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1 Allocution prononcée lors de la remise d'un doctorat Honoris ...

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<strong>Allocution</strong> <strong>prononcée</strong> <strong>lors</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>remise</strong> d’un <strong>doctorat</strong> <strong>Honoris</strong> Causa à l’Honorable Alice<br />

Desjardins,<br />

Col<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s gra<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> Faculté <strong>de</strong> droit <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Montréal<br />

11 octobre 2012<br />

Danielle Pinard, professeure<br />

Madame <strong>la</strong> juge Alice Desjardins<br />

Chers amis<br />

1961.<br />

L’année où John F. Kennedy <strong>de</strong>vient prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s États-Unis, où François Truffaut réalise Jules<br />

et Jim, ce film que François Chevrette a tant aimé, où Michel Foucault écrit son Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

folie et où s’éteint Garry Cooper et nait Georges Clooney. Jacques Brel chante Ne me quitte pas,<br />

et les Jéro<strong>la</strong>s Méo Penché.<br />

C’est une année où les femmes représentent 10% <strong>de</strong>s diplômés <strong>de</strong> <strong>la</strong> Faculté <strong>de</strong> droit <strong>de</strong><br />

l’Université <strong>de</strong> Montréal. L’année où est élue <strong>lors</strong> d’une élection partielle <strong>la</strong> 1 ère femme au<br />

Parlement <strong>de</strong> Québec (Marie-C<strong>la</strong>ire Kirk<strong>la</strong>nd). Les femmes ont le droit <strong>de</strong> vote au fédéral <strong>de</strong>puis<br />

1919, peuvent être nommées sénatrices <strong>de</strong>puis 1930, merci au Conseil Privé <strong>de</strong> Londres, ont le<br />

droit <strong>de</strong> vote au Québec <strong>de</strong>puis 1940, sont admises au Barreau du Québec <strong>de</strong>puis 1941, et aucune<br />

d’entre elles n’a encore été première ministre du Québec (ce<strong>la</strong> ne saurait tar<strong>de</strong>r).<br />

1961, c’est l’année où Madame Alice Desjardins <strong>de</strong>vient <strong>la</strong> première femme à occuper à temps<br />

plein un poste d’enseignement dans une faculté <strong>de</strong> droit au Canada.<br />

Comprenons bien l’importance phénoménale <strong>de</strong> <strong>la</strong> chose. Nous sommes a<strong>lors</strong> à l’époque où Don<br />

Draper boit son scotch et fume dans son univers <strong>de</strong>s Mad Men! Et l’année où, chers étudiants,<br />

naissaient peut-être vos parents.<br />

À <strong>la</strong> Faculté <strong>de</strong> droit, madame Desjardins se consacre essentiellement au droit constitutionnel qui,<br />

on le sait, est <strong>de</strong> loin le droit le plus intéressant. Je souligne cette expérience en particulier, qui est<br />

loin d’être <strong>la</strong> seule ou <strong>la</strong> plus prestigieuse <strong>de</strong> ses réussites, parce que Madame Desjardins a elle<br />

même écrit que l’enseignement <strong>de</strong>meurait <strong>la</strong> profession <strong>la</strong> plus exigeante qu’elle ait exercé. Et<br />

que l’on n’apprend jamais autant que <strong>lors</strong>que l’on a charge d’enseigner, <strong>de</strong> transmettre.<br />

Imaginez <strong>la</strong> scène. Seuls <strong>de</strong>s hommes ont jusque là été autorisés à approfondir et à transmettre <strong>la</strong><br />

science juridique. Et Elle arrive. Quel courage!<br />

1


Mais il ne s’agit pas <strong>de</strong> son seul accomplissement. Ses années <strong>de</strong> formation sont exemp<strong>la</strong>ires.<br />

Madame Desjardins obtient en 1957 une licence en droit cum <strong>la</strong>u<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Montréal.<br />

Membre du Barreau du Québec en 1958, elle s’intéresse au droit constitutionnel indien et<br />

australien <strong>lors</strong> d’un stage <strong>de</strong> recherche <strong>de</strong> 2 ans à <strong>la</strong> London School of Economics and Political<br />

Science. Elle complète une maitrise en droit à <strong>la</strong> Harvard Law School en 1967.<br />

Après une dizaine d’année d’enseignement à l’Université <strong>de</strong> Montréal, elle effectue un stage à <strong>la</strong><br />

Division juridique du Secrétariat <strong>de</strong>s Nations Unies à New York, puis accepte <strong>de</strong>s postes <strong>de</strong><br />

responsabilité dans <strong>la</strong> fonction publique fédérale, notamment au Bureau du Conseil Privé, au<br />

Ministère <strong>de</strong>s Affaires indiennes et du Nord et à <strong>la</strong> Section du droit administratif du ministère <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> justice.<br />

Elle est nommée juge à <strong>la</strong> Cour supérieure du Québec en 1981, puis elle <strong>de</strong>vient en 1987 <strong>la</strong><br />

première femme juge à <strong>la</strong> Cour d’appel fédérale. Elle est aussi membre <strong>de</strong> droit <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cour<br />

fédérale du Canada, et juge <strong>de</strong> <strong>la</strong> cour d‘appel <strong>de</strong>s cours martiales du Canada. Elle prend sa<br />

retraite <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cour fédérale en 2009.<br />

Madame Desjardins a notamment été prési<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> <strong>la</strong> section internationale <strong>de</strong> <strong>la</strong> Harvard Law<br />

School Association et du jury du Québec pour les bourses Rho<strong>de</strong>s, membre du bureau <strong>de</strong><br />

direction <strong>de</strong> <strong>la</strong> Ligue <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme à Montréal, et <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> l’Association canadienne<br />

<strong>de</strong>s professeurs d’université.<br />

On ne peut que tenter d’imaginer les défis qu’elle a du relever tout au long <strong>de</strong> sa carrière.<br />

Comme première femme professeure à <strong>la</strong> Faculté <strong>de</strong> droit <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Montréal, d’abord.<br />

La nécessité <strong>de</strong> se justifier, d’être à <strong>la</strong> hauteur, <strong>de</strong> faire mieux et plus pour rassurer qu’on peut<br />

faire comme les autres. Le nécessaire sourire face à <strong>de</strong>s marques <strong>de</strong> ga<strong>la</strong>nterie qui frôlent parfois<br />

le mépris ou <strong>la</strong> con<strong>de</strong>scendance. Merci d’avoir été là avant nous, Madame Desjardins. Mais<br />

reconnaissons que l’époque lui a quand même évité le problème pédagogique extrême auquel<br />

font aujourd’hui face les professeurs : comment rivaliser avec Facebook et Twitter? Comment<br />

déceler si le regard concentré <strong>de</strong> l’étudiant sur son écran d’ordi s’émerveille <strong>de</strong> <strong>la</strong> bril<strong>la</strong>nce <strong>de</strong> nos<br />

propos ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> diffusion <strong>de</strong>s résultats d’un match <strong>de</strong> quelque chose?<br />

Mais revenons aux défis qu’a relevés Madame Desjardins.<br />

Pensons par exemple à sa vingtaine d’années à <strong>la</strong> Cour fédérale.<br />

Elle a du exercer le contrôle judiciaire et distinguer le raisonnable du déraisonnable, non<br />

seulement dans les décisions <strong>de</strong>s tribunaux administratifs fédéraux, mais aussi dans ce qu’a écrit<br />

<strong>la</strong> Cour suprême du Canada sur <strong>la</strong> question!<br />

Elle a du comprendre et appliquer les lois fédérales, que l’on dit rédigées en ang<strong>la</strong>is et en<br />

français, et parfois, <strong>de</strong> son propre aveu, expliquer à <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>i<strong>de</strong>urs et même à <strong>de</strong>s juges <strong>de</strong> sa cour<br />

l’existence et <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> version française <strong>de</strong> ces mêmes lois.<br />

2


Elle a enfin occupé un lieu privilégié pour <strong>la</strong> pratique intensive du bijuridisme. Elle a en effet dû<br />

manier ces lois fédérales qui, non satisfaites d’être re<strong>la</strong>tivement bilingues, préten<strong>de</strong>nt aussi<br />

s’harmoniser avec <strong>la</strong> common <strong>la</strong>w et avec le droit civil québécois.<br />

Mais, quel que soit le lieu <strong>de</strong> ses réalisations professionnelles en droit, elle a souvent été <strong>la</strong><br />

première femme, <strong>la</strong> seule femme, ou au mieux minoritaire dans un mon<strong>de</strong> d’homme. Et c’est<br />

peut-être là le plus grand défi qu’elle a dû relever.<br />

On a beaucoup écrit sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>s femmes dans le mon<strong>de</strong> du droit. Ce<strong>la</strong> peut vous sembler<br />

étrange, à vous, les diplômés <strong>de</strong> 2012. Chez qui les femmes occupent plus <strong>de</strong> 65% <strong>de</strong>s sièges.<br />

Mais on parle d’une autre époque, pourtant pas si lointaine.<br />

On a parlé d’une voix différente <strong>de</strong>s femmes dans le mon<strong>de</strong> du droit, <strong>de</strong> qualités propres, comme<br />

le sens du soin et du partage, <strong>la</strong> compassion, <strong>la</strong> coopération, l’empathie, l’intuition. On a opposé<br />

cette voix à celle <strong>de</strong>s hommes, marquée, elle, par l’autonomie, l’indépendance, <strong>la</strong> réussite<br />

individuelle et l’abstraction.<br />

Peut-être.<br />

Mais je doute <strong>de</strong> l’existence d’une dichotomie aussi marquée.<br />

On pourrait en reparler.<br />

Mais il est intéressant <strong>de</strong> noter que <strong>la</strong> <strong>de</strong>scription qui est faite <strong>de</strong> Madame Desjardins par ceux qui<br />

<strong>la</strong> connaissent bien réfère toujours à son humanité, à son intégrité, à son infini respect <strong>de</strong>s autres,<br />

à sa réserve et à sa discrétion.<br />

Je ne doute pas que les femmes voient le mon<strong>de</strong> et le droit d’un point <strong>de</strong> vue particulier, distinct,<br />

c’est-à-dire à partir d’un lieu, <strong>de</strong> leurs conditions objectives d’existence et <strong>de</strong>s expériences<br />

qu’elles y vivent et qui leur sont propres. Madame <strong>la</strong> juge Desjardins a déjà affirmé que <strong>la</strong><br />

présence <strong>de</strong> femmes chargées <strong>de</strong> <strong>la</strong> gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s détenus dans les prisons était associée à<br />

l'amélioration <strong>de</strong> <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie carcérale et à <strong>la</strong> réadaptation <strong>de</strong>s détenus. Elle a parlé à cet<br />

égard d’un effet d’apaisement. Madame Desjardins a aussi référé à cette nouvelle énergie à<br />

<strong>la</strong>quelle donne lieu l’arrivée <strong>de</strong>s femmes dans <strong>de</strong>s postes <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> responsabilité.<br />

Aujourd’hui, comme en 1961, le mon<strong>de</strong> du droit ne peut que s’enrichir <strong>de</strong> <strong>la</strong> diversité, <strong>de</strong><br />

l’ouverture à l’autre, <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> l’autre. La vie <strong>de</strong>s facultés <strong>de</strong> droit comme celle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

magistrature s’est enrichie <strong>de</strong> <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> Madame Alice Desjardins, et <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s femmes<br />

plus généralement.<br />

Elle doit continuer à s’enrichir <strong>de</strong>s différences.<br />

Et le rapport avec vous, les jeunes, nos jeunes, me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z-vous, petits narcissiques?<br />

3


J’ai eu le privilège <strong>de</strong> vous voir évoluer au cours <strong>de</strong>s trois <strong>de</strong>rnières années. Vous avez travaillé<br />

fort, vous avez appris, vous avez joué, vous vous êtes dépassés. Après une seule semaine<br />

d’introduction au droit, vous ne reconnaissiez déjà plus votre propre vocabu<strong>la</strong>ire. A<strong>lors</strong>, après<br />

trois ans, quelle métamorphose! Vous êtes maintenant <strong>de</strong>s femmes et <strong>de</strong>s hommes munis d’un<br />

diplôme prestigieux qui peut vous ouvrir tant <strong>de</strong> portes. Et tout vous est maintenant possible.<br />

Madame Alice Desjardins s’est retrouvée en 1957 avec le même diplôme en poche. Considérant<br />

le contexte <strong>de</strong> l’époque, et le peu <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce qu’on y réservait aux femmes dans <strong>la</strong> vie<br />

professionnelle, on peut soupçonner qu’elle ne l’a obtenu qu’au prix d’un talent exceptionnel et<br />

d’une rare détermination. Et que les portes <strong>de</strong>s institutions fabuleuses qui se sont par <strong>la</strong> suite<br />

ouvertes <strong>de</strong>vant elle ne l’ont été que grâce à <strong>de</strong>s aptitu<strong>de</strong>s et à une volonté hors du commun.<br />

Récapitulons, <strong>la</strong> répétition est ici délibérée et nécessaire : Munie <strong>de</strong> ce diplôme, Madame<br />

Desjardins est <strong>de</strong>venue membre du Barreau du Québec, elle a fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> recherche à <strong>la</strong> London<br />

School of Economics and Political Science, elle est <strong>de</strong>venue <strong>la</strong> 1 ère femme professeure dans une<br />

faculté <strong>de</strong> droit au Canada, elle a fait une maitrise en droit à <strong>la</strong> Harvard Law School, elle a été<br />

juge à <strong>la</strong> cour supérieure du Québec puis a été <strong>la</strong> 1 ère femme juge à <strong>la</strong> Cour d’appel fédérale.<br />

C’est beaucoup. La barre est p<strong>la</strong>cée très haut.<br />

Nous ne vous en <strong>de</strong>mandons pas tant. Mais nous avons néanmoins à votre égard <strong>de</strong>s attentes<br />

élevées.<br />

Madame Desjardins est un modèle, pour les femmes, d’abord, qui peuvent retrouver en elle<br />

l’image du talent et <strong>de</strong> <strong>la</strong> détermination, puis du succès, <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconnaissance et du prestige, elle<br />

nous a ouvert <strong>de</strong>s portes.<br />

Mais Madame Desjardins n’est pas qu’un modèle pour les femmes; son expérience peut inspirer<br />

plus <strong>la</strong>rgement; elle est un modèle pour toutes celles et ceux qui sont différents, qui sont<br />

minoritaires, qui doivent ouvrir <strong>de</strong>s portes, apprendre à évoluer dans un univers dont ils n’ont pas<br />

façonné les normes d‘origine, qui doivent s’y intégrer et y apporter et faire valoir leur différent<br />

point <strong>de</strong> vue, y faire leur marque.<br />

**<br />

En 1961, Édith Piaf ne regrettait rien. Et Madame Alice Desjardins ouvrait les portes <strong>de</strong>s facultés<br />

<strong>de</strong> droit au Canada à <strong>de</strong>s générations à venir <strong>de</strong> femmes professeures. Nous ne le regrettons certes<br />

pas aujourd’hui.<br />

C’est un peu grâce à vous, Madame Desjardins, si je peux aujourd’hui, <strong>de</strong> cette tribune, dire à nos<br />

diplômés ce que l’on attend d’eux : construisez un mon<strong>de</strong> meilleur, plus juste, on en a bien<br />

besoin. Et vous en avez maintenant les moyens.<br />

Merci, Madame <strong>la</strong> juge Alice Desjardins, <strong>de</strong> nous faire l’honneur d’accepter un Doctorat <strong>Honoris</strong><br />

Causa <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Montréal.<br />

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