Roger-Yves Roche La peinture refoulée (sur quelques pages ...
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<strong>Roger</strong>-<strong>Yves</strong> <strong>Roche</strong><br />
<strong>La</strong> <strong>peinture</strong> <strong>refoulée</strong> (<strong>sur</strong> <strong>quelques</strong> <strong>pages</strong>-tableaux de<br />
Georges-Arthur Goldschmidt)<br />
<strong>La</strong> première fois que le jeune Julien Green décide de s’enfermer dans sa chambre,<br />
de dix heures à midi, pour « justifier sa présence <strong>sur</strong> terre », c’est-à-dire pour entrer<br />
dans la religion de l’écriture, il commet un péché qui ressemble fort à un acte<br />
manqué : au crayon dur, il préfère le crayon mou et se met à dessiner un visage<br />
masculin « des plus séduisants », aux « yeux noirs », à la « bouche volontaire » et<br />
aux « cheveux ondés ». Le jeune homme s’aperçoit qu’il a fait des progrès alors<br />
même qu’il ne dessine plus depuis son enfance. Le bonheur de la représentation est<br />
cependant de courte durée : craignant que l’on ne découvre son esquisse, Julien<br />
décide aussitôt de la déchirer, et ce, pendant près d’une minute, comme pour en faire<br />
« quarante mille morceaux » 1 . <strong>La</strong> naissance de l’écrivain Green n’est pas loin.<br />
Voilà une scène que l’on pourrait prendre pour une parabole : celle de l’origine<br />
de l’écriture, ou encore, l’image <strong>refoulée</strong> d’un devenir-écrivain. En amont de la<br />
vocation, il y donc ainsi un dessin secret, mais aussi une forme secrètement détruite.<br />
Le désir scripturaire naîtrait <strong>sur</strong> les cendres du plaisir pictural.<br />
« Qui donc lui avait offert ces feuilles de papier lisse ?... » se demande le narrateur<br />
de <strong>La</strong> Ligne de fuite, l’une des six autofictions de Georges-Arthur Goldschmidt,<br />
« romans » écrits à la troisième personne du singulier, qui racontent peu ou prou la<br />
même histoire. Celle d’un enfant juif contraint de quitter le pays natal (l’Allemagne)<br />
un jour de 1938 pour aller trouver refuge dans une pension en Savoie.<br />
Qui donc lui avait offert ces feuilles de papier lisse ? Un personnage<br />
apparaissait lorqu’on les hachurait au crayon – un cavalier et sa monture<br />
ou un footballeur en pleine action. Avant de commencer à frotter,<br />
le vague espoir de voir <strong>sur</strong>gir son village, d’entendre le murmure des<br />
peupliers. Mais à chaque fois il était trop tard, et pourtant au loin, les<br />
chemins encore inexplorés du voisinage l’attendaient : le mal du pays<br />
le reprenait sans cesse. 2<br />
Romancier, traducteur (de Goethe, Kafka, Handke, Nietzsche...), biographe des<br />
autres et de lui-même, Goldschmidt est en outre l’auteur d’un essai remarquable, <strong>La</strong><br />
Matière de l’écriture. Dans ce livre fondamental, au titre plus que parlant, l’écrivain<br />
reconnaît sa dette à l’égard de la <strong>peinture</strong> qu’il pratiqua, pourrait-on dire, avant la<br />
lettre (le syndrome Green) : « C’est peut-être pour échapper à l’impropriété et au<br />
ridicule des mots qu’il y eut le recours à la <strong>peinture</strong>... la <strong>peinture</strong> paraissait dans la<br />
1 Julien Green, Jeunesse, Paris, Éditions Plon, 1974, p. 33-35.<br />
2 Georges-Arthur Goldschmidt, <strong>La</strong> Ligne de fuite, Paris, Flammarion, 1994, p. 47. Désormais<br />
abrégé en LF.
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liberté même de sa matière as<strong>sur</strong>er la liberté de son expression et débarrassée du<br />
grotesque initial de toute écriture débutante. » 3 Les figures du peintre et de l’écrivain<br />
y sont sans cesse confondues et paraissent comme seules « susceptibles de mettre en<br />
œuvre toute cette frange de perceptions que l’action néglige et escamote. » (ME, 70)<br />
Une double activité qui n’aurait de comparaison possible qu’avec celle du traducteur<br />
: « Écrire ou peindre c’est savoir que ce qui fait écrire ou peindre reste inentamé...<br />
au bout du compte, le formulable se retrouve tout bête, puisque comme pour<br />
la traduction, c’est toujours à recommencer. » (ME, 78)<br />
Autant dire que chez Goldschmidt, l’idée de la <strong>peinture</strong> continue d’habiter l’intériorité<br />
de la page d’écriture. De fait, le plaisir pictural, braise jamais éteinte, devrait<br />
alors être entendu comme une sorte de seconde langue, de langue seconde, susceptible<br />
de faire revenir le reste d’un visible perdu. On le verrait peut-être <strong>sur</strong>gir par<br />
transparence, comme ce cavalier et sa monture <strong>sur</strong> la page lisse.<br />
C’est vers ce reste perdu-retrouvé, à travers une forêt d’images-traits et de<br />
mots-matière, que je voudrais entraîner le lecteur. Un reste qui, à première vue,<br />
tiendrait moins du footballeur (image-corps) que du village ou du peuplier (imagepaysage).<br />
À première vue...<br />
Parcourir une page-paysage dans un récit de Goldschmidt, revient peut-être à<br />
faire connaissance avec la description d’un tableau accroché dans je ne sais quel<br />
musée d’Europe, ou bien reproduit dans une histoire de l’art quelconque. On pourrait<br />
imaginer, un peu à la manière de Stendhal dans la Vie de Henry Brulard qui croit<br />
raconter son passage du col du Grand-Saint-Bernard avec l’armée d’Italie et qui<br />
s’aperçoit tout aussitôt qu’il ne fait que décrire une gravure représentant l’événement<br />
(exemple cité des dizaines de fois), que l’écrivain nous abuse. À lire telle<br />
description de <strong>La</strong> Ligne de fuite, n’a-t-on pas en effet l’impression de se trouver<br />
devant un tableau de Caspar-David Friedrich :<br />
Un matin, sous un ciel bleu profond, une couche de brouillard recouvrait<br />
la vallée comme un lac dont sortaient çà et là des nuages. Au bord<br />
de ce lac si vaste qu’on avait envie de tendre les bras vers lui<br />
émergeaient les crêtes les plus élevées, ultimes ressauts de la montagne<br />
: des ilôts dans une mer de brume. En dessous, on voyait la pente<br />
d’herbe verte sombrer d’un coup dans les profondeurs du brouillard.<br />
Le regard la sentait s’y prolonger. Parfois, quelqu’un sortait de la<br />
brume, forme grisâtre se colorant progressivement. De tout en bas<br />
montaient les bruits du village : une scie, une voiture, un appel. (LF,<br />
128-129)<br />
<strong>La</strong> nature tourmentée qui tourmente, cette dilection mélancolique pour les ciels<br />
chargés d’histoires térébrantes, le regard en <strong>sur</strong>plomb : la <strong>peinture</strong> romantique n’est<br />
pas loin. D’autres <strong>pages</strong> pourraient de même receler un Turner, un Constable ou,<br />
plus proche de nous, un Cézanne.<br />
Cependant, le lecteur doit se rendre très vite à cette raison : aucun tableau existant<br />
ne se cache derrière la nature. <strong>La</strong> nature n’est pas à peindre, elle est déjà, toujours<br />
déjà <strong>peinture</strong>. Ses lignes de fuite, ses effets de perspective se donnent ostensiblement<br />
à voir : « Quand on quitte Paris par l’est, on éprouve une sensation étrange<br />
3 Georges-Arthur Goldschmidt, <strong>La</strong> Matière de l’écriture, Éditions Circé, 1997, p. 67.<br />
Désormais abrégé en ME.
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d’être plus haut qu’à l’intérieur de la ville... Au fur et à me<strong>sur</strong>e qu’on avance, les<br />
retombées de ciel entre les maisons se font plus profondes. Derrière les immeubles<br />
et les pavillons, l’horizon forme une bande d’un violet-gris, toujours à la même hauteur<br />
et que tranchent les constructions au premier plan. » 4 Ses couleurs, quand ce ne<br />
sont pas des nuances, n’ont rien à envier à la palette la plus large du plus coloriste<br />
des peintres : ici, le jaune-brun du soleil, là le gris-vert de l’eau, là encore un ciel<br />
bleu-indigo ou un crépi de couleur ocre. Mais <strong>sur</strong>tout, qu’on ne se méprenne pas <strong>sur</strong><br />
le sens à donner à cette déferlante de signes, ou plutôt de taches. Car il semble bien<br />
que ce soit le narrateur qui souffre de voyance picturale. Qui parle une langue en<br />
trois dimensions. Un tel symptôme ne datant d’ailleurs pas d’hier :<br />
Sous la lumière de l’été, les arbres frémissent... Une nuit cubique prise<br />
dans la clarté du dehors. L’enfant étouffe, bat des bras dans le noir<br />
ménagé dans la lumière tout autour. Et sa mère debout au-dessus de lui<br />
attend qu’il s’endorme : un volume marron, étagé : la robe ocre, une<br />
pente comme le flanc d’une montagne, d’où la tête se penche, inversée...<br />
5<br />
Voici, pour corroborer cette idée, un exemple plus que signifiant, celui du souvenir<br />
d’un plat de macaronis tel qu’il est rapporté par le regard du narrateur de <strong>La</strong><br />
Forêt interrompue :<br />
Dans sa tête était resté fixé ce plat oblong, marron, orné de torsades<br />
noircies à force de passer au four. <strong>La</strong> <strong>sur</strong>face du plat était faite de macaronis<br />
croûtés dont la couleur passait du jaune au brun foncé. En<br />
dessous de cette couche gratinée, c’était la masse à la fois compacte et<br />
légère des macaronis entre lesquels le jaune d’oeuf pris par fragments<br />
isolés comblait les intervalles. (FI, 44)<br />
Paradoxalement, ce ne sont ni le goût, ni l’odeur qui conduisent ce souvenir mais<br />
une association de couleurs, de formes, de textures et de matières. On croirait que<br />
l’enfant n’a jamais mangé de ce gratin mais a plutôt « incorporé » l’image d’un plat,<br />
ou sa représentation : un tableau de macaronis. Le visible est décomposé comme un<br />
rayon X traverse et révèle l’intimité du tableau, couche <strong>sur</strong> couche, tégument <strong>sur</strong><br />
tégument. Ne manque qu’un ou deux repentirs pour parfaire la métaphore : le<br />
tableau est défait sous nos yeux.<br />
Mais il arrive aussi, miracle inverse, que l’on assiste à la fabrique d’un tableau,<br />
la vision d’une image non plus décomposée mais en train de naître. Voici une <strong>peinture</strong><br />
que l’on croit achevée : « Le ciel descendait entre les grues et les portiques des<br />
chantiers navals <strong>sur</strong> l’eau sombre... les immeubles ou les arbres flottaient isolés audessus<br />
de la ligne d’horizon. Par-devant, les grands navires blancs ou noirs coupaient<br />
le ciel... » Et puis soudainement, d’autres lignes s’ordonnent, d’autres formes<br />
sortent de la matière : « Des vagues coupaient et creusaient l’eau épaisse... De temps<br />
à autre le trait noir d’une barque proche glissait <strong>sur</strong> le corps clair d’une autre, très<br />
loin, au soleil et la recouvrait tout entière. » (JA, 27) Le regard remonte progressivement<br />
de la profondeur vers la <strong>sur</strong>face, le visible ne se décline plus couche <strong>sur</strong><br />
4 Georges-Arthur Goldschmidt, <strong>La</strong> Forêt interrompue, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 55.<br />
Désormais abrégé en FI.<br />
5 Georges-Arthur Goldschmidt, Un jardin en Allemagne, Paris, Éditions du Seuil, 1986 p. 12.<br />
Désormais abrégé en JA.
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couche, mais couche après couche : ce n’est plus un rayon X qui défait l’intimité du<br />
tableau mais un pinceau qui l’invente.<br />
Ces deux ordres, le faire et le défaire, fonctionnent souvent de pair. Face à un<br />
paysage qui se montre dans toute l’étendue de son apparition, le lecteur hésite, ne<br />
sait plus à quel regard se vouer : « Devant lui déjà la pente d’herbe dont le vert s’obscurcissait<br />
et devenait en même temps plus coloré, plus intense comme si la tombée du<br />
soir la relevait et l’inclinait vers lui » (FI, 38) Quel est le regard qui regarde l’autre ?<br />
Celui du narrateur (métaphore du rayon X) ou celui du paysage (métaphore du<br />
pinceau) ? Combat sans fin de la transcendance avec l’immanence. Avec les<br />
paysages de Goldschmidt, comme le formule si bien Maurice Merleau-Ponty, « je<br />
serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas<br />
comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui<br />
comme dans les nimbes de l’Être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois. » 6<br />
Où se trouve donc ce village que le narrateur ne voit pas mais regarde pourtant<br />
de toute l’intensité de son corps : « Le village était tout en bas et, malgré l’obscurité<br />
– étaient-ce les bruits qui montaient, était-ce le vent qui reprenait ? – on reçut de<br />
plein fouet l’ampleur du paysage. » (LF, 34) ? Cette fois, l’ouïe vient au secours de<br />
la vue, transporte les restes d’un tableau qui se terre dans un autre, comme l’ombre<br />
est une tache qui scande le jour en même temps qu’elle le contredit ; le tableau parle<br />
au corps, l’œil écoute (selon la belle formule de Claudel). Recevoir de plein fouet<br />
l’ampleur du paysage : la formule est le bon sésame, elle indique le degré d’ouverture<br />
des tableaux vus par le narrateur : littéralement décadrés.<br />
<strong>La</strong> métaphore du voyage en train entre l’Allemagne et la France, ce voyage sans<br />
retour, est à cet égard fondatrice :<br />
Vinrent ensuite des montagnes, si hautes que l’on ne pouvait en<br />
apercevoir les sommets depuis la fenêtre du compartiment, et puis des<br />
tunnels si longs qu’on avait le temps de compter jusqu’à plus de mille.<br />
C’était ridicule d’être véhiculé si petit sous la masse montagneuse,<br />
dans un tel tintamarre. On était assis face à face dans un cube oblong<br />
aux parois de bois laqué, enfermé dans un étui. On était à la fois dans<br />
la montagne et dans le compartiment... (LF, 19).<br />
L’espace du dehors finit par avaler l’espace du dedans : paysage avec train. Mais<br />
l’inverse est tout aussi vrai : le dedans fait corps avec le dehors : train-paysage. Le<br />
regard du narrateur n’a plus conscience d’une frontière tangible, le corps accepte<br />
d’être pris dans les feux croisés de la vitesse et de la fixité, du mouvement et de<br />
l’arrêt. Un troisième regard serait maintenant nécessaire pour accréditer le tableau<br />
final. Celui du paysage comme celui du narrateur n’y suffisent plus.<br />
Le train file à corps perdu, il est la ligne de fuite, il transporte plus qu’un corps :<br />
une mémoire fraîche, des souvenirs à peine secs, un enfant qui a pleine conscience<br />
de se séparer des paysages qui sont derrière lui : « Parfois la cloche du village sonnait<br />
par bouffées irrégulières, retenues par la poussée du vent. Et le ciel devenait<br />
jaune. Pourquoi savait-on que de cela on se souviendrait ? » (JA, 21) Les paysages<br />
6 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit (1964), Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais »,<br />
p. 23.
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figurent quelque part dans la rétine et n’attendent que le contact d’autres paysages<br />
pour éclore de nouveau. L’espace doit seulement se faire porteur de temps.<br />
Presque tous les chapitres de <strong>La</strong> Ligne de fuite (c’est aussi le cas d’Un jardin en<br />
Allemagne et de <strong>La</strong> Forêt interrompue) débutent par un paysage parisien au présent,<br />
qui date du temps de l’écriture du livre, et qui finit par se diluer, au bout de <strong>quelques</strong><br />
lignes ou paragraphes, dans un autre paysage, celui du temps de l’adolescence, de la<br />
pension en Savoie. Le paysage savoyard ouvre alors <strong>sur</strong> celui de la dernière journée<br />
allemande. Le vent conduit indifféremment les nuages, les nuances, et le regard du<br />
narrateur. L’espace-temps se resserre ou se dilate, se condense ou se diffracte. Une<br />
fois, le paysage est un entre-deux temps infime qui conjoint deux espaces lointains :<br />
« Les ombres des nuages <strong>sur</strong>volaient en <strong>quelques</strong> secondes ce qu’on aurait mis des<br />
heures à parcourir. Dans peu de temps peut-être, elles seraient au pays : mais sa mère<br />
était morte ! » (LF, 101) Une autre fois, la distance est incommen<strong>sur</strong>able, les nuages<br />
percent, la ligne de fuite devient d’une verticalité effarante, temporellement inerte.<br />
Le regard assiste à sa propre déchéance : il regarde mais ne voit rien venir, re-venir :<br />
« <strong>La</strong> pluie d’automne avait commencé... Elle durait des jours, dissimulant les montagnes<br />
alentour, ne laissant voir que la pente raide, verte et humide, recouverte de<br />
vapeur grise. Le secours du dehors n’existait plus. » (LF, 73)<br />
Dans <strong>La</strong> Matière de l’écriture, Georges-Arthur Goldschmidt raconte comment<br />
un jour de septembre 1943, il acquit soudainement (« d’un coup, en un temps si bref<br />
qu’il fut littéralement hors du temps ») la certitude qu’il allait devenir écrivain (ou<br />
peintre ?). Ce fut un peu plus qu’un paysage qui s’offrit à ses yeux ce jour-là. Une<br />
« commotion première », une « secousse fondatrice », une « pression originaire »<br />
traversa son corps de part en part : « un jour de foehn, tout en haut d’un internat de<br />
montagne, sous un ciel immense, frangé de nuages, il y eut cet ébranlement, cette<br />
véritable irruption de soi : un sentiment extraordinaire d’y être, d’être là, borné par<br />
soi-même, sans erreur d’emplacement possible. » (ME, 15)<br />
Le lecteur retrouve trace de cette commotion première dans les romans de<br />
Goldschmidt. Elle transparaît à chaque coin de page, chaque morceau de nature. Le<br />
regard ne voit pas le paysage, il le voit et le vit :<br />
Couché dans l’herbe, on voit au-dessus de soi les feuilles croisées, la<br />
lumière de l’une reprise par l’ombre ronde de l’autre : çà et là, des<br />
trouées de ciel s’ouvrent bleu haut, couleur de nuit très claire,<br />
tranchées dans la hauteur successive des feuilles, les pointes, les dentelures,<br />
les tiges se confondent à l’infini et restent pourtant toujours<br />
distinctes. (LF, 21)<br />
Difficile, à la lecture de ces <strong>quelques</strong> lignes, de ne pas songer à l’expérience de<br />
l’aura décrite par Walter Benjamin <strong>quelques</strong> années auparavant :<br />
Un jour d’été, en plein midi, suivre du regard la ligne d’une chaîne de<br />
montagnes à l’horizon ou d’une branche qui jette son ombre <strong>sur</strong> le<br />
spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation<br />
– c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche.<br />
Ce paysage dans lequel Benjamin campe le regard (son regard ?) ressemble<br />
comme deux gouttes d’eau à celui de <strong>La</strong> Ligne de fuite cité précédemment. L’effet<br />
de présence à soi et de présence au monde se manifeste dans les deux cas en un<br />
instant et dans l’entrelacs inséparable de l’ombre et de la lumière.
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Qu’est-ce que l’aura ? « Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique<br />
apparition d’un lointain, si proche soit-il », nous dit Benjamin. Cette notion d’aura<br />
est-elle applicable uniquement aux objets naturels, en l’occurrence ce paysage de<br />
montagne ? Non point. L’aura doit avant tout être rattachée aux objets historiques,<br />
et plus particulièrement aux Œuvres d’art. À une <strong>peinture</strong>, par exemple, qui se<br />
montre, se dévoile et se regarde dans le lieu même de sa conception. C’est le hic et<br />
nunc de l’œuvre, « l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. » 7<br />
Espace de la monstration, temps de la représentation : le spectateur, le regardeur<br />
vit la manifestation originaire de l’œuvre dans un mixte d’apparition et de disparition,<br />
de présence et d’absence, dans un mouvement proche du fort/da décrit par<br />
Freud : il entre dans un rapport de familiarité avec l’inquiétant, il se trouve soudainement<br />
transporté dans le « ça a été », pour reprendre l’expression de Barthes à<br />
l’endroit de la photographie dans <strong>La</strong> Chambre claire.<br />
C’est l’aura de tableaux que le narrateur voit revenir dans les paysages, l’absence<br />
qui éclôt dans la lumière d’un ici et maintenant et qui entre en fusion avec l’ombre<br />
d’un lointain-antérieur : « Certains après-midi, lorsque la lumière arrivait en biais, il<br />
fallait être vigilant, se méfier des ondulations d’herbes sauvages, des ponts de<br />
brique, du bruissement des feuillages, des hauts nuages blancs... » C’est l’aura d’un<br />
tableau perdu qu’il s’évertue à maintenir dans le cadre du paysage, hors cadre de son<br />
regard, la monstration qu’il tente de refouler dans la représentation : « ...Il fallait<br />
concentrer son regard <strong>sur</strong> un point précis, entre les arbres ou le long d’une pente, et<br />
ne plus le perdre de vue. On avait peu à peu appris à tenir les parents à distance, et<br />
lorsque leurs silhouettes nébuleuses s’esquissaient aux marges de la conscience, on<br />
n’avait plus aucun mal à les repousser. » (LF, 83)<br />
Cependant, le tableau original, l’image originaire tapie dans le paysage menace<br />
toujours de plus belle l’enfant : « Il fut repris par le souvenir de l’année 1938, juste<br />
avant le départ, comme s’il avait fallu tout vivre en l’espace de <strong>quelques</strong> mois. <strong>La</strong><br />
clôture : les lattes qui luisaient dans la nuit, il y avait aussi des couleurs nocturnes.<br />
Il avait posé son vélo et écouté la nuit. Il avait senti le chemin du retour se dérouler<br />
en lui-même, d’abord le monticule et ensuite l’allée bordée de lanternes. Il connaissait<br />
l’endroit de l’horizon où sa mère était assise à l’intérieur de la maison, sous le<br />
cône de lumière. » (LF, 92-93) L’image l’habite, le hante, au point que la nuit, il se<br />
met à pisser d’angoisse : il souffre d’énurésie picturale. Des paysages qu’il ne peut<br />
contenir le traversent : « On ne lui changeait plus ses draps : les taches se superposaient...<br />
de vastes terres se dessinaient chaque nuit sous son corps ; des continents<br />
qui débordaient leurs limites, des lignes de couleurs brunes qui se complétaient et<br />
fonçaient au fur et à me<strong>sur</strong>e... » En même temps, l’énurésie est une forme de jouissance.<br />
Elle trahit, traduit, l’appartenance du corps à un nouveau pays : « Il n’est<br />
même pas français et il pisse des cartes de France dans ses draps » (LF, 102-103)<br />
s’exclame la <strong>sur</strong>veillante du dortoir !<br />
Concentrer son regard, fixer les formes. Les métaphores, les métamorphoses<br />
affleurent à la <strong>sur</strong>face de la matière. <strong>La</strong> métaphore fascine, mais la fascination conduit<br />
à une forme d’aveuglement : « L’eau suivait les contours des rebords rocailleux et<br />
7 Cf. « L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique » (1939), in Walter Benjamin,<br />
Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », p. 269-316.
<strong>La</strong> <strong>peinture</strong> <strong>refoulée</strong> / 201<br />
des combes, on aurait dit une chevelure plaquée, gominée. Au soleil, il y avait des<br />
endroits où la réverbération était si forte qu’il fallait mettre sa main en visière devant<br />
les yeux. » (LF, 81) Toujours en train de se composer et de se décomposer, la <strong>peinture</strong><br />
n’est jamais sèche, comme les draps de l’enfant au sortir de la nuit. On dirait<br />
qu’il manque à chaque fois un dernier coup de pinceau pour parfaire l’image, une<br />
touche ajoutée à la touche, ou un vernis, pour que le tableau prenne forme, prenne<br />
corps.<br />
Être le regard qui dévisage le paysage et être en même temps le paysage. Voilà<br />
le désir secret de l’enfant, le tableau rêvé. « Comme si un paysage était fait de ce<br />
qu’on ne voit pas » (LF, 152) : pour tenter d’échapper aux officiers de la Wehrmacht,<br />
mis au courant de la présence d’un enfant juif dans la pension du village, le narrateur,<br />
à la fin de <strong>La</strong> ligne de fuite, s’enfonce dans une forêt de sapin, s’absente dans<br />
le paysage, devient invisible dans le visible même. Une pluie de montagne s’abat,<br />
dure, martelante. Renversement : le paysage se met à pisser dru. <strong>La</strong> forêt se montre<br />
tout à coup familière : « C’était la forêt coutumière, comme si on était en excursion<br />
et qu’on s’était tout simplement fait <strong>sur</strong>prendre par le mauvais temps. » (LF, 152).<br />
<strong>La</strong> ligne de fuite sous-tend, à ce moment crucial, une ligne de crête <strong>sur</strong> laquelle<br />
s’effectue une sorte d’union sacrée : celle du corps de l’enfant et du paysage : « l’eau<br />
suivait les inégalités du sol, trace lisse et scintillante, dans les creux se formaient des<br />
flaques brunes où il enfonçait les pieds. » (LF, 152) Un rayon X ne serait d’aucun<br />
secours. L’enfant, à cet instant, n’est pas un repentir, il est simplement tout entier<br />
absent et présent dans le paysage : une trace engrammée dans sa trame lisse et scintillante.<br />
Dans <strong>La</strong> Traversée des fleuves, livre non plus autofictionnel mais autobiographique,<br />
écrit, pour une fois, à la première personne du singulier, Goldschmidt<br />
évoque la figure du père sous les traits d’un peintre un peu plus qu’amateur qui<br />
« peignait des paysages aux couleurs parfois audacieuses », dont certains étaient<br />
« presque dignes de Sisley ou de Caillebotte ». 8 Il rapporte avec nostalgie le souvenir<br />
de tableaux qui s’empilent dans le grenier, « comme de gigantesques cartes à<br />
jouer ». (TF, 70) L’enfant y découvre des ailleurs multiples, des ponts, des forêts, des<br />
lisières et même, parfois, un homme ou une femme nue. C’est alors qu’à force de<br />
rabattre et de faire revenir les toiles pour les contempler à loisir, l’idée lui vient<br />
d’être peint, nu, par son père. « Papa, fais-moi en modèle » (TF, 71) demande-t-il un<br />
jour au peintre amateur de paysages.<br />
L’autofiction picturale de Goldschmidt est bien sûr en même temps un roman<br />
familial : celui d’une troisième personne singulière, d’un il-peintre qui se voudrait<br />
en même temps un il-modèle, qui chercherait éperdument à entrer dans la distance<br />
qui sépare le paysage de l’homme nu, le paysage et l’homme nu du peintre : devenir<br />
une image-filigrane ?<br />
8 Georges-Arthur Goldschmidt, <strong>La</strong> Traversée des fleuves, Paris, Éditions du Seuil, 1999,<br />
p. 33. Désormais abrégé en TF.