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hotel du fleuve sous le pont - Théâtre à roulettes, le site des pièces ...

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HOTEL<br />

DU FLEUVE<br />

SOUS LE PONT<br />

Décor :<br />

Personnages :<br />

1<br />

Comédie dramatique<br />

en trois actes<br />

d’Henri Roul<strong>le</strong>t<br />

Un quai de bord de Seine, parsemé d’affaires de SDF. Tout un bric-<strong>à</strong>-brac étalé sur<br />

<strong>le</strong> sol…<br />

Juliette : Clocharde d’une soixantaine d’années, ancienne baba-cool, soixantehuitarde,<br />

féministe, râ<strong>le</strong>use mais un cœur « gros comme ça »… El<strong>le</strong> a roulé sa<br />

bosse un peu partout. Pour fuir ?…<br />

Tina : SDF entre vingt et trente ans, enfant de la DASS, traîne dans la rue depuis<br />

trop longtemps. A la fois très a<strong>du</strong>lte et très enfantine, el<strong>le</strong> peut se montrer<br />

indifféremment naïve ou lucide selon <strong>le</strong>s circonstances…<br />

Mylène : Environ <strong>le</strong> même âge que Tina mais si différente… Enfant gâtée, el<strong>le</strong> a<br />

grandi dans <strong>le</strong> rêve et se montre incapab<strong>le</strong> d’affronter la vie. C’est <strong>le</strong> chien dans <strong>le</strong><br />

jeu de quil<strong>le</strong>s, l’éléphant dans <strong>le</strong> magasin de porcelaines…


ACTE 1<br />

Scène 1 :<br />

Un quai, la nuit. Juliette est assise par terre et joue <strong>du</strong> djembé. Autour d’el<strong>le</strong>, différentes<br />

affaires de SDF : sacs plastiques, couvertures, caisses, cartons,… El<strong>le</strong> a placé une canne <strong>à</strong><br />

pêche qui pend hors de scène, en direction <strong>du</strong> public : hors de scène, c’est la Seine.<br />

S’accompagnant au djembé, el<strong>le</strong> chante « L’Auvergnat » de Brassens. Tout <strong>à</strong> coup el<strong>le</strong><br />

s’interrompt car sa ligne frétil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> attrape sa canne <strong>à</strong> pêche et constate que l’hameçon<br />

est vide)<br />

JULIETTE : Saloperies de poiscail<strong>le</strong>s. Ça fait déj<strong>à</strong> trois fois qu’ils me bouffent l’appât.<br />

Faudrait peut-être y mordre un peu dedans, hein. Accrochez-y-vous, <strong>le</strong>s gars. J’vais<br />

quand même pas vous nourrir toute la nuit. Y a pas marqué Greenpeace, l<strong>à</strong>. A ce<br />

train-l<strong>à</strong>, c’est moi qui vais devenir une espèce en voie de disparition.<br />

El<strong>le</strong> instal<strong>le</strong> sa canne après avoir replacé un appât puis boit un coup de rouge et se remet<br />

<strong>à</strong> chanter de plus bel<strong>le</strong> en tapant sur sa percussion. Arrive Tina.<br />

TINA : Quel<strong>le</strong> teuf de merde ! T’as bien fait de pas venir.<br />

JULIETTE : Ecrase, bordel! Tu fais fuir <strong>le</strong> poisson.<br />

TINA : Laisse-moi rigo<strong>le</strong>r. C’est ton tam-tam qui <strong>le</strong>s fait fuir. Et ta chanson <strong>à</strong> la con…<br />

JULIETTE : Pas <strong>du</strong> tout, mademoisel<strong>le</strong>. Quand je chante, ça <strong>le</strong>s attire. En plus, <strong>le</strong>s poissons<br />

adorent <strong>le</strong>s percussions. En Afrique, sur <strong>le</strong>s pirogues de pêcheurs, y a toujours un<br />

type qui joue <strong>du</strong> tam-tam. Et ça <strong>du</strong>re depuis <strong>des</strong> sièc<strong>le</strong>s, cette technique, alors tu<br />

vois…<br />

TINA : Parce que t’as été en Afrique, toi ? Pfff…<br />

JULIETTE : Pas besoin d’al<strong>le</strong>r l<strong>à</strong>-bas pour savoir ça. Suffit d’avoir un peu de culture. Mais<br />

toi, tu connais rien. Même <strong>le</strong> mot « culture », tu connais pas.<br />

TINA : Et t’en as chopé beaucoup <strong>des</strong> poissons ?<br />

JULIETTE : Pas encore, je viens juste de commencer. (Un temps. Tina sourit d’un air<br />

enten<strong>du</strong>) Quoi ? Qu’est-ce qu’y a ?<br />

TINA : J’ai rien dit.<br />

JULIETTE : C’est tout comme. Tu souris.<br />

TINA : C’est défen<strong>du</strong> ?<br />

JULIETTE : Non, mais si on a pas une bonne raison de sourire quand on sourit, alors ça<br />

s’appel<strong>le</strong> de la provocation.<br />

TINA : Et c’est quoi une bonne raison ?<br />

JULIETTE : Une bonne raison, c’est… c’est quand ça fait pas chier <strong>le</strong>s autres. Et l<strong>à</strong>, tu me<br />

fais chier alors lâche-moi <strong>le</strong>s espadril<strong>le</strong>s et laisse-moi pêcher peinarde.<br />

2


TINA : OK, OK. (Un temps) C’était vraiment une teuf de merde. Une putain de teuf de<br />

merde.<br />

JULIETTE : Chut !<br />

TINA : Pour commencer, c’était payant. T’imagines ? Tu me vois raquer pour al<strong>le</strong>r <strong>à</strong> une<br />

rave ? Comme tous ces bouffons ? Alors, j’étais l<strong>à</strong>, comme une conne, <strong>à</strong> chercher<br />

<strong>le</strong> moyen d’entrer. Et l<strong>à</strong>, c’est qui qu’arrive ? Simon ! Tu vois c’est qui ?<br />

JULIETTE : Nan !<br />

TINA : Mais si, Simon. Le keum qu’habite de l’autre côté <strong>du</strong> <strong>pont</strong>, celui qui voulait crécher<br />

avec nous l’été dernier.<br />

JULIETTE : Ton soupirant ?<br />

TINA : Mon quoi ?<br />

JULIETTE : Ton soupirant. Un soupirant, c’est un mec qui passe son temps <strong>à</strong> te col<strong>le</strong>r parce<br />

qu’il veut te baiser.<br />

TINA : T’appel<strong>le</strong>s ça un soupirant ?<br />

JULIETTE : Ben oui. Ça vient de l’époque où <strong>le</strong>s mecs ils avaient de l’é<strong>du</strong>cation. Quand ils<br />

voulaient une femme, ils lui offraient <strong>des</strong> f<strong>le</strong>urs, ils faisaient <strong>des</strong> courbettes et <strong>des</strong><br />

baisemains. Et puis ils restaient l<strong>à</strong>, sans bouger, en souriant bêtement et en<br />

poussant <strong>des</strong> soupirs, pour montrer qu’ils souffraient. C’est pour ça qu’on dit « <strong>des</strong><br />

soupirants ».<br />

TINA : Pas trop <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> de Simon, ça. Lui, tu <strong>le</strong> laisses te baiser la main, après tu l’arrêtes<br />

plus. Il soupire pas longtemps.<br />

JULIETTE : Ça s’appel<strong>le</strong> quand même un soupirant. C’est pas moi qu’a fait la langue<br />

française.<br />

TINA : Si tu veux. On n’a qu’<strong>à</strong> l’appe<strong>le</strong>r comme ça. Bon, alors je te disais, j’étais l<strong>à</strong>…<br />

JULIETTE : Comme une conne.<br />

TINA : Hein ?<br />

TINA : Tu disais : t’étais l<strong>à</strong>, comme une conne, <strong>à</strong> vouloir entrer, quand ton soupirant est<br />

arrivé.<br />

TINA : Ouais. Alors, il me dit : « Tu veux entrer ? ». Moi, j’y réponds : « Ben ouais ».<br />

JULIETTE : Ça, c’est de la répartie ! Du tac au tac.<br />

TINA : Attends, j’allais pas raconter ma vie. Il serait capab<strong>le</strong> de croire que je <strong>le</strong> drague, ce<br />

conard. Alors, il me dit : « Suis-moi ». Moi, je <strong>le</strong> suis, mais méfiante, hein, tu me<br />

connais. Et il nous amène dans l’immeub<strong>le</strong> d’<strong>à</strong> côté où c’est qu’y a un vieux<br />

entrepôt désinfecté.<br />

JULIETTE : Un quoi ?<br />

TINA : Un vieux entrepôt désinfecté.<br />

JULIETTE : On dit un vieil entrepôt désaffecté.<br />

3


TINA : Ouais, ben si tu m’arrêtes tout <strong>le</strong> temps, on dit plus rien. Tu peux raconter <strong>à</strong> ma<br />

place aussi…<br />

JULIETTE : C’est bon, vas-y. Moi, je dis ça, c’est pour ta culture.<br />

TINA : Laisse tomber ma culture. C’est trop tard pour el<strong>le</strong>. On peut plus rien faire pousser.<br />

Ou alors faut forcer sur <strong>le</strong>s engrais. Et peut-être même sur <strong>le</strong>s OGM.<br />

JULIETTE : Bon, la suite.<br />

TINA : Avec Simon, on a passé par <strong>le</strong>s toits et on s’est retrouvés pi<strong>le</strong>-poil devant la fenêtre<br />

<strong>des</strong> chiottes de la sal<strong>le</strong> où c’est qu’on voulait rentrer.<br />

JULIETTE : C’est pour ça que t’as dit « teuf de merde » ?<br />

TINA : Non, attends. Alors, on <strong>des</strong>cend dans la sal<strong>le</strong>, comme si de rien n’était, sty<strong>le</strong><br />

incognito tu vois. Et l<strong>à</strong>, tu sais pas c’est quoi qu’y avait ? Que <strong>des</strong> blaireaux avec de<br />

la musique de nazes. C’était pas de la techno ! Même pas de la Dance !<br />

JULIETTE : C’est plutôt bon signe.<br />

TINA : C’était <strong>des</strong> trucs de vieux, sty<strong>le</strong> Disco, New-wave. Ringard <strong>à</strong> fond, tu vois. Et ce<br />

conard de Simon, content de lui, qui commence <strong>à</strong> me col<strong>le</strong>r avec son odeur de<br />

pinard et <strong>à</strong> me dire : « T’as vu, je t’ai fait rentrer. C’est cool, hein ? »<br />

JULIETTE : Il fallait t’y attendre.<br />

TINA : Il croyait que j’allais m’envoyer en l’air avec lui. Ce clodo…<br />

JULIETTE : Parce que t’es quoi, toi, si t’es pas une cloche ?<br />

TINA : Quoi, je suis quoi ? Eh ben, je suis… je suis SDF, moi, pas clodo. Je suis une<br />

routarde, une gens <strong>du</strong> voyage comme ils disent. J’ai choisi ça comme vie. Pas<br />

d’attache. Je fais la route et ça me va bien.<br />

JULIETTE : Tu par<strong>le</strong>s.<br />

TINA : Quoi ?<br />

JULIETTE : Ça fait quatre ans que tu squattes ici <strong>sous</strong> mon <strong>pont</strong>. Si toi t’es une routarde,<br />

alors moi avec ma canne <strong>à</strong> pêche je suis <strong>le</strong> Capitaine Achab.<br />

TINA : C’est qui, ça ?<br />

JULIETTE : Un chasseur de ba<strong>le</strong>ines.<br />

TINA : Je vois pas <strong>le</strong> rapport. Et puis, je vais te dire : je vais bientôt me casser. Dès que<br />

l’été est fini, je m’arrache dans <strong>le</strong> sud.<br />

JULIETTE : La misère est moins pénib<strong>le</strong> au so<strong>le</strong>il.<br />

TINA : Ça veut dire quoi, ça ?<br />

JULIETTE : Rien, c’est une chanson de mon époque.<br />

TINA : Encore ton Georges Bastringue, l<strong>à</strong> ?<br />

JULIETTE : Georges Brassens. Non, l<strong>à</strong> c’est Char<strong>le</strong>s Aznavour, « Emmenez-moi ».<br />

TINA : Connais pas.<br />

JULIETTE : M’étonne pas.<br />

4


TINA : Tu verras, j’attends encore deux mois jusqu’<strong>à</strong> quand que ça cail<strong>le</strong> de trop et cassos.<br />

Salut, ma vieil<strong>le</strong>. Tu pourras en profiter toute seu<strong>le</strong>, de ton <strong>pont</strong> <strong>à</strong> toi.<br />

JULIETTE : Pas trop tôt.<br />

TINA : Hé ho, moi c’est pour toi que je suis restée. J’ai vu tout de suite que t’avais besoin<br />

de compagnie.<br />

JULIETTE : Voyez-vous ça.<br />

TINA : Parfaitement. Je me rappel<strong>le</strong> que t’avais <strong>le</strong> moral dans <strong>le</strong>s chaussettes, <strong>à</strong> ce<br />

moment-l<strong>à</strong>. Et tes chaussettes, el<strong>le</strong>s refou<strong>le</strong>nt grave.<br />

JULIETTE : Tu par<strong>le</strong>s. Moi, je me rappel<strong>le</strong>. T’es arrivée, t’avais plus rien. Plus <strong>à</strong> bouffer,<br />

plus de fringues, que dal<strong>le</strong>. Tu m’as demandé si tu pouvais rester un jour ou deux.<br />

En plus, t’avais une grippe ou un truc comme ça. Alors moi, bonne poire, j’ai pas<br />

pu refuser. Et fina<strong>le</strong>ment, tu m’as refilé ta saloperie et j’ai été malade pendant une<br />

semaine.<br />

TINA : C’est pour ça que je suis restée. Pour te soigner. J’ai eu pitié.<br />

JULIETTE : Ben tiens. Et pourquoi que t’es pas partie quand je me suis guérie ? Tu veux<br />

que je te dise ? Parce que t’as la trouil<strong>le</strong>. La route, ça te fout <strong>le</strong>s jetons. T’es pas<br />

une routarde, t’es une cloche.<br />

TINA : Comme toi alors, je te signa<strong>le</strong>.<br />

JULIETTE : Ouais, mais moi, j’ai jamais dit <strong>le</strong> contraire. J’assume.<br />

TINA : T’assumeras moins quand je me serai cassée.<br />

JULIETTE : Comme ça, je pourrai chanter Brassens sans avoir <strong>à</strong> supporter tes remarques.<br />

TINA : Et moi, j’aurai plus <strong>à</strong> supporter tes chansons <strong>à</strong> la con.<br />

JULIETTE : C’est ça, ouais.<br />

El<strong>le</strong> se remet <strong>à</strong> taper sur <strong>le</strong> djembé et <strong>à</strong> chanter « L’auvergnat ».<br />

TINA : (El<strong>le</strong> voit au loin quelqu’un approcher) Arrête !<br />

JULIETTE : Si je veux.<br />

TINA : Putain, arrête. Y a quelqu’un qui se pointe.<br />

JULIETTE : (El<strong>le</strong> cesse) Où ça ?<br />

TINA : L<strong>à</strong>-bas.<br />

JULIETTE : (El<strong>le</strong> regarde) Ça serait pas ton soupirant, <strong>des</strong> fois ? S’il vient nous emmerder,<br />

je <strong>le</strong> fous <strong>à</strong> la flotte, moi.<br />

TINA : Non, c’est une meuf.<br />

JULIETTE : Sur <strong>le</strong>s quais, en p<strong>le</strong>ine nuit ? El<strong>le</strong> a peur de rien.<br />

TINA : El<strong>le</strong> s’arrête.<br />

JULIETTE : J’aime pas ça.<br />

TINA : El<strong>le</strong> regarde autour d’el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> est zarbi.<br />

JULIETTE : Putain, j’aime pas ça. Ça sent <strong>le</strong>s emmerdements.<br />

5


TINA : Merde !<br />

JULIETTE : J’en étais sûre.<br />

TINA : El<strong>le</strong> a sauté !<br />

JULIETTE : Ouais, ben j’ai vu. Al<strong>le</strong>z, viens, on se tire.<br />

TINA : On peut pas la laisser.<br />

JULIETTE : Tu vas voir si on peut pas. Viens, je te dis.<br />

TINA : Non, j’y vais. (El<strong>le</strong> sort en direction de l’endroit où el<strong>le</strong>s regardaient)<br />

JULIETTE : Mais merde, Tina ! Tu peux pas laisser <strong>le</strong>s gens crever tranquil<strong>le</strong> ? Putain de<br />

Tina ! Faut toujours qu’el<strong>le</strong> se mê<strong>le</strong> de tout. J’aime pas ça, j’aime pas ça. En plus,<br />

cette conne est capab<strong>le</strong> de se noyer en voulant la repêcher. Je vais pas être dans la<br />

merde, moi. Deux noyées <strong>sous</strong> mon <strong>pont</strong>. Fait chier. J’étais peinarde moi, l<strong>à</strong>. Il a<br />

fallu qu’el<strong>le</strong> vienne me squatter pendant quatre ans et voil<strong>à</strong> que maintenant el<strong>le</strong><br />

se la joue Saint-Bernard. Bon sang, qu’est-ce qu’el<strong>le</strong>s foutent ? C’est pas vrai, c’est<br />

pas vrai. El<strong>le</strong>s sont crevées, c’est sûr ! Faut que je me tire d’ici en vitesse. Si el<strong>le</strong><br />

revient pas dans trente secon<strong>des</strong>… Putain, <strong>le</strong>s voil<strong>à</strong> ! Sacrée Tina ! Les mauvaises<br />

herbes ont la vie <strong>du</strong>re. Une couverture, un manteau, vite.<br />

El<strong>le</strong> ramasse de quoi couvrir <strong>le</strong>s deux femmes qui entrent sur scène, mouillées de la tête<br />

aux pieds.<br />

Scène 2 :<br />

JULIETTE : Couvrez-vous. Vous al<strong>le</strong>z attraper la crève. (El<strong>le</strong> donne <strong>le</strong> manteau <strong>à</strong> Tina et<br />

enveloppe Mylène avec la couverture) Asseyez-vous l<strong>à</strong>.<br />

TINA : On a beau être en été, el<strong>le</strong> est pas chaude.<br />

JULIETTE : T’es cinglée. T’aurais pu y rester.<br />

TINA : El<strong>le</strong> aussi.<br />

JULIETTE : On la connaît pas. Et puis, c’est son choix. Pas vrai, M’dame ?<br />

TINA : Ça, t’en sais rien. El<strong>le</strong> a p’t-être pété un câb<strong>le</strong> et demain, el<strong>le</strong> va regretter. Pas vrai,<br />

M’dame ? (Pas de réponse) C’est quoi votre nom ? (Pas de réponse) Moi, c’est<br />

Tina, comme Tina Turner et la clocharde l<strong>à</strong>, c’est Juliette.<br />

JULIETTE : El<strong>le</strong> grelotte. Faut la sécher. El<strong>le</strong> est trop embrouillée pour se bouger. (El<strong>le</strong> la<br />

frotte avec la couverture)<br />

TINA : C’est vrai qu’el<strong>le</strong> a pas l’air dans son assiette.<br />

JULIETTE : Quand t’es dans ton assiette, tu te jettes pas <strong>à</strong> l’eau.<br />

TINA : Ouais, mais ça aurait pu lui remettre <strong>le</strong>s idées en place. Ça <strong>le</strong> fait, <strong>des</strong> fois.<br />

JULIETTE : Ça va, M’dame ? On dirait pas, hein ? (Mylène se tourne pour vomir et se vide<br />

sur <strong>le</strong> pavé) Putain, manquait plus que ça. Ça va chlinguer toute la nuit. Faut faire<br />

gaffe, M’dame. Faut vomir dans la Seine, l<strong>à</strong> où y a personne (El<strong>le</strong> montre <strong>le</strong> public)<br />

, pas chez <strong>le</strong>s gens. Ça se fait pas, M’dame. (El<strong>le</strong> revomit) Et merde !<br />

6


TINA : El<strong>le</strong> a dû boire la tasse et ça doit pas être sa tasse de thé.<br />

JULIETTE : Tu crois qu’un coup de rouge, ça la remonterait ?<br />

TINA : El<strong>le</strong> va te <strong>le</strong> gerber aussi sec. Ça va mieux, M’dame ? (Pas de réponse) El<strong>le</strong> est peutêtre<br />

sourd-muette. Ou alors el<strong>le</strong> a de l’eau dans <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s.<br />

JULIETTE : En tous cas, on peut pas la garder ici. Faut qu’el<strong>le</strong> s’en retourne d’où el<strong>le</strong> vient.<br />

TINA : Réfléchis deux minutes. Si d’où qu’el<strong>le</strong> vient ça serait bien, el<strong>le</strong> se foutrait pas <strong>à</strong><br />

l’eau. Moi, je dis qu’el<strong>le</strong> veut pas y retourner.<br />

JULIETTE : El<strong>le</strong> veut pas, peut-être. Mais moi, je dis qu’on peut pas la garder. C’est pas<br />

une maison de repos, ici.<br />

TINA : Au moins pour la nuit. Y a la place.<br />

JULIETTE : On va avoir <strong>des</strong> emmer<strong>des</strong>, je te dis. Et puis, t’imagines si el<strong>le</strong> me fait comme<br />

toi ? Que dans quatre ans, el<strong>le</strong> est encore l<strong>à</strong> ? Avec une, y a bien assez. C’est pas<br />

non plus une terre d’asi<strong>le</strong>.<br />

TINA : Tu veux quoi, alors ? Maintenant qu’on la repêchée, on va pas la remettre <strong>à</strong> l’eau.<br />

Tu parlais d’assumer, tout <strong>à</strong> l’heure ; alors j’assume.<br />

JULIETTE : Justement. C’est toi qui l’as pêchée, c’est <strong>à</strong> toi d’assumer. Encore heureux que<br />

je te fi<strong>le</strong> mon manteau.<br />

TINA : Merci. Madame est trop bonne. T’aurais quand même pu m’aider <strong>à</strong> la sortir de<br />

l’eau.<br />

JULIETTE : C’est ton sauvetage. Moi, je me mê<strong>le</strong> pas de ce qui me regarde pas. Et <strong>le</strong> jour<br />

où je voudrai crever, je te prie de pas m’en empêcher.<br />

TINA : Alors l<strong>à</strong>, ça risque pas. Je peux même t’aider si tu veux.<br />

JULIETTE : C’est beau l’amitié, ça fait chaud au cœur.<br />

TINA : Quand on peut rendre service… (Mylène tousse) Faut pas tomber malade, M’dame,<br />

parce que ma copine el<strong>le</strong> va vouloir récupérer sa couverture. C’est <strong>à</strong> el<strong>le</strong>, vous<br />

savez.<br />

JULIETTE : C’est bon, arrête ton char… C’est d’accord pour cette nuit. Mais demain, el<strong>le</strong> se<br />

tire. Je veux pas d’emmer<strong>des</strong>.<br />

TINA : T’inquiète, ça risque rien. El<strong>le</strong> est juste un peu paumée.<br />

JULIETTE : Ça risque rien, c’est toi qui <strong>le</strong> dis. Moi, ça me rappel<strong>le</strong> un film avec Michel<br />

Simon où un bourgeois, il sauve un clochard qui se noie. Et après ça, <strong>le</strong> miraculé, il<br />

s’instal<strong>le</strong> chez son sauveur et il lui bouffe la vie. Tout comme pour nous, quoi.<br />

Alors demain, el<strong>le</strong> prend ses cliques et ses claques et el<strong>le</strong> se tire.<br />

TINA : Tu dis n’importe quoi. Tu t’imagines qu’une bourge, el<strong>le</strong> va s’instal<strong>le</strong>r dans ton<br />

château <strong>sous</strong> ton <strong>pont</strong> ? Ça serait <strong>le</strong> monde <strong>à</strong> l’envers. Le film, c’était <strong>le</strong> contraire,<br />

je te signa<strong>le</strong>. Je l’ai vu, moi aussi. Même que c’était pas avec Yves Simon. C’était<br />

avec Gérard Depardieu.<br />

JULIETTE : Michel Simon.<br />

TINA : Depardieu. Même que ça s’appelait « Boudiou ».<br />

7


JULIETTE : C’était Michel Simon et ça s’appelait « Sauvé <strong>des</strong> eaux », comme Moïse.<br />

TINA : Arrête tes conneries, ça doit bien faire vingt ans que t’as pas été au cinoche et ce<br />

film, il est pas si vieux.<br />

JULIETTE : Toi, arrête tes conneries. Je l’ai vu quand j’étais mioche.<br />

TINA : Je discute même plus, t’es trop bornée.<br />

JULIETTE : C’est ça, ferme-la. Ça vaut mieux. (Long si<strong>le</strong>nce pesant)<br />

MYLÈNE : Bou<strong>du</strong>.<br />

JULIETTE : Hein ?<br />

MYLÈNE : C’est « Bou<strong>du</strong> », <strong>le</strong> film.<br />

TINA : Tu vois, c’est ça que j’avais dit.<br />

JULIETTE : T’avais dit « Boudiou ».<br />

TINA : Avec Depardieu ?<br />

MYLÈNE : Oui.<br />

TINA : Et toc ! « Bou<strong>du</strong> » avec Depardieu ! C’est qui qu’avait raison ?<br />

JULIETTE : J’suis pas fol<strong>le</strong>, quand même.<br />

MYLÈNE : « Bou<strong>du</strong> » est un remake de « Bou<strong>du</strong>, sauvé <strong>des</strong> eaux », avec Michel Simon.<br />

TINA : Un quoi ?<br />

JULIETTE : Un remake. Ça veut dire que c’est moi qu’ai raison. Toi, ton film, c’est qu’une<br />

copie.<br />

TINA : C’est quoi, cette connerie de « rimèque » ?<br />

JULIETTE : Mon film, il est sorti avant <strong>le</strong> tien, en 1940. Madame qu’a de la culture peut<br />

confirmer.<br />

MYLÈNE : C’était en 1932.<br />

TINA : Et c’est la même histoire ?<br />

MYLÈNE : Peu ou prou.<br />

JULIETTE : Bon alors, puisque vous connaissez bien l’histoire… vous comprenez, M’dame,<br />

qu’on peut pas trop vous garder ici. C’est pas vraiment votre place.<br />

MYLÈNE : Ma place, c’est l<strong>à</strong>, tout au fond.<br />

TINA : Faut pas dire ça. Y a sûrement <strong>des</strong> gens qui vous aiment et qui s’inquiètent pour<br />

vous. (Mylène se met <strong>à</strong> p<strong>le</strong>urer)<br />

JULIETTE : Une p<strong>le</strong>ureuse. Manquait plus que ça. Je peux pas piffrer <strong>le</strong>s p<strong>le</strong>ureuses. C’est<br />

pas <strong>des</strong> gonzesses comme ça qui vont faire avancer la cause <strong>des</strong> femmes.<br />

TINA : Parce que toi, tu fais avancer quelque chose avec ta canne <strong>à</strong> pêche et ta bouteil<strong>le</strong><br />

de pinard ? Allons, M’dame, c’est rien. Ça ira mieux demain. L<strong>à</strong>, vous êtes <strong>sous</strong> <strong>le</strong><br />

choc. On se suicide pas tous <strong>le</strong>s jours.<br />

JULIETTE : Encore heureux. J’ai pas envie de finir pompière.<br />

8


TINA : Vous habitez où ?<br />

MYLÈNE : (El<strong>le</strong> renif<strong>le</strong> et montre la Seine) L<strong>à</strong>, tout au fond. (Et rep<strong>le</strong>ure)<br />

JULIETTE : Et al<strong>le</strong>z ! V’l<strong>à</strong> qu’el<strong>le</strong> remet ça.<br />

TINA : Votre adresse, pour prévenir quelqu’un. Vous avez un téléphone portab<strong>le</strong> ?<br />

JULIETTE : Si el<strong>le</strong> en a un, lui au moins il a dû réussir son suicide. Ça aime pas l’eau, ces<br />

bêtes-l<strong>à</strong>.<br />

MYLÈNE : Dans mon sac.<br />

TINA : Votre sac ?<br />

JULIETTE : L<strong>à</strong>-bas. El<strong>le</strong> l’a jeté par-terre avant de sauter.<br />

TINA : Je vais <strong>le</strong> chercher. (El<strong>le</strong> sort)<br />

Scène 3 :<br />

JULIETTE : C’est pas malin, ce que vous avez fait. A votre âge… Faut pas gâcher sa<br />

jeunesse, comme ça. C’est un crime… Un crime contre la vie. Alors, vous al<strong>le</strong>z<br />

dormir ici <strong>le</strong> temps de récupérer et après, vous rentrerez chez vous. Les choses<br />

finissent toujours par s’arranger, vous verrez. En tous cas, c’est pas en vous faisant<br />

<strong>du</strong> mal que vous vous ferez <strong>du</strong> bien. (Pas de réponse) Cause toujours, tu<br />

m’intéresses.<br />

TINA : (Revenant) Tenez, votre sac. (El<strong>le</strong> lui donne) Tant que vous y êtes, vous auriez pas<br />

une petite pièce ?<br />

JULIETTE : T’es pas chiée, toi ! T’as plongé par intérêt ?<br />

TINA : Attends. Si el<strong>le</strong> aurait passé l<strong>à</strong> devant nous sans se jeter <strong>à</strong> la flotte, t’y aurais pas<br />

fait la manche, peut-être ?<br />

JULIETTE : C’est pas pareil.<br />

TINA : Si. C’est comme si qu’el<strong>le</strong> aurait passé l<strong>à</strong>, comme ça. Et que j’y aurais demandé une<br />

pièce. En plus que j’y ai sauvé la vie, alors el<strong>le</strong> peut même un p’tit bil<strong>le</strong>t, hein,<br />

M’dame ?<br />

JULIETTE : C’est bien ce que je dis, c’est par intérêt.<br />

TINA : Si ça serait par intérêt, je l’aurais laissée dans la Seine et j’y aurais fouillé son sac.<br />

Pas vrai, M’dame ?<br />

JULIETTE : Vous trouvez normal qu’el<strong>le</strong> vous réclame <strong>du</strong> fric pour vous avoir sauvée ?<br />

TINA : Je réclame pas, je demande. C’est pas pareil. Pas vrai, M’dame ? C’est parce que je<br />

vois qu’el<strong>le</strong> a bon cœur, c’est tout. Vous êtes pas obligée, M’dame.<br />

MYLÈNE : (Lui donnant son sac) Prenez ce que vous vou<strong>le</strong>z. Je m’en fiche.<br />

TINA : Tu vois. Je t’ai dit qu’el<strong>le</strong> a bon cœur. Merci, M’dame.<br />

JULIETTE : Hé, attends. On partage.<br />

TINA : Mon cul ! C’est toi qu’a plongé ?<br />

9


JULIETTE : T’as dit que c’est comme si qu’on faisait la manche. Que ça a rien <strong>à</strong> voir avec<br />

ton sauvetage. Sinon ça voudrait dire que t’as plongé par intérêt.<br />

TINA : C’est <strong>à</strong> qui que vous l’avez donné, M’dame ? C’est <strong>à</strong> moi, non ? (Le portab<strong>le</strong> sonne<br />

dans <strong>le</strong> sac) C’est votre portab<strong>le</strong>. Vous <strong>le</strong> vou<strong>le</strong>z ?<br />

MYLÈNE : Qui est-ce ?<br />

TINA : Ben, j’en sais rien, moi. J’ai pas répon<strong>du</strong>. C’est pas mon téléphone.<br />

MYLÈNE : Sur <strong>le</strong> cadran. C’est affiché.<br />

TINA : Sur <strong>le</strong>… Ah oui, c’est écrit quelque chose. C’est écrit… Chr… Chr… On voit pas trop<br />

bien.<br />

JULIETTE : C’est écrit « Christian ». Faut l’excuser, M’dame, el<strong>le</strong> sait pas lire.<br />

TINA : Quoi, je sais pas lire ? C’est juste que c’est pas bien éclairé. Et puis, on s’en fout.<br />

Vous répondez ou pas ? Qu’est-ce que je fais ?<br />

MYLÈNE : Qu’il ail<strong>le</strong> au diab<strong>le</strong>.<br />

TINA : Au moins, c’est clair… Allo ? C’est Christian ?……… Al<strong>le</strong>z au diab<strong>le</strong>. (El<strong>le</strong> raccroche)<br />

Et voil<strong>à</strong>. Bon, il est où votre porte-monnaie ?<br />

MYLÈNE : Dans la petite poche.<br />

TINA : (el<strong>le</strong> prend <strong>le</strong> porte-monnaie et l’ouvre) C’est tout ?<br />

MYLÈNE : Oui.<br />

TINA : Même pas un p’tit bil<strong>le</strong>t ?<br />

MYLÈNE : Non.<br />

TINA : Et comment que vous comptez vivre avec que ça ?<br />

JULIETTE : Je te rappel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> comptait surtout mourir.<br />

MYLÈNE : J’ai ma carte bancaire.<br />

TINA : Génial. Ça me fait une bel<strong>le</strong> jambe, tiens. (Sonnerie <strong>du</strong> portab<strong>le</strong>) Encore ? Il va pas<br />

nous faire chier toute la soirée, celui-l<strong>à</strong>. Allo ! On vous a dit au diab<strong>le</strong>, non ? Vous<br />

êtes déj<strong>à</strong> revenu ?……… Comment ?……… Tina, comme Tina Turner. Qu’est-ce que<br />

ça peut vous foutre ? Et vous d’abord, c’est comment ?……… Ah ouais, Christian,<br />

c’est vrai……… Hein ? ……… Je sais pas. Faut que je demande. (A Mylène) C’est<br />

vous, Mylène ?<br />

MYLÈNE : Oui.<br />

TINA : Ouais, el<strong>le</strong> est l<strong>à</strong>………. (A Mylène) Vous vou<strong>le</strong>z lui par<strong>le</strong>r ?<br />

MYLÈNE : Non.<br />

TINA : El<strong>le</strong> veut pas……… Dites donc, soyez poli ou alors al<strong>le</strong>z vous faire encu<strong>le</strong>r,<br />

conard !……… Je vous dit qu’el<strong>le</strong> veut pas……… Attendez. (A Mylène) Il dit qu’il a eu<br />

votre message et que c’est pas bien de lui faire <strong>des</strong> frayeurs comme ça……… (Au<br />

téléphone) Hein ?……… Rien……… Non, rien, je vous dis. Je crois qu’el<strong>le</strong> s’en<br />

fout………. Attendez, je demande. (A Mylène) Vous vous en foutez, de ce qu’il dit ?<br />

MYLÈNE : Complètement.<br />

10


TINA : Complètement, qu’el<strong>le</strong> a dit. Alors je crois que c’est plus la peine d’appe<strong>le</strong>r……… (A<br />

Mylène) Il dit qu’il vous aime plus que tout au monde……… (Au téléphone)<br />

Hein ?……… Ah non, l<strong>à</strong>, el<strong>le</strong> s’en fout pas……… Non, au contraire. Ça la fait plutôt<br />

marrer……… Ouais, ça la fait marrer, je vous dit……… Si vous vou<strong>le</strong>z, mais ça risque<br />

de la faire rigo<strong>le</strong>r, ça aussi. (A Mylène) Maintenant, il dit que vous êtes la femme<br />

de sa vie.<br />

MYLÈNE : Et lui, c’est un gros con.<br />

TINA : (Au téléphone) Vous avez raison, el<strong>le</strong> rigo<strong>le</strong> plus……… Non, mais el<strong>le</strong> dit que vous<br />

êtes un gros con……… Hé ho, soyez poli, je t’ai dit. C’est pas ma faute si t’es un gros<br />

con. Et puis, c’est pas moi qui l’a dit, c’est la femme de ta vie……… (A Mylène) Il dit<br />

qu’il veut pas vous perdre.<br />

MYLÈNE : Il m’a déj<strong>à</strong> per<strong>du</strong>e.<br />

TINA : (Au téléphone) Tu l’as déj<strong>à</strong> per<strong>du</strong>e……… (A Mylène) Il a peur que vous faites une<br />

bêtise, que vous vous tuez.<br />

MYLÈNE : Je suis déj<strong>à</strong> morte.<br />

TINA : (Au téléphone) El<strong>le</strong> est déj<strong>à</strong> morte……… Non, non, faut pas t’inquiéter. El<strong>le</strong> dit ça<br />

comme ça. Et puis, on est l<strong>à</strong>, nous.<br />

JULIETTE : Passe-<strong>le</strong>-moi.<br />

TINA : Je te passe Juliette.<br />

JULIETTE : Allo ? ……… Juliette, oui. Je suis la meil<strong>le</strong>ure amie de Tina……… On est… On est<br />

<strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>ures copines de Marlène.<br />

MYLÈNE : Mylène.<br />

JULIETTE : De Mylène, je veux dire……… Parfaitement, ses meil<strong>le</strong>ures copines……… Ben,<br />

mon vieux, peut-être qu’el<strong>le</strong> vous raconte pas tout. El<strong>le</strong> est pas obligée de vous<br />

par<strong>le</strong>r de toutes ses amies……… Combien ? Ben, ça fait… ça fait bien deux ans<br />

qu’on se connaît, pas vrai <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s ?……… Qu’est-ce que vous vou<strong>le</strong>z que je vous<br />

dise ? Peut-être que si el<strong>le</strong> a <strong>des</strong> secrets pour vous, c’est que vous faites pas assez<br />

attention <strong>à</strong> el<strong>le</strong>……… Je me mê<strong>le</strong> de ce qui me regarde, mon petit. Marlène, c’est<br />

notre invitée et si el<strong>le</strong> veut rester chez nous, el<strong>le</strong> reste……… El<strong>le</strong> veut plus vous<br />

voir. C’est clair, non ?……… Ah bon ? (A Mylène) C’est vrai que c’est votre mari ?<br />

MYLÈNE : C’était. Dorénavant, c’est un étranger.<br />

JULIETTE : (Au téléphone) Bon, mon petit Christian, je crois que tout est dit et que faut la<br />

laisser tranquil<strong>le</strong> maintenant. Salut. (El<strong>le</strong> raccroche)<br />

TINA : Vous êtes mariée ? (Pas de réponse) Vous avez <strong>des</strong> enfants ? (Sonnerie <strong>du</strong><br />

téléphone) Ben, c’est un teigneux, celui-l<strong>à</strong>.<br />

MYLÈNE : Donnez (El<strong>le</strong> prend <strong>le</strong> téléphone et l’éteint) Comme ça, c’est réglé.<br />

TINA : Vous l’avez quitté pour vous suicider ? Qu’est-ce qu’il vous a fait ?<br />

JULIETTE : Fous-lui la paix. Tu vois pas qu’el<strong>le</strong> en a gros sur la patate ? Vous avez mangé ?<br />

MYLÈNE : Quand ?<br />

JULIETTE : Je sais pas. Aujourd’hui. Ce soir. Avant de vous jeter <strong>à</strong> l’eau, quoi.<br />

11


TINA : Pour mourir d’hydro-cuisson ?<br />

JULIETTE : Toi, on t’a pas sonnée.<br />

MYLÈNE : Je sais plus.<br />

JULIETTE : Ah…<br />

TINA : Vous avez faim ?<br />

MYLÈNE : Je sais pas… Je crois, oui.<br />

JULIETTE : Attendez. Il me reste une moitié de sandwich. Je voulais <strong>le</strong> finir avant de<br />

dormir mais vos histoires, ça m’a coupé l’appétit. Tiens.<br />

MYLÈNE : Merci. (El<strong>le</strong> ava<strong>le</strong> <strong>le</strong> sandwich en quelques bouchées)<br />

JULIETTE : Ben, ma vieil<strong>le</strong>… Maintenant au moins, on sait que t’avais faim.<br />

MYLÈNE : J’ai soif.<br />

TINA : L<strong>à</strong>, t’as <strong>le</strong> choix. C’est bière ou pinard.<br />

MYLÈNE : Pas d’eau ?<br />

TINA : La flotte, el<strong>le</strong> est l<strong>à</strong>. Si tu veux replonger, te gênes pas.<br />

MYLÈNE : Bière, alors. (Tina lui donne) Merci.<br />

TINA : De rien, Princesse.<br />

JULIETTE : Après ça, on va se pieuter parce qu’il est tard et que dans notre château, y a<br />

pas de vo<strong>le</strong>ts aux fenêtres et y a pas non plus de fenêtres aux vo<strong>le</strong>ts. Nous autres,<br />

on se lève avec <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il.<br />

TINA : Faudra que tu dormes par terre. Au début, c’est pas évident, après on s’habitue.<br />

MYLÈNE : Je ne compte pas m’habituer. Dès demain, je repars.<br />

JULIETTE : C’est ce que t’as de mieux <strong>à</strong> faire. T’as un mari qui t’attend. Faut pas foutre sa<br />

vie en l’air sur un coup de tête. Dans <strong>le</strong>s coup<strong>le</strong>s, y a toujours <strong>des</strong> disputes, <strong>des</strong><br />

moments de crise comme on dit. Mais après, ça passe.<br />

TINA : Qu’est-ce que t’y connais toi, <strong>à</strong> la vie de coup<strong>le</strong> ?<br />

JULIETTE : Je sais ce que je dis. Et puis, depuis <strong>le</strong> temps que je te supporte, ça vaut bien<br />

vingt ans avec <strong>le</strong> plus chiant <strong>des</strong> maris.<br />

MYLÈNE : Pas question que je retourne vivre avec ce salaud.<br />

TINA : Qu’est-ce qu’il t’a fait ? (Pas de réponse) Il t’a frappée ? (Pas de réponse) Tu veux<br />

pas <strong>le</strong> dire ?<br />

JULIETTE : Tu <strong>le</strong> vois bien qu’el<strong>le</strong> veut pas. El<strong>le</strong> a ses raisons, ça nous regarde pas. On s’est<br />

déj<strong>à</strong> assez mêlées de ses histoires.<br />

TINA : Justement, c’est moi que je lui ai sauvé la vie. Je peux bien savoir pourquoi qu’el<strong>le</strong><br />

voulait se buter.<br />

JULIETTE : Putain, t’es chiante. El<strong>le</strong> t’a pas forcée <strong>à</strong> plonger, alors el<strong>le</strong> te doit rien. Fous-lui<br />

la paix et <strong>à</strong> moi aussi par la même occasion. D’ail<strong>le</strong>urs, il est temps de mettre la<br />

12


viande dans <strong>le</strong> torchon. (El<strong>le</strong> se couche par terre dans une couverture) Tu devrais<br />

faire pareil, Mylène.<br />

MYLÈNE : Oui. Mais…<br />

JULIETTE : Quoi ?<br />

MYLÈNE : J’aurais besoin d’al<strong>le</strong>r aux toi<strong>le</strong>ttes.<br />

JULIETTE : Ben, c’est par l<strong>à</strong>-bas. Y a un coin tranquil<strong>le</strong> où tu peux pisser directement dans<br />

la Seine.<br />

MYLÈNE : Dans la Seine ?<br />

JULIETTE : Ouais. L<strong>à</strong> où tu prends <strong>des</strong> bains.<br />

MYLÈNE : (Dégoûtée) J’ai sauté l<strong>à</strong> où vous faites vos besoins ?<br />

JULIETTE : Excuse-nous de pas avoir mis un panneau « WC », on savait pas qu’on aurait <strong>du</strong><br />

monde. Mais je te ferai remarquer qu’il y avait pas non plus de panneau « Sal<strong>le</strong> de<br />

bains ».<br />

TINA : L’écoute pas, el<strong>le</strong> déconne. Notre endroit, c’est un peu plus loin, dans <strong>le</strong> recoin <strong>du</strong><br />

<strong>pont</strong>. Suis-moi, je vais te montrer. (El<strong>le</strong>s sortent)<br />

JULIETTE : (Fort) Et fais gaffe de pas retomber, <strong>le</strong>s pavés sont glissants, l<strong>à</strong>-bas.<br />

NOIR<br />

13


ACTE II<br />

Scène 1 :<br />

Juliette et Tina sont assises et attendent. Juliette s’impatiente.<br />

JULIETTE : Tu vois pas qu’el<strong>le</strong> se serait encore noyée ?<br />

TINA : Dis donc pas <strong>des</strong> conneries ! Comment c’est que tu veux qu’el<strong>le</strong> s’ noye en allant <strong>à</strong><br />

la banque ?<br />

JULIETTE : Quand on veut, on peut. (Un temps)<br />

TINA : Remarque… C’est bien possib<strong>le</strong> c’que tu dis.<br />

JULIETTE : Sûr que c’est possib<strong>le</strong>.<br />

TINA : El<strong>le</strong> risque la noyade… si el<strong>le</strong> retire trop de liquide ! (Rire)<br />

JULIETTE : (Pas rire) Toi, t’es une rigolote, y a pas <strong>à</strong> dire.<br />

TINA : Au moins comme ça, on se complète. Parce que toi, comme rabat-joie, t’es une<br />

terreur.<br />

JULIETTE : Ça fait bien une heure qu’el<strong>le</strong> devrait être rentrée. Alors, excuse-moi si je me<br />

bidonne pas <strong>à</strong> toutes tes vannes.<br />

TINA : Ben, tu devrais. C’est bon pour la circulation.<br />

JULIETTE : Je peux pas. Ça m’inquiète, ce retard.<br />

TINA : Ça t’inquiète ? Toi ?<br />

JULIETTE : Ouais.<br />

TINA : El<strong>le</strong> s’est pas noyée, je te dis.<br />

JULIETTE : Alors, el<strong>le</strong> s’est tirée. C’est pareil.<br />

TINA : Mais c’est quoi, ce délire ? Y a trois jours, tu voulais qu’el<strong>le</strong> se barre et maintenant<br />

tu verses une larme ? T’es devenue mère-pou<strong>le</strong> ou quoi ?<br />

JULIETTE : Je suis surtout pragmatique. En trois jours, el<strong>le</strong> nous a vidé <strong>le</strong> garde-manger,<br />

on a claqué toutes nos économies et…<br />

TINA : Houlala ! La vieil<strong>le</strong> rapace ! Huit euros soixante dix, qu’on avait. C’est pas la mort.<br />

JULIETTE : Non, c’est la ruine. Quand t’as que huit euros soixante dix et qu’on te <strong>le</strong>s<br />

prend, t’es pas moins dans la merde que quand t’en as mil<strong>le</strong> et qu’on te <strong>le</strong>s prend<br />

aussi.<br />

TINA : C’est pas la première fois qu’on est <strong>à</strong> sec.<br />

JULIETTE : Mon gosier aussi, il est <strong>à</strong> sec. Plus une goutte de rouge. El<strong>le</strong> s’est sifflé presque<br />

deux bouteil<strong>le</strong>s <strong>à</strong> el<strong>le</strong> toute seu<strong>le</strong>.<br />

14


TINA : C’est que ça aime <strong>le</strong> pinard, la bourgeoise. Surtout quand ça a pas <strong>le</strong> moral.<br />

JULIETTE : Et moi, si j’ai pas <strong>le</strong> moral, je fais comment ? Je me jette dans la Seine pour<br />

qu’on s’occupe de moi ?<br />

TINA : T’en fais pas. El<strong>le</strong> va revenir. C’est pas <strong>le</strong> genre <strong>à</strong> lâcher <strong>le</strong>s copines.<br />

JULIETTE : Parce qu’on est ses copines ? Laisse-moi rire ! On n’est que deux pauvres<br />

cloches qui l’ont tirée de la flotte. Deux morceaux d’épave où el<strong>le</strong> se serait<br />

accrochée en attendant mieux. Deux bouts de bois pourri qui vont continuer <strong>à</strong><br />

dériver quand el<strong>le</strong> aura posé son cul délicat sur <strong>le</strong> sab<strong>le</strong> fin.<br />

TINA : Mais, arrête ! Tu vas me fi<strong>le</strong>r l’angoisse. On est pas <strong>des</strong> épaves. Moi, en tous cas, je<br />

dérive pas. Je suis une routarde. Je trace mon chemin <strong>à</strong> moi et je vais où c’est que<br />

je veux al<strong>le</strong>r.<br />

JULIETTE : C’est ça, c’est ça.<br />

TINA : Et sur mon chemin, y avait cette pauvre meuf. Et cette meuf, moi je te dis que c’est<br />

une fil<strong>le</strong> bien. C’est pas parce que c’est une bourge qu’el<strong>le</strong> va nous laisser tomber.<br />

JULIETTE : C’est peut-être pas pour ça qu’el<strong>le</strong> va nous laisser tomber, mais el<strong>le</strong> va nous<br />

laisser tomber quand même.<br />

TINA : De toutes manières, c’est prévu qu’el<strong>le</strong> coince pas ici. Alors, de quoi que tu te<br />

plains ?<br />

JULIETTE : Je me plains qu’el<strong>le</strong> doit nous ramener <strong>du</strong> fric de sa banque avec sa carte<br />

bancaire <strong>à</strong> la con et qu’el<strong>le</strong> est toujours pas l<strong>à</strong>. Voil<strong>à</strong> de quoi je me plains. El<strong>le</strong> nous<br />

a niquées, c’est tout.<br />

TINA : N’importe quoi.<br />

JULIETTE : Plumées et niquées.<br />

TINA : L<strong>à</strong>, tu confonds avec Pluto et Mickey, ma vieil<strong>le</strong>.<br />

JULIETTE : Si tu te lances dans la blague intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>, ça va pas arranger ma circulation.<br />

TINA : El<strong>le</strong> nous a pas plumées. On a donné de bon cœur, nuance.<br />

JULIETTE : Alors, el<strong>le</strong> a profité de notre bon cœur.<br />

TINA : Ça serait un scoop, ça, parce que faut se <strong>le</strong>ver de bonne heure pour profiter de ton<br />

vieux cœur tout sec.<br />

JULIETTE : C’est mon gosier qu’est sec ! Tu <strong>le</strong> comprends, ça ?<br />

TINA : Ça va, gueu<strong>le</strong> pas ! El<strong>le</strong> va revenir, que je te dis. Y a qu’<strong>à</strong> attendre.<br />

JULIETTE : Moi, quand j’attends, il me faut un petit canon. Ça m’aide <strong>à</strong> patienter.<br />

TINA : En gros, t’as besoin de pico<strong>le</strong>r pour tenir <strong>le</strong> coup quand c’est que t’as rien <strong>à</strong> boire.<br />

JULIETTE : Ouais… en gros.<br />

TINA : Ben, on est pas dans la merde, tiens.<br />

JULIETTE : Je te <strong>le</strong> fais pas dire.<br />

TINA : Et si tu tapais sur ton tam-tam pour passer <strong>le</strong> temps ?<br />

15


JULIETTE : C’est pas <strong>le</strong> temps qu’il faut faire passer, c’est la soif.<br />

TINA : Y a qu’<strong>à</strong> attendre, j’t’ai dit.<br />

JULIETTE : Et moi, je t’ai dit que pour attendre, il me faut un petit canon. La patience est<br />

une f<strong>le</strong>ur qui demande <strong>à</strong> être arrosée souvent.<br />

TINA : Et moi, ma patience, el<strong>le</strong> commence <strong>à</strong> se <strong>des</strong>sécher ! Alors, t’arrête de me taper<br />

sur <strong>le</strong>s nerfs et tu tapes plutôt sur ton putain de tambour pour passer <strong>le</strong> temps<br />

avant que je tape sur ta putain de caboche pour me passer <strong>le</strong>s nerfs !<br />

JULIETTE : C’est pas un tambour, c’est un…<br />

TINA : Tu tapes sur ton tambour et tu fermes ta gueu<strong>le</strong> !<br />

Gros si<strong>le</strong>nce. Puis Juliette tape sur sa percu, d’abord doucement, puis de plus en plus fort<br />

et se met <strong>à</strong> chanter une chanson sur <strong>le</strong> vin. Soudain, el<strong>le</strong> s’arrête, préoccupée.<br />

JULIETTE : C’est la première fois que tu me par<strong>le</strong>s comme ça. (Si<strong>le</strong>nce) C’est pas cool, hein.<br />

(Pas de réponse) Même si je t’ai énervée, c’est pas une raison de me traiter<br />

comme une merde.<br />

TINA : Je t’ai pas traitée comme une merde.<br />

JULIETTE : C’est toi qui <strong>le</strong> dis. Moi, ça m’a fait mal.<br />

TINA : C’est bon, y a pas mort d’homme.<br />

JULIETTE : J’ai pas mérité que tu me cries <strong>des</strong>sus. Tout ça parce que j’ai soif. J’ai pas<br />

mérité. Jamais je t’ai manqué de respect, moi.<br />

TINA : Tout de suite <strong>le</strong>s grands mots.<br />

JULIETTE : Parfaitement, <strong>du</strong> respect. Mais peut-être que quand on fait la route, on sait<br />

pas ce que c’est, <strong>le</strong> respect, la dignité. Tu m’as touchée dans ma dignité.<br />

TINA : Bon, tu veux quoi, l<strong>à</strong> ? Des excuses ? Je m’excuse. Voil<strong>à</strong>, t’es contente ?<br />

JULIETTE : Mais non, c’est pas ça… Mais je te comprends pas. Tout <strong>à</strong> l’heure, tu balançais<br />

<strong>des</strong> vannes bidons et maintenant t’as l’air <strong>à</strong> cran. Alors, je comprends pas.<br />

TINA : J’ai l’air <strong>à</strong> cran, moi ?<br />

JULIETTE : Ouais, t’as l’air <strong>à</strong> cran, toi.<br />

TINA : Ben si j’ai l’air <strong>à</strong> cran, c’est parce que… c’est parce que je suis <strong>à</strong> cran. Voil<strong>à</strong>, tu sais<br />

tout.<br />

JULIETTE : (Un temps) Ouais…<br />

TINA : Quoi, ouais ?<br />

JULIETTE : Ouais.<br />

TINA : Ça veut dire quoi, « Ouais » ?<br />

JULIETTE : « Ouais », ça peut vouloir dire p<strong>le</strong>in de choses.<br />

TINA : Ouais, mais l<strong>à</strong> ? Il veut dire quoi ton « Ouais » de l<strong>à</strong> tout de suite ?<br />

JULIETTE : Il veut dire « C’est bon, j’ai compris ».<br />

TINA : « C’est bon, j’ai compris » ?<br />

16


JULIETTE : Ouais.<br />

TINA : Et t’as compris quoi ?<br />

JULIETTE : J’ai compris pourquoi t’es <strong>à</strong> cran.<br />

TINA : T’as compris ça, toi ?<br />

JULIETTE : Ben ouais. C’est pas bien diffici<strong>le</strong>.<br />

TINA : Et alors pourquoi que je suis <strong>à</strong> cran, madame la pyschologue ?<br />

JULIETTE : T’es <strong>à</strong> cran parce que j’ai raison.<br />

TINA : Ah ouais ?<br />

JULIETTE : Et que <strong>du</strong> coup, t’as tort.<br />

TINA : Ben voyons.<br />

JULIETTE : Ben ouais. Du coup…<br />

TINA : Et de quoi que t’aurais raison et moi tort ?<br />

JULIETTE : J’ai raison quand je dis que la bourge, el<strong>le</strong> reviendra pas. Et c’est ça qui te met<br />

<strong>à</strong> cran. Tu sais bien qu’el<strong>le</strong> nous a plaquées.<br />

TINA : Je suis <strong>à</strong> cran parce que je m’inquiète. Avec tes conneries, je me demande s’il y a<br />

pas arrivé quelque chose. Je l’aime bien, moi.<br />

JULIETTE : Il y est pas arrivé autre chose que <strong>des</strong> envies de confort. Ça va cinq minutes, <strong>le</strong>s<br />

vacances <strong>à</strong> l’Hôtel <strong>du</strong> <strong>f<strong>le</strong>uve</strong> <strong>sous</strong> <strong>le</strong> <strong>pont</strong>. C’est pas <strong>le</strong> Club Med. Pourtant, on a de<br />

la cou<strong>le</strong>ur loca<strong>le</strong> par ici. Mais chez nous ça serait plutôt <strong>du</strong> gris. Du gris partout. Les<br />

murs, <strong>le</strong> ciel, <strong>le</strong> <strong>f<strong>le</strong>uve</strong>, <strong>le</strong>s pavés, la plage, <strong>le</strong>s poissons. Alors moi, je vais te dire :<br />

dès qu’el<strong>le</strong> a fourré <strong>le</strong> nez dans la banque et qu’el<strong>le</strong> a palpé <strong>le</strong>s biftons, el<strong>le</strong> s’est<br />

retrouvée aussi sec plongée dans son joli petit monde confortab<strong>le</strong>. Et el<strong>le</strong> est pas<br />

près de <strong>le</strong> quitter, crois-moi. C’est pas <strong>le</strong> genre de plongeon où tu pourras al<strong>le</strong>r la<br />

repêcher.<br />

TINA : Tu crois vraiment qu’el<strong>le</strong> a fait ça ? Que c’est pas possib<strong>le</strong> d’être <strong>des</strong> copines si on<br />

est pas <strong>du</strong> même monde ?<br />

JULIETTE : On peut pas appartenir <strong>à</strong> deux mon<strong>des</strong> <strong>à</strong> la fois. Faut choisir.<br />

TINA : Alors pourquoi que moi je me suis attachée si c’est qu’une sa<strong>le</strong> bourge ?<br />

JULIETTE : Parce que t’es une naïve. Et puis parce qu’el<strong>le</strong> a essayé d’être comme nous.<br />

Mais on change pas comme ça, en claquant <strong>des</strong> doigts. Faut vraiment vouloir.<br />

C’est peut-être qu’une pauvre fil<strong>le</strong> paumée, mais pas assez pour tout plaquer.<br />

TINA : El<strong>le</strong> a quand même essayé de se foutre en l’air.<br />

JULIETTE : C’est la solution de facilité. Ça prouve rien. Sauf qu’el<strong>le</strong> a pas assez de courage<br />

pour affronter la vie.<br />

TINA : Tu crois qu’el<strong>le</strong> a été retrouver son mari, alors ?<br />

JULIETTE : Je sais pas.<br />

TINA : Moi, ça m’étonnerait. El<strong>le</strong> avait trop la haine après lui. (Un temps) El<strong>le</strong> s’est peutêtre<br />

refoutue <strong>à</strong> l’eau. Tu crois pas ?<br />

17


JULIETTE : Je sais pas, je te dis.<br />

TINA : Si el<strong>le</strong> est pas retournée chez el<strong>le</strong> et qu’el<strong>le</strong> a pas <strong>le</strong> courage de continuer… Qu’estce<br />

que t’en penses ?<br />

JULIETTE : J’en pense rien.<br />

TINA : Mais si. Tout <strong>à</strong> l’heure, tu disais qu’el<strong>le</strong> s’était sûrement resuicidée. Rappel<strong>le</strong>-toi.<br />

Même que j’ai déconné avec <strong>le</strong> liquide qu’el<strong>le</strong> aurait retiré et qu’el<strong>le</strong> se serait<br />

noyée avec. T’avais raison. C’est sûr, el<strong>le</strong> a plongé.<br />

JULIETTE : Ecoute-moi bien. Cette gonzesse, on s’en fout. Y a trois jours, el<strong>le</strong> existait pas.<br />

Alors si aujourd’hui el<strong>le</strong> existe plus, c’est comme si el<strong>le</strong> avait jamais existé. Point<br />

barre.<br />

TINA : Ça va, t’énerve pas. J’ai compris. El<strong>le</strong> a jamais existé puisque tu <strong>le</strong> dis.<br />

JULIETTE : Y a trois possibilités. Primo, el<strong>le</strong> s’est foutu de nous et el<strong>le</strong> s’est barrée après<br />

nous avoir mis dans la merde et sifflé tout notre pinard. Secundo, el<strong>le</strong> s’est jetée <strong>à</strong><br />

l’eau et nous autres, on n’a rien pu faire pour el<strong>le</strong>. Et tertio, el<strong>le</strong> a jamais existé.<br />

Moi, je choisis la troisième solution.<br />

TINA : OK, OK. On va dire ça, alors.<br />

JULIETTE: Et <strong>à</strong> partir de maintenant, on par<strong>le</strong> plus d’el<strong>le</strong>.<br />

TINA : OK, OK. Mais si c’est comme ça, faut qu’on se magne <strong>le</strong> cul pour trouver <strong>à</strong> bouffer<br />

et <strong>à</strong> boire.<br />

JULIETTE : T’as qu’<strong>à</strong> al<strong>le</strong>r faire la manche un moment, <strong>le</strong> temps que je ramasse deux-trois<br />

poissons.<br />

TINA : OK, chef. (El<strong>le</strong> va pour sortir)<br />

JULIETTE : Avant de revenir, pense <strong>à</strong> acheter <strong>du</strong> pinard avec ce que t’auras récolté.<br />

TINA : Ça va, je suis pas conne quand même. J’allais pas rentrer <strong>le</strong>s mains vi<strong>des</strong>. (El<strong>le</strong> sort<br />

et se heurte <strong>à</strong> Mylène)<br />

Scène 2 :<br />

TINA : Mylène !<br />

JULIETTE : Merde, alors !<br />

TINA : Tu branlais quoi ? T’as mis trois plombes.<br />

MYLÈNE : Quel<strong>le</strong> galère.<br />

TINA : Où que t’as été ?<br />

MYLÈNE : Je suis allée au distributeur <strong>à</strong> trois cents mètres et l<strong>à</strong>, impossib<strong>le</strong> de retirer. Ça<br />

ne fonctionnait pas.<br />

TINA : Putain de banque. T’as essayé ail<strong>le</strong>urs ?<br />

MYLÈNE : C’est bien pour ça que j’ai mis <strong>du</strong> temps.<br />

TINA : Et alors ?<br />

18


MYLÈNE : Alors, ça ne marchait pas non plus.<br />

TINA : Putain de banque. Tous <strong>des</strong> enculés. Et après ?<br />

MYLÈNE : Après, j’ai tenté une autre borne, sans succès. C’est l<strong>à</strong> que je me suis décidée <strong>à</strong><br />

al<strong>le</strong>r <strong>à</strong> mon agence pour retirer directement au guichet.<br />

TINA : Et alors ?<br />

MYLÈNE : Christian a fait opposition sur la carte et m’a retiré la procuration sur <strong>le</strong><br />

compte.<br />

TINA : Ça veut dire quoi ? Je comprends rien <strong>à</strong> ton charabia. Opposition, procuration…<br />

JULIETTE : Ça veut dire qu’on l’a dans <strong>le</strong> cul.<br />

TINA : Quoi, « on l’a dans <strong>le</strong> cul » ?<br />

MYLÈNE : Je n’ai plus accès au compte. Il m’a fermé <strong>le</strong> robinet.<br />

TINA : Alors, t’as plus de fric ?<br />

MYLÈNE : Non.<br />

TINA : Rien <strong>du</strong> tout ?<br />

MYLÈNE : Pas un centime.<br />

JULIETTE : On l’a dans <strong>le</strong> cul, je te dis.<br />

TINA : Putain de banque.<br />

MYLÈNE : La banque n’y est pour rien. Ce sont <strong>le</strong>s ordres de Christian.<br />

TINA : Putain de Christian. T’as bien fait de <strong>le</strong> plaquer.<br />

JULIETTE : Qu’est-ce que tu comptes faire ?<br />

MYLÈNE : Je ne sais pas. Je suis un peu per<strong>du</strong>e.<br />

JULIETTE : Tu vas <strong>le</strong> rejoindre ?<br />

MYLÈNE : Ça jamais ! Il peut toujours se brosser.<br />

TINA : T’as <strong>du</strong> fric ail<strong>le</strong>urs ? Des économies ?<br />

MYLÈNE : Non, je n’ai plus rien.<br />

JULIETTE : Il t’a bien coincée.<br />

MYLÈNE : Qu’est-ce que je vais faire maintenant ?<br />

TINA : Tu peux rester quelques jours, <strong>le</strong> temps de trouver une solution. On se serrera. Pas<br />

vrai, Juju ? (Pas de réponse) El<strong>le</strong> pourra même nous donner un coup de main. T’as<br />

déj<strong>à</strong> fait la manche, Mylène ?<br />

MYLÈNE : La manche ? Bien sûr que non, quel<strong>le</strong> question !<br />

TINA : Ça te gêne pas de mendier un peu avec nous ?<br />

MYLÈNE : (Hésitante) N… Non… Enfin, ça dépend dans quel quartier…<br />

TINA : (A Juliette) Tu vois, el<strong>le</strong> est d’accord. Ça va gazer, je te dis. (Un temps, el<strong>le</strong>s<br />

attendent la réponse de Juliette) Alors, c’est OK ?<br />

19


JULIETTE : (Soupirant) Bienvenue dans <strong>le</strong> monde <strong>des</strong> cloches, Mylène.<br />

TINA : Cool. Faut fêter ça.<br />

JULIETTE : Avec quoi ? L’eau de mes poissons ?<br />

TINA : T’inquiète, on va s’en occuper. (A Mylène) Ça te botte, ta première <strong>le</strong>çon de<br />

manche ?<br />

MYLÈNE : Tout de suite ?<br />

TINA : Ouais. Tout de suite-l<strong>à</strong>-maintenant. On a plus une thune.<br />

MYLÈNE : Je préfèrerais commencer que demain. Ça m’a sapé <strong>le</strong> moral cette histoire de<br />

carte b<strong>le</strong>ue.<br />

TINA : Encore mieux ! On va cartonner si tu fais une tête de déterrée. Même <strong>à</strong> moi, tu me<br />

ferais pitié. Si y me restait une pièce, je te la partagerais.<br />

MYLÈNE : Je t’assure. Je <strong>le</strong> sens pas. Pas aujourd’hui.<br />

TINA : On va cartonner, je te dis. Ça va bien se passer, te fais pas de bi<strong>le</strong>.<br />

JULIETTE : Tu veux pas lui lâcher <strong>le</strong>s espadril<strong>le</strong>s ? Laisse-lui un peu <strong>le</strong> temps de s’y faire.<br />

On change pas comme ça, je te l’ai dit.<br />

TINA : OK. J’insiste pas. J’y vais, alors.<br />

MYLÈNE : Attends.<br />

TINA : Tu viens ?<br />

MYLÈNE : Non, mais prends ça. (El<strong>le</strong> lui tend son portab<strong>le</strong>)<br />

TINA : J’en ai pas besoin. C’est <strong>à</strong> qui que je téléphonerais ? Je connais personne d’autre<br />

que vous. Et si je te prends ton portab<strong>le</strong>, tu pourras pas me répondre.<br />

MYLÈNE : Vends-<strong>le</strong>. Tu pourras en tirer un bon prix.<br />

JULIETTE : T’es sûre ? C’est ton dernier lien avec Christian… et avec ton monde.<br />

MYLÈNE : (El<strong>le</strong> hé<strong>site</strong> un instant puis, résolue) Vends-<strong>le</strong>. Christian me l’avait offert pour<br />

mon anniversaire. Je n’ai aucune envie de m’encombrer de cet ustensi<strong>le</strong>.<br />

TINA : Si c’est ce que tu veux.<br />

MYLÈNE : De toute façon, il est devenu inuti<strong>le</strong>. La batterie est <strong>à</strong> plat.<br />

TINA : Vu comme ça…<br />

MYLÈNE :(El<strong>le</strong> lui donne un bout de papier) Tiens, j’ai noté <strong>le</strong> code PIN. Tu <strong>le</strong> vendras plus<br />

faci<strong>le</strong>ment.<br />

TINA : Si tu <strong>le</strong> dis… Bon, j’en ai pas pour longtemps. (El<strong>le</strong> sort)<br />

20


Scène 3 :<br />

Pendant un long moment, Mylène et Juliette restent si<strong>le</strong>ncieuses, l’une per<strong>du</strong>e dans ses<br />

pensées et l’autre tapotant son djembé. Juliette ne sait pas comment engager la<br />

conversation. El<strong>le</strong> se décide.<br />

JULIETTE : En attendant son retour, je vais attraper un peu de poisson. Tu sais pêcher,<br />

toi ?<br />

MYLÈNE : Non.<br />

JULIETTE : Va falloir apprendre, ma petite. La pêche et la manche sont <strong>le</strong>s deux mamel<strong>le</strong>s<br />

de la cloche. Mais si tu préfères fouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s or<strong>du</strong>res pour te nourrir…<br />

MYLÈNE : Non merci.<br />

JULIETTE : Remarque, cette flotte, el<strong>le</strong> est tel<strong>le</strong>ment polluée qu’on a l’impression de<br />

plonger sa ligne dans une poubel<strong>le</strong>. Faut voir ce qu’on pêche, <strong>des</strong> fois. Y a<br />

vraiment de tout. C’est une vraie décharge. Des chambres <strong>à</strong> air, <strong>des</strong> bouts de<br />

carton, <strong>des</strong> sacs plastiques…<br />

MYLÈNE : (Parlant d’el<strong>le</strong>-même) Tous <strong>le</strong>s déchets de l’humanité, en quelques sortes.<br />

JULIETTE : (Feignant de ne pas comprendre) Ouais, enfin… pas que ça. Des fois, y a <strong>des</strong><br />

trucs chouettes. Faut voir ce que jettent <strong>le</strong>s gens…<br />

MYLÈNE : Ils ont sûrement <strong>le</strong>urs raisons.<br />

JULIETTE : Leurs raisons, ça veut pas dire qu’ils ont raison.<br />

MYLÈNE : S’ils jettent, c’est que ça ne vaut plus rien.<br />

JULIETTE : Qu’ils croient. Quelquefois, il suffit de trois fois rien pour que ça resserve.<br />

Tiens, par exemp<strong>le</strong>, y a un mois j’ai chopé un panier en osier. Nickel, <strong>le</strong> truc. Y avait<br />

pas longtemps qu’il traînait dans l’eau, il a pas eu <strong>le</strong> temps de moisir. On l’avait<br />

balancé parce que l’anse était cassée.<br />

MYLÈNE : Un panier sans anse, c’est inuti<strong>le</strong>.<br />

JULIETTE : Crois pas ça. Moi, j’en ai fait un bac <strong>à</strong> f<strong>le</strong>urs. (El<strong>le</strong> lui désigne un panier garni de<br />

f<strong>le</strong>urs) Regarde. Ça en jette, non ? C’est quand même plus joli que ce béton et ces<br />

pavés tout gris. Moi, je trouve que ça lui va bien sa nouvel<strong>le</strong> vie, <strong>à</strong> mon panier<br />

cassé.<br />

MYLÈNE : Oui, bien sûr. Mais c’est une exception. Combien de déchets, parmi tous ceux<br />

que charrie la Seine, peuvent prétendre <strong>à</strong> une nouvel<strong>le</strong> vie ?<br />

JULIETTE : Plus que tu crois. Ce qui compte, c’est que <strong>le</strong> pêcheur, faut qu’il soit assez<br />

ingénieux. Si mon panier, il était tombé entre <strong>le</strong>s mains d’une brute épaisse, il<br />

aurait pas fait long feu. Mais moi, je sais quand quelque chose a encore de la<br />

va<strong>le</strong>ur. Avec l’expérience de la vie, ma petite, on se laisse plus impressionner par<br />

ce qui bril<strong>le</strong>. On sait voir <strong>des</strong> mines d’or dans ce qui paye pas de mine, justement.<br />

MYLÈNE : (Blasée) C’est possib<strong>le</strong>, ça ?<br />

JULIETTE : Tout est possib<strong>le</strong> quand on y croit. Tant qu’il y a de la vie, y a de l’espoir.<br />

Quand y a plus de vie, y a plus rien. Et plus rien, c’est con.<br />

21


MYLÈNE : Et quand il n’y a plus d’espoir ? Quand tout s’est écroulé autour de toi ? Quand<br />

tu ne peux plus te re<strong>le</strong>ver et que c’est plus simp<strong>le</strong> de te laisser al<strong>le</strong>r <strong>à</strong> dormir ?<br />

JULIETTE : Si tu peux pas te re<strong>le</strong>ver, tu rampes. Tu serres <strong>le</strong>s dents et tu rampes. Et si faut<br />

ramper longtemps, tu continues encore et encore jusqu’<strong>à</strong> ce que tu sois sortie de<br />

la merde qui t’est tombée <strong>des</strong>sus. On en sort toujours.<br />

MYLÈNE : Pour se retrouver où ? Moi, j’avais une vie, <strong>des</strong> projets. J’étais heureuse… ou<br />

plutôt, je <strong>le</strong> croyais.<br />

JULIETTE : Je sais pas où tu vas te retrouver mais tu peux construire encore p<strong>le</strong>in de<br />

choses. T’es jeune. Moi, si j’avais ton âge… Et puis, pour <strong>le</strong> moment, tu te<br />

retrouves avec nous. C’est déj<strong>à</strong> ça.<br />

MYLÈNE : Oui… C’est déj<strong>à</strong> ça… (El<strong>le</strong> se met <strong>à</strong> p<strong>le</strong>urer) J’ai plus rien… Je suis plus rien.<br />

JULIETTE : Hol<strong>à</strong>, faut pas dire ça, ma petite. On voit que t’as été nourrie au biberon de la<br />

société de consommation, toi. Si t’avais fait Mai 68, tu saurais que c’est pas parce<br />

que t’as plus rien que t’es plus rien. Faut pas confondre. Et je dirais même au<br />

contraire, c’est quand t’as plus rien que t’es vraiment toi.<br />

MYLÈNE : J’étais même pas née en 68<br />

JULIETTE : Tes parents, si. Ils seraient pas fiers de t’entendre par<strong>le</strong>r comme ça. Si on s’est<br />

battus, c’est pas pour que nos enfants deviennent <strong>des</strong> objets. Alors, faut re<strong>le</strong>ver la<br />

tête, ma petite.<br />

MYLÈNE : Tu sais, mes parents, ils se sont pas beaucoup battus en 68. Ils étaient plutôt <strong>du</strong><br />

genre <strong>à</strong> râ<strong>le</strong>r après <strong>le</strong>s grèves et <strong>le</strong>s embouteillages.<br />

JULIETTE : Je vois.<br />

MYLÈNE : Quand j’étais petite, mon frère et moi avions tout ce que nous voulions. Si<br />

quelqu’un lui faisait un cadeau, j’en avais un aussitôt pour éviter <strong>le</strong>s jalousies. Et<br />

pareil dans l’autre sens… Un monde d’abondance et d’égalité.<br />

JULIETTE : Ça existe, ça ?<br />

MYLÈNE : Pour resp<strong>le</strong>ndir <strong>à</strong> la fête de l ‘éco<strong>le</strong>, Maman m’achetait toujours <strong>le</strong> plus beau<br />

costume. A chaque fois que nous étions invités quelque part, j’avais droit <strong>à</strong> une<br />

nouvel<strong>le</strong> robe. Il fallait bril<strong>le</strong>r. Il fallait être encore et toujours la plus bel<strong>le</strong>. Mais ne<br />

crois pas que ça me pesait. Ça me plaisait, tout ça. J’aimais quand Papa et Maman<br />

me disaient que j’étais la plus bel<strong>le</strong>.<br />

JULIETTE : Je vois.<br />

MYLÈNE : Mais c’est normal, non ? C’est normal d’aimer ça ?<br />

JULIETTE : Moi, si j’avais eu <strong>des</strong> enfants, j’aurais dit <strong>à</strong> ma fil<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> était la plus bel<strong>le</strong><br />

même avec une serpillière autour de la tail<strong>le</strong>, même avec un sac poubel<strong>le</strong> sur <strong>le</strong><br />

dos. J’aurais pas atten<strong>du</strong> de la voir bril<strong>le</strong>r.<br />

MYLÈNE : Comme avec <strong>le</strong>s mines d’or, quoi…<br />

JULIETTE : Ouais. Comme avec <strong>le</strong>s mines d’or.<br />

MYLÈNE : Tu n’as jamais eu d’enfant ?<br />

JULIETTE : Non. Pas eu l’occasion. Pas eu <strong>le</strong> temps, plutôt.<br />

22


MYLÈNE : Jamais mariée ?<br />

JULIETTE : C’est pas pour moi, <strong>le</strong> mariage. Je suis une rebel<strong>le</strong>.<br />

MYLÈNE : Tu as bien eu un petit ami, quand même.<br />

JULIETTE : Tu sais, <strong>le</strong>s hommes… Je préfère m’en passer.<br />

MYLÈNE : Ah… (Un temps) Tu es <strong>le</strong>sbienne ?<br />

JULIETTE : (Rire) Non, non. Remarque, j’ai bien essayé deux ou trois fois, mais c’est pas<br />

mon truc. Moi, c’est un homme ou rien.<br />

MYLÈNE : Donc c’est plutôt rien.<br />

JULIETTE : Tu l’as dit. Ça fait plus de dix ans qu’un homme m’a pas touchée. Au moins, je<br />

chope pas de saloperie. Avec <strong>le</strong>s cloches, faut se méfier. C’est pour ça que j’ai bien<br />

voulu voir avec une femme.<br />

MYLÈNE : Il y a longtemps ?<br />

JULIETTE : Y a quatre ans. Au début que j’ai connu Tina<br />

MYLÈNE : El<strong>le</strong> est <strong>le</strong>sbienne ?<br />

JULIETTE : El<strong>le</strong> est bi, nuance. Lui dis pas que c’est une <strong>le</strong>sbos, sinon el<strong>le</strong> va t’en retourner<br />

une.<br />

MYLÈNE : Il n’y a pas de honte <strong>à</strong> l’être.<br />

JULIETTE : Ben el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> assume pas vraiment tout ça, tu vois. Surtout, tu y en par<strong>le</strong>s pas,<br />

hein ? Je t’ai rien dit.<br />

MYLÈNE : Sois tranquil<strong>le</strong>. (Un temps. Juliette prépare sa canne <strong>à</strong> pêche) Moi, j’aurais <strong>du</strong><br />

mal <strong>à</strong> vivre sans un homme, pouvoir fonder une famil<strong>le</strong>. Tu regrettes jamais ton<br />

choix ?<br />

JULIETTE : C’est pas la question. On peut pas revenir en arrière. Et puis, vaut mieux vivre<br />

seu<strong>le</strong> que mal accompagnée.<br />

MYLÈNE : (Songeuse) Oui, peut-être.<br />

JULIETTE : En tous cas, va falloir qu’on s’arrête un peu de causer parce que <strong>le</strong>s poissons,<br />

ils vont pas sauter tous seuls dans <strong>le</strong> seau. En plus, j’ai la gorge sèche comme un<br />

buvard.<br />

MYLÈNE : Il n’y a plus de vin ?<br />

JULIETTE : Retourne pas <strong>le</strong> couteau dans la plaie. C’est toi qui l’a fini.<br />

MYLÈNE : Je ne savais pas. Je suis désolée. J’aurais dû en laisser.<br />

JULIETTE : C’est bon, on va pas en faire un fromage. L<strong>à</strong> aussi, on peut pas revenir en<br />

arrière. Bon, tu regar<strong>des</strong> comment je fais ?<br />

MYLÈNE : Je regarde.<br />

JULIETTE : Tu passes <strong>le</strong> fil, l<strong>à</strong>. Tu l’attaches bien. Comme ça, tu vois ? Après, faut mettre <strong>le</strong><br />

bouchon. Pour ça, ce qu’est important, c’est la bonne longueur.<br />

MYLÈNE : La bonne longueur ?<br />

23


JULIETTE : Ouais, c’est ça qui fait que ton fil, il traîne pas trop dans l’eau. Sinon quand tu<br />

ferres, t’as un mal de chien <strong>à</strong> sortir <strong>le</strong> poisson.<br />

MYLÈNE : Quand je ferre ?<br />

JULIETTE : Quand <strong>le</strong> gibier chope ton appât et que tu dois tirer sur la canne. Tu piges ?<br />

MYLÈNE : Non.<br />

JULIETTE : Pas grave. Tu regarderas comment je fais. Tu sais pas grand-chose, hein ?<br />

MYLÈNE : Pas ce genre de choses.<br />

JULIETTE : T’as un boulot ?<br />

MYLÈNE : J’étais danseuse, mais j’ai dû arrêter.<br />

JULIETTE : Danseuse ? Dans <strong>le</strong>s cabarets ? L<strong>à</strong>, tu ma la coupes.<br />

MYLÈNE : Non, danseuse classique. Je faisais partie d’un corps de bal<strong>le</strong>t. La danse, c’est<br />

toute ma vie… C’était…<br />

JULIETTE : T’as arrêté pourquoi ?<br />

MYLÈNE : Accident de rol<strong>le</strong>r, l’année dernière. C’est idiot, hein ? J’ai raté un trottoir. Je<br />

me suis retrouvée <strong>le</strong>s deux pattes en l’air et ma tête a cogné <strong>le</strong> sol. J’ai per<strong>du</strong><br />

connaissance pendant plusieurs jours. Enfin, c’est ce qu’on m’a raconté. Moi, je<br />

n’en ai aucun souvenir.<br />

JULIETTE : Et ça t’empêche de danser ?<br />

MYLÈNE : Je suis tombée dans une sorte de coma ou quelque chose comme ça. Et <strong>à</strong> mon<br />

réveil, j’avais per<strong>du</strong> l’équilibre. C’est revenu peu <strong>à</strong> peu, mais je suis incapab<strong>le</strong><br />

d’aligner trois pas de danse correctement. Définitivement.<br />

JULIETTE : C’est pour ça que t’as cherché <strong>à</strong> te buter ? C’est si important pour toi ?<br />

MYLÈNE : Comme je t’ai dit, c’était toute ma vie. J’ai même fait une dépression après ça.<br />

Mais ce n’est pas la seu<strong>le</strong> raison de mon geste.<br />

JULIETTE : Christian.<br />

MYLÈNE : Oui. Quand j’étais <strong>à</strong> l’hôpital entre la vie et la mort, il venait me voir avec<br />

Sophie, ma meil<strong>le</strong>ure amie. C’est el<strong>le</strong> qui m’a fait connaître Christian. Ils travail<strong>le</strong>nt<br />

dans la même entreprise. Pendant la pause de midi, ils en profitaient pour me<br />

vi<strong>site</strong>r. Ils sont même restés une nuit pour me veil<strong>le</strong>r… soi-disant.<br />

JULIETTE : Je vois.<br />

MYLÈNE : Je n’aurais jamais cru ça de lui. Ni d’el<strong>le</strong>, d’ail<strong>le</strong>urs. Il me l’a avoué la semaine<br />

dernière. Je suis restée <strong>sous</strong> <strong>le</strong> choc pendant deux jours, puis je me suis décidée <strong>à</strong><br />

partir. (Un temps) C’est moche, hein ? J’ai tout per<strong>du</strong>. La danse, mon mari, ma<br />

meil<strong>le</strong>ure amie. (Un temps) Il a beau dire qu’ils n’ont couché ensemb<strong>le</strong> que cette<br />

fois-l<strong>à</strong>, ça me soulève <strong>le</strong> cœur. C’est normal, non ? (Pas de réponse, Juliette est<br />

pensive) Qu’est-ce que tu en penses ? Je ne devrais pas être dégoûtée ?<br />

JULIETTE : (Absente) Si, si.<br />

MYLÈNE : Tu t’en fous ? Tu ne m’écoutes pas ?<br />

24


JULIETTE : Non, crois pas ça. Ça me fait gamberger, c’est tout. C’est moche, tout ça.<br />

MYLÈNE : Oui. Quand je pense que depuis un an, ils ont ce secret entre eux… Depuis un<br />

an, ils me mentent, ils me trompent. Je suis sûre que pendant ma dépression, ils<br />

baisaient encore derrière mon dos.<br />

JULIETTE : Tu peux pas savoir. Ça sert <strong>à</strong> rien de te faire <strong>du</strong> mal.<br />

MYLÈNE : De toute façon, <strong>le</strong> mal est fait. On ne peut pas revenir en arrière, comme dirait<br />

une copine.<br />

JULIETTE : Non. Et puis <strong>le</strong> monde est grand, rempli d’hommes <strong>à</strong> marier et de meil<strong>le</strong>ures<br />

copines <strong>à</strong> se faire. Et tu sais, y a pas que la danse dans la vie. On peut vivre sans ça.<br />

MYLÈNE : Je danse depuis toute petite. J’étais la fierté de mon père.<br />

JULIETTE : Et tu t’imagines qu’il t’aime moins maintenant ?<br />

MYLÈNE : Je ne vois plus mes parents depuis <strong>des</strong> années. Ils se sont disputés avec<br />

Christian pour <strong>des</strong> histoires de politique. Mon père est un peu borné et Christian<br />

un peu impulsif. C’est un passionné et un jour il est allé un peu loin. Il a traité mon<br />

père de vieux fasciste égocentrique. Ça ne lui a pas plu.<br />

JULIETTE : Je te crois.<br />

MYLÈNE : J’ai dû choisir entre eux et lui. C’était diffici<strong>le</strong> mais j’ai décidé de faire une croix<br />

sur mes parents pour suivre l’homme de ma vie. Et aujourd’hui, je dois faire une<br />

croix sur l’homme de ma vie… Je me sens vide, tu peux pas imaginer.<br />

JULIETTE : Si, je peux. On passe tous un jour ou l’autre par cette sensation. Et c’est vrai<br />

qu’<strong>à</strong> ce moment-l<strong>à</strong>, on a envie de se foutre en l’air.<br />

MYLÈNE : J’ai même écrit une <strong>le</strong>ttre pour Christian, avant de me jeter <strong>à</strong> l’eau. Je l’ai<br />

timbrée, mais pas eu <strong>le</strong> courage de la poster. Ça m’aurait donné l’impression de<br />

me tuer deux fois. (El<strong>le</strong> sort la <strong>le</strong>ttre de son sac) Tu crois que je dois la détruire ?<br />

JULIETTE : C’est toi qui sais. C’est ta <strong>le</strong>ttre.<br />

MYLÈNE : J’avais encore <strong>des</strong> choses <strong>à</strong> lui dire avant de mourir.<br />

JULIETTE : Alors tu peux la déchirer puisque t’es pas morte.<br />

MYLÈNE : Comme tu dis… Même mon suicide, je l’ai raté.<br />

JULIETTE : Faut pas <strong>le</strong> prendre comme ça. C’était pas ton heure, voil<strong>à</strong> tout. Enfin, tu fais<br />

ce que tu veux. C’est ta <strong>le</strong>ttre, pas la mienne.<br />

MYLÈNE : (El<strong>le</strong> jette son sac et sa <strong>le</strong>ttre <strong>à</strong> terre) J’en ai marre. Je sais plus quoi faire.<br />

JULIETTE : Moi, je sais. On va pêcher. Et quand Tina sera revenue, on se boira <strong>des</strong> canons.<br />

MYLÈNE : Après tout, pourquoi pas ? Tu m’expliques comment on pêche ?<br />

JULIETTE : Tu prends <strong>le</strong> canne dans la main. Le poignet soup<strong>le</strong>, comme ça.<br />

MYLÈNE : (El<strong>le</strong> prend la canne) Comme ça ?<br />

JULIETTE : Non, c’est pas un fouet. Soup<strong>le</strong>, j’ai dit. Voil<strong>à</strong>… Et maintenant, t’attends.<br />

MYLÈNE : J’attends ?<br />

25


JULIETTE : Oui, t’attends.<br />

MYLÈNE : J’attends quoi ?<br />

JULIETTE : Le poisson, pardi, pas <strong>le</strong> bus. T’attends que <strong>le</strong> poisson morde <strong>à</strong> l’hameçon.<br />

MYLÈNE : Ah… Et après ?<br />

JULIETTE : Après, dès que tu vois <strong>le</strong> bouchon s’enfoncer, tu tires un petit coup sec pour<br />

ferrer <strong>le</strong> poisson et puis quand il est bien accroché, tu <strong>le</strong> remontes.<br />

MYLÈNE : Et c’est tout ?<br />

JULIETTE : Ben oui.<br />

MYLÈNE: C’est faci<strong>le</strong>.<br />

JULIETTE : Fais-<strong>le</strong> et on verra après.<br />

MYLÈNE : (El<strong>le</strong> attend en observant son bouchon <strong>sous</strong> l’œil amusé de Juliette et<br />

commence <strong>à</strong> trouver <strong>le</strong> temps long) Il faut attendre longtemps ?<br />

JULIETTE : Ça dépend <strong>des</strong> fois. Faut être patient. Ça peut <strong>du</strong>rer une heure.<br />

MYLÈNE : Une heure ?<br />

JULIETTE : Ouais.<br />

MYLÈNE : Mais c’est chiant, la pêche !<br />

JULIETTE : Des fois, oui. Alors je fixe ma canne au sol et je joue <strong>du</strong> djembé. Ça attire <strong>le</strong><br />

poisson.<br />

MYLÈNE : C’est vrai ?<br />

Scène 4 :<br />

TINA : (Entrant) Tu par<strong>le</strong>s ! C’est <strong>des</strong> conneries. El<strong>le</strong> raconte qu’el<strong>le</strong> a vu ça en Afrique,<br />

mais <strong>le</strong>s seuls blacks qu’el<strong>le</strong> a rencontrés de sa vie, c’est ceux qui lui ont ven<strong>du</strong> son<br />

tambour, au Trocadéro.<br />

JULIETTE : T’as refourgué <strong>le</strong> portab<strong>le</strong> ? T’as <strong>du</strong> rouge ?<br />

MYLÈNE : Tu en as tiré combien ?<br />

JULIETTE : Tu ramènes quoi ? Fais voir.<br />

TINA : Hol<strong>à</strong> ! Doucement, <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s. Pas toutes <strong>à</strong> la fois. Oui, j’ai refourgué <strong>le</strong> portab<strong>le</strong> et<br />

oui, j’ai <strong>du</strong> rouge.<br />

JULIETTE : Donne, donne.<br />

TINA : Tiens, dans ce sac, y a quatre bouteil<strong>le</strong>s. Je t’ai même pris un Côtes <strong>du</strong> Rhône. Un<br />

petit plaisir de temps en temps, ça fait pas de mal.<br />

JULIETTE : Je pense bien. Rien que de t’en entendre par<strong>le</strong>r, ça me secoue <strong>le</strong> palpitant.<br />

J’attaque <strong>le</strong> Côtes <strong>du</strong> Rhône avant d’en avoir une, d’attaque.<br />

TINA : T’as raison, ma vieil<strong>le</strong>. Te laisse pas faire. Mets-y un coup.<br />

26


JULIETTE : Il va s’en souvenir, tu peux me croire. Pas de quartier et direct au trou !<br />

TINA : J’ai aussi acheté <strong>du</strong> pâté en boîte, y avait <strong>des</strong> promos. Des bières, <strong>du</strong> sauciflard, <strong>des</strong><br />

recharges de gaz, <strong>des</strong> pâtes, encore <strong>des</strong> bières… J’ai craqué pour <strong>du</strong> chocolat aux<br />

noisettes. C’est trop bon. T’aimes ça, toi, Mylène ?<br />

MYLÈNE : J’évite. A cause de ma ligne…<br />

TINA : Arrête, t’es pas grosse. Si t’aimes ça, faut pas te priver. Y a aussi <strong>du</strong> savon. Ça fait<br />

deux semaines qu’on en a plus et Juliette commence <strong>à</strong> refou<strong>le</strong>r grave.<br />

JULIETTE : L<strong>à</strong>, t’abuses, Tina. Tu sens pas la rose non plus, je te ferais remarquer.<br />

TINA : En parlant de rose, je t’ai acheté <strong>des</strong> f<strong>le</strong>urs pour te remercier.<br />

MYLÈNE : Me remercier ? De quoi ?<br />

TINA : Pour ton oseil<strong>le</strong>. Et puis… d’être l<strong>à</strong>, avec nous. Ça nous fait <strong>du</strong> bien. Pas vrai, Juju ?<br />

(Serrant Mylène contre el<strong>le</strong>, en « copine ») Et puis moi, je t’aime bien. Alors je te <strong>le</strong><br />

dis en t’offrant <strong>des</strong> f<strong>le</strong>urs.<br />

MYLÈNE : (Gênée, se rappelant la discussion sur <strong>le</strong>s <strong>le</strong>sbiennes) C’est… c’est gentil. Mais il<br />

ne fallait pas.<br />

TINA : Mais si, fallait. En plus, el<strong>le</strong>s m’ont pas coûté cher, c’est ton fric. Au fait, tiens. Ta<br />

monnaie.<br />

MYLÈNE : (Prenant l’argent que lui donne Tina) C’est tout ? Cinquante cents ?<br />

TINA : Cinquante deux. Ben ouais, c’est tout. Je reviens pas <strong>le</strong>s mains vi<strong>des</strong>, au cas où t’as<br />

pas vu.<br />

MYLÈNE : On ne t’a ren<strong>du</strong> que ça ? Mais t’en as eu pour combien ?<br />

TINA : J’en ai eu pour… (El<strong>le</strong> lit la note) Dix-neuf euros quarante huit. Tiens, regarde.<br />

MYLÈNE : Pas plus ?<br />

TINA : (Fière) Je m’en ai plutôt bien tirée, hein ? J’ai été chez « Litt<strong>le</strong> Price » et j’ai fait<br />

super gaffe aux prix, sinon on avait pas assez de thunes.<br />

MYLÈNE : Attends, j’aimerais comprendre. Combien as-tu ven<strong>du</strong> mon portab<strong>le</strong> ?<br />

TINA : T’es pas balèze en calcul, toi. Dix-neuf quarante huit plus cinquante deux cents, ça<br />

fait vingt euros.<br />

MYLÈNE : Vingt euros ! Mais il en vaut trois cent cinquante !<br />

TINA : Trois cent cinquante en magasin. L<strong>à</strong>, on est dans la rue. Et ce qui traîne dans la rue,<br />

on <strong>le</strong> regarde pas pareil. Ça a pas la même va<strong>le</strong>ur, tu vas vite t’en apercevoir. En<br />

plus, on a même pas la facture. Alors, <strong>le</strong>s mecs, ils croyent que c’est de la came<br />

chourrée.<br />

MYLÈNE : Mais je ne l’ai pas chourrée, comme tu dis. Il est <strong>à</strong> moi. La preuve, je t’ai donné<br />

<strong>le</strong> code PIN. Il fallait <strong>le</strong>ur dire ça.<br />

TINA : Et comment ? Avec ta batterie <strong>à</strong> plat ? Même pas moyen de l’essayer. Alors, un<br />

portab<strong>le</strong> sans facture et qu’on peut pas faire marcher, moi je dis que vingt euros,<br />

c’est bien payé.<br />

27


MYLÈNE : Merde ! C’était un super appareil ! J’en rêvais déj<strong>à</strong> depuis un bon bout de<br />

temps quand Christian me l’a offert. On peut dire qu’il a fait une affaire ton client.<br />

TINA : C’est vrai qu’il a pas trop discuté <strong>le</strong> prix.<br />

MYLÈNE : En plus ? C’est même pas lui qui t’a fait baisser ? Tu vas pas me dire que tu n’en<br />

demandais que vingt euros ? T’es pas si conne ?<br />

TINA : Ben si, je vais te <strong>le</strong> dire. Et puis, tu commences <strong>à</strong> me saou<strong>le</strong>r avec ton portab<strong>le</strong>.<br />

T’avais qu’<strong>à</strong> <strong>le</strong> dire que t’en voulais plus.<br />

MYLÈNE : Vingt euros ! El<strong>le</strong> en demandait vingt euros ! Je rêve. Heureusement encore<br />

qu’il a pas discuté, sinon el<strong>le</strong> <strong>le</strong> donnait. Vingt euros !<br />

TINA : C’est bon, ho ! Lâche-moi, maintenant ! Moi, au début, j’étais partie pour faire la<br />

manche, pas la vide-grenière.<br />

JULIETTE : Repos ! Vous al<strong>le</strong>z pas vous battre pour un bout de plastique qui fait <strong>du</strong> bruit.<br />

Tina a cru bien faire, Mylène. Même si c’est vrai que pour <strong>le</strong> commerce, el<strong>le</strong> est<br />

nul<strong>le</strong> <strong>à</strong> chier…<br />

TINA : De quoi, nul<strong>le</strong> <strong>à</strong> chier ? Pourquoi tu dis ça ?<br />

JULIETTE : Parce que t’es nul<strong>le</strong> <strong>à</strong> chier. Rappel<strong>le</strong>-toi <strong>le</strong> lot de cassero<strong>le</strong>s en fonte.<br />

TINA : Les cassero<strong>le</strong>s ? Moi, je trouve qu’on s’en est bien tirées.<br />

JULIETTE : C’est justement ça, <strong>le</strong> problème. Tu trouves toujours qu’on s’en tire bien.<br />

TINA : Et alors ?<br />

JULIETTE : Alors, c’est bien la preuve que t’es nul<strong>le</strong> <strong>à</strong> chier en commerce. Ça se voit sur ta<br />

figure que t’es prête <strong>à</strong> vendre <strong>à</strong> n’importe quel prix.<br />

MYLÈNE : Peu importe, Juliette. Tina, je ne t’en veux pas. Tu as fait de ton mieux, c’est<br />

l’essentiel. Et je voudrais vous dire… Je suis contente d’être avec vous. Je vous<br />

aime bien, moi aussi. Et je te remercie pour <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs, Tina.<br />

TINA : De rien, c’est de bon cœur.<br />

JULIETTE : Ça vous dit de goûter <strong>le</strong> Côtes <strong>du</strong> Rhône avant que je l’achève ?<br />

TINA : Vas-y, fais tourner. (El<strong>le</strong> prend la bouteil<strong>le</strong> et boit au goulot) Pas dégueu, ce rouge.<br />

Tiens.<br />

MYLÈNE : Merci. (El<strong>le</strong> boit) Pas mal, en effet. Ça nous change de la piquette d’hier.<br />

Tina voit sur <strong>le</strong> sol la <strong>le</strong>ttre de Mylène, la ramasse, l’ouvre et la lit <strong>à</strong> l’insu <strong>des</strong> deux autres.<br />

JULIETTE : Ça t’a pas empêchée de te l’enfi<strong>le</strong>r, ma piquette. Je sais pas si toutes <strong>le</strong>s<br />

bourges sont comme toi, mais t’as une sacrée <strong>des</strong>cente. D’ail<strong>le</strong>urs, je trouve que<br />

tu commences <strong>à</strong> squatter un peu trop la bouteil<strong>le</strong>. Al<strong>le</strong>z, fais passer un peu.<br />

(Mylène lui rend la bouteil<strong>le</strong>. Juliette constate <strong>le</strong> niveau) Putain ! Quand je dis que<br />

t’as une sacrée <strong>des</strong>cente…<br />

MYLÈNE : (Gaie) C’est pas de ma faute. C’est lui qui <strong>des</strong>cend tout seul.<br />

JULIETTE : (Sur <strong>le</strong> même ton) Pour ça, je veux bien te croire. Le Côtes <strong>du</strong> Rhône, c’est une<br />

côte plus faci<strong>le</strong> <strong>à</strong> <strong>des</strong>cendre qu’<strong>à</strong> monter.<br />

28


MYLÈNE : Une côte en pente douce.<br />

JULIETTE : Gaffe <strong>à</strong> la remontée si tu <strong>des</strong>cends trop. Ça sera moins doux.<br />

TINA : Juliette, écoute ça : « Christian… » En passant, tu remarqueras que je sais lire.<br />

(Malgré tout, el<strong>le</strong> lira <strong>le</strong>ntement) « Christian, si tu as cette <strong>le</strong>t… tre entre <strong>le</strong>s mains,<br />

c’est que je ne suis plus de ce monde. (El<strong>le</strong> lit de plus en plus diffici<strong>le</strong>ment) Tu étais<br />

<strong>le</strong> seul… ê… être encore cap… capab<strong>le</strong> de me faire aimer la vie. Mais tu m’en as<br />

dé… dégoûté. » Ça, c’est envoyé !<br />

MYLÈNE : Ça va. Donne ça, c’est ma <strong>le</strong>ttre.<br />

TINA : Attends. « J’aurais pu passer ma vie <strong>à</strong> t’aimer. J’aurais pu tout donner pour toi. J’ai<br />

acc… acc… acc… »<br />

MYLÈNE : « accepté »<br />

TINA : Ah ouais… « J’ai accepté de vi… vre dans cette vil<strong>le</strong> que je dé… détes… te, déteste.<br />

Pour toi, j’ai per<strong>du</strong> mes parents. »<br />

JULIETTE : Maintenant, ça suffit, Tina. C’est personnel. Tu la gênes, l<strong>à</strong>.<br />

TINA : « Et toi, tu t’es ren<strong>du</strong> coupa… b<strong>le</strong>, coupab<strong>le</strong> de la pire tra… hi… trahison en baisant<br />

ma mei… <strong>le</strong>ure… meil… <strong>le</strong>ure, meil<strong>le</strong>ure… ma meil<strong>le</strong>ure amie, en baisant ma<br />

meil<strong>le</strong>ure amie. » Le salaud ! Avec ta meil<strong>le</strong>ure amie… La salope !<br />

JULIETTE : Ça y est ? T’as fini de fouil<strong>le</strong>r dans la vie <strong>des</strong> autres ?<br />

TINA : Excuse-moi, Mylène. Je savais pas. (El<strong>le</strong> lui rend la <strong>le</strong>ttre) En plus, j’ai déchiré<br />

l’enveloppe. Quel<strong>le</strong> conne que je suis.<br />

JULIETTE : Personne te dira <strong>le</strong> contraire.<br />

MYLÈNE : Pas grave. De toutes manières, je ne comptais plus l’envoyer.<br />

TINA : T’as vraiment bien fait de <strong>le</strong> plaquer, ce salopard. (El<strong>le</strong> prend la bouteil<strong>le</strong> <strong>à</strong> Juliette<br />

et la lève) A la santé <strong>des</strong> femmes qui ont <strong>des</strong> couil<strong>le</strong>s ! (El<strong>le</strong> boit et donne la<br />

bouteil<strong>le</strong> <strong>à</strong> Mylène)<br />

MYLÈNE :(Lève la bouteil<strong>le</strong>) Et de cel<strong>le</strong>s qui n’en ont pas. (El<strong>le</strong> boit <strong>à</strong> son tour et passe <strong>à</strong><br />

Juliette)<br />

JULIETTE : (Finissant la bouteil<strong>le</strong>) C’est vrai qu’il <strong>des</strong>cend tout seul. Il est déj<strong>à</strong> au <strong>sous</strong>-sol.<br />

Dire que ça fait au moins deux ans que je me suis pas tapée une bonne bouteil<strong>le</strong>.<br />

C’était pour <strong>le</strong> Nouvel An, tu te rappel<strong>le</strong>s ?<br />

TINA : Putain, si je me rappel<strong>le</strong> ! Qu’est-ce qu’on s’est mis ! Y avait un orchestre, l<strong>à</strong>-bas,<br />

sur la place. Il jouait <strong>du</strong> baloche de merde, mais on s’en foutait. On a dansé quand<br />

même. T’aurais vu Juliette… El<strong>le</strong> se croyait <strong>à</strong> Woodstock. El<strong>le</strong> se tortillait comme<br />

une cou<strong>le</strong>uvre devant <strong>le</strong>s haut-par<strong>le</strong>urs.<br />

JULIETTE : M’en par<strong>le</strong> pas. Qu’est-ce que je tenais !<br />

TINA : El<strong>le</strong> était comme en transe, tu vois. Comme dans <strong>le</strong>s films où qu’on voit <strong>des</strong> indiens<br />

ou <strong>des</strong> blacks défoncés autour d’un feu… Et puis d’un coup, el<strong>le</strong> a commencé <strong>à</strong> se<br />

désaper.<br />

JULIETTE : On crevait de chaud, <strong>à</strong> danser.<br />

29


TINA : Un 31 décembre ! Dis plutôt que t’étais décalquée. T’imagines, Mylène ? Juju <strong>à</strong> poil<br />

en train de se trémousser au milieu <strong>des</strong> fêtards <strong>du</strong> Nouvel An.<br />

MYLÈNE : J’aurais voulu voir ça.<br />

TINA : Ça valait <strong>le</strong> voyage. Même <strong>le</strong>s musiciens en faisaient <strong>des</strong> fausses notes.<br />

JULIETTE : Surtout après… Quand je suis montée sur scène.<br />

TINA : L<strong>à</strong>, c’était <strong>le</strong> pompon ! Le clou <strong>du</strong> spectac<strong>le</strong>. Et <strong>le</strong> pire, c’est quand <strong>le</strong>s flics sont<br />

montés aussi pour l’attraper. El<strong>le</strong> courait <strong>à</strong> poil sur la scène, poursuivie par <strong>le</strong>s<br />

gardiens de la paix qui se prenaient <strong>le</strong>s pieds dans <strong>le</strong>s fils é<strong>le</strong>ctriques. Fallait voir <strong>le</strong><br />

tab<strong>le</strong>au. On aurait dit <strong>des</strong> satyres. Les gens étaient morts de rire.<br />

JULIETTE : Et tout ça en musique, parce que l’orchestre s’est pas arrêté de jouer une seu<strong>le</strong><br />

seconde.<br />

TINA : Ça jouait faux, mais ça jouait.<br />

MYLÈNE : Et ça s’est terminé comment ?<br />

TINA : Ils ont fini par la choper. Comment que tu voulais que ça se termine ? Vu comme<br />

el<strong>le</strong> se débattait, y en a un qui lui a mis une claque, pour la calmer soi-disant.<br />

JULIETTE : Alors Tina lui a collé un coup de genou dans <strong>le</strong>s roubignol<strong>le</strong>s et eux, ils nous ont<br />

collées au trou pour la nuit.<br />

TINA : C’était un putain de bon réveillon.<br />

JULIETTE : Ouais… Un putain de bon réveillon. (Un temps)<br />

MYLÈNE : Si on en ouvrait une autre ?<br />

TINA : Toi, quand tu commences, on t’arrête plus.<br />

JULIETTE : El<strong>le</strong> a raison. Faut profiter de la vie. Demain, on sera peut-être mortes.<br />

TINA : Par<strong>le</strong> pas de malheur.<br />

JULIETTE : Al<strong>le</strong>z, Mylène. A toi l’honneur puisque t’as failli mourir dans de l’eau. Beurk !<br />

(El<strong>le</strong> lui donne la bouteil<strong>le</strong> et commence <strong>à</strong> tapoter sur son djembé).<br />

MYLÈNE : (El<strong>le</strong> boit) Il est pas terrib<strong>le</strong>, celui-l<strong>à</strong>. (El<strong>le</strong> reboit) Mais il passe bien quand<br />

même.<br />

JULIETTE : Tu m’étonnes ! T’as balisé la route au Côtes <strong>du</strong> Rhône. Mais c’est pas parce<br />

qu’il passe bien qu’il faut pas <strong>le</strong> passer. Donne un peu <strong>à</strong> Tina.<br />

TINA : La piquette, c’est pour <strong>le</strong>s poivrots. Je vais prendre une bière.<br />

JULIETTE : Ml<strong>le</strong> Tina snobe <strong>le</strong> breuvage <strong>des</strong> dieux, symbo<strong>le</strong> de la paix entre <strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s. Le<br />

sang <strong>du</strong> Christ pour certains…<br />

TINA : Ml<strong>le</strong> Tina t’emmerde.<br />

MYLÈNE : Au fait, Tina, c’est ton vrai prénom ?<br />

TINA : Presque. Comme Tina Turner.<br />

JULIETTE : Tu par<strong>le</strong>s !<br />

30


TINA : Quoi ? C’est un diminutif. C’est pareil. Tout <strong>le</strong> monde m’appel<strong>le</strong> Tina, alors<br />

maintenant c’est mon nom.<br />

MYLÈNE : Tu n’aimes pas ton prénom ?<br />

JULIETTE : Moi, je <strong>le</strong> connais, <strong>le</strong> vrai.<br />

TINA : T’es bien la seu<strong>le</strong> que ça intéresse.<br />

JULIETTE : Mylène voulait savoir, je te rappel<strong>le</strong>.<br />

MYLÈNE : Si ça pose problème, je m’en fiche.<br />

TINA : Y a pas de problème, mais c’est Tina, point final.<br />

JULIETTE : C’est Tina parce qu’el<strong>le</strong> a honte de l’autre. Faut dire que je la comprends.<br />

TINA : Putain, tu vas me lâcher, oui ? On était peinar<strong>des</strong> et tu viens nous faire chier avec<br />

mon prénom que tout <strong>le</strong> monde s ‘en fout depuis longtemps.<br />

MYLÈNE : Aucune importance. Ça me plait bien, Tina. Ça te va bien, en plus.<br />

JULIETTE : Je confirme. Ça lui va mieux que l’original.<br />

TINA : Je vais t’en mettre une, l<strong>à</strong>. On s’en fout, je t’ai dit. Occupe-toi de ton tam-tam.<br />

JULIETTE : A vos ordres, Ml<strong>le</strong> Tina « comme Turner ». (El<strong>le</strong> se remet <strong>à</strong> tambouriner)<br />

MYLÈNE : (Levant la bouteil<strong>le</strong>) A nous trois et <strong>à</strong> l’amitié. (El<strong>le</strong> boit)<br />

TINA : (Levant sa canette) A l’amitié et <strong>à</strong> nous trois.<br />

El<strong>le</strong> boit. Juliette entonne « Les copains d’abord » de Brassens, en s’accompagnant au<br />

djembé.<br />

TINA : Ça y est. El<strong>le</strong> remet ça, avec son Brassens.<br />

MYLÈNE : Tu n’aimes pas ?<br />

TINA : C’est de la musique de vieux. C’est nul.<br />

MYLÈNE : Moi, je trouve ça sympa.<br />

El<strong>le</strong> écoute Juliette jouer et chanter. Tina, blasée, boit sa bière. Puis, Mylène fredonne avec<br />

Juliette et se met aussi <strong>à</strong> chanter.<br />

TINA : (Etonnée) Tu connais ça, toi ? (Mylène acquiesce en souriant)<br />

JULIETTE : Je t’ai dit qu’el<strong>le</strong> avait de la culture, notre petite bourgeoise.<br />

Mylène et Juliette continuent <strong>à</strong> chanter en faisant <strong>le</strong>s pitres. Mylène oblige Tina <strong>à</strong> danser<br />

avec el<strong>le</strong> et <strong>à</strong> force de grimaces et pitreries, finit par la décider <strong>à</strong> participer <strong>à</strong> la chanson.<br />

Tina rythme la musique en faisant « pom-pom » sur <strong>le</strong>s basses et, quand el<strong>le</strong>s arrivent au<br />

coup<strong>le</strong>t, chante avec <strong>le</strong>s autres « <strong>le</strong>s copines d’abord ». L’ambiance vire au délire bonenfant<br />

avec énergie et bonne humeur. Puis la chanson s’achève dans <strong>le</strong>s rires.<br />

JULIETTE : Al<strong>le</strong>z, encore un petit coup de rouge. (El<strong>le</strong> boit)<br />

TINA : J’en reviens pas. Vous m’avez fait chanter cette chanson débi<strong>le</strong>.<br />

MYLÈNE : Alors, c’est qu’el<strong>le</strong> n’est pas si débi<strong>le</strong>. C’est la chanson de l’amitié.<br />

JULIETTE : C’est surtout <strong>le</strong> vin de l’amitié. A la vôtre.<br />

31


MYLÈNE : Du vin payé par <strong>le</strong> portab<strong>le</strong> de Christian.<br />

TINA : Merci qui ? Merci, Christian.<br />

MYLÈNE : Merci, Kiki.<br />

JULIETTE : A la santé de Kiki. (El<strong>le</strong> boit) Tiens, Mylène. Bois un coup <strong>à</strong> la santé de ton mari<br />

et de son téléphone <strong>à</strong> vingt euros.<br />

MYLÈNE : (Prend la bouteil<strong>le</strong>) A la santé de mon gros con de mari. (El<strong>le</strong> boit)<br />

TINA : Et de son téléphone de merde. (El<strong>le</strong> boit une bière)<br />

MYLÈNE : (Qui commence <strong>à</strong> déprimer) Et <strong>à</strong> la santé de tous <strong>le</strong>s gros cons de maris <strong>du</strong><br />

monde. (El<strong>le</strong> boit)<br />

TINA : Et de la Terre. (El<strong>le</strong> boit)<br />

JULIETTE : (Comprenant que Mylène devient moins gaie) Fais passer la bibine, Mylène.<br />

Pense aux copines.<br />

MYLÈNE : Et <strong>à</strong> la santé de toutes <strong>le</strong>s connes <strong>du</strong> monde qui font confiance <strong>à</strong> <strong>le</strong>urs gros cons<br />

de maris. (El<strong>le</strong> boit)<br />

TINA : Du monde ! (El<strong>le</strong> boit)<br />

JULIETTE : Fais passer, je te dis. Tu commences <strong>à</strong> en tenir, l<strong>à</strong>.<br />

MYLÈNE : Et alors, Mme Juliette ? Pourquoi que moi, j’aurais pas <strong>le</strong> droit d’en tenir, moi ?<br />

T’as pas <strong>le</strong> monopo<strong>le</strong> de la cuite, ma vieil<strong>le</strong>.<br />

TINA : Et toc ! (El<strong>le</strong> rit)<br />

JULIETTE : En tous cas, moi j’ai pas l’alcool triste.<br />

MYLÈNE : Moi non plus. Je suis gaie, très gaie. Je chante. (El<strong>le</strong> entonne « Les copains<br />

d’abord » et se met <strong>à</strong> danser) Je danse.<br />

El<strong>le</strong> continue <strong>à</strong> chanter en dansant, Tina battant la mesure en tapant dans ses mains.<br />

JULIETTE : Arrête, maintenant. Pose-toi un peu.<br />

TINA : Laisse-la. El<strong>le</strong> a <strong>le</strong> droit de danser, non ? Je préfère la voir s’amuser que se jeter <strong>à</strong><br />

l’eau.<br />

MYLÈNE : Et si je veux, j’ai même <strong>le</strong> droit de danser toute nue, moi aussi.<br />

TINA : Ouais, trop fort. Attends, je te rythme. (El<strong>le</strong> s’empare <strong>du</strong> djembé et tape avec<br />

vigueur) Vas-y, Mylène.<br />

Mylène commence <strong>à</strong> se déshabil<strong>le</strong>r, tout en dansant.<br />

JULIETTE : Arrêtez, c’est pas drô<strong>le</strong>. Rhabil<strong>le</strong>-toi, tu vas choper froid.<br />

TINA : Non, continue. A poil, <strong>à</strong> poil ! (El<strong>le</strong> tape de plus bel<strong>le</strong>)<br />

MYLÈNE : (Mi-aguicheuse, mi-agressive) Ça te plait, hein, Tina ? Tu voudrais bien me voir<br />

danser <strong>à</strong> poil. El<strong>le</strong>s aiment ça, <strong>le</strong>s femmes comme toi, qu’on gigote, qu’on se frotte<br />

sur el<strong>le</strong>s. T’aimerais que je me frotte sur toi en dansant ? Hein, t’aimerais ?<br />

TINA : Pourquoi tu dis ça ?<br />

32


MYLÈNE : Oui, ça te plairait, j’en suis sûre. A toutes <strong>le</strong>s deux, même… Ça vous réjouit de<br />

me voir gesticu<strong>le</strong>r <strong>à</strong> poil comme une pouf.<br />

TINA : Mais non, c’est pas ça.<br />

MYLÈNE : Mais si, c’est ça. Ça vous excite, hein, une petite bourgeoise ridicu<strong>le</strong> qui vous<br />

fait un strip-tease. C’est une bel<strong>le</strong> revanche sur la vie, ça.<br />

JULIETTE : Arrête, c’est l<strong>à</strong> que t’es ridicu<strong>le</strong>.<br />

MYLÈNE : Je sais de quoi je par<strong>le</strong>. Vous vous êtes dit : « On va la faire pico<strong>le</strong>r et on va bien<br />

se marrer ». Pour vous foutre de moi…<br />

JULIETTE : J’en étais sûre que ça allait mal finir. Putain, je <strong>le</strong> savais, je <strong>le</strong> sentais. Fallait pas<br />

la faire boire.<br />

MYLÈNE : Vous ne va<strong>le</strong>z pas mieux que Christian et Sophie. De toute façon, tout <strong>le</strong> monde<br />

se fout de ma gueu<strong>le</strong>. Depuis toujours… Je sers qu’<strong>à</strong> ça. Mais tout ça, c’est fini,<br />

vous m’entendez ? Mylène dit stop ! C’est ma vie, j’en fais ce que je veux. Et l<strong>à</strong>, je<br />

dis stop. (El<strong>le</strong> ramasse <strong>à</strong> terre <strong>le</strong> couteau suisse qui a servi <strong>à</strong> ouvrir <strong>le</strong>s bouteil<strong>le</strong>s)<br />

Cette fois, vous pourrez pas me repêcher. (El<strong>le</strong> essaye de se tail<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s veines)<br />

Putain de couteau !<br />

JULIETTE : (Lui saute <strong>des</strong>sus pour l’empêcher) Fais pas ça, idiote. (Il s’ensuit une mêlée)<br />

MYLÈNE : Laisse-moi !<br />

JULIETTE : Lâche ce couteau !<br />

TINA : (Intervient pour <strong>le</strong>s séparer) Mais arrêtez, bordel ! Vous al<strong>le</strong>z vous faire mal. (El<strong>le</strong><br />

parvient <strong>à</strong> <strong>le</strong>s séparer) Donne-moi ce couteau, Mylène. (El<strong>le</strong> lui prend) Espèce de<br />

fol<strong>le</strong>, va. Merde, il est p<strong>le</strong>in de sang ! Tu t’es ouverte ?<br />

MYLÈNE : (Regarde ses poignets) Non, je crois pas… Non.<br />

TINA : (Remarque que Juliette se tient <strong>le</strong> haut <strong>du</strong> ventre) Juliette ? Ça va ? (Pas de<br />

réponse) Fais voir. (El<strong>le</strong> regarde l’endroit où la lame s’est plantée) Merde…<br />

Allonge-toi, Juju.<br />

Juliette s’allonge. Tina est <strong>à</strong> genoux, près d’el<strong>le</strong>. Mylène se tient <strong>à</strong> l’écart, comme dans un<br />

état second.<br />

TINA : Juju… Par<strong>le</strong>-moi. Je vais appe<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s pompiers. Bouge pas.<br />

JULIETTE : Non, reste.<br />

TINA : Si, il faut. Tu saignes.<br />

JULIETTE : Laisse… C’est foutu…<br />

TINA : Mais non, c’est qu’un petit couteau de rien <strong>du</strong> tout. Un canif… Pour ouvrir <strong>le</strong>s<br />

bouteil<strong>le</strong>s… Attends, je te mets un truc pour arrêter <strong>le</strong> sang. (El<strong>le</strong> lui applique une<br />

serviette ou un tee-shirt) Putain, ça pisse. Mylène, reste pas plantée l<strong>à</strong>. Va<br />

chercher <strong>le</strong>s pompiers. (Mylène ne bouge pas, tétanisée) Bordel, secoue-toi un<br />

peu !<br />

JULIETTE : C’est foutu, je te dis. Les dés sont jetés. La lame est rentrée l<strong>à</strong> où fallait pas.<br />

TINA : Dis pas ça. C’est <strong>des</strong> conneries. On en a vu d’autres, toutes <strong>le</strong>s deux.<br />

33


JULIETTE : Putain, j’ai mal… Fi<strong>le</strong>-moi un coup de rouge.<br />

TINA : Tiens. (El<strong>le</strong> boit, tousse) Tu vas pas me laisser, dis ? Qu’est-ce que je vais faire sans<br />

toi ? Qu’est-ce que je vais faire toute seu<strong>le</strong> ? Hein, ma Juju ?<br />

JULIETTE: La route... Tu vas faire la route… T’es une routarde, toi… Pas une cloche… J’ai<br />

froid…<br />

TINA : (El<strong>le</strong> la couvre avec un manteau) Non, t’endors pas, Juju, t’endors pas. Ouvre <strong>le</strong>s<br />

yeux. Me laisse pas. Pas maintenant. On a encore <strong>des</strong> trucs <strong>à</strong> faire, toutes <strong>le</strong>s deux.<br />

Des putains de trucs… Ma Juju… Ma vieil<strong>le</strong> jument. Réveil<strong>le</strong>-toi. Tu te rappel<strong>le</strong>s <strong>le</strong><br />

Nouvel An ? Quand tu dansais <strong>à</strong> poil ? Qu’est-ce qu’on s’est marrées ! Hein, tu te<br />

rappel<strong>le</strong>s ? On remet ça, au prochain. Et je te promets de danser <strong>à</strong> poil aussi.<br />

Qu’est-ce que t’en dis ? (El<strong>le</strong> la secoue, en vain) Juju, réveil<strong>le</strong>-toi. Je sais que tu me<br />

fais marcher. C’est pas drô<strong>le</strong>, tu sais. (El<strong>le</strong> la secoue) Putain, réveil<strong>le</strong>-toi, je te dis,<br />

vieil<strong>le</strong> bourrique ! On va chanter. Chante avec moi. (El<strong>le</strong> entonne « Les copains<br />

d’abord » au bord <strong>des</strong> larmes) Al<strong>le</strong>z, chante.<br />

El<strong>le</strong> continue en vain, tout en p<strong>le</strong>urant, pendant que la lumière baisse et que Brassens<br />

prend <strong>le</strong> relais, couvrant sa voix et ses p<strong>le</strong>urs.<br />

NOIR<br />

34


ACTE III<br />

Scène 1 :<br />

Mylène et Tina sont seu<strong>le</strong>s sur scène. Mylène est assise, <strong>le</strong>s yeux dans <strong>le</strong> vague. Tina<br />

range <strong>des</strong> affaires et trie cel<strong>le</strong>s de Juliette.<br />

TINA : J’aurais jamais cru qu’el<strong>le</strong> avait autant de bordel. C’est p<strong>le</strong>in de trucs que je<br />

connais pas, que je sais même pas <strong>à</strong> quoi que ça pourrait servir. Tiens, regarde ça. (El<strong>le</strong><br />

sort un moulin <strong>à</strong> poivre) T’as déj<strong>à</strong> vu un machin pareil ? (Pas de réponse) Ho, Mylène, je<br />

te par<strong>le</strong>. (El<strong>le</strong> s’approche de Mylène) Tu sais c’est quoi, ce truc trop zarbi ?<br />

MYLÈNE : (Ail<strong>le</strong>urs) Un moulin <strong>à</strong> poivre.<br />

TINA : Pour mou<strong>le</strong>r <strong>le</strong> poivre ?<br />

MYLÈNE : Pour moudre <strong>le</strong> poivre, comme pour <strong>le</strong> café.<br />

TINA : Je me demande c’est quoi qu’el<strong>le</strong> pouvait bien foutre avec ça.<br />

MYLÈNE : Comment peux-tu avoir <strong>le</strong> cœur <strong>à</strong> fouil<strong>le</strong>r dans ses affaires ?<br />

TINA : Je fouil<strong>le</strong> pas, je trie.<br />

MYLÈNE : Tu me donnes l’impression de pratiquer une autopsie.<br />

TINA : Une quoi ?<br />

MYLÈNE : Une autopsie. L’autopsie de son passé. C’est pas très correct. Moi, je pense<br />

qu’on aurait dû balancer ses affaires <strong>à</strong> la flotte avec el<strong>le</strong>, comme <strong>le</strong>s pharaons qu’on<br />

enfermait accompagnés de <strong>le</strong>urs objets personnels. C’est une question de respect.<br />

TINA : C’est pas <strong>du</strong> respect, c’est <strong>du</strong> gâchis. Gaspil<strong>le</strong>r quand t’as pas un rond, c’est<br />

même tout <strong>le</strong> contraire <strong>du</strong> respect.<br />

MYLÈNE : On dirait que tu dépouil<strong>le</strong>s un cadavre. Voil<strong>à</strong> l’effet que ça me fait.<br />

TINA : C’est faci<strong>le</strong> de critiquer quand on a jamais manqué de rien. Quand ton grandpère<br />

il a cassé sa pipe, ton père il a pris <strong>le</strong>s millions ou il <strong>le</strong>s a enterrés avec <strong>le</strong><br />

cercueil ? Et la maison, il l’a donnée <strong>à</strong> Emmaüs ?<br />

MYLÈNE : Cela n’a rien a voir. C’était un héritage, <strong>des</strong> biens familiaux.<br />

TINA : Juju, el<strong>le</strong> avait pas de famil<strong>le</strong> <strong>à</strong> part moi. Et <strong>des</strong> biens, el<strong>le</strong> en avait pas <strong>des</strong><br />

masses. Ils sont tous l<strong>à</strong>, tu vois. Des tas de petites mer<strong>des</strong> qu’el<strong>le</strong> a stockées<br />

tout au long de sa vie. Et chaque petite merde, c’est un petit bout de Juliette.<br />

Son écharpe qui pue la vinasse, c’est l’odeur de Juliette, l’hiver. Son tam-tam,<br />

c’est Juliette qui brail<strong>le</strong> ses chansons <strong>à</strong> la con. Sa casquette, c’est Juliette qui<br />

fait la manche. Même son machin <strong>à</strong> poivre, c’est el<strong>le</strong>. Je sais pas pourquoi c’est<br />

qu’el<strong>le</strong> gardait ça, mais ça voulait sûrement dire quelque chose. Peut-être que<br />

ça lui rappelait quelqu’un ou une époque… Moi aussi, je veux avoir quelque<br />

chose de ma Juliette, quelque chose qui me la rappel<strong>le</strong>. Mon héritage <strong>à</strong> moi…<br />

35


Alors, je trie, je découvre, et ça me rapproche d’el<strong>le</strong>. C’est con tu vois, mais ce<br />

moulin, je vais me <strong>le</strong> garder, parce que si el<strong>le</strong> a trimballé toute sa putain de vie<br />

ce truc qui sert <strong>à</strong> rien, c’est qu’il devait vachement compter pour el<strong>le</strong>. Et si<br />

qu’el<strong>le</strong> y tenait tant que ça, alors moi j’y tiens aussi. Je vo<strong>le</strong> pas une morte,<br />

Mylène.<br />

MYLÈNE : Excuse-moi. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais je suis tel<strong>le</strong>ment<br />

écœurée.<br />

TINA : Moi aussi, qu’est-ce que tu crois ?<br />

MYLÈNE : Je voulais en finir avec la vie et qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai foutu la merde<br />

dans la vôtre. Comme Bou<strong>du</strong>… Et même pire, j’ai tué. Je suis une meurtrière.<br />

TINA : Dis pas ça. C’est pas de ta faute. On avait picolé toutes <strong>le</strong>s trois, on tenait plus<br />

debout. C’était un accident, comme si qu’on aurait roulé en bagno<strong>le</strong> avec un<br />

coup dans <strong>le</strong> nez.<br />

MYLÈNE : C’était moi qui tenais <strong>le</strong> volant.<br />

TINA : El<strong>le</strong> s’est jetée sur toi. Tu tenais <strong>le</strong> couteau, mais c’est el<strong>le</strong> qu’est tombée<br />

<strong>des</strong>sus. C’était pas de chance. Un accident, je te dis.<br />

MYLÈNE : On ne peut pas vivre avec ça. Toute ma vie, j’aurai son image devant moi<br />

comme l’œil de Caïn.<br />

TINA : Sors-toi ça de la tête.<br />

MYLÈNE : Et la police ? Tu crois qu’el<strong>le</strong> va penser <strong>à</strong> un accident, el<strong>le</strong> ?<br />

TINA : Avec tous <strong>le</strong>s pavés qu’on y a accrochés, el<strong>le</strong> risque pas de refaire surface.<br />

MYLÈNE : El<strong>le</strong> remontera. Les cadavres remontent toujours.<br />

TINA : Dans une semaine… ou deux. D’ici l<strong>à</strong>, on sera loin.<br />

MYLÈNE : On va nous rechercher. On nous a vues ensemb<strong>le</strong>.<br />

TINA : T’inquiète, ils laisseront vite tomber l’affaire. Règ<strong>le</strong>ment de compte entre SDF<br />

qu’ils diront. Personne sait qui c’est qu’on est. Mais faut pas non plus qu’on<br />

traîne de trop dans <strong>le</strong>s parages.<br />

MYLÈNE : Que vas-tu faire ?<br />

TINA : La route. T’as enten<strong>du</strong> ce qu’a dit Juliette ? De toute façon, je devais repartir <strong>à</strong><br />

l’automne. Je vais al<strong>le</strong>r vers <strong>le</strong> sud. C’est pour ça que je trie. Faut pas que je me<br />

charge de trop. Et toi, c’est où que tu vas al<strong>le</strong>r ?<br />

MYLÈNE : A quoi bon ? Où que j’ail<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> me suivra. Où que j’ail<strong>le</strong>, j’entendrai<br />

résonner cette chanson… Je suis venue ici pour me foutre <strong>à</strong> l’eau. Il est grand<br />

temps d’en finir.<br />

TINA : Dis pas <strong>des</strong> conneries.<br />

MYLÈNE : Cette fois, faudra pas m’en empêcher. Non seu<strong>le</strong>ment ma vie est foutue,<br />

mais en plus je gâche cel<strong>le</strong> <strong>des</strong> autres. Il faut que tout ça s’arrête. Rassure-toi,<br />

je <strong>le</strong> ferai pas devant toi. Ce sera demain ou après-demain ou plus tard, peu<br />

importe. J’attendrai que tu sois loin.<br />

36


TINA : Alors, je te quitte plus.<br />

MYLÈNE : J’ai pas plaqué mon mari pour vivre avec une femme. Je t’aime bien, mais<br />

non. C’est pas pour moi, ça.<br />

TINA : C’est quoi que tu vas chercher l<strong>à</strong> ? Je veux pas que tu fasses <strong>des</strong> conneries, c’est<br />

tout. Tu penses quand même pas que je suis <strong>le</strong>sbienne ? (El<strong>le</strong> s’est un peu<br />

emportée, <strong>le</strong> ton va monter dans <strong>le</strong>s répliques suivantes)<br />

MYLÈNE : L<strong>à</strong> n’est pas la question. Ecoute-moi bien, Tina. Si je veux me foutre en l’air<br />

ou <strong>à</strong> l’eau, c’est mon droit. Ni toi, ni personne ne pourra m’arrêter. Ma vie<br />

m’appartient, <strong>à</strong> moi et <strong>à</strong> moi seu<strong>le</strong>.<br />

TINA : Alors maintenant, toi tu vas m’écouter, la pauvre petite fil<strong>le</strong> riche. Ta vie, el<strong>le</strong><br />

t’appartient plus. Ta vie, el<strong>le</strong> est <strong>à</strong> Juliette. El<strong>le</strong> s’est sacrifiée pour pas que tu te<br />

saignes et t’as plus <strong>le</strong> droit de te buter. Si tu <strong>le</strong> fais, alors l<strong>à</strong>, tu l’auras vraiment<br />

tuée et moi, je t’en voudrai. Je t’en voudrai <strong>à</strong> mort... Fais pas ça, Mylène,<br />

jamais. Juliette, el<strong>le</strong> a donné sa vie pour toi. On crache pas l<strong>à</strong>-<strong>des</strong>sus, faut pas…<br />

Mets-toi ça dans la caboche. Et l<strong>à</strong> seu<strong>le</strong>ment, tu pourras par<strong>le</strong>r de respect. Le<br />

vrai, pas celui <strong>des</strong> bourgeois.<br />

Enervée, Tina retourne fouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s affaires de Juliette, laissant Mylène songeuse.<br />

MYLÈNE : Tina ?<br />

TINA : Ouais ?<br />

MYLÈNE : Vers où veux-tu al<strong>le</strong>r ?<br />

TINA : Le sud, je t’ai dit.<br />

MYLÈNE : L’Italie, ça te plairait ?<br />

TINA : Je sais pas. Pourquoi l’Italie ?<br />

MYLÈNE : Quand j’étais petite, c’est l<strong>à</strong> que j’allais en vacances. C’est paradisiaque.<br />

L’impression d’être loin <strong>des</strong> problèmes, hors d’atteinte… J’ai toujours rêvé d’y<br />

vivre, mais avec Christian, c’était impossib<strong>le</strong> <strong>à</strong> cause de son boulot.<br />

TINA : C’est dans <strong>le</strong> sud, au moins ?<br />

MYLÈNE : Pour être dans <strong>le</strong> sud, c’est dans <strong>le</strong> sud. L’endroit dont je te par<strong>le</strong>, c’est en<br />

Sici<strong>le</strong>, près de Pa<strong>le</strong>rme. Le sud <strong>du</strong> sud.<br />

TINA : Alors, c’est OK pour <strong>le</strong> sud <strong>du</strong> sud, loin <strong>des</strong> problèmes.<br />

MYLÈNE : Super. Tu verras, on sera bien.<br />

TINA : Rêve pas trop. Faire la route, c’est pas se dorer la pilu<strong>le</strong> au Club Med. Tu vas en<br />

chier, ma petite.<br />

MYLÈNE : J’apprendrai. Ne t’inquiète pas.<br />

TINA : Commence déj<strong>à</strong> par ranger tes affaires. Faut pas traîner.<br />

MYLÈNE : J’ai juste mon sac. Ce sera vite fait.<br />

TINA : Je continue <strong>à</strong> trier dans <strong>le</strong> bazar <strong>à</strong> Juliette et après, on y va. Vu que t’es pas trop<br />

chargée avec ton petit sac, on pourra prendre plus de trucs. D’ail<strong>le</strong>urs si tu veux<br />

<strong>des</strong> souvenirs, sers-toi.<br />

37


MYLÈNE : J’aimerais bien garder <strong>le</strong> panier cassé, l<strong>à</strong>.<br />

TINA : Le bac <strong>à</strong> f<strong>le</strong>urs ?<br />

MYLÈNE : Oui.<br />

TINA : Ça va prendre de la place. Et <strong>des</strong> f<strong>le</strong>urs, on en trouvera p<strong>le</strong>in <strong>le</strong>s champs. Choisis<br />

plutôt quelque chose d’uti<strong>le</strong>.<br />

MYLÈNE : C’est moi qui <strong>le</strong> porterai. De plus, ce n’est pas moins uti<strong>le</strong> que ton moulin <strong>à</strong><br />

poivre.<br />

TINA : Non, mais c’est plus gros.<br />

MYLÈNE : S’il te plaît.<br />

TINA : Après tout, si c’est toi qui <strong>le</strong> portes…<br />

MYLÈNE : Merci… (Un temps) Tu la connaissais depuis longtemps ?<br />

TINA : Quatre ans. Je me suis pointée l<strong>à</strong>, un jour de pluie, avec ma grande gueu<strong>le</strong> et<br />

mon ras-<strong>le</strong>-bol de la route. Au début, el<strong>le</strong> grognait que c’était son <strong>pont</strong>. « Tu vas<br />

pas me squatter mon <strong>pont</strong> ? », qu’el<strong>le</strong> disait. Et puis, el<strong>le</strong> a fini par s’habituer.<br />

Entre gran<strong>des</strong> gueu<strong>le</strong>s, on se comprenait et je crois même que ça lui plaisait<br />

bien d’avoir tout <strong>le</strong> temps <strong>des</strong> trucs <strong>à</strong> me reprocher. C’était un peu comme ma<br />

mère, tu vois. Enfin, je dis ça, mais j’en sais rien, vu que je suis de l’Assistance.<br />

MYLÈNE : L’Assistance ?<br />

TINA : L’Assistance Publique. La DASS, quoi. J’ai pas revu mes parents depuis l’âge de<br />

six ans. Je me souviens même plus d’eux. Alors, je sais pas trop comment que<br />

c’est, une vraie mère.<br />

MYLÈNE : Parfois, je me dis que je ne sais pas trop non plus. La mienne est si<br />

superficiel<strong>le</strong>… si artificiel<strong>le</strong>, même.<br />

TINA : Je comprends pas ton charabia. Tu veux dire quoi ?<br />

MYLÈNE : J’étais sa chose, son jouet. Un objet décoratif façonné <strong>à</strong> son goût. Rien ne<br />

devait dépasser, sinon je n’étais pas digne d’être sa fil<strong>le</strong>.<br />

TINA : Tu crois qu’el<strong>le</strong> <strong>le</strong> pensait vraiment ?<br />

MYLÈNE : Aucune idée… Mais moi, je <strong>le</strong> pensais. C’est ça qui compte, non ?<br />

TINA : Je sais pas. Ça doit pas être faci<strong>le</strong> d’é<strong>le</strong>ver <strong>des</strong> mômes.<br />

MYLÈNE : C’est plus faci<strong>le</strong> de <strong>le</strong>s rabaisser. Si tu n’es pas <strong>à</strong> la hauteur, alors tu ne vaux<br />

rien. Je me rends compte que c’est pour ça que j’ai autant travaillé la danse.<br />

Pour être <strong>à</strong> la hauteur… Pour mériter un amour qui fina<strong>le</strong>ment n’en était pas…<br />

TINA : J’ai un peu de mal <strong>à</strong> te suivre.<br />

MYLÈNE : Ça ne fait rien. C’est surtout <strong>à</strong> moi que je par<strong>le</strong>. Tout <strong>à</strong> coup, la danse me<br />

paraît bien dérisoire. Je croyais que c’était toute ma vie, mais avec <strong>du</strong> recul,<br />

c’était surtout un peu de la <strong>le</strong>ur. Toutes ces années per<strong>du</strong>es… (El<strong>le</strong> reste<br />

songeuse)<br />

TINA : Juliette a jamais eu d’enfant, tu <strong>le</strong> savais ?<br />

38


MYLÈNE : El<strong>le</strong> me l’avait dit.<br />

TINA : Je crois qu’el<strong>le</strong> aurait bien aimé.<br />

MYLÈNE : El<strong>le</strong> aurait sûrement fait une bonne mère.<br />

TINA : Sûrement. (Un temps) C’est quoi une bonne mère ? Tu <strong>le</strong> sais, toi ?<br />

MYLÈNE : Une bonne mère, c’est… (Un temps) Ça se jette sur un couteau pour te<br />

sauver la vie.<br />

TINA : Ouais…<br />

Un instant songeuse, el<strong>le</strong> se remet <strong>à</strong> fouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s affaires de Juliette et trouve une grande<br />

enveloppe contenant <strong>des</strong> photos.<br />

TINA : Tiens, regarde. Des photos.<br />

MYLÈNE : Fais voir. (El<strong>le</strong>s se passent <strong>le</strong>s photos) Tu crois que c’est el<strong>le</strong>, l<strong>à</strong> ?<br />

TINA : Oui, regarde, c’est ses yeux. Ils ont pas changés.<br />

MYLÈNE : El<strong>le</strong> doit avoir treize ou quatorze ans, pas plus.<br />

TINA : T’as vu cel<strong>le</strong>-l<strong>à</strong> ? Ça doit être ça Mai 68. Y a <strong>des</strong> flics partout. Tiens, el<strong>le</strong> est l<strong>à</strong>,<br />

avec une pancarte.<br />

MYLÈNE : « Mort aux vaches ». Rien qu’<strong>à</strong> la pancarte, on sait que c’est el<strong>le</strong>.<br />

TINA : (Observant une autre photo) Oh, putain !<br />

Il manque la fin <strong>du</strong> troisième acte…<br />

Qu’a vu Tina ?<br />

Comment vont-el<strong>le</strong>s s’en tirer ?<br />

Quel secret cachait Juliette ?<br />

Autant de questions qui se trouvent dans <strong>le</strong>s pages qui suivent et que vous<br />

pouvez me demander en m’écrivant <strong>à</strong><br />

henri.roul<strong>le</strong>t@aliceadsl.fr<br />

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