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Jean-Baptiste Riffault

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Religiosité et Musique au XX e siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget –<br />

MINT-OMF – 20 nov. 2008<br />

127<br />

<strong>Jean</strong>-<strong>Baptiste</strong> <strong>Riffault</strong><br />

Université de Rouen, riffaultjb@yahoo.fr<br />

GIACINTO SCELSI – UN BARBARE EN ASIE<br />

L’Inde fut et reste encore un lieu privilégié des rêveries de l’esprit occidental.<br />

Dès le 19 e siècle, sa culture millénaire et sa mystique fascinante séduisent les artistes et<br />

les intellectuels. Les idées qu’ils y découvrent, comme la cosmologie cyclique, la<br />

théorie des substrats, la réincarnation, la maîtrise du corps et de l’esprit par le Yoga, la<br />

quête mystique de l’Absolu, constituent de stimulantes alternatives pour la pensée. Il<br />

n’est donc pas étonnant qu’au 20 e siècle un compositeur comme Giacinto Scelsi, déçu<br />

par ses tentatives de créer une musique nouvelle à partir de l’héritage musical de son<br />

temps, se tourne vers cet Ailleurs pour en tirer la substance d’une démarche esthétique<br />

totalement neuve. Durant nos recherches sur Scelsi, nous avons souvent rencontré des<br />

difficultés à comprendre mais surtout à synthétiser la dimension mystique de cette<br />

démarche. Nos travaux ne concernent pas directement cette dimension, mais<br />

s’intéressent aux résonances que cette œuvre présente avec son contexte intellectuel au<br />

sens large. La référence aux diverses mystiques, et en particulier à la mystique hindoue,<br />

est ainsi un obstacle que nous sommes amenés à devoir dépasser. À travers cet article,<br />

nous nous proposons d’exposer les problèmes essentiels que pose le discours sur la<br />

mystique, ainsi que les solutions que nous avons pu rencontrer ou mettre au point dans<br />

notre étude de l’œuvre de Giacinto Scelsi. Commençons par le présenter.<br />

Giacinto Scelsi est né le 8 janvier 1905 à La Spezia, et décédé à Rome le 9 août<br />

1988. Dernier comte d’Ayala Valva, il fut l’ultime représentant d’une famille de<br />

l’ancienne aristocratie italienne. Scelsi manifesta dès son plus jeune âge une forte<br />

sensibilité musicale, comme envoûté par le piano qu’il avait alors à disposition dans le<br />

château familial. Ses premières compositions furent créées à l’aube des années trente.<br />

Cette première phase de création laisse transparaître de nombreuses influences :<br />

musique futuriste, musique dodécaphonique, voire Debussy ou Scriabine. À la fin des<br />

années quarante, Scelsi connaît une période de mutisme compositionnel, sur laquelle<br />

nous allons revenir dans un instant, d’où il sort avec une nouvelle conception de la<br />

musique et du son lui-même. Désormais une simple note, dans sa profondeur<br />

harmonique et dans l’ouverture spirituelle que sa contemplation peut entraîner,<br />

dissimule un univers entier qu’il s’agit pour Scelsi d’explorer au fil des compositions.<br />

Par ses nouvelles orientations esthétiques, Giacinto Scelsi se démarque largement des


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démarches compositionnelles de son temps, et se pose en radicale rupture avec<br />

l’approche dodécaphonique dès la fin des années cinquante. Giacinto Scelsi se forge<br />

ainsi une solide identité artistique, et définit un nouveau langage musical fondé sur<br />

l’exploration de la micro-tonalité et de la richesse du timbre des instruments. Les<br />

fameuses Quattro pezzi per orchestra (1959), quatre pièces pour orchestre sur une seule<br />

note chacune, inaugurent la maturité compositionnelle de Scelsi. Il n’y est évidemment<br />

pas question de mélodie, ni d’harmonie telle qu’on la pratiquait jusqu’alors, mais plutôt<br />

d’un déploiement lent et majestueux des textures de l’orchestre autour d’une note-pôle,<br />

épaissie par jeu de micro-intervalles. On y observe davantage l’évolution d’une entité<br />

sonore, autour de la hauteur choisie, plutôt que le développement d’un quelconque<br />

discours musical. C’est la naissance de la musique spectrale, où<br />

le processus compositionnel se passe réellement à l’intérieur du son au lieu d’être le<br />

fruit d’une combinatoire de sons. […] Le fond, le matériau sonore, est en même<br />

temps la forme de l’œuvre. On ne peut même pas dire que l’un découle de l’autre, que<br />

la forme procède du matériau, ou que le matériau est le résultat de la forme comme<br />

dans beaucoup d’autres musiques. Il s’agit vraiment d’un seul et même phénomène 1 .<br />

Cette citation est extraite des propos de Tristan Murail concernant les Quattro<br />

Pezzi, et résume très bien les processus à l’œuvre dans la musique spectrale, telle que la<br />

pratiqueront Tristan Murail, Michael Levinas et surtout Gérard Grisey, qui<br />

revendiquèrent l’influence de Scelsi dans les années 70 lors de la création de<br />

l’Ensemble Itinéraire. À partir des Quattro pezzi, la démarche de Scelsi va en s’affinant,<br />

toujours plus subtile, portant la contemplation du son aux plus extrêmes nuances et<br />

résonances de sa vie intime.<br />

La crise que traversa Scelsi à la fin des années quarante, tant sur le plan<br />

physique qu’existentiel et créatif, marque le grand tournant dans l’évolution du style et<br />

de l’esthétique du compositeur. C’est à partir de cette période que Scelsi manifeste<br />

l’influence des mystiques orientales. Celle-ci fut pleinement revendiquée, jusque dans<br />

ses propos et son mode de vie quotidiens, le faisant passer pour un excentrique. Cette<br />

influence est explicite dans deux petits essais d’esthétique que produisit Scelsi à partir<br />

de conversations enregistrées en 1953/54, intitulés Son et Musique, et Art et<br />

Connaissance 2 . Il y est question du Son comme force cosmique. Scelsi y énonce cette<br />

définition : « le Son est le premier mouvement de l’Immobile, et ceci est le début de la<br />

Création 3 ». Ce Son cosmique est appelé Anahad, en référence aux Védas, ce qui<br />

1<br />

MURAIL Tristan, « Scelsi, l’Itinéraire – l’exploration du son », Le Journal de Royaumont (Royaumont),<br />

février 1988, n°2.<br />

2<br />

Pour les essais d’esthétique de Scelsi, on renverra à : SCELSI Giacinto, Les Anges sont ailleurs… ,<br />

Textes et inédits recueillis et commentés par Sharon Kanach, Paris, Actes Sud, 2006.<br />

3<br />

SCELSI Giacinto, Les Anges sont ailleurs…, op. cit., p. 128.


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signifie « son illimité 4 ». Scelsi évoque également la pratique du Yoga du Son, et des<br />

Laya- et Krya-Yoga, qui par certains exercices de méditation permettraient au Yogi<br />

d’entendre son son personnel, le son « juste », et les sons déviques. Les sons déviques<br />

seraient des vibrations envoyées par les Dévas, les êtres de lumières issus du panthéon<br />

hindou, vibrations envoyées pour l’évolution de la conscience humaine, et donc de<br />

l’Univers. Scelsi défend l’idée selon laquelle les vraies œuvres d’art sont celles qui<br />

provoquent un bouleversement des valeurs, et induisent ainsi une évolution des<br />

consciences, visible par exemple dans les domaines politiques et sociaux. Pour produire<br />

de telles œuvres d’art, l’artiste entre en contact avec les Dévas, pour recevoir leurs<br />

messages venus des plans supérieurs d’existence. Si certains artistes n’entrent en contact<br />

qu’accidentellement avec les Dévas, d’autres comme Scelsi pourraient maintenir ce<br />

contact par la méditation, en acceptant ce rôle de relais entre les forces cosmiques et<br />

l’humanité. Ces idées sous-tendent l’esthétique scelsienne dans sa maturité, sensible<br />

dans les titres ou les sous-titres des œuvres, et dans les rares communications<br />

enregistrées accordées par Scelsi. Elles étaient apparemment essentielles pour le<br />

compositeur, et on ne peut minimiser leur importance si l’on vise une pleine<br />

compréhension de cette œuvre visionnaire.<br />

C’est ici qu’interviennent certaines difficultés. Il n’est pas facile d’aborder la<br />

dimension mystique d’une production artistique dans un commentaire à vocation<br />

scientifique, et qui doit donc répondre à diverses exigences académiques. En effet,<br />

l’engagement mystique implique profondément l’individu, ses idées et leurs postulats,<br />

sa vision globale du monde, son approche de chaque phénomène, ses rapports avec<br />

autrui. Cet investissement de soi peut prendre des proportions telles qu’en faire<br />

l’analyse ou le résumé tienne véritablement du tour de force. Dans le cas de Scelsi, cela<br />

explique qu’il soit si souvent fait appel à ses interprètes, avec qui il travaillait<br />

soigneusement à la réalisation des œuvres, afin d’avoir leur témoignage quant à<br />

l’approche musicale si particulière du compositeur. De son côté, le discours scientifique,<br />

qui requiert précision, concision et efficacité, peine à saisir cette dimension dans son<br />

authenticité, obligé de mettre à plat ce qui ne se révèle qu’en profondeur. Le<br />

symbolisme de la mystique hindoue, par exemple, se trouve dans certains cas réduit à<br />

une série d’allégories où les images sont associées à des concepts de manière<br />

systématique. Il manque alors d’épaisseur métaphorique, d’un espace de résonance qui<br />

laisserait le symbole se déployer dans l’imaginaire selon de justes proportions. Au<br />

détour d’un développement, une parenthèse sur la mystique reste souvent trop livresque<br />

et intellectuelle, trop proche dans notre empressement des si fades dictionnaires des<br />

4 Ibid., p. 129.


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symboles. Par exemple, on éprouve une légitime réticence à n’évoquer le dieu Shiva<br />

qu’en quelques mots ou quelques lignes, lui dont le culte est parmi les plus anciens que<br />

connaît encore l’humanité, lui dont l’image recèle de subtiles nuances tout en incarnant<br />

de colossaux principes au sein du panthéon hindou. Les textes sanskrits eux-mêmes sont<br />

rarement d’un grand secours, décevant nos attentes de lecteurs occidentaux. Voici un<br />

passage du Mândûkya Upanishad concernant la syllabe AUM : « AUM est la syllabe<br />

unique et éternelle dont tout ce qui existe est un développement. Le passé, le présent, le<br />

futur sont tous inclus dans ce son unique et tout ce qui existe au-delà des trois formes du<br />

temps est aussi impliqué en lui 5 ». Cet énoncé nous laisse bien obscure la réalité de<br />

l’objet de méditation que constitue cette fameuse syllabe. De toute façon, AUM est<br />

supposé « inclure tous les sons et tous les sens de toutes les langues 6 ». Quel discours<br />

pourrait donc prétendre le saisir ? Tels sont les paradoxes auxquels se heurte sans cesse<br />

le discours sur la mystique. Enoncées grossièrement, les idées prennent bien vite un tour<br />

farfelu qui prétend difficilement à de la rigueur scientifique. Le défi pour le<br />

commentateur consiste donc à devoir évoquer cette dimension mystique sans que le<br />

propos ne sonne creux, sans qu’il ne tourne au vain bavardage sur des notions qui<br />

réclament un soin extrême dans leur abord à travers quelque entreprise discursive.<br />

Examinons certaines démarches qui nous ont semblé surmonter cette difficulté. Nous<br />

avons choisi de n’évoquer que deux exemples, par souci de concision, retenus pour leur<br />

pertinence quant à notre propos.<br />

En premier lieu, nous voulons mentionner l’article de Hervé Augier intitulé<br />

L’énergie sonore chez Giacinto Scelsi : rhétorique et autres réalités 7 . Hervé Augier y<br />

analyse le concept d’énergie sonore, en examinant sa place dans le discours de Scelsi, et<br />

son interaction avec les autres concepts. Il s’agit d’une analyse rhétorique, comme<br />

l’annonce le titre de l’article. Ce faisant, il se concentre sur la logique interne du<br />

discours, et s’affranchit en partie de la périlleuse référence aux mystiques. Ceci<br />

constitue un habile parti pris. Une fois ce premier travail achevé, Augier examine la<br />

mise en œuvre de cette énergie sonore au sein de la production musicale elle-même,<br />

autour de l’idée d’incantation. Hervé Augier a su montrer que, menée avec précision et<br />

intelligence, une telle démarche pouvait se révéler fructueuse. Sortie du cadre de son<br />

article, cette étude pourrait s’étendre aux divers concepts, élucider leurs rapports, leurs<br />

illustrations musicales, et dresser un portrait intéressant de l’esthétique de Scelsi.<br />

Malgré cela, considérer la pensée d’un artiste en système fermé peut rencontrer<br />

5<br />

Cité dans : DANIELOU Alain, Mythes et dieux de l’Inde, Paris, Éditions du Rocher, 1992, p. 75.<br />

6<br />

Ibid.<br />

7<br />

Dans Giacinto Scelsi aujourd’hui , sous la direction de CASTANET Pierre-Albert, Paris, Cdmc, 2008,<br />

p. 63.


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certaines limites, dans l’interprétation erronée d’idées inspirées de sources très<br />

spécifiques.<br />

Ainsi, l’américain Gregory Nathan Reich, dans sa thèse intitulée The<br />

transformation of Giacinto Scelsi’s musical style and aesthetic, 1929-1959 8 , aborde avec<br />

une remarquable rigueur la question des influences qui ont nourri la pensée mystique de<br />

Scelsi. En effet, il est toujours judicieux de se demander quels sont les événements, les<br />

rencontres, les expériences et les lectures qui ont amené un artiste à développer un<br />

penchant pour ce mode de pensée. En ce qui nous concerne, l’influence hindoue que<br />

manifeste Giacinto Scelsi serait pour ainsi dire de seconde main, puisée dans des<br />

sources diverses et parfois surprenantes. Scelsi a voulu revendiquer une certaine<br />

authenticité dans cette inspiration, prétendant avoir été en Inde durant trois mois. Mais il<br />

se trouve qu’aucune trace de ce voyage n’a pu être vraiment mise à jour. Certains de ses<br />

proches, à savoir son ami intime et éditeur littéraire Luciano Martinis, ainsi que la<br />

chanteuse Michiko Hirayama, qui a collaboré pendant près de dix ans à l’élaboration du<br />

cycle des Chants du Capricorne, ont mis eux-mêmes en doute la véracité de cette<br />

assertion. Découvrir les relais, les filtres entre Giacinto Scelsi et la mystique hindoue<br />

constitue un travail essentiel, car il permet de savoir ce qui en a orienté sa<br />

compréhension. Cela ouvre donc à dégrossir et préciser les concepts mis en œuvre dans<br />

la pensée du compositeur.<br />

Gregory Nathan Reich explique par exemple que Giacinto Scelsi aurait été initié<br />

à la Théosophie et à l’Anthroposophie dès les années 1930, lors de son étude de la<br />

musique et des idées de Scriabine auprès d’Egon Koehler à Genève. Le mouvement<br />

théosophique, fondé en 1875 à New York par Helena Blavatsky se répandit aux Etats-<br />

Unis et en Europe pour connaître son apogée à la fin des années 1920, séduisant de<br />

nombreux penseurs et artistes éminents de l’époque, dont Scriabine. Puisant largement<br />

dans les grandes traditions religieuses d’Orient, et particulièrement l’Hindouisme et le<br />

Bouddhisme, la Théosophie fut une passerelle vers les religions orientales pour<br />

beaucoup d’occidentaux. L’Anthroposophie de Rudolf Steiner, fondée à Dornach en<br />

Suisse à l’époque où la Théosophie est en vogue, s’inspire également, mais dans une<br />

moindre mesure, des mystiques orientales. On remarque souvent trace des conceptions<br />

de ces deux mouvements spirituels dans la pensée de Giacinto Scelsi, qui possédait de<br />

nombreux livres y ayant trait.<br />

D’autre part, certaines expressions qu’utilise Scelsi rappellent de manière<br />

frappante l’ouvrage intitulé le mysticisme du son, de Murshid Hazrat Inayat Khan, par<br />

lequel Scelsi aurait découvert le Soufisme et sa conception mystique du son. On y<br />

8 Inédit.


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retrouve notamment la définition d’Anahad comme « son illimité ». Ce livre fut<br />

augmenté en collaboration avec Clara Lombardi-Giordano, pour donner une nouvelle<br />

édition intitulée la signification du son, dont Scelsi possédait deux exemplaires. On peut<br />

penser que Scelsi a personnellement connu Clara Lombardi-Giordano, qui était comme<br />

lui installée à Rome.<br />

La fidélité avec laquelle Scelsi évoque certains écrits de Dane Rudhyar démontre<br />

également une grande familiarité avec ses ouvrages. Dane Rudhyar était un des chefs de<br />

file de l’avant-garde musicale américaine dans les années 1920 et 1930. Il eut une<br />

grande influence comme compositeur et comme défenseur du spiritualisme musical.<br />

Fortement inspiré par Scriabine, la Théosophie, le mysticisme oriental et l’occulte, il a<br />

participé à la diffusion de la philosophie et de la musique hindoues aux Etats-Unis. Ses<br />

conceptions spiritualistes du timbre et de la profondeur harmonique du son ont une<br />

place déterminante dans la définition de la nouvelle démarche esthétique de Scelsi à<br />

l’aube des années 1950.<br />

On voit ainsi peu à peu se dessiner une constellation d’influences qui, parmi<br />

d’autres trop nombreuses pour être mentionnées ici, ont participé à façonner l’approche<br />

mystique de Giacinto Scelsi. Nous n’avons pas le temps de nous étendre sur les<br />

contenus de ces influences, et nous nous contenterons ici d’avoir évoqué la méthode de<br />

Gregory Nathan Reich et les types de recoupements dont procède son investigation.<br />

Pour notre part, nous avons souhaité dans nos recherches alléger la référence à la<br />

mystique, afin de focaliser l’analyse sur des concepts plus solides et plus efficaces quant<br />

à l’exposition des caractéristiques de l’esthétique de Giacinto Scelsi. Nous nous<br />

sommes ainsi demandé ce que pouvaient apporter ces conceptions mystiques à<br />

l’imaginaire scelsien, pour nous concentrer d’avantage sur les questions et les enjeux<br />

esthétiques qui réclamèrent le recours à un tel Ailleurs métaphysique. La philosophie de<br />

l’imaginaire qu’a développé le célèbre philosophe Gaston Bachelard offrait la finesse et<br />

la subtilité permettant d’élucider cette dimension sous-jacente de la pensée de Scelsi.<br />

Les ouvrages intitulés l’Eau et les Rêves, essai sur l’imagination de la matière, et l’Air<br />

et les Songes, essai sur l’imagination du mouvement, ont particulièrement enrichi notre<br />

réflexion de leurs passionnantes perspectives.<br />

Ainsi, selon sa propre description dans son entretien avec Frank Mallet, Marc<br />

Texier et Marie-Cécile Mazzoni 9 , lorsque Scelsi médite sur l’écoute d’un son et qu’il se<br />

sent enveloppé dans une profondeur harmonique infinie, lorsqu’il pense y découvrir<br />

« tout le cosmos entier 10 » et tendre vers la contemplation du « son illimité 11 », Scelsi<br />

9 SCELSI Giacinto, Les Anges sont ailleurs…, op. cit., p. 62.<br />

10 Ibid., p. 77.<br />

11 Ibid., p. 129.


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devient un rêveur de monde au sens bachelardien. Sa rêverie unit cosmos et substance,<br />

et fait naître un univers à partir d’« une image en expansion 12 », l’image d’Anahad telle<br />

qu’il l’a rêvée. Il expérimente la dimension ontologique de l’imagination, par cette<br />

« infus[ion] de l’énergie humaine dans l’être des choses 13 ». Le cas de Scelsi illustre<br />

parfaitement le processus énoncé par Bachelard qui consiste à « s’éduquer avec des<br />

rêveries avant de s’éduquer avec des expériences. (…) Les expériences viennent ensuite<br />

comme preuve [des] rêveries 14 ». En effet, selon Bachelard, le monde est d’abord rêvé,<br />

imaginé. Sans quoi l’homme n’aurait aucun recul sur sa faculté de représentation, et il<br />

resterait « toujours contemporain et esclave de ses sensations 15 ». On pourrait alors<br />

percevoir la production musicale de Scelsi comme l’élaboration d’expériences sonores<br />

destinées à étayer, à nourrir cette rêverie sur le « son illimité ».<br />

Par ailleurs, dans Son et Musique, Scelsi affirme : « la musique classique<br />

occidentale a consacré pratiquement toute son attention au cadre musical, à ce qu’on<br />

appelle la forme musicale. Elle a oublié d’étudier les lois de l’Energie Sonore, de penser<br />

la musique en termes d’énergie, c’est-à-dire de vie 16 ». Dans ce constat imprégné de<br />

mysticisme oriental, notre attention va plutôt se porter sur le désintérêt vis-à-vis de la<br />

forme. Bachelard explique que l’imagination formelle est liée aux pensées claires, déjà<br />

intellectualisées. Il semble donc normal que Scelsi s’en désintéresse pour concentrer son<br />

attention sur l’exploration des timbres, de leur richesse harmonique, et de tous les<br />

phénomènes qui animent et donnent son épaisseur à la matière sonore. Lui cherche à<br />

éveiller un rapport sensuel, immédiat, à des images sonores qui vont ouvrir notre<br />

imaginaire à des perceptions inédites. Celles-ci viennent raviver notre émerveillement<br />

face aux possibilités musicales qui nous entraînent dans la participation aux<br />

transformations de complexes entités sonores. Il n’est plus question de trouver des<br />

repères dans l’identification formelle, car la succession des formes néglige la<br />

dynamique de la transformation, elle reste une description de l’extérieur, une<br />

cinématique, comme dit Bachelard. Les forces, les poussées, les aspirations lui<br />

échappent. Cela est une des raisons majeures pour lesquelles la musique de Scelsi est si<br />

difficile à décrire et à analyser, car elle réclame une participation à une vie de la<br />

matière, non une observation de l’extérieur. Elle privilégie ce que Bachelard appelle<br />

l’imagination matérielle.<br />

12<br />

BACHELARD Gaston, Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960, p. 151.<br />

13<br />

Ibid., p. 163.<br />

14<br />

BACHELARD Gaston, L’Air et les songes, Paris, Corti, 1943, p. 23.<br />

15<br />

Ibid., p. 216.<br />

16<br />

SCELSI Giacinto, Les Anges sont ailleurs…, op. cit., p. 131.


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134<br />

La pâte, travaillée par pétrissage, constitue ainsi pour Bachelard le schème<br />

privilégié du matérialisme intime, et pour nous une parfaite métaphore de la musique<br />

spectrale. « La forme [y] est évincée, effacée, dissoute 17 », au profit d’une pénétration de<br />

la substance. Pour se convaincre de ce parallèle, voici ce que dit Bachelard de la durée<br />

vécue par le travail des pâtes : « Une autre durée s’inscrit alors dans la matière, une<br />

durée sans à-coups, sans élan, sans fin précise. Cette durée n’est donc pas formée. Elle<br />

n’a pas les divers reposoirs des ébauches successives que la contemplation trouve dans<br />

le travail des solides. Cette durée est un devenir substantiel, un devenir par le dedans.<br />

Elle aussi, elle peut donner un exemple objectif d’une durée intime 18 ». Ce texte présente<br />

d’intéressants échos avec la problématique du temps dans l’œuvre de Scelsi. En effet, la<br />

plupart des œuvres de la maturité compositionnelle de Scelsi se déroulent dans un temps<br />

lisse, non pulsé, modelé par l’épanouissement des trames sonores. L’expérience<br />

temporelle se vit donc à travers les mouvements et transformations de la matière sonore,<br />

qui impose de se fondre dans la durée de son devenir. On atteint ici ce que Bachelard<br />

appelle l’imagination du mouvement. L’utilisation d’un tel procédé est une nouvelle<br />

fois chez Scelsi le fruit de l’influence mystique orientale. Il s’agirait de « sortir du<br />

temps personnel pour rejoindre le temps absolu, l’éternité 19 » selon le texte de Scelsi<br />

intitulé Sens de la Musique. En termes mystiques, la question serait en réalité bien plus<br />

complexe à exposer. On remarque de nouveau que le passage par la philosophie de<br />

l’imaginaire de Bachelard permet d’atteindre les enjeux essentiels de l’esthétique de<br />

Scelsi, sans nous obliger à nous étendre sur les considérations mystiques qui leur<br />

correspondent. Évidemment, nous ne voulons pas minimiser l’importance de l’influence<br />

hindoue chez Scelsi. Notre objectif est de découvrir des outils conceptuels qui, comme<br />

l’imagination de la matière et l’imagination du mouvement, permettent d’ouvrir au<br />

discours des voies plus stables et sans doute plus fertiles que de s’égarer dans des<br />

propos mystiques, qui bien souvent ne récoltent à juste titre que la méfiance du lecteur.<br />

De nombreux autres parallèles peuvent être mis à jour entre la pensée de Gaston<br />

Bachelard et l’esthétique de Giacinto Scelsi. Cela tient peut-être à la subtilité de la<br />

philosophie de l’imaginaire de Bachelard. Notre thèse en cours défend l’idée que cela<br />

relève d’avantage de mutations profondes dans la conception de la perception, de<br />

l’esprit et de ses facultés au vingtième siècle, visibles aussi bien dans les écrits de<br />

Bachelard que dans la musique de Scelsi. Ce parallèle offre ainsi de dégager la<br />

production de Scelsi de son apparente excentricité, pour lui donner la place qu’elle<br />

mérite dans l’évolution de la pensée au vingtième siècle.<br />

17<br />

BACHELARD Gaston, L’Eau et les rêves, Paris, Corti, 1942, p. 142.<br />

18<br />

Ibid., p. 146.<br />

19<br />

SCELSI Giacinto, Les Anges sont ailleurs…, op. cit., p. 86.


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De fait, l’influence de la culture hindoue chez Scelsi gagne à être considérée<br />

selon le point de vue qu’adopte Henri Michaux dans son livre Un barbare en Asie 20 ,<br />

c’est-à-dire un point de vue qui accepte la radicale altérité entre la mystique orientale et<br />

la pensée occidentale, sans céder aux attraits de l’exotisme métaphysique. Car, en fin de<br />

compte, tout occidental ne resterait-t-il pas irrémédiablement un barbare en Asie ? Nous<br />

espérons par ce bref article avoir réussi à faire partager les solutions découvertes au fil<br />

de nos travaux, pour résoudre des problèmes qui peuvent se présenter dans de nombreux<br />

parcours de recherche. Ce colloque sur Musique et Religiosité au 20 e siècle nous en a<br />

semblé une parfaite occasion.<br />

20 MICHAUX Henri, Un barbare en Asie, Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire, 1967.

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