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Les Transformateurs<br />

Duchamp<br />

Duchamp’s<br />

trans/formers


Jean-François LYOTAR D<br />

Écrits sur l’art contemporain et les artistes<br />

Writings on Contemporary Art and Artists<br />

Sous la direction de<br />

<strong>Herman</strong> <strong>Parret</strong><br />

(Université de Louvain [Leuven])<br />

Rédacteurs adjoints :<br />

Vlad Ionescu (Université de Louvain [Leuven]),<br />

Peter W. Milne (Santa Clara University,<br />

Santa Clara)<br />

Avec la collaboration de<br />

Christine Buci-Glucksmann<br />

(Université de Paris viii),<br />

Geoffrey Bennington et<br />

Dalia Judovitz (Emory University, Atlanta),<br />

Dolorès Lyotard (Université du Littoral-<br />

Côte d’Opale),<br />

Gérald Sfez (Khâgne, Lycée La Bruyère,<br />

Versailles)<br />

Les cinq volumes de la présente collection rassemblent<br />

les écrits du philosophe français Jean-François Lyotard<br />

sur l’art contemporain et les artistes. Les textes sont<br />

publiés dans leur version originale en français<br />

et dans leur traduction en anglais. Un grand nombre<br />

de textes non publiés, déposés au Fonds Jean-François<br />

Lyotard de la Bibliothèque Doucet à Paris, sont repris<br />

dans ces recueils. Les volumes sont amplement illustrés<br />

par les œuvres d’art commentées par Lyotard.<br />

Les cinq volumes comportent une introduction biobibliographique<br />

d’ <strong>Herman</strong> <strong>Parret</strong> et une postface<br />

d’autres spécialistes de la pensée lyotardienne.<br />

vol. i Karel Appel. Un geste de couleur / Karel Appel. A Gesture of Colour (2009)<br />

isbn 978 90 5867 756 3<br />

vol. ii Sam Francis. Leçon de Ténèbres / Sam Francis. Lesson of Darkness (2010)<br />

isbn 978 90 5867 781 5<br />

vol. iii Les Transformateurs Duchamp / Duchamp’s trans/formers (2010)<br />

isbn 978 90 5867 790 7<br />

General editor:<br />

<strong>Herman</strong> <strong>Parret</strong> (Leuven University)<br />

Associate editors:<br />

Vlad Ionescu (Leuven University),<br />

Peter W. Milne (Santa Clara University,<br />

Santa Clara)<br />

In collaboration with<br />

Christine Buci-Glucksmann<br />

(Université de Paris viii),<br />

Geoffrey Bennington and Dalia Judovitz<br />

(Emory University, Atlanta),<br />

Dolorès Lyotard (Université du Littoral-<br />

Côte d’Opale),<br />

Gérald Sfez (Khâgne, Lycée La Bruyère, Versailles)<br />

The five volumes of the present collection contain the writings<br />

of the French philosopher Jean-François Lyotard on contemporary<br />

art and artists. These texts are published in their<br />

original version in French and their translation in English.<br />

A great number of unpublished texts, preserved at the Fonds<br />

Jean-François Lyotard of the Doucet Library in Paris, are<br />

presented for the first time in these volumes. They are largely<br />

illustrated by the works of art Lyotard comments upon.<br />

The five volumes contain a bio-bibliographical introduction<br />

by <strong>Herman</strong> <strong>Parret</strong> and an epilogue by other experts of Lyotard’s<br />

thought.<br />

vol. iv Textes dispersés sur l’art contemporain et les artistes / Various Texts on Contemporary Art and Artists<br />

isbn 978 90 5867 791 4<br />

vol. v Que peindre ? / What to Paint?<br />

isbn 978 90 5867 792 1<br />

www.lyotard.be


Les Transformateurs<br />

Duchamp<br />

Duchamp’s<br />

trans/formers<br />

Jean-François LYOTAR D<br />

Postface de / With an epilogue by<br />

Dalia Judovitz<br />

Sous la direction de / Edited by<br />

<strong>Herman</strong> <strong>Parret</strong><br />

Traduction / Translated by<br />

Ian McLeod<br />

Leuven University Press


Ouvrage publié avec le concours du<br />

This book was published with the support of the<br />

Centre National du Livre, Paris<br />

Édition originale française / Original French language edition :<br />

Les Transformateurs Duchamp (Galilée, Paris, © 1977)<br />

Édition originale anglaise / Original English language edition:<br />

Duchamp’s trans/formers (The Lapis Press, Venice CA, © 1990)<br />

© 2010 Édition française / English language edition by<br />

Leuven University Press / Universitaire Pers Leuven /<br />

Presses Universitaires de Louvain<br />

Minderbroedersstraat 4, B-3000 Leuven (Belgium)<br />

Tous droits réservés. Sous réserve d’exceptions définies expressément<br />

par la loi, il est formellement interdit de copier, verser dans<br />

une banque de données automatisée ou rendre public tout ou<br />

partie de cette publication, ce de quelque manière qu’il soit et sans<br />

l’autorisation préalable, expresse et écrite des éditeurs.<br />

All rights reserved. Except in those cases expressly determined by law,<br />

no part of this publication may be multiplied, saved in an automated datafile<br />

or made public in any way whatsoever without the express prior written<br />

consent of the publishers.<br />

isbn 978 90 5867 790 7<br />

d/2010/1869/7<br />

nur: 730/640<br />

Couverture et maquette / Cover and interior design:<br />

Van Looveren & Princen, Bruxelles / Brussels<br />

Illustrations / Illustrations: © sabam Belgium, 2010


Table des matières<br />

Table of contents<br />

10<br />

<strong>Herman</strong> <strong>Parret</strong>:<br />

Préface /<br />

32 Preface<br />

46<br />

Jean-François Lyotard:<br />

Les Transformateurs Duchamp<br />

47 Duchamp’s trans/formers<br />

222<br />

Dalia Judovitz:<br />

Postface /<br />

239 Epilogue<br />

Note: Nous reproduisons ici les versions originales de la traduction<br />

américaine des textes de Jean-François Lyotard et de la Postface.<br />

Note: This edition contains the original version of the American translation<br />

of Jean-François Lyotard’s text and of the Epilogue.


i La Mariée mise à nu par ses célibataires, même /<br />

The Bride Stripped Bare by her Bachelors, Even<br />

[Le Grand Verre/The Large Glass],<br />

277.5 × 175.8 cm, 1915-1923, Philadelphia Museum of Art


ii Étant donnés : 1 la chute d’eau, 2 le gaz d’éclairage /<br />

Given: 1. The Waterfall, 2. The Illuminating Gas,<br />

assemblage/mixed-media, 242.5 × 177.8 × 124.5 cm, 1946-1966, Philadelphia Museum of Art


10 |<br />

Préface<br />

<strong>Herman</strong> <strong>Parret</strong><br />

Le prestige de l’érotique<br />

Que Marcel Duchamp soit l’iconoclaste et le fourvoyeur des valeurs modernistes,<br />

qu’il soit l’éclaireur de l’art contemporain, personne n’en doute. La pratique du<br />

readymade a problématisé la notion même d’œuvre d’art tout comme la fonction<br />

d’artiste, et on ne s’est pas encore remis de ce dur coup subversif qui a mis un point<br />

d’arrêt à tant de certitudes modernistes. 1 Sous un angle plus constructif, Duchamp<br />

est glorifié comme le fondateur de l’art conceptuel, et c’est le readymade qui ferait<br />

de l’art une apologie du concept. Urinoir, goutte-bouteilles, porte-manteaux,<br />

pelle, roue de bicyclette, tant de concepts-objets dont notre imaginaire début de<br />

millénaire ne pourra plus jamais se défaire. Toutefois, l’arsenal duchampien est<br />

rempli avant tout de concepts-corps, et c’est le corps que Duchamp conceptualise<br />

dès 1909, l’année où il peint en impressionniste et avec tendresse le portrait de<br />

sa sœur Yvonne, deux ans plus tard en cubiste analysant le mouvement du corps<br />

de la femme nue qui descend l’escalier, pour laisser définitivement derrière lui<br />

la peinture vers 1914 – geste théorético-pratique radicalement subversif –, pour<br />

s’immerger pendant les années newyorkaises dans l’iconologie de la co-corporéité<br />

des Célibataires et de la Mariée du Grand Verre [Ill. i], et pour culminer, après avoir<br />

vécu sans voix d’artiste pendant plusieurs décennies, dans l’hypostase énigmatique<br />

d’un concept radical de corps, ce corps de femme aux membres amputés, dont<br />

la masse de chair se construit autour d’une vulve rasée et abyssale : Étant donnés,<br />

1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage [Ill. ii].<br />

Les Transformateurs Duchamp de Jean-François Lyotard, rédigé entre 1974 et 1977<br />

en pleine période de la redécouverte de Duchamp en France, ne concerne que ces<br />

deux œuvres majeures exaltant le corps dans sa conceptualité topologique. Le<br />

corps selon Duchamp ne se laisse prédiquer d’aucune catégorie esthétique – le<br />

corps n’est ni beau, ni sublime, ni gracieux, ni dégoûtant non plus. Aucune intériorité<br />

ne s’y manifeste, aucune phénoménologie n’y découvrira jamais quelque<br />

1 Je reprends dans la première partie de cette introduction les idées principales développées dans mon<br />

article « Le corps selon Duchamp » dans Protée. Théories et pratiques sémiotiques, 287, 3, 2000, 89-100.


11<br />

| Préface<br />

signifiance. Il s’agit en fait du corps essentiel, le corps marqué par le sexe et la mort,<br />

par éros et thanatos, et par rien d’autre. Quand Cabanne questionne Duchamp<br />

sur le rôle de l’érotisme dans son œuvre, il répond : « Énorme. Visible ou sous-<br />

jacent, partout », et Duchamp énonce à Jouffroy que le sexe est la seule chose qu’il<br />

prend vraiment au sérieux. Lyotard s’exalte évidemment devant ce « prestige<br />

de l’érotique » [114]. Les jeux de mots et cette masse fourmillante de notes, fabu-<br />

leuses à foison, à peine interprétables, de la Boîte Verte de 1934 et de la Boîte Blanche<br />

de 1966, introduisent pourtant une certaine distance à l’égard de ce sérieux essentiel,<br />

par leur ton d’humour, d’ironie (Lyotard : « ironisme d’affirmation » [142]),<br />

d’allégresse même. Ces notes qui venaient d’être publiées en 1975, 2 ont été dûment<br />

étudiées, interprétées et citées par Lyotard dans le livre que vous avez en main.<br />

Sachons d’ailleurs que pour Duchamp le sexe et la mort n’ont rien de tragique, au<br />

contraire – « Éros, c’est la vie », et en matière de sexe et de mort, nous renseigne le<br />

doux sourire de Marcel, « il n’y a pas de solution puisqu’il n’y a pas de problème ».<br />

Il va sans dire que l’iconologie duchampienne des corps n’est pas charmante du<br />

tout : ce sont des corps androgynes – Rrose Sélavy – corps mécaniques, tout en<br />

tuyaux et en trompes, corps fragmentarisés, corps impuissants de sexe et de mort,<br />

corps qui s’écoulent en difformité, corps prothétisés. C’est bien ce corps-là, dont<br />

Duchamp nous livre le concept, ce corps essentiel que la topologie lyotardienne<br />

reconstruit.<br />

Duchamp vit à partir de 1912 le fantasme de la « grande machine de précision ».<br />

La Vierge d’abord [Ill. 1], esquisse préliminaire du Grand Verre [Ill. i], ne représente<br />

pas tant l’érotisme de la nudité, comme Nu descendant un escalier, mais elle connote<br />

déjà, par son titre même, un univers explicitement sexuel. La Femme Artificielle<br />

s’installe, dans sa féminité, dans son artificialité. Le « tubisme » de Léger est<br />

influent. Biologique, gynécologique, le corps de femme devient un amalgame<br />

d’éléments mécaniques et de surfaces abstraites, en mouvement vers la droite,<br />

donc « en passage ». Passage, comme route anatomique d’une vierge vers une<br />

mariée, passage initiatique, mystique, vers la féminité accomplie. On aboutit ainsi<br />

à la figuration de la Mariée dans le Verre, une Mariée moins baroque, plus schématique,<br />

plus compacte que la Vierge qui n’était qu’« en passage ». Le regard libidinal<br />

et voyeuriste du mâle est invité à disséquer avec une précision diagrammatique la<br />

machine cadavérique de la Femme et il y découvre ses secrets intimes, des organes<br />

viscéraux reliés par des tubes, trompes et cylindres. Ce moteur alchimique,<br />

2 Duchamp du signe [DDS], Paris, Flammarion (Coll. Champs), 1975 [1994]. A été publié dans la même<br />

collection en 1980 un autre recueil de Notes dont Lyotard n’a évidemment pas eu connaissance au<br />

moment de la rédaction de Les Transformateurs Duchamp.


12<br />

| Préface<br />

archétype de la Féminité, n’existe que par l’objectivation dans le regard du<br />

mâle. La Mariée du Verre, aboutissement par schématisation, par épuration, rien<br />

que les organes essentiels pour le fonctionnement essentiel, celui d’aimer pour<br />

mourir. L’œuvre nous offre le récit du voyage à tâtons tout au long des artères<br />

de cette machine à faire l’amour. Jaillissement des liquides gazeux, transportés,<br />

retardés, accélérés par le Moulin à Eau, par la Broyeuse de Chocolat, éparpillés<br />

par les Grands Ciseaux, recueillis par le Baratte-Ventilateur. Quelle impuissance<br />

mâle dans le passage vers le domaine femelle de la Mariée ! La flèche lestée du<br />

voyage du gaz d’éclairage se heurte aux Témoins occulistes, et il ne reste que la<br />

Lentille de Kodak pour contempler le désir de la Mariée. Comme les Célibataires,<br />

la Mariée elle aussi est tout épanouissement. Sa mécanique complexe est solidement<br />

tenue en équilibre par la Guêpe et la Girouette, en bas, et elle produit par<br />

amour, comme une mère le lait amer de son sein, la Voix Lactée. Chair, nébuleuse<br />

désireuse, généreuse, langage de la Mariée qui ne sera pas écouté, appel pour que<br />

le gaz d’éclairage touche et provoque l’orgasme vaporisant, explose dans la découverte<br />

de la quatrième dimension. On verra comment Lyotard exploite à fond cette<br />

thèse duchampienne de la quatrième dimension, cet espace supérieur transcendant<br />

la banalité illusoire de la perception sensorielle, espace de l’épanouissement<br />

des corps. Duchamp se réfère souvent avec délectation à son Grand Verre comme à<br />

« cette grande saloperie », une métaphore érotico-mécanique, une iconographie<br />

sans honte de l’amour, une spéculation a-sentimentale sur l’opération désirée<br />

mais non réussie de dépucelage. Scrutons un instant la figuration de la Femme<br />

Artificielle. Son organe principal est le Pendu femelle rattaché en bas par la Guêpe<br />

ou le Cylindre-sexe et par la Girouette. Allongée, nue – dénudée par l’insistance<br />

des regards des célibataires – la Mariée est un petit moteur autonome dont les<br />

besoins sont alimentés par son propre parfum d’amour, essence d’amour, par les<br />

étincelles de son magnéto-désir. Ces étincelles parfumées sont générées dans la<br />

Guêpe et transportées dans le Pendu Femelle, rien que légèrement attaché, tournant<br />

en rond sous la pression de l’essence d’amour.<br />

Le dépositaire sémantique de ce programme iconographique est vaste et<br />

ouvert, et maints interprétants peuvent être construits en toute compatibilité.<br />

Phénoménologiquement, la Mariée n’est pas séduisante, et plutôt absurde. Elle<br />

reste une inconnue, un hiéroglyphe à déchiffrer. Est-ce un fossile, le squelette d’un<br />

oiseau ? Forme humaine tout de même puisque la figure est suspendue par un<br />

anneau – anneau nuptial, pourrait-on se demander – à un crochet. Insecte – excellente<br />

métaphore de l’inexorabilité de la pulsion sexuelle –, pantin, marionnette,<br />

pendue bien vivante puisque inspirée par le souffle gazeux que son cylindre-sexe


13<br />

| Préface<br />

génère, et qu’elle transmettra par des pulsations jouissantes à la Voie Lactée.<br />

Beauté impersonnelle et pâle de déesse lunaire autoritaire, sorte de Salammbô,<br />

d’Hérodiade, de Salomé, sorte de cygne mallarméen dans Le Vierge, le vivace et le bel<br />

aujourd’hui, digne et lucide, sachant que son désir évaporé cache mal sa frigidité.<br />

Structuralement, le domaine de la Mariée est plus confus, plus diffus que celui<br />

des célibataires. Plus de lignes obliques, plus de courbes, le domaine de la Mariée<br />

semble plus biologique que géométrique, plus organique sans doute que mécanique.<br />

André Breton, dans Phare de la Mariée, l’énonce ainsi : « La Mariée à sa base est<br />

un moteur. Mais avant d’être un moteur qui transmet sa puissance-timide elle est<br />

cette puissance-timide même. Cette puissance-timide est une sorte d’automobiline,<br />

essence d’amour, qui, distribuée aux cylindres bien faibles, à la portée des étincelles<br />

de sa vie constante, sert à l’épanouissement de cette vierge arrivée au terme de<br />

son désir. » 3 Par conséquent, la puissance-timide est vitale et biologique avant de se<br />

transposer dans le mécanique. Le déshabillement de la Mariée dénude jusqu’au<br />

corps interne et nous dévoile les contractions viscérales des organes. La Boîte Verte<br />

confirme l’intérêt de Duchamp pour les machines, machines à vapeur, machines<br />

à fermentation, machines électriques, machines optiques également. Vapeur,<br />

fermentation, étincelles électriques, projection optique, en effet, guident, dans<br />

le Grand Verre, le Voyage du gaz d’éclairage. Mais Duchamp est autant fasciné par la<br />

dissection anatomique et la radiographie des organes internes – il prétend que la<br />

radiographie de deux corps pendant la copulation procure une photo instantanée<br />

de la quatrième dimension...<br />

Duchamp feuilletait souvent les catalogues d’instruments médicaux, surtout<br />

des instruments gynécologiques, et il est certain qu’il a médité sur la valve<br />

Auvard, présentée dans le catalogue Hartmann de 1911, 4 instrument qui, en<br />

s’insérant dans l’utérus, réalise le plus grand degré de proximité avec l’essentiel<br />

[Ill. 2]. Réconciliation, par conséquent, du mécanique et du biologique, glissement<br />

métonymique étourdissant du contenu vers le contenant. Ne réprimons<br />

pas en cet instant cette découverte innommable. Le Pendu Femelle est une valve<br />

Auvard, et la figuration duchampienne de la Femme Artificielle est ainsi l’interface<br />

du biologique contenant et du mécanique contenu, interface de l’utérus moulant<br />

la valve Auvard. Le dessin que Duchamp réalise en février 1968, quelques mois<br />

avant sa mort, nous montre « sa dernière Mariée » [Ill. 3], enveloppée dans son halo<br />

3 Dans Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp. Avec des textes de André Breton et de H. P. Roche, Paris, Trianon<br />

Press, 1959. Le texte de Breton, « Phare de la Mariée » se trouve à 88-94 (citation : 93).<br />

4 Je dois cette information à Juan Antonio Ramirez, Duchamp. Love and Death, Even, London, Reaktion<br />

Books, 1998, 139. Le livre de Ramirez pose les questions essentielles à propos de Duchamp.


14<br />

| Préface<br />

fantasmatique, ce Pendu Femelle tout en chair cette fois. Continuité figurative de<br />

la valve Auvard au Pendu Femelle, du Pendu Femelle à la “ dernière Mariée » qu’il<br />

amène avec lui dans la mort, la cohérence est passablement insupportable…<br />

Le récit du Voyage du Gaz d’Éclairage met en scène une fabuleuse tragédie<br />

naturelle mais une tragédie qui devrait nous inciter à l’allégresse, non aux pleurs.<br />

Duchamp, comme le voulait Nietzsche, dit OUI à la vie. ÉpanOUIssement, éblOUIssement,<br />

jOUIssance, au cœur de ces trois mots typiquement duchampiens, il y a le mot<br />

de la fin : OUI. 5 Ni pessimiste, ni optimiste, la mise en scène du Grand Verre nous<br />

confronte au rite de l’amour, le besoin d’épanouissement des Célibataires et de la<br />

Mariée, le besoin d’une décharge abondante de la semence, le besoin d’une lactification<br />

généreuse, semence et lait, liquides sacrifiés dans le rite de l’amour, en vain<br />

peut-être mais pas vraiment, utile tout de même quand il faut apprendre à mourir<br />

tous les jours de sa vie.<br />

Il va sans dire que le corps duchampien ne doit rien au canon esthétique classique,<br />

ce n’est pas le corps de « la vie moderne » non plus, comme chez Manet, ce<br />

corps n’a rien d’existentiel. Ce n’est pas un corps vécu mais bien plutôt le corps<br />

disséqué sous l’œil du chirurgien, du gynécologue, corps toujours « sous l’œil »<br />

des témoins oculaires dans le Grand Verre, mais également du voyeuriste qui perce<br />

son regard libidinal à travers les deux minuscules trous de la lourde porte qui rend<br />

la femelle de Étant donnés [Ill. ii] qui se livre en peepshow, pour toujours intouchable.<br />

L’érotisme chez Duchamp est entêtant, cérébral, obsessionnel. Étant donnés<br />

s’organise tout entier autour du sexe béant, rasé, glabre d’une femme allongée<br />

comme d’après l’orgasme. Lyotard suggère que la moitié droite du corps est<br />

mâle, la gauche féminine, le regardeur étant soumis à l’esprit de défi de Duchamp<br />

qui aime faire voir la duplicité androgyne [52]. En plus il est vrai que Étant donnés<br />

tourne en dérision L’Origine du monde de Courbet et « cette perruque de blond sale »<br />

qui couvre le ventre de la femme exposée dans ce tableau. Comparé à L’Origine du<br />

monde, Étant donnés ajoute certainement de la profondeur comme troisième dimension<br />

et offre un surcroît de visibilité : la lumière est excessivement intense et la<br />

chair trop grenue. Jean Clair propose la description suivante : « Dans Étant donnés,<br />

[le corps] apparaît comme une enveloppe sans intérieur, une carcasse vide, un<br />

moule en creux, une coque sans chair, une pellicule, un leurre. » 6 Une seule main<br />

est visible : elle brandit un Bec Auer incandescent et phallique, seule présence<br />

5 Cette remarque superbe est faire par Jean Suquet, Marcel Duchamp ou l’éblouissement de l’éclaboussure,<br />

Paris, L’Harmattan, 1998, 77.<br />

6 Jean Clair, « Sexe et topologie » dans Marcel Duchamp, l’abécédaire, Paris, Centre National d’Art et<br />

de Culture Georges Pompidou, 1977, 55.


15<br />

| Préface<br />

mâle, ce gaz d’éclairage fécondant mais tenu loin du sexe, non-rencontre encore<br />

tout comme au temps du Grand Verre, lampe tenue encore pour illuminer maximalement<br />

l’indéniable punctum. 7<br />

Le passage de Jean Clair<br />

L’intérêt de Lyotard pour les deux chefs-d’œuvre de Marcel Duchamp ne concerne<br />

évidemment pas le récit représenté ni l’iconographie idiosyncratique des images.<br />

Lyotard développe bien plutôt une heuristique particulièrement déconstructioniste<br />

de « justice topologique » [68]. Cette « justice topologique » construit<br />

Duchamp en modèle de pensée politique [56]. La modélisation s’éloigne alors de<br />

Platon, il va de soi, de Kant également, et s’approche d’Ovide et d’Apulée, et de<br />

toute évidence du dernier Nietzsche [206]. Le locus de cette position peut paraître<br />

incertain, inconsistant et contingent, et se manifeste pour l’artiste et le philosophe-commentateur<br />

dans un genre de discours, un style qui aime sa contingence,<br />

qui bricole ses fragments de doctrine, qui masque à peine son apathie théorique<br />

[142]. Il est futile d’interpréter, énonce Duchamp et Lyotard avec lui, puisque<br />

l’œuvre est un espace de « métamorphoses dissimilantes » [96], elle est incommentable,<br />

n’ayant pourtant rien de mystique, et inconsistante sans être insignifiante<br />

– c’est bien l’incommensurable qui est reporté dans le style de l’artiste et de son commentateur<br />

[54]. Cultivons le non-sens comme un trésor. Parlons de Duchamp « en<br />

phraseur machinal » [56], parler mécaniquement de Duchamp est toujours « sans<br />

référence assignable » [64]. Vive la « précision inexacte » [110].<br />

Qu’en est-il de la « topologie politique » que Lyotard se propose de penser dans<br />

son livre sur Duchamp ? On est surpris de voir dans Incongruences, la première section<br />

du livre, que l’œuvre de Duchamp est superposable à une structure politique<br />

de la société, le lieu de l’ouvrier devant la machine [56-62], mais il semble vite que<br />

cette « topologie politique » concerne une autre guerre, celle que Duchamp mène<br />

contre l’œil, contre la stupidité rétinienne [124], et Lyotard de citer maintes phrases des<br />

notes dans Duchamp du signe en faveur d’une « certaine inopticité » (DDS, 118) : il<br />

faut se tenir à l’écart de toute expérience visuelle (DDS, 110). Duchamp prêche la<br />

perception comme « libre promenade », voire une perception tactile (DDS, 125) :<br />

7 Jean-François Lyotard donne la description suivante du punctum : « La vulve qu’on ne peut manquer<br />

de remarquer, on ne voit que ça, est dépouillée de toute fourrure (alors que les aisselles sont<br />

garnies, ce n’est pas une enfant), les cuisses sont écartelées, les grandes lèvres en érection sont<br />

ouvertes, elles laissent apercevoir non seulement les petites lèvres tumescentes, mais l’orifice<br />

béant du vagin et même les bulbes vestibulaires gonflés, autour de la commissure inférieure. La<br />

vulve élève la vue ? ou : la vulvée lève la vue ? » [192].


16<br />

| Préface<br />

pas de vue d’ensemble, mais un œil sans mémoire [104]. Il est vrai et dangereux que<br />

l’œil a besoin de croire, d’unifier, d’être intelligent. Voilà pourquoi, remarque<br />

Lyotard, Duchamp peste contre la peinture « rétinienne », contre l’horizon phénoménologique<br />

: « bête comme un peintre ». Il faut bien « aveugler l’œil qui croit<br />

voir quelque chose, il faut faire une peinture de cécité qui plonge la suffisance de l’œil<br />

dans la déroute » [106].<br />

Ce puissant discours contre l’oculocentrisme introduit également une belle distinction<br />

entre l’apparence d’un objet et son apparition. Voici les déterminations de<br />

Duchamp : « la première est l’ensemble des données sensorielles usuelles permettant<br />

d’avoir une perception ordinaire de l’objet » (DDS, 120), et Lyotard remarque :<br />

« la seconde est le moule (formel) de la première » [180], heureux de souligner qu’il<br />

s’agit de deux espaces différents. Ce que voit le regardeur sur le Verre, c’est l’objet<br />

que l’œil compose, ce sont les apparences, les images qui impressionnent la rétine.<br />

Opposées aux apparences et leur « furtive machination exhibitionniste » sont les<br />

apparitions, ces matrices formelles, et leur « ascétisme tourné contre les habitudes<br />

visuelles » , et leur « sévère pédagogie machinique » [188].<br />

Cette « topologie politique » est évidemment propre à la pensée lyotardienne<br />

mais elle a su s’appuyer sur quelques excellentes intuitions de Jean Clair dans<br />

ces années où le duchampisme triomphe en France. Jean Clair publie en 1975 son<br />

Marcel Duchamp ou le grand fictif. Essai de mythanalyse du grand verre 8 où il « tend un<br />

Duchamp luisant et frais comme un poignard ». 9 Il faut se rappeler que Jean Clair<br />

était le commissaire de la grande exposition Duchamp de 1977 au Musée National<br />

d’Art Moderne (Centre National d’Art et de Culture Georges Pompidou à Paris).<br />

Lyotard apprécie le livre de Jean Clair et y consacre un compte-rendu élogieux<br />

sous le titre de Marcel Duchamp ou le grand sophiste. 10 Lyotard, tout comme Clair, note<br />

que Duchamp choisit le camp de Kafka, Jarry, Nietzsche : « les sophistes contre<br />

les philosophes, les dissimilateurs contre les assimilateurs, les “artistes” contre<br />

les raisonneurs, les machines célibataires contre la mécanique industrielle » [84].<br />

Duchamp, l’anti-platonicien, l’anti-euclidien, l’anti-herméneute, se tourne contre<br />

le centre et la dernière instance, contre la Vérité exclusive, contre l’histoire<br />

et contre Dieu, pour la mécanique des multiplicités et des intensités, lui le constructeur<br />

et l’apologue de machines de séduction. Avec la machine, cet artifice de<br />

8 Paris, Galilée, 1975.<br />

9 Voir le compte-rendu, note 10, 35.<br />

10 L’Art vivant, mars/avril 1975, 34-35.


17<br />

| Préface<br />

ruse, c’en est fini de la nature, de la mesure, c’est bien ce que ce dandy antiromantique,<br />

ironique nous enseigne avec ses concepts-corps. Mais Husserl et Alberti<br />

également, sont détrônés en faveur de Gaston de Pawlowski, Poincaré, Dedekind<br />

et Riemann : il faut voyager maintenant sur le plus de surfaces, être mus par le<br />

plus de passions, le plus de pulsions, Voyage au pays de la quatrième dimension, titre du<br />

livre de Pawlowski11 que Duchamp a eu souvent entre les mains [164]. Le Duchamp<br />

de Jean Clair auquel Lyotard réfère, est bien celui de cette géométrie où il n’y a<br />

plus d’espace ultime, plus de lieu « naturel », et c’est ainsi que l’espace du Grand<br />

Verre devrait être déchiffré, comme espace à n-dimensions dont Jean Clair construit<br />

une certaine topologie dans son livre. On était habitué à tant d’interprétations<br />

de Duchamp passablement herméneutiques : ésotériques (Breton), alchimiques<br />

(Sanouillet, Lebel, Pontus Hulten, Linde), freudiennes et jungiennes (Schwarz),<br />

cabalistiques (Burnham), honteusement religieuses (Calvesi), doucement symboliques<br />

(Paz). Par contre, Jean Clair traite le Grand Verre comme la mise en scène<br />

d’une « machinerie sophistique d’espaces à n-dimensions » et Jean-François<br />

Lyotard, dans sa contribution à l’Abécédaire, troisième volume de la publication à<br />

l’occasion de la grande exposition de 1977, va appliquer dans son article Inventaire<br />

du dernier nu cette même « méthode » topologique à Étant donnés (la version élargie<br />

de cet article forme le chapitre Charnières du livre que vous avez entre les mains).<br />

Lyotard suit d’ailleurs une intuition architecturale bien plausible : que les deux<br />

grandes œuvres, le Grand Verre et Étant donnés, seraient des renvois miroiriques l’une<br />

de l’autre…12 Cette opération miroirique qui installe la « charnière » la plus essentielle,<br />

celle du Verre et d’Etant donnés, n’est pas simplement spéculaire et réplicative.<br />

À l’opération miroirique on ne peut faire confiance parce qu’elle est rusée, elle<br />

11 Paru en 1912. Nouvelle édition en 1962 chez Denoël (Coll. « Présences du futur »).<br />

12 « On posera alors la question : le Grand Verre et Étant donnés ne seraient-ils pas, l’un de l’autre,<br />

dans une parfaite réciprocité, des renvois miroiriques ? S’il était possible, au sein d’une étendue<br />

quadridimensionnelle, de rabattre le Verre sur Étant donnés, de faire coïncider l’un avec l’autre,<br />

alors la Mariée apparaîtrait telle qu’elle est enfin, identifiée, dans cet état où intérieur et extérieur,<br />

dehors et dedans, sont une seule et même chose » (Sexe et topologie [Érotisme], dans Abécédaire,<br />

op.cit., voir note 5, 58.) Et Lyotard commente comme suit dans Les Transformateurs Duchamp : « La<br />

relation entre le Grand Verre et la dernière œuvre (Étant donnés) est elle-même une projection ou<br />

un groupe de projections, qui fait passer tous les éléments du Verre dans ceux du dernier Nu.<br />

Chaque élément subit une transformation singulière. On devrait pouvoir trouver le dispositif<br />

transformateur, qui doit être très complexe. Je dirai en bref que l’on passe d’une formulation<br />

plastique ascétique et critique, celle du Verre, à une formulation populaire, pornographique, païenne,<br />

celle d’Étant donnés, mais l’une et l’autre d’un même objet […] selon deux temporalités<br />

incongruentes, mais symétriques, dans les deux grandes œuvres : le temps du Grand Verre est<br />

celui d’une mise à nu qui n’est pas encore faite, le temps d’Étant donnés celui d’une mise à nu qui<br />

est déjà faite. Le Verre est le « retard » du nu, Étant donnés son avance » [74].


18<br />

| Préface<br />

dissimule sans finalité, incongruence des semblables, géométrie qui ne permet pas<br />

du tout de conclure à une duplicité identitaire [95-97]. Et Lyotard d’insister sur<br />

le fait que le spéculaire est issu d’une esthétique et d’une politique de la représentation,<br />

d’une «communicante logique des structures et des signes » [132]. C’est<br />

pourquoi le spéculaire signitif est pleinement sémiotique tandis que le miroirique<br />

est topologique. On reviendra à la tendance au dépassement du sémiotique dans<br />

la topologie lyotardienne.<br />

Si le passage de Jean Clair a été essentiel pour la constitution de la pensée<br />

duchampienne de Lyotard [66], toute une gamme importante de la littérature sur<br />

Duchamp a été exhaustivement étudiée au cours de l’écriture de Les Transformateurs<br />

Duchamp. Une note manuscrite de juin 1976 [Ill. 4/5] dénombre sept volumes que<br />

Lyotard se proposait de lire en fonction de la préparation de son texte. Il y avait<br />

les Écrits de Duchamp qui venaient d’être publiés sous le titre Duchamp du signe<br />

(1975, sous 3.), une autre édition de textes de Duchamp en anglais (traduction par<br />

Cleve Gray, 1967, sous 4.), ensuite les grands classiques : le Jean Clair déjà présenté<br />

(1975, sous 5.), le Jean Suquet (1974, sous 6.), les entretiens de Pierre Cabanne avec<br />

Duchamp (1967, sous 1.), et également Complete Works of Marcel Duchamp (1969) par<br />

Arturo Schwarz, ouvrage de référence et inventaire le plus complet des œuvres<br />

de Duchamp (sous 2.), impressionnante foison d’informations témoignant d’un<br />

sérieux bien savant chez Lyotard. D’autres documents préparatoires, comme la<br />

biographie de Duchamp [Ill. 6], le plan de Charnières [Ill. 7] et le plan d’ensemble<br />

détaillé [Ill. 8], le choix du titre [Ill. 9], en témoignent davantage.<br />

La précision de la machine<br />

La « topologie politique » présuppose un concept-corps machinal. Le corps organique,<br />

pour Duchamp, est en fait une machine dont le « mécanisme est un piège<br />

tendu à des forces naturelles » [76]. Et Lyotard note comment Duchamp aime les<br />

machines sans goût ni sentiment, machines anonymes. Est supprimée « la question<br />

de l’auteur et de l’autorité ». Vive la mécanique de la machination. Les machines<br />

duchampiennes sont des inventions singulières et spontanées [100] (par conséquent,<br />

non pas industrielles), elles ont une faculté de ruse [78-80], elles sont dissimilantes,<br />

elles échappent au pouvoir et à la technique [96-98]. Drôles de machines, ces<br />

machines sophistes [82], puisque « batterie […] à métamorphoser » [74], à redistribuer<br />

les énergies, à multiplier les dispositifs. En exploitant les propos « sophistiques<br />

» de Gaston de Pawlowski, Duchamp œuvre pour ses machines vers une<br />

géométrie à n-dimensions qui dicterait la mise en scène du Grand Verre et de Étant<br />

donnés. Cette géométrie topologique oriente globalement le commentaire lyotardien


19<br />

| Préface<br />

du duchampisme. Alternatif à cette topologisation mais complémentaire avec elle<br />

est un point de vue qui pourtant domine nombre d’analyses formelles des deux<br />

chefs-d’œuvre de Duchamp : plutôt d’orientation sémiotique et peircienne, il<br />

s’agit d’une qualification à l’aide de la notion d’indexicalité. J’en dis quelques mots<br />

avant de passer aux catégories topologiques dans Les Transformateurs Duchamp.<br />

Indices, empreintes, moulages<br />

On peut soutenir avec droit (c’est plus ou moins la position de Georges Didi-<br />

Huberman) que l’art de Marcel Duchamp, c’est dire la sémio-érotique de Rrose<br />

Sélavy, est indiciel. Aucun objet de la nébuleuse duchampienne n’est symbolique<br />

ni iconique. Duchamp exalte l’enchaînement des différences infra-minces,<br />

la métonymisation des concepts, la contiguité des matières. Tout dynamisme<br />

créateur est placé sous le signe de l’empreinte, de la trace, du moulage. Méfiance de<br />

l’allégorie, du symbolisme. Le signifiant ne signifie pas par convention symbolique<br />

comme le langage « sérieux » et l’art à message ou l’art expressif, mais il signifie<br />

par la chance des associations métonymiques. Ainsi signifie d’ailleurs cette<br />

série ininterrompue de calembours duchampiens. L’art ne raconte rien, ne renvoie<br />

à rien, il syntagmatise le convexe et le concave, le plein et le creux, la verge et la<br />

vulve selon la géométrie indicielle de l’infra-mince. Rien de symbolique, par conséquent,<br />

aucun renvoi à un signifié par un signifiant arbitraire. Rien d’iconique<br />

non plus puisque aucune ontologie de référents n’invite à la mimèsis. L’art est<br />

l’empreinte de la vie : s’il y a distance entre art et vie, elle ne peut être qu’inframince.<br />

Comme Objet-Dard [Ill. 10] est l’indice de Feuille de vigne femelle [Ill. 11]. Les<br />

fragments de chair essentiels de la machine s’indexicalisent réciproquement.<br />

Un bref commentaire sur et quelques exemples de deux stratégies duchampiennes<br />

d’indexicalisation : la coupure et la prothèse. La stratégie d’indexicalisation la plus<br />

dramatique est sans doute la coupure. 13 Vingt Boîtes en valise de 1946 contiennent le<br />

Paysage fautif [Ill. 12], et huit autres cette constellation sans titre de poils coupés [Ill.<br />

13 Lyotard mentionne comment Poincaré reprend de Dedekind le syntagme « théorie de la coupure<br />

» : « Pour diviser l’espace, il faut des coupures que l’on appelle surfaces ; pour diviser les<br />

surfaces, il faut des coupures que l’on appelle des lignes ; pour diviser les lignes, il faut des coupures<br />

que l’on appelle points » [164]. Et il cite Duchamp : « Les lames de rasoir qui coupent bien<br />

et les lames de rasoir qui ne coupent plus. Les premières ont du “coupage” en réserve. – Se servir<br />

de ce “coupage” ou “coupaison” » (DDS, 47) [164-166]. Par conséquent, la coupure n’est pas absente<br />

de l’arsenal duchampien, mais elle n’est pas indicielle : elle n’indique pas la contiguïté de deux<br />

domaines matériels (pour Duchamp ce seraient deux domaines d’apparence, et non pas des domaines<br />

d’apparition) mais la construction d’une limite formelle – dans ce sens-là la « coupure »<br />

pour Duchamp est bien proche de la « charnière ».


20<br />

| Préface<br />

13]. Coupure au sens littéral du terme : des poils de la tête, d’en dessous des ais-<br />

selles et des poils pubiens sont collés sur un rectangle de plastique. Cette composition<br />

suggestive sert d’indice du corps féminin. Paysage fautif est un rectangle de<br />

toile noire, décolorée partiellement par les restes séchés de sperme. Ce « paysage »<br />

étrange a pris de belles couleurs oxydées, et elle ne représente pas une « faute » plus<br />

grave que celle d’une masturbation dans le jeu érotique. Coupure des poils, jet de<br />

sperme, autre stratégie d’indexicalisation pointant vers le corps essentiel. La stratégie<br />

d’indexicalisation culmine dans la prothèse puisque l’infra-mince règle ici maximalement<br />

la géométrie indicielle. With my tongue in my cheek (1959) [Ill. 14] reprend<br />

une expression idiomatique en anglais qui signifie que l’on parle sans l’intention<br />

d’être vraiment sincère. L’humour, voire l’ironie, ne peut masquer le statut agonistique<br />

de cet autoportrait. Autoportrait en effet d’un homme de soixante-douze<br />

ans, bas-relief fabriqué de plâtre sur papier avec dessin en crayon, monté sur du<br />

bois. Plâtre encore de la prothèse comme le plâtre de la Feuille de vigne femelle et de<br />

l’Objet-Dard. Duchamp met littéralement la langue dans la joue et il la fait ainsi<br />

gonfler. Le plâtre est une moule qui remplit la joue creuse du vieil homme et lui<br />

donne un relief exagéré. Il s’agit bien d’un masque funéraire mais l’œil ouvert –<br />

qui n’aurait pas pu être plâtré – marque encore la vie bien que le regard soit fossilisé.<br />

L’apparence est mortuaire, également dans l’absence de couleur, marche<br />

vers la mort d’un toujours vivant [Ill. 15]. La prothèse en plâtre génère une double<br />

signifiance. D’une part, elle remplit un manque, l’absence de joue, l’absence d’un<br />

corps en vie, mais, d’autre part, par sa blancheur elle semble « manger » la vie en<br />

progressant tentaculairement jusqu’à ce que toute la tête soit plâtrée, jusqu’à ce<br />

que le masque funéraire soit complet. La prothèse préserve l’illusion de vie à travers<br />

l’image de la mort. Par conséquent, est figuré ici le seuil de la vie devant la<br />

mort, l’empreinte de la mort dans la vie, le moulage inexorable de la vie par la mort.<br />

L’écart vie-mort est infra-mince.<br />

Parois, charnières, perspectives<br />

Ce que les indices, empreintes, moulages sont à la sémiotique, les parois, charnières, perspectives<br />

le sont à la topologie. L’omniprésence de ces matrices formelles dans le<br />

commentaire lyotardien est absolue. La « logique n-dimensionnelle de la paroi »<br />

dépasse sa géométrie bi- ou tri-dimensionnelle où elle apparaît comme la tranche<br />

d’un plan, comme une ligne [92], mais en tant que matrice de la quatrième dimension,<br />

elle n’est pas visible pour l’œil, elle est par nature dissimilante [80], duplice,<br />

sophistique. L’explicitation détaillée de la « logique de charnière » [140] couvre


21<br />

| Préface<br />

plus que la moitié du livre que vous avez en mains. 14 C’est Duchamp lui-même<br />

qui introduit le terme dans ses Notes : « faire un tableau de charnière » (DDS, 42) ;<br />

« Charnière : groupe d’opérations mais agissant par “causalité ironique” » (DDS,<br />

46), précise Lyotard [144]. Il y a des charnières de toute portée et de toute étendue.<br />

La plus globalisante est celle du recouvrement (la commensurabilité) des deux<br />

grandes œuvres (« démonter une œuvre pour la remonter comme/dans l’autre »).<br />

La charnière entre les deux œuvres est alors un opérateur paradoxal d’incongruence<br />

(opposée à la congruence d’autres types de relations gouvernées par la causalité<br />

logique, comme l’implication) [146]. Parmi les dizaines d’autres « charnières »,<br />

plus locales, au niveau des micro-récits [168], il y a encore une charnière cruciale,<br />

dans le Verre, notamment les transversales séparant les deux régions, mâle et<br />

femelle, autre relation d’incongruence ou relation miroirique que l’on a déjà pu évoquer<br />

[92].<br />

Pourtant, c’est bien la/les perspective(s) ou la projection de dimensions [70-72] –<br />

plutôt les dispectives, suggère Lyotard [126-128] – qui permettent la topologisation<br />

plastique des deux œuvres de Duchamp. Jean Clair a bien indiqué l’importance de<br />

la réflexion duchampienne sur la perspective, importance « anthropologique » en<br />

quelque sorte. Cette spéculation intellectuelle de Duchamp viserait « la perspective<br />

comme relance indéfinie du désir, comme promulgation d’une absence, elle<br />

qui ne représente à la vue un objet que pour mieux le lui dérober. De cette “peine” ,<br />

briser la glace dans un jeu amoureux dont le spectacle envisagé est le désir », 15<br />

c’est sans doute le commentaire le plus sensible de nos deux œuvres. Duchamp,<br />

et Lyotard après lui, insistent sur le fait que la perspective est pleinement mathématique,<br />

qu’elle est basée sur des calculs scientifiques, mais, bien entendu, elle<br />

n’exerce pas le « pouvoir d’exactitude stupide » de la géométrie euclidienne<br />

« sur l’imagination » [126]. En fait, la perspective offre la possibilité de représenter<br />

l’espace, mais l’espace imprésentable, un espace à « retard irréparable », la perspective<br />

étant un mécanisme dissimulant le prétendu réel [114]. Tout comme les formes<br />

figurales qui ne sont que des ombres, la perspective ne saurait être intuitionée<br />

[114].<br />

14 Ce long chapitre reprend le texte de l’Abécédaire, troisième volume du Catalogue de la grande exposition<br />

Duchamp au Centre d’Art et Culture en février 1977 (commissaires : Jean Clair, Pontus<br />

Hulten, Ulf Linde), avec une extension importante vers Étant donnés.<br />

15 Jean Clair, « Marcel Duchamp et la tradition des perspecteurs », dans l’Abécédaire, op.cit., 127-128.<br />

Cet article présente sans doute la reconstruction la plus détaillée des diverses perspectives dans<br />

le Grand Verre (et dans une moindre mesure, dans Etant donnés). Voir également dans le même<br />

recueil, Ulf Linde, « La perspective dans les neuf moules mâliques », 160-165.


22<br />

| Préface<br />

Incertitude dramatique que celle de Lyotard dans son effort de capter la perspec-<br />

tive d’Étant donnés. La série de dessins [Ill. 16 et 17] témoigne du savoir plastique<br />

du docte et habile Lyotard devant la Nue d’Étant donnés. Taxinomiste, catégorialiste<br />

selon le modèle de la charnière, difficile pour lui pourtant de neutraliser l’œil et la<br />

pulsion rétinienne, difficile d’échapper à l’appel euclidien par la culture de ruses<br />

dissimilantes, toute l’âme de celui qui veut saisir parvient à se découvrir : géomètre<br />

dévoué dans la première esquisse, calculateur nerveux dans la seconde, encadreur<br />

et focalisateur dans la troisième, soulagement de celui qui finalise en perfection<br />

dans cette « vue cavalière » qu’est le quatrième dessin.<br />

Transsexus, un certain métarécit de la mise à nu<br />

Ces dessins, qu’on le sache, concernent en fait les yeux et la tête des regardeurs<br />

de cet interminable striptease de la Mariée, du déshabillage de Rrose Sélavy qui<br />

fait croire qu’elle jouit. Qu’en est-il de la jouissance de la Mariée ? Un passage des<br />

Notes trahit chez Duchamp un drôle de questionnement : « Jouissance = déchéance<br />

? […] Le dernier état de cette mariée à nu avant la jouissance qui la ferait<br />

déchoir graphiquement, nécessité d’exprimer […] cet épanouissement » (DDS, 64).<br />

Puis Lyotard de commenter : « Comment entendre la phrase ? D’un moraliste de<br />

la répression sexuelle ? D’un libertin intéressé au pouvoir plutôt qu’aux intensités<br />

? D’un de ces philosophes qui conçoivent le désir barré et la jouissance impossible<br />

? […] Non, la jouissance [fait] fera déchoir la femme pour autant qu’elle la dote<br />

d’une identité, celle de “son” sexe ; et du même coup, l’homme du “sien ” » [134].<br />

Dissimilation toujours, ruse, écart et délai, obscénité, désir et manque. « La<br />

vulve élève la vue ? ou : la vulvée lève la vue ? » [192], sourit l’ironique Marcel. On<br />

a souvent dit que « toute l’affaire Duchamp passe par les femmes » [136]. D’où ce<br />

désir d’identification, cette fascination pour tant de duplicité féminine ? Voici une<br />

des hypothèses de Lyotard : « Dira-t-on que les femmes sont le principe de la ruse<br />

amécanisante, qu’elles n’ont pas d’âme, qu’ainsi elles échappent au despotique ?<br />

Elles seraient la violence, et donc on les reléguerait. Leurs corps étant réductibles<br />

mécaniquement, ne les consacrera-t-on pas à la reproduction ou à la jouissance,<br />

ne sera-ce pas toute leur morale : ou mariées ou prostituées ? Mais alors même,<br />

ajoutera-t-on en toute confiance dialectique, elles ne cessent d’être puissantes en<br />

dissipation, parce qu’elles sont leurs corps, comme dit Klossowski. Les suppléments<br />

d’énergie qu’elles captent, elles ne les assimilent pas. Elles ne fabriquent pas de<br />

l’identité » [136].


23<br />

| Préface<br />

La mise à nu de la mariée atteste quoi au juste ? Tout n’est pas clair puisqu’il<br />

y a plusieurs métarécits à cette affaire. Le sexe même est un espace insaisissable,<br />

un principe de dissimilation [134]. Lyotard cite Duchamp dans un entretien<br />

avec Arturo Schwartz, et il commente ainsi : « Monsieur Marcel se travestit en<br />

Mlle Rrose et travaille les “coupures” [il aurait pu dire avec autant de droit, les<br />

“charnières” ]. Passant outre à l’importance donnée à la différence des sexes, et donc<br />

à leur réconciliation, il va au-delà, beyond sex. “Le sexe n’est pas la quatrième dimension.<br />

Il est tridimensionnel aussi bien que quadridimensionnel. On peut certes<br />

exprimer un par-delà le sexe en le transférant dans une quatrième dimension.<br />

Mais la quatrième dimension n’est pas le sexe en tant que tel. Le sexe n’est qu’un<br />

attribut, il peut être transféré dans une quatrième dimension, mais il ne constitue<br />

pas la définition ou le statut de la quatrième dimension […]. Le sexe est le sexe.”<br />

Le sexe, le premier, le deuxième, le troisième, etc., est un produit d’identification,<br />

une fiche de la police des désirs : ce que la costruzione legittima fait des espaces passionnels<br />

» [136-138]. Qu’y a-t-il dans un espace quadridimensionnel ? Certainement<br />

pas une réconciliation, une totalisation, une dialectique des sexes. Amèchanos [136],<br />

il y aura toujours des corps, transsexus, des corps prodigieusement efficaces et<br />

vigoureux, d’au-delà de la machinerie et de la mécanique, des corps passionnels aux<br />

stratagèmes des éclairs, peut-être.


24<br />

| Illustrations<br />

1 Le passage de la Vierge à la Mariée / The passage from Virgin to Bride<br />

Huile sur toile/oil on canvas, 59.4 × 54 cm, 1912, New York, Museum of Modern Art


25<br />

| Illustrations<br />

2 La valve Auvard / The Auvard valve<br />

Catalogue P. Hartmann, 1911<br />

3 La Mariée mise à nu … / The Bride Stripped Bare…<br />

cuivre/copperplate, 50,5 × 32,5 cm, 1968,<br />

Staatsgalerie Stuttgart, Graphische Sammlung


26<br />

| Illustrations<br />

4 Les lectures de Jean-François<br />

Lyotard / The Readings of<br />

Jean-François Lyotard i<br />

Page manuscrite/manuscript page, 1974,<br />

Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris<br />

6 Biographie de Marcel Duchamp /<br />

Biography of Marcel Duchamp<br />

5 Les lectures de Jean-François<br />

Lyotard / The Readings of<br />

Jean-François Lyotard ii<br />

Page manuscrite/manuscript page, 1974,<br />

Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris<br />

Page manuscrite/manuscript page, 1974,<br />

Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris


27<br />

| Illustrations<br />

7 Plan général du livre /<br />

General Table of Contents of the Book<br />

Page manuscrite/manuscript page,<br />

1974-1977, Bibliothèque Littéraire<br />

Jacques Doucet, Paris<br />

9 Recherche pour un titre /<br />

Searching for a Title<br />

8 Variante du plan général /<br />

Variant of the General Table<br />

of Contents<br />

Page manuscrite/manuscript page,<br />

1974-1977, Bibliothèque Littéraire<br />

Jacques Doucet, Paris<br />

Page manuscrite/manuscript page, 1977,<br />

Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris


28<br />

| Illustrations<br />

10 Objet-Dard / Dart-Object<br />

Plâtre galvanisé/galvanized plaster, 7.5 × 2.1 × 6 cm, 1951, France, collection Alexina Duchamp<br />

11 Feuille de vigne femelle / Female Fig Leaf<br />

Plâtre galvanisé/galvanized plaster, 9 × 14 × 12.5 cm, 1950, New York, collection Jasper Johns


29<br />

| Illustrations<br />

12 Paysage fautif / Wayward Landscape<br />

Fluide séminal sur astralon/seminal fluid on astralon,<br />

21 × 17 cm, 1946, Toyama, The Museum of Modern Art<br />

13 Original sans titre pour boîte dans<br />

une valise pour Matta / Untitled<br />

Original for Matta’s Box in a Valise<br />

Tête, poils axillaires et pubiens collés<br />

sur papier/head, axillary and pubic hair taped<br />

to paper, 19 × 15 cm, 1946, New York,<br />

collection privée/private collection


30<br />

| Illustrations<br />

14 La langue dans la joue /<br />

With my Tongue in my Cheek<br />

Plâtre sur crayon et papier/<br />

plaster on pencil and paper,<br />

25 × 15 × 5.1 cm, 1959, Paris,<br />

Musée national d’art moderne<br />

15 Marcel Duchamp moulé vif /<br />

Marcel Duchamp Cast Alive<br />

Moulage en bronze et jeu d’échecs/<br />

bronze cast and chess board,<br />

54.6 × 42.5 × 23.5 cm, 1967, New York,<br />

Éditions Les Maîtres


31<br />

| Illustrations<br />

16 Vue cavalière d’Étant donnés / Approximate View of Given<br />

Page manuscrite/manuscript page, 1976, Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris<br />

17 Première esquisse d’Étant donnés /<br />

First Sketch of Given<br />

Page manuscrite/manuscript page,<br />

1976, Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris


32 |<br />

Preface<br />

<strong>Herman</strong> <strong>Parret</strong><br />

The prestige of the erotic<br />

No one doubts that Marcel Duchamp is the iconoclast and the conjurer of modernist<br />

values, the elucidator of contemporary art. The practice of the readymade has problematised<br />

the very notion of the work of art as well as the function of the artist, and we have<br />

not yet recovered from this hard subversive blow that put an end to so many modernist<br />

certitudes. 1 From a more constructive perspective, Duchamp has been glorified as the<br />

founder of conceptual art, and it is the readymade that turned art into an apology for the<br />

concept. Urinal, bottle rack, coat rack, shovel, bicycle wheel, so many concept-objects that<br />

our imaginary at the beginning of this millennium will never be able to efface. However,<br />

the Duchampian arsenal abounds above all with concept-bodies, and it is the body that<br />

Duchamp conceptualises from 1909 onwards, the year when he impressionistically and<br />

tenderly paints the portrait of his sister Yvonne. Two years later he analyses in a cubist<br />

manner the bodily movement of the naked woman that descends the stairs, permanently<br />

abandoning painting around 1914 – relatively subversive theoretico-practical gesture –<br />

to take up the iconology of the co-corporeity of the bachelors and the bride from the Large<br />

Glass [Ill. i] during the years in New York, culminating, after having lived without any<br />

artistic recognition for several decades, in the enigmatic hypostasis of a radical concept of<br />

the body, this woman’s body with amputated limbs whose mass of flesh is built around a<br />

shaven and abyssal vulva: Given, 1 The Waterfall 2 The Illuminating Gas [Ill. ii].<br />

Jean-François Lyotard’s Duchamp’s TRANS/formers, written between 1974 and 1977 in<br />

the middle of the time of Duchamp’s rediscovery in France, concerns only these two<br />

major works that glorify the body in its topological conceptuality. The body according<br />

to Duchamp allows no predication by any aesthetic category – the body is neither beautiful,<br />

nor sublime, nor gracious, nor even disgusting. No interiority is disclosed there,<br />

no phenomenology will ever discover there any significance. It is in fact a question of<br />

the essential body, the body marked by sex and death, by eros and thanatos and nothing<br />

else. When Cabanne asks Duchamp about the role of eroticism in his work, he answers:<br />

1 In the first part of this introduction I take over the main ideas developed in my article “Le corps selon<br />

Duchamp” published in Protée. Théories et pratiques sémiotiques, vol. 287, no. 3, 2000, 89-100.


33 | Preface<br />

“Huge. Visible or underlying, everywhere”, and Duchamp tells Jouffroy that sex<br />

is the only thing that he really takes seriously. This “prestige of the erotic” clearly<br />

excited Lyotard [115]. However, the puns and that teeming mass of abundantly<br />

fabulous, hardly interpretable notes on the Green Box from 1934 and the White Box<br />

from 1966 introduce a certain distance towards this essential seriousness through<br />

their tone of humour, of irony (Lyotard: “ironism of affirmation” [143]), even of<br />

joy. These notes, which were to be published in 1975, 2 have been duly studied,<br />

interpreted and quoted by Lyotard in the book that you hold in your hands. One<br />

knows, moreover, that for Duchamp, sex and death do not entail anything tragic –<br />

on the contrary, “Eros, that’s life” – and concerning sex and death the sweet smile<br />

of Marcel notifies us that “there is no solution since there is no problem”. It goes<br />

without saying that the Duchampian iconology of bodies is not at all charming: it<br />

is one of androgynous bodies – Rrose Sélavy – mechanical bodies made entirely of<br />

tubes and trunks, fragmented bodies, incapable of sex and death, bodies that slide<br />

into deformity, prosthetic bodies. It is this body, of which Duchamp offers us the<br />

concept, this essential body that the Lyotardian topology reconstructs.<br />

From 1912, Duchamp experiences the phantasm of the “great machine of precision”.<br />

First the Virgin [Ill. 1], preliminary sketch of the Large Glass [Ill. i]. It does<br />

not represent so much the eroticism of nudity, like Nude Descending a Staircase,<br />

but rather already connotes, by its own title, an explicitly sexual universe. The<br />

Artificial Woman settles in, in her femininity, in her artificiality. Léger’s “tubism”<br />

is influential. Biological, gynaecological, the woman’s body becomes an amalgam<br />

of mechanical elements and abstract surfaces, moving towards the right<br />

side, hence “in transition”. Transition, like the anatomical passage of a virgin to<br />

becoming a bride, the initiatory, mystical transition to accomplished femininity.<br />

The figuration of the Bride in the Glass is thus reached, a less baroque Bride,<br />

more schematic, more compact than the Virgin who was only “in transition”. The<br />

libidinal and voyeuristic male gaze is invited to dissect with a diagrammatical precision<br />

the cadeveric machine of the Woman, and he discovers there her intimate<br />

secrets, visceral organs connected by tubes, trunks and cylinders. This alchemical<br />

engine, archetype of Femininity, exists only through objectification in the male<br />

gaze. The Bride of the Glass, culmination through schematization, through purification,<br />

nothing but essential organs for essential functioning, that is to love in<br />

2 Under the title Duchamp du signe [DDS], Paris, Flammarion (Coll. Champs), 1975 [1994]. Another<br />

collection of Notes was published in 1980 in the same collection, which Lyotard obviously could<br />

not have known at the moment of writing Duchamp’s TRANS/formers.


34<br />

| Preface<br />

order to die. The work offers us the story of this journey, groping along the arter-<br />

ies of this lovemaking machine. Gush of gaseous liquids, transported, retarded,<br />

accelerated by the Water Mill, by the Chocolate Grinder, scattered by the Great<br />

Scissors, brought together by the Chimney ventilator. What male impotence in<br />

the passage to the female domain of the Bride! The arrow loaded by the gaslight’s<br />

journey runs up against the Occular Witness, and only the Kodak Lens remains to<br />

contemplate the Bride’s desire. Like the Bachelors, the Bride too is in full bloom. Her<br />

complex mechanics are firmly balanced by the Wasp and the Weathercock below<br />

and she produces the Milky Way out of love, like the milk from a mother’s breast.<br />

Flesh, nebulous, desirous, generous, language of the Bride that shall never be<br />

heard, appeal that the gaslight touch and provoke the vaporizing orgasm, explode<br />

in the discovery of the fourth dimension. We shall see how Lyotard profoundly<br />

exploits this Duchampian thesis of the fourth dimension, this superior space<br />

transcending the illusory banality of sensorial perception, a space where bodies<br />

bloom. Duchamp often refers with delight to his Large Glass as “this great junk”, an<br />

erotico-mechanical metaphor, an iconography without shame of love, an a-sentimental<br />

speculation on the desired but unsuccessful operation of deflowering. Let<br />

us examine for a moment the figuration of the Artificial Woman. Her main organ<br />

is the hanged Female attached below by the Wasp or Sex-Cylinder and by the<br />

Weathercock. Laid down, naked – stripped by the bachelors’ insistent gazes – the<br />

Bride is a small autonomous engine whose needs are fueled by its own fragrance<br />

of love, essence of love, by the spark of its magneto-desire. These fragrant sparks<br />

are generated inside the Wasp and transported in the Hanged Female, only faintly<br />

attached, going round and round under the pressure of love’s essence.<br />

The semantic depositary of this iconographic programme is vast and open,<br />

and many an interpretant can be constructed, each completely compatible with<br />

the others. Phenomenologically, the Bride is not attractive but rather absurd. She<br />

remains a stranger, a hieroglyph to be deciphered. Is she a fossil, the skeleton of<br />

a bird? Human form, all the same, since the figure is suspended with a ring – a<br />

nuptial ring, one could wonder – on a hook. Insect – excellent metaphor of the<br />

sexual drive’s inexorability – puppet, marionette, hung while still alive since she<br />

is inhaled by the gassy breath generated by her cylinder-sex, which she will transmit<br />

in delightful pulsations to the Milky Way. Impersonal and pale beauty of an<br />

authoritarian lunar goddess, of the kind of Salammbô, Herodias, Salomé, of the<br />

kind of Mallarmé’s swan from The Virgin, Vivid and Beautiful Today, dignified and<br />

lucid, aware that her evaporating desire hides her frigidity poorly.


35<br />

| Preface<br />

Structurally, the domain of the Bride is more confused, more diffuse than that<br />

of the bachelors. More oblique lines, more curves, the domain of the Bride seems<br />

more biological than geometrical, certainly more organic than mechanical. André<br />

Breton notes it too, in Lighthouse of the Bride: “The foundation of the Bride is a motor.<br />

But before being a motor that transmits its timid-force, she is this very timidforce.<br />

This timid-force is a kind of a toy car, essence of love which, distributed to<br />

quite feeble cylinders, within the reach of the sparks of her continuous life, aids in<br />

the blossoming of this virgin arrived at the end of her desire.” 3 Consequently, the<br />

timid-force is vital and biological before transposing itself into the mechanical. The<br />

stripping of the Bride bares everything, all the way to the internal body, disclosing<br />

to us the visceral contractions of organs. The Green Box confirms Duchamp’s interest<br />

in machines, steam machines, fermentation machines, electrical machines,<br />

optical machines as well. In fact, steam, fermentation, electrical sparks, optical<br />

projection all guide, in the Large Glass, the Journey of the Illuminating Gas. However,<br />

Duchamp is just as fascinated with anatomical dissection and the radiography of<br />

internal organs – he claims that the radiography of two bodies during copulation<br />

provides an instantaneous photo of the fourth dimension...<br />

Duchamp often leafed through catalogues of medical instruments, particularly<br />

gynaecological instruments, and it is certain that he meditated on the Auvard valve<br />

as it was presented in the Hartmann catalogue of 1911, 4 an instrument that, once<br />

inserted into the uterus, achieves the highest degree of proximity with the essential<br />

[Ill. 2]. Reconciliation, therefore, of the mechanical and the biological, a metonymical,<br />

dizzying slide of the content towards the container. Let us not suppress,<br />

in this instant, this unnamable discovery. The Hanged Female is an Auvard valve,<br />

and the Duchampian figuration of the Artificial Woman is thus the interface of the<br />

biological container and the mechanical content, interface of the uterus moulding<br />

the Auvard valve. The drawing that Duchamp made in February 1968, a few<br />

months before his death, shows us “his last Bride” [Ill. 3], wrapped in her fantasmatic<br />

halo, this Hanged Female, this time entirely of flesh. Figurative continuity<br />

from the Auvard valve to the Hanged Female, from the Hanged Female to the “last<br />

Bride” that he takes with him into death, the coherence is rather unbearable...<br />

3 In Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp. Avec des textes de André Breton et de H. P. Roche, Paris, Trianon<br />

Press, 1959. Breton’s text, “Phare de la Marée”, is on page 88-94; the quote is from page 93. [Unless<br />

otherwise indicated, all translations from the French are our own.]<br />

4 I owe this information to Juan Antonio Ramirez, Duchamp: Love and Death, Even, London: Reaktion<br />

Books, 1998, 139. Ramirez’s book poses the essential questions with regard to Duchamp.


36<br />

| Preface<br />

The story of the Journey of the Illuminating Gas stages a fantastic natural trag-<br />

edy, yet a tragedy that ought to move us to joy, not to tears. Duchamp, as Nietzsche<br />

wanted it, says YES to life. EpanOUIssement, éblOUIssement, jOUIssance, at the heart<br />

of these three typically Duchampian words there is the last word: OUI [YES]. 5<br />

Neither pessimistic nor optimistic, the staging of the Large Glass confronts us with<br />

the rite of love, the need of the Bachelors and the Bride to bloom, the need of an<br />

abundant discharge of semen, the need of a generous lactification, semen and<br />

milk, liquids sacrificed in the rite of love, in vain, perhaps, but not really, useful all<br />

the same when it is necessary to learn how to die every day of one’s life.<br />

Needless to say, the Duchampian body owes nothing to the classical aesthetic<br />

canon, nor is it the body of “modern life”, as in Manet. This body has nothing<br />

existential. It is not a lived body but rather the body dissected under the eye of<br />

the surgeon, the gynaecologist, the body that is always “under the eye” of the eyewitnesses<br />

in the Large Glass; but also that of the voyeur piercing with his libidinal<br />

gaze the two tiny holes of the heavy gate that yields the woman of Given [Ill.<br />

ii], who shows herself as in a peepshow, forever untouchable. The eroticism in<br />

Duchamp is insistent, cerebral, obsessional. Given is completely organised around<br />

the gaping, shaven, smooth-surfaced sex of a woman lying down as though after<br />

orgasm. Lyotard suggests that the right half of the body is male, the left female,<br />

the viewer being subjected to the defiant Duchampian spirit, which loves to display<br />

androgynous duplicity [53]. Furthermore, it is true that Given makes a mockery<br />

of Courbet’s The Origin of the World and “this dirty blond wig” that covers the<br />

belly of the woman exposed in this painting. Compared to The Origin of the World,<br />

Given surely adds three-dimensional depth and offers an increase of visibility: the<br />

light is excessively intense and the flesh too coarse-grained. Jean Clair offers the<br />

following description: “In Given, [the body] appears as an envelope without interior,<br />

an empty carcass, a hollow mould, a shell without flesh, a film, an illusion.” 6<br />

A single hand is visible: it brandishes an incandescent and phallic Bec Auer, 7 the<br />

5 This brilliant remark is made by Jean Suquet, Marcel Duchamp ou l’éblouissement de l’éclaboussure,<br />

Paris : L’Harmattan, 1998, 77. [Translators’ note: the figural value of these words that include the<br />

French “yes” (“oui”) has no analogue in English. Literally, they mean “blooming”, “blossoming”,<br />

or “flowering”; “bedazzlement”, and “joy”, “pleasure”, or “enjoyment”. “Jouissance” can here to<br />

be taken in a psychoanalytic register.]<br />

6 Jean Clair, “Sexe et topologie” in Marcel Duchamp, l’abécédaire, Paris, Centre National d’Art et de<br />

Culture Georges Pompidou, 1977, 55.<br />

7 Translators’ note: the “Bec Auer” (“gas lamp”) is Duchamp’s term for the lamp that the woman<br />

of Given holds. Various segments of Duchamp’s work are turned into proper names through<br />

capitalization, and are often left untranslated.


37<br />

| Preface<br />

sole male presence, this illuminating gas, fecund but kept away from the sex, nonencounter<br />

as in the time of the Large Glass, lamp still held in order to completely<br />

illuminate the undeniable punctum. 8<br />

The passage of Jean Clair<br />

Lyotard’s interest in the two masterpieces of Marcel Duchamp clearly concerns<br />

neither the represented story nor the idiosyncratic iconography of the images.<br />

Rather, Lyotard develops a specifically deconstructionist heuristic of topological<br />

justice [69]. This “topological justice” makes Duchamp a model of political<br />

thought [57]. It goes without saying that the making of that model distances itself<br />

then from Plato and equally from Kant, while moving towards Ovid and Apuleius<br />

and, quite obviously, the later Nietzsche [207]. The locus of this position may seem<br />

uncertain, inconsistent and contingent, revealing itself to the artist and the philosopher-commentator<br />

in a genre of discourse, a style that loves its contingency,<br />

that throws together its fragments of doctrine, that hardly masks its theoretical<br />

apathy [143]. It is futile to interpret, pronounces Duchamp and Lyotard with him,<br />

since the work is a space of “dissimilating metamorphoses” [97]; it is uncommentable,<br />

though there is nothing mystical in it, and inconsistent without being insignificant<br />

– it is the incommensurable that lives on in the style of the artist and his<br />

commentator [55]. Let us cultivate the non-sense like a treasure. Let us speak of<br />

Duchamp “as a machine-like phrase maker” [57] – and to speak mechanically of<br />

Duchamp is always “without any assignable reference” [65]. Long live “inexact<br />

precision” [111].<br />

What about the “political topology” that Lyotard proposes to think in his<br />

book on Duchamp? In Incongruences, the first section of the book, it is surprising<br />

to see that Duchamp’s work is superimposed onto a political structure of society,<br />

the place of the worker behind the machine [57-63]. Yet it quickly becomes clear<br />

that this “political topology” concerns another war, the one that Duchamp wages<br />

against the eye, against retinal stupidity [125], and Lyotard quotes many a sentence<br />

from the notes in Duchamp du signe in favour of a “certain inopticity” (DDS, 118):<br />

one has to steer clear of all visual experience (DDS, 110). Duchamp preaches that<br />

perception is a “leisurely stroll”, or even a tactile perception (DDS, 125): no overall<br />

8 Jean-François Lyotard gives the following description of the punctum: “The vulva that you can’t<br />

fail to notice – it’s all you see – is denuded of all hair (whereas the armpits are hairy – this isn’t<br />

a child) ; the thighs are spread apart; the erect large labia are open. They let us see not only the<br />

tumescent small labia but also the gaping orifice of the vagina and even the swollen vestibulary<br />

bulbs around the lower commissure. The vulva looks up? Or, the vulva-full looks up?” [193]


38<br />

| Preface<br />

view, but an eye without memory [105]. It is true and dangerous that the eye needs to<br />

believe, to unify, to be intelligent. That is why, Lyotard points out, Duchamp rails<br />

at “retinal” painting, rails against the phenomenological horizon: “as stupid as<br />

a painter”. You have to “blind the eye that thinks it sees something; you have to<br />

make a painting of blindness that plunges the sufficiency of the eye into rout” [107].<br />

This potent discourse against oculocentrism also introduces a nice distinction<br />

between the appearance of an object and its apparition. Here are Duchamp’s determinations:<br />

“the first is the totality of usual sensorial data enabling one to have<br />

an ordinary perception of the object” (DDS, 120), while the “second is the (formal)<br />

mould of the first”. And Lyotard is quite happy to be able to show that it is very<br />

much a question of two different spaces. That which the viewer sees on the Glass is<br />

the object that the eye composes, the appearances, the images that act on the retina.<br />

Opposed to the appearances and their “furtive exhibitionist machination” are the<br />

apparitions, these formal matrices, and “their asceticism turned against visual habits<br />

and in the face of that severe machinesque pedagogy” [189].<br />

This “political topology” is obviously characteristic of Lyotardian thought, but<br />

this thought knew to rely on some excellent intuitions of Jean Clair in these<br />

years when Duchampism triumphed in France. In 1975 Jean Clair publishes his<br />

Marcel Duchamp ou le grand fictif. Essai de mythanalyse du grand verre, 9 where he “aims<br />

at a Duchamp shining and cold as a dagger”. 10 One has to remember that Jean<br />

Clair was the curator of the major Duchamp exhibition of 1977 at the National<br />

Museum of Modern Art (Georges Pompidou National Centre of Art and Culture,<br />

Paris). Lyotard appreciates Jean Clair’s book and dedicates a laudatory review to<br />

it entitled Marcel Duchamp or the Great Sophist. 11 Lyotard, just like Clair, notes that<br />

“Duchamp chooses the side of Kafka, Jarry, Nietzsche: the sophists against the<br />

philosophers, the dissimulators against the assimilators, the ‘artists’ against the<br />

reasoners, celibate machines against industrial mechanics” [85]. Duchamp, the<br />

anti-platonic, the anti-Euclidean, the anti-hermeneutic, turns against the centre<br />

and the last instance, against exclusive Truth, against history and God. He is for<br />

the mechanics of multiplicities and intensities, he, the constructor and apologist<br />

of machines of seduction. With the machine, this cunning artifice, nature and<br />

measure are done with – it is this that this anti-romantic and ironic dandy teaches<br />

9 Paris, Galiléé, 1975.<br />

10 Ibid., 35.<br />

11 L’Art Vivant, March/ April 1975, 34-35.


39<br />

| Preface<br />

us with his concept-bodies. But Husserl and Alberti also are dethroned in favour<br />

of Gaston de Pawlowski, Poincaré, Dedekind and Riemann: one has to travel now<br />

on the plenitude of surfaces, be moved by the excess of passions, by the excess of<br />

drives. Journey to the Land of the Fourth Dimension12 is the title of a book by Pawlowski<br />

that Duchamp often had in his hands [165]. Lyotard refers to the Duchamp of<br />

Jean Clair, the one of this geometry in which there is no ultimate space, no “natural”<br />

place, and it is thus that the space of the Large Glass should be deciphered,<br />

as a space in n-dimensions of which Jean Clair establishes a certain topology in his<br />

book. The rather hermeneutical interpretations of Duchamp were common: esoteric<br />

(Breton), alchemical (Sanouillet, Lebel, Pontus Hulten, Linde), Freudian and<br />

Jungian (Schwarz), cabalistic (Burnham), shamelessly religious (Calvesi), mildly<br />

symbolic (Paz). Jean Clair, by contrast, approaches the Large Glass as the staging of<br />

a “sophisticated machinery of spaces in n-dimensions”, and Jean-François Lyotard<br />

will apply this same topological “method” to Given in his article Inventory of the Last<br />

Nude, his contribution to the Abécédaire, the third volume of the publication on the<br />

occasion of the major 1977 exhibition (the extended version of this article forms<br />

the chapter Hinges in the present volume). Moreover, Lyotard follows a very plausible<br />

architectural intuition: that the two great works, the Large Glass and Given,<br />

would be reciprocal mirroric returns... 13 This mirroric operation that puts in place the<br />

most essential “hinge”, that of the Glass and of Given, is not simply specular and replicative.<br />

The mirroric operation cannot be trusted because it is sly; it dissimulates<br />

without finality, incongruity of similarities, a geometry that does not at all permit<br />

any decision on a duplicity of identity [96-98]. And Lyotard insists that the specular<br />

results from an aesthetics and a politics of representation, from a “communicative<br />

12 Published in 1912. A new edition appeared in 1962 from Denoël (collection “Présences du futur”).<br />

13 “So we will ask the question: are the Large Glass and Given, one to the other, in a perfect reciprocity,<br />

not mirroric returns? If it were possible, within a quadri-dimensional expanse, to fold the Glass<br />

onto Given, to make one coincide with the other, then the Bride would finally appear as she is,<br />

identified, placed in this state where interior and exterior, outside and inside, are one and the<br />

same thing.” (Sex and Topology [Eroticism], in Abécédaire, op. cit., see note 5, 58). And Lyotard comments<br />

in Duchamp’s TRANS/formers as follows: “The relation between the Large Glass and the last<br />

work, Given, is itself a projection or a group of projections, which passes all the elements of the<br />

Glass into those of the last Nude. Each element undergoes a singular transformation. We ought<br />

to be able to find the transforming apparatus, which must be very complex. I will briefly say<br />

that you pass from an ascetic and critical plastic formulation, that of the Glass, to a popular, pornographic,<br />

pagan formulation, that of Given, but both of them are formulations of one and the<br />

same object [...] according to two incongruent but symmetrical temporalities in the two great<br />

works: the time of the Large Glass is that of a stripping naked not yet done; the time of Given is that<br />

of a stripping naked already done. The Glass is the “delay” of the nude; Given is its advance.” [75]


40<br />

| Preface<br />

logic of structures and signs” [133]. This is why the signitive specular is fully semi-<br />

otic, whereas the mirroric is topological. This is a return to the tendency of surpass-<br />

ing the semiotic in the Lyotardian topology.<br />

If the passage of Jean Clair was essential to the constitution of Lyotard’s think-<br />

ing on Duchamp [66], an entire important range of literature on Duchamp was<br />

exhaustively studied in the course of writing Duchamp’s TRANS/formers. A manuscript<br />

note from June 1976 [Ill. 4/5] enumerates seven volumes that Lyotard<br />

intended to read in the preparation of his text. There were Duchamp’s Writings,<br />

which were about to be published under the title Duchamp du signe14 (1975, under<br />

point 3), another edition of Duchamp’s texts in English (translated by Cleve Gray,<br />

1967, under point 4), then the great classics: the Jean Clair already presented (1975,<br />

under point 5), Jean Suquet (1974, under point 6), Pierre Cabanne’s interviews<br />

with Duchamp (1967, under point 1) and also Arturo Schwarz’s Complete Works of<br />

Marcel Duchamp (1969), a reference work including the most complete inventory of<br />

Duchamp’s works (under point 2). It is an impressive abundance of research testifying<br />

to the seriousness of Lyotard’s scholarship. Other preparatory documents,<br />

like Duchamp’s biography [Ill. 6], the plan of Hinges [Ill. 7], the overall detailed<br />

plan [Ill. 8], and the choice of the title [Ill. 9], prove this even more.<br />

The precision of the machine<br />

The “political topology” presupposes a concept-machinal body. For Duchamp, the<br />

organic body is actually a machine whose “mechanism is a trap set for the forces of<br />

nature” [77]. And Lyotard notices how Duchamp loves machines without taste or<br />

feeling, anonymous machines. The “question of the author and of authority” is<br />

abolished. Long live the machinations of engineering. The Duchampian machines<br />

are singular and spontaneous inventions [101] (consequently, not industrial); they<br />

have a faculty of cunning [79-81], they are dissimulative, they escape power and<br />

technique [97-99]. Funny machines, these sophistic machines [83], since they are<br />

a “battery of metamorphosis” [75] meant to redistribute energy, to multiply the<br />

set-ups. Exploiting the “sophistical” remarks of Gaston de Pawlowski, Duchamp<br />

strives for his machines to achieve a geometry in n-dimensions that will dictate<br />

the staging of the Large Glass and Given. This topological geometry comprehensively<br />

orients the Lyotardian commentary on Duchampism. A point of view that is an<br />

alternative to this topologisation yet complementary to it nevertheless prevails in<br />

14 Translated as The Writings of Marcel Duchamp, ed. Michel Sanouillet and Elmer Peterson, trans.<br />

Elmer Peterson, New York, 1989.


41<br />

| Preface<br />

numerous formal analyses of Duchamp’s two masterpieces: rather semiotic and<br />

Peircian in orientation, it concerns a qualification with the help of the notion of<br />

indexicality. I shall say a few words about it before proceeding to the topological<br />

categories in Duchamp’s TRANS/formers.<br />

Indexes, imprints, moulds<br />

One can rightly argue (it is more or less the position of George Didi-Huberman)<br />

that Marcel Duchamp’s art, that is, the semio-eroticism of Rrose Sélavy, is indexical.<br />

No object from the Duchampian galaxy is either symbolic or iconic. Duchamp<br />

glorifies the linking of infra-mince differences, the metonymisation of concepts,<br />

the contiguity of matter. All creative dynamism is placed under the sign of the<br />

imprint, of the trace, of the mould. Mistrust of allegory, of symbolism. The signifier<br />

does not signify through symbolic convention like “serious” language and art<br />

with a message or expressive art. It rather does so through the chance of metonymic<br />

associations. Moreover, this uninterrupted series of Duchampian puns signifies<br />

in this way. Art does not narrate anything, it does not refer to anything, it<br />

syntagmatises the convex and the concave, the solid and the empty, the penis and<br />

the vulva according to the indexical geometry of the infra-mince. As a result, there<br />

is nothing symbolic, no reference to a signified via an arbitrary signifier. Neither is<br />

there anything iconic, since no ontology of referents calls upon mimesis. Art is the<br />

imprint of life: if there is distance between art and life, it can only be infra-mince.<br />

As Dard-Object15 [Ill. 10] is the index of the Female Fig Leaf [Ill. 11]. The machine’s<br />

fragments of essential flesh reciprocally indexicalise each other.<br />

A brief commentary on and a few examples of Duchampian strategies of indexicalisation:<br />

the cut and the prosthesis. The cut is surely the most dramatic strategy of<br />

indexicalisation. 16 Twenty of the Boxes in a Suitcase from 1946 contain the Faulty<br />

Landscape [Ill. 12] and another eight this constellation without title of cut hair [Ill. 13].<br />

15 Translators’ note: the French “Objet-dard” is a typical Duchampian pun, based on the noun “objet<br />

d’art” (“object of art” or “art object”). The French word “dard” (dart) is slang for “penis”.<br />

16 Lyotard mentions how Poincaré takes over from Dedekind the syntagm “theory of cuts” [165]:<br />

“In order to divide space, you need cuts that are called surfaces; in order to divide surfaces, you<br />

need cuts that are called lines; in order to divide lines, you need cuts that are called points.” Duchamp<br />

comments: “The razor blades that cut well and the razor blades that no longer cut. The<br />

former have ‘cutting’ in reserve. – Use this ‘cutting’ or ‘cuttage’” (DDS, 47) [165-167]. As a result,<br />

the cut is not absent from the Duchampian arsenal, but it is not indexical: it does not indicate the<br />

contiguity of two material domains (for Duchamp they would be two domains of appearance and<br />

not domains of apparition) but rather the construction of a formal limit – in this sense the “cut”<br />

for Duchamp is rather close to the “hinge”.


42<br />

| Preface<br />

Literally a cut: the hair of the head, the armpit hair and the pubic hair are glued<br />

on a plastic rectangle. This suggestive composition serves as an index of the feminine<br />

body. Faulty Landscape is a rectangle of black cloth partially discoloured by the<br />

dried remains of sperm. This strange “landscape” has taken on beautiful oxidised<br />

colours, and it does not represent a “fault” more serious than that of masturbation<br />

in the erotic game. The cutting of hair, ejaculation, another strategy of indexicalisation<br />

pointing towards the essential body. The strategy of indexicalisation culminates<br />

in the prosthesis, since here the infra-mince rule maximises the indexical<br />

geometry. With my tongue in my cheek (1959) [Ill. 14] is an idiomatic expression in<br />

English meaning that one speaks without the intention of really being serious. The<br />

humour, or even the irony, cannot mask the agonistic status of this self-portrait.<br />

In fact, the self-portrait of a seventy-two year old man, bas-relief made of plaster<br />

on paper with a pencil drawing, set on wood. Again, plaster cast of the prosthesis,<br />

like the plaster of the Female Fig Leaf and of the Dard-Object. Duchamp literally puts<br />

the tongue into the cheek and thus blows it up. The plaster is a mould that fills up<br />

the old man’s hollow cheek and gives him an exaggerated relief. It has to do with<br />

a funerary mask, but the open eye – which could not have been plastered – still<br />

signals life, although the gaze is fossilized. The appearance is mortuary, equally<br />

in the absence of colour, a march towards death of someone still living [Ill. 15].<br />

The plaster prosthesis creates a double significance. On the one hand, it fills a lack,<br />

the absence of a cheek, the absence of a living body. But on the other, through its<br />

whiteness it seems to “eat” life, in progressing like a tentacle until the entire head<br />

is plastered, until the funerary mask is complete. The prosthesis preserves the illusion<br />

of life across the image of death. As a result, the threshold of life before death<br />

is depicted here, the imprint of death in life, the inexorable mould of life by death.<br />

The life-death gap is infra-mince.<br />

Partitions, hinges, perspectives<br />

What indexes, imprints, casts are to semiotics, partitions, hinges, perspectives are to<br />

topology. The omnipresence of these formal matrices in the Lyotardian commentary<br />

is absolute. The “n-dimensional logic of the partition” exceeds its bi- or tridimensional<br />

geometry where it appears as the slice of a plane, as a line [93], but<br />

as matrix of the fourth dimension it is not visible to the eye: it is by nature dissimilating<br />

[81], duplicitous, sophistical [141]. The detailed explication of the “hinge


43<br />

| Preface<br />

logic” [141] covers more than half of the book that you hold in your hands. 17 It is<br />

Duchamp himself who introduces the term in his Notes: “make a hinge picture”<br />

(DDS, 42); “hinge: group of operations acting through ironic causality” (DDS, 46).<br />

There are hinges for any range and for any expanse. The most comprehensive is<br />

that of the overlap (the commensurability) of the two major works (“take a work apart<br />

to put it back together as/ inside the other”). The hinge between the two works is<br />

thus a paradoxical operator of incongruence (opposed to the congruence of other<br />

types of relations governed by logical causality, like implication) [147]. Amongst<br />

the dozens of other “hinges”, more local ones, at the level of “micro-narratives”<br />

[169], there is still one crucial hinge, in the Glass, notably the transversals separating<br />

the two regions, male and female, another relation of incongruence or the mirroric<br />

relation that has already been evoked [93].<br />

However, it is the perspective(s) or the projection of dimensions [71-73] – rather, the<br />

dispectives, as Lyotard suggests [127-129] – that allows for the plastic topologization<br />

of Duchamp’s two works. Jean Clair indicated very well the importance of the<br />

Duchampian reflection on perspective, an “anthropological” importance in a way.<br />

This intellectual speculation of Duchamp would aim at “perspective as indefinite<br />

revival of desire, as promulgation of an absence, the perspective that represents<br />

an object to vision only to deprive vision of it all the more. For this ‘sorrow’, to<br />

break the ice in an amorous game where the envisaged spectacle is desire”, 18 is<br />

surely the most sensible commentary on our two works. Duchamp, and Lyotard<br />

after him, insists that perspective is fully mathematical, that it is based on scientific<br />

calculations, but of course, it does not exercise “the power of stupid exactitude<br />

of Euclidean geometry on imagination” [127]. In fact, perspective offers the<br />

possibility of representing space, but unpresentable space, a “delayed irreparable”<br />

space, perspective being a mechanism dissimulating the alleged real [115]. Just like<br />

the figural forms that are mere shadows, perspective cannot be intuited [115].<br />

A dramatic uncertainty, like that of Lyotard in his effort to capture the perspective<br />

in Given. The series of drawings [Ill. 16 and 17] testifies to the plastic knowledge<br />

of the learned and proficient Lyotard in front of Given’s Nude. Taxonomist,<br />

17 This long chapter takes up again the text of the Abécédaire, the third volume of the catalogue of<br />

the major Duchamp exhibition at the Centre for Art and Culture, February 1977 (curators: Jean<br />

Clair, Pontus Hulten, Ulf Linde), with an important expansion around Given.<br />

18 Jean Clair, “Marcel Duchamp et la tradition des perspecteurs”, in Abécédaire, op. cit., 127-128. This<br />

article probably presents the most detailed reconstruction of the diverse perspectives in the<br />

Large Glass (and to a lesser degree, in Given). See also in the same collection, Ulf Linde, “La perspective<br />

dans les neuf moules mâliques”, 160-165.


44<br />

| Preface<br />

categorialist according to the model of the hinge, it is nonetheless difficult for him<br />

to neutralize the eye and the retinal drive, it is difficult to escape the Euclidean<br />

appeal through the culture of concealing stratagems. The entire soul of the one<br />

that wants to grasp reaches self-discovery: devoted geometer in the first sketch,<br />

nervous calculator in the second, framer and focalizer in the third, relief of the one<br />

who finishes perfectly in this “cavalier view” that is the fourth drawing.<br />

Transsexus, a certain meta-narrative of stripping<br />

These drawings, let it be known, pertain in fact to the eyes and the head of the<br />

viewers of this interminable striptease of the Bride, the stripping of Rrose Sélavy,<br />

who pretends that she is reaching orgasm. What about the pleasure of the Bride?<br />

A passage from the Notes betrays in Duchamp an amusing questioning: “Pleasure<br />

= decline? The last state of this nude Bride prior to the pleasure which [brings about<br />

her fall, scratched out] would graphically bring about her fall, necessity to convey [...]<br />

this blossoming” (DDS, 64). And Lyotard comments: “How are we to understand<br />

this sentence? As that of a moralist of sexual repression? Of a libertine interested<br />

in power rather than in intensities? Of one of those philosophers who conceive<br />

desire as barred and bliss impossible? [...] No, bliss [makes] would make will make<br />

the woman fall inasmuch as she endows it with an identity, that of ‘her’ sex; and<br />

thereby endows the man with ‘his’” [135].<br />

Always dissimulation, ruse, distance and delay, obscenity, desire and lack. “The<br />

vulva looks up? Or, the vulva-full looks up?” [193], Marcel smiles ironically. It has<br />

been said enough that “The whole Duchamp affair goes via women” [137]. Whence<br />

this desire of identification, this fascination with so much feminine duplicity?<br />

Here is a hypothesis from Lyotard: “Shall we say that women are the principle of<br />

the a-mechanizing cunning, that they have no soul, and thus they escape the despotic?<br />

They would be violence, and so they would be relegated. Their bodies being<br />

mechanically reducible, won’t they be devoted to reproduction or to pleasure,<br />

won’t that be their whole morality: either married or prostituted? But even then,<br />

shall we add in full dialectical confidence, they do not cease to be powerful in dissipation,<br />

because they are their bodies, as Klossowski says. The supplements of energy<br />

they capture are not assimilated by them. They do not fabricate identity” [137].<br />

What does the stripping of the bride prove, exactly? Since there are several metanarratives<br />

involved in this affair, not everything is clear. Sex itself is an imperceptible<br />

space, a principle of dissimulation [135]. Lyotard cites Duchamp in an<br />

interview with Arturo Schwartz, and he comments as follows: “Monsieur Marcel


45<br />

| Preface<br />

transvests himself as Mademoiselle Rrose and works the ‘cuts.’ Going beyond the<br />

importance given to the difference of the sexes, and hence to their reconciliation, he<br />

goes beyond, beyond sex. ‘Sex is not the fourth dimension. It is tridimensional as<br />

much as quadri-dimensional. One can of course express a beyond of sex by transferring<br />

it into the fourth dimension. But the fourth dimension is not sex as such.<br />

Sex is merely an attribute: it can be transferred to a fourth dimension, but it does<br />

not constitute the definition or the status of the fourth dimension […]. Sex is sex.’<br />

Sex, the first, the second, the third, etc., is a product of identification, a file card of<br />

the desire-police: it is what the costruzione legittima makes of the spaces of passion”<br />

[137-139]. What is contained in a quadri-dimensional space? Surely not a reconciliation,<br />

a totalisation, a dialectic of sexes. Amèchanos [137], there will always be bodies,<br />

transsexus, prodigiously effective and vigorous bodies, a beyond machinery and<br />

mechanics, passionate bodies with stratagems of flashes, perhaps.<br />

Translated by Vlad Ionescu and Peter W. Milne


Jean-François Lyotard<br />

Les Transformateurs Duchamp<br />

« Je pensais à un livre,<br />

mais je n’aimais pas cette idée. »<br />

Marcel Duchamp (à J. J. Sweeney)


Jean-François Lyotard<br />

Duchamp’s TRANS/formers<br />

“I was thinking of a book,<br />

But I didn’t like that idea.”<br />

Marcel Duchamp (to J.J. Sweeney)


48<br />

|<br />

Incongruences<br />

Déclaration<br />

Je ne dis pas que tout ce qui va suivre est faux ni que c’est vrai ni non<br />

plus que ce n’est ni faux, ni vrai, ni vrai-et-faux, ni un peu faux et un<br />

peu vrai. Mais se pourrait-il que M. Duchamp ait cherché et obtenu,<br />

ou Mlle Sélavy ait cherché et obtenu, en matière d’espace et de temps<br />

et en matière de matière et de forme, la contrariété ? Vous préférez dire<br />

l’incommensurabilité ?<br />

Plainte<br />

Je proteste qu’il n’y a pas à être plus sentencieux que ne l’est M. Marcel.<br />

Il atteint le comble du sentencieux, chacune de ses phrases énigmatiques<br />

fait sentence, chacun de ses produits bizarres mouche. Telle est sa dureté.<br />

La dureté de qui ? La dureté de la phrase, du produit de M. Marcel ? ou<br />

celle de M. Marcel ? Il nous a eus avec sa phrase dure et sentencieuse. Il<br />

nous a asphyxiés. On ne peut plus rien dire. Mais voir ? Voir pas davantage.<br />

Le Verre, rien à voir, transparent. Étant donnés, rien qu’une vulve à<br />

voir, et pour cette raison rien qu’un con pour voir.<br />

Amendement<br />

Mais non, c’est le contraire. Sa dureté ne vient pas du sentencieux de ses<br />

phrases et produits, mais de leur obscurité. Ou même de l’obscurité de<br />

leur destination. Vous savez où ça va, tout ça ? – Quoi, ça ? – Vous savez<br />

où mènent ces phrases ? – Mener, aller ? – Vous savez quelle finalité est<br />

la leur, quelle fin elles visent ? Eh bien à part une, je n’en vois pas : nous<br />

faire parler. Nous faire nous questionner les uns les autres, ou chacun<br />

lui-même, à son sujet. Il nous conduit à le commenter. Sa phrase obscurissime<br />

appelle nos phrases à commenter sentencieusement sa phrase.<br />

– Donc prolifération des sentences phraseuses, quel mal ? – Aucun mal,<br />

aucun bien, et aucun ni l’un ni l’autre. En se soustrayant, par leur obscurité,<br />

ses phrases attirent les nôtres à venir s’additionner. Nous sommes<br />

ainsi contraints d’être beaucoup plus phraseurs que M. Marcel. Et quant<br />

à voir, c’est pareil. Vous mettez vos yeux dans les trous de la porte espagnole,<br />

vous voyez une vulve éclairée en plein par une spotlight de 150<br />

watts, sans poil, et vous croyez voir tout ce que vous voulez voir. Que<br />

les transformateurs duchamp


49<br />

|<br />

Incongruences<br />

Declaration<br />

I don’t say that what follows is all false, nor that it’s all true, nor that it’s neither<br />

false nor true nor both-true-and-false, nor a bit false and a bit true. But<br />

could it be that Monsieur Duchamp sought and obtained, or that Mlle Sélavy<br />

sought and obtained, contrariety in the matter of space and time and in the<br />

matter of matter and form? You prefer to say incommensurability?<br />

Complaint<br />

I protest that there is no being more sententious than M. Marcel. He reaches<br />

the height of sententiousness, each of his enigmatic sentences lays down<br />

a sententia in each of his strange little jottings. Such is his hardness. Whose<br />

hardness? The hardness of Monsieur Marcel’s sentence or product? Or<br />

Monsieur Marcel’s own hardness? He’s tricked us with his hard and sententious<br />

sentence. He has asphyxiated us. You can’t say anything anymore. But<br />

seeing? Seeing no more than saying. The Large Glass, 1 nothing to see, transparent.<br />

Given, 2 nothing to be seen but a vulva, and for that reason nothing but a<br />

cunt to see with.<br />

Amendment<br />

But no, it’s the opposite. His hardness does not come from the sententiousness<br />

of his sentences and products, it comes from their obscurity. Or even<br />

from the obscurity of their destination. Do you know where it’s all going?<br />

– All what? – Do you know where these sentences are leading? – To lead, to<br />

go? – Do you know what purpose they have, what end they aim for? Well, I<br />

don’t see any except for one: to make us speak. To make us ask each other, or<br />

ourselves, about it. It leads us to make commentary on it. His highly obscure<br />

sentence calls for our sentences to comment sententiously on his sentence.<br />

– Hence the proliferation of wordy sententiae, and what’s the harm? No harm,<br />

no good, and no neither-nor either. By being elusive, through their obscurity,<br />

his sentences attract ours to come forth and add themselves on. Thus we are<br />

1 The Bride stripped bare by her Bachelors, even (The Large Glass); translation of La Mariée mise à nu par<br />

ces Célibataires, même (Le Grand Verre) (New York, 1915-23; Paris, 1912).<br />

2 Given: 1. The Waterfall, 2. The Illuminating Gas; translation of Etant donnés: 1° la chute d’eau, 2° le<br />

gaz d’éclairage (New York, 1946-1966).<br />

duchamp’s trans/formers


50<br />

| Incongruences<br />

vouliez-vous donc voir par les trous de la porte ? Justement après l’avoir<br />

vu, ce trou de femme, vous ne savez plus. Ça et pas ça. Vous croyiez<br />

avoir voulu voir ça, vous constatez ne plus vouloir le croire. Trous sur<br />

trou. Qu’y a-t-il à voir d’un trou ? Un trou, dit Mme Rrose, est fait pour<br />

voir, non pour être vu. À travers, tel est un trou. Percée et perspicacité.<br />

Qu’avez-vous donc vu ? De quoi voir.<br />

Didactique<br />

Cette idée peut se faire appréhender aisément du regardeur : en inversant<br />

le haut et le bas de I’image de la Femme Nue (telle qu’elle est donnée dans<br />

l’étude nommée Étant donnés le gaz d’éclairage et la chute d’eau et datée<br />

de 1948-1949), il ne peut manquer d’apercevoir le profil d’un Polichinelle<br />

dont le nez est formé par la cuisse gauche sectionnée, le menton en<br />

galoche par le bras gauche également interrompu, la bouche fuyarde par<br />

l’ombre que porte le sein gauche sur le thorax, et l’étroite fente oculaire<br />

par le sexe. Et s’il éprouve la moindre inquiétude touchant la légitimité de<br />

notre Méthode qu’il prenne courage en se reportant au Système Wilson-<br />

Lincoln (DDS, 93) 1 , lequel consiste à tirer d’un même trait de ligne deux<br />

profils dissemblables, imbriqués à vrai dire selon l’axe non pas vertical du<br />

haut et du bas comme ici, mais horizontal de la droite et de la gauche.<br />

Le Polichinelle évidemment regarde vers le haut, à l’inverse du sexe ; il est le<br />

vis-à-vis de celui-ci, comme le regardeur d’Étant donnés...<br />

Objections<br />

Cette Méthode est impraticable sur Étant donnés…, l’œuvre posthume,<br />

qui ne se laisse pas du tout renverser, contrairement à l’objet de 1949. Je<br />

ne puis y voir rien d’autre qu’un con. Et la méthode est, d’autre part,<br />

d’un sentencieux… Elle croit faire voir et comprendre ce qu’il y a à voir<br />

et prendre de ce con. Elle croit surmonter M. Marcel. Elle ignore sa<br />

dureté. Elle l’attendrit. Je parie qu’elle finira par dire : ce que vous voyez<br />

depuis vos trous de porte, c’est Mlle Rrose nue vous arrosant de sa chute<br />

d’eau ; ce que vous voyez dans mon image renversée, c’est M. Marcel<br />

l’employé du gaz. On dira : mais, mais… c’est déjà l’œil de Bataille…<br />

Et tout sera bien. En troisième lieu, la méthode est phraseuse. Elle fait<br />

1 Les références notées DDS renvoient à : Marcel Duchamp, Duchamp du signe, écrits, nouvelle édition revue et<br />

augmentée par Michel Sanouillet avec la collaboration de Elmer Peterson, Paris, Flammarion, 1975.<br />

les transformateurs duchamp


51<br />

| Incongruences<br />

constrained to be much more phrasey [phraseurs] than Monsieur Marcel. And as<br />

for seeing, it’s the same thing. You put your eyes in the holes in the Spanish gate,<br />

you see a vulva all lit up by a 150-watt spotlight, hairless, and you think you see<br />

whatever you want to see. So what did you want to see through the holes in the<br />

door? That’s just it, after seeing this female hole, you don’t know anymore. That<br />

and not that. You thought you had wanted to see that, but you notice that you<br />

no longer want to think so. Holes onto a hole. What’s there to see about a hole? A<br />

hole, says Mademoiselle Sélavy, is made for seeing, not for being seen. For looking<br />

through, that’s what a hole is. An opening, and perspicacity. So what did you<br />

see? Something to see with.<br />

Didactics<br />

This idea can easily be grasped by the looker: by inverting the top and the bottom<br />

of the picture of the study (1948-49) for Given, he can’t fail to perceive the profile<br />

of a Mr. Punch, whose nose is formed by the cut-off left thigh and the hooked<br />

chin by the left arm, which is likewise truncated, and the runaway mouth by the<br />

shadow thrown by the left breast on the chest, and the narrow eye-slit by the<br />

cunt. And if he worries about the legitimacy of our Method, let him take courage<br />

by referring to the Wilson-Lincoln System (DDS, 93), 3 which consists in drawing<br />

with a single line two dissimilar profiles, imbricated, it is true, not according to<br />

the vertical axis of the top and the bottom as here, but according to the horizontal<br />

axis of the right and left.<br />

The Punch-figure of course is looking up, unlike the cunt; he’s its opposite<br />

partner, like the spectator of Given.<br />

Objections<br />

This Method is unworkable for Given, the posthumous work, which can’t be<br />

turned upside down at all, contrary to the 1949 object. I can’t see anything there<br />

other than a cunt. And besides, the method is that of a sententious man... It<br />

thinks it shows and explains what’s there to be seen and taken from this cunt.<br />

It thinks it can get on top of Monsieur Marcel. It doesn’t realize his hardness.<br />

It softens it. I bet it will end up saying: What you see from your door-holes is<br />

Mademoiselle Rrose, naked, hosing you with her waterfall; what you see in<br />

3 The references noted as DDS refer to Marcel Duchamp, Duchamp du signe, écrits, new edition<br />

revised and augmented by Michel Sanouillet with the collaboration of Elmer Peterson, Paris,<br />

Flammarion, 1975.<br />

duchamp’s trans/formers


52<br />

| Incongruences<br />

œuvre. Vous avez renversé l’image de la Femme, oh comme vous êtes<br />

intelligent, etc. Nous avons progressé, etc. Vous avez trouvé l’homme<br />

dans la femme. Nous voyons mieux, nous saisissons… Pourtant vous êtes<br />

toujours derrière votre porte, avec l’air d’un con.<br />

Chorus<br />

Ou bien il nous prive d’air, ou bien il nous en impose un. Nous faisons<br />

les professeurs parce que M. Marcel n’a rien professé, ou presque rien.<br />

Il est contrariant, mais en outre il ne faut pas croire qu’on a gagné parce<br />

qu’on a trouvé cela. On ferait mieux de ne pas s’occuper de lui.<br />

Diagnostic<br />

Qu’est-ce que vous allez faire, alors ? Ce sont là les petits déboires du critique.<br />

C’est toujours dur et contrariant ? Peut-être pas toujours, mais ça<br />

l’est ici parce que M. Marcel a tout le temps le critique dans son collimateur<br />

pour le défier et s’en gausser. Vous ne m’aurez pas, c’est son idée fixe.<br />

C’est moi, Marcel, dit Rrose. Je suis Rrose, dit Marcel. Je reste célibataire,<br />

dit la mariée. Je suis toujours marié, dit le célibataire. J’ai deux dimensions,<br />

dit la plaque du Verre, mais sa transparence dit : Il y en a trois…<br />

J’ai trois dimensions, dit la région d’en bas. J’en ai quatre au moins, dit<br />

celle d’en haut. Je suis une ligne d’horizon dans une vue perspective, dit<br />

une transversale de verre ; je suis le bord inférieur d’un relevé géométral,<br />

dit l’autre. Je suis peut-être une élévation dans ce géométral, dit le Pendu<br />

Femelle ; et moi peut-être son plan, dit la Voie lactée.<br />

Didactique<br />

Dans cet esprit de défi ou d’incertitude notre lecteur et regardeur sera bien<br />

inspiré de considérer attentivement le corps de la Femme d’Étant donnés…<br />

Il s’avisera que le sein et l’épaule droits sont d’un homme, et surtout<br />

qu’entre la vulve et l’aîne droite, un gonflement suggère la naissance d’une<br />

bourse. En usant d’un cache, il se persuadera que la moitié droite du corps<br />

est mâle, la gauche feminine. C’est en vain qu’il invoquera une ébauche<br />

de fesse femelle au lieu de la bourse, l’argument se retournera immédiatement<br />

en ceci : les garçons ne retournent-ils pas leur appareil génital entre<br />

leurs cuisses serrées pour s’en faire une fente et fesse feinte ? – Vous plaisantez<br />

: les cuisses ici ne sont pas précisément serrées…<br />

les transformateurs duchamp


53<br />

| Incongruences<br />

my inverted image is Monsieur Marcel, the man from the gas company. You’ll<br />

say: But, but… it’s already Bataille’s eye…. And all’s well. In the third place, the<br />

method is phrasey. It makes a work. You have inverted the image of the Woman,<br />

how clever you are, etc. We’ve made progress, etc. You found a man in the<br />

woman. We see, we get it… And yet, you’re still behind your door, looking at/like<br />

a cunt.<br />

Chorus<br />

Either he’s depriving us of air, or else he’s imposing an air on us. We’re playing<br />

professors because Monsieur Marcel hasn’t professed anything, or hardly<br />

anything. He’s irksome, but aside from that you mustn’t think you’ve won just<br />

because you’ve discovered that. Better not bother with him.<br />

Diagnostic<br />

So what will you do? These are the little setbacks of the critic. Is it always hard<br />

and irksome? Not always, but it is so here because Monsieur Marcel has the critic<br />

in his sights to defy him and poke fun at him. You won’t get me, that’s his obsession.<br />

It’s me, Marcel, says Rrose. I am Rrose, says Marcel. I’m staying celibate,<br />

says the Bride. I’m still married, says the Bachelor. I have two dimensions, says<br />

the plate of Glass, but its transparency says: there are three… I have three dimensions,<br />

says the lower region. I have at least four, says the upper region. I’m a horizon<br />

line in a perspective view, says one transverse line of glass; I’m the lower edge<br />

of a geometral plot, says the other. Perhaps I am an elevation in this geometral<br />

space, says the Pendu femelle, and maybe I’m its plane view, says the Milky Way.<br />

Didactics<br />

In this spirit of defiance or uncertainty our reader and spectator will be inspired<br />

to consider attentively the body of the Woman in Given. He will notice that the<br />

right breast and shoulder are those of a man, and especially that between the<br />

vulva and the right of the groin, a swelling suggests the birth of a scrotum. If<br />

he masks one side at a time, he’ll be convinced that the right half of the body is<br />

male, the left half female. It won’t help to imagine an outline of a female bottom<br />

instead of a scrotum: the argument shifts: don’t boys press their genitals between<br />

their legs to fake a slit? You’re joking: the thighs here aren’t exactly pressed<br />

together.<br />

duchamp’s trans/formers


54<br />

| Incongruences<br />

Objection<br />

Vous revoilà pris par le commentaire. – Plutôt la description… ? – C'est<br />

la même chose : si vous décrivez, c’est au moins pour faire voir ce qu’on<br />

n’aurait pas vu sans vous, donc vous ajoutez votre commentaire au<br />

visible. Vous décrivez l’androgynie, vous commentez donc la duplicité.<br />

Vous faites l’intelligent. Et après ? Est-ce qu’ils ne fuient pas moins, M.<br />

Marcel et Mlle Rrose ? Ils ne fuient pas moins. Et peut-être n’y a-t-il pas<br />

de visible du tout. Seulement des phrases. L’œuvre de ce Monsieur-Dame<br />

résidant seulement dans ces gribouillis sur les bouts de papier dans les<br />

Boîtes, projets ingénieux du genre Leonardo, mais d’un Léonard dégoûté<br />

de la pâte ?<br />

Résolution<br />

Il faudra donc être consciencieux et phraseur comme d’habitude, et ne<br />

rien laisser paraître de la seule chose importante, à savoir qu’on est intéressé<br />

par Duchamp à proportion inverse de ce qu’on a compris de lui<br />

et qu’il vous a fait penser (commenter). Je ne veux pas dire : c’est un<br />

monde, cette œuvre énorme, il y a des années à passer dedans, beaucoup<br />

de voyages à faire pour la parcourir, etc. Au contraire l’œuvre est très peu,<br />

et armée à la légère, opus expeditum. Ce n’était pas un chef d’armée, plutôt<br />

un franc tireur flegmatique. Chaque fois qu’on le commente, on le hisse<br />

d’un cran dans la hiérarchie des pouvoirs culturels (= militaires), et on le<br />

perd. II reste de l’incommentable, pour le sauver. Mais n’espérez pas vous<br />

sauver en sa compagnie. Cet incommentable n’a rien de mystique : c’est<br />

simplement l’incommensurable reporté dans le commentaire. Celui-ci<br />

devra être incongruent avec l’œuvre.<br />

Amendement<br />

Il faudrait envisager une contre-ruse : il s’agirait dans ce qu’on dit de<br />

Duchamp non pas de chercher à comprendre et montrer qu’on a compris,<br />

mais plutôt le contraire, de chercher à ne pas comprendre et de montrer<br />

qu’on n’a pas compris. Non, pas ce que vous croyez, pas du tout un<br />

commentaire sur l’incompréhensibilité en général ou en particulier, le sept<br />

cent vingt-huitième texte moderne sur la modernité comme expérience du<br />

Rien. Non, être consciencieux et phraseur bel et bien, se coller sur le motif,<br />

être technique s’il le faut, et en même temps faire sentir l’inconsistance du<br />

les transformateurs duchamp


55<br />

| Incongruences<br />

Objection<br />

There you are, caught again by commentary. – Description, rather…?<br />

It’s the same thing: If you describe, it’s to show what wouldn’t have been<br />

seen without you, so you add your words to the visible. You describe<br />

androgyny, hence you comment on duplicity. You’re playing the cleverness<br />

game. And then what? Don’t they still slip away, Monsieur Marcel<br />

and Mademoiselle Rrose? Yes, they get away. Perhaps there isn’t such<br />

a thing as the visible at all. Merely phrases. The work of this Sir-and-<br />

Madam resides solely in scribblings on bits of paper in the Boxes, ingenious<br />

projects in the style of Leonardo; but maybe a Leonardo who is sick<br />

and tired of glue?<br />

Resolution<br />

Thus it’s necessary to be conscientious and phrasey as always, and hide<br />

the one important thing, namely, that you’re interested by Duchamp in<br />

inverse proportion to the amount you’ve understood about him and the<br />

amount he’s made you think (comment on). I don’t mean: it’s a world, this<br />

enormous work; you could spend years in it, so many journeys to make in<br />

order to get through it, etc. On the contrary, the work is very slight, and<br />

lightly armed, opus expeditum. He wasn’t a chief of staff, rather a phlegmatic<br />

irregular. Each time you comment on him, you raise him one notch<br />

in the hierarchy of cultural (= military) powers, and you lose him. There<br />

remains something uncommentable, to save him. But don’t think you can<br />

be saved by joining him. This uncommentable thing has nothing mystical<br />

about it: it’s simply the incommensurable brought back into commentary.<br />

Commentary will perforce be incongruent with the work.<br />

Amendment<br />

You’d have to think of a counter-ruse: In what you say about Duchamp,<br />

the aim would be not to try to understand and to show that you’ve<br />

understood, but rather the opposite, to try not to understand and to show<br />

that you haven’t understood. No, not what you think, not a commentary<br />

on incomprehensibility in general or in particular, the seven hundred and<br />

twenty-eighth modern text on modernity as the experience of Nothing.<br />

No, to be good and conscientious and phrasey, to stick to the motif, to<br />

be technical if necessary, and at the same time to let the inconsistency of<br />

duchamp’s trans/formers


56<br />

| Incongruences<br />

commentaire et du commenté, respectivement de votre serviteur et de M.<br />

Marcel, et de l’un avec l’autre, mais une inconsistance conquise, voyezvous,<br />

pas reçue dans la déception, ni exhibitée comme une vertu martyre<br />

cardinale, au contraire le non-sens comme le trésor le plus précieux.<br />

Amendement<br />

L’inconsistance n’est pas l’insignifiance. Celle-ci peut être aimable, elle<br />

peut attirer notre tendresse, prendre tournure de goût ou de doctrine.<br />

Cela veut dire que le commentaire du corps ou de l’esprit, quand il prend<br />

pour objet l’insignifiance, l’oublie pour son propre compte. On se met à<br />

vivre et penser selon le non-sens, à l’exercer et le commémorer. La tendresse<br />

qu’on a pour lui se met à lui donner du sens, à faire de lui raison<br />

d’être et cause à propager. C’est un peu arrivé à Dada, par où Duchamp<br />

n’a pas pu être Dada. Là intervient la dureté de l’inconsistance, pour résister<br />

aux goûts et aux raisons, bons ou mauvais, aux continuités. Sweeney<br />

demande comment faire, Duchamp répond : « Par l’emploi des techniques<br />

mécaniques » (DDS, 181). Ce n’est pas qu’on aime l’inhumain de<br />

la mécanique pour lui-même, on aime que sa logique, menée froidement,<br />

et loin, permette de découvrir dans ce non-sens qu’on risque d’aimer pour<br />

tel, dans cette femme, ce soleil dans l’eau, cette rue, tous insensés, encore<br />

plus de force, de drôlerie, de monstruosité. La conclusion est qu’il faudrait<br />

parler mécaniquement de Duchamp, en phraseur machinal.<br />

Apologie<br />

Q. – À ce propos ne vous est-il pas arrivé d’aller jusqu’à écrire qu’il y<br />

avait une jouissance de l’ouvrier sur sa machine ? Un appétit de servitude ?<br />

Cela a paru bien léger.<br />

R. – Je suis très content que vous me posiez cette question, surtout à<br />

l’occasion de la mécanique chez Duchamp. Un exemple général que je<br />

citais à l’appui a pu faire scandale, celui de la formation de la classe ouvrière<br />

anglaise au XIX e siècle. Un autre, au contraire très singulier, donné par un<br />

célèbre otologiste, l’exemple d’un ouvrier dont la perception auditive n’était<br />

presque pas affectée par le bruit de la machine sur laquelle il travaillait,<br />

alors que sa fréquence était de l’ordre de 20 000 Hz, n’a pas beaucoup<br />

retenu l’attention, bien qu’il complétât le premier. À travers ces deux cas,<br />

pris exprès à des échelles incomparables, il s’agissait de faire entendre qu’il y<br />

les transformateurs duchamp


57<br />

| Incongruences<br />

the commentary and its object be felt, by Yours Truly and by Monsieur<br />

Marcel, and by the one with the other, but a conquered inconsistency, you<br />

see, not received in disappointment, nor exhibited as a cardinal virtue of<br />

martyrdom, on the contrary, nonsense as the most precious treasure.<br />

Amendment<br />

Inconsistency is not insignificance. The latter can be likeable, can solicit<br />

our tender feelings, take on the allure of taste or doctrine. That is, commentary<br />

of the body or the mind, when taking insignificance as its object,<br />

forgets it for its own account. You begin to live and think according to<br />

non-sense, to practice it and commemorate it. The tender feelings you<br />

have for it begin to give it meaning, to make it into a raison d’être and a<br />

cause to propagate. This is what happened to Dada, to some extent, which<br />

is why Duchamp was unable to be a Dadaist. There’s where the hardness<br />

of inconsistency intervenes, in order to resist tastes and reasons, good or<br />

bad, to resist continuities. Sweeney asks how it’s done; Duchamp replies:<br />

“By the use of mechanical techniques” (DDS, 181). It’s not that you love<br />

what is inhuman in a machine for its own sake, you love the way its logic,<br />

coldly carried out, and distant, lets you discover in this nonsense that<br />

you’re in danger of loving for itself, this woman, this sun in the water,<br />

this street, all of them senseless, with still more strength, humor, and<br />

monstrosity. The conclusion is that you have to speak mechanically about<br />

Duchamp, as a machine like phrasemaker.<br />

Apology<br />

Q. – In this regard, didn’t you once go so far as to write that there was<br />

a pleasure of the worker at his machine? An appetite for servitude? That<br />

seemed a bit too easy.<br />

A. – I’m very glad you asked me that question, especially in connection<br />

with the mechanics in Duchamp. A general example that I cited caused<br />

a scandal: that of the formation of the English working class in the 19th<br />

century. Another example, by contrast, was given by a celebrated earspecialist;<br />

the example of a worker whose auditory perception was hardly<br />

affected by the noise of the machine on which he was working went unnoticed,<br />

even though the frequency was of the order of 20,000 Hz. Through<br />

these two examples, deliberately taken from incomparable measures, the<br />

duchamp’s trans/formers


58<br />

| Incongruences<br />

a là, dans la condition ouvrière la plus dure, une contribution impressionnante,<br />

une contribution qui fait facilement jeu égal, pour le moins, avec les<br />

aventures des poètes, des peintres, des musiciens, des mathématiciens, des<br />

explorateurs, des physiciens et des bricoleurs les plus téméraires.<br />

Q. – Contribution à quoi ?<br />

R. – À la démensuration de ce qu’on tenait pour l’humain, à la supportation<br />

de situations qu’on estimait insupportables. Était exigé un autre<br />

corps, dans un autre espace, celui des ateliers et des mines, avec d’autres<br />

rythmes et postures, ceux et celles commandés par le service des machines,<br />

sur une autre échelle, celle du capital, contraint à une autre langue, celle<br />

de l’industrie, et à une sensibilité nouvelle faite au moins de petits montages<br />

étranges comme ce champ auditif neutralisé sur la plage des 20 000<br />

Hz. En particulier une expérience de la quantité, sans exemple dans la<br />

tradition rurale. J’avais beaucoup mis l’accent sur les quantités.<br />

Q. – Et vous osiez invoquer, dit-on, la jouissance dans un tel sujet, qui<br />

est celui de l’exploitation et servitude.<br />

R. – Le vieux corps paysan-aristocratique européen en train de craquer<br />

et tomber en morceaux, selon les exigences d’un autre entendement et<br />

d’un autre sensorium, dont personne ne savait ce qu’ils étaient, allaient<br />

être : cela faisait un énorme appel d’air où tous étaient aspirés.<br />

Q. – La révolution industrielle, tout banalement ?<br />

R. – Oui, donc extrême intensité, si ce devait être la révolution qui mit<br />

fin aux corps, espace, temps et logique constitués lors du néolithique. Et<br />

pas seulement dans la tête des banquiers, manufacturiers et ingénieurs,<br />

mais dans celle des travailleurs et leur corps. Décrivez le sort de ceux-ci<br />

en termes exclusifs d’aliénation, exploitation et misère, vous les présentez<br />

comme des victimes ayant seulement subi tout le processus et ayant seulement<br />

acquis créance sur des réparations ultérieures (le socialisme). Vous<br />

manquez et cachez l’essentiel, qui n’est pas non plus, comme le dit souvent<br />

Marx avec un cynisme paré de darwinisme, l’accroissement des forces<br />

de production à tout prix, même la mort de beaucoup de travailleurs.<br />

Vous manquez et cachez la même énergie qui va se répandre dans les arts<br />

et les sciences, la jubilation et douleur de découvrir qu’on peut tenir (vivre,<br />

travailler, penser, être affecté) là ou c’était jugé insensé. L’indifférence au<br />

sens, la dureté. Quelque chose que Machiavel réservait au Prince, la virtù.<br />

Q. – Allez jusqu’à dire qu’il y a une ascèse industrielle…<br />

les transformateurs duchamp


59<br />

| Incongruences<br />

point was to convey that there is in the hardest working-class condition<br />

an impressive contribution that easily matches, and perhaps exceeds, the<br />

adventures of poets, painters, musicians, mathematicians, physicists, and<br />

the boldest tinkerers and tamperers.<br />

Q. – A contribution to what?<br />

A. – To the demeasurement of what was held to be the human, to the<br />

toleration of situations that were thought to be intolerable. What was<br />

demanded was another body, in a different space, that of the mines and<br />

workshops, with different rhythms and postures, those commanded<br />

by the serving of the machines, on a different scale, that of capital, constrained<br />

to another language, that of industry, and to a new sensibility<br />

made up of little strange montages like this auditory field neutralized in<br />

the 20,000-Hz band. In particular an experience of quantity, unexampled<br />

in the rural tradition. I put a lot of emphasis on quantities.<br />

Q. – And it seems you dared to invoke the jouissance felt by such a subject,<br />

who is the subject of exploitation and servitude.<br />

A. – The old European peasant-aristocrat body cracking and falling to<br />

pieces, according to the demands of a different mentality and a different<br />

sensorium, of which nobody knew the present or future nature: that<br />

made an enormous indraft that sucked everybody up.<br />

Q. – The industrial revolution, as banal as that?<br />

A. – Yes, and hence an extreme intensity, if it was going to be the revolution<br />

that put an end to the neolithic concepts of body, space, time, and<br />

logic. Not only in the heads of bankers, manufacturers, and engineers,<br />

but in the heads and bodies of workers. If you describe the workers’ fate<br />

exclusively in terms of alienation, exploitation, and poverty, you present<br />

them as victims who only suffered passively the whole process and who<br />

only gained credence on the strength of later reparations (socialism). You<br />

miss the essential, which isn’t the growth of the forces of production at<br />

any price, nor even the death of many workers, as Marx often says with a<br />

cynicism adorned with Darwinism. You miss the energy that later spread<br />

through the arts and sciences, the jubilation and the pain of discovering<br />

that you can hold out (live, work, think, be affected) in a place where<br />

it had been judged senseless to do so. Indifference to sense, hardness.<br />

Something that Machiavelli reserved for the Prince, virtù.<br />

Q. – Go on, say that there is such a thing as industrial asceticism…<br />

duchamp’s trans/formers


60<br />

| Incongruences<br />

R. – Je parle d’une ascèse mécanique. Le prolétariat, en y étant soumis,<br />

a contribué à la modernité. Il est inexact et il est sot d’en faire un bétail<br />

qui n’a pu entrer dans l’avenir qu’à reculons et sous les coups.<br />

Q. – Vous jugez sans doute indifférent que cette ascèse soit contrainte<br />

ou volontaire…<br />

R. – Vous voulez dire : pour le travailleur cette dureté est sans remède et<br />

sans issue ; pour un artiste, il en sort quand il veut, et peut se refaire dans<br />

la tendresse de la vie quotidienne. Et vous voulez dire : l’insupportable<br />

n’est pas le mécanique, c’est l’industriel, qui est l’inhumain du mécanique<br />

et son exclusivité perpétuelle réservée à l’O.S. et au manœuvre.<br />

Q. – Je dirai plus : vous avez osé dire qu’ils ont joui de ce que la destruction<br />

de leur vieux corps leur soit imposée.<br />

R. – Cela est très mal vu en ces temps de « libération », l’idée que quelque<br />

chose d’intense vous arrive sans que vous l’ayez voulu, cela passe pour un<br />

éloge de la dépendance, lequel au prix d’un glissement minime et bien<br />

naturel dans les matières politiques est entendu comme une apologie de la<br />

servitude. Si vous ajoutez à cela un brin de jouissance, vous voilà perdu :<br />

vous êtes pris en train de prôner la volonté d’être asservi. Et vous l’avez<br />

voulu, somme toute : vous avez prétendu décrire les faits sociaux et politiques<br />

en termes d’affects, projet stupide et réactionnaire qui nous ramène<br />

à Hobbes et Machiavel, pour ne pas dire à Thucydide ! La raison seule est<br />

progressiste, non ? Si l’histoire n’est pas vaine, c’est qu’elle a un sens, et si<br />

elle a un sens, il y a des raisons ou des causes ou des signifiants assignables<br />

aux faits. Votre « jouissance » éprouvée ici ou là par tel ou tel sujet historique,<br />

vraiment on s’en moque. Vos ouvriers anglais, dites-le carrément, ils<br />

étaient contents, à tirer leurs chariots à quatre pattes dans les galeries de<br />

houille, ils en voulaient ? On connaît ces discours. Etc.<br />

Q. – Arrêtez. Répondez.<br />

R. – Sûrement pas. « Jouissance », ces Français croient que ça veut dire<br />

l’euphorie qui suit un repas arrosé au Beaujolais. Prolétarisation considérée<br />

comme prostitution, ils ne croient pas que c’est dans Marx, ou alors<br />

une métaphore littéraire. En tout cas il ne doit pas y avoir de jouissance<br />

à se prostituer. Et surtout pas à y être contraint. Ici la méprise est à son<br />

comble, et le mépris donc. Laissons ça. La dureté dont nous parlons,<br />

c’est celle-ci : poussés, attirés dans les manufactures, dans les mines, les<br />

ex-paysans sont placés devant un défi irrelevable, par exemple travailler<br />

les transformateurs duchamp


61<br />

| Incongruences<br />

A. – I’m talking about a mechanical asceticism. The proletariat, in<br />

being subjected to it, contributed to modernity. It is inaccurate and foolish<br />

to see them as cattle who couldn’t enter the future except backwards<br />

and under a hail of blows.<br />

Q. – So you think it’s a matter of indifference whether this asceticism be<br />

forced or voluntary…<br />

A. – You mean: For the worker there is no escape from this hardness;<br />

but an artist escapes whenever he likes. He can remake himself in the tenderness<br />

of everyday life. You mean: The unbearable is not the mechanical;<br />

it’s the industrial, the inhumanness of the mechanical and its perpetual<br />

exclusivity reserved for the skilled and unskilled laborer.<br />

Q. – I’ll say even more: You dared to say that they enjoyed the imposed<br />

destruction of their old bodies.<br />

A. – This is very unwelcome in these times of “liberation”, the idea that<br />

something intense happens to you without your having wanted it. This is<br />

taken as praise of dependency, which by a slight and natural slippage into<br />

political matters is understood as an apology for servitude. If you add a<br />

dash of enjoyment, you’re finished: you’re caught commending the will<br />

to be enslaved. And you’ve been asking for it, all right: You’ve claimed to<br />

describe social and political facts in terms of affects, a stupid and reactionary<br />

project that takes us back to Hobbes and Machiavelli, not to mention<br />

Thucydides! Reason alone is progressive, right? If history is not in vain,<br />

it must have meaning, and if it has a meaning, there are reasons or causes<br />

or signifiers assignable to the facts. Your “enjoyment” felt here and there<br />

by such and such a historical subject, really we don’t give a damn about it.<br />

Your English workers, why don’t you come right out and say it, they were<br />

happy pulling their wagons on all fours in the coal mines, that’s what<br />

they wanted? We know this kind of talk, etc.<br />

Q. – Stop it. Give me an answer.<br />

A. – Certainly not. “Jouissance.” The French think it means the euphoria<br />

that follows a meal washed down with Beaujolais. Proletarianization as<br />

prostitution, they don’t believe that’s in Marx; it’s only a literary metaphor.<br />

In any case there must not be enjoyment in prostituting yourself.<br />

And especially not in being forced to it. Here misprision is at its height,<br />

and also the contempt. Let’s forget it. The hardness of which we speak<br />

is this: Pushed, seduced into factories, into mines, the ex-peasants are<br />

duchamp’s trans/formers


62<br />

| Incongruences<br />

avec 20 000 Hz de bruit dans l’oreille. Ils le relèvent. Comment ? Par<br />

transformation du corps ; par exemple, la plage des fréquences correspondantes<br />

se trouve neutralisée dans l’audiogramme. La métamorphose<br />

des corps et des esprits se fait dans l’agitation, la violence, une espèce<br />

de folie (j’ai dit : hystérie, entre autres). Elle comporte forcément un<br />

moment de démesure, quand il n’y a pas de mesure commune à ce dont<br />

on vient, le vieux corps, et à ce où l’on va. Toujours l’incommensurabilité,<br />

ici dans la projection de la figure humaine, à partir d’un espace<br />

repéré, sur un autre, inconnu. Accepter cela, c’est étendre la puissance.<br />

Voilà la dureté dont Duchamp fait un relevé à sa manière, dans son coin.<br />

Fin de mon apologie.<br />

Q. – Non, un mot sur le définitif de la dureté pour l’ouvrier et sur son<br />

provisoire pour l’artiste.<br />

R. – Un mot : cette différence est évidente. C’est pourquoi un minimum<br />

en matière de politique sociale est la commutation des personnes<br />

sur les postes et sur les genres de travail : le polytechnicisme. Choses<br />

proposées dans notre petit organe dès 1955.<br />

Q. – Quel esthète vous faites !<br />

R. – Une note de 1913 répondra très suffisamment à cela : « la figuration<br />

d’un possible (pas comme contraire d’impossible ni comme relatif à probable<br />

ni comme subordonné à vraisemblable). Le possible est seulement<br />

un “mordant” physique (genre vitriol) brûlant toute esthétique et callistique<br />

» (DDS, 104). J’ajoute : brûlant toute politique, telle que l’impliquent<br />

vos questions.<br />

Complément millimétré<br />

Cette dureté 1° est celle des descriptions, et 2° elle implique l’humour.<br />

Quand on monte un mécanisme, il faut en établir un schéma aussi précis<br />

que possible, son géométral complet par plan, élévation et profil. Cette<br />

géométrie descriptive sur papier millimétré, Duchamp la pratique au<br />

même titre qu’un projeteur ; l’horlogerie qui l’accompagne, au même<br />

titre qu’un outilleur. Entre les projets jetés à l’infinitif sur des bouts de<br />

papier et les œuvres faites, il y a les études, et juste avant les études, les<br />

travaux de projection. On a de l’atelier célibataire un plan et une élévation<br />

millimétrés ; et des chambres d’Étant donnés… aussi. Ces contraintes<br />

d’espace et de temps ne sont pas des jeux, mais des contrats passés entre<br />

les transformateurs duchamp


63<br />

| Incongruences<br />

placed before an unacceptable challenge, for instance, to work with a<br />

20,000-Hz noise in their ears. They accept it. How? By transforming their<br />

bodies; for example, the noise gets neutralized in their auditory spectrum.<br />

The metamorphosis of bodies and minds happens in excitement,<br />

violence, a kind of madness (I have called it hysteria, among other things).<br />

It includes outrageousness, immoderation, excessiveness, when there is<br />

no common measure between what you’re coming from (the old body)<br />

and where you’re going. Always incommensurability, here in the projection<br />

of the human figure, starting from a familiar space, on to another<br />

space, an unknown one. To accept that is to extend your power. This is the<br />

hardness of which Duchamp takes a reading, in his way, in his corner. End<br />

of my apology.<br />

Q. – No, a word on what is definitive about hardness for the worker and<br />

yet provisional for the artist.<br />

A. – A word: this difference is obvious. It is why a minimum of social<br />

policy is the commutation of persons to posts and to types of work: polytechnicism.<br />

Just what we’ve been proposing in our little teachings since<br />

1955.<br />

Q. – What an aesthete you are!<br />

A. – A note from 1913 will answer that very adequately: “the figuration of<br />

a possible (not as the opposite of impossible nor as relative to the probable<br />

nor as subordinated to the likely). The possible is only a physical ‘corrosive’<br />

(like vitriol) that burns away all aesthetics and all callistics” (DDS, 104). I<br />

add: that burns away all politics, as implied by your questions.<br />

Millimetered complement<br />

This hardness (a) is that of descriptions, and (b) it implies humor. When<br />

you assemble a mechanism you have to establish as precisely as possible a<br />

diagram of it, its complete geometral plan, end elevation, and front elevation.<br />

Duchamp practices this descriptive geometry on millimeter-squared<br />

paper in the same way as a technical draftsman; and he practices the clockwork<br />

that accompanies it in the same way as a toolmaker. Between the<br />

plans thrown down on paper in the infinitive form and the finished works<br />

there are the studies, and just before the studies, the projection-sketches.<br />

We have a millimetered plan and elevation of the Bachelor apparatus; and<br />

of the rooms of Given as well. These constraints of space and time are not<br />

duchamp’s trans/formers


64<br />

| Incongruences<br />

l’esprit et ses expressions plastiques, et c’est le corps, le corps habituel,<br />

institué, néolithique, tel qu’il se représente lui-même selon sa prétendue<br />

identité, qui en fait les frais.<br />

Il va falloir qu’il se mette à la démesure du pensé et du relevé, s’il doit<br />

suivre ; qu’il excède ses données ; qu’il invente ses possibilités. Quand<br />

Duchamp réfléchit au possible, ce n’est pas comme à une modalité opposable<br />

à d’autres, mais comme à un détersif qui décape les habitudes et<br />

comme à un révulsif qui évacue les acquis. Que le Grand Verre fût une<br />

machine automobile ou plutôt son « capot » (DDS, 247), ce n’est pas une<br />

métaphore, c’est une méthode de dissimilation.<br />

Supplément hilare<br />

Quant à l’humour, en traiterais-je sérieusement ? Il réside dans la conviction<br />

que ces lois imposées à l’œil, au mouvement, ces contraintes bizarres,<br />

ne sont pas naturelles, qu’elles sont arbitraires, quelconques, « précises,<br />

mais inexactes » (comme Duchamp le dit à Steefel), sans référence assignable.<br />

Loi suiréférentielle, contrat avec soi-même. Ajouter encore ceci :<br />

de ce que la loi n’est pas elle-même légitime, réglée par un au-delà de la<br />

loi, une toute-puissance, une toute-bonté, un tout-ordre, il résulte qu’on<br />

n’a aucune garantie de s’y conformer. Il faut que Dieu soit bien bon<br />

pour que, une fois accomplis ses ordres, il ne se moque pas de vous en<br />

disant : maldonne, ce n’était pas ce que je voulais dire, ni ce que tu<br />

devais faire. Il y aura donc, si Dieu n’est pas bon mais rusé, ou s’il n’est<br />

pas du tout, ou s’il est plusieurs dieux jaloux les uns des autres, il y aura<br />

entre l’établissement des contrats (projets) et leur accomplissement (exécution<br />

des œuvres) une sorte de jeu au sens mécanique, qui fait qu’on ne<br />

saura jamais si c’est parce que l’artiste a observé exactement le projet que<br />

l’œuvre est bonne ou peut-être au contraire mauvaise, ou si c’est parce<br />

que quelque chose s’est passé qui n’était pas prévu au contrat que l’œuvre<br />

est mauvaise ou au contraire bonne. Il en est ici comme de la sainteté<br />

chez les Hassidim : le plus parfait est peut-être le plus condamné, et le<br />

plus ignoble, le plus sain. Le cahot du camion qui fêla le Verre en traversant<br />

le Connecticut il y a cinquante ans fut pris comme un coup de la<br />

grâce, pas comme le coup de grâce.<br />

les transformateurs duchamp


65<br />

| Incongruences<br />

games but contracts made between the mind and its plastic expressions,<br />

and it’s the body, the habitual, instituted, neolithic body, as it represents<br />

itself to itself in terms of its supposed identity, that bears the brunt.<br />

It’s going to have to put itself at the unmeasure of what’s been thought<br />

and noted down, if it is to develop; let it exceed its givens; let it invent its<br />

possibilities. When Duchamp reflects on the possible, it isn’t like a modality<br />

opposable to others, but like a detergent that washes away habits,<br />

like a revulsant that evacuates the established facts. That the Large Glass<br />

should be an automobile machine, or rather its “hood” (DDS, 247); is not a<br />

metaphor; it’s a method of dissimilation.<br />

Hilarious supplement<br />

As for humor, would I treat it seriously? It resides in the conviction that<br />

these laws imposed on the eye, on movement, these bizarre constraints,<br />

are not natural, that they are arbitrary, random, “precise, but inexact”<br />

(as Duchamp says to Steefel), without any assignable reference. A selfreferring<br />

law, a contract with oneself. Add this too: From the fact that the<br />

law is itself not legitimate, not regulated by a beyond of the law, by an<br />

omnipotence, an omni-goodness, an omni-order, comes the result that<br />

you have no guarantee of conforming to it. God must be good indeed if<br />

he is not going to mock you by saying to you, once you’ve carried out his<br />

orders: Misdeal! That isn’t what I meant, nor is it what you had to do.<br />

Thus there will be, if God is not good but cunning, or if he is not at all, or<br />

if he is several different gods all mutually jealous of one another, there<br />

will be between the establishment of the contracts (projects) and their<br />

accomplishment (carrying out of the works) a sort of play in the mechanical<br />

sense, which has the result that you’ll never know whether the artist<br />

observed the plan exactly that the work is good or perhaps, on the contrary,<br />

bad, or whether something happened that wasn’t provided for in<br />

the contract that the work is bad or on the contrary good. What’s going on<br />

here is like sanctity for the Hassidim: the most perfect is perhaps the most<br />

damned, and the most ignoble, the most healthy. The jolt of the truck<br />

that cracked the Glass while crossing Connecticut fifty years ago was taken<br />

as a stroke of grace, not as the coup de grâce.<br />

duchamp’s trans/formers


66<br />

| Incongruences<br />

Rectificatif<br />

Vous faites l’hilare, mais somme toute vous êtes on ne peut plus sérieux. Au<br />

point de nous donner Duchamp en modèle de pensée politique. De comparer<br />

ses fariboles aux souffrances des travailleurs. Je ne demande même<br />

pas quel homme sensé ira chercher dans le Grand Verre le modèle d’une<br />

pensée républicaine et socialiste ou dans le diorama d’Étant donnés… le<br />

tableau d’un avenir populaire. Bref, il n’est pas besoin de montrer l’absurdité<br />

de vos dernières réflexions. Mais permettez qu’on vous fasse observer<br />

qu’elles sont du moins inconsistantes avec les précédentes, qui optaient<br />

pour le non-sens : celles-ci, à présent, surchargent Duchamp, et son usage<br />

des mécaniques, d’un énorme lest de significations rattachées, vaseusement<br />

à vrai dire, à la révolution technologique des deux derniers siècles. Cela fait<br />

bien du sens, quand on a choisi le parti de l’inconsistance.<br />

Exorde<br />

Innocent celui qui croit qu’on peut se tenir dans l’inconsistance comme<br />

on se tient dans le sérieux : c’est-à-dire de façon consistante ! Il faut se<br />

tenir inconsistamment dans l’inconsistance, donc y mêler des segments<br />

consistants, et les rendre indiscernables des autres. Vous allez voir que<br />

Duchamp tourne tout entier autour de cette académique question des<br />

indiscernables, qui porta aussi le nom de question des incongruents<br />

dans les problèmes de géométrie. C’est sur cette question que les quatre<br />

études réunies ici s’articulent ensemble : elle forme leur commune charnière,<br />

tant bien que mal, avec des empiètements, des redites, et aussi des<br />

« contradictions ». Elles sont des relevés de travaux faits en cours de route,<br />

en 1974, en 1975, en 1976, plutôt qu’un seul exposé des résultats obtenus.<br />

Après coup, vous y découvrez une espèce d’entêtement à faire partir<br />

l’étude de Duchamp de ce champ des superpositions impossibles, projections<br />

bizarres, charnières spéciales, anamorphoses, incongruences, qui a<br />

donné matière à l’Analysis situs, à la topologie, c’est-à-dire à une sorte de<br />

raisonnement sur les grandeurs qui s’interdit l’hypothèse (la facilité) de<br />

leur commensurabilité. Cet entêtement s’est trouvé justifié, s’agissant de<br />

Duchamp, par les résultats que de vrais chercheurs ont obtenus de leur<br />

côté durant la même période, je pense en particulier aux conclusions de<br />

Jean Clair et de Ulf Linde. Cela ne suffirait pourtant pas à accréditer la<br />

publication des brouillons qui suivent.<br />

les transformateurs duchamp


67<br />

| Incongruences<br />

Rectification<br />

You’re acting hilarious, but overall you are as serious as can be. You’re<br />

giving us Duchamp as a model of political thought. To compare his fripperies<br />

with the sufferings of the workers. I won’t even ask what sane man<br />

sees in the Large Glass the model of republican socialist thought, or in the<br />

diorama of Given the picture of a future for the masses. In short, there<br />

is no need to prove this absurdity. But allow me to remark that they are<br />

at least inconsistent with the previous ones, which opted for non-sense:<br />

these latter, at present, overload Duchamp, and his use of mechanisms,<br />

with an enormous ballast of meanings attached, in a confused way to<br />

tell the truth, to the technological revolution of the past two centuries.<br />

That indeed makes sense, when one has chosen to take the side of<br />

inconsistency.<br />

Exordium<br />

Innocent is he who thinks you can stand in inconsistency as you might<br />

stand in seriousness: i.e., consistently. You must hold yourself inconsistently<br />

in inconsistence, and mix segments of consistency in with it, and<br />

make them indiscernible from the others. You’ll see that the whole of<br />

Duchamp turns upon this academic question of indiscernibles, which<br />

also bears the name “question of incongruents” in geometry. This question<br />

forms the articulation point of the four studies that are brought<br />

together here: it forms their common hinge, for better or for worse, with<br />

encroachments, repetitions, and also “contradictions”. They are the record<br />

of work done along the way, in 1974, 1975, 1976, rather than a single exposition<br />

of the results. Later you’ll discover in them a kind of stubbornness<br />

about making the study of Duchamp begin from that field of impossible<br />

superpositions, strange projections, special turning points, anamorphoses,<br />

incongruences, which provided material for the Analysis situs, for<br />

topology, that is, for a sort of reasoning about sizes that forbids itself the<br />

hypothesis (the facility) of their commensurability. This stubbornness<br />

was justified, with regard to Duchamp, by the results that real researchers<br />

obtained during the same period. I’m thinking in particular of Jean Clair<br />

and Ulf Linde. However, this would not be enough to justify the publication<br />

of the sketches that follow.<br />

duchamp’s trans/formers


68<br />

| Incongruences<br />

Mais si vous consentez à les prendre comme des contributions non<br />

seulement à une esthétique, mais à une politique topologique, alors<br />

vous aurez percé l’intention de votre serviteur. Qu’est-ce à dire ? Vous<br />

savez que le principe démocratique et sa mise en œuvre constitutionnelle,<br />

quelle qu’en soit la variété, est indissociable d’une représentation<br />

de l’espace et des grandeurs dans l’espace telle que cet espace, entendez le<br />

politique, est supposé homogène et isomorphe en tous ses points, et que<br />

toutes les grandeurs qui s’y trouvent sont jugées commensurables : c’est<br />

sur ce fond de géométrie euclidienne que l’idée d’égalité démocratique se<br />

trouve assise, tout citoyen étant, nous y revoilà, indiscernable d’un autre<br />

dans une pareille hypothèse.<br />

Or la découverte des incongruences et des incommensurabilités, si on<br />

la reporte de l’espace du géomètre à celui du citoyen, oblige à reconsidérer<br />

les axiomes les plus inconscients de la pensée et de la pratique politiques.<br />

Si les citoyens ne sont pas indiscernables, s’ils sont par exemple<br />

à la fois symétriques par rapport à un point, le centre qu’est la loi, et<br />

néanmoins insuperposables les uns aux autres, comme nous le savons<br />

des propriétaires ou bureaucrates du capital et des vendeurs de force de<br />

travail, comme nous le savons des hommes et des femmes, des Blancs et<br />

des colored people, des métropolitains et des provinciaux, des jeunes et<br />

des adultes, alors votre représentation de l’espace politique se trouve bien<br />

embarrassée. Et si vous n’avez pas désespéré de votre vie sous prétexte<br />

que toute justice était perdue avec la commensurabilité, si vous n’avez<br />

pas alors couru abriter une ignoble détresse sous l’autorité d’un grand<br />

signifiant capable de restaurer cette géométrie, si au contraire vous pensez<br />

comme votre serviteur que le moment est bon de rendre celle-ci tout à<br />

fait invalide, de hâter sa décadence et d’inventer une justice topologique,<br />

alors vous avez déjà compris ce qu’un Béotien peut chercher en fouillant<br />

dans les notules et les bricoles de Duchamp : des matériaux, des outils et<br />

des armes pour une politique des incommensurables.<br />

15 août 1976 et 15 février 1977<br />

les transformateurs duchamp


69<br />

| Incongruences<br />

But if you consent to take them as contributions not only to an aesthet-<br />

ics but to a topological politics, then you’ll have discovered the intention<br />

of Yours Truly. Which means what? You know that the democratic<br />

principle and its constitutional implementation, of whatever variety, is<br />

indissociable from a representation of space and sizes in space such that<br />

this space, i.e., the space of politics, is assumed to be homogeneous and<br />

isomorphic in all its points, and that all sizes found in it are judged to be<br />

commensurable: it is on this foundation of Euclidean geometry that the<br />

idea of democratic equality rests, each citizen being, in such a hypothesis,<br />

indiscernible from any other.<br />

But the discovery of incongruences and incommensurabilities, if one<br />

brings it back from the space of the geometrist to that of the citizen,<br />

obliges us to reconsider the most unconscious axioms of political thought<br />

and practice. If the citizens are not indiscernible, if they are, for instance,<br />

both symmetrical in relation to a point (the center, which is the law) and<br />

nevertheless non-superimposable on one another (as we know is the case<br />

for the owners or bureaucrats of capital and the sellers of labor power, as<br />

we know is the case for men and women, for whites and “colored people”,<br />

for urbanites and provincials, for young people and adults), then your<br />

representation of political space is very embarrassed. And if you haven’t<br />

despaired of your life on the pretext that all justice was lost when incommensurability<br />

was lost, if you haven’t gone running to hide your ignoble<br />

distress beneath the authority of a great signifier capable of restoring<br />

this geometry, if on the contrary you think, like Yours Truly, that it’s the<br />

right moment to render this geometry totally invalid, to hasten its decay<br />

and to invent a topological justice, well then, you’ve already understood<br />

what a Philistine could be doing searching among the little notes and<br />

improvisations of Duchamp: materials, tools, and weapons for a politics<br />

of incommensurables.<br />

15 August 1976 and 15 February 1977<br />

duchamp’s trans/formers


70<br />

|<br />

Duchamp as a transformer<br />

Ces remarques ont été proposées à une table ronde sur Duchamp lors d’un colloque « On the<br />

Performance » organisé à Milwaukee, Wis., en novembre 1976, par Michel Benamou.<br />

Comme tout le monde, j’ai des difficultés avec les mots performance,<br />

performer. En revanche, une formule comme : « Duchamp as a transformer<br />

» me semble compréhensible. Je propose de remplacer performer par<br />

transformer.<br />

Soit la fabrication des stoppages-étalon : « Si un fil droit horizontal<br />

d’un mètre de longueur tombe d’un mètre de hauteur sur un plan horizontal<br />

en se déformant à son gré et donne une figure nouvelle de l’unité<br />

de longueur » (DDS, 36). Ce qui est important dans cette opération n’est<br />

pas l’acte, la performance de M. Marcel Duchamp laissant tomber sa<br />

ficelle. Ce qui est important, c’est la projection de celle-ci grâce à l’énergie<br />

motrice de la pesanteur et au dispositif de transformation qu’est le<br />

hasard. La projection comme transformance…<br />

On a une photographie de Marcel Duchamp en femme. M. Marcel<br />

se projette en Mlle Rrose Sélavy. Le problème n’est pas celui du travestissement.<br />

Il est celui-ci : au moyen de quelle énergie et de quels dispositifs<br />

transformateurs (canaliseurs ou redistributeurs d’énergie) un visage<br />

d’homme peut-il être projeté en visage de femme, ou inversement ?<br />

On considère les deux figures d’un même objet N (= neutre, le nom<br />

Duchamp) projetées dans deux espaces, le masculin et le féminin. L’accent<br />

est mis ici sur la similitude des figures, non pas sur leur incongruence.<br />

Mais c’est leur similitude qui est incongruente au regard de la croyance<br />

en la différence des sexes. De la même manière deux volumes semblables<br />

symétriques par rapport à un plan, par exemple le gant de la main droite<br />

et le gant de la main gauche, ne sont pas superposables : l’un n’entre pas<br />

dans l’autre. L’accent est mis ici sur l’incongruence, mais c’est toujours<br />

un problème de projection, et c’est encore l’incongruence (mathématique)<br />

qui est incongruente par rapport au préjugé de la parfaite symétrie<br />

des vertébrés.<br />

En matière de langage, Duchamp recherche les mêmes effets de<br />

transformation par projection. Ils peuvent être obtenus aux différents<br />

niveaux de langage. Un exemple seulement : « Si vous voulez une règle de<br />

les transformateurs duchamp


71<br />

|<br />

Duchamp as a transformer<br />

These remarks were presented at a panel discussion on Duchamp at a colloquium “On the<br />

Performance” organized in Milwaukee, Wis., in November 1976, by Michel Benamou.<br />

Like everyone else, I have problems with the words performance, performer.<br />

On the other hand, a phrase like “Duchamp as a transformer” seems to me<br />

comprehensible. I propose to replace performer by transformer.<br />

Let’s take, for instance, the fabrication of the Standard Stoppages: “If a<br />

straight horizontal thread one metre long falls from a height of one metre<br />

on to a horizontal plane, deforming itself at its own free will and gives a<br />

new figure of the unit of length” (DDS, 36). What’s important in this operation<br />

is not the act, the performance of Monsieur Marcel Duchamp dropping<br />

his thread. What is important is the projection of this thread thanks<br />

to the motor energy of its weight and to the apparatus of transformation,<br />

which is chance. Projection as transformance…<br />

There is a photograph of Marcel Duchamp as a woman. Monsieur<br />

Marcel projects himself into Mademoiselle Rrose Sélavy. The problem<br />

is not that of putting on drag. It is this: By means of what energy and<br />

of what transformative apparatuses (for channeling or redistributing<br />

energy) can a man’s face be projected as a woman’s face, or vice versa?<br />

Consider the two figures of one and the same object N (= neuter, the name<br />

Duchamp) projected into two spaces, the masculine and the feminine.<br />

Here the accent is placed on the similitude of the two figures, not on their<br />

incongruence. But it’s their similitude that is incongruent with regard to<br />

the belief in the difference of the sexes. In the same way, two similar volumes<br />

that are symmetrical in relation to a plane, for example the glove of<br />

the right hand and the glove of the left hand, are not superimposable: the<br />

one won’t go into the other. Here the accent is placed on their incongruence,<br />

but it’s still a problem of projection, and it’s still their (mathematical)<br />

incongruence that is incongruent with regard to the prejudice of the<br />

perfect symmetry of vertebrates.<br />

Concerning language, Duchamp seeks the same effects of transformation<br />

by projection. They can be obtained at the different levels of language.<br />

One example only: “If you want a rule of grammar: the verb agrees<br />

consonantly with the subject: For example: le nègre aigrit, les négresses<br />

duchamp’s trans/formers


72<br />

| Duchamp as a transformer<br />

grammaire : le verbe s’accorde avec le sujet consonnament : Par exemple :<br />

le nègre aigrit, les négresses s’aigrissent ou maigrissent » (DDS, 159). Les<br />

règles grammaticales sont celles de la déclinaison pour le nom et de la<br />

conjugaison pour le verbe. Ce sont deux systèmes de marquage indépendants,<br />

au moins partiellement. Ici, Duchamp propose de les marquer<br />

par une seule règle, dont il emprunte le principe à Jean-Pierre Brisset, et<br />

qui consiste dans une dérivation (déclinaison) simplement phonique. Les<br />

deux systèmes indépendants sont rendus semblables par la projection sur<br />

eux d’une même règle.<br />

Nous savons par la Boîte Blanche que la problématique « plastique »<br />

du Grand Verre est celle des projections. La région du bas, région célibataire,<br />

est traitée selon les procédés de la perspective italienne : des<br />

objets 3-dimensionnels sont projetés sur une surface 2-dimensionnelle au<br />

moyen de la costruzione legittima : point de vue et point de fuite symétriques,<br />

orthogonales de la mise au carreau ; point de distance, diagonales<br />

de construction. L’effet produit est en principe celui du 3-dimensionnel<br />

virtuel, celui de l’espace profond creusé sur le support par la perspective.<br />

Mais comme le support est en verre transparent, l’œil paradoxalement ne<br />

peut pas le traverser pour explorer l’espace virtuel. Quand il le traverse, il<br />

rencontre les objets « réels » qui se trouvent derrière le Verre, par exemple<br />

la fenêtre de la salle du Musée de Philadelphie. Il est renvoyé à sa propre<br />

activité, sans pouvoir se perdre dans les objets virtuels, comme le veut<br />

l’effet de réalité. Transformation de la transformation perspectiviste.<br />

Le Verre est fait de deux régions séparées par des barres de verre, celle<br />

du bas région des célibataires, celle du haut région de la mariée. Les transversales<br />

qui les séparent sont comme la charnière (les charnières) d’un<br />

miroir à deux (ou trois) faces. Les deux espaces virtuels du haut et du<br />

bas sont l’un par rapport à l’autre en relation d’incongruence comme<br />

les deux gants. Mariée et célibataires occupent des espaces semblables et<br />

insuperposables, sauf si l’on fait intervenir un méta-opérateur (qui serait<br />

4-dimensionnel). – (En réalité la situation est un peu plus compliquée :<br />

les figures du haut, morceaux de la de mariée, ne sont pas les projections<br />

d’un objet 3-dimensionnel sur un plan, mais les projections 2-dimensionnelles<br />

des projections 3-dimensionnelles d’un objet 4-dimensionnel ;<br />

le méta-opérateur devrait être 5-dimensionnel.)<br />

les transformateurs duchamp


73<br />

| Duchamp as a transformer<br />

s’aigrissent ou maigrissent” (DDS, 159). 1 The grammatical rules are those<br />

of declension for the noun and of conjugation for the verb. These two<br />

systems of marking are at least partially independent. Here, Duchamp<br />

proposes to mark them by one rule, whose principle he borrows from<br />

Jean-Pierre Brisset, and that consists in a simply phonic derivation<br />

(declension). The two independent systems are made similar by the projection<br />

onto them of one and the same rule.<br />

We know from the White Box that the “plastic” problematic of the Large<br />

Glass is that of projections. The lower region, the Bachelor region, is<br />

treated according to the procedures of Italian perspective: three-dimensional<br />

objects are projected onto a two-dimensional surface by means<br />

of the costruzione legittima: symmetrical viewpoint and vanishing point,<br />

orthogonal lines of the transfer to the square; distance-point, diagonal<br />

lines of construction. The effect produced is in principle that of the<br />

virtual three-dimensional, that of deep space dug out in the support by<br />

perspective. But as the support is made of transparent glass, the eye paradoxically<br />

cannot traverse it to explore the virtual space. When it traverses<br />

it, it encounters the “real” objects that are behind the Glass, for example<br />

the window of the exhibition room of the Philadelphia Museum. It is<br />

thrown back onto its own activity, without being able to lose itself in<br />

virtual objects, as the reality-effect would have it. A transformation of the<br />

perspectivist transformation.<br />

The Glass is made of two regions separated by bars of glass, the lower<br />

one being the region of the Bachelors, and the upper one the region of<br />

the Bride. The transversal lines that separate them are like the hinge (the<br />

hinges) of a mirror with two or three faces. The two virtual spaces of the<br />

top and the bottom are in a relation of incongruence one with the other<br />

like the two gloves. Bride and Bachelors occupy similar and non-superimposable<br />

spaces, unless you bring in a meta-operator (which would be<br />

four-dimensional). (In reality the situation is a little more complicated:<br />

the figures of the top, pieces of the Bride, are not the projections of a<br />

three-dimensional object onto a plane, but the two-dimensional projections<br />

of the three-dimensional projections of a four-dimensional object;<br />

the meta-operator would have to be five-dimensional.)<br />

1 The negro embitters, the negress turns sour or gets thinner [translator’s note].<br />

duchamp’s trans/formers


74<br />

| Duchamp as a transformer<br />

La relation entre le Grand Verre et la dernière œuvre (Étant donnés : 1°<br />

la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage) est elle-même une projection ou un<br />

groupe de projections, qui fait passer tous les éléments du Verre dans ceux<br />

du dernier Nu. Chaque élément subit une transformation singulière. On<br />

devrait pouvoir trouver le dispositif transformateur, qui doit être très<br />

complexe. Je dirai en bref que l’on passe d’une formulation plastique<br />

ascétique et critique, celle du Verre, à une formulation populaire, pornographique,<br />

païenne, celle d’Étant donnés..., mais l’une et l’autre d’un<br />

même objet. Cet objet est encore un nom (Duchamp est nominaliste), le<br />

nom de la femme mise à nu.<br />

Ce nom est lui-même une charnière ou une projection opérant entre<br />

deux temps. L’expression « La Mariée mise à nu… » est équivoque : la<br />

femme est-elle déjà mise à nu, ou ne l’est-elle pas encore ? La mise à nu<br />

par elle-même ne dure qu’un instant (celui de l’ « épanouissement » de<br />

la femme, comme l’écrit Duchamp) qui est projeté selon deux temporalités<br />

incongruentes, mais symétriques, dans les deux grandes œuvres :<br />

le temps du Grand Verre est celui d’une mise à nu qui n’est pas encore<br />

faite, le temps d’Étant donnés… celui d’une mise à nu qui est déjà faite.<br />

Le Verre est le « retard » du nu, Étant donnés… son avance. C’est trop tôt<br />

pour voir la femme se mettant nue sur le Verre, et c’est trop tard sur la<br />

scène d’Étant donnés…<br />

Le performer (?) est un transformer complexe, une batterie de machines<br />

à métamorphoser. Il n’y a pas d’art, puisqu’il n’y a pas d’objets. Il n’y a<br />

que des transformations, des redistributions d’énergie. Le monde est une<br />

multiplicité de dispositifs qui transforment des unités d’énergie les unes<br />

dans les autres. Le transformer Duchamp ne veut pas répéter les mêmes<br />

effets. C’est pourquoi il doit être beaucoup de ces dispositifs. Et se métamorphoser<br />

lui-même beaucoup. Il veut toujours gagner le premier prix<br />

aux Concours des Brevets d’Invention.<br />

Duchamp as several transformers.<br />

Le 17 novembre 1976<br />

les transformateurs duchamp


75<br />

| Duchamp as a transformer<br />

The relation between the Large Glass and the last work, Given, is itself<br />

a projection or a group of projections, which passes all the elements of<br />

the Glass into those of the last Nude. Each element undergoes a singular<br />

transformation. We ought to be able to find the transforming apparatus,<br />

which must be very complex. I will briefly say that you pass from<br />

an ascetic and critical plastic formulation, that of the Glass, to a popular,<br />

pornographic, pagan formulation, that of Given, but both of them are formulations<br />

of one and the same object. This object is still a name (Duchamp<br />

is a nominalist), the name of the woman laid bare.<br />

This name is itself a hinge or a projection operating between two times.<br />

The expression “The Bride laid bare…” is equivocal: is the woman already<br />

naked, or not yet? The stripping-naked by itself lasts but an instant (that of<br />

the “blossoming” of the woman, as Duchamp writes), which is projected<br />

according to two incongruent but symmetrical temporalities in the two<br />

great works: the time of the Large Glass is that of a stripping naked not<br />

yet done; the time of Given is that of a stripping naked already done. The<br />

Glass is the “delay” of the nude; Given is its advance. It’s too soon to see the<br />

woman laying herself bare on the Glass, and it’s too late on the stage of<br />

Given.<br />

The performer (?) is a complex transformer, a battery of metamorphosis<br />

machines. There is no art, because there are no objects. There are only<br />

transformations, redistributions of energy. The world is a multiplicity of<br />

apparatuses that transform units of energy into one another. Duchamp<br />

the transformer does not want to repeat the same effects. That is why he<br />

must be many of these apparatuses, and must metamorphose himself<br />

continually. He wants to win first prize every time, in all the competitions,<br />

for new patents.<br />

Duchamp as several transformers.* 2<br />

17 November 1976<br />

2 Words and expressions marked with an asterisk * are in English in the original<br />

[translator’s note].<br />

duchamp’s trans/formers


76<br />

|<br />

Parois<br />

Une première version de ce texte a été publiée sous un autre titre dans le catalogue de l’exposition<br />

« Les Machines célibataires » organisée par H. Szeemann et présentée pour la première<br />

fois à Berne en juillet 1975. Ce catalogue, intitulé Junggesellen Maschinen/ Les Machines<br />

célibataires et publié d’abord en version bilingue allemand-français, suivie d’une autre<br />

anglais-italien, avait pour responsables Jean Clair et Harold Szeemann. Il a été édité à Venise<br />

en 1975 par Alfieri Edizioni et H. Szeemann.<br />

« Au revoir ! En effet, nous nous reverrons.<br />

Une seule condition : divorçons ».<br />

Nietzsche (à Strindberg)<br />

Machinations<br />

Franz Reuleaux définit la machine « une combinaison de corps résistants,<br />

assemblés de telle façon que, par leur moyen et par certaines motions<br />

déterminantes, les forces mécaniques de la nature soient obligées de faire<br />

le travail ». On insiste souvent sur le mécanisme des machines ; ainsi<br />

Canguilhem : « assemblage de parties déformables avec restauration périodique<br />

des mêmes rapports entre parties » ; Reuleaux suggère une autre<br />

direction : ce même mécanisme est un piège tendu à des forces naturelles.<br />

L’intéressant n’est pas d’abord qu’il se perpétue à travers son usage,<br />

restaurant son identité d’un cycle productif à l’autre et déterminant ainsi<br />

une certaine temporalité ; mais qu’il soit un piège, un dispositif qui permet<br />

de renverser des rapports de force. La machine n’est alors ni un instrument<br />

ni une arme, mais un artifice, qui est et qui n’est pas couplé avec<br />

la nature : elle l’est parce qu’elle ne fonctionne pas sans capter et exploiter<br />

des forces naturelles ; elle ne l’est pas parce qu’elle joue un tour à ces<br />

forces, étant elle-même moins forte qu’elles, réalisant cette monstruosité :<br />

que le moins fort soit plus fort que le plus fort.<br />

Avec l’idée des machines célibataires s’épanouit, en pleine lumière, cet<br />

inconscient de ruse qui est impliqué dans l’invention des mécanismes et<br />

que la pensée technique moderne et contemporaine a fait taire au bénéfice<br />

du projet de domination et possession de la nature. La mèchanè des<br />

Grecs anciens est d’emblée la machination, et elle n’est qu’elle.<br />

les transformateurs duchamp


77<br />

|<br />

Partitions<br />

A first version of this text was published under a different title in the catalogue of the exhibition<br />

“The Bachelor Machines” organized by H. Szeemann and presented for the first time in Berne in<br />

July 1975. This catalogue, entitled Junggesellen Maschinen/Les Machines célibataires and<br />

first published in a bilingual German-French version followed by another in English and Italian,<br />

was directed by Jean Clair and Harold Szeemann. It was published in Venice in 1975 by Alfieri<br />

Edizioni and H. Szeemann.<br />

“Goodbye! Indeed, we shall meet again.<br />

On one condition: let’s get divorced.”<br />

Nietzsche (to Strindberg)<br />

Machinations<br />

Franz Reuleaux defines the machine as “a combination of resisting bodies,<br />

assembled in such a way that, by means of them and certain determinant<br />

motions, the mechanical forces of nature are obliged to do the<br />

work”. The mechanism of machines is insisted upon; thus Canguilhem:<br />

“assemblage of deformable parts with periodic restoration of the same<br />

relations between parts”; Reuleaux suggests another direction: this same<br />

mechanism is a trap set for the forces of nature.<br />

The interesting thing is not primarily that it perpetuates itself through<br />

use, restoring its identity from one productive cycle to another and thus<br />

determining a certain temporality; but that it is a trap, an apparatus that<br />

lets us overturn relations of force. The machine is then neither an instrument<br />

nor a weapon, but an artifice, which is and which is not coupled<br />

with nature: it is so coupled in that it does not work without capturing<br />

and exploiting natural forces; it is not so coupled in that it plays a trick on<br />

these forces, being itself less strong than they are, and making real this<br />

monstrosity: that the less strong should be stronger than what is stronger.<br />

With the idea of the Bachelor machines there is a blossoming out, in<br />

full daylight, of this unconscious of cunning implied in the invention<br />

of mechanisms that modern and contemporary technical thinking has<br />

silenced in favor of dominating and possessing nature. The mèchanè of the<br />

ancient Greeks is at once machination. Nothing but that.<br />

duchamp’s trans/formers


78<br />

| Parois<br />

Dans la mécanique, « le plus petit domine le plus grand », dit Aristote.<br />

Voilà quelque chose d’atopon et de thaumasion : qui n’a pas de lieu, et surprenant.<br />

Le renversement des forces ouvre un passage à travers l’impasse<br />

d’un rapport de forces très défavorable à l’homme et très favorable à la<br />

nature. Un piège ne peut pas servir deux fois. La machination ouvre une<br />

temporalité capricieuse, faite d’opportunités, discontinues, éphémères,<br />

que les Grecs nommaient kairos, le bon moment, l’instant favorable. La<br />

machine opportuniste est nécessairement une machine molle.<br />

Bibl. : Lewis Mumford, Technique et civilisation, 1934, trad. fr. 1950 ; Franz Reuleaux,<br />

Cinématique. Principes fondamentaux d’une théorie générale des machines, trad. fr. 1877 ;<br />

Georges Canguilhem, « Machine et organisme » (1947), in La connaissance et la vie, 1952.<br />

Rétorsions<br />

La machination consiste à retourner la direction, et donc l’impact, des<br />

forces. Aristote donne le mouvement du cercle en exemple, plus : en<br />

principe, de toute mèchanè. L’extrémité A du diamètre d’un cercle en<br />

mouvement se meut dans une direction contraire à l’autre extrémité B :<br />

celle-ci va vers le haut quand celle-là va vers le bas. Le point A’ d’un<br />

cercle tangent au premier en B sera entraîné dans la même direction que<br />

B, donc dans la direction inverse de A. Ce cercle transmet le mouvement<br />

qui l’anime, mais en inversant son sens. Le point de tangence est un<br />

point limite où le mouvement se rétorque. La circonférence du cercle,<br />

lieu de ces points, est un limes d’inversion du mouvement.<br />

Le corps du piège contient ce limes en lui-même : il a puissance de se<br />

retourner, inversant son extérieur et son intérieur. Tel est dans la tradition<br />

hellénique le renard qui retourne son corps alors que l’aigle se précipite<br />

sur lui ; ou le poulpe « qui déplie ses organes intérieurs, les retourne à<br />

l’extérieur, dépouillant son corps comme une chemise » ; ou Hermès qui,<br />

ayant volé les vaches de son frère Apollon, brouille les traces en faisant<br />

marcher le troupeau à reculons.<br />

Appartient aujourd’hui à la catégorie de ces corps non fiables, capables<br />

de ces retournements, la main gantée de Roberte que dessine la « sémiotique<br />

» de Pierre Klossowski : car c’est alors que le prétendant, usant<br />

de sa force, dégante cette main dans l’espoir de s’emparer de la chair<br />

même, que celle-ci lui échappe, parce que l’apparition de l’épiderme le<br />

les transformateurs duchamp


79<br />

| Partitions<br />

In mechanics, “the smaller dominates the larger”, says Aristotle. This is<br />

atopon and thaumasion: having no place, and giving surprise. The reversal<br />

of forces opens a pathway through the impasse of a relation of forces that<br />

is unfavorable to man and favorable to nature. A trap that cannot be used<br />

twice. Machination opens up a capricious temporality, made of opportunities,<br />

discontinuous and ephemeral ones, a temporality that the Greeks<br />

named kairos, the right moment, the favorable instant. The opportunist<br />

machine is necessarily a soft machine.<br />

Bibliography: Lewis Mumford, Technology and Civilization, 1934. Franz Reuleaux, Kinematics.<br />

Fundamental Principles of a General Theory of Machines. Georges Canguilhem, “Machine et<br />

organisme”, in La connaissance et la vie, 1952.<br />

Retortions<br />

Machination reverses the direction, and hence the impact, of forces.<br />

Aristotle gives as an example the movement of a circle and, in principle,<br />

the movement of any mèchanè. The extremity A of the diameter of a moving<br />

circle moves in a direction opposite to that of the other extremity B:<br />

point B goes up when point A is going down. The point A’ of a circle at a<br />

tangent to the first one at point B will be pulled in the same direction as<br />

B, hence in the reverse direction to A. This circle transmits the movement<br />

that animates it, but reverses its direction. The tangential point is a limit<br />

point, where the movement is twisted back. The circumference of the<br />

circle, the site of these points, is a limes of inversion of the movement.<br />

The body of the trap contains this limes in itself: It has the power to<br />

turn itself inside out, inverting its exterior and its interior. In the Hellenic<br />

tradition the fox turns his body inside out when the eagle dives on him;<br />

or the octopus, “which unfurls its internal organs, turning them outwards,<br />

stripping off its body like a shirt”; or Hermes who, having stolen<br />

the cows of his brother Apollo, confuses the tracks by making the herd<br />

walk backwards.<br />

Today the category of these non-reliable bodies, capable of such twists<br />

and turns, includes the gloved hand of Roberte as sketched by the “semiotics”<br />

of Pierre Klossowski: For it’s just when the aspirant, using his<br />

strength, ungloves this hand in the hope of taking possession of the flesh<br />

itself that the latter escapes, because the appearance of the epidermis<br />

duchamp’s trans/formers


80<br />

| Parois<br />

métamorphose, lui, le prédateur, en proie. De même, la Diane d’Ovide<br />

traquée nue au bain par Actéon, le commue en cerf et le fait forcer par<br />

ses chiens.<br />

Ces corps à inverseur d’énergie incorporé sont des machines célibataires<br />

; leur célibat n’est qu’un autre nom de leur ruse, célibat de l’épouse<br />

Roberte aussi bien que de la vierge Diane : c’est toujours quand il y a<br />

contact entre deux corps en mouvement, les deux cercles, les chasseurs et<br />

les bêtes, les galants et leurs beaux objets, et qu’une prétention naît d’un<br />

côté à les unir, à les unifier en un seul corps animé du même mouvement,<br />

donc quand apparaît le projet du couplage ou de la composition des<br />

forces, c’est alors que la rétorsion vient déjouer cette prétention, dressant<br />

entre les partenaires la paroi dissimilante.<br />

La première machine célibataire fut Pandore. La « femme » est un<br />

automate construit par Hephaïstos, forgeron magicien qui fabrique des<br />

trépieds automobiles pour les conseils des dieux, et des statues d’or animées<br />

faisant fonction de servantes chez lui ; Hermès de son côté, le dieu<br />

du passage retors, a doté l’androïde de la parole, d’un « tour d’esprit<br />

de chienne » et d’un « style de dérobade ». C’est Zeus qui a passé commande<br />

de l’automate ; il entend faire payer le vol du feu à Prométhée<br />

et aux hommes, les bénéficiaires, en prouvant que son pouvoir divin de<br />

machination l’emporte sur la rouerie du héros. Épiméthée, celui-quicomprend-après,<br />

le double inversé de son alter ego le rusé, celui qui croit<br />

épouser Pandore, est de ce fait la victime désignée de ce stratagème, et le<br />

genre humain après lui. Amèchanos dolos, piège sans remède, pour lequel<br />

il n’y a pas de riposte.<br />

On objectera que le tour joué par le maître de l’Olympe n’exige pas un<br />

bien grand artifice, puisque les dieux sont par hypothèse plus forts que<br />

les hommes. Néanmoins en matière de mèchanè, les premiers sont sans<br />

doute mieux partagés que les seconds, mais non pas invulnérables : ils<br />

succombent sans défense aux charmes d’Amour et de Sommeil ; et s’ils<br />

échappent au piège amachinique par excellence, celui que tend la Mort,<br />

Homère dit qu’ils la haïssent pourtant.<br />

Non, le jeu de Zeus n’est pas celui d’un tout-puissant : n’a-t-il pas<br />

lui-même été surpris par Prométhée ? Sa ruse ne vient-elle pas en second<br />

lieu ? De fait il n’a pas eu l’initiative, et Pandore n’est qu’une riposte.<br />

Machination des hommes, contre-machination des dieux : comme les<br />

les transformateurs duchamp


81<br />

| Partitions<br />

metamorphoses him, the predator, into a prey. Likewise, Ovid’s Diana,<br />

pursued by Actaeon while she is bathing naked, changes him into a stag<br />

and has him hunted down by her hounds.<br />

These bodies with an integral energy-inverter are Bachelor-machines;<br />

their celibacy is only another name for their cunning, the celibacy of the<br />

wife Roberte as much as of the virgin Diana: It’s always when there is<br />

contact between two bodies in movement, the two circles, the hunters and<br />

the beasts, the suitors and their lovely objects, and when from one side<br />

a claim arises to unite them, to unify them in one body animated by the<br />

same movement, hence when the aim of coupling or of composing forces<br />

appears, it’s then that retortion comes along to foil this claim, erecting the<br />

dissimilating partition between the partners.<br />

The first Bachelor machine was Pandora. The “woman” is an automaton<br />

constructed by Hephaestos, the magician-blacksmith who makes<br />

auto-mobile tripods for the councils of the gods and animated golden<br />

statues to act as servants at his house. Hermes for his part, the wily god<br />

of change and transition, endowed the android with speech, with “a shedog’s<br />

cast of mind” and with “a side-stepping style”. Then Zeus takes command<br />

of the automaton; he intends to make Prometheus and his beneficiaries,<br />

humanity, pay for the theft of fire by proving that his divine power<br />

of machination gets the better of the slyness of their hero. Epimetheus,<br />

he-who-understands-afterwards, the inverted double of his alter ego the<br />

cunning one, he who thinks he’s marrying Pandora, is thereby the designated<br />

victim of this stratagem, as is the human race after him. Amèchanos<br />

dolos, a trap without a remedy, a trap for which there is no riposte.<br />

You will object that the trick played by the master of Olympus doesn’t<br />

require a great artifice – the gods are by hypothesis stronger than men.<br />

Nevertheless, when it comes to mèchanè the former are perhaps better<br />

endowed than the latter, but they are still vulnerable: they succumb<br />

without resistance to the charms of Love and Sleep; although they escape<br />

Death (the non-machinelike trap par excellence), Homer says that they<br />

hate Death nonetheless.<br />

No, Zeus’s game is not that of an omnipotent: wasn’t he, after all, surprised<br />

by Prometheus? Doesn’t his cunning come in second place? In fact he<br />

didn’t have the initiative, and Pandora is only a riposte. Machination of men,<br />

counter-machination of the gods: like Aristotle’s two circles, the one sets<br />

duchamp’s trans/formers


82<br />

| Parois<br />

deux cercles d’Aristote, l’une met l’autre en mouvement, à contresens.<br />

Cette fable annonce simplement que les hommes et les dieux ne forment<br />

pas et ne peuvent former ensemble une unité, qu’ils restent célibataires<br />

les uns par rapport aux autres. Leurs ruses, bien loin de supprimer la<br />

paroi de rétorsion qui les sépare, la supposent et la confirment.<br />

Bibl. : Aristote, Mèchanica ; Jean-Pierre Vernant, « Remarques sur les formes et les limites<br />

de la pensée technique chez les Grecs » (1957), in Mythe et pensée chez les Grecs, 1965 ;<br />

Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs,<br />

1974 ; Laurence Kahn, Hermès passe, ou les ambiguïtés de la communication,[1978] ; Pierre<br />

Klossowski, Les Lois de l’hospitalité, 1965 ; Le Bain de Diane, 1956.<br />

« Dissoi logoi »<br />

Or nous avons un modèle « logique » de la machinerie célibataire. (Mais<br />

est-ce un modèle ? Cette pensée par modèle, n’est-elle pas l’ennemie de la<br />

machination ?) Ce sont les sophistes grecs, les Protagoras, les Gorgias, les<br />

Prodicos, les Antiphon, qui l’ont monté et mis au point. À tout discours<br />

doit s’en opposer un autre rigoureusement parallèle, mais allant à conclusion<br />

contraire : la sophistique est d’abord l’art de bien tenir ces discours<br />

duplices, dissoi logoi. Ainsi Protagoras enseigne à prononcer l’éloge et le<br />

blâme sur un même sujet. Ainsi la technè du rhéteur Corax, rapportée par<br />

Aristote, consiste à renverser le sens de la vraisemblance : « Soit le cas d’un<br />

homme qui ne donne pas prise à l’accusation : de faible constitution, il est<br />

accusé de sévices ; sa culpabilité n’est pas vraisemblable. Si maintenant il y<br />

donne prise parce qu’il est fort, elle ne l’est pas davantage : car il était vraisemblable<br />

qu’on le crût coupable. » Procédé dont s’indigne Aristote : « C’est<br />

là faire que la thèse (logos) la plus faible soit la plus forte. C’est pourquoi les<br />

gens avaient bien raison de s’indigner de ce que professait Protagoras ; car<br />

c’est pur leurre (pseudos), vraisemblance apparente et non réelle, qui n’est<br />

du ressort d’aucun art (technè) en dehors de la rhétorique et l’éristique. »<br />

Cette condamnation, c’est l’affaire centrale : l’homme de savoir prétend<br />

mettre fin à la sophistique au nom du vrai, d’un art de ce qui est<br />

réellement vraisemblable, et enfin d’une science. Ici commence la terreur,<br />

c’est-à-dire discours et actions commandés par le désir d’avoir le dernier<br />

mot et accompagnés de conviction. À la prudence raffinée et apathique<br />

des discours dissimilés, vient se substituer la grossière prétention<br />

les transformateurs duchamp


83<br />

| Partitions<br />

the other moving, in the opposite direction. This fable announces simply<br />

that men and gods do not form and cannot form a unity together, that they<br />

remain celibate with respect to each other. Their tricks, far from suppressing<br />

the partition of retortion that separates them, assumes it and confirms it.<br />

Bibliography: Aristotle, Mèchanica. Jean-Pierre Vernant, “Remarques sur les formes et<br />

les limites de la pensée technique chez les Grecs”, in Mythe et pensée chez les Grecs, 2d edition,<br />

1965. Marcel Détienne and Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des<br />

Grecs, 1974. Laurence Kahn, Hermès passe, ou les ambiguïtés de la communication, 1978. Pierre<br />

Klossowski, Les Lois de l’hospitalité, 1965; Le Bain de Diane, 1956.<br />

“Dissoi logoi”<br />

Now we have a “logical” model of the Bachelor machinery. (But is it a<br />

model? This thinking by means of models, isn’t it the enemy of machination?)<br />

It was the Greek Sophists, the Protagorases, the Gorgiases, the<br />

Prodicoses, the Antiphons, who assembled it and got it going. To every<br />

discourse there must be another opposing it in a rigorously parallel manner,<br />

but leading to the opposite conclusion: sophistics is above all the art of making<br />

these duplex/duplicitous speeches, dissoi logoi. Thus Protagoras teaches<br />

how to pronounce praise and blame on the same subject. Thus the technè of<br />

the rhetor Corax, reported by Aristotle, consists in turning upside down the<br />

meaning of verisimilitude: “For example the case of a man who is not open<br />

to accusation: though of feeble constitution, he is accused of physical cruelty;<br />

his guilt is implausible. But if he gives the accusation a hold because he<br />

is strong, his guilt is no more plausible than before: for it was plausible that<br />

they should think him guilty.” This procedure arouses Aristotle’s indignation:<br />

“This is to make the weakest thesis (logos) be the strongest. That’s why<br />

people were right to get angry with what Protagoras was professing; for it’s<br />

a pure illusion (pseudos), apparent and not real plausibility, which does not<br />

belong to any art (technè) outside of rhetoric and eristics.”<br />

This condemnation is the central business: the man of knowledge<br />

claims to put an end to sophistics in the name of the true, of an art – or<br />

science – of what is really plausible. Here begins the terror, i.e., discourses<br />

and actions governed by the desire to have the last word, accompanied<br />

by conviction. In place of the refined and apathic prudence of dissimilated<br />

discourses comes the gross pretension to a unique and total theory.<br />

duchamp’s trans/formers


84<br />

| Parois<br />

à la théorie unique et totale. La sophistique exige un espace-temps de la<br />

parole et de la société, politiques notamment, où la terreur du Vrai ou<br />

Faux n’a pas de place, où l’on n’a pas besoin de ces critères pour justifier<br />

ce qu’on dit et fait, où l’on ne juge que sur les effets.<br />

L’homme de savoir dit tout de ses prétentions à unir les discours en<br />

un couple ou un processus de couplage déclaré supérieur (dialogue chez<br />

Platon, dialectique chez Aristote), quand il croit réfuter l’art des antilogies<br />

par l’argument qu’il faut bien, si l’on veut conclure, disposer d’une<br />

mesure commune à appliquer aux raisons pour et aux raisons contre, et<br />

d’un juge pour la définir et l’appliquer. Nul meilleur juge, pense Platon,<br />

que l’ensemble formé par les interlocuteurs eux-mêmes, à condition qu’ils<br />

ne cherchent pas à se vaincre l’un l’autre, mais à se convaincre. Voilà l’adversaire<br />

de la machination célibataire, la conviction, un autre mot pour<br />

le concubinage des dissemblables. L’État, l’État des philosophes évidemment,<br />

vient s’ériger en synthèse des antilogies. Ainsi prennent position<br />

les adversaires de la grande guerre dans laquelle nous sommes toujours<br />

impliqués et dans laquelle nous avons à choisir notre camp, comme le<br />

firent Kafka, Jarry, Duchamp et Nietzsche : les sophistes contre les philosophes,<br />

les dissimilateurs contre les assimilateurs, les « artistes » contre<br />

les raisonneurs, les machines célibataires contre la mécanique industrielle,<br />

les partisans de la paroi contre ceux de sa prétendue suppression<br />

(Aufhebung). C’est toute machine totalisatrice et unificatrice, que ce soit<br />

en matière de technique (au sens contemporain du mot), de langage ou<br />

de politique, que la mèchanè vise à désorganiser et, si possible, à déjouer.<br />

C’est ainsi que les rusés peuvent se parer du nom de leurs ennemis :<br />

« Une nouvelle race de philosophes monte à l’horizon : je [Nietzsche]<br />

me hasarde à les baptiser d’un nom qui ne va pas sans danger, tels que<br />

je les pressens, tels qu’ils se laissent pressentir […], ces philosophes de<br />

l’avenir voudraient avoir le droit, peut-être aussi le tort d’être appelés des<br />

tentateurs […]. À supposer que la vérité soit femme, n’a-t-on pas lieu de<br />

soupçonner que tous les philosophes, pour autant qu’ils furent dogmatiques,<br />

n’entendaient pas grand chose aux femmes […]. Certes elle ne<br />

s’est pas laissée séduire. »<br />

Bibl. : Aristote, Rhétorique ; Jacqueline de Romilly, Histoire et raison chez Thucydide, 1956 ;<br />

Mario Untersteiner, I Sofisti, 1967 ; Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal (1886), tr.<br />

fr. 1971.<br />

les transformateurs duchamp


85<br />

| Partitions<br />

Sophistics requires a space-time of speech and of society, especially political<br />

speech and society, where the terror of the True or the False has no<br />

place, where one has no need of these criteria to justify what one says and<br />

does, where one judges things only by their effects.<br />

The man of knowledge says everything about his pretensions to unify<br />

the discourses in a couple or a process of coupling that he declares to<br />

be superior (that of dialogue, in Plato; dialectic, in Aristotle), when he<br />

thinks he is refuting the art of antilogies by saying that, if you want to<br />

come to a conclusion, you have to apply a common measure to the reasons<br />

for and against, and a judge to define and apply it. No better judge,<br />

thinks Plato, than the ensemble formed by the interlocutors themselves,<br />

on condition that they seek to convince, not to defeat, each other. There<br />

is the adversary of Bachelor machination, conviction, another word for<br />

the concubinage of dissimilars. The State, the State of the philosophers<br />

obviously, comes along to set itself up as the synthesis of the antilogies.<br />

Thus are the positions taken by the adversaries in the Great War in which<br />

we are still involved and in which we have to choose which camp to be<br />

in, as did Kafka, Jarry, Duchamp and Nietzsche: the Sophists against the<br />

Philosophers, the dissimilators against the assimilators, the “artists”<br />

against the reasoners, the Bachelor machines against industrial mechanics,<br />

the partisans of the partition-wall against those who claim to suppress<br />

it (Aufhebung). What the mèchanè aims to disorganize and, if possible,<br />

to foil, is any totalizing and unifying machine, whether in the area of<br />

technology (in the contemporary meaning of the word) or of language or<br />

of politics. Thus it is that the cunning ones can bear the names of their<br />

enemies: “A new race of philosophers is coming up over the horizon: I<br />

[Nietzsche] make so bold as to baptise them with a name which is not<br />

without danger, such as I anticipate them, such as they let themselves be<br />

anticipated […] These philosophers of the future would like to have the<br />

right, perhaps also the wrong, of being called tempters […] Assuming that<br />

the truth is a woman, haven’t we got good grounds to suspect that all the<br />

philosophers, inasmuch as they were dogmatic, did not understand very<br />

much about women? […] And certainly she has not let herself be seduced.”<br />

Bibliography: Aristotle, Rhetoric. Jacqueline de Romilly, Histoire et raison chez Thucydide, 1956.<br />

Mario Untersteiner, I Sofisti, 1967. Friedrich Nietzsche, Beyond Good and Evil, 1886.<br />

duchamp’s trans/formers


86<br />

| Parois<br />

Incongruences<br />

« Nous aimons regarder le monde [disent les tentateurs] avec toutes<br />

sortes d’yeux, et aussi avec des yeux de sphinx ; qu’une chose vue de<br />

travers prenne un tout autre air qu’on ne pouvait le supposer aussi longtemps<br />

qu’on la considérait de face, cela fait partie des belles surprises<br />

pour l’amour desquelles il vaut la peine d’être philosophe. »<br />

La machine apparemment la plus fidèle, la machine mimétique ou<br />

reproductrice par excellence, la paroi de verre réfléchissante ou enregistreuse<br />

: quelle injustice lui a été faite par l’optique et la géométrie des<br />

dogmatiques, elle qui ne recèle pas moins de machinations et de rétorsions<br />

dans sa minceur biface que les deux cercles d’Aristote dans leur<br />

simplicité, pas moins d’obliquité séductrice que n’en exige la vue des<br />

nouveaux « philosophes » !<br />

La paroi d’un miroir est une machine alimentée par les objets qu’on<br />

lui présente, et qui produit d’autres objets, les images qu’elle réfléchit. Le<br />

« regardeur » est l’usager de cette machine. Or le produit diffère de l’objet<br />

présenté par deux propriétés : sa distance apparente, sauf exception, et<br />

sa position.<br />

Quant à celle-ci, Kant montre que le miroir plan, ou plus généralement<br />

la symétrie par rapport à un plan dans l’espace tridimensionnel (ou<br />

par rapport à une droite dans l’espace bidimensionnel), si elle garantit<br />

bien la similitude des deux objets, les affecte d’une propriété curieuse,<br />

qu’il nomme leur incongruence ; ainsi la main droite peut bien être semblable<br />

et symétrique à la gauche en tous ses points, elles n’en sont pas<br />

moins insuperposables l’une à l’autre : impossible de passer un gant droit<br />

à la main gauche. Il en est de même des deux moitiés d’un corps humain,<br />

seraient-elles parfaitement semblables.<br />

Mais, ajoute le philosophe, il suffit d’appliquer un miroir le long de<br />

l’axe vertical de ce corps pour que la moitié présentée au miroir produise,<br />

sous les espèces de son image réfléchie, un pendant pleinement<br />

congruent (superposable) à l’autre moitié. Si l’image spéculaire de la main<br />

droite est une main gauche, l’image de cette image est une main droite.<br />

Telle est donc la singularité des machines spéculaires que le montage en<br />

série de deux d’entre elles permet d’annuler la différence de position des<br />

effets : on aura ainsi une suite de produits spéculaires dont chacun sera<br />

les transformateurs duchamp


87<br />

| Partitions<br />

Incongruences<br />

“We like to look at the world [say the tempters] with all sorts of eyes, and<br />

also with Sphinx’s eyes; that when viewed sideways a thing takes on quite<br />

a different look from what you could have supposed it would as long as<br />

you were looking at it from the front. It’s one of the nice surprises for the<br />

love of which it’s worth the trouble of being a philosopher.”<br />

The machine that appears to be the most faithful one, the mimetic<br />

or reproductive machine par excellence, is the partition of reflecting or<br />

recording glass: What injustice has been done to it by the optics and the<br />

geometry of the dogmatics, to it, the machine that keeps hidden in its<br />

two-faced slenderness no fewer machinations and retortions than the two<br />

circles of Aristotle in their simplicity and no less seductive obliqueness<br />

than is demanded by the gaze, or view, of the new “philosophers”!<br />

The partition wall of a mirror is a machine fed by the objects that are<br />

presented to it and that produces other objects, the images that it reflects.<br />

The “looker” is the user of this machine. Now the product differs from<br />

the presented object in two properties: its apparent distance, except for<br />

exceptions, and its position.<br />

As for its position, Kant shows that the plane mirror, or more generally<br />

the symmetry with regard to a plane in tri-dimensional space (or with<br />

regard to a straight line in bi-dimensional space), though it guarantees<br />

well the similitude of the two objects, charges them with a curious property,<br />

which he names their incongruence; thus the right hand can be similar<br />

and symmetrical to the left in all its points, but they are nonetheless<br />

non-superimposable on each other: it’s impossible to put a right glove<br />

on a left hand. The same goes for the two halves of a human body, even if<br />

they were perfectly similar.<br />

But, adds the philosopher, it is enough to apply a mirror along the<br />

vertical axis of this body in order to make the half presented to the mirror<br />

produce, in the form of its reflected image, an appendage that is fully<br />

congruent (superimposable) on the other half. If the specular image of<br />

the right hand is a left hand, the image of this image is a right hand. Such<br />

is therefore the singularity of specular machines, that by assembling two<br />

of them in series you can annul the difference of position of the effects:<br />

thus you will have a succession of specular products of which each will be<br />

duchamp’s trans/formers


88<br />

| Parois<br />

incongruent ou congruent au modèle selon qu’il vient respectivement en<br />

rang impair ou en rang impair dans la suite.<br />

La machine spéculaire est, quant à la position de ses effets, identifiante<br />

quand elle est elle-même doublée (élevée à une puissance paire), mais<br />

dissimilante quand elle fonctionne seule ou montée avec elle-même en<br />

quantités impaires. On observera que la fonction première nommée, que<br />

nous appellerons assimilante ou spéculaire met en jeu trois objets : l’objet<br />

présenté au premier miroir, son image dans celui-ci, et l’image de cette<br />

image dans le deuxième miroir ; au contraire les deux premiers suffisent<br />

à la fonction dissimilatrice pour s’exercer : c’est cette dernière que Marcel<br />

Duchamp appelle miroirique.<br />

La nature du produit final de la série des miroirs dépend d’une décision<br />

portant sur le nombre, pair ou impair, de ceux-ci. Telle est la « solution » que<br />

le Socrate de Platon, puis Hegel proposent aux dissoi logoi des sophistes :<br />

en rester aux doubles discours nous maintient dans l’incongruence, il faut,<br />

dit le philosophe, les tiercer pour parvenir à l’unité des thèses contraires.<br />

On en dirait autant des cercles en mouvement : un troisième cercle tangent<br />

au second tourne dans le même sens que le premier. Les parois, qui<br />

dans ce cas sont les contacts tangentiels, sont alors au nombre de deux.<br />

Couple de la fonction spéculaire, célibat de la miroirique.<br />

Bibl. : Emmanuel Kant, Du premier fondement de la différence des régions dans l’espace (1768), tr. fr. 1970.<br />

Anamorphoses<br />

Une plaque de verre transparent peut être utilisée comme un miroir.<br />

Léonard en propose cet usage au peintre, dans les Carnets : une fois l’objet,<br />

vu à travers elle, relevé à sa surface, le calque est reporté sur un support<br />

opaque, où est alors dessinée l’image de l’objet. Si le peintre applique sur<br />

le support la face de la plaque qui était tournée vers le modèle, si donc<br />

il opère une translation dans un plan, le modèle et son calque seront<br />

congruents puisque celui-ci est construit par superposition ; s’il fait subir<br />

à la plaque une rotation autour d’un axe vertical par exemple, calquant<br />

cette fois-ci sur le support l’autre face de la plaque, l’image ne sera pas<br />

superposable au modèle dans le plan : cette rotation du médium est<br />

l’analogue de l’opération miroirique. Donc ici aussi deux usages de la<br />

paroi, dissimilateur et assimilateur.<br />

les transformateurs duchamp


89<br />

| Partitions<br />

incongruent or congruent with the model according to whether it comes<br />

in an even or odd rank, respectively, in the series.<br />

The specular machine is, with regard to the position of its effects, identifying<br />

when it is itself doubled (raised to an even power), but dissimilating<br />

when it functions alone or when assembled with itself in uneven quantities.<br />

You will observe that the first-named function, which we will call assimilating<br />

or specular, puts three objects in play: the object presented to the first<br />

mirror, its image in the latter, and the image of this image in the second mirror;<br />

for the dissimilating function to be exercised, on the contrary, the first<br />

two are sufficient: it is this latter function that Duchamp calls mirrorish.<br />

The nature of the final product of the series of mirrors depends on a<br />

decision about the number, odd or even, of the mirrors. Such is the “solution”<br />

that the Socrates of Plato, and later Hegel, proposes for the dissoi<br />

logoi of the Sophists: the double discourses keep us in a state of incongruence,<br />

so we must, says the philosopher, find thirds for them in order to<br />

arrive at the unity of contrary theses. You could say the same about circles<br />

in motion: a third circle at a tangent to the second will turn in the same<br />

direction as the first. The partitions, which are the tangential contacts, are<br />

thus two in number: the couple of the specular function and the celibacy<br />

of the mirrorish function.<br />

Bibliography: Immanuel Kant, Of the First Foundation of the Difference of Regions in Space (1768).<br />

Anamorphoses<br />

A transparent pane of glass can be used as a mirror. Leonardo suggests this<br />

to painters, in his Notebooks: The object, seen through the pane, is drawn on<br />

the glass surface. The drawing is then transferred to an opaque support,<br />

set upright like the glass. Now, the two images are congruent superimpositions.<br />

However, if you now rotate the pane around a vertical axis and trace<br />

the image on the opaque support, the images will not be superimposable.<br />

This rotation is the analogue of the mirrorish operation. As you see, the<br />

partition functions in two ways: to dissimilate and to assimilate.<br />

duchamp’s trans/formers


90<br />

| Parois<br />

Les perspecteurs raffinent la fonction spéculaire proprement dite, c’est-àdire<br />

identitaire. Les quatre machines gravées sur bois par Dürer, destinées à<br />

guider le dessin de portraits, de natures mortes, de nus, travaillent pareillement<br />

à l’identification, à la Vergleichung. Ce sont des machines de réglage<br />

du relevé, qui doivent déterminer surtout la distance apparente, en fixant<br />

énergiquement les points de vision et de distance par des mentonnières, des<br />

œillères, des gaines, des viseurs et des réseaux. Quant à la position du produit<br />

(l’image), on ne s’étonne pas qu’il soit congruent au modèle, à ce prix.<br />

Sur ces « portillons », on voit mieux ce que demande le fonctionnement<br />

assimilateur des parois limites : ne pourra être relevé, reporté et<br />

répliqué que l’objet qui aura été fixé et rivé par la machine scopique<br />

conformément non pas à lui-même, mais aux principes de reproduction<br />

selon lesquels elle a été construite et qui sont ceux de l’optique euclidienne<br />

simplifiée.<br />

Pourtant les chercheurs d’anamorphoses, comme Nicéron et Maignan,<br />

ont fait marcher le portillon de Dürer en dissimilation, « à l’envers » :<br />

au lieu de projeter l’objet « réel » sur le battant mobile du portillon, ils<br />

fixent sur celui-ci l’image de cet objet qui sera projetée sur un plan non<br />

pas parallèle, mais oblique à celui du portillon. Et au lieu de placer les<br />

droites de fuite et de distance dans des plans orthogonaux l’un à l’autre,<br />

ils les rapprochent presque à les confondre.<br />

Ici la machine dissimile ouvertement. L’écart positionnel entre ce qui<br />

y entre et ce qui en sort rend le produit méconnaissable. (Bien entendu<br />

il suffirait ici aussi d’ajouter un deuxième dispositif anamorphique fonctionnant<br />

à l’inverse du premier pour restituer l’original dans son identité.)<br />

La ruse tient à ce que la détermination des points et des lignes<br />

qui commandent l’opération n’est pas moins méticuleuse que dans la<br />

« construction légitime », que le corps du regardeur n’est pas moins corseté<br />

; mais pour obtenir un effet contraire.<br />

Bibl. : Léonard de Vinci, Carnets (1508), tr. fr. 1952 ; Jurgis Baltrusaitis, Anamorphoses, ou<br />

magie artificielle des effets merveilleux, 1969.<br />

les transformateurs duchamp


91<br />

| Partitions<br />

The practitioners of perspective refine the specular, or “identitory,”<br />

function. The machines engraved by Dürer – intended to guide the draw-<br />

ing of portraits, still lifes, and nudes – are “organs” that work parallel to<br />

Vergleichung, or identification. They are machines that regulate what we<br />

see and what we transcribe for seeing. Above all, the apparatuses must<br />

be able to determine “visual” distance. To accomplish this, the machines<br />

employ chinstraps, eyecups, sheaths, visors, and lattices. Given all this<br />

paraphernalia, it’s not surprising that the product (image) appears congruent<br />

with the model.<br />

On these “grids” you see better what is demanded by the assimilatory<br />

functioning of the limit partitions: The only thing that can be noted<br />

down, carried over, and replicated is the object that has been fixed and<br />

riveted by the scopic machine in conformity not with the object but with<br />

the principles of reproduction according to which the machine was built,<br />

which are those of a simplified Euclidean geometry.<br />

And yet the seekers of anamorphoses, such as Nicéron and Maignan,<br />

made Dürer’s grid work “in reverse” to produce dissimilation: instead of<br />

projecting the “real” object on the movable panel of the grid, they fix on<br />

this panel the image of this object projected onto a plane that is not parallel<br />

but oblique to that of the grid. And instead of placing the straight lines<br />

of flight and distance in planes that are orthogonal to each other, they<br />

bring them close so as nearly to confuse them.<br />

Here the machine dissimilates openly. The shift of position between<br />

what goes into it and what comes out of it makes the product open to<br />

misrecognition. (Of course it would be enough here to add to the first a<br />

second anamorphic apparatus functioning in reverse to restore the original<br />

in its identity.) The trick consists in the way the determination of the<br />

points and lines that govern the operation is not less meticulous than in<br />

the “legitimate construction” in the way the spectator’s body is no less<br />

corseted, but in order to obtain an opposite effect.<br />

Bibliography: Leonardo da Vinci, Notebooks, (1508). Jurgis Baltrusaitis, Anamorphoses,<br />

ou magie artificielle des effets merveilleux, 1969.<br />

duchamp’s trans/formers


92<br />

| Parois<br />

Charnières<br />

« Le continu à n dim est essentiellement le miroir du continu à 3 dim ».<br />

Le Grand Verre de Duchamp est une machine anamorphique moderne,<br />

incluant en elle les possibilités de ruse nouvelle et de célibat improbable<br />

que donnent les géométries non-euclidiennes. II ne s’agit plus seulement<br />

d’incongruence entre des figures, mais entre des espaces.<br />

Le Grand Verre est traversé en son milieu par une paroi duplice analogue<br />

à celle qui sépare les dissoi logoi des sophistes. Cette paroi n’est pas<br />

visible par l’œil adapté à l’espace tridimensionnel, sauf comme ligne :<br />

« Il est certain que tout point de l’espace 3 masque, cache, est l’aboutissant<br />

d’une ligne de l’étendue. On voudrait tourner autour de ce point et<br />

apercevoir cette 4° direction qui arrive (à ce point) au contact de l’espace 3<br />

– Une ligne d’un espace 3 masque aussi bien un plan ; c’est comme la<br />

tranche de ce plan seule visible pour l’œil 3 » (DDS, 135).<br />

La ligne qui sépare le haut et le bas du Grand Verre serait la tranche<br />

d’un plan. Ce plan figure la charnière entre deux espaces tridimensionnels<br />

virtuels, celui des Célibataires et celui de la Mariée : dans l’espace<br />

3-dim, l’intersection de deux volumes est un plan ; mais dans l’espace<br />

bidimensionnel, que constitue la surface du Grand Verre, comme de tout<br />

tableau, ce plan est projeté sous l’apparence d’une ligne, celle qui sépare<br />

les régions du haut et du bas.<br />

Le Verre serait ainsi un miroir à deux faces, ayant pour charnière la<br />

ligne qui le traverse en son milieu : tel il se présente dans l’espace bidimensionnel.<br />

Mais chacune des faces ouvre sur un espace tridimensionnel<br />

virtuel : cube perspectiviste enfermant les mécaniques célibataires en bas,<br />

espace plus complexe, plus libre (mais encore tridimensionnel), où sont<br />

suspendus en haut le Pendu femelle et la Voie lactée. Ces deux faces<br />

se regardent ou du moins se sont regardées, avant d’être amenées, par<br />

rotation autour de la charnière du milieu, sur un même plan, celui du<br />

Verre ; les deux espaces virtuels se réfléchissent donc (mariés), mais leur<br />

incongruence est forte (célibataires).<br />

Si forte qu’elle ne peut pas être supprimée par une opération de réplication<br />

comme celle que Kant suggérait pour rendre superposables les<br />

deux moitiés d’un corps humain. Ou plutôt on peut concevoir cette opération,<br />

mais non en voir les effets. Car la réduction d’une incongruence<br />

entre des volumes exigerait qu’on dispose d’une quatrième dimension,<br />

les transformateurs duchamp


93<br />

| Partitions<br />

Hinges<br />

“The continuum with n dimensions is essentially the mirror of the continuum<br />

with 3 dimensions.” Duchamp’s Large Glass is a modern anamorphic<br />

machine, including in itself the possibilities of new cunning and of<br />

improbable celibacy given by non-Euclidean geometries. It’s no longer<br />

only a question of incongruence between figures, but between spaces.<br />

The Large Glass is traversed in the middle by a duplex partition analogous<br />

to the one that separates the dissoi logoi of the Sophists. This partition<br />

is not visible to the eye adapted to tri-dimensional space, except as a line:<br />

“It is certain that any point of space3 masks, hides, and is the end-point of<br />

a line of extension. One would like to turn around this point and perceive<br />

this 4th direction which arrives (at this point) in contact with space3 –<br />

likewise a line of a space3 masks a plane; it’s like the one and only slice of<br />

this plane to be visible to the eye3” (DDS, 135).<br />

The line that separates the top and the bottom of the Large Glass would<br />

be the “slice” of a plane. This plane represents the hinge between two<br />

tri-dimensional virtual spaces, that of the Bachelors and that of the Bride:<br />

in the 3-dim space, the intersection of two volumes is a plane; but in bidimensional<br />

space, as constituted by the surface of the Large Glass and<br />

likewise by any picture, this plane is projected under the appearance of a<br />

line, the one that separates the top and bottom regions.<br />

The Glass would thus be a mirror with two faces, having as its hinge<br />

the line that crosses it in the middle: this is how it presents itself in bidimensional<br />

space. But each of the faces opens on a virtual tri-dimensional<br />

space: a perspectivist cube enclosing the Bachelor mechanisms<br />

down below, and a more complex, freer (but still tri-dimensional) space<br />

above, where the Pendu femelle and the Milky Way are suspended. These<br />

two faces look at each other, or at least did look at each other, before being<br />

brought, by rotation, around the hinge in the middle, onto one and the<br />

same plane, that of the Glass. The two virtual spaces thus reflect each<br />

other (they are married), but are strongly incongruent (they are celibate).<br />

So strong is their incongruence that it cannot be suppressed by an operation<br />

of replication like the one that Kant suggests as a way of making the<br />

two halves of a human body superimposable. Or rather, one can conceive<br />

of this operation but not see its effects. For the removal of an incongruence<br />

between volumes would require that you have at your disposal a<br />

duchamp’s trans/formers


94<br />

| Parois<br />

celle que pourrait suggérer un miroir tridimensionnel ; soit une glace à<br />

trois faces qui se réfléchissent l’une l’autre. Ce qu’est également le Verre,<br />

avec ses trois lignes transversales. Cette configuration ne veut pas dire que<br />

Mariée et Célibataires, les deux parties de l’œuvre, sont séparées à jamais,<br />

ni davantage qu’ils peuvent s’unir dans un espace virtuel. II y a entre eux<br />

la même paroi qui conjoint et disjoint les discours antithétiques.<br />

Comme il n’y a pas de troisième instance pour synthétiser raisonnablement<br />

les logoi sophistiques, il n’y a pas de quatrième dimension pour faire<br />

se superposer visiblement les volumes célibataires aux volumes mariés.<br />

Mais comme il est juste de soutenir les deux thèses et sage de s’en laisser<br />

également persuader, il est sensible de piéger le quadridimensionnel avec du<br />

bidimensionnel et de présenter en composition ce qui est incompossible.<br />

Bibl. : Marcel Duchamp (Arturo Schwarz édit.), Notes and Projects for the Large Glass, 1969 ;<br />

(Sanouillet et Peterson édit.), Duchamp du signe, 1975.<br />

Tortures<br />

Cora aime une femme F. B., que prostitue un homme sans nom, « Celui<br />

qui recevait ». II a obligé d’abord F. B. à pisser dans la cuvette des WC<br />

en présence de Cora. Plus tard, dans les toilettes de la maison de rendezvous,<br />

il a prié Cora « de tenir, audessus de son visage, la plaque de verre<br />

qu’on lui tendait ». Il a ordonné à F. B. de pisser et de chier sur cette<br />

plaque. « Cora a pensé qu’ils ne l’empêcheraient pas d’aimer F. B. à cause<br />

de ça, à cause d’eux. »<br />

Telle est la ruse de la dissimilation face à la terreur, à l’assimilation, qui<br />

veut obtenir la congruence, et transformer le miroirique en spéculaire :<br />

« Tandis que F. B. se lavait, Celui qui recevait a demandé à Cora d’user,<br />

à son tour, de la plaque de verre au-dessus du visage de F. B. » Rendre<br />

superposables les deux femmes, toutes les femmes, voilà ce qu’exigent<br />

le maquereau et le philosophe-politique, alors que l’amour singulier de<br />

l’une pour l’autre justement les rend inconvertibles.<br />

Cora refuse, on la bat, elle finit par être placée sur la plaque ; mais<br />

au lieu de F. B., c’est un client qui se poste au-dessous. De nouveau la<br />

paroi transparente a fonctionné comme une machine célibataire : tenant<br />

à l’écart celles qui s’y sont entre-regardées. Et c’est la même plaque qui<br />

vaut pour l’amante et pour le Grand Duplicateur, mais autrement.<br />

les transformateurs duchamp


95<br />

| Partitions<br />

fourth dimension, one that might be suggested by a tri-dimensional mirror,<br />

for instance, a mirror with three faces that all reflect one another. And the<br />

Glass is also this, with its three transverse lines. This configuration does not<br />

mean that Bride and Bachelors, the two parts of the work, are separated forever,<br />

nor that they can be united in a virtual space. There is between them the<br />

same partition wall that conjoins and disjoins antithetical discourses.<br />

Just as there is no third instance to make sensible syntheses out of the<br />

sophistic logoi, there is no fourth dimension to make the Bachelor volumes<br />

superimpose themselves visibly on the married volumes. But as it is just to<br />

defend both theses and wise to let yourself be equally persuaded by them both,<br />

so it is sensible* to trap the quadri-dimensional with something bi-dimensional<br />

and to present as composed together that which refuses composition.<br />

Bibliography: Marcel Duchamp (Arturo Schwarz edition), Notes and Projects for the Large Glass, 1969.<br />

Sanouillet and Peterson, editors, Duchamp du signe, 1975.<br />

Tortures<br />

Cora loves a woman F.B., who is prostituted by a man with no name, “the one<br />

who received”. He obliged F.B. at first to piss in the toilet bowl in the presence<br />

of Cora. Later, in the toilets of the brothel, he asked Cora “to hold, over her<br />

face, the pane of glass held out to her”. He ordered F.B. to piss and shit on this<br />

pane. “Cora thought that they would not stop her from loving F.B. because of<br />

that, because of them.”<br />

Such is the cunning of dissimilation in the face of terror, of assimilation,<br />

that wants to get congruence and to transform the mirrorish into the specular:<br />

“While F.B. was washing, He who received asked Cora to use, in her turn,<br />

the pane of glass over the face of F.B.” To make the two women, all women,<br />

superimposable, is what both the pimp and the philosopher-politician<br />

demand, whereas the singular love of the one for the other makes them, precisely,<br />

non-convertible.<br />

Cora refuses, she gets beaten, she ends up being put on the pane of glass,<br />

but instead of F.B., it’s a client who takes up his position under it. Once again<br />

the transparent pane has acted as a celibacy machine: holding apart those<br />

who looked at each other in it. And it’s the same pane that counts for the lover<br />

and for the Great Duplicator, but in a different way.<br />

duchamp’s trans/formers


96<br />

| Machinations<br />

Toutes les questions de pouvoir et de non-pouvoir, quelque nom<br />

qu’elles portent, tiennent au fonctionnement de cette paroi. La ruse se<br />

sert du spéculaire et du reproductif, rouages de terreur assimilatrice, pour<br />

engendrer du dissemblable, pour inventer des singularités.<br />

Bibl. : Xavière, F.B., 1970.<br />

Février 1975<br />

Machinations<br />

Ce texte a fourni la base d’un exposé fait à la Maison Française de Columbia University à<br />

New York en novembre 1974.<br />

Mécanique dissimilante<br />

Interpréter est futile. Autant vouloir circonscrire le véritable effet du<br />

Grand Verre, et donc sa véritable teneur ; le Verre est précisément fait pour<br />

n’avoir pas un effet vrai, ni même quelques effets vrais, selon une logique<br />

mono- ou polyvalente, mais des effets incontrôlés ; or le vrai n’est que le<br />

contrôlable, comme le faux, alors que Duchamp vise un espace par-delà<br />

les valeurs de vérité : impouvoir et puissance.<br />

Toute interprétation vient creuser son objet à l’intérieur, vient substituer<br />

ce qu’il est censé cacher à ce qu’il est supposé manifester. Ainsi elle se<br />

nourrit de nihilisme, et le nourrit. Or quand Duchamp dit : ma Mariée<br />

est une projection en surface plane d’une mariée tridimensionnelle, qui<br />

à son tour est la projection d’une mariée quadridimensionnelle, loin<br />

de suggérer une construction en abyme, un abîme de signes s’effaçant<br />

l’un devant l’autre, il ouvre au contraire un groupe d’espaces où seront<br />

présentes, visuellement ou non, toutes ces mariées et d’autres : espaces<br />

des métamorphoses dissimilantes. C’est pourquoi il « parle machine » et<br />

« peint machine » : l’important étant que des figures de forces soient<br />

transformées étrangement.<br />

La position de Duchamp est affirmative. II la situe lui-même comme<br />

« ironisme d’affirmation ». Feindra-t-on que toute ironie implique négation ?<br />

les transformateurs duchamp


97<br />

| Machinations<br />

All the questions of power and non-power, whatever name they bear,<br />

stem from the functioning of this partition. The trick is to use the specular<br />

and the reproductive, those mechanisms of assimilatory terror, to<br />

engender something dissimilar, to invent singularities.<br />

Bibliography: Xavière, F. B., 1970.<br />

February 1975<br />

Machinations<br />

This text formed the basis of a paper presented at the Maison Française at<br />

Columbia University in New York in November 1974.<br />

Dissimilating mechanics<br />

To interpret is futile. You might as well try to circumscribe the true effect<br />

of the Large Glass and hence its true content; the Glass is made precisely<br />

in order not to have a true effect, nor even several true effects, according<br />

to a mono-, or polyvalent logic, but to have uncontrolled effects; the true<br />

is only the controllable, like the false, whereas Duchamp is aiming for a<br />

space beyond truth-values: inability and power.<br />

Any interpretation comes along and hollows out its object from the<br />

inside, comes along and substitutes what the object is supposed to hide<br />

for what it’s assumed to manifest. Thus interpretation feeds on nihilism,<br />

and feeds nihilism. But when Duchamp says: my Bride is a projection<br />

onto a plane surface of a tri-dimensional Bride, who, in turn, is the projection<br />

of a quadri-dimensional Bride, far from suggesting a construction en<br />

abyme, an abyss of signs each effacing itself before the next, he opens, on<br />

the contrary, a group of spaces where all these Brides, and others, will be<br />

present, whether visually or not: spaces of dissimilating metamorphoses.<br />

That is why he “talks machine” and “paints machine”: the important<br />

thing being that figures of forces should be transformed strangely.<br />

Duchamp’s position is affirmative. He situates it himself as “ironism<br />

of affirmation”. Shall we pretend that all irony implies negation? But the<br />

duchamp’s trans/formers


98<br />

| Machinations<br />

Mais l’affirmation dont il s’agit n’exclut pas la négation comme si elle<br />

était son contraire ; si l’affirmation est ironique, c’est qu’elle inclut la<br />

séparation, la distance, le regret et la jalousie : et tout cela est à penser<br />

affirmativement, comme des puissances. Dans cette direction, Spinoza<br />

serait un bon guide s’il n’était lui aussi victime de la hiérarchisation nihiliste<br />

des passions et des connaissances ; mais imaginons des tristesses non<br />

moins puissantes, épanouies et zélées que le sont les gaietés. Duchamp<br />

aime les machines parce qu’elles n’ont pas de goût ni de sentiment : pour<br />

leur anonymat, qui ne garde, ne capitalise rien des forces qu’elles véhiculent<br />

et transforment, et supprime la question de l’auteur et de l’autorité ;<br />

et il les aime parce qu’elles ne se répètent pas, chose plus étrange à des<br />

esprits pénétrés de l’équation : mécanique = réplication. Pas d’assimilation<br />

dans les causes, et pas dans les effets.<br />

Sa mécanique est dissimilante, elle n’appartient pas aux choses du pouvoir,<br />

aux politiques, aux techniques. C’est la mécanique de la machination.<br />

Elle a pour effets non des êtres reconnaissables et ainsi consommables,<br />

mais des inventions singulières, méconnaissables, qui supposent<br />

l’exercice d’une faculté de ruse. Cette ruse n’accumule pas ses résultats,<br />

elle n’est pas la grosse ruse de la raison, dont les tours dialectiques seraient<br />

flairés et déjoués par un chiot, tant ils se répètent consciencieusement, et<br />

qui définissent, on le sait, non un labyrinthe, mais un empire (celui du<br />

capital, en dernier). Les machines rusées ne sont pas productives, elles<br />

ne sont pas établies. Si on peut les dire célibataires, ce n’est sûrement pas<br />

parce qu’il faudrait avoir perdu Dieu et sa loi pour les concevoir, s’en<br />

servir et même pour se faire elles ; mais en hommage à leur inanité. Et<br />

qu’on se souvienne que les machines de Duchamp ne sont pas seulement<br />

célibataires, mais aussi mariées.<br />

Logique dischronique<br />

« Il n’y a pas de problèmes, les problèmes sont des inventions de l’esprit »,<br />

déclare Duchamp à Rudi Blesh. Les machineries ou les inventions qui<br />

se trament dans les « cervellités » de Duchamp ne sont pas des réponses<br />

à des questions. Les réponses sont le fait des machines de pouvoir :<br />

Comment permettre à un client qui a les deux bras chargés d’ouvrir une<br />

porte de supermarché ? Cellule photo-électrique. Comment permettre<br />

à un avion de n tonnes de décoller ? Feedback en accélération sur les<br />

les transformateurs duchamp


99<br />

| Machinations<br />

affirmation in question does not exclude negation as if it were its opposite;<br />

if the affirmation is ironical, it’s because it includes separation, distance,<br />

regret, and jealousy: and all these things must be thought of affirmatively,<br />

as potencies. In this direction, Spinoza would be a good guide if he was<br />

not himself also the victim of the nihilist hierarchization of passions and<br />

knowledge; but let us imagine sadnesses that are no less potent, opened<br />

out, and zealous than happinesses are. Duchamp likes machines because<br />

they have no taste and no feelings. He likes them for their anonymity,<br />

which keeps nothing and capitalizes on nothing of the forces that they<br />

articulate and transform, and suppresses the question of the author and<br />

of authority; and he likes them because they do not repeat themselves, an<br />

even stranger thing for minds penetrated by the equation: mechanics =<br />

replication. No assimilation in the causes and none in the effects.<br />

His mechanics is dissimilating; it does not belong to the things of<br />

power, to politicians, to technicians. It’s the mechanics of machination.<br />

Its effects are not recognizable and thus consumable beings, but singular,<br />

misrecognizable inventions, which presuppose the exercise of a faculty<br />

of cunning. This cunning does not accumulate its results. It is not the<br />

gross cunning of reason, whose dialectical tricks would be sniffed out and<br />

foiled by a puppy, so conscientiously do they repeat themselves and that<br />

define, as we know, not a labyrinth, but an empire (that of capital, latterly).<br />

The cunning machines are not productive; they are not established.<br />

If we could call them celibate, it’s certainly not because you have to have<br />

lost God and his law to conceive them, to use them, and even to make<br />

them for yourself; rather, it’s in homage to their pointlessness. And let<br />

us remember that Duchamp’s machines are not only bachelors, but also<br />

married.<br />

Dischronic logic<br />

“There are no problems, problems are inventions of the mind”, declares<br />

Duchamp to Rudi Blesh. The machineries or inventions that are hatched<br />

in Duchamp’s “brainishnesses” are not answers to these questions. The<br />

answers are the deed of the power-machines: How to allow a client who<br />

has both hands full to open a supermarket door? A photo-electric cell.<br />

How to allow an airplane of n tons to take off? Acceleration feedback to<br />

the engines. How to control opinion when the political parties are boring?<br />

duchamp’s trans/formers


100<br />

| Machinations<br />

réacteurs. Comment contrôler une opinion quand les partis politiques<br />

l’ennuient ? Télévision. Comment fonder, c’est-à-dire autoriser, la scientificité<br />

d’un discours ? Véracité divine ; universalité a priori.<br />

Les machines de Duchamp ne sont pas asservies-assertives, mais spontanées-affirmatives,<br />

elles ne connaissent aucune consécution. Cette propriété<br />

s’annonce a contrario dans le langage de Duchamp sous le dehors<br />

de l’implication : « Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage<br />

(…) » (DDS, 43) 1 dont on connaît l’avenir ; ou l’une des rares pseudoconfidences<br />

des Notes : « étant donné que… ; si je suppose que je sois<br />

souffrant beaucoup… » (DDS, 36) ; ou l’Idée de la fabrication (ibid.) :<br />

« – si un fil droit horizontal d’un mètre de longueur tombe / d’un mètre<br />

de hauteur sur un plan horizontal / en se déformant à son gré et donne /<br />

une figure nouvelle de l’unité de longueur », qui poursuit : « – 3 exemplaires<br />

obtenus dans des conditions / à peu près semblables / : dans leur<br />

considération chacun à chacun / sont une reconstitution approchée de l’unité<br />

de longueur. // Les 3 stoppages étalon sont le mètre diminué. »<br />

L’implication est incomplète, il y manque l’énoncé impliqué. Même la<br />

proposition « 3 exemplaires » ne résulte pas de l’hypothèse « si un fil droit<br />

horizontal » ; il s’agit d’une tautologie. Une implication formellement<br />

correcte serait : « si un fil droit horizontal (etc.), en se déformant à son<br />

gré, il donne une figure nouvelle (etc.) ». Est-ce une défaillance logique ?<br />

Plutôt une petite machinerie de langage qui consiste à poser un état de<br />

fait comme si l’on allait en tirer des conséquences, puis à ne pas les tirer.<br />

S’il en est ainsi, c’est que les effets de cet état ne sont pas déterminables<br />

à partir de l’action de le poser. Le pouvoir, y compris le pouvoir-faire,<br />

consiste entièrement dans une puissance qui contrôle ses effets ; l’implication<br />

est l’équivalent logique de ce contrôle. Que la puissance positionnelle<br />

ne contienne aucun opérateur d’implication, les effets quand ils<br />

se produiront non seulement apparaîtront sans cause, dénués de raison,<br />

mais ils le seront proprement.<br />

1 Dans cette partie du texte, les notes sont citées d’après l’édition en fac-similé établie par Arturo Schwarz,<br />

Notes and Projects for the Large Glass, Abrams, New York, 1969. Pour la commodité du lecteur, on a rétabli<br />

les références à l’édition française de Sanouillet, notée DDS. Le lecteur constatera quelques divergences de<br />

lectures. Le signe / indique un passage à la ligne dans le manuscrit, le signe // un passage à la ligne avec alinéa<br />

marqué, l’italique ce qui est souligné dans le manuscrit.<br />

les transformateurs duchamp


101<br />

| Machinations<br />

Television. How to found, that is, to authorize, the scientificity of a discourse?<br />

Divine veracity; a priori universality.<br />

Duchamp’s machines are not enslaved-assertive but spontaneousaffirmative:<br />

they know no consequence. This property becomes evident<br />

a contrario in Duchamp’s language under the exterior of implication:<br />

“Given: 1 the waterfall, 2 the illuminating [lamplight] gas…” (DDS, 43) 1<br />

whose future we know about; or one of the rare pseudo-confessions in the<br />

Notes: “given that… if I assume that I am suffering much…” (DDS, 36); or<br />

the Idea of fabrication (ibid.): “If a straight horizontal thread one metre<br />

long falls / from a height of one metre on to a horizontal plane, / deforming<br />

itself at its own free will and gives / a new figure of the unit of length,”<br />

which goes on: “– 3 copies obtained in conditions / that are almost similiar<br />

/ : in their consideration each for each / are an approximate reconstitution of<br />

the unit of length. // The 3 standard stoppages are the diminished metre.”<br />

The implication is incomplete; the implied statement is missing. Even<br />

the proposition “3 copies” does not result from the hypothesis “if a<br />

straight horizontal thread”; it’s a tautology. A formally correct implication<br />

would be “If a horizontal straight thread (etc.), deforming itself at its<br />

own free will, it gives a new figure (etc.)”. Is this a logical flaw?<br />

Rather a little machinery of language that consists in positing a state of<br />

fact as if you were going to draw some consequences from it, and then not<br />

drawing them. If that’s how things are, it’s because the effects of this state<br />

are not determinable on the basis of the act of positing it. The power-todo<br />

consists entirely of a potency that controls its effects; implication is<br />

the logical equivalent of this control. For positional potency to contain no<br />

operator of implication, the effects when produced will not only appear<br />

to be without cause, denuded of reason, but they will strictly be so.<br />

1 In this part of the text, the notes are quoted from the facsimile edition established by<br />

Arturo Schwarz, Notes and Projects for the Large Glass, New York, Abrams, 1969. For the<br />

convenience of the reader, we have restored the references to the French edition of Sanouillet,<br />

noted as DDS. The reader will notice some divergences in the readings. The<br />

sign / indicates a new line in the manuscript; the sign // indicates a new line with a<br />

paragraph marker; italics indicate what is emphasized in the manuscript.<br />

duchamp’s trans/formers


102<br />

| Machinations<br />

Le si…, alors de l’implication conduit à lier des moments différents, celui<br />

de l’hypothèse et celui de la proposition consécutive : il fait construire<br />

un temps homogène que requiert la causalité ou toute autre catégorie<br />

de ce genre. Mais lorsque Duchamp écrit « étant donné… » tout court<br />

(comme un enfant se mettant à rêver sur la formulation d’un problème<br />

de robinet qu’il ne saurait pas faire, qui le plonge dans l’étonnement et<br />

l’ennui, une soirée d’octobre), l’énoncé se trouve placé dans un instant<br />

qui est à lui-même son référentiel temporel propre ; et tout énoncé que<br />

l’on croirait en tirer, bien loin d’être consécutif, doit être pris lui-même<br />

comme un noyau temporel autonome, comme l’instance d’une puissance<br />

qui donne champ à une autre temporalité. On n’a donc pas de succession<br />

ni de simultanéité, mais des autochronies, qui n’ont entre elles de relation<br />

que de hasard, disons : de dischronie. Rien de l’une ne passe dans<br />

l’autre. Chacun commence une « histoire », qui est instantanée. Aucune<br />

ne répond à ou d’une autre, ne résout un problème ; lequel serait toujours,<br />

alors, un abus de pouvoir parce que contrainte de l’une sur l’autre.<br />

Vision inoptique<br />

La décomposition du mouvement dans le Jeune homme triste ou le Nu<br />

descendant un escalier relève du même désir de discronographier la durée.<br />

« Mon but était, dit Duchamp à Sweeney, une représentation statique du<br />

mouvement – une composition statique indiquant les diverses positions<br />

que prend une forme en mouvement – sans chercher à produire aucun<br />

effet de cinéma par la peinture. » 2 Mais dans les œuvres de 1911-1912, le<br />

disjointage est représenté affectant le « personnage » en une espèce d’exfoliation<br />

; et par là (c’était au demeurant la destination des chronophotogrammes<br />

de Marey et de Muybridge), l’œil est autorisé, même poussé<br />

à refaire la synthèse du mouvement arrêté, à voir chacune des formes<br />

comme l’une des esquisses d’une unité supposée, le mouvement continu.<br />

La représentation avec sa force propre, phénoménologique, de synchronisation<br />

du divers fait ainsi échec à la dischronie. Dans le cours de 1912,<br />

le passage se déplace, il ne sera plus représenté, mais recherché dans le<br />

rapport de l’œil au support ; et il est renversé, conduisant désormais au<br />

multiple. Le Grand Verre échappe aux effets de contrôle et synthèse.<br />

2 Interview par J. J. Sweeney, in « Eleven Europeans in America », The Museum of Modern Art Bulletin XIII,<br />

4-5, 1946, 20.<br />

les transformateurs duchamp


103<br />

| Machinations<br />

The if…, then of implication leads us to tie together different moments,<br />

that of the hypothesis and that of the proposition that follows from it: it<br />

makes for a homogeneous time that is required by causality or any other<br />

category of this type. But when Duchamp writes “given…” just like that (like<br />

a child starting to muse about the formulation of a problem concerning the<br />

volume of water in a container, a problem that he won’t be able to solve and<br />

that plunges him into astonishment and boredom, one October evening), the<br />

statement is placed in an instant that is itself its own temporal referential;<br />

and any statement that you think you can draw from it, far from following<br />

from it, must be taken as an autonomous temporal kernel, as the instance of<br />

a potency that gives room to a different temporality. Thus you have no succession<br />

or simultaneity, but rather autochronies, which have no relations<br />

between them other than chance ones, let us say: relations of dischrony.<br />

Nothing of the one passes into the other. Each one begins a “story”, which<br />

is instantaneous. None of them answers to or for any other of them; none<br />

of them resolves a problem. This would always, then, be an abuse of power<br />

because it would be a constraint of the one upon the other.<br />

Unoptical vision<br />

The decomposition of movement in the Sad Young Man or the Nude Descending<br />

a Staircase arises from the same desire to dischronograph time. “My goal was”,<br />

says Duchamp to Sweeney, “a static representation of movement – a static<br />

composition indicating the various positions taken by a form in movement<br />

– without seeking to produce any cinematic effect by means of painting.” 2<br />

But in the works of 1911-1912, the disjointing is represented as affecting the<br />

“character” in a kind of exfoliation; and thereby (this was in the long run<br />

the fate of the time-lapse photographs of Marey and Muybridge), the eye is<br />

authorized, even pushed to resynthesize the arrested movement, to see each<br />

of the forms as one of the sketches of an assumed unity, namely, continuous<br />

movement. The representation, with its own – phenomenological – force of<br />

synchronization of the diverse, thus thwarts dischrony. In the course of 1912,<br />

the passing is displaced. It is no longer represented, but sought for in the relation<br />

of the eye to the support; and it is reversed, leading henceforth to the<br />

multiple. The Large Glass escapes the effects of control and synthesis.<br />

2 Interview by J.J. Sweeney, in “Eleven Europeans in America”, The Museum of Modern Art Bulletin<br />

XII, 4-5, 1946, 20.<br />

duchamp’s trans/formers


104<br />

| Machinations<br />

Prenons le chromatisme, affaire centrale s’il est vrai que peindre est au<br />

moins déposer des pigments sur des surfaces. Il faut déjouer l’implication<br />

chromatique, les passages harmoniques d’une plage à l’autre de la surface<br />

peinte, moléculariser chaque couleur, la rendre indépendante d’une<br />

source lumineuse unique et uniforme : « […] les couleurs prises dans le<br />

sens sources lumineuses colorantes et non pas différenciations dans une<br />

lumière uniforme (lumière du soleil, artificielle, etc.) » (DDS, 117-118).<br />

Ainsi le recours de l’œil à la gamme chromatique est écarté, retardé :<br />

« Supposant plusieurs couleurs/-sources lumineuses (de cet ordre) / exposées<br />

en même temps le rapport / optique de ces différentes sources / colorantes<br />

n’est plus du même ordre / que la comparaison d’une tache rouge<br />

et d’une / tache bleue dans une lumière solaire. / – Il y a une certaine<br />

inopticité, une / certaine considération froide, ces colorants / n’affectant / que<br />

des yeux imaginaires dans cette / exposition (…) » (DDS, 118).<br />

Un œil sans mémoire. Le parti pris de la position contre les supposition,<br />

opposition et composition exige l’amnésie : « Perdre la possibilité de<br />

reconnaître (d’identifier) / 2 choses semblables. / 2 couleurs, 2 dentelles /<br />

2 chapeaux, 2 formes qc. / arriver à l’Impossibilité de / mémoire visuelle<br />

suffisante / pour transporter / d’un semblable à l’autre » (DDS, 47). Il<br />

s’agit de dissimiler les données. Toute la machinerie est dissimilante. La<br />

similitude, comme la causalité et l’implication, vient de la stupidité de<br />

l’œil, de laquelle s’engendre son pouvoir. La dissimilation déjoue ce pouvoir,<br />

elle le met en échec.<br />

L’œil a besoin de croire, d’unifier, d’être intelligent. Il aime le point,<br />

comme son vis-à-vis dans un miroir qu’il nomme le monde. Les perspecteurs<br />

ont flatté cette stupidité du point de convergence ; elle ne tient<br />

pas au fait de la représentation des figures, mais à l’ordre unitaire qui<br />

leur est imposé. Duchamp peste contre la peinture « rétinienne », c’està-dire<br />

focalisée, et « olfactive », c’est-à-dire perceptive. « Bête comme<br />

un peintre » : il attaque la stupidité qui donne créance au « corps »,<br />

à la machine organique du centralisme reproductif. Le travail d’immobilisation<br />

et démobilisation commencé par Cézanne se continue dans<br />

Duchamp, par-delà l’horizon phénoménologique des « petites sensations »<br />

qui en limitait la portée.<br />

La dissolution des ensembles visuels n’a pas pour fin de retrouver un<br />

corps ou ego plus originaire que le corps cartésien, une « chair » comme<br />

les transformateurs duchamp


105<br />

| Machinations<br />

Let us take colorings, which are the heart of the matter if it is true that<br />

to paint is, at a minimum, to deposit pigments on surfaces. You must foil<br />

the chromatic implication, the harmonic transitions from one band to<br />

another of the painted surface; you must molecularize each color, render<br />

it independent of a unique and uniform light source: “[…] colors taken<br />

in the sense of light sources that give color and not as differentiations<br />

within a uniform light (sunlight, artificial light, etc.)” (DDS, 117-118).<br />

Thus the eye’s recourse to the chromatic spectrum is set aside, retarded:<br />

“Assuming several light-source / colors (of this order) / exposed at the<br />

same time the optical / relation of these different coloring / sources is no<br />

longer of the same order / as the comparison of a red spot and a / blue spot<br />

in a solar light. / –There is a certain inopticity, a certain / cold consideration, since<br />

these colorants / affect only / imaginary eyes in this / exposure….” (DDS, 118).<br />

An eye without memory. To take the side of position against supposition,<br />

opposition and composition requires amnesia: “To lose the possibility<br />

of recognizing (of identifying) / 2 similar things. / 2 colors, 2 laces / 2 hats, 2<br />

forms of any kind / to arrive at the Impossibility of / a visual memory sufficient<br />

/ for transporting / from one similar thing to the other (DDS, 47). It’s<br />

a question of dissimilating the givens. The whole machinery is dissimilating.<br />

Similitude, like causality and implication, comes from the stupidity<br />

of the eye, out of which its power is engendered. Dissimilation foils this<br />

power: it puts it in check.<br />

The eye needs to think, to unify, to be intelligent. It loves the point, as its<br />

opposite number in a mirror that it names the world. The perspectivists<br />

flattered this stupidity of the point of convergence; it does not arise from<br />

the fact of the representation of figures, but from the unitary order that<br />

is imposed on them. Duchamp thunders against “retinal”, that is, focused<br />

painting, and “olfactive”, that is, perceptual painting. “As stupid as a<br />

painter”: he attacks the stupidity that gives credence to the “body”, to the<br />

organic machine of reproductive centralism. The work of immobilization<br />

and demobilization begun by Cézanne is continued in Duchamp, beyond<br />

the phenomenological horizon of the “little sensations”, which limited its<br />

scope.<br />

The dissolution of visual ensembles does not have the goal of rediscovering<br />

a body or an ego more originary than the Cartesian body, a “flesh”<br />

as Merleau-Ponty said, opening onto a world without any established<br />

duchamp’s trans/formers


106<br />

| Machinations<br />

disait Merleau-Ponty, ouvrant à un monde sans référentiel établi. Comme<br />

il n’y a pas de problème, il n’y a pas d’origine, même impalpable. Les dissolutions<br />

effectuées par le travail de Duchamp ne sont pas des analyses,<br />

mais des inventions ou imaginations. Nulle ambition de restituer les difformités<br />

qui flottent aux confins du champ de vision ni l’espace curviligne<br />

ou l’étendue chiasmatique supposés les régir. Il faut aveugler l’œil qui croit<br />

voir quelque chose, il faut faire une peinture de cécité qui plonge la suffisance<br />

de l’œil dans la déroute, « faire un tableau malade » (DDS, 49).<br />

Regret<br />

Tel est l’enjeu du retard (DDS, 41) que le Verre impose à l’impatience de<br />

voir. Si le Verre est invisible, ce n’est pas par mystique ni par pessimisme,<br />

par défaut, mais par une machination excessivement imaginative. Il ouvre<br />

des intervalles et moments de délai, il décomprime les coordonnées du centralisme,<br />

il démobilise le corps d’armée qu’est le corps de l’œil : « Contre<br />

le service militaire obligatoire : / un “éloignement” de chaque membre, /<br />

du cœur et des autres unités anatomiques ; / chaque soldat ne pouvant /<br />

déjà plus revêtir un uniforme, son / cœur alimentant téléphoniquement / un<br />

bras éloigné, etc. // Puis, plus d’alimentation ; chaque “éloigné” s’isolant.<br />

// Enfin une Réglementation / des regrets d’éloigné à éloigné » (DDS, 36).<br />

Non seulement l’uniformité disparaît, mais l’identité ; non seulement<br />

l’assimilation d’un soldat à l’autre par un œil qui les compose, mais l’intégration<br />

de chaque corpuscule soldat à lui-même. Défaites, les unités cessent<br />

de devoir servir ; elles ne sont pas des corps, mais des paquets de singularités,<br />

paquets qui se défont à leur tour. Reste à établir entre les grains<br />

de matière une « régulation » dont la fonction ne peut être de les réunir,<br />

mais doit les laisser dans les regrets : chaque liaison de grain à grain doit<br />

être méconnaissable, étrangère non seulement à une autre liaison entre<br />

d’autres grains, mais à une « précédente » entre les « mêmes ».<br />

Le regret (la jalousie ?) est l’une des catégories de la logique de la dissimilation<br />

; il désigne le lien entre des éléments non liés. Lien célibataire :<br />

leitmotiv des litanies du chariot (DDS, 81 et 82), mais aussi formation<br />

dismétrique, par la méthode des Stoppages-étalon, des Tubes capillaires<br />

qui relient entre eux les Moules mâliques. Ceux-ci sont « rassemblés »<br />

en un cimetière militaire, où les uniformes abandonnés (livré[e]s) sont<br />

matière à regret. Celui-ci n’est pas la récurrence nostalgique d’une unité<br />

les transformateurs duchamp


107<br />

| Machinations<br />

referential. As there is no problem, there is no origin, not even an impalpable<br />

one. The dissolutions brought about by Duchamp’s work are not<br />

analyses, but inventions or imaginations. There is no ambition to restore<br />

the deformities floating within the confines of the field of vision or the<br />

curvilinear space or the chiasmatic extension that is assumed to govern<br />

them. You have to blind the eye that thinks it sees something; you have to<br />

make a painting of blindness that plunges the sufficiency of the eye into<br />

rout; you have to “make a sick picture” (DDS, 49).<br />

Regret<br />

This is what’s at stake in the retarding (DDS, 41) that the Glass imposes on<br />

our impatience to see. If the Glass is invisible, it’s not through mystique<br />

or pessimism, not because of a defect, but through an excessively imaginative<br />

machination. It opens intervals and moments of delay; it decompresses<br />

the coordinates of centralism; it demobilizes the army corps that<br />

is the body of the eye: “Against compulsory military service: / a “distance”<br />

of each member, / from the heart and the other anatomical units; / each<br />

soldier being already / no longer able to put on a uniform, his / heart feeding<br />

telephonically / a distant arm, etc. // Then, no more feeding; each “distant<br />

unit” / being isolated. / In the end a Regulation / of regrets from one distant<br />

unit to another” (DDS, 36).<br />

Not only does uniformity disappear, but so does identity; not only the<br />

assimilation of one soldier to another by an eye that composes them, but<br />

the integration of each soldier-corpuscle to himself. Once they are undone,<br />

the units cease to have to serve; they are not bodies, but packets of singularities,<br />

packets that come undone in their turn. It remains to establish<br />

between the grains of matter a “regulation” whose function cannot be to<br />

unite them, but must leave them in regrets: each connection of grain to<br />

grain must be misrecognizable, alien not only to a different connection<br />

between other grains, but to a “previous” one between the “same” ones.<br />

Regret (jealousy?) is one of the categories of the logic of dissimilation;<br />

it designates the connection between unconnected elements. Bachelor<br />

link: leitmotiv of the litanies of the Trolley (DDS, 81 and 82), but also the<br />

dismetrical formation, by the method of the Standard Stoppages, of the<br />

Capillary Tubes that link the male-ish [mâliques] Molds with one another.<br />

These Molds are “gathered” in a military cemetery, where the abandoned<br />

duchamp’s trans/formers


108<br />

| Machinations<br />

perdue, il est la réglementation d’occurrence de singularités dans la dischronie<br />

sans mémoire.<br />

Le regret est un lien faible, qui retarde quelque chose. La difficulté est<br />

qu’il ne paraît pas retarder l’unification, comme le Verre lui-même, mais<br />

mettre un délai à la dispersion complète des grains : tant que chaque singularité<br />

regrette l’autre, elle y tient. Est-ce que cela ne suffit pas à refaire<br />

un corps ? Le regret serait donc une contre-catégorie dans la logique de<br />

la dissimilation.<br />

Mais dans une telle logique, il faut que les contre-catégories opèrent<br />

dans les catégories. Le regret n’est pas quelque chose qui suspendrait le<br />

destin mortifère d’un ensemble : celui-ci n’existe pas. Il indique entre les<br />

états des matières et entre les régions des diverses pièces de la machine la<br />

qualité de l’éloignement sans lequel la machine ne serait en effet qu’un<br />

organisme. Étant données des planètes qui regretteraient le soleil …<br />

Encore un tel système serait-il trop fort. Imaginons quelques poussières<br />

de matière sur le « bord » d’une galaxie, regrettant celles qui forment des<br />

corps « à l’intérieur » de cette dernière ; et l’inverse. Ce lien est celui de<br />

bord, de charnière (DDS, 42). La dissimilation veut que de ce « côté » et de<br />

l’ « autre » d’une « limite », on n’ait pas affaire au même espace. Duchamp<br />

analyse très à fond la machinerie distopique des espaces n-dimensionnels.<br />

Le regret est la « coupure » au sens de Dedekind et Poincaré, échec à la<br />

clôture des dimensions.<br />

Les échecs sont ce jeu dans lequel Duchamp s’emploie non à gagner,<br />

mais à déjouer le désir de pouvoir, désir de « prendre », en dissimilant<br />

la situation d’un coup à l’autre. Ainsi il joue aux échecs dans l’autre sens,<br />

il fait marcher le dispositif à l’envers, exactement comme les anamorphiques<br />

l’ont fait avec le portillon de Dürer : 3 il cherche tel déplacement<br />

de telle pièce qui fait que la situation antérieure devenue méconnaissable<br />

ne peut qu’être oubliée, et donc démolies les intentions séquentielles<br />

de l’adversaire. Duchamp n’est pas plus ou moins échiquéen qu’il n’est<br />

peintre, mais machine d’atomisation sur tous les supports, criblant le<br />

temps des projets et l’espace des perspectives, laissant filer les grains.<br />

3 Gaieté de trouver, après coup, dans la seule édition alors disponible de la Boîte Blanche (À l’Infinitif, trad.<br />

Cleve Gray, New York, 1967) cette note, que je retranscris ici de l’original : « Perspective // Voir Catalogue<br />

/ de Bbthq. St G. / toute la rubrique / Perspective : // Niceron (le P. J. Fr) / Thaumaturgus / opticus » (cf.<br />

DDS, 122).<br />

les transformateurs duchamp


109<br />

| Machinations<br />

(surrendered) uniforms (or servants’ livery) are a matter for regret. This regret<br />

is not the nostalgic recurrence of a lost unity, but it is the regulation of occurrence<br />

of singularities in dischrony without memory.<br />

Regret is a weak link, which retards something. The difficulty is that it<br />

does not appear to retard unification, like the Glass itself, but to put a delay<br />

into the complete dispersion of the grains: inasmuch as each singularity<br />

misses the other, it holds on to it. Isn’t that enough to remake a body? Regret<br />

would thus be a counter-category in the logic of dissimilation.<br />

But in such a logic, the counter-categories must operate within the categories.<br />

Regret is not something that would suspend the death-bearing fate<br />

of an ensemble: this does not exist. It indicates the quality of distancing<br />

between the states of the materials and between the regions of the various<br />

parts of the machine, a distancing without which the machine would in effect<br />

be only an organism. Given planets that would miss the sun.… But such a<br />

system would be too strong. Let us imagine some dust-specks of matter of<br />

the “edge” of a galaxy, missing those that form bodies “on the inside” of this<br />

galaxy and the other way around. This link is that of edge, of hinge (DDS, 42).<br />

Dissimilation would have it that from this “side” and the “other” of a “limit”,<br />

you would not be dealing with the same space. Duchamp analyzes very thoroughly<br />

the dystopic machinery of n-dimensional spaces. Regret is the “cut” in<br />

Dedekind’s and Poincaré’s sense, the failure in the closure of the dimensions.<br />

Chess [in French, les échecs – also “failures”] is this game in which Duchamp<br />

applies himself not to winning, but to foiling the desire for power, desire to<br />

“take”, by dissimilating the situation from one move to the next. Thus he<br />

plays chess the other way round. He makes the apparatus go in reverse, exactly<br />

as the anamorphics did with Dürer’s gate: 3 he seeks such-and-such a move of<br />

such-and-such a piece, which would have the result that the previous position,<br />

having become misrecognizable, cannot but be forgotten, and therefore<br />

the sequential intentions of the adversary are demolished. Duchamp is neither<br />

more nor less a chess player or a painter, but a machine of atomization on all<br />

the supports, sifting the time of plans and the space of perspectives, letting<br />

the grains trickle away.<br />

3 What fun to find later in the only edition of the White Box then available (À l’Infinitif, trans.<br />

Cleve Gray, New York, 1967) the following footnote, which I now transcribe from the original:<br />

“Perspective / See Catalogue / of St G Lib./ the whole section / Perspective: // Niceron (the<br />

Fr Jes. Pr.) / Thaumaturgus / opticus” (cf. DDS, 122).<br />

duchamp’s trans/formers


110<br />

| Machinations<br />

Précision inexacte<br />

L’héritage des grains jamais engrangés appartient à Cage, à Feldman.<br />

« Même possibilité avec les cervellités, avec les sons » (DDS, 47).<br />

Duchamp écrit Erratum musical (DDS, 52-53). Si le Verre est un « appareil/instrument<br />

» (DDS, 66), est-ce parce que s’y pratiquent l’ « élevage<br />

des couleurs » (DDS, 100) et celui des poussières (DDS, 77-78) : machine<br />

marchant à rebours du conditionnement ?<br />

Par quelles sortes de culture obtenir les grains ? Sera-ce par analyse, en<br />

procédant à des décompositions ordonnées ? Dans la chronophotographie,<br />

la méthode consiste en ce que les intervalles d’enregistrement sont<br />

réguliers, ils correspondent aux distances égales séparant deux à deux<br />

les orifices percés dans la plaque circulaire qui tourne devant l’objectif<br />

de l’appareil enregistreur. Cette répétition réglée favorise la synthèse<br />

optique. Il en va de même dans le tournage et la projection cinématographiques,<br />

où le nombre d’images / seconde de la caméra et du projecteur<br />

est constant. Voilà des machines sages, sœurs entre elles, filles de la costruzione<br />

legittima d’Alberti et du portillon de Dürer : celui-ci outil d’artisan,<br />

celle-là procédé d’ingénieur, permettant l’un et l’autre de produire<br />

un effet de volume sur un plan.<br />

Ces appareils sont assurément des transformateurs, dont on peut admirer<br />

la puissance magique, comme firent les perspecteurs ; ils métamorphosent<br />

des figures planes en volumes et des états de repos en mouvements. Ils font<br />

séduction (plutôt qu’illusion). Mais on peut aussi (à partir ou non d’une tradition<br />

iconophone : « Rigidité genre huguenot » [DDS, 101]) s’en prendre<br />

à leur mimétisme : ils ne peuvent produire que des simulacres, leur logique<br />

est celle de la réplication, leur métaphysique celle du retour du même, elles<br />

répètent des représentés entre lesquels la différence ne doit jamais interdire<br />

que l’œil puisse reconnaître qu’ils appartiennent à la même vraisemblance<br />

optique. Peu importe alors que ces machines à perspective puissent transmuter<br />

le 2- en 3-dimensionnel, cette puissance n’est rien auprès du terrible<br />

pouvoir qui les vouent, ainsi que leurs usages, à se répéter.<br />

« L’idée de répétition m’épouvante », disait Duchamp en 1958. En 1915 :<br />

« Mes méthodes changent constamment. Ma dernière œuvre est radicalement<br />

différente de tout ce qui l’a précédée. » 4 Le principe de dissimi-<br />

4 Cité par Arturo Schwarz, The Complete Works of Marcel Duchamp, New York, 1970, 21. (Cf. du même ouvrage,<br />

la version française, La Mariée mise à nue chez Marcel Duchamp, même, Paris, 1974, 33).<br />

les transformateurs duchamp


111<br />

| Machinations<br />

Inexact precision<br />

The heritage of the grains never gathered and put into the barn belongs<br />

to Cage, to Feldman. “The same possibility with braininesses [cervellités],<br />

with sounds” (DDS, 47). Duchamp writes Musical Erratum (DDS, 52-53). If<br />

the Glass is an “apparatus/instrument” (DDS, 66), is it because in it is practiced<br />

the “rearing of colors” (DDS, 100) and of dust-particles (DDS, 77-78):<br />

a machine functioning against the grain of conditioning?<br />

By what sort of cultivation do you obtain grains? Will it be by analysis,<br />

going on to ordered decompositions? In time-lapse photography, the<br />

method consists in the way the recording intervals are regular; they correspond<br />

to the equal distances separating two by two the orifices pierced in<br />

the circular plate that turns in front of the objective lens of the recording<br />

apparatus. This regulated repetition favors optical synthesis. The same<br />

goes for filming and projection in cinematography: the number of images<br />

per second of the camera and the projector is constant. These are wellbehaved<br />

machines, sisters unto each other, daughters of the costruzione<br />

legittima of Alberti and of Dürer’s gate: the latter a craftsman’s tool, the<br />

former an engineer’s procedure, but both allowing you to produce a volume<br />

effect on a plane surface.<br />

These apparatuses are assuredly transformers, whose magical power one<br />

can admire, as did the perspectivists; they metamorphose plane figures into<br />

volumes and states of rest into movements. They perform seduction (rather<br />

than illusion). But you can also (whether or not you start out from an iconophobic<br />

tradition: “Rigidity of the Huguenot kind” [DDS, 101]) attack their<br />

mimeticism: They can produce only simulacra; their logic is that of replication;<br />

their metaphysics that of the recurrence of the same; they repeat represented<br />

things, of which the differences among them must never forbid<br />

the eye to recognize that they belong to the same optical verisimilitude. So<br />

it matters little that these perspective machines can transmute the 2-into<br />

the 3-dimensional. This power is nothing compared to the terrible power<br />

that condemns them, along with their users, to repeat themselves.<br />

“The idea of repetition terrifies me”, said Duchamp in 1958. In 1915:<br />

“My methods change constantly. My latest work is radically different<br />

from everything that preceded it.” 4 The principle of dissimilation<br />

4 Quoted by Arturo Schwartz, The Complete Works of Marcel Duchamp, New York, 1970, 21.<br />

duchamp’s trans/formers


112<br />

| Machinations<br />

lation opère non seulement d’une œuvre à l’autre, mais à l’intérieur de<br />

chacune d’elles. Il ne fournit rien de moins que l’ « idée de Fabrication »<br />

du Verre, le procédé des Stoppages Etalon : « reconstitution approchée »<br />

de l’unité de longueur, d’après laquelle sont dessinés les Tubes capillaires<br />

qui conduisent le gaz sortant des Moules vers les Tamis. Dans la partie<br />

supérieure, les Pistons de courant d’air sont déterminés selon le même<br />

principe : « 3 Photos d’un morceau d’étoffe blanche – / piston du courant<br />

d’air ; c.à.d. / étoffe acceptée et refusée / par le courant d’air » (DDS, 57).<br />

Et encore, les neuf Tirés : « De plus ou moins loin ; sur un but. / Ce but<br />

est en somme une correspondance / du point de fuite (en perspective). //<br />

La figure obtenue sera la / projection (d’adresse) des principaux / points<br />

d’un corps 3-dimensionnel. – Par le / maximum d’adresse, cette projection<br />

se / réduirait à un point (le but). // Par une adresse ordinaire cette<br />

/ projection sera une démultiplication / du but. […] // En général, la<br />

figure obtenue / est l’aplatissement voyable (arrêt / en cours de route) du<br />

corps / démultiplié » (DDS, 54).<br />

La dissimilation, respectivement : des unités de longueur, des carrés de<br />

toile, du point de fuite, est la « loi » ou la « réglementation » commune à<br />

laquelle obéit leur projection sur le Verre : « Le vent – pour les pistons de<br />

courant d’air // l’adresse – pour les trous // le poids – pour les Stoppages-<br />

étalon // à développer » (DDS, 55). Le hasard est requis à titre de partenaire<br />

dans le jeu qui se joue contre la similitude et le vraisemblable ; avec<br />

son aide, on peut être « précis, mais inexact ». 5 La précision lutte pour<br />

l’inexactitude, fait défi à la pente de l’œil et de l’esprit, qui est assimilatrice.<br />

Les mauvaises sont exactes parce qu’elles opèrent selon ordre et<br />

mesure, soit par recouvrement et répétition.<br />

Figure dispective<br />

Ces observations ramènent à la perspective. Le Verre est-il figuratif ou<br />

non-figuratif ? Ni l’un ni l’autre. Il figure l’infigurable, il porte l’empreinte<br />

inscrite, ou l’ombre portée, sur son plan, d’une figure qui ne saurait<br />

être intuitionnée. Celle au moins d’une femme à quatre dimensions,<br />

monstre. « Tout ce qui a une forme tridimensionnelle est la projection<br />

dans notre monde d’un monde quadridimensionnel, et ma Mariée par<br />

5 Expression citée par L. Steefel, The Position of La Mariée Mise à Nu par ses Célibataires, même (1915-1923) in The<br />

Stylistic and Iconographic Development of the Art of Marcel Duchamp, University Microfilms, Ann Arbor, 1960.<br />

les transformateurs duchamp


113<br />

| Machinations<br />

operates not only from one work to another but within each of them. It<br />

provides nothing less than the “Manufacture-idea” of the Glass, the procedure<br />

of the Standard Stoppages: “approximate reconstitution” of the unit of<br />

length, according to which the Capillary Tubes are designed that conduct<br />

the gas coming out of the Molds toward the Sieves. In the upper part, the<br />

Draft Pistons are determined according to the same principle: “3 Photos<br />

of a piece of white cloth – / draft piston, i.e., / fabric accepted and refused /<br />

by the current of air” (DDS, 57). And again, the nine Fired Shots: “From<br />

more or less far away; at a target. / This target is in sum a correspondence / of<br />

the vanishing-point (in perspective). // The figure obtained will be the /<br />

projection (of skill) of the principal / points of a 3-dimensional body – by<br />

the / maximum skill, this projection would / be reduced to a point (the<br />

target) // By an ordinary skill this / projection will be a demultiplication /<br />

of the target […] // In general, the figure obtained / is the seeable flattening<br />

(arrest / while on the way) of the reduced / body” (DDS, 54).<br />

The dissimilation of, respectively, the units of length, the squares of<br />

cloth, the vanishing point, is the common “law” or “regulation” that<br />

their projection onto the Glass obeys: “The wind – for the draft pistons //<br />

the skill – for the holes // the weight – for the Standard-Stoppages // to be<br />

developed” (DDS, 55). Chance is required as a partner in the game that is<br />

played against similitude and verisimilitude; with its help, one can be<br />

“precise, but inexact”. 5 Precision fights for inaccuracy, defies the inclination<br />

of the eye and the mind, which is assimilatory. Bad sciences are exact<br />

because they operate according to order and measure, that is, by covering<br />

up and by repetition.<br />

Dispective 6 figure<br />

These observations bring us back to perspective. Is the Glass figurative<br />

or non-figurative? Neither the one nor the other. It figures the unfigurable;<br />

it bears the imprint inscribed, or the shadow cast, on its plane, by a<br />

figure that could not be intuited – at least that of a woman having four<br />

5 Expression quoted by L. Steefel, “The position of La Mariée mise à nu par ses célibataires,<br />

même (1915-1923) in the stylistic and iconographic development of the art of Marcel Duchamp,”<br />

University Microfilms, Ann Arbor, 1960.<br />

6 As opposed to “perspective” [translator’s note].<br />

duchamp’s trans/formers


114<br />

| Machinations<br />

exemple serait une projection tridimensionnelle d’une mariée quadridimensionnelle.<br />

Très bien. Mais comme c’est sur un verre, c’est plan,<br />

et alors ma Mariée est la représentation bidimensionnelle d’une mariée<br />

tridimensionnelle qui serait elle-même la projection de la mariée quadridimensionnelle<br />

dans le monde tridimensionnel. » 6<br />

Tout l’espace doit ici subir un retard irréparable. (Irréparable : il est vain,<br />

il est contraire à la passion de Duchamp, à son passage, de chercher un<br />

point de bonne vision où le Verre tout entier recouvrerait « son » unité,<br />

serait-elle éphémère et nimbée du prestige de l’érotique.) Duchamp doit à<br />

son entêtement en faveur de la dissimilation de prendre enfin le verre pour<br />

matériau de sa machine. « Employer le verre transparent / et la glace pour la<br />

perspective 4 » (DDS, 125). Le verre et la glace. Où est la glace ? Le Verre est<br />

lui-même fait de l’assemblage de deux parties, haut et bas, qui sont comme<br />

deux miroirs ajointés le long d’une charnière formée par les barres de verre<br />

médianes. Les images que nous voyons dans ces deux miroirs, Célibataires<br />

en bas, Mariée en haut, ne sont pas placées sur le même plan ; il faut imaginer<br />

que les miroirs forment un angle obtus l’un avec l’autre, et que les<br />

espaces virtuels qui s’y ouvrent sont, disons : différents.<br />

Telle est la machination spatiale dans laquelle on va non pas prendre<br />

le virtuel, mais dissimiler le prétendu réel. À résumer les feuillets de la<br />

Boîte Blanche portant sur la perspective et l’étendue, on obtient le raisonnement<br />

suivant, brut, « incorrect », dit Duchamp, faux en effet, mais<br />

intéressant : on observe qu’un point ne « coupe » pas le volume (3-dimensionnel)<br />

dans lequel il est situé, tandis qu’une droite le « coupe » ;<br />

étant donné maintenant un miroir, et une droite perpendiculaire à sa<br />

surface, cette droite « s’arrête » (ici Duchamp met un « ? » ) à celle-ci en<br />

un point ; veut-on avoir une représentation d’un espace quadri-dimensionnel,<br />

il suffit d’imaginer que prolongée de l’autre côté du miroir, cette<br />

droite y présente la même propriété que le point dans l’espace habituel,<br />

c’est-à-dire qu’elle ne « coupe » pas plus l’espace virtuel 4 que le point ne<br />

coupe l’espace réel 3 ; on imagine alors que se prolongeant infiniment<br />

« dans » le premier nommé, elle y est en effet contenue, mais sans y produire<br />

aucun effet de « coupure » (DDS, 129). La surface du miroir opère<br />

comme mécanisme dissimilant, elle métamorphose la droite en point ;<br />

6 Duchamp à George et Richard Hamilton, cité par A. Schwarz, op. cit., p. 23. (Cf. la version française, op. cit., 35).<br />

les transformateurs duchamp


115<br />

| Machinations<br />

dimensions, a monster. “Everything that has a tri-dimensional form is the<br />

projection into our world of a quadri-dimensional world, and my Bride for<br />

example would be a tri-dimensional projection of a quadri-dimensional<br />

Bride. Very good. But as it’s on a glass, its plane, and so my Bride is the bidimensional<br />

representation of a tri-dimensional Bride who is herself the<br />

projection of the quadri-dimensional Bride into the tri-dimensional world.” 7<br />

All space must here submit to an irreparable retardation. (Irreparable:<br />

it’s vain, and it’s contrary to Duchamp’s passion, to his passing, to look for a<br />

point of good vision where the Glass in its entirety would recover “its” unity,<br />

however ephemeral and haloed with the prestige of the erotic.) Duchamp<br />

owes it to his stubbornness in favor of dissimilation to take glass, finally, as<br />

the raw material for his machine. “To use transparent glass / and the mirror<br />

for the perspective 4” (DDS, 125). The glass and the mirror. Where is the mirror?<br />

The Glass is itself made by assembling two parts, top and bottom, which are<br />

like two mirrors jointed together along a hinge formed by the median bars of<br />

glass. The images we see in these two mirrors, Bachelors down below, Bride<br />

up above, are not placed on the same plane; you must imagine that the mirrors<br />

form an obtuse angle with each other, and that the virtual spaces that are<br />

opened up in them are, let us say: different.<br />

Such is the spatial machination in which we will not take the virtual but<br />

dissimilate what is claimed to be the real. To sum up the pages of the White<br />

Box that relate to perspective and extension, we obtain the following reasoning,<br />

rough, “incorrect”, says Duchamp, false indeed, but interesting: you<br />

observe that a point does not “cut” the (3-dimensional) volume in which it is<br />

situated, whereas a straight line “cuts” it; given, now, a mirror, and a straight<br />

line perpendicular to its surface, that straight line “stops” (here Duchamp<br />

puts a question mark) at this surface in a point; if you want to have a representation<br />

of a quadri-dimensional space, it’s enough to imagine that, if<br />

prolonged on the other side of the mirror, that straight line presents there<br />

the same property as the the point in usual space, i.e., it does not “cut” virtual<br />

space4 any more than the point cuts real space3; you can imagine, then,<br />

that in prolonging itself infinitely “into” the first-mentioned space, it is in<br />

effect contained there, but without producing any “cutting” effect in it (DDS,<br />

129). The surface of the mirror operates as a dissimilating mechanism, it<br />

7 Duchamp to George and Richard Hamilton, quoted by A. Schwarz, The Complete Works, 23.<br />

duchamp’s trans/formers


116<br />

| Machinations<br />

plus précisément, elle dédouble la linéarité, elle dégage une ponctualité<br />

virtuelle de la droite.<br />

Sur ce point (qui n’est pas un point), oscille tout le travail de Duchamp,<br />

et se joue la possibilité de représenter l’espace imprésentable ; sur lui se<br />

tient toute la fiction du monstre pulsionnel.<br />

Beaucoup des Notes publiées ultérieurement sous le titre À l’infinitif<br />

tournent autour de cette opération et l’émancipent des erreurs précédentes.<br />

On y trouve cette formule : « Le continu à 4-dim. est / essentiellement / le<br />

miroir du continu à 3-dim. » (DDS, 130). 7 Voilà de quoi raffiner le problème.<br />

Comment en effet la réflexion dans un miroir pourrait-elle doter<br />

la détermination d’un objet spatial d’une dimension supplémentaire, alors<br />

que c’est sa propriété reconnue, depuis l’optique cartésienne au moins, en<br />

fait depuis les Traités de perspectives issus des recherches d’Euclide, que<br />

l’espace reflété est homogène à l’espace qu’il reflète ? L’opération spéculaire<br />

n’est-elle pas essentiellement réplicative et identitaire ?<br />

Mais Duchamp en appelle au « miroirique » contre le spéculaire, guidé<br />

en cela par ce qu’il a pu connaître des travaux des géomètres et mathématiciens<br />

touchant les espaces n-dimensionnels. Machine duplicative, le<br />

miroir peut être pris comme une machine duplice ; à la première on peut<br />

faire confiance, elle rend ce qu’on lui donne ; la seconde est rusée. La ruse<br />

n’est pas seulement l’infidélité du miroir, elle tient à ce que sa fidélité et<br />

son infidélité se produisent ensemble, celle-ci dissimulée dans celle-là. La<br />

ruse s’inclut elle-même dans une dissimilation sans finalité, où le droit<br />

abrite le tors et en est travaillé.<br />

Ce double jeu du miroir donne sa portée de force et d’incertitude à<br />

l’élaboration par Kant de la « différence des régions dans l’espace ». 8 Au<br />

moment même où s’y trouve révélé « l’espace absolu originaire » qui rend<br />

insuperposables et donc incongruents (« Le corps qui est entièrement<br />

semblable à un autre, s’il ne peut être inscrit dans les mêmes limites que<br />

ce dernier, je l’appelle son incongruentes Gegenstück ») des objets pourtant<br />

indiscernables par leur définition, comme deux écrous semblables<br />

l’un à pas de vis mais droit, l’autre gauche, ou deux triangles sphériques<br />

semblables, ou les deux mains, – au moment donc où la spatialisation<br />

7 Le manuscrit porte, après « essentiellement » : « une glace », raturé.<br />

8 Von dem ersten Grunde des Unterschiedes der Gegenden im Raume (1768), Sämmtliche Werke, Leipzig, 1867,<br />

Bd II, 390.<br />

les transformateurs duchamp


117<br />

| Machinations<br />

metamorphoses the straight line into a point; more precisely, it splits linear-<br />

ity: it extracts a virtual punctuality from the straight line.<br />

On this point (which is not a point) all the work of Duchamp oscillates,<br />

and the possibility of representing unpresentable space is played out; 8 on it<br />

stands the whole fiction of the psychic-drive-monster.<br />

Many of the Notes published later under the title A l’infinitif [In the<br />

Infinitive] turn this operation around and emancipate it from previous errors.<br />

You can find there this formula: “The 4-dim. continuous is / essentially / the<br />

mirror of the 3-dim. continuous” (DDS, 130). 9 There’s something with which<br />

to refine the problem. How indeed could the reflection in a mirror endow the<br />

determination of a spatial object with an extra dimension, when it has been<br />

its recognized property since the optics of Descartes at least, and in fact since<br />

the treatises on perspectives that emerged from Euclid’s researches – that<br />

reflected space is homogeneous to the space that it reflects? Isn’t the specular<br />

operation essentially one that replicates and makes identical?<br />

But Duchamp resorts to the “mirrorish” against the specular, guided by<br />

what he knew of the geometers and mathematicians on n-dimensional spaces.<br />

A duplicating machine, the mirror can be taken as a duplex/duplicitous<br />

machine; you can have confidence in the first – it gives back what you give it;<br />

the second one is cunning. The cunning is not only the infidelity of the mirror,<br />

but also it stems from the fact that its fidelity and its infidelity are produced<br />

together, the latter dissimulated in the former. The cunning is itself<br />

included in a dissimilation without finality: the straight shelters the crooked<br />

and is worked over by it.<br />

This double game of the mirror gives to Kant’s elaboration of the “difference<br />

of regions in space” its range of force and uncertainty. 10 At the very<br />

moment when there is revealed “the absolute originary space” that makes<br />

non-superimposable and incongruent (“The body which is entirely similar<br />

to another, if it can be inscribed in the same limits as the latter, I call it its<br />

incongruentes Gegenstück”) objects that are nevertheless, from their definition,<br />

indiscernible, like two similar screws, one with a right-hand thread and the<br />

8 “sur ce point […] se joue la possibilité de représenter l’espace imprésentable”… A complex<br />

pun: se jouer can also mean to deceive, to scoff at, to make light of [translator’s note].<br />

9 The manuscript has, after “essentially”, “a mirror”, crossed out.<br />

10 Von dem ersten Grunde des Unterschiedes der Gegenden im Raume (1768), Sämmtliche Werke,<br />

Leipzig, 1867, Bd. II, p. 390.<br />

duchamp’s trans/formers


118<br />

| Machinations<br />

originaire est saisie comme une puissance miroirique d’incongruence des<br />

semblables, le spéculaire est sollicité aussi pour résoudre ces contraires<br />

grâce, cette fois, à son pouvoir de redoublement : le corps humain s’il est<br />

fait de deux moitiés incongruentes l’une à l’autre, il suffit de réfléchir l’une<br />

d’elles dans un miroir, dit Kant, pour que son image devienne congruente<br />

à l’autre moitié ; car « le Gegenstück [le pendant] du Gegenstück d’un objet<br />

est nécessairement congruent à celui-ci ». On peut donc ruser avec la<br />

ruse, faire fabriquer de l’identique à la machine d’altération. Sur quelle<br />

fonction décidera-t-on d’arrêter le jeu de la ruse et de la fidélité ? Kant sur<br />

celle-là, Hegel sur celle-ci. Ou plutôt : la question est plus hégélienne que<br />

kantienne. Kant dit : en tout cas, s’il y a un jeu et quelque chose à arrêter,<br />

c’est qu’on est d’abord dans la dissimilation ; l’homogénéité de l’espace<br />

est un résultat de géomètre.<br />

Mais qu’arrive-t-il si le géomètre se prend d’affection pour l’hétérogène ?<br />

Si sa curiosité se porte aux grandeurs continues précisément en ce qu’elles<br />

ne se laissent pas mesurer les unes par les autres, en ce que leur superposition<br />

est impossible, « en ce qu’elles ne sont pas indépendantes de leur<br />

position ? ». 9 Alors se développe, à partir de l’Analysis situs, la topologie,<br />

machine géométrique fonctionnant « à l’envers », non pour commensurer,<br />

mais pour démesurer. C’est cette théorie des grandeurs non mesurables<br />

que Duchamp rencontre en lisant Poincaré, lequel reprend Dedekind.<br />

C’est à elle qu’il doit l’idée de la « coupure », dont l’usage doit permettre<br />

selon Dedekind de construire des espaces n-dimensionnels par-delà la forme<br />

intuitive que nous impose l’espace perceptif, l’espace absolu de Kant.<br />

Poincaré : « Pour diviser l’espace, il faut des coupures que l’on appelle<br />

surfaces ; pour diviser les surfaces, il faut des coupures que l’on appelle des<br />

lignes ; pour diviser les lignes, il faut des coupures que l’on appelle points ;<br />

on ne peut aller plus loin et le point ne peut être divisé, le point n’est pas un<br />

continu ; alors des lignes, qu’on peut diviser par des coupures qui ne sont<br />

pas des continus, seront des continus à une dimension ; les surfaces que l’on<br />

peut diviser par des coupures continues à une dimension, seront des continus<br />

à deux dimensions, enfin l’espace que l’on peut diviser par des coupures<br />

continues à deux dimensions sera un continu à trois dimensions. » 10<br />

Sur quoi Duchamp : une étendue que l’on ne peut couper que par<br />

9 B. Riemann, cité par Bourbaki, Éléments d’histoire des mathématiques, 1960, 147.<br />

10 La Valeur de la science, Flammarion, sd (1905), 74.<br />

les transformateurs duchamp


119<br />

| Machinations<br />

other with a left-hand thread, or two similar spherical triangles, or one’s two<br />

hands – at the moment, then, when the originary spatialization is grasped as<br />

a mirrorish power of incongruence of similars, the specular is summoned also<br />

to resolve these contraries, this time thanks to its power of reduplication. The<br />

human body, if it is made of two halves that are mutually incongruent, it’s<br />

enough to reflect one of them in a mirror, says Kant, for its image to become<br />

congruent with the other half; for “the Gegenstück (the matching part) of the<br />

Gegenstück of an object is necessarily congruent to the object, itself”. Thus you can<br />

fight cunning with cunning, bring about the manufacture of identicals using an<br />

alteration machine. On what function will you decide to stop the play of cunning<br />

and fidelity? Kant stops it on cunning and Hegel on fidelity. Or rather: the question<br />

is more Hegelian than Kantian. Kant says: In any case, if there is play and<br />

something to be stopped, it’s because in the first place you are in dissimilation;<br />

the homogeneity of space is a geometer’s result.<br />

But what happens if the geometer is possessed by affection for the heterogeneous?<br />

If his curiosity goes as far as sizes that are continuous precisely in that they<br />

cannot be measured by each other, in that their superimposition is impossible,<br />

“in that they are not independent of their position”? 11 Then there develops, starting<br />

out from the Analysis situs, topology, a geometrical machine functioning “in<br />

reverse”, not to make commensurable, but to unmeasure. It’s this theory of nonmeasurable<br />

sizes that Duchamp encounters in reading Poincaré, who is taken up<br />

by Dedekind. It’s to this theory that he owes the idea of the “cut”, the use of that<br />

must permit us, according to Dedekind, to construct n-dimensional spaces beyond<br />

the intuitive form imposed on us by perceptible space, the absolute space of Kant.<br />

Poincaré: “In order to divide space, there must be the breaks which we call<br />

surfaces; in order to divide surfaces, there must be the breaks which we call lines;<br />

in order to divide lines, there must be the breaks which we call points; you cannot<br />

go further and the point cannot be divided, the point is not a continuum; thus,<br />

lines, which can be divided by breaks which are not continua, will be one-dimensional<br />

continua; surfaces, which can be divided by breaks that are continuous<br />

in one dimension, will be two-dimensional continua, and finally space, which<br />

can be divided by breaks that are continuous in two dimensions, will be a threedimensional<br />

continuum.” 12<br />

11 B. Riemann, quoted by Bourbaki, Éléments d’histoire des mathématiques, 1960, 147.<br />

12 La Valeur de la science, Flammarion, n.d. (1905), 74.<br />

duchamp’s trans/formers


120<br />

| Machinations<br />

des continuums à trois dimensions sera un continu à quatre dimensions.<br />

En effet un espace est appelé tridimensionnel quand un élément (ou<br />

ligne) d’un continuum 2-dimensionnel (ou surface) appartient à la fois<br />

à ce continuum et à un autre : la surface en question est en intersection<br />

par une ligne avec toute autre surface tracée dans cet espace. On dira de<br />

même qu’une étendue est quadridimensionnelle quand un élément (ou<br />

surface) d’un continuum 3-dimensionnel (ou volume) appartient à la fois<br />

à ce continuum et à un autre (à un autre volume). La puissance coupante,<br />

c’est-à-dire la propriété d’un continuum d’être nécessairement en intersection<br />

avec tous les continuums de même rang, n’est plus alors exercée<br />

par la surface, mais par le volume.<br />

Ainsi l’image d’un angle 4-dimensionnel pourrait être donnée, pense<br />

Duchamp, par la coupure de deux continuums 3-dimensionnels, par<br />

exemple l’intersection (à angle obtus) de deux miroirs, laquelle représente<br />

l’intersection de deux espaces virtuels le long d’un « plan-charnière ».<br />

« Pour l’œil 3 dans l’espace 3 , ce plan-charnière n’est visible qu’à la coupure<br />

avec l’espace 3 , c’est-à-dire l’intersection ligne des deux glaces. = Le plancharnière<br />

des 2 espaces 3 se cache derrière cette ligne et l’impression est<br />

nette pour l’œil 3 qui se déplace de droite à gauche sans pouvoir jamais<br />

saisir un peu [?] de ce plan » (DDS, 131). L’angle, ligne brisée, est donc<br />

ici le « plan brisé » (la charnière) d’intersection de deux espaces 3 dans<br />

le continuum ; et le sommet de cet angle est une surface ; mais dans<br />

l’espace tridimensionnel de la perception visuelle, cette surface ne sera<br />

perçue que comme la ligne commune aux deux plans du miroir biface.<br />

De même que le sommet d’un angle est un élément qui appartient indiscernablement<br />

à au moins deux continuums unidimensionnels, les deux<br />

côtés de l’angle, de même la charnière 4-dimensionnelle est un élément<br />

qui appartient à au moins deux continuums tridimensionnels (les deux<br />

espaces virtuels réfléchis dans les deux faces du miroir).<br />

Métamorphoses des formes reconnaissables au moyen d’un opérateur<br />

de dissimilation , celui de la « coupure » dedekindienne : la simple addition<br />

d’une « coupure » (ou dimension) supplémentaire vient dégager l’objet<br />

spatial de son identité géométrique ; elle fait apercevoir (à quelle faculté ?),<br />

dans l’infinité des miroirs qui correspondent à autant d’adjonctions<br />

d’une coupure, la série des autres objets que cet objet est aussi : « virtualité<br />

comme 4° dimension : non pas la Réalité sous l’apparence sensorielle,<br />

les transformateurs duchamp


121<br />

| Machinations<br />

On which Duchamp: an area that can only be cut by 3-dimensional<br />

continua will be a continuum in four dimensions. Indeed a space is called<br />

tri-dimensional when an element (or line) of a 2-dimensional continuum<br />

(or surface) belongs both to this continuum and to a different one: the<br />

surface in question is intersected by a line with any other surface traced in<br />

this space. You would say likewise that a region is quadri-dimensional<br />

when an element (or surface) of a 3-dimensional continuum (or volume)<br />

belongs both to this continuum and to a different one (to a different volume).<br />

The cutting power, i.e., the property of a continuum of being necessarily<br />

in intersection with all the continua of the same order, is therefore<br />

no longer exercised by the surface, but by the volume.<br />

Thus the image of a 4-dimensional angle might be given, thinks<br />

Duchamp, by the cutting of two 3-dimensional continua, for example<br />

the intersection (at an obtuse angle) of two mirrors, this intersection<br />

representing that of two virtual spaces along a “hinge-plane”. “For the<br />

eye3 in space3, this hinge-plane is only visible at the break with space3,<br />

i.e., the line of intersection of the two mirrors. = The plane-hinge of the<br />

two spaces3 is hidden behind this line and the impression is clear for the<br />

eye3 which is moving from right to left without ever being able to grasp<br />

a little [?] of this plane” (DDS, 131). The angle, a broken line, is thus here<br />

the “broken plane” (the hinge) of intersection of two spaces3 in the<br />

continuum, and the summit of this angle is a surface. But in the tridimensional<br />

space of visual perception, this surface will be perceived only<br />

as the line common to the two planes of the two-sided mirror. Just as the<br />

apex of an angle is an element that belongs indistinguishably to at least<br />

two uni-dimensional continua, the two sides of the angle, so likewise<br />

the 4-dimensional hinge is an element that belongs to at least two tridimensional<br />

continua (the two virtual spaces reflected in the two faces of<br />

the mirror).<br />

Metamorphoses of the forms recognizable by means of an operator<br />

of dissimilation, that of the Dedekindian “cut”: the simple addition of<br />

a supplementary “cut” (or dimension) has the effect of disengaging the<br />

spatial object from its geometrical identity; it causes to be perceived (but<br />

by what faculty?), in the infinity of mirrors that correspond to as many<br />

adjuncts to a break, the series of other objects that this object also is: “virtuality<br />

as a 4th dimension: not Reality under its sensory appearance, but the<br />

duchamp’s trans/formers


122<br />

| Machinations<br />

mais la représentation virtuelle d’un volume (analogue à sa réflexion dans<br />

un miroir) » (DDS, 140).<br />

L’explication de Poincaré-Dedekind paraît si bonne à Duchamp<br />

(« L’explication de Poincaré des continus à n-dimensions par la coupure<br />

des continus à n-1 dimensions n’est pas en défaut » [DDS, 138] mais<br />

médiocre à Bourbaki) qu’il la déclare seule capable de justifier le nom<br />

de quatrième dimension donné au continuum des images virtuelles : la<br />

coupure dedekendienne ne peut y être effectuée, dit-il, qu’au moyen d’un<br />

objet 3-dimensionnel considéré dans son infinité géométrique (DDS, 138).<br />

Traduction irréversible<br />

À cette virtualité s’attache une propriété singulière : tout objet géométrique<br />

ordinaire est la projection (ou l’analogue) en espace 3 du même<br />

objet en espace 4 . Mais maint aspect de l’objet 4-dimensionnel n’a aucun<br />

analogue dans l’espace perceptif. Ici la dissimilation résiste à la réversibilité.<br />

Qu’on imagine ce monstre : deux langues entretenant un rapport<br />

analogue aux deux espaces ! On pourrait toujours « traduire » des termes<br />

ou énoncés de la langue A en langue B, mais non l’inverse.<br />

À la recherche d’un « dictionnaire pour la partie écrite du Verre »,<br />

Duchamp envisage plusieurs procédés ; ils ont tous une portée analogue à<br />

celui de l’addition (ou soustraction) d’une coupure à un continuum spatial.<br />

« Parcourir un dictionnaire / et raturer tous les mots “indésirables” . / Peutêtre<br />

en rajouter quelques-uns. / Quelquefois remplacer les mots raturés par<br />

un autre. » (DDS, 110). Ou bien : « Faire une liste de / noms propres français /<br />

ou anglais (ou autre langue) / ou mélangés – / avec prénoms / (ordre alphabétique<br />

ou / non), etc. » (DDS, 111). Ou : « 10 mots trouvés en ouvrant au<br />

hasard le dictionnaire par A / … d°… par B / Ces 2 “sets” de 10 mots ont la<br />

même différence de “personnalité ” que si les 10 mots avaient été écrits / par<br />

A et par B avec une intention. // Ou bien, peu importe ; il y aurait des cas où<br />

cette “personnalité ” / peut disparaître dans A et dans B. Cela est le meilleur<br />

/ cas et le plus difficile » (DDS, 110). Ou encore : « Prendre un dictionnaire<br />

Larousse et copier tous les mots dits “abstraits”, cad / qui n’aient pas<br />

de référence concrète. // Composer un signe schématique désignant chacun<br />

de / ces mots (ce signe peut être composé avec les stoppages-étalon). //<br />

Ces signes doivent être considérés comme les / lettres du nouvel alphabet »<br />

(DDS, 48).<br />

les transformateurs duchamp


123<br />

| Machinations<br />

virtual representation of a volume (analogous to its reflection in a mir-<br />

ror)” (DDS, 140).<br />

The Poincaré-Dedekind explanation seems so good to Duchamp<br />

(“Poincaré’s explanation about n-dimensional continua by the cutting<br />

of them by n-1-dimensional continua is not in error” [DDS, 138] though it<br />

seems mediocre to Bourbaki) that he declares it to be the only one capable<br />

of justifying the name of fourth dimension given to the continuum of<br />

virtual images. The Dedekindian cut can only be effective there, he says,<br />

by means of a 3-dimensional object considered in its geometrical infinity (DDS,<br />

138).<br />

Irreversible translation<br />

To this virtuality is attached a singular property: any ordinary geometric<br />

object is the projection (or the analogue) in space3 of the same object in<br />

space4. But many aspects of the 4-dimensional object have no analogue<br />

in perceptible space. Here dissimilation resists reversibility. Just imagine<br />

this monster: two languages standing in the same relation to each other<br />

as these two spaces! One would always be able to “translate” terms or<br />

statements from language A into language B, but not the reverse.<br />

In searching for a “dictionary for the written part of the Glass”, Duchamp<br />

envisages several procedures; all of them have a content analogous to that<br />

of the addition (or subtraction) of a cut to a spatial continuum. “To go<br />

through a dictionary / and cross out all the ‘undesirable’ words. / Perhaps<br />

add some others. / Sometimes replace the crossed-out words by another<br />

one” (DDS, 110). Or else: “Make a list of / French proper nouns, / or English ones<br />

(or in another language) / or mixed together – / with first-names / (in alphabetical<br />

order or / not), etc.”(DDS, 111). Or: “10 words found by opening the<br />

dictionary at random at A / … ditto… at B / These two ‘sets’ of 10 words have<br />

the same difference of ‘personality’ as if the 10 words had been written / by A<br />

and by B with an intention.// Or else, it matters little; there would be cases<br />

where this ‘personality’ / can disappear in A and in B. That is the best / case<br />

and the most difficult”(DDS, 110). Or again: “Take a Larousse dictionary<br />

and copy out all the so-called ‘abstract’ words, ie / the ones which have no<br />

concrete reference. // Compose a schematic sign indicating each of / these<br />

words (this sign can be composed of the standard stoppages). // These signs<br />

must be considered to be the letters of the new alphabet” (DDS, 48).<br />

duchamp’s trans/formers


124<br />

| Machinations<br />

Selon une Note (DDS, 110), la fabrication de ces signes pourrait encore<br />

être confiée à la photographie : on ferait de très gros plans de parties de<br />

grands objets ; on ferait correspondre chaque cliché ainsi dépouillé de<br />

toute valeur faciale (figurative, reconnaissable) à un groupe de mots ;<br />

et de tous ces signes on ferait un dictionnaire, « une sorte d’écriture »<br />

composée de signes « déjà émancipés du “baby talk” de toutes les langues<br />

ordinaires » (DDS, 111). La photographie par Man Ray de l’élevage de<br />

poussière est l’un de ces signes. Dans une autre Note (DDS, 109), ces<br />

signes sont imaginés comme des « fiches » portant des figures élémentaires<br />

« comme le point, la ligne, le rond, etc.».<br />

Les effets recherchés et obtenus par ces opérations translangagières,<br />

Duchamp les pointe ainsi : « Son de cette langue, est-elle parlable ? / Non »<br />

(DDS, 109) ; « Cet alphabet ne convient qu’à l’écriture de ce tableau / très<br />

probablement » (DDS, 48). Soit des effets de singularité et de retard dans la<br />

communication, effets dislogiques. Ils atteignent à la perfection dans cette<br />

propriété : « – d’une langue qu’on puisse / dans ses éléments traduire dans /<br />

des langues connues mais qui / ne puisse pas, réciproquement, / exprimer la<br />

traduction de / mots français ou autres, ou de phrases / françaises ou autres »<br />

(DDS, 109). C’est la même relation monstrueuse qui sépare et lie, comme<br />

un regret, les espaces n- et n + 1-dimensionnels : on va de l’un à l’autre, on<br />

n’en revient pas complètement. Ainsi le possible, aussi dit virtuel, est situé<br />

« pas comme contraire d’impossible / ni comme relatif à probable / ni<br />

comme subordonné à vraisemblable », il « est seulement / un “mordant”<br />

physique [genre vitriol] / brûlant toute esthétique et callistique » (DDS, 104).<br />

Le quadridimensionnel est la force qui corrode l’espace visuel, comme l’écriture<br />

des macrosèmes ronge les signes du bavardage.<br />

Dans le contact avec cet autre espace, avec cette autre langue, on ne<br />

peut être que bête : figures invisibles, énoncés intelligibles. « Un œil 2 /<br />

n’aura d’une perspective 3 / qu’une perception tactile. / Il devra se promener<br />

d’un point à un autre et mesurer les distances, Il n’aura pas vue<br />

d’ensemble / comme l’œil 3 . Par analogisme, perception promenade de /<br />

l’œil 3 pour la perspective 4 » (DDS, 125). Le contraire de la stupidité rétinienne<br />

n’est pas l’intelligence, c’est cette grande bêtise de l’impouvoir.<br />

L’intelligence dont un M. Teste se prévaut est simplement la stupidité<br />

quand elle en vient à prétendre. Teste n’est que marié ; testicule, il pense<br />

avoir parcouru entièrement l’espace de son épouse : relisons la Lettre de<br />

les transformateurs duchamp


125<br />

| Machinations<br />

According to a Note (DDS, 10), the making of these signs might yet be<br />

entrusted to photography: one would take very large shots of parts of<br />

large objects; one would make each of these negatives thus stripped of<br />

all face value (figurative or recognizable value) correspond to a group of<br />

words; and out of all these signs one would make a dictionary, “a sort of<br />

writing”, composed of signs “already emancipated from the ‘baby talk’<br />

of all the ordinary languages” (DDS, 111). Man Ray’s photograph, Dust<br />

Breeding, would be one of these signs. In another Note (DDS, 109), these<br />

signs are imagined as “slips of paper” bearing elementary figures “like the<br />

point, the line, the circle, etc”.<br />

The effects sought after and obtained by these trans-language operations<br />

are indicated thus by Duchamp: “Sound of this language, is it<br />

speakable? / No” (DDS, 109); “This alphabet suits only the writing of this<br />

picture, / most probably” (DDS, 48). That is to say, effects of singularity<br />

and retardation in communication, dyslogical effects. They attain perfection<br />

in this property: “– of a language which one can / translate in its elements<br />

/ into known languages but which / cannot, reciprocally, / express<br />

the translation of / French words or others, or French / phrases or others”<br />

(DDS, 109). It’s the same monstrous relation that separates and links, like a<br />

regret, the n-dimensional and n+1-dimensional spaces: you go from one to<br />

the other, and you never completely get back. Thus the possible, also called<br />

the virtual, is situated “not as the contrary of impossible / nor as relative<br />

to probable / nor as subordinated to plausible”, it “is only / a physical ‘corrosive’<br />

[of the vitriol type] / burning any aesthetics and callistics” (DDS, 104).<br />

The quadri-dimensional is the force that corrodes visual space, just as<br />

writing with macro-semes eats away the chatterbox signs.<br />

In the contact with this different space, with this different language,<br />

one cannot but be stupid: invisible figures, unintelligible statements.<br />

“An eye2 / will have only a tactile perception / of a perspective3 . It will have<br />

to go walking from one point to another and measure the distances. /<br />

It will not have an overall view / like the eye3 . By analogy, the eye3 has a<br />

walking-perception of perspective4 ” (DDS, 125). The opposite of retinal<br />

stupidity is not intelligence; it’s this great stupidity of non-power. The<br />

intelligence that a Monsieur Teste prides himself on is simply stupidity<br />

coming to have pretensions. Teste is merely married; a testicle, he thinks he<br />

has entirely covered the space of his wife: let us read again the letter of<br />

duchamp’s trans/formers


126<br />

| Machinations<br />

Madame Émilie Teste ! Le célibataire a des intentions, le marié des prétentions<br />

: tous deux stupides dans leur intelligence. Seul le-la marié(e)célibataire<br />

atteint à la bêtise, à la promenade.<br />

Écho à la wandering-perception de la Note citée : « Je crois recommandable,<br />

pour établir les diverses modalités de l’activité de pensée, de ne pas<br />

utiliser d’abord la relation à la conscience, et de qualifier les day-dreams aussi<br />

bien que les chaînes de pensée étudiées par Varendonck, comme un penser<br />

fantasmatique ou de libre promenade (as freely wandering or fantastic thinking),<br />

par opposition à une réflexion orientée intentionnellement. » 11<br />

Tout couple est le couplage d’un espace marié(e) et d’un espace célibataire<br />

par le moyen d’un verre miroirique ; la traversée de celui-ci peut<br />

se faire en changeant de dimension, irréversiblement ; cette irréversibilité<br />

n’est pas réversible. L’espace passionnel est fait de cet accouplement.<br />

L’unifier sous l’égide du thème de la castration est une prétention impérialiste,<br />

seulement stupide.<br />

Ligne miroirique<br />

La stupidité intelligente ne peut pas imaginer que dans l’autre face du<br />

miroir, ce qu’elle conçoit comme une ligne devient un point aussi, et que<br />

« sa » ligne n’a pas plus de coupant (de « coupaison en réserve »…) dans<br />

l’espace virtuel qu’un point dans le réel. Elle ignore pareillement que « les<br />

formes principales de l’appareil ou / ustensile célibataire sont imparfaites. /<br />

Rectangle, cercle, carré, parallélipipède, anse symétrique ; demi-sphère »<br />

(DDS, 120).<br />

Les figures de la géométrie euclidienne qui ne cessent d’exercer leur<br />

pouvoir d’exactitude stupide sur l’imagination technique, politique,<br />

plastique et théorique depuis des siècles, si on les situe à partir de l’espace<br />

d’infinitivation des images virtuelles, n’en sont que des formes imparfaites<br />

; leur régularité, comme tout à l’heure celle des espacements dans<br />

le disque de l’appareil chronophotographique, constitue leur stupidité,<br />

elle atteste leur asservissement au corps du mens, leur « mensuration ».<br />

Démensurées, les figures de la partie supérieure du Verre donneraient des<br />

exemples de « formes principales libres (libérées) » (DDS, 66-67 et 120).<br />

Le Verre figure en effet la machine dispective. L’espace de la partie<br />

11 Freud, Préface à l’édition anglaise de : J. Varendonck, The Psychology of Day-Dreams, London, Allen and<br />

Unwin, 1927, Gesammelte Werke, XIII, 440.<br />

les transformateurs duchamp


127<br />

| Machinations<br />

Madame Emilie Teste! The bachelor has intentions, the married man has<br />

pretensions: both are stupid in their intelligence. Only the married man/<br />

woman-bachelor/spinster attains stupidity, attains walking. 13<br />

Echo of the wandering-perception* of the quoted Note: “I think it is to be<br />

recommended, in order to establish the diverse modalities of the activity<br />

of thought, that one does not use at first the relation to consciousness,<br />

and that one qualifies day-dreams* as well as the thought-chains studied<br />

by Varendonck (as freely wandering or fantastic thinking)* by opposition to an<br />

intentionally oriented reflection.” 14<br />

Any couple is the coupling of a married space and a Bachelor space<br />

by means of a mirrorish glass; the crossing of this glass can be done by<br />

changing dimension, irreversibly; this irreversibility is not reversible. The<br />

space of passion is made by this coupling. To unify it under the aegis of<br />

the theme of castration is an imperialist pretension, and is merely stupid.<br />

Mirrorish line<br />

Intelligent stupidity cannot imagine that in the other face of the mirror,<br />

what it conceives as a line becomes a point also, and that “its” line has no<br />

intersecter (not “cutting in reserve”…) in the virtual space, any more than<br />

a point has in the real. It likewise does not know that “the principal forms<br />

of the bachelor apparatus or / ustensil are imperfect. / Rectangle, circle,<br />

square, parallelipiped, symmetrical loop; hemisphere” (DDS, 120).<br />

The figures of Euclidean geometry have never ceased to exercise their<br />

power of stupid exactitude over our technical, political, plastic, and theoretical<br />

imagination for centuries. But if we situate them in relation to the<br />

space of infinitization of virtual images, they are only imperfect forms<br />

of it; their regularity, like just now that of the spacings in the disc of the<br />

time-lapse camera, constitutes their stupidity; it attests to their enslavement<br />

to the body of the mens, their “measuration”. Once unmeasured, the<br />

figures of the upper part of the Glass would give examples of “principal<br />

free (liberated) forms” (DDS, 66-67 and 120).<br />

The Glass represents in effect the dispective machine. The space of the<br />

lower part, the Bachelor apparatus, is governed by classical perspective.<br />

13 “Seul le-la marié(e)-célibataire” [translator’s note].<br />

14 Freud, Preface to the English edition in J. Varendonck, The Psychology of Day-Dreams,<br />

London, Allen and Unwin, 1927, Gesammelte Werke, XIII, 440.<br />

duchamp’s trans/formers


128<br />

| Machinations<br />

inférieure, appareil célibataire, est régi par la perspective classique, les<br />

figures qui y sont placées peuvent être analysées pour elles-mêmes selon<br />

plan et élévation (ce qui est fait par Duchamp lui-même) (DDS, 60-61) ;<br />

sur le Verre elles sont représentées selon leur ordonnance à un point de<br />

fuite, lui-même placé comme il se doit sur une ligne d’horizon, cette<br />

dernière formée par le bord inférieur des règles de verre séparant les deux<br />

régions.<br />

Or les orthogonales de la région célibataire qui viennent se rejoindre<br />

à ce point de fuite (soit au bord de l’espace de la Mariée) sont dans la<br />

même position que la ligne perpendiculaire à la surface du miroir, dont<br />

Duchamp imagine la métamorphose en point quand elle se prolonge audelà<br />

de cette surface : « Pour parler incorrectement, la / ligne semblant /<br />

s’arrêter au plan de la glace / devrait simplement la / traverser et continuer<br />

à l’infini / dans son continu à 3 dim ; / Elle n’entrerait pas / dans le continu<br />

à 4 dim ; il / la contiendrait sans / qu’elle le coupe. (Comme le point est /<br />

contenu dans le plan sans / le couper) » (DDS, 129). Si elles passaient de<br />

l’autre côté de l’horizon, c’est-à-dire dans la région supérieure du Verre,<br />

les orthogonales célibataires y seraient contenues, mais en y perdant une<br />

puissance de coupure ; l’œil 3-dimensionnel ne pourrait pas les reconnaître,<br />

ni même les identifier : œil célibataire tâtonnant dans le labyrinthe<br />

des quatre dimensions. Ce changement de puissance (cette perte de pouvoir)<br />

est indiqué par la mutation des neuf Moules et Tubes capillaires du<br />

bas en les neuf Tirés du haut : volumes et lignes devant points.<br />

La transformation est soigneusement élaborée à propos de l’ « effet<br />

Wilson-Lincoln » que subissent les éléments qui passent du bas au haut<br />

du Verre ; cet effet combine l’incongruence kantienne de la droite et de<br />

la gauche avec la virtualité dedekindienne : « Renvoi miroirique. Chaque<br />

goutte / passera les trois plans à l’horizon / entre le perspectif et le géométral<br />

de deux figures qui seront / indiquées à ces 3 plans par le système<br />

Wilson-Lincoln (cad / semblables aux portraits qui regardés de gauche<br />

donnent / Wilson regardés de droite donnent Lincoln) / vue de droite la<br />

figure pourra donner un carré par exemple / de face et vue de [gauche] elle<br />

pourra donner le même carré vu en perspective. // Les gouttes miroiriques<br />

pas les gouttes même / mais leur image passent entre ces 2 états / de la<br />

même figure (carré dans cet exemple) » (DDS, 93). Vacillement de l’espace<br />

sur deux positions incongruentes ou sur deux dimensionnalités ; distopie.<br />

les transformateurs duchamp


129<br />

| Machinations<br />

The figures that are placed there can be analyzed for themselves according<br />

to a plan and elevation (and this is done by Duchamp himself) (DDS,<br />

60-61); on the Glass they are represented according to their orderliness in<br />

relation to a vanishing point, itself placed (as is fitting) on a horizon line<br />

formed by the lower edge of the glass rulers separating the two regions.<br />

Now the orthogonals of the Bachelor region that meet up again at this<br />

vanishing point (that is, at the edge of the space of the Bride) are in the<br />

same position as the line perpendicular to the surface of the mirror, which<br />

Duchamp imagines metamorphosed into a point when it is prolonged<br />

through the other side of this surface: “To speak incorrectly, the / line,<br />

seeming / to stop at the plane of the mirror, / ought simply to traverse /<br />

it and continue to infinity / in its 3-dim continuum; / It would not enter<br />

/ the 4-dim continuum; it / would contain it without / being cut by it. (As<br />

the point is / contained in the plane without / cutting it)” (DDS, 129). If<br />

they pass to the other side of the horizon, i.e., into the upper region of the<br />

Glass, the Bachelor orthogonals would be contained there, but would lose<br />

one power of cutting; the 3-dimensional eye would not be able to recognize<br />

them nor even identify them: a Bachelor eye groping in the labyrinth<br />

of the four dimensions. This change of exponential power (this loss of<br />

strength) is indicated by the mutation of the nine Molds and Capillary<br />

Tubes of the bottom into the nine Fired Shots of the top: volumes and<br />

lines in front of points.<br />

The transformation is carefully elaborated in relation to the “Wilson-<br />

Lincoln effect” undergone by the elements that pass from the bottom<br />

to the top of the Glass; this effect combines the Kantian incongruence of<br />

the right and left with the Dedekindian virtuality: “Mirrorish sendingback.<br />

Each drop / will pass the three planes at the horizon / between the<br />

perspective and the geometral of two figures which will be / indicated on<br />

these 3 planes by the Wilson-Lincoln system (ie, / similar to the portraits<br />

which, when viewed from the left, give / Wilson, and from the right,<br />

Lincoln) / seen from the right the figure will be able to give a square, for<br />

example, / head-on, and seen from [the left] it can give the same square<br />

seen in perspective. // The mirrorish drops not the drops even / but their<br />

image, pass between these 2 states / of the same figure (square in this<br />

example)” (DDS, 93). A vacillation of space between two incongruent positions<br />

or two dimensionalities, dystopia.<br />

duchamp’s trans/formers


130<br />

| Machinations<br />

Le cube en perspective qui structure l’espace célibataire selon la<br />

construction la plus « légitime » est donc arrêté par l’horizon des barres<br />

médianes ; cette limite d’arrêt, Duchamp la conçoit comme un refroidisseur,<br />

un ralentisseur, un retardeur. L’adjonction d’une dimension (coupure)<br />

supplémentaire fait de cette ligne une sorte de transformateur, qui<br />

fabrique de « l’électricité en large » (DDS, 36). Autour d’elle l’espace<br />

hésite sur son identité, tout le Verre se met à flotter.<br />

Elle est ce qu’elle paraît vue de face par le regardeur : une barre de maintien<br />

séparant deux parties d’une grande pièce de verre (« apparence ») ; 12<br />

elle est aussi ce qu’elle paraîtrait vue d’en bas par un observateur célibataire<br />

placé dans l’espace perspectiviste : une limite à son champ de vision<br />

(première « apparition ») ; elle est encore à voir (deuxième « apparition »)<br />

en plan, de haut, comme si le Verre était couché à nos pieds, comme<br />

le tracé d’une paroi « miroirique » dressée entre l’espace perspectiviste<br />

occupé par l’appareil célibataire et l’étendue « libérée » où se balance le<br />

squelette de la Mariée.<br />

Mais ce n’est pas encore si simple. Perspectiviste et « libéré », sont-ce<br />

d’autres mots pour dire respectivement espace 3- et espace 4-dimensionnel,<br />

espace du bas et espace du haut ? Démenti formel à une telle<br />

hypothèse : « Le Pendu femelle / est la forme / en perspective ordinaire /<br />

d’un Pendu femelle / dont on pourrait peut-être / essayer de retrouver la<br />

vraie forme – // Cela venant de ce que / n’importe quelle / forme est la<br />

perspective / d’une autre forme / selon certain point de fuite / et certaine<br />

distance » (DDS, 69).<br />

Les deux parties du Verre présentent toutes deux des formes dans un<br />

espace tridimensionnel. Mais elles sont fortement incongruentes les unes<br />

aux autres, dans un sens qui excède celui que Kant avait en vue. Les<br />

formes du haut à gauche (Pendu femelle) relèvent d’une organisation<br />

plutôt cubiste, tridimensionnelle, mais « éclatée ». En haut et à droite,<br />

on à affaire à une modulation abstraite de la profondeur, obtenue par<br />

flottement (flottement des carrés de gaze au vent, qui donne la silhouette<br />

des Pistons) ou par interception (écran qui arrête la projection des Tirés).<br />

L’unité des deux groupes de formes du haut étant à chercher dans une<br />

figure 4-dimensionnelle. En bas les objets célibataires sont construits<br />

12 « En général le tableau est l’apparition d’une apparence » (DDS, 45).<br />

les transformateurs duchamp


131<br />

| Machinations<br />

The cube in perspective, which structures the Bachelor space accord-<br />

ing to the most “legitimate” construction, is thus arrested by the horizon<br />

of the median bars; Duchamp conceives this limit of arrest as a cooler, a<br />

decelerator, a retardant. The adjunction of a supplementary dimension (a<br />

cut) makes this line into a sort of transformer, which produces “electricity<br />

in breadth” (DDS, 36). Around it, space hesitates about its identity; the<br />

whole Glass starts to float.<br />

The line is what it seems, when seen from the front by the spectator:<br />

a supporting bar separating two parts of a large piece of glass<br />

(“appearance”). 15 It is also what it would seem to be when seen from below<br />

by a Bachelor observer placed in the perspectivist space: a limit to his field<br />

of vision (first “apparition”); it is still to be seen (second “apparition”)<br />

from above, in a plane view, as if the Glass were lying down at our feet,<br />

like the tracing of a “mirrorish” partition raised between the perspectivist<br />

space occupied by the Bachelor apparatus and the “liberated” area where<br />

the skeleton of the Bride is balanced.<br />

But it’s not yet so simple. Perspectivist and “liberated”: Are these just<br />

other words to say, respectively, 3- and 4-dimensional space, space of the<br />

bottom and space of the top? A formal denial of this hypothesis: “The<br />

Pendu femelle / is the form / in ordinary perspective / of a Pendu femelle / whose<br />

true form / we might perhaps try to find – // This comes from the fact that<br />

/ any form at all / is the perspective / of another form / according to a certain<br />

vanishing-point / and a certain distance” (DDS, 69).<br />

The two parts of the Glass both present forms in a tri-dimensional<br />

space. But they are strongly incongruent with each other, in a sense that<br />

exceed the one that Kant had in view. The forms of the top left (Pendu<br />

femelle) stem from an organization that is somewhat cubist, tri-dimensional,<br />

but “exploded”. Above and to the right, we are dealing with an<br />

abstract modulation of depth, obtained by a floating (the floating of the<br />

squares of gauze in the wind, which gives the silhouette of the Pistons)<br />

or by interception (a screen that arrests the projection of the Fired<br />

Shots). The unity of the two groups of forms of the top can be sought in a<br />

4-dimensional figure. Down below, the Bachelor objects are constructed<br />

according to the legitimate perspective, certainly; but even the latter must<br />

15 “In general the picture is the apparition of an appearance” (DDS, 45).<br />

duchamp’s trans/formers


132<br />

| Machinations<br />

selon la perspective légitime, certes ; mais celle-ci même doit être comprise<br />

comme une dispective : « Par la perspective (ou tout autre moyen<br />

conventionnel / canons…) les lignes, le dessin sont “forcés” et / perdent<br />

l’à peu près du “toujours possible” / – avec en plus l’ironie d’avoir choisi<br />

le corps ou objet / primitif, qui devient inévitablement selon cette perspective<br />

/ (ou autre convention) la » (DDS, 55). « La » quoi ? « La » rien :<br />

il devient, il devient dissemblable à lui-même. Cela suffit pour que la<br />

construction prétendue légitime puisse être prise elle aussi comme une<br />

opération dissimilante. Idée qui sera mise en œuvre dans Étant donnés…<br />

Idée très simple : cette construction consiste à traiter le plan-support de la<br />

peinture (bidimensionnel) en volume tridimensionnel, ou le volume de<br />

l’objet comme s’il était plat, donc à ajouter (ou retirer) une « coupure ».<br />

« Faire un tableau de charnière » (DDS, 42). À la différence de<br />

ces lignes qu’on trouve dans des gravures d’Escher ou des dessins de<br />

Steinberg, qui valent tantôt comme hauteurs, tantôt comme profondeurs,<br />

tantôt comme largeurs selon le contexte plastique ou la position<br />

de l’observateur, mais qui restent situées dans un espace homogène, la<br />

charnière de Duchamp n’articule pas des directions d’un même espace,<br />

elle représente à l’œil 3 la « surface » selon laquelle deux volumes 3 se coupent<br />

dans l’espace 4-dimensionnel. Ni limite d’une finitude, ni barre du<br />

signifiant, ni barrière de refoulement ; mais surface dissimulée en ligne,<br />

faisant charnière entre deux volumes tridimensionnels incongruents,<br />

dont le recouvrement (la commensurabilité), s’il en est un, ne pourrait<br />

avoir lieu que dans l’espace 4-dimensionnel où l’un et l’autre ont<br />

même puissance de coupures que des plans dans l’espace 3-dimensionnel<br />

; encore ce lieu, inassignable par quiconque, n’en est-il pas un pour<br />

notre intuition.<br />

À quel point tout cela excède les antiennes sur le spéculaire, issues d’une<br />

logique, d’une esthétique et d’une politique de la représentation qui n’arrivent<br />

pas à vaincre Platon et la nostalgique Similitudo augustinienne,<br />

faut-il le dire ? Et combien aussi cela tourne la tête à la communicante<br />

logique des structures et des signes ! L’inconscient que figure le Grand<br />

Verre ne se parle pas comme en un langage ni ne se représente comme sur<br />

un théâtre, il se fictionne dans des paradoxes.<br />

les transformateurs duchamp


133<br />

| Machinations<br />

be understood as a dispective: “By perspective (or any other conventional<br />

means / canons) the lines, the drawing are ‘forced’ and / lose the almost of<br />

the ‘still possible’ / – with in addition the irony of having chosen the primitive<br />

/ body or object, which inevitably becomes according to this perspective<br />

/ (or other convention) the” (DDS, 55). “The” what? “The” nothing it<br />

becomes, it becomes dissimilar to itself. This is enough for the supposedly<br />

legitimate construction to be able to be taken, it too, as a dissimilating<br />

operation. An idea that will be put to work in Given. A very simple idea:<br />

this construction consists in treating the (bi-dimensional) plane support<br />

of the picture as a tri-dimensional volume, or the volume of the object as<br />

if it was flat, therefore to add (or retract) one “cut.”<br />

“To make a hinge-picture” (DDS, 42). Unlike those lines that you find<br />

in the engravings of Escher or the drawings of Steinberg, which are<br />

sometimes valid as heights, sometimes as depths, sometimes as widths,<br />

depending on the plastic context or the position of the observer, but<br />

which remain situated in a homogeneous space, Duchamp’s hinge does<br />

not articulate the directions of one and the same space. It represents<br />

to the eye3 the “surface” according to which two volumes3 intersect in<br />

4-dimensional space. Neither limit of a finitude, nor bar of the signifier,<br />

nor repression barrier, but surface dissimulated as a line, making a<br />

hinge between two incongruent tri-dimensional volumes, whose overlap<br />

(whose commensurability), if there is one, could take place only in<br />

4-dimensional space where both have the same exponential power of cuts<br />

as planes in 3-dimensional space. Yet this place, unassignable by anybody<br />

at all, is not a place for our intuition.<br />

All this goes beyond the chanted refrains on the specular, issuing forth<br />

from a logic, an aesthetics, and a politics of representation that do not<br />

manage to vanquish Plato and the nostalgic Similitudo of Augustine. At<br />

which point is it necessary to say this? And how greatly this overturns the<br />

communicating logic of structures and signs! The unconscious figured by<br />

the Large Glass is not spoken as a language or represented as theater; it is<br />

fictioned in paradoxes.<br />

duchamp’s trans/formers


134<br />

| Machinations<br />

Beyond sex<br />

« […] Le dernier état de cette mariée / à nu avant la jouissance qui la /<br />

[fait déchoir, biffé] ferait déchoir (fera déchoir) / graphiquement, nécessité<br />

d’exprimer / d’une façon complètement différente du / reste du<br />

tableau, cet épanouissement » (DDS, 64).<br />

Jouissance = déchéance ? Comment entendre la phrase ? D’un moraliste<br />

de la répression sexuelle ? D’un libertin intéressé au pouvoir plutôt<br />

qu’aux intensités ? D’un de ces philosophes qui concoivent le désir barré<br />

et la jouissance impossible ? (En faveur de la dernière hypothèse, ces mots<br />

de la Boîte de 1914, peut-être : « On n’a que : pour femelle la pissotière<br />

et on en vit » (DDS, 37). Non, la jouissance [fait] ferait fera déchoir la<br />

femme pour autant qu’elle la dote d’une identité, celle de « son » sexe ;<br />

et du même coup, l’homme du « sien ».<br />

Que veulent les célibataires, ces petits soldats érigés par leur sperme<br />

gazeux terroriste ? Supprimer l’autre espace, ou plutôt la dissimilation,<br />

imposer aux puissances de l’espace monstrueux l’uniforme des machines<br />

productives-destructives. Alors les femmes ne seraient que l’autre moitié<br />

des hommes, et les hommes que leurs « maîtres », c’est-à-dire des pièces<br />

comme elles dans la mégamachine de reproduction. La stupidité de l’intelligence<br />

se tient toute dans cette idée d’une réconciliation, d’une totalisation<br />

des espaces. Elle n’entend l’altérité que comme une opposition, et<br />

elle propose ses services pour la résorber dialectiquement. Dans le désir<br />

masculin de faire jouir la femme, il y a bien pire que la vanité, il y a l’assimilation.<br />

Ce n’est pas tant « tu me devras aussi ta jouissance » que « nous<br />

nous complétons, tu es mon arbre de transmission, je suis ton moteur,<br />

nous sommes une machine-outil ».<br />

La mise à nu de la mariée atteste quoi au juste ? Que le corps fémininmasculin<br />

(non pas le corps de la femme, de l’homme) est un espace insaisissable,<br />

que ce qu’on croit être la sexualité est un principe de dissimilation,<br />

et que tout pouvoir essaie de détruire celui-ci. Bien plus : que cet<br />

essai, « même », ne peut que révéler ce même principe. Alors même qu’ils<br />

s’apprêtent à conquérir l’espace blanc, les larbins de la mégamachine en<br />

dévoilent la puissance dissimilante.<br />

Mumford dit que la mégamachine, le grand appareil répétitif, est une<br />

machine invisible, parce que ses composantes sont nécessairement séparées<br />

les transformateurs duchamp


135<br />

| Machinations<br />

Beyond sex*<br />

“ […] The last state of this bride / laid bare prior to the bliss which / [makes<br />

her fall, scratched out] would make her / fall (will make her fall) / graphically,<br />

necessity to express / in a completely different way from the / rest of<br />

the picture, this blossoming out” (DDS, 64).<br />

Bliss = decline? How are we to understand this sentence? As that of a<br />

moralist of sexual repression? Of a libertine interested in power rather<br />

than in intensities? Of one of those philosophers who conceive desire as<br />

barred and bliss impossible? (In favor of the last hypothesis, these words<br />

of the Box of 1914, perhaps: “We have only: as a female the urinal and<br />

we live from it” [DDS, 37]). No, bliss [makes] would make will make the<br />

woman fall inasmuch as she endows it with an identity, that of “her” sex;<br />

and thereby endows the man with “his”.<br />

What do the Bachelors want, these little soldiers erected by their terrorist<br />

gaseous sperm? To suppress the other space, or rather dissimilation,<br />

to impose on the powers of the monstrous space the uniform of the<br />

productive-destructive machines. So women would be only the other half<br />

of men, and men only their “masters”, i.e., parts like them in the megamachine<br />

of reproduction. The stupidity of intelligence is contained in<br />

its entirety in this idea of a reconciliation, of a totalization of the spaces.<br />

It understands alterity only as an opposition, and it offers its services for<br />

reabsorbing it dialectically. In the male desire to make the woman have<br />

pleasure, there is something much worse than vanity: there is assimilation.<br />

It’s not so much “You will owe me your bliss as well”, but rather “We<br />

complete and complement each other; you are my propeller shaft, I am<br />

your motor; we are a machine tool.”<br />

The laying bare of the Bride attests what, exactly? That the femininemasculine<br />

body (not the body of the woman, of the man) is an ungraspable<br />

space; what we thought sexuality was is a principle of dissimilation, and<br />

all power seeks to destroy it. Much more: “even” this essay cannot but<br />

reveal this same principle. Even when they prepare themselves to conquer<br />

the white space, the flunkeys of the megamachine unveil its dissimilating<br />

power.<br />

Mumford says that the megamachine, the great repetitive apparatus,<br />

is an invisible machine, because its components are necessarily separated<br />

duchamp’s trans/formers


136<br />

| Machinations<br />

dans l’espace. 13 Mais cette séparation n’est évidemment pas dissimilante.<br />

II suffit qu’un code partagé existe qui permette à tous les éléments de la<br />

machine de traduire les ordres en effet contrôlables, ainsi que des réserves<br />

d’énergie utilisables pour cette traduction et pour l’exécution. Toute terreur<br />

est l’inscription de ce code et du dispositif connexe de capture et utilisation<br />

de l’énergie aux fins de reproduction, sur le corps féminin-masculin.<br />

On imagine qu’au « niveau » de l’exécution, les apports d’énergie qui<br />

sont nécessaires à cette dernière soient détournés, déroutés, retournés,<br />

retardés : Spartacus, toutes les crosses en l’air, les anamorphoses, toutes les<br />

machinations dissimilantes. Ce n’est pas l’esthétisme de la déconstruction,<br />

négation de la grosse dialectique ; ce sont les pulsions partielles jouant<br />

leur jeu sans égard pour l’organon terroriste : la dissipation. La violence<br />

déjoue la terreur comme la singularité la totalité, elle s’y joue, comme le<br />

4-dimensionnel se joue dans le 3-dimensionnel et le déjoue. Son non-sens<br />

est affirmativement une et des inventions de puissance (de « coupures »)<br />

qui excèdent toute répétition mécanique, qui « veulent » que se répète non<br />

le désordre, dont elles n’ont que faire, c’est une catégorie du centralisme,<br />

mais des événements. Le corps passionnel ne peut pas se rendre aux tâches<br />

d’exécution reproductive, il ruse, et laisse le pouvoir amèchanos.<br />

Toute l’affaire Duchamp passe par les femmes. Dira-t-on que les<br />

femmes sont le principe de la ruse amécanisante, qu’elles n’ont pas d’âme,<br />

qu’ainsi elles échappent au despotique ? Elles seraient la violence, et donc<br />

on les reléguerait. Leurs corps étant réductibles mécaniquement, ne les<br />

consacrera-t-on pas à la reproduction ou à la jouissance, ne sera-ce pas<br />

toute leur morale : ou mariées ou prostituées ? Mais alors même, ajoutera-t-on<br />

en toute confiance dialectique, elles ne cessent d’être puissantes<br />

en dissipation, parce qu’elles sont leurs corps, comme dit Klossowski. Les<br />

supplément d’énergie qu’elles captent, elles ne les assimilent pas. Elles<br />

ne fabriquent pas de l’identité, la terreur n’est pas leur fort, elles en ont<br />

peur. Les femmes fuient comme des plans d’eau. Toutes les ruses sont de<br />

fuite. Les femmes sont le principe de disfonctionnement. Dira-t-on cela ?<br />

Mais les femmes sont aussi du « sexe » masculin. Et la terreur consiste<br />

entre autres, si toute la question passe par les femmes, à identifier le principe<br />

de disfonctionnement avec la différence des sexes. Celle-ci permet<br />

de localiser et de tenir à l’écart toute ruse en tant que « trait féminin ».<br />

13 The Myth of the Machine, New York, 1966, vol. I, 188 sq.<br />

les transformateurs duchamp


137<br />

| Machinations<br />

in space. 16 But this separation is obviously not dissimilating. It’s enough<br />

for a shared code to exist that would allow all the elements of the machine<br />

to translate orders that are in effect controllable, as well as reserves of<br />

energy usable for this translation and for carrying them out. All terror is<br />

the inscription, on the feminine-masculine body, of this code and of the<br />

closely related device for capturing and utilizing energy for the purposes<br />

of reproduction.<br />

You can imagine that at the “level” of execution, the supplies of energy<br />

that are necessary for it would be hijacked, put off course, turned back,<br />

retarded: Spartacus, all the rifle butts in the air, anamorphoses, all the<br />

dissimilating machines. This is not the aestheticism of deconstruction,<br />

negation of the gross dialectic; these are partial drives playing their game<br />

without regard for the terrorist organon: dissipation. Violence foils terror<br />

as singularity foils the totality. It is at play in it, just as the 4-dimensional<br />

is at play in the 3-dimensional and foils it. Its non-sense is affirmatively<br />

an-and-some invention(s) of exponential power (of “cuts”), which go<br />

beyond all mechanical repetition, which “want” events repeated, not<br />

disorder (which they shun because it is a category of centralism). The body<br />

of passion cannot give itself up to the tasks of carrying out reproduction.<br />

It plays tricks and leaves power amèchanos.<br />

The whole Duchamp affair goes via women. Shall we say that women<br />

are the principle of the a-mechanizing cunning, that they have no soul,<br />

and thus they escape the despotic? They would be violence, and so they<br />

would be relegated. Their bodies being mechanically reducible, won’t<br />

they be devoted to reproduction or to pleasure, won’t that be their whole<br />

morality: either married or prostituted? But even then, shall we add in<br />

full dialectical confidence, they do not cease to be powerful in dissipation,<br />

because they are their bodies, as Klossowski says. The supplements of energy<br />

they capture are not assimilated by them. They do not fabricate identity.<br />

Terror is not their strong point; they are afraid of it. Women flee like<br />

stretches of water. All ruses are those of flight. Women are the principle of<br />

disfunctioning. Shall we say that?<br />

But women are also of the masculine “sex”. And the terror consists,<br />

among other things, if the whole question passes via women, in identifying<br />

the principle of disfunctioning with the difference of the sexes. The<br />

16 The Myth of the Machine, New York, 1966, vol. I, 188.<br />

duchamp’s trans/formers


138<br />

| Charnières<br />

Contre cette terreur, Monsieur Marcel se travestit en Mlle Rrose, et travaille<br />

les « coupures ». Passant outre à l’importance donnée à la différences<br />

des sexes, et donc à leur réconciliation, il va au-delà, beyond sex.<br />

« Le sexe n’est pas la quatrième dimension. II est tridimensionnel aussi<br />

bien que quardridimensionnel. On peut certes exprimer un par-delà le<br />

sexe en le transférant dans une quatrième dimension [There is, however,<br />

an expression beyond sex which can be transferred into a fourth dimension].<br />

Mais la quatrième dimension n’est pas le sexe en tant que tel. Le sexe n’est<br />

qu’un attribut, il peut être transféré dans une quatrième dimension, mais<br />

il ne constitue pas la définition ou le statut de la quatrième dimension.<br />

Le sexe est le sexe. » 14 Le sexe, le premier, le deuxième, le troisième, etc.,<br />

est un produit d’identification, une fiche de la police des désirs : ce que<br />

la costruzione legittima fait des espaces passionnels.<br />

Octobre 1974<br />

Charnières<br />

Certaines parties de cette étude ont été publiées dans le Catalogue de la rétrospective<br />

Marcel Duchamp exposée au Centre National d’Art et Culture en février 1977, sous la<br />

responsabilité de Pontus Hulten, Jean Clair et Ulf Linde.<br />

« Donner toujours ou presque le pourquoi du choix entre 2 ou plusieurs solutions (par causalité<br />

ironique). / / L’ironisme d’affirmation : différences avec l’ironisme négateur dépendant<br />

du Rire seulement » (DDS, 46).<br />

0. Préambule : Deux ou plusieurs solutions à quoi ? De quoi parle-t-il ?<br />

De la réalisation « plastique » des projets élaborés dans les Notes. Il s’agit<br />

alors du Verre. II y a causalité parce qu’il faut donner un pourquoi du<br />

choix fait entre plusieurs réalisations possibles. Elle est ironique parce<br />

qu’il faut inventer, choisir le pourquoi donné. II y a donc un choix à<br />

faire dans les pourquoi. L’ironie tient dans le renversement : on affirme le<br />

pourquoi du choix (des réalisations), on suggère en outre un choix de ce<br />

14 Entretien avec Arturo Schwarz, cité par celui-ci, in The Complete Works…, op. cit. 36, note (cf. la version<br />

française, op. cit, 37, note).<br />

les transformateurs duchamp


139<br />

| Hinges<br />

latter allows us to localize and then keep aside all cunning qua “feminine<br />

trait”. Against this terror, Monsieur Marcel transvests himself as<br />

Mademoiselle Rrose and works the “cuts”. Going beyond the importance<br />

given to the difference of the sexes, and hence to their reconciliation, he goes<br />

beyond, beyond sex.* “Sex is not the fourth dimension. It is tridimensional<br />

as much as quadri-dimensional. One can of course express a beyond of sex<br />

by transferring it into the fourth dimension. [There is, however, an expression<br />

beyond sex which can be transferred into a fourth dimension.]* But the fourth<br />

dimension is not sex as such. Sex is merely an attribute: it can be transferred<br />

to a fourth dimension, but it does not constitute the definition or the<br />

status of the fourth dimension. Sex is sex.” 17 Sex, the first, the second, the<br />

third, etc., is a product of identification, a file card of the desire-police: it is<br />

what the costruzione legittima makes of the spaces of passion.<br />

October 1974<br />

Hinges<br />

Certain parts of this study were published in the catalogue of the Marcel Duchamp retrospective<br />

exhibition at the National Centre of Art and Culture in February 1977, under the direction<br />

of Pontus Hulten, Jean Clair, and Ulf Linde.<br />

To give always or almost the why of the choice between 2 or several solutions (by ironic causality).<br />

/ / The ironism of affirmation: differences from the negating ironism, depending only on<br />

the Laugh (DDS, 46).<br />

0. Preamble: Two or several solutions to what? What’s he talking about?<br />

About the “plastic” realization of the projects elaborated in the Notes. So<br />

it’s about the Glass. There is causality because you have to give a why of<br />

the choice made between several possible realizations. It is ironic because<br />

you have to invent, choose the why that you’ve given. So there is a choice<br />

to be made among the why. The irony consists in the reversal: you affirm<br />

the why of the choice (of realizations); you suggest furthermore a choice<br />

17 Conversation with Arturo Schwarz, quoted by the latter, in The Complete Works,<br />

op. cit., 36, note.<br />

duchamp’s trans/formers


140<br />

| Charnières<br />

pourquoi. Justifier le choix, c’est transformer la contingence en nécessité<br />

ou la permission en obligation, passer du « c’est possible » au « il faut ».<br />

Choisir la justification (du choix), c’est réintroduire la contingence dans<br />

l’énonciation de la nécessité : « il est possible qu’il faille » ; ou la permission<br />

dans celle de l’obligation : « il est permis qu’on doive ». On<br />

transforme le non-sens en sens, et ce sens est lui-même suspendu à un<br />

non-sens.<br />

Encore n’est-on pas tenu de « donner toujours » ce dernier : « presque<br />

toujours » peut faire l’affaire. « Presque toujours », c’est « souvent », le<br />

probable ; « toujours », c’est le nécessaire. Donc l’énonciation du métanon-sens,<br />

ou de la contingence de la loi, est elle-même réglée par une<br />

disjonction inclusive : cette énonciation, il faut la faire toujours et / ou<br />

presque toujours. En logique déontique, on dira qu’elle est obligatoire<br />

et/ou (seulement) permise : « il est permis et / ou obligatoire de déclarer<br />

permis qu’on doive… ». Logique de charnière.<br />

S’attarder en outre à l’infinitif « donner ». La valeur de l’infinitif peut<br />

être notionnelle, si on le prend comme la forme verbale la plus neutre,<br />

celle à laquelle aucune signification complémentaire de nombre, de<br />

temps, de modalité ne vient s’ajouter, à l’inverse de formes comme il<br />

donna, tu aurais donné, que nous donnions, etc. L’infinitif est alors pris<br />

comme le degré zéro des formes verbales. Mais sa valeur peut également<br />

être programmatique : il indique alors une instruction lancée anonymement<br />

à tout récepteur possible, un ordre exécutable par quiconque, une<br />

recommandation générale comme dans « Agiter avant de s’en servir ».<br />

Qu’en est-il ici ?<br />

Deux Notes précisent cette affaire. L’une s’intitule « Recettes » : « obtenir<br />

(forme générale pour décrire certaines parties) : / pax. : on obtient<br />

les tirés en… / pour obtenir… prendre… » (DDS, 118). L’autre, entièrement<br />

raturée dans l’original, annonce : « Accorder la forme extérieure<br />

(style) avec la tonalité générale l’emploi de cette logique paradoxale me<br />

semble [illisible] ». Les deux observations mettent l’accent sur un souci de<br />

forme, qui inspire le style de Duchamp dans les Notes. La forme générale<br />

extérieure sera celle de l’instruction (« recettes »), mais aussi de la description<br />

(« pour décrire »), soit les deux valeurs susdites du neutre et du<br />

programmatique. (On observe au passage que ces deux valeurs sont rendues<br />

ensemble aussi bien par une tournure comme « on obtient les tirés<br />

en… », qui est celle de la définition dite génétique en mathématique.) La<br />

les transformateurs duchamp


141<br />

| Hinges<br />

of this why. To justify the choice is to transform contingency into necessity<br />

or permission into obligation; it’s to pass from the “it’s possible” to<br />

the “it’s necessary”. To choose the justification (of the choice) is to reintroduce<br />

contingency into the enunciation of necessity: “it is possible that it<br />

would be necessary”; or permission into that of obligation: “it’s permitted<br />

than one must”. You transform non-sense into sense, and this sense is<br />

itself hung from a non-sense.<br />

Yet you’re not obliged to “always give” the latter: “almost always” can do<br />

the job. “Almost always”, that’s “often”, the probable; “always”, that’s the<br />

necessary. Thus the enunciation of meta-non-sense, or the contingency of<br />

the law, is itself regulated by an inclusive disjunction: you have to make<br />

this enunciation always and/or almost always. In deontic logic, you would<br />

say that it is obligatory and/or (merely) permitted: “it is permitted and/or<br />

obligatory to declare it to be permitted that one must.…”. Hinge logic.<br />

Let us dwell, furthermore, on the infinitive “to give”. The value of the<br />

infinitive can be notional, if one takes it as the most neutral verbal form,<br />

the one to which no complementary signification of number, of tense,<br />

of modality, has been added, unlike such forms as he gave, you would have<br />

given, that we should give, etc. So the infinitive is taken as the zero degree of<br />

verb forms. But its value can equally be programmatic: it indicates then<br />

an instruction launched anonymously at any possible receiver, an order<br />

executable by anyone at all, a general recommendation like “Shake the<br />

bottle before using”. What’s meant by it here?<br />

Two Notes explain this business. One is entitled “Recipes”: “to obtain<br />

(general form for describing certain parts): / e.g.: one obtains the fired<br />

shots by… / to obtain… take….” (DDS, 118). The other one, entirely crossed<br />

out in the original, announces: “In order to make the external form (style)<br />

agree with the general tonality the use of this paradoxical logic seems<br />

to me to be [illegible].” The two observations emphasize a concern for<br />

form, which inspires Duchamp’s style in the Notes. The general external<br />

form will be that of the instruction (“recipes”), but also of description<br />

(“in order to describe”), that is, the two above-mentioned values of the<br />

neutral and the programmatic. (Observe in passing that these two values<br />

are rendered together as well by a turn of phrase like “one obtains the tirés<br />

by…”, which is that of the so-called genetic definition in mathematics.)<br />

The “form” of the Notes will thus be maintained in the amphibology of<br />

the two values. The latter is a paradox Aristotle even says sometimes: a<br />

duchamp’s trans/formers


142<br />

| Charnières<br />

« forme » des Notes sera donc maintenue dans l’amphibologie des deux<br />

valeurs. Celle-ci est un paradoxe, Aristote dit parfois même : un paralogisme.<br />

C’est cette forme amphibologique (neutre et déontique) qui se<br />

trouvera en « accord » avec ce qu’il y a de paradoxal dans la logique même<br />

de l’entreprise. À logique de charnière, style de charnière.<br />

Celui-ci s’illustre aussitôt avec l’introduction du néologisme « ironisme<br />

d’affirmation ». Ironisme reprend « causalité ironique », mais le modifie.<br />

Ce mot en -isme désigne un principe, un genre et une école. Non pas la<br />

figure de telle énonciation, l’antiphrase par exemple, mais un principe<br />

affectant toute énonciation. Non pas une modalité axiologique particulière<br />

exprimant le renversement des valeurs, mais un genre entier de discours.<br />

Et non pas la trouvaille spontanée d’un locuteur éventuel, mais un<br />

travail systématique dont l’ironie est à la fois le moyen et le but, comme<br />

l’impression pour l’Impressionnisme.<br />

Ce qui fait entre autres que le mot est par lui-même humoristique : si<br />

elle est laborieuse, l’ironie mérite-t-elle son nom, est-elle efficace ?<br />

Or justement l’ironisme ne cherche pas le drôle, son efficience ne se<br />

marque pas à ce qu’il provoque le rire. (Duchamp a collaboré à un journal<br />

rigolo, Le Rire ; la majuscule ici en est un rappel, peut-être.) Le rire<br />

naît de ce que la loi, quelle qu’elle soit, civile, divine, vitale, est tournée<br />

et vaincue sans coup férir, rendue dérisoire d’un point de vue qui la surpasse,<br />

à partir d’une position qui en découvre la contingence ; tel est ce<br />

qu’il y a de négateur dans l’ironie drôle. Telle est, selon Duchamp, l’insuffisance<br />

du mouvement Dada : « Dada-littéraire purement négatif et accusateur<br />

» ; « Dada-littéraire s’opposait, et, en s’opposant, devenait la queue<br />

de ce à quoi il s’opposait » ; « Picabia et moi », ajoute-t-il, ce que nous<br />

voulions, c’est ouvrir « un corridor d’humour […] en toute ignorance ou<br />

indifférence de ce qui, en art, s’était fait avant nous » (DDS, 248).<br />

L’ironisme d’affirmation n’est pas transgressif, c’est-à-dire réactionnel.<br />

Il invente des législations, il passe des contrats. Il n’affronte pas tragicomiquement<br />

la loi pour en dénoncer l’arbitraire. Il aime sa contingence.<br />

Il bricole paisiblement des lois. Et donc il n’entre pas dans le champ du<br />

rire et pleurer, ou du moins s’il y entre, c’est pour détecter les lois de ces<br />

émotions, et les produire et les éprouver dans l’apathie. Duchamp observe,<br />

dans les deux sens du mot: il respecte ses contrats avec lui-même, c’est<br />

la forme de l’instruction à observer ; il les suspecte, les examine, les met<br />

sous observation, c’est le style de la description.<br />

les transformateurs duchamp


143<br />

| Hinges<br />

paralogism. It’s this amphibological form (neutral and deontic) that will<br />

be in “agreement” with what there is of paradox in the very logic of the<br />

enterprise. For a hinge-logic, a hinge-style.<br />

This style is illustrated at once with the introduction of the neologism<br />

“ironism of affirmation”. Ironism takes up “ironic causality” but modifies it.<br />

This word in -ism designates a principle, a genre, and a school. Not the figure<br />

of such-and-such an enunciation, antiphrasis for instance, but a principle<br />

affecting any enunciation. Not a particular axiological modality expressing<br />

the reversal of values, but an entire genre of discourse. And not the spontaneous<br />

discovery of a potential speaker, but a systematic work of which irony<br />

is both the means and the goal, as impression is for Impressionism.<br />

Which means among other things that the word is humoristic by itself:<br />

if it is laborious, does irony deserve its name, is it efficacious?<br />

But precisely ironism does not seek what is funny; its efficacy is not<br />

marked by the fact that it provokes laughter. (Duchamp collaborated on a<br />

humorous magazine, Le Rire; the capital letter here on the word “Laugh”<br />

is a recollection of it, perhaps.) Laughter is born from the way the law,<br />

whatever it be, civil, divine, law of life, is turned aside and defeated without<br />

striking a blow, made derisory from a point of view that surpasses it,<br />

starting from a position that discovers its contingency; such is the negating<br />

part of funny irony. Such is, according to Duchamp, the insufficiency<br />

of the Dada movement: “Literary-Dada purely negative and accusatory”;<br />

“Literary-Dada opposed, and, by opposing, became the tail of that which<br />

it was opposing”; “What we wanted, Picabia and I”, he adds, was to open<br />

“a corridor of humour […] in full ignorance of or indifference to what, in<br />

art, had been done before us” (DDS, 248).<br />

The ironism of affirmation is not transgressive, i.e., reactive. It invents<br />

legislations; it makes contracts. It does not tragicomically affront the<br />

law in order to denounce its arbitrariness. It loves the law’s contingency.<br />

It calmly botches together some laws. And therefore it does not enter<br />

upon the field of laughter and weeping, or at least, if it does enter there,<br />

it’s in order to detect the laws of these emotions and produce them and<br />

feel them in apathy. Duchamp observes, in the two senses of the word: he<br />

respects his contracts with himself – that’s the form of the instruction to<br />

be observed; he suspects them, examines them, puts them under observation<br />

– that’s the style of description.<br />

duchamp’s trans/formers


144<br />

| Charnières<br />

en général<br />

1. Projet : Par charnière générale, on entend un ensemble d’opérations<br />

approximatives permettant le démontage d’une œuvre, le Verre, et le<br />

remontage d’une autre, Étant donnés…, à partir des éléments de la première.<br />

Charnière entre deux états. Elle ne jouerait pas sur les mêmes battants<br />

que les Boîtes ou l’Approximation démontable : les premières contiennent<br />

les notes et documents, sporadiques, qui entourent la conception<br />

et la réalisation du Grand Verre ; la seconde, ensemble presque exhaustif<br />

des instructions pour le montage d’Étant donnés…, comporte quinze<br />

Opérations destinées à construire cette œuvre à partir des pièces détachées<br />

sorties des caisses du transporteur. (On ne connaît pas de texte<br />

analogue aux Boîtes pour Étant donnés…) Les opérations, intellectuelles,<br />

imaginatives et plastiques, des Boîtes se situent en amont de la production<br />

du Verre ; celles, « purement » techniques, de l’Approximation supposent<br />

une œuvre achevée et qui a déjà été montée au moins une fois<br />

(d’où le « démontable »), elles se placent donc en aval de sa production.<br />

Notre charnière viendrait opérer entre la première charnière, qui articule<br />

les Notes sur le Verre, et la seconde, qui analyse la dernière sculpture au<br />

moyen des dernières instructions. Tout cela très présomptueux.<br />

2. Définitions : Charnière : groupe d’opérations, mais agissant « par causalité<br />

ironique » (DDS, 46). Exemple : Cols alités (1959), plume du Grand Verre<br />

à main levée : Duchamp y ajoute au crayon un poteau électrique et deux<br />

paysages de collines, l’un en haut, l’autre en bas. Ironie double : 1° collision<br />

du figuratif avec les deux régions du Verre qui relèvent d’une ou plusieurs<br />

plastiques toutes différentes ; 2° allusion, elle-même double et hétérogène<br />

au travail secret en cours : le paysagisme insolent d’Étant donnés, et le rôle<br />

majeur et caché qu’y jouera l’électricité. Cols alités ironiques = charnières.<br />

Celles-ci sont des droites (figures 1 dim) communes à au moins deux plans<br />

(2 dim) ceux de leurs battants ; elles constituent l’axe de symétrie de ceux-ci<br />

dans l’espace (3 dim). On sait que deux figures planes symétriques par<br />

rapport à un axe (donc inscrites sur les battants) ne sont pas superposables<br />

dans le 2 dim, mais seulement dans le 3 dim par rotation. De même la<br />

charnière de symétrie de deux figures 3 dim (par exemple deux polyèdres,<br />

les deux mains, deux écrous semblables à pas de vis inverses : exemples que<br />

les transformateurs duchamp


145<br />

| Hinges<br />

in general<br />

1. Project: by “general hinge”, we understand a set of approximate operations<br />

permitting the dismantling of a work, the Glass, and the reassembly<br />

of another, Given, starting from the elements of the first one. A hinge<br />

between two states. It does not play on the same flaps as the Boxes or<br />

the Approximation that can be dismantled: the Boxes contain the (sporadic)<br />

notes and documents that surround the conception and realization of the<br />

Large Glass; the Approximation, an almost exhaustive set of instructions for<br />

assembling Given, comprises fifteen Operations intended to construct this<br />

work starting from the separate parts taken from the packing-cases of the<br />

hauler. (We know of no text analogous to the Boxes for Given.) The operations,<br />

intellectual, imaginative, and plastic, of the Boxes are situated<br />

prior to the production of the Glass; those of the Approximation – “purely”<br />

technical ones – assume a finished work that has already been set up at<br />

least once (hence “that can be dismantled”), and are thus placed later<br />

than its production. Our hinge would come to operate between the first<br />

hinge, which articulates the Notes on the Glass, and the second, which<br />

analyzes the last sculpture by means of the last instructions. All that is<br />

very presumptuous.<br />

2. Definitions: Hinge: group of operations, but acting “by ironic causality”<br />

(DDS, 46). Example: Bedridden Collars (Cols alités, 1959), pen of the Large<br />

Glass in his raised hand: Duchamp adds to it in pencil a power pole and<br />

two landscapes of hills, one on top, one below. Double irony: 1) collision<br />

of the figurative with the two regions of the Glass, which stem from one or<br />

several quite different plastic arts; 2) allusion, itself double and heterogeneous,<br />

to the secret work in progress: the insolent landscapism of Given,<br />

and the major and hidden role played in it by electricity. Ironic bedridden<br />

collars = hinges. These are straight lines (1-dim figures) common to at<br />

least two planes (2-dim), those of their flaps; they constitute the axis of<br />

symmetry of these flaps in space (3-dim). We know that two plane figures<br />

that are symmetrical with relation to an axis (hence inscribed on the flaps)<br />

are not superimposable in the 2-dim, but only in the 3-dim by rotation.<br />

Likewise the hinge of symmetry of two 3-dim figures (for example two<br />

polyhedra, the two hands, two similar screws but with opposite threads:<br />

duchamp’s trans/formers


146<br />

| Charnières<br />

donne Kant) est un plan : ces deux figures ne sont pas superposables dans<br />

l’espace 3 dim (on ne peut enfiler un gant droit dans un gant gauche) ; elles<br />

doivent l’être dans une étendue 4 dim. Kant nomme cette propriété des<br />

symétries incongruence : l’espace est humoristique.<br />

3. Exemples : Une charnière en logique serait un opérateur paradoxal, sa<br />

propriété minima serait de faire obstacle à tel des grands opérateurs de<br />

congruence, par exemple l’implication (si p, alors q), qui est la trés sérieuse<br />

causalité logique. Serait-ce le cas de la disjonction inclusive : et/ou ? M.<br />

Marcel et/ou Mlle Rrose. Porte (de la rue Larrey) ouverte et/ou fermée. Si<br />

homme, alors non-femme ; mais : si homme et/ou femme, alors ? La charnière<br />

et/ou paraît affirmer la symétrie et l’incongruence des deux termes.<br />

Un équivalent en théorie des modalités pourrait être : il est contingent qu’il<br />

soit nécessaire que… (« l’ironie d’avoir choisi [contingence] le corps ou objet<br />

primitif, qui devient inévitablement [nécessité] selon cette perspective<br />

[ou autre convention]… » DDS, 55). Un équivalent temporel : un futur<br />

actuel pris comme passé actuel ; thème de la vitesse chez Duchamp, et sa<br />

« solution » cherchée du côté d’ « un temps à 2 dim, 3 dim, etc. » (DDS,<br />

130). Un équivalent déontique : il est obligatoire de tout permettre. Etc.<br />

4. Pertinence de la charnière pour Duchamp, elle soutient le récit et surtout<br />

le dispositif spatial de La Mariée… Voir à DDS, 130-137, tous les<br />

« analogismes » du passage du 3 au 4 dimensionnel avec celui du 2 au 3 :<br />

un rectangle tournant autour d’un grand côté pris comme charnière<br />

engendre un cylindre ; imaginer le plan-charnière d’un volume (3 dim)<br />

engendrant par rotation une figure 4 dim. Les deux transversales de verre<br />

qui séparent région célibataire et région mariée sont aussi des génératrices<br />

de cette sorte. « Faire un tableau de charnière » (DDS, 42).<br />

5. Instruction : Ici il s’agit d’une méta- ou d’une pata-charnière : entre au<br />

moins les deux grandes œuvres. Exemple et/ou hypothèse : passage de la<br />

Glissière de 1913-1915 au Chariot-glissière de La Mariée, et de celui-ci au<br />

bâti d’Étant donnés. Duchamp commente la Glissière : elle « est aussi une<br />

machine coulissant sur ses deux guides » (DDS, 225). Ce qu’il ne dit pas :<br />

le support de verre de la Glissière est encore un panneau mobile articulé au<br />

mur par deux charnières. Donc glissière représentée et/ou machine et/ou<br />

les transformateurs duchamp


147<br />

| Hinges<br />

examples given by Kant) is a plane: these two figures are not superimposable<br />

in 3-dim space (you can’t put a right-hand glove into a left-hand<br />

glove); they must be superimposable in a 4-dim region. Kant names this<br />

property of symmetries incongruence: space is humoristic.<br />

3. Examples: A hinge in logic would be a paradoxical operator, its minimum<br />

property would be to stand in the way of one of the great operators<br />

of congruence, for example implication (if p, then q), which is the very<br />

serious logical causality. Would it be the case for an inclusive disjunction:<br />

and/or? Monsieur Marcel and/or Mademoiselle Rrose. Door (of the rue Larrey)<br />

open and/or closed. If man, then non-woman; but: if man and/or woman,<br />

what then? The and/or hinge appears to affirm the symmetry and the<br />

incongruence of the two terms. An equivalent in the theory of modalities<br />

might be: it is contingent that it be necessary that… (“the irony of having chosen<br />

[contingency] the primitive body or object, which inevitably [necessity]<br />

becomes according to this perspective [or other convention].…”) (DDS, 55).<br />

A temporal equivalent: a current future taken as a current past; theme of<br />

speed in Duchamp, and its “solution” sought on the side of “a time of 2<br />

dim, 3 dim, etc.” (DDS, 130). A deontic equivalent: it is obligatory to permit<br />

everything. Etc.<br />

4. Pertinence of the hinge for Duchamp, it sustains the tale and above all<br />

the spatial device of The Bride…. See in DDS, 130-137, all the “analogisms”<br />

of the passage from the 3- to the 4-dimensional with that from the 2- to<br />

the 3-: a rectangle turning like a hinge engenders a cylinder; imagine the<br />

hinge-plane of a volume (3-dim) engendering by rotation a 4-dim figure.<br />

The two transversals of glass that separate the Bachelor region and the<br />

Bride region are also generators of this sort. “Make a hinge-picture”<br />

(DDS, 42).<br />

5. Instruction: Here it is a question of a meta- or a patahinge: between at<br />

least the two great works. Example and/or hypothesis: passage from the<br />

Slide (Glider) of 1913-1915 to the Trolley-slide of The Bride, and from this<br />

one to the fame of Given. Duchamp’s commentary on the Slide: it “is also<br />

a machine sliding on its two runners” (DDS, 225). What he does not say<br />

is: the glass support of the Slide is again a mobile panel articulated to the<br />

duchamp’s trans/formers


148<br />

| Charnières<br />

panneau articulé. Le Chariot de La Mariée est le même objet, également<br />

sur verre ; mais le support n’est pas mobile, c’est le Grand Verre ; pourtant<br />

si l’on admet que la transversale inférieure est bien une ligne ou un plan<br />

de charnière, le chariot (et toute la région inférieure) est par elle articulée<br />

virtuellement avec la région supérieure du Verre. Alors l’instruction :<br />

le bâti d’Étant donnés… (depuis le mur de briques jusqu’à la monture du<br />

fond) étant supposé être un chariot-glissière 3- dimensionnel, « et aussi une<br />

machine » : trouver la charnière spécifique à cette œuvre, ou son absence.<br />

6. Intuition : La charnière (ou le groupe de charnières) du Verre est ascétique<br />

; avec la transparence du matériau, elle contribue à sa fonction<br />

d’apparition (DDS, 120-122). L’oubli (?) d’une charnière analogue dans<br />

Étant donnés…, joint à sa profonde opacité plastique, en fait un lieu des<br />

apparences (DDS, ibid.) et des séductions peut-être. Quelle est la charnière<br />

entre les deux dispositifs ?<br />

le verre<br />

7. Titre du Verre, le narratif : L’argument du Grand Verre est-il une narration,<br />

comme l’indique le titre ? Ce que le titre (énoncé 1) ne dit pas : les<br />

Célibataires de la Mariée mettant celle-ci à nu, même (2), qui est la transformation<br />

de (1) en actif. Beaucoup de différences entre les deux énoncés ;<br />

au moins celle-ci : mettant à nu indique que c’est en train de se passer<br />

cette fois-ci où je parle (présent d’énonciation) ; mise à nu, qui pourrait<br />

être le substantif (la Mise à nu mariée), laisse hésitant : la mariée est-elle<br />

en train d’être mise à nu quand je parle ? l’a-t-elle été déjà ? une fois ou<br />

plusieurs ? reste-t-elle nue après qu’elle a été dévêtue ? Questions style<br />

confessionnal qui prennent à revers la donnée lexicale : en français, la<br />

mariée n’existe qu’un jour et une nuit, la veille elle est la vierge et le lendemain<br />

l’épouse. Au contraire le célibat est un état. Autre différence : dans<br />

(1), l’énoncé est focalisé sur la mariée ; linguistiquement elle pourrait se<br />

passer de complément d’agent, tandis que les célibataires de (2) ont bien<br />

besoin d’un objet pour compléter leur action ; ils sont linguistiquement<br />

plus mariés que la mariée (raison du possessif, ses célibataires ?). Et pour<br />

(1) et (2) : la mariée, est-ce celle-ci que je vous désigne, ou celle, quelle<br />

les transformateurs duchamp


149<br />

| Hinges<br />

wall by two hinges. Hence it is a represented Slide and/or machine and/<br />

or articulated panel. The Trolley of The Bride is the same object, likewise<br />

on glass. But the support is not movable; it’s the Large Glass. However, if<br />

you admit that the lower transversal is indeed a hinge line or plane, the<br />

Trolley (and the whole of the lower region) is virtually articulated by it to<br />

the upper region of the Glass. Hence the instruction: the frame of Given<br />

(from the brick wall to the background mounting) being supposed to be a<br />

3-dimensional Slide-Trolley, “and also a machine”: find the hinge specific<br />

to this work or its absence.<br />

6. Intuition: the hinge (or the group of hinges) of the Glass is ascetic; with<br />

the transparency of the material, it contributes to its function of apparition<br />

(DDS, 120-122). The forgetting (?) of an analogous hinge in Given, joined to<br />

its profound plastic opacity, makes of it a place of appearances (DDS, ibid.)<br />

and of seductions perhaps. What is the hinge between the two devices?<br />

the glass<br />

7. Title of the Glass, the narrative: Is the argument of the Large Glass a narration,<br />

as its title indicates? What the title (statement 1) does not say is<br />

this: the Bride’s Bachelors laying her bare, even (2), which is the transformation<br />

of (1) into the active voice. There are many differences between the two<br />

statements; at least this one: laying bare indicates that it’s in the course of<br />

happening in this time when I am speaking (the present of enunciation);<br />

laid bare, which might be the substantive (the Stripped-bare Bride), leaves<br />

a hesitation: is the Bride in the process of being laid bare as I speak? Has<br />

she already been laid bare? Once or several times? Does she remain naked<br />

after having been undressed? Questions in a confessional style that take<br />

the lexical given back-to-front: in French, the bride exists only for one day<br />

and one night, on the day before, she is the virgin, on the day after, the<br />

wife. By contrast, bachelorhood is a state. Another difference: in (1), the<br />

statement is focused on the bride; linguistically she could do without an<br />

adjunct of agency; whereas the bachelors of (2) have a definite need for an<br />

object to complement their action; they are linguistically more married<br />

than the bride (the reason for the possessive, her bachelors?). And for (1)<br />

duchamp’s trans/formers


150<br />

| Charnières<br />

qu’elle soit, à laquelle vous pouvez penser ? La deuxième version, qui en<br />

général s’impose, classe le titre (1) du côté allégorique (type : la liberté<br />

conduisant le peuple). Y a-t-il donc récit ? plutôt l’intitulé d’une « scène »<br />

ou d’un « tableau vivant », au sens de Sade, avec les deux propriétés du<br />

genre : 1° c’est un fragment ou un embryon de narration (comme les<br />

images d’un quelconque Thematic Aperception Test) ; 2° c’est une illustration<br />

pour un discours pédagogique (l’école libertine chez Sade) mené<br />

parallèlement. Fonction imaginative et fonction ascétique.<br />

8. Titre du Verre, le logique : Même vient ici faire couler encore un peu<br />

d’encre. Ce serait un opérateur logique flottant. Duchamp affectionne<br />

cette famille ; « étant donné que… ; si je suppose que je sois souffrant<br />

beaucoup… » (DDS, 36 : Boîte 1914) ; « à condition que (?) » (DDS,<br />

47) ; « Étant donnés (dans l’obscurité) 1° la chute d’eau ; 2° le gaz d’éclairage…<br />

», repris ainsi : « Soit, donnés dans l’obscurité… » (DDS, 43 :<br />

Boîte Verte) ; ou encore : « Si un fil droit horizontal… » (DDS, 36 et 50 :<br />

Boîte 1914, repris dans la Boîte Verte). Ce sont toujours les propositions<br />

hypothétiques d’une implication : si p (alors q). Mais ou bien la proposition<br />

impliquée manque, ou bien elle prend une forme programmatique :<br />

étant donnés x et y, « on déterminera etc… » ; l’implication reste donc<br />

suspendue à un futur problématique, elle dépendra de ce que vous ferez<br />

(on a donc non pas : Si p alors q, mais : Si p alors q ; et si p [= si ça<br />

marche] ; alors…). Même serait un opérateur également incomplet, mais<br />

indiquant à la fois la concession ou renforcement de l’argument adverse<br />

et sa rétorsion. Serait-elle même mise à nu (comme vous le supposez) ;<br />

ou : quand bien même ce seraient ses célibataires ; ou : à supposer même<br />

qu’il y ait quelque mariée ( = if any) : la concession accepte l’argument<br />

de l’adversaire, et même son renforcement qui en aggrave la portée. Mais<br />

les deux reculs s’associent pour le retourner (rétorsion) : eh bien, justement…<br />

; c’est même pour cela que… La première sophistique connaissait<br />

bien ce procédé de la technique éristique. La rétorsion de Duchamp anticipe<br />

l’objection : mais puisqu’ils sont célibataires… ? Eh bien justement,<br />

ils le resteront, même la baiseraient-ils ; tout cela à plat (adj. even : uniforme,<br />

égal, plat, lisse, de même niveau, etc.).<br />

les transformateurs duchamp


151<br />

| Hinges<br />

and (2): the bride, does that mean this one here that I point out to you, or<br />

the one, whoever she may be, of whom you can think? The second version,<br />

which in general wins the day, classifies the title (1) on the side of the allegorical<br />

(of the type: Liberty leading the people). So is there a story? Rather<br />

the heading of a “scene” or of a “tableau vivant”, in Sade’s sense, with the<br />

two properties of this genre: 1) it’s a fragment or an embryo of narration<br />

(like the images in some “Thematic Aperception Test”*); 2) it’s an illustration<br />

for a pedagogic discourse (the school of libertines in Sade) conducted<br />

in parallel with it. Imaginative function and ascetic function.<br />

8. Title of the Glass, the logical: The word even will make a bit more ink flow<br />

here. It would appear to be a floating logical operator. Duchamp has<br />

affection for this family; “given that…”; “if I assume that I be suffering<br />

much…” (DDS, 36: Box 1914); “on condition that (?)” (DDS, 47); “Given (in<br />

darkness) 1st the waterfall; 2nd the illuminating gas”, taken up again as:<br />

“Let there be, given in the darkness…” (DDS, 43: Green Box); or again: “If a<br />

horizontal straight thread…” (DDS, 36, 50: Box 1914, taken up again in the<br />

Green Box). These are always the hypothetical propositions of an implication:<br />

if p (then q). But either the implied proposition is missing or else it<br />

takes a programmatic form: given x and y, “it will be determined etc….”<br />

The implication thus remains suspended from a future problematic; it<br />

will depend on what you will do (and so we have, not: If p then q, but: If p<br />

then q; and if p [= if it works]; then…). Even would appear to be an operator<br />

that is likewise incomplete, but indicating both the concession or reinforcement<br />

of the adverse argument and its retortion. Would she be even<br />

laid bare (as you assume); or: even if they were her bachelors; or: assuming<br />

even that there be any bride (= if any*): the concession accepts the adversary’s<br />

argument and even its reinforcement, which aggravates its content.<br />

But the two retreats band together to turn it back (retortion): well, now,<br />

that’s just it…; it’s even/just for that reason that…. The first sophists knew<br />

well this procedure of the eristic technique. Duchamp’s retortion anticipates<br />

the objection: but because they are bachelors…? Well, exactly, they<br />

will remain so, even if they were to screw her; all this being flat (adj. even*:<br />

uniform, equal, flat, smooth, at the same level, etc.).<br />

duchamp’s trans/formers


152<br />

| Charnières<br />

9. Titre du Verre, le paradoxal : Faire attention à ceci : « Dorénavant à<br />

partir du Buisson [1910-1911], j’allais toujours accorder un rôle important<br />

au titre que j’ajoutais et traitais comme une couleur invisible » (DDS,<br />

220). Les titres des œuvres ne désignent pas leur contenu ou signification,<br />

ou pas seulement. Ils leur sont ajoutés, ils ne sont pas engendrés à<br />

partir de l’histoire qu’elles représentent. Ils n’ont pas non plus une fonction<br />

d’indexation par rapport à un système des genres, ici picturaux. Ils<br />

sont censés opérer sur le regardeur au même titre qu’une couleur. Mais<br />

celle-ci est invisible. On peut bien pratiquer « l’élevage des couleurs »<br />

comme de fruits, « seulement le fruit a encore à éviter d’être mangé »<br />

(DDS, 100). Duchamp veut des couleurs inconsommables aux yeux,<br />

« une certaine inopticité, une certaine considération froide ». Les couleurs<br />

du Verre seront seulement « les couleurs dont on parle » (DDS, 118),<br />

des « participes passés » et non des « participes présents » (ibid.). Si le titre<br />

peut agir comme une couleur, c’est que la couleur agit comme un nom<br />

(de couleur). Pour autant qu’il est coloré, le tableau est un énoncé, du<br />

moins une combinaison de noms dénués de significations, bref un titre.<br />

Le titre du Verre est une couleur, il est l’œuvre, ou une partie de l’œuvre.<br />

Et les couleurs de l’œuvre agissent comme son titre. Le titre est ainsi<br />

paradoxal deux fois : il n’a pas plus d’affinité avec le contenu de l’œuvre<br />

que les couleurs n’en ont avec les parties d’œuvre qu’elles teintent : arbitraire<br />

des signes, pourtant censés réalistes, surtout quand ils sont visuels ;<br />

d’autre part, les mots qui le forment font partie de l’ensemble constitué<br />

par les couleurs, mais celles-ci font partie de l’ensemble formé par les<br />

mots : tautologie, ou paradoxe de la classe de toutes les classes.<br />

10. Titre du Verre, charnière articulant donc trois volets : une fonction<br />

narrative décomposable en fonction pédagogique (allégorique) et fonction<br />

imaginative (érotique) ; la fonction logique d’opérateur flottant ;<br />

une fonction paradoxale de tautologie ou de sui-référence.<br />

11. Notes des Boîtes, descriptions : Suivre ce que le récit devient dans les<br />

Notes des Boîtes. (II doit y avoir une chronologie des notes, à établir :<br />

quelques-unes dans la Boîte Verte sont datées : 1913, 1914, mai ou septembre<br />

1915, et dans la Boîte Blanche : 1913, 1914, décembre 1915. D’autres<br />

peuvent l’être par critique externe ; le reste par critique interne, analyse<br />

les transformateurs duchamp


153<br />

| Hinges<br />

9. Title of the Glass, the paradoxical: Pay attention to this: “Henceforth start-<br />

ing from Le Buisson [1910-1911], I was always going to give an important<br />

role to the title which I added and which I treated as an invisible color”<br />

(DDS, 220). The titles of works do not indicate their content or meaning,<br />

or not only. They are added to them; they are not engendered from the<br />

story that they represent. Nor have they an indexing function in relation<br />

to a system of genres, in this case pictural ones. They are supposed to<br />

operate on the spectator in the same way as a color. But this color is invisible.<br />

One can certainly practice “the raising of colors” like the raising of<br />

fruit, “only the fruit still has to avoid being eaten” (DDS, 100). Duchamp<br />

wants colors that are unconsumable by the eyes, “a certain inopticity, a<br />

certain cold consideration”. The colors of the Glass will be only “the colors<br />

of which we are speaking” (DDS, 118), “past participles” and not “present<br />

participles” (ibid.). If the title can act as a color, it’s because the color acts<br />

as a name (of a color). Inasmuch as it is colored, the picture is a statement,<br />

at least a combination of names denuded of meanings, in a word: a title.<br />

The title of the Glass is a color, it is the work, or a part of the work. And<br />

the colors of the work act as its title. Thus the title is doubly paradoxical:<br />

it has no more affinity with the content of the work than the colors<br />

have with the parts of the work that they color: the arbitrariness of signs,<br />

though they are supposed to be realist ones, especially when they are<br />

visual; besides, the words that form them form a part of the ensemble<br />

constituted by the colors, but the colors form part of the ensemble formed<br />

by the words: tautology, or paradox of the class of all classes.<br />

10. Title of the Glass, hinge: articulating, then, three panels: a narrative<br />

function that can be broken down into a pedagogic (allegorical) function<br />

and an imaginative (erotic) function; the logical function of a floating<br />

operator; a paradoxical function of tautology or self-reference.<br />

11. Notes of the Boxes, descriptions: Follow what the story becomes in the<br />

Notes of the Boxes. (There must be a chronology of the notes, to be<br />

established: some of them in the Green Box are dated 1913, 1914, May or<br />

September 1915, and in the White Box: 1913, 1914, December 1915. Others<br />

can be dated by external criticism, the rest by internal criticism, graphological<br />

analysis, perhaps. One could examine whether the importance<br />

duchamp’s trans/formers


154<br />

| Charnières<br />

graphologique peut-être. On pourrait examiner si l’importance accordée<br />

à la fonction narrative change, par exemple décroît à mesure que<br />

le travail avance.) Les Notes sont des réflexions ou des indications de<br />

fabrication, les unes et les autres visent à produire des figures plastiques<br />

visibles ; et sont induites par le scène de l’intitulé, Mais l’induction passe<br />

par un médiateur poétique qui est presque un genre, la description analytique.<br />

Entre le récit et les figures inscrites sur le Verre, des héros sont<br />

décomposés en viscères, puis en pièces de machines (en bas mécaniques<br />

et chimiques, en haut électriques) ; la Note fait la description d’une pièce<br />

et de son fonctionnement. Donc deux états narratifs : un embryon de<br />

récit général, la Mariée, etc. ; des descriptions locales (du type : « le chariot<br />

serait formé de tiges de métal émancipé », DDS, 81), qui conduiront<br />

aux projections proprement dites sur le Verre. Entre les deux, des<br />

décisions arbitraires et nécessitantes ; la mariée sera un unique moteur à<br />

explosion, les célibataires des réservoirs multiples à gaz assortis de tout un<br />

atelier de transformation. Ces décisions inclinent les descriptions depuis<br />

l’anatomie-physiologie vers la géométrie descriptive, la dynamique des<br />

forces et la méta-géométrie. Par les décisions, les implications descriptives<br />

reçoivent la marque des « influences » (géométrisme, anticubisme,<br />

etc.) et des obsessions et ingéniosités. Donc deux battants extrêmes : le<br />

récit, les figures du Verre, et entre eux, double charnière : les décisions de<br />

champ avec leur amont (les « influences »), et les descriptions de pièces.<br />

12. Dernières Notes, Spéculations : Finalement, dans les Notes publiées en<br />

dernier (Boîte Blanche), les charnières dévorent leurs volets. Et même,<br />

les réflexions sur les décisions (celles touchant la géométrie n-dimensionnelle)<br />

dévorent les descriptions de pièces et d’agencements. La scène se<br />

vide. Il y a peu à voir, « il y a une certaine inopticité » (DDS, 118). Vers<br />

l’abstraction ? Mais la chronologie des Boîtes n’est pas nécessairement<br />

celle de la rédaction des Notes…<br />

13. Le Verre et son récit : Pourtant les Notes et le Verre resteront accrochés<br />

à la Scène, ne serait-ce que par le titre. Pourquoi celui-ci ? est-ce une<br />

« couleur invisible » ajoutée, celle du sexe ? est-ce un égard rendu à la<br />

fonction du récit, même le plus élémentaire, par rapport au temps, à<br />

savoir d’indiquer qu’il s’est passé quelque chose, ou va se passer quelque<br />

les transformateurs duchamp


155<br />

| Hinges<br />

attached to the narrative function changes; for example, whether it<br />

decreases as the work progresses.) The Notes are reflections or indications<br />

of manufacture. Both aim to produce visible plastic figures; they are<br />

induced by the scene of the heading. But the induction passes via a poetic<br />

mediator that is almost a genre, that of analytic description. Between<br />

the story and the figures inscribed on the Glass, heroes are broken down<br />

into viscera, then into parts of machines (down below, mechanical and<br />

chemical ones; up above, electrical ones); the Note gives the description<br />

of a part and its functioning. Thus, two narrative states: an embryo of a<br />

general story, the Bride, etc.; local descriptions (of the type: “the trolley<br />

would be made out of rods of emancipated metal”, DDS, 81), which will<br />

lead to the projections in the proper sense onto the Glass. Between the<br />

two, arbitrary and necessitating decisions; the Bride will be one single<br />

internal combustion engine; the Bachelors will be multiple reservoirs for<br />

assorted gases from a whole transformation workshop. These decisions<br />

move the descriptions away from anatomy-physiology toward descriptive<br />

geometry, dynamics of forces, and meta-geometry. By these decisions, the<br />

descriptive implications receive the mark of “influences” (geometrism,<br />

anticubism, etc.) and of obsessions and ingenious strokes. Thus, two<br />

extreme flaps: the story, the figures of the Glass, and between them, a double<br />

hinge: the decisions made in the field [les décisions de champ] with the<br />

area prior to them (the “influences”), and the descriptions of the parts.<br />

12. Final Notes, speculations: Finally, in the Notes published in the last phase<br />

(White Box), the hinges devour their panels. And even the reflections<br />

on the decisions (those involving n-dimensional geometry) devour the<br />

descriptions of parts and arrangements. The stage empties. There is little<br />

to be seen; “there is a certain inopticity” (DDS, 118). Toward abstraction?<br />

But the chronology of the Boxes is not necessarily that of the writing of<br />

the Notes….<br />

13. The Glass and its story: And yet the Notes and the Glass will remain<br />

hooked onto the Scene, even if only by the title. Why the title? Is it an<br />

added “invisible color”, that of sex? Is it a consideration given to the<br />

function of the story, even the most elementary one, in relation to time,<br />

namely to indicate that something is happening, or is going to happen<br />

duchamp’s trans/formers


156<br />

| Charnières<br />

chose (événement) ? est-ce pour inciter le regardeur à chercher du côté<br />

du sexe et pour l’y piéger ? Oui, oui et/ou oui. Le récit est indicateur de<br />

mouvement, ce mouvement n’est pas repérable immédiatement. Et c’est<br />

le cas de tout événement (quand il se passe quelque chose, le quelque<br />

chose ne se livre pas d’abord pour ce qu’il est, sans quoi il ne se passe rien),<br />

l’érotisme est l’(in)expérience commune du passage d’événement, indiqué<br />

dans maint titre : Entourés de nus vites, Passage de la vierge à la mariée.<br />

La narration fournit un horizon d’histoire paradoxale à l’achronie du<br />

Verre. Excitant pornographique des récits vis-à-vis des figures (comme les<br />

Historiennes des Cent vingt journées le sont à leurs auditeurs praticiens).<br />

14. Complexité du récit célibataire : L’atelier célibataire s’organise selon<br />

une chronologie de production. Comme toute usine, il ordonne les<br />

transformations que subit une donnée ou matière première, ici le gaz,<br />

d’origine inconnue, jusqu’à son expédition, sous forme de produit fini,<br />

vers les organes de la mariée dans la région supérieure. À côté de cette<br />

séquence narrative, suffisamment explicitée par Duchamp, un autre<br />

complexe mécanique, quasi indépendant du premier, correspond au récit<br />

de la fabrication d’un second produit, le chocolat au lait, à partir d’un<br />

chocolat « venant on ne sait d’où » (DDS, 96). Ce produit n’est expédié<br />

nulle part. Enfin dans le projet final du Verre, on trouve associé à la<br />

broyeuse un troisième complexe ; il devait être animé par une chute d’eau<br />

tombant sur les palettes d’un moulin dont la rotation entraînait l’axe de<br />

la broyeuse et commandait indirectement le mouvement d’un chariot sur<br />

glissière vers la broyeuse : un poids (Bouteille ou Agrafe) s’abattant sur<br />

des cordes attachées au chariot devait l’attirer vers la droite du tableau,<br />

et c’est une poulie connectée à l’axe du moulin qui devait remonter ce<br />

poids, cependant que le chariot était ramené à sa position initiale par des<br />

élastiques, situés donc « à gauche du tableau » (DDS, 83), ou peut-être<br />

par un principe « d’inversion de frottements » (DDS, 82). La chute d’eau,<br />

le poids sur crémaillère, les cordes et les élastiques sont restés inexécutés.<br />

Les allers du chariot sont des mouvements aléatoires (le poids qui les<br />

commande étant « à densité oscillante », DDS, 86-89), les retours se font<br />

sans entropie (DDS, 81, 83), le tout ne produit rien que des « litanies »<br />

(DDS, 81, 82).<br />

les transformateurs duchamp


157<br />

| Hinges<br />

(event)? Is it to incite the looker to look on the side of sex, and is it in order<br />

to trap him at it? Yes, yes and/or yes. The story is indicative of movement;<br />

this movement is not noticeable immediately. And it’s the case for any<br />

event (when something happens, the something does not give itself up at<br />

once for what it is, or else nothing happens). Eroticism is the common (in)<br />

experience of the passing of an event, indicated in many titles: Surrounded<br />

by Swift Nudes, The Passage from Virgin to Bride. Narration furnishes the<br />

a-chrony of the Glass with a horizon of paradoxical story, the pornographic<br />

excitant of the stories vis-à-vis the figures (like the Historiennes of<br />

the Hundred and Twenty Days are for their listeners, the practitioners).<br />

14. Complexity of the Bachelor story: the Bachelor workshop is organized<br />

according to a chronology of production. Like any factory, it orders the<br />

transformations to which a given or a raw material is subjected – in this<br />

case the gas, of unknown origin – until it is sent out, in the form of a<br />

finished product, toward the organs of the Bride in the upper region.<br />

Beside this narrative sequence, made sufficiently explicit by Duchamp,<br />

there is another mechanical complex, quasi-independent of the first<br />

one, corresponding to the story of the making of a second product, milk<br />

chocolate, starting from a chocolate “coming from who knows where”<br />

(DDS, 96). This product is not sent to anywhere. Finally, in the last plan<br />

of the Glass, we find associated with the chocolate-grinder a third complex.<br />

It was supposed to be set in motion by a waterfall falling onto the<br />

blades of a mill whose rotation drove the shaft of the chocolate-grinder<br />

and indirectly governed the movement of a Trolley on a slide toward the<br />

chocolate grinder. A weight (Bottle or Hook) falling on strings attached<br />

to the Trolley had to draw it toward the right of the picture, and a pulley<br />

connected to the shaft of the mill had to raise this weight again while the<br />

Trolley was brought back to its initial position by rubber bands, situated,<br />

therefore, “at the left of the picture” (DDS, 83) or, perhaps, by a principle<br />

“of inversion of frictions” (DDS, 82). The waterfall, the weight on a rackand-pinion<br />

system, the ropes, and the rubber bands were never executed.<br />

The outward trips of the Trolley are aleatory movements (the weight that<br />

governs them being “of oscillating density” [DDS, 86-89]); the return trips<br />

are made without entropy (DDS, 81, 83); the whole thing produces nothing<br />

but “litanies” (DDS, 81, 82).<br />

duchamp’s trans/formers


158<br />

| Charnières<br />

15. Simplicité de l’espace célibataire : Donc dans le même atelier du bas,<br />

trois processus productifs, sous-récits mécaniques, l’un « utile » ayant son<br />

débouché sur la cliente d’en haut, et indépendant des deux autres (si l’on<br />

néglige le rôle des ciseaux) ; les deux derniers récits au contraire asservis<br />

l’un à l’autre par l’axe du moulin, mais indépendants de la région mariée<br />

et de la production du gaz. Soit un volet narratif assez riche, avec deux<br />

et/ou trois charnières internes (si l’indépendance est une charnière). Or<br />

la figuration spatiale de ce même atelier est au contraire profondément<br />

homogène, entièrement régie par la perspective classique. Duchamp a<br />

établi le plan et l’élévation des figures de l’atelier (DDS, 60 et 61) ; il a<br />

peut-être, comme Piero, construit une maquette de l’atelier. La région<br />

du bas est dans toutes ses parties la projection perspective sur le plan du<br />

verre d’un cube profond ordonné à un unique point de fuite ; celui-ci est<br />

placé sur la ligne d’horizon formée par le bord infériéur de l’une des deux<br />

règles, l’inférieure, qui séparent les deux régions. (À noter que quatre<br />

des moules mâlies sont placés au-dehors du cube virtuel, à gauche, et<br />

ramenés dans le cadre du verre par la seule perspective : question à suivre<br />

sur Étant donnés…) Ce classicisme se confirme dans la composition des<br />

figures : « Rectangle, cercle, carré, parallélipipède, anse symétrique, demisphère<br />

» (DDS, 66). Mais voici la valeur que Duchamp lui accorde :<br />

« les formes principales de la machine-célibataire sont imparfaites […]<br />

= c’est-à-dire elles sont mensurées » (ibid.). Tous leurs rapports ont été<br />

calculés en vue d’une unité optique : telle est leur imperfection. La projection<br />

unifiante pour, l’œil du 3 dim en 2 dim est donc une carence.<br />

Pourquoi ? parce que la charnière du 3 dim avec le 2 dim est alors sans<br />

secret, visible, congruente. L’œil reste maître de ses objets. Les déformations<br />

auxquelles ces figures sont « forcées » sont corrigées aisément, ce ne<br />

sont pas des dissimilations puissantes. Le volet plastique du célibat est<br />

pauvre, spatialement, sans charnière paradoxale interne (si l’on néglige le<br />

matériau transparent).<br />

16. Unité du récit-mariée : L’appareil-mariée présente un déséquilibre différent<br />

: récit productif unifié, espaces multiples. La machinerie femelle<br />

a pour modèle le moteur à explosions ; entre autres, la mise à nu est<br />

celle des pôles plus et moins d’un circuit électrique, elle suscite l’étincelle<br />

qui fait exploser le gaz (DDS, 62-66). Le haut et le bas s’opposent<br />

les transformateurs duchamp


159<br />

| Hinges<br />

15. Simplicity of the Bachelor space: Thus, in the same lower workshop, three<br />

productive processes, mechanical subtales, the one “useful” having its<br />

outlet onto the client above and independent of the two others (if one<br />

ignores the role of the scissors); the last two stories by contrast subjected<br />

one to the other by the shaft of the mill, but independent of the Bride<br />

region and of the production of the gas. In other words, a richly narrative<br />

panel with two and/or three internal hinges (if independence is a hinge).<br />

But the spatial figuration of this same workshop is, on the contrary,<br />

profoundly homogeneous, entirely governed by classical perspective.<br />

Duchamp established the plan and elevation of the figures in the workshop<br />

(DDS, 60, 61); perhaps like Piero he constructed a mock-up of the<br />

workshop. The lower region is, in all its parts, the perspective projection<br />

onto the plane of the glass a deep cube arranged around one single vanishing<br />

point; the latter is placed on the horizon line formed by the lower<br />

edge of one of the two rulers, the lower one, which separates the two<br />

regions. (Note that four of the Malic Molds are placed outside the virtual<br />

cube, at the left, and brought back into the frame of the glass by perspective<br />

alone: a question to follow up with regard to Given.) The classicism<br />

is confirmed in the composition of the figures: “Rectangle, circle, square,<br />

symmetrical loop, demisphere” (DDS, 66). But here is the value that<br />

Duchamp gives it: “The principal forms of the bachelor-machine are imperfect<br />

[…] = that is, they are measured” (ibid.). All their relations have been<br />

calculated with a view to an optical unity: such is their imperfection. The<br />

unifying projection for the eye of the 3-dim into the 2-dim is thus a deficiency.<br />

Why? Because the hinge of the 3-dim with the 2-dim is then without<br />

secret: it is visible, congruent. The eye remains master of its objects.<br />

The deformations to which these figures are “forced” are easily corrected;<br />

they are not powerful dissimilations. The plastic panel of bachelorhood<br />

is spatially poor, lacking a paradoxical internal hinge (if one ignores the<br />

transparent material).<br />

16. Unity of the Bride-tale: The Bride-apparatus presents a different disequi-<br />

librium: a unified productive story, multiple spaces. The female machinery<br />

has as its model the internal combustion engine; among others, the stripping<br />

bare is that of the poles, more or less, of an electric circuit, it generates<br />

the spark that makes the gas explode (DDS, 62-66). The top and the<br />

duchamp’s trans/formers


160<br />

| Charnières<br />

comme deux technologies, la seconde traditionnellement mécanique, la<br />

première moderne à transmission électrique, opposition qui se transcrit<br />

plastiquement : la machine mariée n’est pas placée dans le même espace<br />

que l’atelier célibataire.<br />

17. Hétérogénéité de l’espace-mariée : Mais d’abord cet espace n’est pas<br />

homogène en lui-même. Ici il faut repasser par le récit de production.<br />

L’explosion n’est autre que l’« épanouissement » de la femme (DDS,<br />

62-65) ; « toute l’importance graphique est pour cet épanouissement<br />

cinématique », il est « la partie la plus importante du tableau », « l’auréole<br />

de la mariée » (DDS, 62-63). Seulement les combustibles sont de deux<br />

sortes : désir des célibataires (gaz émis dans les cylindres), imagination<br />

volontaire de la mariée désirante. Ce second principe d’épanouissement<br />

est le fait d’une « magnéto-désir » ou d’un « désir-rouage » (DDS, 63-65),<br />

dont la pièce maîtresse est logée à gauche de la partie supérieure à l’intérieur<br />

du Pendu femelle, et se nomme l’arbre-type ; au contraire les<br />

cylindres pris dans la chair de la Voie lactée, « organe superficiel » (nommés<br />

dans les premières Notes « cylindres seins »), s’épanouissent plutôt<br />

(DDS, 64), en tout cas : aussi (DDS, 65), à la faveur des explosions du<br />

gaz « tiré » depuis l’atelier célibataire. À ces deux principes de fonctionnement<br />

correspondent deux graphismes plastiques différents, « complètement<br />

» différents, dont la « mixture », le « composé physique » est<br />

« inanalysable par la logique » (DDS, 64). – Duchamp dit des Concrétions<br />

d’Arp qu’elles sont souvent comme des « calembours à trois dimensions,<br />

[…] ce que, ajoute-t-il, le corps féminin eût pu être » (DDS, 195) : tel<br />

serait le composé physique virtuel de la région du haut. L’espace du haut<br />

n’est donc pas isomorphe en tous ses points, et les deux complexes de<br />

l’unique machine sont représentés selon des modalités plastiques différentes<br />

: les formes de gauche (Pendu) relèvent d’une organisation de style<br />

cubiste, tridimensionnelle mais à point de vue « éclaté » ; à droite on a<br />

affaire à une modulation abstraite de la profondeur, obtenue par flottement<br />

(la silhouette des Pistons a été donnée par des carrés de gaze flottant<br />

au vent) ou par jeu d’adresse (les tirés sont les traces de neuf tirs visant un<br />

unique but et arrêtés par un même écran). Le hasard joue un rôle dans la<br />

fabrication de ces « formes principales libres » (DDS, 66-67) qui ne sont<br />

pas « mensurées » par rapport à leur destination. Si projection il y a, et<br />

les transformateurs duchamp


161<br />

| Hinges<br />

bottom are opposed to each other like two technologies, the second being<br />

traditionally mechanical, the first being modern and working by electrical<br />

transmission, an opposition that is transcribed in a plastic way: the Bridemachine<br />

is not placed in the same space as the Bachelor workshop.<br />

17. Heterogeneity of the Bride-space: But first this space is not homogene-<br />

ous in itself. Here you must pass again through the story of production.<br />

The explosion is none other than the “blossoming” of the woman (DDS,<br />

62-65); “all the graphic importance is for this cinematic blossoming”; it<br />

is “the most important part of the picture… the halo of the Bride” (DDS,<br />

62-63). But the combustibles are of two sorts: the desire of the Bachelors<br />

(gas given off in the cylinders) and the wilful imagination of the desiring<br />

Bride. This second principle of blossoming is something done by a<br />

“magneto-desire” or a “gear-train desire” (DDS, 63-65), whose mistresscog<br />

is housed on the left of the upper part inside the Pendu femelle and is<br />

called the “standard driveshaft”; by contrast the cylinders stuck in the<br />

flesh of the Milky Way, a “superficial organ” (named in the first Notes as<br />

“breast cylinders”), open out (DDS, 64), in any case: also (DDS, 65) owing<br />

to the explosions of the gas “fired” from the Bachelor workshop. To these<br />

two principles of functioning correspond two different plastic graphisms,<br />

“completely” different, whose “mixture”, whose “physical compound”<br />

is “unanalysable by logic” (DDS, 64). Duchamp says of Arp’s Concretions<br />

that they are often like “puns in three dimensions […] which”, he adds,<br />

“is what the female body could have been” (DDS, 195): such would be<br />

the virtual physical compound of the upper region. The upper space is<br />

thus not isomorphic in all its points, and the two complexes of the one<br />

machine are represented according to different plastic modalities: the<br />

forms on the left (Pendu femelle) derive from an organization that is cubist<br />

in style, tridimensional but seen from an “exploded” point of view; on<br />

the right we are dealing with an abstract modulation of depth, obtained<br />

by a wavering (the silhouette of the Pistons was given by squares of gauze<br />

fluttering in the wind) or by a game of skill (the fired shots are the traces<br />

of nine shots aimed at one single target and stopped by one single screen).<br />

Chance plays a role in the making of these “principal free forms” (DDS,<br />

66-67), which are not “measured” in relation to their destination. If there<br />

is projection – and there is projection – it is not thinkable according to<br />

duchamp’s trans/formers


162<br />

| Charnières<br />

il y a projection, elle n’est pas pensable selon les canons de la costruzione<br />

legittima. Son principe comporte le jeu d’une variable non contrôlée au<br />

sein d’un groupe de contraintes définies : hasard et précision.<br />

18. Homogénéité de l’espace-mariée : Pourtant les formes du haut obéissent<br />

ensemble à un principe général de projection, nullement incompatible<br />

avec leur hétérogénéité : pour associer celle-ci avec celui-là, il suffit<br />

d’admettre que nous ne pouvons pas nous représenter les lois de cette<br />

projection. Si la machine-femme est un objet 4 dim, et si nous ignorons<br />

comment un tel objet inscrit sa forme dans un espace 3 dim, alors on<br />

peut supposer que les propriétés plastiques pourtant incongruentes du<br />

Pendu et de la Voie lactée sont autant d’« exemples » (DDS, 66-67),<br />

d’effets possibles d’une telle projection, néanmoins unique en son principe.<br />

L’organisation plastique de l’atelier du bas exclut toute allusion à<br />

une étendue 4 dim : le célibataire est 3 dim et il le reste, même quand<br />

il est projeté sur une surface (3 dim virtuel). Mais quand on remonte<br />

de la projection 2 dim des organes de la mariée à son supposé corps 3<br />

dim, on ne rencontre pas celui-ci, mais seulement les organes dispersés<br />

et incongruents que le Verre nous offre ; il faudrait lui ajouter encore une<br />

dimension pour atteindre le vrai corps ; mais on ne peut imaginer celui-ci<br />

visuellement. Double charnière spatiale qui dissimule complètement l’un<br />

de ses battants.<br />

19. La grande charnière, la transversale inférieure : Mais la grande charnière<br />

plastique du Verre, c’est le groupe des transversales. Les récits en font un<br />

Refroidisseur pour les élans de la mariée et des célibataires, et ils fixent<br />

sur sa ligne des appareils dont nous connaissons l’un, le Combat de boxe,<br />

par les Notes (DDS, 94-96) et l’autre, le Soigneur de gravité, par une<br />

reconstitution (due à Jean Suquet). 1<br />

Ces appareils inexécutés sur le Verre ouvrent des passages entre des<br />

espaces hétéromorphes : du point de vue du Récit, ils suffisent à interdire<br />

qu’on lise le Verre comme une tragédie de la méprise ou de la séparation<br />

entre hommes et femmes. Si l’on s’en tient au point de vue plastique, ils<br />

soulignent la remarquable polyvalence de la transversale. Celle-ci est faite<br />

1 Le Guéridon et la virgule, Paris, Bourgois, 1976.<br />

les transformateurs duchamp


163<br />

| Hinges<br />

the canons of the costruzione legittima. Its principle comprises the play of<br />

an uncontrolled variable in the heart of a group of defined constraints:<br />

chance and precision.<br />

18. Homogeneity of the Bride-space: And yet the forms of the top together<br />

obey a general principle of projection, in no way incompatible with their<br />

heterogeneity: To put this heterogeneity together with that principle,<br />

it is enough to admit that we cannot represent to ourselves the laws of<br />

this projection. If the woman-machine is a 4-dim object, and if we do not<br />

know how such an object inscribes its form in a 3-dim space, well, then,<br />

you can assume that the (nonetheless incongruent) plastic properties of<br />

the Pendu femelle and the Milky Way are so many “examples” (DDS, 66-67)<br />

of possible effects of such a projection, which is nevertheless unique in its<br />

principle. The plastic organization of the workshop down below excludes<br />

all allusion to a 4-dim area: the Bachelor is 3-dim and he remains so, even<br />

when he is projected onto a surface (3-dim virtual). But when you come<br />

back up again from the 2-dim projection of the organs of the Bride to her<br />

supposed 3-dim body, you do not meet this body, but only the dispersed<br />

and incongruent organs the Glass offers us; you would have to add to it<br />

another dimension in order to attain the true body; but you cannot imagine<br />

this body visually. A double spatial hinge that completely conceals one<br />

of its flaps.<br />

19. The large hinge, the lower transversal: But the large plastic hinge of the<br />

Glass is the group of transversals. The stories make of them a Cooler for<br />

the surges of the Bride and the Bachelors, and they fix on its line some<br />

apparatuses of which we know one, the Boxing Match, from the Notes<br />

(DDS, 94-96) and the other, the Gravity Handler, from a reconstitution<br />

(which we owe to Jean Suquet). 1<br />

These apparatuses, not executed on the Glass, open passages between<br />

heteromorphous spaces: from the point of view of the tale, they are<br />

sufficient to forbid us to read the Glass as a tragedy of errors or of the<br />

separation between men and women. If you stick to the plastic point of<br />

view, they emphasize the remarkable polyvalence of the transversal. It is<br />

1 Le Guéridon et la virgule, Paris, Bourgois, 1976.<br />

duchamp’s trans/formers


164<br />

| Charnières<br />

de deux règles de verre accolées, déterminant trois lignes parallèles horizontales.<br />

La ligne du dessous est la ligne d’horizon de l’atelier célibataire,<br />

elle porte le point de fuite qui en organise la perspective. C’est donc une<br />

ligne dans le plan (2 dim) du verre, en même temps que la charnière de<br />

deux plans (sol et ciel) dans l’espace virtuel (3 dim). Quant au point, il<br />

marque 1° l’intersection de toutes les lignes de fuite, tracées puis effacées,<br />

sur la surface 2 dim du verre, 2° l’intersection de l’orthogonale issue de<br />

l’œil du regardeur avec le même plan réel, 3° l’intersection de cette même<br />

orthogonale avec la ligne d’horizon faisant charnière entre ciel et terre<br />

dans l’espace 3 dim virtuel.<br />

20. La transversale supérieure : Duchamp la nomme Habits de la mariée<br />

dans un schéma des Notes (DDS, 95), cela pour le récit. Mais plastiquement<br />

? Elle est évidemment le côté inférieur du cadre de l’espace-mariée<br />

vu par l’œil 3 dim réel du regardeur. Mais elle doit être encore tout autre<br />

chose, s’il est vrai que sur la surface du haut est inscrite une projection 3<br />

dim (virtuelle) de la figure 4 dim inconnue, celle de la femme.<br />

Ici se laisser « influencer » et obséder par les mêmes sources que<br />

Duchamp quand il prend ses « décisions » narratives et plastiques. Jean<br />

Clair 2 a établi celle du livre de science-fiction de Pawlowski, Voyage au<br />

pays de la quatrième dimension. Et il montre 3 ailleurs celle des lectures<br />

de géométrie n-dimensionnelle, en particulier de Jouffret (DDS, 127),<br />

qui lui apporte la théorie des coupures venue de Dedekind par Poincaré.<br />

Celui-ci écrit : « Pour diviser l’espace, il faut des coupures que l’on appelle<br />

surfaces ; pour diviser les surfaces, il faut des coupures que l’on appelle<br />

des lignes ; pour diviser les lignes, il faut des coupures que l’on appelle<br />

points ; on ne peut aller plus loin et le point ne peut être divisé, le point<br />

n’est pas un continu ; alors les lignes, qu’on peut diviser par des coupures<br />

qui ne sont pas des continus, seront des continus à une dimension ; les<br />

surfaces que l’on peut diviser par des coupures continues à une dimension,<br />

seront des continus à deux dimensions, enfin l’espace que l’on peut<br />

diviser par des coupures continues à deux dimensions sera un continu à<br />

trois dimensions » (La Valeur de la science, 1 ère éd., 74). De quoi il suit :<br />

2 Marcel Duchamp ou le grand fictif, Paris, Galilée, 1975.<br />

3 « Marcel Duchamp et la tradition des perspecteurs », in Marcel Duchamp, abécédaire, Paris, Musée National<br />

d’Art Moderne et Centre National d’Art et de Culture, 1977.<br />

les transformateurs duchamp


165<br />

| Hinges<br />

made from two glass rulers placed side by side, determining three horizontal<br />

parallel lines. The line below is the horizon line of the Bachelor<br />

workshop. It bears the vanishing-point that organizes its perspective.<br />

It is therefore a line in the (2-dim) plane of the glass, at the same time<br />

as the hinge of two planes (earth and sky) in virtual space (3-dim). As<br />

for the point, it marks 1) the intersection of all the lines of flight, traced<br />

but effaced, on the 2-dim surface of the glass; 2) the intersection of the<br />

orthogonal issuing from the viewer’s eye with the same real plane; and 3)<br />

the intersection of this same orthogonal with the horizon line making a<br />

hinge between sky and earth in virtual 3-dim space.<br />

20. The upper transversal: Duchamp names it Clothes of the Bride in a<br />

sketch in the Notes (DDS, 95). That’s for the tale. But plastically? It is<br />

obviously the lower edge of the frame of the Bride-space seen by the real<br />

3-dim eye of the viewer. But it must still be something quite different, if<br />

it is true that on the top surface is inscribed a 3-dim (virtual) projection of<br />

the unknown 4-dim figure, that of the woman.<br />

Here let yourself be “influenced” and obsessed by the same sources<br />

as Duchamp when he takes his narrative and plastic “decisions”. Jean<br />

Clair has established that Pawlowski’s book of science fiction, Journey to<br />

the Land of the Fourth Dimension, was such a source. 2 And he shows elsewhere<br />

the influence of Duchamp’s readings of n-dimensional geometry,<br />

in particular of Jouffret (DDS, 127), who brings him the theory of cuts<br />

that came from Dedekind via Poincaré. 3 The latter writes: “In order to<br />

divide space, you need cuts which are called surfaces; in order to divide<br />

surfaces, you need cuts which are called lines; in order to divide lines,<br />

you need cuts called points; you cannot go further and the point cannot<br />

be further divided, the point is not a continuum; so lines, which can be<br />

divided by cuts which are not continua, will be continua with one dimension;<br />

surfaces, which you can divide by cuts which are continuous in one<br />

dimension, will be continua with 2 dimensions; finally, space, which can<br />

be divided by cuts which are continuous in two dimensions, will be a<br />

continuum of 3 dimensions.” 4 From which it follows: An area that can be<br />

2 Marcel Duchamp ou le grand fictif, Paris, Galilée, 1975.<br />

3 “Marcel Duchamp et la tradition des perspecteurs”, in Marcel Duchamp, abécédaire, Paris,<br />

National Museum of Modern Art and National Centre of Art and Culture, 1977.<br />

4 La Valeur de la science, op. cit., 74.<br />

duchamp’s trans/formers


166<br />

| Charnières<br />

une étendue que l’on peut diviser par des coupures continues à trois<br />

dimensions sera une étendue 4 dim. – À rapprocher de cette spéculation :<br />

« Les lames de rasoir qui coupent bien et les lames de rasoir qui ne coupent<br />

plus. Les premières ont du “coupage” en réserve. – Se servir de ce<br />

“coupage” ou “coupaison” » (DDS, 47). Un plan (2 dim) est coupant<br />

dans l’espace 3 dim, il ne coupe plus dans une étendue 4 dim, exactement<br />

comme un point coupant pour la ligne ne l’est pas pour le plan, ou<br />

comme une ligne, coupante pour le plan, ne l’est pas pour l’espace 3 dim.<br />

La « même » figure géométrique voit ainsi sa puissance opératoire diminuée<br />

quand elle est placée dans un continu possédant une dimension de<br />

plus que celle où cette puissance était entière. Mais si l’on ne s’intéresse<br />

qu’aux puissances, comme Duchamp, on dira plutôt : le point est à la<br />

ligne comme la ligne au plan, etc., et comme le volume au 4 dim. On a<br />

ici une loi générale de projection, d’où se déduit (très sérieusement) que<br />

ce qui est une ligne dans un plan est la trace d’un plan (« vu de profil »)<br />

situé dans un espace 3 dim, de même qu’un plan dans un espace 3 dim<br />

peut étre la projection d’un volume 3 dim situeé dans un espace 4 dim.<br />

On peut alors revenir à la transversale supérieure du Verre et dire : elle<br />

est une ligne dans le plan du verre, elle est aussi le profil d’un plan dans<br />

l’espace 3 dim virtuel de la région supérieure, mais comme ce plan est<br />

lui-même la projection d’un volume 3 dim situé dans l’espace 4 dim où<br />

se tient le vrai corps de la femme, cette ligne est donc aussi la trace (plan<br />

2 dim) de la trace (volume 3 dim) d’une puissance qui n’est coupante que<br />

dans l’étendue 4 dim. Si nous appelons cette figure coupante angle 4 dim,<br />

nous pourrons dire après Duchamp : « Pour la représentation de l’angle 4 ,<br />

2 glaces se coupant (à angle obtus) représentent 2 espaces se coupant sur<br />

[?] une charnière-plan. Pour l’œil 3 , dans l’espace 3 , ce plan-charnière n’est<br />

visible qu’à la coupure avec l’espace 3 , c’est-à-dire l’intersection ligne des<br />

deux glaces. Le plan-charnière des 2 espaces 3 se cache derrière cette ligne et<br />

l’impression est nette pour l’œil 3 qui se déplace de droite à gauche sans<br />

pouvoir jamais saisir un peu [?] de ce plan » (DDS, 131). Comprendre :<br />

cette ligne qui cache le plan-charnière cache aussi (encore plus ?) le<br />

volume-charnière qu’est nécessairement un angle dans une étendue 4 dim.<br />

21. La transversale médiane. Maintenant : pourquoi n’attribuer cette propriété<br />

qu’à la ligne supérieure des transversales ? Pour l’inférieure, aucune<br />

les transformateurs duchamp


167<br />

| Hinges<br />

divided by cuts that are continuous in three dimensions will be an area<br />

having 4 dimensions. – Compare that with this speculation: “Razorblades<br />

which cut well and razorblades which no longer cut. The former have<br />

‘cuttage’ [du coupage] in reserve. – Make use of this ‘cuttage’ or ‘cuttingness’<br />

[coupaison]” (DDS, 47). A plane is usable for cutting in 3-dim space, but it<br />

no longer cuts in a 4-dim area, exactly as a point, usable for cutting a line;<br />

it is no longer so usable for a plane, and just as a line, usable for cutting a<br />

plane, is no longer so usable for a 3-dim space.<br />

The “same” geometric figure thus sees its operative power diminished<br />

when it is placed in a continuum possessing one dimension more than the<br />

one in which this power was intact. But if one is interested only in powers,<br />

like Duchamp, one will say rather: the point is to the line as the line to<br />

the plane, etc., and as the volume is to the 4-dim. Here we have a general<br />

law of projection, from which can be deduced (very seriously) that what is<br />

a line in a plane is the trace of a plane (“seen from the side”) situated in a<br />

3-dim space, the same as a plane in a 3-dim space can be the projection of a<br />

3-dim volume situated in a 4-dim space.<br />

You can thus go back to the upper transversal of the Glass and say: It<br />

is a line in the plane of the glass, but it is also the profile of a plane in the<br />

virtual 3-dim space of the upper region, but because this plane is itself<br />

the projection of a 3-dim volume situated in the 4-dim space where the<br />

true body of the woman is, this line is thus also the trace (2-dim plane)<br />

of the trace (3-dim volume) of a power that is usable for cutting only in<br />

a 4-dim area. If we call this cutting figure “4-dim angle” we can say after<br />

Duchamp: “For the representation of the angle 4, two mirrors intersecting<br />

each other (at an obtuse angle) represent 2 spaces intersecting each<br />

other on [?] a hinge-plane. For the eye3, in space3, this hinge-plane is visible<br />

only at its cut with space3, i.e., the intersection line of the two mirrors.<br />

The hinge-plane of the two spaces3 is hidden behind this line and the impression<br />

is clear for the eye3 which is moving from right to left without ever being<br />

able to grasp a little [?] of this plane” (DDS, 131). Understand: this line that<br />

hides the hinge plane also hides (even more?) the hinge volume, which is<br />

necessarily an angle in a 4-dim area.<br />

21. The median transversal: Now: why attribute this property only to the<br />

upper line of the transversals? For the lower line, no Note or declaration<br />

duchamp’s trans/formers


168<br />

| Charnières<br />

Note ni déclaration ne permet de supposer que l’espace célibataire ait été<br />

conçu comme une trace (au 2° degré inférieur de puissance) d’une figure 4<br />

dim, et il est par conséquent certain que sa ligne d’horizon, la transversale<br />

inférieure, ne représente à l’œil 3 dim réel du regardeur rien d’autre qu’une<br />

ligne ou qu’un profil de plan. – Ce qui reste énigmatique est alors la transversale<br />

intermédiaire, formée par la ligne de contact des deux règles de<br />

verre. Car elle fait charnière entre deux charnières symétriques et incongruentes<br />

: l’une, celle du bas, à fonction 2 et 3 dim, l’autre à fonction<br />

2, 3 et 4 dim, qui est celle du haut. Certes elle articule comme ses deux<br />

battants deux projections planes de deux espaces 3 dim virtuels, en quoi<br />

elle opère comme la charnière d’un miroir à deux faces formant angle<br />

obtus ; mais elle articule aussi comme ses deux battants deux figures 3 dim<br />

(virtuelles) dont l’une celle du bas a pour modèle une figure accessible à<br />

l’œil 3 dim (perspective visive), et l’autre, celle de la mariée, renvoie à une<br />

figure inconnue et proprement invisible, et de cette façon elle opère non<br />

seulement comme une charnière 4 dim entre deux espaces 3 dim homogènes,<br />

mais comme une charnière ? dim entre un espace de puissance<br />

dimensionnelle 3 et une autre (en haut) de puissance dimensionnelle 4.<br />

Charnière paradoxale. Elle marque non pas la séparation du haut et du<br />

bas, mais à la fois leur symétrie et leur incongruence redoublée. II ne<br />

suffit pas de faire pivoter la région du bas autour de sa charnière (ligne<br />

d’horizon) pour l’amener à se superposer avec celle du haut ; il faudra<br />

l’élever d’un degré de puissance dimensionnelle, et même alors les deux<br />

régions resteront incongruentes au sens ordinaire, comme la droite et<br />

la gauche par rapport à un axe vertical. C’est cette incongruence finale<br />

qui devra être levée par un pivotage inimaginable « autour » de la charnière<br />

médiane, seule figure du Verre à réclamer encore un supplément à<br />

l’étendue 4 dimensionnelle – de même qu’il faut ajouter une troisième<br />

dimension et l’opération correspondante (rotation autour d’un axe) pour<br />

vaincre l’incongruence dans le plan de deux triangles symétriques par<br />

rapport à la ligne correspondant à cet axe.<br />

22. Programme : Ensuite examiner si cette sophistication spatiale des<br />

charnières transversales trouve un équivalent, ou son contraire, dans les<br />

micro-récits et les appareils qu’ils traduisent dans la même région du<br />

Verre : refroidisseur, combat de boxe, soigneur de gravité.<br />

les transformateurs duchamp


169<br />

| Hinges<br />

permits us to suppose that the Bachelor space was conceived as a trace<br />

(to the second inferior degree of power) of a 4-dim figure, and it is consequently<br />

certain that its horizon line, the lower transversal, does not<br />

represent to the real 3-dim eye of the viewer anything other than a line or<br />

the profile of a plane. What remains enigmatic is, then, the intermediary<br />

transversal, formed by the line of contact between the two glass rulers.<br />

For it makes a hinge between two symmetrical and incongruent hinges:<br />

one of them, the one below, of 2-dim and 3-dim function, the other one<br />

having 2-, 3-, and 4-dim function, and this is the upper one. Of course<br />

it articulates as its two flaps, two plane projections of two 3-dim virtual<br />

spaces, and in this regard it operates like the hinge of a mirror with two<br />

faces forming an obtuse angle. But it articulates also as its two flaps two<br />

(virtual) 3-dim figures, of which one, the lower one, has as its model a<br />

figure accessible to the 3-dim eye (visive perspective), and the other, that<br />

of the Bride, refers to an unknown and strictly invisible figure, and in<br />

this way it operates not only as a 4-dim hinge between two homogeneous<br />

4-dim spaces, but as a ?-dim hinge between a space whose dimensional<br />

power is 3 and another (above) whose dimensional power is 4. Paradoxical<br />

hinge. It marks both the separation of the top and the bottom and at the<br />

same time their symmetry and incongruence. It is not enough to make<br />

the lower region pivot around its hinge (horizon line) in order to bring it<br />

to superimpose itself on top of the upper region; you would have to raise<br />

it by one degree of dimensional power, and even then the two regions<br />

will remain incongruent in the ordinary sense, like the right and the<br />

left in relation to a vertical axis. It is this final incongruence that will<br />

have to be removed by an unimaginable pivoting “around” the median<br />

hinge, the only figure in the Glass to claim yet another supplement from<br />

4-dimensional area – just as you have to add a third dimension and the<br />

corresponding operation (rotation about an axis) in order to defeat the<br />

incongruence, in the plane, of two triangles that are symmetrical in relation<br />

to the line corresponding to this axis.<br />

22. Program: Then to examine whether this spatial sophistication of the<br />

transversal hinges finds an equivalent, or its contrary, in the micro-tales<br />

and the apparatuses that they translate in the same region of the Glass:<br />

Cooler, Boxing-Match, Handler of Gravity.<br />

duchamp’s trans/formers


170<br />

| Charnières<br />

23. Programme (suite) : Resterait à établir les charnières internes au Verre<br />

cependant, faisant pivot entre toutes les charnières narratives et toutes les<br />

charnières plastiques.<br />

24. L’ascétisme est à triple ressort : la nature arbitraire et la fonction illusionniste<br />

de la perspective (projection en bas du 3 dim réel sur du 2 dim<br />

avec effet de 3 dim virtuel) sont pédagogiquement démontrées par la<br />

seule transparence du support ; l’œil est décontenancé par l’intervention<br />

du 4 dim en haut ; la représentation est laissée pour compte par la charnière<br />

médiane.<br />

le dernier nu<br />

25. Le destinataire des Instructions, le machiniste : Pour commentaire<br />

d’Étant donnés…, nous n’avons que des instructions de montage. Elles<br />

sont intitulées : Approximation démontable, exécutée entre 1946 et 1966 à<br />

New York. Et sous ce titre, entre parenthèses : « (par approximation j’entends<br />

une marge d’ad libitum dans le démontage et le remontage) ». Le<br />

lecteur des Instructions trouvera que la marge est étroite : parmi les nombreux<br />

réglages qu’exigent les quinze opérations requises, seuls sont laissés<br />

à sa discrétion celui de la position des nuages dans leur boîte de ciel et<br />

celui de la lampe ronde qui illuminera la chute d’eau par transparence. Le<br />

texte d’Approximation ne s’adresse pas à l’intelligence imaginative, mais à<br />

l’habileté et la fidélité d’exécution. Le Verre est un tableau que son regardeur<br />

doit faire (DDS, 247) ; Étant donnés… est une collection de pièces<br />

détachées qu’un bricoleur doit réassembler. Dans les Notes des Boîtes,<br />

Duchamp se parle à lui-même et parle à tout le monde ; les Instructions<br />

sont destinées aux décorateurs, accessoiristes et électriciens du théâtre où<br />

se joue la scène du nu. Même plus besoin d’un metteur en scène pour la<br />

concevoir ; seulement des mains pour la fabriquer.<br />

26. Le destinataire d’ Étant donnés…, l’héritier voyeur : Les Boîtes renvoient<br />

à une œuvre en cours, a work in progress, interminée, peut-être<br />

interminable, retardée ; les Instructions sont testamentaires : c’est fini,<br />

je l’ai fait, vous ne pourrez que le refaire, voici comment. C’est fin prêt,<br />

les transformateurs duchamp


171<br />

| Hinges<br />

23. Program (continued): It would remain to establish the hinges internal<br />

to the Glass meanwhile, making a pivot between all the narrative hinges<br />

and all the plastic hinges.<br />

24. Asceticism has three mainsprings: the arbitrary nature and the illusionist<br />

function of perspective (projection down below of the real 3-dim<br />

onto something 2-dim with the effect of virtual 3-dim) are pedagogically<br />

demonstrated by the transparence of the support alone; the eye is discountenanced<br />

by the intervention of the 4-dim up above; representation<br />

is chucked out on the scrap heap by the median hinge.<br />

the last nude<br />

25. The addressee of the Instructions, the machine-operator: As a commentary<br />

on Given, we have only some assembly instructions. They are entitled:<br />

Approximation which can be dismantled, executed between 1946 and 1966 in New<br />

York. And under this title, in brackets: “(by approximation I mean a margin<br />

of ad libitum in the disassembly and reassembly)”. The reader of the<br />

Instructions will find that the margin is narrow: among the numerous<br />

adjustments specified by the fifteen required operations, the only ones<br />

left to his discretion are that of the position of the clouds in their box<br />

of sky and that of the round lamp that will illuminate from behind the<br />

transparent waterfall. The text of the Approximation is not addressed to<br />

imaginative intelligence, but to skill and faithfulness of execution. The<br />

Glass is a picture its viewer must make (DDS, 247); Given is a collection<br />

of spare parts a handyman must reassemble. In the Notes of the Boxes,<br />

Duchamp talks to himself and to everyone; the Instructions are intended<br />

for the set designers, propmen, and electricians of the theater where the<br />

scene of the nude is played. There’s no longer even any need for a director<br />

to conceive it, merely a need for hands to make it.<br />

26. The addressee of Given, the voyeur heir: The Boxes refer to a work in<br />

progress,* unfinished, perhaps unfinishable, delayed; the Instructions are<br />

those of a last will and testament: it is finished, I have made it, you can<br />

only remake it, and here’s how. It’s finished and ready, “ready made.”*<br />

duchamp’s trans/formers


172<br />

| Charnières<br />

ready made. L’exécuteur n’a qu’à réaliser les prescriptions du testament.<br />

Le discours testamentaire appartient au genre performatif : je désigne<br />

pour mon seul héritier M. X ; et du fait de cette seule déclaration, M.<br />

X devient le seul héritier. Il diffère des autres performatifs en ce que son<br />

efficace porte sur la constitution du bénéficiaire, et surtout qu’elle est<br />

subordonnée à la disparition définitive de l’énonciateur, qui doit être<br />

mort. Quant à l’héritier ici désigné, une fois le testament ouvert et convenablement<br />

exécuté, c’est un regardeur d’un genre spécial, nommé dans<br />

les Instructions le « voyeur ». Il aura la jouissance du legs, une gisante<br />

obscène offerte à ses yeux, intouchable comme dans une pornoscopie, et<br />

qu’il ne pourra en rien faire prospérer et « s’épanouir ». La même autorité<br />

qui prescrit au lecteur des Instructions ce qu’il a à faire, fixe au regardeur<br />

d’Étant donnés… sa position et son rôle : tu ne toucheras pas, tu ne tourneras<br />

pas autour du pudendum béant, tu ne bougeras même pas devant<br />

lui ; au contraire le Verre et les Notes des Boîtes exigeaient du regardeur<br />

et du lecteur la plus grande agilité, la plus tenace mobilité des yeux, du<br />

corps et de l’esprit.<br />

27. Transfert du récit sur l’image : À cette immobilité qui corsète le corps<br />

du regardeur et le transforme en voyeur, correspond la disparition complète,<br />

dans l’Approximation, du récit (même précaire) et des descriptions<br />

et projets qui accompagnaient celui-ci dans les Boîtes. Des modes d’emploi<br />

pour machinistes, expurgées de toute narration, préparent une scène<br />

insolemment figurative. C’est le rapport inverse de celui des Boîtes avec<br />

le Verre où la scène suggérée par le récit élémentaire de la mise à nu, que<br />

donnent les textes, est défigurée (défigurativée) en agencements mécaniques<br />

insensés et déréalisée par la transparence du support. Il est insuffisant,<br />

et en partie inexact, de dire que la machinerie visible de la Mariée…<br />

passe dans les coulisses d’Étant donnés.. ; il est notable en revanche que<br />

la fonction narrative, même déficiente, assurée par les Notes des Boîtes,<br />

est transférée à la scène visible de la dernière œuvre. Si une histoire est<br />

racontée ici, ce n’est plus au lecteur, c’est au voyeur. Elle n’est plus écrite ;<br />

à lui de se la raconter ; elle est virtuelle.<br />

28. Premier groupe de charnières entre les deux ensembles : création en<br />

cours versus exécution après coup ; spéculations pour soi et en soi versus<br />

les transformateurs duchamp


173<br />

| Hinges<br />

The executor has only to carry out the prescriptions of the testament. The<br />

testamentary discourse belongs to the performative genre: I designate as my<br />

sole heir Monsieur X; and by the fact of this declaration alone, Monsieur X<br />

becomes the sole heir. It differs from the other performatives in that its efficacy<br />

concerns the constitution of the beneficiary, and especially in that this is subordinated<br />

to the definitive disappearance of the enunciator, who has to be dead.<br />

As for the heir who is designated here, after the testament has been opened<br />

and suitably executed, he is a viewer of a special kind, called the “voyeur” in<br />

the Instructions. He will have the pleasure of the legacy, an obscene reclining<br />

figure opened to his eyes, untouchable as in a pornoscope, and that he will not<br />

in any way be able to make prosper and “blossom out”. The same authority<br />

that prescribes to the reader of the Instructions what he has to do fixes for the<br />

viewer of Given his position and his role: thou shalt not touch, thou shalt not<br />

turn about the gaping pudendum, thou shalt not even move in front of it; on<br />

the contrary the Glass and the Notes of the Boxes required of the spectator and<br />

the reader the greatest agility, the most tenacious mobility of the eyes, of the<br />

body, and of the mind.<br />

27. Transference of the tale onto the image: To this immobility that corsets the<br />

body of the viewer and transforms him into a voyeur, there corresponds the<br />

complete disappearance, in the Approximation, of the tale (albeit precarious)<br />

and of the descriptions and plans that accompanied it in the Boxes. User<br />

instructions for machine operators, expurgated of all narration, prepare an<br />

insolently figurative scene. It’s the inverse relation to that of the Boxes to<br />

the Glass, where the scene suggested by the elementary tale of the stripping<br />

bare, which is given by the texts, is disfigured (defiguratived) into insensate<br />

mechanical linkages and derealized by the transparency of the support. It<br />

is insufficient, and in part inexact, to say that the visible machinery of the<br />

Large Glass passes behind the scenes of Given; it is notable on the other hand<br />

that the narrative function (albeit a deficient one) provided by the Notes on<br />

the Boxes is transferred to the visible scene of the last work. If a story is told<br />

here, it is no longer to the reader; it’s to the voyeur. The story is no longer<br />

written; it’s up to him to tell it to himself; the story is virtual.<br />

28. First group of hinges between the two ensembles: creation in progress versus<br />

execution after the fact; speculations for themselves and in themselves versus<br />

duchamp’s trans/formers


174<br />

| Charnières<br />

prescriptions à faire observer par d’autres ; discours narrativisé versus discours<br />

exécutoire ; aplat non figuratif versus volume réaliste. La charnière<br />

paraît ainsi aisée à déterminer, et très peu paradoxale logiquement : c’est<br />

un groupe de disjonctions exclusives fortes. La dernière œuvre tournerait<br />

résolument le dos à la précédente.<br />

29. Décisions logées dans le titre : Pourtant il s’agit d’une histoire, et de<br />

la même ici et là. Étant donnés : 1°) la chute d’eau, 2°) le gaz d’éclairage<br />

(noter que la graphie de Duchamp place toujours le 2°) sous le 1°), et<br />

non à côté) est une citation fragmentaire d’une Note de la Boîte Verte<br />

(1934 : DDS, 43-44), qui se présente sous deux versions, l’une intitulée<br />

« Préface », l’autre « Avertissement ». Ce titre général est par ailleurs<br />

monnayé en deux sous-titres : « Étant donné le gaz d’éclairage » (DDS, 76)<br />

introduit au récit, étendu sur plusieurs Notes, des transformations subies<br />

par le gaz ; « Étant donnée la chute d’eau » (DDS, 89) forme le titre d’une<br />

Note unique qui porte deux croquis, l’un du « Moulin à eau (paysage) »,<br />

l’autre d’ « une sorte de jet d’eau arrivant de loin en demi-cercle – pardessus<br />

les moules mâlic ». Que Duchamp choisisse cette Préface ou cet<br />

Avertissement pour titre de la dernière œuvre implique plusieurs décisions<br />

: – 1° le titre en sera plus logique (voir ici §§ 7-10) que narratif, ce<br />

qui concourt avec l’élimination du récit dans l’écrit ; – 2° renvoyant à un<br />

avertissement précédent touchant à la problématique qui a présidé à la<br />

fabrication du Verre, il en annonce donc la reprise à neuf, le recommencement<br />

; – 3°) cette problématique de l’Avertissement étant de nature<br />

théorique, le titre de la dernière œuvre devra relier le dispositif spéculaire<br />

qui est celui de sa plastique avec les spéculations antérieures ; – 4°) « eau »<br />

et « gaz » appartenant l’un et l’autre à la région célibataire du Verre, le<br />

titre indiquera qu’en dépit des apparences, l’espace où s’exhibe à plein<br />

l’intimité femelle est celui des hommes seuls.<br />

30. Explication du titre : Le texte de la Boîte Verte est dominé par l’analogie<br />

photographique : « Repos instantané […], meilleure exposition du<br />

Repos extra-rapide [de la pose extra-rapide] […], exposition extra-rapide »<br />

d’une part, et de l’autre « Étant donnés (dans l’obscurité) », repris en<br />

« Soit, donnés dans l’obscurité », ces termes circonscrivent un problème :<br />

celui de l’impression d’une surface sensible, plongée dans l’obscurité, par<br />

les transformateurs duchamp


175<br />

| Hinges<br />

prescriptions to cause others to observe; a narrativized discourse versus an<br />

executory discourse; a non-figurative flattening versus a realist volume.<br />

The hinge thus appears easy to determine and logically not at all paradoxical:<br />

it’s a group of strong exclusive disjunctions. The last work would<br />

resolutely turn its back on the one before.<br />

29. Decisions residing in the title: And yet we are dealing with a story, and the<br />

same one here as there. Given: (1) the waterfall, (2) the illuminating gas (note<br />

that Duchamp’s written form always places the 2 under the 1, and not<br />

beside it) is a fragmentary quotation from a Note in the Green Box (1934:<br />

DDS, 43-44), which presents itself in two versions: one entitled “Preface”,<br />

the other, “Foreword”. This general title is furthermore converted into<br />

two subtitles: “Given the illuminating [lamplight] gas” (DDS, 76) introduces<br />

to the tale, extended over several Notes, some transformations undergone<br />

by the gas; “Given the waterfall” (DDS, 89) forms the title of a unique Note<br />

that bears two sketches, one of a “Water mill (landscape)”, the other of “A<br />

sort of water-jet arriving from far away in a semi-circle – over the Malic<br />

Molds.” That Duchamp should pick this Preface or this Foreword as the<br />

title of his last work implies several decisions: 1) its title will be more logical<br />

(see above, paragraphs 7-10) than narrative, which goes along with the<br />

elimination of the tale in the writing; 2) referring to a previous foreword<br />

touching on the problematic that presided over the making of the Glass,<br />

he announces its resumption from zero, its recommencement; 3) this<br />

problematic of the Foreword being of a theoretical nature, the title of<br />

the last work will have to link the specular device of his sculpture with<br />

the earlier speculations; and 4) “water” and “gas” both belonging to the<br />

Bachelor region of the Glass, the title will indicate that in spite of appearances,<br />

the space where female intimacy is exhibited fully is that of men<br />

alone.<br />

30. Explanation of the title: The text of the Green Box is dominated by the<br />

photographic analogy: “Snapshot rest […] best exposure of the extrarapid<br />

Sleep [of the extra-rapid pose][…] extra-rapid exposure” on the<br />

one hand, and on the other Given (in darkness…) taken up in “Let there<br />

be, given in darkness”, these terms circumscribe a problem: that of the<br />

impression of a sensitive surface, plunged into darkness, by luminous<br />

duchamp’s trans/formers


176<br />

| Charnières<br />

les rayons lumineux émanant des mouvements contraires d’une chute<br />

d’eau et d’une combustion de gaz. Le temps d’exposition ou de pose<br />

devra être extrêmement bref. L’intérêt de Duchamp pour la fixation du<br />

mouvement sur une surface n’est pas nouveau, il commande ses études<br />

à partir de 1911. À retenir seulement qu’après des essais d’inspiration<br />

chrono-photographique, il se tourne vers une solution qu’on pourrait<br />

appeler acinématique, et dont l’axiome serait : à mobile très vite, temps<br />

d’exposition très court, et image dénuée des signes du mouvement.<br />

Première approximation insuffisante. Les mouvements contraires de<br />

chute et d’ascension (eau et gaz) donnent lieu à « une succession [un<br />

ensemble] de faits divers semblant se nécessiter l’un l’autre par des lois »,<br />

ou encore à « plusieurs collisions semblant se succéder rigoureusement<br />

chacune à chacune suivant des lois ». Ce ne sont donc pas les mouvements<br />

qui devront être fixés sur la surface sensible, mais leurs collisions<br />

(dites aussi « attentats ») ; ou plus précisément, la séquence de ces collisions.<br />

Cette séquence est constituée d’une succession de contacts (« faits<br />

divers ») entre eau et gaz ; elle n’est pas un mouvement simple, soit un<br />

rapport entre un espace et un temps, mais un mouvement de deuxième<br />

degré (apparent), constitué par le rapport entre le temps pris par la série<br />

dans son ensemble et les positions spatiales diverses qui résultent de chacune<br />

des collisions. Dans un tel mouvement, le temps semble soumettre<br />

le divers des figures du contact eau/gaz à des lois rigoureuses, puisque<br />

l’ensemble suggère l’unité d’une consécution.<br />

Vient alors l’énoncé du projet proprement dit : les conditions du<br />

temps de pose optimum pour fixer le temps de la séquence des collisions<br />

étant « déterminées », on isolera « le signe de la concordance entre cette<br />

exposition extra-rapide (capable de toutes les excentricités) d’une part et<br />

le choix des possibilités légitimées par ces lois d’autre part ». Il est précisé<br />

peu après que si l’on appelle a l’exposition et b les dites possibilités,<br />

le « signe » recherché est à identifier comme la barre du rapport a/b.<br />

Ce qui rend l’énoncé de l’Avertissement passablement tautologique, car<br />

l’exposition n’est autre que le temps de pose et le choix des possibilités<br />

consiste d’abord à déterminer les paramètres spatio-temporels (comme :<br />

durée, fréquence, amplitude) de la suite des collisions, soit les « lois »<br />

qui la constituent comme telle. Si bien qu’en remplaçant les valeurs par<br />

les lettres a et b qui leur correspondent, on obtient : déterminer le a de<br />

les transformateurs duchamp


177<br />

| Hinges<br />

rays emanating from the contrary movements of a waterfall and of a combustion<br />

of gas. The exposure-time or pose-time will have to be extremely<br />

short. Duchamp’s interest in the fixing of movement on a surface is not<br />

new; it governs his studies from 1911 onward. Let us note only that after<br />

some attempts inspired by time-lapse photography, he turns toward a<br />

solution that one could call a-cinematic, and whose axiom would be: for a<br />

very fast mobile object, a very short exposure time and an image denuded<br />

of signs of movement.<br />

A first insufficient approximation. The contrary movements of fall and<br />

rise (water and gas) give place to “a succession [an ensemble] of diverse<br />

facts seeming to necessitate each other mutually by laws”, or else to “several<br />

collisions seeming to succeed each other rigorously one after the<br />

other following laws”. Thus it’s not the movements that must be fixed on<br />

the sensitive surface, but their collisions (or “criminal attempts”); or more<br />

precisely, the sequence of these collisions. This sequence is constituted by<br />

a succession of contacts (“diverse facts”) between water and gas; it is not a<br />

simple movement, namely a relation between a space and a time, but an<br />

(apparent) second degree movement, constituted by the relation between<br />

the time taken by the series in its entirety and the diverse spatial positions<br />

that result from each of the collisions. In such a movement, time seems<br />

to submit the diversity of the figures of the water/gas contact to rigorous<br />

laws, for the whole set suggests the unity of a consecutive order.<br />

There comes then the statement of the project properly speaking:<br />

because the conditions of the optimum pose-time for fixing the time of<br />

the sequence of collisions are “determined”, one can isolate “the sign of<br />

the concordance between this ultra-rapid exposure (capable of all eccentricities)<br />

on the one hand and the choice of the possibilities legitimized by<br />

these laws on the other hand”. Shortly after, it is explained that if you call<br />

the exposure a and the said possibilities b, the sought-for “sign” is to be<br />

identified as the bar of the relation a/b. Which makes the statement of<br />

the Foreword fairly tautological, for the exposure is none other than the<br />

pose-time, and the choice of possibilities consists first of all in determining<br />

the spatio-temporal parameters (like duration, frequency, amplitude)<br />

of the succession of collisions, i.e., the “laws” that constitute it as such. So<br />

much so that by replacing the values by the letters a and b corresponding<br />

to them, you get: Determine the a of b in order to isolate the sign of the<br />

duchamp’s trans/formers


178<br />

| Charnières<br />

b pour isoler le signe de la concordance entre a et b. Et en développant :<br />

étant donnée une suite de rencontres entre les mouvements contraires de<br />

l’eau et du gaz, déterminer le temps d’exposition qui soit en concordance<br />

(mais le mot va être rejeté) avec les paramètres temporels de la série de<br />

ces rencontres.<br />

Comme il s’agit d’enregistrer une série de faits divers, il est légitime de<br />

penser que le temps de pose ne sera pas une durée simple d’exposition,<br />

mais un rythme déterminant l’alternance des ouvertures et fermetures de<br />

l’objectif aux rayons lumineux émanant de la série. Ce qui nous ramène<br />

au chronophotographe et au cinématographe. Et Duchamp y a songé :<br />

« Faire un tableau de sculpture comme on enroule une bobine de filmcinéma<br />

– à chaque tour, sur une grande bobine (plusieurs mètres de diamètre<br />

si nécessaire), une nouvelle “vue” continuant le précédent tour et<br />

le reliant au suivant » (DDS, 107) ; mais il ajoute : « Cette continuité<br />

pourra n’avoir rien de commun avec celle du film cinématographique ou<br />

y ressembler. » La question décisive est de savoir si la surface portant les<br />

photogrammes doit être vue en mouvement ou en repos ; il suffit qu’elle<br />

soit animée, et d’un mouvement identique à celui de la prise de vue,<br />

pour que soit créée aux yeux du regardeur l’illusion du mouvement réel<br />

(celui des collisions). Cette illusion implique qu’il n’y a plus de « signe »<br />

perceptible d’une quelconque « concordance » entre le temps de pose<br />

et le temps du sujet enregistré. Mais si la surface d’inscription conserve<br />

ensemble, immobiles, les traces impressionnées, non seulement ce signe<br />

restera perceptible, il apparaîtra comme ce qui détermine l’apparence<br />

(dès lors « allégorique ») du mouvement « réel ». Et c’est pourquoi les<br />

« lois » des collisions ne font que « sembler » légitimer le « choix des<br />

possibilités », elles sont de fait aussi bien « occasionnées » par lui, car les<br />

caractéristiques de la prise de vue organisent le sujet (ici la série des collisions)<br />

tout autant que l’inverse.<br />

Or le Verre est bien en effet ce signe isolé, surface sensible (rétine)<br />

immobile où viennent s’inscrire les faits divers du récit selon des possibilités<br />

minuteusement choisies par Duchamp, et telles que le regardeur<br />

n’aura littéralement rien à voir s’il les néglige. Mais Étant donnés… ?<br />

les transformateurs duchamp


179<br />

| Hinges<br />

concordance between a and b. And developing this: Given a succession of<br />

encounters between the contrary movements of water and gas, determine<br />

the exposure-time that is in concordance (but the word will be rejected)<br />

with the temporal parameters of the series of these encounters.<br />

Because it is a question of recording a series of diverse facts, it is legitimate<br />

to think that the pose-time will not be a simple duration of exposure,<br />

but a rhythm determining the alternation of the openings and closings of<br />

the objective lens to the light rays emanating from the series. Which brings<br />

us back to the time-lapse photographer and to the cinematographer. And<br />

Duchamp thought of it: “To make a sculpture-picture like you would wind<br />

a reel of cinema-film – at each turn, on a large reel (several metres in diameter<br />

if necessary), a new ‘shot’ continuing the previous turn and linking it<br />

to the following one” (DDS, 107); but he adds: “This continuity could have<br />

nothing in common with that of the cinematographic film, or resemble<br />

it.” The decisive question is to know if the surface bearing the photograms<br />

must be seen in movement or at rest; it is enough for it to be animated and<br />

with a movement identical to that of the filming, in order that there be<br />

created in the eyes of the viewer the illusion of the real movement (that of<br />

the collisions). This illusion implies that there is no longer any perceptible<br />

“sign” of any “concordance” between the time of the pose and the time of<br />

the recorded subject. But if the surface of inscription preserves together,<br />

immobile, the impressed traces, not only will this sign remain perceptible,<br />

but it will appear as what determines the (henceforth “allegorical”) appearance<br />

of the “real” movement. And that is why the “laws” of the collisions<br />

merely “seem” to legitimize the “choice of possibilities”. They are, in fact,<br />

just as much “occasioned” by it, for the characteristics of the filming organize<br />

the subject (in this case the series of collisions) just as much as the other<br />

way around.<br />

But the Glass is indeed this isolated sign, an immobile sensitive surface<br />

(retina) on which the diverse facts of the story come to be inscribed,<br />

according to the possibilities meticulously chosen by Duchamp, and such<br />

that the viewer will have literally nothing to see if he ignores them. But<br />

what about Given?<br />

duchamp’s trans/formers


180<br />

| Charnières<br />

31. Inversion du rapport de l’apparence et de l’apparition : La dernière<br />

œuvre paraît tout au contraire effacer ce signe et ne donner à voir que la<br />

séquence ou récit des collisions. Sa plastique semble contredire parfaitement<br />

son titre si on l’entend comme on vient de le faire. C’est ce qu’on<br />

comprendra plus facilement si l’on se souvient que dans l’Avertissement<br />

la pose est dite aussi « apparence ». Duchamp oppose constamment l’apparence<br />

d’un objet à son apparition. La première est « l’ensemble des<br />

données sensorielles usuelles permettant d’avoir une perception ordinaire<br />

de cet objet » (DDS, 120), la seconde est le « moule (formel) » de la<br />

première, par exemple l’image 2 dim en perspective d’un objet 3 dim,<br />

ou encore son « négatif (photographique) ». Le rapport a/b de tout à<br />

l’heure est celui de l’apparence et de l’apparition respectivement. Le Verre<br />

montre les apparitions des apparences, il est comme le négatif des deux<br />

ensembles d’objets, célibataires et mariée, qui d’autre part relèvent d’espaces<br />

différents. Étant donnés… paraît tout au contraire proposer la seule<br />

apparence de ce qu’il fait voir. Ce que le regardeur voit sur le Verre, c’est<br />

l’œil et même le cerveau en train de composer ses objets, il voit les images<br />

de ceux-ci impressionner la rétine et le cortex selon des lois de (dé)formation<br />

qui sont les leurs et qui organisent la paroi de verre. Mais quand<br />

le voyeur met ses yeux dans les trous de la porte espagnole, il semble<br />

n’avoir qu’une « perception ordinaire » des objets qu’il voit. Le Verre,<br />

étant la pellicule, donne à voir les conditions d’impression qui règnent<br />

à l’intérieur de la boîte optique ; Étant donnés…, étant cette boîte réglée<br />

sur son champ, montre les objets extérieurs qui y apparaissent vus de son<br />

intérieur (chambre noire).<br />

La fonction dominante dans les titres est inversée par rapport à celle<br />

qui gouverne les œuvres plastiques : narrative pour l’œuvre d’ascèse, elle<br />

est logique pour l’œuvre de séduction. Si le logique est au narratif comme<br />

l’apparition est à l’apparence, on dira que le tableau des apparitions porte<br />

un titre d’apparence, et le monument des apparences un nom d’apparition.<br />

La charnière d’exclusion entre les deux œuvres opère donc dans ce<br />

double registre aussi ; mais elle fonctionne dans les deux sens, et comme<br />

les titres ne sont pas moins importants que les œuvres qui les portent,<br />

cette réversion interdit de prendre le montage illusionniste d’Étant donnés…<br />

pour un banal traquenard à séduction.<br />

les transformateurs duchamp


181<br />

| Hinges<br />

31. Inversion of the relation between appearance and apparition: The last work<br />

appears, on the contrary, to efface this sign and to show only the sequence<br />

or story of the collisions. Its plastic art seems to contradict its title perfectly,<br />

if you take it in the sense just given. This is something you will<br />

understand more easily if you remember that in the Foreword the pose<br />

is said to be also “appearance”. Duchamp constantly opposes the appearance<br />

of an object to its apparition. The appearance is “the ensemble of<br />

usual sensory data permitting us to have an ordinary perception of this<br />

object” (DDS, 120); the apparition is the “(formal) mold” of the appearance,<br />

for example, the 2-dim image in perspective of a 3-dim object or<br />

else its “(photographic) negative”. The relation a/b of a moment ago is that<br />

of appearance and apparition, respectively. The Glass shows the apparitions<br />

of the appearances; it is like the negative of the two sets of objects,<br />

Bachelors and Bride, which, moreover, derive from different spaces. Given<br />

appears, on the contrary, to offer merely the appearance of what it makes<br />

us see. What the viewer sees on the Glass is the eye and even the brain in<br />

the process of composing its objects, the images of these objects impressing<br />

the retina and the cortex according to laws of (de-)formation, which<br />

are their own and that organize the glass partition. But when the voyeur<br />

puts his eyes in the holes of the Spanish gate, he seems to have only an<br />

“ordinary perception” of the objects he sees. The Glass, being the film, lets<br />

us see the conditions of impression that reign on the inside of the optical<br />

box; Given, being this box regulated as to its field, shows the external<br />

objects that appear there to be seen from its inside (dark chamber).<br />

The dominant function in the respective titles is inverted with regard<br />

to the one that governs the plastic works: this being a narrative function<br />

for the ascetic work, a logical one for the work of seduction. If the logical<br />

is to narrative as the apparition is to the appearance, one will say that<br />

the apparitions-picture bears an appearance-title and the appearancesmonument<br />

an apparition-name. The hinge of exclusion between the two<br />

works thus operates in this double register also. But it functions in both<br />

directions, and as the titles are no less important than the works that bear<br />

them, this reversion forbids us to take the illusionist montage of Given as<br />

a banal seduction-trap.<br />

duchamp’s trans/formers


182<br />

| Charnières<br />

32. Suit une série d’opérations faisant charnières entre le chariot du Verre<br />

et le bâti d’ Étant donnés…: L’hypothèse est que le « bâtis » (ainsi l’écrit<br />

Duchamp, pourquoi ?) d’Étant donnés… qui occupe, renferme en lui et<br />

fraie un espace 3 dim, et dont le volume n’est pas sans analogie avec celui<br />

du chariot du Verre, est une machine célibataire. (Et qu’il est à lui-même<br />

sa propre Boîte.)<br />

a) Ce chariot « se présente en costume d’Émancipation, cachant dans son<br />

sein le paysage du moulin à eau » (DDS, 88). Dans le Verre, le moulin seul<br />

est visible, non l’eau ni le paysage. Dans Cols alités, émerge le paysage.<br />

Dans la dernière œuvre, le paysage et la chute d’eau, sinon le moulin,<br />

sont en pleine lumière, comme toile de fond. On se souvient que le jet<br />

d’eau devait provenir du fond de l’horizon célibataire, pour venir choir<br />

au premier plan, dans le bâti du chariot. L’espace scénique d’Étant donnés…<br />

serait encadré dans quelque chose comme le parallélipipède droit<br />

du chariot (bien que ce ne soit pas exactement le cas ; mais l’hypothèse<br />

est seulement heuristique). Il aurait pour horizon le paysage, ici sorti de<br />

sa cache.<br />

b) Le point de fuite du « cube » (au sens perspectiviste) d’Étant donnés…<br />

serait donné par la vulve. Perspective légèrement plongeante, l’œil<br />

du voyeur étant placé plus haut (à 1,536 m) que la table qui supporte le<br />

nu ; c’est l’inverse du rapport des altitudes respectives des célibataires et<br />

de la mariée dans le Verre. Mais la position du point de fuite ne pourrait<br />

être vérifiable que par photo (ce à quoi l’Approximation nous invite<br />

fréquemment).<br />

c) La double paroi, portail avec les deux trous du voyeur et mur de<br />

briques avec son échancrure, serait l’analogue dans l’espace célibataire, de<br />

la double paroi du Refroidisseur qui sépare le haut et le bas du Verre. « Ce<br />

refroidisseur sera un verre transparent. Plusieurs plaques de verre les unes<br />

au-dessus des autres » (DDS, 59). Ici, où la machine ne fonctionne qu’à<br />

l’horizontale, lesdites plaques seraient les unes derrière les autres, comme<br />

des lentilles d’appareil optique, qu’il faut donc imaginer placées aux trous<br />

de la porte et dans la brèche du mur.<br />

d) L’interstice imperceptible écrasé entre les deux plaques transversales,<br />

c’est-à-dire la ligne transversale médiane du Verre, aurait pour analogue<br />

la chambre noire qui dans Étant donnés sépare porte et mur : la porte<br />

est l’horizon célibataire du Verre, le mur les Vêtements de la mariée, soit<br />

les transformateurs duchamp


183<br />

| Hinges<br />

32. There follows a series of operations forming hinges between the trolley of the<br />

Glass and the frame of Given: The hypothesis is that the “bâtis” [a-frames]<br />

(Duchamp writes it like that, why?) of Given, which occupies, encloses in<br />

itself, and opens up a 3-dim space, the volume of which is not without<br />

analogy to that of the trolley of the Glass, is a Bachelor machine. (And that<br />

it is its own Box unto itself.)<br />

a) This trolley “presents itself dressed up as Emancipation, concealing in its<br />

bosom the landscape of the water-mill” (DDS, 88). In the Glass, only the mill<br />

is visible, not the water or the landscape. In Cols alités, the landscape<br />

emerges. In the last work, the landscape and the waterfall, if not the mill,<br />

are in full light, as a backdrop. You recall that the water jet had to come<br />

from the back of the Bachelor horizon in order to come falling down onto<br />

the foreground, into the frame of the trolley. The scenic space of Given<br />

would be framed in something like the right-angled parallelipiped of the<br />

trolley (although this is not exactly the case; but the hypothesis is merely<br />

heuristic). It would have as its horizon the landscape, here coming forth<br />

from its hiding place.<br />

b) The vanishing point of the “cube” (in the perspectivist sense) of<br />

Given would be given by the vulva. A slightly plunging perspective, the<br />

voyeur’s eye being placed higher up (at a height of 1.536 meters) than the<br />

table that supports the nude; it’s the inverse of the relation of the respective<br />

altitudes of the Bachelors and the Bride in the Glass. But the position<br />

of the vanishing point would be verifiable only by photo (which the<br />

Approximation frequently invites us to do).<br />

c) The double partition, the portal with the two voyeur’s holes and brick<br />

wall with its indentation, would be the analogue in the Bachelor space of<br />

the double partition of the Cooler that separates the top and the bottom of<br />

the Glass. “This cooler will be a transparent glass. Several panes of glass on<br />

top of each other” (DDS, 59). Here, where the machine functions only on<br />

the horizontal, the said panes of glass would be one behind the other, like<br />

the lens elements of an optical apparatus, which we must therefore imagine<br />

placed on the holes of the door and in the breach in the wall.<br />

d) The imperceptible interstice crushed between the two transverse<br />

panes, i.e., the transverse median line of the Glass, would have as its analogue<br />

the dark chamber that in Given separates door and wall: the door is<br />

the Bachelor horizon of the Glass; the wall is the Clothes of the Bride, or,<br />

duchamp’s trans/formers


184<br />

| Charnières<br />

respectivement la transversale inférieure et la supérieure. Cette distance<br />

immuable cloue les yeux à leur point de vue et la femme à son point<br />

d’exhibition optimum (point de fuite). Le voyeur est un regardeur sans<br />

dimension, réduit à son point.<br />

e) Les trous dans la porte et la brèche dans le mur de briques : le<br />

Combat de boxe a ouvert l’horizon célibataire en soulevant les deux<br />

béliers qui le ferment, à coups de bille (d’œil) ; et les Vêtements de la<br />

mariée, soutenus par ces béliers, ont été dégrafés. Le Combat de boxe<br />

est un « rouage lubrique » (DDS, 59). Inexécuté dans le Verre, il n’est pas<br />

visible dans Étant donnés parce qu’il est ce qui fait voir.<br />

f) Mais pour un instant seulement : un ressort devait refermer les orifices<br />

en faisant retomber les béliers. Ce ressort marque le destin réservé<br />

ici au voyeur : il voit tout d’un coup, dans l’instantané de l’ouverture du<br />

diaphragme. De ce fait il ne voit pas plus que ne voit une pellicule sensible,<br />

il est impressionné, comme elle. Augenblick, point de temps.<br />

g) Le périmètre du diaphragme est donné par le contour irrégulier de la<br />

brèche. « De l’accouplement de ces deux apparences de la virginité pure<br />

[celle de la mise à nu par les célibataires, celle imaginative-volontaire de<br />

la mariée] – de leur collision dépend tout l’épanouissement » (DDS, 63).<br />

La brèche résulterait de cette collision. Elle détermine le cadre de l’apparence,<br />

elle est le moule ou l’apparition de l’épanouissement. Mais il n’y a<br />

d’yeux que pour celui-ci.<br />

h) Si la porte correspond à la ligne d’horizon célibataire du Verre, et<br />

si la chute d’eau qui devait venir tomber au premier plan sur le moulin<br />

est rejetée au fond dans la dernière œuvre, c’est que l’espace du bas est<br />

ici pris à revers : le voyeur regarde à partir de l’équivalent de la transversale<br />

inférieure, du « fond » du Verre, en direction de son avant-scène. Il<br />

devrait voir… le regardeur du Verre. L’étonnant est qu’il voit la femme<br />

qui devrait être à la fois derrière lui et au-dessus de lui. En tout cas il a<br />

fallu qu’elle tombe.<br />

i) Le dispositif serait spéculaire (et non plus « miroirique »). Le plan<br />

de la brèche serait celui d’un tableau qui couperait les pyramides visives<br />

ayant pour sommets les trous du voyeur. Dans une organisation de ce<br />

type, le point de vue et le point de fuite sont symétriques : s’il est vrai<br />

que le second est la vulve, celle-ci est l’image spéculaire des yeux voyeurs ;<br />

ou : quand ceux-ci croient voir la vulve, ils se voient. Con celui qui voit.<br />

les transformateurs duchamp


185<br />

| Hinges<br />

respectively, the lower and upper transverse line. This immutable distance nails<br />

the eyes to their viewing point and the woman to her optimum point of exhibition<br />

(vanishing point). The voyeur is a viewer without dimension, reduced to his point.<br />

e) The holes in the door and the breach in the brick wall: the Boxing Match<br />

opened the Bachelor horizon by raising the two rams that close it, with shots of<br />

a marble (with glances), 5 and the Clothes of the Bride, supported by these rams,<br />

have been unhooked. The Boxing Match is a “lubricious gear-train” (DDS, 59). Not<br />

executed in the Glass, it is not visible in Given because it is what makes for seeing.<br />

f) But for an instant only: a spring was meant to close up the orifices by making<br />

the rams fall back again. This spring marks the fate reserved here for the voyeur:<br />

he sees suddenly, in the snapshot of the opening of the diaphragm. Because of<br />

this he sees no more than is seen by a sensitive film, he is impressed, like the film.<br />

Augenblick, point in time, no time at all.<br />

g) The perimeter of the diaphragm is given by the irregular contour of the<br />

breach. “On the coupling of these two appearances of pure virginity [that of the<br />

stripping bare by the Bachelors, and the wilful-imaginative one of the Bride] – on<br />

their collision depends the whole blossoming” (DDS, 63). The breach would result<br />

from this collision. It determines the frame of the appearance; it is the mold or the<br />

apparition of the blossoming. But there are eyes only for the blossoming.<br />

h) If the door corresponds to the Bachelor horizon line of the Glass, and if the<br />

waterfall that was meant to come falling down into the foreground onto the mill<br />

is thrown back into the background in the last work, it’s because the lower space<br />

is here taken back to front: the voyeur looks out from the equivalent of the lower<br />

transversal line, from the “upstage” area of the Glass, in the direction of its downstage<br />

area. He ought to see… the viewer of the Glass. The astonishing thing is that<br />

he sees the woman who ought to be both behind him and above him. In any case<br />

it was necessary that she should fall.<br />

i) The device would be specular (and no longer “mirrorish”). The plane of the<br />

breach would be that of a picture that would cut the visive pyramids that have<br />

as their summits the voyeur’s holes. In an organization of this type, the viewing<br />

point and the vanishing point are symmetrical: If it is true that the latter is the<br />

vulva, then the vulva is the specular image of the voyeur-eyes; or: When these<br />

eyes think they see the vulva, they are seeing themselves. A cunt is he who sees.<br />

5 “en soulevant les deux béliers qui le ferment, à coups de bille (d’œil)” [translator’s note].<br />

duchamp’s trans/formers


186<br />

| Charnières<br />

j) Seulement le plan de ce tableau perspectiviste reste virtuel, il n’y a<br />

pas de verre ni aucun support dans la brèche du mur sur lequel s’inscriraient<br />

réellement les projections planes du nu 3 dim. C’est certes là que<br />

s’installerait le portillon de Dürer, comme le suggère Jean Clair. 4 Comme<br />

c’est à la place des œilletons qu’il faudrait placer l’appareil photo si l’on<br />

voulait photographier la scène (une fois les panneaux supérieurs de la<br />

porte écartés sur leurs glissières : cinquième Opération de l’Approximation).<br />

Reste que la vitre n’y est pas.<br />

k) Le lino à carreaux noirs et blancs placé sur le sol de la scène est<br />

entièrement invisible, comme doit l’être le carroyage qui sert à monter<br />

la perspective chez Alberti et les autres. Comme l’axe de vue sur le nu<br />

est légèrement plongeant, le plan du fond portant ciel, paysage et chute<br />

d’eau devra être monté un peu incliné vers l’arrière (« angle avec le sol,<br />

91 ou 92° », Approximation, 2). Duchamp rouvre ainsi l’angle que forme<br />

ce plan avec les rayons visuels, pour creuser la profondeur du champ. À<br />

Vicenze, Scamozzi relève les planchers des vedute du Teatro Olimpico<br />

pour obtenir le même effet. À porter encore au compte illusionniste, une<br />

légère inclinaison vers l’avant du nu sur la table (à vérifier).<br />

l) Charnière perspectiviste : le 3 dim réel (sujet) est projeté sur du 2<br />

dim réel (support) ; celui-ci donne un effet optique de 3 dim (virtuel :<br />

apparence). Charnière d’Étant donnés… : le 3 dim réel (le sujet qu’est le<br />

nu dans les buissons, et l’espace de la scène) donnerait un effet optique<br />

de 2 dim (virtuel : la surface d’un support placé dans la brèche, mais<br />

inexistant).<br />

m) À corriger. Charnière Duchamp dans le bas du Verre : c’est la charnière<br />

perspectiviste avec une articulation supplémentaire : le 3 dim virtuel<br />

de l’apparence donne un effet optique de 2 dim (à cause de la transparence<br />

du support, et du traitement des figures analogue à celui d’un<br />

« bleu » d’architecte). Charnière Duchamp dans Étant donnés… : le 2<br />

dim virtuel est traité pour produire un effet optique 3 dim virtuel, selon<br />

le modèle du dispositif stéréoscopique (D’Harnoncourt et Hopps) 5 ou<br />

anaglyphique (Jean Clair). 6 Ce modèle exige deux œilletons, et non un<br />

4 Article cité, 157-159.<br />

5 Étant Donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage. Reflections on a New Work by Marcel Duchamp, Philadelphia<br />

Museum of Art, 1973.<br />

6 Article cité.<br />

les transformateurs duchamp


187<br />

| Hinges<br />

j) But the plane of this perspectivist picture remains virtual: there is<br />

no glass nor any support in the breach in the wall on which the plane<br />

projections of the 3-dim nude would really be inscribed. There, of course,<br />

is where Dürer’s gate would be installed, as Jean Clair suggests. 6 Just as<br />

it’s in the place of the eye-holes that the camera should be placed if one<br />

wanted to photograph the scene (after the upper panels of the door have<br />

been moved aside on their runners: fifth Operation of the Approximation).<br />

What’s left is that the window pane is not there.<br />

k) The black-and-white squared lino placed on the ground of the scene is<br />

entirely invisible, as the squaring must be that serves to set up the perspective<br />

in Alberti and the others. As the axis of sight on the nude is plunging,<br />

the background plane bearing the sky, landscape, and waterfall will have to<br />

be set up leaning a bit toward the back (“angle with the ground, 91° or 92°”,<br />

Approximation, 2). Duchamp thus reopens the angle that this plane forms<br />

with the visual rays, in order to hollow out the depth of the field. 7 In Vicenza,<br />

Scamozzi raises the floor-boards of the vedute of the Teatro Olimpico to obtain<br />

the same effect. Something else to be entered to the credit of the illusionist: a<br />

slight inclining of the nude on the table toward the front (to be verified).<br />

l) Perspectivist hinge: the 3-dim real (subject) is projected on something<br />

2-dim and real (support); the latter gives an optical effect of 3-dim (virtual:<br />

appearance). Hinge of Given: the 3-dim real (the subject that is the nude in<br />

the bushes, and the space of the stage) would give an optical effect of 2-dim<br />

(virtual: the surface of a support placed in the breach, but non-existent).<br />

m) To be corrected. Duchamp’s hinge in the bottom part of the Glass:<br />

it’s the perspectivist hinge with a supplementary articulation. The virtual<br />

3-dim of appearance gives an optical effect of 2-dim (because of the transparence<br />

of the support and of the treatment of the figures analogous to<br />

that of an architect’s “blueprint”). Duchamp’s hinge in Given: the virtual<br />

2-dim is treated in order to produce an optical effect of 3-dim virtual,<br />

according to the model of the stereoscopic device (D’Harnoncourt and<br />

Hopps) 8 or anaglyphic device (Jean Clair). 9 This model requires two<br />

6 Article quoted, 157-159.<br />

7 Possibly a pun: “pour creuser la profondeur du champ” suggests “Duchamp profundity”<br />

being increased [translator’s note].<br />

8 Étant donnés: 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage. Reflections on a New Work by Marcel Duchamp,<br />

Philadelphia Museum of Art, 1973.<br />

9 Article quoted.<br />

duchamp’s trans/formers


188<br />

| Charnières<br />

seul. Allusion encore à ce modèle, le fait que le bâti est soutenu dans sa<br />

longueur par deux longerons rouges, et le spot éclairant le sexe par un<br />

portant transversal vert : cette opposition chromatique renvoie aux cartes<br />

postales à effet stéréoscopique, comme Pharmacie (1914), mais également<br />

aux traffic lights du chemin de fer de Paris à Rouen : elle signale donc en<br />

outre les pôles élémentaires de la cinématique, mouvement et repos.<br />

n) En regard de la fantastique charnière d’espaces pluri-dimensionnels<br />

qui démultiplie le Verre, la dérisoire fantaisie stéréoscopique d’Étant<br />

donnés… En face de l’ascétisme tourné contre les habitudes visuelles et<br />

de la sévère pédagogie machinique, la pornographie du voyeurisme et la<br />

furtive machination exhibitionniste. À côté des rigides orthogonales du<br />

Verre, l’irrégularité de la brèche dans le mur, et celle du pentagone que<br />

forme l’espace scénique où est placé le nu (ici § 47).<br />

o) Dans le Verre, la pellicule sensible recevant les impressions était la<br />

surface vitrée elle-même ; dans Étant donnés…, c’est l’œil. Renversement<br />

avant/ arrière (voir h. ici). En outre la pellicule de verre portait ostensiblement<br />

les marques des conditions d’exposition et d’impression auxquelles<br />

elle était soumise ; et donc le Verre n’était pas seulement la pellicule, mais<br />

l’appareil enregistreur avec tous ses réglages impliqués. Dans la dernière<br />

œuvre, ces conditions sont invisibles comme l’appareil ; celui-ci commande<br />

la vision.<br />

p) De là la réversion des temps. Celui du regardeur se dépense et se<br />

« retarde » dans les mouvements d’œil, de corps, d’intelligence nécessaires<br />

à la pénétration du Verre : l’œuvre s’enveloppe de la longue durée d’un<br />

parcours de réseaux. Au voyeur d’Étant donnés…, il n’est rien laissé d’un<br />

tel temps, nul besoin que des écrans tombent, que des angles de vue se<br />

corrigent pour arriver à distinguer, il n’a plus qu’à voir d’un seul coup et<br />

sur le champ, impitoyablement. Furtivité soudain vaine, foudroyée.<br />

q) Mais alors Étant donnés… ne romprait nullement avec l’ascétisme<br />

du regard que poursuivait le Verre, il l’accomplirait là où le Verre le<br />

manque, dans l’ordre temporel. Soit le désir de prendre et d’identifier<br />

par la vue : la bêtise de ce désir accompli photographiquement serait plus<br />

radicale que l’intelligence du même désir repoussant sans fin, spéculativement,<br />

de s’accomplir. Plus radicale en matière d’ascèse par rapport aux<br />

sens (significations, sensibilités, sensualités) que n’est la rigidité critique<br />

« huguenote », telle serait la scène païenne.<br />

les transformateurs duchamp


189<br />

| Hinges<br />

eye-holes, not one. A further allusion to this model: the fact that the frame<br />

is supported in its length by two red girders and the spotlight lighting up<br />

the sex is supported by a green transversal stand. This chromatic opposition<br />

refers to the postcards with a stereoscopic effect, like Pharmacy (1914), but<br />

equally to the traffic lights* of the railway from Paris to Rouen: it thus indicates<br />

as well the elementary poles of kinematics, movement, and rest.<br />

n) In comparison to the fantastic hinge of pluri-dimensional spaces that<br />

demultiplies the Glass, the derisory stereoscopic fantasy of Given. Over against<br />

that asceticism turned against visual habits and in the face of that severe<br />

machinesque pedagogy, here we have the pornography of voyeurism and<br />

furtive exhibitionist machination. Beside the rigid orthogonals of the Glass,<br />

there is the irregularity of the breach in the wall and that of the pentagon<br />

formed by the theatrical space in which the nude is placed (see following,<br />

section 47).<br />

o) In the Glass, the sensitive film receiving the impressions was the glazed<br />

surface itself; in Given, it’s the eye. Reversal of in-front-of/behind (see h, above).<br />

Furthermore, the film of glass ostensibly bore the marks of the conditions of<br />

exposure and impression to which it was subjected; and thus the Glass was not<br />

only the film but also the recording apparatus with all its implied settings. In<br />

the last work, these conditions are invisible like the apparatus; this apparatus<br />

governs vision.<br />

p) Hence the reversal of the times. That of the viewer is expended and<br />

“retarded” in the movements of eye, of body, and of intelligence necessary for<br />

penetrating the Glass: the work is enveloped in the long duration of crossing<br />

networks. For the voyeur of Given, nothing is left of such a time, no need for<br />

screens to fall, for angles of sight to be corrected in order to manage to distinguish.<br />

There’s nothing left for him to do but to see all at once and on the spot,<br />

pitilessly. Furtiveness, suddenly in vain, is struck down in a flash.<br />

q) But then Given would not break at all with the asceticism of the gaze that<br />

the Glass was seeking. It would accomplish it in the very place where the Glass<br />

misses it, in the temporal order, that is, the desire to take and to identify by<br />

sight: The stupidity of this desire accomplished photographically would be<br />

more radical than the intelligence of the same desire postponing endlessly,<br />

speculatively, its own accomplishment. More radical in terms of asceticism<br />

in relation to the senses (meanings, sensitivities, sensualities) than is the<br />

“Huguenot” critical rigidity – such would be the pagan scene.<br />

duchamp’s trans/formers


190<br />

| Charnières<br />

33. Charnières portant sur thèmes, éléments et matériaux, le nu invalide :<br />

Le nu 3 dim d’Étant donnés… est incomplet : la tête est formée de deux<br />

coquilles lisses ; manquent l’avant-bras droit, la cheville et le pied droit,<br />

le pied gauche. Cependant le même objet apparaît complet à l’œil du<br />

voyeur, les parties absentes étant cachées. La mariée de son côté est<br />

« incomplète » : appareil génital et seins. Mais les deux incomplétudes ne<br />

sont pas congruentes : l’une est masquée par les angles morts du cadrage<br />

et les écrans du décor, tandis que l’autre procède d’une déconstruction<br />

plane parfaitement visible. Les deux femmes sont invalides, et toutes<br />

deux par projection, mais celle du Verre parce que son modèle 4 dim<br />

est intraduisible dans l’espace perceptif, celle de la scène parce que son<br />

voyeur est dans l’impossibilité de la circonvenir. Méta-géométrie d’un<br />

côté, défaut de mobilité de l’autre. Ironie là, ici humour ?<br />

34. La poupée démontable a des charnières de montage qu’il faudra masquer<br />

: « Cette jointure [de la jambe gauche] avec la cuisse qui n’est pas très<br />

exacte sera cachée par des branches et des feuilles mortes » (12° Opération<br />

de l’Approximation) ; « La jointure au coude, trop visible, sera cachée par<br />

le buisson n° 4 » (13° Opération) ; le fil alimentant la lampe électrique<br />

faisant office de manchon à gaz est « à cacher sous le bras » (ibid.). La<br />

mèche de cheveux, fixée à la tête par une épingle à linge, et qui tombe sur<br />

la gorge, permet de camoufler la jointure du cou. Ce n’est pas seulement<br />

le cadrage, mais les accessoires du décor qui doivent effacer le caractère<br />

démontable et montable du nu. Que la femme du haut du Verre fût en<br />

pièces détachées, sa facture n’en faisait pas mystère.<br />

35. Le mannequin déposé : Le nu est creux. Une « épine dorsale » constitue<br />

son armature cachée à l’intérieur. Il repose sur sa table par trois points<br />

d’impacts (comme le Jongleur de gravité : voir DDS, 46 ; comme la<br />

Broyeuse de chocolat ?) et par un volet mobile dont il est dit : « Quand il<br />

[le nu] est en place, relever le volet charnière qui soutient la barre (épine<br />

dorsale) sans trop enfoncer » (11° Opération). Le moulage léger ainsi suspendu,<br />

comme l’est la mariée, doit pourtant produire sur l’œil un « effet<br />

d’enfoncement dans les buissons » (10° Opération) ; ceux-ci paraîtront l’envelopper<br />

; certains seront même fixés à ses flancs au lieu de l’être à la table.<br />

les transformateurs duchamp


191<br />

| Hinges<br />

33. Hinges bearing on themes, elements, and materials, the disabled nude: The<br />

3-dim nude of Given is incomplete: the head is formed of two smooth<br />

shells; the right upper arm, the ankle, and the right foot, the left foot are<br />

missing. However, the same object appears complete to the eye of the<br />

voyeur, the absent parts being hidden. The Bride, for her part, is “incomplete”:<br />

genital apparatus and breasts. But the two incompletenesses are<br />

not congruent: the one is masked by the dead angles of the framing and<br />

the screens of the decor; the other proceeds from a perfectly visible plane<br />

deconstruction. The two women are disabled, and both by projection,<br />

but the woman of the Glass because her 4-dim model is untranslatable in<br />

perceptual space, the stage-woman because it’s impossible for her voyeur<br />

to get around her. Metageometry on the one side, lack of mobility on the<br />

other. Irony there, humor here?<br />

34. The collapsible doll has assembly hinges that must be masked: “This<br />

joint [of the left leg] with the hip which is not very precise will be hidden<br />

by branches and dead leaves” (12th Operation of the Approximation); “The<br />

joint to the elbow, being too visible, will be hidden by the bush no. 4”<br />

(13th Operation); the wire supplying power to the electric lamp that serves<br />

as a gas mantle is “to be hidden under the arm” (ibid.). The hank of hair,<br />

fixed to the head by a clothes peg and falling over the breast, allows the<br />

joint of the neck to be concealed. It’s not only the framing but the accessories<br />

of the decor that must efface the fact that the nude can be dismantled<br />

and reassembled. If the woman in the top of the Glass was in separate<br />

parts, her construction didn’t make a mystery about it.<br />

35. The dumped dummy: The nude is hollow. A “dorsal spine” constitutes its<br />

hidden armature on the inside. It rests on its table at three points of impact<br />

(like the Juggler of Gravity: see DDS, 46; like the Chocolate-grinder?) and a<br />

movable panel of which it is said: “When it [the nude] is in place, raise the<br />

panel hinge which holds up the bar (dorsal spine) without thrusting too<br />

much” (11th Operation). The light molding, being thus suspended as is the<br />

Bride, must, however, produce on the eye an “effect of being thrust into the<br />

bushes” (10th Operation). These bushes will appear to envelope her; some<br />

of them will even be fixed to her sides instead of being fixed to the table.<br />

duchamp’s trans/formers


192<br />

| Charnières<br />

36. L’obscénité : Le Pendu et la Voie lactée sont aériens, la mobilité est<br />

leur origine et leur destination. Le nu est écrasé dans les buissons. Après<br />

avoir décrit les deux désirs hétérogènes qui contribuent à l’épanouissement,<br />

Duchamp note dans la Boîte Verte : « Le dernier état de cette<br />

mariée [nue, biffé] à nu avant la jouissance qui la [fait déchoir, biffé]<br />

ferait déchoir (fera déchoir) » (DDS, 64). La femme jouit, donc elle est<br />

tombée dans l’espace 3 dim célibataire, et c’est cela, sa nudité. Ou : si elle<br />

est visible dans cet espace, ce ne peut être que nue, et il faut alors croire<br />

qu’elle jouit.<br />

La vulve qu’on ne peut manquer de remarquer, on ne voit que ça, est<br />

dépouillée de toute fourrure (alors que les aisselles sont garnies, ce n’est<br />

pas une enfant), les cuisses sont écartelées, les grandes lèvres en érection<br />

sont ouvertes, elles laissent apercevoir non seulement les petites lèvres<br />

tumescentes, mais l’orifice béant du vagin et même les bulbes vestibulaires<br />

gonflés, autour de la commissure inférieure. La vulve élève la vue ?<br />

ou : la vulvée lève la vue ? Un repentir de Duchamp nous attire dans ce<br />

dernier sens : « 15° Opération : Réglage général : (…) les cheveux (changer<br />

en blond sale) » (Approximation), alors que les photos du premier montage<br />

offrent une brillante chevelure châtain.<br />

37. La vitesse : Enfin, c’est un « nu vite ». À propos de Le Roi et la Reine<br />

entourés de nus vites, Duchamp dit : « Le titre “le roi et la reine” était une<br />

fois de plus emprunté aux échecs, mais les joueurs de 1911 (mes deux<br />

frères) ont été éliminés et remplacés par les pièces d’échecs (roi et reine).<br />

Les “nus vites” sont une envolée imaginative introduite pour satisfaire ma<br />

préoccupation de mouvement toujours présente dans le tableau » (DDS,<br />

223). Ici il ne reste que la reine, qui est faite mat (ou mate ?) d’un coup<br />

sur l’échiquier de lino. « Vite », c’est instantané. « Durée plastique, temps<br />

en espace » (DDS, 109). L’interminable striptease de la mariée dépense un<br />

infini de temps dans les yeux et la tête de ses regardeurs ; le déshabillage<br />

détermine un délai. La nudité est au contraire ponctuelle, un éclair juste<br />

après quelque chose et juste avant quelque chose.<br />

les transformateurs duchamp


193<br />

| Hinges<br />

36. Obscenity: The Pendu femelle and the Milky Way are aerial. Mobility is<br />

their origin and their destination. The nude is crushed in the bushes.<br />

After having described the two heterogeneous desires that contribute to<br />

the blossoming, Duchamp notes in the Green Box: “The last state of this<br />

[naked, scratched out] Bride laid bare before the pleasure which [makes<br />

her fall, scratched out] would make her fall (will make her fall)” (DDS, 64).<br />

The woman enjoys, so she has fallen into the 3-dim Bachelor space, and<br />

that’s what her nudity is. Or, if she is visible in this space, it can only be as<br />

naked, and then we must believe she takes pleasure.<br />

The vulva that you can’t fail to notice – it’s all you see – is denuded of<br />

all hair (whereas the armpits are hairy – this isn’t a child); the thighs are<br />

spread apart; the erect large labia are open. They let us see not only the<br />

tumescent small labia but also the gaping orifice of the vagina and even<br />

the swollen vestibulary bulbs around the lower commissure. The vulva<br />

looks up? Or, the vulva-full looks up? [La vulve élève la vue? ou: la vulvée lève<br />

la vue?] A second thought of Duchamp attracts us in the direction of the<br />

second: “15th Operation: General adjustment…the hair (change to dirty<br />

blond)” (Approximation), while the photos of the first assembly show a brilliant<br />

mane of chestnut hair.<br />

37. Speed: In a word, it’s a “swift nude”. A propos of The King and the Queen<br />

Surrounded by Swift Nudes, Duchamp says: “The title ‘the king and the<br />

queen’ was borrowed once again from chess, but the players of 1911 (my<br />

two brothers) have been eliminated and replaced by chess pieces (king<br />

and queen). The ‘swift nudes’ are a flight of fancy introduced to satisfy my<br />

preoccupation with movement, a preoccupation that was still present in<br />

the picture” (DDS, 223). Here there remains only the queen, who is mated<br />

(or checked) 10 at a stroke on the lino chessboard. “Swift”, that is, instantaneous,<br />

a snapshot [instantané]. “Plastic duration, time in space” (DDS, 109).<br />

The interminable striptease of the Bride expends an infinity of time in<br />

the eyes and the head of her viewers; the undressing determines a delay.<br />

The nudity is, on the contrary, punctual, a flash just after something and<br />

just before something.<br />

10 faite mat (ou mate?) [translator’s note].<br />

duchamp’s trans/formers


194<br />

| Charnières<br />

38. Suite des charnières portant sur thèmes, etc., les buissons : Fourrure<br />

pubienne déplacée ? « Abominables fourrures abdominales ? » Ou bien :<br />

l’école buissonnière ? Ou bien : retour du Buisson (1910-1911), allégorie de<br />

deux femmes, nues, l’une agenouillée, impubère, l’autre matrone debout<br />

chaperonnant la première, les deux sœurs ? buisson ardent allégorique du<br />

passage de la vierge à la mariée ? Du Buisson date l’importance nouvelle<br />

donnée au titre : couleur invisible ajoutée au tableau (DDS, 220). Ou<br />

les buissons de l’invisible paysage hivernal de la Mariée, ses « rameaux<br />

givrés » (DDS, 64), signalant la froideur opposée par la femme (mais les<br />

feuillages du paysage sont de grand été) ? Ou simplement, les buissons<br />

sont des cache-jointures et des verrouilleurs de vue sur vulve ? Ou encore :<br />

ils aggravent le glabre de la motte ? Ou : tout cela à la fois. Ou : un peu de<br />

cela. Charnière à démultiplier plus savamment. En tout cas les buissons<br />

lancent maints récits.<br />

39. Suite… : Le paysage proviendrait, pour son dessin, de La lune du 21 août<br />

1953 (D’Harnoncourt et Hopps). Mais l’Approximation prévoit un effet de<br />

soleil sur le paysage. Pour sa matière il dérive du Verre : il contient du chocolat<br />

(et de la poudre de talc : chocolat au lait). Dans les Notes des Boîtes,<br />

le chocolat est l’objet sur lequel est thématisée la différence entre apparence<br />

et apparition, notamment chromatique (voir ici § 43). En ce sens le chocolat<br />

est au moins la couleur autonome par excellence, qui ne doit sa teinte<br />

(invisible) qu’à elle-même. Dans Étant donnés…, il cesse d’être un thème<br />

pour illustrer le problème de l’apparition, sa matière seule est « citée »,<br />

encore est-ce très allusivement. Et le paysage qui fait citation est placé sous<br />

éclairage artificiel et réduit à n’être qu’apparence. Celle-ci se substitue à<br />

l’apparition comme la matière au chromatisme, et comme l’espace des<br />

étendues sensibles à celui des spéculations machiniques.<br />

40. Suite… : La chute d’eau n’a pas été exécutée sur le Verre, et cela par<br />

stratégie ascétique : « Je ne me souciais pas de la représenter, pour éviter<br />

de tomber dans le piège du paysagisme » (DDS, 225). Elle est une<br />

pièce éminente d’Étant donnés, édifiée selon la méthode des machines de<br />

music-hall et des publicités lumineuses : peinte sur verre, elle est éclairée<br />

par transparence par une lampe dont la lumière est diffractée par un voile<br />

de plastique ; l’impression de ruissellement est donnée par la rotation<br />

les transformateurs duchamp


195<br />

| Hinges<br />

38. Hinges bearing on themes, etc., continued, the bushes: Displaced pubic hair?<br />

“Abominable abdominal hair?” Or else: playing truant [in French, l’école<br />

buissonnière, suggesting bushes]? Or else: return of the Buisson (1910-<br />

1911), allegory of two women, naked, one on her knees, under the age of<br />

puberty, the other a matron, standing up, chaperoning the first one, the<br />

two of them sisters? A burning bush that is allegorical of the passage<br />

from virgin to bride? From the Buisson dates the new importance given<br />

to the title: invisible color added to the picture (DDS, 220). Or the bushes<br />

of the invisible winter landscape of the Bride, its “frosted branches”<br />

(DDS, 64) signaling the cold opposed by the woman (but the foliage of<br />

the landscape is of high summer)? Or simply, the bushes are to conceal<br />

the joints and to screw our vision onto the vulva? Or again: they aggravate<br />

the hairlessness of the cunt? Or: all of that at once. Or: a little of<br />

that. Hinge to be demultiplied more knowingly. In any case the bushes<br />

launch many tales.<br />

39. Continued…: The landscape appears to derive its design from The Moon<br />

of 21 August 1953 (D’Harnoncourt and Hopps). But the Approximation provides<br />

for an effect of sun on landscape. For its material it derives from<br />

the Glass: it contains chocolate (and talcum powder: milk chocolate). In<br />

the Notes of the Boxes, chocolate is the object on which the difference<br />

between appearance and apparition is thematized, notably the chromatic<br />

difference (see section 43, following). In this sense chocolate is at least<br />

the autonomous color par excellence, which owes its (invisible) tint only<br />

to itself. In Given, it ceases to be a theme for illustrating the problem of<br />

apparition. Its matter alone is “cited”, and even then very allusively. And<br />

the landscape that does the quoting is placed under artificial light and<br />

reduced to being merely appearance. This appearance is substituted for<br />

apparition as matter is for chromatism and as the space of sensory areas is<br />

for that of machinic speculations.<br />

40. Continued…: The waterfall was not executed on the Glass, and that was<br />

by way of ascetic strategy: “I didn’t bother to represent it, so as to avoid<br />

falling into the trap of landscapism” (DDS, 225). It is a prominent part of<br />

Given, constructed according to the method of music-hall machines and<br />

illuminated advertising signs. Painted on glass, it is lit from behind by<br />

duchamp’s trans/formers


196<br />

| Charnières<br />

d’un cercle d’aluminium percé de trous et placé entre la lampe et le verso<br />

du support en verre. Aperçue dans un bar d’un village californien, une<br />

publicité des bières Coors vantait la fraîcheur de ses eaux de brassage en<br />

montrant une cascade animée selon le même principe ; l’objet paraissait<br />

ancien. Duchamp fait allusion aux « réclames lumineuses » (DDS, 101),<br />

mais c’est pour illustrer l’idée d’apparition. Il se reprend ensuite, pourtant,<br />

et en effet elles sont des exemples, tout comme la chute d’eau, de<br />

machines d’apparence. Deux remarques : 1° le disque fait allusion aux<br />

machines optiques, en particulier à la « rotative demi-sphère » et aux rotoreliefs<br />

: mais elles étaient des paradoxes optiques, alors que le montage<br />

de la chute d’eau est un truquage visuel. 2° La chute d’eau est une force,<br />

dans le Verre, et elle n’a pas été davantage représentée qu’aucune des autres<br />

sources d’énergie que les récits de production appliquent aux machines<br />

du haut et du bas. Étant donnés… la fait passer à l’état de figure animée<br />

visible, tandis que toute trace de l’énergie qui l’anime et l’illumine et qui<br />

est la seule employée dans cette œuvre, l’électricité, est effacée sur la scène.<br />

Charnière redoublée qui par deux fois rabat les apparences par-dessus les<br />

apparitions, et nous plonge dans le plus spectaculaire des sens.<br />

41. Suite… : Le ciel de la dernière œuvre est une plaque de verre comme<br />

celui de la Voie lactée. Mais cette plaque est une face d’une boîte hermétiquement<br />

close dont la face postérieure est un carton bleu et qui contient<br />

une lampe fluorescente et des nuages en coton hydrophile (placés ad<br />

libitum par le monteur contre la paroi de verre ou sur le fond de carton).<br />

Le bleu de ce ciel est donc une couleur d’apparence dont la lumière est<br />

fournie par une source artificielle et la teinte obtenue par un réflecteur.<br />

Et cette teinte est ce même bleu que les Notes du Verre recommandaient<br />

d’ « éviter […] dans les mélanges à cause de sa tendance atmosphérique<br />

imbécile » (DDS, 113). Quant à l’ouate des nuages, c’est encore une allusion<br />

: aux cylindres-seins, devenus Voie lactée, que Duchamp aurait un<br />

temps songé à fabriquer avec, sinon du coton, du moins du savon à barbe<br />

(DDS, 108). Mais ici aussi l’apparence éclipse l’apparition.<br />

42. Charnières portant sur lumières, couleurs, matières : Le gaz, matière<br />

des récits du Verre, est ici représenté en énergie lumineuse ; le bec Auer<br />

est même le seul éclairage dont la source soit visible des trous du voyeur.<br />

les transformateurs duchamp


197<br />

| Hinges<br />

a lamp whose light is diffracted by a plastic veil; the impression of flow-<br />

ing is given by the rotation of a circle of aluminum punched with holes<br />

and placed between the lamp and the other side of the glass support.<br />

Glimpsed at a bar in a small California town, an advertisement for Coors<br />

beer promoted the coolness of its brewing waters by showing a water<br />

cascade animated according to the same principle; the object seemed<br />

old. Duchamp alludes to “luminous advertisements” (DDS, 101), but in<br />

order to illustrate the idea of apparition. They are examples, just like the<br />

waterfall, of appearance-machines. Two remarks: 1) The disk alludes to<br />

optical machines, in particular to the “rotative demi-sphere” and to the<br />

roto-reliefs: but they were optical paradoxes, whereas the assembly of<br />

the waterfall is a visual trick effect. 2) The waterfall is a force, in the Glass,<br />

and it was no more represented than any of the other sources of energy<br />

that the tales of production apply to the top and bottom machines. Given<br />

makes it pass over to the state of a visible animated figure while all trace<br />

of the energy that animates and illuminates it, electricity, is effaced on the<br />

stage – a doubled hinge that twice over pulls down appearances over the<br />

apparitions and plunges us into the most spectacular of the senses.<br />

41. Continued…: The sky of the last work is a pane of glass like that of the<br />

Milky Way. But this pane is one side of a hermetically sealed box whose<br />

rear side is a piece of blue cardboard that contains a fluorescent lamp and<br />

clouds made of cotton wool (placed ad libitum by the assembler against<br />

the partition of glass or on the cardboard backdrop). The blue of this<br />

sky is thus a color of appearance whose light is supplied by an artificial<br />

source and whose tint is obtained by a reflector. And this tint is that same<br />

blue that the Notes on the Glass recommended to “avoid […] in mixtures<br />

because of its imbecile atmospheric tendency” (DDS, 113). As for the wadding<br />

of the clouds, it’s another allusion: to the breast cylinders, which<br />

became Milky Way, which Duchamp for a time thought of making, if<br />

not with cotton, at least with shaving soap (DDS, 108). But here, too, the<br />

appearance eclipses the apparition.<br />

42. Hinges bearing on lights, colors, materials: The gas, material for the stories<br />

of the Glass, is here represented as luminous energy; the Auer jet is the<br />

only lighting whose source is visible from the voyeur’s holes. Yet it is<br />

duchamp’s trans/formers


198<br />

| Charnières<br />

Il n’est pourtant qu’apparence : comme toutes les lumières d’Étant donnés…,<br />

celle du brûleur à gaz est électrique. L’électricité était féminine dans<br />

les récits du Verre, et le gaz masculin. Dans les narrations que la scène de<br />

derrière la porte suggère au voyeur, il ne sera pas question d’électricité : les<br />

seules énergies personnifiées sont l’eau et le gaz, comme le titre le dit. Les<br />

instructions de montage ne cessent de démentir les récits virtuels provoqués<br />

par le spectacle d’Étant donnés…, alors que les récits recueillis dans<br />

les Boîtes guident le regardeur de la Mariée. Se confirme ainsi que la narration<br />

passe du côté de la représentation, et le texte du côté des machineries.<br />

Mais que cela ne fasse pas oublier ceci : dans ce double passage inverse, la<br />

narration devient virtuelle, et la machinerie invisible.<br />

43. Mêmes charnières : La couleur en général est ici traitée en apparence.<br />

Duchamp nomme ainsi celle qu’un objet reçoit, l’apparition chromatique<br />

étant au contraire « en couleurs natives » (DDS, 121), celles « qui se<br />

trouvent dans les molécules ». À vrai dire ces dernières « ne sont pas des<br />

couleurs […], se sont des foyers lumineux produisant des couleurs actives<br />

– c’est-à-dire une surface chocolat-natif sera composée d’une sorte de<br />

phosphorescence chocolat » (ibid.). Elles sont des « sources lumineuses<br />

colorantes et non pas des différenciations dans une lumière uniforme<br />

(lumière du soleil, artificielle, etc. ») (DDS, 117-118). Les propriétés de<br />

tels foyers échappent nécessairement aux yeux, qui ne connaissent que les<br />

apparences. Elles ne sont saisissables que par l’intelligence : « Il y a une certaine<br />

inopticité, une certaine considération froide, ce colorant n’affectant que<br />

des yeux imaginaires dans cette exposition » (DDS, 118). C’est en recourant<br />

au lexique, en se tenant à l’écart de toute expérience visuelle, qu’on doit<br />

arriver à concevoir des « équivalents » de ces couleurs actives, « lesquelles<br />

ne se voient pas » (DDS, 110) : « les couleurs dont on parle », « je veux<br />

dire, précise Duchamp, la différence qui existe entre le fait de parler d’un<br />

rouge et celui de regarder un rouge » (DDS, 118). C’est pour cette même<br />

raison qu’inversement Duchamp cherche une transcription en couleurs<br />

ou en photogrammes de l’alphabet, et même de la « grammaire »,<br />

dans lesquels devait être écrite l’Inscription d’en haut (DDS, 48, 109-<br />

111). C’est aussi pourquoi dans les Notes des Boîtes Verte et Blanche, il<br />

emploie souvent l’allemand pour désigner les tons. – Dans l’Approximation,<br />

les rares notations de couleur sont faites en anglais. Est-ce le signe<br />

les transformateurs duchamp


199<br />

| Hinges<br />

merely appearance: like all the lights of Given, that of the gas burner is<br />

electric. Electricity was feminine in the tales of the Glass, and gas was<br />

masculine. In the narrations that the scene from behind the door suggests<br />

to the voyeur, there will be no question of electricity: the only personified<br />

energies are water and gas, as the title says. The assembly instructions do<br />

not cease to deny the virtual stories provoked by the spectacle of Given;<br />

the tales collected in the Boxes guide the viewer of the Bride. It is thus<br />

confirmed that the narration passes over to the side of representation,<br />

and the text, to the side of the machineries. But let that not make us forget<br />

this: In this double inverted passage, narration becomes virtual and<br />

machinery invisible.<br />

43. The same hinges: Color in general is treated here as an appearance. This<br />

is what Duchamp calls the color that an object receives, the chromatic<br />

apparition being on the contrary “in native colors” (DDS, 121), those<br />

“which are found in molecules”. To tell the truth, these latter “are not<br />

colors… they are luminous foci producing the active colors – i.e., a nativechocolate<br />

surface will be composed of a sort of chocolate phosphorescence”<br />

(ibid.). They are “colorant light sources and not differentiations<br />

in a uniform light (sunlight, artificial light, etc.)” (DDS, 117-118). The<br />

properties of such foci necessarily escape the eyes, which know only<br />

appearances. They are graspable only by the intelligence: “There is a<br />

certain inopticity, a certain cold consideration, this colorant affecting only imaginary<br />

eyes in this exposure” (DDS, 118). It’s in having recourse to the lexical,<br />

in keeping away from any visual experience, that one must manage to<br />

conceive “equivalents” of these active colors, “which are not seen” (DDS,<br />

110): “the colors of which one speaks”. “I mean”, explains Duchamp, “the<br />

difference which exists between the fact of speaking of a red and that<br />

of looking at a red” (DDS, 118). It’s for this same reason that conversely<br />

Duchamp looks for a transcription of the alphabet and even of “grammar”<br />

into colors or into photograms, in which the Inscription from the<br />

upper region must be written (DDS, 48, 109-111). It’s also why in the Notes<br />

of the Green and the White boxes he often uses German to designate<br />

the shades. In the Approximation, the rare notations of color are made in<br />

English. Is it the sign of a persistent interest in the chromatic apparition?<br />

For the use of the machinest-electrician perhaps, certainly not intended<br />

duchamp’s trans/formers


200<br />

| Charnières<br />

d’un intérêt persistant pour l’apparition chromatique ? À l’intention du<br />

machiniste-électricien peut-être, sûrement pas à destination du voyeur,<br />

voué aux lumières uniformes et artificielles, aux tons locaux qui captivent<br />

l’œil, aux chromatismes les plus connotés : à toutes les apparences.<br />

44. Même charnières : Les couleurs particulières sur la scène d’Étant donnés…<br />

sont, outre le bleu du ciel, le rose et le vert comme dans les anaglyphes.<br />

La page 20 de l’Approximation porte le schéma du montage électrique<br />

d’ensemble. Le vert célibataire : « Bec Auer : verre de lampe rond,<br />

à l’intérieur : un manchon de bec de gaz et dans le manchon une petite<br />

ampoule électrique, peinte en vert pour donner l’illusion de la lumière du<br />

gaz. » Le rose de la mariée : « au-dessus du nu, trois fluorescents : 1° une<br />

daylight très blanche, 2° a pinkish daylight named 4500 white, 3° idem ;<br />

chacune de 40 watts. » Dans la Boîte Blanche (DDS, 116), la mariée déjà<br />

(mais c’est peut-être encore la mariée du Passage de la vierge à la mariée de<br />

1911) a pour couleur « leitmotiv » le rose (« obtenu par Blanc d’argent et<br />

Lichtocker Gebr ») ; au contraire les célibataires sont voués au « foncé »,<br />

dans lequel entre toujours le bleu de Prusse, parfois le vert. On ne peut<br />

pourtant pas dire que le registre chromatique soit conservé dans Étant<br />

donnés… ; seules le sont les appellations des couleurs correspondant aux<br />

deux pôles ; pour l’œil du voyeur, la scène du nu brille de tous ses feux<br />

blanc-rose. Le corps blême tombé dans le bâti 3 dim des mâles l’inonde<br />

paradoxalement du blason de ses teintes. Et la couleur portée par les<br />

célibataires, loin d’irradier leur espace, n’est qu’un piteux halo. Donc en<br />

matière de tons, la charnière entre les deux œuvres 1° maintient nominalement<br />

les blasons respectifs des deux parties ; 2° fait passer la dominante<br />

du haut du Verre dans l’espace d’Étant donnés qui est l’analogue de celui<br />

du bas ; 3° éclipse la dominante de ce dernier. Le voyeur n’a d’yeux que<br />

pour les couleurs de la femme ; les siennes sont exclues de son champ.<br />

45. Mêmes charnières : Les éclairages proviennent de deux sortes de sources :<br />

spots et fluorescents. Les uns et les autres peuvent être atténués par diffraction<br />

dans des écrans transparents ou renforcés par des réflecteurs. Les<br />

rayons de la lampe fluorescente qui éclaire la chute d’eau par transparence<br />

sont encore tamisés par un « film de plastique » (15° Opération).<br />

Tout le fond de scène est soumis à une lumière claire, mais douce (« cool<br />

les transformateurs duchamp


201<br />

| Hinges<br />

for the voyeur, who is doomed to uniform and artificial lights, to local<br />

shades that captivate the eye, to the most connoted chromatisms: to all<br />

appearances.<br />

44. The same hinges: The particular colors on the stage of Given are, besides<br />

the blue of the sky, pink and green as in the anaglyphs. Page 20 of the<br />

Approximation bears the outline of the overall electrical assembly. The<br />

Bachelor green: “Auer jet: a round lamp-glass, inside: a gas-jet mantle<br />

and in the mantle a small electric bulb, painted green to give the illusion<br />

of gaslight.” The pink of the Bride: “Above the nude, three fluorescent<br />

lights: 1) a very white daylight*, 2) a pinkish daylight named ‘4,500<br />

white,’* 3) the same; each one of 40 watts.” In the White Box (DDS, 116),<br />

the Bride already (but it’s perhaps still the bride of the Passage from Virgin<br />

to Bride of 1911) has pink as her “leitmotiv” (“obtained by Silver White<br />

and Lichtocker Gebr”) [light burnt ochre]; by contrast the Bachelors<br />

are doomed to the “dark”, into which Prussian blue always enters, and<br />

sometimes green. And yet one cannot say that the chromatic register is<br />

preserved in Given; the only things that are preserved are the appellations<br />

of the colors corresponding to the two poles; for the eye of the voyeur,<br />

the scene of the nude shines white-pink with all its lights. The pale fallen<br />

body in the 3-dim frame of the males inundates it paradoxically with the<br />

blazon of its tints. And the color worn by the Bachelors, far from irradiating<br />

their space, is only a pitiful halo. Thus in terms of shades, the hinge<br />

between the two works 1) nominally maintains the respective blazons<br />

of the two parts; 2) makes the dominant color from the top region of the<br />

Glass pass into the space of Given, which is the analogue of the space of<br />

the lower region of the Glass; and 3) eclipses the dominant color of the<br />

latter. The voyeur has eyes only for the colors of the woman; his own are<br />

excluded from his field.<br />

45. Same hinges: The lighting comes from two sorts of sources: spotlights<br />

and fluorescent lights. Both can be attenuated by diffraction through<br />

transparent screens or reinforced by reflectors. The rays of the fluorescent<br />

lamp that light up the transparent waterfall are yet further softened by a<br />

“film of plastic” (15th Operation). The whole background of the scene is<br />

subjected to a “cool white”* light. At the height of the navel of the nude,<br />

duchamp’s trans/formers


202<br />

| Charnières<br />

white »). À hauteur du nombril du nu, l’éclairage se fait plus que brutal,<br />

agressif : trois fluorescents de 40 W chacun, trois « Century lights » de<br />

150 W chacune, enfin « une spotlight » de 150 W nantie d’un réflecteur<br />

d’aluminium, si intense qu’un verre transparent placé au-dessous vient<br />

« protéger le nu de la chaleur ». Cette dernière lampe, note Duchamp sur<br />

le schéma de montage (Approximation, 20) « doit tomber verticalement,<br />

exactement, sur le con ». Une « shade » en plastique blanc sera en outre<br />

« montée à part du bâtis général, qui sert à enfermer les lumières et les<br />

réflecter avec plus d’intensité sur l’ensemble » (15° Opération). Et pour<br />

renforcer la clarté de la scène, l’antichambre placée entre la porte et le<br />

mur ébréché est tendue de velours noir sur quatre de ses six faces (6°<br />

Opération). Tout le système d’éclairage est donc fait pour s’emparer des<br />

yeux du voyeur et les conduire sans délai à leur point focal supposé, la<br />

vulve. Dans la Mariée…, Duchamp est à la recherche d’une « électricité<br />

en large » et d’un « retard en verre » ; ici il déclenche un flash, un punctum<br />

electricum, qui donne l’instantané d’une scène en « dur ».<br />

46. Mêmes charnières… : Il faudrait examiner encore comment les matériaux<br />

sont transférés du Verre à Étant donnés… Distinguer les matériaux<br />

constitutifs du Verre et ceux des ateliers, des pièces et des matières<br />

premières dont parlent les récits des Boîtes, et pour lesquels Duchamp<br />

cherche à établir un système de traduction chromatique (du type : «<br />

Aciers Blanc, jaune, noir, ocre) (fond sombre) (…). Aluminium Blanc,<br />

bleu de Prusse, jaune, ocre » (DDS, 114). De même dans Étant donnés..,<br />

distinguer les matériaux de construction et les matériaux sur scène. On<br />

trouverait probablement le même opérateur que précédemment entre les<br />

deux groupes : les matériaux constitutifs sont cachés dans la dernière<br />

œuvre alors que le Verre les exhibe, ceux qui sont associés aux récits de<br />

production sont médiatisés par les techniques d’« apparition » dans le<br />

Verre, ceux qui donnent lieu aux fantaisies narratives du voyeur du nu<br />

sont maquillés aux fins d’« apparence ».<br />

47. Le volume du bâti devrait aussi être étudié en charnière avec le plan du<br />

Verre. Le périmètre du linoléum définissant la surface de la scène n’est pas<br />

rectangulaire, c’est un pentagone irrégulier, dont les trois angles obtus<br />

semblent ouvrir un coin où viendra se loger l’angle de la table du nu.<br />

les transformateurs duchamp


203<br />

| Hinges<br />

the lighting is more than brutal, aggressive: three fluorescents of 40 watts<br />

each, three “Century lights”* of 150 watts each, finally “a spotlight” of 150<br />

watts equipped with a reflector of aluminium, so intense that a transparent<br />

glass placed above it intervenes to “protect the nude from the heat”.<br />

This last lamp, notes Duchamp in the assembly schema (Approximation, p.<br />

20) “must fall vertically, accurately, on the cunt”. A “shade” made of white<br />

plastic will, in addition, be “mounted separately from the general frame,<br />

which serves to enclose the lights and to reflect them with more intensity<br />

onto the whole” (15th Operation). And to reinforce the brightness<br />

of the scene, the antechamber placed between the door and the brokendown<br />

wall is upholstered with black velvet on four of its six sides (6th<br />

Operation). The whole system of lighting is thus made so as to seize hold<br />

of the eyes of the voyeur and lead them without delay to their supposed<br />

focal point, the vulva. In the Glass, Duchamp is in search of an “electricity<br />

in breadth” and of a “retarding in glass”; here he fires a flash, a punctum<br />

electricum, which gives the snapshot of a scene in “permanence”.<br />

46. The same hinges…: We would have to examine further how the materials<br />

are transferred from the Glass to Given, and to distinguish the constitutive<br />

materials of the Glass and those of the workshops from the primary parts<br />

and the raw materials of which the tales in the Boxes speak and for which<br />

Duchamp seeks to establish a system of chromatic translation (of the<br />

type: “Steels White, yellow, black, ochre, dark background…. Aluminium<br />

White, Prussian blue, yellow, ochre)” (DDS, 114). The same in Given; distinguish<br />

the construction materials and the materials on the stage. One<br />

would probably find the same operator as before between the two groups:<br />

the constitutive materials are hidden in the last work while the Glass<br />

exhibits them, those that are associated with the production stories are<br />

mediated by the techniques of “apparition” in the Glass, those that give<br />

place to the narrative fantasies of the voyeur of the nude are made up for<br />

purposes of “appearance”.<br />

47. The volume of the frame should also be studied in hinge with the plane of<br />

the glass. The perimeter of the linoleum defining the surface of the stage is<br />

not rectangular, it’s an irregular pentagon, whose three obtuse angles seem<br />

to open a corner into which the angle of the nude’s table will come to be<br />

duchamp’s trans/formers


204<br />

| Charnières<br />

Celui-ci se présente en biais par rapport à l’axe du bâti (vérifier si les<br />

œilletons de la porte ne sont pas eux-mêmes percés en biais, dans l’axe<br />

où se trouve le sexe, et non dans celui du carrelage). Une partie du corps<br />

déborde donc hors du cube de la scène, comme c’était le cas pour quatre<br />

des Moules mâlic, ce que montre la vue en plan de la machine célibataire<br />

(DDS, 61). Il y a ausi le biais de la paroi qui porte le paysage, qui l’éloigne<br />

de la perpendiculaire à l’axe général, dans l’autre sens, vers la droite.<br />

La question charnière serait : quoi de ce biaisage d’ensemble ? en quoi<br />

contribue-t-il lui aussi (avec l’éclairage, avec le cadre irrégulier, notamment)<br />

à narrativiser la scène ? Un nu entre dans le champ par la gauche ;<br />

comme la mariée du haut du Verre, il inscrit ses commandements muets<br />

dans l’espace selon la même direction que l’écriture (?).<br />

48. « Solutions » : Y a-t-il une méta-ou pata-charnière générale entre les<br />

deux œuvres ? 1°) Récit : la femme du haut se laisse prendre, elle perd sa<br />

quatrième dimension, elle déchoit, c’est l’obscénité. 2°) Récit plus machineur<br />

: le célibataire croit avoir la femme ouverte dans son viseur, c’est lui<br />

le con. 3°) Métarécit d’inspiration expressive : le nu du champ, c’est mon<br />

corps, et comme « d’ailleurs, ce sont toujours les autres qui meurent »,<br />

ainsi que le déclare mon épitaphe, ma tombe est nécessairement vide, je<br />

ne serai jamais mort, le bâti est mon cénotaphe. 4°) Métarécit d’inspiration<br />

expressive montable avec le précédent : d’ailleurs vous ne me connaîtrez pas ;<br />

vous m’avez cru un ascète, me voici en costume d’Émancipation. 5°)<br />

Spéculation : pour baiser l’œil, on peut le retarder, procédure du Verre ;<br />

on peut aller plus vite que lui, procédure instantanée. Mais on est ascétique<br />

dans les deux cas. 6°) Spéculation montable avec la précédente : on<br />

peut aller plus vite que l’œil, non par ascétisme, mais par paganisme.<br />

C’est-à-dire : Duchamp comprend qu’en travaillant sur les projections<br />

2-dimensionnelles, seraient-elles d’objets 4-dimensionnels, il ne s’émancipe<br />

nullement de la critique des sens qui est l’obsession métaphysique de<br />

l’Occident platonicien et chrétien, il la continue. S’il affirme, avec Étant<br />

donnés..., la représentation-narration dans toute sa force humoristique<br />

(l’humour anaglyphique) ce n’est pas pour dénoncer les illusions dans la<br />

Caverne, ni même l’illusion de la Caverne, mais pour dire : cette projection-là<br />

n’est pas plus mauvaise qu’une autre, elle aussi bonne, parce qu’il<br />

n’y a que des projections.<br />

les transformateurs duchamp


205<br />

| Hinges<br />

lodged. The nude is presented obliquely in relation to the axis of the frame<br />

(check whether the eyeholes of the door aren’t themselves pierced obliquely,<br />

in the axis in which the sex is located, and not in that of the tiling). A part of<br />

the body spills over, then, outside the cube of the stage, as was the case for<br />

four of the Malic Molds, as the plane view of the Bachelor Machine shows<br />

(DDS, 61). There is also the oblique of the partition that bears the landscape,<br />

which moves it away from the perpendicular to the general axis, in the<br />

other direction, toward the right. The hinge question would be: what about<br />

this overall obliquing? Wherein does it contribute, it too (along with the<br />

lighting, with the irregular frame) to narrativizing the scene? A nude enters<br />

the field from the left; like the Bride of the top part of the Glass, it inscribes<br />

its mute commands in space according to the same direction as writing (?).<br />

48. “Solutions”: Is there a general meta- or a pata-hinge between the<br />

two works? 1) Tale: the woman of the upper region lets herself be taken,<br />

she loses her fourth dimension, she falls. This is the obscenity. 2) More<br />

machining tale: the Bachelor thinks he’s got the woman open in his vizor,<br />

but he’s the cunt. 3) Meta-tale of expressive inspiration: the nude in the field,<br />

it’s my body, and “besides, it’s always the others who die”, just as my<br />

epitaph declares, my tomb is necessarily empty, I shall never be dead,<br />

the frame is my cenotaph. 4) Meta-tale of expressive inspiration that can be<br />

assembled together with the preceding one: besides, you will not know me;<br />

you thought me an ascetic, and here I am dressed up as Emancipation.<br />

5) Speculation: in order to kiss/fuck [baiser] the eye, you can delay it, the<br />

procedure of the Glass; you can go faster than it, snapshot procedure.<br />

But you are ascetic in both cases. 6) Speculation that can be assembled with<br />

the preceding one: you can go faster than the eye, not through asceticism,<br />

but through paganism. That is: Duchamp understands that in working<br />

on the 2-dimensional projections, even of 4-dimensional objects, he<br />

does not at all emancipate himself from the critique of the senses that<br />

is the metaphysical obsession of the Platonic and Christian West – he<br />

continues it. If with Given, he affirms representation-narration in all<br />

its humoristic force (anaglyphic humor), it is not in order to denounce<br />

the illusions in the Cave, nor even the illusion of the Cave, but in order<br />

to say: that projection is not worse than another one, it is just as good,<br />

because there are only projections.<br />

duchamp’s trans/formers


206<br />

| Charnières<br />

Toute mise en perspective, y compris celle de notre optique la plus trivialement<br />

massmédiatique, est l’imposition d’un ordre à des faits divers,<br />

et l’intéressant est que cet ordre n’a pas de raison. La charnière que fait<br />

le point du voyeur avec l’espace 3-dimensionnel vaut bien les charnières<br />

méta-géométriques, puisqu’il n’y a que des charnières. Non pas donc le<br />

paganisme édifiant qui aura raison de Rome sous le nom de catholicisme,<br />

mais celui des jeux scéniques, que le premier a détruit et qui se<br />

consacrait à simuler les métamorphoses des divinités innombrables. Non<br />

Platon, mais Ovide et Apulée. Non Kant, mais le dernier Nietzsche. 7°)<br />

Ironisme : « Donner toujours ou presque le pourquoi du choix entre 2 ou<br />

plusieurs solutions (par causalité ironique) » (DDS, 46). Laquelle donc<br />

de ces hypothèses sur la métacharnière, et pourquoi ? Aucune d’elles, une<br />

autre, beaucoup ensemble, presque. 8°) Objection à 6° et réponse : comment<br />

distinguer la narration représentation humoristique de la crédule,<br />

et comment décider de celle que Duchamp nous lègue ? Grâce à ceci que<br />

son artificialisme en appellerait à la puissance de détecter partout dans les<br />

« réalités » la mise en perspective qui les forme, nécessaire et contingente.<br />

Et d’en inventer d’autres. 9°) Compendium : on peut dire tout cela ex tempore.<br />

Soit la mise à nu : avant elle, le corps est caché au regard ; après elle,<br />

il lui est exposé. Elle est l’instant de la transformation ou métamorphose<br />

de cet avant en cet après. Elle n’est saisissable que comme cette limite.<br />

Donc deux « solutions ». Celle du Verre, où le regard vient toujours trop<br />

tôt, parce que l’événement est en « retard », le corpus restant à dépouiller<br />

sans fin. Avec celle d’Étant donnés…, c’est le regard qui arrive trop tard,<br />

la mise à nu est faite, reste la nudité. Maintenant fait charnière entre pas<br />

encore et déjà plus. Cela s’entend de tout événement, érotique, artistique,<br />

politique. Et ne donne pas lieu à mystique.<br />

Septembre 1976<br />

les transformateurs duchamp


207<br />

| Hinges<br />

Any putting into perspective, including that of our most trivially massmedia<br />

optic, is the imposition of an order based on faits divers; the interesting<br />

thing is that this order has no reason or principle. The hinge made<br />

by the point-of-voyeur with 3-dimensional space is worth as much as<br />

the meta-geometric hinges, for there are only hinges. Not the edifying<br />

paganism, then, that will win out over Rome under the name of catholicism,<br />

but that of theatrical games, which the former kind destroyed and<br />

that were devoted to simulating the metamorphoses of the innumerable<br />

divinities. Not Plato, but Ovid and Apuleius. Not Kant, but the<br />

later Nietzsche. 7) Ironism: “Give always or almost the why of the choice<br />

between 2 or several solutions (by ironic causality)” (DDS, 46). Which<br />

one, then, of these hypotheses about the meta-hinge, and why? Neither<br />

of them, a different one, many together, almost. 8) Objection to 6 and reply:<br />

how can you distinguish between humoristic narration-representation<br />

and credulous narration, and how can you decide about the one that<br />

Duchamp bequeaths to us? Thanks to this, that his artificialism appeals<br />

to the power to detect everywhere in “realities” the putting into perspective<br />

that forms them, a putting into perspective that is both necessary<br />

and contingent. And to invent others. 9) Compendium: you can say all that<br />

ex tempore. That is, the laying bare: before it, the body is hidden from the<br />

gaze; after it, it is exposed to it. It is the instant of transformation or metamorphosis<br />

of this before into this after. It is graspable only as this limit.<br />

So: two “solutions”. That of the Glass, where the gaze comes always too<br />

soon, because the event is “late,” the corpus remaining to be stripped without<br />

end. With that of Given, it’s the gaze that arrives too late, the laying<br />

bare is finished, there remains the nudity. Now makes a hinge between<br />

not yet and no longer. That goes without saying for any event, erotic,<br />

artistic, political. And does not give place to mysticism.<br />

September 1976<br />

duchamp’s trans/formers


208<br />

|<br />

Table de matières<br />

Incongruences 48<br />

Duchamp as a transformer 70<br />

Parois 76<br />

Machinations 96<br />

Charnières 138<br />

En général 144<br />

Le Verre 148<br />

Le dernier nu 170<br />

les transformateurs duchamp


209<br />

|<br />

table of contents<br />

Incongruences 49<br />

Duchamp as a transformer 71<br />

Partitions 77<br />

Machinations 97<br />

Hinges 139<br />

In general 145<br />

The Glass 149<br />

The last nude 171<br />

duchamp’s trans/formers


210<br />

| Illustrations<br />

Le gaz d’éclairage et la chute d’eau /<br />

The Illuminating Gas and the Waterfall<br />

50 × 31 cm, 1948-1949, Stockholm, Moderna Museet


211<br />

| Illustrations<br />

La fenêtre de Dürer /<br />

Dürer’s Window<br />

1514, J. Baltrusaitis, Anamorphoses, Paris, Perrin, 1969


212<br />

| Illustrations<br />

Costruzione legittima d’après /<br />

after Leonardo da Vinci<br />

J. Baltrusaitis, Anamorphoses, Paris, Perrin, 1969


213<br />

| Illustrations<br />

Schémas anamorphiques de Nicéron /<br />

Anamorphic schedules of Nicéron<br />

J. Baltrusaitis, Anamorphoses, Paris, Perrin, 1969


214<br />

| Illustrations<br />

Cols alités / Bedridden Mountains<br />

32 × 24.5 cm, 1959, Paris, Collection Jean-Jacques Lebel


215<br />

| Illustrations<br />

Fac-similé d’une note de la Boîte Blanche /<br />

Facsimile of a note from the White Box<br />

1967


216<br />

| Illustrations<br />

Jean- Suquet, Schéma du fonctionnement des machines du Grand Verre/<br />

Schedule of the working of the Large Glass machines<br />

1974


217<br />

| Illustrations<br />

Plan de l’Appareil célibataire (1914). Note de la Boîte verte /<br />

Plan of the Celibate Machine (1914). Note from the Green Box<br />

1934


218<br />

| Illustrations<br />

Elévation de l’Appareil célibataire. Note de la Boîte verte /<br />

Rising of the Celibate Machine. Note from the Green Box<br />

1934


220<br />

| Illustrations<br />

Etant donnés : 1 la chute d’eau, 2 le gaz d’éclairage /<br />

Given : 1. The Waterfall, 2. The illuminating Gas,<br />

Vue extérieure : la porte / Exterior View: The Gate<br />

1946-1966, Philadelphia Museum of Art


221 | Illustrations<br />

Étant donnés: 1 la chute d’eau, 2 le gaz d’éclairage /<br />

Given : 1. The Waterfall, 2. The Illuminating Gas<br />

Assemblage/mixed-media, 242.5 × 177.8 × 124.5 cm, 1946-1966, Philadelphia Museum of Art


222<br />

| Postface<br />

Postface<br />

Dalia Judovitz<br />

Son usage du temps constitue le meilleur de son œuvre.<br />

– J.-P. Roch<br />

Je sens…que quelque chose de mon nom est écrit dans ma « vie » : trop tard.<br />

Et ainsi je me suis mis tard à l’écriture …<br />

– J.-F. Lyotard<br />

Comment le lecteur doit-il comprendre Les Transformateurs Duchamp (1977) 1 de<br />

Lyotard et son héritage pluriel ? Si cette question se pose aujourd’hui et avec<br />

quelque urgence, ce n’est pas simplement que les textes de Lyotard sur l’art sont<br />

enfin rassemblés et qu’ils se voient donc octroyés, ou plutôt restitués, accès et reconnaissance<br />

publiques. Considéré comme un exemple d’approche philosophique<br />

de l’art de Duchamp, l’impact de ce travail a été largement limité aux historiens<br />

de l’art intéressés par la théorie. L’attention critique s’est portée avant tout sur<br />

l’analyse que Lyotard fait des implications phénoménologiques d’Étant donnés: 1° la<br />

chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage de Duchamp (1946-1966 ; sa dernière œuvre et son testament),<br />

et, plus particulièrement, sur la corporalisation de la vision, produite par<br />

l’alignement et l’ultime convergence des points de vue et de fuite. 2 En dépit de la<br />

récurrence des écrits de Lyotard sur l’art et l’esthétique, à commencer par son volume<br />

inaugural intitulé Discours, figure (1971), les philosophes ont ignoré en grande<br />

partie son travail sur Duchamp qu’ils considèrent comme une simple incursion de<br />

la philosophie dans l’art. Confinés à l’esthétique, Les Transformateurs Duchamp et les<br />

écrits ultérieurs de Lyotard sur l’art ont été mis en marge du soi-disant cadre plus<br />

général de ses questions et réflexions philosophiques. 3<br />

1 Dans la suite, les dates entre parenthèses renvoient à l’édition française des livres de Lyotard et du<br />

texte, les numéros entre parenthèses renvoient aux pages de l’édition française dans ce volume.<br />

2 Comme exemple notoire de cette approche, nous renvoyons le lecteur au livre de Rosalind E.<br />

Krauss, The Optical Unconscious, Cambridge and London, MIT University Press, 1994, traduit en<br />

français par Michèle Veubret : L’Inconscient optique, Paris, Au même titre, 2001. L’étude plus récente<br />

de Michael R. Taylor, Marcel Duchamp : Étant donnés, Philadelphia, Philadelphia Museum<br />

of Art, 2009, offre une documentation exhaustive et invite à de nouvelles approches critiques<br />

d’Étant donnés…de Duchamp.<br />

3 La plupart des numéros spéciaux et recueils d’essais critiques consacrés à Lyotard se sont centrés<br />

sur ses écrits philosophiques, ne se référant que sporadiquement à ses écrits sur l’art. Voir L’Arc<br />

(1976), Diacritics (1984), Les Cahiers de philosophie (1988), L’Esprit créateur (1991), Philosophy Today (1992)<br />

et Parallax (2001). Quelques exceptions notables incluent Geoffrey Bennington, Lyotard: Writing the<br />

Event, New York, Columbia University Press, 1988, Bill Readings, Introducing Lyotard: Art and Politics,<br />

London, Routledge, 1991, et Simon Malpas, Jean-François Lyotard, London and NY, Routledge, 2003.


223<br />

| Postface<br />

Cette omission – qui équivaut à un rejet de la question philosophique et de<br />

l’importance des Transformateurs Duchamp – se justifie-t-elle ? Qui plus est, peut-elle<br />

être corroborée par l’approche adoptée par Lyotard dans son effort de reformuler la<br />

nature de la pensée et de l’expression philosophiques ? Les réitérations ultérieures<br />

des idées abordées dans cet essai – à savoir, son engagement dans l’art pour réinventer<br />

la pensée et l’expression philosophiques – et, en effet, le tournant que son<br />

œuvre plus tardive prendra vers la littérature, notamment à partir des années 90,<br />

nous forcent à conclure autrement. 4 Cette tentative de reléguer ces questions artistiques<br />

à l’esthétique, les séparant du domaine de la philosophie à proprement parler,<br />

est non seulement mise en question par Lyotard, mais devient, je le crois, l’une<br />

des problématiques centrales de son entreprise philosophique. Cette idée apparaît<br />

sur l’avant-scène de ses écrits postérieurs, en particulier durant la dernière décennie<br />

de sa vie, alors qu’il pose le postulat du potentiel « philosophique » de l’art et<br />

de la littérature comme un défi ouvert à la philosophie et aux praticiens de cette<br />

discipline. Il avance la proposition audacieuse, peut-être même scandaleuse, que<br />

certains philosophes, écrivains ou artistes pourraient revendiquer d’être plus philosophes<br />

que les maîtres légitimes de l’institution de la philosophie au sens large :<br />

Wittgenstein, Gertrude Stein, Joyce ou Duchamp paraissent de meilleures têtes « phi-<br />

losophiques » en regard de Nietzsche ou Heidegger – je veux dire par meilleures : plus aptes<br />

à prendre en compte le néant sans issue dont l’Occident accouche en ce premier quart du XXe<br />

siècle ; et par « philosophiques », j’entends : s’il est vrai que philosopher est affaire de « style »<br />

[…]. Une affaire de style , je crois bien que c’est par elle que la philosophie est aujourd’hui<br />

agitée, menacée, à la fois tentée et soupçonnée. 5<br />

Lyotard renouvellerait-il ici cette vieille rivalité entre philosophie et littérature<br />

que Platon inaugura dans sa République par son exclusion exemplaire de la littérature,<br />

« cette chienne hargneuse qui aboie contre son maître » (République, 607b) ?<br />

4 Les écrits de la dernière décennie de sa vie – à commencer par Signé Malraux (1996), La Chambre<br />

sourde: L’Antiésthetique de Malraux (1998), La Confession d’Augustin (2000) et le volume posthume<br />

Misère de la philosophie (2000) – attestent son effort soutenu pour s’engager dans la littérature,<br />

dans les questions de style, et d’affect, tout en essayant d’apprendre à la philosophie à tendre une<br />

oreille au littéraire.<br />

5 Jean-François Lyotard, Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993, 29-30. Le passage en question<br />

est extrait du chapitre 2, intitulé « Zone ». Commentant ce passage, Anne Tomiche note que le<br />

canon littéraire de Lyotard fait référence à des écrivains qui sont davantage intéressés dans « le<br />

comment de la représentation que dans le quoi du représenté », questionnant par là la possibilité<br />

même de la représentation (voir son « Lyotard and/on Literature » dans Yale French Studies, 99 et<br />

Jean-François Lyotard : Time and Judgment édité par R. Harvey et L. R. Schehr, Yale University Press,<br />

2001, 150). Ma traduction.


224<br />

| Postface<br />

Son recours au potentiel philosophique de la littérature et de l’art se réduit-il à un<br />

simple artifice rhétorique ? Ou doit-on le prendre au sérieux et accepter la possibilité<br />

qu’il mette en question l’édifice même de la philosophie et les modalités<br />

critiques de la pensée ? Interrogeant la distinction obligatoire entre philosophie<br />

et littérature, comprise comme une opposition entre un art de la pensée et un art<br />

de la représentation, Lyotard questionne la réduction de l’objet de la philosophie<br />

à une pensée qui prétendrait pouvoir se distinguer et s’extirper de considérations<br />

stylistiques. Dans un mouvement radical, il affirme au contraire que c’est l’autorité<br />

et la compréhension philosophiques de la pensée elle-même qui sont mises ici en<br />

jeu et qui sont mues par la question du style. Contestant la primauté de la pensée<br />

sur l’expression, il suggérera dans ses écrits que la manière de l’expression ou style<br />

n’est pas accessoire à la pensée puisqu’elle est nécessaire à son avènement et à son<br />

déploiement comme événement.<br />

Le rôle central que joue pour Lyotard l’expression comme condition de possibilité<br />

de la pensée n’est pas étonnant vu son lignage philosophique qui remonte<br />

à Maurice Merleau-Ponty et à Mikel Dufrenne. Chez ces deux penseurs, le<br />

moment phénoménologique aboutit aux efforts de repenser les implications philosophiques<br />

de la nature du fait artistique. Cette perspective post-humaniste a<br />

été alimentée par des avancées en linguistique et en psychanalyse, et a poussé à<br />

redéfinir la nature et le rôle de l’art en permettant l’émergence de nouvelles possibilités<br />

de figuration de la pensée. Cependant, ce tournant de la philosophie vers<br />

l’art ne doit pas être mal compris ou réduit à une simple approche philosophique<br />

de la littérature et de l’art, ou, dans un sens plus tendancieux encore, qu’on se suffise<br />

d’adopter un style poétique ou artistique. Lyotard nous met en garde dans ses<br />

écrits ultérieurs: « Cette dette de style, le philosophe ne peut pas s’en acquitter<br />

en “faisant de l’esthétique” ». 6 Plutôt que de se fonder sur une définition conventionnelle<br />

du style comme mode d’expression qui serait instrument ou ornement<br />

de la pensée, Lyotard (s’inspirant de Merleau-Ponty) voit dans le style un geste signifiant<br />

et immanent au discours. Il invite à un examen plus approfondi de la nature<br />

de l’écriture philosophique, conçue comme une performance dont le caractère<br />

gestuel et matériel saperait radicalement l’idée et les conventions de la pensée<br />

philosophique. Les réflexions de Lyotard à propos de l’expression sont symptomatiques<br />

de l’émergence d’une question philosophique concernant la pensée dont<br />

l’articulation résiste et remet en cause les régimes conventionnels du discours<br />

philosophique. Dans mon propos, je vais considérer Les Transformateurs Duchamp<br />

comme un portail qui ouvre sur l’œuvre de Duchamp tout en introduisant à la<br />

6 Moralités postmodernes, 30.


225<br />

| Postface<br />

question de l’avènement et de l’événement de l’art, laquelle exige une redéfinition<br />

de la pensée elle-même. Toutefois, puisqu’ils invitent à considérer la pensée<br />

comme une œuvre d’art, Les Transformateurs Duchamp donnent aussi un aperçu sur<br />

le projet philosophique plus général de Lyotard, inscrivant la trajectoire passée<br />

et future de ses écrits dans les limites de ce cadre. Je me pencherai sur plusieurs<br />

questions fondamentales qui sont autant de « charnières » (un terme que Lyotard<br />

reprend à Duchamp) qui facilitent les articulations conceptuelles et le mouvement<br />

de sa pensée quant à Duchamp, et éclairent son entreprise philosophique<br />

alors qu’elle se meut à travers les multiples itérations entre ses œuvres passées<br />

et futures. Celles-ci incluent la question du style, la relation entre les notions de<br />

transformateur et de performance, le recours à la machine pour révéler la nature<br />

rusée des machinations en jeu, enfin la dette que le commentaire philosophique<br />

ou critique doit aux gestes artistiques impliquant ainsi la reconfiguration de la<br />

pensée selon un mode artistique.<br />

Question de style<br />

Lyotard ouvre Les Transformateurs Duchamp de manière surprenante, sur une<br />

plainte à propos du style des notes de Duchamp dont la nature sentencieuse et<br />

énigmatique l’irrite et le fascine en même temps. Au lieu de se concentrer sur<br />

l’aspect visuel des objets d’art de Duchamp, comme la critique l’a traditionnellement<br />

fait, Lyotard commence par un examen de sa manière d’écrire. Il désigne<br />

la dureté, l’obscurité et le manque de sens du style écrit de Duchamp, soulignant<br />

l’ambiguïté de sa destination et de son destinataire. Tout en notant les effets des<br />

sentences de Duchamp et irrité par le fait d’être affecté mais tout aussi poussé à<br />

comprendre leur fonctionnement, Lyotard scrute les modes de la mise en phrase<br />

chez Duchamp afin d’accéder à sa pensée. Il remarque que les notes de Duchamp<br />

évoquent le style des projets ingénieux de Léonardo, mais il nuance son observation<br />

en ajoutant ironiquement qu’elles appartiendraient à «un Léonardo dégoûté de la<br />

pâte ? » [54]. Le problème qui le dérange comme philosophe, c’est d’appréhender<br />

ces gestes négligeables, quasi imperceptibles, de l’écriture de Duchamp, dont le<br />

sens semble se réduire à rien, ou à presque rien, comme c’est le cas dans l’ « ironie »<br />

ou l’humour. Et pourtant, comme Lyotard le notera par la suite dans ses écrits,<br />

c’est précisément ce rien (dont le caractère négligeable révélerait aussi son manque<br />

à être quoi que ce soit) qui marque l’événement et l’avènement de la pensée philosophique:<br />

« Le geste d’art a toujours été ce rien pour le philosophe parce qu’il<br />

n’arrive pas à le saisir avec les moyens de son argumentation, tandis que ce rien<br />

insiste pourtant dans l’affect dont l’œuvre est l’occasion, et jusque dans l’œuvre


226<br />

| Postface<br />

philosophique elle-même. » 7 Si le geste de l’art ne vaut rien, c’est parce que les<br />

modalités de son intervention se dérobent aux normes selon lesquelles elles peuvent<br />

être assurées et validées par et pour la philosophie. Et donc, puisque le geste<br />

artistique échappe à l’emprise de l’argumentation philosophique qui cherche à le<br />

catégoriser, il se maintient dans sa capacité insouciante mais pas vraiment superflue<br />

de rendre la pensée réceptive à ses affects. 8<br />

Lyotard conclut que le style sentencieux de Duchamp n’aurait pour autre but et<br />

fin que de « nous faire parler » [48], nous invitant et nous menant au commentaire.<br />

Mais, en vérité, que peut « dire » un commentaire quand sa tentative de parole est<br />

retardée sinon passée sous silence par les gesticulations de l’œuvre ? Lyotard rappelle<br />

tout suite au lecteur les dangers du commentaire, en particulier quand il se<br />

réduit à une description : « si vous décrivez, c’est au moins pour faire voir ce qu’on<br />

n’aurait pas vu sans vous, donc vous ajoutez votre commentaire au visible » [54].<br />

Il suggère que la tentation du commentaire cache un piège, moins pour l’œuvre<br />

dont la signification continue de nous éluder, que pour le critique ou le commentateur,<br />

victimes de l’illusion que la signification de l’objet puisse être épuisée par sa<br />

description. Il ajoute cependant que ce qui résiste à l’interprétation (et aussi à « la<br />

récupération mystique ») en demeurant «incommentable » et, par là, incommensurable,<br />

permet au critique d’échapper aux cadres rigides de l’entendement. Les<br />

tentatives de Lyotard de rendre compte du phrasé de Duchamp aboutissent aussi<br />

à une reconnaissance de l’incapacité inhérente du commentaire de s’acquitter des<br />

obligations dues à l’œuvre. Son étude de ce qui résiste aux normes du commentaire<br />

esquisse et annonce les réflexions ultérieures du Différend. Lyotard y reconnaît<br />

sa dette à Duchamp faisant allusion explicitement à Étant donnés : 1° la chute<br />

d’eau, 2° le gaz d’éclairage. Il le fera en s’appropriant la forme logique et le défaut<br />

des rubriques du titre de Duchamp, y suppléant ses propres affirmations: « Étant<br />

donné 1° l’impossibilité d’éviter les conflits (l’impossibilité de l’indifférence), 2º<br />

l’absence d’un genre de discours universel pour les régler […], trouver, sinon ce<br />

qui peut légitimer le jugement (le “bon” enchaînement), du moins comment sau-<br />

7 Jean-François Lyotard, Karel Appel. Un geste de couleur / Karel Appel. A Gesture of Colour, Leuven, Leuven<br />

University Press, 2009, 194. Lyotard a présenté une extrait de ce texte sous le titre de « Gesture<br />

and Commentary » à Emory University où il enseignait en 1992.<br />

8 Pour une analyse de l’affect et de sa « dette » dans les écrits tardifs de Lyotard, dans une perspective<br />

psychanalytique, on lira l’étude séminale de Claire Nouvet, “The Inarticulate Affect: Lyotard<br />

and Psychoanalytic Testimony”, dans Minima Memoria: In the Wake of Jean-François Lyotard, publié<br />

par C. Nouvet, Z. Stahuljak and K. Still, Stanford, Stanford University Press, 2007, 106-122.


227<br />

| Postface<br />

ver l’honneur de penser. » 9 En reprenant la logique du titre de Duchamp, Lyotard<br />

la renouvelle afin de révéler la problématique à laquelle fait face le commentaire<br />

dans son effort de rendre à l’œuvre un hommage qui sauverait aussi l’honneur de<br />

penser.<br />

Cette tentative d’inscrire l’incommensurable dans le commentaire affirme<br />

une incongruence fondamentale entre l’œuvre et son interprétation : « Celui-ci<br />

devra être incongruent avec l’œuvre » [54]. Cette incongruence, cependant, ne<br />

résulte pas de l’incompréhensibilité, mais plutôt d’un effort de « faire sentir<br />

l’inconsistance du commentaire et du commenté » (ibid.). Et « l’inconsistance<br />

n’est pas l’insignifiance » (ibid.), comme le rappelle Lyotard, puisqu’elle a permis<br />

à Duchamp de résister à la doctrine des mouvements artistiques (même des plus<br />

radicaux, comme Dada) ainsi qu’aux dictats de l’art et du goût conventionnels.<br />

Comment Duchamp accomplit-il cela ? Il explique à James Johnson Sweeney qu’il<br />

le fit « par l’emploi des techniques mécaniques10 », ce qui poussa Lyotard à conclure<br />

« qu’il faudrait parler mécaniquement de Duchamp » comme d’un «phraseur<br />

machinal » [56]. Cela ne veut pourtant pas dire que Duchamp aime l’inhumain de<br />

la machine pour lui-même, ou qu’il célèbre naïvement les objets industriels ou la<br />

technologie. 11 Les remarques de Duchamp, que son « approche de la machine est<br />

complètement ironique », qu’il « n’a fabriqué que le capot », comme ses propositions<br />

persistantes « de pousser à bout les lois de la physique » le suggèrent autrement.<br />

12 Le recours ironique de Duchamp à l’industrie et aux formes techniques<br />

de la langue et la reprise par Lyotard de la mécanique de son phrasé représentent<br />

des tentatives de témoigner de l’inhumanité de la technologie tout en la subvertissant<br />

par l’assomption délibérée de ses contraintes. La nature obstinée et dure<br />

du style sentencieux de Duchamp, qualité qui évoque celle du fer (fer et faire sont<br />

homophones), inscrit poétiquement la possibilité d’une production voire même<br />

d’une transformation. L’inertie solide du fer alimenterait donc en apparence<br />

l’énergie linguistique et la dynamique de l’ironie en tant que stratégie discursive.<br />

L’efficacité de « l’ironisme d’affirmation » de Duchamp n’est pas définie par le rire<br />

9 Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, 10.<br />

10 Duchamp du signe, Écrits, nouvelle édition de Michel Sanouillet revue et augmentée en collaboration<br />

avec Elmer Peterson, Flammarion, Paris, 1994, 181.<br />

11 Simon Malpas suggère que Duchamp se nourrit des « détritus de l’industrialisme ». Il interprète<br />

la distorsion ou la mécanisation du corps comme un effet transformateur des forces de<br />

l’industrie au lieu de les considérer comme une stratégie mise en place pour maintenir le potentiel<br />

transformateur de l’art. Voir Malpas, Jean-François Lyotard, 95.<br />

12 Entretien avec Francis Roberts à l’occasion de la rétrospective Duchamp tenue au Musée d’art de<br />

Pasadena en 1963, « I propose to Strain the Laws of Physics », dans Art News 67, décembre 1968,<br />

63. Ma traduction.


228<br />

| Postface<br />

qu’il provoque, il évite au contraire la transgression dans la mesure où il révèle et<br />

célèbre la « contingence » de la loi [168]. Quand Lyotard s’approprie avec ironie la<br />

logique des phrases de Duchamp, « menée froidement, et loin » [56], il libère leur<br />

potentiel poétique et, par là, leur capacité conceptuelle à pousser à bout les lois de<br />

la science au risque de les déformer légèrement.<br />

Transformateurs/performeurs<br />

Pourquoi Lyotard intitula-t-il son livre Les Transformateurs Duchamp ? Pour être<br />

plus exact, peut-on vraiment parler d’un livre puisqu’il est composé d’essais et de<br />

conférences élaborées de 1974 à 1977 ? 13 L’épigraphe de son volume cite Duchamp :<br />

« Je pensais à un livre, mais je n’aimais pas cette idée. » 14 Cette citation qui éclaire<br />

le projet artistique de Duchamp, éclaire-t-elle aussi l’intervention philosophique<br />

de Lyotard ? La remarque de Duchamp (confiée à James Johnson Sweeney) prend<br />

son origine dans sa tentative de compiler ses notes, ses diagrammes et ses réflexions/spéculations<br />

intellectuelles sur La Mariée mise à nu par ses Célibataires, même [le<br />

Grand Verre], efforts qui menèrent à la production non d’un livre, mais d’une boîte,<br />

La Boîte Verte. Son rejet du livre fait écho à sa quête d’un format qui permettrait<br />

l’assemblage de ses notes/idées d’une manière qui n’imposerait pas un ordre<br />

chronologique ou logique qui violerait leurs résonances et leur nature contingente.<br />

La boîte rassemblerait ses notes tout en préservant leur esprit arbitraire,<br />

comme exemples de « hasard en conserve ». En adoptant une stratégie similaire,<br />

Lyotard a marqué les circonstances matérielles et institutionnelles de ses interventions<br />

critiques sur Duchamp. Rejetant pour son livre l’idée du « grand récit »,<br />

d’une cohérence magistrale et de la force logique d’une argumentation concertée,<br />

il a choisi pour ce volume, comme dans beaucoup d’autres de ses écrits, un style<br />

fragmenté et épisodique. 15 Ce faisant, il a prévenu la consolidation de ses idées<br />

13 Geoffrey Bennington rappelle que Lyotard considérait en 1988 qu’il n’avait vraiment écrit que<br />

trois livres (Discours, figure, Économie libidinale et Le Différend) et il suggère que ses autres travaux<br />

ressemblent davantage à des notes de lecture ou à des analyses préparatoires (Lyotard : Writing the<br />

Event, 2).<br />

14 Il est intéressant de noter que la plupart des livres de Lyotard, à quelques exceptions près, sont<br />

des recueils d’essais initiés par des occasions spécifiques, des conférences et commissions de différents<br />

types. Cela veut dire que le lecteur doit nécessairement se reporter à de multiples formulations<br />

ou itérations de ses idées selon des occasions différentes sans le bénéfice de la clôture<br />

rassurante que donne le livre.<br />

15 James Williams suggère que l’œuvre de Lyotard dans son ensemble peut être conçue comme une<br />

série d’essais, représentant des tentatives expérimentales d’aborder des sujets d’une manière<br />

originale qui invite à les considérer comme œuvres d’art (« Jean-François Lyotard : Renewing<br />

the Philosophical Essay », 2 ; brouillon sur Internet qui n’est pas destiné à la publication selon<br />

Williams).


229<br />

| Postface<br />

en les déployant comme des charnières conceptuelles dont le jeu dynamique ne<br />

pouvant pas être contenu par des déterminations spatiales et chronologiques<br />

conventionnelles.<br />

À l’occasion d’une conférence sur la performance, Lyotard explique qu’il « propose<br />

de remplacer performer par transformer » [70]. Se référant à la fabrication<br />

des Trois Stoppages-étalons (1911), dans lesquels Duchamp expérimente en enregistrant<br />

les formes aléatoires générées par des morceaux de ficelle tombés, Lyotard<br />

rappelle que ce n’est pas l’acte de Duchamp laissant tomber la ficelle qui produit<br />

cette différence significative, mais bien plutôt la projection de cette ficelle, « grâce<br />

à l’énergie motrice de la pesanteur » [70] et l’intervention du hasard comme « dispositif<br />

de transformation », ce qui amène à résumer l’événement comme « projection-transformation<br />

» (ibid.). Rejetant le point de vue humaniste/moderniste<br />

et l’accent qu’il porte sur la performance comme acte et instance individuelles, il<br />

porte son attention sur ses modes d’opération et sur ses effets conçus comme un<br />

système de projection. Se tournant vers les dynamiques transformatrices qui sont<br />

mises en mouvement, véritables « canalisateurs ou redistributeurs d’énergie »<br />

(ibid.), plutôt que vers l’instance créatrice des objets, Lyotard propose un nouveau<br />

type de spéculation critique sur l’art de Duchamp fondé sur une mécanique de la<br />

projection.<br />

Au lieu de traiter les œuvres de Duchamp comme des objets ou des actes artistiques,<br />

Lyotard se concentre sur le potentiel transformateur de leurs gestes. Il prétend<br />

que ce qui se trouve au cœur des œuvres de Duchamp n’est ni leur apparence<br />

visuelle ni leurs aspects formels, mais plutôt la dynamique qu’ils initient en<br />

terme de transformations et redistributions d’énergie. Un transformateur est un<br />

engin électrique composé de deux bobines de fil métallique enroulées autour d’un<br />

noyau ferreux, de telle manière que le courant alternatif d’une bobine produit un<br />

courant alternatif dans l’autre à la même fréquence mais à un voltage différent.<br />

S’appropriant le potentiel figuratif du transformateur électrique, Lyotard redéploie<br />

les énergies de cet appareil pour rendre compte de l’élan transformateur<br />

présent dans différents types de projection à l’œuvre dans l’art de Duchamp.<br />

Celles-ci s’étendent des transpositions du sexe, comme la projection d’une moustache<br />

ou d’un bouc sur la Mona Lisa de Léonard dans son L. H.O.O.Q. (1919) (« peut-on<br />

projeter le visage d’un homme sur celui d’une femme, et vice versa ? ») en passant<br />

par la projection dans des miroirs (où l’affirmation de la symétrie via l’inversion<br />

marque aussi leur incongruence dans la mesure où ils ne se superposent pas), aux<br />

transformations par projection comprises dans le domaine verbal (perceptibles<br />

par exemple dans l’assemblage de systèmes de déclinaison et de conjugaison dans


230<br />

| Postface<br />

ses jeux de mots). Ces projections dans le Grand Verre incluent la représentation<br />

de la Mariée et de ses Célibataires démantelés en viscères, en pièces de machines<br />

(qui sont mécaniques et chimiques, en haut, et électriques, en bas), et déplacent<br />

par conséquent le régime allusif loin de l’anatomie humaine ou de la physiologie<br />

dans celui de la géométrie descriptive qui dessine les points actifs de rencontre et<br />

de collision des forces dynamiques.<br />

Lyotard soutient que la problématique « plastique » du Grand Verre est celle des<br />

projections qui sont postulées et traitées de manières différentes dans les deux<br />

moitiés de cette œuvre. Alors que le haut et le bas du Grand Verre sont comme deux<br />

miroirs joints par une charnière, les images reflétées dans ces miroirs ne se placent<br />

pas sur le même plan et ne fonctionnent pas selon les mêmes principes. Ainsi les<br />

régions supérieure et inférieure, celles de la Mariée et des Célibataires, occupent<br />

« des espaces semblables et insuperposables » [72]. Le domaine de la Mariée dans<br />

la région du haut du Verre représente la projection d’une entité irreprésentable,<br />

puisque son modèle à quatre dimensions est intraduisible dans l’espace de la perception.<br />

Elle constitue une entité virtuelle, une fiction géométrique basée sur un<br />

postulat qui prédique la transposition d’un être à quatre dimensions à l’intérieur<br />

d’un espace tridimensionnel qui, à son tour, est projeté sur la surface bidimensionnelle<br />

du verre. Le domaine de la Mariée émerge donc comme la sphère<br />

d’opérations conceptuelles dont le caractère abstrait échappe au champ de la perception<br />

visuelle. En contraste, la région du bas, celle des Célibataires, est traitée<br />

selon les règles de la perspective italienne qui gouvernent la projection d’objets à<br />

trois dimensions sur des surfaces bidimensionnelles. La production de ces effets<br />

tridimensionnels est cependant minée par la transparence du verre qui ne permet<br />

pas à l’œil de le traverser pour explorer son espace virtuel puisqu’il montre de<br />

« vrais » objets derrière sa surface. En conséquence, l’œil du spectateur est renvoyé<br />

à sa propre activité de voir, l’empêchant de se perdre dans des objets imaginaires.<br />

Lyotard suggère ainsi que Duchamp, alors qu’il se fonde sur une projection perspectiviste,<br />

déplace le potentiel de transformation de l’œuvre en subvertissant<br />

la fonction référentielle du verre (son « effet de réel »). Ce qui est notable dans<br />

l’approche de Lyotard c’est qu’il dévoile dans les mécanismes de projection qui<br />

sous-tendent le Grand Verre un moment perturbateur, lorsque la machination projective,<br />

en apparence unifiée, rencontre une résistance, est renvoyée à elle-même<br />

et succombe, révélant à l’observateur sa propre position. D’abord réduite comme<br />

objet du regard du spectateur, fonction d’un système de projection fondé sur<br />

les règles de la perspective italienne, l’œuvre se retourne contre le « regardeur »,<br />

sapant sa position de sujet et de spectateur en dévoilant ce que cela veut dire d’être


231<br />

| Postface<br />

vu. Posant un défi à la dichotomie sujet/objet qui a dominé non seulement le discours<br />

philosophique, mais aussi celui de l’art, Lyotard suggère que l’expérience de<br />

l’art met en cause et compromet la maîtrise du sujet en réduisant et en transformant<br />

l’instance du spectateur en un objet des mécanismes projectifs de l’œuvre.<br />

Machines/machinations<br />

L’analyse que Lyotard fait de la machine se réfère à la définition qu’en donne Franz<br />

Reuleaux comme une combinaison de corps résistants, assemblés de telle façon<br />

que, par leur moyen et par certaines motions déterminantes, les forces mécaniques<br />

de la nature soient obligées de faire le travail. 16 Ce qui importe ici c’est<br />

que la machine tend un piège aux forces de la nature, dans la mesure où elle constitue<br />

de fait « un dispositif qui permet de renverser des rapports de force » [76].<br />

L’interprétation de la machine chez Lyotard passe donc rapidement du registre de<br />

la mécanique à celui de la machination. Ni instrument, ni arme, la machination<br />

est une ruse, un artifice, un stratagème qui tire sa force d’une astuce. Elle fonctionne<br />

en captant et en exploitant des forces naturelles, mais elle les trompe, parce<br />

que, même si elle est plus faible qu’elles, elle les domine et, ainsi, donne lieu à ce<br />

paradoxe : « que le moins fort soit plus fort que le plus fort » [76]. Il note que les<br />

machines Célibataires du Grand Verre participent de cet « inconscient de la ruse qui<br />

est impliqué dans l’invention des mécanismes » (ibid.), soulignant ainsi la prédisposition<br />

inhérente à la machination que la pensée technique moderne dissimule<br />

dans sa volonté démesurée de dominer la nature. Par ailleurs, Lyotard étend le<br />

domaine de la machine et des machinations pour y inclure les stratagèmes et les<br />

opérations des modes discursifs de Duchamp.<br />

Pour Lyotard, les machinations dans le champ de la mécanique et qui servent à<br />

exploiter les énergies du monde physique, manifestent la force rhétorique dont<br />

le corrélatif se trouve dans le jeu sophistique des présocratiques grecs. Lyotard<br />

reconnaît cette logique mécanique dans les exercices rhétoriques présocratiques<br />

dans lesquels toute production d’un discours implique celle d’un discours opposé,<br />

« rigoureusement parallèle, mais allant à la conclusion contraire » [82]. Ces discours<br />

doubles, voire ces duplicités, appelés dissoi logoi, scandalisèrent les philosophes,<br />

tel Aristote, car ils font de la thèse la plus faible la plus forte. Le mouvement<br />

16 Le concept de machine chez Lyotard se réfère à la définition de la machine chez Franz Reuleaux<br />

dans sa Kinematics: Fundamental Principles of a General Theory of Machines (1875) [Cinématique. Principes<br />

fondamentaux d’une théorie générale des machines, traduction française, 1877]. Lyotard préfère<br />

cette définition à celle qu’offre Georges Canguilhem dans sa “Machine et organisme”, La Connaissance<br />

de la vie (1952).


232<br />

| Postface<br />

et le contre-mouvement de ces doubles discours défont la logique conventionnelle<br />

de la philosophie réduisant le philosophe « à l’incongruence » [88]. Prenant plaisir<br />

à révéler dans les machinations, véritables stratagèmes, qui sous-tendraient<br />

la force rhétorique du discours philosophique des Anciens, Lyotard oppose avec<br />

délice les sophistes aux philosophes, les dissimulateurs aux assimilateurs, les<br />

artistes aux raisonneurs, et les machines célibataires aux mécanismes industriels.<br />

Le dispositif stratégique de ces machinations cherche à désorganiser et donc<br />

à prévenir l’émergence possible de « toute machine totalisatrice et unificatrice, que<br />

ce soit en matière de technique […], de langage ou de politique » [84]. 17 Cet exercice<br />

enjoué de sophistique païenne de Lyotard va s’étendre et déranger la logique des<br />

opérations spéculaires, allant jusqu’à questionner même l’appareil qui, en apparence,<br />

reproduit et rend identique. Il examine le miroir comme une machine qui<br />

est « alimentée » par les objets qu’on lui présente et qui produit d’autres objets : les<br />

images qu’elle réfléchit. Il ajoute : « Le “regardeur” est l’usager de cette machine »<br />

[86]. Ce faisant, il démontre que le miroir n’est pas seulement machine duplicative,<br />

mais aussi duplicité. La ruse du miroir tient dans «ce que sa fidélité et son<br />

infidélité se produisent ensemble » (116), dans un double jeu dont l’incongruence<br />

radicale, selon Kant, contredit les prémisses du discours spéculaire.<br />

Tromper le temps, interrompre la conscience<br />

Lyotard a observé que le style des titres et des annotations de Duchamp peut être lu<br />

comme des instructions dans la mesure où celles-ci constituent presque des recettes,<br />

mais aussi des descriptions, créant une certaine attente logique qu’en retour il<br />

détrompe [140]. 18 Par exemple, le titre de La Mariée mise à nu par ses Célibataires, même<br />

[le Grand Verre] suggère que quelque chose se passe ou va se passer. Il annonce un événement<br />

possible, une mise à nu dont l’avènement est maintenu dans la promesse<br />

d’un récit dont les figures inscrites au Verre seraient les protagonistes. Cette éruption<br />

de la promesse temporelle issue d’un récit et posée comme prémisse, contraste<br />

avec d’autres incongruités temporelles et risque le scandale logique. Lyotard rappelait<br />

en effet que le fait d’être célibataire est une condition continue, alors que le<br />

fait d’être mariée est temporairement lié, n’existant seulement que dans l’espace<br />

17 Le privilège reconnu par Lyotard au païen est élaboré plus en profondeur dans ses travaux philosophiques<br />

publiés à la même époque : Instructions païennes, Paris, Galilée, 1977, et Rudiments païens,<br />

Paris, UGE, Collection 10/18, 1977 (à paraître chez Klincksieck).<br />

18 Il décrit le style de Duchamp en termes d’ « amphibologie » (terminologie qu’il emprunte à La<br />

Critique de la raison pure de Kant) en qualifiant son caractère paradoxal de « paralogisme », concept<br />

repris à Aristote [140-142]. Il ajoute : « C’est cette forme amphibologique (neutre et déontique)<br />

qui se trouvera en “accord” avec ce qu’il y a de paradoxal dans la logique même de l’entreprise.<br />

À logique de charnière, style de charnière » (ibid.).


233<br />

| Postface<br />

d’un jour et d’une nuit, entre les états de vierge et d’épouse [148]. La facticité, mise<br />

en scène en ce lieu, de la logique et des clauses d’Étant donnés: 1° la chute d’eau, 2° le gaz<br />

d’éclairage abandonne le récit au profit de la preuve. Le titre contient la promesse<br />

tenue par une proposition hypothétique ou implication, même quand cette<br />

dernière demeure suspendue dans un futur problématique créant une énigme<br />

logique. Notant le transfert de la fonction narrative dans la scène visible d’Étant<br />

donnés…, Lyotard conclut : « Si une histoire est racontée ici, ce n’est plus au lecteur,<br />

c’est au voyeur. Elle n’est plus écrite […], elle est virtuelle» [172]. Les projections temporelles<br />

et logiques mises en scène par les titres ne créent l’illusion de références<br />

verbales et visuelles que pour la questionner en retour.<br />

Lyotard avance que le jeu de ces projections dans le Grand Verre est aussi à l’œuvre<br />

dans Etant donnés…, accouplant ces deux ouvrages en un circuit unique de transformations.<br />

Ces œuvres marquent le passage « d’une formulation plastique ascétique<br />

et critique » [74] à « une formulation populaire, pornographique, païenne » (ibid.)<br />

d’un seul et même objet. Il décèle dans l’artificialité ouverte d’Étant donnés, une<br />

tentative de produire une toute autre perspective sur la critique des sens que le<br />

Grand Verre inaugura grâce à ses protocoles perspectivistes :<br />

Duchamp comprend qu’en travaillant sur les projections 2-dimensionnelles, seraientelles<br />

d’objets 4-dimensionnels, il ne s’émancipe nullement de la critique des sens qui est<br />

l’obsession métaphysique de l’Occident platonicien et chrétien, il la continue. S’il affirme,<br />

avec Étant donnés…, la représentation-narration dans toute sa force humoristique (l’humour<br />

anaglyphique) ce n’est pas pour dénoncer les illusions dans la Caverne, ni même l’illusion de<br />

la Caverne, mais pour dire: cette projection-là n’est pas plus mauvaise qu’une autre, elle aussi<br />

bonne, parce qu’il n’y a que des projections. [204]<br />

Étant donnés… reviendra à l’illusionisme du visible, non pour le dénoncer, mais pour<br />

l’affirmer avec ironie, revendiquant ainsi sa nécessité même si sa raison d’être se<br />

réduit à la contingence. Il conclut en rappelant que ce que Duchamp met en perspective<br />

est le constat qu’il n’y a que des projections, bonnes, mauvaises ou indifférentes.<br />

Mais comment deux œuvres soi-disant liées peuvent-elles paraître si radicalement<br />

différentes ? Le Verre a été décrit comme appartenant au domaine de<br />

l’apparition, puisque l’œuvre est conceptuelle, spéculative et virtuelle, plutôt qu’à<br />

celui des apparences que l’incarnation matérielle d’Étant donnés…, faite corps, met en<br />

scène comme un peep-show. 19 Lyotard interprète cette discontinuité apparente dans<br />

l’expérience du regard qu’en a le spectateur, selon son analyse de ses implications<br />

19 Duchamp élabore ces termes d’ « apparition » et d’ « apparences » dans ses notes (Duchamp du<br />

signe, 120-122).


234<br />

| Postface<br />

temporelles. Renvoyant à une œuvre tardive de Duchamp, Cols alités (1959) dont le<br />

titre évoque l’homophone « causalité », Lyotard rappelle que Duchamp a parachevé<br />

le schématisme abstrait du Verre en introduisant du figuratif dans l’image en guise<br />

d’arrière-pensée. La connexion du dispositif des Célibataires à un poteau électrique<br />

et l’introduction d’une esquisse à peine visible d’un paysage de collines, qui est<br />

aussi reprise au bas de la section de la Mariée dans le Verre, génèrent une collision<br />

radicale entre deux systèmes de représentation artistique. Ce retour tardif à une<br />

figuration inscrite dans le Verre fait explicitement allusion au « paysagisme insolent<br />

» [144] et au rôle caché de l’électricité dans Étant donnés… sur lequel Duchamp<br />

travaillait en secret à l’époque. L’inscription du paysage figuratif et illusionniste<br />

d’Étant donnés dans le Verre lie ces deux œuvres, mais le caractère contingent de leur<br />

association sert ici à marquer leur disjonction fondamentale. Ce qui rapproche ces<br />

deux objets c’est leur capacité à perturber, alors que l’apparente cohésion de leurs<br />

machinations, dans les domaines respectifs des apparences et des apparitions, se<br />

heurte à une résistance et, renvoyée à elle-même, est défaite. Ces machinations, ces<br />

transformations, ces défections témoignent d’efforts pour déjouer la conscience<br />

par la confusion et la disruption des registres temporels et visuels.<br />

La réintroduction du paysage dans Étant donnés… implique de ramener et de<br />

revenir apparemment à ce à quoi Duchamp avait essayé d’échapper dans le Verre.<br />

Mais par ce retour au paysage figuratif, mettait-il seulement en avant-plan quelque<br />

chose qui était déjà là, puisqu’il travaillait avec du verre et non de la toile ? Il est<br />

utile de se souvenir ici que Duchamp avait désigné le Grand Verre comme un « délai<br />

en verre », indiquant qu’il utilisait le terme « délai » pour éviter toute allusion à la<br />

peinture. L’introduction du délai met en jeu une dimension temporelle qui interrompt<br />

et intercepte l’immédiateté et la gratification du regard du spectateur. Ces<br />

considérations temporelles interviennent pour déranger et retarder l’avènement<br />

de la vision dans le Grand Verre, ajournant son émergence comme événement. Dans<br />

le cas d’Étant donnés…, le spectateur, devenu voyeur, ne dispose plus d’un intervalle<br />

temporel. Au lieu d’être ralenti par l’intelligence requise pour pénétrer le verre,<br />

l’œil du voyeur voit tout d’un coup, dans l’immédiateté impitoyable de l’instant,<br />

comme c’est le cas dans l’exposition photographique. Évaluant l’importance de<br />

l’articulation de ces deux œuvres, Lyotard suggère que la totalité du corpus de<br />

Duchamp se place dans cette vaste charnière temporelle qui existe entre un événement<br />

qui arrive à la fois trop tard et trop tôt, et que le regard essaye de le saisir :


235<br />

| Postface<br />

Soit la mise à nu: avant elle, le corps est caché au regard; après elle, il lui est exposé. Elle est<br />

l’instant de la transformation ou métamorphose de cet avant en cet après. Elle n’est saisissable<br />

que comme cette limite. Donc deux « solutions ». Celle du Verre, où le regard vient toujours<br />

trop tôt, parce que l’événement est en « retard », le corpus restant à dépouiller sans fin.<br />

Avec celle d’Étant donnés …, c’est le regard qui arrive trop tard, la mise à nu est faite, reste la<br />

nudité. Maintenant fait charnière entre pas encore et déjà plus. [206]<br />

Lyotard explore les implications temporelles du Verre et d’Étant donnés… comme<br />

une stratégie de Duchamp pour tromper la logique du regard, soit en tentant<br />

d’effacer le corps comme objet du regard, d’où son destin de mise à nu persistante,<br />

soit en offrant le corps à sa saisie consommatrice, en le réduisant à une<br />

nudité si frappante qu’elle touche à l’opprobre de l’obscène. Ces représentations<br />

du regard dans le Verre et d’Étant donnés… mettent en jeu des scandales temporels<br />

dont l’incongruence fondamentale interrompt et retarde l’intervention de<br />

l’esprit. Pour le spectateur, ces scénarios de temporalités mutuellement exclusifs,<br />

le « pas encore » et le « déjà plus », font problème dans la mesure où leur articulation<br />

simultanée dans un présent temporel trouble l’ordre de la conscience. 20 Ce<br />

dilemme implicite dans l’expérience du spectateur des œuvres de Duchamp (qui<br />

se voit dupé et donc dénué des normes du jugement par une intelligence à l’œuvre<br />

dans l’avènement et l’événement de l’objet) constitue une ressource spéculative<br />

et philosophique importante pour Lyotard. Il lui permettra de postuler dans ses<br />

écrits ultérieurs l’œuvre d’art comme événement, c’est-à-dire une intervention<br />

temporelle qui vient à la fois « trop tard » et « trop tôt », mais dont l’incongruence<br />

logique continuera à alimenter son émergence potentielle. 21 De plus, dans la<br />

mesure où les interventions de Duchamp prennent la forme d’un événement,<br />

elles le font dans une modalité qui rend possible le postmoderne compris non pas<br />

comme un développement historique, mais comme une incongruence temporelle<br />

qui opère selon la logique du futur antérieur ou du postmoderne: « De là que<br />

l’œuvre et le texte aient les propriétés de l’événement, de là aussi qu’ils arrivent<br />

toujours trop tard pour leur auteur, ou, ce qui revient au même, que leur mise en<br />

œuvre commence toujours trop tôt », suggérant qu’elles devraient être comprise<br />

20 Pour l’élaboration ultérieure de Lyotard à propos du jeu plastique chez Duchamp qu’il associe<br />

au genre de la Vanitas, comme les Annonciations de Barnett Newman, voir « Newman : L’Instant »,<br />

dans L’Inhumain : causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988.<br />

21 Anne Tomiche note que l’analyse que Lyotard fait du fonctionnement de l’œuvre d’art est soustendue<br />

par une analogie à l’appareil psychique, qui passe d’un compte rendu initial des forces au<br />

phrasé (voir « Lyotard and/on Literature », 161).


236<br />

| Postface<br />

selon le paradoxe d’un futur antérieur ou du postmoderne. 22 Dans le domaine de<br />

la philosophie, les explorations des incongruences temporelles et logiques qui traversent<br />

les œuvres de Duchamp vont permettre à Lyotard d’élaborer par la suite<br />

sa notion de sublime qui culminera dans sa lecture de Kant dans ses Leçons sur<br />

l’Analytique du sublime (1991). 23<br />

Gestes et commentaire<br />

Après avoir examiné les moments clés du travail de Lyotard sur Duchamp,<br />

comment doit-on comprendre son intervention critique ? Ce qui émerge de la<br />

manière la plus forte et la plus insistante dans l’analyse qu’offre Lyotard dans<br />

Les Transformateurs Duchamp, c’est la problématisation de la relation entre geste<br />

artistique et commentaire, un sujet dont il continuera l’articulation dans ses<br />

travaux ultérieurs. Critiquant et abandonnant en effet la maîtrise hégémonique<br />

du discours philosophique et de l’argumentation sur les objets artistiques et littéraires,<br />

il met en question la dette que l’œuvre doit à son commentateur, ce qui<br />

est garanti par le protocole traditionnel de l’interprétation. Dans une inversion<br />

fondamentale des rapports du sujet/objet et du schéma actionnel, il rappelle a<br />

contrario l’obligation que doit le commentateur à l’œuvre : « Il avait contracté une<br />

dette envers l’œuvre, dans tous les cas, du fait que celle-ci, par sa seule existence,<br />

en tant que manière d’être à l’espace, au temps, à la forme, etc., l’avait précédé<br />

dans l’élaboration de ces questions. Qu’elle avait été sa maîtresse en ces questions.<br />

Il lui devait de la pensée, il était amoureux d’elle, il allait lui donner ce qu’il n’avait<br />

pas. » 24 Lyotard repositionne le philosophe aux gestes de l’œuvre, ce qu’elle doit<br />

endurer pour que s’acquitte l’obligation contractée envers les modes de présentation<br />

de l’œuvre. L’œuvre invite et provoque l’irruption de la pensée, un geste<br />

qui commande au commentateur de donner ce qu’il n’a pas, c’est-à-dire « des<br />

mots pour dire le geste ». 25 Mais il serait erroné de considérer cette dette de style<br />

comme une dette que la philosophie doive simplement à l’art. Dans un sens bien<br />

plus radical, Lyotard suggère plutôt que la philosophie doit cette dette du style<br />

22 « Réponse à la question: qu’est-ce que le postmoderne ? » dans Critique (avril 1982) 38 (419), 367.<br />

Pour une formulation et critique des paradoxes temporels du postmodernisme de Lyotard, on<br />

consultera La Condition postmoderne: rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.<br />

23 Rodolphe Gasché a montré que le concept de sublime de Lyotard n’implique pas une esthétisation<br />

de la pensée philosophique puisqu’il est « l’indication du lien élémentaire entre le penser<br />

philosophique et l’affect de la possibilité du non-être » (« The Sublime, Ontologically Speaking<br />

» dans Yale French Studies, 99, Jean-François Lyotard : Time and Judgment, 125. Ma traduction).<br />

24 Jean-François Lyotard, Karel Appel. Un geste de couleur / Karel Appel. A Gesture of Colour, Leuven, Leuven<br />

University Press, 2009, 34-36.<br />

25 Op.cit., 36.


237<br />

| Postface<br />

à la pensée dans la mesure où cette dernière émerge de l’expression. Au lieu de<br />

présumer la priorité et l’autonomie ultime de la pensée sur l’expression, Lyotard<br />

affirme que c’est la pensée qui est endettée de l’expression. Si la « dette du style »<br />

ne peut pas être réglée simplement par un commerce avec l’art ou par l’adoption<br />

d’un style artistique, c’est parce que la question du style met en avant la dette fondamentale<br />

que la pensée doit à l’expression. C’est pourquoi le philosophe ne peut<br />

pas s’acquitter de sa dette à la pensée sans prendre en compte et rendre justice à<br />

cette « affaire de style ». Lyotard exhorte les philosophes à « écrire » plutôt qu’à<br />

« simplement penser », les défiant de « se mettre à penser la pensée comme œuvre,<br />

et non plus comme argument ». 26 Penser la pensée comme œuvre d’art plutôt<br />

que comme raisonnement exige par conséquent que l’écriture philosophique<br />

médite son propre discours, ses gestes et ses formes expressives, mette en doute<br />

son assujettissement aux normes même si c’est au risque d’une expropriation. 27<br />

Interrogeant ses conditions de possibilité, il doit assumer que « l’attestation portée<br />

à la fonction référentielle du discours par la philosophie lui cache complètement<br />

ce qu’il y a aussi de gestes à même dans ce discours » 28 de manière à retrouver<br />

de nouvelles formes d’expression et donc de signification pour la philosophie.<br />

Pour que la pensée soit une œuvre d’art, elle doit se déployer comme un événement<br />

dont le savoir et le destin n’ont pas été déterminés par avance, et consentir<br />

à être un accident de l’expression émergeant dans l’après-coup. Ce que Lyotard a<br />

compris dans Duchamp, c’est que sa critique initiale de l’art comme expérience<br />

visuelle ne s’est pas simplement conclue dans ses tentatives de conceptualisation<br />

de l’art incarnée par le Grand Verre, mais plutôt que ce mouvement vers le conceptuel<br />

impliquait et, au bout de compte, exigeait un retour à l’expression visuelle<br />

pour anticiper la consolidation du conceptuel, en prenant refuge dans une forme<br />

d’ironie visuelle qui continuerait à alimenter et à mouvoir le potentiel transformateur<br />

des deux œuvres.<br />

Cette nécessité contingente, paradoxalement inscrite dans l’expression qui<br />

pousse le destin de la pensée, semble avoir été écrite furtivement dans la vie de<br />

Lyotard par le destin temporel suggéré par son nom :<br />

26 Op.cit., 54.<br />

27 Rodolphe Gasché suggère que la tâche de Lyotard « ne consiste pas à sauver la pensée en pensant<br />

une nouvelle expérience métaphysique, mais plutôt à corriger les maux de la pensée en<br />

pensant», tout en reconnaissant qu’aucune critique éclairée ne peut libérer la pensée de « son<br />

potentiel pour le pire » (« Saving the Honor of Thinking » dans The Honor of Thinking : Critique,<br />

Theory, Philosophy, Stanford, Stanford University Press, 2007, 294. Ma traduction).<br />

28 Op.cit., 52.


238<br />

| Postface<br />

Je sens… que quelque chose de mon nom est écrit dans ma « vie » : trop tard. Mes étudiants répètent<br />

cette blague à mon propos, sans malice pourtant, disant : “mieux Lyotard que jamais”. J’ai tou-<br />

jours pensé que c’était vrai dans un certain sens… Et ainsi je me suis mis tard à l’écriture, et beau-<br />

coup – Dieu merci – s’est passé pour m’aider à comprendre ce qui doit être vraiment penser. 29<br />

Il semblerait qu’il vaille mieux être en retard, ou tardif, puisque le délai de Lyotard<br />

à se mettre à l’écriture philosophique lui permit de réfléchir ses conditions de possibilité<br />

et de comprendre ce qui doit être pensé et comment. Cette résistance à la<br />

vitesse marque son hésitation à accéder à des formes préexistantes de pensée et<br />

d’argumentation. Bien plus, elle accentue son refus de compromettre ses écrits<br />

en acceptant des formes de schématisation nécessaires pour faciliter la réduction<br />

de ses idées pour leur consommation de masse. Rétrospectivement, c’est ce<br />

retard à l’écriture qui pourrait expliquer la prédilection que Lyotard trahit pour<br />

Duchamp (qui se désignait lui-même comme un ingénieur du temps perdu). 30 Les<br />

Transformateurs Duchamp préservent Duchamp de la négation et de la fin de l’art,<br />

trop vite célébrée, montrant comment il défia la signification de l’esthétique grâce<br />

à une stratégie ironique dont le potentiel transformateur a restitué à l’art sa capacité<br />

non pas à être, mais à advenir, et à faire que les choses adviennent, précisément<br />

parce que cet art ne pouvait plus être défini. 31 Cette découverte du potentiel transformateur<br />

de l’art, comme événement dont l’avènement ne reposerait sur aucun<br />

concept préliminaire, arriverait trop tard ou commencerait trop tôt, préfigurant<br />

les tentatives de Lyotard d’inventer par la suite les possibilités d’une pensée qui la<br />

feraient advenir, mais seulement au risque, ou plutôt dans la promesse, de ne plus<br />

pouvoir se reconnaître ou se revendiquer comme telle.<br />

Traduction d’Yvan Bamps, Emory University<br />

29 Jean-François Lyotard and Gilbert Larochelle, “That Which Resists, After All”, Philosophy Today,<br />

Winter 1992, 402. Ma traduction.<br />

30 Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu : Entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Pierre Belfond, 1977, 19.<br />

31 Pour un approfondissement de la notion de transformateur dans le corpus des travaux de<br />

Lyotard, on pourra consulter Les Transformateurs Lyotard, édité par C. Enaudeau, J.-F. Nordman,<br />

J.-M. Salankis and F. Worms, Paris, Sens & Tonka & Compagnie, 2008.


239 |<br />

Epilogue<br />

Dalia Judovitz<br />

His [Duchamp’s] finest work is his use of time.<br />

– J.-P. Roch<br />

I feel…that something of my name is written in my life”:<br />

trop tard (too late). And so I came late to writing …<br />

– J.-F. Lyotard<br />

How should the reader understand Jean-François Lyotard’s Duchamp’s TRANS/<br />

formers [1977] (1990) 1 and its legacies? If this question comes up today and with<br />

some urgency, it is not simply because Lyotard’s writings on art are finally being<br />

compiled and are thus granted or rather restituted greater accessibility and public<br />

recognition. Considered to represent a philosophical approach to Duchamp’s art,<br />

the impact of this work has been largely restricted to art historians with an interest<br />

in theory. The focus has been primarily on Lyotard’s analysis of the phenomenological<br />

implications of Duchamp’s Given: 1. The Waterfall 2. The Illuminating Gas<br />

(1946-1966; his last work and testament), and particularly on the corporealization<br />

of vision produced through the alignment and ultimate collapse of the viewing<br />

and the vanishing point. 2 Despite Lyotard’s recurrent writings on art and aesthetics,<br />

starting with his inaugural volume Discourse, Figure [1971] (2010), philosophers<br />

have largely ignored his work on Duchamp regarding it as merely a philosophical<br />

incursion into art. Consigned to aesthetics, Duchamp’s TRANS/formers and Lyotard’s<br />

subsequent writings on art have been marginalized from his supposed larger philosophical<br />

concerns and disquisitions. 3<br />

Is this oversight – which in effect amounts to a dismissal of the philosophical<br />

inquiry and import of Duchamp’s TRANS/formers – warranted, and more importantly,<br />

1 The dates indicated refer to the French publication date, followed by the English translation date of<br />

the work in question. All page references to Duchamp’s TRANS/formers will be placed in parenthesis.<br />

2 For some notable examples, see Rosalind E. Krauss, The Optical Unconscious, Cambridge and London,<br />

MIT Press, 1994, 111-126; and more recently, Michael R. Taylor, Marcel Duchamp: Étant donnés,<br />

Philadephia, Philadelphia Museum of Art, 2009, 191-195; his comprehensive documentation<br />

and research study invites new critical engagements with Duchamp’s Given.<br />

3 Most of the special issues or critical collections on Lyotard have focused on his philosophical<br />

writings alone, making but sporadic mention of his writings on art, see L’Arc (1976); Diacritics<br />

(1984); Les Cahiers de Philosophie (1988); L’Esprit Créateur (1991), Philosophy Today (1992); Parallax<br />

(2001). Some notable exceptions include: Geoffrey Bennington, Lyotard: Writing the Event, New<br />

York, Columbia University Press, 1988, Bill Readings, Introducing Lyotard: Art and Politics, London,<br />

Routledge, 1991 and Simon Malpas, Jean-François Lyotard, London and NY, Routledge, 2003.


240 | Epilogue<br />

can it be sanctioned by Lyotard’s approach in his efforts to rethink the nature of<br />

philosophical thought and expression? His later iterations of ideas broached in<br />

this work, namely, his engagement with art in order to reinvent philosophical<br />

thought and expression, and indeed, his turn towards literature in his later works,<br />

especially from the 1990’s onwards, strongly argue otherwise. 4 This attempt to relegate<br />

artistic concerns to aesthetics, segregating them from the purview of philosophy<br />

proper, not only comes into question, but I think becomes one of the central<br />

issues at the heart of Lyotard’s philosophical endeavor. This idea comes to the<br />

forefront in his later writings, particularly during the last decade of his life, when<br />

Lyotard posits the “philosophical” potential of art and literature as an explicit<br />

challenge to the discipline of philosophy and its practitioners. He advances the<br />

daring, even scandalous, notion that some philosophers, writers, or artists may<br />

have a claim to being more “philosophical” than the institutionally legitimated<br />

masters of philosophy at large:<br />

Wittgenstein, Gertrude Stein, Joyce or Duchamp, seem like better “philosophical” minds<br />

than Nietzsche or Heidegger – by better I mean more apt to take into consideration the exitless<br />

nothingness the West gives birth to in the first quarter of the twentieth century; and<br />

by more “philosophical”, I mean, if it is true that philosophizing is an affair of “style”… An<br />

affair of style, I do believe this is what agitates and threatens philosophy today, which is both<br />

tempted by and suspicious of it. 5<br />

Is Lyotard simply rehashing here the old standing rivalry between philosophy<br />

and literature that Plato inaugurated in the Republic with his iconic dismissal<br />

of literature as that “bitch that growls and snarls at her master” (Republic, 607b)?<br />

And does his appeal to the philosophical potential of literature and art amount<br />

to a mere rhetorical ploy? Or are we to take him at his word and consider the<br />

4 His writings during the last decade of his life, starting with Signed Malraux [1996] (2001), Soundproof<br />

Room: Malraux’s Anti-Aesthetics [1998] (2001), Confession of Augustine [1998] (2000) and his<br />

posthumous Misère de la philosophie (2000), attest to his continued efforts to engage with literature,<br />

and questions of style and affect, attempting to teach philosophy how to lend an ear to<br />

literature.<br />

5 Jean-François Lyotard, “The Zone”, Postmodern Fables, trans. G. Van Den Abbeele, Minneapolis<br />

and London, University of Minnesota Press, 1997, 23. Commenting on this passage, Anne Tomiche<br />

points out that Lyotard’s literary cannon focuses on writers who are more interested in “the<br />

how of representation than in what is represented”, thereby questioning the very possibility of<br />

representation, see her “Lyotard and/on Literature”, Yale French Studies, 99, Jean-François Lyotard:<br />

Time and Judgment, eds. R. Harvey and L. R. Schehr, Yale University Press, 2001, 150.


241<br />

| Epilogue<br />

possibility that the very edifice of philosophy and its critical modes of thought<br />

are at issue? Interrogating the enforced distinction between philosophy and literature,<br />

understood as an opposition between an art of thinking and an art of representation,<br />

Lyotard questions the reduction of philosophy to a matter of thought<br />

that can pretend to distinguish and extricate itself from stylistic considerations.<br />

In a radical move, he contends that the philosophical standing and understanding<br />

of thought itself is at stake and is driven by the question of style. Challenging<br />

the priority of thought over expression he will suggest in his writings that the<br />

manner of expression or style is not incidental to thought since it is necessarily<br />

required for its advent and development as an event.<br />

Lyotard’s focus on expression as the condition of possibility of thought is<br />

not surprising given his philosophical lineage which goes back to Maurice<br />

Merleau-Ponty and Mikel Dufrenne. In both these thinkers, the phenomenological<br />

moment gave way to efforts to rethink the philosophical implications of the<br />

nature of artistic expression. This post-humanist perspective was fueled by developments<br />

in linguistics and psychoanalysis and was leading towards rethinking<br />

the nature and role of art in enabling the emergence of new possibilities for figuring<br />

thought. However, this philosophical turn towards art must not be misunderstood<br />

or reduced to a philosophical attempt to engage with literature and art,<br />

or, in an even more tendentious sense, to adopt a poetic or artistic style. Lyotard<br />

cautioned later in his writings, that: “The debt of style cannot be discharged by<br />

the philosopher simply by way of ‘doing something aesthetic’.” 6 Rather than<br />

relying on a conventional understanding of style as a mode of expression that<br />

is instrumental or ornamental to thought, Lyotard (drawing on Merleau-Ponty)<br />

posits style as a gestural meaning that is immanent in speech. He invites a deeper<br />

inquiry into the nature of philosophical expression as a performance whose gestural<br />

and material character will radically undermine the idea and conventions<br />

of philosophical thought. Lyotard’s reflections on expression are symptomatic of<br />

the emergence of a philosophical question regarding thought that resists articulation<br />

within the conventional regimes of philosophical discourse. In this essay, I<br />

will consider Duchamp’s TRANS/formers as a portal to Duchamp’s works that opens<br />

onto the question of the advent and event of art while demanding at the same time<br />

the redefinition of thought itself. However, by inviting consideration of thought<br />

itself as a work of art, Duchamp’s TRANS/formers also emerges as a portal to Lyotard’s<br />

6 “The Zone”, Postmodern Fables, 24.


242 | Epilogue<br />

larger philosophical project, inscribing both the past and future trajectory of his<br />

works in its encompassing reach. I will focus on key issues that act as “hinges”<br />

(a term Lyotard borrowed from Duchamp) that will enable the conceptual articulations<br />

and movement of his thought in reference to Duchamp, as well provide<br />

insight on his philosophical project as it moves through its multiple iterations<br />

between past and future works. These include the question of style, the relation<br />

of transformers to notions of performance, the appeal to the machine in order to<br />

reveal the cunning nature of the machinations at play, and the debt that the philosophical<br />

or critical commentary owes to artistic gestures that will mandate the<br />

reconfiguration of thought in the mode of art.<br />

The question of style<br />

Duchamp’s TRANS/formers opens in a surprising way, with Lyotard’s complaint<br />

regarding Duchamp’s style of presentation in his notes, whose sententious and<br />

enigmatic nature at once irritate and intrigue him. Instead of engaging visually<br />

with Duchamp’s art objects, as critics have conventionally done, Lyotard proceeds<br />

to inquire into his manner of writing. He points to the hardness, obscurity and<br />

lack of sense of Duchamp’s style of writing, underlining the ambiguity of where<br />

it leads and for whom. Noting the effects of Duchamp’s pronouncements, irritated<br />

at being affected by them but also provoked to understand how they work,<br />

Lyotard scrutinizes Duchamp’s modes of phrasing in order to gain access to his<br />

thought. He observes that Duchamp’s notes recall the style of Leonardo’s ingenious<br />

projects, but he qualifies his assessment by remarking ironically that they<br />

belong to a “Leonardo that is sick and tired of glue?” [55]. The problem that troubles<br />

him as philosopher is how to take into account Duchamp’s negligible, almost<br />

imperceptible gestures in his style of writing, whose meaning seems to amount to<br />

nothing, or almost nothing as in the case of “irony” or humor. And yet, as Lyotard<br />

will later note in his writings, it is precisely this nothing (whose negligibility may<br />

also reflect its lack of being any particular thing) that marks the advent and event<br />

of philosophical thought: “[…] the gesture of art has always been this nothing<br />

for the philosopher, since he fails to grasp it with his means of argumentation,<br />

while this nothing nonetheless persists in the affect that the work occasions, and<br />

even in the philosophical work itself.” 7 If the gesture of art amounts to nothing,<br />

7 Jean-François Lyotard, Karel Appel. Un geste de couleur / Karel Appel. A Gesture of Colour, Leuven, Leuven<br />

University Press, 2009, 195. Lyotard presented a section of this book under the title “Gesture<br />

and Commentary” at Emory University where he was teaching in 1992.


243<br />

| Epilogue<br />

this is because its modes of intervention eschew the standards by which they can<br />

be secured and validated by and for philosophy. Thus, while the artistic gesture<br />

escapes the grasp of philosophical argumentation seeking to categorize it, it perdures<br />

in its negligent and yet not altogether negligible capacity to render thought<br />

susceptible to its affects. 8<br />

Lyotard concludes that Duchamp’s sententiousness may have no other purpose<br />

or end than “to make us speak” [49] calling and leading us to commentary.<br />

But what can commentary actually say when its attempt at speech is set back and<br />

hushed by the gesticulations of the work? Lyotard is quick to remind the reader of<br />

the pitfalls of commentary, especially as it lapses into description: “If you describe,<br />

it’s to show what would not have been seen without you, so you add your words to<br />

the visible” [55]. He suggests that the temptation to commentary holds a trap, less<br />

for the work whose meaning continues to slip away, than for the critic/commentator<br />

suffering under the delusion that the work’s meaning would be exhausted by<br />

his or her description. However, he suggests that what resists interpretation (and<br />

also “mystical recuperation”) by remaining “uncommentable” and thus incommensurable<br />

saves the critic from the rigid measures of understanding. Lyotard’s<br />

attempts to do justice to Duchamp’s ways of phrasing also represent his recognition<br />

of the inherent inability of commentary to discharge itself of the obligations<br />

it owes to the work. His inquiry into what resists the norms of commentary adumbrates<br />

and announces his later investigations in The Differend [1983] (1988). Lyotard<br />

will mark his debt to Duchamp by explicitly alluding to Given: 1) The Waterfall 2) The<br />

Illuminating Gas. He will do so by appropriating the logical form and rubric breakdown<br />

of Duchamp’s title and by supplementing it with his own claims: “Given<br />

1) the impossibility of avoiding conflicts (the impossibility of indifference) and 2)<br />

the absence of a universal genre of discourse to regulate them…: to find, if not<br />

what can legitimate judgment (the ‘good’ linkage), then at least how to save the<br />

honor of thinking.” 9<br />

This attempt to bring the incommensurable into commentary affirms a fundamental<br />

incongruence between the work and its interpretation: “Commentary<br />

will perforce be incongruent with the work” [55]. However, this incongruence<br />

is the result not of incomprehensibility, but rather of the attempt “to let the<br />

8 For an analysis of affect and the “debt to affect” in Lyotard’s late writings, from a psychoanalytic<br />

perspective, see Claire Nouvet’s seminal account in “The Inarticulate Affect: Lyotard and Psychoanalytic<br />

Testimony”, in Minima Memoria: In the Wake of Jean-François Lyotard, eds. C. Nouvet, Z.<br />

Stahuljak and K. Still, Stanford, Stanford University Press, 2007, 106-122.<br />

9 Jean-François Lyotard, The Differend: Phrases in Dispute, trans. G. Van Den Abbeele, Minneapolis<br />

and London, University of Minnesota Press, 1988, “Preface: Reading Dossier”, xii.


244 | Epilogue<br />

inconsistency of the commentary and its object to be felt” (ibid.). And this “inconsistency<br />

is not insignificance”, as Lyotard cautions since it enabled Duchamp to<br />

resist the doctrine of artistic movements (even the most radical, such as Dada)<br />

along with the dictates of art and conventional taste. How did Duchamp do this?<br />

He explained to James Johnson Sweeney that he did so by “the use of mechanical<br />

techniques”, 10 leading Lyotard to conclude that “you have to speak mechanically<br />

about Duchamp”, as a “machine like phrasemaker” [57]. However, this does not<br />

mean that Duchamp loves the inhuman in the machine for its own sake, or that<br />

he is naively celebrating objects of industry or technology. 11 Duchamp’s remarks,<br />

that his “approach to the machine was completely ironic”, that he “made only the<br />

hood”, and his persistent proposals “to strain the laws of physics” suggest otherwise.<br />

12 Duchamp’s ironic recourse to industry and technical forms of speech and<br />

Lyotard’s reprise of the mechanics of his phrasing represent attempts to bear witness<br />

to the inhumanity of technology while undermining it through the deliberate<br />

assumption of its constraints. The obdurate and hard nature of Duchamp’s<br />

sententious style, its “iron-like” quality (fer, in French which puns with faire, “to<br />

make”), also inscribes poetically the possibility of production, even transformation.<br />

The inert solidity of iron would thus appear to linguistically fuel the energy<br />

and dynamics of irony, as discursive strategy. Thus the efficacy of Duchamp’s<br />

ironism of affirmation is not marked by the fact that it provokes laughter, rather<br />

it eschews transgression insofar as it discovers and celebrates the “law’s contingency”<br />

[169]. Lyotard’s ironic appropriation of the logic of Duchamp’s phrases<br />

“coldly carried out and distant” [57] liberates their nonsensical potential and<br />

hence, their poetic capacity to strain and even bend the laws of science.<br />

TRANS/formers/Performers<br />

Why did Lyotard entitle his book Duchamp’s TRANS/formers? And to be precise, is<br />

it really a book, given that it is made up of essays and lectures elaborated from<br />

10 Duchamp du signe, Écrits, new ed. Michel Sanouillet, reviewed and augmented with the collaboration<br />

of Elmer Peterson, Paris, Flammarion, 1994, 181; Writings of Marcel Duchamp, eds. Michel<br />

Sanouillet and Elmer Peterson New York, A Da Capo Press, 1989, 130.<br />

11 Malpas interprets Duchamp as feeding off the “detritus of industrialism” and he reads the<br />

distortion or mechanization of the body as a transformative effect of the powers of industry,<br />

instead of considering it as a strategy for sustaining the transformative potential of art, see Jean-<br />

François Lyotard, 95.<br />

12 Interview with Francis Roberts on the occasion of Duchamp’s retrospective at the Pasadena Museum<br />

of Art in 1963, “I propose to Strain the Laws of Physics”, Art News 67, December 1968, 63.


245<br />

| Epilogue<br />

1974 to 1977? 13 Lyotard’s epigraph to the volume quotes Duchamp: “I was think-<br />

ing of a book, but I didn’t like that idea.” 14 But does this citation that illuminates<br />

Duchamp’s artistic project also reflect on Lyotard’s own philosophical intervention?<br />

Duchamp’s remark (made to James Johnson Sweeney) was occasioned by<br />

his attempts to compile his notes, diagrams and his intellectual reflections/<br />

speculations pertaining to The Bride Stripped Bare by her Bachelors, Even [The Large<br />

Glass], efforts that lead to the production not of a book, but of a box, The Green<br />

Box. Duchamp’s rejection of a book reflected his search for a format that would<br />

enable the assemblage of his notes/ideas in a manner that would not impose a<br />

chronological or logical order that would violate their resonances and contingent<br />

nature. The box would bring the notes together but preserve their arbitrary spirit,<br />

as instances of “canned chance”. Adopting a similar strategy, Lyotard marked the<br />

material and institutional conditions of his critical interventions on Duchamp.<br />

Rejecting the grand narrative of the book, the magisterial coherence and logical<br />

force of concerted argumentation, he opted in this volume, as in many of his other<br />

writings, for a fragmentary and episodic style of presentation. 15 In so doing, he<br />

preempted the consolidation of ideas by deploying them as conceptual hinges<br />

whose dynamic play would not be contained by conventional spatial and chronological<br />

determinations.<br />

Triggered by the occasion of a conference on performance, Lyotard explained<br />

that he proposed to “replace the term performer by transformer” [71]. Referring<br />

to the fabrication of Duchamp’s Three Standard Stoppages (1911), in which he experimented<br />

with recording the random shapes generated by fallen pieces of string,<br />

Lyotard stressed that it was not Duchamp’s performance of dropping the thread<br />

that made the critical difference. Rather, it was the projection of this thread,<br />

thanks to the “motor energy of its weight” [71] and the intervention of chance<br />

as “transformative apparatus”, leading him to sum up this event as “projection<br />

13 In 1988, Geoffrey Bennington observes that Lyotard saw himself as having written “three” real<br />

books (Discours, Figure, Économie libidinale and Le Différend) and he suggests that his other works<br />

were more like reading notes or preparatory analyses in Lyotard: Writing the Event, 2.<br />

14 It is interesting to note that most of Lyotard’s books with a few exceptions are collections of essays<br />

initiated by specific occasions, conferences and commissions of various kinds. This means<br />

that his readers must necessarily refer to multiple formulations or iterations of his ideas depending<br />

on the occasion without the reassuring closure provided by a book.<br />

15 James Williams suggests that Lyotard’s work as a whole can be seen as a series of essays, representing<br />

experimental attempts to tackle topics in an original manner that invites their consideration<br />

as art-works, in “Jean-François Lyotard: Renewing the Philosophical Essay”, 2 (web draft,<br />

not for publication according to Williams).


246 | Epilogue<br />

as transformance” (ibidem). Shunning the humanist/modernist meaning and<br />

emphasis on performance as individual act and agency, he refocused attention on<br />

its modes of operation and effects as a system of projection. Addressing himself<br />

to the transformative dynamics that are set into motion “for channeling or redistributing<br />

energy” (ibidem), rather than to artistic agency in the creation of objects,<br />

Lyotard opens up a new kind of speculative inquiry into Duchamp’s art based on<br />

a mechanics of projection.<br />

Instead of treating Duchamp’s works as objects or artistic acts, Lyotard focuses<br />

on the transformative potential of his gestures. He contends that what is at the<br />

heart of Duchamp’s works is neither their visual appearance nor their formal<br />

aspects, but rather the dynamics that they set into motion in terms of transformations<br />

and redistributions of energy. A transformer is an electrical device composed<br />

of two coils of wire wound around an iron core, such that the alternating<br />

current in one coil induces an alternating current in the other coil of the same<br />

frequency but of different voltage. Appropriating the figurative potential of the<br />

electrical transformer, Lyotard redeploys the energies of this device to account for<br />

the transformative impetus at work in different types of projection at work in the<br />

Duchamp’s oeuvre. This ranges from projections of gender as in Duchamp’s addition<br />

of a mustache and goatee to Leonardo’s Mona Lisa in L. H.O.O.Q. (1919) (“can a<br />

man’s face be projected as a woman’s face, or vice versa”), to projections in mirrors<br />

(where the affirmation of symmetry through inversion also marks their incongruence<br />

insofar as they are not superimposable), to the transformations by projection<br />

entailed in the verbal domain (visible for instance, in Duchamp’s conflation of<br />

systems of declension and conjugation in his word play). These projections in The<br />

Large Glass entail the representation of the bride and the bachelors broken down to<br />

viscera, to parts of machines (which are mechanical and chemical, below and electrical,<br />

above), thus shifting the regime of allusions away from human anatomy or<br />

physiology towards a descriptive geometry that traces the active encounters and<br />

collisions of dynamic forces.<br />

Lyotard contends that the “plastic” problematic of The Large Glass is that of projections,<br />

which are postulated and treated in different ways in the two halves of<br />

the work. Although the top and bottom sections of The Large Glass are like two mirrors<br />

joined together at a hinge, the images seen in these mirrors are not placed on<br />

the same plane and do not function according to the same principles. Thus the<br />

upper and lower regions, those of the Bride and the Bachelors, occupy “similar<br />

and non-superimposable spaces” [73]. The Bride’s domain in the upper part of the


247<br />

| Epilogue<br />

Glass represents the projection of an unpresentable entity, since her four-dimensional<br />

model is untranslatable in perceptual space. She is a virtual entity, a geometrical<br />

fiction based on a postulate, that predicates the transposition of a fourdimensional<br />

entity into a three-dimensional space, which is projected in turn on<br />

the two-dimensional plane of the glass. The domain of the Bride thus emerges as<br />

the sphere of conceptual operations whose abstract character escapes the purview<br />

of visual perception. By contrast, the lower Bachelor region is treated according to<br />

the procedures of Italian perspective that govern the projection of three-dimensional<br />

objects onto two-dimensional surfaces. However, the production of this<br />

three-dimensional effect is undermined by the transparency of the glass which<br />

does not allow the eye to traverse it in order to explore its virtual space since it<br />

shows “real” objects behind it. Consequently, the viewer’s eye is thrown back on its<br />

own activity of seeing preempting its ability to lose itself in virtual objects. Thus<br />

Lyotard suggests that Duchamp, while relying on perspectivist projection, redirects<br />

the work’s transformative potential undermining the referential function of<br />

the glass (its “reality-effect”). What is notable about Lyotard’s approach is that he<br />

uncovers in the mechanisms of projection that subtend The Large Glass a moment<br />

of disruption, when the seamlessness of projective machination encounters resistance,<br />

bounds back on itself and collapses thereby bringing into view the position<br />

of the observer. First reduced to an object of the viewer’s gaze, as a function of<br />

a system of projection based on the procedures of Italian perspective, the work<br />

rebounds on the viewer, undermining his or her position as subject and seer by<br />

showing what it means to be seen. Challenging the subject/object dichotomy that<br />

has governed not just the discourse of philosophy, but that of art as well, Lyotard<br />

suggests that the experience of art endangers and undermines the mastery of the<br />

subject by recasting and transforming the viewer’s agency into an object of the<br />

work’s projective mechanisms.<br />

Machines/Machinations<br />

Lyotard’s analysis of the machine refers to Franz Reuleaux’s definition of a machine<br />

as a combination of resisting bodies assembled in such a manner and with certain<br />

determined motions, so that the mechanical forces of nature are obliged to do<br />

the work. 16 However, the machine is also a trap set for the forces of nature, insofar<br />

16 Lyotard’s concept of the machine refers to Franz Reuleaux’s definition in Kinematics: Fundamental<br />

Principles of a General Theory of Machines (1875), which he privileges over Georges Canguilhem’s<br />

interpretation in “Machine et organisme”, La Connaissance de la vie (1952).


248 | Epilogue<br />

as it constitutes an “apparatus that lets us overturn relations of force” [77]. Thus<br />

Lyotard’s reading of the machine quickly moves from mechanics to the realm of<br />

machination. Neither an instrument nor a weapon, a machination is a ruse, artifice,<br />

or ploy that relies on a trick. It works by capturing and exploiting natural<br />

forces, but it plays a trick on them, for although it is less strong than they are it can<br />

dominate them thus generating a logical conundrum: “that the less strong should<br />

be stronger than what is stronger” [77]. He observes that the Bachelor machines in<br />

The Large Glass partake of this “unconscious of cunning implied in the invention of<br />

mechanisms” (ibidem), marking their inherent predisposition to machination that<br />

modern technical thinking has silenced in its inordinate drive for the domination<br />

of nature. Moreover, he goes on to extend the purview of the machine and its<br />

cunning machinations to encompass the strategies and operations of Duchamp’s<br />

modes of discourse.<br />

For Lyotard, the machinations in the mechanical realm that serve to harness the<br />

energies of the physical world manifest something like a rhetorical force whose correlative<br />

can be found in the dynamics of the sophistry of the Greek pre-Socratics.<br />

Lyotard ascribes this mechanical logic to the rhetorical exercises of the pre-Socratics<br />

in which the production of every discourse entails the production of an opposing<br />

discourse, “in a rigorously parallel manner, but leading to the opposite conclusion”<br />

[83]. These duplex, or, rather, duplicitous speeches, called dissoi logoi, scandalized<br />

philosophers such as Aristotle, because they rendered the weakest thesis the strongest.<br />

The movement and countermovement of these double discourses undo the<br />

conventional logic of philosophy reducing the philosopher to a “state of incongruence”<br />

[89]. Revealing and reveling in the machinations, indeed the ploys, that may<br />

underlie the rhetorical force of ancient philosophical discourse, Lyotard gleefully<br />

sets Sophists against philosophers, the dissimulators against the assimilators, the<br />

artists against the reasoners, and the Bachelor machines against industrial mechanics.<br />

The strategic deployment of these machinations aims to disorganize and thus<br />

foil the possible emergence of “any totalizing and unifying machine whether in the<br />

area of technology… or of language or of politics” [85]. 17 Lyotard’s playful exercise<br />

in pagan sophistry extends to and disturbs the logic of specular operations thus<br />

questioning the very apparatus that ostensibly replicates and makes identical. He<br />

examines the mirror as a machine that is “fed” by the objects presented to it and<br />

that produces other objects, reflected images and the looker as user of this machine<br />

[87]. In so doing, he shows that the mirror is not just a duplicating machine but a<br />

17 Lyotard’s privileging of the pagan gains further elaboration in his contemporaneously published<br />

philosophical works, Instructions païennes, Paris, Galilée, 1977 and Rudiments païens, Paris,<br />

UGE, coll. 10/18, 1977.


249<br />

| Epilogue<br />

“duplicitous machine”. Its cunning relies on the “production of fidelity and infi-<br />

delity together” [117], a double game whose radical incongruence according to<br />

Immanuel Kant undermines the very premises of speculative discourse.<br />

Outwitting time, disrupting consciousness<br />

Lyotard observed that Duchamp’s style in both his titles and his notes can be read<br />

as forms of instruction inasmuch as they act like “recipes”, but also as descriptions,<br />

creating certain logical expectations and disrupting them in turn [141]. 18 For<br />

instance, the title The Bride Stripped Bare by Her Bachelors, Even [The Large Glass] indicates<br />

that something is happening or going to happen. It announces the possibility<br />

of an event, the “laying bare” whose advent is held out as the promise of the<br />

story implicating the figures inscribed on the Glass. This eruption of the temporal<br />

promise out of a narrative construed as a premise takes place against other temporal<br />

incongruities that risk logical scandal. Lyotard noted that being a bachelor is<br />

an on-going condition, whereas the bride is temporally bound, existing only for<br />

a day and night, between the states of virgin and wife [149]. The staged facticity of<br />

the logical presentation and clauses of Given: 1) The Waterfall 2) The Illuminating Gas<br />

does away with the narrative in favor a proof- like structure. The title holds out<br />

the promise of a hypothetical proposition or implication, even as this implication<br />

remains suspended from its future problematic creating a logical conundrum.<br />

Noting the transfer of the narrative function to the visible scene of Given, Lyotard<br />

concludes: “If a story is told here, it is no longer to the reader; it’s to the voyeur.<br />

The story is no longer written… the story is virtual” [173]. The temporal and logical<br />

projections staged by the titles set up the illusion of verbal and visual forms of<br />

reference only to question them in turn.<br />

Lyotard goes on to argue that this play of projections in The Large Glass is also at<br />

work in Given coupling these two works together in a circuit of transformations.<br />

These works mark the passage from the “ascetic and critical plastic formulation”<br />

[75] to a “popular, pornographic, pagan formulation” (ibidem), of one and the same<br />

object. He detects in the blatant artificialism of Given, an attempt to provide yet<br />

another perspective on the critique of the senses that The Large Glass inaugurated<br />

through its perspectivist protocols:<br />

18 He describes Duchamp’s style in terms of “amphibology” (a term he borrows from Kant’s Critique<br />

of Pure Reason) by marking its paradoxical character as a “paralogism”, according to Aristotle<br />

[141-143]. He comments, “It’s this amphibological form (neutral and deontic) that will be<br />

in ‘agreement’ with what there is of the paradox in the very logic of the enterprise. For a hingelogic,<br />

a hinge style” (ibidem).


250 | Epilogue<br />

Duchamp understands that in working on the 2-dimensional projections, even of 4-dimensional<br />

objects, he does not at all emancipate himself from the critique of the senses that is the<br />

metaphysical obsession of the Platonic and Christian West – he continues it. If with Given, he<br />

affirms the representation-narration in all its humoristic force (anaglyphic humor), it is not<br />

in order to denounce the illusions of the Cave, nor even the illusion of the Cave, but in order<br />

to say: that projection is not worse than another one, it is just as good, because there are only<br />

projections [205].<br />

Given will return to the illusionism of the visible, not in order to denounce it, but<br />

in order to ironically affirm it, thereby claiming its necessity even as its rationale<br />

is reduced to contingency. He concludes that what Duchamp puts into perspective<br />

is the constative that there are only projections, whether good, bad or indifferent.<br />

But how can two works that are supposedly linked together look so radically different?<br />

The Glass has been described as belonging to the realm of apparition, since<br />

it is conceptual, speculative and virtual, rather than to the realm of appearance,<br />

the realm to which the embodied, material incarnation of Given belongs, staged<br />

in the modality of a peep show. 19 Lyotard addresses this apparent disconnect in<br />

the viewing experience of the spectator in terms of an analysis of its temporal<br />

implications. Referring to Duchamp’s Cols alités (Bedridden Mountains; 1959), which<br />

puns in French on “causality”, Lyotard points to the fact that Duchamp completed<br />

the abstract schematism of the Glass by introducing figuration into the image in<br />

the guise of an after-thought. Duchamp’s hook up of the Bachelor Apparatus to a<br />

power pole and the introduction of the faint outlines of a landscape of hills, which<br />

is also reprised in the bottom part of the Bride section of the Glass, generates a radical<br />

collision between two systems of artistic representation. This belated return<br />

to figuration inscribed in the Glass explicitly alludes to the “insolent landscapism”<br />

[145] and hidden role of electricity in Given on which he was working on in secret at<br />

that time. The inscription of the figurative and illusionist landscape of Given into<br />

the Glass couples these works together, but the apparent contingency of their association<br />

serves to mark their fundamental disjunction. What brings these works<br />

together is their capacity for disruption, when the seamlessness of their machinations<br />

in the respective realms of appearance and apparition encounters resistance,<br />

bounds back on itself, and collapses. These machinations, transformations and<br />

collapses attest to attempts to outwit consciousness through the confusion and<br />

disruption of both the visual and temporal registers.<br />

19 Duchamp elaborates the terms “apparition” and “appearance” in his notes in Duchamp du signe,<br />

120-122.


251<br />

| Epilogue<br />

Duchamp’s reintroduction of the landscape in Given implies bringing back<br />

and thus seemingly returning to what he had attempted to get away from in the<br />

Glass. But in bringing the figurative landscape back was he only bringing forward<br />

something that had already been there given that he was working on glass and<br />

not canvas? It is useful to keep in mind that Duchamp had designated The Large<br />

Glass as a “delay in glass” indicating that the term “delay” was used precisely to<br />

avoid allusions to painting. The introduction of delay brings into play a temporal<br />

dimension that interrupts and forestalls the immediacy and gratification of the<br />

viewer’s gaze. Temporal considerations intervene to disrupt and retard the advent<br />

of vision in The Large Glass postponing its emergence as an event. In the case of<br />

Given, the viewer-now-become-voyeur no longer disposes of a temporal interval.<br />

Instead of being slowed down by the intelligence required to penetrate the glass,<br />

the voyeur’s eye gains full access all at once, in the pitiless immediacy of an instant,<br />

like that of a photographic exposure. Pondering on the significance of the connection<br />

of these works, Lyotard suggests that Duchamp’s corpus as a whole can be<br />

inscribed in the great temporal hinge between an event that happens at once “too<br />

late” and “too soon” and the gaze that tries to seize it:<br />

That is, the laying bare: before it, the body is hidden from the gaze: after it, it is exposed to<br />

it. It is the instant of transformation or metamorphosis of this into this after. It is graspable<br />

only as this limit. So: two “solutions”. That of the Glass, where the gaze comes always too<br />

soon, because the event is “late”, the corpus remaining to be stripped without end. With that<br />

of Given, it’s the gaze that arrives too late, the laying bare is finished, there remains nudity.<br />

Now makes a hinge between not yet and no longer [207].<br />

Lyotard explores the temporal implications of The Large Glass and Given as a function<br />

of Duchamp’s strategies to outwit the logic of the gaze, be it by attempting to<br />

elide the body as the object of its glare, hence its destiny of its persistent stripping,<br />

or by deliberately exposing the body to its consuming grasp, thus reducing it to<br />

a nudity so blatant as to court the opprobrium of obscenity. These figurations of<br />

the gaze in The Large Glass and Given bring into play temporal scandals whose fundamental<br />

incongruence disrupt and postpone the intervention of the mind. The<br />

problem for the viewer is that these mutually exclusive scenarios of temporality,<br />

the “not yet” and the “no longer” are hinged together in the “now”, understood


252 | Epilogue<br />

as a temporal present that outwits the order of consciousness. 20 This dilemma<br />

implied in the experience of the viewer of Duchamp’s works (who finds him or<br />

herself outwitted and thus stripped of the norms of judgment by the intelligence<br />

implied in the advent and event of the work) becomes for Lyotard an important<br />

speculative and philosophical resource. It will enable him to postulate in his later<br />

writings an understanding of the work of art as an event, that is, a temporal intervention<br />

which is at once “too late” and “too soon”, but whose logical incongruence<br />

will continue to fuel its potential for happening. 21 Moreover, insofar as Duchamp’s<br />

interventions take on the character of an event they do so in a modality that will<br />

stage the possibility of the postmodern, understood not as development in historical<br />

chronology but as a temporal incongruence that operates according to the<br />

paradox of the future anterior or the postmodern: “Hence the fact that the work<br />

or the text have the character of an event; hence also, they always come too late<br />

for their author, or, what amounts to the same thing, their being put into work,<br />

their realization always begins too soon”, suggesting that they would have to be<br />

understood according to the paradox of the future anterior or the postmodern. 22<br />

And in the philosophical domain, Lyotard’s explorations of the temporal and logical<br />

incongruences that pervade Duchamp’s works will open the way to his later<br />

elaborations of the notion of the sublime that culminate in his reading of Kant in<br />

Lessons on the Analytic of the Sublime [1991] (1994). 23<br />

Gesture and commentary<br />

Having examined key moments in Lyotard’s engagement with Duchamp’s<br />

work, how are we to understand his critical intervention? What emerges most<br />

potently and poignantly in Lyotard’s analysis in Duchamp’s TRANS/formers is his<br />

20 Lyotard’s later elaborations of Duchamp’s plastic gamble, which he associates with the genre of<br />

the “Vanitas” as compared to Barnett Newman’s “Annunciations”, can be seen in “Newman: The<br />

Instant”, in The Inhuman, 80.<br />

21 Tomiche notes that Lyotard’s analysis of the functioning of the work of art is underlined by his<br />

analogy to the psychic apparatus, which shifts from an initial account of forces to phrasing, see<br />

“Lyotard and /on Literature”, 161.<br />

22 For Lyotard’s formulation and critique of the temporal paradoxes of postmodernism, see “Answering<br />

the Question: What is Postmodernism?”, trans. R. Durand, in The Postmodern Condition: A<br />

Report on Knowledge, trans. G. Bennington and B. Massumi, Minneapolis and London, University<br />

of Minnesota Press, 1997, 81.<br />

23 Rodolphe Gasché has shown that Lyotard’s sublime does not imply the aesthetization of philosophical<br />

thought, since it is an “indication of philosophical thinking’s elemental linkage to the<br />

affect of the possibility of non-Being”, in “The Sublime, Ontologically Speaking”, Yale French<br />

Studies, 99, Jean-François Lyotard: Time and Judgment, 125.


253<br />

| Epilogue<br />

problematization of the relation of artistic gesture and commentary, a subject<br />

whose development will continue to gain theoretical articulation in his later<br />

works. Disputing, and indeed, laying aside the hegemonic mastery of philosophical<br />

discourse and argumentation over its artistic or literary objects, he questions<br />

the work’s debt to its commentator, as traditional protocols of interpretation<br />

would warrant. Rather, in a fundamental reversal of subject/object relations and<br />

agency, he posits the commentator’s obligation to the work: “He had incurred a<br />

debt to the work, in every case, due to the fact that by its very existence as a way<br />

of being in space, in time, in form, etc. it had come before the elaboration of these<br />

questions. Due to the fact that it has been his master in these questions. He owed<br />

it thought, he was in love with it, he would give it what he did not have.” 24 He<br />

repositions the philosopher as subject to the gestures of the work, which it must<br />

suffer in order to discharge his or her supposed obligation to the work’s modes of<br />

presentation. The work coaxes and provokes the eruption of thought, a gesture<br />

that commands the commentator to give what he or she does not possess, namely,<br />

“the words to say this gesture”. 25 But it would be wrong to regard this debt of style<br />

as a debt that philosophy merely owes to art. Rather, and in a far more radical<br />

sense, Lyotard suggests that this debt of style is a debt that philosophy owes to<br />

thought insofar as it emerges from expression. Instead of presuming the priority<br />

and ultimate autonomy of thought from expression, Lyotard contends that<br />

it is thought that is indebted to expression. If the “debt of style” cannot be settled<br />

by a mere engagement with art or by the adoption of an artistic style this is<br />

because the question of style brings to the fore the fundamental debt that thought<br />

incurs to expression. This is why the philosopher cannot discharge his or her debt<br />

to thought without taking into account and doing justice to this “affair of style”.<br />

Lyotard summons philosophers to “write” rather than merely “think”, daring<br />

them to “begin to think thought as work and no longer as argument”. 26 To think<br />

of thought as a work of art rather than as an argument implies asking philosophical<br />

writing to reflect on its language, gestures, and forms of expression, questioning<br />

the propriety of its subservience to norms even at the risk of expropriation. 27<br />

24 Jean-François Lyotard, Karel Appel. Un geste de couleur / Karel Appel. A Gesture of Colour, Leuven, Leuven<br />

University Press, 2009, 35-37.<br />

25 Op. cit., 37.<br />

26 Op. cit., 55.<br />

27 Rodolphe Gasché comments that Lyotard’s task is “not to save thinking by thinking towards<br />

a new metaphysical experience, but rather to thinkingly address the evils of thinking”, while<br />

recognizing that no enlightening critique can free thinking from “its potential for the worst”,<br />

in “Saving the Honor of Thinking”, The Honor of Thinking: Critique, Theory, Philosophy, Stanford,<br />

Stanford University Press, 2007, 294.


254 | Epilogue<br />

Interrogating its conditions of possibility, it must take into account “that the attestation<br />

brought to the referential function of discourse by philosophy completely<br />

conceals from him what is also gestural in this discourse” 28 in order to retrieve<br />

new forms of expression and thus meaning for philosophy. For thought to be a<br />

work of art implies allowing for its unfolding as an event whose knowledge and<br />

destiny has not been predetermined in advance but one that would emerge belatedly<br />

and happenstance through expression. Its conceptual advent postponed, it<br />

would keep happening and making things happen. What Lyotard understood<br />

about Duchamp was that his initial critique of art as visual experience did not<br />

simply end with his efforts to move towards a conceptual understanding of art<br />

as embodied in The Large Glass. Rather this move towards the conceptual implied<br />

and ultimately mandated a return to visual expression, as a way of preempting<br />

the consolidation of the conceptual, by lapsing into a form of ironic visuality that<br />

would continue to fuel and drive the transformative potential of both works.<br />

This contingent necessity paradoxically scripted in the expression that drives<br />

the fate of thought is one that appears to have been already surreptitiously<br />

inscribed into Lyotard’s life through the temporal destiny implied in his name:<br />

I feel… that something of my name is written in my “life”: trop tard (too late). My students<br />

came up with this joke about me, without malice, though, saying, “mieux Lyotard que<br />

jamais” (better late Lyotard than never). I found that this rang true in a certain sense… And<br />

so I came late to writing, and much – ‘thank God’ – had happened to help me make sense of<br />

what ought to be thought through. 29<br />

It would seem that it is better to be late, or belated, since Lyotard’s delay in coming<br />

to philosophical writing enabled him to reflect on its conditions of possibility,<br />

making sense of what ought to be thought and how. This resistance to speed<br />

marked his reluctance to accede to prior forms of thought and argumentation.<br />

More importantly, it underlined his unwillingness to compromise his writings<br />

by giving way to forms of conceptual schematization necessitated to facilitate the<br />

reduction of his ideas for mass consumption. In retrospect, it is this tendency to<br />

be late in coming to writing that may explain Lyotard’s particular predilection<br />

for Duchamp (who labeled himself an “engineer of lost time”, ingénieur du temps<br />

28 Op. cit., 53.<br />

29 Jean-François Lyotard and Gilbert Larochelle, “That Which Resists, After All”, Philosophy Today,<br />

Winter 1992, 402.


255<br />

| Epilogue<br />

perdu). 30 Duchamp’s TRANS/formers reclaimed Duchamp from negation and the<br />

much trumpeted end of art by showing how he challenged the meaning of the aesthetic<br />

through an ironic strategy whose transformative potential restituted to art<br />

its capacity, not to be, but to happen, and make things happen, precisely because<br />

it could no longer be defined. 31 This discovery of art’s transformative potential, as<br />

an event whose happening would have no recourse to a prior concept, would come<br />

too late and/or begin too soon, figuring Lyotard’s later attempts to invent possibilities<br />

for thought that would make it happen, only at the risk, or rather promise,<br />

that it would no longer be able to recognize or claim itself as such.<br />

30 Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu : Entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Pierre Belfond,<br />

1977, 19.<br />

31 For an expansion of the notion of transformer to Lyotard’s corpus as a whole, see Les Transformateurs<br />

Lyotard, eds. C. Enaudeau, J.-F. Nordman, J.-M. Salankis and F. Worms, Paris, Sens & Tonka<br />

& Cie, 2008.

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