03.07.2013 Views

SARDINES A L'HUILE SAUCE CHOCOLAT

SARDINES A L'HUILE SAUCE CHOCOLAT

SARDINES A L'HUILE SAUCE CHOCOLAT

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>SARDINES</strong> A L’HUILE <strong>SAUCE</strong> <strong>CHOCOLAT</strong>


DU MEME AUTEUR :<br />

La Merguez apprivoisée, Publibook 2001<br />

Terra, Publibook 2001, sous le nom de Jacques MORIZE<br />

Non publiés :<br />

Steak barbare<br />

Fume ! C’est du Chiite !<br />

La Pieuvre en chemise brune<br />

Entre l’arbre et les Corses<br />

La châtreuse de charme


3 3<br />

LUC CASTILLON<br />

SARDINE A L’HUILE <strong>SAUCE</strong> <strong>CHOCOLAT</strong>


Avant-propos<br />

Luc Castillon est Chef de Groupe de la Brigade Antiterroriste (BAT). Le noyau<br />

de son équipe est constitué de Stacchi (dit Stac ou Mister Monstre), un copain de<br />

fac, de Samir M’Zizi, Franco-Tunisien fils de restaurateur et de Driou, l’ascète de<br />

cette bande de jouisseurs.<br />

L’auteur tient à préciser que le récit qui suit est une œuvre purement imaginaire,<br />

de même que les personnages. Toutes ressemblances avec des personnes<br />

existantes, défuntes ou à venir seraient le fruit d’un malencontreux hasard.


6<br />

Il monte sur la Seine et se fait descendre.<br />

La voiture roulait lentement, rasant au plus près le trottoir. Prudent, le conducteur<br />

avait allumé ses feux de détresse, bien que la circulation fût nulle en cette fin de<br />

nuit.<br />

Penché en avant, il essayait d’apercevoir la Seine au travers des trombes d'eau qui<br />

tombaient sans discontinuer depuis la veille.<br />

Soudain, il vit la passerelle. Il chercha un endroit pour se garer. Mais la bordure<br />

du trottoir était trop haute. Aussi abandonna-t-il sa voiture sur la chaussée, tous<br />

feux allumés.<br />

Lorsqu'il en débarqua, il fut happé par l'ouragan qui déferlait sur Paris. Il releva le<br />

col de son imperméable vert, en serra la ceinture. Puis il s'avança vers la<br />

passerelle.<br />

Parvenu au milieu de celle-ci, il eut peur d'être emporté tant les bourrasques<br />

étaient violentes. Il s'accrocha nerveusement au garde-corps et jeta un bref coup<br />

d’œil au fleuve convulsé. De courtes vagues désordonnées s'entrechoquaient en<br />

soulevant des panaches d'écume grisâtre.<br />

Un instant, il subit l'attraction morbide de l'eau sombre et du vide. Sauter pour en<br />

finir avec cette histoire démente... La mort, ce devait être ça, un tourbillon d'eau<br />

livide et glacée.<br />

Il se ressaisit et reprit la traversée. Il aperçut la masse sombre de la voiture. Alors


7<br />

qu'il s'engageait dans l'escalier, il vit la vitre du conducteur descendre lentement.<br />

Il eut ensuite le temps de distinguer le canon d'une arme d'où jaillit une<br />

flammèche. En même temps qu'il entendit la détonation, une horrible douleur lui<br />

déchira la poitrine. Deux autres projectiles l'atteignirent, l'un au torse, l'autre à<br />

l'abdomen. Les impacts le projetèrent en arrière. Chancelant, il se rattrapa à la<br />

rambarde, un goût de sang dans la bouche, submergé par la souffrance. Il entendit<br />

un moteur rugir, un long crissement de pneus martyrisés. Son agresseur fuyait.<br />

L'instinct de survie le poussa à rejoindre sa voiture. En s'accrochant au garde<br />

corps, il entreprit de retraverser la passerelle. La douleur était atroce, et il sentait<br />

ses forces le quitter peu à peu. Il parvint néanmoins à se traîner jusqu'à l'autre<br />

bout. Mais alors qu'il s'apprêtait à descendre la première marche, il fut secoué<br />

d'un spasme. Un jet de sang jaillit de sa bouche, un voile noir passa devant ses<br />

yeux, et il roula en bas des marches.


8<br />

Chapitre premier<br />

La nuit achevait de s'étirer. Je somnolais dans mon fauteuil, les pieds calés sur<br />

mon burlingue. Dans la pièce voisine, mes trois compagnons d'infortune<br />

terminaient mollement une partie de tarot. Je ne percevais plus que de vagues<br />

murmures, parfois le choc d'une canette de bière reposée sur la table par une main<br />

harassée.<br />

Depuis quelques semaines, des informations faisaient craindre la reprise des<br />

attentats. De ce fait, la Brigade devait avoir une équipe prête à intervenir 24<br />

heures sur 24 et les groupes se relayaient. C'était ma nuit de permanence.<br />

J''envisageais de me coucher par terre pour dormir plus confortablement lorsque<br />

le téléphone sonna. Je mis quelques instants à réagir, croyant à une hallucination<br />

auditive. D'une main mal assurée, je décrochai et bredouillai un "allô !" pâteux.<br />

- Commissaire Glandur, commissariat du XVI ème arrondissement. Z'êtes le<br />

responsable de permanence de la BAT. ?<br />

- Inspecteur Castillon, oui, articulé-je avec difficultés. Mais respect, Monsieur<br />

le Commissaire.<br />

- Je vous appelle à la demande du Substitut Laire. On a une tentative<br />

d'homicide sur les bras et il pense que ça relève de votre domaine. Un<br />

diplomate allemand s'est pris deux balles dans la poitrine. Il est dans le coma.<br />

On a retrouvé sur lui un tract émanant d'une organisation kurde...<br />

- Ca s’est passé où ?


9<br />

- Sur les quais rive droite, entre les ponts de l'Alma et d'Iéna, au niveau de la<br />

passerelle Debilly.<br />

- Je vois, on arrive.<br />

* *<br />

*<br />

Les nuits blanches rendent frileux. Les mains dans les poches de mon blouson, le<br />

col relevé, je grelotte sous les bourrasques. Mon royaume pour un café brûlant.<br />

Glandur nous pilote sur les lieux du crime. C'est un flic grisâtre, qu'on dirait<br />

extrait d'un film noir et blanc. La cinquantaine passée, il trimbale une bedaine<br />

proéminente sous un vieil imper avachi. Moustache et mégot de Gitane maïs,<br />

faudra le naturaliser et l'exposer au musée de la police quand il aura calanché.<br />

- Sa bagnole, marmonne-t-il, laconique, en s'arrêtant devant une grosse Opel.<br />

L'en est tout de suite descendu après l'avoir garée... S'est dirigé sans hésiter<br />

vers la passerelle.<br />

- Il y avait des témoins ? Lui demandé-je, étonné par ce luxe de détails.<br />

- Oui. Deux amoureux qui se lutinaient dans une voiture.<br />

- Ils sont toujours là ?<br />

- Ben non. Z’étaient tout jeunes. La fille habite juste à côté. J'ai pris leur<br />

déposition et je les ai laissés rentrer chez eux.<br />

- Du moment que vous avez leur adresse, maugréé-je... Alors ensuite, que s'est-<br />

il passé ?<br />

- Il a traversé la passerelle. Comme il arrivait de l'autre côté, trois coups de feu.


10<br />

L'a réussi à revenir en arrière... N'a pas pu descendre les marches... S'est<br />

écroulé et a roulé jusqu'en bas. C'est là qu'on l'a récupéré.<br />

Je mate l'environnement. La voie rapide, un passage piéton souterrain, la<br />

passerelle et sa grande arche métallique. En aval, un bateau qui fait restaurant.<br />

Sur l’autre rive, la Tour Eiffel se balance. Il devait avoir rendez-vous.<br />

- Vous dites qu'il a retraversé avant de s'effondrer. Son agresseur n'a pas<br />

cherché à l'achever ?<br />

- Ben non, voyez...<br />

- Le gars est toujours vivant ?<br />

- Ah ça... J'sais pas. L'était dans le coma quand il a été évacué. Pas pu lui<br />

causer. Pensez, deux balles dans la poitrine et une dans le bide...<br />

Je fouine dans l'Opel. Sans conviction. Les autres sont passés avant moi. Les<br />

papiers de la bagnole sont posés sur le siège passager. Le coffre est vide. De toute<br />

façon, les spécialistes la désosseront...<br />

- On passe de l'autre côté ?<br />

Glandur acquiesce en silence. Un bout de trottoir, des marches de pierre usées. La<br />

passerelle est constituée de traverses de bois fixées sur des poutrelles métalliques.<br />

Je descends sur le quai opposé. Malgré la faiblesse de l'éclairage, je distingue<br />

parfaitement deux traces noires bien parallèles. Le tireur était embusqué dans une<br />

bagnole qui a décarré en catastrophe. Les traces se poursuivent sur une dizaine de<br />

mètres.<br />

- Z'avez trouvé quelque chose ?<br />

Je redresse la tête. Il est resté là-haut, ce feignant. Je le rejoins.


11<br />

- Je suppose que vous avez fait relever les traces de pneu ? Pas que je crois trop<br />

à ce genre d'indice mais enfin...<br />

Il en paume son mégot.<br />

- Ah bon, parce que...<br />

Il est soudainement marri, le Glanmou. Il n'était même pas descendu voir...<br />

Je retraverse le fleuve en suivant des yeux les tâches brunes qui ont imprégné le<br />

bois. Plus on avance, plus elles sont nombreuses, jusqu'à l'endroit où le gars s'est<br />

écroulé avant de rouler jusqu'en bas.<br />

- Il doit être salement esquinté, murmuré-je. Vous avez le tract ?<br />

- Oui, dans le fourgon. Venez.<br />

Les objets trouvés sur le diplomate et dans sa voiture ont été regroupés. Glandur<br />

me montre un étui plastifié dans lequel est glissée une enveloppe brune, vierge de<br />

toute inscription.<br />

- Mettez des gants, marmonne-t-il. C'est ce truc.<br />

- Cette enveloppe, où l’avez-vous trouvée ?<br />

- Ben... sur lui !<br />

- Je m'en doute, mais où exactement...<br />

- Dans la poche intérieure de son veston.<br />

- Il avait un pardessus, n'est-ce pas ? Et vu le temps, il devait être entièrement<br />

fermé, ceinture serrée, non ?<br />

Glandur hoche la tête affirmativement, dépassé par mes questions.<br />

J'extrais un feuillet dactylographié de l'enveloppe. C'est en Allemand. Il me reste<br />

de vagues notions de cette langue au son étrange venu d'ailleurs. Le papier émane


12<br />

du Parti Révolutionnaire pour le Kurdistan Indépendant... C'est vasouillard et ça<br />

parle de l'oppression turque et des massacres irakiens.<br />

Je renifle un coup l'air humide. Je sens que je ne pêcherai plus rien ici. Autant<br />

rentrer au bercail et boire un grand café chaud.<br />

* *<br />

*<br />

Le dossier a été confié au juge antiterroriste Larosse. C'est une quinquagénaire<br />

sèche, cassante, méprisante et réac. Une vraie purge. Vers neuf heures, je me<br />

retrouve dans son burlingue, accompagné de Lacluze, le patron de la Brigade.<br />

Larosse nous salue à peine et me jette un coup d’œil dégoutté. Probablement<br />

n'apprécie-t-elle pas ma tenue froissée et mon visage inrasé.<br />

- Faites votre rapport, Inspecteur, lâche-t-elle dès que nous sommes assis.<br />

Je fronce le nez, indisposé par l'odeur de son parfum. Ca sent vaguement<br />

l'antiseptique. Néanmoins, je lui résume succinctement ce que je sais de l'affaire<br />

avant de lui asséner ma conclusion.<br />

- Je pense que nous faisons fausse route avec ce tract kurde. Cette histoire n'a<br />

rien à voir avec eux. C'est un crime crapuleux et pour moi, ça relève de la<br />

Crime.<br />

- Qu'est-ce qui vous permet d'affirmer cela ? Grince Larosse.<br />

- Simple. Le tract n’est pas un message de revendications. Il se trouvait déjà sur<br />

Holtzberger quand celui-ci est arrivé sur les lieux. L’agression elle-même<br />

n'est pas le fait de tueurs chevronnés. Le tireur n'est pas descendu de la


13<br />

voiture, il a tiré de loin et il ne s'est même pas assuré de la mort de sa victime.<br />

Celle-ci vivait toujours à son arrivée à l'hôpital... Que je sache, les activistes<br />

kurdes sont des "professionnels" bien entraînés et impitoyables.<br />

- Ils auront été dérangés, grogne Larosse. Ce que vous affirmez là ne repose sur<br />

rien. Je suis saisie du dossier et je vous charge de l'enquête. Nous allons en<br />

examiner les modalités pratiques, mais rappelez-vous une chose : J'exige<br />

d'être informée très régulièrement et par écrit de son évolution et j'attends de<br />

vous un strict respect de la procédure.


14<br />

Chapitre deux<br />

Je suis reçu par un attaché d'ambassade qui ne fait pas teuton pour un sou tant il<br />

est brun et boulot. Il paraît sincèrement affecté par la mort de son collègue.<br />

- Je ne comprends vraiment pas. C'était un garçon sans histoire, ouvert,<br />

sympathique...<br />

Il parle le Français sans une once d'accent mais son débit est un peu lent.<br />

- Et puis je ne vois vraiment pas pourquoi des kurdes l'auraient abattu,<br />

poursuit-il, le front plissé par l'incompréhension.<br />

- Kurdes ou pas, il est mort dans ce que l'on peut appeler une embuscade, non ?<br />

- Certes…<br />

Je me suis tuyauté avant de venir : Wilfried Holtzberger était l'attaché culturel de<br />

l'Ambassade et il n'aurait jamais eu de rapports avec les Services Secrets<br />

allemands.<br />

- Je sais qu'il était marié, reprends-je. Des enfants, peut-être ?<br />

Hans Machin (je n'ai pas retenu son nom à rallonge) secoue négativement sa<br />

grosse tronche à binocles.<br />

- Pas d'enfant, non. Il avait épousé une Thaïe il y a deux ans à peine, alors qu'il<br />

était en poste là-bas.<br />

- Pas d'ennui d'argent, pas de maîtresse, il n'était pas homosexuel, ne se<br />

droguait pas ?<br />

- Tout de même, Monsieur l'Inspecteur ! S’indigne-t-il. C'était un garçon<br />

sérieux, comme tous nos diplomates. Non, je ne vois pas... Une erreur, peut-


être ?<br />

Tu parles...<br />

15<br />

- Pardonnez-moi, je cherche simplement une explication à ce drame. Auriez-<br />

vous la possibilité de me communiquer l'emploi du temps de Monsieur<br />

Holtzberger pour la journée d'hier ?<br />

Le voyant se cabrer à nouveau, je m'empresse de poursuivre.<br />

- Comprenez-moi bien. Je cherche un détail qui me permettra de démarrer<br />

l'enquête. C'est peut-être dans les dernières vingt quatre heures de sa vie que<br />

je trouverai le déclic.<br />

Il se détend.<br />

- Vous avez raison. Venez, je vais vous présenter Frau Gertrud, sa secrétaire.<br />

Nous grimpons un étage pour rejoindre les bureaux du défunt conseiller culturel.<br />

Gertrud... Un prénom pareil, j’imagine déjà la gravosse blondasse. Comme quoi<br />

les préjugés peuvent coûter cher. Parce que Frau Gertrud n'est pas un cageot, c'est<br />

plutôt un sacré canon !<br />

Blonde, ça oui. Mais grande, avec des jambes immenses et des seins comme des<br />

ogives. Elle est en mini-jupe très mini, avec des bottes qui lui remontent<br />

jusqu'aux genoux. En haut, un body jaune paille moulant souligne la<br />

magnificence de sa poitrine. Des yeux bleus en amande, tirant sur le violet, une<br />

bouche charnue, très rouge... La commotion ! Machin fait les présentations, mais<br />

je suis déconnecté, les yeux aspirés par les siens, fasciné comme la souris par le<br />

serpent, chaviré par le désir comme la chaloupe par la mer en furie, tout ce que tu<br />

veux.


16<br />

- Eh bien, je vais vous laisser, marmonne Herr Machin d'un air pincé.<br />

Inspecteur, si vous avez encore besoin de moi, n'hésitez pas, mon bureau vous<br />

est ouvert.<br />

Il sort, me laissant seul face à elle.<br />

- Allons nous installer dans le bureau de ce pauvre Monsieur Holtzberger,<br />

murmure-t-elle. Nous serons plus à l'aise.<br />

Je la suis machinalement, les yeux fixés sur sa chute de rein ondulante. Je<br />

m'assieds dans le fauteuil qu'elle me désigne et elle se pose en face de moi,<br />

croisant élégamment les jambes. Vision fugace de la culotte arachnéenne.<br />

Elle attrape un agenda relié cuir noir sur le bureau de son défunt patron et<br />

entreprend de m'énumérer ses rendez-vous de la veille qu’elle me commente au<br />

fur et à mesure. Mais je n'arrive pas à me concentrer sur ses propos. Mes yeux<br />

sont comme scotchés sur ses jambes et Mister Pafowsky trépigne dans mon<br />

calcif. Quand je suis comme ça, je me demande si je ne suis pas malade. Ca finit<br />

par l'agacer et elle a une réaction époustouflante. Elle écarte ses cuisses<br />

fabuleuses.<br />

- C'est ça que vous voulez voir ? Me dit-elle d'une voix méprisante.<br />

La culotte est mignonne, mais je ne suis pas comblé. Elle le réalise. Alors elle tire<br />

sur le timbre-poste qui recouvre sa cressonnière. Miam ! Exactement comme je<br />

l’imaginais, blond pâle, impeccablement entretenu, des lèvres roses ourlées.<br />

- Satisfait ? On va pouvoir travailler sérieusement, à présent ?<br />

Elle garde la pose, attendant ma réponse. Je disjoncte. Un élan irrépressible me<br />

pousse à m’agenouiller entre ses cuisses ouvertes. D’un geste fulgurant, je tire sur


17<br />

la culotte qui déclare forfait. Dans le même temps, ma langue entre en action. Je<br />

me goinfre, bestial. Le repas du fauve, l'appétit d'un faune, la soif d'aujourd'hui, et<br />

que ça pétille.<br />

Ce qui me sauve, c'est l'effet de surprise. Le temps qu'elle réalise, elle est déjà à<br />

moitié pâmée. Trop tard pour réagir, l'affaire est trop engagée, elle veut connaître<br />

la suite, ouvre tout grand ses compas, me dope de la voix, me conseille,<br />

m'ordonne, trémousse du fion, gémit, halète, crie, tremble, vibre, décolle et<br />

s'effondre par terre.<br />

Fou de désir, je m'apprête à l'assaillir à même le sol lorsque la porte s'ouvre à la<br />

volée.<br />

- Gertud ! Crie une voix de femme. Que se passe-t-il ? (En allemand dans le<br />

texte).<br />

Je me tourne vers l'arrivante. Une petite brunette à lunette, moche comme un<br />

singe. Je m'avance vers elle, un sourire carnassier aux lèvres.<br />

- La douleur, murmuré-je. Manifestement, elle adorait son patron. Elle a piqué<br />

une crise de nerf, mais je crois que c'est terminé. Laissez-nous, je dois encore<br />

lui parler.<br />

Je dois avoir l'air très sauvage, car elle recule, affolée. Dès qu'elle est sortie, je<br />

ferme la porte et je retourne vers Gertrud. Malheureusement, le charme est<br />

rompu. Elle s'est rassise et regrette déjà de s'être laissée aller. Inutile d'insister.<br />

J'entreprends donc de l'interroger sur son patron. Bonhomme insignifiant, semble-<br />

t-il, consciencieux et bosseur. Pas très heureux en amour, ayant épousé une<br />

femme volage, mais prenant la chose avec résignation.


18<br />

- Je pense à une chose, s'exclame soudain la Faramineuse. Monsieur<br />

Holtzberger devait voir quelqu'un hier soir. Un homme qui l'a appelé<br />

plusieurs fois sans succès et qui, en désespoir de cause, m'a demandé de lui<br />

rappeler leur rendez-vous pour le soir même, à vingt deux heures.<br />

Je la mate, vaguement indécis.<br />

- Il vous avait précisé l'endroit ?<br />

- Non, mais lorsque j'en ai parlé à Monsieur Holtzberger, il a murmuré : "Ah<br />

oui, au pub Elyséen".<br />

- Aucune idée concernant la personne avec qui il avait ce rendez-vous ?<br />

- Hélas non. Je suis certaine de ne jamais avoir entendu cette voix auparavant.<br />

Est-ce une piste ? En tout cas, c'est le seul os que j'aie à ronger pour le moment.<br />

Je me lève, un rien nostalgique.<br />

- Eh bien mademoiselle, il me reste à vous remercier pour votre... chaleureux<br />

accueil. J'espère que nous pourrons nous revoir pour terminer ce que nous<br />

avons commencé ?<br />

Elle s'est levée elle aussi. Elle me regarde droit dans les yeux, provocante en<br />

diable.<br />

- J'y tiens autant que vous, Inspecteur. Je finis à 18 heures, si vous pouvez<br />

passer me chercher, vous connaissez mon numéro de téléphone ici ?<br />

* *<br />

*<br />

Holtzberger habitait à Suresnes, dans un immeuble moderne bâti en front de


19<br />

Seine, avec vue imprenable sur le bois de Boulogne. J'ai appelé sa jeune veuve<br />

pour lui demander de me recevoir. Mais j'ai peu de temps, car je dois aller à<br />

Roissy chercher deux collègues allemands qu'on me balance dans les pattes.<br />

L'accès à l'immeuble est contrôlé par un interphone. Je sonne chez Holtzberger,<br />

une fois, deux fois, trois fois sans succès. Problème. S'est-elle carapatée ?<br />

J'essaye d'autres touches. Enfin, quelqu'un répond. Voix féminine.<br />

- Police, Madame. Inspecteur Castillon. Je dois voir l'une de vos voisines, qui<br />

ne répond pas. Pourriez-vous m'ouvrir ?<br />

Il me faut parlementer un long moment pour qu'enfin, elle accepte de venir<br />

s'assurer de ma qualité de poulet. C’est une quadragénaire brune un peu replète,<br />

elle est encore en robe de chambre. Je colle ma carte contre le vitrage de la porte.<br />

Rassurée, elle ouvre.<br />

- Merci, Madame. Holtzberger, c'est quel étage ?<br />

- Troisième gauche. Mais que se passe-t-il ?<br />

Sans lui répondre, je m'engouffre dans l'ascenseur.<br />

- Vous remontez ?<br />

Dépassée, elle me rejoint. J'appuie sur le trois. Pendant que nous grimpons,<br />

j'entends une porte claquer puis une cavalcade dans l’escalier. Soudain, j'ai<br />

comme un pressentiment.<br />

Arrêt au troisième.<br />

- La porte de droite, murmure la brune, qui sent ma tension.<br />

Je sonne, un long coup, trois coups courts. Pas de réponse. Je mate la serrure. Si<br />

les verrous de sécurité ne sont pas fermés, aucun problème. Je sors l'ustensile


20<br />

nécessaire de ma fouille et je farfouille. Trois secondes plus tard, je pénètre dans<br />

l'appartement du diplomate. Saccagé. Il a été dévasté par un typhon. Meubles<br />

renversés, leur contenu répandu sur le sol, canapés et fauteuils éventrés. Je<br />

parcours les pièces au pas de charge. Dans la salle de bain, je bute sur une femme<br />

nue, la gorge tranchée. La baignoire est pleine de sang. Je touche une de ses<br />

mains. Encore chaude. L'assassin m'a glissé entre les pattes...<br />

Soudain, j'entends un glissement derrière moi. Je volte. Ce n'est que la brune qui,<br />

poussée par la curiosité, tente une incursion dans l'appartement. Inutile de la<br />

traumatiser.<br />

- Soyez gentille, madame. Rentrez chez vous. Il faut que j'appelle mes<br />

collègues.<br />

- Mais... que s'est-il passé ? Un cambriolage ?<br />

- Ca m'en a tout l'air. A quel étage êtes-vous ? J'aurai quelques questions à vous<br />

poser.<br />

- Quatrième droite, balbutie-t-elle, dépassée par les événements.<br />

D'un coup de talon, je referme la porte derrière elle. J'enfile des gants pour<br />

attraper le téléphone et j'appelle la boîte.


22<br />

Chapitre trois<br />

La brunette m'accueille, des points d'interrogation plein les yeux. Elle est toujours<br />

en robe de chambre. Son appartement est identique à celui du dessous.<br />

L'ameublement est classique, bon genre un peu lourd pour mon goût.<br />

- Asseyez-vous, me propose-t-elle en m'indiquant un fauteuil en cuir. Puis-je<br />

vous offrir quelque chose ?<br />

- Volontiers. Un café, si vous en avez. Je n'ai pas dormi de la nuit...<br />

- Quel métier vous faites... Asseyez-vous au salon, je vais vous en préparer.<br />

Elle disparaît dans sa cuisine. Pressé de l'interroger, je la suis.<br />

- Alors, demande-t-elle, morte de curiosité. C'est un cambriolage ?<br />

- Hélas, pire que cela. Monsieur Holtzberger a été assassiné cette nuit à Paris et<br />

sa femme ce matin, juste avant que j'arrive.<br />

J'espérais un choc, je suis servi. Elle devient blême et manque tomber dans les<br />

pommes. Je n'ai que le temps de l'asseoir sur un tabouret.<br />

- C'est... c'est horrible, gémit-elle. Mais qui ?<br />

- Je n'en sais pas plus pour l'instant, Madame. C'est précisément pourquoi je<br />

dois vous parler. Il s’agissait de vos voisins... Vous savez peut-être quelque<br />

chose qui m'aidera à trouver le coupable ?<br />

- Oh vous savez, je les connaissais à peine... Lui, je le croisais parfois dans<br />

l'escalier, bonjour bonsoir, jamais davantage.<br />

- Et sa femme ?


23<br />

- Oh, celle là ! Fait-elle en hochant la tête.<br />

Je pose une fesse sur le coin de la table, ce qui me permet d'avoir une vue<br />

plongeante sur ses ballons d'Alsace. Encore bien roulée, la mère. Elle ne s'est pas<br />

rendu compte que sa robe de chambre découvre les trois quarts de ses cuisses. Le<br />

spectacle émoustille Mister Pafowsky.<br />

- Celle-là ? L’encouragé-je.<br />

- Une garce, Monsieur, une vraie garce.<br />

- Comment cela ?<br />

- Si je vous racontais...<br />

- Précisément...<br />

- Quand même...<br />

- Ecoutez, Madame. C'est une affaire très grave, deux meurtres ! Rendez-vous<br />

compte ! Il faut tout me dire pour que je conserve une chance de coincer le<br />

meurtrier et l'empêcher de recommencer.<br />

Elle hésite encore un peu, mais l'idée que le tueur pourrait revenir l'incite à laisser<br />

sa pudeur de côté.<br />

- Elle reçoit souvent des hommes, murmure-t-elle en baissant la tête. L'après-<br />

midi, pendant que son mari est au travail, et même parfois la nuit, quand il est<br />

en voyage. Elle est racoleuse, toujours vêtue comme une... enfin très court, si<br />

vous voyez ce que je veux dire. En plus une jaune ! Vous pensez, ça excite les<br />

hommes !<br />

On ne se rend pas compte de prime abord, mais Madame doit se taper un bon 95<br />

de tour de poitrine. En plus, ça à l'air ferme. Hum ! Contrôle-toi, Castillon.


24<br />

- Vous dites qu'elle reçoit des hommes. Pensez-vous que ce sont des amants ?<br />

- Ah ça, aucun doute là-dessus! Vous aurez remarqué qu'ils occupent<br />

l'appartement situé directement sous le nôtre. Et les bruits montent. Certaines<br />

fois, c'est insoutenable. Ce sont des cris, des râles… Mon Dieu ! Lorsque mes<br />

enfants sont là, je suis gênée !<br />

- Ah bon ? Et vous-même ? Vous ne criez pas lorsque vous faites l'amour ?<br />

Elle s’en décroche la mâchoire.<br />

- Répondez-moi, insisté-je. C’est important pour mon enquête !<br />

- Ah ça ! Oh ! Je ne crois pas... Non, vraiment pas.<br />

- Peut-être parce que l'on n'a pas su vous révéler ?<br />

- Oh, Inspecteur !<br />

- Pardonnez-moi, Madame. C'est de vous voir si proche de moi, si belle, si<br />

désirable, de sentir votre parfum... Je crois bien que vous me faites perdre la<br />

tête !<br />

- Voyons, ce doit être la fatigue ! Le café vous fera du bien...<br />

- J’ai peur que ça ne fasse qu’aggraver mon état…<br />

Elle me regarde d'un air à la fois troublé et mal assuré.<br />

- C'est... C'est vrai que vous me trouvez belle ? Pourtant, je suis plus âgée que<br />

vous.<br />

- Qu'importe votre âge, madame. Vous enflammez mes sens. Ah ! Je vois que<br />

vous doutez. Confiez-moi donc votre main, elle saura vous dire mon émoi.<br />

L'innocente me laisse poser sa menotte sur le haut de ma cuisse, là où s'est<br />

développé un baobab nain. Incrédule, elle palpe puis retire sa main comme si elle


s'était brûlée.<br />

25<br />

- Inspecteur, bafouille-t-elle, je crois que vous feriez mieux de partir. Je suis<br />

une honnête femme et...<br />

- Je suis confus, Madame. Un élan irraisonné, croyez-le bien. Je vais vous<br />

laisser. Mais je voudrais vous demander une faveur, une simple faveur.<br />

- Et quoi donc ? Fait-elle, curieuse.<br />

- Souvent, les femmes, tu remarqueras. La curiosité les perd.<br />

- Laissez-moi juste me reposer quelques minutes, blotti contre vous. Je suis si<br />

fatigué, si désemparé... Toute cette violence, ce sang, ce malheur…<br />

Elle hésite un peu, mais je lui fais mes yeux de cocker. D’un coup, elle craque et<br />

me tend ses bras. Je cale ma tronche entre ses nichons chauds et odorants. Trente<br />

secondes plus tard, j'y fais des bisous, puis des léchouilles. Une main lui caresse<br />

le dos, l'autre les cuisses. Et ainsi de suite.<br />

Je la quitte une bonne heure plus tard après lui avoir démontré qu'elle criait aussi<br />

dans certaines circonstances.<br />

Avec tout ça, je n'ai plus le temps d'aller récupérer mes confrères teutons à<br />

Roissy. Ils sont en train d'atterrir. En catastrophe, j'organise leur réception avec<br />

un pote de la Police de l'Air qui les fera convoyer jusqu'à la taule.<br />

Revenu à mon bureau, je me tape un casse-dalle sur le pouce tout en épluchant les<br />

premiers rapports concernant Holtzberger. Les balles ont été tirées de bas en haut,<br />

d'une distance d'environ dix mètres. Ca confirme ce que je pensais. Le tireur n'est<br />

pas descendu de sa bagnole.


26<br />

Les Teutons arrivent alors que je suis en train de siroter un café épais comme du<br />

goudron. Indispensable pour me remettre de cette nuit blanche et des péripéties<br />

sexuelles de la journée.<br />

Je me lève pour les accueillir. Dans leur genre, ils sont parfaits. Des armoires aux<br />

yeux gris, tu dirais deux frères. Autant d'humanité dans leur regard que dans celui<br />

d'un requin venant de happer la jambe de bois d'un cul-de-jatte...<br />

Ils me serrent la main du bout des doigts, l'air d'avoir peur de se salir, et se<br />

présentent mutuellement. Bien sûr, je ne retiens pas leur nom. Pour plus de<br />

facilité, je les appellerai Zébullon et Zéphyrin. Je trouve ça plus aisé. Zébullon,<br />

c'est celui qui a la mèche grise, Zéphyrin, lui, est un peu rouquin. Banco ?<br />

Je leur fais un point rapide de l'affaire. Lorsqu'ils apprennent l'assassinat de la<br />

femme d'Holtzberger, ils se déchaînent. Zébullon, qui paraît être le chef (c'est<br />

aussi le plus âgé), hoche la tête, réprobateur.<br />

- Vous auriez dû tout de suite protéger Frau Holtzberger, qu'il me dit. Tout de<br />

suite, c'est élémentaire !<br />

- Il m'a fallu attendre le matin pour connaître l'adresse de votre diplomate, dont<br />

le passeport était domicilié à l'ambassade, plaidé-je.<br />

Zébullon hoche à nouveau la tête d'un air douloureux.<br />

- Nous possédons un fichier électronique où est recensé ce genre de<br />

renseignements...<br />

- OK, cher collègue. La perfection germanique ! Que voulez-vous, nous ne<br />

sommes que de pauvres Français ! Voulez-vous que je vous fasse conduire à<br />

votre hôtel ?


27<br />

- Nein, non ! Nous avons l'accord de vos chefs pour suivre votre enquête. A<br />

présent, que comptez-vous faire ?<br />

Te virer par la fenêtre, connard, pensé-je.<br />

- Enquêter au pub Elyséen, dis-je tout haut.<br />

- Ah oui, ce bar où Monsieur Holtzberger avait un tardif rendez-vous...<br />

* *<br />

*<br />

Nathan travaillait dans son atelier lorsque la sonnette retentit. Il n'attendait<br />

personne. Peut-être était-ce Maïh ? Parfois, la jeune femme débarquait ainsi sans<br />

prévenir. C'était toujours merveilleux. Le désir les enflammait et ils se jetaient<br />

l'un sur l'autre avec avidité. Ils faisaient l'amour n'importe où, à même le sol, sur<br />

un coin de table et parfois même dans un lit, avec une sorte de frénésie qui<br />

confinait au désespoir.<br />

Emoustillé par avance, il alla ouvrir. Il se trouva nez à nez avec un homme brun<br />

aux cheveux très courts, grand et costaud, dont les yeux étaient masqués par des<br />

lunettes noires. Nathan eut le temps de remarquer les mains gantées. Sans mot<br />

dire, l'homme le repoussa à l'intérieur de l'appartement et claqua la porte avec le<br />

talon.<br />

- Mais enfin ! Qui êtes-vous ? Bredouilla le jeune homme tandis que l'inconnu<br />

tournait soigneusement le verrou.<br />

Toujours muet, l'homme brun refoula Nathan jusqu'au living. Il déboucla son


28<br />

imperméable et en sortit un revolver auquel il adapta un gros cylindre noir.<br />

Nathan comprit qu'il s'agissait d'un silencieux et sentit la sueur ruisseler dans son<br />

dos.<br />

- Assieds-toi ! Lui intima l'intrus, tout en prenant place sur une chaise.<br />

Effaré, le jeune homme ouvrit la bouche. Mais le canon de l'arme, brusquement<br />

braqué sur lui, l'incita à obtempérer.<br />

Satisfait, l'homme aux lunettes noires posa le flingue sur ses genoux et fixa le<br />

jeune styliste. Malgré les verres fumés, celui-ci sentit pour ainsi dire<br />

physiquement le regard dardé sur lui. Il frissonna.<br />

- Que me voulez-vous ? Parvint-il à articuler malgré tout.<br />

- L'objet que t'a confié Madame Holtzberger.<br />

Nathan exprima une surprise non feinte.<br />

- Un objet ? Quel objet ?<br />

L'homme brun fut désarçonné par cette réponse. Il connaissait suffisamment<br />

l’âme humaine pour sentir que ce jeune trou du cul avait trop peur pour lui<br />

mentir. Néanmoins, il insista.<br />

- Ecoute, petit. Je suis persuadé que tu n'as rien à voir dans cette histoire. Mais<br />

ta copine thaïlandaise m'a dit qu'elle t'avait confié un objet pour que tu le<br />

planques chez toi. Tu vas me le donner gentiment et je repartirai sans qu'il ne<br />

te soit rien arrivé de fâcheux. Une dernière chose : N'aie aucun scrupule, elle<br />

ne te le réclamera plus jamais. Elle est morte.<br />

Terrorisé, Nathan fut pris d'un violent tremblement.<br />

- Je vous assure que je ne sais pas de quoi vous parlez ! Vous vous trompez,


29<br />

Maïh n'a pas pu vous dire cela ! Elle ne m’a jamais confié quoi que ce soit.<br />

L'homme se leva en soupirant. Il allait certainement perdre son temps. Mais il<br />

devait être certain que le jeune homme disait vrai.


30<br />

Chapitre quatre<br />

Le Pub Elyséen est un lieu cossu et feutré. Nous y débarquons peu avant quatorze<br />

heures et c'est encore plein de monde. Essentiellement des cadres sup' ou des<br />

dirigeants qui déjeunent avec des relations d'affaires ou avec leur maîtresse.<br />

Le patron trône derrière son rade. C'est un sexagénaire pansu et rougeaud, à la<br />

couperose très nouveau riche. Je lui montre discrètement ma plaque. Il la regarde<br />

exactement comme s'il s'agissait d'un étron déposé sur le cuivre lustré de son bar.<br />

- Qu'est-ce vous me voulez, maugrée-t-il.<br />

- Vous poser quelques questions.<br />

- Pas le temps. Je travaille, moi. Repassez dans l'après-midi.<br />

Je me sens devenir d'un rouge intéressant, d'autant plus que je capte le sourire<br />

ironique de Zéphyrin. Je m'efforce au calme.<br />

- Vous avez bien lu ma carte, hein ? Vous ne me prenez pas pour un quêteur de<br />

l'Armée du Salut ?<br />

Le pansu se penche sur mon oreille droite.<br />

- J'en n'ai rien à foutre. J'ai rien à me reprocher, tout est en règle. Y'a deux<br />

ministres et un sénateur qui bouffent ici en ce moment même, j'ai qu'un mot à<br />

dire pour que tu te retrouves muté dans un coin pourri, alors tout flic que tu<br />

sois, fais preuve d'intelligence et tire-toi avec tes frères siamois.<br />

Putain, je me sens au bord de la bavure. Je parviens néanmoins à conserver mon<br />

sang froid. Retenant le pain qui me démange le poing, je lui fais un très beau


31<br />

sourire qui le décontenance. Puis je contourne le rade et lui passe les menottes. Il<br />

est tellement scié qu'il ne réagit pas sur-le-champ. Ensuite, c'est trop tard. Mes<br />

cousins germains entrent en action. Ils me rejoignent, chopent le gars, chacun<br />

sous un bras et ils l'évacuent de l'établissement en le portant à cinq centimètres du<br />

sol. Je les suis en saluant l'assistance médusée.<br />

Les deux Z, qui remontent nettement dans mon estime, balancent le pansu à<br />

l'arrière de la guinde et embarquent, chacun d'un côté.<br />

Le taulier retrouve l'usage de ses cordes vocales.<br />

- Petit con, éructe-t-il. Tu me le paieras très cher. Je...<br />

Je place un démarrage fulgurant qui lui cloue le bec. Gyrophare et sirène en<br />

action, je fonce à tombeau ouvert vers la taule toute proche. J'enquille la rampe<br />

du parking souterrain et j'atterris sur une place libre. Après avoir coupé le moulin,<br />

je me retourne vers le pansu soudain pensif. Je le mate droit dans les yeux. Il n'en<br />

mène plus trop large.<br />

- Parfait, dis-je d'une voix sereine. Je crois que nous allons pouvoir discuter<br />

calmement.<br />

Il ouvre le bec mais je ne lui laisse pas en placer une.<br />

- Ta gueule, je cause. Tu t'appelles Dany Podevin, dit Dany les Chrysanthèmes.<br />

Quelques broutilles t'ont valu de passer cinq ans en taule dans les années<br />

cinquante. Ensuite, tu as commis des saloperies en Algérie. Elles t’ont valu<br />

d’être condamné à perpette par contumace. Jusqu'à ton amnistie, tu as vécu en<br />

exil en Afrique. Rentrant alors au bercail, tu as mystérieusement trouvé le fric<br />

nécessaire pour acheter ton bistrot. Correct, jusqu'à présent ?


32<br />

- Vous n'avez pas le droit de parler de choses qui ont été amnistiées !<br />

- C'est pourquoi je ne t'en parle pas. Pas plus que je ne te parlerai de l'assassinat<br />

de Kolimbo, ce progressiste africain abattu à Cannes en 76... Il n'y a que des<br />

présomptions contre toi, pas de preuves, un bon copain ayant fait disparaître<br />

une pièce essentielle du dossier avant d'être lui-même buté. Mais tu sais, ce<br />

genre d'histoire peut toujours rebondir un jour ou l'autre. Une mauvaise<br />

rumeur est parfois plus nocive qu’un bon procès. Quelques articles dans la<br />

presse et tes prestigieux clients te tournent le dos. C’est le début de la<br />

déchéance !<br />

Là, il paraît déjà plus attentif.<br />

- En conséquence, je pense que tu n'as aucun intérêt à me mettre des bâtons<br />

dans les roues. C’est pourquoi tu vas répondre à quelques questions anodines<br />

portant sur une affaire qui ne te concerne pas, après quoi, tu pourras retourner<br />

derrière ton beau bar engranger du picaillon. Au fait, inutile de me bassiner<br />

avec tes appuis politiques, on les connaît et ma Brigade dépend directement<br />

du Ministre.<br />

Il ne répond rien, assommé par la tournure que prennent les événements.<br />

- Parfait, dis-je. Allons-y. Etais-tu dans ton rade hier soir vers 22 heures ?<br />

- Oui, grogne-t-il. Je fais toujours la fermeture avec un de mes garçons.<br />

Je lui déballe le portrait d'Holtzberger.<br />

- Ca te dit quelque chose ?<br />

Il y jette à peine un coup d’œil.<br />

- Jamais vu.


33<br />

- Tu commences mal, Dany. Ce type est venu hier soir dans ton établissement.<br />

Il avait rendez-vous avec un autre gars. Alors ?<br />

Il hausse les épaules.<br />

- C'est possible, si vous croyez que je remarque tous mes clients...<br />

- A d'autres. A cette heure-ci, ton bouge doit être quasiment vide. Fatalement,<br />

tu prêtes davantage attention à tes clients. Regarde mieux. J'espère que la<br />

mémoire va te revenir, sinon je te prédis un avenir morose.<br />

- Peut-être que ça irait mieux si j'avais mes lunettes, maugrée-t-il.<br />

Serviable, Zébullon pêche ses bésicles dans sa poche poitrine et il les lui colle sur<br />

le nez.<br />

Podevin se penche sur le portrait.<br />

- Mouais, finit-il par dire. Ca me rappelle quelque chose. Il s'est pointé un peu<br />

avant dix heures, votre gazier. Il paraissait chercher quelqu'un. Il a fini par<br />

s'installer dans un box. Il a commandé un scotch. Un quart d'heure plus tard,<br />

un type l'a rejoint.<br />

- Comment était-il ?<br />

Podevin réfléchit un instant. Maintenant, il est lancé. L'affaire ne le touchant pas,<br />

il a pigé que son intérêt était de m'aider au mieux de ses possibilités.<br />

- Plutôt grand, je dirais 1m80. Baraqué mais sans graisse. Quarante ans<br />

environ, des cheveux brun courts, des lunettes ovales très teintées. Une<br />

gueule... enfin, de la gueule, quoi.<br />

- Vêtu comment ?


34<br />

- Un imper kaki et une écharpe jaune.<br />

- Il portait quelque chose ?<br />

- Ouais, un attaché case noir.<br />

- Ils sont restés ensemble longtemps ?<br />

- Je crois pas. Dix broquilles, pas plus. Ils sont repartis en même temps, mais<br />

ils se sont séparés sur le trottoir.<br />

- C'est tout ce que tu peux nous dire ?<br />

- Ben oui. De mon bar, je pouvais pas voir ce qu'ils maquillaient.<br />

- C'est ton garçon qui les a servis ? Il est à l'Elyséen, en ce moment ?<br />

- Non, il prend son service à dix sept heures. Il doit être chez lui.<br />

- Tu as son adresse ?<br />

- Pas sur moi, bougonne-t-il.<br />

- OK. On va monter, tu appelleras ton bouge de mon bureau pour avoir ses<br />

coordonnées.<br />

* *<br />

*<br />

Le serveur de Podevin s'appelle Raymond Brochet. Il pioge dans le 18 ème et il me<br />

faut un gros quart d'heure pour rallier son domicile. Je ne regrette pas le<br />

déplacement, bien que le zig ait une gueule de raie et l'haleine fétide. Il nous<br />

apprend que Holtzberger et l'homme avec qui il avait rendez-vous ont eu une<br />

discussion très vive. Ils n'ont échangé aucun objet, mais à un moment donné,<br />

l'homme brun a sorti des documents de son attaché case et les a fourrés sous le


35<br />

nez du diplomate. Celui-ci les a parcourus. Ensuite, il paraissait décomposé. Il<br />

s'est énervé après l'homme brun qui est resté calme, voire narquois. La discussion<br />

s'est achevée brutalement, le brun récupérant ses documents et se levant, coupant<br />

le diplomate en pleine tirade, avant de s'esquiver. Holtzberger a tenté en vain de<br />

le retenir, puis il l'a suivi à l'extérieur.<br />

N'ayant plus rien à extraire de Brochet, je l'embarque. Il va aider son patron à<br />

dresser le portrait robot de l'homme brun.


36<br />

Chapitre cinq<br />

Yorgos sortit prudemment sur le palier. Il écouta un instant les bruits de<br />

l'immeuble. Un vague air de musique flottait dans l'escalier, sans qu'il puisse en<br />

déterminer la provenance. Sinon, tout était calme.<br />

Rassuré, il referma soigneusement la porte de l'appartement. Il quitta les lieux<br />

sans encombre et ôta ses lunettes noires dès qu'il fut dans la rue. A longues<br />

enjambées, il rejoignit sa voiture qu'il avait garée dans une rue adjacente, à une<br />

centaine de mètres de là.<br />

Tout en conduisant, il enrageait intérieurement. La garce l'avait roulé en le<br />

dirigeant vers une voie de garage. Impossible de rattraper le coup, il l'avait<br />

égorgée pour s'assurer de son silence...<br />

Yorgos avisa une cabine téléphonique. Il gara sa voiture<br />

Il connaissait le numéro par cœur. Il laissa sonner trois coups, raccrocha,<br />

recommença. A la quinzième sonnerie, on décrocha. Il échangea les phrases de<br />

reconnaissance avec son correspondant, puis exposa le motif de son appel : Il<br />

voulait un contact le plus rapidement possible. Son interlocuteur lui demanda de<br />

rappeler dix minutes plus tard.<br />

Pour tromper l'attente, Yorgos alla prendre un café. Lorsque ce fut l'heure, il<br />

descendit à la cabine téléphonique du bistrot et il appela selon le même processus.<br />

Son correspondant lui communiqua un lieu et une heure de rendez-vous. Dix sept<br />

heures, dans une brasserie anonyme du huitième arrondissement.


- Madame Dubois-Durand ?<br />

37<br />

- Non c'est l'inverse, Durand-Dubois.<br />

* *<br />

- Excusez-moi. Inspecteur Castillon, vous me remettez ?<br />

- Ah, c'est vous ! Comment osez-vous, après ce que vous m'avez fait !<br />

- Comment cela...<br />

*<br />

- Ne faites pas l'innocent, Inspecteur. Vous avez abusé de moi, tout<br />

simplement.<br />

- Allons donc, Madame, ricané-je. Je n'ai rien fait d'autre que répondre à l'appel<br />

pressant de vos sens exigeants et de votre corps offert et brûlant !<br />

- Oh non ! Gémit-elle. Brigand ! Vous m'avez envoûtée ! C'est bien la première<br />

fois qu'une pareille chose m'arrive !<br />

- Et vous le regrettez ? Susurré-je.<br />

- Taisez-vous ! Votre voix me fait fondre.<br />

- Je voudrais vous poser une question, ma maîtresse torride.<br />

- Tout ce que tu voudras, mon grand fou. Viens, je suis à toi.<br />

- Hélas ! Impossible pour le moment, mon amante experte. Dites-moi plutôt,<br />

Votre défunt voisin est-il rentré chez lui hier soir, vers onze heures ?<br />

- Je vais te répondre, mon grand mâle. Mais avant, promets-moi de passer me<br />

voir cet après midi. Je suis seule jusqu'à six heures.


38<br />

- Demain matin si vous voulez, ivresse de mes sens, mais pas cet après midi.<br />

- D'accord, promets.<br />

Je promets.<br />

- Et que me feras-tu subir, grand sauvage violeur ?<br />

Un peu excédé mais n'en laissant rien paraître, je lui résume mon catalogue<br />

exclusif, ce qui renforce son émoi. Je la laisse atterrir avant de la relancer.<br />

- Oui, oui, je vais te répondre, gros vicieux. Oh ! Si tu me voyais ! Je suis dans<br />

tous mes états ! Une fontaine ! Oui, Monsieur Holtzberger est rentré chez lui<br />

hier soir. Vers onze heures, on venait de se coucher. Sa femme était dans sa<br />

chambre, juste en dessous de la nôtre. Ils se sont disputés et lui, si calme<br />

d’habitude, hurlait. Ca a duré une bonne heure, après quoi il est reparti.<br />

- Rien d'autre à me signaler ?<br />

- Non, non... Oh ! Que j'ai hâte de te retrouver...<br />

Je raccroche après lui avoir promis les pires sévices.<br />

Zébullon et Zéphyrin me regardent, la face congestionnée.<br />

- Vous avez une drôle de façon d'interroger les gens, expire l'un.<br />

- Je dirais même plus, vous avez de drôles de gens à interroger, agonise l'autre.<br />

* *<br />

*<br />

Yorgos était un professionnel qui vendait ses services à qui les payait cher.<br />

L'homme qu'il devait rencontrer était le commanditaire de sa mission à Paris. Il


39<br />

s'agissait d'un petit homme d'une cinquantaine d'années, trapu, le crâne dégarni<br />

cerné d'une couronne de cheveux brun huileux. Affable, souriant, il s'était<br />

présenté sous le prénom de Pierre lorsqu'ils s'étaient vus pour la première fois, un<br />

mois plus tôt.<br />

Il lui avait alors expliqué sa mission. Il s'agissait de récupérer par tous les moyens<br />

un objet détenu par un diplomate allemand. Par tous les moyens, mais si possible<br />

discrètement.<br />

L'objet se présentait sous la forme d'un emballage de cassette vidéo. Mais la boîte<br />

était scellée et pesait un poids très supérieur à ce qu'il aurait dû être. C'est tout ce<br />

que savait Yorgos.<br />

A présent, il se retrouvait devant son employeur avec un délicat rapport à faire. Il<br />

avait échoué, ce qui lui arrivait rarement. Pourtant, l'affaire avait plutôt bien<br />

débuté. Fouillant dans la vie de Holtzberger pour trouver un moyen de pression, il<br />

avait découvert que la femme du diplomate menait une vie fort dissolue et qu'elle<br />

était impliquée dans un trafic de drogue en provenance de l'extrême-orient.<br />

Patiemment, il avait accumulé les preuves avant d'aller voir Holtzberger et de lui<br />

proposer un marché : La cassette contre la tranquillité. Le diplomate l'avait<br />

envoyé promener. Conciliant, Yorgos lui avait laissé une semaine pour réfléchir.<br />

L'Allemand avait mis ce délai à profit pour vérifier ses assertions. Pour cela, il<br />

avait embauché un privé.<br />

A leur second rendez-vous, le soir précédent; Holtzberger s'était montré plus<br />

conciliant. Il avait proposé de l'argent, puis, Yorgos refusant, il lui avait demandé<br />

un délai supplémentaire. Yorgos était resté inflexible, exigeant que la cassette lui


40<br />

soit remise avant le lendemain matin. Holtzberger avait fini par craquer. Mais,<br />

avait-il expliqué, il devait d'abord la récupérer. Yorgos lui avait alors fixé un<br />

nouveau rendez-vous à trois heures du matin. Ils s'étaient quittés là-dessus.<br />

Prudent, Yorgos avait filé le diplomate qui était rentré chez lui avant de ressortir<br />

une heure plus tard, les mains vides mais visiblement furieux. Il était retourné à<br />

Paris, avait passé un coup de fil depuis un bar où il était resté un bon moment,<br />

buvant abondamment. Il était reparti vers une heure et demi, sans avoir rencontré<br />

personne. A deux heures, il se faisait descendre. Arrivé sur les lieux juste après,<br />

Yorgos avait pu le fouiller ainsi que sa voiture, en pure perte.<br />

Au matin, il s'était rendu chez le diplomate. Il avait retourné l'appartement,<br />

questionné l'épouse qui l'avait aiguillé sur une fausse piste. A présent, la trace de<br />

la cassette était perdue et Yorgos risquait d'avoir été repéré. Il estimait donc plus<br />

prudent d'abandonner.<br />

Un long silence suivit la fin de son rapport. Pierre semblait réfléchir, les yeux<br />

perdus dans le vague. Il parla enfin.<br />

- Bien entendu, vous ne toucherez pas la seconde partie de votre contrat.<br />

Yorgos haussa les épaules. C'était la règle du jeu. Pierre poursuivit.<br />

- Je ne saurais trop vous conseiller de quitter la France dans les meilleurs délais<br />

et d'oublier cette histoire. N'en parlez jamais à personne ou vous le<br />

regretteriez, croyez-le bien.<br />

Un éclair de colère brilla dans les yeux de Yorgos.<br />

- Jamais un client ne s'est plaint d'une indiscrétion de ma part. J'ai échoué, soit.<br />

Je le regrette autant que vous. Mais épargnez-moi vos menaces et vos


41<br />

conseils. Rassurez-vous, je vais disparaître pendant quelques temps, j'ai tout<br />

prévu pour ça.<br />

Sans rien ajouter, il se leva et partit. Pierre demeura immobile, jusqu'à ce que le<br />

tueur ait disparu. Il sortit alors un petit émetteur portable et chuchota quelques<br />

mots :<br />

- Attention, il va sortir. Ne le perdez surtout pas. Appliquez le plan B.


42<br />

Chapitre six<br />

La présence des deux confrères germains m'incite à procéder d'une façon<br />

méthodique qui ne m'est pas habituelle. C'est ainsi qu'après avoir dénoyauté<br />

Podevin et son garçon, je me mets en quête du jeune homme qui a été<br />

partiellement témoin du meurtre de Holtzberger. Le rapport du commissaire<br />

Glandur m'apprend qu'en milieu d'après midi, j'ai quelques chances de le trouver<br />

à la Sorbonne où il suit un cursus de Langues Appliquées (y'a-t-il des T.P. de<br />

cunnilingus ?). Le retrouver dans ce gourbi n'est pas une mince affaire. Je finis<br />

par le débusquer dans un amphithéâtre obscur où il subit un cours de linguistique<br />

comparative dispensé par une prof en fin de parcours, aussi attrayante qu'une<br />

hémorroïde éclatée.<br />

Dire que ma venue le chagrine serait mentir... Je l'entraîne ainsi que les deux Z<br />

(pour simplifier, c'est ainsi que je désignerai désormais Zéphyrin et Zébullon)<br />

dans un des troquets donnant sur la place de la Sorbonne. On s'installe en terrasse<br />

et on commande des bières. Une sournoise nostalgie rôde en moi. Etudiant, je<br />

traînais souvent mes guêtres dans ce rade. C'est là que je donnais rendez-vous à<br />

mes conquêtes, avant de les emmener au cinoche ou visiter la chambre de bonne<br />

que me prêtait à l'occasion un copain provincial. Des parfums, des bribes de<br />

musique, des bouts de visage et des regards exsudent de ma mémoire. Pourquoi<br />

les souvenirs de cette période ont-ils un goût amer ? Peut-être est-ce le regret de<br />

ne pas avoir suffisamment apprécié cette époque insouciante mais éphémère, de


43<br />

ne pas avoir eu conscience de la chance que j'avais...<br />

Je m'ébroue intérieurement. Pas le moment de sombrer dans la mélancolie. Ce<br />

doit être la fatigue. En face de moi, le jeune gars sirote sa bière, l'air détendu.<br />

Vingt et un ans, des traits fins, des cheveux blonds mi-longs, l'air intelligent et<br />

posé. J'entame la converse avec lui, sur ses études, sa vie. Il me répond sans<br />

détours, ça roule. Les deux Z suivent ça d'un air dubitatif, se demandant où je<br />

veux en venir. Le sais-je moi-même ? Au bout d'un moment, je ramène la<br />

conversation sur l'affaire de cette nuit. Sans rechigner, il raconte ce qu'il a vu,<br />

jusqu'au moment où Holtzberger a roulé en bas de la passerelle.<br />

- A ce moment là, qu'as-tu fait ?<br />

- Ben je me suis précipité... Il était allongé sur le coté, il paraissait souffrir.<br />

- Et ensuite ?<br />

Son regard dérape, il baisse la tête. Ca coince. Mais quoi ?<br />

- Il y avait quelqu'un d'autre ? Deviné-je.<br />

Il sursaute.<br />

- Comment le savez-vous ?<br />

- Une intuition, murmuré-je. Raconte.<br />

Il hésite un peu, se décide.<br />

- Une voiture est arrivée juste après. Un gars en est descendu. Il a palpé le<br />

blessé, puis il m'a dit d'aller chercher des secours. Avant que je parte, il m'a<br />

demandé de ne pas parler de sa présence à la Police. Il m'a expliqué que sa<br />

femme le croyait en Province et que ça l'emmerderait d'avoir à témoigner.<br />

Quand je suis revenu, il était déjà parti. Comme il n'avait rien à voir dans


44<br />

l'histoire, j'ai rien dit, vous comprenez ? De toute façon, je ne savais rien de<br />

lui...<br />

Doucement, je pose le portrait robot du type qui avait rendez-vous avec<br />

Holtzberger au pub Elyséen.<br />

- C'est lui ! S'exclame l'étudiant.<br />

* *<br />

*<br />

Le premier soin de Yorgos avait été de regagner le petit meublé qu'il louait dans<br />

une rue tranquille du 9ème arrondissement. Il savait qu'il devait partir le plus vite<br />

possible. Ses employeurs craignaient qu'il se fasse prendre par la police. Et<br />

comme ils paraissaient ne rien laisser au hasard, ils songeaient sans doute à<br />

l'éliminer pour parer à ce danger.<br />

Habitué aux départs précipités, il tenait toujours une valise prête. Il se changea<br />

rapidement, préférant modifier son look : Jean, pull et blouson, chaussures de<br />

sport. Il laisserait son ancienne tenue en héritage au propriétaire du studio. Enfin,<br />

penché devant la glace de la salle de bain, il colla soigneusement une moustache<br />

brune au-dessus de sa lèvre supérieure. Un dernier regard, puis il déchira ses<br />

papiers d'identité, qu'il fit disparaître dans les W.C. Il en possédait un autre jeu,<br />

avec un autre nom et la moustache. C'était un tueur organisé...<br />

Il consulta les horaires d'Air France. Il avait un avion pour Athènes en fin d'après-<br />

midi. Il téléphona pour réserver une place. Après quoi, il fit le tour du petit<br />

logement, s'assurant de n'avoir rien laissé de compromettant. Rassuré, il quitta


définitivement les lieux.<br />

45<br />

Il avait juste le temps de gagner Roissy. Détendu, il conduisait souplement, se<br />

laissant porter par le flot des voitures. Voilà une mission qu'il n'oublierait pas de<br />

si tôt... Il aurait bien voulu savoir ce que contenait l'emballage de cette foutue<br />

cassette. Et pour qui il avait travaillé. Il pressentait une organisation puissante,<br />

mais ne parvenait pas à la cerner. Mafia ? A moins qu'il ne s'agisse d'un service<br />

secret... Bah, qu'importait. Malgré son échec, il avait correctement gagné sa vie.<br />

Encore quelques contrats juteux de ce type et il pourrait prendre une retraite bien<br />

méritée dans un pays d'Amérique du Sud, là où les types comme lui pouvaient se<br />

faire oublier.<br />

Parvenu à Roissy il abandonna sa voiture sur le parking et s'en fut acheter son<br />

billet. Après quoi, il se présenta au contrôle de Police. Le jeune flic compulsa<br />

machinalement son passeport. Il tapota sur son ordinateur pour vérifier que le<br />

nom inscrit ne figurait pas au fichier des personnes recherchées. Il allait rendre le<br />

livret lorsque son regard s'arrêta sur le visage de Yorgos. Il eut un petit sursaut et<br />

saisit un papier sur sa banque. Instantanément en alerte, Yorgos se pencha pour<br />

voir de quoi il s'agissait. Il sentit une vilaine sueur lui mouiller l'échine. C'était un<br />

portrait robot. Son portrait robot, sans la moustache. Malgré ça, le flic l'avait<br />

reconnu.<br />

Le tueur réagit au quart de tour. Il volta, bousculant la personne qui attendait<br />

derrière lui et il s'élança vers la sortie. Déjà, le flic appelait à la rescousse. Mais<br />

Yorgos arriva dehors sans encombre. Il courut vers la file de taxi en attente.<br />

Manque de chance, un Gendarme Mobile se trouvait en faction à proximité de la


46<br />

station. Délibérément, Yorgos se jeta sur lui, l'étourdit d'une manchette et<br />

s'empara de son pistolet mitrailleur. Puis il se rua dans le taxi de tête.<br />

- Démarre, hurla-t-il au chauffeur terrorisé.<br />

L'autre ne se le fit pas dire deux fois. Mais au moment où il déboîtait, une voiture<br />

pila à son niveau et le bloqua. Yorgos vit la vitre baissée et le canon d'une arme<br />

automatique. Avant qu'il ait eu le temps d'esquisser le moindre geste, l'arme<br />

cracha une rafale. La poitrine déchiquetée, il s'effondra. Pour faire bonne mesure,<br />

le tireur balança une grenade par la vitre pulvérisée. Le taxi explosa et se mit à<br />

brûler, alors que la voiture des agresseurs disparaissait vers la sortie.<br />

* *<br />

*<br />

- Le corps est calciné. Je doute que l'on trouve quoique ce soit d'intéressant sur<br />

lui. Il avait abandonné son bagage au contrôle de police, mais là aussi, rien.<br />

Des vêtements et des effets de toilette anodins. Quant au passeport, c'est un<br />

faux parfaitement imité.<br />

- Et les tueurs ?<br />

- Ils ont disparu. Aucune trace. On a juste retrouvé leur bagnole dans un<br />

parking, mais c'est une voiture louée sous une fausse identité.<br />

- OK. Merci de m'avoir appelé. Je vous envoie deux gars par acquit de<br />

conscience.<br />

Je raccroche en grimaçant. Avoir levé une piste si vite et la voir se terminer en<br />

barbecue, c'est déprimant. Je résume l'épisode aux deux Z.


47<br />

- Ach, fait Zébullon. Chez nous, policier mieux formé, il n'aurait pas laissé le<br />

suspect s'échapper !<br />

Je le couve d'un long regard acerbe.<br />

- Mon cher Zébullon, commencé-je...<br />

Au même instant, mes yeux tombent sur ma pendule de bureau. 18 h 15. Merde,<br />

et la môme Gertrud ! Comme un fou, je cherche le numéro de l'ambassade<br />

d'Allemagne. Le voilà. Vite. On décroche.<br />

- Frau Gertrud ? Désolée, Monsieur. Elle est déjà partie.<br />

- Ici Police, Inspecteur Castillon. Donnez-moi son numéro personnel, vite.<br />

- C'est que je ne le connais pas, Monsieur l'Inspecteur. Et à cette heure,<br />

personne ne pourra vous renseigner. Je suis désolée, Monsieur...<br />

Je raccroche rageusement. Et merde.<br />

- Monsieur Castillon ?<br />

- Oui, quoi ! Eructé-je.<br />

- Pourquoi m'avez-vous appelé Zébullon ?<br />

Le téléphone sonne fort opportunément, m'évitant d'avoir à lui faire une réponse<br />

délicate. C'est Lacluze.<br />

- Castillon, le juge Larosse veut nous voir. Je passe vous prendre.<br />

Décidément la soirée s'annonce morose.<br />

* *<br />

*<br />

- Maintenant que la Police est sur l'affaire, il va nous être difficile de trouver


48<br />

cette fichue cassette. De toute façon, notre "intérimaire" avait fouillé le<br />

domicile d'Holtzberger de fond en comble. Je vois mal ce que nous pourrions<br />

faire de plus. Je crains, hélas, que l'affaire ne soit perdue pour nous... Encore<br />

heureux que nous ayons pu neutraliser cet imbécile avant qu'il ait été<br />

interpellé.<br />

- Je ne suis pas aussi pessimiste que vous. Je crois que nous devons surveiller<br />

la progression de l'enquête. Qui nous dit que la Police ne mettra pas la main<br />

sur l'objet ? A nous alors de nous arranger pour le récupérer.<br />

- Belle idée. Mais comment ferons-nous pour espionner les enquêteurs ?<br />

- Je pense avoir la solution. Je vous en reparlerai.


50<br />

Chapitre sept<br />

Ce n'est peut-être pas plus mal que j'aie loupé Gertrud hier soir. Quand je suis<br />

sorti du bureau de Larosse, j'étais lessivé. Une nuit blanche, la séance avec<br />

Ninette plus cette purge à deux pattes, je ne rêvais plus que d'un bon lit et dormir.<br />

Pas en état d'assurer à la Fabuleuse une prestation digne d'elle.<br />

Au matin, je retrouve les deux Z au bureau. Mes fidèles sont là aussi, Stac, Samir<br />

et Driou. Il me faut à présent entamer une enquête de fond pour trouver un<br />

nouveau fil conducteur.<br />

Grand seigneur, je commande un seau de café et des croissants comme s'il en<br />

pleuvait. Je note que les deux Z ont une mine un tant soit peu fripée. Ils ont du<br />

faire une virée dans le gai Paris...<br />

En attendant le café, je résume l'affaire pour mes potes, qui ont manqué le début.<br />

Puis j'entame la distribution des rôles. Je commence par Stac. Ce matin, il est<br />

beau comme une gargouille de Notre Dame... Les cheveux sales, mal rasé, la<br />

peau grasse, il est occupé à bouffer un croissant, les coudes étalés sur la table.<br />

- Serge, dès que tu auras fini ton petit déjeuner, tu te procureras des tirages du<br />

portrait robot de l'homme brun et des photos des époux Holtzberger. Tu<br />

prends Maisonclose avec toi et vous partez écumer Suresnes. Faites les<br />

commerçants, les voisins, essayez de savoir si l'homme brun a été vu dans les<br />

parages dernièrement, tachez d'en savoir le plus possible sur les relations et<br />

les habitudes du couple Holtzberger.


51<br />

- Les boulots sympas, c'est toujours pour bibi, râle Mister Monstre.<br />

- Tu ne crois pas si bien dire. Je te conseille de rendre visite à madame Durand-<br />

Dubois. Elle habite un étage au-dessus des Holtzberger, elle est très...<br />

coopérante. Je lui avais promis d'aller la voir ce matin, mais je suis sûr que tu<br />

pourras me remplacer au pied levé ?<br />

La large poire de mon Stac se fend soudainement d'un sourire réjoui. De<br />

contentement, il engloutit un second croissant, puis il se lève en s'étirant.<br />

- Je crois que je vais faire un brin de toilette avant d'y aller, déclare-t-il, l’œil<br />

brillant et la lippe gourmande.<br />

Zébullon toussote.<br />

- Monsieur Castillon, il serait peut-être judicieux que nous accompagnions<br />

Monsieur Sdaki ? Nous pourrions euh... Inspecter le logement de Herr<br />

Holtzberger, il y a peut-être des documents intéressants que vous n'auriez pas<br />

pu interpréter correctement faute de parler l'Allemand ?<br />

Tu parles... C'est la voisine qui les intéresse, ces égrillards.<br />

- Je ne pense pas que ce soit utile. Nos spécialistes ont passé l'appartement au<br />

crible. Et puis je vais avoir besoin de vous ce matin, je vous expliquerai. Mais<br />

avant, permettez-moi d'en terminer avec mes adjoints.<br />

Déçus mais dociles, ils hochent la tête. Je poursuis donc.<br />

- Samir. Toi qui es le roi des réseaux, les Kurdes, ça t'inspire ?<br />

- Bof... Ils ne sont pratiquement pas implantés en France, tu sais. Leurs bases,<br />

c'est plutôt l'Allemagne et surtout, les pays scandinaves. Je ne pense pas qu'il<br />

existe chez nous une structure kurde capable de monter une telle opération.


Je me tourne vers les deux Z.<br />

- Votre avis, messieurs ?<br />

52<br />

Ils ont l'air dubitatif, agitent leur tête en cadence. Puis Zébullon se lance.<br />

- Monsieur euh... T'Zizi, c'est cela ? A raison dans les grandes lignes. Mais les<br />

Kurdes installés sur notre territoire sont étroitement contrôlés... Par contre,<br />

rappelez-vous l'assassinat d'Olof Palme, on a toujours soupçonné les Kurdes...<br />

- Mouais... Ecoute, Samir, je crois qu'on perd notre temps avec cette piste.<br />

Mais ma copine Larosse veut absolument qu'on gratte dans cette direction.<br />

Lance tes indics et vois avec les autres services.<br />

- Tu parles comme ils vont m'aider...<br />

- Tu peux aller voir le commissaire Grillon à la DST, je l'appellerai tout à<br />

l'heure pour le prévenir.<br />

Maussade, il se lève et s'évacue.<br />

Je poursuis la répartition du travail.<br />

- Driou, à toi le tueur de Roissy. On ne devrait pas tarder à connaître son<br />

identité, tout au moins s'il était fiché. Trouve-moi le maximum de détails sur<br />

lui. Ce qui m'intéresse le plus, tu t'en doutes, c'est de savoir quels étaient ses<br />

contacts en France.<br />

Driou parti, je me retrouve seul avec les deux Z. Décidément, leur nuit a été dure.<br />

Ils dorment assis, ces animaux !<br />

- Eh bien, messieurs ! Tonitrué-je. A nous de jouer.<br />

Ils sursautent et tentent d'émerger.<br />

- Encore du café ?


53<br />

- Très volontiers, bredouille Zéphyrin.<br />

- Dès que vous l'aurez bu, dis-je en remplissant leur tasse, nous irons à votre<br />

ambassade. Hier matin, je n'y ai fait qu'une enquête sommaire. Je pense qu'il<br />

vous sera plus facile qu'à moi d'interroger tous ces gens.<br />

* *<br />

*<br />

Les deux Z sont dans leur élément. Ils interrogent à tour de bras, passant<br />

successivement au grill tous les membres de l'ambassade, y compris Son<br />

Excellence. De véritables rouleaux compresseurs, sans une once de fantaisie,<br />

mais usant d'une méthode à toute épreuve. Pour eux, tout un chacun est un<br />

coupable potentiel. De quoi, ils l'ignorent au départ. Mais si leur victime a<br />

quelque chose à se reprocher, sûr qu'elle finit par craquer. J'en ai le vertige de les<br />

entendre répéter dix fois les mêmes questions, sur le même ton monocorde.<br />

Pour résumer, voilà les grandes lignes de ce qu'ils ont appris. Holtzberger était un<br />

homme sans histoire, plutôt effacé. Bien qu'il soit à Paris depuis deux ans déjà,<br />

ses collègues le connaissaient assez peu. Tout ce qu'ils savaient de lui, c'est qu'il<br />

avait des sympathies pour le mouvement écolo-pacifiste, bien qu'il n'en soit pas<br />

un militant officiel.<br />

Paradoxalement, sa femme paraissait mieux connue que lui. Elle avait même<br />

laissé des souvenirs impérissables à quelques-uns des membres de l'ambassade.<br />

Holtzberger semblait parfaitement au courant de son infortune conjugale, mais<br />

n'avait jamais eu la moindre réaction.


54<br />

Plus intéressant, les deux Z ont appris qu'elle avait probablement fourni de la<br />

came à un jeune employé avec qui elle avait eu une aventure passagère.<br />

Malheureusement le responsable de la sécurité de l'ambassade n'a pas pu réunir<br />

de preuves tangibles, l'ambassadeur lui ayant ordonné de stopper son enquête. Et<br />

pour éviter le scandale, le jeune homme a été renvoyé au pays... Malgré tout,<br />

cette histoire m'ouvre des horizons nouveaux. Les Holtzberger ont peut-être été<br />

victimes de trafiquants de drogue.<br />

- Monsieur Castillon, on vous demande au téléphone. Vous pouvez prendre<br />

l'appel dans mon bureau.<br />

Je remercie Frau Gertrud d'un sourire et je la suis en reluquant sa croupe moulée<br />

dans une mini-jupe aussi courte que celle de la veille.<br />

Elle me tend l'appareil et s'assied. Je pose une fesse sur son bureau. C'est Driou.<br />

Grâce aux empreintes, l'homme brun a été identifié. Yorgos Duconoandreou, un<br />

tueur à gage d'origine grecque. Un type qui a exécuté des contrats pour la mafia et<br />

pour les cartels de la drogue. Passé maître dans les changements de physionomie,<br />

il n'a jamais été pris, bien que recherché par les polices d'une bonne vingtaine de<br />

pays.<br />

- Pas d'information sur ceux qui l'ont butté ? Questionné-je d'une voix<br />

légèrement coassante : la Fabuleuse a posé la main sur ma cuisse et la masse<br />

légèrement en remontant. Elle a planté ses yeux violets dans les miens et me<br />

sourit langoureusement.<br />

- Aucune pour l'instant, me répond Driou.<br />

- Alors continue. Fais la tournée des confrères. Il faut parvenir à retrouver son


55<br />

nid parisien et ses contacts. A mon avis, ce sont ses employeurs du moment<br />

qui l'ont flingué.<br />

- C'est pas le genre de type à laisser des traces, soupire-t-il.<br />

- Il a bien laissé les empreintes qui ont permis de l'identifier aujourd'hui, non ?<br />

Il raccroche sans répondre. Gertrud, elle, a atteint le haut de ma cuisse et masse<br />

délicatement la protubérance vésuvienne qui s'y est développée.<br />

- Tu m'as laissée tomber, hier soir, susurre-t-elle.<br />

Je m'en excuse et lui donne les explications auxquelles elle a droit. Après quoi, je<br />

me penche vers elle pour l'embrasser voracement. Elle a une langue d'une<br />

vivacité extraordinaire. Quant à ses seins, dont je prends possession avec autorité,<br />

hum... Doux et fermes, érectiles. Oh là ! Faut qu'elle arrête de caresser mon<br />

champignon anatomique, mon pantalon court à la catastrophe !<br />

C'est le moment que choisit Zébullon pour apparaître. Nos bouches se séparent en<br />

catastrophe avec un bruit de sparadrap décollé.<br />

- Hum hum, toussote le poulet teuton. Je ne vous dérange pas ?<br />

Sans attendre de réponse, il brandit un feuillet.<br />

- Voici la liste des personnes que Herr Holtzberger a rencontrées depuis le<br />

début de l'année. Nous allons pouvoir contrôler qu'aucune d'entre elles ne se<br />

trouve sur nos fichiers ou sur les vôtres, Monsieur Castillon.<br />

- Excellente idée. Je crois que nous devrions concentrer nos efforts sur ses<br />

contacts les plus récents. Mais la plupart doivent être des gens sans mystère,<br />

que mademoiselle Gertud connaît. Elle pourrait nous aider à faire le tri. Je<br />

suggère que nous nous installions avec elle dans nos locaux, afin d'avoir un


56<br />

accès plus rapide aux fichiers. Pensez-vous pouvoir arranger cela ?<br />

Zébullon rit gras.<br />

- Monsieur Castillon, vous êtes un coquin !


58<br />

Chapitre huit<br />

J'ai installé les deux Z et Gertrud dans la salle de réunion. Ils se sont lancés dans<br />

le dépouillement de la liste des contacts d'Holtzberger. Ils parlent en allemand à<br />

toute vibrure et je me sens dépassé par les événements. Au bout de cinq minutes,<br />

je regagne mon burlingue.<br />

Désœuvré, je tourne en rond pendant quelques minutes. Je me taperais bien un<br />

bon gueuleton, tiens... Trois jours que je ne clape que des sandwichs, c'est pas<br />

une vie culinaire. Si rien d'urgent ne me tombe sur le râble, j'inviterai la<br />

Fabuleuse au resto. Manger en la regardant, excellente entrée en matière ! Hum...<br />

J'imagine déjà la suite...<br />

La sonnerie du téléphone interrompt mes rêveries érotiques. Cette fois-ci, c'est<br />

Stacchi qui vient au rapport. Furax, Mister Monstre. Il s'est fait jeter par madame<br />

Durand-Dupont qui l'a chargé au passage, de me dire en substance que j'étais un<br />

ignoble individu. C'est vrai, et j'assume. Mais Stac a d'autres nouvelles dans sa<br />

giberne. On a aperçu hier matin, le tueur à proximité de l'immeuble des<br />

Holtzberger. D'autre part, madame Holtzberger avait un amant régulier, un jeune<br />

décorateur demeurant à Suresnes lui aussi. Se rendant au domicile de ce dernier,<br />

Stac a trouvé porte close. Il interroge alors le voisinage. Personne n'a vu le jeune<br />

homme depuis la veille. Mais Stacchi apprend qu’hier matin, il a reçu la visite<br />

d'un homme brun vêtu d'un imperméable vert. Du coup, il force la porte du<br />

décorateur, découvre des lieux saccagés et leur propriétaire noyé dans sa


aignoire. Fin du rapport.<br />

59<br />

- Rien d'autre ? Fais-je, un brin provocateur. Ca fait pas beaucoup avancer le<br />

schmilblick...<br />

Je raccroche pour couper court aux fulminations stacchiesque. Ce foutu grec était<br />

une vraie calamité. Deux meurtres rien que dans la matinée d'hier... S'il n'y avait<br />

pas eu un témoin formel, je lui attribuerais d'office celui d'Holtzberger, ce qui<br />

simplifierait les choses.<br />

Maussade, je me plonge dans la lecture de la presse du jour. Dans l'ensemble, pas<br />

grand chose sur l'affaire. Les journalistes sont comme moi, en pleine expectative.<br />

"Le Monde", toujours professoral, consacre un article très documenté sur le<br />

problème kurde. Son auteur conclut en doutant qu'il y ait un rapport entre les<br />

Kurdes et le meurtre du diplomate allemand. Ca va faire plaisir au juge Larosse !<br />

Sur ces entrefaites, Gertrud pénètre dans la pièce.<br />

- Tu peux venir ? Nous avons besoin de toi pour continuer.<br />

Sans mot dire, je me lève. Elle reste devant la porte, fièrement campée,<br />

légèrement cambrée, l’œil luisant. Ca produit l'effet escompté, je me transforme<br />

en bête en rut. Râhhh, mes mains s'égarent partout, ma bouche dans son cou, sur<br />

sa bouche, sur sa poitrine. Tout en même temps, je la pousse en arrière, bien<br />

décidé à la culbuter sur mon bureau. Mais elle s'y oppose. La garce !<br />

- Pas comme ça, halète-t-elle, pas ici...<br />

Malgré ses yeux chavirés, elle m'échappe.<br />

- Viens, ils nous attendent. Ensuite, nous aurons toute la nuit pour nous.<br />

Elle disparaît dans le couloir.


60<br />

Les deux Z sont guillerets. Zébullon me tend un papier. Trois noms y sont<br />

inscrits, qui ne me disent rien du tout. Je lève un sourcil interrogatif. Zébullon<br />

condescend à éclairer ma lanterne.<br />

- Vous aviez raison, Monsieur Castillon. Frau Gertud connaît la plupart des<br />

contacts de Monsieur Holtzberger. Seuls ces trois noms ne lui disent rien. Il<br />

faudrait procéder aux recherches usuelles.<br />

Je soupire intérieurement. Personne à mettre sur cette corvée, il va falloir que je<br />

m'y colle.<br />

- OK, maugréé-je. Je vais chercher dans nos fichiers.<br />

Les deux Z sont satisfaits de leur travail, une lueur de fierté éclaire leurs yeux<br />

globuleux.<br />

- Bien bien bien, fait Zéphyrin. Je pense que nous pouvons regagner notre<br />

hôtel. Vous pourrez nous y joindre si nécessaire, n'est-ce pas ? Frau Gertrud,<br />

nous vous déposerons au passage.<br />

- C'est très gentil à vous, mais j'ai des courses à faire dans le quartier.<br />

Tronche des deux abrutis qui s'évacuent, la queue entre les pattes.<br />

Enfin seul avec Frau Faramineuse. Je la couve d'un regard de fauve affamé. J'ai<br />

rarement rencontré une femme dégageant une telle sensualité. Tout en elle fait<br />

penser à "ça" : Le corps, bien sûr, mais aussi le maintien, le regard, l'odeur...<br />

C'est magique. Dès que je la vois, je n'ai plus qu'une seule idée en tête, la toucher,<br />

la caresser, la lécher, la bouffer, la mordre, l’introduire, la prendre, l'investir, m’y<br />

enfoncer, la baiser, m'en repaître, m'y dissoudre, Ouf ! Et recommencer.<br />

Mais il y a ce foutu boulot qui n'attend pas. La Fabuleuse devine mes affres et


s'en amuse.<br />

61<br />

- Tu me ferais presque peur, murmure-t-elle. Mais fais ce que tu dois faire, je<br />

t'attends. L’attente est le début du plaisir, tu sais.<br />

Je la laisse pour aller consulter nos fichiers. Deux des trois noms n'y figurent pas.<br />

Le troisième, si.<br />

Emile Sendis... Ancien de la Brigade Mondaine, il a été radié. Son indulgence<br />

était tarifée, et ces dames devaient cracher au bassinet pour pouvoir tapiner<br />

tranquillement. On l'a également soupçonné d'avoir trempé dans des histoires plus<br />

graves, de casse, notamment. Mais à l'époque, la Grande Maison évitait de laver<br />

son linge sale en public. Le pourri était viré (pas toujours, d'ailleurs), et on n'en<br />

parlait plus. Sendis s'est donc retrouvé au chômage. Mais comme il avait pas mal<br />

affuré, il a investi dans une officine privée dont il est à présent le patron. Il l'a<br />

rebaptisée la « Sendis Agency ». Le siège social est dans le 9ème, à proximité de<br />

la gare Saint Lazare.<br />

* *<br />

*<br />

Faire un bout d'enquête avec moi excite la Fabuleuse. Je m'efface pour la laisser<br />

pénétrer dans l'immeuble vieillot mais cossu qui abrite, outre la Sendis Agency,<br />

un cabinet médical et un avocat. Premier étage, inutile de prendre l'ascenseur. La<br />

Fabuleuse grimpe les marches devant moi et je profite du spectacle. J'imagine<br />

déjà ses jambes interminables nouées autour de mes reins ! Et ce cul formidable<br />

tendu vers moi... Bon, j'arrête, sinon je vais tourner barjot.


62<br />

Une pin-up outrageusement maquillée vient nous ouvrir. Elle mâche un paquet<br />

entier de chewing-gum, ce qui altère considérablement sa diction.<br />

- M'sieur dame ?<br />

- Nous désirons rencontrer le directeur de cette agence, mademoiselle.<br />

- C'est que Monsieur Sendis ne reçoit que sur rendez-vous, Monsieur.<br />

- Je m'en doute, mais c'est pour une urgence. Est-il là, présentement ?<br />

- Oui, mais il est en rendez-vous.<br />

- Parfait, nous le verrons dès qu'il aura terminé. Prévenez-le que l'Inspecteur<br />

Castillon, de la Brigade Antiterroriste souhaite lui parler.<br />

Tout en disant cela, je lui colle ma carte sous le nez.<br />

- Précisez-lui bien que c'est urgent, ajouté-je en pénétrant dans les lieux.<br />

Subjuguée, elle nous conduit à la salle d'attente.<br />

- Je préviens Monsieur Sendis immédiatement, dit-elle avant de nous laisser.<br />

J'attends trente seconde, puis je me faufile sur ses traces. Je vais coller mon<br />

oreille à la porte de son bureau.<br />

Je l'entends qui ouvre une porte et qui demande :<br />

- Monsieur Sendis, je peux vous dire un mot ? C'est urgent.<br />

Le détective déboule chez elle en maugréant.<br />

- Qu'est-ce que c'est que ce bordel ! Je t'avais pourtant dit de ne pas me<br />

déranger !<br />

- Je le sais bien, Monsieur. Mais y'a un flic qui veut vous voir tout de suite. Un<br />

Inspecteur de la Brigade Antiterroriste, Castillon, je crois.<br />

- Dis-lui que je ne suis pas là.


63<br />

- Impossible, Monsieur. Il sait que vous êtes ici et il attend au salon. Je lui ai dit<br />

que vous étiez en rendez-vous...<br />

- Connasse... Bon, tant pis. Je vais faire sortir mon visiteur par la porte de<br />

service.<br />

Renseigné, je pars à la recherche de l'issue de secours, qui se trouve au fond des<br />

locaux. Son avantage est qu'elle évite de passer devant le salon d'attente pour<br />

sortir. Je me coule dans un petit réduit attenant et j'en referme presque<br />

entièrement la porte. Ainsi, je pourrai voir et entendre sans être vu.<br />

Je n'attends pas longtemps. Deux hommes se pointent en chuchotant. L'un doit<br />

être Sendis, un grand type aux cheveux argentés. L'autre est un petit bonhomme<br />

replet, à la calvitie prononcée, avec des binocles rondes et un complet vert<br />

épinard à carreaux jaunes excessivement discret.<br />

- Dès que je me suis débarrassé de ce gêneur, je prends contact avec la<br />

personne dont vous m'avez donné les coordonnées, murmure Sendis.<br />

- Et moi, je l'avertis de votre appel, conclut le petit bonhomme avant de serrer<br />

la main du détective.<br />

J'attends que Sendis se soit éloigné pour sortir de ma cachette, et je retourne à la<br />

salle d'attente, l'air dégagé, les mains dans les poches. Le détective s'y trouve<br />

déjà. Je l'aperçois de dos, dans une posture qui marque la surprise.<br />

- C'est vous qui vouliez me voir ? Demande-t-il à Gertrud. Dites, on les fait<br />

girondes, cette année, les inspecteurs de Police !<br />

- Ne vous méprenez pas, lui rétorque Gertrud de sa voix rauque à faire bander<br />

un eunuque diabétique. Je ne suis là qu'en spectatrice. C'est le Monsieur qui


64<br />

est derrière vous, qui souhaite vous parler.


66<br />

Chapitre neuf<br />

Sendis sursaute et fait volte-face. Il se retrouve nez à nez avec moi.<br />

- Ben d'où vous venez, fait-il, le visage fermé.<br />

- Je cherchais les toilettes, réponds-je, un charmant sourire aux lèvres. Et je les<br />

ai trouvées. Inspecteur Castillon, de la BAT. Enchanté de faire votre<br />

connaissance, mon cher confrère.<br />

Plutôt estomaqué, il serre la main que je lui tends.<br />

- Enchanté également, marmonne-t-il sans conviction. J'ai entendu parler de<br />

vous. Si je peux vous rendre service...<br />

Je lui présente la Fabuleuse.<br />

- Frau Gertrud Schmitt, qui appartient au service de sécurité de l'ambassade<br />

d'Allemagne. Nous travaillons ensemble sur l'assassinat de l'attaché culturel,<br />

Monsieur Holtzberger.<br />

Tout en parlant, je le scrute attentivement. Le nom d'Holtzberger déclenche une<br />

réaction quasi imperceptible. Ses yeux qui, pendant une fraction de seconde, font<br />

du yoyo et sa mâchoire qui se crispe. Mais le détective se reprend instantanément.<br />

- Très honoré, fait-il en s'inclinant devant la Fabuleuse. Ne restons pas là,<br />

allons dans mon bureau.<br />

- Vous boirez bien quelque chose ? Demande-t-il lorsque nous sommes<br />

installés.<br />

Nous acquiesçons. Il presse un bouton et la ruminante apparaît quelques secondes


67<br />

plus tard. Scotch pour tout le monde. En attendant les breuvages, nous discutons<br />

de choses et d'autres. Round d'observation. Je sens le détective tendu. Sa jovialité<br />

sonne faux comme une pièce de 10 Francs fabriquée en Italie.<br />

Lorsque la pin-up a fait le service, j'attaque sec.<br />

- Monsieur Sendis, nous avons trouvé votre nom sur l'agenda d'Holtzberger.<br />

Peu de temps avant sa mort, il vous a rencontré deux fois à cinq jours<br />

d'intervalle, en dehors des locaux de l'ambassade. J'en déduis qu'il vous a<br />

confié une mission. Vrai ?<br />

- Effectivement.<br />

- Quelle était cette mission, Monsieur Sendis ?<br />

- A votre avis, ricane-t-il. Lorsqu'un homme va voir un privé, c'est bien souvent<br />

pour se faire démontrer qu'il est cocu, preuves à l'appui.<br />

- Etonnant, fais-je d'une voix sèche. Holtzberger était cocu et le savait<br />

parfaitement. Il n'avait pas l'air d'en faire une affaire d'état. Et vous-même,<br />

Monsieur Sendis, n'avez pas la réputation de travailler dans le bidet, si vous<br />

me permettez cette expression.<br />

Une lueur de colère passe dans les yeux du privé.<br />

- Le bidet, inspecteur, j'en fais quand c'est bien payé. Vous me dites<br />

qu'Holtzberger savait qu'il était cocu, OK. N'empêche qu'il m'a proposé le<br />

gros paquet pour que je lui ramène des preuves tangibles de son infortune,<br />

selon l’expression consacrée. Peut-être envisageait-il de divorcer ?<br />

- Possible, en effet. Avez-vous eu le temps de faire ce boulot ?<br />

- Pas de problème, ricane-t-il à nouveau. La petite dame ne se cachait pas. Elle


68<br />

avait un amant régulier, un jeune styliste qui habitait à deux pas de chez elle.<br />

- Un certain Nathan Tinet ?<br />

- Ouah ! Félicitations, Inspecteur. Vous allez vite ! Oui, c'est bien lui. Il la<br />

baisait un peu partout et plus particulièrement dans son atelier, qui avait une<br />

grande baie vitrée. Grâce à l'obligeance d'un vis-à-vis, j'ai pu prendre des<br />

photos édifiantes, regardez...<br />

Il me balance un jeu de photos qu'il vient d'extraire d'un tiroir. On y voit l'épouse<br />

de diplomate prise dans diverses postures par un jeune homme aux traits et au<br />

corps harmonieux.<br />

- Des artistes, n'est-ce pas ?<br />

L’expression n’est pas fausse. L’amour fait avec passion et don réciproque de soi<br />

confine à l’art. J’espère d’ailleurs pouvoir le vérifier très prochainement avec la<br />

Fabuleuse.<br />

- Effectivement, réponds-je donc. Je pense que le mari a dû être édifié ?<br />

- Vous pensez... J'avais un peu peur de sa réaction quand je lui ai refilé le<br />

paquet. Il les a regardées, il est devenu tout pâle, mais il n'a rien dit. Il a payé<br />

ce qu'il me devait et il est parti. Dites, on est sûr qu'il ne s'est pas suicidé, au<br />

moins ?<br />

- On en est certain, Monsieur Sendis. C'est vraiment tout ce que vous avez<br />

découvert sur Madame Holtzberger ?<br />

- A part qu'elle avait un grain de beauté sur la fesse droite, c'est tout,<br />

Inspecteur. Pourquoi, y'avait autre chose ?<br />

- Possible. On la soupçonne d'avoir trempé dans un trafic de came. Ca ne vous


dit rien ?<br />

69<br />

Il se crispe imperceptiblement, mais secoue la tête négativement.<br />

- Tant pis, fais-je en me levant. Merci pour votre collaboration, Sendis. A<br />

charge de revanche. Ah, encore une chose. Le styliste, l'amant de madame<br />

Holtzberger, il a été assassiné hier matin, peu de temps après sa maîtresse.<br />

Vous devriez surveiller vos arrières, on ne sait jamais.<br />

* *<br />

*<br />

Je me grouille de regagner la voiture, la Fabuleuse sur mes talons. Lorsque je suis<br />

installé au volant, je branche un petit récepteur sur le haut-parleur de l'autoradio.<br />

Un petit réglage, et la voix de Sendis jaillit dans l'habitacle. Présentement, il<br />

appelle un client pour lui indiquer qu'il n'a pas terminé la rédaction de son<br />

rapport.<br />

- Mais... comment ? Balbutie la Fabuleuse.<br />

- Facile. Les accoudoirs des fauteuils étaient creux. J'y ai planqué un petit<br />

micro-émetteur.<br />

La laissant à sa surprise, j'appelle la taule pour demander la mise sur écoute du<br />

bureau et du domicile de Sendis. Et je réclame un renfort pour me relayer, le<br />

micro que j'ai posé n'ayant qu'une portée limitée.<br />

- Tu te méfies de lui ? Me demande la Fabuleuse lorsque j'ai terminé.<br />

- Je suis certain qu'il me cache quelque chose, murmuré-je en caressant la<br />

cuisse offerte à ma lubricité.


70<br />

Sendis achève sa conversation téléphonique. Aussitôt après, il appelle sa<br />

secrétaire.<br />

- Ah, te voilà, dit-il. Crache ta saloperie de chewing-gum, j'ai pas envie de me<br />

taper une vache. Approche un peu. Ahhh salope, je t'avais pourtant défendu<br />

de mettre des collants. Tant pis pour toi.<br />

Bruit d'étoffe déchirée, suivi de quelques grognements et gloussements, puis on<br />

entend comme un bruit de bottes en caoutchouc sur du carrelage mouillé, bientôt<br />

accompagné d'une complainte rythmée, coupée net par un grognement d'ours<br />

satisfait : Sendis n'est pas un gentleman, il abandonne sa partenaire en plein<br />

décollage.<br />

- Ca soulage, éructe-t-il. Cette salope d'Allemande m'avait collé la trique.<br />

Allez, remballe ton cul. Je te donne campo jusqu'à demain. Calte sans<br />

m'attendre, je fermerai la boutique.<br />

Le butor sort de la pièce, probablement pour procéder à de rapides ablutions.<br />

Profitant de ce temps mort, la Fabuleuse se penche vers moi, pose une main<br />

caressante sur ma cuisse et vrille mon oreille du bout de sa langue. Effet<br />

immédiat et garanti, qu'elle vérifie d'un geste préhensile. Je m'apprête à basculer<br />

la banquette pour mieux la culbuter quand le détective rejoint sa base. On l'entend<br />

distinctement se servir une boisson. Ensuite c'est la musique d'un téléphone<br />

portable en cours de numérotation. Cet enfoiré s'est douté que j'allais le placer sur<br />

écoute... Au moins, j'aurai droit à la moitié de la conversation.<br />

- Allô ? Sendis, ici... Oui, Emile Sendis, de la Sendis Agency. Je vous appelle<br />

de la part de... Pas de nom au téléphone ? OK, comme vous voudrez. C'est au


71<br />

sujet du dépôt que m'a laissé la dame que vous savez. Elle m'a dit qu'elle le<br />

récupérerait plus tard et qu'elle me donnerait beaucoup de fric, seulement<br />

voilà, elle est morte. Alors je me suis dit que comme elle bossait pour vous...<br />

Ce que contient le paquet ? J'en sais rien. Ca se présente sous la forme d'un<br />

emballage de cassette vidéo, c'est très lourd. Elle m'a recommandé de ne pas<br />

essayer de l'ouvrir, paraît que le contenu est très dangereux. De toute façon, le<br />

bazar est bien scellé... Ce que je veux ? Très simple. Si le colis vous intéresse,<br />

je vous le donne moyennant le paiement des frais de garde.<br />

Y'a pas, j'ai du pif. Coup d’œil à Gertrud, elle n'en perd pas une miette, tendue à<br />

l'extrême. Se sentant observée, elle me décroche un sourire rapide.<br />

- Passionnant, n'est-ce pas ?<br />

Sendis poursuit.<br />

- Je ne suis pas gourmand, je me contenterai de 300.000 en liquide. Remarquez,<br />

j'aurais préféré traiter avec votre copine, elle m'avait donné un sacré acompte.<br />

Une belle salope, dommage qu’elle ait fini comme ça !<br />

Le détective écoute la réponse de son interlocuteur en tapotant sur son bureau.<br />

- Vous voyez pas de quoi il s'agit ? Vous êtes sûr que c'est pas un stock de...<br />

camelote qu'elle aurait planquée là-dedans ? Ben tant pis pour vous, mon<br />

vieux. Dans ce cas, je garde le bazar jusqu'à ce que j'aie trouvé à qui le<br />

vendre... Oui, bien sûr, je peux vous le montrer. Mais c'est moi qui fixe les<br />

conditions du rendez-vous, OK ?<br />

* *<br />

*


72<br />

- Je te dépose chez toi ? Dis-je en soupirant. Putain de métier, c'est pas encore<br />

ce soir que je te prouverai que l'homme est la plus noble conquête de la<br />

femme!<br />

- Ca ne te prendra pas toute la nuit ? Viens me retrouver lorsque tu en auras<br />

terminé, n'importe l’heure.<br />

Elle pioge à cinq minutes de là. Lorsque nous sommes arrivés au pied de chez<br />

elle, je me sens triste et frileux de partout. Cette fille me rend dingue. Mais quoi,<br />

je ne vais quand même pas lui sauter dessus en plein Paris ?<br />

- Tu peux tout de même monter prendre un verre ? Susurre la Fabuleuse.<br />

Sans me laisser le temps de répondre, elle attrape les clés de contact et sort de la<br />

guinde en riant.<br />

Je cesse de penser ! Je m'arrache à mon tour et je la rattrape dans le hall de son<br />

immeuble. On s'engouffre dans l'ascenseur et elle s'enroule autour de moi. Rââh !<br />

Ses cuisses autour de mes hanches, mes mains sous ses fesses, ma langue dans sa<br />

bouche et vice-versa. Quatrième, tout le monde descend. Le palier est noir<br />

comme un four, impossible de trouver la minuterie. On papillonne d'un mur à<br />

l'autre en grognant comme des ours en rut. Ca finit par attirer une voisine. Elle<br />

découvre la scène et crie de stupeur.<br />

- Mlle Schmidt ! On... on vous agresse ?<br />

- Nein, nein, râle la Fabuleuse. Ach, Madame Potdevache, soyez gentille,<br />

prenez mes clés, là, oui, et ouvrez ma porte !<br />

La serviable voisine passe outre sa stupeur et effectue la manœuvre d'une main<br />

tremblante. Elle n'a pas encore totalement réalisé, mais pressent l'imminence d'un


73<br />

typhon ! Dès que la porte est ouverte, elle s'écarte vivement. Bien lui en prend,<br />

car je fonce en avant, tel un buffle chargeant.<br />

Ensuite, je ne sais plus trop. Ca n'a pas duré longtemps, une demi-heure, mais<br />

c'était du super condensé. Tout ce dont je me souviens, c'est qu'on n'a pas eu le<br />

temps de rallier le plumard.<br />

Lorsque je la quitte d'une démarche chancelante, la Fabuleuse gît dans un<br />

fauteuil, anéantie, une jambe sur un accoudoir, la tête rejetée en arrière. Un peu<br />

mufle, de la laisser comme ça. Mais maintenant, je suis à la bourre.


74<br />

Chapitre dix<br />

Planquer est une activité déprimante, surtout la nuit et encore plus quand il pleut.<br />

Dans le genre, on peut dire que Sendis nous a gâtés. Il a fixé rendez-vous à son<br />

mystérieux interlocuteur dans un endroit particulièrement pourri : Une impasse<br />

défoncée du Bourget, coincée entre les voies ferrées et l'autoroute, bordée de<br />

maisons à l'abandon, en partie démolies, et d'ateliers désaffectés. Les quelques<br />

lampadaires qui daignent encore fonctionner dispensent une lumière anémique,<br />

qui laisse de larges plaques d'ombre.<br />

Il est dix heures trente, il pleut à seau, il vente et il fait froid... Bien que le<br />

rendez-vous ne soit prévu qu'à onze heures, Sendis est déjà là, installé dans un<br />

pavillon délabré. Je dois reconnaître qu'il ne manque pas de cran. L'endroit est un<br />

véritable coupe-gorge. Mais le détective est prévoyant : Il a prévenu son<br />

interlocuteur qu'en cas de coup dur, un dossier très compromettant pour lui serait<br />

transmis à la police.<br />

Moins dix. Je vérifie que mon dispositif est en place. Quatre équipes de deux<br />

hommes plus Stac qui somnole à l'arrière de ma voiture de commandement. Tout<br />

le monde est paré, le secteur est bouclé.<br />

La radio crachote.<br />

- BAT 3 à tous. Une voiture en approche.<br />

Trente secondes plus tard, une fourgonnette tôlée arrive au ralenti. Ca sent le<br />

transport de troupe... L'engin se gare devant le pavillon de Sendis dont l'entrée est


75<br />

éclairée. Le conducteur en descend, scrute les alentours. Rassuré par le calme<br />

humide des lieux, il va ouvrir la portière du passager. Un personnage monstrueux<br />

s'extirpe alors du fourgon. Plus de deux mètres, 450 livres sur ce qui reste de la<br />

balance après son passage, un ventre comme une citerne à mazout, un crâne<br />

chauve en pain de sucre, un nez monumental en forme d'aubergine... Le monstre<br />

du loch Ness perdu en pleine banlieue parisienne.<br />

Le monstre hume l'air. Lui aussi paraît rassuré. Il fait signe au conducteur qui<br />

remonte dans son char, puis il s'ébranle. Il se déplace en oscillant d'un pied sur<br />

l'autre, avec des mouvements d'une amplitude minuscule. Ses énormes naseaux<br />

crachent des nuages de vapeur blanche. Il atteint sa vitesse de croisière au<br />

moment où il pénètre dans le jardinet. Sur sa lancée, il parvient à grimper les trois<br />

marches du perron.<br />

* *<br />

*<br />

Embusqué derrière un rideau moisi, Sendis avait observé l'approche de son<br />

visiteur. Il était certain que le fourgon était bourré d'hommes. Mais après tout, il<br />

était normal que Big One ait pris ses précautions. Le contact avait été établi par<br />

l'intermédiaire d'un type véreux, qui avait la fâcheuse réputation de bouffer à tous<br />

les râteliers...<br />

Sendis laissa retomber le rideau et s'en fut accueillir Big One.<br />

- Entrez, lança-t-il à l'arrivant, qui soufflait comme une Pacific 231,<br />

visiblement épuisé d'avoir eu à déplacer son énormité.


76<br />

Sendis guida son hôte jusqu'à ce qui avait dû être une salle de séjour. Les fenêtres<br />

étaient murées, le plafond, éventré, laissait apparaître le bacula. Quant au papier<br />

peint, vaincu par l'humidité, il pendouillait lamentablement le long des murs au<br />

plâtre boursouflé.<br />

Sendis proposa un fauteuil défoncé au monstrueux qui le refusa d'un geste<br />

exténué.<br />

- Autant m'asseoir directement par terre, expira-t-il. De toute façon, je ne suis<br />

pas venu pour faire salon. Montrez-moi votre saloperie, je regarde si ça<br />

m'intéresse et dans tous les cas, je suis reparti dans cinq minutes.<br />

Sendis contempla quelques secondes la face de cauchemar de son vis-à-vis. Le<br />

cucurbitacé qui lui tenait lieu de nez était surmonté de deux tous petits yeux<br />

jaunâtres, profondément enchâssés dans la graisse qui dégoulinait de partout. La<br />

bouche ressemblait à une paire de limaces écrasées et les oreilles à des escalopes<br />

panées... Ce type était grotesque. Qui aurait pu croire qu'il était l'un des gros<br />

bonnets de la drogue et qu'il bénéficiait de protections hautes placées ?<br />

- Alors, grogna le monstrueux, vous me le montrez, ce putain de truc ?<br />

Sendis partit dans la pièce voisine. Il en revint, portant un boîtier de cassette<br />

vidéo. Au moment où il s'apprêtait à le déposer dans la main tendue de l'obèse,<br />

deux voitures stoppèrent devant la bicoque dans un crissement de pneus<br />

martyrisés.<br />

Sendis se précipita à la fenêtre. Il vit des hommes cagoulés sauter de deux grosses<br />

cylindrées. Au même instant, la porte arrière du fourgon de l'obèse s'ouvrit. Mais<br />

avant que quiconque ait pu en sortir, deux des arrivants arrosèrent l'intérieur à


77<br />

l'arme automatique, un troisième balança une grenade. Quelques secondes plus<br />

tard, le fourgon s'embrasait.<br />

- Petit con, grogna le monstrueux en s'avançant vers Sendis. Tu as voulu me<br />

piéger.<br />

D'un geste plutôt vif, il dégaina un revolver. Mais Sendis était bien plus rapide.<br />

D'un coup de pied, il désarma l'obèse tout en maugréant :<br />

- Je vous jure que j'y suis pour rien. Plutôt que de nous empailler, on ferait<br />

mieux de trouver un moyen de filer...<br />

Des pas firent crisser le gravier du jardinet. Sendis se précipita vers l'escalier qui<br />

menait au premier étage. Une volée de balle le frôla. Roulant sur lui-même, il tira<br />

sur l'arrivant qui s'effondra, doubla son tir pour dissuader les autres. Il eut ainsi le<br />

temps de grimper les marches. Une nouvelle rafale claqua, suivi d'un choc sourd.<br />

Le monstrueux venait de terminer son existence...<br />

Sendis acheva d'être persuadé qu'il jouait sa peau.<br />

Au premier, les fenêtres n'étaient pas murées. Il en ouvrit une qui donnait sur<br />

l'arrière et sauta. Il était temps. Les assaillants investissaient l'étage. Sendis détala<br />

vers le fond du jardin, évitant de justesse une nouvelle rafale.<br />

Il disparut par un trou du grillage qui donnait sur les voies ferrées. Déjà, ses<br />

poursuivants se jetaient à sa suite, tiraillant sans relâche.<br />

Sendis cherchait un abri qui lui permettrait de tenir le temps que la police arrive,<br />

si elle arrivait jamais. Il entendit le bruit d'un train qui se rapprochait à petite<br />

vitesse. C'était une rame de banlieue. D'un effort désespéré, il courut vers elle. Il<br />

parvint à s'agripper à la portière du dernier wagon et à se hisser sur le


78<br />

marchepied. A cet instant, le train accéléra et Sendis se crut tiré d'affaire. Mais<br />

une rafale mieux ajustée fit voler la vitre de la portière et une balle le toucha à<br />

l'épaule. Il manqua tomber en arrière, se rattrapa de justesse.<br />

* *<br />

*<br />

- BAT1 à tous. Vous n'intervenez pas. Je répète, vous n'intervenez pas.<br />

Regagnez vos voitures, on va tenter de suivre le commando. Bien compris ?<br />

Au vu des événements, ma décision a été vite prise. Trop tard pour les occupants<br />

du fourgon, trop tard pour l'obèse, et Sendis s'en tire par miracle... Dans ces<br />

conditions, inutile d'aller au contact avec les assaillants, beaucoup mieux armés<br />

que nous. Mieux vaut tenter de repérer leur base.<br />

Seulement il y a une chose que je n'ai pas prévue. Le temps que mes équipes<br />

regagnent leur bagnole, les autres ont déjà foutu le camp. Il n'y a que Stac et moi,<br />

restés dans notre tire, qui avons réussi à leur filer le train.<br />

Ils ont pris la nationale vers Paris et pédalent vertigineusement, brûlant feu rouge<br />

sur feu rouge. Dans ces conditions, difficile de suivre discrètement...<br />

Nous ont-ils repérés ? Ils quittent la grande route et s'enfoncent dans les méandres<br />

d'une banlieue crasseuse, qui fut laborieuse avant d'être chômeuse.<br />

Dilemme. La prudence voudrait que je lâche prise. Mais dans ce cas, cette piste<br />

me claquerait entre les doigts. Or, c'est la seule que je tienne...<br />

- Rameute les copains et demande des renforts, ordonné-je. On doit les coincer.


79<br />

- T'en as de bonne, ricane Stac. Je sais même pas où on est !<br />

- Sur Saint Ouen. Essaye de repérer un nom de rue ! Démerde-toi, because ça<br />

va pas tarder à sentir mauvais pour nous.<br />

Les autres nous ont repérés et ils mettent la sauce pour tenter de nous larguer. Ils<br />

ont un sacré coup de volant, mais moi aussi ! Soudain, au détour d'un virage, je<br />

n'ai plus qu'une guinde devant moi. Quelques secondes plus tard, des phares<br />

éclairent mon rétro. Pris en sandwich !<br />

La rue est longue, étroite, bordée d'usines et d'entrepôts. Devant, la première<br />

voiture se met en travers. Impossible de passer. La frousse aux fesses, je cherche<br />

une issue comme un garenne traqué. A gauche, un terrain palissadé. Coup de<br />

volant, je fonce. La clôture vermoulue vole en éclat, mais le choc est rude. Plus<br />

de phare, je roule au jugé. Les autres déboulent. Trouver un abri, vite. Le voyant<br />

d'eau s'allume, j'ai bousillé le radiateur. Là bas, un bâtiment délabré, la charrette<br />

tiendra bien jusque là.<br />

- On va se planquer là-dedans en attendant les copains. De toute façon, ça<br />

m'étonnerait que ces malades insistent...<br />

Les bastos grêlent dur sur la carrosserie. Un dernier virage, je stoppe derrière un<br />

muret. Stac gicle sans m'attendre, le pétard au poing. Mister Goret est en rogne. Il<br />

défouraille sur nos poursuivants. Le chargeur y passe, un des conducteurs aussi.<br />

Sa bagnole part en tête à queue et finit sa trajectoire contre un tripode qui porte<br />

un énorme réservoir. Un des pieds lâche et la citerne s'abat en plein sur<br />

l'habitacle.<br />

La suite nous laisse pantois. La seconde voiture s'arrête à côté de la première qui


80<br />

n'est plus qu'une galette d'où sortent des cris de douleur. Une vitre s'ouvre, une<br />

main balance une grenade dans l'essence qui s'échappe du réservoir crevé. La<br />

BMW repart à toute pompe. La grenade explose et met le feu à l'essence. Bientôt,<br />

la voiture écrasée n'est plus qu'un brasier dont le crépitement est couvert par<br />

d'épouvantables hurlements.<br />

Rien à faire, me dis-je en cavalant malgré tout jusqu'à notre guinde pour y<br />

prendre un extincteur.<br />

Lorsque j'arrive sur le brasier, il est effectivement trop tard. Tout l'habitacle est en<br />

feu et ses occupants ne sont plus que des torches. Les cris se sont tus, il se dégage<br />

une chaleur de haut fourneau et l'odeur est insoutenable. Mon extincteur est<br />

dérisoire, je ne sais par quel bout attaquer le sinistre. A moitié asphyxié, je titube,<br />

déversant un flot de mousse blanche sur des flammes que rien ne semble pouvoir<br />

maîtriser.<br />

- Luc ! Le réservoir ! Hurle Stac. Recule !<br />

Ses paroles ont du mal à parvenir jusqu'à mon cerveau, mais soudain, je réalise :<br />

Tout va sauter. Pris de panique, je largue tout et je cavale. Ca pète avant que j'aie<br />

pu me mettre à l'abri. Le souffle brûlant me jette violemment au sol.<br />

Rideau.


- Ca y est, il ouvre les yeux !<br />

82<br />

Chapitre onze<br />

Les sons me parviennent sinusoïdalement. Je cherche à fixer mon regard sur<br />

quelque chose. Justement, il y’a un truc argenté, brillant. En dessous, deux yeux,<br />

une moustache, trois bonnes raisons pour boire... Mince, je délire. Bon, c’est un<br />

casque de pompier avec le pompier dessous. Bon, ça va mieux. J'essaye de<br />

causer, mais j'ai un masque en caoutchouc sur le groin. J'aspire un grand coup.<br />

Mal partout, les poumons qui me brûlent. Une blouse blanche vient prendre ma<br />

tension. Il hoche la tête, l'air satisfait.<br />

- Vous récupérez vite, affirme-t-il. Vous pouvez lui ôter l'oxygène, ajoute-t-il à<br />

l'intention du pompier.<br />

Surgit Stac, hilare, une canette de Grotambourg à la main.<br />

- Putain ! S'exclame-t-il. On peut dire que tu m'as foutu les jetons. Tu cramais,<br />

on aurait dit un pétrolier dans le golfe Persique ! J'ai eu un mal de chien à<br />

t'éteindre, tu comprends, avec les mecs, j'ai pas l'habitude !<br />

Je grimace un vague sourire.<br />

- On a chopé les autres ?<br />

- Toi, ricane-t-il, on peut dire que t'as la conscience professionnelle chevillée<br />

au corps ! Tout juste sorti du coaltar, tu penses déjà au turbin...<br />

- Réponse ? Fais-je, agacé par son babil débile.<br />

- Oh ! Oh ! Tout doux, mon pote. Faudrait voir à me causer meilleur ! J'y peux


83<br />

rien, moi, si ces fumiers se sont envolés. On a mis en place le dispositif<br />

Faucon, mais faut pas rêver. A l'heure qu'il est, ils sont terrés dans une<br />

planque. Bien sûr, leurs plaques d'immatriculation étaient fausses...<br />

- Faut goupiller un piège, Stac. Il faut répandre la nouvelle qu'un des occupants<br />

de la bagnole brûlée a survécu.<br />

- Tu déconnes, mec. Tu les verrais... Ils... Tiens, j'ai failli en dégueuler.<br />

- Ecoute-moi sans m'interrompre, je sens que j'ai pas beaucoup d'autonomie. Tu<br />

as vu qu'ils ne voulaient pas laisser de blessé derrière eux. J'en conclus que<br />

s’ils apprennent qu'il y a un rescapé, mal en point, incapable de parler pour le<br />

moment, ils feront tout leur possible pour le neutraliser. Ca nous donne une<br />

chance de récupérer leur piste.<br />

Stac me lance un regard empreint de commisération.<br />

- On voit bien que t'as subi une grosse commotion, mon pauvre vieux. Y'a que<br />

dans les romans de San Antonio que des trucs pareils marchent...<br />

- Mais merde ! Qu'est-ce qu'on risque à essayer, enfin !<br />

Epuisé, je retombe en arrière. Je sens un moche vertige s'emparer de moi. Voilà<br />

que je repars dans le sirop.<br />

* *<br />

*<br />

- Je dois vous faire part de notre échec, Monsieur. Le porteur de l'objet est<br />

parvenu à s'enfuir. Un incroyable concours de circonstance...<br />

- Ne cherchez pas d'excuse à votre incompétence. Depuis le début de cette


84<br />

affaire, vous êtes en dessous de tout. Mais vous oubliez le pire. Un de vos<br />

hommes est entre les mains de la Police !<br />

- Co... comment ?<br />

- Vous devriez écouter les informations. Je vous avais pourtant interdit de vous<br />

confronter avec les policiers en charge du dossier ! Vous n'en avez fait qu'à<br />

votre tête et voilà le résultat !<br />

- Le moyen de faire autrement... Ils nous suivaient, nous devions nous en<br />

défaire. Mais ce que vous dites est incroyable. Lorsque nous avons décroché,<br />

notre seconde voiture était en feu, et tous ses occupants étaient coincés à<br />

l'intérieur. Impossible qu'il y ait eu un survivant. Je pense…<br />

- Je me fous de ce que vous pouvez penser, imbécile. Cet homme, vivant,<br />

constitue un danger insupportable pour notre organisation. Prenez vos<br />

dispositions pour le retrouver et le neutraliser. C'est votre dernière chance.<br />

* *<br />

*<br />

- Tiens, voilà notre hot dog qui se réveille. T'as fait de beaux rêves ? Cochons,<br />

je présume. Vous voulez que je vous dise ? Ce type est plus performant que<br />

Saint Eloi. Même mort, il banderait encore. Non mais regardez-moi ça ! Il a<br />

déguisé son lit en tente indienne, un vrai Sioux, cet Apache. Enfin, me voilà<br />

rassuré. Au moins un endroit qui n'a pas brûlé. C'aurait été une calamité, vous<br />

pensez, un tendeur pareil qui consacre sa vie à son vît, le voir transformé en<br />

vulgaire Davidoff... Eh oui, vous éberluez, ma petite dame. Qu'est-ce donc


85<br />

que ceci, vous dites-vous. Qu'a-t-il bien pu cacher sous ses draps, ce<br />

sacripant... Un kil de rouge, une quille de bowling, à moins que ce ne soit le<br />

sémaphore de l'île de Sein ? Je devine votre perplexité, votre curiosité. Ah,<br />

vous glissez une main, vous assurer qu'il ne s'agit pas d'un mirage... Coquine,<br />

va ! Doucement, hein ? C'est le genre de truc qui explose facilement.<br />

Regardez-le, ce petit ange, qui sourit d'un air comblé en refermant ses yeux.<br />

Peut-être se croit-il arrivé au paradis ? Oh ! Mais comme vous voilà rouge !<br />

La commotion, ma petite dame, de celles qui accompagnent les découvertes<br />

sextraordinaires. Mais si je vous disais que moi aussi, hum ? Oui ! Regardez !<br />

Non, c'est pas un remake de "A nous les petites Anglaises". Comme quoi,<br />

vous pouvez le constater, chez les poulets, la matraque se trouve également<br />

dans le pantalon.<br />

- Quand vous aurez fini votre monologue, soupire l'infirmière, on pourra peut-<br />

être passer aux choses sérieuses. Moi, les nuits de garde, ça me porte aux<br />

sens, j'y peux rien. Alors parlez moins et agissez plus, mais dépêchons parce<br />

que l'interne de garde risque de débarquer dans dix minutes. Tenez, enfilez ça.<br />

Vous êtes du genre à fourrer votre queue dans n'importe quel trou, j'ai pas<br />

envie de récolter une saloperie.<br />

Un instant passe.<br />

- Vous vous y prenez comme un manche, proteste l'irascible infirmière.<br />

Laissez-moi faire. Voilà, c'est pourtant simple. S'ils apprenaient ça à l'école,<br />

aussi... Maintenant, montrez-moi donc comment vous jouez de la matraque.<br />

Silence.


- Ben qu'est-ce qui vous arrive !<br />

86<br />

- J'sais pas, grommelle Stac. La panne. P'tête que ça manque de poésie ?<br />

A cet instant, la porte s'ouvre. Stac se tourne vers l'arrivant, la biroute à moitié<br />

dressée, recouverte d'une capote rose du plus bel effet.<br />

- Mes mes mes principales, Monsieur le Respect, agonise-t-il en découvrant le<br />

Principal Lacluze planté sur le pas de la porte.<br />

- Stacchi ! Hurle celui-ci en virant au violet cardinalistique.<br />

Mais avant qu'il ait repris son souffle et ses esprits, il est bousculé par une blonde<br />

bien bousculée : Gertrud. La Sublime se précipite sur mon grabat. Elle s'y allonge<br />

de tout son long et me roule une galoche à grand spectacle.<br />

- Oh ! Luc, fait-elle une minute trente plus tard. Comme j'ai eu peur ! Je t'ai<br />

appelé ce matin au bureau, on m'a dit que tu étais à l'hôpital, très mal en<br />

point!<br />

Re-galoche. Moi qui sors à peine de l'asphyxie !<br />

- Eh bien ! Grommelle Lacluze, toujours sur le pas de la porte.<br />

Il fait un pas en avant, Mais pas de bol, il est à nouveau dépassé sur la ligne de<br />

départ par deux mégalithes. Moins esthétiques mais très souriants, voici les Z's<br />

brothers, Zébullon en tête !<br />

- Ach ! S’exclame celui-ci. Quel bonheur de vous retrouver vivant ! Combien<br />

me suis-je à moi-même reproché de ne pas vous avoir accompagné dans<br />

l'opération d'hier soir... Avec notre technique, nous vous aurions évité ces<br />

désagréments !<br />

- Et ta sœur, grogne Stac en finissant de se rajuster.


87<br />

- Heureux de vous revoir entier, bougonne Lacluze qui est enfin parvenu à<br />

pénétrer dans la piaule. Mais vous auriez pu me tenir informé. Décidément, la<br />

discipline et vous...<br />

- Ditzipline, Ditzipline, cher Monsieur, c'est la force de notre Police et de notre<br />

Natzion, pérore Zébullon.<br />

- Comment cela t'est-il arrivé, murmure la Fabuleuse en caressant un morceau<br />

de mon visage non recouvert de gaze.<br />

- Son côté héros sans peur et sans reproche, ricane Stacchi. Il voulait jouer les<br />

chevaliers Bayard et il a failli terminer en Jeanne d'Arc. Figurez-vous qu'il<br />

s'était mis en tête de tirer des flammes un gus qui venait d'essayer de nous<br />

flinguer et dont la voiture avait pris feu ! Voyez où l'a mené son bon cœur...<br />

Enfin, son sacrifice n'aura pas été totalement vain, poursuit-il en clignant de<br />

l’œil à mon intention. Le pauvre type est dans la chambre d'à coté, avec plein<br />

de tuyaux partout. Paraît qu'il a une chance sur dix de s'en sortir.<br />

- Castillon, expire Lacluze, la mine défaite. Rassurez-moi.<br />

- Et sur quoi donc, Patron ?<br />

- Patron, dites-vous. Mais en êtes-vous bien certain ? Le suis-je toujours ? Suis-<br />

je toujours Patron de la BAT ?<br />

- A ma connaissance, oui ?<br />

- Bien, bon, parfait. Une mutation est si vite arrivée, et il arrive que le principal<br />

intéressé en soit le dernier informé. J'ai connu des cas, mais passons. Donc, je<br />

suis toujours votre chef, Castillon, et le vôtre, Stacchi.<br />

Sa voix enfle.


88<br />

- Alors bordel de Dieu ! Comment se fait-il que je ne sois au courant de rien ?<br />

De rien du tout ? Alors que ces gens que je ne connais pas, étrangers de<br />

surcroît, savent le pourquoi du comment ? D'ailleurs, que foutent-ils ici !<br />

Allons, allons, madame, Messieurs. La Police française n'est peut-être pas DI-<br />

TZI-PLI-NEE, mais elle fonctionne dans la DIS-CRE-TION. En<br />

conséquence, je vous somme de sortir immédiatement. Exécution ! Dehors !<br />

Récréation terminée, Castillon. Vous reprendrez vos effusions lorsque je<br />

l'autoriserai. Allez, oust ! Vous aussi, l'infirmière ! Et remettez votre culotte,<br />

que diantre !<br />

Asphyxié, Lacluze se tait, contemplant les poings sur les hanches le reflux des<br />

deux femmes honteuses et des deux Z courroucés.<br />

- Stacchi, éructe-t-il, fermez la porte. Bien. A à présent, au rapport, mes lascars.<br />

Quelques instants passent. Lacluze dérougit lentement en nous regardant<br />

alternativement de ses yeux de boxer outragé.<br />

- J'attends, fait-il d'une voix un peu calmée.<br />

Je lui résume alors succinctement mon enquête chez Sendis, les événements du<br />

Bourget et ce qui en a suivi.<br />

- Avant de partir en opération, j'ai essayé de vous joindre, dis-je, en manière de<br />

conclusion. Mais on ne pouvait pas vous déranger.<br />

- M'en parlez pas, grogne-t-il. Une réunion au ministère. Ces veaux avaient<br />

exigé qu'on ne soit dérangé qu'en cas d'extrême urgence. Si je comprends<br />

bien, vous avez réussi à capturer un des membres du commando ?<br />

- Hélas non, Patron. Leur voiture a explosé et les autres se sont échappés. Mais


89<br />

on a eu l'idée de leur tendre un piège en faisant croire qu'il y avait un<br />

survivant.<br />

Mister Monstre prend le relais. Il explique qu'il m'a accompagné à l'hosto, alors<br />

que j'étais dans les vapes. Une ambulance du SAMU est arrivée peu de temps<br />

après, transportant un grand brûlé victime d'un accident de la route. Le type<br />

n'avait pu être identifié. Aussitôt, Stac s'est dit qu'il tenait le moyen de mettre en<br />

place le piège que j'avais imaginé. Il s'est arrangé avec l'interne de garde pour que<br />

le grand brûlé passe pour un de nos assaillants rescapé. Il a prévenu les pompiers<br />

et les collègues pour qu'il n'y ait pas de fuite, puis le commissaire du secteur a<br />

transmis un communiqué à la presse.<br />

- Je suppose que tu t'es également occupé de mettre en place une équipe de<br />

protection ?<br />

Il lève les bras au ciel.<br />

- J'aurais bien voulu ! Mais les poulets du secteur ne pouvaient pas mettre<br />

d'effectifs à ma disposition. Et chez nous, tout le monde était mobilisé par le<br />

dispositif Faucon. En plus, vous n’étiez pas joignable, Patron, et le<br />

Commissaire Cudeplon n'a rien voulu savoir.<br />

- Putain, éructé-je. C'est criminel ! Imagine que ce malheureux soit buté !<br />

- Eh ho ! T'emballe pas ! Ils ne réagiront pas si vite. S'ils réagissent, d'ailleurs.<br />

Parce que moi, ton piège...<br />

Il est interrompu par un fâcheux brouhaha qui provient du couloir. Un peu blême,<br />

il part aux nouvelles. Quand il revient, il est carrément livide.<br />

- Ils... Ils se le sont farci au cyanure, expire-t-il.


90<br />

Chapitre douze<br />

- Cyanure, murmure l'interne. Je ne sais pas comment ils ont procédé. La mort<br />

a été quasiment instantanée.<br />

Je contemple un instant le malheureux. Son corps dénudé est couvert d’une gaze<br />

verdâtre. Un appareil émet un son continu, sinistre à souhait. Une infirmière est<br />

occupée à débrancher le fourbi qui le maintenait en vie. Brûlé à plus de 60%, il<br />

avait de toute façon peu de chances de survivre. On se refait une conscience<br />

vierge comme on peut…<br />

- Dans le fond, marmonne Lacluze dont la pensée est parallèle à la mienne,<br />

c'est peut-être une bénédiction pour lui. N'importe, il faut étouffer cette<br />

histoire jusqu'à ce que nous ayons trouvé le coupable. Sinon, on est dans la<br />

merde…<br />

Je lui suis reconnaissant d’être solidaire avec nous dans cette malheureuse<br />

histoire.<br />

L'infirmière qui était de garde auprès du blessé est un canon délicat. Eurasienne,<br />

les traits d'une finesse extraordinaire, petite mais avec une avant-scène bien<br />

garnie. Elle sait qu’elle a fait une connerie en abandonnant son blessé. Son<br />

expression désespérée donne à sa beauté mystérieuse un charme supplémentaire.<br />

Si je n'étais pas accro à Gertrud, je la chargerais à la baïonnette !<br />

- Cessez de vous ronger, lui dis-je, pris de pitié. C'est nous qui portons la<br />

responsabilité de ce drame. Nous savions que nous étions face à des gens


91<br />

impitoyables et nous aurions dû prendre les précautions nécessaires.<br />

Maintenant, nous devons tout mettre en œuvre pour les neutraliser pour les<br />

empêcher de poursuivre leur œuvre néfaste. Vous pouvez nous y aider.<br />

Relatez-nous minute par minute ce qui s'est passé à partir du moment où vous<br />

avez quitté votre poste.<br />

Elle ferme les yeux un instant, manière de se concentrer.<br />

- J'ai quitté la chambre 317 à dix heures trente cinq, murmure-t-elle. Je voulais<br />

aller aux toilettes. Je suis passée par la salle de garde, mais personne ne s'y<br />

trouvait. Compte tenu de l'état stationnaire du blessé, j'ai pensé qu'il n'y avait<br />

aucun risque à le laisser seul quelques minutes. Les toilettes sont à l'opposé<br />

de la salle de garde. Je suis donc repassée devant votre chambre. A cet<br />

instant, quatre personnes en sortaient, dont une collègue, deux hommes et une<br />

très belle femme blonde. Les hommes semblaient furieux et discutaient en<br />

allemand. La femme m'a demandé où se trouvaient les toilettes. Je lui ai dit de<br />

me suivre. Arrivée là-bas, je me suis rendue compte que j'avais oublié de<br />

prendre... quelque chose au vestiaire. Je suis revenue sur mes pas, les<br />

vestiaires jouxtant la salle de garde. J'y ai pris ce dont j'avais besoin. Retour<br />

aux WC. Puis à la chambre 317. Là, j'ai tout de suite vu que le cœur ne battait<br />

plus. J'ai appelé l'interne, commencé une réanimation... Et voilà.<br />

- Combien de temps vous êtes-vous absentée ?<br />

- Oh... moins de dix minutes. Sept, huit minutes, peut-être.<br />

- Quand vous êtes retournée aux toilettes, demande Lacluze, la femme blonde<br />

s'y trouvait-elle toujours ?


92<br />

- Je ne pense pas. Toutes les portes étaient ouvertes.<br />

- Et vous ne l'avez pas croisée dans les couloirs ?<br />

- Non. Je ne l'ai plus revue.<br />

- Parfait. Ce sera tout pour l'instant. Vous pouvez nous laisser, mademoiselle.<br />

Stac revient quelques instants plus tard. Il était parti interroger le personnel de<br />

l'étage.<br />

- Les deux allemands ont eu un comportement étrange, déclare-t-il. Quand ils<br />

sont partis, ils ont pris un ascenseur qui montait. Il y avait deux brancardiers<br />

dedans. Ils sont allés jusqu'au 6ème, puis ils sont redescendus. L'un des<br />

brancardiers, resté au 6ème, a remarqué que l'ascenseur s'était arrêté ici, au<br />

troisième. Et à la réception, au rez-de-chaussée, ils ont vu les deux allemands<br />

déboucher par l'escalier de secours. Ils sont partis après la blonde et<br />

paraissaient surexcités. Bizarre, non ?<br />

- Conclusion, bougonne Lacluze, ça nous fait au moins trois suspects.<br />

Castillon, lesquels d'entre eux étaient au courant de votre expédition de cette<br />

nuit ?<br />

- Les trois, patron. Gertrud Schmitt était dans ma voiture lorsque j'ai intercepté<br />

la conversation téléphonique de Sendis. Et j'ai téléphoné aux deux collègues<br />

allemands pour leur demander s'ils souhaitaient participer à l'opération.<br />

- Je vois, maugrée-t-il. Je me charge de les passer tous les trois sur le grill.<br />

* *<br />

*


93<br />

- Annulez votre opération. Le problème est réglé.<br />

- Alors, c'était un piège ?<br />

- Absolument pas. Mais j'ai fait intervenir quelqu'un d'efficace. Votre homme<br />

ne parlera pas. A présent, l'objectif est de retrouver le détective.<br />

Malheureusement, votre maladresse risque de nous coûter cher. Contraint<br />

d'intervenir ce matin, notre informateur risque d'être suspecté. Dans ce cas, il<br />

devra se mettre à l'abri...<br />

* *<br />

*<br />

La route défilait entre deux rangées d'arbres. Sendis n'en pouvait plus de douleur<br />

et de fatigue. Cinq heures qu'il roulait... Son épaule était en miette, fracassée par<br />

la balle qui l'avait atteint et il avait perdu beaucoup de sang.<br />

Récupérer une voiture, quitter Paris, tout s'était passé sans encombre. Lorsqu'il<br />

s'était demandé où il pourrait se réfugier, il avait tout de suite pensé à Paulo, un<br />

vieux pote avec qui il avait fait ses classes d'arsouille quand, encore policier, il<br />

avait découvert les avantages cachés de cette profession.<br />

Paulo était tombé peu de temps après lui, probablement balancé. Mouillé dans<br />

une affaire de braquage, il en avait pris pour quinze ans. A sa sortie de taule, il<br />

avait décidé de se ranger des voitures et de profiter du magot accumulé au cours<br />

de sa carrière. Il s'était acheté une petite bicoque perdue dans la cambrousse<br />

poitevine et coulait depuis lors des jours peinards en compagnie d'une de ses<br />

anciennes gagneuses. Lui saurait le planquer et le faire soigner discrètement.


94<br />

Le jour se levait lentement. Les champs apparaissaient peu à peu, nimbés d'une<br />

brume légère qui semblait flotter à ras de terre. La soif cimentait ses lèvres, la<br />

fièvre le faisait trembler convulsivement. Il n'était plus qu'un automate. Conduire,<br />

conduire cette voiture à bon port, surtout ne pas craquer.<br />

Saint Thurnoir, cinq kilomètres. Le panneau lui fit l'effet d'un grand verre d'eau<br />

fraîche. Dans cinq minutes, il serait à l'abri.<br />

Quelques instants plus tard, il aperçut le chemin qui menait à la retraite de Paulo.<br />

Il l'emprunta, ralentissant à peine. Les pluies de ces derniers jours l'avaient<br />

transformé en bourbier. La voiture brinquebalait d'un trou à l'autre, les chocs<br />

arrachaient à Sendis des cris de douleur. Mais il n'en avait cure. La proximité du<br />

but l'avait transformé en cheval fou.<br />

Il passa dans un trou plus profond que les autres. La secousse fut telle qu'il en<br />

lâcha le volant. A moitié inconscient, il vit la voiture partir droit dans le petit<br />

fossé qui bordait le chemin. Elle y bascula, poursuivit un instant sa course sur le<br />

flanc avant de s'encastrer dans un taillis.<br />

* *<br />

*<br />

Le Grand Louis était un de ces clochards de campagne qui vivent de petits<br />

boulots saisonniers et de la charité publique. Il campait dans une masure, à l'écart<br />

du bourg. Un squatter, en quelque sorte, mais le propriétaire de la bicoque laissait<br />

faire.<br />

Il était immense et bâti comme un bûcheron. Son corps gigantesque était sommé


95<br />

d'une curieuse tête d'oiseau, minuscule, en partie masquée par une tignasse brune.<br />

Son intelligence était proche du zéro degré Fahrenheit, et ses employeurs<br />

épisodiques s'épuisaient à lui expliquer sa tâche...<br />

Ce matin là, il était parti glaner du bois, car les nuits étaient encore fraîches. C'est<br />

ainsi qu'il découvrit la voiture de Sendis, renversée sur le flanc comme une<br />

baleine échouée sur la grève.<br />

Curieux, Grand Louis s'interrogea. Pourquoi diantre le propriétaire de cette<br />

voiture l'avait-il couchée ainsi ? Peut-être voulait-il en examiner le dessous ? Il<br />

colla son nez contre une des vitres et inspecta l'intérieur. Il mit quelques instants à<br />

comprendre ce qu'il voyait.<br />

- Crédiou de crédiou, jura-t-il enfin. Mais c'éti pas qu'y avions un gars, dans<br />

c'te char ! Même qu'il avions point l'air d'aller du tout !<br />

Il ouvrit la portière avant, se pencha, tapa sur l'épaule de Sendis.<br />

- Eho, gars !<br />

La douleur arracha Sendis à l'inconscience. Il ouvrit les yeux, découvrit cette tête<br />

minuscule, à peine humaine. Pendant quelques instants, il crut avoir perçu son<br />

billet pour l'enfer.<br />

- Attends, gars, poursuivit Grand Louis. J'allions t'aider à t'sortir de là.<br />

Il attrapa Sendis par le bras et entreprit de le tracter hors de la guinde.<br />

- Arrête, hurla Sendis.<br />

Surpris, l'autre le relâcha.<br />

- Tu vois pas que j'ai l'épaule démolie ? Haleta le détective.<br />

Grand Louis considéra la situation avec beaucoup d'attention. L'intensité de la


96<br />

réflexion plissait son front minuscule.<br />

- Madoué, s'écria-t-il. T'avions saigné comme un goret et t'étions comme une<br />

vache crevée, tu pouvions pas sortir d'là. Attends vouère, crévindiou. Ta<br />

foutue carette, j'allions la r'poser sur ses roues, mouai !<br />

Il attrapa le bas de caisse entre ses puissantes paluches, ahana un grand coup. La<br />

voiture bascula et se rassit sur ses quatre roues dans un grand bruit d'amortisseurs<br />

martyrisés. Sendis n'avait pas eu le temps de réaliser et il fut projeté au dehors. Il<br />

atterrit entre les jambes du Grand Louis et resta out pour le compte. Grand Louis<br />

compta trois fois trois, rajouta un pour faire dix. Puis il se gratta la tête<br />

dubitativement.<br />

- Nom dé diou ! V'là t'y pas qu'il étions core cao, ce bougre là !<br />

Il extirpa une gourde de sa poche et se pencha sur Sendis. Il lui fourra le goulot<br />

du flacon dans le bec et entreprit de lui en faire boire le contenu. A la première<br />

gorgée, Sendis ouvrit grand la bouche et s'étrangla. L'alcool pénétra à flot,<br />

l'étouffant, passant par les sinus et ressortant par le nez. La respiration totalement<br />

bloquée, il crut qu'il allait crever asphyxié. L'autre animal, croyant bien faire, lui<br />

envoyait de grandes bourrades dans le dos.<br />

Cinq minutes plus tard, Sendis était parvenu à reprendre partiellement son<br />

souffle. Il gisait par terre, complètement vidé. La douleur irradiait dans tout son<br />

corps en longues pulsations rythmées.<br />

- J'crois ben qu't'allions mieux, gars, dit Grand Louis compatissant. Mais où<br />

c'est-y donc qu't'allions par là. Y'avions rien qu'une maison au bout.<br />

- C'est là que je vais, râla Sendis.


97<br />

- Ah, tu viens vouair Paulo le Parisien. T'étions un de ses amis, p't'ête ben.<br />

Remarque, l'en a point trop, d'amis. L'étions plutôt fier, ne m'causions point.<br />

Sendis fit un effort gigantesque et parvint à se redresser. Titubant, il alla jusqu'à<br />

sa voiture. Il se glissa derrière le volant. La clé était sur le contact, il la tourna.<br />

Après quelques sollicitations, le moteur se remit en marche. Le Grand Louis était<br />

venu s'appuyer sur le toit de l'auto et regardait Sendis dubitativement.<br />

- J'savions point si t'allions le trouver, le Paulo, mon gars. Ouai, j'savions point.<br />

J'croyons ben qu'il étions point là, l'gars Paulo. L'étions parti en vacances, à<br />

c'qu'on dit au bourg. En Espagne, pt'ête ben que j'croyons.


98<br />

Chapitre treize<br />

Je quitte l'hôpital quelques jours plus tard avec une gueule à faire peur : plus de<br />

cheveux, des plaques de peau rosâtre et encore de la gaze un peu partout.<br />

Heureusement, tout ça devrait rentrer en ordre avec le temps.<br />

Mon déplorable aspect physique n'a pas affecté ma libido, et je vis avec Gertrud<br />

une passion torride. Pendant mon hospitalisation, elle est passée me voir tous les<br />

soirs. Le personnel soignant a vite compris qu'il ne fallait pas rentrer dans ma<br />

piaule pendant qu'elle était là... Mais le bruit de nos ébats avait tendance à passer<br />

à travers les murs, provoquant divers désordres... Bref, le toubib est plutôt<br />

content de me voir décaniller.<br />

Pendant ce temps, l'enquête a connu un gros rebondissement. Les deux Z ont<br />

disparu, ce qui les transforme en suspects n° 1 et 1bis, et lave la Fabuleuse de<br />

tous soupçons. Ils se sont évaporés à la sortie de l'hôpital et depuis, plus de<br />

nouvelles. Leurs supérieurs prétendent qu'ils ont été enlevés et ils exigent que<br />

nous les retrouvions toutes affaires cessantes. Nous leur répondons poliment que<br />

des recherches sont en cours, mais nous sommes persuadés que les services<br />

allemands sont derrière tout ce bigntz. Holtzberger devait être un de leur agent.<br />

Que ces foutus cousins germains prennent notre territoire pour terrain de jeu a<br />

chatouillé notre susceptibilité. Aussi sommes-nous déterminés à résoudre cette<br />

affaire au plus vite. Pour cela, il nous faut retrouver Sendis et mettre la paluche<br />

sur l'objet qu'il voulait fourguer à Big One. Pour l'instant, nous n'avons aucune


99<br />

piste, mais blessé, il a dû chercher refuge chez un proche. Une liste de ses<br />

relations a été établie, il n'y a plus qu'à toutes les contrôler. Travail de fourmis<br />

laissé aux services subalternes de Police et de Gendarmerie...<br />

En attendant, j'ai décidé d'achever de me remettre en me retirant dans ma maison<br />

de campagne, une bicoque héritée d'un oncle foldingue, bâtie au bord de la Seine<br />

en amont de Melun.<br />

J'ai convié Gertrud à passer le week-end avec moi. Elle a accepté à condition que<br />

je ne lui demande pas de faire la cuisine. Aucun problème, lui ai-je répondu, car<br />

je suis un véritable Maître Queux (attention à l'orthographe, mais les deux sont<br />

également vrais), capable de faire cuire des pâtes et des oeufs sur le plat, mais<br />

également de mitonner le plus sophistiqué des plats.<br />

Bref, les deux jours à venir se présentent sous les meilleurs hospices, surtout que<br />

le temps s'est enfin décidé à se mettre au printemps. Ciel bleu, soleil délicat et air<br />

pétillant sont de la partie lorsque la Fabuleuse débarque de sa Golf cabriolet.<br />

Elle s'est mise en tenue de campagne, avec un pantalon genre treillis revu et<br />

corrigé par un grand couturier, des baskets montantes roses et un débardeur par-<br />

dessus lequel passent d'énormes bretelles étoilées. Le débardeur est du genre<br />

affolant, dévoilant une partie des seins de la Fabuleuse chaque fois qu'elle remue.<br />

Bien que connaissant son anatomie à la perfection, ce dévoilage intermittent et<br />

parcellaire me porte aux sens.<br />

Elle demande à faire le tour du propriétaire. Mais la visite guidée s'arrête<br />

brusquement à la salle de séjour où crépite un très beau feu de cheminée, en face<br />

duquel un canapé nous tend des bras accueillants.


100<br />

On émerge vers trois heures, affamés comme des tigres. Heureusement, j'avais<br />

préparé un bouffement facile à réchauffer. Je laisse la Fabuleuse affalée dans le<br />

canapé, face au feu que j'ai ranimé. Elle est nue et moi aussi. J'aime à vaquer<br />

ainsi. C'est délassant et ça me procure un curieux sentiment de liberté. De la<br />

fringue, carcan social... A moins que ça ne découle d'un fantasme édénique.<br />

Adam et Eve, seuls au monde, infiniment libres, sans toute cette meute de<br />

connards qui vous empoisonnent l'existence à longueur de journée.<br />

Cela dit, l'Eden c'est bien à petite dose. Mais un face-à-face perpétuel, rien<br />

qu'Adam et Eve et la cueillette des fruits, ça doit être vite lassant. On comprend<br />

qu'ils aient craqué et croqué la pomme...<br />

J'en suis là de mes réflexions à haute teneur philosophique lorsque le téléphone<br />

sonne. Y'en a qu'un qui puisse venir m'emmerder jusqu'ici, c'est Lacluze. Ce que<br />

me confirme Gertrud en m'apportant le combiné du sans fil.<br />

- Ton cher patron, murmure-t-elle d'un air contrarié.<br />

- Bonjour, Castillon, attaque-t-il. Désolé de vous déranger en pleine romance.<br />

Qui est cette délicieuse personne qui m'a répondu ? Votre allemande, n'est-ce<br />

pas ?<br />

Je grogne quelque chose qui doit ressembler à un acquiescement.<br />

- Bon sang, Castillon ! Je vous avais pourtant conseillé de vous méfier d'elle.<br />

Votre foutue queue finira par vous jouer de mauvais tours ! Elle n'écoute pas,<br />

au moins ?<br />

- Elle est dans la pièce à côté.<br />

- Bon, soupire-t-il. De toute façon, il va falloir interrompre vos galipettes. On a


101<br />

logé Sendis et vous partez ce soir à Poitiers, pour être à pied d’œuvre demain<br />

matin.<br />

- Où a-t-il trouvé refuge ?<br />

- A Saint Thurnoir.<br />

- Chez Paulo-les-Grosses-Couilles ? On avait laissé tomber, il était censé être<br />

en vacances en Espagne.<br />

- Ben oui. Mais Sendis l'ignorait probablement. Il s'est cassé le nez, mais il a<br />

trouvé une solution de remplacement. Les Gendarmes du coin ont remarqué<br />

que le clochard du village avait subitement fait fortune. Le type, surnommé le<br />

Grand Louis, s'est mis à acheter des victuailles avec de beaux billets<br />

craquants. Plus bizarre encore, il a demandé au pharmacien du patelin des<br />

produits destinés à soigner une plaie importante. Bref, les gendarmes ont fait<br />

le lien avec notre fiche de recherche. En fouinant, ils ont trouvé une voiture<br />

planquée dans une grange abandonnée. D'après son immatriculation, elle<br />

appartient à la Sendis Agency. Ils nous ont aussitôt alertés et ils surveillent la<br />

masure du Grand Louis en attendant que nous intervenions. J'ai tout organisé<br />

avec Larosse. Votre équipe est sur le pied de guerre. J'ai une réunion au<br />

ministère, mais je vous attends à 19 heures précise à mon bureau. Ca vous<br />

laisse le temps de faire vos adieux. A tout à l'heure.<br />

Plutôt furax, je retourne dans la salle de séjour. La Fabuleuse m'y attend, lovée<br />

dans un fauteuil, la mine contrariée.<br />

- Des problèmes ? Me demande-t-elle.<br />

- On va être obligés d'abréger, maugréé-je. Je dois être à la boîte pour sept


102<br />

heures. Ensuite, je pars en province.<br />

- Toujours la même affaire ?<br />

Je vais pour lui expliquer le topo, mais un fond de méfiance me retient. Après<br />

tout, c'est pas ses oignons. J'acquiesce vaguement de la tête et elle n'insiste pas.<br />

- J'ai goûté ton vin, il est extraordinaire. Tiens, je t'en ai servi un verre.<br />

Elle a raison. Faut profiter du temps qu'il nous reste. Je lève mon verre en réponse<br />

à son toast muet. Bizarre, ce vin a un vague goût amer. A moins que ce ne soient<br />

mes états d'âme qui déteignent sur mes papilles gustatives ? Non, il est<br />

franchement dégueulasse. Je lève les yeux sur Gertud, qui me regarde<br />

intensément. Un brusque vertige me biche. Je lâche le verre et je m'effondre. Trou<br />

noir.<br />

* *<br />

*<br />

Sendis vivait depuis huit jours dans ce grenier pourri. Il ne supporterait pas<br />

longtemps cette vie de reclus. Heureusement, son épaule allait mieux.<br />

Il entendit l'échelle grincer, puis il vit apparaître la tête minuscule du Grand<br />

Louis.<br />

- J't'apportions à manger, gars.<br />

Sendis grimaça. La compagnie de ce grand escogriffe lui devenait insupportable.<br />

Pourtant, il lui avait rendu un sacré service, d'abord en le recueillant dans son<br />

taudis, puis en allant chercher un toubib dans le village voisin. Un vieil original,<br />

alcoolique au dernier degré et totalement misanthrope qui, à l’occasion, soignait


103<br />

Grand Louis gratuitement. Il avait extrait la balle de l'épaule de Sendis et n'avait<br />

desserré les dents que pour énoncer le prix de son intervention.<br />

Sendis attaqua mornement sa cuisse de poulet, piocha quelques chips et but une<br />

gorgée de rouge râpeux à même le goulot. Comme d'habitude, le Grand Louis<br />

bâfrait bruyamment, son regard inexpressif fixé sur son vis-à-vis.<br />

- Cesse de me regarder ainsi, bordel ! S’énerva celui-ci.<br />

L'autre ne broncha pas.<br />

Sendis craqua. Il devait partir, tout de suite, sinon il allait devenir jojo lui aussi.<br />

De toute façon, la seule issue qu'il entrevoyait, c'était de réapparaître au grand<br />

jour et tout en se gardant soigneusement, de chercher un contact avec ceux qui<br />

couraient après la cassette pour la négocier au prix fort.<br />

Décidé, il se leva et prit sa veste. Il en tira son portefeuille, compta le liquide qu'il<br />

lui restait, préleva deux billets de 500 qu'il posa devant le Grand Louis.<br />

- Pour le dérangement, marmonna-t-il.<br />

- Ben qu'est-ce que tu foutions, gars ! S’exclama le Grand Louis, éberlué.<br />

- Tu le vois, je me casse. Merci pour tout. Je m'arrangerai avec Paulo pour que<br />

t'aies une petite pincée. Là, je suis à court de pognon.<br />

Grand Louis se leva et alla se planter devant la trappe. Sendis buta contre lui.<br />

- Ca veut dire quoi, dit-il, mauvais.<br />

- J'voulions pas qu'tu t'en ailles.<br />

Sendis s'en décrocha la mâchoire de stupéfaction.<br />

- De quoi ? Bredouilla-t-il.<br />

Le Grand Louis répéta sa phrase, buté. Alors, Sendis vit rouge. Il tenta de le


104<br />

bousculer, mais autant vouloir déplacer une montagne. Furieux, il dégaina son<br />

automatique. Mais Grand Louis le lui fit sauter des mains.<br />

Fou de rage, Sendis fonça, l'épaule en avant. Le géant le renvoya en arrière d'une<br />

bourrade. La tête du détective heurta une poutre et il tomba au sol, assommé.<br />

Lorsqu'il reprit ses esprits, il vit que le Grand Louis avait ramassé le flingue et<br />

qu'il le manipulait d'un air pensif.<br />

- Fais pas le con ! Expira-t-il. Y'a pas la sécurité. Pose ça !<br />

En même temps, il sentit un liquide chaud couler dans son dos. Sa blessure s'était<br />

rouverte. Il voulut se relever mais le Grand Louis le repoussa au sol.<br />

- Mais bon Dieu, pourquoi ? Pourquoi tu me laisses pas partir ?<br />

- J'avions point envie de m'retrouver seul, lui répondit l'abruti d'un ton définitif.<br />

- Mais putain de merde ! Je vais quand même pas passer ma vie avec toi!<br />

- J'savions point, mais c'que j'savions, c'est que j'voulions point qu'tu partes.<br />

Il continuait à jouer avec le flingue, machinalement. Il advint ce qui devait<br />

arriver. Un coup partit et Sendis sentit une douleur atroce lui déchirer le ventre.<br />

Le Grand Louis en lâcha l'engin, qui tomba juste à côté de la main droite du<br />

détective.<br />

Fou de rage et de douleur, Sendis empoigna l'arme et en vida le chargeur sur son<br />

logeur. Le Grand Louis tressauta sous l'impact des balles, resta un court instant<br />

les bras ballants, la bouche grande ouverte. Puis il bascula tout d'une pièce par la<br />

trappe béante.<br />

Tremblant de douleur, Sendis tenta de se relever. Mais il ne sentait plus ses<br />

jambes. Il rampa jusqu'à la trappe mais il se rendit compte que jamais il ne


105<br />

parviendrait à descendre l'échelle. Désespéré, il se dit qu'il allait crever là lorsqu'il<br />

entendit un bruit de course. La porte d'entrée s'ouvrit à la volée. Rassemblant ses<br />

dernières forces, Sendis appela au secours. Puis il sombra dans l'inconscience.


106<br />

Chapitre quatorze<br />

Le gendarme se pencha sur le Grand Louis. Il prit le poignet, chercha le pouls.<br />

Rien. Pas étonnant, la poitrine n'était plus qu'un magma sanglant. Abandonnant le<br />

géant, il escalada l'échelle quatre à quatre et passa une tête circonspecte par la<br />

trappe. Il aperçut un corps recroquevillé, autour duquel s'élargissait une flaque de<br />

sang noir. Les yeux clos, l'homme gémissait doucement. Sans chercher à en<br />

savoir davantage sur son état, le gendarme tourna les talons et cavala jusqu'à sa<br />

voiture pour appeler des secours.<br />

Lorsque, deux heures plus tard, Sendis fut évacué vers l'hôpital de Poitiers, il<br />

vivait toujours et il avait de bonnes chances de s'en tirer. Mais sa colonne<br />

vertébrale avait été pulvérisée par la balle et il ne marcherait plus jamais. Quant<br />

au Grand Louis, il était mort sur le coup.<br />

Deux gendarmes étaient restés sur place, pour garder les lieux en attendant<br />

l'arrivée des autorités judiciaires. Compte tenu de l'heure tardive, ils ne les<br />

espéraient pas avant le lendemain matin. Aussi furent-ils surpris d'entendre deux<br />

voitures approcher doucement, comme cherchant leur route.<br />

Trois minutes plus tard, deux grosses cylindrées stoppaient à leur niveau. Une<br />

demi-douzaine d'hommes cagoulés et fortement armés en descendit. Avant qu'ils<br />

n'aient pu esquisser le moindre geste, les gendarmes furent désarmés, puis<br />

entravés avec leurs propres menottes. Sans ménagement, on les poussa vers la


107<br />

maison où s'était déjà engouffrée une partie de la troupe.<br />

- Personne, clama un des hommes masqués en redescendant du grenier. Par<br />

contre, il y a du sang partout.<br />

- Fouillez-moi ce taudis à fond, ordonna le petit homme rond qui commandait<br />

les opérations. L'objet que nous cherchons s'y trouve peut-être.<br />

Puis il se tourna vers les deux gendarmes plus morts que vifs.<br />

- Où est passé Sendis, demanda-t-il abruptement.<br />

Le plus gradé tenta de réagir.<br />

- Vous savez ce que vous risquez, en vous attaquant à nous ? Détachez-nous<br />

immédiatement.<br />

Le chef du commando sortit un automatique de son blouson. Il y vissa<br />

soigneusement un silencieux.<br />

- Ecoutez-moi bien, martela-t-il ensuite, je ne répéterai pas. Je veux savoir où<br />

est Sendis. Si je n'ai pas la réponse immédiatement, je tire une balle dans un<br />

de vos genoux. Alors ?<br />

- Je ne sais pas de qui vous parlez, crâna le gradé d'une voix mal assurée.<br />

Il y eut un plouf assourdi. Le plus jeune des gendarmes s'écroula en hurlant, le<br />

genou fracassé.<br />

- Vous êtes cinglé ! Hurla l'autre.<br />

- Où est Sendis ? Répéta le chef du commando, d'une voix froide, tout en<br />

braquant son arme sur le blessé.<br />

- Ca va, ça va, capitula le gradé. L'homme que vous cherchez vient d'être<br />

transféré à l'hôpital de Poitiers. Il a une balle dans le ventre.


108<br />

Le chef du commando réclama des précisions que le gendarme lui fournit<br />

promptement, peu soucieux de voir son adjoint davantage estropié.<br />

Lorsqu'il eut appris tout ce qu'il voulait savoir, le chef des cagoulés rameuta ses<br />

hommes. Un geste, et les deux gendarmes furent assommés à coups de crosse.<br />

Puis il ordonna à ses troupes de regagner les voitures. Avant de les rejoindre, il se<br />

pencha sur les corps inanimés et tranquillement, comme il aurait allumé une<br />

cigarette, il leur logea une balle dans la nuque.<br />

* *<br />

*<br />

On m'a toujours affirmé que les cuites au whisky ne donnaient pas la migraine.<br />

Dans le genre pub mensongère, en voilà une particulièrement gratinée ! La<br />

première fois que j'ai voulu vérifier, j'ai été malade, malade à me vomir. L'inverse<br />

du boa qui se bouffe. Le tout accompagné d'une migraine de force 10, de celles<br />

que rien n'apaise tant et si bien qu'on est tenté de se taper la tête contre un mur<br />

pour se soulager (c'est de l'homéopathie, le mal par le mal).<br />

Là, pas de lézard. J'ai dû m'envoyer une barrique de scotch derrière la cravate...<br />

J'ai dans le crâne un marteau piqueur en folie. Juste le temps de rouler sur le flanc<br />

pour laisser filer la fusée qui prend mon oesophage pour une rampe de lancement.<br />

Manque de bol, je devais être juste au bord du lit. Splach ! Dans la flaque, ce qui<br />

n'arrange rien.<br />

A tâtons, je trouve une loupiotte. Tiens, je suis chez l'oncle Albert. Enfin... Feu<br />

l'oncle. Tout seul ? Bizarre. Je ne me cuite jamais tout seul. En titubant, je fais le


109<br />

tour des lieux. Une table dressée pour deux, rien qu'une boutanche de picrate<br />

débouchée, tout juste entamée. Mais personne nulle part. Putain ! Ce que je vais<br />

mal ! Ma tronche, une vraie toupie. Scusi, faut que j'évacue.<br />

En titubant, je gagne la salle de bain et je m'inflige une douche froide. Dix<br />

minutes plus tard, je m'affale en grelottant dans un fauteuil crapaud, après avoir<br />

ingurgité un tube d'aspirine et une plaque de doliprane.<br />

Tiens, le feu n'est pas tout à fait éteint. Je le ranime au soufflet, glisse quelques<br />

bûchettes dans l'âtre et retourne me blottir.<br />

Ma cervelle reprend tout doucement ses esprits. Impossible que je me sois cuité à<br />

ce point. Je n'étais pas seul, puisque deux couverts sont dressés. Je vais cueillir un<br />

des verres. Il porte une trace de rouge à lèvres foncé, presque mauve. Donc, une<br />

gonzesse. Mais laquelle ? Et où est-elle passée ? En reposant le verre, j'aperçois la<br />

saignée de mon bras droit. La veine est bleuâtre et gonflée. D'un trou minuscule<br />

perle une goutte de sang séchée. Pas de doute, on m'a fait une piqûre et ce n'est<br />

pas un pro qui l'a faite...<br />

Je pars à la recherche de mes fringues. Elles ne sont pas loin, éparpillées à même<br />

le sol. Indices tendant à prouver que lorsque je me suis décarpillé, j'étais en proie<br />

à une intense frénésie sexuelle...<br />

Je découvre un cheveu blond pâle et court posé sur le col de ma veste. Une<br />

blonde aux cheveux courts, avec un rouge à lèvres mauve... Le trou complet.<br />

Tout ce que j'en ressors, c'est qu'on m'a injecté une saloperie qui m'a rendu<br />

malade et qui m'a fait perdre la mémoire récente. Sûrement en liaison avec le<br />

turbin. Sur quoi étais-je, ces derniers jours ? En croisant ma tronche dévastée


110<br />

dans une glace, je constate qu'elle porte des traces de brûlures, de même que mon<br />

crâne, sur lequel commencent tout juste à repousser des cheveux.<br />

J'essaye de récapituler, mais rien à faire. Le mieux, c'est que j'appelle Stacchi. Il<br />

saura me dire.<br />

Bien sûr, le téléphone est coupé. Je palpe ma veste. Mes papiers ont disparu. Sans<br />

grande illusion, je sors inspecter ma chignole. Gagné, les quatre pneus sont<br />

crevés. Par contre, "on" n'a pas pensé au vélo, planqué sous une remise.<br />

Quelques minutes plus tard, je pédale comme un dingue, malgré mon crâne qui se<br />

prend toujours pour une usine d'emboutissage. Heureusement, il y a un village<br />

pas loin. Je vais réveiller un quidam.<br />

Première maison, je sonne. Rien. Sans doute une résidence secondaire. Au fait,<br />

quel jour est-on ? Deuxième maison, la sonnette réveille un chien. J'insiste. Une<br />

fenêtre finit par s'ouvrir. J'explique mon cas, qui n'émeut pas le propriétaire des<br />

lieux tant s'en faut.<br />

- Foutez le camp ! Hurle-t-il. Foutez le camp ou je sors le fusil !<br />

- Mais je vous dis que c'est grave ! Il faut absolument que je téléphone !<br />

- Vous avez une cabine un peu plus loin. Allez, oust !<br />

- Mais j'ai été agressé, on m'a tout pris !<br />

Peine perdue, le glandu a déjà refermé son volet. Je fais encore trois essais<br />

malheureux. Incroyable. Ces braves gens sont si couards qu'ils laisseraient crever<br />

quelqu'un devant leur porte plutôt que de l'ouvrir !<br />

J'espère au moins que l'un de ces moudus aura eu la bonne idée d'appeler la<br />

gendarmerie. Quoique ces braves képis risquent de me foutre au trou sans autre


forme de procès.<br />

111<br />

Seule solution : gagner Melun. Quinze bornes, une heure. Allons-y.<br />

Je n'ai pas fait deux bornes quand j'entends une voiture se pointer. Ca me donne<br />

une idée. Je pile, désenfourche et balance le vieux clou au milieu de la chaussée.<br />

Après quoi, je me laisse tomber sur le bas coté, étalé comme une flaque. Pourvu<br />

qu'il s'arrête, ce nœud ! Manquerait plus qu'il bousille ma bécane et poursuive sa<br />

route... Non, ça va. Il pile. Bruit de portière. Un gars se penche sur moi, j'ouvre<br />

les yeux.<br />

- Comment vous sentez-vous ? Me demande-t-il. Une voiture vous a renversé ?<br />

Sans geste brusque, je m'assieds sur mon séant. Le type est un quinqua aux<br />

grosses lunettes, en smoking et nœud papillon. Il doit rentrer d'une soirée.<br />

- Merci de vous être arrêté, dis-je. Et pardonnez-moi cette mise en scène. Je n'ai<br />

pas eu d'accident, mais il se trouve que j'ai été agressé chez moi. On m'a<br />

dépouillé de tout et il faut que je téléphone de toute urgence. Je suis allé au<br />

village voisin, mais personne n'a voulu m'aider. Alors, j'ai trouvé ce<br />

stratagème.<br />

Il ne paraît pas plus étonné que cela.<br />

- Si je comprends bien, c'est une façon originale de faire du stop ?<br />

- Si l'on veut.<br />

Il réfléchit un instant.<br />

- Ecoutez, nous habitons à cinq minutes de là. Je ne peux prendre votre<br />

bicyclette dans mon coffre, il est trop petit. Laissez-le dans le fossé et montez.<br />

Vous téléphonerez de chez nous.


112<br />

- Je ne sais comment vous remercier...<br />

Dix minutes plus tard, je parviens à joindre Stac qui est encore à la boîte.<br />

- Qu'est-ce que tu fous, bordel ! Lacluze est fou de rage !<br />

Puis, sans sommation, il me balance sur la ligne de celui-ci.<br />

Effectivement, Lacluze trépigne. Mais lorsque je lui ai résumé ma situation, il se<br />

calme.<br />

- Gertrud Schmidt, ça vous dit quelque chose ? L'affaire Holtzberger ?<br />

L'ambassade d'Allemagne ?<br />

Je sens que ça me revient doucement...<br />

- Où êtes vous ? Grommelle-t-il. J'envoie les Gendarmes du coin vous<br />

chercher. Ils vous convoieront jusqu'à Villacoublay. Il y'a eu du grabuge à<br />

Poitiers.


113


114<br />

Chapitre quinze<br />

Le tarmac de Villacoublay est désert lorsque j'y déboule escorté par deux<br />

gendarmes bougons. En bout de piste stationne un Falcon, réacteurs en marche,<br />

tous feux allumés. Un zig de l'armée de l'air se détache du train avant pour venir<br />

ouvrir ma portière.<br />

- Inspecteur Castillon ? Ils n'attendent plus que vous pour décoller. Venez.<br />

Je suis l'aviateur terrestre d'un pas cotonneux. Toujours les effets secondaires de<br />

la saloperie injectée par Gertrud...<br />

Stac m'accueille en haut de la passerelle.<br />

- Bienvenue à bord, s'exclame-t-il. Alors, paraît que tu t'es fait mettre profond<br />

par la môme Gertrud ? C'était bon, au moins ?<br />

Je le contourne sans daigner lui répondre. Je constate que mon groupe est au<br />

complet, affronte les regards narquois, avise un siège côté hublot, m'y laisse<br />

tomber comme choit une bouse bien mûre.<br />

D'un signe de la main, j'intime l'ordre à Stac de prendre place à mes côtés.<br />

Conscient de l'honneur qui lui est fait, il obtempère respectueusement.<br />

Déjà, l'avion roule. Quelques secondes plus tard, il s'arrache de la piste.<br />

- Vas-y, dis-je à Stac. Lacluze m'a dit que tu me ferais l'historique. Je t'écoute.<br />

- Faudrait déjà que je sache à partir d'où ? Papy m'a dit que t'avais perdu la<br />

mémoire ?<br />

- Je l'ai retrouvée. Il paraît qu'il y a eu du grabuge ?


115<br />

- Tu crois pas si bien dire. Sendis et son hôte se sont disputés, l'hôte est mort et<br />

Sendis a pris une balle dans le bide. Transféré à l'hosto de Poitiers, il devrait<br />

s'en sortir. Peu de temps après son évacuation, deux bagnoles ont déboulé<br />

dans le patelin. Des gens qui cherchaient la maison du Grand Louis, le gus qui<br />

hébergeait Sendis. Un quidam les renseigne, ils foncent, tombent sur deux<br />

gendarmes qui gardaient les lieux. Là, on suppose qu'ils ont interrogé les deux<br />

képis, après quoi ils les ont abattus. Ils ont alors foncé sur Poitiers, investi<br />

l'hosto. Ils cherchent Sendis, mais celui-ci est en salle d'opération. Ils se font<br />

remettre ses affaires, qu'ils retournent de fond en comble, sans rien y trouver.<br />

Au moment où ils s'apprêtent à repartir, une patrouille de police se pointe.<br />

C'est le carnage. 4 flics tués. Les assaillants prennent la fuite et on les cherche<br />

toujours.<br />

- Incroyable, marmonné-je. Tu te rends compte avec quelle rapidité ils ont agi ?<br />

Gertrud a dû terminer de me dénoyauter vers 16 heures. Six heures plus tard,<br />

ils étaient à pied d’œuvre à Saint Thurnoir... Je me demande bien contre qui<br />

on se bat. Jamais les Services Secrets allemands n'agiraient ainsi...<br />

* *<br />

*<br />

Le flic qui nous pilote de l'aéroport à l'hôpital doit se prendre pour Senna. Où<br />

alors, il est pressé d'aller se coucher. Sa conduite n'arrange pas mon état<br />

nauséeux. Quand nous parvenons à destination, je suis au bord de la catastrophe.<br />

L'hosto est en état de siège. Toute la volaille de Poitiers doit se trouver


116<br />

concentrée ici. Les gus de la P.J. s'affairent dans le hall, là où le commando a<br />

croisé la patrouille de police. L’emplacement des corps est tracé à la craie, au<br />

milieu d’une mare de sang.<br />

On nous conduit à une salle où sont rassemblées toutes les huiles du<br />

Département. L'accueil n'est pas franchement cordial. Les provinciaux, quelle que<br />

soit leur fonction, n'aiment pas que les parigots viennent s'occuper de leurs<br />

affaires. Ils devraient pourtant se souvenir que bien des parisiens sont des<br />

provinciaux déracinés !<br />

Après des présentations crispées, on peut passer aux choses sérieuses, à savoir<br />

l'interrogatoire des témoins.<br />

Il n'en ressort pas grand chose, si ce n'est que le chef du commando est un type de<br />

petite taille, plutôt rond, froid et méthodique, qui s'est chargé lui-même d'achever<br />

un de ses coéquipiers blessé.<br />

Une seule certitude, ils sont repartis bredouille. Si l'on retient l'hypothèse que<br />

Sendis avait la cassette quand il est arrivé à Saint Thurnoir, deux solutions sont<br />

possibles. Soit ils ont mal fouillé la bicoque du Grand Louis (mais Sendis a peut-<br />

être planqué son trésor dans les environs), soit la cassette a disparu à l'hôpital.<br />

Dans ce cas, c'est probablement un employé de l'hosto qui l'a chouravée. Ceux<br />

qui ont approché Sendis ne sont pas très nombreux. Leur interrogatoire n'a rien<br />

donné, non plus que la fouille de leur casier personnel. Conclusion, la cassette est<br />

sûrement restée à Saint Thurnoir.<br />

- Samir et Driou, vous filez là bas. Retournez l'antre du Grand Louis, sondez le<br />

terrain alentour pour vérifier que rien n'y a été enterré récemment. Prenez


117<br />

également vos dispositions pour monter une souricière. Vu l'énergie qu'ils<br />

mettent à retrouver cette foutue cassette, il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'ils<br />

reviennent là. Soyez prudents. Vous avez vu qu'ils ne font pas de cadeau ?<br />

A cet instant, le Commissaire Principal Lepoiloc débarque.<br />

- On vient de retrouver leurs bagnoles, grommelle-t-il. Elles ont brûlé avec<br />

leurs occupants.<br />

* *<br />

*<br />

Une pinède dans le soleil de l'aube. Une légère brume traîne au ras du sol, ça<br />

devrait sentir bon le pin et l'humus humide. En fait, ça pue la chair et le<br />

caoutchouc carbonisés. Saturé d'horreur, je vais fouiner dans les environs. Un<br />

seul chemin d'accès à la clairière. Il a plu récemment et la terre est gorgée d'eau.<br />

Plusieurs traces de pneus s'entrecroisent. On repère aisément celles à double<br />

essieu arrière du camion de pompier. Une autre, très étroite qui correspond à<br />

l'estafette de gendarmerie. Deux paires de traces identiques qu'ont faites les deux<br />

voitures du commando en arrivant. Je distingue enfin des empreintes de pneus<br />

très larges, à grosse sculpture. Le véhicule qui les a faites doit être un 4X4. On<br />

voit bien qu'il a stationné quelques temps en bordure de la clairière (une tâche<br />

d'huile macule le sol) et qu'il est reparti ensuite. Tiens, à proximité de la tâche<br />

d'huile, j'aperçois une trace dans l'herbe, comme si quelque chose de lourd avait<br />

été traîné par terre jusqu'à un fourré. J'écarte les broussailles, et je découvre un<br />

gus gisant face contre terre. Je le retourne. Il a pris une balle en pleine tête.


118<br />

Décidément, l'affaire se complique. Pensif, je rejoins le groupe agglutiné autour<br />

des bagnoles calcinées.<br />

- Apparemment, un des membres du commando a échappé au massacre, me<br />

murmure Stac. Les pompiers n'ont dénombré que six corps alors qu'ils étaient<br />

sept.<br />

- Mouais. Ca sent la débandade. J'ai trouvé un septième macchabée, mais je ne<br />

pense pas que ce soit celui qui manque dans les bagnoles.<br />

J'avise trois gendarmes en train de se taper un sandwich, plus ou moins planqués<br />

dans leur estafette. D'un geste impératif, je leur signifie de me rejoindre. Je les<br />

emmène voir ma découverte macabre.<br />

- Regardez-le bien, leur dis-je. Je suis sûr que ce type est basé dans le coin.<br />

Consciencieux, les deux képis se penchent sur le de cujus. C'est un type robuste,<br />

de taille moyenne, aux cheveux bruns courts. Malheureusement, la bastos lui a<br />

arraché une partie du visage. Et bien sûr, il ne porte aucun papier sur lui.<br />

- Il roulait dans un véhicule type 4X4, insisté-je.<br />

- C'était pas un Land Cruiser Toyota ? S'enquiert le Brigadier Dunoeud.<br />

- Je ne suis pas assez doué pour déterminer un modèle rien qu'en observant ses<br />

traces de pneus, ricané-je.<br />

L'autre se renfrogne, vexé.<br />

- Vous pensez à quelqu'un ? Le relancé-je.<br />

Il hésite, se tourne vers ses collègues.<br />

- Vous ne trouvez pas qu'on dirait le gars du manoir de Rinçay-le-Fond ?


119<br />

* *<br />

*<br />

Le manoir du Rinçay est une puissante demeure aux murs gris et au toit<br />

d'ardoises. Il est planté sur une hauteur qui domine la vallée du Pallu. Une grande<br />

prairie d'un vert irréel descend doucement jusqu'à la rivière qui serpente au fond<br />

d'un val beaucoup trop large pour elle.<br />

- Le gars vivait seul là-dedans. Pas de domestique. Il s'était installé il y a une<br />

dizaine d'années. Il avait fait faire des travaux pendant près d'un an. A<br />

l'époque, ça m'avait intrigué. Bien sûr, le manoir était en mauvais état, mais<br />

un an de travaux... d'autant plus bizarre qu'il faisait travailler des entreprises<br />

qui venaient de Paris ou même de l'étranger. Je ne sais pas ce qu'il a fait<br />

installer là-dedans, mais l'EDF a dû changer la ligne ! En tout cas, ce devait<br />

être précieux, parce qu'il a fait monter un réseau de surveillance vidéo, avec<br />

cellules photo-électriques, alarmes, clôtures électriques... Tout un fourbi,<br />

quoi.<br />

- Et vous n'avez jamais réussi à savoir ce que ce type bricolait ?<br />

Le MdL chef hausse ses épaules matelassées.<br />

- Ben non. Faut dire que je pouvais quand même pas aller fouiller, hein ? J'ai<br />

fait une demande de renseignements. Justin Peutrokurt, qu'il s'appelait. Père<br />

allemand, mère française. Pas de casier. Ancien secrétaire particulier d'un<br />

magnat brésilien. Il arrivait d'ailleurs du Brésil... Si vous voulez, je vous<br />

passerai une copie de sa fiche ?<br />

- Merci, chef. Mais son état civil suffira à faire marcher nos fichiers. On vous


120<br />

offre un pot pour vous remercier de nous avoir véhiculés jusqu'ici ?<br />

Pas besoin d'insister beaucoup. Cinq minutes plus tard, on se retrouve dans le<br />

café-épicerie du Rinçay, tenu par un couple d'anciens qui devraient avoir touché<br />

leur bon de retraite depuis longtemps. On commence mollo par un pot de café<br />

accompagné de tartines beurrées. On passe rapidos à l'assiette de charcutaille et à<br />

la boutanche de vin du pays, puis au frometon et enfin au marc. La Police<br />

parisienne fraternise avec la gendarmerie rurale ! Stac et le brigadier-chef Marcel<br />

Lejoufflu se sont lancés dans un concours de rots. Force est de constater que<br />

Mister Monstre manque d'entraînement...<br />

Pendant ce temps là, aidé par le Chef Pinard, je discute avec quelques<br />

autochtones. J'apprends ainsi que Peutrokurt aurait quitté son manoir vers minuit,<br />

la nuit dernière. Un agriculteur qui rentrait chez lui après qu'une de ses vaches eut<br />

vêlé, l'a croisé. Un autre, qui partait ramasser ses collets sur le coup de quatre<br />

heures (pas de risque de croiser un garde chasse à cette heure-ci), a vu la Land<br />

Cruiser qui remontait au manoir. Un dernier a vu une autre voiture qui en partait<br />

vers six heures. Une petite Peugeot noire dont la gendarmerie connaît<br />

l'immatriculation.<br />

Renseignés et rassasiés, il ne nous reste plus qu'à explorer le manoir du Rinçay.<br />

Mais là, pas question de compter sur les gendarmes tant qu'il n'y a pas de mandat.<br />

Comme je n'ai pas le temps d'attendre Larosse, je me débrouillerai avec Mister<br />

Monstre. Je l'interromps alors qu'il passe des rots aux pets.<br />

- Amène-toi, gros lard, fais-je en contemplant sa face de gargouille enluminée<br />

par le picrate et le marc. Un peu de marche à pied te fera du bien !


121


122<br />

Chapitre seize<br />

Aucun problème pour pénétrer dans le manoir. La grille est ouverte. Enfermés<br />

dans un chenil, trois gros bergers allemands éructent de rage. Tous les volets sont<br />

bouclés. Je laisse Serge en couverture et je traverse furtivement la cour pavée.<br />

Rien ne bouge.<br />

Après avoir attendu un instant, planqué derrière la margelle d'un puits, je cours<br />

jusqu'au perron monumental. J'escalade les marches quatre à quatre et bute sur<br />

une grande porte vitrée.<br />

Je fais signe à Stac de me rejoindre, puis je manœuvre le bec de canne. La porte<br />

s'ouvre sans grincer. Toujours personne. Un vaste hall, dallé de marbre. Au fond,<br />

un escalier à double révolution au pied duquel gît le corps d'un homme. Un type<br />

d'une quarantaine d'années, aux cheveux blonds très courts. Il a pris une balle<br />

dans la nuque.<br />

Le rescapé du commando procède au grand nettoyage. Cela semblerait vouloir<br />

dire que contrairement à ce que je pensais, il a retrouvé cette foutue cassette.<br />

- T'as vu, souffle Stac qui vient de me rejoindre. Le 4X4 est sous un hangar,<br />

dans la cour.<br />

J'enregistre. Ensuite, on entame la visite. Le rez-de-chaussée comprend trois<br />

grandes pièces, vides de tout meuble, un petit salon meublé d'époque et les<br />

communs. Au fond d'un couloir, on tombe sur une porte blindée commandée par<br />

un portier électrique à code. D'après la configuration des lieux, cette porte doit


123<br />

donner sur un escalier desservant le sous-sol. J'essaye quelques combinaisons au<br />

hasard, mais fume ! On verra plus tard.<br />

Visite du premier étage, qui est partiellement aménagé. La résidence du maître de<br />

maison, semble-t-il. Vaste séjour, meublé cuir, doté d'un équipement télé-vidéo-<br />

hi-fi dernier cri. Bar bien approvisionné. La hauteur sous plafond a été réduite<br />

pour faire plus intime. Contiguë, une très grande chambre meublée d'un lit<br />

circulaire pouvant accueillir une demi-douzaine de protagonistes. Question : les<br />

draps sont-ils fabriqués sur mesure ? Les murs et le plafond sont couverts de<br />

miroirs. Dans un coin, une caméra vidéo est montée sur trépied. Ca sent le cocon<br />

à partouze. Bizarre, en pleine cambrousse, alors que Peutrokurt est censé vivre<br />

seul.<br />

Une porte donne accès à une salle de bain impériale. Trois marches permettent<br />

d'y accéder, car celle-ci comprend essentiellement une baignoire de taille XXL<br />

encastrée dans un podium.<br />

Au fond de cette baignoire gît un nouveau cadavre. Encore un homme blond aux<br />

cheveux ras. Décidément, les gendarmes étaient bien mal renseignés...<br />

Nous traversons quelques pièces aménagées, moins luxueuses, dont deux<br />

chambres occupées probablement par nos deux cadavres blonds. Un cagibi, enfin,<br />

dont les murs sont couverts de placards. J'en ouvre un au hasard. Il est empli de<br />

flacons de verre. Sur chacun d'eux est collée une étiquette qui indique la nature<br />

du produit. Mais les noms de ceux-ci, à forte connotation chimio-<br />

médicamenteuse, ne me disent rien. Dans un autre placard, du matériel à piqûre :<br />

seringues, élastiques, coton, produit désinfectant. Du boulot pour le labo...


124<br />

Stac fouine dans la salle de séjour sans plus s'occuper de moi. Je décide de<br />

poursuivre mon exploration. J'emprunte l'escadrin menant aux combles. Je tombe<br />

sur un local de transmission des plus modernes. L'installation radio comporte une<br />

antenne extérieure amovible. L'émetteur/récepteur est relié à deux gros magnétos<br />

à bande. Je branche l'un des deux, enroule la bande et enclenche la lecture.<br />

L'engin émet quelques grafouillis disgracieux, puis produit un sifflement suraigu<br />

à peine modulé. L'appareil est équipé d'un modulateur de vitesse. Je pousse le<br />

curseur vers la vitesse la plus lente et je réécoute. Ca donne une voix basse,<br />

déformée par le défilement trop lent. Nouvel essai après réglage. Cette fois-ci,<br />

l'enregistrement est parfaitement intelligible mais tout à fait incongru : "Les<br />

éléphants, qui avaient tout brisé lors de leur passage précédent, remontèrent à<br />

nouveau vers le Nord à la recherche de nourritures..."<br />

Poursuivant l'écoute de la bande, je tombe sur plusieurs passages du même goût.<br />

Dubitatif, je coupe le zinzin. Ces messages font appel à un code certainement très<br />

sophistiqué. Et comble de précaution, ils sont transmis en vitesse accélérée, si<br />

bien qu'un message d'une minute passe en une seconde. Dans ces conditions, la<br />

seule façon de capter le message est d'être calé sur la fréquence d'émission avec<br />

un magnéto qui se déclenche automatiquement. Autant dire que les risques<br />

d'interception sont nuls.<br />

Je descends au premier étage relater mes découvertes à mister Monstre. Le<br />

silence qui règne à cet étage m'inquiète soudainement. Je dégaine mon obusier et<br />

pénètre brutalement dans le séjour. J'y découvre Stac vautré dans un canapé, un<br />

verre à la main, occupé à regarder la télé !


125<br />

- Tu t'emmerdes pas, mon salaud ! M’insurgé-je.<br />

L'Infâme ne détourne même pas la tête. Sans mot dire, il tapote sur le canapé,<br />

m'incitant par ce geste à venir le rejoindre. Intrigué, je me pose à ses côtés.<br />

Interloqué, je m'aperçois qu'il est en train de regarder un film X ! Du moins le<br />

pensé-je quelques secondes. Mais rapidement, je reconnais les protagonistes<br />

masculins : Peutrokurt et les deux blonds. Le film a été tourné ici, dans la<br />

chambre au grand lit circulaire. Les actrices ? Rien que des filles blondes,<br />

moulées à la louche, pas plus de vingt cinq ans d'affinage. Elles semblent toutes<br />

atteintes de frénésie sexuelle. Mais ce qui frappe, c'est la fixité de leur regard.<br />

- On dirait qu'elles sont droguées, murmuré-je.<br />

- Mouais, grogne Stac. Et encore, tu n'as pas tout vu. Je suis tombé sur des<br />

scènes sado masochistes très gratinées. Tu veux voir ?<br />

- Non merci, sans façon. Je pense à un truc. Ces nanas, elles sortent bien de<br />

quelque part ?<br />

Stac coupe la télé et se lève en baillant.<br />

- Bien raisonné, inspecteur Castillon. Et si on allait visiter la cave ?<br />

* *<br />

*<br />

Peter décrocha le téléphone avec délectation. Il composa le numéro, écouta la<br />

sonnerie. A la quatrième, on décrocha. Il reconnut la voix du Superviseur. Il lui<br />

donna son code d'identification.<br />

- Ah, c'est vous ! Fulmina le Superviseur. Que s'est-il passé ? J'attendais votre


126<br />

appel beaucoup plus tôt. Et impossible d'entrer en contact avec la base VI...<br />

- Du calme, voyons ! Tout va bien !<br />

- Ah ça !... Comment osez-vous me parler sur ce ton !<br />

- Ecoute, Siegfried, cesse tes grands airs. Ils ne m'impressionnent pas et pour<br />

tout te dire, tu m'emmerdes. Ceci posé, ouvre grand tes oreilles et écoute-moi<br />

bien.<br />

Peter savoura le silence pétrifié de son interlocuteur. Il poursuivit.<br />

- Bien. J'ai récupéré la cassette, c'est une première chose. Mais comme j'en ai<br />

plus qu'assez de ton organisation de merde, j'ai liquidé toute mon équipe pour<br />

avoir les coudées franches. Ensuite, j'ai exécuté tout le personnel de la base<br />

VI et je me suis arrangé pour que les flics puissent remonter jusqu'au manoir.<br />

A l'heure qu'il est, je pense qu'ils y sont et qu'ils découvrent vos petits secrets.<br />

Ca te la coupe, pas vrai ?<br />

- Si ce que vous dites est vrai, vous êtes un homme mort, siffla le Superviseur,<br />

la voix tremblante de rage.<br />

- Taratata ! Et la cassette, hum ? Vous la voulez toujours ?<br />

- Ca va, capitula Siegfried Parlez. Mais n'oubliez pas une chose :<br />

L'Organisation règle toujours ses comptes, un jour ou l'autre, partout dans le<br />

monde.<br />

- S'il n'y a que des types comme vous à sa tête, j'en doute, persifla Peter. Mais<br />

rassurez-vous, je ne suis pas gourmand. Je ne vous demande que 4 petits<br />

millions de dollars en échange de cette foutue cassette. A prendre ou à laisser.<br />

En cas de refus, je négocie avec quelqu'un d'autre. Et accessoirement, j'envoie


127<br />

à la Police française un petit mémoire sur vos activités. Alors ?<br />

- Espèce de crapule ! Ordure. Je...<br />

- Ta gueule. Tu me dis si tu es d’accord ou pas. C’est tout ce qu’il m'intéresse<br />

de savoir.<br />

- Vous vous doutez bien qu'il n'est pas de mon ressort de décider...<br />

- D'accord. En ce cas, je vous rappelle dans quatre heures. Mais il n'y aura pas<br />

de nouveau délai.<br />

Peter raccrocha. Il sortit de la cabine, satisfait de lui. Il avait laissé la Peugeot<br />

noire dans un chemin creux, persuadé que la Police la cherchait déjà. D'un pas<br />

vif, il se dirigea vers la gare.<br />

* *<br />

*<br />

Il nous a fallu près d'une demi-heure pour bousiller la gâche électrique qui bloque<br />

la porte de la cave. Quand celle-ci s'ouvre enfin, on découvre un escalier étroit.<br />

D'un doigt méfiant, j'allume la lumière. L'escalier se termine sur une grille, munie<br />

d'une serrure classique. Je la force en quelques secondes, pousse une porte<br />

capitonnée et me retrouve, pétard au poing, dans un couloir éclairé au néon et<br />

bordé de portes munies d’œilletons. Kif une prison...<br />

Je colle mon oeil sur l'un d'eux. Je découvre une pièce minuscule, deux bat-flancs<br />

sur lesquels deux filles blondes sont prostrées.<br />

- En fouillant un des macchabs du haut, j'ai trouvé ça, murmure Stac en agitant<br />

un trousseau de clés.


128<br />

Il essaye les clés sur la lourde. A la troisième, ça tourne, j'ouvre. Hagardes, les<br />

deux filles se redressent. Une expression d'effroi se lit sur leur visage. L'une d'elle<br />

me pose une question dans une langue qui ressemble vaguement à de l'allemand.<br />

- Police, réponds-je en lui montrant ma carte.<br />

Il me semble que ça la rassure.<br />

Elles ont à peine plus d'une vingtaine d'années chacune. Très blondes et moulées<br />

à la louche. Serge s'est attaqué aux autres portes et bientôt, nous sommes<br />

encerclées par une vingtaine de beautés blondes, dont certaines sont pratiquement<br />

nues, qui babillent dans plusieurs langues différentes.<br />

Je jette un coup d’œil à Mister Monstre et le trouve un brin congestionné. On le<br />

serait à moins !


129


130<br />

Chapitre dix sept<br />

Heureusement, l'une de ces beautés parle le français. Elle est Belge, de Bruxelles.<br />

Elle nous explique qu'elle a été enlevée il y a deux semaines et qu'elle s'est<br />

retrouvée ici. Elle ignore quel sort on leur réservait, mais suppose être tombée<br />

entre les mains d'un réseau de prostitution. Chaque jour, elle subissait une séance<br />

de conditionnement, avec piqûres et autres joyeusetés. Le reste du temps, elle le<br />

passait dans le souterrain sous la surveillance des deux hommes blonds que nous<br />

avons retrouvés morts. Elle avait dû participer à des partouzes avec ses<br />

compagnes d’infortune. Ont leur injectait alors un produit qui les rendait soit<br />

passives, soit malades de sexe. Depuis qu'elle est arrivée, elle a vu partir deux<br />

filles dont le conditionnement devait être terminé. Quatre autres sont là depuis<br />

assez longtemps. Leur comportement est bizarre, et elles ne se mêlent plus aux<br />

autres captives. Brigitte Lamoule (c'est notre Belge, bien sûr) nous les désigne<br />

discrètement. Effectivement, elles se tiennent à l'écart et nous observent d'un air<br />

hostile.<br />

Légèrement dépassé par les événements, j'entreprends une visite rapide du sous-<br />

sol. Outre les cellules, il y a une grande cuisine, des sanitaires et une pièce<br />

commune. Je découvre également deux pièces cubiques, aux murs très blancs et à<br />

l'éclairage cru. L'équipement est spartiate. Un fauteuil comme ceux des cabinets<br />

dentaires, mais avec des sangles aux accoudoirs, permettant d'attacher le patient.<br />

Un casque écouteur est posé sur le dossier. Une table métallique montée sur


131<br />

roulette est installée à proximité, sur laquelle est posé un nécessaire à piqûres<br />

ainsi que diverses fioles du même type que celles de la pharmacie du 1er étage.<br />

Une cabine est installée dans le fond. Elle donne sur les deux pièces à la fois<br />

grâce à deux petites lucarnes vitrées. A l'intérieur, un siège et un pupitre. Je<br />

m'installe. Devant moi, quelques boutons et des manettes. Toujours téméraire,<br />

j'appuie au pif sur un bouton rouge qui occupe une position centrale. Aussitôt, des<br />

stores à lamelles viennent occulter les lucarnes et des lumières très puissantes<br />

s'allument de l'autre côté. Je vais jeter un coup d’œil. Un gros spot est braqué sur<br />

une boule à facettes multicolores, semblable à celles que l'on trouve dans les<br />

boîtes de nuit. Du coup, je comprends l'usage d'une des commandes : elle permet<br />

de mettre la boule en rotation. Une autre sert à déclencher un lecteur de bande<br />

magnétique que je suppose relié à l'écouteur du fauteuil. Bref, je viens de<br />

découvrir le matériel de conditionnement évoqué par Brigitte Lamoule, qui mêle<br />

pharmacopée, hypnotisme et bourrage de crâne.<br />

Inutile de poursuivre davantage mes investigations, ce sera le boulot des<br />

techniciens. Je reviens dans la pièce commune où règne une joyeuse animation.<br />

- Stac, on remonte. Je vais appeler Lacluze. Occupe-toi des filles pendant ce<br />

temps. Fais gaffe qu'elles ne touchent à rien.<br />

Mister Goret se pourlèche les babines d'un air affamé.<br />

- Ne t'inquiète pas. Je ne les quitterai pas d'un pouce, ces poulettes.<br />

* *<br />

*


132<br />

Peter avait pris le train jusqu'à Parthenay. Là, il avait loué une voiture bas de<br />

gamme et s'était mis en quête d'un gîte discret.<br />

Il trouva son bonheur au bord d’un lac, une petite maisonnette louée par des<br />

agriculteurs du coin. Il s'était fait passer pour un pêcheur invétéré, célibataire et<br />

friand de nature et de tranquillité.<br />

Son installation terminée, il partit à pied le long du plan d’eau, pour rejoindre le<br />

hameau tout proche où il avait repéré une cabine téléphonique.<br />

On décrocha tout de suite. Une voix féminine, rauque, avec un léger accent<br />

germanique. Surpris, Peter pensa s'être trompé de numéro.<br />

- Siegfried n'est pas là ? S’enquit-il néanmoins.<br />

- Si, lui répondit la femme. Mais c'est à moi que vous aurez à faire.<br />

Peter eut un rire bref.<br />

- Vous l'avez viré, si je comprends bien. Vous avez bien fait, c'était un<br />

incompétent. Pour ce qui concerne notre marché, quelle est votre réponse ?<br />

- Nous sommes d'accord sur le fond. Mais nous avons deux problèmes à régler.<br />

Le premier, c'est le montant de la somme que vous exigez. Nous ne pouvons<br />

en disposer immédiatement, la base centrale doit nous faire un virement.<br />

Nous sommes vendredi, nous ne l'aurons pas avant lundi. Soit vous acceptez<br />

ce délai supplémentaire, soit vous baissez vos prétentions de moitié.<br />

Peter sentit qu'avec cette femme, l'affaire serait plus dure à mener qu'avec<br />

Siegfried, qui était impulsif et vaniteux.<br />

- Ce n'est pas ce qui était convenu avec Siegfried.<br />

- Comme vous l'avez compris, nous l'avons viré. Je le remplace et c'est moi qui


décide. Alors ?<br />

133<br />

Une brusque bouffée de colère submergea Peter. Elle cherchait à gagner du temps<br />

et en plus, elle se foutait de lui..<br />

- De combien disposez-vous immédiatement, demanda-t-il.<br />

- Tout juste de la moitié. Et encore.<br />

- Démerdez-vous, explosa-t-il. Je veux deux millions immédiatement, sinon je<br />

balance tout ce que je sais aux flics.<br />

- Mais que savez-vous, mon pauvre Peter ? Peu de choses, en fait. Et puis nous<br />

avons pris les dispositions qui s'imposaient...<br />

Peter tenta de se contenir.<br />

- Ne jouez pas avec moi, siffla-t-il. Le chef de la base VI m'a parlé avant de<br />

mourir, beaucoup parlé, justement pour ne pas mourir...<br />

- Et qu'a-t-il bien pu vous dire de plus que ce que vous avez découvert à la base<br />

VI ?<br />

- Il m'a donné la filière par laquelle les filles sont évacuées après leur<br />

traitement.<br />

- La belle affaire... Il ignorait la destination finale. De notre organisation, il ne<br />

savait pas grand chose, pas plus que vous en connaissez. Quant à la filière<br />

dont vous parlez, c'est une branche pourrie que nous avons déjà sciée...<br />

Allons, mon cher Peter. Vous allez devoir vous résoudre à une évidence.<br />

Vous n'avez que la cassette à vendre et vous ne pouvez la vendre qu'à nous,<br />

faute de savoir ce qu'elle représente. Bien sûr, vous pourriez essayer d'en<br />

connaître le contenu, mais dans ce cas, vous mourriez et vous le savez.


134<br />

Impossible d'ouvrir l'emballage sans perdre la vie, lorsque l'on n'a pas<br />

l'équipement nécessaire. Alors, à qui pouvez-vous espérer vendre une telle<br />

chose ? Si ce n'est à ceux qui savent ce qu'elle représente ?<br />

Peter réalisa qu'il était piégé. Une grande lassitude l'envahit soudainement,<br />

conséquence de la tension accumulée et du manque de sommeil.<br />

- OK, capitula-t-il. Je ne peux traiter qu'avec vous. Mais vous êtes obligés de<br />

traiter avec moi. Alors je veux deux millions tout de suite, à verser sur le<br />

compte suisse que je vais vous indiquer. Ce sera une garantie en attendant le<br />

reste.<br />

- Pas si vite, mon cher Peter. Pas si vite !<br />

- Quoi, encore !<br />

- Comment puis-je être sûre que vous possédez bien cette cassette ? D'après nos<br />

informations, vous seriez repartis bredouille de l'hôpital.<br />

- Bien sûr, ricana-t-il. Je me suis arrangé pour pénétrer en premier dans la<br />

chambre du détective et y rester seul un instant. Juste le temps de mettre la<br />

main sur la cassette. Ensuite, j'ai laissé mes hommes fouiller les lieux de fond<br />

en comble, sans succès évidemment.<br />

- C'est une explication. Mais alors, vous allez pouvoir me rassurer. Il y a une<br />

inscription, au dos de la boîte. Quelle est-elle ?<br />

Peter avait repris de l'assurance. Il ne se troubla pas et répondit sans hésiter.<br />

- Désolé de ne pouvoir vous répondre. Je n'ai pas l'objet sous les yeux. Vous<br />

comprenez, cette cassette est mon assurance vie. Alors je l'ai planquée pour<br />

ne pas l'avoir sur moi en cas de capture par les flics. Ca devrait vous rassurer,


dans un sens.<br />

135<br />

- Pas du tout, fit-elle d'un ton cassant. Je veux la réponse à ma question demain<br />

matin. Sinon vous n'aurez rien.<br />

Elle raccrocha la première, après lui avoir indiqué une nouvelle procédure<br />

d'appel.<br />

Peter reposa doucement l'appareil et sortit de la cabine. Il allait devoir prendre des<br />

risques.<br />

* *<br />

Gertrud se tourna vers Siegfried, qui la regardait pensivement.<br />

- Je suis pratiquement certaine qu'il ne l'a pas, murmura-t-elle.<br />

*<br />

- Sur quoi vous basez-vous pour affirmer cela ? Fit-il avec une moue<br />

dubitative. Son histoire se tient.<br />

- Peter est traqué, répondit-elle sèchement. Un homme traqué est obligé de<br />

balayer ses traces. Il lui est impossible de retourner en arrière, à chaque<br />

instant il peut être obligé de fuir plus loin. C'est pour cela qu'un homme<br />

traqué garde toujours sur lui ce qu'il a de plus précieux. Et puis non, son<br />

histoire ne tient pas debout. D'après ce que nous savons, il est resté une demi-<br />

heure à l'hôpital. Non seulement ils ont fouillé la chambre de Sendis, mais en<br />

plus, ils ont interrogé le personnel de l'hôpital. Vous pensez vraiment, qu'étant<br />

en possession de la cassette, Peter aurait accru pareillement les risques d'être<br />

accroché à seule fin de tromper des hommes qu'il allait tuer ? Non, pour moi,


136<br />

il avait échoué. Sachant que c'était sa dernière chance, il a décidé de<br />

décrocher et de nous escroquer au passage pour financer sa nouvelle vie.<br />

Siegfried hocha la tête.<br />

- Vous avez sûrement raison. Mais alors, la partie est perdue...<br />

- Il nous reste une maigre chance. Si Peter n'a pas la cassette, c'est que Sendis<br />

l'a toujours ou qu'il l'a perdue. Dans les deux cas de figure, Castillon et son<br />

équipe sont les mieux placés pour la retrouver. A nous de les surveiller et<br />

d'être prêts à tirer les marrons du feu au cas où...<br />

- Malheureusement, je n'ai plus d'équipe à envoyer là-bas.<br />

Gertrud eut un petit rire sec.<br />

- Pas besoin de gros bras. Vous et moi suffirons. Et il vous reste une assistante,<br />

n'est-ce pas ?<br />

Siegfried la regarda, suffoqué.<br />

- Mais vous êtes recherchée ! Et moi-même, je ne puis prendre le risque de...<br />

- Je dirais, moi, que prendre ce risque est le moindre des périls pour vous, le<br />

coupa-t-elle. Vous portez la responsabilité de toute cette affaire, ne l'oubliez<br />

pas. Et si la cassette est perdue, je crains fort que vous ne le soyez aussi.


137


138<br />

Chapitre dix huit<br />

Lacluze a frété un car pour transporter le cheptel du manoir du Rinçay jusqu'à un<br />

hôtel de la périphérie de Poitiers.<br />

L'hôtel en question est un maillon d'une grande chaîne nationale. Y'a tout le<br />

confort, lequel commence par la télé dont plus personne ne saurait se passer. Y'a<br />

aussi un mini-bar avec frigo et la baignoire, ainsi que le téléphone. Sans parler du<br />

service qui est impec. Mais c'est du fonctionnel et de l'impersonnel, conçu pour le<br />

gars pressé qui arrive là le soir et qui se barre le lendemain matin. Je préfère pour<br />

ma part les hôtels en centre-ville. On peut en sortir le soir et flâner, prendre le<br />

temps de choisir un restau ou un bar…<br />

A peine arrivés, Lacluze nous a sauté dessus pour faire le point, comme il dit.<br />

Ensuite, on a enchaîné une réunion avec le gratin de la police du crû. Un pensum<br />

pour un type qui, dans les dernières vingt quatre heures, a fait des folies avec son<br />

corps (et celui de Gertrud), s'est fait droguer, n'a pas fermé l’œil de la nuit et s'est<br />

tapé une enquête expresse.<br />

Quand, enfin, je peux regagner ma piaule, je n'ai plus qu'une envie : un bon bain<br />

et un bon somme. Rien que deux ou trois heures, manière de récupérer.<br />

Je n’ai pas le temps de jouir de mon bain. Je ne suis pas immergé dans la mousse<br />

depuis trois minutes qu'on frappe à ma porte.<br />

- Oui, meuglé-je. Qui est-ce ?<br />

Pas de réponse mais de nouveaux coups. Excédé, je ceins mes reins d'une


139<br />

serviette de bain et dégouline jusqu'à la porte.<br />

Surprise, c'est Ursula, Suédoise de son état et ancienne pensionnaire du manoir.<br />

J'ai sympathisé avec elle pendant que nous attendions l'autocar et visiblement,<br />

elle souhaite faire plus ample connaissance. Galant, je m'efface pour la laisser<br />

entrer. La frivole ne se fait pas prier. Une fois dans les lieux, elle procède à un<br />

décarpillage express et trottine jusqu'à la baignoire dans laquelle elle s'immerge<br />

prestement.<br />

Il faudrait être mufle pour refuser l'invite. Aussi laissé-je tomber ma serviette<br />

avant de rejoindre l'allumeuse suédoise. Le problème, c'est que la baignoire est un<br />

peu petite. Quelques minutes après cette double immersion, la flotte est passée<br />

par-dessus bord et l'inondation menace le couloir. Il est temps de changer de<br />

terrain de manœuvre. Ursula ayant pigé mes intentions, elle s'accroche à moi.<br />

D'un coup de rein, je me redresse, puis j'enjambe le rebord de la baignoire. Gaffe<br />

de ne pas glisser sur le carrelage mouillé, se serait un coup à se la retrouver black<br />

et d'équerre, comme on dit chez les castors...<br />

Mais j'arrive au lit sans encombre et j'y dépose la mignonne. J'en profite pour<br />

tomber à genou entre ses cuisses, qu'elle ouvre toutes grandes. Miam !<br />

La Vibrante est sur la piste d'envol lorsque le téléphone sonne. Rien de plus con.<br />

Au départ, tu prétends ne pas décrocher. Mais à la cinquième sonnerie, ta volonté<br />

flanche et à la dixième, tu décroches.<br />

- Castillon, j'écoute, grogné-je en me laissant choir à plat dos sur le lit.<br />

- Bonjour, Inspecteur. Mon nom ne vous dira rien. Mais appelez-moi Peter. Je<br />

suis le chef du commando qui est intervenu cette nuit à Saint Thurnoir puis à


l'hôpital de Poitiers.<br />

140<br />

J'en reste sans voix. Une foultitude de questions se pressent dans ma cervelle<br />

enfiévrée. Ursula, frustrée, me fait signe de raccrocher vite fait. Je lui réplique<br />

d'une mimique agacée : pas le moment de me gonfler, si j'ose.<br />

- Mais comment m'avez-vous trouvé ici ? Finis-je par demander.<br />

- Drôle de question, ricane-t-il. Un simple coup de fil au commissariat central,<br />

tout simplement. J'ai un marché à vous proposer.<br />

- Qu'est-ce qui me prouve que vous êtes bien celui que vous prétendez être ?<br />

- Vous avez dû trouver nos deux voitures calcinées dans une clairière à<br />

proximité du village de Grassemotte sur le Vît ? Etes-vous remonté jusqu'au<br />

manoir du Rinçay ? Certainement, oui ? Ah, et l'autre jour, au Bourget, c'était<br />

moi. Félicitations, vous êtes un rude adversaire.<br />

- Je n'ai que faire des compliments d'un assassin, grogné-je.<br />

- Tout de suite les grands mots, grommelle mon interlocuteur. Ecoutez plutôt<br />

mon histoire, je pense qu'elle vous intéressera.<br />

- Vous en avez pour longtemps ?<br />

Silence étonné.<br />

- Cinq minutes, peut-être, mais pourquoi cette question ?<br />

- Pour rien. Allez-y.<br />

- OK. Je vous explique la situation. Je suis un agent des services de<br />

renseignements d'un grand pays que je ne souhaite pas nommer. Mes<br />

supérieurs ont eu vent de l'existence d'une organisation secrète très puissante,<br />

"La Nouvelle Cause". On m'a confié la mission de l'infiltrer, afin d'en


141<br />

découvrir les objectifs. Cette organisation est basée, je crois, en Amérique du<br />

Sud et possède des ramifications internationales étendues. Son origine, son ou<br />

ses buts, ses dirigeants... Je n'en sais toujours rien car elle est très cloisonnée.<br />

J'étais pourtant parvenu à devenir le responsable de l'équipe de sécurité de la<br />

branche française, probablement serais-je parvenu plus haut si cette foutue<br />

affaire de cassette n'était survenue...<br />

Pendant qu'il jacte, Ursula a entrepris de me remettre en forme, utilisant avec<br />

dextérité sa bouche et ses mains. Bien que j'aie franchement l'esprit ailleurs, elle<br />

parvient parfaitement à ses fins, ce qui l'incite à poursuivre avec encore plus de<br />

talent.<br />

- Je devais absolument mettre la main sur cette, poursuit l'autre pédale.<br />

L'opération de cette nuit était ma dernière chance, on me l'avait fait<br />

comprendre. Malheureusement, je ne l'ai pas trouvée. C'est pourquoi j'ai<br />

décidé de couper les ponts. J'ai liquidé mon équipe, aucun regret, c'était un<br />

ramassis de tueurs.<br />

- Les deux gendarmes de Saint Thurnoir n'étaient pas des tueurs, eux.<br />

- On ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs, Castillon.<br />

- Les familles des oeufs apprécieront.<br />

- Je ne pouvais me permettre de laisser des témoins gênants dernière moi.<br />

Quand on fait la guerre, les beaux sentiments n’existent pas.<br />

- Vous en répondrez devant une cour d'assise. J'attends toujours votre marché.<br />

- J'y viens, j'y viens, mais cessez de m'interrompre, le temps presse. Au fait,<br />

êtes-vous remonté jusqu'au Manoir du Rinçay ?


142<br />

- Sans problème. Vous allez peut-être pouvoir m'éclairer au sujet du cheptel<br />

que nous y avons découvert ? Votre "Nouvelle Cause" ne serait-elle pas une<br />

vaste entreprise de prostitution ?<br />

- Je ne le pense pas, mais j'ignore complètement à quoi ou à qui ces filles<br />

étaient destinées. C'est intentionnellement que j'ai laissé les indices vous<br />

permettant de remonter jusqu'au manoir. Devant cesser ma mission, j'ai jugé<br />

qu'il valait mieux que la branche française soit détruite. Ces gens sont trop<br />

dangereux. Ce que j'ai à vous proposer, c'est précisément la tête de ce réseau.<br />

A partir de là, je résume, car je sens que je ne vais pas pouvoir subir plus<br />

longtemps les agissements d'Ursula sans y mettre du mien à mon tour.<br />

L'homme a donc pris contact avec son chef de réseau. Il lui a fait croire qu'il avait<br />

mis la main sur la cassette (dont il ignore le contenu) et lui a demandé une forte<br />

somme en échange de celle-ci. Il nous propose de mettre en place un piège pour<br />

capturer le responsable du réseau, qui était un certain Siegfried et qui vient d'être<br />

remplacé par une femme (Gertrud ?). Mais cette femme doute qu'il soit<br />

réellement en possession de la cassette. Elle lui a demandé de lui préciser un<br />

détail figurant sur celle-ci, ce qu'il ne peut pas faire bien entendu. Il pense que<br />

nous pouvons la retrouver rapidement en interrogeant Sendis. A nous alors de lui<br />

fournir le renseignement qui lui est demandé. Ensuite, il pourra mettre en place le<br />

piège qui nous permettra de capturer ses anciens employeurs. Bien entendu, la<br />

contrepartie de cette offre est que nous passions l'éponge sur ses crimes et délits<br />

divers.<br />

- Alors, que pensez-vous de ma proposition ? Conclut-il.


143<br />

- Ce n'est pas à moi de vous répondre, dis-je sèchement. Je vais en référer à<br />

mes supérieurs. Rappelez-moi ici dans douze heures.<br />

- D'accord. Mais tâchez d'avoir retrouvé la cassette entre-temps, car je ne<br />

pourrai attendre davantage.<br />

Ouf, il a raccroché. Je balance le combiné par terre et sans mollir, je renverse<br />

Ursula sur le dos.<br />

Ca va chauffer !<br />

* *<br />

*<br />

Une bonne heure plus tard, Ursula s'est endormie, comblée. J'en ferais bien<br />

autant, mais le coup de fil de ce Peter mobilise mon esprit. Ses révélations<br />

confirment ce que je pensais. Loin de découvrir un super réseau de prostitution,<br />

on est tombé sur une organisation d'extrême droite, pour ne pas dire nazie, qui<br />

poursuit le rêve de la race aryenne au travers de ces jeunes femmes blondes<br />

raflées aux quatre coins de l'Europe du Nord.<br />

Cela ne règle pas le cas de ce Peter. Ce type, capable d'abattre froidement une<br />

douzaine de gus pour dégager sa route, m'inspire une répulsion instinctive.<br />

Parvenu à ce stade de ma réflexion, j'éprouve le besoin d'appeler Lacluze pour<br />

l'informer et lui demander conseil. Il pense comme moi. La première chose à<br />

faire, c'est de traquer ce Peter, d'autant plus que la 205 noire avec laquelle il a<br />

quitté le manoir du Rinçay vient d'être retrouvée à l'entrée d'un patelin. On verra<br />

ensuite quelle suite donner à sa proposition. Et pour une fois, je serai dans la


144<br />

légalité la plus totale : Larosse vient de délivrer un mandat d'amener à l'encontre<br />

de ce Peter.<br />

Il ne me reste plus qu'à passer chercher Mister Monstre.


145


146<br />

Chapitre dix neuf<br />

Il a abandonné sa 205 dans un chemin de terre, derrière un bosquet, non loin de<br />

l'entrée du village. Je débarque de notre tire, hume l'air de la cambrousse comme<br />

un bon chien de chasse.<br />

- Je continue à pied, dis-je au Bougon (il m'en veut de l'avoir arraché aux bras<br />

parfumés de Brigitte Lamoule). Tu peux aller m'attendre au bistrot de la Poste<br />

ou de la Mairie, si ça te chante.<br />

Inutile de le lui répéter une seconde fois. Il produit un démarrage fulgurant et<br />

disparaît dans un nuage de poussière.<br />

Je rejoins la route bitumée. A gauche, des champs à perte de vue. A 300 mètres à<br />

droite, l'entrée du village. Comme il était à pied, je suis prêt à parier qu'il est parti<br />

vers le patelin. J'en fais autant.<br />

Juste après le panneau marquant l'entrée de Sainte Pétasse sur le Chibre, une<br />

cabine téléphonique se dresse sur un terre-plain, en retrait de la route. Sans<br />

réfléchir, je pousse la porte de la cabine. C'est un poste à carte. Rien<br />

d'extraordinaire. Ca pue la pisse et le tabac froid. Normal. J'introduis une carte.<br />

L'engin fonctionne. Je suis Peter, je viens de laisser ma bagnole en rade, je dois<br />

contacter mes employeurs pour enclencher le chantage. Quoi de plus peinard que<br />

cette cabine pour le faire ?<br />

Je regarde autour de moi. J'aperçois une bicoque minuscule, plantée de l'autre<br />

côté de la route. Derrière une vitre, un visage ridé. Une vieille qui doit passer sa


147<br />

journée à observer les allées et venues. Je sors de l'édicule et je traverse. Le<br />

rideau retombe précipitamment. Je frappe. Personne ne répond. La porte n'étant<br />

pas fermée à clé, je la pousse et entre dans la masure. C'est sombre et ça sent la<br />

soupe de poireaux...<br />

- Y'a quelqu'un ? Demandé-je d'une voix que j'espère rassurante.<br />

Une petite femme toute ridée, bossue, avec des yeux bleus malicieux, sort de la<br />

pénombre.<br />

- Que voulez-vous, jeune homme ?<br />

Avec ma gueule d’ange heureux, c’est du gâteau que de gagner sa confiance.<br />

Quelques minutes plus tard, j'ai la confirmation que j'ai mis dans le mille. Tôt ce<br />

matin, elle a vu passer un type à pied. Petit brun, plutôt grassouillet. Il s'est arrêté<br />

pour téléphoner, exactement comme je l'avais pressenti. Puis il est reparti, vers la<br />

gare à laquelle on accède en quittant la route principale pour une petite rue sur la<br />

droite, aussitôt après la cabine.<br />

Je remercie la petite grand-mère et je prends congé.<br />

La gare... Un vieux bastringue délabré. Deux grandes portes surmontées d'un<br />

fenestron en arc de cercle. L’une pour les départs, l'autre pour les arrivées, mais<br />

toutes deux donnent dans le même hall.<br />

Je me pointe au guichet. Une ravissante barbichue quadragénaire, ses dix kilos de<br />

glandes mammaires reposant sur la tablette, achève sa nuit en rêvant qu'Alain<br />

Delon lui-même vient l'enlever...<br />

Je cogne sur l'hygiaphone. L'honorable fonctionnaire s'éveille en sursaut. Vue<br />

imprenable sur deux yeux qui ne vont pas sans évoquer une paire de Marennes


148<br />

Oléron en pleine laitance. Je salue cérémonieusement l'estimable guichetière qui,<br />

me voyant là si beau, se croit encore plongée dans ses rêveries érotiques. Las, la<br />

production de ma carte puis la rigueur de mes questions la font réintégrer la triste<br />

réalité de sa vie. En soupirant, elle accepte néanmoins de collaborer. Oui, elle a<br />

servi ce matin un usager brun et petit, un peu rondouillard, qu'elle ne connaissait<br />

pas. Il lui a demandé un billet de première classe pour Parthenay et il a pris le<br />

train de neuf heures trente. Satisfait de ses réponses, je la remercie<br />

chaleureusement et la laisse reprendre le cours de ses songes moites.<br />

Comme prévu, je récupère Mister Monstre au café de la Mairie.<br />

Parthenay n'est qu'à une demi-heure de route. Stac conduit à toute allure sans<br />

casser une broque. Il ne m'a toujours pas pardonné de l'avoir interrompu en pleine<br />

levrette. Son silence ne me dérange pas, bien au contraire. Je suis concentré sur<br />

ma chasse à l'homme. Je me suis juré de mettre la main sur ce salopard de Peter,<br />

pour qui j'éprouve une haine viscérale qui s'épaissit au fur et à mesure que je me<br />

rapproche de lui.<br />

A l'entrée de Parthenay, Stac bifurque vers la gare sans que j'aie besoin de lui<br />

préciser mes intentions. Un dernier virage hurleur, et il stoppe dans un<br />

jaillissement de gravillons, au ras des moustaches d'un flic hystérique. Je fonce<br />

dans la gare d'un pas de chasseur, laissant Stac s'expliquer avec son irascible<br />

confrère à képi. Là, je vais jusqu'au quai et ressort comme si je venais d'arriver<br />

par le train. A part le buffet, rien qui soit susceptible de tirer l’œil d'un voyageur<br />

débarquant là pour la première fois. Comme dans le patelin précédant, je me<br />

coule dans la peau d'un homme qui fuit. Je sors sur la place et jette un regard


149<br />

circulaire. Je flashe sur l'enseigne d'un loueur de voiture. Exactement ce qu'il me<br />

faut pour poursuivre ma route commodément. Je m'y rue.<br />

L'agence est tenue par une charmante brunette. Vêtue d'un coquet chemisier blanc<br />

à pois rouges, elle est occupée à lire un roman photo certainement romantique et<br />

palpitant à souhait. Mon entrée fracassante lui cause une belle frayeur. Paniquée,<br />

(mais ne demandant qu'à l'être), elle lâche l'opuscule et se jette sur le clavier de<br />

son ordinateur.<br />

Sympa, je ramasse sa lecture et y jette un bref coup d’œil avant de le lui rendre.<br />

Merde, je me suis pointé au plus mauvais moment, juste quand le beau jeune<br />

homme s'apprête à rouler une pelle à la frêle jouvencelle après avoir murmuré :<br />

"J'attendais ce moment depuis si longtemps, ô Geneviève..."<br />

Je lui tends le journal qu'elle prend en rougissant. Comme c'est trognon, à c'tâge !<br />

Mais je suis trop mobilisé pour la baratiner. Première chose, je lui produis ma<br />

carte. Ensuite, j'attaque.<br />

- Geneviève, je suis à la recherche d'un dangereux criminel. Un homme petit,<br />

brun, un peu enveloppé. Il est arrivé à Parthenay ce matin par le train de<br />

10h32 et je suis persuadé qu'il cherchait à louer une voiture. L'avez-vous vu ?<br />

Elle me regarde comme si j'étais l'apparition de Nostradamus.<br />

- Co... Mais comment savez-vous que je m'appelle Geneviève ?<br />

- Mon métier est de tout savoir, réponds-je doctement. En ce qui concerne<br />

l'homme brun ?<br />

- Ecoutez, c'est pas croyable. Effectivement, ce matin, j'ai eu un client comme<br />

ça. Un dangereux criminel, dites-vous ? Si j'avais su...


150<br />

- Il valait mieux que vous ne le sussiez point, Geneviève. Il vous a donc loué<br />

un véhicule. Soyez gentille de m'en donner les caractéristiques.<br />

- Bien sûr ! C'est une R11, attendez, je vais vous faire une photocopie du<br />

contrat, il y a le numéro d'immatriculation et la couleur de la voiture. Et puis<br />

vous aurez son nom et son adresse.<br />

Tout en s'activant, elle poursuit.<br />

- Il m'a expliqué qu'il était en vacances. Il n'a pas pris la voiture tout de suite. Je<br />

l'ai vu partir à pied vers le centre-ville. Il s'est arrêté devant le magasin de<br />

matériel de pêche, je crois même qu'il y est entré...<br />

Elle me tend la copie du contrat. J'y jette un rapide coup d’œil avant de le mettre<br />

dans ma poche. Mon gibier voyage sous le nom de Max Immun, né à Colmar le<br />

23 juin 1938 et déclare être domicilié à Paris, rue Cadet.<br />

- Geneviève, vous êtes merveilleuse. Je ne sais comment vous exprimer ma<br />

reconnaissance. Si, tenez, je vais vous embrasser !<br />

Elle rougit derechef et murmure d'un ton confus :<br />

- C'est que je ne peux pas, je me marie samedi !<br />

Il a appelé son magasin "Au chat qui pêche". Lui-même n'a rien d'un chat mais<br />

tout du bouledogue, un bouledogue rougeaud à moustaches tombantes, avec une<br />

casquette à carreaux vissée sur le crâne. Brave homme au demeurant, puisqu'il<br />

aime la police et se dit prêt à collaborer. Il me confirme que le pseudo Max<br />

Immun est bien venu dans son magasin le matin même. Il y a acheté pour un peu<br />

plus de mille francs de matériel de pêche...


151<br />

Ce détail oriente un peu les recherches : Peter aura cherché un coin piscicole pour<br />

se planquer. Mais comme cette cambrousse en regorge... Croyant aux miracles, je<br />

tente ma chance.<br />

- Il ne vous aurait pas dit où il comptait aller ? Demandé-je, vibrant d'espoir.<br />

La trogne du bouledogue pêcheur s'illumine.<br />

- Y m'a pas dit, mais y m'a posé un tas de questions sur le coin et y m'a acheté<br />

un guide. Tenez, celui-ci. Avant de le prendre, il l'a feuilleté un moment et il<br />

s'est arrêté sur cette photo, là. Oh, ça n'a pas duré longtemps...<br />

Je lis la légende : « Lac Arien ».<br />

* *<br />

*<br />

- C'est dingue. Des fois, on met des semaines à reconstituer l'itinéraire d'un<br />

type en cavale. Là, en deux heures, je suis parvenu à le localiser à une<br />

vingtaine de kilomètres près...<br />

- T'excite pas trop, ricane Stacchi. Tu ne l'as pas encore retrouvé...<br />

- Il est dans ce coin, je le sens, réponds-je d'un ton de médium en transe.<br />

- Brave toutou, vas... En admettant que t'aies raison, t'as vu la taille du lac ? Tu<br />

peux mettre des jours avant de le débusquer...<br />

- Je te parie que non. Tu comprends, ce type ne s'est pas imaginé qu'on<br />

prendrait sa trace aussi rapidement. Il s'est dit qu'on allait se focaliser sur<br />

l'histoire du manoir et sur la cassette. En plus, il ne pouvait pas prévoir que je<br />

reconstituerais son itinéraire aussi facilement et il ignore que désormais, nous


152<br />

possédons son signalement. Conclusion : Il s'est arrêté dans le premier patelin<br />

proche du lac qu'il aura trouvé sur sa route et il y aura cherché son gîte.<br />

- Tu as bien dit que tu pariais ? Ricane l'Ignoble.<br />

- Je l'ai dit et je le maintiens.<br />

- Ben si tu as raison, je veux bien bouffer une pleine assiette de sardines à<br />

l'huile assaisonnées de chocolat fondu !<br />

- Ton scepticisme va encore jouer des tours à ton estomac. Banco pour les<br />

sardines à l'huile sauce chocolat. Mais où as-tu trouvé une recette aussi<br />

délicate ?<br />

- Ca m'est venu comme ça, avoue-t-il, modeste.<br />

Quelques temps plus tard, nous pénétrons en conquérants dans le village de<br />

Curzy le Fons (150 habitants). Notre première tâche est de trouver le bistrot. Pas<br />

difficile, il suffit de mettre le cap sur le clocher. Royal, j'offre une bière à mon<br />

équipier. Et puis j'entame la discussion avec le bistrotier, un petit pète-sec pas<br />

causant.<br />

Pour l'amadouer, je lui offre un verre. Son front se déride d'un cran. J’embraye<br />

sur le temps. Excellent sujet, le temps, consensuel, comme on dit. Puis je place,<br />

mine de rien :<br />

- C'est joli, par ici. Je viendrais bien passer un week-end au bord du lac avec<br />

une mignonne de ma connaissance. Vous connaîtriez pas un truc sympa à<br />

louer ?<br />

- C'est marrant, votre question. Y'a un type qui m'a posé la même ce matin. A<br />

part que lui, il venait pour pêcher...


153<br />

Je me tourne vers Stac, qui a pris une jolie teinte verdâtre et je lui murmure :<br />

- C'est ce qu'on appelle être chocolat, pas vrai, ma vieille sardine ?


154<br />

Chapitre vingt<br />

Le cabanon qu'occupe Peter se trouve presque au bord de l'eau, au cœur d'une<br />

peupleraie où les moustiques doivent sévir l'été. On y accède par un chemin de<br />

terre qui passe à travers les champs du propriétaire. C'est un très joli coin,<br />

paisible, presque sauvage.<br />

Nous avons planqué la bagnole à cinq cents mètres de là. Embusqué derrière un<br />

arbre, j'observe les lieux. Je repère la voiture de location, garée sur un espace<br />

herbeux, sur le côté de la cahute. Pas un bruit. Le gibier est-il dans sa tanière ?<br />

Si près du but, je doute. C'est trop beau, trop rapide. Je pressens un danger. Et si<br />

cet enfoiré me filait entre les doigts ? J'aurai dû demander des renforts, faire<br />

boucler le secteur, en bref, faire preuve de patience et agir avec méthode. Au lieu<br />

de quoi, j'en ai fait une affaire personnelle...<br />

Tout en gambergeant, je progresse d'arbre en arbre, couvert par Stac qui est resté<br />

à l'orée de la peupleraie.<br />

Aucune réaction. Normal, après tout. Pourquoi passerait-il son temps à guetter ?<br />

Il se croit à l'abri. Peut-être est-il parti faire un tour ?<br />

Encore deux foulées et j'atteins la porte. Stac me rejoint. Doucement, je<br />

manœuvre la poignée. Ca grince un peu. C'est verrouillé. Stac me fait signe de<br />

m'écarter. Il prend du recul, se tasse comme un crapaud buffle et fonce en avant.<br />

Sous la charge, la serrure vole en éclat et la porte s'ouvre dans un fracas<br />

épouvantable. Serge disparaît dans la cahute, emporté par son élan. Le pétard en


155<br />

batterie, je suis le mouvement. En un éclair, j'enregistre le décor. Un pieu, un<br />

évier, une petite gazinière. Stac a terminé sa course sur une table en bois massif,<br />

qu'il a renversée. Au fond, une porte. Je cavale, l'ouvre à la volée tout en me<br />

jetant de coté. Personne n'est assis sur les chiottes.<br />

- Il est pas là, constate Stac en se redressant. Qu'est-ce qu'on branle ?<br />

Pas le temps de lui répondre. Une portière claque, un moteur vrombit. Inutile de<br />

me faire un dessin, notre gibier s'enfuit. Je fonce dehors, bousculant au passage<br />

Mister Monstre qui s'effondre en arrière.<br />

La rage me rend fou. Foin de sommation. Je défouraille dans la lunette arrière,<br />

qui explose sans demander son reste. Mais l'enfoiré continue à tracer la route. Les<br />

pneus, vite, pendant qu'il est encore à portée. Je vide le reste de mon chargeur.<br />

Touché. La bagnole se paye une embardée sauvage, mord sur le talus qui borde le<br />

chemin, dérape, termine sa course dans un arbre.<br />

Je fonce. Une silhouette courtaude jaillit de la guinde. J'enregistre le flingue, déjà<br />

braqué sur moi. Manque de bol, je n'ai pas eu le temps de recharger. D'une<br />

détente désespérée, je me jette au sol et roule derrière un tronc. Pfou ! Pas passé<br />

loin. Il me semble avoir senti une bastos me raser le crâne!<br />

Vite, je recharge. Depuis la porte de la cabane, Stac déclenche un tir de barrage.<br />

J'en profite pour foncer en zigzaguant. Pas de réaction. Et pour cause. Profitant de<br />

la pénombre qui s'installe, l'ordure a décroché. J'enrage. Où a-t-il bien pu passer ?<br />

- On l'a dans l'os ? Murmure Stac qui vient de me rejoindre.<br />

- Pas encore, maugréé-je. Après tout, il est à pied...<br />

- Ouais... mais on n'est que deux. Un peu léger, pour une battue.


Une détonation nous fait sursauter.<br />

156<br />

- Ca vient de la route et c'est pas la chanson de sa pétoire, murmure Stac.<br />

Là-bas, une voiture démarre et s'éloigne rapidement.<br />

Sprint effréné. J'arrive bon premier, mais je ne vois rien. Une idée me traverse la<br />

tête. Je repars vers l'endroit où notre bagnole est planquée. Elle est toujours là,<br />

mais la portière du conducteur est ouverte. Un type est agenouillé et semble<br />

farfouiller sous le volant.<br />

Je m'approche à pas de loup. Mais le gus ne bouge pas. Forcément. Un farceur lui<br />

a collé une valda dans la nuque. Net et sans bavure. Je retourne le cadavre. Sans<br />

jamais l'avoir vu auparavant, je reconnais l'homme que je traquais : Peter.<br />

* *<br />

*<br />

Il a fallu appeler les gendarmes du coin, leur expliquer le topo. On a fouillé le<br />

cabanon et ses environs, sans rien dénicher. Et puis la nuit est arrivée en même<br />

temps que la pluie. Pas une gargote pour dîner avant de repartir pour Poitiers. On<br />

s'est donc résigné à reprendre la route le ventre creux. Complètement lessivé, j'ai<br />

laissé le volant à Serge et je me suis installé à l'arrière de la guinde, espérant<br />

dormir un peu. Mais je n'y arrive pas. Une question me taraude. Qui a tué Peter ?<br />

Intuitivement, je pense à ses employeurs. Mais comment l'ont-ils retrouvé ? Peter<br />

avait dû prendre contact avec eux pour entamer la négociation. Mais il ne leur<br />

avait certainement pas dit où il se planquait. J'ai imaginé un instant qu'il portait<br />

une balise électronique quelconque à son insu. Mais je n'ai rien trouvé qui


essemble à ça. Alors ?<br />

157<br />

Alors, il reste une solution, difficile à avaler. On nous aurait filés, Stac et moi,<br />

lorsque nous sommes partis en chasse. Et après tout, pourquoi pas ? Ne pensant<br />

pas que nous pouvions être suivis, nous ne surveillions pas nos arrières. Et si<br />

Peter avait localisé l'hôtel nous servant de base, d'autres pouvaient en faire<br />

autant...<br />

D'autres... Ca me ramène à Gertrud. Elle m'a floué, mais je n'arrive pas à lui en<br />

vouloir. Après tout, elle ne m'a pas forcé à lui sauter dessus. Je suis même<br />

persuadé qu'elle ne simulait pas la passion lorsque nous étions ensemble. Vanité<br />

du mâle trompé ? Non, même pas. Entre nous s'était créé un lien puissant,<br />

sensuel, sexuel. Chaque fois qu'on se voyait, on était pris d'une espèce de<br />

frénésie, on n'avait de cesse de trouver un endroit pour nous assouvir. Tiens, si je<br />

tombais sur elle à présent, la même frénésie me reprendrait. Magie magie... Son<br />

image me hante. Envoûté, Castillon.<br />

Un coup de patin violent me tire de mes rêveries. Je me redresse, vaseux. Stac<br />

roule sur le bas côté et vient s'arrêter au ras d'une frêle silhouette.<br />

- T'as rien contre les stoppeuses ? Dit-il en ouvrant la portière avant droite.<br />

La nana se penche dans l'habitacle, jette un coup d’œil. Elle fait la moue en nous<br />

découvrant.<br />

- Vous allez sur Poitiers ? Demande-t-elle néanmoins.<br />

- Absolument exact, lui rétorque mon chauffeur. Montez vite. Avec la sauce<br />

qui tombe, vous risquez la noyade à rester plus longtemps dehors !<br />

- Merci. Si ça ne vous dérange pas, je vais monter derrière. Devant, j'ai peur.


158<br />

- Faites, faites, maugrée l'Abominable, cruellement déçu. Mais vous avez tort.<br />

Le type que je transporte n'est pas fréquentable.<br />

La souris se laisse tomber à côté de moi. Je lui jette un coup d’œil distrait. Guère<br />

plus d’une vingtaine d'année, un joli minois triangulaire plein de tâches de<br />

rousseur, un regard fripon. Elle ruisselle littéralement et semble gelée. Rien<br />

d'étonnant à cela, elle n'est vêtue que d'un sweat shirt et d'une mini jupe... Je<br />

retire ma veste et je la lui tends.<br />

- Tenez, marmonné-je. Mettez ça sur vos épaules. Ca vous évitera peut-être une<br />

double pneumonie...<br />

Elle me remercie d'un sourire.<br />

- Qu'est-ce que vous faites là par ce temps de chien ? Vous êtes tombée en<br />

panne ?<br />

Elle rigole.<br />

- Vous parlez... C'est mon Jules ! Il me faisait chier et il n'a pas apprécié que je<br />

le lui dise. Alors il m'a débarquée en pleine cambrousse.<br />

- Un vrai galant homme, ricané-je.<br />

- Une vraie ordure, oui...<br />

- Stac, mets le chauffage à fond, mademoiselle grelotte !<br />

- T’as qu’à la réchauffer, grommelle-t-il inévitablement.<br />

- Si je reste comme ça, je vais choper la crève, dit-elle.<br />

Elle ôte ma veste.<br />

- Tenez-moi ça et tournez-vous.<br />

Sans attendre, elle enlève son sweat et le balance sur mes genoux. Après quoi,


elle enfile ma veste.<br />

159<br />

Serge, le regard fixé sur son rétro, manque rater un virage. Il faut dire que la<br />

nymphette ne porte pas de soutien gorge...<br />

L'opération terminée, elle récupère son sweat et l'utilise pour s'essuyer les<br />

cheveux, puis se bouchonner les cuisses et les jambes.<br />

Je laisse errer un regard vaguement concupiscent sur les gambettes<br />

outrageusement découvertes de la minette. Elle s'en aperçoit et tire sur sa jupette<br />

en prenant un air mi-outragé, mi-canaille.<br />

Un instant, je mate cette gueule d'angelotte perverse. Elle me fait un sourire<br />

engageant. Visiblement, elle me laisserait volontiers la réchauffer.. Mais la seule<br />

chose qui me tente vraiment, c'est un bon lit pour moi tout seul. Alors, je<br />

m'acagnarde dans l'angle de la portière et je m'endors comme une fleur.<br />

Stac a débarqué la nana je ne sais où, sans même que je m'en rende compte. Il me<br />

réveille lorsque nous sommes arrivés à l'hôtel. Je regagne péniblement ma piaule.<br />

Dieu merci, Ursula l'a désertée. Je m'affale tout habillé sur le plumard et je me<br />

rendors.<br />

* *<br />

*<br />

La sonnerie du téléphone me tire de mon sommeil comateux. Un coup d’œil sur<br />

le réveil. Il est huit heures. C'est ce tyran de Lacluze qui veut mon rapport. Je le<br />

lui fais d'une voix pâteuse. Après quoi, il m'apprend que la cassette n'a pas été<br />

retrouvée et conclut en m'annonçant que le juge Larosse veut me voir dans une


heure. La journée s'annonce mal !<br />

160<br />

Je me fringue en ronchonnant. Merde, où est ma veste. En un éclair, je me<br />

souviens de l'auto-stoppeuse. Crétin, y'avait mes papiers dedans et de la thune...<br />

A cet instant, on frappe. C'est un employé de l'hôtel.<br />

- Une jeune fille vient de nous apporter ceci pour vous. Elle m'a demandé de<br />

vous remercier.<br />

J'en profite pour lui commander un petit déjeuner pantagruélique, que l'on<br />

m'apporte avec célérité. Tout en dévorant, je gamberge. Cette foutue cassette me<br />

turlupine. Pour moi, pas de doute. Sendis l'avait gardée à portée de main. L'une<br />

des poches du blouson d'aviateur qu'il avait sur lui était déformée, comme si elle<br />

avait contenu un objet trop grand pour elle. La cassette... Or on ne l'a pas<br />

retrouvée dans le taudis du Grand-Louis, non plus que dans sa voiture. On a<br />

prévenu le personnel de l'hôpital qu'il s'agissait d'un truc dangereux, proposé une<br />

forte prime à qui nous aiderait à la retrouver. Rien. Conclusion, il l'aura paumé<br />

pendant son transfert de Saint Thurnoir à l'hôpital de Poitiers... On l'a transporté<br />

par hélico. Comme un vaudou en transe, je décroche le téléphone. Au troisième<br />

appel, je tombe sur le bon interlocuteur. L'hélico n'a pas servi depuis l'autre soir<br />

et il est stationné à l'aéroport de Poitiers.


161


162<br />

Chapitre vingt et un<br />

Mon hôtel est tout proche de l'aéroport. En dix minutes, je suis à pied d’œuvre.<br />

Un mécano m'attend à côté de l'hélico, l'air maussade. Vagues présentations, il<br />

m'ouvre les entrailles de la bête, j'y plonge sans plus attendre. Foin du poste de<br />

pilotage, je fonce à l'arrière où se trouvent les emplacements réservés aux<br />

civières. Pendant une minute montre en main, je fouine comme un furet en folie,<br />

jusqu'à ce que ma main droite se faufile entre la carlingue et le châssis du porte-<br />

civière. Là, juste au bout de mes doigts, je sens un truc parallélépipédique.<br />

J'enfonce sauvagement mon bras, pince l'objet, le tire de sa planque. Euréka !<br />

C'est bien ce que je cherche : un boîtier de cassette vidéo scellé, qui pèse un poids<br />

bien supérieur à la normale. Je le fourre dans ma poche et je m'évacue, le cœur en<br />

liesse. Fier, ça oui, et pas qu'un peu. Quand je pense à la cinquantaine de<br />

connards qui ont tout retourné sauf l'hélico ! Mon cervelet joue de l’Haendel !<br />

En pleine euphorie, je cours jusqu'à ma tire. Comme j'ouvre la portière, j'entends<br />

une voix mutine qui claironne "coucou" dans mon dos. Je me retourne pour<br />

tomber nez à nez avec la minette stoppeuse d'hier soir.<br />

- Vous avez bien dormi ? Qu’elle me demande d'un ton narquois.<br />

Je mets trois secondes à réaliser qu'elle me braque un petit revolver dans<br />

l'estomac.<br />

- Ca vous ennuierez de me véhiculer à nouveau ? Fait-elle, mielleuse.<br />

Cédant à mon tempérament impulsif, je m'apprête à la balayer, elle et son pétard,


163<br />

lorsqu'un break Mercedes vient se garer à côté de nous. La vitre électrique s'ouvre<br />

silencieusement et le museau noir d'un gros silencieux apparaît.<br />

- Ouvrez la porte arrière sans faux mouvement, m'ordonne la minette d'une<br />

voix plus du tout mutine. Bien. Maintenant, penchez-vous en avant, le buste<br />

dans la voiture, écartez les jambes.<br />

J'obtempère en pestant intérieurement. La gonzesse me fait rapidement les<br />

poches, me subtilisant la cassette et mon flingue.<br />

- C'est bon. Tu prends le volant, je monte derrière toi. Tu vas suivre l'autre<br />

voiture. Ne fais surtout pas de connerie, hein ?<br />

Enrogné, je démarre. La fille s'est installée dans mon dos et le canon de son arme<br />

s'appuie sur ma nuque. Deux cents mètres plus loin, on croise une camionnette de<br />

gendarmerie. J'hésite un brin, mais je surprends le regard de la fille dans mon<br />

rétro. Plus rien de canaille ni d'enjôleur. Deux pierres froides et luisantes. Je sens<br />

qu'elle n'hésiterait pas à me coller une olive dans le chignon.<br />

Tout de suite après l'aéroport, on s'enfonce dans la cambrousse. On roule trois<br />

bons kilomètres, puis la grosse tire qui me précède met son cligno et s'enfonce<br />

dans un petit chemin.<br />

- Tu la suis, m'intime la gonzesse.<br />

Quelques dizaines de mètres plus loin, la Mercedes s'arrête. J'en fais autant.<br />

- Coupe le moteur.<br />

Les deux portières avant de la Mercedes s'ouvrent. Débarquent un grand type<br />

calvitié et une superbe nana aux cheveux bruns mi-longs. Je réalise<br />

instantanément qu'il s'agit de Gertrud. Le calvitié vient ouvrir ma portière. Du


164<br />

canon, il m'ordonne de descendre, recule de trois pas en me gardant dans sa ligne<br />

de mire. Les fesses serrées, je sors de la guinde. J'ai bien peur que ma carrière<br />

s'achève ici...<br />

- Je te préfère en blonde, dis-je malgré tout à Gertrud d'un ton crâne. On se fait<br />

la bise ?<br />

- Ne bougez pas, grogne le calvitié. Et donnez-moi la cassette.<br />

- Je la lui ai déjà prise, claironne la souris en brandissant l'objet<br />

triomphalement.<br />

- Eh bien, donnez ! Aboie le zig en tendant la main.<br />

Son attention s'est relâchée et la souris brune a rengainé son 6,35. Reste Gertrud.<br />

Mais je veux croire qu'elle hésitera à me tirer dessus. Ne serait-ce qu'une fraction<br />

de seconde. C'est le moment de tenter ma chance. Je fonce. Une foulée, puis je<br />

plonge tête en avant, dans le bide du calvitié. Ca fait un curieux bruit de pneu<br />

crevé et le gars s'effondre en arrière. Son crâne heurte une pierre avec un son de<br />

calebasse vide et je lui pète à moitié le bras en le désarmant. Je vais pour me<br />

retourner mais la voix de Gertrud claque :<br />

- Stop, Luc. Ne m'oblige pas à tirer.<br />

Je tourne la tête vers elle. C'est râpé. Elles me braquent toutes les deux.<br />

Impossible de les plomber sans morfler.<br />

- Jette cette arme.<br />

La rage au cœur, j'obtempère.<br />

- Mets-toi à genoux, les mains derrière la nuque.<br />

Ca, pas question. Sans un geste de trop, lentement, je me redresse.


165<br />

- Ne tire pas, crie Gertrud à Gueule d'Ange.<br />

Les mains bien en vue, je leur fais face. Je les sens crispées, les souris !<br />

- Ecoute, Luc, murmure Gertrud, ne m'oblige pas à te coller une balle dans le<br />

genou. Je ne prendrai aucun risque, alors obéis, ne fais pas l'imbécile.<br />

Quelques secondes plus tard, je me retrouve nanti d'une jolie paire de bracelets<br />

inox, passés avec dextérité par Gueule d'Ange. A cet instant, le calvitié reprend<br />

ses esprits. Il s'assied sur son séant, l'air mauvais, cherche son flingue des yeux.<br />

Celui-ci gît à cinquante centimètres de sa main gauche. Faut le voir se ruer ! Il le<br />

ramasse, roule sur lui-même et m'aligne. Heureusement pour moi, j'avais prévu le<br />

coup et je m'étais jeté sur le côté ! Ca ne l'arrête pas pour autant. Heureusement,<br />

Gertrud s'interpose.<br />

- Ca suffit, qu'elle lui dit d'une voix glaciale. Je ne vous ai pas autorisé à<br />

l'abattre.<br />

- Laissez-moi faire, éructe-t-il, écumant de rage. Vous ne voulez tout de même<br />

pas l'emmener avec nous ? Il ne nous sert plus à rien et c'est un témoin<br />

gênant.<br />

- C'est moi qui décide de ce genre de chose, rétorque Gertrud. C'est un otage<br />

précieux. Baissez cette arme, je vous l'ordonne.<br />

Le calvitié est livide. On le sent au bord de la catastrophe, l'arme pointée sur<br />

Gertrud qui le braque aussi. Un éternuement et c'est l'hécatombe ! Je dois<br />

reconnaître que Gertrud est impec. Elle fixe le type droit dans les yeux, sans ciller<br />

ni marquer la moindre peur. Finalement, c'est lui qui craque. Il range son arme<br />

dans sa ceinture.


166<br />

- Parfait, dit Gertrud. Allez vous installer au volant. Vous, Karine, ouvrez le<br />

compartiment spécial.<br />

Gueule d'Ange, soulagée, s'exécute avec célérité. Elle ouvre une trappe dans le<br />

plancher du coffre qui est surélevé, et découvre ainsi une couchette étroite.<br />

- Allonge-toi là dedans, m'intime la Fabuleuse.<br />

- Mais je vais crever étouffé ! Protesté-je.<br />

- C'est ça ou une balle dans la nuque.<br />

Me voilà réduit à l'état de sardine. La bagnole démarre. Avec les cahots, je vais<br />

me péter le museau sur la trappe... Sans compter qu'au bout de cinq minutes, le<br />

pot d'échappement qui passe en dessous de moi, transforme le réduit en fournaise.<br />

Mince de sauna. Sacrée Gertrud. Comment a-t-elle fait pour savoir que j'avais<br />

récupéré la cassette ? Une seule réponse, la stoppeuse était piégée... Cette<br />

enfoirée de Gueule d'Ange a dû poser une balise dans ma guinde. Et comme<br />

j'avais eu la gentillesse de lui laisser ma veste, elle en a profité pour y fourrer un<br />

micro. Comme ça, ils ont eu droit à mes appels téléphoniques en direct. Quel<br />

oeuf, tiens. Bon, désolé, mais ça manque d'air et il fait vraiment trop chaud.<br />

Rideau !<br />

* *<br />

*<br />

Je reprends conscience dans un lieu où il fait intégralement noir, glacial et<br />

humide. En prime, ça pue la fosse d'aisance. Je suis à poil, allongé sur ce qui<br />

semble être de la terre battue. Je tente de me redresser mais j’ai les mains


167<br />

enchaînées aux pieds. Je tends l'oreille. Un bruit continu de cataracte provient du<br />

sol. Il couvre partiellement le ronronnement d'une machine.<br />

Bon, je suis en vie, c'est déjà ça. Mais combien de temps va-t-on me laisser<br />

moisir dans ce cul-de-basse-fosse ? Bon sang, ce qu'il fait froid !<br />

Soudain, je sursaute. Il m'a semblé entendre un gémissement tout près. En<br />

écoutant mieux, je perçois un bruit de respiration. Apparemment, je ne suis pas<br />

tout seul. Homme ou bête ? Faut savoir.<br />

- Y'a quelqu'un ? Demandé-je bêtement.<br />

Pas de réponse, mais la respiration s'accélère. Putain, je commence à les avoir à<br />

zéro.<br />

- Oh ! Qui est là ? Beuglé-je.<br />

Rien. Pourtant, je veux savoir. Le bruit vient de ma droite. Je repte dans cette<br />

direction. Bonne mère ! Plus je progresse dans cette direction, plus ça pue ! Le<br />

locataire, si locataire il y a, ne doit pas se laver souvent ! Cinquante centimètres<br />

encore et je heurte une masse. Un long cri, un bruit de chaîne, la masse se dérobe.<br />

Une chose d'acquise, c'est un humain. A présent, il halète et pousse de brefs<br />

gémissements.<br />

J'essaye d'engager la conversation. Mais fume ! Et si je m'approche davantage de<br />

lui, il se met à hurler à la mort... Le malheureux doit être là depuis un bout de<br />

temps et il est devenu barjot. Ca promet.<br />

Sans plus insister, je m'écarte de lui, pour éviter de patauger dans la fange<br />

dégueulasse qui l'entoure. Le temps s'écoule sans que rien ne se produise. Va-t-on<br />

me laisser crever de faim dans ce trou puant ? Le froid m'engourdit lentement.


168<br />

Par moment, mon co-locataire pousse un hurlement qui glace les sangs, ce qui ne<br />

me réchauffe pas.<br />

Combien de temps cela dure-t-il ? Je l'ignore. Soudain, un bruit de verrou me tire<br />

de ma torpeur.


169


170<br />

Chapitre vingt deux<br />

Une lumière crue inonde brutalement l'espace et m'aveugle. Mon co-locataire se<br />

met à hurler comme un loup-garou. J'entends des pas s'approcher de moi. On<br />

défait mes chaînes, des mains mes saisissent et me redressent sans douceur.<br />

J'arrive tout juste à me tenir debout. Impossible de voir quoique ce soit pour le<br />

moment.<br />

L'arrivant ne me laisse le temps de récupérer l'usage ni de mes guibolles ni de<br />

mes yeux. D'une poigne de fer, il m'entraîne. On fait trois pas, puis on s'arrête.<br />

Bruit de porte qu'on referme, de verrous poussés. Je sens qu'on me fixe quelque<br />

chose autour du cou et qu'on m'enchaîne à nouveau les poignets. Mes gobilles<br />

s'accoutumant progressivement à la lumière, je distingue deux hommes, deux<br />

grands blonds au crâne pratiquement rasé, aux yeux très clairs. On dirait des<br />

jumeaux. Ces enfoirés m'ont passé un collier autour du cou, relié à une laisse !<br />

L'un d'entre eux la saisit et tire un cou sec. Je n'ai plus qu'à suivre comme un<br />

brave toutou qu'on emmène pisser...<br />

On suit un tunnel chichement éclairé. Les voûtes sont suintantes d'humidité,<br />

recouvertes de mousse noirâtre. Par endroit, l'eau ruisselle carrément et s'évacue<br />

dans des rigoles qui courent le long des parois. Et toujours, en sourdine, le bruit<br />

lancinant d'une cascade et le ronronnement d'une turbine.<br />

On franchit plusieurs portes métalliques rouillées, on gravit un escalier étroit,<br />

nouvelle porte, nouveau corridor.


171<br />

Enfin, mes accompagnateurs me poussent dans une pièce aveugle entièrement<br />

carrelée. Des buses sortent des murs et du plafond. Pas le temps de comprendre.<br />

Des jets d'eau glacée fusent. Je suffoque. Le temps de me protéger la tête avec les<br />

bras, j'ai avalé quelques litres de flotte. Avantage, le jet me nettoie de l'infecte<br />

fange dont j'étais recouvert.<br />

Au bout de quelques secondes, l'eau se réchauffe. De plus en plus. Devient<br />

bouillante. Je me précipite vers la porte, mais ces salauds l'ont bouclavée. Je<br />

tambourine en hurlant, dansant sur place une gigue effrénée. Et puis la douche<br />

cesse aussi soudainement qu'elle a commencé. La porte s'ouvre, une main<br />

s'avance, attrape la laisse et me tire à l'extérieur. Les deux jumeaux sont hilares.<br />

Des vrais farceurs...<br />

J'attrape un coup de sang. Ces deux salopes ne se méfient pas de moi. Un coup de<br />

boule dans la tronche du premier, le tourniquet en folie pour l'autre, je les termine<br />

à coup de savates... Et puis non. J'y renonce. D’abord, j’ai pas de savates. Ensuite,<br />

à poil et les bras enchaînés, je n'irais pas loin. Autant garder mon énergie pour<br />

une autre occasion. D'abord savoir où je suis.<br />

Je me laisse donc sagement entraîner. L'un reprend la laisse, l'autre me botte le<br />

cul, et nous voilà repartis à travers des couloirs humides, chichement éclairés. Ma<br />

bite à couper qu'on est dans un souterrain. Un truc me surprend, c'est le mutisme<br />

de mes accompagnateurs. Seraient-ils muets ?<br />

Chemin faisant, on croise un groupe d'hommes blonds qui portent le même<br />

uniforme verdâtre que mes jumeaux. Une porte s'ouvre, et deux filles très blondes<br />

comme celles du manoir du Rinçay, apparaissent. A ma vue, elles réintègrent


172<br />

promptement la pièce dont elles sortaient.<br />

Enfin, on arrive à un ascenseur, engin antédiluvien qui tient du monte-charge.<br />

Montée poussive. Je compte deux niveaux avant que l'engin s'arrête. Un des<br />

jumeaux tire la grille qui fait office de porte, et nous débouchons dans un hall<br />

gardé par deux malabars armés de mitraillettes. Ils nous laissent passer sans qu'un<br />

seul mot soit échangé. Dernier arrêt devant un lourd vantail. Un de mes<br />

accompagnateurs appuie sur un bouton. Quelques secondes plus tard, un feu vert<br />

s'allume. Lorsque la porte s'ouvre, je découvre une grande pièce très claire bien<br />

qu'elle ne comporte aucune fenêtre. Un homme et une femme sont assis derrière<br />

une immense table. Aucun autre meuble, le sol est carrelé, les murs sont peints en<br />

ocre. Les jumeaux se figent, claquent des talons et tendent le bras en avant.<br />

Relents fétides d'une sale époque. J'en ai des frissons dans le dos.<br />

L'homme fait un signe de la tête, quasi imperceptible. Les deux blonds effectuent<br />

un demi-tour gauche impeccable et s'évacuent.<br />

Me voilà en tête-à-tête avec deux icebergs. La femme a la quarantaine, elle est<br />

blonde, grande et mince. Un visage lisse, avec des yeux bleu pâle. Une beauté<br />

presque parfaite, gâchée par une froideur absolue et l'absence totale de sensualité.<br />

Elle est vêtue d'un tailleur gris très strict.<br />

L'homme doit avoir soixante-dix ans, il est très grand et maigre, ses cheveux<br />

légèrement ondulés sont d'un blanc de neige. Il a un nez droit un peu fort, avec de<br />

larges narines et les mêmes yeux que la femme qui doit être sa fille, car ils se<br />

ressemblent énormément.<br />

Comme tous les autres occupants de ce lieu, ils ont un teint d'endive. A croire


qu'ils ne voient jamais le soleil.<br />

173<br />

Ils me fixent sans ciller, de leur regard intense mais froid. On dirait des robots,<br />

implacables, inhumains, imperméables au moindre sentiment.<br />

C'est humiliant de se retrouver ainsi debout, nu et enchaîné, face à des gens assis,<br />

habillés et silencieux. Orgueilleux, je soutiens leur regard, campé sur mes jambes.<br />

Combien de temps reste-t-on ainsi ? Cinq minutes, peut-être. C'est la femme qui<br />

rompt le silence. Elle ouvre un tiroir et en tire un objet qu'elle pose sur la table. Je<br />

sursaute en reconnaissant cette foutue cassette, cause de mes avatars présents.<br />

- Où se trouve la vraie ?<br />

La question est sèche. Je tire la mine de circonstance. La vraie... Qu'est-ce à dire ?<br />

A voir, c'est pourtant bien celle que j'ai récupérée dans l'hélico et que Gueule<br />

d'Ange m'a piqué.<br />

Elle a dû suivre le fil de ma pensée.<br />

- Non, dit-elle, ce n'est pas la vraie. Ce n'est qu'une imitation. L'emballage,<br />

mais pas le contenu. Qu'avez-vous fait de l'autre ?<br />

- Vous n'ignorez pas comment je me suis retrouvé ici ? Ricané-je.<br />

Je les prends au dépourvu. Ils lèvent tous les deux un sourcil interrogatif.<br />

- Vos amis, car je suppose à moins que ce ne soit vos sbires, m'ont intercepté<br />

alors que je montais dans ma voiture juste après avoir trouvé ce truc. Si ce<br />

n'est pas l’objet que vous cherchez, c'est que depuis le début vous courez<br />

après un leurre ou que l’on vous a trahi. Moi, jusqu'à ce que je mette la main<br />

sur cette putain de cassette, j'ignorais totalement à quoi elle ressemblait.<br />

Comment aurais-je pu en fabriquer une copie ?


174<br />

Un silence de plomb suit mes paroles. Ils continuent de me regarder comme un<br />

boa fixe le lapin avant de l'engloutir. En même temps, je me dis que j'aurais<br />

mieux fait de bluffer. Si je ne sais rien, en quoi leur suis-je encore utile ?<br />

C'est l'homme qui rompt le silence. Même timbre que la fille, monocorde et froid.<br />

- Quand vous êtes arrivé ici, nous vous avons soumis au sérum de vérité.<br />

Malheureusement, vous avez un psychisme très fort et vous étiez bloqué.<br />

Nous en avons déduit que vous aviez quelque chose à cacher. Je suis à présent<br />

persuadé que nous nous trompions. Nous courions effectivement après un<br />

leurre.<br />

A nouveau, il se tait. Quant à moi, j'observe la blonde, son visage figé, et ma<br />

pensée dérape. Prend-elle parfois son pied ? Je la vois sado-maso, tendance<br />

sadique. Cette salope doit jouir de voir les autres souffrir. Elle me fait penser à un<br />

serpent. Tiens, si je me retrouvais entre quatre yeux avec elle, je sais comment je<br />

m'y prendrais. Pourtant, je ne suis pas de nature sodomite. Mais là, d'entrée de<br />

jeu, pan dans la lune histoire la faire hurler, cette impassible de naissance. Rien<br />

que d'y penser, je bande. Et comme je suis à poil, ils ne peuvent l'ignorer. Elle a<br />

les yeux qui s'évadent quelques secondes vers le bas, bien constater l'ampleur du<br />

séisme. Elle cille légèrement.<br />

- Vous n'êtes qu'une bête, siffle l'homme. Comme la plupart de vos<br />

compatriotes, d'ailleurs.<br />

- C'est ce qui nous sauve, cher monsieur, ricané-je.<br />

- Vous ne croyez pas si bien dire, fait-il. En effet, la seule chose que vous nous<br />

ayez révélé sous l'emprise du sérum de vérité, c'est l'attachement que vous


175<br />

portez à Gertrud. Un sentiment ambigu mais fort qui vous sauvera peut-être la<br />

vie, tout au moins si vous acceptez notre proposition. Mais auparavant, nous<br />

allons vous montrer un petit spectacle.<br />

Il appuie sur un bouton. Quelques secondes plus tard, les jumeaux réapparaissent<br />

et m'encadrent. On sort. A nouveau les couloirs, un ascenseur etc. On aboutit<br />

dans une salle basse, dont une des parois est entièrement vitrée. Des lumières<br />

s'allument de l'autre côté de la vitre. Je reconnais Gueule d'Ange, attachée sur un<br />

plateau de pierre, les membres écartelés.<br />

- Vous allez voir ce qui arrive à ceux qui faillissent, murmure la blonde, dont<br />

les yeux brillent d'une sale lueur.<br />

Elle appuie sur un bouton. Un zonzonnement se fait entendre. D'abord, je ne vois<br />

rien. Gueule d'Ange, elle, fixe le plafond d'un air terrifié et elle crie. Soudain, je<br />

comprends. Une espèce de herse aux pointes acérées descend lentement vers elle.<br />

Son visage se révulse, tandis qu'elle hurle sans discontinuer.<br />

Je serre les poings et tout le reste.<br />

- Arrêtez, expiré-je, arrêtez ça tout de suite. Dites-moi ce que vous voulez de<br />

moi !<br />

- Pour elle, il est trop tard, susurre la blonde. Elle est condamnée. Mais vous<br />

pouvez éviter à Gertrud de subir le même sort.<br />

Pendant ce temps, les pointes ont atteint le corps fragile et poursuivent leur<br />

chemin. Je ferme les yeux.<br />

Mais je n'échappe pas au bruit.


176<br />

Chapitre vingt trois<br />

J'adore le mois de mai à Paris, quand le temps est radieux, que souffle un petit<br />

vent doux et que les terrasses des cafés sont pleines de filles à l’œil coquin. L'air<br />

a un je ne sais quoi de pétillant, d'émoustillant comme le regard d'une femme<br />

amoureuse.<br />

Malheureusement, je ne peux pas profiter de l'ambiance. J'ai encore dans les<br />

oreilles le cri d'agonie de Gueule d'Ange, transpercée de part en part par les<br />

pointes métalliques. Et mes yeux ont encore la vision de Gertrud, nue, le corps<br />

marbré de coups, enchaînée dans un cachot aussi immonde que celui dans lequel<br />

j'ai passé quelques heures. Gertrud qui subira le sort de Gueule d'Ange si je ne<br />

retrouve pas la vraie cassette. Ils m'ont donné sept jours, il n'en reste plus que six.<br />

Leur dernière chance, je le sais bien, puisque leur réseau français est<br />

complètement grillé. Ils pensent que la force du sentiment que je porte à Gertrud<br />

me poussera à réussir pour la sauver. Et puis ils sont persuadés qu’ils ne courent<br />

aucun risque en me relâchant puisque j'ignore tout de l'emplacement de leur<br />

repère. Je suis arrivé là-bas dans le coaltar, j'en suis reparti dans le même état<br />

pour me réveiller cette nuit sur une plage de la côte varoise, nanti de mes papiers<br />

et d'un solide pécule.<br />

Après avoir galéré pour rejoindre un lieu civilisé, j'ai attrapé le premier avion<br />

pour Paris après avoir prévenu Lacluze de ma résurrection.<br />

Tout ce périple m'a permis de réfléchir au problème. J'ai une petite idée pour


177<br />

retrouver la cassette et une autre pour localiser la planque des nazis. Mais le<br />

temps presse et je ne veux pas perdre une minute.<br />

Première chose, la cassette. Comme toujours lorsque l'on a suivi une fausse piste,<br />

il faut revenir au point de départ.<br />

C'est le domicile de Holtzberger.<br />

- Madame Durand-Dupont ? C'est l'Inspecteur Castillon. Pourriez-vous<br />

descendre m'ouvrir ? Je dois effectuer une nouvelle perquisition chez vos<br />

malheureux voisins.<br />

Ninette se fait un peu tirer l'oreille. Un brin de rancœur. Mais l'appel des sens est<br />

le plus fort. Elle descend en s'imaginant des fêtes charnelles, la perverse ! Comme<br />

dirait l'autre (c'est moi), femme révélée sur le tard prend son pétard à deux mains<br />

pour, dard dard, rattraper son retard de panard !<br />

Mais quelle cruelle désillusion lorsqu'elle me découvre accompagné de Mister<br />

Monstre. Oh, ce regard assassin qu'elle me jette ! Je l’entends qui se referme<br />

comme une huître à la marée descendante ! Dans l'ascenseur, elle se tient droite,<br />

digne, la bouche pincée, le regard fixé sur le haut de la porte.<br />

Mister Monstre la couve d'un regard lubrique. Faut dire qu'elle est fringuée d'un<br />

gilet de laine gris qui moule ses impressionnants nichons, et d'une jupe mi-cuisse<br />

qui met en valeur son popotin bien rond. Parvenu au troisième, je descends mais<br />

Mister Monstre reste.<br />

- J'ai quelques questions subsidiaires à poser à madame, susurre-t-il. Je te<br />

rejoindrai.


178<br />

La porte de l'ascenseur se referme sur la tronche effarée de Ninette. Je ricane<br />

intérieurement, me demandant si Stac parviendra à ses fins...<br />

Sans scrupule, je brise les scellés censés protéger le logis des Holtzberger. A<br />

l'intérieur, toujours le même bazar. Les collègues qui sont passés après le tueur en<br />

ont même rajouté.<br />

Quatre pièces à fouiller, plus une cuisine et une salle de bain.<br />

Je commence par la chambre. Lit défait, sous-vêtements féminins dispersés. Une<br />

penderie remplie de fringues, costards austères pour lui, tenues variées pour<br />

Madame, avec une prédilection pour le sexy. Je fais toutes les poches, les tables<br />

de chevets, la commode, sans trouver ce que je cherche.<br />

Seconde pièce, où Monsieur s'était aménagé un petit bureau. J'aurais dû<br />

commencer par là. Je me jette avec avidité sur les papiers que contenait une<br />

armoire et qui gisent à présent au sol. Je trie à toute vitesse un tas de factures<br />

diverses, parcours en diagonale des bordereaux, des contrats, des reçus, bref,<br />

toute cette invraisemblable paperasserie que les bipèdes modernes accumulent au<br />

fil de leur vie.<br />

Pris de frénésie, je balance les papiers au fur et à mesure que je les ai lus, jusqu'à<br />

ce que je trouve ce que j'étais venu chercher. Et hop, direct dans la fouille.<br />

Il ne me reste plus qu'à récupérer le camarade Stac. A peine sur le palier, je<br />

comprends qu'il est parvenu à ses fins. Ninette hurle à qui veut l'entendre qu'on<br />

est en train de lui défoncer le c.. avec une énorme b... et que c'est trop bon. En me<br />

rapprochant des coulisses de l'exploit, j'entends la voix de basse de Mister<br />

Monstre qui débite quelques mots tendres à sa partenaire, laquelle serait, selon


179<br />

lui, une belle s....., une vraie p... qui devrait vivre de son c.., j'en passe et des plus<br />

sordides.<br />

Lorsque je parviens à la porte de Ninette, les protagonistes ne parlent plus. L'une<br />

hurle, l'autre grogne comme toute une porcherie. J'entre, un peu inquiet et tombe<br />

sur un spectacle dantesque. D'où je suis, j'aperçois une partie du living. Dévasté.<br />

Le canapé est désossé, les fauteuils renversés, une table basse est disloquée, une<br />

commode a basculé et son contenu s'est répandu par terre. Les tringles à rideau<br />

pendent, partiellement arrachées, le meuble bar est éventré, la télé oscille<br />

dangereusement, la chaîne Hi Fi n'est plus qu'un souvenir, triste témoin<br />

désarticulé d'une civilisation vouée à la consommation effrénée.<br />

Ayant épuisé tous les supports disponibles, les deux protagonistes se sont rabattus<br />

sur l'épaisse moquette. Ninette, agenouillée, cambrée à l'extrême limite de la<br />

rupture, subit les derniers assauts du faune congestionné. Cette étrange chenille<br />

progresse à chaque coup de rein. La tête de Ninette n'est plus qu'à cinquante<br />

centimètres de la porte vitrée qui donne sur l'entrée. Derrière eux, la moquette de<br />

laine blanche est marquée d'un profond sillon que l'on devine définitif. Attila !<br />

Ninette se retrouve bientôt le nez collé à la vitre et je m'apprête à réaliser une<br />

intervention désespérée pour lui éviter de passer au travers, lorsque le centaure<br />

explose dans un dernier ahanement. Foudroyé, il s'abat sur le flanc, entraînant sa<br />

partenaire dans sa chute.<br />

Pensif, je contemple quelques instants le tas de chair haletant. La nature est une<br />

bien belle chose, sauvage et odorante.


180<br />

* *<br />

*<br />

Stac ronfle comme une armada de hors-bord déréglé. Epuisé par son coït, il s'est<br />

endormi dans son fauteuil, étalé comme une méduse échouée. Campé derrière<br />

mon burlingue, j'attends stoïquement le résultat des recherches menées pour<br />

localiser le repère des nazis.<br />

De mon séjour chez eux, j'ai retiré quelques certitudes. Compte tenu du laps de<br />

temps pendant lequel j'ai disparu, il est impossible que ce repère se trouve ailleurs<br />

qu'en Europe. D'autre part, je suis sûr qu'il s'agit d'un local souterrain. Un énorme<br />

bunker, creusé à même le roc. Ensuite, il y a ce bruit de cataracte, qui jamais ne<br />

cesse. Une rivière souterraine, qui fait tourner une turbine (le ronronnement<br />

permanent que j'entendais en sourdine). Cette turbine doit fournir l'électricité.<br />

L'équipement des lieux, le carrelage usé, les peintures verdâtres écaillées,<br />

l'ascenseur antédiluvien, tous ces éléments semblent indiquer que le bunker a été<br />

construit il y a déjà un moment et qu'il n'a pratiquement pas été entretenu depuis<br />

lors. L'armement des nazis, lui, est daté, j'ai vérifié. Matériel allemand de la<br />

seconde guerre mondiale.<br />

J'en ai déduit que ce bunker avait été construit au cours de la dernière guerre,<br />

probablement dans un coin désert et pourquoi pas en France, puisque notre beau<br />

pays est l'un des derniers d'Europe occidentale à se permettre le luxe d'avoir des<br />

contrées désertes.<br />

J'ai exposé tout ça à Lacluze. Il s'est gratté l'occiput et m'a dit que mon histoire lui<br />

en rappelait une autre qu'il tenait d'un oncle, ancien résistant auvergnat. Peu de


181<br />

temps après avoir envahi la zone libre, les Allemands avaient fait évacuer et<br />

boucler une vaste zone accidentée du Cantal. Cette zone était quasiment<br />

inhabitée, et accessible uniquement par quelques routes tortueuses.<br />

Le bouclage avait duré près d'un an. Les habitants du secteur avaient vu passer de<br />

nombreux convois, puis des avions s'étaient mis à effectuer des rotations, preuve<br />

qu'une piste d'atterrissage avait été construite. La Résistance avait tenté d'envoyer<br />

des espions dans cette zone. Aucun n'en était revenu. Les Allemands avaient fini<br />

par plier bagage, détruisant tous les équipements qu'ils avaient créés. Après la<br />

guerre, le secteur avait été passé au peigne fin, sans succès. Un prisonnier<br />

allemand, haut gradé, avait affirmé que le Führer avait envisagé de créer un camp<br />

d'extermination à cet endroit, mais que l'idée avait été abandonnée, compte tenu<br />

des difficultés d'accès au site, alors que les camps d'Europe de l'Est donnaient<br />

toutes satisfactions (si l'on peut dire !). Bref, l'affaire en était restée là.<br />

Mais mon histoire change tout. Et si les Allemands avaient créé un bunker secret<br />

destiné à planquer des dignitaires nazis en fuite ? Dès cette époque, certains<br />

d'entre eux savaient la défaite inéluctable...<br />

Lacluze s'est aussitôt mis au charbon. Il a mobilisé le Service Historique des<br />

armées, des spécialistes de l'IGN, des géologues et des hydrologues, qui bossent<br />

comme des dingues pour déterminer où, dans cette zone du Cantal, pourrait se<br />

trouver le bunker et sa rivière souterraine.<br />

Je n'ai plus qu'à attendre le résultat des courses, en priant très fort pour que nous<br />

n'ayons pas fait fausse route.<br />

Quant à la pseudo cassette, je suis pratiquement certain de savoir où elle se


182<br />

trouve. Pour en avoir confirmation, je dois attendre quelques autorisations<br />

administratives. Mais comme je n'ai nullement l'intention de la remettre aux<br />

nazis, je ne suis pas pressé.<br />

Il doit être 19 heures tout rond quand Stac émerge, probablement réveillé par son<br />

estomac. Tandis qu'il s'étire en baillant, le téléphone sonne. Le cœur battant, je<br />

décroche. C'est Lacluze.


183


184<br />

Chapitre vingt quatre<br />

Le volcan se découpe, masse noire sur ciel rose. L'aube point. La nature est<br />

encore figée, pétrifiée par le froid de la nuit qui s'estompe. Par endroit, une légère<br />

brume monte du sol et lentement, rejoint le pastel frais des nuages. Sur les flancs<br />

déchiquetés du monstre mort, des tâches violettes ponctuent ça et là des amas de<br />

roches torturées.<br />

Lorsque paraît le soleil, l'on dirait qu'il sort de la gueule même du volcan.<br />

Au loin monte le chant calme d'une cloche.<br />

En contrebas du volcan éteint, perché, niché sur un éperon escarpé, le château de<br />

la Beuze apparaît brusquement, illuminé par les rayons de l'astre du jour.<br />

Un lac isole l'éperon de la Beuze de la montagne. Il s'épanche en de multiples<br />

cascades. Certaines d'entre elles rejoignent un second lac, situé en contre-bas, de<br />

l'autre coté de l'éperon.<br />

L'eau glacée et les parois vertigineuses de l'éperon rocheux font du château de la<br />

Beuze une forteresse imprenable. Seul accès possible : un pont-levis qui franchit<br />

un resserrement du lac inférieur. D'une plate forme étroite part ensuite un chemin<br />

escarpé qui grimpe jusqu'aux murailles épaisses.<br />

A plat ventre dans l'herbe humide, planqués à l'orée d'un petit bois, on se goinfre.<br />

Ce paysage sauvage inondé par la lumière rouge de l'aube est d'une beauté qui<br />

rend muet. Mes trois compagnons sont comme moi, envoûtés par la magie de ce<br />

spectacle grandiose.


185<br />

Le château de la Beuze se trouve à l'intérieur de la zone qui fut neutralisée par les<br />

Allemands. C'est le seul endroit du secteur où il puisse y avoir une rivière<br />

souterraine. Celle-ci relierait les deux lacs, à moins qu'une conduite forcée ait été<br />

installée. Le bunker serait donc en dessous du château.<br />

Il s'agit à présent de vérifier que mes hypothèses sont exactes. Pas question de<br />

déploiement policier. Juste une discrète reconnaissance.<br />

Le château et le lac inférieur, ainsi que quelques hectares de caillasses et de bois<br />

sont la propriété d'une vieille famille, les De Branchecassay-Tombelaneyje.<br />

Auguste lignée, liée aux plus grands d'un monde déchu pour cause de<br />

République, et dont le dernier rejeton, un comte octogénaire, vit ici en compagnie<br />

d'un majordome aussi âgé que lui.<br />

A vrai dire, personne n'a vu le comte depuis des années. Seul le vieux domestique<br />

descend une fois par semaine au village le plus proche, au volant d'une antique<br />

camionnette. Il achète l'indispensable à l'épicerie et remonte aussitôt, sans jamais<br />

s'attarder.<br />

Nous sommes arrivés à Sainte Radegonde sur Laize la veille au soir, à bord d'un<br />

splendide camping-car loué pour l'occasion. Officiellement, nous sommes un<br />

joyeux quatuor de randonneurs venus passer des vacances sportives dans la<br />

région.<br />

Nous avons dîné au bistrot du patelin. Quelques tournées de vin du pays nous ont<br />

permis de délier les langues réticentes des autochtones. C'est ainsi que nous<br />

apprîmes que le château et ses environs avaient mauvaise réputation. Accidents<br />

mortels, chutes, noyades, disparitions inexpliquées... les gens du crû pensent que


186<br />

le secteur est maudit. Une légende voudrait que s'y trouve une entrée de l'enfer et<br />

que ceux qui s'y aventurent risquent d'y perdre la vie et leur âme en prime...<br />

Nous eûmes quelques difficultés à ramener Stac au camping car tant il avait<br />

abusé du Saint Pourçain, puis de la gnôle du patron.<br />

Levés avant l'aube, nous gagnâmes les contreforts du volcan afin d'observer le<br />

château et ses environs.<br />

* *<br />

*<br />

La journée a coulé lentement, sans qu'aucun événement ne vienne la troubler.<br />

Répartis autour du château, chacun a scruté son quartier d'horizon à la jumelle, en<br />

vain. Un peu avant la tombée de la nuit, je donne le signal du repli. Une heure<br />

plus tard, nous retrouvons notre maison à roulette.<br />

Un peu déprimés, assez frigorifiés et très affamés.<br />

Pendant que Samir s'active aux fourneaux (merci Findus), je sers l'apéro. Driou<br />

met une cassette et pendant quelques minutes, on se croit en vacances.<br />

La jaffe nous ramène à la réalité. Comme d'habitude, Stac est le plus prompt à<br />

attaquer, bien qu'il ait le groin empli de feuilleté.<br />

- Dis donc, Castilleux de mes dons ! On va quand même pas remettre ça<br />

demain ? La nature, c'est beau, mais douze heures allongé dans l'herbe<br />

mouillée, c'est mauvais pour les rhumatismes. Les vers commençaient à<br />

envahir mon grimpant, figure-toi. Probable qu'ils me prenaient pour un<br />

cadavre ?


187<br />

- L'odeur les aura trompés ? Ricane Samir.<br />

Le Stac champêtre mugit, avale son verre de Médoc pour faire passer l'insulte.<br />

Driou le Pondéré intervient à son tour.<br />

- Serge à raison, Luc. On ne dispose pas d'assez de temps pour attendre je ne<br />

sais quoi. Demain c'est mardi et...<br />

- Je sais, tranché-je. J'ai beaucoup réfléchi, gambergé, analysé, supputé...<br />

- Bois un coup, ça soulage, ricane l'Infâme.<br />

J'obtempère. Le pinard coule le long de mon gosier satisfait. Un peu frais, peut-<br />

être.<br />

- Voilà comment nous allons occuper notre nuit, reprends-je après avoir posé<br />

mon verre.<br />

* *<br />

*<br />

La lune déploie un timide quartier dont la lumière ne parvient pas à percer les<br />

feuillages. Nous progressons dans le bois à la boussole. De temps en temps, un<br />

oiseau de nuit lance un hululement sinistre qui brise le silence.<br />

Nous sommes répartis en deux groupes, Serge et moi devant, les autres en<br />

couverture cinq minutes en arrière. Il nous faut une heure pour traverser le petit<br />

bois et atteindre l'étendue rocailleuse qui descend jusqu'au lac. J'attends que les<br />

deux autres nous aient rejoints pour m'y aventurer, toujours avec Stac.<br />

Vêtus de combinaisons noires, le visage noirci, nous progressons sans hâte et sans<br />

bruit jusqu'à l'eau. Samir et Driou sont restés en couverture à l'orée du bois.


188<br />

Je pose mon sac à dos. J'en extrais les éléments d'un radeau miniature que je<br />

monte rapidement. Ensuite, j'y fixe mon sac et celui de Stac, qui contiennent du<br />

matériel d'escalade et notre armement.<br />

Sans un mot, nous enfilons des palmes et nous nous coulons dans l'eau glacée.<br />

Frissons. Heureusement que nous portons des combinaisons de plongée. Mais<br />

cette eau froide et noire est inquiétante.<br />

Dominant mon aversion, je m'allonge dans la flotte et je m'éloigne du bord en<br />

poussant le petit radeau devant moi.<br />

Dix minutes de nage silencieuse pour atteindre l'autre rive, celle du château, juste<br />

sous le pont-levis qui est levé.<br />

Deux minutes pour reprendre notre souffle et examiner les lieux. Comme je<br />

l'avais supposé, la paroi, légèrement en dévers, ne peut être franchie à main nue.<br />

Pour ajouter à la difficulté, une herse est implantée sous le pont et ses pointes<br />

rouillées sont là pour achever de décourager les téméraires.<br />

Première chose à faire, sortir de l'eau. Je prends dans mon sac un piton à<br />

expansion que je fixe au-dessus de ma tête dans une faille de la roche. Je tire<br />

dessus, il tient. Je me tracte, y croche le mousqueton qui pend de mon harnais.<br />

Me voilà suspendu au-dessus de la flotte. Stac me passe le matos. J'enfile des<br />

chaussons d'escalade. Puis, je plante un nouveau piton, j'y accroche un étrier et je<br />

me hisse. Patiente reptation qui me conduit à la herse en une demi-heure.<br />

Là, problème. J'éprouve la solidité du machin, mais fume. De l'acier à défier les<br />

siècles et la rouille... Bien sûr, impossible de contourner l'obstacle. Il ne me reste<br />

qu'une solution, scier une des pointes. Une chance que j'aie repéré cette saloperie


ce matin. Voyez scie à métaux.<br />

189<br />

Ces foutues pointes sont de l'épaisseur de mon poignet, espacées d'une dizaine de<br />

centimètres. Au boulot ! Ca fait un raffut d'enfer, mais je n'en ai cure. Faut que ça<br />

passe ou que ça casse. Mal calé sur un étrier, le buste retenu par le harnais,<br />

j'actionne l'outil avec une énergie farouche. Au bout de cinq minutes, le bras me<br />

brûle, mes jambes se mettent à trembler, mais le barreau est scié au deux tiers.<br />

Pas le temps de me réjouir. Surchauffée, la lame casse. Heureusement, j'en ai<br />

prévu une de rechange. Je la cherche fébrilement, du bout d'un doigt, à<br />

l'aveuglette. La voilà. Mais un peu trop pressé, je manque laisser tomber le sac et<br />

son précieux contenu. Pour le rattraper, je lâche la lame qui disparaît dans la nuit.<br />

Bougre de maladroit !<br />

Enragé, je m'accroche à une des piques, je pose les pieds sur celle que j'ai<br />

entamée et je pousse avec les jambes. D'abord, rien ne bouge. J'ai l'impression<br />

que mes veines vont péter, que les articulations de mes bras s'allongent, que mes<br />

cuisses rentrent dans mon bassin. J'y vais par à-coups, en soufflant comme un<br />

buffle contrarié. Il me semble que cette foutue pique commence à bouger. Oui,<br />

elle se plie au niveau du trait de coupe. Encore un effort, raââh ! Ca y est ! La<br />

secousse est telle que je lâche prise. Je valdingue dans le vide. Heureusement, le<br />

piton auquel je suis assuré tient le choc. Je me retrouve pendu à mon harnais,<br />

oscillant comme un pantin ivre.<br />

Quelques secondes pour retrouver mes esprits, puis je me coule entre les dents de<br />

la herse vaincue. Encore un petit effort et me voilà en sécurité sous le pont-levis.<br />

Les mains encore moites et tremblantes, je sors mon émetteur radio pour appeler


190<br />

Stac. Une pensée soudaine me traverse la tête. Pourvu qu'il n’ait pas pris la barre<br />

métallique sur le coin de la gueule...<br />

Mais il répond présent. Je n'ai plus qu'à lui balancer une corde après m'être<br />

installé confortablement pour l’assurer.<br />

Quelques minutes plus tard, Mister Monstre m'a rejoint, rouge et soufflant.<br />

- Remets-toi, murmuré-je La ballade ne fait que commencer.


191


192<br />

Chapitre vingt cinq<br />

A coté de la tourelle qui commande le pont-levis, un vieux hangar fait de tôles<br />

rouillées abrite une camionnette délabrée. C'est une Citroën d'avant-guerre qui<br />

ferait le bonheur d'un musée. Je la fouille en vitesse, mais ne trouve rien qui<br />

mérite le détour.<br />

Stac ayant récupéré, je décide de partir à l'assaut de la forteresse. Le chemin qui y<br />

monte est escarpé, un vrai raidillon. Je plains les livreurs de piano à queue ou<br />

autres meubles pondéreux !<br />

Je passe devant. L'ascension se déroule tout d'abord sans incident. Je marche<br />

lentement, d'un pas régulier. Il faut surtout éviter de faire rouler la moindre<br />

caillasse.<br />

Soudain, je stoppe. J'ai aperçu une petite lueur jaune sur le bord du chemin. Elle<br />

est à moitié cachée par un rocher, il fallait vraiment que je sois aux aguets pour la<br />

détecter. Elle possède sa sœur jumelle de l'autre coté du chemin.<br />

Bizarre que les accès d'un château aussi vétuste et aussi inaccessible soient<br />

protégés par une cellule photoélectrique, non ?<br />

Stac grogne interrogativement. Du pouce, je lui montre le faisceau lumineux qui<br />

barre le chemin à environ 80 centimètres du sol. Va falloir passer en dessous.<br />

Nous parvenons aux portes du château sans autre incident. Deux vantaux<br />

énormes, en bois bardé de fortes ferrures métalliques. Un peu vermoulus par<br />

l'outrage des ans, mais encore capables de tenir tête à un char d'assaut.


193<br />

La muraille se dresse de chaque coté, abrupte. Pas question de balancer un<br />

grappin dont le tintement risquerait de réveiller les châtelains.<br />

Heureusement, j'ai repéré ce matin que la muraille était effondrée cinquante<br />

mètres plus à gauche. Mais pour y parvenir, il faut traverser sur une bonne<br />

vingtaine de mètres, au-dessus d'un à pic vertigineux.<br />

A moi l'honneur. Stac se cale derrière un rocher pour m'assurer. Avec prudence,<br />

je m'élance au-dessus du vide. Manque de bol, la lune disparaît par intermittence<br />

derrière des nuages. Et la roche n'est pas riche en failles où coincer mes pitons.<br />

Par nécessité, je me transforme en araignée. Je progresse en m'appuyant sur des<br />

prises qui n'existent pas, oppressé par l'appel du gouffre sombre que je devine<br />

béer dans mon dos. Quand un de mes pieds glisse, il y a toujours un de mes dix<br />

ongles pour me retenir. Surtout ne pas m'arrêter, comme en vélo, c'est le<br />

mouvement qui me fait tenir.<br />

Enfin, j'arrive sous l'éboulis. L'escalader ne devrait n'être qu'une formalité. Mais<br />

je m'accroche un peu trop fébrilement à un bloc de pierre branlant qui ne résiste<br />

pas à mon poids. Avec l'énergie du désespoir, je me rattrape in extremis et fonce<br />

vers le haut. Un de mes pieds déclenche une avalanche de pierraille. Un pan de<br />

mur s'éboule sous moi dans un fracas apocalyptique, mais un dernier coup de rein<br />

me permet d'atteindre le chemin de ronde.<br />

Pendant quelques secondes, je reste prostré, à la recherche de mon souffle. Plus<br />

un poil de sec...<br />

Pourtant, il s'agit de ne pas traîner. Le barouf causé par l'éboulement risque<br />

d'attirer du monde. Sans plus attendre, je rampe le long des créneaux jusqu'à


194<br />

l'aplomb de Stac. Rapidos, je lui balance une corde. Deux minutes plus tard, il<br />

m'a rejoint.<br />

Courbés en deux, on rejoint une tour d'angle d'où part un escalier en colimaçon<br />

permettant de rejoindre les étages inférieurs.<br />

Au pas de course, on traverse des pièces monumentales complètement vides.<br />

Enfin, on arrive à la cour centrale. Je jette un coup d’œil par une fenêtre avant de<br />

me risquer. Bien m'en prend. Quatre hommes armés viennent de surgir d'un corps<br />

de bâtiment situé juste de l'autre coté. Ils se pointent dans notre direction d'un pas<br />

nonchalant. Bon sang, on va se faire piéger. Vite, une cachette. Je zyeute<br />

désespérément autour de moi. J'avise une énorme cheminée. J'y entraîne<br />

l'Abasourdi.<br />

- Vite, monte là dedans, je te fais la courte échelle. Ensuite, tu te coinces dans<br />

le conduit.<br />

Il obéit sans discuter. D'un effort violent, je le hisse jusqu'au niveau de ma<br />

poitrine.<br />

- Monte un peu plus haut, magne-toi, soufflé-je.<br />

J'entends les pas des quatre arrivants qui se rapprochent. Je perçois même leur<br />

voix. Ils discutent d'une voix paisible, en allemand.<br />

Lorsque Stac s'est bloqué dans le conduit, je m'agrippe à ses cuisses pour me<br />

hisser à mon tour. Juste à temps. Une porte grince. Les quatre hommes passent<br />

sans nous voir et s'éloignent vers l'escalier qui mène au chemin de ronde.<br />

- Tu as entendu ? Chuchoté-je. Ils parlent allemands. On a mis dans le mille,<br />

Pépère. Reste là, je vais pousser une petite reco dans la cour.


195<br />

Sans écouter ses protestations, je me laisse tomber au sol et je gagne l'extérieur.<br />

Un coup d’œil vers le chemin de ronde. J'aperçois le faisceau d'une lampe de<br />

poche. Ils se dirigent vers l'éboulis. Je dois disposer de cinq petites minutes. Sans<br />

plus réfléchir, je me rue vers les bâtiments dont ils sont sortis, en prenant soin de<br />

longer les murs. La lune s'est cachée et la cour est plongée dans l'obscurité. Une<br />

des fenêtres de la partie occupée par le vieux comte et son domestique est<br />

éclairée. L'éboulement a dû les réveiller, ils ont donné l’alarme...<br />

Je pénètre dans la pièce d'où provenait la patrouille. Elle est vide, comme toutes<br />

celles que nous avons traversées. Et elle ne possède qu'un accès, celui par lequel<br />

je suis entré.<br />

Mais alors, d'où venait le quatuor ? Ils ne passaient tout de même pas la nuit là,<br />

tapis dans le noir, assis sur la pierre ?<br />

Je fais le tour des lieux. Evidemment, je n'y vois pas grand chose et pas question<br />

d'allumer ma torche. Tout ce que je distingue, c'est une cheminée de taille<br />

modeste. Je l'inspecte mais n'y trouve rien de particulier.<br />

Mince, avec tout ça, j'avais oublié la patrouille. Et la voilà qui revient. Trop tard<br />

pour ressortir, je suis coincé comme un rat. La cheminée est trop étroite pour que<br />

je m'y planque. Vite, une idée ! Affolé, je cherche un recoin, une planque, une<br />

cachette. Tiens, là haut, dans l'angle, une espèce de niche qui a dû accueillir une<br />

statue. Juste en dessous, un rebord me permet de grimper. Un rétablissement, se<br />

retourner sans tomber, se glisser dans la niche, ouf, voilà. Saint Luc, priez pour<br />

moi !<br />

La porte s'ouvre. Les types parlent bruyamment. J'entrave mal, mais je crois qu'il


196<br />

s'agit de ce vieux tas de pierraille qui va bien finir par s'écrouler tout seul... Et<br />

puis qu'ils ont hâte que ce soit la relève pour pouvoir boire une bonne bière et se<br />

pieuter.<br />

Je coule un oeil sur eux. Ils sont vêtus de cet uniforme verdâtre que portaient les<br />

gardes du bunker. L'un d'eux fourrage dans la cheminée. Il tire sur quelque chose,<br />

une dalle se soulève. Ils se mettent à deux pour la basculer entièrement,<br />

dégageant une ouverture. Puis, l'un après l'autre, ils disparaissent dans les<br />

entrailles de la terre.<br />

Le dernier se retourne pour fermer la trappe. S'il lève la tête, il me voit.<br />

Recroquevillé de partout, je ferme les yeux pour que son regard ne soit pas attiré<br />

par le mien. Une vilaine sueur me dégouline le long de l'échine. Bientôt, il y aura<br />

une mare sous ma niche !<br />

Ouf ! Un dernier grincement et la dalle reprend sa place initiale. J'attends un peu,<br />

des fois qu'ils remonteraient. Mais leurs voix décroissent rapidement. Je perçois<br />

un nouveau claquement, puis le silence retombe sur les lieux.<br />

J'entreprends alors de m'extraire de ma cachette. Pas une mince affaire, car une<br />

colonie de fourmis a envahi mes abattis... Il me faut bien cinq minutes pour y<br />

parvenir. Je me reçois par terre comme un sac à patates et reste quelques instants<br />

prostré, à me remettre de mes émotions.<br />

La curiosité étant mon défaut principal avec d'autres dont je ne vais pas fournir la<br />

liste ici, je boitille jusqu'à la cheminée. Je farfouille dans le conduit, trouve une<br />

poignée que je tire.<br />

- Merde, me dis-je en même temps. Et si je déclenchais un signal d'alarme ?


197<br />

Grincement. La dalle se soulève, je la fais pivoter vers l'avant, découvrant un<br />

puits. Des échelons sont scellés dans la paroi. Quinze mètres plus bas, une plate<br />

forme. J'aperçois une porte métallique munie d'un gros volant qui doit permettre<br />

de l'ouvrir.<br />

Je crois bien que j'ai découvert un des accès du bunker. Inutile de prendre<br />

davantage de risque, il s'agira de revenir en force.<br />

Je remets tout en place et je rejoins l'Inquiet qui ne m'espérait plus.<br />

* *<br />

*<br />

Dès que j'ai regagné la rive du lac, j'appelle Lacluze pour qu'il déclenche le grand<br />

patacaisse.<br />

Pendant ce qui reste de nuit, des escadrons de gendarmes mobiles et des unités<br />

militaires vont cerner le secteur. Au matin, ils devront être parfaitement<br />

camouflés pour ne pas attirer l'attention.<br />

Nous donnerons l'assaut la nuit prochaine, après une bonne journée de repos.


198<br />

Chapitre vingt six<br />

Pour la seconde nuit consécutive, Fernand Termann fut réveillé par le fracas d'un<br />

éboulement. Une nouvelle fois, cela venait de la façade nord. Il se leva en<br />

maugréant et trottina jusqu'à sa fenêtre, qui donnait sur la cour intérieure.<br />

Il souleva le rideau noirci et s'efforça de scruter la pénombre. Il distinguait tout<br />

juste la muraille opposée. Malgré cela, il crut apercevoir une ombre qui se<br />

faufilait sur le chemin de ronde.<br />

Craignant d'être victime d'une hallucination, il resta posté quelques instants. Il<br />

discerna nettement deux autres ombres.<br />

Paniqué, il courut décrocher un téléphone suranné. Ceux d'en bas allaient encore<br />

le traiter de vieux fou, mais cette fois-ci, il en était certain, on envahissait le<br />

château !<br />

- Ja ! Fit une voix agressive.<br />

- Il y a encore eu un éboulement, bredouilla-t-il. Je suis sûr d'avoir aperçu des<br />

intrus sur le chemin de ronde, au moins deux, je les ai vus distinctement.<br />

- Encore une de tes lubies, ricana l'autre.<br />

- Je vous assure, gémit Fernand.<br />

- Allons, ne pleure pas, vieil imbécile. Je vais t'envoyer les camarades. Ca leur<br />

fera toujours prendre l'air.<br />

Fernand eut un soupir de soulagement. Il alla se poster à la fenêtre pour observer<br />

la suite des événements.


199<br />

De l'autre côté, plus rien ne bougeait. Peut-être perdait-il la tête, après tout.<br />

Comment quelqu'un aurait-il pu arriver jusqu'ici ? Il avait dû rêver.<br />

Il vit les quatre hommes de la patrouille déboucher de la salle de communication.<br />

Ils traversèrent la cour et disparurent dans l'autre corps de bâtiment.<br />

Rassuré, il laissa retomber le rideau et descendit à l'office boire un coup de rouge.<br />

* *<br />

*<br />

Les quatre types pénètrent nonchalamment dans la salle. L'un d'eux balaye la<br />

pièce du faisceau de sa torche. La lumière blanche se pose sur un homme<br />

accroupi, vêtu de noir, qui braque une arme courte munie d'un silencieux.<br />

Au même instant, quatre matraques s'abattent sur quatre crânes stupéfaits. Les<br />

verts de gris s'effondrent sans un cri. Ils sont aussitôt désarmés et entravés.<br />

Satisfait, je quitte mon recoin. Efficace, l'équipe qu'on m'a adjointe. C'est un<br />

groupe de commando-paras qui dépendent des Services Spéciaux.<br />

Le Sergent qui commande le groupe ranime l’une de nos victimes en lui versant<br />

le contenu d’une gourde d’eau sur l’occiput. Sans attendre qu'il soit<br />

complètement réveillé, un para lui fait une piqûre dans le bras. Il sursaute à peine.<br />

Trente secondes plus tard, le produit commence à faire son effet. L'homme se<br />

détend progressivement.<br />

On lui ôte son bâillon.<br />

- Vous pouvez l'interroger, il est mûr.<br />

Je m'accroupis près du gars. Ses yeux sont vitreux, perdus dans un monde


200<br />

inconnu. Il ne me voit même pas. Je l'entreprends en allemand, d'une voix douce<br />

et monocorde. Quelques questions précises, car nous devons faire vite avant que<br />

l'absence prolongée de ces quatre types déclenche l'alerte.<br />

Le gars répond sans rechigner. Vraiment bien, ce produit. Dommage qu'on ne<br />

puisse pas l'utiliser sur les prévenus. Finis, les passages à tabac ! L'ennui, c'est<br />

que son usage est dangereux. Il peut rendre fou et même provoquer la mort !<br />

* *<br />

*<br />

La trappe planquée dans la cheminée s'ouvre sans problème, dévoilant le puits<br />

d'accès que j'ai découvert la veille au soir.<br />

Avant de plonger, tout le monde se fixe un masque à gaz sur le groin et vérifie ses<br />

armes.<br />

Je passe en premier. Arrivé en bas, je manœuvre le volant qui commande<br />

l'ouverture de la porte métallique. A peine ai-je achevé qu'elle pivote, actionnée<br />

de l'intérieur. En même temps, quelqu'un m'interpelle d'une voix joyeuse. Pour<br />

seule réponse, je balance un violent coup d'épaule dans le battant.<br />

- Bist du dum ? Crie le type, qui s'est pris le vantail dans le portrait.<br />

D'un pain au bouc, je lui coupe le sifflet. Sa tête heurte brutalement le mur, il<br />

s'effondre avec un bruit flasque.<br />

Notre intrusion n'a pas encore déclenché l'alerte. La suite s'annonce plus délicate.<br />

Le bunker compte quatre niveaux, nous sommes à l’étage supérieur, là où loge la<br />

troupe. Il faut commencer par neutraliser le poste de garde et les pèlerins qui


dorment dans un grand dortoir.<br />

201<br />

Un long couloir débouche dans un hall. Derrière une table, un gus somnole, la<br />

tête posée sur ses avant-bras. En nous entendant approcher, il ouvre un oeil<br />

cloaqueux. Il n'a pas le temps de se redresser. Un para bondit sur lui et<br />

l'assomme.<br />

Un bruit de voix sort d'une pièce dont la porte est entrebâillée. Ce doit être la<br />

salle de garde. Je fais un signe à Stac. Il me suit en dégoupillant une grenade à<br />

gaz. Juste comme je m'apprête à l'ouvrir d'un coup de saton, la porte s'ouvre. Je<br />

me retrouve nez à nez avec un grand blond au faciès de bouledogue qui porte une<br />

mitraillette. Heureusement, l'effet de surprise joue en ma faveur. Coup de boule<br />

dans le portrait, coup de genou dans les joyeuses, le molosse s'effondre en<br />

éructant de douleur.<br />

Avant que ses congénères n’aient eu le temps de réaliser ce qui se passait, on leur<br />

balance deux grenades. Elles explosent discrètement et dégagent instantanément<br />

un gaz blanchâtre dont l'effet est foudroyant. Dodo.<br />

Pendant ce temps, les autres ont investi les dortoirs et ont fait subir le même sort<br />

à ceux qui pionçaient.<br />

Désarmement général, puis on enferme le tas de viande endormi dans une des<br />

pièces.<br />

A présent, il faut gagner l'étage inférieur. Il abrite l'Etat Major. Une fois celui-ci<br />

neutralisé, la prise des deux derniers niveaux ne posera pas de problème : L'un<br />

accueille les "reproductrices" (les filles blondes que j'avais aperçues) et l'autre est<br />

occupé par les infectes geôles dont j'ai pu goûter le confort spartiate.


202<br />

Suprême précaution, on ne peut accéder à l'Etat Major que par un escalier qui<br />

débouche sur une porte blindée ne s'ouvrant que depuis l'intérieur. Il y a bien un<br />

ascenseur, mais sa cabine est bloquée au niveau inférieur.<br />

Les paras forcent la grille coulissante qui donne accès à la gaine de l'ascenseur.<br />

Ensuite, ils balancent une corde et l'un d'eux descend jusqu'au toit de l'appareil.<br />

Là, il n'y a plus qu'à dévisser la trappe de secours pour pénétrer dans la cabine.<br />

L'opération est pratiquement achevée lorsqu'une voix furieuse retentit derrière<br />

nous. Tout le monde volte, l'arme prête à l'emploi. Personne. Mais à nouveau, la<br />

voix se fait entendre. Je pige. Elle sort d'un interphone posé sur une table.<br />

Un de nos gus se penche sur l'appareil. Il appuie sur une touche et lâche un "ja"<br />

vibrant et interrogatif. Aussitôt, la voix se remet à vitupérer. Le para laisse passer<br />

l'orage, puis répond dans un allemand parfait comme quoi il était parti pisser et<br />

que tout va bien, la patrouille est rentrée bredouille et la relève se prépare.<br />

Apparemment satisfaite, la voix se tait.<br />

D'un pouce levé, j'adresse mes sincères félicitations au caporal Schmoll.<br />

Pendant ce temps, le sergent Tilhomme s'est coulé dans la cabine de l'ascenseur.<br />

Je l'y rejoins, suivi de Stac et de Samir.<br />

Voyez pied de biche, la porte coulissante s'écarte. Rapide comme le crotale<br />

frappant sa proie, le sergent gicle hors de l'ascenseur.<br />

Alerté par le bruit, un gorille à gueule cabossée déboule, mitraillette braquée. Il<br />

n'a pas le temps d'analyser la situation. Deux bastos groupées lui font<br />

silencieusement éclater la tronche.<br />

On drope. Un second se pointe en reboutonnant son falzuche. Un coup de crosse


l'étale pour le compte.<br />

203<br />

D'après les renseignements obtenus du patrouilleur drogué, il n'y aurait que<br />

quatre gardes à ce niveau. Plus, bien sûr, les deux icebergs, l'homme et la femme<br />

à qui j'ai eu à faire précédemment, qui sont les maîtres du lieu.<br />

Nous nous répandons par groupes de deux. Il faut trouver les deux icebergs le<br />

plus rapidement possible car d'eux, il y a tout à craindre.<br />

J'enquille au pas de course le couloir qui mène à leur antre. Je déboule dans une<br />

antichambre où veille un nouveau garde, avachi dans un fauteuil, l'arme sur les<br />

genoux. Mon arrivée le fait se redresser comme un diable sort de sa boîte. Il va<br />

pour hurler, mais il avise mon flingue rigoureusement braqué sur lui et se ravise,<br />

optant pour le silence et l'immobilité.<br />

Je le reconnais, c'est un des deux rigolos qui m'ont douché à l'eau bouillante. Ca<br />

tombe bien, j'ai la rancune tenace. En deux pas, je suis sur lui. J'attrape sa<br />

sulfateuse et la balance à Serge.<br />

- Tu ne cries pas, tu ne bouges pas, sinon je t'étends, lui susurré-je en germain,<br />

tout en le menottant.<br />

Il opine avec conviction.<br />

- Parfait. Où sont tes patrons, le vieil homme et la femme ?<br />

Il me fait comme un blocage, baissant la tronche sans répondre. Mutin, je lui<br />

balance un coup de crosse sur le pif, un autre sur le groin. Le raisiné gicle<br />

abondamment. Il geint, mais n'ose pas crier.<br />

- Réponds-moi vite, grogné-je. Je suis à cran et la détente me chatouille l'index.<br />

Manifestement, il n'est pas enclin à l'héroïsme. Mais aussi, depuis combien de


204<br />

temps vit-il enfermé là-dedans, sous la coupe de ces fous ? Peut-être depuis sa<br />

naissance ?<br />

- Ils dorment, murmure-t-il. Là, derrière. Mais vous ne pourrez pas ouvrir. La<br />

nuit, l'ouverture de la porte se commande depuis l'intérieur.<br />

Histoire de le remercier, je l'estourbis d'un nouveau coup de crosse.


205


206<br />

Chapitre vingt sept<br />

La charge d'explosif arrache la porte et propulse tout azimut quelques blocs de<br />

béton. Le plus gros a pénétré en force dans les appartements dictatoriaux, mais<br />

quelques pavetons ont choisi le chemin opposé, à la grande navrance du garde<br />

que nous avions omis de mettre à l'abri. Le pauvre gars s'en est pris un dans le<br />

bide et il regarde avec stupeur ses huit mètres de boyaux étalés sur le sol. A bout<br />

de douleur, il finit par s'écrouler.<br />

Sans m'apitoyer davantage, je fonce. Au travers d'un nuage de poussière, je<br />

distingue une cuisine, une salle de bain en marbre rose, une grande salle de séjour<br />

pleine de meubles en cuir noir, conviviale comme une boutique des Pompes<br />

Funèbres, les fleurs en moins.<br />

Une porte s'ouvre. La blonde apparaît, un tant soit peu hagarde. M'apercevant,<br />

elle devient livide, pousse un cri de rage et se jette sur moi en brandissant un<br />

poignard.<br />

Un des paras veut s'interposer. Elle esquive sa charge d'un pas chassé pivotant<br />

tout en lui plongeant sa lame dans l'abdomen. Le type s'effondre en râlant. Mister<br />

Bulldozer se charge de la calmer. Il lui plonge dans les pattes, la renverse, la<br />

désarme et l'estourbit d'un coup de boule dévastateur.<br />

Pendant ce temps, j'ai entrepris de démantibuler une dernière porte à coups<br />

d'épaule. Le vieux doit être là dedans. Au troisième assaut, la porte se rend.<br />

Emporté par mon élan, j'entre en trombe dans une vaste piaule. J'ai le temps<br />

d'apercevoir le vieux, vêtu d'une robe de chambre bordeaux, la mine impassible.


207<br />

Il me braque d'une main et de l'autre, il s'apprête à manœuvrer une manette placée<br />

en plein milieu d'un tableau électrique. D'un ultime coup de rein, je plonge en<br />

avant, juste au moment où il tire. Je ressens une brûlure à l'épaule tandis que<br />

l'éclairage s'éteint. Une fois au sol, je défouraille au jugé. J'entends un<br />

gémissement, puis le bruit d'un corps qui choit lourdement.<br />

Prudemment, j'allume ma torche électrique. Le faisceau se pose sur le corps du<br />

vieux. Sans cesser de le braquer, je me penche pour le palper. Terminé. Deux<br />

olives groupées dans le baquet, Monsieur a avalé les noyaux et ne les digérera<br />

jamais.<br />

Je bouge mon bras gauche en grimaçant. Ce fumier m'a esquinté. Rien de cassé,<br />

mais un bout de barbaque arraché, et ça pisse dru.<br />

D'un pas légèrement chancelant, je rejoins le gros de la troupe. Ils examinent une<br />

nouvelle porte métallique qui donne accès au niveau inférieur.<br />

- Faut vous faire un pansement, grommelle le chef de groupe. Lapurge,<br />

occupez-vous de l'Inspecteur.<br />

Tandis que Lapurge me pose un pansement compressif, Stac termine de d’ouvrir<br />

la lourde.<br />

Aussitôt, deux gardes jaillissent, avides de savoir ce qui se passe, des questions<br />

plein la bouche. Le temps qu'ils réalisent et ils sont déjà menottés et bâillonnés.<br />

Nos troupes d'élite investissent alors l'étage inférieur. Quelques minutes plus tard,<br />

une vingtaine de filles blondes, belles et bien faites, sont regroupées, ainsi qu'un<br />

trio d'étalons bons aryens. Nos investigations nous permettent ensuite de<br />

découvrir une nursery où dort une demi-douzaine de marmot dont le plus vieux


doit avoir six mois.<br />

208<br />

Je m'attaque à la porte qui commande l'accès au dernier sous-sol, à ses geôles et<br />

je l'espère, à Gertrud.<br />

Lorsqu'elle s'ouvre, j'ai l'impression de déboucher sur le mur des lamentations. Ce<br />

ne sont que cris, hurlements et supplications, en partie couverts par un bruit de<br />

cascade.<br />

Je dévale l'escalier abrupt en quelques bonds et j'atterris dans la flotte. Horreur.<br />

L'eau est en train d'envahir cet infect cul de bas de fosse. J'en ai déjà jusqu'aux<br />

genoux et elle monte à toute vitesse. Vite, il faut ouvrir les cellules. Mais elles<br />

sont fermées par de grosses serrures et je n'ai pas le temps d'aller chercher le<br />

trousseau.<br />

- Praline-les, c'est le seul moyen, crie Stac qui vient de me rejoindre.<br />

Il a raison. Avec nos balles explosives, les serrures ne font pas de chichis. Dans la<br />

cellule, deux types, dans un état abominable. Ils hurlent de terreur et sont<br />

incapables de se mouvoir seuls. Une seule solution, les charger l'un après l'autre<br />

et les monter à l'étage du dessus. Au retour, je croise Stac. Il porte deux épaves<br />

d'un seul coup.<br />

De l'eau jusqu'aux hanches.<br />

Samir et Driou arrivent, puis le Sergent Tilhomme.<br />

- Castillon, me dit celui-ci, faut évacuer en vitesse. Un des prisonniers affirme<br />

que l'ensemble est miné et que votre dingue a dû enclencher la mise à feu en<br />

même temps qu'il ouvrait les vannes. Tout peut sauter d'un instant à l'autre.<br />

- Evacuez, grogné-je. Moi, je ne peux pas laisser ces pauvres types crever


209<br />

noyés. Tenez, remontez celui-là, au moins.<br />

Il ne répond rien, charge mon fardeau humain sur ses épaules et remonte.<br />

- On reste aussi, murmure Stac. On va essayer de faire fissa.<br />

Pas le temps de dire merci, ça urge. De l'eau jusqu'au ventre. Mon épaule<br />

commence à me faire un mal de chien. Une nouvelle cellule. Toujours pas de<br />

Gertrud. J'évacue le premier zombie qui me tombe sous la main.<br />

- La ditzipline, Monzieur Castillon, marmonne-t-il, la ditzipline, c'est la clé de<br />

tout !<br />

Stupéfait, je manque le laisser choir. Zébullon ? Ou Zéphyrin. L'un des deux, en<br />

tout cas.<br />

Encore un aller et retour et toujours pas de Gertrud. Plus qu'une cellule, il n'y a<br />

plus que moi en bas. J'ai de l'eau jusqu'aux épaules. Dur d'ouvrir une porte dans<br />

ces conditions. Le locataire de ce charmant pied à terre est en train de boire la<br />

tasse, incapable de tenir debout. Le faisceau de ma lampe effleure un corps nu.<br />

Indubitablement, un corps de femme. Et des cheveux blonds. Gertrud ? Comment<br />

savoir...<br />

La peur panique la fait gesticuler avec une énergie désespérée. Impossible de<br />

l'attraper, elle se débat, s'accroche à moi tant et si bien qu'elle me déséquilibre. Je<br />

me retrouve complètement immergé dans ce liquide infect dont j'avale une grande<br />

gorgée. Bordel, je vais quand même pas me noyer là-dedans ? Moi qui ai horreur<br />

de la flotte... Un coup de talon, prendre un peu d'air... L'autre furie me tire<br />

toujours vers le bas. Si c'est toi, Gertrud, excuse-moi, mais il faut en finir. Un<br />

taquet au bouc, et la voilà toute flasque. Pendant ce temps, l'eau a encore grimpé.


210<br />

Va falloir plonger pour repasser sous la porte. Nager en remorquant ce corps<br />

inerte. De l'autre coté, ce n'est pas Byzance. L'eau n'est plus loin du plaftard, je<br />

n'ai plus pied. Alors je nage, pas vite, pas assez vite. Bientôt, je dois plonger.<br />

Combien me reste-t-il à parcourir ? Cinq mètres ? J'ai dû lâcher ma torche. Je<br />

tâtonne le mur de ma main libre, pas louper l'escadrin. Putain, déjà plus de<br />

souffle, faudrait que j'abandonne mon paquet pour m'en sortir. Si près du but, pas<br />

question. Un dernier coup de rein, vite de l'air. Enfin, l'escadrin. Prendre pied.<br />

Mais l'eau a continué de monter. Je grimpe deux marches, trois, mes poumons<br />

déclarent forfait. Soudain, je sens une main qui m'agrippe. D'un dernier effort, je<br />

fais passer le corps que je tracte au-dessus de moi. Puis je lâche mes dernières<br />

bulles et j'ouvre la bouche. Qu'importe, flotte ou air, faut que je respire, moi !<br />

* *<br />

*<br />

Le château de la Beuze se découpe dans le ciel noir avec la précision d'une ombre<br />

chinoise. Les charges qui devaient détruire le bunker n'ont pas sauté et je ne me<br />

suis pas noyé grâce à la poigne de Stac qui m'a tiré de la sauce.<br />

Tous les prisonniers qui étaient enfermés dans les cellules du quatrième sous-sol<br />

ont pu être remontés. Parmi eux, Zéphyrin et Zébullon, les deux flics teutons.<br />

Terriblement amaigris, visiblement très atteints psychologiquement, mais vivants.<br />

Par contre, de Gertrud, point. Qu'est-elle devenue ? L'ont-ils éliminée ou m'a-t-<br />

elle roulé encore une fois ?<br />

J'en saurai plus quand nous aurons passé sur le grill la blonde et ses sbires. Mais


211<br />

pour cela, il faut attendre qu'elle sorte de l'infirmerie. Lorsque Stac l'a neutralisée,<br />

il n'y a pas été avec le dos de la cuillère, si bien que Madame avait besoin de<br />

soins urgents.<br />

La nuit achève de vivre. Une intense activité règne aux alentours de la Beuze, où<br />

s'est déployée une petite armée. Le château et ses sous-sols non inondés (les<br />

niveaux supérieurs ont été préservés grâce aux portes étanches) sont investis par<br />

une escouade de spécialistes qui fouille méticuleusement les lieux.<br />

* *<br />

*<br />

Lacluze a tenu à diriger l'interrogatoire de la blonde. Par les gardes du bunker,<br />

nous savons qu'elle est la fille du type que j'ai abattu et qu'elle se fait appeler Frau<br />

Alexandra.<br />

- Otez-lui ses menottes et laissez-nous, ordonne Lacluze aux gendarmes qui<br />

l'escortent.<br />

Les képis récupèrent leurs poucettes et évacuent la fourgonnette transformée en<br />

salle d'interrogatoire.<br />

- Madame, embraye Lacluze, un brin théâtral, je suis le commissaire principal<br />

Lacluze. Les faits pour lesquels vous avez été mise en état d'arrestation sont<br />

excessivement graves. Dans votre propre intérêt, je vous conseille de<br />

répondre aussi précisément que possible aux questions que nous allons vous<br />

poser pendant votre garde à vue. Mais au fait, parlez-vous français ?<br />

Ignorant Lacluze, elle se tourne vers moi. Son visage est livide et granitique.


212<br />

- Qu'est-il advenu de mon père, Inspecteur ?<br />

Cette femme me révulse. Je revois la sale lueur qui brillait dans ses yeux<br />

lorsqu'elle assistait à la mise à mort de Gueule d'Ange. C'est une folle, une<br />

sadique dotée d'une volonté de fer. Je suis persuadé qu'on ne tirera rien d'elle, à<br />

moins d'user de moyens illégaux.<br />

- Votre père est mort, lui réponds-je d'une voix neutre. Je l'ai abattu après qu'il<br />

m'eut blessé.<br />

- Alors je dois le rejoindre, dit-elle sans marquer la moindre émotion.<br />

Tout en parlant, elle porte la main à sa bouche. Je me jette sur elle, mais trop tard.<br />

Le cyanure a déjà fait son effet.


213


214<br />

Chapitre vingt huit<br />

Le fondé de pouvoir de la banque Schmoll tourne les clés, l'air maussade. Pas<br />

joyce d'avoir à ouvrir un coffre dans ces conditions, de livrer à la police les<br />

secrets d'un client, quand bien même celui-ci est-il défunt.<br />

Peut-être ce garçon a-t-il des origines suisses ?<br />

Enfin, le lourd battant pivote. Ca déclenche l'allumage d'une lampe à l'intérieur<br />

du coffre. Deux objets s'y trouvent : une grosse enveloppe en papier kraft et... une<br />

cassette vidéo. J'attrape l'enveloppe. Elle est bourrée de feuillets manuscrits. A<br />

voir plus tard. Le cœur battant, je saisis la cassette. Exactement la même que celle<br />

que j'avais trouvée dans l'hélico, à Poitiers. Très lourde et scellée. Je l'enfourne<br />

dans une mallette reliée à mon poignet par une chaînette.<br />

Le fondé de pouvoir me tend un papier. Je le signe, empoche distraitement le<br />

double, et regagne l'escalier, encadré par Samir et Stac, le flingue en pogne.<br />

Notre bagnole est stationnée juste devant la porte de la banque. Dix flics armés<br />

jusqu'aux dents couvrent notre sortie.<br />

Précédés de deux motards, encadrés par deux autres voitures, on fonce à travers<br />

Paris jusqu'à la taule.<br />

* *<br />

*<br />

Y'a des soirs, t'es content de retrouver ton sweet-home. Seul, tranquille, soirée


215<br />

pantoufles, bouffer des pâtes et des oeufs avec du ketchup et s'enfourner dans les<br />

toiles avec une BD avant de plonger dans une longue et voluptueuse nuit de<br />

dorme.<br />

C'est très précisément ce que je pense en ouvrant la porte du deux pièces que je<br />

partage avec moi-même dans un coin tranquille du quatorzième arrondissement.<br />

Juste, je me dis : "bizarre, j'étais pourtant certain d'avoir fermé le verrou à double<br />

tour".<br />

Le temps d'enlever mon blouson, mon tarbouif entre en action. Ca sent le parfum,<br />

pas un nuage, juste une très légère traînée. Mais la lumière s'allume avant que<br />

j'aie eu le temps de réagir à cette nouvelle sensation. Gertrud se tient dans<br />

l'embrasure de la porte de la chambre, le flingue à la main. J'en attrape un coup de<br />

sang. Sans réfléchir davantage, j'abats de toutes mes forces mon blouson sur son<br />

poignet. Ensuite, je plonge en avant en poussant un cri de kamikaze fou. Je<br />

l'emplâtre plein pot. Le choc la fait décoller du sol, elle vole en arrière et termine<br />

sur le dos, à moitié sonnée. J'achève le boulot en me jetant sur elle. Rageusement,<br />

je lui arrache son flingue et le balance à l'autre bout de la pièce.<br />

- Infecte tarée, hurlé-je, immonde salope, tu étais venue te venger, hein ? Et<br />

venger tes cafards de copains ? Liquider ce foutu Castillon qui a fait foirer<br />

vos plans d'hallucinés de la croix gammée ? Mais attends un peu, ordure, tu<br />

vas la sentir passer.<br />

Etrangement, ces derniers mots amènent un léger sourire sur ses lèvres. Elle ne se<br />

débat pas, reste allongée sous moi sans bouger. Je n'aime pas ça. Cette bougresse<br />

est capable de toutes les ruses. Méfiance...


216<br />

D'une main affûtée, je la palpe sous toutes les coutures pour m'assurer qu'elle ne<br />

porte pas d'autre arme. Boudie, de toucher sa splendide anatomie, j'en ai des<br />

fourmillements partout, malgré ma rage.<br />

- Tu te trompes, murmure-t-elle. Je ne suis pas venue te tuer. J'ai voulu te voir<br />

une dernière fois avant de disparaître.<br />

- Alors pourquoi le flingue ? Maugréé-je.<br />

Elle se redresse lentement et va s'asseoir sur le lit. Prudent, je ramasse son 7,65.<br />

Je vire le chargeur que je glisse dans ma poche.<br />

- J'imaginais dans quel état d'esprit tu devais être, reprend-elle. Mais je voulais<br />

que tu m'écoutes. Le problème, c'est qu'une arme n'est utile que si l'on est<br />

déterminé à l'employer.<br />

- Je t'écoute, dis-je d'une voix froide. Mais ne te fais pas d'illusion. Après ça, je<br />

t'embarque.<br />

- Je te dégoûte, n'est-ce pas ?<br />

- Après ce que j'ai découvert, on peut même dire que tu me révulses, réponds-<br />

je, cassant.<br />

- Je peux te comprendre, fait-elle tristement. Vois-tu, je suis née dans cet enfer.<br />

J'y ai grandi, gavée d'idéologie. Jusqu'à 18 ans, j'ai vécu en vase clos, dans<br />

une base secrète d'Amérique Latine. Les tests m'avaient désigné pour devenir<br />

une Walkyrie, une guerrière. On m'a envoyée en Allemagne. Toujours les<br />

mêmes missions, séduire pour récolter des informations ou pour circonvenir.<br />

Le problème, c'est qu'une fois sortie du bocal stérile, j'ai été progressivement<br />

contaminée par l'air ambiant. J'ai beaucoup lu, vu des films, malgré les


217<br />

interdits. Petit à petit, j'ai perdu la foi, sans vraiment m'en rendre compte; bien<br />

programmée, j'ai continué sur ma lancée jusqu'à la mission Holtzberger. Et<br />

jusqu'à ce que je te rencontre.<br />

- Je sens que ça va virer à l'eau de rose, ricané-je.<br />

- Luc, murmure-t-elle. Je te jure que quand je t'ai rencontré, tout a vacillé. Plus<br />

rien n'a été comme avant. Les scrupules, les remords, et puis le doute qui<br />

s'installe.<br />

Elle me couve d'un regard brûlant qui, malgré mon aversion, me va droit au cœur<br />

sans épargner le reste. Putain, ce qu'elle est belle, désirable, excitante, affolante et<br />

j'en passe. Flash back sur nos moments de folie, son corps, le mien, sa peau, son<br />

odeur, sa saveur, ma fougue et la sienne. Bluffait-elle ? Non, bien sûr que non.<br />

Mais qu'est-ce que ça change ? C'est un monstre, qui a commis ou laisser<br />

commettre des atrocités, non ?<br />

Elle a un sourire triste.<br />

- Tu as fini par récupérer cette fichue cassette, n'est-ce pas ?<br />

- Comment le sais-tu, sursauté-je.<br />

- Déployer tous ces moyens, élude-t-elle, sans jamais penser au coffre<br />

bancaire... Bravo, Luc. Tu es un génie.<br />

Elle jette un coup d’œil rapide juste en dessous de ma ceinture, sourit à nouveau.<br />

- J'ai compris que j'avais basculé lorsque après t'avoir drogué pour savoir où se<br />

cachait Sendis, j'ai refusé de te liquider comme le voulaient mes équipiers.<br />

J'ai dérogé une seconde fois aux règles de sécurité quand j'ai exigé qu'on te<br />

laisse repartir du château de la Beuze. Pourtant, je savais très bien que tu ne


especterais pas le marché.<br />

218<br />

- Tu parles, grogné-je. Je te croyais réellement enfermée dans un de ces<br />

immondes cachots, condamnée à mourir si je ne te retrouvais pas dans le délai<br />

qui m'avait été imparti pour mettre la main sur la cassette. Pauvre con que<br />

j'étais. Quand je pense que tu as été jusqu'à faire mettre à mort une pauvre<br />

fille pour m'impressionner...<br />

Elle se redresse, une lueur de colère dans les yeux.<br />

- Ce n'est pas moi, dit-elle, véhémente. Je ne voulais pas. Mais ces deux-là<br />

étaient fous, surtout elle. Une sadique...<br />

Elle s'accroche à mon cou, se presse contre moi.<br />

- Je suis décidée à changer, Luc. Il faut me croire. Penses-tu qu'il soit facile de<br />

surmonter vingt ans de bourrage de crâne ? Je veux tourner la page, effacer<br />

toutes ces folies. J'ai juste besoin que tu m'aides un peu, juste un peu.<br />

Chez moi, l'homme passe parfois avant le flic. Je devrais même ajouter que la<br />

bête passe avant l'homme. De la sentir contre moi, vibrante, chaude, palpitante,<br />

j'en perds les pédales. Faut dire que trois centimètres séparent nos bouches (à vue<br />

de nez). Ce doit être une question de champ magnétique, impossible de résister à<br />

la force d'attraction de la sienne. Wouah, cette galoche vertigineuse, ce goinfrage<br />

labial, cette orgie linguale. Me voilà complètement déchaîné. Sans trop savoir<br />

comment, on se retrouve à poil, en tête à queue. Comme disait l'autre, la rosée du<br />

matin n'arrête pas le pèlerin, ni sa bouche, ni ses doigts, ni son bâton. Pris de<br />

frénésie, on alterne les scènes à un rythme échevelé. Entre-dégustation indexée,<br />

papa est missionnaire, la chevauchée fantastique, arc boutant craquant, levrette de


219<br />

course et bingo ! Déviation alternée par l'étroit passage, esquimau sexexquis,<br />

Maître quelle cravate, méli-mélo divers, nœud gordien (non, non, ne coupez pas,<br />

on se désentortillera tout seuls) et pour terminer, charge érotique, feu d'artifesse<br />

avec bouquet final.<br />

Le temps de le récupérer et c'est reparti. Rythme un peu moins soutenu, mais<br />

davantage de créativité. Belles figures de styles, excellente coordination, les<br />

enchaînements se succèdent harmonieusement. Ca tient de la valse, du lac des<br />

Cygnes et tutti quanti.<br />

Après avoir beaucoup bourlingué dans l'appartement, on a terminé dans le lit.<br />

Lorsque j'émerge bien plus tard, complètement lessivé, elle dort et je suis<br />

toujours couchée sur elle. Je roule sur le coté pour regarder le réveil. Pétard, tu<br />

parles d'une séance... Onze heures et des. Je comprends pourquoi j'ai faim. Aussi<br />

souplement qu'un octogénaire arthritique, je me lève. Ca la réveille.<br />

- Où vas-tu ? Fait-elle en s'étirant.<br />

Je ne peux résister à l'envie de l'embrasser à divers endroit. Ca tient de<br />

l'envoûtement. Heureusement, mon estomac est là pour me rappeler à l'ordre.<br />

- Je vais préparer une petite croûte, réponds-je en me redressant.<br />

- Je viens avec toi, j'ai beaucoup de choses à te dire.<br />

Elle me suit jusqu'à la cuisine. Elle s'adosse à un mur, nue, magnifique, tandis<br />

que je m'affaire, dans la même tenue.<br />

- Que vas-tu faire de moi ?<br />

- A ton avis ?<br />

Elle hésite un peu.


220<br />

- M'arrêter ? Souffle-t-elle finalement.<br />

Je ricane en haussant les épaules.<br />

- Tu ne me connais pas encore très bien. Après ce qui vient de se passer, je me<br />

vois mal jouer l'indifférence, te passer les menottes et t'envoyer en taule. C'est<br />

ce que j'aurais dû faire au départ. Maintenant, c'est trop tard et j'assume. Tu<br />

peux partir quand tu veux.<br />

Elle semble soudainement libérée d'un grand poids. Ce qui n'est pas exactement<br />

mon cas. Sans regretter de m'être laissé aller, j'ai la conscience qui renâcle.<br />

- Cadeau pour cadeau, dit-elle, j'en ai quelques uns qui devraient te faire plaisir.<br />

Et soulager un peu ta conscience, ajoute-t-elle en souriant, ayant deviné mes<br />

pensées. Mais j'aurai aussi un service à te demander, car partir n'est pas aussi<br />

simple pour moi que tu le crois.


221


222<br />

Chapitre vingt neuf<br />

Marie Kowareski m'accueille assez froidement. Elle reste vissée derrière son<br />

bureau, le buste droit, le visage fermé.<br />

- Assieds-toi, dit-elle d'une voix sèche.<br />

Je l'ai connue à l'occasion d'une mission au Liban qui avait eu quelques<br />

prolongements sanglants à Paris. Nous avions eu une liaison passionnée qui<br />

s'était terminée abruptement après que j'ai refusé de lui faire un enfant. Nous ne<br />

nous étions jamais revus depuis.<br />

Marie Kowareski est chargée de mission auprès du Premier Ministre. Elle<br />

s'occupe de la coordination des services de sécurité et de renseignements, au<br />

travers d'une commission qu'elle préside et à laquelle participe Lacluze.<br />

- Lacluze a beaucoup insisté pour que je te reçoive rapidement poursuit-elle de<br />

la même voix sèche. J'ai peu de temps à t'accorder.<br />

Sans me démonter, j'entreprends de lui raconter l'affaire Holtzberger. Tout<br />

commence par le grand-père du diplomate. Un savant nazi, spécialiste de la<br />

guerre bactériologique, qui fut récupéré par les Américains. Il poursuivit ses<br />

travaux de recherches aux Etats-Unis. Recherches fructueuses, puisqu'il découvrit<br />

une bactérie redoutable, capable d'anéantir la population d'une grande métropole<br />

en quelques jours. Mais d'une certaine façon, cette découverte et ses<br />

conséquences apocalyptiques lui ouvrirent les yeux. Il décida alors de détruire le<br />

fruit de ses recherches et de s'enfuir. Réflexe d'orgueil du chercheur, il emporta


223<br />

malgré tout un échantillon de son invention. Comment parvint-il à fuir, puis à<br />

échapper aux services spéciaux lancés à ses trousses ? Mystère. Toujours est-il<br />

qu'il y a quelques années, sentant la fin approcher, il voulut connaître sa<br />

descendance. Ses enfants étaient morts, seul restait un petit-fils, diplomate de<br />

carrière. A cette époque, celui-ci était en poste en Thaïlande. Le vieux savant le<br />

retrouva là bas et s'installa chez lui. Mais il était malade et mourut quelques mois<br />

plus tard. Avant de disparaître, il confia son invention à son petit-fils en lui<br />

demandant de la neutraliser définitivement. Celui-ci, convaincu de détenir un<br />

véritable trésor, se garda bien de respecter les dernières volontés du grand-père.<br />

Mais comprenant le danger que représentait cet héritage empoisonné, il fabriqua<br />

un emballage destiné à la fois à camoufler son contenu et à le protéger.<br />

- Cette cassette vidéo que tu as retrouvée dans un coffre bancaire ? Devine<br />

Marie qui a perdu de sa raideur.<br />

- Exactement. J'ai également retrouvé une vingtaine de feuillets manuscrits,<br />

racontant l'histoire du grand-père et de son invention.<br />

- Tu veux du café ?<br />

- Avec plaisir. Une citerne, même. Je suis crevé.<br />

- Je le vois bien, tu as les yeux au milieu de la figure.<br />

D'un doigt directorial, elle enclenche l'interphone qui la relie à sa secrétaire et<br />

passe la commande.<br />

- Poursuis, m'ordonne-t-elle ensuite.<br />

- Holtzberger conserve donc le bouillon de culture du grand-père, attendant<br />

probablement l'occasion de le négocier au meilleur prix. Il se marie avec une


224<br />

jeune Thaïlandaise. Il ignore qu'elle est liée à un gros trafiquant de drogue. Le<br />

diplomate est bientôt muté à Paris. Pendant ce temps, une organisation<br />

clandestine nazie remonte la piste du grand-père savant. Ils ont bénéficié<br />

d'une fuite au niveau des services américains et reniflent la bonne affaire. Plus<br />

efficaces que les Yankees, ils retrouvent sa trace, la suivent jusqu'en<br />

Thaïlande. Le vieux savant est déjà mort et Holtzberger parti à Paris, mais<br />

leur enquête leur prouve que le grand-père a bien retrouvé son petit-fils.<br />

L'invention du vieux lui a-t-elle survécu ? Peut-être l'a-t-il léguée à son<br />

descendant ? Ils ne veulent négliger aucune chance de mettre la main dessus.<br />

Mais, peu soucieux d'apparaître au grand jour, ils décident d'approcher<br />

Holtzberger par la bande, en douceur. Ils lui collent dans les pattes une de leur<br />

agente, Gertrud Schmidt, qui parvient à devenir sa secrétaire.<br />

- Une très belle fille, m'a-t-on dit, murmure Marie, vaguement narquoise.<br />

- Superbe, tu veux dire. Malgré ça, Holtzberger reste insensible à ses charmes.<br />

Heureusement pour nos nazis, l'épouse d'Holtzberger aime autant les femmes<br />

que les hommes et se laisse ensorceler par la belle Walkyrie.<br />

- Elle n'a pas été la seule, si j'ai bien compris...<br />

- Que veux-tu, soupiré-je, tu es bien placée pour savoir que je n'ai jamais pu<br />

résister à une jolie femme... Bref, c'est ainsi que Gertrud apprend l'existence<br />

de la cassette et de son contenu. Aussitôt, elle propose le pactole à la femme<br />

d'Holtzberger. Mais celle-ci ignore où son époux a planqué le précieux objet.<br />

Elle tente de le faire parler, en vain. Dépités, les nazis hésitent sur les moyens<br />

à employer. Depuis quelque temps, ils savent que les services israéliens sont


225<br />

sur leur piste. Ils décident donc de rester dans l'ombre. Ils embauchent un<br />

tueur réputé, Yorgos Duconoandreou, pour poursuivre le travail. Mission :<br />

Récupérer la cassette par tous les moyens mais sans faire de vague.<br />

- Comment diable peux-tu connaître tous ces détails ? On m'a dit que les<br />

personnes interpellées au château de la Beuze ne savaient pas grand chose.<br />

- Tu vas comprendre. Laisse-moi continuer. Le mercenaire grec commence par<br />

repérer les lieux. Ce faisant, il découvre que Maïh Holtzberger est mouillée<br />

dans un réseau de drogue. Il réunit quelques preuves et contacte Holtzberger.<br />

Il lui propose un marché : la cassette ou le scandale. Le diplomate obtient un<br />

délai de réflexion. Il demande à un détective privé, Emile Sendis, de faire une<br />

contre-enquête. Que se passe-t-il ensuite ? Je ne le sais pas encore<br />

exactement. Toujours est-il que Sendis entre en contact avec Maïh<br />

Holtzberger. A mon avis, celle-ci cherche à cette époque à se dégager du<br />

trafic de drogue et à quitter son mari. Pour cela, il lui faut de l'argent,<br />

beaucoup d'argent, et donc, retrouver la cassette et la vendre aux nazis. Elle a<br />

besoin d'un complice, Sendis fera l'affaire. Ancien flic, celui-ci a l'habitude<br />

des perquisitions approfondies. A force d'obstination, il finit par découvrir<br />

une cache dans l'appartement des Holtzberger. Dans cette cache, la cassette.<br />

Du moins Maïh et lui le croient-ils.<br />

- C'était la fausse, celle que tu as retrouvée à Poitiers ?<br />

- Exactement. Le même emballage, mais truffé d'explosifs. Un piège préparé<br />

par Holtzberger. Dans le même temps, Yorgos lance un ultimatum au<br />

diplomate. Holtzberger fait mine de céder. Il promet au Grec de lui remettre


226<br />

l'objet le lendemain matin. Il file récupérer la fausse cassette chez lui. Mais<br />

elle a disparu. Alors, il fait une scène épouvantable à sa femme, lui dit qu'il a<br />

tout découvert, le trafic de drogue et son infortune conjugale, exige qu'elle lui<br />

rende la cassette. Maïh comprend qu'elle doit éliminer ce mari gênant. Elle<br />

goupille un piège avec Sendis. Le détective flingue le malheureux cocu au<br />

bord de la Seine.<br />

- C'est Sendis qui a tué l'attaché culturel ?<br />

- Absolument.<br />

- Comment peux-tu en être sûr ? Il est sorti du coma et t'a fait des aveux ?<br />

- Non. Mais figure-toi qu'il y avait un radar sur les quais, pas très loin de là. Ce<br />

con de Sendis s'est fait flasher quelques minutes après le meurtre<br />

d'Holtzberger.<br />

- Et tu as pensé à ça tout seul ?<br />

- Le hasard. J'ai été victime de ce même radar il y a deux jours. Ca m'a donné<br />

l'idée de vérifier s'il n'était pas en service le soir du meurtre...<br />

- Félicitations, soupire Marie. Tu es un spécimen rare de macho à cervelle.<br />

- Macho, moi ? Ricané-je. Tu dis ça pour me flatter, moi qui ai toujours été<br />

d'une faiblesse insigne avec les femmes. Dis donc, tu m'as dit que tu avais peu<br />

de temps. Tu veux peut-être que j'abrège ?<br />

- Surtout pas, Inspecteur. Ton histoire me passionne.<br />

- Je poursuis donc. Holtzberger meurt sous les yeux de Yorgos, qui le filait.<br />

Peut-être a-t-il le temps de lui parler avant de mourir, ce qui expliquerait<br />

pourquoi Yorgos abandonne toute prudence et se rabat alors sur l'épouse. Il la


227<br />

menace, la torture pour la faire parler. Pour gagner du temps et sauver sa vie,<br />

elle aiguille le tueur sur son amant habituel, un jeune styliste. Mais Yorgos ne<br />

peut plus laisser de témoin derrière lui. Il l'égorge et fonce chez l'amant. Bien<br />

sûr, celui-ci ne sait rien, le malheureux. Le Grec lui fait subir le supplice de la<br />

baignoire, en pure perte bien sûr, puis il l'assassine. Il réalise que Maïh l'a<br />

lancé sur une voie de garage et qu'il va avoir de gros pépins avec ses<br />

commanditaires. Il cherche à fuir mais se fait descendre à Roissy.<br />

- Sendis se retrouve donc avec la fausse cassette sur les bras. Il ignore ce<br />

qu'elle représente ?<br />

- Absolument. Il pense qu'elle a un rapport avec le réseau de trafiquants de<br />

stupéfiants. Il contacte le big boss de ce réseau par un intermédiaire. Ils<br />

prennent rendez-vous au Bourget et c'est ainsi que Gertrud Schmidt retrouve<br />

la piste de la cassette.<br />

- Ce soudain raccourci me semble cacher quelque chose, ricane Marie.<br />

Comment a-t-elle fait pour se rebrancher sur l'affaire, hum ?<br />

- Elle était dans ma voiture lorsque j'ai capté les communications de Sendis,<br />

avoué-je sans aucune honte. Bref, nous sommes au Bourget, les nazis aussi.<br />

Massacre, Sendis en réchappe et s'enfuit. Lui disparu dans la nature, nous<br />

n'avons plus aucune piste, ni les uns ni les autres. A ce moment là, je patauge<br />

complètement. J'ignore à qui nous avons affaire, j'ignore après quoi tout le<br />

monde court. Pour essayer de renouer un fil, nous montons un piège à<br />

l'hôpital. Mais Gertrud Schmidt, que nous ne soupçonnons pas encore, liquide<br />

notre appât. Seul accroc pour elle, les deux policiers allemands qu'on m'a


228<br />

délégués la voient sortir de la chambre du pauvre type qu'elle vient d'achever.<br />

Un peu lents d'esprit, ils ne réalisent pas sur-le-champ. Elle en profite pour les<br />

entraîner dans un endroit où ils sont neutralisés et transférés au château de la<br />

Beuze.<br />

- Décidément, son charme fait des ravages. Ensuite, tu retrouves la piste de<br />

Sendis, n'est-ce pas ? Mais là encore, les nazis te coupent l'herbe sous le pied.<br />

Comment y sont-ils parvenus ?<br />

- Hélas, soupiré-je. Je suis tombé dans un piège sournois. La diablesse m'a<br />

drogué pour me faire parler.<br />

- Je connais la suite. Mais je ne vois toujours pas pourquoi tu es venu me voir.<br />

- Tu vas piger. Cette organisation nazie poursuit le rêve d'une race parfaite.<br />

C'est pour cela qu'ils enlevaient et conditionnaient ces femmes que nous<br />

avons retrouvées au Manoir du Rinçay et à la Beuze. Elles étaient destinées à<br />

la reproduction, du moins tant qu'elles en avaient l'âge. Ensuite, elles<br />

servaient de cobaye pour d'infectes expériences. De même que ceux des<br />

enfants qui ne correspondaient pas aux critères de sélection. Je ne devrais<br />

d'ailleurs pas employer l'imparfait. Nous avons coupé la branche française,<br />

mais il y en a d'autres, ainsi qu'une immense base secrète en Amérique du<br />

Sud. C'est pour cela que je suis venu te voir.<br />

- Tu as des renseignements ?<br />

- Pas moi. Quelqu'un est prêt à livrer le réseau allemand ainsi que<br />

l'emplacement de la base centrale.<br />

- En échange de quoi ?


229<br />

- D'une identité vierge. Elle veut refaire sa vie, il lui faudrait un dossier comme<br />

on en donne aux agents que l'on envoie en mission à l'étranger. Un passeport,<br />

mais aussi un passé, une personnalité neuve.


230<br />

EPILOGUE<br />

Convaincre Marie Kowareski n'a pas été une partie de plaisir. J'ai cru qu'elle allait<br />

m'arracher les yeux et le reste lorsqu'elle a compris que les faux papiers que je lui<br />

demandais étaient destinés à Gertrud. Heureusement, j'avais apporté quelques<br />

biscuits pour lui prouver l'intérêt de la transaction. Enfin, j'ai emporté le morceau,<br />

c'est le principal.<br />

Gertrud a passé les trois jours suivants planquée chez moi, le temps qu'on lui<br />

prépare une nouvelle identité aux petits oignons. Trois jours, et surtout trois nuits<br />

épiques. Je l'ai ensuite conduite à Bruxelles où elle a pris un avion pour le<br />

Canada, mais je doute que ce soit sa destination finale. Un dernier regard, intense<br />

quoique souligné de cernes mauves, et elle est partie vers son destin.<br />

La reverrai-je un jour ?<br />

Les Ricains n'ont pas été longs à exploiter les renseignements qu'elle nous avait<br />

fournis et que leur avait transmis Marie Kowareski. En quatre jours, ils ont monté<br />

et réalisé une opération aéroportée contre la base d'Amérique du Sud. Elle s'est<br />

très mal terminée. Après une résistance acharnée, voyant que la partie était<br />

perdue, les nazis ont fait sauter leurs installations, occupants compris. Il n'y a eu<br />

aucun survivant.<br />

En Allemagne, deux des trois bases avaient déjà été évacuées. Dans la troisième,<br />

il ne restait que des femmes et des enfants en bas âge, abandonnés là depuis trois<br />

jours sans nourriture.


231<br />

Des enquêtes vont être menées à travers le monde pour en finir avec cette<br />

engeance. De toute façon, les branches survivantes devraient pourrir toutes<br />

seules.<br />

Cette affaire étant réglée, il m'a semblé indispensable d'organiser une petite<br />

cérémonie pour célébrer une grande première qui restera dans les anales<br />

culinaires.<br />

Toute la Brigade (Lacluze y compris) est réunie autour d'une grande table chargée<br />

de boissons et de victuailles variées. Les deux Z sont là également, sortis de<br />

l'hôpital juste à temps pour ne pas rater le spectacle. Marie Kowareski m'a fait<br />

l'honneur de répondre à mon aimable invitation. Elle s'est installée à ma droite, ce<br />

qui me laisse bien augurer d'une reprise prochaine de nos relations.<br />

Tout ce beau monde entoure Stacchi, parieur malheureux, au cou duquel j'ai noué<br />

une grande serviette à carreaux. Que l'on se rappelle l'engagement qu'il avait pris,<br />

alors que nous pourchassions Peter, le chef du commando nazi. J'étais persuadé<br />

d'avoir retrouvé sa piste et Stacchi, sceptique, m'avait déclaré ceci : "Ben si tu as<br />

raison, je veux bien bouffer une pleine assiette de sardines à l'huile sauce<br />

chocolat".<br />

Je ne l'ai pas oublié.<br />

Et il s'en souviendra.<br />

Sous les applaudissements de l'assemblée, un loufiat en veste blanche apporte un<br />

plat fumant au fumet pour le moins curieux. D'un geste théâtral, il ôte la cloche<br />

argentée.<br />

Bon appétit, Inspecteur Stacchi !

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!