1 Pour Papa, Maman et Émilie - Universidade do Minho
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À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
<strong>Pour</strong> <strong>Papa</strong>, <strong>Maman</strong><br />
<strong>et</strong> <strong>Émilie</strong><br />
1
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
REMERCIEMENTS<br />
J´adresse toute ma sincère reconnaissance à Madame le professeur Maria <strong>do</strong> Rosário<br />
Girão Ribeiro <strong>do</strong>s Santos, qui a dirigé c<strong>et</strong>te recherche. C´est grâce à son attention<br />
constante, son encouragement, son aide précieuse, son exigence <strong>et</strong> ses conseils que j´ai<br />
pu mener ce travail à son terme.<br />
Je tiens à remercier sincèrement Monsieur le professeur Manuel José Silva, qui a eu la<br />
gentillesse de relire ce travail <strong>et</strong> d´y apporter les corrections nécessaires.<br />
Je suis particulièrement redevable à mes parents <strong>et</strong> à ma sœur, pour leur soutien <strong>et</strong> leur<br />
amour “à distance” qui m´ont apporté courage <strong>et</strong> énergie.<br />
Que mes collègues du “Mestra<strong>do</strong>” soient remerciés pour leurs encouragements.<br />
Ma dernière attention ira aux membres de ma famille, que la mort a emportés avant que<br />
ne s´achève ce travail ; leur absence habite ces pages.<br />
2
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
NORMES GRAPHIQUES<br />
AVERTISSEMENT<br />
Le texte principal est justifié <strong>et</strong> écrit en caractère de police Times New Roman (TNR),<br />
taille 12, avec une interligne de 1,5 <strong>et</strong> une marge de 3 cm de chaque côté. Les citations<br />
qui servent d´introduction aux chapitres sont écrites en caractère de police TNR, taille<br />
10, entre guillem<strong>et</strong>s, <strong>et</strong> sont isolées du texte principal. Les commentaires en bas de page<br />
sont écrits en caractère de police TNR, taille 8, avec une interligne de 1. Il n´y a pas<br />
d´espace entre la barre oblique <strong>et</strong> les mots qui la précèdent <strong>et</strong> la succèdent, sauf quand<br />
elle sépare des vers.<br />
CITATIONS<br />
Les citations suivent le modèle suivant : auteur ; date : page. Lorsque plusieurs citations<br />
sont du même auteur, la référence bibliographique est : Idem ; date : page. Si elles sont<br />
du même auteur <strong>et</strong> appartiennent au même ouvrage, la référence est : (Ibidem : page).<br />
<strong>Pour</strong> les citations de La Machine infernale de Jean Cocteau (1934), la référence est :<br />
chapitre, page. <strong>Pour</strong> celles de À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, la<br />
référence est : RTP volume, page. Quand les citations sont incomplètes au début <strong>et</strong> à la<br />
fin, les réticences apparaissent entre parenthèses : (…). Si elles ont été coupées au<br />
milieu, les réticences apparaissent entre croch<strong>et</strong>s : […]. Plusieurs citations ont été<br />
volontairement répétées.<br />
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES<br />
Le titre des œuvres <strong>et</strong> des poèmes est en italique. Celui des articles apparaît entre<br />
guillem<strong>et</strong>s. Les références bibliographiques, à la fin de notre dissertation, ont comme<br />
modèle : NOM, Prénom, Titre de l´ouvrage, Lieu de l´édition, Édition, Collection,<br />
Volume, date.<br />
ABRÉVIATIONS<br />
Recherche pour À la recherche du temps perdu de Marcel Proust.<br />
3
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
À la recherche d´Œdipe…<br />
RÉSUMÉ<br />
Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Mythe littéraire qui illustre le thème du parricide <strong>et</strong> de l´inceste, le mythe<br />
d’Œdipe peut être expliqué à la lumière de la psychanalyse. En eff<strong>et</strong>, il constitue, à<br />
partir de Sophocle, une source inépuisable pour les écrivains <strong>et</strong> les artistes, car Œdipe<br />
est une figure mythique plurielle, énigmatique <strong>et</strong> dynamique, qui dépasse les<br />
contingences d´une époque pour accéder, ainsi, à l´intemporalité.<br />
Du point de vue des relations entre la littérature <strong>et</strong> le mythe, nous nous sommes<br />
située dans une perspective rhétorique, en vue de repérer la présence de ce dernier dans<br />
le texte littéraire. Du côté de l´écrivain, il se configure en termes de la révélation du<br />
désir censuré, de la pulsion indicible <strong>et</strong> du complexe latent. En ce qui concerne le texte,<br />
il émerge comme un hypotexte <strong>et</strong>/ou intertexte. <strong>Pour</strong> le lecteur, il surgit comme un<br />
véritable jeu de ‘pistes’, susceptibles de déclencher le plaisir de la surprise <strong>et</strong>/ou de<br />
combler un horizon d´attente(s). Du côté des critiques, il offre une pluralité<br />
d´approches : sociologique (organisation sociopolitique <strong>et</strong> culturelle de la société où le<br />
mythe est né), psychanalytique (renvoyant à l´ensemble des conflits qui structurent la<br />
psyché) <strong>et</strong> structurale (privilégiant la syntaxe du mythe, avec ses combinaisons <strong>et</strong> ses<br />
oppositions).<br />
<strong>Pour</strong> des raisons d´équilibre génologique, le corpus sélectionné a porté sur Jean<br />
Cocteau <strong>et</strong> Marcel Proust. En vérité, dans La Machine infernale, le dramaturge procède<br />
à une transposition homodiégétique, véhiculant une transmotivation <strong>et</strong> une<br />
transvalorisation. En désacralisant le mythe, afin de dénoncer la situation politique<br />
vécue en France au cours de l´entre-deux-guerres, Cocteau conserve ses invariantes,<br />
l´adapte à son actualité politique, lui prête une atmosphère poétique, lui confère un style<br />
moderne, y ajoute des personnages <strong>et</strong> en modifie d´autres. Dans la Recherche, roman de<br />
la procrastination d´une vocation, Proust procède à une recréation du mythe d´Œdipe,<br />
tremplin pour l´originalité de son style-vision, fondé sur la métaphore <strong>et</strong> sur la<br />
réminiscence. Lors de la scène œdipienne du baiser nocturne, François le Champi de<br />
George Sand − une histoire d’amour entre une mère <strong>et</strong> son fils a<strong>do</strong>ptif − fait sa première<br />
apparition en scène <strong>et</strong> constitue une “mise en abîme” du complexe d’Œdipe du<br />
protagoniste-narrateur, qu’il n´hésite pas à transposer de la vie vers l’art.<br />
4
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Em busca <strong>do</strong> mito de Édipo…<br />
RESUMO<br />
Do ‘la<strong>do</strong>’ de Cocteau e Proust, passan<strong>do</strong> por Sand…<br />
O mito de Édipo é um mito literário, que, ilustran<strong>do</strong> o tema <strong>do</strong> parricídio e <strong>do</strong><br />
incesto, pode ser explica<strong>do</strong> à luz da psicanálise. Constitui, com efeito, e a partir de<br />
Sófocles, uma fonte inesgotável para to<strong>do</strong>s os escritores e artistas, porque Édipo é uma<br />
figura mítica plural, enigmática e dinâmica, que ultrapassa as contingências de uma<br />
dada representação temporal para, assim, aceder à intemporalidade.<br />
Situámo-nos numa perspectiva r<strong>et</strong>órica, <strong>do</strong> ponto de vista das relações entre<br />
literatura e mito, a fim de identificar a presença deste último no texto literário. No que<br />
respeita ao escritor, ele configura-se em termos de revelação <strong>do</strong> desejo censura<strong>do</strong>, da<br />
pulsão indizível e <strong>do</strong> complexo latente. No tocante ao texto, ele emerge como um<br />
hipotexto e/ou intertexto. No que concerne ao leitor, ele surge como um verdadeiro jogo<br />
de ‘pistas’, susceptíveis de desencadearem o prazer da surpresa e/ou de preencherem um<br />
da<strong>do</strong> horizonte de expectativa(s). Para os críticos, ele presta-se a uma pluralidade de<br />
abordagens: sociológica (organização sociopolítica e cultural da sociedade onde o mito<br />
viu a luz <strong>do</strong> dia), psicanalítica (reenvian<strong>do</strong> ao conjunto <strong>do</strong>s conflitos que estruturam a<br />
psique) e estrutural (privilegian<strong>do</strong> a sintaxe <strong>do</strong> mito, bem como o seu sistema de<br />
combinações e oposições).<br />
Por razões de equilíbrio genológico, o corpus selecciona<strong>do</strong> incidiu em Jean<br />
Cocteau e Marcel Proust. Na verdade, em La Machine Infernale, o dramaturgo procede<br />
a uma transposição homodiegética, veiculan<strong>do</strong> uma transmotivação e uma<br />
transvalorização. Dessacralizan<strong>do</strong> o mito, a fim de denunciar a situação política vivida<br />
em França entre as duas Grandes Guerras, Cocteau mantém as suas invariantes, adapta-<br />
o à sua actualidade política, empresta-lhe uma atmosfera poética, incute-lhe um estilo<br />
moderno e acrescenta-lhe algumas personagens, alteran<strong>do</strong> outras tantas. Na Recherche,<br />
romance da procrastinação de uma vocação, Proust recria o mito de Édipo, trampolim<br />
para a originalidade <strong>do</strong> seu estilo-visão, alicerça<strong>do</strong> na m<strong>et</strong>áfora e na reminiscência.<br />
Aquan<strong>do</strong> da cena edipiana <strong>do</strong> beijo nocturno, François le Champi de George Sand -<br />
história de amor entre uma mãe e o seu filho a<strong>do</strong>ptivo – faz a sua aparição em cena e<br />
constitui uma “mise en abîme” <strong>do</strong> complexo de Édipo <strong>do</strong> protagonista-narra<strong>do</strong>r, que ele<br />
não hesita em transpor da vida para a arte.<br />
5
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
TABLE DES MATIÈRES<br />
I- Introduction .............................................................................................................9<br />
II- Introduction au mythe ........................................................................................10<br />
2.1- <strong>Pour</strong> une typologie des mythes ................................................................11<br />
2.2- L´interprétation du mythe ........................................................................12<br />
2.3- La puissance du mythe .............................................................................14<br />
2.4- Le récit mythique <strong>et</strong> le récit littéraire .......................................................15<br />
III- Le mythe littéraire d´Œdipe : la légende devenue mythe chez Sophocle.<br />
Histoire <strong>et</strong> littérature ................................................................................................20<br />
3.1- Mythe <strong>et</strong> tragédie......................................................................................23<br />
3.2- Les invariantes du mythe..........................................................................26<br />
3.3- Œdipe dans l´œuvre sophocléenne ...........................................................29<br />
3.4- Les différentes réécritures du mythe : quelques versions.........................34<br />
3.5- Le lien avec le réel....................................................................................37<br />
IV - L´Œdipe de Sophocle réécrit par Cocteau ......................................................38<br />
4.1- L´évolution dynamique des mythes (réécritures) .......................................38<br />
4.2- Jean Cocteau, le théâtre <strong>et</strong> les mythes.........................................................44<br />
4.3- Les analogies <strong>et</strong> les divergences entre Œdipe roi <strong>et</strong> La Machine infernale50<br />
4.4- L´originalité de Cocteau .............................................................................53<br />
4.5- Cocteau <strong>et</strong> la psychanalyse freudienne .......................................................62<br />
4.5.1- La relativisation du parricide <strong>et</strong> de l´inceste..............................63<br />
4.5.2- Le complexe d´Œdipe................................................................64<br />
V- À la recherche du complexe œdipien de Cocteau à Proust, en passant par Sand<br />
.....................................................................................................................................70<br />
5.1- Proust, lecteur de Freud <strong>et</strong> Sand ..............................................................71<br />
5.2- Le traitement du complexe chez Proust <strong>et</strong> Sand ......................................76<br />
5.2.1- À la recherche des souvenirs d´enfance ...................................77<br />
5.2.2- À la recherche de la pur<strong>et</strong>é de l´âme humaine ........................82<br />
6
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
5.3- La mise en scène du complexe chez Proust .............................................83<br />
5.3.1- Le ‘théâtre’ de la scène œdipienne ............................................84<br />
5.3.2- Le drame du coucher .................................................................85<br />
5.3.3- Les ‘figures’ du protagoniste.....................................................89<br />
5.3.4- Les ‘figures’ de la mère..............................................................92<br />
5.3.5- Les ‘figures’ du père ..................................................................95<br />
5.3.6- La ‘résolution’ du complexe......................................................98<br />
VI- Conclusion .........................................................................................................101<br />
VII- Bibliographie ...................................................................................................103<br />
7.1- Œuvres de Sophocle.............................................................................103<br />
7.2- Œuvres de Cocteau...............................................................................103<br />
7.3- Œuvres de Proust .................................................................................104<br />
7.4- Œuvres de Sand....................................................................................104<br />
7.5- Autres œuvres ......................................................................................105<br />
7.6- Œuvres générales (articles <strong>et</strong> ouvrages)...............................................106<br />
7.7- Dictionnaires ........................................................................................107<br />
7.8- Études critiques (articles <strong>et</strong> ouvrages) .................................................108<br />
7.8.1- Sur les mythes (articles <strong>et</strong> ouvrages) .......................................108<br />
7.8.2- Sur Œdipe roi ..........................................................................109<br />
7.8.3- Sur La Machine infernale........................................................110<br />
7.8.4- Sur le complexe d´Œdipe ........................................................110<br />
7.8.5- Sur le mythe dans la littérature (articles <strong>et</strong> ouvrages) .............112<br />
7.8.6- Sur Proust ................................................................................112<br />
7.8.7- Sur Sand...................................................................................114<br />
VIII- Annexes...........................................................................................................115<br />
Annexe I : Œdipe <strong>et</strong> le Sphinx, Ingres (1808) ...........................................................115<br />
Annexe II: Vases représentant Œdipe <strong>et</strong> la Sphinx in RUIPÉREZ, Martín S., El mito de<br />
Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore, Madrid, Alianza Editorial, 2006 .........116<br />
Annexe III : Œdipe <strong>et</strong> le Sphinx, Gustave Moreau (1864)........................................118<br />
Annexe IV : Œdipus Rex, Max Ernst (1922).............................................................119<br />
7
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Annexe V : la Grèce au V e siècle avant J.-C .............................................................120<br />
Annexe VI : Transcription de l´entr<strong>et</strong>ien de Jean Cocteau extrait du <strong>do</strong>cumentaire vidéo<br />
intitulé «Portrait souvenir», qui a été transmis par Arte le 05 septembre 2000 <strong>et</strong> où ont<br />
participé Céleste Albar<strong>et</strong>, François Mauriac, André Maurois <strong>et</strong> Jean Cocteau, entre<br />
autres .........................................................................................................................121<br />
Annexe VII : Photographies de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997), Société<br />
des Amis de Marcel Proust <strong>et</strong> des Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr.<br />
Proust – BP 20025, Illiers-Combray (Eure-<strong>et</strong>-Loir)..................................................124<br />
Annexe VIII : Extraits de la bande dessinée de HUET, Stéphane <strong>et</strong> DOREY, Véronique,<br />
À la recherche du temps perdu, Luçon, Guy Delcourt Productions, 1998................126<br />
Annexe IX : Carte postale du 102, bd. Haussmann, Paris 8 e , où Marcel Proust a écrit Du<br />
côté de chez Swann (1913) <strong>et</strong> À l´ombre des jeunes filles en fleurs (1919) ..............129<br />
Annexe XI : Vue de Delft, Ver Meer (1661) .............................................................130<br />
8
I- Introduction<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Les « mythes – comme tout ce qui vit – ont besoin d´être irrigués <strong>et</strong> renouvelés sous<br />
peine de mort » (Tournier ; 1977:193).<br />
Selon Gaston Bachelard, « (…) tout mythe est un drame humain condensé. Et<br />
c´est pourquoi tout mythe peut si facilement servir de symbole pour une situation<br />
dramatique actuelle » (Diel ; 1966 : 6). Durant l´entre-deux-guerres <strong>et</strong> l´Occupation,<br />
période pendant laquelle la crainte des dangers <strong>et</strong> l´immanence du tragique apparaissent<br />
à l´ordre du jour, le théâtre français replonge dans l´Antiquité, afin de s´emparer de ses<br />
mythes. Ces derniers s´avèrent un tremplin à traduire l´inquiétude ressentie par tous au<br />
cours d´une époque marquée par l´installation des dictatures fascistes en Europe, qui, à<br />
la suite de la Première Guerre Mondiale, détruisent l´espérance en une paix permanente.<br />
La tragédie de Sophocle marque les débuts de la vie littéraire <strong>et</strong> artistique du<br />
personnage d´Œdipe. Les malheurs de ce roi de Thèbes n´ont cessé d´aviver<br />
l´imagination <strong>et</strong> la réflexion des auteurs jusqu´à nos jours. Le théâtre 1 , le roman, l´opéra<br />
<strong>et</strong> le cinéma se sont emparés de ce suj<strong>et</strong>, Œdipe étant, ainsi, devenu une référence<br />
permanente de la création artistique depuis Sophocle.<br />
À partir de ce noyau commun constitué par les traits invariants du mythe 2<br />
d´Œdipe, quatre œuvres ont été sélectionnées: Œdipe roi de Sophocle, La Machine<br />
infernale de Jean Cocteau, À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust <strong>et</strong> François<br />
le champi de George Sand.<br />
Le choix porté sur Cocteau <strong>et</strong> Proust se justifie par une volonté de varier les<br />
genres littéraires <strong>et</strong> les discours littéraires du mythe 3 ; il s´agit de contrebalancer une<br />
1 « La littérature comparée s´est d´abord manifestée, au cours du XIX e siècle, par le désir d´effacer les frontières que les<br />
nationalismes culturels traçaient autour des États-nations. Dans ces dernières décennies, elle s´en prend volontiers aux frontières qui<br />
séparent la littérature <strong>et</strong> les autres arts, peinture, musique, cinéma… Le théâtre, qui marie le texte <strong>et</strong> le décor, le geste <strong>et</strong> la musique,<br />
les arts de l´espace <strong>et</strong> les arts du temps, est <strong>do</strong>nc à <strong>do</strong>uble titre matière comparatiste ! Certes, <strong>et</strong> voilà que notre discipline, depuis<br />
longtemps accusée de trop embrasser pour bien étreindre, prétendrait s´annexer le champ des études théâtrales, qui ont connu un<br />
prodigieux essor au cours de ces dernières décennies.» (Body ; 1996 : 221).<br />
2 « (…) l´homme vit des mythes où il se r<strong>et</strong>rouve <strong>et</strong> se poursuit […] étudier leur histoire, se pencher sur le secr<strong>et</strong> de leurs mutations<br />
infinies, c´est aussi apprendre à connaître sa propre odyssée dans ce qu´elle a de plus élevé <strong>et</strong> souvent de plus tragique. Dans toute<br />
conscience éprise de justice il y a une Antigone, dans toute révolte un Prométhée, dans toute quête un Orphée ; nous frémissons<br />
devant Médée, rêvons devant Tristan, tremblons devant Œdipe. Ces héros sont en nous <strong>et</strong> nous sommes en eux ; ils vivent de notre<br />
vie, nous nous pensons sous leur enveloppe. En tout homme sommeillent ou s´agitent un Oreste <strong>et</strong> un Faust, un Don Juan <strong>et</strong> un<br />
Saül ; nos mythes <strong>et</strong> nos thèmes légendaires sont notre polyvalence, ils sont les exposants de l´humanité, les formes idéales du destin<br />
tragique, de la condition humaine. […] Les vieux mythes de notre civilisation ne contiennent-ils pas assez de richesses <strong>et</strong> de mystère<br />
pour tenter le chercheur le plus exigeant <strong>et</strong> la multiplicité de leurs incarnations n´a-t-elle pas de quoi solliciter l´esprit le moins<br />
curieux ? Au cœur de ces antiques légendes veillent quelques-uns des symboles primordiaux de la culture occidentale, quelques-uns<br />
des signes exaltants ou terribles de l´aventure humaine ; motif suffisant, peut-être, de se pencher sur eux. » (Trousson ; 1981 : 8 <strong>et</strong><br />
9).<br />
3 Dans leur ouvrage intitulé Da Literatura Comparada à Teoria da Literatura, Álvaro Manuel Macha<strong>do</strong> <strong>et</strong> Daniel-Henri Pageaux<br />
(2001 : 106) affirment que «várias leituras se proporcionam ao comparativista: analisar as estruturas <strong>do</strong> texto em geral (o esquema<br />
9
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
pièce de théâtre avec un roman, ou, encore, le mythe désacralisé chez Cocteau 4 au<br />
mythe romancé pour Proust.<br />
Nous nous proposons d´étudier comment Jean Cocteau, a réussi à relever le défi<br />
de l´actualisation du mythe antique d´Œdipe dans une pièce du XX e siècle, en opèrant<br />
une transposition homodiégétique, s´appuyant sur une transmotivation <strong>et</strong> une<br />
transvalorisation 5 . <strong>Pour</strong> cela, il nous faudra, tout d´abord, comprendre comment la<br />
légende d´Œdipe est devenue mythe chez Sophocle, afin d´analyser, ensuite, sa pièce<br />
Œdipe roi réécrite par Cocteau dans La Machine infernale, ainsi que sa relation avec la<br />
psychanalyse freudienne.<br />
Puis, nous observerons comment Marcel Proust, un auteur auquel Jean Cocteau<br />
vouait une profonde admiration, insère le complexe d´Œdipe dans À la recherche du<br />
temps perdu d´une façon stratégique (dans l´incipit <strong>et</strong> dans l´explicit), à travers un<br />
réseau de références aux lectures 6 de son enfance, lorsqu´il fait apparaître, au cours de la<br />
scène du baiser nocturne, dans Combray (RTP I, 4 à 184), le livre intitulé François le<br />
Champi de George Sand (1999), qui réapparaît, également, à la fin de la Recherche. Le<br />
romancier procède à une recréation romanesque du mythe, en essayant de contourner la<br />
scène œdipienne du baiser nocturne par le biais de l´art, c<strong>et</strong>te dernière étant transposée<br />
vers la scène créatrice.<br />
Finalement, il a fallu fuir le biographisme, puisque, comme nous le rappelle<br />
Proust dans Contre Sainte-Beuve, le moi social se distingue du moi profond 7 .<br />
II- Introduction au mythe<br />
mítico), os problemas da intertextualidade (passagem duma versão para outra e presença duma d<strong>et</strong>erminada versão <strong>do</strong> mito num<br />
d<strong>et</strong>ermina<strong>do</strong> texto), enfim, questões relativas às formas e aos géneros literários confronta<strong>do</strong>s com o esquema mítico.».<br />
4 Bien que La Machine infernale (1934) multiplie les références à l´oracle de Delphes, qui prédit le pire des destins à Œdipe,<br />
Cocteau s´y reporte à peine comme à une sorte de postulat de base <strong>et</strong> ne s´intéresse qu´à la seule rigueur mathématique avec laquelle<br />
s´accomplit l´oracle.<br />
5 Suivant la terminologie de Gérard Gen<strong>et</strong>te, dans son ouvrage intitulé Palimpsestes (1982) : «Homodiégétiques, toutes les tragédies<br />
classiques qui reprennent un suj<strong>et</strong> mythologique ou historique, <strong>et</strong> même si à d´autres égards elles transforment largement ce suj<strong>et</strong>.»<br />
(Idem : 422) ; «Transvalorisation : c´était ici un <strong>do</strong>uble mouvement de dévalorisation <strong>et</strong> de (contre-) valorisation portant sur les<br />
mêmes personnages (…)» (Idem: 514) ; transmotivation lorsque de nouveaux personnages sont mis en évidence (Idem : 466).<br />
6 Il semble « (…) que les livres de chev<strong>et</strong> des personnages proustiens aient une destination <strong>et</strong> une signification. Comme une<br />
enseigne au-dessus de leur tête, comme un leitmotiv wagnérien, ils attirent notre attention sur un trait essentiel de leur destinée ou de<br />
leur fonction ; comme un éclairage indirect, ils servent à proj<strong>et</strong>er sur eux une lumière supplémentaire ; ils perm<strong>et</strong>tent à l´auteur de<br />
suggérer maintes choses sans les dire. Ce sont ces ressources secrètes qui renforcent <strong>et</strong> enrichissent une architecture complexe, <strong>et</strong> de<br />
ces moyens raffinés qui plaisaient à Proust comme ils enchantent son lecteur attentif. » (Rouss<strong>et</strong> ; 1962 : 163).<br />
7 Proust (1971 : 221) explique que la méthode de Sainte-Beuve, qui faisait de Taine un maître exceptionnel de la critique au XIX e<br />
siècle, consiste à ne point séparer l´œuvre de l´homme. Sainte-Beuve n´a pas vu l´abîme qui sépare l´écrivain de l´homme du<br />
monde, le moi de l´écrivain ne se manifestant que dans ses livres (1971 : 225). Dans son ouvrage intitulé L´Arbre jusqu´aux racines.<br />
Psychanalyse <strong>et</strong> création, Dominique Fernandez (1972 : 307) affirme que Proust « a ramassé toute sa vie dans son œuvre, en posant<br />
comme principe que sa vie ne comptait pas : en sorte que toute tentative de juger le créé par le vécu, la solidité de l´enquête d´après<br />
les possibilités concrètes offertes comme matériaux à c<strong>et</strong>te enquête, entraîne automatiquement la disqualification».<br />
10
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
« Un grand mythe, c´est tout d´abord une image vivante que nous berçons <strong>et</strong><br />
nourrissons en nous, qui nous éclaire <strong>et</strong> nous réchauffe. De l´image, il a les contours<br />
fixés, semble-t-il, de toute éternité, mais son para<strong>do</strong>xe tient dans la force de<br />
persuasion qu´il irradie malgré son antiquité. » (Tournier ; 1981 : 25).<br />
Le mot mythologie 8 vient du grec mythos (récit, rumeur) <strong>et</strong> logos (parole), ce<br />
qui nous renvoie directement à un genre oral. Le mythe a, ainsi, permis de transm<strong>et</strong>tre<br />
les connaissances avant même que l´écriture ne soit capable de le faire. Relevant de la<br />
tradition orale, il passe de bouche en bouche, de génération en génération, n´étant ni la<br />
"propriété" d´aucun locuteur, ni susceptible d´être modifié, puisqu´il n´est pas figé 9 .<br />
Cependant, comme les traditions orales se sont perdues, nous ne pouvons trouver que<br />
des versions paralittéraires ou littéraires du mythe.<br />
2.1- <strong>Pour</strong> une typologie des mythes<br />
1<br />
2<br />
3<br />
« Qu´est-ce qu´il y avait quand il n´y avait pas encore quelque chose, quand il n´y<br />
avait rien ? À c<strong>et</strong>te question, les Grecs ont répondu par des récits <strong>et</strong> des mythes. »<br />
(Vernant ; 2000 : 17).<br />
Classes Fonctions Évolution<br />
Mythes<br />
cosmogoniques<br />
Mythes<br />
théogoniques<br />
Mythes<br />
anthropologiques<br />
Développer une théorie sur la naissance de<br />
l´univers (relater le passage du néant à quelque<br />
chose).<br />
Expliquer la formation progressive du monde<br />
(les océans, les montagnes,...). Les phénomènes<br />
naturels sont mêlés à l´action des divinités.<br />
dans le temps<br />
Antéhistorique<br />
(1)<br />
Antéhistorique<br />
Expliquer l´apparition de l´homme sur terre. Historique<br />
8 Gérard Legrand (1972: 21) réfère que le terme mythologie renvoie au récit mythique <strong>et</strong> à la science relative à ce récit. D´un point<br />
de vue historique, le récit mythique préexiste aux discours philosophique <strong>et</strong> scientifique.<br />
9 Dans leur ouvrage intitulé Teoria da Literatura (1976 : 237), René Wellek <strong>et</strong> Austin Warren affirment que le mythe est social,<br />
anonyme <strong>et</strong> collectif.<br />
(1)<br />
(2)<br />
11
4<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Mythes<br />
historiques<br />
Traiter des origines 10 d´une cité ou d´une action.<br />
Les légendes, le sacré <strong>et</strong> l´histoire créent le<br />
mythe avec des fins politiques ou morales.<br />
Historique<br />
(1) L´histoire relate une lutte contre les dieux ou fait intervenir des êtres fabuleux.<br />
(2) Des êtres humains, avec des noms propres <strong>et</strong> des destinées individuelles, ou bien<br />
des États, organisés en fonctionnement, apparaissent.<br />
2.2- L´interprétation du mythe<br />
Dans sa préface à l´œuvre intitulée Le symbolisme dans la mythologie grecque,<br />
Gaston Bachelard déclare que plusieurs interprétations du mythe sont possibles 11 . Selon<br />
la tradition philosophique, c´est une fable discursive qui véhicule une signification<br />
obscure que la réflexion est impuissante à déchiffrer. <strong>Pour</strong> les fonctionnalistes, c´est<br />
l´élément d´un ensemble global <strong>et</strong> cohérent, défini par les préoccupations matérielles, <strong>et</strong><br />
qui m<strong>et</strong> en rapport l´homme <strong>et</strong> la nature ou <strong>do</strong>uble l´organisation sociale que celui-ci<br />
soutient. Les structuralistes affirment que les mythes sont déterminés les uns par les<br />
autres <strong>et</strong> trouvent en eux-mêmes leur vérité, plutôt que dans leur contexte. Enfin,<br />
l´interprétation psychologique, la plus adéquate, à notre modeste avis, au mythe<br />
d´Œdipe, défend que l´accent est mis sur le postulat de symbolisation mythique (calcul<br />
psychologique exprimé sous une forme imagée, compromis effectué entre les désirs<br />
d´une part, les complexes <strong>et</strong> les sentiments d´angoisse <strong>et</strong> de culpabilité des individus<br />
d´autre part).<br />
10 «Não há mito que não seja mito das origens. Isso quer dizer que o mito conta, em definitivo, o que aconteceu num tempo<br />
imemorial, in illo tempore, mas que se mantém, ainda e sempre, váli<strong>do</strong>. Ou antes: o facto de contar, de proferir o mito e, portanto,<br />
de o actualizar pela palavra, confere-lhe a sua plena validade. O enuncia<strong>do</strong> <strong>do</strong> mito não é apenas exposição de factos: a exposição de<br />
factos torna-se sempre inaugural, na medida em que ela transporta o público para o tempo das origens. Assim, a narrativa reactualiza<br />
o mito, reactiva a história. E, por isso, o mito é a negação de to<strong>do</strong> e qualquer progresso cronológico, de to<strong>do</strong> e qualquer provir: o<br />
tempo <strong>do</strong> mito é um tempo circular que se refere a um tempo antigo, um tempo das origens que será para sempre a chave explicativa<br />
<strong>do</strong> homem.» (Macha<strong>do</strong> <strong>et</strong> Pageaux; 2001:110).<br />
11 Le « <strong>do</strong>maine des mythes s´ouvre aux enquêtes les plus diverses, <strong>et</strong> les esprits les plus différents, les <strong>do</strong>ctrines les plus opposées<br />
ont apporté des interprétations qui eurent chacune leur heure de validité. Il semble ainsi que le mythe puisse <strong>do</strong>nner raison à toute<br />
philosophie. Êtes-vous historien rationaliste ? Vous trouverez dans le mythe le récit encombré des dynasties célèbres. N´y a-t-il pas,<br />
dans les mythes, des rois <strong>et</strong> des royaumes ? <strong>Pour</strong> un peu on daterait les différents travaux d´Hercule, on tracerait l´itinéraire des<br />
Argonautes. – Êtes-vous linguiste, les mots disent tout, les légendes se forment autour d´une locution. Un mot déformé, voilà un<br />
dieu de plus. L´Olympe est une grammaire qui règle les fonctions des dieux. Si les héros <strong>et</strong> les dieux traversent une frontière<br />
linguistique, ils changent un peu leur caractère, <strong>et</strong> le mythologue <strong>do</strong>it établir de subtils dictionnaires pour déchiffrer deux fois, sous<br />
le génie de deux langues différentes, la même histoire. – Êtes-vous sociologue ? Alors dans le mythe apparaît un milieu social, un<br />
milieu moitié réel moitié idéalisé, un milieu primitif où le chef est, tout de suite, un dieu. » (Diel ; 1966 : 5).<br />
(2)<br />
12
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Dans le Dictionnaire des mythes littéraires (1988: 1129 à 1138), Pierre Brunel<br />
affirme que le mythe (mythos) a longtemps été défini en tant que discours (logos),<br />
renvoyant, par conséquent, à un savoir objectif, rationnel <strong>et</strong> logique. De plus, la presse,<br />
qui est une « grande consommatrice de clichés suggestifs » (Idem : 1130), abuse trop<br />
souvent de ce mot. Autrefois, en France, le mythe 12 a, également, été associé aux récits<br />
merveilleux de la mythologie gréco-latine. C´est le cas, par exemple, du « mythe de la<br />
caverne » qui, en réalité, est une allégorie 13 . Ce critique explique, d´ailleurs, qu´il existe<br />
différents emplois du mot « mythe », selon les options métho<strong>do</strong>logiques 14 :<br />
Le mythe envisagé par l´<strong>et</strong>hnologue<br />
Le mythe envisagé par le sociologue <strong>et</strong> par<br />
le politologue<br />
C´est une histoire véridique <strong>et</strong> sacrée qui<br />
s´est déroulée au commencement des<br />
temps <strong>et</strong> qui sert de modèle de<br />
comportement à tout être humain. Le<br />
mythe primitif englobe, ainsi, les récits de<br />
religion, d´origine(s), de justification des<br />
coutumes.<br />
Il s´agit d´une croyance collective,<br />
symbolique <strong>et</strong> dynamique qui revêt la<br />
forme d´une image. C´est un facteur<br />
nécessaire à la cohésion sociale 15 .<br />
12 Le mythe est un récit fabuleux, souvent d´origine populaire, qui m<strong>et</strong> en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des<br />
forces de la nature, des aspects de la condition humaine.<br />
13 L´allégorie désigne une suite d´éléments descriptifs ou narratifs concr<strong>et</strong>s <strong>do</strong>nt chacun correspond aux divers détails de l´idée<br />
abstraite qu´ils prétendent exprimer, symboliser. «La Prosopographie est une description qui a pour obj<strong>et</strong> la figure, le corps, les<br />
traits, les qualités physiques, ou seulement l´extérieur, le maintien, le mouvement d´un être animé, réel ou fictif, c´est-à-dire, de<br />
pure imagination. […] L´Éthopée est une description qui a pour obj<strong>et</strong> les mœurs, le caractère, les vices, les vertus, les talens [sic],<br />
les défauts, enfin les bonnes ou les mauvaises qualités morales d´un personnage réel ou ficyif. (…)» (Fontanier ; 1968 : 425 à 427).<br />
14 A ce propos, voir LÉVI-STRAUSS, Claude, Anthropologie structurale (1974 : 236 <strong>et</strong> 237).<br />
15 Selon Michel Maffesoli, dans son article « Mythe, quotidien <strong>et</strong> épistémologie» (Le Mythe <strong>et</strong> le Mythique ; 1987 : 91 à 101), la<br />
dimension mythique d´une idée la rend dynamique, lui perm<strong>et</strong> d´exalter les enthousiasmes <strong>et</strong> engendre des proj<strong>et</strong>s ainsi que des<br />
réalisations. C<strong>et</strong>te idée rend possible le progrès social, alors que l´idéologie, qui ne rassemble qu´une communauté, est éphémère <strong>et</strong><br />
mortelle, laissant la place à d´autres imaginaires. Le mythique participe <strong>do</strong>nc à l´acte fondateur d´une société, car ce qui compte le<br />
plus est la faculté de rassemblement, <strong>et</strong> moins le contenu, comme il est possible de constater à travers les grands mouvements<br />
révolutionnaires <strong>et</strong> les religions. En politique, il est nécessaire de recourir au mythe, qui se fonde sur l´interpénétration des<br />
consciences, pour motiver, convaincre <strong>et</strong> illusionner.<br />
13
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Le mythe envisagé par le psychologue<br />
2.3- La puissance du mythe<br />
Il désigne une image qui possède la<br />
capacité de réunir les énergies d´un ou<br />
plusieurs individus autour d´une idée<br />
commune, mais qui ne peut se prouver, car<br />
elle m<strong>et</strong> trop directement en question les<br />
valeurs admises.<br />
Claude Abasta<strong>do</strong> nous explique, dans son ouvrage Mythes <strong>et</strong> rituels de<br />
l´écriture (1979: 11 à 28), qu´à partir du XIV e siècle une énorme curiosité renaît envers<br />
le monde de l´irrationnel. Les mythes traditionnels revivent avec des significations<br />
nouvelles <strong>et</strong> d´autres mythes nouveaux sont créés. Le mot mythe est même attesté, pour<br />
la première fois, en 1818 16 . L´intérêt porté aux mythes est tout d´abord dû aux curiosités<br />
historiques <strong>et</strong> à un certain zèle religieux. En littérature, toutes les mythologies se<br />
transforment en source d´inspiration, mais pas toujours en tant qu´ornements<br />
rhétoriques conseillés par les poètes classiques. Des mythes bibliques passent, alors, à<br />
être mêlés à des mythes païens dans la même œuvre, afin de chanter l´épopée de<br />
l´Humanité. Les auteurs récupèrent les légendes médiévales, les féeries celtiques <strong>et</strong><br />
br<strong>et</strong>onnes, ainsi que les mythologies germanique <strong>et</strong> scandinave. Des personnages<br />
d´origine littéraire, tels que Faust <strong>et</strong> Don Juan, atteignent une dimension mythique <strong>et</strong><br />
des personnages historiques, comme Jeanne d´Arc <strong>et</strong> Napoléon, pénètrent dans la<br />
légende, en devenant, dans un cas <strong>et</strong> dans l´autre, des mythes littéraires 17 .<br />
16 Dans l´article «De la fable au mythe» (Chevrel <strong>et</strong> Dumulié ; 2000 : 43 à 55), Jean-Louis Backès affirme que bien qu´au Moyen-<br />
Âge <strong>et</strong> à l´époque classique des dérivés du mot «mythe» étaient connus (mythologie <strong>et</strong> mythographie), le mot lui-même avait<br />
disparu pour faire place au latin fabula. Or, le mythe existe indépendamment de son sens, alors que la fable vit de sa morale. Le mot<br />
mythe surgit en Allemagne, au cours de dernières années du XVIII e siècle, <strong>et</strong> est attesté en langue française dans les premières<br />
années du siècle suivant. Le mot «mythologie» désigne «uniquement l´ensemble des récits traditionnels non plus fabuleux, mais<br />
respectables en raison de leur caractère traditionnel même» (Idem: 52), c´est-à-dire une collection d´histoires <strong>et</strong> non<br />
l´exemplification d´un concept. Le mot «mythe» a tout d´abord existé au pluriel, afin de désigner l´ensemble des traditions, des<br />
récits <strong>et</strong> des dits.<br />
17 «(…) o mito é História e não apenas história. O mito é História dum grupo, duma colectividade, duma sociedade, dum conjunto<br />
cultural. Pode alimentar-se da história <strong>do</strong> grupo, mas é sempre reexplicação da História utilizada. Neste senti<strong>do</strong>, o mito “re<strong>do</strong>bra”<br />
sempre a História, pois, historicamente, torna-se apenas uma história de compensação. É uma falta (real ou aparente) de certas<br />
realidades ou de certos da<strong>do</strong>s históricos que explica de que maneira o mito surge, se exprime, e se escreve como História segunda.<br />
Os exemplos <strong>do</strong>s mitos de Jeanne d´Arc, de Napoleão, em França, <strong>do</strong> sebastianismo em Portugal, de Ivã, o Terrível, ou de Pedro, o<br />
Grande, na Rússia atestam, em certos momentos historicamente defini<strong>do</strong>s, o papel desempenha<strong>do</strong> pela história de compensação face<br />
a uma situação considerada frustrante, face à uma situação de “manque”.» (Macha<strong>do</strong> <strong>et</strong> Pageaux; 2001: 102).<br />
14
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Le mythe possède, tout d´abord, une fonction illustrative, en m<strong>et</strong>tant en scène<br />
un personnage au sein d´un contexte précis ; puis, une fonction explicative, parce<br />
qu´une fois représenté il apporte des solutions aux problèmes sur lesquels l´homme se<br />
penche tout au long de sa vie. Il peut, aussi, avoir une fonction d´intégration ou de<br />
contestation sociale. En eff<strong>et</strong>, le mythe perm<strong>et</strong> à l´homme de s´intégrer socialement,<br />
comme c´est le cas des héros mythiques. Cependant, des héros révoltés comme Faust ou<br />
Don Quichotte nous renvoient à la contestation sociale 18 . Finalement, le mythe détient<br />
une fonction de restructuration. En période de crise sociale <strong>et</strong> historique, les groupes<br />
sociaux se proj<strong>et</strong>tent sur un héros mythique, <strong>do</strong>nnant ainsi un sens à leurs actions<br />
politiques. De la sorte, Napoléon au XIX e siècle <strong>et</strong> Charles de Gaulle au XX e siècle ont<br />
incarné le mythe du Sauveur de la nation pour bien des générations 19 . Chaque époque<br />
engendre, <strong>do</strong>nc, ses propres mythes 20 .<br />
2.4- Le récit mythique <strong>et</strong> le récit littéraire<br />
« (…) la mythologie gréco-romaine a fondé en quelque sorte les thèmes que, par la<br />
suite, la littérature, la morale, les sociétés humaines, <strong>et</strong> parfois les sciences ont repris<br />
<strong>et</strong> développés. » (Schmidt ; 1993 : 6).<br />
18 Dans Le Vol du vampire (1981 : 31 <strong>et</strong> 32), Michel Tournier souligne que « (…) la fonction des grandes figures mythologiques<br />
n´est sûrement pas de nous soum<strong>et</strong>tre aux raisons d´état que l´éducation, le pouvoir, la police dressent contre l´individu, mais tout au<br />
contraire de nous fournir des armes contre elles. Le mythe n´est pas un rappel à l´ordre, mais bien plutôt un rappel au désordre pour<br />
protéger la liberté de l´individu face aux contraintes de la société ».<br />
19 Dans son article «Biographie <strong>et</strong> mythographie aujourd´hui» (Chevrel <strong>et</strong> Dumulié ; 2000 : 69 à 80), Daniel Madelénat déclare que<br />
le mythe <strong>et</strong> la biographie sont des récits qui relatent les actions de personnages dignes de mémoire. Le mythe, qui est transmis par<br />
une variabilité de traditions, est sacré, sa temporalité originelle, ses acteurs surnaturels, alors que la biographie est une narration<br />
précise qui se fonde sur des sources attestées d´une vie individuelle au sein du temps, de l´espace <strong>et</strong> du réseau de causes. Mais,<br />
malgré leurs différences, la biographie demeure une mythographie, en actualisant un mythe comme modèle d´une existence<br />
mémorable. Les études critiques sur la biographie placent ce genre dans le monde du mythe, lui assignant les généalogies des dieux<br />
<strong>et</strong> des héros, ou encore les poèmes qui consacrent leurs exploits comme ancêtres. Les épopées homériques abondent, d´ailleurs,<br />
d´éléments biographiques. Au chant VI de l´Iliade, les guerriers Glaucos <strong>et</strong> Diomède réfèrent leur lignée <strong>et</strong> leur victoire ; l´Odyssée<br />
est une biographie partielle d´Ulysse. Les formes primitives de la biographie s´apparentent ainsi au mythe, mais, à partir du XVII e<br />
siècle, la biographie s´adapte à la modernité <strong>et</strong> devient progressivement un récit historique <strong>et</strong> factuel ayant le souci de l´exactitude.<br />
Cependant, à l´heure des médias audiovisuels, le biographe construit le mythe de son suj<strong>et</strong>, afin de l´autocélébrer <strong>et</strong> de lui conférer<br />
l´immortalité. La ved<strong>et</strong>te de la presse incarne alors la gloire, le bonheur, ou la tragédie : Marlène Di<strong>et</strong>rich devient une déesse fatale<br />
grâce à son physique <strong>et</strong> sa morale ; Brigitte Bar<strong>do</strong>t devient la femme par excellence, qui représente la libération sexuelle au cours<br />
des années soixante. Puis, les biographes se décident à montrer la part d´ombre des mythes cinématographiques, politiques,<br />
historiques, populaires <strong>et</strong> de l´écriture, profitant de l´irradiation mythique pour la contester. Le scepticisme poststructuraliste, la crise<br />
de l´épistémologie historique, la conviction que les cadres idéologiques <strong>et</strong> mentaux limitent la vision de l´observateur <strong>et</strong> la réflexion<br />
sur les codes de l´écriture narrative perm<strong>et</strong>tent aux mythes de r<strong>et</strong>rouver «un rôle légitime dans le devenir individuel <strong>et</strong> collectif»<br />
(Idem : 75). Le biographe ne peut échapper aux mythes, qui sont présents dans son inconscient mythopoïétique <strong>et</strong> qui satisfont le<br />
goût du public pour le merveilleux <strong>et</strong> le sacré. Le mythe se régénère <strong>et</strong> s´actualise dans la biographie, qui trouve en lui un modèle.<br />
C´est ainsi que se révèle la mythobiographie démystificatrice, qui rej<strong>et</strong>te les clichés <strong>et</strong> les stéréotypes pour s´emparer de la tension<br />
énergétique qui anime la vie <strong>et</strong> qui transgresse la métho<strong>do</strong>logie historique. Il existe un lien intime ente l´auteur <strong>et</strong> son obj<strong>et</strong>, ne<br />
perm<strong>et</strong>tant plus de tracer une frontière. Dès que la biographie cherche à expliquer le pourquoi <strong>et</strong> le comment, au lieu de se<br />
concentrer à peine sur le quoi, elle s´assigne la fonction des mythes : elle confère la forme à l´uniforme, l´unité à la diversité <strong>et</strong> le<br />
sens à l´apparence. Elle <strong>do</strong>it alors associer « l´abrupte simplicité du mythe <strong>et</strong> la complexité des circonstances historiques, la<br />
polyvalence des symboles <strong>et</strong> l´énigme de toute individualité » (Idem : 80).<br />
20 Dans son ouvrage intitulé Littérature <strong>et</strong> Mythe (2001 : 142 <strong>et</strong> 143), Marie-Catherine Hu<strong>et</strong>-Brichard affirme qu´«une collectivité<br />
peut se reconnaître dans une figure mythique héritée, Bacchus pour les poètes de la Pléiade, Narcisse ou Salomé pour les poètes<br />
symbolistes ; un mythe peut émerger de la littérature proprement dite, comme le Graal ou Tristan ; un groupe peut faire appel à des<br />
images-forces qui ont pour fonction de prendre en charge une situation vécue comme inédite ; enfin, les mythes élus par une<br />
génération révèlent les préoccupations, les désirs ou les fantasmes de c<strong>et</strong>te dernière.»<br />
15
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Plongeant dans un passé lointain, le mythe constitue un récit légendaire, mais<br />
tous les récits légendaires ne sont pas des mythes. Le conte de fées, par exemple, bien<br />
qu´il renvoie à un ailleurs intemporel avec l´expression « Il était une fois », n´est pas un<br />
mythe, ce dernier devant être notamment marqué par une continuité narrative. Pierre<br />
Brunel (1988: 1129 à 1138) différencie très clairement ces différents types de récits :<br />
Mythe Création spontanée<br />
Allégorie Forme narrative démonstrative <strong>et</strong> calculée<br />
Utopie Projection dans un avenir idéal<br />
Légende Fondement plus ou moins historique<br />
Conte Forme désacralisée.<br />
En eff<strong>et</strong>, le récit mythique n´est pas un récit figé dans le temps : il est repris <strong>et</strong> de lui<br />
subsistent plusieurs versions qui apportent sans cesse des significations nouvelles. La<br />
mythologie gréco-romaine <strong>do</strong>it, <strong>do</strong>nc, beaucoup au développement de la littérature<br />
gréco-romaine 21 .<br />
Pierre Brunel (Idem: 1049 à 1058), écrit que le mythe <strong>et</strong> la littérature ont pour<br />
point commun la narration. Quel statut occupe, alors, celle-ci dans le mythe <strong>et</strong> dans la<br />
littérature ? La plupart des définitions du mythe fournies par les <strong>et</strong>hnologues, les<br />
psychologues <strong>et</strong> les critiques le considère comme étant un récit, d´où son caractère<br />
narratif. Comment la narration littéraire peut-elle se saisir de la narration mythique ?<br />
Même les formes littéraires non narratives paraissent ne pas pouvoir se passer de la<br />
narration, qui semble, ainsi, marquer son omniprésence. La littérature nécessite de<br />
raconter pour parler : « En somme écrire sans indices de narration n´est pas un choix<br />
durablement tenable, <strong>et</strong> les textes les plus délibérément contraires à l´anec<strong>do</strong>te ont<br />
encore bon gré mal gré recours aux béquilles […] du récit. » (Idem: 1051).<br />
21 C´est ce qu´affirme Joël Schmidt dans le Dictionnaire de la mythologie grecque <strong>et</strong> romane (1993 : 6) : « Depuis l´Iliade <strong>et</strong><br />
l´Odyssée d´Homère, rédigées au VIII e siècle avant Jésus Christ, jusqu´à Ovide <strong>et</strong> Sénèque, plus de dix siècles se sont écoulés. La<br />
mythologie a pu être ainsi continuellement remaniée, modifiée, adaptée aux goûts <strong>et</strong> aux mœurs des temps successifs de l´histoire<br />
par les poètes, les tragiques <strong>et</strong> les historiens. À Homère, <strong>do</strong>nt l´œuvre déborde de vie, a succédé Hésiode, qui, tel un juriste ou un<br />
classique, semblable à ce que furent Malherbe <strong>et</strong> Boileau au XVII e siècle après la grande tempête littéraire du XVI e siècle, a remis<br />
quelque ordre dans les généalogies des dieux <strong>et</strong> dans l´énoncé <strong>et</strong> la codification des mythes. Puis à la fin du VI e siècle est apparue la<br />
tragédie grecque, qui a largement puisé son inspiration, ses suj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> son langage dans la mythologie. Des tragiques comme Eschyle,<br />
Sophocle <strong>et</strong> Euripide ont repris les mythes vieillis par les ans. Ils ont rajeuni <strong>et</strong> transformé les dieux <strong>et</strong> les héros des grandes familles<br />
légendaires <strong>et</strong> royales de la Grèce <strong>et</strong> leur ont <strong>do</strong>nné une convaincante force de vie dans de nouvelles versions (…) ».<br />
16
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Le mythe nous offre le récit d´événements caractérisés par des situations<br />
violentes. À c<strong>et</strong>te intensité des scènes s´ajoute aussi leur organisation, marquée par le<br />
contraste. Ainsi, après être devenu le glorieux roi de Thèbes, Œdipe devient un<br />
vagabond. Le mythe peut, <strong>do</strong>nc, être lu « au moyen de couples antithétiques » (Idem:<br />
1053), qui assurent son lien à la tragédie. C´est également grâce à ces contrastes que la<br />
psychologie soutient que la mythologie s´avère une <strong>do</strong>uble représentation du désir, au<br />
sein de son expansion <strong>et</strong> de sa précocité. Dans Œdipe roi <strong>et</strong> La Machine infernale, nous<br />
constatons la présence d´une série d´impossibilités liées au <strong>do</strong>uble statut du désir :<br />
Jocaste ne peut être mère <strong>et</strong> amante en même temps.<br />
À l´inverse du récit littéraire, le récit mythologique se caractérise par une<br />
brièv<strong>et</strong>é violente ; il va droit au fait, sans s´embarrasser d´éléments qui lui soient<br />
extérieurs. Il s´agit d´une accumulation chronologique de scènes <strong>et</strong>/ou d´épisodes. Par<br />
opposition au mythe, la narration littéraire « adm<strong>et</strong> le détour <strong>et</strong> accepte les feutres »<br />
(Idem: 1054). Cela étant, le récit littéraire est caractérisé par le désir de voiler les<br />
masques <strong>et</strong> la latence, tandis que le récit mythique l´est par le dévoilement, la présence<br />
crue <strong>et</strong> l´émergence.<br />
RÉCIT LITTÉRAIRE RÉCIT MYTHIQUE<br />
Désir de voiler Dévoilement<br />
Masques Présence crue<br />
Latence Émergence<br />
Les critères d´intensité sous-jacents à ces deux types de récits ne sont pas<br />
suffisants pour les définir. La violence du récit littéraire semble exclusivement littéraire<br />
<strong>et</strong> appartient au discours. Sa tension résulte d´un heurt entre l´ordre porté par le discours<br />
<strong>et</strong> le désordre véhiculé par ce qui est énoncé par lui.<br />
Toutefois, c<strong>et</strong>te séparation du mythe <strong>et</strong> de la littérature ne nie nullement leur<br />
superposition <strong>et</strong> leur surimpression. En eff<strong>et</strong>, la littérature sert, souvent, de « véhicule au<br />
mythe » (Idem: 1056) 22 .<br />
22 Dans leur introduction à l´œuvre Le mythe en Littérature. Essais offerts à Pierre Brunel à l´occasion de son soixantième<br />
anniversaire (2000 : 7), Yves Chevrel <strong>et</strong> Camille Dumulié signalent que la poésie <strong>et</strong> le mythe sont deux modes du verbe créateur,<br />
poïétique : la première constitue le langage naturel du mythe, le poète épique étant le premier créateur de mythes, l´inventeur du<br />
mythe du héros qui a tué son père. La voix du poème sauve ainsi la parole <strong>et</strong> préserve la vie de l´esprit pour les hommes. Col<strong>et</strong>te<br />
Astier, dans son ouvrage intitulé Le mythe d´Œdipe (1974 : 18), signale que, comme le mythe est une histoire qui exerce<br />
constamment sa fascination au cours des âges, il ne peut point entr<strong>et</strong>enir, comme il le fait avec la sociologie <strong>et</strong> la psychologie,<br />
17
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Dans ce contexte, Pierre Brunel (1988: 1129 à 1138) signale qu´en littérature le<br />
mythe désigne un récit (ou l´un de ses personnages) symbolique, qui acquiert une valeur<br />
fascinante – idéale ou répulsive – <strong>et</strong> qui fournit une explication d´une situation ou lance<br />
un appel à une communauté. Il est, ainsi, possible de différencier le mythe explicatif ou<br />
explicite (qui implique le maintien d´un ordre) du mythe normatif ou dynamique (qui<br />
s´oriente vers quelque chose à accomplir), ainsi que de constater que le mythe est<br />
l´affaire d´une collectivité. En ce qui concerne la littérature, le mythe s´insère dans la<br />
relation que l´écrivain entr<strong>et</strong>ient avec son époque <strong>et</strong> son public. Un texte littéraire ne<br />
peut <strong>do</strong>nc point être perçu en tant que mythe ; il se contente de reprendre <strong>et</strong> de<br />
reproduire, par l´entremise de la transposition, de la transmotivation <strong>et</strong> de la<br />
transvalorisation, des images mythiques, pouvant acquérir une valeur mythique selon le<br />
public <strong>et</strong> l´époque. De la sorte, un texte peut perdre c<strong>et</strong>te valeur/dimension selon les<br />
changements de circonstance. C´est le cas du mythe de Don Juan qui, jusqu´au XX e<br />
siècle, a perdu son pouvoir de fascination. En eff<strong>et</strong>, un thème littéraire 23 peut très bien<br />
détenir une valeur de mythe, lorsqu´il exprime la pensée d´un groupe social, puis<br />
redevenir un simple thème appartenant à la tradition littéraire, quand il ne fascine plus<br />
ce groupe 24 . L´actualité se mesure, <strong>do</strong>nc, aux variations de sa réception.<br />
Nous pouvons, également, constater qu´il existe une certaine continuité d´un<br />
niveau mythologique à un autre. Dans le passé, des représentations mythiques grecques<br />
ont inspiré des thèmes littéraires.<br />
«d´étroits rapports avec la littérature, à laquelle il est susceptible de prêter à la fois une structure <strong>et</strong> une raison d´être». C´est pour<br />
c<strong>et</strong>te raison qu´une des caractéristiques du mythe consiste à «ensemencer sans fin d´autres récits».<br />
23 Dans son ouvrage intitulé Thèmes <strong>et</strong> mythes (1981 : 15 à 24), Raymond Trousson nous rappelle que les thèmes ou les suj<strong>et</strong>s<br />
désignent une matière peu précise (la montagne, l´océan, les sentiments <strong>et</strong> les idées), alors que les types légendaires, mythologiques,<br />
bibliques, littéraires, historiques, sociaux <strong>et</strong> professionnels servent à tracer l´histoire d´un personnage littéraire. Quant aux mythes,<br />
ils servent à raconter une histoire sacrée (<strong>do</strong>maine de l´histoire des religions), à traduire des pulsions inavouables refoulées sur le<br />
surmoi (<strong>do</strong>maine de la psychologie), ou à exprimer les convictions d´une collectivité (<strong>do</strong>maine de la sociologie). Le motif est un<br />
concept large, une notion générale, désignant soit une certaine attitude, soit une situation de base, impersonnelle, <strong>do</strong>nt les acteurs<br />
n´ont pas encore été individualisés. La psychanalyse désigne le motif général par le thème particulier qui en est issu. Ainsi, le thème<br />
du complexe d´Œdipe renvoie au motif (élément non littéraire) de la rivalité père-fils, qui relève de l´expérience humaine <strong>et</strong> qui<br />
constitue la matière de la littérature. En revanche, pour étudier un thème, il faut partir d´un fait littéraire. Aux antipodes de Raymond<br />
Trousson, P. Brunel, Cl. Pichois <strong>et</strong> A.-M. Rousseau présentent, in Qu´est-ce que la littérature comparée ? (1983 : 125), le motif en<br />
tant qu´élément concr<strong>et</strong>, opposé à l´abstraction <strong>et</strong> à la généralisation du thème. Ils définissent le thème « comme un suj<strong>et</strong> de<br />
préoccupation ou d´intérêt général pour l´homme […] lieu commun » <strong>et</strong> ils désignent par mythe « un ensemble narratif consacré par<br />
la tradition <strong>et</strong> ayant, au moins à l´origine, manifesté l´irruption du sacré, ou du surnaturel, dans le monde. Il se trouve qu´à un stade<br />
avancé de son développement le mythe peut se charger d´une signification abstraite : […] Il est alors la proie d´un thème auquel il<br />
tend à se réduire.». Quant à Pierre Brunel <strong>et</strong> Yves Chevrel, ils approchent, dans Précis de Littérature Comparée (1989 : 165), la<br />
dichotomie thème-mythe de la dichotomie non commun/nom propre, que la grammaire a consacrée, <strong>et</strong> affirment que le mythe<br />
renvoie à une constante archétypale, à une image canonique <strong>et</strong> à une figure emblématique, l´étude des mythèmes (la plus p<strong>et</strong>ite unité<br />
de discours mythiquement significative, selon Gilbert Durand) relevant de la thématologie. Selon Álvaro Manuel Macha<strong>do</strong>, in Do<br />
Ocidente ao Oriente. Mitos, imagens, modelos (2003 : 31), « (…) enquanto um tema se circunscreve à ‘explicação imediata,<br />
descritiva, <strong>do</strong> texto literário, ordenan<strong>do</strong>-o estritamente em função <strong>do</strong>s géneros e <strong>do</strong>s perío<strong>do</strong>s, em suma, em função da dinâmica<br />
diacrónica (mesmo quan<strong>do</strong> numa perspectiva comparativista), o mito eleva o tema a um nível de catarse, no senti<strong>do</strong> propriamente<br />
aristotélico <strong>do</strong> termo, tornan<strong>do</strong>-o um elemento não só recorrente mas fundamental duma literatura e duma cultura através <strong>do</strong>s<br />
séculos (…)».<br />
24 Dans son article « La parole habitante <strong>et</strong> la pensée mythique» (Le Mythe <strong>et</strong> le Mythique ; 1987 : 103 à 109), Pierre Sansot défend<br />
que le mythe est d´ordre collectif <strong>et</strong> que la pensée mythique se caractérise par sa perduration <strong>et</strong> sa capacité à renaître, même après<br />
être tombée en léthargie, grâce à l´Anthropos primordial.<br />
18
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Le mythe est passé de l´oral à l´écrit : ce qui était, autrefois, collectivement<br />
écouté <strong>et</strong> perçu comme quelque chose de sacré est, actuellement, lu individuellement <strong>et</strong><br />
critiqué. La fascination jadis exercée par les figures mythiques atteint aujourd´hui un<br />
public très restreint, qui ne représente pas vraiment une collectivité. La syntaxe du<br />
mythe est semblable à celle de tous les genres littéraires à <strong>do</strong>minante symbolique. Il<br />
possède une structure d´organisation le plus souvent de type dramatique <strong>et</strong> se caractérise<br />
par ses mythèmes, que nous pouvons définir en tant que les plus p<strong>et</strong>ites unités du<br />
discours mythiquement significatives 25 .<br />
Les mythes primitifs étaient statiques ; ils s´imposaient à l´homme <strong>et</strong> le<br />
rassuraient. À partir du théâtre grec <strong>et</strong>, surtout, de la Bible, les images totalisantes<br />
gagnent un caractère dramatique <strong>et</strong> dynamique, dans lequel la liberté humaine est<br />
désormais appliquée. Chaque groupe d´individus vit au sein d´un mythe global qui<br />
représente l´univers <strong>et</strong> justifie la société, ainsi que ses rites. Les grandes religions<br />
opèrent, ensuite, un changement décisif, en conservant certains éléments mythiques,<br />
mais en modifiant complètement leur portée symbolique. Les réflexions théologiques<br />
ont, ainsi, construit, au long de plusieurs siècles, un équilibre bien que fragile « entre les<br />
images symboliques <strong>et</strong> la rationalité abstraite » (Idem : 1134). Plus tard, en littérature,<br />
les siècles redéfinissent les thèmes antiques d´origine mythologique par rapport à de<br />
divers éléments : du « mythe unique <strong>et</strong> ‘totalisant’ du groupe primitif, nous sommes<br />
ainsi passés au flot de mythes éclatés que charrie la culture moderne » (Idem : 1131).<br />
Cependant, il est indispensable que les mythes littéraires continuent à impliquer une<br />
référence à une vision globale <strong>et</strong> totalisante, qui leur perm<strong>et</strong> de demeurer concevables.<br />
Ainsi, le mythe de Don Juan 26 se constitue sur un fond de religion catholique populaire.<br />
De nos jours, il est impossible d´accepter une pensée mythique pure, car il<br />
s´avère très dangereux de ne pas critiquer rationnellement les symboles. Le mythe <strong>do</strong>it<br />
instaurer un dialogue avec la rationalité métaphysique <strong>et</strong> la psychologie, par exemple.<br />
La vérité du mythe est symbolique, parce qu´elle offre un sens pour la vie qu´elle ne<br />
peut nullement imposer <strong>et</strong> démontrer. La majorité des mythes provenant du passé ou<br />
d´autres cultures ne représentent plus aujourd´hui que des thèmes littéraires <strong>et</strong> ne sont<br />
25 Gilbert Durand écrit, dans son ouvrage intitulé Structure Anthropologique de l´imaginaire (1992 : 64), que le « mythe apparaît<br />
comme un récit (discours mythique) m<strong>et</strong>tant en scène des personnages, des situations, des décors généralement non naturels (divins,<br />
utopiques, surréels) segmentales en séquence ou plus p<strong>et</strong>ites unités sémantiques (mythèmes) dans lesquels s’investit obligatoirement<br />
une croyance – contrairement à la fable <strong>et</strong> au conte. Ce récit m<strong>et</strong> en œuvre une logique qui échappe aux principes classiques de la<br />
logique d’identité.»<br />
26 Michel Tournier (1981 : 32 <strong>et</strong> 33) explique que Don Juan symbolise le refus de la soumission du sexe aux ordres conjugaux,<br />
sociaux, politiques <strong>et</strong> religieux de l´Espagne du XVII e siècle. <strong>Pour</strong> affirmer sa liberté érotique, Don Juan incarne est adultère,<br />
parjure, blasphémateur <strong>et</strong> assassin. Il représente la révolte de la liberté de l´homme de plaisir contre la fidélité conjugale.<br />
19
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
plus essentiels à notre vie actuelle. À présent, le mythe sert essentiellement à répondre<br />
à une « question plus ou moins permanente posée à l´humanité » (Idem : 1136).<br />
La production littéraire de notre société désacralisée constitue un champ<br />
privilégié d´expression du mythe en tant que récit sacré. Il est nécessaire de tenir<br />
compte de l´initiative que l´auteur entreprend à introduire des transformations, sa<br />
capacité à se proj<strong>et</strong>er dans le texte <strong>et</strong> à y intégrer des éléments relatifs à l´actualité.<br />
III- Le mythe d´Œdipe : la légende devenue mythe chez Sophocle. Histoire <strong>et</strong><br />
littérature<br />
«Qu´est-ce qu´un mythe aujourd´hui ? Je <strong>do</strong>nnerais tout de suite une première<br />
réponse très simple, qui s´accorde parfaitement avec l´étymologie : le mythe est une<br />
parole. […] Le mythe ne se définit pas par l´obj<strong>et</strong> de son message, mais par la façon<br />
<strong>do</strong>nt il le profère : il y a des limites formelles au mythe, il n´y en a pas de<br />
substantielles.» (Barthes ; 1957 : 194 <strong>et</strong> 195).<br />
Le « mythe […] est du faux qui à la longue devient vrai, alors que l´Histoire est du<br />
vrai qui devient faux à la longue.» (Cocteau ; 1956 : 26 <strong>et</strong> 27) 27<br />
Dans son œuvre intitulée Les mythes grecs (1967: 17 à 28), Robert Graves nous<br />
signale que les éléments d´un mythe antique peuvent être découverts dans des légendes,<br />
car un seul auteur ne fournit jamais la version la plus complète d´un mythe. La légende<br />
d´Œdipe n´est <strong>do</strong>nc pas une création de Sophocle 28 .<br />
C´est dans l´Iliade 29 (Homère ; 1995) que nous trouvons les premières allusions<br />
<strong>et</strong> le récit de quelques épisodes de la guerre qui oppose les deux fils d´Œdipe, Etéocle <strong>et</strong><br />
Polynice, <strong>et</strong> qui constituait l´épopée intitulée Thébaine, aujourd´hui perdue. Le premier<br />
texte faisant référence à la légende d´Œdipe est l´Odyssée d´Homère (deuxième moitié<br />
du VII e siècle avant notre ère). Lorsqu´il descend aux enfers, Ulysse rencontre l´ombre<br />
d´Épicasté, qui lui apprend qu´après la découverte de l´horrible vérité Œdipe continua à<br />
régner sur Thèbes, mais avec de perpétuels remords. Le châtiment de notre héros est<br />
27 «Il reste que la notion même de mythe est frappée d´équivoque : un mythe, c´est à la fois une belle <strong>et</strong> profonde histoire incarnant<br />
l´une des aventures essentielles de l´homme, <strong>et</strong> un misérable mensonge débité par un débile mental, un “mythomane” justement.»<br />
(Tournier ; 1981 : 12).<br />
28 C´est ce qu´explique Pierre Vidal-Naqu<strong>et</strong> dans sa préface aux Tragédies de Sophocle (1973 : 11) : « Le poète tragique puise […]<br />
dans l´immense répertoire des légendes héroïques qu´Homère <strong>et</strong> les auteurs des autres cycles épiques avaient mises en forme <strong>et</strong> que<br />
les peintres imagiers d´ Athènes ont représentées sur les vases. Les héros tragiques sont tous empruntés à ce répertoire (…) ». A ce<br />
propos, voir Ruipérez, Marín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore (2006: 23 à 28), dans le chapitre intitulé<br />
«Las versiones preclásicas del mito».<br />
29 Cf. chant IV, vers 378 <strong>et</strong> suivants (54) ; chant V, vers 804 (75) ; chant X, vers 286 (136) ; chant XIV, vers 114 (194).<br />
20
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
<strong>do</strong>nc moral <strong>et</strong> non pas physique comme chez Sophocle 30 . Puis, la trilogie d´Eschyle<br />
(525- 426 av. J. –C.), composée par Laïos, Œdipe <strong>et</strong> Les Sept contre Thèbes, reprend<br />
aussi la légende. Dans la troisième pièce de théâtre (la seule qui nous soit parvenue),<br />
l´auteur insiste sur la fatalité qui s´accable sur Œdipe à travers les « générations<br />
boiteuses » (Vernant : 2000, 254), à cause de la faute originelle de Laïos qui a aimé le<br />
jeune Chrysippos 31 . Finalement, dans la tragédie Œdipe d´Euripide (480-406 av. J.- C.),<br />
<strong>do</strong>nt il ne nous reste qu´un fragment, les serviteurs de Laïos rendent Œdipe aveugle afin<br />
de venger leur maître. Œdipe est, alors, enfermé par ses propres fils dans un palais à<br />
Thèbes.<br />
Selon Mircea Eliade, dans son essai intitulé Aspects du mythe (1966 : 16 <strong>et</strong> 17),<br />
le « mythe raconte une histoire sacrée, il relate un événement qui a eu lieu dans un<br />
temps primordial, le temps fabuleux des “commencements” […]. Il raconte comment,<br />
grâce aux exploits des êtres surnaturels, une réalité est venue à l’existence, que ce soit la<br />
réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un<br />
comportement humain, une institution.». Le mythe est sacré, car des êtres surnaturels y<br />
interviennent, <strong>et</strong> il présente des ‘réalités’ non scientifiques, mais qui répondent à un<br />
profond besoin religieux. C´est un récit tenu pour vrai, mais en apparence opposé au<br />
discours rationnel, puisqu´il fait référence à un monde rêvé <strong>et</strong> irréel, voire utopique <strong>et</strong><br />
achronique, qui ne tient compte ni de l´espace ni du temps. Quoique sa fonction consiste<br />
dans l´explication du monde concernant ses aspects divins <strong>et</strong> humains, il est irrationnel.<br />
30 Cf. chant XI, vers 271-280 (1995 ; 505) : Homère affirme qu´Œdipe a assassiné son père <strong>et</strong> qu´Epicasté l´a épousé par<br />
imprudence. La vérité a ensuite été révélée par les Dieux <strong>et</strong> Épicasté se pendit <strong>et</strong> descendit dans l´Hadès : « Et je vis la mère<br />
d´Œdipe, la belle Épiscasté, qui commit une action énorme, dans l´ignorance où était son esprit, en se mariant avec son fils. Et lui se<br />
maria avec elle, après avoir abattu son père. Sur-le-champ, les dieux propagèrent la nouvelle parmi les hommes ; mais lui, dans<br />
Thèbes tout aimable, régna les Cadméens, subissant de <strong>do</strong>uloureuses épreuves, par la volonté funeste des dieux. Épicasté s´en alla<br />
chez le puissant Hadès aux portes si bien ajustées, ayant attaché le lac<strong>et</strong> de sa ruine à la haute poutre maîtresse, sous l´eff<strong>et</strong> de<br />
l´angoisse qui s´était emparée d´elle… A Œdipe elle laissa, derrière elle, maintes <strong>et</strong> maintes souffrances, toutes celles<br />
qu´accomplissent les Érinyes d´une mère ». Nicolas Journ<strong>et</strong> (2006 : 48) remarque que l´expiation de l´inceste <strong>et</strong> du parricide n´est<br />
pris en charge que par la mère. C´est elle qui meurt, alors qu´Œdipe n´est point banni. Celui-ci, qui ne ressent pas la moindre<br />
culpabilité, pense essentiellement aux pièges qui lui ont été tendus par les dieux, incarnant, ainsi, le type du héros homérique, qui se<br />
débat contre le destin infligé par des dieux capricieux. <strong>Pour</strong> lui, l´important n´est pas de se conformer aux lois humaines, mais de<br />
vaincre ses ennemis. L´aveuglement d´Œdipe, qui correspond à la castration, n´apparaît que chez Sophocle. Selon Legrand (1972 :<br />
64), le suicide par pendaison de Jocaste renvoie aux fétiches de la fertilité végétale <strong>et</strong> aux figurines suspendues aux arbres. <strong>Pour</strong> la<br />
psychanalyse, la pendaison renvoie à des pulsions mâles, la mandragore naissant de la semence de Judas dans le folklore médiéval.<br />
31 Legrand (1972 : 59 à 61) remarque qu´ Œdipe, en se présentant comme vainqueur à Jocaste, qui avait promis sa main à qui<br />
découvrirait l´énigme, perm<strong>et</strong> l´exécution de la malédiction des Labdacides. C<strong>et</strong>te malédiction a une origine ambisexuelle, puisque<br />
Laïos avait été maudit dans sa postérité par Pélops, à qui il avait enlevé le fils, Chrysippos (le cheval d´or). C<strong>et</strong> enlèvement, qui<br />
constitue un péché pédérastique, a eu lieu contre le consentement du jeune Chrysippos. Son père Pélops avait lui-même fui<br />
auparavant l´étreinte de Poséi<strong>do</strong>n, qui le <strong>do</strong>ta de chevaux magiques. <strong>Pour</strong> punir ce crime, la déesse des amours légitimes, Héra,<br />
aurait envoyé la Sphinx à Thèbes, afin de ravager la ville. Plus tard, Œdipe se lance à la recherche de chevaux volés, à la demande<br />
de son père. C<strong>et</strong>te quête le conduit à un carrefour, siège des démons méridiens, où il tue son père lors d´une querelle de préséance,<br />
selon certains <strong>et</strong> parce qu´Œdipe dispute Chrysippos à Laïos, selon une autre variante : « Or, le sens magique de l´homosexualité<br />
active est la récupération par l´homme d´une féminité imaginaire <strong>do</strong>nt le jeune partenaire n´est que le support. Le sens du rapt, c´est<br />
l´échec : Laïos n´a pu conquérir sa propre composante féminine, <strong>et</strong> sa malédiction se transm<strong>et</strong> à Œdipe.» (Idem : 60). En tuant<br />
Laïos, Œdipe s´est identifié à lui <strong>et</strong> hérite une malédiction réalisée <strong>et</strong> à nouveau transmissible.<br />
21
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Le sacré intervient dans la tragédie de Sophocle avec les oracles d´Apollon,<br />
« un des <strong>do</strong>uze dieux de l´Olympe, patronnant la lumière, l´intelligence, la divination <strong>et</strong><br />
les arts » (Philibert ; 2002 : 18). Ses oracles étaient célébrés à Delphes, le plus grand<br />
centre religieux de la Grèce antique. Bien qu´il ne soit pas à l´origine de la malédiction<br />
qui s´est abattue sur Laïos, Apollon la valide au deuxième épisode. Œdipe apprend de<br />
Jocaste que c<strong>et</strong> oracle de Delphes a jadis prédit un destin horrible pour le fils de Laïos :<br />
« Un oracle arriva jadis à Laïos, non d´Apollon lui-même, mais de ses serviteurs. Le<br />
sort qu´il avait à attendre était de périr sous le bras d´un fils qui naîtrait de lui <strong>et</strong> de<br />
moi. » (Sophocle ; 1973 : 209).<br />
Avec Œdipe roi (Sophocle ; 1973), nous passons d´un mythe antéhistorique à<br />
un mythe historique. Les aventures vécues par Œdipe débutent par un mythe<br />
antéhistorique moyennant la référence à un animal fabuleux (un lion ailé à tête <strong>et</strong> buste<br />
de femme), qui cohabite avec les hommes. Le prêtre se réfère à la Sphinx 32 pour<br />
rappeler à Œdipe qu´il a autrefois sauvé la ville de c<strong>et</strong> animal : « Il t´a suffi d´entrer<br />
jadis dans c<strong>et</strong>te ville de Cadmos pour la libérer du tribut qu´elle payait alors à l´horrible<br />
Chanteuse. » (Sophocle ; 1973 : 186) 33 . Créon en parle également : « La Sphinx aux<br />
32<br />
Dans Sur Œdipe (Anatomie de la mythologie), Gérard Legrand (1972 : 54 à 58) remarque que le héros œdipien apparaît toujours<br />
face à la Sphinx, un monstre femelle qui pose une question à Œdipe, qui en est lui-même la réponse à la fois particulière <strong>et</strong><br />
universelle. Partant de l´étymologie, le nom propre Sphinx constitue une adaptation poétique <strong>et</strong> intentionnelle du nom thébain Phix.<br />
Le nom d´oiseaux de nuit strix ou d´oiseaux magiques iynx a eu de l´influence sur ce nom, afin de le rapprocher plus du verbe<br />
sphiggein. La forme Phix a elle-même été rapprochée du radical pnigping (étouffer) dans l´ouvrage Das Ratsel der Sphinx de<br />
Ludwig Laistner, où l´Ulralptraum (cauchemar fondamental) a été étudié, pour la première fois, comme source de la mythologie. La<br />
Sphinx est un monstre lubrique des montagnes proches de Thèbes, <strong>et</strong> re<strong>do</strong>uté par les bûcherons. C<strong>et</strong>te démone méridienne est ellemême<br />
issue d´un inceste œdipien, fruit de l´union d´Echidne (femme-serpent de nature vampirique) avec le chien Orthros ou Orthos<br />
[« l´érigé »] (bicéphale, à queue de serpent), qui est à son tour fruit d´une relation entre Echidna <strong>et</strong> Typhon (dernier monstre mâle né<br />
de la Terre). C<strong>et</strong>te généalogie rattache ainsi la Sphinx à Typhon, <strong>do</strong>nt les voix changeantes sont uniquement comprises par les<br />
Dieux. La Sphinx est perçue comme une personnification de la tempête ou de la nuit, Œdipe apparaissant comme le soleil levant <strong>et</strong><br />
Jocaste comme l´aurore. Selon deux autres variantes, la Sphinx serait une enfant que Laïos aurait eue avant d´épouser Jocaste ou<br />
encore, la fille du Thébain Ucalégon (nom d´homme primitif igné évoquant Deucalion <strong>et</strong> même Volcanus), utilisé par Homère <strong>et</strong><br />
repris par Virgile pour nommer un vieillard troyen associé encore au feu. Plus tard, la place de la Sphinx parmi les Thébains est vue<br />
comme une présence qui pose des problèmes. Dans un état plus ancien de la légende, la Sphinx obligeait le peuple à se rassembler<br />
chaque matin pour lui poser une énigme impossible à résoudre, à la suite de laquelle elle dévorait un homme tous les jours. La<br />
victoire d´Œdipe a <strong>do</strong>nc permis de débarrasser le pays de ce terrible monstre. Cf. annexe I : dans son tableau de 1808 intitulé Œdipe<br />
<strong>et</strong> le Sphinx, Ingres représente la Sphinx levant une patte de lionne griffue, épaisse <strong>et</strong> presque disproportionnée pour saisir sa proie.<br />
Ces pieds de lion apparaissent, également, dans les représentations de sirènes, afin de montrer la ressemblance de ces femmes ailées<br />
avec la Sphinx. Nous serions, <strong>do</strong>nc, en présence d´une Sphinx « pied-bot », face à un Œdipe, lui aussi, « pied-bot ». Dans le folklore<br />
grec, nous r<strong>et</strong>rouvons une autre démone méridienne : l´Empuse (Empousa), <strong>do</strong>nt le nom termine par deux syllabes qui évoquent<br />
celui d´Oidi-pous. Il s´agit d´une femme-spectre, placée aux Enfers par Aristophane <strong>et</strong> rattachée par d´autres traits à la mythologie<br />
solaire, qui saute à travers les rochers pour se j<strong>et</strong>er sur les voyageurs s´étant égarés aux carrefours, afin de leur faire perdre la raison<br />
ou bien de leur broyer les os dans son étreinte. Elle a deux pieds d´âne chaussés d´énormes sabots, l´un de bronze <strong>et</strong> l´autre<br />
ressemblant à un excrément, tant il est souillé de fumier. Ceci renvoie à la nature phallique <strong>et</strong> anal sadique de la variante d´Hécaste<br />
au visage resplendissant de feu. La Sphinx représente la part féminine d´Œdipe, c´est-à-dire la projection (miroir renversé) de sa<br />
personnalité.<br />
33<br />
Legrand (1972 : 43 à 45) remarque que le tableau d´Ingres, où Œdipe discute avec le Sphinx, présente deux détails importants. Cf.<br />
annexe I : Œdipe <strong>et</strong> le Sphinx (1808) :<br />
1- Le personnage barbu semble stupéfait face à l´audace <strong>et</strong> à l´incroyable chance d´Œdipe qui se prépare pour aller annoncer la<br />
défaite de la Sphinx aux Thébains. Il s´agit là de l´aspect social du mythologème œdipien. Œdipe se présente, alors, en tant que<br />
témoin d´un temps précédent porteur de la malédiction qui est mise en place, bien que Laïos avait voulu l´éviter à tout prix.<br />
2- Le pied charnu d´Œdipe apparaît à gauche, contrastant avec les ossements plus vieux <strong>et</strong> maigres, au premier plan du détail. Ceci<br />
nous renvoie à l´étymologie admise par les Grecs du nom d´Œdipe, à savoir, pied gonflé/pied bot. Ce pied surgit de l´abîme des<br />
victimes, tandis qu´Œdipe répond à la devin<strong>et</strong>te posée par l´animal <strong>et</strong> à laquelle il aurait répondu inconsciemment, en se désignant<br />
lui-même. La Sphinx aurait alors baptisé Œdipe par le cri « oi dipous ! », c´est-à-dire « oh, un bipède ! ». Selon la psychanalyse, ce<br />
pied bot renvoie à un pénis en érection, ce qui nous perm<strong>et</strong> d´établir un rapprochement d´Œdipe avec les Dactyles, qui sont des<br />
22
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
chants perfides, la Sphinx, qui nous forçait à laisser là ce qui nous échappait, afin de<br />
regarder en face le péril placé sous nos yeux. » (Idem : 189).<br />
Toutefois, la mention à Thèbes 34 <strong>et</strong> à Corinthe 35 nous renvoie à des villes<br />
réelles, qui ont une organisation politique monarchique, ce qui relève de l´Histoire.<br />
Le mythe d´Œdipe se revêt d´un grand intérêt : en premier lieu, à travers la<br />
fascination, car il raconte une réalité <strong>et</strong> soulève des interrogations qui font appel à<br />
l´imagination <strong>et</strong> à la sensibilité de chacun. Le mythe sollicite, <strong>do</strong>nc, à l´esprit d´explorer<br />
un ailleurs énigmatique vers nos origines ou vers l´au-delà avec, par exemple, Orphée,<br />
qui descend aux Enfers. De la sorte, il <strong>do</strong>nne une forme à l´inconnu. Puis, le mythe fait<br />
appel à la réflexion, parce qu´il narre des situations sans pour autant porter un jugement<br />
définitif sur ces dernières. En eff<strong>et</strong>, sa finalité ne consiste point à fournir des réponses,<br />
mais plutôt à nous inciter à les rechercher. Enfin, le mythe véhicule le savoir: bien que<br />
légendaire, il ne cesse pas de contenir une part de vérité. Chaque version d´un même<br />
mythe correspond à un contexte social déterminé, à une société <strong>do</strong>nnée. Ainsi, Électre a<br />
commencé par symboliser l´ancien droit de la famille <strong>et</strong> du sang, puis a fini par<br />
représenter celui de la justice qui est rendue par la cité.<br />
De même, le drame d´Œdipe répond à des questions exemplaires,<br />
fondamentales <strong>et</strong> éternelles sur l´homme. Bien qu´il ait accompli le fait extraordinaire<br />
de résoudre l´énigme du Sphinx, ce qui prouve bien son intelligence, Œdipe est<br />
<strong>do</strong>ublement aveugle puisqu´il méconnaît ses origines <strong>et</strong> ses actes. Que pouvons <strong>do</strong>nc<br />
nous savoir de nous-mêmes ? Sommes-nous libres ? 36<br />
3.1- Mythe <strong>et</strong> tragédie<br />
démons phalliques, une sorte de Titans en miniature, nés de la Terre. Tel les héros, Œdipe est tout d´abord perçu en tant qu´un dieu<br />
déchu de l´époque antéhistorique appartenant au cortège d´Héphaïstos, boiteux comme lui, ou de Poséi<strong>do</strong>n, ce qui expliquerait sa<br />
disparition dans un bois sacré sous les auspices de Thésée.<br />
34 « Ville de Grèce (*Béotie), célèbre par la légende d´*Œdipe. Ses habitants sont les Thébains. Ennemie d´Athènes, puis de Sparte.<br />
Détruite par *Alexandre le Grand en 336 av. J. –C. Ville moderne (18700 hab.) reconstruite après les tremblements de terre de 1853<br />
<strong>et</strong> 1893. » (Le Robert Dictionnaire d´Aujourd´hui ; 1991 : 315).<br />
35 « Ville <strong>et</strong> port de Grèce, centre commercial sur l´isthme du même nom qui relie le Péloponnèse à la Grèce centrale <strong>et</strong> qui est<br />
traversé par un canal (ouvert en 1883). 22700 hab. (les Corinthiens). Elle fut une des plus riches cités de la Grèce antique, rivale<br />
d´Athènes <strong>et</strong> de Sparte. Affaiblie par la guerre du *Péloponnèse, elle fut détruite par les Romains (146 av. J. –C.). » (Idem : 75).<br />
36 « Sophocle semblait avoir tout dit <strong>et</strong> dans une aveuglante clarté qui aveuglera peut-être effectivement tout autant qu´elle éclairera.<br />
Du moins la lisibilité du destin du héros s´y alliait-elle à une possibilité indéfinie d´interprétations <strong>et</strong> de projections. » (Astier ;<br />
1988 : 1061). Legrand (1972 : 52) nous rappelle que le mythe grec ne sert nullement à rassurer l´homme relativement à des<br />
problèmes de subsistance ni même par rapport aux forces du monde qui lui étaient extérieures. Les problèmes de la destinée<br />
humaine ne sont pas nés avec le Christianisme, qui est « responsable de l´histoire comme perspective de fuite » (Idem). Le mythe<br />
grec s´insère plutôt au sein d´un monde où l´homme commence à constituer un mystère pour lui-même, d´où l´incroyable<br />
importance de l´énigme de la Sphinx à laquelle Œdipe parvient à répondre. C´est de là que naît le succès extraordinaire de la figure<br />
d´Œdipe, qui apparaît <strong>do</strong>nc comme voyant ou devin. Dans Œdipe roi, il ne cesse de poser des questions <strong>et</strong> de mener une enquête sur<br />
lui-même.<br />
23
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Col<strong>et</strong>te Astier (1974 : 46 à 47) souligne que le mythe a prêté sa force à la<br />
tragédie, qui lui a <strong>do</strong>nné sa voix. Au resserrement tragique <strong>et</strong> à une structure poétique se<br />
succède le récit chronologique des étapes de la vie d´Œdipe, la liberté de narration <strong>et</strong> les<br />
divers récits plus ou moins parallèles. Nous assistons, alors, au passage de l´informel à<br />
la forme, de l´ouverture à la structure, c´est-à-dire à la superposition du discours<br />
mythique <strong>et</strong> de la poésie. La tragédie, qui transcrit de façon exhaustive chaque épisode<br />
légendaire de la vie d´Œdipe par le biais d´un poème tragique, est, ainsi, une des<br />
versions de ce mythe.<br />
De la vie d´Œdipe Sophocle a fait un destin marqué par la causalité<br />
événementielle : l´enchaînement des moments de l´intrigue d´Œdipe roi 37 se fait par la<br />
nécessité logique d´une enquête “policière” 38 , qui m<strong>et</strong> l´accent sur des rapports de<br />
causalité perçus par une intelligence déductive. Le présent <strong>et</strong> le passé s´y superposent,<br />
afin d´accentuer le contraste entre ce qu´Œdipe fut <strong>et</strong> ce qu´il est devenu ; il apparaît<br />
sous la triple lumière de son passé, de sa prédestination <strong>et</strong> de ce qu´il vit. Au début de<br />
l´intrigue sophocléenne, il est au somm<strong>et</strong> de sa réussite, étant roi <strong>et</strong> époux, aimé au sein<br />
de sa ville <strong>et</strong> de sa famille. Il est en pleine possession de son autorité, de son intelligence<br />
<strong>et</strong> de sa force. Sophocle l´entoure, d´ailleurs, de vieillards ou d´enfants, afin d´imposer<br />
sa maîtrise <strong>et</strong> son pouvoir jusqu´au moment de la grande prophétie proférée par Tirésias,<br />
qui trace une ouverture vers l´avenir d´Œdipe, un passage de son bonheur à son<br />
malheur, entre le déchiffrement de l´énigme posée par la Sphinx <strong>et</strong> l´accablante<br />
découverte de ses origines. Le passé, le présent <strong>et</strong> l´avenir s´entrechoquent, afin de<br />
montrer l´ incompréhensible contradiction qui marque le destin d´Œdipe au sein de la<br />
tragédie qui charrie tous les extrêmes de la condition humaine, Sophocle insistant<br />
surtout sur l´antagonisme de l´homme <strong>et</strong> de la divinité:<br />
▪ l´intelligence/ la méconnaissance (aveuglement de la lucidité) ;<br />
37 Dans son article intitulé «Terreur <strong>et</strong> pitié chez Œdipe» (1999 : 46), Didier Anzieu affirme que les philologues francophones ont<br />
traduit, de façon erronée, le titre de la tragédie de Sophocle, Oidipius turannos (Œdipe tyran <strong>et</strong> non Œdipe roi).Vers le V e siècle<br />
avant Jésus-Christ, un grand nombre de cités grecques étaient gouvernées par des tyrans, sous l´influence d´Athènes. Ce tyran, qui<br />
exerçait un pouvoir absolu, était élu par le peuple, alors que le roi, qui œuvre au bien-être de la cité, s´inscrit dans une lignée<br />
légitime.<br />
38 «La trame dramatique de l´Œdipe de Sophocle est une sorte d´intrigue policière : Œdipe mène l´enquête qui le conduit à découvrir<br />
sa propre identité, <strong>et</strong> du même coup celle de l´auteur des crimes qui accablent la cité.» (Journ<strong>et</strong> ; 2006 : 50). La trame du roman<br />
policier est constituée par une enquête policière ou une enquête de détective privé. Ce genre comporte six invariantes : le crime ou le<br />
délit, le mobile, le coupable, la victime, le mode opératoire <strong>et</strong> l´enquête. Œdipe roi peut être assimilé à une enquête policière tout<br />
d´abord par le thème principal : il s´agit de trouver l´assassin d´un meurtre qui a, comme témoin, le vieux serviteur qui<br />
accompagnait Laïus. Jocaste connaît également l´histoire. Puis, nous avons un enquêteur de nom Œdipe, qui a déjà fait ses preuves<br />
en déchiffrant l´énigme de la Sphinx. Il existe aussi une fausse piste constituée par la vérité révélée par Tirésias, que l´enquêteur ne<br />
trouve pas crédible, ainsi qu´un interrogatoire, lorsqu´Œdipe cherche à arracher la vérité des témoins qui se dérobent. Finalement,<br />
l´énigme est résolue à la fin de la pièce. Tout ceci nous fait, alors, conclure qu´Œdipe roi se situe sans <strong>do</strong>ute à l´origine de la<br />
littérature policière. Chez Sophocle, le public connaît déjà l´assassin <strong>et</strong> il n´y a <strong>do</strong>nc pas de suspense. Ce dernier <strong>et</strong> l´enquêteur ne<br />
font qu´un, ce qui nous amène à constater que nous avons plutôt affaire à une analyse qu´à une enquête : le suj<strong>et</strong> découvre peu à peu<br />
la vérité sur lui-même.<br />
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À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
▪ le bonheur provenant de la famille/ le malheur qui lui est inhérent ;<br />
▪ le refus de l´oracle/la démonstration de son pouvoir.<br />
C<strong>et</strong>te antithèse tragique constitue un eff<strong>et</strong> de stylisation qui balaie le champ des<br />
possibles <strong>et</strong> rem<strong>et</strong> tout en cause :<br />
Royauté<br />
Maîtrise de soi<br />
Fierté de sauveur de la cité<br />
Autorité royale<br />
Antinomie tragique sous-jacente à l´itinéraire œdipien<br />
Exil passé <strong>et</strong> à venir<br />
Démarche vers les ténèbres<br />
Indignité de porteur de la souillure<br />
Pauvr<strong>et</strong>é du mortel 39<br />
Sophocle a également instauré, dans sa pièce, le conflit entre l´intelligence <strong>et</strong> la<br />
famille, qui s´organise selon une série d´oppositions :<br />
▪ l´exil/l´appartenance à une maison royale ;<br />
▪ la route <strong>et</strong> le cheminement solitaire/ l´entrée dans la ville de Thèbes ;<br />
▪ la force adulte indépendante/la dépendance à l´égard de la famille.<br />
La tragédie reprend <strong>et</strong> dramatise c<strong>et</strong>te disjonction entre le pouvoir <strong>et</strong> l´affectivité, par<br />
l´eff<strong>et</strong> de chute <strong>et</strong> de décalage entre un Œdipe heureux <strong>et</strong> un Œdipe aveugle. Son<br />
intelligence devient passion à travers son désir de connaître le mystère de ses origines,<br />
puis facteur de ruine, lorsqu´elle se m<strong>et</strong> en guerre contre l´harmonie familiale. Par<br />
respect à l´égard d´Œdipe, à la reconnaissance du pouvoir royal <strong>et</strong> à la prescience<br />
divine, les Thébains, représentés par le Chœur, préfèrent néanmoins demeurer sourds <strong>et</strong><br />
aveugles aux affirmations de Tirésias. Jocaste demande à Œdipe de cesser son<br />
investigation <strong>et</strong> le berger de Laïos, réfugié dans la montagne, ne parle que sous l´eff<strong>et</strong><br />
de la menace. Ceux qui aiment Œdipe tentent, ainsi, de le protéger contre lui-même, en<br />
lui refusant la claire compréhension de son passé. L´intelligence vaincra tout de même<br />
39 Selon Nicolas Journ<strong>et</strong> (2006 : 51), Œdipe devient un bon citoyen à Colone, après avoir été un aveugle errant : «C´est <strong>do</strong>nc quand<br />
je ne suis plus rien que je deviens vraiment un homme.» (Sophocle ; 1973 : 364). Sophocle nous livre, ici, une leçon d´histoire<br />
politique : l´homme ordinaire est meilleur citoyen que le tyran.<br />
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À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
<strong>et</strong> détruira l´union car, dans le mythe <strong>et</strong> dans la tragédie, le bonheur est refusé à<br />
l´homme qui se veut adulte indépendant.<br />
3.2- Les invariantes du mythe<br />
« Le mythe, c´est tout d´abord un édifice à plusieurs étages qui reproduisent tous le<br />
même schéma, mais à des niveaux d´abstraction croissante. » (Tournier ; 1977 :<br />
188).<br />
Dans son ouvrage intitulé Le mythe d´ Œdipe, Col<strong>et</strong>te Astier (1974 : 20 à 26)<br />
présente les maillons décisifs de la biographie du personnage œdipien, au niveau de la<br />
narration 40 :<br />
I<br />
II<br />
L´exposition de<br />
l´enfant<br />
Le meurtre du<br />
père<br />
La victoire sur la<br />
Inqui<strong>et</strong>s de la menace que représente pour eux leur enfant<br />
maléfique <strong>et</strong> difforme, Jocaste <strong>et</strong> Laïos l´exposent sur le<br />
Cithéron 41 , après lui avoir passé des aiguilles d´or à travers<br />
les chevilles.<br />
À l´âge adulte, Œdipe rencontre son père qu´il méconnaît<br />
(atténuante du parricide) <strong>et</strong> le tue.<br />
Avant d´atteindre Thèbes, Œdipe remporte une autre victoire<br />
sur la Sphinx, qui tente une union sexuelle avec les<br />
Thébains, qui passaient à sa portée 42 , <strong>et</strong> qui leur propose une<br />
40 À ce propos, voir Ruipérez, Marín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore (2006: 89 à 102), surtout le chapitre<br />
intitulé «Principales motivos que componen el mito».<br />
41 Gérard Legrand (1972 : 46) signale qu´Œdipe est aban<strong>do</strong>nné dès sa naissance <strong>et</strong>, ensuite, recueilli comme un « fils du Soleil »,<br />
incitant alors à la rêverie : le Soleil est, aux vieilles époques méditerranéennes, en relation avec la végétation (énergie panique de la<br />
Terre), ainsi qu´avec la sorcellerie <strong>et</strong> l´enfer, monde d´élection des ténèbres. L´île de Rhodes est le centre de son culte <strong>et</strong> la patrie<br />
des Telchines, un groupe de démons <strong>et</strong> de magiciens chez qui la voyance <strong>et</strong> les paroles fatidiques provoquent la grêle <strong>et</strong> les<br />
tempêtes. L´orphelinat d´Œdipe, situation d´enfant trouvé voué au vagabondage <strong>et</strong> au statut de l´enfant originel dans la mythologie,<br />
évoque deux autres enfants qui recherchent leur mère : les « Vagabonds » du poème de Rimbaud, <strong>do</strong>nt l´un définit son « état<br />
primitif » comme celui d´un « fils du Soleil ».<br />
42 Gérard Legrand (1972 : 50 à 52) nous renvoie à L´Anthropologie structurale, lorsque Lévi-Strauss instaure un parallèle entre le<br />
mythe d´Œdipe face à la Sphinx <strong>et</strong> quelques contes des Indiens d´Amérique qui font référence à une sorte de mère phallique des<br />
animaux qui terrifie tellement le chasseur que celui-ci éprouve une érection, à la suite de laquelle elle en profite pour le violer. En<br />
échange, c<strong>et</strong>te mère phallique des animaux, qui apparaît comme une femme aban<strong>do</strong>nnée <strong>do</strong>nt les enfants sont décédés, confère au<br />
chasseur de l´adresse pour la chasse. La comparaison avec Œdipe possédant la Sphinx s´impose, d´autant plus que les êtres<br />
telluriques des Pueblo <strong>et</strong> des Kwakiutl, chez qui ont lieu ces légendes, apparaissent avec les pieds sanglants, boiteux <strong>et</strong> trébuchants.<br />
Dans ces deux cas, le mythe a pour but, selon Lévi-Straus, de rassurer l´homme relativement à la cosmogonie, afin de lui perm<strong>et</strong>tre<br />
d´en vérifier le bon fonctionnement, à travers la substitution de la naissance en tant que fruit du rapport sexuel, par le fantasme de<br />
l´autochtonie, c´est-à-dire par la naissance à partir du sol. Selon la légende thébaine, ce fantasme de l´autochtonie était lié aux<br />
origines de la cité. Labdacos descend lui-même par sa mère des Spartes, guerriers nés des dents du dragon qui avaient été semées<br />
par Cadmos, le fondateur de Thèbes.<br />
26
III Sphinx <strong>et</strong> la<br />
IV<br />
V<br />
VI<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
réponse à<br />
l´énigme<br />
L´inceste ou le<br />
mariage avec<br />
Jocaste<br />
Le châtiment<br />
d´Œdipe<br />
L´élection divine<br />
La descendance<br />
énigme originale pour l´ensemble de la mythologie grecque,<br />
car elle concerne l´homme. Ce monstre féminin <strong>et</strong> triple<br />
(lionne, oiseau <strong>et</strong> serpent 43 ) meurt de la savoir devinée par<br />
Œdipe, pour qui la route de Thèbes est, désormais, ouverte.<br />
Œdipe épouse Jocaste, <strong>do</strong>nt la main avait été promise à qui<br />
triompherait du fléau, <strong>et</strong> accède à la royauté.<br />
En découvrant qu´il a commis le parricide <strong>et</strong> l´inceste 44 ,<br />
Œdipe s´inflige volontairement une mutilation qui le conduit<br />
à la cécité.<br />
Au terme de sa destinée dans le bois de Colone, Œdipe est<br />
ravi par la divinité <strong>et</strong> apprend que sa tombe sera bénéfique à<br />
la terre qui la portera.<br />
La mort d´Œdipe ne m<strong>et</strong> point final au mythe, qui ne<br />
pourrait se terminer que par l´extinction totale de la race. Ses<br />
enfants sont le fruit de l´union incestueuse avec Jocaste, en<br />
43 Gérard Legrand (1972 : 60 à 68) nous informe que, dans Animion, Magic and the Divine, Géza Roheim affirme que le serpent est<br />
un animal qui tue son père, lorsqu´elle commente un vase de Naples (Cf. Annexe II: Vases représentant Œdipe <strong>et</strong> la Sphinx in<br />
RUIPÉREZ, Martín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore, Madrid, Alianza Editorial, 2006), sur lequel Œdipe<br />
est peint comme une figure grotesque avec des cornes <strong>et</strong> une queue de serpent <strong>et</strong> s´accouple à une Sphinx à la croupe ailée. C<strong>et</strong> acte<br />
de zoophilie n´apparaît que rarement sur les figurations. Il est préférable de dire qu´Œdipe tue la Sphinx d´un coup de lance, ou<br />
encore que celle-ci se suicide par désespoir d´être vaincue. La solution de l´énigme est substituée par une copulation masochiste,<br />
l´acte sexuel étant alors renvoyé à la relation incestueuse d´Œdipe avec une reine veuve qu´il méconnaît. La queue de serpent<br />
d´Œdipe prouve son origine tellurique <strong>et</strong> atteste son lien de parenté avec la Sphinx. É<strong>do</strong>uard Schuré, dans son ouvrage Précurseurs<br />
<strong>et</strong> Révoltés (1904), commente le dessin de G. Moreau. Cf. Annexe III : Œdipe <strong>et</strong> le Sphinx (1864): « la Sphinx est la Nature, <strong>et</strong><br />
lorsqu´elle réclame à Œdipe le mot de son énigme, il peut lui répondre : le mot de ton énigme, c´est l´homme, c´est moi ! Car tout ce<br />
que tu es, je le suis. Je te porte en moi-même avec un dieu en plus : ma conscience <strong>et</strong> ma volonté. Avec ce dieu je te mesure de la<br />
croupe à la chevelure <strong>et</strong> des yeux jusqu´au fond des entrailles. Il ne reste plus à la Sphinx qu´à se j<strong>et</strong>er dans le gouffre. » (Legrand ;<br />
1972 : 61 à 69). Moreau ajoute que la Sphinx <strong>et</strong> Œdipe sont identiques. Ayant recours à son intuition, il a trouvé la véritable<br />
énigme : « celle de la réciprocité du Moi <strong>et</strong> du non-Moi jusque dans l´engendrement, sous une lumière voisine de celle du<br />
romantisme allemand. » (Idem : 63). Nous notons là un refoulement de la part de Moreau, <strong>do</strong>nt les tendances œdipiennes sont bien<br />
connues. Tout comme dans la toile d´Ingres, les pieds apparaissent au-dessus de la fosse dans le dessin de Moreau. Nous pouvons<br />
ainsi résumer la situation : la reine offre sa main (Mère phallique) à qui réussira à vaincre (à qui copulera avec) le Monstre/l´énigme<br />
(elle-même). Legrand ajoute que la Sphinx-Jocaste s´impose comme la composante féminine d´Œdipe, provenant du fait que Laïos<br />
ait violé Chrysippos. Se présentant comme « roi-magicien » (Idem : 65), Œdipe <strong>do</strong>it exposer l´hermaphrodisme typique, sans<br />
toutefois ne jamais y parvenir. C<strong>et</strong>te identité secrète se manifeste dans la gravure anonyme qui, vers 1820, à partir de l´Iconographie<br />
Romaine de Visconti, figura Œdipe se préparant à séparer la Sphinx en deux, dans le sens de la longueur, par un coup d´épée. Le<br />
contenu sexuel involontaire est alors flagrant, puisqu´Œdipe <strong>et</strong> sa victime ont le même profil. Nous trouvons aussi c<strong>et</strong>te<br />
identification dans les associations d´images que Max Ernst baptisa Œdipe. Cf. Annexe IV : Œdipus Rex, Max Ernst (1922) : la tête<br />
d´oiseau joue un rôle important, déterminé par l´ambivalence freudienne des volatiles, le coq renvoyant au pénis.<br />
44 Gérard Legrand (1972 : 64) ne partage point l´idée de Ni<strong>et</strong>zche, qui explique que l´inceste est la condition de l´énigme. Il compare<br />
Œdipe à la tribu sacer<strong>do</strong>tale des Mages chaldéens ou iraniens, chez qui l´inceste est approuvé. C<strong>et</strong>te transgression du tabou constitue<br />
une condition nécessaire pour atteindre un savoir supérieur.<br />
27
VII d´Œdipe<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
transportant une faute du passé dans le présent, <strong>et</strong> en<br />
garantissent l´authenticité de l´histoire.<br />
Col<strong>et</strong>te Astier (Idem : 28 à 34) remarque que les trois axes thématiques de la<br />
légende d´Œdipe sont l´essentiel de la vie de tout homme ― d´où leur caractère<br />
d´universalité ― <strong>et</strong> qu´ils font appel à un imaginaire collectif :<br />
1- La royauté dans Thèbes : la victoire sur le vieux roi (épreuve naturelle) <strong>et</strong> le triomphe<br />
sur le monstre (épreuve surnaturelle) ont permis à Œdipe l´accession au trône, qui est la<br />
consécration de sa force physique <strong>et</strong> intellectuelle, à caractère exceptionnel.<br />
2- L´oracle qui a présidé aux destinées des Labdacides : malgré la force qu´il a su se<br />
découvrir, Œdipe n´est que le jou<strong>et</strong> bafoué <strong>et</strong> condamné par avance à la souillure tout au<br />
long de sa vie. Il passe du bonheur à la cécité. La catastrophe qui clôt son destin prouve<br />
l´appartenance d´Œdipe à un ordre qui le dépasse. Alors que la royauté confère la<br />
mesure de l´homme, l´oracle lui apporte la preuve de ses limites.<br />
3- La famille d´Œdipe: l´itinéraire d´Œdipe est compris entre la famille <strong>do</strong>nt il est issu<br />
<strong>et</strong> celle qu´il fonde <strong>et</strong> qui se révèle être la même, montrant l´ambiguïté fondamentale de<br />
la relation d´amour : «Seul, le prochain par le sang peut être mon ennemi. Seul, le<br />
prochain par affection qui devrait nous unir sait me faire souffrir : il n´est de pire mal<br />
que celui qui me touche de plus près.» (Astier ; 1974 : 31). La relation d´amour devient,<br />
<strong>do</strong>nc, une relation de violence, car ce sentiment n´est jamais inoffensif 45 . Sophocle n´a<br />
pas hésité à évoquer la plénitude <strong>et</strong> l´atrocité de l´union d´Œdipe avec sa mère, car,<br />
comme l´affirme Aristote dans sa Poétique (1997 : 30 à 35) 46 , la tragédie <strong>do</strong>it présenter<br />
une structure complexe <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tre en scène des faits qui suscitent la terreur <strong>et</strong> la pitié 47 , à<br />
travers lesquels nous reconnaissons l´expression de deux pulsions fondamentales : la<br />
45 « Ah ! lumière du jour, que je te voie ici / pour la dernière fois, puisque aujourd´hui, / je me révèle le fils de qui je ne devais pas /<br />
naître, l´époux de qui je ne devais pas l´être, / le meurtrier de qui je ne devais pas tuer !» (Sophocle ; 1973 : 225).<br />
46 Cf. chapitres XIII <strong>et</strong> XIV de la Poétique.<br />
47 Au chapitre XVIII, Aristote (1997: 42 à 44) défend que toute tragédie <strong>do</strong>ive comporter un nouement (du début jusqu´au<br />
renversement conduisant au malheur <strong>et</strong> au bonheur) <strong>et</strong> un dénouement (du renversement jusqu´à la fin). Il établit une typologie de<br />
tragédies : la tragédie complexe, la tragédie à eff<strong>et</strong>s violents, la tragédie de caractère <strong>et</strong> le spectacle. La tragédie ne <strong>do</strong>it pas être<br />
structurée comme l´épopée, qui englobe plusieurs histoires, d´où l´ampleur de son étendue. Les auteurs <strong>do</strong>ivent provoquer l´eff<strong>et</strong><br />
tragique par la surprise qui éveille le sens de l´humain moyennant des coups de théâtre <strong>et</strong> des actions simples. Le chœur <strong>do</strong>it être<br />
perçu comme un acteur, faire partie de l´ensemble de l´histoire <strong>et</strong> participer à l´action, comme chez Sophocle. Didier Anzieu (1999 :<br />
45 à 63) affirme qu´Œdipe devient parricide <strong>et</strong> incestueux, parce qu´au cours de sa p<strong>et</strong>ite enfance il a été exposé à une terreur, qui<br />
oriente son destin pulsionnel <strong>et</strong> qui est présentée aux lecteurs <strong>et</strong> aux spectateurs : l´horreur de la violence sexuelle infligée à un<br />
garçon, de la mise à mort d´un bébé, de la révélation de son destin incestueux <strong>et</strong> parricide par l´oracle, de l´accomplissement de<br />
l´inceste <strong>et</strong> du parricide caractérisés par la monstruosité physique <strong>et</strong> morale, de l´épidémie de la peste, de la découverte de la vérité,<br />
de l´automutilation, des frères qui s´entr<strong>et</strong>uent, de la jeune vierge emmurée vivante <strong>et</strong> de l´interruption d´une lignée (conséquence de<br />
la faute). Ces moments d´horreur sont contrebalancés par un moment de pitié, lorsque le berger thébain, qui a pitié du nouveau-né<br />
Œdipe, décide de ne pas le tuer. Antigone, qui a pitié de son père mutilé <strong>et</strong> exilé, l´accompagne dans son errance.<br />
28
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
haine <strong>et</strong> l´amour. À cause d´une faute, <strong>et</strong> non par le vice ou la méchanc<strong>et</strong>é, un homme<br />
jouissant de renom <strong>et</strong> de bonheur (tel Œdipe) tombe dans le malheur. Faire naître la<br />
terreur <strong>et</strong> la pitié par le spectacle ne relève point de l´art ; elles <strong>do</strong>ivent naître des faits<br />
qu´elles représentent pour déclencher des frissons chez le public. L´auteur <strong>do</strong>it chercher<br />
à faire surgir la violence au sein des alliances, accomplie par des agents qui connaissent<br />
leurs victimes ou qui ne reconnaissent l´alliance qu´après l´accomplissement du crime,<br />
ce qui crée la surprise de la reconnaissance. Selon Aristote, les tragédies s´abattent<br />
toujours sur les mêmes familles, comme c´est le cas d´Œdipe dans l´œuvre<br />
sophocléenne.<br />
3.3- Œdipe dans l´œuvre sophocléenne<br />
Les versions antiques du mythe d´Œdipe sont, pour nous, occultées par une<br />
œuvre majeure, celle du dramaturge grec Sophocle (v. 496-406 av. J.-C.). Trois de ses<br />
pièces sont consacrées à la famille d´Œdipe : Œdipe à Colone évoque la mort apaisée<br />
du héros <strong>et</strong> Antigone la destinée tragique de sa fille. Dans Œdipe roi, qui constitue, pour<br />
nous, la version la plus achevée de la légende, Sophocle a repris la légende d´Œdipe,<br />
mais il y a introduit des modifications 48 : il n´évoque pas la faute originelle de Laïos <strong>et</strong><br />
l´oracle ne dicte pas à Œdipe les actions qu´il <strong>do</strong>it réaliser. Œdipe assume, alors, tout<br />
seul le poids d´une faute qu´il n´a pas commise intentionnellement <strong>et</strong> se r<strong>et</strong>rouve puni<br />
sans avoir mérité le châtiment de l´aveuglement. Tout ceci soulève une série de<br />
questions sans âge : Qui suis-je ? Où me mènent mes actes ? De la sorte, il a<br />
proportionné un héritage tout aussi fascinant qu´encombrant pour les générations<br />
suivantes de dramaturges, en conférant un nom, des signes <strong>et</strong> un destin à son<br />
personnage, trois éléments essentiels 49 au héros mythique.<br />
48 Selon Claudie Bolzinger, dans son article « L´interdit d´exterminer <strong>et</strong> la problématique fraternelle dans l´Antigone de Sophocle»<br />
in Mythes <strong>et</strong> Psychanalyse (Clancier <strong>et</strong> ali ; 1997: 77 à 85). Dans son article intitulé «Traitements baroque <strong>et</strong> classique de deux<br />
mythes» (1998 : 374), Jacques Voisine réfère que les tragédies de Sénèque sont traduites en français à partir de 1629, par B. de<br />
Bauduyn, en vers. Il faut attendre jusqu´en 1692 la première traduction de l´Œdipe roi de Sophocle par M. Dacier, bien qu´Aristote<br />
faisait déjà de nombreuses références à c<strong>et</strong>te pièce dans sa Poétique.<br />
49 Cf. Mythes <strong>et</strong> rituels de l´écriture (Abasta<strong>do</strong> ; 1979 : 60 à 66), à propos des trois éléments essentiels au héros mythique :<br />
▪ Un nom → Un héros mythique est avant toute chose consacré par un nom <strong>et</strong>, dans bien des cas, par plusieurs noms qui le<br />
désignent dans des variantes du mythe.<br />
▪ Des signes → Le héros mythique est reconnaissable à des signes qui le sacrent <strong>et</strong> grâce à son destin d´exception.<br />
▪ Un destin → Un scénario mythique est constitué par des scènes <strong>et</strong> des situations qui configurent le destin du héros. Il désigne<br />
l´histoire de la quête d´un obj<strong>et</strong> qui, bien que variable selon les représentations, symbolise toujours un absolu. C<strong>et</strong>te recherche m<strong>et</strong><br />
en pratique les <strong>do</strong>ns du héros. Il s´agit d´une quête dramatique, tragique ou triomphante, où s´affrontent autour, avec ou contre le<br />
poète des forces qui façonnent un univers mythique. Ces forces sont des figures triviales, sublimes ou fantastiques.<br />
29
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
La pièce Antigone 50 (Sophocle ; 1973) fut écrite en 441 avant J.-C. Avec<br />
Sophocle, Antigone est devenue un personnage mythique qui oppose une aventure<br />
humaine à une aventure politique instituant une valeur 51 . Alors qu´Œdipe Roi constitue<br />
une énigme policière, ainsi qu´un travail d´enquête, de révélation <strong>et</strong> de mise à jour,<br />
Antigone est un débat relatif à la mort <strong>et</strong> aux rites funéraires, qui représentent un<br />
véritable problème de civilisation <strong>et</strong> qui se situent aussi au centre de la problématique<br />
fraternelle. Les deux frères Étéocle <strong>et</strong> Polynice se sont entre-tués, lance contre lance, à<br />
une des sept portes de Thèbes. La responsabilité de c<strong>et</strong>te affaire revient à Œdipe, qui a<br />
été amené à maudire ses fils qui, ayant découvert l´inceste, l´ont enfermé dans le palais.<br />
Un jour, ils ont servi à leur père la hanche d´un animal à la place de l´épaule (morceau<br />
réservé aux rois). Œdipe n´a évidemment pas toléré ce manque de respect <strong>et</strong> les a<br />
condamnés à se battre, armes à la main, à cause de leur héritage. L´Antigone de<br />
Sophocle est une tragédie de l´héritage du malheur transmis : la malédiction prononcée<br />
par Œdipe quant à la mort de ses fils <strong>et</strong> de l´une de ses filles. Toutefois, nous ne<br />
pouvons point oublier les causes plus lointaines telles que la transgression de l´oracle<br />
par Laïos. La filiation d´ Œdipe est, <strong>do</strong>nc, une filiation falsifiée.<br />
Toujours dans Mythes <strong>et</strong> psychanalyse (Idem: 87 à 97), Jean-Marc Talpin<br />
signale, dans l´article «Le destin tragique des enfants d´Œdipe <strong>et</strong> de Jocaste», que le<br />
mythe d´Œdipe est pluriel à travers ses différentes versions.<br />
Œdipe roi<br />
Œdipe à Colone<br />
Avant-propos<br />
traumatique<br />
Histoire des Labdacides.<br />
Chronologie de l´histoire familiale <strong>et</strong> non<br />
celle de l´écriture.<br />
50 Tout comme Œdipe, Antigone devient un véritable personnage littéraire, lors de son r<strong>et</strong>our à Thèbes. Désirant rendre les honneurs<br />
funéraires à son frère Polynice, tué dans la campagne des Sept contre Thèbes, elle brave les ordres du roi Créon. Elle se montre prête<br />
à lui désobéir, car elle est convaincue que les liens du sang <strong>et</strong> les devoirs religieux dus aux défunts sont plus forts que l´ordre royal.<br />
Surprise, en compagnie de sa sœur, en train d´ensevelir le corps de Polynice, Antigone est amenée devant Créon, qu´elle accuse de<br />
ne pas respecter les lois naturelles <strong>et</strong> religieuses. Se sentant défié dans son autorité, le roi or<strong>do</strong>nne que les deux sœurs soient arrêtées.<br />
Son fils Hémon s´efforce alors de le raisonner <strong>et</strong> de l´amener à la clémence, après avoir pris soin de déclarer sa totale soumission à<br />
son père. Cependant, Créon condamne Antigone à être enterrée vivante, soupçonnant son fils de comploter contre lui. Le devin<br />
Tirésias prévient alors le roi que c<strong>et</strong>te décision aura des conséquences néfastes pour la cité. Lorsque celui-ci se ravise, il est déjà trop<br />
tard : Antigone s´est pendue dans le tombeau avec sa ceinture, tout comme sa mère Jocaste s´était pendue avec son foulard. Fou de<br />
rage <strong>et</strong> après avoir essayé de tuer son propre père, Hémon se suicide avec son épée, suivi par Eurydice, sa mère.<br />
51 Selon Françoise Duroux, dans son article intitulé «Antigone encore. Les femmes <strong>et</strong> la loi» (1991 : 181<strong>et</strong> 182), la “provocation”<br />
d´Antigone se <strong>do</strong>it au fait qu´elle intervient sur le terrain des lois de la polis, afin de les enfreindre au nom d´autres lois. Ici, l´enjeu<br />
est politique ; ce n´est pas une simple affaire de famille. Antigone se réclame de la justice des dieux d´en bas, <strong>et</strong> non des lois écrites,<br />
défendant, ainsi, l´ordre archaïque du sang (éthique) contre celui de la cité (politique), moderne <strong>et</strong> pragmatique, défendu par Créon.<br />
<strong>Pour</strong> celui-ci, Antigone comm<strong>et</strong> une <strong>do</strong>uble transgression : elle désobéit au décr<strong>et</strong> <strong>et</strong> conteste la légalité, dans sa position de femme<br />
qui ne peut légiférer (Idem : 184 <strong>et</strong> 185).<br />
30
Antigone<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Les enfants d´Œdipe <strong>et</strong> de Jocaste réactualisent, pour Œdipe, l´histoire de son<br />
aban<strong>do</strong>n dans sa p<strong>et</strong>ite enfance, ainsi que sa <strong>do</strong>uble faute. En se crevant les yeux, Œdipe<br />
prétend réussir à s´introspecter, mais il rencontre là la plus forte limite à son désir de<br />
savoir, que Jocaste a tant de fois tenté de décourager. Jocaste <strong>et</strong> Œdipe, par le suicide <strong>et</strong><br />
par l´aveuglement, semblent, chacun à sa manière, assumer leur destin <strong>et</strong> expier leurs<br />
crimes. Toutefois, la génération parentale se libère toujours de quelque chose sur la<br />
génération qui suit.<br />
S´adressant à l´enfant <strong>et</strong> au parent, l´interdit de l´inceste est bifare. Jocaste obéit<br />
à l´ordre de son frère Créon, lorsqu´elle accepte d´épouser le premier homme qui<br />
réussirait l´exploit de délivrer Thèbes de la terreur de la Sphinx, sans penser qu´elle<br />
pourrait être en train de prendre implicitement un grand risque. Lorsque le libérateur de<br />
la ville se présente avec ses pieds enflés <strong>et</strong> masqués, Jocaste ne le reconnaît point <strong>et</strong> se<br />
lie à lui : « Les places sont dès lors scellées, la tragédie peut advenir » (Idem : 89).<br />
Œdipe manifeste, à plusieurs reprises, de l´inquiétude relativement à l´avenir de<br />
ses filles, paraissant ainsi conscient de la malédiction qu´il transm<strong>et</strong> à travers son sang.<br />
En eff<strong>et</strong>, celui-ci perm<strong>et</strong> d´instaurer les processus d´identification du côté des enfants <strong>et</strong><br />
d´identification projective du côté des parents.<br />
La fratrie fonctionne par couple <strong>et</strong> se structure sur le mode de re<strong>do</strong>ublement<br />
d´une paire homosexuée. Le thème du <strong>do</strong>uble répète la <strong>do</strong>uble position généalogique d´<br />
Œdipe <strong>et</strong> de Jocaste : les enfants sont demi-frères ou demi-sœurs d´Œdipe, fils ou fille<br />
ou p<strong>et</strong>ite-fille de Jocaste. Néanmoins, même si Œdipe est explicitement désigné en tant<br />
que frère, il est toujours investi par ses enfants comme père.<br />
Polynice ↔ Antigone<br />
Ils constituent l´unique couplage<br />
hétérosexué qui s´inscrit sous le signe de<br />
la mort <strong>et</strong>, <strong>do</strong>nc, de la mère. Cependant, en<br />
se posant comme un homme, Antigone nie<br />
sa féminité.<br />
31
Étéocle<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Ismène 52<br />
À cause de l´interdit de l´ensevelissement, la mort de Polynice fait se rompre les<br />
deux couples homosexués pour en faire naître un autre hétérosexué, mais c<strong>et</strong>te fois-ci<br />
dans la mort (Polynice <strong>et</strong> Antigone). Créon le comprend, lorsqu´il profère deux<br />
sentences symétriques à l´égard de ces deux personnages : il refuse la tombe à un mort,<br />
mais or<strong>do</strong>nne qu´un vivant y soit enfermé. Le couple parental hétérosexué fournit <strong>do</strong>nc,<br />
ici, un modèle mortifère, puisqu´il réactive dangereusement le mode du sexuel. La mort<br />
empêche, ainsi, le rapprochement hétérosexué. La fratrie m<strong>et</strong> en scène la pulsionnalité<br />
sur le mode de la répétition intergénérationnelle. L´érotique se mélange au mortifère <strong>et</strong><br />
atteint la disparition qui se déploie à toute la famille, puisque la vie de Créon ne fera<br />
plus aucun sens à partir de la perte de son fils.<br />
L´interdit proféré par Créon d´ensevelir Polynice, à cause de sa traîtrise à<br />
Thèbes, perm<strong>et</strong> à Antigone de rejouer la scène de la mort de son père. Tout comme<br />
Polynice, mais contre ses fils, Œdipe fait <strong>do</strong>n de la puissance de sa sépulture à Athènes,<br />
une cité rivale, à condition que celle-ci lui perm<strong>et</strong>te d´y passer sa vieillesse. Ce choix<br />
instaure une opposition au sein de la différence entre les deux groupes homosexués de la<br />
fratrie. Étéocle <strong>et</strong> Polynice encore alliés, c´est-à-dire Thèbes, prennent Antigone <strong>et</strong><br />
Ismène en otages, qui ne peuvent être libérés que si Œdipe décide de venir mourir près<br />
de Thèbes. Mais Thésée les délivre, les rendant à leur père, ce qui représente la toute-<br />
puissance après la mort.<br />
L´ensevelissement d´Antigone lui perm<strong>et</strong> de rejouer la scène primitive à laquelle<br />
Œdipe, Jocaste <strong>et</strong> Polynice participent par l´inceste initial qui brouille les positions<br />
généalogiques. L´amour s´y mêle à la mort <strong>et</strong> Éros à Thanatos, au sein du ventre<br />
maternel que symbolise le tombeau. Antigone se situe, ainsi, à la charnière de deux<br />
52 Françoise Duroux (1991 : 183) nous rappelle que lorsqu´Antigone propose à Ismène d´enfreindre le décr<strong>et</strong> de Créon, celle-ci<br />
fournit des réponses opposant des arguments de frontière. Tout d´abord, elles sont des femmes par nature <strong>et</strong> ne peuvent pas<br />
intervenir sur le terrain de la machination politique. De plus, elles ne disposent point des instruments nécessaires à c<strong>et</strong>te intervention<br />
<strong>et</strong>, finalement, elles ne peuvent pas combattre l´effectivité d´un pouvoir. Lorsqu´elle est arrêtée, Antigone refuse la complicité aprèscoup<br />
de sa sœur. Dans son insurrection, elle choisit, alors, comme alliés Œdipe <strong>et</strong> Polynice, car ils sont indispensables à sa sortie du<br />
genre. Dans Œdipe à Colonne (Sophocle ; 1973), Œdipe s´appuie sur elle <strong>et</strong> se sert de ses yeux. C´est désormais Antigone qui<br />
s´a<strong>do</strong>sse à lui <strong>et</strong> utilise Polynice pour situer sa rébellion, puisqu´elle ne peut invoquer son statut de femme déjà inscrit dans la<br />
politique de Créon.<br />
32
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
épisodes d´une saga familiale. La première est constituée par Œdipe, Polynice <strong>et</strong> par<br />
elle-même, <strong>et</strong> se déroule autour du tombeau. La deuxième rassemble Antigone <strong>et</strong><br />
Jocaste par le biais de la corde que toutes deux utilisent afin de m<strong>et</strong>tre fin à leurs jours.<br />
Toutefois, c<strong>et</strong>te corde ne symbolise nullement le lien ; il s´agit d´une simple<br />
identification mimétique <strong>et</strong> fusionnelle. En revanche, le tombeau se referme sur le<br />
dé<strong>do</strong>ublement d´une origine au sein de laquelle s´annihilent le groupe parental <strong>et</strong> le<br />
groupe fraternel.<br />
En eff<strong>et</strong>, Antigone devient un personnage mythique toujours dynamique depuis<br />
Sophocle, puisqu´elle ne cesse de constituer une véritable source d´inspiration pour de<br />
nombreux auteurs, tout en gardant ses caractéristiques originelles, comme nous pouvons<br />
notamment le constater dans Antigone de Jean Anouilh 53 .<br />
Sophocle a, également, écrit la pièce Œdipe à Colone 54 entre 407 <strong>et</strong> 406 avant J.-<br />
C., mais elle ne fut jouée qu´en 401, à titre posthume, grâce à l´intervention de son<br />
p<strong>et</strong>it-fils, Sophocle le Jeune. Après s´être mutilé, Œdipe est chassé de Thèbes par ses<br />
fils. Banni <strong>et</strong> mendiant, il est aidé par Antigone, puis par Ismène, <strong>et</strong> demande asile à<br />
Thésée, roi d´Athènes. Celui-ci le fait installer à Colone, ville natale de Sophocle.<br />
Œdipe assume assez bien son sort d´autant qu´il est persuadé qu´il a subi les crimes bien<br />
plus qu´il ne les a commis. Comme Étéocle refuse de céder la place à son frère,<br />
Polynice <strong>et</strong> Créon viennent parler avec leur père afin d´obtenir son appui. Cependant,<br />
Œdipe refuse de les aider <strong>et</strong> demande à Thésée de ne jamais restituer son corps aux<br />
53 «A actuação da filha mais velha de Édipo no ciclo mítico antigo da Casa Real de Tebas não é, em conteú<strong>do</strong> mitológico,<br />
suficientemente d<strong>et</strong>erminante e autónoma para impor um "mito de Antígona". Esta impõe-se essencialmente como personagem<br />
dramática, como modelo dramatúrgico e como exemplo de actuação moral. São precisamente estas características que fascinam os<br />
artistas posteriores, que a transformam numa personagem modelar e, desse mo<strong>do</strong>, constroem uma dimensão de leitura a que<br />
podemos, agora sim, chamar mítica. O mito de Antígona existe, mas não na mitologia grega antiga. É um produto posterior que<br />
chega, contu<strong>do</strong>, até aos nossos dias com grande vitalidade.» (Jabouille ; 1999 : 23).<br />
54 L´action se déroule à Colone, dans un bois sacré près de Thèbes. Sa fille Antigone le guide, mais les habitants de Colone<br />
souhaitent le chasser à cause de ses crimes. Ismène, son autre fille, les rejoint <strong>et</strong> les avertit que ses frères, Étéocle <strong>et</strong> Polynice, vont<br />
se disputer la succession du trône de Thèbes. Thésée (roi de Thèbes) <strong>et</strong> Créon accusent Œdipe d´être le responsable de c<strong>et</strong>te lutte<br />
fratricide : ses fils se vouent une haine contre nature à cause de son inceste. Œdipe plaide, alors, sa cause : la faute du parricide <strong>et</strong> de<br />
l´inceste est des dieux. Thésée est convaincu <strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong> de rester à Colone. Polynice demande de l´aide à Œdipe contre son frère.<br />
Le père le chasse <strong>et</strong> menace leur atroce rivalité. Le tonnerre gronde, lui faisant comprendre que les dieux lui par<strong>do</strong>nnent, étant prêts<br />
à l´accueillir. Œdipe s´enfonce, alors, seul dans le bois, seuil de l´immortalité. Dans c<strong>et</strong>te pièce, Œdipe est déchu, mais réconcilié<br />
avec les dieux <strong>et</strong> avec lui-même. Dépouillé de son orgueil <strong>et</strong> sans illusions sur les capacités de l´intelligence humaine, il atteint la<br />
sérénité. Sa tombe sera bénéfique à la terre qui la porte. Ni<strong>et</strong>zche (1964 : 62 <strong>et</strong> 63) réfère que, dans c<strong>et</strong>te pièce, « nous rencontrons la<br />
même sérénité mais portée dans une région plus haute où elle se transfigure. Au vieillard accablé de malheurs qui s´offre en victime<br />
à tout ce qui l´atteint, fait écho la sérénité céleste qui descend des sphères divines <strong>et</strong> qui nous suggère que le héros, maintenant<br />
passif, atteint par ce fait son activité suprême <strong>do</strong>nt l´eff<strong>et</strong> surpasse sa propre vie, tandis que les entreprises conscientes de son<br />
existence antérieure ne l´ont conduit qu´à la passivité. Ainsi l´œil de l´homme voit se défaire lentement les nœuds inextricables de la<br />
fable œdipienne ― <strong>et</strong> notre plus grande joie résulte de ce r<strong>et</strong>ournement de la dialectique.». Dans sa thèse de <strong>do</strong>ctorat intitulée A<br />
formação de Almeida Garr<strong>et</strong>t. Experiência e Criação (1971: 435 <strong>et</strong> 436), Ofélia Paiva Monteiro réfère qu´Almeida Garr<strong>et</strong>t a écrit<br />
Édipo em Colona en 1820, où il dénonce l´humiliation du tyran oppresseur <strong>et</strong> cruel <strong>et</strong> exalte l´homme juste <strong>et</strong> bon. C<strong>et</strong>te œuvre de<br />
Garr<strong>et</strong>t s´inspire de la pièce éponyme de Sophocle <strong>et</strong> qui justifie les évènements absurdes <strong>et</strong> horribles qui se sont abattus sur un<br />
personnage innocent <strong>et</strong> désarmé. Œdipe souffre, mais accepte son destin <strong>et</strong> reçoit, finalement, la compensation des dieux<br />
providentiels.<br />
33
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Thébains après sa mort. Ayant perçu les signes de sa mort prochaine, Œdipe se r<strong>et</strong>ire<br />
pour mourir seul <strong>et</strong> la terre s´ouvre pour l´ensevelir. Antigone <strong>et</strong> Ismène repartent pour<br />
Thèbes, afin d´essayer d´éviter le meurtre entre leurs frères.<br />
Dans c<strong>et</strong>te pièce, Sophocle réhabilite Œdipe <strong>et</strong> le déculpabilise de tous ses<br />
crimes : « Mes actes, je les ai subis <strong>et</strong> non commis. […] c´est sans rien savoir que j´en<br />
suis venu où j´en suis venu. » (1973 : 360).<br />
3.4- Les différentes réécritures du mythe : quelques versions<br />
«Roi protecteur de son peuple ou criminel malgré lui, l´ambivalence d´Œdipe a<br />
permis à chaque époque de s´approprier un héros adapté à ses valeurs <strong>do</strong>minantes.»<br />
(Journ<strong>et</strong> ; 2006 : 58)<br />
L´Œdipe du récit sophocléen a été repris par plusieurs auteurs <strong>et</strong> a suscité des<br />
réflexions variées à propos du destin, de la liberté humaine <strong>et</strong> de l´évolution du<br />
comportement humain. Ce mythe a inspiré des poètes, des dramaturges <strong>et</strong> des<br />
romanciers, surtout à partir de la Renaissance, qui prôna le r<strong>et</strong>our à l´Antiquité : « Le<br />
malheureux destin d´Œdipe, <strong>et</strong> plus généralement celui des Atrides, ne cessera de hanter<br />
les écrivains qui, nombreux, souhaiteront eux aussi écrire, comme Eschyle <strong>et</strong> Sophocle,<br />
sur Œdipe. » (Schmidt ; 1993 : 150).<br />
La postérité de ce mythe est immense. Du XII e siècle avec Le roman de<br />
Thèbes 55 (vers 1150) au XX e siècle, nous pouvons compter de nombreuses adaptations<br />
<strong>et</strong> transpositions du mythe d´Œdipe, qui ne cesse de se métamorphoser sans pour autant<br />
s´affranchir des <strong>do</strong>nnées de la légende. C<strong>et</strong>te actualisation du mythe montre sa<br />
survivance depuis quelques vingt-cinq siècles, <strong>et</strong> révèle que l´énigme du destin d´Œdipe<br />
n´a pas encore trouvé de réponse <strong>et</strong> n´en trouvera certainement jamais 56 . Les mythèmes<br />
55 Nicolas Journ<strong>et</strong> (2006 : 58) nous informe que ce roman, qui a été rédigé par un clerc, à la cour du roi Henri II Plantagenêt,<br />
s´inspire d´un long poème latin de Stace (I er siècle avant Jésus-Christ), qui se penche essentiellement sur les faits d´armes des<br />
enfants d´Œdipe <strong>et</strong> les guerres de Thèbes, ce qui re<strong>do</strong>nne un souffle épique à la légende œdipienne. Afin de renouer avec celle-ci,<br />
les mésaventures d´Œdipe précèdent ce poème au style <strong>et</strong> au goût arthuriens. L´inceste n´est pas le thème principal de c<strong>et</strong>te pièce de<br />
littérature féodale, qui porte sur les querelles familiales, la ruine du royaume <strong>et</strong> l´importance des liens créés par les femmes.<br />
56 Dans leur introduction à l´œuvre intitulée Le mythe en Littérature. Essais offerts à Pierre Brunel à l´occasion de son soixantième<br />
anniversaire (2000 : 4), Yves Chevrel <strong>et</strong> Camille Dumulié remarquent que « (…) l´entrée en littérature ne dégrade nullement le<br />
mythe, n´est pas un signe de sa décadence, mais, au contraire, lui <strong>do</strong>nne une vigueur nouvelle». Aujourd´hui, le mythe est<br />
essentiellement littéraire, artistique, ce qui prouve sa permanence <strong>et</strong> sa vitalité. À l´époque moderne, la promotion de la littérature en<br />
tant que genre englobant tous les autres a été accompagnée par une nouvelle inscription du mot mythe. Tout comme ce dernier, la<br />
littérature est une fiction qui se présente comme vraie <strong>et</strong> le désir du roman est de répéter le geste de la Bible. Lorsque le logos <strong>et</strong> la<br />
réalité sont défaillants à l´époque moderne, les mythes servent encore à dire le réel <strong>et</strong> son mystère, ce qui explique la permanence<br />
des figures mythiques, qui nous perm<strong>et</strong>tent d´interroger le monde ainsi que notre désir. Une sorte de monstre mythique se crée :<br />
l´antihéros glorifie l´impuissance <strong>et</strong> se suicide, alors que le héros meurt glorieusement. Actuellement, le mythe a pour fonction<br />
d´occuper un espace qui nous sépare de à la fois de l´autre <strong>et</strong> de nous-mêmes, qui nous distancie de l´obj<strong>et</strong> de notre désir. Bien qu´il<br />
34
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
de la quête de soi, de l´identité, de la fatalité, du libre arbitre <strong>et</strong> de la culpabilité<br />
innocente continuent à hanter la nature humaine, ainsi que la littérature.<br />
Pierre Corneille<br />
Œdipe (1659)<br />
Quelques réécritures du mythe d´Œdipe à partir de la Renaissance 57<br />
Il s´agit d´une transposition thématique 58 de la querelle entre les<br />
jansénistes <strong>et</strong> les jésuites dans une pièce qui célèbre le libre arbitre,<br />
mais dans laquelle la cruauté du mythe n´est pas aussi intense à cause<br />
d´une écriture pleine de conventions. Dans l´«Avis au lecteur» de c<strong>et</strong>te<br />
pièce, Corneille avoue avoir « pris une autre route » (1987 :19) que les<br />
auteurs grecs. Dircé, fille de Laïos, considère Œdipe comme un<br />
usurpateur du pouvoir de son père. Amoureuse de Thésée, elle refuse<br />
d´obéir à Œdipe qui veut qu´elle épouse Hémon, le fils de Créon. Une<br />
rumeur dit que le fils de Laïos est vivant <strong>et</strong> Œdipe le fait rechercher,<br />
car il sait que son pouvoir est encore plus en danger qu´avec Dircé 59 .<br />
Thésée fait croire à Jocaste qu´il est ce fils, mais elle demeure<br />
sceptique. Phorbas, l´un des hommes qui accompagnait Laïos lors du<br />
voyage qui lui coûta la vie, m<strong>et</strong> hors de cause Thésée <strong>et</strong> reconnaît le<br />
meurtrier en Œdipe, qui laisse le trône à celui-là. Comme chez<br />
Sophocle, Jocaste se suicide, mais le thème de la mutilation d´ Œdipe<br />
n´est pas repris. Les amours de Dircé <strong>et</strong> de Thésée a<strong>do</strong>ucissent le<br />
ait été adapté, mis en pièces <strong>et</strong> désacralisé, le mythe ne cesse d´introduire dans le monde des figures de l´altérité <strong>do</strong>nt le visage est<br />
familier.<br />
57 Selon Georges Décote <strong>et</strong> Anne Armand, dans leur manuel intitulé Moyen âge, XVI e siècle (1988 : 172, 220 <strong>et</strong> 221), l´industrie de<br />
l´imprimerie, née en 1448 à Mayence avec Gutenberg, s´installe à Paris en 1470 <strong>et</strong> à Lyon en 1473. Vers 1500, une quarantaine de<br />
villes françaises possèdent une librairie (lieu où les livres sont édités, imprimés, puis vendus). De nombreux dictionnaires <strong>et</strong><br />
ouvrages de grammaire sont, alors, publiés. Les textes anciens sont commentés, traduits <strong>et</strong> adaptés dans les <strong>do</strong>maines littéraire,<br />
juridique <strong>et</strong> scientifique. L´idée de Renaissance est marquée par un réveil de la culture antique <strong>et</strong> la rupture avec le Moyen Âge. La<br />
Renaissance redécouvre l´Antiquité : elle débarrasse les textes anciens des commentaires moralisateurs du Moyen Âge, applique la<br />
philologie à une exacte connaissance des écrits anciens, cherche à comprendre les tournures stylistiques latines <strong>et</strong> grecques non pour<br />
elles-mêmes, mais pour en saisir l´esprit <strong>et</strong>, derrière elles, l´esprit même d´une civilisation. Mais c´est surtout la situation de<br />
l´homme <strong>et</strong> de l´individu dans la société qui change à c<strong>et</strong>te époque. Ce changement naît d´une nouvelle perception de la culture<br />
antique dans un monde en pleine expansion.<br />
58 Selon Gen<strong>et</strong>te (1982 : 292 <strong>et</strong> 293), la transposition est la plus importante des pratiques hypertextuelles. Nous nous trouvons face à<br />
une transposition thématique quand un r<strong>et</strong>ournement idéologique a lieu : le sens est manifestement transformé.<br />
59 Œdipe à Jocaste: «Un bruit court depuis peu qu´il vous a mal servie, / Que ce fils qu´on croit mort est encor plein de vie: /<br />
L´Oracle de Laïus par là devient <strong>do</strong>uteux, / Et tout ce qu´il a dit peut s´étendre sur deux.» (Corneille; 1987 : 58).<br />
60 Les pièces antiques d´Eschyle, de Sophocle ou d´Euripide, ainsi que les pièces classiques de Corneille ou de Racine, se<br />
ressemblent sur un point : les personnages convoitent le pouvoir, aspirent à régner ou entendent maintenir leurs fonctions royales.<br />
Jacques Voisine (1998 : 376 <strong>et</strong> 377) remarque que Corneille relègue au second plan le caractère parricide <strong>et</strong> incestueux du<br />
35
André Gide<br />
Œdipe : drame<br />
en trois actes<br />
(1930)<br />
Thésée (958)<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
tragique familial <strong>et</strong> les joutes verbales entre Tirésias <strong>et</strong> Créon<br />
n´existent pas. Il s´agit plus d´un drame politique 60 , dans lequel Œdipe<br />
se bat pour garder le pouvoir, en dépit des évidences qui nient sa<br />
légitimité. Quand il reconnaît qu´il a commis un parricide, il abdique,<br />
mais non sans avant avoir fait reconnaître qu´il était, en fait, le roi<br />
légitime de Thèbes.<br />
Dans ce drame influencé par son éducation protestante, l´auteur ne<br />
croit pas en la culpabilité d´Œdipe face au parricide <strong>et</strong> à l´inceste. De<br />
plus, il introduit le familier, le burlesque 61 <strong>et</strong> le trivial dans une<br />
diégèse qui m<strong>et</strong> en scène le personnage Œdipe, qui essaie de se libérer<br />
de la tyrannie d´un dieu en se crevant les yeux. Tirésias reproche<br />
sévèrement à Œdipe de ne pas craindre les dieux. Le rej<strong>et</strong> du péché<br />
<strong>do</strong>mine son attitude : Œdipe revendique l´affirmation de soi. Lorsqu´il<br />
prend conscience du parricide <strong>et</strong> de l´inceste à l´acte III, Tirésias le<br />
conjure de se repentir pour que Dieu lui par<strong>do</strong>nne. Jocaste souhaite<br />
que c<strong>et</strong>te affaire soit étouffée. C´est par orgueil <strong>et</strong> en signe de défi à<br />
Dieu qu´Œdipe se mutile 62 . Dans Thésée (1958), Œdipe <strong>et</strong> Thésée se<br />
rencontrent. Sa cécité lui a alors ouvert les yeux sur Dieu, il a<br />
découvert la foi <strong>et</strong> sa souffrance devient sa rédemption 63 . Dans c<strong>et</strong>te<br />
protagoniste, pendant une bonne moitié de la pièce. La dimension politique <strong>do</strong>mine l´histoire mythique à travers l´intrigue<br />
amoureuse entre Thésée, roi d´Athènes, <strong>et</strong> Dircé, prétendante au trône de Thèbes. La majeure partie de la production dramatique de<br />
l´auteur se centre, d´ailleurs, sur des intrigues politiques au sein d´un cadre historique. Corneille interprète la pièce de Sophocle dans<br />
un sens chrétien, lorsque le sang d´Œdipe produit des miracles, en commençant par la fin de la peste, qui ravage Thèbes.<br />
61 <strong>Pour</strong> Patrice Pavis, dans son Dictionnaire du théâtre (2002 : 36), le burlesque est « l´explication des choses les plus sérieuses par<br />
des expressions tout à fait ridicules <strong>et</strong> plaisantes. ». Selon Gérard Gen<strong>et</strong>te (1982 : 80), le « travestissement burlesque réécrit […] un<br />
texte noble, en conservant son “action”, c’est-à-dire à la fois son contenu fondamental <strong>et</strong> son mouvement (en termes rhétoriques, son<br />
invention <strong>et</strong> sa disposition), mais en lui imposant une tout autre élocution, c’est-à-dire un autre “style”, au sens classique du terme,<br />
plus proche de ce que nous appelons depuis le Degré zéro une “écriture”, puisqu’il s’agit là d’un style de genre. ».<br />
62 Œdipe à Tirésias : « Est-ce là ce que tu voulais Tirésias ? Jaloux de ma lumière, souhaitais-tu m´entraîner dans ta nuit ? Comme<br />
toi, je contemple à présent l´obscurité divine. J´ai châtié ces yeux qui n´avaient point su m´avertir. Tu ne pourras plus m´accabler<br />
désormais de ta supériorité d´aveugle.» (Gide ; 1958 : 28).<br />
63 Œdipe à Thésée: «“O obscurité, ma lumière!” <strong>et</strong> toi, tu ne le comprends, je le sens bien, pas davantage. On y entendit une plainte;<br />
c´était une constatation. Ce cri signifiait que l´obscurité s´éclairait soudainement pour moi d´une lumière surnaturelle, illuminant le<br />
monde des âmes. Il voulait dire, ce cri: Obscurité, tu seras <strong>do</strong>rénavant, pour moi, la lumière. Et tandis que le firmament azuré se<br />
couvrait devant moi de ténèbres, mon ciel intérieur au moment même s´étoilait […] Du temps de ma jeunesse, j´ai pu passer pour<br />
clairvoyant. Je l´étais à mes propres yeux. N´avais-je pas su, le premier, le seul, répondre à l´énigme du Sphinx? Mais c´est depuis<br />
que mes yeux charnels, par ma propre main, se sont soustraits aux apparences que j´ai, me semble-t-il, commencé à y voir vraiment.<br />
Oui; tandis que le monde extérieur, à jamais, se voilait aux yeux de la chair, une sorte de regard nouveau s´ouvrait en moi sur les<br />
perspectives infinies d´un monde intérieur, que le monde apparent, qui seul existait pour moi jusqu´alors, m´avait fait jusqu´alors<br />
mépriser. Et ce monde insensible (je veux dire: appréhensible par nos sens) est, je le sais à présent, le seul vrai. Tout le reste n´est<br />
qu´une illusion qui nous abuse <strong>et</strong> offusque notre contemplation du Divin. “Il faut cesser de voir le monde, pour voir Dieu”, me disait<br />
un jour le sage aveugle Tirésias; <strong>et</strong> je ne le comprenais pas alors; comme toi-même, ô Thésée, je sens bien que tu ne me comprends<br />
pas.» (Gide; 1958: 1451 <strong>et</strong> 1452).<br />
36
Alain Robbe-<br />
Grill<strong>et</strong><br />
Les Gommes<br />
(1953)<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
reprise du mythe antique, Gide nous offre une vision chrétienne de la<br />
tragédie de l´homme.<br />
Un inspecteur des services spéciaux, Wallas, mène une enquête sur<br />
l´assassinat d´un certain Daniel Dupont, soit-disant commis par une<br />
mystérieuse organisation de terroristes, auteur de l´exécution de huit<br />
crimes en neuf jours, tous perpétués à la même heure, <strong>et</strong> concernant<br />
des rouages discr<strong>et</strong>s du pouvoir. Au cours de son enquête, Wallas<br />
rencontre de nombreux personnages qui le m<strong>et</strong>tent sur de fausses<br />
pistes. Il ignore un élément essentiel : Daniel Dupont, <strong>do</strong>nt le corps<br />
n´a pas été trouvé, n´est pas mort. À la suite d´une série de<br />
quiproquos, il sera amené à devenir lui-même l´assassin qu´il<br />
recherche. Dans ce roman policier, Wallas remplace Œdipe 64 . Il<br />
comm<strong>et</strong> l´homicide d´un inconnu, qui peut être son père. L´inceste<br />
demeure au second plan : Wallas rencontre une pap<strong>et</strong>ière, qui semble<br />
être sa sœur.<br />
3.5- Le lien avec le réel<br />
À la différence des contes de fées, le mythe entr<strong>et</strong>ient toujours un lien avec le<br />
réel, même s´il est impossible de prouver scientifiquement son existence. Cela étant, il<br />
64 <strong>Pour</strong> Col<strong>et</strong>te Astier (1974 : 191 à 215), Les Gommes d´Alain Robbe-Grill<strong>et</strong> est une œuvre de rupture, par son refus n<strong>et</strong> de la<br />
mythologie, de Sophocle, du classicisme <strong>et</strong> de la psychanalyse. L´allusion à la tragédie n´est qu´ironie, les allusions au jeu de tarot<br />
sont une malice, <strong>et</strong> l´enquête policière, un déguisement. <strong>Pour</strong> la première fois, il s´agit d´une œuvre sur Œdipe, <strong>et</strong> non sur Œdipe roi<br />
ou Œdipe à Colone : l´auteur respecte le mouvement de l´intrigue sophocléenne en cinq parties, tout en contredisant la logique<br />
événementielle <strong>et</strong> la signification. Alors que Laïos meurt avant l´action de la pièce, le meurtre dévalorisé de Dupont a lieu au<br />
dénouement, avant la reconnaissance, la mort étant désormais un point d´arrivée <strong>et</strong> non de départ. De plus, l´échec de Wallas ne le<br />
mène vers aucun salut dans c<strong>et</strong> univers amoral, où il n´y a ni pur<strong>et</strong>é, ni faute, ni liberté. Robbe-Grill<strong>et</strong> rompt particulièrement avec le<br />
dénouement tragique, en récusant l´arbitraire d´un itinéraire de malheur menant à la glorification du héros. Nous n´y r<strong>et</strong>rouvons<br />
<strong>do</strong>nc point les oppositions qui assurent la tension de la tragédie sophocléenne. Wallas ne rencontre personne avec qui s´affronter,<br />
comme le fait Œdipe à l´égard de Tirésias <strong>et</strong> de Créon. La déambulation fait de lui-même la proie de ses fantasmes, du refoulé, de<br />
l´enfance, de l´identité. Dans sa quête inavouée de l´identité familiale, le protagoniste est redevenu Œdipe, mais un Œdipe qui n´est<br />
plus roi, plutôt salarié <strong>et</strong> aliéné. Le romancier passe du mythe au complexe. L´immersion lente de la ville sous les eaux glauques du<br />
canal, où apparaissait la figure de la Sphinx, représente, d´ailleurs, le triomphe de l´inconscient sur le roman : «Nous passons d´une<br />
structure de conflit – structure éminemment dramatique – à une structure ouverte. Nous passons de la tragédie à un roman de<br />
parodie, de l´indifférenciation la plus morne, à un roman de l´attente sans but, à un roman de l´atonie <strong>et</strong> de la vacuité. […] Robbe-<br />
Grill<strong>et</strong> par son acceptation sans rémission du pire <strong>et</strong> de la catastrophe nous fait plus étroitement rejoindre la légende que la tragédie<br />
(…)» (Idem : 196). Le roman abonde d´allusions au mythe : l´exposition de l´enfant est sans cesse répétée à Wallas à travers les<br />
motifs de la dentelle des rideaux (deux bergers font boire du lait à un p<strong>et</strong>it enfant nu, sous un arbre), le meurtre de Laïos est présent<br />
dans celui de Dupont, la Sphinx apparaît dans l´énigme <strong>do</strong>nt l´ivrogne poursuit Wallas <strong>et</strong> l´inceste surgit dans la relation équivoque<br />
entre le personnage <strong>et</strong> l´ex-Mme Dupont. Ce roman, où la fatalité <strong>et</strong> l´échec sont exacerbés, est la tragédie, sans fatum, de l´homme<br />
moderne qui entr<strong>et</strong>ient des rapports avec son subconscient, d´une part, <strong>et</strong> avec le monde, de l´autre.<br />
37
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
narre des situations identiques que nous r<strong>et</strong>rouvons sans cesse tout au long de l´Histoire.<br />
Il est bien évident qu´Antigone n´a pas existé. Cependant, elle ne cesse point de<br />
symboliser le refus de soumission de l´individu face à un pouvoir arbitraire. Si<br />
l´existence d´Œdipe peut être mise en cause, en tant que mythe littéraire, les thèmes du<br />
parricide <strong>et</strong> de l´inceste demeurent universels, voire actuels.<br />
IV- L´Œdipe de Sophocle réécrit par Cocteau<br />
« Une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour<br />
l´anéantissement mathématique d´un mortel. » (Cocteau ; 1934 : 36).<br />
Inspirée du mythe d´Œdipe, La Machine infernale (1934), écrite par Jean<br />
Cocteau pour Louis Jouv<strong>et</strong>, reprend à sa manière les grands thèmes venus de la<br />
légende : le pouvoir, le destin <strong>et</strong> la famille.<br />
4.1- L´évolution dynamique des mythes (réécritures)<br />
La première moitié du XX e siècle est marquée par un incontestable<br />
développement des reprises <strong>et</strong> réécritures de grands mythes gréco-romains ― dans le<br />
théâtre, le roman <strong>et</strong> la poésie ―, en même temps que s’affirment les avant-gardes. <strong>Pour</strong><br />
comprendre c<strong>et</strong>te “modernité mythique”, ou c<strong>et</strong>te dichotomie mythe-modernité, il faut<br />
tenir compte de ces implications idéologiques <strong>et</strong> philosophiques.<br />
Quelques reprises de mythes antiques dans le théâtre français du XX e siècle<br />
Jean Girau<strong>do</strong>ux<br />
La guerre de<br />
Troie n´aura<br />
pas lieu (1935)<br />
L´action de c<strong>et</strong>te pièce en deux actes, qui traite de la guerre de Troie,<br />
est <strong>do</strong>minée par la fatalité. À cause de l´enlèvement d´Hélène par<br />
Pâris, la guerre menace. La Grèce réclame la captive, mais Troie<br />
refuse. Hector <strong>et</strong> Ulysse tentent de préserver la paix, mais en vain, car<br />
l´inéluctable destin s´accomplit : la guerre de Troie a lieu 65 .<br />
65 Hector à Andromaque : « Elle aura lieu. » (Girau<strong>do</strong>ux ; 1982 : 551).<br />
38
Jean Girau<strong>do</strong>ux<br />
Électre (1938)<br />
Jean-Paul<br />
Sartre<br />
Les Mouches<br />
(1943)<br />
Jean Anouilh<br />
Antigone<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Les thèmes de c<strong>et</strong>te pièce en deux actes sont le devoir <strong>et</strong> la vengeance.<br />
Sous les instigations de sa sœur Électre, Oreste venge le meurtre de<br />
son père, Agamemnon, en tuant sa mère Clytemnestre, ainsi que son<br />
amant, Égisthe, qui voulait marier Électre à un jardinier. Celle-ci ne<br />
devient elle-même qu´avec l´arrivée de son frère, revendiquant la<br />
pur<strong>et</strong>é <strong>et</strong> la justice 66 .<br />
C<strong>et</strong>te première pièce théâtrale de Sartre est un drame en trois actes,<br />
régi par les thèmes de la révolte, de la vengeance <strong>et</strong> du remords.<br />
L´histoire se déroule dans la ville mythique d´Argos où règne Égisthe,<br />
qui a tué Agamemnon <strong>et</strong> épousé sa femme, Clytemnestre. Il instaure<br />
un régime de terreur dans la ville, celle-ci devant expier le crime.<br />
Quinze ans plus tard, Oreste revient à Argos, <strong>do</strong>nt les habitants sont<br />
persécutés par les mouches (symbole du remords) 67 , <strong>et</strong> y r<strong>et</strong>rouve sa<br />
sœur Électre, qui ne le reconnaît pas <strong>et</strong> se trouve réduite à la condition<br />
d´esclave. Égisthe chasse la jeune fille, qui exhorte la foule à la révolte<br />
<strong>et</strong> qui reconnaît son frère. Oreste tue sa mère <strong>et</strong> Égisthe, puis s´enfuit.<br />
Il veut emmener Électre qui, horrifiée par le <strong>do</strong>uble meurtre, se réfugie<br />
auprès de Jupiter. Il est, finalement, poursuivi par les Érinyes, ces<br />
divinités malfaisantes qui persécutent les criminels.<br />
Les thèmes <strong>do</strong>minants de c<strong>et</strong>te pièce théâtrale sont la révolte <strong>et</strong> la soif<br />
d´absolu. Antigone, née de la relation incestueuse d´Œdipe <strong>et</strong> de<br />
66 Électre aux Euménides : « J´ai ma conscience, j´ai Oreste, j´ai la justice, j´ai tout.» (Girau<strong>do</strong>ux ; 1982 : 684). Dans son ouvrage<br />
intitulé L´intertextualité. Mémoire de la littérature (2001 : 88 à 90), Tiphaine Samoyault remarque que la reprise de ce mythe par<br />
Girau<strong>do</strong>ux « se suffit d´une mémoire vague <strong>et</strong> délocalisée » : le dramaturge a affirmé n´avoir relu aucun texte portant sur le suj<strong>et</strong>,<br />
ayant travaillé à partir du souvenir de ses lectures anciennes. Il évite d´attribuer toutes les vertus au personnage éponyme, favorise le<br />
schéma de l´enquête aux dépens de celui de la vengeance, modifie les traits caractérologiques d´Égisthe qui devient amoureux<br />
d´Électre (soupçon d´inceste) <strong>et</strong> qui est aussi important qu´elle (valorisation secondaire). Aux yeux d´Égisthe, Argos prend l´aspect<br />
d´une p<strong>et</strong>ite ville de province française.<br />
67 Jupiter au Pédagogue : « Ce ne sont que des mouches à viande un peu grasses. Il y a quinze ans qu´une puissante odeur de<br />
charogne les attira sur la ville. Depuis lors elles engraissent. Dans quinze ans elles auront atteint la taille de p<strong>et</strong>ites grenouilles.»<br />
(Sartre ; 1947 : 109). Oreste à Jupiter : «Vraiment ? Des murs barbouillés de sang, des millions de mouches, une odeur de boucherie,<br />
une chaleur de cloporte, des rues désertes, un Dieu à face d´assassiné, des larves terrorisées qui se frappent la poitrine au fond de<br />
leurs maisons ― <strong>et</strong> ces cris, ces cris insupportables (…)» (Idem : 116).<br />
39
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
(1944) Jocaste, a une sœur, Ismène, ainsi que deux frères, Étéocle <strong>et</strong> Polynice,<br />
qui se sont entre-tués. Leur oncle Créon interdit d´ensevelir Polynice,<br />
car ce dernier a levé une armée contre Thèbes 68 . Antigone enfreint<br />
c<strong>et</strong>te loi <strong>et</strong> fait le sacrifice de sa vie, étant condamnée à être enterrée<br />
vivante. Elle choisit la mort <strong>et</strong> refuse le mensonge, ainsi que les<br />
compromissions de Créon, qui souhaite la sauver.<br />
Dans son œuvre intitulée Littérature <strong>et</strong> Mythe, Marie-Catherine Hu<strong>et</strong>-Brichard<br />
(2001 : 136 à 140), affirme que de 1922 (date de la publication d´Antigone de Cocteau)<br />
à 1944 (date de la publication d´Antigone d´Anouilh) une génération de dramaturges<br />
plonge dans la mythologie gréco-latine, afin d´aborder les problèmes du présent. Ceci<br />
est d´autant plus étonnant puisque la littérature se construisait depuis le romantisme<br />
dans le refus des modèles, mais explicable par le long <strong>et</strong> inépuisable dialogue entre la<br />
littérature <strong>et</strong> le mythe. Le mythe étant la mise en récit d´une question que l´homme se<br />
pose à propos du monde, sa reprise prouve que ce questionnement continue à exister,<br />
mais autrement. Antigone, chez Sophocle, <strong>et</strong> Euripide, chez Anouilh, posent la question<br />
de la réconciliation entre l´ordre (droit écrit) <strong>et</strong> la justice (droit naturel). La figure<br />
mythique d´Œdipe, de Sophocle à Cocteau, est le lieu de la rencontre du permis (le<br />
possible) <strong>et</strong> de l´interdit (l´impossible), alors que celle d´Électre interroge le lien<br />
problématique entre la justice <strong>et</strong> la vengeance. Dans le contexte politique <strong>et</strong> social de<br />
l´entre-deux-guerres, la question de l´ordre <strong>et</strong> du droit se pose en fonction d´un débat<br />
philosophique : celui de la liberté <strong>et</strong> de la responsabilité de l´individu au sein d´un<br />
univers déserté par les dieux, ainsi que celui de l´essence <strong>et</strong> de l´existence du Bien <strong>et</strong> du<br />
Mal.<br />
Dans la majorité des cas de reprise de situations <strong>et</strong> de figures mythiques, la<br />
relation entre hypertextes <strong>et</strong> hypotextes relève d´une transposition ludique <strong>et</strong> sérieuse,<br />
homodiégétique (sans changement de cadre, ni de personnage), fondée sur la<br />
transmotivation (explication nouvelle des <strong>do</strong>nnées <strong>et</strong> de personnages) <strong>et</strong> sur la<br />
68 Cf. Prologue (Anouilh ; 1946 : 12 <strong>et</strong> 13) : l´histoire « commence au moment où les deux fils d´Œdipe, Etéocle <strong>et</strong> Polynice, qui<br />
devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus <strong>et</strong> entre-tués sous les murs de la ville, Etéocle l´aîné, au terme<br />
de la première année de pouvoir ayant refusé de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagnés à<br />
sa cause ont été défaits devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée, les deux frères ennemis sont morts <strong>et</strong> Créon,<br />
le roi, a or<strong>do</strong>nné qu´à Etéocle, le bon frère, il serait fait d´imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou,<br />
serait laissé sans pleurs <strong>et</strong> sans sépulture, la proie des corbeaux <strong>et</strong> des chacals. Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera<br />
impitoyablement puni de mort. ».<br />
40
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
transvalorisation (nouveaux personnages mis en évidence). Cela étant, une nouvelle<br />
architecture se crée, engendrant une signification différente <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>tant aux auteurs<br />
d´exprimer leur indépendance par rapport aux textes précédents. Toutefois, ceux-ci font<br />
acte d´allégeance au mythe, qui, dynamique, ne vit que de ses constantes<br />
métamorphoses. Dans Électre (Girau<strong>do</strong>ux : 1982), Égisthe devient un personnage de<br />
premier plan <strong>et</strong> le personnage du mendiant est ajouté. Au début de la pièce, l´héroïne,<br />
ainsi que ce dernier, ignorent l´assassinat d´Agamemnon <strong>et</strong> la liaison de la mère avec<br />
Égisthe <strong>et</strong> ces déplacements, qui conduisent à déséquilibrer l´unité <strong>et</strong> la cohérence du<br />
récit, afin de m<strong>et</strong>tre à distance l´histoire racontée. En fait, pour « l´auteur, il s´agit moins<br />
d´échapper au mythe que de le récupérer ou de l´instrumentaliser. Choisir <strong>et</strong> imposer<br />
une histoire <strong>do</strong>nt tout le monde connaît la fin <strong>et</strong> le faire quand l´enjeu du texte est la<br />
question de la fatalité <strong>et</strong> de la liberté, c´est en quelque sorte démonter le mécanisme<br />
même de la fatalité <strong>et</strong> <strong>do</strong>nner un sens nouveau à la notion de liberté.» (Hu<strong>et</strong>-Brichard ;<br />
2001 : 140). La fatalité n´est plus une force extérieure à l´homme ; elle est, désormais,<br />
personnifiée par les dieux <strong>et</strong> intériorisée. Dans ce théâtre de démystification des<br />
pouvoirs, les dieux sont rabaissés au plan des mortels. Ces processus offrent un espace<br />
de liberté pour l´auteur <strong>et</strong> ses personnages au sein d´un schéma prédéterminé, qui se<br />
répète pour les spectateurs au cours de la représentation. Et, si ceux-ci ignorent tout du<br />
mythe, l´un des personnages se charge de leur en présenter le mécanisme implacable : le<br />
prologue résume le destin des personnages d´Antigone (Anouilh : 1977), alors que dans<br />
La Machine infernale (Cocteau : 1934 ; 35 <strong>et</strong> 36), la Voix rappelle le contenu de<br />
l´oracle <strong>et</strong> les principaux épisodes du drame, tout en interpellant le lecteur pour m<strong>et</strong>tre<br />
en évidence la dynamique du mythe <strong>et</strong> du texte : «Regarde, spectateur, remontée à bloc,<br />
de telle sorte que le ressort se déroule avec lenteur tout le long d´une vie humaine, une<br />
des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l´anéantissement<br />
mathématique d´un mortel» (Idem : 36).<br />
L´Antiquité grecque <strong>et</strong> romaine a fourni une série de thèmes aux auteurs du<br />
XX e siècle 69 , qui, à travers leurs relectures des mythes <strong>et</strong> des figures légendaires 70 <strong>et</strong><br />
69 Dans son article «Qui nous délivrera des Grecs <strong>et</strong> des Romains ? L´Antiquité des Goncourt. P<strong>et</strong>it essai de mythocritique» (Chevrel<br />
<strong>et</strong> Dumulié ; 2000 : 135 à 161), Robert Koopus souligne qu´au milieu du XX e siècle, l´art, la littérature <strong>et</strong> l´enseignement européens<br />
puisent leurs principales sources d´inspiration dans l´Antiquité. Les Goncourt se sont cependant acharnés contre celle-ci, en venant<br />
même à rej<strong>et</strong>er tout ce qui appartient au passé dans leur Journal (1989 : 882 <strong>et</strong> 883): «Après y avoir mûrement réfléchi, je [c´est<br />
Jules qui tient la plume, mais son je vaut pour les deux frères] reste intimement convaincu qu´il n´y a pas de beautés éternelles en<br />
littérature ― en d´autres termes, qu´il n´y pas de chefs-d´œuvre absolus. Qu´un homme fasse aujourd´hui l´Iliade trouverait-il un<br />
lecteur ? Molière présentant Le Misanthrope, Corneille les Horaces aux Français, ne seraient pas lus, <strong>et</strong> cela justement. Les<br />
professeurs <strong>et</strong> les Académiciens [nous] sont persuadés qu´il y avait des œuvres <strong>et</strong> des hommes échappant à l´action du temps, aux<br />
révolutions du goût, au renouvellement d´esprit, d´âme, d´intellect des temps <strong>et</strong> des peuples : c´est qu´il faut bien qu´ils gardent<br />
quelque chose <strong>et</strong> qu´ils sauvent un Capitole. Certaines conceptions de Balzac, pas mal de vers d´Hugo, des pages surtout de Henri<br />
41
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
mythiques, ont provoqué le r<strong>et</strong>our en force du tragique dans l´histoire contemporaine,<br />
car ils r<strong>et</strong>rouvent un drame familial moderne dans les suj<strong>et</strong>s antiques. Le mariage est<br />
fréquemment présenté comme l´accomplissement d´une fatalité de la soumission. C´est,<br />
par exemple, le moyen de garantir le silence d´Électre <strong>et</strong> la résignation d´Antigone ;<br />
Clytemnestre meurt, d´ailleurs, pour avoir refusé les décisions de son époux<br />
Agamemnon. De plus, la tragédie moderne pose souvent une interrogation en ce qui<br />
concerne la condition féminine, comme chez Électre <strong>et</strong> Antigone. Le pacifisme des<br />
femmes est démontré, comme le fit Aristophane, dans Lysistrata. Oreste, Électre <strong>et</strong><br />
Antigone sont des a<strong>do</strong>lescents révoltés, en butte à l´autorité, leur révolte pouvant<br />
aboutir à la violence. Ainsi, dans Les Mouches (1943) de Jean-Paul Sartre, Oreste se<br />
manifeste par la violence <strong>et</strong> le meurtre.<br />
Si les auteurs de Neuf-Cents réécrivent <strong>et</strong> transposent le mythe, essentiellement<br />
dans une tragédie politique moderne 71 , la question de l´ordre se pose (Œdipe s´oppose à<br />
l´oracle divin, tout comme Laïos <strong>et</strong> Jocaste) <strong>et</strong> la guerre apparaît souvent à l´ordre du<br />
jour, comme dans Électre <strong>et</strong> La Guerre de Troie n´aura pas lieu de Jean Girau<strong>do</strong>ux.<br />
Leurs œuvres constituent, également, une représentation du pouvoir, puisqu´en plein<br />
XX e siècle Créon, Œdipe, Égisthe <strong>et</strong> Caligula apparaissent dans les pièces d´Anouilh, de<br />
Heine sont, à mon sens, en ce temps, le sublime ; <strong>et</strong> peut-être cela, un jour, dans des siècles ne le sera-t-il plus. Tout changerait dans<br />
le monde, l´homme passerait par les plus prodigieuses modifications, changerait de religion, referait la conscience ― <strong>et</strong> les idées, les<br />
phrases, les imaginations, qui ont charmé le monde à son enfance, une race de pasteurs polythéistes, nous charmerait encore aussi<br />
puissamment, aussi intimement après le Christ, Louis XV, Robespierre <strong>et</strong> Rigolboche ? Il faut vivre de c<strong>et</strong>te croyance-là pour<br />
l´avoir, du moins, pour la confesser ! Et puis les masses aiment à avoir une foi en littérature : cela dispense d´avoir un goût (…)».<br />
Au XIX e siècle, les travaux sur l´hellénisme sont nombreux <strong>et</strong> de nombreux auteurs, parmi lesquels Ponsard <strong>et</strong> Leconte de Lisle,<br />
faisaient revivre la tragédie classique <strong>et</strong> vouaient une vénération quasi religieuse à l´Antiquité, alors que Baudelaire <strong>et</strong> les Goncourt<br />
désiraient faire une place importante à la vie moderne <strong>et</strong> contemporaine dans l´art <strong>et</strong> la littérature. Les frères Goncourt reprochaient<br />
à la littérature grecque <strong>et</strong> latine de n´évoquer que les corps, au lieu d´analyser les âmes, <strong>et</strong> rompirent totalement avec la notion<br />
d´auteur canonique. Selon eux, l´Antiquité est une civilisation trop jeune, qui exalte démesurément la force physique <strong>et</strong> qui a une<br />
conception trop héroïque de la vie. De plus, sa littérature est trop axée sur le général <strong>et</strong> pas assez sur l´individu. C´est pourquoi, ils<br />
ont cherché l´émotion directe, en satisfaisant leur curiosité de journalistes envers la vie quotidienne, <strong>et</strong> sont devenus les inventeurs<br />
de l´histoire sociale, c´est-à-dire de l´histoire de la vie privée, des idées, « des pratiques religieuses, de l´éducation, de l´hygiène, des<br />
mœurs de table, du vêtement» (Chevrel <strong>et</strong> Dumulié ; 2000 : 151). Le passé lointain ne les intéressait <strong>do</strong>nc nullement. Le XVIII e<br />
siècle est leur siècle de prédilection, celui de leurs origines, de 'leur Antiquité' ; c´est le siècle de l´aristocratie, de la presse, des<br />
mémoires de la vie privée, de la mode. Ils prétendaient faire l´histoire du présent à travers l´observation directe ; c´est pourquoi le<br />
journal l´emporte sur le roman. Les Goncourt pensaient vivre à une époque de changements au niveau de tous les <strong>do</strong>maines de la vie<br />
<strong>et</strong> de la pensée, qui présupposent la destruction de toutes les valeurs du passé comme la religion, la monarchie, l´art <strong>et</strong> la littérature.<br />
Ils excluent des genres littéraires comme la tragédie <strong>et</strong> la poésie, leurs valeurs littéraires étant anticlassiques <strong>et</strong>, <strong>do</strong>nc, en<br />
contradiction avec celles de leur temps; seule la prose capable de rendre la réalité dans l´art est moderne. Or, ils sont conscients que<br />
le simple témoignage n´est point une œuvre d´art qui résiste à la destruction <strong>et</strong> à la mort.<br />
70 À titre de curiosité, le Dictionnaire de la Langue Française Lexis (Larousse ; 2001 : 1216 <strong>et</strong> 1034) définit le mythe en tant que<br />
récit d´origine populaire transmis par la tradition <strong>et</strong> exprimant, de manière allégorique, ou sous les traits d´un personnage historique<br />
déformé par l´imagination collective, un grand phénomène naturel. Il peut, également, s´agir de l´amplification <strong>et</strong> de la déformation,<br />
par l´imaginaire populaire, d´un personnage, de faits historiques ou de phénomènes sociaux. En revanche, la légende est un récit<br />
traditionnel, <strong>do</strong>nt les événements fabuleux ont pu avoir une base historique réelle, mais qui ont été transformés par l´imagination<br />
populaire.<br />
71 Marie-Catherine Hu<strong>et</strong> Brichard (2001 : 138 <strong>et</strong> 139) remarque que les dramaturges privilégient les épopées <strong>et</strong> les grandes tragédies<br />
grecques, la tragédie étant le lieu d´expression des conflits de la cité, m<strong>et</strong>tant en débat une situation ou un personnage devant le<br />
public <strong>et</strong> alternant les voix du chœur <strong>et</strong> des personnages. La tragédie procure, <strong>do</strong>nc, un espace idéal pour exposer des contradictions<br />
individuelles ou collectives apparemment insurmontables <strong>et</strong> créer un eff<strong>et</strong> de distance entre le spectateur <strong>et</strong> l´obj<strong>et</strong> de la<br />
représentation, puisqu´elle emprunte ses suj<strong>et</strong>s à la légende <strong>et</strong> non à l´Histoire. Faire référence au théâtre de Sophocle <strong>et</strong> d´Euripide,<br />
au XX e siècle, revient à assigner une fonction politique à la pièce <strong>et</strong> exiger de la réflexion de la part du spectateur, tout en lui<br />
procurant de l´émotion.<br />
42
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Girau<strong>do</strong>ux ou de Camus, alors que de véritables dictateurs agissent <strong>et</strong> gouvernent dans<br />
plusieurs pays d´Europe. Le modèle antique surgit, alors, comme un moyen de dévoiler<br />
la barbarie moderne, de dénoncer l´indifférence, l´aveuglement <strong>et</strong> la passivité face à<br />
l´oppression, le mythe devenant écho de l´actualité. Le tragique revient, <strong>do</strong>nc, à l´ordre<br />
du jour. Par la ‘modernisation’ de son écriture, le mythe exprime les angoisses<br />
survenues de l´actualité <strong>et</strong> les dramaturges l´utilisent comme des paraboles 72<br />
historiques : les inquiétudes du présent transparaissent par le biais de la fable millénaire.<br />
Dans La guerre de Troie n´aura pas lieu, le mythe fonctionne comme un signal<br />
d´alarme, l´avant-guerre de Troie évoquant celle de 1939-45. À travers ce titre<br />
provocateur, Girau<strong>do</strong>ux fait allusion à ses espoirs <strong>et</strong> à ses appréhensions, sachant que la<br />
guerre de Troie a, effectivement, eu lieu.<br />
Le deux septembre 1939, l´Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> la France déclarent la guerre à<br />
l´Allemagne nazie. En mai 1940, le pire se réalise : la France est envahie <strong>et</strong> occupée. Il<br />
n´est désormais plus question d´interrogations, mais de lutte contre l´occupant.<br />
Cependant, la publication de livres <strong>et</strong> la création de spectacles <strong>do</strong>ivent être<br />
préalablement autorisées par la censure allemande. Il s´avère évidemment impossible<br />
d´appeler ouvertement à la résistance. Le mythe apparaît, alors, comme un masque<br />
capable de déjouer la censure, puisque, par définition, il renvoie à des temps anciens,<br />
étant intemporel <strong>et</strong> sans rapport avec les temps présents. Il existe, pourtant, de<br />
nombreuses similitudes entre le Paris des années 1943-1944 <strong>et</strong> le climat de la ville<br />
d´Argos peint dans Les Mouches. Chez Sartre, les habitants d´Argos ressentent de la<br />
culpabilité, comme les collaborateurs, <strong>et</strong> le gouvernement de Vichy cherchait à<br />
l´inculquer aux Français, afin d´expier la défaite <strong>et</strong> bien asseoir leur pouvoir. Ainsi, les<br />
auteurs modernes, confrontés aux plus grands périls <strong>et</strong> désastres de l´Histoire à leur<br />
époque, en viennent à exposer, dans leur création, ce qui fonde les valeurs essentielles<br />
de justice <strong>et</strong> de liberté pour l´Humanité.<br />
Toutefois, ces circonstances historiques n´expliquent point, à elles seules, le<br />
r<strong>et</strong>our des mythes antiques dans le théâtre français. Le noyau dur des mythes ne peut<br />
nullement faire obj<strong>et</strong> de modifications : Antigone meurt, Œdipe tue son père <strong>et</strong> épouse<br />
sa mère, la guerre de Troie a lieu, Oreste <strong>et</strong> Électre tuent leur mère Clytemnestre. Le<br />
dramaturge ne se soucie <strong>do</strong>nc pas d´inventer une intrigue, son attention se concentrant<br />
sur le sens qu´il prétend conférer au mythe repris. Le débat d´idées, qui stimule l´esprit,<br />
72 À titre de curiosité, le Dictionnaire de la Langue Française Lexis (Idem: 1327) définit la parabole en tant que récit allégorique,<br />
derrière lequel se cache une morale.<br />
43
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
est <strong>do</strong>nc favorisé, <strong>et</strong> le public cultivé, qui connaît déjà le dénouement de l´histoire,<br />
devient le témoin de l´impuissance des personnages face au cours des événements. Se<br />
substituant à la fatalité antique, le mythe devient source d´émotion tragique.<br />
4.2- Jean Cocteau, le théâtre <strong>et</strong> les mythes<br />
Wolter (2004 : 83 à 87), dans son article intitulé «Le mal rouge <strong>et</strong> or. Création<br />
théâtrale <strong>et</strong> inspiration architecturale chez Jean Cocteau», signale qu´au cours de<br />
l´enfance de Cocteau, le théâtre 73 s´avérait un véritable mystère, car sa mère s´y rendait<br />
sans lui. Le théâtre ne se laissait alors deviner qu´à travers les conversations, les revues<br />
<strong>et</strong> les fascicules des programmes. Dans les magazines <strong>et</strong> les programmes, il découpe des<br />
dessins <strong>et</strong> des photos avec lesquels il se construit des théâtres en carton, puis en bois. Sa<br />
concentration repose ainsi sur des éléments architecturaux, surtout le rideau <strong>et</strong> le cadre,<br />
qui deviennent le miroir de ses aspirations. L´enfant prépare le travail manuel de<br />
l´adulte qu´il est devenu.<br />
En eff<strong>et</strong>, Cocteau fut costumier, décorateur, m<strong>et</strong>teur en scène <strong>et</strong> dramaturge. Ce<br />
loisir enfantin révèle sa prédilection pour l´esthétique <strong>et</strong> la conception spatiale du<br />
théâtre frontal. Il réitère même la rampe, le rideau <strong>et</strong> le cadre à l´intérieur de l´espace<br />
scénique de ses pièces, c<strong>et</strong>te mise en abîme du lieu de représentation renvoyant le<br />
spectateur au décor au sein duquel il a pris place. Sa fascination va pour la scénographie<br />
du XIX e siècle, lorsque sa mère <strong>et</strong> son grand-père ouvrent les premières grandes salles<br />
d´or. <strong>Pour</strong> lui, l´or <strong>et</strong> le rouge sont des couleurs fondamentales, <strong>et</strong> la représentation<br />
débute bien avant le lever du rideau, sa notion de théâtre comprenant le bâtiment, le<br />
genre littéraire, la mise en scène, la représentation <strong>et</strong> l´évènement social. Les salles<br />
parisiennes se caractérisent par la tapisserie d´andrinople <strong>et</strong> l´exubérance des ornements<br />
rococo, qui renforcent le souvenir de la mère, Eugénie Cocteau étant sa première<br />
ved<strong>et</strong>te. Il assistait, alors, à ses préparatifs – au cours desquels elle en<strong>do</strong>ssait le costume<br />
73 <strong>Pour</strong> Wolter (2004 : 83 à 87), le théâtre est un lieu où l´architecture <strong>et</strong> la littérature interfèrent. Nous y distinguons deux catégories<br />
d´architecture : l´intérieur de l´espace scénique, qui manœuvre les personnages <strong>et</strong> leurs destins, <strong>et</strong> l´espace hors scène, visible de la<br />
salle. Au sein de ce dernier, la rampe, le rideau <strong>et</strong> le cadre de la scène symbolisent, dans l´architecture, la base matérielle de la<br />
littérature. La scénographie de la salle constitue un paratexte non langagier des œuvres jouées ; c´est le témoin des courants<br />
littéraires <strong>et</strong> dramaturgiques. Jean Cocteau admirait les salles de théâtre, étant très sensible à l´atmosphère qui y régnait <strong>et</strong> <strong>do</strong>nt il en<br />
fera même un personnage allégorique dans le prologue d´Elisab<strong>et</strong>h Patter, une de ses pièces de jeunesse. Dans la préface de La<br />
Machine à écrire (2003 : 873), Cocteau réfère que l´atmosphère occupe une place fonctionnelle, car elle est essentielle à la réussite<br />
de l´hypnose collective qui perm<strong>et</strong> l´unité du public. Wolter défend que l´architecture exerce un certain pouvoir sur l´homme : elle<br />
ne constitue point à peine la préparation d´une bonne réception ; elle agit, aussi, au niveau de l´inspiration du créateur.<br />
44
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
<strong>et</strong> se maquillait – qui équivalaient au spectacle du Français ou de l´Opéra <strong>do</strong>nt il était<br />
privé. La mère, qui substitue les drames <strong>et</strong> les opéras, détient alors le rôle principal.<br />
Quand il assiste, enfin, à une de ses représentations, il lui semble que sa robe se<br />
mélange à la tapisserie <strong>et</strong> elle devient une trinité de l´acteur, de l´œuvre <strong>et</strong> du lieu :<br />
« elle est comédienne unique dans le spectacle que constituent sa toil<strong>et</strong>te <strong>et</strong> son départ,<br />
<strong>et</strong> elle préfigure <strong>et</strong> incarne l´endroit même d´une cérémonie. Le luxe de ses habits <strong>et</strong> de<br />
ses bijoux reflète pour lui la splendeur de la salle, le rituel des préparatifs est l´écho du<br />
cérémonial de la représentation, <strong>et</strong> vice versa» (Wolter ; 2004 : 88). À l´approche de ses<br />
cinquante ans, Jean Cocteau tente de r<strong>et</strong>rouver ce “paradis perdu” par le biais de sa<br />
production dramatique <strong>et</strong> de la recréation de l´atmosphère des spectacles d´enfance, tout<br />
d´abord avec un revirement vers le théâtre traditionnel : le théâtre de boulevard de 1938<br />
à 1946 (Les Parents terribles, Les Monstres sacrés <strong>et</strong> La Machine à écrire), le drame<br />
romantique <strong>et</strong> le mélodrame (L´Aigle à deux têtes), ainsi que la tragédie classique<br />
(Renaud <strong>et</strong> Armide). Ces souvenirs influencent la production littéraire de l´auteur, qui<br />
écrit La Machine infernale entre Opium (1930) <strong>et</strong> Portraits-Souvenir (1935), deux<br />
œuvres qui initient la série d´autoportraits <strong>et</strong> d´essais rétrospectifs rédigés vers la fin de<br />
sa vie, alors que sa création romanesque <strong>et</strong> théâtrale s´épuise. La longue genèse des<br />
quatre actes hétérogènes de La Machine infernale s´opère, <strong>do</strong>nc, sous l´influence des<br />
souvenirs de l´enfant spectateur.<br />
La poétique focalisée sur les monstres des planches s´entrevoit déjà dans la<br />
préface de La Voix humaine. La tragédie Renaud <strong>et</strong> Armide est une pièce d´inspiration<br />
architecturale, ayant été écrite à l´intention d´un théâtre. Cocteau a commencé à<br />
produire tardivement, car il recherchait un nouveau public plus populaire que celui de<br />
l´avant-garde, <strong>et</strong> passa même par le music-hall avec L´École des veuves (1936).<br />
Cependant, la production architecturale dépasse la dimension sociologique, puisque la<br />
composition du public varie selon les salles comme le “Michel”, la salle “Richelieu” <strong>et</strong><br />
le “Palais Garnier”. Bien qu´il soit avide de spectateurs plus populaires <strong>et</strong> qu´il<br />
soutienne une nouvelle politique de prix d´entrée, son penchant pour l´élitisme se révèle<br />
par sa préférence du luxe architectural. Cocteau, qui préfère les salles <strong>do</strong>nt la splendeur<br />
est éclatante, est conscient que les spectateurs choisissent un théâtre en fonction de<br />
l´ambiance. Certaines salles, comme celle de “Vaudeville”, ont une fonction à l´échelle<br />
de l´urbanisme. Avec la disparition de celle-ci, Cocteau prévoit le danger de l´arrivée<br />
des cinémas.<br />
45
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Dans son article « Jean Cocteau <strong>et</strong> les mythes », in Mythes <strong>et</strong> psychanalyse<br />
(1997), Anne Clancier explique que son expérience clinique lui a permis de constater<br />
que les individus qui ont subi une carence paternelle ou maternelle, lors de leur p<strong>et</strong>ite<br />
enfance, font référence, beaucoup plus que les autres, à des mythes ou à des héros<br />
mythiques 74 . Chaque suj<strong>et</strong> ressent le besoin de s´identifier tout d´abord aux parents, puis<br />
à des personnes de leur entourage ou à des personnages valorisés socialement, le plus<br />
souvent rencontrés au cours des études comme, par exemple, des héros de l´Histoire ou<br />
des écrivains. Les écrivains qui recourent constamment aux mythes dans leur œuvre<br />
auraient-ils alors ressenti une carence familiale durant leur enfance? L´étude<br />
biographique de plusieurs écrivains, effectuée par Anne Clancier, lui a permis de<br />
répondre affirmativement à c<strong>et</strong>te question 75 . Dans ce cadre, Orphée, le héros prestigieux<br />
qui symbolise le suj<strong>et</strong> créateur, apparaît souvent en tant que figure d´identification<br />
mythique pour de nombreux poètes, comme, par exemple, Apollinaire <strong>et</strong> Jean Cocteau.<br />
À l´âge de huit ans, Jean Cocteau perdit son père. Devenu écrivain, il introduisit, au sein<br />
de ses textes, différentes figures mythiques, auxquelles il conféra une marque<br />
personnelle.<br />
En fait, le recours aux divers mythes <strong>et</strong> aux figures mythiques s´avère<br />
structurant pour le moi des écrivains 76 . L´absence d´une image paternelle stable <strong>et</strong> solide<br />
lors de l´enfance, ainsi que la grande proximité qui s´est établie avec sa mère, du fait<br />
que son frère <strong>et</strong> sa sœur soient beaucoup plus âgés que lui, ont empêché Cocteau<br />
d´intégrer la bisexualité psychique, c´est-à-dire son identification aux images parentales.<br />
Face à c<strong>et</strong>te situation, l´écrivain a été amené à trouver plusieurs solutions afin d´éviter le<br />
morcellement du moi : la recherche d´images d´identification avec des auteurs qu´il<br />
admire <strong>et</strong> des héros littéraires, ainsi que l´écriture, à travers laquelle surgissent des<br />
personnages avec lesquels il construit des relations perm<strong>et</strong>tant de résoudre des conflits<br />
74 À travers un aller-r<strong>et</strong>our entre le clinique <strong>et</strong> la littérature <strong>et</strong> vice-versa, Anne Clancier introduit un nouveau concept par analogie<br />
avec le contre-transfert de la cure psychanalytique : le contre-texte.<br />
75 En psychanalyse clinique, il est préférable de ne pas recevoir de renseignements biographiques du patient venant de l´extérieur.<br />
Est-il alors possible d´utiliser les <strong>do</strong>nnées biographiques d´un écrivain dans la critique littéraire psychanalytique ? Ou bien, devonsnous<br />
nous restreindre à l´études des textes ? Les <strong>do</strong>nnées biographiques de l´écrivain peuvent nous être fournies par lui-même à<br />
travers les l<strong>et</strong>tres, un journal intime ou, encore, par les biographies qu´il aurait accepté de son vivant. Ces informations sont <strong>do</strong>nc<br />
utiles à l´analyse des textes. Et un personnage de roman peut-il être mis en parallèle avec l´écrivain ? Nous ne devons jamais<br />
« prendre à la l<strong>et</strong>tre un romancier» (Clancier ; 1997 : 160), bien qu´il puisse se proj<strong>et</strong>er dans ses personnages. Les traits de caractère<br />
de ces derniers peuvent contenir une part de ce que l´auteur sait de lui-même (des aspects biographiques, des souvenirs ou des<br />
rêves), mais aussi des fac<strong>et</strong>tes provenant d´autres modèles sur lesquels l´écrivain proj<strong>et</strong>te des parties de sa personnalité inconsciente.<br />
Le lecteur entre, alors, en résonance avec le personnage créé, qui est un ensemble homogène <strong>et</strong> vraisemblable.<br />
76 Apollinaire, qui n´a pas vécu avec son père qu´il n´a pratiquement pas connu, s´empare fréquemment des mythes <strong>et</strong> des figures<br />
mythiques, « des héros mutilés, morcelés ou suppliciés » (Clancier ; 1997 : 156). Il a repris <strong>et</strong> transformé le mythe d´Orphée <strong>et</strong> celui<br />
de Merlin, l´enchanteur. Cocteau a également repris le mythe d´Orphée, tout en m<strong>et</strong>tant en scène des héros mutilés qui connaissent<br />
des fins tragiques. Ces deux auteurs utilisent ainsi le mythe en tant que support <strong>et</strong> modèle d´identification face à la carence de la<br />
figure paternelle.<br />
46
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
internes : « Lorsque l´écrivain devient créateur <strong>et</strong> s´émancipe de ses modèles, il prouve<br />
qu´il a intégré ses différentes identifications» (Idem: 156). Cela étant, il trouve sa<br />
personnalité <strong>et</strong> reconstruit son moi à travers l´écriture. Il <strong>do</strong>it, alors, trouver des thèmes<br />
<strong>et</strong> inventer un langage à l´aide de formes littéraires <strong>et</strong> stylistiques, <strong>et</strong> il peut même en<br />
inventer d´autres, comme l´a fait Cocteau à travers la peinture, le dessin <strong>et</strong> le cinéma. Se<br />
secourant du mythe, Cocteau fait ses deuils : la perte de son père, qui s´est suicidé<br />
lorsque l´écrivain avait huit ans, <strong>et</strong> celle de son grand-père maternel 77 , quand il avait<br />
seize ans, ainsi que celle d´amis au cours de la Première Guerre Mondiale (Jean Leroy,<br />
Roland Garros <strong>et</strong> Raymond Radigu<strong>et</strong>).<br />
D´ailleurs, l´enfant qui n´a pas vécu au sein de la sécurité, assurée par deux<br />
parents ayant une bonne relation entre eux, n´a pas connu une structuration psychique<br />
solide <strong>et</strong> va chercher à colmater c<strong>et</strong>te lacune, notamment par le mimétisme : il essaie<br />
d´imiter les autres, afin de les assimiler ou de pénétrer en eux, pour les contrôler <strong>et</strong> les<br />
posséder à travers une identification projective. Il s´agit, pour c<strong>et</strong> enfant, d´une tentative<br />
d´en<strong>do</strong>sser une personnalité, étant <strong>do</strong>nné qu´il ne parvient pas à trouver la sienne. Puis,<br />
à travers l´art, il peut intégrer de diverses images <strong>et</strong> devenir, enfin, lui-même. La mort<br />
du père lors de l´enfance s´avère un facteur prédisposant à une vocation littéraire de<br />
l´individu, qui se pose la même question qu´Œdipe (s´il est responsable ou non de la<br />
disparition du père <strong>et</strong> de la grande proximité avec sa mère) <strong>et</strong> qui cherche son statut de<br />
suj<strong>et</strong> autonome. L´analyse des figures d´identification mythiques ainsi que les thèmes<br />
des textes de Cocteau nous suggèrent, <strong>do</strong>nc, la personnalité de l´auteur qui ressent le<br />
besoin de se recréer lui-même.<br />
En eff<strong>et</strong>, les individus ayant subi une carence paternelle ont tendance à trouver<br />
des affinités avec des figures susceptibles de jouer le rôle du père. Dans la littérature, ce<br />
“phénomène” peut se traduire par un mimétisme à l´égard des personnages, rendus ainsi<br />
vivants par leur créateur. À cause de ces difficultés d´identification, ils ont fréquemment<br />
recours aux thèmes empruntés au théâtre, au masque, au travestissement <strong>et</strong> aux animaux<br />
possédant des facultés de mimétisme comme, par exemple, le caméléon 78 , le perroqu<strong>et</strong> 79<br />
<strong>et</strong> le singe 80 .<br />
77<br />
«Mon père était peintre amateur. Mon grand-père collectionnait des obj<strong>et</strong>s d´art <strong>et</strong> des tableaux. Il avait de l´audace <strong>et</strong> de<br />
l´éclectisme. Par exemple, il ach<strong>et</strong>ait des toiles à l´atelier d´Ingres <strong>et</strong> d´Eugène Delacroix. Il possédait, en outre, des masques<br />
d´Antinoë <strong>et</strong> des bustes grecs.» (Cocteau ; 1956 : 30).<br />
78<br />
Cf. Le poème Léone de Cocteau (1999 : 663) : « Car Léone en marchant était caméléonne. / Elle a<strong>do</strong>ptait des lieux la forme <strong>et</strong> la<br />
couleur. ».<br />
79<br />
Dans Opium (1930 : 178), Cocteau a révélé un rêve répétitif <strong>et</strong> angoissant qu´il a eu depuis l´âge de dix ans, à la suite de la mort<br />
de son père, <strong>et</strong> qui n´a cessé qu´en 1912 : « Mon père qui était mort ne l´était pas. Il était devenu un perroqu<strong>et</strong> du Pré-Catelan, un<br />
des perroqu<strong>et</strong>s <strong>do</strong>nt le charivari reste à jamais lié, pour moi, au goût du lait mousseux. Dans ce rêve, ma mère <strong>et</strong> moi nous allons<br />
47
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Dès sa jeunesse, Cocteau a transposé les mythes grecs dans son œuvre.<br />
Les mythes<br />
grecs<br />
Les mythes<br />
bibliques<br />
▪ l´élaboration du livr<strong>et</strong> d´un Œdipus Rex pour Stravinsky ;<br />
▪ l´adaptation d´Œdipe Roi de Sophocle à la demande de Raymond<br />
Radigu<strong>et</strong> ;<br />
▪ la pièce Antigone, créée en 1922 <strong>et</strong> représentée à l´"atelier" ;<br />
▪ la pièce Orphée, créée en 1926 <strong>et</strong> représentée par les Pitoeff ;<br />
▪ la pièce La Machine infernale, créée en 1932, qui constitue une<br />
interprétation personnelle d´Œdipe Roi <strong>et</strong> qui est publiée en 1934 ;<br />
▪ la pièce Bacchus, montée par Jean-Louis Barrault au théâtre<br />
"Marigny" en 1951 ;<br />
▪ le scénario <strong>et</strong> la réalisation du film Orphée, vers 1947 ;<br />
▪ le scénario du film Le Testament d´Orphée, publié aux Éditions du<br />
Rocher en 1961.<br />
L´ange est une figure qui traverse toute l´œuvre littéraire,<br />
picturale <strong>et</strong> cinématographique de Cocteau, qui ne reprend pas<br />
exactement le mythe chrétien, mais qui le prend pour base afin de<br />
créer un « mythe personnel» 81 , selon Charles Mauron. Un jour, en<br />
entrant dans un ascenseur, il crut lire sur un écriteau « ascenseur<br />
Heurtebise » <strong>et</strong>, pendant plusieurs jours, il se sentit à un tel point<br />
hanté par ce nom, que l´ange Heurtebise devint un personnage de<br />
plusieurs de ses œuvres. Quelques jours après, pénétrant dans ce<br />
nous asseoir dans une ferme du Pré-Catelan, qui mélangeait plusieurs fermes avec la terrasse des cacatoès du jardin d´acclimatation.<br />
Je savais que ma mère savait <strong>et</strong> ne savait pas que je savais, <strong>et</strong> je devinais qu´elle cherchait lequel de ces oiseaux mon père était<br />
devenu, <strong>et</strong> pourquoi il l´était devenu. Je me réveillais en larmes à cause de sa figure qui essayait de sourire ». Le perroqu<strong>et</strong> de<br />
Thomas l´Imposteur (Cocteau ; 1923) pourrait-il constituer alors un indice de la recherche d´identification paternelle de Cocteau,<br />
portant sur son père qui est parti trop tôt ? Les oiseaux <strong>et</strong> les anges dans son œuvre seraient-ils des figures de ce père pour c<strong>et</strong><br />
enfant à qui il fut dit que ce dernier s´était envolé au ciel ? La figure de l´ange a surgi en 1915 dans la pensée de Cocteau, qui a<br />
déclaré qu´elle l´avait sauvé de la mort. Elle peut nous renvoyer à la bisexualité psychique (la question du sexe des anges), à un<br />
<strong>do</strong>uble narcissique, à un support du clivage <strong>et</strong> des projections du suj<strong>et</strong> (les bons <strong>et</strong> les mauvais anges), ou bien au messager qui<br />
perm<strong>et</strong> la communication entre les esprits <strong>et</strong> les humains. La figure du père, qui apparaît sous la forme d´un perroqu<strong>et</strong>, est, ainsi,<br />
devenue un ange protecteur. L´Œdipe (le père ne peut plus communiquer avec le p<strong>et</strong>it garçon, qui est seul avec sa mère, qu´à travers<br />
le langage caricatural du perroqu<strong>et</strong>) <strong>et</strong>, par conséquent, l´agressivité envers le père aurait été surmontée <strong>et</strong> transformée en une<br />
idéalisation.<br />
80 Cf. Thomas l´imposteur (Cocteau ; 1923 : 65) : «Tout homme porte sur l´épaule gauche un singe <strong>et</strong>, sur l´épaule droite, un<br />
perroqu<strong>et</strong>. Sans que Guillaume s´y employât, son perroqu<strong>et</strong> répétait le langage d´un monde privilégié, son singe en imitait les gestes.<br />
Aussi ne courait-il pas le risque des gens excentriques, une semaine a<strong>do</strong>ptés <strong>et</strong> rej<strong>et</strong>és par le monde. Il y creusait sa place <strong>et</strong><br />
apparaissait, son nom l´accréditant, y avoir grandi toujours. ».<br />
81 Le «mythe personnel» est un terme proposé par Charles Mauron, en 1963, dans sa thèse intitulée Des métaphores obsédantes au<br />
mythe personnel (1988). Il s´agit de l'expression de la personnalité inconsciente du poète <strong>et</strong> de son évolution, comme une<br />
représentation du moi, échappant à sa pensée consciente <strong>et</strong> rendant compte de son mode d'exister; c´est une mise en histoire à la fois<br />
de son rapport au monde <strong>et</strong> aux différentes instances qui composent le moi.<br />
48
Les mythes du<br />
Moyen-Âge<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
même ascenseur, il ne lut plus « Heurtebise », mais « Roux-<br />
Combalusier ». Le premier nom qu´il crut voir advint d´un état<br />
hypnotique, dans lequel il se trouvait à cause de sa dépendance à<br />
l´opium, <strong>et</strong> qui lui permit de faire surgir de son inconscient une figure<br />
qui n´était autre que l´image du père.<br />
▪ la pièce Les Chevaliers de la Table Ronde, qui constitue un épisode<br />
du cycle des romans de la Table ronde ;<br />
▪ le scénario du film l´Éternel R<strong>et</strong>our, qui nous renvoie à Tristan <strong>et</strong><br />
Yseult ;<br />
▪ la pièce Renaud <strong>et</strong> Armide.<br />
Comme l´amour est impossible en vie par l´interdit de l´inceste, l´amour dans<br />
la mort constitue un autre thème des romans, du théâtre <strong>et</strong> des films de Cocteau : La<br />
Machine infernale, Les Parents terribles, Les Enfants terribles, l´Éternel r<strong>et</strong>our, Roméo<br />
<strong>et</strong> Juli<strong>et</strong>te, L´Aigle à deux têtes <strong>et</strong> Orphée.<br />
Tout individu qui a perdu son père lors de la p<strong>et</strong>ite enfance se sent coupable du<br />
désir inconscient qu´il a eu de l´éliminer, afin de rester seul avec sa mère. De surcroît, à<br />
cause du manque de médiation du père dans la structure familiale, qui n´est composée<br />
que par la mère <strong>et</strong> l´enfant, ce dernier peut ressentir «une angoisse liée à une relation<br />
avec l´image d´une mère archaïque» (Clancier ; 1997 : 159). La force pulsionnelle est<br />
grande <strong>et</strong> la capacité de sublimation du suj<strong>et</strong> peut le conduire à reformuler ses conflits<br />
dans sa création. En fait, les conflits inconscients de Cocteau ont laissé des traces dans<br />
son œuvre comme, par exemple, l´image de la mère archaïque possessive. Ils l´ont<br />
amené à créer, à reprendre, à transformer <strong>et</strong> à intégrer des thèmes anciens dans des<br />
formes modernes, notamment dans le film Orphée. Dans son dernier film, Le Testament<br />
d´Orphée, il préfigure sa propre mort : Athéna, qui représente la mère archaïque,<br />
transperce le poète de sa lance. Cocteau a crée des mythes personnels, comme celui de<br />
la femme possessive e dangereuse qu´est Elisab<strong>et</strong>h dans Les Enfants terribles 82 .<br />
82 Les Enfants terribles, qui ont <strong>do</strong>nné suite à un roman <strong>et</strong> à un film, s´avèrent, au premier degré, un drame bourgeois ainsi qu´un<br />
roman psychologique. Élisab<strong>et</strong>h <strong>et</strong> Paul, deux a<strong>do</strong>lescents qui vivent dans un appartement avec leur mère malade, partagent la même<br />
chambre depuis leur enfance. C´est Élisab<strong>et</strong>h qui s´occupe d´elle. Leur père, qui est alcoolique, n´est pas présent <strong>et</strong> ne revient à la<br />
49
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Nous allons, désormais, nous pencher sur la reprise du mythe d´Œdipe, <strong>et</strong>, par<br />
conséquent, sur les thèmes de l´inceste <strong>et</strong> du parricide dans La Machine infernale<br />
(1934).<br />
4.3- Les analogies <strong>et</strong> les divergences entre Œdipe roi <strong>et</strong> La Machine infernale<br />
Jean Cocteau a, tout d´abord, respecté la trame générale de la tragédie de<br />
Sophocle <strong>et</strong> son adaptation semble parfois littérale, ce qui nous prouve que l´auteur a<br />
procédé à une transposition homodiégétique, puisqu´il reprend le même suj<strong>et</strong><br />
mythologique 83 .<br />
Tout comme chez Sophocle, Œdipe mène une enquête sur ses véritables<br />
origines, se secourant des témoignages des messagers <strong>et</strong> des serviteurs <strong>et</strong> se heurtant à<br />
ce qu´il soupçonne d´être un complot de sa perte. Les mythèmes 84 d´Œdipe roi<br />
subsistent avec :<br />
▪ l´oracle d´Apollon qui condamne Œdipe au parricide <strong>et</strong> à l´inceste : « Tu assassineras<br />
ton père <strong>et</strong> tu épouseras ta mère. » (I, 35) ;<br />
▪ le meurtre d´un vieillard qui est, en fait, son père : « Un soir de voyage, au carrefour<br />
où les chemins de Delphes <strong>et</strong> de Daulie se croisent, il rencontre une escorte. Un cheval<br />
le bouscule ; une dispute éclate ; un <strong>do</strong>mestique le menace ; il riposte par un coup de<br />
bâton. Le coup se trompe d´adresse <strong>et</strong> assomme le maître. Ce vieillard mort est Laïus,<br />
roi de Thèbes. Et voici le parricide. » (I, 35) ;<br />
maison que pour mourir. Au début du roman, Paul est blessé, au cours d´une bataille de boules de neige à la sortie du lycée, par<br />
Dargelos, un élève agressif <strong>et</strong> indiscipliné <strong>do</strong>nt la beauté <strong>et</strong> le caractère fascinent son camarade. La tragédie débute quand Gérard, un<br />
ami de Paul, le ramène à la maison. Le médecin de famille affirme, alors, que le jeune garçon ne peut plus r<strong>et</strong>ourner à l´école. La vie<br />
de Paul <strong>et</strong> de sa sœur se confine <strong>do</strong>rénavant dans leur chambre commune, où Gérard se rend tous les jours, afin de participer à leurs<br />
jeux. Ces enfants étant pauvres, Élisab<strong>et</strong>h travaille comme mannequin dans une maison de couture, où elle sympathise avec Agnès,<br />
qu´elle invite à venir dans la chambre. Puis, elle épouse un jeune américain très riche, qui meurt le soir du mariage, à la suite d´un<br />
accident de moto. Elle hérite ce qui lui est du <strong>et</strong> la tragédie se déroule désormais entre les quatre personnages : Élisab<strong>et</strong>h, Paul,<br />
Agnès <strong>et</strong> Gérard. Ce dernier aime Élisab<strong>et</strong>h, devenue le meneur du jeu, mais elle ne s´en aperçoit pas <strong>et</strong> ne songe qu´à son frère.<br />
Agnès aime Paul, qui correspond à c<strong>et</strong> amour, car elle lui rappelle le visage de Dargelos. Le destin frappe une seconde fois Paul,<br />
lorsqu´ Élisab<strong>et</strong>h n´accepte pas de s´écarter de lui <strong>et</strong> invente une machination diabolique pour les séparer. Paul meurt <strong>et</strong> sa sœur se<br />
suicide d´un coup de revolver, comme l´a fait le père de Cocteau. La vie de Paul a <strong>do</strong>nc été entourée par deux figures mortifères : la<br />
figure d´ange de Dargelos, qui l´a fasciné, <strong>et</strong> celle de démon de sa sœur, qui représente à la fois l´amante <strong>et</strong> la mort.<br />
83 Selon Gérard Lieber, dans sa préface de l´édition de 1934 de La Machine infernale, la «matière est empruntée à la légende<br />
d´Œdipe <strong>et</strong> à ses différents épisodes : l´enfant aban<strong>do</strong>nné dans la montagne, le meurtre du père, la victoire sur le (ou la) Sphinx, le<br />
mariage avec la mère, la découverte tardive de l´enchaînement fatal des événements avec pour conséquence la mort de la mère <strong>et</strong><br />
l´aveuglement d´Œdipe. Le modèle théâtral est <strong>do</strong>nné vers Sophocle (vers 495-406 av. J.- C.). » (Cocteau ; 1934 : 7).<br />
84 Dans son article «Permanence du mythe <strong>et</strong> changements de l´histoire» (Le Mythe <strong>et</strong> le Mythique ; 1987 : 17 à 28), Gilbert Durand<br />
affirme que l´Histoire est l´adaptation de l´identité de la nature humaine aux événements <strong>et</strong>, qu´avec le mythe, elle se range dans le<br />
rang du récit. Il se demande comment le mythe, qui est une invariante universelle, dérive de l´espace <strong>et</strong> du temps. Selon lui, le mythe<br />
d´Œdipe est tout aussi valable chez Freud que chez Sophocle. <strong>Pour</strong> ne pas se dénaturer, un mythe ne peut pas perdre trop de<br />
mythèmes. Il est animé de trois formes différentes par les flux des avatars de l´Histoire : les dérivations hérétiques, quand certains<br />
mythèmes sont préférés au détriment d´autres ; les dérivations syncrétiques, lorsque la totalité de l´univers imaginaire d´un<br />
ensemble historico-culturel gravite autour d´un mythe <strong>et</strong>, finalement, les dérivations éthiques, quand une pression historique fait<br />
porter un jugement de valeur sur un élément ou un ensemble mythique. Face à ces changements, le mythe perdure <strong>et</strong> vainc l´entropie<br />
du temps mortel.<br />
50
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
▪ l´allusion à la résolution de l´énigme du Sphinx <strong>et</strong> le mariage avec sa mère biologique:<br />
« Pendant une de ses haltes, on lui raconte le fléau du Sphinx. Le sphinx, " la Jeune Fille<br />
ailée", “la Chienne qui chante”, tue peu à peu la jeunesse de Thèbes. Ce monstre pose<br />
une devin<strong>et</strong>te <strong>et</strong> tue ceux qui ne la résolvent pas. La reine Jocaste, veuve de Laïus, offre<br />
sa main <strong>et</strong> sa couronne. Comme s´élancera Le jeune Siegfried, Œdipe se hâte. La<br />
curiosité, l´ambition le dévorent. La rencontre a lieu. De quelle nature, c<strong>et</strong>te rencontre ?<br />
Mystère. Toujours est-il que le jeune Œdipe entre à Thèbes en vainqueur <strong>et</strong> qu´il épouse<br />
la reine. Et voilà l´inceste. » (I, 36) ;<br />
▪ la découverte de la vérité avouée par le berger, au bout de longues années : « Tu es le<br />
fils de Jocaste, ta femme, <strong>et</strong> de Laïus tué par toi au carrefour des trois routes. Inceste <strong>et</strong><br />
parricide, les dieux te par<strong>do</strong>nnent. » (IV, 131) ;<br />
▪ le suicide de Jocaste <strong>et</strong> la mutilation d´Œdipe annoncée par Antigone : « Mon oncle !<br />
Tirésias ! Montez vite, vite, c´est épouvantable ! J´ai entendu crier dans la chambre ;<br />
p<strong>et</strong>ite mère ne bouge plus, elle est tombée tout de son long <strong>et</strong> p<strong>et</strong>it père se roule sur elle<br />
<strong>et</strong> il se <strong>do</strong>nne des coups dans les yeux avec sa grosse broche en or. Il y a du sang<br />
partout. J´ai peur ! J´ai trop peur, montez…, montez vite… » (IV, 131).<br />
De Sophocle à Cocteau, nous continuons en présence d´une question d´actualité<br />
politique 85 . Dans Œdipe roi (1973), Sophocle nous expose la rivalité des cités de<br />
l´Antiquité.<br />
Par la localisation géographique des événements, nous r<strong>et</strong>rouvons, chez<br />
Sophocle, une époque pendant laquelle la Grèce 86 n´est pas encore une nation unifiée <strong>et</strong><br />
où chaque grande ville essaie d´imposer son autorité sur les autres. Il est, alors, possible<br />
de constater que Sophocle est lui-même un citoyen d´Athènes 87 , puisqu´il semble lui<br />
conférer plus de prestige à travers ses textes.<br />
Recueilli par un berger, Œdipe est a<strong>do</strong>pté par le roi de Corinthe, ville dans<br />
laquelle il passe sa jeunesse. C<strong>et</strong>te ville qui, au VI e siècle, constituait le plus vaste centre<br />
maritime <strong>et</strong> commercial de la Grèce, déclina devant Athènes durant la guerre du<br />
85 «L´Œdipe de Sophocle ne prétend pas résoudre un problème : il soulève des questions que, probablement, au temps d´Homère, on<br />
ne se posait pas, car les lois civiques n´existaient pas <strong>et</strong> les héros n´avaient <strong>do</strong>nc pas à les suivre. La légende d´Œdipe, trop riche<br />
pour n´avoir qu´une seule <strong>et</strong> unique clé, se révélera capable, parce qu´elle intrigue <strong>et</strong> passionne ceux qui l´entendent, de survivre<br />
jusqu´à nos jours en soulevant d´autres dilemmes.» (Journ<strong>et</strong> ; 2006 : 51).<br />
86 Cf. Annexe V : la Grèce au V e siècle avant J.-C.<br />
87 Nicolas Journ<strong>et</strong> (2006 : 51) remarque qu´en s´affermissant, de nombreuses citées grecques se sont inventées un fondateur<br />
autochtone, alors que la légende ancienne en attribuait la fondation à un héros ou à un demi-dieu venu d´ailleurs. Au V e siècle,<br />
Athènes s´est <strong>do</strong>tée d´assemblées, d´institutions <strong>et</strong> de lois, <strong>do</strong>nt le plein accès est réservé aux citoyens légitimes. Face à la montée<br />
des étrangers parfois riches <strong>et</strong> actifs, qui réclament leur intégration, Périclès a a<strong>do</strong>pté, en 451, des mesures plus restrictives : seuls<br />
les enfants nés de père <strong>et</strong> mère athéniens seront des citoyens légitimes. La filiation <strong>et</strong> l´autochtonie deviennent, dès lors, un enjeu<br />
concr<strong>et</strong>. Sophocle aborde, <strong>do</strong>nc, dans sa pièce, un thème sensible : le souci des athéniens face aux étrangers. En m<strong>et</strong>tant en scène<br />
Œdipe, il entend peut-être prévenir les dangers des mesures de Périclès : Œdipe poussa ce mythe politique jusqu´à ses ultimes<br />
conséquences, en confondant la cité avec la famille (Idem : 57).<br />
51
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Péloponnèse. <strong>Pour</strong> Œdipe, Corinthe n´est qu´une ville de passage, étant <strong>do</strong>nné qu´ il la<br />
quitte, à partir du moment où il <strong>do</strong>ute de ses origines ; puis, il refuse d´y r<strong>et</strong>ourner, après<br />
avoir entendu l´oracle d´Apollon. C<strong>et</strong>te ville ne détient <strong>do</strong>nc qu´une importance<br />
secondaire face à Athènes.<br />
Quant à Thèbes, elle a longtemps été une ville ennemie d´Athènes, en s´alliant<br />
d´abord aux Perses durant les guerres nédiques, puis aux Spartiates, lors de la guerre du<br />
Péloponnèse. C´est à c<strong>et</strong>te ville que sont associés les crimes d´Œdipe ⎯ le parricide <strong>et</strong><br />
l´inceste⎯, ce qui nous montre que Sophocle a voulu la discréditer.<br />
Dans Œdipe à Colonne du même auteur, Œdipe est absous de ses crimes <strong>et</strong><br />
divinisé. Il est né à Thèbes, où il a été maudit par la suite, <strong>et</strong> a été élevé à Corinthe, mais<br />
c´est dans un des quartiers d´Athènes ⎯ Colonne ⎯ qu´il trouve le par<strong>do</strong>n <strong>et</strong> la gloire.<br />
La Machine infernale traite, aussi, de politique 88 , puisqu´elle fait intervenir rois<br />
<strong>et</strong> reines <strong>do</strong>nt le pouvoir n´est toutefois pas envié. En eff<strong>et</strong>, ce dernier est marqué par<br />
des intrigues, des gouvernants non appréciés, des gouvernés faciles à manipuler <strong>et</strong> un<br />
pays terrorisé par le Sphinx 89 .<br />
Jean Cocteau <strong>do</strong>nne un nouveau souffle au mythe d´Œdipe en y incorporant<br />
des allusions à l´actualité politique de son époque, c´est-à-dire, à la période de l´entre-<br />
deux-guerres. La première représentation de la pièce date, d´ailleurs, de 1934, c<strong>et</strong>te<br />
époque étant marquée par la montée des régimes totalitaires en Europe, avec Mussolini<br />
en Italie (1929) <strong>et</strong> Hitler en Allemagne (1933). En 1936, la guerre civile éclate en<br />
Espagne, opposant les républicains aux troupes nationalistes du général Franco,<br />
soutenues par Hitler <strong>et</strong> Mussolini. En France, beaucoup de personnes revendiquent un<br />
régime de ce type, comme le fait la matrone pour Thèbes : « (…) Il faudrait un homme<br />
de poigne, un dictateur ! » (II, 72). Le 6 février 1934, les organisations d´extrême droite<br />
avaient déclenché des émeutes dans la capitale française, afin de renverser la<br />
République en faveur d´une dictature. De la sorte, Cocteau ridiculise ces organisations,<br />
qui pourraient être représentées par la matrone, qui croit que sa belle-sœur est un<br />
vampire <strong>et</strong> que ses fils épouseront, un jour, des créatures monstrueuses : « (…) Mais<br />
moi, je sais que ma belle-sœur est un vampire, je le sais… Et mes fils risquent<br />
88 Le mythe a un caractère politique, puisqu´il m<strong>et</strong> en scène des figures royales ou r<strong>et</strong>race la fondation des cités. C<strong>et</strong>te portée<br />
politique du mythe est fort visible dans La Machine infernale, où Cocteau présente le pouvoir comme un obj<strong>et</strong> de convoitise <strong>et</strong> de<br />
dégoût. Le dramaturge instaure, toutefois, un vrai débat politique entre les personnages. Leurs discussions renvoient à l´actualité<br />
politique des années 1930-1940, qui apparaît étrangement liée à l´univers intemporel du mythe.<br />
89 « Dieux, il est d´autres sphinx que le vieux sphinx de Thèbe [sic]. / Sachez ceci, tyrans de l´homme <strong>et</strong> de l´Érèbe, / Dieux qui<br />
versez le sang, dieux <strong>do</strong>nt on voit le fond, / Nous nous sommes tous faits bandits sur ce grand mont / Où la terre <strong>et</strong> le ciel semblent<br />
en équilibre, / Mais vous pour être rois <strong>et</strong> moi pour être libre.» (Hugo : 2002 ; 500, vers 651 à 656).<br />
52
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
d´épouser des monstres d´enfer parce qu´ils s´obstinent à être in-cré-du-les. » (II, 71).<br />
L´après-guerre de 1918 ressemble, ainsi, de plus en plus à un avant-guerre.<br />
Le spectateur assiste, également, à une parodie des discours officiels prononcés<br />
lors de la Première Guerre Mondiale, afin de glorifier l´héroïsme des soldats <strong>et</strong> des<br />
familles qui avaient perdu un ou plusieurs de leurs membres : « La guerre, c´est déjà pas<br />
drôle, mais crois-tu que c´est un sport que de se battre contre un ennemi qu´on ne<br />
connaît pas. » (I, 39). Plus loin, le désir des autorités thébaines d´ériger un monument<br />
aux morts, victimes du Sphinx, renvoie aux souscriptions pour construire des<br />
monuments aux morts de la Première Guerre Mondiale, dans les communes françaises :<br />
« Voilà-t-il point qu´ils inventent de nous demander nos derniers sous pour construire<br />
un monument aux morts du Sphinx ? Croyez-vous que cela nous les rende ? » (II, 73).<br />
Le Sphinx est ainsi envisagé comme une allégorie de la guerre de 14-18, au cours de<br />
laquelle les jeunes générations ont été sacrifiées au nom de la nation : « (…) Ensuite, le<br />
bruit s´étant répandu que le Sphinx posait des devin<strong>et</strong>tes, on a sacrifié la jeunesse des<br />
écoles ; alors les prêtres ont déclaré que le Sphinx exigeait des offrandes. C´est là-<br />
dessus qu´on a choisi les plus jeunes, les plus faibles, les plus beaux. » (II, 73). En eff<strong>et</strong>,<br />
la victoire de 1918 a été remportée, mais a provoqué d´innombrables victimes mortelles.<br />
On pensait que c´était le prix à payer pour un monde meilleur, alors que la menace d´un<br />
autre conflit déclenchait un sentiment d´insécurité <strong>et</strong> de méfiance de la population<br />
envers la politique. Tous les espoirs des Français furent <strong>do</strong>nc vite dissipés. Cocteau<br />
nous rend un témoignage de leur déception.<br />
4.4- L´originalité de Cocteau<br />
« Le mythe littéraire est constitué par ce récit, que l´auteur traite <strong>et</strong> modifie avec une<br />
grande liberté, <strong>et</strong> par les significations nouvelles qui y sont ajoutées. Quand une telle<br />
signification ne s´ajoute pas aux <strong>do</strong>nnées de la tradition, il n´y a pas de mythe<br />
littéraire (…). » (Albouy ; 1969 : 9).<br />
Par rapport à l´hypotexte de Sophocle, Jean Cocteau a tout d´abord créé de<br />
nouveaux personnages 90 : le fantôme de Laïus, Anubis, le Sphinx <strong>et</strong> la matrone. Le<br />
90 Dans La Machine infernale (1934), Cocteau désigne la Sphinx de Sophocle au masculin <strong>et</strong> utilise la transcription latine Laïus,<br />
certainement pour se moquer de ses discours que personne n´écoute. Le fantôme de Laïus, qui apparaît sur les remparts de Thèbes,<br />
dans l´acte I, nous fait penser à Haml<strong>et</strong> de Shakespeare (1997), lorsque le roi mort apparaît à son fils <strong>et</strong> lui révèle qu´on l´a<br />
assassiné.<br />
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À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
spectre de Laïus parle de manière discontinue afin de ridiculiser le rôle du père. Cocteau<br />
le m<strong>et</strong> en scène en tant qu´être pur de tout reproche, ce qui est en contradiction avec la<br />
tradition mythique. Ce n´est pas lui qui expose son fils <strong>et</strong> qui lui troue les pieds (c´est<br />
Jocaste, la mère de l´enfant) ; de même, il ne lève point la main le premier sur Œdipe,<br />
lors de leur rencontre au carrefour fatal. Chez Cocteau, l´agression part du <strong>do</strong>mestique<br />
<strong>et</strong> Œdipe frappe Laïus sans l´avoir voulu : « le coup se trompe d´adresse <strong>et</strong> assomme le<br />
maître » (I, 35). Dans La Machine infernale, les dieux sont mauvais <strong>et</strong> cruels <strong>et</strong> ils ont<br />
arbitrairement choisi Œdipe pour leurs p<strong>et</strong>its jeux, ce qui prouve qu´ Œdipe n´est pas<br />
coupable de ce qu´il lui arrive. Anubis, le dieu des morts d´Égypte, ne se transforme<br />
jamais en être humain, ne pouvant ainsi ressentir aucun sentiment. Il nous rappelle,<br />
alors, que l´apparence des dieux n´est qu´une invention des hommes. C´est, également,<br />
l´exécuteur impitoyable du Sphinx, mais, lorsque ce dernier redevient déesse, Anubis<br />
lui est complètement soumis. Le Sphinx, <strong>do</strong>nt le corps <strong>et</strong> l´esprit sont en contradiction,<br />
est le résultat de la métamorphose de Némésis, la déesse de la vengeance qui incarne la<br />
fatalité. Il revêt aussi l´apparence d´une jeune fille, qui n´aime pas tuer <strong>et</strong> qui ressent des<br />
sentiments humains comme l´amour. La matrone, en revenant de Thèbes, parle<br />
longuement à Némésis, ne sachant pas qu´il s´agit du Sphinx, puisqu´elle l´appelle<br />
« Mademoiselle » (II, 71) <strong>et</strong> lui conseille de faire attention à une possible attaque de ce<br />
dernier.<br />
Cocteau emprunte les autres personnages au drame de Sophocle <strong>et</strong> garde leur<br />
identité, c´est-à-dire « leur inscription dans un univers diégétique : nationalité, sexe,<br />
appartenance familiale, <strong>et</strong>c. », ce qui constitue un « signe presque infaillible de la<br />
fidélité diégétique » (Gen<strong>et</strong>te : 1982, 422). Cependant, le dramaturge transforme ces<br />
personnages au niveau de leur caractère, moyennant la transvalorisation. Dans Œdipe<br />
roi, Œdipe apparaît comme étant un jeune homme très intelligent, puisqu´il a réussi à<br />
résoudre l´énigme du sphinx : « (…) nous t´estimons le premier de tous les mortels dans<br />
les incidents de notre existence <strong>et</strong> les conjectures créées par les dieux. Il t´a suffi<br />
d´entrer jadis dans c<strong>et</strong>te ville de Cadmos pour la libérer du tribut qu´elle payait alors à<br />
l´horrible Chanteuse. » (Sophocle ; 1973 : 186). Dans La Machine infernale (1934),<br />
Œdipe est un personnage démystifié qui ne possède plus c<strong>et</strong>te intelligence : il ne résout<br />
l´énigme du sphinx que parce qu´il a été aidé par ce dernier <strong>et</strong> n´est même pas capable<br />
de le reconnaître lorsqu´il l´aperçoit pour la première fois. Sa seule ambition est de<br />
devenir roi, pour être riche : « (…) J´aime les foules qui piétinent, les tromp<strong>et</strong>tes, les<br />
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À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
oriflammes qui claquent, les palmes qu´on agite, le soleil, l´or, la pourpre, le bonheur, la<br />
chance, vivre enfin ! » (II, 77). Et, lorsque le Sphinx lui apparaît sous sa véritable<br />
forme, Œdipe tremble de peur <strong>et</strong> appelle sa mère : « Mérope ! … <strong>Maman</strong> ! » (II, 84).<br />
Ensuite, quand Tirésias le rend temporairement aveugle, il appelle Jocaste en criant « au<br />
secours » (III, 104), comme un p<strong>et</strong>it enfant appellerait sa mère. Œdipe est prisonnier du<br />
désir incestueux : il préfère les femmes mûres <strong>et</strong> demeure insensible au charme du<br />
sphinx, qui apparaît sous la forme d´une jeune fille. Il avoue, d´ailleurs, à Tirésias qu´il<br />
a « toujours rêvé d´un amour presque maternel » (III, 102). C´est seulement à partir du<br />
moment où il se rend volontairement aveugle qu´Œdipe devient un héros, le symbole de<br />
l´absurde de la condition humaine. Œdipe n´est, <strong>do</strong>nc, plus un jeune homme fort <strong>et</strong><br />
intelligent, mais plutôt un jeune rêveur ambitieux. Finalement, dans le mythe, Œdipe est<br />
amené à comm<strong>et</strong>tre involontairement d´horribles crimes à cause de son père Laïus, mais<br />
il n´en comm<strong>et</strong> qu´un seul par sa volonté, qu´aucun oracle n´avait prévu : la mort de ses<br />
deux fils due à ses imprécations. Cocteau opte pour faire disparaître totalement les deux<br />
fils, le père ne pouvant point être méchant dans sa pièce. Soit à cause de son histoire<br />
personnelle, soit sous l´influence de la psychanalyse, il m<strong>et</strong> plus en scène le complexe<br />
que le mythe.<br />
Chez Sophocle, Jocaste commence par réconcilier son frère Créon <strong>et</strong> Œdipe :<br />
« Malheureux ! qu´avez-vous à soulever ici une absurde guerre de mots ? N´avez-vous<br />
pas de honte, lorsque votre pays souffre ce qu´il souffre, de remuer ici vos rancunes<br />
privées ? (À Oedipe.) Allons, rentre au palais. Et toi chez toi, Créon. Ne faites pas d´un<br />
rien une immense <strong>do</strong>uleur. » (1973 : 206). Elle ne croit point aux prophéties <strong>et</strong> aux<br />
oracles <strong>et</strong> essaie de convaincre son second mari à ne pas éclaircir les <strong>do</strong>utes qui règnent<br />
sur sa naissance : « Et n´importe de qui il parle ! N´en aie nul souci. De tout ce qu´on t´a<br />
dit, va, ne conserve même aucun souvenir. À quoi bon ! » (Idem : 220). C´est elle qui<br />
informe Œdipe sur l´assassinat de Laïos, mais elle demeure un personnage énigmatique<br />
car elle ne parle pas de ce qu´elle a ressenti lors de l´aban<strong>do</strong>n de son fils <strong>et</strong> lors de la<br />
découverte de l´inceste. Chez Cocteau, elle apparaît comme une femme qui est sans<br />
cesse en colère, qui se débat avec ses accessoires <strong>et</strong> qui déteste les escaliers : « (…) Et<br />
les escaliers me détestent. Les escaliers, les agrafes, les écharpes. Oui ! Oui ! Ils me<br />
détestent ! Ils veulent ma mort. » (I, 59). Elle ressemble plus à une mère qu´à une<br />
épouse, à travers le vocabulaire qu´elle emploie lorsqu´elle s´adresse à Œdipe : « (…)<br />
Allons ! quel gros bébé ! il est impossible de te laisser dans toute c<strong>et</strong>te eau. Ne te fais<br />
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À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
pas lourd, aide-moi… » (III, 113). Mais c´est une mère frustrée qui, jadis, a sacrifié son<br />
enfant qui peuple désormais ses rêves: « L´endroit du rêve ressemble à c<strong>et</strong>te plate-<br />
forme ; alors je te le raconte. Je suis debout, la nuit ; je berce une espèce de nourrisson.<br />
Tout à coup, ce nourrisson devient une pâte gluante qui me coule entre les <strong>do</strong>igts. Je<br />
pousse un hurlement <strong>et</strong> j´essaie de lancer c<strong>et</strong>te pâte ; mais… oh ! Zizi… Si tu savais,<br />
c´est immonde… C<strong>et</strong>te chose, c<strong>et</strong>te pâte reste reliée à moi <strong>et</strong> quand je me crois libre, la<br />
pâte revient à toute vitesse <strong>et</strong> gifle ma figure. (…) » (I, 49). Elle conserve, d´ailleurs,<br />
son berceau près de son lit, ce qui prouve qu´il s´agit d´une mère désespérée : « Veux-tu<br />
que j´ôte le berceau ? Depuis la mort de l´enfant, il me le fallait près de moi, je ne<br />
pouvais pas <strong>do</strong>rmir… j´étais trop seule… Mais maintenant… » (III, 98). Cependant, elle<br />
ment à Œdipe en lui racontant que sa sœur de lait avait tué son enfant en l´aban<strong>do</strong>nnant<br />
« sur une montagne » (III, 115), après lui avoir troué les pieds. Ainsi, pour faire de<br />
Laïos un personnage entièrement pur, Cocteau chargea Jocaste : c´est elle qui prend<br />
l´initiative de mutiler <strong>et</strong> d´exposer l´enfant. Alors que, dans le mythe, elle n´était qu´une<br />
malheureuse victime du crime de son mari, qui la privait d´être mère <strong>et</strong> la condamnait à<br />
l´inceste, son désir incestueux est flagrant chez Cocteau. Toutefois, elle n´est point<br />
mauvaise ou antipathique, faible plutôt, <strong>et</strong>, après sa mort, elle apparaît comme un<br />
fantôme secourable à son fils aveugle au cours de l´acte IV, devenant mère pour<br />
l´éternité, sans être désormais hantée par le crime de l´inceste, puisqu´au royaume des<br />
morts les « choses qui paraissent abominables aux humains […] ont peu d´importance »<br />
(IV, 133). Dans la pièce de Cocteau, Jocaste n´apparaît, <strong>do</strong>nc, pas comme une femme<br />
passive <strong>et</strong> effacée, mais plutôt comme l´un des personnages les plus importants de la<br />
pièce à partir de l´acte III.<br />
Dans le drame de Sophocle, Tirésias est un aveugle 91 qui voit l´avenir sous les<br />
ordres de Loxias, c´est-à-dire Apollon. Il y surgit comme « l´auguste devin, celui qui,<br />
seul, parmi les hommes, porte en son sein la vérité ! » (1973 : 194). Il accuse Œdipe<br />
d´être l´assassin de Laïos, sans craindre ses menaces, puisqu´il est le représentant des<br />
91<br />
Robert Graves (1967 : 297 <strong>et</strong> 298) présente les causes hypothétiques de la cécité de Tirésias, le devin le plus célèbre de la Grèce à<br />
c<strong>et</strong>te époque :<br />
1 ère hypothèse : Athéna l´a rendu aveugle parce qu´il l´avait aperçue, par mégarde, en train de se baigner nue.<br />
2 ème hypothèse : Un jour, sur le mont Cyllène, Tirésias aperçut une scène d´accouplement entre deux serpents. Ceux-ci l´attaquèrent<br />
<strong>et</strong> il tua la femelle à coups de bâton. Tirésias fut alors transformé en une prostituée célèbre. Sept ans plus tard, assistant à la même<br />
scène, au même endroit, il tua le serpent mâle <strong>et</strong> redevint homme.<br />
3 ème hypothèse : Au cours d´une dispute entre Aphrodite <strong>et</strong> les Trois Grâces à propos de laquelle des trois était la plus belle, Tirésias<br />
affirma qu´il s´agissait de Célé. Aphrodite le transforma aussitôt en vieille femme, puis Célé l´emmena en Crète, où elle lui offrit<br />
une magnifique chevelure. Tirésias dut alors apaiser une seconde querelle, mais c<strong>et</strong>te fois entre Héra <strong>et</strong> Zeus, à propos de l´infidélité<br />
de celui-ci. Tirésias défendit Zeus <strong>et</strong> Héra se vengea de lui, en le rendant aveugle. Zeus lui <strong>do</strong>nna, alors, le <strong>do</strong>n de la prophétie <strong>et</strong> une<br />
vie s´étendant sur sept générations, afin de le compenser.<br />
56
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
dieux. Il symbolise ainsi tout le contraire d´ Œdipe : il est physiquement aveugle, mais<br />
connaît la vérité. Dans La Machine infernale (1934), Tirésias est toujours un devin,<br />
mais son <strong>do</strong>n de prophétie ne sert absolument à rien, car il ne peut empêcher les<br />
événements futurs, ce qui montre que même celui qui sait ne peut rien conte la fatalité.<br />
Il incarne, <strong>do</strong>nc, les limites de la condition humaine. Cependant, il est constamment<br />
ridiculisé par la reine : « Quel malheur ! Toujours trop tard, Zizi, je suis toujours<br />
informée la dernière dans ce royaume. Que de temps perdu avec vos poul<strong>et</strong>s <strong>et</strong> vos<br />
oracles ! Il fallait courir. Il fallait deviner. Nous ne saurons rien ! rien ! rien ! Et il y aura<br />
des cataclysmes, des cataclysmes épouvantables. Et ce sera votre faute, Zizi, votre faute,<br />
comme toujours. » (I, 56-57). Tirésias perd, <strong>do</strong>nc, ses fonctions d´auguste devin de la<br />
cité.<br />
En ce qui concerne le déroulement de l´intrigue, Cocteau introduit tout d´abord<br />
des changements au niveau des actes de la pièce. Ainsi, les actes I <strong>et</strong> II n´ont pas<br />
d´équivalent chez Sophocle. Il s´agit d´une « addition » <strong>do</strong>nt « le principe d´extension<br />
est pour l´essentiel une continuation analeptique : non pas depuis l´origine du drame<br />
(oracle, naissance <strong>et</strong> exposition d´Œdipe), mais aussitôt après la mort de Laïos »<br />
(Gen<strong>et</strong>te : 1982, 368). Des quatre actes de c<strong>et</strong>te pièce moderne, le quatrième est le seul<br />
qui correspond au dernier acte d´Œdipe roi.<br />
Le dramaturge modifie également certains moments fondamentaux de la<br />
diégèse. Il imagine tout d´abord qu´Œdipe est incapable de résoudre seul, par son<br />
intelligence, l´énigme du Sphinx, comme nous l´avons déjà affirmé. Il ne réussit à<br />
répondre à la question du sphinx que parce que celui-ci lui a soufflé la réponse par<br />
amour :<br />
▪ « …Et maintenant je vais te <strong>do</strong>nner un spectacle. Je vais te montrer ce qui se passerait<br />
à c<strong>et</strong>te place, Œdipe, si tu n´étais pas n´importe quel joli garçon de Thèbes <strong>et</strong> si tu<br />
n´avais pas eu le privilège de me plaire. » (II, 83) ;<br />
▪ « Ensuite, je te commanderais d´avancer un peu <strong>et</strong> je t´aiderais en desserrant tes<br />
jambes. Là ! Et je t´interrogerais. Je te demanderais par exemple : Quel est l´animal qui<br />
marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur trois pattes le soir ? Et tu<br />
chercherais, tu chercherais. À force de chercher, ton esprit se poserait sur une p<strong>et</strong>ite<br />
médaille de ton enfance, ou tu répéterais un chiffre, ou tu compterais les étoiles entre<br />
ces deux colonnes détruites, <strong>et</strong> je te rem<strong>et</strong>trais au fait en te dévoilant l´énigme. C<strong>et</strong><br />
animal est l´homme qui marche à quatre pattes lorsqu´il est enfant, sur deux pattes<br />
57
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
quand il est valide, <strong>et</strong> lorsqu´il est vieux, avec la troisième patte d´un bâton. » (II, 84 <strong>et</strong><br />
85).<br />
Puis, au contraire de ce qui se passe dans Œdipe roi, Jocaste réapparaît, afin de<br />
guider Œdipe devenu aveugle : « Ta femme est morte pendue, Œdipe. Je suis ta mère.<br />
C´est ta mère qui vient à ton aide… Comment ferais-tu rien que pour descendre seul c<strong>et</strong><br />
escalier, mon pauvre p<strong>et</strong>it ? » (IV, 133). De la sorte, sa fille Antigone ne l´accompagne<br />
plus seule, mais avec l´aide de sa mère, sans pour autant percevoir sa présence. Jocaste<br />
apparaît, alors, en tant que mère <strong>et</strong> non plus comme l´épouse défunte.<br />
Il s´agit de deux éléments diégétiques auxquels Sophocle avait renoncé <strong>et</strong> qui<br />
perm<strong>et</strong>tent à Cocteau de se démarquer d´Œdipe roi, qui avait été considéré comme « la<br />
meilleure des tragédies du temps » (Astier : 1988,1066) par Aristote.<br />
Alors que dans Œdipe roi l´inceste <strong>et</strong> le parricide demeurent toujours<br />
abominables à cause du relativisme moral de la pièce, chez Cocteau ces crimes perdent<br />
de leur horreur dans le royaume des morts : « (…) Les choses qui paraissent<br />
abominables aux humains, si tu savais, de l´endroit où j´habite, si tu savais comme elles<br />
ont peu d´importance. » (IV, 133) 92 . L´inceste disparaît avec le corps dans l´au-delà, où<br />
les actes monstrueux ne sont pas perçus comme tels.<br />
De même, Cocteau confère un caractère poétique à La Machine infernale, qui<br />
naît de la vision d´un univers imaginaire dans lequel surgit l´invisible. Le réel ne se<br />
limite pas au monde sensible ; nous assistons à l´irruption de l´irréel du mystère <br />
dans le réel, à la réconciliation du visible <strong>et</strong> de l´invisible. Les morts y vivent <strong>et</strong><br />
continuent à dialoguer avec les vivants 93 . Ainsi, le fantôme de Laïus apparaît tout au<br />
début : « Messieurs ! De grâce ! Suis-je invisible ? Ne pouvez-vous m´entendre ?» (I,<br />
58). À la fin, c´est celui de Jocaste qui apparaît pour guider Œdipe devenu<br />
aveugle : « Non, Œdipe. Je suis morte. Tu me vois parce que tu es aveugle ; les autres<br />
92 C<strong>et</strong>te citation est volontairement répétée.<br />
93 Wolter (2004 ; 88 à 92) remarque que le théâtre constitue l´espace d´un massacre régulier : tous les soirs, le sang des personnages<br />
tragiques (Œdipe, Antigone, Phèdre, Haml<strong>et</strong> <strong>et</strong> ses consanguins) coule sur la scène, qui est un véritable autel sur lequel des martyrs<br />
se sacrifient (rituel de la sanctification du lieu). Quant au rideau, il tombe en gigantesque guillotine, telle une machine à tuer. À<br />
force d´être tué chaque soir, l´interprète des grands rôles devient un fantôme, le théâtre étant une maison hantée par deux types de<br />
revenants : les personnages littéraires <strong>et</strong> les artistes disparus. Toute la terminologie coctalienne renouvelle la perception du théâtre<br />
comme lieu <strong>et</strong> pratique sacrés, <strong>et</strong> vise à sacraliser le spectacle <strong>et</strong> à édifier les théâtres comme des cathédrales du drame. Le rideau de<br />
feu marque la frontière entre le périssable <strong>et</strong> l´impérissable, la rampe celle de notre univers avec le royaume céleste. Lorsque le<br />
rideau se lève, trois coups (la Trinité), puis <strong>do</strong>uze plus rapides (les Apôtres) r<strong>et</strong>entissent <strong>et</strong> les spectateurs assistent à l´éternel r<strong>et</strong>our<br />
des personnages littéraires massacrés <strong>et</strong> ressuscités, le spectacle révélant ainsi le salut offert par la poésie – l´immortalisation d´une<br />
partie de soi-même dans les personnages coctaliens. Cependant, la voie du salut est finalement celle de la profanation, car le sacré ne<br />
s´analyse pas, puisqu´il est tabou par essence. L´enfance représente c<strong>et</strong> âge magique de la naïv<strong>et</strong>é, l´enchantement enfantin du<br />
spectacle résultant de la méconnaissance de ses secr<strong>et</strong>s de fabrication. La magie se perd, alors, quand nous pénétrons dans les<br />
coulisses <strong>et</strong> lorsque nous participons à l´élaboration du mystère.<br />
58
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
ne peuvent plus me voir. » (IV, 133). La pièce est également peuplée de divinités<br />
comme le Sphinx <strong>et</strong> Anubis, qui apparaissent momentanément incarnés.<br />
Quant au temps, il est aboli, comme l´affirme Anubis : « Le temps des hommes<br />
est de l´éternité pliée (…) » (II, 87). Le passé contient le présent <strong>et</strong> annonce l´avenir.<br />
Nous sommes, <strong>do</strong>nc, en présence d´un éternel présent. Ainsi, la voix annonce aux<br />
spectateurs que les actes I <strong>et</strong> II se produisent en même temps – « Spectateurs, nous<br />
allons imaginer un recul dans le temps <strong>et</strong> revivre, ailleurs, les minutes que nous venons<br />
de vivre ensemble. En eff<strong>et</strong>, le fantôme de Laïus essaie de prévenir Jocaste, sur une<br />
plate-forme des remparts de Thèbes, pendant que le Sphinx <strong>et</strong> Œdipe se rencontrent sur<br />
une éminence qui <strong>do</strong>mine la ville. Mêmes sonneries de tromp<strong>et</strong>tes, même lune, mêmes<br />
étoiles, mêmes coqs. » (II, 65) –, les temps se juxtaposant. Plus loin, Jocaste a le même<br />
cauchemar auquel elle a fait référence dans l´acte I, <strong>et</strong> que nous avons déjà partiellement<br />
transcris : « … Non, pas c<strong>et</strong>te pâte, pas c<strong>et</strong>te pâte immonde… » (III, 112). Ensuite,<br />
Œdipe revit sa rencontre avec le Sphinx lors de sa nuit de noces : « Je dévide, je<br />
déroule, je calcule, je médite, je tresse, je vanne, je tricote, je natte, je croise… » (III,<br />
117).<br />
L´espace est également bouleversé par l´entremise des « (…) Mêmes sonneries<br />
de tromp<strong>et</strong>tes, même lune, mêmes étoiles, même coqs. » (II, 65) pour les deux premiers<br />
actes, mais il ne s´agit, toutefois, point des mêmes lieux : l´acte I se déroule à Thèbes <strong>et</strong><br />
l´acte II sur une « (…) éminence qui <strong>do</strong>mine la ville (…) » (Idem). Quant au fantôme de<br />
Laïus, il se trouve à la fois sur les remparts de Thèbes <strong>et</strong> dans le monde de l´au-delà.<br />
La Machine infernale (1934) nous plonge, aussi, dans un univers onirique, car,<br />
dans leurs rêves, Jocaste <strong>et</strong> Œdipe révèlent la vérité sur l´inceste : « (…) Allons ! quel<br />
gros bébé ! (…) » <strong>et</strong> « Oui, ma p<strong>et</strong>ite mère chérie… » (III, 113). C´est <strong>do</strong>nc à travers le<br />
rêve que ces deux personnages font ressurgir leurs obsessions <strong>et</strong> leur authenticité<br />
refoulées 94 .<br />
Cocteau nous peint, également, un univers fantastique propice aux<br />
métamorphoses du Sphinx décrites par les didascalies :<br />
94 Dans L´Interprétation des rêves (1996 : 11), Freud signale que nous découvrons dans le rêve ce qui est déjà présent : « Je me<br />
propose de montrer […] qu´il existe une technique psychologique qui perm<strong>et</strong> d´interpréter les rêves : si on applique c<strong>et</strong>te technique,<br />
tout rêve apparaît comme une production psychique qui a une signification <strong>et</strong> qu´on peut insérer parfaitement dans la suite des<br />
activités mentales de la veille ». Dans son ouvrage intitulé Sur le rêve (1942 : 118 <strong>et</strong> 125), Freud affirme que le rêve est « le gardien<br />
du sommeil », <strong>do</strong>nt le contenu est la figuration d´un désir accompli, un changement que la censure fait subir au matériel refoulé. Il<br />
divise les rêves en trois classes, selon leur comportement à l´égard de l´accomplissement du désir : les rêves, du type infantile <strong>et</strong><br />
rares chez l´adulte, qui figurent sans voile un désir refoulé ; la grande majorité de nos rêves qui expriment un désir refoulé sous une<br />
forme voilée <strong>et</strong> qui ont besoin de l´analyse pour être compris ; les rêves accompagnés d´une angoisse qui les interrompt.<br />
59
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
▪ la transformation en jeune fille : « Œdipe compte. On sent qu´il se passe un événement<br />
extraordinaire. Le Sphinx bondit à travers les ruines, disparaît derrière le mur <strong>et</strong> reparaît,<br />
engagé dans le socle praticable, c´est-à-dire qu´il semble accroché au socle, le buste<br />
dressé sur les coudes, la tête droite, alors que l´actrice se tient debout, ne laissant<br />
paraître que son buste <strong>et</strong> ses bras couverts de gants mouch<strong>et</strong>és, les mains griffant le<br />
rebord, que l´aile brisée <strong>do</strong>nne naissance à des ailes subites, immenses, pâles,<br />
lumineuses, <strong>et</strong> que le fragment de statue la complètent, la prolongent <strong>et</strong> paraissent lui<br />
appartenir. (…)» ;<br />
▪ la transformation en Némésis : « (…) derrière les ruines, sur le monticule, apparaissent<br />
deux formes géantes couvertes de voiles irisés : les dieux. » (II, 91) <strong>et</strong> « Une rumeur<br />
enveloppe les deux grandes formes. Les voiles volent autour d´elles. Le jour se lève. On<br />
entend des coqs. » (II, 92).<br />
En outre, le dramaturge a recours à des décors symboliques. Les ruines sont un<br />
symbole de la fatalité qui s´abat sur les hommes : « (…) Derrière les décombres d´un<br />
p<strong>et</strong>it temple, un mur en ruine […]. Colonnes détruites (…) » (II, 66). Puis, la couleur<br />
« rouge comme une p<strong>et</strong>ite boucherie » (III, 97) de la chambre de la nuit de noces est<br />
celle du sang <strong>et</strong> de la tragédie 95 . Enfin, c<strong>et</strong>te pièce est peuplée d´obj<strong>et</strong>s qui symbolisent<br />
l´angoisse des personnages :<br />
▪ la peur d´Œdipe face au Sphinx à travers la ceinture : « Œdipe resté regarde la<br />
ceinture. Lorsque Jocaste entre, en robe de nuit, il cache vite la ceinture sous la peau de<br />
bête. » (III, 107) ;<br />
▪ la frustration maternelle de Jocaste rendue évidente à travers le berceau : « (…) elle<br />
berce le sommeil d´Œdipe en remuant <strong>do</strong>ucement le berceau. » (III, 118) ;<br />
▪ la découverte de soi à travers le motif du miroir : « (…) Elle roule le meuble avec<br />
prudence jusqu´au premier plan, à la place du trou du souffleur, de sorte que le public<br />
devienne la glace <strong>et</strong> que Jocaste se regarde, visible à tous. » (III, 119).<br />
Finalement, le théâtre de Cocteau se fait poésie. Son objectif n´est certainement<br />
pas celui de convaincre le spectateur de l´existence réelle des êtres fantastiques, étant<br />
<strong>do</strong>nné que, comme nous venons de le voir, le dramaturge emploie plusieurs stratégies de<br />
95 Wolter (2004 : 87 à 89) constate que Cocteau considère le rouge comme un symbole : c´est la couleur enivrante de l´extase<br />
dionysiaque. Le rouge du sang symbolise la vie, quand il est caché dans les veines, <strong>et</strong> la mort, lorsqu´il est répandu ouvertement.<br />
Comme la mère se transmute en salle, le sang, qui tapisse le lieu clos, évoque le ventre maternel (endroit où se mêlent la vie <strong>et</strong> la<br />
mort qui se transforment l´une en l´autre). Les salles de théâtre tapissées de sang évoquent alors la vie intra-utérine du dramaturge <strong>et</strong><br />
lui perm<strong>et</strong>tent un r<strong>et</strong>our rêvé à l´enfance, c´est-à-dire à l´âge d´or près de sa mère. Le rouge devient obsessionnel dans les œuvres de<br />
Cocteau : dans La Machine infernale, par exemple, la chambre de Jocaste est « rouge comme une p<strong>et</strong>ite boucherie au milieu des<br />
architectures de la ville » (Cocteau ; 1934 : 97) <strong>et</strong> elle se pendra avec une écharpe de c<strong>et</strong>te couleur.<br />
60
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
distanciation entre le monde du spectateur <strong>et</strong> celui de la pièce. De la sorte, le public <strong>do</strong>it<br />
<strong>do</strong>nner une signification au spectacle : celle du destin qui ne laisse aucune échappatoire<br />
possible aux humains. Le public est, alors, invité à participer d´une façon active. Ainsi,<br />
en se libérant de la dimension réaliste <strong>et</strong> traditionnelle du théâtre, Cocteau prétend<br />
explorer l´inconnu moyennant les angoisses, les inquiétudes <strong>et</strong> les peurs de l´individu 96 .<br />
Le dramaturge confère, aussi, un style particulier à La Machine infernale (1934).<br />
Bien que l´action de la pièce nous fasse remonter jusqu´à l´époque de la Grèce antique,<br />
nous sommes confrontés à divers anachronismes, qui contribuent à la modernité de la<br />
pièce 97 :<br />
▪ les discothèques : « (…) ils se soûlent <strong>et</strong> ils font l´amour <strong>et</strong> ils passent la nuit dans les<br />
boîtes (…) » (I, 37) ;<br />
▪ les monuments aux morts : « (…) Voilà-t-il point qu´ils inventent de nous demander<br />
nos derniers sous pour construire un monument aux morts du Sphinx ? (…) » (II, 73) ;<br />
▪ les produits de cosmétique : « (…) mon noir aux yeux les agace, mon rouge aux lèvres<br />
les agace (…) » (III, 97).<br />
De plus, les soldats <strong>et</strong> la matrone parlent en argot du début du XX e siècle :<br />
▪ « La frousse quoi… la frousse ! J´en ai vu de plus malins que toi <strong>et</strong> de plus solides qui<br />
l´avaient, la frousse. À moins que monsieur veuille abattre le Sphinx <strong>et</strong> gagner le gros<br />
lot. » (I, 38) ;<br />
▪ « Mais ma pauvre p<strong>et</strong>ite vache, est-ce que tu te rends bien compte que des centaines <strong>et</strong><br />
des centaines de types qui ont été au stade <strong>et</strong> à l´école <strong>et</strong> tout, y ont laissé leur peau<br />
(…)» (Ibidem) ;<br />
▪ « J´irai ! J´irai, parce que je ne peux plus compter les pierres de ce mur, <strong>et</strong> entendre<br />
c<strong>et</strong>te musique, <strong>et</strong> voir ta vilaine gueule <strong>et</strong> (…) » (Ibidem) ;<br />
▪ « Pas le morveux qui s´est j<strong>et</strong>é dans vos jambes. Je parle d´un autre fils de dix-sept ans<br />
(…) » (II, 71) ;<br />
96 Cf. l´inconnu baudelairien dans Le voyage (chapitre VIII, sans numération de page : 1992) : « O Mort, vieux capitaine, il est<br />
temps ! levons l´ancre ! / Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! / Si le ciel <strong>et</strong> la mer sont noirs comme de l´encre, / Nos<br />
cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! // Verse-nous ton poison pour qu´il nous réconforte ! / Nous voulons, tant ce feu nous<br />
brûle le cerveau, / Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu´importe ? / Au fond de l´Inconnu pour trouver du nouveau !».<br />
97 Dans Le Peintre de la vie moderne (1980 : 694), Baudelaire <strong>do</strong>nne une excellente définition de la modernité : « La modernité,<br />
c´est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l´art, <strong>do</strong>nt l´autre moitié est l´éternel <strong>et</strong> l´immuable […] Malheur à celui qui<br />
étudie dans l´antique autre chose que l´art pur, la logique, la méthode générale ! <strong>Pour</strong> trop s´y plonger, il perd la mémoire du<br />
présent ; il abdique la valeur <strong>et</strong> les privilèges fournis par la circonstance ; car presque toute notre originalité vient de l´estampille que<br />
le temps imprime à nos sensations. ».<br />
61
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
▪ « Le Sphinx, qu´il dit, c´est un loup-garou […] c´est une arme entre les mains des<br />
prêtres <strong>et</strong> un prétexte aux mimacs de la police […] C´est à cause du Sphinx qu´on crève<br />
de famine (…) » (Ibidem).<br />
Cocteau introduit des notations humoristiques sur le côté fantastique traduit par<br />
le fantôme de Laïus, visibles dans quelques commentaires humoristiques de la part du<br />
soldat : « Il est très poli votre fantôme d´après tout ce que vous me racontez. Il<br />
apparaîtra, je suis tranquille. D´abord la politesse des rois, c´est l´exactitude, <strong>et</strong> la<br />
politesse des fantômes consiste à prendre forme humaine, d´après votre ingénieuse<br />
théorie. » (I, 45).<br />
Le burlesque est fréquemment utilisé tout au long de la pièce, ce qui ne<br />
combine point avec le ton grave de la tragédie :<br />
▪ Jocaste attribue un surnom particulier à Tirésias : « Taisez-vous Zizi. Vous n´ouvrez la<br />
bouche que pour dire des sottises. Voilà bien le moment de faire la morale. » (I, 47) ;<br />
▪ les soldats ne reconnaissent pas la reine : « Je ne vois pas le rapport que vous cherchez<br />
à établir entre la reine qui est toute jeune, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te matrone. » (I, 51) ;<br />
▪ le sphinx traite le dieu Anubis comme un chien : « Kss ! Kss ! Anubis… Tiens, tiens,<br />
regarde, cours vite, mords-le, Anubis, mords-le ! » (II, 86).<br />
Enfin, le dramaturge a recours à des aphorismes, des vérités générales ou des<br />
sentences qui renvoient à une sobriété d´expression cohabitant avec des passages<br />
comiques : « (…) Le mystère a ses mystères. Les dieux possèdent leurs dieux. (…) » (II,<br />
68); « Beaucoup d´hommes naissent aveugles <strong>et</strong> il ne s´en aperçoivent que le jour où<br />
une bonne vérité leur crève les yeux. » (II, 91).<br />
4.5- Cocteau <strong>et</strong> la psychanalyse freudienne 98<br />
« Frappé par la ressemblance avec la tragédie de Sophocle, Freud a <strong>do</strong>nné à ce genre<br />
de situation névrotique le nom de “complexe d´Œdipe” (on parle symétriquement de<br />
« complexe d´Électre » pour la p<strong>et</strong>ite fille). Œdipe a réalisé le désir secr<strong>et</strong> de tout<br />
enfant : il a épousé sa mère <strong>et</strong> pour cela tué son père ; il en a été puni par la<br />
mutilation. Parfois contestée, la lecture psychanalytique d´Œdipe roi a, en tout cas,<br />
98 Selon Marie-Catherine Hu<strong>et</strong>-Brichard (2001 : 138), les questions des limites du désir <strong>et</strong> de l´identité des œuvres théâtrales de<br />
l´entre-deux-guerres s´interprètent à l´aide des textes freudiens <strong>et</strong> de la réflexion sur l´inconscient. Dans c<strong>et</strong>te perspective, ces textes<br />
«apparaîtraient comme des illustrations du roman familial <strong>et</strong> de la violence de l´affrontement de l´enfant au père ou à la mère, ou<br />
comme des récits du passage problématique de l´âge de l´enfance à l´âge adulte <strong>et</strong> du difficile accouchement de soi.». Chez<br />
Girau<strong>do</strong>ux, Électre ne parvient pas à assumer sa sexualité <strong>et</strong>, <strong>do</strong>nc, à vivre le processus d´individuation jusqu´au bout ; chez<br />
Anouilh, Antigone, qui refuse de devenir adulte, opte pour la mort ; La Machine infernale de Cocteau multiplie les références à la<br />
psychanalyse avec les rêves d´Œdipe <strong>et</strong> de Jocaste, le diminutif de Tirésias (Zizi) <strong>et</strong> le caractère androgyne du Sphinx ; Girau<strong>do</strong>ux<br />
voit, dans la chute d´Oreste bébé (événement traumatique pour Électre), la clé de la lutte entre mère <strong>et</strong> fille.<br />
62
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
renouvelé l´interprétation de la pièce. Il était inévitable que Cocteau y soit lui aussi<br />
confronté. » (Morineau ; 1998 : 56).<br />
4.5.1- La relativisation du parricide <strong>et</strong> de l´inceste<br />
Les différentes versions du mythe d´Œdipe ont repris la mort du père, déjà<br />
présente dans la légende. Cependant, dans La Machine infernale (1934), le caractère<br />
monstrueux du parricide est amoindri. Tout d´abord, la « Voix » ne relate ce fait qu´en<br />
quelques lignes, juste avant l´acte I : « Un soir de voyage, au carrefour où les chemins<br />
de Delphes <strong>et</strong> de Daulie se croisent, il rencontre une escorte. Un cheval le bouscule ;<br />
une dispute éclate ; un <strong>do</strong>mestique le menace ; il riposte par un coup de bâton. Le coup<br />
se trompe d´adresse <strong>et</strong> assomme le maître. Ce vieillard mort est Laïus, roi de Thèbes. Et<br />
voici le parricide. » (35) 99 . Puis, Œdipe rappelle qu´il s´agit d´un pur <strong>et</strong> simple<br />
accident : « Tuer ! (Se rappelant Laïus.) Il n´est pas indigne de tuer lorsque le réflexe de<br />
défense nous emporte, lorsque le mauvais hasard s´en mêle ; mais tuer froidement,<br />
lâchement, la chair de sa chair, rompre la chaîne… tricher au jeu ! » (III, 115). Il ne<br />
savait pas encore que l´homme qu´il avait tué était son père mais, même après avoir la<br />
certitude qu´il s´agit de l´homicide de ce dernier, il n´adm<strong>et</strong> pas l´horreur de ce crime :<br />
« Voilà de quoi fabriquer une magnifique catastrophe (…) » (IV, 128). De même, pour<br />
devenir le nouveau roi de Thèbes, Œdipe devait vaincre le Sphinx <strong>et</strong> Jocaste devait être<br />
veuve. Ainsi, Œdipe révèle à la jeune fille (qui est, en réalité, le Sphinx) son désir de<br />
gloire <strong>et</strong> de pouvoir qui ne pourra se concrétiser que s´il réussit à tuer le sphinx : « C´est<br />
juste ! Je rêvais de gloire, <strong>et</strong> la bête m´eût pris en défaut. Demain, à Thèbes, je<br />
m´équipe, <strong>et</strong> la chasse commence. » (II, 77). Il avoue à Tirésias que Jocaste <strong>et</strong> lui-même<br />
demeureront indéfiniment inséparables : « (…) De toute éternité nous appartenions l´un<br />
à l´autre. Son ventre cache les plis <strong>et</strong> replis d´un manteau de pourpre beaucoup plus<br />
royal que celui qu´elle agrafe sur ses épaules. Je l´aime, je l´a<strong>do</strong>re, Tirésias, auprès<br />
d´elle il me semble que j´occupe enfin ma vraie place. C´est ma femme, ma reine. Je<br />
l´ai, je la garde, je la r<strong>et</strong>rouve <strong>et</strong> ni par les prières ni par les menaces, vous n´obtiendrez<br />
que j´obéisse à des ordres venus je ne sais d´où. » (III, 103). Il informe Jocaste qu´il<br />
imaginait déjà sa beauté en s´approchant de Thèbes : « Voilà. J´approchais de Thèbes.<br />
Je suivais le sentier de chèvres qui longe la colline, au sud de la ville. Je pensais à<br />
99 C<strong>et</strong>te citation est volontairement répétée.<br />
63
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
l´avenir, à toi, que j´imaginais, moins belle, que tu n´es en réalité, mais très belle, très<br />
peinte <strong>et</strong> assise sur un trône au centre d´un groupe de dames d´honneur (…) » (III, 110).<br />
Le meurtre de Laïus apparaît, <strong>do</strong>nc, comme l´élimination nécessaire d´un<br />
obstacle pour se marier avec la reine Jocaste, afin de régner sur Thèbes, <strong>et</strong> non pas<br />
vraiment comme le parricide.<br />
Encore dans ce contexte, <strong>et</strong> lors de sa nuit de noces, Œdipe manifeste le désir<br />
d´inceste lorsqu´ après un terrible cauchemar il continue à rêver : « Oui, ma p<strong>et</strong>ite mère<br />
chérie… » (III, 113) 100 . Au réveil, il justifie ses propos à Jocaste : « Oh ! Par<strong>do</strong>n,<br />
Jocaste, mon amour je suis absurde. Tu vois, je <strong>do</strong>rs à moitié, je mélange tout. J´étais à<br />
mille lieues, auprès de ma mère qui trouve toujours que j´ai trop froid ou trop chaud. Tu<br />
n´es pas fâchée ? » (Ibidem). Œdipe introduit, <strong>do</strong>nc, l´image de la mère, sans avoir<br />
conscience de s´adresser à Jocaste. De la sorte, il n´y a là aucune erreur.<br />
La remise en perspective du tabou de l´inceste 101 est également présente dans<br />
deux interventions de Jocaste, au début de la pièce <strong>et</strong> à la fin :<br />
▪ « Les p<strong>et</strong>its garçons disent tous : "Je veux devenir un homme pour me marier avec ma<br />
maman." Ce n´est pas si bête, Tirésias. Est-il plus <strong>do</strong>ux ménage, ménage plus <strong>do</strong>ux <strong>et</strong><br />
plus cruel, ménage plus fier de soi, que ce couple d´un fils <strong>et</strong> d´une mère jeune ? (…) »<br />
(I, 58) ;<br />
▪ « (…) Les choses qui paraissent abominables aux humains, si tu savais, de l´endroit où<br />
j´habite, si tu savais comme elles ont peu d´importance. » (IV, 133) 102 .<br />
Ainsi, bien qu´elle constitue une illustration du complexe d´ Œdipe <strong>do</strong>nt parle<br />
Freud, La Machine infernale (1934) ne fait preuve d´aucun relativisme moral <strong>et</strong> ne<br />
condamne point l´inceste.<br />
4.5.2- Le complexe d´Œdipe<br />
« Alors même que nous n´avions jusque-là d´autre connaissance que littéraire du<br />
mythe, voici que nos générations renouent avec un mythe sorti des livres <strong>et</strong> entré<br />
dans les consciences, voici qu´elles r<strong>et</strong>rouvent un discours non littéraire <strong>et</strong> autonome<br />
100 C<strong>et</strong>te citation est volontairement répétée.<br />
101 Dans son ouvrage intitulé Œdipe à Vincennes, Serge Leclaire (1999 : 96) explique que l´inceste signifie prendre le corps de sa<br />
mère comme obj<strong>et</strong> sexuel, ce qui est contradictoire avec la fonction maternelle de limite, qui serait alors mise en jeu comme<br />
fonction objectale ― «La relation incestueuse est l´annulation ou l´escamotage de la limite.» (Idem : 97) ―, ce qui provoque une<br />
sorte de handicap pour toute la vie libidinale ordinaire des suj<strong>et</strong>s (souci de reconstruire une limite contre la jouissance). Dans son<br />
acception psychanalytique, l´inceste renvoie à la relation privilégiée avec la mère, qui se joue dans un âge préœdipien (avant cinq<br />
ans), alors que, dans l´usage courant, il évoque une réalisation sexuelle achevée (Idem: 131).<br />
102 C<strong>et</strong>te citation est volontairement répétée.<br />
64
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
sur le mythe d´Œdipe, voici peut-être que la psychanalyse les a ramenées au mythe<br />
tout court. » (Astier ; 1988 : 1059).<br />
La psychanalyse, <strong>do</strong>nt l´objectif est l´analyse de la manifestation <strong>et</strong> de la<br />
formation de la conscience de l´homme, c´est-à-dire la faculté que ce dernier a de se<br />
connaître, confère une place très importante au complexe 103 d´Œdipe.<br />
Le mythe d´Œdipe <strong>et</strong>, plus particulièrement, ses versions tragiques posent la<br />
question de la conscience de l´homme <strong>et</strong> de sa responsabilité face à la loi, qui n´est,<br />
parfois, ni claire ni précise. Dans quelle mesure l´homme est-il réellement le maître des<br />
ses actions ? Quand pouvons-nous dire qu´il est responsable de ses actes ? Ces<br />
questions intéressent aussi le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, qui connaît<br />
bien les mythes grecs. La découverte du complexe d´Œdipe 104 est fondamentale, car<br />
celui-ci établit le lien entre le désir <strong>et</strong> la loi. <strong>Pour</strong> développer c<strong>et</strong>te théorie, Freud a dû<br />
faire abstraction du contexte social <strong>et</strong> culturel de la tragédie dans la vie de la cité<br />
grecque au V e siècle avant J.-C. Il a également dû ignorer les fautes de Laïos, ces fautes<br />
du père qui toucheront les lois sociales non écrites de l´époque, <strong>et</strong> la famille même de<br />
Pélops, <strong>do</strong>nt le fils Chrysippe perdra la vie.<br />
Selon Samuel Lepastier, dans son article « Analyse différentielle des sources<br />
mythiques dans la pensée de Freud » in Mythes <strong>et</strong> psychanalyse (1997), l´importance<br />
consacrée dans les travaux des psychanalystes à la mythologie prouve qu´il existe une<br />
contiguïté entre l´interprétation des processus inconscients, qui se révèle dans la crise, <strong>et</strong><br />
la capacité à déchiffrer les productions mythologiques. Stimulée par de considérables<br />
découvertes archéologiques, comme celle de la ville de Troie, la mythologie est très<br />
appréciée à la fin du XIX e siècle <strong>et</strong> au début du XX e , sa place étant même reconnue dans<br />
les Universités. <strong>Pour</strong> soutenir sa pensée, Freud a fait référence à la mythologie.<br />
Freud ne réfère point explicitement le mythe d´Œdipe, mais plutôt la<br />
représentation d´Œdipe roi. La lecture de son œuvre nous amène à constater que la<br />
source grecque n´a pas été plus privilégiée que les autres, puisque les références plus<br />
nombreuses renvoient à la Bible 105 . Freud se rapporte toujours à la mythologie en la<br />
m<strong>et</strong>tant en relation avec les rites, les religions, le folklore ou la littérature. De la sorte, il<br />
confère un sens assez étendu au mythe. Les sources mythiques appartiennent à des<br />
103<br />
Le complexe désigne le réseau de liens qui construisent le fondement de l´affectivité. C´est une situation à laquelle aucun être<br />
humain ne peut échapper.<br />
104<br />
Didier Anzieu (1999 : 50) réfère que Freud rapporte c<strong>et</strong>te découverte dans une l<strong>et</strong>tre à Fliess datée du 15 octobre 1897.<br />
105<br />
Le fondateur de la psychanalyse ignore même Euripide <strong>et</strong> cite davantage Shakespeare que Sophocle. Nous trouvons, également,<br />
beaucoup plus d´allusions au Faust de Go<strong>et</strong>he qu´à Œdipe roi.<br />
65
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
<strong>do</strong>maines composites : l´Antiquité égyptienne <strong>et</strong> gréco-romaine, le totémisme, l´espace<br />
judéo-chrétien, la mythologie médiévale <strong>et</strong> de la Renaissance, ainsi que la mythologie<br />
moderne.<br />
Dans l´Interprétation des Rêves (1996 : 495), Freud interprète un rêve qu´il a eu<br />
vers l´âge de sept ou huit ans: il a vu sa mère qui <strong>do</strong>rmait sur un lit porté par des<br />
personnages munis de becs d´oiseaux. Dans « La mère morte » in Narcissisme de vie,<br />
narcissisme de mort (1983 : 222 à 253), André Green considère qu´il existe, dans c<strong>et</strong>te<br />
représentation, le complexe de la mère morte, c´est-à-dire la perception par l´enfant de<br />
la dépression maternelle. C<strong>et</strong>te mère qui paraît morte est, en fait, une représentation de<br />
la mère phallique. Dans Souvenir d´enfance de Léonard de Vinci, Freud nous fait part<br />
du seul souvenir d´enfance présent dans les écrits de c<strong>et</strong> artiste : lorsqu´il était dans son<br />
berceau, un vautour lui ouvrit la bouche avec sa queue qu´il frappa à plusieurs reprises<br />
entre ses lèvres. Freud explique, alors, que l´ «hypothèse enfantine du pénis maternel est<br />
la source commune d´où découlent la structure androgyne des divinités maternelles,<br />
telle Mout l´Égyptienne, <strong>et</strong> la “coda” du vautour dans le fantasme d´enfance de<br />
Léonard. C´est par un abus de langage que nous appelons ces figurations des dieux<br />
hermaphrodites au sens médical du mot. Aucune d´elles ne réunit en elle les véritables<br />
organes génitaux des deux sexes, ainsi qu´il advient chez quelques monstres, obj<strong>et</strong>s de<br />
dégoût pour tout regard humain ; elles surajoutent simplement aux seins, attributs de la<br />
maternité, le membre viril, selon la première représentation que se faisait l´enfant du<br />
corps de la mère. La mythologie conservera c<strong>et</strong>te vénérable <strong>et</strong> primitive structure<br />
imaginaire du corps maternel à l´a<strong>do</strong>ration des fidèles.» (1927 : 76). Dans ce cadre,<br />
nous pouvons remarquer que ce sont les mythologies les plus anciennes qui rapportent<br />
les pulsions partielles prégénitales <strong>et</strong> les images maternelles les plus archaïques. De<br />
même, la mythologie grecque est toujours mise en perspective avec d´autres sources<br />
mythologiques.<br />
La mythologie grecque résulte d´un apprentissage social <strong>et</strong> constitue un pont qui<br />
perm<strong>et</strong> de sortir du particulier vers le général, dans le but d´atteindre des valeurs<br />
universelles. Le recours à la mythologie grecque perm<strong>et</strong> la sublimation <strong>et</strong>, même, la<br />
satisfaction des fantasmes parricides. L´angoisse du jeune garçon tient à la nécessité : il<br />
est contraint à désirer sa mère <strong>et</strong> à désirer évincer son père. Il peut exister des variations<br />
individuelles, mais le caractère universel de c<strong>et</strong>te épreuve attribue la même identité à<br />
66
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
tous les hommes. La cure psychanalytique surgit, aussitôt, comme la continuation<br />
directe de la représentation tragique.<br />
La psychanalyse fait <strong>do</strong>nc sortir Œdipe de la littérature 106 <strong>et</strong> « l´oblige même à<br />
descendre dans la rue pour en faire la question de tout-venant » (Astier ; 1988 : 1068),<br />
lui attribuant une fac<strong>et</strong>te thérapeutique. Œdipe cesse, alors, d´appartenir exclusivement<br />
à la tradition littéraire, pour fournir un autre type de discours : « Ainsi Œdipe, affranchi<br />
désormais du souvenir de la tragédie, d´un certain classicisme ou d´une idée de la Grèce<br />
est plus vivant qu´il n´a jamais été depuis Sophocle. » (Ibidem).<br />
Cela étant, le complexe d´Œdipe constitue l´ensemble organisé des désirs à la fois<br />
amoureux <strong>et</strong> hostiles que l´enfant ressent vis-à-vis de ses parents lors de la phase<br />
phallique qui, selon Freud, dans Introduction à la Psychanalyse (1961), se situe entre<br />
trois <strong>et</strong> cinq ans. Chez l´enfant, le déclin de ce complexe correspond à l´entrée dans la<br />
période de latence, c´est-à-dire lors de la puberté, période durant laquelle il connaît une<br />
sorte de résonance que l´a<strong>do</strong>lescent surmonte avec plus ou moins de succès. Il s´agit<br />
d´un processus qui <strong>do</strong>it conduire à la disparition des désirs <strong>et</strong> qui joue un rôle décisif<br />
dans la formation de la personnalité, ainsi que dans l´accession du suj<strong>et</strong> au désir<br />
humain.<br />
L´expression « complexe d´Œdipe » n´apparaît que tardivement dans l´œuvre de<br />
Freud (1910). Cependant, sa découverte est préparée depuis longtemps, quand, à travers<br />
son auto-analyse, Freud reconnaît en lui l´amour pour sa mère <strong>et</strong>, envers son père, une<br />
jalousie en conflit avec l´affection qu´il lui porte.<br />
Freud explique que l´individu est soumis à la loi primordiale de la sexualité<br />
lorsqu´il naît. Chez l´enfant, il s´agit d´une énergie sexuelle qui, très tôt, se transforme<br />
en désir de l´Autre qui, pour un enfant, ne peut être que celui de ses parents.<br />
Dès 1905, dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1987), Freud affirme<br />
l´universalité du complexe d´Œdipe, en défendant que tout être humain se voie imposer<br />
la tâche de le maîtriser. Le traj<strong>et</strong> difficile de ce conflit œdipien <strong>do</strong>nne lieu à deux<br />
théories différentes, suivant les deux sexes. Jusqu´au stade phallique, l´histoire infantile<br />
est la même, la libi<strong>do</strong> étant de nature masculine chez la femme <strong>et</strong> chez l´homme. Ainsi,<br />
garçons <strong>et</strong> filles ont la même relation avec la mère, qui devient, dans l´un <strong>et</strong> l´autre cas,<br />
l´obj<strong>et</strong> privilégié des pulsions génitales. Les enfants se perçoivent tous pourvus d´un<br />
106 « FREUD, qui connaissait ses classiques grecs <strong>et</strong> latins, n´hésita pas à <strong>do</strong>nner le nom de “complexe d´Œdipe” à c<strong>et</strong>te situation<br />
psychologique particulière. Il avait lu l´histoire, qui exprime elle-même un mythe, écrite par SOPHOCLE, poète tragique grec du<br />
IV e siècle avant Jésus- Christ. » (Besse <strong>et</strong> Ferrero ; 1980 : 40)<br />
67
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
pénis, qu´ils investissent comme source de plaisir <strong>et</strong> de puissance sexuelle. Puis, la<br />
découverte de la différence anatomique des sexes les amène à considérer qu´il existe<br />
deux sortes d´individus : ceux qui possèdent un pénis <strong>et</strong> ceux qui sont châtrés. À partir<br />
de ce moment, les chemins divergent 107 . La découverte, par le garçon, de la castration<br />
de la mère le fera entrer dans le déclin du complexe d´Œdipe, car elle vient confirmer<br />
l´angoisse de la castration. Dès lors, aucune des positions oedipiennes ne s´avère<br />
tenable : ni la position masculine, qui implique la castration comme châtiment de<br />
l´inceste, ni la position féminine, qui l´implique à titre de présupposition. Le garçon <strong>do</strong>it<br />
aban<strong>do</strong>nner l´investissement de la mère en tant qu´obj<strong>et</strong> d´amour, investissement qui<br />
sera transformé en une identification, le plus souvent au père, quelquefois à la mère, ou<br />
bien encore à tous les deux.<br />
Selon Freud, l´aboutissement de la trajectoire œdipienne <strong>do</strong>it être non point le<br />
refoulement, mais une destruction <strong>et</strong> une suppression du complexe. Par ailleurs, il<br />
affirme que le choix de l´obj<strong>et</strong> œdipien réapparaît à la puberté <strong>et</strong> que l´a<strong>do</strong>lescent, placé<br />
devant la lourde tâche de rej<strong>et</strong>er ses fantasmes amoureux, <strong>do</strong>it accomplir une des<br />
réalisations les plus importantes <strong>et</strong> <strong>do</strong>uloureuses de ce stade, qui est l´affranchissement<br />
de l´autorité paternelle. Il s´agit, <strong>do</strong>nc, d´un véritable processus, au terme duquel le suj<strong>et</strong><br />
<strong>do</strong>it parvenir à la position sexuelle de suj<strong>et</strong> désirant <strong>et</strong> à l´attitude sociale adulte.<br />
Le complexe d´Œdipe se traduit, alors, par l´attachement érotique du p<strong>et</strong>it<br />
garçon à sa mère au sein d´un mécanisme constitué par trois étapes 108 : lorsqu´il<br />
découvre le sein maternel, le jeune garçon commence à désirer progressivement sa<br />
mère, en cherchant à s´identifier à son père, parce qu´il souhaite posséder le même statut<br />
107 En ce qui concerne le garçon, Freud expose l´idée suivante dans l´Abrégé de psychanalyse (1940 : 60) : « Quand le garçon (vers<br />
deux ou trois ans) entre dans la phase phallique de son évolution libidinale, qu´il ressent les sensations voluptueuses fournies par son<br />
organe sexuel, quand il apprend à se les procurer lui-même à son gré, par excitation manuelle, il devient alors amoureux de sa mère<br />
<strong>et</strong> souhaite la posséder physiquement de la manière que ses observations d´ordre sexuel <strong>et</strong> son intuition lui ont permis de deviner. Il<br />
cherche à la séduire […], l´incite à vouloir remplacer auprès d´elle son père qui jusqu´à ce moment avait été un modèle à cause de<br />
son évidente force physique <strong>et</strong> de l´autorité <strong>do</strong>nt il était investi. Maintenant, l´enfant considère son père comme rival qu´il voudrait<br />
évincer.». Dans son ouvrage intitule Ma vie <strong>et</strong> la psychanalyse suivi de Psychanalyse <strong>et</strong> médecine (1950 : 134), Freud affirme que la<br />
mère est le premier obj<strong>et</strong> d´amour du garçon. Le père est, alors, considéré comme un rival gênant, devenant souvent l´obj<strong>et</strong> d´une<br />
franche hostilité. L´enfant ne devine pas la réalité de l´union des sexes, lui substituant des représentations émanées de sa propre<br />
expérience <strong>et</strong> de ses propres sensations. Ses désirs culminent dans le dessin de m<strong>et</strong>tre au monde un autre enfant, d´une manière<br />
indéterminable. C<strong>et</strong> édifice psychique est le complexe d´Œdipe, qui <strong>do</strong>it être normalement aban<strong>do</strong>nné à la fin de la première période<br />
sexuelle de l´enfance.<br />
108 « La psychanalyse voit dans l´ “identification” la première manifestation d´un attachement affectif à une autre personne. C<strong>et</strong>te<br />
identification joue un rôle important dans l´Œdipe-complexe, aux premières phases de sa formation. Le p<strong>et</strong>it garçon manifeste un<br />
grand intérêt pour son père : il voudrait devenir <strong>et</strong> être ce qu´il est, le remplacer à tous égards. Disons-le tranquillement : il fait de<br />
son père son idéal. C<strong>et</strong>te attitude à l´égard du père (ou de tout autre homme, en général) n´a rien de passif ni de féminin : elle est<br />
essentiellement masculine. Elle se concilie fort bien avec l´Œdipe-complexe qu´elle contribue à préparer. Simultanément, avec c<strong>et</strong>te<br />
identification avec le père, ou un peu plus tard, le p<strong>et</strong>it garçon a commencé à diriger vers sa mère ses désirs libidineux. Il manifeste<br />
alors deux sortes d´attachement, psychologiquement différents : un attachement pour sa mère comme pour un obj<strong>et</strong> purement<br />
sexuel, <strong>et</strong> une identification avec le père, qu´il considère comme un modèle à imiter. Ces deux sentiments demeurent pendant<br />
quelques temps côte-à-côte, sans influer l´un sur l´autre, sans se troubler réciproquement. Mais à mesure que la vie psychique tend à<br />
l´unification, ces sentiments se rapprochent l´un de l´autre, finissent par se rencontrer, <strong>et</strong> c´est de c<strong>et</strong>te rencontre que résulte<br />
l´Œdipe-complexe normal. Le p<strong>et</strong>it s´aperçoit que le père lui barre le chemin vers la mère ; son identification avec le père prend de<br />
ce fait une teinte hostile <strong>et</strong> finit par se confondre avec le désir de remplacer le père, même auprès de la mère. » (Freud ; 1948 : 117).<br />
68
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
que lui. Ensuite, à cause du renforcement des désirs sexuels du garçon envers sa mère, il<br />
conçoit son père comme un obstacle. Finalement, l´identification au père se transforme<br />
en désir de le séparer de la mère <strong>et</strong> de le remplacer.<br />
La disparition du complexe d´Œdipe dépend des normes culturelles <strong>et</strong> sociales<br />
de notre civilisation, pour laquelle la sexualité menant à la procréation est légitime <strong>et</strong><br />
l´inceste interdit. Mais ce dernier n´est pas d´ordre naturel ; il n´existe pas depuis<br />
toujours. Il s´agit d´un interdit moral <strong>et</strong> culturel 109 .<br />
Le complexe d´Œdipe constitue un moyen d´émanciper la socialisation de<br />
l´individu à travers le mariage, qui est un contrat religieux, moral <strong>et</strong> social. L´interdit de<br />
l´inceste apparaît, <strong>do</strong>nc, en tant que frontière entre nature <strong>et</strong> culture. Ce passage vers le<br />
culturel s´initie bel <strong>et</strong> bien par le besoin d´élaboration de règles, c´est-à-dire de lois, qui<br />
disciplinent les pulsions sexuelles de l´individu vers un autre qui n´appartient point à sa<br />
famille biologique.<br />
Freud a décidé de <strong>do</strong>nner le nom du personnage principal du drame Œdipe roi<br />
de Sophocle à ce complexe, car il a vu en lui la représentation de la condition humaine.<br />
En interprétant métaphoriquement c<strong>et</strong>te tragédie, il constate que tout homme tue son<br />
père car, en principe, il lui survit, <strong>et</strong> que le souhait de tout homme est d´épouser sa<br />
mère, qu´il aime 110 . Dans L´Interprétation des rêves (1996 : 229), Freud affirme que<br />
« le roi Œdipe qui a tué son père Laïus, <strong>et</strong> épousé Jocaste, sa mère, n´est que<br />
l´accomplissement du désir de notre enfance». L´individu est, alors, séparé de c<strong>et</strong><br />
accomplissement du désir par l´inceste <strong>et</strong> s´épouvante d´avoir été, un jour, un Œdipe ; il<br />
frémit devant l´accomplissement de son rêve passé dans la réalité, en suivant le<br />
refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel.<br />
Freud avait l´habitude de comparer la psychanalyse à la peste 111 qui, chez<br />
Sophocle <strong>et</strong> Cocteau, ravage la ville de Thèbes. Ce fléau constitue, alors, la prise de<br />
conscience de la névrose 112 , qui résulte de l´interdit culturel que constitue l´inceste. Ce<br />
109 Col<strong>et</strong>te Astier (1974 : 23) réfère que Marie Delcourt remarqua que, dans les versions primitives du mythe, Œdipe est demeuré un<br />
roi heureux <strong>et</strong> que ce n´est que lors de l´instauration d´une forme de morale, désormais indépendante du rite, que l´accès au trône a<br />
été jugé <strong>et</strong> condamné par les poètes.<br />
110 Dans son article «La maîtrise de la temporalité : un combat mythique» in Le Mythe <strong>et</strong> le Mythique (1987 : 39), Monique<br />
Schneider signale que lors de son interprétation d´Œdipe roi, Freud ne r<strong>et</strong>ient que les éléments qui confirment le décr<strong>et</strong> de l´Oracle –<br />
le parricide <strong>et</strong> l´inceste –, bien que nous soyons également en présence de l´infanticide <strong>et</strong> du matricide.<br />
111 Selon Nicolas Journ<strong>et</strong> (2006 ; 52 <strong>et</strong> 53), les maladies collectives n´apparaissent jamais représentées dans l´iconographie grecque.<br />
A partir du V e siècle avant Jésus-Christ, le médecin grec Hippocrate (450-370 avant Jésus Christ) leur attribue une cause naturelle,<br />
dans son traité intitulé Sur les épidémies : l´air corrompu que tous respirent. Toutefois, l´idée de l´intervention divine <strong>et</strong> de la<br />
souillure morale ne sont pas aban<strong>do</strong>nnées.<br />
112 Au chapitre II de L´Interprétation des rêves (1996: 99 <strong>et</strong> 100), le lecteur assiste à l´ouverture d´un gouffre à la fois menaçant <strong>et</strong><br />
mortifère : « une gorge de femme occupe toute la scène, dans le rêve de l´injection à Irma, <strong>et</strong>, pour guérir c<strong>et</strong>te bouche malade,<br />
Freud est pourvu d´un seul instrument thérapeutique : une “ seringue” porteuse d´une "solution" mortifère […]. Il s´agit à la fois du<br />
liquide injecté <strong>et</strong> de la solution intellectuelle apportée à la névrose <strong>et</strong> proposée à la patiente. Solution porteuse de microbes,<br />
69
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
malaise oblige l´individu à entreprendre une enquête sur ses origines <strong>et</strong> à en assumer les<br />
conséquences, tout comme le fait Œdipe. L´homme se voit, ainsi, responsable du<br />
meurtre symbolique de son père, sans qu´il en soit néanmoins responsable.<br />
Dans Introduction à la psychanalyse, Freud rappelle que dans « le dialogue du<br />
célèbre encyclopédiste Diderot intitulé : Le neveu du Rameau, <strong>do</strong>nt Go<strong>et</strong>he lui-même a<br />
<strong>do</strong>nné une version allemande, vous trouverez le remarquable passage que voici : “Si le<br />
p<strong>et</strong>it sauvage était aban<strong>do</strong>nné à lui-même, qu´il conservât toute son imbécillité <strong>et</strong> qu´il<br />
réunît au peu de raison de l´enfant au berceau la violence des passions de l´homme de<br />
trente ans, il tordrait le cou à son père <strong>et</strong> coucherait avec sa mère.” » (1961 : 316 <strong>et</strong><br />
317).<br />
Œdipe symbolise le destin de tout individu, qui apprend à passer du stade de la<br />
nature à celui de la civilisation, c´est-à-dire à devenir un homme. La tragique existence<br />
de ce personnage extériorise ce qui a été intériorisé par son éducation, mais trop tard. En<br />
eff<strong>et</strong>, il ne sort du complexe œdipien qu´à partir du moment où il a déjà commis<br />
l´inceste <strong>et</strong> le parricide : « J´ai tué celui qu´il ne fallait pas. J´ai épousé celle qu´il ne<br />
fallait pas. J´ai perpétué ce qu´il ne fallait pas (…) » (Cocteau : 1934, IV, 131). Chez<br />
l´homme, c<strong>et</strong>te découverte a lieu très tôt <strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong> de grandir sans avoir<br />
véritablement tué son père <strong>et</strong> épousé sa mère. Cependant, la dramatisation du mythe<br />
d´Œdipe est essentielle à la compréhension de notre prime enfance, car il y a en nous<br />
une voix prête à reconnaître à Œdipe, <strong>do</strong>nt le destin ne nous saisit que parce qu´il aurait<br />
pu être le nôtre.<br />
V- À la recherche du complexe œdipien de Cocteau à Proust, en passant par Sand<br />
En 1909, Jean Cocteau (1889-1963) fait la connaissance de Marcel Proust<br />
(1871-1922) 113 . Selon lui, dans son article « La voix de Marcel Proust », c´est à travers<br />
celle-ci qu´il regarde les mots de l´œuvre de c<strong>et</strong> écrivain, c´est-à-dire des « courbes de<br />
style » (1923 : 90) qui constituent son trait idiosyncrasique. Il soutient que la prose<br />
désigne une manière de penser <strong>et</strong> que le reste n´est que décoratif. Proust fait obéir<br />
l´écriture à sa pensée, à sa voix, puis l´organise d´une forme impressionnante. À chaque<br />
provoquant une série de morts que Freud évoquera dans le réseau associatif qui enserre le rêve. Le mythe d´Œdipe réémerge ici,<br />
dans l´agir psychanalytique plus que dans la connaissance du psychisme : croyant avoir trouvé la "solution" de l´énigme, Œdipe<br />
provoque la peste, la perdition de ceux qu´il croyait sauver.» (Schneider in Le Mythe <strong>et</strong> le Mythique ; 1987 : 38).<br />
113 Cf. Annexe VI : Transcription de l´entr<strong>et</strong>ien de Jean Cocteau extrait du <strong>do</strong>cumentaire vidéo intitulé «Portrait souvenir», qui a été<br />
transmis par Arte le 05 septembre 2000 <strong>et</strong> où ont participé Céleste Albar<strong>et</strong>, François Mauriac, André Maurois <strong>et</strong> Jean Cocteau, entre<br />
autres. Sur ce point, voir aussi Opium (Cocteau ; 1930 : 133 à 139).<br />
70
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
fois qu´un des personnages proustiens prend la parole, Cocteau écoute la voix rieuse,<br />
chancelante <strong>et</strong> étalée de Proust, qui racontait son récit tout en organisant un « système<br />
d´écluses, de vestibules, de fatigues, de haltes, de politesse, de fous-rires, de gants<br />
blancs écrasant la moustache en éventail sur la figure » (Idem : 90 <strong>et</strong> 91). C<strong>et</strong>te voix ne<br />
lui sortait point de la gorge, mais de l´âme.<br />
Cocteau prône que la “poésie” de Proust correspond à une suite continue de<br />
« tours de cartes, de vitesses <strong>et</strong> de jeux de glaces » (Idem : 91), qui se manifeste<br />
n´importe comment, les églantines <strong>et</strong> les églises n´étant qu´un décor. Le dramaturge<br />
ajoute que c<strong>et</strong> auteur ne craint point le rire, puisque c´est un véritable génie : « la fausse<br />
poésie a peur du rire comme le diable de l´eau bénite » (Idem). Bien avant que Proust se<br />
manifeste comme l´éternel malade 114 , il constitue un puit de joie, d´où l´erreur de penser<br />
que sa vie n´est qu´une vie mondaine dans une première période, puis, vie solitaire dans<br />
une deuxième étape. C<strong>et</strong>te vie mondaine, qui fit preuve de tellement de critiques, n´était<br />
point une récréation, mais plutôt le centre de sa rosace. Il n´a pas renoncé à une vie<br />
frivole ; son mal était présent <strong>et</strong> le séquestrait.<br />
Proust usait de ruses pour composer son œuvre, que Cocteau compare au miel, <strong>et</strong><br />
qui trompèrent ses intimes <strong>et</strong> le rendirent énigmatique aux yeux des gens qui ne<br />
soupçonnaient pas les causes de son indifférence relativement à la littérature, de sa<br />
modestie <strong>et</strong> de la panoplie d´excuses qui surgissait lors de la lecture de ses pages<br />
manuscrites. Proust prétendait, en fait, servir son auditoire, « sa ruche. Il obéissait à des<br />
lois de miel <strong>et</strong> de nuit. Le dix-huit novembre, il a quitté son corps sans accepter la<br />
médecine, comme une ruche se vide le jour de l´essaimage, en pleine gloire. Il faut y<br />
reconnaître, sans le comprendre, un acte analogue au sacrifice des abeilles. » (Idem :<br />
92) 115 .<br />
5.1- Proust, lecteur de Freud <strong>et</strong> Sand<br />
« Contemporain de Freud <strong>et</strong> de Bergson, Proust est un psychologue : il<br />
propose une théorie du psychisme qui, pour n´être pas celle de Freud, peut être<br />
confrontée avec la sienne. Son œuvre contient ce que Freud nommait “une science<br />
114 « Proust, grâce à sa fortune, vivait enfermé avec son univers, il pouvait se payer le luxe d´être malade, il était, en fait, malade par<br />
possibilité de l´être ; asthme nerveux, éthique sous forme d´hygiène fantaisiste, amenant la maladie véritable <strong>et</strong> la mort.» (Cocteau ;<br />
1930 : 157).<br />
115 «La chambre de Marcel Proust, boulevard Haussmann, fut la première chambre noire où j´assistai presque chaque jour – il serait<br />
plus juste de dire chaque nuit, car il vivait la nuit – au développement d´une œuvre puissante. Il était encore inconnu, <strong>et</strong> nous prîmes<br />
l´habitude de le considérer, dès notre première visite, comme un écrivain illustre. Dans c<strong>et</strong>te chambre étouffante, pleine d´une brume<br />
de poudre contre l´asthme <strong>et</strong> la poussière qui couvrait les meubles d´une fourrure grise, nous assistâmes à un travail de ruche où les<br />
milles abeilles de la mémoire fabriquaient leur miel.» (Cocteau ; 1956 : 35).<br />
71
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
de l´âme”. La perspicacité de l´auteur de la Recherche concernant la duplicité <strong>et</strong><br />
l´hypocrisie des sentiments, la capacité que le suj<strong>et</strong> a de se leurrer, […] le situent<br />
dans la plus grande proximité avec Freud. Son écriture, son souffle, les<br />
intermittences syntaxiques <strong>et</strong> la lecture qu´on en fait peuvent apparaître comme un<br />
équivalent de l´association libre. La lecture de Proust constitue ainsi une invitation,<br />
pour tout psychanalyste, à suivre ces associations créatives, moyen de l´observation<br />
d´une psyché entravée ; en fonction de l´originalité de sa rencontre avec Proust, il<br />
portera son regard davantage sur l´écrivain <strong>et</strong> les particularités de sa vie, soit sur<br />
l´œuvre elle-même <strong>do</strong>nt pourra ainsi, selon le vœu de son auteur, se continuer la<br />
création. » (Présentation de l´éditeur in Coclence <strong>et</strong> Bauduin ; 2003).<br />
En tant que lecteurs de Proust <strong>et</strong> Freud, nous remarquons une série d´affinités<br />
entre les œuvres des deux, telles que les rêves, le complexe d´Œdipe, le sentiment de<br />
culpabilité que ce complexe entraîne. Chez les deux auteurs, tout est symptôme de ce<br />
que nous cachons. Toutefois, Proust a été un artiste, <strong>et</strong> non point un savant. <strong>Pour</strong> Jean-<br />
Yves Tadié, le «récit proustien, par sa libre association d´idées <strong>et</strong> son utilisation des<br />
rêves semble normal à l´analyste, alors qu´il heurtait ses premiers lecteurs. Proust a pu<br />
faire les mêmes lectures que Freud […], mais son génie est en rapport avec sa maladie<br />
<strong>et</strong> ses souffrances affectives. D´autre part, les conflits fondamentaux de Proust – <strong>et</strong> ce<br />
point échappe à bien des censeurs – sont présents en tout être humain (ainsi l´intérêt de<br />
Jean Santeuil est-il de décrire en détail les conflits de l´a<strong>do</strong>lescence). » (1983 :183).<br />
Dans L´arbre aux racines. Psychanalyse <strong>et</strong> création (1972 : 294 à 353),<br />
Dominique Fernandez rapproche Proust <strong>et</strong> Freud 116 : le premier interroge le passé, c<strong>et</strong>te<br />
aventure étant accompagnée de souffrances qui procurent une délivrance, ce qui nous<br />
renvoie au labeur entrepris par le second, dans les mêmes années à peu près, tout<br />
d´abord sur lui-même, puis avec ses patients : «C<strong>et</strong> effort héroïque de Proust ne sert pas<br />
à explorer la vérité, mais au contraire : c´est “le moyen qui a permis à Proust de<br />
dissimuler sous des explications en apparence exhaustives les mobiles cachés des<br />
maladies, des névroses <strong>et</strong> des vices” » (Tadié ; 1983: 192).<br />
Dans son ouvrage intitulé Freud, Proust <strong>et</strong> Lacan (1988 : 99 à 133), Malcom<br />
Bowie m<strong>et</strong> en parallèle la psychanalyse (Freud) <strong>et</strong> la littérature (Proust). Freud <strong>et</strong> Proust<br />
ont écrit à propos des processus psychiques <strong>et</strong> de la sexualité humaine. Le premier<br />
avouait que ses théories avaient tendance à devenir des fictions, décrivant sa théorie des<br />
116 « Les quelques remarques qui suivent ne viennent ni d´un proustomane ni même d´un “proustien” mais d´un simple lecteur,<br />
intéressé spécialement par la psychanalyse <strong>et</strong> attiré par une œuvre où, selon un bruit ancien <strong>et</strong> tenace, un écrivain se serait livré, sans<br />
connaître du tout Freud, à une analyse intégrale des mobiles humains.» (Fernandez ; 1972 : 294).<br />
72
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
pulsions comme une mythologie. Le narrateur de la Recherche, quant à lui, s´avère un<br />
théoricien du psychisme humain. Proust <strong>et</strong> Freud partagent de nombreux intérêts<br />
psychologiques, sociaux <strong>et</strong> linguistiques. Chacun d´eux décrit les multiples formes de<br />
désir sexuel qui se mêlent <strong>et</strong> luttent dans les sphères morales, artistiques <strong>et</strong><br />
intellectuelles. Ils défendent que le langage, qui s´écarte du substrat libidinal <strong>et</strong> y<br />
r<strong>et</strong>ourne subrepticement, est un médium instable, dans lequel le désir se socialise <strong>et</strong> où<br />
l´on observe les répétitifs échecs de la socialisation. Tous deux semblent prêts à dévoiler<br />
les pulsions <strong>et</strong> les enjeux désirants qui sous-tendent leurs propres productions. Quelle<br />
qu´ait été la connaissance de chacune des œuvres de l´autre, celles-ci s´éclairent l´une<br />
l´autre d´une façon remarquable. Leurs textes s´imbriquent <strong>et</strong> se reflètent, tout en se<br />
contestant <strong>et</strong> en diffractant les uns des autres. <strong>Pour</strong> Proust <strong>et</strong> Freud, la culture informe la<br />
sexualité qui, à son tour, informe la culture. Parmi leurs multiples affinités, Bowie cite<br />
les suivantes : la sexualité infantile <strong>et</strong> le complexe d´Œdipe ; le sadisme, le masochisme<br />
<strong>et</strong> leurs hybrides divers ; la jalousie pathologique ; la bissexualité <strong>et</strong> l´homosexualité ;<br />
l´analyse du rêve <strong>et</strong> les règles de son interprétation ; la théorie du conscient <strong>et</strong> de<br />
l´inconscient ; l´émergence ‘accidentelle’ de l´inconscient dans les erreurs, les lapsus,<br />
les symptômes, les tics <strong>et</strong> les plaisanteries ; le rôle de l´association libre dans<br />
l´exploration des processus mentaux ; les théories de l´écriture.<br />
Selon Jean Milly, dans Proust <strong>et</strong> le style (1991: 11), la lecture 117 constitue le<br />
point de départ de l´œuvre de Proust 118 , « écrivain cultivé <strong>et</strong> l<strong>et</strong>tré », qui affirme qu´il<br />
existe une relation spéciale entre l´auteur <strong>et</strong> le lecteur. Il se place successivement <strong>et</strong><br />
même simultanément au sein de ces deux pôles : à travers la lecture, il parvient à<br />
découvrir l´attitude créatrice de l´auteur 119 ; lorsqu´il écrit, il se préoccupe de la manière<br />
<strong>do</strong>nt il pourra être lu 120 .<br />
117 Dans son article intitulé «Scènes de lecture» (1999: 413 à 425), Davis Spurr remarque que les représentations de la lecture dans<br />
la littérature nous fournissent des informations sur le caractère de l´œuvre littéraire en soi. La lecture, qui est une interprétation de<br />
signes, a une fonction signifiante par rapport à un contexte culturel. À travers la scène de lecture, nous nous voyons dans un miroir<br />
textuel: l´œuvre d´art crée les conditions nécessaires à son imitation dans la vie du lecteur. Selon Spurr, la lecture cherche à concilier<br />
le présent <strong>et</strong> le passé du suj<strong>et</strong> moderne chez Proust. Dans la Recherche, ce dernier présente la scène de lecture selon une logique<br />
opposant l´intérieur à l´extérieur, dans le temps <strong>et</strong> dans l´espace: étant enfant, il cherchait à se protéger des intrusions du monde<br />
extérieur à Combray, en poursuivant ses lectures dans le jardin de Tante Léonie. <strong>Pour</strong> Proust, la lecture engendre une sorte de temps<br />
intérieur qui triomphe sur le temps extérieur.<br />
118 Proust l´affirme lui-même dans «Journées de lecture» (1971 ; 160 à 194).<br />
119 À propos des livres de chev<strong>et</strong> du narrateur de Combray, Jean Rouss<strong>et</strong> (1962 :150) remarque que « le roman de Proust est non<br />
seulement l´histoire de sa genèse <strong>et</strong> de sa propre création, il est encore plus, <strong>et</strong> plus largement, le roman de la création artistique ; il<br />
s´or<strong>do</strong>nne autour d´une série d´expériences esthétiques. Aussi, chacun de ses personnages y est-il conçu en relation avec l´art ; cela<br />
est vrai, bien entendu, des grand créateurs Vinteuil, Elstir, Bergotte, même la Berma, comme du héros <strong>et</strong> de ses <strong>do</strong>ubles, Swann,<br />
Charlus ; mais cela est vrai aussi de tous les comparses, de la duchesse de Guermantes, qui tient d´étranges propos sur la peinture, à<br />
Mme de Villeparisis, caricature de Sainte-Beuve, en passant par le clan Verdurin, Bloch ou les Cambremer ; tous ont pour fonction<br />
première de représenter l´une des attitudes possibles, le plus souvent aberrantes, devant l´œuvre d´art. Parmi les aspects particuliers<br />
de c<strong>et</strong>te relation générale, il y a lieu de considérer les lectures des personnages proustiens. On ne peut manquer en eff<strong>et</strong> d´être frappé<br />
73
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Les lectures relatives à la période de son enfance occupent chez lui une place à<br />
part, à cause des impressions extérieures qu´elles tracent dans la mémoire du narrateur<br />
comme, par exemple, le contexte, l´époque <strong>et</strong> le temps lors desquels se réalise la lecture,<br />
ou, encore, l´aspect extérieur du livre <strong>et</strong> la présence d´autres personnages. Ces lectures<br />
sont, toutefois, peu littéraires, mais riches de poésie personnelle. Le lecteur<br />
protagoniste-enfant ne r<strong>et</strong>ient alors que quelques détails accessoires concernant le héros<br />
des romans :<br />
Capitaine Fracasse les archaïsmes<br />
« Merle blanc » (Muss<strong>et</strong>)<br />
François le Champi 121<br />
les mots sur la rose <strong>et</strong> le scarabée<br />
le nom « Champi » <strong>et</strong> les épisodes<br />
censurés par sa mère.<br />
Proust ne cesse, également, de faire référence à l´aspect matériel de la lecture :<br />
dans Combray, il décrit la couverture du roman de Sand ; dans Le Temps r<strong>et</strong>rouvé, le<br />
rêve du narrateur est de posséder une bibliothèque dans laquelle il rangerait les éditions<br />
lui rappelant ses premières lectures <strong>et</strong> que sa mémoire enrichirait à travers quelques<br />
« vastes enluminures ».<br />
Le narrateur de la Recherche va jusqu´à défendre que la lecture constitue un<br />
véritable obstacle à l´originalité. Elle <strong>do</strong>it, alors, être éliminée pour qu´un auteur<br />
parvienne à r<strong>et</strong>rouver l´authenticité de ses impressions personnelles. C´est une opinion<br />
que partage aussi George Sand, dans sa préface à François le Champi 122 . Lorsqu´il<br />
de l´importance <strong>do</strong>nnée par Proust aux livres de chev<strong>et</strong> de plusieurs de ses héros, à certaines rencontres ou connivences du<br />
personnage avec un livre ou un auteur. Ces rencontres ne sont certainement pas dues au hasard ; en ce <strong>do</strong>maine, on peut faire<br />
confiance à Proust : des insistances de c<strong>et</strong>te nature <strong>do</strong>ivent avoir un sens. ».<br />
120 Jean Milly (1991: 122) réfère que la phrase longue de Proust correspond à une finalité esthétique. Selon lui, la phrase courte ne<br />
perm<strong>et</strong> pas d´exprimer les impressions <strong>et</strong> les pensées originales <strong>et</strong> il est facile d´y introduire des éléments étrangers à son contenu<br />
premier. Proust veut être lu par les autres à travers une activité intellectuelle <strong>et</strong> de concentration. La longueur des phrases est,<br />
également, due à l´originalité de son art <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> de ne pas trahir la pensée ou la représentation exacte qu´il prétend transm<strong>et</strong>tre :<br />
« Proust cherche […] à cerner la vérité du premier coup, d´un trait long <strong>et</strong> sinueux, mais unique. » (Idem : 122).<br />
121 Selon Geneviève Henrot, dans son article intitulé « Marcel Proust <strong>et</strong> le signe "Champi" » (1989 : 146), la lecture de François le<br />
Champi constitue la première expérience de fiction narrative dans la Recherche : l´enfant cherche à cerner empiriquement l´essence<br />
de la littérarité.<br />
122 Anne Berger, dans son article intitulé « L’apprentissage selon George Sand » (1987 : 73 <strong>et</strong> 74), remarque que c<strong>et</strong>te écrivaine<br />
accorde une place importante à ses préoccupations d’ordre esthétique dans les préfaces de ses romans champêtres, tout en élaborant<br />
une véritable théorie des rapports entre l´art, la nature <strong>et</strong> l’Histoire. Depuis Nohant, sa campagne natale, elle rédige la plupart de ses<br />
romans champêtres bien loin des tumultes de l’Histoire <strong>et</strong> des séductions de la société, r<strong>et</strong>ournant ainsi aux sources <strong>et</strong> au sol<br />
d’origine. Elle condamne la production romanesque de son temps, qui n’est qu´une représentation bourgeoise servant à montrer le<br />
réel enlaidi <strong>et</strong> présente le roman champêtre comme l’envers du roman contemporain, puisqu’il se consacre à l’étude du mystère de<br />
la simplicité primitive.<br />
74
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
parvient, dans Le Temps r<strong>et</strong>rouvé, à définir les principes de son œuvre, le narrateur<br />
définit la lecture en tant que moyen mis à disposition des lecteurs qui y recourent pour<br />
se découvrir <strong>et</strong> se connaître (passage de la découverte du soi à la découverte de<br />
l´autre) 123 . Arrivé à c<strong>et</strong>te étape, l´écrivain s´efface complètement.<br />
Nous constatons une évolution dans la conception proustienne de lecture 124 , au<br />
cours de son parcours d´écrivain :<br />
▪ Préface de La Bible d´Amiens → Lecture = Acte intellectuel <strong>et</strong> discipline essentielle à<br />
l´accroissement de l´intelligence <strong>et</strong> à la divulgation des tendances du lecteur.<br />
▪ « Sur la lecture », Contre Sainte-Beuve → Lecture = Attitude i<strong>do</strong>lâtre <strong>et</strong> passive.<br />
L´œuvre représente le terminus de la pensée de l´écrivain qui, pour le lecteur, constitue<br />
le début d´une réflexion personnelle.<br />
▪ Le Temps r<strong>et</strong>rouvé, III → Rej<strong>et</strong> formel de la lecture, qui vise exclusivement<br />
l´acquisition de connaissances, même si celle-là est laborieuse <strong>et</strong> difficile.<br />
François le Champi, un récit <strong>do</strong>nt le caractère pseu<strong>do</strong>-incestueux frappa les<br />
contemporains <strong>et</strong> attira sans <strong>do</strong>ute Proust, détient un statut très particulier dans la<br />
Recherche. Tout d´abord, au sein de la première partie de Du côté de chez Swann,<br />
Combray, lors de la scène du baiser nocturne. À la suite de la crise d´angoisse de<br />
l´enfant, qui réclamait un baiser de sa mère, celle-ci s´installe près de son lit <strong>et</strong> passe la<br />
nuit à lui lire ce roman 125 . À l´autre extrémité de la Recherche, dans le chapitre IV du<br />
dernier livre (Le temps r<strong>et</strong>rouvé), c´est ce même roman que le narrateur découvre avec<br />
émotion, tel une deuxième madeleine qui déclenche un flot de souvenirs involontaires,<br />
dans la bibliothèque du Prince de Guermantes: « (…) si je reprends dans la bibliothèque<br />
François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, <strong>et</strong> qui<br />
seul a le droit de lire ce titre. […] Et c´est pour cela que si j´avais été tenté d´être<br />
123 Marie Migu<strong>et</strong>-Ollagnier regroupe, dans son ouvrage intitulé Mythanalyses (1992 : 9 à 15), les divers genres littéraires en deux<br />
catégories, selon qu´ils favorisent la recherche de l´autre ou celle du moi. Dans la recherche de l´autre, qui s´insère généralement au<br />
sein du récit dramatique, de la nouvelle <strong>et</strong> du roman, l´auteur s´absente du texte, ou démultiplie sa voix en la délégant à d´autres<br />
personnages. L´auteur peut aussi focaliser sa recherche sur le moi à travers la poésie, le récit initiatique <strong>et</strong> l´autobiographie, comme<br />
chez Proust <strong>et</strong> Sand.<br />
124 L´enfant vit avec intensité <strong>et</strong> quasi exclusivement les circonstances de la lecture. Puis, le jeune homme construit sa personnalité à<br />
travers trois étapes successives : l´admiration, le reniement <strong>et</strong> le dépassement des modèles de lecture. C´est durant ce stade que<br />
Proust crée des pastiches, après avoir réussi à assimiler l´art des modèles, <strong>et</strong> devient critique, après avoir assimilé l´art du jugement.<br />
Finalement, l´écrivain veut collaborer à la découverte <strong>et</strong> à l´affirmation du moi du lecteur, qui parvient à se lire lui-même, à l´aide<br />
du « pouvoir réfléchissant <strong>et</strong> éclairant du livre ». « Lire, aux différents âges de la pensée proustienne, revient <strong>do</strong>nc toujours, sous des<br />
formes différentes, à s´affirmer soi-même […] » (Migu<strong>et</strong>-Ollagnier ; 1992 : 16).<br />
125 « <strong>Maman</strong> s´assit à côté de mon lit ; elle avait pris François le Champi à qui sa couverture rougeâtre <strong>et</strong> son titre incompréhensible,<br />
<strong>do</strong>nnaient pour moi une personnalité distincte <strong>et</strong> un attrait mystérieux. Je n´avais jamais lu encore de vrais romans. J´avais entendu<br />
dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose<br />
d´indéfinissable <strong>et</strong> de délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l´attendrissement, certaines façons de<br />
dire qui éveillent l´inquiétude <strong>et</strong> la mélancolie, <strong>et</strong> qu´un lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me<br />
paraissaient simplement – à moi qui considérait un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais<br />
comme une personne unique, n´ayant de raison d´exister qu´en soi – une émanation troublante de l´essence particulière à François le<br />
Champi. » (RTP I, 41).<br />
75
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
bibliophile, je ne l´aurais été que d´une façon particulière […] c´est plus volontiers de<br />
l´histoire de ma propre vie, c´est-à-dire non pas en simple curieux, que je la dégagerais ;<br />
<strong>et</strong> ce serait […] à l´ouvrage, comme François le champi, contemplé pour la première<br />
fois dans ma p<strong>et</strong>ite chambre de Combray, pendant la nuit peut-être la plus <strong>do</strong>uce <strong>et</strong> la<br />
plus triste de ma vie où j´avais […] obtenu de mes parents une première abdication d´où<br />
je pouvais faire dater le déclin de ma santé <strong>et</strong> de mon vouloir, mon renoncement chaque<br />
jour aggravé à une tâche difficile – <strong>et</strong> r<strong>et</strong>rouvé aujourd´hui dans la bibliothèque des<br />
Guermantes précisément, par le jour le plus beau <strong>et</strong> <strong>do</strong>nt s´éclairaient soudain non<br />
seulement les tâtonnements anciens de ma pensée, mais même le but de ma vie <strong>et</strong> peut-<br />
être de l´art. » (RTP IV, 464 <strong>et</strong> 465).<br />
La place qu´occupe François le Champi prouve bel <strong>et</strong> bien que Proust était un<br />
grand lecteur <strong>et</strong> admirateur de George Sand, <strong>do</strong>nt le style <strong>et</strong> la thématique demeurent,<br />
cependant, bien distincts des siens.<br />
5.2- Le traitement du complexe chez Proust <strong>et</strong> Sand<br />
Le narrateur de la Recherche fait référence, dans Combray, à la pièce Œdipe roi<br />
de Sophocle mais, à c<strong>et</strong>te époque, l´enfant ne peut avoir conscience du thème de c<strong>et</strong>te<br />
pièce, <strong>do</strong>nt le titre surgit au moment de sa vie où il commence à s´intéresser vivement<br />
au théâtre 126 . À partir de son titre, il l´imaginait tout simplement «éblouissante <strong>et</strong> fière»<br />
(RTP I, 73), ne prenant pas conscience de l´existence du complexe, <strong>do</strong>nt nous<br />
analyserons le traitement 127 chez Proust <strong>et</strong> Sand.<br />
126 « À c<strong>et</strong>te époque j´avais l´amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m´avaient encore jamais permis d´y aller, <strong>et</strong> je<br />
me représentais d´une façon si peu exacte les plaisirs qu´on y goûtait que je n´étais pas éloigné de croire que chaque spectateur<br />
regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n´était que pour lui, quoique semblable au millier d´autres que regardait, chacun<br />
pour soi, le reste des spectateurs. Tous les matins je courais jusqu´à la colonne Morris pour voir les spectacles qu´elle annonçait.<br />
Rien n´était plus désintéressé <strong>et</strong> plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée <strong>et</strong> qui étaient<br />
conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en composaient le titre <strong>et</strong> aussi de la couleur des affiches encore<br />
humides <strong>et</strong> boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n´est une de ces œuvres étranges comme le Testament de César<br />
Giro<strong>do</strong>t <strong>et</strong> Œdipe-Roi lesquelles s´inscrivaient, non sur l´affiche verte de l´Opéra-Comique, mais sur la fiche liede-vin de la<br />
Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de l´aigr<strong>et</strong>te étincelante <strong>et</strong> blanche des Diamants de la Couronne que le satin<br />
lisse <strong>et</strong> mystérieux du Domino noir, <strong>et</strong>, mes parents m´ayant dit que quand j´irais pour la première fois au théâtre j´aurais à choisir<br />
entre ces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l´une <strong>et</strong> le titre de l´autre, puisque c´était tout ce que je<br />
connaissais d´elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu´il me prom<strong>et</strong>tait <strong>et</strong> de le comparer à celui que recélait l´autre,<br />
j´arrivais à me représenter avec tant de force, d´une part une pièce éblouissante <strong>et</strong> fière, de l´autre une pièce <strong>do</strong>uce <strong>et</strong> veloutée, que<br />
j´étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on m´avait <strong>do</strong>nné à opter entre du riz à<br />
l´Impératrice <strong>et</strong> de la crème au chocolat. » (RTP I, 72 <strong>et</strong> 73).<br />
127 «La Littérature, c´est l´ensemble des écrits explicitement rangés sous le signe de la fiction (à l´écart du didactique <strong>et</strong> du<br />
technique), qui réélaborent ce passé frémissant de secrète vérité <strong>et</strong> qui se trouvent de manière directe soumis à la loi de sa<br />
méconnaissance. Lire la fiction avec le regard de la psychanalyse perm<strong>et</strong> à la fois d´offrir aux textes une autre dimension <strong>et</strong><br />
d´observer l´écriture dans sa genèse <strong>et</strong> dans son fonctionnement. L´activité littéraire y gagne un régime de sens supplémentaire, <strong>et</strong><br />
d´être reconnue subversive en tant que travail de l´Autre. Les structures universelles <strong>et</strong> l´ineffable singularité du suj<strong>et</strong> humain s´en<br />
trouvent peut-être appréciées avec plus de justesse, <strong>do</strong>nc plus de justice.» (Bellemin-Noël ; 1989 : 121).<br />
76
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Proust <strong>et</strong> Sand ne proclament nullement leur allégeance au mythe d´Œdipe. Ils<br />
en font à peine allusion, moyennant le déroulement de l´histoire ou de certains<br />
épisodes 128 .<br />
À travers la lecture de François le Champi, lors de la scène du baiser nocturne,<br />
le narrateur proustien procède à une mise en abîme 129 de son propre complexe œdipien.<br />
Mais il se sert, aussi, de ce roman pour dégager implicitement la conception artistique<br />
de Sand en rapport avec le sentiment qui traduit la vie primitive, la nature, les instincts :<br />
«(…) un sonn<strong>et</strong> de Pétrarque a sa beauté relative, qui équivaut à la beauté de l´eau de<br />
Vaucluse, qu´un beau paysage de Ruysdael a son charme qui équivaut à celui de la<br />
soirée que voici ; que Mozart chante dans la langue des hommes aussi bien que<br />
Philomèle dans celle des oiseaux ; que Shakespeare fait passer les passions, les<br />
sentiments <strong>et</strong> les instincts, comme l´homme le plus primitif <strong>et</strong> le plus vrai peut les<br />
ressentir. Voici l´art, le rapport, le sentiment, en un mot.» (Sand ; 1999 : 25). Marcel<br />
Proust défend, ainsi, que la sensibilité <strong>et</strong> l´imagination sont beaucoup plus importantes<br />
que les idées. La fonction de l´art n´est <strong>do</strong>nc pas de fournir le réel, mais les impressions<br />
de l´artiste <strong>et</strong>, dans le cas proustien, les impressions passées.<br />
De la sorte, c<strong>et</strong>te mise en abîme possède un <strong>do</strong>uble fond, comme celle du célèbre<br />
épisode de l´énigme du Sphinx dans La Machine infernale de Cocteau (1934). La<br />
réponse que <strong>do</strong>nne Œdipe à la question posée par le Sphinx nous annonce non<br />
seulement le bilan de la vie humaine, mais, également, l´avenir d´Œdipe lui-même :<br />
«Quel est l´animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur<br />
trois le soir ?» (Cocteau ; 1934 : 85) 130 .<br />
5.2.1- À la recherche des souvenirs d´enfance 131<br />
128 Dans son ouvrage Mythanalyses (1992: 9 à 15), Marie Migu<strong>et</strong>-Ollagnier prend soin de distinguer le mythe littéraire de<br />
l´allégorie. Le lecteur se trouve en présence d´un mythe littéraire lorsque le sens de l´histoire biblique ou gréco-latine demeure<br />
latent. Dans ce cas, l´auteur de l´histoire n´intervient pas directement afin d´expliciter le mythe. Au contraire, si « l´écrivain insère<br />
de façon directive son interprétation », il s´agit d´une allégorie. Elle repère, dans des œuvres modernes, des mythes qu´elle qualifie<br />
de « scénario renvoyant au temps sacré des origines <strong>et</strong> <strong>do</strong>nnant un modèle du comportement humain » (Idem : 9). En eff<strong>et</strong>, les<br />
mythes ne cessent de vivifier la littérature. Elle défend, également, qu´il existe une relation de parenté entre la mythanalyse <strong>et</strong> la<br />
psychanalyse. En eff<strong>et</strong>, « le contenu explicite de l´œuvre est moins intéressant que son contenu latent, son titre que ses sous-titres ou<br />
le nom de ses personnages secondaires ». L´attention du lecteur <strong>do</strong>it, <strong>do</strong>nc, être flottante <strong>et</strong> se porte souvent sur des détails :<br />
« L´œuvre littéraire est […] un puzzle <strong>do</strong>nt des morceaux parfois fort éloignés s´emboîtent les uns dans les autres, reconstituant<br />
alors parfois un schéma mythique qui produit un nouvel eff<strong>et</strong> de sens. » (Idem : 13).<br />
129 Philippe Boyer (1987 : 197) explique que la mère de Marcel fait de c<strong>et</strong>te mise en abîme «l´instrument d´une stratégie qui lui<br />
perm<strong>et</strong> de céder au désir de Marcel par littérature interposée».<br />
130 C<strong>et</strong>te citation est volontairement répétée.<br />
131 «Chaque fois que la psychanalyse travaille sur une biographie, elle parvient à élucider de c<strong>et</strong>te façon la signification des plus<br />
anciens souvenirs d´enfance. Davantage : on constate en règle générale que c´est le souvenir que l´analysé m<strong>et</strong> en avant, qu´il<br />
raconte en premier, par lequel il introduit la confession de sa vie, qui s´avère être le plus important, celui qui recèle les clés des<br />
tiroirs secr<strong>et</strong>s de sa vie psychique.» (Freud ; 1985 : 196).<br />
77
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
« C´est la mémoire qui devient son obj<strong>et</strong> d´étude de prédilection. Fonction<br />
fondamentale, elle fournit à l´écrivain l´élément constructif de son œuvre, la<br />
charpente de ce long récit consacré à la recherche du temps perdu, puisque celui-ci<br />
n´existe plus qu´en elle, qui le recèle tout entier. Dominant les <strong>do</strong>nnées scolaires des<br />
lois d´évocation, reconnaissance, localisation, Proust introduit ici une conception<br />
nouvelle, personnelle, originale : la mémoire involontaire. Seul est capable de nous<br />
restituer le passé, dans la réalité qui fut la sienne, un souvenir qui survient<br />
inopinément, non point amené par une vague association d´idées, moins encore par<br />
un effort intellectuel, mais accroché par une sensation actuelle quand celle-ci se<br />
trouve correspondre exactement à la sensation ancienne qui a <strong>do</strong>nné lieu au<br />
souvenir. Le chaînon intermédiaire en est <strong>do</strong>nc une analogie sensorielle.<br />
C´est c<strong>et</strong>te mémoire qui est vraie, utile <strong>et</strong> féconde. Proust l´oppose<br />
radicalement à l´autre, qu´il appelle volontaire <strong>et</strong> <strong>do</strong>nt les renseignements qu´elle<br />
<strong>do</strong>nne sur le passé ne renferment rien de lui.» (Borel ; 1975 : 127 <strong>et</strong> 128).<br />
À la recherche du temps perdu s´ouvre sur un discours du narrateur à l´âge où il<br />
raconte ses souvenirs. Dans c<strong>et</strong> incipit phénoménologique 132 , il évoque ses réveils dans<br />
132 Dans son article intitulé «Forme mythique <strong>et</strong> analyse de l´existence» in Mythes <strong>et</strong> psychanalyse (Clancier <strong>et</strong> Athanassiou-<br />
Popesco : 1997), Roland Kuhn affirme que le mouvement phénoménologique moderne est issu de la philosophie antique (de celle<br />
d´Aristote plus spécifiquement) <strong>et</strong> a son origine chez Edmund Husserl. Le voir phénoménologique m<strong>et</strong> tout d´abord en cause la<br />
signification des points de vue <strong>et</strong> perçoit les états des choses à partir d´eux-mêmes, cherchant les règles ainsi que l´or<strong>do</strong>nnance par<br />
lesquelles ils sont déterminés. Face à une situation <strong>do</strong>nnée, nous avons des perceptions indépendantes <strong>et</strong> dépendantes du point de<br />
vue, mais à peine ce qui est indépendant de ce dernier peut entrer dans des rapports objectifs, réels <strong>et</strong> mesurables. En revanche, ce<br />
qui dépend du point de vue est apparent, non-mesurable <strong>et</strong> reconnaissable par la phénoménologie, qui perm<strong>et</strong> de pénétrer dans la<br />
signification <strong>et</strong> d´analyser ses apparences <strong>et</strong> leur différentiation du réel. Le mouvement apparent est particulièrement bien décrit par<br />
Marcel Proust : « Au tournant d´un chemin, j´éprouvais tout à coup ce plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir<br />
les deux clochers de Martinville, sur lesquels <strong>do</strong>nnait le soleil couchant <strong>et</strong> que le mouvement de notre voiture <strong>et</strong> les lac<strong>et</strong>s du chemin<br />
avait l´air de faire changer de place » (RTP I ; 1987 : 180). Les mouvements <strong>et</strong> les obj<strong>et</strong>s se produisent au sein d´un espace,<br />
l´expérience des mouvements apparents <strong>et</strong> de la permanence entre les obj<strong>et</strong>s reposant sur différentes structures spatiales. Dans<br />
l´espace mathématique ou physique, qui est homogène <strong>et</strong> neutre, le « Moi » en tant que suj<strong>et</strong> peut a<strong>do</strong>pter différents points de vue <strong>et</strong><br />
mesurer les rapports entre les choses, puisqu´il est séparé de c<strong>et</strong> espace. Dans une autre structure du monde, nous distinguons des<br />
directions (droite/gauche, haut/bas, devant/derrière, proximité/éloignement). C<strong>et</strong> espace, qui possède un centre <strong>et</strong> une périphérie, est<br />
inhomogène. Le centre constitue un moi vécu qui se distingue de l´espace de l´entourage, mais sans qu´il en soit séparé. Quand le<br />
moi vécu bouge, l´espace le suit ; ils sont liés dans un même mouvement, bougeant ensemble. L´espace est, alors, orienté, focalisé,<br />
dirigé. Il existe un troisième espace au sein duquel le moi <strong>et</strong> le monde ne sont point séparés <strong>et</strong> ne forment qu´un. C<strong>et</strong> espace<br />
atmosphérique (clair/obscur, chaud/froid, familier/étrange, agréable/désagréable, attirant/repoussant, aimable/hostile,<br />
amical/agressif) est multiforme <strong>et</strong> compliqué à exprimer. C´est la raison pour laquelle le langage de c<strong>et</strong> espace se sert souvent d´une<br />
image, comme l´a fait Verlaine dans ce vers très connu : « Il pleut dans mon cœur, comme il pleut sur la ville » (1992 : 82). Tout<br />
comme l´espace, le temps est également structuré de différentes manières. Lorsqu´il prétend exprimer les structures spatiales, le<br />
langage se sert du lexique ; quand il s´agit d´exprimer les structures temporelles, il se sert, en plus, de certaines formes<br />
grammaticales <strong>et</strong> syntaxiques. Le temps impliqué exprime un mouvement durable ou inaccompli, indéterminé par le biais des<br />
infinitifs <strong>et</strong> des participes. Les mouvements du temps expliqué sont illimités <strong>et</strong> circulaires ; ils commencent <strong>et</strong> s´arrêtent à un<br />
moment quelconque. La forme impliquée du temps se différencie aussi de la forme temporelle, qui le distingue du passé. Elle se<br />
personnalise en personnes <strong>et</strong> en nombres <strong>et</strong> s´exprime dans un temps expliqué comme l´indicatif. Les mouvements réels <strong>et</strong> apparents<br />
s´effectuent dans des structures d´espaces <strong>et</strong> de temps distincts. Chacun de nos actes plonge la situation présente dans le passé<br />
(rétention) <strong>et</strong> ouvre l´attente d´une situation nouvelle (protention). C<strong>et</strong>te structure temporelle, qui réunit la rétention <strong>et</strong> la protention<br />
en passant par le présent, est nommée de "conscience intime du temps" par Husserl. Les rétentions <strong>et</strong> les protentions apparaissent en<br />
tant que membres coprésents <strong>et</strong> apprésents au sein de c<strong>et</strong> horizon. Les mots <strong>et</strong> les structures langagières sont apprésents tout comme<br />
les formes grammaticales, la place des mots dans la phrase, l´accent <strong>et</strong> la mélodie, le rythme de la parole, les pauses <strong>et</strong> les<br />
phénomènes non-verbaux. Comme le langage oral, le langage écrit possède aussi des structures apprésentes. L´horizon influence<br />
toujours la formation du passé <strong>et</strong> détermine le "comment" du style du parler <strong>et</strong> de l´écriture, ce qui est essentiel pour se comprendre<br />
avec l´autre. Dans l´horizon apprésenté, le moi constitue une activité constante, qui lie les expériences advenues, <strong>et</strong> qui structure une<br />
totalité articulée de ce qui tient ensemble. Toutefois, bien qu´il fasse naître c<strong>et</strong>te unité, celle-ci n´est nullement le résultat de sa<br />
volonté. Selon Husserl, il s´agit d´une synthèse passive, c<strong>et</strong>te totalité existant déjà dans le monde hors du moi, ce qui nous amène à<br />
remarquer qu´il est préférable de parler de genèse passive. Les contenus de c<strong>et</strong>te totalité sont <strong>do</strong>nnés <strong>et</strong> indépendants de l´action du<br />
moi sous une forme apprésente. Ces genèses passives forment, <strong>do</strong>nc, l´arrière-plan, alors que le moi se situe à l´avant-plan. Les<br />
mouvements comme ressentir, sentir, penser, vouloir, reconnaître, rappeler, planifier, recevoir sont aussi codéterminés par nos<br />
78
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
toutes les chambres où il a séjourné : « (…) car on ne peut bien décrire la vie des<br />
hommes, si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle plonge <strong>et</strong> qui, nuit après nuit, la<br />
contourne comme une presqu´île est cernée par la mer (…)» (RTP II, 384). La pensée<br />
du narrateur s´arrête, alors, sur sa chambre de Combray 133 , où il passait ses vacances,<br />
lorsqu´il était enfant. Il se rappelle surtout les soirs lors desquels il devait monter se<br />
coucher sans que sa mère l´ait embrassé, parce que ses parents recevaient Swann<br />
jusqu´à une heure tardive. Au cours de l´une de ces soirées, il décida d´attendre sa mère<br />
jusqu´après le départ de l´invité, dans le but d´exiger d´elle le si précieux baiser. C<strong>et</strong>te<br />
soirée-là, il obtint qu´elle restât dans sa chambre toute la nuit. Une partie de la nuit, elle<br />
va lui lire à voix haute le célèbre roman champêtre de George Sand intitulé François le<br />
Champi 134 . Le narrateur revient, ensuite, sur des événements bien plus récents : un jour,<br />
en rentrant chez lui, il boit machinalement une tasse de thé <strong>et</strong> y trempe un morceau de<br />
madeleine. Ce geste lui rappelle l´ensemble de ses souvenirs perdus de Combray, car sa<br />
grand-mère avait l´habitude de lui offrir une madeleine trempée dans du thé 135 .<br />
Dans Combray, le narrateur étale le sens de la mémoire, qui lui perm<strong>et</strong> de<br />
revisiter son passé lointain, son enfance. Devenu adulte, il n´arrive même plus à trouver<br />
de réalité que dans c<strong>et</strong>te mémoire du passé. La conséquence nous apparaît, alors, bel <strong>et</strong><br />
bien évidente : le passé constitue la matière unique <strong>et</strong> singulière de l´œuvre d´art 136 .<br />
C´est à partir du moment où le narrateur proustien est déjà passé à l´âge adulte qu´il<br />
acquiert la conscience de soi <strong>et</strong> ressent le désir de connaître ses origines <strong>et</strong> les étapes de<br />
sa vie passée. Partant de souvenirs ancrés dans sa mémoire, il est, alors, capable<br />
d´édifier l´histoire de sa vie jusqu´au moment où il écrit 137 . <strong>Pour</strong> cela, il faut que ses<br />
souvenirs ressurgissent à travers la perception de diverses sensations présentes<br />
genèses passives, l´horizon de formes d´apparences <strong>et</strong> de synthèses de valeurs inactuelles <strong>et</strong> coactives étant impliqué dans chaque<br />
perception. Husserl conclut qu´il s´agit d´une phénoménologie de l´inconscient.<br />
133<br />
Cf. Annexe VII : Photographies de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997), Société des Amis de Marcel Proust <strong>et</strong> des<br />
Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr. Proust – BP 20025, Illiers-Combray (Eure-<strong>et</strong>-Loir).<br />
134<br />
Cf. Annexe VIII: Extraits de la bande dessinée de HUET, Stéphane <strong>et</strong> DOREY, Véronique, À la recherche du temps perdu,<br />
Luçon, Guy Delcourt Productions, 1998.<br />
135<br />
Nous pouvons nous interroger si l´ensemble de la Recherche surgit de la tasse de thé ou de la chambre nocturne du <strong>do</strong>rmeur<br />
éveillé. C<strong>et</strong> insomniaque peut être comparé à l´écrivain que Proust désire être, car il souhaite regarder <strong>et</strong> évoquer le monde avec lez<br />
yeux de la nuit. Le roman a deux noyaux créateurs juxtaposés, qui rappellent les deux versions juxtaposées de la Création du monde,<br />
dans le premier livre de la Bible : la parole divine, qui r<strong>et</strong>ire le monde <strong>et</strong> l´homme des ténèbres (chaos originel), ainsi que la<br />
naissance de l´homme à partir de la poussière divine <strong>et</strong> de la femme à partir de l´une de ses côtes.<br />
136<br />
« Nos souvenirs d´enfance n´ont souvent pas d´autre origine. À l´inverse des souvenirs conscients de l´âge adulte, ils ne se fixent,<br />
ne se produisent pas à partir de l´événement même, mais ne sont évoqués que tard, l´enfance déjà écoulée, <strong>et</strong> alors modifiés, faussés,<br />
mais au service de tendances ultérieures (…).» (Freud ; 1927: 50).<br />
137<br />
Le « temps de la reprise est un temps tragique […] par la répétition amplifiée des mêmes situations : car le Narrateur revit ses<br />
rapports avec sa mère, <strong>et</strong> la scène de Combray, dans ses relations avec les autre héroïnes ; il revit par la mémoire, mais aussi en<br />
acte ; enfermé dans un monde circulaire, il n´arrivera à s´en libérer qu´en renonçant aux rapports directs avec les autres, en ne les<br />
abordant plus que par l´écriture.» (Tadié ; 1983 : 84 <strong>et</strong> 85).<br />
79
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
renvoyant à des sensations passées identiques, par le biais de la mémoire<br />
involontaire 138 .<br />
Selon Annelise Schulte, dans Le moi créateur dans À la Recherche du temps<br />
perdu (2002 : 72 à 88), le moi proustien naît à partir de l´obscurité du sommeil 139 , ainsi<br />
que de la présence floue <strong>et</strong> intermittente de ce même moi, afin de raconter la genèse de<br />
celui-ci, qui ne se fonde point sur soi-même. Dans les pages d´ouverture de la<br />
Recherche, l´état d´inconscience provoqué par le sommeil est décrit comme la perte<br />
totale de toute orientation 140 . Le réveil surgit comme un véritable miracle, car le<br />
narrateur r<strong>et</strong>rouve son propre moi. Toutefois, le <strong>do</strong>rmeur éveillé a besoin de l´aide<br />
extérieure de la mémoire, qui lui rend la conscience <strong>et</strong> reconstruit le moi perdu, m<strong>et</strong>tant<br />
fin à « l´amnésie du sommeil » (RTP III, 628). D´ailleurs, le narrateur compare la<br />
mémoire à « la déesse Mnémotechnie » (RTP III, 630), c<strong>et</strong>te métaphore nous faisant<br />
supposer qu´elle ne constitue nullement une faculté à disposition, mais un <strong>do</strong>n spontané<br />
indépendant de notre volonté <strong>et</strong> qui vient de l´extérieur 141 . Les demi-réveils ne sont pas<br />
une expérience unique des pages d´ouverture ; ils se répètent au cours d´une série de<br />
138 « Fonction fondamentale, elle fournit à l´écrivain l´élément constructif de son œuvre, la charpente de ce long récit consacré à la<br />
recherche du temps perdu, puisque celui-ci n´existe plus qu´en elle, qui le recèle tout entier. Dominant les <strong>do</strong>nnées scolaires des lois<br />
d´évocation, reconnaissance, localisation, Proust introduit ici une conception nouvelle, personnelle, originale : la mémoire<br />
involontaire. Seul est capable de nous restituer le passé, dans la réalité qui fut la sienne, un souvenir qui survient inopinément, non<br />
pas amené par une vague association d´idées, moins encore par un effort intellectuel, mais accroché par une sensation actuelle quand<br />
celle-ci se trouve correspondre exactement à la sensation ancienne qui a <strong>do</strong>nné lieu au souvenir. Le chaînon intermédiaire en est<br />
<strong>do</strong>nc une analogie sensorielle. C´est ainsi qu´un certain bruit de la pluie fait brusquement revoir au Narrateur les aubépines <strong>et</strong> les<br />
lilas de son enfance […] Une tasse de thé où il fait machinalement tremper une mi<strong>et</strong>te de madeleine fait revivre tout à coup ces<br />
journées de vacances où la tante Léonie lui faisait goûter ainsi un morceau de p<strong>et</strong>ite madeleine imbibé de thé. » (Borel ; 1975 :127 <strong>et</strong><br />
128).<br />
139 Il surgit spontanément de l´inconscient <strong>do</strong>nt le sommeil est l´une des formes. Proust a une conception morcelée de la conscience<br />
en tant que série fragmentée d´états de conscience hétérogènes <strong>et</strong> discontinus. Le narrateur perçoit l´état éveillé comme une île<br />
située dans un océan, qui <strong>do</strong>it être prise en compte lors de la description des vies humaines : « (…) on ne peut bien décrire la vie des<br />
hommes, si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle plonge <strong>et</strong> qui, nuit après nuit, la contourne comme une presqu´île est cernée<br />
par la mer (…)» (RTP II, 384). Le moment fugitif du réveil, c´est-à-dire le « <strong>do</strong>rmeur à peine éveillé» (RTP III, 629), intéresse<br />
inlassablement le narrateur. C´est un état dans lequel le moi recouvre assez de conscience. Le demi-réveil lui perm<strong>et</strong> de j<strong>et</strong>er un bref<br />
coup d´œil dans la vie soustraite à l´inconscient. C<strong>et</strong> état de <strong>do</strong>rmeur éveillé est toutefois para<strong>do</strong>xal, comme le constate Roland<br />
Barthes, dans Le Bruissement de la langue, lorsqu´il remarque qu´il s´agit d´un « scandale grammatical » : « dire ‘je <strong>do</strong>rs’ est en<br />
eff<strong>et</strong>, à la l<strong>et</strong>tre, aussi impossible que de dire ‘je suis mort’ » (1984 : 316). Le <strong>do</strong>rmeur éveillé cherche, ainsi, à assister à la naissance<br />
de son propre moi à partir de l´inconscient, mais ce moi est ou bien encore trop plongé dans le sommeil ou bien déjà trop<br />
réveillé/conscient. Les images apparaissent alors distordues <strong>et</strong> le <strong>do</strong>rmeur éveillé recherche l´équilibre entre ces deux états. C´est<br />
bien ce que recherche l´écrivain selon Proust : tirer une réalité de l´inconscient afin de la faire pénétrer dans le <strong>do</strong>maine de<br />
l´intelligence. Proust compare ce travail de l´écrivain à l´effort de quelqu´un qui prétend examiner son sommeil, tout en continuant à<br />
<strong>do</strong>rmir. Le <strong>do</strong>rmeur éveillé apparaît, ainsi, comme une préfiguration de l´écrivain. Freud (1942 : 125 <strong>et</strong> 126) affirme que l´état de<br />
sommeil est produit par une résolution de <strong>do</strong>rmir imposée à l´enfant, ou prise sur la base de la fatigue. C<strong>et</strong>te résolution devient<br />
possible par la mise à l´écart de stimulus pouvant <strong>do</strong>nner d´autres buts que le sommeil à l´appareil psychique. Quand une mère<br />
en<strong>do</strong>rt son enfant, celui-ci ne cesse d´exprimer des besoins (il veut encore un baiser, ou il aimerait encore jouer), qui sont en partie<br />
ajournés autoritairement au lendemain. Dans son ouvrage intitulé Métapsychologie (1968 :124), Freud révèle que, du point de vue<br />
somatique, le sommeil est une reviviscence du séjour dans le corps maternel, à travers la position de repos, la chaleur <strong>et</strong> la mise à<br />
l´écart de l´excitation. Beaucoup d´individus reprennent, d´ailleurs, dans leur sommeil, l´attitude corporelle du fœtus : « L´état<br />
psychique des <strong>do</strong>rmeurs se caractérise par un r<strong>et</strong>rait presque total du monde environnant <strong>et</strong> par la suspension de tout intérêt pour<br />
lui ».<br />
140 Le narrateur commence par perdre la notion du lieu, puis du temps <strong>et</strong>, enfin, du moi : « tout tournait autour de moi dans<br />
l´obscurité, les choses, les pays, les années » (RTP I, 6) ; « quand je m´éveillais au milieu de la nuit, comme j´ignorais où je me<br />
trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j´étais » (RTP I, 5). Il perd toute notion de son individualité <strong>et</strong> il ne lui reste<br />
que le sentiment de l´existence. Le <strong>do</strong>rmeur éveillé peut, alors, se confondre avec un être inanimé : « il me semblait que j´étais moimême<br />
ce <strong>do</strong>nt parlait l´ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier <strong>et</strong> de Charles Quint » (RTP I, 3).<br />
141 Il s´agit du « <strong>do</strong>n subi de la mémoire » (RTP III, 630). Ce n´est point la volonté de se réveiller qui déclenche la mémoire, mais<br />
plutôt « quelque p<strong>et</strong>it caillou aérolithique étranger à nous (dardé de l´azur par quel Inconnu ?) » (RTP III, 370), comme<br />
l´ « habitude de commander son café au lait » (RTP III, 630).<br />
80
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
nuits, pendant une période indéterminée. Le narrateur ne fait référence qu´à quelques<br />
nuits paradigmatiques racontées à l´imparfait, d´où leur caractère itératif. L´expérience<br />
du <strong>do</strong>rmeur éveillé connaît néanmoins l´évolution d´un éveil progressif. Le moi passe<br />
toujours par les mêmes étapes, partant d´un sommeil peuplé de rêves (mémoire du<br />
rêve 142 ) vers les demi-réveils (mémoire du corps 143 ) <strong>et</strong> finissant par se réveiller<br />
véritablement (mémoire du rêve éveillé 144 ), stade durant lequel se déroule la « rêverie<br />
des chambres » (Schulte : 2002, 76). Les différents types de mémoire, qui<br />
correspondent à chacun de ces stades, ont une <strong>do</strong>uble fonction créatrice : en (re)créant le<br />
moi, elles génèrent également le roman, comme c´est le cas de la mémoire du rêve<br />
éveillé, qui fait naître toute la première partie de Combray, notamment le drame du<br />
coucher.<br />
Les demi-réveils <strong>et</strong> les rêveries font <strong>do</strong>nc renaître Combray I. Au terme de<br />
Combray, le narrateur s´interroge sur la provenance de ses souvenirs. Il distingue, alors,<br />
trois blocs de souvenirs qu´il relie à différents types de mémoire (RTP I, 183 <strong>et</strong> 184) :<br />
▪ la mémoire du rêve éveillé : « C´est ainsi que je restais souvent jusqu´au matin à<br />
songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil (…) » ;<br />
142 C´est par l´expérience du sommeil intermittent <strong>et</strong> souvent bref que s´ouvre toute la Recherche (Idem : 77 <strong>et</strong> 78). Il s´agit d´un<br />
sommeil léger qui r<strong>et</strong>ire le moi de l´espace, du temps <strong>et</strong> de lui-même <strong>et</strong> qui est ponctué de rêves. La conscience en<strong>do</strong>rmie travaille<br />
alors, produisant des images <strong>et</strong> réussissant à se les remémorer à la suite du réveil. Le rêve constitue, <strong>do</strong>nc, une étape de transition<br />
entre veille (conscience) <strong>et</strong> réveil (inconscience) ; c´est un style de mémoire, car il r<strong>et</strong>ient ce que le rêveur a lu avant de s´en<strong>do</strong>rmir,<br />
afin de confondre l´église, le quatuor, la rivalité entre François Ier <strong>et</strong> Charles Quint avec le rêveur lui-même. Celui-ci se transforme<br />
en quelque chose d´inanimé, ou bien il redevient encore l´enfant qui craignait de se faire tirer les boucles par son oncle. Le rêve fait<br />
se manifester la mémoire d´un trauma enfantin <strong>et</strong> plonge le protagoniste dans un âge révolu de la vie primitive qu´est l´enfance, qui<br />
constitue le lien avec le rêve suivant, au cours duquel le rêveur r<strong>et</strong>ourne à l´enfance de l´humanité. Lors de ce rêve, une fausse<br />
position de sa cuisse lui fait croire qu´une femme se trouve à côté de lui. Il s´agit d´un rêve érotique, qui évoque explicitement la<br />
création d´Ève à partir d´une des côtes d´Adam. Le sommeil du narrateur est ainsi mis en rapport avec la torpeur dans laquelle Dieu<br />
a plongé Adam, afin de lui ôter la côte <strong>do</strong>nt il pourra créer Ève. Tout comme Adam qui va former une seule chair avec Ève, le<br />
protagoniste se figure sur le point de faire l´amour avec la femme rêvée. C<strong>et</strong>te allusion à la Genèse de la Bible, à travers la création<br />
de l´homme <strong>et</strong> de la femme, indique que les premières pages de la Recherche racontent aussi une <strong>do</strong>uble genèse : celle du moi<br />
créateur du narrateur <strong>et</strong> du roman, <strong>do</strong>nt il entreprend l´écriture. De la sorte, la mémoire du rêve constitue le mode primitif de la<br />
création littéraire.<br />
143 Lors de son premier réveil où le moi se prend pour l´enfant qu´il a été, le corps joue un rôle primordial (Idem : 78 <strong>et</strong> 79). Tous les<br />
rêves ont pratiquement une cause physique : un changement de la position habituelle du corps comme, par exemple, la fausse<br />
position de la cuisse, ou encore des habitudes, lorsque le narrateur s´en<strong>do</strong>rt dans un fauteuil. Le corps désorganise alors l´espace <strong>et</strong><br />
désoriente le <strong>do</strong>rmeur, ce qui lui perm<strong>et</strong> de r<strong>et</strong>rouver son moi grâce à « la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules »<br />
(RTP I, 6). Il ne r<strong>et</strong>ient point les sensations vécues dans un lieu déterminé, mais sa position dans c<strong>et</strong> espace, ainsi que la position des<br />
obj<strong>et</strong>s par rapport à lui : « le genre du lit, la place des portes, la prise de jour par les fenêtres, l´existence d´un couloir […] » (RTP I,<br />
6). Au contraire de la mémoire du rêve, qui faisait renaître une sensation isolée (terreur enfantine <strong>et</strong> plaisir sensuel), la mémoire du<br />
corps fait renaître un espace déterminé (la chambre), qui correspond à une période de la vie du protagoniste. Le demi-réveil<br />
reconstruit sa chambre d´enfant à Combray.<br />
144 Par le biais du rêve <strong>et</strong> des demi-réveils, le <strong>do</strong>rmeur accède à un degré plus élevé de conscience, sans pour autant se réveiller<br />
vraiment (Idem : 80 <strong>et</strong> 81). Les évocations de chambres qui défilent sous ses yeux sont des rêveries <strong>et</strong> non point des représentations<br />
claires d´un esprit totalement éveillé. Il s´agit d´un rêve éveillé de quelqu´un qui rêve les yeux ouverts. Le rêve des chambres suscite<br />
alors des sensations diffuses au protagoniste : des sensations hivernales d´une agréable chaleur ou, à l´inverse, de tiédeur estivale.<br />
Lorsqu´il fait référence à la « chambre de Louis XVI » <strong>et</strong> à « celle, p<strong>et</strong>ite <strong>et</strong> si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans<br />
la hauteur de deux étages <strong>et</strong> partiellement revêtue d´acajou (…) » (RTP I, 8), seuls importent les parfums, les couleurs, les bruits<br />
inhabituels <strong>et</strong> la position du corps au sein de la chambre. C<strong>et</strong>te mémoire du rêve éveillé est extrêmement créatrice : elle fait défiler<br />
devant les yeux ouverts du narrateur toutes les chambres où il a déjà <strong>do</strong>rmi, annonçant, dès lors, la structure du roman. Elle s´arrête<br />
longuement sur la chambre à coucher de Combray, faisant revivre le drame du coucher dans les quarante premières pages de la<br />
Recherche, c´est-à-dire Combray I, par opposition à la résurrection de Combray II, générée par l´expérience de la madeleine.<br />
81
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
▪ la mémoire involontaire qui fait surgir Combray II : « <strong>do</strong>nt l´image m´avait été plus<br />
récemment rendue par la saveur […] d´une tasse de thé » ;<br />
▪ la mémoire déclenchée spontanément par associations d´idées <strong>et</strong> puisée dans les<br />
souvenirs des autres : « par association de souvenirs, à ce que, bien des années après<br />
avoir quitté c<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite ville, j´avais appris au suj<strong>et</strong> d´un amour que Swann avait eu<br />
avant ma naissance (…) ».<br />
5.2.2- À la recherche de la pur<strong>et</strong>é de l´âme humaine<br />
« François le Champi présente […] de façon réaliste le problème de<br />
l´end<strong>et</strong>tement des paysans <strong>et</strong> de l´aban<strong>do</strong>n des enfants dans les champs (d´où le nom<br />
«champi»). Mais peut-être la part du rêve est-elle plus grande encore dans ce récit d´un<br />
inceste symbolique – <strong>et</strong> l´on comprend la fascination du jeune Proust pour ce roman –<br />
entre la mère a<strong>do</strong>ptive <strong>et</strong> le héros qui, comme dans un conte de fées, devra partir <strong>et</strong><br />
accomplir nombre d´épreuves, avant de pouvoir revenir <strong>et</strong> épouser sa bien-aimée. »<br />
(Didier ; 2004 :34).<br />
Ce roman champêtre <strong>et</strong>, en quelque sorte, initiatique 145 , nous raconte<br />
l´aventure, en territoire berrichon, d´un enfant trouvé dans un champ qui n´est recueilli<br />
que par intérêt par une vieille femme, Zabelle. Alors que tout le monde est convaincu<br />
que les champis, en grandissant, ne peuvent devenir que des paresseux <strong>et</strong> des voleurs,<br />
George Sand nous montre que, s´ils sont aimés, ils seront de bonnes personnes, à travers<br />
le personnage de la belle meunière, Madeleine Blanch<strong>et</strong>. Celle-là, qui n´est point<br />
heureuse en mariage, décide de sauver le champi des mains de Zabelle, en le lui<br />
ach<strong>et</strong>ant. Elle s´occupe de lui <strong>et</strong> l´aime d´un amour maternel, tout comme elle aime son<br />
fils naturel Jeannie.<br />
François devient un beau jeune homme <strong>et</strong> la maîtresse du meunier, Sévère,<br />
tente de le séduire, mais sans succès. Vexée <strong>et</strong> furieuse de ce rej<strong>et</strong>, elle conseille son<br />
145 Dans son article intitulé «À quoi reconnaît-on un récit initiatique ? », Garnier (2004 : 443 à 454) explique que, selon les<br />
africanistes qui analysent les littératures orales, le récit initiatique peut être un récit raconté dans un contexte initiatique, ou bien un<br />
récit qui raconte l´initiation d´un personnage. C<strong>et</strong>te initiation passe par l´expérience, même si elle est éphémère, d´une instabilité du<br />
monde : le personnage de l´aventure initiatique accepte d´assister à la disparition d´un monde ancien. Le récit initiatique, qui est<br />
tendu vers la constitution d´un personnage, m<strong>et</strong> un processus d´individuation en marche. Le héros de ce récit est, alors, une figure<br />
itinérante au sein d´une lecture participative (narrateur/narrataire, conteur/auditeur <strong>et</strong> auteur/lecteur). Le récit écrit <strong>do</strong>uble le<br />
processus d´individuation de la figure <strong>et</strong> de celui du narrateur : l´énoncé s´accroche au récit <strong>et</strong> possède l´énonciation. Ce qui arrive<br />
prend toujours la forme d´une rencontre : «Le voyage initiatique est une quête qui prépare une grande Rencontre ultime avec l´être<br />
supposé opérer la transfiguration du héros.» (Idem : 448). Deux niveaux de temporalité, le temps de l´errance initiatique <strong>et</strong> le temps<br />
de l´attente, cohabitent dans le récit initiatique, c<strong>et</strong>te conjonction étant le "destin" contre le supposé libre arbitre du narrateur. Nous<br />
ne rencontrons <strong>do</strong>nc point d´errance, mais des épreuves énigmatiques qui mèneront la figure itinérante à la révélation finale. Le<br />
narrateur est le processus de c<strong>et</strong>te rencontre, qui est toujours une rencontre avec soi-même.<br />
82
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
amant à chasser François, à cause de la proximité suspecte qui existe entre lui <strong>et</strong><br />
Madeleine. Alors qu´il dépense tout son argent avec c<strong>et</strong>te femme, Mr. Blanch<strong>et</strong> oblige<br />
sa femme à faire sortir le champi de la maison. Celui-ci accepte de partir, ce qui<br />
provoque en lui <strong>et</strong> en sa mère a<strong>do</strong>ptive un profond chagrin : «Elle était comme si elle<br />
avait perdu un fils de grande valeur <strong>et</strong> de grand espoir, <strong>et</strong> elle avait beau aimer celui qui<br />
restait, il y avait une moitié <strong>do</strong>nt elle ne savait plus que faire. […] Pendant ce temps-là<br />
le pauvre François prenait son mal en patience autant qu´il pouvait, <strong>et</strong> ce n´était guère,<br />
car jamais ni homme ni enfant ne fut chargé d´un mal pareil. Il commença par en faire<br />
une maladie (…)» (Sand ; 1999 : 108 <strong>et</strong> 110).<br />
Quelques années plus tard, alors qu´il vit au sein de la famille d´un autre<br />
meunier pour qui il a travaillé, la fille de ce dernier s´intéresse au jeune homme, mais en<br />
vain, car il ne peut oublier sa ‘mère’ Madeleine. Il décide, alors, d´aller la voir <strong>et</strong> la<br />
trouve ruinée, malade <strong>et</strong> toujours en proie à la médisance villageoise. Comme Mr.<br />
Blanch<strong>et</strong> est décédé, François s´occupe des affaires de la famille <strong>et</strong> réussit à sauver son<br />
patrimoine. Il se rend alors compte qu´il aime Madeleine non comme une mère, mais<br />
comme une femme, <strong>et</strong> ils se marient : «François le Champi est, en définitive, un roman<br />
d´amour, ou mieux, devrais-je dire, un rêve d´amour.» (Toesca in Sand ; 1999: 10). En<br />
eff<strong>et</strong>, sans <strong>do</strong>ute «est-ce cela qui <strong>do</strong>nne à ce roman champêtre une autre dimension, un<br />
arrière-plan de naissance de l´amour chez deux êtres qui, par l´écart de l´âge, auraient<br />
pu ne pas l´éprouver ensemble. De là aussi l´émotion qui gagne peu à peu le lecteur <strong>et</strong><br />
lui fait négliger le souci social que George Sand a développé dans ces pages.» (Idem :<br />
13).<br />
5.3- La mise en scène du complexe chez Proust<br />
Le complexe œdipien ouvre la Recherche qui nous présente, d´emblée, un moi<br />
qui ne décline pas son identité <strong>et</strong> son histoire, à l´inverse des héros balzaciens 146 . Ce<br />
moi constitue l´entité floue <strong>et</strong> intermittente du <strong>do</strong>rmeur éveillé, qui ne possède point de<br />
certitudes quant au lieu où il se trouve. Le lecteur comprend dès lors qu´il ne s´agit<br />
nullement d´un roman autobiographique, mais d´un texte fictionnel qui traite du thème<br />
146 Georges Décote <strong>et</strong> Joël Dubosclard, dans leur manuel intitulé XIX e siècle (1988 : 181) affirment que Balzac s´est inspiré de la<br />
médecine de ce temps pour tracer les portraits de La Comédie Humaine. Il s´intéressait particulièrement à la phrénologie de Gall, à<br />
la physiognomonie de Lavater qui voyaient un lien scientifique entre les traits physiques <strong>et</strong> les traits de caractère. À la différence des<br />
espèces animales, l´homme change vite ; il est modelé par les événements, étant le refl<strong>et</strong> de son temps. Le personnage balzacien est,<br />
<strong>do</strong>nc, le refl<strong>et</strong> de son temps, l´incarnation d´une époque, d´un régime ou d´une mode.<br />
83
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
de la vocation artistique. Un <strong>do</strong>ute subsiste, pourtant, lorsque nous reprenons les<br />
catégories de Gérard Gen<strong>et</strong>te : où se situe le je initial (moi fictionnel) dans les<br />
différentes perspectives du récit, de l´histoire <strong>et</strong> de la narration ?<br />
Le <strong>do</strong>rmeur éveillé ouvre le roman, mais, si nous nous plaçons du point de vue<br />
de l´histoire, nous remarquons qu´il se situe en fait vers la fin. Bien qu´intemporels au<br />
premier abord, les demi-réveils peuvent être situés à un point précis du roman : le<br />
<strong>do</strong>rmeur éveillé a déjà séjourné chez Madame de Saint-Loup à Tansonville, mais il n´a<br />
pas encore connu l´expérience de la madeleine ni les révélations de l´A<strong>do</strong>ration<br />
Perpétuelle au cours de la dernière matinée Guermantes. Ces deux moments cruciaux<br />
nous amènent à situer les demi-réveils dans les années qui précèdent la Première Guerre<br />
Mondiale, époque à laquelle le protagoniste se trouvait dans une maison de santé (RTP<br />
IV : 301 à 432). C´est <strong>do</strong>nc dans une chambre, loin de Paris <strong>et</strong> de sa vie habituelle, que<br />
le protagoniste malade, insomniaque <strong>et</strong> isolé 147 , revoit les lieux où il a vécu, ce qui<br />
explique le « longtemps » initial qui renvoie à de « longues années » (RTP IV : 301),<br />
ainsi que le fait de se coucher tôt, qui semble un acte normal pour quelqu´un de malade.<br />
Le <strong>do</strong>rmeur éveillé se place entre les deux instances du récit, servant de relais entre le<br />
héros <strong>et</strong> le narrateur 148 , <strong>et</strong> incarne une préfiguration du moi créateur au sein de ces pages<br />
qui représentent « le noyau générateur du roman proj<strong>et</strong>é par le narrateur, <strong>et</strong> par<br />
extension de la Recherche » (Schulte ; 2002 : 72).<br />
5.3.1- Le ‘théâtre’ de la scène œdipienne<br />
La chambre à coucher 149 est le ‘théâtre’ où se joue la scène œdipienne avec,<br />
tout d´abord, le jeu des ombres proportionné par la lanterne magique 150 qui transforme<br />
147 e<br />
Cf. Annexe IX : Carte postale du 102, bd. Haussmann, Paris 8 , où Marcel Proust a écrit Du côté de chez Swann (1913) <strong>et</strong> À<br />
l´ombre des jeunes filles en fleurs (1919).<br />
148<br />
Dans Les voix narratives (1965 : 36 à 52), Muller le désigne d´ailleurs par suj<strong>et</strong> intermédiaire, puisqu´à travers les rêves <strong>et</strong> les<br />
rêveries il se rappelle sa vie passée, n´étant déjà plus le héros plongé au sein des expériences de Combray, Balbec <strong>et</strong> Doncières. Bien<br />
plus proche du narrateur final que du narrateur initial, il ne coïncide toutefois pas encore avec celui qui regarde en arrière <strong>et</strong> raconte<br />
tout le parcours à la fin de la Recherche. Il est alors premier dans l´ordre du récit, mais dernier dans l´ordre de l´histoire. C´est la<br />
raison pour laquelle il paraît très proche du moi créateur sur lequel débouche le roman. Le <strong>do</strong>rmeur éveillé se situe, <strong>do</strong>nc, dans une<br />
position extrêmement importante par rapport à la narration.<br />
149<br />
Selon Annelise Schulte (2002: 95 à 99), en faisant naître une série de chambres successives, la chambre du <strong>do</strong>rmeur éveillé<br />
génère <strong>et</strong> structure l´histoire du protagoniste. C´est un lieu de grande détresse, à cause du coucher : « À Combray, tous les jours dès<br />
la fin de l´après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me m<strong>et</strong>tre au lit <strong>et</strong> rester, sans <strong>do</strong>rmir, loin de ma mère <strong>et</strong> de ma<br />
grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe <strong>et</strong> <strong>do</strong>uloureux de mes préoccupations » (RTP I, 9). À cause de la<br />
séparation <strong>et</strong> du désir, c<strong>et</strong>te chambre est le lieu de la nostalgie de la symbiose maternelle perdue, qui provoque l´insomnie. Dans Le<br />
bruissement de la langue, Roland Barthes distingue, chez Proust, le mauvais sommeil, dû à l´éloignement de la mère, du bon<br />
sommeil, qui est « ouvert, inauguré, permis, consacré par le baiser vespéral de la mère ; c´est le sommeil droit, conforme à la Nature<br />
(<strong>do</strong>rmir la nuit, agir le jour) » (1984 : 316). Toutes les autres chambres de la Recherche ne sont alors que des métaphores spatiales<br />
de la séparation initiale. Elles constituent, <strong>do</strong>nc, le lieu possible du nouveau drame du coucher non-résolu, qui se répète à l´infini.<br />
150<br />
Cf. Annexe X : Photographie de la lanterne magique de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997), Société des Amis de<br />
Marcel Proust <strong>et</strong> des Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr. Proust – BP 20025, Illiers-Combray (Eure-<strong>et</strong>-Loir).<br />
84
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
la chambre en lieu de ‘crime’, car c´est l´histoire de Golo <strong>et</strong> de Geneviève, une histoire<br />
d´adultère <strong>et</strong> de meurtre, qui y est jouée. C´est dans c<strong>et</strong> espace 'criminel' que se déroule,<br />
par la suite, la nuit incestueuse de l´enfant avec sa mère. La nostalgie de la symbiose<br />
maternelle est si forte <strong>et</strong> <strong>do</strong>uloureuse que le héros se meurt, comme le démontrent une<br />
série de métaphores ; il part « sans viatique » (RTP I, 27) comme le mort qui descend au<br />
règne des ombres. Plus loin, lorsqu´il arrive dans sa chambre, il <strong>do</strong>it « boucher toutes<br />
les issues, fermer les vol<strong>et</strong>s, creuser mon [son] propre tombeau, en défaisant mes [ses]<br />
couvertures, revêtir le suaire de ma [sa] chemise de nuit. Mais, avant de m´ [s´]<br />
ensevelir dans le lit de fer (…) » (RTP I, 28). Le suaire fait du narrateur un moribond,<br />
tout en l´apparentant au Christ <strong>et</strong> à sa Passion. Devenu un mort-vivant, la figure du<br />
héros insomniaque 151 , séparé de la mère, nous renvoie au narrateur des dernières pages<br />
du Temps r<strong>et</strong>rouvé, lorsqu´il est prêt à devenir écrivain, c´est-à-dire de rejoindre son<br />
moi créateur. À ce stade, il est très malade <strong>et</strong> la mort le menace, ainsi que son œuvre à<br />
venir. Ce sont, cependant, ses graves problèmes de santé qui, en m<strong>et</strong>tant terme à sa vie<br />
sociale, lui perm<strong>et</strong>tent de se consacrer exclusivement à son œuvre. Le tombeau, qu´était<br />
le lit de Combray de l´enfant, est, désormais, le lit de l´écrivain « devenu à demi-mort »<br />
(RTP IV, 620). C´est à ce moment qu´intervient la « loi cruelle de l´art [qui] est que les<br />
être meurent <strong>et</strong> que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que<br />
pousse l´herbe non de l´oubli mais de la vie éternelle, l´herbe dure des œuvres fécondes<br />
(…) » (RTP IV, 615). À la fin du Temps r<strong>et</strong>rouvé, la chambre mortuaire du<br />
protagoniste-narrateur est le lieu de la naissance de l´écriture ; c´est ici que naît le<br />
roman, alors que la chambre de Combray − lieu de la séparation escamotée de la mère −<br />
bloque l´accès à l´écriture du héros.<br />
5.3.2- Le drame du coucher<br />
Annelise Schulte (2002: 91 <strong>et</strong> 92) réfère que, pour Freud, le rêve éveillé<br />
constitue l´état de torpeur <strong>et</strong> de fascination dans lequel l´enfant est plongé, lorsqu´il<br />
s´invente son roman familial, se créant alors des origines imaginaires, ce qui amène à<br />
151 Ce drame s´étale sur une suite logique de pages sur le <strong>do</strong>rmeur éveillé, puisque nous sommes en présence d´une histoire<br />
d´insomnie ; c´est peut-être d´ailleurs l´origine de l´insomnie qui frappe le <strong>do</strong>rmeur éveillé, qui reste « sans <strong>do</strong>rmir, loin de ma [sa]<br />
mère <strong>et</strong> de ma [sa] grand-mère » (RTP I, 9).<br />
85
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
conclure qu´il existe des liens entre la Recherche <strong>et</strong> le roman familial 152 , puisque c´est<br />
dans c<strong>et</strong> état que le narrateur revoit les chambres où il a déjà vécu. Dans le roman<br />
familial que l´enfant s´invente, le père <strong>et</strong> la mère n´apparaissent point seulement comme<br />
ses progéniteurs ; ce sont aussi <strong>et</strong>, surtout, deux composantes à l´origine de la<br />
personnalité de leur enfant, d´où l´importance du roman surcité pour la genèse du moi.<br />
La présence des instances paternelle <strong>et</strong> maternelle est également visible dans le matériau<br />
<strong>et</strong> la “matière” littéraire du roman, au niveau des métaphores, de la structure <strong>et</strong> du style.<br />
La distribution entre univers maternel <strong>et</strong> univers paternel s´opère lors de la scène du<br />
drame du coucher, une véritable mise en scène du triangle œdipien.<br />
Au sens freudien, le drame du coucher est une scène primitive (Idem : 92 à 95),<br />
parce que l´enfant se trace une image fantasmatique des rapports sexuels entre ses<br />
parents. C<strong>et</strong>te scène est d´autant plus angoissante 153 pour le jeune garçon que le père<br />
n´a<strong>do</strong>pte point l´attitude du gardien de la mère. Bien au contraire, il renvoie celle-ci à<br />
l´enfant, contredisant ainsi les expectatives de la scène œdipienne. D´ailleurs, la mère ne<br />
l´accepte pas tout de suite. Elle y va contre son gré : «Mais, mon ami, répondit<br />
timidement ma mère, que j´aie envie ou non de <strong>do</strong>rmir, ne change rien à la chose, on ne<br />
peut pas habituer c<strong>et</strong> enfant…» (RTP I, 36). Il s´agit, également, d´une scène primitive,<br />
dans la mesure où la chambre de Combray est la première à être revisitée, du point de<br />
vue de l´ordre de la diégèse. Finalement, c<strong>et</strong>te scène est primitive, parce qu´elle est<br />
déterminante pour la Recherche qu´elle ouvre (origines du roman) <strong>et</strong> pour le moi du<br />
narrateur (roman des origines). Le héros a environ sept ans lorsque l´histoire commence,<br />
en partant du principe qu´il ait le même âge que Jean Santeuil 154 , dans les épisodes<br />
parallèles de ce roman éponyme. À c<strong>et</strong> âge de raison, l´enfant a déjà accédé à l´univers<br />
paternel du langage <strong>et</strong> de la loi. Nous avons, alors, l´impression que tout ce qui<br />
152 Claude Abasta<strong>do</strong> (1979 : 95) traite du mythe nervalien, qui possède la structure d´un<br />
roman familial avec un héros, qui cherche à connaître son ascendance <strong>et</strong> à surprendre les<br />
intentions du destin, afin de maîtriser sa destinée. Il n´atteint la vérité qu´au terme de sa quête. Le père, qui est un actant hostile, est<br />
perçu en tant que persécuteur <strong>et</strong> non point comme protecteur secourable. L´initiation vécue par le héros perm<strong>et</strong> de lui révéler<br />
l´identité véritable de l´amante <strong>et</strong> de la mère. Le système des actants, ainsi que le scénario du mythe nervalien, nous renvoient à la<br />
structure triangulaire du mythe d´Œdipe. Ce dernier ne manifeste point uniquement une situation familiale ou l´influence portée par<br />
le couple parental sur son enfant. Il traduit aussi la censure exercée par une instance sociale sur les désirs <strong>do</strong>nt l´accomplissement,<br />
réalisé ou tout simplement rêvé, est perçu comme une métaphore de l´inceste. Le mythe nervalien révèle aussi bien la névrose d´un<br />
groupe que d´un individu <strong>et</strong> découle d´un fantasme personnel <strong>et</strong> collectif à la fois. La psychanalyse découvre, à travers les images <strong>et</strong><br />
l´affabulation narrative, une dramaturgie inconsciente ou «mythe personnel», selon Charles Mauron. Le roman familial signifie une<br />
révolte contre le père, ainsi qu´une affection incestueuse envers la mère. L´écriture prend le sens d´une auto-analyse servant à<br />
surmonter les tendances dissolvantes du psychisme inconscient. Le mythe nervalien traduit des conflits collectifs. En eff<strong>et</strong>,<br />
«l´aventure solitaire <strong>et</strong> la poursuite d´un salut personnel reflètent les déceptions d´une génération» (Ibidem).<br />
153 Dans son ouvrage intitulé Le vocabulaire de Lacan (2002 : 13 <strong>et</strong> 14), Jean-Pierre Cléro affirme que, pour Lacan, l´angoisse est<br />
relative soit par rapport à la séparation de la mère, soit par rapport à sa présence trop étouffante. Ce sentiment est le signifié<br />
imaginaire de c<strong>et</strong>te détresse, qui se révèle à travers une solitude absolue. L´angoisse est aussi une demande d´aide vis-à-vis de<br />
l´autre ; elle se situe avant que le suj<strong>et</strong> ne s´aperçoive qu´il n´a de place nulle part.<br />
154 À ce propos, voir TADIÉ, Jean-Yves, Proust (1983 : 123 à 130).<br />
86
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
appartient à la p<strong>et</strong>ite enfance a été oublié, ce qui nous renvoie au paradis perdu de la<br />
période du maternage, aucune forme de mémoire n´étant capable de la revivre.<br />
Toutefois, la symbiose maternelle ne dure point jusqu´à un âge aussi tardif que sept ans,<br />
puisque entre un <strong>et</strong> sept ans s´opère la rupture progressive de c<strong>et</strong>te dernière, ainsi que<br />
l´accès à l´ordre symbolique grâce à l´apprentissage du langage. Ces expériences<br />
<strong>do</strong>uloureuses se situeraient, alors, dans la phase de la séparation progressive de l´enfant<br />
par rapport à sa mère, à la suite de la période heureuse du maternage. Le drame du<br />
coucher constituerait la concentration imaginaire <strong>et</strong> poétique d´une série de tentatives<br />
échouées de sortir de l´univers maternel pour accéder à l´univers paternel.<br />
Le drame du coucher 155 , qui est un fragment isolé du passé, constitue une scène<br />
dramatique, au sens théâtral du terme. Il s´agit d´un épisode tellement intensif <strong>et</strong> violent<br />
qu´il en devient obsessif <strong>et</strong> évince tout le reste de l´esprit du narrateur. Ce symbole du<br />
passé, traduit par le pan lumineux 156 est à tel point vivant qu´il provoque un vrai<br />
traumatisme qui traverse, de manière souterraine, toute la suite du roman.<br />
Le noyau central de ce drame, dès la montée forcée de l´enfant dans sa<br />
chambre jusqu´à la nuit passée par la mère dans c<strong>et</strong>te même chambre, est encadré par<br />
deux intertextes. Tout d´abord, l´histoire de Golo <strong>et</strong> de Geneviève de Brabant prépare <strong>et</strong><br />
annonce la scène de ‘théâtre’ où se jouera le ‘crime’. Puis, à l´autre bout du texte, la<br />
lecture de François le Champi par la mère s´effectue lors de l´accomplissement du<br />
'crime'. Ces intertextes sont une mise en abîme par rapport au texte central, puisque,<br />
d´une forme indirecte, ils le répètent <strong>et</strong> le reflètent. Dans ces deux cas, les faits de<br />
l´histoire n´apparaissent point relatés. C´est, <strong>do</strong>nc, de manière bien implicite que le<br />
lecteur établit un rapport entre ces deux récits secondaires <strong>et</strong> le récit principal.<br />
155 L´évocation du drame du coucher constitue le noyau central de Combray I, mais il ne s´agit que d´un fragment de ce qu´était<br />
Combray : « je n´en revis jamais que c<strong>et</strong>te sorte de pan lumineux, découpé au milieu d´indistinctes ténèbres […] » (RTP I, 43).<br />
Nous n´avons qu´un fragment d´espace avec la chambre à coucher, l´escalier qui y mène <strong>et</strong> les diverses pièces où se trouve la mère<br />
en compagnie des autres adultes. Le narrateur ne nous livre également qu´un fragment de temps, ce décor étant toujours vu à sept<br />
heures du soir (l´heure du coucher).<br />
156 Dans son ouvrage intitulé Le p<strong>et</strong>it pan de mur jaune. Sur Proust (1987 : 29 à 40), Philippe Boyer affirme que la couleur est<br />
l´équivalent du style pour Proust. Cf. Annexe XI : La Vue de Delft de Ver Meer (1661) occupe une place déterminante dans la<br />
Recherche. Alors que pour Swann l´étude de Ver Meer ne constitue qu´un divertissement de collectionneur, nullement enraciné dans<br />
un véritable désir d´écrire, le nom de ce peintre re<strong>do</strong>uble, chez Marcel, la carence du nom-du-Père comme instance de la loi de<br />
l´interdit de l´inceste. En eff<strong>et</strong>, le père ne se porte point garant de c<strong>et</strong> interdit fondamental, lorsqu´il pousse la mère à passer la nuit<br />
dans la chambre de Marcel. <strong>Pour</strong> ce jeune enfant, Ver Meer de Delft pourrait s´écrire “vers mère de Delphes”, la scène œdipienne<br />
se déplaçant, ainsi, vers la scène de l´art, afin de perm<strong>et</strong>tre à Marcel d´échapper au destin d´Œdipe : «Toute la Recherche vise à<br />
frayer ce passage de Delphes à Delft, de la mère interdite à la langue maternelle, à l´œuvre réalisée (…)» (Idem : 38). Selon Boyer<br />
(Idem : 40 à 46), la Recherche peut être envisagée comme une étude sur Ver Meer, plus particulièrement sur la Vue de Delft. En<br />
apprenant la mort de Bergotte devant le tableau, le narrateur superpose la scène œdipienne à l´œuvre d´art : à la mort d´un “père” en<br />
littérature, <strong>et</strong> au désir incestueux sous-jacent au nom de Ver Meer, se superpose une vue de la Vue par Marcel, qui la décrit du le<br />
point de vue de l´écrivain qu´il est appelé à devenir, sous le prétexte de raconter la mort de Bergotte. «Ce que Proust a vu dans "le<br />
plus beau tableau du monde" à la seule lumière de son désir (d´écrire), <strong>et</strong> en substitution à tous les obj<strong>et</strong>s de désir interdits sur la<br />
scène œdipienne, c´est le seul obj<strong>et</strong> susceptible de m<strong>et</strong>tre un terme à la course infernale de l´aveuglement œdipien, à savoir l´obj<strong>et</strong><br />
d´art.» (Idem : 52).<br />
87
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
La légende de Geneviève de Brabant, qui relate l´histoire d´un faux adultère, est<br />
une reprise inversée de l´histoire de l´épouse de Potiphar. Alors que son mari est absent,<br />
Geneviève repousse les avances de l´intendant Golo, qui, pour se venger, accuse c<strong>et</strong>te<br />
femme d´adultère, à la suite de quoi son mari décide de la rej<strong>et</strong>er. Golo est ainsi<br />
<strong>do</strong>ublement criminel, puisqu´il séduit une femme qui ne lui appartient pas <strong>et</strong> qu´il<br />
l´accuse de l´avoir séduit. À travers c<strong>et</strong>te légende, l´enfant remarque clairement la vraie<br />
nature de son attachement à sa mère, ce qui constitue la véritable raison de son angoisse<br />
lors des projections de la lanterne magique. La chevauchée de Golo, qui surmonte tout<br />
obstacle, est impossible à arrêter, ce qui effraie le protagoniste, car elle lui suggère la<br />
puissance de sa propre pulsion (supplanter le père <strong>et</strong> épouser la mère) <strong>et</strong> la difficulté de<br />
lutter contre elle 157 . C<strong>et</strong>te chevauchée prélude déjà le moment décisif où l´enfant<br />
succombe à son impulsion nerveuse, lorsque, décidant de demeurer éveillé <strong>et</strong> d´arracher<br />
à tout prix le baiser maternel malgré les obstacles, il fait parvenir à destination, c´est-à-<br />
dire au château de Geneviève, sa chevauchée de jeune Golo. Bien que l´identification<br />
soit complète, étant <strong>do</strong>nné que l´enfant se sait le perfide Golo tentant de séduire<br />
Geneviève, en l´arrachant à son mari qui est le propre père du héros, le protagoniste-<br />
enfant résiste malgré tout à c<strong>et</strong>te identification, lorsqu´il se réfugie dans les bras de sa<br />
mère, en s´irrigeant non en tant qu´agresseur, mais plutôt comme protecteur de<br />
Geneviève/sa mère.<br />
L´autre intertexte, François le Champi, relate aussi l´histoire d´un<br />
amour ‘coupable’ entre une ‘mère’ <strong>et</strong> son ‘fils’, comme nous avons déjà eu<br />
l´opportunité de l´affirmer, mais, c<strong>et</strong>te fois, c´est la 'mère' qui joue le rôle de séductrice.<br />
Selon Julia Kristeva, dans Le temps sensible (1994 : 19), George Sand raconte l´histoire<br />
« d´un enfant trouvé qui, recueilli par la meunière Madeleine Blanch<strong>et</strong>, <strong>et</strong> obj<strong>et</strong> d´amour<br />
inconscient de sa part, devient effectivement l´amant puis l´époux de sa mère a<strong>do</strong>ptive<br />
lorsque, revenu adulte dans son village, il r<strong>et</strong>rouve Madeleine devenue veuve ». Selon<br />
elle, l´atmosphère incestueuse de ce roman paraît avoir choqué les contemporains, qui<br />
en virent la représentation théâtrale bien connue de Proust. L´amour incestueux fait,<br />
également, son apparition dans la Recherche de manière subreptice : le narrateur y fait<br />
premièrement allusion d´une manière succincte, à travers l´euphémisme des « progrès<br />
d´un amour naissant » (RTP I, 41) entre la meunière <strong>et</strong> l´enfant ; puis, pour notre<br />
157 « Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s´avancer sur les rideaux de la fenêtre […]. Le<br />
corps de Golo lui-même, d´une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s´arrangeait de tout obstacle matériel, de tout<br />
obj<strong>et</strong> gênant (…) » (RTP I, 10).<br />
88
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
protagoniste-enfant comme pour le lecteur non-averti, le mystère demeure entier, parce<br />
que la mère om<strong>et</strong> toutes les scènes d´amour 158 <strong>et</strong> l´enfant se distrait facilement,<br />
rêvassant à autre chose. De forme tout aussi subreptice, la référence à Un amour de<br />
Swann (deuxième pan du premier volume de la Recherche) surgit par anticipation.<br />
L´amour passionné de Swann pour Od<strong>et</strong>te est mis en rapport avec l´amour de l´enfant<br />
pour sa mère. Si, pour le p<strong>et</strong>it garçon, Swann est celui qui vient troubler <strong>et</strong> déranger le<br />
rituel du soir entre lui <strong>et</strong> sa mère, pour le narrateur il est la victime d´un amour tragique,<br />
puisque non-réciproque, devenant même un complice inconscient de l´enfant. Tous<br />
deux partagent les mêmes sentiments, la terrible <strong>et</strong> insoutenable angoisse de « sentir<br />
l´être qu´on aime dans un lieu de plaisir où on est pas », ainsi que « la joie trompeuse »<br />
(RTP I, 30 <strong>et</strong> 31) de croire à sa venue par le biais d´un ami. Ces sentiments amoureux<br />
ont <strong>do</strong>nc affecté l´enfant, bien avant que l´amour n´ait apparu dans sa vie 159 .<br />
5.3.3- Les ‘figures’ du protagoniste<br />
« (…) les éléments de chaque groupe, comme les enfants d´une même famille,<br />
partagent une ressemblance profonde qui les fait plus ou moins se contaminer. Ainsi<br />
quelque chose de la tendance érotique biologique, origine de tous les sentiments<br />
d´amour, se glisse volontiers dans les affections familiales, celle du père pour la<br />
fille, du fils pour la mère, <strong>et</strong>c., sans le moindre “complexe”, sans motivation<br />
psychologique, en vertu de leur racine commune. […] La vie affective repose sur<br />
des dispositions psychiques, humeur, émotivité, caractère, moralité, intelligence qui<br />
diffèrent d´un suj<strong>et</strong> à l´autre, ce qui <strong>do</strong>nne à la sensibilité de chacun sa singularité.<br />
C´est de celle-ci que dépendent les réactions de l´individu en face du monde<br />
extérieur, des contacts <strong>et</strong> des heurts sociaux. Il y a là une vérité psychologique (…)»<br />
(Borel ; 1975 : 105 <strong>et</strong> 107).<br />
Dans Combray, le narrateur, qui est le personnage pivot <strong>et</strong> témoin puisqu´il<br />
raconte ce qu´il a cru voir, comprendre <strong>et</strong> deviner, incarne Œdipe. Or, c´est celui-ci sur<br />
qui le lecteur possède le moins de détails. Ce «je» est transparent, universel. Nous<br />
savons qu´il s´agit du protagoniste-narrateur presque toujours présent dans la<br />
Recherche, excepté dans ce proto-récit qu´est Un amour de Swann. De Du côté de chez<br />
158 Philippe Boyer (1987 : 197) remarque qu´en sautant les scènes d´amour, la mère n´a pas seulement prétendu taire ce qu´elles<br />
pourraient faire entendre à l´oreille chaste de l´enfant. Elle a, également, voulu cacher la situation bien réelle qui était en scène :<br />
l´enfant <strong>et</strong> la mère ensemble dans la chambre d´amour.<br />
159 Ils « flotte(nt) en l´attendant, vague(s) <strong>et</strong> libre(s) sans affectation déterminée, au service un jour d´un sentiment, le lendemain<br />
d´un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l´amitié pour un camarade » (RTP I, 30). Le narrateur suggère, ici, que les sentiments<br />
passionnels du héros ne sont nullement de nature érotique, les rapportant, au contraire, à l´amour filial.<br />
89
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Swann au Temps r<strong>et</strong>rouvé, il évolue considérablement, passant des naïv<strong>et</strong>és de l´enfant<br />
<strong>do</strong>uill<strong>et</strong> <strong>et</strong> maladif à l´adulte tyrannique de La Prisonnière, puis à l´écrivain qui ne croit<br />
qu´à l´art, dans le dernier volume.<br />
Le complexe d´Œdipe apparaît lorsque le narrateur se souvient de n´être qu´un<br />
tout jeune garçon qui vit un véritable drame, parce qu´il a peur que sa mère ne vienne<br />
pas l´embrasser avant qu´il ne s´en<strong>do</strong>rme, après la répréhension du père lors d´une<br />
soirée où la famille reçoit Swann. L´enfant perçoit, alors, ce manque de la figure<br />
maternelle comme une terrible souffrance 160 . Le protagoniste-héros vit, ainsi, un état<br />
d´anxiété mêlée à la tristesse, jusqu´à ce que son père perm<strong>et</strong>te, à la grande surprise de<br />
l´enfant, que sa mère passe la nuit avec lui à la suite du départ de l´invité. Il se situe,<br />
alors, au sein du stade phallique, lors duquel survient le complexe d´Œdipe chez le<br />
garçon. Le protagoniste-narrateur n´est <strong>do</strong>nc pas encore entré dans la période de<br />
l´a<strong>do</strong>lescence ; il est encore un enfant qui découvre que son père exerce une fonction<br />
bien particulière : celle de s´accaparer de sa mère. Le jeune garçon vient, ainsi, de<br />
juxtaposer la fonction parentale du père vis-à-vis de lui avec la fonction d´amant vis-à-<br />
vis de sa mère. C´est un partage bien difficile que celui qui lui est demandé ; l´enfant se<br />
trouve plongé dans sa première solitude d´être humain. Il décide, alors, de faire parvenir<br />
un message écrit 161 à sa mère, qui dîne en bas, ce qui suggère le souhait intime de la<br />
restauration de la symbiose originelle. Bien qu´il s´agisse tout d´abord d´une stratégie<br />
perm<strong>et</strong>tant au héros d´être un moment présent à l´esprit de sa mère, il perm<strong>et</strong>,<br />
également, de « me [se] faire du moins être invisible <strong>et</strong> ravi dans la même pièce qu´elle<br />
allait lui parler de moi à l´oreille » (RTP I, 30). Nous percevons, ici, un abîme entre le<br />
désir du protagoniste-héros de s´unir à sa mère, désir traduit par l´envoi du p<strong>et</strong>it mot, <strong>et</strong><br />
la réalité du bill<strong>et</strong> refusé par la mère en colère. Tout en ayant conscience du caractère<br />
transgressif de l´envoi du bill<strong>et</strong>, l´enfant rêve que la salle à manger « allait faire jaillir,<br />
160 « Et il me fallut partir sans viatique ; il me fallut monter chaque marche de l´escalier, comme dit l´expression populaire, à<br />
"contre-cœur", montant contre mon cœur qui voulait r<strong>et</strong>ourner près de ma mère parce qu´elle ne lui avait pas, en m´embrassant,<br />
<strong>do</strong>nné licence de me suivre. C<strong>et</strong> escalier détesté où je m´engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en<br />
quelque sorte absorbé, fixé, c<strong>et</strong>te sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir <strong>et</strong> la rendait peut-être plus cruelle encore<br />
pour ma sensibilité parce que sous c<strong>et</strong>te forme olfactive mon intelligence n´en pouvait plus prendre sa part. Quand nous <strong>do</strong>rmons <strong>et</strong><br />
qu´une rage de dents n´est encore perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforçons deux cent fois de suite de tirer<br />
de l´eau ou que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans arrêter, c´est un grand soulagement de nous réveiller <strong>et</strong> que<br />
notre intelligence puisse débarrasser l´idée de rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé. C´est l´inverse de ce<br />
soulagement que j´éprouvais quand mon chagrin de monter dans ma chambre entrait en moi d´une façon infiniment plus rapide,<br />
presque instantanée, à la fois insidieuse <strong>et</strong> brusque, par l´inhalation – beaucoup plus toxique que la pénétration morale – de l´odeur<br />
de vernis particulière à c<strong>et</strong> escalier. » (RTP I, 27 <strong>et</strong> 28).<br />
161 <strong>Pour</strong> Annelise Schulte (2002 : 114 <strong>et</strong> 115), l´envoi de la l<strong>et</strong>tre constitue une transgression sans r<strong>et</strong>our : « je sentis qu´en écrivant<br />
ce mot à maman, en m´approchant au risque de la fâcher, si près d´elle que j´avais cru toucher le moment de la revoir, je m´étais<br />
barré la possibilité de m´en<strong>do</strong>rmir sans l´avoir revue (…) » (RTP I, 32). Dès c<strong>et</strong> instant, il cède à « une pulsion nerveuse » (RTP I,<br />
33). En cédant à celle-ci, ses parents lui dérobent sa responsabilité, de sorte que sa faute n´est plus une « faute punissable », mais<br />
plutôt un « mal involontaire » (RTP I, 37) qui stigmatise l´enfant.<br />
90
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
proj<strong>et</strong>er jusqu´à mon [son] cœur enivré l´attention de maman tandis qu´elle lirait mes<br />
[ses] lignes » (Idem). Le protagoniste se sent, alors, plus anxieux par le fait d´être<br />
invisible, mais présent auprès de sa mère, comme les princes des Mille <strong>et</strong> une Nuits, que<br />
par l´hypothèse de sa venue ― « je n´étais plus séparé d´elle ; les barrières étaient<br />
tombées, un fil délicieux nous réunissait » (Idem) ― comme par magie. Ainsi, sur le<br />
plan de l´imaginaire, la symbiose semble rétablie pendant un court instant <strong>et</strong> la<br />
séparation mise en échec.<br />
Chez Sand, quand Madeleine voit François pour la première fois 162 , elle<br />
rencontre un enfant pur, d´une beauté angélique : « Madeleine le regarda encore ; c´était<br />
un bel enfant, il avait des yeux magnifiques. C´est <strong>do</strong>mmage, pensa-t-elle, qu´il ait l´air<br />
si niais. » (Sand ; 1999 : 38). Le p<strong>et</strong>it garçon est <strong>do</strong>nc élevé par une femme qui n´est<br />
point sa mère biologique, mais il est aimé <strong>et</strong> devient un enfant sain, courageux <strong>et</strong><br />
obligeant 163 . Il reçoit, d´ailleurs, une éducation exemplaire, la même qu´une excellente<br />
mère naturelle proportionnerait à son fils : «L´envie lui vint d´apprendre à lire aussi, <strong>et</strong><br />
il apprit si vite <strong>et</strong> si bien avec elle, qu´elle en fut étonnée, <strong>et</strong> qu´à son tour il fut capable<br />
d´enseigner au p<strong>et</strong>it Jeannie. Quand François fut en âge de faire sa première<br />
communion, Madeleine l´aida à s´instruire dans le catéchisme, <strong>et</strong> le curé de sa paroisse<br />
fut tout réjoui de l´esprit <strong>et</strong> de la bonne mémoire de c<strong>et</strong> enfant, qui pourtant passait<br />
toujours pour un nigaud, parce qu´il n´avait point de conversation <strong>et</strong> n´était hardi avec<br />
personne.» (Idem : 66). François perçoit la meunière comme une véritable mère pour<br />
laquelle il sent un amour pur. Et, tout comme dans Combray de Proust, il réclame un<br />
baiser de Madeleine ; il désire qu´elle l´embrasse comme elle embrasse son fils<br />
naturel : «Eh bien, c´est que… c´est que vous embrassez Jeannie bien souvent, <strong>et</strong> que<br />
vous ne m´avez jamais embrassé depuis le jour que nous disions tout à l´heure. J´ai<br />
pourtant grand besoin d´avoir toujours la figure <strong>et</strong> les mains bien lavées, parce que je<br />
sais que vous n´aimez pas les enfants malpropres <strong>et</strong> que vous êtes toujours après laver <strong>et</strong><br />
peigner [sic] Jeannie. Mais vous ne m´embrassez pas davantage pour ça, <strong>et</strong> ma Mère<br />
Zabelle ne m´embrassait guère non plus. Je vois bien pourtant que toutes les mères<br />
162 « George Sand a souvent raconté qu´elle avait découvert elle-même des enfants aban<strong>do</strong>nnés. Donc, l´origine du héros n´a point<br />
de mystère ; mais il s´agit d´un être sans attache avec une famille, sans aucun souvenir, cela est très important. La romancière insiste<br />
pour que nous nous en persuadions.» (Toesca in Sand ; 1999 : 201 <strong>et</strong> 202).<br />
163 «C´est ainsi que François le Champi fut élevé par les soins <strong>et</strong> le bon cœur de Madeleine la meunière. Il r<strong>et</strong>rouva la santé très vite,<br />
car il était bâti, comme on dit chez nous, à chaux <strong>et</strong> à sable, <strong>et</strong> il n´y avait point de richard dans le pays qui n´eût souhaité avoir un<br />
fils aussi joli de figure <strong>et</strong> aussi bien construit de ses membres. Avec cela, il était courageux comme un homme ; il allait à la rivière<br />
comme un poisson, <strong>et</strong> plongeait jusque sous la pelle du moulin, ne craignant pas plus l´eau que le feu ; il sautait sur les poulains les<br />
plus folâtres <strong>et</strong> les conduisait au pré sans même leur passer une corde autour du nez, jouant des talons pour les faire marcher droit <strong>et</strong><br />
les tenant aux crins pour sauter les fossés avec eux. Et ce qu´il y avait de singulier, c´est qu´il faisait tout cela d´une manière fort<br />
tranquille, sans embarras, sans rien dire, <strong>et</strong> sans quitter son air simple <strong>et</strong> un peu en<strong>do</strong>rmi. » (Sand ; 1999 :: 45).<br />
91
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
caressent leurs enfants <strong>et</strong> c´est à quoi je vois que je suis toujours un champi <strong>et</strong> que vous<br />
ne pouvez pas l´oublier.» (Idem : 69). Tout comme le narrateur proustien, l´enfant reçoit<br />
ce baiser, non pas dans un climat d´angoisse, mais plutôt de sérénité.<br />
Quand François rencontre Sévère, la maîtresse du meunier, celle-ci ne le traite<br />
point comme un enfant, comme le fait Madeleine, mais plutôt comme un homme : «<br />
Nous en étions restés aux yeux de François, que la Sévère aurait voulu rendre moins<br />
honnêtes qu´il ne se vantait de les avoir avec elle. «Quel âge avez-vous <strong>do</strong>nc, François ?<br />
qu´elle lui dit, essayant de lui <strong>do</strong>nner du vous, pour lui faire comprendre qu´elle ne<br />
voulait plus le traiter comme un gamin.» (Idem : 88). Mais François rej<strong>et</strong>te ses avances<br />
<strong>et</strong> se voit contraint, à cause d´une méchante ruse de c<strong>et</strong>te femme, à quitter la maison de<br />
Madeleine sous l´ordre de Mr. Blanch<strong>et</strong>. François n´a jamais considéré ce dernier<br />
comme un père ; il le perçoit comme une menace, car c´est le symbole de l´autorité pour<br />
la meunière. François quitte, alors, la ferme, mais ne réussit pas à renoncer à l´obj<strong>et</strong> de<br />
son désir : sa ‘mère’ Madeleine. C<strong>et</strong> interdit ne le libère <strong>do</strong>nc nullement ; même séparé<br />
de sa ‘mère’, il ne dispose pas de lui-même <strong>et</strong> ne parvient pas à s´engager dans la quête<br />
d´obj<strong>et</strong>s affectifs de plus en plus éloignés de la meunière. Il ne connaît, <strong>do</strong>nc, pas de<br />
castration symbolique. Ainsi, il ne succombe point à la beauté <strong>et</strong> à la bonté de<br />
Jeann<strong>et</strong>te : «Il avait du respect pour c<strong>et</strong>te bonne fille, <strong>et</strong> il voyait bien qu´à faire<br />
l´indifférent, il la rendrait amoureuse. Mais il n´avait point de goût pour elle, <strong>et</strong> s´il l´eût<br />
prise, c´eût été par raison <strong>et</strong> par devoir plus que par amitié.» (Idem : 121 <strong>et</strong> 122). C´est<br />
la raison pour laquelle il part rejoindre Madeleine à la mort de Mr. Blanch<strong>et</strong> <strong>et</strong> tombe<br />
amoureux d´elle, ne la percevant plus en tant que mère, mais en tant que femme 164 . Ils<br />
peuvent alors se marier, puisqu´il n´existe pas de véritable inceste 165 : la meunière n´est<br />
pas sa véritable mère <strong>et</strong> il est devenu un jeune homme.<br />
5.3.4- Les ‘figures’ de la mère<br />
164 «François, écoutant Madeleine, pensait qu´elle avait raison, tant il avait l´accoutumance de la croire. Il se leva pour lui dire<br />
bonsoir, <strong>et</strong> s´en alla ; mais en lui prenant la main, voilà que pour la première fois de sa vie il s´avisa de la regarder avec l´idée de<br />
savoir si elle était vieille <strong>et</strong> laide. Vrai est, qu´à force d´être sage <strong>et</strong> triste, elle se faisait une fausse idée là-dessus, <strong>et</strong> qu´elle était<br />
encore jolie femme autant qu´elle l´avait été. […] François la vit toute jeune <strong>et</strong> la trouva belle comme la bonne dame, <strong>et</strong> que le cœur<br />
lui sauta comme s´il avait monté au faîte d´un clocher. Et il s´en alla coucher dans son moulin où il avait son lit bien propre dans un<br />
carré de planches emmi les saches de farine. Et quand il fut là tout seul, il se mit à trembler <strong>et</strong> à étouffer comme de fièvre. Et si, il<br />
n´était malade que d´amour, car il venait de se sentir brûlé pour la première fois par une grande bouffée de flamme, ayant toute sa<br />
vie chauffé <strong>do</strong>ucement sous la cendre.» (Idem : 186).<br />
165 Philippe Boyer (1987: 195) remarque que l´inceste est ici possible, car nous sommes en présence d´une mère a<strong>do</strong>ptive. Il s´agit là<br />
de toute la différence entre le narrateur proustien <strong>et</strong> le Champi.<br />
92
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Le protagoniste-narrateur de Combray est élevé au sein d´une famille<br />
traditionnelle <strong>et</strong> unie, du milieu bourgeois. Sa mère apparaît comme une dame qui joue<br />
avec perfection son rôle d´épouse <strong>et</strong> de mère, selon ce qui était espéré d´une femme au<br />
XIX e siècle. Elle respecte, <strong>do</strong>nc, l´autorité de son mari 166 : «Je ne quittais pas ma mère<br />
des yeux, je savais que quand on serait à table, on ne me perm<strong>et</strong>trait pas de rester toute<br />
la durée du dîner <strong>et</strong> que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas<br />
l´embrasser à plusieurs reprises devant le monde, comme si ç´avait été dans ma<br />
chambre.» (RTP I, 27). Elle semble être une mère tendre <strong>et</strong> ferme à la fois 167 , qui n´a<br />
point l´habitude de céder aux caprices de son fils, mais sait être <strong>do</strong>uce avec lui lorsqu´il<br />
a besoin de sa présence. Et, pour consoler son enfant du chagrin qui s´était emparé de<br />
lui lors de la célèbre soirée, elle demeure, avec la permission de son mari <strong>et</strong> contre son<br />
gré, dans la chambre de son fils <strong>et</strong> décide de lui lire un livre, en faisant attention<br />
d´om<strong>et</strong>tre les parties qu´elle considérait moins adéquates à un jeune enfant, à savoir, les<br />
passages évoquant l´inceste permis de François le Champi. Le narrateur souligne, alors,<br />
les <strong>do</strong>ns de lectrice de sa mère 168 .<br />
166 Serge Leclaire (1999 : 45 à 48) explique que comme l´enfant – qui est le produit d´une fonction organique – sort du corps de la<br />
mère, celle-ci apparaît sous l´image d´une nourrisseuse protectrice <strong>et</strong> rassurante. Il s´agit de la relation naturelle. Si le père n´assume<br />
pas sa fonction de protecteur à l´endroit du désir maternel, l´enfant est exposé, pratiquement sans défense, à la dévoration<br />
maternelle, le père ne constituant plus un rempart contre c<strong>et</strong>te menace : «il faut que la mère soit beaucoup plus la terre qui supporte<br />
sans défaillir que la mer qui englobe <strong>et</strong> engloutit» (Idem : 49). Le père, en tant que corps érogène, <strong>do</strong>it demeurer le point<br />
d´investissement majeur de l´économie libidinale de la mère, <strong>do</strong>nt la fonction <strong>do</strong>it être conçue comme limite (Idem : 97).<br />
167 «Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse <strong>et</strong> ce soir-là où elle me tenait si <strong>do</strong>ucement les mains <strong>et</strong> cherchait<br />
à arrêter mes larmes ; mais justement il me semblait que cela n´aurait pas dû être, sa colère eût été moins triste pour moi que c<strong>et</strong>te<br />
<strong>do</strong>uceur nouvelle que n´avait pas connue mon enfance ; il me semblait que je venais d´une main impie <strong>et</strong> secrète de tracer dans son<br />
âme une première ride <strong>et</strong> d´y faire apparaître un premier cheveu blanc. C<strong>et</strong>te pensée re<strong>do</strong>ubla mes sanglots <strong>et</strong> alors je vis maman,<br />
qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d´un coup gagnée par le mien <strong>et</strong> essayer de r<strong>et</strong>enir une<br />
vraie envie de pleurer.» (RPT I, 38).<br />
168 « (…) quand c´était maman qui me lisait à haute voix, qu´elle passait toutes les scènes d´amour. Aussi tous les changements<br />
bizarres qui se produisent dans l´attitude respective de la meunière <strong>et</strong> de l´enfant qui ne trouvent leur explication que dans les<br />
progrès d´un amour naissant me paraissaient empreints d´un profond mystère <strong>do</strong>nt je me figurais volontiers que la source devait être<br />
dans ce nom inconnu <strong>et</strong> si <strong>do</strong>ux de " Champi " qui m<strong>et</strong>tait sur l´enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive,<br />
empourprée <strong>et</strong> charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle c´est aussi, pour les ouvrages où elle trouvait l´accent d´un<br />
sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect <strong>et</strong> la simplicité de l´interprétation, par la beauté <strong>et</strong> la <strong>do</strong>uceur du son. Même<br />
dans la vie, quand c´étaient des êtres <strong>et</strong> non des œuvres d´art qui excitaient ainsi mon attendrissement ou son admiration, c´était<br />
touchant de voir avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel écart de gai<strong>et</strong>é qui eût pu faire mal à<br />
c<strong>et</strong>te mère qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête, d´anniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand<br />
âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui<br />
respire toujours c<strong>et</strong>te bonté, c<strong>et</strong>te distinction morale que maman avait appris de ma grand-mère à tenir pour supérieures à tout dans<br />
la vie, <strong>et</strong> que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à<br />
bannir de sa voix toute p<strong>et</strong>itesse, toute affection qui eût pu empêcher le flot puissant d´y être reçu, elle fournissait toute la tendresse<br />
naturelle, toute l´ample <strong>do</strong>uceur qu´elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix <strong>et</strong> qui pour ainsi dire tenaient<br />
tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle r<strong>et</strong>rouvait pour les attaquer dans le ton qu´il faut, l´accent cordial qui leur<br />
préexiste <strong>et</strong> les dicta, mais que les mots n´indiquent pas; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des<br />
verbes, <strong>do</strong>nnait à l´imparfait <strong>et</strong> au passé défini la <strong>do</strong>uceur qu´il y a dans la bonté, la mélancolie qu´il y a dans la tendresse, dirigeait<br />
la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer,<br />
quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à c<strong>et</strong>te prose si commune une sorte de vie<br />
sentimentale <strong>et</strong> continue.» (RTP I, 41 <strong>et</strong> 42). Philippe Boyer (1987 : 198) observe que la lecture du livre par la mère assure l´ancrage<br />
du désir de Marcel dans une réalité corporelle : l´enfant fait l´amour avec la voix maternelle, car il ne peut le faire avec son corps.<br />
La voix est, <strong>do</strong>nc, le premier médiateur symbolique, bien qu´elle continue à être dangereuse, étant encore trop proche de la réalité<br />
physique. Au terme de la Recherche, Marcel sera capable de substituer à c<strong>et</strong>te voix la langue maternelle désormais détachée de toute<br />
inscription corporelle. Il sera passé du côté de l´écriture.<br />
93
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Annelise Schulte (2002 : 99 à 101) remarque que, lors de c<strong>et</strong> épisode, le visage<br />
de la mère est comparé à une hostie qui se montre dans l´ostensoir à cause de sa forme<br />
arrondie <strong>et</strong> de sa luminosité : « (…) elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, <strong>et</strong><br />
me l´avait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres<br />
puiseraient sa présence réelle <strong>et</strong> le pouvoir de s´en<strong>do</strong>rmir. » (RTP I, 13). C<strong>et</strong>te image<br />
traduit une union biologique, puisque le visage de la mère semble devenir comestible,<br />
ce qui nous renvoie à la nostalgie du maternage, quand le nourrisson est entièrement<br />
dépendant du sein maternel 169 . Son absorption peut être rapprochée de la Communion<br />
avec le Christ dans les espèces du pain <strong>et</strong> du vin. Le corps de la mère devient, alors, une<br />
présence réelle au niveau du désir du héros, tout comme le Christ est présent, de<br />
manière réelle <strong>et</strong> non symbolique, pendant l´Eucharistie. Toutefois, le baiser vespéral<br />
<strong>do</strong>nné est plus frustrant que gratifiant, car il est escamoté par la mère, pressée par le<br />
père « qui trouvait ces rites absurdes » (RTP I, 13). Le baiser est si hâtif que l´enfant<br />
re<strong>do</strong>ute déjà sa venue, qui n´est autre qu´un signe du départ de sa mère. De même, ce<br />
baiser maternel ne constitue pas vraiment la réalisation de l´identité absolue <strong>et</strong><br />
incestueuse entre la mère <strong>et</strong> le fils. C´est, plutôt, la trace de c<strong>et</strong>te identité à tout jamais<br />
perdue, une forme de nostalgie. C<strong>et</strong>te identité n´est point restaurée lors de la nuit passée<br />
par la mère dans la chambre de l´enfant, qui n´est autre qu´une situation exceptionnelle<br />
<strong>et</strong> non susceptible de répétition, d´où son caractère <strong>do</strong>uloureux. Bien au contraire, au<br />
cours de c<strong>et</strong>te nuit, le héros profane la sacralité de la mère-hostie « d´une main impie »<br />
(RTP I, 38).<br />
Dans le roman de George Sand, Madeleine devient la mère a<strong>do</strong>ptive de François,<br />
malgré tous les préjugés existant autour de la figure des champis : «On me tuera si l´on<br />
veut, j´achète c<strong>et</strong> enfant-là, il est à moi, il n´est plus à vous. Vous ne méritez pas de<br />
garder un enfant d´un aussi grand cœur, <strong>et</strong> qui vous aime tant. C´est moi qui serai sa<br />
mère, <strong>et</strong> il faudra bien qu´on le souffre. On peut tout souffrir pour ses enfants. Je me<br />
ferais couper par morceaux pour mon Jeannie ; <strong>et</strong> bien ! j´en endurerai autant pour<br />
celui-là. Viens, mon pauvre François. Tu n´es plus champi, entends-tu ? Tu as une mère,<br />
169 « (…) manger le corps de la mère, la transformer en sa propre substance, voilà bien la forme la plus extrême de symbiose, car<br />
mère <strong>et</strong> enfant (re)deviennent un seul corps » (Schulte ; 2002 : 99). C<strong>et</strong>te scène nous rappelle une autre mise en scène du drame du<br />
coucher, lors de l´épisode de la première nuit à Balbec, mais c<strong>et</strong>te fois avec la grand-mère dans le rôle maternel, qui vient soulager<br />
la détresse du héros : « (…) je me j<strong>et</strong>ai dans les bras de ma grand-mère <strong>et</strong> je suspendis mes lèvres à sa figure […]. Quand j´avais<br />
ainsi la bouche collée à ses joues, à son front, j´y puisais quelque chose de si bienfaisant, de si nourricier, que je gardais<br />
l´immobilité, le sérieux, la tranquille avidité d´un enfant qui tète » (RTP II, 28). J.-F. Reille remarque, dans Proust, le temps du désir<br />
(Idem : 84), qu´au cours de l´épisode de la madeleine, celle-ci est nourricière, car elle a été ramollie par le thé, elle a été offerte par<br />
la mère <strong>et</strong> s´apparente à la nourriture liquide <strong>et</strong> bouillie <strong>do</strong>nnée au p<strong>et</strong>it enfant. Chez Sand, la ‘mère’ Madeleine peut, d´ailleurs, être<br />
comparée à c<strong>et</strong>te madeleine nourricière, lorsqu´elle décide de materner le champi.<br />
94
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
<strong>et</strong> tu peux l´aimer à ton aise ; elle te le rendra de tout son cœur.» (Sand ; 199 : 60 <strong>et</strong> 61).<br />
Et, tout au long du roman, les références à son amour maternel prolifèrent. Voici<br />
quelques exemples bien élucidatifs de c<strong>et</strong>te relation mère/fils :<br />
▪ «Mais elle se regardait comme <strong>do</strong>ublement mère, car elle avait pris pour le champi<br />
une amitié très grande <strong>et</strong> veillait sur lui presque autant que sur son propre fils. » (Idem :<br />
65) ;<br />
▪ «Ne le faites point sortir, dit Madeleine avec une voix un peu renforcée, <strong>et</strong> en écartant<br />
davantage son rideau ; car je le connais, moi, <strong>et</strong> il a bien agi en venant me voir.<br />
Approche, approche, mon fils ; je demandais tous les jours au Bon Dieu la grâce de te<br />
<strong>do</strong>nner ma bénédiction.» (Idem : 141) ;<br />
▪ «J´ai bien <strong>do</strong>rmi, mon fils, <strong>et</strong> le Bon Dieu me bénit de me montrer ta figure première à<br />
mon éveil.» (Idem : 160) ;<br />
▪ «Je n´ai plus de mari, je suis vieille <strong>et</strong> laide autant qu´elle pouvait le souhaiter dans ce<br />
temps-là, <strong>et</strong> je n´en suis pas fâchée, car cela me <strong>do</strong>nne le droit d´être respectée, de te<br />
traiter comme mon fils, <strong>et</strong> de te chercher une belle <strong>et</strong> jeune femme qui soit contente de<br />
vivre auprès de moi <strong>et</strong> qui m´aime comme sa mère. C´est toute mon envie, François, <strong>et</strong><br />
nous la trouverons bien, sois tranquille. Tant pis pour Mari<strong>et</strong>te si elle méconnaît le<br />
bonheur que je lui aurais <strong>do</strong>nné. Allons, va te coucher, <strong>et</strong> prends courage, mon enfant.»<br />
(Idem : 185 <strong>et</strong> 186).<br />
Tout comme la mère du narrateur de Combray, elle s´occupe, avec amour, de<br />
l´éducation de son enfant, mais elle n´est pas la mère biologique de François, ce qui<br />
contribue à ce que le lecteur ne se sente point choqué de la relation amoureuse qui<br />
survient, par la suite, entre ces deux êtres exceptionnels. En plus, George Sand a pris<br />
soin de nous fournir, au long du roman, quelques pistes annonçant la fin heureuse de<br />
l´histoire, ainsi que de nous <strong>do</strong>nner des indications sur l´incroyable beauté <strong>et</strong> la jeunesse<br />
indiscutable de c<strong>et</strong>te femme, qui a eu un mariage malheureux: «Madeleine Blanch<strong>et</strong><br />
n´était ni grande ni forte. C´était une très jolie femme, d´un fier courage, <strong>et</strong> renommée<br />
pour sa <strong>do</strong>uceur <strong>et</strong> son bon sens.» (Idem : 40) ; «Madeleine n´a encore que vingt ans <strong>et</strong><br />
je ne sache qu´elle soit devenue laide. » (Idem : 47). De la sorte, il semble tout à fait<br />
légitime que c<strong>et</strong>te femme apparaisse comme l´obj<strong>et</strong> du désir de François – tout d´abord<br />
en tant que mère, puis en tant que femme.<br />
5.3.5- Les ‘figures’ du père<br />
95
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Le père du narrateur de Combray apparaît d´emblée comme celui qui rivalise<br />
avec lui auprès de sa mère, celui qui la force à délaisser son enfant lors de la soirée où<br />
ils reçoivent Swann. Il représente le “privateur” qui sépare l´enfant de sa mère 170 , en la<br />
r<strong>et</strong>enant de se l´approprier à travers le baiser : « Mais voici qu´avant le dîner fût sonné<br />
mon grand-père eut la férocité inconsciente de dire : “Le p<strong>et</strong>it a l´air fatigué, il devrait<br />
monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir.” Et mon père, qui ne gardait pas aussi<br />
scrupuleusement que ma grand-mère 171 <strong>et</strong> que ma mère la foi des traités, dit : “Oui,<br />
allons, va te coucher.” Je voulus embrasser maman, à c<strong>et</strong> instant on entendit la cloche<br />
du dîner. “Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme<br />
cela, ces manifestations sont ridicules. (…)”» (RTP I, 27). <strong>Pour</strong> que l´interdit que<br />
constitue la loi du père s´effectue, la fonction de ce dernier est parfaitement reconnue<br />
par la mère, puis par l´enfant au moment où il devient l´incarnation d´Œdipe. C´est c<strong>et</strong>te<br />
même autorité du père qui perm<strong>et</strong> à la mère de rester auprès de son fils pendant la nuit,<br />
car celui-ci a du chagrin. Cela nous prouve, alors, qu´il ne s´agit en rien d´un père<br />
tyrannique, mais plutôt d´un père très aimant, quoique trop autoritaire 172 . Le père<br />
manque à son rôle, car il n´incarne pas la loi <strong>et</strong> n´impose pas l´interdit de l´inceste. Ses<br />
170 Serge Leclaire (1999 : 25) rappelle quelques constantes de la fonction du père. Ce dernier est tout d´abord géniteur / reproducteur<br />
de par sa fonction d´engendrement d´un enfant. Il est le gardien de la loi qu´il protège contre le monde <strong>et</strong> contre la mère. C´est,<br />
également, le jouisseur <strong>et</strong> le possesseur de la mère <strong>et</strong> de toutes les femmes, car il a la possibilité de les interdire. Finalement, il est<br />
aussi initiateur, castrateur <strong>et</strong> défenseur, puisqu´il possède l´accès à ce monde de jouissance. La fonction paternelle se situe entre la<br />
singularité du corps érogène <strong>et</strong> l´universalité de la loi, <strong>do</strong>nt elle assure l´articulation, c´est-à-dire le clivage du corps érogène avec le<br />
corps biologique. Elle garantit l´accès à l´inconscient ou à la jouissance, ou réciproquement quelque chose de l´ordre de l´interdit.<br />
Elle assure la non ferm<strong>et</strong>ure, l´ouverture <strong>do</strong>nt la dépossession correspond au meurtre du père (Idem : 28 <strong>et</strong> 29).<br />
171 Annelise Schulte (2002 : 107 <strong>et</strong> 108) remarque que la grand-mère apparaît la première dans l´ordre de l´histoire, au moment où<br />
l´on fait boire du cognac au grand-père (écart de régime prenant la forme de mise à mort) pour la «tourmenter» (RTPI, 11). C<strong>et</strong>te<br />
taquinerie est, pourtant, un véritable «supplice» (RTP I, 12) pour l´enfant, auquel il répond par des pleurs, mais surtout parce qu´il<br />
se sent coupable de prendre, malgré lui, « le parti du persécuteur » (Ibidem). Toutefois, la grande préoccupation de la grand-mère,<br />
qui la fait précocement vieillir, est provoquée par son p<strong>et</strong>it-fils : « Hélas, je ne savais pas que, bien plus tristement que les p<strong>et</strong>its<br />
écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, l´incertitude qu´ils proj<strong>et</strong>aient sur mon avenir,<br />
préoccupaient ma grand-mère (…) » (Ibidem). Le visage supplicié <strong>et</strong> vieillissant de la grand-mère montre, d´ailleurs, c<strong>et</strong>te lente<br />
mise à mort : « au cours de ces déambulations incessantes, de l´après-midi au soir, […] on voyait passer <strong>et</strong> repasser, obliquement<br />
levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes <strong>et</strong> sillonnées, devenues au r<strong>et</strong>our de l´âge presque mauves comme les labours à<br />
l´automne» (RTPI, 12 <strong>et</strong> 13).<br />
172 «Mais elle entendit mon père qui montait du cabin<strong>et</strong> de toil<strong>et</strong>te où il était allé se déshabiller <strong>et</strong> pour éviter la scène qu´il me ferait,<br />
elle me dit d´une voix entrecoupée par la colère : “Sauve-toi, sauve-toi, qu´au moins ton père ne t´ai pas vu ainsi attendant comme<br />
un fou ! ” Mais je lui répétais : “Viens me dire bonsoir”, terrifié en voyant que le refl<strong>et</strong> de la bougie de mon père s´élevait déjà sur le<br />
mur, mais aussi usant de son approche comme d´un moyen de chantage <strong>et</strong> espérant que maman, pour éviter que mon père me trouva<br />
encore là si elle continuait à refuser, allait me dire : “Rentre dans ta chambre, je vais venir.” Il était trop tard, mon père était devant<br />
nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n´entendit : “Je suis perdu !”. Il n´en fut pas ainsi. Mon père me refusait<br />
constamment des permissions qui m´avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mère <strong>et</strong> ma grand-mère parce<br />
qu´il ne se souciait pas des “principes” <strong>et</strong> qu´il n´y avait pas avec lui de “Droit des gens”. <strong>Pour</strong> une raison toute contingente, ou<br />
même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu´on ne pouvait m´en priver<br />
sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l´heure rituelle, il me disait : “Allons, monte te coucher,<br />
pas d´explication !” Mais aussi, parce qu´il n´avait pas de principes (dans le sens de ma grand-mère), il n´avait pas à proprement<br />
parler d´intransigeance. Il me regarda un instant d´un air étonné <strong>et</strong> fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots<br />
embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit : “Mais va <strong>do</strong>nc avec lui, puisque tu disais justement que tu n´as pas envie de <strong>do</strong>rmir, reste<br />
un peu dans sa chambre, moi je n´ai besoin de rien. – Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j´aie ou non envie de<br />
<strong>do</strong>rmir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer c<strong>et</strong> enfant… – Mais il ne s´agit pas d´habituer, dit mon père en haussant<br />
les épaules, tu vois bien que ce p<strong>et</strong>it a du chagrin, il a l´air désolé c<strong>et</strong> enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu<br />
l´auras rendu malade, tu seras bien avancée ! Puisqu´il y a deux lits dans sa chambre, dis <strong>do</strong>nc à Françoise de te préparer le grand lit<br />
<strong>et</strong> couche pour c<strong>et</strong>te nuit auprès de lui.”» (RTP I, 35 <strong>et</strong> 36).<br />
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À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
décisions arbitraires sont uniquement dictées par la situation, par les « convenances<br />
fortuites » (RTP I, 37). L´enfant est, alors, livré aux caprices de son père, qui fait preuve<br />
soit d´une sévérité excessive, soit d´une clémence inattendue. Le père <strong>et</strong> la mère sont<br />
tous deux coupables : le premier pour avoir inconsciemment restauré la symbiose<br />
maternelle, <strong>et</strong> la deuxième, pour avoir cédé à la pression exercée par son mari. En<br />
refusant à l´enfant l´accès à son monde <strong>et</strong> en le renvoyant du côté de la mère, le père<br />
a<strong>do</strong>pte une position faible, car il cède aux désirs œdipiens de son fils, en lui interdisant<br />
l´accès à l´ordre symbolique.<br />
Chez Sand, le père est inexistant. La paternité s´exerce dans le contexte d´une<br />
société. Il est <strong>do</strong>nc indispensable que la fonction paternelle s´exerce également sur<br />
l´enfant, afin de perm<strong>et</strong>te une structuration psychique harmonieuse nécessaire à la<br />
construction de son identité. Les travaux des psychanalystes, des anthropologues <strong>et</strong> des<br />
histoiriciens ont d´ailleurs montré que la fonction paternelle est fondamentale <strong>et</strong><br />
universelle, car elle interdit la fusion mère-enfant. Or, dans François le Champi, les<br />
personnages <strong>et</strong>, par conséquent, le lecteur méconnaissent le père de l´enfant. L´unique<br />
figure masculine qui aurait pu assurer c<strong>et</strong>te fonction serait M. Blanch<strong>et</strong>. Toutefois, si<br />
nous nous en tenons aux théories de Lacan 173 , il ne peut exister de père sans parole. M.<br />
Blanch<strong>et</strong> n´a jamais adressé la parole à François, ce qui l´empêche de jouer le rôle du<br />
père. En eff<strong>et</strong>, c´est la parole qui accorde au père une présence symbolique<br />
indispensable pour inscrire le suj<strong>et</strong> dans le complexe d´Œdipe, ce qui nous amène à<br />
nous demander s´il est acceptable d´insérer notre jeune protagoniste au sein de ce<br />
‘phénomène’ psychique. Mais nous ne pouvons être sûre qu´il n´existe pas de complexe<br />
d´Œdipe, car Madeleine accorde de l´importance à la parole de son mari, lorsque ce<br />
dernier, aveuglé par les duperies de Sévère, l´oblige à renvoyer François. Ce fait laisse<br />
sous-entendre que la parole du père conditionne l´ancrage de la fonction paternelle,<br />
mais ce serait là le seul épisode où c<strong>et</strong>te fonction serait visible <strong>et</strong> évidente.<br />
François n´a point du tout été désiré par M. Blanch<strong>et</strong>, ce qui prouve qu´il<br />
n´existe pas de père au sens symbolique. De même, <strong>et</strong> étant <strong>do</strong>nné que ce dernier ne<br />
rend pas sa femme heureuse <strong>et</strong> est souvent absent par son comportement volage, il ne<br />
joue pas le rôle du tiers séparateur lors de l´enfance de François, époque à laquelle <strong>do</strong>it<br />
173 Dans son ouvrage intitulé Les p´tits mathèmes de Lacan. Cinq études sérielles de psychanalyse (2000), Jean-Louis Sous nous<br />
rappelle que, pour Lacan, la paternité n´est point un acte procréateur biologique ; c´est « une affaire d´allégeance à une parole ou de<br />
reconnaissance par une parole» (Idem : 129), qui amène une femme à accepter qu´un homme puisse tenir la position de père d´un<br />
enfant. Il défend que le désir, naturellement inconscient, est la loi du suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> que les hommes se sentent plus coupables d´avoir trahi<br />
leur désir que d´avoir trahi la loi morale (Idem : 20 <strong>et</strong> 21).<br />
97
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
se manifester le complexe. François joue, alors, le rôle d´un “radiateur affectif” pour sa<br />
mère a<strong>do</strong>ptive, qui dépose en lui tout l´amour qu´elle ne peut ressentir pour son mari, en<br />
le transformant en un amour filial.<br />
Dans la mesure où le père est inexistant lors de l´enfance du héros, le rôle<br />
paternel peut être tenu par tout ce qui sépare François de Madeleine – le pont séparateur<br />
avant l´a<strong>do</strong>ption de François, lors de son passage à l´a<strong>do</strong>lescence : «Quand la soupe sera<br />
prête, je poserai ma quenouille sur le pont de l´écluse. […] Alors, vous enverrez l´enfant<br />
avec un sabot dans la main, comme pour chercher du feu, <strong>et</strong> puisqu´il mangera ma<br />
soupe, toute la vôtre vous restera.» (Sand ; 1999 : 44); «Elle entendit bien rentrer<br />
François qui vint faire son paqu<strong>et</strong> dans la chambre à côté, <strong>et</strong> elle l´entendit aussi sortir à<br />
la piqu<strong>et</strong>te du jour. Elle ne se dérangea qu´il ne fût un peu loin, pour ne point changer<br />
son courage en faiblesse, <strong>et</strong> quand elle l´entendit passer sur le p<strong>et</strong>it pont, elle entrebâilla<br />
subtilement sa porte sans se montrer, afin de le voir de loin encore une fois. Elle le vit<br />
s´arrêter <strong>et</strong> regarder la rivière <strong>et</strong> le moulin, comme pour leur dire adieu.» (Idem : 105).<br />
Le pont 174 symbolise tous les préjugés qui gèrent une mauvaise opinion relativement<br />
aux enfants aban<strong>do</strong>nnés, ainsi que la méchanc<strong>et</strong>é des êtres qui ne peuvent comprendre<br />
l´amour maternel de Madeleine envers le champi :<br />
▪ les préjugés de la mère de M. Blanch<strong>et</strong> : « (…) je suis sûre qu´il est déjà voleur. Tous<br />
les champis le sont de naissance, <strong>et</strong> c´est une folie que de compter sur ces canailles-là.<br />
En voilà un qui vous fera chasser d´ici, qui vous <strong>do</strong>nnera mauvaise réputation, qui sera<br />
cause que mon fils battra sa femme quelque jour, <strong>et</strong> qui, en fin de compte, quand il sera<br />
grand <strong>et</strong> fort, deviendra bandit sur les chemins, <strong>et</strong> vous fera honte.» (Idem : 54) ;<br />
▪ la méchante ruse de Sévère : «elle se gaussa de lui pour ce qu´il laissait dans sa<br />
maison, auprès de sa femme, un val<strong>et</strong> en âge <strong>et</strong> en humeur de la désennuyer.» (Idem :<br />
92).<br />
5.3.6- La ‘résolution’ du complexe<br />
À travers l´interdit de la loi du père, l´enfant entre dans la culture, devenant<br />
sociétaire <strong>et</strong> s´insérant au sein d´une structure familiale, car il ne peut y avoir<br />
174 Philippe Boyer (1987 : 195 <strong>et</strong> 199) affirme que le p<strong>et</strong>it pont, qui est un lieu de passage entre les deux moulins, scande les trois<br />
principaux mouvements du roman (trois, tout comme dans la première version de la Recherche) : l´a<strong>do</strong>ption (amour maternel), le<br />
départ (voyage initiatique ou début de l´apprentissage) <strong>et</strong> le r<strong>et</strong>our (inceste autorisé). Il remarque, également, que les deux moulins,<br />
qui constituent les repères topographiques des lieux, déterminent la structure de l´œuvre, comme les côtés de Combray fixent celle<br />
de la Recherche. Leur écart autorise François à désirer une "mère" qui a cessé de l´être.<br />
98
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
coïncidence entre les liens d´alliance <strong>et</strong> les liens de parenté. C<strong>et</strong>te loi 175 de l´imitation<br />
préserve la famille, assure les générations contre la compétition continuelle <strong>et</strong> oblige<br />
l´individu à aller chercher ailleurs ses relations. Il s´agit de la loi de communication <strong>et</strong><br />
d´ouverture du clan. En eff<strong>et</strong>, l´enfant vit, au moment de l´Œdipe, une puberté<br />
psychologique fondamentale pour la préservation de l´ordre culturel. Il passe d´une<br />
histoire individuelle à une histoire collective, car il connaît sa juste position dans la<br />
société, ses droits <strong>et</strong> ses limites. Ainsi, le narrateur de la Recherche sort du complexe<br />
d´Œdipe à l´âge de <strong>do</strong>uze ans (en 1892) 176 , ce qui le mène à chercher, comme son père,<br />
mais sans le savoir encore, une femme hors du cercle familial. Cela arrive au cours de<br />
l´une de ses promenades entre les deux côtés, qui symbolisent le passage de l´enfance<br />
vers l´a<strong>do</strong>lescence, lors de laquelle il rencontre, pour la première fois, Gilberte, la fille<br />
de Swann 177 <strong>et</strong>, plus tard, Madame de Saint-Loup.<br />
<strong>Pour</strong> Annelise Schulte (2002: 91 <strong>et</strong> 92), le passage du drame du coucher, par<br />
l´entremise duquel le lecteur assiste à la non résolution du conflit œdipien, présente<br />
implicitement les causes de la procrastination de l´art d´écrire : les problèmes de santé <strong>et</strong><br />
le manque de volonté ne sont que les symptômes de ce mal bien plus profond, marqué<br />
par une nostalgie paralysante de la symbiose maternelle, <strong>et</strong> une incapacité de devenir un<br />
être indépendant, apte à prendre la parole dans sa tâche d´écrivain. Le héros accède à<br />
l´ordre symbolique, mais non point de droit, ce dernier lui étant nié par son père, qui le<br />
renvoie à l´univers maternel. La Recherche 178 constitue, alors, la narration de la longue<br />
175 L´interdit, c´est la loi qui sépare la jouissance du plaisir, posant la jouissance comme inaccessible <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>tant le développement<br />
de l´ordre du désir (Leclaire : 152 <strong>et</strong> 153) : «La loi, sans considérer l´appareil légiférant ou légaliste qui découle de la loi au sens<br />
œdipien du terme, au sens libidinal du terme, c´est l´or<strong>do</strong>nnance de l´ensemble des l<strong>et</strong>tres, de l´ensemble des signifiants, de la<br />
totalité des signifiants existants, de la totalité même supposée des lieux érogènes, mais c<strong>et</strong> ensemble est caractérisé par l´absence<br />
d´une l<strong>et</strong>tre, la l<strong>et</strong>tre qui elle aussi désigne l´ensemble de la loi. C´est ce que Lacan thématise sous la rubrique du grand Autre, c´est<br />
justement c<strong>et</strong> Un qui ne peut jamais trouver sa place dans le grand Autre, mais qui fait que le grand Autre est barré (…)» (Idem: 27).<br />
Cléro (2002 : 43 à 45) remarque que, pour Lacan, la loi primordiale superpose le règne de la culture au règne de la nature (loi de<br />
l´accouplement), en réglant l´alliance. Ainsi, les lignées <strong>do</strong>ivent être n<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> respectées. La loi est essentiellement une<br />
revendication symbolique, à travers le langage, plutôt qu´une réalité sociale, qu´on peut constater chez Antigone, qui s´acharne à<br />
défendre la valeur des lignées, bien que ces dernières aient été brouillées. Chez Lacan, l´inceste primordial a pour obj<strong>et</strong> la mère. Le<br />
désir qui porte vers celle-ci est, alors, l´envers de la loi.<br />
176 Selon W. Hachez, cité par Jean-Yves Tadié dans son ouvrage intitulé Proust <strong>et</strong> le roman (1986 : 296 <strong>et</strong> 297), quatre générations<br />
sont présentes dans la Recherche : 1820 – la grand-mère <strong>et</strong> Mme de Villeparisis ; 1850 – les parents de Marcel, Françoise, Charlus,<br />
Swann, Od<strong>et</strong>te <strong>et</strong> les Verdurin ; 1880 – le narrateur, Gilberte <strong>et</strong> Albertine ; 1900 – les enfants de Gilberte.<br />
177 « Tout à coup, je m´arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s´adresse pas seulement à nos regards,<br />
mais requiert des perceptions plus profondes <strong>et</strong> dispose notre être tout entier. Une fill<strong>et</strong>te d´un blond roux qui avait l´air de rentrer de<br />
promenade <strong>et</strong> tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs<br />
brillaient <strong>et</strong> comme je ne savais pas alors, ni ne l´ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je<br />
n´avais pas, ainsi qu´on dit, assez “d´esprit d´observation” pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois<br />
que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d´un vif azur, puisqu´elle était blonde : de<br />
sorte que, peut-être si elle n´avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu´on la voyait – je n´aurais pas<br />
été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus. Je la regardais, d´abord de ce regard qui n´est pas<br />
que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux <strong>et</strong> pétrifiés, le regard qui voudrait toucher,<br />
capturer, emmener le corps qu´il regarde <strong>et</strong> l´âme avec lui (…)» (RTP I, 139).<br />
178 Annelise Schulte (2002: 107 <strong>et</strong> 108) explique que le désir incestueux du héros est ressenti comme une faute, qui suscite un pesant<br />
sentiment de culpabilité. L´enfant s´attend, <strong>do</strong>nc, à un châtiment terrible, qui symboliserait une expiation de son crime. La violence<br />
de ce péché œdipien fait abdiquer <strong>et</strong> vieillir la mère devant la fureur de la névrose de l´enfant, brise l´autorité du père, inflige la<br />
<strong>do</strong>uleur d´une mort lente à la grand-mère, puis décline la santé du héros <strong>et</strong> provoque sa stérilité littéraire, signes de l´empêchement<br />
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À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
<strong>et</strong> progressive libération du narrateur à partir du drame du coucher, qui se réalise à<br />
travers la création littéraire, qui lui perm<strong>et</strong>tra de concilier <strong>et</strong> harmoniser l´univers du<br />
père <strong>et</strong> celui de la mère.<br />
Chez Sand, François finit par se marier avec Madeleine, ce qui semble légitime<br />
au lecteur, puisque l´inceste est bel <strong>et</strong> bien symbolique. La disparition du complexe<br />
d´Œdipe dépend des normes culturelles <strong>et</strong> sociales de notre civilisation, pour laquelle la<br />
sexualité utile à la procréation est légitime <strong>et</strong> l´inceste interdit. Mais ce dernier n´est pas<br />
d´ordre naturel ; il n´existe pas depuis toujours. Il s´agit d´un interdit moral <strong>et</strong> culturel.<br />
Le complexe d´Œdipe constitue un moyen d´émanciper la socialisation de l´individu à<br />
travers le mariage, qui est un contrat religieux, moral <strong>et</strong> social. L´interdit de l´inceste<br />
apparaît, <strong>do</strong>nc, en tant que frontière entre nature <strong>et</strong> culture. Ce passage vers le culturel<br />
s´initie alors par le besoin d´élaboration d´un ensemble de règles, c´est-à-dire de lois qui<br />
disciplinent les pulsions sexuelles de l´individu vers un autre, qui n´appartient point à sa<br />
famille biologique. Or, François n´appartient pas à la famille biologique de la meunière.<br />
George Sand démontre, dans ce roman, la suprématie de la nature en tant qu´œuvre d´art<br />
sur la culture, la civilisation : «La nature est une œuvre d´art, mais Dieu est le seul<br />
artiste qui existe, <strong>et</strong> l´homme n´est qu´un arrangeur de mauvais goût. La nature est belle,<br />
le sentiment s´exhale de tous ses pores ; l´amour, la jeunesse, la beauté y sont<br />
impérissables. Mais l´homme n´a pour les sentir <strong>et</strong> les exprimer que des moyens<br />
absurdes <strong>et</strong> des facultés misérables. Il vaudrait mieux qu´il ne s´en mêlât pas, qu´il fût<br />
mu<strong>et</strong> <strong>et</strong> se renfermât dans la contemplation.» (Sand ; 1999 : 24). François <strong>et</strong> Madeleine<br />
peuvent, <strong>do</strong>nc, vivre heureux, sans aucun préjugé venant des villageois. L´histoire se<br />
termine, <strong>do</strong>nc, comme un conte traditionnel, où tout finit toujours pour le mieux 179 .<br />
De plus, George Sand fait preuve de beaucoup d´habil<strong>et</strong>é afin que le lecteur ne<br />
se sente point du tout choqué, en décrivant, page après page, la pur<strong>et</strong>é du champi <strong>et</strong> de<br />
de l´accès à une vie adulte indépendante. Bien que le héros désire sa mère, son aspiration à détrôner le père ne détermine point tout<br />
le roman. De manière moins évidente, ce qui importe est la dimension de la haine, de la cruauté <strong>et</strong> du remords qui affecte c<strong>et</strong> amour<br />
de la mère. Tout comme Œdipe, le héros est destiné à faire cruellement souffrir sa mère en l´épousant, ce sadisme prenant les<br />
dimensions d´une mise à mort de la mère <strong>et</strong>, par conséquent, du parricide œdipien. En eff<strong>et</strong>, la manifestation de la cruauté<br />
inconsciente du héros envers sa mère, dès Combray I, n´est pas exclusivement la conséquence d´un désir frustré : la mère ne passe la<br />
nuit dans la chambre que par exception <strong>et</strong> ne cède que partiellement au désir de l´enfant. C<strong>et</strong>te cruauté advient du fait que le<br />
parricide constitue l´issue inéluctable d´Œdipe, comme l´indique le mythe. Le péché œdipien apparaît comme le péché originel de la<br />
Recherche, le remords alimentant tout le roman qui constitue une tentative d´expiation <strong>et</strong> de réparation.<br />
179 Anne Berger (1987 : 75) affirme que les romans champêtres de George Sand sont, à l’ exception de Jeanne, des sortes de contes<br />
de fées, où tout est bien qui finit bien, où tous les problèmes d’argent (fantôme menaçant de la société bourgeoise) sont surmontés<br />
<strong>et</strong> où le mariage abolit les contradictions <strong>et</strong> les déchirements de l’Histoire. Toutefois, bien qu’elle utilise les stratégies propres au<br />
conte de fées, l’auteur insiste sur la valeur de vérité de son entreprise. Les histoires champêtres sont vraies, puisqu’ elles sont<br />
racontées par de vrais paysans, par l´entremise d’expressions berrichonnes: « – L’histoire est <strong>do</strong>nc vraie de tous points? demanda<br />
Sylvie Courtioux. / – Si elle ne l´est pas, elle le pourrait être, répondit le chanvreur, <strong>et</strong> si vous ne me croyez, allez-y voir.» (Sand;<br />
1999 : 196). Berger ajoute (Idem: 81) que les épousailles coïncident avec les r<strong>et</strong>rouvailles: la cérémonie nuptiale consacre le r<strong>et</strong>our<br />
du héros sur les chemins premiers (la mère qui l’a réellement aimé, bien qu’elle soit la quatrième selon l’intrigue), la victoire du lien<br />
d’amour originel, la fin des processus de séparation qui ont mené à l’expérience d’un social non familier.<br />
100
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
la meunière, qui apparaissent comme deux êtres exceptionnels 180 <strong>do</strong>nt l’amour est vrai<br />
<strong>et</strong> idéal. Le tabou de l´inceste est <strong>do</strong>nc complètement relativisé dans ce roman d’amour,<br />
« le plus parfait <strong>et</strong> le moins érotique de tous les romans d’amour » (Berger ; 1987 : 79).<br />
VI- Conclusion<br />
Comme nous l´avons vu, le mythe littéraire d´Œdipe constitue une source<br />
intarissable pour les écrivains depuis Sophocle jusqu´à nos jours, bien que ce<br />
dramaturge ait conféré un destin à jamais implacable à son personnage. Ce récit,<br />
d´intérêt spécial pour la communauté, fut transmis de génération en génération, à la<br />
suite de quoi des poètes lui conférèrent une forme poétique qui facilita le processus de<br />
la mémorisation. Œdipe fut, ainsi, d´abord une légende qui, grâce à Sophocle, s´est<br />
transformée en un récit mythique à travers l´intervention du sacré, les questions<br />
éternelles qu´il soulève <strong>et</strong> par son intérêt (fascination, réflexion <strong>et</strong> savoir), dû au triple<br />
rapport de l´homme relativement à son pouvoir, à sa famille <strong>et</strong> à la divinité, ainsi qu´à sa<br />
longue errance tiraillée entre sa réussite <strong>et</strong> son échec. Nombreux furent, <strong>do</strong>nc, les<br />
dramaturges qui se sont intéressés <strong>et</strong> consacrés à l´histoire tragique d´Œdipe, venue du<br />
fond des âges, en lui prêtant toujours un lien avec le réel. Par c<strong>et</strong>te continuité narrative<br />
du mythe configurant sa dynamique indéniable, nous pouvons constater qu´Œdipe est<br />
bel <strong>et</strong> bien un mythe littéraire, qui vit non seulement à travers les nombreuses<br />
productions qu´il a engendrées, mais aussi par la psychanalyse de Freud, qui l´interpréta<br />
à sa façon <strong>et</strong> inventa l´expression “complexe d´Œdipe”, en percevant le cheminement<br />
180 À la description du mal social, Sand préfère constamment l´évocation d´un idéal utopique, qu´elle incarne dans des figures<br />
humaines qui parlent un langage authentique <strong>et</strong> touchant, animé par des sentiments souvent trop beaux pour être vrais. Cf. le<br />
prologue de La Mare au diable (Sand ; 1995 : 34 <strong>et</strong> 35):« Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, <strong>et</strong> les épaules couvertes,<br />
sur sa blouse, d´une peau d´agneau qui le faisait ressembler au p<strong>et</strong>it saint Jean-Baptiste des peintures de la Renaissance, marchait<br />
dans le sillon parallèle à la charrue <strong>et</strong> piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue <strong>et</strong> légère, armé d´un aiguillon peu acéré. Les<br />
fiers animaux frémissaient sous la p<strong>et</strong>ite main de l´enfant, <strong>et</strong> faisaient grincer les jougs <strong>et</strong> les courroies liés à leur front, en imprimant<br />
au timon de violentes secousses. Lorsqu´une racine arrêtait le soc, le laboureur criait d´une voix puissante, appelant chaque bête par<br />
son nom, mais plutôt pour calmer que pour exciter ; car les bœufs, irrités par c<strong>et</strong>te brusque résistance, bondissaient, creusaient la<br />
terre de leurs larges pieds fourchus, <strong>et</strong> se seraient j<strong>et</strong>és de côté emportant l´areau à travers champs, si, de la voix <strong>et</strong> de l´aiguillon, le<br />
jeune homme n´eût maintenu les quatre premiers, tandis que l´enfant gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvr<strong>et</strong>, d´une<br />
voix qu´il voulait rendre terrible <strong>et</strong> qui restait <strong>do</strong>uce comme sa figure angélique. Tout cela était beau de force ou de grâce : le<br />
paysage, l´homme, l´enfant, les taureaux sous le joug ; <strong>et</strong>, malgré c<strong>et</strong>te lutte puissante où la terre était vaincue, il y avait un<br />
sentiment de <strong>do</strong>uceur <strong>et</strong> de calme profond qui planait sur toutes choses. Quand l´obstacle était surmonté <strong>et</strong> que l´attelage reprenait sa<br />
marche égale <strong>et</strong> solennelle, le laboureur, <strong>do</strong>nt la feinte violence n´était qu´un exercice de vigueur <strong>et</strong> une dépense d´activité, reprenait<br />
tout à coup la sérénité des âmes simples <strong>et</strong> j<strong>et</strong>ait un regard de contentement paternel sur son enfant, qui se r<strong>et</strong>ournait pour lui sourire.<br />
Puis la voix mâle de ce jeune père de famille entonnait le chant solennel <strong>et</strong> mélancolique que l´antique tradition du pays transm<strong>et</strong>,<br />
non à tous les laboureurs indistinctement, mais aux plus consommés dans l´art d´exciter <strong>et</strong> de soutenir l´ardeur des bœufs de travail.<br />
Ce chant, <strong>do</strong>nt l´origine fut peut-être considérée comme sacrée, <strong>et</strong> auquel de mystérieuses influences ont dû être attribuées jadis, est<br />
réputé encore aujourd´hui de posséder la vertu d´entr<strong>et</strong>enir le courage de ces animaux, d´apaiser leurs mécontentements <strong>et</strong> de<br />
charmer l´ennui de leur longue besogne. Il ne suffit pas de savoir bien les conduire en traçant un sillon parfaitement rectiligne, de<br />
leur alléger la peine en soulevant ou enfonçant à point le fer dans la terre : on n´est point un parfait laboureur si on ne sait chanter<br />
aux bœufs, <strong>et</strong> c´est là une science à part qui exige un goût <strong>et</strong> des moyens particuliers. ».<br />
101
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
œdipien comme la métaphore d´une difficulté de vivre. Il est, alors, devenu impossible<br />
de créer de nouvelles versions de ce mythe sans garder à l´esprit le souvenir de<br />
Sophocle <strong>et</strong> celui de Freud.<br />
Nous nous sommes alors intéressés plus particulièrement à la reprise de ce<br />
mythe antique dans une pièce moderne, La Machine infernale de Jean Cocteau (1934),<br />
auquel un hommage a été réalisé en 2003, lors de l´Année Jean Cocteau. <strong>Pour</strong>quoi avoir<br />
choisi ce dramaturge pour c<strong>et</strong>te thèse? Parce qu´il a relevé, avec succès, le défi de<br />
l´actualisation <strong>et</strong> modernisé le mythe, en respectant la trame générale de Sophocle <strong>et</strong> en<br />
la plongeant dans son actualité politique. Les invariantes du mythe sont rehaussées – le<br />
parricide, l´inceste, l´aveuglement <strong>et</strong> la pendaison de Jocaste –, mais l´auteur m<strong>et</strong> en<br />
scène une machine infernale pour l´anéantissement des mortels. Cocteau r<strong>et</strong>race tout le<br />
parcours d´Œdipe de Delphes à Thèbes en quatre actes, mais seul le quatrième acte<br />
reprend la pièce de Sophocle. C´est, surtout, son incroyable originalité qui nous<br />
surprend. En eff<strong>et</strong>, Cocteau vivifie pleinement ce mythe, en opérant une transposition<br />
homodiégétique s´appuyant sur une transmotivation <strong>et</strong> une transvalorisation. Il confère à<br />
son œuvre une signification nouvelle (la relativisation de l´inceste), il y ajoute des<br />
personnages <strong>et</strong> en modifie, il recrée une atmosphère poétique traduite par un style<br />
résolument moderne. Dans le quatrième acte, Cocteau multiplie le <strong>do</strong>uble langage <strong>et</strong><br />
l´ironie du tragique <strong>do</strong>mine. Il veut montrer le mécanisme infernal du destin qui<br />
s´acharne sur une famille. Le jeu des anachronismes prête à c<strong>et</strong>te pièce une modernité,<br />
qui atteste que le tragique d´Œdipe demeure intact.<br />
Depuis l´Antiquité, Œdipe vit toujours <strong>et</strong> encore, puisque ses <strong>do</strong>utes sont<br />
également les nôtres: sommes-nous maîtres de notre destin ? Savons-nous réellement<br />
qui nous sommes ? Connaissons-nous vraiment la portée de nos moindres actes ? Le<br />
long parcours de ce personnage emblématique, paradigmatique <strong>et</strong> mythique ne cessera<br />
certainement pas là, continuant à hanter les consciences. De la littérature aux sciences<br />
humaines, le singulier destin d´Œdipe demeure une référence constamment vivante de la<br />
connaissance que nous avons de nous-mêmes, qui nous touche, nous exprime <strong>et</strong> nous<br />
explique.<br />
Étant <strong>do</strong>nné que Cocteau était un ami <strong>et</strong> un fervent admirateur de Proust, nous<br />
nous sommes, alors, penchée sur le traitement du complexe œdipien chez ce dernier à<br />
travers une œuvre de George Sand : François le Champi. C´est le premier roman <strong>do</strong>nt le<br />
narrateur proustien a connaissance au début de la Recherche, lors de la scène œdipienne<br />
102
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
du baiser nocturne. Le roman de Sand, qui raconte une histoire d´amour entre une mère<br />
<strong>et</strong> son fils a<strong>do</strong>ptif, lui perm<strong>et</strong>, alors, de réaliser une mise en abîme avec son propre<br />
complexe d´Œdipe. Ce livre de chev<strong>et</strong> perm<strong>et</strong>, ainsi, à l´auteur de suggérer une réalité<br />
inquiétante, sans l´exprimer directement, mais plutôt d´une façon oblique. Le roman de<br />
Sand est, également, d´autant plus important parce qu´il clôt la Recherche, lorsque le<br />
narrateur le trouve dans la bibliothèque du prince de Guermantes, au moment où il va<br />
entreprendre la production de son œuvre, centrée sur l´histoire d´une conscience <strong>et</strong> de<br />
son salut par la création. À travers c<strong>et</strong>te position stratégique de François le Champi<br />
dans l´incipit <strong>et</strong> dans l´explicit, Proust nous dévoile la nature de ses héros <strong>et</strong> la manière<br />
<strong>do</strong>nt il compose à partir de la réminiscence ; la matière d´art est fournie par les<br />
impressions passées de l´artiste. Lors de la scène du baiser nocturne de Combray, le<br />
narrateur proustien fait alors glisser le complexe d´Œdipe de la vie vers l´art. La<br />
“cathédrale” proustienne ne constitue pas uniquement l´histoire de sa genèse <strong>et</strong> de sa<br />
propre création ; c´est, essentiellement, le roman de la création artistique, car elle est<br />
structurée autour de plusieurs expériences esthétiques. Chacun des personnages est<br />
conçu en relation avec l´art <strong>et</strong> chaque livre ou peinture se résume à un style.<br />
Les dramaturges, les romanciers ou, encore, les musiciens <strong>et</strong> les cinéastes<br />
abordent le mythe d´Œdipe, qui ne surgit <strong>do</strong>nc point à la conscience du créateur <strong>et</strong> du<br />
lecteur, ou du public, à la manière d´un personnage balzacien. Le mythe littéraire<br />
d´Œdipe demeure dynamique depuis Sophocle, puisqu´il constitue une véritable source<br />
d´inspiration pour de nombreux auteurs, tout en gardant ses mythèmes originels.<br />
VII- Bibliographie<br />
7.1- Œuvres de Sophocle<br />
SOPHOCLE, Tragédies, Paris, Gallimard, Coll. « Folio Classique », 1973.<br />
7.2- Œuvres de Cocteau<br />
COCTEAU, Jean, Thomas l´imposteur, Paris, Éditions Gallimard, Coll. « Folio », 1923.<br />
103
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
COCTEAU, Jean, Opium : journal d´une désintoxication, Paris, Librairie Stock, Coll.<br />
«Le Livre de poche», 1930.<br />
COCTEAU, Jean, La Machine infernale, Paris, Bernard Grass<strong>et</strong>, Coll. « Le Livre de<br />
Poche », 1934.<br />
COCTEAU, Jean, Le Discours d´Oxford, Paris, Gallimard, 1956.<br />
COCTEAU, Jean, Théâtre compl<strong>et</strong>, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque de<br />
La Pléiade», 2003.<br />
7.3- Œuvres de Proust<br />
PROUST, Marcel, Contre Sainte-Beuve, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque<br />
de la Pléiade», 1971.<br />
PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris, Éditions Gallimard, Coll.<br />
«Bibliothèque de la Pléiade», I, 1987.<br />
PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu II, Paris, Éditions Gallimard, Coll.<br />
«Bibliothèque de la Pléiade», II, 1988.<br />
PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu III, Paris, Éditions Gallimard, Coll.<br />
«Bibliothèque de la Pléiade», III, 1954.<br />
PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu IV, Paris, Éditions Gallimard, Coll.<br />
«Bibliothèque de la Pléiade», 1989.<br />
7.4- Œuvres de Sand<br />
SAND, George, La Mare au diable, Paris, Librairie Générale Française, Coll. «Le Livre<br />
de Poche», 1995.<br />
104
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
SAND, George, François le Champi, Paris, Librairie Générale Française, Coll. «Le<br />
livre de Poche », 1999.<br />
7.5- Autres œuvres<br />
ANOUILH, Jean, Antigone, Paris, La Table Ronde, 1946.<br />
BAUDELAIRE, Charles, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Coll. «Bibliothèque de<br />
la Pléiade», 1980, Tome II.<br />
BAUDELAIRE, Charles, Le Voyage, [S.l.], René Bonargent, Coll. «Indifférences»,<br />
1992.<br />
CORNEILLE, Pierre, Œuvres complètes III, Paris, Éditions Gallimard, Coll.<br />
«Bibliothèque de la Pléiade», 1987.<br />
ESCHYLE, Théâtre compl<strong>et</strong>, Paris, GF Flammarion, 1964.<br />
GIDE, André, Œdipe, Drame en trois actes (1930), Paris, L´arche, Coll. « Répertoire du<br />
Théâtre National Populaire», 1958.<br />
GIDE, André, Romans. Récits <strong>et</strong> soties. Œuvres lyriques, Paris, Éditions Gallimard,<br />
Coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1958.<br />
GIRAUDOUX, Théâtre Compl<strong>et</strong>, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque de la<br />
Pléiade», 1982.<br />
HOMÈRE, L´Iliade ; L´Odyssée, Paris, Éditions Robert Laffont, Coll. «Bouquins»,<br />
1995.<br />
HUGO, Victor, La Légende des siècles, Paris, Gallimard, Coll. «Poésie», 2002.<br />
ROBBE-GRILLET, Alain, Les Gommes, Paris, Les Éditions de Minuit, 1953.<br />
105
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
SARTRE, Jean-Paul, Huis clos suivi de Les Mouches, Paris, Gallimard, 1947.<br />
SHAKESPEARE, William, A tragédia de Haml<strong>et</strong> príncipe da Dinamarca, Lisboa,<br />
Presença, 1997.<br />
TOURNIER, Michel, Le Vent Paracl<strong>et</strong>, Paris, Gallimard, Coll. « Folio », 1977.<br />
TOURNIER, Michel, Le Vol du vampire, Paris, Mercure de France, Coll. « Idées »,<br />
1981.<br />
VERLAINE, Paul, Œuvres Poétiques Complètes, Paris, Robert Laffont, Coll.<br />
« Bouquins», 1992.<br />
7.6- Bibliographie générale (articles <strong>et</strong> ouvrages)<br />
ARISTOTE, Poétique, [S.l.], Éditions Mille <strong>et</strong> une nuits, 1997, nº 145.<br />
BARTHES, Roland, Essais Critiques IV. Le bruissement de la langue, Paris, Éditions<br />
du Seuil, 1984.<br />
BODY, Jacques, «Études théâtrales <strong>et</strong> littérature comparée» in Revue de Littérature<br />
Comparée, Paris, Didier Érudition, avril-juin 1996, nº2.<br />
BRUNEL, Pierre, PICHOIS, Claude <strong>et</strong> ROUSSEAU, André-Michel, Qu´est-ce que la<br />
littérature comparée ?, Paris, Armand Colin, Coll. «U», 1983.<br />
DÉCOTE, Georges <strong>et</strong> ARMAND, Anne, Moyen Âge, XVI e siècle, Paris, Hatier, Coll.<br />
«Itinéraires Littéraires», 1988.<br />
DÉCOTE, Georges <strong>et</strong> DUBOSCLARD, Joël, XIX e siècle, Paris, Hatier, Coll.<br />
«Itinéraires Littéraires», 1988.<br />
106
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
DURAND, Gilbert, Structure Anthropologique de l´imaginaire, Paris, Dunod, 1992.<br />
FONTANIER, Pierre, Les figures du discours, Paris, Flammarion, Coll. «Champ<br />
Linguistique», 1968.<br />
GARNIER, Xavier, «À quoi reconnaît-on un récit initiatique ?» in Poétique, Paris,<br />
Seuil, novembre 2004, nº140.<br />
GENETTE, Gérard, Palimpsestes, Paris, Seuil, Coll. « Essais », 1982.<br />
LÉVI-STRAUSS, Claude, Anthropologie structurale, Paris, Librairie Plon, Coll.<br />
« Agora », 1974.<br />
MACHADO, Álvaro Manuel <strong>et</strong> PAGEAUX, Daniel Henri, Da Literatura Comparada à<br />
Teoria da Literatura, Lisboa, Editorial Presença, Coll. «Fundamentos», 2001.<br />
MACHADO, Álvaro Manuel, Do Ocidente ao Oriente. Mitos, imagens, modelos,<br />
Lisboa, Editorial Presença, 2003.<br />
MONTEIRO, Ofélia, A formação de Almeida Garr<strong>et</strong>t. Experiência e Criação, Coimbra,<br />
Centro de Estu<strong>do</strong>s Românicos, 1971.<br />
NIETZCHE, Friedrich, La naissance de la tragédie, Paris, Éditions Gonthier, Coll.<br />
« Bibliothèque Médiations», 1964.<br />
SAMOYAULT, Tiphaine, L´intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Nathan,<br />
2001.<br />
WELLEK, René <strong>et</strong> WARREN, Austin, Teoria da Literatura, [S.l.], Publicações Europa-<br />
América, Coll. « Biblioteca Universitária », 1976.<br />
7.7- Dictionnaires<br />
107
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
BRUNEL, Pierre, Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Rocher, 1988.<br />
BRUNEL, Pierre <strong>et</strong> CHEVREL, Yves, Précis de Littérature Comparée, Paris, Presses<br />
Universitaires de France, 1989.<br />
Dictionnaire de la Langue Française Lexis, Paris, Larousse, 2001.<br />
Le Robert Dictionnaire d´Aujourd´hui, Paris, Le Robert, 1991.<br />
PAVIS, Patrice, Dictionnaire du théâtre, Armand Colin, 2002.<br />
PHILIBERT, Myriam, Dictionnaire des mythologies, Paris, Maxi-Livres, 2002.<br />
SCHMIDT, Joël, Dictionnaire de la mythologie grecque <strong>et</strong> romaine, Paris, Larousse,<br />
1983.<br />
7.8- Études critiques (articles <strong>et</strong> ouvrages)<br />
7.8.1- Sur les mythes<br />
ALBOUY, Pierre, Mythes <strong>et</strong> mythologies dans la littérature française, Paris, Armand<br />
Colin, 1969.<br />
ASTIER, Col<strong>et</strong>te, Le mythe d´Œdipe, Paris, Librairie Armand Colin, Coll. «Prisme»,<br />
1974.<br />
BARTHES, Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.<br />
CAILLOIS, Roger, Le mythe <strong>et</strong> l´homme, Paris, Gallimard, 1938.<br />
CLANCIER, Anne <strong>et</strong> ATHANASSIOUI-POPESCO, Mythes <strong>et</strong> psychanalyse, Paris,<br />
Arnaud Dupin <strong>et</strong> Serge Perrot Éditeurs, Coll. «In Press», 1997.<br />
108
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
DIEL, Paul, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1966.<br />
ELIADE, Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1966.<br />
GRAVES, Robert, Les mythes grecs, Paris, Librairie Fayard, 1967.<br />
GRIMAL, Pierre, La mythologie grecque, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? », 1953.<br />
JOURNET, Nicolas, «Œdipe» in Les cahiers de science <strong>et</strong> vie. Les racines du monde,<br />
Paris, Excelsior Publications, avril 2006, nº92.<br />
LEGRAND, Gérard, Sur Œdipe (Anatomie de la mythologie), [S.l.], Éric Losfeld, 1972.<br />
MAURON, Charles, Des métaphores obsédantes au mythe personnel : introduction à la<br />
psychocritique, Paris, José Corti, 1988.<br />
RUIPÉREZ, Martín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore, Madrid,<br />
Alianza Editorial, 2006.<br />
TROUSSON, Raymond, Thèmes <strong>et</strong> mythes, Bruxelles, Éditions de l´Université de<br />
Bruxelles, 1981.<br />
VERNANT, Jean-Pierre, L´univers, les dieux, les hommes, Paris, Grand Caractère,<br />
2000.<br />
VOISINE, Jacques, «Traitements baroque <strong>et</strong> classique de deux mythes» in Revue de<br />
Littérature Comparée, Paris, Didier Érudition, juill<strong>et</strong>-septembre 1998, nº3.<br />
7.8.2- Sur Œdipe roi<br />
HÖDERLIN, Remarques sur Œdipe. Remarques sur Antigone, Paris, Union Générale<br />
d´Éditions, 1965.<br />
109
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
VERNANT, Jean-Pierre <strong>et</strong> VIDAL-NAQUET, Pierre, Œdipe <strong>et</strong> ses mythes, Paris,<br />
Complexe, 1988.<br />
7.8.3- Sur La Machine infernale<br />
LANNES, Roger, Jean Cocteau, Paris, Seghers, Coll. « Poètes d´aujourd´hui », 1989.<br />
MORINEAU, Dominique, Cocteau : La Machine infernale, Ellipses, Coll. « 40/4 »,<br />
1998.<br />
MOURGUE, Gérard, Jean Cocteau, Paris, Éditions Universitaires, Coll. « Classiques<br />
du XX e siècle», 1965.<br />
ODIER, Dominique, Étude sur Jean Cocteau : La Machine infernale, Paris, Ellipses,<br />
Coll. « Résonances », 1997.<br />
WOLTER, Christoph, «Le mal rouge <strong>et</strong> or. Création théâtrale <strong>et</strong> inspiration<br />
architecturale chez Jean Cocteau» in Littérature <strong>et</strong> architecture. Textes rassemblés par<br />
Laurence Richer, C.E.D.I.C., Université Jean Moulin Lyon 3, Centre Jean Prévost,<br />
novembre 2004.<br />
7.8.4- Sur le complexe d´Œdipe<br />
ANZIEU, Didier, « Terreur <strong>et</strong> pitié chez Œdipe » in Journal de la psychanalyse de<br />
l´enfant, Paris, Bayard, 1999, nº24.<br />
BESSE Jean-Marie <strong>et</strong> FERRERO, Marc, L´enfant <strong>et</strong> ses complexes, Bruxelles, Pierre<br />
Margada, 1980.<br />
CLÉRO, Jean-Pierre, Le vocabulaire de Lacan, Paris, Ellipses, Coll. «Vocabulaire<br />
de…», 2002.<br />
110
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
GREEN, André, « La mère morte » in Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris,<br />
Éditions de Minuit, 1983.<br />
FREUD, Sigmund, Un souvenir d´enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, Coll.<br />
«Idées», 1927.<br />
FREUD, Sigmund, Sur le rêve, Paris, Gallimard, Coll. « Folio/Essais», 1942.<br />
FREUD, Sigmund, Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1948.<br />
FREUD, Sigmund, Abrégé de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France,<br />
Coll. « Bibliothèque de psychanalyse », 1949.<br />
FREUD, Sigmund, Ma vie <strong>et</strong> la psychanalyse suivi de Psychanalyse <strong>et</strong> médecine, Paris,<br />
Gallimard, Coll. « Idées nrf », 1950.<br />
FREUD, Sigmund, Introduction à la Psychanalyse, Paris, Payot, Coll. «P<strong>et</strong>ite<br />
Bibliothèque Payot», 1961.<br />
FREUD, Sigmund, L´Interprétation des rêves, Paris, Presses Universitaires de France,<br />
1967.<br />
FREUD, Sigmund, Métapsychologie, Paris, Gallimard, Coll. « Folio/Essais», 1968.<br />
FREUD, Sigmund, L´inquiétante étrang<strong>et</strong>é <strong>et</strong> autres essais, Paris, Gallimard, Coll.<br />
« Folio/Essais», 1985.<br />
FREUD, Sigmund, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, Coll. « Folio<br />
Essais », 1987.<br />
LECLAIRE, Serge, Œdipe à Vincennes. Séminaire 69, Paris, Librairie Arthème Fayard,<br />
1999.<br />
111
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
SOUS, Jean-Louis, Les p´tits mathèmes de Lacan. Cinq études sérielles de<br />
psychanalyse, Paris, Éditions <strong>et</strong> Publications de l´École Lacanienne, Coll. «Les Cahiers<br />
de l´Unebévue», 2000.<br />
7.8.5- Sur le mythe dans la littérature<br />
ABASTADO, Claude, Mythes <strong>et</strong> rituels de l´écriture, Bruxelles, Éditions Complexe,<br />
1979.<br />
BELLEMIN-NOËL, Jean, Psychanalyse <strong>et</strong> Littérature, Paris, Presses Universitaires de<br />
France, Coll. «Que sais-je ?», 1989.<br />
DUROUX, Françoise, « Antigone encore. Les femmes <strong>et</strong> la loi» in Rue Descartes,<br />
Paris, Albin Michel, avril 1991, nº1.<br />
HUET-BRICHARD, Marie-Catherine, Littérature <strong>et</strong> Mythe, Paris, Hach<strong>et</strong>te Livre, Coll.<br />
«Contours littéraires», 2001.<br />
JABOUILLE, Victor <strong>et</strong> alii, Estu<strong>do</strong>s sobre Antígona, Mem Martins, Editorial Inquérito,<br />
1999.<br />
MIGUET-OLLAGNIER, Marie, Mythanalyses, Paris, «Les Belles L<strong>et</strong>tres», 1992.<br />
RICARDOU, Jean, Problèmes du nouveau roman, Paris, Éditions du Seuil, Coll. «Tel<br />
quel», 1967.<br />
7.8.6- Sur Proust<br />
BOREL, Jacques, Proust <strong>et</strong> Balzac, Paris, Librairie José Corti, 1975.<br />
112
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
BOWIE, Malcom, Freud, Proust <strong>et</strong> Lacan, Paris, Éditions Denoël, Coll. «L´espace<br />
analytique», 1988.<br />
BOYER, Philippe, Le p<strong>et</strong>it pan de mur jaune. Sur Proust, Paris, Éditions du Seuil, Coll.<br />
« Fiction & Cie», 1987.<br />
COCLENCE, Françoise <strong>et</strong> BAUDUIN, Andrée, Marcel Proust visiteur des<br />
psychanalystes, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. «Quadrige », 2003.<br />
DELEUZE, Gilles, Proust <strong>et</strong> les signes, Paris, Presses Universitaires de France, Coll.<br />
«Quadrige», 1996.<br />
FERNANDEZ, Dominique, L´Arbre jusqu´aux racines. Psychanalyse <strong>et</strong> création, Paris,<br />
Éditions Bernard Grass<strong>et</strong>, 1972.<br />
FRAISSE, Luc, Le processus de la création chez Marcel Proust, Paris, Librairie José<br />
Corti, 1988.<br />
HENROT, Geneviève, « Marcel Proust <strong>et</strong> le signe "Champi" » in Poétique, Paris, Seuil,<br />
avril 1989, nº24.<br />
KRISTEVA, Julia, Le temps sensible. Proust <strong>et</strong> l´expérience littéraire, Paris, Gallimard,<br />
Coll. «nrf essais», 1994.<br />
MILLY, Jean, Proust <strong>et</strong> le style, Genève, Éditions Slatkine, 1991.<br />
MULLER, Marcel, Les voix narratives dans la recherche du temps perdu, Genève,<br />
Librairie Droz, 1965.<br />
ROUSSET, Jean, Forme <strong>et</strong> Signification, Paris, Librairie José Corti, 1962.<br />
SCHULTE, Annelise Nordholt, Le moi créateur dans «À la recherche du temps perdu»,<br />
Paris, L´Harmattan, 2002.<br />
113
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
SPURR, David, « Scènes de lecture » in Poétique, Paris, Seuil, novembre 1999, n°67.<br />
TADIÉ, Jean-Yves, Proust, Paris, Pierre Belfond, 1983.<br />
TADIÉ, Jean-Yves, Proust <strong>et</strong> le roman, Paris, Gallimard, Coll. «Tel», 1986.<br />
7.8.7- Sur Sand<br />
BERGER, Anne, « L’apprentissage selon George Sand », « Le nid mystérieux des<br />
familles. Écriture <strong>et</strong> parenté » in Littérature, Paris, Larousse, octobre 1987, n°67.<br />
DIDIER, Béatrice, George Sand, Paris, adfp Ministère des Affaires Étrangères, 2004.<br />
114
VIII- Annexes<br />
Annexe I<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Œdipe <strong>et</strong> le Sphinx, Ingres (1808)<br />
L´internaute Magazine<br />
http://www.linternaute.com/sortir/sorties/exposition/ingres/diaporama-tableaux/13.shtml<br />
115
Annexe II<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Vases représentant Œdipe <strong>et</strong> la Sphinx<br />
116
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
RUIPÉREZ, Martín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore, Madrid, Alianza Editorial,<br />
2006.<br />
117
Annexe III<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Œdipe <strong>et</strong> le Sphinx, Gustave Moreau (1864)<br />
Ministère de la Culture-Direction des musées de France-Base Joconde<br />
http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr<br />
118
Annexe IV<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Œdipus Rex, Max Ernst (1922)<br />
Centre Pompi<strong>do</strong>u-Direction de l´action éducative <strong>et</strong> des publics<br />
http://www.cnac-gp.fr/Pompi<strong>do</strong>u/Pedagogie.nsf<br />
119
Annexe V<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Département de philosophie du Cégep de Rosemont<br />
La Grèce au V e siècle avant J.-C.<br />
http://www.agora.crosemont.qc.ca/dphilo/intra<strong>do</strong>c/phi103/imagesgrece/carteclassi.jpg<br />
120
Annexe VI<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Transcription de l´entr<strong>et</strong>ien de Jean Cocteau extrait du <strong>do</strong>cumentaire vidéo intitulé<br />
«Portrait souvenir», qui a été transmis par Arte le 05 septembre 2000 <strong>et</strong> où ont participé<br />
Céleste Albar<strong>et</strong>, François Mauriac, André Maurois <strong>et</strong> Jean Cocteau, entre autres :<br />
― Proust a parlé d´une époque, d´une société mais ce n´est pas pour ça que son<br />
œuvre se démode. Ça serait confondre le zouave de Van Gogh avec un vrai zouave. Ce<br />
serait absurde. Et, au contraire, je suis étonné de voir combien les mécanismes de Proust<br />
s´approchent des mécanismes d´un Rogris ou d´un Butor. Des recherches de la jeunesse<br />
actuelle.<br />
Proust.<br />
― C´est aussi avant l´entre guerre que M. Jean Cocteau rencontra Marcel<br />
― Proust habitait 102 boulevard Haussmann. Je me souviens, moi qui ai une très<br />
mauvaise mémoire des chiffres. Je me souviens de ce 102 boulevard Haussmann, parce<br />
que nous échangions des enveloppes. Nos enveloppes de l<strong>et</strong>tres portaient des poèmes,<br />
des poèmes adressés à l´exemple des adresses poèmes de Mallarmé <strong>et</strong> je me souviens<br />
d´une adresse 102 boulevard Haussmann. Oust ! Courrez, facteur, chez Marcel Proust.<br />
Et Marcel, lui, écrivait de considérables poèmes sur les enveloppes <strong>et</strong> le facteur ne s´y<br />
r<strong>et</strong>rouvait pas. Il avait une écriture très difficile qu´on défaisait comme on dépiaute une<br />
noix <strong>et</strong> le facteur avait beaucoup de peine à trouver le nom <strong>et</strong> l´adresse. Et j´habitais 10<br />
rue Anjou <strong>et</strong> j´avais pris l´habitude, le soir, d´aller rendre visite à Marcel Proust,<br />
boulevard Haussmann.<br />
― Je ne crois pas que la porte de Marcel Proust était aisée à franchir.<br />
― Et bien, d´abord, c´était tout un cérémonial pour entrer chez Marcel Proust,<br />
parce qu´on était arrêté dans le vestibule par Céleste. Céleste nous demandait, beaucoup<br />
plus tard, quand elle m´a connu : M. Jean est-ce que vous n´avez pas rencontré une<br />
dame, <strong>do</strong>nné la main à une dame qui aurait touché une fleur, parce que Marcel vivait<br />
dans un nuage de poudre antiasthmatique. Il avait peur des crises d´asthme <strong>et</strong> il craignait<br />
même l´approche d´une personne qui aurait approché une personne ayant respiré une<br />
fleur.<br />
― Comment vous accueillait-il chez lui ?<br />
121
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
― On entrait dans un véritable nuage de poudre antiasthmatique. Alors, il était<br />
couché tout habillé sur son lit, un lit de cuivre, <strong>et</strong> le lit de cuivre était enfermé dans une<br />
sorte de guérite en liège, qui le protégeait contre les bruits extérieurs <strong>et</strong> il portait des<br />
gants blanc pour éviter ce tic qu´il avait de se ronger les ongles. Et il ressemblait, avec<br />
barbe, à Carnot mort ou à Ronald Rachilde ou au Capitaine Némo. Sa chambre<br />
ressemblait pas mal au lotilus. Et quand il n´avait pas de barbe, il ressemblait au fameux<br />
portrait de Jacques Émile Blanche, où il a l´air d´un œuf de Pâques. Quand, le soir, nous<br />
lui demandions, quelques fois, de lire des passages de son œuvre, c´était très difficile de<br />
l´écouter parce qu´il lisait en riant, en se barbouillant ce rire sur la figure avec sa barbe,<br />
sous sa main gantée, <strong>et</strong> il coupait sa lecture de «c´est idiot, c´est idiot» <strong>et</strong> il nous<br />
expliquait qu´un geste n´aurait de signification que dans le quinzième volume, qui était<br />
trop sous la pile pour qu´il le cherche. Et c´étaient des lectures qui étaient plutôt un<br />
brouhaha amical.<br />
― Son asthme ne l´empêchait pas de sortir ?<br />
― Il sortait ; il allait quelques fois, très rarement, dans le monde où il se coupait<br />
les cheveux lui-même avec des ciseaux à ongles, avec le coupe-kif […]. Il a été aussi au<br />
ball<strong>et</strong> russe, une fois. Une fois, au ball<strong>et</strong> russe. C´était l´époque des ball<strong>et</strong>s russes. Il a<br />
été au ball<strong>et</strong> russe, un jour, dans la loge de Mme Serte <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te loge était très curieuse<br />
parce qu´il y avait, dans la loge, Renoir, Auguste Rodin <strong>et</strong> Proust. Et ils se sont mis avec<br />
tant de politesses pour s´asseoir, qu´ils se sont assis pendant que le rideau baissait. Ils<br />
n´ont pas pu voir "L´après-midi d´un fauve". Chez Marcel, tout était cérémonial.<br />
D´abord, il était extrêmement susceptible. Il voyait toujours qu´on avait commis une<br />
faute à son égard. Et peut-être l´avait-on commise, parce qu´il vivait avec une telle<br />
hypersensibilité, qu´il est possible qu´on ait commis des fautes quand on ne s´en rendait<br />
pas compte. Très souvent, il était chez La Rue. Il disait, il m´écrivait quinze<br />
pages :"Vous avez fait semblant, mon cher Jean, de ne pas me voir". Et je n´avais pas vu<br />
Marcel, quand même je me serais précipité à sa table. Simplement, alors, il en faisait<br />
toute une aventure. Et si en magnifiant ce que je te raconte <strong>et</strong>, comment dirais-je, en le<br />
transcendant, on a l´œuvre de Proust. Il vivait dans un perpétuel labyrinthe de<br />
politesses, d´impolitesses. Un jour, il m´a écrit, je ne sais pas, vingt pages de grief à<br />
soum<strong>et</strong>tre. Il voulait que je lise la l<strong>et</strong>tre à Étienne de Gaumont. Il m´avait écrit vingt<br />
pages de grief contre Étienne de Gaumont. Il voulait que je la lui lise. Et puis, alors, il<br />
avait comme post-scriptum : "Au fait, ne lui dites rien".<br />
122
[…]<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
― Là où il avait une histoire excellente. À la fin de sa vie, Proust allait au Ritz,<br />
où il allait rendre visite à […] Mme Paul Morand. Et quand il sortait, il distribuait des<br />
pourboires. Il ne lui restait plus rien en poche <strong>et</strong> il dit au concierge : "Pouvez-vous me<br />
prêter cinquante francs ?". "Mais oui, M. Proust, les voilà.". Et Proust dit : "Gardez-les,<br />
M., c´était pour vous.".<br />
[…]<br />
― La chambre de Marcel ressemblait aux maisons de famille quand on est parti<br />
pour les vacances. Tout était enrobé en housses : les lustres, les meubles, […]. Et la<br />
poussière partout, parce qu´on épouss<strong>et</strong>ait pas, on ne balayait pas.<br />
[…]<br />
― Et, quelques fois, Marcel quittait son lit <strong>et</strong> il allait dans son cabin<strong>et</strong> de toil<strong>et</strong>te.<br />
Et il lui arrivait de manger des nouilles froides debout, des nouilles froides. Je l´ai vu<br />
manger des nouilles froides debout <strong>et</strong> il était vêtu d´une sorte de gil<strong>et</strong>, juste au corps en<br />
velours viol<strong>et</strong>, qui semblait contenir les rouages de son mystérieux mécanisme.<br />
123
Annexe VII<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Photographies de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997)<br />
124
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Société des Amis de Marcel Proust <strong>et</strong> des Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr. Proust -<br />
BP 20025, Illiers-Combray (Eure-<strong>et</strong>-Loir).<br />
125
Annexe VIII<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Extraits de la bande dessinée intitulée À la recherche du temps perdu<br />
126
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
127
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
HUET, Stéphane <strong>et</strong> DOREY, Véronique, À la recherche du temps perdu, Luçon, Guy Delcourt<br />
Productions, 1998.<br />
128
Annexe IX<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Carte postale du 102, bd. Haussmann, Paris 8 e , où Marcel Proust a écrit Du côté de chez<br />
Swann (1913) <strong>et</strong> À l´ombre des jeunes filles en fleurs (1919).<br />
Marcel Proust (1811-1922) vécut au nº2, bd Haussmann<br />
de 1907 1919. Afin de se protéger du bruit <strong>et</strong> du pollen des marronniers sa chambre fut tapissée de Liège<br />
<strong>et</strong> sa fenêtre constamment <strong>do</strong>se. > y écrira Du coté de chez Swann (1913)<br />
<strong>et</strong> À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1919).<br />
Cliché IR — photographe 0.M - graphique M.L.C — Le Bacb2b — FDR 64<br />
129
Annexe XI<br />
La peinture, un art de vivre<br />
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau <strong>et</strong> Proust, en passant par Sand…<br />
Vue de Delft<br />
Ver Meer (1661)<br />
http://perso.orange.fr/yann.franqueville/Vermeer/Francais/vue_de_delft.htm<br />
130