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Je n'aurais jamais dû écrire cette histoire, exclusivement privée ...

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L’Affaire<br />

du<br />

Kaléidoscope<br />

© 2008 Bruno Francomme


J<br />

e n’aurais <strong>jamais</strong> <strong>dû</strong> <strong>écrire</strong> <strong>cette</strong> <strong>histoire</strong>, <strong>exclusivement</strong> <strong>privée</strong>,<br />

<strong>jamais</strong>. De moi-même sans doute, je ne l’aurais pas fait. C’est<br />

Elle qui m’a convaincue, par un affreux après-midi d’automne en<br />

plein été, de tout raconter. Encore que convaincue soit un peu fort :<br />

selon elle, il fallait que je le fasse. Il m’aura fallu trois ans pour<br />

surmonter mes doutes et mes pages blanches, mes rires soudain<br />

inondés, mes soubresauts, les souvenirs qui s’éloignent. Il m’aura<br />

fallu revivre cent fois certaines douleurs pour leur trouver des mots,<br />

certains vertiges à en tomber.<br />

Maintenant le manuscrit est là, dans mes mains. <strong>Je</strong> regarde<br />

encore une fois la pile de feuilles noircies de traces abstraites, de<br />

vie, qui se courbe sous mes doigts et souffle un air de frais passé.<br />

On croit pouvoir relire la même <strong>histoire</strong> à l’infini, comme si l’on<br />

revivait à l’infini, comme dans jeu d’enfant. L’illusion est parfaite,<br />

mais on n’a passé l’âge. Comme à chaque fois, je reviens à grandpeine<br />

dans le présent. La vie apaisée d’aujourd’hui est si douce que<br />

le passé, quand il vient, y taille de vrais abîmes dont on ne se sort<br />

<strong>jamais</strong> tout à fait.<br />

Dehors, le soleil est partout, le zinc des toits est presque<br />

blanc. Au loin le ciel est plus gris, je vois la Tour, j’imagine la Seine à<br />

ses pieds. Le chat s’étire, rejoint la bande de lumière qui s’était<br />

éloignée, se rendormira très vite. En descendant l’escalier, le<br />

manuscrit à la main, je sens l’<strong>histoire</strong> se remettre à tourner dans ma<br />

tête, c’est l’ivresse inéluctable.<br />

Pas plus qu’une autre je n’étais préparée à voir ma vie<br />

chamboulée, alors qu’elle semblait suivre une voie toute tracée. Et<br />

pourtant, tout allait changer très vite, et pas seulement dans ma vie.<br />

L’orage allait tout emporter.<br />

Paris. C’est là que tout à commencé, c’est là que tout finit<br />

souvent. Paris, à deux pas de Beaubourg, tout commence dans un<br />

magasin étroit, à l’entrée d’une ruelle étroite. C’est là que tout a<br />

recommencé : alors que jusque-là, les réponses précédaient toujours<br />

les questions, la mécanique tranquille s’est brutalement grippée. Car<br />

je suis née deux fois. La première, celle dont personne ne se<br />

souvient <strong>jamais</strong>, eut lieu en automne, un jour d’automne gris et<br />

pluvieux, comme il en existe des dizaines chaque année, sans qu’il<br />

n’y ait à redire. Dès le lendemain, l’ordinaire avait d’ailleurs repris<br />

son laminage implacable, engloutissant jours et semaines, sans<br />

qu’on n’en prenne conscience. On n’en a plus parlé qu’une fois par<br />

an, pour le plus grand bénéfice du pâtissier de la rue Rambuteau.<br />

Ma seconde naissance s’est produite un mardi de juin, dans<br />

ce fameux magasin parisien qui aurait <strong>dû</strong> s’appeler « La dernière<br />

chance » En tout cas, c’est ce que je pense aujourd'hui… À<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

1


quelques dizaines de mètres près, la boucle était parfaite, laissant<br />

place à la suivante, nécessairement plus large.<br />

On n’a pas toujours conscience d’être au bord du gouffre. Tout<br />

a l’air normal, on croit avancer mais c’est le décor qui bouge, le<br />

décor, les autres. On flotte à peine et on croit voler, c’est confortable<br />

et indolore. Quand aucun hasard ne fait trébucher, l’insipidité peut<br />

durer très longtemps mais finit toujours par virer au doucereux,<br />

jusqu’à la nausée. J’ai eu de la chance, j’ai trébuché, la douleur a fait<br />

le reste, a tout éclairé.<br />

Elle chuchotait. Dans la boutique, tout était feutré, du sol au<br />

plafond, des lumières au fond musical. C’était comme un écrin pour<br />

les bruits des tissus et des accessoires, une invitation à baisser le<br />

ton, à parler lentement. Elle chuchotait. Ses deux bracelets tintaient<br />

l’un contre l’autre, à peine, ses gestes libéraient un parfum qui<br />

m’était inconnu. « Il faudrait relever les cheveux. » Et elle les relevait<br />

déjà, ajustant de ses doigts les quelques mèches oubliées. « Et<br />

pincer un peu la taille... » <strong>Je</strong> sentais ses mains dans mon dos alors<br />

qu’elle tendait le tissu de la robe. Elle souriait. Plusieurs fois, sa tête<br />

a frôlé la robe, alors qu’elle s’était baissée pour je ne sais quelle<br />

raison. Elle s’est relevée. « Vous permettez ? » Déjà elle détachait<br />

mon collier. <strong>Je</strong> me sentais comme nue. <strong>Je</strong> ne disais rien, je n’avais<br />

pas dit plus de dix mots en tout. J’étais ivre. Des minutes entières<br />

basculaient dans l’oubli, dont elles s’échapperaient plus tard sans<br />

prévenir, comme autant d’émotions intactes. Elle était belle. J’avais<br />

vingt-cinq ans, je lui en accordais vingt ou vingt-deux. Un dernier<br />

essayage, et la robe serait prête, sobre et blanche. « À vendredi… »<br />

<strong>Je</strong> ne me souviens pas avoir répondu. <strong>Je</strong> titubais presque en sortant<br />

du magasin. C’était comme si un escroc charmeur m’avait dépouillée<br />

en un éclair et avait disparu aussitôt, dans un ultime sourire. Cette<br />

sensation d’enlèvement déraisonnable allait me garder prisonnière<br />

tout le reste de la journée, et une partie de la nuit.<br />

Dès le lendemain, le quotidien se chargeait de me dégriser.<br />

Une voiture qui ne démarre pas, c’est l’assurance d’un métro plus<br />

bondé que <strong>jamais</strong>, d’une réunion qu’il faudra reporter, d’une machine<br />

à café en panne, d’un garagiste sûr de lui et dominateur… On a beau<br />

courir, rien n’y fait, le retard est installé pour la journée, pour la<br />

semaine peut-être. On ne dira <strong>jamais</strong> assez le bonheur d’arriver tôt,<br />

la première si possible, de prendre possession des lieux en silence,<br />

de se trouver pas mal dans la glace de l’entrée sans avoir à imaginer<br />

l’avis des autres, à craindre leur irruption.<br />

Malgré le temps pluvieux, je suis sortie pour le déjeuner. Le<br />

mois de juin commençait à peine et la Seine drainait ses premiers<br />

touristes, longeant les péniches qu’on laissait immobiles. Le soleil se<br />

pavanait aux vitrines des magasins, il reviendrait bientôt sécher les<br />

bâches transparentes des kiosques. La pluie finit quand même par<br />

cesser, libérant un parfum d’été dans la ville, comme si chaque sens<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

2


devait percevoir chaque saison à sa manière, à son tour, l’odeur,<br />

puis un de ces jours, la vue. <strong>Je</strong> n’avais qu’à fermer les yeux pour me<br />

revoir, traçant sur les carreaux embués des motifs humides et<br />

couinant, goûter l’ennui en regardant l’averse tomber sans fin, dans<br />

les bruits familiers de la cuisine. L’odorat, c’est l’enfance à portée de<br />

main, la preuve irréfutable qu’on ne l’a pas rêvée. L’enfance<br />

mystérieuse.<br />

« Elle est belle, la dame, et elle sent bon. Moi aussi, je<br />

voudrais me marier avec elle. » On n’est pas sérieux à sept ans. Les<br />

autres le sont plutôt trop. Qu’avais-je donc dit de si terrible ?<br />

Pourquoi les invités me regardaient-ils comme cela, tellement<br />

gênés ? Pourquoi <strong>cette</strong> fureur dans les yeux de mon père ? Non, je<br />

ne faisais pas mon intéressante. <strong>Je</strong> n’ai rien compris, je doute<br />

encore. J’ai pleuré, j’ai accepté d’avoir honte. J’ai oublié tant bien<br />

que mal.<br />

Rêverie ou pas, la pause-déjeuner tirait à sa fin, il fallait bien<br />

rentrer. J’ai repris le chemin du bureau, accélérant le pas à mesure<br />

que les rues défilaient, pour distancer mes tracas, sans doute. C’était<br />

vain. Dans l’après-midi, j’ai ressenti un mal de tête violent. C’est<br />

plutôt inhabituel pour moi. <strong>Je</strong> n’étais pas dupe, c’était un répit,<br />

douloureux, un répit quand même. D’ailleurs, il n’a pas duré. Le soir<br />

venu, alors que mes collègues n’étaient plus là, je traînais encore<br />

pour éviter de rentrer, relisant mécaniquement des documents sans<br />

autre intérêt que dilatoire. J’ai réussi à me coucher tôt. La douleur<br />

avait disparu mais je ne voulais pas parler, tous les prétextes étaient<br />

bons, je voulais être seule, penser, rêver. Ce n’était pas très<br />

agréable pour Romain, l’homme que j’allais épouser. Il revenait d’un<br />

déplacement de plusieurs jours en Allemagne et il était normal qu’il<br />

veuille en discuter, mais si j’avais pu, j’aurais traversé les murs pour<br />

rejoindre directement la chambre. J’ai juste dit bonsoir sans lui<br />

laisser le temps de répondre, j’étais fatiguée et j’avais mal à la tête, il<br />

fallait que je me couche. Il n’a pas insisté, plutôt désolé pour moi. En<br />

fait, j’ai bien cru ne <strong>jamais</strong> m’endormir. <strong>Je</strong> voyais des images qui<br />

revenaient sans cesse, le début d’une phrase qui peine à trouver son<br />

sens. Au réveil, j'étais persuadée de n’avoir fait aucun rêve : je<br />

n’avais donc fait aucun cauchemar et j’étais finalement bien, quoique<br />

toujours étourdie, comme après une gifle. Le sommeil avait effacé<br />

les tensions les plus vives. Allongé à côté de moi, Romain dormait<br />

encore, il serrait son oreiller dans ses bras. <strong>Je</strong> me suis levée sans<br />

bruit. J’éprouvais une sorte de lucidité sans objet, mêlée de<br />

mauvaise conscience : j’étais si contente d’être seule !<br />

Dans les bureaux, les vacances étaient déjà de toutes les<br />

conversations. Où irait-on, que ferait-on des enfants ? Quels prix ?<br />

« Et toi ? »<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

3


« Et toi… oui toi… où est-ce que tu vas ? » Brutalement<br />

revenue sur terre, j’ai bredouillé quelques bribes de phrases sur les<br />

Antilles et mon voyage de noces, me rappelant du même coup que<br />

dans « voyage de noces » il y a « noces », et que qui dit « noces »<br />

dit « essayage vendredi ». Alors que je me remémorais le visage de<br />

la jeune femme du magasin, il m’est revenu en mémoire un autre<br />

épisode, une autre alerte que je croyais oubliée.<br />

C’était au collège. À deux mètres de moi se trouvait une fille<br />

qui me fascinait, qui nous fascinait, plus exactement. Alors que nous<br />

étions là à cacher nos pieds, nos bras, à noyer nos courbes sous<br />

une multitude d’étoffes informes, elle virevoltait dans ses vêtements<br />

ajustés, sans le fardeau des complexes. Ses sandales tenant à peine<br />

sur ses pieds nus, elle affolait les garçons et terrifiait les filles, qui<br />

croyaient devoir un jour ou l’autre en passer par-là. <strong>Je</strong> rêvassais<br />

parfois de longues minutes, regardant discrètement ses chevilles, la<br />

chaussure qui se balançait au bout de son pied. Elle n’était pas<br />

extraordinairement jolie, mais elle avait le charme tranquille de la<br />

maturité, fût-elle précoce. Un jour que nous étions les dernières à<br />

sortir de la classe, elle m’a demandé de l’aider à remettre sa<br />

barrette. Mon cœur battait, battait. J’allais l’embrasser dans le cou.<br />

Comme j’hésitais, elle a <strong>dû</strong> entendre ma respiration qui se<br />

rapprochait, et elle s’est brutalement écartée, furieuse. J’ai eu beau<br />

lui faire promettre de garder cela pour elle, le comportement des<br />

autres n’a plus <strong>jamais</strong> été le même à mon égard, même l’année<br />

suivante, au lycée. Tout a pourtant fini par rentrer dans l’ordre,<br />

comme toujours.<br />

En deux jours, cela faisait deux fois que le rideau se trouait.<br />

J’étais comme une amnésique qui ressent les premiers soubresauts<br />

de la guérison, j’étais soudain bien, simplement bien, juste un peu<br />

inquiète. Vendredi, c’était demain.<br />

Ce soir-là, Romain était particulièrement enjoué, ses affaires<br />

tournaient bien. Avec l’art inimitable qu’ont les hommes de nous<br />

mettre sur le même plan que leur voiture et leur boulot, il m’a déclaré<br />

être en tout point comblé. Il s’est inquiété aussi de mon état de<br />

santé. C’était un bel homme vraiment, gentil et attentionné, un peu<br />

puéril mais attendrissant. Depuis six mois que nous vivions<br />

ensemble, tout allait pour le mieux. Et mes parents l’adoraient,<br />

alors... <strong>Je</strong> l’avais rencontré lors d’un vernissage dans le Marais : au<br />

bout de dix minutes, nous étions dehors, lassés des ma chérie, des<br />

luxueux artistes maudits, des compliments appris par cœur. C’est<br />

pour ça qu’on a parlé. Il était drôle, charmeur mais discret, élégant<br />

mais sobre. J’avais accepté de le revoir, parce qu’il était différent :<br />

alors qu’en général les garçons habillent le rut d’un alibi sentimental<br />

bricolé comme un scénario de film porno, lui semblait ne pas être<br />

tenaillé par la chose. Il était presque distant, comme si son cerveau<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

4


échappait à la malédiction hormonale qui depuis toujours, fait les<br />

hommes si pressés. Le fait de succomber si rationnellement aurait<br />

<strong>dû</strong> m’alerter. Une attitude aussi réfléchie convient plus au choix du<br />

moindre mal qu’à l’abandon passionnel. Sans en avoir vraiment<br />

conscience, je venais d’en faire l’expérience.<br />

Alors que je n’écoutais plus depuis plusieurs minutes, j’ai<br />

repris mes esprits quand il m’a parlé du dernier essayage, cherchant<br />

en vain à savoir quand il aurait lieu, regrettant de n’y être pas le<br />

bienvenu, comme l’exige la tradition. « Ta mère y sera ? » J’ai senti<br />

la panique me prendre, et mon sourire s’est effondré « Mais non ! » Il<br />

a paru étonné de la violence de ma réaction. Moi aussi à vrai dire.<br />

J’ai peu dormi <strong>cette</strong> nuit-là encore. Des souvenirs me<br />

revenaient, des impressions plutôt, des regards échangés, vite<br />

cachés. <strong>Je</strong> voulais comprendre mais je ne voulais pas voir, j’étais<br />

impatiente et désemparée, vivante en tout cas. Résultat : je me suis<br />

levée épuisée le lendemain, bien avant la sonnerie du réveil. Durant<br />

tout le petit-déjeuner, seule dans la cuisine comme chaque matin, la<br />

fenêtre ouverte malgré la fraîcheur, je m’efforçais en vain de<br />

comprendre la sensation de fin qui me valait tant d’états d’âme.<br />

Vendredi décidément frileux. Ou manque de sommeil. Dans ma vie<br />

aussi, c’était une sorte de vendredi. Au loin dans la ville, on voyait le<br />

soleil éclairer les façades, furtivement, entre deux vagues de nuages<br />

que le vent peinait à déplacer. <strong>Je</strong> me suis regardée dans le miroir de<br />

la salle de bains, comme chaque matin, mais ce jour-là, je voulais<br />

être plus belle, plus maquillée, plus élégante, je voulais me plaire,<br />

comme un préalable, une répétition.<br />

Au bureau, j’aurais pu être désignée « pire employée du<br />

jour ». J’avais une sorte de trac, presque une prémonition. Plus<br />

l’heure avançait, plus je regardais ma montre. « T’as rendez-vous ou<br />

quoi ? » J’avais beau m’efforcer d’être naturelle, mes collègues me<br />

regardaient avec étonnement. Mes interlocuteurs s’arrêtaient de<br />

parler au téléphone, tant ma distraction était perceptible. Encore<br />

deux heures, encore une heure…<br />

L’heure, enfin. <strong>Je</strong> ne me souviens pas être sortie aussi vite du<br />

bâtiment auparavant, je courais presque, j’étais de plus en plus<br />

inquiète et je ne savais pas pourquoi. <strong>Je</strong> n’entendais que mes talons<br />

qui frappaient le sol alors que l’orage menaçait, les premières<br />

gouttes tâchant déjà le bitume. Boulevard de Sébastopol, encore<br />

quelques centaines de mètres… enfin la boutique. « Bonsoir, … vous<br />

êtes essoufflée, on dirait. » La propriétaire était une femme entre<br />

cinquante et soixante ans, encore belle et toujours soignée, aimable<br />

au-delà du commercial. Enfin, c’est ce que je me dis aujourd’hui,<br />

avec le recul, car sur le moment, je m’en fichais totalement. Alors<br />

qu’elle me parlait de la pluie ou du beau temps, je ne sais plus, mes<br />

yeux se posaient un peu partout dans la boutique, en vain. « Euh !<br />

La jeune fille de l’autre jour n’est pas là ? » J’avais rassemblé ce qui<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

5


me restait de contrôle de moi pour ne pas trahir la déception qui me<br />

tordait le ventre et finirait par noyer mes yeux. « Samira ? Elle est<br />

partie hier : elle m’a dit qu’il fallait qu’elle arrête, j’ai bien essayé de<br />

savoir pourquoi, mais elle n’a rien dit de plus. <strong>Je</strong> lui ai dit que je lui<br />

devais encore de l’argent, elle m’a dit qu’on verrait plus tard, elle a<br />

fini par me dire qu’elle m’expliquerait. Elle s’est excusée et puis elle a<br />

raccroché » En entendant cela, j’ai d’abord cru à un cauchemar.<br />

« Ce n’est pas possible, elle m’avait dit qu’on se reverrait<br />

aujourd’hui… » Voyant mes larmes couler, la propriétaire semblait<br />

désemparée. « C’est si grave que cela ? … Non je ne sais pas où<br />

elle est partie, … elle ne semblait pas si inquiète, elle n’était pas<br />

triste, juste un peu préoccupée, c’est tout. » Elle aurait fait n’importe<br />

quoi pour me consoler et moi, je lui en voulais confusément. Quand<br />

elle m’a eu donné son nom et son adresse, j’ai retrouvé un peu de<br />

courage, poussée par une urgence inexplicable. Pourtant, j’aurais eu<br />

bien du mal alors à dire ce que je lui voulais, à Samira, mais il fallait<br />

que je la trouve, vite, et les mots viendraient, du moins c’est ce que<br />

j’espérais. Personne n’a parlé d’essayage, bien sûr, et je suis partie.<br />

Sans le savoir, je venais d’ouvrir la porte au Diable. J’étais loin de<br />

me douter de tout ce qui se tramait en coulisses, des conséquences<br />

funestes de ma panique. Comment aurais-je pu imaginer que<br />

quelqu’un épiait les allées et venues dans la boutique, ni pourquoi ?<br />

Quelles raisons aurais-je eues de me sentir suivie ? Quand j’y pense<br />

aujourd’hui, il me vient comme des vertiges, l’amertume des<br />

injustices et des impuissances : le pire n’est pas moins irréparable<br />

quand sa cause tient à peu de choses, au hasard même…<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

6


D<br />

ans son bureau à l’étage, le commandant Caulert était<br />

perplexe. Depuis plusieurs semaines, un cadavre non<br />

identifié lui empoisonnait la tête. Un homme d’origine<br />

africaine avait été repéré par des passants, flottant sur la Seine, le<br />

visage dans l’eau. Dans un premier temps, l’affaire avait paru<br />

limpide, mais c’est justement la limpidité, celle de l’eau retrouvée<br />

dans les poumons, qui avait tout gâché : l’homme s’était bien noyé,<br />

mais dans des eaux plus pures. Le légiste, avec un sens du détail<br />

dont on se passerait bien parfois, avait décrit l’intérieur et l’extérieur<br />

de son patient, de sorte que le meurtre ne faisait plus de doute,<br />

même si un recel de cadavre restait mathématiquement possible.<br />

L’homme, qui dérivait depuis quelques heures seulement, avait<br />

l’estomac vide, n’avait pas eu de rapports sexuels récemment. Il ne<br />

portait pas de traces de coups, ni de contrainte, il n’avait visiblement<br />

pas été séquestré ni drogué. Aucun papier bien sûr, mais aucun<br />

signe distinctif non plus, pas la moindre carie, le moindre tatouage, la<br />

plus petite cicatrice, il était fait pour passer inaperçu. Tout juste avaitil<br />

une chaîne plutôt banale dans la poche, collier dont le pendentif<br />

avait été arraché, à moins qu’il ne se soit simplement décroché par<br />

accident.<br />

Ni son visage ni ses empreintes n’étaient connus de la police,<br />

son identité restait obstinément inaccessible : personne n’avait<br />

signalé une disparition qui pût lui correspondre. Il ne s’agissait pas<br />

d’un SDF. Ses vêtements ordinaires le faisaient ressembler à un<br />

employé, pas à un caïd de Banlieue, pas à un notable non plus. Ni à<br />

un immigré clandestin venu mettre la France en péril. C’était un<br />

parfait anonyme. À un détail près toutefois, le résidu d’une inscription<br />

au stylo bleu dans le creux de sa main droite : le commandant<br />

Caulert n’en tirera guère que la certitude que l’homme était gaucher ;<br />

pour le reste, ce qu’on pouvait lire de l’inscription, « R Ŕ Leg » suivi<br />

de quelques lettres indéchiffrables, n’était guère encourageant.<br />

Toute l’équipe était arrivée, pour faire le point pour la énième<br />

fois. Comme d’habitude, le capitaine Celestini s’était assis sur le<br />

radiateur, l’air pensif. Un peu désabusé, il avait pris la parole : « J’ai<br />

mis le portrait du mort en ligne, on ne sait <strong>jamais</strong>. Côté fringues, rien<br />

de spécial, de l’ordinaire. Les pompes, pareil… bon marché, mais<br />

pas récup’. » Ça ne se bousculait pas pour parler. Le lieutenant<br />

Vaneka a exposé les conclusions du labo sur la chaîne de l’inconnu :<br />

il s’agissait d’un or étranger, sans doute du Moyen-Orient, de<br />

moindre valeur marchande que l’or habituel ; un morceau<br />

d’améthyste avait tenu lieu de pendentif, bref, inutile d’aller traîner<br />

place Vendôme. Le commandant a brièvement résumé la situation :<br />

« On sait qu’il est gaucher, qu’il est mort noyé… probablement après<br />

s’être caché plusieurs jours, sans manger, qu’il a été jeté post<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

II<br />

7


mortem dans la Seine, avec un bijou de femme dans la poche. »<br />

L'hypothèse de l’homme qui reste caché a bien provoqué quelques<br />

apartés dans l’assistance, mais il fallait se rendre à l’évidence :<br />

l’absence de produits dans le sang laissait à penser qu’il était resté<br />

conscient ; il n’avait pas de traces de liens ou de blessures pour<br />

suggérer une tentative d’évasion, donc une séquestration : libre et<br />

conscient, en bonne santé, pourquoi rester l’estomac vide, à moins<br />

d’être terré dans un recoin, recherché, poursuivi ? « C’est vrai, je ne<br />

me vois pas avec ça autour du cou ! » : le viril capitaine Levesque<br />

venait de valider le dernier point du récapitulatif. Mais le<br />

commandant Caulert n’en était pas satisfait pour autant. Elle a passé<br />

une fois de plus les doigts dans ses cheveux blonds, comme pour en<br />

boucler une mèche, allumé enfin la cigarette qu’elle triturait depuis<br />

plusieurs minutes, sous l’œil réprobateur de Celestini. Réprobateur<br />

mais sous le charme…<br />

Malibu-Œuf-Au-Plat, tel était le surnom du commandant Julie<br />

Caulert, en tout cas le surnom secret que lui donnaient certains de<br />

ses collègues masculins, entre eux toujours, bien sûr. C’était censé<br />

rendre hommage à sa beauté tout en déplorant une poitrine quasi<br />

inexistante. La grande classe, quoi. D’autant que par beauté, il faut<br />

entendre baisabilité. Il n’empêche que les mêmes ne perdaient<br />

<strong>jamais</strong> une occasion de regarder furtivement quand elle se penchait,<br />

même s’il n’y avait rien à voir. Paradoxe, paradoxe...<br />

À 47 ans, Julie Caulert en paraissait à peine 40. Grande et<br />

sportive, elle n’avait pas une beauté fatale mais un charme très sûr<br />

qui tenait tout autant à son regard qu’à ses attitudes élégantes, ses<br />

postures graphiques et déliées, sous des apparences de laisseraller.<br />

Son groupe était composé de deux femmes et quatre hommes :<br />

Muriel Vaneka, l’ancienne des stups, Sandro Celestini, le vieux,<br />

Cédric Bernard, le nouveau, et Alain Levesque, ancien de la BRB ;<br />

Ghislaine Guignard et Luc Brosset étaient eux absents pour quelque<br />

temps, l’une en congé de maternité, l’autre en arrêt pour dépression,<br />

classique dans les deux cas... Elle qui aimait les hommes avait <strong>dû</strong><br />

mettre les choses au point avec les siens : on ne mélange pas le<br />

boulot et les <strong>histoire</strong>s de c…œur. Et comme côté boulot, ça se<br />

passait bien, la règle était respectée sans difficulté.<br />

Après un tour d’horizon des dernières informations, chacun<br />

est reparti vaquer à ses recherches, en attendant que la mystérieuse<br />

affaire rebondisse. Julie, elle, est restée seule plus longtemps que<br />

prévu, le nez dans le rapport d’autopsie, à la recherche d’une piste.<br />

Vingt heures. Alors qu’elle s’était changée pour faire son jogging en<br />

rentrant chez elle, le téléphone a sonné. Quelqu’un venait de se<br />

présenter à l’accueil…<br />

Brutalement revigorée, Julie s’est précipitée dans l’escalier,<br />

pour découvrir un homme à la soixantaine distinguée, au regard droit<br />

et doux. L’homme avait lu un des multiples articles consacré au noyé<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

8


mystérieux, et qui le présentaient tantôt comme un malfaiteur victime<br />

d’un juste retour des choses, tantôt comme un opposant persécuté<br />

par un régime brutal : ce n’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il ne<br />

faut rien <strong>écrire</strong>. Il s’était souvenu que dans la nuit précédant la<br />

découverte du corps, alors qu’il était à la fenêtre pour prendre l’air, il<br />

avait remarqué un drôle de manège sur le bord du fleuve… Il a<br />

déclaré avoir aperçu une camionnette, tous feux éteints : il avait<br />

pensé que certains profitaient de la nuit pour se débarrasser d’un<br />

frigo ou scooter volé. Il était visiblement content d’avoir retrouvé un<br />

instant une importance qui l’avait fui quand la retraite était venue<br />

mais sa sincérité ne faisait aucun doute. Ce qui n’excluait pas qu’il<br />

pût s’être trompé. Julie a remercié l’homme de s’être déplacé, il<br />

l’aurait presque remerciée de lui avoir donné l’occasion de se<br />

déplacer.<br />

L’enquête semblait donc prendre un tour nouveau, on allait<br />

sûrement connaître l’endroit où le corps avait été jeté dans l’eau, ou<br />

on allait être déçu. Il était dit en tout cas que Julie ne laisserait pas<br />

passer <strong>cette</strong> occasion. Avant même d’en terminer avec le témoin,<br />

elle avait envoyé deux bleus boucler le secteur. Et quelques minutes<br />

plus tard, le périmètre était entièrement sécurisé. La police<br />

scientifique est arrivée peu après, malgré le peu d’espoir qu’on<br />

pouvait nourrir de trouver quoi que ce soit, plus de trois semaines<br />

après les faits. Quoi que ce soit… d’intéressant au moins, car on ne<br />

dira <strong>jamais</strong> assez combien la gravitation fait des ravages, jour après<br />

jour : c’est fou, tout ce qui peut tomber par terre… Il y avait là des<br />

mégots bien sûr, des épingles à cheveux, des élastiques, une vis,<br />

trois perles fantaisie, un bouton de chemise… de quoi mobiliser<br />

pendant des jours le labo de la police scientifique avec un résultat<br />

très incertain, ce qui se lisait très clairement sur les visages. Et puis,<br />

il y a la gravitation, et il y a les porcs : boîtes de bière, papiers gras…<br />

C’est un morceau de carte de visite déchirée qui allait sauver<br />

l’opération du fiasco définitif, mais cela, personne ne s’en doutait<br />

encore et l’atmosphère n’était pas à l’optimisme. Aux dernières<br />

lueurs du jour, tout le monde s’en est allé. Julie a regagné son<br />

domicile à pied, pensive, alors que le vent se levait. Elle aussi avait<br />

du mal à imaginer son inconnu et les circonstances qui avaient pu le<br />

mener à ce funeste plongeon : vraie victime ou faux martyr, il lui<br />

faudrait attendre pour trancher.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

9


S<br />

amira Haddad. 42, rue d’Alésia. J’étais comme<br />

soulagée, j’avais agrippé une corde dans ma chute, peu<br />

m’importait quand elle se raidirait et ce qui adviendrait<br />

alors. J’avais mis un nom sur ce visage, sur ce corps si fin qu’il faisait<br />

des angles aigus auxquels il faudrait absolument que je me pique ;<br />

non, une femme n’est pas faite que de courbes, pas seulement, pas<br />

que de ça. Les stations défilaient entre ombre et lumière. J’étais<br />

revenue sur terre, en dessous même... Un accordéoniste<br />

manifestement amateur massacrait allègrement des airs qu’on avait<br />

peine à reconnaître, comme si c’était moins grave. Au moins, j’avais<br />

souri. Encore une station. Enfin l’escalier mécanique et le retour à la<br />

surface, où brillait le vrai soleil. Ma montre indiquait 18h30 à mon<br />

arrivée devant le numéro 42. À la vue de l’interphone, j’ai senti la<br />

réalité reprendre brutalement place en moi. C’était simple, il n’y avait<br />

plus qu’à appuyer ! Mais pour dire quoi, pour me mêler de quoi ? Et<br />

si un homme m’ouvrait ? Les secondes s’accumulaient…<br />

« Vous cherchez quelqu’un, mademoiselle ? » Ces quelques<br />

mots venaient de mettre fin à une réflexion qui m’embarrassait.<br />

C’était une dame âgée, traînant une sorte de panier à roulettes, sans<br />

doute quelques provisions achetées au marché voisin. Une veille<br />

dame ni riche ni pauvre, juste fatiguée, ridée, oubliée. De sa voix<br />

fluette, elle a poursuivi : « Vous savez, je connais tout le monde dans<br />

l’immeuble… » <strong>Je</strong> ne savais quoi dire. <strong>Je</strong> souriais pour gagner du<br />

temps. « <strong>Je</strong> viens voir… Samira… » À l’évocation de ce nom, le<br />

visage de la vieille dame s’est éclairé davantage. « Une gentille<br />

petite, elle habite juste au-dessus de chez moi… Elle n’est pas là ?<br />

Venez l’attendre chez moi… je reconnais le bruit de sa porte d’entrée<br />

quand elle arrive. » <strong>Je</strong> n’osais pas lui dire que je n’avais pas sonné,<br />

je ne voulais pas rester, ni m’en aller, je n’osais plus rien. Il y a des<br />

moments d’une grâce telle, qu’on ne peut se résoudre à les<br />

interrompre, quand bien même on aurait des milliers de choses à<br />

faire. Il fallait que j'écoute <strong>cette</strong> dame, je suis entrée avec elle. <strong>Je</strong> ne<br />

savais pas jusqu’à quel point <strong>cette</strong> invitation allait changer le cours<br />

de ma vie.<br />

D’abord, il y a toujours une odeur. Avant de la sentir, on se fait<br />

toujours une idée d’un lieu qu’on ne connaît pas ; après, rien n’est<br />

pareil, <strong>jamais</strong>. Puis les images se fixent définitivement, et on connaît<br />

le lieu. Année après année, les habitudes avaient patiné<br />

l’atmosphère, l’odeur du propre avait vieilli avec les meubles,<br />

Madame Berger vivait seule, avec un militaire intemporel au coin du<br />

buffet et quelques autres photos comme on les faisait autrefois, de<br />

beaucoup trop loin. On ne ressentait aucune tristesse, mais un<br />

temps arrêté, une attente. Elle avait <strong>dû</strong> surprendre mon regard<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

III<br />

10


arrêté. « C’est <strong>Je</strong>an, mon mari. Il est parti en 1977, cancer. » C’était<br />

dit sans aigreur, avec l’impatience d’hypothétiques retrouvailles sur<br />

lesquelles on ne se fait aucune illusion.<br />

<strong>Je</strong> guettais le plafond, pour tenter d’y voir des bruits<br />

inaudibles, mais rien ne faisait vibrer le lustre de verroterie audessus<br />

de la toile cirée. <strong>Je</strong> ne savais plus quoi penser : je voulais lui<br />

parler de Samira, parler d’elle, je devais rentrer aussi. Elle m’a offert<br />

un apéritif qui ne devait plus être fabriqué que pour elle, mais c’était<br />

doux et sucré, comme sa voix. « D’habitude, elle est déjà rentrée…<br />

vous vous inquiétez pour elle ? » Bien sûr que je m’inquiétais, je<br />

voulais la voir, c’était une obsession, un caprice, une idée fixe !<br />

Madame Berger m’a raconté qu’elles échangeaient quelques mots<br />

de temps en temps, que Samira lui avait présenté sa sœur un mois<br />

auparavant. Il fallait que je parte, il était presque vingt heures.<br />

« Revenez demain matin. » Avait-elle lu le désespoir dans mes<br />

yeux ? <strong>Je</strong> lui ai souri. Arrivée au seuil de l’appartement, alors que je<br />

l’embrassais comme si je la connaissais depuis toujours, elle m’a<br />

glissé à l’oreille : « Moi aussi, j’ai été amoureuse, … je sais ce que<br />

c’est… à demain. » Elle avait tout compris sans poser la moindre<br />

question. <strong>Je</strong> l’ai encore serrée dans mes bras avant de m’engouffrer<br />

dans le soir de la ville. J’avais appuyé sur le bouton de l’interphone<br />

en passant, et personne n’avait répondu.<br />

J’ai échafaudé je ne sais combien de théories en chemin, et le<br />

retour m’a paru bien court, trop court même. J’avais oublié que<br />

Romain était là, qu’il faudrait manger, parler surtout, parler de tout<br />

sauf de ce qui emplissait toute ma tête. Pendant quelques minutes,<br />

je suis restée là, immobile sur le pas de la porte, avant de me<br />

décider à entrer dans l’appartement. Il était à table et s’est retourné<br />

en me souriant. « <strong>Je</strong> ne t’ai pas attendue… » Après un instant de<br />

doute, j’ai compris d’un coup à quoi il faisait allusion : il croyait que<br />

l’essayage avait eu lieu et qu’il s’était prolongé. Dans un sens, ça<br />

m’arrangeait ; d’un autre j’étais mal à l’aise. La table était mise, on<br />

sentait le rôti encore chaud dans la cuisine. Le petit appartement<br />

était douillet comme une chambre d’enfant, quand le temps est venu<br />

de partir. Jamais je ne l’avais vu aussi exigu, <strong>jamais</strong> je n’avais<br />

manqué d’air à ce point, malgré la fenêtre ouverte. A force de me<br />

fixer, Romain ne croyait maintenant plus à l’essayage prolongé,<br />

l’inquiétude avait gagné son visage, en reflet du mien, la certitude en<br />

moins. J’étais « moi », enfin. <strong>Je</strong> ne sais ce qui lui est passé par la<br />

tête à ce moment-là, mais il a semblé d’un coup plus que lucide lui<br />

aussi. Quand on a vraiment compris ce qui se passe, on n’a plus<br />

besoin de savoir pourquoi, à cause de qui, ni quand, ni où. Quelques<br />

secondes les yeux dans les yeux, et c’est comme une première<br />

rencontre, comme avant les mensonges, les oublis. « Tu t’en vas,<br />

n’est-ce pas ? » C’était l’évidence. Il a souri malgré sa déception, a<br />

envié une seconde ma certitude, il s’est levé et m’a prise dans ses<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

11


as, autrement déjà, signe que c’était la fin de l’intimité entre nous,<br />

définitivement. À cet instant, j’ai su qu’il m’aimait et j’ai compris que<br />

je l’aimais bien. L’écart était flagrant, béant. Tout devenait flagrant<br />

pour moi, heure après heure.<br />

Sans dire un mot, je suis partie vers la chambre. <strong>Je</strong> feuilletais<br />

l’annuaire sans parvenir à me concentrer vraiment sur ce que je<br />

faisais, pour trouver un point de chute. Rien ne m’obligeait à partir<br />

aussi vite, mais je redoutais vaguement quelque chose, la visite de<br />

ma mère peut-être. Au téléphone, la troisième tentative a été la<br />

bonne : l’hôtel ne serait pas cher, ni loin, ni beau, mais il m’offrait le<br />

sanctuaire dont j’avais tellement besoin. Pour l’instant, je regardais<br />

les murs de la chambre en pliant machinalement quelques<br />

vêtements dans une valise. Quelques souvenirs me revenaient bien,<br />

mais sans insister.<br />

« <strong>Je</strong> te mets le reste de tes affaires de côté. » Encore une fois,<br />

il m’avait évité un long échange d’explications superflues. Et comme<br />

je n’avais aucun goût pour la tragédie, je me suis contentée d’un<br />

« au revoir. » À peine avais-je descendu quelques marches que tout<br />

était presque oublié. J’ai garé ma voiture à quelques centaines de<br />

mètres de l’hôtel, dans une rue en pente, et je me suis précipitée à<br />

l’intérieur. On m’a donné une clé après quelques formalités. <strong>Je</strong> ne<br />

me souviens pas avoir vu autant de fatigue dans les yeux d’un<br />

homme, autant de rides comme autant de nuits perdues. J’avançais<br />

dans le velours bordeaux du couloir qui mène à l’ascenseur. On a<br />

toujours l’impression d’être déjà venu : chaque hôtel a son odeur,<br />

mais ils ont en commun des humeurs accumulées au fil des<br />

adultères, des voyages ou des fuites.<br />

Une fois assise sur le lit, j’ai pris conscience de ma solitude,<br />

alors que Samira revenait dans mes pensées immédiates. <strong>Je</strong><br />

revoyais ses yeux noirs, je m’efforçais de retrouver la teinte exacte<br />

de sa peau, les ondulations de ses cheveux. Mais l’assurance<br />

tranquille qui m’accompagnait depuis ma rencontre avec Mme<br />

Berger alternait avec une inquiétude bien plus raisonnable. <strong>Je</strong> ne<br />

savais rien d’autre de la belle vendeuse que ses yeux et ses cheveux<br />

noirs, l’intonation de sa voix et ses gestes incroyables. <strong>Je</strong> ne savais<br />

rien de sa vie. Me reconnaîtrait-elle seulement ?<br />

Après quelques heures d’observation minutieuse des deux<br />

fissures du plafond, j’ai laissé les affluents du plafonnier à leur cours<br />

immobile, dans les reflets de la ville que les volets ajourés laissaient<br />

pénétrer, et je me suis endormie, enfin.<br />

Dès mon réveil, j’ai ressenti un énervement inhabituel. <strong>Je</strong><br />

voulais faire tout très vite, retrouver Mme Berger, retrouver Samira.<br />

L’eau chaude qui coulait sur ma peau me calmait un peu, je me suis<br />

attardée. J’ai bien pris le temps de me maquiller, je voulais être belle.<br />

Dans la glace, mon reflet me souriait. <strong>Je</strong> me demandais si elle<br />

m’avait remarquée, comment elle trouvait mes cheveux sans<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

12


longueur, d’un blond trop clair, mes yeux désespérément gris, mes<br />

seins sans volume… <strong>Je</strong> retrouvais mes angoisses d’adolescente.<br />

Peu de temps après, j’étais dans la rue, la valise dans le coffre de<br />

ma voiture, la voiture dans les embouteillages, des bouchons au<br />

moins aussi propices à la réflexion qu’à l’énervement. Où aller ce<br />

soir ? Rester ici ou téléphoner à Nathalie ? Peut-être. La rue d’Alésia<br />

est enfin apparue. J’ai posé mes yeux sur chaque façade, égrenant<br />

les numéros sur les plaques bleues. Mal garée, je me suis dirigée<br />

rapidement vers le n°42. Il était dix heures et demie. Dans<br />

l’interphone, la voix fluette de Mme Berger m’a invitée à monter.<br />

Presque aussi impatiente que moi, elle m’attendait sur le palier.<br />

« Vous avez essayé de sonner ? <strong>Je</strong> crois qu’elle n’est pas<br />

rentrée… » <strong>Je</strong> redoutais ce type de phrase mais je n’en espérais pas<br />

d’autre, c’était presque une évidence qu’elle ne serait pas là. Inutile<br />

de sonner. L’urgence est un instinct qui dérange rarement pour rien.<br />

Entre deux tasses de café, elle m’a dit tout ce qu’elle savait de<br />

Samira. Ce n’était pas grand-chose, des bribes de voisinage.<br />

J’aurais voulu qu’elle sache tout, j’aurais voulu apprendre à chaque<br />

seconde, comme quand je dévorais les fanzines à la recherche d’une<br />

information sur mes idoles d’adolescence, savoir pour être plus<br />

proche.<br />

En France, Samira avait juste une sœur, prénommée Houria,<br />

qui vivait à Lille avec un mari et des enfants, rien d’extraordinaire. Le<br />

reste de la famille était en Algérie, ses parents notamment, qui<br />

avaient fait plusieurs allers-retours avec la France. Si elle était partie,<br />

c’était sûrement pour rejoindre sa sœur. Ni Mme Berger ni moimême<br />

n’imaginions une seconde qu’elle pût simplement rentrer le<br />

dimanche suivant, comme le font ceux qui partent en week-end ou<br />

en vacances, sans qu’ils aient besoin d’ameuter tout le quartier.<br />

Certes, il y avait bien l’épisode du magasin abandonné plutôt vite,<br />

mais dans le comportement de la jeune fille, rien ne trahissait une<br />

quelconque panique. Samira était tout sauf mystérieuse, elle vivait<br />

seule et recevait peu, elle avait toujours le temps de discuter, de<br />

plaisanter. Et pourtant, on a beau côtoyer quotidiennement<br />

quelqu’un, on n’échange que très rarement des informations<br />

importantes. « Les hommes ? … Aucun à ma connaissance. En tout<br />

cas, elle ne m’en a <strong>jamais</strong> parlé. » J’étais un peu soulagée, très<br />

égoïste. Mme Berger m’a avoué que quelques mois auparavant, une<br />

femme d’une quarantaine d’années lui avait rendu au moins deux<br />

visites – deux fois elle s’était trompée d’étage - mais qu’elle ne savait<br />

pas si ces visites avaient continué. <strong>Je</strong> voulais croire que non. J’avais<br />

beau ne pas vouloir me réjouir top tôt quand même, c’était presque<br />

comme un rendez-vous avec elle. Puis j’ai repensé au vrai rendezvous<br />

que j’avais la veille avec elle, et qui ne m’avait pas empêché de<br />

la manquer…<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

13


J’ai accepté de déjeuner, insistant pour offrir une bouteille de<br />

bon vin, que je suis allée chercher aussitôt. Au passage, mon coup<br />

de sonnette chez Samira est resté sans réponse, mais j’avais le<br />

sourire. Au cours du repas, Mme Berger m’a raconté un peu sa vie,<br />

l’amour de sa vie, <strong>Je</strong>an. Elle m’a parlé de la guerre, un peu, et des<br />

congés payés, beaucoup. Le ton devenait plus grave quand elle a<br />

évoqué son fils, un fils attentionné et charmeur, mort d’une leucémie<br />

alors qu’il n’avait pas trente ans. Ça peut être long une leucémie, et<br />

cruel. Elle a posé sa main sur mon épaule et a promis qu’elle<br />

m’aiderait.<br />

Pour ma part, j’avais beaucoup de mal à raconter ma vie. Ce<br />

n’était presque plus ma vie, car la mienne venait de commencer<br />

quelques jours auparavant. J’étais à la fois triste pour Romain et fière<br />

de lui. Elle aussi m’a parlé des hommes, de ses faiblesses sans<br />

lendemain. Quand elle compris que j’avais dormi à l’hôtel, elle a fait<br />

mine de se fâcher et m’a envoyée chercher ma valise. « <strong>Je</strong> suis<br />

seule depuis si longtemps… » <strong>Je</strong> n’avais pas le courage de refuser<br />

au-delà de la politesse. <strong>Je</strong> n’avais plus envie de raconter mon<br />

<strong>histoire</strong> à qui que ce soit d’autre. Un canapé ici valait tous les lits des<br />

palaces de Monaco. J’étais plus près de Samira.<br />

Dans l’après-midi, toutes les photos du passé ont défilé sous<br />

mes yeux. Il y avait comme un coma à reboucher, une amnésie à<br />

guérir. J’aurais donné n’importe quoi pour continuer d’entendre la<br />

voix de Mme Berger. Le soir venu, il a bien fallu se résoudre à<br />

dormir. « Demain après-midi, si elle n’est pas rentrée, nous irons<br />

chez elle… j’ai une clé qu’elle m’a confiée. Dormez bien. » J’étais<br />

subitement redevenue une enfant la veille de son anniversaire,<br />

rêvant de son cadeau, l’imaginant cent fois. Avec la nuit est aussi<br />

revenue l’angoisse des lendemains difficiles : s’il fallait tout laisser<br />

tomber pour retrouver Samira, je ne pouvais espérer vivre plus de<br />

deux mois sur mes maigres réserves. Et encore fallait-il éviter les<br />

folies… La vie n’est pas un film complaisant : il faut bien manger,<br />

s’habiller jour après jour, payer ses factures, rendre des comptes à<br />

son employeur, il n’y a <strong>jamais</strong> de parenthèse pour se consacrer<br />

entièrement à quelque chose, sous prétexte que ce « quelque<br />

chose » est important.<br />

La nuit a été bonne, aussi bonne que courte. Les doublesrideaux<br />

du salon ne cachaient qu’imparfaitement la fenêtre, comme<br />

ceux de l’hôtel, et le jour m’a réveillée avant six heures. Déjà Samira<br />

dans ma tête. Déjà, j’imaginais son appartement, les tableaux aux<br />

murs, les coussins sur le canapé, une lumière tamisée. Mes pensées<br />

revenaient au présent pour mieux repartir, mieux revenir. J’imaginais<br />

mes parents, puis Romain, mes parents encore, mon amie Nathalie.<br />

J’avais beau envisager tous les problèmes qui s’accumulaient au-<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

14


dessus de ma tête, tout cela restait théorique. Comme un enfant qui<br />

refuse d’écouter le bon sens qui l’engloutira un jour, je souriais aux<br />

anges, on aurait pu me gifler.<br />

Il était à peine sept heures quand Mme Berger s’est levée. <strong>Je</strong><br />

l’avais attendue pour en faire autant, nous avons déjeuné. Elle a très<br />

vite remarqué mon impatience. « Avez-vous réfléchi à ce que vous<br />

ferez si elle ne rentre pas ? » J’étais bien incapable de dire autre<br />

chose que « <strong>Je</strong> la chercherai. » C’était mince, et pour tout dire,<br />

insensé. Car où chercher quelqu’un dont on ne sait presque rien,<br />

dont on ne connaît ni la famille ni les amis, et qui ne va pas<br />

forcément aller là où ça nous arrangerait. Et pour autant qu’une<br />

indication aussi vague que le nom d’une grande ville puisse être<br />

considérée comme un indice sérieux… L’abattement faisait donc<br />

suite à l’optimisme, l’évident devenait soudain impossible, bien loin<br />

de toute objectivité. Mme Berger était désolée d’avoir assombri mon<br />

réveil « <strong>Je</strong> vous fais couler un bain bien chaud, finissez de<br />

déjeuner… » Cette dame était décidément un ange pour moi, comme<br />

toutes ces personnes âgées qu’on ne voit plus, qu’on ne veut plus<br />

voir pour continuer de s’étourdir. La sagesse fait forcément peur<br />

dans un monde imbécile. <strong>Je</strong> l’écoutais me chuchoter les nouvelles du<br />

passé, tellement plus fraîches que les horreurs d’aujourd'hui, des<br />

nouvelles du temps où on espérait qu’aujourd'hui… Des métiers qui<br />

n’existent plus, des étés qui n’existent plus, des neiges qui tenaient,<br />

des après-midis interminables, délicieusement interminables, l’ennui<br />

pour rêver, des vacances, pas de raisin avant septembre ni de<br />

fraises en mars. Attendre, savoir attendre...<br />

Après un dernier regard sur mon corps maigre, je me suis<br />

glissée sous la mousse, dans les parfums d’avant et les rêves<br />

d’Orient. Quand j’y repense aujourd’hui, j’envie <strong>cette</strong> certitude<br />

inconsciente qui m’habitait alors, <strong>cette</strong> certitude sans fondement qui<br />

seule peut déplacer les montagnes. J’étais l’actrice et l’unique<br />

spectatrice d’un film dont je n’avais pas lu le scénario, mais cela<br />

n’entamait en rien ma confiance. <strong>Je</strong> la trouverais, Samira.<br />

Souvent, j’avais eu l’envie furtive de suivre telle ou telle fille<br />

dont j’avais aperçu le corps à la piscine, qui s’était dévoilée sans<br />

songer qu’elle pût plaire, sans artifice ni retenue. Mais j’avais acquis<br />

au fil du temps une telle maîtrise de l’oubli volontaire qu’il agissait<br />

presque avant qu’il y eût quelque chose à oublier. Là, c’était<br />

différent, je reprenais le contrôle de ma vie, je me dépliais.<br />

De souvenirs en confidences, l’heure du repas est arrivée.<br />

Mme Berger semblait aussi excitée que moi, elle rayonnait. Nous<br />

étions dans une sorte de monde parallèle. Elle m’a parlé de son<br />

adolescence en Bretagne, de ses études, de son premier séjour à<br />

Paris. Elle jubilait en me détaillant les stratagèmes dont elle usait<br />

pour retrouver son amant, et <strong>cette</strong> peur mêlée d’ignorance qui<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

15


présidait aux abandons charnels, comme elle disait en souriant. Moi,<br />

je me taisais, mon <strong>histoire</strong> ne me semblait pas mériter qu’on en<br />

parle. Quoi qu’il en soit, ni elle ni moi n’étions dupes de ces<br />

causeries, nous retardions le moment d’y aller, c’est tout. Encore<br />

quelques souvenirs autour d’un café et il a fallu se lever.<br />

Nous sommes montées dans un silence presque sacré. C’est<br />

comme si le moindre mot avait pu briser le fil qui nous liait - semblaitil<br />

- à Samira. Le bois des marches a encore étouffé quelques<br />

craquements et la porte est apparue. J’ai cru comprendre alors ce<br />

que ressent un cambrioleur, écrasé entre la peur qui le tient et<br />

l’excitation qui le pousse. Au moins avions-nous une clé…<br />

J’ai tout de suite reconnu le parfum qui m’avait envoûtée<br />

quelques jours plus tôt et qui restait dans l’air pour me guider,<br />

m’encourager. Pour le reste, tout ce que j’avais imaginé de<br />

l’appartement s’est bien évidemment révélé faux. C’était, certes,<br />

soigné, mais le décor était moins oriental que celui d’un touriste<br />

fraîchement revenu de Djerba ou Marrakech : juste quelques<br />

dentelles et un narguilé. La tapisserie d’un beige rosé était posée<br />

depuis peu de temps. Au mur, il y avait quelques photos assez<br />

anciennes, prises en Algérie sans doute, et une carte du monde,<br />

multicolore et ancienne elle aussi, avec un terrifiant « URSS » sur<br />

fond vert. Madame Berger m’a montré qui était Houria, au centre<br />

d’une photo, dans un des cadres sur une étagère. La ressemblance<br />

entre les deux sœurs n'était pas frappante, mais elles avaient la<br />

même douceur communicative.<br />

Tout semblait en ordre dans le salon, mis à part le jean jeté<br />

sur le canapé. J’avançais pieds nus sur la moquette, pour rejoindre<br />

la chambre, alors que Mme Berger se dirigeait vers la cuisine. Le lit<br />

était à peine défait. On devinait une nuit tranquille, un réveil serein,<br />

un jour ordinaire.<br />

C’est alors que j’ai entendu quelques mots de réprobation que<br />

je ne pouvais comprendre. Dans la cuisine, les poissons rouges<br />

flottaient dans l’aquarium, morts. L’installation semblait fonctionner<br />

normalement, et c’est de faim qu’ils avaient <strong>dû</strong> mourir. Cette<br />

négligence ne ressemblait pas à ce que Mme Berger connaissait de<br />

Samira, particulièrement sensible au sort des animaux, et qui insistait<br />

volontiers sur la fragilité des spécimens qu’elle détenait. Après tout la<br />

clé, c’était aussi pour les poissons…<br />

Tout cela n’était guère engageant et contribuait à dramatiser<br />

la situation. De retour dans le salon, tout nous apparaissait<br />

maintenant bizarre, pas assez ceci ou trop cela, jusqu’à la disposition<br />

du… canapé. Sans un mot, nous nous étions comprises. Une fois<br />

remis à sa vraie place, le canapé découvrait une tâche d’un rouge<br />

foncé, du sang assurément, mais en faible quantité heureusement, et<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

16


une chaussure de femme. <strong>Je</strong> me souviens très bien des mots<br />

échangés à ce moment : aussi incongrue qu’ait pu être notre<br />

découverte, elle nous apparaissait logique, presque naturelle. L’idée<br />

qu’il puisse s’agir d’autre chose que de sang n’a <strong>jamais</strong> affleuré, ni<br />

dans le cerveau de l’une, ni dans celui de l’autre. De fait, nous avions<br />

raison et nous le savions. Point. L’autre évidence que nous<br />

partagions a priori était qu’il ne fallait pas appeler la police, mais peu<br />

à peu heureusement, la raison s’est imposée à nous. Si Samira avait<br />

été enlevée, et nous ne savions alors pas pourquoi, la police devait<br />

commencer les recherches au plus tôt.<br />

Commissariat du quartier. Ça sentait l’été. On expédiait les<br />

affaires courantes, on remettait à plus tard. Il n’y avait presque<br />

personne, il manque toujours du monde. Les policiers en plus, c’est<br />

seulement des visibles, <strong>histoire</strong> de rassurer les braves gens qu’on a<br />

soigneusement effrayés. L’efficacité, c’est la discrétion, la patience,<br />

le temps ; les électeurs préfèrent le bruit et les lumières bleues. En<br />

tout cas, on ne pourrait trouver meilleure définition de la naïveté que<br />

<strong>cette</strong> idée que la police va se précipiter à la moindre sollicitation,<br />

simplement parce que l’inquiétude est sincère. Nous avons passé<br />

beaucoup de temps à réclamer désespérément un inspecteur pour<br />

écouter notre <strong>histoire</strong>. L’officier qui a fini par nous recevoir nous a<br />

assuré qu’il passerait chez nous très bientôt. Cela ne nous suffisait<br />

pas, il l’a vite compris. Nous insistions tellement qu’il a fini par<br />

accepter de venir tout de suite, non sans nous avoir fait comprendre<br />

à quel point ce déplacement lui coûtait, pour le peu qu’il en attendait<br />

surtout. Enfin il venait, c’était l’essentiel.<br />

Dès notre retour rue d’Alésia, nous lui avons proposé de<br />

monter à l’étage pour qu’il se rende compte par lui-même des indices<br />

inquiétants qui s’y trouvaient. L’inspecteur nous écoutait poliment<br />

raconter nos déboires du commissariat. Au début, il nous a prises<br />

pour deux originales, au point qu’il nous a demandé, à mots<br />

couverts, si nous avions bu. Dans l’appartement, il a pourtant <strong>dû</strong> se<br />

rendre à l’évidence : la tâche était bien constituée de sang, il en avait<br />

l’habitude et tenait à ce que ça se sache. Malgré cela, il restait assez<br />

ironique et enchaînait machinalement les questions rituelles. « Mais<br />

qu’est-ce que vous lui vouliez exactement ? Aviez-vous des raisons<br />

de vous inquiéter ainsi ? » J’insistais sur les éléments matériels bien<br />

sûr : il semblait peu convaincu. Avant de s’en aller, il s’est efforcé de<br />

nous rassurer et nous a débité l’éternel refrain sur le droit (sacré)<br />

qu’ont les personnes majeures de disparaître quand bon leur<br />

semble. « Après tout, il s’agit peut-être de sang de mouton. »<br />

L’allusion le réjouissait. « Ou de poulet ! » : il avait vraiment agacé<br />

Mme Berger. Il a disparu sans un sourire : il avait fait sa b.a. Nous<br />

nous trouvions dans une zone dérangeante, où il est manifestement<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

17


trop tôt et où, d’une seconde sur l’autre, il peut être irrémédiablement<br />

trop tard.<br />

Revenues à l’étage au-dessous, nous nous regardions,<br />

assises de chaque côté de la table, cherchant dans le regard de<br />

l’autre une question qui conviendrait à la réponse que nous avions<br />

en tête. Partir la chercher. Les yeux de la vieille dame avaient rajeuni<br />

en trois jours. Elle s’amusait presque, elle me poussait, alors qu’on<br />

eût attendu d’elle la modération, celle qui caractérise l’âge mieux que<br />

ne le font les rides les plus profondes. Le monde s’était inversé, et<br />

tout ce qui l’avant-veille encore constituait mon univers familier, avait<br />

franchi une frontière, était passé au-delà du visage de mon hôte.<br />

« Appelez-moi Louise. » Bien sûr que j’allais l’appeler Louise. Jamais<br />

pourtant je n’ai pu la tutoyer, et à bien y réfléchir, c’est toute une<br />

élégance qui en eût souffert. J’adorais quand elle m’appelait jeune<br />

fille ou ma petite, je revoyais un passé lointain, les manières<br />

désuètes de mes arrière-grands-parents. Et la voisine, aussi,<br />

toujours nonchalante et court-vêtue, dont les jambes blanches me<br />

semblaient si longues et la beauté si définitivement inaccessible.<br />

Pour rester avec elle, je lui posais tant de questions futiles qu’elle en<br />

souriait. Parfois, nous étions si proches malgré le grillage qui nous<br />

séparait, que je sentais son parfum. Souvent ma mère s’excusait<br />

pour moi auprès d’elle, comme il convient quand un enfant ne sait<br />

s’arrêter de parler. Elle me grondait si gentiment que je me serrais<br />

contre elle. Tout cela est bien loin. C’est moi qui ai grandi, mais c’est<br />

ma mère qui a perdu son innocence, comme si sa tâche devait se<br />

terminer, comme si un mariage en était l’étape ultime, avant un repos<br />

bien mérité. Il n’y a pas de place pour les complications.<br />

Tout l’après-midi et la soirée, nous avons vécu dans<br />

l’atmosphère d’une veillée d’armes. Il fallait fouiller l’annuaire et<br />

trouver un point d’ancrage à Lille, sa sœur si possible. On a beau<br />

dire que les temps changent, l’arrivée d’une dame âgée dans un<br />

cybercafé ne passe pas inaperçue. Dans le coin non-fumeurs, là où il<br />

y avait objectivement moins de fumée, nous notions les adresses, les<br />

numéros, les orthographes voisines, en sirotant une bière que Louise<br />

semblait apprécier, à ma grande surprise. « Mon docteur me la<br />

déconseille… alors je ne l’écoute pas ! » Autour de nous, les doigts<br />

s’agitaient sur les claviers, et l'on imaginait sans peine aux sourires<br />

qui naissaient çà et là, que s’échangeaient nombre de baisers<br />

invisibles, entre les milliers de réflexions plus ou moins profondes.<br />

Plus tard est venu le temps des premiers appels, des premières<br />

déceptions aussi, des interrogations. Le soir, il restait six « Haddad »<br />

dont nous ne savions rien, comme autant de dernières chances. Et<br />

pas une Houria bien sûr. Nous nous convainquions qu’elle devait<br />

être mariée, nous l’espérions surtout. Peut-être qu’elle avait un frère,<br />

ses parents non loin. Il fallait attendre, et quand il faut attendre, gérer<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

18


le quotidien constitue un parfait auxiliaire. Dans un premier temps,<br />

j’allais tout simplement avancer mes congés. <strong>Je</strong> savais que j’allais<br />

avoir droit au discours convenu qui rappelle invariablement « que si<br />

tout le monde faisait ça… etc. » : les médiocres ont horreur du<br />

désordre, car si on tolère son existence, la leur n’offre plus guère<br />

d’intérêt. Il me faudrait aussi récupérer le reste de mes affaires avant<br />

que la nouvelle de mon départ ne s’ébruite, qu’il ne faille s’expliquer.<br />

Dormir aussi.<br />

« Mademoiselle… vous êtes arrivée. » J’ai ouvert les yeux sur<br />

l’uniforme d’une femme souriante. « Vous êtes arrivée à Lille, tout le<br />

monde est déjà descendu, vous savez ? » Sur le quai, je voyais<br />

Louise qui me regardait sans rien dire, comme ailleurs. L’employée<br />

s’était assise à côté de moi et me regardait, elle aussi. Son image<br />

était floue, mais s’améliorait petit à petit. Quand j’ai reconnu Samira,<br />

mon sang s’est figé et le train a disparu. Ce n’était rien qu’un rêve,<br />

dans l’appartement immobile, ce n’était qu’un rêve, dans une nuit<br />

tiède, à Paris. <strong>Je</strong> n’ai pas pu me rendormir <strong>cette</strong> nuit-là. <strong>Je</strong> me suis<br />

levée tôt et je suis sortie vite, pressée de me débarrasser d’entraves<br />

incommodes. <strong>Je</strong> me souviens des trottoirs mouillés dans le matin<br />

frais, des odeurs de pain qui se perdaient dans l’air, des couloirs du<br />

métro pourtant si familiers. <strong>Je</strong> me rappelle très bien <strong>cette</strong> impression<br />

fascinante d’être réellement éveillée. <strong>Je</strong> regardais des inconnues<br />

sans baisser les yeux, sinon pour voir leurs jambes. Chacune si belle<br />

à sa façon, chacune et son <strong>histoire</strong>, chacune et ses élégances, sa<br />

lassitude aussi. Dans leur regard on croise des prisonnières des<br />

temps anciens, des oubliées du corps et de l’âme, et on dirait<br />

qu’elles vont pleurer.<br />

À neuf heures, j’avais difficilement atteint mon bureau, après<br />

une dizaine de chroniques du lundi matin, sortes de mélanges de<br />

météo, de cuisine et de sociologie bon marché. « Mon week-end ?<br />

Très bien, merci… » Toute la frustration accumulée depuis deux ans<br />

que je travaillais là me sautait à la figure, comme un reflet grimaçant<br />

de ma propre médiocrité. Comme prévu, j’ ai eu droit à un éloquent<br />

discours de celui qui se faisait appeler boss parce que c’est plus<br />

simple et « qu’on aurait pu prévenir » mais « qui va se débrouiller,<br />

comme d’habitude ». Tellement il est efficace ! Il ne m’a pas fallu pas<br />

plus de quelques minutes pour régler le problème et quitter cet<br />

endroit. Ce n’était pas mon métier qui me dégoûtait, mais <strong>cette</strong><br />

application à se ressembler qui transpirait des couloirs, des milliers<br />

de scènes identiques, un vrai conservatoire des talents mineurs.<br />

Tout m’explosait au nez !<br />

Plus tard, j’ai rejoint Romain qui m’avait apporté un sac avec<br />

quelques affaires. Nous avons pris un café en terrasse, puis un<br />

deuxième comme au début que nous nous connaissions, mais ni lui<br />

ni moi n’éprouvions de regrets. Personne n’était encore au courant<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

19


de mon départ, et il m’a promis de retarder le plus possible <strong>cette</strong><br />

nouvelle embarrassante. On a parlé beaucoup, comme tous les gens<br />

qui se quittent et ont peur d’oublier une promesse, un conseil, un<br />

souvenir. Il ne m’a pas posé la moindre question, pas exprimé le<br />

moindre regret, il avait compris qu’il s’agissait d’une sorte de<br />

révélation, contre laquelle il eût été vain de lutter. L’intelligence,<br />

toujours. Sans le savoir, je le voyais pour la dernière fois. Nous<br />

plaisantions comme des enfants. Puis je suis partie, sans artifice.<br />

Quand je suis de nouveau entrée dans l’appartement de<br />

Louise, il y avait une agitation inhabituelle. <strong>Je</strong> l’ai retrouvée<br />

particulièrement souriante, une pile de linge sur les bras, s’apprêtant<br />

à compléter une valise déjà bien garnie. « Dépêchez-vous ma petite,<br />

Houria nous attend. Nous avons un train dans deux heures. Direction<br />

l’hôtel Terminus ! <strong>Je</strong> sais, ce n’est pas très original comme nom,<br />

mais on comprend tout de suite que c’est à côté de la gare…» Me<br />

voyant muette et les bras ballants, elle m’a expliqué qu’elle avait<br />

continué les recherches, et qu’un des numéros qui jusque là sonnait<br />

dans le vide, était finalement celui d’un de ses cousins. Houria<br />

s’appelait désormais El Abbasi. « Vous avez pu l’avoir directement,<br />

elle a vu Samira dernièrement ? » Elle a hésité. « Non, mais elle<br />

l’attend… » En fait, le mercredi précédant sa disparition, Samira avait<br />

téléphoné à sa sœur pour lui demander de l’héberger quelque<br />

temps, mais sans dire quand elle arriverait. Louise m’a avoué qu’elle<br />

avait trouvé Houria un peu inquiète, malgré les efforts qu’elle<br />

déployait pour ne pas le montrer. Personnellement, j’avais le ventre<br />

crispé et la tête fiévreuse : c’était comme si je m’étais rapprochée et<br />

éloignée d’elle en même temps. <strong>Je</strong> n’ai rien pu avaler ce midi-là.<br />

Louise, elle, retrouvait sa jeunesse et parlait pour deux, sans <strong>jamais</strong><br />

me lasser, comme un alcool très doux, pris par petites gorgées. La<br />

jeunesse. <strong>Je</strong> me rappelais la mienne, je revoyais la bonne copine<br />

des premières amours, les garçons auxquels je cherchais des<br />

attraits, quitte à les fabriquer. Seuls me plaisaient ceux qui n’en<br />

voulaient pas à mon corps, ceux à qui je ne plaisais pas, ceux qui me<br />

trouvaient « cool » de reconnaître à quel point telle ou telle prof était<br />

belle. Jamais pourtant, je ne leur aurais raconté le cliquetis des mots<br />

que chuchotait l’auxiliaire qui avait assuré un temps les cours de<br />

mathématiques, quand elle passait entre les tables et me donnait<br />

tout bas quelques conseils. <strong>Je</strong> ne sais pas si elle en jouait, mais un<br />

jour elle est partie, et j’ai connu le malaise des absences mal vécues,<br />

jusqu’à l’épisode de la barrette. Alors que je rêvais encore, Louise<br />

m’a rappelé qu’il fallait partir.<br />

On sentait bien que les trains lui étaient familiers. Fille et<br />

femme de cheminot, Louise avait tout connu du chemin de fer. À<br />

l’entendre en parler, on s’imaginait un peu les vacances d’un autre<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

20


temps, les lenteurs d’un Simenon engluées dans les convenances<br />

d’une bourgeoisie aujourd'hui disparue. Enfin, le quai nous a<br />

libérées, nous offrant dans l’enchevêtrement des ferrailles de la gare,<br />

la vue d’un Paris industriel qui pourtant n’existait déjà plus, et depuis<br />

longtemps. On prenait peu à peu de la vitesse. Quelques trains de<br />

banlieue nous croisaient, chargés de graffitis narcissiques et vains,<br />

de voyageurs résignés. Le fer usé des rails produisait bien quelques<br />

lueurs, mais c’est le noir qui s’imposait dès qu’on regardait vers le<br />

sol.<br />

« Elle n’a pas posé de questions ? » Jusqu’alors, Louise et<br />

moi n’avions échangé que des sourires, comme ceux des enfants<br />

fatigués qui ouvrent les yeux de temps à autre et voient le visage<br />

rassurant de leurs parents. Non, Houria n’avait pas posé de<br />

questions. Sans doute voulait-elle éviter de se donner de nouveaux<br />

motifs d’inquiétude. Déjà le train s’arrêtait pour la première fois, dans<br />

un paysage déjà différent, où tout s’écoule déjà plus lentement. La<br />

province est toujours en attente, des départs ou des retours, elle<br />

patiente pour offrir un ailleurs, où qu’on soit.<br />

Sur le quai, une femme regardait fixement au loin. Sans fard,<br />

ses traits marqués lui donnaient le charme qui avait <strong>dû</strong> lui manquer<br />

autrefois, et qui se cachait maintenant comme une infirmité, comme<br />

un retard fatal. Ses doigts ont caressé ses cheveux, puis son mari et<br />

ses deux enfants lui sont apparus, elle s’est agrippée à un sourire et<br />

ne l’a plus lâché. Puis elle a disparu avec le quai en ciment.<br />

« À mon âge, on ne s’inquiète plus de la vitesse des trains. »<br />

Louise m’avait tirée de ma rêverie qu’elle prenait pour de l’ennui. Peu<br />

m’importait que le train mît le temps qu’il voulait : on ne verrait pas<br />

Samira ce soir, de toute façon.<br />

Rien ne se passe <strong>jamais</strong> comme prévu. J’étais prête à<br />

épouser un homme que tout le monde m’enviait, que tout le monde<br />

aimait. À la satisfaction générale, si l’on excepte la mienne, je me<br />

casais, j’étais bien normale. <strong>Je</strong> ne sais pas jusqu’à quel point<br />

j’espérais être devenue normale, mais je l’espérais c’est vrai. Tant<br />

pis pour les caresses maladroites si elles m’assuraient la paix. C’est<br />

simple, il suffit d’oublier. Mais en quelques jours, tout avait changé.<br />

J’étais à la poursuite d’une inconnue, accompagnée d’une autre<br />

inconnue, libre. Bientôt j'allais être fâchée avec mes parents, mais je<br />

n’étais enfin plus une enfant. Alors que le train ralentissait, j’étais loin<br />

de me douter qu’après le changement arrivait l’accélération brutale.<br />

Les pancartes bleues répétaient inlassablement « DOUAI,<br />

DOUAI, DOUAI…» , à longueur de quai. Louise, qui dormait depuis<br />

quelque temps, a ouvert les yeux. Sur l’autre voie, le train pour Paris<br />

partait. C’est alors que j’ai aperçu une jeune femme qui regardait<br />

nerveusement à la fenêtre, comme si elle cherchait quelqu’un, ou<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

21


plutôt comme si elle craignait de voir quelqu’un. Un instant elle a<br />

croisé mon regard : Samira. Il n’y avait aucun doute, <strong>cette</strong> fois je<br />

n’avais pas rêvé, c’était elle, et elle avait <strong>dû</strong> me reconnaître. Notre<br />

train s’ébranlait lui aussi. Nous étions passées à un souffle l’une de<br />

l’autre, et maintenant chaque seconde nous séparait un peu plus.<br />

J’étais affolée, j’essayais de réfléchir plus vite, encore plus vite.<br />

En quelques minutes, nous avons décidé de toute<br />

l’organisation des quelques heures à venir. Louise irait voir Houria le<br />

lendemain et moi, je retournerais immédiatement à Paris. Ce n’était<br />

pas forcément très malin quand j’y songe aujourd’hui, mais au moins<br />

c’était évident. Maintenant, ce qu’il y avait de sûr, c’est que quelque<br />

chose de grave se passait dans la vie de Samira, quelque chose que<br />

j’avais vu dans ses yeux. J’étais silencieuse, j’imaginais mille<br />

romans, plus improbables les uns que les autres.<br />

Dès l’arrivée à Lille, j’ai serré Louise contre moi et je me suis<br />

précipitée vers les guichets. Par chance, le prochain train pour Paris<br />

partait moins d’une heure après, arrivée à 18 heures. Puis ce serait<br />

l’inconnu. <strong>Je</strong> m’étais un peu calmée. Assise à la terrasse d’un café,<br />

je regardais la foule agitée en avalant le sandwich que mon estomac<br />

me réclamait de plus en plus violemment. Quelques lycéens se<br />

réjouissaient à l’avance d’une soirée prometteuse, fumant et<br />

refumant dans une atmosphère saturée de bleu. Il y a toujours ceux<br />

qui parlent, ceux qui écoutent, ceux qui rêvent. Il y a ceux qui se<br />

frôlent et ceux qui se touchent, ceux qui se mangent du regard. Le<br />

brouhaha intense ne semble pas les déranger, ce n’est qu’avec l’âge<br />

qu’on prend conscience du bruit qu’on fait. J’y repensais souvent à<br />

mes premières cigarettes au milieu d’une bande de copains, entre<br />

deux cours, au temps magique du lycée ; à la serveuse qui ne<br />

souriait qu’à moi et qui semblait me dire « sauve-toi ! » J’aurais<br />

tellement aimé entendre « sauvons-nous ! » Elle était si lasse, si<br />

belle sans maquillage mais déjà si loin. Un jour, on nous a dit qu’elle<br />

était morte, et qu’elle l’avait choisi. Ainsi vont les choses,<br />

irrémédiablement.<br />

Le train est arrivé à l’heure en gare du nord. J’avançais de<br />

plus en plus lentement sur le quai, comme pour retarder le moment<br />

du choix. Car il faudrait bien faire quelque chose. Samira aussi avait<br />

<strong>dû</strong> se poser les mêmes questions : que faire, où aller ? Peut-être<br />

qu’elle m’attendait, qu’elle allait apparaître et me sourire, me prendre<br />

par la main, m’emmener. Et puis quoi encore ? Qui la poursuivait ?<br />

Pourquoi ? J’étais immobile, perdue au milieu des pas perdus, quand<br />

une petite Manouche s’est approchée de moi. « C’est toi, la<br />

mariée ? » Elle ne me laissa pas le temps de répondre « Dix fois<br />

moins, réfléchis bien... Dix-fois-moins ! » Déjà la petite robe blanche<br />

avait disparu dans la foule, le petit lutin aux pieds nus s’était envolé.<br />

Elle avait pris le temps de bien articuler « Dix fois moins ! » Immobile<br />

au milieu des gens qui me bousculaient, je voulais être sure d’avoir<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

22


ien compris, j’avais compris les mots, mais leur association ne me<br />

disait rien. J’ai fait la seule chose raisonnable qui s’offrait à moi :<br />

rentrer chez Louise. Après tout, Samira pouvait bien tenter de la<br />

joindre par téléphone, et j’espérais presque autant savoir ce qui se<br />

passait à Lille que comprendre ce que signifiait le message<br />

mystérieux. J’avais beau le retourner dans tous les sens, je ne<br />

voyais pas de signification : il fallait se mettre devant une table et ne<br />

plus faire que cela, chercher. Sur un point au moins, j’étais rassurée :<br />

Samira m’avait reconnue, elle avait compris que je la cherchais et<br />

elle avait établi un contact. Elle devait se sentir moins seule. J’étais<br />

troublée de penser qu’elle m’avait regardée sans doute, de loin,<br />

quand la petite fille m’avait abordée, préférant ne pas me faire courir<br />

de risque en venant elle-même, ses poursuivants pouvant avoir pris<br />

le même train que moi.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

23


L<br />

e morceau de carte de visite avait parlé. Il avait livré le<br />

nom d’une rue. Maison par maison, commerce par<br />

commerce, Celestini et Vaneka avaient fini par en<br />

identifier l’origine exacte : une boutique plutôt généraliste, un bric-àbrac<br />

de pacotille au nom évocateur, Outpost. Seulement voilà, dans<br />

ce fouillis, on trouvait également des minéraux, et comble du<br />

raffinement, des morceaux d’améthyste en pendentif. « Enquête de<br />

routine… » Muriel Vaneka a parlé de tout sauf de minéraux. Le<br />

vendeur ne reconnaissait pas le noyé, le patron pas plus que lui. Et<br />

ils avaient l’air parfaitement sincère. « Vous n’avez rien noté<br />

d’anormal ces derniers temps ? » Ils n’avaient rien remarqué.<br />

« J’en connais une qui va être contente… » Sandro Celestini<br />

ne partageait pas l’enthousiasme de sa collègue : « On n’est pas<br />

vraiment plus avancé ! » Les faits lui donneraient raison quelques<br />

heures plus tard : le patron et l’unique employé étaient inconnus des<br />

services de police ; pire, renseignements pris, le patron s’est révélé<br />

être cousin d’un député. Cousin lointain, certes, mais cousin quand<br />

même…<br />

En attendant, ils s’apprêtaient à rendre compte au<br />

Commandant Caulert. « Entrez ! » Quand ils ont franchir la porte, elle<br />

leur tournait le dos, leur demandant d’être brefs. Elle finissait de se<br />

changer. À peine le temps de la surprise pour Celestini et la colonne<br />

vertébrale a disparu sous l’ample liquette blanche. « Elle du genre<br />

naturel. » C’est ainsi qu’on en parlait, car personne n’y a <strong>jamais</strong> vu<br />

provocation. Et comme elle le disait elle-même, de face ou de dos…<br />

Peut-être, n’empêche que Celestini n’en était pas moins troublé,<br />

puritain comme il est ; elle ne l’a même pas remarqué quand elle<br />

s’est enfin retournée, respirant profondément pour capter le parfum<br />

du tissu frais.<br />

« Il y a forcément un rapport, … vous dormez, Sandro ?……<br />

Envoyez quelqu’un d’autre acheter un pendentif et une chaîne, on<br />

verra bien si ça correspond. Tenez-moi au courant. Maintenant, je<br />

vous laisse, je vais voir le commissaire pour <strong>cette</strong> <strong>histoire</strong> de député,<br />

et après je rentre… ce soir, théâtre. » Il avait bien de la chance, celui<br />

qui l’accompagnerait. La chance serait effectivement au rendezvous…<br />

Celestini est sorti en se frottant le bras, là où Vaneka avait<br />

joué du coude.<br />

Il est des métiers qui vous envahissent l’esprit. Pas facile de<br />

dîner aux chandelles quand un cadavre attend à la morgue que vous<br />

lui rendiez son nom, quand un enfant reste introuvable, quand vous<br />

avez <strong>dû</strong> assister à une autopsie, comme c’était aussi le cas de Julie<br />

ce matin. Ce soir-là, elle était morose dans son bain : qui pouvait<br />

bien être son noyé récidiviste ? Il a peut-être une femme, des<br />

enfants, il va bien finir par manquer à quelqu’un, ça va faire un mois<br />

IV<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

24


qu’on l’a retrouvé… Un peu plus tard, elle a appelé un taxi ; dans le<br />

miroir, elle regardait avec satisfaction son bustier noir qui tenait sur<br />

elle par miracle… faute de mieux. Elle en a ri. Sortir n’était-il pas<br />

encore la meilleure façon de penser à autre chose ? Philippe,<br />

l’homme qui l’accompagnait ce soir lui avait déjà montré des<br />

aptitudes encourageantes pour ce qui est de changer les idées.<br />

Quand un professeur de philosophie est beau comme ça, on a tout<br />

de suite envie de discuter, et on sait ce que c’est... un mot en<br />

entraîne un autre… Cela dit, personne ne le savait encore mais ce<br />

soir, ce serait ceinture pour tout le monde et insomnie pour les<br />

autres.<br />

Quelques heures plus tard, la pièce de théâtre avait tenu<br />

toutes ses promesses, Julie et Philippe avaient beaucoup ri.<br />

L’adultère fait beaucoup rire Julie quand il ne lui apporte pas de<br />

cadavre. Les portes qui claquent, les tourtereaux, les quiproquos, on<br />

sait tout ça bien sûr, mais on marche à chaque fois. « J’ai un ami<br />

journaliste qui devait venir avec sa femme, encore une flic…il est làbas<br />

!… Tiens, il est tout seul… » Dans le hall, Philippe s’est chargé<br />

des présentations et s’est aussitôt inquiété : « Où est Gaëlle, elle<br />

devait venir, elle est malade ? » L’homme a levé les yeux, fataliste.<br />

« Encore une affaire qui promet quelques bonnes insomnies : elle<br />

m’a raconté, c’est une <strong>histoire</strong> compliquée, une maison vide où l'on a<br />

retrouvé du sang et une sorte de pierre plus ou moins précieuse… le<br />

genre d’affaire qu’elle dit redouter mais qu’elle adore… ses chefs<br />

veulent qu’elle laisse tomber, elle en est malade ! » Julie Caulert, qui<br />

écoutait distraitement, a brutalement viré au blême : « Améthyste ? »<br />

Après une seconde d’hésitation, l’homme a confirmé. « Où est-elle ?<br />

Il faut que je lui parle. C’est important, donnez-moi son numéro…<br />

vite ! » D’abord surpris puis amusé, il a très vite vu que c’était<br />

sérieux. Résigné, il s’est exécuté en échangeant un regard plein de<br />

complicité avec Philippe. Les deux hommes iraient manger<br />

ensemble, se saouleraient peut-être. Tout le monde s’en foutait…<br />

Déjà, le contact était établi. Déjà, Julie s’était éloignée, elle<br />

enchaînait détails et questions, allant et venant nerveusement.<br />

Insuffisant. « <strong>Je</strong> me change et j’arrive ! » Il était presque minuit<br />

quand Julie est arrivée dans le bureau du capitaine Gaëlle Leguen,<br />

une pizza à la main. « Avec tout ça, je n’ai pas mangé, … on<br />

partage ? » Conférence 4 saisons. Leguen non plus n’avait pas<br />

mangé. Elle essayait de trouver quelque chose qui pût forcer son<br />

chef à la laisser poursuivre. « Tu ne peux pas faire comme Maigret,<br />

faire monter des bières ? » Le capitaine avait mieux que cela, des<br />

bières dans son frigo perso. Le courant passait bien. L’une était<br />

aussi petite que l’autre était grande. La petite brune un peu joufflue<br />

avait un sourire charmeur, quelques années de moins, mais les deux<br />

avaient en commun une décontraction qui dépassait la simple<br />

manière de s’habiller.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

25


La découverte de l’équipe Leguen était capitale. Les<br />

empreintes relevées en très grand nombre dans le placard allaient<br />

s’avérer correspondre à celles de l’inconnu de la Seine. Le sang était<br />

celui d’un autre. Et puis, il y avait la fameuse améthyste, sa cavité et<br />

son message… si l’on peut parler d’un message : 30021477<br />

55965479. Bien que n’appartenant pas à la crim’, Gaëlle obtiendrait<br />

bientôt de son supérieur l’autorisation de continuer l’enquête avec<br />

Julie, ce qui arrangeait bien le chef de la brigade criminelle, compte<br />

tenu des deux absents du groupe Caulert. Et quand on arrange bien<br />

le chef de la criminelle, ça ne peut pas être mauvais, surtout quand<br />

on cherche des appuis. Ça vaut bien le sacrifice provisoire d’une<br />

équipe en tout cas, d’autant que ce n’était pas le grand amour entre<br />

Leguen et son chef : les gonzesses dans la police, ce n’était pas son<br />

truc...<br />

Les deux officiers allaient donc désormais travailler ensemble.<br />

Gaëlle était plutôt contente de se placer sous l’autorité de Julie,<br />

d’oublier un peu le lourdingue. Dès le lendemain, elles organiseraient<br />

une rencontre générale, <strong>histoire</strong> que chacun fasse connaissance<br />

avec chacune ; dès le lendemain elles partageraient toutes leurs<br />

questions : que faisait cet homme dans ce placard, dans <strong>cette</strong><br />

maison ?<br />

Elles sauraient bientôt, grâce à un cheveu dans la baignoire<br />

que l’inconnu avait péri sur place…<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

26


L<br />

orsque je suis arrivée chez Louise, tout m’a d’abord<br />

semblé normal. Mais alors que je tournais la clé dans la<br />

serrure, je me suis rendu compte que quelqu’un en<br />

faisait autant à l’étage au-dessus. De là où j’étais, je n’avais qu’à<br />

m’écarter un peu pour m’assurer qu’il ne s’agissait pas de la voisine<br />

de palier de Samira. <strong>Je</strong> suis entrée en silence pour me poster<br />

derrière l’œilleton de la porte. Au-dessus je n’entendais rien. Ça<br />

durait, c’était même interminable : bas un bruit. Ce n’était pas une<br />

fouille, plutôt un guet-apens. Le téléphone a sonné, j’ai sursauté.<br />

C’était Louise, depuis l’hôtel Terminus. Samira n’avait pas rappelé sa<br />

sœur entre temps, et des individus bizarres traînaient autour de la<br />

résidence. Tout le monde était inquiet. <strong>Je</strong> ne voulais pas en rajouter<br />

en expliquant ce que j’imaginais se tramer au-dessus de moi. Louise<br />

renonçait à se rendre chez Houria, c’était inutile et elle se sentait<br />

fatiguée. Elle rentrait dès le lendemain pour m’aider à intercepter<br />

Samira, si elle revenait dans le secteur, si elle était folle. <strong>Je</strong> ne savais<br />

plus quoi faire. J’allais passer toute la soirée et la nuit à la fenêtre, en<br />

vain. Elle ne viendrait pas. Les visiteurs étaient toujours là-haut ; je<br />

n’en étais plus tout à fait sûre, de cela comme du reste. Louise est<br />

arrivée vers dix heures du matin, avec des croissants et du pain.<br />

J’étais épuisée. On ne pouvait pas quitter la fenêtre sans risque ; elle<br />

m’a remplacée, commençant elle aussi à réfléchir au message<br />

énigmatique de la veille, alors que je ne demandais plus qu’à<br />

m’écrouler sur le canapé. À mon réveil, ma première pensée est<br />

allée à ma belle Algérienne : où avait-elle passé la nuit, avait-elle<br />

mangé, avait-elle un peu d’argent sur elle ? Louise regardait la rue, à<br />

la recherche d’un visage connu de nous deux. Soudain, elle a crié<br />

« La voilà ! » Comme il était trop tard pour descendre, il a fallu se<br />

résoudre à crier. Samira a levé les yeux et aperçu Louise qui lui<br />

faisait de grands gestes. J’ai juste eu le temps de l’apercevoir et de<br />

lui lancer mon porte-monnaie, dans un réflexe : elle a disparu<br />

aussitôt. « Trente euros, peut-être trente cinq… au moins elle pourra<br />

nous téléphoner…» À l’expression de Louise, j’ai compris qu’elle<br />

était sur liste rouge. Il nous faudrait donc déchiffrer le message pour<br />

renouer le contact. Elle ne pouvait plus rentrer chez elle, elle<br />

n’oserait pas aller à la boutique. Et pourquoi n’allait-elle pas voir la<br />

police, tout simplement ? Pourquoi surtout prendre le risque<br />

incroyable de revenir chez elle après ce qui s’était passé, sinon pour<br />

récupérer quelque chose de vital ?<br />

Le message étant forcément une allusion que je pouvais<br />

comprendre, que je devais être la seule à pouvoir comprendre. Sous<br />

le regard de Louise, je fis rapidement la liste de ce que Samira savait<br />

de moi et de ce que je savais d’elle. Rapidement est vraiment le<br />

terme qui convient. Le seul lieu en commun était la boutique où je<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

V<br />

27


l’avais rencontrée, et que la propriétaire avait appelé « Les noces de<br />

Milord », en hommage à Edith Piaf semble-t-il. On avait beau diviser<br />

toutes ses caractéristiques par dix, rien ne semblait avoir de sens,<br />

pas plus le nom de la rue que celui de la boutique ou son numéro.<br />

« Dix fois moins de quoi ? » Peut-être aurions-nous plus de chance<br />

en allant sur place…<br />

Le magasin était fermé. Sans doute y avait-il un détail dans la<br />

vitrine, mais si c’était le cas, il résistait à l’analyse... Et puis, ça devait<br />

être évident ou introuvable, car Samira avait tout imaginé dans<br />

l’urgence, sinon la panique ! Nous arpentions la devanture sans arrêt<br />

depuis pas mal de temps déjà, et c’est au moment où le<br />

découragement commençait à prendre le dessus que j’ai enfin<br />

compris l’astuce, liée au nom de la boutique : « Milord-Centaure,<br />

mille-cent… dix fois moins ! »<br />

Aux regards anonymes qui se tournaient vers moi, j’ai compris<br />

que j’avais crié un peu fort. « Le Centaure ! » a répété Louise, en<br />

pointant le doigt vers le store d’une brasserie, à une trentaine de<br />

mètres de la boutique. D’un commun accord, il a immédiatement été<br />

décidé qu’il ne s’agissait pas d’une coïncidence, et <strong>cette</strong> décision<br />

encourageante valait bien une embrassade. Restait à savoir quand<br />

Samira se montrerait au Centaure, si elle devait bien s’y montrer<br />

personnellement…<br />

Cette nouvelle piste prometteuse avait de quoi ouvrir l’appétit.<br />

À l’intérieur, le brouhaha du midi brassait un air saturé de fumées et<br />

d’odeurs de cuisine, et de bière. Les employés s’étourdissaient dans<br />

une cacophonie de commandes disparates et de gestes sans cesse<br />

répétés. Bientôt, notre tour est venu. En attendant le plat du jour, je<br />

laissais la bière me griser un peu, rêvant sous le regard maternel de<br />

Louise. Quand on est bien ensemble, le silence n’est pas<br />

embarrassant, de sorte que les paroles n’ont rien à meubler et<br />

peuvent attendre qu’il y ait quelque chose à dire. Le temps passait<br />

au rythme des allées et venues. <strong>Je</strong> me disais que quand le soir serait<br />

là, le manège recommencerait. Mais elle ne venait pas. J’avais<br />

l’impression qu’elle venait de moins en moins. C’était comme si<br />

l’essayage ce fût passé dix ans auparavant, dans une autre vie. Pour<br />

ne pas interrompre l’occupation du terrain, comme disait Louise,<br />

nous sortions chacune à notre tour, <strong>histoire</strong> de nous dégourdir les<br />

jambes. C’était d’une discrétion douteuse. Quand j’étais dehors,<br />

j’imaginais que Samira entrait dans le café, qu’elle demandait à<br />

Louise où j’étais, un peu inquiète, voire plus… Rien. Les heures<br />

passaient, toutes strictement semblables, vides. Le repas du soir<br />

avalé plus que mangé, je grignotais une à une quelques miettes de<br />

pain pour m’occuper. Nous n’avions pas faim et je voyais ma propre<br />

inquiétude se refléter dans les yeux de Louise, qui peinait à me<br />

rassurer. Samira ne donnait pas signe de vie, nous allions<br />

abandonner. Nous étions d’ailleurs presque debout, aux premiers<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

28


signes d’une prochaine fermeture, quand la serveuse s’est arrêtée<br />

près de nous. « Vous attendiez quelqu’un ? » Elle parlait bas en<br />

s’efforçant de rester naturelle et brève. Elle aurait hurlé « <strong>Je</strong> vous<br />

arrête ! » en brandissant une carte tricolore, c’était pareil, l’angoisse<br />

de la faute involontaire. J’étais tétanisée. Mon regard s’est mis à<br />

chercher désespérément un point d’ancrage, avant de croiser celui<br />

de Louise, et c’est elle qui a rompu le silence. « Vous connaissez<br />

quelqu’un que nous pourrions attendre ? » J’étais sidérée par<br />

l’aplomb de Louise, j’avais les mains subitement trempées, le cœur<br />

en chute libre. On en a reparlé bien plus tard dans la soirée. Elle m’a<br />

expliqué que son mari et elle s’étaient rencontrés sous l’occupation,<br />

qu’ils avaient rempli ensemble quelques missions. Bien sûr, rien<br />

d’historique, mais des petits riens valent mieux que rien du tout… Et<br />

rien du tout, quand on sait les « quelque chose » que certains ont<br />

fait, c’est déjà bien. « J’ai un message pour une ou deux femmes…<br />

L'une d’entre vous a été mariée…tout dépend des prénoms sur le<br />

faire-part… »<br />

Ravie de prononcer le nom de son mari, Louise a rassuré la<br />

serveuse, qui nous a glissé une enveloppe et s’est éloignée aussitôt,<br />

non sans nous avoir dit qu’elle ne transmettrait pas de réponse. Le<br />

tout avait <strong>dû</strong> prendre vingt secondes. En dépliant la feuille à<br />

l’intérieur, j’ai découvert l’écriture de Samira, originale et légère.<br />

L’encre noire multipliait les courbes interrompues, esquissait la<br />

silhouette des mots. C’était tout ce que j’avais d’elle, j’hésitais à lire<br />

les quelques lignes, de peur d’apprendre un irrémédiable exil.<br />

« <strong>Je</strong> suis en danger, et vous pourriez l’être aussi. Merci à vous<br />

de m’aider, j’espère un jour vous rendre toute la chaleur que vous<br />

m’apportez. De grâce, soyez prudentes. Toutes les trois heures, de 9<br />

heures à 21 heures, j’appellerai la cabine à côté du magasin où j’ai<br />

déposé Louise l’autre jour. Si elle est en dérangement, on attend la<br />

réparation. Ne revenez pas au café, sous aucun prétexte. Ne<br />

prévenez surtout pas la police. <strong>Je</strong> vous embrasse. Samira. »<br />

Il était déjà trop tard pour la contacter le soir même, j’étais un<br />

peu triste, mais le pire était évité. Le taxi nous a ramenées rue<br />

d’Alésia. Louise resplendissait, <strong>jamais</strong> son sourire ne la quittait, elle<br />

parlait pour deux, réfléchissait pour dix. <strong>Je</strong> ne pourrais dire à quel<br />

point elle aura compté dans ma vie, et à ce moment précis<br />

notamment. Dans le hall d’entrée, on pouvait voir la boîte aux lettres<br />

de Samira grossièrement forcée. Elle était bien en danger, comme<br />

elle l’affirmait, mais au moins, elle n’était plus seule. Alors que nous<br />

montions l’escalier en silence, la silhouette d’un homme en<br />

imperméable nous est apparue, postée devant la porte. Vue l’heure<br />

tardive, la panique nous a prises au ventre. L’idée qu’il pût s’agir d’un<br />

sbire malintentionné n’avait pas eu de mal à se frayer un chemin<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

29


dans mon cerveau déjà éprouvé. On n’est <strong>jamais</strong> prêt à plonger dans<br />

une aventure. D’abord surprise, Louise a retrouvé instantanément un<br />

calme absolu en abordant l’inconnu. « Vous attendez quelqu’un ? »<br />

L’homme s’est retourné. Il n’avait pas l’air méchant, juste fâché d’être<br />

venu pour rien, un agacement qu’il aurait pu s’éviter en téléphonant.<br />

Car il s’agissait d’un policier, qui venait prendre des nouvelles de<br />

notre affaire. On l’imaginait bien traînant sa solitude dans les bars,<br />

sans horaires, sans vie. Alors qu’il débitait un discours<br />

manifestement bien rôdé, je pensais au message de Samira. Que<br />

faire, parler ou pas ? Est-ce que nous avions des nouvelles ? Non<br />

malheureusement. Il semblait nous croire, ne pas vouloir insister, au<br />

moins. L’affaire ne l’intéressait pas, c’était tant mieux, mais il parlait<br />

fort, et ça pouvait devenir dangereux. Ce qui m’inquiétait en fait,<br />

c’était l’appartement de l’étage au-dessus, et ceux qui avaient les<br />

moyens d’y entrer. Si l’inspecteur avait été repéré, le lien entre<br />

Samira et nous devenait apparent, le péril immédiat. Heureusement,<br />

la chance était de notre côté ce soir-là : même après un long<br />

moment d’écoute attentive, aucun bruit ne nous parvenait d’en haut.<br />

Les guetteurs devaient être partis.<br />

Louise a sorti du buffet la bouteille de liqueur des grandes<br />

occasions. Encore une fois, nous étions là, comme deux officiers<br />

avant une bataille, préparant un plan d’attaque minutieux. À y<br />

regarder de près, la situation était plutôt favorable : avec un peu de<br />

chance, ceux qui poursuivaient Samira ne connaîtraient pas notre<br />

existence avant longtemps et nous avions un lieu en commun avec<br />

elle. Paris versait dans la nuit, la fatigue nous gagnait. Il n’a pas été<br />

nécessaire de discuter l’heure à laquelle nous serions prêtes, c’était<br />

l’évidence même : dès neuf heures, nous serions dans la cabine,<br />

pour le premier appel. Encore un pointage de ce que nous avions à<br />

dire, de ce dont elle pouvait avoir besoin, des procédures de contact,<br />

et il a fallu se coucher. Nous étions satisfaites et énervées. Louise<br />

était heureuse pour moi. À force d’imaginer mille et une situations<br />

plus ou moins favorables, j’avais la tête pleine de retrouvailles et<br />

d’adieux.<br />

Cette nuit-là, j’ai peu dormi. Evidemment, et Louise non plus :<br />

nous étions levées toutes les deux depuis près d’une heure quand le<br />

réveil censé nous tirer du lit à sept heures a sonné. Sourires. C’est<br />

avec la même avance que le métro nous a déposées à notre rendezvous.<br />

« Ma fille, allons prendre un chocolat. » Aussitôt dit, aussitôt<br />

fait. Au bar, des clients sacrifiaient à leurs rites de début de journée,<br />

café et croissants, journal, téléphone. D’autres en étaient déjà à la<br />

bière. Dans le fond, quelques jeunes attendaient Dieu sait quoi. Sans<br />

la terrasse où nous étions, le café eût été déjà saturé de fumée.<br />

Nous regardions s’éloigner un camion de voirie détrempant les<br />

trottoirs, alors que les dernières tables étaient installées près de<br />

nous. Un peu plus loin, un épicier regardait le ciel en attendant le<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

30


client, comme s’il évaluait les chances de garder le soleil toute la<br />

journée, signe que l’été eût véritablement commencé, enfin. Encore<br />

dix minutes. Les consommations payées, il ne restait plus rien à faire<br />

qu’attendre. Même parler devenait inutile. La petite place était vide, à<br />

en sembler suspecte. On se serait cru dans un film des années 50,<br />

quand l’attaque de banque n’attend plus que le signal des guetteurs :<br />

nous regardions l’heure toutes les cinq secondes.<br />

« On y va ? » <strong>Je</strong> me suis levée sans répondre, occupée à<br />

contenir mon cœur dans ma poitrine malgré ses battements furieux.<br />

La porte de la cabine s’est refermée sur nous. On n’a <strong>jamais</strong> l’air<br />

bien malin à deux dans une cabine téléphonique, mais quand en plus<br />

on ne téléphone pas, c’est encore pire, et ça amuse les vieux<br />

passants, qui imaginent aussitôt quelque caméra forcément invisible.<br />

Sans hésiter, c’est Louise qui a décroché quand la sonnerie<br />

m’a brusquement vidée de tout mon sang. C’était bien Samira, et elle<br />

allait bien. Elle a vérifié mon numéro de portable par un bref appel,<br />

puis a rappelé la cabine, comme convenu. Il s’agissait de se servir le<br />

moins possible du portable : à tort ou à raison, nous pensions que<br />

les cabines étaient plus sûres. Grâce à une anecdote en commun,<br />

Louise lui a fixé rendez-vous au Trocadéro, sans avoir à nommer<br />

l’endroit. Ainsi nous pourrions discuter tranquillement, essayer de<br />

comprendre, trouver des solutions. Avant, il nous faudrait récupérer<br />

un objet dans l’appartement de la jeune femme, si ceux qui la<br />

poursuivent ne l’avaient pas encore trouvé. Sur la place, personne<br />

ne prêtait attention à nos manigances. J’ai bredouillé quelques<br />

paroles maladroites quand Louise m’a passé le combiné. Envolées<br />

lâchement les belles déclarations, j’étais seule avec elle et je ne<br />

trouvais rien à lui dire, j’avais peur simplement. <strong>Je</strong>… vous… je ne<br />

savais plus. Elle s’amusait de me voir ainsi patauger. Elle pensait à<br />

moi souvent disait-elle. J’étais troublée. Elle avait dit cela si<br />

simplement ! J’aurais aimé parler comme elle. Avant de raccrocher,<br />

elle m’a encore une fois répété qu’elle pensait à moi.<br />

Louise était impatiente « Il n’y a pas de temps à perdre. »<br />

Nous sommes parties presque au pas de course. Tout en marchant<br />

et malgré le rythme, elle m’expliquait l’affaire en détail, alors que la<br />

voix de Samira, non contente d’avoir ravagé ma tête, vibrait en<br />

répliques au fond de mes tempes, jetant par terre le peu qui pouvait<br />

encore l’être<br />

C’était le mercredi avant l’essayage. Depuis quelques jours,<br />

Samira recevait des appels téléphoniques lui conseillant de rendre<br />

ce qui ne lui appartenait pas. Elle croyait d’autant plus à une<br />

mauvaise plaisanterie qu’elle n’avait aucune idée de l’objet du litige.<br />

Elle avait beau insister, forcer sa sincérité, l’homme n’en disait pas<br />

plus « Elle a vraiment pris peur en découvrant un bouquet de fleurs<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

31


dans son appartement : le téléphone a tout de suite sonné pour lui<br />

confirmer qu’on était bien entré chez elle. »<br />

… Et qu’on n’avait rien trouvé : ajouté au fait que l’objet<br />

recherché n’avait <strong>jamais</strong> été mentionné explicitement, malgré<br />

l’insistance de Samira, l’échec de la visite clandestine laissait à<br />

penser qu’il y avait un contenant inconnu de ceux qui cherchaient<br />

surtout un contenu. Appeler le commissariat ? Rien ne trahissait une<br />

fouille qui put intéresser la police, et à la première évocation d’Houria<br />

et de ses enfants, l’idée même d’y faire appel était devenue<br />

totalement hors de question.<br />

« Qu’est-ce qu’on va chercher alors ? » Louise avait réponse<br />

à tout : la seule personne susceptible d’être à l’origine de l’affaire<br />

était une ancienne amie de Samira, Roxane Legendre. Sans doute la<br />

femme qui s’était trompée deux fois d’étage...<br />

« Soit l’objet se trouve dans le curieux pendentif qu’elle lui a<br />

offert avant de partir, un éclat d’améthyste je crois, soit il a été caché<br />

n’importe où dans l’appartement. » J’étais d’accord avec l’alternative,<br />

mais j’avais une nette préférence pour la première hypothèse : si<br />

l’objet était planqué dans un recoin de l’appartement et que ceux qui<br />

avaient cherché avec autant de soin n’avaient rien trouvé, alors<br />

nous…<br />

… Alors nous étions leur seule chance. Pourtant, <strong>cette</strong><br />

évidence ne nous effleurait même pas l’esprit. Après avoir attendu<br />

suffisamment longtemps pour nous assurer qu’il n’y avait personne<br />

au-dessus, nous sommes parties pour expédition surréaliste. <strong>Je</strong><br />

souris rien que d’y repenser. L’appartement était silencieux, seul le<br />

parquet de l’entrée a laissé entendre quelques couinements. Rien<br />

n’avait apparemment bougé depuis notre dernière visite. Avec les<br />

indications de Samira, j’ai pu facilement trouver le pendentif dans un<br />

tiroir garni de feutre rouge. L’objet n’était pas très beau, à vrai dire.<br />

« Jalouse ! » : Louise étouffait un rire, contente de son effet. Nous<br />

étions un peu moins tendues.<br />

Au sol, la tâche presque noire me rappelait à chaque passage<br />

que j’avais oublié de demander à Samira si elle avait été blessée, et<br />

par qui. Dehors, le ciel se couvrait : c’est ce qui allait nous sauver.<br />

Alors que je commençais à triturer le bijou, Louise m’a proposé<br />

d’allumer. Quand on cherche quel interrupteur est le bon, c’est<br />

comme un réflexe de regarder vers la source de lumière qu’on veut<br />

activer. J’ai tourné la tête après quelques instants et j’ai aperçu<br />

Louise, pétrifiée, fixant le plafonnier qui laissait entrevoir une ombre<br />

vraiment suspecte. « Il faut partir, vite ! » Elle m’avait déjà agrippé le<br />

bras et une seconde plus tard, elle me jetait presque dans l’escalier.<br />

À peine avions-nous refermé notre porte que des pas rapides se<br />

faisaient entendre dans l’escalier. Par le trou de la serrure, j’ai pu voir<br />

deux hommes. Ils sont redescendus très vite, le bruit s’est éloigné,<br />

puis on n’a plus rien entendu. Bien sûr, ils ne nous avaient pas vues,<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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mais ils savaient désormais que Samira était en rapport avec<br />

quelqu’un dans l’immeuble. Le piège se refermait sur nous, il fallait<br />

agir vite. J’ai bientôt pris conscience de la force avec laquelle je<br />

serrais le bijou dans la main depuis notre départ précipité : il n’y avait<br />

plus qu’à prier pour y trouver quelque chose.<br />

<strong>Je</strong> voulais féliciter Louise, qui s’était éloignée de la porte : elle<br />

pleurait, assise sur le bord d’un fauteuil. Durant un instant, elle avait<br />

repensé à l’Occupation. En décembre 1943, ses voisins avaient été<br />

arrêtés pour avoir tardé quelques secondes à fuir, hésitant à laisser<br />

un blessé derrière eux. Ni eux ni le résistant n’avaient vu la fin de la<br />

guerre. Prenant sa tête entre mes mains, je la consolais tant bien<br />

que mal : pour une fois, c’était moi qui l’aidais. La seule fois. Dans la<br />

bonne humeur un peu forcée qui suit souvent les larmes, Louise et<br />

moi avons partagé la dernière bière qui lui restait, amertume et<br />

chaleur, à la santé de tous les malheureux, d’hier et de demain.<br />

Le pendentif était là entre nous, posé sur la table. Les<br />

hommes avaient quitté l’immeuble sans doute satisfaits, bien que<br />

provisoirement bredouilles. Ce dont nous pouvions être sures, c’est<br />

qu’il ne s’agissait pas de véritables professionnels : Samira leur avait<br />

échappé, peut-être au prix d’un peu de sang, et nous avions déjoué<br />

leur piège, avec un peu de chance mais sans trop de difficultés<br />

finalement. Sans doute étaient-ils des « gros bras » recrutés à la<br />

hâte par un individu pris de panique : c’était leur amateurisme qui les<br />

rendait dangereux. On pouvait tout au moins exclure l’affaire d’État et<br />

la pègre.<br />

La pierre du pendentif cachait un petit creux, duquel Louise a<br />

pu extirper un minuscule morceau de papier, enroulé sur lui-même.<br />

Voilà donc ce que les hommes cherchaient : un objet guère plus gros<br />

qu’une tête d’épingle et qui pourrait avoir une grande importance.<br />

« roxanel.monsite.be ? Une adresse de site Internet. Un<br />

radeau sur la toile probablement ! Un site probablement pas<br />

référencé, une aiguille dans une botte d’aiguilles ! Ce site est<br />

certainement introuvable sans son adresse exacte… et nous<br />

sommes, peut-être, les seules à l’avoir. » Mais pas à la chercher.<br />

Dans le cendrier, la bandelette de papier s’est tortillée à peine<br />

quelques secondes. Rassurée, Louise a soufflé sur l’allumette et nos<br />

regards se sont compris : nous n’étions plus en sécurité dans cet<br />

appartement.<br />

<strong>Je</strong> ne sais pas pourquoi, mais à cet instant, j’ai pensé qu’il<br />

fallait rassurer mes parents, les décevoir aussi, sans doute. L’idée<br />

que Samira puisse être à l’origine d’une déception n’a toujours pas<br />

de sens aujourd’hui. Après tout, de quel droit seraient-ils déçus ?<br />

À ma voix, ma mère a compris que j’allais lui dire quelque<br />

chose qu’il faudrait écouter et qui ne ferait pas plaisir. « Il n’y aura<br />

pas de mariage, je n’épouserai pas Romain. <strong>Je</strong> dois partir quelque<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

33


temps, je vous expliquerai plus tard. » Elle n’a pas osé insister, se<br />

contentant de me faire jurer que tout allait bien. « Au fait, j’ai résilié<br />

mon numéro de portable, je te donnerai le nouveau dès que je<br />

reviens. Embrasse papa pour moi. <strong>Je</strong> vous aime. » Quitter ses<br />

parents n’est pas affaire de logement.<br />

Déjà, Louise s’affairait. <strong>Je</strong> la regardais trier des habits pour<br />

garnir sa valise. Elle aura été ma seule grand-mère, éphémère et<br />

bienveillante. J’attendais. J’attendais qu’elle me gronde gentiment,<br />

dans un numéro de duettistes de plus en plus au point. Elle ne m’a<br />

pas déçue. « On va aller où ? » Bonne question… « Ma fille, nous<br />

allons nous mettre à l’abri tout de suite, puis nous irons voir votre<br />

fameux radeau. Après, nous nous occuperons de sauver votre<br />

dulcinée. » Bonne réponse. Puis elle a pris le téléphone. Une de ses<br />

amies, décédée quelques années auparavant, avait une fille qui<br />

tenait un petit hôtel dans le douzième arrondissement. Leur<br />

conversation était chaleureuse : Louise l’avait connue enfant et lui<br />

rappelait des anecdotes d’un autre temps. Elle lui promettait qu’elles<br />

discuteraient plus tranquillement à l’hôtel, ce qui signifiait qu’il restait<br />

bien au moins une chambre ; j’ai compris qu’on ajouterait un lit. Sans<br />

une once de méchanceté, Louise mentait à merveille : elle expliquait<br />

qu’elle faisait refaire son appartement après un dégât des eaux <strong>dû</strong> à<br />

la toiture. Les détails étaient savoureux et l'on voyait qu’elle y prenait<br />

un plaisir certain, non à tromper mais à inventer, à improviser. Entre<br />

le rêve et la réalité, il n’y a que poésie et mensonge, parfois bien<br />

emmêlés. Elle me dira plus tard combien ces péripéties lui avaient<br />

plu.<br />

Trouver un ailleurs avait beau être résolu, un problème<br />

subsistait malgré tout : il consistait à sortir de l’immeuble sans avoir<br />

l’air de partir précipitamment, avec armes et bagages, pour le cas où<br />

le secteur serait surveillé. Et il l’était forcément. L’idée de Louise était<br />

simple : elle demande au fils de la dame du rez-de-chaussée de lui<br />

rendre un service. Elle lui appelle un taxi, il monte dedans avec une<br />

valise, l’air pressé et inquiet. Il se fait déposer à la gare<br />

Montparnasse et il s’arrange pour que sa valise s’ouvre<br />

brusquement dans le hall : quelques magazines s’étalent sur le sol.<br />

Fausse piste à 30 euros, et retour en métro. Mais les mécaniques les<br />

plus robustes ne sont pas à l’abri d’un grain de sable, encore moins<br />

d’une tempête…<br />

« Demandez à la dame du 3e… elle discutait souvent avec<br />

elle. Si quelqu’un sait quelque chose, c’est bien elle… » À peine sur<br />

le palier, Louise avait reconnu la voix de la dame du rez-dechaussée.<br />

Impossible de voir à qui elle parlait, mais elle parlait à<br />

quelqu’un qui cherchait Samira, et venait de trouver ses complices.<br />

« Madame Berger, vous dites ? … <strong>Je</strong>…je repasserai demain, j’aurai<br />

plus de temps. » C’était un homme, et qui n’avait pas l’intention de<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

34


venir sonner. Le plan était à l’eau : il ne suivrait ni un homme, ni une<br />

jeune femme comme moi. « Allons déjeuner. » m’a proposé Louise<br />

pour tout plan. « On fera pas mal d’étapes, en regardant bien les<br />

gens autour de nous. S’ils nous suivent, on finira par les perdre. »<br />

J’étais admirative mais dubitative. « Prenons plutôt ma voiture. Voici<br />

ce que je propose : on prend l’autoroute et on s’arrête brutalement<br />

sur la bande d’arrêt d’urgence, juste avant une sortie peu fréquentée.<br />

On attend quelques minutes et on surveille, puis on redémarre et on<br />

sort. Si on part tout de suite, ils n’auront pas le temps de s’organiser.<br />

» Cinq minutes plus tard, nous étions donc dehors. Sans tarder, j’ai<br />

mis la voiture en route. Apparemment, tout allait bien, pas de<br />

mouvements suspects. Le road-movie n’était pas très exotique, mais<br />

nous étions simplement heureuses : je pensais à ma belle en<br />

écoutant le tourbillon à la radio ; on aurait pu croire que Louise allait<br />

fumer et passer une jambe par la vitre. Les méchants n’avaient pas<br />

l’air si méchant, on naviguait entre policier et comédie, regrettant<br />

presque le manque de danger. L’avenir allait nous combler, sottes<br />

que nous étions.<br />

Revenues dans Paris après mille détours et précautions, la<br />

faim nous a conduites vers une brasserie traditionnelle, bruyante et<br />

enfumée, tellement parisienne. Sur la terrasse ensoleillée, le garçon<br />

nous a installées près d’un jeune couple, dont tout laissait à penser<br />

qu’il était illégitime, comme ce mélange caractéristique d’élan et de<br />

retenue. Il était beau, elle était belle. C’était tout, mais c’était<br />

beaucoup. Ils étaient ensemble… et tout le monde ne pouvait pas en<br />

dire autant ! En les regardant, je pensais à Romain, je l’imaginais au<br />

téléphone avec ma mère, catastrophée, et je souriais. Louise, elle,<br />

scrutait les environs. La blanquette était excellente.<br />

« <strong>Je</strong> suis vraiment curieuse de savoir ce qu’il y a sur ce<br />

fameux site Internet. » <strong>Je</strong> me doutais qu’il s’y trouvait des<br />

révélations, des preuves, que la mystérieuse et encombrante<br />

Roxane avait mises à l’abri. Mais des preuves contre qui ? Peut-être<br />

se protégeait-elle, peut-être protégeait-elle quelqu’un. Nous ne<br />

savions même pas ce qu’elle faisait dans la vie. Samira savait sans<br />

doute quelque chose et nous le dirait le soir même. Quoi qu’il en soit,<br />

aujourd'hui encore je trouve que Roxane s’était montrée<br />

particulièrement inconsciente à l’époque, d’exposer ainsi une amie à<br />

un risque mortel, quelles qu’aient été les informations qu’elle<br />

détenait. <strong>Je</strong> n’ai rien dit alors, car Louise aurait encore invoqué la<br />

jalousie.<br />

Le troquet sur la toile se trouvait à quelques dizaines de<br />

mètres de la brasserie. Il affichait une francophonie militante qui lui<br />

donnait des airs de Québec, et qui tranchait avec les marques des<br />

vêtements et des chaussures que portaient les clients, censées<br />

donner la force du rêve américain. On a tous été comme ça, plus ou<br />

moins. Le rêve est bien une hallucination...<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

35


Il n’y avait pourtant guère de temps pour les analyses<br />

sociologiques. Le moment était venu de valoriser notre coup<br />

d’avance : tant que nous ne connaissions pas le secret de Roxane,<br />

inutile d’espérer sortir Samira de ses ennuis. Après quelques<br />

minutes, un poste s’est libéré. J'avais bien l’intention de m’asseoir.<br />

« Mais qu’est-ce que vous faites ? » Louise m’avait pris le bras et<br />

m’entraînait vers la sortie en disant qu’elle avait oublié sa carte de<br />

crédit, c’était totalement incohérent ! En sortant, elle m’a dit tout bas :<br />

« L’homme qui est entré après nous, j’ai reconnu ses chaussures, je<br />

les ai vues à la brasserie tout à l’heure. Allons ailleurs. » <strong>Je</strong> me<br />

demandais comment il avait bien pu nous suivre. À vrai dire, je ne<br />

connaissais pas d’autre cybercafé. « J’ai bien une amie qui pourrait<br />

me prêter son matériel, mais je ne tiens pas à l’exposer. Attendezmoi<br />

là, je demande dans <strong>cette</strong> banque. » Par chance, il y avait peu<br />

de monde. Le jeune homme chargé de l’accueil ne connaissait pas<br />

Paris et n’avait pas l’air très dégourdi. Lassée d’attendre qu’il ait<br />

l’extrême outrecuidance d’oser imaginer éventuellement déranger un<br />

collègue, et poussée surtout par un mauvais pressentiment, je suis<br />

ressortie sans attendre. C’est à cet instant que j’ai vraiment pris<br />

conscience de la gravité de la situation : Louise avait disparu. Elle<br />

s’était évaporée sans troubler le moins du monde le ronronnement<br />

tranquille <strong>cette</strong> rue ordinaire. On se serait cru dans un film<br />

fantastique où l’angoisse vient de la stricte reproduction de<br />

l’ordinaire, à en faire chanceler la raison. Affolée, j’interrogeais tous<br />

les passants et ils n’avaient rien vu, bien sûr. Autour de moi se<br />

croisaient des dizaines de personnes et pourtant j’étais seule.<br />

L’inquiétude tordait mon ventre. Avec <strong>cette</strong> inépuisable faculté de<br />

rechercher la plus infime trace de culpabilité dans les plus lointaines<br />

implications, je m’en voulais d’avoir laissé Louise seule, comme si<br />

c’était pire que de l’avoir enlevée. Ils nous avaient suivies, ce qui<br />

impliquait des moyens importants qui dépassaient l’envergure des<br />

malfrats auxquels nous avions eu affaire. Qu’allaient-ils faire d’elle ?<br />

Et même s’ils ne lui faisaient aucun mal, peut-on <strong>jamais</strong> pardonner<br />

les horreurs qu’on vous oblige à imaginer en pareil cas ?<br />

Que faire ? Attendre un coup de fil ? Mes pensées me<br />

ramenaient à Samira. <strong>Je</strong> devais renoncer à me rendre au Trocadéro<br />

le soir même, le risque d’être suivie moi aussi était grand. Samira<br />

reviendrait de toute façon au rendez-vous tous les jours, comme<br />

convenu. « Peut-être demain. » Les rendez-vous manqués<br />

devenaient décidément une bien désagréable habitude.<br />

Une heure plus tard, j’étais assise devant l’ordinateur de mon<br />

amie Nathalie, qui m’avait prêté ses clefs. C’est à cela qu’on<br />

reconnaît les amis : qu’on les ait vus la veille ou deux ans plus tôt,<br />

comme c’était le cas, on peut compter sur eux. J’étais allée la voir au<br />

collège où elle enseigne, encore aujourd’hui d’ailleurs, les<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

36


mathématiques. Entre deux cours, elle avait trouvé le temps de me<br />

raconter ce que je mettrais deux heures à répéter, à supposer que<br />

j’aie tout retenu. Elle était comme ça depuis toujours. <strong>Je</strong> m’en voulais<br />

un peu de risquer ainsi de mettre sa vie en danger, mais il y avait<br />

urgence et j’avais besoin de calme. Devant moi, mon téléphone me<br />

défiait de son silence. Louise, Samira, le téléphone, le secret, que<br />

penser, quoi faire enfin ? Alors que je fixais l’écran qui s’animait, je<br />

prenais aussi soudainement conscience de la fin d’une étape dans<br />

ma vie. Mon regard s’est peu à peu brouillé et je suis restée là un<br />

bon moment, à pleurer sans pouvoir m’arrêter, comme une petite fille<br />

perdue dans un musée, au milieu de masques effrayants.<br />

Puis j’ai repris mes esprits. Le site avait surgi sous mes yeux.<br />

Sur le moment, j’ai cru m’être trompée. <strong>Je</strong> voyais défiler un texte sur<br />

la protection des baleines, agrémenté de quelques photos, le tout en<br />

une seule page, et sans liens. C’est l’aspect trop anodin du site, et<br />

son absence totale d’intérêt en fait, qui m’a poussée à utiliser mes<br />

compétences professionnelles et à fouiller dans le code-source. J’ai<br />

rapidement découvert qu’astucieusement caché dans un<br />

commentaire, il y avait un lien vers un site, une page dénommée<br />

dossier, au contenu bien moins anodin semblait-il.<br />

« <strong>Je</strong> m’appelle Roxane Legendre. J’étais mariée à l’industriel<br />

René Legendre, qui dirigeait notamment la société MB Vital<br />

Systems. Décédé il y a quelques jours d’un accident de voiture qui<br />

est en fait un meurtre, il était sur le point de révéler les pressions qu’il<br />

subissait pour intégrer des éléments importés dans des systèmes<br />

électroniques… qui n’en avaient pas besoin. On savait que quelqu’un<br />

allait parler mais on ne savait pas que c’était lui, enfin je crois qu’on<br />

ne savait pas. En tout cas, un de ses collaborateurs, Bruno Wenger,<br />

a disparu, il est sans doute mort : c’est lui qui a <strong>dû</strong> dénoncer mon<br />

mari. Vous trouverez ici des plans et des descriptifs techniques, des<br />

documents comptables, des courriers, des notes, des photos.<br />

Wenger détenait la seconde améthyste, celle qui pourrait faire<br />

chanceler la République, l’affaire dans l’affaire. Il pensait qu’elle le<br />

protégerait. Il avait tort. <strong>Je</strong> détiens les originaux des documents<br />

présentés dans ce dossier : s’il m’arrivait malheur, sachez qu’il existe<br />

un autre site qui vous indiquera où ils sont… si vous avez du cœur,<br />

enfin c’est une image… »<br />

<strong>Je</strong> ne comprenais bien évidemment rien aux documents<br />

numérisés par Roxane. Sans doute était-elle en fuite elle aussi. Cela<br />

faisait trois heures que Louise avait disparu, et le téléphone ne<br />

sonnait toujours pas.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

37


T<br />

out vient à point à qui sait attendre. Les bonnes<br />

nouvelles s’accumulaient en peu de temps sur les<br />

bureaux du capitaine Leguen et du commandant<br />

Caulert. Les recherches menées sur l’historique des occupants de la<br />

maison avaient rapidement abouti. L’homme repêché dans la Seine<br />

s’appelait Ousmane Ndiaye et s’était trouvé là où il n’aurait pas <strong>dû</strong><br />

être. C’est Gaëlle Leguen qui s’est chargée de résumer l’<strong>histoire</strong>,<br />

telle que les éléments matériels et les témoignages l’établissaient :<br />

« Il est entre 18 et 21 heures, ce soir-là. Ousmane Ndiaye est à cent<br />

lieues de se douter de ce qui l’attend. Il arrive tout droit de Dakar, et<br />

matériellement, il ne peut pas arriver à la maison avant 18 heures ;<br />

au-delà de 21 heures, l’absence de lumière l’aurait fait renoncer.<br />

Cinq ans plus tôt, il était rentré au pays ; ce sont ses affaires qui l’ont<br />

ramené en France pour quelques mois de prospection, enfin d’après<br />

les déclarations de sa famille. C’est pour ça qu’il n’était pas<br />

recherché. À peine arrivé, il veut rendre une visite surprise aux<br />

parents d’un ami à lui, ignorant qu’ils ont déménagé, que le logement<br />

est vide surtout... Il n’a rien <strong>dû</strong> trouver changé, la porte est toujours<br />

ouverte. » De toute façon, on a toujours tellement envie que rien n’ait<br />

changé, qu’on prendrait un immeuble de trois étages pour le pavillon<br />

de banlieue qu’on aimait autrefois.<br />

« J’imagine qu’Ousmane entre, sans bruit, qu’il monte<br />

l’escalier, appelle finalement. Rien. Il a sans doute été pris à revers<br />

par les personnes qui sont arrivées juste après lui. Il comprend qu’il<br />

ne s’agit pas des parents de David, il comprend surtout qu’il se<br />

passe quelque chose de grave, il ne sait pas que c’est fini pour lui.<br />

Entendant que les hommes vont monter et le découvrir, il se cache<br />

dans le placard, probablement terrorisé. Deux hommes, on en est à<br />

peu près sûr, entrent dans la pièce en en traînant un troisième, peutêtre<br />

inconscient, celui qui a perdu du sang. Ils l’attachent solidement.<br />

La maison est très bien isolée, il peut toujours crier. Il va crier, sans<br />

aucun doute : il a <strong>dû</strong> dire quelque chose aussi, qu’Ousmane a noté<br />

sur sa main, dans le noir. J’imagine qu’entre deux séances<br />

d’interrogatoire, ils le laissaient seul. Ousmane a <strong>dû</strong> penser qu’à eux<br />

deux, ils pourraient peut-être s’échapper ; l’homme devait être trop<br />

faible, il lui aura juste demandé de récupérer un pendentif dans une<br />

poche, une carte de visite dans l’autre… mais pourquoi ? On imagine<br />

la suite, le placard découvert, la fin. Il semble qu’Ousmane a été<br />

immobilisé avec quelque chose comme de la cellophane, puis noyé<br />

dans la baignoire. Il n’y a pas de trace de lutte ou de liens<br />

traditionnels. Un suicidé devait être moins encombrant qu’un second<br />

assassiné… Toujours est-il que personne n’a remarqué l’améthyste<br />

décrochée, qui a roulé sur le tapis sans faire de bruit, jusqu’au bord<br />

du canapé. Elle a <strong>dû</strong> se dessertir pendant l’assassinat et tomber de<br />

VI<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

38


la poche ensuite. En tout cas, ça prouve que personne ne savait<br />

pour la pierre ! Sur le quai, celui qui a ramassé et déchiré la carte de<br />

visite pour la jeter dans l’eau, sans connaître son importance là non<br />

plus, n’a pas <strong>dû</strong> voir que le vent en renvoyait un morceau sur la<br />

berge… Notre témoin avait raison, ce n’est pas un frigo qui a basculé<br />

dans la Seine <strong>cette</strong> nuit-là. »<br />

De son côté, Julie Caulert avait récupéré un cadavre mal<br />

lesté, trouvé flottant sur la Marne, assez loin de Paris. La juge<br />

d’instruction désignée se trouvait être une amie de celui auquel le<br />

commandant Caulert avait affaire, et en discutant, les deux<br />

magistrats avaient trouvé étrange d’avoir chacun une affaire de<br />

noyade et s’étaient dit qu’une petite vérification ne coûtait rien. Ceux<br />

qui s’étaient donné beaucoup de mal pour mettre de la distance<br />

entre leurs deux victimes en étaient pour leur frais.<br />

Bien qu’en triste état, le corps avait livré son secret : on savait<br />

maintenant de façon certaine qu’il s’agissait de l’homme ayant<br />

saigné dans la maison. Mieux : comme il était recherché par sa<br />

femme, on l’avait vite identifié : Bruno Wenger, travaillant pour la<br />

holding DTMD, et disparu depuis plusieurs semaines. Des<br />

recherches étaient toujours en cours. Quant à la chaîne et au<br />

pendentif aux traces d’améthyste, ils venaient probablement de la<br />

boutique de la carte de visite, en tout cas du même fournisseur.<br />

Cette nouvelle n’était qu’à moitié bonne, car le labo avait aussi<br />

découvert que la pierre avait été dessertie et re-sertie avant son<br />

décrochage, probablement pour y creuser la cavité. Le commandant<br />

Caulert pensait déjà à autre chose : « Ce R-Leg est sûrement un<br />

nom de personne ou de filiale. » Celestini approuvait d’un hochement<br />

de tête, sans quitter des yeux la nuque brune de Leguen.<br />

« René Legendre, un des pontes du groupe, ça vous ira ? »<br />

Muriel Vaneka était entrée comme une furie. Une fois au siège de la<br />

Holding, le simple fait d’avoir évoqué la mort de Wenger avait amené<br />

la conversation sur Legendre. « Et qu’est-ce qu’il dit de tout cela, le<br />

fameux Legendre ? » Levesque était sorti de son mutisme<br />

congénital. « Il ne dira plus grand-chose sur rien… il est mort.<br />

Accident sur la voie publique. » Après quelques secondes, la cerise<br />

sur le gâteau : « <strong>Je</strong> sais à quoi vous pensez. Oubliez… on l’a<br />

incinéré. » Surprise, Julie Caulert en a lâché le pied qu’elle se<br />

massait consciencieusement depuis quelques minutes. Ainsi, à peine<br />

son nom avait-il été lâché par Wenger que Legendre, le lendemain<br />

semblait-il, mourrait bêtement au volant de sa voiture. L’analyse de<br />

la carcasse n’avait révélé aucun sabotage, il n’y avait pas mort<br />

suspecte, donc pas d’autopsie. Lumineux. Enfin, autopsie ou pas, la<br />

journée était finie. Ou presque : « Demain, il va falloir retourner à la<br />

boutique : je ne comprends pas pourquoi Wenger a confié la carte de<br />

visite à N’Diaye en plus de la pierre... Et je ne crois pas qu’il l’ait fait<br />

par distraction : vous me vérifierez tout ! … s’il vous plaît, bien sûr !»<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

39


Julie s’était adressée à Vaneka et Celestini qui hochaient maintenant<br />

la tête. « Tout ? Et pour le député ? », fit Celestini. Le commandant<br />

aimait à imiter les attitudes de manager débordé « Quel député ? »<br />

Un sourire entendu échangé avec leur chef et les deux<br />

enquêteurs s’en vont, pressés sans doute de se trouver à l’écart pour<br />

confronter leur avis. Gaëlle attendait près de la fenêtre :<br />

« Tiens, c’est moi qui t’invite <strong>cette</strong> fois, et dans une vraie<br />

pizzeria, et avec nos mecs ! Vingt et une heures, à la Casa Leoni,<br />

Rue Vieille du Temple ? » Les pizzas, Julie, c’était sa faiblesse : pas<br />

question de refuser. Malgré les sourires, l’affaire ne sortait <strong>jamais</strong><br />

longtemps de sa tête. Elle savait maintenant qui était mort, elle savait<br />

à peu près comment, mais toujours pas pourquoi. La financière en<br />

aurait sans doute pour des mois d’analyse, et rien ne permettait<br />

d’être certaine que <strong>cette</strong> piste serait la bonne. En remontant les<br />

quais, elle pensait aux parents d’Ousmane, à la femme de Wenger,<br />

qui avait <strong>dû</strong> reconnaître son mari dans un amas de chairs presque<br />

informe. Eux n’iraient pas au restaurant. Pour eux, ce ne sont pas<br />

des affaires, c’est leur vie. La soirée a quand même été une réussite.<br />

La nuit aussi…<br />

Dès le lendemain matin, Vaneka et Celestini se retrouvaient<br />

près de la boutique « Outpost » où l’on trouvait tant de choses. Ni<br />

l’une ni l’autre n’étaient du matin, mais chacun éprouvait du plaisir à<br />

retrouver l’autre, à le retrouver en vie. Lors de leur première sortie<br />

ensemble, peu de temps après leur entrée à la crim’, ils avaient été<br />

blessés tous les deux et emmenés séparément, de quoi alimenter<br />

toutes les angoisses. Depuis ils étaient comme jumeaux.<br />

La boutique au bric-à-brac affichait un fouillis multicolore et<br />

exotique censé convaincre le client du mal que le commerçant se<br />

donne pour aller dénicher le meilleur, et expliquer ses prix si bas par<br />

l’absence de superflu. Une vraie stratégie… En fait, c’était un vrai<br />

bordel, comme se plaisait à le dire Vaneka, pour agacer Celestini qui<br />

avait des femmes une vision plutôt traditionnelle et pour tout dire,<br />

délirante. Même sans le faire exprès, elle l’effarait toujours par son<br />

langage direct et coloré.<br />

Au-delà de la vitrine, c’était près du comptoir qu’il y avait<br />

quelque chose d’intéressant : un homme inconnu se tenait là, il<br />

discutait avec le patron, l’employé était invisible. Le magasin n’était<br />

pas encore ouvert, il ne pouvait donc s’agir d’un client. La<br />

conversation semblait sérieuse mais courtoise. À peine un regard<br />

échangé et les deux policiers s’étaient compris : ils se sont éloignés<br />

chacun de leur côté. L’attente s’éternisait. Muriel et Sandro avaient<br />

espéré une ouverture à 9h30, puis à 10h00. Pour un magasin censé<br />

ouvrir à 9h00, il y avait comme du relâchement...<br />

Enfin, à 10h20, l’homme est sorti de la boutique, qui semblait<br />

rester fermée. Il était calme, le coin aussi, plutôt désert, dégagé,<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

40


donc peu propice aux reportages photo : il faudrait de contenter de la<br />

plaque. L’homme a pris sa voiture et démarré tranquillement.<br />

« J’aurais besoin de connaître le propriétaire d’un véhicule... »<br />

Vaneka était en ligne avec un collègue manifestement sourd : elle a<br />

péniblement transmis le numéro et raccroché, avec jurons.<br />

« On appellera le magasin plus tard, par téléphone. Inutile de<br />

lui laisser croire qu’il est surveillé. On va déjà voir le pedigree du<br />

visiteur du jour » Sandro était d’accord. D’un geste ample et<br />

ostensible, il s’est écarté pour éviter en bougonnant la première<br />

bouffée tirée par Vaneka et qu’elle expirait en maudissant son<br />

téléphone. C’était au sujet de la plaque minéralogique.<br />

« Comment ça, inconnue ?<br />

- <strong>Je</strong> te dis que ce numéro n’existe pas, la plaque est fausse ou<br />

t’es bigleuse !<br />

- non seulement t’es sourd, mais en plus tu es très drôle. Pas<br />

possible, ta deuxième solution... On l’a noté tous les deux, le<br />

numéro : Sandro la plaque avant, moi la plaque arrière... Enfin<br />

merci quand même»<br />

La donne était soudain toute autre, la finesse hors sujet. Bas<br />

les masques... Avec la bénédiction du chef et du juge d’instruction.<br />

Celestini a frappé plusieurs fois à la porte d’entrée avant d’apercevoir<br />

le patron de la boutique sortant de l’arrière-salle avec des grands<br />

gestes censés signifier que c’était fermé. Les coups ne cessant pas,<br />

il a daigné s’approcher de la porte et a reconnu les policiers. Il s’est<br />

efforcé de sourire en ouvrant la porte. « Bonjour, que puis-je pour<br />

vous ? » Ces paroles affables cadraient mal avec la nervosité de<br />

l’individu. Le contraste était d’autant plus saisissant que lors de la<br />

première rencontre avec les policiers, il s’était montré parfaitement<br />

détendu.<br />

Cela dit, même si l’individu qui était sorti de chez lui un peu<br />

plus tôt naviguait en eaux troubles, rien ne permettait d’affirmer qu’il<br />

y eût forcément un lien avec les meurtres de Wenger et N’Diaye. La<br />

police rend toujours nerveux et les chroniques judiciaires sont<br />

pleines d’engrenages aussi improbables que ravageurs.<br />

« Tout à l’heure, un homme est sorti de chez vous. De qui s’agissaitil<br />

?<br />

- Euh ! Un client... C’est un commerce ici...<br />

- Le magasin était fermé...<br />

- Ah, lui ? ....J’avais oublié… c’est... un fournisseur, chinois<br />

- Son nom ?<br />

- <strong>Je</strong>... je l’ignore... Nous n’avons pas fait affaire<br />

- Et votre employé ?... Il est souffrant<br />

- Son adresse, s’il vous plaît... »<br />

Il fouillait différents registres pour gagner du temps mais il a<br />

fini par s’exécuter. Les regards de Celestini et Vaneka se croisaient<br />

de plus en plus souvent. « Il va falloir nous suivre, monsieur »<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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L’homme protestait mollement, comme soulagé, quoique pas moins<br />

inquiet. Sur le chemin du quai des orfèvres, Vaneka et Celestini se<br />

relayaient pour multiplier les questions anodines, pour empêcher le<br />

client de se concentrer sur la fable qu’il écrivait en temps réel. À leur<br />

arrivée, Le commandant Caulert était prêt, de sorte qu’il ne pouvait<br />

espérer aucun répit. La moiteur de sa main traduisait son angoisse,<br />

son regard décrochait sans arrêt, sa voix manquait d’assurance.<br />

Entre temps, son employé avait été intercepté à son domicile,<br />

miraculeusement rétabli.<br />

« Monsieur Courteau, dites au commandant qui est l’homme<br />

qui a discuté plus d’une heure avec vous ce matin dans votre<br />

magasin...<br />

- <strong>Je</strong> vous l’ai dit... c’est un fournisseur...<br />

- Et il a débarqué comme ça, sans prévenir, sans se<br />

présenter ? Qu’est-ce qu’il vendait ? Pas de tarif, pas<br />

d’échantillon, de catalogue, pas même une carte de visite ?<br />

- Qu’est-ce qu’on me reproche à la fin ? <strong>Je</strong> suis inculpé ? »<br />

L’homme pliait sous les coups de boutoir, mais s’il se<br />

défendait mal, il ne se défendait pas de plus en plus mal, et<br />

l’interrogatoire tournait en rond, menaçant de tourner court. Julie a<br />

préféré prendre les devants : « Monsieur Courteau, il est 11h45 et<br />

vous êtes n’êtes pas inculpé, mais en garde-à-vue. Vous êtes<br />

soupçonné de détenir des informations, voire d’être impliqué dans<br />

une affaire de meurtre. Avez-vous un avocat ? »<br />

Qu’il ne connaisse pas d’avocat était moins surprenant que le<br />

fait qu’il ne réagisse pas à l’évocation d’un meurtre. Bernard et<br />

Levesque ont pris en charge la suite de l’interrogatoire, pendant que<br />

Julie, Vaneka et Celestini commençaient celui de l’employé, entrant<br />

dans la pièce entre deux uniformes, visiblement impressionné.<br />

Il n’a pas fallu bien longtemps pour admettre que l’employé ne<br />

savait rien. Ses réponses étaient cohérentes, son parcours limpide.<br />

Effectivement, son employeur l’avait prié de rentrer chez lui sans<br />

explication, sans lui demander de dire quoi que ce soit à qui que ce<br />

soit. L’employé aurait eu tort de se priver de l’aubaine. Pas de quoi<br />

fouetter un chat. « On vérifiera tout ça. Vous pouvez rentrer chez<br />

vous » L’homme s’est levé, pas même soulagé et a quitté le bureau<br />

comme on quitte une boutique, poliment. Alors que les trois<br />

enquêteurs faisaient le point, le lieutenant en faction devant le<br />

magasin a appelé en urgence : un homme venait de sortir de la<br />

boutique au moment où une moto sans plaques arrivait à hauteur de<br />

la porte d’entrée. Il avait grimpé sur l’engin et les deux hommes<br />

casqués avaient disparu en quelques instants. Autour du hautparleur<br />

du téléphone, on échangeait des regards interrogateurs...<br />

« Continuez la surveillance, on fera une perquis’ demain »<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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Les yeux fermés, ses longs doigts arc-boutés sur le front, Julie<br />

se concentrait pour récapituler la situation : « L’individu qui vient de<br />

sortir du magasin y était probablement depuis le début. De toute<br />

façon, il faut faire comme si. Il sait donc qui est le visiteur de ce matin<br />

et pourquoi il était là, il sait aussi que Courteau a été interpellé. Alors<br />

et d’une, on ne reverra pas le Chinois de sitôt ; et de deux, il faut<br />

protéger sérieusement l’honnête commerçant qui nous fait l’honneur<br />

de sa présence... » Pas de désaccord. Celestini pensait que l’homme<br />

pouvait être un complice du Chinois, laissé par lui pour surveiller<br />

Courteau.<br />

« Possible. En attendant, allez voir Bernard et Levesque,<br />

voyez où ils en sont. Moi, il faut que j’appelle le juge pour lui faire un<br />

topo » Vaneka triturait sa cigarette depuis quelque temps déjà, et<br />

l’idée d’y mettre le feu la ravissait.<br />

Dans le petit bureau où on l’interrogeait, Courteau restait<br />

fidèle à son <strong>histoire</strong>. On voyait qu’il avait peur et chacun s’efforçait de<br />

contraster avec <strong>cette</strong> peur en lui parlant très doucement. Rien n’y<br />

faisait. Quand Levesque, dans un style plein de sous-entendus, lui a<br />

glissé qu’à défaut d’aveux, il pouvait être relâché, avec tous les<br />

risques que cela comporte, il avait juste murmuré « Là ou ailleurs... »<br />

et avait refusé d’en dire plus<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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« S<br />

i vous avez du cœur… enfin c’est une<br />

image… » Seule Samira pouvait déchiffrer ce<br />

message : je ne me souvenais pas avoir vu de<br />

bijou ou d’objet en forme de cœur, il n’y avait rien de kitsch chez elle.<br />

Avant de partir, j’ai fait une copie du site. On ne sait <strong>jamais</strong>. J’ai tout<br />

éteint, refermé l’appartement de Nathalie, après lui avoir laissé un<br />

petit mot rassurant, m’excusant encore de ne pouvoir rester pour le<br />

dîner. J’aurais d’autres occasions de connaître le mari et le fils<br />

qu’elle avait ramenés du Mexique cet hiver. « Enfin, espérons-le ! »<br />

Ma conscience m’avait rappelé combien l’avenir était incertain…<br />

L’hôtel était en vue. Encore heureux, Louise avait cité son<br />

nom : « Le Reuilly ». Un hôtel du genre traditionnel, presque familial.<br />

Impossible d’éviter l’accueil, bien entendu : « Louise a eu un<br />

contretemps… rien de grave…c’est moi qui vais prendre la chambre<br />

pour l’instant. » J’avais adopté un ton volontairement cassant, pour<br />

décourager une curiosité à laquelle je ne pouvais répondre. À regret,<br />

la gérante de l’hôtel a renoncé à insister. Rien de grave ! J’aurais<br />

tellement voulu qu’il n’y ait rien de grave. Il était plus de cinq heures.<br />

Un peu plus tard, Samira rentrerait déçue et inquiète. Allongée tant<br />

bien que mal dans la petite baignoire, je fixais sans arrêt mon<br />

téléphone posé sur le rebord, désespérément silencieux. Il fallait qu’il<br />

sonne. Comment libérer Louise ? Seule la restitution des originaux<br />

pouvait intéresser les ravisseurs. <strong>Je</strong> me fichais bien de savoir qui<br />

échapperait à la justice par ma faute, quel crime resterait impuni :<br />

retrouver les deux femmes qui comptaient tant pour moi était la seule<br />

chose importante à mes yeux. Le téléphone a sonné enfin. <strong>Je</strong> me<br />

sentais tellement démunie que j’ai tardé à décrocher… Bizarre, il<br />

s’agissait d’un autre homme, plus jeune sans doute, moins assuré.<br />

« Vous avez les documents ? » Bien sûr que je ne les avais pas ! En<br />

attendant d’avouer la triste vérité, je pus rassembler le peu d’aplomb<br />

que j’avais pour exiger un préalable. « Passez-moi d’abord Madame<br />

Berger… » Après un instant d’hésitation, j’ai pu entendre sa voix.<br />

« <strong>Je</strong> vais bien… Tâchez de prendre soin de vous, c’est une tâche<br />

essentielle ici-bas… » L’homme avait repris le combiné, mais je ne<br />

l’écoutais plus, je mémorisais les paroles bizarres de Louise. Ça l’a<br />

énervé. « Eh ! Tu m’écoutes ? <strong>Je</strong> le sais que t’as pas encore les<br />

papiers. À ta place, je me grouillerais, t’entends ? . J’te donne trois<br />

jours, pas une heure de rab. » Il avait déjà raccroché. Il m’avait<br />

tutoyée. Ce n’était pas le genre du premier correspondant. Mais<br />

surtout, il semblait avoir les nerfs fragiles. Restaient les mots de<br />

Louise…<br />

« Tâchez… une tâche… la tâche ! » J’ai jailli hors de l’eau :<br />

Louise avait été amenée chez Samira, juste au-dessus de chez elle,<br />

tout simplement là où l'on n’irait pas la chercher ! <strong>Je</strong> réfléchissais tout<br />

VII<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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en m’habillant. « Plus près je serai, plus j’aurai de chance de sortir<br />

Louise des ennuis. » Naturellement, j’ai tout de suite pensé à la<br />

police : après tout, il n’y avait qu’à cueillir les ravisseurs, c’était si<br />

simple, ils étaient à portée de menottes, il n’y avait qu’à…. Puis j’ai<br />

raccroché avant de composer le numéro : je me suis dit que si<br />

j’avais affaire à l’énergumène de l’autre fois, il lui faudrait trois jours<br />

pour arriver, et sirène hurlante qui plus est ! Et puis il aurait fallu<br />

s’expliquer. Et puis les ravisseurs pouvaient paniquer. <strong>Je</strong> revoyais la<br />

tâche de sang. La fameuse tâche de sang ! Ce n’est que bien plus<br />

tard que j’en ai su l’origine : deux hommes attendaient Samira chez<br />

elle, le jeudi de sa disparition. Ils répétaient qu’ils étaient venus<br />

chercher ce qu’elle savait, devenant de plus en plus menaçants. L’un<br />

des deux, les mêmes semble-t-il que ceux auxquels nous avions<br />

affaire maintenant, avait voulu l’impressionner et l’avait<br />

involontairement atteinte à la hanche en simulant un coup de<br />

couteau au ventre. L’entaille était assez légère en fait, mais cela<br />

suffisait à provoquer un saignement. Samira en avait profité pour<br />

simuler un évanouissement en s’écroulant par terre – d’où la tâche –<br />

et nos deux apprentis avaient fui. Effrayée, elle avait choisi d’en faire<br />

autant, de prendre quelques affaires et de rejoindre sa sœur.<br />

Malheureusement, elle n’avait pas été assez rapide, si bien<br />

qu’arrivée en gare de Lille, elle avait reconnu un de ses deux<br />

agresseurs l’attendant sur le quai. Après un mouvement de panique,<br />

ils avaient repris leurs esprits. Elle avait <strong>dû</strong> se cacher un moment,<br />

avant de faire demi-tour. C’est pendant le voyage qu’elle avait fait le<br />

lien avec le pendentif. De retour à Paris, elle s’était réfugiée chez la<br />

serveuse du Centaure. Juste une amie…<br />

Pour l’heure, je descendais l’escalier en vitesse, après avoir<br />

commandé deux taxis auprès de deux compagnies différentes : les<br />

leçons de Louise commençaient à porter leurs fruits. J’attendais<br />

ostensiblement devant l’hôtel, sans m’éloigner de la porte.<br />

« Jusqu’au métro là-bas ! Arrangez-vous pour bloquer la<br />

circulation une dizaine de secondes. » le chauffeur a souri à la vue<br />

de mes 30 euros « Pour ce prix-là, j’irai jusqu’à une minute ma petite<br />

dame ! » J’ai horreur de ce genre d’expressions, mais je n’avais pas<br />

le temps d’expliquer à ce petit monsieur que je n’étais pas sa petite<br />

dame. Comme prévu, j’ai eu droit à un impressionnant concert de<br />

klaxons, inutiles bien sûr, puisque chacun sait le peu d’effet qu’ils ont<br />

sur la fluidité de la circulation. Après un bref passage par le<br />

souterrain du métro, j’étais vite ressortie de l’autre côté de la rue, où<br />

le second taxi n’avait pas tardé à arriver, dans le flot ininterrompu<br />

des voitures. J’avais pu constater qu’aucune voiture n’avait fait demitour,<br />

j’étais fière de moi : je n’avais peut-être semé personne, mais<br />

personne ne me suivait.<br />

Le taxi m’a déposée rue Didot. C’est un endroit où la vie<br />

semble ne <strong>jamais</strong> se reposer. A longueur de journée, des passants y<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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promènent leur <strong>histoire</strong> ordinaire, comme s’ils n’avaient rien d’autre à<br />

faire, jetant çà et là un regard distrait dans une vitrine ou sur une<br />

affiche, entre deux coups d’œil à leur montre. <strong>Je</strong> me suis approchée<br />

de l’immeuble avec une infinie précaution, par le trottoir d’en face,<br />

passant plusieurs fois devant. Tout avait l’air normal. J’ai gravi<br />

l’escalier en faisant le moins de bruit possible. J’apercevais la porte<br />

de Louise de l’escalier : elle était manifestement entr’ouverte.<br />

Soudain, j’ai entendu du bruit provenant de plus haut, puis des pas<br />

dans l’escalier. J’ai essayé de descendre à la fois vite et sans bruit.<br />

J’allais me mettre à courir sans précautions, quand les pas se sont<br />

arrêtés. En remontant un peu, j’ai vu un homme de dos. Il a disparu à<br />

l’intérieur : j’en ai profité pour disparaître à mon tour. Que pouvais-je<br />

bien faire ? Et s’ils avaient compris le message, ils pourraient<br />

l’emmener ailleurs, en profitant de la nuit par exemple, <strong>cette</strong> nuit… et<br />

je ne pourrais plus les retrouver, <strong>jamais</strong>. <strong>Je</strong> ne pouvais décidément<br />

pas partir. Vers sept heures et demie, j’ai rassemblé mon courage<br />

pour tenter une nouvelle fois d’entrer chez Louise. J’étais morte de<br />

peur en m’approchant de la porte, à découvert. Pour me rassurer, je<br />

me disais que l’homme avait <strong>dû</strong> regagner l’appartement du dessus.<br />

J’ai tendu l’oreille, près de la porte. Pas un bruit. <strong>Je</strong> me suis lancée.<br />

Jamais je n’avais eu si peur, j’avais les doigts comme gelés. J’ai<br />

avancé doucement vers la chambre.<br />

Assise sur le lit, secouée par les battements de mon cœur, je<br />

réfléchissais au moyen de faire sortir Louise le là. J’aurais pu mettre<br />

le feu bien sûr, mais c’était trop risqué pour tout le monde. <strong>Je</strong> crois<br />

que même si seuls les ravisseurs avaient couru un risque, c’était<br />

déjà trop pour moi. C’est ça qui donne toujours l’avantage aux<br />

malfaiteurs sur les gens ordinaires, l’absence de conscience... <strong>Je</strong><br />

pouvais aussi me contenter de crier au feu, de hurler que ça sentait<br />

le gaz. Au fond, je n’y croyais pas. Et de toute façon, il était<br />

manifestement trop tard…<br />

« Bonsoir, chère demoiselle ! » L’homme était là devant moi,<br />

une arme à la main. J’étais à la fois pétrifiée et soulagée. J’allais<br />

revoir Louise. « Viens, on va discuter. » Il ne ressemblait pas à l’idée<br />

qu’on se fait d’un gangster. On aurait dit un livreur de pizza. Cette<br />

arme dans sa main semblait le gêner. Il avait entre trente et quarante<br />

ans et forçait la gravité de sa voix. Sans doute avait-il été un petit<br />

malfrat de banlieue et voulait-il prendre du galon. C’est incroyable ce<br />

qu’on peut voir en une seconde de peur.<br />

<strong>Je</strong> le précédais dans l’escalier. Il m’a violemment poussée à<br />

l’intérieur et je me suis rattrapée à la table pour ne pas tomber. J’ai<br />

aperçu Louise, j’étais presque contente. Elle n’était pas ligotée ni<br />

même bâillonnée. Le grand chien noir qui la fixait aurait dissuadé<br />

quiconque de tenter de fuir, non par une apparence féroce mais par<br />

le calme caractéristique des animaux dangereux. Le deuxième<br />

homme devait être dans la cuisine. « Elle est comment la jeune ? j’ai<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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peut-être une idée pour la faire parler… » L’autre homme ne<br />

répondait pas, mais les propos l’avaient émoustillé. Il me regardait<br />

comme un client qui regarde une prostituée, en cherchant une<br />

quelconque vulgarité susceptible de soulager sa conscience de<br />

proxénète. Il a avancé son arme pour écarter mon décolleté. J’ai pu<br />

empêcher le métal de toucher ma peau, de me salir. « On s’amusera<br />

plus tard, pas vrai chérie ? » Il en faisait trop et s’en rendait compte.<br />

Il a semblé se ressaisir et s’est mis à parler des documents. « Et ça,<br />

il y avait quoi, dedans ? » Entre ses doigts, il tenait le morceau<br />

d’améthyste de manière à me montrer la petite cavité. <strong>Je</strong> sentais la<br />

panique me gagner. « Tu sais, on t’attendait pour interroger<br />

Madame. Il y en aura bien une qui va parler… » Il était content de lui.<br />

Il devait sans doute s’imaginer dans une série américaine au<br />

kilomètre. Il était pitoyable, dangereux mais pitoyable. Il a rajusté son<br />

veston bon marché, puis machinalement, il a porté une cigarette à sa<br />

bouche. J’ai compris que le moment approchait où il me faudrait agir.<br />

Après quelques gestes nerveux, il s’est tourné dans la direction de la<br />

cuisine « Où t’as foutu mon briquet ? » L’autre lui a répondu<br />

vertement qu’il était sur la table. C’était faux, l’objet était dans ma<br />

main, alors c'était là ou <strong>jamais</strong>. Un crissement bref et le fin rideau<br />

s’est embrasé immédiatement. En un instant, le feu attaquait les<br />

doubles-rideaux et le jeté de canapé. Le chien a commencé à<br />

aboyer. L’homme ne savait plus quoi faire. L’autre est arrivé, encore<br />

plus paniqué. « Les pompiers vont venir, il faut se tirer, vite ! » Ils ont<br />

disparu sans nous menacer, sans même nous regarder, ils avaient<br />

repris leur vraie taille. Louise a calmement récupéré l’extincteur sous<br />

l’évier de la cuisine, moi un seau d’eau dans le débarras… Il n’y avait<br />

pas grand-chose à brûler et le feu n’a pas duré. Sans doute se<br />

serait-il arrêté seul. Après ce copieux arrosage, j’ai enfin pu serrer<br />

Louise dans mes bras. La porte refermée sur les dégâts multiples,<br />

mais somme toute légers, nous pouvions nous rendre compte à quel<br />

point nous avions eu de la chance. L’urgence, c’était de nous mettre<br />

à l’abri avant toute initiative. « <strong>Je</strong> ne sais pas pourquoi ils ont hésité à<br />

nous tuer ou à nous emmener ailleurs. Ces apprentis ont manqué<br />

leur coup. Il vaudrait mieux éviter de tomber entre les mains de ceux<br />

qui vont les remplacer maintenant. » Dans le taxi qui nous menait à<br />

l’hôtel, je me demandais encore à quelle sorte de malfaiteurs nous<br />

avions affaire. Louise m’a raconté son enlèvement : une voiture avait<br />

pilé devant elle, et un homme avait bondi. Elle s’était retrouvée à<br />

l’arrière de la voiture, un pistolet pointé sur le ventre.<br />

À l’hôtel, il y a eu une longue conversation entre les deux<br />

femmes qui se retrouvaient. Louise était vraiment une personne<br />

formidable, et une comédienne hors pair. Rien ne transparaissait de<br />

nos ennuis, ni dans ses attitudes, ni dans sa voix. Et pourtant, elle<br />

devait avoir peur elle aussi. Quand j’y pense aujourd’hui, je suis fière<br />

d’avoir été l’amie d’une femme aussi courageuse. J’ai préféré les<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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laisser à leurs souvenirs précieux, pour aller noyer mes vieilles<br />

angoisses sous l’eau chaude.<br />

Vingt et une heures. Avec un petit pincement au cœur, j’ai fait<br />

remarquer à Louise que le rendez-vous avec Samira était raté.<br />

Certes, la journée avait été aussi riche en informations qu’en<br />

émotions, mais j’étais un peu triste. Tout ce à quoi nous avions<br />

échappé n’était rien à côté de ce manque persistant. « Vous savez,<br />

j’aimerais tant qu’elle soit là près de moi, maintenant, qu’elle<br />

s’occupe de moi, j’aurais tellement envie de me laisser aller, vous<br />

comprenez ? » Une fois encore, je repensais à cet essayage<br />

enivrant, quand Samira m’avait déchaussée quelques instants sous<br />

quelque odieux prétexte, et avait doucement passé sa main sur mon<br />

pied comme pour lisser un collant invisible, coupant brutalement mon<br />

souffle à m’en faire suffoquer. Louise comprenait tout cela sans un<br />

mot, bien sûr. L’amour, c’est l’amour tout court : ni âge, ni couleur ni<br />

genre. « <strong>Je</strong> suis sûre que toutes ses pensées sont pour vous. » Elle<br />

m’avait rassurée. Après un repas léger, je me suis endormie comme<br />

une masse, à moitié nue dans un air enfin tiédi. J’aurais toute la<br />

journée du lendemain pour lui parler de mes investigations, si<br />

dérisoires. Par la fenêtre ouverte, les ultimes vacarmes de la ville<br />

n’auraient pas raison de mon sommeil, mes paupières étaient trop<br />

lourdes.<br />

C’est mon téléphone qui nous a réveillées, vers quatre heures<br />

du matin. L’homme parlait doucement et sa voix m’était inconnue.<br />

Comme nous l’avions imaginé, il m’a expliqué qu’il prenait les choses<br />

en main. Pour l’instant, il nous fallait juste acheter un certain journal<br />

et attendre de ses nouvelles. D’après lui, si nous récupérions les<br />

documents, nous n’avions rien à craindre. Mais le ton qu’il employait<br />

était menaçant. Il s’y connaissait en stress en tout cas. La nuit était<br />

finie, pour Louise comme pour moi. J’en ai profité pour raconter ma<br />

journée.<br />

En quelques mots Louise a résumé la situation, notre<br />

situation, bien mal engagée : « Nous avons un site qui n’a de valeur<br />

que s’il est accompagné de documents originaux, dont<br />

l’emplacement est décrit sur un autre site dont nous ne savons rien.<br />

Samira semble être la seule à pouvoir trouver le second site, en<br />

dehors de celle qui l’a crée. Après tout, une fois les documents<br />

restitués, aucune de nous trois ne constitue de danger. » Elle n’était<br />

qu’à moitié convaincue, je ne l’étais pas du tout.<br />

Le jour s’était levé. Bientôt les kiosques ouvriraient. À cet<br />

instant, une seule chose nous préoccupait : le journal en question.<br />

« Vous voulez le petit déjeuner dans la chambre ? » C’était une<br />

bonne idée, il valait mieux être seules. Le journal à la main, j’ai gravi<br />

les marches quatre à quatre pour rejoindre Louise. C’était un jour<br />

ordinaire : la guerre par-ci, la famine par-là, les emplois qui<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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disparaissent, l’économie libérale qui ne va pas tarder à sauver le<br />

monde. À mesure que les pages tournaient, l’échelle des malheurs<br />

diminuait, jusqu’aux faits divers, et comble du mauvais goût, les faits<br />

divers locaux. Le petit-déjeuner était là et j’ai pris conscience de ma<br />

faim. Nous avons mangé sans quitter le journal des yeux, debout<br />

devant la table. Au bas d’une page, un article s’intitulait un double<br />

crime mystérieux. Rien ne le distinguait a priori des autres nouvelles<br />

sordides, mais on comprenait très vite qu’il nous concernait. J’avais<br />

agrippé la main de Louise, je ne la lâchais plus.<br />

Cette nuit, un message mentionnant un double meurtre est<br />

parvenu au journal. À l’endroit indiqué, les policiers du 13 ème<br />

arrondissement ont confirmé avoir découvert deux cadavres et un<br />

chien décapité. Il s’agirait d’hommes âgés d’environ 30 à 40 ans,<br />

dont l’identité n’a pas été révélée.<br />

La fin de l’article ne nous apprenait rien de plus. J’ai regardé<br />

Louise en commençant à pleurer. <strong>Je</strong> ressentais une peur immense,<br />

de celles qui font tout laisser pour partir droit devant soi, inaccessible<br />

à la raison : « Qu’est-ce qu’on va faire maintenant, ils vont nous<br />

tuer ? » J’étais déjà debout, pleine d’énergie de fuite, comme un<br />

ressort contraint. Heureusement qu’elle était là. Elle m’a consolée<br />

tant bien que mal, tout cela me dépassait, je n’étais plus dans ma<br />

vie, j’étais une autre. « Nous ne verrons pas Samira ce soir, c’est<br />

trop dangereux pour elle, mais si elle ne le fait pas avant, on<br />

l’appellera à midi pour tenter de comprendre <strong>cette</strong> <strong>histoire</strong> de cœur. »<br />

<strong>Je</strong> m’étais un peu calmée, j’ai pu sans trop de mal me résoudre à<br />

accepter.<br />

Le téléphone n’a pas tardé à sonner, mais ce n’était pas<br />

Samira, bien sûr. L’homme s’assurait que nous avions bien compris<br />

le message. Nous n’avions plus affaire à des rigolos, c’était<br />

effectivement très clair. Tout ce que nous avions à faire était de<br />

restituer les documents, et il nous restait deux jours pour les trouver.<br />

Voilà qui aurait <strong>dû</strong> me porter le coup de grâce. En fait, c’est le<br />

contraire qui s’est produit : j’avais cessé de pleurer, j’étais de<br />

nouveau maîtresse de moi-même, j’étais passée de l’autre côté de la<br />

peur. « Il y a quelque chose qui ne va pas ! » Louise m’a regardée un<br />

moment sans rien dire. Neuf heures. Sans m’expliquer, j’ai appelé le<br />

service des renseignements. Après plusieurs tentatives insistantes,<br />

la standardiste du cabinet Leclerc et Dupisre a consenti à me passer<br />

Maître Martini, la sœur de Romain. « J’ai besoin de ton aide, et c’est<br />

très urgent ! » C’était d’accord, mais avant onze heures ou après<br />

vingt heures. Ce serait tout de suite. J’ai embrassé Louise : au pire,<br />

on se retrouverait à la cabine pour l’appel de midi.<br />

Au point où nous en étions, il m’importait peu d’être suivie. <strong>Je</strong><br />

ne me retournais même plus, ni dans la rue, ni dans le métro. Un peu<br />

trop légèrement vêtue, je pus constater que l’été tardait décidément<br />

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à s’installer. <strong>Je</strong> frissonnais par moments. <strong>Je</strong> regardais mes<br />

chaussures abîmées en pensant à tout ce que la situation avait<br />

d’absurde. J’étais en fuite immobile. Tout était là autour de moi,<br />

presque à portée de main : parents, amis, travail, affaires, et j’étais<br />

pourtant perdue, seule avec Louise, et un peu plus loin, Samira.<br />

L’averse avait attendu mon arrivée au cabinet Leclerc et Dupisre<br />

pour se déchaîner, c’était déjà ça.<br />

Tous les cabinets d’avocats se ressemblent. La plaque noire<br />

est vissée sur la pierre authentique d’un immeuble cossu, dans un<br />

quartier aux immeubles cossus. Maître Martini est venue m’accueillir<br />

dans le hall avant même que j’aie eu le temps de m’asseoir, tout<br />

sourire. Elle m’a tout de suite conduite à son bureau, un vaste<br />

espace garni de dossiers en tous genres. Elle a bien tenté d’engager<br />

une conversation, mais j’ai coupé court aussitôt. « <strong>Je</strong> suis assez<br />

pressée. Regarde ça ! »<br />

Le laïus insipide sur la protection des baleines était apparu, au<br />

grand étonnement de Patricia. Dès ma petite manipulation à partir<br />

code-source reproduite, le véritable dossier s’est ouvert sous ses<br />

yeux de juriste. Immédiatement, elle a examiné les quelques<br />

documents comptables, jeté un coup d’œil aux photos et aux plans,<br />

aux lettres. <strong>Je</strong> la regardais plisser les yeux ou rajuster ses lunettes,<br />

froncer les sourcils. Dans la pièce, on n’entendait que le cliquetis de<br />

la souris. Ce que j’aimais le moins chez Romain, c’était sa sœur,<br />

depuis notre toute première rencontre. À la voir <strong>cette</strong> fois-là pour<br />

elle-même, je me disais que <strong>cette</strong> répulsion n’était qu’une grossière<br />

protection qui vaudrait à peine quelques séances d’analyse… Oui<br />

vraiment, c’était une femme charmante. Comme son mari d’ailleurs,<br />

qui souriait béatement dans un cadre sur le bureau.<br />

<strong>Je</strong> n’ai pas <strong>dû</strong> attendre longtemps le verdict de la femme<br />

charmante, clair et sans appel : tout était bien cohérent. Peu<br />

importait d’avoir ou non les originaux, puisque dans les deux cas,<br />

l’affaire était moins risquée qu’un stationnement en double file, pour<br />

autant qu’il y ait même illégalité, ce qui n’était pas sûr du tout. En un<br />

mot, zéro. Dans ma tête, je voyais s’effondrer les hypothèses que<br />

j’avais eu tant de mal à échafauder. Pourtant, on ne tue pas deux<br />

hommes pour avoir échoué dans une mission inutile… Patricia<br />

poursuivait son analyse : « Il n’y a qu’une chose qui soit bizarre : les<br />

numéros des trois comptes bancaires me semblent un peu courts. Il<br />

doit s’agir de comptes numérotés… mais il manque des chiffres. Et le<br />

nom de la banque aussi… » C’était donc cela. Le second site n’avait<br />

sans doute <strong>jamais</strong> eu pour objet de localiser un dossier, mais de<br />

compléter des références bancaires permettant d’accéder à des<br />

comptes, probablement en Suisse, et certainement très bien garnis.<br />

Il n’y avait pas plus d’affaire d’État là-dedans que d’affaire<br />

d’espionnage, il ne s’agissait que d’affaires tout court !<br />

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J’ai pris congé avec les amabilités d’usage. J’ai prétendu tenir<br />

l’affaire d’un ami journaliste, à qui l'on voulait vendre un prétendu<br />

scandale. Elle a fait semblant de me croire et ne m’a pas demandé<br />

de saluer son frère, il avait donc <strong>dû</strong> lui parler de notre séparation.<br />

J’étais impatiente de raconter tout cela à Louise.<br />

Dix heures et demie, j’avais le temps de repasser par l’hôtel<br />

pour me changer. « J’arrive, on partira ensemble. » Finalement, on<br />

aurait presque pu rentrer rue d’Alésia. Tant que Samira restait hors<br />

de portée et que les numéros de comptes n’étaient pas complets,<br />

nous ne risquions pas grand-chose. Et puis soudain l’<strong>histoire</strong> des<br />

deux cadavres m’est revenue à l’esprit. Bien sûr qu’ils n’hésiteraient<br />

pas. À peine arrivée à l’hôtel, j’ai commencé à raconter toute<br />

l’<strong>histoire</strong>. Elle aussi était gagnée par l’inquiétude : notre avenir<br />

s’assombrissait d’heure en heure. L’alternative n’était en effet guère<br />

réjouissante : soit nous ne trouvions rien et ils nous tuaient pour cela,<br />

soit nous trouvions pour eux et nos vies étaient livrées en même<br />

temps que les renseignements.<br />

« Votre bien-aimée va bientôt nous appeler à la cabine. Il faut<br />

y aller. » On ne savait pas si quelqu’un nous surveillait, mais si c’était<br />

le cas, autant laisser croire que nous nous sentions en sécurité.<br />

Dans la cabine, le téléphone a sonné à l’heure prévue. Au sourire de<br />

Louise, j’ai tout de suite compris que c’était bien Samira. « Il n’y avait<br />

pas d’urgence, j’ai préféré attendre l’heure habituelle. Vous n’avez<br />

pas pu venir hier soir ? » Louise a brièvement expliqué ce qui s’était<br />

passé, s’efforçant de ne pas dramatiser. J’ai pris le combiné pour<br />

discuter de l’allusion au cœur dans le texte de Roxane. Nous avions<br />

tout imaginé, en tout cas nous le pensions, mais la surprise qui nous<br />

attendait était d’une simplicité foudroyante : Samira n’avait aucune<br />

idée sur la question ! N’étant pas au courant du double meurtre de la<br />

nuit, elle n’avait pas idée de la gravité de la situation et je ne tenais<br />

pas à la terroriser inutilement. « Ecoute, réfléchis une demi-heure et<br />

rappelle-nous à l’hôtel sur mon portable. On rentre directement. À<br />

tout à l’heure. » Nos affaires ne s’arrangeaient pas. Pour moi, nos<br />

interlocuteurs ne voudraient <strong>jamais</strong> avaler notre <strong>histoire</strong>. Moi-même<br />

j’avais eu un instant de doute, pensant que Samira voulait garder un<br />

jardin secret, ou tout au moins qu’elle tenait à m’épargner les<br />

souvenirs d’avec une ex. « Si ! Justement, ils vont nous croire, et<br />

c’est bien ça le problème ! Ils savent que nous ne sommes pas de<br />

taille à les faire chanter ni à détourner l’argent des comptes, et<br />

encore moins à les démasquer à la manière du club des cinq. Qu’ils<br />

pensent ou non que Samira nous a doublées, ils voudront faire<br />

cesser l’aide que nous lui apportons. Si l’énigme du cœur n’est pas<br />

trouvée d’ici à demain, nous sommes pour ainsi dire… mortes. Et<br />

nous mortes, Samira comprendra que les menaces sur sa sœur ne<br />

sont pas imaginaires… autrement dit, elle est perdue. » Elle s’est<br />

arrêtée un instant, avec le sourire contenu que je commençais à bien<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

51


connaître... « Et ne faites pas <strong>cette</strong> tête, moi non plus je ne crois pas<br />

qu’elle nous cache quoi que ce soit. » En quelques mots, elle<br />

m’avait rendu un timide sourire.<br />

Nous étions revenues à l’hôtel. Samira ne tarderait pas à<br />

appeler et nous ne nous faisions aucune illusion. Il y a eu un premier<br />

appel « Ne m’oubliez pas… » L’homme tenait à maintenir la pression<br />

sur nous. Enfin est arrivée la voix que j’attendais, me vidant d’un seul<br />

coup de toute mon énergie. Durant quelques secondes, les mots<br />

avaient perdu leur sens, comme si elle les inventait un à un, juste<br />

pour moi, la bouche contre ma nuque, renversée. <strong>Je</strong> m’inventais son<br />

parfum lourd. Elle était émue aussi. J’ai repris mes esprits à regret.<br />

Le miracle ne s'était pas produit, l’allusion au cœur n’éveillait aucun<br />

souvenir, aucun objet. Roxane avait gardé son secret pour elle et je<br />

comprenais ce que cela signifiait pour nous. « Eh ! Ici la terre… »<br />

Après avoir supplié Samira de prendre soin d’elle-même, j’ai passé le<br />

téléphone à Louise. En quelques mots, elle lui a expliqué les morts et<br />

les menaces, les urgences, s’efforçant de soutenir celle que<br />

j’imaginais effondrée, si loin de mes secours. Elle appellerait toutes<br />

les heures, c’était déjà ça.<br />

« Et si c’était une allusion compréhensible sans clé ? » L’idée<br />

était séduisante et expliquerait le désarroi de Samira. Bien sûr, il<br />

nous faudrait passer l’après-midi au cybercafé, loin du calme de la<br />

chambre.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

52


« Q<br />

uel con ! » Le lieutenant Vaneka avait depuis<br />

toujours le sens de la formule. « Leduc, celui qui<br />

m’a dit que l’autopsie de Legendre n’avait pas<br />

été jugée nécessaire, a oublié de me dire son collègue n’avait pas<br />

trouvé Madame Legendre pour lui annoncer la mort de son mari,<br />

parce que Roxane Legendre avait disparu. Il y a eu perquisition au<br />

domicile conjugal… vous savez ce qu’on a trouvé dans une<br />

poubelle ? Une boîte ayant contenu… des morceaux d’améthyste !<br />

Ils ont fait une analyse des résidus poudreux. » Le commandant<br />

Caulert avait remarqué un détail dans le récit de Muriel Vaneka : les<br />

deux prénoms commençaient par la même lettre, et elle imaginait<br />

déjà que R-Legendre aurait pu vouloir dire Roxane Legendre. « <strong>Je</strong><br />

ne vois pas comment le dire autrement, c’est un con ! » Après <strong>cette</strong><br />

bénédiction hiérarchique, le lieutenant a proposé de retourner à la<br />

boutique avec une photo des époux Legendre. Celestini lui a<br />

emboîté le pas. Ils faisaient vraiment une drôle d’équipe. Pendant les<br />

planques de nuit, ils passaient des heures à se chamailler en<br />

évoquant des films et des acteurs, à se promettre de se prêter telle<br />

ou telle merveille, à s’avertir des sorties ; elle l’engueulait sans arrêt<br />

pour l’alcool, la mayonnaise sur les frites, sa musique de naze ; il lui<br />

reprochait de fumer dans la voiture, de s’habiller comme un sac ; elle<br />

était imprudente, il n’était pas son père après tout. Et dès qu’ils<br />

n’étaient pas ensemble, ils se cherchaient désespérément. De leur<br />

côté, Levesque et Bernard commenceraient les recherches pour<br />

retrouver Roxane Legendre. Sur eux, personne n’avait <strong>jamais</strong> rien à<br />

dire, eux-mêmes ne disaient <strong>jamais</strong> rien : c’était si embarrassant<br />

qu’en leur présence, la personne la plus intelligente pouvait finir par<br />

évoquer les prévisions météo à trois jours. Julie a décroché son<br />

téléphone, <strong>histoire</strong> de mettre sa collègue Leguen au courant des<br />

derniers développements de l’affaire.« Mais c’est un vrai con ! » Sur<br />

un point au moins, tout le monde était d’accord.<br />

La conversation n’a pas duré longtemps. À peine le temps<br />

d’échanger quelques informations et la porte du bureau s’est<br />

brutalement ouverte sur la mine décomposée du patron, furieux et<br />

désespéré, calculant déjà des montagnes d’ennuis et des cascades<br />

de paperasse : « Venez immédiatement... Courteau vient de mourir,<br />

dans nos locaux ! »<br />

Un mort dans un commissariat, c’est une publicité dont la<br />

police se passerait bien. Certes, il n’y avait pas eu de violences à<br />

l’égard de Courteau, mais l’espoir qu’il pût s’agir d’une mort naturelle<br />

était mince. Au vu du cadavre et d’après les déclarations du policier<br />

ayant trouvé l’homme agonisant, le légiste a aussitôt pensé à un<br />

empoisonnement, mais selon la formule consacrée, on en saurait<br />

VIII<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

53


plus après l’autopsie. Une seule chose était d’ores et déjà sûre :<br />

l’arrivée incessante des bœufs. Amnesty International, ce serait pour<br />

plus tard, peut-être.<br />

Dans la tête du commandant Caulert, deux hypothèses assez,<br />

voire très désagréables s’imposaient : soit les locaux étaient si peu<br />

sûrs que n’importe qui pouvait s’y introduire et faire ingurgiter de<br />

force un poison à un gardé à vue, soit il s’agissait de quelqu’un qui<br />

n’avait pas eu besoin d’un stratagème pour entrer, un policier quoi…<br />

Et puis au chapitre des inquiétudes légitimes, il y avait et l’IGS et une<br />

enquête prenant chaque jour de l’ampleur, ON risquait de penser<br />

que ça faisait beaucoup pour un petit chef de groupe. Un<br />

dessaisissement, et c’était le comble de la frustration. La liste des<br />

mauvaises nouvelles semblait vraiment interminable : les<br />

perquisitions, au magasin puis au domicile de Courteau accréditaient<br />

la thèse de l’honnête commerçant injustement persécuté : rien. Rien,<br />

cela signifiait que les gélules avaient été trafiquées ailleurs que chez<br />

lui.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

54


R<br />

odrigue, as-tu du cœur ? Du Cid à la partie de cartes<br />

marseillaise, les allusions au cœur sont légion.<br />

Laquelle aurait pu convenir à notre affaire ? Les pistes<br />

se multipliaient plus vite que nos pas, que le découragement<br />

semblait entraver. Le soleil avait beau éclairer les rues parisiennes,<br />

tout avait l’air d’un adieu. J’avais faim et je ne pouvais manger.<br />

Même Louise semblait résignée, malgré son courage. Plus tard,<br />

Samira a rappelé pour nous dire qu’elle était désolée de nous avoir<br />

entraînées dans ce piège, ça sentait la fin. Elle pleurait, et pire, elle<br />

pleurait loin de moi. Sans y croire vraiment, Louise a osé rompre le<br />

silence qui s’installait « Perdues pour perdues, autant partir…<br />

d’accord ? Qu’est-ce qu’on risque ? » Mais Samira était réticente, à<br />

cause de sa sœur. « <strong>Je</strong> n’ai pas le droit de vous retenir, mais moi, je<br />

ne sais pas si je vais partir, je ne sais plus. Houria a envoyé ses<br />

enfants en Algérie, un peu plus tôt que prévu, mais Farid et elle sont<br />

toujours en danger. Ne m’attendez pas si je ne suis pas au rendezvous.<br />

» <strong>Je</strong> ne pouvais pas accepter une nouvelle séparation sans<br />

rien faire. J’ai arraché le téléphone des mains de Louise « Si tu veux,<br />

on peut aller à Lille… si ça tourne mal, on pourra donner signe de vie<br />

pour qu’ils la laissent tranquille… » Il y a eu un moment de silence.<br />

« <strong>Je</strong> vais réfléchir. Vous savez, Roxane est morte elle aussi, ça vient<br />

de se passer, j’ai très peur… » Roxane Legendre avait apparemment<br />

mis fin à ses jours, emportant très probablement son énigme avec<br />

elle. Le rendez-vous incertain était maintenu, au Trocadéro à vingt et<br />

une heures. C’était à nous de disparaître dans l’intervalle, pour<br />

mieux revenir, à quitte ou double, en quelque sorte. « Nous serons<br />

enfin réunies toutes les trois. » <strong>Je</strong> souriais pour me rassurer ; la mine<br />

contrariée de Louise me rappelait combien notre situation était<br />

précaire. Disparaître, facile à dire... Et si Samira ne venait pas au<br />

rendez-vous, si je devais renoncer à elle ?<br />

Depuis plusieurs minutes, nous marchions en silence. Louise<br />

réfléchissait intensément. Elle forçait mon sourire par son air sérieux.<br />

J’avais du mal à admettre ses quatre-vingt cinq ans. L’âge était là,<br />

mais comme suspendu. Elle était ma charmeuse d’abeilles à moi,<br />

toujours prête à me raconter les temps anciens sans <strong>jamais</strong> se<br />

départir d’un gentil sourire qui reprenait par magie les rides qu’il avait<br />

créées. Elle a parlé enfin. « Séparons-nous tout de suite. On se<br />

retrouve au pied de la Tour Eiffel à 20h30. Vous louez une voiture et<br />

vous faites des provisions. Essayez de vous garer assez près du<br />

Trocadéro. Comme je ne peux pas courir, je vous attendrai dans la<br />

voiture quand vous irez au rendez-vous. En attendant, je vais<br />

rassembler nos affaires et je rejoindrai la voiture en taxi. Dès qu’elle<br />

est en place, appelez-moi pour me dire où exactement elle se trouve<br />

et à quoi elle ressemble. Et où je récupère un jeu de clés... Il est<br />

IX<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

55


treize heures. Allons-y… et pas d’effusions : si nous sommes<br />

surveillées, inutile de montrer que nous allons tenter quelque chose.<br />

Ne faites rien pendant une heure, allez au café et pianotez sur un<br />

ordinateur, comme si vous cherchiez quelque chose. » <strong>Je</strong> lui ai<br />

répondu d’un sourire « Oui, mon général ! ». Elle s’est éloignée sans<br />

hésiter. Cette femme était extraordinaire.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

56


« V<br />

ous lui connaissez des amis, des ami-e-s, de la<br />

famille ? Elle fait quoi dans la vie ? » Le<br />

lieutenant Bernard interrogeait l’employée de<br />

maison, alors que Levesque fouillait des yeux sans en avoir l’air.<br />

Roxane travaillait pour une société du groupe, mais pas celle de son<br />

mari, elle voyageait beaucoup. « Elle n’est pas française, elle vient<br />

de Hollande… sa famille est encore là-bas. » A force de questions<br />

anodines, Bernard apprendrait encore que le couple tanguait un peu<br />

ces derniers temps.<br />

Les deux enquêteurs comprenaient, minute après minute, que<br />

la pêche aux renseignements serait longue : les Legendre recevaient<br />

peu, Monsieur n’avait plus ses parents, ni frère ni soeur. Ils<br />

tournaient dans l’immense appartement sur trois niveaux, à la<br />

recherche de la moindre trace d’une passion, d’un hobby ou d’un<br />

snobisme qui implique la fréquentation répétée des mêmes<br />

personnes. Rien. Le soleil faisait au grand mur blanc une figure<br />

lumineuse, anguleuse. Plus loin, c’était l’escalier. En l’absence de<br />

commission rogatoire, comme ils l’avaient consciencieusement<br />

répété plusieurs fois à l’employée de maison, pas question de tout<br />

retourner : Levesque et Bernard regardaient beaucoup, touchaient à<br />

peine. Du reste, il n’y avait pas grand-chose dans l’appartement. On<br />

y comprenait que les époux faisaient chambre à part, bien sûr. Sur<br />

les murs, pas de cadres : pas d’enfants, pas de photos, l’adage se<br />

vérifiait encore une fois. Sur les étagères du bureau se côtoyaient<br />

pêle-mêle romans et revues techniques, Proust et Du Bellay.<br />

« Tiens, un kaléidoscope, il y en a un chez mes parents, c’était à<br />

mon frère, dans le temps ! » Le lieutenant Bernard l’avait déjà porté à<br />

son œil, comme un réflexe, tournant la bague pour retrouver la<br />

mécanique des motifs colorés, qui se font et se défont<br />

inlassablement. Il y avait là tout un bric-à-brac seventies : badges,<br />

téléphones, lampes… Il y avait même quelques vinyles. Les<br />

bourgeois malgré eux aiment à se souvenir qu’ils ont été jeunes,<br />

qu’ils avaient bon fond, ça les rassure. Derrière une toile<br />

contemporaine se cachait un coffre-fort de belle taille. C’est toujours<br />

appétissant pour un policier, un coffre-fort. Mais à bien y réfléchir, si<br />

quelque chose d’important avait pu s’y trouver à un moment ou à un<br />

autre, on imagine mal comment Roxane aurait pu partir sans, à<br />

moins que... « Si !… J’ai vu Madame l’ouvrir plusieurs fois. » Voilà<br />

qui réglait la question.<br />

Pour qui était admis au premier étage, un bronze décharné de<br />

près de deux mètres de haut, évoquait la légende de Diane. Tout<br />

avait l’air tranquille, anodin, ordinaire. L’impression que laissait<br />

l’absence de Roxane suggérait plus un départ décidé, ou même<br />

prévu, qu’une fuite improvisée ou un enlèvement. C’est tout juste si<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

X<br />

57


elle n’avait pas emporté ses maillots de bain, ses… kimonos.<br />

« Madame Legendre pratique le karaté ou le judo ? J’ai vu des<br />

kimonos… » L’employée n’en savait rien, elle avait juste vu une<br />

coupe ou deux dans un placard, mais c’était il y a longtemps. « Il<br />

faudrait voir la personne qui s’occupe du linge, elle vient demain<br />

matin… Madame Delecourt » C’était une piste en tout cas. « Dites…<br />

qu’est-ce qu’on va devenir su Madame ne revient pas ?» Question<br />

sans réponse…<br />

Les deux inspecteurs n’apprendraient rien de plus ici, à moins<br />

que le juge se décide à délivrer <strong>cette</strong> foutue commission rogatoire,<br />

comme disait Levesque. C’était un autre juge, et sa foutue<br />

procédure, qui l’avait contraint à renoncer à la BRB. Il en était resté<br />

grossier ; vu le peu de phrases qu’il disait, c’était tout de suite moins<br />

dérangeant. Téléphone, celui de Bernard, celui qui se contente de<br />

sonner comme un téléphone, un pas moderne, comme son<br />

propriétaire. C’était Celestini : « Miracle ! Le mec qui travaillait à la<br />

boutique avec Courteau, il a reconnu la photo pourrie que tu m’as<br />

envoyée avec ton téléphone pourri : c’est bien René Legendre qui a<br />

acheté les cailloux. » Il faut dire que l’homme n’a pas vraiment le<br />

profil des clients qui défilent dans ce genre de magasins. « T’as<br />

prévenu Malibu ? » Bernard savait que Celestini n’appréciait pas<br />

qu’on utilise ce surnom avec lui. « J’appelle Julie tout de suite… et<br />

vous, quoi de neuf ? »<br />

Le rapport n’était pas brillant : s’il y avait quelque chose à<br />

trouver, c’était du côté de la société International Ingénierie, où<br />

travaillait Roxane, dans le quartier de la Défense. Les deux hommes<br />

ont pris congé, remerciant l’employée pour son accueil, pour le café<br />

aussi.<br />

De l’autre côté de la ville, Vaneka et Celestini s’étaient<br />

attablés à la terrasse d’un café. Affalée sur sa chaise, les jambes<br />

croisées sur le bureau, Julie écoutait leur rapport en regardant son<br />

jean effiloché, distraite, tracassée en fait par le résultat de l’autopsie<br />

de Courteau, qui tardait à arriver. « Et c’est Legendre qui aurait<br />

retravaillé les améthystes ? » Vaneka pensait que oui. Il était<br />

raisonnable de penser que c’était lui aussi qui les avait garnies. Il en<br />

avait donné une à Wenger, l’autre devait être entre les mains de<br />

Roxane, à moins que ceux qui l’avaient fait fuir aient pu la rattraper.<br />

Julie s’étirait longuement sur sa chaise quand son beau Philippe est<br />

entré dans le bureau, bien décidé à l’emmener déjeuner, et plus si<br />

affinités... Seulement voilà, quand on sort avec un flic, on mange<br />

avec un flic et on se fait les mêmes trous dans l’estomac : « Si si,<br />

j’aime bien de temps en temps… thon mayonnaise, c’est parfait ! »<br />

Pour Gaëlle Leguen aussi, l’heure était venue d’aller déjeuner,<br />

sur place pour une fois. Le petit restaurant administratif encourageait<br />

la convivialité. Autrement dit, il ne permettait pas de s’isoler pour<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

58


manger tranquille. Alors quitte à parler boulot, autant choisir des<br />

gens sympathiques : près de la sortie se trouvaient deux copains de<br />

promotion, Caroline et Jacques. La conversation a vite abordé la<br />

question des vacances, puis la grossesse de Caroline, la deuxième<br />

en trois ans. Jacques, lui, venait de divorcer. La nourriture n’était pas<br />

terrible, mais comparée aux sandwiches à la sauvette des jours de<br />

planque, c'était déjà ça. Gaëlle leur a raconté comment son enquête<br />

avait croisé celle de Julie, lui amenant au passage une nouvelle<br />

copine. Elle expliquait que l’affaire était bizarre, qu’on ne comprenait<br />

pas grand-chose, qu’il y avait eu une boulette en plus. « Ah ! Le<br />

con ! » Elle ne le leur faisait pas dire.<br />

« Nous aussi, on a une drôle d’affaire…enfin peut-être plus<br />

pour longtemps, ça risque de partir au 36. Tu sais les deux morts du<br />

périph’ avec le chien décapité ? » Gaëlle en avait entendu parler,<br />

mais sans plus. Jacques les présentait comme deux petits malfrats<br />

du quatorzième, des demi-sel comme on les appelait autrefois.<br />

« Quelques petites combines, la prison, un peu de proxénétisme, reprison,<br />

ils avaient opté ensuite pour des petits cambriolages, vols de<br />

voiture. La dernière fois qu’on en a entendu parler, ils commençaient<br />

à côtoyer des gens beaucoup plus dangereux qu’eux. » Il était clair<br />

qu’ils avaient voulu brûler les étapes et que c’est leur cervelle qui<br />

avait brûlé. Rien de bien mystérieux en soi. Caroline poursuivait :<br />

« Ils ont été tués là où on les a trouvés. L’un d’eux est mort une main<br />

dans la poche ! Comme s’il n’avait pas eu le temps de montrer<br />

quelque chose ; quelque chose qui aurait peut-être pu infléchir son<br />

meurtrier, qui sait ? Ou alors il s’est raidi en serrant la seule chose<br />

qu’il pouvait atteindre. Quand on a décrispé les doigts, on s’attendait<br />

à tout sauf à un bout de pierre trouée… »<br />

Il y a eu un long silence, interminable pour les deux collègues.<br />

Gaëlle avait pâli, puis son sourire avait tout emporté. « Ce ne serait<br />

pas une améthyste, votre caillou ? » Bien sûr que c’était une<br />

améthyste, et qui avait contenu du papier. Elle s’est levée pour<br />

embrasser exagérément ses collègues, éberlués. Elle s’est plantée<br />

devant eux, immobile : « Alors ? <strong>Je</strong> vous attends ! <strong>Je</strong> vous emmène<br />

voir Julie tout de suite, je vérifie juste qu’elle est là… je vous<br />

expliquerai en route. » Elle s’est juste assise pour composer le<br />

numéro. « Allô Julie ? Gaëlle. J’ai trouvé deux charmantes<br />

personnes qui ont des tas de choses intéressantes à nous dire…<br />

l’améthyste est vraiment très tendance cet été ! Si tu es libre, on<br />

arrive…d’accord… Attention, je t’amène des gens bien : redresse-toi,<br />

enlève tes pieds du bureau, remets tes chaussures ! »<br />

Comme prise en faute, Julie a fait ce que lui avait suggéré<br />

Gaëlle ; Philippe était finalement content de n’avoir écourté qu’un<br />

repas sur le pouce. Il s’est éclipsé, laissant sa main glisser sur celle<br />

qu’il espérait raisonnablement retrouver le soir même.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

59


Dans la rue, le temps aussi s’était éclairci. La Seine brillait<br />

pour des passants qui préféraient téléphoner que la regarder.<br />

Piétons et voitures se croisaient sans renoncer aux meilleures<br />

trajectoires, dans le miracle sans cesse renouvelé de l’anarchie<br />

parisienne. Certains mangeaient, d’autres lisaient, d’autres encore se<br />

contentaient de passer ; certains fumaient, ceux qui les suivaient se<br />

contorsionnaient pour éviter les volutes. Aux terrasses des cafés, les<br />

genoux se dénudaient…<br />

Gaëlle donnait les détails des deux affaires qui s’étaient<br />

croisées et qui avaient été regroupées dans les mains de Julie. Le<br />

bureau du commandant Caulert était en vue. Celestini et Vaneka<br />

attendaient là ; Bernard et Levesque continuaient à rechercher<br />

Roxane Legendre. Caroline et Jacques ont expliqué les<br />

circonstances de la découverte des corps. Chacun donnait ses<br />

impressions et ses hypothèses, Julie résumant la situation au<br />

tableau : « Que sait-on en fait ? René Legendre achète deux<br />

améthystes et y introduit des messages. L’une des pierres est<br />

donnée à Wenger, elle est retrouvée pleine ; l’autre est donnée à<br />

Roxane, elle est retrouvée vide. Wenger est mort, Roxane a disparu.<br />

Si les petits malfrats ont été exécutés, c’est sans doute qu’ils n’ont<br />

pas réussi à trouver Roxane ni le contenu de l’améthyste : il y a donc<br />

de bonnes chances qu’elle soit vivante, donc, à nous de la<br />

retrouver. » Franck, de l’équipe Leguen, regardait moins la<br />

démonstration que celle qui la faisait, ses yeux étaient rivés sur le<br />

tee-shirt plutôt ajusté que Julie portait ce jour-là ; Muriel regardait<br />

Franck qui regardait Julie. Sandro regardait Muriel avec des<br />

mimiques d’impuissance… Tout cela tournait en rond. L’affaire<br />

aussi d’ailleurs : on était objectivement pas beaucoup plus avancé.<br />

Franck, lui avait plutôt reculé : Julie n’avait pas apprécié son<br />

invitation aussi prématurée que pleine de sous-entendus. Ce n’est<br />

pas parce qu’on n’est pas fidèle qu’on est forcément facile.<br />

Ce n’est que deux bonnes heures plus tard qu’est tombé le<br />

verdict du légiste : digitaline à forte dose ! « La digitaline a été<br />

absorbée par voie orale en quantité plus de 10 fois supérieure à la<br />

dose létale. La substance a été substituée à un médicament inconnu,<br />

probablement à l’intérieur de gélules (…) » Le reste du rapport<br />

n’apportait guère d’éléments intéressants, mais le mode opératoire<br />

de l’assassin éloignait les pires hypothèses. Bonne nouvelle, à<br />

l’heure où la radio annonçait le décès de Courteau en le qualifiant de<br />

« suspect ». Décidément les nouvelles allaient bien vite…<br />

Après une conversation avec le juge d’instruction et la visite<br />

du chef de la crim’, Julie était un peu rassurée : elle garderait l’affaire<br />

si les membres de son groupe n’avaient pas commis de négligence,<br />

condition que devait confirmer l’envoyé de l’IGS.<br />

Tout le problème était de déterminer quand la substitution<br />

médicament-poison avait eu lieu. L'une après l’autre, toutes les<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

60


personnes présentes au moment où Courteau avait vidé ses poches<br />

avant de rejoindre sa cellule de garde à vue allaient être interrogées.<br />

L’opération avait eu lieu après le dernier interrogatoire, avec Bernard<br />

et Levesque, et en leur présence. Quelques heures plus tard,<br />

Courteau avait demandé ses médicaments et on lui avait donné les<br />

deux gélules qu’il réclamait : il n’était pas particulièrement nerveux<br />

ou angoissé, ni le médicament particulièrement dangereux d’ailleurs.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

61


J<br />

e marchais le long du boulevard. Il pleuvait de nouveau.<br />

Quelques touristes rejoignaient leur bus en courant.<br />

Après une dizaine de minutes, je suis entrée dans un<br />

cybercafé près de l’hôtel de ville, trempée. <strong>Je</strong> n’avais aucune envie<br />

de surfer, encore moins de me faire des amis aussi virtuels que<br />

bavards. Machinalement, j’ai essayé des noms sur le même serveur<br />

que le premier site, en vain. Les minutes passaient sans résultat.<br />

C’est alors que j’ai eu l’idée de taper « si vous avez du cœur », tel<br />

quel dans un moteur de recherche. Après avoir éliminé les échos<br />

parasites, il me restait une piste intéressante : un livre tout à fait<br />

récent portait ce titre. J’ai été vraiment étonnée de constater qu’il<br />

s’agissait d’une sorte de manifeste… pour la protection des<br />

baleines ! <strong>Je</strong> n’ai que peu de goût pour les coïncidences et leur<br />

cortège de superstitions. J’ai noté les références du livre en<br />

repensant à ce qui m’attendait : il y aurait une place pour cet ouvrage<br />

dans mon caddie s’il y en avait une dans le rayon librairie.<br />

Ce n’est pas parce qu’elle est âgée qu’une femme doit oublier<br />

les petites joies de la vie. Bien avant mes découvertes littéraires,<br />

Louise avait rejoint l’hôtel. On lui livrerait nos bagages un peu plus<br />

tard, chez un cousin éloigné de son mari. Elle avait donc tout le<br />

temps d’aller chez le coiffeur. D’y entrer en tout cas. Au fond, une<br />

porte donnait sur une petite cour intérieure. En traversant<br />

l’appartement en rez-de-chaussée de la coiffeuse, on débouchait sur<br />

une autre rue, juste devant un arrêt de bus. Un peu de<br />

synchronisation avait suffi. Moins de cinq minutes aussi. Louise avait<br />

raconté qu’un neveu la poursuivait sans cesse pour lui réclamer de<br />

l’argent… avec des détails qu’elle seule savait inventer. Après une<br />

ou deux manœuvres en taxi, elle avait pu rejoindre l’étape suivante<br />

et attendait tranquillement les bagages.<br />

Pour ma part, j'avais rejoint un centre commercial de banlieue,<br />

immense comme il se doit, immense comme il fallait. Le taxi m’avait<br />

déposé après bon nombre de manœuvres qui semblaient beaucoup<br />

l’amuser. D’autant qu’elles avaient tendance à prolonger<br />

sensiblement la course. Le loueur de voitures était un homme jovial,<br />

du genre qu’on imagine grivois dès le premier verre. Après l’avoir<br />

poliment remercié pour son compliment balourd sur mon sourire, j’ai<br />

regardé son catalogue et j’ai choisi une sorte d’utilitaire passepartout,<br />

pas trop cher quand même, car à chaque fois que je pensais<br />

un instant au temps d’après, j’avais des angoisses vertigineuses, de<br />

celles que seule l’urgence dissipe. Quatre vraies places, des vitres<br />

teintées à l’arrière, c’était parfait : Louise pourrait nous attendre et<br />

surveiller sans être vue. Et si ça tournait mal, on pouvait toujours<br />

dormir dedans. Quelques minutes plus tard, je revenais jeter sur le<br />

XI<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

62


siège le livre que je venais d’acheter dans la grande librairie<br />

attenante à l’hypermarché. Pour me redonner du courage, je m’étais<br />

promis de trouver dès que possible la clé qu’il contenait forcément.<br />

Dans le centre commercial, j’ai rapidement entassé quelques<br />

provisions comme si nous partions sur la lune. Et un appareil-photo,<br />

au cas où il y aurait la mer, là-haut. <strong>Je</strong> naviguais entre les rayons<br />

dans un état second. En fait, je sentais ma vie s’accélérer<br />

irrémédiablement et <strong>cette</strong> vitesse me grisait un peu. J’étais aussi<br />

inquiète, pour Louise, car il fallait la ménager malgré elle, elle qui<br />

oubliait son âge… ou n’en connaissait que trop bien les limites. Tous<br />

les gens autour de moi semblaient arrêtés, immobiles. En regagnant<br />

la voiture, je regardais <strong>cette</strong> fausse ville, aux bâtiments de tôle dix<br />

fois repeints que côtoient des architectures tapageuses. Tout y est<br />

dédié à la consommation psychotrope, outrancière, vaine, une fuite<br />

en avant, et c’est ce qui accélérait mon pas. Les quelques provisions<br />

chargées, j’ai repris la route, par la campagne pour me prémunir<br />

d’improbables filatures. Peu à peu, je me suis résignée à rejoindre la<br />

ville. Il était presque 16h30 quand j’ai pris le téléphone pour appeler<br />

Louise et lui signaler ma position, alors que je venais enfin de me<br />

garer avec le peu de patience qui me restait. La vue était superbe, la<br />

tension l’exacerbait, l’urgence me poussait au bord des larmes.<br />

« Tout est réglé de mon côté, et du votre ? » Elle était ravie de voir<br />

que son plan de bataille était suivi à la lettre. « J’ai un peu changé<br />

les plans. Une voiture de la société Traiteurs de France viendra vous<br />

prendre devant le Palais de Tokyo dans quelques minutes. Elle vous<br />

amènera ici, nous serons tranquilles pour attendre, puisqu’il n’y a<br />

plus rien d’autre à faire jusqu’au rendez-vous. On rejoindra votre<br />

voiture au dernier moment. Faites bien attention ma petite, il attendra<br />

que vous lui disiez que vous avez une clé à livrer. Sinon... Pas de<br />

nouvelles de Samira, ou de notre ami pressé ? » Oh non, je n’en<br />

avais pas ! Et si elle ne venait pas, et si tout se terminait par un bain<br />

de sang ? L’après-midi n’en finirait donc <strong>jamais</strong>. Dans la voiture qui<br />

me ramenait vers Louise, le téléphone a enfin sonné, c’était elle. «<br />

Bien sûr je viens ! <strong>Je</strong> suis prête » Sa voix grésillait presque tant elle<br />

parlait bas, c’était à m’en faire défaillir. Comme un banal<br />

renseignement, elle m’a demandé comment s’appelait celle avec qui<br />

elle allait s’enfuir. Quand elle a répété « Marie », j’ai senti comme<br />

une main qui se posait sur moi. Et elle a répété encore. « Marie et<br />

Samira… Samira et Marie, j’aime bien… » Encore quatre heures à<br />

attendre, c’était encore bien une ruse à la Louise ! Elle pensait que<br />

notre contact, s’il avait constaté notre disparition, nous imaginerait<br />

prises de panique, pressées de partir. Alors même avec un point de<br />

rendez-vous éventé, nous avions nos chances. Et puis par temps<br />

couvert, il fait plutôt sombre vers 21 heures, même en juin. Elle<br />

pensait décidément à tout !<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

63


Dès qu’elle m’a aperçue, mon sourire immense l’a renseignée<br />

sur ma dernière communication téléphonique. Comme nous avions<br />

le temps et que la bière était bonne, elle m’a parlé d’amour comme<br />

on en parlait autrefois, du temps où l’on se fréquentait. Elle a sorti<br />

d’un étui deux photos que je n’avais pas encore vues. Dans l’herbe<br />

allongés, <strong>Je</strong>an et Louise, tête contre tête souriaient à l’objectif. La<br />

photo était un peu floue, sans relief tant le soleil brillait. Il s’en<br />

dégageait comme un serment désuet, qu’on retrouvait au dos, en<br />

quelques mots maladroits.<br />

« C’est le jour où il m’a offert <strong>cette</strong> bague. » Elle la montrait,<br />

intacte à son doigt, à sa main vieillie. L’autre photo était celle d’un<br />

jeune militaire dans un uniforme trop raide. « Après, ce n’était plus<br />

pareil… » Elle m’a raconté leur voyage en Italie, les mille et un<br />

détails qu’elle n’avait <strong>jamais</strong> oubliés. « Le temps passe, jeune fille, il<br />

faudrait qu’on fasse quelques photos ; promettez-moi que vous<br />

prendrez soin de celles-ci quand je ne serai plus là. » J’ai fait mine<br />

de me fâcher, mais j’ai promis, oh oui j’ai promis. « <strong>Je</strong> vais aller<br />

m’allonger un peu. » Elle s’est éloignée, me laissant là, persuadée<br />

qu’elle allait mourir comme ça, devant moi. Pendant quelques<br />

minutes, aucune autre pensée n’a pu pénétrer mon esprit. <strong>Je</strong> m’en<br />

voulais d’être à ce point égoïste, de ne penser qu’au risque de rester<br />

seule.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

64


Q<br />

uelques heures après leur visite au domicile de Roxane<br />

Legendre, Levesque et Bernard se rendaient au siège<br />

de la société International Ingénierie, en discutant de<br />

leur entretien avec l’IGS, qui s’était plutôt bien passé. Les deux<br />

hommes avaient une vie extra-professionnelle assez lisse, pour ne<br />

pas dire assez plate : ce n’était que justice qu’elle leur serve de<br />

temps en temps. Dans la grisaille de l’après-midi, la grande dalle de<br />

La Défense était plus triste encore que d’ordinaire. Les gens par<br />

dizaines, pressés comme il se doit, se précipitaient vers l’extérieur<br />

comme pour échapper au vide angoissant du centre.<br />

L’International Ingénierie n’était pas de taille à donner son<br />

nom à une tour. Tout juste occupait-elle un morceau d’étage comme<br />

il en existe des centaines à louer, brillant de loin, si triste pourtant.<br />

D’abord, il y a eu, à tout seigneur tout honneur, le manager de la<br />

société qui leur a expliqué qu’il était en fait le PDG mais que le terme<br />

manager était porteur d’une dynamique favorable à l’esprit d’équipe,<br />

que le monde change… les challenges…la vitesse… Peut-être étaitil<br />

dans la phase pratique d’un stage de communication. Enfin, il ne<br />

ménageait pas sa peine… « On cherche pas du boulot ! » Levesque<br />

ne serait décidément <strong>jamais</strong> positif. Au moins son intervention avaitelle<br />

fait taire l’imbécile dont la régurgitation semblait pourtant<br />

intarissable. « Parlez-nous plutôt de Roxane Legendre… » Bernard<br />

approuvait de la tête, un peu gêné mais vraiment soulagé par<br />

l’intervention de son collègue. Dans ses réponses, le manager<br />

cherchait surtout à montrer sa proximité avec le personnel, il<br />

multipliait les anecdotes et les banalités. Bref, il ne savait rien, il avait<br />

fallu au moins une demi-heure pour en être tout à fait sûr. Comme<br />

Levesque se contenait de plus en plus difficilement, Bernard finit par<br />

couper court à la mascarade. « Merci ! »<br />

Après, c’est un homme d’une cinquantaine d’années qui leur a<br />

été proposé. Chauve et coincé, il avait suivi quelques affaires avec<br />

Roxane. Avec lui aussi, l’ennui gagnait vite. Jamais le mot lisse<br />

n’avait atteint un tel degré de sens : il n’y avait rien à dire sur<br />

Roxane, son dossier administratif ou son comportement ; personne<br />

ne semblait savoir combien elle mettait de sucres dans son café, ce<br />

qui augurait mal des chances qu’elle ait pu faire des confidences à<br />

quiconque.<br />

Mais la ténacité paye parfois. Bernard avait frappé à tout<br />

hasard à la porte du bureau jouxtant celui de Roxane. Il s’agissait<br />

d’une société sans aucun lien avec l’International Ingénierie.<br />

L’occupante ne connaissait pas vraiment Roxane, ni<br />

personnellement ni professionnellement, elle avait juste échangé<br />

quelques mots avec elle, un soir qu’elles partaient ensemble, avec<br />

chacune leur sac de sport. « Le club de la rue Beaubourg, le grand<br />

XII<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

65


complexe… Ça m’a marquée parce que mon mari y va toutes les<br />

semaines. » Maintenant, on savait quel club de judo elle fréquentait,<br />

ou avait fréquenté. La piste étroite laissait quelque espoir de durer<br />

sinon de mener quelque part. Après les politesses d’usage, Bernard<br />

et Levesque ont quitté le bâtiment, à moitié satisfaits, contents<br />

d’avoir fini leur journée, de laisser Celestini et Vaneka fouiller du côté<br />

du club sportif. « J’appelle Malibu… » Sans s’arrêter de marcher,<br />

Bernard avait déplié l’engin communiquant...<br />

Julie Caulert et Gaëlle Leguen écoutaient le rapport, une bière<br />

à la main. Vaneka posait quelques questions, Celestini approuvait.<br />

Le beau Franck avait été prié de se concentrer sur d’autres affaires<br />

et l’ambiance s’en trouvait plus légère. « On peut y aller, chef ? »<br />

Vaneka s’était déjà levée, une cigarette éteinte à la bouche, signe<br />

que le manque la titillait. Son collègue avait saisi sa veste « T’auras<br />

pas le temps de la fumer ! » Bien sûr qu’elle aurait le temps, quitte à<br />

y aller à pied. Alors comme d’habitude il a cédé, comme d’habitude<br />

la voiture a rapidement été empestée, malgré les vitres ouvertes.<br />

Gaëlle et Julie devaient également faire le point sur l’enquête de<br />

l’IGS. L’analyse de la boîte de gélules de Courteau avait permis de<br />

constater, outre l’absence d’empreintes non identifiées, 12 gélules<br />

empoisonnées sur 12 : il n’avait aucune chance, il devait y passer.<br />

En tout cas, la manipulation des gélules avait eu lieu avant l’arrivée<br />

de Courteau au 36 et le problème, pour l’IGS au moins, se limitait à<br />

déterminer si l’homme était arrivé avec ses gélules empoisonnées ou<br />

si un policier avait rendu possible leur introduction dans le flacon, par<br />

négligence ou complicité.<br />

« Au fait, sixième de groupe, ça te dirait comme boulot ? » Gaëlle<br />

Leguen s’est éclairé d’un large sourire : « <strong>Je</strong> ne voudrais pas prendre<br />

la place de quelqu’un… » Le commandant Caulert l’a immédiatement<br />

rassurée : Ghislaine Guignard ne reviendrait pas avant plusieurs<br />

années, elle avait opté pour un congé parental.<br />

Le hall du club sportif était immense, vitré à outrance,<br />

agressivement éclairé. À les voir arriver tous les deux, nul doute que<br />

l’hôtesse s’était fait une idée de leur profession. Vaneka a quand<br />

même montré sa carte, d’un geste machinal. « Avez-vous une<br />

certaine Roxane Legendre parmi vos licenciées ?… Elle ressemble à<br />

ça ! » L’employée a brièvement regardé la photo de la jeune femme.<br />

« Bien sûr ! Ça fait des années qu’elle vient ici, elle fait du judo…<br />

Allez au premier étage, il y a la secrétaire du club, elle est toujours<br />

là, et depuis des années, elle la connaît bien mieux que moi. »<br />

Suivait une description de ladite secrétaire qui devait se révéler fort<br />

utile…<br />

Elle était assise derrière un bureau noir. Sur le mur, on voyait<br />

le fanion du Judo-Club Paris Centre, des coupures de journaux plus<br />

ou moins récentes ; dans une vitrine s’entassaient quelques<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

66


trophées, des médailles, des kimonos probablement historiques.<br />

Plus loin, un espace avait été aménagé pour les photos de<br />

compétitions, il y en avait des centaines. Les deux enquêteurs<br />

touchaient presque le bureau quand elle les a remarqués.<br />

« Bonjour. <strong>Je</strong> suis le capitaine Celestini, police, voici le lieutenant<br />

Vaneka. Vous connaissez Roxane Legendre ? » Avant même d’avoir<br />

vu la photo, la secrétaire avait affiché un large sourire, très vite<br />

assombri par l’inquiétude. « Il lui est arrivé quelque chose ? » Que<br />

répondre à cela ? Celestini a commencé à expliquer qu’on la<br />

cherchait… sans plus… qu’on essayait de connaître ses habitudes,<br />

ses relations, enfin rien de bien grave. Il avait peine à rassurer une<br />

femme qui ne demandait pourtant que cela. Elle devait avoir environ<br />

60 ans, cheveux courts et gris, petite, maigre et ridée, d’une<br />

gentillesse évidente. Depuis plus de 30 ans, elle était la secrétaire du<br />

club. « Moi aussi, j’ai pratiqué… j’ai même participé à un<br />

championnat d’Europe ! » Elle s’était levée pour rejoindre Vaneka<br />

devant le panneau des photos, elle était un peu plus détendue. Elle<br />

leur parlait de Roxane comme d’une femme discrète et réservée,<br />

d’un bon niveau sportif mais manquant peut-être d’ambition. Enfin,<br />

elle a abordé le sujet qui intéressait l’enquête : « Elle est très amie<br />

avec une autre licenciée du club, elles ne se connaissent pas depuis<br />

longtemps mais elles sont toujours ensemble. Une gentille fille elle<br />

aussi, toujours souriante. Attendez, je vais sortir sa carte. En fait ça<br />

fait quelque temps que je ne les ai pas vues… » Vaneka souriait<br />

pour la première fois de la journée, elle venait de reconnaître Roxane<br />

sur plusieurs photos, une compétition datant à peine de six mois.<br />

« Samira Haddad, 42, rue d’Alésia. Regardez, on les voit toutes les<br />

deux, ici, juste après une rencontre… contre Clichy, je crois. » Elle<br />

montrait une photo datant de quelques mois, où l’on pouvait voir les<br />

deux jeunes femmes, souriantes et détendues après la compétition.<br />

« On peut vous l’emprunter ? On vous la rendra, promis. » Vaneka a<br />

consciencieusement rangé la photo après l’avoir longuement<br />

regardée, et a remercié la secrétaire pour son accueil. Sans trop y<br />

croire, elle lui a laissé son numéro pour le cas où l’une des deux<br />

réapparaîtrait. L’une comme l’autre avaient certainement autre chose<br />

à faire que du judo…<br />

« T’as pas envie d’une cigarette ? » C’est ainsi que Celestini signifiait<br />

qu’il boirait bien un coup, forcément mérité. Muriel a sourit : « En tout<br />

cas, je me taperais bien une bière ! » Dans ces moments-là, ils ne<br />

s’engueulaient <strong>jamais</strong>.<br />

Il restait quelques places à la terrasse d’un café, en face du<br />

centre Pompidou, une de leurs cantines. La journée finissait, les<br />

premiers sandwiches trouvaient preneur, l’agitation du soir se mettait<br />

tranquillement en place. Sur l’esplanade, les touristes s’attardaient<br />

au spectacle d’un fakir plus vrai que nature alors que dans les tubes<br />

de Beaubourg passaient des gorgées de curieux, d’amoureux de l’art<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

67


et d’amoureux tout court. Le ciel était enfin bleu, l’air toujours tiède.<br />

Vaneka regardait la photo avec insistance « Tu vois, je n’y connais<br />

pas grand-chose moi, à la vie, mais pour ça Sandro, tu peux me faire<br />

confiance… ces deux nanas ne sont pas que des copines. Cette<br />

Samira pourrait bien nous en apprendre pas mal au sujet de<br />

Roxane. » Celestini restait dubitatif, mais la conviction de sa collègue<br />

le gagnait déjà, d’autant qu’elle n’était pas du genre à se vanter ni à<br />

abuser de l’intuition, fût-elle féminine. « Faut y aller maintenant ! » Ils<br />

étaient bien d’accord. Le garçon a déchiré le ticket, signe que les<br />

deux enquêteurs étaient libres.<br />

À 19 heures rue d’Alésia, c’est déjà plein d’odeurs du monde, les<br />

magasins s’emplissent de lumières malgré le ciel encore clair, le soir<br />

est dans les têtes, la ville respire bruyamment, tousse presque, alors<br />

que les piétons frôlent de leurs trajectoires étranges les voitures<br />

engluées.<br />

« C’est là ! » Celestini est entré le premier sous le porche et a<br />

remarqué une sorte de loge, un des derniers vestiges du Paris<br />

d’avant qu’on se mette à tout compter, d’avant la fièvre. « Madame<br />

Haddad s’il vous plaît… » La femme n’a pas même jeté un regard<br />

aux cartes de police, plus soucieuse de sa réputation que de la<br />

procédure. « Qu’on soit clair, je suis pas concierge… Elle habite tout<br />

en haut… De toute façon, elle doit pas être là, je l’ai pas vue depuis<br />

un moment. » Les deux enquêteurs n’avaient pas trop envie de<br />

monter pour rien, et ça se voyait. « Essayez l’interphone d’abord ! »<br />

Après une hésitation, Vaneka s’est décidée à monter quand<br />

même, malgré la moue de Celestini. Comme prévu, la porte allait<br />

rester close, la concierge avait raison. Close mais pas bien fermée…<br />

Aux différents étages, autant rentabiliser l’escalier monté, les<br />

occupants confirmaient l’absence de Samira Haddad. Tout le monde<br />

pensait qu’elle vivait seule, assurait qu’il s’agissait d’une personne<br />

sans <strong>histoire</strong>s, ce qui, à bien y réfléchir, était une description fort peu<br />

utile. Personne ne reconnaissait Roxane Legendre, rien de bizarre<br />

ces derniers temps, tout juste avait-on entendu quelques bruits<br />

bizarres, même une odeur de brûlé, mais tout était vite redevenu<br />

normal. Retour chez la gardienne. Celle-ci confirmait l’odeur de<br />

brûlé, aussi mystérieuse que furtive. Elle se souvenait aussi qu’un<br />

homme était venu voir Samira, qu’il n’était pas monté, qu’il n’avait<br />

<strong>jamais</strong> reparu. La description correspondait à l’un des deux morts du<br />

périph’. Celestini a vite saisi son portable pour le tourner vers la<br />

gardienne, qui a aussitôt reconnu l’homme en question ; mieux, il lui<br />

semblait aussi reconnaître Roxane Legendre, qui serait venue<br />

plusieurs fois dans l’immeuble, mais elle ignorait qui elle venait voir.<br />

Normal, elle n’est pas concierge… « Il y a bien Madame Berger,<br />

juste en dessous… elles se connaissent bien… elle a même une clé<br />

je crois… mais elle n’est pas là en ce moment, elle doit être en<br />

voyage.. Enfin, elle ne m’a rien dit. » Vaneka pensait tout bas que si<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

68


<strong>cette</strong> femme n’était pas vraiment concierge, il y avait comme une<br />

ressemblance quand même. En tout cas, c’était bien étrange que<br />

des gens se mettent subitement à partir sans un mot, alors que<br />

d’après la gardienne, ils sont toujours là. Roxane Legendre…<br />

disparue, celle qui la connaît… partie, celle qui connaît celle qui la<br />

connaît… partie aussi. Celestini trouvait aussi que ça faisait<br />

beaucoup. La gardienne, elle, il lui venait encore un souvenir : un<br />

policier était venu voir Madame Berger… Restait à remuer les<br />

services pour savoir qui, et surtout pourquoi. Celestini a laissé sa<br />

carte pour le cas où surviendrait un souvenir de plus, ou si<br />

réapparaissait l’une des deux locataires en goguette.<br />

« Tu viens bouffer à la maison. Avec un peu de chance, ma fille aura<br />

quelques fringues de nana à te filer. » Sourire-grimace : « Tu sais<br />

que tu es amusant, en fin de journée ? J’aurais <strong>jamais</strong> cru. <strong>Je</strong> ne<br />

voudrais pas manquer le repas ! Et puis picole pas… faut me<br />

ramener. On appelle la chef et je te suis. »<br />

Il était presque 20 heures, Julie Caulert allait partir. Elle aussi<br />

restait perplexe devant l’épidémie d’absences qui sévissait dans le<br />

sillage de l’enquête. « Débrouillez-vous ! Il faut entrer chez <strong>cette</strong><br />

Samira… on s’en fout, du juge ! Prétextez l’urgence, dites que vous<br />

avez entendu des voix… de nos jours, on ne brûle plus les gens pour<br />

si peu ! » Elle était seule à l’étage. La pluie battait les vitres alors que<br />

l’orage s’éloignait. Elle était sure de tenir une piste. Tout était lié<br />

désormais, les morts, les disparus, les objets : une seule et même<br />

affaire, juste une affaire. Mais qui pouvait bien être <strong>cette</strong> jeune<br />

femme qui était si souvent chez Madame Berger… et qui ne semblait<br />

pas s’y cacher ? Si Vaneka a raison, Roxane aurait pu faire des<br />

confidences sur l’oreiller… enfin peut-être. Aurait-elle pour autant<br />

confié son améthyste à Samira ? Pas sûr. Peu après, le<br />

commandant Caulert a rencontré son supérieur en regagnant sa<br />

voiture. Il lui laissait carte blanche tant qu’elle le tenait au courant.<br />

Sous la pluie battante, elle lui a confirmé en quelques mots qu'elle<br />

aurait des choses à lui dire, mais que là, il était trop tard. Elle s’est<br />

éloigné. Elle s’est bientôt remise à parler toute seule. Cette <strong>histoire</strong><br />

l’obsédait, revenait inlassablement inonder sa tête, en vagues<br />

irrégulières. Ce soir-là, rien qu’à sa mine, Philippe a tout de suite vu<br />

que ses exploits culinaires allaient passer inaperçus. Il a <strong>dû</strong> faire des<br />

pieds et des mains - des mains surtout - pour capter l’attention son<br />

flic débraillé. Avec succès. Toujours est-il qu’en pleine nuit, il l’a<br />

retrouvée fumant dans le salon, debout près de la fenêtre ouverte,<br />

baignée des lueurs de la lune. Les nuits claires sont propices à la<br />

réflexion.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

69


C<br />

ette satanée pendule venait enfin d’annoncer sept<br />

heures du soir. J’avais passé une éternité à la regarder,<br />

presque sans bouger pendant que Louise se reposait.<br />

Comme une idiote, je n’avais pas pensé à emporter le livre : j’aurais<br />

eu tout le temps de le lire. Pour passer le temps, Louise m’a proposé<br />

de dîner, sans y croire. Pourtant j’avais très faim, je n’avais rien<br />

mangé depuis le matin. <strong>Je</strong> suis allée chez le traiteur et nous avons<br />

grignoté en regardant l’heure nonchalante, alors qu’à la radio se<br />

succédaient des chansons d’un autre temps et des chroniques<br />

inaudibles. À part nous, la maison était vide. La piste du livre nous a<br />

occupé l’esprit encore quelque temps, puis Louise a appelé le taxi.<br />

Les rues étaient encombrées, les Parisiens qui rentraient chez eux<br />

se mêlaient aux touristes qui regagnaient leur hôtel. Juste après<br />

20h30, les bagages étaient en place pour le voyage. Puis l’appel de<br />

Samira a résonné, elle partait aussitôt. Après, le silence s’est installé.<br />

Louise s’était assise à l’arrière, calme comme à son habitude. J’avais<br />

les mains moites. Une autre pastille de menthe et je me suis sentie<br />

toute froide. L’heure, enfin. Un regard fataliste et intense, j’allais<br />

quitter la voiture. « <strong>Je</strong> viens. » Il n’était pas question de refuser. <strong>Je</strong><br />

l’ai aidée à sortir, enchaînant les grandes inspirations pour me<br />

donner du courage, pour me calmer, pour brûler mon angoisse au<br />

fond de mes poumons, cigarette invisible.<br />

Le Trocadéro avait pris ses allures d’été, quand la longueur<br />

des jours laisse à penser que tout est permis, que les vacances sont<br />

là. La nuit elle-même n’est plus qu’un soir qui s’éternise, au milieu<br />

des jeunes acrobates et des touristes fourbus. Louise et moi<br />

marchions côte à côte, redoutant les menaces fantômes qui nous<br />

suivaient désormais sans répit. Nous parlions bas, guettant des<br />

attitudes suspectes qui ne manquaient pas de nous apparaître, ici ou<br />

là. Au fond, nous n’étions pas si inquiètes que cela : notre crainte<br />

était surtout de ne plus pouvoir aider Samira si nous étions<br />

découvertes, car la probabilité d’un carnage à l’Hollywoodienne était<br />

plutôt faible, et nous le savions.<br />

Enfin elle est apparue, marchant vers nous sans hâte. Comme<br />

convenu, rien ne s’est passé quand nos trajectoires se sont croisées<br />

une première fois, pas même un regard au passage. Rien, en<br />

apparence en tout cas, car mon estomac me jurait que j’avais été<br />

éventrée. Rien n’avait bougé autour de nous. Quelques minutes plus<br />

tard, nous étions face à face. Samira a embrassé Louise et l’a serrée<br />

longuement contre elle. <strong>Je</strong> regardais les yeux clos de celle que je<br />

poursuivais sans relâche depuis des jours, et qui penchait la tête sur<br />

l’épaule maternelle de Louise. <strong>Je</strong> savais que mon tour viendrait, que<br />

ses yeux s’ouvriraient. Et ils se sont ouverts, libérant un sourire plus<br />

XIII<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

70


large encore que l’instant d’avant. Elle m’a serrée si fort que je<br />

suffoquais. Elle me serrait de plus en plus, et c’était comme si mes<br />

reins, à force de se cambrer, allaient s’enrouler autour de son bras.<br />

<strong>Je</strong> ne comprenais pas les quelques mots qu’elle chuchotait en arabe,<br />

mais la chaleur qui s’en dégageait les rendait évidents. Sa main<br />

s’égarait, mon dos s’est électrisé dès qu’elle a touché ma peau, si<br />

peu couverte ce soir-là. Son parfum était enfin pour moi seule, son<br />

souffle si court que nos lèvres se sont touchées, prêtes à<br />

s’entrouvrir. Il fallait partir. Louise était visiblement désolée de nous<br />

interrompre ainsi, mais elle avait raison. D’abord agacées, l’instant<br />

d’après nous l’aurions presque remerciée d’avoir ainsi différé un<br />

contact qui n’en serait que plus intense. Sur nos lèvres désunies<br />

viendraient d’autres baisers que nous pourrions imaginer cent fois,<br />

comme autant d’angoissants rendez-vous. Tout allait bien, semblaitil.<br />

C’est alors que deux hommes sont entrés dans mon champ<br />

de vision et en une fraction de seconde, c’était comme s’ils m’avaient<br />

parlé, et que je leur avais répondu en même temps. Toute une<br />

conversation. C’est sans doute ce qui nous a sauvées, car ils ont <strong>dû</strong><br />

être surpris, agir plus tôt que prévu. L’un des deux a porté la main à<br />

l’intérieur de sa veste, au ralenti. En une seconde j’avais poussé<br />

Louise et entraîné Samira au sol. Entre deux coups de feu nous nous<br />

sommes relevées. Il y avait soudain plein de monde, c’était une vraie<br />

bousculade, comme si la panique avait multiplié les passants. Il y a<br />

eu encore un coup de feu alors que je la tirais par la main. Puis plus<br />

rien. Ils avaient <strong>dû</strong> renoncer, pour un temps au moins. Elle boitait<br />

mais n’avait pas été touchée, nous avons pu disparaître dans la<br />

circulation, les cris des gens, la foule désorganisée. Il nous fallait<br />

retrouver Louise et récupérer la voiture. Louise n’avait rien : deux ou<br />

trois minutes après, elle nous appelait après pour nous rassurer. Elle<br />

nous attendrait au point de repli prévu. Restait à récupérer la voiture.<br />

Samira n’était pas en état, j’avais envie d’elle, c’était idiot, c’était<br />

urgent et impossible. Elle irait m’attendre à la pharmacie, à cent<br />

mètres d’où nous étions. J’ai décidé de prendre un taxi pour<br />

m’approcher, <strong>histoire</strong> de voir si nos agresseurs n’étaient pas dans le<br />

coin. À regret, le chauffeur a accepté mes vingt euros d’avance. Une<br />

première fois, nous sommes passés devant la voiture sans nous<br />

arrêter. Tout semblait vraiment calme. Au loin, on entendait arriver<br />

les premières voitures de police. Au deuxième passage, j’ai<br />

demandé au chauffeur de s’arrêter avant la voiture, et de me laisser<br />

quelques secondes pour disparaître. <strong>Je</strong> m’approchais tout<br />

doucement de la portière, la clé dans la main. Déverrouillage.<br />

Silence. Ouverture et verrouillage. Le tout n’avait pas pris trois<br />

secondes. <strong>Je</strong> me souviens avoir tâtonné une éternité avant<br />

d’engager la clé de contact. J’ai démarré brutalement. C’est alors<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

71


que j’ai entendu plusieurs coups de feu dont certains avaient déjà<br />

touché la voiture. <strong>Je</strong> parvenais difficilement à me dégager, j’ai touché<br />

la voiture garée devant puis celle de derrière, puis enfin la route s’est<br />

ouverte. Ça tirait encore. Ils devaient être loin heureusement, ils<br />

n’osaient pas s’approcher sans doute, craignaient d’être bloqués. La<br />

seule chose dont j’étais sure, c’est de n’être pas blessée. <strong>Je</strong><br />

m’éloignais le plus vite possible, beaucoup trop vite, pas assez<br />

discrètement sans doute, mais j’étais dans un état second. Peu de<br />

temps après, j’ai constaté que le taxi avait disparu... Et que j’étais<br />

suivie. Pas une voiture de police bien sûr ! J’avais beau tourner et<br />

tourner, la même voiture roulait derrière moi. Ils ne tiraient plus au<br />

moins, c’était déjà ça. Par chance, mon téléphone fonctionnait<br />

toujours : il était tombé par terre et roulait comme un galet à chaque<br />

virage « <strong>Je</strong> me suis engagée sur le périphérique et je file vers la<br />

banlieue sud : je connais, j’ai une chance de les semer. Il faut<br />

retrouver Samira à la pharmacie, dans la direction où nous nous<br />

sommes sauvées. Tenez-moi au courant. Quand vous êtes<br />

ensemble, retournez au point de repli et attendez-moi. » Elle avait<br />

bien repéré la pharmacie. Toujours la voiture claire à mes trousses,<br />

ni plus loin ni plus près. Plusieurs fois j’ai tenté des manœuvres<br />

assez dangereuses pour me débarrasser de mes poursuivants ; rien<br />

n’y faisait. Entre Vanves et Malakoff, j’ai pu enfin, au prix d’une<br />

imprudence extrême, me défaire d’eux et retourner vers Paris.<br />

Encore un changement de direction et je suis revenue vers un centre<br />

commercial le long du périphérique. J’ai disparu dans le parking<br />

souterrain, soulagée. Après un quart d’heure de repos pour me<br />

calmer, j’ai repris la banlieue pour revenir sur Paris par la porte<br />

d’Italie. Avec les traces de balles, inutile d’espérer changer de voiture<br />

rapidement : c’était la police assurée, les explications à n’en plus<br />

finir, un départ reporté… Puis soudain, l’idée que j’attendais m’a<br />

traversé l’esprit : récupérer ma voiture, qui se trouvait à quelques<br />

rues de l’hôtel. Louise a appelé : elle avait retrouvé Samira, elles<br />

attendaient un taxi. Suivant mon idée de changement de voiture,<br />

j’avais rejoint l’hôtel et je me dépêchais de vider la fourgonnette,<br />

avant de la garer proprement. Ma voiture ainsi chargée, je suis partie<br />

aussitôt pour déposer les clés dans la première succursale venue,<br />

avec un mot griffonné à la hâte donnant l’emplacement du véhicule<br />

de location. La paperasse pouvait attendre un peu.<br />

Le point de repli était un café près de Montparnasse. J’ai<br />

ralenti pour voir, elles étaient là, essayant de regarder dehors. J’ai<br />

risqué un coup de klaxon étouffé. Enfin elles m’ont vue, elles sont<br />

arrivées. Des portières qui claquent et en un instant, nous étions<br />

parties. Pour la première fois, nous étions réunies toutes les trois.<br />

Nous attendions pour respirer. Bientôt on a vu la Seine, noire et<br />

argentée comme dit la chanson, puis la Tour incurvée, ses lumières<br />

crues, comme dans un rêve. Plus loin, les espaces se réduisaient à<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

72


mesure que s’accumulaient les néons multicolores, les rues bondées<br />

de gens nonchalants, les restaurants trop petits. Encore plus loin,<br />

c’était le périphérique, l’autoroute enfin, et sa vue incroyable sur la<br />

nuit gigantesque. Louise, épuisée, s’était endormie. La main posée<br />

sur moi, bougeant imperceptiblement à chaque respiration, Samira<br />

me regardait de temps à autre. Parfois nos yeux se croisaient, puis<br />

nos sourires. Personne ne parlait, comme si un charme était<br />

suspendu au silence. On s’est arrêté une première fois, je voulais me<br />

détendre cinq minutes. Nous sommes sorties sans bruit de la voiture,<br />

Samira et moi. Elle s’est étirée, j’ai accroché sa taille, on a regardé le<br />

ciel. Elle m’a parlé de son pays, du désert et de l’art de s’orienter la<br />

nuit. C’étaient des mensonges peut-être, juste pour m’ensorceler.<br />

Elle collait sa joue sur la mienne, pour mieux orienter mon regard<br />

disait-elle, je sentais ses cils quand elle clignait des yeux ; je<br />

comprenais qu’elle devait savoir toutes les voluptés, les huiles et les<br />

encens. Dans un rêve instantané, je me voyais entre ses mains, je<br />

ne voyais plus le danger, mes yeux étaient saturés de Samira, rien<br />

que Samira, partout.<br />

Pourtant, il fallait bien repartir. Louise dormait toujours. J’ai<br />

remis le moteur en marche. La radio s’est remise à diffuser une<br />

musique qu’on entendait à peine dans le ronronnement du moteur,<br />

un jazz intemporel, interminable, que parfois quelques paroles<br />

suspendaient seulement, des paroles de la nuit, dans une langue qui<br />

n’appartient qu’à elle, incompréhensible toujours. <strong>Je</strong> voyais son<br />

genou écorché, sa robe aussi élégante qu’inadaptée à la situation,<br />

ses bras si fins qui devaient frissonner à la moindre brise, c’était sûr.<br />

De mon côté, par la fenêtre ouverte, j’apercevais encore les<br />

quelques restes blanchâtres du jour passé, des lueurs bien<br />

ordinaires pour un jour si brutal. Le matin après la Saint-Barthélemy,<br />

le ciel ne fut sûrement pas moins beau que la veille. C’est la nuit<br />

qu’on pense à ce genre de choses. Le souffle de l’air longeait ma<br />

main suspendue dans le vide, pour s’engouffrer jusque dans mon<br />

dos. <strong>Je</strong> me revoyais gamine, sortant la tête par la vitre de la voiture<br />

pour me sentir poussée par une force invisible. Le vent seul connaît<br />

le chemin des souvenirs, lui seul dit la vérité, c’est pour ça qu’on lui<br />

prête tant de vices, des courants d’air si méchants qu’il faut en<br />

éloigner les enfants.<br />

Il était plus d’une heure du matin et j’étais épuisée moi aussi,<br />

plus nerveusement que physiquement d’ailleurs. Ça n’aurait servi à<br />

rien d’arriver en pleine nuit. <strong>Je</strong> me suis arrêtée sur le parking d’une<br />

aire d’autoroute. À peine détachée, Samira s’est approchée. J’ai<br />

senti ses doigts dans mes cheveux et l’onde qu’ils provoquaient. <strong>Je</strong><br />

me suis endormie après un baiser seulement, tant il était long.<br />

Les nuits sont si courtes en juin. <strong>Je</strong> me suis éveillée vers cinq<br />

heures. Les yeux de Samira s’étaient ouverts, au premier contact de<br />

ma bouche sur la sienne. Louise aussi était éveillée. Des échanges<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

73


de sourires, quelques pas sur le bitume, un coup de brosse dans les<br />

cheveux et un peu d’eau sur le visage, en quelques minutes, nous<br />

étions prêtes pour un petit déjeuner un peu industriel mais tout à fait<br />

indispensable.<br />

Au lever du jour, les stations-services et leurs néons ajoutent<br />

à la confusion du réveil, et donnent au voyageur l’impression qu’il ne<br />

devrait pas être là. Nous étions assises au milieu du vide, à avaler<br />

des produits au mieux insipides, à ne penser qu’à une chose :<br />

repartir. Personne ne disait rien. Derrière Louise, dans le fond, deux<br />

employés s’affairaient, résignés. <strong>Je</strong> ne sais pas si on s’habitue à voir<br />

passer comme ça tant de gens sans bouger soi-même. À se lever<br />

trop tôt, est-ce qu’on rêve encore ? <strong>Je</strong> me demandais par moments<br />

ce qui avait bien pu provoquer l’accès de panique de nos<br />

poursuivants. On avait mis les pieds dans une sale <strong>histoire</strong>, vraiment.<br />

Nous serions à Lille vers sept heures. L’autoroute s’emplissait<br />

à mesure que nous approchions, que les peupliers se faisaient plus<br />

nombreux dans la plaine, balayant en vain l’épaisse grisaille du ciel,<br />

à mesure que les maisons viraient au rouge foncé. Une fois de plus,<br />

la pluie était là, entrecoupée parfois. Drôle d’été quand même. « <strong>Je</strong><br />

ne sais pas comment ils ont trouvé notre lieu de rendez-vous. » On<br />

ne l’a <strong>jamais</strong> su en fait. Aujourd'hui encore cela reste un mystère,<br />

tout comme cet engrenage qui nous avait menées jusque-là.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

74


XIV<br />

I<br />

l y a la procédure. Il y a les exceptions. Vaneka et Celestini<br />

avaient rejoint le palier de Samira, non sans se chamailler<br />

sur le bruit des chaussures, le silence, l’âge du capitaine :<br />

qu’ils puissent encore trouver des sujets d’anicroche relevait du<br />

miracle. « Toi aussi, tu as entendu crier, n’est-ce pas ? » Il a eu un<br />

sourire pour toute réponse. En quelques secondes, la porte mal<br />

fermée, à peine claquée, s’est ouverte. Celestini avait remarqué les<br />

traces suspectes sur la serrure, qu’on avait au moins essayé de<br />

forcer. Par sécurité, Vaneka avait saisi son arme, mais l’appartement<br />

était vide. Peu à peu, les deux enquêteurs découvraient les dégâts<br />

divers et variés qui racontaient les moments difficiles qui venaient de<br />

se passer sur les lieux. Ainsi le mystère de l’incendie express s’est-il<br />

trouvé élucidé. La tâche de sang, l’appareil archaïque dans la<br />

suspension, le briquet que j’avais laissé tomber dans un réflexe<br />

d’innocence, tout allait être scrupuleusement répertorié. Vaneka<br />

fouillait discrètement les nombreux tiroirs et niches de la chambre<br />

pendant que Celestini s’interrogeait sur la chaussure au milieu du<br />

salon. Comment aurait-il pu deviner qu’il s’agissait d’une simple<br />

négligence de Samira, par ailleurs tellement ordonnée. Les deux<br />

policiers constataient, comme Louise et moi lors de notre première<br />

visite, que rien ne donnait vraiment prise à l’hypothèse d’une affaire<br />

de grande envergure. Moins d’une demi-heure après leur arrivée, ils<br />

quittaient l’appartement sur une impression mitigée. Dans un café<br />

voisin, ils ont fait le point avant de référer, comme on dit, à leur<br />

hiérarchie. Le rapport au commandant aurait moins de goût que la<br />

bière, surtout la deuxième. « Tu vois Sandro, je trouve que la<br />

Roxane a un comportement bizarre, vraiment ! On l’imagine prise de<br />

panique à la mort de son mari… logique. Et au lieu de fuir droit<br />

devant elle, elle prend le temps de voir sa copine, sans doute de lui<br />

jouer le grand air de l’adieu » Elle observait sa cigarette comme pour<br />

mieux se concentrer. « Ou bien elle se savait perdue : elle<br />

connaissait ceux qui avaient tué son mari, ils lui reprendraient le<br />

pendentif et l’affaire qui en dépend ne sortirait <strong>jamais</strong> » Celestini n’en<br />

savait rien, il avait faim. On reparlerait de tout cela le lendemain lors<br />

de la réunion quotidienne.<br />

Au quai des Orfèvres, l’IGS était sur le point de terminer<br />

l’enquête sur les responsabilités dans la mort de Courteau. Aucune<br />

faute de procédure n’avait été commise, et aucun policier n’avait eu<br />

la possibilité d’échanger des gélules dans le flacon, à moins<br />

d’imaginer une vaste affaire impliquant de multiples complicités :<br />

celui qui avait donné les gélules mortelles n’avait pas quitté les<br />

locaux après l’inventaire des poches de Courteau et n’était <strong>jamais</strong><br />

resté seul. À la limite, il aurait matériellement pu recevoir<br />

discrètement les deux gélules d’un tiers mais pas remplacer les<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

75


douze restant dans le flacon. Courteau était arrivé avec la mort sur<br />

lui. Sans doute la première visite de la police à son magasin avaitelle<br />

scellé son sort ; peut-être que pendant la discussion avec<br />

l’inconnu à la fausse plaque, un complice substituait le poison au<br />

médicament, préférant la bombe à retardement à l’exécution directe,<br />

s’agissant d’un homme repéré par la police, voire suivi par elle. Cela<br />

n’avait rien à voir bien sûr avec des méthodes de tueurs<br />

professionnels…<br />

Toujours est-il que le commandant Caulert avait prévu une<br />

bonne bouteille pour fêter avec son groupe et l’équipe de Leguen la<br />

fin des soupçons malsains. La fin de l’enquête, ce n’était pas pour<br />

tout de suite<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

76


S<br />

ept heures. Le centre-ville de Lille s’animait déjà en ce<br />

début de week-end. La rue trempée luisait au soleil.<br />

Houria et Farid habitaient un grand appartement au<br />

dernier étage, dans une rue piétonne. Elle enseignait à l’université, il<br />

était agent immobilier, on pouvait dire qu’ils étaient aisés. Dans<br />

l’escalier, Samira était nerveuse. On aurait dit qu’elle cherchait. Elle<br />

s’en voulait de mettre sa sœur aînée ainsi en danger, sa sœur et sa<br />

famille, juste pour elle. La porte s’est ouverte sur le sourire d’Houria.<br />

Les deux sœurs se sont serrées l’une contre l’autre. Bien que plus<br />

petite en taille, on voyait bien que c’était l’aînée qui protégeait la<br />

cadette. Farid est apparu alors que nous entrions. À son tour, il l’a<br />

embrassée. « <strong>Je</strong> vous présente Marie, et Louise… Nous sommes<br />

épuisées… » L’appartement était immense, blanc comme dans les<br />

pays de soleil, et curieusement dépouillé. Le thé sentait fort. Du thé,<br />

du lait, du café, des pâtisseries : tout était prêt pour nous. Samira<br />

parlait, tantôt en Français, tantôt en arabe quand la complicité entre<br />

les sœurs affleurait, puis de nouveau en Français, comme pour<br />

s’excuser. « On ne vous retarde pas ? Vous ne travaillez pas<br />

aujourd’hui ? » Ils iraient bien sûr, mais plus tard. Le temps des<br />

Orientaux n’est pas le nôtre. Ce n’est pas qu’ils aient plus de temps<br />

que les autres, c’est qu’ils ont la noblesse de ne pas compter celui<br />

qu’ils vous consacrent. Entre deux bâillements, Samira s’efforçait de<br />

raconter notre équipée sans dramatiser, mais la vérité, c’est que<br />

nous ne savions pas du tout où nous allions. Vers dix heures, Houria<br />

et Farid nous ont laissé un jeu de clés en partant : on se retrouverait<br />

le soir. En attendant, nous allions pouvoir nous reposer. J’avais les<br />

yeux fixés sur mon téléphone. Peut-être notre correspondant nous<br />

avait-il laissé un message ? « Il vaut mieux savoir. » Louise avait<br />

parlé sur le ton qu’elle employait toujours quand il n’y avait pas à<br />

discuter. Le message était froid. « Bienvenue… à Lille, je présume…<br />

puisque je ne peux vous parler en direct, je vous rejoins dès que<br />

possible… Vous savez que je suis un peu pressé…» <strong>Je</strong> me<br />

demandais ce que nous pourrions bien faire. Comme si je m’étais<br />

posé <strong>cette</strong> question hier soir ! Ils allaient venir, tout saccager, finir le<br />

travail du Trocadéro.<br />

« Ils ne savent pas encore où nous sommes… » Louise, pour<br />

une fois surprise, a croisé mon regard, incrédule. Pendant un instant,<br />

j’ai bien cru que Samira avait perdu la raison. Elle était derrière moi,<br />

appuyée sur le dossier du fauteuil, les mains dans mon cou, contente<br />

de son petit effet. « Ils viennent de déménager… je vous rappelle<br />

que Farid est dans l’immobilier ! Deux valises de trop dans la voiture,<br />

et une fois les enfants partis, changement de programme :<br />

déménagement express… un peu vide pour un meublé ! Ce n’est<br />

pas demain qu’ils vont nous retrouver, ce n’est pas du tout dans le<br />

XV<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

77


même quartier. Ça nous fait un peu de répit. » Elle était contente,<br />

elle nous avait bien eues, elle décoiffait mes cheveux. J’ai levé les<br />

yeux pour découvrir les siens si noirs, si brillants, et qui<br />

s’approchaient si vite que je n’ai pu parler. Elle a continué sur le<br />

même ton « J’ai une idée : on se prépare et on va s’acheter quelques<br />

fringues, j’en ai marre de mettre toujours les mêmes ! » Cette fois<br />

c’était sûr, elle devenait folle. « Et bien moi, je vais rester ici, et je<br />

vais lire le fameux livre. Rapportez de quoi préparer un repas pour ce<br />

soir, je m’en occuperai. » Louise voulait nous laisser seules. Samira<br />

a refermé la porte de la salle de bains avant que j’y puisse entrer<br />

« On ne passe pas, question de principe : je ne me sens pas propre !<br />

» Elle l’était assurément quand elle a daigné sortir, puisque j’avais <strong>dû</strong><br />

attendre mon tour près de deux heures... À quinze heures enfin,<br />

nous étions dehors, un sandwich à la main. L’après-midi a passé trop<br />

vite, entre moues et sourires devant tant de miroirs, entre<br />

compliments indécents et baisers à la dérobée. Nous avions été plus<br />

folles que nos dépenses. Quelques victuailles pour Louise et il a fallu<br />

rentrer : il était presque sept heures, nous serions sermonnées. Ça<br />

n’a pas manqué, chacune à notre tour comme des petites filles, alors<br />

que l’autre était sous la douche puis revenait dans ses achats du<br />

jour, un vrai numéro de cabaret. En s’activant dans la cuisine, Louise<br />

nous parlait du livre. « L’auteure est une certaine Ana Devriendt,<br />

hollandaise. Elle ne dit qu’une fois si vous avez du cœur dans le<br />

texte. Et elle suggère d’aller sur un site naturel pour se rendre<br />

compte de la beauté des baleines libres. Après, elle change de<br />

sujet… » Traduit en langage Internet, que peut bien signifier « site<br />

naturel » ? Bien sûr, il y avait des références bibliographiques sous<br />

formes de sites, mais il s’agissait de sites publics très connus. Nous<br />

étions bien d’accord pour considérer que la solution était dans le<br />

fameux site naturel.<br />

Louise avait du mal à trouver les ustensiles dans une cuisine<br />

qu’elle ne connaissait pas, mais le repas prenait forme quand Houria<br />

a tourné sa clé dans la serrure. « Ça sent bon ! » Un peu plus tard,<br />

Farid est arrivé. C’était à peu près la première soirée tranquille que je<br />

vivais depuis deux semaines. Chacun racontait son <strong>histoire</strong>, Louise<br />

était particulièrement loquace et, le vin aidant, de plus en plus drôle.<br />

Samira appréciait particulièrement ses anecdotes confuses sur<br />

l’occupation : « Vous avez bien raison de ne pas boire d’alcool,<br />

voyez ses effets sur <strong>cette</strong> pauvre femme. » Peu à peu, les<br />

conversations diminuaient d’intensité. Il n’était pas vraiment tard,<br />

mais nous étions vraiment fatiguées. « <strong>Je</strong> vais vous préparer les<br />

chambres, celles des enfants. » Elle nous a conduites vers le fond de<br />

l’appartement. Trois chambres. Trois lits. J’avais le cœur gros en<br />

l’aidant à mettre les draps. Samira et Louise préparaient un autre lit<br />

en silence. Comme Houria me l’avait déjà proposé, je suis partie<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

78


dans la salle de bains, après avoir salué nos hôtes. Dans le miroir,<br />

j’ai vu une fille prête à pleurer.<br />

En revenant, je suis allée embrasser Louise, puis je suis<br />

entrée dans la chambre de Samira pour lui souhaiter une bonne nuit,<br />

malgré tout. <strong>Je</strong> n’ai pas compris pas tout de suite, le lit avait<br />

subitement disparu. Puis j’ai aperçu la lumière dans la troisième<br />

chambre : il y avait deux lits, côte à côte. « C’est libre ? » m’a<br />

demandé Samira. Son sourire entendu m’avait rendu le mien.<br />

J’aurais voulu aller embrasser Houria et Farid, mais je n’ai pas osé,<br />

je ne voulais pas qu’ils pensent que leur tolérance m’avait étonnée.<br />

Livres clos et cœurs ouverts, ils avaient fait un choix, sans<br />

explications.<br />

La lumière éteinte, j’attendais, assise sur le lit. Dans ma tête,<br />

je repensais à la robe de mariée, à la première rencontre avec<br />

Louise, aux balles qui nous avaient manquées. Tout y serait passé si<br />

je n’avais alors entendu le grincement de la porte. La lumière s’est<br />

engouffrée dans la pièce puis a disparu, traçant au sol un polygone<br />

furtif qui s’est planté au fond de mes yeux, avant que d’autres<br />

sensations ne m’aveuglent tout à fait. Elle est venue à côté de moi et<br />

je me suis levée, ma respiration est devenue plus difficile. Et ça a<br />

commencé. Près de ma bouche, j’ai senti la menthe et l’air, trop près<br />

pour éviter un contact, puis deux, puis je n’ai plus compté. Nous<br />

n’étions plus qu’un baiser. Elle a bougé ses mains, j’ai ressenti une<br />

absence sur ma peau, à mesure qu’elle relevait la fine djellaba<br />

qu’elle m’avait prêtée et dont je comprenais enfin le mystère ; elle a<br />

passé ses bras dans mon dos, alors après, il ne restait plus rien.<br />

Rien pour empêcher ses mains de me brûler, ses dents de me<br />

mordre, ses lourds baisers de m’écraser. Elle me touchait sans pitié,<br />

en disant des mots que j’entendais à peine, dont j’aimais l’étrangeté,<br />

le son.<br />

Elle m’a lâché d’un seul coup. <strong>Je</strong> n’ai plus rien entendu qu’un<br />

bruissement de tissus, tout proche. Puis sa main a longé mon épaule<br />

pour atteindre mon dos. J’ai senti alors le contact de ses dernières<br />

dentelles, qu’elle avait <strong>dû</strong> mettre exprès pour m’avertir qu’il n’était<br />

plus très loin l’instant où il n’y aurait plus que de la peau contre ma<br />

peau. Nous avons basculé, perdu nos mains sans regret, j’ai rendu<br />

baiser pour baiser, caresse pour caresse. Plusieurs fois elle s’est<br />

cambrée plus fortement, plusieurs fois, j’ai crié dans l’oreiller. Puis<br />

nous nous sommes calmées. Nous avons parlé et parlé encore,<br />

toujours serrées, comme s’il faisait froid. Elle s’est endormie dans<br />

mes bras. Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti le vrai<br />

bonheur, la plénitude. Longtemps je l’ai regardée, plusieurs fois j’ai<br />

remonté le drap sur son épaule, puis je me suis endormie, apaisée.<br />

Il était presque dix heures quand nous nous sommes levées.<br />

Houria et Louise discutaient tranquillement. Farid était parti courir. Le<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

79


soleil était enfin là, solidement accroché dans un ciel sans nuages.<br />

Elles s’étaient retournées pour nous regarder. « Qu’est-ce qui te fait<br />

rire, grande sœur ? » Samira faisait une moue forcée, alors que<br />

j’embrassais Louise. « Ce qui me fait rire, c’est la tête que vous<br />

faisiez toutes les deux hier soir, à l’idée d’avoir chacune votre<br />

chambre… » Samira lui a répondu qu’elle doutait de voir leurs<br />

parents prendre la chose avec autant d’allégresse. « Tu sais, ils ne<br />

sont pas plus idiots que moi : <strong>jamais</strong> un garçon… cherchez le<br />

jupon ! » Bien sûr, c’était difficile à admettre, mais avec le temps… Et<br />

puis, comme le faisait remarquer Louise, le choc serait plus rude<br />

pour mes parents à moi. C’était bien vrai. Mes pauvres parents, ils<br />

devaient se poser bien des questions, et connaissant Romain, elles<br />

resteraient sans réponses. Houria a coupé court à nos<br />

interrogations : « J’ai proposé à Louise que nous allions tous sur la<br />

côte cet après-midi. Vous aurez tout le temps demain de faire vos<br />

recherches. On ira manger des gaufres en Belgique, comme quand<br />

on était petites. » Comme quand on était petites ; on l’est toujours.<br />

Farid a un peu râlé, pour la forme, et au nom de son dos<br />

douloureux en voiture, mais il ne pouvait pas garder son sérieux. Il<br />

marmonna un truc en arabe qui devait vouloir dire après tout,<br />

pourquoi pas. Peu après le repas, nous nous installions dans une<br />

voiture spacieuse. Louise rêvait à la fenêtre, Samira me tenait la<br />

main, le paysage plat défilait sous nos yeux, dans la chaleur qui<br />

s’installait. Malgré moi, je pensais à nos poursuivants : nous nous<br />

comportions comme des gamines, insouciantes. Combien de temps<br />

mettraient-ils à nous retrouver ? Et quand bien même trouverionsnous<br />

le fameux site et les références bancaires, qu’est-ce qu’on en<br />

ferait ?<br />

Et on a vu les premières dunes, les premières maisons de la<br />

côte, la mer qui énerve les enfants, la plage immense. Le sable vient<br />

chercher ses invités jusque sur les trottoirs où ils se garent, alors on<br />

peut marcher pieds nus dans la rue. Samira avait pris ses<br />

chaussures à la main, j’ai fait de même. Le contact du sol était doux,<br />

tiède. « Allez, mettez-vous là ! » Houria avait chipé notre appareilphoto.<br />

Toutes les combinaisons y sont passées. <strong>Je</strong> me souviens<br />

surtout de celle où Louise, assise entre Samira et moi qui la<br />

regardions, riait aux éclats pour je ne sais plus quoi, peut-être à<br />

cause du vent qui nous décoiffait. <strong>Je</strong> me rappelle aussi ce moment<br />

de pose interminable avec Samira, quand Houria a fini par nous dire<br />

« eh bien, embrassez-vous… on ne va pas y passer l’après-midi ! »<br />

Nous l’avions fait, un peu gênées quand même, et <strong>cette</strong> photo est<br />

magnifique. De ce jour, il reste aussi un petit film chaotique et<br />

ensoleillé, monté à la hâte par Farid.<br />

Et le souvenir d’une escapade, de dunes escaladées à deux,<br />

dévalées en riant, du sable dans la bouche, de la main de Samira<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

80


emontant le long de mon ventre, des promesses parfaitement<br />

indécentes. Les raccourcis sont parfois si longs. Il aura fallu courir<br />

pour rattraper les autres et être les premières à se tremper les pieds<br />

dans l’eau. Dans le ciel passaient les cerfs-volants, la digue<br />

interminable nous offrait ses longs cafés vitrés. Louise était heureuse<br />

de s’asseoir enfin. Les gaufres me laissent encore aujourd’hui un<br />

goût d’ailleurs, là où tout est meilleur, croit-on. Nous sommes rentrés<br />

avec la nuit. Louise dormait, Samira aussi. <strong>Je</strong> somnolais contre elle,<br />

repensant par moments au temps qui nous rattrapait. Le lendemain<br />

serait une journée de recherche. Comme Houria nous proposait son<br />

matériel, au moins il ne nous faudrait pas subir la fumée des<br />

cybercafés.<br />

Il faisait extrêmement chaud, comme si l’air n’avait pas eu le<br />

temps de s'échapper avec le jour. <strong>Je</strong> ne me souviens pas avoir dormi<br />

<strong>cette</strong> nuit-là, ou si peu. <strong>Je</strong> me souviens juste les vagues de frissons<br />

qui me submergeaient, et sa peau, toute sa peau, contre ma bouche,<br />

contre ma langue, sa peau qui se dérobait et que j’allais chercher<br />

plus loin, toujours plus loin, malgré ses mains qui m’agrippaient.<br />

Quand le jour est venu, j’ai pu enfin voir son corps dénudé que le<br />

mien habillait, et qui habillait ma peau claire d’un contour obscur,<br />

comme une ombre parfumée. Ses cheveux, aussi noirs que les<br />

miens sont blonds, donnaient au désordre de son oreiller des airs de<br />

graphisme sophistiqué. Et Roxane, à quoi pensait-elle quand elle<br />

était dans ses bras, quand elle la regardait dormir ? <strong>Je</strong> m’en voulais<br />

un peu de penser à cela, car elle était morte, mais c’était plus fort<br />

que moi.<br />

Samira a ouvert les yeux, l’ombre de ma tête les a refermés<br />

aussitôt. Il était temps de se lever. Louise était seule, assise à la<br />

table, elle finissait son petit-déjeuner. « Ce n’est pas une heure pour<br />

vous lever. Moi de mon temps… » Si l’humour est l’antidote de l’âge,<br />

sa jeunesse ne finirait <strong>jamais</strong>. « Vous avez une sœur adorable.<br />

J’aurais aimé avoir une sœur moi aussi. Mes parents en ont décidé<br />

autrement. » C’est vrai qu’Houria est un modèle de douceur et de<br />

bienveillance discrète.<br />

D’un commun accord, on a décidé que toute la journée, si<br />

nécessaire mais nous n’en doutions pas, serait consacrée à la<br />

recherche du site naturel. C’est Samira qui s’est assise devant le<br />

clavier. Les propositions défilaient, sans succès. <strong>Je</strong> m’étais mise à<br />

l’écart pour relire l’ouvrage, à peine cent pages. De temps à autre,<br />

j’avais une idée. Rien ne fonctionnait. Enfin le livre m’a lancée sur<br />

une autre piste. Il y était question, une deuxième fois, de se rendre<br />

sur un site naturel. « Et quoi de plus naturel que l’Alaska ? » précisait<br />

l’auteure… Après quelques essais infructueux… il y a eu d’autres<br />

essais infructueux. Le fiasco. Mais la chance finit toujours par<br />

tourner, dit-on. Samira s’est brutalement retournée avec un sourire<br />

qui disait combien elle était contente d’elle « Puisqu’elle dit que c’est<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

81


une image, j’ai cherché si vous avez du cœur dans un moteur de<br />

recherche… d’images. Et j’ai trou-vé…voil-là ! » Elle a coincé ma<br />

main entre sa joue et son épaule ; je l’ai rappelée à l’ordre… pas sûr<br />

que ça l’aura impressionnée. Le fameux moteur de recherche<br />

renvoyait sur un site appelé Roxanedeux. La page d’accueil était<br />

strictement identique à celle du premier site. Le même procédé de<br />

lien masqué permettait de faire apparaître une page sur laquelle on<br />

voyait des noms et des chiffres, trois séries, qui devaient donc<br />

correspondre aux trois comptes que nous connaissions déjà. Au bas<br />

de la page on lisait, joliment enroulé autour d’un motif de<br />

kaléidoscope : et la mer efface sur le sable, les pas des amants<br />

désunis. Drôle d’endroit pour une si jolie citation : c’était sans doute<br />

une allusion subtile, mais pour l’heure personne n’était en mesure de<br />

la comprendre. La cachette du dossier original peut-être. Après<br />

quelques secondes de quasi-stupeur puis de réflexion, j’étais tout à<br />

fait sûre d’avoir vu un kaléidoscope sur le premier site… et après<br />

vérification, il y était toujours ! Sur le moment, j’étais obnubilée par le<br />

contenu du site et j’ai négligé l’image. Simple ornement ? Douteux de<br />

la part d’une personne comme Roxane, presque aux abois. Le motif<br />

était un peu différent et tout autour on lisait : « Et vous écrivez votre<br />

nom dans un coin du tableau ».<br />

Maintenant, et bien que très fières d’avoir percé un secret,<br />

nous n’étions guère avancées : où téléphoner, quoi dire ? Était-ce au<br />

moins vers la Suisse qu’il fallait se tourner ? Bien sûr, notre<br />

correspondant inconnu saurait probablement répondre à ces<br />

questions. En tout cas, il n’appelait plus, il devait nous chercher. « Et<br />

<strong>cette</strong> Ana, on pourrait essayer de la joindre, on ne sait <strong>jamais</strong>… »<br />

Louise savait qu’on ne pouvait pas rester là sans rien faire, à<br />

attendre d’être retrouvées et probablement massacrées, sans même<br />

savoir exactement pourquoi. Chez l’éditeur, l’accueil était froid,<br />

personne ne voulait nous aider. À peine a-t-on accepté de passer un<br />

message urgent à l’auteure, lui demandant de rappeler si elle<br />

connaissait une certaine Roxane Legendre. Il n’y avait plus qu’à<br />

attendre.<br />

C’est en fin de soirée que le téléphone de Samira s’est<br />

manifesté. Elle l’avait acheté le jour de sa fuite, elle qui n’en voulait<br />

pas jusque-là. Une seule fois, elle en avait donné le numéro, alors à<br />

moins d’une erreur, c’était l’éditeur… ou Ana Devriendt elle-même.<br />

La voix peinait à s’exprimer en Français. Elle voulait savoir qui<br />

la cherchait. « Samira ? Dites-moi où vous avez rencontré Roxane. »<br />

C’est ainsi que j’ai appris que Roxane avait rencontré Samira lors<br />

d’une compétition de judo, qu’elle avait rejoint son club peu de temps<br />

après. Plus tard, j’ai su qu’elles avaient parlé d’art. Ana en savait<br />

assez, moi presque trop.<br />

« Roxane était ma sœur ! » La révélation était de taille.<br />

Apparemment, Ana n’était pas au courant des affaires de sa sœur.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

82


<strong>Je</strong> regardais Samira et j’ai remarqué un changement progressif dans<br />

son expression. Elle a noté un numéro de téléphone et la<br />

conversation s’est terminée. Elle a attendu quelques secondes avant<br />

de parler, elle était troublée. « C’est bizarre ! Elle vient de perdre sa<br />

sœur dans des circonstances tragiques et elle ne montre aucune<br />

émotion particulière. En plus, je la trouve bien curieuse pour<br />

quelqu’un d’extérieur à notre affaire. De toute façon, elle s’attendait à<br />

mon appel, ou tout au moins elle savait que je pouvais la contacter. »<br />

Elle voulait savoir où nous étions, elle voulait qu’on la tienne<br />

au courant de nos recherches, bref, elle voulait beaucoup. Son<br />

attitude, si peu naturelle, ouvrait la voie à toutes les hypothèses. Les<br />

deux sœurs pouvaient être complices, la survivante cherchant à se<br />

protéger… ou à continuer seule. Il se pouvait aussi qu’il ne s’agisse<br />

pas de sœurs, Ana serait alors plus ou moins impliquée dans la mort<br />

de Roxane.<br />

« Au fait, qui t’a dit que Roxane était morte ?<br />

- J’ai téléphoné là où elle travaillait, j’ai eu sa collègue…<br />

- Il faudrait rappeler demain pour savoir qui l’a prévenue<br />

si vite, <strong>cette</strong> fameuse collègue. »<br />

J’avais une autre hypothèse que je préférais pour l’instant<br />

garder pour moi. <strong>Je</strong> voyais que Samira était gênée, attendrissante,<br />

j’avais envie de la prendre dans les bras, j’avais hâte de la<br />

déshabiller, j’improviserais ensuite. Et d’ailleurs, si je me souviens<br />

bien, les choses se sont passées à peu près comme cela. Sans un<br />

mot échangé, à propos de Roxane en tout cas. J’étais rassurée, elle<br />

l’était elle aussi. Si la jalousie n’est pas l’amour, elle vient toujours<br />

avec lui.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

83


XVI<br />

A<br />

vec son affaire à tiroirs, Julie Caulert héritait tous les<br />

mystères de la police parisienne : dès qu’on avait volé<br />

deux pommes dans la même rue, elle avait droit à un<br />

rapport détaillé. Secrètement, elle espérait quand même qu’au bout<br />

du compte, elle aurait une promotion, ne serait-ce que pour avoir<br />

supporté tant de banalités vaguement saupoudrées d’étrangeté et<br />

montées en neige. Cela dit, <strong>cette</strong> collaboration réputée si difficile<br />

entre les services, n’avait pas drainé que des peccadilles.<br />

Un certain Romain Ducrocq était tombé d’un septième étage<br />

et l’autopsie avait révélé des lésions que la chute seule expliquait<br />

mal, alors qu’un interrogatoire musclé cadrait beaucoup mieux. Le<br />

rapport d’enquête de voisinage, en cherchant à évaluer la probabilité<br />

d’un suicide du jeune homme, avait indirectement mis en lumière la<br />

quasi-disparition de son ex-future, juste avant le mariage.<br />

Disparition, c’était son rayon, nouveau certes, mais copieusement<br />

garni : Julie s’était précipitée chez les parents de celle qu’elle a<br />

bientôt su s’appeler Marie. Elle était ressortie en se parlant tout<br />

haut : « Les parents ne savent <strong>jamais</strong> rien, ne comprennent <strong>jamais</strong><br />

rien, ils ne nous lâchent pas des yeux et ils ne voient rien, c’est<br />

toujours la même chose » Elle pensait à sa sœur aînée, qui avait<br />

failli mourir d’anorexie.<br />

De l’ex-future mariée sans <strong>histoire</strong>s, elle n’avait rien appris que le<br />

nom, rien en tout cas qui la reliât directement à l’enquête. C’est un<br />

détour intuitif aux Noces de Milord qui devait éclairer tout un pan du<br />

décor et éviter le fiasco. Car la visite aux parents de Romain,<br />

particulièrement pénible, n’apporterait rien de nouveau.<br />

La sœur de Romain n’avait pas grand-chose à dire non plus, d’autant<br />

que le PC n’avait pas gardé trace de l’adresse du site de Roxane.<br />

Elle était effondrée, et désolée de n’en savoir pas plus. Elle posait<br />

plus de questions que Julie, ne répondait à rien. Elle n’aimait pas les<br />

flics et s’en cachait à peine. L’entretien avait tourné court « S’il vous<br />

revient quelque chose, Maître, voici ma carte… » Le petit carton n’a<br />

pas tardé à rejoindre la poubelle. En rentrant, le commandant Caulert<br />

faisait grise mine.<br />

Le lendemain, c’est quand même avec le sourire qu’elle a abordé la<br />

réunion avec l’équipe de Gaëlle : enfin on progressait, les liens se<br />

tissaient, on avait presque l’impression de comprendre…<br />

Pendant toute la nuit, Julie avait ressassé l’affaire, elle était<br />

prête, le visage un peu marqué : « Il y a du nouveau… on a identifié<br />

la jeune femme qu’hébergeait récemment Madame Berger. Elle<br />

s’appelle Marie Trudel et a, elle aussi, disparu de la circulation…<br />

mais elle, elle a prévenu. Son ex-petit ami vient de mourir, il a été<br />

assassiné, c’est plus que probable… mais on attend des analyses<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

84


complémentaires. » Elle a expliqué que <strong>cette</strong> <strong>histoire</strong> de mariage<br />

avait trouvé un écho bienvenu dans les informations recueillies sur<br />

Samira Haddad : celle-ci travaillait dans une boutique spécialisée<br />

dans les robes de mariée.<br />

Gaëlle Leguen écoutait l’exposé avec attention, cherchant<br />

elle-même à approfondir son raisonnement, à peine agacée par le<br />

ventre découvert de Julie, un ventre effrontément plat et musclé. Ce<br />

n’était pas qu’elle était grosse, Gaëlle, elle était pulpeuse, et les<br />

hommes ne s’en plaignaient pas en général… enfin c’est agaçant<br />

quand même.<br />

Julie poursuivait : « Voilà les quatre protagonistes du 42 rue<br />

d’Alésia : Samira Haddad et sa visiteuse Roxane Legendre, Louise<br />

Berger et Marie Trudel. Elles ont toutes en commun d’avoir disparu<br />

plutôt brutalement. Cela dit, on a une idée assez vague des rapports<br />

qui les lient toutes les quatre. D’après Vaneka, et je suis plutôt<br />

d’accord avec elle, Samira et Roxane ont une liaison, ou au moins en<br />

ont eu une. Samira et Mme Berger se connaissent mais pour des<br />

voisines, ça n’a rien d’étonnant. Marie a rencontré Samira dans la<br />

boutique où elle travaille et on la retrouve peu après hébergée par<br />

Louise Berger… Warum ? »<br />

En allemand comme en chinois, une question sans réponse<br />

est une question sans réponse. Et vu le silence qui régnait dans la<br />

pièce, les idées ne se bousculaient pas dans les têtes.<br />

« Pas de lien de parenté entre Madame Berger et Marie<br />

Trudel ?<br />

- Non. Pas de trace du moindre contact téléphonique. De plus,<br />

d’après la propriétaire de la boutique, Samira et Marie ne se sont<br />

vues qu’une seule fois. Quand Marie est revenue au magasin,<br />

comme convenu le vendredi pour l’essayage, elle voulait voir Samira,<br />

ça semblait terriblement important. »<br />

Il y avait un autre élément troublant. « Deux hommes se sont<br />

présentés aux Noces de Milord, deux faux policiers, pas les deux<br />

suppliciés du périph’, on en est sûr. Ils ont réussi à savoir que Marie<br />

cherchait Samira, mais pas à savoir pourquoi… ça nous fait un point<br />

commun. Ils ont <strong>dû</strong> suivre Marie jusque chez elle puisqu’ils ne se<br />

sont présentés au magasin qu’une bonne heure après sa visiteéclair.<br />

Et puis sinon, ils n’auraient plus eu l’occasion de trouver son<br />

adresse… et l’ex-futur-mari serait toujours en vie ! »<br />

Vaneka poursuivait son idée : « Et l’abandon du projet de<br />

mariage, il date de quand ? » Julie n’a eu qu’un geste<br />

d’impuissance : « Bonne question : Marie était si contrariée de<br />

n’avoir pas trouvé Samira qu’elle n’a même pas essayé la robe. Tout<br />

ce qu’on sait, c’est que c’est récent puisque Madame Trudel-mère a<br />

eu sa fille au téléphone le mercredi et qu’il n’était pas encore<br />

question d’abandonner le mariage. Marie semblait juste préoccupée.<br />

Elle l’a rappelée un peu plus tard pour dire qu’il n’y aurait pas de<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

85


mariage, qu’elle partait quelque temps » Vaneka pensait que ce qui<br />

avait finalement entraîné la mort de Romain Ducrocq aurait pu être<br />

aussi à l’origine de la panique de Marie dans la boutique : « Mais<br />

alors, cela veut dire que Samira pouvait y faire quelque chose, donc<br />

qu’elle sait quelque chose… »<br />

Julie était contrariée. Ça se voyait à ses doigts qu’elle<br />

enchevêtrait en contorsions incroyables. Chaque fois, c’était miracle<br />

qu’elle pût les démêler. De temps en temps, elle les plongeait,<br />

interminables, entre ses cheveux, comme un peigne. Franck la<br />

regardait. Il s’en fichait d’avoir été jeté l’autre jour. Il était du genre<br />

qui insiste, au cas où… de guerre lasse. Quand elle voyait qu’il<br />

scrutait ses postures dégingandées, elle se redressait avec une<br />

moue agacée. Celestini aurait voulu intercéder, dire à son jeune<br />

collègue de laisser tomber avant de prendre une gifle, mais l’autre se<br />

croyait irrésistible, c’était peine perdue.<br />

« La mère de Marie ne sait pas pourquoi le mariage a capoté mais<br />

elle exclut que le jeune homme soit la cause de la rupture. Quand<br />

elle lui a annoncé son départ, Marie était décidée, pas apeurée du<br />

tout, juste déterminée. Il s’est passé quelque chose qui a tout<br />

changé. Peut-être plusieurs choses… »<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

86


XVII<br />

L<br />

e lendemain de la révélation d’Ana Devriendt, il n’y avait<br />

plus guère qu’une piste à suivre, celle de mon intuition<br />

soudaine, puisque le site si difficilement trouvé dans<br />

jungle électronique, ne semblait mener nulle part. Samira a<br />

empoigné le téléphone dès après le petit-déjeuner. À l’autre bout du<br />

fil, la voix devait être la même que la première fois, puisque la<br />

conversation s’engageait aisément. Après la question fatidique, il y a<br />

eu un flottement, la correspondante avait des choses à dire… « Vous<br />

êtes sure ? » Samira n’en revenait pas. « <strong>Je</strong> note… Merci » Elle a<br />

raccroché, pensive.<br />

« Quand la collègue de Roxane a reçu la communication lui<br />

apprenant son décès, elle était si choquée qu’elle a oublié de<br />

demander un renseignement dont elle avait besoin. Elle a rappelé le<br />

numéro mémorisé par son poste et elle a cru que l’appareil avait eu<br />

un raté : le numéro correspondait à la province, une brasserie, dont<br />

le patron ne comprenait rien à l’<strong>histoire</strong>. Elle m’a donné le numéro,<br />

on peut toujours essayer. » On a essayé. L’annuaire était formel : il<br />

s’agissait d’un café Lillois, non loin de la Grand-Place, où nous<br />

attendait une surprise qui me donnerait finalement raison. Il fallait<br />

bien aller voir. Il y avait du monde dans les petites rues, un vent<br />

léger, quelques nuages. Nous avancions en silence. À quelques<br />

mètres de l’entrée, Samira s’est brutalement figée, pétrifiée pendant<br />

de longues secondes, puis nous a fait rebrousser chemin. La femme<br />

qui se tenait derrière le comptoir, c’était Roxane, sans aucun doute,<br />

vivante donc. <strong>Je</strong> me souviens avoir croisé un jour une personne que<br />

je croyais morte, l’ayant confondue avec une autre. Dans un cas<br />

comme celui-là, la raison vous laisse hébétée et en un instant, toutes<br />

les légendes reviennent, la folie est là, terrifiante. C’est ce qu’avait <strong>dû</strong><br />

ressentir Samira et qui la faisait trembler, au point que sa main me<br />

faisait mal à force de serrer la mienne. Nous nous sommes éloignées<br />

par les rues pavées pour nous asseoir dans un café sombre de la<br />

vieille ville, dans les odeurs de bière et de fumée. Samira revenait un<br />

peu sur terre.<br />

« Roxane veut faire croire qu’elle est morte, mais je ne<br />

comprends pas pourquoi elle m’a mêlée à son jeu de piste en me<br />

donnant le pendentif...<br />

- Et puis, si c’était pour que tu dénonces quelque chose au<br />

cas où il lui arriverait malheur, elle t’aurait mise dans la confidence,<br />

au lieu de te laisser croire qu’elle est morte… En tout cas, c’est une<br />

sacrée coincidence qu’elle ait choisi de se réfugier à Lille…»<br />

Elle était un peu gênée par ma remarque insidieuse. Elle a<br />

tenu à se justifier… « C’est tout sauf un hasard, je l’avais mise en<br />

relation avec plusieurs personnes ici, pour ses affaires, et donc elle<br />

est venue assez souvent. Elle a fini par se réconcilier avec sa mère,<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

87


qui a presque toujours vécu dans le coin. Et je lui avais dit qu’elle<br />

pouvait compter sur ma sœur en cas de besoin. A l’époque, on était<br />

ensemble… » Elle avait forcé le « à l’époque », je lui ai souri.<br />

Louise ne disait rien depuis quelque temps, elle réfléchissait.<br />

Elle a proposé que j’aille voir Roxane pour en savoir un peu plus<br />

sans l’effrayer, puis elle a ajouté : « <strong>Je</strong> suis très fatiguée, demain,<br />

vous me déposerez à la gare, je vais rentrer chez moi, il est temps<br />

maintenant. » C’était sans appel. Aucune de nos objections n’avait<br />

de chance d’aboutir, pas même le risque de voir nos poursuivants<br />

débarquer Rue d’Alésia. Elle s’en fichait vraiment. « <strong>Je</strong> vous<br />

attendrai là-bas ! »<br />

<strong>Je</strong> longeais les vitrines des rues courbes, les yeux rivés au<br />

trottoir, des inquiétudes plein la tête. C’est vrai que Louise était<br />

fatiguée. Dans le café, Roxane ne m’a pas remarquée avant que<br />

j’atteigne le comptoir. J’étais nerveuse comme si j’allais lui demander<br />

un rendez-vous. Une belle femme, vraiment, grande et blonde, avec<br />

un regard vif que l’inquiétude rehaussait. Dans ses habits<br />

quelconques, elle croyait passer inaperçue. Elle m’a servi un café.<br />

Alors que le serveur s’était éloigné, j’ai écrit quelques mots au dos<br />

d’un dessous-de-verre « <strong>Je</strong> viens de la part de Samira. »<br />

Elle a pris le carton. J’ai suivi ses yeux qui se relevaient. Dans<br />

la panique que j’y ai vue, j’ai reconnu le danger qui me regardait. Un<br />

peu plus haut, il y a eu un impact rouge et elle s’est écroulée sans un<br />

soubresaut, avec une infinie lenteur, une grâce même. C’est à peine<br />

si j’ai senti le coup sur ma tête, au point que je ne pourrais dire s’il a<br />

eu lieu avant le coup de feu ou après. <strong>Je</strong> n’ai rien entendu. J’ai juste<br />

pensé « Nous étions suivies ».<br />

Peut-on imaginer qu’il soit possible d’assassiner une femme<br />

en pleine journée, et d’en enlever trois autres sans que rien ne se<br />

passe ? Bien sûr que non, personne ne peut penser cela avant de<br />

l’avoir vu. Roxane n’avait même pas fermé les yeux. Aujourd’hui<br />

encore, je les revois souvent, laissant la vie s’échapper au loin avec<br />

fatalité. Ce mélange contre nature de violence et de calme a quelque<br />

chose d’obsédant, qui revient, encore et encore. À mesure que je<br />

revenais à moi, j’ai pu constater que nous étions toutes les trois dans<br />

un camion qui roulait. Attachées et bâillonnées, nous nous<br />

distinguions à peine dans la pénombre du véhicule. J’avais mal, je<br />

voyage s’éternisait. Enfin, on s’est arrêté. <strong>Je</strong> ne savais pas si j’avais<br />

raison de me réjouir. On nous a emmenées sans ménagement dans<br />

une sorte de hangar, loin de tout. Il y avait une sorte d’énorme trou<br />

au milieu. On nous a poussées dedans…<br />

Le choc m’avait réveillée, nous étions toujours dans le camion,<br />

mais il y avait eu un accident et il s’était renversé. Mon cerveau<br />

s’était juste emballé. La chance venait en fait de tourner en notre<br />

faveur : sans cela, notre vie se serait terminée dans un délai très<br />

court et dans des conditions très difficiles, étant donné ce dont j’avais<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

88


été témoin. Nous n’étions pas attachées, mais surveillées par un<br />

homme qui venait de perdre connaissance dans le choc. Il fallait fuir,<br />

et vite. Dehors, tout était calme, atrocement calme. Le camion s’était<br />

renversé seul. D’abord, j’ai cru que Louise était morte, mais elle était<br />

juste évanouie. Elle a retrouvé ses esprits plutôt rapidement, dopée<br />

par la peur. Nous sommes parties très vite, en direction de la forêt<br />

toute proche. Nous avons marché jusqu’à une petite route, qui<br />

menait à un village, persuadées que nous étions poursuivies. La fuite<br />

a duré une demi-heure, trois quarts d’heure tout au plus. Il fallait faire<br />

des pauses. Nos ravisseurs n’avaient rien dit de ce qu’ils cherchaient<br />

exactement. On ne savait même pas pourquoi ils ne nous avaient<br />

pas simplement abattues comme Roxane. Samira frappait<br />

nerveusement sur les touches de son téléphone ; elle a <strong>dû</strong> s’y<br />

reprendre à deux ou trois fois avant de porter l’appareil à son oreille.<br />

Elle s’est redressée quand sa sœur a décroché, il y a eu quelques<br />

secondes d’attente… un sourire soulagé : personne ne s’en était pris<br />

à eux, personne n’avait même essayé, leur nouvelle adresse les<br />

protégeait toujours. L’angoisse faisait durer la conversation, moi<br />

j’observais, Louise regardait au loin en se frottant le bras, choquée.<br />

J’étais déboussolée.<br />

Quand Samira est revenue vers nous, gênée par ses larmes<br />

de soulagement, elle s’est plantée devant moi, ça aurait pu durer une<br />

heure. Ses bras étaient tendus, ses poignets posés de chaque côté<br />

de mon cou. <strong>Je</strong> regardais son visage un peu mouillé par l'émotion,<br />

sa peau brune, à la fois brune et pâle, ses pommettes et ses creux.<br />

Au premier instant, j’avais aimé ses yeux, qui en s’inclinant lui font<br />

des tristesses, j’avais aimé son nez qu’elle dit trop long, ses dents<br />

qui mordillent ses lèvres, dès que le rouge n’y est plus, dès qu’elle<br />

écoute, dès qu’elle est pensive, dès qu’elle va mordre. À cet instant,<br />

je repensais à l’adolescence, à la radio, les chansons faciles, qui<br />

parlaient d’amour sur tous les tons, comme autant d’évidences, alors<br />

que je ne savais rien. C’était magique, il suffisait d’aimer, on saurait<br />

qui, ça faisait envie, ça faisait peur, ça pouvait tomber sur n’importe<br />

qui, n’importe comment : elle était toujours belle, il lui offrirait toujours<br />

tout, il n’y aurait <strong>jamais</strong> mieux. Et la chanson s’arrête. Maintenant, il y<br />

avait une vraie femme devant moi, ça n’avait rien de magique, elle<br />

allait m’embrasser, ça me suffisait ; j’allais la toucher, ça lui suffirait.<br />

Au diable les fleurs et les bijoux, les pourquoi et les toujours !<br />

L’amour, c’est l’écho du désir, rien de plus, on l’entend plus ou moins<br />

clairement, plus ou moins longtemps, on croit l’entendre parfois, c’est<br />

plein de malentendus toujours...<br />

Autour de nous rien ne bougeait, on aurait pu se croire dans<br />

un jardin trop vert, juste avant la mort, un dernier regard, un dernier<br />

réflexe du cerveau, une hallucination ultime. Non, elle s’est mise à<br />

parler…<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

89


« On ne sera en sécurité nulle part dans le coin, on ne peut<br />

pas prendre le risque de retourner à Lille : j’ai déjà trop fait prendre<br />

de risques à Houria… je connais quelqu’un à Gand, on pourra être<br />

hébergées toutes les trois. » Déjà le regard de Louise, épuisée, avait<br />

répondu ; elle s’est serrée contre nous. « <strong>Je</strong> m’arrête là mes petites,<br />

je vous l’ai dit, je rentre chez moi, il est temps. Un taxi me ramènera<br />

à Lille et je rentrerai en train. Revenez vite, ne tardez pas… » La<br />

phrase était pleine de sous-entendus, comme autant d’inquiétudes,<br />

autant d’urgences qui nous pressaient plus que nos poursuivants. De<br />

toute façon, la chance ne nous sourirait pas indéfiniment. Nous<br />

n’avons pas insisté, elle nous a grondées quand même, pour la<br />

forme, comme pour nous dire que tout allait bien, parce que nous<br />

voulions attendre le taxi avec elle, une fois arrivées au village. Nous<br />

l’avons regardée, elle est montée dans le taxi, nous a fait un signe et<br />

s’est éloignée. La frontière n’était qu’à quelques kilomètres. Un bus<br />

nous a déposées près d’une gare. Le train nous a conduites à Gand.<br />

Nous regardions la campagne, silencieuses, en pensant à Louise.<br />

Fuir était une nécessité absolue mais pas une fin en soi, nous le<br />

savions bien.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

90


XVIII<br />

« O<br />

n vient de Paris » Vaneka venait de déplier son<br />

porte-carte sous le nez de celui qui semblait<br />

diriger l’enquête sur le meurtre de Roxane<br />

Legendre, alors que Celestini discutait avec le légiste, s’assurant au<br />

passage qu’il s’agissait bien du cadavre de la veuve en fuite. Pas de<br />

doute, Roxane n’avait pas trompé la mort bien longtemps, elle n’avait<br />

eu qu’un court répit. Son visage était beau, étonnamment détendu<br />

malgré l’impact, presque au milieu du front. Mort instantanée, calibre<br />

et autres détails techniques, banalités d’usage, un sac blanc refermé<br />

sur une vie trop courte. « Vous êtes déjà là ? » Le capitaine Muller,<br />

de la PJ de Lille, était surpris de voir les deux enquêteurs parisiens si<br />

vite sur place. « On vous expliquera » avait dit Celestini, bien décidé<br />

à ne rien expliquer à moins d’y être forcé. Pas plus contrarié que<br />

cela, Muller expliquait les circonstances du meurtre et de<br />

l’enlèvement. Il s’en fichait des territoires de compétence, Vaneka et<br />

Celestini pouvaient interroger les témoins, montrer leurs photos<br />

surtout. Muller pensait à la retraite, ne voulait aucune aspérité sur la<br />

pente douce qui y menait. On avait beau interroger, personne n’avait<br />

grand-chose à dire sur la jeune femme qui s’était approchée du bar,<br />

malgré l’enlèvement. C’est vrai que tout s’était passé très vite, sans<br />

même une parole. Un ou deux clients du café ont bien dit que ça<br />

pouvait être la fille blonde qu’on leur montrait en photo, d’autres que<br />

c’était peut-être la brune. Ça en dit long sur la solidité des<br />

témoignages. Appuyée sur le capot de la voiture de service, Vaneka<br />

tirait sur sa cigarette, énervée. « <strong>Je</strong> leur aurais montré Mata Hari<br />

qu’ils l’auraient reconnue ! De toute façon, ça doit être Marie… et si<br />

ce n’est pas elle, c’est Samira »<br />

Depuis la veille, les deux policiers étaient à la recherche<br />

d’Houria El Abbasi, depuis que Julie Caulert avait acquis la certitude<br />

que la fusillade du Trocadéro était liée à son affaire, depuis que le<br />

capitaine Leguen, en échange d’une pizza de bonne taille, avait<br />

recontacté un de ses ex, opportunément resté aux RG depuis trop<br />

longtemps. Mais le déménagement de la famille El Abbasi n’avait<br />

pas semé que nos poursuivants... Celestini et sa complice<br />

cherchaient également Roxane Legendre, depuis la fausse nouvelle<br />

de sa mort : la collègue que nous avions appelée, Samira et moi,<br />

avait prévenu la police. Ils avaient localisé sa sœur, ils voulaient la<br />

convaincre, ils l’ont convaincue trop tard, une heure trop tard,<br />

soixante petites minutes...<br />

À l’heure du déjeuner, l’ambiance était morose. Celestini<br />

n’avait même pas conscience de la fumée que Vaneka lui envoyait<br />

dans la figure, nerveuse. Il était pensif, le nez dans sa troisième<br />

bière, devant des frites qui refroidissaient. Le commandant Caulert<br />

avait bien tenté de relativiser les choses, mais à une heure près, la<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

91


vie de Roxane continuait, et ça laissait aux deux compagnons de<br />

planque un sentiment de gâchis.<br />

Le Capitaine Muller était lui aussi rentré pour déjeuner. Il ne lui<br />

avait pas fallu longtemps pour faire le lien entre son affaire et<br />

l’enlèvement perpétré presque simultanément et presque au même<br />

endroit. Celestini et Vaneka s’étaient précipités à la PJ. L’après-midi<br />

même, les témoins confirmaient leur intuition : Samira, Louise et moi<br />

étions bien ensemble, nous recherchions Roxane et avions été<br />

enlevées. « Oui, mais par qui, et pourquoi ? » Personne ne sait, ni à<br />

Lille, ni à Paris. Dans l’après-midi, le lien serait fait avec l’accident de<br />

camion. Le blessé retrouvé sur place avait un « pedigree », comme<br />

on dit : il restait obstinément silencieux, d’abord parce qu’un<br />

traumatisme cranien rend rarement loquace, ensuite parce qu’il<br />

tenait à la vie, enfin parce que son « expérience » l’avait rendu<br />

difficile à impressionner. L’autre ravisseur était bien mort au volant<br />

du camion volé. La journée allait se terminer sur une note positive :<br />

la patronne du café d’où Louise était partie en taxi avait affirmé que<br />

nous étions en bonne santé, que nous nous étions séparées, que<br />

Samira et moi étions sans doute parties pour la Belgique. Ce soir-là,<br />

Vaneka et Celestini ont déambulé jusque très tard dans les rues de<br />

la ville, se racontant leur dégoûts, s’arrêtant plus souvent que<br />

nécessaire pour se désaltérer, puis ils ont regagné l’hôtel.<br />

Dès neuf heures, et malgré un réveil difficile, les deux<br />

enquêteurs parisiens avaient rejoint Muller pour une visite de la<br />

chambre de Roxane, non loin du café où sa vie s’était terminée.<br />

Ironie du sort, elle qui vivait dans un triplex hors de prix d’où elle<br />

dominait Paris était venue attendre une mort prématurée, sans doute<br />

inéluctable, dans une sorte de chambre de bonne sordide, dans un<br />

des rares immeubles qui aient échappé à une rénovation lucrative.<br />

Muller n’était pas du genre « pressé » : il avait mis quelqu’un devant<br />

la porte depuis la veille.<br />

Papier défraîchi et peintures sales, la pièce dégageait une<br />

odeur de moisi qu’un coin de plafond humide expliquait. Dans<br />

l’unique armoire, quelques vêtements garnissaient des étagères<br />

recouvertes de plastique rouge et blanc. Au pied du lit, une valise<br />

luxueuse rappelait tout ce que la présence de Roxane Legendre en<br />

ce lieu avait d’incongru. Par la fenêtre, on apercevait le sommet de la<br />

bourse dans un coin de ciel gris. Rien sous le matelas ni sur<br />

l’armoire, ni derrière le miroir ébréché, seule restait la valise comme<br />

unique espoir de piste ; les empreintes relevées, Muller l’a ouverte,<br />

sans illusions. Roxane avait <strong>dû</strong> emporter ce qui lui tombait sous la<br />

main comme effets personnels, mais on imagine que les autres<br />

objets qu’elle avait pris relevaient d’un choix sentimental… ou vital.<br />

« Elle ne se faisait aucune illusion, j’en suis persuadée »<br />

Vaneka ne pouvait accepter <strong>cette</strong> mort, <strong>cette</strong> vie qu’on supprime<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

92


comme on vend un paquet d’actions, comme on jette une voiture<br />

volée dans un canal. Dans la valise, il n’y avait que quelques photos<br />

anciennes dans une enveloppe jaunie, un livre de poésie, quelques<br />

papiers administratifs sans grand intérêt qui témoignaient d’une<br />

existence déjà presque oubliée de tous. Enroulé dans une écharpe, il<br />

y avait un objet plutôt insolite dans les bagages d’une femme en<br />

fuite : un kaléidoscope ! Si personne n’a douté un instant de<br />

l’importance de l’objet, il n’a pourtant pas eu tout de suite la place qui<br />

lui revenait : quand Celestini a appelé le commandant Caulert,<br />

Bernard et Levesque, qui avaient remarqué eux aussi un<br />

kaléidoscope, étaient absents. On n’en sera <strong>jamais</strong> totalement sûr,<br />

mais l’objet que Roxane gardait avec elle était certainement celui<br />

que Bernard avait eu entre les mains lors de la visite chez les<br />

Legendre, car quand les deux enquêteurs sont retournés sur place,<br />

ils n’en ont pas trouvé trace. Mais d’après l’analyse, les empreintes<br />

de Bernard n’y figuraient pas, ou plus… il n’y avait que les<br />

empreintes de Roxane.<br />

« Si elles sont parties à l’étranger, vous ne pouvez rien faire<br />

pour l’instant. Laissez Muller retrouver la sœur » Julie espérait que<br />

notre fuite lui donnerait un peu de temps pour avancer dans son<br />

enquête. Elle a proposé à la brune Gaëlle de récapituler les derniers<br />

développements de l’affaire devant une énième pizza et un verre de<br />

rosé, ce qui ne se refuse pas. D’autant que le rapport qu’il lui faudrait<br />

faire ensuite à sa hiérarchie ne serait guère flatteur, même si le<br />

retard sur les faits diminuait objectivement.<br />

Dans l’après-midi, n’ayant rien pu tirer de l’homme capturé<br />

dans le camion accidenté, Vaneka et Celestini ont repris la route de<br />

la capitale dans la fumée de cigarette qui donnait au vieux bougon sa<br />

moue caractéristique. Assis côté passager, il roulait le kaléidoscope<br />

de Roxane entre ses doigts, au travers du sac plastique. « Il a peutêtre<br />

une valeur sentimentale… » Vaneka a juste haussé d’épaules<br />

en croisant le regard de Celestini, alors qu’on voyait partir des avions<br />

de Roissy. Pendant ce temps, le programme de la journée avait<br />

changé : dès qu’ils avaient entendu le mot kaléidoscope, Bernard et<br />

Levesque s’étaient précipités chez les Legendre. Ils avaient fait<br />

chou-blanc, et à leur retour, tout le monde s’était réuni dans le<br />

bureau de Julie, supérieur hiérarchique inclus. L’objet fantaisiste<br />

trônait sur un coin de bureau, alors que Celestini et Vaneka<br />

racontaient leur escapade flamande. Le beau Franck était rentré en<br />

grâce, il regardait aussi discrètement que possible les jambes de<br />

Julie, qu’elle pliait et dépliait selon qu’elle s’affalait ou se redressait, à<br />

intervalles plus ou moins réguliers.<br />

Sur le kaléidoscope, quelqu’un avait inscrit « 14@hlr » en<br />

petits caractères, au crayon à papier. Les motifs colorés, eux, étaient<br />

classiques. Vaneka avait beau s’activer sur le clavier, l’inscription<br />

gardait son secret : pas de hlr.com, de hlr.fr ou autre, hlr était un<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

93


sigle aux significations multiples : « Home Location Register » était<br />

alléchant, mais il y avait aussi un jeu vidéo, deux ou trois sociétés…<br />

de quoi mobiliser indéfiniment les ressources de la police.<br />

L’inscription était de toute façon entre les mains d’un service<br />

spécialisé de la préfecture, service dont Julie n’aurait pas de<br />

nouvelles avant longtemps.<br />

Le labo ne tirerait rien de plus de l’objet, sinon qu’il avait été<br />

fabriqué à Hong-Kong, qu’il n’avait pas vraiment de valeur. C’était<br />

juste un point de repère, un pense-bête peut-être…<br />

Pour l’heure, chacun donnait son impression sur l’affaire. Ça<br />

commençait à faire beaucoup de morts, et ça risquait surtout d’en<br />

faire trois de plus. Côté bonnes nouvelles, Muller avait téléphoné de<br />

Lille, où son équipe avait (enfin) localisé la famille El Abbasi, qui<br />

bénéficierait désormais d’une protection jusqu'à ce qu’elle puisse<br />

réintégrer sans danger son ancien logement. Cela ne suffisait<br />

pourtant pas à délier les langues : on n’avait toujours aucune idée de<br />

l’endroit où Samira nous avait amenées. Nous étions en Belgique et<br />

en vie, c’est tout ce qu’Houria avait bien voulu lâcher.<br />

« On est vraiment passé très près… à une heure près, on<br />

récupérait tout le monde » Celestini ne pouvait se sortir <strong>cette</strong> ironie<br />

de la tête. Gaëlle était persuadée que l’affaire était si importante que<br />

rien n’y aurait fait : quand la mort suspecte du gardé à vue est<br />

arrivée, tout le monde s’est rangé à son avis, d’autant que l’embarras<br />

de Muller était évident. Manifestement, il n’avait pas tué son<br />

prisonnier, mais il savait que quelque chose d’inacceptable s’était<br />

passé. Il a raccroché sans tarder, s’excusant presque. Un deuxième<br />

mort en garde-à-vue, une deuxième enquête de l’IGS en perspective,<br />

le commandant Caulert commençait à craindre les développements<br />

futurs d’une affaire en iceberg. Elle ressentait l’impression de devenir<br />

de plus en plus petite et trouvait bizarre qu’ON ne lui retire pas le<br />

dossier. C’était comme un marché de dupes, un contrat perdantperdant<br />

: soit elle échouait dans son enquête, soit elle prenait les<br />

ailes d’Icare. Et dans sa tête passaient en boucle le bureau éclairé<br />

d’Yves Montand et la nuit noire, le bureau, la nuit...<br />

Elle est sortie de sa rêverie quelques secondes plus tard,<br />

quand le portable de Celestini a sonné : c’était la concierge malgré<br />

elle du 42, rue d’Alésia. Elle avait remarqué le retour discret de<br />

Louise. « On arrive » Vaneka s’était déjà levée, une main cherchant<br />

son paquet de cigarettes dans la poche de sa veste de treillis.<br />

« J’imagine qu’il faut la protéger 24 heures sur 24… nous, on va<br />

essayer d’en savoir plus. Prévenez-nous quand la protection est en<br />

place » D'un signe de tête, Julie Caulert avait donné son accord. Un<br />

mince filet de fumée a subsisté dans l’air encore un moment et s’est<br />

dispersé, brassé par l’agitation des enquêteurs qui retournaient à<br />

leurs pistes entrecroisées.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

94


« Madame Berger ?… Police...» Louise avait souri à la vue de<br />

la carte tricolore. Elle savait en allant ouvrir la porte, qu’elle avait une<br />

chance sur deux pour que la visite ne soit pas amicale. Et elle l’était.<br />

Sans doute dans le cas contraire aurait-elle souri aussi : avec le<br />

temps, tout devient relatif, puis enfin, indifférent. Louise était déjà<br />

bien au-delà encore.<br />

Elle a raconté toute l’<strong>histoire</strong>, entre deux gorgées de thé.<br />

Vaneka l’écoutait, comme hypnotisée, hésitant à l’interrompre par<br />

ses questions. « Nous nous sommes quittées en France, elles ont <strong>dû</strong><br />

passer en Belgique, mais je ne sais pas exactement où » Celestini<br />

retrouvait dans ses souvenirs le visage de sa grand-mère, quelque<br />

part en Calabre, où le soleil ralentit tout. « Elles sont si mignonnes…<br />

vous allez les sauver n’est-ce pas ? » L’inquiétude perçait sous la<br />

lassitude. Les mots illisibles s’accumulaient sur le carnet à spirale de<br />

Vaneka. « Muriel ?… C’est joli » Personne ne pouvait résister à<br />

Louise. « On vous tiendra au courant. On ne va pas vous ennuyer<br />

plus longtemps. Par sécurité, on va mettre votre ligne sur écoute,<br />

d’accord ?… Et on va surveiller discrètement le coin » L’heure avait<br />

tourné, et il y avait de la frappe en perspective. La protection était en<br />

place. Sur le pas de la porte, Vaneka se laissa embrasser par<br />

Louise. Puis ce fut le tour de Celestini, sous le charme.<br />

« Alessandro, madame… Alessandro… » Plusieurs fois, ils sont<br />

revenus la voir…<br />

À bien y réfléchir, le seul point positif à retirer de l’entretien,<br />

hormis le fait que Louise était toujours en vie, c’était qu’elle avait<br />

mentionné une <strong>histoire</strong> de kaléidoscope sur un site Internet. Encore<br />

que le lien avec l’autre restait à établir… « Jacques Prévert, on est<br />

d’accord, mais nous voilà avec deux trucs incompréhensibles, 14 et<br />

HLR, et deux vers, certes magnifiques… la belle affaire ! Nulle part<br />

on n’a trouvé de bouquin de Prévert… Le bouquin de poésie de<br />

Roxane était en Néerlandais »<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

95


XIX<br />

Gand pas moins qu’ailleurs, deux femmes qui<br />

À<br />

demandent une chambre n'est encore vraiment passé<br />

dans les mœurs. Dans un anglais qu’il était le seul à<br />

parler, le réceptionniste insistait pour nous proposer une chambre à<br />

deux lits, faisant manifestement semblant de ne pas comprendre la<br />

situation. Il n’a finalement cédé qu’en voyant Samira enlacer ma taille<br />

avec ostentation. Nous n’avions pas de bagages, et pour cause, et<br />

notre état n’inspirait que pitié et suspicion. À la vue de nos billets de<br />

banque, l’homme a paru un peu rassuré.<br />

Les magasins chics ne manquaient pas dans la ville. Nous<br />

cherchions plutôt une sorte de Prisunic local, pour acheter le<br />

minimum vital. <strong>Je</strong> ne sentais plus mes pieds à force de marcher.<br />

Enfin, une dame nous a indiqué une adresse, dans un français<br />

approximatif mais chaleureux. Nous n’avions qu’une hâte, rentrer à<br />

l’hôtel. On dînerait sur place. Après être passées devant le prude<br />

cerbère, nous sommes arrivées à la chambre, pressées de lâcher<br />

nos paquets, de nous laisser tomber sur le lit. Il y a eu un très long<br />

baiser, je me souviens très bien, et comme il est difficile de marcher<br />

bouche à bouche, il nous a fallu pas mal de temps pour rejoindre la<br />

salle de bains. Après, il s’est passé des choses énervantes. Elle a eu<br />

des gestes déloyaux, l’eau était chaude, trop chaude, la cabine toute<br />

petite. <strong>Je</strong> gardais les yeux fermés elle en profitait, se laissant glisser<br />

puis remontant comme une flamme. Le temps a passé très vite. La<br />

pièce était saturée de vapeur quand le calme est revenu.<br />

C’était l’heure de dîner. Le patron n’a laissé à personne le soin<br />

de nous installer, le plus à l’écart possible des rares clients attablés,<br />

des gens bien, eux. De là où nous étions, on pouvait voir le jour déjà<br />

déclinant, que les réverbères allumés précipitaient dans la nuit,<br />

ailleurs. La serveuse nous a apporté une bougie et dit quelques mots<br />

de bienvenue. Cette attention si délicate tranchait avec le genre<br />

comme il faut qui régnait dans la salle où l’on nous tolérait si<br />

ostensiblement. Il y avait deux tables occupées par des personnes<br />

qui pouvaient nous voir. Une femme avait l’air furieux de tout ce qui<br />

passait par la tête de son mari : qu’est-ce que nous y pouvions ? Le<br />

décor rouge sombre des murs ne valait pas plus que celui d’un<br />

claque d’autrefois. Les clients n’étaient d’ailleurs pas plus raffinés<br />

que tous ceux qui recourent, aujourd’hui comme hier, aux charmes<br />

facturés. La serveuse a eu un sourire, alors que les premiers reflets<br />

dansants commençaient à nous isoler. Le vin de Bordeaux est une<br />

gourmandise impardonnable, un pêché que seul l’amour absout. « À<br />

notre chère Louise… pourvu qu’il ne lui arrive rien. » Le tintement<br />

des verres ne nous rassurait guère plus qu’une prière dans la nuit.<br />

« Tu crois en Dieu, toi ? » Samira n’en savait rien, elle disait se<br />

contenter d’être musulmane, d’éviter de faire le mal. À bien y<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

96


éfléchir, si chacun en faisait autant, la question de l’existence de<br />

Dieu n’aurait que très peu d’importance. « Tu sais, l’Islam, c’est le<br />

calme. Ça n’a rien à voir avec tous ces loustics excités qui hurlent<br />

sans arrêt au délit de faciès, et qui dès qu’ils voient une fille un tant<br />

soit peu basanée, s’imaginent avoir des droits sur elle. <strong>Je</strong> peux te<br />

dire, j’en ai vus des justes qui pensent que moi, je peux offenser<br />

Dieu parce qu’on voit mes genoux. Ils croient que j’ai la prétention de<br />

pouvoir offenser Dieu, parce que leur prétention à eux, c’est de croire<br />

que Dieu a besoin d’eux. » Elle était furieuse, je sentais sa main<br />

crispée dans la mienne. Elle s’est calmée en reprenant conscience<br />

de ma présence, m’a souri. Elle est irrésistible quand ses sourcils se<br />

défroncent. Elle n’en avait pas fini « Moi, je suis une petite<br />

musulmane, je bois des fois du vin, je ne suis pas parfaite, je n’ai pas<br />

l’intention d’être parfaite. Même pas l’envie. J’aime une femme, mais<br />

au moins j’aime. » Elle venait de dire cela comme un lapsus, elle<br />

était presque gênée de l’aveu, troublée de l’effet qu’il avait sur moi.<br />

Les plats ne présentaient pas une grande originalité, mais<br />

c’était préparé avec soin, très bon même. Au-dessous du standing<br />

auquel le patron prétendait, au-dessus de ce que le décor et la<br />

clientèle laissaient à penser. La serveuse s’efforçait de ne pas<br />

accélérer le service alors que de nouveaux clients étaient arrivés. Ça<br />

l’amusait de voir son patron énervé, certains clients offusqués<br />

« Prenez votre temps, ne faites pas attention… » Elle s’exprimait<br />

difficilement en Français, elle avait envie de parler. À la fin du repas,<br />

elle nous a dit qu’elle était veuve, qu’elle avait <strong>dû</strong> trouver n’importe<br />

quoi très vite, qu’il fallait bien nourrir son fils, qu’elle n’était pas d’ici.<br />

Elle espérait bien aller à Bruxelles ou à Paris, refaire sa vie comme<br />

on dit.<br />

Un peu grâce à elle, pour la première fois, nous avions le<br />

temps de parler de nous, d’apprendre à nous connaître un peu<br />

mieux. Elle m’a expliqué un peu plus précisément ce qu’elle préparait<br />

en étudiant l’Histoire, le sujet de sa thèse pour l’année à venir : elle<br />

était moins jeune que je l’imaginais, bien conservée en tout cas...<br />

Ses parents étaient repartis en Algérie, un peu déçus de la voir si<br />

réticente au mariage, et si l’on en croyait Houria, aux hommes en<br />

général. Elle ne leur en voulait pas plus de cela que de regretter<br />

ouvertement de ne pas avoir de fils. Son logement lui était prêté par<br />

un oncle parti à l’étranger pour plusieurs années, et pour un loyer<br />

plutôt faible. C’est pour cela qu’elle avait quitté Lille pour Paris,<br />

malgré les petits problèmes d’organisation que cela causait. Il lui<br />

faudrait rendre l’appartement au plus tard dans deux ans. <strong>Je</strong> la<br />

sentais gênée de parler d’elle-même, elle voulait m’entendre aussi.<br />

« J’ai un poste informatique dans une entreprise de services. Rien de<br />

bien passionnant. Peut-être qu’un jour, je vivrai de ma peinture, mais<br />

je n’y crois pas beaucoup. Tu poseras pour moi ? » Son pied touchait<br />

le mien, et ça valait toutes les réponses. Elle voulait que je lui parle<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

97


de mes parents, de mes ours en peluche, de mes amours… Plus<br />

tard, comme je lui reprochais d’être déloyale en utilisant une langue<br />

que je ne connaissais pas, elle m’a promis de m’initier à l’Arabe, à sa<br />

calligraphie… tellement sensuelle. J’imaginais qu’elle guiderait ma<br />

main... À la fin du repas, elle m’a parlé du judo qu’elle pratiquait très<br />

régulièrement. Évidemment, on a reparlé de la mort de Roxane. À ce<br />

moment-là, je croyais que la jeune femme hollandaise ne savait pas<br />

exactement ce qu’elle détenait, que son mari qui avait <strong>dû</strong> lui donner<br />

le pendentif. Elle l’avait sans doute laissé à Samira pour le cas où sa<br />

fuite échouerait, c’était l’hypothèse la plus probable, mais pas la<br />

meilleure preuve d’attachement, car elle risquait la vie de son amie,<br />

de ses proches, celle de Louise, la mienne aussi. Samira ne reniait<br />

pas ce que sa relation avec Roxane lui avait apporté, ça m’énervait<br />

un peu. C’est idiot mais c’est comme ça.<br />

L’ambiance avait pris un peu de gravité, juste ce qu’il faut pour<br />

ne pas se laisser aller à se croire dans un jeu. Au fond de nousmêmes,<br />

nous savions bien que notre fuite à nous ne pourrait durer<br />

non plus. Nous en savions trop pour être oubliées, pas assez pour<br />

être protégées. Aller voir la police n’aurait servi à rien, puisque les<br />

seuls noms que nous connaissions étaient ceux de morts. Il fallait<br />

chercher encore. <strong>Je</strong> baillais, elle baillait. Jamais je ne l’ai vue aussi<br />

belle que ce soir-là. J’ai touché sa jambe dans l’escalier où elle me<br />

précédait, je l’ai fait exprès. Elle m’a plaquée contre la porte, mes<br />

vêtements sont tombés un à un sans que j’y puisse rien faire. Ça a<br />

failli recommencer… Failli seulement, car la fatigue et le vin avaient<br />

eu raison de nos corps, sinon de nos ambitions. À peines couchées,<br />

à peine un baiser, aussitôt endormies.<br />

La première nouvelle du lendemain était une<br />

mauvaise nouvelle : la personne sur qui Samira comptait pour nous<br />

héberger ne pouvait pas la faire. Nous resterions donc à l’hôtel.<br />

Quand je dis mauvaise nouvelle, je ne suis pas tout à fait honnête :<br />

l’idée, même éventuelle, de rencontrer une autre ex de Samira ne<br />

m’enchantait guère. À l’hôtel, je l’avais pour moi. Dans la<br />

matinée, nous avons <strong>dû</strong> reprendre nos recherches pour aller au-delà<br />

des numéros de comptes. Rien ne débouchait <strong>jamais</strong>. On a fait une<br />

pause pour visiter une galerie, manger un sandwich dans un petit<br />

parc, puis retour au clavier, avec frôlements comme consolation.<br />

Enfin, l’éclaircie s’est produite, peu avant 18 heures : le code-source<br />

des différentes pages du second site, code qui m’avait surprise par<br />

sa complexité et son volume, laissait un mot auquel je ne trouvais<br />

aucune fonction, une balise inutile qui disait enter. Dans un premier<br />

temps, j’ai essayé plusieurs solutions à partir du second site, en vain.<br />

Puis, en revenant sur le premier, une phrase m’est apparue comme<br />

un message personnel : mais avant d’aller sur site, il convient<br />

d’entrer dans la page instructive. Ce qui pouvait être pris pour un<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

98


défaut de traduction parmi de nombreux autres, était en fait la clé. La<br />

page enter du premier site ressemblait à un formulaire<br />

d’identification. Un champ user, un champ objet et trois champs sans<br />

intitulé. Quand l’heure de fermeture est arrivée, nous n’avions qu’une<br />

quasi-certitude : les trois champs identiques correspondaient aux<br />

numéros de compte. Nous avons marché sans rien dire pendant un<br />

long moment, au bord de l’eau, main dans la main, en retournant<br />

vers l’hôtel. Soudain, je me suis figée : « L’objet, ce n’est pas l’objet<br />

de la transaction, c’est le bijou, le pendentif, le cadeau ou quelque<br />

chose comme ça ! » Elle était sure que j’avais raison. Restait le<br />

fameux user… À l’heure qu’il était, elle a osé un baiser. Passé une<br />

certaine heure, on dirait que tout est permis, que les gens sont d’une<br />

bienveillante indifférence. Il n’en est rien, les bien-pensants sont<br />

couchés, c’est tout. Et ce ne sont pas les mêmes gens qui se<br />

promènent.<br />

Le surlendemain, dès l’ouverture de l’établissement, nous<br />

sommes retournées poursuivre nos recherches. Les heures<br />

passaient à mesure que les combinaisons s’épuisaient. Impossible<br />

de vérifier mon idée d’objet sans le fameux user. « Roxy, mes amis<br />

m’appellent Roxy. » Samira venait de se souvenir du surnom de<br />

Roxane, qui allait nous ouvrir les portes du secret. « pendentifroxy<br />

», « bijou-roxy », « cadeau-roxy », puis enfin « amethysteroxy<br />

»… bingo ! Après quelques secondes, une redirection<br />

automatique nous a envoyées sur le site que nous recherchions…<br />

Pour éviter toute visite intempestive, le site n’était constitué<br />

que d’images numérotées, correspondant à des pages de texte<br />

manuscrit, numérisées en haute définition. Encore un radeau sur<br />

l’océan, introuvable par hasard.<br />

« <strong>Je</strong> vous demande pardon. J’ai exposé votre vie et je m’en<br />

excuse. <strong>Je</strong> m’appelle René Legendre, et si vous êtes arrivé là, c’est<br />

que je suis mort. Il vous appartient de révéler ou non l’affaire qui m’a<br />

été fatale, mais les motivations qui la sous-tendent sont tellement<br />

sordides et les acteurs si corrompus que je ne doute pas de la suite<br />

que vous donnerez à vos découvertes. »<br />

Suivait la liste des images qu’il faudrait appeler une par une.<br />

C’était un vaste détournement de fonds publics, qui atteignait la<br />

dimension nationale par l’implication d’un ministre, certes<br />

secondaire, mais ministre quand même. Les noms ne manquaient<br />

pas, les lettres officielles non plus. Il y avait des bons de commande,<br />

des notes commentées, des listes de sociétés, de comptes en<br />

Suisse, des sommes colossales. <strong>Je</strong> copiais tout au fur et à mesure,<br />

en commençant à réfléchir à la conduite à tenir, pendant que Samira<br />

lisait un journal local francophone. Il y était question du camion<br />

accidenté : le chauffeur était mort, mais l’autre homme était en<br />

garde-à-vue à Lille, le journaliste expliquait que l’accident était<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

99


consécutif à l’assassinat d’une certaine Roxane et l’enlèvement de<br />

trois personnes. « Il ne parlera pas, ce serait un suicide. On pourrait<br />

contacter le journal, envoyer l’adresse du site… » Si nous voulions<br />

que l’affaire sorte au point de nous sauver la vie, le choix d’un journal<br />

d’audience nationale était meilleur, un courrier postal préférable à un<br />

appel téléphonique dont on n’est <strong>jamais</strong> tout à fait sûr. Nous ferions<br />

donc un aller-retour à Lille dès le lendemain, pour éviter de poster la<br />

lettre de Gand, signe que la paranoïa gagnait chaque jour du terrain.<br />

<strong>Je</strong> n’étais qu’à moitié convaincue de l’utilité de ce que nous faisions,<br />

et au fond de moi, j’avais l’impression de vivre l’accélération finale de<br />

ma vie, mon envie hésitant entre la griserie d’un destin fulgurant et la<br />

peur de gâcher la toute petite chance d’une échappatoire. Toutes les<br />

fins sont tristes et l’envie est toujours là de les précipiter, puis on<br />

hésite, on veut en profiter, mais ça ne vaut plus le coup, mais quand<br />

même...<br />

Il était déjà presque cinq heures de l’après-midi, l’heure d’une<br />

longue séance d’inactivité totale dans un parc ensoleillé. Enfin, c’est<br />

ce que je croyais. Avant même d’arriver, j’ai senti Samira<br />

préoccupée : elle s’était mis en tête d’<strong>écrire</strong> à ses parents, et pour<br />

leur dire qu’elle m’aimait, rien que ça ! Au bout que quelques<br />

minutes, les boules de papier froissé qui fleurissaient la pelouse l’ont<br />

ramenée à la raison « Il fait beau, tout va bien, je vous embrasse,<br />

comme d’habitude ! » Moi, je comptais plutôt sur Houria-la-douce<br />

que sur ma belle furie pour faire passer la pilule de l’autre côté de la<br />

Méditerranée. Elle ne voulait pas provoquer, ni revendiquer mais ça<br />

l’énervait, c’était plus fort qu’elle. Moi non plus, je n’avais pas envie<br />

de me draper dans les droits de l’Homme et de crier à la<br />

discrimination, je voulais juste trouver dans sa vie une place, une<br />

place qui ne chasse personne, une vraie place, mais pas toute la<br />

place. Qui j’aurais été de la pousser au conflit ? D’autant que rien ne<br />

me garantissait que mes parents l’adopteraient plus volontiers que<br />

les siens ne le feraient avec moi. Car je ne voulais pas qu’ils<br />

l’acceptent mais bien qu’ils l’adoptent, comme ils avaient adopté<br />

Romain. Ça avait l’air plus simple peut-être que pour les parents de<br />

Samira, mais au fond, c’était bien la même chose ; la tradition, le<br />

regard des autres, et aussi la peur que la vie soit difficile pour moi,<br />

que j’aie des regrets le jour où je ne pourrais plus avoir d’enfants ; la<br />

réputation d’un milieu aussi, tant de sexe et si peu d’amour, comme<br />

si on faisait forcément partie d’un milieu., comme si les maris étaient<br />

fidèles, comme si leur amour durait… Moi aussi, j’avais des choses à<br />

<strong>écrire</strong>, moi aussi j’ai parlé du temps qu’il faisait. À la réflexion, je<br />

crois que ni elle ni moi ne voulions de la facilité d’être loin, peut-être<br />

mortes avant l’arrivée du courrier…<br />

Quand nous sommes rentrées, il y avait un message de<br />

Louise commençant par calme plat, formule convenue, signe que<br />

tout allait bien pour elle. Elle avait fait l’effort d’aller dans une cabine,<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

100


parce que sa ligne était sur écoute, ça nous a arraché un sourire. Un<br />

sourire bref, car la voix était faible malgré les paroles rassurantes.<br />

Elle expliquait qu’elle avait vu la police, qu’elle avait eu Houria au<br />

téléphone, qu’on ne devait pas s’inquiéter. « Allez, je vous embrasse<br />

toutes les deux. Bonne nuit. » Chère Louise, on vous embrasse<br />

aussi…<br />

Le soir, après avoir rédigé la lettre au journal, nous sommes<br />

allées dans un piano-bar non loin de l’hôtel. La bière était bonne, les<br />

banquettes toutes petites, les regards bienveillants, le pianiste jouait<br />

bien. Il y avait un groupe d’espagnols qui parlaient de l’occupation<br />

des Flandres, juste à côté de nous, qui voulaient notre avis, qui<br />

voulaient danser. Alors on a parlé avec eux de tout et de n’importe<br />

quoi, et surtout de n’importe quoi après quelques verres, on a dansé,<br />

j’ai même dansé avec Samira, c’était magique, électrique… On<br />

n’était pas fraîches en rentrant, pas beaucoup plus en se levant,<br />

mais le train ne nous attendrait pas.<br />

On n’a pas <strong>dû</strong> échanger dix mots pendant le voyage. Elle était<br />

affalée sur moi et je ne m’en plaignais pas, d’autant que je dormais<br />

presque tout le temps. De la gare de Lille, la lettre est partie pour le<br />

journal. Elle contenait l’adresse du site et quelques explications. Le<br />

destinataire était un spécialiste des affaires judiciaires liées à la<br />

délinquance financière, celle qui ne crée pas d’insécurité. Il avait<br />

provoqué la chute d’un capitaine d’industrie douteux et en tirait une<br />

certaine vanité : il ferait l’affaire. Il aurait la lettre dès le lendemain.<br />

Nos deux lettres aux parents sont parties aussi, ils allaient être<br />

contents de savoir qu’il fait beau…<br />

Ce petit voyage était l’occasion pour Samira de me faire visiter<br />

un peu les vieux quartiers de sa jeunesse, où des antiquaires hors<br />

de prix ont remplacé les bistrots populaires ; les jardins des portes<br />

fortifiées où tant d’<strong>histoire</strong>s se nouent, en marge des lycées ; les<br />

cafés aussi, où l’on apprend à fumer et à boire de la bière, à jouer au<br />

flipper, bref, à grandir n’importe comment, dans la certitude d’être<br />

différents, à regarder celle qu’on aime regarder celui qu’elle aime et<br />

qui s’enivre déjà de parfums inoubliables. Les garçons font les pitres<br />

pour vous séduire, déclament du presque Rimbaud pour un<br />

presqu’amour, pour un baiser sans conséquence, un bras autour du<br />

cou. « Tu as toujours su ? » Elle savait à quoi je faisais référence.<br />

« J’étais une bonne élève tu sais, et tout le monde pensait, y compris<br />

moi, que je n’avais pas de temps pour les garçons. En fait, c’est idiot,<br />

celles que ça intéressait le trouvaient, le temps, même les bonnes<br />

élèves. Et puis un jour j’ai pris un film en cours de route. J’ai vu une<br />

femme en embrasser une autre, un plan très court, et j’en suis<br />

tombée amoureuse immédiatement, je suis tombée amoureuse du<br />

baiser, je crois. Après, je n’ai plus regardé les filles de la même<br />

façon. »<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

101


<strong>Je</strong> trouvais son discours un peu angélique « Tu sais, je ne<br />

suis pas allée le crier sur les toits non plus ! Il n’y avait qu’une seule<br />

personne au courant, mon meilleur copain depuis l’école primaire. Il<br />

n’a <strong>jamais</strong> rien dit, il me consolait toujours de mes lâchetés. <strong>Je</strong> te le<br />

présenterai, il est marié, divorcé, remarié, re-divorcé, le tout avec<br />

cinq gosses, un vrai hétéro, indécrottable ! Et puis, il ne se passait<br />

rien surtout, j’étais trop timide ! C’est à la fac que j’ai embrassé une<br />

nana pour la première fois, une blondinette comme toi. Là, j’ai été<br />

sure. Là les ennuis ont commencé… ».<br />

Elle m’expliquait qu’au départ, elle tombait des nues quand<br />

quelqu’un ne comprenait pas. Par la suite, elle avait <strong>dû</strong> apprendre à<br />

connaître tous les regards défiants. Ceux qui s’exorbitent comme<br />

s’ils avaient vu le diable en personne, et qu’on imagine se retourner<br />

pour tricoter furieusement quelques signes de croix, une prière<br />

urgente, pour leur âme bien sûr, même au prix du salut des autres !<br />

Et puis il y a les tolérants, c’est pire que tout les tolérants. Ils ont mal,<br />

les tolérants. Et le sourire qu’ils maîtrisent à grand-peine n’est qu’une<br />

grimace, ils se choisissent un profil qui fait jeune et moderne : « Ils<br />

s’achètent un genre comme on achète une cravate. Puisse-t-elle les<br />

pendre ! » Elle était de nouveau énervée, je la comprenais, je la<br />

comprendrais encore mieux avec le temps. Les gens ne supportent<br />

pas qu’on ne se force pas à vivre tous de la même façon. <strong>Je</strong> les<br />

reconnais tous maintenant, ceux que ça dégoûte et ceux que ça<br />

excite, des hommes surtout, qui imaginent une orgie sans fin du<br />

matin au soir, une orgie où ils auraient leur place évidemment. Mais<br />

pour qui se prennent-ils ?<br />

Elle a vu qu’il y avait mieux à faire qu’à s’énerver, elle a souri.<br />

On se promenait, elle me montrait mille endroits, provoquait mille<br />

contacts, m’agrippait à chaque fois que je tordais mon pied entre les<br />

pavés tellement typiques. Puis on est rentré à Gand. On a vu le<br />

regard imbécile de l’hôtelier, le sourire de la serveuse. Après il y a eu<br />

l’escalier, l’eau brûlante, les baisers, les rêves. Le lendemain, nous<br />

n’aurions rien d’autre à faire qu’attendre, visiter la ville, attendre<br />

encore, parler, frôler, toucher. Ce matin-là, le patron étant absent, la<br />

serveuse nous a monté le petit-déjeuner en posant un doigt sur sa<br />

bouche avant de refermer la porte. C’était simplement gentil…<br />

Le surlendemain matin en revanche, la tension était montée<br />

d’un cran, dans l’hôtel même, au réveil déjà. Le journal local à la<br />

disposition des clients annonçait en lettres gigantesques le suicide<br />

d’un ministre français. À la lecture du nom, j’ai cru m’évanouir : il<br />

s’agissait du ministre mis en cause sur le site. Impossible d’en savoir<br />

plus sans comprendre le flamand. Un peu plus tard, j’ai pu me<br />

procurer un journal francophone. Le quotidien reprenait bien sûr<br />

l’information essentielle, mais se perdait en hypothèses parfois<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

102


farfelues sur les raisons de l’acte. Au-delà, le journaliste constatait<br />

que cela faisait deux suicides inexpliqués en quelques heures : un<br />

industriel venait en effet de mettre fin à ses jours dans des<br />

circonstances mystérieuses. Son nom ne nous était pas inconnu,<br />

bien sûr. Deux des trois personnes les plus impliquées par Legendre<br />

venaient de mourir, malgré leur rang ou leur fortune, ce qui avait de<br />

quoi nous inquiéter, nous qui n’avions ni l’un ni l’autre. Restait à<br />

savoir ce que publierait le journaliste à qui nous avions écrit. Pour<br />

cela il nous faudrait attendre midi, quand les journaux français<br />

seraient arrivés. Samira était livide, je devais l’être aussi. L’affaire<br />

devait être énorme, bien trop importante pour nous qui n’avions rien<br />

demandé. On était juste au mauvais endroit au mauvais moment. Ce<br />

que nous savions nous protégeait peut-être, mais provisoirement. Il<br />

n’y a que dans les films américains que des petites gens font tomber<br />

les puissants, dans un watergate sans cesse revisité, avec plus ou<br />

moins de talent mais toujours avec une espèce d’incantation.<br />

Nous n’étions pas au bout de nos surprises. Dans le journal<br />

tant attendu, il n’y avait rien ! En tout cas rien d’autre que les faits<br />

que nous connaissions déjà. Il n’était fait nulle mention de notre<br />

envoi. Le journaliste excluait même de sa liste d’hypothèses un<br />

éventuel scandale lié à la corruption, argument selon lui aussi facile<br />

que systématique. Pour plus de sécurité, nous achèterions bien sûr<br />

le journal du lendemain, mais il nous semblait évident que le courrier<br />

était bien arrivé mais que des pressions l’avaient écarté. À aucun<br />

moment nous n’avons eu la fibre héroïque, nous voulions juste vivre.<br />

Nous avions peur, <strong>cette</strong> peur de mourir qui emporte jusqu’à la raison,<br />

qui inspire les indulgences les plus insensées, qu’on affuble de noms<br />

pseudo-médicaux, mais qui n’est qu’une énorme trouille qui vous<br />

paralyse. Ce n’était pas fini. Quelques pages plus loin, on parlait de<br />

la mort en garde-à-vue du meurtrier présumé de la serveuse lilloise.<br />

On allait de surprise en surprise : un incendie dans une entreprise en<br />

Gironde avait provoqué la mort du PDG et de son adjoint. Le<br />

dirigeant était le troisième des personnages les plus importants de<br />

l’affaire. Restait à savoir si l’adjoint était cité lui aussi, ce qui aurait<br />

signifié que l’hécatombe devait aller à son terme, et hypothéquait<br />

d’autant notre espérance de vie. Appel à Paris, tant pis pour la<br />

discrétion, il fallait savoir comment allait Louise. Heureusement elle<br />

allait bien. À Lille aussi, tout était calme, Houria et Farid campaient<br />

toujours dans l’appartement provisoire.<br />

Retour au cybercafé. Assise devant le clavier, la main de<br />

Samira sur mon épaule, j’hésitais à commencer, puis je me suis<br />

lancée. D’abord j’ai cru que ma nervosité m’avait égarée, mais il n’y<br />

avait rien à faire : le site avait disparu. Il ne nous restait que la copie,<br />

et nier son existence n’était même pas envisageable, tant il était<br />

improbable qu’on nous crût. La considérer comme une assurance-vie<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

103


était trop optimiste aussi, car des gens qui provoquent la mort d’un<br />

ministre n’accepteront pas de vivre indéfiniment à la merci des deux<br />

petites imprudentes que nous étions malgré nous. Après vérification,<br />

le nom de l’adjoint ne figurait pas sur la copie, à aucun moment, ce<br />

qui constituait la première tournure favorable de notre affaire ce jourlà.<br />

Samira s’interrogeait.<br />

« À ton avis, ils vont chercher à nous retrouver pour récupérer<br />

notre copie ? <strong>Je</strong> ne comprends pas : on ne peut rien intenter en<br />

justice sans documents originaux, et les seuls qui risquaient la ruine<br />

par simple évocation de leur nom sont tous morts. Tu crois qu’ils<br />

pensent que nous savons où se trouvent les originaux ?<br />

- Ils ont vu les mêmes sites que nous, et il n’est pas fait<br />

mention d’une cachette… Tu sais, on dirait qu’ils improvisent, eux<br />

aussi : d’abord ils essaient d’éviter la casse en s’en prenant à<br />

Roxane et à nous, puis c’est la panique, ils savent qu’il finira par y<br />

avoir un journaliste pour publier nos découvertes, perdus pour<br />

perdus, les plus impliqués risquent de parler. Quoi qu’on dise<br />

aujourd’hui, c’est sans effet, surtout s’ils mettent la main sur les<br />

originaux, ou s’ils l’ont déjà fait… En attendant, je vais envoyer une<br />

copie des pages à la sœur de Romain… tu sais, mon ex-futurmari…<br />

»<br />

Une dernière fois, nous avons examiné chaque document<br />

pour y déceler une indication qui nous aurait échappée, quand un<br />

détail nous a sauté aux yeux : un seul des feuillets était écrit sur du<br />

papier à en-tête de la société MB Vital System, et à bien y regarder,<br />

ce qu’on y lisait semblait bien anodin, comparé au reste. En bas de<br />

page, l’adresse située à L’Hay-les-Roses avait de quoi surprendre<br />

pour une lettre qui commençait par Paris, le… La vérification n’a pris<br />

que quelques minutes : comme attendu, la société n’était implantée<br />

qu’à Paris, ce que la mairie de l’Hay-les-Roses confirmait<br />

implicitement : le 14, rue Jacques Prévert correspondait à une zone<br />

pavillonnaire. De là à penser que les originaux s’y cachaient, il n’y<br />

avait pas loin. L’annuaire nous indiquait qu’un certain André Thomas<br />

habitait à l’adresse. Nous nous regardions en nous demandant quoi<br />

faire.<br />

Le soir même, mon téléphone a sonné. C’était notre<br />

poursuivant mystérieux. Sa voix avait changé, le ton n’était plus<br />

menaçant : « Vous savez, je ne risque plus rien maintenant. Écoutez<br />

mon conseil : n’essayez pas de monnayer vos informations, et<br />

encore moins de jouer les Zorro. Faites-vous oublier jusqu’à ce qu’ils<br />

trouvent les originaux. Rassurez-vous, il ne sera fait aucun mal à<br />

votre amie Louise ni à la sœur de Mademoiselle Haddad. » Il avait<br />

raccroché sans un regret pour Roxane ; il l’avait tuée sans haine.<br />

Se faire oublier. Samira refusait catégoriquement de faire<br />

courir le moindre risque à celle qui l’avait hébergée au début de sa<br />

fuite. Il n’était pas question non plus de réintégrer son appartement,<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

104


malgré les assurances que nous venions de recevoir. Encore une<br />

fois, ce serait l’hôtel. « On pourra toujours aller faire un tour à L’Hayles-Roses…<br />

le gars à qui tu viens de parler bluffe peut-être, même si<br />

ce qu’il dit tient debout ! » La situation était de toute façon moins<br />

simple qu’il n’y paraissait, on ne pourrait pas vivre indéfiniment sans<br />

travailler, sans voir sa famille, vivre en se cachant toujours.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

105


« Ç<br />

a y est. On les a localisées ! » L'écoute<br />

téléphonique de Louise avait payé. « Elles sont à<br />

Gand, à l'hôtel Exelsior » Le commandant Caulert<br />

a immédiatement rameuté tout son groupe. « Levesque, vous et<br />

Bernard, vous foncez à Gand, hôtel Exelsior, sans prévenir de votre<br />

arrivée… et vous ne lâchez plus les deux filles. Vous ne les ramenez<br />

pas en France, même si elles sont d'accord, c'est trop dangereux ! Il<br />

va falloir au moins 2 jours pour obtenir la collaboration de la police<br />

locale pour une escorte, et c'est beaucoup plus qu'il n'en faut pour<br />

exécuter deux jeunes femmes. N'oubliez pas que vous êtes des<br />

touristes... Et soyez des touristes prudents ! » Julie se massait la<br />

nuque avec insistance, les yeux plissés, à la recherche d'une<br />

improbable synthèse. Vaneka et Celestini sont entrés dans son<br />

bureau, et pour elle c’était comme s’ils avaient échappé par miracle à<br />

une mort inéluctable. Elle avait peur, elle connaissait <strong>cette</strong> peur qui<br />

fait la différence entre un flic et un fou, <strong>cette</strong> peur qu'il faut surmonter<br />

et qui grignote l'espérance de vie, use prématurément, <strong>cette</strong> peur qui<br />

vous étripe quand il faut franchir une porte une arme à la main, la<br />

dernière porte peut-être... Et la fin de sa relation avec Philippe<br />

n'arrangeait rien. Il était parti comme ça, sans vraiment s'expliquer,<br />

muté à l'autre bout de la France, ce qui trahissait un acte prémédité.<br />

Déformation professionnelle sans un sourire. Flic n'est pas un métier<br />

pour vivre à deux, encore moins à trois ou quatre. Ça use aussi les<br />

autres. Elle aurait d’autres occasions d’y réfléchir, dans l’immédiat il<br />

fallait oublier tout cela, sourire aux deux arrivants pour ne pas les<br />

affoler, parler pour ne pas s’affoler elle-même...<br />

« J'ai eu Muller au téléphone ce matin. Appel officieux » Tout<br />

en parlant, Julie attirait l'attention des deux inspecteurs sur la une du<br />

journal, où il n'était question que de la mort du ministre. « Non<br />

seulement ce suicide, enfin jusqu'à preuve du contraire, est lié à<br />

notre affaire, mais il y a un autre fait divers en relation avec elle »<br />

Elle dépliait lentement le journal pour montrer l'article discret sur<br />

l'incendie de Bordeaux tandis qu’elle racontait comment un<br />

journaliste, sur la foi d'un courrier opportunément disparu, avait alerté<br />

Muller. « Si les deux filles nous disent ce qu'elles savent, alors ce<br />

sera quitte ou double, eux ou nous. J'aimerais que vous appeliez<br />

Levesque et Bernard pour en discuter entre vous : je ne peux pas<br />

vous obliger à continuer, nous sommes tout petits et on n'est pas<br />

dans un film ! » Les propos avaient plombé l'ambiance.<br />

À peine trois heures plus tard arrivaient les premières<br />

nouvelles de l'hôtel Exelsior : Levesque et Bernard étaient arrivés<br />

trop tard ! Ah ça, pour les avoir remarquées, il les avaient vraiment<br />

remarquées, le tenancier. Elles venaient de partir. Trop courbé pour<br />

XX<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

106


être honnête, il avait invité les deux Français à visiter la chambre,<br />

protestant de la bonne réputation de son établissement, alors qu'on<br />

ne lui demandait rien, ajoutant qu’il ne fallait pas s’étonner,<br />

qu’aujourd’hui on tolérait n’importe quoi. « Merci… » Signé<br />

Levesque. C'est énervant pour un flic d'entendre quelqu'un qui<br />

raconte sa vie quand on ne lui demande rien, alors que tant d'autres<br />

se taisent quand on voudrait qu'ils parlent. Rien dans la chambre,<br />

bien sûr. Elles étaient parties sans précipitation, insistait le gérant,<br />

elles regardaient les journaux, ne téléphonaient pas.<br />

Bernard a rapporté sa conversation avec la serveuse de restaurant,<br />

qui elle, semblait inquiète « Ne l'écoutez pas, ce sont des jeunes<br />

filles très bien. <strong>Je</strong> ne voudrais pas qu'il leur arrive quelque chose. <strong>Je</strong><br />

sais qu'elles ont peur, mais un peu moins qu'au début » Voyant qu'il<br />

y avait urgence, elle avait lâché « Elles sont rentrées à Paris, elles<br />

me l'ont dit en partant ».<br />

L’information avait piqué Julie, dont les pieds avaient quitté<br />

brutalement le bureau. Par effet de bascule, elle se retrouvait debout<br />

« Bon, revenez ! … Oui, tout de suite !» Et elle a raccroché, agacée :<br />

avec un tiers du groupe qui manque, les jours à récupérer<br />

s’accumulent… et puis sur place, elle croyait surtout qu’elle pourrait<br />

mieux les protéger. Nous y voilà…<br />

« On va surveiller un peu plus le 42, rue d'Alésia et je veux<br />

qu'on surveille également le domicile des parents de Mademoiselle<br />

Trudel... Et celui des deux membres de la famille Haddad qui<br />

habitent Paris, enfin s’il y en a. J'appelle le juge pour étendre les<br />

écoutes. Débrouillez vous pour que tout soit extrêmement discret : il<br />

ne faut pas les manquer ! Si elles paniquent... on ne sait pas ce qui<br />

peut arriver. Il y a eu assez de morts comme ça ! »<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

107


XXI<br />

N<br />

ous n'avions aucune confiance en la police, ou plutôt,<br />

nous ne savions pas à qui nous pouvions faire<br />

confiance, ce qui revenait strictement au même. Il était<br />

donc hors de question de retourner rue d'Alésia. Samira voulait<br />

s'installer au plus près de l'Hay-les-Roses, moi je n’étais pas<br />

convaincue. Elle avait plus de courage que moi, qui me serais<br />

contentée d’un trou de souris. J’ai fini par céder à ses arguments. Ne<br />

sachant pas combien notre petite escapade allait durer, il fallait<br />

ménager nos finances et renoncer au luxe, se contenter d'un petit<br />

hôtel, d'un distributeur automatique de chambres, dans une ville<br />

voisine. Ce genre d'hôtels est toujours au fond d'une zone<br />

industrielle, sinistre dès le soir venu. Là non. Il y avait même<br />

quelques commerces aux alentours, ethniques notamment comme<br />

on dit aujourd'hui, quelques ensembles de HLM qui vont avec, et le<br />

ronronnement de l'autoroute, ponctué de quelques râles. Le stock<br />

d'argent liquide baissait dangereusement. Pour autant, pas question<br />

d'utiliser une carte bancaire ailleurs que dans un distributeur de<br />

billets, de préférence à Paris, où le retrait ne donnerait aucune<br />

indication sur notre position : ici, ce n’était pas le cas. Pour ne pas<br />

attirer non plus inutilement l'attention, j'y suis allée seule, en fin<br />

d'après-midi, sous le regard de Samira, sirotant à une terrasse un lait<br />

grenadine dont elle avait furtivement parfumé ma langue, quelques<br />

instants auparavant, au point de m'étourdir.<br />

L’hôtel était tenu par un jeune couple qui venait du midi.<br />

« C’est pour 3 nuits… Le rez-de-chaussée, c’est possible ? » C’était<br />

possible. <strong>Je</strong> n’avais pas voulu prendre le risque d’attirer l’attention en<br />

précisant « Et à l’arrière ? » Il fallait que Samira puisse entrer même<br />

si le gérant était insomniaque et squattait l’accueil jusqu’à une heure<br />

avancée ! <strong>Je</strong> suis montée avec notre sac, acheté à Gand. Les filles<br />

ont toujours des bagages. La chambre était petite, propre,<br />

fonctionnelle. Pas le temps de me souvenir de mes précédentes<br />

expériences, ou pas envie. <strong>Je</strong> suis aussitôt ressortie pour rejoindre la<br />

jeune femme qui m'attendait, cachée derrière ses lunettes noires<br />

mais trahie par un sourire qui me faisait presser le pas. Le bus nous<br />

a conduites à l'Hay-les-Roses. Elle s’efforçait de me rassurer « Il faut<br />

bien qu’on essaie de savoir, quand même… »<br />

Sur le plan, la rue Prévert était nichée dans une pelote de<br />

voies portant toutes des noms d'écrivains. Samira emprunterait la rue<br />

et je la rejoindrais tout au bout, en passant par un autre chemin. Ça<br />

ressemblait au plan du Trocadéro, et je ne croyais pas à la chance<br />

éternelle, s’il y avait une autre fusillade, ce serait la dernière pour<br />

nous. <strong>Je</strong> me forçais pour avancer, j’étais essoufflée sans effort, je me<br />

noyais sans eau. La rue ne semblait pas surveillée. Tout semblait<br />

calme, au numéro 14 comme ailleurs. À chaque portail ou presque,<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

108


des chiens aboyaient à s'en faire éclater la gorge, comme si Samira<br />

ou moi représentions une menace, comme si la peur des maîtres<br />

pouvait se dissoudre dans l'agressivité des chiens. Au numéro 14, on<br />

voyait sans difficulté un pavillon des années 50 paré de fausses<br />

pierres et à peu près entretenu. Dans le garage ouvert, une voiture<br />

aux pare-chocs chromés qui devait bien avoir quarante ans, attendait<br />

une hypothétique sortie. C’était un décor parfait pour un Gabin<br />

artisan-faux-monnayeur et philosophe, du temps où l’on croyait que<br />

les voyous avaient de la classe. Foutaise ! Ils allaient nous<br />

massacrer comme dans un jeu vidéo ! Bien plus moderne !<br />

À l'étage, les volets étaient fermés et Samira n'avait détecté<br />

aucun mouvement au rez-de-chaussée. Il n’empêche que j’étais<br />

contente du fiasco, aussi contente qu’il ne se soit rien passé qui si<br />

j’avais cambriolé sans dommage la villa du parrain de Cosa Nostra.<br />

Sur le chemin du retour, l'évidence que nous n'étions guère<br />

avancées finissait par s’imposer à Samira, malgré elle. Elle était<br />

contrariée, je ne l’étais pas, on parlait bas. <strong>Je</strong> suis entrée dans l’hôtel<br />

la première. Personne au comptoir, pas d’escalade en vue. Elle a<br />

franchi la porte. Une porte qui se ferme, le gérant arrive. Samira se<br />

réfugie derrière un distributeur de friandises, je reprends mes esprits<br />

et je croise le gérant en regagnant la chambre, tranquillement. Il n’a<br />

rien vu. Quelques minutes après, elle m’a rejointe. Elle riait de <strong>cette</strong><br />

aventure minable et tellement rafraîchissante : tromper la vigilance<br />

d’un gérant d’hôtel de banlieue, quel exploit ! C’est vrai qu’avec en<br />

perspective l’affaire qui menaçait de nous engloutir, s’être fait peur<br />

pour si peu était absurde ! <strong>Je</strong> ne voulais pas que son sourire se<br />

referme, je voulais l’occuper, je l’ai attrapée, la traînant autant qu'elle<br />

me traînait, encore habillées sous l'eau brûlante puis presque<br />

glacée, tâtonnant dans le noir des yeux clos, à la recherche d'un<br />

gémissement plus fort, entre deux rires. Après l'orage, elle a démêlé<br />

mes cheveux, je l'ai maquillée pour aller dîner. Ça a pris un temps<br />

fou : une fille, ça met du temps à se préparer, alors deux...<br />

Le restaurant chinois se trouvait à 200 mètres à peine de<br />

l'hôtel, que le gérant avait fini par quitter. Assises à une table, au<br />

milieu des gens pour une fois, nous étions détendues, personne ne<br />

faisait attention à nous. Les gens allaient et venaient, emportaient<br />

des tas de boîtes parfumées, chacun faisait ce qu'il avait à faire. On<br />

est venu prendre notre commande, nous servir avec quelques mots<br />

d'usage. Pour la première fois depuis longtemps, nous avions<br />

l'impression d'être revenues à la vie normale. Ou peut-être était-ce<br />

l'envie de revenir à une vie normale, l’envie d’en finir avec <strong>cette</strong><br />

<strong>histoire</strong> délirante. Toujours est-il que ni Samira ni moi n'avons réagi<br />

quand j'ai payé avec ma carte de crédit. On ne saura <strong>jamais</strong> s'il<br />

s'agissait d'une étourderie ou de l'acte manqué par excellence mais<br />

plus le temps passe, plus je penche vers la deuxième hypothèse…<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

109


Nous sommes retournées à l'Hay-les-Roses, le lendemain, et<br />

les choses étaient bien différentes de la veille. De loin on apercevait<br />

des gyrophares de police, qui éclairaient les badauds cherchant à<br />

voir quelque chose devant le 14, rue Jacques Prévert. Qu'ils voient<br />

ou non quelque chose, les badauds ont toujours des tas de choses à<br />

dire, des pressentiments à la pelle, des idées sur un monde qui<br />

devient fou, des souvenirs d'un passé rêvé, prêts pour le moindre<br />

journaliste qui passerait par là. Une dame nous a expliqué d’un air<br />

révolté qu'un couple de personnes âgées venait d'être massacré et<br />

la maison mise à sac. Nous sommes reparties aussitôt, Samira<br />

s'efforçant de m’empêcher de courir, <strong>histoire</strong> de ne pas nous faire<br />

remarquer.<br />

« Ça ne s'arrêtera <strong>jamais</strong>, il va falloir partir à l'étranger ! » <strong>Je</strong><br />

paniquais réellement, et Samira ne parvenait pas à me calmer, j'étais<br />

au bord de la crise de nerfs, je ne voulais plus sortir de la chambre<br />

d'hôtel, je n'arrêtais plus de pleurer, effondrée dans ses bras, vide.<br />

La mort nous collait aux cheveux, on l’attirait…<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

110


Q<br />

XXII<br />

uand Muriel Vaneka est entrée dans le bureau de son<br />

chef de groupe, Julie Caulert fumait, debout derrière<br />

une fenêtre entr'ouverte, les yeux perdus dans un ciel<br />

trop bleu. Il faisait chaud, enfin. Elle s'impatientait, imaginant deux<br />

jeunes femmes allongées à la morgue, nues et froides, les<br />

explications du légiste, lividités, rigidités, œil ouvert, oeil fermé...<br />

Variations sur le thème de la mort.<br />

« - Chef ?... On a une piste sérieuse : Marie Trudel a utilisé<br />

sa carte bancaire hier soir, à Cachan, dans un restaurant Chinois<br />

- À Cachan ? Qu'est-ce qu'elles peuvent bien faire là-bas ?<br />

- <strong>Je</strong> ne sais pas, mais ce n'est pas loin du massacre de tout à<br />

l'heure, à l'Hay-les-Roses... Vous croyez aux coïncidences ?<br />

- En tout cas, je ne pratique pas. Avec Sandro, vous allez voir le<br />

restaurateur. Avec les deux comiques, vous visitez aussi les<br />

hôtels, pensions, et tous les endroits où on peut dormir. Si elles<br />

ont mangé à Cachan, c'est qu'elles sont dans le coin. <strong>Je</strong><br />

m'occupe de récupérer l'affaire de l'Hay-les-Roses... Qui a pris ça<br />

en charge ?<br />

- Le groupe Bassano... Il va être furax<br />

- On s'en fout ! <strong>Je</strong> vais le voir. Prévenez Gaëlle, dites-lui qu'elle me<br />

rejoigne sur place... <strong>Je</strong> lui donnerai l'adresse précise en route »<br />

Le commandant Bassano n'était pas plus furax que cela, mais<br />

aucune équipe n'aime être dépossédée d'une affaire.<br />

Les faits étaient connus depuis à peine plus d'une heure, et aucune<br />

jeune femme n'avait été trouvée morte, c'était déjà ça. « J’ai deux<br />

hommes là-bas, je les préviens. L’IJ est sur place » Le commandant<br />

Caulert a remercié Bassano en lui promettant une bouteille de<br />

Champagne si elle arrivait à temps. Elle a emporté les quelques<br />

notes prises par l'officier de permanence.<br />

Les choses s'accéléraient, Julie s’était précipitée vers sa voiture.<br />

Sirène hurlante, elle forçait le passage dans les rues engorgées,<br />

pestant contre les bus, les camions, les cyclistes, contre les piétons<br />

et les voitures, contre tout ce qui l'empêchait de sauver les deux vies<br />

qu'elle avait juré de préserver. Elle a survolé le flot lent des voitures<br />

sur le périphérique pour s’engouffrer sur la Nationale 20,<br />

passablement chargée déjà. Encore des travaux, toujours des<br />

camions, des piétons qui ne regardent pas où ils vont. Et des feux<br />

rouges : « Gaëlle ? Julie. L’adresse exacte, c’est 14, rue Jacques<br />

Prévert. À tout de suite »<br />

Arcueil. L’Hay-les-Roses. La rue Prévert. Julie avait ralenti,<br />

elle s’approchait du tumulte, une scène de crime ordinaire. Un<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

111


policier en uniforme a d’abord tenté de lui interdire l’accès puis s’est<br />

ravisé à la vue de la carte tricolore, tout en regardant les jambes de<br />

l’officier, la routine, décidément. Le préfet était là, une fois n’est pas<br />

coutume, c’est toujours le signe qu’il y a de la communication dans<br />

l’air. À dix mois des élections, il y allait un peu fort. Au journal<br />

télévisé, ses viriles paroles allaient rassurer la majorité silencieuse,<br />

tout était bien huilé, les journalistes déjà là, connaissant leur rôle sur<br />

le bout des doigts.<br />

« Voilà Gaëlle ». Avant de sortir de sa voiture, le commandant<br />

Caulert a jeté un rapide coup d’œil dans le rétroviseur, <strong>histoire</strong> se<br />

remettre un peu de brillant sur les lèvres, de se passer les doigts<br />

dans les cheveux, <strong>histoire</strong> d’avoir l’air moins affectée qu’elle l’était.<br />

Puis elle est allée rejoindre sa jeune collègue, ses notes à la main,<br />

un sourire aux lèvres.<br />

« - On n’est pas trop de deux ! Celestini et Vaneka ont logé les deux<br />

nanas à côté d’ici. <strong>Je</strong> vais voir Son Altesse le préfet D’Andrieu-<br />

Menicourt, toi, tu me vires tous ceux qui n’ont rien à faire là…<br />

j’arrive... Ah oui, il doit y avoir deux gars du groupe Bassano, ils<br />

savent qu’on prend la relève, vois ce qu’ils ont à raconter...<br />

- Eh ! Regarde…HLR ! »<br />

Gaëlle pointait le doigt vers la feuille de notes que Julie avait<br />

récupérée chez Bassano. L’officier de permanence, fatigué sans<br />

doute d’<strong>écrire</strong> plusieurs fois « l’Hay-les-Roses », avait inscrit : « …<br />

cadavres découverts par un voisin qui a appelé aussitôt la police<br />

municipale de l’HLR » En définitive, l’arobase du kaléidoscope n’était<br />

qu’un escargot, s’en allant certainement à l’enterrement d’une feuille<br />

morte…<br />

« Le voilà le lien ! La France et moi sommes fières de vous<br />

capitaine ! » Et cela changeait tout, notamment pour la perquisition à<br />

venir… enfin dès que le préfet aurait eu toute l’information dont il se<br />

chargerait d’assurer la diffusion auprès du grand public « Les gens<br />

ont le droit de savoir ! » Ben voyons... L’entretien n’a duré que le<br />

temps nécessaire à montrer à tous qu’il était au cœur de l’affaire.<br />

À quelques kilomètres de là, un des serveurs avait reconnu au<br />

premier coup d’œil les photos que Celestini avaient sorties de sa<br />

poche.<br />

« - Elles sont venues hier soir. C’était la première fois…<br />

- Elles avaient l’air bizarre, triste, effrayé ?<br />

- Non, pas du tout. Elles riaient… elles sont restées tard. On<br />

aurait dit deux copines qui fêtaient quelque chose<br />

- L’hôtel le plus proche d’ici ?<br />

- Il y a le Plus’Hôtel. On le voit d’ici. Venez voir ! »<br />

Il a emmené les deux officiers dans la cuisine, où l’on s’affairait déjà<br />

pour le soir, s’expliquant dans une langue dont on jurerait qu’elle ne<br />

peut exprimer que la courtoisie. Il montrait du doigt un bâtiment<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

112


assez classique pour un hôtel bon marché, avec un prix placardé un<br />

peu partout, et qui attire autant les couples illégitimes en mal<br />

d’intimité que les voyageurs en transit.<br />

Celestini avait enfin réussi à joindre Levesque « Qu’est-ce que<br />

tu fous ? J’essaie de te joindre depuis tout à l’heure ! Et Bernard ?<br />

On a localisé le restaurant où les deux nanas ont mangé hier soir, et<br />

sûrement leur hôtel. On vous attend… il n’y a pas l’taulier avant cinq<br />

heures. C’est le « Plus’Hôtel » de Cachan… on ne peut pas le rater.<br />

Si elles ne sont pas là, on élargira. Rendez-vous au café près de<br />

l’hôtel… une devanture bleue… on sera en terrasse : Muriel a envie<br />

de fumer et moi, je dois appeler le chef ! » Il avait raccroché, un<br />

sourire aux lèvres, content de lui. Vaneka l’a pris par le bras « Viens,<br />

je te paie une tisane… »<br />

De la terrasse, on voyait l’entrée, la bière était bonne, et le chef<br />

croyait aussi à l’intuition des deux enquêteurs. « Attendez Bernard et<br />

Levesque… sauf si elles sortent. Ici, Sainte Gaëlle soit louée, les<br />

choses s’éclaircissent : 14@hlr et la citation de Prévert enroulée<br />

autour d’un motif de kaléidoscope, ça donne 14, rue Jacques<br />

Prévert, à l’Hay-les-Roses. On continue à chercher… »<br />

Le préfet tenu au courant, la perquisition pouvait commencer.<br />

C’était un pavillon carré, sans charme, en ciment peint blanc rosâtre<br />

à l’étage, paré de fausses pierres collées au rez-de-chaussée. Dans<br />

le jardin, un peu d’herbe, quelques rosiers qui survivent, des allées<br />

de gravier, un arbre. Un pavillon comme il en existe des milliers, à la<br />

mode 50-60. Sous la marquise de ciment gris, la porte était ouverte.<br />

En s’approchant, Julie Caulert ne pouvait s’empêcher de penser aux<br />

milliers de fois où <strong>cette</strong> porte avait été franchie, ouverte sur un<br />

sourire, le calme ou les bruits du quotidien. Elle s’ouvrirait pourtant<br />

ce jour-là sur l’horreur sans rien pour atténuer le choc, avertir au<br />

moins : pas un bruit, pas une odeur, comme si carnage et vie<br />

ordinaire étaient quasi identiques, différant simplement à la marge.<br />

La vie des gens rayée dans la marge.<br />

Apercevant Gaëlle qui la cherchait du regard, Julie a pressé le<br />

pas. Elle est entrée à regret. Un petit hall, un escalier, trois portes.<br />

C’est à gauche que l’<strong>histoire</strong> s’était écrite. À peine entrée, on sentait<br />

l’odeur presque imperceptible du sang versé. Avec les années, elle<br />

vous ferait vomir aussi sûrement qu’un cadavre en état de<br />

putréfaction avancée : c’est le contraste qui donne la nausée,<br />

comme un aliment répugnant dont le goût rappelle un aliment<br />

familier. Le sang avait déjà viré au grenat. La mort avait <strong>dû</strong> être<br />

rapide car on n’était loin des mares d’hémoglobine de cinéma : deux<br />

petites plaques discrètes et quelques traces. L’homme et la femme<br />

avaient reçu une balle chacun, en plein milieu du front ; au sol, les<br />

têtes se touchaient presque, les visages regardant dans des<br />

directions opposées. On ne les avait pas tourmentés avant de les<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

113


exécuter. Ils devaient gêner pour la fouille, c’est tout, ou bien ils<br />

avaient reconnu leurs visiteurs.<br />

Autour des deux corps, c’était les flashes de l’IJ, le dictaphone du<br />

légiste, le même légiste qui vient résumer la situation sur un ton<br />

monotone « Pas encore de rigidité, moins de deux heures avant la<br />

découverte, confirmé par la température corporelle... Pas de<br />

déplacement » Julie faisait ses calculs : « Les corps ont été<br />

découverts presque immédiatement après le drame... »<br />

La pièce était retournée, on l’avait méthodiquement fouillée,<br />

vivement mais sans rage. La rage au moins, c’est un peu humain. Ce<br />

qui choquait le plus, c’est qu’on avait tué comme on déplace un<br />

meuble, pour faciliter un accès. Échec au rez-de-chaussée, car la<br />

fouille avait continué à l’étage. L’IJ en avait terminé. Il s’agissait<br />

d’une chambre équipée en bureau. Les autres pièces du palier<br />

avaient été épargnées : ou les assassins avaient trouvé ce qu’ils<br />

cherchaient, ou ils avaient été interrompus. Coussins et canapé<br />

éventrés, tiroirs jetés par terre mais bibliothèque intacte, bureau<br />

épargné. Même raisonnement. Les cadres des murs, jetés au sol,<br />

laissaient des traces rectangulaires. Julie n’aurait pas le temps de les<br />

regarder toutes : il y avait un trou dans une ébauche ou un reste de<br />

cloison séparant la pièce en deux, une sorte de niche d’à peine dix<br />

centimètres de profondeur, avec une trace plus grande qui suggérait<br />

un cadre servant de fermeture. C’était comme une voix qui aurait dit<br />

« Là ! » C’était l’endroit idéal pour cacher des papiers : qui penserait<br />

à regarder derrière un cadre où il n’y a pas de quoi mettre un coffre ?<br />

Derrière la chaise en dessous du trou, un cadre brisé ne laissait<br />

aucun doute sur le succès de la fouille par les assassins : le tableau,<br />

un collage, représentait un bouquet de style psychédélique dont les<br />

fleurs n’étaient autres que des motifs de kaléidoscopes variés.<br />

« Ils ont vu ça et ils ont compris. <strong>Je</strong> suis sûre qu’il ne s’agit pas d’un<br />

coup de chance ! Ce qui est certain, c’est que des documents<br />

extrêmement importants ont disparu » La déception passée, la visite<br />

a continué. Rien n’avait disparu. Le micro était intact, allumé.<br />

L’agenda ouvert était posé à côté du téléphone. Sur la page ouverte,<br />

un seul nom, qui se révélera être celui du dentiste des occupants du<br />

pavillon. Fausse piste. Machinalement, Julie a ouvert elle aussi le<br />

portefeuille de la victime. Les pages blanches succédaient aux petits<br />

rendez-vous par-ci par-là : dentiste, médecin, coiffeur, des vies qui<br />

se terminent en pointillés, la vieillesse ordinaire. Il y avait aussi<br />

quelques cartes de visites, cartes de boutiques... « Ce n’est peut-être<br />

pas fini ! » Elle souriait en montrant à Gaëlle une carte de visite du<br />

magasin « Outpost ». Au dos, quelqu’un avait noté « Legendre, 2<br />

am. » Enfin un lien avec Courteau, le commerçant honnête ! Restait<br />

à savoir, comme le faisait remarquer Gaëlle, si 2 am signifiait 2<br />

améthystes ou 2 heures du matin...Ou de l’après midi !<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

114


« En croisant le petit monde des deux morts du rez-de-chaussée et<br />

celui de Courteau, on peut sans doute trouver des points d’appui.<br />

Pense à faire examiner le disque dur... » Après <strong>cette</strong> maternelle<br />

recommandation, le capitaine Leguen a proposé la pizza désormais<br />

traditionnelle, inventant que son copain n’était pas là de la semaine :<br />

elle savait pour Philippe, elle voyait que Julie n’était pas au mieux.<br />

Mais ladite Julie n’a même pas eu le temps d’accepter avant que son<br />

téléphone ne sonne. L’appel venait de Cachan. Cet appel, elle le<br />

craignait, elle l’attendait...<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

115


XXIII<br />

A<br />

ssise au bord du lit, j’étais recroquevillée, refusant les<br />

biscuits que Samira me tendait, refusant qu’elle sorte, je<br />

pleurais sans discontinuer. Elle restait calme, tout le<br />

temps, me rappelait qu’on s’en était toujours sorti jusque-là. Elle me<br />

massait la nuque sans parvenir à me détendre, malgré son parfum<br />

qui dévalait mes épaules et remontait en vapeurs. En désespoir de<br />

cause, elle a appelé Louise, dont la voix m’a fait sourire timidement :<br />

« Ils s’appellent Muriel et Sandro, ils sont gentils, vous verrez. Tout<br />

cela finira bien par s’arrêter… et puis vous êtes ensemble. <strong>Je</strong> vous ai<br />

dit qu’Houria avait appelé ? Tout le monde va bien là-bas. À bientôt,<br />

mes belles… » Chère Louise : chaque fois que j’y pense aujourd'hui,<br />

c’est un sourire et une larme qui viennent.<br />

A quelques dizaines de mètres de nous, Celestini et Vaneka<br />

venaient d’entrer dans l’hôtel. Bernard et Levesque attendaient dans<br />

une voiture, à vingt mètres de là, vitres grandes ouvertes. « Bonjour.<br />

Police. Vous connaissez ces deux femmes ? » L’homme a rajusté<br />

ses lunettes et considéré attentivement les deux photographies.<br />

« Elle... oui, mais l’autre... non... Trudel... Ah oui... Chambre 003 »<br />

Bien entendu, dans les hôtels sans clés, on ne sait <strong>jamais</strong> si les gens<br />

sont là...<br />

Muriel Vaneka est ressortie un instant pour signifier de loin à<br />

ses deux collègues que c’était bien là que ça se passait. Les deux<br />

policiers espéraient en silence : « Si la chambre est vide, tout peut<br />

encore arriver ». Le couloir qui menait à la chambre 003 était désert<br />

et silencieux. Celestini partageait l’appréhension de son chef, plus<br />

que Vaneka : Samira et moi aurions pu être ses filles, comme celles<br />

du commandant Caulert. Rien ne garantissait que derrière la porte,<br />

on ne trouverait pas deux cadavres. L’oreille contre la porte, Vaneka<br />

a fermé brièvement les yeux en geste d’apaisement, signe qu’elle<br />

avait entendu parler à l’intérieur. Elle s’est efforcée de frapper le plus<br />

doucement possible à la porte, pour ne pas nous effrayer. Peine<br />

perdue. Pendant la seconde de silence qui a suivi le bruit, j’ai croisé<br />

le regard de Samira, de mes yeux je lui ai dit adieu, je lui ai dit que je<br />

l’aimais, j’ai repensé au jour où je me suis retrouvée face à l’apprentimalfrat<br />

qui détenait Louise, j’ai regretté Louise, j’ai revu Roxane<br />

s’éteindre, les dunes. J’ai senti la morsure de sa main se refermant<br />

sur moi.<br />

Muriel a parlé le plus doucement possible. « Marie Trudel, Samira<br />

Haddad ? N’ayez pas peur, je suis le lieutenant Vaneka, de la police<br />

criminelle. Madame Berger a <strong>dû</strong> vous parler de nous… Ouvrez-nous<br />

s’il vous plaît… vous êtes en danger »<br />

Une deuxième éternité s’est écoulée ensuite, inutile. J’ai ouvert la<br />

porte sur le sourire du lieutenant. À peine rassurée, j’ai aperçu le<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

116


capitaine Celestini, souriant lui aussi. « On ne bouge plus pour<br />

l’instant, j’appelle Julie… »<br />

Il n’avait pas fini sa phrase quand les premiers coups de feu<br />

ont retenti. « Restez là ! » En une seconde, les deux policiers étaient<br />

ressortis. Celestini appelait des renforts, les pistolets sortaient des<br />

étuis. Dans la rue, ils ont d’abord vu Levesque à terre, touché, et<br />

Bernard qui tirait encore. Une balle a jeté le deuxième malfaiteur à<br />

terre, à quelques mètres de l’endroit où gisait déjà le premier, puis le<br />

silence s’est fait, il n’y avait plus que des odeurs et l’écho des<br />

détonations. Bernard s’est précipité vers son collègue, en vain.<br />

Touché à la tête, il était mort sans doute sur le coup. Les deux<br />

assaillants étaient morts, eux aussi. Déjà au loin on entendait les<br />

sirènes. « <strong>Je</strong> remonte avec les deux nanas » Celestini a approuvé<br />

des paupières et composé le numéro de Julie. La surprise passée, le<br />

commandant Caulert a ordonné de tout laisser en place et s’est mis<br />

à la recherche du juge d’instruction « J’arrive. Dès que possible, on<br />

ramènera tout le monde au 36… avec gilets pare-balles pour les<br />

deux jeunes femmes, et sous escorte. Pour le moment je ne veux ni<br />

qu’elles sortent, ni qu’elles restent seules, compris ? »<br />

Revenue dans la chambre, Muriel Vaneka s’est employée à<br />

nous réconforter un peu. Elle nous a juste expliqué que des hommes<br />

avaient tiré sur deux de ses collègues, sans parler des morts. Elle<br />

avait beau sourire, les larmes étaient dans sa voix. Elle nous a<br />

expliqué que nous irions au quai des Orfèvres très bientôt, que nous<br />

y serions en sécurité. <strong>Je</strong> me demandais ce qui se passait, je lui<br />

posais plein de questions, qu’elle éludait. <strong>Je</strong> savais bien qui si les<br />

hommes avaient attaqué les policiers, c’était pour faire place nette<br />

avant de s’occuper de nous, et le lieutenant manquait d’arguments<br />

pour me contredire. Quelque temps plus tard, le capitaine Celestini<br />

est revenu avec deux policiers en uniforme et gilet pare-balles, pour<br />

permettre à sa collègue de l’accompagner : Julie Caulert arrivait à<br />

l’instant et viendrait nous voir dès que possible.<br />

Dans la rue, la scientifique s’affairait. De longs rubans jaunes<br />

couraient tout autour de la scène de crime, gardés par une dizaine<br />

au moins de policiers en uniforme. Le juge d’instruction Vilar était là,<br />

discutant avec Julie et un technicien. Les trois cadavres étaient<br />

toujours au sol, mais les photos se terminaient. Bernard était prostré,<br />

assis sur le bord du trottoir, la tête dans les mains. Il avait juste<br />

raconté comment les faits s’étaient produits. Deux hommes s’étaient<br />

approchés une première fois de l’hôtel, avaient ralenti puis continué<br />

leur chemin. Ils étaient revenus en sens inverse et s’apprêtaient à<br />

entrer dans l’hôtel… « C’est ma faute ! <strong>Je</strong> suis sorti trop vite de la<br />

voiture… ils nous ont repéré et ça a commencé à tirer. Ils se sont<br />

enfuis en reculant, sans s’arrêter de tirer. Levesque a été touché tout<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

117


de suite, après avoir abattu le premier mec, puis j’ai eu le deuxième.<br />

<strong>Je</strong> crois que c’est dans cet ordre-là… » Julie lui avait accordé le droit<br />

d’avertir la famille, dès qu’il se sentirait un peu mieux. Et ce n’était<br />

pas le cas. Ça a l’air morbide, presque malsain, mais pour un<br />

policier, ce n’est pas savoir qui permet d’entamer le deuil, mais dire.<br />

Julie avait fini son rapport au juge Vilar, elle a ensuite couru<br />

vers la seule bonne nouvelle de la journée : Samira et moi en vie. Sa<br />

longue silhouette a franchi la porte, suivie de Celestini et Vaneka.<br />

Elle nous a saluées poliment, s’excusant de ne pas exprimer sa joie<br />

de nous retrouver vivantes. Puis elle nous a sérrées contre elles<br />

faute de pouvoir prononcer un mot. Nous ne parlions pas non plus.<br />

Chacun a repris ses esprits. Celestini nous a tendu à chacune un<br />

gilet. J’avais l’impression d’être une cible. J’ai retenu ma respiration<br />

jusqu’au moment où nous avons pu nous asseoir à l’arrière de la<br />

voiture du commandant. Vilar s’est approché pour nous saluer et<br />

nous dire sa satisfaction de nous voir en vie. Gaëlle Leguen s’est<br />

installée à l’avant.<br />

Samira n’avait pas lâché ma main depuis la chambre, comme<br />

si cela nous protégeait. Malgré la chaleur, j’étais blottie contre elle.<br />

Julie a démarré sans dire un mot, perdue dans ses pensées, alors<br />

que le capitaine Leguen tentait de nous apaiser en nous posant des<br />

questions sur l’affaire. L’air qui pénétrait par la fenêtre ouverte<br />

caressait mon front trempé. La jeune femme nous a juré que le<br />

domicile de Louise était sous surveillance. Derrière suivait le véhicule<br />

de Celestini et Vaneka : elle fumait et il ne disait rien. On apercevait<br />

deux autres véhicules de police, un peu plus loin. Après quelques<br />

kilomètres, le commandant Caulert a enfin pris la parole : « Vous<br />

allez passer la nuit au 36, c’est plus prudent. On va vous donner une<br />

pièce en haut. Le capitaine Leguen va commencer votre audition ce<br />

soir ; moi, je dois m’occuper de Bernard, voir avec le préfet » En<br />

passant la porte de la prestigieuse adresse, j’ai commencé à me<br />

sentir un peu plus tranquille. On nous a offert un rafraîchissement et<br />

le capitaine Leguen a commencé à nous interroger. Elle parlait avec<br />

une infinie douceur, mais je ressentais l’oppression qui doit saisir les<br />

suspects qui défilent à l’endroit où nous nous trouvions. Chaque<br />

inflexion fait l’effet d’un doute, chaque question semble cacher un<br />

piège, c’est la force du lieu. C’est là que j’ai appris la mort de<br />

Romain. Brutalisé sans comprendre, basculé dans le vide : ce qu’il a<br />

<strong>dû</strong> avoir peur quand ils l’ont pris, incrédule, qu’il a quitté le sol, quand<br />

il a compris, quand son cœur s’est affolé. À quoi-a-t-il pensé ? À<br />

notre dernier café ? À l’été ? À ses parents ? A-t-il seulement crié<br />

quand son corps a perdu le dernier appui, quand la vitesse est<br />

venue ?<br />

<strong>Je</strong> n’arrivais même pas à pleurer tellement c’était révoltant.<br />

Ces gens l’avaient tué parce que ça les arrangeait sur le moment,<br />

parce que c’était plus simple, même pas par prudence. Comme la<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

118


elle Roxane, comme les deux apprentis-ravisseurs et les autres,<br />

sans un égard, sans une conscience. La terre brûlée.<br />

Quand je pense au jour où je suis allée voir sa mère, je me<br />

souviens d’un des moments les plus pénibles de ma vie. Elle pleurait<br />

du sable, elle s’en voulait de m’en vouloir, j’étais gênée qu’elle m’en<br />

veuille aussi peu. <strong>Je</strong> n’osais pas la regarder, je me sentais<br />

irresponsable, écervelée. Aujourd’hui encore, je ressens le même<br />

écœurement à l’idée qu’au-delà des exécutants les plus abjects<br />

soient-ils, il y a la confrérie des supérieurs autoproclamés, la secte<br />

des impunis. Certes, ils avaient <strong>dû</strong> sacrifier une branche mais sitôt<br />

amputé, l’arbre avait refermé ses blessures, concentré ses tanins,<br />

plus toxique que <strong>jamais</strong>.<br />

À quelques bureaux de là se tenait une réunion de crise, avec<br />

le chef de la brigade criminelle et le préfet de police. Bernard ne<br />

parvenait pas à prendre ses distances avec son sentiment de<br />

culpabilité. Les premières informations sur les deux malfaiteurs<br />

étaient vite arrivées : sans être des professionnels de haut vol, il<br />

s’agissait d’individus très dangereux, condamnés à dix-huit et vingt<br />

ans de réclusion, et en cavale depuis plusieurs plus de deux ans.<br />

Julie pensait d’ailleurs qu’ils avaient été recrutés pour cela, parce<br />

qu’ils n’avaient pas grand-chose à perdre. Voire pire. Compte tenu<br />

du résultat de la perquisition de la rue Prévert, l’assassinat projeté à<br />

l’hôtel n’avait rien d’une nécessité : tout cela ressemblait à une<br />

mission suicide… parfaitement réussie ! La terre brûlée, encore et<br />

toujours.<br />

Puis Celestini et Vaneka sont partis avec Bernard, pour avertir<br />

la famille de Levesque, trouver des mots idiots, des compliments<br />

déplacés, un réconfort impossible. Le préfet est rentré se préparer à<br />

un point presse et Julie est venue nous rejoindre, nous toucher<br />

l’épaule pour vérifier que nous étions bien vivantes. Elle nous a<br />

ensuite parlé de la perquisition de l’Hay-les-Roses.<br />

Le soir venu, les auditions ont cessé. De l’aveu même du<br />

Commandant Caulert, rien ne laissait supposer une autre menace<br />

pour nous, mais elle nous a invitées à rester <strong>cette</strong> nuit-là dans les<br />

locaux de la criminelle. On aurait dit une mère trop heureuse de<br />

trouver un prétexte pour garder ses grands enfants chez elle, juste<br />

un soir, comme autrefois. Nous avons appelé Louise pour prendre de<br />

ses nouvelles, lui dire que tout allait bien, qu’on viendrait la voir le<br />

lendemain sans doute. Elle était contente de nous savoir en sécurité,<br />

impatiente de nous revoir, fatiguée aussi.<br />

Puis nous avons repris notre conversation avec Julie Caulert.<br />

Les deux hommes abattus à l’Hay-les-Roses avaient été grillés<br />

comme des cartouches en trop à la fin d’un exercice de tir. Idem pour<br />

les habitants du 14, rue Prévert d’ailleurs, éliminés par commodité<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

119


avant la fouille. L’échec avait tourné au sauve-qui-peut général et la<br />

fièvre qui avait atteint le gouvernement retombait tout doucement.<br />

Une simple péripétie.<br />

Nous avons discuté avec Julie Caulert jusqu’à près de deux<br />

heures du matin puis elle nous a laissées. Samira et moi sommes<br />

restées à l’abri du noir. Par la fenêtre entrait un vent chaud. C’était<br />

une petite pièce pour officiers de passage ou gardes à vue qui se<br />

terminent si tard qu’on n’a plus envie de rentrer, pour les <strong>histoire</strong>s<br />

d’amour qui finissent…<br />

Dehors, la nuit fondait dans la Seine dans un murmure qu’on<br />

percevait à peine, le murmure de toutes les grandes villes, qui<br />

peinent à s’endormir dit-on. Samira chuchotait entre deux baisers sur<br />

mon visage ; je lui demandais sans arrêt si c’était vraiment fini.<br />

Chaque fois, elle passait ses doigts dans mes cheveux en appuyant<br />

plus fort.<br />

Le Commandant Caulert s’était excusée d’être plutôt mal<br />

équipée pour recevoir mais le deuxième lit, elle l’avait fait installer<br />

tout contre le premier. C’était pure gentillesse, tendresse presque.<br />

J’ai souri. Pendant quelque temps encore, il y a eu Paris, les fenêtres<br />

allumées sur des milliers de vies inconnues, la Seine, les toits, les<br />

étoiles, le vent. Après il n’y avait plus que Samira et moi, sa peau,<br />

ma bouche, ses mains. La vie, de nouveau ; l’amour plus fort que<br />

l’instinct, toujours<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

120


XXIV<br />

L<br />

e lendemain comme prévu, nous avons retrouvé Louise<br />

chez elle. Il n’y avait plus de bière dans le frigo mais elle<br />

nous a serrées si fort dans ses bras qu’on a oublié un<br />

instant l’extrême lassitude qui marquait son visage. Samira était un<br />

peu inquiète à l’idée de monter jusqu’à son appartement, non pas à<br />

cause du risque d’y trouver quelqu’un d’hostile, mais à cause des<br />

dégâts causés par le feu qu’on avait tellement cherché à minimiser.<br />

La porte qui ne fermait plus tout à fait donnait sur les murs noircis<br />

autour des fenêtres. Le canapé était ruiné, le plafond gris foncé<br />

zébré de noir, la moquette avait souffert. « <strong>Je</strong> ferai jouer l’assurance.<br />

Après tout, il y a eu effraction, même si rien n’a été volé. » Elle m’a<br />

entraînée dans la chambre sans même la plus invraisemblable des<br />

excuses, et m’a jetée sur le lit, avant de s’abattre sur moi. Elle a<br />

roulé un peu et nous avons continué à parler en regardant le plafond.<br />

En attendant les travaux, l’appartement restait habitable. Dès que<br />

l’expert serait passé, le serrurier pourrait réparer durablement la<br />

porte. La journée entière n’a pas suffi à raconter nos aventures<br />

gantoises à Louise.<br />

Le commandant Caulert est revenue nous voir quelques jours<br />

après notre première rencontre, ce fameux voyage entre l’Hay-les-<br />

Roses et le quai des Orfèvres. Pour la première fois, elle nous voyait<br />

toutes les trois ensemble, Samira, Louise et moi. Elle voulait prendre<br />

des nouvelles, nous rassurer, nous expliquer aussi. « Dès le début, il<br />

y a eu deux équipes, une fausse et une vraie. Ceux qui vous ont<br />

enlevée, Madame Berger, c’était la fausse équipe, mise en place<br />

pour faire diversion. S’ils réussissaient, c’était tout bénéfice, mais ce<br />

n’était pas l’objectif premier, c’était un leurre pour égarer la police.<br />

Enfin je crois. Ils étaient condamnés à mort à l’instant même où ils<br />

ont été recrutés. De la chair à canon, rien de plus »<br />

On sentait bien qu’elle était révoltée<br />

« Ils ont cru que cela allait être facile, qu’il n’y aurait pas<br />

besoin d’activer des leviers puissants, puis les choses se sont<br />

compliquées. Il y a eu des hésitations, des doutes. Votre double<br />

chance, c’est d’abord qu’ils n’aient pas mis les grands moyens dès le<br />

début, ensuite que la panique se soit propagée aussi rapidement : ils<br />

ont <strong>dû</strong> aller à l’essentiel, protéger leurs arrières. Dès lors que le<br />

ministre s’est suicidé, ils ont surtout cherché à couper les ponts, à<br />

éliminer leurs propres complices, question d’étanchéité. Et vous ne<br />

risquiez plus vraiment grand-chose, à condition de rester à l’écart »<br />

Elle souriait rien que de nous voir vivantes. Pour elle, nous<br />

étions tout ce qu’elle avait pu sauver. Elle nous touchait sans arrêt le<br />

bras, pour vérifier que nous n’étions pas des illusions, entre deux<br />

phrases. C’était sa ponctuation.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

121


« Le mystère est encore bien épais pour ce qui concerne les<br />

sites Internet que vous avez copiés. On n’est même pas sûr de leur<br />

auteur ni de leurs destinataires. J’imagine qu’après le visionnage des<br />

pages web, une visite chez les Legendre devait permettre de<br />

récupérer le fameux kaléidoscope. Et son inscription : elle seule<br />

pouvait mener à 14, rue Jacques Prévert... À condition de savoir<br />

l’interpréter. <strong>Je</strong> ne comprends pas pourquoi Roxane Legendre avait<br />

l’objet avec elle. Peut-être qu’elle a voulu faire cavalier seul avant de<br />

se rendre compte qu’elle n’était pas de taille. Enfin, on cherche<br />

toujours. Ce qui est sûr, c’est qu’à un moment donné, d’énormes<br />

moyens ont été mis en œuvre. Des appuis ont été sollicités. C’était là<br />

le moment le plus dangereux pour vous »<br />

Malgré nos questions, elle ne voulait pas en dire plus sur les<br />

appuis. Dans son regard, je voyais la colère et l’impuissance. Louise<br />

s’est levée : « Encore un peu de café, Julie... C’est Julie, je crois,<br />

n’est-ce pas ?<br />

- Oui madame, c’est Julie. <strong>Je</strong> reprendrais bien du café »<br />

Au début, elle allait dire non, j’en suis sûre. C’était la magie de<br />

Louise : quelques mots et vous redeveniez une enfant émerveillée<br />

par sa grand-mère, dans un potager, au coin d’une table, au coin<br />

d’un feu. Tant d’années passées qui semblent n’avoir passé que<br />

pour vous être racontées lentement, en confidence. J’aurais pu<br />

l’écouter des heures, l’écouter construire patiemment ses phrases,<br />

autant d’hommages à l’école, à l’instruction comme elle disait. Elle<br />

était d’avant les images, du temps où il fallait tout expliquer, tout<br />

d<strong>écrire</strong>, du temps où le subjonctif ne faisait pas rire. Il était<br />

impossible de ne pas l’écouter.<br />

Alors qu’elle remplissait la tasse, on a sonné à la porte « Marie,<br />

terminez de servir s’il vous plaît, je vais ouvrir. Ce sont sûrement<br />

eux ! ». Celestini et Vaneka avaient promis : ils étaient là. Julie n’en<br />

revenait pas : ses deux officiers embrassaient Louise comme des<br />

gamins qui auraient grandi trop vite, comme s’ils la connaissaient<br />

depuis toujours. Bouquet de fleurs et gâteau en plus. Le chef de<br />

groupe à la brigade criminelle était tout simplement jalouse. Samira<br />

serrait ma main. Elle adore qu’il y ait plein de monde autour d’elle,<br />

plein de gens qu’on n'attendait pas, des cousins, des voisins, encore<br />

et encore. On n’en est que plus en tête-à-tête après...<br />

Ce soir-là, c’était le début de la vraie libération, de la fin de la<br />

peur, d’un soulagement digne de ce nom. Quand nous sommes<br />

rentrées chez nous - c’est la première fois je crois que j’ai dit chez<br />

nous - c’était presque le fou rire dans l’escalier. Les yeux de Samira<br />

pétillaient, s’approchaient, s’éloignaient, s’approchaient de nouveau.<br />

La petite musique recommençait : des mots inconnus, des souffles<br />

chauds entrecoupés de baisers par dizaines. <strong>Je</strong> ne comprenais rien<br />

à ses mots, je ne voulais pas savoir, comprendre c’est pour les<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

122


frustrés, les pervers, les enragés. <strong>Je</strong> dis n’importe quoi. Petit à petit,<br />

le bruit de sa main glissant sur ma peau remontait vers moi, criait en<br />

me passant sur l’oreille. Ses doigts passaient partout, sans se<br />

soucier de ma pudeur, me faisant tressaillir ; je la faisais tressaillir<br />

aussi. Il n’y a bientôt plus eu de place entre son corps et le mien,<br />

juste une ondulation. C’est tout. <strong>Je</strong> n’entendais que le froissement du<br />

tissu, des gémissements étouffés. J’ai fini par lui parler, de son<br />

corps, de mes envies d’elle. Derrière mes paupières, je voyais le<br />

sable et le vent. <strong>Je</strong> me rappelais notre première nuit toutes les deux,<br />

la cabine d’essayage, le premier baiser, la fuite, l’hôtel, sa bouche.<br />

Mes mains osaient ; les mots dans mon oreille revenaient en vagues,<br />

m’hypnotisaient, vibraient, seules les ondes de mon ventre me<br />

tenaient éveillée, entre deux assauts de rêves ; son buste se<br />

soulevait, ses côtes roulaient sous mes doigts, je la renversais ;<br />

l’amour nous faisait siamoises, épuisées, les tempes humides. La vie<br />

contre la mort, <strong>cette</strong> fois encore.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

123


XXV<br />

tre reçue par le chef de la brigade en dehors de<br />

Ê<br />

l’entretien annuel d’évaluation vous vaut en général une<br />

engueulade personnalisée, en écho des éclats plus<br />

codifiés entre gens d’un autre niveau. En endossant l’habit du<br />

mécontent, le patron réintègre aussitôt le cercle des grands où l’on<br />

était désolé que cela fût tombé sur lui. Ainsi se soulagent les<br />

différends qui vous gâcheraient une partie de golf entre amis.<br />

Cette fois-ci pourtant, le scénario collait mal au canevas de<br />

l’enquête. Et puis le commissaire Grammont avait pris la peine de<br />

décrocher le téléphone avec sa propre main ; le ton employé n’était<br />

pas de nature à suggérer des orages. Les faits surtout, malgré les<br />

morts en chapelets, ne laissaient qu’un sentiment de gâchis, pas de<br />

maladresse de la part du chef de groupe, encore moins de faute.<br />

Alors, que voulait-il. En montant l’escalier, le commandant Caulert se<br />

repassait le film des événements, à la recherche du moindre hiatus<br />

qui pût donner prise à des reproches. De la mort d’Ousmane N’Diaye<br />

à celle de Levesque, comment aurait-elle pu prévoir ? L’aurait-elle<br />

<strong>dû</strong> ? Fallait-il qu’on l’accable, elle qui souffrait perpétuellement du<br />

doute ? Un dernier regard interrogateur aux murs du palier et elle a<br />

frappé à la porte. Combien d’officiers avaient-ils passé <strong>cette</strong> porte<br />

pour une révocation glaciale, une promotion, une simple réprimande<br />

bienveillante ?<br />

« Entrez ! »<br />

En pénétrant dans le vaste bureau, Julie a d’abord remarqué<br />

l’attitude étonnante de Grammont : chose rarissime, il s’était levé et<br />

déplacé pour l’accueillir et lui serrer la main. Elle s’est dit qu’il<br />

s’agissait là de leur toute première poignée de main. Du reste, il ne<br />

serrait pas les mains en dehors de ses obligations, c’était une sorte<br />

de maniaque de l’hygiène. Il était donc en représentation. Par la<br />

fenêtre, on sentait la proximité de la Seine, on voyait en noir et blanc,<br />

Jouvet le magnifique, Maigret l’improbable, tous trahis. Le<br />

commissaire était gêné comme on l’est avant les gros mensonges<br />

qui ne trompent personne, il parlait à Julie avec l’application réservée<br />

en général à l’approche des demeurés profonds, donnant une<br />

grande importance à des banalités dont il était l’auteur. Consternant !<br />

Bien sûr, il savait qu’il n’avait pas affaire à une imbécile mais il y a<br />

toujours du sale boulot à faire : un jour on annonce à une femme que<br />

son mari est mort, un autre il faut en terminer avec un dossier. Dans<br />

les deux cas, on enrobe un peu, pour tromper la gêne ou se donner<br />

bonne conscience.<br />

Grammont était satisfait finalement. Ses louvoiements avaient guidé<br />

Julie jusqu’à la certitude qu’il allait lui demander d’agir contre nature,<br />

de faire agir son équipe contre nature…<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

124


« Vous avez fait un travail excellent, commandant ! <strong>Je</strong> tenais à vous<br />

le dire.<br />

- Il n’est pas fini ! »<br />

Elle voulait pousser son avantage, alors qu’il était énorme<br />

déjà, au point qu’elle s’était peu à peu affalée comme dans son<br />

propre bureau, seule ou avec son équipe, un talon sur le bord du<br />

fauteuil, menton posé sur le genou. Personne n’avait sans doute<br />

<strong>jamais</strong> osé de tenir ainsi à <strong>cette</strong> place<br />

« Vous avez fait ce que vous avez pu ! J’ai lu votre dernier rapport et<br />

il est évident que poursuivre serait inutile : le ministre véreux est mort<br />

d’un suicide incontestable, les victimes ont été tuées par commodité,<br />

comme vous dites, et rien ne les relie à leurs meurtriers. Quant aux<br />

malfaiteurs abattus, entre nous, c’est toujours ça de moins sur le<br />

marché ! »<br />

Il avait attendu un sourire complice, il pouvait toujours attendre. Elle<br />

regardait tout autour de Grammont : drapeaux, photos, bibelots…<br />

« Il y aurait moyen de faire tomber d’autres personnes… »<br />

Agacé par la remarque, il a réagi sèchement : « Bien sûr, tout<br />

est possible mais vous et moi savons que nos moyens sont limités.<br />

Si vous voulez prendre de plus grandes responsabilités dans la<br />

maison, il faut que vous appreniez à faire des choix difficiles. Moi<br />

aussi, j’aimerais arrêter tous les protagonistes… Ah oui, j’allais<br />

oublier : j’ai rédigé une note vous concernant, <strong>histoire</strong> que vous<br />

récoltiez les fruits de vos efforts. Vous savez combien je suis attaché<br />

à la reconnaissance des mérites. C’était une affaire énorme. Encore<br />

une fois, vous avez fait tout ce qu’il fallait !»<br />

Bien sûr ! Entre deux chapelets, elle réfléchissait, elle pensait<br />

à Levesque, à la décoration posthume, à <strong>cette</strong> mort qu’elle n’avait pu<br />

empêcher, au discours de circonstance du préfet, aux larmes de la<br />

famille. L’envie de tout envoyer valser l’empêchait de vomir.<br />

Démissionner ? Pourquoi ? Qui se remettra en question parce qu’un<br />

petit commandant a des états d'âme ? Que dira-t-on, sinon qu’il s’agit<br />

là d’une trop grande affectivité… typiquement féminine ? Et puis on<br />

n’est pas à la télé : que faire ensuite ? Entrer dans une société de<br />

vidéosurveillance et vendre de la sécurité en boîte, jouer les faux<br />

flics et les vrais cafards ?<br />

Le plus désagréable en fait, c’est d’avoir le choix entre se sentir<br />

lâche et se sentir con.<br />

« Et Leguen dans mon groupe ? »<br />

Le commissaire Grammont s'est éclairé d’un large sourire de<br />

soulagement, le sale boulot était fait, et bien fait, sans dégâts « Elle<br />

est chez vous lundi à la première heure » Il fallait vraiment qu’il soit<br />

content !<br />

Il ne l’a pas raccompagnée et ne lui a pas serré la main, signe que<br />

chacun reprenait sa place, qu’il n’était plus question de mettre le pied<br />

sur le rebord du fauteuil. En sortant du bureau, Julie Caulert a<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

125


compris qu’elle avait pris un bien triste flambeau, une scène à<br />

rejouer à huis clos devant don équipe, pas des gens qu’on croise à<br />

l’occasion, des gens avec qui on vit toute la journée. Et le souvenir<br />

de Levesque comme malaise ultime. Quand elle a réuni tout le<br />

monde, elle a choisi un style direct, en équilibre sur la bande étroite<br />

qui sépare la complicité du dédouanement. Un morceau d’âme en<br />

moins, quand même.<br />

Finalement personne ne lui en a voulu, sauf Bernard, qui a<br />

quitté le groupe. Il l’aurait sans doute fait de toute façon. Et puis<br />

Gaëlle allait s’installer, il fallait lui annoncer la bonne nouvelle…<br />

« Pourquoi pas une pizza ? »<br />

Julie n’a quitté les locaux vers vingt heures. Fin de jour sur la<br />

capitale, fin du jour pour les autres. La police est un sous-marin, les<br />

repères disparaissent avec les années, on veille quand tout le monde<br />

dort, on attend toujours beaucoup. C’est un métier pour qui veut voir<br />

le temps qui passe. L’ennui invente des envies, du temps qui<br />

manque, des tas de choses à faire et qu’on ne fera pas, des théories<br />

lumineuses qu’on n’écrira <strong>jamais</strong>. Les <strong>histoire</strong>s d’amour ratées ont<br />

des airs de tragédie, de malédiction. Philippe. On rêve aux fenêtres<br />

qui brillent, aux vies derrière, aux gens normaux. L’instinct du<br />

prédateur tient éveillé, c’est un peu malsain, il y a comme une<br />

chasse dans tout ça, comme une corrida même. Au-delà de la<br />

révolte, Julie ne sait pas si le plus désagréable dans <strong>cette</strong> affaire,<br />

c’est l’idée qu’elle n’enverra personne dans le souterrain qui mène<br />

au palais de justice, ou le fait de ressentir une déception de chasseur<br />

bredouille.<br />

Gaëlle était déjà installée à une table, Julie a retrouvé le<br />

sourire.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

126


XXVI<br />

P<br />

uis la vie a repris son cours. J’ai repris mon travail,<br />

Samira le sien, en attendant la rentrée des parisiens,<br />

des enfants, du pays. C’était encore loin pourtant. Les<br />

photos prises sur la côte sont arrivées par courrier, nous avons<br />

passé toute une soirée à les regarder, toutes les trois, à trier celles<br />

qu’il faudrait agrandir, retirer, encadrer. Il ne manquait que le film. On<br />

a téléphoné plus que de raison, pour se rassurer. Mais le temps<br />

passe.<br />

Deux semaines après notre retour, Louise a voulu nous parler.<br />

Elle était de plus en plus faible. « Mes chères petites, je sais que je<br />

n’en ai plus pour très longtemps. <strong>Je</strong> ne sais pas si je rejoindrai <strong>Je</strong>an<br />

mais je vais prendre la même route que lui. J’ai été soignée pour une<br />

très grave maladie, il y a dix ans. En décembre dernier, quand on<br />

m’a annoncé que ça reprenait de plus belle, j’ai commencé à me<br />

préparer. <strong>Je</strong> ne voulais plus de tous ces traitements fatigants, à mon<br />

âge. Alors on m’a promis six mois au plus, j’en aurais eu huit, c’est<br />

déjà beaucoup. Maintenant, je voudrais que vous vous occupiez de<br />

moi, vous savez que je n’ai plus de vraie famille, à part vous. Il n’y<br />

aura pas grand-chose à faire car ma place est prête, et moi aussi, je<br />

suis prête, mais j’ai quelques affaires auxquelles je tiens. Les photos<br />

dont je vous ai parlé bien sûr, j’aimerais que vous les conserviez,<br />

mais il y a aussi ce vase qu’on nous avait offert pour notre<br />

mariage… » Elle a détaillé ainsi une dizaine d’objets et autant<br />

d’anecdotes, autant de petits bouts d’une vie qui s’effrite. Pendant ce<br />

temps, je pensais aux photos prises avec Houria et Farid. C’est<br />

comme si elles avaient été prises des années auparavant, dans une<br />

autre vie presque.<br />

Bien sûr, on l’a rassurée, on lui a dit qu’elle n’était pas encore<br />

morte. Elle a fait semblant de nous croire. « Demain, vous<br />

m’emmènerez au jardin du Luxembourg ? » Evidemment, on<br />

l’emmènerait.<br />

Une fois remontées à l’étage au-dessus, Samira et moi nous<br />

sommes couchées plus angoissées que <strong>jamais</strong>. Dans le noir, les<br />

larmes sont venues, les paroles auxquelles on ne croit <strong>jamais</strong>, les<br />

toujours, les demain. Nous chuchotions, comme si elle était dans la<br />

pièce.<br />

Dimanche matin. Louise s’était levée tôt. Contrairement à<br />

nous, elle avait bien dormi. Elle avait mis ses habits les plus élégants<br />

et semblait pleine d’entrain. Seule sa voix trahissait sa fatigue quand<br />

elle me dit, à peine la porte ouverte : « Debout jeunes filles, ce midi,<br />

je vous invite au restaurant ! Descendez quand vous êtes prêtes. » Il<br />

était dix heures. Nous aussi nous devions être belles. Nous avons<br />

donc trompé l’angoisse en essayant mille fringues, après mille bulles<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

127


de savon. Vers midi et demi, le taxi est arrivé. Il a littéralement<br />

traversé Paris, longé la Seine un moment pour nous déposer devant<br />

un restaurant très réputé. C’est fou ce que la gaieté peut être triste<br />

parfois. Nous n’avions pas faim, mais nous avons mangé, nous<br />

étions tristes et nous avons ri. Une énorme boule me nouait le ventre<br />

depuis le matin. Puis nous avons quitté le restaurant, toujours en<br />

taxi. Le jardin du Luxembourg était là, nous sommes entrées et nous<br />

avons marché un peu. Près du bassin, nous avons trouvé un banc<br />

dans la pénombre. Le temps était magnifique. Louise était aussi gaie<br />

que nous étions tristes. « Regardez le vendeur de ballons là-bas. S’il<br />

vous plaît, achetez-les-lui tous et offrez-les aux enfants. <strong>Je</strong> vous<br />

attends ici. » Samira s’était levée la première. Encore assise, je la<br />

regardais me regarder, je ne bougeais plus. Louise a posé sa main<br />

sur la mienne « allez-y aussi ! » Ce que j’ai vu dans ses yeux à cet<br />

instant-là, je ne pourrai sans doute <strong>jamais</strong> l’expliquer complètement.<br />

J’étais comme une enfant qu’on raisonne pour quelle aille à l’école.<br />

<strong>Je</strong> me suis levée dans un état second et nous nous sommes<br />

éloignées toutes les deux. Elle nous a fait un signe<br />

d’encouragement. Les ballons achetés, nous avons fait le tour du<br />

bassin, à la grande joie des enfants, à la grande surprise des<br />

parents. Puis nous sommes reparties vers le banc. Bien sûr, Louise<br />

était un peu penchée, mais on aurait vraiment pu croire qu’elle<br />

dormait. Nos pas s’accéléraient, mais c’est comme si nous étions<br />

trop loin pour l’atteindre. Quand enfin nous sommes arrivées devant<br />

elle, j’ai dit « Louise ? » Samira avait déjà mis la main devant sa<br />

bouche pour ne pas crier. <strong>Je</strong> l’ai prise dans mes bras, longtemps.<br />

Nous avons donné l’alerte. Un médecin qui passait a constaté le<br />

décès. Notre Louise était morte. Rien d’autre n’avait changé autour<br />

de nous, quelques poignées de secondes comme autant de siècles.<br />

Le soir, Samira a appelé sa famille en Algérie. Houria et sa<br />

famille étaient là depuis plusieurs jours. J’ai appelé mes parents moi<br />

aussi. Et j’ai pleuré, moi aussi.<br />

Quelques jours plus tard, l’enterrement a eu lieu. Quelques<br />

voisins, une amie, Samira et moi, tout le groupe du commandant<br />

Caulert, un prêtre commis d’office, pas même vingt personnes.<br />

Depuis le matin, il pleuvait à verse et nous n’aurions aucune<br />

accalmie pendant la cérémonie. Il faisait presque froid. Le prêtre<br />

couvrait son impuissance d’un charabia délirant. C’est ce fameux<br />

jour que Samira m’a demandé d’<strong>écrire</strong> ce que nous avions vécu<br />

toutes les trois, pour qu’il reste de Louise autre chose que des<br />

photos où la vie est immobile. Puis nous sommes rentrées. C’était<br />

fini, simplement fini. Le décès de Louise a accéléré un peu notre<br />

départ de la rue d’Alésia...<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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Les jours ont passé très vite depuis tous ces événements.<br />

Aujourd’hui nos vies s’écoulent sans autre danger que le temps qui<br />

passe et semble tellement vouloir nous épargner. Qu’il nous oublie !<br />

Il y a une vie après la conquête, après les périls. La vie ordinaire a<br />

aussi ses attraits, quand j’ouvre la porte de l’appartement et que je<br />

l’aperçois, nageant dans ses feuilles raturées rageusement, un stylo<br />

à la bouche, juste avant qu’elle dise un évident « C’est toi ? » et que<br />

tous mes tracas s’en trouvent éparpillés, refoulés quelque temps ;<br />

quand elle m’explique des tas des choses auxquelles je ne<br />

comprends rien, au point qu’elle m’enivre, à croire qu’elle le fait<br />

exprès. <strong>Je</strong> l’aime.<br />

L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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ISBN : 978-1-4092-1655-1<br />

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L’affaire du kaléidoscope – B. Francomme – 2006<br />

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