<br />

de nouvelles, d’un essai sur l'art culinaire du Sénégal. A travers des récits imbibés de sa fibre<br />

patriotique sénégalaise, la narratrice peint le réalisme social de l’Afrique post- indépendance.<br />

Le nationalisme au sens noble du terme explique son attachement et sa profonde introspection<br />

dans la vie nationale sénégalaise qu’elle brosse à grands traits dans une écriture aux relents<br />

ironiques, satiriques et souventes fois d’humour. Aussi met-elle en texte une « construction<br />

sociale » africaine qu’il est opportun d’analyser dans la cadre du cinquantenaire des<br />

indépendances.<br />

« La construction sociale de la réalité » est un concept de Peter Berger et Thomas Luckmann<br />

qui subordonne la compréhension adéquate de la société à son mode de construction. 1 S’ils tiennent<br />

valable la théorie fonctionnaliste du sociologue américain Talcott Parsons (1902-1979) selon laquelle<br />

le système social est un ensemble de subsystèmes (organisations) assujettis aux compétences et<br />

sphères d’action clairement délimitées, ils se focalisent sur « l’ordre du monde et les conflits de<br />

légitimation qui le traversent ».(p.33) Ramené à la littérature et au roman africain en particulier,<br />

l'étude du système social est une mise en perspective de l’ancrage du texte dans sa société génitrice<br />

puisque « la littérature est une institution sociale, et son moyen d'expression, le langage est une<br />

création sociale...mais de surcroît, la littérature « représente » la « vie » ; la « vie » est, dans une très<br />

large mesure, une réalité sociale ». 2 On voit donc que les questions soulevées par l'étude de la<br />

littérature sont, du moins en dernière analyse ou par implication, des questions sociales puisque la<br />

littérature est l’expression de la société. Dans cette visée, le roman n'est pas un pur produit autolélique 3<br />

comme les formalistes russes l'on proclamé pour désigner l'autonomie de l'œuvre poétique.<br />

1<br />

Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2006, p.<br />

67.<br />

2<br />

Réné Wellek, Austin Warren, La théorie littéraire, Paris, Seuil, Collection Poétique, 1971, p.129.<br />

3<br />

Selon les formalistes Russes la poésie est un produit qui est sa propre fin. Elle ne renvoie à rien d'autre qu'à<br />

elle même. Formule discutable lorsqu’on sait que la poésie ne se limite pas à l’expressivité des mots, ni à un<br />

55


En effet, le texte romanesque porte la marque du milieu, de la race et du moment. 4<br />

Conséquemment il « dénote immédiatement, à l’instar du langage communicatif, une réalité<br />

socio-historique donnée ». 5 Dans ce sens, la sociocritique par sa « complexité de « science<br />

double » ayant pour objet à la fois une structure sociale et une structure textuelle » 6 aidera à<br />

la mise en question de la production, la structure, le fonctionnement du texte sow-fallien et<br />

sondera le contexte socio-historique et institutionnel desdits romans.<br />

Tout en disant ses référents, ses contextes historiques et sociaux, le roman exprime<br />

les affinités, les conflits, les contradictions, les positions économiques et politiques, les<br />

conflits sociaux et les intérêts des groupes par la médiation de l'écriture. Les analyses des<br />

contradictions sociales et les conflits de légitimation dans la production romanesque de Sow<br />

Fall s’appuieront sur trois notions sociologiques fondamentales tenant « compte des structures<br />

textuelles et du contexte social » : les faits sociaux, les catégories sociales, les valeurs et<br />

systèmes de pensées. 7<br />

Le surgissement de nouveaux paradigmes sociologiques dans l’univers africain.<br />

Le sujet postcolonial africain est un individu embrouillé, écartelé entre l’enracinement<br />

profond dans ses cultures originelles et la tentation d’adopter définitivement les apports<br />

civilisationnels hérités du colonisateur. Cet immense dilemme mis en texte charrie le<br />

bouleversement de l’échelle des valeurs et l’émergence d’un nouveau code de conduite. L’ère<br />

post-indépendance distille une kyrielle de pratiques sociales qu’il serait fastidieux d’énumérer<br />

tant elles englobent tous les phénomènes qui affectent la collectivité et les individus. Toutefois<br />

l’exégèse des romans de l’écrivaine Sow Fall laisse transparaitre trois grandes constantes: les<br />

quêtes émancipatrices individuelles et /ou collectives (éducation, identité, liberté, justice,<br />

pouvoir...), les problèmes existentiels exacerbés par le choc culturel entre l’Afrique et<br />

l’occident (mendicité, chômage, pauvreté, violence...), les pratiques sociales principalement<br />

issues du bouleversement des sociétés traditionnelles africaines (gabegie, corruption<br />

simple travail du langage. L’expression poétique exprime de façon suggestive « l’âme » des peuples,<br />

dénonce les travers sociaux et chante la vie tout simplement. La poésie est liée en Afrique aux remous et aux<br />

révolutions de l’Histoire en marche.cf. La revue ‘’Cultures Sud’’, Poésie, grandes voix du Sud, N° 164,<br />

Janvier-Mars 2007, p.3.<br />

4 E.Bordas et Alil, L’analyse littéraire. Notions et repères, Paris, Nathan / VUEF, 2002, p.11.<br />

5 Pierre Zima, L’ambivalence romanesque, Proust, Kafka, Musil, Frankfurt am Main, Verlag Peter<br />

Lang Gmbh , (Nouvelle édition revue et corrigée), 1988, p.40.<br />

6 Idem, p.13, 14.<br />

7 Manuel de sociocritique, Op.cit., pp.13-29.<br />

56


exponentielle, la mal gouvernance, les pouvoirs dictatoriaux ...).<br />

Aminata Sow Fall s'attarde dans ses récits sur les dysfonctionnements de<br />

l’autogouvernement envisagé par les peuples africains comme l’ère de l’épanouissement.<br />

Cette légitime ambition de « construction sociale » reste inassouvie dans un continent qui<br />

ploie sous le fardeau de dictatures diverses. L’écrivaine dénonce dans un style moins virulent<br />

certes, mais vigoureux la gestion scandaleuse des gouvernants. Dans Douceurs du bercail, la<br />

romancière dresse un tableau peu flatteur en dénonçant la « prédation » érigée en principe de<br />

gestion étatique dans maints pays africains. Son roman Festins de la détresse exemplifie les<br />

pratiques malsaines et surtout la résignation des classes laborieuses malmenées et spoliées par<br />

les nouveaux maîtres. La réflexion du personnage Maar édifie davantage quand il infère que<br />

nul ne peut « avoir raison sur un système qui a fait du profit absolu son Dieu; qui ne laisse<br />

pas une fenêtre d'aération au rêve gratuit; qui écrase l'homme, piétine tout sur son passage ». 8<br />

En clair, la malgouvernance se projette comme le nœud du désenchantement dans l’Afrique<br />

postcoloniale dès lors qu’elle accroît la paupérisation et le chômage qui distendent davantage<br />

les groupes sociaux.<br />

Par ailleurs l'école occidentale et par ricochet la montée de l'alphabétisation ont<br />

instauré une nouvelle échelle de valeur. Si l'adhésion à ce mode d'instruction s'est heurtée à<br />

des résistances, force est de noter qu'elle s'est imposée parce que le colonisateur avait « l'art<br />

de vaincre sans avoir raison ». 9 L'école nouvelle qui met en exergue des connaissances<br />

livresques devient en contexte postcolonial vecteur d’ascension sociale tout en consacrant<br />

indirectement l'aboutissement de la politique assimilationniste. Par le savoir institutionnel et<br />

la relative aisance matérielle, les africains formés sur les bancs de l'école occidentale<br />

ostracisent leurs congénères analphabètes en « culture occidentale ». Les rapports<br />

d’intersubjectivités assujettis à l’instruction comme critère de distinction sont confligènes.<br />

Dans la grève des bàttu, les assauts des cadres de l’administration publique à l’encontre des<br />

mendiants investis d’une certaine légitimité traditionnelle traduit le frémissement de la société<br />

africaine.<br />

Au lendemain des indépendances, les espoirs suscités par l'avènement des dirigeants<br />

africains s'évanouissent parce que la nouvelle classe dirigeante constituée pour l'essentiel de<br />

leaders nationaux, de cadres administratifs, de grands commerçants s'embourgeoise au mépris<br />

de leurs concitoyens. Désormais la société africaine est divisée en deux classes antagonistes,<br />

8 Festins de la détresse, p.91.<br />

9 Cheik Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961, p.86.<br />

57


l’une roulant carrosse avec une opulence enviable et l'autre condamnée à vivoter dans une<br />

misère rampante. La réussite sociale du sujet postcolonial africain se mesure à l’aune de son<br />

embourgeoisement, d’où la quête effrénée de « possession ». A l’analyse, l’érudition en<br />

culture occidentale sonne comme le passeport vers l’accumulation et la « Prédation » selon le<br />

mot d’Achille Mbembé.<br />

La tendance à l’embourgeoisement découle d’une conversion manifeste à la culture<br />

occidentale au détriment des valeurs culturelles africaines jugées caduques. Dans une étude<br />

sur les manifestations de ce phénomène au Sénégal, Pierre Fougeyrollas déclare à ce sujet que<br />

« 70 % des salariés Sénégalais désirent adopter certaines habitudes européennes ». 10<br />

Fougeyrollas établit clairement que la majorité des salariés sont candidats au reniement de<br />

leur être, prêts à s'aliéner, à s’acculturer, bref à ''singer'' le blanc. Aminata Sow Fall dénonce<br />

ces agissements scandaleux dans L’Appel des arènes à travers les personnages N’diogou et<br />

Diattou, parfaits aliénés culturels en rupture avec leur culture originelle. Leurs parcours<br />

narratifs soldés d’échecs réaffirment la nécessité de s’enraciner dans ses cultures originelles.<br />

Dans Douceurs du bercail, le ridicule des personnages acculturés est à son comble quand l’on<br />

observe que « Birane N'dour, devenu directeur général d'un organisme prestigieux », et «<br />

Maboye Sèye, l’ambassadeur » oublièrent leur village « Keur Ndongo ». 11<br />

A l’observation, les nouvelles classes bourgeoises africaines vouent un culte sans<br />

pareil à l'argent et à son pouvoir. C'est pourquoi la dénonciation la corruption politique et<br />

économique est le grand thème du roman africain après les indépendances. Les romanciers<br />

impliquent l'individu autant que les tenants du pouvoir, les femmes aussi bien que les<br />

hommes dans la dénonciation de cette immoralité. La corruption, les abus des biens publics,<br />

les détournements de fonds...sont les faits essentiels que Sow Fall étale dans Festins de la<br />

détresse. L’écrivaine y dénonce le « truand de haut vol à col blanc qui pille le pays, se fait une<br />

fortune colossale dans la drogue, la corruption, les trafics de tous genres qui ont des<br />

conséquences désastreuses sur l'avenir de tout le monde ». 12 Toutes choses contribuant à<br />

l’exacerbation de la pauvreté et la misère dans l’Afrique post-coloniale.<br />

La volonté de puissance des dominants est quasi-démentielle au regard de la cruauté<br />

des politiciens « sans cœur » détournant habilement « cinq milliards de francs destinés au<br />

programme de santé des tout-petits qui meurent chaque hivernage, par milliers, de palu<br />

10 Fougeyrollas Pierre, La modernisation des hommes. L'exemple du Sénégal, Paris, Flammarion, 1967,<br />

p.107.<br />

11 Douceurs du bercail, p.75.<br />

12 Festins de la détresse, p.61.<br />

58


(paludisme), de diarrhée... ». 13 Les catégories sociales vulnérables ne méritent semble t-il pas<br />

d'exister au regard de l'anéantissement méthodique orchestré par les hommes de pouvoir.<br />

Les faits sociaux répertoriés: la conquête et la gestion du pouvoir, les bouleversements<br />

générés par l'éducation institutionnelle, la course à l’enrichissement illicite,<br />

l’embourgeoisement des nouvelles classes dirigeantes, la pauvreté, la corruption et la<br />

mendicité...enracinent le texte dans l'univers réaliste. Dans la logique sociologique, ces faits<br />

authentiques ou fictifs servent de toile de fond au discours de l’écrivain. Ces pratiques<br />

sociales permettent la détermination des catégories sociales.<br />

L’exacerbation des clivages sociaux dans l’Afrique post-coloniale.<br />

Les clivages sociaux sont directement liés aux évènements et aux phénomènes<br />

collectifs (affrontements des groupes sociaux, problèmes politiques, religieux et coutumiers).<br />

Dès lors, les catégories sociales apparaissent de façon médiatisée dans les œuvres d'art. Cette<br />

médiation s'opère dans la construction des personnages et/ou de leurs discours, lesquels<br />

déterminent leur milieu social. Roland Barthes, spécialiste de la démarche sémiotico-<br />

structuraliste qui tend à proclamer l'œuvre littéraire comme le produit de sa propre fin rejoint<br />

les tenants de la sociocritique. Il infère dans sa réflexion sur le rapport écriture / parole que :<br />

« la littérature rend compte de la parole réelle des hommes, qui reflète en réalité leur classe<br />

sociale, leur région, leur profession, leur hérédité, où leur histoire...à l'intérieur d'une norme<br />

comme le français, les parlers diffèrent d'un groupe à un autre...Le langage exprime toute la<br />

contradiction sociale ». 14 Si l'approche de Barthes est sociolinguistique, force est de<br />

remarquer qu'elle évoque implicitement l'esprit de classe inhérent à toute société.<br />

Dans les romans de Sow Fall, les rapports au pouvoir déterminent la position dans<br />

l’échelle des valeurs. En ce sens « l’accumulation » du capital financier guide le nouvel ordre<br />

social africain dans lequel la «valeur» est proportionnelle aux biens accumulés en « bourse ».<br />

Ces antagonismes mettent sur orbite la classique démarcation dominants / dominés ou selon<br />

la terminologie marxiste, la bourgeoisie et le prolétariat. Les récits de Sow Fall exhalent des<br />

13 Ibidem.<br />

14 Roland Barthes, Ecritures politiques. Le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1972, pp.7-10.<br />

59


catégories sociales aux positions manichéennes. Le couple oppositionnel blanc / noir de<br />

l'époque coloniale a fait place au conflit gouvernants / peuples. Raymond Aron l’imageait<br />

clairement dans sa boutade « l'oiseau noir a remplacé l'oiseau blanc ». Les luttes des classes<br />

se dessinent dans la conquête et la gestion du pouvoir. La proximité avec les cercles du<br />

pouvoir garantit une bonne position dans le champ socio-économique. Ainsi le peuple<br />

opprimé se paupérise davantage alors que surgit une nouvelle classe bourgeoise composée<br />

d'hommes d’États, de hauts dignitaires politiques.<br />

Les contradictions politiques sont la manifestation des intérêts de groupes sociaux. Les<br />

structures actantielles des romans considérés expriment vivement les conflits permanents<br />

entre gouvernants et gouvernés d’une part et souventes fois entre personnages du même<br />

champ social. Dans La grève des bàttu, la bataille livrée à Kéba Dabo par Mour N' Diaye est<br />

une lutte de positionnement dans l'échelle sociale. Ces deux bureaucrates appartenant à une<br />

bourgeoisie passablement aisée s’empoignent en tant qu’agents du même champ. La<br />

« distinction » 15 devient l'enjeu du choc des ambitions entre Mour N’diaye, détenteur d’un<br />

solide capital économique et Keba Dabo issu de « la bourgeoisie de fraîche date ». 16 Toutefois<br />

dans les rapports de classes dominants / dominés, les tenants d’un même champ transcendent<br />

leurs divergences internes. C’est d’ailleurs l’union sacrée entre membres de la position<br />

dominante que Kéba Dabo et Mour N’diaye traquent en toute solidarité les pauvres<br />

mendiants.<br />

La force des pouvoirs dominants s’appuyant sur la solidarité, c’est dans l'union que<br />

les opprimés sont invités à enraciner leur lutte. Avec La grève des battù de Sow Fall, la<br />

démarcation sociale atteint son point culminant dans la traque des mendiants soigneusement<br />

échafaudée par les acteurs de la classe dominante. Bastonnades, humiliations diverses sont le<br />

lot quotidien de cette frange sociale démunie. S’inspirant inconsciemment de la devise<br />

marxiste, les mendiants oppressés prennent-ils le parti de s'organiser pour démontrer leur<br />

importance sociale. A l'instar des oppresseurs, ces « Déchets humains » se coalisent au<br />

regard de leurs intérêts communs comme pour obéir à la prescription de Marx et<br />

Engels : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! ». 17<br />

La romancière sénégalaise met en lumière les classes bourgeoises obsédées par le<br />

maintient au sommet de la pyramide sociale tandis que les masses laborieuses aspirent à la<br />

15<br />

Concept théorisé par Pierre Bourdieu qu’il définit essentiellement comme la stratégie de<br />

différentiation au cœur<br />

de la vie sociale, dans un champ déterminé.<br />

16<br />

Christiane Chaviré, Olivier Fontaine, Le vocabulaire de Bourdieu, Paris, Editions Ellipses, 2003, p.33.<br />

17<br />

Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Pékin, Editions en langue étrangères,<br />

1970, p.76.<br />

60


pleine émancipation, paradigme d'un changement positif de situation sociale. Les mendiants<br />

construits dans le déploiement du texte narratif sont viscéralement dominés par les<br />

gouvernants. Analysant de phénomène, le sociologue français Pierre Bourdieu conclut que<br />

« la domination serait impossible sans la soumission doxique des dominés aux dominants,<br />

soumission dont ils n’ont en général pas conscience. Les dominés peuvent toutefois, (…),<br />

développer des stratégies de résistance et s’engager dans des luttes ». 18 Dans La grève des<br />

bàttu, c’est effectivement la prise de conscience de leur situation d’hommes dominés qui<br />

motive la lutte des mendiants. C’est pourquoi la dignité retrouvée des mendiants au terme de<br />

la diégèse traduit une espèce de dialectique du maître et de l’esclave. Les mendiants refoulés<br />

gagnent en intérêt suite à leur ‘’grève’’ hautement réhabilitatrice. Aussi peut-on inférer que<br />

l’émancipation des mendiants est la condition de leur désaliénation. 19<br />

Par ailleurs les contradictions sociales jaillissent dans L’Appel des arènes à travers le<br />

mépris servi au petit peuple par le vétérinaire Ndiogou et la sage-femme Diattou débarquées<br />

d'Occident avec un malsain complexe de supériorité. Leurs situations professionnelles<br />

doublées de l'expérience de vie en occident inspirent respect et considération dans un milieu<br />

urbain relativement paupérisé. En retour le sieur N'diogou ignore ses amis de jeu d'enfance<br />

tandis que sa femme méprise ses collègues de la formation sanitaire où elle exerce le noble<br />

métier de Sage-femme. Ces couples modernes exemplifient la constante sociologique<br />

subordonnant les pensées des groupes sociaux à leurs positions dans la structure des classes<br />

d'un champ déterminé.<br />

Les catégorisations sociales survivent au-delà des frontières africaines. L’expulsion<br />

des immigrés africains d’Occident est une excroissance de la lutte des classes. La politique<br />

d'immigration en occident et son corolaire de rapatriements massifs d'immigrés africains est<br />

une lutte implicite entre classes. Douceurs du bercail, d’Aminata Sow Fall s'attarde sur le<br />

phénomène et montre en effet que les pays occidentaux dont les structures économiques et<br />

sociales sont développées assimilent les immigrés des pays pauvres à des misères humaines.<br />

La bipolarisation des catégories sociales découle d’une construction imaginaire qui assimile<br />

l'occident au paradis terrestre alors que les pays sous-développés s'embourbent dans la vallée<br />

de la misère. Ces présupposés idéologiques dynamisent l'immigration africaine en occident<br />

qui somme toute traduit l'aspiration au changement de condition sociale.<br />

L’écrivaine sénégalaise brode les catégories sociales sous le sceau du réalisme. C’est<br />

18 Christiane Chaviré, Olivier Fontaine, Op.Cit., p.34.<br />

19 Karl Marx, ‘’Le Marxisme’’ in Encyclopédie du monde actuel, Paris, Editions Brodard et Taupin,<br />

1976, p.40.<br />

61


pourquoi l'univers social fictionnalisé prend en compte la paupérisation et les couches<br />

défavorisées vulnérables (paysans, cultivateurs, mendiants, aveugles, chômeurs...). Elle se<br />

range du coté des dynamiques masses laborieuses exploitées et brimées qui sont de toute<br />

évidence les tenants de la survie sociale. La dialectique du maître et de l'esclave trouve à ce<br />

propos une terre fertile car la force des subalternes est indispensable à l’existence et à la<br />

valorisation sociale des classes dominantes. Par ailleurs les antagonismes sociaux chez<br />

Aminata Sow Fall montrent indirectement le conflit entre modernes et traditionalistes et<br />

l’ampleur de la reformulation de l'échelle des valeurs. Ces oppositions s'enracinent dans les<br />

idéologies et les modes de pensées partagés respectivement par les dominants et groupes<br />

sociaux subalternes.<br />

Les valeurs ou systèmes de pensées dans les textes sow fallien<br />

Par valeurs il faut entendre les critères de jugements moraux ou politiques que le texte<br />

littéraire décrit ou met en jeu de façon explicite ou implicite. L'approche axiologique<br />

consistera à déterminer l'ensemble des codes de valeurs qui structurent les textes et permettent<br />

d'en dégager la nature. Ces valeurs apparaissent comme des moyens implicites<br />

d’interprétation du réel. Quant aux systèmes de pensées, ils déterminent les représentations de<br />

la société et du monde, c’est-à-dire des valeurs morales ou politiques qui puisent leur point<br />

d'ancrage dans l'idéologie. A l’instar des groupes sociaux, les systèmes de pensées<br />

s'affrontent dans les productions romanesques d’Aminata Sow Fall.<br />

Le conflit modernisme / tradition sous-tend en grande partie le système des idées et<br />

des valeurs. L'approche condescendante des tenants du modernisme à l'égard des<br />

traditionalistes est une démarche que la romancière trouve viciée parce que le nouveau<br />

s'appuie sur l'ancien et l'actuel a pour socle l'existant. Elle estime contre-productif le mépris<br />

des traditions car la modernité est un continuum restructuré de la tradition. Fondamentalement<br />

les africains urbanisés s'accommodent fort mal aux traditions. Selon la position dans le champ<br />

social, le comportement et les discours individuels, le rôle et l'attitude des personnes font<br />

découvrir les valeurs qui les caractérisent. Les classes dominantes et les catégories subalternes<br />

prolongent leurs antagonismes dans leurs visions du monde. Nous analyserons le système<br />

d’idées issus du choc entre traditionalistes et modernes d'une part et de l'autre les rapports<br />

62


oppositionnels entre classes sociales.<br />

La bataille tradition / modernité est au cœur de La grève des bàttu d’Aminata Sow<br />

Fall. Les mendiants tenants de la tradition, s'opposent à Mour et Kéba, acteurs de<br />

l'administration moderne. Alors que les mendiants se fondent sur les traditions culturelles et<br />

religieuses pour légitimer leurs activités, les oppresseurs s'appuient sur des impératifs de la<br />

vie socio-économique moderne pour justifier l'ostracisme envers les mendiants. En effet faut-<br />

il le rappeler, c’est le tourisme et ses retombées financières en péril qui motivent la traque des<br />

mendiants devenus « encombrements humains ». Ironie du sort, lorsque Mour recourt aux<br />

mendiants dans sa quête de promotion sociale et professionnelle. Dès lors l’antagonisme<br />

modernité et tradition tourne à l'avantage de la dernière. L'idée d'enracinement culturel<br />

véhiculée par cette frange sociale triomphe des pourfendeurs de la tradition.<br />

C'est également la consécration des valeurs d'enracinement que promeut l'écrivaine<br />

dans L’Appel des arènes. Le jeune Nalla dont l'amour débordant des pratiques culturelles<br />

africaines est constamment contrarié par les goûts occidentalisés de ses parents incarne la<br />

tradition. Les valeurs qu'il défend s'enracinent dans la culture originelle. Sa jeunesse constitue<br />

un symbole d'espérance et de pérennité des valeurs traditionnelles. Les triomphe des idéaux<br />

du traditionnaliste Nalla exemplifie l’idée que l'enracinement dans la culture africaine ne<br />

rime pas avec perdition. Bien au contraire la tradition demeure l’impératif préalable à toute<br />

quête réussie.<br />

Les conditions sociales déterminant la pensée de l'individu selon l'idéologie marxiste,<br />

les valeurs et idées entretenues dans les classes sociales dominantes et subalternes portent le<br />

sceau du milieu considéré. Cependant l'analyse du corpus semble prendre le contre pied de<br />

cette thèse car les classes populaires, généralement paupérisées, ne sont pas moins détentrices<br />

de grandes vertus.<br />

D'une manière générale, l’univers social dans les romans de Sow Fall est marqué par<br />

une grande probité des couches populaires. La paupérisation ambiante n’induit pas la<br />

déchéance morale et l'intégrité apparait comme le trait dominant des familles qu'elle met en<br />

texte. Dans Douceurs du bercail, Gora Cissé et Daba Sangharé forment une famille fondée<br />

sur les valeurs de respect, de dignité malgré les vicissitudes de la vie. C'est logiquement que<br />

Daba recommande à son fils de s'armer de Jom et de Fayda (dignité et force de caractère) 20<br />

face aux difficultés de la vie. La famille de Maar est tout aussi exemplaire dans Festins de la<br />

détresse. Le père Maar promeut au sein de sa cellule familiale les valeurs de courage et<br />

20 Douceurs du bercail, p.113.<br />

63


d'abnégation. Aussi s'offusque t-il des comportements adoptés par les « vautours » en quête<br />

d'obsèques pour faire bombance. Le personnage Werseuk, comme le déchu Fama (Les soleils<br />

des indépendances) d’Ahmadou Kourouma sillonne les funérailles en quête de victuailles<br />

distribuées en sacrifice. C'est d’ailleurs le sens de la famille et le goût de l'effort inculqués à sa<br />

descendance qui fondent les actions de ses fils.<br />

A contrario, les groupes sociaux dominants des textes n'exaltent pas la probité. Le<br />

changement de paradigme ayant sublimé l'enrichissement et les pouvoirs d'argent, les milieux<br />

bourgeois analysés abondent en vices, infidélité conjugale, corruption, règlements de compte,<br />

vols... Les richesses étalées sont des biens acquis au terme de pratiques peu recommandables.<br />

Un tel développement rejoint les analyses de Sembène Ousmane dans Véhi Ciosane ou<br />

Blanche Génèse estimant en substance que les descendants de familles opulentes ternissent<br />

fréquemment le brillant passé alors que souvent, des fils de familles modestes hissent leur<br />

famille et leur communauté au firmament et anoblissent l'homme. 21<br />

La quête effrénée des biens matériels (argent) et son corolaire de pratiques<br />

ostentatoires méritent qu'on s'y attarde. En Afrique noire, la valorisation inconditionnelle de<br />

l'argent est exacerbée. Au Sénégal, le phénomène enraciné depuis des lustres est mis en texte<br />

dans La plaie de Malick Fall, Le mandat de Sembène Ousmane…, Le revenant d’Aminata<br />

Sow Fall. Dans ce roman, l’écrivaine pose un regard sévère sur la société sénégalaise où la<br />

solidarité et le partage se dégradent au profit du ''dieu'' argent. L'œuvre met en scène Bakar<br />

Diop, un fonctionnaire issu de famille modeste qui commet des détournements pour combler<br />

son épouse. Lesquelles malversations le conduisent en prison. L'auteure dénonce les pouvoirs<br />

d'argent et l’ostracisme imposé aux pauvres, fussent-ils nantis des meilleures qualités<br />

humaines.<br />

Dans l’Afrique post-coloniale, la valeur de l'homme se mesure à l'aune de ses avoirs<br />

ou de sa surface financière. La pyramide sociale est ainsi bouleversée dans une société<br />

valorisant excessivement le pouvoir financier. Du coup la société africaine glisse vers le<br />

modèle capitaliste occidental avec ses imperfections telles la course à l'enrichissement illicite,<br />

la corruption. En outre, le complexe de supériorité et l'idéologie dominante expliquent<br />

partiellement l'accumulation du capital économique, la poursuite du gain facile et en<br />

définitive l'exploitation de l'homme par l'homme.<br />

L'on remarque avec Aminata Sow Fall, la mise en avant des groupes sociaux<br />

vulnérables engagés dans les luttes de libération. Les mendiants (La grève des battù ), les<br />

21 Sembène Ousmane, Véhi Ciosane ou Blanche Génèse (suivi du) mandat, Paris, Présence Africaine,<br />

Coll. Poche, 2000.<br />

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immigrés africains expulsés d’occident (Douceurs du bercail), le traditionaliste Nalla et les<br />

adjuvants de sa quête de valeurs africaines (L’appel des arènes) s'inscrivent dans la volonté<br />

de s'assumer dignement. C'est également le feu de l'ambition et la quête de dignité qui sous-<br />

tendent l'entreprise de Biram. (Festins de la détresse).<br />

La psychologie et les modes de pensées des peuples s'enracinent dans une histoire<br />

traversée de tensions inhérentes à la vie communautaire. C’est pourquoi les rapports d'inter-<br />

subjectivité sont emprunts de conflits latents ou exprimés. Les subtilités du système social<br />

africain traduisent les mutations et expriment une ambivalence au niveau idéologique. D’une<br />

part les partisans du reniement de l'Afrique et de l’autre, les militants du retour aux sources et<br />

de la quête de la dignité. Les personnages Sow fallien véhiculent un ensemble d'idées qui sont<br />

des prismes importants dans les courants de pensées, dans l'histoire de façon manifeste ou<br />

implicite. Tous ces éléments fonctionnent dans une harmonie totale et sont vecteurs de portée<br />

sociale, de significations et d'idéologies.<br />

Nonobstant les antagonismes sociaux et de la critique acerbe de la société africaine des<br />

indépendances, les textes de Sow Fall sont des plaidoyers pour l’enracinement culturel du sujet<br />

africain post-colonial. Les thèmes sociaux tels la mendicité, l’aliénation culturelle du noir, les<br />

aspérités de l'immigration clandestine en occident, le chômage des jeunes diplômés, les<br />

gabegies des africains, la dénonciation des pouvoirs dictatoriaux et liberticides, la corruption,<br />

le népotisme, la course à l'enrichissement illicite…sont décriés dans un langage souvent<br />

ironique mais clairement soutenu par le souci de le rendre accessible à tous. Le sombre<br />

tableau dépeint n’incline heureusement pas au désespoir quand on autopsie l’écriture de la<br />

romancière. En filigrane, les romans sow-fallien entonnent le chant de l’espérance dans<br />

l’attente d’alternatives heureuses et viables pour les individus et les peuples négro-africains.<br />

En tant qu’objectrice de conscience, Aminata Sow Fall bâtit l’espoir en des lendemains<br />

meilleurs par les « happy end », les diégèses aux fins relativement heureuses, sinon<br />

euphoriques en vue d’exorciser les vieux démons de l’afro-pessimisme. Dans cette logique,<br />

les personnages malmenés par le destin résistent par tous les moyens et les groupes sociaux en<br />

lutte pour leur épanouissement connaissent des fins heureuses. En marche vers le centenaire des<br />

indépendances, son écriture invite à la réinvention d’un nouveau pacte social et politique fondé sur la<br />

quête radicale de démocratie pour l’épanouissement des peuples africains.<br />

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