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CATACLYSME - Mic de la pire andouille, histoires Monsaingeon

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VIDE - GRENIER<br />

Liasse LIV<br />

<strong>CATACLYSME</strong><br />

ou<br />

Les mémoires d’un jeune homme rangé


1939 - 1944<br />

Les Contamines<br />

Les B<strong>la</strong>iries<br />

Yrieu<br />

Saint-Jean-<strong>de</strong>-Maurienne<br />

Lyon<br />

Le Boucherand<br />

rue <strong>de</strong> l’U.<br />

Chambéry<br />

rue <strong>de</strong> l’U.<br />

Le Boucherand<br />

Cité Vaneau<br />

Le B<strong>la</strong>nc-Mesnil<br />

Note au lecteur<br />

Ce Vi<strong>de</strong>-Grenier comporte probablement <strong>de</strong>s récits qui ont déjà figuré dans <strong>de</strong>s<br />

liasses précé<strong>de</strong>ntes. J’ai essayé <strong>de</strong> retrouver l’ambiance et les petits côtés <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />

quotidienne sous l’Occupation pour permettre à tel ou tel <strong>de</strong> mes petits-enfants (et<br />

éventuellement arrières petits-enfants) que ce<strong>la</strong> pourrait intéresser d’imaginer<br />

comment un très jeune adulte a vécu et ressenti ces années noires terminées dans le<br />

<strong>de</strong>uil et le sentiment quand même victorieux ressenti en étant décoré par De Gaulle en<br />

avril, en découvrant Dachau en mai puis en défi<strong>la</strong>nt sur mon char sur les Champs<br />

Elysée le 18 juin 1945.<br />

© Dominique <strong>Monsaingeon</strong><br />

Paris 2012


L’été 1938, après un camp scout dans le massif <strong>de</strong><br />

Belledonne où j’avais fait fonction <strong>de</strong> chef <strong>de</strong> patrouille,<br />

mon CP ayant été hospitalisé, j’avais été expédié dans une<br />

ferme beauceronne « pour m’apprendre à travailler ». J’ai<br />

déjà raconté ça. Ce séjour fut brusquement interrompu par<br />

<strong>la</strong> crise <strong>de</strong>s Sudètes aboutissant aux « Accords <strong>de</strong> Munich ».<br />

On avait frôlé <strong>la</strong> guerre.<br />

L’année sco<strong>la</strong>ire 38/39 fut merveilleuse pour moi. MM<br />

commençait à me lâcher les baskets, j’étais convaincu que<br />

j’arriverais à passer le bac, mais surtout j’avais <strong>la</strong><br />

responsabilité d’une patrouille scoute. J’ai gardé le contact<br />

avec <strong>la</strong> majeure partie <strong>de</strong> mes scouts… jusqu’à leur mort.<br />

Eté 1939, le bonheur. Je découvre un moine que je ne<br />

quitterai pas, jusqu’à sa mort. Pie Duployé a été un père<br />

pour moi.<br />

Mois d’août aux Contamines ; j’ai déjà raconté cette<br />

histoire.<br />

Mobilisation générale, <strong>la</strong> Guerre.<br />

Emmanuel et moi allons anticiper restrictions<br />

alimentaires et inconfort. Nous sommes accueillis à<br />

Beauregard par Tante Renée qui n’est pas enthousiasmée,<br />

c’est le moins qu’on puisse dire. Oncle Robert ne pouvait<br />

pas refuser çà à sa gran<strong>de</strong> sœur Marie, il avait hérité<br />

Beauregard pour accueillir…<br />

En bref Emmanuel et moi subirent un an avant le reste<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s restrictions alimentaires. L’acci<strong>de</strong>nt<br />

d’Emmanuel me <strong>la</strong>issa quelques semaines en totale<br />

solitu<strong>de</strong>. La tante R. signifie à MM qu’elle ne veut plus <strong>de</strong><br />

nous après Pâques


Pâques 1940 aux B<strong>la</strong>iries : Problèmes <strong>de</strong>ntaires, <strong>de</strong>ux<br />

extractions, puis appendicite. Papa m’opère rue Oudinot au<br />

moment où je <strong>de</strong>vrais repartir à Tours rejoindre Em. qui a<br />

une chambre chez l’habitant, près <strong>de</strong> <strong>la</strong> cathédrale).<br />

Evacuation <strong>de</strong>s B<strong>la</strong>iries, l’exo<strong>de</strong><br />

En quelques jours le mon<strong>de</strong> bascule<br />

L’annonce d’une attaque alleman<strong>de</strong> en Belgique, le 10<br />

mai, fut pour certains une forme <strong>de</strong> sou<strong>la</strong>gement. Comme<br />

en 14 ils vio<strong>la</strong>ient <strong>la</strong> neutralité belge, même scénario et<br />

même certitu<strong>de</strong> qu’ils se casseraient les <strong>de</strong>nts. Un point<br />

intriguait ; pourquoi envahir <strong>la</strong> Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong> ?<br />

Le 15 le communiqué biquotidien par<strong>la</strong>it <strong>de</strong> combats<br />

dans les Ar<strong>de</strong>nnes ( belges ou françaises ? ) Puis Paul<br />

Raynaud, prési<strong>de</strong>nt du conseil, par<strong>la</strong> d’une armée qui<br />

n’avait pas fait son <strong>de</strong>voir, l’armée Corap. Comment le<br />

responsable civil le plus élevé pouvait-il désigner<br />

nommément un général d’armée ? Fal<strong>la</strong>it-il que <strong>la</strong> situation<br />

soit dramatique pour qu’un « cinq étoiles » soit cloué au<br />

pilori * .<br />

Tout a été écrit sur les combats <strong>de</strong> mai et juin 1940. Mon<br />

propos se limite à <strong>la</strong> manière dont <strong>la</strong> famille al<strong>la</strong>it vivre <strong>la</strong><br />

série d’événements dramatiques, inimaginables qui al<strong>la</strong>ient<br />

se succé<strong>de</strong>r en cinq années.<br />

Est-ce le 16 ou le 18 mai qu’un coup <strong>de</strong> fil mystérieux<br />

d’André dont l’hôpital était à Laon, loin du front, provoqua<br />

le premier accroc ? Il avait incité les parents à le rejoindre<br />

sur les bords <strong>de</strong> <strong>la</strong> Seine, dans un vil<strong>la</strong>ge inconnu : Juziers.<br />

Que faisait-il là ? Je crois avoir déjà raconté cette journée,<br />

* On saura plus tard que Paul Raynaud, en plus <strong>de</strong> son incroyable dénonciation publique, s’était<br />

trompé <strong>de</strong> général ! C’est l’armée Huntziger et non l’armée Corap qui s’était liquéfiée <strong>de</strong>vant<br />

l’attaque surprise <strong>de</strong>s panzer allemands traversant l’impénétrable ( ?) massif <strong>de</strong>s Ar<strong>de</strong>nnes.


le récit d’André <strong>de</strong> <strong>la</strong> panique <strong>de</strong>s responsables <strong>de</strong> l’ HC23<br />

p<strong>la</strong>quant tout pour s ‘entasser dans les ambu<strong>la</strong>nces et filer<br />

vers <strong>la</strong> Seine. Le bruit avait couru que les Allemands<br />

arrivaient ! André et ses infirmières avaient repris en main<br />

les infirmiers militaires et quelques gradés restés à Laon,<br />

repris les interventions et les suivis post-opératoire.<br />

Quelques jours après l’hôpital était regroupé sur <strong>la</strong> rive<br />

gauche <strong>de</strong> <strong>la</strong> Seine, puis transféré en vallée <strong>de</strong> Chevreuse –<br />

exactement aux Vaux-<strong>de</strong>-Cernay. Pendant quelques jours le<br />

général Weygand, ancien chef d’état-major <strong>de</strong> Foch, qui<br />

remp<strong>la</strong>ça Gamelin à <strong>la</strong> tête <strong>de</strong>s armées, semb<strong>la</strong> croire à une<br />

défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> Somme, puis <strong>de</strong> <strong>la</strong> Seine. Depuis que les<br />

Allemands avaient encerclé le gros <strong>de</strong>s forces alliées en<br />

fermant à Abbeville l’issue <strong>de</strong> secours, l’affaire était<br />

bouclée. L’évacuation <strong>de</strong> Dunkerque, essentiellement les<br />

troupes britanniques, n’était pas une victoire… ces troupes<br />

ayant abandonnées leur armement sur les p<strong>la</strong>ges<br />

empêchèrent pourtant les Allemands <strong>de</strong> débarquer<br />

immédiatement en Gran<strong>de</strong>-Bretagne. L’opération Seelöwe<br />

(Otarie) fut entreprise trop tardivement et sans conviction.<br />

Pour nous les événements incompréhensibles,<br />

inimaginables se succédaient. Nos parents revivaient Août<br />

Septembre 1914, en retard d’une guerre. Pour Emmanuel<br />

et moi c’était <strong>la</strong> stupeur au sens fort.<br />

Découverte, à Juziers, que <strong>la</strong> panique, <strong>la</strong> foire au sens<br />

rabe<strong>la</strong>isien du terme entraînait <strong>de</strong>s officiers et <strong>de</strong>s hommes<br />

à déserter… Bien plus que notre sort, imprévisible, c’était<br />

l’armée, ce symbole quasi divin <strong>de</strong> notre patrie qui<br />

s’effondrait.<br />

Dès lors nous étions sur un bateau ivre.<br />

En un mois Juziers, <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> procession vouée à Sainte<br />

Geneviève, <strong>la</strong> bergère <strong>de</strong> Nanterre protectrice <strong>de</strong> Paris,<br />

menée par les gouvernants radicaux-socialistes


anticléricaux, <strong>la</strong> décision <strong>de</strong> quitter les B<strong>la</strong>iries, l’exo<strong>de</strong>, une<br />

étape à Richelieu, passer <strong>la</strong> Garonne, image <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong><br />

naufragés ignorant où ils al<strong>la</strong>ient. Instal<strong>la</strong>tion à Yrieu dans<br />

les Lan<strong>de</strong>s, chez une tante <strong>de</strong> Nicole, discours <strong>de</strong> Pétain<br />

annonçant <strong>la</strong> défaite, l’armistice, Emmanuel part pour<br />

l’Angleterre, les troupes alleman<strong>de</strong>s arrivent à Bayonne,<br />

nous allons tenter <strong>de</strong> rejoindre <strong>la</strong> Maurienne… un millier<br />

<strong>de</strong> kilomètres sans essence dans un pays complètement<br />

désorganisé. Qui a su que <strong>la</strong> Ligne Maginot continuait à se<br />

battre et à bloquer les Allemands au moment du nouveau<br />

désastre imprévisible : Mers el-Kébir ?<br />

Du 10 mai au 8 juillet nous pensions avoir connu le <strong>pire</strong>.<br />

Que pourrait-on imaginer <strong>de</strong> <strong>pire</strong> encore ? La France<br />

livrée à l’ennemi vainqueur, une partie importante <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

popu<strong>la</strong>tion erre sur les routes, villes vil<strong>la</strong>ges et ponts<br />

détruits par centaines, près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong> soldats<br />

prisonniers.<br />

La famille : <strong>de</strong>ux autos pleines <strong>de</strong> femmes et <strong>de</strong> petits<br />

enfants, mon père et moi. Un gîte hypothétique dans les<br />

Alpes, aucun moyen <strong>de</strong> communiquer avec qui que ce soit,<br />

il n’y plus ni téléphone ni courrier. Sans domicile fixe !<br />

Ce cataclysme s’est produit en moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mois.<br />

L’instal<strong>la</strong>tion improvisée à Yrieu était une décision<br />

logique :<br />

Les réflexes <strong>de</strong>s parents restaient imprégnés <strong>de</strong>s<br />

souvenirs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Guerre. Créer un potager,<br />

récupérer <strong>la</strong> cantine remplie <strong>de</strong> manuels sco<strong>la</strong>ire,<br />

inscription au lycée <strong>de</strong> Bayonne. Cette cantine *, confiée<br />

aux chemins <strong>de</strong> fer, en gare <strong>de</strong> Combs-<strong>la</strong>-Ville – Quincy <strong>la</strong><br />

veille <strong>de</strong> notre départ, fin mai, arrivera – par quel miracle –


en gare <strong>de</strong> Labenne le jour où Mussolini déc<strong>la</strong>re <strong>la</strong> guerre à<br />

<strong>la</strong> France (mi juin 40 )<br />

Où sommes nous allés écouter le discours <strong>de</strong> Pétain<br />

annonçant qu’il avait <strong>de</strong>mandé à l’adversaire ses conditions<br />

pour arrêter les combats. « Je fais à <strong>la</strong> France le don <strong>de</strong> ma<br />

personne »…<br />

Assommé, incapable <strong>de</strong> comprendre l’ampleur du<br />

désastre pourtant évi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>puis un mois, j’ai cherché<br />

auprès <strong>de</strong> mes parents une clé, un mot magique qui me<br />

montrerait que je rêvais, que tout ça n’était qu’un<br />

cauchemar…<br />

Je découvre alors, mis à nu, les caractères contrastés <strong>de</strong><br />

mes parents.<br />

Papa pleure, effondré, mais pense que Pétain, le<br />

Vainqueur <strong>de</strong> Verdun, a choisi <strong>la</strong> seule issue raisonnable,<br />

arrêter les combats sans issue. MM se dresse, pâle <strong>de</strong> honte<br />

et <strong>de</strong> fureur. On n’arrête pas <strong>de</strong> se battre comme ça. Me<br />

revient alors une récitation :<br />

Que vouliez-vous qu’il fit contre trois<br />

Qu’il mourut<br />

Ou qu’un beau désespoir alors le secourut<br />

N’eut-il que d’un instant reculé sa défaite<br />

Rome eut été du moins un peu plus tard sujette<br />

Cette soirée du 17 juin 1940 est restée imprimée au fer<br />

rouge dans ma mémoire.<br />

Le surlen<strong>de</strong>main on a entendu parler l’appel d’un<br />

inconnu : Moi , général De Gaulle j’invite tous les Français<br />

à travers le mon<strong>de</strong> à se grouper autour <strong>de</strong> moi…<br />

Pétain contre ce De Gaulle inconnu ?<br />

Et si ils étaient tacitement d’accord ?


En quelques heures les décisions sont prises, Dans le<br />

port <strong>de</strong> Bayonne un cargo polonais est prêt à appareiller<br />

pour l’Angleterre * . Emmanuel va partir rejoindre De Gaulle<br />

dont on a vaguement entendu parler le 19 juin dans <strong>la</strong><br />

presse locale. Il est muni par Papa d’un viatique généreux.<br />

Mais les parents ont été d’accord pour me mettre sous clé ;<br />

trop jeune pour un tel saut dans l’inconnu.<br />

. J’avais acheté dans un magasin <strong>de</strong> jouets <strong>de</strong> Bayonne<br />

un poste à galène avec l’espoir d’entendre <strong>de</strong>s informations<br />

à <strong>la</strong> TSF. Il marche sans électricité, c’est <strong>la</strong> seule solution.<br />

On capte <strong>de</strong>s bribes sans pouvoir i<strong>de</strong>ntifier <strong>la</strong> source ; c’est<br />

toujours mieux que rien en donnant l’illusion d’être encore<br />

au courant…<br />

Bien que n’ayant pas vécu 14 – 18, j’ai <strong>de</strong>s réactions<br />

calquées sur celles <strong>de</strong>s parents. Je n’ai absolument pas<br />

mesuré les bouleversements qui commencent, ce n’est pas<br />

un orage énorme qui a éc<strong>la</strong>té, c’est <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong> toutes<br />

nos références.<br />

Je me vois encore me promener avec Jacquotte le long<br />

du <strong>la</strong>c d’Yrieu ; nos pronostics se réfèrent à Autant en<br />

emporte le vent… On décrochera les ri<strong>de</strong>aux pour y tailler<br />

<strong>de</strong>s robes. Jacques est déjà mort <strong>de</strong>puis un mois, Jacquotte<br />

l’ignore encore et maintient un optimisme qui nous ai<strong>de</strong>.<br />

Les premiers éléments blindés <strong>de</strong> <strong>la</strong> Wehrmacht<br />

traversent <strong>la</strong> forêt <strong>la</strong>ndaise et atteignent <strong>la</strong> frontière<br />

espagnole.<br />

La ligne <strong>de</strong> démarcation avait été prévue par l’Armistice<br />

pour limiter <strong>la</strong> Beseztes Gebiet, zone occupée. Elle <strong>de</strong>vient une<br />

vraie frontière. Avant que les Ausweis ne soient mis en p<strong>la</strong>ce<br />

* Je viens <strong>de</strong> découvrir que Robert Galley (futur gendre <strong>de</strong> Leclerc), né 24 heures avant<br />

Emmanuel, se trouvait à Bayonne et a embarqué sur le cargo polonais rejoignant Londres. Si Mers<br />

el Kébir amena Emmanuel à aller au Maroc, Galley, lui, a rejoint De Gaulle. Galley a servi à <strong>la</strong> DB,<br />

mais pour moi c’est surtout l’auteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> Loi Galley p<strong>la</strong>fonnant les constructions, monument <strong>de</strong><br />

technocratie. L’enfer est pavé…


Papa déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire hospitaliser Tanty à Pau, sinon elle<br />

restera seule à <strong>la</strong> merci <strong>de</strong> ce couple <strong>de</strong> gardiens qui ne<br />

semble pas être un modèle <strong>de</strong> dévouement. Puis, en hâte,<br />

départ vers <strong>la</strong> Maurienne qui est annoncée comme zone<br />

d’occupation italienne. Ce sera sûrement moins sérieux<br />

qu’une occupation alleman<strong>de</strong>. Et d’ailleurs où d’autre<br />

pourrions-nous aller.<br />

C’est durant le long trajet <strong>de</strong> Bayonne à Saint-Jean-<strong>de</strong>-<br />

Maurienne, ponctué par <strong>la</strong> chasse à l’essence, que nous<br />

apprenons l’invraisemb<strong>la</strong>ble nouvelle : <strong>la</strong> marine<br />

britannique a attaqué <strong>la</strong> flotte française mouillée près<br />

d’Oran, hors <strong>de</strong> portée <strong>de</strong>s Allemands, à Mers el-Kébir.<br />

Plus <strong>de</strong> mille marins tués, <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> blessés.<br />

J’ai déjà raconté quelque part le long voyage du Pays<br />

basque à <strong>la</strong> Maurienne et <strong>la</strong> hantise : trouver l’essence<br />

nécessaire aux <strong>de</strong>ux voitures. Tentative d’économiser le<br />

carburant : avec une grosse cor<strong>de</strong> je passe une remorque<br />

entre le 11 CV familiale et <strong>la</strong> Simca 8 que je conduis. Nous<br />

avons fait environ cent kilomètres sans problème, puis Papa<br />

oublie manifestement qu’il remorque une autre voiture et,<br />

sur une route vi<strong>de</strong>, réussit à doubler une charrette au<br />

moment ou une autre arrive en face. Par chance mon coup<br />

<strong>de</strong> frein désespéré casse <strong>la</strong> cor<strong>de</strong>…<br />

Nous avons renoncé au remorquage.<br />

Si nous restons en panne qui saura où nous sommes ?<br />

Evitant les grand-routes nous passons au sud <strong>de</strong> Toulouse<br />

<strong>la</strong> priorité étant <strong>de</strong> mendier cinq litres par cinq litres le<br />

précieux liqui<strong>de</strong>. J’ai raconté quelque part le bref récit <strong>de</strong><br />

l’entrevue paternelle avec le Préfet du Gard. J’ai découvert<br />

que mon père était un redoutable menteur - et un<br />

comédien convaincant.


Nous avons enfin <strong>de</strong>s tickets d’essence, assez, sauf<br />

imprévu, pour rejoindre Saint-Jean-<strong>de</strong>-Maurienne. Au<br />

moins nous ne nous retrouverons pas naufragés du bord da<br />

<strong>la</strong> route frappés <strong>de</strong> stupeur comme on en a vu tellement.<br />

Nous ne savons pas s’il y a eut <strong>de</strong>s combats en<br />

Maurienne ; <strong>la</strong> vil<strong>la</strong> d’ingénieur existe-t-elle encore ?<br />

Depuis le 10 mai le mon<strong>de</strong> s’est écroulé : Dunkerque,<br />

Somme, Seine, Loire, Bor<strong>de</strong>aux, Lyon, Grenoble… Les<br />

Italiens, et maintenant les Ang<strong>la</strong>is.<br />

Que va faire Emmanuel ? Où est José ? Maurice ne doit<br />

pas être concerné, il est officier <strong>de</strong> marine <strong>de</strong> réserve mais<br />

attaché à <strong>la</strong> ceinture fortifiée <strong>de</strong> Toulon.<br />

Aux <strong>de</strong>rnières nouvelles reçues par Nicole, Maurice-<br />

Jean, retour <strong>de</strong> Norvège serait, semble-t-il, dans les Alpes.<br />

André et son hôpital peuvent être n’importe où entre <strong>la</strong><br />

Seine et <strong>la</strong> Loire. (Il aboutira dans le Tarn-et-Garonne !)<br />

Luc se bat encore, est prisonnier ou mort.<br />

même Philippe est censé être combattant, mais où ?<br />

Ce n’est plus un énorme orage<br />

Le cataclysme s’abat : où est qui ?.<br />

La famille M. il y a encore quelques semaines, était une<br />

famille <strong>de</strong> notables catholiques, bourgeois <strong>de</strong> <strong>la</strong> rive gauche<br />

… et maintenant nous errions sur <strong>de</strong>s routes vidées <strong>de</strong><br />

toute circu<strong>la</strong>tion alors que, quinze jours plus tôt c’étai <strong>la</strong><br />

cohue.<br />

Une halte improvisée, véritable oasis, chez M et Mme <strong>de</strong><br />

Montès, dans le vignoble. Fidèles clients <strong>de</strong> Papa, ils<br />

envoient chaque année une caissette <strong>de</strong> raisin <strong>de</strong> table.<br />

Tout nos biens (en jargon notarial) étaient dans nos<br />

poches ; <strong>la</strong> malle était pleine à craquer <strong>de</strong> draps (à quelle<br />

source s’était fait le choix <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s piles <strong>de</strong> draps


plutôt que <strong>de</strong>s vêtements et autres objets personnels ?) Mais<br />

reste <strong>la</strong> valise <strong>de</strong> carton bleu dont nous avons fait<br />

l’inventaire détaillé, toutes portes closes, Papa et moi ; j’ai<br />

raconté mon initiation ( ?) aux actions et obligations.<br />

Bien que ce ne soit pas exprimé, puisque nous croyons<br />

tous avoir une petite vil<strong>la</strong> qui nous attend en Maurienne,<br />

nous sommes en fait <strong>de</strong>s SDF, <strong>de</strong>s sans domicile fixe !<br />

En approchant Grenoble, sur <strong>la</strong> rive opposée, on voit<br />

<strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> combat. Les Allemands ont été arrêtée aux<br />

portes <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville.<br />

Remontée du Grésivaudan en direction d’Albertville ; il<br />

y a moins d’un an je <strong>de</strong>scendais à vélo <strong>de</strong>s Contamines à<br />

Albertville, <strong>la</strong> guerre n’étant encore qu’une menace.<br />

La Chambre, goulet étroit sur l’Arc ; <strong>de</strong>rnier vil<strong>la</strong>ge<br />

avant St-Jean.<br />

Les ultimes kilomètres dans <strong>la</strong> vallée ne m’épargnent<br />

pas, <strong>la</strong> Simca que je conduit <strong>de</strong>puis Yrieu tombe en panne<br />

sèche <strong>de</strong>vant le panneau St Jean-<strong>de</strong>-Mne !<br />

Démobilisé, MJ rentre et retrouve Péchiney. Son<br />

groupe d’artillerie <strong>de</strong> montagne, installé sur <strong>la</strong> crête<br />

frontière, a épuisé ses munitions en harce<strong>la</strong>nt les troupes<br />

italiennes jusqu’à <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière minute.<br />

Nous avons envahi <strong>la</strong> petite maison d’ingénieur, mais<br />

même en dédoub<strong>la</strong>nt les lits il n’y a pas le compte ; Papa va<br />

aller habiter chez le directeur <strong>de</strong> l’usine.<br />

Recherches pour tenter <strong>de</strong> savoir où sont les uns et les<br />

autres, vivants ou morts.<br />

Philippe a été appelé sous les drapeaux début juin, alors<br />

que l’armée était en pleine liquéfaction. Quelques dizaines<br />

<strong>de</strong> milliers d’hommes <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse 39/3 se retrouveront<br />

« prisonniers <strong>de</strong> guerre » avant même d’avoir été habillés !


Le courrier recommence à circuler en zone nonoccupée<br />

; mais à qui écrire pour donner son adresse<br />

nouvelle <strong>de</strong> réfugié.<br />

La gran<strong>de</strong> presse régionale : Progrès <strong>de</strong> Lyon, Petit<br />

Dauphinois, Dépêche <strong>de</strong> Toulouse, Avenir du P<strong>la</strong>teau central<br />

publient <strong>de</strong>s listes interminables <strong>de</strong> personnes cherchant à<br />

retrouver <strong>de</strong>s proches perdus dans <strong>la</strong> débâcle.<br />

La poste reprend petit à petit dans <strong>la</strong> zone non occupée<br />

(qu’on dit libre).<br />

Apparemment les Allemands n’ont pas atteint Limoges,<br />

essayons <strong>de</strong> donner notre adresse (provisoire ?) à Odile<br />

Demartial, à tout hasard.<br />

Luc, du fond <strong>de</strong> son camp <strong>de</strong> prisonnier, a eu <strong>la</strong> même<br />

idée. La presse alleman<strong>de</strong> a naturellement décrit <strong>la</strong> France<br />

vaincue sur les routes, <strong>de</strong>s photos <strong>de</strong> Paris vidée <strong>de</strong> ses<br />

habitants. Luc <strong>la</strong>nce <strong>de</strong>s « bouteilles à <strong>la</strong> mer » à Tours, à<br />

Lyon, là où il se souvient d’une adresse<br />

Chacune <strong>de</strong> ses cartes annonce <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Jacques,<br />

donne son adresse <strong>de</strong> Kriegsgefangenen Post et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, si<br />

possible, du ravitaillement. On imagine que les Allemands<br />

ne distribuent que le minimum vital à ces centaines <strong>de</strong><br />

milliers <strong>de</strong> vaincus.<br />

A <strong>la</strong> mi-août nous apprenons ainsi <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Jacques le<br />

17 mai en Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong>. Jacquotte qui était <strong>de</strong> nous tous <strong>la</strong> plus<br />

dynamique se transforme en une sorte <strong>de</strong> zombie,<br />

i<strong>de</strong>ntique à Tanty <strong>de</strong> Gorostartzu. Son désespoir est<br />

inimaginable.<br />

Une carte <strong>de</strong> Luc a été adressée à tout hasard rue <strong>de</strong><br />

l’U. ; Robert Debré, resté à Paris, est prévenu par <strong>la</strong><br />

concierge du 1, rue <strong>de</strong> l’U. ; il prépare <strong>de</strong>s colis<br />

d’alimentation qu’il envoie au Camp <strong>de</strong> Prisonniers<br />

OFLAG IV D.


Debré, juif mais nous sachant « catho », se donne <strong>la</strong><br />

peine <strong>de</strong> trouver une Bible <strong>de</strong> l’abbé Crampon, « LA » bible<br />

catholique, pour l’envoyer à Luc.<br />

L’alimentation, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille, est un soucis à venir,<br />

les colis <strong>de</strong> Luc sont <strong>la</strong> priorité absolue. Déjà, à Yrieu,<br />

nous avions défoncé <strong>la</strong> pelouse pour créer un potager. Je<br />

n’avais pas vu monter mes p<strong>la</strong>nts.<br />

A St-Jean je suis chef Jardinier. Retourner <strong>la</strong> pelouse<br />

<strong>de</strong>vant <strong>la</strong> maison, nettoyer le sol en éliminant les racines<br />

diverses, aller chez un maraîcher me fournir en p<strong>la</strong>nts et,<br />

aidé par Nicole, faire le choix <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntations déjà bien<br />

tardives (mi juillet).<br />

J’ai souvenir <strong>de</strong> haricots (à écosser), <strong>de</strong> pois (à ramer), <strong>de</strong><br />

p<strong>la</strong>nts <strong>de</strong> tomate, <strong>de</strong> sa<strong>la</strong><strong>de</strong>s, <strong>de</strong> carottes, <strong>de</strong> choux et <strong>de</strong><br />

poireaux. Saison trop avancée pour p<strong>la</strong>nter <strong>de</strong>s pommes <strong>de</strong><br />

terre. N’était-il pas trop tard pour les petits pois ? Arroser<br />

régulièrement, à l’arrosoir, prend du temps. Je découvrirai,<br />

à Noël suivant, que les choux résistent aux gelées, même<br />

sévères, et que par gran<strong>de</strong>s gelées on peut aller couper nos<br />

choux sous <strong>la</strong> neige à conditions d’avoir un couteau très<br />

tranchant.<br />

Outre <strong>la</strong> création et l’entretien <strong>de</strong> ce potager, je rayonne<br />

à vélo dans <strong>la</strong> vallée en recherchant les petites épiceries <strong>de</strong><br />

vil<strong>la</strong>ges pour y acheter les conserves restant <strong>de</strong>s stocks<br />

d’avant guerre. Les Mauriennais n’auront le réflexe <strong>de</strong><br />

stocker les <strong>de</strong>rnières les conserves qu’à l’automne ; entre<br />

temps j’ai rempli un p<strong>la</strong>card d’où sortent les colis <strong>de</strong>stinés à<br />

Luc. Maximum 5 kg par le train ; 2 kg par <strong>la</strong> poste.<br />

J’ai raflé dans les bazars et marchands <strong>de</strong> couleurs<br />

papier kraft et bobines <strong>de</strong> ficelle en sisal.. MM fait les colis<br />

et les pèse, pas d’excè<strong>de</strong>nt pour éviter tout prétextes à<br />

confiscations. Je vais quotidiennement en déposer un à <strong>la</strong><br />

poste et un autre à <strong>la</strong> gare.


J’ai trouvé une imprimerie <strong>de</strong> bilboquet qui m’a<br />

imprimé 500 étiquettes avec gra<strong>de</strong>, prénom, nom, bloc et<br />

baraque, camp et les <strong>de</strong>ux mentions indispensables :<br />

Kriegsgefangenenpost et Gebürenfrei. C’est à dire Courrier <strong>de</strong><br />

prisonnier <strong>de</strong> guerre et Franc <strong>de</strong> port.<br />

MM me reproche d’avoir fait faire un aussi gros tirage.<br />

En fait le stock a été épuisé bien avant <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> captivité.<br />

Toujours à St-Jean, j’ai <strong>de</strong>ux ou trois ren<strong>de</strong>z-vous par<br />

semaine avec un <strong>de</strong>ntiste suisse qui a ainsi échappé à <strong>la</strong><br />

mobilisation. Apparemment l’hiver précé<strong>de</strong>nt j’aurai subi<br />

<strong>de</strong>s carences alimentaires sévères… d ‘où l’extraction <strong>de</strong><br />

trois ou quatre <strong>de</strong>nts assez douloureuses et une mâchoire<br />

dégarnie.<br />

Peu à peu les nouvelles parviennent ; <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Jacques<br />

éclipse naturellement les autres évènements.<br />

M-J a retrouvé son poste, André, démobilisé, passe<br />

quelques jours à St-Jean avant d’obtenir un Ausweiss pour<br />

rentrer en zone occupée. Maurice, démobilisé lui aussi, va à<br />

Tarascon-sur-Ariège reprendre son poste chez Péchiney<br />

entre temps <strong>de</strong>venu <strong>la</strong> Compagnie AFC.<br />

José est toujours vivant à bord d’un sous-marin<br />

l’Achéron amarré à Beyrouth. Philippe a, lui aussi, pensé à<br />

Saint-Jean <strong>de</strong> Maurienne. Démobilisé avant même d’avoir<br />

été réellement incorporé, il roule vers <strong>la</strong> Savoie avec un<br />

certificat <strong>de</strong> démobilisation qui vaut billet <strong>de</strong> chemin <strong>de</strong><br />

fer. Sans ça il serait bien en peine <strong>de</strong> faire un tel voyage.<br />

Pendant ce trajet en zig zag <strong>de</strong> Gascogne en Maurienne,<br />

au gré <strong>de</strong>s reprises <strong>de</strong> trafic <strong>de</strong>s chemins <strong>de</strong> fer, Philippe<br />

rencontre un ancien « grand-chef » du scoutisme nommé<br />

André Cruiziat que nous avions un peu connu avantguerre.


Il avait une silhouette atypique, étant <strong>de</strong> « milieu<br />

popu<strong>la</strong>ire » dans un mouvement scout très bourgeois <strong>de</strong><br />

recrutement.<br />

Au hasard <strong>de</strong>s bavardages Cruiziat * parle <strong>de</strong>s Chantiers<br />

<strong>de</strong> Jeunesse <strong>de</strong>stinés à se substituer au service militaire<br />

interdit pat les Allemands. Le général <strong>de</strong> La Porte du Teil,<br />

va, en quelques semaines, monter une organisation dont je<br />

reparlerai.<br />

Cruziat parle aussi d’Ecole <strong>de</strong>s Cadres, près <strong>de</strong> Vichy, à<br />

La Fauconnière.. Un officier <strong>de</strong> carrière, Pierre Dunoyer <strong>de</strong><br />

Ségonzac, en est l’âme ; André Cruiziat va chercher à faire<br />

accepter Philippe par Ségonzac.<br />

Dans les mois qui suivent cette école <strong>de</strong> cadres ira<br />

s’installer dans le château d’Uriage, près <strong>de</strong> Grenoble. Ph.<br />

n’est jamais allé à Uriage, son passage à La Fauconnière l’a<br />

pourtant fait reconnaître comme étant d’Uriage.<br />

Autour <strong>de</strong> Ségonzac s’est constitué une sorte <strong>de</strong><br />

confrérie très diverse d’origine et très soudée sur <strong>de</strong>s<br />

valeurs d’effort, <strong>de</strong> désintéressement et du sens <strong>de</strong>s<br />

responsabilités. Initialement proche <strong>de</strong> <strong>la</strong> Révolution<br />

nationale <strong>de</strong> Pétain, elle s’en écartera <strong>de</strong> plus en plus pour<br />

<strong>de</strong>venir un centre <strong>de</strong> réflexion et <strong>de</strong> formation voué à <strong>la</strong><br />

Résistance à partir <strong>de</strong> 1942.<br />

Près <strong>de</strong> Ségonzac se trouvaient Reuter, professeur <strong>de</strong><br />

droit à <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, Joffre Dumazedier,<br />

spécialiste <strong>de</strong>s Loisirs, domaine encore inexploré, Maydieu<br />

(dominicain), Hubert Beuve-Méry journaliste au Temps et<br />

futur fondateur du Mon<strong>de</strong>. *<br />

* Je retrouverai Cruiziat après <strong>la</strong> guerre quand nous avons ensemble fondé le Calendrier scout<br />

dont j’ai assumer, les premières années, mise en page et illustration.<br />

* Hubert Beuve-Méry qui fut <strong>la</strong> conscience <strong>de</strong> <strong>la</strong> presse après <strong>la</strong> Libération, a toujours été<br />

foncièrement antigaulliste. Hantise <strong>de</strong> <strong>la</strong> dictature ! Même en 1958. Mais en 68 il découvrit jusqu’où<br />

ses théories neutralistes et libertaires pouvaient mener. Il prit position courageusement… et fut dès<br />

lors respectueusement « mis sur <strong>la</strong> touche ». Quelques lea<strong>de</strong>rs menés par Edwy Plenel et<br />

Colombani tentèrent <strong>de</strong> fabriquer un homme <strong>de</strong> Vichy ; trop jeunes pour avoir connu l’Occupation<br />

leur tentative échoua rapi<strong>de</strong>ment, leur vision démonstrative <strong>de</strong>s années noires étant trop éloignée<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité..


C’est par HBM que j’ai pu remonter, fin 1945, <strong>la</strong> filière<br />

par <strong>la</strong>quelle Alimonier s’introduisit dans le maquis <strong>de</strong>s<br />

Frasses ; j’ai raconté ça quelque part.<br />

Dans <strong>la</strong> ca<strong>la</strong>miteuse situation générale, sans compter le<br />

<strong>de</strong>uil <strong>de</strong> Jacques, seul Philippe rayonnait l’optimisme après<br />

les semaines passées avec l’équipe Ségonzac. Il passe<br />

brièvement à St-Jean avant d’aller rejoindre le Groupement<br />

VIII du Châte<strong>la</strong>rd-en-Bauges * .<br />

Entre temps <strong>la</strong> décision prise par les parents al<strong>la</strong>it<br />

accroître <strong>la</strong> sensation <strong>de</strong> déracinement. Pouvaient-ils faire<br />

autrement ?<br />

Papa et André rentreraient à Paris dès qu’ils auraient un<br />

Ausweis accordé encore assez facilement aux réfugiés <strong>de</strong><br />

zone nord vou<strong>la</strong>nt rentrer chez eux. Jacquotte repartait<br />

aussi pour retrouver ses beaux-parents … et se réinstaller<br />

au Mans ?<br />

MM, Emmanuel, Brigitte, Yves et moi irions nous<br />

installer à Lyon dès qu’on aurait trouvé un appartement.<br />

Oncle Jean, tante Alice et le réseau lyonnais <strong>de</strong>s Brunet-<br />

Lecomte apparentés trouvèrent assez rapi<strong>de</strong>ment un grand<br />

appartement.<br />

Dans <strong>la</strong> Presqu’ile, <strong>la</strong> rue Victor Hugo al<strong>la</strong>it <strong>de</strong> Perrache à<br />

Bellecourt et se prolongeait par <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> <strong>la</strong> Ré… jusqu’aux<br />

Terreaux.<br />

L’appartement était au premier (ou au second) du 17,<br />

rue Victor Hugo, à l’angle <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue Ste-Hélène ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue<br />

Sa<strong>la</strong>. Soixante-dix ans ont passés, je ne sais plus non plus<br />

le nom du pâtissier célèbre du rez-<strong>de</strong>-chaussée. Pour <strong>de</strong>s<br />

sous-alimentés chroniques ce voisinage était nocif. Tantôt<br />

l’escalier véhicu<strong>la</strong>it <strong>de</strong>s fragrances d’avant-guerre : choux,<br />

éc<strong>la</strong>irs ou Saint-Honorés vendus sans tickets mais<br />

* C’est près du Châte<strong>la</strong>rd que Ph. et Em. installeront leur base, début 44.


inaccessibles, tantôt les ingrédients n’étaient pas (ou pas<br />

encore) contingentés. Les o<strong>de</strong>urs étaient <strong>de</strong> vrais coupefaim.<br />

J’ajoute une précision concernant <strong>la</strong> venti<strong>la</strong>tion : les WC<br />

bénéficiaient d’un petit fenestron ouvrant sur le palier <strong>de</strong><br />

l’escalier commun. A chaque étage il y avait <strong>de</strong>ux mixages.<br />

Notre chance était d’être à un étage bas ; les beaux<br />

appartements <strong>de</strong>s étages élevés bénéficiaient d’une gamme<br />

plus étendue d’huiles essentielles, pour parler comme à<br />

Grasse.<br />

Avant même d’avoir pénétré ce qui serait notre logement<br />

( jusqu’à… <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre ? ) j’ai commencé à en donner<br />

une vision très négative. En fait je suis convaincu que les<br />

Brunet-Lecomte ont fait du mieux possible. Mais à. dix sept<br />

ans, brusquement coupé <strong>de</strong>s quelques bonheurs que je<br />

venais <strong>de</strong> découvrir, puis du Purgatoire <strong>de</strong> Beauregard, je<br />

plongeais en enfer.<br />

Grand salon aux moulures soignées, ce serait notre<br />

chambre, à Emmanuel et à moi. A côté, proche d’une<br />

cuisine sans fenêtre, l’ex salle à manger serait <strong>la</strong> chambre<br />

maternelle, Yves y serait également installé. Ne pas avoir <strong>de</strong><br />

Lebensraum, d’espace vital, je savais d’expérience combien<br />

c’est difficile à vivre. Une fois <strong>de</strong> plus le petit <strong>de</strong>rnier doit<br />

se considérer comme quantité négligeable.<br />

Un curieux cagibi ayant une fenêtre ouvrant rue Sa<strong>la</strong> (ou<br />

Ste-Hélène ?) fut aménagé pour partie en chambre <strong>de</strong><br />

Brigitte et pour partie en salle à manger. Enfin, une <strong>la</strong>rge<br />

chambre serait aménagée pour un sous-locataire à trouver ;<br />

ce serait facile avec l’invasion <strong>de</strong>s réfugiés parisiens qui<br />

attendaient <strong>de</strong> voir comment se passait l’Occupation avant<br />

<strong>de</strong> rentrer. *<br />

* J’ai oublié son nom, c’était un étudiant en mé<strong>de</strong>cine qui <strong>de</strong>viendra un mé<strong>de</strong>cin-légiste reconnu.


La cuisine close et <strong>de</strong>ux curieux p<strong>la</strong>cards voués à<br />

l’hydrothérapie sans eau courante composaient, avec le WC<br />

déjà mentionné, un curieux <strong>la</strong>byrinthe obscur et<br />

asphyxiant.<br />

Tous les murs avaient été peints (avant <strong>la</strong> Guerre <strong>de</strong><br />

1870 ?) d’un vert « sa<strong>la</strong><strong>de</strong> cuite » retouché par <strong>de</strong>s zones<br />

plus crasseuses que d’autres.<br />

C’est là notre nouvelle maison.<br />

Ampoules <strong>de</strong> 25 bougies suspendues à bout <strong>de</strong> fil, sans<br />

abat-jour ; <strong>de</strong> toute façon l’électricité est rationnée. Les<br />

fenêtres sont équipées <strong>de</strong> « jalousies lyonnaises » censées<br />

être orientables. Prises dans <strong>la</strong> crasse elles n’ont jamais<br />

réagies à nos tentatives pour lever, baisser et surtout<br />

remettre horizontales les <strong>la</strong>melles <strong>de</strong> bois souvent<br />

déployées en éventail. Tout est sinistre.<br />

Oncle Jean a réussi à faire transporter les meubles<br />

empruntés aux uns et aux autres. Pour <strong>de</strong>s Lyonnais, tels<br />

que nous les découvrirons en lisant Calixte * , c’était une<br />

forme <strong>de</strong> solidarité généreuse ; pour nous, pour moi en tout<br />

cas, c’était <strong>la</strong> découverte a posteriori <strong>de</strong>s qualités, du<br />

confort, du luxe <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> l’U.<br />

La chambre maternelle, outre l’ampoule nue pendant du<br />

p<strong>la</strong>fond, avait une <strong>la</strong>mpe à abat-jour servant <strong>de</strong> <strong>la</strong>mpe <strong>de</strong><br />

chevet. Il y avait un lit double (<strong>de</strong> l’époque, 1 mètre vingt)<br />

et un « sopha » <strong>de</strong>venu le lit d’Yves.<br />

Le salon, vaste et g<strong>la</strong>cé, bénéficiait d’un parquet<br />

marqueterie dont je me souviens maintenant comme <strong>la</strong><br />

seule chose <strong>de</strong> qualité. Un meuble <strong>de</strong>stiné à nous servir <strong>de</strong><br />

table <strong>de</strong> travail commune, à Emmanuel et à moi était un<br />

établi grand modèle. Etroit, long et haut perché, un caisson<br />

réunissant les quatre énormes pieds, le tout n’était pas<br />

ergonomique. La rituelle ampoule n’était pas au-<strong>de</strong>ssus du<br />

* Calixte ou l’introduction à <strong>la</strong> vie lyonnaise est un roman pamphlet virulent et drôle sur les tics, us<br />

et coutumes, et vie sociale <strong>de</strong> « La Presqu’île » entre Rhône et Saône. Ce bouquin nous a permis<br />

<strong>de</strong> rire une fois ou <strong>de</strong>ux, Emmanuel et moi, dans ce que j’ai vécu comme l’enfer.


p<strong>la</strong>teau. Deux chaises (rue <strong>de</strong> l’U. elles auraient été<br />

qualifiées <strong>de</strong> chaises <strong>de</strong> cuisine) servaient à tous usages.<br />

Tour à tour sièges <strong>de</strong> bureau, fauteuils <strong>de</strong> salon, tables <strong>de</strong><br />

chevet … et elles étaient dépareillées.<br />

Dans le cagibi chambre <strong>de</strong> Brigitte servant en outre <strong>de</strong><br />

salle à manger pour cinq une table style table <strong>de</strong> bridge<br />

complétait l’instal<strong>la</strong>tion.<br />

Je ne me souviens d’aucun p<strong>la</strong>card. De toute façon nous<br />

n’avions rien (sauf les piles <strong>de</strong> draps rescapées <strong>de</strong> l’exo<strong>de</strong>).<br />

Je pense que les divers membres <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille<br />

encaissèrent courageusement l’instal<strong>la</strong>tion familiale <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

rue Victor Hugo. Emmanuel ne pensait qu’à une seule<br />

chose : être reçu à St-Cyr. Yves restait l’oublié, tout le<br />

mon<strong>de</strong> savait qu’il était foncièrement gentil et toujours prêt<br />

à penser d’abord aux autres. Brigitte, dans un mon<strong>de</strong><br />

macho et à cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa vie, encaissait<br />

courageusement, mais elle en portera les séquelles.<br />

MM, vraie mère romaine, je le dis sans rire, se sacrifiait<br />

sans s’écouter. Mort <strong>de</strong> Jacques, Jacquotte perdue, Luc<br />

affamé en captivité, José très loin et ne pouvant donner que<br />

<strong>de</strong> rares nouvelles indirectes par <strong>de</strong>s rapatriés du Liban.<br />

Au second rang <strong>de</strong>s angoisses Marie-Françoise et ses<br />

<strong>de</strong>ux garçons isolés dans les Pyrénées. Notre père et son fils<br />

le chirurgien partis dans un mon<strong>de</strong> inconnu, <strong>la</strong> zone<br />

occupée, mais surtout coupé du reste du mon<strong>de</strong>. Nicole<br />

pouvait encore écrire à sa mère, à Alger, mais écrire à Paris<br />

était impossible.<br />

La famille était écartelée dans <strong>de</strong>s cercles différents. Luc<br />

et Jacquotte, José, Papa et André, Philippe aux Chantiers<br />

<strong>de</strong> Jeunesse.<br />

Seuls MJ Nicole avec leurs <strong>de</strong>ux enfants avaient retrouvé<br />

un cadre inchangé d’avant-guerre.


MM maintenait le cap, assurait <strong>la</strong> survie <strong>de</strong> ses quatre<br />

<strong>de</strong>rniers enfants, trouvait <strong>de</strong> quoi envoyer sans interruption<br />

<strong>de</strong>s colis à Luc, se ravageait en pensant à Jacquotte seule,<br />

au Mans, espérant en vain <strong>de</strong>s nouvelles <strong>de</strong> notre père… et<br />

jong<strong>la</strong>nt avec les délégations <strong>de</strong> sol<strong>de</strong> <strong>de</strong> Luc et <strong>de</strong> José,<br />

seules ressources arrivant à son CCP.<br />

Emmanuel et moi avions été inscrits au lycée du Parc,<br />

Em. en corniche (prépa St-Cyr) et moi épic’ (prépa HEC).<br />

Je crois n’être allé au lycée que quinze jours ou trois<br />

semaines. Fièvre mystérieuse, jeune mé<strong>de</strong>cin lyonnais, le<br />

Dr Vincent. Pendant un temps le diagnostic fut Fièvre <strong>de</strong><br />

Malte, mais aucun contact avec <strong>de</strong>s chèvres pouvant<br />

expliquer cette ma<strong>la</strong>die plutôt rare.<br />

Ensuite il y eu le RAA, rhumatisme articu<strong>la</strong>ire aigu<br />

comportant un risque grave <strong>de</strong> complications cardiaques.<br />

Traitement : intraveineuses douloureuses <strong>de</strong> salicy<strong>la</strong>te<br />

matin et soir. Vincent et sa femme, mé<strong>de</strong>cin elle aussi,<br />

alternaient les visites.<br />

Pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> rémission où j’al<strong>la</strong>is déambuler seul sur les<br />

quais ; pério<strong>de</strong>s virulentes avec fortes poussées <strong>de</strong> fièvre.<br />

Nombreuses consultations <strong>de</strong> spécialistes. Un ponte<br />

lyonnais passa tout près <strong>de</strong> <strong>la</strong> solution…Ma<strong>la</strong><strong>de</strong> imaginaire !<br />

Il fallu <strong>de</strong>s dizaines d’années pour que l’explication<br />

m’apparaisse : somatisation.<br />

J’ignore si les diagnostics <strong>de</strong> ce phénomène étaient déjà<br />

courants, je sais ce que je ressentais.<br />

A dix sept ans je n’avais pas accès à <strong>la</strong> science et<br />

pourtant un mé<strong>de</strong>cin un peu marginal, le docteur Biot,<br />

exerçant près <strong>de</strong> Grange B<strong>la</strong>nche 1 , s’efforça <strong>de</strong> me<br />

déculpabiliser. En effet <strong>la</strong> conséquence (et <strong>la</strong> cause ?) était<br />

dans les reproches maternels. Regar<strong>de</strong> tes frères, tous<br />

courageux. Quand te prendras-tu en main ?<br />

1 ancienne dénomination <strong>de</strong> l’hôpital Edouard Herriot.


Les tabous étaient tellement forts que l’idée d’en<br />

terminer n’atteignait pas le barrage <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience. Elle<br />

était pourtant sous-jacente.<br />

Le dominicain, le jésuite… et les Branche<br />

Trois personnes ont été déterminantes pour me faire<br />

traverser <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> lyonnaise, <strong>la</strong> plus difficile : le père<br />

Duployé qui montait à Lyon les éditions <strong>de</strong> l’Abeille,<br />

doublure <strong>de</strong>s éditions du Cerf ; le P. Pinson, apprenti<br />

jésuite qui m’emmena au sco<strong>la</strong>sticat <strong>de</strong> Vals-près-Le Puy.<br />

Ces <strong>de</strong>ux hommes, n’ayant rien <strong>de</strong> commun, ont pourtant<br />

empêché que l’écrasement du goût <strong>de</strong> vivre arrive à être<br />

plus fort que l’instinct <strong>de</strong> vie.<br />

Mais surtout cette Semaine <strong>de</strong> Pâques 1941 passée au<br />

Boucherand et <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille Branche furent<br />

déterminantes.<br />

J ‘avais rencontré une fois ou <strong>de</strong>ux, rue Falguière, le<br />

colonel Branche, le père <strong>de</strong> <strong>Mic</strong>hel. Il était tonique et<br />

même hypertonique. . Je connaissais déjà <strong>la</strong> cheftaine aux<br />

yeux bleus extraordinaires, Françoise et le jeune Philippe.<br />

Au Boucherand je fis connaissance <strong>de</strong> l’aînée <strong>de</strong>s<br />

enfants, Monique, mais surtout <strong>de</strong> Mme Branche. Dès cette<br />

première rencontre, j’ai été complètement bouleversé par <strong>la</strong><br />

découverte <strong>de</strong> cette femme sereine, drôle, discrète mais pas<br />

effacée par son irrépressible mari. L’heure n’était pas à<br />

l’introspection, Avec plus d’un <strong>de</strong>mi-siècle <strong>de</strong> recul ma<br />

conviction reste totale : Mme B., Isabelle, l’hôtesse<br />

incomparable du Boucherand, eut pour moi, pendant les<br />

années noires, un rôle vital stricto sensu.<br />

Pie Duployé apprenant que <strong>la</strong> famille M. réfugiée à<br />

Lyon, avait été invitée à passer à Paulhaguet au mois


d’août, déc<strong>la</strong>ra haut et fort « Vous accueillez quelques<br />

Amalécites, quelle impru<strong>de</strong>nce, bientôt ils vous chasseront<br />

<strong>de</strong> chez vous ».<br />

Pâques 1941, Emmanuel et moi au Boucherand. 15 août<br />

1941, fiançailles d’André et Geneviève. Mai 1943, <strong>Mic</strong>hel<br />

disparaît en mer, mes parents vont l’annoncer à ses<br />

parents. Septembre 1943, zone Nord, le STO m’appelle<br />

pour aller travailler en Allemagne ; je vais me p<strong>la</strong>nquer en<br />

zone Sud, au Boucherand. Faux papiers et liaisons. Les<br />

bombar<strong>de</strong>ments aériens se multipliant, <strong>la</strong> famille M. s’est<br />

installée dans le vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> Paulhaguet, à <strong>la</strong> Casa Dei,<br />

propriété Branche.<br />

Avril 1944 le colonel B. est, à son insu, porteur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nouvelle : Ph. et E. tués tous les <strong>de</strong>ux. Une nuit d’attente, je<br />

vais à <strong>la</strong> gare <strong>de</strong> Paulhaguet accueillir Papa et le P. Pie ; ce<br />

que j’avais pressenti <strong>la</strong> veille au soir était <strong>la</strong> réalité que je<br />

refusais d’admettre. Il fallut annoncer à Maman <strong>la</strong> nouvelle.<br />

Amis <strong>de</strong>s Branche, le colonel Vétil<strong>la</strong>rd et sa femme<br />

« Tante Jenny » m’ai<strong>de</strong>nt reprendre une activité. Après le<br />

désastre du Mont-Mouchet on m’expédie en zone Nord.<br />

Après le 8 mai 1945 je suis partant pour le Pacifique ;<br />

permission exceptionnelle avant le grand départ. Je me<br />

débrouille pour passer à Paulhaguet avant <strong>de</strong> rejoindre<br />

l’escadron.<br />

Je dois tellement aux Branche que je ne peux pas partir<br />

si loin avec tant d’incertitu<strong>de</strong> sans les voir une <strong>de</strong>rnière<br />

fois.<br />

Pour l’anecdote j’y rencontre pour <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois <strong>la</strong><br />

« vieille Mme Branche », <strong>la</strong> fille du Docteur Poumiès <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Siboutie * , né sous l’Ancien Régime !<br />

* Les Souvenirs du Dr Poumiès sont p<strong>la</strong>isants, <strong>de</strong> l’ancien tambour <strong>de</strong> Fontenoy (1745) qui servi <strong>de</strong><br />

mentor au jeune Poumiès à <strong>la</strong> catastrophe ferroviaire <strong>de</strong> Meudon et à <strong>la</strong> canne <strong>de</strong> Dumont<br />

d’Urville.


6 et 8 août 1945, Hiroshima et Nagasaki. A <strong>la</strong> fin du mois<br />

le Japon capitule, quelques semaines plus tard je retourne à<br />

<strong>la</strong> vie civile. Il y aura d’autres séjours au Boucherand.<br />

L’Arche dans <strong>la</strong> tempête.<br />

Ce titre d’un roman qui eut un grand succès – j’ai oublié<br />

le nom <strong>de</strong> l’auteur -, est l’image que j’ai gardé du<br />

Boucherand et d’Isabelle Branche née Waldman..<br />

Parenthèse à l’usage <strong>de</strong>s mes arrières petits-enfants :<br />

votre arrière grand-père a plusieurs fois rencontré une<br />

personne dont le père, dans sa jeunesse, a été éduqué par<br />

un ancien tambour ayant participé à <strong>la</strong> bataille <strong>de</strong> Fontenoy<br />

-1745-.<br />

Quatre vies : Le tambour, le Dr Poumiès, <strong>la</strong> « vieille »<br />

Mme Branche et le colonel, c’est un saut <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

cent ans ! J’ai connu <strong>la</strong> fille d’un homme né avant <strong>la</strong><br />

Révolution.<br />

Que dire alors <strong>de</strong> <strong>Mic</strong>hel, Françoise et leurs frère et<br />

sœur ? Leur arrière-grand-père leur fait enjamber <strong>de</strong>ux<br />

siècles.<br />

La presqu’île…<br />

Voilà une longue digression, pour reprendre mon<br />

souffle avant <strong>de</strong> replonger dans l’horreur <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue Victor<br />

Hugo, du brouil<strong>la</strong>rd lyonnais, du froid, <strong>de</strong> <strong>la</strong> faim. Même si<br />

ma jeunesse n’avait pas été un long fleuve tranquille, les<br />

conditions extérieures, le confort <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> l’U, les<br />

vacances d’été et surtout les amis scouts m’avaient préparé<br />

à une vie normale, pas aux bouleversements profonds, du<br />

plus basique, l’alimentation, aux plus invraisemb<strong>la</strong>bles<br />

telles les conditions <strong>de</strong> dép<strong>la</strong>cements ou les problèmes


vestimentaires. Tout donnait l’impression d’une course<br />

dans un long tunnel noir sans <strong>la</strong> moindre lueur au bout.<br />

Lyon,<br />

unique objet <strong>de</strong> mon ressentiment<br />

Des détails, apparemment sans importance, reviennent<br />

trois quart <strong>de</strong> siècle plus tard.<br />

Ces pièces vert sale, sans aucun bibelot ou objet<br />

personnel, dont on ne pouvait pas dire qu ‘elles étaient<br />

meublées, n’avaient rien d’accueil<strong>la</strong>nt. Notre chambre avec<br />

une « table <strong>de</strong> travail » extrêmement inconfortable, Un<br />

établi <strong>de</strong> plus d’un mètre <strong>de</strong> hauteur, avec un p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux mètres sur 0,40 est vraiment « anti-ergonomique »,<br />

comme on dirait maintenant. Emmanuel, avec une volonté<br />

<strong>de</strong> fer, passait <strong>de</strong>s heures à travailler dans ces conditions<br />

très inconfortables. Que <strong>la</strong> vaisselle soit composée <strong>de</strong><br />

pièces dépareillées n’avait aucune importance pour moi. Je<br />

ne suis pas sûr qu’il en était <strong>de</strong> même pour MM. Je pense<br />

que toutes ses habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>vaient s’insurger contre ce<br />

qu’elle avait toujours vécu comme les affaires <strong>de</strong>s<br />

domestiques. Rien <strong>de</strong> péjoratif mais cinquante ans <strong>de</strong><br />

conditionnement. Les premières années <strong>de</strong> leur mariage<br />

Maurice M. et Marie B. avaient probablement eu un<br />

minimum <strong>de</strong> personnel ; rue <strong>de</strong> l’U <strong>la</strong> norme était <strong>de</strong> quatre<br />

employés. A Lyon MM <strong>de</strong>vait faire elle-même <strong>la</strong> cuisine<br />

sans disposer <strong>de</strong>s produits indispensables. Rentrée à Paris<br />

à l’automne 1941 elle n’eu que rarement une ai<strong>de</strong>, assurant<br />

le ravitaillement en faisant <strong>la</strong> queue au carrefour Buci et<br />

rapportant ses emplettes, d’abord à bout <strong>de</strong> bras puis sur<br />

une poussette. Jamais elle ne retrouvera les ai<strong>de</strong>s aux<br />

quelles elle avait été habituée.


Orienté essentiellement sur mon propre nombril j’étais<br />

indifférent à ce qui <strong>de</strong>vait être très difficile pour MM.<br />

Je vivais dans un désespoir si total que je n’en était pas<br />

conscient


Les Allemands bombardaient <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong>-Bretagne et<br />

al<strong>la</strong>ient <strong>de</strong>voir faire intervenir un corps blindé pour ai<strong>de</strong>r<br />

les Italiens en Afrique.<br />

En 1940/41, alors que l’armée italienne ayant envahi <strong>la</strong><br />

Grèce y prenait une raclée, un mot courrait : La graisse<br />

remp<strong>la</strong>ce le beurre, les macaronis cuisent dans <strong>la</strong> Grèce.La<br />

graisse me coule dans l’œil, passe-moi <strong>la</strong> clé ang<strong>la</strong>ise.<br />

Mussolini et ses troupes étaient <strong>de</strong>s cibles idéales :<br />

Il Duce <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à un prisonnier grec pourquoi il porte une<br />

chemise rouge ?<br />

Pour qu’on ne voit pas le sang et qu’on continue à se battre !<br />

Il Duce crie à Ciano : Comman<strong>de</strong> cent mille culottes marron !<br />

Hitler envoya sa Wehrmacht ai<strong>de</strong>r son ami Benito<br />

Mussolini, s’obligeant ainsi à écraser <strong>la</strong> Yougos<strong>la</strong>vie.<br />

Quinze jours <strong>de</strong> retard dans le déc<strong>la</strong>nchement <strong>de</strong><br />

l’opération Barbarossa (invasion <strong>de</strong> l’Union soviétique) Ces<br />

quinze jours <strong>de</strong> retard se paieront à l’arrivée <strong>de</strong>s gelées <strong>de</strong><br />

1941, alors que les hivernages prévus pour <strong>la</strong> Wehrmacht<br />

n’étaient pas atteints … on peut penser que <strong>la</strong> 2 ème Guerre<br />

Mondiale se joua, au moins pour une part, sur ces quinze<br />

jours <strong>de</strong> retard.<br />

C’est le moment, je pense, d’évoquer les Ersatz.<br />

Ersatz, <strong>de</strong> ersetzen : remp<strong>la</strong>cer…<br />

Ce terme inconnu était usuel en Allemagne ; tantôt<br />

sérieusement, quand Gœring annonçait que les canons<br />

remp<strong>la</strong>çaient le beurre (et que les Français, vantards,<br />

prétendaient avoir canons et beurre !) Tantôt ironiquement


en prétendant que le remp<strong>la</strong>çant était meilleur que<br />

l’original. La margarine est meilleure que le beurre ! Le<br />

printemps 1940 montra vite que nous allions vivre à l’heure<br />

<strong>de</strong>s ersatz.<br />

Ersatz<br />

Au fil du temps les ersatzen, produits <strong>de</strong> substitution,<br />

eurent une signification étendue et finirent par désigner<br />

tout ce qui remp<strong>la</strong>çait (mal) un produit ou un service<br />

disparus, directement ou indirectement, du fait <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

défaite et <strong>de</strong> l’occupation.<br />

Dès le premier hiver d’occupation (1940/41) on essaya <strong>de</strong><br />

proposer un produit <strong>de</strong> remp<strong>la</strong>cement quand l’original<br />

avait disparu. Le poisson pêché en At<strong>la</strong>ntique ne pouvait<br />

pas franchir <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> démarcation, il ne restait donc que<br />

<strong>la</strong> pêche en Méditerranée. Sur les marchés <strong>de</strong> Lyon on<br />

proposait alors du poulpe séché. Quelle que soit <strong>la</strong><br />

préparation, grillée ou bouillie, c’était très rebutant. Mais<br />

l’obligation du vendredi maigre, donc du poisson du<br />

vendredi n’avait pas encore été supprimée par l’église<br />

catholique…le poulpe était <strong>pire</strong> que <strong>la</strong> morue qui serait<br />

<strong>de</strong>venue p<strong>la</strong>t <strong>de</strong> roi s’il y en avait eu.<br />

Cependant le remp<strong>la</strong>cement poisson poulpe ne rentra<br />

pas dans les ersatz. Il n’était pas question <strong>de</strong> créer un<br />

produit <strong>de</strong> remp<strong>la</strong>cement.<br />

L’apparition <strong>de</strong>s premiers « ersatz » eu lieu,<br />

discrètement, au cours <strong>de</strong> l’été 1941. Dans <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong>s<br />

moyens financiers <strong>de</strong> chacun, <strong>de</strong> petits stocks <strong>de</strong> produits<br />

conservables avaient été constitués. Dès 1938 certaines<br />

ménagères purent se constituer <strong>de</strong>s réserves, réaction<br />

compréhensible et dérisoire face aux pénuries précédant <strong>la</strong><br />

disparition totale <strong>de</strong> produits « <strong>de</strong> première nécessité ». Le


choco<strong>la</strong>t en tablettes fut <strong>la</strong> première <strong>de</strong>nrée à disparaître<br />

totalement… Il fallut l’été 1944 pour que les GIs répan<strong>de</strong>nt<br />

<strong>la</strong>rgement les barres choco<strong>la</strong>tées Hershey. Bien <strong>de</strong>s enfants<br />

ignoraient complètement le goût du choco<strong>la</strong>t, n’en ail<strong>la</strong>nt<br />

jamais mangé .<br />

A <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’hiver 39, <strong>de</strong>s cartes d’alimentation avaient<br />

été distribuées en mairie ; elles étaient simplement<br />

<strong>de</strong>stinées à freiner <strong>la</strong> constitution <strong>de</strong> stocks d’huile par les<br />

particuliers. Les transports trans-méditerranéens ne<br />

posaient pas <strong>de</strong> problème, non plus que le transport <strong>de</strong><br />

l’huile d’arachi<strong>de</strong> provenant d’A.O.F.<br />

La constitution <strong>de</strong> réserves <strong>de</strong> pâtes, <strong>de</strong> riz, <strong>de</strong> farine<br />

était facile pour les ménages ayant <strong>de</strong>s ressources<br />

régulières. Selon les idées <strong>de</strong> chacun le sucre, le café, les<br />

biscuits, les sa<strong>la</strong>isons et les conserves furent également<br />

l’objet d’ « achats <strong>de</strong> précaution ». En fait tous ces réflexes<br />

étaient dérisoires face à <strong>la</strong> pénurie qui marquerait le<br />

premier hiver d’occupation (40-41) et irait en s’aggravant<br />

jusqu’à (et même au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>) <strong>la</strong> Libération.<br />

Le souvenir encore tout proche du rationnement durant<br />

<strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Guerre provoqua <strong>de</strong> nombreuses tentatives <strong>de</strong><br />

stockage alimentaire ; rien ne pouvait être à <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong>s<br />

restrictions à venir.<br />

C’est au cours <strong>de</strong> l’été 40 qu’une préoccupation<br />

alimentaire nouvelle apparut. La déroute inimaginable <strong>de</strong><br />

l’armée française remplit les camps <strong>de</strong> prisonniers<br />

improvisés. Au total un million huit cent mille combattants<br />

passèrent dans ces camps ; mais rapi<strong>de</strong>ment les Allemands<br />

relâchèrent les mineurs et les cultivateurs, l’extraction du<br />

charbon et l’urgence <strong>de</strong>s moissons étaient évi<strong>de</strong>mment<br />

prioritaires.<br />

On peut approximativement compter 1 500 000 hommes<br />

en K.G. Evi<strong>de</strong>mment les Allemands furent totalement


surpris par cette marée kaki. Camps improvisés,<br />

ravitaillement impossible ; le transport gratuit <strong>de</strong>s colis<br />

familiaux par <strong>la</strong> Kriegsgefangenen Post suscita un flux <strong>de</strong><br />

milliers <strong>de</strong> colis quotidiens. Nourrir « leur » prisonnier était<br />

prioritaire dans presque toutes les familles françaises,<br />

utiliser les réserves était évi<strong>de</strong>nt. Qui aurait pu prévoir cinq<br />

années d’occupation ?<br />

Très vite le sucre manqua en zone sud. Les râperies se<br />

trouvaient toutes près <strong>de</strong>s champs <strong>de</strong> betteraves <strong>de</strong> Brie, <strong>de</strong><br />

Picardie ou du Nord-Pas-<strong>de</strong>-Ca<strong>la</strong>is. L’essentiel <strong>de</strong> <strong>la</strong> récolte<br />

partit naturellement outre-Rhin. La zone dite « nonoccupée<br />

» <strong>de</strong>vrait se contenter <strong>de</strong>s restes…<br />

Au moment <strong>de</strong>s vendanges quelques imaginatifs<br />

tentèrent d’utiliser une production excé<strong>de</strong>ntaire <strong>de</strong> raisin.<br />

Il n’était pas question, naturellement, d’envoyer du vin aux<br />

prisonniers <strong>de</strong> guerre et un déficit <strong>de</strong> consommateurs d’un<br />

million et <strong>de</strong>mi d’adultes mâles provoqua un excé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />

production ; en outre <strong>la</strong> région <strong>de</strong> production principale en<br />

quantité sinon en qualité avait été épargnée par les<br />

combats. Déjà <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années les pinards du Biterrois<br />

avaient peine à trouver <strong>de</strong>s clients, même après<br />

rehaussement du taux d’alcool grâce à <strong>de</strong>s coupages <strong>de</strong> vins<br />

d’Algérie.<br />

Depuis <strong>la</strong> révolte <strong>de</strong> 1907, l’armée fut un consommateur<br />

obligé. La paix sociale dans le midi se fit aux dépens <strong>de</strong><br />

l’alcoolisme. Le quart-<strong>de</strong>-rouge à chaque repas <strong>de</strong>vint une<br />

habitu<strong>de</strong> puis une nécessité. Quatre millions <strong>de</strong> mobilisés :<br />

marché excellent pour les vignerons 1 .<br />

Un million et <strong>de</strong>mi <strong>de</strong> prisonniers au régime sec, <strong>la</strong><br />

vendange <strong>de</strong> l’été 41 al<strong>la</strong>it <strong>de</strong>voir trouver un débouché. Des<br />

1 La conviction que le vin était indispensable aux combattants était telle qu’à l’automne 1944<br />

les civils chez qui nous cantonnions ne pouvaient pas croire que nous n’avions aucune ration<br />

<strong>de</strong> vin ; un soldat sans pinard ne peut pas se battre. Et pourtant nous nous sommes plutôt bien<br />

battus


essais successifs aboutirent à un sirop brin foncé dit « sucre<br />

<strong>de</strong> raisin » puis, avec une concentration plus poussée, à<br />

une sorte <strong>de</strong> gâteau dans lequel un coup <strong>de</strong> cuillère<br />

permettait <strong>de</strong> prélever l’équiva<strong>la</strong>nt édulcorant d’un<br />

morceau <strong>de</strong> sucre. Il y avait un goût fruité pas désagréable<br />

mais donnant un mé<strong>la</strong>nge surprenant avec le café.<br />

Qu’importe, le café al<strong>la</strong>it disparaître.<br />

Ce sucre <strong>de</strong> raisin fut le premier ersatz pourtant bien<br />

français que nous avons essayé. Il dura un automne. Le<br />

nom prononcé, à tort je crois, à son sujet était cassona<strong>de</strong>.<br />

J’y reviendrai quand je raconterai les tentatives <strong>de</strong><br />

Philippe Branche pour fabriquer du sucre à partir <strong>de</strong><br />

betteraves. C’était au Boucherand l’hiver 43-44 me semblet-il.`<br />

Dès l’automne 1939, au moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> Sitz Krieg (guerre<br />

assise en attendant <strong>la</strong> Blitz Krieg, guerre éc<strong>la</strong>ir) il y avait eu<br />

distributions <strong>de</strong> « Titres d’alimentation » qui étaient censés<br />

limiter les achats <strong>de</strong> précaution. En fait seule l’huile était<br />

plus ou moins contingentée 1<br />

Le fichage <strong>de</strong>s Français eut lieu à cette époque avec les<br />

cartes d’alimentation. Dénomination inexacte, divers<br />

tickets attribués avec une lettre ou un chiffre permettaient<br />

l’attribution tickets <strong>de</strong> charbon, <strong>de</strong> resseme<strong>la</strong>ge, et d’une<br />

carte <strong>de</strong> textile … La bonne dénomination aurait du être<br />

carte <strong>de</strong> rationnement.<br />

On utilisait aussi <strong>la</strong> terminologie carte <strong>de</strong> ravitaillement,<br />

peut-être par antiphrase.<br />

Les cartes<br />

Cartes : E , J 1 J 2 J 3 A, T, V.<br />

1 La Tante R., dès octobre 39, nous appliqua par anticipation (et par avarice ?) le régime jockey<br />

que découvrit l’ensemble <strong>de</strong>s Français quelques mois plus tard.


La popu<strong>la</strong>tion française fut répartie en sept catégories :<br />

enfant, jeune présco<strong>la</strong>ire, jeune écolier, jeune presque<br />

adulte, adulte, travailleur <strong>de</strong> force et vieil<strong>la</strong>rd. Un auteur<br />

dramatique écrivit même une pièce intitulée Les J3.<br />

La carte d’alimentation se composait d’une couverture<br />

légèrement cartonnée dans <strong>la</strong>quelle prenaient p<strong>la</strong>ce les<br />

feuilles <strong>de</strong> tickets. A aucun moment <strong>la</strong> logique <strong>de</strong>s feuilles<br />

ne fut évi<strong>de</strong>nte. Les feuilles <strong>de</strong> tickets <strong>de</strong> pain étaient assez<br />

simples, on pouvait facilement donner <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> ciseau<br />

pour prélever 250 ou 125 gr ; c’était d’ailleurs généralement<br />

<strong>la</strong> bou<strong>la</strong>ngère qui faisait <strong>la</strong> découpe ; elle collerait toutes<br />

ces vignettes le soir à <strong>la</strong> chan<strong>de</strong>lle.<br />

Les feuilles <strong>de</strong> tickets pour ravitaillements divers étaient<br />

d’un usage complexe. Le journal annonçait que le ticket<br />

CB 3 était validé pour une <strong>de</strong>mi livre <strong>de</strong> chicorée. Mais où<br />

était donc ce ticket ? La feuille avait déjà été découpée « en<br />

grille <strong>de</strong> mots-croisés ».Il aurait été trop simple <strong>de</strong> vali<strong>de</strong>r le<br />

C 4 ou le B 2 ; <strong>de</strong>s petits carrés <strong>de</strong> papier grisâtre étaient déjà<br />

détachés et parfois perdus quand, quelques semaines plus<br />

tard, ils étaient validés.<br />

Tout ces précieux confettis sortaient <strong>de</strong> l’Imprimerie<br />

Laval ! Ce nom évoque le chef du gouvernement détenteur<br />

du pouvoir, même si le maréchal Pétain était chef <strong>de</strong> l’Etat.<br />

Pierre Laval, auvergnat peu soigné <strong>de</strong> sa personne n’a<br />

jamais fait dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>ntelle ; on peut reconnaître qu’il<br />

n’était pas un hypocrite.<br />

Le premier hiver le système n’était pas rodé. Personne<br />

ne prenait pour du poisson les poulpes séchés présentés<br />

sur les étals <strong>de</strong> marché lyonnais. L’apparition du rutabaga<br />

faisait vraiment regretter le topinambour, ce curieux<br />

tubercule difficile à éplucher mais qui, bien préparé,<br />

pouvant passer pour <strong>de</strong>s fonds d’artichaut. Mais pas


question <strong>de</strong> « bien » préparer sans matières grasses (et plus<br />

tard sans sel).<br />

Les rations <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre ne précisaient pas que<br />

les légumes ne <strong>de</strong>vaient pas être gelés. Ceux qui avaient<br />

réussi à en entreposer un sac ou <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>vaient les surveiller<br />

comme l’huile sur le feu, les germes <strong>de</strong>vaient être éradiqués<br />

sans tar<strong>de</strong>r ; quelques jours <strong>de</strong> retard et <strong>la</strong> patate n’était<br />

plus qu’une peau vi<strong>de</strong>. Le fait que les pommes <strong>de</strong> terre<br />

gelées ne germaient pas ne les rendaient pas plus<br />

comestibles.<br />

J’ai gardé le souvenir d’un sac <strong>de</strong> cinquante kilos <strong>de</strong><br />

patates procuré par Oncle Jean (évi<strong>de</strong>mment) que nous<br />

avions monté jusqu ‘au galetas – traduction du lyonnais :<br />

cagibi sous les toits - . Je montais environ trois fois par<br />

semaine pour dégermer, les survivantes gelèrent. Trop <strong>de</strong><br />

sens <strong>de</strong> l’épargne ; on aurait dû les manger plus vite/…<br />

Rations <strong>de</strong> pain et pommes <strong>de</strong> terre auraient elles été<br />

suffisantes que <strong>la</strong> disette eut été supportable.<br />

Dans certaines familles – dont <strong>la</strong> nôtre - les colis du<br />

prisonnier jouissaient d’une priorité incontestable et<br />

incontestée.<br />

Comment MM réussissait-elle à fabriquer <strong>de</strong>s conserves<br />

<strong>de</strong> vian<strong>de</strong> pour Luc ? Jusqu’à l’automne 1943 elle alimentait<br />

<strong>la</strong> poste <strong>de</strong>s KG en colis rationnés par le système <strong>de</strong>s<br />

étiquettes pré-adressées que le prisonnier envoyait avec son<br />

propre courrier.<br />

Les étiquettes spéciales KG faisaient l’objet <strong>de</strong> trafics. Je<br />

ne sais pas comment MM réussissait à s’en procurer 1 . Ce<br />

n’était qu’une partie <strong>de</strong>s difficultés. Outre <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> à<br />

trouver il fal<strong>la</strong>it aussi <strong>de</strong>s boîtes <strong>de</strong> conserves <strong>de</strong>venues <strong>de</strong><br />

1 Certains prisonniers <strong>de</strong>s Sta<strong>la</strong>g (sous-officiers et hommes du rang) étaient détachés en komando<br />

dans <strong>de</strong>s exploitations agricoles où ils ne manquaient <strong>de</strong> rien. Les familles pouvaient alors cé<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong>s étiquettes sans emploi. Les cigarettes étaient une monnaie acceptée pour ce genre <strong>de</strong> trafic.<br />

On n’en était pas encore à l’Allemagne, année zéro où <strong>la</strong> seule monnaie courante était <strong>la</strong> cigarette<br />

(à l’unité).


plus en plus rares. MM « faisait » souvent les poubelles en<br />

rentrant <strong>de</strong> <strong>la</strong> messe, le matin. Trouver <strong>de</strong>s boîtes n’était<br />

pas chose facile ; nettoyées à fond avec <strong>de</strong> <strong>la</strong> sou<strong>de</strong><br />

caustique et remplies il fal<strong>la</strong>it les porter dans <strong>la</strong> cour du<br />

Dragon pour que le zingueur sou<strong>de</strong> <strong>de</strong>s couvercles. Plus<br />

tard ce sera un plombier <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> Beaune qui opérera.<br />

Retour rue <strong>de</strong> l’Université, longue ébullition pour<br />

assurer une stérilisation parfaite.<br />

Le gaz et l’électricité étant rationnés, il fal<strong>la</strong>it veiller à<br />

maintenir l’eau bouil<strong>la</strong>nte tout en contrô<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> f<strong>la</strong>mme du<br />

gaz.<br />

Et voici le moment <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s marmites<br />

norvégiennes.<br />

La Gran<strong>de</strong> Guerre avait pris fin <strong>de</strong>puis seulement une<br />

vingtaine d’années ; beaucoup <strong>de</strong> souvenirs étaient encore<br />

frais ; <strong>de</strong>vant l’obligation d’économiser gaz et électricité,<br />

beaucoup se souvinrent <strong>de</strong> ces caisses iso<strong>la</strong>ntes qui<br />

permettaient <strong>de</strong> longues cuissons sans combustible.<br />

Mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> fabrication : choisir un récipient à couvercle et<br />

sans manche, fait-tout ou marmite, trouver ou faire<br />

fabriquer une caisse ayant 20 cm <strong>de</strong> plus que <strong>la</strong> casserole<br />

dans les trois dimensions. Garnir le fond et les quatre faces<br />

d’un iso<strong>la</strong>nt (papier, chiffons, vieille couverture). Bourrer<br />

fortement pour supprimer <strong>de</strong>s vi<strong>de</strong>s éventuels ; une vieille<br />

toile maintiendra <strong>la</strong> forme du fait-tout. Un couvercle<br />

capitonné aux fermetures soli<strong>de</strong>s terminera l’engin.<br />

Mo<strong>de</strong> d’emploi : amener le contenu du fait-tout à<br />

ébullition et le transporter sans dé<strong>la</strong>i dans <strong>la</strong> caisse en<br />

forçant un peu pour assurer un contact parfait <strong>de</strong> tous les<br />

côtés ; fermer le couvercle. Après trois ou quatre heures le<br />

contenu est parfaitement cuit.<br />

J’ai le souvenir <strong>de</strong> <strong>la</strong> construction, tardive, d’une<br />

marmite norvégienne au Boucherand. Au début <strong>de</strong>


l’Occupation les besoins en bois étaient <strong>la</strong>rgement couverts<br />

par <strong>de</strong>s stères <strong>de</strong> châtaignier sec ; mais le premier hiver<br />

écorna sérieusement les bois secs ; il fallut être un peu plus<br />

économe. Tous les matins je re-sciais en trois traits 1 et<br />

refendais les bûches pour <strong>la</strong> cuisine et pour les poêles. On<br />

ne pouvait pas continuer à brûler sans ménagement, d’où <strong>la</strong><br />

construction <strong>de</strong> <strong>la</strong> boîte cubique <strong>de</strong> 60 x 60 x 60. Travail<br />

facile à faire dans l’atelier bien équipé.<br />

Pour le garnissage intérieur nous avons commis un<br />

sacrilège. Dans un coin du grenier étaient entassés <strong>de</strong> vieux<br />

bouquins bien secs et tous du même format ; couverture <strong>de</strong><br />

papier bleu pâle. C’est avec ça que nous avons<br />

soigneusement calorifugé notre marmite norvégienne.<br />

Curieux quand même j’ai découvert qu’il s’agissait <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

première édition « popu<strong>la</strong>ire » <strong>de</strong> l’intégrale d’Alexandre<br />

Dumas ! L’ancêtre du Livre <strong>de</strong> Poche.<br />

Toute <strong>la</strong> collection dépassait les besoins culinaires. J’ai<br />

plongé dans <strong>la</strong> série Balsamo, Ange Pitou … toute <strong>la</strong><br />

Révolution revue et corrigée, expliquée par <strong>la</strong> puissance<br />

secrète <strong>de</strong>s Francs-Maçons. Après <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Révolution j’ai<br />

changé quelques volumes pour extraire une série<br />

complète ; Dumas s’était attaqué aux guerres <strong>de</strong> religion, à<br />

<strong>la</strong> marche d’Henri <strong>de</strong> Navarre vers le trône <strong>de</strong> France.<br />

Durant mes séjours entre <strong>de</strong>ux liaisons, j’avais une<br />

extrême sensation <strong>de</strong> bonheur au Boucherand. Le colonel<br />

travail<strong>la</strong>it à Châtelguyon, Françoise à Paris chez Arthus-<br />

Bertrand. Parfois je passais un milieu <strong>de</strong> semaine avec Mme<br />

Branche qui m’initiait aux échecs.<br />

La chaleur <strong>de</strong>s Branche, une table où, quoiqu’il arrive,<br />

j’étais certain d’avoir <strong>de</strong>s vesces à défaut <strong>de</strong> lentilles, et<br />

aussi <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong> pouvoir me plonger dans Alexandre<br />

Dumas, certain que j’aurais encore et encore <strong>de</strong>s romans à<br />

1 Trois traits, expression <strong>de</strong>venue incompréhensible : trois traits <strong>de</strong> scie sur une bûche d’un mètre<br />

donnaient quatre bûches <strong>de</strong> 25 cm, <strong>de</strong>ux traits donnaient trois bûches <strong>de</strong> 33 cm. Tout était<br />

déterminé par les dimension du foyer ou du poêle.


découvrir. C’était comme un <strong>de</strong>ssert dont on ne voyait pas<br />

le bout.<br />

Le Boucherand, lieu <strong>de</strong> réunion familiale en août 1941,<br />

<strong>de</strong>vint ma tanière en 1943. Le STO et les liaisons AS<br />

changèrent ma vie avant même <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Ph. et Em.<br />

Le premier hiver ce fut Lyon ; malgré Tante Alice et<br />

Oncle Jean <strong>la</strong> vie ne fut pas facile. Tout ne se résume pas<br />

aux questions <strong>de</strong> rationnement.<br />

Par un coup dont lui seul avait le secret, l’oncle Jean<br />

avait réussi à acheter sous le nom <strong>de</strong> nourriture pour chien<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> semoule <strong>de</strong> blé parfaitement comestible. Le toit d’un<br />

wagon arraché avait inondé un chargement ; l’eau n’avait<br />

pas été jusque au centre du chargement et o. Jean avait pu<br />

acquérir sans tickets <strong>de</strong>ux sacs <strong>de</strong> cinquante kilos <strong>de</strong><br />

semoule.<br />

C’était <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> d’avoir quelques semaines <strong>de</strong><br />

ravitaillement assurées. Mais c’était sans compter sans les<br />

charançons qui s’introduisirent dans les lieux. Des<br />

fi<strong>la</strong>ments col<strong>la</strong>nts colonisèrent notre semoule. Aux grands<br />

maux les grands moyens. MM trouva une lessiveuse neuve<br />

dans l’arrière-boutique d’un quincaillier… et <strong>la</strong> semoule fut<br />

tamisée et mise à l’abri dans ce conteneur avant <strong>la</strong> lettre.<br />

Lorsque Oncle Jean réussit à refaire le coup avec du maïs,<br />

<strong>la</strong> lessiveuse reprit du service. A l’automne 1941 nous<br />

sommes rentrés en zone occupée. L’année d’émigration<br />

lyonnaise commencée avec <strong>de</strong>s prêts <strong>de</strong> fonds <strong>de</strong> grenier<br />

avait nécessité quand même <strong>de</strong>s achats ; quand je<br />

commençai à préparer le grand retour rue <strong>de</strong> l’U. les<br />

contenants étaient introuvables. La lessiveuse fut mise à<br />

contribution, bourrée d’un bric à brac hétéroclite qu’en<br />

temps normal on aurait mis à <strong>la</strong> poubelle.<br />

Quand j’ai terminé mes ballots et colis, je suis allé à<br />

Perrache chercher un cercleur <strong>de</strong> colis, tous mes colis, y


compris <strong>la</strong> lessiveuse, arrivèrent sans pertes ni dégâts à<br />

Paris gare <strong>de</strong> Lyon.<br />

Quand nous sommes allés en Union soviétique avec<br />

l’atelier où Jacqueline travail<strong>la</strong>it, à l’aérogare <strong>de</strong> Moscou j’ai<br />

vu <strong>de</strong>s babouchka faire <strong>la</strong> queue avec <strong>de</strong>s ballots<br />

invraisemb<strong>la</strong>bles afin <strong>de</strong> les faire cercler avec le même<br />

système <strong>de</strong> feuil<strong>la</strong>rds métalliques que j’avais employé à<br />

Lyon, cinquante ans plus tôt.<br />

J’avais oublié, <strong>la</strong> foule assez asiate a fait resurgir un<br />

passé très lointain.<br />

J’ai parlé <strong>de</strong> <strong>la</strong> semoule <strong>de</strong> blé et <strong>de</strong> <strong>la</strong> semoule <strong>de</strong> maïs,<br />

<strong>la</strong> Polenta. Cette polente était nourrissante mais difficile à<br />

avaler sans matière grasse. Soixante ans plus tard, au Refuge<br />

du Cormet <strong>de</strong> Rose<strong>la</strong>nd, j’ai découvert <strong>la</strong> polenta bien<br />

assaisonnée avec <strong>la</strong>rd et oignons…<br />

Retour au Boucherand, outre <strong>la</strong> mine inépuisable <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

marmite norvégienne <strong>la</strong> bibliothèque <strong>de</strong> l’oncle Pissis était<br />

remarquable. Il avait été sous-préfet sous le Second Em<strong>pire</strong><br />

et avait collectionné tout ou presque ce qui concernait <strong>la</strong><br />

Révolution et l’Em<strong>pire</strong>.<br />

Mémoires authentiques ou apocryphes, <strong>de</strong> Fouché à<br />

Talleyrand, <strong>de</strong> <strong>la</strong> Duchesse d’Abrantès aux cahiers du<br />

sergent Bourgogne ; sans oublier les souvenirs du général<br />

baron <strong>de</strong> Marbot. J’ai dévoré <strong>de</strong>ux ou trois ouvrages en<br />

même temps.<br />

Des ouvrages différents m’accrochaient au passage : Les<br />

Protocoles <strong>de</strong>s sages <strong>de</strong> Sion m’ont beaucoup intrigué ;<br />

jusqu’à ce que je comprenne, après <strong>la</strong> guerre, que c’était<br />

une remarquable opération <strong>de</strong> désinformation <strong>de</strong> <strong>la</strong> police<br />

tsariste… propre à déc<strong>la</strong>ncher <strong>de</strong>s pogroms. Mais quelle<br />

opération mineure comparée à <strong>la</strong> « Solution finale »


La pièce chauffée du Boucherand servait <strong>de</strong> bureau, <strong>de</strong><br />

salle à manger et parfois même d’atelier <strong>de</strong> petite<br />

menuiserie. Un jour Philippe B. décida <strong>de</strong> se <strong>la</strong>ncer en<br />

agro-alimentaire. Faire du sucre à partir <strong>de</strong> betterave !<br />

Râpage, addition <strong>de</strong> je ne sais quoi, ma<strong>la</strong>xage, pressage,<br />

cuisson sur le poêle, récupération d’un sirop brun ayant un<br />

vague goût <strong>de</strong> sucre et une effroyable o<strong>de</strong>ur qui dura <strong>de</strong>s<br />

semaines.<br />

Ecosser les haricots secs était une activité paisible, mais<br />

parfois les haricots bouleversaient <strong>la</strong> routine. J’avais une<br />

liaison dans le Centre, à Bourges exactement. J’ai profité <strong>de</strong><br />

ce voyage aller et retour pour me procurer <strong>de</strong>s haricots<br />

b<strong>la</strong>ncs écossés ; naturellement je les reçus en vrac,<br />

personne n’avait plus <strong>de</strong> sac en papier ou même <strong>de</strong> journal<br />

pour emballer quoique ce soit.<br />

Il était pru<strong>de</strong>nt d’avoir un bon motif à exhiber pour<br />

justifier son voyage et le meilleur était <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong><br />

ravitaillement<br />

C’est donc dans une vieille mallette en peau <strong>de</strong> porc<br />

que j’avais versé, en vrac, ces légumes bourratifs et<br />

nourrissants.<br />

Arrivée à Paris, gare d’Austerlitz. Entre les quais SNCF<br />

et les quais du métro Austerlitz – Poerte d’Auteuil, il y a <strong>de</strong><br />

longs couloirs pas réellement rectilignes et il n’y a pas<br />

d’échappatoire ; quand on y rentre on n’en voit pas <strong>la</strong><br />

sortie ; situation idéale pour <strong>de</strong>s contrôles ou <strong>de</strong>s fouilles.<br />

Si on cherche à revenir sur ses pas en découvrant <strong>la</strong> police,<br />

on est immédiatement repéré.<br />

C’est ce qui m’arriva un soir. J’étais paniqué mais<br />

impossible d’éviter le contrôle. En arrivant au barrage, je<br />

vis <strong>de</strong>s civils faisant ouvrir les bagages et assez vite j’ai


compris que c’était un contrôle du ravitaillement ou <strong>de</strong><br />

l’octroi parisien 1 .<br />

Le gabelou ouvrit ma petite valise, estima que <strong>la</strong><br />

quantité <strong>de</strong> <strong>de</strong>nrées alimentaires restait inférieure à <strong>la</strong><br />

tolérance acceptée pour les colis familiaux, passa <strong>la</strong> man<br />

pour voir si je ne dissimu<strong>la</strong>is rien et me <strong>la</strong>issa partir. Ouf !<br />

Qu’aurait-il fait si ses doigts avaient touché les quartz ?<br />

Les quartz étaient <strong>de</strong> petits objets, un peu plus gros<br />

qu’un morceau <strong>de</strong> sucre, avec <strong>de</strong>ux broches <strong>de</strong> cuivre sur<br />

un côté, qu’on <strong>de</strong>vait insérer dans les émetteurs radio ; sans<br />

quartz pas <strong>de</strong> liaison radio. Etre pris à se ba<strong>la</strong><strong>de</strong>r avec un<br />

quartz était un risque mortel.<br />

J’ai un autre souvenir <strong>de</strong> livraison <strong>de</strong> quartz. Le contact<br />

était sur <strong>la</strong> terrasse <strong>de</strong>s Tuileries, surplombant le quai. Au<br />

moment où j’al<strong>la</strong>is joindre mon contact, sirènes. Pas d’abri<br />

à proximité ; nous avons échangé les mots et je lui passais<br />

<strong>de</strong>ux petits blocs quand un bruit effroyable se déc<strong>la</strong>ncha.<br />

Les avions américains qu’on repérait à leurs longs nuages<br />

<strong>de</strong> con<strong>de</strong>nsation que nous prenions pour d’inexplicables<br />

fumigènes, panaches dont ils se seraient volontiers passé,<br />

ouvraient leurs soutes à bombes et <strong>la</strong>rguaient leur<br />

chargement. Le bruit <strong>de</strong>s bombes tombant était terrifiant.<br />

En fait nous n’étions pas visés, <strong>la</strong> cible : c’étaient les usines<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> banlieue nord. C’est exactement à cet instant que<br />

l’hôpital du Vieux Saint-Ouen fut pulvérisé et que Sœur<br />

Marthe et les autres S. V. P. partirent au paradis, du moins<br />

je l’espère.<br />

Papa mettra <strong>de</strong>s années à s’en remettre, Jacques, ses fils<br />

puis sœur Marthe. La mort <strong>de</strong> José l’a achevé.<br />

Retour sur les haricots secs.<br />

1 L’octroi ne fut supprimé qu’après <strong>la</strong> guerre (39/45) ; les marchandises les plus contrôlées étaient<br />

les vins et alcool et l’essence.


Pain, pommes <strong>de</strong> terre, semoule ou polenta, avec si<br />

possible <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> matière grasse ; c’était <strong>la</strong> survie<br />

garantie. Mais il y avait une pério<strong>de</strong> particulièrement<br />

difficile, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> « soudure ». Au printemps les blés,<br />

seigles et autres céréales plus ou moins panifiables ne<br />

venaient à épis qu’après quelques jours <strong>de</strong> soleil et <strong>de</strong><br />

chaleur. Alors seulement on pourrait moissonner. Mais les<br />

<strong>de</strong>rniers restes <strong>de</strong> <strong>la</strong> moisson précé<strong>de</strong>nte étaient<br />

consommé ; si ce<strong>la</strong> se prolongeait trop <strong>la</strong> soudure entre les<br />

récoltes ne serait pas assurée.<br />

Dès <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Guerre les Allemands avaient incorporé<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> farine <strong>de</strong> pomme <strong>de</strong> terre à <strong>la</strong> farine panifiable.<br />

Pommes <strong>de</strong> terre se dit Kartofeln et les p<strong>la</strong>isanteries sur le<br />

pain KK réjouissaient les poilus et leurs enfants.<br />

En France, on essaya diverses matières inertes qui<br />

donneraient une sensation <strong>de</strong> rassasiement… en<br />

particulier <strong>la</strong> baryte, b<strong>la</strong>nche, inerte et donnant l’illusion<br />

d’un pain nourrissant.<br />

Le taux <strong>de</strong> blutage, pourcentage <strong>de</strong>s issues (son, cosses,<br />

germes) <strong>la</strong>issés mé<strong>la</strong>ngés à <strong>la</strong> farine panifiable, augmentait<br />

les volumes sortant <strong>de</strong>s minoteries, donnant une farine<br />

colorée sans modification du ren<strong>de</strong>ment.<br />

Sujet inépuisable, je risque <strong>de</strong> radoter.<br />

De nombreuses tentatives d’adjuvants eurent lieu ;<br />

aucune ne fut réellement satisfaisante. Cette question <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

soudure était récurrente. Les disettes et famines <strong>de</strong>s XVII e<br />

et XVIII e siècle eurent <strong>de</strong>s pics <strong>de</strong> mortalité en pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

soudure.<br />

La métho<strong>de</strong> radicale fut inventée en Gran<strong>de</strong>-Bretagne<br />

pendant les guerres napoléoniennes : il fut interdit aux<br />

bou<strong>la</strong>ngers <strong>de</strong> vendre du pain du jour, seuls les pains rassis<br />

pouvaient être commercialisés. Quand j’ai découvert cette<br />

règle qui entraînait <strong>la</strong> <strong>de</strong>struction du fournil en cas<br />

d’infraction ( ! ), j’ai retrouvé <strong>la</strong> coutume <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> l’U.


Jamais <strong>de</strong> pain frais, seul le pain <strong>de</strong> <strong>la</strong> veille était<br />

consommable. L’exception : <strong>la</strong> tare. Le gros pain fendu<br />

était vendu au poids et un morceau plus ou moins gros était<br />

ajouté « pour faire le poids ». Ce morceau, frais, était le<br />

<strong>de</strong>ssert <strong>de</strong> celui qui pouvait se l’attribuer. C’était avant les<br />

restrictions…<br />

Pas d’ersatz pour le pain.<br />

Après <strong>la</strong> Libération une mission d’achats alimentaires<br />

fut envoyée aux Etats-Unis. Un bril<strong>la</strong>nt Science-Po ou<br />

polytechnicien, l’ENA étant encore au berceau, dirigeait <strong>la</strong><br />

mission. Ignorant <strong>la</strong> différence entre l’ang<strong>la</strong>is et<br />

l’américain, il commanda un énorme tonnage <strong>de</strong> « corn »,<br />

croyant acheter du grain (<strong>de</strong> blé) il acheta du maïs et<br />

pendant <strong>de</strong>s mois les Français mangèrent un pain à l’aspect<br />

appétissant, jaune d’or… et presque immangeable.<br />

Est-il nécessaire <strong>de</strong> rappeler que riz et choco<strong>la</strong>t avaient<br />

totalement disparu ?<br />

Le secteur alimentaire était le plus concerné par les<br />

ersatz. J’ai parlé du pain, base essentielle <strong>de</strong> l’alimentation.<br />

La France était encore un pays rural, <strong>la</strong> soupe au pain le<br />

matin, <strong>la</strong> soupe au pain le soir, <strong>la</strong> consommation moyenne<br />

quotidienne oscil<strong>la</strong>it entre 500 et 700 gr. Les rations les<br />

plus élevées T travailleur <strong>de</strong> force n’atteignaient les 450 gr<br />

par jour qu’en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> soudure. Mon père<br />

souffrait beaucoup du manque <strong>de</strong> pain, mais avait-il sa<br />

ration complète ?<br />

J’ai déjà dit combien le manque <strong>de</strong> matière grasse était<br />

pénible. Plusieurs raisons à ce<strong>la</strong>, <strong>la</strong> polente sèche glisse<br />

mal, le pain sec du matin également. Quand <strong>la</strong> ration <strong>de</strong><br />

matières grasses (huile, margarine, beurre) était un peu<br />

augmentée, le morceau <strong>de</strong> beurre (le minimum étant le


quart <strong>de</strong> livre pesé <strong>de</strong>vant le client : 125 gr pour un mois )<br />

consacré à <strong>la</strong> tartine matinale avait juste un goût <strong>de</strong> trop<br />

peu. Il y avait <strong>de</strong>s rations <strong>de</strong> fromage c’était généralement<br />

un morceau <strong>de</strong> Saint-Paulin, lire Port-Salut, sans aucun goût<br />

et peu salé. Il y avait un ersatz <strong>de</strong> cet ersatz <strong>de</strong> fromage : <strong>la</strong><br />

Cancoyotte portant fièrement sur son étiquette <strong>la</strong> cancoyote<br />

n’est pas un fromage , elle est vendue sans ticket et a autant<br />

<strong>de</strong> goût qu’un stylo sucé et resucé en c<strong>la</strong>sse.<br />

Trouver quelque chose à mettre sur le pain sec était une<br />

préoccupation obsédante. Un souvenir revient à <strong>la</strong> surface<br />

...<br />

Comment faire du pâté <strong>de</strong> foie à tartiner : se procurer<br />

<strong>de</strong>s haricots secs et les faire cuire plusieurs heures dans <strong>la</strong><br />

marmite norvégienne.<br />

Au préa<strong>la</strong>ble une nuit à gonfler dans l’eau froi<strong>de</strong><br />

améliore <strong>la</strong> recette. Après cuisson passer les haricots au<br />

tamis avec un pilon pour éliminer restes <strong>de</strong> cosses, germes<br />

et toute matière dure. Saler <strong>la</strong> purée. Prendre dans un<br />

bouquet d’herbes quelques feuilles <strong>de</strong> romarin, sarriette et<br />

<strong>la</strong>uriers, les concasser au mortier avec un pilon et mé<strong>la</strong>nger<br />

à <strong>la</strong> purée <strong>de</strong> haricots.<br />

Mettre dans <strong>de</strong>s petits ramequins à conserver au gar<strong>de</strong>manger.<br />

Si les frigos avaient été un équipement <strong>de</strong> cuisine<br />

généralisé ce<strong>la</strong> aurait garanti <strong>la</strong> fraîcheur mieux que les<br />

gar<strong>de</strong>-manger * .<br />

Cette recette est assez représentative <strong>de</strong>s ersatz « à <strong>la</strong><br />

Française » ou aspect et consistance ont autant<br />

d’importance que le produit <strong>de</strong> substitution.<br />

* Qui sait encore ce qu’est un gar<strong>de</strong>-manger ? Sur les premiers chantiers que j’ai suivi pour<br />

Grégoire (Mayenne, Laval…) l’instal<strong>la</strong>tion du gar<strong>de</strong>-manger, orienté su nord, si possible, dans un<br />

courant d’air et équipé <strong>de</strong> fins gril<strong>la</strong>ges anti-mouches était <strong>de</strong> rigueur. Les premiers « p<strong>la</strong>n-type »<br />

<strong>de</strong>s logements aidés ne mentionnaient plus les gar<strong>de</strong>-manger. Quelques années après apparu le<br />

p<strong>la</strong>card sèche-linge.


J’ai déjà fait allusion a <strong>de</strong>s produits dont les<br />

caractéristiques – je n’ose pas dire les qualités – ont fait le<br />

succès au moins provisoire, le temps d’une pénurie.<br />

Comme <strong>la</strong> ration <strong>de</strong> sucre était sans commune mesure<br />

avec les besoins, toute sorte d’ersatz apparurent, du sucre<br />

<strong>de</strong> raisin à <strong>la</strong> saccharine, pilule sucrante à l’arrière-goût<br />

amer, <strong>de</strong>s vesces (légumineuse fourragère) remp<strong>la</strong>çant les<br />

lentilles, nouvel or <strong>de</strong> <strong>la</strong> région du Puy-en-Ve<strong>la</strong>y.<br />

Châtaigne séchée, très nourrissante mais dont<br />

l’épluchage était une vraie corvée ; rutabaga remp<strong>la</strong>çant les<br />

topinambours eux-mêmes substituts aux pommes <strong>de</strong> terre<br />

ravagées par les doryphores l’été et par le gel l’hiver. Pour<br />

mémoire : <strong>la</strong> « robe » rayée kaki et jaune du doryphore<br />

ravageur <strong>de</strong> récolte faisait irrésistiblement penser au<br />

Feldgrau vert-<strong>de</strong>-gris <strong>de</strong> l’Occupant, avec <strong>la</strong> même<br />

attraction pour nos patates. Les Doryphores voleurs <strong>de</strong><br />

pommes <strong>de</strong> terre <strong>de</strong>vinrent <strong>de</strong>s voleurs ravageant notre<br />

pays<br />

Je n’avais jamais vu <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre gelées avantguerre<br />

; à Lyon j’ai eu l’impression que plus <strong>de</strong> <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> ration y passait ; <strong>la</strong> germination amputant encore les<br />

rescapées.<br />

Dès le premier hiver d’occupation, en zone « no-no »,<br />

apparut le café Pétain rationné et peu excitant ; quelques<br />

traces <strong>de</strong> café originaire <strong>de</strong>s colonies africaines et <strong>de</strong>s<br />

extraits <strong>de</strong> chicoré formaient un assemb<strong>la</strong>ge qui, brû<strong>la</strong>nt,<br />

pouvait passer pour buvable. Quand les rares re<strong>la</strong>tions<br />

entre France métropolitaine et Maghreb furent coupées<br />

(novembre 1942) il y eut un jus brunâtre extrait <strong>de</strong> grains<br />

d’orge torréfiés : eau chau<strong>de</strong>, saccharine et orge grillé, quel<br />

coup <strong>de</strong> fouet pour commencer sa journée.


Il y avait aussi une « farine cacaotée » sans farine ni<br />

cacao. Pour les jeunes enfants, quand une ration <strong>de</strong> farine<br />

le permettait, <strong>la</strong> farine grisâtre était légèrement brunie au<br />

four et donnait un ersatz <strong>de</strong> blédine.<br />

Le père <strong>de</strong> Grany, votre arrière-grand-père Caron, avait<br />

en banlieue Nord <strong>de</strong> Paris une entreprise <strong>de</strong> broyage à<br />

façon. Il était équipé pour broyer aussi bien <strong>de</strong> blocs <strong>de</strong><br />

calcaire que <strong>de</strong>s médicaments. Pendant les années <strong>de</strong>s<br />

restrictions il broya <strong>de</strong>s cosses <strong>de</strong> cacao – tant qu’il y en eu<br />

– pour <strong>de</strong>s petits déjeuners sans <strong>la</strong>it, ni sucre ni cacao !<br />

Je n’ai jamais su les ingrédients d’une émulsion sans<br />

huile ni vinaigre baptisée vinaigrette. Un fournisseur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

rue <strong>de</strong> Buci vendait <strong>de</strong>s yaourts dont les composants étaient<br />

mystérieux. Cette mixture b<strong>la</strong>nche et insipi<strong>de</strong> était un<br />

prétexte pour faire fondre une pastille sucrante ( ! ). Ce<br />

pseudo yaourt était fabriqué avenue du Maine, sous l’atelier<br />

d’architecture Gromort où Philippe « grattait » en vue <strong>de</strong><br />

son diplôme. MM se coltinait quotidiennement les petites<br />

bouteilles <strong>de</strong> verre, vi<strong>de</strong>s ou pleines ; ce n’était pas du tout<br />

nourrissant, pourquoi MM exécutait-elle quotidiennement<br />

cette corvée ?<br />

Un autre met immangeable était un ersatz d’ersatz. Le<br />

tapioca au <strong>la</strong>it, horrible colle transluci<strong>de</strong> et gluante nous<br />

avait été révélé dès l’hiver 39/40 par <strong>la</strong> tante R. Même<br />

affamés, ce qui était le cas d’Em. et moi, nous étions<br />

incapables d’ingurgiter cette horreur aux grumeaux<br />

vomitifs. Naturellement le tapioca, semoule <strong>de</strong> manioc,<br />

disparut avec l’isolement total <strong>de</strong> <strong>la</strong> zone qui n’était plus<br />

« non occupée » mais simplement zone sud.<br />

Apparut dans les cartes d’alimentation <strong>de</strong> l’orge germé.<br />

Quelle que soit <strong>la</strong> recette, cette nourriture état un véritable<br />

émétique.<br />

La raréfaction, pour ne pas dire <strong>la</strong> disparition, du sel<br />

n’arrangeait rien. On pouvait encore acheter un mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong>


sable et <strong>de</strong> sel, mais on ne trouvait plus <strong>de</strong> sel b<strong>la</strong>nc et le<br />

sable craquant sous <strong>la</strong> <strong>de</strong>nt n’avait aucun charme. Dans une<br />

soupe ayant longtemps bouilli le sable se rassemb<strong>la</strong>it au<br />

fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> marmite, il suffisait alors <strong>de</strong> ne pas consommer<br />

les <strong>de</strong>rnières gouttes ; mais dès lors qu’il n’y avait pas <strong>de</strong><br />

ségrégation hydraulique, le sable était toujours présent.<br />

Faire soi-même ses conserves, le citadin que j‘étais dû<br />

en déchiffrer les arcanes. A l’automne 43, <strong>la</strong> météorologie,<br />

que personne ne savait pronostiquer, fut très favorable aux<br />

champignons. Dans les bois longeant <strong>la</strong> Senouire les cèpes<br />

apparurent en très grand nombre. Des sorties champignons<br />

permettaient <strong>de</strong> revenir « à pleins paniers ».<br />

Je crois me souvenir d’une opération en <strong>de</strong>ux temps.<br />

Avant tout nettoyage, élimination <strong>de</strong>s morceaux attaqués<br />

par les parasites et découpage en <strong>la</strong>melles fines installées<br />

sur <strong>de</strong>s gril<strong>la</strong>ges, à l’ombre, en plein air.<br />

Le soir les c<strong>la</strong>ies étaient rentrées pour éviter l’humidité<br />

nocturne. Les champignons ainsi séchés après <strong>de</strong>ux ou<br />

trois jours, pouvaient être stockés. Grosse aiguille à mate<strong>la</strong>s<br />

et gros fil <strong>de</strong> chanvre pour enfiler <strong>de</strong>s chapelets <strong>de</strong> copeaux<br />

<strong>de</strong> cèpes. Tout l’hiver les sauces aux cèpes amélioraient <strong>de</strong>s<br />

préparations assez insipi<strong>de</strong>s.<br />

L’acci<strong>de</strong>nt survenu à une vache du fermier me donna<br />

l’occasion <strong>de</strong> découvrir les secrets du fumage.<br />

Je crois avoir raconté l’intervention du vétérinaire<br />

déc<strong>la</strong>rant qu’il avait dû faire abattre en urgence une bête<br />

atteinte d’une ma<strong>la</strong>die hautement contagieuse (fièvre<br />

aphteuse ?) et ordonné d’enterrer immédiatement <strong>la</strong><br />

carcasse. Du coup les services du ravitaillement seraient<br />

informés avec un certain retard ! Entre temps <strong>la</strong> vache<br />

aurait été débitée et partagée. Ni vu ni connu, une vache<br />

ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, risque <strong>de</strong> contagion ; tout le mon<strong>de</strong> est en règle.


Je ne me souviens pas du nombre <strong>de</strong> bénéficiaires ; pour<br />

<strong>la</strong> famille Branche. il y eut une pièce correspondant<br />

approximativement à un <strong>de</strong>mi quartier <strong>de</strong> <strong>la</strong> bête.<br />

Dans <strong>la</strong> nuit je suis allé avec Kate, l’ânesse, attelée à un<br />

tombereau, en évitant <strong>la</strong> route, jusqu’à Mazerat – Aurouze,<br />

charger le morceau. Pendant ce temps Mme B. et Françoise<br />

préparaient le matériel pour débiter et conditionner ces<br />

kilos <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>.<br />

Retour au Boucherand ; vi<strong>de</strong>r, retourner, ébouil<strong>la</strong>nter<br />

un bon mètre et <strong>de</strong>mi <strong>de</strong> boyau (intestin grêle) Mme B. lève<br />

les bons morceaux <strong>de</strong>stinés au fumoir, éliminant les<br />

« aponévroses » comme aurait dit papa, nerfs, aurait dit<br />

MM.<br />

Longue séance du hachoir à manivelle pour transformer<br />

ces débris en une pâte sortant en continu <strong>de</strong> cet engin.<br />

Pendant ce temps F. est allé chercher au saloir <strong>de</strong>s<br />

morceaux <strong>de</strong> <strong>la</strong>rd gras, passés eux aussi au hachoir et<br />

ma<strong>la</strong>xés. Baies <strong>de</strong> genévrier, feuilles <strong>de</strong> <strong>la</strong>urier et autres<br />

ingrédients ; c’est avec une sorte d’entonnoir que <strong>la</strong> vian<strong>de</strong><br />

est manuellement enfoncée dans le boyau. Tous les dix à<br />

quinze centimètres un double nœud marque l’espace entre<br />

<strong>de</strong>ux saucissons.<br />

Pendant ce temps, près <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison pour que <strong>la</strong> fumée<br />

soit confondue avec celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisine, mais assez loin pour<br />

être invisible dans le bois <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière, nous bricolons avec<br />

<strong>de</strong> vieilles portes une sorte <strong>de</strong> guérite, comme celles <strong>de</strong>s<br />

gar<strong>de</strong>s au Luxembourg.<br />

Trois côtés fixes, une porte et un toit avec un espace<br />

libre pour que <strong>la</strong> fumée puisse s’échapper. Des barres<br />

horizontales supporteront les chapelets <strong>de</strong> saucissons et les<br />

« blocs » <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>. Quarante ans plus tard, avec les Collet,<br />

nous avons découvert <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Grisons. C’était ce que<br />

nous avions fabriqué avec <strong>la</strong> vache <strong>de</strong> Mazerat. Coupés en


tranches très fines après 36 ou 48 heures <strong>de</strong> fumage, c’était<br />

un met <strong>de</strong> roi, indépendamment du contexte <strong>de</strong><br />

rationnement.<br />

Les mètres <strong>de</strong> saucisson fumé ont été, eux aussi, très<br />

appréciés.<br />

Gardiens du feu, nous avons successivement entretenu<br />

avec <strong>de</strong>s aiguilles <strong>de</strong> pin une lente combustion. Il me<br />

semble que nous avons <strong>la</strong>issé tomber le feu au bout <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

jours. Saucissons et blocs <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> ont alors émigrés dans<br />

le grenier <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison, à l’ombre et dans un coin aéré du<br />

comble.<br />

Autre apprentissage gastronomico-rural .<br />

A l’automne, avec les premières gelées, le moment est<br />

venu <strong>de</strong> s’occuper <strong>de</strong>s choux. Le chou ne gèle pas même si<br />

le carré <strong>de</strong> choux est sous <strong>la</strong> neige ou si <strong>la</strong> terre du potager<br />

est dure comme pierre. Mais le chou mérite une<br />

préparation. Le rabot à choux est une sorte <strong>de</strong> coulisse en<br />

bois dur traversée par une <strong>la</strong>me d’acier. Poussé et reculé le<br />

rabot enlève <strong>de</strong>s fines tranches <strong>de</strong> chou ; dans le<br />

mouvement <strong>de</strong> va-et-vient <strong>de</strong> l’opérateur on retrouve<br />

quelque chose du va-et-vient <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>vandière tordant et<br />

rinçant son linge.<br />

Un <strong>de</strong>mi-tonneau, une cuve <strong>de</strong> bois, c’est l’accessoire<br />

qui a un rôle essentiel. Une <strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong> gros choux<br />

est transformée en <strong>la</strong>melles couchées dans le cuveau avec<br />

<strong>de</strong>s poignées <strong>de</strong> gros sel. Un faux couvercle est posé sur le<br />

tas avec quelques pavés pour bien écraser <strong>la</strong> masse.<br />

Pendant <strong>de</strong>s semaines <strong>la</strong> préparation se poursuit ; l’eau<br />

dégorgée par le chou imprègne <strong>la</strong> masse <strong>de</strong> ce que les<br />

Allemands appellent Sauer Kraut, mot-à-mot chou aigre, que<br />

les Français ont traduit Choucroute.


Avec quelques pommes <strong>de</strong> terre cuites à l’eau, c’est un<br />

bon p<strong>la</strong>t, mais avec <strong>de</strong>s cochonnailles, saucisse, petit-salé,<br />

jarret, ça <strong>de</strong>vient un festin.<br />

Seule <strong>la</strong> vie durant les quatre saisons permet au citadin<br />

<strong>la</strong> découverte d’évi<strong>de</strong>nces pour le rural. Ainsi <strong>la</strong> ponte <strong>de</strong>s<br />

œufs n’est pas répartie également au cours <strong>de</strong> l’année.<br />

Peut-être ce<strong>la</strong> a-t-il changé avec les poulets en batterie,<br />

mais durant l’Occupation il était possible d’acheter <strong>de</strong>s<br />

œufs en septembre, si je ne me trompe pas. On pouvait se<br />

procurer, chez les marchands <strong>de</strong> couleur (drogueries) un<br />

produit dont j’ai oublié le nom, un silicate <strong>de</strong> quelque<br />

chose, dissous dans <strong>de</strong> l’eau et remplissant un grand saloir<br />

en grès. La saison <strong>de</strong>s œufs arrivant, on pouvait déposer<br />

<strong>de</strong>s œufs baignant dans <strong>la</strong> mixture. Ceux-ci étaient<br />

désormais « endormis ». Pas <strong>de</strong> risque <strong>de</strong> trouver un<br />

poussin inachevé, <strong>de</strong> découvrir <strong>de</strong>s œufs pourris. Il n’était<br />

naturellement pas question <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s œufs à <strong>la</strong> coque,<br />

mais on pouvait encore faire une omelette.<br />

Je suis incapable <strong>de</strong> retrouver le nom <strong>de</strong> cette potion<br />

magique.<br />

Ce récit montre que les questions <strong>de</strong> ravitaillement<br />

tenaient une p<strong>la</strong>ce importante dans <strong>la</strong> vie quotidienne et<br />

que <strong>la</strong> conservation <strong>de</strong> <strong>la</strong> nourriture était un problème vital.<br />

Champignons, fumaisons, choucroute ou conserves d’œufs,<br />

l’ingéniosité et les recettes du passé permettaient d’éviter<br />

l’obligation <strong>de</strong> manger trop puis <strong>de</strong> se serrer <strong>la</strong> ceinture.<br />

Un grand absent dans ce récit : le frigo. Le seul<br />

réfrigérateur que j’ai vu était celui <strong>de</strong> l’oncle Jean, quai<br />

Gailleton à Lyon. Je me souviens <strong>de</strong>s propos du petit frère<br />

à sa gran<strong>de</strong> sœur, « Tu <strong>de</strong>vrais, Marie, avoir un Frigidaire ».<br />

Etait-ce juste avant le guerre ? Probablement car un tel<br />

propos n’aurait eu aucun sens sous l’Occupation. Mais


Marie restait fidèle au gar<strong>de</strong>-manger avec son fin gril<strong>la</strong>ge<br />

protégeant <strong>de</strong>s mouches.<br />

Cette histoire <strong>de</strong> frigo me rappelle un souvenir <strong>de</strong><br />

Kilmarnoch, dans les premières années. Pas <strong>de</strong> frigidaire<br />

dans une maison <strong>de</strong> vacances. La soupe du soir était une<br />

tradition sacrée. Hélène, <strong>la</strong> cuisinière, servait <strong>de</strong>s soupes <strong>de</strong><br />

légume qui avaient souvent un goût surprenant, acidulé. En<br />

plus l’instal<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille chez Mamie et Dad<br />

coïncidait parfois à une épidémie <strong>de</strong> tourista surprenante<br />

dans le climat breton. Je ne sais qui découvrit le pot-auxroses<br />

. Hélène remettait le reste <strong>de</strong> soupe du soir dans une<br />

jatte avec le nouveau potage qui attendait au gar<strong>de</strong>-manger<br />

le soir suivant. La soupe était toujours aci<strong>de</strong> et légèrement<br />

« tournée ». L’arrivée d’un frigidaire et le changement <strong>de</strong><br />

cuisinière éradiqua <strong>la</strong> tourista.<br />

C’est José, alors en Indochine, qui me donna les moyens<br />

d’acheter un petit réfrigérateur à absorption <strong>de</strong> 50 litres.<br />

Les générations qui suivent ont probablement quelques<br />

difficultés à s’imaginer dans un mon<strong>de</strong> sans machine à<br />

<strong>la</strong>ver ni <strong>la</strong>ve-vaisselle ni frigo … ni micro-on<strong>de</strong>. Le premier<br />

usage <strong>de</strong> cette nouvelle machine fut <strong>de</strong> réchauffer quasi<br />

instantanément les biberons.<br />

Impossible <strong>de</strong> revisiter sans a-priori le passé où se<br />

croisèrent <strong>de</strong>s sentiments élevés et <strong>de</strong> basses<br />

préoccupations alimentaires. Certains haut faits, pil<strong>la</strong>ges <strong>de</strong><br />

bou<strong>la</strong>ngeries ou raids sur <strong>de</strong>s bureaux <strong>de</strong> tabac, peuvent<br />

être rangés dans les mesures d’absolue nécessité ou<br />

relevant du simple brigandage.<br />

Parlons du Marché noir.<br />

Ce<strong>la</strong> al<strong>la</strong>it du marché « gris », cigarettes contre tickets <strong>de</strong><br />

pain au Bureau Otto, centrale d’achat <strong>de</strong> tout ce que les<br />

Allemands pouvaient piller. Achat n’est pas le mot le plus


adapté, « l’in<strong>de</strong>mnité d’occupation » imposée par l’armistice<br />

était <strong>de</strong> quatre cent millions par jour. Cette somme<br />

astronomique (en francs 1939) permettait aux Allemands <strong>de</strong><br />

payer tout ce qu’ils vou<strong>la</strong>ient, les achats n’ont jamais éclusé<br />

cette manne. Belle opération, le vaincu fournissant les<br />

fonds nécessaires au pil<strong>la</strong>ge, les Allemands étaient korekt<br />

puisqu’ils payaient…<br />

Le marché noir avait ses <strong>histoires</strong> authentiques et ses<br />

légen<strong>de</strong>s. Je ne peux pas dater une expérience vécue : Noël<br />

1940 ou Noël 1942, je ne sais plus. Nous sommes partis à<br />

vélo, M.-J. et moi pour monter visiter les vil<strong>la</strong>ges d’altitu<strong>de</strong>.<br />

Si j’avais une carte je situerais facilement <strong>la</strong> route en <strong>la</strong>cets<br />

montant au nord-ouest <strong>de</strong> St-Jean-<strong>de</strong>-Maurienne. Au<br />

moins dix <strong>la</strong>cets à <strong>la</strong> hauteur d’un verrou g<strong>la</strong>ciaire en aval<br />

<strong>de</strong> l’Echaillon 1 . J’estimerais le dénivelé à 400 m, du fond <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> vallée au p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong>s alpages.<br />

Il a fallu grimper cette interminable route, les vélos<br />

chargés <strong>de</strong> notre monnaie d’échange : les cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

montagne <strong>de</strong> M.-J. Nous pensions que <strong>de</strong> soli<strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

montagne intéresseraient <strong>de</strong>s paysans qui en auraient<br />

toujours l’usage, s’en procurer <strong>de</strong> nouvelles neuves étant<br />

hors <strong>de</strong> question, le chanvre et le sisal ayant disparu.<br />

Je reparlerai du sisal.<br />

Les cultivateurs <strong>de</strong>s hauts alpages savaient que notre<br />

visite n’était pas désintéressée, mais il fal<strong>la</strong>it prendre du<br />

temps pour <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> contact, ce<strong>la</strong> d’autant plus qu’en<br />

hiver les veillées sont longues, nous étions donc un<br />

spectacle gratuit à un moment où rien <strong>de</strong> pressait.<br />

Dans une grosse ferme nous avons tenté notre chance.<br />

M.-J. commença par expliquer qu’il travail<strong>la</strong>it à l’usine, en<br />

bas, et qu’il avait déjà 3 ou 4 enfants ; il cherchait du<br />

ravitaillement. Les gendarmes contrô<strong>la</strong>ient les achats<br />

1 Un nom me revient : Pontamaffrey. Je crois que ce hameau était au sommet <strong>de</strong> <strong>la</strong> route aux<br />

trente <strong>la</strong>cets.


alimentant le marché noir, il était nécessaire <strong>de</strong> prévoir une<br />

histoire ramenant notre éventuelle transaction à une affaire<br />

familiale, ce<strong>la</strong> était toléré.<br />

Après avoir expliqué ma présence <strong>de</strong> jeune frère<br />

parisien, Maurice-Jean espérait entrer dans le vif du sujet ;<br />

un <strong>de</strong>s adultes vou<strong>la</strong>it en savoir plus et me <strong>de</strong>manda <strong>de</strong>s<br />

précisions. Réponse, rue <strong>de</strong> l’Université. A quel numéro ?<br />

Au Un. « Au-<strong>de</strong>ssus du bureau <strong>de</strong> poste ? »<br />

Je ne comprenais pas cette connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> l’U<br />

en Haute Maurienne !<br />

Ayant bien jouis <strong>de</strong> son effet il m’expliqua qu’avant <strong>la</strong><br />

guerre il al<strong>la</strong>it tous les hivers à Paris faire le taxi, ce qui<br />

permettait <strong>de</strong> comprendre sa connaissance <strong>de</strong>s rues<br />

parisiennes.<br />

Fier <strong>de</strong> son numéro <strong>de</strong>vant toute sa famille, il fut assez<br />

généreux en pommes <strong>de</strong> terre, les sacs attachés aux vélos<br />

nous re<strong>de</strong>scendirent sans trop d’effort dans <strong>la</strong> vallée.<br />

Dix ans plus tard les Français découvraient les capacités<br />

<strong>de</strong> transports du vélo le long <strong>de</strong> <strong>la</strong> piste Ho Chi Minh. Le<br />

désastre militaire <strong>de</strong> Dien Bien Phu a démontré <strong>la</strong><br />

supériorité <strong>de</strong> <strong>la</strong> bicyclette sur les Dodge 6 x 6 et autres<br />

GMC du CEFEO 1 .<br />

Quand j’entrai dans <strong>la</strong> famille <strong>de</strong> J. en 46, j’ai découvert<br />

les coutumes alimentaires d’une famille bourgeoise<br />

d’origine provinciale. Le dimanche au déjeuner le menu<br />

était immuable : Entrée (vol-au-vent), vo<strong>la</strong>ille rôtie ou rôti<br />

<strong>de</strong> bœuf, frites, sa<strong>la</strong><strong>de</strong> verte avec <strong>de</strong> <strong>la</strong> ga<strong>la</strong>ntine, fromage et<br />

<strong>de</strong>ssert. Martini, vins b<strong>la</strong>nc et rouge, café et calvados <strong>de</strong><br />

Jouy, Jacques Caron étant bouilleur <strong>de</strong> cru.<br />

La conversation abordait souvent les difficultés passées.<br />

Un c<strong>la</strong>ssique évoquait un cousin producteur <strong>de</strong> betteraves.<br />

1 CEFEO Corps expéditionaire français d Extrème-Orient. Reconversion, postérieure à Hiroshima,<br />

<strong>de</strong>s Volontaires pour participer à l’assaut final contre le Japon.


Selon ce récit <strong>la</strong> maîtresse <strong>de</strong> maison était périodiquement<br />

prévenue <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite hebdomadaire par le valet <strong>de</strong><br />

chambre : « Le monsieur du marché noir <strong>de</strong> Madame est<br />

arrivé et l’attend à l’office ». Je n’ai jamais su si cette<br />

histoire avait un fond <strong>de</strong> vérité ; ce<strong>la</strong> ne me semble pas<br />

impossible.<br />

J’avoue sans gêne que le déjeuner du dimanche, avenue<br />

<strong>de</strong> Saxe, était le bienvenu et tranchait sur les menus <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

p<strong>la</strong>ce Saint-Georges. Nous mangions souvent <strong>de</strong>s<br />

« pigeonneaux », cette appel<strong>la</strong>tion désignant <strong>de</strong>s pommes<br />

<strong>de</strong> terre dans leur peau que j’avais l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> nommer<br />

pommes <strong>de</strong> terre en robe <strong>de</strong> chambre. Jamais un repas rue<br />

<strong>de</strong> l’U n’a pu rivaliser avec ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> Jacqueline.<br />

Quant à nos menus en tête à tête…, nous avons même<br />

mangé du « mou » ; l’expérience n’a pas été renouvelée.<br />

Rien que d’y repenser <strong>la</strong> nausée se manifeste !<br />

Ersatz…<br />

Je n’ai jamais essayé <strong>de</strong> manger du corbeau, Philippe<br />

avait fait une tentative et malgré une très longue cuisson n’a<br />

pas dépassé <strong>la</strong> première bouchée. J’ai mangé <strong>de</strong> l’écureuil<br />

mais un <strong>la</strong>pin est géant à côté d’un écureuil.. J’ai essayé <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> loutre, le fermier <strong>de</strong>s B. en ayant piégé une dans <strong>la</strong><br />

Senouire. Il a gardé <strong>la</strong> fourrure et nous a donné <strong>la</strong> carcasse.<br />

Dire que c’était bon serait excessif, mais malgré l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />

poisson c’était <strong>de</strong> <strong>la</strong> vian<strong>de</strong>, donc un met appréciable. Je<br />

parle parfois <strong>de</strong> vesce, petite boule brun foncé <strong>de</strong>stinée à <strong>la</strong><br />

nourriture <strong>de</strong>s bêtes (ruminants) mais ramassées avec une<br />

faucheuse et battues au tarrare 1 , <strong>la</strong> vesce était assez<br />

facilement vendue en petites quantités ; après longue<br />

cuisson (marmite norvégienne) les vesces remp<strong>la</strong>çaient les<br />

lentilles.<br />

1 Tararre, ville du département <strong>de</strong> <strong>la</strong> Loire, proche <strong>de</strong> St Etienne, a donné son nom à un engin mu<br />

à <strong>la</strong> manivelle, comportant un venti<strong>la</strong>teur et un tamis, assurant presque <strong>la</strong> même fonction, en<br />

réduction, d’une batteuse. On en voit parfois « décorant » une rési<strong>de</strong>nce secondaire !


Parmi les productions agricoles nécessitant <strong>de</strong>s tickets il<br />

y avait le tabac. Pourquoi ces restrictions alors que, me<br />

semble-t-il, <strong>la</strong> production du Périgord aurait pu et du<br />

suffire aux besoins et, si besoin était, <strong>la</strong> production aurait<br />

pu être augmentée.<br />

La ration était <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux paquets <strong>de</strong> cigarettes par déca<strong>de</strong>,<br />

ou un paquet <strong>de</strong> tabac à pipe <strong>de</strong> quarante grammes. La<br />

ration était équivalente, en cigarette « toute cousue » ou en<br />

tabac à rouler. De nombreuses petites mécaniques à rouler<br />

les cigarettes se trouvaient dans les bureaux <strong>de</strong> tabac ;<br />

c’était utile pour fumer les mégots ; les siens au moins . Le<br />

papier Job, gommé ou pas, était en vente libre mais on n’en<br />

trouvait pas toujours .<br />

La Gauloise avait perdu sa robe bleue, elle était présenté<br />

dans un papier beige assez léger avec une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> papier<br />

b<strong>la</strong>nc fermant <strong>la</strong> tranche du paquet ; dès <strong>la</strong> première<br />

cigarette sortie, le paquet se défaisait, les cigarettes à même<br />

<strong>la</strong> poche résistaient mal. Divers porte-cigarettes furent mis<br />

sur le marché. Mais <strong>la</strong> Régie <strong>de</strong>s tabacs, à court<br />

d’approvisionnement, <strong>de</strong>manda aux fumeurs,<br />

obligatoirement inscrits dans un bureau <strong>de</strong> tabacs, <strong>de</strong><br />

rapporter les <strong>de</strong>ux embal<strong>la</strong>ges vi<strong>de</strong>s au début <strong>de</strong> <strong>la</strong> déca<strong>de</strong><br />

suivante. Ceux qui avaient oubliés se voyaient délivrer leur<br />

quarante cigarettes en vrac !<br />

On n’en était pas à réc<strong>la</strong>mer les mégots, mais tout juste.<br />

En réalité peu <strong>de</strong> gens jetaient leurs mégots ; récupérés,<br />

séchés et mé<strong>la</strong>ngés à du tabac « neuf » les mégots avaient<br />

une <strong>de</strong>uxième vie.<br />

Malgré tout et notamment le marché noir du tabac, trafic<br />

à toute petite échelle mais concernant <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong><br />

personnes, les quarante cigarettes décadaires étaient<br />

insuffisantes, même pour un fumeur moyen.<br />

La recherche <strong>de</strong> solutions <strong>de</strong> rechange intéressait une<br />

<strong>la</strong>rge moitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion adulte. J’ai personnellement


essayé <strong>de</strong>ux ersatz <strong>de</strong> tabac, les feuilles <strong>de</strong> tilleul récoltées<br />

au printemps pour faire <strong>de</strong>s tisanes et dévoyées <strong>de</strong> leur<br />

usage thérapeutique. Je n’ai pas <strong>de</strong> souvenir très précis, ce<br />

n’était sûrement pas inoubliable.<br />

L’autre expérience faite au Boucherand avec le colonel<br />

Branche, grand pétuneur <strong>de</strong>vant l’Eternel, fut un <strong>de</strong>misuccès.<br />

C’était physiquement fumable, roulé dans une<br />

machine ad hoc et du papier gommé Job. Nous avions<br />

récupéré <strong>de</strong>s issues <strong>de</strong> récolte <strong>de</strong> haricots secs, à <strong>la</strong> sortie<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> batteuse. Les batitures, poussières, fragments <strong>de</strong><br />

cosses et <strong>de</strong> tiges, mises à sécher sur <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>ies, se<br />

révélèrent fumables. La sensation <strong>de</strong> tirer, <strong>la</strong> fumée étaient<br />

là mais le goût n’avait qu’un très lointain rapport avec<br />

l’herbe à Nicot.


Revenons au sisal<br />

L’instrument aratoire le plus mo<strong>de</strong>rne, dans les années<br />

30, était <strong>la</strong> moissonneuse-lieuse. A Voves où j’ai passé l’été<br />

1938, Clovis Mercier était fier d’en avoir une et <strong>la</strong><br />

bichonnait comme un <strong>de</strong> ses chevaux. La moissonneusebatteuse<br />

n’apparu, dans les grosses exploitations, qu’après<br />

<strong>la</strong> guerre, avec le P<strong>la</strong>n Marshall.<br />

Cette moissonneuse-lieuse coupait les tiges <strong>de</strong> blé et les<br />

groupaient en javelles nouées juste au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong>s épis.<br />

Lorsque <strong>la</strong> batteuse était mise en service il suffisait <strong>de</strong><br />

couper le nœud avant <strong>de</strong> pousser les gerbes pour avoir à <strong>la</strong><br />

sortie grains, paille et balle déjà triés.<br />

L’ingénieuse machine à nouer les gerbes avait été<br />

conçue pour <strong>de</strong> <strong>la</strong> ficelle à <strong>de</strong>ux brins en sisal. Le sisal était<br />

produits dans les In<strong>de</strong>s britanniques ; <strong>la</strong> guerre stoppa les<br />

approvisionnements. Sans sisal plus <strong>de</strong> lieuse.<br />

D’innombrables essais eurent lieu pour trouver un ersatz.<br />

Des ficelles en papier furent essayées qui cassaient sans<br />

cesse. Les moissons sans lieuse nécessitèrent <strong>de</strong>ux fois<br />

pkus <strong>de</strong> personnes : on revint à l’ancienne technique, une<br />

femme suivait <strong>la</strong> moissonneuse, prenait une poignée <strong>de</strong><br />

tiges, <strong>la</strong> tordait et nouait <strong>la</strong> javelle avec ce lien qui passerait<br />

ensuite dans <strong>la</strong> batteuse le moment venu. Faire les gerbiers<br />

(les meules <strong>de</strong> gerbes avant battage) était également plus<br />

difficile avec <strong>de</strong>s gerbes mal nouées et entraînaient <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

perte. Plus <strong>de</strong> main d’œuvre et moins <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>ment faute<br />

d’un ersatz <strong>de</strong> sisal ! Le papier, si rare, ne pouvait pas faire<br />

l’affaire.<br />

Survivre à <strong>la</strong> pénurie<br />

De quelques difficultés quotidiennes


Hygiène corporelle.<br />

J’imagine que les serviettes <strong>de</strong> toilette n’étaient pas<br />

mé<strong>la</strong>ngées aux draps évadés <strong>de</strong>s B<strong>la</strong>iries. En effet c’est avec<br />

<strong>de</strong>s chiffons que nous nous essuyons ; comme il n’y avait<br />

naturellement pas d’eau chau<strong>de</strong>, <strong>la</strong> toilette était plutôt<br />

sommaire. Très vite le savon vint à manquer. La pierre<br />

ponce fit un retour remarqué mais peu efficace.En 42 ou 43<br />

on délivrait avec tickets un curieux savon grisâtre qui<br />

semb<strong>la</strong>it être <strong>de</strong> l’argile grise truffée <strong>de</strong> poudre calcaire. Pas<br />

question <strong>de</strong> faire mousser quoique ce soit ; il faut<br />

reconnaître que ça grattait <strong>la</strong> couenne. Pendant l’automne<br />

et l’hiver ce produit était redoutable pour les engelures.<br />

J’imagine, peut-être à tort, que ce terme ne dit plus<br />

rien ; <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ques rouges, intumescentes, sur les doigts <strong>de</strong>s<br />

mains ou les orteils, provoquant <strong>de</strong>s démangeaisons<br />

vraiment pénibles. Parfois encore plus mal p<strong>la</strong>cées sur <strong>de</strong>s<br />

zones irritables, il n’y avait pas <strong>de</strong> vrai traitement, Faute <strong>de</strong><br />

matières grasses les onguents proposés par les pharmaciens<br />

étaient d’application incompatible avec <strong>la</strong> vie quotidienne.<br />

Il aurait fallu les utiliser pour fourrer <strong>de</strong>s gants qu’on ne<br />

quitterait jamais.<br />

Le retour du printemps chassait les engelures.<br />

C’est à cette saison que les puces faisaient leur grand<br />

retour. A Lyon j’avais pratiquement aucun contact<br />

physique avec qui que ce soit. Rentré à Paris, prenant le<br />

métro assez souvent, j’avais compris qu’il fal<strong>la</strong>it une<br />

stratégie réfléchie pour faire face à ce fléau si pénible.<br />

Rentrant d’un dép<strong>la</strong>cement quelconque en métro, aussitôt<br />

arrivé dans notre chambre, je me déshabil<strong>la</strong>is et examinais<br />

en détail les coutures <strong>de</strong> pantalon, les cols <strong>de</strong> chemise, les<br />

chaussettes et <strong>la</strong> ceinture du caleçon. Il fal<strong>la</strong>it avoir l’œil et<br />

les réactions rapi<strong>de</strong>s. Le petit insecte brun avait une<br />

troisième paire <strong>de</strong> pattes très développée ; si on ratait le


premier saut on avait peu <strong>de</strong> chance <strong>de</strong> réussir <strong>la</strong> capture<br />

après le <strong>de</strong>uxième.<br />

Le record dont je me souviens, c’est un tableau <strong>de</strong><br />

chasse <strong>de</strong> onze puces pour une sortie en métro. Les<br />

captures, pincées entre pouce et in<strong>de</strong>x puis engluées dans<br />

ma salive, c’était mon truc, étaient déposées sur le marbre<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> cheminée <strong>de</strong> notre chambre et écrasées avec un gros<br />

clou <strong>de</strong> charpentier. La plupart éc<strong>la</strong>taient dans une goutte<br />

<strong>de</strong> sang. Il s’agissait donc <strong>de</strong> captures post-prandiales. Elles<br />

étaient gavées <strong>de</strong> mon sang et avaient provoqué <strong>de</strong>s<br />

démangeaisons incoercibles.<br />

L’insectici<strong>de</strong> réputé, <strong>la</strong> poudre <strong>de</strong> pyrèthre, m’a toujours<br />

paru être une aimable fumisterie. A <strong>la</strong> DB j’ai découvert les<br />

f<strong>la</strong>cons poudreurs <strong>de</strong> DDT. Même dans les fermes les plus<br />

sales <strong>de</strong> Lorraine je n’ai plus jamais été piqué. Précision : le<br />

mythe <strong>de</strong> <strong>la</strong> propreté corporelle éloignant les puces (selon<br />

Papa) ne résiste pas aux données factuelles. De septembre<br />

au 23 novembre 1944 j’ai pu une fois prendre une douche,<br />

à Lunéville. Je crois plus au DDT qu’à l’hygiène.<br />

En fait je crois que mon père, en camp <strong>de</strong> représailles,<br />

l’hiver 1914, avait échappé au typhus en se douchant<br />

quotidiennement à l’eau g<strong>la</strong>cée, même par – 15 C°. Mais il<br />

avait à faire aux poux, vecteurs du typhus exanthématique<br />

et non aux puces.<br />

Autre énigme ; Philippe et moi habitions <strong>la</strong> même<br />

chambre, l’hiver 41 et le printemps 42. Philippe n’a jamais<br />

eu <strong>de</strong> puce. Inexplicable. Souvent il me voyait nu, chassant<br />

dans ma chemise ou les épaules <strong>de</strong> ma veste et il rigo<strong>la</strong>it…<br />

Il n’expliquait pas son immunité.<br />

Les puces préfèrent les blonds ?<br />

Ces longs développements sur les engelures et les puces<br />

sont loin d’approcher les nuisances quotidiennes, à <strong>la</strong> fois


mineures, pénibles et irritantes dans tous les sens du<br />

terme.<br />

Les gelures étaient dues au froid, tout le mon<strong>de</strong> le<br />

pensait. Je crois que, maintenant, on met en cause une<br />

carence alimentaire qui, avec le froid, déc<strong>la</strong>nche le<br />

phénomène.<br />

Le froid était compagnon <strong>de</strong> tous les jours. Je crois qu’il<br />

y a eu, à Lyon, <strong>de</strong>s tickets <strong>de</strong> charbon donnant droit à un<br />

sac ou <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> boulets pour alimenter le « phare ». Ce gros<br />

poêle central était l’unique source <strong>de</strong> calories prévues dès<br />

l’origine ; si ce machin avait été bourré à bloc, il aurait été<br />

possible que l’appartement soit bien chauffé et confortable,<br />

mais les rations étaient telles qu’on ne pouvait pas chauffer<br />

tous les jours et toute <strong>la</strong> journée. Nous avons eu vraiment<br />

froid.<br />

Quand, au printemps 1941, il fut question <strong>de</strong> retour à<br />

Paris, j’ai eu un immense espoir <strong>de</strong> retrouver le bonheur du<br />

printemps 1939. Quitter Lyon pour revenir en arrière,<br />

c’était évi<strong>de</strong>mment stupi<strong>de</strong> comme idée mais je m’y suis<br />

cramponné un moment. La réinstal<strong>la</strong>tion rue <strong>de</strong> l’U. fut à <strong>la</strong><br />

fois une source <strong>de</strong> pacification intérieure et une immense<br />

déception. Après quel leurre me suis-je efforcé <strong>de</strong> courir ?<br />

Tout ce<strong>la</strong> était stupi<strong>de</strong>, naturellement. Et pourtant<br />

j’avais quand même vécu <strong>de</strong>ux pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> répit, pério<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> sérénité au Boucherand. Certes <strong>la</strong> nourriture était<br />

abondante et choisie, les gran<strong>de</strong>s ba<strong>la</strong><strong>de</strong>s à vélo avec <strong>Mic</strong>hel<br />

un vrai bonheur, les yeux <strong>de</strong> Françoise inoubliables, mais<br />

surtout Mme Branche me faisait découvrir l’affection.


Totalement inconscient je crois que j’était plus ou moins<br />

amoureux d’Isabelle B.<br />

Mais le froid ne se <strong>la</strong>issait pas oublier.<br />

A Paris ce fut <strong>pire</strong>.<br />

Rentrés rue <strong>de</strong> l’U. à l’automne 41. Les <strong>de</strong>ux<br />

appartements avaient une instal<strong>la</strong>tion commune <strong>de</strong><br />

chauffage central installée dès l’emménagement <strong>de</strong> janvier<br />

1919. Il y avait eu déblocage <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois sacs <strong>de</strong><br />

charbon, du charbon plein <strong>de</strong> scories, <strong>de</strong>s mines <strong>de</strong> St-<br />

Etienne je crois. Rien à voir avec les anthracites russes ou<br />

indochinois d’avant-guerre. Les quelques sacs livrés par un<br />

« bougnat » <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue du Pré-aux-Clercs ne permettaient pas<br />

<strong>de</strong> chauffer plus d’un jour ou <strong>de</strong>ux par semaine. Allumer,<br />

faire monter en température pour dégeler un peu les<br />

appartements, vi<strong>de</strong>r les scories et quelques jours plus tard<br />

recommencer.<br />

Quelqu’un par<strong>la</strong> <strong>de</strong>s boulettes <strong>de</strong> papier utilisées<br />

pendant <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Guerre.<br />

Recherche dans les p<strong>la</strong>cards <strong>de</strong>s vieux journaux, vieux<br />

cahiers, vieilles copies. Tout se retrouva au fond d’une<br />

gran<strong>de</strong> lessiveuse pleine d’eau. Installés en rond sur <strong>de</strong>s<br />

tabourets, autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> lessiveuse, nous avons commencé <strong>la</strong><br />

fabrication. Page après page on sortait les feuilles<br />

détrempées après quarante-huit heures <strong>de</strong> bain. Chaque<br />

feuille était comprimée pour éliminer l’eau et plusieurs<br />

feuilles étaient façonnées en boule entre les <strong>de</strong>ux mains. La<br />

pression <strong>de</strong>vait être maximale pour en faire une boule <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

taille d’une petite pomme. Les boulettes étaient installées<br />

sur <strong>de</strong>s rayonnages à vaisselle ou sur <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssus d’armoire<br />

afin <strong>de</strong> les faire sécher.<br />

Ce travail ennuyeux était rendu pénible et même<br />

douloureux à cause <strong>de</strong>s engelures. Autant je me souviens


<strong>de</strong> <strong>la</strong> confection <strong>de</strong> ces ersatz <strong>de</strong> charbon, autant je ne<br />

retrouve aucun souvenir <strong>de</strong> leur combustion.<br />

Je ne sais même plus si elles furent utilisées dans <strong>la</strong><br />

chaudière du chauffage central ou dans le poêle à bois<br />

récupéré je ne sais où, et installé <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> cheminée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

chambre maternelle. Ce sera <strong>la</strong> seule pièce un peu tiè<strong>de</strong><br />

jusqu’au retour du charbon, vers 1948, puis l’instal<strong>la</strong>tion <strong>de</strong><br />

Brigitte et Dominique nécessitant le retour du chauffage<br />

central <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux appartements.<br />

Un nouveau chauffage apparut dans les bourgs <strong>de</strong> pays<br />

forestier. L’inventeur du poêle à sciure avait dû y réfléchir<br />

longuement, <strong>la</strong> sciure abondait dans les scieries et les<br />

ateliers <strong>de</strong> charpente ou <strong>de</strong> menuiserie, mais faire brûler<br />

cette poussière n’était pas facile. Quand l’inventeur<br />

anonyme réussit à faire du feu avec un produit sans valeur<br />

marchan<strong>de</strong>, produit en gran<strong>de</strong> quantité et dont on se<br />

débarrassait en l’entassant en plein air, exposé à <strong>la</strong> pluie, il<br />

créa une ressource nouvelle dont une part vint majorer le<br />

revenu <strong>de</strong> tous les acteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> « filière bois », selon <strong>la</strong><br />

formule actuelle.<br />

Le poêle était simple à bricoler : un cylindre <strong>de</strong> tôle sur<br />

trois pieds ;une petite porte à <strong>la</strong> base et un morceau <strong>de</strong><br />

gril<strong>la</strong>ge métallique. En haut sur le côté un raccor<strong>de</strong>ment à<br />

un tuyau <strong>de</strong> poêle. L’extrémité supérieure, le cercle <strong>de</strong> tôle,<br />

pouvait s’ouvrir et bien se fermer.<br />

Un gros mandrin <strong>de</strong> bois était p<strong>la</strong>nté verticalement dans<br />

le poêle, on tassait au maximum <strong>la</strong> sciure ente <strong>la</strong> paroi du<br />

poêle et le mandrin ; tout bien bourré on enlevait<br />

précautionneusement le mandrin dont l’empreinte formait<br />

une cheminée dans <strong>la</strong> sciures et on allumait un petit feu<br />

sous le gril<strong>la</strong>ge. Il fal<strong>la</strong>it un certain coup <strong>de</strong> main pour que<br />

<strong>la</strong> cheminée centrale se transforme en un puit <strong>de</strong> feu<br />

brû<strong>la</strong>nt uniformément. La sciure étant un bon iso<strong>la</strong>nt, les<br />

calories <strong>de</strong>vaient être diffusées par le tuyau <strong>de</strong> poêle ; pour


ce<strong>la</strong> ce tuyau était d’autant plus calorifère qu’il avait <strong>de</strong>s<br />

cou<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s branches contrariées.<br />

Ca chauffait bien et longtemps. Le seul inconvénient<br />

était <strong>la</strong> nécessité d’attendre l’extinction complète <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>rniers restes <strong>de</strong> sciure pour en reconstruire le<br />

chargement, pas <strong>de</strong> ravitaillement en vol !<br />

Vêtements et chaussures<br />

A Lyon il ne nous restait que ce que nous avions sur le<br />

dos en quittant précipitamment les B<strong>la</strong>iries. André, passant<br />

en Maurienne avant <strong>de</strong> passer en zone occupée, nous <strong>la</strong>issa<br />

<strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> ses vêtements et sous-vêtements<br />

d’uniforme, comptant retrouver rue <strong>de</strong> l’U. ses vêtements<br />

d’avant-guerre. Sa capote d’uniforme, teinte en bleu<br />

marine, me fut attribuée. Mais déjà sa carrure était un peu<br />

juste pour moi.<br />

Au fur et à mesure que le temps passait, les tailleurs, s’il<br />

leur restait <strong>de</strong>s tissus, pouvaient faire <strong>de</strong>s costumes « au<br />

marché noir » mais surtout consacraient leur savoir-faire à<br />

« retourner » les costumes afin <strong>de</strong> mettre <strong>la</strong> face usée contre<br />

<strong>la</strong> doublure, usée elle-aussi. Le costume ou le manteau<br />

avait l’air neuf. Mais inévitablement le vêtement <strong>de</strong>vait se<br />

fermer à l’envers, boutons à gauche et boutonnières à<br />

droite ; les poches poitrine passaient à droite… assez<br />

rapi<strong>de</strong>ment on cessa <strong>de</strong> le remarquer.<br />

Les insuffisances <strong>de</strong> chauffage obligeant souvent à<br />

gar<strong>de</strong>r le manteau dans l’appartement, celui-ci était plus<br />

exposé à l’usure et aux taches.<br />

Les sous-vêtements pouvaient sans problème être en<br />

loques. Personne ne les verrait.<br />

Les chandails furent souvent retricotés. La <strong>la</strong>ine<br />

soigneusement détricotée était mise en écheveaux et


suspendus au-<strong>de</strong>ssus d’une casserole bouil<strong>la</strong>nte. La vapeur<br />

défrisait <strong>la</strong> <strong>la</strong>ine et <strong>la</strong> tricoteuse pouvait refaire un objet<br />

presque neuf, éliminant les <strong>la</strong>ines les plus usées.<br />

Les chaussettes étaient interminablement reprisées avec<br />

un œuf en bois et parfois détricotées et retricotées à quatre<br />

aiguilles.<br />

La question <strong>de</strong>s chaussures ne se posa pas<br />

immédiatement, les techniques <strong>de</strong> resseme<strong>la</strong>ge étant<br />

parfaitement maîtrisées. Le temps passant, le cuir <strong>de</strong><br />

resseme<strong>la</strong>ge disparut. Diverses solutions firent leur<br />

apparition. Les habitants <strong>de</strong>s bourgs ruraux redécouvrirent<br />

le sabot ou <strong>la</strong> galoche. Le matériau (hêtre ou tilleul) ne<br />

manquait pas et dans toutes les fermes il y avait <strong>de</strong> vieux<br />

harnais où découper le morceau <strong>de</strong> cuir soutenant le cou<strong>de</strong>-pied.<br />

Seuls les sabots n’avaient pas <strong>de</strong> bri<strong>de</strong> <strong>de</strong> cuir, les<br />

galoches étaient plus confortables. A tous mes séjours au<br />

Boucherand j’usais uniquement <strong>de</strong> galoches avec <strong>de</strong>s<br />

chaussons confectionnés par Mme Branche.<br />

Autant <strong>la</strong> galoche est confortable en hiver, autant on<br />

souhaite quelque chose <strong>de</strong> plus léger l’été.<br />

Avec Philippe B. nous avons confectionné <strong>de</strong>s sandales<br />

avec <strong>de</strong> vieux pneus. Je pense que cette solution a été<br />

trouvée simultanément dans <strong>de</strong> nombreux endroits, les<br />

vieux pneus, qu’ils soient signés <strong>Mic</strong>helin, Dunlop ou<br />

Bergougnan, était une matière première abondante dans un<br />

pays rural où on ne jette rien : « ça pourra toujours servir ».<br />

La ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> roulement fournissait <strong>la</strong> semelle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

sandale, <strong>de</strong> longues ban<strong>de</strong>s taillées dans les f<strong>la</strong>ncs<br />

pouvaient être amincies, le tout était riveté. Seule <strong>la</strong> boucle<br />

<strong>de</strong> chaque chaussure <strong>de</strong> capucin déchaussé pouvait prouver<br />

l’ingéniosité du bottier.<br />

Mais, à ces solutions artisanales évoquant pour moi<br />

Robinson Crusoë, les professionnels opposèrent <strong>de</strong> semi<br />

chaussures à semelles souples et à empeigne simili cuir.


Chaque pied était taillé dans un bloc <strong>de</strong> bois dur (hêtre<br />

généralement) le talon faisant corps avec <strong>la</strong> semelle ; c’était<br />

là que le système <strong>de</strong>venait ingénieux. La semelle était<br />

tail<strong>la</strong>dées <strong>de</strong> traits <strong>de</strong> scie alternativement côté gauche et<br />

côté droit, <strong>la</strong> scie étant arrêtée à <strong>de</strong>ux centimètres du bord.<br />

Une sorte <strong>de</strong> cavalier <strong>de</strong> fer-b<strong>la</strong>nc empêchait le trait <strong>de</strong> scie<br />

d’amorcer une fente qui aurait cassé <strong>la</strong> semelle en <strong>de</strong>ux.<br />

L’empeigne présentait une vague ressemb<strong>la</strong>nce avec une<br />

vraie chaussure, elle était réalisée en carton gaufré imitant<br />

les coutures. Le système <strong>de</strong>s traits <strong>de</strong> scie alternés donnait<br />

une certaine souplesse à ces croquenots avec lesquels on<br />

était bien obligé <strong>de</strong> marcher, faute <strong>de</strong> mieux. Ersatz <strong>de</strong><br />

chaussures !<br />

Je me souviens parfaitement <strong>de</strong> mon sou<strong>la</strong>gement<br />

quand, au B<strong>la</strong>nc-Mesnil, ayant reçu un paquetage complet<br />

<strong>de</strong> l’officier <strong>de</strong>s détails du 12 ème Cuirs, j’ai jeté dans le fossé<br />

ces godasses pour mettre <strong>de</strong>s chaussures montantes<br />

américaines neuves.<br />

GGGGGGGGGGGGGG<br />

Le marché noir, terme générique couvrant <strong>de</strong>s activités<br />

d’ampleurs très différentes, faisait partie du quotidien, au<br />

moins en paroles. Nous avons tous, à un moment ou un<br />

autre, triché avec l’immense recueil <strong>de</strong>s interdictions en<br />

tout genres, pas uniquement alimentaires. Entre le paquet<br />

<strong>de</strong> Gauloises acheté sans ticket, les châtaignes séchées sous<br />

l’étiquette bois tourné (Oncle Jean) et autres menus trafics<br />

totalement marginaux mais permettant un soir d’augmenter<br />

les rations, et les gros trafiquants, sans aller jusqu’aux<br />

rabatteurs du Bureau OTTO, une infinité <strong>de</strong> gens s’étaient<br />

révélés doués pour le troc.<br />

Parmi <strong>de</strong>s experts, j’ai côtoyé <strong>la</strong> tante Gève. Sœur<br />

ca<strong>de</strong>tte d’Amé, son premier mari, François Arthaud, officier<br />

<strong>de</strong> carrière, fut tué <strong>la</strong> première semaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> Grance


Guerre à Givet. Geneviève dite Gève eu une fille Odile<br />

Arthaud. Remariée quelques années après <strong>la</strong> guerre à un<br />

professeur <strong>de</strong> Droit , Maurice Grandc<strong>la</strong>u<strong>de</strong>, elle eut encore<br />

quatre enfants dont Joseph, moine bénédictin à En-Calcat.<br />

Sous l’Occupation, pour <strong>de</strong>s raisons que j’ignore, elle<br />

s’était donnée comme mission (quasi divine ?) <strong>de</strong> pourvoir<br />

au ravitaillement <strong>de</strong>s moines bénédictins <strong>de</strong> La-Pierre-quivire,<br />

en Bourgogne. Tout était bon car elle trouvait preneur<br />

pour <strong>de</strong>s produits aux quels d’autres n’auraient pas pensé.<br />

Souvenir précis <strong>de</strong> <strong>la</strong> tante faisant escale chez sa sœur, ma<br />

mère, au cours d’une traversée <strong>de</strong> Paris. Elle était épuisée,<br />

reprochant à sa gran<strong>de</strong> sœur <strong>de</strong> ne pas être ouverte à <strong>la</strong><br />

misère <strong>de</strong>s P.P. Bénédictins. Elle était en train <strong>de</strong> conclure<br />

un troc entre <strong>de</strong>ux centaines <strong>de</strong> rayons <strong>de</strong> bicyclettes et je<br />

ne sais plus quoi qu’elle proposait ; elle savait déjà à qui<br />

elle refilerait <strong>de</strong>s rayons pour roues <strong>de</strong> 650, le modèle le<br />

plus courant. Les roues <strong>de</strong> 700 trouvant moins preneurs.<br />

D’où tenait-elle cette science ?<br />

Portant toujours un chapeau <strong>de</strong> mousquetaire immense,<br />

noir évi<strong>de</strong>mment, et une sorte <strong>de</strong> pèlerine en peau <strong>de</strong> singe<br />

aux longs poils noirs, elle ne passait pas inaperçue, d’autant<br />

qu’elle avait le verbe et affichait sans cesse sa mission<br />

divine.<br />

Maurice Grandc<strong>la</strong>u<strong>de</strong> n’avait rien <strong>de</strong> commun avec son<br />

épouse. Homme <strong>de</strong> cabinet, l’œuvre <strong>de</strong> sa vie portait sur <strong>la</strong><br />

jurispru<strong>de</strong>nce du royaume franc <strong>de</strong> Jérusalem. J’imagine<br />

que le nombre <strong>de</strong> lecteurs passionnés par un sujet aussi<br />

vaste <strong>de</strong>vait se compter sur les doigts d’une main ! Il<br />

n’empêche que, pendant que Gève rou<strong>la</strong>it sa bosse,<br />

Maurice profitait sagement <strong>de</strong>s douceurs transitant dans<br />

l’appartement <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue Cassette. J’ai été invité une fois ou<br />

l’autre en tête-à-tête avec l’oncle, il avait toujours à portée<br />

<strong>de</strong> main (<strong>de</strong> louche ?) du confit d’oie, du jambon <strong>de</strong><br />

Bayonne, <strong>de</strong>s pruneaux et autres mets disparus <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s


années… Et toujours un armagnac ou un kirsch pour<br />

terminer les agapes.<br />

Complicité <strong>de</strong> trafics, ce furent <strong>de</strong> bons moments dans<br />

une immensité <strong>de</strong> catastrophes.<br />

Transports et dép<strong>la</strong>cements<br />

Dès le jour <strong>de</strong> notre arrivée à Paris où Philippe qui nous<br />

avait précédé <strong>de</strong> quelques jours guettait notre appel, j’ai<br />

redécouvert le téléphone. Deux ans déjà sans téléphone !<br />

D’une cabine <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare j’ai appelé LITré 54 49 pour<br />

prévenir Philippe <strong>de</strong> notre arrivée. Il al<strong>la</strong> à <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong><br />

métro St-Germain-<strong>de</strong>s-Prés guetter notre petit groupe :<br />

MM, Brigitte, Yves et moi. Emmanuel reçu à St-Cyr (Aixen-Provence)<br />

avait rejoint l’école.<br />

J’avais organisé <strong>la</strong> restitution <strong>de</strong>s meubles prêtés et<br />

préparé le petit déménagement pour Paris. J’avais tout fait<br />

cercler <strong>de</strong> feuil<strong>la</strong>rd, tout arriva intact à Paris. Le PLM avait<br />

déjà informé Papa <strong>de</strong> l’arrivée <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong><br />

colis.<br />

Plus <strong>de</strong> taxis ni <strong>de</strong> camions ; nous sommes allés voir le<br />

bougnat (bois & charbon) <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue du Pré-aux-Clercs pour<br />

louer sa charrette à bras. Comme <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong> ses cousins<br />

auvergnats il avait une charrette à bras pliante : l’essieu se<br />

repliait, le fond se mettait en portefeuille et les roues se<br />

rapprochaient pour permettre <strong>de</strong> garer l’engin dans un<br />

couloir d’immeuble.<br />

Louée pour quatre heures, nous allions pouvoir<br />

transporter nos bagages. L’un dans les brancards, l’autre à<br />

<strong>la</strong> bricole, ces bretelles <strong>de</strong> cuir auxquelles s’atteler, <strong>la</strong><br />

charrette vi<strong>de</strong> vo<strong>la</strong>it sur le pavé <strong>de</strong>s quais. Lorsque les colis<br />

s’entassèrent dans <strong>la</strong> charrette, <strong>la</strong> manœuvre <strong>de</strong>vint plus<br />

difficile. Le petit déménagement remplissait le p<strong>la</strong>teau<br />

jusqu’au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>lles et le tout était dur à traîner.


A plusieurs reprises <strong>la</strong> charrette à bras fut mise à<br />

contribution. J’ai en particulier souvenir du déménagement<br />

<strong>de</strong>s affaires d’André qui s’instal<strong>la</strong>it avec Geneviève, cité<br />

Vaneau. Philippe et moi nous nous sommes chargé <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>r<br />

le bureau d’André, rue <strong>de</strong> l’U.<br />

Il neigeait ce jour-là et du verg<strong>la</strong>s par p<strong>la</strong>ques a rendu le<br />

trajet acrobatique. Je ne sais plus lequel <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux était<br />

dans les brancards, l’autre étant « à <strong>la</strong> bricole » ; j’ai<br />

souvenir d’un vol p<strong>la</strong>né et une bonne partie <strong>de</strong>s dossiers<br />

« questions d’internat » s’est retrouvée éc<strong>la</strong>tée sur <strong>la</strong><br />

chaussée.<br />

Par chance l’ascenseur <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité Vaneau étant<br />

totalement hydraulique, commandé par une cor<strong>de</strong> et sans<br />

électricité, n’était pas neutralisé comme <strong>la</strong> quasi totalité <strong>de</strong>s<br />

ascenseurs parisiens, nous avons pu monter tout le<br />

chargement jusqu’au quatrième.<br />

Cette suppression <strong>de</strong>s ascenseurs avait beaucoup<br />

traumatisé ma future belle-famille, du moins selon<br />

Jacqueline qui me l’avait raconté, après <strong>la</strong> guerre, quand<br />

nous avons fait connaissance.<br />

Nous nous sommes <strong>la</strong>rgement habitués aux étages élevés<br />

sans ascenseur, <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce St-Georges à <strong>la</strong> rue du Cherchemidi<br />

et à <strong>la</strong> rue Bonaparte.<br />

Le problème <strong>de</strong>s ascenseurs avait perturbé sérieusement<br />

les habitants d’immeubles mo<strong>de</strong>rnes construits juste avant<br />

<strong>la</strong> guerre dans le quartier <strong>de</strong> Passy. Les architectes<br />

n’avaient prévus que <strong>de</strong>s escaliers <strong>de</strong> service, les ascenseurs<br />

<strong>de</strong>vant être le seul accès <strong>de</strong> ces magnifiques appartements.<br />

Du coup, non seulement ils <strong>de</strong>vaient monter à pied mais ils<br />

entraient chez eux par les cuisines !<br />

Quelques récits <strong>de</strong> voyage…


La longue virée, <strong>de</strong> Paris à Bayonne, puis <strong>de</strong> Bayonne à<br />

Saint-Jean-<strong>de</strong>-Maurienne se dérou<strong>la</strong> dans <strong>de</strong>s conditions<br />

moralement très difficiles : mais, à part <strong>la</strong> hantise <strong>de</strong><br />

tomber en panne <strong>de</strong> carburant, les conditions <strong>de</strong> confort<br />

étaient inespérées.<br />

D’autres raids eurent lieu et <strong>la</strong> ligne droite n’était pas<br />

toujours le chemin le plus direct.<br />

Automne 1942, je déci<strong>de</strong> d’aller apprendre un minimum<br />

sur l’emploi <strong>de</strong>s armes. Mes frères savent tous le B.A. BA<br />

<strong>de</strong>s armes individuelles, je suis certain qu’un jour les<br />

combats reprendront. Bien que les Chantiers <strong>de</strong> Jeunesse<br />

ne soient pas préparés à une formation militaire, j’espère<br />

trouver un moyen <strong>de</strong> me préparer au combat.<br />

Premier problème, passer c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stinement <strong>la</strong> Ligne <strong>de</strong><br />

Démarcation pour rejoindre <strong>la</strong> zone libre.<br />

Trouver une filière. Philippe est au courant <strong>de</strong> mes<br />

projets, je ne préviendrai les parents qu’au <strong>de</strong>rnier<br />

moment. Je vise Chambéry, proche du Groupement VIII<br />

<strong>de</strong>s Chantiers, celui où Philippe a fait son temps ; <strong>de</strong> plus<br />

ce n’est pas loin <strong>de</strong> <strong>la</strong> Maurienne où MJ et Nicole rési<strong>de</strong>nt.<br />

La filière enfin trouvée, je prévins les parents et prend le<br />

train à Austerlitz. Une nuit à huit sur <strong>de</strong>s banquettes <strong>de</strong><br />

III e c<strong>la</strong>sse. Au petit matin je suis à Mont-<strong>de</strong>-Marsan. Je<br />

voyage ultra léger (un sac à dos), me trimbaler avec une<br />

valise attirerait l’attention.<br />

Suivant les instructions verbales données à Paris * ,<br />

j’enfile d’abord une route nationale p<strong>la</strong>ntée <strong>de</strong> p<strong>la</strong>tanes. Il<br />

n’y a personne, un peu <strong>de</strong> brume diminue <strong>la</strong> visibilité, je<br />

me sens observé (c’est <strong>la</strong> trouille) une voiture légère <strong>de</strong><br />

l’armée alleman<strong>de</strong> me dépasse sans s’arrêter . Enfin un<br />

chemin qui me mène à une ferme. La fermière m’accueille<br />

sans parler, me donne un grand bol <strong>de</strong> café (chicorée) au<br />

* C’est une fille Lacoin, sœur <strong>de</strong> Zaza (Mémoires d’une jeune fille rangée, <strong>de</strong> Simone <strong>de</strong> Beauvoir)<br />

qui me donna <strong>la</strong> filière. Son jeune frère Vincent me fit entrer à <strong>la</strong> DB en août 44.


<strong>la</strong>it et <strong>de</strong>s tartines beurrées. Sans sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison elle<br />

m’indique par <strong>la</strong> fenêtre le chemin à prendre, et me voilà<br />

<strong>de</strong>hors. Tout <strong>de</strong> suite <strong>la</strong> forêt <strong>la</strong>ndaise, immense, tous les<br />

troncs sont profondément entaillés avec, sous chaque<br />

saignée, le go<strong>de</strong>t pour collecter <strong>la</strong> résine.<br />

Je trouve le <strong>la</strong>yon indiqué, longue progression jusqu’à<br />

une voie ferrée. Je repère le ponceau et me cache à<br />

proximité, surveil<strong>la</strong>nt les <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> chemin<br />

<strong>de</strong> fer. S’ils n’ont pas <strong>de</strong> chien le risque est très faible, mais<br />

si <strong>la</strong> patrouille est escortée les chances <strong>de</strong> passer sont quasi<br />

nulles. Seule l’eau peut « fourvoyer » * le chien.<br />

Très loin <strong>la</strong> voie vibre, je <strong>de</strong>scend dans l’eau jusqu’aux<br />

genoux, <strong>la</strong> patrouille passe, pas <strong>de</strong> chien.<br />

J’attends encore un peu et je vois <strong>la</strong> patrouille<br />

disparaître au loin. Passer <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> voie est<br />

facile, mais cette forêt sans sous-bois ne fournit aucun abri<br />

où se cacher.<br />

En marchant assez longtemps je sors <strong>de</strong> <strong>la</strong> pinè<strong>de</strong> et<br />

repère une ferme avec un puit à perche ; on m’en a parlé, je<br />

suis sur <strong>la</strong> bonne voie (en fait toutes les fermes ont ces<br />

longues perches à contrepoids facilitant le puisage). Je vais<br />

frapper à <strong>la</strong> porte, on me crie d’aller plus loin. Une route<br />

abandonnée me conduit à un poste <strong>de</strong> gendarmerie.<br />

Papiers, motifs du dép<strong>la</strong>cement, les gendarmes sont<br />

sympathiques et m’indiquent l’horaire probable d’un car à<br />

gazogène qui va à Pau.<br />

Dans une ferme je peux me faire servir un jus arrosé et<br />

une tranche <strong>de</strong> pain avec <strong>de</strong>s rillettes. Je commence à me<br />

réchauffer.<br />

Arrivé à <strong>la</strong> gare <strong>de</strong> Pau je vais chercher les horaires<br />

d’une liaison ancienne Bayonne – Genève ; elle est<br />

remp<strong>la</strong>cée par un Pau – Annecy. Ce train quotidien est<br />

parti <strong>de</strong>puis quelques heures seulement, il faut donc durer<br />

* C’est le terme <strong>de</strong> vénerie : faire prendre une fausse voie.


jusqu’à <strong>de</strong>main. Vaine recherche d’une chambre d’hôtel ; je<br />

vais essayer d’aller passer <strong>la</strong> nuit dans une salle d’attente <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> gare ; <strong>de</strong>scente au fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> vallée du gave, salle<br />

d’attente non chauffée. Mais les cheminots ferment <strong>la</strong> gare<br />

et me prient <strong>de</strong> décamper. Je remonte <strong>la</strong> longue côte qui<br />

mène en ville et refait <strong>la</strong> tournée <strong>de</strong>s hôtels. Un veilleur <strong>de</strong><br />

nuit accepte enfin <strong>de</strong> me <strong>la</strong>isser dormir sur un fauteuil du<br />

salon. Mais il prévient : Réveil et évacuation à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> son<br />

service à six heures et <strong>de</strong>mi. Pourboire et quelques heures<br />

<strong>de</strong> sommeil, toilette très sommaire et rapi<strong>de</strong>. J’arpente <strong>de</strong><br />

nouveau le boulevard <strong>de</strong>s Pyrénées et échoue dans un petit<br />

bistrot pour un déjeuner léger. Je n’ai pas <strong>de</strong> tickets<br />

d’alimentation <strong>de</strong> zone no-no Je préviens d’entrée <strong>de</strong> jeu.<br />

On me sert quand même.<br />

Je traîne et <strong>de</strong>scend à <strong>la</strong> gare bien avant le départ, le<br />

train est à quai et je m’y installe dans un coin-fenêtre. En<br />

III e c<strong>la</strong>sse, huit voyageurs par compartiment, banquettes en<br />

bois.<br />

La voiture est comble, avec <strong>de</strong>s voyageurs <strong>de</strong>bout dans le<br />

couloir. Je verrai <strong>pire</strong>…<br />

Dès que le train s’ébranle les paniers <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s<br />

filets, <strong>de</strong>s serviettes à carreau sont déployées, poulet, œufs<br />

durs, tartines <strong>de</strong> pain <strong>de</strong> campagne <strong>la</strong>rgement beurrées,<br />

litres <strong>de</strong> gros rouge.<br />

Je ne dois pas avoir <strong>la</strong> tête d’un assassin malgré mon<br />

pantalon déchiré dans les barbelés <strong>de</strong> <strong>la</strong> pinè<strong>de</strong> ; on me<br />

convie à participer au festin.<br />

J’ai quitté Paris <strong>de</strong>puis trois jours ; les <strong>de</strong>ux nuits, train<br />

et fauteuil d’hôtel m’ont préparé à dormir n’importe où. Ce<br />

train est une brouette. Arrêts incessants, les voyageurs se<br />

succè<strong>de</strong>nt. A Marseille mon « coin fenêtre dans le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

marche » <strong>de</strong>vient « dos dans le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> marche ». Les<br />

perpétuels changements <strong>de</strong> voyageurs m’empêchent <strong>de</strong>


dormir vraiment mais les participations au rite du cassecroûte,<br />

m’ont nourri.<br />

A Lyon, bien que le train soit censé faire <strong>la</strong> liaison Pau-<br />

Annecy, changement <strong>de</strong> train. Une <strong>de</strong>mi-journée à errer le<br />

long du Rhône avant <strong>de</strong> repartir. A Aix-les-Bains <strong>la</strong> nuit<br />

tombe déjà. Je suis mé<strong>la</strong>ngé çà un groupe <strong>de</strong> conscrits<br />

appelés aux Chantiers <strong>de</strong> jeunesse. J’ai raconté ailleurs le<br />

topo fait par un lieutenant-colonel <strong>de</strong> Chasseurs alpins. J’ai<br />

atteint mon objectif, engagement <strong>de</strong> 12 mois résiliable au<br />

bout <strong>de</strong> huit. Les conscrits montent dans les Bauges,<br />

l’officier <strong>de</strong> chasseurs me convoie à Chambéry, Quartier<br />

Curial, casse-croûte et je m’effondre sur un lit dans une <strong>de</strong>s<br />

chambrées <strong>de</strong> <strong>la</strong> 2 è Cie du 13 è BCA. Je ne toucherai mon<br />

paquetage que le len<strong>de</strong>main.<br />

Le lit étroit <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambrée était d’un confort<br />

exceptionnel après quatre fois vingt-quatre heures <strong>de</strong><br />

voyage.<br />

Autre voyage à surprise. Olry C. et quelques routiers du<br />

C<strong>la</strong>n Jacques Maury sont en Basse Normandie. Marches,<br />

liturgie … et ravitaillement. Je ne sais plus ce qui m’a<br />

retardé, probablement une liaison : porter un pli dont<br />

j’ignore le contenu à une adresse dont je ne sais rien, c’est<br />

l’essentiel <strong>de</strong> mon activité.<br />

Je dois retrouver Olry et François Babelon, mon<br />

meilleur ami, à Thury-Harcourt, au Sud <strong>de</strong> Caen. Comme<br />

tout le littoral, Caen est en zone interdite, il faut quitter le<br />

train avant.<br />

Gare St-Lazare grouil<strong>la</strong>nte, le quai direction Caen est<br />

re<strong>la</strong>tivement calme. Contrôle d’i<strong>de</strong>ntité par <strong>de</strong>s soldats<br />

allemands, assez symbolique. Le train est constitué <strong>de</strong> très<br />

vieilles voitures avec une porte sur <strong>la</strong> voie à chaque<br />

compartiment. Deux voitures plus mo<strong>de</strong>rnes « Nur für<br />

Wehrmacht ». Mais ce qui frappe évi<strong>de</strong>mment c’est <strong>la</strong>


présence <strong>de</strong> trois wagons p<strong>la</strong>teformes, un au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

rame et un à chaque extrémité, <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> locomotive et<br />

après le fourgon <strong>de</strong> queue. Sur les p<strong>la</strong>teformes <strong>de</strong>s affûts<br />

Vierling (quadruples) f<strong>la</strong>k. Ces canons antiaériens ont leurs<br />

servants en p<strong>la</strong>ce.<br />

Quelque part dans <strong>la</strong> campagne, le train s’arrête<br />

brutalement, siffle désespérément, <strong>la</strong> f<strong>la</strong>k se déchaîne et les<br />

voyageurs s’éparpillent dans <strong>la</strong> verdure. Des chasseurs<br />

(ang<strong>la</strong>is ou américains) s’acharnent sur <strong>la</strong> loco dont <strong>la</strong><br />

vapeur gicle <strong>de</strong> tous côtés. Les cheminots ont-ils<br />

échappés ?<br />

Il faudra quelques heures pour qu’une autre machine<br />

vienne nous remorquer.


Courte nouvelle 1943<br />

BRÈVE RENCONTRE<br />

Il avait été, <strong>la</strong> veille, prendre un billet <strong>de</strong> troisième pour<br />

Lyon ; restait le plus difficile, avoir une fiche d’admission<br />

pour le train 1714 qui le mettrait à Perrache à temps pour <strong>la</strong><br />

réunion à <strong>la</strong>quelle on l’avait convoqué. Si le train respectait<br />

l’horaire il y aurait une <strong>la</strong>rge marge, mais quel train<br />

respectait encore son horaire ? Il y avait quand même eu un<br />

progrès ces <strong>de</strong>rniers mois, plus besoin d’avoir un ausweis<br />

pour passer <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> démarcation, les Fritz se contentaient<br />

d’un contrôle d’i<strong>de</strong>ntité à Châlon. Passer <strong>la</strong> ligne<br />

c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stinement était assez facile, si on avait une filière, mais<br />

non dépourvu <strong>de</strong> risques ; au moins ce<strong>la</strong> n’était plus<br />

nécessaire.<br />

Il avait une carte d’i<strong>de</strong>ntité suffisante pour ce genre <strong>de</strong><br />

contrôle fait par <strong>de</strong>s soldats. Même si <strong>de</strong>s douaniers chleuhs<br />

remp<strong>la</strong>çaient les vert-<strong>de</strong>-gris, les risques étaient minces.<br />

Ce matin il s’était levé aux aurores, l’heure alleman<strong>de</strong><br />

faisait qu’il était encore nuit noire. L’heure <strong>de</strong> <strong>la</strong> levée du<br />

couvre-feu approchait et il ne <strong>de</strong>vait surtout pas rater le<br />

premier métro. Annoncée à 5 heures 22 sur les affichettes <strong>de</strong><br />

sa station, <strong>la</strong> première rame atteindrait <strong>la</strong> gare <strong>de</strong> Lyon dix<br />

minutes plus tard. Il serait parmi les premiers pour faire <strong>la</strong><br />

queue. Sauf imprévu.<br />

La bouche <strong>de</strong> métro, <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> gare, était encore plus<br />

sombre qu’il s’y était attendu. Les fourreaux <strong>de</strong> tôle autour<br />

<strong>de</strong>s lumignons <strong>de</strong>s <strong>la</strong>mpadaires ne <strong>la</strong>issaient que <strong>de</strong> petites<br />

taches <strong>de</strong> lumière éparses sur le pavé humi<strong>de</strong>. Il ne ge<strong>la</strong>it<br />

pas, chance d’éviter le verg<strong>la</strong>s. Le froid était intense et <strong>la</strong><br />

cour <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare, ouverte à tous les vents, n’incitait pas les<br />

passants à <strong>la</strong>mbiner.


Au bout <strong>de</strong> <strong>la</strong> cour <strong>de</strong>s « Gran<strong>de</strong>s lignes » un bâtiment<br />

surplombait <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> Châlon. C’était là que serait distribué<br />

les Fiches d’admission à partir <strong>de</strong> huit heures.<br />

Il y avait déjà une foule compacte pressée <strong>de</strong>vant l’entrée.<br />

Comment tous ces gens avaient-ils pu arriver avant lui ?<br />

Cette foule g<strong>la</strong>cée par le vent souff<strong>la</strong>nt en rafales se pressait,<br />

les uns contre les autres, espérant un peu <strong>de</strong> protection. De<br />

quelques conversations chuchotées entre voisins il compris<br />

que bien <strong>de</strong>s candidats à <strong>la</strong> fiche d’admission avaient passé<br />

une nuit dans un hôtel du voisinage pour être ans les<br />

premiers à faire <strong>la</strong> queue. De cinq à huit, trois heures à<br />

piétiner en essayant <strong>de</strong> ne pas penser aux pieds gelés, aux<br />

engelures qui brû<strong>la</strong>ient les pha<strong>la</strong>nges, donnant <strong>de</strong>s<br />

démangeaisons pénibles, et au vent transperçant les<br />

vêtements. (Depuis trois ans sans textiles, tous les <strong>la</strong>inages<br />

existant encore dans les familles avaient été bricolés pour<br />

faire <strong>de</strong>s manteaux, <strong>de</strong>s pèlerines, <strong>de</strong>s gilets.) Des<br />

appartements sans chauffage à une alimentation<br />

insuffisante, tout concourrait à faire <strong>de</strong>s Parisiens une<br />

popu<strong>la</strong>tion congelée.<br />

Il pensait Parisiens mais c’était l’ensemble <strong>de</strong>s citadins<br />

qui subissait ces conditions invivables. Un jour viendrait où<br />

les Boches seraient vaincus, Il était difficile <strong>de</strong> savoir quand<br />

et comment, mais il fal<strong>la</strong>it gar<strong>de</strong>r cette certitu<strong>de</strong> en soi. Sans<br />

cette f<strong>la</strong>mme imaginaire d’un espoir il n’y aurait eu aucune<br />

raison que tout ces gens continuent à lutter pour survivre.<br />

Il regarda <strong>de</strong>rrière lui et vit que <strong>la</strong> foule qui formait une<br />

très longue queue continuait à affluer.<br />

Il conservait l’espoir d‘être entré dans le petit hall avant<br />

l’épuisement <strong>de</strong>s fiches d’admission. Si jamais il n’avait pas<br />

sa fiche, il <strong>de</strong>vrait, dans <strong>la</strong> journée, revenir à <strong>la</strong> gare<br />

échanger, plus exactement se faire rembourser son billet et<br />

en acheter un autre pour le jour suivant. Une queue pour le<br />

remboursement, une secon<strong>de</strong> queue pour le nouveau billet,<br />

ce serait <strong>de</strong>s files d’attente courtes, généralement moins d’un<br />

quart d’heure chacune. Pas moyen d’y échapper, il fal<strong>la</strong>it<br />

présenter un billet à <strong>la</strong> bonne date pour obtenir <strong>la</strong> fiche<br />

d’admission.


Tantôt somno<strong>la</strong>nt, tantôt grelottant, son esprit<br />

vagabondait. Ne pas penser à <strong>la</strong> réunion <strong>de</strong> Lyon. La peur<br />

était chronique, mais reléguée à l’arrière-p<strong>la</strong>n. Des contacts<br />

nouveaux étaient toujours dangereux, indiscrétions ou<br />

trahisons avaient plus <strong>de</strong> chance d’apparaître dans ce genre<br />

<strong>de</strong> circonstances ; <strong>la</strong> peur sortait alors <strong>de</strong> l’arrière-pensée<br />

pour remonter en surface.<br />

Regar<strong>de</strong>r tout ces gens, imaginer leur vie, estimer ceux<br />

qui avaient suffisamment <strong>de</strong> tonus, au moins apparent,<br />

c’était puéril et inutile mais ça occupait l’esprit. Il y avait<br />

dans <strong>la</strong> foule <strong>de</strong>s caractères grisâtres, épuisés, mais quelques<br />

têtes énergique parmi les femmes et les hommes piétinant<br />

dans cette interminable attente. Il remarqua une jeune fille,<br />

l’air triste mais pas désespéré. Il continua son tour d’horizon<br />

qui semb<strong>la</strong>it énerver ses voisins. Il bougeait naturellement<br />

pour se retourner et regar<strong>de</strong>r les rangs les plus proches. De<br />

toutes les façons cette foule compacte ne permettait pas aux<br />

voisins <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce.<br />

A huit heure il y eu <strong>de</strong>s remous, <strong>de</strong>s gens élevaient <strong>la</strong><br />

voix, accusant les autres <strong>de</strong> resquiller. La porte, en<br />

s’entrouvrant, provoqua une sorte <strong>de</strong> houle dans <strong>la</strong> queue.<br />

La porte était bloquée entrouverte et les candidats à <strong>la</strong><br />

précieuse fiche entraient au compte-goutte. Deux employés<br />

vérifiaient le billet et donnait <strong>la</strong> fiche portant date et numéro<br />

du train.<br />

Il lui fallut seulement une vingtaine <strong>de</strong> minutes pour<br />

atteindre le guichet, ranger soigneusement les précieux<br />

papiers et sortir.<br />

En remontant <strong>la</strong> queue pour reprendre le métro, il vit un<br />

employé prévenir <strong>de</strong> nouveaux arrivants qu’il n’auraient<br />

certainement aucune chance d’avoir une fiche aujourd’hui,<br />

<strong>la</strong> distribution serait terminée dans une <strong>de</strong>mi-heure. Il était<br />

neuf heures moins vingt à <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> horloge du beffroi, du<br />

moins était-ce ce qu’il croyait lire et le jour commençait à<br />

poindre.<br />

Il rentra chez lui prendre son petit bagage qui l’aurait<br />

gêné pour faire <strong>la</strong> queue et reparti pour <strong>la</strong> gare. Inutile d’être<br />

trop en avance, le train ne serait à quai que moins d’une<br />

heure avant le départ et l’accès au quai filtré. Comment


s’expliquer <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> voyageurs assis à huit par<br />

compartiment lorsque, <strong>la</strong> barrière ouverte, les voyageurs<br />

longeant <strong>la</strong> rame commencèrent à monter.<br />

L’important était <strong>de</strong> monter. Valises passées par les<br />

fenêtres ouvertes à cette occasion. Aucune importance<br />

puisque les trains n’étaient pas chauffés.<br />

Il réussit à progresser dans le couloir jusqu’au moment<br />

où il se trouva nez à nez avec un voyageur tentant <strong>la</strong> même<br />

progression, en venant <strong>de</strong> l’autre extrémité du wagon. Le<br />

couloir était complètement occupé et quelques voyageuses<br />

tentèrent <strong>de</strong> se glisser en surnombre dans les compartiments.<br />

Le train s’ébran<strong>la</strong> enfin.<br />

Sa petite valise était trop légère pour qu’il puisse s’asseoir<br />

<strong>de</strong>ssus, comme d’autres occupants du couloir. Les<br />

contrôleurs arrivaient quand même à circuler en enjambant,<br />

se faufi<strong>la</strong>nt et parfois forçant une personne à se lever et à<br />

s’écraser contre <strong>la</strong> paroi.<br />

Après le remue-ménage du départ, en passant<br />

Villeneuve-St-Georges, un certain calme s’instal<strong>la</strong> et il eut <strong>la</strong><br />

surprise <strong>de</strong> voir, à trois voyageurs <strong>de</strong> lui, <strong>la</strong> jeune fille<br />

aperçue le matin même ( <strong>de</strong>s siècles plus tôt ) dans <strong>la</strong><br />

pénombre <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare.<br />

A <strong>la</strong> lumière du jour, même b<strong>la</strong>far<strong>de</strong>, il fut surpris <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

trouver bien plus séduisante qu’il l’avait jugée quelques<br />

heures avant.<br />

Elle semb<strong>la</strong>it avoir une silhouette élégante malgré <strong>de</strong>s<br />

rembourrages <strong>de</strong> protection contre le froid. Certes il ne<br />

pouvait <strong>la</strong> détailler que par fragments, les voyageurs qui les<br />

séparaient ne permettant pas <strong>de</strong> voir sa ligne d’un seul coup<br />

d’œil. A l’occasion d’un passage d’une voyageuse cherchant<br />

un voyageur perdu <strong>de</strong>puis le départ, il parvint à s’approcher<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille. Elle le regarda mais ne l’avait pas reconnu.<br />

Lui, au contraire, l’observa et surtout fut frappé par <strong>la</strong><br />

beauté <strong>de</strong> ses yeux très sombres. Mais un remous dans le<br />

couloir les éloigna sans qu’elle semble s’en rendre compte.<br />

A Châlon les Allemands contrôlèrent les papiers. Pour<br />

pouvoir circuler facilement ils forcèrent ceux qui étaient<br />

dans les couloirs à s’entasser <strong>de</strong>bout dans les compartiments


dans les jambes <strong>de</strong>s voyageurs assis. Le contrôle ne pris<br />

qu’une <strong>de</strong>mi-heure. Le train repartit et il rechercha du<br />

regard <strong>la</strong> jolie femme ; peut-être était-elle <strong>de</strong>scendue, peutêtre<br />

avait-elle réussi à se p<strong>la</strong>cer en surnombre sur une<br />

banquette ; les jolies femmes réussissent bien souvent à<br />

obtenir ce genre d’avantage. Lorsqu’il n’y pensa plus <strong>la</strong><br />

voyageuse réapparut. D’autres sujets <strong>de</strong> réflexions, plus<br />

importants et moins agréables, lui tinrent compagnie jusqu’à<br />

Lyon.<br />

Arrivé en gare <strong>de</strong> Perrache il vit une foule compacte sur<br />

le quai. C’était sûrement <strong>de</strong>s voyageurs pour Marseille.<br />

Descendre fut difficile tant les gens du quai vou<strong>la</strong>ient<br />

monter sans attendre que les arrivants libèrent <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce.<br />

Une fois encore bagages et quelques garçons agiles sortirent<br />

ou montèrent par les fenêtres.<br />

Il réussit à s’extraire <strong>de</strong> <strong>la</strong> cohue et se dirigea sans se<br />

presser vers <strong>la</strong> sortie pour remettre son billet. Il était dans les<br />

temps et pouvait aller boire une tasse d’orge grillé dans un<br />

bouchon <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce.<br />

Au moment où il <strong>de</strong>scendait le grand escalier pour<br />

rejoindre le trottoir, il aperçut <strong>la</strong> jeune femme <strong>de</strong>scendant<br />

aussi. Elle eut un bref sourire sans qu’il sache si elle l’avait<br />

vu et à qui ce sourire était <strong>de</strong>stiné. Très vite il oublia cet<br />

instant et se dirigea vers <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce Bellecourt, préférant ne pas<br />

rester près <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare. Les contrôles <strong>de</strong> police étaient<br />

nombreux autour <strong>de</strong> ces points <strong>de</strong> passage obligés.<br />

Se réchauffer était souhaitable mais impossible, une tasse<br />

<strong>de</strong> café Pétain dans un bistrot g<strong>la</strong>cial n’y suffirait pas.<br />

Le retour<br />

Un cafouil<strong>la</strong>ge, contact manqué, mais aucune nouvelle au<br />

ren<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong> rattrapage. L’inquiétu<strong>de</strong> monta d’un cran.<br />

Aucune solution satisfaisante ne lui venait à l’esprit. Le<br />

len<strong>de</strong>main matin une idée lui vint. Il connaissait une toute<br />

petite maison d’édition, rue Mulet, dans <strong>la</strong> presqu’île, avatar<br />

<strong>de</strong>s Éditions du Bélier à Paris. Il n’avait pas d’autre idée. Les<br />

Frères prêcheurs émigrés <strong>de</strong> Paris se souviendraient peutêtre<br />

<strong>de</strong> lui, sans aucun doute ils <strong>de</strong>vaient avoir <strong>de</strong>s


informations sur le milieu lyonnais <strong>de</strong> <strong>la</strong> résistance. (De<br />

toute manière il était dans une impasse.<br />

De fait un Dominicain le reconnut. A <strong>de</strong>mi-mot il chercha<br />

<strong>de</strong>s informations ; les phrases a<strong>la</strong>mbiquée étaient, espérait-il,<br />

innocentes pour quelqu’un <strong>de</strong> non initié. Il bafouil<strong>la</strong> au sujet<br />

d’un entretien avec un ancien ami qu’il recherchait.<br />

Le moine ne montra aucune surprise et détourna <strong>la</strong><br />

conversation sur un acci<strong>de</strong>nt grave dont on par<strong>la</strong>it en ville.<br />

Ca s’était passé <strong>la</strong> veille au soir, en banlieue. Beaucoup <strong>de</strong><br />

victimes…<br />

Il était évi<strong>de</strong>nt que <strong>la</strong> réunion avait mal tourné. Trahison<br />

ou malchance ? Impossible <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s précisions.<br />

Tous hospitalisés disait le père, autrement dit tous arrêtés.<br />

Il quitta le prêtre en espérant, sans y croire, et en<br />

souhaitant une prompte guérison.<br />

Nouveau coup dur. On savait (on vou<strong>la</strong>it croire) que<br />

l’Allemagne serait vaincue. Quel serait le prix à payer ? Des<br />

arrestations, <strong>de</strong>s affiches bilingues jaunes ou rouges<br />

annonçant <strong>de</strong>s exécutions, quel était le sort <strong>de</strong> ceux qui<br />

avaient été arrêtés et déportés.<br />

Rentrer à Paris le plus vite possible. On savait tous que<br />

les interrogatoires pratiqués par <strong>de</strong>s Français auxiliaires <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Gestapo étaient encore plus brutaux que ceux <strong>de</strong>s Boches.<br />

Les plus courageux ne tenaient que quelques heures avant<br />

<strong>de</strong> parler. Les Allemands connaîtraient vite le détail <strong>de</strong>s<br />

réseaux représentés à <strong>la</strong> réunion.<br />

Il ne <strong>de</strong>vait pas s’attar<strong>de</strong>r à Lyon ; quand les Allemands<br />

tendraient-ils un filet pour retrouver d’éventuels membres<br />

<strong>de</strong>s réseaux ?<br />

Pour rentrer à Paris le mieux était <strong>de</strong> prendre trains<br />

omnibus ou trains <strong>de</strong> messagerie. Ce serait interminable<br />

mais le risque <strong>de</strong> barrages policiers était pratiquement nul<br />

sur les tortil<strong>la</strong>rds.<br />

Ce fut un retour difficile. Lyon Macon, Macon Dijon,<br />

Dijon La Roche-Migenne, La Roche-Migenne Sens, Sens<br />

Melun, Melun Paris. Interminables étapes en troisième dans<br />

<strong>de</strong>s voitures vétustes, et sans chauffage, naturellement. Ces


trains dits <strong>de</strong> messagerie, empruntaient <strong>de</strong>s voies ferrées<br />

oubliées, s’arrêtaient en campagne dans <strong>de</strong>s haltes sans<br />

personnel, juste pour permettre à un ou <strong>de</strong>ux voyageurs <strong>de</strong><br />

monter ou <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre. Dans les véritables gares, si petites<br />

soient elle, le train manœuvrait sans fin pour déposer un<br />

wagon sur une voie <strong>de</strong> débord. Avant-guerre il existait <strong>de</strong><br />

nombreuses machines <strong>de</strong> manœuvre pour former ou<br />

décrocher les rames. Le réseau ferré avait pratiquement le<br />

monopole <strong>de</strong>s transports, voyageurs et marchandises<br />

n’avaient plus le choix.<br />

Mais <strong>la</strong> machine assurant les <strong>de</strong>ux fonctions, traction et<br />

manœuvre, les attentes étaient interminables. Les horaires<br />

affichés relevaient <strong>de</strong>s oraisons « jacu<strong>la</strong>toires » avec autant<br />

<strong>de</strong> chance <strong>de</strong> vois se réaliser le miracle.<br />

La contrepartie était donc que les barrages policiers<br />

étaient inexistants. Près <strong>de</strong>s côtes <strong>la</strong> Feldgendarmerie<br />

contrô<strong>la</strong>it les routes. La curieuse p<strong>la</strong>que pendue au cou du<br />

chleuh évoquait les médailles <strong>de</strong>s comices agricoles souvent<br />

clouées au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte <strong>de</strong>s étables.<br />

A l’écart <strong>de</strong>s zones interdites, seuls les grands axes étaient<br />

dangereux. Pas <strong>de</strong> rafles sur les petites lignes.<br />

Les chemins <strong>de</strong> fer souffraient <strong>de</strong> pénurie <strong>de</strong> matériel<br />

rou<strong>la</strong>nt, les Allemands se réservaient les bonnes voitures, les<br />

voitures peu détériorées étaient réservées aux express (les<br />

rapi<strong>de</strong>s n’existaient plus). Les itinéraires secondaires étaient<br />

<strong>de</strong>sservis par <strong>de</strong>s rames qui n’auraient jamais eu<br />

l(autorisation <strong>de</strong> rouler. Pas question <strong>de</strong> chauffage ou<br />

d’éc<strong>la</strong>irage, les gran<strong>de</strong>s vitres éc<strong>la</strong>tées n’étaient pas<br />

remp<strong>la</strong>cées ; <strong>de</strong>s panneaux <strong>de</strong> p<strong>la</strong>nches bouchaient les<br />

fenêtres, il restait un très petit hublot vitré pour que les<br />

voyageurs puissent i<strong>de</strong>ntifier les gares d’arrêt.<br />

Les journées dans ces voitures vétustes étaient<br />

interminables, cependant en ce temps où tout le mon<strong>de</strong><br />

crevait <strong>de</strong> faim, les compartiments <strong>de</strong> III e c<strong>la</strong>sse étaient le<br />

<strong>de</strong>rnier rempart <strong>de</strong> l’altruisme.<br />

Le rite du pain beurré, saucisson, œufs durs et vin rouge<br />

restait imprégné dans les habitu<strong>de</strong>s rurales françaises. Le<br />

scénario était sans imprévu : un couple ou un petit groupe<br />

<strong>de</strong> connaissances s’instal<strong>la</strong>it dans <strong>la</strong> voiture, bagages dans le


filet. Le train ayant commencé à rouler, un panier ou un<br />

grand cabas faisait son apparition ; après le premier service<br />

coup d’œil circu<strong>la</strong>ire pour jauger les autres voyageurs, petite<br />

gêne à casser <strong>la</strong> croûte alors que les voisins regar<strong>de</strong>nt.<br />

Proposition d’un sandwich, refus poli, insistance… et<br />

acceptation :<br />

C’t’autant que les Boches n’auront pas !<br />

Il faut se rappeler qu’une voiture <strong>de</strong> III e c<strong>la</strong>sse avait <strong>de</strong><br />

fortes probabilités <strong>de</strong> transporter au moins un ancien<br />

combattant <strong>de</strong> 14/18. Ils avaient été quatre millions et tous<br />

n’étaient pas encore morts.<br />

La formule consacrée avait <strong>la</strong>rgement dépassé le cercle<br />

<strong>de</strong>s anciens combattants.<br />

Naturellement personne ne par<strong>la</strong>it <strong>de</strong> tickets, qu’ils soient<br />

<strong>de</strong> zone Nord ou Sud.<br />

Si les trajets étaient interminables, les changements<br />

n’avaient jamais plus le nom <strong>de</strong> correspondances.<br />

Impossible <strong>de</strong> prévoir une heure d’arrivée et, encore moins,<br />

<strong>la</strong> chance <strong>de</strong> repartir vite faire le saut <strong>de</strong> puce suivant ; les<br />

temps morts dans chaque gare étaient difficiles à supporter ;<br />

personne ne savait où il était, ce qu’il faisait, il aurait pu<br />

disparaître quelque part sur son long voyage sans que<br />

personne ne sache ce qu’il était <strong>de</strong>venu.<br />

Quand il débarqua à Paris par un omnibus venant <strong>de</strong><br />

Corbeil, il était perdu dans <strong>la</strong> foule <strong>de</strong>s travailleurs<br />

matinaux arpentant les quais <strong>de</strong> banlieue ; un peu plus loin,<br />

sur les quais <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s lignes, il voyait <strong>de</strong>s soldats<br />

allemands en patrouille. Par hasard ses presque trois jours et<br />

<strong>de</strong>ux nuits dans les pataches successives qu’il avait<br />

empruntées l’avait amené au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> foule quotidienne<br />

venant embaucher ; à contre-courant, arriver le soir par<br />

exemple, eut été plus difficile s’il était recherché.<br />

De ce long parcours il rentrait épuisé <strong>de</strong> crainte et fatigué,<br />

mais tout au long <strong>de</strong> cette odyssée il avait été nourri par<br />

« solidarité conviviale » d’inconnus.<br />

Il y avait presque une semaine qu’il avait été prendre un<br />

billet pour Lyon-Pérrache… Il était vivant et al<strong>la</strong>it <strong>de</strong>voir


eprendre contact, encore une fois le saut dans l’inconnu<br />

après <strong>la</strong> souricière <strong>de</strong> Lyon.<br />

Renouer avec <strong>de</strong>s interlocuteurs anonymes, échanger<br />

quelques mots, <strong>de</strong>s adresses et <strong>de</strong> mots <strong>de</strong> passe était à <strong>la</strong><br />

fois angoissant et revigorant. Le temps d’attente solitaire<br />

semb<strong>la</strong>it interminable, c’était pourtant ainsi que se passait <strong>la</strong><br />

majeure partie <strong>de</strong> sa vie.<br />

La vie re<strong>de</strong>viendrait-elle un jour normale ?


Comment se dép<strong>la</strong>cer ?<br />

Evi<strong>de</strong>mment le moyen le plus simple est <strong>de</strong> marcher<br />

mais le problème déjà évoqué <strong>de</strong>s chaussures rend ce<br />

moyen parfois pénible. Le vélo était nécessaire mais tout le<br />

mon<strong>de</strong> n’était pas apte ; je revois encore mon père, à Saint-<br />

Jean-<strong>de</strong>-Maurienne, poussant mon vélo, rentrer très dépité<br />

(et écorché) d’une tentative <strong>de</strong> monter à vélo, ce qu’il<br />

n’avait pas fait <strong>de</strong>puis 1910.<br />

Deux problèmes compliquaient les choses : pneus,<br />

chambres à air et rustines se raréfièrent, les crevaisons,<br />

elles, se multipliaient. L’autre question était celle du vol.<br />

Les chaînettes avec ca<strong>de</strong>nas résistaient mal aux gros outils ;<br />

<strong>la</strong> seule solution sûre était <strong>de</strong> monter son vélo à l’étage<br />

quand c’était possible (les ascenseurs étaient tous bloqués).<br />

En 1944 l’ultime recours fut le remp<strong>la</strong>cement <strong>de</strong>s<br />

chambres irréparables par <strong>de</strong>s bouchons <strong>de</strong> liège enfilés<br />

sur une ficelle et attachés sur <strong>la</strong> jante ensuite recouverte<br />

d’un pneu déjà en charpie et dont <strong>la</strong> carcasse ne durait pas<br />

longtemps.<br />

Ces pneus sur liège se révé<strong>la</strong>ient moins bruyantes que<br />

les essais <strong>de</strong> roulement directement sur les jantes, Etait-ce<br />

moins inconfortable ?<br />

Entre les chaussures à semelles <strong>de</strong> bois et les vélos sur<br />

liège était-ce les signes précurseurs <strong>de</strong> transports<br />

« écologiques » ?<br />

Les transports en commun subsistaient, plutôt mal que<br />

bien, dans les coins perdus non <strong>de</strong>sservis par le chemin <strong>de</strong><br />

fer. Ainsi, à Paulhaguet, une « voiture postale » à gazogène<br />

remontait en direction <strong>de</strong> La Chaise-Dieu, pourtant le<br />

courrier et <strong>de</strong>ux ou trois voyageurs éventuels. Gazogène. La<br />

rapidité avec <strong>la</strong>quelle camions, cars et grosses voitures


particulières furent dotés <strong>de</strong> cet engin doué pour les<br />

caprices a été stupéfiante.<br />

Deux grands systèmes se concurrencèrent : gazogènes au<br />

charbon <strong>de</strong> bois et gazogènes à bois.<br />

Pour simplifier : un réservoir <strong>de</strong> charbon <strong>de</strong> bois<br />

alimentait un foyer produisant un gaz pauvre alimentant<br />

une sorte <strong>de</strong> carburateur modifié. Au cas où le bois était<br />

utilisé sans passer par <strong>la</strong> meule du charbonnier, un<br />

<strong>de</strong>uxième cylindre faisant pendant au fourneau alourdissait<br />

encore le véhicule.<br />

Allumer un petit feu dans le foyer primaire, mettre en<br />

route le venti<strong>la</strong>teur, attendre <strong>la</strong> fumée b<strong>la</strong>nche (comme<br />

pour l’élection d’un pape) et essayer <strong>de</strong> démarrer…<br />

Un départ en urgence prenait une bonne <strong>de</strong>mi-heure,<br />

on évitait donc couper le moteur si un redépart était<br />

prévisible dans les heures à venir. Tout conducteur<br />

entassait sur son toit <strong>de</strong> gros sacs remplis <strong>de</strong> charbon <strong>de</strong><br />

bois pour, périodiquement, remplir le gros cylindre<br />

alimentant le moteur.<br />

Tout ça puait, pétaradait et parfois peinait à monter une<br />

côte aussi ru<strong>de</strong> que celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong>s Sts-Pères <strong>de</strong>vant<br />

chez Debauve et Galet.<br />

Pour les cas extrêmes <strong>de</strong> service public (pompiers, police<br />

secours) il existait un « carburant national » issu <strong>de</strong> je ne<br />

sais quelle alchimie, on le reconnaissait à son o<strong>de</strong>ur. Enfin,<br />

dans le Sud-Ouest, à St-Marcet, un gisement <strong>de</strong> gaz naturel<br />

permettait à quelques privilégiés <strong>de</strong> rouler avec <strong>de</strong>s tubes<br />

<strong>de</strong> gaz à haute pression sur le toit.<br />

En quatre années d’occupation j’ai un unique souvenir<br />

<strong>de</strong> dép<strong>la</strong>cement à gazogène. C’était une grosse De<strong>la</strong>haye,<br />

voiture <strong>de</strong> luxe que Jean Savey, patron <strong>de</strong> l’entreprise<br />

Moisan-Laurent-Savey, avait fait équiper d’un gazo haut <strong>de</strong><br />

gamme pour les besoins <strong>de</strong> l’entreprise. A cette époque


Olry et moi voyions souvent Jean à travers nos activités <strong>de</strong><br />

routiers. J’ai oublié <strong>la</strong> raison <strong>de</strong> notre escapa<strong>de</strong> en forêt <strong>de</strong><br />

Fontainebleau, je me souviens parfaitement <strong>de</strong> cette voiture<br />

peinant à <strong>la</strong> moindre côte. Des années plus tard j’aurai <strong>la</strong><br />

même sensation avec ma première 2CV…<br />

A Paris les bus avaient disparus sauf une ligne<br />

expérimentale Gare <strong>de</strong> Lyon. Sur le toit <strong>de</strong> quelques<br />

autobus une énorme baleine <strong>de</strong> tôle avait été greffée, elle<br />

abritait un ballon rempli <strong>de</strong> gaz <strong>de</strong> ville à basse pression.<br />

Ce<strong>la</strong> n’a pas été généralisé.<br />

Les bus vert et crème ressortirent massivement <strong>de</strong>s<br />

garages pour <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> rafle <strong>de</strong>s Juifs, en juillet 1942.<br />

Je ne sais plus quand ils réapparaissent après <strong>la</strong><br />

Libération ; je me souviens d’un échantillonnage <strong>de</strong> bus <strong>de</strong><br />

couleurs variées : rouge, bleu, vert, jaune…pour avoir l’avis<br />

<strong>de</strong>s Parisiens qui plébiscitèrent le retour au vert et crème<br />

d’avant-guerre.<br />

Reste le métro complètement distinct <strong>de</strong> <strong>la</strong> TCRP<br />

(transports en commun <strong>de</strong> <strong>la</strong> région parisienne). Le CMP<br />

chemin <strong>de</strong> fer métropolitain <strong>de</strong> Paris avait absorbé, vers<br />

1935, le Nord-Sud (Porte <strong>de</strong> Versailles, Porte <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Chapelle. Les <strong>de</strong>rniers tramways disparurent à <strong>la</strong> même<br />

époque.<br />

A <strong>la</strong> Libération ce fut <strong>la</strong> RATP, réseau souterrain et<br />

réseau <strong>de</strong> surface fusionnés.<br />

Sous l’Occupation les parisiens et banlieusards ont<br />

dépendu totalement du métro. Les économies<br />

commencèrent par l’éc<strong>la</strong>irage ; quais et wagons étaient<br />

éc<strong>la</strong>irés par <strong>de</strong>s rampes <strong>de</strong> huit à dix ampoules à<br />

baïonnette ; pour éviter les vols ces ampoules avaient trois<br />

picots, correspondants à trois encoches sur les douilles. La<br />

suppression d’une rampe sur <strong>de</strong>ux fit baigner les voyageurs


dans une lumière g<strong>la</strong>uque, comme ce qu’on voit à<br />

l’intérieur d’une vague par temps gris. En marchand dans<br />

les couloirs on perdait parfois les mesures <strong>de</strong> distance, avec<br />

<strong>de</strong>s collisions à <strong>la</strong> clé. C’était sinistre mais il y avait <strong>pire</strong>.<br />

Deux lignes sont partiellement aériennes, rive droite par<br />

Clichy, rive gauche par Montparnasse.<br />

Les rames affectées à ces <strong>de</strong>ux lignes étaient obscurcies<br />

pour ne pas être repérables par les bombardiers ang<strong>la</strong>is<br />

(plus tard bombes américaines également). Les ampoules<br />

maintenues en fonction avaient été barbouillées <strong>de</strong> vernis<br />

bleu. Le jour, pour les parties souterraines, c’était<br />

sépulcral ; mais <strong>la</strong> nuit en aérien c’était vraiment angoissant<br />

<strong>de</strong> rouler dans une ville entièrement noire.<br />

La plupart <strong>de</strong>s stations étaient calibrées pour cinq<br />

voitures (l’allongement ne fut entreprise qu’après <strong>la</strong><br />

guerre), <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière voiture portait parfois Interdite aux<br />

Juifs * . Mais <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> rames furent réduites à<br />

quatre wagons.<br />

Les carnets <strong>de</strong> tickets, dix voyages, furent réduits <strong>de</strong><br />

moitié, chque tickets pouvant être poinçonné <strong>de</strong>ux fois<br />

mais, je n’ai jamais compris pourquoi, <strong>de</strong>ux voyageurs ne<br />

pouvaient pas faire perforer le même ticket l’un après<br />

l’autre. Le ticket déjà perforé une fois étaient réutilisable<br />

dans une station quelconque, mais un ticket encore intact<br />

ne pouvait être utilisé par <strong>de</strong>ux voyageurs se succédant ?<br />

Toutes les stations n’étaient pas ouvertes au public,<br />

certaines n’ont jamais été remises en service : <strong>la</strong> station<br />

Sèvres – Croix-rouge est toujours fermée sous le cheval doré,<br />

don <strong>de</strong> Picasso (?) érigé au carrefour <strong>de</strong> <strong>la</strong> Croix-rouge qui<br />

n’a aucun rapport avec l’institution internationale.<br />

La station Raspail ne sera rouverte partiellement que<br />

bien après <strong>la</strong> guerre ; <strong>de</strong> même <strong>la</strong> station Liège.<br />

* Je me trompe peut-être ; <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière voiture était-elle <strong>la</strong> seule autorisée aux Juifs ?


Peu à peu d’autres stations furent ainsi fermées. Mais les<br />

économies faites sur les stations les moins fréquentées<br />

comportaient <strong>de</strong>s exceptions ; <strong>la</strong> station Chambre <strong>de</strong>s<br />

Députés resta ouverte bien que très peu utilisée. La<br />

chambre, future Assemblée nationale, hébergeait <strong>de</strong>s<br />

troupes alleman<strong>de</strong>s, pas question <strong>de</strong> se passer <strong>de</strong> métro.<br />

Des affichettes manuscrites annonçaient l’heure <strong>de</strong><br />

passage <strong>de</strong> <strong>la</strong> première rame dans chaque direction et celle<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière. Si on ratait son <strong>de</strong>rnier métro <strong>de</strong>ux<br />

solutions, connaître quelqu’un dans le quartier qui<br />

accepterait <strong>de</strong> vous <strong>la</strong>isser passer <strong>la</strong> nuit sur un canapé en<br />

attendant <strong>la</strong> fin du couvre-feu, ou prendre le risque <strong>de</strong><br />

rentrer à pieds en essayant d’échapper aux patrouilles.<br />

La suppression <strong>de</strong>s minuscules éc<strong>la</strong>irages bleus, après<br />

les premiers bombar<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> Renault à Bil<strong>la</strong>ncourt,<br />

facilitaient les trajets sous couvre-feu, <strong>de</strong> toute façon on<br />

avait <strong>de</strong>s chances d’entendre les patrouilles avant <strong>de</strong> les<br />

voir.<br />

Quand le brouil<strong>la</strong>rd s’en mê<strong>la</strong>it, couvre-feu ou pas, les<br />

dép<strong>la</strong>cements dépendaient <strong>de</strong> <strong>la</strong> chance. Cosinus parle <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Blon<strong>de</strong> Séléné ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> Pâle Hécate, lune montante ou lune<br />

<strong>de</strong>scendante ; dans le brouil<strong>la</strong>rd tous les chats sont gris dit<br />

<strong>la</strong> sagesse popu<strong>la</strong>ire ?<br />

Un soir, rentrant <strong>de</strong> dîner rue Cassette chez l’oncle<br />

Maurice Grandc<strong>la</strong>u<strong>de</strong>, trajet suivi cent fois, je me suis<br />

perdu ! p<strong>la</strong>ce Saint-Germain-<strong>de</strong>s-Prés. A tâtons, entre rails<br />

<strong>de</strong> tram’ et bordures <strong>de</strong> trottoir j’ai fini par me cogner dans<br />

<strong>la</strong> Fontaine Wal<strong>la</strong>ce p<strong>la</strong>ntée <strong>de</strong>vant Arthus-Bertrand.<br />

C’était un repère <strong>de</strong> position mais il ne donnait aucune<br />

indication d’orientation. Se perdre p<strong>la</strong>ce Saint-Germain !<br />

En faisant <strong>de</strong>s ronds <strong>de</strong> plus en plus <strong>la</strong>rges j’ai touché <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

main l’immeuble Arthus-Bertrand et pu ainsi retrouver <strong>la</strong><br />

rue <strong>de</strong> l’Abbaye et <strong>la</strong> rue St-Benoît.


Nous vivions à l’heure alleman<strong>de</strong>. Quoiqu’en disent<br />

certains journalistes, l’heure d’été n’a pas été inventée sous<br />

Giscard, elle existait dans les années précédant <strong>la</strong><br />

Deuxième Guerre Mondiale. Mais, sous l’Occupation, les<br />

Allemands imposèrent une heure unique, du Front <strong>de</strong> l’Est<br />

à <strong>la</strong> pointe Finistère. Deux heures d’avance sur l’heure<br />

so<strong>la</strong>ire, c’est bien venu en été, en hiver le lever <strong>de</strong> soleil<br />

après neuf heure du matin est pénible. En zone nonoccupée<br />

l’heure d’été régnait toute l’année, mais en zone<br />

occupée l’heure alleman<strong>de</strong> s’appliquait toute l’année.<br />

Comme les ruraux étaient convaincus que les bêtes ne<br />

supporteraient pas les changements d’heure et que <strong>la</strong> traite<br />

commandait, il y eut, à <strong>la</strong> campagne, trois heures : notre<br />

heure (so<strong>la</strong>ire), votre heure ( d’été) et leur heure (alleman<strong>de</strong>).<br />

Pour je ne sais plus quel motif, les Allemands<br />

instaurèrent un couvre-feu à six heure du soir, en<br />

septembre. Brima<strong>de</strong> pénible mais sans gran<strong>de</strong>s<br />

conséquences. Etre cloîtré chez soi en plein jour, volets<br />

(sur rue) fermés après un retour en cavalca<strong>de</strong> était surtout<br />

une humiliation, faire sentir à ces Welsch qui était le<br />

vainqueur. Le passage d’une patrouille motorisée, rue <strong>de</strong>s<br />

Sts-Pères, était là pour mieux le rappeler.<br />

J’ai souvenir d’une « messe <strong>de</strong> Minuit » à St-Germain<strong>de</strong>s-Prés<br />

à quatre heure <strong>de</strong> l’après-midi.<br />

J’ai déjà évoqués les puces qui <strong>de</strong>scendaient toujours du<br />

wagon avec moi. Monter dans un wagon était souvent un<br />

travail <strong>de</strong> force. Après-guerre j’ai vu un reportage sur le<br />

métro <strong>de</strong> Tokyo montrant <strong>de</strong>s employés chargés <strong>de</strong> pousser<br />

les voyageurs pour que les portes puissent fermer ; il n’y<br />

avait pas <strong>de</strong> pousseurs à Paris, mais l’exercice était<br />

constant : entrer le dos en avant, s’agripper aux montants<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> porte et pousser <strong>de</strong> toutes ses forces jusqu’à ce que les<br />

portes puissent se refermer. Il était rare <strong>de</strong> se dép<strong>la</strong>cer sans


un baluchon, un paquet, un sac à dos, accessoires ne<br />

facilitant pas les acrobaties !<br />

Ce réseau tournait à <strong>la</strong> peau <strong>de</strong> chagrin. Juste avant <strong>la</strong><br />

libération <strong>de</strong> Paris le métro ne <strong>de</strong>sservait plus que les<br />

stations <strong>de</strong> correspondance. Il est même probable que<br />

certaines étaient fermées mais, par pru<strong>de</strong>nce, je ne prenais<br />

plus le métro, trop <strong>de</strong> risques <strong>de</strong> rafles.<br />

Pendant un temps j’eus comme mission une activité<br />

reposante ne nécessitant ni marche ni vélo, tout se passant<br />

rive gauche.<br />

Le téléphone marchait encore dans Paris, mais pas<br />

question d’appeler <strong>la</strong> province ou même <strong>la</strong> gran<strong>de</strong><br />

banlieue.<br />

De <strong>la</strong> cité Vaneau où je faisais popote avec André, je<br />

prenais <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>z-vous avec les mé<strong>de</strong>cins, généralistes ou<br />

spécialistes. Mon patronyme me permettait d’être reçu sans<br />

problème. Alors je débal<strong>la</strong>is mon histoire :<br />

« Accepteriez vous que <strong>de</strong>ux personnes ayant pris<br />

ren<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong> ma part se retrouvent seules dans votre<br />

bureau, le temps d’une longue conversation ? Vous seriez<br />

amené à leur <strong>la</strong>isser <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce et <strong>de</strong>vez ignorer leur i<strong>de</strong>ntité. »<br />

Pour rendre crédible mon histoire je <strong>de</strong>vais exploiter <strong>la</strong><br />

notoriété <strong>de</strong> mon père que je n’avais évi<strong>de</strong>mment pas mis<br />

au courant.<br />

C’est ainsi que je <strong>de</strong>vais organiser <strong>de</strong>s rencontres<br />

totalement c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stines entre responsables qui <strong>de</strong>vaient<br />

être complètement protégés. De mémoire je pense que, sur<br />

une trentaine d’entretiens où je donnais ma véritable<br />

i<strong>de</strong>ntité, seuls <strong>de</strong>ux ou trois mé<strong>de</strong>cins ne comprirent pas ou<br />

firent mine <strong>de</strong> ne pas comprendre et m’éjectèrent<br />

courtoisement.<br />

Je pense avoir ainsi organisé <strong>de</strong>s contacts totalement<br />

c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stins dont j’étais le seul fusible. Une vingtaine eurent<br />

lieu, moins j’en savais mieux ça va<strong>la</strong>it. Dans les jours où,


aussitôt après <strong>la</strong> libération <strong>de</strong> Paris, je fus sensé faire partie<br />

<strong>de</strong> l’état-major du général Revers ; j’appris alors que j’avais<br />

organisés <strong>de</strong>s rencontres pour le Délégué du gouvernement<br />

d’Alger : M. Parodi. J’ai déjà glosé sur ces <strong>de</strong>ux<br />

patronymes…<br />

Les « contacts » nouveau mot pour parler <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>zvous,<br />

étaient mon pain quotidien. Les boîtes mortes étaient<br />

<strong>de</strong>s emp<strong>la</strong>cements convenus où le courrier était déposé et<br />

où il <strong>de</strong>vait être levé quotidiennement. Sans risque, en<br />

principe ; rue Madame, en face du temple du Luxembourg,<br />

il y avait un centre d’accueil pour étudiants.<br />

Un gardien concierge était présent mais, près <strong>de</strong> sa loge,<br />

une batterie <strong>de</strong> boîtes à lettre m’évitait tout rapport avec<br />

lui. La boîte du « Groupe catholique du Pa<strong>la</strong>is » <strong>de</strong>vait être<br />

levée tous les jours en fin d’après-midi. Je <strong>de</strong>vais<br />

immédiatement porter le pli du côté <strong>de</strong> l’hôpital <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Salpetrière, Pas question d’y rentrer, cet énorme ensemble<br />

était, <strong>de</strong>puis 1940, entièrement occupé par <strong>de</strong>s Allemands.<br />

Mé<strong>de</strong>cins, infirmiers, personnel étaient tous allemands ;<br />

une ville dans <strong>la</strong> ville.<br />

Comment et pourquoi un immeuble semb<strong>la</strong>nt faire<br />

partie <strong>de</strong> cet hôpital était-il encore français ?<br />

Un jour comme les autres j’arrivais rue Madame et je fus<br />

interpellé par le gardien juste avant d’entrer relever <strong>la</strong><br />

boîte. Il me dit, en coup <strong>de</strong> vent : « Deux messieurs sont<br />

venus me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si je connaissais le Groupe catholique<br />

du Pa<strong>la</strong>is, je leur est dit qu’il y avait bien une boîte à lettre à<br />

ce nom mais que je ne connaissais personne. » Et il s’est<br />

éclipsé. Je suis reparti aussitôt et j’ai tenté <strong>de</strong> joindre mon<br />

contact sans y réussir. Le len<strong>de</strong>main matin, messe <strong>de</strong> 7<br />

heure 30 à Ste Clotil<strong>de</strong>, c’était le lieu <strong>de</strong> contact en cas <strong>de</strong><br />

nécessité. Après que je lui ai rendu compte <strong>de</strong> l’inci<strong>de</strong>nt,<br />

Gouraud (j’ai su son nom après <strong>la</strong> libération <strong>de</strong> Paris, je ne<br />

me souviens plus <strong>de</strong> son pseudo) me dit qu’il fal<strong>la</strong>it


absolument aller relever le courrier ; c’était urgent et très<br />

important. Sans attendre <strong>la</strong> soirée je suis allé rue Madame<br />

rechercher le pli que je n’avais pas pris <strong>la</strong> veille au soir. Il<br />

était là et je l’ai rapporté à un inconnu qui m’attendait sur<br />

<strong>la</strong> terrasse <strong>de</strong>s Tuileries, le long du quai. J’ai reconnu<br />

quelqu’un que j’avais déjà rencontré, un cousin <strong>de</strong>s Collet.<br />

Nous avons échangé nos mot <strong>de</strong> reconnaissance, je lui ai<br />

donné le pli et j’ai filé. J’avais vraiment eu <strong>la</strong> trouille.<br />

Gouraud m’a expliqué quelques semaines plus tard que<br />

le pli si précieux qu’il va<strong>la</strong>it le risque <strong>de</strong> me faire poisser<br />

était un double (un troisième ou quatrième carbone usé et<br />

presque illisible <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> marche <strong>de</strong> <strong>la</strong> Milice pour le<br />

len<strong>de</strong>main.<br />

Une autre boîte à lettres se trouvait sur les quais entre le<br />

pont <strong>de</strong>s Arts et le Pont-Neuf. C’était une boîte <strong>de</strong><br />

bouquiniste. Je farfouil<strong>la</strong>is longuement dans les vieux<br />

papiers, le bouquiniste me <strong>de</strong>mandait ce que je<br />

cherchais : les Archives <strong>de</strong> Guibray. « Je dois avoir ce<strong>la</strong><br />

quelque part mais je ne sais pas s’il est complet » Il me<br />

sortait un vieux carton en me disant <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r si ça me<br />

convenait ; en feuilletant je touvais le papier et rendais le<br />

paquet « Je regrette mais c’est effectivement incomplet ».<br />

Les jours où je passais et où il n’y avait pas <strong>de</strong> pli pour moi,<br />

à ma <strong>de</strong>man<strong>de</strong> il répondait « Je viens <strong>de</strong> le vendre ».<br />

De temps en temps on me <strong>de</strong>mandait d’accompagner<br />

une jeune femme pour porter <strong>de</strong>s colis. Denfert-<br />

Rochereau, <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> Sceaux et, je crois, <strong>de</strong>scente à <strong>la</strong><br />

Croix-<strong>de</strong>-Berny ; je n’aimais pas du tout aller porter <strong>de</strong>s<br />

colis à Fresnes. Je n’ai jamais su quels étaient les<br />

<strong>de</strong>stinataires. J’avais beau avoir <strong>de</strong>s papiers justifiant mon<br />

exonération du STO parce que j’étais censé travailler dans<br />

une Rüstungbetriebe une entreprise travail<strong>la</strong>nt pour l’armée<br />

alleman<strong>de</strong>, je <strong>la</strong>issais les colis dans les bras <strong>de</strong> cette<br />

personne quand j’arrivais en vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> <strong>la</strong> prison.


En quoi consistaient nos activités ?<br />

Ph. et Em. étaient basés en Savoie ; je voyais Emmanuel<br />

bien plus souvent que Philippe. A quoi consacraient-ils<br />

leur temps ? J’en savais assez peu et ne cherchais pas à<br />

savoir. Quand j’ai été piqué par Bonny et Laffon, ils n’ont<br />

pas pu me faire parler <strong>de</strong> Ph. et Em. puisque je ne savais<br />

rien.<br />

J’ai quelque part évoqué l’arrestation d’Emmanuel à<br />

Bernay (ou Serquigny), le hasard incroyable <strong>de</strong> l’officier<br />

allemand ayant servi sous les ordres du Major Kissling, à<br />

Fribourg-en-Brisgau où Emmanuel avait été en séjour<br />

linguistique. Relâché au lieu d’être remis à <strong>la</strong> Feldp. Em.<br />

rentré à Paris me charge <strong>de</strong> surveiller le retour <strong>de</strong> Philippe<br />

au cas où …<br />

Ils ne m’ont jamais donné <strong>de</strong> précisions sur leurs<br />

missions en Normandie à cette époque. Quelques semaines<br />

plus tôt Emmanuel avait fait une allusion émerveillée aux<br />

container <strong>de</strong>scendus du ciel ; il avait dû donner un coup <strong>de</strong><br />

main pour <strong>la</strong> réception d’un parachutage. J’ai supposé qu’il<br />

s’était agi du maquis <strong>de</strong>s Glières.<br />

Je ne sais plus pour quelles raisons je me suis mis dans<br />

<strong>la</strong> tête que leur passage à <strong>de</strong>ux en Normandie était lié à un<br />

groupe <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> responsables <strong>de</strong> maquis sur leurs rôles<br />

<strong>de</strong> centres mobilisateurs.<br />

Il y avait, dès cette époque, une gran<strong>de</strong> confusion sur les<br />

missions <strong>de</strong> <strong>la</strong> Résistance. Faisant abstraction <strong>de</strong>s côtés<br />

politiques qui étaient essentiels pour certains, les réseaux<br />

AS et ORA n’avaient pas une vision monolithique <strong>de</strong> leur<br />

rôle.<br />

La Résistance comprenait aussi bien <strong>la</strong> collecte <strong>de</strong><br />

renseignements que l’accueil et l’évasion <strong>de</strong>s pilotes ang<strong>la</strong>is<br />

et américains abattus au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> France ou l’exécution<br />

<strong>de</strong> sabotage, notamment <strong>de</strong> lignes à haute tension.


Les projets concernant l’avenir étaient orientés vers<br />

l’organisation d’une mobilisation d’hommes ayant eu une<br />

formation militaire et, si possible, une expérience du<br />

combat.<br />

La cohérence entre toutes ces orientations n’était pas<br />

toujours présente. La technique Mao « comme un poisson<br />

dans l’eau » était loin <strong>de</strong>s conceptions <strong>de</strong>s officiers <strong>de</strong><br />

carrière qui rêvaient <strong>de</strong> réduits, <strong>de</strong> guerre <strong>de</strong> corps-francs<br />

et d’embusca<strong>de</strong>s. Ce désir inconscient <strong>de</strong> réunir <strong>de</strong> gros<br />

bataillons profitera, hé<strong>la</strong>s, <strong>de</strong> <strong>la</strong> création du STO.<br />

Des réfractaires au départ vers les usines alleman<strong>de</strong>s<br />

« prirent le maquis » où rien n’était prêt pour les accueillir.<br />

Il s’en suivi <strong>de</strong>s réactions spontanées encouragées aussi<br />

bien par Londres que par le Parti communiste (proallemand<br />

<strong>de</strong> 1939 à 1941) initiant <strong>de</strong>s actions, attentats et<br />

sabotages sans intérêt militaire mais « pour semer <strong>la</strong><br />

terreur ». L’invasion <strong>de</strong> l’URSS par les Allemands était<br />

évi<strong>de</strong>mment à l’origine <strong>de</strong> ce retournement.<br />

Avec du recul il est facile <strong>de</strong> critiquer.<br />

Pourtant les grands « combats » : Les Glières, le Vercors,<br />

le Mont-Mouchet et quelques autres n’eurent qu’une<br />

inci<strong>de</strong>nce très minime sur <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong>s opérations. Que<br />

dire <strong>de</strong>s massacres <strong>de</strong> Tulle, Oradour ou Ascq qui n’avaient<br />

aucun sens sur le p<strong>la</strong>n militaire sauf <strong>de</strong> retar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s convois<br />

<strong>de</strong> troupes.<br />

Pour en revenir à Ph. et Em. ce que j’ai pu déduire du<br />

peu que j’ai su, Emmanuel était surtout en liaison avec le<br />

réseau AS, Philippe était beaucoup plus orienté par leir<br />

objectif, préparer une remobilisation, le moment venu,<br />

d’hommes ayant servi aux 6 e , 13 e , 7 e et 27 e BCA <strong>de</strong><br />

Grenoble, Chambéry, Albertville et Annecy.<br />

C’était une opération <strong>de</strong> noyautage, par le bouche à<br />

oreille d’hommes résidant dans <strong>la</strong> région et ayant combattu.


Même si Emmanuel m’a raconté brièvement <strong>la</strong> réception<br />

d’un parachutage, ça n’avait pas eu lieu dans les Bauges.<br />

Leur petit maquis n’était qu’un minuscule point d’appui<br />

pour un objectif plus <strong>la</strong>rge dans l’avenir et sans mission<br />

opérationnelle immédiate. La présence d’un officier<br />

échappé <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> <strong>la</strong> police et gravement torturé, « mis<br />

au vert » aux Frasses au moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> trahison<br />

d’Allimonier m’a toujours apparu comme une dramatique<br />

coïnci<strong>de</strong>nce.


L’information…<br />

Les journaux régionaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> zone non-occupée<br />

commencèrent à augmenter leur tirage dès juillet 1940. Les<br />

listes <strong>de</strong> personnes dis parues ou recherchant <strong>de</strong>s membres<br />

<strong>de</strong> familles dispersées par l’exo<strong>de</strong>, amenait chacun a<br />

acheter chaque jour plusieurs journaux. A Saint-Jean-<strong>de</strong>-<br />

Maurienne c’était Les Allobroges et Le Petit Dauphinois. A<br />

Lyon c’était Le Progrès et les journaux parisiens qui<br />

refusaient <strong>de</strong> rentrer en zone occupée. Le journal phare <strong>de</strong>s<br />

gens sérieux, Le Temps, reparu rapi<strong>de</strong>ment à Paris ; je ne<br />

me souviens pas si Les Débats, autre monument <strong>de</strong> <strong>la</strong> presse<br />

sérieuse, reparut en 40.<br />

A Lyon on cultivait <strong>la</strong> conviction <strong>de</strong> l’indépendance <strong>de</strong>s<br />

grands journaux. Le Progrès était installé rue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

République, cet axe central reliant <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce Carnot (avec<br />

une statue <strong>de</strong> <strong>la</strong> République) à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> République<br />

(avec une statue <strong>de</strong> Carnot).<br />

Dans le hall du Progrès <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s ardoises fixées aux<br />

murs étaient sans cesse effacées puis recouvertes<br />

d’inscriptions à <strong>la</strong> craie. On susurrait que les dépêches<br />

d’agences étaient inscrites dès leur réception, quitte à les<br />

effacer si <strong>la</strong> censure l’exigeait. La censure, dite Dame<br />

Anastasie en 14/18, avait été rétablie avant même <strong>la</strong><br />

déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong> guerre. Bien entendu Vichy ne l’avait pas<br />

supprimée mais <strong>la</strong> censure alleman<strong>de</strong> en zone occupée<br />

surveil<strong>la</strong>it <strong>la</strong> manière dont le gouvernement <strong>de</strong> Vichy aurait<br />

pu nuire au Reich.<br />

Comment le Progrès recevait-il tant <strong>de</strong> dépêches<br />

d’agence, je l’ignore. Parmi les signataires Havas<br />

naturellement, <strong>la</strong> principale agence française, DNB l’agence<br />

alleman<strong>de</strong> (Deutsch Nachrichten Buro) mais aussi Reuters


pour les Ang<strong>la</strong>is, UP et AP pour les Américains, Nikkei<br />

pour le Japon plus quelques autres.<br />

C’était fin 40, début 41. Je pense que les Allemands<br />

n’ont pas attendu le printemps 41 et l’invasion <strong>de</strong> l’URSS<br />

pour couper les accès aux dépêches anglo-saxonnes. Le hall<br />

du Progrès était un <strong>de</strong>s rares lieux permettant <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r<br />

espoir.<br />

En bref les tableaux d’écoliers et <strong>la</strong> craie du Progrès<br />

étaient peut-être un filet <strong>de</strong> lumière dans <strong>la</strong> brume. En<br />

zone occupée il n’y avait pas d’équivalent.<br />

Je me souviens d’être resté <strong>de</strong>s heures dans le hall du<br />

Progrès à attendre inscriptions et effacements décrivant les<br />

avancées britanniques en Tripolitaine et <strong>la</strong> déroute <strong>de</strong>s<br />

Macaronis ou Pipiantis.<br />

Il y eut aussi l’intervention <strong>de</strong> Rommel et <strong>de</strong> l’Afrika<br />

Korps, quelques mois plus tard. Il est certain que <strong>de</strong>s<br />

informations lues sur les ardoises lyonnaises étaient<br />

censurées et n’apparaissaient plus dans l’édition imprimée.<br />

On cherchait d’autres sources. Toujours à Lyon, le<br />

Journal <strong>de</strong> Genève exportait en France quelques<br />

exemp<strong>la</strong>ires ; un jour par semaine (j’ai oublié lequel) il y<br />

avait un article (signé Payot ?) donnant à mi-mots <strong>de</strong>s<br />

informations non censurées, sur les combats mais surtout<br />

sur ce qui se passait dans le mon<strong>de</strong> et spécialement aux<br />

Etats-Unis. Il faut se rappeler que Roosevelt a gardé un<br />

ambassa<strong>de</strong>ur à Vichy jusqu’en décembre 1941, soutien<br />

moral à Vichy contre les Gaullistes.<br />

Un journal turc : Ulus sous-titré Ankara paraissant en<br />

français une fois par semaine était imprimé en grand format<br />

sur un papier g<strong>la</strong>cé comme celui <strong>de</strong> l’Illustration. Seul<br />

l’article consacré à <strong>la</strong> guerre nous intéressait, le reste <strong>de</strong>s<br />

informations concernaient <strong>la</strong> Turquie et étaient<br />

incompréhensibles.


La réinstal<strong>la</strong>tion à Paris supprima cette lucarne sur le<br />

mon<strong>de</strong>. L’information se résumait a débiter les dépêches<br />

DNB et parfois une ou <strong>de</strong>ux dépêches Havas glorifiant le<br />

Grand Reich allemand. C’était à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si les articles<br />

<strong>de</strong> l’agence Havas n’avaient pas été rédigés uniquement<br />

pour prétexter une pluralité d’information.<br />

Les journaux parisiens, en priorité Le Temps et le Petit<br />

Parisien, (journal <strong>de</strong>s professeurs, journal <strong>de</strong>s concierges) et<br />

une <strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong> feuilles <strong>de</strong> choux étaient totalement<br />

pro-allemands. Illisibles on les achetait d’abord pour les<br />

informations <strong>de</strong>s services du ravitaillement. Les<br />

informations sur les tickets validés <strong>de</strong> manière imprévisible<br />

étaient vitales. Une fois ou <strong>de</strong>ux MM passa une annonce<br />

dans le Petit Parisien pour trouver une femme <strong>de</strong> ménage.<br />

C’était le seul usage <strong>de</strong> ce journal glorifiant les Allemands.<br />

Les informations vraies ou fausses étaient surtout<br />

transmises du bouche à oreille ; ce n’est qu’à partir <strong>de</strong><br />

l’automne 1941, lorsque l’Armée rouge cessa <strong>de</strong> reculer<br />

partout, qu’on apprit peu à peu à comprendre <strong>la</strong> manière<br />

dont les communiqués <strong>de</strong> l’OKW, comman<strong>de</strong>ment<br />

suprême <strong>de</strong>s forces alleman<strong>de</strong>s pouvaient être un peu<br />

déchiffrés en lisant « en creux » les faits glorieux <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Wehrmacht. Repérer tout ce dont les Allemands ne parlent<br />

pas permet <strong>de</strong> comprendre ce qui va mal pour les Boches.<br />

Je reviendrai aux problèmes posés par <strong>la</strong> raréfaction <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> pâte à papier.<br />

Un mot <strong>de</strong> L’Illustration Cet hebdomadaire illustré<br />

arrivait tous les samedis rue <strong>de</strong> l’U. Grand format, beau<br />

papier couché, <strong>de</strong>s photos <strong>de</strong>s quatre coins du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s<br />

textes que je ne lisais pas et, en pages 2 et 3 <strong>de</strong> couverture,<br />

<strong>de</strong>s embryons <strong>de</strong> ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssinées par Cami. Une <strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

ban<strong>de</strong>s était titrée La semaine Camique par Cami.


Sans télévision ni cinéma, les journaux sans illustrations,<br />

le mon<strong>de</strong> était invisible. L’Illustration nous a ouvert les<br />

yeux, sans jeu <strong>de</strong> mot.<br />

Au cours <strong>de</strong> l’hiver lyonnais, un jour, un numéro <strong>de</strong><br />

l’Illustration apparut dans <strong>la</strong> boîte aux lettres. Cette revue<br />

éditée en zone occupée arrivait en zone no-no ! Mystère !<br />

Comment avait-on eu notre adresse à Lyon ?<br />

Comme Papa était un abonné fidèle, peut-être lui avaiton<br />

proposé un réabonnement ? Aucun moyen <strong>de</strong> le savoir<br />

puisque le courrier ne passait pas <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> démarcation.<br />

En feuilletant <strong>la</strong> revue je retrouvais bien le style <strong>de</strong><br />

présentation d’avant-guerre ; mais en lisant quelques<br />

articles je découvris l’imprégnation d’une vision politique<br />

pro-alleman<strong>de</strong> à peine camouflée. F. <strong>de</strong> Brinon, Jacques <strong>de</strong><br />

Lesdin, Mgr Mayol <strong>de</strong> Luppé, <strong>la</strong> fine fleur <strong>de</strong>s col<strong>la</strong>bos<br />

prêchant pour que Pétain cesse <strong>de</strong> jouer double-jeu et<br />

s’engage fièrement dans <strong>la</strong> col<strong>la</strong>boration avec le Grand<br />

Reich allemand.<br />

Je crois n’en avoir parlé ni à MM ni à Emmanuel. J’ai fait<br />

un « retour à l’expéditeur » précisant ma pensée sur les<br />

col<strong>la</strong>bos.<br />

Nous n’avons plus reçu cet hebdo pourtant si<br />

remarquable avant-guerre. Ma première initiative…<br />

Il faut évoquer le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> TSF.<br />

Malgré un rejet total <strong>de</strong> <strong>la</strong> TSF par MM, en septembre<br />

1938 l’instal<strong>la</strong>tion d’un petit poste aux B<strong>la</strong>iries s’imposait.<br />

Mais il fut installé dans une petite chambre à rez-<strong>de</strong>chaussée,<br />

« mis au coin » comme un garnement qui ne sait<br />

pas se tenir.<br />

En mai 40, le jour <strong>de</strong> <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Procession <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong><br />

châsse <strong>de</strong> Geneviève, <strong>la</strong> Bergère <strong>de</strong> Nanterre, <strong>de</strong>rnier espoir


d’un gouvernement massivement franc-maçon et<br />

anticlérical, MM nous réunit dans sa chambre, agenouillés<br />

en rond autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> TSF, pour chanter les cantiques en<br />

même temps que <strong>la</strong> foule <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong> Saint-Etienne-du-<br />

Mont à Notre-Dame et retour.<br />

Sur l’instant j’étais surtout sensible au sublime et au<br />

grotesque <strong>de</strong> cette cérémonie, capitu<strong>la</strong>tion intellectuelle<br />

d’un gouvernement et introduction <strong>de</strong>s on<strong>de</strong>s hertziennes<br />

dans le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> Foi, <strong>de</strong> l’Espérance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Charité.<br />

Ce n’est que plus tard que j’ai compris (ou que je n’ai<br />

pas compris) l’adhésion maternelle aux possibilités <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

physique mo<strong>de</strong>rne. Les <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> sa vie MM<br />

disposait à son chevet d’un petit poste à boutons poussoirs<br />

qu’Yves avait aménagé. Le son était peu agréable mais au<br />

moins MM comprenait. Hors sujet : MM détestait <strong>la</strong><br />

télévision (pourquoi ?) dont Papa était un téléspectateur<br />

assidu. Un jour cependant, au Cap Ferrat, MM mobilisa<br />

tout le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant le téléviseur acheté récemment. Il y<br />

avait un reportage sur l’Irak et on al<strong>la</strong>it voir Luc en noir et<br />

b<strong>la</strong>nc.<br />

Pas <strong>de</strong> TSF à Yrieu sauf mes essais <strong>de</strong> poste à galène ;<br />

réception aléatoire et discontinue, finalement plus<br />

frustrante que le silence total.<br />

Pas <strong>de</strong> TSF à Lyon ; je ne me souviens même pas si<br />

l’oncle Jean avait un poste. La probabilité est <strong>de</strong> 99% mais<br />

je n’ai pas <strong>de</strong> souvenir.<br />

Après <strong>la</strong> réinstal<strong>la</strong>tion à Paris à l’automne 1941, Papa qui<br />

était rentré <strong>de</strong>puis un an avait récupéré le petit poste <strong>de</strong>s<br />

B<strong>la</strong>iries (comment avait-il échappé aux pil<strong>la</strong>ges ? ) . Il lui<br />

arrivait d’essayer d’attraper Radio-Londres si <strong>de</strong>s<br />

événements mondiaux venaient <strong>de</strong> se passer. Mais l’écoute


était difficile, le brouil<strong>la</strong>ge allemand rendant <strong>la</strong><br />

compréhension aléatoire.<br />

Radio Paris, le poste le plus puissant, était évi<strong>de</strong>mment<br />

consacré à glorifier <strong>la</strong> col<strong>la</strong>boration et à fustiger Vichy qui<br />

n’al<strong>la</strong>it pas assez vite dans l’alliance avec le Reich * .<br />

Comme <strong>la</strong> radio ne par<strong>la</strong>it ni <strong>de</strong> rationnement. ni <strong>de</strong><br />

tickets, il était parfaitement inutile d’écouter. Ce n ‘est que<br />

fin 1943 que Radio-Londres <strong>de</strong>vint vraiment intéressante.<br />

Certes les appels <strong>de</strong> De Gaulle méritaient l’attention, mais<br />

nous nous intéressions plus aux nouvelles militaires.<br />

Puis commença <strong>la</strong> diffusion par <strong>la</strong> BBC <strong>de</strong> messages<br />

personnels.<br />

Ta ta ta TA ta ta ta TA<br />

L’ouverture <strong>de</strong> <strong>la</strong> V e symphonie <strong>de</strong> Beethoven (ou V en<br />

morse … -)<br />

« Ici Londres, voici quelques messages personnels.»<br />

Le chapeau du marquis est tombé dans l’eau, je répète ;<br />

Le chapeau du marquis est tombé à l’eau.<br />

La lune s’est couchée à midi, je répète<br />

La lune s’est couchée à midi.<br />

Quand les messages personnels commencèrent à être<br />

diffusés, il y en passait une <strong>de</strong>mi-douzaine par<br />

émission.Puis, en 44, <strong>la</strong> diffusion envahi le temps <strong>de</strong>s<br />

informations :<br />

Le morceau <strong>de</strong> sucre brûlera (trois fois) je répète<br />

Le morceau <strong>de</strong> sucre brûlera (trois fois)<br />

Les chaussettes <strong>de</strong> l’archiduchesse…<br />

Parfois, quand plusieurs personnes entendaient radio-<br />

Londres, un <strong>de</strong>s auditeurs prenait l’air entendu <strong>de</strong> celui qui<br />

est au courant… c’était généralement bidon.<br />

* Pierre Dac, humoriste percutant <strong>de</strong> L’Os à moelle qui avait rejoint Londres faisait chanter, sur l’air<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Cucaracha : Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand…


Parmi les centaines <strong>de</strong> messages personnels diffusés<br />

avant le Débarquement, il y eut le célèbre :<br />

Les sanglots longs <strong>de</strong>s violons <strong>de</strong> l’automne<br />

Blessent mon cœur d’une <strong>la</strong>ngueur monotone. cité dans le<br />

livre « Le Jour le plus long ». Je ne sais pas s’il a été<br />

réellement diffusé le 5 juin au soir mais il semble bien que<br />

ce message ait été périmé <strong>de</strong>puis longtemps. Il est avéré<br />

que, dans les heures précédant le débarquement <strong>la</strong> BBC<br />

diffusa <strong>de</strong> nombreux messages obsolètes pour noyer les<br />

vrais en les cachant au milieu d’autres ayant perdu leur<br />

signification.<br />

A <strong>la</strong> clé <strong>de</strong> cette décision compréhensible mais<br />

dramatique, <strong>de</strong> nombreux réseaux, croyant à un ordre <strong>de</strong><br />

déclenchement d’une insurrection générale, se<br />

mobilisèrent sans se cacher. Résultat au Mont-Mouchet<br />

plus <strong>de</strong> 1200 massacrés.<br />

Je me souviens encore du colonel Vétil<strong>la</strong>rd me disant<br />

avoir entendu :<br />

Qu’est-ce qu’elle dit<br />

La p’tit’ pomme d’api ?<br />

La p’tit’ pomme d’api elle vous dit mar<strong>de</strong>.<br />

Sa perplexité était gran<strong>de</strong> ; ce message (extrait d’une<br />

caricature <strong>de</strong> Carlègle) avait été choisi à une époque où,<br />

parmi les opérations étudiées au SHAEF figurait un<br />

schéma combinant un débarquement sur <strong>la</strong> côte<br />

<strong>la</strong>nguedocienne et <strong>la</strong> création d’une base aéroportée à<br />

cheval sur <strong>la</strong> Lozère et <strong>la</strong> Haute-Loire.<br />

Vétil<strong>la</strong>rd était convaincu que cette opération avait été<br />

abandonnée, cependant, après sa diffusion, <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong><br />

jeunes hommes venant essentiellement <strong>de</strong> Saint-Etienne et<br />

Clermont-Ferrand arrivaient en masse autour <strong>de</strong> Langeac<br />

et Paulhaguet.<br />

Il y eut quelques jours <strong>de</strong> fête… Les Volontaires <strong>de</strong> l’An II.


Parmi cette foule enthousiaste il y avait un groupe<br />

expérimenté : les travailleurs espagnols. Il s’agissait <strong>de</strong><br />

combattants républicains espagnols que <strong>la</strong> victoire <strong>de</strong><br />

Franco obligea à se réfugier en France où ils furent<br />

regroupés et consacrés à l’exploitation forestière.<br />

Lorsque <strong>la</strong> colonne blindée alleman<strong>de</strong> arriva à Langeac,<br />

les Espagnols se sacrifièrent pour tenir un « verrou » sur <strong>la</strong><br />

route du Mont-Mouchet, près <strong>de</strong> Saugues. Leur courage et<br />

leur expérience du combat retardèrent les Chleuh,<br />

permettant à une partie <strong>de</strong>s hommes d’échapper à <strong>la</strong> nasse<br />

organisée par les Allemands et <strong>la</strong> Milice. Le drame du<br />

Mont-Mouchet provoqua plus <strong>de</strong> douze cent morts.<br />

J’avais été expédié en zone Sud après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Ph. et<br />

Em., Vétil<strong>la</strong>rd me réexpédia en zone Nord, <strong>de</strong> l’AS à<br />

l’ORA. * où je me retrouvai attaché à un jeune officier, du<br />

moins je le supposais. Après <strong>la</strong> libération <strong>de</strong> Paris j’ai<br />

appris son nom : Gouraud. Il était le fils d’un très célèbre<br />

général <strong>de</strong> 14/18, très grand mutilé ayant gardé son<br />

comman<strong>de</strong>ment, Le général Gouraud fut <strong>de</strong> ceux qui<br />

défilèrent sur les Champs Elysées aux côtés du maréchal<br />

Foch en 1919.<br />

Une distraction, en fait <strong>la</strong> seule, était le cinéma. Plus <strong>de</strong><br />

comédies américaines si tonifiantes, Je pense à Vous ne<br />

l’emporterez pas avec vous, Madame et son clochard ou<br />

L’extragant Mr Deeds. Jacquotte, <strong>de</strong> passage à Paris, venant<br />

du Mans le jeudi, m’emmenait parfois au cinéma et j’avais<br />

découvert avec elle Deana et ses boys et bien d’autres.<br />

Naturellement nous n’en parlions jamais rue <strong>de</strong> l’U.<br />

* AS : Armée secrète (zone Sud) ORA, organisation <strong>de</strong> résistance <strong>de</strong> l’armée (zone Nord). La<br />

distinction entre les <strong>de</strong>ux zones avait pour origine <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce ; les trahisons furent assez<br />

nombreuses. De plus, même après décembre 1942, les Allemands distinguaient encore les <strong>de</strong>ux<br />

zones et, heureusement, <strong>la</strong> coordination entre les polices n’était pas parfaite.


Sous l’Occupation les cinémas passaient d’innombrables<br />

films allemands comme Hitlerjugend Quex, Le Juif Suss et<br />

autres ouvrages <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong>. Il y eu le grand succès Les<br />

aventures du baron <strong>de</strong> Münchausen (Le baron <strong>de</strong> Crac)tout en<br />

couleur. Je ne l’ai évi<strong>de</strong>mment jamais vu, mais Jacqueline<br />

m’en a plusieurs fois parlé, couleurs et trucage étaient, m’at-elle<br />

dit, étonnants.<br />

A Lyon, zone libre, il y avait eu <strong>de</strong>s films sentimentaux<br />

et bien pensant comme La fille du bou<strong>la</strong>nger * . Marcel Pagnol<br />

avait bien compris les messages sur le retour à <strong>la</strong> terre.<br />

Plus tard, en zone Nord, <strong>de</strong>s films fabriqués en France<br />

avaient ouvert un genre merveilleux : L’éternel retour, La<br />

nuit fantastique, et le plus célèbre Les Enfants du paradis, il y<br />

eut aussi <strong>de</strong>s po<strong>la</strong>rs comme L’assassin habite au 21 ou dans<br />

le genre noir Le Corbeau.<br />

Il y avait toujours <strong>de</strong>s actualités, naturellement d’origine<br />

alleman<strong>de</strong>. Les sifflets d’abord timi<strong>de</strong>s puis <strong>de</strong> plus en plus<br />

intenses dans le noir, quand apparaissait Hitler ou<br />

Mussolini, Pétain ou Laval, les triomphes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Wehrmacht<br />

provoquaient aussi <strong>de</strong>s « mouvements divers ». Les Autorités<br />

d’Occupation décrétèrent alors l’obligation d’allumer les<br />

lumières au moment où étaient projetées les actualités.<br />

Tout petit signe d’un embryon <strong>de</strong> refus…<br />

* Ou était-ce une première version <strong>de</strong> La fillle du puisatier ?


Dép<strong>la</strong>cements<br />

J’ai perdu le fil <strong>de</strong> mon récit :<br />

Les dép<strong>la</strong>cements ne dépendaient pas uniquement <strong>de</strong>s<br />

chemins <strong>de</strong> fer et <strong>de</strong>s pieds.<br />

Les nouveaux incorporés dans l’armée, avant-guerre,<br />

<strong>de</strong>vaient apprendre par cœur quelques formules magiques :<br />

La discipline faisant <strong>la</strong> force principale <strong>de</strong>s armées, il importe<br />

que tout supérieur obtienne <strong>de</strong> ses subordonnés une obéissance <strong>de</strong><br />

tous les instants sans hésitations ni murmures.<br />

D’autres formules <strong>de</strong>vaient aussi être assimilées par les<br />

conscrits :<br />

- De quoi sont les pieds du fantassin ?<br />

- Les pieds du fantassin sont l’objet <strong>de</strong>s soins les plus<br />

constants.<br />

Les trajets à vélo étaient parfois à <strong>la</strong> limite <strong>de</strong>s forces<br />

d’un adulte (sous-alimenté). Vers <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’occupation, en<br />

43 et 44, l’état <strong>de</strong>s vélos et surtout <strong>de</strong>s pneus compliquait<br />

encore les dép<strong>la</strong>cements. Ai-je déjà raconté mon itinéraire,<br />

<strong>la</strong> veille <strong>de</strong> l’arrivée <strong>de</strong> <strong>la</strong> DB. à Paris ?<br />

Partis à <strong>de</strong>ux après le premier « contact » <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée,<br />

(messe <strong>de</strong> 7 h 30 à Ste-Clotil<strong>de</strong>) ayant dû remonter <strong>la</strong> rive<br />

gauche jusqu’au pont d’Austerlitz, le premier pont à ne pas<br />

être barré par les Allemands, nous visions St-Denis, ou,<br />

plus exactement l’écluse <strong>de</strong> <strong>la</strong> Briche, à l’Ouest <strong>de</strong> St<br />

Denis. Canal <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bastille, canal Saint – Martin ; à <strong>la</strong><br />

maison <strong>de</strong> l’éclusier nous retrouvons <strong>de</strong>s dirigeants <strong>de</strong><br />

l’ORA (du moins je le suppose).<br />

Mon patron me charge alors <strong>de</strong> porter <strong>de</strong>s instructions à<br />

un PC installé à Bil<strong>la</strong>ncourt, usine <strong>de</strong> <strong>la</strong> SNCAN société<br />

nationale <strong>de</strong> construction aéronautique du Nord. C’est l’usine<br />

Bréguet nationalisée par le Front popu<strong>la</strong>ire.


Au moment <strong>de</strong> partir pour Bil<strong>la</strong>ncourt un homme <strong>de</strong><br />

l’écluse du canal <strong>de</strong> <strong>la</strong> Briche me donne un énorme<br />

sandwich <strong>de</strong> pain et rillettes. Il était temps, le matin je<br />

n’avais pas mangé avant <strong>la</strong> messe.<br />

De St-Denis à Gennevilliers en évitant les grands axes<br />

où les Boches patrouil<strong>la</strong>ient encore, ce fut long, puis viser<br />

Levallois et Neuilly, contourner le bois <strong>de</strong> Boulogne par<br />

l’Est en revenant sur <strong>la</strong> rive droite puis atteindre Boulogne<br />

– Bil<strong>la</strong>ncourt par le Nord, Les <strong>de</strong>ux ponts Suresnes et<br />

Saint-Cloud sont barrés par <strong>de</strong>s Chleuhs. Je n’ai jamais<br />

mesuré sur un p<strong>la</strong>n <strong>la</strong> longueur du parcours qui ne s’est<br />

achevé que tard dans <strong>la</strong> nuit suivante où je suis enfin rentré<br />

me coucher cité Vaneau.<br />

Je n’ai aucun souvenir <strong>de</strong> trajet aussi long, même quand<br />

je suis allé voir Jacquotte à Solesmes, à vélo, en faisant<br />

étape à <strong>la</strong> Chesnelière.<br />

Papiers<br />

Les journaux ne cessaient <strong>de</strong> réduire leurs formats et<br />

leurs contenus. D’une feuille recto-verso « normale » on<br />

tirait huit pages imprimées en petits caractères. Les<br />

marchan<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s quatre saisons n’embal<strong>la</strong>ient plus les<br />

choux <strong>de</strong> Bruxelles ou les haricots vert dans un cornet <strong>de</strong><br />

journal. Après <strong>la</strong> pesée <strong>la</strong> marchandise était vidée en vrac<br />

dans le sac à provisions <strong>de</strong> <strong>la</strong> ménagère.<br />

Le papier, sous toutes ses formes et dans tous ses<br />

usages, était <strong>de</strong> plus en plus rare. Il <strong>de</strong>venait pratiquement<br />

impossible d’acheter <strong>de</strong>s enveloppes ; chacun se mit à les<br />

retourner. Soigneusement décollées, le cas échéant aidé <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> vapeur d’une bouilloire, les enveloppes mises à p<strong>la</strong>t<br />

étaient recollées à l’envers <strong>de</strong>dans <strong>de</strong>hors et<br />

réciproquement. Un peu <strong>de</strong> colle b<strong>la</strong>nche permettait <strong>de</strong><br />

terminer.


En recevant du courrier <strong>la</strong> première réflexion, avant <strong>de</strong><br />

lire le contenu, était <strong>de</strong> vérifier si l’enveloppe avait déjà été<br />

retournée. Dans ce cas inutile <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s précautions.<br />

La lecture du nom du précé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>stinataire réservait<br />

parfois <strong>de</strong>s surprises ; sans certitu<strong>de</strong> à 100% les nom et<br />

adresse apparaissant au retournement révé<strong>la</strong>ient <strong>de</strong>s<br />

re<strong>la</strong>tions imprévues. Le papier b<strong>la</strong>nc était difficile à<br />

trouver ; tout était bon pour l’économiser. L’écriture<br />

paternelle était <strong>de</strong> maniement délicat ; seuls les<br />

pharmaciens déchiffrent les grimoires médicaux. Mon père<br />

s’escrimait à économiser le papier-écriture ; une feuille<br />

b<strong>la</strong>nche standard étaient coupée en quatre et le bout <strong>de</strong><br />

papier plus petit qu’une carte postale était couvert, recto<br />

verso <strong>de</strong> ses pattes <strong>de</strong> mouches, puis il faisait un quart <strong>de</strong><br />

tour à son billet, je n’ose plus parler <strong>de</strong> feuille, et continuait<br />

sa missive en écrivant en travers. Ce quadril<strong>la</strong>ge épineux<br />

était extrêmement difficile à déchiffrer. Quand j’ai voulu<br />

éditer ses lettres à Jacquotte j’ai dû faire <strong>de</strong>s<br />

agrandissements à <strong>la</strong> photocopieuse pour être capable <strong>de</strong><br />

lire sans erreurs ces véritables réseaux <strong>de</strong> barbelés sans<br />

marges.<br />

Certes MM elle aussi a été amenée à croiser ses lignes<br />

pour économiser le papier mais le déchiffrage ne posait pas<br />

<strong>de</strong> difficulté particulière en raison <strong>de</strong> sa graphie rigi<strong>de</strong>.<br />

Besoins urgents<br />

Trouver du papier <strong>de</strong>venait un vrai problème, même<br />

pour l’usage le moins noble mais le plus nécessaire.<br />

Ce problème qui semble risible ne l’était pas.<br />

Par chance Papa avait été nommé membre du Comité<br />

budgétaire, groupe d’une douzaine <strong>de</strong> notables chargés<br />

d’examiner les projets <strong>de</strong> budget pour l’année suivante. Ce


ôle, le principal du Parlement sous <strong>la</strong> Troisième<br />

République, était donc confié a ces messieurs. Papa était le<br />

spécialiste <strong>de</strong>s problèmes familiaux, accessoirement, <strong>de</strong><br />

santé publique.<br />

Membre du Comité budgétaire, il était <strong>de</strong>stinataire <strong>de</strong><br />

dizaines <strong>de</strong> fascicules détail<strong>la</strong>nt les ressources et les<br />

emplois <strong>de</strong> fonds publics.<br />

Ces fascicules produits par l’Imprimerie nationale,<br />

étaient composés et mis en page comme <strong>de</strong>s livres d’art,<br />

avec <strong>de</strong>s caractères typographiques réservés à cette<br />

imprimerie. Le papier n’était pas à <strong>la</strong> hauteur, jaunâtre avec<br />

<strong>de</strong>s débris <strong>de</strong> paille visibles dans <strong>la</strong> pâte …<br />

Papa prenait très au sérieux sa relecture <strong>de</strong>s fascicules,<br />

mais arrivait un jour le temps où <strong>de</strong> nouveaux fascicules<br />

parvenaient rue <strong>de</strong> l’U. Les documents périmés servaient<br />

une <strong>de</strong>rnière fois. Toutes les familles avaient<br />

progressivement été obligées <strong>de</strong> remp<strong>la</strong>cer les roulraux <strong>de</strong><br />

papier-toilette par <strong>de</strong>s carrés <strong>de</strong> papier-journal ; les<br />

journaux rétrécissant, les formats <strong>de</strong> papier durent suivre.<br />

Grâce au Comité budgétaire <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> l’U. n’a jamais<br />

manqué <strong>de</strong> papier toilette.<br />

Autres <strong>histoires</strong> <strong>de</strong> papier.<br />

Les cartes d’i<strong>de</strong>ntité existaient certainement avantguerre,<br />

mais je crois qu’aucun <strong>de</strong> nous n’en avait. Seule <strong>la</strong><br />

nécessité d’un passeport pour aller en séjour linguistique<br />

en Angleterre ou en Allemagne était l’occasion <strong>de</strong> se<br />

procurer <strong>de</strong>s papiers officiels. Avant ce rite <strong>de</strong> passage <strong>la</strong><br />

carte <strong>de</strong> Familles nombreuses délivrée par les Chemins <strong>de</strong><br />

Fer suffisait à tous les besoins. Adultes, les garçons, avant


même leur service militaire, avaient été recensés en faisant<br />

leur PMS * .<br />

A <strong>la</strong> fin du service chaque homme libérable recevait un<br />

livret individuel ; à chaque changement <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce<br />

l’intéressé <strong>de</strong>vait faire enregistrer son nouveau domicile à <strong>la</strong><br />

gendarmerie. Son livret individuel renfermait un fascicule<br />

<strong>de</strong> mobilisation indiquant conditions et lieu d’appel sous les<br />

drapeaux, pério<strong>de</strong>s d’instruction, rappel <strong>de</strong> réservistes ou<br />

mobilisation générale. Toutes les gendarmeries <strong>de</strong> France<br />

(et <strong>de</strong>s colonies) géraient <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> fiches : <strong>la</strong><br />

préparation d’un p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> mobilisation générale prenait <strong>de</strong>s<br />

années.<br />

Tant que je résidais à Lyon ma carte Familles<br />

nombreuses suffisait. Rentré à Paris je ne me suis pas hâté<br />

<strong>de</strong> me faire faire <strong>de</strong>s papiers, j’étais sur le livret <strong>de</strong> famille<br />

paternel et ce<strong>la</strong> suffisait pour recevoir (moyennant <strong>de</strong>s<br />

queues interminables) <strong>de</strong>s tickets d’alimentation bien que<br />

<strong>la</strong> première carte ait été délivrée à Lyon.<br />

Parti en zone no-no et incorporé au 13 e BCA <strong>de</strong><br />

Chambéry, je fus démobilisé en novembre 42 quand les<br />

Alliés débarquèrent en Afrique du Nord et quand les<br />

Allemands envahirent <strong>la</strong> zone sud. Ayant un certificat <strong>de</strong><br />

démobilisation je n’avais besoin, au moins provisoirement,<br />

d’aucun autre papier. Mais en 43 l’instauration du STO *<br />

changea les choses. Philippe ayant « fait son temps » aux<br />

chantiers <strong>de</strong> jeunesse en zone sud, pouvait peut-être, s’il<br />

restait dans cette zone, échapper en principe au STO.<br />

Emmanuel, officier <strong>de</strong> carrière, n’était certainement pas<br />

bienvenu en Allemagne ; appelé il ne serait pas expédié<br />

* La PMS, préparation militaire supérieure était une formation <strong>de</strong>stinée à sélectionner les futurs<br />

officiers <strong>de</strong> réserve ; les étudiants désirant un sursis d’incorporation jusqu’à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s<br />

supérieures <strong>de</strong>vaient suivre avec succès les cours <strong>de</strong> PMS donnés hors horaires sco<strong>la</strong>ires.<br />

* Service du Travail Obligatoire, c’est à dire départ forcé en Allemagne pour travailler dans les<br />

usines (d’armement). A titre d’information on a estimé, après <strong>la</strong> guerre, à environ 600 000 requis<br />

du STO effectivement partis en Allemagne et autant (600 000) réfractaires dont certains prirent le<br />

maquis avec l’intention <strong>de</strong> combattre.


outre-Rhin. Ma c<strong>la</strong>sse, <strong>la</strong> 43, était directement visée ;<br />

j’existais en zone nord mais pas en zone Sud. C’est alors<br />

que, dès l’appel <strong>de</strong> ma c<strong>la</strong>sse je suis parti en zone Sud où le<br />

colonel et Mme Branche m’hébergèrent sans poser <strong>de</strong><br />

question.<br />

Il fallut plusieurs mois pour que j’ai <strong>de</strong> faux papiers <strong>de</strong><br />

zone Nord.<br />

Entre temps j’avais <strong>de</strong>mandé une carte d’i<strong>de</strong>ntité dans<br />

une mairie auvergnate proche du Boucherand. Il me<br />

semble, sans en être certain, que c’était à Chanteuges<br />

(Haute-Loire). Il n’y avait pas encore <strong>de</strong> modèle unifié ; on<br />

achetait dans une papeterie une carte vierge, on remplissait<br />

nom, prénoms etc. on se présentait à <strong>la</strong> mairie <strong>de</strong> sa<br />

rési<strong>de</strong>nce avec une copie d’acte <strong>de</strong> naissance avec un<br />

cachet et une photo.<br />

De nombreux hommes s’étaient fait faire <strong>de</strong> nouvelles<br />

cartes, très souvent <strong>la</strong> copie dactylographiée <strong>de</strong> l’acte <strong>de</strong><br />

naissance se résumait aux noms, prénoms et lieu <strong>de</strong><br />

naissance … à Saint-Nazaire (Loire inférieure). En effet<br />

Saint-Nazaire avait déjà été rayée <strong>de</strong> <strong>la</strong> carte par les<br />

bombar<strong>de</strong>ments incessants <strong>de</strong> <strong>la</strong> base alleman<strong>de</strong> <strong>de</strong> sousmarins.<br />

Les registres d’état-civil étaient partis en fumée et<br />

<strong>la</strong> mairie continuait à délivrer <strong>de</strong>s copie d’actes disparus. Il<br />

suffisait <strong>de</strong> donner suffisamment <strong>de</strong> détails sur filiation,<br />

patronyme, date et lieu <strong>de</strong> naissance pour que le certificat<br />

dûment tamponné soit renvoyé au <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur. Aucun<br />

contrôle n’était possible.<br />

A Chanteuge le secrétaire <strong>de</strong> mairie ne soupçonnait rien<br />

et m’établi une carte. Entre mon certificat <strong>de</strong><br />

démobilisation me domiciliant à Saint-Jean-<strong>de</strong>-Maurienne,<br />

me nouvelle carte d’i<strong>de</strong>ntité faisant <strong>de</strong> moi un auvergnat et<br />

ma carte d’alimentation me domiciliant à Paris 7 e , en<br />

attendant les faux papiers provenant du réseau dont nous


dépendions, Philippe, Emmanuel et moi, j’avais une<br />

re<strong>la</strong>tive capacité à échapper à <strong>de</strong>s rafles policières simples.<br />

Les fouilles mettraient à jour mes trop nombreux<br />

papiers. A Paris je <strong>la</strong>issais rue <strong>de</strong> l’U. les papiers à usage<br />

zone Sud. Bien m’en a pris le jour où je suis tombé dans <strong>la</strong><br />

souricière <strong>de</strong> Bonny et Laffon, rue Bonaparte. La fouille fut<br />

complète, trop <strong>de</strong> papiers d’i<strong>de</strong>ntité m’aurait sûrement valu<br />

un passage rue Lauriston et <strong>la</strong> suite…<br />

Dans les <strong>de</strong>rnières semaines <strong>de</strong> juillet-août 1944 je me<br />

souviens que <strong>de</strong>s inconnus (le réseau ORA) m’avaient<br />

fournis <strong>de</strong>s papiers sous le nom <strong>de</strong> BERNIER (pourquoi ?)<br />

travail<strong>la</strong>nt dans une entreprise d’armement. Le jour d’août<br />

où j’ai traversé le pont <strong>de</strong> <strong>la</strong> Concor<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> rive droite à <strong>la</strong><br />

rive gauche, le dos d’âne masquant le barrage allemand,<br />

quand mon voisin a voulu ignorer le barrage pour tenter <strong>de</strong><br />

se débarrasser discrètement d’un revolver au pied <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

statue <strong>de</strong> Sully, ce qui lui a valu une rafale <strong>de</strong> MG 44<br />

immédiate et mortelle, mes faux papiers furent pris pour<br />

bons.<br />

Chaque fois que je passe <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> Chambre <strong>de</strong>s députés<br />

pour prendre le boulevard St-Germain, je regar<strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>que<br />

rappe<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> mort brutale <strong>de</strong> ce garçon qui avait<br />

approximativement le même âge que moi.<br />

J’ai <strong>de</strong>jà dû raconter quelque part le barrage surprise,<br />

boulevard St-Germain <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> statue <strong>de</strong> Di<strong>de</strong>rot _ *, dans<br />

lequel nous sommes tombés Olry et moi, alors que je<br />

trimba<strong>la</strong>is <strong>de</strong>s brassards FFI que je venais d’imprimer sur<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> soie <strong>de</strong> drapeau ( ! ) fourni par André Arthus-Bertrand<br />

(grand-père <strong>de</strong> Yann) pour les besoins <strong>de</strong> l’état-major du<br />

général Revers.<br />

_ Di<strong>de</strong>rot était à l’angle <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> Rennes, <strong>de</strong>vant ce qui fut successivement <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> «épicerie<br />

Adrien Brunet », Le Royal Saint-Germain, le Drugstore Publicis – St Germain, et maintenant <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nippe. Di<strong>de</strong>rot a été déménagé sur un terre-plein à l’est <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue Bonaparte, en face du petit<br />

square entourant l’entrée sud <strong>de</strong> l’église.


Après avoir évoqué ce garçon dont j’ai oublié le nom,<br />

abattu <strong>de</strong>vant l’Assemblée nationale autour du 19 août 44,<br />

je veux aussi rappeler n Marx * , abattu fin juillet 43 <strong>de</strong>vant <strong>la</strong><br />

BNCI (maintenant BNP) à l’angle du boulevard St-Germain<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue Bonaparte, <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> bouche <strong>de</strong> métro ; il s’était<br />

échappé <strong>de</strong> <strong>la</strong> souricière du Vœu <strong>de</strong> Louis XIII une arme à <strong>la</strong><br />

main et se précipitait dans le métro quand un flic en<br />

uniforme, ayant entendu <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> feu, l’a abattu<br />

presque à bout portant. Je n’avais pas <strong>de</strong> moyen <strong>de</strong> donner<br />

l’alerte après que je suis passé, <strong>la</strong> veille, entre les mains <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux hommes, gestapistes, dont j’ai su les noms au moment<br />

<strong>de</strong> leur procès, après <strong>la</strong> guerre. C’était Laffon, truand avant<br />

guerre et Bonny, flic mêlé à l’Affaire Seznec puis à l’Affaire<br />

Stawisky. Je crois bien avoir écrit dans une liasse quelques<br />

informations sur l’Affaire Stawisky<br />

J’ai gardé <strong>de</strong>s souvenirs <strong>de</strong> trouille terrible, sur les bords<br />

du Rhin en décembre 1944 et dans le no man’s <strong>la</strong>nd <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Festung Royan en avril 1945, mais je pense toujours que le<br />

<strong>pire</strong> fut dans <strong>la</strong> boutique <strong>de</strong> Mme Wagner, entre les pattes<br />

<strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux hommes me cuisinant tout en par<strong>la</strong>nt entre eux<br />

le ver<strong>la</strong>n ou le louchebem.<br />

* Son nom figure sur une p<strong>la</strong>que <strong>de</strong> faça<strong>de</strong> au 68 ou 70 rue Bonaparte.

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