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Nestor Poireau mené en bateau.<br />
<strong>Daniel</strong> SAFON<br />
Roman à peu près historique<br />
Achères, 6 mai 2010
Un avant-propos<br />
(qu’il faut lire (bien sûr, qu’il faut <strong>le</strong> lire l’avant-propos, c’est quoi, cette mode de sauter <strong>le</strong>s avantpropos<br />
sous prétexte que c’est chiant, <strong>le</strong>s avant-propos ? C’est pas chiant du tout, <strong>le</strong>s avant-propos,<br />
ça permet de se plonger en douceur dans <strong>le</strong> texte qui suit, un peu comme on entre dans son bain<br />
(comment entrez-vous dans votre bain, vous ? d’un coup, comme ça, en bloc ? Ben non, vous y entrez<br />
doucement, en soup<strong>le</strong>sse, progressivement, quoi, alors, <strong>là</strong>, c’est pareil, il faut lire l’avant propos pour<br />
entrer tout document dans <strong>le</strong> bain du roman (et quand <strong>je</strong> par<strong>le</strong> de bain, c’est pas un hasard …) et vous<br />
verrez, vous ne <strong>le</strong> regrettez pas))).<br />
Moi (et <strong>je</strong> ne suis pas <strong>le</strong> seul, dans ma famil<strong>le</strong>, ça fait plusieurs générations au moins qu’on pense<br />
pareil, mon grand-père pensait ça, mon père pensait ça) j’ai toujours pensé qu’il fallait privilégier la<br />
forme sur <strong>le</strong> fond.<br />
Déjà, lorsque mon grand-père me racontait une histoire qui était sensée faire peur, <strong>je</strong> sentais que<br />
c’était surtout sa façon de raconter qui aurait à la rigueur pu nous fi<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s copeaux, mais par exemp<strong>le</strong><br />
son histoire de cabri qui sautait de façon complètement incompréhensib<strong>le</strong> d’une colline à l’autre,<br />
franchement, ça n’épatait personne. Mon père aussi, était du genre à privilégier la façon de dire par<br />
rapport au contenu, il arrivait à donner de l’intérêt à une histoire qui en avait moins que cel<strong>le</strong> du cabri<br />
qui sautait de colline en colline.<br />
Moi, <strong>je</strong> suis issu d’une famil<strong>le</strong> de conteurs qui mettent <strong>le</strong> verbe plus haut que son contenu.<br />
C’est pas un hasard, donc, si aujourd’hui, <strong>je</strong> traite du TITANIC.<br />
Le principal intérêt du livre dont on connaît la fin, c'est <strong>le</strong> plaisir de la <strong>le</strong>cture. On peut prendre <strong>le</strong> temps<br />
de finir chaque page avant d'entamer la suivante, sans sauter à pieds joints sur <strong>le</strong>s paragraphes que<br />
l'on juge trop longs, trop verbeux, <strong>le</strong>s descriptions soporifiques, <strong>le</strong>s digressions oiseuses, <strong>le</strong>s envolées<br />
lyriques, <strong>le</strong>s extrapolations hirsutes, <strong>le</strong>s passages d'atmosphères et <strong>le</strong>s laïus sans dialogue. On se<br />
laisse doucement mener par <strong>le</strong>s plus vertigineuses péripéties en profitant bien des étapes du voyage,<br />
en laissant à l'auteur <strong>le</strong> soin de donner <strong>le</strong> rythme, sans pester après ce fin sadique qui ne livre qu'au<br />
compte-gouttes <strong>le</strong>s éléments de réponse qu'on souhaiterait pour tout de suite.<br />
Ainsi, dans ce récit, aucun suspens. On dévoi<strong>le</strong>ra tout d'entrée de <strong>je</strong>u, d'emblée, tac, au départ, d'un<br />
coup, <strong>là</strong>, tout de suite. Ceux qui se nourrissent de romans avec un lance-pierre pourront refermer <strong>le</strong><br />
livre aussitôt et ils gagneront un temps précieux, qu'ils pourront mettre à profit pour lire mes zoeuvres<br />
complètes.<br />
Pour <strong>le</strong>s autres, il restera <strong>le</strong> plaisir, <strong>le</strong> vrai ! Il ne viendra l'idée à personne d'al<strong>le</strong>r voir à la fin du récit ce<br />
qu'il advient du TITANIC : IL VA COULER ! Si. Ca y est. C'est dit.<br />
Le <strong>le</strong>cteur ne doit pas s'offusquer qu'on <strong>le</strong> délivre ainsi d'une angoisse à laquel<strong>le</strong> il pourrait estimer<br />
avoir légitimement droit. Il doit avoir confiance. Croire en moi. M'aimer. Je sais, <strong>je</strong> suis parfois un peu<br />
maladroit, <strong>je</strong> ne sais peut-être pas toujours trouver <strong>le</strong>s mots, mais ami <strong>le</strong>cteur, crois-moi, tout ce que <strong>je</strong><br />
fais, <strong>je</strong> <strong>le</strong> fais pour toi. Je ne souhaite que ton bonheur, ton épanouissement. Je travail<strong>le</strong> jour et nuit,<br />
laborieusement, et parfois très pénib<strong>le</strong>ment, à essayer d'embellir ta vie médiocre. Alors aime-moi,<br />
détends-toi, profite.<br />
Note à benêts : Nestor Poireau est un personnage fictif issu d'un croisement purement littéraire entre<br />
Hercu<strong>le</strong> et Burma. Qu'Agatha et Ma<strong>le</strong>t, ainsi que Léo et Christie trouvent ici l'expression de ce qu'ils<br />
auraient voulu. Céci<strong>le</strong> Sorel est trop parfaite pour avoir existé ail<strong>le</strong>urs que dans mon imagination.<br />
Alban Danfor a des allures de journaliste Fantomastique avec un <strong>je</strong>une sékoa de Bérurier. Souvestre,<br />
Allain, Dard s'y reconnaîtront.<br />
Les autres personnages ne se reconnaîtront pas car depuis, ils sont tous morts.<br />
2
1<br />
Partie I<br />
Nestor Poireau marchait vite, très vite. Non par goût de l'effort mais parce qu'il faisait très très froid, en<br />
ce matin de chépu quel jour du mois de janvier de cette année 1912. Il descendait la rue de la Glacière<br />
(qui ne porte pas son nom au hasard) à toute vitesse, <strong>le</strong>s mains dans <strong>le</strong>s poches et <strong>le</strong> nez dans une<br />
écharpe de grosse laine qui filtrait mal <strong>le</strong> vent.<br />
La course dura peu de temps, car Nestor logeait tout près du bureau, et si la distance suffit à <strong>le</strong><br />
frigorifier, la marche forcée ne dura pas assez pour <strong>le</strong> réchauffer. Il parvint devant la lourde porte<br />
cochère de l'immeub<strong>le</strong> du numéro 321 (au cinquième étage duquel siégeait La Lumineuse) avec<br />
grande satisfaction.<br />
Il s'engouffra dans <strong>le</strong> patio et enferma <strong>le</strong> froid dehors, derrière lui, avant d'escalader <strong>le</strong>s étages au petit<br />
trot en se frottant <strong>le</strong>s mains l'une contre l'autre.<br />
Quiconque ne <strong>le</strong> connaissant pas aurait juré que Nestor Poireau adorait son travail, et se <strong>je</strong>tait<br />
littéra<strong>le</strong>ment sur lui dès <strong>le</strong>s premières lueurs du jour (ne parlons pas des premiers rayons du so<strong>le</strong>il, qui<br />
tardent bien souvent à apparaître dans <strong>le</strong> ciel Parisien), mais il n'en était rien. Il avait justement désiré<br />
monter une agence de détective privé dans <strong>le</strong> but de s'assurer <strong>le</strong> strict minimum sans trop d'effort. Et<br />
<strong>le</strong> fait est que tout marchait selon ses désirs. Rares, très rares étaient <strong>le</strong>s clients qui venaient perturber<br />
sa tranquillité.<br />
Pourtant, depuis quelques jours, <strong>le</strong> contexte s'était quelque peu gâté.<br />
Nestor avait effectivement été mêlé de très près à une affaire de grande amp<strong>le</strong>ur qui devait lui<br />
permettre d'accéder à une fantastique popularité dans <strong>le</strong> coeur des habitants de la capita<strong>le</strong>. Tout avait<br />
commencé dans l'atmosphère sordide d'un hôtel pour femmes peu fidè<strong>le</strong>s, mais <strong>le</strong>s rebondissements<br />
de l'affaire dont on l'avait chargé <strong>le</strong> conduisirent sur <strong>le</strong>s traces du plus grand criminel de tous <strong>le</strong>s<br />
temps, <strong>le</strong> fameux Fantomas en personne ! Si ! Il ne s'attendait certes pas à trouver si gros gibier au<br />
bout de sa ligne !<br />
Pour <strong>le</strong> coup, il se retrouva (plus surpris qu'il voulut bien l'admettre) nez à nez avec <strong>le</strong> Maître de l'Effroi<br />
qui, bien entendu, lui glissa entre <strong>le</strong>s mains. La consolation fut de reprendre possession du collier de<br />
Nicolas II dérobé par Fantomas et de pouvoir <strong>le</strong> remettre en mains propres au tsar. Vous avez<br />
forcément entendu par<strong>le</strong>r de cette affaire qui fit la une des périodiques européens durant plusieurs<br />
jours.<br />
Il refusa toute récompense, bien entendu, et personne ne songea à insister, et comme <strong>le</strong> client qui<br />
désirait être enfin fixé sur <strong>le</strong> comportement de son épouse s'impatientait, il avait comme on dit changé<br />
de crémerie et l'affaire, pour <strong>le</strong> compte, s'était soldée par un zéro pointé. Mais (et Nestor hésitait à s'en<br />
féliciter) l'agence La Lumineuse avait désormais pignon sur rue. De plus, <strong>le</strong>s affaires p<strong>le</strong>uvraient<br />
vraisemblab<strong>le</strong>ment assez pour qu'il puisse choisir <strong>le</strong>s plus intéressantes (avec la certitude que <strong>le</strong>s<br />
missions <strong>le</strong>s plus juteuses ne sont pas <strong>le</strong>s plus dangereuses).<br />
Lorsqu'il parvint enfin au cinquième étage, <strong>le</strong> détective s'était déjà quelque peu réchauffé (et devait<br />
même se faire à l'idée d'entamer cette journée avec déjà quelques effluves douteuses sous <strong>le</strong>s<br />
aissel<strong>le</strong>s), mais ses doigts encore gours eurent du mal à venir à bout de la serrure de l'agence. Il fallut<br />
bien deux minutes pour ouvrir <strong>le</strong> battant, performance d'autant plus modeste que la porte n'était pas<br />
fermée à clé. Céci<strong>le</strong> devait déjà être arrivée.<br />
C'était à croire que <strong>le</strong>s derniers événements avaient réel<strong>le</strong>ment impressionné la <strong>je</strong>une secrétaire.<br />
Décidément, rien ne serait désormais jamais plus comme avant...<br />
- Bonjour, patron ! s'écria la jouvencel<strong>le</strong> en s'élançant à la rencontre de son héros avec une fugue tout<br />
aussi inquiétante que la subite ponctualité dont la bel<strong>le</strong> faisait preuve ce jour-<strong>là</strong>.<br />
- Cela fait partie de vos nouvel<strong>le</strong>s résolutions, de respecter <strong>le</strong>s horaires de travail ? lança Nestor avec<br />
un petit éclair de malice dans <strong>le</strong> coin de l'oeil, mais Céci<strong>le</strong> ne vit pas du tout <strong>le</strong> petit éclat de malice<br />
dans <strong>le</strong> coin de l'oeil et prit la mouche. Comme il avait peur d'aggraver son cas, Nestor ne chercha pas<br />
à se disculper et s'enfuit dans son bureau (l'unique bureau de l'agence, seu<strong>le</strong>ment séparé de l'accueil<br />
par une grande cloison de verre cathédra<strong>le</strong>).<br />
Il déposa sa pelisse, son cache-nez et sa désormais célèbre casquette à carreaux jaunes et noirs sur<br />
<strong>le</strong> portemanteau qui montait la garde dans l'embrasure de la porte, contourna la grande tab<strong>le</strong> de travail<br />
sur laquel<strong>le</strong> il aimait éta<strong>le</strong>r une fou<strong>le</strong> d'indices variés de nature à exhiber aux visiteurs <strong>le</strong>s signes<br />
3
extérieurs d'une activité débordante, se laissa tomber dans <strong>le</strong> vieux fauteuil de cuir qu'il faudrait bien<br />
changer un jour et trouva sur son sous-main quelques plis sans intérêt et d'autres sans importance.<br />
Mais deux pneumatiques devaient néanmoins attirer son attention et attiser sa curiosité.<br />
Le premier était signé Juve. Le célèbre inspecteur adressait tous ses compliments au "détective<br />
novice", disait-il sournoisement, en louant son "courage" et sa "grande réussite" (pour ne pas dire un<br />
coup de bol) ! C'était bien plus qu'il n'en fallait pour se rou<strong>le</strong>r par terre de rire ! Le policier devait<br />
vraiment se trouver ridicu<strong>le</strong> ! Nestor ne pouvait que se sentir p<strong>le</strong>in de commisération pour ce pauvre<br />
bougre qui depuis vingt ans déjà courait sans succès après <strong>le</strong> Roi du Crime ! Mais <strong>le</strong> policier<br />
malchanceux avait ces dernières semaines tendance à irriter l'opinion publique. Tant de malchance ne<br />
pouvait pas être <strong>le</strong> fruit du hasard ! C'en était parfois à se demander si Juve ne craignait pas de se<br />
retrouver sans emploi s'il ne laissait pas fi<strong>le</strong>r sa prétendue bête noire !<br />
En tout cas, sur la dernière affaire du collier du tsar, il s'était couvert de ridicu<strong>le</strong>. L'aventure s'était<br />
achevée en une effarante course poursuite sur <strong>le</strong>s toits de l'Opéra, et Nestor, très conscient de ses<br />
limites, avait refusé de s'engager sur ce terrain glissant. Et il n'avait pas été <strong>le</strong> seul à abandonner la<br />
lutte avec cet acrobate hors pair qu'est Fantômas : il y avait aussi Fandor, Burma, Rou<strong>le</strong>tabil<strong>le</strong>,<br />
Farroux, Ganimard et Guerchard. Seul ce bon Juve avait osé s'aventurer à la poursuite du bandit qui<br />
jouait en l'occurrence sur du velours. L'inspecteur ne réussit ce soir-<strong>là</strong> qu'à se trouver en fâcheuse<br />
posture : nous dûmes appe<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s pompiers pour dégager notre ami en si mauvaise position qu'il ne<br />
pouvait plus descendre du rebord d'une gouttière sur laquel<strong>le</strong> l'égarement de sa ferveur dans la<br />
poursuite l'avait poussé à s'engager.<br />
Nestor abandonna Juve à ses jérémiades, déplia nerveusement <strong>le</strong> second pneumatique et lut <strong>le</strong>s<br />
quelques mots d'un certain Matisse qui lui fixait rendez-vous à l'hôtel Crillon, chambre 27, pour onze<br />
heures <strong>le</strong> matin même.<br />
L'élévation de son standing étant intervenue très récemment, il ne re<strong>le</strong>va pas ce que l'invitation avait<br />
de scabreux, et il décida de s'y rendre.<br />
- Céci<strong>le</strong>, <strong>je</strong> sors, cria-t-il à la cantonade. Mais en <strong>le</strong>vant <strong>le</strong> nez, il s'aperçut que la <strong>je</strong>une fil<strong>le</strong> avait quitté<br />
son poste et se tenait droite dans l'embrasure de la porte.<br />
El<strong>le</strong> était vêtue d'une longue robe b<strong>le</strong>u pâ<strong>le</strong>, à volants, un peu bouffante, dont <strong>le</strong>s boutons du corsage<br />
étaient fermés du premier au dernier. Céci<strong>le</strong> était une enfant sage. C'était à la fois l'image qu'el<strong>le</strong><br />
donnait d'el<strong>le</strong>-même et cel<strong>le</strong> qu'avait d'el<strong>le</strong> Nestor. Mais son espièg<strong>le</strong>rie aff<strong>le</strong>urait parfois sous <strong>le</strong>s eaux<br />
prétendument calmes de son tempérament.<br />
Pour l'heure, el<strong>le</strong> campait, <strong>le</strong>s bras croisés, <strong>le</strong>s pieds un peu écartés, pour faciliter l'assise et véhicu<strong>le</strong>r<br />
l'impression que cette fois, il faudrait s'expliquer d'égal à égal. Dans ces moments de tensions<br />
socia<strong>le</strong>s, il arrivait à Nestor de se surprendre à la trouver bel<strong>le</strong>. Il avait toujours soigneusement évité de<br />
se poser la question de savoir qui était Céci<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> lui avait été recommandée par une aïeu<strong>le</strong><br />
bretonnante qui la lui avait ainsi fourgué à un prix dérisoire. Mais la bel<strong>le</strong> n'avait pas regimbé,<br />
heureuse qu'el<strong>le</strong> était de monter ainsi à Paris.<br />
- On pourra se voir, dans la journée, cinq minutes ? demanda la mutine.<br />
Nestor pensa qu'il ne l'avait jamais vue aussi remontée. Il en fut à la fois ravi et peiné. Ravi car el<strong>le</strong><br />
était ravissante, plantée droite devant la porte. Peiné parce qu'el<strong>le</strong> introduisait de la complication dans<br />
son espace vital. Qu'arrivait-il ? La secrétaire désirait-el<strong>le</strong>, à la faveur des événements récents,<br />
demander une substantiel<strong>le</strong> augmentation de ses appointements il est vrai rachitiques (pour <strong>le</strong>s mois<br />
où il avait été possib<strong>le</strong> de la rémunérer, bien sûr) ? Voulait-el<strong>le</strong> davantage participer à la gestion de la<br />
société ? Un nouveau statut ? Ou était-el<strong>le</strong> décidemment tombée amoureuse du nob<strong>le</strong> héros dont<br />
parlait <strong>le</strong>s journaux ? L'idée amusa Nestor, mais il la repoussa avec vigueur. Tous <strong>le</strong>s privés savent<br />
qu'il vaut mieux éviter de tomber amoureux de ses clientes, c'est connu. Cà n'est pas pour<br />
s'amouracher de sa secrétaire ! Et puis, sans rire, Céci<strong>le</strong> avait sûrement mieux à faire que de perdre<br />
son temps avec un vieux schnock de trente balais !<br />
- On peut même se voir tout de suite un quart d'heure, répliqua courtoisement Nestor qui souhaitait<br />
désamorcer <strong>le</strong>s velléités révolutionnaires de la <strong>je</strong>une fil<strong>le</strong>.<br />
- J'aimerais savoir ce que vous comptez faire de moi, maintenant, dit Céci<strong>le</strong> en croisant <strong>le</strong>s bras.<br />
Nestor se retint de sourire. La douce avait bien <strong>le</strong> vent en poupe. El<strong>le</strong> sentait que sa situation pouvait<br />
passer la vitesse supérieure, et désirait mettre <strong>le</strong>s choses au point... El<strong>le</strong> se voyait déjà sûrement<br />
affronter, la loupe à la main, <strong>le</strong>s périls du monde de la haute délinquance. Ou bien promener son<br />
avantageuse physionomie en tail<strong>le</strong>ur High Life Tailor sur <strong>le</strong> moel<strong>le</strong>ux tapis rouge des somptueux<br />
corridors des Champs Elysées. Tout cela n'était certes pas critiquab<strong>le</strong>. Rêver un peu ne pouvait pas lui<br />
faire de mal. Et puis, Nestor devait plutôt se féliciter de cette évolution C'était au contraire un gage de<br />
dynamisme pour l' agence. Le seul risque était de se retrouver face à une réalité en tota<strong>le</strong> dissonance<br />
par rapport aux espoirs de Céci<strong>le</strong>, et qu'el<strong>le</strong> se rende fina<strong>le</strong>ment compte que <strong>le</strong> génial redresseur des<br />
retors n'était qu'un vulgaire fouil<strong>le</strong> bidet. Il ne fallait surtout pas la décevoir, cette enfant émerveillée.<br />
El<strong>le</strong> avait sûrement toujours ressenti l'emprise de ce pouvoir de séduction qu'exercent <strong>le</strong>s hommes de<br />
4
la trempe de Nestor, des décalés du réel, des êtres d'exception, en dehors des normalités, et il fallait<br />
que <strong>le</strong>s choses durent.<br />
- Justement, affirma Nestor, j'y pensais. Voyez-vous jusqu'à présent, <strong>je</strong> me suis contenté de vivoter<br />
médiocrement avec ce travail.<br />
Céci<strong>le</strong> opina, peut-être un peu trop ostensib<strong>le</strong>ment.<br />
- Mais compte tenu de l'essor que l'agence est appelée à prendre, il est clair que nous devons redéfinir<br />
une organisation à la hauteur des en<strong>je</strong>ux, et de ce point de vue <strong>là</strong>, c'est indubitab<strong>le</strong>. Maintenant, vous<br />
comprendrez néanmoins que cette nouvel<strong>le</strong> répartition des tâches et des rétributions ne puisse<br />
intervenir qu'une fois que <strong>le</strong>s conséquences favorab<strong>le</strong>s de notre toute nouvel<strong>le</strong> notoriété se seront<br />
faites sentir, et <strong>je</strong> vous propose donc de patienter un peu... (Comment que <strong>je</strong> cause bien, se dit<br />
Nestor).<br />
- C'est que j'ai vraiment l'impression d'être tenue à l'écart, voyez-vous, j'aimerais au moins participer à<br />
vos réf<strong>le</strong>xions...<br />
Nestor parut tout à fait ravi :<br />
- Très bien, c'est parfait ! Je n’en attendais pas moins de vous ! Je savais que <strong>je</strong> pouvais compter sur<br />
votre mobilisation, et <strong>je</strong> vous propose d'en par<strong>le</strong>r à dé<strong>je</strong>uner, n'est ce pas ? Le restaurant de votre<br />
choix. Je rentrerai vers midi, midi trente...<br />
Et du coup, Nestor put s'en al<strong>le</strong>r. Céci<strong>le</strong> libéra l’accès à la porte et la lui ouvrit même avec un charmant<br />
sourire. C'est à ce moment-<strong>là</strong> que <strong>le</strong> détective se dit qu'il lui fallait à tout prix éviter de l'épouser s'il<br />
voulait toujours la garder parfaite.<br />
2<br />
Et Nestor Poireau se retrouva dans <strong>le</strong> froid glacial du bou<strong>le</strong>vard Saint Jacques. Il força un peu l'allure<br />
jusqu'à Denfert Rochereau pour patienter un instant à l'arrêt de l'autobus qui desservait <strong>le</strong> centre vil<strong>le</strong>.<br />
Il avait fina<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> temps de se rendre <strong>le</strong>ntement à son rendez-vous, étant parti bien prématurément,<br />
échappant ainsi aux revendications de sa secrétaire.<br />
Et puis, <strong>le</strong>s autobus étaient beaucoup moins bondés depuis quelques temps, depuis, en fait, que l'un<br />
d'eux était tombé dans la Seine. Nestor put même s'instal<strong>le</strong>r à sa place préférée, quoique la plus<br />
remuante, prés de l'escalier qui mène à l'impéria<strong>le</strong>. Le bahut vibrait et sautait sur <strong>le</strong>s pavés, et il arrivait<br />
que <strong>le</strong>s derniers passagers éprouvent quelques frayeurs lorsque l'autobus, et c'était chose fréquente,<br />
dépassait <strong>le</strong>s trente kilomètres heures.<br />
Ainsi, et sans avoir fripé ses habits dans <strong>le</strong>s cohues coutumières de ce genre de transport en<br />
commun, <strong>le</strong> détective parvint bien avant l'heure devant <strong>le</strong> perron du fameux hôtel Crillon, et décida de<br />
tuer <strong>le</strong> temps au bar de ce prestigieux établissement, en compagnie d'une absinthe et pas des<br />
moindres.<br />
C'est alors qu'il rencontra l'excel<strong>le</strong>nt Alban Danfor, <strong>le</strong> remarquab<strong>le</strong> journaliste mondain qui participait à<br />
plusieurs des revues <strong>le</strong>s plus célèbres et en même temps <strong>le</strong>s plus crapu<strong>le</strong>uses de la Capita<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s plus<br />
respectab<strong>le</strong>s étant Fantasio et Touche-à-tout. Les deux hommes avaient depuis longtemps<br />
sympathisé, puisque tirant pour une large part <strong>le</strong>ur gagne-pain des histoires de fesses de <strong>le</strong>urs<br />
contemporains.<br />
Ils s'étaient rencontrés dans un infâme tripot de Montmartre, où l'épouse d'un politicien radical venait<br />
dilapider quelque argent au milieu d'hommes d'un autre monde que <strong>le</strong> sien, suintant de sous <strong>le</strong>s bras<br />
et puant de la gueu<strong>le</strong>, parmi <strong>le</strong>squels il s'en trouvait toujours un pour conso<strong>le</strong>r la bel<strong>le</strong> éplorée des<br />
pertes qui avaient été <strong>le</strong>s siennes. L'histoire s'était terminée lorsque <strong>le</strong> tenancier de ce lieu de<br />
débauche avait fermé sa porte à la donzel<strong>le</strong>, car <strong>le</strong>s consommateurs venaient désormais moins pour<br />
dépenser <strong>le</strong>ur argent que pour tenter <strong>le</strong>ur chance avec la coquine. Les deux amis, sans toutefois avoir<br />
osé profiter de l'exubérance de la <strong>je</strong>une femme, avaient pu unir <strong>le</strong>urs efforts et parvenir, l'un, à<br />
satisfaire un public assoiffé de nouvel<strong>le</strong>s émoustillantes, l'autre à satisfaire <strong>le</strong> cocu désireux de punir<br />
son infidè<strong>le</strong> épouse de la plus cinglante façon.<br />
Alban sirotait déjà sa boisson anisée au bar de la réception, <strong>le</strong> dos tourné au garçon qui semblait<br />
s'ennuyer derrière son zinc. Le journaliste aperçut de suite <strong>le</strong> détective, puisqu'il était <strong>là</strong> pour surveil<strong>le</strong>r<br />
la porte, et il lui fit signe de <strong>le</strong> rejoindre, ce que Nestor aurait fait de toute manière.<br />
- Que <strong>le</strong>s dieux te bénissent, ami d'outre Seine, commença Alban dans un sty<strong>le</strong> lyrique dans <strong>le</strong>quel il<br />
ne put achever. Cà gaze ? demanda-t-il, puis, sans attendre la réponse, il se tourna vers <strong>le</strong> barman et<br />
lui demanda deux fois la même chose.<br />
- Sans sucre pour moi, précisa Nestor.<br />
- Pour moi non plus, ajouta <strong>le</strong> journaliste.<br />
Puis, il refit face au détective et l'interrogea :<br />
- Du nouveau ?<br />
5
Nestor prit son air énigmatique, mais Alban n'était pas de ceux qu'on pouvait snober longtemps.<br />
D'autant qu'on pouvait considérer que la renommée toute naissante du fin limier (<strong>le</strong>s limiers sont<br />
toujours fins) avait partiel<strong>le</strong>ment été inspirée par <strong>le</strong>s éloges systématiques du journa<strong>le</strong>ux dont <strong>le</strong> public<br />
appréciait <strong>le</strong>s héros.<br />
- J'imagine que tu n'es pas <strong>là</strong> pour prendre une chambre, non ? ajouta Alban, comme pour pousser<br />
Nestor aux confidences.<br />
- Si tu crois que maintenant, <strong>je</strong> vais me contenter du pain de fesse...<br />
- On sait jamais. Chassez <strong>le</strong> naturel...<br />
Nestor, peut être par rigueur professionnel<strong>le</strong>, eut à coeur de reprendre l'initiative du dialogue et<br />
réciproqua la question du journaliste.<br />
- C'est toujours à moi d'apporter <strong>le</strong>s informations, rua ce dernier.<br />
- Ca t'a plutôt porté chance, jusqu'à présent, remarqua Nestor.<br />
Le journaliste s'administra une rasade et raconta qu'une sommité de la vie parisienne, un peintre<br />
célèbre, était probab<strong>le</strong>ment en train de s'envoyer en l'air avec une créature du sexe dans cet hôtel et<br />
que pour rien au monde il ne manquerait sa sortie. On avait beau avoir de bons informateurs, il<br />
convenait quand même de vérifier avant la mise sous presse de révélations de ce type.<br />
- Et il s'appel<strong>le</strong> comment, ton peintre ? demanda Nestor.<br />
- Alors <strong>là</strong> mon grand, pas de çà ! Tu n'as pas l'air de faire beaucoup de cas de ma discrétion, asteure !<br />
- Puisque dans quelques jours, tu en feras profiter <strong>le</strong> tout Paris...<br />
- Ah mais <strong>je</strong> n'affirme rien avant d'en être tota<strong>le</strong>ment certain !<br />
- Et cette conscience professionnel<strong>le</strong> me laisse sans voix !<br />
Les deux compagnons terminèrent ensemb<strong>le</strong> <strong>le</strong>urs godets, et Nestor, pour rendre la politesse,<br />
renouvela <strong>le</strong>s consommations.<br />
Il redoutait un peu <strong>le</strong>s effets de l'alcool. Il n'était pas d'une constitution très solide, et, pour tout dire,<br />
avait été catalogué par <strong>le</strong>s recruteurs militaires dans <strong>le</strong>s "médiocres". La formu<strong>le</strong> utilisée (la tail<strong>le</strong><br />
diminuée du poids et du tour de poitrine) ne l'avait pas avantagé et l'avait laissé à l'abri des<br />
tracasseries de la conscription. Il ne s'en portait pas plus mal, préférant passer <strong>le</strong>s vingt-quatre mois<br />
du service armé entre de meil<strong>le</strong>ures mains...<br />
- J'ai rendez-vous à onze heures chambre 24, précisa <strong>le</strong> détective avant même d'avoir été relancé par<br />
son ami.<br />
- Tiens tiens, c'est bon signe. Ta clientè<strong>le</strong> a donc bien changé, en si peu de temps.<br />
- Faut croire.<br />
- Et on peut savoir quel est <strong>le</strong> mari inquiet ?<br />
- Je n'imagine pas une seconde que tu puisses placer ma conscience en deçà de la tienne, mon<br />
grand. Je t'expliquerais peut être tout çà un jour, si <strong>je</strong> daigne t'aider à sortir du rang...<br />
Et Nestor se dirigea vers <strong>le</strong> grand escalier de l'hôtel de luxe.<br />
3<br />
La chambre 24 était la quatrième du deuxième étage. On se trouvait bien en p<strong>le</strong>in Paris, capita<strong>le</strong> du<br />
pays de Descartes. Pas de doute <strong>là</strong>-dessus. Lorsque Nestor frappa de l'index contre <strong>le</strong> panneau de<br />
bois laqué, une voix lui répondit d'entrer, et il perçut <strong>le</strong> bruit d'un pas lourd venant précipitamment à sa<br />
rencontre.<br />
- Entrez entrez entrez ! répéta <strong>le</strong> gros barbu jovial en accueillant <strong>le</strong> policier. Entrez et <strong>je</strong> vous en prie,<br />
asseyez-vous, cher monsieur Poireau, <strong>je</strong> vous en prie.<br />
Tant de sympathie et de courtoisie chez cet inconnu persuadèrent Nestor que décidemment, il n'était<br />
pas diffici<strong>le</strong> du tout de savoir se comporter dans <strong>le</strong> monde. Il résolut de se conduire avec naturel et<br />
s'avachit bien confortab<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong> canapé du salon de l'appartement de son hôte, qui lui fit face en<br />
s'installant sur une chauffeuse de velours mauve.<br />
- Je suis tout à fait désolé, cher monsieur Poireau, d'avoir dû vous demander de vous déplacer, n'estce<br />
pas, mais <strong>je</strong> ne vous sollicite pas pour une affaire tout à fait bana<strong>le</strong>, voyez-vous, j'ai préféré vous<br />
rencontrer ici plutôt qu'à notre siége de la rue Scribe, pour des raisons, disons, de confidentialité...<br />
- Par<strong>le</strong>z sans craindre, <strong>je</strong> vous en prie, monsieur ...<br />
- Matisse ! Matisse ! Oui, comme <strong>le</strong> peintre, Matisse !<br />
- Eh bien, <strong>je</strong> vous écoute, cher monsieur...<br />
Le gros bonhomme croisa alors ses dix francforts d'un air gêné, tout en fourrageant dans sa barbe des<br />
deux pouces re<strong>le</strong>vés.<br />
- Et bien, voi<strong>là</strong>... Tenez d'abord ceci : Il s'agit d'un acompte sur dix mil<strong>le</strong> dollars et d'un al<strong>le</strong>r-retour pour<br />
New York.<br />
6
Nestor, qui avait appris à masquer ses sentiments, ne laissa rien voir de sa surprise en empochant<br />
sans un mot <strong>le</strong> paquet que l'homme lui tendait.<br />
Matisse fit la grimace et dit :<br />
- Vous ne me demandez pas pourquoi faire ?<br />
- Si. Qui faut-il tuer, pour ce prix-<strong>là</strong> ?<br />
Le vilain barbu fit un saut, ouvrit la bouche et écarquilla <strong>le</strong>s yeux. Puis, il dit seu<strong>le</strong>ment "Monsieur !" sur<br />
un ton plutôt réprobateur.<br />
- N'ayez crainte, cher ami, lâcha Nestor, c'est de l'humour à froid.<br />
- Oui, oui, <strong>je</strong> comprends, laissa tomber Matisse en épongeant du revers de la manche son front de<br />
gros adipeux.<br />
- Mais vous devriez m'expliquer tout çà d'urgence, mon cher.<br />
Le gros prit un cigare dans une boite de dix qui m'en contenait plus que trois, en proposa un à Nestor<br />
qui refusa, et il se décida à passer aux aveux :<br />
- Je suis <strong>le</strong> responsab<strong>le</strong> de la succursa<strong>le</strong> française de la compagnie maritime White Star Line, que<br />
vous connaissez sans doute...<br />
- Continuez, continuez... répondit <strong>le</strong> détective en sortant une lime à ong<strong>le</strong> de sa poche revolver.<br />
- Et <strong>je</strong> m'occupe de l'embarquement des passagers pour <strong>le</strong>s Etats-unis.<br />
- Oui ? plaça à tout hasard <strong>le</strong> fin limier, tout en se limant la main gauche.<br />
- Oui, c'est pas qu'on ait beaucoup de Français mais il y a quand même pas mal de monde qui<br />
embarque à Cherbourg. Des métèques qui veu<strong>le</strong>nt émigrer, des négociants, mais surtout quelques<br />
américains en voyage d'agrément en Europe, et c'est pour l'un d'entre eux, justement, que la direction<br />
de Liverpool m'a demandé de m'attacher <strong>le</strong>s services d'un policier privé de très haut niveau, et...<br />
- Et <strong>je</strong> vous remercie d'avoir pensé à moi.<br />
- Oui, c'est à dire que <strong>je</strong> n'y connais pas grand chose mais <strong>le</strong>s journaux de ces derniers jours font de<br />
vous une éloge tel<strong>le</strong>ment... <strong>je</strong> dirais... élogieuse.<br />
- Le mot n'est pas trop fort, répliqua Nestor qui se sentait tout à fait à son aise dans ce décor de rêve<br />
et cette ambiance subti<strong>le</strong> et retenue.<br />
- Alors vous comprendrez aisément que ma démarche est quelque peu officieuse, car <strong>je</strong> n'aimerais<br />
pas du tout que <strong>le</strong> bruit se répande que nous faisons surveil<strong>le</strong>r nos passagers <strong>le</strong>s plus prestigieux par<br />
des détectives privés. Il y a sur nos bateaux un service de police très performant, mais compte tenu de<br />
la personnalité de certaines des personnalités, n'est ce pas...<br />
- Je vois, <strong>je</strong> vois...<br />
- Alors cher monsieur, acceptez-vous de nous rendre ce service. Il consiste simp<strong>le</strong>ment en ce que la<br />
personne à laquel<strong>le</strong> <strong>je</strong> pense parvienne à New-York sans embûche... Cinq mil<strong>le</strong> dollars aujourd'hui,<br />
cinq mil<strong>le</strong> une fois en Amérique.<br />
Nestor mourait bien sûr d'envie de se précipiter sur cette aubaine, et il se demandait même comment<br />
une chose pareil<strong>le</strong> pouvait bien lui arriver. Fallait-il qu'il ait <strong>le</strong> vent en poupe ! Mais un privé de son<br />
niveau ne devait montrer aucune excitation. Les nerfs d'acier, il se contenta de demander :<br />
- Et <strong>le</strong> nom du pè<strong>le</strong>rin en question ?<br />
Matisse tressaillit à cette appellation plutôt trivia<strong>le</strong> :<br />
- Oh, il ne vous dira vraisemblab<strong>le</strong>ment rien ! C'est un milliardaire américain simp<strong>le</strong>ment un peu<br />
remuant, quelque peu contesté, qui effectue en Europe un voyage d'agrément avec son épouse, et qui<br />
rentre à New York par <strong>le</strong> bateau du 10 avril.<br />
Nestor rangea sa lime à ong<strong>le</strong> :<br />
- His name ? lâcha Nestor pour montrer qu’il était parfaitement bilingue.<br />
- Il s'appel<strong>le</strong> John Jacob Astor... lâcha Matisse comme à regret.<br />
- Ok <strong>je</strong> prends, répliqua <strong>le</strong> détective, laissant entendre ainsi qu'il connaissait parfaitement cet homme,<br />
ce qui n'était évidemment pas <strong>le</strong> cas.<br />
Le gros zig prit la main nouvel<strong>le</strong>ment manucurée de Nestor et <strong>le</strong> remercia chaudement, assurant que<br />
tout cela ne serait qu'une formalité mais qu'il était tout de même très heureux d'avoir pu trouver<br />
quelqu'un pour ce travail, et il lui donna un rendez-vous à Liverpool avec la direction de la firme pour<br />
signer <strong>le</strong> contrat.<br />
Et Nestor se retrouva dehors.<br />
En sortant, il passa forcément dans <strong>le</strong> champ de vision d'Alban qui n'avait pas bougé d'un iota, et qui<br />
l'accrocha au passage :<br />
- Alors ?<br />
- Alors, il est très bien, ce monsieur Matisse. C'est un client pas pénib<strong>le</strong> pour un sou. Simp<strong>le</strong>ment un<br />
peu stressé, peut-être. Il devrait se décontracter, prendre <strong>le</strong> temps de vivre, <strong>je</strong> sais pas, moi, faire de la<br />
peinture, par exemp<strong>le</strong>, comme l'autre.<br />
7
4<br />
Comme il n'y avait manifestement pas lieu de s'inquiéter sur la vertu du célèbre peintre, Nestor<br />
entraîna Alban dans un restaurant du bou<strong>le</strong>vard des Capucines, chez Mado, un estaminet au standing<br />
sensib<strong>le</strong>ment plus démocratique que l'hôtel Crillon, mais où l'on trouvait <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur petit salé aux<br />
<strong>le</strong>ntil<strong>le</strong>s de Paris.<br />
L'ambiance était, de plus, tout à fait sympathique, et on pouvait sans crainte se mettre à l'aise, sans<br />
risquer <strong>le</strong>s regards en biais de consommateurs snobinards. Et du coup, <strong>le</strong>s deux amis se sentirent tout<br />
à fait bien.<br />
La profession d'Alban lui allait en fait comme un gant à un manchot. C'en était à se demander<br />
comment il pouvait faire illusion de la sorte, dans <strong>le</strong>s salons <strong>le</strong>s plus rupins de la Capita<strong>le</strong>.<br />
- Pour moi, çà sera un hareng pomme à l'hui<strong>le</strong> et une entrecôte marchand de vin.<br />
- Attention à la ligne, eh, bébé lune ! Tu vas faire claquer ta gaine !<br />
- Ca me fera une bedaine de propriétaire, répliqua Nounours.<br />
Lorsque Mado eut prit <strong>le</strong>s commandes et transporté son popotin de rêve à l'abri du regard protubérant<br />
des commensaux, Nestor entreprit d'entreprendre son ami :<br />
- Alors dis-moi, entama-t-il en jouant du doigt sur <strong>le</strong> rebord de son verre, çà te dit quelque chose, à toi,<br />
John Jacob Astor ?<br />
Alban considéra <strong>le</strong> détective avec stupeur :<br />
- Ben c’te bonne blague ! Autant me demander si j'ai entendu par<strong>le</strong>r du Président Fallières...<br />
- Ah. A ce point ?<br />
- Bédame ! Tu connais bien <strong>le</strong> Waldorf Astoria, non ?<br />
- L'hôtel de New-York ? tenta Nestor.<br />
- C'est lui.<br />
- Ah la vache !<br />
- Tu m'étonnes ! Mais sans vouloir te presser <strong>le</strong> citron, j'aimerais bien savoir ce que tu fricottes avec<br />
un mec pareil. Sans vouloir te vexer, il est aux antipodes, hein, si tu vois ce que <strong>je</strong> veux dire...<br />
- Et il est en France, actuel<strong>le</strong>ment ? demanda Nestor qui souhaitait en apprendre <strong>le</strong> plus possib<strong>le</strong>.<br />
Mais Mado fit son entrée avec cel<strong>le</strong>s des deux hommes, <strong>le</strong>s servit, puis repartit en ondulant faut voir<br />
comme.<br />
- C'est dingue ! lâcha Alban lorsque la serveuse fut repartie, c'est dingue, ce port qu'el<strong>le</strong> a ! Quel<strong>le</strong><br />
personnalité !<br />
- Ne t'excite pas, grand, tu te fais du mal. Raconte-moi plutôt Astor.<br />
Alban planta goulûment sa fourchette dans une patate et se garnit <strong>le</strong> claquet tout en commençant son<br />
spiche :<br />
- C'est un gars, stuveux, c'est <strong>le</strong> fils d'un mec qui s'en ait mis p<strong>le</strong>in <strong>le</strong>s fouil<strong>le</strong>s en vendant des<br />
fourrures, et qui a su faire <strong>le</strong>s bons placements, stuveux. Des hôtels, des ceci, des cela sitenveutenha.<br />
Alors c'est <strong>le</strong> gars qui d'entrée de <strong>je</strong>u, n'apparaît pas comme une personnalité très sympathique,<br />
d'emblée. Mais en fait - moi, <strong>je</strong> <strong>le</strong> connais pas, mais <strong>je</strong> t'en dis ce qui se dit, hein -, <strong>je</strong> pense que c'est<br />
plutôt <strong>le</strong> bon gars. Il a des sous, d'accord, mais il a aussi <strong>le</strong> peps, et s'il n'était pas né riche, il <strong>le</strong> serait<br />
sans doute devenu. C'est <strong>le</strong> type valab, quoi. Il fait fonctionner sa boutique, il ne se fou<strong>le</strong> pas trop, il a<br />
du nez, il sait faire des affaires, il voyage, il écrit des romans, même, tu vois que c'est loin d'être un<br />
con, bref, il a l'air de pas mal faire ce qui lui plait.<br />
- Et il est à Paris, en ce moment ?<br />
- Il revient d'un voyage de noce. Egypte, Italie, Paris. Il vient d'épouser une certaine Made<strong>le</strong>ine, dix-huit<br />
balais maximum (il en accuse 47), et à mon avis, c’est <strong>là</strong> que ça coince, certains l’ont mal digéré, à<br />
commencer par sa première femme.<br />
- Allons bon.<br />
- Oui, il a largué bobonne. Déjà, çà, c'est pas bien connoté. Mais épouser une <strong>je</strong>unesse, çà, on en<br />
rêve trop pour ne pas <strong>le</strong> jalouser et lui en vouloir. En ce moment, il est un peu au centre des potins<br />
parce qu'aucun curé ne voulait bénir son remariage, mais il est quand même arrivé à en trouver un, à<br />
Boston. D'ail<strong>le</strong>urs, depuis, <strong>le</strong> pauvre type s'est vu radié de l'ordre !<br />
Cet Astor n'entrait pas vraiment dans <strong>le</strong> schéma des multi millionnaires. Et il n'y avait rien d'étonnant à<br />
ce qu'il dérange un peu. Mais de <strong>là</strong> à <strong>le</strong> faire protéger à coup de dollars par une des gloires de la police<br />
française, c'était quand même un peu fort de café.<br />
Nestor expliqua au journaliste son intérêt pour l'américain, tout en lui recommandant la plus stricte<br />
discrétion.<br />
- Mais c'est que c'est comp<strong>le</strong>tely passionnant, çà ! cria presque <strong>le</strong> journa<strong>le</strong>ux.<br />
Il exultait, il piaffait, il trépignait, il surpinait, il scrofulait, tant son excitation (quasiment pseudo érotico<br />
sexuel<strong>le</strong>) était grande !<br />
- Ah l'enfoiré ! Mais tu vas te payer une super croisière à l'oeil et <strong>le</strong> tout aux frais de la princesse !<br />
8
Nestor <strong>le</strong>va la main en signe de protestation :<br />
- On n'en sait rien, si c'est pour la peau ! C'est cel<strong>le</strong> d'un type qui est en <strong>je</strong>u, justement !<br />
- Mais il risque rien, ton Astor, il risque rien ! Je veux bien que sa première bel<strong>le</strong> famil<strong>le</strong> l'ait mauvaise,<br />
<strong>je</strong> veux bien que des tas de minab<strong>le</strong>s <strong>le</strong> jalousent, mais c'est sûrement pas suffisant pour qu'on veuil<strong>le</strong><br />
<strong>le</strong> dessouder !<br />
- C'est par précaution...<br />
- Précaution mes choses ! Il faudrait vraiment savoir ce qui se cache derrière ce boulot. C'est un coup<br />
d'épate, à mon avis. Voyage en transatlantique avec gratin mondial aux premiers étages mais<br />
attention, sous la surveillance du ténor des policiers privés français ! C'est encore un coup de pub !<br />
Le détective se dit que tel était peut être effectivement <strong>le</strong> cas, mais çà ne pouvait fina<strong>le</strong>ment<br />
qu'arranger ses affaires. Palper dix mil<strong>le</strong> dollars juste pour faire traverser un fils à papa bourré de fric<br />
et faire un coup d'épate pour une compagnie maritime, c'était assez dans ses cordes. C'était même ce<br />
qui lui convenait <strong>le</strong> mieux.<br />
- Cà va ? Je t'ai assez affranchi, à part çà ? demanda Alban. Parce que pour <strong>le</strong>s remerciements, y’a<br />
pas urgence.<br />
- T'en fais pas, mon lapin, pour ce qui est des remerciements, tu sais à quoi t'en tenir. Tu seras <strong>le</strong> seul<br />
à profiter de mes informations.<br />
- Si c'est pour me dire qu'Astor est bien arrivé à New-York, c'est pas la peine de télégraphier, hein ?<br />
5<br />
Nestor préféra rentrer en métropolitain. Ligne 4 (ouverte quatre ans plus tôt) jusqu'à Denfert, et la ligne<br />
6 (ouverte en 1907) jusqu'à Glacière. C'était rapide et pas compliqué. Il avait fini par se faire à ce<br />
transport d'un genre nouveau. Il était <strong>le</strong> plus efficace pour celui qui désirait traverser Paris rapidement<br />
et sans froisser son habit dans <strong>le</strong>s autobus ou <strong>le</strong>s voitures, ni se charger des odeurs douteuses et<br />
tenaces des voitures à cheval. Le seul inconvénient : il fallait descendre du métro aérien jusque dans<br />
la rue, et arpenter la rue Glacière jusqu'au bureau. Et on avait <strong>le</strong> temps de crever de froid ! Mais par<br />
chance, un so<strong>le</strong>il radieux réchauffait un peu l'atmosphère.<br />
Le détective courut un peu jusqu'au 321 et arriva sur <strong>le</strong> palier de La Lumineuse vaguement essoufflé. Il<br />
n'avait plus vingt ans.<br />
C'est au moment même où il tirait sur <strong>le</strong> cordon de la sonnette qu'il se souvint qu'il avait proposé à<br />
Céci<strong>le</strong> de dé<strong>je</strong>uner avec el<strong>le</strong>. Mais c'était trop tard, et puis quoi, on ne peut pas toujours recu<strong>le</strong>r devant<br />
<strong>le</strong>s périls de l'existence, il fallait affronter. Et de front, si possib<strong>le</strong> !<br />
La délicieuse vint ouvrir, guil<strong>le</strong>rette et pimpante, mais son sourire pulpeux et cristallin disparut à la vue<br />
révulsante de son patron. El<strong>le</strong> sut néanmoins conserver un rien de self-control, et se contenta de dire<br />
"Tiens, patron, quel bon vent ?".<br />
Nestor décida de faire celui qui était complètement débordé et s'anima soudain :<br />
- Céci<strong>le</strong>, ma petite Céci<strong>le</strong>, j'ai une nouvel<strong>le</strong> sensationnel<strong>le</strong> !<br />
De quoi désarçonner <strong>le</strong>s plus rebel<strong>le</strong>s.<br />
Nestor entra dans son bureau, suivi de la charmante, s'abattit sur son siége avec un soupir étésien, et<br />
sortit l'enveloppe de Matisse de sa poche. Il la déchira et répandit <strong>le</strong> contenu sur son sous-main de<br />
cuir.<br />
La si douce parut éberluée de voir tomber <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts verts en pluie sur <strong>le</strong> bureau, et pressa <strong>le</strong>s mains<br />
croisées sur son coeur. El<strong>le</strong> n'avait aucune idée de ce que la liasse représentait puisqu'el<strong>le</strong> n'avait<br />
jamais vu de dollar de sa vie, mais el<strong>le</strong> sentait bien qu'il devait y en avoir pour un bon petit paquet.<br />
- J'ai gagné çà, annonça triompha<strong>le</strong>ment Nestor. Plus autant si j'accompagne un amerloque sain et<br />
sauf jusqu'à New York !<br />
- New York ! s'écria la toute bel<strong>le</strong>. New York ! En Amérique !<br />
- Ben ma foi ! confirma <strong>le</strong> héros en exhibant <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t de bateau.<br />
Céci<strong>le</strong> s'empara du titre de transport, et son regard humide se peupla d'étoi<strong>le</strong>s merveil<strong>le</strong>uses. C'est du<br />
moins ce qu'il sembla au détective.<br />
- Fantastique ! Formidab<strong>le</strong> ! Une croisière ! En mer !<br />
El<strong>le</strong> était si jolie, la petite Céci<strong>le</strong>, avec ses yeux d'enfant illuminés par l’émerveil<strong>le</strong>ment...<br />
- Oh, Nestor, lui dit-el<strong>le</strong>, c'est fantastique !<br />
Et puis soudain, <strong>le</strong> beau héros se dit qu'il fallait quand même pas trop rêver, et que si çà continuait<br />
comme çà, la petite risquait de vouloir partir avec lui, et çà, bien sûr, c'était hors de question. Bien sûr,<br />
qu'ils l'avaient montée quasiment ensemb<strong>le</strong>, cette agence. Bien sûr, qu'il fallait qu'el<strong>le</strong> aussi trouve sa<br />
récompense dans <strong>le</strong>ur bonheur. Sans doute avaient-ils toujours partagé <strong>le</strong>s malheurs et <strong>le</strong>s difficultés.<br />
Mais il fallait quand même garder <strong>le</strong> sens des proportions, que diab<strong>le</strong> !<br />
9
Sûr que s'il avait été un mec vraiment valab<strong>le</strong>, il lui aurait proposé de faire la croisière avec lui, mais<br />
c'était pas possib<strong>le</strong> ! C'était pas une croisière de plaisance ! C'était pour du travail ! Un travail peut-être<br />
dangereux ! Un travail de spécialiste ! Non, il fallait tenir la chère enfant à l'écart de tout cela ! Pour son<br />
bien !<br />
- Et si <strong>je</strong> vous accompagnais ? lâcha la tendre, sa jolie poitrine gonflée par l'espoir.<br />
On s'y attendait.<br />
- Ecoutez, Céci<strong>le</strong>, <strong>je</strong> ne...<br />
- Parce que vous savez, <strong>je</strong> pourrai sûrement vous être uti<strong>le</strong>, à bord. Je me sens tout à fait prête à<br />
participer p<strong>le</strong>inement aux enquêtes, désormais...<br />
- Oui, mais, voyez-vous...<br />
- D'autant que j'ai toujours été pour vous une collaboratrice très discrète, mais constamment très<br />
efficace, vous n'en disconviendrez pas !<br />
- Certes, mais il faut quand même bien dire...<br />
- Et puis vous croyez pouvoir passer inaperçu, dans l'entourage de votre américain ? Vous aurez <strong>le</strong>s<br />
coudées beaucoup plus franches si vous avez l'air d'être en voyage de noce !<br />
- L'idée est certes séduisante, mais...<br />
- Ah à moins que vous préfériez me cantonner dans mes emplois subalternes, bien sûr, auquel cas <strong>je</strong><br />
me verrai contrainte d'al<strong>le</strong>r faire valoir mes mérites ail<strong>le</strong>urs, <strong>je</strong> <strong>le</strong> comprends bien...<br />
Bon, il fallait sauter… Nestor prit son élan :<br />
- Mais qu'al<strong>le</strong>z-vous imaginez-<strong>là</strong> !? Mais ne dites pas de tel<strong>le</strong>s horreurs ! Vous savez bien que cette<br />
agence, nous l'avons pour ainsi dire montée ensemb<strong>le</strong> ! Que vous m'avez épaulé avec constance<br />
dans <strong>le</strong>s moments <strong>le</strong>s plus pénib<strong>le</strong>s ! Et que <strong>je</strong> serais maintenant <strong>le</strong> pire des goujats de ne pas m'en<br />
souvenir !<br />
- Oh, patron, s'écria Céci<strong>le</strong>, vous êtes fantastique !<br />
C’était bien l’avis de Nestor et la <strong>je</strong>une fil<strong>le</strong> lui sauta au cou avec un fugue tout à fait destabilisante.<br />
- Je savais bien que vous n'étiez pas un de ces salauds, ajouta-t-el<strong>le</strong> même. Puis, el<strong>le</strong> enc<strong>le</strong>ncha <strong>le</strong><br />
moulin à paro<strong>le</strong>s :<br />
- Il va falloir que <strong>je</strong> me prépare un peu. Que <strong>je</strong> renouvel<strong>le</strong> ma garde-robe, bien sûr, que <strong>je</strong> passe chez<br />
Paquin, tout est dans la présentation, il s'agit d'être authentique ! Jusqu'à quel<strong>le</strong> date avons-nous ?<br />
El<strong>le</strong> s'empara du titre d'embarquement et lut :<br />
- Le 10 avril 1912 ! Cà me laisse juste <strong>le</strong> temps de faire <strong>le</strong>s magasins. Et après, vogue la galère à la<br />
conquête du Nouveau Monde sur <strong>le</strong>... sur <strong>le</strong>... sur <strong>le</strong> TITANIC !<br />
6<br />
L'équipe, puisque décidément équipe devait-il y avoir, se prépara dès <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain à affronter <strong>le</strong>s<br />
vicissitudes de la vie sur mer. Mais si Céci<strong>le</strong> redoutait essentiel<strong>le</strong>ment la vio<strong>le</strong>nce de la hou<strong>le</strong>, Nestor,<br />
lui, appréhendait davantage ce bain forcé dans un milieu rupin qu'il ne connaissait pas et qui l'effrayait<br />
un peu.<br />
Issu d'un milieu ouvrier de banlieue nord, il lui restait, même s'il s'en défendait, un fond de comp<strong>le</strong>xe<br />
d'infériorité qui s'accommodait très mal de sa nouvel<strong>le</strong> (et pourtant espérée) situation. Il se sentait par<br />
exemp<strong>le</strong> très mal à l'aise dans ces lieux où <strong>le</strong>s loufiats ont plus de classe que <strong>le</strong>s clients eux-mêmes.<br />
Il s'était pourtant entraîné en fréquentant <strong>le</strong>s gens de la haute, toujours désireux de voir figurer dans<br />
<strong>le</strong>ur soirée un de ces braves gens qui, s'ils ne se distinguent pas par un arbre généalogique loin de<br />
toute mésalliance, parviennent néanmoins à la popularité. Ce genre d'exhibition conduisait d'ail<strong>le</strong>urs à<br />
penser dans <strong>le</strong>s milieux d'une certaine finesse, que <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> se pourvoit parfois de héros bien<br />
ordinaires.<br />
Mais si Nestor percevait très bien <strong>le</strong> caractère un peu malsain de ce genre d'invitation, il s'y rendait<br />
toutefois et tâchait d'y voir <strong>le</strong> plus de monde possib<strong>le</strong>, s'habituant ainsi à savoir par<strong>le</strong>r de tout et de rien<br />
avec l'air de s'y connaître. Ou plutôt (avait-il compris très vite) il excella dans l'art de ne rien dire tout<br />
en faisant finement croire qu'il n'en pensait pas moins, laissant ses interlocuteurs se répandre sur tous<br />
ces su<strong>je</strong>ts qui lui passaient au dessus de la tête. On en concluait souvent que ce nouveau héros<br />
semblait bien moins mièvre que <strong>le</strong>s précédents, et qu'en tout état de cause, lui au moins savait<br />
écouter, et qu'il en était par la même un <strong>je</strong>une homme tout à fait intéressant.<br />
Comme la cote de Nestor avec <strong>le</strong> tout Paris montait à s'en époumoner, on se mit même à <strong>le</strong> recevoir<br />
dans <strong>le</strong>s restaurants <strong>le</strong>s plus urfs de la Capita<strong>le</strong> sans que <strong>le</strong>s serveurs ne se poussent du coude ni que<br />
<strong>le</strong> maître d'hôtel n'exhibe son ironisant sourire ordinaire.<br />
Même <strong>le</strong>s couturiers <strong>le</strong>s plus fameux comprirent quels avantages ils pouvaient tirer en ne traitant pas<br />
<strong>le</strong> limier par-dessus la jambe. Il était de bon ton de <strong>le</strong> reconnaître et de ne pas p<strong>le</strong>urer <strong>le</strong> personnel à<br />
son service.<br />
10
Nestor se disait bien que cette griserie serait probab<strong>le</strong>ment éphémère. Il lui faudrait bien, un jour,<br />
diminuer son train de vie, puisque la source de dollars finirait bien par se tarir très vite dans ces<br />
gouffres, mais il se consolait en pensant que cette débauche de luxe lui était nécessaire à la poursuite<br />
de son enquête, ou plutôt a la réussite de son prochain contrat. Et puis, c'était aussi un peu une<br />
revanche sur <strong>le</strong> destin, qu'il prenait ces temps-ci.<br />
Il était parti du bas, de tout en bas. Et son ascension avait d'autant plus de mérite qu'il n'avait jamais<br />
cherché à grimper. Alors il convenait de croire en son étoi<strong>le</strong>, de se décontracter, et de profiter.<br />
Céci<strong>le</strong> semblait animée de la même soif de bien profiter de l'aubaine. El<strong>le</strong> fréquentait assidûment <strong>le</strong>s<br />
couturiers, comme on peut l'imaginer, mais éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s chapeliers, <strong>le</strong>s corsetiers, <strong>le</strong>s coiffeurs, <strong>le</strong>s<br />
salons d'esthétique, et <strong>le</strong>ur laissait chaque fois de copieuses commandes.<br />
El<strong>le</strong> pouvait bien sûr el<strong>le</strong> aussi se réfugier derrière <strong>le</strong> même argument que celui de son patron. Il lui<br />
faudrait faire authentique, en première classe, sur un bateau comme <strong>le</strong> TITANIC. Et plus <strong>le</strong> coup<strong>le</strong><br />
parisien ferait vrai, et plus <strong>le</strong> contrat serait faci<strong>le</strong> à honorer. 10 000 dollars étaient à la clé, tout de<br />
même !<br />
Les raisons ne lui manquaient pas pour justifier <strong>le</strong>s somptueuses dépenses qu'el<strong>le</strong> s'imposait. Mais,<br />
curieusement, il parut à Nestor que ces nouvel<strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>ttes et parures ne tournèrent nul<strong>le</strong>ment la tête<br />
de sa secrétaire. El<strong>le</strong> semblait au contraire procéder à ces acquisitions avec une conscience presque<br />
professionnel<strong>le</strong>, presque sans en tirer plus de plaisir que çà. C'est à dire qu'on eut cru que l'argument<br />
qu'utilisait Nestor comme un alibi jouait sur Céci<strong>le</strong> de son seul poids.<br />
Céci<strong>le</strong> paraissait bien assez mature pour que quelques fanfreluches ne la fasse tourner cocotte. El<strong>le</strong><br />
portait d'ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong>s plus bel<strong>le</strong>s tenues de soirées avec tant de naturel, sans avoir l'air d'attacher à sa<br />
tenue la moindre importance, que Nestor se dit qu'el<strong>le</strong> semblait avoir toujours vécu dans ce monde qui<br />
lui était si étranger.<br />
Son nouveau statut social ne perturba donc nul<strong>le</strong>ment la tête de la <strong>je</strong>une femme, mais il apparut au<br />
contraire qu'el<strong>le</strong> paraissait enfin à son aise à sa nouvel<strong>le</strong> place.<br />
Nestor en fut très impressionné. Il trouva la douce admirab<strong>le</strong>.<br />
El<strong>le</strong> lui demandait souvent son avis sur <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>ttes qu'el<strong>le</strong> acquérait, et Nestor ne savait trop<br />
quel<strong>le</strong> conduite tenir.<br />
S'il n'y avait pris garde, il n'aurait pas tari d'éloge sur la beauté de son acolyte, mais il lui fallait non<br />
seu<strong>le</strong>ment ne pas paraître trop faci<strong>le</strong>ment émerveillé par <strong>le</strong>s sp<strong>le</strong>ndeurs et richesses de la haute<br />
société parisienne, mais éga<strong>le</strong>ment conserver une certaine distance avec sa subalterne.<br />
En fait, il la trouvait si jolie qu'il s'étonnait de ne pas l'avoir remarqué plus tôt. Il n'aimait pourtant pas<br />
<strong>le</strong>s courtisanes en froufroutées, mais <strong>le</strong> fait est que Céci<strong>le</strong> s'épanouissait sous ses yeux en l'espace de<br />
quelques jours seu<strong>le</strong>ment.<br />
El<strong>le</strong> était merveil<strong>le</strong>use. El<strong>le</strong> faisait l'événement des soirées mondaines. Les hommes <strong>le</strong>s plus dignes<br />
se retournaient sur son passage. El<strong>le</strong> savait par<strong>le</strong>r de tout, et surtout, on la laissait par<strong>le</strong>r de tout, a<br />
cette époque ou l'on guettait chez toute femme un peu trop présente <strong>le</strong> démon des revendications<br />
féministes.<br />
El<strong>le</strong> pouvait échanger des idées sur la présence française au Maroc avec un député ou évaluer <strong>le</strong>s<br />
chances de Gustave Garrigou dans <strong>le</strong> prochain Tour de France avec un quelconque sportif, donner<br />
son avis sur ou encore commenter <strong>le</strong>s dernières pièces de théâtre à la mode sans en avoir vu une<br />
seu<strong>le</strong>, et cela en anglais comme en français.<br />
La tendre n'avait pourtant pas fait Pigier, mais el<strong>le</strong> était habitée par <strong>le</strong> don. C'était à croire.<br />
Parfois, Nestor se trouvait un peu ridicu<strong>le</strong>...<br />
7<br />
Un matin d'insomnie, <strong>le</strong> détective décida d'en savoir plus sur la personnalité de celui qu'il était chargé<br />
de protéger. A l'excitation des préparatifs du voyage avait succédé l'inquiétude (pour ne pas dire<br />
l'angoisse). Car Nestor s'étant désormais accoutumé à l'idée d'être à la tête de cinq mil<strong>le</strong> dollars, <strong>le</strong> vif<br />
désir de doub<strong>le</strong>r la mise <strong>le</strong> motivait à chercher d'ores et déjà à entamer son enquête.<br />
Il décida donc de se rendre au Fantasio, 14 rue Poissonnière, l'une des revues auxquel<strong>le</strong>s Alban<br />
participait. Il se <strong>le</strong>va très bonne heure et se présenta devant <strong>le</strong> journal de son ami avant même<br />
l'ouverture des bureaux.<br />
Alban était une mine inépuisab<strong>le</strong> de renseignements généraux sur <strong>le</strong>s personnalités du Tout-Paris, et<br />
<strong>le</strong>s dossiers qu'il prenait <strong>le</strong> temps de confectionner encombraient ses placards, ses tiroirs et son<br />
bureau, de tel<strong>le</strong> façon d'ail<strong>le</strong>urs que lui seul était capab<strong>le</strong> de s'y retrouver.<br />
La lourde porte cochère de l'immeub<strong>le</strong> étant encore fermée, Nestor s'adressa au gardien qui sortait<br />
deux énormes poubel<strong>le</strong>s chargées de papiers épars, découpés ou chiffonnés.<br />
- Monsieur Danfor ? s'étonna l'homme, pour sûr <strong>je</strong> l'ai vu passer, mais aujourd'hui, çà m'étonnerait que<br />
vous <strong>le</strong> trouviez ici ! Il a dû repartir.<br />
11
- Allons bon...<br />
- C'est que c'est aujourd'hui que l'autre, <strong>là</strong>, celui qui fait <strong>le</strong> moineau, se lance de la Tour Eiffel, et çà<br />
m'étonnerait pas qu'ils zy soient tous !<br />
Nestor ne comprit pas grand chose à tout cela mais peut lui importa puisqu'il aperçut justement son<br />
ami qui dévalait à toute allure l'escalier du journal, escorté de deux hommes en manteau de fourrure et<br />
dont l'un portait un appareil photographique.<br />
- Kestufou ? s'étonna Alban en apercevant son ami.<br />
- Je venais te voir.<br />
- Paltemps ! Viens avec nous stuveux, y’a encore une place...<br />
Et <strong>le</strong>s quatre hommes se tassèrent dans une Dion-Bouton qui attendait sur <strong>le</strong> bord du trottoir. Le<br />
chauffeur démarra sur <strong>le</strong>s chapeaux de roues et fonça à travers <strong>le</strong>s rues peu fréquentées de la<br />
capita<strong>le</strong>.<br />
- C'est con c'est con c'est con, répétait Alban. Si on arrive en retard, on est tous bons pour se faire<br />
lourder !<br />
- Que vous arrive-t-il ? demanda Nestor.<br />
- Il nous arrive que ce connard a pété son appareil, déclara <strong>le</strong> chroniqueur mondain en montrant <strong>le</strong><br />
photographe. Et il a fallu repasser au journal prendre un verascope.<br />
- Mais puisque jvous dis que j'ai pas fait exceprés, se défendit l'incriminé.<br />
- Ben encore heureux, que t'as pas fait exceuuuuprés, mister Cafouil<strong>le</strong> ! Sinon c'était mon pied au cul !<br />
beugla <strong>le</strong> journa<strong>le</strong>ux salonard.<br />
- Tu te rends compte, poursuivit-il en se tournant vers Nestor, un type qui se <strong>je</strong>tte de la Tour Eiffel, et<br />
on s'y pointerait sans appareil photo ! La tasse !<br />
- C'est sérieux ? demanda <strong>le</strong> détective éberlué.<br />
- Ben oui, tu <strong>le</strong> connais sûrement, il s'appel<strong>le</strong> Reichelt, François Reichelt, et il veut expérimenter un<br />
système de capes pour vo<strong>le</strong>r. Il se <strong>je</strong>tte ce matin à huit heures trente.<br />
- Mais il risque pas de se tuer ?<br />
- Ben si, justement, c'est pour çà qu'il fallait pas rater.<br />
On arrivait d'ail<strong>le</strong>urs très vite. Effectivement, il y avait énormément de monde sur <strong>le</strong> Champ de Mars,<br />
malgré <strong>le</strong> très grand froid, mais personne n'apparaissait sur la Tour.<br />
- J'espère qu'il va pas se déballonner, pria Alban.<br />
Les badauds dansaient d'un pied sur l'autre pour se réchauffer, mais chacun tenait quand même à<br />
rester, savoir ce qu'il en était réel<strong>le</strong>ment de se nouveau moyen de vo<strong>le</strong>r.<br />
Et puis, on vit effectivement quelques silhouettes se détacher de l'amas de ferrail<strong>le</strong>, au premier étage,<br />
et un murmure passa dans la fou<strong>le</strong>.<br />
- Là, tu <strong>le</strong> vois ? désigna Alban, c'est <strong>le</strong> type avec <strong>le</strong>s draps sur <strong>le</strong>s bras, au milieu.<br />
- Et <strong>le</strong>s autres ?<br />
- Les autres, c'est <strong>le</strong>s organisateurs. Un type aussi simplinet que Reichelt aurait pas fait çà tout seul.<br />
C'est un petit tail<strong>le</strong>ur de Lonjumeau, <strong>le</strong> pauvre type, il est sponsorisé par <strong>le</strong>s deux margoulins, <strong>là</strong>, <strong>le</strong>s<br />
Charupot et Chamentier. C'est des anciens mandataires des Hal<strong>le</strong>s.<br />
- Mais il va se tuer, mon ?<br />
- C'est probab<strong>le</strong>. Il s'est déjà cassé <strong>le</strong>s deux chevil<strong>le</strong>s en sautant du toit de sa grange, dix mètres à<br />
tout casser (c'est <strong>le</strong> cas d'y dire !), alors tu par<strong>le</strong>s... s’esclaffa <strong>le</strong> journaliste.<br />
Pendant ce temps, François Reichelt avait escaladé <strong>le</strong> balustre du premier étage. On <strong>le</strong> voyait se<br />
retourner et discuter avec des gens. Il devait y avoir aussi <strong>le</strong> gérant de la Tour, Millon. Et puis, il est<br />
redescendu.<br />
- Le con ! jura <strong>le</strong> photographe.<br />
- Toi, photographie et tais-toi, lui répondit aimab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> mondain.<br />
Et puis, Reichelt est remonté sur <strong>le</strong> bord, il a écarté <strong>le</strong>s bras et il est tombé comme une masse.<br />
Une clameur d'effroi couvrit l'assistance. Une dame s'évanouit et un monsieur qui avait mangé du<br />
saucisson au petit dé<strong>je</strong>uner vomit.<br />
- Tu l'as bien pris, hein, tu l'as bien pris ? demanda Alban à son photographe.<br />
- Ben oui, <strong>je</strong> pense, au moment ou il était à mi distance, entre <strong>le</strong>s pieds de la tour.<br />
Le verascope était un appareil à doub<strong>le</strong> ob<strong>je</strong>ctif permettant d’avoir deux photos un peu différentes du<br />
même su<strong>je</strong>t. Cela permettait d’avoir la sensation du relief, en pro<strong>je</strong>ction. Encore fallait-il prendre la<br />
photo au bon moment…<br />
- C'est bon, c'est parfait, on verra çà. Al<strong>le</strong>z <strong>le</strong>s copains, on plie.<br />
Puis, il se tourna vers Nestor et lui glissa :<br />
- Au fait, c'est pas toi qui t'intéressait aux z'Astor ?<br />
D'un discret mouvement du menton, <strong>le</strong> chérubin indiqua un coup<strong>le</strong> qui passait à quelque distance, la<br />
femme pendue au bras de l’homme qui tenait en laisse un aireda<strong>le</strong> brun.<br />
Nestor remercia et attacha ses pas à ceux des amoureux.<br />
12
8<br />
Parce qu'ils étaient amoureux. Ca ne faisait pas de doute.<br />
Dès l'instant où Nestor <strong>le</strong>s prit en filature, <strong>le</strong> détective culpabilisa de s'immiscer ainsi dans la vie privée<br />
de ce coup<strong>le</strong> délicieux. JJA marchait bien droit mais sans prétention. Il semblait très prévenant pour<br />
son épouse, il allait d'un pas <strong>le</strong>nt et soup<strong>le</strong>, et Made<strong>le</strong>ine, à son bras, paraissait à peine guidée par son<br />
époux. Placés comme ils l'étaient, ils pouvaient sans doute se dire à l'oreil<strong>le</strong> bien des choses<br />
agréab<strong>le</strong>s, et c'était <strong>le</strong>ur monde à eux. Ils semblaient vouloir tenir <strong>le</strong>urs sentiments à l'abri de la<br />
pollution de l'extérieur.<br />
D'ail<strong>le</strong>urs, pour <strong>le</strong> peu qu'il sembla à Nestor, <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> ne faisait pas grand cas de ce qu'il venait de se<br />
passer sur la Tour Effel, ni de l'animation qui régnait désormais sur <strong>le</strong> champ de Mars, à la suite de la<br />
mort du pauvre fou.<br />
John Jacob Astor était effectivement un homme passionné de technique, mais la vraie. Il participait<br />
p<strong>le</strong>inement à cette nouvel<strong>le</strong> ferveur qui baignait <strong>le</strong> début du sièc<strong>le</strong>. On ne parlait que de progrès, de<br />
bons gigantesques, et <strong>le</strong> monde s'enrichissait chaque jour de nouvel<strong>le</strong>s trouvail<strong>le</strong>s. C'en était<br />
réel<strong>le</strong>ment passionnant, et JJA avait grandement pris part à cette grande exaltation. Il avait même<br />
déposé des brevets de freins, de turbines et de pneumatiques, jadis.<br />
Ceci pour dire que l'homme savait à quoi s'en tenir sur <strong>le</strong>s progrès qu'on était en droit d'attendre, et<br />
l'expérience qu'avait tentée Reichelt sous ses yeux ne <strong>le</strong> passionnait apparemment pas. Grotesque<br />
bouffonnerie, aurait-il dit si on lui avait posé la question de l'utilité de ce genre d'essai.<br />
Les deux amoureux semblaient même se trouver <strong>là</strong> par hasard, cheminant dans <strong>le</strong> jardin, après <strong>le</strong><br />
breakfast, laissant <strong>le</strong>ur chien flairer l’herbe à sa guise.<br />
Et quoi qu'il en fut, ils étaient désormais à des années lumière de Reichelt et de ces malheureuses<br />
couvertures à ressorts.<br />
Nestor suivit <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> un instant de très loin, mais lorsqu'ils gagnèrent <strong>le</strong>s quartiers de l'hôtel des<br />
Invalides, il dut se rapprocher un peu pour ne pas <strong>le</strong>s perdre dans <strong>le</strong> dédal<strong>le</strong> des rues.<br />
De temps en temps, <strong>le</strong>s Astor stoppaient net devant la vitrine d'un bottier ou d'un couturier, ou pour<br />
laisser pisser Médor, et Nestor devait se donner contenance. Il est très diffici<strong>le</strong> de fi<strong>le</strong>r de tels clients,<br />
qui musardent, s'arrêtent constamment devant la moindre curiosité. Nestor relaça trois fois son soulier<br />
droit et s'arrêta deux fois, examinant longuement <strong>le</strong> contenu d'une colonne Morris la première fois,<br />
inventoriant soigneusement la vitrine d'un corsetier la seconde.<br />
Nestor eut bien vite <strong>le</strong> sentiment du ridicu<strong>le</strong>, cela va sans dire. Non seu<strong>le</strong>ment la disproportion lui était<br />
évidente entre la qualité de son activité et la ma<strong>je</strong>stueuse dignité du coup<strong>le</strong>, mais il trouvait de plus ce<br />
genre de travail tout à fait dégradant pour l'un de ceux qu'on considérait comme <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uron de la police<br />
française en ce début de sièc<strong>le</strong> balbutiant. Enfin, Nestor trouvait à ses clients mil<strong>le</strong> fois plus de classe<br />
que lui. Comment devrait-il s'y prendre, pour épier discrètement JJA, si ce n'était en sympathisant plus<br />
ou moins avec <strong>le</strong> milliardaire ? Et par quel artifice un tel prodige lui serait-il possib<strong>le</strong> ?<br />
Pour <strong>le</strong> coup, Nestor se félicita d'avoir invité Céci<strong>le</strong> à se joindre à lui. El<strong>le</strong> lui serait vraisemblab<strong>le</strong>ment<br />
d'un très grand secours. Car pour l'heure, John Jacob Astor n'apparaissait pas vraiment correspondre<br />
au signa<strong>le</strong>ment de l'homme qu'on berne longtemps.<br />
Grand, plutôt longiligne, il portait un manteau d'une coupe très sobre. La sobriété des gens qui n'ont<br />
pas besoin d'en faire trop. Un chapeau à rebord couvrait son chef, mais laissait voir <strong>le</strong>s traits d'un<br />
homme en apparence peu affecté par <strong>le</strong>s ans, quoique moustachu, (qui ne l'était pas par <strong>le</strong>s temps qui<br />
courraient ?).<br />
El<strong>le</strong>, Made<strong>le</strong>ine, apparaissait bien plus <strong>je</strong>une que lui, quoique la différence d'age qui avait tant fait jasé<br />
lors de <strong>le</strong>ur union ne sembla pas si grande à Nestor. Made<strong>le</strong>ine incarnait la tendresse, et se laissait<br />
conduire doci<strong>le</strong>ment au bras de son mari, comme si el<strong>le</strong> avait été un peu lasse de tous <strong>le</strong>s voyages<br />
dans <strong>le</strong>squels l'avait entraînée l'américain. D’ail<strong>le</strong>urs, de larges cernes autour des yeux lui donnait une<br />
allure quelque peu chétive.<br />
D'un coup, sans prévenir, <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> tourna à ang<strong>le</strong> droit sous la porte cochère d'un hôtel d'une de ces<br />
rues par <strong>là</strong>-bas.<br />
Nestor perdit un peu contenance. Il se demanda quel<strong>le</strong> conduite adopter devant pareil évènement.<br />
Fallait-il suivre <strong>le</strong>s époux, et faire mine de demander la clé de sa chambre ? C'eut été pour Astor<br />
l'occasion de <strong>le</strong> voir, et peut être de <strong>le</strong> reconnaître ensuite sur <strong>le</strong> bateau, ce qui, si <strong>le</strong> milliardaire se<br />
sentait réel<strong>le</strong>ment en danger, risquait d'entraîner une méfiance de sa part (et peut être même Nestor<br />
se retrouverait-il à l'eau dans cette aventure !).<br />
Fallait-il stopper net et rebrousser chemin ? C'était quand même capitu<strong>le</strong>r un peu vite. Fallait-il<br />
continuer comme si de rien n'était, et lancer un regard discret dans <strong>le</strong> hall de l'hôtel pour tenter d'en<br />
savoir plus long ?<br />
13
C'est cette dernière solution qui parut être la meil<strong>le</strong>ure au fin limier, qui poursuivit benoitement sa<br />
promenade. Mais lorsqu'il passa devant <strong>le</strong> porte de l'hôtel, il ne lui fut renvoyé que sa doub<strong>le</strong> image,<br />
dans <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t de la porte à tambour.<br />
En tout cas, on pouvait dire que l'enquête démarrait sur <strong>le</strong>s chapeaux de roues, et <strong>le</strong>s décideurs de la<br />
White Star avec <strong>le</strong>squels il aurait bientôt rendez-vous seraient sûrement heureusement surpris<br />
d'apprendre que Nestor avait déjà quelques peu dégrossi <strong>le</strong> terrain.<br />
9<br />
Trois semaines après la rencontre entre Nestor et Matisse, une <strong>le</strong>ttre de Southampton proposait au<br />
détective un rendez-vous dans <strong>le</strong>s locaux de la White Star avec son président Sir Bruce Ismay.<br />
Il fut donc procédé à la préparation de quelques valises, car <strong>le</strong>s associés décidèrent de profiter du<br />
voyage pour visiter un peu l'Ang<strong>le</strong>terre (Londres essentiel<strong>le</strong>ment). Ils en profiteraient par la même pour<br />
peaufiner encore <strong>le</strong>ur anglais.<br />
Nestor et Céci<strong>le</strong> se présentèrent donc, <strong>le</strong> matin du 10 mars, sur <strong>le</strong> quai de la Gare du Nord, en<br />
partance pour Boulogne.<br />
Nestor n'avait plus repris <strong>le</strong> train depuis longtemps, depuis qu'il s'était rendu à Fontaineb<strong>le</strong>au dans <strong>le</strong><br />
cadre de la revue de conscription. Et comme ce voyage avait à l'époque été <strong>le</strong> premier, son habitude<br />
des transports ferroviaires se bornaient à ce qu'il en avait lu dans <strong>le</strong>s magazines. Et comme il lisait<br />
peu, c'est Céci<strong>le</strong> qui dut guider l'équipe dans <strong>le</strong>s déda<strong>le</strong>s de la gare jusqu'au bon quai et jusqu'aux<br />
places qu'el<strong>le</strong> avait réservées. La douce était d'une grande habi<strong>le</strong>té dans <strong>le</strong>s transports en commun,<br />
car el<strong>le</strong> devait bien souvent se rendre dans sa famil<strong>le</strong>, prés de Vannes, et devait pour cela employer<br />
un large éventail des possibilités de l'époque, du train à la voiture à cheval.<br />
Nestor et Céci<strong>le</strong> s'installèrent donc à <strong>le</strong>ur place, peu confortab<strong>le</strong>s il est vrai, puisque toutes deux en<br />
sens contraire à la marche et éloignées de la baie vitrée. Il n'y avait certes <strong>là</strong> rien de catastrophique<br />
puisqu'on joindrait Boulogne en un éclair (deux heures cinquante à peine !), mais un <strong>je</strong>une homme très<br />
compréhensif proposa pourtant d'échanger sa place (bien dans <strong>le</strong> sens et près de la fenêtre) avec<br />
cel<strong>le</strong> de Céci<strong>le</strong>. La <strong>je</strong>une femme accepta l'échange, ce qui sembla donner des droits au <strong>je</strong>une<br />
foutriquet qui lui tint <strong>le</strong> crachoir tout <strong>le</strong> tra<strong>je</strong>t durant avec un culot monstre.<br />
Nestor se retint même un instant de moucher <strong>le</strong> nez de cet arrogant, mais il se dit après tout qu'il<br />
faudrait bien à sa <strong>je</strong>une collaboratrice apprendre à avoir avec <strong>le</strong>s hommes un peu plus de retenue.<br />
Il préféra se tourner vers un major de l'armée française probab<strong>le</strong>ment en permission ou en mission,<br />
qui lisait <strong>le</strong>s dernières nouvel<strong>le</strong>s en <strong>le</strong>s commentant quasiment à haute voix.<br />
Tout, d'après lui, partait en couil<strong>le</strong>, selon sa propre expression (<strong>le</strong>s militaires n'ont pas peur des mots,<br />
ce serait malheureux, hein, que <strong>le</strong>s militaires aient peur des mots).<br />
- Quant <strong>le</strong>s assurances brû<strong>le</strong>nt avec vos économies, quand l'Opéra de Paris fait la grève, quand <strong>le</strong>s<br />
femmes commencent à discuter, quand on laisse <strong>le</strong>s gens sauter de la Tour Eiffel, c'est que <strong>le</strong> monde<br />
par en couil<strong>le</strong>, mon cher, laissez-moi vous <strong>le</strong> dire, c'est que <strong>le</strong> monde part en couil<strong>le</strong> !<br />
Et il disait vraiment couil<strong>le</strong>, c'est pas pour <strong>le</strong> plaisir de dire des gros mots.<br />
Nestor conserva assez de diplomatie pour que son délicieux compagnon de voyage continue à <strong>le</strong><br />
divertir, mais il se retint de relancer la conversation, ou pire, de contredire <strong>le</strong> major d'une quelconque<br />
façon, car il se sentit gêné, vis à vis des autres voyageurs du compartiment, qui n'avaient peut-être<br />
pas tous envie de connaître <strong>le</strong> fond de la pensée du militaire en mal de bavardage.<br />
- Et cette débauche de modernisme, el<strong>le</strong> ne vous fait pas peur ? continuait l'homme, enflammé. On<br />
perce des tunnels dans <strong>le</strong>s montagnes, on fait passer <strong>le</strong>s trains par dessus la cordillère des Andes, on<br />
rou<strong>le</strong> comme des fous de Paris à Monte Carlo, on construit des bateaux qui sont des vraies vil<strong>le</strong>s, on<br />
traverse la mer sur des aéroplanes ! C'est de la folie, si vous vou<strong>le</strong>z que <strong>je</strong> vous <strong>le</strong> dise, c'est de la<br />
folie ! Le Bon Dieu n'aime pas du tout (mais alors pas du tout !) qu'on vienne marcher sur ces plates<br />
bandes.<br />
Pendant ce temps, <strong>le</strong> forluquet entreprenait toujours Céci<strong>le</strong>, au point que <strong>le</strong> détective en fut gêné pour<br />
lui. Ce pauvre type ne voyait-il donc pas qu'il tombait complètement à plat ?<br />
Et puis, il y avait quand même quelque chose de choquant pour Nestor. Après tout, un instant, l'idée<br />
que <strong>le</strong>s "<strong>je</strong>unes avec <strong>le</strong>s <strong>je</strong>unes" et "<strong>le</strong>s vieux avec <strong>le</strong>s vieux" lui traversa l'esprit. Il n'avait après tout<br />
que la trentaine un peu affirmée, et cette idée était absurde, mais il reprocha menta<strong>le</strong>ment à Céci<strong>le</strong> de<br />
ne pas penser à cela el<strong>le</strong>-même.<br />
Au fil des kilomètres, la vigilance de Nestor au discours du major ayant baissé d'un bon tiers, et <strong>le</strong><br />
major ayant eu <strong>le</strong> bon goût de s'en apercevoir, <strong>le</strong> détective entreprit de s'endormir. Mais <strong>le</strong>s<br />
roucoulades niaiseuses du tombeur de ces dames l'irritèrent au plus haut point, et il résolut d'agresser<br />
<strong>le</strong> paltoquet :<br />
14
Il lui demanda, sur <strong>le</strong> ton <strong>le</strong> plus courtois, où il faisait ses études, à quel<strong>le</strong> profession il se destinait,<br />
quels étaient ces goûts en peinture, puis en littérature, ses distractions favorites, s'il avait effectué son<br />
service militaire, ou espérait-il être incorporé et pour quel<strong>le</strong>s raisons, bref, <strong>le</strong> pauvre rigolo finit par<br />
rendre grâce, et, prétextant un besoin urgent, s'enfuit vers <strong>le</strong> couloir.<br />
Céci<strong>le</strong> sourit alors gentiment à Nestor. El<strong>le</strong> se pencha vers lui et chuchota "Jaloux !".<br />
El<strong>le</strong> se trompait complètement, évidemment, mais Nestor renonça à la détromper.<br />
10<br />
Nestor et Céci<strong>le</strong> parvinrent à Boulogne en fin de matinée, et, en attendant que <strong>le</strong>urs maigres bagages<br />
soient transférés dans <strong>le</strong> bateau, allèrent se restaurer dans une taverne où l'on trouvait encore du<br />
Beaujolais primeur.<br />
Un repas frugal fut vite expédié, que Nestor mit à profit pour rappe<strong>le</strong>r quelques consignes à Céci<strong>le</strong>. Il<br />
tenait à ce qu'el<strong>le</strong> se pénètre bien du rô<strong>le</strong> qui devait être <strong>le</strong> sien pour pouvoir espérer être crédib<strong>le</strong> vis à<br />
vis des autres passagers du transatlantique. Epouse aimante et doci<strong>le</strong> (il insista sur ce point, <strong>le</strong>s<br />
passagers d’un paquebot n’appréciant guère la compagnie des suffragettes, dit-il), doci<strong>le</strong>, donc, au<br />
bras de son homme, il convenait de ne pas choquer.<br />
Céci<strong>le</strong> assura à son patron qu'el<strong>le</strong> avait bien saisi <strong>le</strong>s nécessités de son personnage et qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s<br />
remplirait au mieux. El<strong>le</strong> saurait se tenir à sa place.<br />
Ils se retrouvèrent ensuite sur <strong>le</strong> pont avant du Hawke qui devait <strong>le</strong>s mener droit à Southampton.<br />
C'était une sorte de répétition du grand voyage. Ils décidèrent de s'entraîner à lier connaissance avec<br />
d'autres passagers qui effectuaient la traversée, ce qui s'avéra fort aisé.<br />
Les voyageurs sont en général assez enclins à bavarder avec des inconnus, sur un bateau. Peut-être<br />
parce qu'ils s'ennuient, peut-être parce qu'ils veu<strong>le</strong>nt se rassurer, par<strong>le</strong>r pour ne pas penser, par<strong>le</strong>r<br />
pour s'entendre dire que ce voyage-<strong>là</strong> est une simp<strong>le</strong> formalité.<br />
Ce fut notamment <strong>le</strong> cas d'une vieil<strong>le</strong> toupie dont la jovialité masquait mal l'inquiétude. El<strong>le</strong> assura aux<br />
détectives que cette traversée était tout à fait plaisante. Qu'on ne risquait sûrement pas de rencontrer<br />
de mauvais récifs comme ceux qui avaient valu <strong>le</strong> récent naufrage du Principe de Asturias, ah çà non !<br />
Et qu'el<strong>le</strong> faisait la traversée chaque année depuis quinze ans pour al<strong>le</strong>r voir une soeur qui avait eu la<br />
mauvaise idée d'épouser un ressortissant du Royaume-Uni, et que jamais, ah çà jamais, au grand<br />
jamais el<strong>le</strong> n'avait éprouvé la moindre inquiétude.<br />
Ces quelques remarques donnèrent <strong>le</strong> frisson à Nestor, mais <strong>le</strong> limier se rassura de suite en jugeant<br />
de la stabilité du bâtiment.<br />
Il préféra s'entretenir ensuite avec un grand vieillard moustachu et barbu dont il se dégageait une<br />
intelligence qui forçait <strong>le</strong> respect. Mais <strong>le</strong>s hommes de cette trempe <strong>là</strong> ont <strong>le</strong> défaut de toujours penser<br />
à des choses tristes et graves. Lui, il pensait à la guerre. Il était persuadé qu'on finirait par remettre çà<br />
avec <strong>le</strong>s germains, et il semblait en être grandement courroucé. Nestor pensa qu'il avait de quoi se<br />
faire plus de soucis que cet homme au bord de la sénilité et qui ne mourrait sûrement pas au champ<br />
d'horreur.<br />
Mais <strong>le</strong>s traversées en bateau sont des instants magiques où chacun réapprend la courtoisie. Nestor<br />
ne marqua aucune lassitude et <strong>le</strong> grand monsieur parut satisfait.<br />
Les côtes d'Ang<strong>le</strong>terre apparurent de très loin. La roche crayeuse éclairée par <strong>le</strong>s lumières d'un so<strong>le</strong>il<br />
déclinant se détachaient parfaitement sur la ligne de l'horizon.<br />
Le Hawke mit prés d'une heure ensuite pour passer au large de Bournemouth, emprunter <strong>le</strong> So<strong>le</strong>nt,<br />
étroit passage entre la côte et l'î<strong>le</strong> de Wight, et remonter vers Southampton.<br />
Nestor et Céci<strong>le</strong>, rompus de fatigue, débarquèrent à la nuit sur un quai odorant et sa<strong>le</strong> prés duquel ils<br />
trouvèrent <strong>le</strong> manger (sur la qualité duquel on pourrait écrire trois pages) et <strong>le</strong> coucher.<br />
Ils ne seraient en état d'apprécier la beauté des paysages que <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain... Ils se couchèrent donc<br />
comme <strong>le</strong>s pou<strong>le</strong>s, chacun dans une petite chambre de l’hôtel pouil<strong>le</strong>ux dans <strong>le</strong>quel on aura pas eu<br />
l’idée de faire autre chose que dormir.<br />
Et comme de bien entendu, comme c'était souvent <strong>le</strong> cas lorsque <strong>le</strong>s nécessitées du travail <strong>le</strong><br />
réclamaient, Nestor se <strong>le</strong>va au chant du coq. Il descendit très précautionneusement l'escalier grinçant<br />
du petit hôtel en tâchant de réveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong> moins de monde possib<strong>le</strong> à cette heure très matina<strong>le</strong>, espérant<br />
notamment ne pas tirer Céci<strong>le</strong> du profond sommeil réparateur auquel el<strong>le</strong> avait bien droit. La petite<br />
avait été menée à bien rude épreuve ces derniers temps, et Nestor désirait l'épargner un peu.<br />
Et puis pour tout dire, Nestor préférait grandement al<strong>le</strong>r seul à ce rendez-vous avec <strong>le</strong> président de la<br />
compagnie. Il voulait avoir <strong>le</strong>s coudées franches, ne pas s'embarrasser, quoi. Il serait vraiment<br />
question de choses professionnel<strong>le</strong>s, et ce genre d'affaires se traitent entre hommes...<br />
L'angélique gamine n'avait pas l'air de se rendre compte qu'on ne jouait pas, dans ce métier. El<strong>le</strong> ne<br />
semblait pas percevoir l'énorme décalage qui existait entre <strong>le</strong>s romanesques aventures de messieurs<br />
15
Leroux ou Leblanc, et ce que La Lumineuse vivait présentement, et Nestor culpabilisait à l'idée de<br />
devoir un de ces jours briser ce rêve, et plonger sa collaboratrice dans <strong>le</strong>s horreurs qui risquaient de<br />
surgir dans l'exercice de ce métier de merde.<br />
Nestor, en un mot, se sentait l'âme paternaliste en diab<strong>le</strong>.<br />
Il parvint aux cuisines de l'hôtel et baragouina un vague souhait de petit-dé<strong>je</strong>uner. On lui demanda<br />
d'entrer dans la sal<strong>le</strong> et d'attendre qu'on lui prenne la commande.<br />
C'est <strong>là</strong> qu'il retrouva Céci<strong>le</strong>, déjà attablée devant une tasse de café livide et une p<strong>le</strong>ine assiettée de<br />
flageo<strong>le</strong>ts baignants dans une sauce orange.<br />
- Oh, Nestor, ravie de vous voir ! s'écria la donzel<strong>le</strong>. Je pensais avoir <strong>le</strong> temps d'une promenade sur <strong>le</strong><br />
port...<br />
11<br />
Le siége de la White Star Line fut aisément repérab<strong>le</strong> à son drapeau pointu rouge frappé d'une étoi<strong>le</strong><br />
blanche, et <strong>le</strong>s deux détectives s'y rendirent tout droit. Le cadre n'avait pas l'air si impressionnant que<br />
cela.<br />
La réception était tenue par une délicieuse enfant qui n'avait nul<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s dents en avant. Nestor se<br />
rendit d'ail<strong>le</strong>urs compte lors de son bref séjour en Ang<strong>le</strong>terre que l'anglaise moyenne n'était point du<br />
tout comme on la dépeignait en France... On regrettait, à Paris, la laideur quasi systématique des<br />
femmes britanniques, tout en louant la beauté de cel<strong>le</strong>s (très rares) qui échappaient à la règ<strong>le</strong>. Nestor<br />
comprit que <strong>le</strong> chauvinisme devait être à la source de tel<strong>le</strong>s rumeurs. Une façon comme une autre de<br />
se venger des Anglais qui ont toujours eu tendance à considérer <strong>le</strong>s Français comme des nègres à<br />
peine évolués.<br />
Nestor fit même quelques petites réf<strong>le</strong>xions qui amusèrent la <strong>je</strong>une fil<strong>le</strong>, et pourtant, c'était pas faci<strong>le</strong><br />
en anglais.<br />
En tout cas, on sentait que <strong>le</strong>s affaires étaient florissantes pour la White Star. On travaillait dans de<br />
très jolis locaux, surtout dans <strong>le</strong>s étages, du côté de la direction. On fit patienter <strong>le</strong>s deux parisiens<br />
dans une sal<strong>le</strong> d'attente qui n'était pas sans rappe<strong>le</strong>r la sal<strong>le</strong> des pas perdus de la gare de Lyon...<br />
L'attente fut longue, bien entendu. Sir Bruce Ismay ne devait pas avoir que çà à faire, mais une<br />
hôtesse à peu prés aussi bien bousculée que cel<strong>le</strong> qui réceptionnait en bas vint <strong>le</strong>s inviter à pénétrer<br />
dans l'antre du président de la compagnie, un bureau à coté duquel celui du président Fallières aurait<br />
ressemblé à une cabine de bain. Les gens hauts placés <strong>le</strong> restent souvent parce que <strong>le</strong>s signes<br />
extérieurs de <strong>le</strong>ur puissance <strong>le</strong>s maintiennent en place.<br />
Bruce Ismay fit de suite une sa<strong>le</strong> impression sur Nestor.<br />
Elancé, moustachu, hautain, lymphatique, efféminé, ce haut bonnet grand personnage ne parvenait<br />
pas à masquer une personnalité friab<strong>le</strong>. Cà se voyait sur sa figure. Encore un de ces types qu'il fallait<br />
constamment rassurer sur tout.<br />
La mine qu'il prit pour avoir l'air de s'extraire pénib<strong>le</strong>ment des mil<strong>le</strong>s dossiers qui encombraient son<br />
gigantesque bureau (Nestor pensa que la plupart de ces paperasses ne servaient qu'à impressionner,<br />
tout <strong>le</strong> monde fait comme çà) en dirent long sur <strong>le</strong> besoin de Ismay de valoriser sa position.<br />
Céci<strong>le</strong> se demanda même, devant cette comédie, s'il n'était pas plus une potiche que <strong>le</strong> véritab<strong>le</strong><br />
gestionnaire de la société.<br />
Mais <strong>le</strong>s deux <strong>je</strong>unes gens oublièrent <strong>le</strong>urs impressions premières pour se concentrer sur <strong>le</strong> moment<br />
présent.<br />
- Entrez, entrez, <strong>je</strong> vous en prie, asseyez-vous, pria <strong>le</strong> président en anglais, <strong>je</strong> suis à vous dans une<br />
seconde.<br />
Il classa encore un document dans un dossier, et, croisant <strong>le</strong>s mains sur son sous-main, <strong>le</strong>va enfin <strong>le</strong><br />
nez, pour découvrir deux personnes au lieu d'une.<br />
- Oh, lâcha-t-il en se <strong>le</strong>vant, pardonnez-moi, chère Madame, <strong>je</strong> suis confus.<br />
Le rouge lui montait effectivement aux joues. C'était manifestement pas <strong>le</strong> mauvais bougre. Sûrement<br />
très tendre, très gentil, délicat, surtout avec <strong>le</strong> beau sexe, bref, sûrement quelqu'un qui devait pas mal<br />
s'emmerder dans son bureau à faire des choses sérieuses ou à en donner l'illusion.<br />
- J'ignorais que vous viendriez accompagné, monsieur Poirote continua-t-il sans saisir ce que sa<br />
remarque pouvait avoir de vexant pour la <strong>je</strong>une fil<strong>le</strong>.<br />
- Poireau, cher monsieur, répondit Nestor, Poireau, sans t. Et permettez-moi de vous<br />
présenter mademoisel<strong>le</strong> Sorel, mon assistante.<br />
- Très bien, mister Poireau sans t, <strong>je</strong> suis ravi de vous voir. Monsieur Matisse m'a dit tout <strong>le</strong> bien qu'il<br />
pensait de vous. Et <strong>je</strong> pense que nous allons pouvoir nous entendre...<br />
16
Etait-ce une impression ou ce type-<strong>là</strong> ne semblait-il pas avoir déjà adopter l'assistante ? Il faudrait<br />
tâcher de voir à voir qu'on voit à ne pas trop col<strong>le</strong>r son nez dans la gestion du personnel de l'agence,<br />
hein ?<br />
- Il m'a paru, entama Nestor, intéressant de mê<strong>le</strong>r mademoisel<strong>le</strong> Sorel à mes travaux. El<strong>le</strong> pourra, sur<br />
<strong>le</strong> transatlantique, me permettre de passer pour un simp<strong>le</strong> passager en voyage de noce.<br />
- Excel<strong>le</strong>nte idée ! Vous avez raison.<br />
- Mais j'avoue être assez curieux sur <strong>le</strong>s motifs de votre inquiétude à l'égard de monsieur Astor.<br />
A l'audition du nom de son client, Ismay se redressa un peu, comme on <strong>le</strong> fait au téléphone lorsqu'on<br />
par<strong>le</strong> à quelqu'un d'important.<br />
- Effectivement, entama <strong>le</strong> président, puis, il chercha ses mots un instant :<br />
- Monsieur John Jacob Astor est une personnalité très décrié du monde des multimillionnaires. Il est<br />
un véritab<strong>le</strong> honneur pour nous de pourvoir à son transport d'Europe en Amérique, mais eut égard à<br />
sa très forte personnalité, nous serions désolé que sa personne soit incommodée d'une quelconque<br />
façon par <strong>le</strong> voyage, voyez-vous. Cette traversée est très significative pour nous à plus d'un titre. C'est<br />
un pari, en fait, monsieur Poirote, un pari ! Le TITANIC est un nouveau défi lancé à la face de nos<br />
concurrents de la Cunard, comprenez-vous. Ces gens-<strong>là</strong> sont devenus <strong>le</strong>s plus rapides, aujourd'hui,<br />
mais nous voulons surenchérir sur <strong>le</strong> luxe et la sécurité. Pouvoir considérer la traversée comme un<br />
instant de repos, de loisirs, de véritab<strong>le</strong>s vacances, et non plus comme du temps perdu que l'on<br />
cherche à toutes forces à raccourcir au maximum. Alors, il faut que tout soit vraiment parfait (surtout<br />
pour <strong>le</strong> voyage inaugural) et avec une personne comme monsieur Astor, il ne faudrait pas que cette<br />
inauguration soit ternie...<br />
- Mais n'y a-t-il pas une police à bord ? intervint fort mal à propos Céci<strong>le</strong>.<br />
Ismay sourit :<br />
- Certes. Mais nous ne pouvons attacher un garde du corps de la police aux pas de monsieur Astor et<br />
de sa femme. Bien des gens font la traversée tous <strong>le</strong>s ans, <strong>le</strong>s croisières entre <strong>le</strong>s deux continents<br />
sont l'occasion de maintes rencontres entre <strong>le</strong>s gens de ce microcosme, et <strong>le</strong> personnel de la police du<br />
bord risque de ne pas passer inaperçu aux yeux de ces gens-<strong>là</strong>. Et puis, il s'agira d'évoluer avec<br />
finesse, dans ce milieu très chic, très huppé, évoluer avec un doigté que ne connaissent pas <strong>le</strong>s gens<br />
de la police maritime, voyez-vous...<br />
- Et vous avez préféré faire appel à un détective français complètement inconnu de tous... laissa<br />
tomber judicieusement Nestor.<br />
- Absolument. Vous passerez pour un coup<strong>le</strong> nouvel<strong>le</strong>ment uni, et vous pourrez veil<strong>le</strong>r discrètement<br />
sur notre client... Et puis, si nous avons tout lieu d'être satisfait de vos services, il est possib<strong>le</strong> que<br />
vous fassiez un jour partie de la maison... Même si l'on finit par savoir que vous veil<strong>le</strong>z discrètement<br />
sur la sécurité des passagers, ceux-ci ne se sentiraient vraisemblab<strong>le</strong>ment moins choqués d'être<br />
couvés par une personnalité haut de gamme comme vous que par un vulgaire commissaire du bord,<br />
voyez-vous...<br />
Nestor fut ravi d'entendre ce doux bruit à ses oreil<strong>le</strong>s. Mais Céci<strong>le</strong> voulait encore en savoir davantage :<br />
- Avez-vous reçu des menaces qui pourraient vous laisser croire que la vie du coup<strong>le</strong> Astor est en péril<br />
?<br />
- Il s'agit seu<strong>le</strong>ment de monsieur Astor qui nous inquiète. C'est une personnalité très controversées. Il<br />
n'est même pas loin d'être un libre penseur, et cela est parfois mal perçu. Je veux seu<strong>le</strong>ment que vous<br />
veilliez à ce qu'il traverse l'Atlantique sans encombre.<br />
- Et vous nous offrez 10.000 dollars pour çà, persifla la douce enfant.<br />
- Si cela vous semb<strong>le</strong> exagéré, nous pouvons négocier moitié prix.<br />
Nestor eut à coeur de reprendre l'initiative des débats :<br />
- Je vous comprends tout à fait, cher monsieur Ismay, <strong>je</strong> vois ce que vous attendez de moi, et <strong>je</strong> puis<br />
vous dire que <strong>je</strong> ne vous ferai pas défaut.<br />
- Alors, soyez à l'embarquement <strong>le</strong> 10 avril ! répondit <strong>le</strong> président ravi de pouvoir mettre un terme à<br />
l'entrevue. Il <strong>le</strong>ur offrit une brochure qui vantait <strong>le</strong>s mérites du transatlantique, quelques<br />
renseignements d'ordre matériel sur l'embarquement à Cherbourg et <strong>le</strong>ur tendit la main d'un air de dire<br />
que ciao.<br />
Une autre secrétaire encore plus callipyge que la précédente et ondulant de la croupe de façon<br />
absolument débridée <strong>le</strong>s raccompagna jusqu'à l'ascenseur monumental qui <strong>le</strong>s déposa dans <strong>le</strong> hall<br />
d'entrée.<br />
Ils se retrouvèrent donc sur <strong>le</strong> trottoir, à peu prés aussi avancés qu'ils ne l'étaient en arrivant. A ceci<br />
prés toutefois que <strong>le</strong> contrat était confirmé (et sûrement pas grâce à la participation de Céci<strong>le</strong> qui avait<br />
failli tout faire rater, mais Nestor décida de ne rien lui reprocher).<br />
Le limier regrettait toutefois de ne pas avoir parlé de sa filature du Champ de Mars. Il aurait souhaité<br />
montrer son empressement à assurer la protection du milliardaire, et avait raté <strong>le</strong> coche, par manque<br />
17
de décontraction, probab<strong>le</strong>ment. Il s'était senti un peu crispé, tout au long de l'entretien, sans savoir<br />
pourquoi.<br />
Comme il était encore tôt, <strong>le</strong>s deux détectives visitèrent un peu <strong>le</strong> centre vil<strong>le</strong> et <strong>le</strong> port avant de<br />
retrouver <strong>le</strong>urs bagages qu'ils avaient fait conduire à la gare, en direction de Londres.<br />
12<br />
Le tra<strong>je</strong>t Southampton-Londres fut pénib<strong>le</strong> à Nestor. Le coup<strong>le</strong> était seul dans <strong>le</strong> compartiment, et la<br />
<strong>je</strong>une fil<strong>le</strong> en profita pour faire part à haute voix de son émerveil<strong>le</strong>ment pour <strong>le</strong>s qualités du steamer.<br />
- Il fait 269 mètres de long ! La hauteur de la Tour Eiffel ! 29 de large ! 53 mètres de hauteur de la<br />
quil<strong>le</strong> aux cheminées ! Il pèse 52 310 tonnes de déplacement ! Je sais pas ce que çà veut dire, de<br />
déplacement, mais çà doit faire beaucoup. Il peut al<strong>le</strong>r à 24 noeuds en vitesse de pointe ! Il a fallu 3<br />
millions de rivets pour assemb<strong>le</strong>r la coque ! Il y a des compartiments étanches qui garantissent la<br />
flottaison quoi qu'il arrive. C'est un insubmersib<strong>le</strong> !<br />
- C'est bien.<br />
- On peut y monter à 3500 personnes (2600 passagers et 994 hommes d’équipages) ! C'est une vraie<br />
vil<strong>le</strong> ! Il y a trois ascenseurs ! Il y a un cinéma, des tas de boutiques, des salons de coiffure, un<br />
médecin, un restaurant italien et un bistrot parisien, en plus des sal<strong>le</strong>s à manger du bateau lui même !<br />
Il y a un gymnase...<br />
- Je ne vous savais pas sportive...<br />
- Ce sera peut-être l'occasion de <strong>le</strong> devenir... Deux shillings seu<strong>le</strong>ment la demi-heure, et on peut faire<br />
de l'aviron, de l'équitation, de la gymnastique. Il y a aussi une piscine de dix mètres sur cinq, un court<br />
de squash et un bain turc ! C'est gigantesque ! Il y a 10 000 ampou<strong>le</strong>s é<strong>le</strong>ctriques à bord, c'est dingue<br />
!<br />
La description battit son p<strong>le</strong>in lorsque la plaquette s'étendit sur <strong>le</strong> descriptif des cuisines, longues de<br />
cinquante mètres, larges de trente, avec dix mil<strong>le</strong>s pièces de batterie et vingt et un mil<strong>le</strong> couverts...<br />
C'était plus qu'il n'en fallait pour faire rêver une femme...<br />
Nestor trouva enfin la solution pour endiguer <strong>le</strong> flot de paro<strong>le</strong>s. Il prit une mine très intéressée et retira<br />
la brochure des mains de sa collaboratrice.<br />
- Faites voir, dit-il.<br />
- Je vous en prie, ne vous gênez pas, patron.<br />
Il ne se gêna pas et se mit à feuil<strong>le</strong>ter la plaquette. Les qualificatifs employés n'étaient pas usurpés. Le<br />
bateau en question était vraiment sensationnel. Quelques photos attestaient d'un réel confort à bord.<br />
Par ail<strong>le</strong>urs, il y avait un historique de la White Star Line qui ne manqua pas d'intéresser Nestor :<br />
La White Star était jadis une entreprise de transit d'or en provenance du Transvaal par bateaux à<br />
voi<strong>le</strong>s. C'est sir Thomas Ismay (<strong>le</strong> père du Ismay actuel, et cela expliquait peut-être bien des choses)<br />
qui l'avait rachetée et modernisée pour en faire une grande compagnie de transports de passagers<br />
entre l'Europe et l'Amérique. La vague d'immigration vers <strong>le</strong>s USA était porteuse de bien des<br />
débouchés, ainsi que <strong>le</strong> goût grandissant pour ce type de vacances pour une frange huppée de la<br />
population britannique ou américaine.<br />
On transportait donc des très riches dans <strong>le</strong>s étages supérieurs, des occidentaux moins riches dans<br />
<strong>le</strong>s étages intermédiaires, et des métèques turcs, italiens ou français dans <strong>le</strong>s étages inférieurs et <strong>le</strong>s<br />
extrémités.<br />
La brochure que feuil<strong>le</strong>tait Nestor insistait sur <strong>le</strong>s excel<strong>le</strong>ntes conditions de transport des passagers de<br />
troisième classe qui pouvaient traverser l'atlantique pour 40 dollars seu<strong>le</strong>ment, six par chambre, mais<br />
dans des conditions de confort sans commune mesure avec cel<strong>le</strong>s que l'on connaissaient jusque <strong>là</strong>.<br />
Ne parlons pas de l'époque du Mayflower où <strong>le</strong>s hommes étaient parqués comme des porcs dans <strong>le</strong>s<br />
soutes, mais même <strong>le</strong>s paquebots <strong>le</strong>s plus récents avaient toujours négligé d'offrir des conditions ne<br />
serait-ce qu'humaines à <strong>le</strong>urs passagers de bas de gamme.<br />
Bref, la White Star Line avait suivi l'évolution. Les paquebots étaient devenus des outils forts rentab<strong>le</strong>s,<br />
et <strong>le</strong>s affaires marchaient bien.<br />
Les bateaux étaient construits dans <strong>le</strong>s chantiers navals Harland et Wolff de Belfast, dirigés par Lord<br />
Pirie, et qui avaient d'ail<strong>le</strong>urs une grande part financière dans l'entreprise, ainsi que la banque Morgan.<br />
Le président actuel, qui avait donc succédé à son père, disposait de pouvoirs réels, mais néanmoins<br />
limités, sembla-t-il à Nestor, du fait même de cette dépendance vis à vis du constructeur et de celui qui<br />
tenait <strong>le</strong>s cordons de la bourse.<br />
Nestor crut même comprendre qu'Ismay aurait été bien mieux ail<strong>le</strong>urs qu'à la tête de cette boîte à la<br />
gomme...<br />
Le voyage s'acheva à la vitesse du pas pour entrer très <strong>le</strong>ntement dans la gare Victoria.<br />
On déchargea <strong>le</strong>s bagages et Céci<strong>le</strong> mena son patron jusqu'à l'hôtel.<br />
18
En entrant dans <strong>le</strong> hall, <strong>le</strong> détective fut surpris de lui voir prendre <strong>le</strong> commandement des initiatives et<br />
demander au loufiat qui stagnait derrière son rade la chambre réservée au nom de monsieur et<br />
madame Poireau, de Paris.<br />
Le sbire s'exécuta servi<strong>le</strong>ment et <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> se retrouva bien vite dans une chambre immense, tendue<br />
de velours rose, avec vue sur Hyde Park Corner.<br />
Décidément, la nenette ne manquait pas d'air !<br />
- Vous auriez quand même pu m'en par<strong>le</strong>r, non ? râla Nestor.<br />
- Mais, chef, commença la douce enfant qui connaissait <strong>le</strong>s vertus de la flagornerie, mais, chef, donc,<br />
j'ai pensé que çà nous permettrait de nous entraîner à jouer notre rô<strong>le</strong> de <strong>je</strong>unes mariés.<br />
Nestor se retint de lui rétorquer que pour ce qui était de penser, il se faisait amp<strong>le</strong>ment confiance, qu’il<br />
pouvait se consulter lui-même, et n'avait pas besoin de sous-traiter.<br />
Il voulait ménager sa compagne. El<strong>le</strong> avait de l'idée, fina<strong>le</strong>ment, et il ne convenait pas de mécontenter<br />
pour rien son personnel. C'est vrai, quand çà n'est pas nécessaire, autant ne pas rabrouer <strong>le</strong>s<br />
subalternes. Mais il fallait quand même que la petite se rende à certaines réalités.<br />
- Vos initiatives ne sont pas forcément mauvaises, mais vous devriez prendre mon avis, avant de vous<br />
lancer, réprimanda doucement <strong>le</strong> chef.<br />
Mais Céci<strong>le</strong> semblait être dans une de ces phases que Nestor commençait à connaître... El<strong>le</strong> était<br />
heureuse, enjouée, mutine, espièg<strong>le</strong>, inconsciente, joueuse, candide, insouciante, ravie, épanouie,<br />
gaie, radieuse, guil<strong>le</strong>rette, joyeuse, folâtre, réjouie, rayonnante, et rien ne pouvait l'affecter.<br />
El<strong>le</strong> balança en travers de la chambre, de deux coups de pieds en l'air, ses mocassins de cuir b<strong>le</strong>u, et<br />
sauta sur <strong>le</strong> lit moel<strong>le</strong>ux de tout son long, dans un grand nuage de soie mauve. Ses jambes se<br />
découvrirent sans doute un peu dans <strong>le</strong> frou-frou, mais Nestor ne voulut rien voir. Il déposa sa valise à<br />
l'autre bout de la pièce et fit mine de chercher quelque chose à l'intérieur.<br />
Mais Céci<strong>le</strong> était trop bien pour ne pas s'extravertir. Lovée entre <strong>le</strong>s coussins du lit, el<strong>le</strong> prenait plaisir à<br />
se trémousser dans la cha<strong>le</strong>ur de l'édredon de plume. El<strong>le</strong> s'étira un peu et rit.<br />
- Al<strong>le</strong>z, arrêtez de jouer <strong>le</strong>s tristes sires, mon cher. Nous sommes en voyage, ce n'est plus vraiment<br />
nous. Venez donc un peu vous décontracter...<br />
Nestor se dit que la petite n'avait décidément pas froid aux yeux. C'est vrai qu'el<strong>le</strong> était si bel<strong>le</strong>, si<br />
câline, allongée dans ses étoffes... El<strong>le</strong> paraissait si tendre... Il faudrait à Nestor ronger vraiment son<br />
frein pour ne pas céder au désir qu'il avait de la <strong>je</strong>une fil<strong>le</strong>.<br />
Fina<strong>le</strong>ment, il décida de ne pas ronger.<br />
13<br />
Lorsque <strong>le</strong>ur réserve de baisers fut momentanément épuisée, ils décidèrent de descendre manger un<br />
petit quelque chose.<br />
Ils se promenèrent un instant autour de la place dans l'attente d'une heure décente pour se présenter<br />
dans un restaurant, puis, comme ils avaient sauté à pieds joints sur <strong>le</strong> repas du midi, ils choisirent un<br />
restaurant indien bien copieux où l'on pouvait s'empiffrer de birianis et de naans, ces ga<strong>le</strong>ttes super<br />
bonnes bien que franchement bourratives.<br />
Nestor avait oublié de préciser qu'il désirait son biriani "not too hot", c'est à dire point trop épicé, et il<br />
dut pas mal picol<strong>le</strong>r pour faire passer l'incendie.<br />
Ils sortirent de <strong>là</strong> ventre à terre et se traînèrent jusque dans Hyde Park où ils s'affalèrent dans l'herbe,<br />
devant l'Albert Mémorial, un petit kiosque à chapeau pointu près de l'Albert Hall.<br />
Nestor défit même sa ceinture et sa braguette. Céci<strong>le</strong> s'avachit à ses cotés et n'en profita pas. Ils<br />
restèrent un instant sans rien dire, puis, ce fut Nestor qui fit en premier du bruit avec sa bouche :<br />
- C'est chié, dit-il.<br />
Céci<strong>le</strong> acquiesçât.<br />
Après ces quelques poétiques instants d'aphasie postprandia<strong>le</strong>s, et comme il ne faisait pas chaud,<br />
malgré <strong>le</strong> ciel sans nuage, <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> reprit sa promenade jusqu'à Marb<strong>le</strong> Arch.<br />
Ils s'engouffrèrent ensuite dans <strong>le</strong> métro et rentrèrent, crevés, à <strong>le</strong>ur hôtel.<br />
Céci<strong>le</strong>, resp<strong>le</strong>ndissante de bonheur, sentit son coeur pressé de désirs, mais Nestor préféra dormir. Il<br />
s'en voulut bien un peu de ne pas être en état de remettre çà, mais il se dit qu'il aurait toujours la<br />
possibilité d'envisager quelque chose <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin.<br />
C'est vrai que çà va mieux, <strong>le</strong> matin. Il n'y a presque pas d'effort à faire, çà vient tout seul. D'autant que<br />
Céci<strong>le</strong> était bien <strong>le</strong> genre de fil<strong>le</strong> qui porte à la peau, comme on dit vulgairement.<br />
La petite ne savait pas bien s'y prendre, et Nestor avait même pu constater qu'il était <strong>le</strong> premier pour la<br />
<strong>je</strong>une fil<strong>le</strong>, mais il y a des choses qui ne s'apprennent pas. Céci<strong>le</strong> était de la race des amoureuses. El<strong>le</strong><br />
était désirante, et c'était déjà suffisant pour faire d'el<strong>le</strong> une excel<strong>le</strong>nte amante.<br />
19
El<strong>le</strong> était cou<strong>le</strong>uvre et vipère, chatte et panthère à la fois, écureuil et loutre. El<strong>le</strong> réclamait la protection<br />
du mâ<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> voulait qu'on la guide délicatement jusqu'aux portes du plaisir, mais el<strong>le</strong> désirait aussi<br />
subir la loi de l'homme, subir son joug, être son jouet, recevoir sa semonce et sa semence. El<strong>le</strong> se<br />
livrait corps et âme. El<strong>le</strong> voulait tendresse et passion.<br />
Des nennettes, Nestor s'en était basculé plus d'une, bien sûr, (au moins trois), mais il reconnut in petto<br />
qu'il n'avait encore jamais connu pareil bonheur...<br />
Il aurait donc bien aimé se confirmer, bon matin, <strong>le</strong>s bonnes impressions qu'il avait eu la veil<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s<br />
excel<strong>le</strong>ntes dispositions de sa <strong>je</strong>une collaboratrice en matière de comportement amoureux.<br />
Hélas, lorsque <strong>le</strong> héros sortit de sa léthargie, il constata que la gosse avait mis <strong>le</strong>s bouts, comme on<br />
disait puis, dans <strong>le</strong>s romans d'avant-garde.<br />
Le détective de choc descendit se sustenter de saloperies au bacon et de café (mais <strong>le</strong>s anglais<br />
savent-ils vraiment faire <strong>le</strong> café ? Il faudrait bien que quelqu’un se décide un jour à <strong>le</strong>ur fi<strong>le</strong>r la recette).<br />
Le serveur lui expliqua que son épouse l'attendait sous l'Albert Mémorial, et Nestor trouva <strong>le</strong> rendezvous<br />
très romanesque. Il n'eut plus que <strong>le</strong> désir d'en terminer avec l'infâme tambouil<strong>le</strong> du ribouiboui<br />
pour courir vers cel<strong>le</strong> qu'il aimait.<br />
Il la trouva effectivement sous <strong>le</strong> porche monumental, plongée dans un livre. Lorsqu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong> sentit<br />
s'approcher, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>va un regard paisib<strong>le</strong> et sourit. El<strong>le</strong> est si jolie, bordel, se dit Nestor.<br />
Rencontre, bisous, effusions, c'était plus qu'il n'en fallait pour la pudeur d'un gent<strong>le</strong>man qui passait par<br />
<strong>là</strong> et qui se déclara choquéde. Nestor se souvint qu'il était interdit de s'embrasser dans <strong>le</strong>s lieux<br />
publics. Ces britanniques n'étaient décidément pas faits comme tout <strong>le</strong> monde...<br />
- Qu'est ce que tu lis ? demanda Nestor.<br />
- C'est un livre que j'ai acheté aux bouquinistes, <strong>là</strong>, il y en a p<strong>le</strong>in <strong>le</strong> long du parc.<br />
Cà s'appelait Futility, çà devait être de ces histoires futi<strong>le</strong>s, de ces romans à trois bal<strong>le</strong>s, des romans<br />
sans conséquences, des romans pour gonzesses désoeuvrées...<br />
- Cà par<strong>le</strong> de quoi ? s’enquit quand même <strong>le</strong> <strong>je</strong>une homme.<br />
Céci<strong>le</strong> raconta qu'il s'agissait d'un bouquin catastrophe de 1898, d’un certain Morgan Robertson.<br />
C’était l’histoire d’un bateau anglais, <strong>le</strong> Titan, qui traverse l'Atlantique nord au mois d'avril, heurte un<br />
iceberg et cou<strong>le</strong>, entraînant des tas de victimes par manque de canots de sauvetage...<br />
Ça c’est une fin de partie, non ?<br />
20
14<br />
Partie II<br />
- Nom d'Dieu ! jura Nestor.<br />
- Effectivement, confirma Céci<strong>le</strong>, lorsqu'ils débouchèrent sur <strong>le</strong> quai d'embarquement pour <strong>le</strong> TITANIC.<br />
La gigantesque masse noire du paquebot attendait à quelque distance du bord que <strong>le</strong>s passagers se<br />
soient phagocytés dans ses entrail<strong>le</strong>s. Cachalot dantesque, il stagnait <strong>là</strong> comme un cétacé placide,<br />
amorphe, <strong>le</strong>s yeux fermés, attendant benoîtement <strong>le</strong> signal du réveil.<br />
Sa masse énorme dépassait tout ce que <strong>le</strong>s chiffres assénés par Céci<strong>le</strong> pouvaient laisser imaginer.<br />
Mais une fois intégrées <strong>le</strong>s dimensions géantes du mastodonte, il apparaissait aussi que ses courbes<br />
semb<strong>le</strong>raient fines si on avait <strong>le</strong> recul suffisant pour pouvoir en juger.<br />
Du bord du quai, on voyait surtout du noir, et on devinait du rouge sous la ligne de flottaison, mais <strong>le</strong>s<br />
ponts (neufs) étincelaient de blanc, et <strong>le</strong>s cheminées jaunes couronnées de noir donnaient sans doute<br />
une allure dynamique au pachyderme pour l'instant endormi et ronronnant.<br />
On entendait <strong>le</strong>s moteurs des turbines tourner déjà, et <strong>le</strong> départ devait être imminent.<br />
Les deux détectives escaladèrent une longue passerel<strong>le</strong> couverte et pénétrèrent sur un pont<br />
intermédiaire où furent examinés <strong>le</strong>urs titres de transport. On <strong>le</strong>ur avait attribué un appartement tout ce<br />
qu'il y avait de chic sur <strong>le</strong> pont C, tout prés de la suite louée par <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> Astor.<br />
Il apparut à Nestor que <strong>le</strong> bateau ne devait sûrement pas partir p<strong>le</strong>in, pour qu'on brade ainsi <strong>le</strong>s<br />
meil<strong>le</strong>ures cabines du navire. Un appartement comme celui des Astor coûtait 4 500 dollars, soit<br />
presque la moitié de ce que La Lumineuse devait gagner dans cette aventure. Mais la cabine des<br />
détectives devait coûter dans <strong>le</strong>s 250 dollars. Somme énorme à comparer avec <strong>le</strong>s sept francs que<br />
gagnait un ouvrier qualifié en une journée de travail.<br />
Le steward de l'accueil <strong>le</strong>s aiguilla sur un autre steward qui procéda à <strong>le</strong>ur installation minutieuse. Il<br />
s'appelait Steeve, et acceptait qu'on <strong>le</strong> nomme ainsi la traversée durant. Il était attaché aux<br />
appartements tribord du pont C, soit très peu de monde, fina<strong>le</strong>ment, et souhaitait qu'on ne manque de<br />
rien.<br />
Les détectives avaient à peine commencé à débal<strong>le</strong>r <strong>le</strong>urs toi<strong>le</strong>ttes que Steeve réapparaissait avec un<br />
mot de la main du président Bruce Ismay en personne, <strong>le</strong>s invitant à venir se présenter au capitaine<br />
Smith, <strong>le</strong> commandant du navire.<br />
Nestor se dit qu'il faudrait à Ismay éviter ce genre de convocation s'il voulait rester en bon terme avec<br />
<strong>le</strong> limier. Mais il attrapa Céci<strong>le</strong> par une ai<strong>le</strong> et <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> se fit guider jusqu'à la timonerie.<br />
A mesure qu'ils gagnaient <strong>le</strong>s ponts supérieurs, <strong>le</strong> vertige prenait Nestor. Tout devenait d'un blanc<br />
lumineux. Le so<strong>le</strong>il n'avait pourtant pas daigné se montrer ce jour-<strong>là</strong>, mais la blancheur immaculée des<br />
ponts reflétait une lumière brute et crue du ciel couvert.<br />
Arrivé sur la passerel<strong>le</strong>, on ne pouvait plus voir que du gris au dessus de sa tête, et du blanc à ses<br />
pieds.<br />
Lorsque Nestor se présenta dans la chambre des cartes, il ressentit un vio<strong>le</strong>nt inconfort. Une gêne<br />
inexprimab<strong>le</strong>. Il y avait <strong>là</strong> plusieurs militaires qu'il lui faudrait connaître, et quelques civils.<br />
Ismay se dirigea vers <strong>le</strong>s nouveaux arrivants, serra <strong>le</strong>s mains et se tourna vers <strong>le</strong> marin <strong>le</strong> plus décoré<br />
et paré d'une courte barbe blanche.<br />
- Le capitaine Smith, présenta Ismay. Il est <strong>le</strong> maître à bord.<br />
- Après Dieu, ajouta Nestor pour rire, mais <strong>le</strong> capitaine Smith avait sûrement autre chose à faire que<br />
rigo<strong>le</strong>r, et il se contenta de serrer d'un air poli et réservé <strong>le</strong>s mains qui lui étaient présentées. Puis, il dit<br />
que Dieu serait forcément du voyage.<br />
Défilèrent ensuite <strong>le</strong>s galonnés, dans l'ordre décroissant du nombre de galons. A commencer par <strong>le</strong><br />
second du capitaine, Wilde, puis <strong>le</strong> premier officier Murdoch, <strong>le</strong> second officier Lightol<strong>le</strong>r, et <strong>le</strong>s<br />
officiers suivants Pitman, Boxhall, Lowe et Moody (c'était à se demander qui, pendant ce temps-<strong>là</strong>,<br />
s'occupait des machines). Nestor et Céci<strong>le</strong> mirent bien sûr plusieurs jours à se repérer dans ce<br />
trombinoscope, mais ils finirent non seu<strong>le</strong>ment par connaître <strong>le</strong>urs grades, savoir <strong>le</strong>s reconnaître, mais<br />
ils furent ensuite très bien renseignés par <strong>le</strong>s autres passagers sur la petite histoire de chacun.<br />
Wilde, par exemp<strong>le</strong>, travaillait d'ordinaire déjà comme second sur l'OLYMPIC, <strong>le</strong> « sister-boat » du<br />
TITANIC (l'autre bateau de la même série, quoique légèrement plus petit et moins luxueux, <strong>le</strong><br />
troisième devant être <strong>le</strong> GIGANTIC, jamais construit), et celui-ci avait un instant espéré se voir confier<br />
<strong>le</strong> commandement du navire. Smith avait été préféré au dernier moment. Il avait l'habitude de ce genre<br />
de bateau (il commandait déjà l'OLYMPIC) et sa grande expérience était de nature à rassurer <strong>le</strong>s<br />
passagers encore hésitants.<br />
21
Certains s'étaient pourtant étonnés du choix effectué : l'équipage de l'OLYMPIC était justement<br />
disponib<strong>le</strong> parce que <strong>le</strong> sister-ship se trouvait actuel<strong>le</strong>ment en réparation à la suite d'un abordage avec<br />
<strong>le</strong> Hawke, ce même bateau que Nestor et Céci<strong>le</strong> avaient emprunté quelques semaines plus tôt pour se<br />
rendre à Southampton, puis pour retourner en France.<br />
Lightol<strong>le</strong>r, lui, toujours d'après <strong>le</strong>s ragots qui circulaient à bord, enrageait de n'avoir pas été nommé<br />
premier officier. Il est de fait que <strong>le</strong>s rivalités aff<strong>le</strong>urèrent bien souvent au cours du voyage, et<br />
notamment lorsque <strong>le</strong>s choses vinrent à se compliquer…<br />
Capitaine Edward John Smith<br />
Second Henry Ting<strong>le</strong> Wilde<br />
Premier officier William McMaster Murdoch<br />
Deuxième officier Char<strong>le</strong>s Herbert Lightol<strong>le</strong>r<br />
Troisième officier Herbert John Pittman<br />
Quatrième officier Joseph Grove Boxhall<br />
Cinquième officier Harold Godfrey Lowe<br />
Sixième officier James Paul Moody<br />
Bref, tous avaient de bonnes raisons pour faire la gueu<strong>le</strong>, ce jour-<strong>là</strong>, à Cherbourg, à bord du TITANIC.<br />
Le seul civil qui fut présenté à Nestor et Céci<strong>le</strong> fut Thomas Andrews. Cet homme était <strong>le</strong> directeur<br />
technique des chantiers navals de Belfast, ainsi que <strong>le</strong> neveu de Lord Pirie, <strong>le</strong> président, et il effectuait<br />
la traversée en qualité de constructeur du bateau.<br />
Il tâcherait, durant <strong>le</strong> voyage, de noter <strong>le</strong>s dernières imperfections qui ne devaient pas manquer<br />
d'apparaître dans une traversée inaugura<strong>le</strong>...<br />
Quelques propos courtois furent échangés, et il fut convenu que <strong>le</strong> capitaine Smith accueil<strong>le</strong>rait <strong>le</strong><br />
coup<strong>le</strong> de détective à sa tab<strong>le</strong> <strong>le</strong> soir même, et qu'il aurait alors toute latitude pour sympathiser avec <strong>le</strong><br />
coup<strong>le</strong> Astor, convié éga<strong>le</strong>ment à se joindre à lui.<br />
- Nous aurons alors davantage <strong>le</strong> temps de discuter, lâcha enfin <strong>le</strong> commandant, ce qui pouvait vouloir<br />
dire deux choses : soit "pardonnez-moi de n'être pas très mondain mais çà ira mieux ce soir lorsque<br />
j'aurais lancé ce foutu rafiot sur <strong>le</strong>s vagues" ou bien "cassez-vous, si vous croyez que j'ai que çà à<br />
faire".<br />
Nestor ne sut que penser, mais peut importait, il était déjà dehors.<br />
Il ne dit pas un mot. Céci<strong>le</strong> <strong>le</strong> promena un peu sur <strong>le</strong> navire. El<strong>le</strong> avait envie de visiter.<br />
Lorsqu'on passa devant <strong>le</strong> bar, Nestor fit enfin preuve d'initiative en entraînant sa compagne. Ils<br />
s'assirent et <strong>le</strong> limier commanda un doub<strong>le</strong>.<br />
- Tu n'as pas l'air bien dans ton assiette, remarqua Céci<strong>le</strong> qui n'avait pourtant pas fait psycho.<br />
C'est vrai que <strong>le</strong> détective se sentait bizarre. Tout çà ne lui disait rien qui vail<strong>le</strong>.<br />
- Tout çà ne me dit rien qui vail<strong>le</strong>, lâcha-t-il d'ail<strong>le</strong>urs.<br />
- Quoi donc ? s'enquit la tendre.<br />
- Je ne saurais dire. J'ai l'impression d'être à la fois important et minuscu<strong>le</strong>. On me fait des politesses,<br />
on me réserve une super cabine, on me gâte, et pourtant, on me toise d’un air dédaigneux, j'ai<br />
l'impression de ne pas <strong>le</strong>ur inspirer confiance. On fait comme si <strong>je</strong> n'avais pas vraiment de mission...<br />
Céci<strong>le</strong> aspira un peu de jus de fruit et sourit :<br />
- Tu es trop contracté, toi, mon gros loup. Calme-toi, va. Tu verras, tout ira bien. Dis toi seu<strong>le</strong>ment que<br />
tu t'offres une super croisière et profite du temps qui passe...<br />
- Tu as raison.<br />
Il chassa ses chimères au scotch.<br />
Il se trouvait effectivement bien mieux en reposant son verre. Céci<strong>le</strong> <strong>le</strong> regardait. El<strong>le</strong> souriait. El<strong>le</strong> était<br />
si bel<strong>le</strong>. Il la redécouvrait chaque jour plus adorab<strong>le</strong>.<br />
Quel<strong>le</strong> métamorphose avait-el<strong>le</strong> pu la transformer ainsi ? El<strong>le</strong> se déchrysalidait à la vitesse d'un<br />
cheval au galop, la gamine ! El<strong>le</strong> éclatait ! El<strong>le</strong> éclaboussait ! El<strong>le</strong> rutilait !<br />
Les relations qui s'étaient instaurées entre Nestor et el<strong>le</strong> en avait considérab<strong>le</strong>ment changé l'éclairage.<br />
Il ne reconnaissait plus la gosse qu'il avait recueillie presque par charité quelques mois plus tôt. El<strong>le</strong><br />
était autre.<br />
Plus jolie, peut-être, mais çà n'était pas cela l'important, car il n'y avait aucune raison pour qu'el<strong>le</strong> ait en<br />
quelques mois changé de plastique. Mais surtout plus femme, plus épanouie.<br />
Il la trouvait spirituel<strong>le</strong>. Si el<strong>le</strong> l'avait toujours été, sans doute, mais peut-être que l'humilité de sa<br />
condition passée lui interdisait de <strong>le</strong> montrer.<br />
En tout cas, el<strong>le</strong> apparaissait aujourd'hui comme une femme merveil<strong>le</strong>use. D'une intelligence qui<br />
laissait parfois Nestor pantois...<br />
Ah, fallait-t-il à Nestor une grande confiance dans sa va<strong>le</strong>ur propre pour ne pas subir l'ombrage d'une<br />
collaboratrice de ce niveau !<br />
22
15<br />
Lorsque <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> fut introduit par un steward au moins aussi classe que Nestor dans la sal<strong>le</strong> à<br />
manger, <strong>le</strong>dit détective n'en menait pourtant pas large. Céci<strong>le</strong> semblait un peu plus à l'aise, mais ce<br />
devait être une façade. Parce que fina<strong>le</strong>ment, tout allait se jouer <strong>là</strong>, dans quelques instants, à la tab<strong>le</strong><br />
du commandant. Ils allaient savoir très vite si la surveillance de JJA allait être aisée ou non.<br />
Il fallait à tout prix sympathiser avec <strong>le</strong>s « happy few », ces milliardaires qui vivaient en coteries, et çà<br />
ne serait pas faci<strong>le</strong>. Nestor, pensait même que ce serait très dur.<br />
Céci<strong>le</strong> était radieuse, et <strong>le</strong>s regards convergeaient vers cette créature de rêve. Par ricochet, bien sûr,<br />
on s'intéressait à l'homme au bras duquel el<strong>le</strong> descendait <strong>le</strong> grand escalier d'honneur, et <strong>le</strong>s regards<br />
se teintaient alors d'irritation et de respect.<br />
Cette diversion de nature libidina<strong>le</strong> servait en fait <strong>le</strong>s intérêts de Nestor qui cherchait à passer pour ce<br />
qu'il n'était pas et que toutes <strong>le</strong>s formes de revalorisation socia<strong>le</strong> pouvaient être uti<strong>le</strong>s (y compris cel<strong>le</strong>,<br />
absurde, qui consiste à se pavaner avec des créatures de magazines).<br />
Au pied de l’escalier monumental à doub<strong>le</strong> volée, <strong>le</strong>s détectives admirèrent <strong>le</strong> très joli bronze d’un<br />
angelot tenant un lampadaire et se présentèrent devant la grande sal<strong>le</strong> à manger des premières<br />
classes.<br />
A la fois immense (dimensionnée pour 500 convives) mais cloisonnée en alcôves par de jolies parois<br />
blanches, la sal<strong>le</strong> était sobrement décorée en sty<strong>le</strong> Jacques 1 er (un sty<strong>le</strong> baroque de l’époque d’un roi<br />
anglais du 17 ème sièc<strong>le</strong>).<br />
Les deux complices furent escortés par <strong>le</strong> steward ad hoc jusqu'à la tab<strong>le</strong> centra<strong>le</strong>, la plus importante<br />
du bateau, cel<strong>le</strong> du capitaine Smith.<br />
Le commandant y arborait un uniforme tout ce qu'il y avait de resp<strong>le</strong>ndissant avec un bon demi kilo de<br />
métal sur la poitrine. Il avait la mine plus jovia<strong>le</strong> que l'après-midi même. Mais il est vrai que <strong>le</strong> bateau<br />
avait quitté Cherbourg dans d'excel<strong>le</strong>ntes conditions.<br />
La mer sans vague se refermait sans écume derrière <strong>le</strong> TITANIC et <strong>le</strong> voyage s'annonçait sans<br />
histoire. (Mais que <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur se rassure, des histoires, il y en aura).<br />
Il y avait éga<strong>le</strong>ment cinq autres personnes, autour de la tab<strong>le</strong> du commandant, et il ne manquait plus<br />
que <strong>le</strong>s deux détectives. C'est <strong>le</strong> commandant lui-même qui procéda à la formalité des présentations :<br />
- Permettez-moi de vous présenter monsieur et madame Georges Widener et <strong>le</strong>ur fils Harry. Monsieur<br />
Widener a la redoutab<strong>le</strong> mission de construire des tramways (tout <strong>le</strong> monde se déclara ravi). Ainsi que<br />
monsieur et madame Astor. Vous avez peut-être déjà dormi dans <strong>le</strong>s draps du Waldorf Astoria ?.<br />
- Plus d'une fois, mentit Nestor.<br />
- Soyez discret, mister Poireau, ajouta <strong>le</strong> capitaine en souriant, madame ne sait peut-être pas encore<br />
tout. Puis, se tournant vers <strong>le</strong>s Astor : car nos amis sont en voyage de noce, comme vous-même.<br />
- Ah, très bien, s'écria, jovial, John Jacob, mais nous nous connaissons, <strong>je</strong> crois...<br />
- Oh, s'étonna Nestor, <strong>je</strong> n'ai pas souvenance...<br />
- Mais si, souvenez-vous, cet homme qui s'est <strong>je</strong>té de la Tour Eiffel ! Exhibition ridicu<strong>le</strong>, d'ail<strong>le</strong>urs, ne<br />
trouvez-vous pas ?<br />
Nestor manqua un peu d'air. Il sentit sa raie médiane s’inonder de transpiration et se trouva encombré<br />
de ses mains. Et cela se vit, sans doute. Il se sentit perdre pied, se vider de son sang, se vider <strong>le</strong>s<br />
intestins, se vider la vessie, mais c'était seu<strong>le</strong>ment une impression. Il eut néanmoins <strong>le</strong> réf<strong>le</strong>xe<br />
d'enchaîner sur <strong>le</strong> cas Reichelt.<br />
- On n'aurait jamais du <strong>le</strong> laisser faire ! réussit à lâcher <strong>le</strong> détective avec un air convaincu.<br />
- Je suis tout à fait de votre avis, surenchérit JJA. Les gens confondent complètement la démarche<br />
scientifique et l'empirisme. Les exemp<strong>le</strong>s sont nombreux où <strong>le</strong>s pires catastrophes sont dues à une<br />
confiance aveug<strong>le</strong> en des règ<strong>le</strong>s qui n'ont pas été expérimenta<strong>le</strong>ment testées.<br />
- Absolument, répondit Nestor qui ne voyait vraiment pas quoi dire d'autre.<br />
- La démarche scientifique consiste à progresser par petits gains. J'observe, <strong>je</strong> note <strong>le</strong>s différents<br />
facteurs, c’est-à-dire <strong>le</strong>s conditions de l'expérience, j'expérimente à nouveau, <strong>je</strong> change un facteur de<br />
l’opération, j'observe encore, et <strong>je</strong> mesure ainsi l’influence du facteur que j’ai modifié, quoi… C’est ça,<br />
la science ! Mais il était absurde de laisser cet homme sauter de si haut uniquement parce qu'il avait<br />
quelque part l'intuition qu'il allait pouvoir vo<strong>le</strong>r.<br />
Made<strong>le</strong>ine Astor sourit, et, d'un geste, brisa l'élan de son mari :<br />
- Si vous vous laissez faire, vous en avez pour la nuit ! Il est intarissab<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s questions techniques !<br />
- Mais c'est passionnant, s'écria Nestor avec peut-être un peu trop de conviction dans la voix. Astor<br />
était un homme intelligent, il n'était pas adroit de trop <strong>le</strong> flatter d'entrée de <strong>je</strong>u, d'autant que l'équipe<br />
semblait maintenant brûlée.<br />
C'était d'autant plus regrettab<strong>le</strong> que Nestor avait effectivement parlé de sa filature à Céci<strong>le</strong>, et il en<br />
avait fait une prouesse. La réf<strong>le</strong>xion du milliardaire montrait qu'il y avait encore des progrès à faire<br />
dans ce type d'exercice.<br />
23
La discussion se porta ensuite sur <strong>le</strong>s Widener et <strong>le</strong>s souvenirs de <strong>le</strong>ur voyage à travers l'Europe.<br />
Monsieur Widener, amateur de vieil<strong>le</strong>ries (et Nestor eut encore assez d'humour pour y inclure<br />
menta<strong>le</strong>ment sa femme), s'était rendu acquéreur d'une Bib<strong>le</strong> de Gutenberg, par exemp<strong>le</strong>, et du<br />
Confessio Amantis du poète anglais médiéval John Gower, un poème de 33 0000 lignes, un bouquin<br />
qui devait lui avoir coûté chaud.<br />
Nestor pensa qu'il était ridicu<strong>le</strong> d'acquérir ce genre d'antiquité à ce prix <strong>là</strong>, d'ail<strong>le</strong>urs. Qu'aurait-il de<br />
plus, ce capitaliste amerloque, lorsqu'il s'instal<strong>le</strong>rait devant cet onéreux caprice ?<br />
On parla aussi de l'Egypte. Il était de bon ton de se retrouver chaque printemps au pied des pyramides<br />
ou à Baden-Baden. C'était comme çà. Et comme ni Céci<strong>le</strong> ni Nestor n'avait pensé à bûcher ces<br />
chapitres-<strong>là</strong>, ils se turent un instant, profitant de la trêve pour déguster plus à <strong>le</strong>ur aise la galantine de<br />
poisson qu'on <strong>le</strong>ur avait servie.<br />
On <strong>le</strong>s avait prévenu que <strong>le</strong>s repas à bord du steamer étaient assommants. Des dizaines de plats<br />
auxquels on touchait à peine, mais qui mettaient quand même pas mal de temps à circu<strong>le</strong>r. Les<br />
mangeail<strong>le</strong>s duraient des heures. L'avantage principal fut de renouve<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s occasions d'échanges<br />
avec <strong>le</strong>s clients de Nestor.<br />
Le limier, au dessert, pensa avoir quand même réussi à sauver la situation. Le contact était bon, ils<br />
avaient devisé sur la plupart des su<strong>je</strong>ts de l’époque, que La Lumineuse s’était habitué à traiter au fil de<br />
<strong>le</strong>urs rencontres. Nestor s'enhardit même à proposer sa compagnie à JJA devant un petit alcool après<br />
<strong>le</strong> café. Le milliardaire eut <strong>le</strong> bon goût de ne pas envoyer <strong>le</strong> parisien aux pelotes devant <strong>le</strong>s autres<br />
convives de la tab<strong>le</strong>, et <strong>le</strong>s deux hommes se dirigèrent vers <strong>le</strong> fumoir.<br />
C'est Nestor qui prit l'initiative de la conversation, et il attaqua bil<strong>le</strong> en tête :<br />
- Je suis stupéfait, cher monsieur, que vous m'ayez reconnu entre tous ces gens, au Champ de Mars.<br />
Astor sourit :<br />
- Cà n'est pas au Champ de Mars que <strong>je</strong> vous ai reconnu. Souvenez-vous, vous nous avez suivi<br />
jusqu'à notre hôtel. Vous êtes même ensuite passé devant en vous démontant <strong>le</strong> cou pour essayer<br />
d'en savoir plus...<br />
Nestor se félicita qu'on ait laissé <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s se promener sur <strong>le</strong> pont.<br />
- Je comprends, continua JJA, que cette idée vous soit très désagréab<strong>le</strong>, mais il faut reconnaître que<br />
vous vous y prîtes bien mal.<br />
- Mon Dieu, fit Nestor, <strong>je</strong> suis si gêné… Je l'étais d'ail<strong>le</strong>urs déjà ce jour-<strong>là</strong>.<br />
- Sur <strong>le</strong> coup, vous m'avez un peu crispé, dois-<strong>je</strong> reconnaître. J'ai cru que vous en vouliez à nos<br />
finances, mais votre mise semblait trop bien faite pour que vous vous abaissiez à cela. Par la suite, j'ai<br />
pensé que vous en aviez après mon épouse et il va sans dire que <strong>je</strong> vous attendais de pied ferme...<br />
Mais vous m'avez fina<strong>le</strong>ment presque attendri lorsque <strong>je</strong> vous ai vu vous tordre <strong>le</strong> cou devant la porte<br />
tambour de l'hôtel. Vous étiez bien touchant. Et j'en ai conclu que vous ne deviez pas être bien<br />
dangereux. J’ai pensé à un journaliste…<br />
- J'ai honte de moi.<br />
- Vous avez tort, monsieur Poireau, <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>urs limiers ont parfois de tels revers.<br />
Nestor prit encore ce coup en p<strong>le</strong>ine tête :<br />
- Parce que bien sûr, vous connaissez aussi mon nom, ma profession...<br />
JJA sourit.<br />
- Je connais de vous tout ce que <strong>le</strong> tout-Paris sait de vous. Vous êtes <strong>le</strong> brillant détective privé qui a<br />
retrouvé <strong>le</strong> collier du tsar Nicolas II, et il faudrait être aveug<strong>le</strong> pour ne pas voir votre certes agréab<strong>le</strong><br />
physionomie sur <strong>le</strong>s premières pages des magazines. J'ai lu votre formidab<strong>le</strong> aventure <strong>le</strong> soir même<br />
de notre rencontre au Champ de Mars.<br />
- Vous avez une mémoire visuel<strong>le</strong> prodigieuse, remarqua Nestor.<br />
- J'ai aussi une certaine dose de curiosité, ajouta Astor, et j'aimerais par exemp<strong>le</strong> bien savoir ce qui<br />
me vaut l'intérêt que vous semb<strong>le</strong>z me porter...<br />
Etait-ce une idée ou <strong>le</strong> ton du milliardaire venait-il de se durcir un peu ? Quoiqu'il en soit, Nestor n'eut<br />
pas cherché à éviter <strong>le</strong>s explications.<br />
- Figurez-vous, commença-t-il, et cela est évidemment sensé rester secret...<br />
- Vous pouvez compter sur moi.<br />
Nestor regroupa un peu son courage et lâcha :<br />
- Je suis chargé de vous protéger sur toute la traversée. La compagnie White Star Line m'offre dix<br />
mil<strong>le</strong>s dollars pour çà.<br />
JJA partit d'un grand rire clair, sur <strong>le</strong>quel quelques consommateurs se retournèrent. Astor ne<br />
s'attendait sûrement pas à çà !<br />
- Je pourrais vous en proposer <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> pour que vous me fichiez la paix, cher monsieur Poireau,<br />
mais <strong>je</strong> crois que <strong>je</strong> préfère encore vous laisser faire ! Je pense que vous m'amusez davantage que<br />
vous ne m'ennuyez.<br />
24
Comme Nestor faisait triste mine, <strong>le</strong> milliardaire ajouta qu'il ne voulait pas <strong>le</strong> vexer, que sa remarque<br />
n'avait rien d'agressif, qu'il n'en restait pas moins un grand policier, et qu'il ne fallait pas se mettre<br />
dans des états pareils pour si peu.<br />
- Je vous propose même de faire comme si de rien n'était, sacré Froggy. Nous aurons sympathisé, et<br />
vous aurez ainsi tout loisir de veil<strong>le</strong>r sur moi.<br />
Nestor se sentit un peu bête et il remercia.<br />
Les deux hommes purent sécher <strong>le</strong>urs glass et retrouver <strong>le</strong>urs compagnes respectives. El<strong>le</strong>s<br />
papotaient sur <strong>le</strong> pont C, malgré l'air qui sur <strong>le</strong> soir devenait piquant.<br />
- Si nous faisions monter une bouteil<strong>le</strong> de scotch ? proposa JJA, nous pourrions écluser un peu dans<br />
notre chambre, <strong>je</strong> vous invite.<br />
Céci<strong>le</strong> n'en crut pas ses oreil<strong>le</strong>s. Nestor était vraiment un fin psychologue, pour avoir réussi à retourner<br />
ainsi la situation. Vraiment, ce mec-<strong>là</strong> n'en finirait jamais de l'épater.<br />
Les quatre envahirent donc la suite du coup<strong>le</strong> Astor et s'installèrent confortabeu<strong>le</strong> sur la moquette.<br />
C'était à se tordre.<br />
- Ce que ce trouve rassurant quand même, dit l'amerloque entre deux gorgées de Bourbon, c'est qu'on<br />
puisse encore rencontrer des gens aussi cools que vous deux, en feurste classe, dans <strong>le</strong> gratin de la<br />
société ! Parce que <strong>le</strong> bateau, il est construit comme çà. Y’a <strong>le</strong> tout venant en bas dans la cal<strong>le</strong>,<br />
dessus l'un peu mieux, et après y’a <strong>le</strong>s gens fréquentab<strong>le</strong>s et puis y’a nous, <strong>le</strong>s hors classes. Les pas<br />
classab<strong>le</strong>s. Mais <strong>je</strong> vous <strong>mets</strong> mon bil<strong>le</strong>t que <strong>là</strong> où on s'amuse <strong>le</strong> mieux, c'est encore dans <strong>le</strong>s plus bas<br />
étages.<br />
On continua encore à dégoiser un peu, puis, on décida d'al<strong>le</strong>r se coucher, non sans s'être donné<br />
rendez-vous pour une visite du bateau <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin.<br />
- Nestor, comment atupu ? demanda Céci<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s yeux p<strong>le</strong>ins des lueurs de l'admiration (et sans doute<br />
des moiteurs éthyliques de la soirée).<br />
- Je crois qu'on s'est tout de suite compris...<br />
- Mais il t'avait reconnu, alors ?<br />
- C'est qu'il me connaissait déjà, répondit effrontément Nestor. Tu sais, continua-t-il, j'appartiens,<br />
poursuivit-il, à cette catégorie de personnes, compléta-t-il, qui ne passent pas inaperçues, termina-t-il.<br />
16<br />
Il fallut quand même expliquer à Céci<strong>le</strong> qu'Astor connaissait la mission dont on <strong>le</strong>s avait chargé. C'était<br />
la pillu<strong>le</strong> à ava<strong>le</strong>r. Mais Nestor sut tel<strong>le</strong>ment bien s'y prendre que l'événement n'en<strong>le</strong>va rien à sa<br />
superbe. De toutes façons, Céci<strong>le</strong> était bien trop amoureuse pour se rendre compte de quoi que ce<br />
soit. Et el<strong>le</strong> était aussi un peu saou<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> n'avait pas l'habitude du ouiski, ce qui simplifiait grandement<br />
<strong>le</strong> contexte.<br />
Nestor dut même la déshabil<strong>le</strong>r pour la mettre au lit. Il fit bien <strong>le</strong>ntement, accompagnant l'effeuillage de<br />
mil<strong>le</strong>s baisers tendres. Céci<strong>le</strong> riait, se plaignait un peu de la chatouil<strong>le</strong>, mais el<strong>le</strong> adorait çà. El<strong>le</strong> aimait<br />
laisser <strong>le</strong>s commandes à l'homme. Il était bien un peu pataud (et pour tout dire, çà n'était sûrement<br />
pas un amoureux vraiment très performant, Céci<strong>le</strong> s'en doutait, bien qu'el<strong>le</strong> manqua de points de<br />
repère), il était très amoureux. Et c'était son héros à el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> l'aimait, quoi, merde, c'est des choses<br />
qui se contrô<strong>le</strong>nt pas.<br />
D'ail<strong>le</strong>urs, Nestor en avait tota<strong>le</strong>ment conscience. Il comprenait très bien çà... Et il ne se faisait sans<br />
doute pas trop d'illusion sur la façon dont Céci<strong>le</strong> <strong>le</strong> percevait. Il avait du bon et du mauvais, mais il<br />
savait aussi que tout <strong>le</strong> monde est comme çà, nobodizperfect. Céci<strong>le</strong> l'aimait pour ce qu'il était, il ne lui<br />
proposait pas vraiment la lune, ou s'il la lui proposait, il était entendu que la <strong>je</strong>une fil<strong>le</strong> ne devait pas la<br />
vouloir vraiment, c'était comme convenu. L'équilibre était parfait, c'était vraiment une bonne équipe.<br />
Le <strong>le</strong>ndemain matin, Céci<strong>le</strong> éveilla Nestor en lui faisant des choses bucca<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong> avait trouvé ce<br />
moyen pour tirer son héros de ses rêves sans affecter son humeur.<br />
Il s'aimèrent, puis, commandèrent <strong>le</strong> petit dé<strong>je</strong>uner, puis, ils s'aimèrent à nouveau en l'attendant, puis,<br />
ils dé<strong>je</strong>unèrent, et s'aimèrent une dernière fois avant de se <strong>le</strong>ver. Ils s'aimaient, quoi.<br />
Nestor alla ouvrir <strong>le</strong>s rideaux de la cabine au travers desquels filtrait déjà la lumière vio<strong>le</strong>nte d'une<br />
matinée sans nuage (c'est beau).<br />
On entendait très peu <strong>le</strong> bruit des turbines et <strong>le</strong> bateau ne vibrait vraiment pas, contrairement aux<br />
bateaux de l'époque.<br />
Le coup<strong>le</strong> sortit sur <strong>le</strong> pont privatif et ils s'étonnèrent de voir <strong>le</strong> TITANIC al<strong>le</strong>r de droite et de gauche, un<br />
peu comme s'il hésitait sur la direction à prendre, ou comme si <strong>le</strong> gouvernail était cassé.<br />
Un steward qui passait <strong>là</strong> fut arrêté. Nestor lui demanda la raison de la marche louvoyante du bateau.<br />
- Ce sont des test giratoires ! répondit gaiement <strong>le</strong> serviteur.<br />
Céci<strong>le</strong> fronça <strong>le</strong>s sourcils :<br />
25
- C'est seu<strong>le</strong>ment maintenant qu'on est en p<strong>le</strong>ine mer que vous <strong>le</strong>s faites, vos tests ?<br />
Le steward, décidément de bonne humeur (ou plutôt entraîné à faire comme si) <strong>le</strong>ur répondit en riant<br />
que non seu<strong>le</strong>ment on faisait des tests au lancement du bateau, mais qu'on en faisait encore à chaque<br />
voyage.<br />
La réponse satisfit (on dit vraiment satisfit ? c'est laid) <strong>le</strong>s parisiens qui retournèrent faire l'amour dans<br />
<strong>le</strong>ur cabine en attendant l'heure du rendez-vous avec <strong>le</strong>s Astor pour visiter <strong>le</strong> bateau.<br />
John Jacob semblait tout à fait détendu. La petite soirée l'avait plutôt décontracté, et on <strong>le</strong> sentait bien<br />
moins raide que la veil<strong>le</strong> au début du repas. Made<strong>le</strong>ine avait l'air un peu lasse, déjà, à onze heures du<br />
matin, <strong>le</strong> teint pâlichon, el<strong>le</strong> devait couver quelque chose...<br />
D'ail<strong>le</strong>urs, el<strong>le</strong> proposa de s'instal<strong>le</strong>r à papoter sur <strong>le</strong> pont plutôt que d'accompagner <strong>le</strong>s hommes dans<br />
<strong>le</strong>ur excursion et de <strong>le</strong>s entraver.<br />
Ceux-ci furent d'ail<strong>le</strong>urs ravis.<br />
Ils commencèrent pas inspecter <strong>le</strong>s ponts supérieurs. Ils jouaient à se donner <strong>le</strong> vertige. Ils montaient<br />
et descendaient d'un pont sur l'autre comme des gosses. Puis, ils essayèrent de descendre <strong>le</strong> plus<br />
profond possib<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s entrail<strong>le</strong>s du navire.<br />
Cà n'était pas faci<strong>le</strong>. D'abord, <strong>le</strong>s marins qui ne connaissaient pas Nestor <strong>le</strong>s arrêtaient constamment,<br />
courtoisement, mais fermement, et il fallait au détective exhiber son sauf conduit pour passer outre<br />
aux invitations à remonter des hommes d'équipage. Ensuite, il y avait de quoi se perdre dans <strong>le</strong> déda<strong>le</strong><br />
des escaliers du géant des mers (c'est très beau).<br />
Ils parvinrent quand même au plus profond des entrail<strong>le</strong>s du monstre puisqu'ils purent voir <strong>le</strong>s<br />
gigantesques turbines dont deux seu<strong>le</strong>ment fonctionnaient... C'étaient des monstres de six mètres de<br />
haut et de large, qui faisaient un boucan pas possib<strong>le</strong>.<br />
Ils virent du bateau ses moindres recoins, à toute vitesse, et ils furent fatigués.<br />
Ils retrouvèrent <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s sur <strong>le</strong> pont avant. El<strong>le</strong>s étaient bien sûr en train de papoter de choses sans<br />
importance.<br />
17<br />
Le bateau s'immobilisa progressivement au large de la côte. C'était la dernière esca<strong>le</strong> avant la<br />
traversée proprement dite, dont <strong>le</strong> départ était prévu pour 13h30.<br />
La vil<strong>le</strong> s'appelait Queenstown, en Irlande (el<strong>le</strong> fut renommée Cobh en 1922). Quelques personnes<br />
montèrent d'une chaloupe, et quelques unes descendirent.<br />
Un instant, des cris firent sursauter <strong>le</strong>s voyageurs. Les quatre amis se retournèrent, et <strong>le</strong>vèrent <strong>le</strong>s<br />
yeux vers <strong>le</strong> sommet de la quatrième cheminée.<br />
Des chauffeurs, des soutiers, des charbonniers, peut-être, s’y étaient juchés. Seuls <strong>le</strong>urs torses<br />
dépassaient du gros tuyau. Leurs faces étaient barbouillées et ils s'étaient couverts de bonnets dans <strong>le</strong><br />
genre de ceux des gnomes des légendes germaniques. Ils hurlaient comme des déments.<br />
Certains apprécièrent la plaisanterie, et s'esclaffèrent. Mais Nestor sentit la main de Céci<strong>le</strong> se crisper<br />
sur son bras.<br />
Qu'arrivait-il à la pou<strong>le</strong>tte ? El<strong>le</strong> se mettait à avoir <strong>le</strong> traczir à son tour ! Si el<strong>le</strong> commençait à choper <strong>le</strong>s<br />
copeaux el<strong>le</strong> aussi, on n'était pas arrivé !<br />
On apprendrait plus tard que la quatrième cheminée n'avait absolument aucune utilité fonctionnel<strong>le</strong>.<br />
El<strong>le</strong> n'avait été dressée qu'a des fins purement esthétiques, et <strong>le</strong>s matelots ne risquaient rien.<br />
Dieu soit loué. Enfin, Dieu…<br />
Mais ces gens <strong>là</strong> avaient un peu irrité <strong>le</strong>s passagers, qui passèrent à tab<strong>le</strong> un peu contrariés, mais<br />
bien décidés à se divertir, à se changer <strong>le</strong>s idées.<br />
Ils parvinrent à la sal<strong>le</strong> à manger qu'ils connaissaient déjà pour y avoir stagné au bas mot deux heures<br />
la veil<strong>le</strong>, et un loufiat <strong>le</strong>s driva jusqu'à <strong>le</strong>ur tab<strong>le</strong>, la <strong>le</strong>ur, cette fois, pour Nestor et Céci<strong>le</strong>, et non plus<br />
cel<strong>le</strong> du capitaine.<br />
Ils avaient décidé avec JJA et Made<strong>le</strong>ine de ne plus se quitter, et ils se retrouvèrent donc bien tous <strong>le</strong>s<br />
quatre, et la tab<strong>le</strong> était complétée par des personnalités tout à fait sympathiques puisqu'il s'agissait de<br />
monsieur et madame Strauss, du major Butt et de miss Marp<strong>le</strong>, Jane Marp<strong>le</strong>.<br />
Les Strauss constituaient un adorab<strong>le</strong> coup<strong>le</strong> de personnes âgées que Nestor et Céci<strong>le</strong> n'avaient<br />
évidement pas l'honneur de connaître mais dont ils avaient néanmoins entendu parlé. Monsieur Isidor<br />
Strauss dirigeait de nombreux magasins de grande surface de par <strong>le</strong> monde, et notamment la chaîne<br />
des Macy's de New York, et il était avec son épouse de retour d'un voyage d'inspection de ses<br />
succursa<strong>le</strong>s européennes. On avait raconté à bord du TITANIC que <strong>le</strong> propriétaire du magasin<br />
Harrods avait fait livrer, au moment de l'embarquement, une colossa<strong>le</strong> gerbe de f<strong>le</strong>ur à Madame<br />
Strauss. C'est par cette anecdote que <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> s'était rendu célèbre sur <strong>le</strong> steamer, ainsi que par<br />
l'excel<strong>le</strong>nte impression qu'il avait fait sur <strong>le</strong>s autres passagers qui avaient eu <strong>le</strong> loisir de <strong>le</strong>s approcher.<br />
26
Le major Butt était une personnalité un peu plus réfrigérante, mais non moins courtoise et fina<strong>le</strong>ment<br />
sympathique. Il était l'aide de camp du président de la république américain, Taft. Il aimait<br />
manifestement être interrogé sur <strong>le</strong> problème passionnant des équilibres militaires et stratégiques en<br />
Europe, et ses interlocuteurs gagnaient à savoir écouter.<br />
Miss Marp<strong>le</strong>, charmante petite vieil<strong>le</strong> britannique comme on <strong>le</strong>s imagine (au moins comme çà on est<br />
fixé) se révéla adorab<strong>le</strong>ment chiante.<br />
El<strong>le</strong> était restée un long moment si<strong>le</strong>ncieuse, se contentant de hocher la tête au rythme de la<br />
conversation. Un moment, el<strong>le</strong> se pencha doucement à l'oreil<strong>le</strong> de Nestor et lui glissa avec un air plus<br />
angoissé que malicieux :<br />
- Vous ne remarquez rien ?<br />
Nestor se demanda bien ce qu'il était sensé remarquer. Il regarda la petite vieil<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s yeux et y<br />
trouva la trace d'une inquiétude profonde.<br />
- Par <strong>le</strong>s fenêtres, poursuivit miss Marp<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> mettre sur la voie.<br />
Nestor sourit. Il ne remarquait rien de spécial par la fenêtre.<br />
- Là, <strong>là</strong>, continua la ravissante dame, qu'est ce que vous voyez ?<br />
- Eh bien ma foi, un bout de ciel et un peu d'eau...<br />
Du coup, une conversation fort intéressante sur la guerre entre <strong>le</strong>s Usa et l'Espagne, à laquel<strong>le</strong> avait<br />
participé JJA et dont il était sorti colonel, se dissolus dans <strong>le</strong>s airs et la tab<strong>le</strong> entière s'intéressa à miss<br />
Marp<strong>le</strong>.<br />
- Voi<strong>là</strong>, dit la dame, triomphante. Et de l'autre bord ?<br />
Nestor se retourna : "- Eh, bien ,on voit <strong>le</strong> ciel...<br />
- Et pas la mer, <strong>je</strong>une homme, et pourtant, notre tab<strong>le</strong> est pi<strong>le</strong> au centre du bateau ! Donc, nous<br />
penchons à gauche !<br />
Les convives se regardèrent, puis, vérifièrent. Par la croisée de gauche, on voyait la mer, et non par la<br />
croisée de droite, donc, <strong>le</strong> navire n'était pas droit. C'était effarant pour un bateau tout neuf !<br />
- C'est ma foi vrai, miss Marp<strong>le</strong>, concéda JJA, vous êtes très observatrice.<br />
- Je préférerais ne rien remarquer, ne rien observer, ne rien voir, ne rien sentir, croyez moi, <strong>je</strong><br />
préférerais ne me rendre compte de rien...<br />
- Vous semb<strong>le</strong>z bien inquiète... re<strong>le</strong>va Céci<strong>le</strong> d'une voix un peu trop suave pour que Nestor, qui<br />
connaissait sa compagne, n'y voit pas l'irritation de la <strong>je</strong>une fil<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s jérémiades de la vieil<strong>le</strong><br />
agaçaient.<br />
Miss Marp<strong>le</strong> prit son couteau et, jouant avec <strong>le</strong> manche qu'el<strong>le</strong> examinait sans y penser, lâcha :<br />
- Cà ne vous inquiète pas, vous, qu'un bateau tout neuf penche déjà d'un côté ? Et qu'un bateau<br />
comme çà, qui peut contenir 3500 personnes parte avec seu<strong>le</strong>ment 2000 personnes alors qu'on a<br />
bradé <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts ? Et çà ne vous inquiète pas de savoir que des tas de gens ont annulé <strong>le</strong>ur voyage au<br />
dernier moment ? Je connais très bien <strong>le</strong>s Vanderbilt. Leurs bagages sont sur ce bateau, ainsi que<br />
<strong>le</strong>urs domestiques, mais eux, au dernier moment, ils ont refusé d'embarquer !<br />
JJA sourit et, faisant mine de chasser toutes ces bil<strong>le</strong>vesées du plat de la main, prépara un argument<br />
choc :<br />
- Mais chère madame, <strong>je</strong> suis persuadé que des histoires pareil<strong>le</strong>s arrivent sur tous <strong>le</strong>s bateaux ! Si<br />
tout va bien ,on oublie ce qu'on a dit, et si <strong>le</strong> bateau cou<strong>le</strong>, on en fait tout un plat !<br />
Miss Marp<strong>le</strong>, sur ces derniers mots, pinça un peu <strong>le</strong> nez, mais au lieu de piquer un fard et de se vexer,<br />
el<strong>le</strong> résolut de ne pas se laisser moucher par ce paltoquet <strong>là</strong> en face :<br />
- J'en fais peut-être tout un plat, mais <strong>je</strong> vous signa<strong>le</strong> que bien des choses sont troublantes sur ce<br />
bateau, au cas ou vous ne l'auriez pas remarquer...<br />
- C'est la petite farce des chauffeurs qui vous a mise mal à l'aise, assura <strong>le</strong> major Butt.<br />
- Peut-être, reconnut miss Marp<strong>le</strong>. Mais <strong>le</strong> commandant Smith n'a plus très bonne réputation. On<br />
prétend sous cape qu'il porte malheur...<br />
C'est pour <strong>le</strong> coup que John se fendit carrément <strong>le</strong> pébroque !<br />
- Exactement, <strong>je</strong>une homme, continua la vieil<strong>le</strong> toupie. C'est lui qui commandait l'OLYMPIC lors de son<br />
abordage avec <strong>le</strong> HAWKE. Et c'est lui qui a faillit col<strong>le</strong>r <strong>le</strong> TITANIC contre <strong>le</strong> NEW-YORK, en partant<br />
de Southampton, pas plus tard qu'hier matin.<br />
JJA passa sa serviette sur ses lèvres et la plia sur <strong>le</strong> bord de son assiette. Puis, il tâcha patiemment<br />
d’expliquer à la dame :<br />
- C'est-à-dire que des bateaux comme l'OLYMPIC et <strong>le</strong> TITANIC sont des monstres, çà ne se manie<br />
pas comme un hors-bord ! affirma <strong>le</strong> milliardaire. Les ports ne sont pas adaptés à de tels volumes. Je<br />
reconnais qu'ils sont immenses. Les Français ont tendance à se méfier du gigantisme, comme <strong>le</strong><br />
prouve <strong>le</strong>ur dernière réalisation, <strong>le</strong> France, et <strong>je</strong> dois dire que <strong>je</strong> <strong>le</strong>ur donne raison. Il ne s'agit pas de<br />
faire d'immenses bateaux si <strong>le</strong>s ports sont trop petits pour <strong>le</strong>s recevoir. Donc, <strong>le</strong> capitaine Smith a<br />
manœuvré correctement, j’ai interrogé un matelot sur cet abordage, mais <strong>le</strong>s autres bateaux ne sont<br />
pas toujours assez prudents à l’abord de monstres comme <strong>le</strong> TITANIC.<br />
27
- Possib<strong>le</strong>, reconnut miss Marp<strong>le</strong>. Mais pour certains, <strong>le</strong> capitaine Smith porte malheur... Savez-vous<br />
comment on appel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s bateaux de cette série, l'OLYMPIC, <strong>le</strong> TITANIC, et bientôt <strong>le</strong> GIGANTIC ? Les<br />
bateaux de la mort.<br />
Made<strong>le</strong>ine tenta de mettre un terme à la conversation :<br />
- Ne vous en faites pas miss Marp<strong>le</strong>, nous serons bientôt à New-York.<br />
- Et de plus, ajouta <strong>le</strong> major, c'est <strong>le</strong> dernier voyage du capitaine. Il prend sa retraite de retour en<br />
Ang<strong>le</strong>terre. Il s'est acheté un charmant petit cottage à Portswood, prés de Portsmouth. Il doit avoir du<br />
mal à se passer des ports !<br />
- Oh, s'étonna Ida Straus, <strong>je</strong> connais très bien cette région. El<strong>le</strong> est fantastique, <strong>le</strong>s paysages y sont de<br />
toute beauté.<br />
Et pour <strong>le</strong> coup, la pénib<strong>le</strong> discussion entreprise avec miss Marp<strong>le</strong> tourna court, et la veil<strong>le</strong> dame<br />
retourna à son mutisme.<br />
El<strong>le</strong> avait néanmoins réussi à rendre Nestor grognon.<br />
18<br />
Mais çà ne se vit pas. Le détective fut exemplaire presque jusqu'au bout. Le major Butt, <strong>le</strong> trouvant<br />
sympathique, lui colla <strong>le</strong> train jusqu'au fumoir où des cafés <strong>le</strong>ur furent servis.<br />
Le major était parti dans l'exposé de ses convictions concernant la situation géopolitique de l'Europe<br />
avec cet inextricab<strong>le</strong> et incontournab<strong>le</strong> différent que <strong>le</strong>s français semblaient entretenir à plaisir avec<br />
<strong>le</strong>urs voisins germaniques.<br />
- Vous ne perdez aucune occasion de multiplier <strong>le</strong>s tensions avec l'Al<strong>le</strong>magne, et l'Al<strong>le</strong>magne vous <strong>le</strong><br />
rend bien ... Le Maroc en est une nouvel<strong>le</strong> illustration. Il y a entre vos deux pays une parfaite et<br />
définitive incompatibilité. Et <strong>le</strong> pire, c'est que vous ne semb<strong>le</strong>z conscient de rien. Vous restez au<br />
niveau des pâquerettes. On <strong>le</strong>ur prend <strong>le</strong> Maroc, ils nous prennent l'Alsace-Lorraine, et on se complait<br />
dans ces sous guéguerres pendant qu'en face, eux, <strong>le</strong>s al<strong>le</strong>mands, préparent vraiment quelque chose.<br />
Vous laissez mourir votre nationalisme, (<strong>le</strong>s français ne veu<strong>le</strong>nt plus al<strong>le</strong>r se battre), vous ne vous<br />
tenez pas prêt à vous défendre en cas de besoin, c'est comme si vous aviez décidé que <strong>le</strong> monde était<br />
devenu tout amour avec <strong>le</strong> nouveau sièc<strong>le</strong>.<br />
Nestor ne se sentait effectivement pas très patriote, mais tout de même, cet amerloque commençait à<br />
lui casser <strong>le</strong>s pieds avec ses <strong>le</strong>çons :<br />
- Ne craignez rien, major, <strong>je</strong> pense que nos dirigeants sont sans illusions...<br />
- Je n'en suis pas persuadé, voyez-vous. J'ai conscience d'un relâchement. Je n'ai rien contre<br />
l'humanisme, notez bien, mais voyez ce qui se passe en Grande-Bretagne. Les radicaux sont en train<br />
de mécontenter ceux qui tiennent <strong>le</strong>s cordons de la bourse, et en France, <strong>je</strong> pense que pour d'autres<br />
raisons, on commet des erreurs impardonnab<strong>le</strong>s.<br />
- Par exemp<strong>le</strong> ? plaça Nestor d'un air de s'y connaître.<br />
- Tout simp<strong>le</strong>ment de ne pas prendre au sérieux <strong>le</strong> pro<strong>je</strong>t pangermaniste d'une Al<strong>le</strong>magne de<br />
l'Atlantique à la Pologne. Si l'on n'y prend pas garde, Brest, Anvers et Trieste seront bientôt des ports<br />
Al<strong>le</strong>mands.<br />
- Je n'en suis pas si sûr, répondit Nestor qui n’en savait effectivement fichtre rien.<br />
- Oui, <strong>je</strong> sais ce que vous al<strong>le</strong>z me dire, <strong>je</strong> connais vos arguments, <strong>je</strong> connais la position de votre<br />
gouvernement, et <strong>je</strong> dois dire qu'el<strong>le</strong> se défend, mais tout de même, <strong>je</strong> pense que vous devriez être<br />
bien plus vigi<strong>le</strong>nt, sans çà, il nous faudra venir vous tirer de ce guêpier !<br />
Le major Butt ne manquait pas d'air.<br />
Nestor non plus, d'une certaine façon, car <strong>le</strong> procédé qu'il avait pris l'habitude d'utiliser dans <strong>le</strong>s<br />
conversations de salons auxquel<strong>le</strong>s il n'entravait que pouic fonctionnait à merveil<strong>le</strong>. Les beaux par<strong>le</strong>urs<br />
ont besoin d'exprimer <strong>le</strong>ur avis face à des interlocuteurs paraissant compétents, mais ne se posent<br />
pas une seconde la question de ce que pensent ceux qui <strong>le</strong>s écoutent. Et c'est bon à savoir.<br />
Comme monsieur Widener (avec qui il avait dîné la veil<strong>le</strong> à la tab<strong>le</strong> du Capitaine Smith) passait à<br />
quelques pas, Nestor lui fit un signe et émit <strong>le</strong> voeux de <strong>le</strong> présenter au major. Puis, après quelques<br />
mots pré ambulatoires, il s'excusa de devoir <strong>le</strong>s laisser.<br />
C'est ainsi qu'on se débarrasse des raseurs dans <strong>le</strong> grand monde.<br />
Nestor commençait à y toucher un peu. C'était merveil<strong>le</strong> que de <strong>le</strong> voir évoluer dans <strong>le</strong>s hautes<br />
sphères, et en anglais, qui plus est !<br />
Il sortit sur <strong>le</strong> pont avant et s'accouda à la rambarde. Il faisait un temps très clair, <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il miroitait sur<br />
une mer d'hui<strong>le</strong>, et la température était clémente. Le bateau semblait filocher pas mal et... d’un coup,<br />
Nestor sentit comme <strong>le</strong> contact d’un flingue entre ses omoplates.<br />
- Haut <strong>le</strong>s mains, fit soudain une voix menaçante dans son dos.<br />
- T'as des progrès à faire, répondit Nestor à Céci<strong>le</strong>.<br />
28
La douce était radieuse. Lorsqu'il se retourna, son chef la trouva encore plus jolie que jolie. Comment<br />
faisait-el<strong>le</strong> ?<br />
Il passa ses bras sous <strong>le</strong>s pans du manteau entr'ouvert de la <strong>je</strong>une femme et l'enlaça<br />
langoureusement.<br />
- Fais attention, Nestor, on va encore entendre des chocked !<br />
- Et si <strong>je</strong> te balançais à la bail<strong>le</strong> ? dit-il.<br />
- Pas cap'.<br />
El<strong>le</strong> s'appuya à la rampe et admira <strong>le</strong> paysage. C'était superbe (bien qu'un peu uniforme).<br />
- Et pendant ce temps-<strong>là</strong>, demanda la perfide, qui est-ce qui surveil<strong>le</strong> <strong>le</strong> milliardaire ?<br />
- Je croyais que tu t'en occupais.<br />
- Ca ne serait pas très correct.<br />
- Et pourquoi me serais-<strong>je</strong> encombré d'une femme, sinon ?<br />
Céci<strong>le</strong> mit la moue :<br />
- Goujat ! Tu mériterais que <strong>je</strong> te prenne au mot.<br />
- Cà m'étonnerait qu'il veuil<strong>le</strong>.<br />
- C'est avec des réf<strong>le</strong>xions de ce genre qu'on pousse <strong>le</strong>s femmes à devenir infidè<strong>le</strong>s. Mais trêve de<br />
rigolades, où est-il ?<br />
Nestor n'en savait rien et il s'en fichait.<br />
- J'en sais rien et <strong>je</strong> m'en fiche, dit-il.<br />
- C'est malin...<br />
- Il se surveil<strong>le</strong> bien tout seul. Tu sais, j'ai vraiment pas l'impression qu'il risque quoi que ce soit, à part<br />
<strong>le</strong> naufrage.<br />
Ils rirent et s'embrassèrent.<br />
- J'ai envie de te baiser, dit Nestor.<br />
Céci<strong>le</strong> n'aimait pas ce langage mais c'était tel<strong>le</strong>ment inhabituel dans la bouche de son amant que ce<br />
genre d'expression l'amusait.<br />
- Je suis très bien ici, rétorqua la mutine.<br />
- Je vais quand même pas te baiser sur <strong>le</strong> pont…<br />
C'était une bel<strong>le</strong> croisière. Un vrai voyage de noce. Sûr que pendant ce temps-<strong>là</strong>, <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> Astor<br />
n'était pas protégé, mais lorsque Nestor et Céci<strong>le</strong> se rendirent dans <strong>le</strong>ur appartement, ils purent<br />
constater en passant devant la porte de <strong>le</strong>urs amis que ceux-ci veillaient étroitement l'un sur l'autre.<br />
19<br />
L'après-midi passa ainsi très vite.<br />
Au sortir de <strong>le</strong>ur chambre, <strong>le</strong>s deux parisiens tombèrent à tout hasard sur Lord Bruce Ismay. Les<br />
hommes se saluèrent et Ismay demanda si la surveillance de monsieur Astor pouvait s'effectuer dans<br />
de bonnes conditions.<br />
Nestor crut un instant percevoir une pointe de reproche dans <strong>le</strong> ton du président. Aussi répondit-il<br />
plutôt vertement que jusqu'à plus amp<strong>le</strong> informé, monsieur Astor honorait madame Astor.<br />
Ismay rougit jusqu'à la racine des cheveux, toussa, et dit que très bien très bien faites pour <strong>le</strong> mieux.<br />
Ce que.<br />
La soirée fut mol<strong>le</strong>, à l'image de la journée. On alla s'empiffrer pendant des heures. Pour digérer, on<br />
dansa un peu (l'orchestre jouait essentiel<strong>le</strong>ment des valses, mais aussi des pas redoublés, allant<br />
jusqu'à oser timidement quelques tangos, cette nouvel<strong>le</strong> danse exubérante et pour tout dire assez<br />
vulgaire récemment venue d'Amérique Latine).<br />
Puis, sirotant quelques Cognac, on joua au bridge. Céci<strong>le</strong> faisait merveil<strong>le</strong> à ce <strong>je</strong>u-<strong>là</strong>, et el<strong>le</strong> accumula<br />
même un petit pécu<strong>le</strong>. Mais Nestor s'irrita vite et ils se retrouvèrent dans <strong>le</strong>ur cabine, sur un terrain que<br />
<strong>le</strong> détective maîtrisait beaucoup mieux.<br />
Après l'amour, <strong>le</strong>s limiers échangèrent <strong>le</strong>urs impressions sur la traversée. Fina<strong>le</strong>ment, Céci<strong>le</strong> avait tout<br />
à fait raison de ne pas s'en faire, de considérer ce voyage comme une croisière d'agrément. Il ne<br />
pouvait rien arriver à JJA, Ismay s'était simp<strong>le</strong>ment monté <strong>le</strong> bourrichon...<br />
- D'ail<strong>le</strong>urs, on voit de suite que c'est un homme inquiet... confirma la très douce.<br />
- Tu m'as l'air de drô<strong>le</strong>ment t'y connaître, persifla Nestor.<br />
- Pas besoin d'avoir appris, de ce point de vue-<strong>là</strong>.<br />
Le beau héros sentit <strong>le</strong> moment venu de lâcher du <strong>le</strong>st, et d'admettre des choses :<br />
- Quand même, dit-il, ce qui m'épate <strong>le</strong> plus chez toi,<br />
Mais il laissa sa phrase en suspens. Il fit mine de tendre l'oreil<strong>le</strong>. Céci<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> aussi, avait perçu comme<br />
un glissement derrière la porte, ou comme <strong>le</strong>s bruits étouffés d'une lutte.<br />
29
Puis, carrément, une masse mol<strong>le</strong> vint frapper la porte de <strong>le</strong>ur cabine. Nestor se <strong>le</strong>va d'un bond, et<br />
attrapa la poignée à p<strong>le</strong>ine main. Il réalisa alors qu'il n'avait qu'une courte veste de pyjama sur lui, et il<br />
hésita.<br />
Mais soudain, son sang se glaça. On venait très distinctement d'entendre un râ<strong>le</strong> humain derrière la<br />
porte, c'était très net.<br />
Alors, Nestor ouvrit la porte d'un coup sec, et John Jacob Astor vint chuter à ses pieds, un couteau<br />
planté en p<strong>le</strong>ine poitrine.<br />
Là, c’est l’endroit idéal pour faire un changement de chapitre…<br />
20<br />
Nestor faillit défaillir. Il sentit son courage l'abandonner. Il aurait bien fallu, pour bien faire, sauter dans<br />
<strong>le</strong> couloir et courir après son agresseur, mais <strong>le</strong> détective se dit que l'assassin devait être loin, et que<br />
de toutes façons, son contrat prévoyait qu'il protége Astor, pas qu'il retrouve son meurtrier.<br />
Il eut seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> réf<strong>le</strong>xe de retourner <strong>le</strong> corps de la victime et constata l’horreur du crime. Les mains<br />
du milliardaire étaient encore crispées sur <strong>le</strong> manche du couteau, dans un mouvement désespéré pour<br />
l’arracher.<br />
- Alors, old bean, on se laisse déposséder de 10 000 dollars ? dit John en clignant de l'oeil.<br />
Ce mec n'était pas possib<strong>le</strong>.<br />
Nestor manqua d'air, sur <strong>le</strong> coup, il resta un peu sec. Il se serait presque laissé al<strong>le</strong>r à sangloter si<br />
Céci<strong>le</strong> n'était pas partie d'un grand fou-rire. Made<strong>le</strong>ine, qui s'était cachée dans <strong>le</strong> couloir, pour profiter<br />
de la bonne blague et peut-être aussi pour freiner <strong>le</strong>s improbab<strong>le</strong>s velléités de poursuite du criminel<br />
par Nestor, apparut dans la chambre <strong>le</strong>stée d'une bouteil<strong>le</strong> de Champagne et de quatre verres en<br />
carton.<br />
- J'ai une révélation à faire, annonça JJA.<br />
Nestor alla enfi<strong>le</strong>r son pantalon de pyjama et revint dans la chambre. Tout <strong>le</strong> monde s'installa.<br />
- J'ai une nouvel<strong>le</strong> qui n’est vraiment une nouvel<strong>le</strong> récente, mais ce sera une nouvel<strong>le</strong> pour vous. Je<br />
vous apprends que la créature de rêve qui a déjà comblé tous mes voeux (enfin <strong>le</strong>s premiers) en<br />
voulant bien m'épouser me gratifie d'un héritier !<br />
Céci<strong>le</strong> dit que "waooo" et Nestor que "super" et tous applaudirent.<br />
- El<strong>le</strong> en est même à cinq mois de grossesse, même si ça se voit pas beaucoup. Je décalotte<br />
so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong>ment cette boutanche en l'honneur de ma digne épouse, ajouta <strong>le</strong> milliardaire en foutant du<br />
Champ' p<strong>le</strong>in la moquette.<br />
Céci<strong>le</strong> félicita <strong>le</strong> futur père.<br />
- Oh, fit-il, c'est Made<strong>le</strong>ine qui a tous <strong>le</strong>s mérites. Nous sommes mariés depuis trois ans bientôt, et il<br />
m'aura fallu six mois d'un hiver de vacances pour lui faire ce présent, la performance est modeste...<br />
JJA parut plus grave. Il venait d'apprendre que bientôt, un petit être serait accueilli dans son intimité,<br />
un petit être qui révé<strong>le</strong>rait forcément, en observateur impartial, ce que lui, John Jacob Astor, était<br />
réel<strong>le</strong>ment. Il ne serait plus question de statut social ni de fortune, il serait juste question d'un homme<br />
et de son enfant. S'il pouvait faire illusion grâce à son immense richesse, on ne trompe pas un enfant.<br />
- Comme çà, ajouta d'ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong> milliardaire sans expliquer sa transition, <strong>je</strong> serais enfin fixé. Je saurais<br />
enfin si <strong>je</strong> suis un mec bien ou un sinistre connard.<br />
La réf<strong>le</strong>xion était infamante pour Made<strong>le</strong>ine, mais cel<strong>le</strong>-ci ne jugea pas nécessaire de re<strong>le</strong>ver cette<br />
goujaterie. JJA avait <strong>le</strong> verbe haut, il était emporté, exalté, même, parfois, et tout cela n'avait aucune<br />
importance. Il devait de toutes façons bien savoir pourquoi Made<strong>le</strong>ine l'aimait.<br />
La soirée fut des plus calme. Les quatre amis se tinrent compagnie, mais la rêverie prit <strong>le</strong> pas sur la<br />
beuverie. Quelques réf<strong>le</strong>xions furent échangées, sur la vie, sur la mort, sur ce que chacun de nous est<br />
sensé faire en ce bas monde... Rien de bien intéressant, quoi...<br />
JJA se sentait bizarre, mais on ne va pas en faire tout un fromage, c'est <strong>le</strong> cas pour tous ceux à qui il<br />
arrive d'être père un jour.<br />
21<br />
Nestor se réveilla ce 12 avril au matin comme on sort d'un tunnel. Il avait tota<strong>le</strong>ment fait abstraction de<br />
sa situation d'usager maritime, et avait dormi, après l'amour, comme un bébé. Sommeil réparateur.<br />
Céci<strong>le</strong> était déjà <strong>le</strong>vée lorsqu'il ouvrit un oeil. La chambre était vide, si<strong>le</strong>ncieuse. On n'entendait que<br />
très faib<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> bruit des turbines du bateau, qui devaient pourtant donner à p<strong>le</strong>in rendement,<br />
puisqu'on ne ferait plus d'esca<strong>le</strong> jusqu'en Amérique.<br />
30
En s'habillant à la hâte, Nestor vit que la porte coulissante du pont était entrebâillée et que sa<br />
collaboratrice admirait la vue. Il ouvrit doucement la croisée et cueillit la tendre à la tail<strong>le</strong>. Scène de<br />
bisous.<br />
La mer était très calme. Un eau profonde s'ouvrait sans vague sur <strong>le</strong> passage du gigantesque navire,<br />
mais <strong>le</strong>s traces du sillage s'écartaient à l'infini derrière des hélices.<br />
La journée fut longue et maussade. Le temps n'y était pour rien. Le so<strong>le</strong>il brillait de tous ses feux, mais<br />
à l'exaltation des premières heures sur <strong>le</strong> paquebot succédèrent une sorte d'apathie de la part des<br />
passagers sans doute un peu fatigués par deux jours de mer.<br />
Un instant, alors qu’ils prenaient <strong>le</strong> frais sur <strong>le</strong> pont supérieur, <strong>le</strong>s détectives aperçurent JJA jouer avec<br />
Kitty, son aireda<strong>le</strong>, sur <strong>le</strong> pont arrière. Les animaux du chenil étaient promenés deux fois par jour par<br />
du personnel qualifié, et <strong>le</strong>s maîtres pouvaient des joindre à la promenade.<br />
Le dé<strong>je</strong>uner fut à l'image de la psychologie des commensaux : calme. Miss Marp<strong>le</strong> s'était faite<br />
excusée, et <strong>le</strong>s sept autres convives n'échangèrent que quelques conversations polies sur la<br />
traversée, juste pour ne pas trop laisser <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce s'instal<strong>le</strong>r.<br />
L'après-midi, <strong>le</strong>s Astor se retirèrent pour une sieste destinée à <strong>le</strong>ur faire digérer <strong>le</strong> pantagruélique<br />
repas. Nestor et Céci<strong>le</strong> en firent autant, et dormirent vraiment.<br />
Les deux coup<strong>le</strong>s se retrouvèrent comme convenu, dans la baie du café parisien. Made<strong>le</strong>ine était<br />
superbe. El<strong>le</strong> portait une robe de visite dernier cri en velours tête de nègre sur un chemisier de<br />
dentel<strong>le</strong>s que John avait acheté 800 dollars à un marchand ambulant lors de l’esca<strong>le</strong> à Queenstown,<br />
avec une blouse russe en voi<strong>le</strong> de soie assortie garnie de skungs, ceinture de velours, guimpe et bas<br />
de manches en dentel<strong>le</strong> brodée d'or, et el<strong>le</strong> rayonnait de beauté. JJA semblait dispo et déconnant. Il<br />
accueillit <strong>le</strong>s français avec une joie évidente. Céci<strong>le</strong> était moulée dans une robe cuirasse avec un<br />
justaucorps de drap gris taupe et une jupe en cachemire de soie, et <strong>le</strong>s mâ<strong>le</strong>s environnants la<br />
couvaient sans vergogne d'un œil protubérant.<br />
- Alors, <strong>le</strong>s pantruchards, on se replonge dans l'ambiance ? hurla presque JJA.<br />
C'est vrai qu'on aurait presque pu s'y croire, si la vue qu'on avait de la terrasse n'avait été l'océan. On<br />
avait tout à fait recréé <strong>le</strong> café type des Grands Bou<strong>le</strong>vard, mais on n'avait pas p<strong>le</strong>uré <strong>le</strong> folklore, et çà<br />
faisait même un peu caricature. Un serveur goguenard (qui ne se gênait pas pour reluquer tout ce qui<br />
passait de femel<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s environs et <strong>le</strong>s a<strong>le</strong>ntours) baladait un regard de conquête sur ses ouail<strong>le</strong>s,<br />
un torchon douteux enroulé autour d'un bras. Les français avaient la réputation d'être sa<strong>le</strong>s et<br />
dragueurs, un peu comme <strong>le</strong>s italiens mais en moins pire, il ne fallait pas décevoir la clientè<strong>le</strong>.<br />
A peine <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> de détective s'était-il assis que <strong>le</strong> loufiat rappliqua avec son torche-bal<strong>le</strong> :<br />
- Ouatt douillou ouant tou drinque ? s'enkitil.<br />
- Arrête ton verbiage, l’apôtre, lui répliqua Nestor, et abou<strong>le</strong>s donc une boutanche de Champ' adulte et<br />
pas des moindres !<br />
- Nom de Dieu ! répliqua <strong>le</strong> larbin, des français.<br />
- Bédame, confirma Nestor, et des du quatorzième, kipluzé.<br />
- Ben alors, c'est <strong>le</strong> dirlo qui va bicher velu, lâcha <strong>le</strong> grouillaud en fonçant vers <strong>le</strong>s cuisines.<br />
Il faisait bon se retrouver un peu chez soi. En fait, Nestor, s'entendant par<strong>le</strong>r argot, se sentit <strong>le</strong> mal du<br />
pays. Qu'avait-il besoin de <strong>le</strong> quitter, son quartier ? Il n'y avait que <strong>là</strong> qu'il serait bien, à tout jamais,<br />
bien calfeutré dans <strong>le</strong>s hauts murs de sa chère Capita<strong>le</strong>. Paris était devenu pour lui beaucoup plus<br />
qu'un décor. C'était son cadre et son contenu à la fois.<br />
C'est <strong>le</strong> maître queue qui apporta himself la bouteil<strong>le</strong>.<br />
- Pierre Rousseau, chef de cuisine, se présenta-t-il, <strong>je</strong> suis ravi de vous voir, continua-t-il, on prétend<br />
que <strong>le</strong> monde est petit, poursuivit-il, mais c'est pas tous <strong>le</strong>s jours qu'on rince du compatriote, acheva-til,<br />
jovial. D’habitude, <strong>le</strong>s français sont plutôt en troisième classe, dans <strong>le</strong>s profondeurs…<br />
Puis, il exprima à mots couverts (car à cette heure apéritive, <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s étaient bien fournies) que de la<br />
tronche de rosbif, il commençait à en avoir ras la frange. Ce que Nestor et Céci<strong>le</strong> comprirent aisément.<br />
JJA, qui avait en gros saisit <strong>le</strong> sens de la conversation, demanda si <strong>le</strong> patron du bistroquet avait quitté<br />
son pays depuis longtemps.<br />
Au son du fort accent anglais du milliardaire, Pierre se demanda s'il n'avait pas gaffé, mais Nestor <strong>le</strong><br />
rassura en déclinant la nationalité amerloque de son coup<strong>le</strong> d'amis. Rassuré, <strong>le</strong> patron emprunta une<br />
chaise d'osier à la tab<strong>le</strong> voisine et s'installa prés des quatre voyageurs.<br />
- Ca fait trois ans, mais çà m'a paru plus long, dit-il enfin en anglais. Faut vous dire que <strong>le</strong>s angliches,<br />
avant, j'en voyais pour ainsi dire jamais, à Marseil<strong>le</strong>, sur la Corniche. Alors de me retrouver plonger<br />
comme çà en p<strong>le</strong>in brouillard avec ces tranches de pudding pas frais, çà fait un choc...<br />
Made<strong>le</strong>ine rit. On faisait décidemment <strong>le</strong>s choses très bien, sur <strong>le</strong> TITANIC, <strong>le</strong>s curiosités ne<br />
manquaient pas.<br />
- Mais j'en ai quand même rencontré une, de rosbif, et une avec pas <strong>le</strong>s dents en avant, <strong>je</strong> vous pris de<br />
<strong>le</strong> croire. Alors qu'est ce que vous vou<strong>le</strong>z, j'ai suivi mes impulsions, et <strong>je</strong> suis venu vivre à Londres<br />
avec el<strong>le</strong>.<br />
31
- Bravo, approuva Céci<strong>le</strong> qui avait une mentalité de midinette et qui aimait bien <strong>le</strong>s histoires d'amour<br />
qui finissent bien.<br />
- Je sais, dit Pierre, j'ai eu du mérite. D'autant que l'ambiance, pour <strong>le</strong>s bistroquet, à Londres, c'est pas<br />
vraiment du kif avec la Canebière, si vous voyez ce que <strong>je</strong> veux dire... Mais c’est <strong>là</strong> que j’ai rencontré<br />
<strong>le</strong> patron, Eugène Gatti, <strong>le</strong> patron du restaurant à la carte, dont dépend <strong>le</strong> café parisien. On est devenu<br />
potes, il m’a proposé de servir avec lui, alors, j'ai bouclaré mon estanco et <strong>je</strong> l'ai suivi. C'est pour çà<br />
que <strong>je</strong> vends de la limonade entre Southampton et New-York.<br />
Il ouvrit la bouteil<strong>le</strong>, qui, au so<strong>le</strong>il, avait eu <strong>le</strong> temps de se réchauffer un peu et qui péta comme un<br />
marron dans une poê<strong>le</strong>.<br />
- Et votre épouse, interrogea Céci<strong>le</strong> p<strong>le</strong>ine d’appréhension.<br />
- Bah, fit Pierre Rousseau, l’amour n’est pas éternel, té !<br />
Mais Céci<strong>le</strong> fut désolée. El<strong>le</strong> pensait exactement l’inverse…<br />
- Et c'est la première fois que vous <strong>le</strong> traversez, <strong>le</strong> grand b<strong>le</strong>u ? questionna <strong>le</strong> bistroquet, pour causer.<br />
Seul JJA avait déjà plusieurs fois effectué la traversée.<br />
- Mais, continua-t-il, <strong>le</strong> TITANIC ne ressemb<strong>le</strong> à rien de ce que j'ai vu par <strong>le</strong> passé. Même l'OLYMPIC<br />
est de bien moins bonne tenue. Il y a un affreux lino rouge en guise de moquette et çà fait vraiment<br />
minab<strong>le</strong>. Pour <strong>le</strong>s autres, c'est encore pire. Les bateaux de la Cunard vont vite mais on y attrape <strong>le</strong> mal<br />
de mer et <strong>le</strong>s turbines vous bourdonnent dans <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s (j'ai fait la traversée sur <strong>le</strong> MAURETANIA,<br />
par exemp<strong>le</strong>), et pour ce qui est des bateaux al<strong>le</strong>mands, on se croirait dans <strong>le</strong> salon de réception d'un<br />
bordel de province. On veut tel<strong>le</strong>ment nous en mettre p<strong>le</strong>in la vue que s'en devient obscène.<br />
- On se demande bien ce qu'attendent <strong>le</strong>s américains pour nous faire de super bateaux, plaisanta<br />
Nestor.<br />
JJA sourit :<br />
- Nous avons d'autres problèmes, plus graves, savez-vous... Il nous faut rénover nos installations de<br />
chemins de fer, par exemp<strong>le</strong>, et puis, nous préférons nous tourner vers notre ouest. Il est tout neuf et<br />
p<strong>le</strong>in de promesses.<br />
- Et <strong>le</strong> FRANCE, vous verrez, vous m'en direz des nouvel<strong>le</strong>s... promit Pierre en revenant à la<br />
conversation initia<strong>le</strong>.<br />
- Les hommes sont incorrigib<strong>le</strong>s, plaisanta Made<strong>le</strong>ine. Vous passez <strong>le</strong> plus clair de votre temps dans<br />
des querel<strong>le</strong>s de clochers.<br />
Tout de monde rit. On porta un toast. Au Champagne, produit français, souligna Nestor qui ne se<br />
sentait patriote que depuis qu'il était entouré d'étrangers, d'inconnus, pour ne pas dire de barbares.<br />
22<br />
- Eh, froggy ! cria quelqu'un dans <strong>le</strong> dos de Nestor.<br />
Il ne pouvait s'agir que de JJA pour se permettre ce genre de familiarités. Le milliardaire amerloque<br />
s'était franchement décontracté, au fil de la traversée. C'était à la fois une aubaine pour <strong>le</strong> détective,<br />
qui pouvait sans effort exercer sa surveillance, mais aussi pour JJA qui avait trouvé en Nestor <strong>le</strong><br />
compagnon idéal pour effectuer la traversée sans trop s'ennuyer.<br />
Le parisien se retourna et aperçut effectivement son ami qui venait vers lui.<br />
Il était assez tard, déjà. Les quatre avaient eu du mal à émerger, ce matin, après la foiridon qu'ils<br />
s'étaient offert la veil<strong>le</strong>. Après avoir éclusé la bouteil<strong>le</strong> de Pierre, ils étaient allés dîner au restaurant<br />
italien, pour rester dans l'ambiance Méditerranéenne qui <strong>le</strong>s avait séduit. Le Valpolicella avait coulé à<br />
flots (<strong>le</strong>s petits vins italiens cou<strong>le</strong>nt toujours à flots) et ils étaient rentrés à peu près saouls.<br />
Mais <strong>le</strong> nectar avait été de qualité car Nestor s'était <strong>le</strong>vé, après l'amour, un long sommeil et encore<br />
l'amour (il faudra que <strong>je</strong> compte <strong>le</strong> nombre de saillies, à la fin du bouquin, ça doit valoir <strong>le</strong> coup…),<br />
sans casquette plombée sur <strong>le</strong> crâne, avec l'impression de se sentir neuf et léger. Il n'avait, la veil<strong>le</strong> au<br />
soir, absorbé qu'une pizza, et ce <strong>mets</strong> délicat avait constitué une étape de récupération dans <strong>le</strong> long<br />
marathon gastronomique auquel ils se livraient depuis Cherbourg.<br />
D'ail<strong>le</strong>urs, JJA devait être dans <strong>le</strong> même état d'esprit, car il proposa au détective de se dérouil<strong>le</strong>r un<br />
peu.<br />
- Que dirais-tu de faire un peu d'exercice ? Cela te dirait de ramer un peu ? demanda l'américain.<br />
- Il faudrait demander au capitaine de nous laisser mettre une chaloupe à la mer.<br />
Les deux amis se rendirent au gymnase, ou pour deux shillings la demi-heure, on pouvait s'exercer à<br />
l'aviron, à l'équitation, aux agrès. Le directeur Mac Caw<strong>le</strong>y <strong>le</strong>s accueillit et <strong>le</strong>s laissa s'amuser comme<br />
des gamins.<br />
Il y avait relativement peu de monde, et <strong>le</strong>s deux hommes purent passer d'engin en engin.<br />
Comme la saine émulation viri<strong>le</strong> poussait chacun d'eux à tenter ce que l'autre réussissait, Nestor se fit<br />
lourdement évacuer du cheval d'arçon articulé, et s'aplatit sur <strong>le</strong> sol comme une bouse mol<strong>le</strong>.<br />
32
JJA ne put s'empêcher de s'esclaffer, accompagné par un tout <strong>je</strong>une homme qui s'exerçait aux<br />
espaliers et qui interrompit son entraînement.<br />
Celui-ci dut d'ail<strong>le</strong>urs se sentir fautif de s'être laissé al<strong>le</strong>r à pouffer, et il vint porter secours à Nestor qui<br />
crut un instant s'être tordu <strong>le</strong> poignet.<br />
- Ces engins sont vraiment traîtres, dit-il pour dire quelque chose.<br />
- On dirait, confirma <strong>le</strong> héros.<br />
Il s'épousseta un peu, couva d'une oeillade noire <strong>le</strong> canasson qui continuait seul son galop, et alla<br />
s'instal<strong>le</strong>r à même <strong>le</strong> tatamis, dans un coin du gymnase.<br />
- Tu ne t'es rien cassé, au moins, demanda Astor enfin redevenu maître de son rire.<br />
- C'est bon, mais continue sans moi !<br />
Le <strong>je</strong>une homme eut à coeur de se présenter. Il devait pas mal s'ennuyer pour engager si faci<strong>le</strong>ment la<br />
conversation.<br />
- Je m'appel<strong>le</strong> Bride, Harold Bride, dit-il, <strong>je</strong> suis <strong>le</strong> second du radio.<br />
Le regard de l'américain s'éclaira. Pas celui de Nestor qui massait son poignée et qui se moquait pas<br />
mal de savoir qui était ce freluquet, cet inopportun, ce ma<strong>le</strong>ncontreux rigolard. C'aurait pu être <strong>le</strong> tsar<br />
ou <strong>le</strong> pape.<br />
- Oh, c'est remarquab<strong>le</strong>, s'extasia JJA.<br />
Le <strong>je</strong>une homme rougit un peu. Il devait à peine avoir sa majorité. Mais Nestor pensa qu'on devait<br />
forcément recruter ce genre de personnel très <strong>je</strong>une, pour qu'il ait l'esprit assez meub<strong>le</strong> et puisse se<br />
faire à toutes ces nouvel<strong>le</strong>s techniques...<br />
- Cà m'aurait passionné, de travail<strong>le</strong>r <strong>là</strong>-dedans, confirma Astor, et c’était vrai. Cà m'aurait changé des<br />
problèmes de coucherie. (Il voulait dire de couchage, en tant que propriétaire d’un hôtel).<br />
- C'est sûr, c'est vraiment chouette, fit Bride vaguement gêné. Surtout en bateau, c'est indispensab<strong>le</strong>,<br />
de pouvoir toujours rester en contact avec la terre.<br />
Puis, malgré sa timidité, Harold Bride, comme on l'entreprenait sur un su<strong>je</strong>t qu'il connaissait bien, se fit<br />
intarissab<strong>le</strong>. Il expliqua par <strong>le</strong> menu comment <strong>le</strong>s sauvetages avaient pu être aussi vite effectués pour<br />
<strong>le</strong>s plus récents drames des mers, comme cet abordage du REPUBLIC avec <strong>le</strong> FLORIDA, en 1909.<br />
C'était la radio qui avait permis de prévenir <strong>le</strong>s secours et de sauver <strong>le</strong>s vies humaines. Sans çà, c'eut<br />
été une catastrophe, car il n'y avait pas dans <strong>le</strong>s canots assez de place pour tout <strong>le</strong> monde...<br />
Harol Bride parla encore des codes, des conventions, il parla de Marconi, et proposa aux deux amis de<br />
venir lui rendre visite à l'occasion, au poste. Ils pourraient se rendre compte par eux-mêmes.<br />
JJA promit de passer et Nestor, qui avait retrouvé l'usage de sa main gauche, tâcha de paraître aussi<br />
intéressé que l'américain.<br />
23<br />
La journée fut mélancolique et mol<strong>le</strong>. Nestor et Céci<strong>le</strong> n'auraient pas su dire pourquoi. Le so<strong>le</strong>il ne <strong>le</strong>s<br />
avait pas quittés depuis <strong>le</strong> départ, paraissant comme un disque rose dès <strong>le</strong> matin, passant ensuite par<br />
toutes <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs du jaune au rouge, et disparaissant <strong>là</strong>-bas très loin vers New-York.<br />
Non, on n'aurait pas su dire pourquoi <strong>le</strong>s passagers faisaient un peu triste mine. Même <strong>le</strong>s stewards,<br />
et en premier Steeve, qui se montrait pourtant très empressé, même <strong>le</strong>s stewards dont c'est pourtant<br />
<strong>le</strong> travail, ne semblaient pas très gais.<br />
Le TITANIC voguait sans écume dans une mer morte. On aurait presque souhaité une tempête, qui<br />
aurait redonné un peu de musc<strong>le</strong> à ce voyage.<br />
Les passagers se promenaient beaucoup, notamment sur la coursive du pont E qu’on appelait Park<br />
Lane ou Scotland Road, la longue promenade qui permettait de passer de l’avant à l’arrière du bateau,<br />
mais cette promenade arpentée des centaines de fois devenait commune.<br />
Nestor passa <strong>le</strong> plus clair de son temps avec sa compagne, dont il est vrai qu'il n'arrivait pas à se<br />
lasser. Il aurait d'ail<strong>le</strong>urs préféré pouvoir s'enfermer chez lui, rue Glacière, avec son amie, et ne pas<br />
devoir périodiquement affronter la compagnie de ses compagnons de voyage, qui, comme prévu,<br />
l'incommodaient par <strong>le</strong>ur tenue guindée.<br />
Il rencontra bien des gens de grand intérêt, comme <strong>le</strong>s Thayer, <strong>le</strong> père, du Pennsylvanian Railroad, la<br />
mère et <strong>le</strong> fils, ou Benjamin Guggemheim, un homme élégant, <strong>le</strong> roi du cuivre, sûrement parmi <strong>le</strong>s plus<br />
fortunés. Mais toutes ces personnes si intéressantes ne lui apportaient plus rien, il savait déjà tout ce<br />
qu'il pouvait rêver d'apprendre sur <strong>le</strong> monde, et du point de vue relationnel, tous ces gens-<strong>là</strong><br />
disparaîtraient de son existence dès l'accostage à New-York.<br />
Alors, il préférait la compagnie de Céci<strong>le</strong>.<br />
Le seul inconvénient à l'application de cette séduisante politique, c'était <strong>le</strong> laisser-al<strong>le</strong>r comp<strong>le</strong>t au<br />
niveau de la mission dont Sir Bruce Ismay avait investi <strong>le</strong>s détectives. Il était clair que désormais, JJA<br />
se surveillait tout seul.<br />
33
D'ail<strong>le</strong>urs, Nestor pensait bien que <strong>le</strong> milliardaire ne risquait rien. Il n'avait vraiment remarqué personne<br />
qui semblât tourner autour de l'américain, et il paraissait évident à Nestor que <strong>le</strong>s craintes de la<br />
compagnie n'étaient absolument pas fondées. Il allait continuer jusqu'à New-York (il n'avait pas <strong>le</strong><br />
moyen de faire autrement, d’ail<strong>le</strong>urs), récupérer <strong>le</strong>s cinq mil<strong>le</strong>s dollars, et rentrer à Paris au plus vite,<br />
laissant à d'autres ce genre de boulot. Il ne souhaitait pas passer sa vie à traverser l'océan. C'était<br />
vraiment trop chiant.<br />
Un moment, comme il se rendait au tabac pour renouve<strong>le</strong>r son stock de cigarettes, il tomba nez à nez<br />
avec <strong>le</strong> capitaine qui fut tout à fait aimab<strong>le</strong> avec lui.<br />
Les deux hommes échangèrent quelques banalités. Le Capitaine Smith s'enquit de la marche de sa<br />
surveillance, puis, confirma que la traversée semblait désormais s'inscrire dans la routine, et qu'il<br />
commençait à faire temps qu'on arrive.<br />
Il était prévu d'effectuer la traversée en six jours. On arriverait mardi matin, selon <strong>le</strong>s calculs <strong>le</strong>s plus<br />
récents. Il restait donc <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, dimanche, et <strong>le</strong> lundi. Deux jours p<strong>le</strong>ins encore.<br />
Un instant, la remarque de Miss Marp<strong>le</strong> revint à l'esprit du détective qui en fit part au Capitaine.<br />
Celui-ci était, bien entendu, au courant. Il conviendrait, pour <strong>le</strong>s voyages ultérieurs, de mieux répartir <strong>le</strong><br />
charbon dans <strong>le</strong>s soutes, et <strong>le</strong> problème de cette légère inclination à gauche serait réglé.<br />
Comme quoi, Miss Marp<strong>le</strong> s’était vraiment monté <strong>le</strong> bourrichon, comme on dit puis, par chez nous,<br />
dans <strong>le</strong> quatorzième !<br />
Ah, <strong>le</strong>s gonzesses !<br />
Nestor fit un signe et <strong>le</strong> capitaine prit congé.<br />
34
24<br />
Partie III<br />
Il faisait un peu plus frais, au matin du dimanche, <strong>le</strong> 14 avril. C'était, d'après Steeve, tout à fait normal,<br />
car on approchait des courants froids du Labrador, et la température de l'eau devait baisser. Il arrivait<br />
même parfois qu'on trouve encore des glaces, à cet endroit-<strong>là</strong> de l'Atlantique.<br />
Les fil<strong>le</strong>s (Made<strong>le</strong>ine et Céci<strong>le</strong>) décidèrent de suivre l'office religieux, improvisé par <strong>le</strong> révérend Carter<br />
dans la sal<strong>le</strong> à manger des premières classes.<br />
Les hommes, eux, burent un peu de scotch en attendant mieux.<br />
Puis, on servit <strong>le</strong> repas et ce fut encore une terrib<strong>le</strong> épreuve d'endurance (deux points, ouvrez <strong>le</strong>s<br />
guil<strong>le</strong><strong>mets</strong> ) : « Hors d'oeuvre variés et huîtres, consommé Olga et crème d'orge, saumon à la sauce<br />
mousseline et concombres, fi<strong>le</strong>t mignon Lili, sauté de pou<strong>le</strong>t à la lyonnaise, légumes à la moel<strong>le</strong> farcie,<br />
agneau sauce menthe, caneton rôti aux pommes, sel<strong>le</strong> de boeuf garnie pommes de terre, crème de<br />
pois et de carottes, riz créo<strong>le</strong> et pommes Parmentier, punch à la romaine, pigeonneau rôti au cresson,<br />
asperges vinaigrette, pâté de foie gras avec cé<strong>le</strong>ris, Waldorf pudding, pêches en gelée, éclairs au<br />
chocolat et vanil<strong>le</strong>, glaces à la française », et rares étaient ceux qui, après çà, demandaient du rab de<br />
rab...<br />
Ensuite, on joua un peu aux cartes, mais il fallait se méfier, et ne pas partager la tab<strong>le</strong> d'inconnus. JJA<br />
expliqua même que certains, joueurs professionnels, ne faisaient la traversée que pour plumer <strong>le</strong>s<br />
gogos dans <strong>le</strong>ur genre.<br />
L'humeur maussade semblait avoir gagné la plupart des passagers du transatlantique. Le so<strong>le</strong>il brillait<br />
pourtant de tous ses rayons, mais l'impression d'immobilisme du bateau sur une mer sans vague<br />
pouvait avoir sur <strong>le</strong> moral des voyageurs un effet déprimant.<br />
Nestor, Céci<strong>le</strong>, John et Made<strong>le</strong>ine décidèrent de manger léger, d'une pizza, au restaurant italien, ce<br />
soir-<strong>là</strong>, car ils n'avaient plus faim du tout, après <strong>le</strong> marathon du midi, et ils se sentaient mal rien qu'à<br />
l'évocation des bacchana<strong>le</strong>s de la matinée.<br />
Puis, <strong>le</strong>s hommes rendirent visite aux radios, comme ils l'avaient promis.<br />
Harold Bride <strong>le</strong>s accueillit avec une attitude mitigée. Non qu'il ne soit pas content de <strong>le</strong>s revoir, mais<br />
Nestor et John devinèrent, à la tension qui régnait dans l'exiguë cabine des radios, qu'ils tombaient en<br />
p<strong>le</strong>ine heure de pointe !<br />
Philips, <strong>le</strong> radio en chef, était courbé en deux sur son émetteur, et sembla même ne pas se rendre<br />
compte de la présence des visiteurs. Bride prit effectivement un air gêné pour <strong>le</strong>ur dire qu'il ne pouvait<br />
pas déranger son chef. Ils <strong>le</strong> mirent tout à fait à l'aise et restèrent quelques instants à observer Philips,<br />
appuyés sur la paroi de la chambre.<br />
Les claquements secs du télégraphe raisonnaient bruyamment dans l'espace réduit, et on sentait que<br />
<strong>le</strong> télégraphiste fulminait.<br />
- On est en train de passer <strong>le</strong>s messages des passagers, expliqua Bride. Ils ne se gênent pas pour<br />
nous avachir de travail, maintenant qu'il est possib<strong>le</strong> d'envoyer de ses nouvel<strong>le</strong>s du milieu des mers !<br />
Et <strong>le</strong> plus souvent, c'est vraiment pour des futilités... On en met un coup parce que cet après-midi, la<br />
TSF était en panne. On a mis sept heures à comprendre pourquoi !<br />
JJA paraissait passionné par <strong>le</strong> travail du technicien :<br />
- Et la liaison a l'air diffici<strong>le</strong>.<br />
- Oui, répondit Bride. On communique avec <strong>le</strong> Cap Race, et <strong>le</strong>s émissions sont constamment brouillés<br />
par des messages d'autres bateaux. Tout à l'heure, ajouta-t-il plus bas en désignant son chef du<br />
pouce, il <strong>le</strong>s a envoyé se faire foutre, fallait voir comme !<br />
Et Bride rit.<br />
- C'était <strong>le</strong> CALIFORNIAN, cette fois, mais ils ont pas arrêté de nous casser <strong>le</strong>s pieds toute la sainte<br />
journée, avec <strong>le</strong>urs glaces.<br />
- Leurs glaces ? fit Nestor qui maîtrisait à fond <strong>le</strong>s techniques de reformulation.<br />
- Oui, il parait qu'on risque d'en rencontrer. Le CALIFORNIAN est bloqué par la banquise, <strong>le</strong><br />
FRANKFURT aussi, et puis d'autres.<br />
- Et c'est pas dangereux pour nous ? demanda Astor.<br />
Bride sourit.<br />
- Cà, j'en sais rien ! C'est pas moi qui pilote ! On a donné <strong>le</strong>s premiers messages au capitaine, c'est lui<br />
qui voit ce qu'il fait.<br />
- Bien sûr.<br />
35
Un instant, <strong>le</strong> poste s'arrêta de crépiter et Philips se <strong>le</strong>va, se tenant <strong>le</strong>s reins en grimaçant. Bride allait<br />
<strong>le</strong> re<strong>le</strong>ver. Les deux amis s'éclipsèrent, et décidèrent d'al<strong>le</strong>r écluser un dernier scotch, au fumoir. Voi<strong>là</strong><br />
une idée qu’el<strong>le</strong> est bonne…<br />
Puis, ils se séparèrent et regagnèrent <strong>le</strong>urs cabines et <strong>le</strong>urs épouses respectives.<br />
Nestor put alors constater que <strong>le</strong>s vibrations du bateau étaient devenues nettement perceptib<strong>le</strong>s. Rien<br />
d'étonnant à cela, <strong>le</strong> Capitaine avait poussé <strong>le</strong>s turbines, et jamais <strong>le</strong> TITANIC n'avait vogué si vite.<br />
Jamais jusqu'à cet instant, et jamais plus depuis...<br />
25<br />
L'indicateur de vitesse marquait 22 noeuds, mais aucun élément visuel n'aurait permis de se rendre<br />
vraiment compte de la rapidité du navire. Aucune écume, aucun vent ne troublaient la tranquillité de la<br />
nuit. L'eau noire de l'Atlantique reflétait comme un miroir poli <strong>le</strong>s mil<strong>le</strong>s lumières du bateau.<br />
Le deuxième officier, Lightol<strong>le</strong>r, parut vaguement inquiet. La température de l'eau de l'océan avoisinait<br />
maintenant <strong>le</strong> zéro, et il demanda à ce qu'on ferme <strong>le</strong>s circuits de refroidissement d'eau potab<strong>le</strong>, qui,<br />
non salée, pouvait se prendre en glace.<br />
Enfin, l'absence d'agitation de l'eau <strong>le</strong> préoccupait. Par gros temps, il n'est pas diffici<strong>le</strong> de repérer <strong>le</strong>s<br />
obstac<strong>le</strong>s. Les vagues venant se briser au pied des icebergs permettaient de déce<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s écueils<br />
longtemps à l'avance, mais sans vague, ceux-ci restaient dans l'obscurité plus longtemps. Et comme<br />
en plus, <strong>le</strong>s vigies devaient travail<strong>le</strong>r sans jumel<strong>le</strong>s (personne ne savait ou l'on avait bien pu <strong>le</strong>s<br />
ranger), il convenait d'être méfiant.<br />
Lightol<strong>le</strong>r ordonna qu'on ferme <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>ts du gaillard d'avant, pour que <strong>le</strong>s lumières de l'intérieur du<br />
bateau ne viennent pas encore compliquer la tâche de F<strong>le</strong>et et Lee dans <strong>le</strong>s noeuds de pie.<br />
Puis, il se dit qu'il lui suffisait d'attendre. Il avait tort de s'en faire. Ce vieux loup de mer de Capitaine<br />
Smith savait très bien à quoi s'en tenir. D'ail<strong>le</strong>urs, n'avait-il pas modifié dans la journée la course du<br />
navire, la rallongeant plus vers <strong>le</strong> sud ? S'il avait fallu la poursuivre encore plus, afin de contourner <strong>le</strong>s<br />
glaces, il l'aurait fait. Un capitaine de navire est vraiment <strong>le</strong> maître à bord, çà n'est pas une formu<strong>le</strong>.<br />
Avant chaque traversée, <strong>le</strong> surintendant de la compagnie lui fait signer un règ<strong>le</strong>ment stipulant qu'il n'a<br />
d'ordre à recevoir de personne, et ne doit se plier à aucune contrainte commercia<strong>le</strong>. Smith ne<br />
cherchait donc pas à gagner du temps, ni ne subissait la pression du président Bruce Ismay.<br />
Lightol<strong>le</strong>r s'installa confortabeu<strong>le</strong> et attendit.<br />
Il attendit tel<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> temps passa.<br />
Il vit néanmoins arriver Murdoch avec satisfaction. C'était pour ainsi dire la fin de son quart. Il lui restait<br />
encore à dialoguer un petit moment avec Murdoch pour que celui-ci s'accommode à l'obscurité.<br />
Plus bas, on voyait que <strong>le</strong>s passagers, dissuadés par la froidure, se faisaient rares sur <strong>le</strong>s ponts.<br />
D'ail<strong>le</strong>urs, il devait être tard, très tard, et seuls <strong>le</strong>s fêtards devaient à cette heure-ci rester debout.<br />
Lightol<strong>le</strong>r allait bientôt quitter Murdoch que la cloche s'agita trois fois.<br />
On eut juste <strong>le</strong> temps de crier « à bâbord toutes » avant de scruter l'horizon.<br />
Une forme blanche était effectivement apparue à cinq cent mètres environ, droit devant. Le TITANIC<br />
fonçait dessus. Droit dessus.<br />
La forme se rapprocha à grande vitesse. Il s'agissait bien sûr d'un iceberg. Dépassant de la surface de<br />
l'eau de plus de 30 métres, il était colossal, d'une forme curieuse. Trois pointes dirigées vers <strong>le</strong> ciel <strong>le</strong><br />
composaient, la plus haute au centre, et l'on aurait dit la couronne d'un souverain.<br />
On put, un long moment, penser que <strong>le</strong> bateau allait s'écraser <strong>le</strong> nez sur ce mastodonte, mais l'avant<br />
du steamer se déplaça très <strong>le</strong>ntement vers la gauche, semblant éviter l'obstac<strong>le</strong> qu'il ne fit que frô<strong>le</strong>r.<br />
Un sourd rac<strong>le</strong>ment raisonna néanmoins <strong>le</strong> long du bateau, de gros blocs de glace tombèrent sur <strong>le</strong><br />
pont, mais la catastrophe était évitée, l'iceberg glissait <strong>le</strong> long du navire et disparaissait dans la nuit.<br />
L'un des premiers qui furent sur <strong>le</strong> pont fut Nestor. Il venait à peine d'en finir avec Céci<strong>le</strong>, et cel<strong>le</strong>-ci<br />
s'était endormie, merveil<strong>le</strong>usement comblée.<br />
Nestor avait perçu <strong>le</strong> rac<strong>le</strong>ment de l'iceberg comme celui de mil<strong>le</strong> bil<strong>le</strong>s qui auraient roulé <strong>le</strong> long du<br />
flanc du navire, et, se <strong>le</strong>vant précipitamment, il avait aperçu la forme blanche disparaître dans la nuit. Il<br />
avait compris de suite, et n'avait rien eu de plus pressé que d'al<strong>le</strong>r aux renseignements.<br />
Il se souvenait avoir entendu <strong>le</strong> son d'une cloche agitée par trois fois, quelques secondes avant<br />
l'abordage avec l'iceberg.<br />
Il savait qu'une trip<strong>le</strong> sonnerie signifiait <strong>le</strong> besoin urgent de tourner à gauche, deux coups pour tout<br />
droit et un coup pour tout à tribord. Mais une bonne minute s'était produit entre la perception du son et<br />
<strong>le</strong> heurt du navire comme la montagne de glace.<br />
Lorsqu'il arriva sur <strong>le</strong> pont, Nestor fut pris à la gorge par <strong>le</strong> froid de la nuit noire. L'ambiance était calme<br />
et sereine, mais <strong>le</strong> héros eut quand même <strong>le</strong> sentiment qu'il s'était embarqué dans une drô<strong>le</strong> de<br />
galère.<br />
36
26<br />
Le commandant Smith n'était visib<strong>le</strong>ment pas couché. Il apparut presque aussitôt sur <strong>le</strong> pont.<br />
- Qu'est-il arrivé ? demanda-t-il à Murdoch.<br />
- Nous avons heurté un iceberg.<br />
- Le navire est-il grandement touché ?<br />
- J'en ai peur.<br />
Le capitaine ordonna à Boxhall qui arrivait en courant d'al<strong>le</strong>r se rendre compte par lui-même.<br />
- L'iceberg est apparu droit devant, expliqua Murdoch. On a fait virer à bâbord mais il s'est bien écoulé<br />
une demi-minute avant que <strong>le</strong> bateau commence à réagir et vire, et nous avons abordé sur <strong>le</strong> flanc<br />
droit. J'ai fait <strong>le</strong>ver <strong>le</strong>s cloisons étanches.<br />
Boxhall était déjà de retour : "Rien de spécial à signa<strong>le</strong>r".<br />
Le capitaine sembla perp<strong>le</strong>xe, l'indicateur d'assiette indiquant une gîte de 5° à tribord.<br />
C'est à cet instant que <strong>le</strong> charpentier du bateau fit sont apparition. Il vitupérait comme un dément. Le<br />
bateau prenait l'eau comme une éponge. La sal<strong>le</strong> du courrier était déjà envahie et <strong>le</strong>s sacs flottaient<br />
comme des coques de noix dans un caniveau.<br />
Nestor, de loin, n'en perdait pas une miette, et se demandait si on allait pouvoir repartir quand même.<br />
On alla chercher Thomas Andrews, l'architecte du navire. Celui-ci n'avait rien entendu, plongé qu'il<br />
était dans ses comptes et ses calculs. Il alla faire <strong>le</strong> point de l'avarie.<br />
Lentement, <strong>le</strong> bateau s'immobilisa, en tournant sur lui-même de quatre-vingt dix degrés. Le Capitaine<br />
donna l'ordre qu'on arrête de donner la pression dans <strong>le</strong>s chaudières. Il suffisait d'entretenir<br />
l'éclairage...<br />
Certains passagers apparurent sur <strong>le</strong> pont. Ils venaient aux nouvel<strong>le</strong>s. Les stewards <strong>le</strong>s rassurèrent et<br />
ils retournèrent à <strong>le</strong>urs occupations en échangeant des biens bonnes : "J'aurais du prendre un peu de<br />
glace pour mon scotch" ou "On pourra faire un bonhomme de neige sur <strong>le</strong> pont demain matin" ou<br />
encore "Ce n'est rien, on repeint et on repart, <strong>le</strong> Capitaine veut faire une entrée triompha<strong>le</strong> à New-<br />
York".<br />
Mais Andrews reparut la mine défaite. Il dit au capitaine que <strong>le</strong>s voies d'eau étaient considérab<strong>le</strong>s et<br />
que l'eau pouvait rapidement envahir tous <strong>le</strong>s compartiments cloisonnés par une déchirure de l'ordre<br />
de 90 mètres <strong>le</strong> long du navire.<br />
Le capitaine fronça <strong>le</strong>s sourcils :<br />
- Mais… <strong>le</strong>s cloisons étanches...<br />
- C'est vrai, on pourrait continuer à flotter avec deux ou trois compartiments immergés, mais <strong>le</strong><br />
problème, dit Andrews, c'est que <strong>le</strong>s cloisons ne montent que jusqu'au pont F, ce qui fait que si l'eau<br />
envahit <strong>le</strong>s trois premières parties, <strong>le</strong> bateau penchera vers l'avant et l'eau s'écou<strong>le</strong>ra dans la<br />
quatrième, et ainsi de suite... Il aurait mieux valu taper contre l’iceberg de façon fronta<strong>le</strong>, on aurait eu<br />
l’avant détruit mais on aurait pu flotter en attendant <strong>le</strong>s secours.<br />
- Et combien de temps pouvons-nous tenir ?<br />
- Une heure et demi ou deux heures, environ...<br />
Le capitaine fit la grimace :<br />
- Mettez <strong>le</strong>s cinq pompes de ballast au maximum, ainsi que <strong>le</strong>s trois pompes de ca<strong>le</strong>. Cà nous fera<br />
gagner 400 tonnes par heure. Je vais prévenir <strong>le</strong>s radios.<br />
- Doit-on préparer <strong>le</strong>s canots de sauvetages ? demanda Murdoch.<br />
- Oui, mais sans affo<strong>le</strong>r personne.<br />
27<br />
Les ponts du bateau commençaient à s'animer quelque peu. Les stewards avaient reçu l'ordre de faire<br />
monter <strong>le</strong>s passagers prés de <strong>le</strong>urs canots d'affectation avec <strong>le</strong>s gi<strong>le</strong>ts de sauvetage.<br />
Certains avaient du mal à <strong>le</strong>s enfi<strong>le</strong>r, et il fallait <strong>le</strong>ur en expliquer l'utilisation. Si cette petite formation<br />
était possib<strong>le</strong> avec <strong>le</strong>s passagers de haut de gamme qui disposaient d'un steward pour cinq ou six<br />
cabines, <strong>le</strong> briefing était beaucoup plus expéditif avec <strong>le</strong>s passagers des classes inférieures, qui furent<br />
tirés des songes de façon beaucoup moins courtoise qu'en première classe. On se contentait souvent<br />
d'ouvrir la porte en criant "Tout <strong>le</strong> monde sur <strong>le</strong> pont avec <strong>le</strong>s gi<strong>le</strong>ts de sauvetage !".<br />
Et même malgré cela, Nestor trouva que l'ambiance à bord demeurait paisib<strong>le</strong>.<br />
37
Il parvint même à se rassurer lui-même sur <strong>le</strong> sort éventuel du bateau. Il y aurait eu beaucoup plus de<br />
panique si on avait réel<strong>le</strong>ment risqué sa vie... Mais aucune panique ne semblait prévisib<strong>le</strong>. Ainsi eut-il,<br />
de la part de Steeve, l'autorisation d'éveil<strong>le</strong>r lui-même Céci<strong>le</strong> qui dormait encore à poings fermés.<br />
Il entra dans la cabine en catamini et s'allongea en soup<strong>le</strong>sse près de sa compagne. Cel<strong>le</strong>-ci s'éveilla<br />
doucement, et, dans un demi sommeil, entoura ses bras autour du cou de son homme.<br />
- Que fais-tu ? lui demanda-t-el<strong>le</strong>. Tu t'es re<strong>le</strong>vé ?<br />
- Bédame, répondit Nestor. Et tu vas te <strong>le</strong>ver aussi. Le capitaine nous fait faire un exercice.<br />
La douce parut étonnée. El<strong>le</strong> lança un regard vers la pendu<strong>le</strong> qui décorait <strong>le</strong> salon de la cabine.<br />
- Un exercice à minuit passé ?<br />
- Ben qu'est ce que tu veux, y’a pas d'heure pour <strong>le</strong>s exercices, c'est un exercice nocturne, ajouta<br />
Nestor d'un air de s'y connaître. On n'allait pas faire un exercice nocturne en p<strong>le</strong>in jour !<br />
- Bon.<br />
Obéissante, Céci<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va. El<strong>le</strong> s'habillait comme el<strong>le</strong> l'était <strong>le</strong> soir même, mais Nestor lui suggéra<br />
d'adopter plutôt une tenue plus sportive, et surtout plus chaude, il pinçait dehors.<br />
Il en profita aussi pour se vêtir légèrement, mais de tel<strong>le</strong> façon qu'il ne puisse avoir froid. Lorsqu'il<br />
enfila son gi<strong>le</strong>t de sauvetage, Céci<strong>le</strong> s'inquiéta :<br />
- On fait <strong>le</strong>s choses en grand, dis-moi, tu es sûr que tu ne me caches rien ?<br />
Impossib<strong>le</strong> de nier plus longtemps. Mais de nier quoi, en fait ? Il n'était même pas évident qu'on risque<br />
<strong>le</strong> moindre danger...<br />
- Le TITANIC a heurté un iceberg. Il parait qu'il y a une voie d'eau dans la coque, mais <strong>je</strong> ne pense pas<br />
qu'il y ait danger, il est insubmersib<strong>le</strong>.<br />
- Sans blague ? Le 1èr avril, c'était il y a quinze jours...<br />
- Non, <strong>je</strong> t'assure, j'ai moi-même vu l'iceberg. Mais encore une fois, personne ne semb<strong>le</strong> s'affo<strong>le</strong>r, çà<br />
ne doit pas être grave...<br />
Céci<strong>le</strong> aurait sans doute perdu un peu des péda<strong>le</strong>s si el<strong>le</strong> avait été seu<strong>le</strong>, mais la présence rassurante<br />
et viri<strong>le</strong> de notre héros la rasséréna. El<strong>le</strong> sortit doci<strong>le</strong>ment au bras du détective.<br />
Sur <strong>le</strong> pont, régnait effectivement la confusion, mais l'atmosphère était pour l'instant à la curiosité<br />
amusée.<br />
Tout paraissait normal, <strong>le</strong> TITANIC brillait de mil<strong>le</strong>s feux, et il semblait tout à fait comme d'habitude. Le<br />
seul élément d'inquiétude pouvait être ce cri permanent des cheminées. Le bruit provenait de<br />
l'évacuation de l'air vio<strong>le</strong>mment chassé par l'eau dans <strong>le</strong>s fonds du bateau, mais personne ne pouvait<br />
se douter de cela dans <strong>le</strong>s étages supérieurs, personne à part des hommes d'équipages, bien<br />
évidemment. En fait, pour <strong>le</strong>s passagers des classes spécia<strong>le</strong>s, I et II, aucune voie d'eau n'était<br />
perceptib<strong>le</strong>, aucun élément discordant n'aurait pu <strong>je</strong>ter <strong>le</strong> doute dans <strong>le</strong>s esprits, tout paraissait tout à<br />
fait comme <strong>le</strong>s autres nuits de la traversée.<br />
Nestor et Céci<strong>le</strong> rejoignirent <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> Astor qui attendait sagement la suite des événements en<br />
devisant tranquil<strong>le</strong>ment avec <strong>le</strong>s Strauss.<br />
- C'est parfait, fit JJA, on va avoir droit à un parfait exercice de sauvetage.<br />
- Vous plaisantez... minauda madame Strauss l'air peu rassurée.<br />
- Ne craignez rien, assura Nestor, c'est juste par pure précaution que <strong>le</strong> capitaine à décidé cet<br />
exercice. Même s'il y avait des trous dans la coque, il y a des cloisons étanches pour endiguer<br />
l'invasion des eaux, et puis, <strong>le</strong>s pompes sont ce qu'on fait de mieux sur <strong>le</strong> TITANIC. Non, il n'y a pas<br />
de souci à se faire.<br />
Sur ce, l'orchestre se fit entendre. Il entama un ragtime (c'était "A<strong>le</strong>xander's ragtime band", d'aprés<br />
JJA), et l'air entraînant acheva de calmer <strong>le</strong>s passagers. Certains redescendirent même dans <strong>le</strong>ur<br />
cabine et prétendirent se rendormir.<br />
Pourtant, Nestor, lui, était inquiet. Il avait entendu <strong>le</strong> diagnostic de l'ingénieur Andrews, et l'idée d'un<br />
naufrage <strong>le</strong> hantait. Il proposa à JJA de se rendre à la cabine des radios, pour en savoir plus long.<br />
Mais lorsque <strong>le</strong>s deux hommes parvinrent devant la porte de la cabine des télégraphistes, cel<strong>le</strong>-ci était<br />
condamnée. Ils attendirent un peu, et décidèrent de remonter. C'est à cet instant que Bride sortit de<br />
l'antre Marconi.<br />
Les deux hommes interrogèrent l'assistant de Philips du regard.<br />
- On lance des CQD, répondit Harold Bride laconiquement.<br />
- D'accord, lâcha JJA qui avait l'air de bien tout piger. Et vous avez des réponses ?<br />
- Oui, mon colonel, des tas. Le FRANKFURT, <strong>le</strong> CARPATHIA, <strong>le</strong> MOUNT TEMPLE, <strong>le</strong> BISMA, <strong>le</strong><br />
BALTIC, <strong>le</strong> VIRGINIAN, l'YPIRANGA, et même l'OLYMPIC, mais ils sont très loin. Seul <strong>le</strong> CARPATHIA<br />
pourrait nous porter secours, mais il est à soixante mi<strong>le</strong>s. Il sera <strong>là</strong> dans quatre heures au plus tôt...<br />
JJA ne sembla pas satisfait :<br />
- Mais <strong>le</strong> bateau dont on voit <strong>le</strong>s feux, <strong>là</strong>-bas, à tribord ?<br />
Nestor n'avait remarqué aucun bateau, mais Bride semblait au courant :<br />
38
- Celui-ci ? <strong>je</strong> pense que c'est <strong>le</strong> CALIFORNIAN, celui qui nous a appelé toute la soirée et qui est<br />
bloqué comme nous par <strong>le</strong>s glaces, mais il ne répond plus. Peut-être que <strong>le</strong>ur radio dort… Ou bien fait<br />
un peu la gueu<strong>le</strong>, parce qu’on l’a envoyé chié, dans l’après-midi…<br />
Sur ces entrefaites, <strong>le</strong> capitaine Smith apparut. Du coup, nous pûmes apercevoir ce qui se passait<br />
dans la cabine du télégraphiste : Philips s'échinait à lancer ces MGY CQD (MGY était l'indicatif du<br />
TITANIC, CQD signifiant Come Quickly Danger).<br />
Le capitaine interrompit Philips, lui demanda où en étaient <strong>le</strong>s recherches. Il se vit répondre ce que<br />
nous savions déjà. Personne ne croisait dans <strong>le</strong>s parages.<br />
- Lancez des SOS ! ordonna Smith.<br />
Le nouveau code SOS avait été décrété officiel lors de la dernière conférence de Berlin, en 1906, mais<br />
il n'avait encore jamais été utilisé.<br />
C'est cette nuit-<strong>là</strong>, du TITANIC, à 0h45, que fut lancé <strong>le</strong> premier SOS de l'histoire.<br />
28<br />
Sur <strong>le</strong> pont, <strong>le</strong>s usagers du transatlantique commençaient à s'interroger du regard. Mais comme par<br />
ail<strong>le</strong>urs, l'équipage ne semblait pas faire preuve de beaucoup d'angoisse, la confiance aveug<strong>le</strong> en la<br />
marine et la technologie dominait encore.<br />
Les hommes d'équipage avaient préparé <strong>le</strong>s canots, et Lightol<strong>le</strong>r vint trouver <strong>le</strong> capitaine Smith. Il dut<br />
lui hur<strong>le</strong>r dans l'oreil<strong>le</strong> pour couvrir <strong>le</strong> bruit des cheminées :<br />
- Doit-on faire embarquer <strong>le</strong>s femmes et <strong>le</strong>s enfants ?<br />
Le capitaine répondit affirmativement de la tête.<br />
Lightol<strong>le</strong>r fut chargé de procéder à l'embarquement à bâbord, et Murdoch et Lowe à tribord.<br />
Les premières chaloupes partirent presque vides.<br />
Il paraissait complètement fou d'oser s'aventurer sur ces frê<strong>le</strong>s esquifs alors que <strong>le</strong> TITANIC semblait<br />
encore si stab<strong>le</strong>, si puissant, si rassurant. Il fallait être très persuasifs pour arriver à faire grimper <strong>le</strong>s<br />
dames dans ces espèces de coques de noix.<br />
D'autant que l'ambiance demeurait toujours légère et primesautière. On s'amusait encore beaucoup, à<br />
cette heure-ci, sur <strong>le</strong> TITANIC. Les hommes accompagnaient <strong>le</strong>urs épouses, ou bien cel<strong>le</strong>s dont ils<br />
assuraient <strong>le</strong> chaperonnage jusqu'aux embarcations avec humour et ironie :<br />
- Ne vous perdez pas, au moins ! <strong>le</strong>ur lançaient-ils.<br />
- N'égarez pas vos titres de transport, au moins, vous ne pourriez remonter à bord !<br />
- Bonne promenade ! N'al<strong>le</strong>z pas trop loin !<br />
Les marins eux-mêmes recommandaient aux deux hommes d'équipage qui partaient avec chaque<br />
chaloupe de ne pas trop s'éloigner. Peut-être espéraient-ils pouvoir garnir <strong>le</strong>s canots si <strong>le</strong>s choses<br />
tournaient mal. Encore qu'ils ne semblaient pour l'instant pas très inquiets.<br />
Pour descendre <strong>le</strong>s canots, <strong>le</strong>s manoeuvres semblaient assez diffici<strong>le</strong>s. Il fallait un homme à chacun<br />
des bossoirs (des manivel<strong>le</strong>s auxquel<strong>le</strong>s on relie <strong>le</strong>s cordes qui supportent chacune une extrémité de<br />
la chaloupe), et il convenait aussi de synchroniser <strong>le</strong>s tours de manivel<strong>le</strong> de tel<strong>le</strong> façon que <strong>le</strong> canot<br />
reste à l'horizonta<strong>le</strong>.<br />
C'était du sport.<br />
JJA avait raison de trouver <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> intéressant. Cà valait effectivement <strong>le</strong> coup d'oeil, que de voir<br />
ces dames vêtues à la hâte, harnachées d'un gi<strong>le</strong>t de sauvetage rouge, faire la queue sur <strong>le</strong>s ponts<br />
d'embarquement.<br />
C'était épique.<br />
Un instant, Céci<strong>le</strong> fit remarquer à Nestor qu'on apercevait très bien des feux d'un navire, pas très loin,<br />
à tribord. On aurait effectivement juré qu'un vapeur léger croisait tout près du TITANIC, à quelques<br />
kilomètres seu<strong>le</strong>ment.<br />
Cà n'était pas une illusion. D'ail<strong>le</strong>urs, Boxhall, l'e quatrième officier, monta sur <strong>le</strong> toit de la passerel<strong>le</strong> et<br />
tenta d'entrer en communication morse avec ce bateau, grâce à un pro<strong>je</strong>cteur de signaux. Mais <strong>le</strong><br />
navire fantôme ne répondit pas aux appels de détresse. En désespoir de cause, Boxhall envoya<br />
quelques fusées. Des blanches.<br />
Les passagers commencèrent alors à s'impatienter. Qu'est ce que çà voulait dire ? On envoyait des<br />
appels au secours ? On s'activait pour entrer en contact avec d'autres bateaux ? On risquait donc<br />
quelque chose ?<br />
Du coup, l'ambiance devint un peu moins badine. Les hommes changèrent de ton, crânèrent un peu<br />
moins. On se rendit compte que la gîte en avant et à tribord s'accentuait. La mise à flot des<br />
embarcations bâbord se fit plus délicate, <strong>le</strong>s canots grattant contre la coque en descendant <strong>le</strong> long de<br />
la vertigineuse paroi, puisque la gîte faisait pencher la bateau à tribord. Les visions d'apocalypse ne<br />
manquaient pas pour <strong>le</strong>s passagers des chaloupes. La descente de cette énorme paroi d'acier était<br />
interminab<strong>le</strong>. Vingt-cinq mètres d'angoisse (un immeub<strong>le</strong> de 10 étages !) arpentés à l'allure d'escargot<br />
39
! Avec, par <strong>le</strong>s hublots, la vision des cabines envahies par <strong>le</strong>s flots, des cabines dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s<br />
flottaient <strong>le</strong>s meub<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s fauteuils. On pouvait même imaginer des gens enfermés dans <strong>le</strong>s<br />
labyrinthes du navire, noyés comme des rats.<br />
La vision de ceux qui se sauvaient était de loin la plus réaliste, car sur <strong>le</strong> bateau, malgré <strong>le</strong>s signes <strong>le</strong>s<br />
plus inquiétants (<strong>le</strong>s signaux de détresse, la mise à flot des canots, l'inclinaison grandissante du<br />
navire), malgré tout cela, l'atmosphère demeurait à peu près sereine.<br />
Personne ne voulait croire encore à un danger quelconque, mais l’inquiétude s’installait <strong>le</strong>ntement.<br />
Sûr, <strong>le</strong> TITANIC avait été avarié sur ce choc. Sûr, il aurait besoin d'être réparé. Sûr qu'il faudrait peutêtre<br />
même <strong>le</strong> remorquer jusqu'à New-York, mais un géant pareil, spécia<strong>le</strong>ment étudié pour être<br />
insubmersib<strong>le</strong>, ne pouvait pas cou<strong>le</strong>r !<br />
Soudain, comme pour confirmer cette idée qui courrait dans <strong>le</strong>s têtes, <strong>le</strong>s cheminées se turent, et on<br />
put très bien entendre l'orchestre jouer ses airs à la mode (<strong>là</strong>, c'était "Great big beautiful doll").<br />
Nestor et Céci<strong>le</strong> retrouvèrent <strong>le</strong>urs amis au gymnase, ou ils déblatéraient de choses et d'autres avec<br />
des gens de <strong>le</strong>ur monde. Bizarrement, on se rattachait à son groupe d'appartenance. Il y avait <strong>le</strong>s<br />
Astor, <strong>le</strong>s Thayer, <strong>le</strong>s Strauss, <strong>le</strong>s Widener, <strong>le</strong> gratin. Certains discutaient, d'autres ramaient (ils<br />
s'entraînaient, peut être), d'autres chevauchaient.<br />
On tâchait de par<strong>le</strong>r <strong>le</strong> moins possib<strong>le</strong> de ce qu'il pouvait arriver au bateau.<br />
Pourtant, un instant, un gent<strong>le</strong>men parut : C'était monsieur Guggenheim. Il était allé se vêtir de ses<br />
plus beaux habits. Il allait, disait-il, mourir en gent<strong>le</strong>man.<br />
D'après la rumeur, l'eau envahissait déjà <strong>le</strong> cours de squash, et la catastrophe était inévitab<strong>le</strong>. Nestor<br />
ne se sentait pas très bien . Et surtout, il ne comprenait pas comment tous ces gens autour de lui,<br />
pouvaient faire comme si de rien n'était !<br />
- Tu viens, dit-il à son ami John, on va un peu écluser ?<br />
JJA sut reconnaître <strong>le</strong>s prémices de la peur dans <strong>le</strong>s yeux du héros. Il ne dit rien, et se dirigea vers <strong>le</strong><br />
bar.<br />
Dehors, l'affo<strong>le</strong>ment gagnait du terrain. L'inclinaison du bateau à droite se faisait inquiétante. A droite<br />
et vers l'avant. Au moment où <strong>le</strong>s deux hommes allaient pénétrer dans <strong>le</strong> bar, ré ouvert pour l'occasion<br />
(car il était d'ordinaire fermé dès minuit), ils entendirent même <strong>le</strong> second du capitaine, Wilde, hur<strong>le</strong>r<br />
"Tous à bâbord !", peut-être dans l'espoir futi<strong>le</strong> de redresser <strong>le</strong> navire !<br />
Décidément, on commençait sérieusement à perdre <strong>le</strong>s péda<strong>le</strong>s...<br />
29<br />
Déboulant comme un fou du grand escalier, Eugène Gatti se dirigea droit vers <strong>le</strong> bar et commanda<br />
deux doub<strong>le</strong>s scotchs dans <strong>le</strong> même verre. Il semblait vaguement ému.<br />
Nestor, qui bullait dans <strong>le</strong> même coin avec ses amis, s'approcha de lui par derrière et lui posa la main<br />
sur l'épau<strong>le</strong>. L'autre ne fit qu'un bond. Il tourna vers <strong>le</strong> détective un regard courroucé. Nestor en fut<br />
bou<strong>le</strong>versé :<br />
- Je ne voulais pas vous effrayer, s'excusa-t-il. Vous êtes bien monsieur Gatti, <strong>le</strong> patron du restaurant<br />
à la carte ? Vous semb<strong>le</strong>z affolé...<br />
- Bordel à cul ! jura l'autre. Ah nom de Dieu de nom de Dieu ! continua-t-il en s'épongeant <strong>le</strong> front d'un<br />
mouchoir constellé de scories sèches, après avoir bu son quadrup<strong>le</strong> scotch à la vitesse d'un simp<strong>le</strong>.<br />
- Mais que vous arrive-t-il, cher monsieur ? Dites-moi...<br />
L'autre renfourna son tire-gomme et dit :<br />
- Evitez de trop par<strong>le</strong>r, <strong>le</strong>s murs ont des oreil<strong>le</strong>s !<br />
- Mais bon sang, de quoi par<strong>le</strong>z-vous ?<br />
- Je par<strong>le</strong> de ce que <strong>je</strong> sais, mon vieux, répliqua familièrement <strong>le</strong> directeur du bistrot parisien. Et il<br />
commanda la même chose, avant de répéter que "ah nom de Dieu de nom de Dieu".<br />
Lorsqu'il eut éclusé son deuxième gorgeon, il se sentit plus apte aux révélations. Il se rapprocha et<br />
raconta, sur <strong>le</strong> ton de la confidence.<br />
- Figurez-vous que la police du bord à débarqué dans mon bistrot, il n'y a pas une demi-heure. Ils ont<br />
ramassé tout mon personnel, ces veaux. Z'étaient pas dur à reconnaître, pardi, avec <strong>le</strong>urs vestes<br />
blanches. Et ils sont allés <strong>le</strong>s enfermer dans <strong>le</strong>urs cabines, en troisième.<br />
- C'est pas vrai ?<br />
Nestor n'en croyait pas ses oreil<strong>le</strong>s.<br />
- Moi, ajouta Eugéne Gatti, j'ai passé au travers des mail<strong>le</strong>s parce que <strong>je</strong> suis pas en uniforme, mais<br />
sinon, j'étais bouclé aussi ! Ah non de Dieu de nom de Dieu !<br />
- C'est complètement dément ! ragea Nestor, mais il faut al<strong>le</strong>r vous plaindre, c'est horrib<strong>le</strong>, ce qu'ils<br />
font ! Monsieur Rousseau est parmi eux !<br />
Le bistroquet <strong>le</strong> regarda bizarrement.<br />
40
- Mais à qui vou<strong>le</strong>z-vous que j'ail<strong>le</strong> me plaindre ? Au capitaine ? Ce serait me foutre dans la gueu<strong>le</strong> du<br />
loup ! Sous <strong>le</strong>s ordres de qui travail<strong>le</strong>nt la police du bord, à votre avis ? Non, la vérité, c'est que nous<br />
autres, italiens et français, sommes victimes du racisme, de la xénophobie des britanniques. Pour eux,<br />
ritals, français et turcs, c'est de la merde ! Faut pas al<strong>le</strong>r chercher plus loin ! Alors vous pouvez<br />
compter sur moi que j'attendrais d'avoir <strong>le</strong>s pieds au sec pour ramener mon grain de sel.<br />
- C'est un vrai scanda<strong>le</strong> !<br />
JJA venait de <strong>le</strong>s rejoindre. L'instant urgeait, il convenait de faire quelque chose.<br />
- C'est çà, confirma l'Eugène, faut se sortir du pétrin. Désormais, c'est chacun pour sa peau...<br />
Certains avaient déjà choisi de mourir dignement, <strong>le</strong>s Strauss, qui ne voulaient pas se séparer, par<br />
exemp<strong>le</strong>. Madame Strauss était montée dans une chaloupe, puis en était redescendue, ne voulant pas<br />
quitter son mari.<br />
Guggenheim, aussi, qui voulait finir en beauté, et tant d'autres, mais Nestor, lui, comme Eugène,<br />
comme John, n'avait pas <strong>le</strong> courage d'attendre sans rien faire... Les happy few savaient peut être<br />
mourir comme des gent<strong>le</strong>men, mais lui, Nestor, il se battrait avant de se laisser glisser. Oui, ç'allait<br />
être chacun pour sa peau.<br />
30<br />
Déjà, sur <strong>le</strong> pont, l'atmosphère se colorait de drame. Quelques coups de feux venaient d'éclater, tirés<br />
par Murdoch, <strong>le</strong> premier officier.<br />
- Recu<strong>le</strong>z, tas de porcs, l'entendit-on hur<strong>le</strong>r.<br />
On vit alors un groupe d'hommes s'enfuir à travers <strong>le</strong>s coursives.<br />
On apprit par la suite qu'un groupe d'Italiens, retenus depuis deux heures dans <strong>le</strong>s étages inférieurs<br />
des troisièmes classes, étaient parvenus à rejoindre <strong>le</strong>s ponts supérieurs. Ils avaient pris <strong>le</strong>s<br />
embarcations d'assaut, et il avait fallu beaucoup de sang froid à l'équipage pour éviter l'effusion de<br />
sang.<br />
On sentait bien la tension monter sur <strong>le</strong> navire. Il ne s'agissait plus d'un exercice ou d’in<br />
divertissement.<br />
Pourtant, Nestor prit son air <strong>le</strong> plus goguenard pour s'adresser à Céci<strong>le</strong> et Made<strong>le</strong>ine :<br />
- Dites donc, c'est pas tout çà, <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s, mais il s'agirait peut-être de se mettre <strong>le</strong>s plumes au sec,<br />
croyez pas ?<br />
El<strong>le</strong>s n'en menaient pas large, <strong>le</strong>s pou<strong>le</strong>ttes...<br />
- Tu crois ? demanda Céci<strong>le</strong>. Tu crois qu'on risque vraiment quelque chose ?<br />
- Cà m'étonnerait, mentit <strong>le</strong> détective, mais ce sont <strong>le</strong>s ordres.<br />
C'était bien la première fois qu'il semblait prendre <strong>le</strong>s ordres au sérieux, mais il paraissait si sûr de lui<br />
que <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s suivirent.<br />
Les quatre se présentèrent sur <strong>le</strong> pont d'embarquement et Lightol<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s accueillit sans plaisir. Il n'avait<br />
pas l'air à la noce. Désormais, non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s femmes acceptaient bien volontiers de s'embarquer,<br />
mais bien des hommes demandaient éga<strong>le</strong>ment à monter. Et on sentait très bien la nervosité gagner<br />
du terrain.<br />
Wilde avait quelques instants plus tôt réuni <strong>le</strong>s officiers de l'équipage, et il avait distribué des armes à<br />
feux. On pouvait effectivement craindre <strong>le</strong> pire. Non seu<strong>le</strong>ment, il paraissait évident qu'il y avait<br />
beaucoup moins de place dans <strong>le</strong>s canots que <strong>le</strong> TITANIC pouvait contenir de passagers, mais en<br />
plus, presque toutes <strong>le</strong>s chaloupes étaient parties à moitié vides !<br />
Made<strong>le</strong>ine eut une hésitation au moment d'enjamber la balustrade, mais son mari la guida et lui assura<br />
qu'il prendrait <strong>le</strong> canot suivant. Céci<strong>le</strong> eut éga<strong>le</strong>ment quelques velléités de résistance :<br />
- Nestor, vient avec moi, demande la permission à l’officier, dit-el<strong>le</strong>.<br />
- Non, mas douce, <strong>le</strong>s femmes et <strong>le</strong>s enfants d’abord, c’est la règ<strong>le</strong>, mais <strong>je</strong> te rejoins dès que <strong>je</strong> <strong>le</strong><br />
peux.<br />
Un éclair de colère apparut dans <strong>le</strong>s yeux de Céci<strong>le</strong> :<br />
- Arrête, Nestor, fais pas l’œuf ! A quoi ça sert de jouer <strong>le</strong>s héros ? Maintenant, faut arrêter <strong>le</strong>s délires,<br />
merde, <strong>je</strong> t’aime, moi !<br />
- Je t’aime aussi, Céci<strong>le</strong>, t’en fais pas, dès que <strong>je</strong> peux, <strong>je</strong> te rattrape, répondit <strong>le</strong> détective comme<br />
pour s’en persuader, mais dans <strong>le</strong>s moments graves, fallait pas casser <strong>le</strong>s pieds au gars Nestor, et<br />
el<strong>le</strong> <strong>le</strong> savait.<br />
Céci<strong>le</strong> s'entassa à contre cœur avec <strong>le</strong>s autres dans <strong>le</strong> fond du canot.<br />
Nestor s’éloigna du bord du quai et entendit son ami demander à Lightol<strong>le</strong>r :<br />
- Puis-<strong>je</strong> monter aussi ? Mon épouse est enceinte…<br />
L’officier ne <strong>le</strong> regarda qu'à peine :<br />
41
- Je suis désolé, répliqua-t-il à John. Pas d'hommes tant qu'il restera des femmes et des enfants à<br />
bord.<br />
- Mais, <strong>le</strong>s canots partent vides... argumenta JJA.<br />
- Pas d'hommes. Ce sont <strong>le</strong>s ordres.<br />
- Quel est <strong>le</strong> numéro du canot ?<br />
Lightol<strong>le</strong>r dut penser qu’Astor voulait se plaindre, et il lui lança une oeillade nettement réprobatrice et<br />
lâcha "<strong>le</strong> 4".<br />
Le canot fut ensuite descendu.<br />
On se fit des signes de la main. Nestor crâna encore un coup, mais il ne put s'empêcher de penser<br />
qu'il ne reverrait peut-être plus jamais Céci<strong>le</strong>. Son coeur se serra, il ne laissa rien paraître. Même si<br />
l'image du beau héros s'était un petit peu dépolie ces derniers temps, il laisserait au moins <strong>le</strong> souvenir<br />
à sa douce d'un homme qui <strong>le</strong>s avait bien accrochées. Et puis, y’avait encore du pain sur la planche...<br />
Fallait encore se sortir de ce bordel à queues...<br />
- Bon, dit-il à son ami, on avise ?<br />
- Tu as un plan ? ironisa <strong>le</strong> milliardaire.<br />
- On se tape un scotch et on en par<strong>le</strong>.<br />
- Je vois...<br />
Son plan, à Nestor, c'était de foncer vers <strong>le</strong> fond du navire. Le plus profond possib<strong>le</strong> et vers l'arrière.<br />
Ainsi, si <strong>le</strong> bateau coulait, il y aurait suffisamment d'air emprisonné dans la coque pour qu'ils puissent<br />
tenir de longues heures, d'autant que c'était vers ces zones <strong>là</strong> que se trouvait <strong>le</strong> garde-manger. Un<br />
garde-manger forcément énorme sur un bateau de cette tail<strong>le</strong>...<br />
JJA ne pensa rien de bien passionnant à dire de ce plan, qui devait lui paraître plutôt fumeux. Il suivit<br />
néanmoins Nestor qui tâcha de se frayer un passage vers <strong>le</strong>s ponts arrières.<br />
Mais la progression était diffici<strong>le</strong>. Très diffici<strong>le</strong>, même. Car <strong>le</strong> flux général était plutôt antagoniste. Au<br />
lieu de s'engouffrer dans <strong>le</strong>s entrail<strong>le</strong>s du navire, <strong>le</strong>s gens cherchaient plutôt à gagner <strong>le</strong>s hauteurs.<br />
La progression fut même carrément stoppée par la rencontre d'un troupeau de troisième classe, lancé<br />
comme des bêtes à l'assaut des ponts supérieurs.<br />
L'idée de Nestor s'avérant donc irréalisab<strong>le</strong>, et John s'en trouva réconforté. Il penchait plutôt pour<br />
essayer de rester <strong>le</strong> plus longtemps possib<strong>le</strong> au niveau <strong>le</strong> plus é<strong>le</strong>vé.<br />
Soudain, il pensa à Kitty ! Comment avait-il pu oublier son chien ? L’idée que la bête soit restée<br />
emprisonnée, et condamnée à être noyée comme un rat lui parut insupportab<strong>le</strong>.<br />
Les deux hommes foncèrent alors jusqu’au chenil. Les animaux, qu’on avait abandonnés montraient<br />
une grande nervosité, bien sûr.<br />
JJA put forcer la porte conduisant aux petites cellu<strong>le</strong>s et libéra tous <strong>le</strong>s animaux, dont Kitty qui lui fit<br />
fête.<br />
C’était malheureusement une joie de courte durée. Si on refusait de sauver des hommes, <strong>le</strong>s chiens<br />
n’avaient évidemment aucune chance… D’ail<strong>le</strong>urs, ceux-ci, mal équipés pour s’accrocher au bateau<br />
en p<strong>le</strong>ine gîte, furent souvent très vite envoyés à la mer…<br />
Les deux hommes remontèrent vers <strong>le</strong>s ponts supérieurs et attendirent de trouver une opportunité<br />
pour sauter à la mer ou trouver un support quelconque…<br />
Ils auraient pu tenter de monter dans un des derniers canots, notamment, du coté de Murdoch et<br />
Lowe, qui complétaient <strong>le</strong>s chaloupes avec des hommes si aucune femme ne se présentait, mais ils<br />
ne surent pas que Murdoch appliquait cette politique...<br />
31<br />
Une façon de se sortir de ce merdier était d'al<strong>le</strong>r décrocher <strong>le</strong>s deux derniers radeaux qui restaient<br />
encore à bord. Ils étaient tout à fait à l'avant, sur <strong>le</strong> toit des cabines des officiers, et il était doub<strong>le</strong>ment<br />
urgent d'al<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s mettre à flots, car l'eau atteignait déjà la passerel<strong>le</strong>.<br />
Quelques hommes se retrouvèrent <strong>là</strong>, à tenter de libérer <strong>le</strong>s embarcations de toi<strong>le</strong>, mais Nestor sentit<br />
que l'inclinaison du bateau allait rendre l'opération trop diffici<strong>le</strong>.<br />
Il retint JJA par l'épau<strong>le</strong> :<br />
- Laisse tomber, John, lui cria-t-il, il se détachera bien tout seul, c'est trop tard, maintenant.<br />
- On y est presque, répondit <strong>le</strong> milliardaire, acagnardé sur <strong>le</strong>s fixations du radeau.<br />
Le détective n'eut pas <strong>le</strong> temps de répondre quoi que ce soit. Un épouvantab<strong>le</strong> vacarme <strong>le</strong> terrorisa. Il<br />
se retourna et comprit qu'il fallait s'en allait très vite. La première cheminée, gigantesque masse noire,<br />
venait de se détacher et, dans un fracas de tô<strong>le</strong>s déchiquetées, <strong>le</strong>ur tombait dessus.<br />
Nestor n'eut <strong>le</strong> temps de rien faire. Il ne pensa pas même a<strong>le</strong>rter son ami. A peine eut-il la force de se<br />
re<strong>je</strong>ter en arrière, ces jambes étant devenues tota<strong>le</strong>ment cotonneuses.<br />
42
Des hommes hurlèrent et la cheminée s'écrasa à quelques mètres du détective qui venait de perdre<br />
son contrat : John Jacob Astor avait disparu sous la masse de tô<strong>le</strong>, probab<strong>le</strong>ment broyé par <strong>le</strong><br />
monstre.<br />
Il n'était plus temps de chercher à dégager quoi que ce soit...<br />
En perdant son ami, Nestor réalisa qu'il se mettait à avoir peur.<br />
Plus que peur. Une trouil<strong>le</strong> pas possib<strong>le</strong>. Il avait jusque <strong>là</strong> joué une espèce de cinoche à la gomme<br />
avec JJA, ils s'étaient encouragés l’un l’autre à jouer <strong>le</strong>s gros bras, mais maintenant qu'il était tout<br />
seul, il n'était plus question d'humour au second degré, plus question d'honneur ni de courage, il fallait<br />
sauver sa peau coûte que coûte.<br />
Il fallait faire quelque chose, bordel, quelque chose pour sortir de ce merdier.<br />
Mais quoi faire avec la trouil<strong>le</strong> b<strong>le</strong>ue au bide ? Quoi faire quand on sent se vider ses tripes dans <strong>le</strong><br />
smoking hors de prix qu'on avait soigneusement choisi aux magasins du Primptemps ?<br />
Quoi faire, nom de Dieu, quoi faire ?<br />
La plupart des passagers remontaient vers <strong>le</strong> haut du navire, ou plutôt vers l'arrière, qui pointait <strong>le</strong> cul<br />
en l'air, comme un canard mettant la tête sous l'eau. Mais c'était très dur. Les moins costauds, <strong>le</strong>s<br />
vieillards, <strong>le</strong>s femmes et <strong>le</strong>s enfants qui étaient encore sur <strong>le</strong> bateau glissaient et tombaient. Certains<br />
tombaient dans la mer glacée, et c'était <strong>le</strong>s plus chanceux car <strong>le</strong>s autres s'écrasaient contre <strong>le</strong> pont du<br />
navire, ou s'assommaient et roulaient dans l'eau ou bien se déchiquetaient sur <strong>le</strong>s câb<strong>le</strong>s ou <strong>le</strong>s tô<strong>le</strong>s<br />
tranchantes.<br />
Nestor pensa qu'il lui faudrait monter <strong>le</strong> plus haut possib<strong>le</strong> et sauter dans l'eau. Mais la gîte<br />
s'accentuait si vite que <strong>le</strong> détective prit <strong>le</strong> parti de sauter de suite. Il mit seu<strong>le</strong>ment un peu de temps à<br />
se décider.<br />
Autour du bateau, tout paraissait si calme... si mort... On y voyait très bien. On devinait des icebergs,<br />
au loin, à droite, à gauche, et <strong>le</strong>s lumières du bateau éclairaient encore fort bien l'eau calme et noire<br />
qui <strong>le</strong>s attendait tous bien tranquil<strong>le</strong>ment. El<strong>le</strong> devait être à quelque chose au dessous de zéro...<br />
Nestor n'arrivait pas à se décider. Il n'avait aucune envie de se tremper dans ce bouillon. Ceux qui y<br />
étaient tombés n'avaient pas l'air de rigo<strong>le</strong>r. Les cris et <strong>le</strong>s plaintes fusaient de partout.<br />
Puis, <strong>le</strong> détective réalisa que s'il tardait encore à sauter, il risquait d'être trop près du navire au moment<br />
où celui-ci s'engloutirait dans <strong>le</strong>s eaux, et d'être entraîné par <strong>le</strong> courant.<br />
Alors, il sauta.<br />
L'eau était froide. Confirmé. Et Nestor sut en y plongeant qu'il y mourrait s'il ne s'activait pas.<br />
Alors, il nagea. Il nagea de toutes ses forces. Il avait gardé la veste de son smoking et il se <strong>le</strong><br />
reprochait maintenant, mais <strong>le</strong> temps n'était plus aux lamentations, il fallait se dépenser au maximum,<br />
se réchauffer.<br />
Il pensa aux multip<strong>le</strong>s repas qu'il avait engloutis depuis Cherbourg. Il pensa aux bouteil<strong>le</strong>s de scotch<br />
qu'il s'était voté avec son camarade John Jacob. Toute cette boustifail<strong>le</strong> non dépensée autrement<br />
qu'en faisant l'amour avec Céci<strong>le</strong>, toute cette énergie, toutes ces calories emmagasinées n'allaient<br />
quand même pas servir à nourrir <strong>le</strong>s poissons, bordel !<br />
Et puis, il se mit en colère. Ca <strong>le</strong> faisait bouillir, tout çà, et il en avait bien besoin !<br />
Qu'est-ce que c'était que ces enfoirés à la graisse d'oie qui nous foutent sur un satané trou du cul de<br />
bordel de merde de rafiot qui ne tient pas la mer ? Quels sont <strong>le</strong>s enculés à la gomme qui nous ont<br />
bricolé ce putain de bidu<strong>le</strong> pas étanche ! C'était pas Dieu croyab<strong>le</strong> !<br />
Un vieillard, <strong>le</strong> voyant si volontaire, tenta de s'agripper à lui, mais Nestor avait déjà assez de mal à se<br />
sauver lui-même et <strong>le</strong> vieillard alla clapoter un peu plus loin. C'était chacun pour sa peau, maintenant.<br />
Il fallait se bagarrer, sans pitié.<br />
Nestor <strong>le</strong>s entendait bien ,ses plaintes, il <strong>le</strong>s voyait bien ,ses figures déformées par la dou<strong>le</strong>ur et la<br />
peur, mais lui, il était comme eux, sauf qu'il était en colère. Il n'en avait pas encore marre, lui, et<br />
comme il pouvait encore, il se battait.<br />
Il tâcha de nager très fort et toujours bien droit. C'était pas faci<strong>le</strong> parce qu'il fallait constamment faire<br />
des zigzags pour éviter <strong>le</strong>s gens qui se noyaient, mais il essayait.<br />
Un moment, (il n'aurait pas su dire depuis combien de temps il nageait comme çà), il se retourna pour<br />
juger de la distance faite, et il eut <strong>le</strong> grand frisson :<br />
Non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> bateau n'était qu'à une centaine de mètres, mais il était colossal, droit dans l'eau, et<br />
semblait tourner sur lui-même. Les gigantesques hélices, à l'arrière se détachaient sur <strong>le</strong> ciel encore<br />
éclairé par des milliers d'ampou<strong>le</strong>s.<br />
Nestor reprit sa nage de plus bel<strong>le</strong>, à toutes forces.<br />
Et puis, d'un coup, plus rien. Ce fut comme si on avait éteint la lumière. Le détective se retourna : <strong>le</strong><br />
bateau avait disparu, sans un remou.<br />
32<br />
43
Nestor nagea encore un bon moment à en perdre <strong>le</strong> souff<strong>le</strong>. Les mains insensibilisées par <strong>le</strong> froid, il<br />
sentait que son corps ne pourrait pas supporter longtemps cette eau glacia<strong>le</strong>. Il avait la désagréab<strong>le</strong><br />
impression que ses testicu<strong>le</strong>s lui remontaient dans <strong>le</strong> ventre tant <strong>le</strong> gel <strong>le</strong> saisissait.<br />
Il finit par s'épuiser à nager ainsi.<br />
Pourtant, <strong>le</strong>s plaintes que ceux qui autour de lui, de plus en plus rares, agonisaient, <strong>le</strong> dopaient, et il<br />
trouvait encore la force de bouger <strong>le</strong>s bras. Les jambes suivaient, peut-être déjà mortes, en tout cas<br />
transies par <strong>le</strong> froid.<br />
Mais pourtant, Nestor ne pouvait pas mourir. C'était pas concevab<strong>le</strong>. Un héros de bouquin ne peut pas<br />
claquer comme çà bêtement simp<strong>le</strong>ment parce que la marine foire dans la construction d'un rafiot.<br />
C'est pas des choses qui se font, çà. Nestor va s'en sortir. J'ai bien l'intention de lui en faire encore<br />
baver des ronds de chapeau. En 14, y'aura la grande guerre, on se mettra sur la gueu<strong>le</strong> avec <strong>le</strong>s<br />
fridolins, <strong>je</strong> veux pas lui faire rater çà. En 16 y’aura la révolte en Irlande, en 17 la révolution russe. Et<br />
des tas d'enquêtes et d'entourloupes.<br />
Non, Nestor doit s'en sortir.<br />
"Que <strong>Safon</strong> se démerde, maintenant qu'il m'a foutu dans cette béchamel !", pensait Nestor.<br />
Il était au bord de l'épuisement. En voyant que l'auteur ne <strong>le</strong>vait pas <strong>le</strong> petit doigt pour lui venir en aide,<br />
il faillit abandonner et se laisser doucement cou<strong>le</strong>r, mais <strong>le</strong>s héros de littérature doivent payer de <strong>le</strong>ur<br />
personne, et il continua à nager encore et encore.<br />
Il ne rencontrait plus grand monde, maintenant. Un moment, un chinois ou un japonais accroché à une<br />
porte. Celui-ci lui dit quelque chose sur <strong>le</strong> ton agressif. Il croyait peut-être que Nestor allait tenter de <strong>le</strong><br />
virer de <strong>là</strong> pour prendre sa place, mais <strong>le</strong> détective n'avait même pas <strong>le</strong> coeur à çà. Il arriverait bien à<br />
se sauver sans tuer personne...<br />
Un moment, il croisa un <strong>je</strong>une homme qui ne restait plus à la surface que parce qu'il était mi-nu et<br />
portait encore sa ceinture de sauvetage. Mais Nestor ne lui donnait pas un quart d'heure avant de<br />
cou<strong>le</strong>r.<br />
D'ail<strong>le</strong>urs, il se donnait à peu près <strong>le</strong> même sursis, parce qu'il en avait ras <strong>le</strong> bol de barboter comme çà<br />
depuis des plombes, lui semblait-il.<br />
Et <strong>le</strong> pire, c'est que la mort lui faisait qu'un coup moins peur. Un peu comme si l'action l'avait guéri de<br />
sa trouil<strong>le</strong>... on sait bien que <strong>le</strong> froid endort.<br />
C'est (bien sûr) au moment où il commençait à se dire que merde, qu'il aperçut la vague silhouette<br />
d'une chaloupe. Il se hissa un peu hors de l'eau et vit effectivement un canot <strong>le</strong>sté de rescapés à<br />
seu<strong>le</strong>ment quelques dix ou vingt mètres de lui.<br />
Il cria et nagea de plus bel<strong>le</strong>. Il y avait du monde sur <strong>le</strong> canot mais il y aurait bien encore une place<br />
pour lui.<br />
A force d'effort, il finit par s'approcher tout près de la coque de la chaloupe. Il était surpris de<br />
n'entendre aucune voix, aucun écho à son appel, mais une chose était certaine, il était sauvé. S'il<br />
arrivait bien sûr à se hisser dans <strong>le</strong> bateau. En fatigué comme il l'était, çà ne serait pas faci<strong>le</strong>.<br />
Il sauta et tenta d'agripper <strong>le</strong> bord du canot. Il y parvint à la troisième ou quatrième fois. Il tira sur ses<br />
bras. C'était un effort épuisant, et <strong>le</strong>s autres, <strong>là</strong>, dans cette foutu coque de noix, qui ne faisaient rien<br />
pour lui faciliter la tâche, mais qu'avaient-ils donc ?<br />
- Mais bordel, aidez-moi, quoi, merde ! hurla-t-il en retombant à la mer.<br />
Il ressauta et se ré agrippa au bastingage. C'est alors qu'il vit une silhouette, cel<strong>le</strong> d'un homme, lui<br />
sembla-t-il, qui tenait une rame au dessus de sa tête.<br />
Nestor comprit trop tard <strong>le</strong>s intentions du bonhomme, et il ne put échapper au premier coup, qu'il prit<br />
en p<strong>le</strong>in cassis. Il eut la bonne réaction de hur<strong>le</strong>r "espèce d'enculé !" en esquivant <strong>le</strong> deuxième coup,<br />
mais morfla <strong>le</strong> troisième sur la tempe et perdit connaissance.<br />
Il sentit son corps s'amollir, mais il ne se sentit pas cou<strong>le</strong>r.<br />
33<br />
Lorsqu'il revint à lui (parce qu'il reviendrait forcément à lui), il était dans <strong>le</strong>s bras de Céci<strong>le</strong> qui <strong>le</strong><br />
réchauffait comme el<strong>le</strong> pouvait, en lui frottant <strong>le</strong>s mains et <strong>le</strong>s bras, <strong>le</strong> tenant bien au chaud entre ses<br />
cuisses.<br />
Il se crut arrivé <strong>là</strong>-haut, bien qu'il ait toujours pensé qu'il n'y avait pas de <strong>là</strong>-haut. C'était, de toutes<br />
façons, impossib<strong>le</strong>. Là-haut, il n'y a pas de mer, pas de canot, pas de naufragés, pas d'iceberg qui se<br />
profi<strong>le</strong> à l'horizon d'une nuit gelée sur l'Atlantique. Parce que Nestor était encore sur l'Atlantique. Avec<br />
Céci<strong>le</strong> et une autre bande de paumés dans <strong>le</strong>ur genre. Made<strong>le</strong>ine aussi était <strong>là</strong>. Et aussi mesdames<br />
Widener, Thayer, Carter, Ryerson, la crême, quoi, ainsi que <strong>le</strong> fils Thayer qui avait fait des croquis du<br />
bateau en train de cou<strong>le</strong>r. Made<strong>le</strong>ine semblait dormir. Ou plutôt rester <strong>là</strong>, vide et hébétée.<br />
44
- Chérichérichérichéri dit seu<strong>le</strong>ment Céci<strong>le</strong> en l’inondant de ses larmes.<br />
- Allons allons, répondit Nestor, n'aies plus peur, <strong>je</strong> suis <strong>là</strong>.<br />
Les autres passagers du canot semblaient parfaitement insensib<strong>le</strong>s à la résurrection du héros fatigué.<br />
Très fatigué, même. Il avait beau avoir pioncé velu au moins une heure, il se souvenait très bien que<br />
son sommeil avait été artificiel<strong>le</strong>ment provoqué. Et ses bras ankylosés lui rappelaient qu'il avait<br />
pataugé un long moment avant d'être repêché.<br />
- Quel est l'enfoiré qui m'a frappé ? demanda <strong>le</strong> fin limier à son assistante.<br />
- N'y pense plus, lui répondit Céci<strong>le</strong> (vraiment, parfois, el<strong>le</strong>s se rendent pas compte...). On ne pouvait<br />
pas faire autrement, on aurait tous basculé dans l'eau si on avait laissé monter tout <strong>le</strong> monde. On a<br />
repêché huit personnes avec toi.<br />
- C'est sympa. Bonne moyenne... Mais de <strong>là</strong> à me cogner dessus.<br />
- Je t'ai reconnu quand <strong>je</strong> t'ai entendu jurer, et monsieur t'a rattrapé avant que tu ne cou<strong>le</strong>s.<br />
- Un bon mouvement in extremis, lâcha <strong>le</strong> parisien en colère.<br />
Il couva <strong>le</strong> marin en question d'un oeil plutôt noir, mais celui-ci n'en avait vraiment rien à foutre. C'était<br />
bien un imbu, ce mec. Sur <strong>le</strong> coup, Nestor crut qu'il s'agissait de Lightol<strong>le</strong>r.<br />
Déjà, Nestor avait eu des doutes, à bord. Il ne s’agit pas de noircir une personnalité comme çà,<br />
gratuitement, alors qu'il la connaissait bien peu, mais que penser de ce type aigri, chafouin, récalcitrant<br />
aux ordres de son supérieur direct (<strong>le</strong> premier officier Murdoch), et qui pousse pourtant <strong>le</strong><br />
rég<strong>le</strong>mentarisme tout militaire jusqu'à mettre à flot des chaloupes encore à moitié vides sous prétexte<br />
qu'il n'y a plus de femme ni d'enfant à embarquer ?<br />
Nestor n'aimait pas Lightol<strong>le</strong>r.<br />
Il ne l'avait pas aimé d'emblée, d'entrée de <strong>je</strong>u, et <strong>le</strong>s deux coups de rames à travers la gueu<strong>le</strong> n'y<br />
étaient pour rien. C'était un supplément dont <strong>le</strong> lieutenant aurait pu se passer.<br />
Il ne l'aimait pas et pourtant, il lui faudrait se <strong>le</strong> respirer encore jusqu'à ce que <strong>le</strong>s rescapés soient<br />
repêchés. S'ils l'étaient.<br />
A bord, l'ambiance était avachie. Prostrée. On entendait plus rien. On était entouré d'eau, de glace, au<br />
loin, et aucun autre bateau n'était visib<strong>le</strong>.<br />
Made<strong>le</strong>ine se pencha un instant vers <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> de détectives et sourit faib<strong>le</strong>ment à Nestor.<br />
Nestor comprit ce qu'el<strong>le</strong> brûlait de savoir, mais il n'avait pas <strong>le</strong> goût d'expliquer. Il prit seu<strong>le</strong>ment une<br />
mine affligée, et Made<strong>le</strong>ine comprit qu'il était vain d'espérer revoir un jour son mari. On retrouverait<br />
effectivement son mari <strong>le</strong> corps déchiqueté, seu<strong>le</strong>ment reconnaissab<strong>le</strong> à ses trois initia<strong>le</strong>s « JJA »<br />
brodées sur <strong>le</strong> col de sa jaquette. Made<strong>le</strong>ine se remit en position foeta<strong>le</strong> et attendit. Qu'on vienne la<br />
sortir de cet enfer glacé, probab<strong>le</strong>ment.<br />
Nestor rendit son manteau à Céci<strong>le</strong> qui grelottait. Il se frotta <strong>le</strong>s mains l'une contre l'autre et proposa à<br />
l'un des deux marins qui ramait de <strong>le</strong> <strong>le</strong> relayer. Celui-ci ne se fit pas prier, et abandonna son poste en<br />
remerciant.<br />
Décidément, <strong>le</strong> détective était à la recherche de l'action. Il tira fort sur sa rame, et <strong>le</strong> bateau tourna un<br />
peu à droite. L'autre rameur lui demanda de se calmer un peu, que de toute façon, on n'était pas sûr<br />
d'al<strong>le</strong>r dans la bonne direction, et qu'il ne serait peut-être pas très malin de trop s'éloigner du lieu du<br />
drame.<br />
Nestor freina son entrain et rama <strong>le</strong>ntement.<br />
Un instant, on entendit sonner un réveil<strong>le</strong>-matin, et des gens qui râlaient. La scène se passait dans un<br />
autre canot. On cria, on souqua ferme à bâbord, et on aperçut une autre chaloupe avec des gens qui<br />
faisaient des signes. On s'approcha un peu et on échangea quelques mots mais on avait pas grand<br />
chose à se dire.<br />
Aux regards lancés dans l'autre canot, on devina que chacun cherchait à y retrouver quelque être cher,<br />
disparu. Mais personne ne reconnut personne. Ce fut l'occasion pour une des femmes du canot de<br />
Nestor de craquer. El<strong>le</strong> parlait italien, mais on comprenait quand même très bien qu'el<strong>le</strong> parlait de<br />
Dieu, de son mari, de sa petite fil<strong>le</strong>, et qu'el<strong>le</strong> en voulait à la terre entière. Le type que Nestor avait pris<br />
pour Lightol<strong>le</strong>r lui demanda bruta<strong>le</strong>ment de fermer sa gueu<strong>le</strong> et la pauvre femme se réfugia entre <strong>le</strong>s<br />
bras de Made<strong>le</strong>ine où el<strong>le</strong> sanglota un long moment.<br />
Puis, de l'autre canot, l'officier Lowe lança une corde, et <strong>le</strong>s deux chaloupes furent assemblées. Puis<br />
d'autres vinrent, et Lowe tenta de répartir <strong>le</strong>s rescapés de la sienne (la 14) pour pouvoir repartir avec<br />
dix volontaires pour tenter de repêcher quelques survivants.<br />
Le transfert des passagers fut long, il fallait rudoyer un peu <strong>le</strong>s femmes pour qu'el<strong>le</strong>s osent passer d'un<br />
canot à l'autre. Fina<strong>le</strong>ment, dix courageux dont Nestor retournèrent vers <strong>le</strong>s lieux du drame.<br />
Mais il était manifestement trop tard. La barque louvoyait dans un champ de désolation. Les cadavres<br />
maintenus à la surface par <strong>le</strong>s gi<strong>le</strong>ts de sauvetage heurtaient la coque de la chaloupe avec des bruits<br />
sourds et mous.<br />
C'était à vomir.<br />
Quelques plaintes s'é<strong>le</strong>vaient encore, mais il était trés dur de <strong>le</strong>s localiser.<br />
45
Le canot ramassa pourtant quatre personnes. Un japonais accroché à une porte, un steward qui<br />
barbotait, un chauffeur qui commençait à boire beaucoup d'eau, et un voyageur de première classe qui<br />
mourut une fois sauvé.<br />
Il fallut ensuite tenter de retrouver <strong>le</strong>s autres canots. Le jour s'était presque <strong>le</strong>vé. En d'autres<br />
circonstances, on se serait pâmé devant la magnifique aurore boréa<strong>le</strong>, on aurait profité du spectac<strong>le</strong><br />
des icebergs d'une centaine de mètres de haut, et de la banquise qui fermait tout l'ouest, mais<br />
personne n'avait <strong>le</strong> goût de faire du tourisme. Abattement, désolation, mort.<br />
Et puis, la silhouette d'un grand bateau apparut, il y avait écrit dessus CARPATHIA et Nestor p<strong>le</strong>ura.<br />
34<br />
Les personnes qui étaient sur <strong>le</strong> CARPATHIA semblaient aussi hébétées que cel<strong>le</strong>s qui débarquèrent<br />
sur son pont. Certains des rescapés ne savaient que répéter "Le TITANIC a coulé" à tous ceux qui<br />
passaient à <strong>le</strong>ur portée. "Nos maris sont tous morts", "C'est une tragédie". On n'entendait que çà.<br />
Les yeux de tous ceux qui espéraient encore fouillaient <strong>le</strong>s moindres recoins du pont pour y retrouver<br />
quelqu'un.<br />
Nestor fut <strong>le</strong> témoin indifférent d'abord (mais il garderait <strong>le</strong> souvenir ému) des retrouvail<strong>le</strong>s d'un coup<strong>le</strong><br />
qui ne semblait pas y croire. Ils étaient restés quelques secondes à se demander si c'était bien eux. Ils<br />
avaient cru l'un et l'autre se reconnaître tant et tant de fois qu'ils se voyaient partout.<br />
Céci<strong>le</strong> se tenait tout prés. El<strong>le</strong> n'était pas près de <strong>le</strong> relâcher, son homme. On pouvait recou<strong>le</strong>r, ils<br />
monteraient tous <strong>le</strong>s deux dans la même chaloupe. Plus de çà. C'était de la connerie, toutes ces<br />
histoires de courage, d'honneur. Honneur mon cul, oui. El<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> penserait à el<strong>le</strong>, dorénavant. El<strong>le</strong><br />
n'avait jamais posé sa candidature au martyr. El<strong>le</strong> n'avait pas la vocation. El<strong>le</strong> abhorait tout ce que <strong>le</strong>s<br />
hommes peuvent inventer comme bêtises pour mourir, à croire que la mort <strong>le</strong>s purifie. C'était des<br />
niaiseries, tout çà, des niaiseries.<br />
Et d'abord, l'auteur parlait de la guerre, tout à l'heure, mais el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> avait pas l'intention de l'envoyer au<br />
casse-pipe, son homme. Faudrait voir à pas trop tirer sur la ficel<strong>le</strong> !<br />
Les zauteurs de romans, ce sont tous <strong>le</strong>s mêmes. Ils s'en foutent, eux, que <strong>le</strong>s héros souffrent, hein,<br />
ça fait bien, au contraire, ça fait p<strong>le</strong>urer dans <strong>le</strong>s chaumières ! Eux, ils sont bien installés<br />
confortabeu<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>ur salon douil<strong>le</strong>t, dans <strong>le</strong>ur pavillon dans <strong>le</strong>s Yvelines, en p<strong>le</strong>in vingt et unième<br />
sièc<strong>le</strong> avec Sarkozy pour seu<strong>le</strong> nuisance.<br />
Ils s'en tapent, eux, qu'on se retrouve connement à lutter pour sa vie au fil des vagues. C'est pas eux<br />
qui nagent. C'est pas eux qui souffrent. C'est pas eux qui p<strong>le</strong>urent, ces porcs. Alors pour ce qui était<br />
de la guerre, on verrait. On négocierait en temps voulu.<br />
Céci<strong>le</strong> ne lâchait plus Nestor. El<strong>le</strong> l'aimait, c'était sûr que c'était sûr maintenant. El<strong>le</strong> voulait se marier<br />
avec lui. C'est çà, qu'el<strong>le</strong> voulait. Et ils lâcheraient ce job à la noix qui consiste à constamment prendre<br />
des coups sur la gueu<strong>le</strong>. Il irait travail<strong>le</strong>r aux usines Berliet, par exemp<strong>le</strong>, à Montplaisir, el<strong>le</strong> avait un<br />
vague cousin qui avait <strong>là</strong>-bas des responsabilités et qui <strong>le</strong> ferait rentrer sans problème. El<strong>le</strong>, el<strong>le</strong><br />
s'occuperait de ranger la maison et de préparer <strong>le</strong>s repas. El<strong>le</strong> avait la vocation, <strong>là</strong>, par contre. Et puis,<br />
un enfant viendrait et peut-être deux ou trois autres et la vie cou<strong>le</strong>rait peinardement loin des bandits et<br />
des naufrages à la con.<br />
C'était çà qu'el<strong>le</strong> voulait. Point. L'auteur pouvait al<strong>le</strong>r se faire foutre.<br />
On <strong>le</strong>s conduisit dans la sal<strong>le</strong> à manger, qui avait pour la circonstance été aménagée en hôpital de<br />
fortune. On y allongeait <strong>le</strong>s rescapés bien dans l'ordre, avec des couvertures sèches et chaudes.<br />
On <strong>le</strong>ur servit de brûlants cafés et, comme ils étaient parmi <strong>le</strong>s plus valides, on <strong>le</strong>s abandonna.<br />
Il y avait bien du travail pour <strong>le</strong> personnel du CARPATHIA. Mais une réel<strong>le</strong> solidarité semblait aussi<br />
animer <strong>le</strong>s passagers du steamer. Leur bateau faisait la liaison New York - Méditerranée (Gênes,<br />
Nap<strong>le</strong>s, Trieste et Fiurme), et ils auraient pu se montrer irrités par <strong>le</strong>s événements qui <strong>le</strong>s détournaient<br />
de <strong>le</strong>ur route. Le capitaine Rostron, <strong>le</strong> commandant du navire, n'avait pas eu une seconde d'hésitation<br />
lorsqu'il avait su <strong>le</strong> TITANIC en danger, et il avait poussé son bateau à 17 noeuds jusqu'au lieu de la<br />
catastrophe, alors que <strong>le</strong> CARPATHIA avait été prévu pour croiser à 13 noeuds maximum. Désormais,<br />
il <strong>le</strong>ur faudrait vraisemblab<strong>le</strong>ment retourner à New York. Mais ils firent preuve d'un véritab<strong>le</strong> esprit<br />
civique avec ces zombis débarquant, dans <strong>le</strong>s tenues <strong>le</strong>s plus invraisemblab<strong>le</strong>s et avec des mines de<br />
moribonds.<br />
Certains partagèrent <strong>le</strong>ur cabine, d'autres prêtèrent <strong>le</strong>urs habits <strong>le</strong>s plus chauds, d'autres offrirent<br />
biscuits ou sucreries.<br />
Nestor et Céci<strong>le</strong> attendirent seu<strong>le</strong>ment de pouvoir rejoindre la terre ferme.<br />
- Chéri, dit la si tendre, tu sais ce qui me révulse <strong>le</strong> plus ? C'est de penser qu'il nous faudra à nouveau<br />
<strong>le</strong> retraverser, ce fichu océan...<br />
46
35<br />
Le bateau tarda à repartir. On voulait être bien sûr qu'il ne restait plus aucun rescapé sur <strong>le</strong>s lieux de la<br />
tragédie. Le CARPATHIA avait été rejoint par <strong>le</strong> CALIFORNIAN, et celui-ci s'engagea à fouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong><br />
secteur.<br />
On put donc mettre <strong>le</strong> cap sur New York. Il faudrait quatre jours pour y parvenir. Bruce Ismay était<br />
sauvé. Il se tenait enfermé dans une cabine. Il avait télégraphié à la White Star Line, il <strong>le</strong>ur avait<br />
annoncé <strong>le</strong> carnage.<br />
Il n'avait pas eu <strong>le</strong> beau rô<strong>le</strong>. Nombreux furent ceux, parmi <strong>le</strong>s passagers, qui critiquèrent acerbement<br />
son comportement, mais Nestor savait que <strong>le</strong> président n'avait rien fait que d'intelligent. Au moment de<br />
la mise à l'eau du radeau C, <strong>le</strong> président de la White Star avait nerveusement craqué, et s'était<br />
précipité dans <strong>le</strong> fond de l'embarcation. Il avait d'ail<strong>le</strong>urs passé la soirée à déjanter, sauf vot'respect. Il<br />
avait joué <strong>le</strong>s utilités et avait surtout beaucoup gêné l'évacuation des passagers, jusqu'à ce que Lowe,<br />
feignant de ne pas <strong>le</strong> reconnaître, l'avait envoyé aux quetsches. Mais Nestor n'aurait pas pensé<br />
critiquer <strong>le</strong> président. Il est plus intelligent de tenir à la vie que de se goberger à jouer <strong>le</strong>s héros. Les<br />
héros, c'est dans <strong>le</strong>s vrais romans (<strong>le</strong>s romans pas comme celui-ci) qu'il y en a. Sinon, dans la réalité,<br />
<strong>le</strong>s héros ne sont généra<strong>le</strong>ment que poussés par la folie ou cette force d'autodestruction qui permet<br />
d'en finir avec la vie. Et puis, Ismay n'avait pris la place de personne dans la chaloupe. Il fallait être sot<br />
pour lui reprocher de ne pas être mort.<br />
Mais <strong>le</strong>s angliches sont tel<strong>le</strong>ment pincés qu'ils <strong>le</strong> lui reprocheraient sûrement. Il y avait aussi sur <strong>le</strong><br />
CARPATHIA des tas d'hommes d'équipage à qui on reprocherait un jour de n'être pas morts. A<br />
commencer par <strong>le</strong> plus gradé d'entre eux, Lightol<strong>le</strong>r. Il avait sombré, entraîné par <strong>le</strong> navire, plaqué<br />
contre une souff<strong>le</strong>rie. Seul <strong>le</strong> hasard (et une grosse bul<strong>le</strong> d'air) lui avait permis de remonter à la<br />
surface. Il avait ensuite nagé jusqu'à l'un des radeaux dont on avait vainement cherché à défaire <strong>le</strong>s<br />
liens, et qui s'étaient détaché tout seul au moment du naufrage. Seuls, donc, <strong>le</strong> hasard et son courage,<br />
expliquaient sa présence à bord.<br />
Il régnait à bord une atmosphère mortel<strong>le</strong>. Même si la vie reprenait un peu <strong>le</strong> dessus chez <strong>le</strong>s<br />
naufragés, ils se sentaient sursitaires, en attente de pouvoir faire un peu d'ordre dans <strong>le</strong>ur esprit, sur la<br />
terre ferme.<br />
Quelqu’un avait évoqué la possibilité de transborder <strong>le</strong>s rescapés sur l'OLYMPIC, <strong>le</strong> sister-boat du<br />
TITANIC. Nestor espéra qu'on n'en vienne pas à cette décision terrib<strong>le</strong>. Il ne savait même pas s'il<br />
oserait un jour remonter sur un bateau ressemblant au géant naufragé. Même si on lui payait la<br />
traversée !<br />
Mais en fait, c'est <strong>le</strong> CARPATHIA qui <strong>le</strong>s amena tous en Amérique. Il fallut plusieurs jours pour çà,<br />
plusieurs jours durant <strong>le</strong>squels on manqua complètement d'informations sur ce qui se préparait à terre.<br />
On sut plus tard qu'à terre, il en était de même sur ce qui se passait à bord. Les informations <strong>le</strong>s plus<br />
fol<strong>le</strong>s avaient été lancées à la face du monde entier.<br />
Dans <strong>le</strong>s premiers communiqués, <strong>le</strong> TITANIC n'avait été que faib<strong>le</strong>ment avarié, et voguait <strong>le</strong>ntement<br />
vers Halifax où il serait réparé. Cette rumeur tenait au dernier message envoyé par Philips au Cap<br />
Race, dans l'espoir de rassurer sa famil<strong>le</strong>.<br />
Ensuite, <strong>le</strong> TITANIC avait bel et bien sombré, mais tous <strong>le</strong>s passagers avaient pu être sauvés, et<br />
embarqués à bord de l'OLYMPIC, qui s'était tout de suite porté au secours de sa soeur.<br />
Enfin, la nouvel<strong>le</strong> était tombée selon laquel<strong>le</strong> non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> navire était perdu, mais avec lui de<br />
nombreuses vies humaines. On ne donnait pas de chiffres mais <strong>le</strong>s informations transpiraient quand<br />
même (parfois justes, parfois fausses) sur la disparition de tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong> personnalité.<br />
John Jacob Astor, par exemp<strong>le</strong>, fut parmi <strong>le</strong>s premiers noms de victimes prononcés. L'information était<br />
bonne. Nestor <strong>le</strong> savait.<br />
En fait, on sut bien plus tard, arrivé à New York, que <strong>le</strong>s radios qui, selon toute logique, étaient <strong>le</strong>s<br />
seuls à pouvoir renseigner <strong>le</strong>s autorités, avaient souhaité rester très discrets, espérant pouvoir<br />
monnayer <strong>le</strong>urs confidences à la presse.<br />
C'est ainsi qu'on ne comprit qu'à New York, en voyant arriver <strong>le</strong> CARPATHIA, quel<strong>le</strong> était l'amp<strong>le</strong>ur du<br />
désastre.<br />
Le bateau passa au large de la statue de la liberté. Symbo<strong>le</strong>. Symbo<strong>le</strong> douloureux pour tous ceux qui,<br />
pauvres gens, espéraient trouver <strong>là</strong> <strong>le</strong> bonheur, la réussite, la fortune, ceux qui avaient rêvé d'enfin<br />
pouvoir la contemp<strong>le</strong>r, cette merveil<strong>le</strong> du monde libre, et qui se retrouvait devant el<strong>le</strong> sans ceux avec<br />
<strong>le</strong>squels ils avaient entamé <strong>le</strong> voyage. Les orphelins et <strong>le</strong>s veuves allaient sans doute grossir <strong>le</strong>s rangs<br />
des miséreux de ce prétendu monde de liberté.<br />
Le CARPATHIA alla d'abord déposer <strong>le</strong>s canots de sauvetage du TITANIC sur <strong>le</strong> quai de la White Star<br />
Line, puis, il retourna s'aligner à l'embarquement des bateaux de sa compagnie, la Cunard.<br />
Les passagers furent alors évacués sur un quai noir de monde, et amené vers <strong>le</strong> bureau de<br />
l'immigration, à Ellis Island.<br />
47
Les formalités furent bien sûr réduites au strict minimum, et chacun put faire ce qu'il voulait de la vie<br />
qu'il lui restait.<br />
Made<strong>le</strong>ine quitta Céci<strong>le</strong> et Nestor, très vite, dans <strong>le</strong> brouhaha d'une sal<strong>le</strong> d'attente. Son beau-frère<br />
Vincent était venu la chercher avec deux médecins, une infirmière, un secrétaire et une tripotée de<br />
domestiques. El<strong>le</strong> était redevenue la milliardaire dont parlaient <strong>le</strong>s journaux, et el<strong>le</strong> fuyait <strong>le</strong><br />
cauchemar.<br />
Les deux détectives se retrouvèrent dans une chambre d'hôtel, claquemurés. Ils se débarrassèrent<br />
des vêtements qu'on <strong>le</strong>ur avait fournis et se baignèrent. Ils voulaient sans doute gommer de la surface<br />
de <strong>le</strong>ur corps toute trace, tout souvenir de ce qu'ils avaient vécu.<br />
Et puis, ils recommencèrent à manger, boire, dormir, jouer, faire l'amour, ils recommencèrent à se<br />
comporter comme des bêtes assoiffées de vie.<br />
48
Epilogue<br />
Lorsqu’ Alban Danfor termina <strong>le</strong> manuscrit que Nestor lui avait rédigé durant <strong>le</strong> voyage retour, il ne<br />
semblait guère satisfait du travail de son ami. Le récit du détective, émaillé de considérations diverses<br />
sur <strong>le</strong>s relations comp<strong>le</strong>xes entre <strong>le</strong>s êtres, qu'ils soient de sexes ou de nationalités différentes, n'était<br />
pas directement exploitab<strong>le</strong> par <strong>le</strong> journaliste. Un voi<strong>le</strong> pudique était <strong>je</strong>té sur <strong>le</strong>s anecdotes qu'Alban<br />
voulait au contraire donner en pâture à son public décidément de plus en plus stupide, friand de ces<br />
petites histoires qui font la grande.<br />
Mais <strong>le</strong> chroniqueur mondain comprenait fort bien son ami. Celui-ci avait reçu un fameux choc, et il<br />
convenait de respecter sa dou<strong>le</strong>ur.<br />
Fina<strong>le</strong>ment, Alban décida d'écrire lui-même l'histoire de cette dramatique équipée maritime. Il y avait<br />
forcément eu des femmes en p<strong>le</strong>urs, des hommes effondrés, des cris d'horreur, des appels au<br />
secours, des hur<strong>le</strong>ments d'agonie, des visages grimaçants, des mains tendues, des amours défaits,<br />
des vrais moments de pure misère et de véritab<strong>le</strong> héroïsme. Et puis, cette légende de l'orchestre<br />
jouant "Plus près de toi mon Dieu", aux derniers instants, c'était déjà assez pour remuer <strong>le</strong>s coeurs et<br />
susciter <strong>le</strong>s larmes.<br />
Alban garda d'excel<strong>le</strong>nts rapports avec <strong>le</strong> détective. Ils ne se revirent plus.<br />
Nestor accepta un poste d'agent commercial chez Berliet, et il épousa Céci<strong>le</strong> qui tomba enceinte<br />
aussitôt (peut-être parce qu'el<strong>le</strong> l'était déjà). Le manuscrit fut simp<strong>le</strong>ment mis de coté.<br />
Cà n'est que bien plus tard, presque un sièc<strong>le</strong> après l'aventure, que Jean-Luc Tafforeau, <strong>le</strong><br />
charismatique patron des Editions AO, trouva, dans <strong>le</strong> cheni du grenier du vieil appartement d’un onc<strong>le</strong><br />
décédé, l’enveloppe contenant <strong>le</strong> manuscrit de Nestor.<br />
Ce dirigeant visionnaire et perfectionniste compris quel parti il pouvait tirer de ce texte s’il <strong>le</strong> confiait à<br />
un écrivain de très grande qualité.<br />
C’est ainsi qu’il me confia <strong>le</strong> soin de commettre <strong>le</strong> chef d’œuvre que vous avez entre <strong>le</strong>s mains et que<br />
j’ai eu un grand plaisir à écrire.<br />
49
Annexes<br />
Statistique de répartition des passagers et des rescapés :<br />
Classes 1 ère 2 ème 3ème Equipage Total<br />
Hommes embarqués 175 168 462 862 1667<br />
rescapés 57 14 75 192 358<br />
pourcentage 32 8 16 22 21<br />
Femmes embarquées 144 93 165 23 425<br />
rescapées 140 80 76 20 316<br />
pourcentage 97 86 46 86 74<br />
Garçons embarqués 5 11 48 64<br />
rescapés 5 11 13 29<br />
pourcentage 100 100 27 45<br />
Fil<strong>le</strong>s embarquées 1 13 31 45<br />
rescapées 1 13 14 28<br />
pourcentage 100 100 45 62<br />
_<br />
Total de passagers 325 285 706 885 2201<br />
des rescapés 203 118 178 212 711<br />
des victimes 122 167 528 673 1490<br />
Pourcentage de survie 62 41 25 24 32<br />
Répartition des naufragés dans <strong>le</strong>s canots :<br />
Heure de mise à flot Côté N° Hommes Femmes<br />
et enfants<br />
Equipage Total Capacité %<br />
0h45 T 7 4 20 3 27 65 42<br />
0h55 T 5 6 30 5 41 65 63<br />
0h55 B 6 2 24 2 28 65 43<br />
1h00 T 3 10 25 15 50 65 77<br />
1h10 T 1 3 2 7 12 40 30<br />
1h10 B 8 2 35 2 39 65 60<br />
1h20 T 9 6 42 8 56 65 86<br />
1h20 B 10 0 50 5 55 65 85<br />
1h25 T 11 1 60 9 70 65 108<br />
1h25 B 12 0 40 2 42 65 65<br />
1h30 B 14 2 53 8 63 65 97<br />
1h35 T 13 0 59 5 64 65 98<br />
1h35 T 15 4 53 13 70 65 108<br />
1h35 B 16 0 50 6 56 65 86<br />
1h40 T C 2 64 5 71 47 151<br />
1h45 B 2 1 21 4 26 40 65<br />
1h55 B 4 0 36 4 40 65 62<br />
2h20 B D 2 40 2 44 47 94<br />
Après <strong>le</strong> naufrage B B 47<br />
T A 47<br />
Total 45 704 105 854 1178 72<br />
Capacité des canots de sauvetage : 1178 (la norme exigeait 960).<br />
Il y eu 711 rescapés (sur <strong>le</strong>s 854 naufragés) au lieu de 1178 soit 60 % à peine.<br />
50
Au niveau de l'équipage, <strong>le</strong>s chiffres de rescapés sont <strong>le</strong>s suivants :<br />
Service du pont 43 rescapés sur 66 (62 %)<br />
Sal<strong>le</strong> des machines 72 rescapés sur 365 (22 %)<br />
Service des vivres : 97 rescapes sur 494 (20 %)<br />
Nombre de passagers potentiels :<br />
905 en 1ére classe (325 <strong>le</strong> jour de la traversée)<br />
564 en seconde (285)<br />
1134 en troisième (706)<br />
900 pour l'équipage (885)<br />
3505 au total (2201)<br />
Provisions emportées de Southampton :<br />
35 000 oeufs frais<br />
35 000 oignons<br />
24 tonnes de poisson frais<br />
9 tonnes de poisson séché ou salé<br />
13 tonnes de bacon et de jambon<br />
5,5 tonnes de saucisses<br />
7 000 litres de lait frais<br />
1 000 litres de crème fraîche<br />
2 200 litres de lait concentré<br />
40 tonnes de pommes de terre<br />
7 000 têtes de laitues<br />
800 bottes d'asperges<br />
5,5 tonnes de petits pois<br />
8 tonnes de tomates<br />
3 180 caisses de pommes<br />
180 caisses d'oranges<br />
80 caisses de pamp<strong>le</strong>mousses<br />
50 caisses de citrons<br />
450 kg de raisins secs<br />
500 kg de confitures<br />
1000 kg de café<br />
450 kg de thé<br />
1 000 kg de pain de mie<br />
850 bouteil<strong>le</strong>s d'alcool<br />
8 000 cigares<br />
12 000 bouteil<strong>le</strong>s d'eau minéra<strong>le</strong><br />
On estime à 300 millions de dollars la quantité de bijoux que contenait <strong>le</strong> coffre-fort du<br />
transatlantique.<br />
Le TITANIC gît par 3950 mètres de fond à 725 kilomètres au sud-est de Terre-Neuve. L'épave est<br />
coupée en deux morceaux distants de plusieurs kilomètres et entre <strong>le</strong>squels sont éparpillées <strong>le</strong>s ob<strong>je</strong>ts<br />
<strong>le</strong>s plus divers (baignoires, chaudières, pots de faïence, etc...).<br />
Le navire fut visité une première fois par une équipe franco-américaine menée par <strong>le</strong> professeur<br />
Ballard, à l'aide d'un bathyscaphe étudié pour résister aux très hautes pressions, et une seconde fois<br />
par une équipe française qui récupéra divers ob<strong>je</strong>ts.<br />
Les canots sont ce qui reste du paquebot. Treize d'entre eux furent la proie des col<strong>le</strong>ctionneurs qui se<br />
<strong>le</strong>s sont arrachés sur <strong>le</strong> quai de la White Star à New York.<br />
Il existe un monument, à Southampton, é<strong>le</strong>vé à la mémoire des officiers mécaniciens du TITANIC.<br />
Depuis <strong>le</strong> naufrage, <strong>le</strong>s rescapés ne se sont longtemps plus perdus de vue. La dernière survivante (qui<br />
avait 7 semaines au moment du naufrage), Elizabeth Gladys « Millvina » Dean, est décédée <strong>le</strong> 31 mai<br />
2009, à l’âge des 97 ans.<br />
51
Le CARPATHIA termina sa carrière torpillé par <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands en 1916. Il assurait la liaison New-York-<br />
Méditerranée.<br />
On peut trouver des livres ayant appartenu à JJA à la bibliothèque de New York. C'est <strong>là</strong> qu'ils ont<br />
atterri après sa mort.<br />
Les paquebots victimes de catastrophes entre 1900 et <strong>le</strong> Titanic :<br />
Bateau Date Nationalité Victimes<br />
CITY OF RIO DE JANEIRO 21 02 1901 Gbr 160<br />
ISLANDER 16 08 1902 USA 65<br />
CAMMORTA 06 05 1902 Gbr 733<br />
LIBAN 07 06 1903 France 122<br />
SLOCUM 15 06 1904 USA 1000<br />
NORGE 01 07 1904 Norvége 600<br />
MIKASA 10 09 1904 Japon 599<br />
HILDA 18 11 1905 Gbr 93<br />
AQUIDABAN 31 01 1906 Brésil 196<br />
SIRIO 04 08 1906 Espagne 385<br />
BERLIN 21 02 1907 Gbr 170<br />
COLUMBIA 07 10 1907 USA 150<br />
MATSU MARU 23 03 1908 Japon 300<br />
MATUSHIMA 29 04 1908 Japon 200<br />
LARACHE 24 06 1908 Espagne 84<br />
TAISH 07 11 1908 Japon 150<br />
SARDINIA 25 11 1908 Gbr 156<br />
PRESIDENTE ROCA 19 02 1909 Al<strong>le</strong>magne 100<br />
LA SEYNE 14 11 1910 France 105<br />
GENERAL CHANZY 10 02 1911 France 156<br />
AURORA 20 04 1911 Gbr 487<br />
ROMAGNA 24 11 1911 Italie 60<br />
TITANIC 15 04 1912 Gbr 1490<br />
Chronolie de l’année 1912 avant <strong>le</strong> naufrage :<br />
JANVIER 1912 :<br />
01 Proclamation de la république chinoise.<br />
Sun Yat-sen en devient <strong>le</strong> premier président provisoire (jusqu'au 13 février).<br />
Le chèque barré est légalisé.<br />
Rugby : Irlande bat la France 11 à 6 à Paris.<br />
02 Grève dans <strong>le</strong>s usines du Borinage en Belgique.<br />
06 Le Nouveau-Mexique devient <strong>le</strong> 47éme état des USA.<br />
09 4 milliards de $ sont perdus à New York dans l'incendie des assurances "Equitab<strong>le</strong>".<br />
10 De Selves (ministre des aff. étr.) accuse Joseph Caillaux de complicité avec l'Al<strong>le</strong>magne.<br />
11 Caillaux démissionne.<br />
13 Nouveau ministère Poincaré (Mil<strong>le</strong>rand est ministre de la guerre).<br />
15 Poincaré obtient <strong>le</strong> vote de confiance pour son ministère (<strong>le</strong>s socialistes s’abstiennent).<br />
Grève à l'Opéra de Paris jusqu'au 20.<br />
16 Le Président du conseil chinois Yuan Che-k'ai échappe à un attentat à la bombe.<br />
17 Robert Scott atteint <strong>le</strong> pô<strong>le</strong> Sud, un mois après Amundsen.<br />
22 Départ du 2éme rallye de Monte-Carlo.<br />
25 Les sociaux-démocrates obtiennent <strong>le</strong> tiers des suffrages en Al<strong>le</strong>magne.<br />
28 Pour préserver <strong>le</strong> secret du vote, la chambre impose l'isoloir.<br />
29 Marguerite Durand et Séverine conduisent une délégation féministe au Palais-Bourbon.<br />
Principa<strong>le</strong> revendication : <strong>le</strong> droit de vote.Bal<strong>le</strong>t<br />
"La mére de l'OYE" de Maurice Ravel<br />
30 La chambre des lords refuse <strong>le</strong> "Home Ru<strong>le</strong>" à l'Irlande.<br />
52
FEVRIER 1912:<br />
01 Les compagnies de taxis parisiens tentent de briser la grève des chauffeurs.<br />
Emeutes à Levallois.<br />
02 Création à Paris de "L'assaut", pièce de Henri Bernstein.<br />
04 François Reichelt se tue en sautant de la Tour Eiffel.<br />
08 Les négociations Germano-Brittaniques de non-agression échouent.<br />
13 Le gouvernement impérial chinois reconnaît la République.<br />
14 L'Arizona devient <strong>le</strong> 48éme état des USA.<br />
21 Le tunnel de la Jungfrau est percé en Suisse à 3457 m. d'altitude.<br />
23 "Le Matin" lance une grande campagne favorab<strong>le</strong> à l'aviation.<br />
24 Les italiens bombardent Beyrouth.<br />
27 L'âge de la retraite pour <strong>le</strong>s ouvriers est fixé à 60 ans.<br />
Ju<strong>le</strong>s Bonnot tue encore. Il est identifié pour <strong>le</strong> hold-up de la Société Généra<strong>le</strong>.<br />
Il sera capturé et mourra <strong>le</strong> 27 avril.<br />
Inauguration de la voie ferrée Khartoum-El-obéid (375 km, au Soudan).<br />
MARS 1912:<br />
01 Premier numéro de "Cinéma".<br />
04 En Ang<strong>le</strong>terre, <strong>le</strong>s suffragettes cassent <strong>le</strong>s vitres de plusieurs hommes politiques<br />
05 L'aéronautique française acquiert son indépendance au sein de l'armée.<br />
06 Inauguration de la voie ferrée Arica-La Paz en Bolivie (4264m. d'altitude).<br />
11 Première revue aérienne militaire à Vincennes.<br />
12 Sortie de "La Dame aux Camélias", 2éme film de Sarah Bernhardt.<br />
14 A Rome, <strong>le</strong> roi d'Italie Victor Emmanuel III est b<strong>le</strong>ssé par un anarchiste.<br />
15 Chine : Yuan Che-k'ai remplace Sun Yat-sen (Président de la république).<br />
17 Première victoire de la France sur l'Italie en football (4 à 3, à Turin).<br />
20 Ang<strong>le</strong>terre : Les syndicats appel<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s mineurs à cesser <strong>le</strong>ur grève qui dura un mois.<br />
27 La chambre des communes anglaise accorde un salaire minimum aux mineurs.<br />
Décés de l'homme politique anglais James Callaghan.<br />
30 La course d'aviron Oxford-Cambridge est annulé (<strong>le</strong> bateau de Cambridge ayant coulé...).<br />
Signature de l'accord de protectorat de la France sur <strong>le</strong> Maroc.<br />
AVRIL 1912:<br />
01 Lord Herbert Asquith, <strong>le</strong> premier ministre britannique, propose une loi sur l'Irlande.<br />
El<strong>le</strong> prévoit un par<strong>le</strong>ment Irlandais et <strong>le</strong> "Home Ru<strong>le</strong>".<br />
08 Rugby : L'Ang<strong>le</strong>terre bat la France 18 à 8 à Paris.<br />
10 La France et Monaco signent une convention douaniere et de voisinage.<br />
13 En Chine, Yuan Che-k'ai léve l'interdiction des mariages mixtes.<br />
14 Décés de Henri Brisson, homme politique francais.<br />
15 Naufrage du TITANIC.<br />
17 Eclipse tota<strong>le</strong> du so<strong>le</strong>il en Europe, visib<strong>le</strong> à Paris.Insurrection anti-française au Maroc.<br />
Chronologie 14-15 Avril 1912<br />
9h Message du CARONIA."Avis de banquise et icebergs par 42° nord et entre 49 et 51° ouest.<br />
10h30 Service religieux dans la sal<strong>le</strong> à manger des premières classes.<br />
11h40 Le paquebot hollandais NOORDAM signa<strong>le</strong> "beaucoup de glace" par 42° nord et 50° ouest.<br />
12h40 On fait <strong>le</strong> point au sextant sur la dunette. 546 mi<strong>le</strong>s (1010 km) ont été couverts en 24 heures .<br />
Cà fait du 42 km/h00<br />
13h42 Avis de "vastes champs de glace" par 45°51 nord et 49°52 ouest, c'est à dire 250 mi<strong>le</strong>s (ou<br />
465 km) devant la course du TITANIC. Le message est remis au capitaine Smith, qui <strong>le</strong> tend à<br />
Bruce Ismay. Celui-ci <strong>le</strong> met dans sa poche. Il est bon de noter que la course du navire est de<br />
42 km/h environ. Si <strong>le</strong>s banquises se trouvent 465 km devant, <strong>le</strong> TITANIC doit <strong>le</strong>s atteindre en<br />
11 heures environ... soit vers minuit trente, l'heure du naufrage à une demi-heure prés. Le<br />
capitaine aurait donc pu prévoir l'heure du drame dès l'instant de la dépêche.<br />
13h45 Avis de "grands icebergs" par 41°27 nord et 50°8 ouest du paquebot al<strong>le</strong>mand AMERIKA.<br />
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Le message n'est pas transmis à la timonerie.<br />
17h30 Le capitaine Smith modifie légèrement la route.<br />
Le TITANIC passera plus au sud, vraisemblab<strong>le</strong>ment pour éviter <strong>le</strong>s glaces.<br />
18h00 Lightol<strong>le</strong>r relève White à la passerel<strong>le</strong>.<br />
19h15 Murdoch ordonne de fermer <strong>le</strong>s sabords du gaillard d'avant afin d'éviter que la lumière de<br />
l'intérieur ne gène la vision des vigies qui se trouvent dans <strong>le</strong> noeud de pie, juste au dessus.<br />
19h30 Entre 17h30 et 19h30, la température est tombée de 9° (de 9 à 0°).<br />
19h30 Trois nouveaux messages du CALIFORNIAN font état de "grands icebergs" par 42°3 nord et<br />
49°9 ouest, soit 50 mi<strong>le</strong>s (95 km) devant <strong>le</strong> TITANIC. Le commandant assiste à un dîner.<br />
20h40 Lightol<strong>le</strong>r donne l'ordre de surveil<strong>le</strong>r la distribution de l'eau douce, car l'eau de mer est proche<br />
de son point de congélation.<br />
20h55 Le commandant s'excuse auprès de ses hôtes de devoir <strong>le</strong>s laisser. Il se rend à la chambre de<br />
veil<strong>le</strong> où il discute quelques minutes des conditions atmosphériques avec Lightol<strong>le</strong>r.<br />
21h20 Le commandant se retire pour la nuit. Il demande à être prévenu de suite au moindre doute.<br />
21h30 Lightol<strong>le</strong>r rappel<strong>le</strong> aux vigies de devoir surveil<strong>le</strong>r très attentivement la présence d'icebergs.<br />
21h40 Le MESCABA envoie un avis de "forte banquise et d'icebergs" par 42° à 41°25 de lattitude<br />
nord et 49° à 50°30 de longitude ouest. Ce message est laissé sans suite.<br />
21h40 Nouveau message du CALIFORNIAN signalant un banquise 150 km droit devant <strong>le</strong> TITANIC.<br />
Les radios décident de passer <strong>le</strong>s messages des passagers.<br />
22h Lightol<strong>le</strong>r est re<strong>le</strong>vé par Murdoch, ainsi que <strong>le</strong>s veil<strong>le</strong>urs (du noeud de pie).<br />
Les consignes sont transmises. La température est de 0°. Le ciel est sans nuage.<br />
La visibilité est bonne.<br />
22h30 La température de la mer tombe à -1°.<br />
22h55 Le CALIFORNIAN est bloqué par <strong>le</strong>s glaces. Il appel<strong>le</strong> tout <strong>le</strong> monde pour signa<strong>le</strong>r sa situation.<br />
Il se trouve à 10 ou 19 mi<strong>le</strong>s au nord du TITANIC (18 à 35 kilomètres).<br />
Mais <strong>le</strong> radio du TITANIC <strong>le</strong> rabroue : "Taisez-vous donc, vous brouil<strong>le</strong>z mon trafic radio avec<br />
<strong>le</strong> Cap Race !". Le radio du CALIFORNIAN se tait, écoute un instant <strong>le</strong>s émissions du<br />
TITANIC, puis, ferme son poste et va se coucher.<br />
23h30 Les veil<strong>le</strong>urs F<strong>le</strong>et et Lee distinguent une légère brume qui se lève devant <strong>le</strong> TITANIC.<br />
23h40 La vitesse est de 20,5 noeuds (40 km/h).Le veil<strong>le</strong>ur aperçoit un iceberg droit devant, à 500<br />
métres, et qui dépasse de la surface de l'eau d'environ 25 ou 30 mètres. Il agite la corde de la<br />
cloche d'alarme. Le bateau continue à avancer tout droit, puis décrit un léger virage à gauche.<br />
C'est <strong>le</strong> flan droit qui ripe contre l'iceberg. 37 secondes se sont passées entre la vision de<br />
l'iceberg et la collision.<br />
24h00 On relève <strong>le</strong>s portes étanches des sas.<br />
Andrews prévoit que <strong>le</strong> TITANIC pourra tenir 1h ou 1h30 avant de cou<strong>le</strong>r.<br />
0h15 L'orchestre se met à jouer des airs engageants dans <strong>le</strong> salon des premières classes.<br />
0h20 Il y a de l'eau dans <strong>le</strong>s quartiers de l'équipage, qui se trouvent 14 mètres au dessus de la<br />
quil<strong>le</strong>, à l'avant du pont E.<br />
0h25 Ordre d'embarquement sur <strong>le</strong>s ponts E et F.<br />
Plusieurs bateaux ont signalé <strong>le</strong>urs positions : l'OLYMPIC (<strong>le</strong> sister-ship du TITANIC) est à 500<br />
mil<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> MOUNT TEMPLE à 49 mil<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> FRANKFURT à 153 mil<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> BISMA à 70, <strong>le</strong><br />
BALTIC à 243, <strong>le</strong> VIRGINIAN à 170,<strong>le</strong> CARPATHIA à 58.<br />
0h45 Les premiers canots sont mis à flots (voir <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au). Des fusées de détresse sont lancées (8<br />
en tout).Boxhall aperçoit <strong>le</strong>s lumières d'un bateau. Il essaie d'entrer en communication avec<br />
par morse, mais <strong>le</strong>s lumières disparaissent.<br />
0h55 Lowe rabroue Bruce Ismay.<br />
1h15 La mer atteint <strong>le</strong> nom "TITANIC" sur l'étrave.<br />
1h20 Trés forte gîte à tribord.<br />
1h30 Premiers signes de panique. Lowed tire des coups de feux pour calmer certains esprits.<br />
On entend des appels déchirants et des plaintes.<br />
2h10 Le capitaine Smith relève <strong>le</strong>s radios de <strong>le</strong>ur service.<br />
2h17 Le radio Philips envoie un dernier message de détresse. Smith dit à son équipage que<br />
"chacun pour soi désormais".Le père Thomas Bay<strong>le</strong>s a donné l'absolution à une centaine de<br />
personnes des classes 2 et 3.L'orchestre arrête de jouer.La cheminée avant tombe, écrasant<br />
plusieurs personnes, dont JJA.Le radeau B (qui n'avait pu être détaché) flotte. 25 personnes<br />
s'y agrippent.<br />
2h18 Le navire se brise, puis se lève très haut à la vertica<strong>le</strong>, et sombre sans une vague.<br />
3h30 Les canots voient <strong>le</strong>s fumées du CARPATHIA.<br />
4h10 Le canot 2 est récupéré.<br />
5h30 Le CALIFORNIAN (prévenu par <strong>le</strong> FRANKFURT) arrive sur <strong>le</strong>s lieux.<br />
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Les survivants des canots A 14 B et 4 sont récupérés.<br />
8h30 Le dernier canot à être retrouvé est <strong>le</strong> 12.<br />
Le CALIFORNIAN patrouil<strong>le</strong> pour essayer d'en retrouver encore.<br />
8h50 Le CARPATHIA vogue vers New-York avec 705 survivants. Bruce Ismay télégraphie.<br />
Le 17 avril La White Star Line affréte <strong>le</strong> MACKY-BENNETT de Halifax et part rechercher <strong>le</strong>s<br />
cadavres.<br />
Le 18 avril à 9h, Le CARPATHIA passe devant la statue de la liberté, dépasse <strong>le</strong>s quais de la<br />
Cunard (sa compagnie), va déposer <strong>le</strong>s canots aux quais de la White Star Line, et revient au<br />
quai de la Cunard déposer <strong>le</strong>s passagers. Madame Astor est attendue par 2 voitures, 2<br />
médecins, 1 infirmière et 1 secrétaire.<br />
Du 19 avril au 23 mai, la commission d'enquête du sénat américain (présidée par <strong>le</strong> sénateur William<br />
A Smith) tente d'élucider <strong>le</strong>s raisons du naufrage. 82 témoins seront entendus.<br />
Le 22 avril, la White Star Line envoie <strong>le</strong> MINIA aider <strong>le</strong> MACHY-BENNETT. Le premier repêche 17<br />
cadavres et <strong>le</strong> second 306.<br />
Le 24 avril, <strong>le</strong>s "gueu<strong>le</strong>s noires" (<strong>le</strong>s soutiers) de l'Olympic font la grève. 285 désertions contraignent à<br />
annu<strong>le</strong>r <strong>le</strong> prochain voyage.<br />
Le 6 mai, <strong>le</strong> MONTAGNY repêche encore 4 cadavres.<br />
Le 15 mai, l'ALGERIA en repêche 1. Cà en fait 328 au total.<br />
Du 2 mai au 3 juil<strong>le</strong>t, l'enquête est menée cette fois par <strong>le</strong> ministère britannique du commerce. 25 622<br />
questions sont posées à 96 témoins.<br />
Les sources :<br />
Sur <strong>le</strong> naufrage :<br />
La nuit du TITANIC par Walter Lord (éditions J'ai lu n° A45).<br />
La découverte du TITANIC par Robert D.Ballard (éditions Glénat).<br />
Au cœur du Titanic, Ken Marschall, Casterman, Madison Press<br />
TITANIC, <strong>le</strong> dossier du naufrage par Philippe Masson (éditions Tallandier).<br />
Le règne du paquebot par Melvin Maddocks (éditions Time Life).<br />
Sur <strong>le</strong> contexte de l’époque :<br />
Almanach moderne 1913.<br />
N° 139 de la revue "Fantasio", 1er mai 1912.<br />
N° 3 (5éme année) de la revue "Touche à tout" du 15 mars 1912.<br />
Almanach des bons conseils pour l'an de grâce 1911.<br />
Et puis l’excel<strong>le</strong>ntissime site http://pagesperso-orange.fr/titanic/index1.htm#sommaire, à visiter de<br />
toute urgence !<br />
55
Tab<strong>le</strong><br />
Un avant-propos ................................................................................................ 2<br />
Partie I ............................................................................................................. 3<br />
1 .................................................................................................................. 3<br />
2 .................................................................................................................. 5<br />
3 .................................................................................................................. 6<br />
4 .................................................................................................................. 8<br />
5 .................................................................................................................. 9<br />
6 ................................................................................................................. 10<br />
7 ................................................................................................................. 11<br />
8 ................................................................................................................. 13<br />
9 ................................................................................................................. 14<br />
10 ............................................................................................................... 15<br />
11 ............................................................................................................... 16<br />
12 ............................................................................................................... 18<br />
13 ............................................................................................................... 19<br />
Partie II ........................................................................................................... 21<br />
14 ............................................................................................................... 21<br />
15 ............................................................................................................... 23<br />
16 ............................................................................................................... 25<br />
17 ............................................................................................................... 26<br />
18 ............................................................................................................... 28<br />
19 ............................................................................................................... 29<br />
20 ............................................................................................................... 30<br />
21 ............................................................................................................... 30<br />
22 ............................................................................................................... 32<br />
23 ............................................................................................................... 33<br />
Partie III .......................................................................................................... 35<br />
24 ............................................................................................................... 35<br />
25 ............................................................................................................... 36<br />
26 ............................................................................................................... 37<br />
27 ............................................................................................................... 37<br />
28 ............................................................................................................... 39<br />
29 ............................................................................................................... 40<br />
30 ............................................................................................................... 41<br />
31 ............................................................................................................... 42<br />
32 ............................................................................................................... 43<br />
33 ............................................................................................................... 44<br />
34 ............................................................................................................... 46<br />
35 ............................................................................................................... 47<br />
Epilogue .......................................................................................................... 49<br />
Annexes .......................................................................................................... 50<br />
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