CATACLYSME - Mic de la pire andouille, histoires Monsaingeon
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VIDE - GRENIER<br />
Liasse LIV<br />
<strong>CATACLYSME</strong><br />
ou<br />
Les mémoires d’un jeune homme rangé
1939 - 1944<br />
Les Contamines<br />
Les B<strong>la</strong>iries<br />
Yrieu<br />
Saint-Jean-<strong>de</strong>-Maurienne<br />
Lyon<br />
Le Boucherand<br />
rue <strong>de</strong> l’U.<br />
Chambéry<br />
rue <strong>de</strong> l’U.<br />
Le Boucherand<br />
Cité Vaneau<br />
Le B<strong>la</strong>nc-Mesnil<br />
Note au lecteur<br />
Ce Vi<strong>de</strong>-Grenier comporte probablement <strong>de</strong>s récits qui ont déjà figuré dans <strong>de</strong>s<br />
liasses précé<strong>de</strong>ntes. J’ai essayé <strong>de</strong> retrouver l’ambiance et les petits côtés <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />
quotidienne sous l’Occupation pour permettre à tel ou tel <strong>de</strong> mes petits-enfants (et<br />
éventuellement arrières petits-enfants) que ce<strong>la</strong> pourrait intéresser d’imaginer<br />
comment un très jeune adulte a vécu et ressenti ces années noires terminées dans le<br />
<strong>de</strong>uil et le sentiment quand même victorieux ressenti en étant décoré par De Gaulle en<br />
avril, en découvrant Dachau en mai puis en défi<strong>la</strong>nt sur mon char sur les Champs<br />
Elysée le 18 juin 1945.<br />
© Dominique <strong>Monsaingeon</strong><br />
Paris 2012
L’été 1938, après un camp scout dans le massif <strong>de</strong><br />
Belledonne où j’avais fait fonction <strong>de</strong> chef <strong>de</strong> patrouille,<br />
mon CP ayant été hospitalisé, j’avais été expédié dans une<br />
ferme beauceronne « pour m’apprendre à travailler ». J’ai<br />
déjà raconté ça. Ce séjour fut brusquement interrompu par<br />
<strong>la</strong> crise <strong>de</strong>s Sudètes aboutissant aux « Accords <strong>de</strong> Munich ».<br />
On avait frôlé <strong>la</strong> guerre.<br />
L’année sco<strong>la</strong>ire 38/39 fut merveilleuse pour moi. MM<br />
commençait à me lâcher les baskets, j’étais convaincu que<br />
j’arriverais à passer le bac, mais surtout j’avais <strong>la</strong><br />
responsabilité d’une patrouille scoute. J’ai gardé le contact<br />
avec <strong>la</strong> majeure partie <strong>de</strong> mes scouts… jusqu’à leur mort.<br />
Eté 1939, le bonheur. Je découvre un moine que je ne<br />
quitterai pas, jusqu’à sa mort. Pie Duployé a été un père<br />
pour moi.<br />
Mois d’août aux Contamines ; j’ai déjà raconté cette<br />
histoire.<br />
Mobilisation générale, <strong>la</strong> Guerre.<br />
Emmanuel et moi allons anticiper restrictions<br />
alimentaires et inconfort. Nous sommes accueillis à<br />
Beauregard par Tante Renée qui n’est pas enthousiasmée,<br />
c’est le moins qu’on puisse dire. Oncle Robert ne pouvait<br />
pas refuser çà à sa gran<strong>de</strong> sœur Marie, il avait hérité<br />
Beauregard pour accueillir…<br />
En bref Emmanuel et moi subirent un an avant le reste<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s restrictions alimentaires. L’acci<strong>de</strong>nt<br />
d’Emmanuel me <strong>la</strong>issa quelques semaines en totale<br />
solitu<strong>de</strong>. La tante R. signifie à MM qu’elle ne veut plus <strong>de</strong><br />
nous après Pâques
Pâques 1940 aux B<strong>la</strong>iries : Problèmes <strong>de</strong>ntaires, <strong>de</strong>ux<br />
extractions, puis appendicite. Papa m’opère rue Oudinot au<br />
moment où je <strong>de</strong>vrais repartir à Tours rejoindre Em. qui a<br />
une chambre chez l’habitant, près <strong>de</strong> <strong>la</strong> cathédrale).<br />
Evacuation <strong>de</strong>s B<strong>la</strong>iries, l’exo<strong>de</strong><br />
En quelques jours le mon<strong>de</strong> bascule<br />
L’annonce d’une attaque alleman<strong>de</strong> en Belgique, le 10<br />
mai, fut pour certains une forme <strong>de</strong> sou<strong>la</strong>gement. Comme<br />
en 14 ils vio<strong>la</strong>ient <strong>la</strong> neutralité belge, même scénario et<br />
même certitu<strong>de</strong> qu’ils se casseraient les <strong>de</strong>nts. Un point<br />
intriguait ; pourquoi envahir <strong>la</strong> Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong> ?<br />
Le 15 le communiqué biquotidien par<strong>la</strong>it <strong>de</strong> combats<br />
dans les Ar<strong>de</strong>nnes ( belges ou françaises ? ) Puis Paul<br />
Raynaud, prési<strong>de</strong>nt du conseil, par<strong>la</strong> d’une armée qui<br />
n’avait pas fait son <strong>de</strong>voir, l’armée Corap. Comment le<br />
responsable civil le plus élevé pouvait-il désigner<br />
nommément un général d’armée ? Fal<strong>la</strong>it-il que <strong>la</strong> situation<br />
soit dramatique pour qu’un « cinq étoiles » soit cloué au<br />
pilori * .<br />
Tout a été écrit sur les combats <strong>de</strong> mai et juin 1940. Mon<br />
propos se limite à <strong>la</strong> manière dont <strong>la</strong> famille al<strong>la</strong>it vivre <strong>la</strong><br />
série d’événements dramatiques, inimaginables qui al<strong>la</strong>ient<br />
se succé<strong>de</strong>r en cinq années.<br />
Est-ce le 16 ou le 18 mai qu’un coup <strong>de</strong> fil mystérieux<br />
d’André dont l’hôpital était à Laon, loin du front, provoqua<br />
le premier accroc ? Il avait incité les parents à le rejoindre<br />
sur les bords <strong>de</strong> <strong>la</strong> Seine, dans un vil<strong>la</strong>ge inconnu : Juziers.<br />
Que faisait-il là ? Je crois avoir déjà raconté cette journée,<br />
* On saura plus tard que Paul Raynaud, en plus <strong>de</strong> son incroyable dénonciation publique, s’était<br />
trompé <strong>de</strong> général ! C’est l’armée Huntziger et non l’armée Corap qui s’était liquéfiée <strong>de</strong>vant<br />
l’attaque surprise <strong>de</strong>s panzer allemands traversant l’impénétrable ( ?) massif <strong>de</strong>s Ar<strong>de</strong>nnes.
le récit d’André <strong>de</strong> <strong>la</strong> panique <strong>de</strong>s responsables <strong>de</strong> l’ HC23<br />
p<strong>la</strong>quant tout pour s ‘entasser dans les ambu<strong>la</strong>nces et filer<br />
vers <strong>la</strong> Seine. Le bruit avait couru que les Allemands<br />
arrivaient ! André et ses infirmières avaient repris en main<br />
les infirmiers militaires et quelques gradés restés à Laon,<br />
repris les interventions et les suivis post-opératoire.<br />
Quelques jours après l’hôpital était regroupé sur <strong>la</strong> rive<br />
gauche <strong>de</strong> <strong>la</strong> Seine, puis transféré en vallée <strong>de</strong> Chevreuse –<br />
exactement aux Vaux-<strong>de</strong>-Cernay. Pendant quelques jours le<br />
général Weygand, ancien chef d’état-major <strong>de</strong> Foch, qui<br />
remp<strong>la</strong>ça Gamelin à <strong>la</strong> tête <strong>de</strong>s armées, semb<strong>la</strong> croire à une<br />
défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> Somme, puis <strong>de</strong> <strong>la</strong> Seine. Depuis que les<br />
Allemands avaient encerclé le gros <strong>de</strong>s forces alliées en<br />
fermant à Abbeville l’issue <strong>de</strong> secours, l’affaire était<br />
bouclée. L’évacuation <strong>de</strong> Dunkerque, essentiellement les<br />
troupes britanniques, n’était pas une victoire… ces troupes<br />
ayant abandonnées leur armement sur les p<strong>la</strong>ges<br />
empêchèrent pourtant les Allemands <strong>de</strong> débarquer<br />
immédiatement en Gran<strong>de</strong>-Bretagne. L’opération Seelöwe<br />
(Otarie) fut entreprise trop tardivement et sans conviction.<br />
Pour nous les événements incompréhensibles,<br />
inimaginables se succédaient. Nos parents revivaient Août<br />
Septembre 1914, en retard d’une guerre. Pour Emmanuel<br />
et moi c’était <strong>la</strong> stupeur au sens fort.<br />
Découverte, à Juziers, que <strong>la</strong> panique, <strong>la</strong> foire au sens<br />
rabe<strong>la</strong>isien du terme entraînait <strong>de</strong>s officiers et <strong>de</strong>s hommes<br />
à déserter… Bien plus que notre sort, imprévisible, c’était<br />
l’armée, ce symbole quasi divin <strong>de</strong> notre patrie qui<br />
s’effondrait.<br />
Dès lors nous étions sur un bateau ivre.<br />
En un mois Juziers, <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> procession vouée à Sainte<br />
Geneviève, <strong>la</strong> bergère <strong>de</strong> Nanterre protectrice <strong>de</strong> Paris,<br />
menée par les gouvernants radicaux-socialistes
anticléricaux, <strong>la</strong> décision <strong>de</strong> quitter les B<strong>la</strong>iries, l’exo<strong>de</strong>, une<br />
étape à Richelieu, passer <strong>la</strong> Garonne, image <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong><br />
naufragés ignorant où ils al<strong>la</strong>ient. Instal<strong>la</strong>tion à Yrieu dans<br />
les Lan<strong>de</strong>s, chez une tante <strong>de</strong> Nicole, discours <strong>de</strong> Pétain<br />
annonçant <strong>la</strong> défaite, l’armistice, Emmanuel part pour<br />
l’Angleterre, les troupes alleman<strong>de</strong>s arrivent à Bayonne,<br />
nous allons tenter <strong>de</strong> rejoindre <strong>la</strong> Maurienne… un millier<br />
<strong>de</strong> kilomètres sans essence dans un pays complètement<br />
désorganisé. Qui a su que <strong>la</strong> Ligne Maginot continuait à se<br />
battre et à bloquer les Allemands au moment du nouveau<br />
désastre imprévisible : Mers el-Kébir ?<br />
Du 10 mai au 8 juillet nous pensions avoir connu le <strong>pire</strong>.<br />
Que pourrait-on imaginer <strong>de</strong> <strong>pire</strong> encore ? La France<br />
livrée à l’ennemi vainqueur, une partie importante <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
popu<strong>la</strong>tion erre sur les routes, villes vil<strong>la</strong>ges et ponts<br />
détruits par centaines, près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong> soldats<br />
prisonniers.<br />
La famille : <strong>de</strong>ux autos pleines <strong>de</strong> femmes et <strong>de</strong> petits<br />
enfants, mon père et moi. Un gîte hypothétique dans les<br />
Alpes, aucun moyen <strong>de</strong> communiquer avec qui que ce soit,<br />
il n’y plus ni téléphone ni courrier. Sans domicile fixe !<br />
Ce cataclysme s’est produit en moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mois.<br />
L’instal<strong>la</strong>tion improvisée à Yrieu était une décision<br />
logique :<br />
Les réflexes <strong>de</strong>s parents restaient imprégnés <strong>de</strong>s<br />
souvenirs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Guerre. Créer un potager,<br />
récupérer <strong>la</strong> cantine remplie <strong>de</strong> manuels sco<strong>la</strong>ire,<br />
inscription au lycée <strong>de</strong> Bayonne. Cette cantine *, confiée<br />
aux chemins <strong>de</strong> fer, en gare <strong>de</strong> Combs-<strong>la</strong>-Ville – Quincy <strong>la</strong><br />
veille <strong>de</strong> notre départ, fin mai, arrivera – par quel miracle –
en gare <strong>de</strong> Labenne le jour où Mussolini déc<strong>la</strong>re <strong>la</strong> guerre à<br />
<strong>la</strong> France (mi juin 40 )<br />
Où sommes nous allés écouter le discours <strong>de</strong> Pétain<br />
annonçant qu’il avait <strong>de</strong>mandé à l’adversaire ses conditions<br />
pour arrêter les combats. « Je fais à <strong>la</strong> France le don <strong>de</strong> ma<br />
personne »…<br />
Assommé, incapable <strong>de</strong> comprendre l’ampleur du<br />
désastre pourtant évi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>puis un mois, j’ai cherché<br />
auprès <strong>de</strong> mes parents une clé, un mot magique qui me<br />
montrerait que je rêvais, que tout ça n’était qu’un<br />
cauchemar…<br />
Je découvre alors, mis à nu, les caractères contrastés <strong>de</strong><br />
mes parents.<br />
Papa pleure, effondré, mais pense que Pétain, le<br />
Vainqueur <strong>de</strong> Verdun, a choisi <strong>la</strong> seule issue raisonnable,<br />
arrêter les combats sans issue. MM se dresse, pâle <strong>de</strong> honte<br />
et <strong>de</strong> fureur. On n’arrête pas <strong>de</strong> se battre comme ça. Me<br />
revient alors une récitation :<br />
Que vouliez-vous qu’il fit contre trois<br />
Qu’il mourut<br />
Ou qu’un beau désespoir alors le secourut<br />
N’eut-il que d’un instant reculé sa défaite<br />
Rome eut été du moins un peu plus tard sujette<br />
Cette soirée du 17 juin 1940 est restée imprimée au fer<br />
rouge dans ma mémoire.<br />
Le surlen<strong>de</strong>main on a entendu parler l’appel d’un<br />
inconnu : Moi , général De Gaulle j’invite tous les Français<br />
à travers le mon<strong>de</strong> à se grouper autour <strong>de</strong> moi…<br />
Pétain contre ce De Gaulle inconnu ?<br />
Et si ils étaient tacitement d’accord ?
En quelques heures les décisions sont prises, Dans le<br />
port <strong>de</strong> Bayonne un cargo polonais est prêt à appareiller<br />
pour l’Angleterre * . Emmanuel va partir rejoindre De Gaulle<br />
dont on a vaguement entendu parler le 19 juin dans <strong>la</strong><br />
presse locale. Il est muni par Papa d’un viatique généreux.<br />
Mais les parents ont été d’accord pour me mettre sous clé ;<br />
trop jeune pour un tel saut dans l’inconnu.<br />
. J’avais acheté dans un magasin <strong>de</strong> jouets <strong>de</strong> Bayonne<br />
un poste à galène avec l’espoir d’entendre <strong>de</strong>s informations<br />
à <strong>la</strong> TSF. Il marche sans électricité, c’est <strong>la</strong> seule solution.<br />
On capte <strong>de</strong>s bribes sans pouvoir i<strong>de</strong>ntifier <strong>la</strong> source ; c’est<br />
toujours mieux que rien en donnant l’illusion d’être encore<br />
au courant…<br />
Bien que n’ayant pas vécu 14 – 18, j’ai <strong>de</strong>s réactions<br />
calquées sur celles <strong>de</strong>s parents. Je n’ai absolument pas<br />
mesuré les bouleversements qui commencent, ce n’est pas<br />
un orage énorme qui a éc<strong>la</strong>té, c’est <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong> toutes<br />
nos références.<br />
Je me vois encore me promener avec Jacquotte le long<br />
du <strong>la</strong>c d’Yrieu ; nos pronostics se réfèrent à Autant en<br />
emporte le vent… On décrochera les ri<strong>de</strong>aux pour y tailler<br />
<strong>de</strong>s robes. Jacques est déjà mort <strong>de</strong>puis un mois, Jacquotte<br />
l’ignore encore et maintient un optimisme qui nous ai<strong>de</strong>.<br />
Les premiers éléments blindés <strong>de</strong> <strong>la</strong> Wehrmacht<br />
traversent <strong>la</strong> forêt <strong>la</strong>ndaise et atteignent <strong>la</strong> frontière<br />
espagnole.<br />
La ligne <strong>de</strong> démarcation avait été prévue par l’Armistice<br />
pour limiter <strong>la</strong> Beseztes Gebiet, zone occupée. Elle <strong>de</strong>vient une<br />
vraie frontière. Avant que les Ausweis ne soient mis en p<strong>la</strong>ce<br />
* Je viens <strong>de</strong> découvrir que Robert Galley (futur gendre <strong>de</strong> Leclerc), né 24 heures avant<br />
Emmanuel, se trouvait à Bayonne et a embarqué sur le cargo polonais rejoignant Londres. Si Mers<br />
el Kébir amena Emmanuel à aller au Maroc, Galley, lui, a rejoint De Gaulle. Galley a servi à <strong>la</strong> DB,<br />
mais pour moi c’est surtout l’auteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> Loi Galley p<strong>la</strong>fonnant les constructions, monument <strong>de</strong><br />
technocratie. L’enfer est pavé…
Papa déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire hospitaliser Tanty à Pau, sinon elle<br />
restera seule à <strong>la</strong> merci <strong>de</strong> ce couple <strong>de</strong> gardiens qui ne<br />
semble pas être un modèle <strong>de</strong> dévouement. Puis, en hâte,<br />
départ vers <strong>la</strong> Maurienne qui est annoncée comme zone<br />
d’occupation italienne. Ce sera sûrement moins sérieux<br />
qu’une occupation alleman<strong>de</strong>. Et d’ailleurs où d’autre<br />
pourrions-nous aller.<br />
C’est durant le long trajet <strong>de</strong> Bayonne à Saint-Jean-<strong>de</strong>-<br />
Maurienne, ponctué par <strong>la</strong> chasse à l’essence, que nous<br />
apprenons l’invraisemb<strong>la</strong>ble nouvelle : <strong>la</strong> marine<br />
britannique a attaqué <strong>la</strong> flotte française mouillée près<br />
d’Oran, hors <strong>de</strong> portée <strong>de</strong>s Allemands, à Mers el-Kébir.<br />
Plus <strong>de</strong> mille marins tués, <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> blessés.<br />
J’ai déjà raconté quelque part le long voyage du Pays<br />
basque à <strong>la</strong> Maurienne et <strong>la</strong> hantise : trouver l’essence<br />
nécessaire aux <strong>de</strong>ux voitures. Tentative d’économiser le<br />
carburant : avec une grosse cor<strong>de</strong> je passe une remorque<br />
entre le 11 CV familiale et <strong>la</strong> Simca 8 que je conduis. Nous<br />
avons fait environ cent kilomètres sans problème, puis Papa<br />
oublie manifestement qu’il remorque une autre voiture et,<br />
sur une route vi<strong>de</strong>, réussit à doubler une charrette au<br />
moment ou une autre arrive en face. Par chance mon coup<br />
<strong>de</strong> frein désespéré casse <strong>la</strong> cor<strong>de</strong>…<br />
Nous avons renoncé au remorquage.<br />
Si nous restons en panne qui saura où nous sommes ?<br />
Evitant les grand-routes nous passons au sud <strong>de</strong> Toulouse<br />
<strong>la</strong> priorité étant <strong>de</strong> mendier cinq litres par cinq litres le<br />
précieux liqui<strong>de</strong>. J’ai raconté quelque part le bref récit <strong>de</strong><br />
l’entrevue paternelle avec le Préfet du Gard. J’ai découvert<br />
que mon père était un redoutable menteur - et un<br />
comédien convaincant.
Nous avons enfin <strong>de</strong>s tickets d’essence, assez, sauf<br />
imprévu, pour rejoindre Saint-Jean-<strong>de</strong>-Maurienne. Au<br />
moins nous ne nous retrouverons pas naufragés du bord da<br />
<strong>la</strong> route frappés <strong>de</strong> stupeur comme on en a vu tellement.<br />
Nous ne savons pas s’il y a eut <strong>de</strong>s combats en<br />
Maurienne ; <strong>la</strong> vil<strong>la</strong> d’ingénieur existe-t-elle encore ?<br />
Depuis le 10 mai le mon<strong>de</strong> s’est écroulé : Dunkerque,<br />
Somme, Seine, Loire, Bor<strong>de</strong>aux, Lyon, Grenoble… Les<br />
Italiens, et maintenant les Ang<strong>la</strong>is.<br />
Que va faire Emmanuel ? Où est José ? Maurice ne doit<br />
pas être concerné, il est officier <strong>de</strong> marine <strong>de</strong> réserve mais<br />
attaché à <strong>la</strong> ceinture fortifiée <strong>de</strong> Toulon.<br />
Aux <strong>de</strong>rnières nouvelles reçues par Nicole, Maurice-<br />
Jean, retour <strong>de</strong> Norvège serait, semble-t-il, dans les Alpes.<br />
André et son hôpital peuvent être n’importe où entre <strong>la</strong><br />
Seine et <strong>la</strong> Loire. (Il aboutira dans le Tarn-et-Garonne !)<br />
Luc se bat encore, est prisonnier ou mort.<br />
même Philippe est censé être combattant, mais où ?<br />
Ce n’est plus un énorme orage<br />
Le cataclysme s’abat : où est qui ?.<br />
La famille M. il y a encore quelques semaines, était une<br />
famille <strong>de</strong> notables catholiques, bourgeois <strong>de</strong> <strong>la</strong> rive gauche<br />
… et maintenant nous errions sur <strong>de</strong>s routes vidées <strong>de</strong><br />
toute circu<strong>la</strong>tion alors que, quinze jours plus tôt c’étai <strong>la</strong><br />
cohue.<br />
Une halte improvisée, véritable oasis, chez M et Mme <strong>de</strong><br />
Montès, dans le vignoble. Fidèles clients <strong>de</strong> Papa, ils<br />
envoient chaque année une caissette <strong>de</strong> raisin <strong>de</strong> table.<br />
Tout nos biens (en jargon notarial) étaient dans nos<br />
poches ; <strong>la</strong> malle était pleine à craquer <strong>de</strong> draps (à quelle<br />
source s’était fait le choix <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s piles <strong>de</strong> draps
plutôt que <strong>de</strong>s vêtements et autres objets personnels ?) Mais<br />
reste <strong>la</strong> valise <strong>de</strong> carton bleu dont nous avons fait<br />
l’inventaire détaillé, toutes portes closes, Papa et moi ; j’ai<br />
raconté mon initiation ( ?) aux actions et obligations.<br />
Bien que ce ne soit pas exprimé, puisque nous croyons<br />
tous avoir une petite vil<strong>la</strong> qui nous attend en Maurienne,<br />
nous sommes en fait <strong>de</strong>s SDF, <strong>de</strong>s sans domicile fixe !<br />
En approchant Grenoble, sur <strong>la</strong> rive opposée, on voit<br />
<strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> combat. Les Allemands ont été arrêtée aux<br />
portes <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville.<br />
Remontée du Grésivaudan en direction d’Albertville ; il<br />
y a moins d’un an je <strong>de</strong>scendais à vélo <strong>de</strong>s Contamines à<br />
Albertville, <strong>la</strong> guerre n’étant encore qu’une menace.<br />
La Chambre, goulet étroit sur l’Arc ; <strong>de</strong>rnier vil<strong>la</strong>ge<br />
avant St-Jean.<br />
Les ultimes kilomètres dans <strong>la</strong> vallée ne m’épargnent<br />
pas, <strong>la</strong> Simca que je conduit <strong>de</strong>puis Yrieu tombe en panne<br />
sèche <strong>de</strong>vant le panneau St Jean-<strong>de</strong>-Mne !<br />
Démobilisé, MJ rentre et retrouve Péchiney. Son<br />
groupe d’artillerie <strong>de</strong> montagne, installé sur <strong>la</strong> crête<br />
frontière, a épuisé ses munitions en harce<strong>la</strong>nt les troupes<br />
italiennes jusqu’à <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière minute.<br />
Nous avons envahi <strong>la</strong> petite maison d’ingénieur, mais<br />
même en dédoub<strong>la</strong>nt les lits il n’y a pas le compte ; Papa va<br />
aller habiter chez le directeur <strong>de</strong> l’usine.<br />
Recherches pour tenter <strong>de</strong> savoir où sont les uns et les<br />
autres, vivants ou morts.<br />
Philippe a été appelé sous les drapeaux début juin, alors<br />
que l’armée était en pleine liquéfaction. Quelques dizaines<br />
<strong>de</strong> milliers d’hommes <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse 39/3 se retrouveront<br />
« prisonniers <strong>de</strong> guerre » avant même d’avoir été habillés !
Le courrier recommence à circuler en zone nonoccupée<br />
; mais à qui écrire pour donner son adresse<br />
nouvelle <strong>de</strong> réfugié.<br />
La gran<strong>de</strong> presse régionale : Progrès <strong>de</strong> Lyon, Petit<br />
Dauphinois, Dépêche <strong>de</strong> Toulouse, Avenir du P<strong>la</strong>teau central<br />
publient <strong>de</strong>s listes interminables <strong>de</strong> personnes cherchant à<br />
retrouver <strong>de</strong>s proches perdus dans <strong>la</strong> débâcle.<br />
La poste reprend petit à petit dans <strong>la</strong> zone non occupée<br />
(qu’on dit libre).<br />
Apparemment les Allemands n’ont pas atteint Limoges,<br />
essayons <strong>de</strong> donner notre adresse (provisoire ?) à Odile<br />
Demartial, à tout hasard.<br />
Luc, du fond <strong>de</strong> son camp <strong>de</strong> prisonnier, a eu <strong>la</strong> même<br />
idée. La presse alleman<strong>de</strong> a naturellement décrit <strong>la</strong> France<br />
vaincue sur les routes, <strong>de</strong>s photos <strong>de</strong> Paris vidée <strong>de</strong> ses<br />
habitants. Luc <strong>la</strong>nce <strong>de</strong>s « bouteilles à <strong>la</strong> mer » à Tours, à<br />
Lyon, là où il se souvient d’une adresse<br />
Chacune <strong>de</strong> ses cartes annonce <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Jacques,<br />
donne son adresse <strong>de</strong> Kriegsgefangenen Post et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, si<br />
possible, du ravitaillement. On imagine que les Allemands<br />
ne distribuent que le minimum vital à ces centaines <strong>de</strong><br />
milliers <strong>de</strong> vaincus.<br />
A <strong>la</strong> mi-août nous apprenons ainsi <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Jacques le<br />
17 mai en Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong>. Jacquotte qui était <strong>de</strong> nous tous <strong>la</strong> plus<br />
dynamique se transforme en une sorte <strong>de</strong> zombie,<br />
i<strong>de</strong>ntique à Tanty <strong>de</strong> Gorostartzu. Son désespoir est<br />
inimaginable.<br />
Une carte <strong>de</strong> Luc a été adressée à tout hasard rue <strong>de</strong><br />
l’U. ; Robert Debré, resté à Paris, est prévenu par <strong>la</strong><br />
concierge du 1, rue <strong>de</strong> l’U. ; il prépare <strong>de</strong>s colis<br />
d’alimentation qu’il envoie au Camp <strong>de</strong> Prisonniers<br />
OFLAG IV D.
Debré, juif mais nous sachant « catho », se donne <strong>la</strong><br />
peine <strong>de</strong> trouver une Bible <strong>de</strong> l’abbé Crampon, « LA » bible<br />
catholique, pour l’envoyer à Luc.<br />
L’alimentation, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille, est un soucis à venir,<br />
les colis <strong>de</strong> Luc sont <strong>la</strong> priorité absolue. Déjà, à Yrieu,<br />
nous avions défoncé <strong>la</strong> pelouse pour créer un potager. Je<br />
n’avais pas vu monter mes p<strong>la</strong>nts.<br />
A St-Jean je suis chef Jardinier. Retourner <strong>la</strong> pelouse<br />
<strong>de</strong>vant <strong>la</strong> maison, nettoyer le sol en éliminant les racines<br />
diverses, aller chez un maraîcher me fournir en p<strong>la</strong>nts et,<br />
aidé par Nicole, faire le choix <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntations déjà bien<br />
tardives (mi juillet).<br />
J’ai souvenir <strong>de</strong> haricots (à écosser), <strong>de</strong> pois (à ramer), <strong>de</strong><br />
p<strong>la</strong>nts <strong>de</strong> tomate, <strong>de</strong> sa<strong>la</strong><strong>de</strong>s, <strong>de</strong> carottes, <strong>de</strong> choux et <strong>de</strong><br />
poireaux. Saison trop avancée pour p<strong>la</strong>nter <strong>de</strong>s pommes <strong>de</strong><br />
terre. N’était-il pas trop tard pour les petits pois ? Arroser<br />
régulièrement, à l’arrosoir, prend du temps. Je découvrirai,<br />
à Noël suivant, que les choux résistent aux gelées, même<br />
sévères, et que par gran<strong>de</strong>s gelées on peut aller couper nos<br />
choux sous <strong>la</strong> neige à conditions d’avoir un couteau très<br />
tranchant.<br />
Outre <strong>la</strong> création et l’entretien <strong>de</strong> ce potager, je rayonne<br />
à vélo dans <strong>la</strong> vallée en recherchant les petites épiceries <strong>de</strong><br />
vil<strong>la</strong>ges pour y acheter les conserves restant <strong>de</strong>s stocks<br />
d’avant guerre. Les Mauriennais n’auront le réflexe <strong>de</strong><br />
stocker les <strong>de</strong>rnières les conserves qu’à l’automne ; entre<br />
temps j’ai rempli un p<strong>la</strong>card d’où sortent les colis <strong>de</strong>stinés à<br />
Luc. Maximum 5 kg par le train ; 2 kg par <strong>la</strong> poste.<br />
J’ai raflé dans les bazars et marchands <strong>de</strong> couleurs<br />
papier kraft et bobines <strong>de</strong> ficelle en sisal.. MM fait les colis<br />
et les pèse, pas d’excè<strong>de</strong>nt pour éviter tout prétextes à<br />
confiscations. Je vais quotidiennement en déposer un à <strong>la</strong><br />
poste et un autre à <strong>la</strong> gare.
J’ai trouvé une imprimerie <strong>de</strong> bilboquet qui m’a<br />
imprimé 500 étiquettes avec gra<strong>de</strong>, prénom, nom, bloc et<br />
baraque, camp et les <strong>de</strong>ux mentions indispensables :<br />
Kriegsgefangenenpost et Gebürenfrei. C’est à dire Courrier <strong>de</strong><br />
prisonnier <strong>de</strong> guerre et Franc <strong>de</strong> port.<br />
MM me reproche d’avoir fait faire un aussi gros tirage.<br />
En fait le stock a été épuisé bien avant <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> captivité.<br />
Toujours à St-Jean, j’ai <strong>de</strong>ux ou trois ren<strong>de</strong>z-vous par<br />
semaine avec un <strong>de</strong>ntiste suisse qui a ainsi échappé à <strong>la</strong><br />
mobilisation. Apparemment l’hiver précé<strong>de</strong>nt j’aurai subi<br />
<strong>de</strong>s carences alimentaires sévères… d ‘où l’extraction <strong>de</strong><br />
trois ou quatre <strong>de</strong>nts assez douloureuses et une mâchoire<br />
dégarnie.<br />
Peu à peu les nouvelles parviennent ; <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Jacques<br />
éclipse naturellement les autres évènements.<br />
M-J a retrouvé son poste, André, démobilisé, passe<br />
quelques jours à St-Jean avant d’obtenir un Ausweiss pour<br />
rentrer en zone occupée. Maurice, démobilisé lui aussi, va à<br />
Tarascon-sur-Ariège reprendre son poste chez Péchiney<br />
entre temps <strong>de</strong>venu <strong>la</strong> Compagnie AFC.<br />
José est toujours vivant à bord d’un sous-marin<br />
l’Achéron amarré à Beyrouth. Philippe a, lui aussi, pensé à<br />
Saint-Jean <strong>de</strong> Maurienne. Démobilisé avant même d’avoir<br />
été réellement incorporé, il roule vers <strong>la</strong> Savoie avec un<br />
certificat <strong>de</strong> démobilisation qui vaut billet <strong>de</strong> chemin <strong>de</strong><br />
fer. Sans ça il serait bien en peine <strong>de</strong> faire un tel voyage.<br />
Pendant ce trajet en zig zag <strong>de</strong> Gascogne en Maurienne,<br />
au gré <strong>de</strong>s reprises <strong>de</strong> trafic <strong>de</strong>s chemins <strong>de</strong> fer, Philippe<br />
rencontre un ancien « grand-chef » du scoutisme nommé<br />
André Cruiziat que nous avions un peu connu avantguerre.
Il avait une silhouette atypique, étant <strong>de</strong> « milieu<br />
popu<strong>la</strong>ire » dans un mouvement scout très bourgeois <strong>de</strong><br />
recrutement.<br />
Au hasard <strong>de</strong>s bavardages Cruiziat * parle <strong>de</strong>s Chantiers<br />
<strong>de</strong> Jeunesse <strong>de</strong>stinés à se substituer au service militaire<br />
interdit pat les Allemands. Le général <strong>de</strong> La Porte du Teil,<br />
va, en quelques semaines, monter une organisation dont je<br />
reparlerai.<br />
Cruziat parle aussi d’Ecole <strong>de</strong>s Cadres, près <strong>de</strong> Vichy, à<br />
La Fauconnière.. Un officier <strong>de</strong> carrière, Pierre Dunoyer <strong>de</strong><br />
Ségonzac, en est l’âme ; André Cruiziat va chercher à faire<br />
accepter Philippe par Ségonzac.<br />
Dans les mois qui suivent cette école <strong>de</strong> cadres ira<br />
s’installer dans le château d’Uriage, près <strong>de</strong> Grenoble. Ph.<br />
n’est jamais allé à Uriage, son passage à La Fauconnière l’a<br />
pourtant fait reconnaître comme étant d’Uriage.<br />
Autour <strong>de</strong> Ségonzac s’est constitué une sorte <strong>de</strong><br />
confrérie très diverse d’origine et très soudée sur <strong>de</strong>s<br />
valeurs d’effort, <strong>de</strong> désintéressement et du sens <strong>de</strong>s<br />
responsabilités. Initialement proche <strong>de</strong> <strong>la</strong> Révolution<br />
nationale <strong>de</strong> Pétain, elle s’en écartera <strong>de</strong> plus en plus pour<br />
<strong>de</strong>venir un centre <strong>de</strong> réflexion et <strong>de</strong> formation voué à <strong>la</strong><br />
Résistance à partir <strong>de</strong> 1942.<br />
Près <strong>de</strong> Ségonzac se trouvaient Reuter, professeur <strong>de</strong><br />
droit à <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, Joffre Dumazedier,<br />
spécialiste <strong>de</strong>s Loisirs, domaine encore inexploré, Maydieu<br />
(dominicain), Hubert Beuve-Méry journaliste au Temps et<br />
futur fondateur du Mon<strong>de</strong>. *<br />
* Je retrouverai Cruiziat après <strong>la</strong> guerre quand nous avons ensemble fondé le Calendrier scout<br />
dont j’ai assumer, les premières années, mise en page et illustration.<br />
* Hubert Beuve-Méry qui fut <strong>la</strong> conscience <strong>de</strong> <strong>la</strong> presse après <strong>la</strong> Libération, a toujours été<br />
foncièrement antigaulliste. Hantise <strong>de</strong> <strong>la</strong> dictature ! Même en 1958. Mais en 68 il découvrit jusqu’où<br />
ses théories neutralistes et libertaires pouvaient mener. Il prit position courageusement… et fut dès<br />
lors respectueusement « mis sur <strong>la</strong> touche ». Quelques lea<strong>de</strong>rs menés par Edwy Plenel et<br />
Colombani tentèrent <strong>de</strong> fabriquer un homme <strong>de</strong> Vichy ; trop jeunes pour avoir connu l’Occupation<br />
leur tentative échoua rapi<strong>de</strong>ment, leur vision démonstrative <strong>de</strong>s années noires étant trop éloignée<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité..
C’est par HBM que j’ai pu remonter, fin 1945, <strong>la</strong> filière<br />
par <strong>la</strong>quelle Alimonier s’introduisit dans le maquis <strong>de</strong>s<br />
Frasses ; j’ai raconté ça quelque part.<br />
Dans <strong>la</strong> ca<strong>la</strong>miteuse situation générale, sans compter le<br />
<strong>de</strong>uil <strong>de</strong> Jacques, seul Philippe rayonnait l’optimisme après<br />
les semaines passées avec l’équipe Ségonzac. Il passe<br />
brièvement à St-Jean avant d’aller rejoindre le Groupement<br />
VIII du Châte<strong>la</strong>rd-en-Bauges * .<br />
Entre temps <strong>la</strong> décision prise par les parents al<strong>la</strong>it<br />
accroître <strong>la</strong> sensation <strong>de</strong> déracinement. Pouvaient-ils faire<br />
autrement ?<br />
Papa et André rentreraient à Paris dès qu’ils auraient un<br />
Ausweis accordé encore assez facilement aux réfugiés <strong>de</strong><br />
zone nord vou<strong>la</strong>nt rentrer chez eux. Jacquotte repartait<br />
aussi pour retrouver ses beaux-parents … et se réinstaller<br />
au Mans ?<br />
MM, Emmanuel, Brigitte, Yves et moi irions nous<br />
installer à Lyon dès qu’on aurait trouvé un appartement.<br />
Oncle Jean, tante Alice et le réseau lyonnais <strong>de</strong>s Brunet-<br />
Lecomte apparentés trouvèrent assez rapi<strong>de</strong>ment un grand<br />
appartement.<br />
Dans <strong>la</strong> Presqu’ile, <strong>la</strong> rue Victor Hugo al<strong>la</strong>it <strong>de</strong> Perrache à<br />
Bellecourt et se prolongeait par <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> <strong>la</strong> Ré… jusqu’aux<br />
Terreaux.<br />
L’appartement était au premier (ou au second) du 17,<br />
rue Victor Hugo, à l’angle <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue Ste-Hélène ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue<br />
Sa<strong>la</strong>. Soixante-dix ans ont passés, je ne sais plus non plus<br />
le nom du pâtissier célèbre du rez-<strong>de</strong>-chaussée. Pour <strong>de</strong>s<br />
sous-alimentés chroniques ce voisinage était nocif. Tantôt<br />
l’escalier véhicu<strong>la</strong>it <strong>de</strong>s fragrances d’avant-guerre : choux,<br />
éc<strong>la</strong>irs ou Saint-Honorés vendus sans tickets mais<br />
* C’est près du Châte<strong>la</strong>rd que Ph. et Em. installeront leur base, début 44.
inaccessibles, tantôt les ingrédients n’étaient pas (ou pas<br />
encore) contingentés. Les o<strong>de</strong>urs étaient <strong>de</strong> vrais coupefaim.<br />
J’ajoute une précision concernant <strong>la</strong> venti<strong>la</strong>tion : les WC<br />
bénéficiaient d’un petit fenestron ouvrant sur le palier <strong>de</strong><br />
l’escalier commun. A chaque étage il y avait <strong>de</strong>ux mixages.<br />
Notre chance était d’être à un étage bas ; les beaux<br />
appartements <strong>de</strong>s étages élevés bénéficiaient d’une gamme<br />
plus étendue d’huiles essentielles, pour parler comme à<br />
Grasse.<br />
Avant même d’avoir pénétré ce qui serait notre logement<br />
( jusqu’à… <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre ? ) j’ai commencé à en donner<br />
une vision très négative. En fait je suis convaincu que les<br />
Brunet-Lecomte ont fait du mieux possible. Mais à. dix sept<br />
ans, brusquement coupé <strong>de</strong>s quelques bonheurs que je<br />
venais <strong>de</strong> découvrir, puis du Purgatoire <strong>de</strong> Beauregard, je<br />
plongeais en enfer.<br />
Grand salon aux moulures soignées, ce serait notre<br />
chambre, à Emmanuel et à moi. A côté, proche d’une<br />
cuisine sans fenêtre, l’ex salle à manger serait <strong>la</strong> chambre<br />
maternelle, Yves y serait également installé. Ne pas avoir <strong>de</strong><br />
Lebensraum, d’espace vital, je savais d’expérience combien<br />
c’est difficile à vivre. Une fois <strong>de</strong> plus le petit <strong>de</strong>rnier doit<br />
se considérer comme quantité négligeable.<br />
Un curieux cagibi ayant une fenêtre ouvrant rue Sa<strong>la</strong> (ou<br />
Ste-Hélène ?) fut aménagé pour partie en chambre <strong>de</strong><br />
Brigitte et pour partie en salle à manger. Enfin, une <strong>la</strong>rge<br />
chambre serait aménagée pour un sous-locataire à trouver ;<br />
ce serait facile avec l’invasion <strong>de</strong>s réfugiés parisiens qui<br />
attendaient <strong>de</strong> voir comment se passait l’Occupation avant<br />
<strong>de</strong> rentrer. *<br />
* J’ai oublié son nom, c’était un étudiant en mé<strong>de</strong>cine qui <strong>de</strong>viendra un mé<strong>de</strong>cin-légiste reconnu.
La cuisine close et <strong>de</strong>ux curieux p<strong>la</strong>cards voués à<br />
l’hydrothérapie sans eau courante composaient, avec le WC<br />
déjà mentionné, un curieux <strong>la</strong>byrinthe obscur et<br />
asphyxiant.<br />
Tous les murs avaient été peints (avant <strong>la</strong> Guerre <strong>de</strong><br />
1870 ?) d’un vert « sa<strong>la</strong><strong>de</strong> cuite » retouché par <strong>de</strong>s zones<br />
plus crasseuses que d’autres.<br />
C’est là notre nouvelle maison.<br />
Ampoules <strong>de</strong> 25 bougies suspendues à bout <strong>de</strong> fil, sans<br />
abat-jour ; <strong>de</strong> toute façon l’électricité est rationnée. Les<br />
fenêtres sont équipées <strong>de</strong> « jalousies lyonnaises » censées<br />
être orientables. Prises dans <strong>la</strong> crasse elles n’ont jamais<br />
réagies à nos tentatives pour lever, baisser et surtout<br />
remettre horizontales les <strong>la</strong>melles <strong>de</strong> bois souvent<br />
déployées en éventail. Tout est sinistre.<br />
Oncle Jean a réussi à faire transporter les meubles<br />
empruntés aux uns et aux autres. Pour <strong>de</strong>s Lyonnais, tels<br />
que nous les découvrirons en lisant Calixte * , c’était une<br />
forme <strong>de</strong> solidarité généreuse ; pour nous, pour moi en tout<br />
cas, c’était <strong>la</strong> découverte a posteriori <strong>de</strong>s qualités, du<br />
confort, du luxe <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> l’U.<br />
La chambre maternelle, outre l’ampoule nue pendant du<br />
p<strong>la</strong>fond, avait une <strong>la</strong>mpe à abat-jour servant <strong>de</strong> <strong>la</strong>mpe <strong>de</strong><br />
chevet. Il y avait un lit double (<strong>de</strong> l’époque, 1 mètre vingt)<br />
et un « sopha » <strong>de</strong>venu le lit d’Yves.<br />
Le salon, vaste et g<strong>la</strong>cé, bénéficiait d’un parquet<br />
marqueterie dont je me souviens maintenant comme <strong>la</strong><br />
seule chose <strong>de</strong> qualité. Un meuble <strong>de</strong>stiné à nous servir <strong>de</strong><br />
table <strong>de</strong> travail commune, à Emmanuel et à moi était un<br />
établi grand modèle. Etroit, long et haut perché, un caisson<br />
réunissant les quatre énormes pieds, le tout n’était pas<br />
ergonomique. La rituelle ampoule n’était pas au-<strong>de</strong>ssus du<br />
* Calixte ou l’introduction à <strong>la</strong> vie lyonnaise est un roman pamphlet virulent et drôle sur les tics, us<br />
et coutumes, et vie sociale <strong>de</strong> « La Presqu’île » entre Rhône et Saône. Ce bouquin nous a permis<br />
<strong>de</strong> rire une fois ou <strong>de</strong>ux, Emmanuel et moi, dans ce que j’ai vécu comme l’enfer.
p<strong>la</strong>teau. Deux chaises (rue <strong>de</strong> l’U. elles auraient été<br />
qualifiées <strong>de</strong> chaises <strong>de</strong> cuisine) servaient à tous usages.<br />
Tour à tour sièges <strong>de</strong> bureau, fauteuils <strong>de</strong> salon, tables <strong>de</strong><br />
chevet … et elles étaient dépareillées.<br />
Dans le cagibi chambre <strong>de</strong> Brigitte servant en outre <strong>de</strong><br />
salle à manger pour cinq une table style table <strong>de</strong> bridge<br />
complétait l’instal<strong>la</strong>tion.<br />
Je ne me souviens d’aucun p<strong>la</strong>card. De toute façon nous<br />
n’avions rien (sauf les piles <strong>de</strong> draps rescapées <strong>de</strong> l’exo<strong>de</strong>).<br />
Je pense que les divers membres <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille<br />
encaissèrent courageusement l’instal<strong>la</strong>tion familiale <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
rue Victor Hugo. Emmanuel ne pensait qu’à une seule<br />
chose : être reçu à St-Cyr. Yves restait l’oublié, tout le<br />
mon<strong>de</strong> savait qu’il était foncièrement gentil et toujours prêt<br />
à penser d’abord aux autres. Brigitte, dans un mon<strong>de</strong><br />
macho et à cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa vie, encaissait<br />
courageusement, mais elle en portera les séquelles.<br />
MM, vraie mère romaine, je le dis sans rire, se sacrifiait<br />
sans s’écouter. Mort <strong>de</strong> Jacques, Jacquotte perdue, Luc<br />
affamé en captivité, José très loin et ne pouvant donner que<br />
<strong>de</strong> rares nouvelles indirectes par <strong>de</strong>s rapatriés du Liban.<br />
Au second rang <strong>de</strong>s angoisses Marie-Françoise et ses<br />
<strong>de</strong>ux garçons isolés dans les Pyrénées. Notre père et son fils<br />
le chirurgien partis dans un mon<strong>de</strong> inconnu, <strong>la</strong> zone<br />
occupée, mais surtout coupé du reste du mon<strong>de</strong>. Nicole<br />
pouvait encore écrire à sa mère, à Alger, mais écrire à Paris<br />
était impossible.<br />
La famille était écartelée dans <strong>de</strong>s cercles différents. Luc<br />
et Jacquotte, José, Papa et André, Philippe aux Chantiers<br />
<strong>de</strong> Jeunesse.<br />
Seuls MJ Nicole avec leurs <strong>de</strong>ux enfants avaient retrouvé<br />
un cadre inchangé d’avant-guerre.
MM maintenait le cap, assurait <strong>la</strong> survie <strong>de</strong> ses quatre<br />
<strong>de</strong>rniers enfants, trouvait <strong>de</strong> quoi envoyer sans interruption<br />
<strong>de</strong>s colis à Luc, se ravageait en pensant à Jacquotte seule,<br />
au Mans, espérant en vain <strong>de</strong>s nouvelles <strong>de</strong> notre père… et<br />
jong<strong>la</strong>nt avec les délégations <strong>de</strong> sol<strong>de</strong> <strong>de</strong> Luc et <strong>de</strong> José,<br />
seules ressources arrivant à son CCP.<br />
Emmanuel et moi avions été inscrits au lycée du Parc,<br />
Em. en corniche (prépa St-Cyr) et moi épic’ (prépa HEC).<br />
Je crois n’être allé au lycée que quinze jours ou trois<br />
semaines. Fièvre mystérieuse, jeune mé<strong>de</strong>cin lyonnais, le<br />
Dr Vincent. Pendant un temps le diagnostic fut Fièvre <strong>de</strong><br />
Malte, mais aucun contact avec <strong>de</strong>s chèvres pouvant<br />
expliquer cette ma<strong>la</strong>die plutôt rare.<br />
Ensuite il y eu le RAA, rhumatisme articu<strong>la</strong>ire aigu<br />
comportant un risque grave <strong>de</strong> complications cardiaques.<br />
Traitement : intraveineuses douloureuses <strong>de</strong> salicy<strong>la</strong>te<br />
matin et soir. Vincent et sa femme, mé<strong>de</strong>cin elle aussi,<br />
alternaient les visites.<br />
Pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> rémission où j’al<strong>la</strong>is déambuler seul sur les<br />
quais ; pério<strong>de</strong>s virulentes avec fortes poussées <strong>de</strong> fièvre.<br />
Nombreuses consultations <strong>de</strong> spécialistes. Un ponte<br />
lyonnais passa tout près <strong>de</strong> <strong>la</strong> solution…Ma<strong>la</strong><strong>de</strong> imaginaire !<br />
Il fallu <strong>de</strong>s dizaines d’années pour que l’explication<br />
m’apparaisse : somatisation.<br />
J’ignore si les diagnostics <strong>de</strong> ce phénomène étaient déjà<br />
courants, je sais ce que je ressentais.<br />
A dix sept ans je n’avais pas accès à <strong>la</strong> science et<br />
pourtant un mé<strong>de</strong>cin un peu marginal, le docteur Biot,<br />
exerçant près <strong>de</strong> Grange B<strong>la</strong>nche 1 , s’efforça <strong>de</strong> me<br />
déculpabiliser. En effet <strong>la</strong> conséquence (et <strong>la</strong> cause ?) était<br />
dans les reproches maternels. Regar<strong>de</strong> tes frères, tous<br />
courageux. Quand te prendras-tu en main ?<br />
1 ancienne dénomination <strong>de</strong> l’hôpital Edouard Herriot.
Les tabous étaient tellement forts que l’idée d’en<br />
terminer n’atteignait pas le barrage <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience. Elle<br />
était pourtant sous-jacente.<br />
Le dominicain, le jésuite… et les Branche<br />
Trois personnes ont été déterminantes pour me faire<br />
traverser <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> lyonnaise, <strong>la</strong> plus difficile : le père<br />
Duployé qui montait à Lyon les éditions <strong>de</strong> l’Abeille,<br />
doublure <strong>de</strong>s éditions du Cerf ; le P. Pinson, apprenti<br />
jésuite qui m’emmena au sco<strong>la</strong>sticat <strong>de</strong> Vals-près-Le Puy.<br />
Ces <strong>de</strong>ux hommes, n’ayant rien <strong>de</strong> commun, ont pourtant<br />
empêché que l’écrasement du goût <strong>de</strong> vivre arrive à être<br />
plus fort que l’instinct <strong>de</strong> vie.<br />
Mais surtout cette Semaine <strong>de</strong> Pâques 1941 passée au<br />
Boucherand et <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille Branche furent<br />
déterminantes.<br />
J ‘avais rencontré une fois ou <strong>de</strong>ux, rue Falguière, le<br />
colonel Branche, le père <strong>de</strong> <strong>Mic</strong>hel. Il était tonique et<br />
même hypertonique. . Je connaissais déjà <strong>la</strong> cheftaine aux<br />
yeux bleus extraordinaires, Françoise et le jeune Philippe.<br />
Au Boucherand je fis connaissance <strong>de</strong> l’aînée <strong>de</strong>s<br />
enfants, Monique, mais surtout <strong>de</strong> Mme Branche. Dès cette<br />
première rencontre, j’ai été complètement bouleversé par <strong>la</strong><br />
découverte <strong>de</strong> cette femme sereine, drôle, discrète mais pas<br />
effacée par son irrépressible mari. L’heure n’était pas à<br />
l’introspection, Avec plus d’un <strong>de</strong>mi-siècle <strong>de</strong> recul ma<br />
conviction reste totale : Mme B., Isabelle, l’hôtesse<br />
incomparable du Boucherand, eut pour moi, pendant les<br />
années noires, un rôle vital stricto sensu.<br />
Pie Duployé apprenant que <strong>la</strong> famille M. réfugiée à<br />
Lyon, avait été invitée à passer à Paulhaguet au mois
d’août, déc<strong>la</strong>ra haut et fort « Vous accueillez quelques<br />
Amalécites, quelle impru<strong>de</strong>nce, bientôt ils vous chasseront<br />
<strong>de</strong> chez vous ».<br />
Pâques 1941, Emmanuel et moi au Boucherand. 15 août<br />
1941, fiançailles d’André et Geneviève. Mai 1943, <strong>Mic</strong>hel<br />
disparaît en mer, mes parents vont l’annoncer à ses<br />
parents. Septembre 1943, zone Nord, le STO m’appelle<br />
pour aller travailler en Allemagne ; je vais me p<strong>la</strong>nquer en<br />
zone Sud, au Boucherand. Faux papiers et liaisons. Les<br />
bombar<strong>de</strong>ments aériens se multipliant, <strong>la</strong> famille M. s’est<br />
installée dans le vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> Paulhaguet, à <strong>la</strong> Casa Dei,<br />
propriété Branche.<br />
Avril 1944 le colonel B. est, à son insu, porteur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
nouvelle : Ph. et E. tués tous les <strong>de</strong>ux. Une nuit d’attente, je<br />
vais à <strong>la</strong> gare <strong>de</strong> Paulhaguet accueillir Papa et le P. Pie ; ce<br />
que j’avais pressenti <strong>la</strong> veille au soir était <strong>la</strong> réalité que je<br />
refusais d’admettre. Il fallut annoncer à Maman <strong>la</strong> nouvelle.<br />
Amis <strong>de</strong>s Branche, le colonel Vétil<strong>la</strong>rd et sa femme<br />
« Tante Jenny » m’ai<strong>de</strong>nt reprendre une activité. Après le<br />
désastre du Mont-Mouchet on m’expédie en zone Nord.<br />
Après le 8 mai 1945 je suis partant pour le Pacifique ;<br />
permission exceptionnelle avant le grand départ. Je me<br />
débrouille pour passer à Paulhaguet avant <strong>de</strong> rejoindre<br />
l’escadron.<br />
Je dois tellement aux Branche que je ne peux pas partir<br />
si loin avec tant d’incertitu<strong>de</strong> sans les voir une <strong>de</strong>rnière<br />
fois.<br />
Pour l’anecdote j’y rencontre pour <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois <strong>la</strong><br />
« vieille Mme Branche », <strong>la</strong> fille du Docteur Poumiès <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Siboutie * , né sous l’Ancien Régime !<br />
* Les Souvenirs du Dr Poumiès sont p<strong>la</strong>isants, <strong>de</strong> l’ancien tambour <strong>de</strong> Fontenoy (1745) qui servi <strong>de</strong><br />
mentor au jeune Poumiès à <strong>la</strong> catastrophe ferroviaire <strong>de</strong> Meudon et à <strong>la</strong> canne <strong>de</strong> Dumont<br />
d’Urville.
6 et 8 août 1945, Hiroshima et Nagasaki. A <strong>la</strong> fin du mois<br />
le Japon capitule, quelques semaines plus tard je retourne à<br />
<strong>la</strong> vie civile. Il y aura d’autres séjours au Boucherand.<br />
L’Arche dans <strong>la</strong> tempête.<br />
Ce titre d’un roman qui eut un grand succès – j’ai oublié<br />
le nom <strong>de</strong> l’auteur -, est l’image que j’ai gardé du<br />
Boucherand et d’Isabelle Branche née Waldman..<br />
Parenthèse à l’usage <strong>de</strong>s mes arrières petits-enfants :<br />
votre arrière grand-père a plusieurs fois rencontré une<br />
personne dont le père, dans sa jeunesse, a été éduqué par<br />
un ancien tambour ayant participé à <strong>la</strong> bataille <strong>de</strong> Fontenoy<br />
-1745-.<br />
Quatre vies : Le tambour, le Dr Poumiès, <strong>la</strong> « vieille »<br />
Mme Branche et le colonel, c’est un saut <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />
cent ans ! J’ai connu <strong>la</strong> fille d’un homme né avant <strong>la</strong><br />
Révolution.<br />
Que dire alors <strong>de</strong> <strong>Mic</strong>hel, Françoise et leurs frère et<br />
sœur ? Leur arrière-grand-père leur fait enjamber <strong>de</strong>ux<br />
siècles.<br />
La presqu’île…<br />
Voilà une longue digression, pour reprendre mon<br />
souffle avant <strong>de</strong> replonger dans l’horreur <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue Victor<br />
Hugo, du brouil<strong>la</strong>rd lyonnais, du froid, <strong>de</strong> <strong>la</strong> faim. Même si<br />
ma jeunesse n’avait pas été un long fleuve tranquille, les<br />
conditions extérieures, le confort <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> l’U, les<br />
vacances d’été et surtout les amis scouts m’avaient préparé<br />
à une vie normale, pas aux bouleversements profonds, du<br />
plus basique, l’alimentation, aux plus invraisemb<strong>la</strong>bles<br />
telles les conditions <strong>de</strong> dép<strong>la</strong>cements ou les problèmes
vestimentaires. Tout donnait l’impression d’une course<br />
dans un long tunnel noir sans <strong>la</strong> moindre lueur au bout.<br />
Lyon,<br />
unique objet <strong>de</strong> mon ressentiment<br />
Des détails, apparemment sans importance, reviennent<br />
trois quart <strong>de</strong> siècle plus tard.<br />
Ces pièces vert sale, sans aucun bibelot ou objet<br />
personnel, dont on ne pouvait pas dire qu ‘elles étaient<br />
meublées, n’avaient rien d’accueil<strong>la</strong>nt. Notre chambre avec<br />
une « table <strong>de</strong> travail » extrêmement inconfortable, Un<br />
établi <strong>de</strong> plus d’un mètre <strong>de</strong> hauteur, avec un p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>ux mètres sur 0,40 est vraiment « anti-ergonomique »,<br />
comme on dirait maintenant. Emmanuel, avec une volonté<br />
<strong>de</strong> fer, passait <strong>de</strong>s heures à travailler dans ces conditions<br />
très inconfortables. Que <strong>la</strong> vaisselle soit composée <strong>de</strong><br />
pièces dépareillées n’avait aucune importance pour moi. Je<br />
ne suis pas sûr qu’il en était <strong>de</strong> même pour MM. Je pense<br />
que toutes ses habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>vaient s’insurger contre ce<br />
qu’elle avait toujours vécu comme les affaires <strong>de</strong>s<br />
domestiques. Rien <strong>de</strong> péjoratif mais cinquante ans <strong>de</strong><br />
conditionnement. Les premières années <strong>de</strong> leur mariage<br />
Maurice M. et Marie B. avaient probablement eu un<br />
minimum <strong>de</strong> personnel ; rue <strong>de</strong> l’U <strong>la</strong> norme était <strong>de</strong> quatre<br />
employés. A Lyon MM <strong>de</strong>vait faire elle-même <strong>la</strong> cuisine<br />
sans disposer <strong>de</strong>s produits indispensables. Rentrée à Paris<br />
à l’automne 1941 elle n’eu que rarement une ai<strong>de</strong>, assurant<br />
le ravitaillement en faisant <strong>la</strong> queue au carrefour Buci et<br />
rapportant ses emplettes, d’abord à bout <strong>de</strong> bras puis sur<br />
une poussette. Jamais elle ne retrouvera les ai<strong>de</strong>s aux<br />
quelles elle avait été habituée.
Orienté essentiellement sur mon propre nombril j’étais<br />
indifférent à ce qui <strong>de</strong>vait être très difficile pour MM.<br />
Je vivais dans un désespoir si total que je n’en était pas<br />
conscient
Les Allemands bombardaient <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong>-Bretagne et<br />
al<strong>la</strong>ient <strong>de</strong>voir faire intervenir un corps blindé pour ai<strong>de</strong>r<br />
les Italiens en Afrique.<br />
En 1940/41, alors que l’armée italienne ayant envahi <strong>la</strong><br />
Grèce y prenait une raclée, un mot courrait : La graisse<br />
remp<strong>la</strong>ce le beurre, les macaronis cuisent dans <strong>la</strong> Grèce.La<br />
graisse me coule dans l’œil, passe-moi <strong>la</strong> clé ang<strong>la</strong>ise.<br />
Mussolini et ses troupes étaient <strong>de</strong>s cibles idéales :<br />
Il Duce <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à un prisonnier grec pourquoi il porte une<br />
chemise rouge ?<br />
Pour qu’on ne voit pas le sang et qu’on continue à se battre !<br />
Il Duce crie à Ciano : Comman<strong>de</strong> cent mille culottes marron !<br />
Hitler envoya sa Wehrmacht ai<strong>de</strong>r son ami Benito<br />
Mussolini, s’obligeant ainsi à écraser <strong>la</strong> Yougos<strong>la</strong>vie.<br />
Quinze jours <strong>de</strong> retard dans le déc<strong>la</strong>nchement <strong>de</strong><br />
l’opération Barbarossa (invasion <strong>de</strong> l’Union soviétique) Ces<br />
quinze jours <strong>de</strong> retard se paieront à l’arrivée <strong>de</strong>s gelées <strong>de</strong><br />
1941, alors que les hivernages prévus pour <strong>la</strong> Wehrmacht<br />
n’étaient pas atteints … on peut penser que <strong>la</strong> 2 ème Guerre<br />
Mondiale se joua, au moins pour une part, sur ces quinze<br />
jours <strong>de</strong> retard.<br />
C’est le moment, je pense, d’évoquer les Ersatz.<br />
Ersatz, <strong>de</strong> ersetzen : remp<strong>la</strong>cer…<br />
Ce terme inconnu était usuel en Allemagne ; tantôt<br />
sérieusement, quand Gœring annonçait que les canons<br />
remp<strong>la</strong>çaient le beurre (et que les Français, vantards,<br />
prétendaient avoir canons et beurre !) Tantôt ironiquement
en prétendant que le remp<strong>la</strong>çant était meilleur que<br />
l’original. La margarine est meilleure que le beurre ! Le<br />
printemps 1940 montra vite que nous allions vivre à l’heure<br />
<strong>de</strong>s ersatz.<br />
Ersatz<br />
Au fil du temps les ersatzen, produits <strong>de</strong> substitution,<br />
eurent une signification étendue et finirent par désigner<br />
tout ce qui remp<strong>la</strong>çait (mal) un produit ou un service<br />
disparus, directement ou indirectement, du fait <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
défaite et <strong>de</strong> l’occupation.<br />
Dès le premier hiver d’occupation (1940/41) on essaya <strong>de</strong><br />
proposer un produit <strong>de</strong> remp<strong>la</strong>cement quand l’original<br />
avait disparu. Le poisson pêché en At<strong>la</strong>ntique ne pouvait<br />
pas franchir <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> démarcation, il ne restait donc que<br />
<strong>la</strong> pêche en Méditerranée. Sur les marchés <strong>de</strong> Lyon on<br />
proposait alors du poulpe séché. Quelle que soit <strong>la</strong><br />
préparation, grillée ou bouillie, c’était très rebutant. Mais<br />
l’obligation du vendredi maigre, donc du poisson du<br />
vendredi n’avait pas encore été supprimée par l’église<br />
catholique…le poulpe était <strong>pire</strong> que <strong>la</strong> morue qui serait<br />
<strong>de</strong>venue p<strong>la</strong>t <strong>de</strong> roi s’il y en avait eu.<br />
Cependant le remp<strong>la</strong>cement poisson poulpe ne rentra<br />
pas dans les ersatz. Il n’était pas question <strong>de</strong> créer un<br />
produit <strong>de</strong> remp<strong>la</strong>cement.<br />
L’apparition <strong>de</strong>s premiers « ersatz » eu lieu,<br />
discrètement, au cours <strong>de</strong> l’été 1941. Dans <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong>s<br />
moyens financiers <strong>de</strong> chacun, <strong>de</strong> petits stocks <strong>de</strong> produits<br />
conservables avaient été constitués. Dès 1938 certaines<br />
ménagères purent se constituer <strong>de</strong>s réserves, réaction<br />
compréhensible et dérisoire face aux pénuries précédant <strong>la</strong><br />
disparition totale <strong>de</strong> produits « <strong>de</strong> première nécessité ». Le
choco<strong>la</strong>t en tablettes fut <strong>la</strong> première <strong>de</strong>nrée à disparaître<br />
totalement… Il fallut l’été 1944 pour que les GIs répan<strong>de</strong>nt<br />
<strong>la</strong>rgement les barres choco<strong>la</strong>tées Hershey. Bien <strong>de</strong>s enfants<br />
ignoraient complètement le goût du choco<strong>la</strong>t, n’en ail<strong>la</strong>nt<br />
jamais mangé .<br />
A <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’hiver 39, <strong>de</strong>s cartes d’alimentation avaient<br />
été distribuées en mairie ; elles étaient simplement<br />
<strong>de</strong>stinées à freiner <strong>la</strong> constitution <strong>de</strong> stocks d’huile par les<br />
particuliers. Les transports trans-méditerranéens ne<br />
posaient pas <strong>de</strong> problème, non plus que le transport <strong>de</strong><br />
l’huile d’arachi<strong>de</strong> provenant d’A.O.F.<br />
La constitution <strong>de</strong> réserves <strong>de</strong> pâtes, <strong>de</strong> riz, <strong>de</strong> farine<br />
était facile pour les ménages ayant <strong>de</strong>s ressources<br />
régulières. Selon les idées <strong>de</strong> chacun le sucre, le café, les<br />
biscuits, les sa<strong>la</strong>isons et les conserves furent également<br />
l’objet d’ « achats <strong>de</strong> précaution ». En fait tous ces réflexes<br />
étaient dérisoires face à <strong>la</strong> pénurie qui marquerait le<br />
premier hiver d’occupation (40-41) et irait en s’aggravant<br />
jusqu’à (et même au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>) <strong>la</strong> Libération.<br />
Le souvenir encore tout proche du rationnement durant<br />
<strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Guerre provoqua <strong>de</strong> nombreuses tentatives <strong>de</strong><br />
stockage alimentaire ; rien ne pouvait être à <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong>s<br />
restrictions à venir.<br />
C’est au cours <strong>de</strong> l’été 40 qu’une préoccupation<br />
alimentaire nouvelle apparut. La déroute inimaginable <strong>de</strong><br />
l’armée française remplit les camps <strong>de</strong> prisonniers<br />
improvisés. Au total un million huit cent mille combattants<br />
passèrent dans ces camps ; mais rapi<strong>de</strong>ment les Allemands<br />
relâchèrent les mineurs et les cultivateurs, l’extraction du<br />
charbon et l’urgence <strong>de</strong>s moissons étaient évi<strong>de</strong>mment<br />
prioritaires.<br />
On peut approximativement compter 1 500 000 hommes<br />
en K.G. Evi<strong>de</strong>mment les Allemands furent totalement
surpris par cette marée kaki. Camps improvisés,<br />
ravitaillement impossible ; le transport gratuit <strong>de</strong>s colis<br />
familiaux par <strong>la</strong> Kriegsgefangenen Post suscita un flux <strong>de</strong><br />
milliers <strong>de</strong> colis quotidiens. Nourrir « leur » prisonnier était<br />
prioritaire dans presque toutes les familles françaises,<br />
utiliser les réserves était évi<strong>de</strong>nt. Qui aurait pu prévoir cinq<br />
années d’occupation ?<br />
Très vite le sucre manqua en zone sud. Les râperies se<br />
trouvaient toutes près <strong>de</strong>s champs <strong>de</strong> betteraves <strong>de</strong> Brie, <strong>de</strong><br />
Picardie ou du Nord-Pas-<strong>de</strong>-Ca<strong>la</strong>is. L’essentiel <strong>de</strong> <strong>la</strong> récolte<br />
partit naturellement outre-Rhin. La zone dite « nonoccupée<br />
» <strong>de</strong>vrait se contenter <strong>de</strong>s restes…<br />
Au moment <strong>de</strong>s vendanges quelques imaginatifs<br />
tentèrent d’utiliser une production excé<strong>de</strong>ntaire <strong>de</strong> raisin.<br />
Il n’était pas question, naturellement, d’envoyer du vin aux<br />
prisonniers <strong>de</strong> guerre et un déficit <strong>de</strong> consommateurs d’un<br />
million et <strong>de</strong>mi d’adultes mâles provoqua un excé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />
production ; en outre <strong>la</strong> région <strong>de</strong> production principale en<br />
quantité sinon en qualité avait été épargnée par les<br />
combats. Déjà <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années les pinards du Biterrois<br />
avaient peine à trouver <strong>de</strong>s clients, même après<br />
rehaussement du taux d’alcool grâce à <strong>de</strong>s coupages <strong>de</strong> vins<br />
d’Algérie.<br />
Depuis <strong>la</strong> révolte <strong>de</strong> 1907, l’armée fut un consommateur<br />
obligé. La paix sociale dans le midi se fit aux dépens <strong>de</strong><br />
l’alcoolisme. Le quart-<strong>de</strong>-rouge à chaque repas <strong>de</strong>vint une<br />
habitu<strong>de</strong> puis une nécessité. Quatre millions <strong>de</strong> mobilisés :<br />
marché excellent pour les vignerons 1 .<br />
Un million et <strong>de</strong>mi <strong>de</strong> prisonniers au régime sec, <strong>la</strong><br />
vendange <strong>de</strong> l’été 41 al<strong>la</strong>it <strong>de</strong>voir trouver un débouché. Des<br />
1 La conviction que le vin était indispensable aux combattants était telle qu’à l’automne 1944<br />
les civils chez qui nous cantonnions ne pouvaient pas croire que nous n’avions aucune ration<br />
<strong>de</strong> vin ; un soldat sans pinard ne peut pas se battre. Et pourtant nous nous sommes plutôt bien<br />
battus
essais successifs aboutirent à un sirop brin foncé dit « sucre<br />
<strong>de</strong> raisin » puis, avec une concentration plus poussée, à<br />
une sorte <strong>de</strong> gâteau dans lequel un coup <strong>de</strong> cuillère<br />
permettait <strong>de</strong> prélever l’équiva<strong>la</strong>nt édulcorant d’un<br />
morceau <strong>de</strong> sucre. Il y avait un goût fruité pas désagréable<br />
mais donnant un mé<strong>la</strong>nge surprenant avec le café.<br />
Qu’importe, le café al<strong>la</strong>it disparaître.<br />
Ce sucre <strong>de</strong> raisin fut le premier ersatz pourtant bien<br />
français que nous avons essayé. Il dura un automne. Le<br />
nom prononcé, à tort je crois, à son sujet était cassona<strong>de</strong>.<br />
J’y reviendrai quand je raconterai les tentatives <strong>de</strong><br />
Philippe Branche pour fabriquer du sucre à partir <strong>de</strong><br />
betteraves. C’était au Boucherand l’hiver 43-44 me semblet-il.`<br />
Dès l’automne 1939, au moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> Sitz Krieg (guerre<br />
assise en attendant <strong>la</strong> Blitz Krieg, guerre éc<strong>la</strong>ir) il y avait eu<br />
distributions <strong>de</strong> « Titres d’alimentation » qui étaient censés<br />
limiter les achats <strong>de</strong> précaution. En fait seule l’huile était<br />
plus ou moins contingentée 1<br />
Le fichage <strong>de</strong>s Français eut lieu à cette époque avec les<br />
cartes d’alimentation. Dénomination inexacte, divers<br />
tickets attribués avec une lettre ou un chiffre permettaient<br />
l’attribution tickets <strong>de</strong> charbon, <strong>de</strong> resseme<strong>la</strong>ge, et d’une<br />
carte <strong>de</strong> textile … La bonne dénomination aurait du être<br />
carte <strong>de</strong> rationnement.<br />
On utilisait aussi <strong>la</strong> terminologie carte <strong>de</strong> ravitaillement,<br />
peut-être par antiphrase.<br />
Les cartes<br />
Cartes : E , J 1 J 2 J 3 A, T, V.<br />
1 La Tante R., dès octobre 39, nous appliqua par anticipation (et par avarice ?) le régime jockey<br />
que découvrit l’ensemble <strong>de</strong>s Français quelques mois plus tard.
La popu<strong>la</strong>tion française fut répartie en sept catégories :<br />
enfant, jeune présco<strong>la</strong>ire, jeune écolier, jeune presque<br />
adulte, adulte, travailleur <strong>de</strong> force et vieil<strong>la</strong>rd. Un auteur<br />
dramatique écrivit même une pièce intitulée Les J3.<br />
La carte d’alimentation se composait d’une couverture<br />
légèrement cartonnée dans <strong>la</strong>quelle prenaient p<strong>la</strong>ce les<br />
feuilles <strong>de</strong> tickets. A aucun moment <strong>la</strong> logique <strong>de</strong>s feuilles<br />
ne fut évi<strong>de</strong>nte. Les feuilles <strong>de</strong> tickets <strong>de</strong> pain étaient assez<br />
simples, on pouvait facilement donner <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> ciseau<br />
pour prélever 250 ou 125 gr ; c’était d’ailleurs généralement<br />
<strong>la</strong> bou<strong>la</strong>ngère qui faisait <strong>la</strong> découpe ; elle collerait toutes<br />
ces vignettes le soir à <strong>la</strong> chan<strong>de</strong>lle.<br />
Les feuilles <strong>de</strong> tickets pour ravitaillements divers étaient<br />
d’un usage complexe. Le journal annonçait que le ticket<br />
CB 3 était validé pour une <strong>de</strong>mi livre <strong>de</strong> chicorée. Mais où<br />
était donc ce ticket ? La feuille avait déjà été découpée « en<br />
grille <strong>de</strong> mots-croisés ».Il aurait été trop simple <strong>de</strong> vali<strong>de</strong>r le<br />
C 4 ou le B 2 ; <strong>de</strong>s petits carrés <strong>de</strong> papier grisâtre étaient déjà<br />
détachés et parfois perdus quand, quelques semaines plus<br />
tard, ils étaient validés.<br />
Tout ces précieux confettis sortaient <strong>de</strong> l’Imprimerie<br />
Laval ! Ce nom évoque le chef du gouvernement détenteur<br />
du pouvoir, même si le maréchal Pétain était chef <strong>de</strong> l’Etat.<br />
Pierre Laval, auvergnat peu soigné <strong>de</strong> sa personne n’a<br />
jamais fait dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>ntelle ; on peut reconnaître qu’il<br />
n’était pas un hypocrite.<br />
Le premier hiver le système n’était pas rodé. Personne<br />
ne prenait pour du poisson les poulpes séchés présentés<br />
sur les étals <strong>de</strong> marché lyonnais. L’apparition du rutabaga<br />
faisait vraiment regretter le topinambour, ce curieux<br />
tubercule difficile à éplucher mais qui, bien préparé,<br />
pouvant passer pour <strong>de</strong>s fonds d’artichaut. Mais pas
question <strong>de</strong> « bien » préparer sans matières grasses (et plus<br />
tard sans sel).<br />
Les rations <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre ne précisaient pas que<br />
les légumes ne <strong>de</strong>vaient pas être gelés. Ceux qui avaient<br />
réussi à en entreposer un sac ou <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>vaient les surveiller<br />
comme l’huile sur le feu, les germes <strong>de</strong>vaient être éradiqués<br />
sans tar<strong>de</strong>r ; quelques jours <strong>de</strong> retard et <strong>la</strong> patate n’était<br />
plus qu’une peau vi<strong>de</strong>. Le fait que les pommes <strong>de</strong> terre<br />
gelées ne germaient pas ne les rendaient pas plus<br />
comestibles.<br />
J’ai gardé le souvenir d’un sac <strong>de</strong> cinquante kilos <strong>de</strong><br />
patates procuré par Oncle Jean (évi<strong>de</strong>mment) que nous<br />
avions monté jusqu ‘au galetas – traduction du lyonnais :<br />
cagibi sous les toits - . Je montais environ trois fois par<br />
semaine pour dégermer, les survivantes gelèrent. Trop <strong>de</strong><br />
sens <strong>de</strong> l’épargne ; on aurait dû les manger plus vite/…<br />
Rations <strong>de</strong> pain et pommes <strong>de</strong> terre auraient elles été<br />
suffisantes que <strong>la</strong> disette eut été supportable.<br />
Dans certaines familles – dont <strong>la</strong> nôtre - les colis du<br />
prisonnier jouissaient d’une priorité incontestable et<br />
incontestée.<br />
Comment MM réussissait-elle à fabriquer <strong>de</strong>s conserves<br />
<strong>de</strong> vian<strong>de</strong> pour Luc ? Jusqu’à l’automne 1943 elle alimentait<br />
<strong>la</strong> poste <strong>de</strong>s KG en colis rationnés par le système <strong>de</strong>s<br />
étiquettes pré-adressées que le prisonnier envoyait avec son<br />
propre courrier.<br />
Les étiquettes spéciales KG faisaient l’objet <strong>de</strong> trafics. Je<br />
ne sais pas comment MM réussissait à s’en procurer 1 . Ce<br />
n’était qu’une partie <strong>de</strong>s difficultés. Outre <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> à<br />
trouver il fal<strong>la</strong>it aussi <strong>de</strong>s boîtes <strong>de</strong> conserves <strong>de</strong>venues <strong>de</strong><br />
1 Certains prisonniers <strong>de</strong>s Sta<strong>la</strong>g (sous-officiers et hommes du rang) étaient détachés en komando<br />
dans <strong>de</strong>s exploitations agricoles où ils ne manquaient <strong>de</strong> rien. Les familles pouvaient alors cé<strong>de</strong>r<br />
<strong>de</strong>s étiquettes sans emploi. Les cigarettes étaient une monnaie acceptée pour ce genre <strong>de</strong> trafic.<br />
On n’en était pas encore à l’Allemagne, année zéro où <strong>la</strong> seule monnaie courante était <strong>la</strong> cigarette<br />
(à l’unité).
plus en plus rares. MM « faisait » souvent les poubelles en<br />
rentrant <strong>de</strong> <strong>la</strong> messe, le matin. Trouver <strong>de</strong>s boîtes n’était<br />
pas chose facile ; nettoyées à fond avec <strong>de</strong> <strong>la</strong> sou<strong>de</strong><br />
caustique et remplies il fal<strong>la</strong>it les porter dans <strong>la</strong> cour du<br />
Dragon pour que le zingueur sou<strong>de</strong> <strong>de</strong>s couvercles. Plus<br />
tard ce sera un plombier <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> Beaune qui opérera.<br />
Retour rue <strong>de</strong> l’Université, longue ébullition pour<br />
assurer une stérilisation parfaite.<br />
Le gaz et l’électricité étant rationnés, il fal<strong>la</strong>it veiller à<br />
maintenir l’eau bouil<strong>la</strong>nte tout en contrô<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> f<strong>la</strong>mme du<br />
gaz.<br />
Et voici le moment <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s marmites<br />
norvégiennes.<br />
La Gran<strong>de</strong> Guerre avait pris fin <strong>de</strong>puis seulement une<br />
vingtaine d’années ; beaucoup <strong>de</strong> souvenirs étaient encore<br />
frais ; <strong>de</strong>vant l’obligation d’économiser gaz et électricité,<br />
beaucoup se souvinrent <strong>de</strong> ces caisses iso<strong>la</strong>ntes qui<br />
permettaient <strong>de</strong> longues cuissons sans combustible.<br />
Mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> fabrication : choisir un récipient à couvercle et<br />
sans manche, fait-tout ou marmite, trouver ou faire<br />
fabriquer une caisse ayant 20 cm <strong>de</strong> plus que <strong>la</strong> casserole<br />
dans les trois dimensions. Garnir le fond et les quatre faces<br />
d’un iso<strong>la</strong>nt (papier, chiffons, vieille couverture). Bourrer<br />
fortement pour supprimer <strong>de</strong>s vi<strong>de</strong>s éventuels ; une vieille<br />
toile maintiendra <strong>la</strong> forme du fait-tout. Un couvercle<br />
capitonné aux fermetures soli<strong>de</strong>s terminera l’engin.<br />
Mo<strong>de</strong> d’emploi : amener le contenu du fait-tout à<br />
ébullition et le transporter sans dé<strong>la</strong>i dans <strong>la</strong> caisse en<br />
forçant un peu pour assurer un contact parfait <strong>de</strong> tous les<br />
côtés ; fermer le couvercle. Après trois ou quatre heures le<br />
contenu est parfaitement cuit.<br />
J’ai le souvenir <strong>de</strong> <strong>la</strong> construction, tardive, d’une<br />
marmite norvégienne au Boucherand. Au début <strong>de</strong>
l’Occupation les besoins en bois étaient <strong>la</strong>rgement couverts<br />
par <strong>de</strong>s stères <strong>de</strong> châtaignier sec ; mais le premier hiver<br />
écorna sérieusement les bois secs ; il fallut être un peu plus<br />
économe. Tous les matins je re-sciais en trois traits 1 et<br />
refendais les bûches pour <strong>la</strong> cuisine et pour les poêles. On<br />
ne pouvait pas continuer à brûler sans ménagement, d’où <strong>la</strong><br />
construction <strong>de</strong> <strong>la</strong> boîte cubique <strong>de</strong> 60 x 60 x 60. Travail<br />
facile à faire dans l’atelier bien équipé.<br />
Pour le garnissage intérieur nous avons commis un<br />
sacrilège. Dans un coin du grenier étaient entassés <strong>de</strong> vieux<br />
bouquins bien secs et tous du même format ; couverture <strong>de</strong><br />
papier bleu pâle. C’est avec ça que nous avons<br />
soigneusement calorifugé notre marmite norvégienne.<br />
Curieux quand même j’ai découvert qu’il s’agissait <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
première édition « popu<strong>la</strong>ire » <strong>de</strong> l’intégrale d’Alexandre<br />
Dumas ! L’ancêtre du Livre <strong>de</strong> Poche.<br />
Toute <strong>la</strong> collection dépassait les besoins culinaires. J’ai<br />
plongé dans <strong>la</strong> série Balsamo, Ange Pitou … toute <strong>la</strong><br />
Révolution revue et corrigée, expliquée par <strong>la</strong> puissance<br />
secrète <strong>de</strong>s Francs-Maçons. Après <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Révolution j’ai<br />
changé quelques volumes pour extraire une série<br />
complète ; Dumas s’était attaqué aux guerres <strong>de</strong> religion, à<br />
<strong>la</strong> marche d’Henri <strong>de</strong> Navarre vers le trône <strong>de</strong> France.<br />
Durant mes séjours entre <strong>de</strong>ux liaisons, j’avais une<br />
extrême sensation <strong>de</strong> bonheur au Boucherand. Le colonel<br />
travail<strong>la</strong>it à Châtelguyon, Françoise à Paris chez Arthus-<br />
Bertrand. Parfois je passais un milieu <strong>de</strong> semaine avec Mme<br />
Branche qui m’initiait aux échecs.<br />
La chaleur <strong>de</strong>s Branche, une table où, quoiqu’il arrive,<br />
j’étais certain d’avoir <strong>de</strong>s vesces à défaut <strong>de</strong> lentilles, et<br />
aussi <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong> pouvoir me plonger dans Alexandre<br />
Dumas, certain que j’aurais encore et encore <strong>de</strong>s romans à<br />
1 Trois traits, expression <strong>de</strong>venue incompréhensible : trois traits <strong>de</strong> scie sur une bûche d’un mètre<br />
donnaient quatre bûches <strong>de</strong> 25 cm, <strong>de</strong>ux traits donnaient trois bûches <strong>de</strong> 33 cm. Tout était<br />
déterminé par les dimension du foyer ou du poêle.
découvrir. C’était comme un <strong>de</strong>ssert dont on ne voyait pas<br />
le bout.<br />
Le Boucherand, lieu <strong>de</strong> réunion familiale en août 1941,<br />
<strong>de</strong>vint ma tanière en 1943. Le STO et les liaisons AS<br />
changèrent ma vie avant même <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Ph. et Em.<br />
Le premier hiver ce fut Lyon ; malgré Tante Alice et<br />
Oncle Jean <strong>la</strong> vie ne fut pas facile. Tout ne se résume pas<br />
aux questions <strong>de</strong> rationnement.<br />
Par un coup dont lui seul avait le secret, l’oncle Jean<br />
avait réussi à acheter sous le nom <strong>de</strong> nourriture pour chien<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> semoule <strong>de</strong> blé parfaitement comestible. Le toit d’un<br />
wagon arraché avait inondé un chargement ; l’eau n’avait<br />
pas été jusque au centre du chargement et o. Jean avait pu<br />
acquérir sans tickets <strong>de</strong>ux sacs <strong>de</strong> cinquante kilos <strong>de</strong><br />
semoule.<br />
C’était <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> d’avoir quelques semaines <strong>de</strong><br />
ravitaillement assurées. Mais c’était sans compter sans les<br />
charançons qui s’introduisirent dans les lieux. Des<br />
fi<strong>la</strong>ments col<strong>la</strong>nts colonisèrent notre semoule. Aux grands<br />
maux les grands moyens. MM trouva une lessiveuse neuve<br />
dans l’arrière-boutique d’un quincaillier… et <strong>la</strong> semoule fut<br />
tamisée et mise à l’abri dans ce conteneur avant <strong>la</strong> lettre.<br />
Lorsque Oncle Jean réussit à refaire le coup avec du maïs,<br />
<strong>la</strong> lessiveuse reprit du service. A l’automne 1941 nous<br />
sommes rentrés en zone occupée. L’année d’émigration<br />
lyonnaise commencée avec <strong>de</strong>s prêts <strong>de</strong> fonds <strong>de</strong> grenier<br />
avait nécessité quand même <strong>de</strong>s achats ; quand je<br />
commençai à préparer le grand retour rue <strong>de</strong> l’U. les<br />
contenants étaient introuvables. La lessiveuse fut mise à<br />
contribution, bourrée d’un bric à brac hétéroclite qu’en<br />
temps normal on aurait mis à <strong>la</strong> poubelle.<br />
Quand j’ai terminé mes ballots et colis, je suis allé à<br />
Perrache chercher un cercleur <strong>de</strong> colis, tous mes colis, y
compris <strong>la</strong> lessiveuse, arrivèrent sans pertes ni dégâts à<br />
Paris gare <strong>de</strong> Lyon.<br />
Quand nous sommes allés en Union soviétique avec<br />
l’atelier où Jacqueline travail<strong>la</strong>it, à l’aérogare <strong>de</strong> Moscou j’ai<br />
vu <strong>de</strong>s babouchka faire <strong>la</strong> queue avec <strong>de</strong>s ballots<br />
invraisemb<strong>la</strong>bles afin <strong>de</strong> les faire cercler avec le même<br />
système <strong>de</strong> feuil<strong>la</strong>rds métalliques que j’avais employé à<br />
Lyon, cinquante ans plus tôt.<br />
J’avais oublié, <strong>la</strong> foule assez asiate a fait resurgir un<br />
passé très lointain.<br />
J’ai parlé <strong>de</strong> <strong>la</strong> semoule <strong>de</strong> blé et <strong>de</strong> <strong>la</strong> semoule <strong>de</strong> maïs,<br />
<strong>la</strong> Polenta. Cette polente était nourrissante mais difficile à<br />
avaler sans matière grasse. Soixante ans plus tard, au Refuge<br />
du Cormet <strong>de</strong> Rose<strong>la</strong>nd, j’ai découvert <strong>la</strong> polenta bien<br />
assaisonnée avec <strong>la</strong>rd et oignons…<br />
Retour au Boucherand, outre <strong>la</strong> mine inépuisable <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
marmite norvégienne <strong>la</strong> bibliothèque <strong>de</strong> l’oncle Pissis était<br />
remarquable. Il avait été sous-préfet sous le Second Em<strong>pire</strong><br />
et avait collectionné tout ou presque ce qui concernait <strong>la</strong><br />
Révolution et l’Em<strong>pire</strong>.<br />
Mémoires authentiques ou apocryphes, <strong>de</strong> Fouché à<br />
Talleyrand, <strong>de</strong> <strong>la</strong> Duchesse d’Abrantès aux cahiers du<br />
sergent Bourgogne ; sans oublier les souvenirs du général<br />
baron <strong>de</strong> Marbot. J’ai dévoré <strong>de</strong>ux ou trois ouvrages en<br />
même temps.<br />
Des ouvrages différents m’accrochaient au passage : Les<br />
Protocoles <strong>de</strong>s sages <strong>de</strong> Sion m’ont beaucoup intrigué ;<br />
jusqu’à ce que je comprenne, après <strong>la</strong> guerre, que c’était<br />
une remarquable opération <strong>de</strong> désinformation <strong>de</strong> <strong>la</strong> police<br />
tsariste… propre à déc<strong>la</strong>ncher <strong>de</strong>s pogroms. Mais quelle<br />
opération mineure comparée à <strong>la</strong> « Solution finale »
La pièce chauffée du Boucherand servait <strong>de</strong> bureau, <strong>de</strong><br />
salle à manger et parfois même d’atelier <strong>de</strong> petite<br />
menuiserie. Un jour Philippe B. décida <strong>de</strong> se <strong>la</strong>ncer en<br />
agro-alimentaire. Faire du sucre à partir <strong>de</strong> betterave !<br />
Râpage, addition <strong>de</strong> je ne sais quoi, ma<strong>la</strong>xage, pressage,<br />
cuisson sur le poêle, récupération d’un sirop brun ayant un<br />
vague goût <strong>de</strong> sucre et une effroyable o<strong>de</strong>ur qui dura <strong>de</strong>s<br />
semaines.<br />
Ecosser les haricots secs était une activité paisible, mais<br />
parfois les haricots bouleversaient <strong>la</strong> routine. J’avais une<br />
liaison dans le Centre, à Bourges exactement. J’ai profité <strong>de</strong><br />
ce voyage aller et retour pour me procurer <strong>de</strong>s haricots<br />
b<strong>la</strong>ncs écossés ; naturellement je les reçus en vrac,<br />
personne n’avait plus <strong>de</strong> sac en papier ou même <strong>de</strong> journal<br />
pour emballer quoique ce soit.<br />
Il était pru<strong>de</strong>nt d’avoir un bon motif à exhiber pour<br />
justifier son voyage et le meilleur était <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong><br />
ravitaillement<br />
C’est donc dans une vieille mallette en peau <strong>de</strong> porc<br />
que j’avais versé, en vrac, ces légumes bourratifs et<br />
nourrissants.<br />
Arrivée à Paris, gare d’Austerlitz. Entre les quais SNCF<br />
et les quais du métro Austerlitz – Poerte d’Auteuil, il y a <strong>de</strong><br />
longs couloirs pas réellement rectilignes et il n’y a pas<br />
d’échappatoire ; quand on y rentre on n’en voit pas <strong>la</strong><br />
sortie ; situation idéale pour <strong>de</strong>s contrôles ou <strong>de</strong>s fouilles.<br />
Si on cherche à revenir sur ses pas en découvrant <strong>la</strong> police,<br />
on est immédiatement repéré.<br />
C’est ce qui m’arriva un soir. J’étais paniqué mais<br />
impossible d’éviter le contrôle. En arrivant au barrage, je<br />
vis <strong>de</strong>s civils faisant ouvrir les bagages et assez vite j’ai
compris que c’était un contrôle du ravitaillement ou <strong>de</strong><br />
l’octroi parisien 1 .<br />
Le gabelou ouvrit ma petite valise, estima que <strong>la</strong><br />
quantité <strong>de</strong> <strong>de</strong>nrées alimentaires restait inférieure à <strong>la</strong><br />
tolérance acceptée pour les colis familiaux, passa <strong>la</strong> man<br />
pour voir si je ne dissimu<strong>la</strong>is rien et me <strong>la</strong>issa partir. Ouf !<br />
Qu’aurait-il fait si ses doigts avaient touché les quartz ?<br />
Les quartz étaient <strong>de</strong> petits objets, un peu plus gros<br />
qu’un morceau <strong>de</strong> sucre, avec <strong>de</strong>ux broches <strong>de</strong> cuivre sur<br />
un côté, qu’on <strong>de</strong>vait insérer dans les émetteurs radio ; sans<br />
quartz pas <strong>de</strong> liaison radio. Etre pris à se ba<strong>la</strong><strong>de</strong>r avec un<br />
quartz était un risque mortel.<br />
J’ai un autre souvenir <strong>de</strong> livraison <strong>de</strong> quartz. Le contact<br />
était sur <strong>la</strong> terrasse <strong>de</strong>s Tuileries, surplombant le quai. Au<br />
moment où j’al<strong>la</strong>is joindre mon contact, sirènes. Pas d’abri<br />
à proximité ; nous avons échangé les mots et je lui passais<br />
<strong>de</strong>ux petits blocs quand un bruit effroyable se déc<strong>la</strong>ncha.<br />
Les avions américains qu’on repérait à leurs longs nuages<br />
<strong>de</strong> con<strong>de</strong>nsation que nous prenions pour d’inexplicables<br />
fumigènes, panaches dont ils se seraient volontiers passé,<br />
ouvraient leurs soutes à bombes et <strong>la</strong>rguaient leur<br />
chargement. Le bruit <strong>de</strong>s bombes tombant était terrifiant.<br />
En fait nous n’étions pas visés, <strong>la</strong> cible : c’étaient les usines<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> banlieue nord. C’est exactement à cet instant que<br />
l’hôpital du Vieux Saint-Ouen fut pulvérisé et que Sœur<br />
Marthe et les autres S. V. P. partirent au paradis, du moins<br />
je l’espère.<br />
Papa mettra <strong>de</strong>s années à s’en remettre, Jacques, ses fils<br />
puis sœur Marthe. La mort <strong>de</strong> José l’a achevé.<br />
Retour sur les haricots secs.<br />
1 L’octroi ne fut supprimé qu’après <strong>la</strong> guerre (39/45) ; les marchandises les plus contrôlées étaient<br />
les vins et alcool et l’essence.
Pain, pommes <strong>de</strong> terre, semoule ou polenta, avec si<br />
possible <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> matière grasse ; c’était <strong>la</strong> survie<br />
garantie. Mais il y avait une pério<strong>de</strong> particulièrement<br />
difficile, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> « soudure ». Au printemps les blés,<br />
seigles et autres céréales plus ou moins panifiables ne<br />
venaient à épis qu’après quelques jours <strong>de</strong> soleil et <strong>de</strong><br />
chaleur. Alors seulement on pourrait moissonner. Mais les<br />
<strong>de</strong>rniers restes <strong>de</strong> <strong>la</strong> moisson précé<strong>de</strong>nte étaient<br />
consommé ; si ce<strong>la</strong> se prolongeait trop <strong>la</strong> soudure entre les<br />
récoltes ne serait pas assurée.<br />
Dès <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Guerre les Allemands avaient incorporé<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> farine <strong>de</strong> pomme <strong>de</strong> terre à <strong>la</strong> farine panifiable.<br />
Pommes <strong>de</strong> terre se dit Kartofeln et les p<strong>la</strong>isanteries sur le<br />
pain KK réjouissaient les poilus et leurs enfants.<br />
En France, on essaya diverses matières inertes qui<br />
donneraient une sensation <strong>de</strong> rassasiement… en<br />
particulier <strong>la</strong> baryte, b<strong>la</strong>nche, inerte et donnant l’illusion<br />
d’un pain nourrissant.<br />
Le taux <strong>de</strong> blutage, pourcentage <strong>de</strong>s issues (son, cosses,<br />
germes) <strong>la</strong>issés mé<strong>la</strong>ngés à <strong>la</strong> farine panifiable, augmentait<br />
les volumes sortant <strong>de</strong>s minoteries, donnant une farine<br />
colorée sans modification du ren<strong>de</strong>ment.<br />
Sujet inépuisable, je risque <strong>de</strong> radoter.<br />
De nombreuses tentatives d’adjuvants eurent lieu ;<br />
aucune ne fut réellement satisfaisante. Cette question <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
soudure était récurrente. Les disettes et famines <strong>de</strong>s XVII e<br />
et XVIII e siècle eurent <strong>de</strong>s pics <strong>de</strong> mortalité en pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
soudure.<br />
La métho<strong>de</strong> radicale fut inventée en Gran<strong>de</strong>-Bretagne<br />
pendant les guerres napoléoniennes : il fut interdit aux<br />
bou<strong>la</strong>ngers <strong>de</strong> vendre du pain du jour, seuls les pains rassis<br />
pouvaient être commercialisés. Quand j’ai découvert cette<br />
règle qui entraînait <strong>la</strong> <strong>de</strong>struction du fournil en cas<br />
d’infraction ( ! ), j’ai retrouvé <strong>la</strong> coutume <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> l’U.
Jamais <strong>de</strong> pain frais, seul le pain <strong>de</strong> <strong>la</strong> veille était<br />
consommable. L’exception : <strong>la</strong> tare. Le gros pain fendu<br />
était vendu au poids et un morceau plus ou moins gros était<br />
ajouté « pour faire le poids ». Ce morceau, frais, était le<br />
<strong>de</strong>ssert <strong>de</strong> celui qui pouvait se l’attribuer. C’était avant les<br />
restrictions…<br />
Pas d’ersatz pour le pain.<br />
Après <strong>la</strong> Libération une mission d’achats alimentaires<br />
fut envoyée aux Etats-Unis. Un bril<strong>la</strong>nt Science-Po ou<br />
polytechnicien, l’ENA étant encore au berceau, dirigeait <strong>la</strong><br />
mission. Ignorant <strong>la</strong> différence entre l’ang<strong>la</strong>is et<br />
l’américain, il commanda un énorme tonnage <strong>de</strong> « corn »,<br />
croyant acheter du grain (<strong>de</strong> blé) il acheta du maïs et<br />
pendant <strong>de</strong>s mois les Français mangèrent un pain à l’aspect<br />
appétissant, jaune d’or… et presque immangeable.<br />
Est-il nécessaire <strong>de</strong> rappeler que riz et choco<strong>la</strong>t avaient<br />
totalement disparu ?<br />
Le secteur alimentaire était le plus concerné par les<br />
ersatz. J’ai parlé du pain, base essentielle <strong>de</strong> l’alimentation.<br />
La France était encore un pays rural, <strong>la</strong> soupe au pain le<br />
matin, <strong>la</strong> soupe au pain le soir, <strong>la</strong> consommation moyenne<br />
quotidienne oscil<strong>la</strong>it entre 500 et 700 gr. Les rations les<br />
plus élevées T travailleur <strong>de</strong> force n’atteignaient les 450 gr<br />
par jour qu’en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> soudure. Mon père<br />
souffrait beaucoup du manque <strong>de</strong> pain, mais avait-il sa<br />
ration complète ?<br />
J’ai déjà dit combien le manque <strong>de</strong> matière grasse était<br />
pénible. Plusieurs raisons à ce<strong>la</strong>, <strong>la</strong> polente sèche glisse<br />
mal, le pain sec du matin également. Quand <strong>la</strong> ration <strong>de</strong><br />
matières grasses (huile, margarine, beurre) était un peu<br />
augmentée, le morceau <strong>de</strong> beurre (le minimum étant le
quart <strong>de</strong> livre pesé <strong>de</strong>vant le client : 125 gr pour un mois )<br />
consacré à <strong>la</strong> tartine matinale avait juste un goût <strong>de</strong> trop<br />
peu. Il y avait <strong>de</strong>s rations <strong>de</strong> fromage c’était généralement<br />
un morceau <strong>de</strong> Saint-Paulin, lire Port-Salut, sans aucun goût<br />
et peu salé. Il y avait un ersatz <strong>de</strong> cet ersatz <strong>de</strong> fromage : <strong>la</strong><br />
Cancoyotte portant fièrement sur son étiquette <strong>la</strong> cancoyote<br />
n’est pas un fromage , elle est vendue sans ticket et a autant<br />
<strong>de</strong> goût qu’un stylo sucé et resucé en c<strong>la</strong>sse.<br />
Trouver quelque chose à mettre sur le pain sec était une<br />
préoccupation obsédante. Un souvenir revient à <strong>la</strong> surface<br />
...<br />
Comment faire du pâté <strong>de</strong> foie à tartiner : se procurer<br />
<strong>de</strong>s haricots secs et les faire cuire plusieurs heures dans <strong>la</strong><br />
marmite norvégienne.<br />
Au préa<strong>la</strong>ble une nuit à gonfler dans l’eau froi<strong>de</strong><br />
améliore <strong>la</strong> recette. Après cuisson passer les haricots au<br />
tamis avec un pilon pour éliminer restes <strong>de</strong> cosses, germes<br />
et toute matière dure. Saler <strong>la</strong> purée. Prendre dans un<br />
bouquet d’herbes quelques feuilles <strong>de</strong> romarin, sarriette et<br />
<strong>la</strong>uriers, les concasser au mortier avec un pilon et mé<strong>la</strong>nger<br />
à <strong>la</strong> purée <strong>de</strong> haricots.<br />
Mettre dans <strong>de</strong>s petits ramequins à conserver au gar<strong>de</strong>manger.<br />
Si les frigos avaient été un équipement <strong>de</strong> cuisine<br />
généralisé ce<strong>la</strong> aurait garanti <strong>la</strong> fraîcheur mieux que les<br />
gar<strong>de</strong>-manger * .<br />
Cette recette est assez représentative <strong>de</strong>s ersatz « à <strong>la</strong><br />
Française » ou aspect et consistance ont autant<br />
d’importance que le produit <strong>de</strong> substitution.<br />
* Qui sait encore ce qu’est un gar<strong>de</strong>-manger ? Sur les premiers chantiers que j’ai suivi pour<br />
Grégoire (Mayenne, Laval…) l’instal<strong>la</strong>tion du gar<strong>de</strong>-manger, orienté su nord, si possible, dans un<br />
courant d’air et équipé <strong>de</strong> fins gril<strong>la</strong>ges anti-mouches était <strong>de</strong> rigueur. Les premiers « p<strong>la</strong>n-type »<br />
<strong>de</strong>s logements aidés ne mentionnaient plus les gar<strong>de</strong>-manger. Quelques années après apparu le<br />
p<strong>la</strong>card sèche-linge.
J’ai déjà fait allusion a <strong>de</strong>s produits dont les<br />
caractéristiques – je n’ose pas dire les qualités – ont fait le<br />
succès au moins provisoire, le temps d’une pénurie.<br />
Comme <strong>la</strong> ration <strong>de</strong> sucre était sans commune mesure<br />
avec les besoins, toute sorte d’ersatz apparurent, du sucre<br />
<strong>de</strong> raisin à <strong>la</strong> saccharine, pilule sucrante à l’arrière-goût<br />
amer, <strong>de</strong>s vesces (légumineuse fourragère) remp<strong>la</strong>çant les<br />
lentilles, nouvel or <strong>de</strong> <strong>la</strong> région du Puy-en-Ve<strong>la</strong>y.<br />
Châtaigne séchée, très nourrissante mais dont<br />
l’épluchage était une vraie corvée ; rutabaga remp<strong>la</strong>çant les<br />
topinambours eux-mêmes substituts aux pommes <strong>de</strong> terre<br />
ravagées par les doryphores l’été et par le gel l’hiver. Pour<br />
mémoire : <strong>la</strong> « robe » rayée kaki et jaune du doryphore<br />
ravageur <strong>de</strong> récolte faisait irrésistiblement penser au<br />
Feldgrau vert-<strong>de</strong>-gris <strong>de</strong> l’Occupant, avec <strong>la</strong> même<br />
attraction pour nos patates. Les Doryphores voleurs <strong>de</strong><br />
pommes <strong>de</strong> terre <strong>de</strong>vinrent <strong>de</strong>s voleurs ravageant notre<br />
pays<br />
Je n’avais jamais vu <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre gelées avantguerre<br />
; à Lyon j’ai eu l’impression que plus <strong>de</strong> <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> ration y passait ; <strong>la</strong> germination amputant encore les<br />
rescapées.<br />
Dès le premier hiver d’occupation, en zone « no-no »,<br />
apparut le café Pétain rationné et peu excitant ; quelques<br />
traces <strong>de</strong> café originaire <strong>de</strong>s colonies africaines et <strong>de</strong>s<br />
extraits <strong>de</strong> chicoré formaient un assemb<strong>la</strong>ge qui, brû<strong>la</strong>nt,<br />
pouvait passer pour buvable. Quand les rares re<strong>la</strong>tions<br />
entre France métropolitaine et Maghreb furent coupées<br />
(novembre 1942) il y eut un jus brunâtre extrait <strong>de</strong> grains<br />
d’orge torréfiés : eau chau<strong>de</strong>, saccharine et orge grillé, quel<br />
coup <strong>de</strong> fouet pour commencer sa journée.
Il y avait aussi une « farine cacaotée » sans farine ni<br />
cacao. Pour les jeunes enfants, quand une ration <strong>de</strong> farine<br />
le permettait, <strong>la</strong> farine grisâtre était légèrement brunie au<br />
four et donnait un ersatz <strong>de</strong> blédine.<br />
Le père <strong>de</strong> Grany, votre arrière-grand-père Caron, avait<br />
en banlieue Nord <strong>de</strong> Paris une entreprise <strong>de</strong> broyage à<br />
façon. Il était équipé pour broyer aussi bien <strong>de</strong> blocs <strong>de</strong><br />
calcaire que <strong>de</strong>s médicaments. Pendant les années <strong>de</strong>s<br />
restrictions il broya <strong>de</strong>s cosses <strong>de</strong> cacao – tant qu’il y en eu<br />
– pour <strong>de</strong>s petits déjeuners sans <strong>la</strong>it, ni sucre ni cacao !<br />
Je n’ai jamais su les ingrédients d’une émulsion sans<br />
huile ni vinaigre baptisée vinaigrette. Un fournisseur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
rue <strong>de</strong> Buci vendait <strong>de</strong>s yaourts dont les composants étaient<br />
mystérieux. Cette mixture b<strong>la</strong>nche et insipi<strong>de</strong> était un<br />
prétexte pour faire fondre une pastille sucrante ( ! ). Ce<br />
pseudo yaourt était fabriqué avenue du Maine, sous l’atelier<br />
d’architecture Gromort où Philippe « grattait » en vue <strong>de</strong><br />
son diplôme. MM se coltinait quotidiennement les petites<br />
bouteilles <strong>de</strong> verre, vi<strong>de</strong>s ou pleines ; ce n’était pas du tout<br />
nourrissant, pourquoi MM exécutait-elle quotidiennement<br />
cette corvée ?<br />
Un autre met immangeable était un ersatz d’ersatz. Le<br />
tapioca au <strong>la</strong>it, horrible colle transluci<strong>de</strong> et gluante nous<br />
avait été révélé dès l’hiver 39/40 par <strong>la</strong> tante R. Même<br />
affamés, ce qui était le cas d’Em. et moi, nous étions<br />
incapables d’ingurgiter cette horreur aux grumeaux<br />
vomitifs. Naturellement le tapioca, semoule <strong>de</strong> manioc,<br />
disparut avec l’isolement total <strong>de</strong> <strong>la</strong> zone qui n’était plus<br />
« non occupée » mais simplement zone sud.<br />
Apparut dans les cartes d’alimentation <strong>de</strong> l’orge germé.<br />
Quelle que soit <strong>la</strong> recette, cette nourriture état un véritable<br />
émétique.<br />
La raréfaction, pour ne pas dire <strong>la</strong> disparition, du sel<br />
n’arrangeait rien. On pouvait encore acheter un mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong>
sable et <strong>de</strong> sel, mais on ne trouvait plus <strong>de</strong> sel b<strong>la</strong>nc et le<br />
sable craquant sous <strong>la</strong> <strong>de</strong>nt n’avait aucun charme. Dans une<br />
soupe ayant longtemps bouilli le sable se rassemb<strong>la</strong>it au<br />
fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> marmite, il suffisait alors <strong>de</strong> ne pas consommer<br />
les <strong>de</strong>rnières gouttes ; mais dès lors qu’il n’y avait pas <strong>de</strong><br />
ségrégation hydraulique, le sable était toujours présent.<br />
Faire soi-même ses conserves, le citadin que j‘étais dû<br />
en déchiffrer les arcanes. A l’automne 43, <strong>la</strong> météorologie,<br />
que personne ne savait pronostiquer, fut très favorable aux<br />
champignons. Dans les bois longeant <strong>la</strong> Senouire les cèpes<br />
apparurent en très grand nombre. Des sorties champignons<br />
permettaient <strong>de</strong> revenir « à pleins paniers ».<br />
Je crois me souvenir d’une opération en <strong>de</strong>ux temps.<br />
Avant tout nettoyage, élimination <strong>de</strong>s morceaux attaqués<br />
par les parasites et découpage en <strong>la</strong>melles fines installées<br />
sur <strong>de</strong>s gril<strong>la</strong>ges, à l’ombre, en plein air.<br />
Le soir les c<strong>la</strong>ies étaient rentrées pour éviter l’humidité<br />
nocturne. Les champignons ainsi séchés après <strong>de</strong>ux ou<br />
trois jours, pouvaient être stockés. Grosse aiguille à mate<strong>la</strong>s<br />
et gros fil <strong>de</strong> chanvre pour enfiler <strong>de</strong>s chapelets <strong>de</strong> copeaux<br />
<strong>de</strong> cèpes. Tout l’hiver les sauces aux cèpes amélioraient <strong>de</strong>s<br />
préparations assez insipi<strong>de</strong>s.<br />
L’acci<strong>de</strong>nt survenu à une vache du fermier me donna<br />
l’occasion <strong>de</strong> découvrir les secrets du fumage.<br />
Je crois avoir raconté l’intervention du vétérinaire<br />
déc<strong>la</strong>rant qu’il avait dû faire abattre en urgence une bête<br />
atteinte d’une ma<strong>la</strong>die hautement contagieuse (fièvre<br />
aphteuse ?) et ordonné d’enterrer immédiatement <strong>la</strong><br />
carcasse. Du coup les services du ravitaillement seraient<br />
informés avec un certain retard ! Entre temps <strong>la</strong> vache<br />
aurait été débitée et partagée. Ni vu ni connu, une vache<br />
ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, risque <strong>de</strong> contagion ; tout le mon<strong>de</strong> est en règle.
Je ne me souviens pas du nombre <strong>de</strong> bénéficiaires ; pour<br />
<strong>la</strong> famille Branche. il y eut une pièce correspondant<br />
approximativement à un <strong>de</strong>mi quartier <strong>de</strong> <strong>la</strong> bête.<br />
Dans <strong>la</strong> nuit je suis allé avec Kate, l’ânesse, attelée à un<br />
tombereau, en évitant <strong>la</strong> route, jusqu’à Mazerat – Aurouze,<br />
charger le morceau. Pendant ce temps Mme B. et Françoise<br />
préparaient le matériel pour débiter et conditionner ces<br />
kilos <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>.<br />
Retour au Boucherand ; vi<strong>de</strong>r, retourner, ébouil<strong>la</strong>nter<br />
un bon mètre et <strong>de</strong>mi <strong>de</strong> boyau (intestin grêle) Mme B. lève<br />
les bons morceaux <strong>de</strong>stinés au fumoir, éliminant les<br />
« aponévroses » comme aurait dit papa, nerfs, aurait dit<br />
MM.<br />
Longue séance du hachoir à manivelle pour transformer<br />
ces débris en une pâte sortant en continu <strong>de</strong> cet engin.<br />
Pendant ce temps F. est allé chercher au saloir <strong>de</strong>s<br />
morceaux <strong>de</strong> <strong>la</strong>rd gras, passés eux aussi au hachoir et<br />
ma<strong>la</strong>xés. Baies <strong>de</strong> genévrier, feuilles <strong>de</strong> <strong>la</strong>urier et autres<br />
ingrédients ; c’est avec une sorte d’entonnoir que <strong>la</strong> vian<strong>de</strong><br />
est manuellement enfoncée dans le boyau. Tous les dix à<br />
quinze centimètres un double nœud marque l’espace entre<br />
<strong>de</strong>ux saucissons.<br />
Pendant ce temps, près <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison pour que <strong>la</strong> fumée<br />
soit confondue avec celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisine, mais assez loin pour<br />
être invisible dans le bois <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière, nous bricolons avec<br />
<strong>de</strong> vieilles portes une sorte <strong>de</strong> guérite, comme celles <strong>de</strong>s<br />
gar<strong>de</strong>s au Luxembourg.<br />
Trois côtés fixes, une porte et un toit avec un espace<br />
libre pour que <strong>la</strong> fumée puisse s’échapper. Des barres<br />
horizontales supporteront les chapelets <strong>de</strong> saucissons et les<br />
« blocs » <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>. Quarante ans plus tard, avec les Collet,<br />
nous avons découvert <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Grisons. C’était ce que<br />
nous avions fabriqué avec <strong>la</strong> vache <strong>de</strong> Mazerat. Coupés en
tranches très fines après 36 ou 48 heures <strong>de</strong> fumage, c’était<br />
un met <strong>de</strong> roi, indépendamment du contexte <strong>de</strong><br />
rationnement.<br />
Les mètres <strong>de</strong> saucisson fumé ont été, eux aussi, très<br />
appréciés.<br />
Gardiens du feu, nous avons successivement entretenu<br />
avec <strong>de</strong>s aiguilles <strong>de</strong> pin une lente combustion. Il me<br />
semble que nous avons <strong>la</strong>issé tomber le feu au bout <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />
jours. Saucissons et blocs <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> ont alors émigrés dans<br />
le grenier <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison, à l’ombre et dans un coin aéré du<br />
comble.<br />
Autre apprentissage gastronomico-rural .<br />
A l’automne, avec les premières gelées, le moment est<br />
venu <strong>de</strong> s’occuper <strong>de</strong>s choux. Le chou ne gèle pas même si<br />
le carré <strong>de</strong> choux est sous <strong>la</strong> neige ou si <strong>la</strong> terre du potager<br />
est dure comme pierre. Mais le chou mérite une<br />
préparation. Le rabot à choux est une sorte <strong>de</strong> coulisse en<br />
bois dur traversée par une <strong>la</strong>me d’acier. Poussé et reculé le<br />
rabot enlève <strong>de</strong>s fines tranches <strong>de</strong> chou ; dans le<br />
mouvement <strong>de</strong> va-et-vient <strong>de</strong> l’opérateur on retrouve<br />
quelque chose du va-et-vient <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>vandière tordant et<br />
rinçant son linge.<br />
Un <strong>de</strong>mi-tonneau, une cuve <strong>de</strong> bois, c’est l’accessoire<br />
qui a un rôle essentiel. Une <strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong> gros choux<br />
est transformée en <strong>la</strong>melles couchées dans le cuveau avec<br />
<strong>de</strong>s poignées <strong>de</strong> gros sel. Un faux couvercle est posé sur le<br />
tas avec quelques pavés pour bien écraser <strong>la</strong> masse.<br />
Pendant <strong>de</strong>s semaines <strong>la</strong> préparation se poursuit ; l’eau<br />
dégorgée par le chou imprègne <strong>la</strong> masse <strong>de</strong> ce que les<br />
Allemands appellent Sauer Kraut, mot-à-mot chou aigre, que<br />
les Français ont traduit Choucroute.
Avec quelques pommes <strong>de</strong> terre cuites à l’eau, c’est un<br />
bon p<strong>la</strong>t, mais avec <strong>de</strong>s cochonnailles, saucisse, petit-salé,<br />
jarret, ça <strong>de</strong>vient un festin.<br />
Seule <strong>la</strong> vie durant les quatre saisons permet au citadin<br />
<strong>la</strong> découverte d’évi<strong>de</strong>nces pour le rural. Ainsi <strong>la</strong> ponte <strong>de</strong>s<br />
œufs n’est pas répartie également au cours <strong>de</strong> l’année.<br />
Peut-être ce<strong>la</strong> a-t-il changé avec les poulets en batterie,<br />
mais durant l’Occupation il était possible d’acheter <strong>de</strong>s<br />
œufs en septembre, si je ne me trompe pas. On pouvait se<br />
procurer, chez les marchands <strong>de</strong> couleur (drogueries) un<br />
produit dont j’ai oublié le nom, un silicate <strong>de</strong> quelque<br />
chose, dissous dans <strong>de</strong> l’eau et remplissant un grand saloir<br />
en grès. La saison <strong>de</strong>s œufs arrivant, on pouvait déposer<br />
<strong>de</strong>s œufs baignant dans <strong>la</strong> mixture. Ceux-ci étaient<br />
désormais « endormis ». Pas <strong>de</strong> risque <strong>de</strong> trouver un<br />
poussin inachevé, <strong>de</strong> découvrir <strong>de</strong>s œufs pourris. Il n’était<br />
naturellement pas question <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s œufs à <strong>la</strong> coque,<br />
mais on pouvait encore faire une omelette.<br />
Je suis incapable <strong>de</strong> retrouver le nom <strong>de</strong> cette potion<br />
magique.<br />
Ce récit montre que les questions <strong>de</strong> ravitaillement<br />
tenaient une p<strong>la</strong>ce importante dans <strong>la</strong> vie quotidienne et<br />
que <strong>la</strong> conservation <strong>de</strong> <strong>la</strong> nourriture était un problème vital.<br />
Champignons, fumaisons, choucroute ou conserves d’œufs,<br />
l’ingéniosité et les recettes du passé permettaient d’éviter<br />
l’obligation <strong>de</strong> manger trop puis <strong>de</strong> se serrer <strong>la</strong> ceinture.<br />
Un grand absent dans ce récit : le frigo. Le seul<br />
réfrigérateur que j’ai vu était celui <strong>de</strong> l’oncle Jean, quai<br />
Gailleton à Lyon. Je me souviens <strong>de</strong>s propos du petit frère<br />
à sa gran<strong>de</strong> sœur, « Tu <strong>de</strong>vrais, Marie, avoir un Frigidaire ».<br />
Etait-ce juste avant le guerre ? Probablement car un tel<br />
propos n’aurait eu aucun sens sous l’Occupation. Mais
Marie restait fidèle au gar<strong>de</strong>-manger avec son fin gril<strong>la</strong>ge<br />
protégeant <strong>de</strong>s mouches.<br />
Cette histoire <strong>de</strong> frigo me rappelle un souvenir <strong>de</strong><br />
Kilmarnoch, dans les premières années. Pas <strong>de</strong> frigidaire<br />
dans une maison <strong>de</strong> vacances. La soupe du soir était une<br />
tradition sacrée. Hélène, <strong>la</strong> cuisinière, servait <strong>de</strong>s soupes <strong>de</strong><br />
légume qui avaient souvent un goût surprenant, acidulé. En<br />
plus l’instal<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille chez Mamie et Dad<br />
coïncidait parfois à une épidémie <strong>de</strong> tourista surprenante<br />
dans le climat breton. Je ne sais qui découvrit le pot-auxroses<br />
. Hélène remettait le reste <strong>de</strong> soupe du soir dans une<br />
jatte avec le nouveau potage qui attendait au gar<strong>de</strong>-manger<br />
le soir suivant. La soupe était toujours aci<strong>de</strong> et légèrement<br />
« tournée ». L’arrivée d’un frigidaire et le changement <strong>de</strong><br />
cuisinière éradiqua <strong>la</strong> tourista.<br />
C’est José, alors en Indochine, qui me donna les moyens<br />
d’acheter un petit réfrigérateur à absorption <strong>de</strong> 50 litres.<br />
Les générations qui suivent ont probablement quelques<br />
difficultés à s’imaginer dans un mon<strong>de</strong> sans machine à<br />
<strong>la</strong>ver ni <strong>la</strong>ve-vaisselle ni frigo … ni micro-on<strong>de</strong>. Le premier<br />
usage <strong>de</strong> cette nouvelle machine fut <strong>de</strong> réchauffer quasi<br />
instantanément les biberons.<br />
Impossible <strong>de</strong> revisiter sans a-priori le passé où se<br />
croisèrent <strong>de</strong>s sentiments élevés et <strong>de</strong> basses<br />
préoccupations alimentaires. Certains haut faits, pil<strong>la</strong>ges <strong>de</strong><br />
bou<strong>la</strong>ngeries ou raids sur <strong>de</strong>s bureaux <strong>de</strong> tabac, peuvent<br />
être rangés dans les mesures d’absolue nécessité ou<br />
relevant du simple brigandage.<br />
Parlons du Marché noir.<br />
Ce<strong>la</strong> al<strong>la</strong>it du marché « gris », cigarettes contre tickets <strong>de</strong><br />
pain au Bureau Otto, centrale d’achat <strong>de</strong> tout ce que les<br />
Allemands pouvaient piller. Achat n’est pas le mot le plus
adapté, « l’in<strong>de</strong>mnité d’occupation » imposée par l’armistice<br />
était <strong>de</strong> quatre cent millions par jour. Cette somme<br />
astronomique (en francs 1939) permettait aux Allemands <strong>de</strong><br />
payer tout ce qu’ils vou<strong>la</strong>ient, les achats n’ont jamais éclusé<br />
cette manne. Belle opération, le vaincu fournissant les<br />
fonds nécessaires au pil<strong>la</strong>ge, les Allemands étaient korekt<br />
puisqu’ils payaient…<br />
Le marché noir avait ses <strong>histoires</strong> authentiques et ses<br />
légen<strong>de</strong>s. Je ne peux pas dater une expérience vécue : Noël<br />
1940 ou Noël 1942, je ne sais plus. Nous sommes partis à<br />
vélo, M.-J. et moi pour monter visiter les vil<strong>la</strong>ges d’altitu<strong>de</strong>.<br />
Si j’avais une carte je situerais facilement <strong>la</strong> route en <strong>la</strong>cets<br />
montant au nord-ouest <strong>de</strong> St-Jean-<strong>de</strong>-Maurienne. Au<br />
moins dix <strong>la</strong>cets à <strong>la</strong> hauteur d’un verrou g<strong>la</strong>ciaire en aval<br />
<strong>de</strong> l’Echaillon 1 . J’estimerais le dénivelé à 400 m, du fond <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> vallée au p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong>s alpages.<br />
Il a fallu grimper cette interminable route, les vélos<br />
chargés <strong>de</strong> notre monnaie d’échange : les cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
montagne <strong>de</strong> M.-J. Nous pensions que <strong>de</strong> soli<strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
montagne intéresseraient <strong>de</strong>s paysans qui en auraient<br />
toujours l’usage, s’en procurer <strong>de</strong> nouvelles neuves étant<br />
hors <strong>de</strong> question, le chanvre et le sisal ayant disparu.<br />
Je reparlerai du sisal.<br />
Les cultivateurs <strong>de</strong>s hauts alpages savaient que notre<br />
visite n’était pas désintéressée, mais il fal<strong>la</strong>it prendre du<br />
temps pour <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> contact, ce<strong>la</strong> d’autant plus qu’en<br />
hiver les veillées sont longues, nous étions donc un<br />
spectacle gratuit à un moment où rien <strong>de</strong> pressait.<br />
Dans une grosse ferme nous avons tenté notre chance.<br />
M.-J. commença par expliquer qu’il travail<strong>la</strong>it à l’usine, en<br />
bas, et qu’il avait déjà 3 ou 4 enfants ; il cherchait du<br />
ravitaillement. Les gendarmes contrô<strong>la</strong>ient les achats<br />
1 Un nom me revient : Pontamaffrey. Je crois que ce hameau était au sommet <strong>de</strong> <strong>la</strong> route aux<br />
trente <strong>la</strong>cets.
alimentant le marché noir, il était nécessaire <strong>de</strong> prévoir une<br />
histoire ramenant notre éventuelle transaction à une affaire<br />
familiale, ce<strong>la</strong> était toléré.<br />
Après avoir expliqué ma présence <strong>de</strong> jeune frère<br />
parisien, Maurice-Jean espérait entrer dans le vif du sujet ;<br />
un <strong>de</strong>s adultes vou<strong>la</strong>it en savoir plus et me <strong>de</strong>manda <strong>de</strong>s<br />
précisions. Réponse, rue <strong>de</strong> l’Université. A quel numéro ?<br />
Au Un. « Au-<strong>de</strong>ssus du bureau <strong>de</strong> poste ? »<br />
Je ne comprenais pas cette connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> l’U<br />
en Haute Maurienne !<br />
Ayant bien jouis <strong>de</strong> son effet il m’expliqua qu’avant <strong>la</strong><br />
guerre il al<strong>la</strong>it tous les hivers à Paris faire le taxi, ce qui<br />
permettait <strong>de</strong> comprendre sa connaissance <strong>de</strong>s rues<br />
parisiennes.<br />
Fier <strong>de</strong> son numéro <strong>de</strong>vant toute sa famille, il fut assez<br />
généreux en pommes <strong>de</strong> terre, les sacs attachés aux vélos<br />
nous re<strong>de</strong>scendirent sans trop d’effort dans <strong>la</strong> vallée.<br />
Dix ans plus tard les Français découvraient les capacités<br />
<strong>de</strong> transports du vélo le long <strong>de</strong> <strong>la</strong> piste Ho Chi Minh. Le<br />
désastre militaire <strong>de</strong> Dien Bien Phu a démontré <strong>la</strong><br />
supériorité <strong>de</strong> <strong>la</strong> bicyclette sur les Dodge 6 x 6 et autres<br />
GMC du CEFEO 1 .<br />
Quand j’entrai dans <strong>la</strong> famille <strong>de</strong> J. en 46, j’ai découvert<br />
les coutumes alimentaires d’une famille bourgeoise<br />
d’origine provinciale. Le dimanche au déjeuner le menu<br />
était immuable : Entrée (vol-au-vent), vo<strong>la</strong>ille rôtie ou rôti<br />
<strong>de</strong> bœuf, frites, sa<strong>la</strong><strong>de</strong> verte avec <strong>de</strong> <strong>la</strong> ga<strong>la</strong>ntine, fromage et<br />
<strong>de</strong>ssert. Martini, vins b<strong>la</strong>nc et rouge, café et calvados <strong>de</strong><br />
Jouy, Jacques Caron étant bouilleur <strong>de</strong> cru.<br />
La conversation abordait souvent les difficultés passées.<br />
Un c<strong>la</strong>ssique évoquait un cousin producteur <strong>de</strong> betteraves.<br />
1 CEFEO Corps expéditionaire français d Extrème-Orient. Reconversion, postérieure à Hiroshima,<br />
<strong>de</strong>s Volontaires pour participer à l’assaut final contre le Japon.
Selon ce récit <strong>la</strong> maîtresse <strong>de</strong> maison était périodiquement<br />
prévenue <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite hebdomadaire par le valet <strong>de</strong><br />
chambre : « Le monsieur du marché noir <strong>de</strong> Madame est<br />
arrivé et l’attend à l’office ». Je n’ai jamais su si cette<br />
histoire avait un fond <strong>de</strong> vérité ; ce<strong>la</strong> ne me semble pas<br />
impossible.<br />
J’avoue sans gêne que le déjeuner du dimanche, avenue<br />
<strong>de</strong> Saxe, était le bienvenu et tranchait sur les menus <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
p<strong>la</strong>ce Saint-Georges. Nous mangions souvent <strong>de</strong>s<br />
« pigeonneaux », cette appel<strong>la</strong>tion désignant <strong>de</strong>s pommes<br />
<strong>de</strong> terre dans leur peau que j’avais l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> nommer<br />
pommes <strong>de</strong> terre en robe <strong>de</strong> chambre. Jamais un repas rue<br />
<strong>de</strong> l’U n’a pu rivaliser avec ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> Jacqueline.<br />
Quant à nos menus en tête à tête…, nous avons même<br />
mangé du « mou » ; l’expérience n’a pas été renouvelée.<br />
Rien que d’y repenser <strong>la</strong> nausée se manifeste !<br />
Ersatz…<br />
Je n’ai jamais essayé <strong>de</strong> manger du corbeau, Philippe<br />
avait fait une tentative et malgré une très longue cuisson n’a<br />
pas dépassé <strong>la</strong> première bouchée. J’ai mangé <strong>de</strong> l’écureuil<br />
mais un <strong>la</strong>pin est géant à côté d’un écureuil.. J’ai essayé <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> loutre, le fermier <strong>de</strong>s B. en ayant piégé une dans <strong>la</strong><br />
Senouire. Il a gardé <strong>la</strong> fourrure et nous a donné <strong>la</strong> carcasse.<br />
Dire que c’était bon serait excessif, mais malgré l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />
poisson c’était <strong>de</strong> <strong>la</strong> vian<strong>de</strong>, donc un met appréciable. Je<br />
parle parfois <strong>de</strong> vesce, petite boule brun foncé <strong>de</strong>stinée à <strong>la</strong><br />
nourriture <strong>de</strong>s bêtes (ruminants) mais ramassées avec une<br />
faucheuse et battues au tarrare 1 , <strong>la</strong> vesce était assez<br />
facilement vendue en petites quantités ; après longue<br />
cuisson (marmite norvégienne) les vesces remp<strong>la</strong>çaient les<br />
lentilles.<br />
1 Tararre, ville du département <strong>de</strong> <strong>la</strong> Loire, proche <strong>de</strong> St Etienne, a donné son nom à un engin mu<br />
à <strong>la</strong> manivelle, comportant un venti<strong>la</strong>teur et un tamis, assurant presque <strong>la</strong> même fonction, en<br />
réduction, d’une batteuse. On en voit parfois « décorant » une rési<strong>de</strong>nce secondaire !
Parmi les productions agricoles nécessitant <strong>de</strong>s tickets il<br />
y avait le tabac. Pourquoi ces restrictions alors que, me<br />
semble-t-il, <strong>la</strong> production du Périgord aurait pu et du<br />
suffire aux besoins et, si besoin était, <strong>la</strong> production aurait<br />
pu être augmentée.<br />
La ration était <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux paquets <strong>de</strong> cigarettes par déca<strong>de</strong>,<br />
ou un paquet <strong>de</strong> tabac à pipe <strong>de</strong> quarante grammes. La<br />
ration était équivalente, en cigarette « toute cousue » ou en<br />
tabac à rouler. De nombreuses petites mécaniques à rouler<br />
les cigarettes se trouvaient dans les bureaux <strong>de</strong> tabac ;<br />
c’était utile pour fumer les mégots ; les siens au moins . Le<br />
papier Job, gommé ou pas, était en vente libre mais on n’en<br />
trouvait pas toujours .<br />
La Gauloise avait perdu sa robe bleue, elle était présenté<br />
dans un papier beige assez léger avec une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> papier<br />
b<strong>la</strong>nc fermant <strong>la</strong> tranche du paquet ; dès <strong>la</strong> première<br />
cigarette sortie, le paquet se défaisait, les cigarettes à même<br />
<strong>la</strong> poche résistaient mal. Divers porte-cigarettes furent mis<br />
sur le marché. Mais <strong>la</strong> Régie <strong>de</strong>s tabacs, à court<br />
d’approvisionnement, <strong>de</strong>manda aux fumeurs,<br />
obligatoirement inscrits dans un bureau <strong>de</strong> tabacs, <strong>de</strong><br />
rapporter les <strong>de</strong>ux embal<strong>la</strong>ges vi<strong>de</strong>s au début <strong>de</strong> <strong>la</strong> déca<strong>de</strong><br />
suivante. Ceux qui avaient oubliés se voyaient délivrer leur<br />
quarante cigarettes en vrac !<br />
On n’en était pas à réc<strong>la</strong>mer les mégots, mais tout juste.<br />
En réalité peu <strong>de</strong> gens jetaient leurs mégots ; récupérés,<br />
séchés et mé<strong>la</strong>ngés à du tabac « neuf » les mégots avaient<br />
une <strong>de</strong>uxième vie.<br />
Malgré tout et notamment le marché noir du tabac, trafic<br />
à toute petite échelle mais concernant <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong><br />
personnes, les quarante cigarettes décadaires étaient<br />
insuffisantes, même pour un fumeur moyen.<br />
La recherche <strong>de</strong> solutions <strong>de</strong> rechange intéressait une<br />
<strong>la</strong>rge moitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion adulte. J’ai personnellement
essayé <strong>de</strong>ux ersatz <strong>de</strong> tabac, les feuilles <strong>de</strong> tilleul récoltées<br />
au printemps pour faire <strong>de</strong>s tisanes et dévoyées <strong>de</strong> leur<br />
usage thérapeutique. Je n’ai pas <strong>de</strong> souvenir très précis, ce<br />
n’était sûrement pas inoubliable.<br />
L’autre expérience faite au Boucherand avec le colonel<br />
Branche, grand pétuneur <strong>de</strong>vant l’Eternel, fut un <strong>de</strong>misuccès.<br />
C’était physiquement fumable, roulé dans une<br />
machine ad hoc et du papier gommé Job. Nous avions<br />
récupéré <strong>de</strong>s issues <strong>de</strong> récolte <strong>de</strong> haricots secs, à <strong>la</strong> sortie<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> batteuse. Les batitures, poussières, fragments <strong>de</strong><br />
cosses et <strong>de</strong> tiges, mises à sécher sur <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>ies, se<br />
révélèrent fumables. La sensation <strong>de</strong> tirer, <strong>la</strong> fumée étaient<br />
là mais le goût n’avait qu’un très lointain rapport avec<br />
l’herbe à Nicot.
Revenons au sisal<br />
L’instrument aratoire le plus mo<strong>de</strong>rne, dans les années<br />
30, était <strong>la</strong> moissonneuse-lieuse. A Voves où j’ai passé l’été<br />
1938, Clovis Mercier était fier d’en avoir une et <strong>la</strong><br />
bichonnait comme un <strong>de</strong> ses chevaux. La moissonneusebatteuse<br />
n’apparu, dans les grosses exploitations, qu’après<br />
<strong>la</strong> guerre, avec le P<strong>la</strong>n Marshall.<br />
Cette moissonneuse-lieuse coupait les tiges <strong>de</strong> blé et les<br />
groupaient en javelles nouées juste au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong>s épis.<br />
Lorsque <strong>la</strong> batteuse était mise en service il suffisait <strong>de</strong><br />
couper le nœud avant <strong>de</strong> pousser les gerbes pour avoir à <strong>la</strong><br />
sortie grains, paille et balle déjà triés.<br />
L’ingénieuse machine à nouer les gerbes avait été<br />
conçue pour <strong>de</strong> <strong>la</strong> ficelle à <strong>de</strong>ux brins en sisal. Le sisal était<br />
produits dans les In<strong>de</strong>s britanniques ; <strong>la</strong> guerre stoppa les<br />
approvisionnements. Sans sisal plus <strong>de</strong> lieuse.<br />
D’innombrables essais eurent lieu pour trouver un ersatz.<br />
Des ficelles en papier furent essayées qui cassaient sans<br />
cesse. Les moissons sans lieuse nécessitèrent <strong>de</strong>ux fois<br />
pkus <strong>de</strong> personnes : on revint à l’ancienne technique, une<br />
femme suivait <strong>la</strong> moissonneuse, prenait une poignée <strong>de</strong><br />
tiges, <strong>la</strong> tordait et nouait <strong>la</strong> javelle avec ce lien qui passerait<br />
ensuite dans <strong>la</strong> batteuse le moment venu. Faire les gerbiers<br />
(les meules <strong>de</strong> gerbes avant battage) était également plus<br />
difficile avec <strong>de</strong>s gerbes mal nouées et entraînaient <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
perte. Plus <strong>de</strong> main d’œuvre et moins <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>ment faute<br />
d’un ersatz <strong>de</strong> sisal ! Le papier, si rare, ne pouvait pas faire<br />
l’affaire.<br />
Survivre à <strong>la</strong> pénurie<br />
De quelques difficultés quotidiennes
Hygiène corporelle.<br />
J’imagine que les serviettes <strong>de</strong> toilette n’étaient pas<br />
mé<strong>la</strong>ngées aux draps évadés <strong>de</strong>s B<strong>la</strong>iries. En effet c’est avec<br />
<strong>de</strong>s chiffons que nous nous essuyons ; comme il n’y avait<br />
naturellement pas d’eau chau<strong>de</strong>, <strong>la</strong> toilette était plutôt<br />
sommaire. Très vite le savon vint à manquer. La pierre<br />
ponce fit un retour remarqué mais peu efficace.En 42 ou 43<br />
on délivrait avec tickets un curieux savon grisâtre qui<br />
semb<strong>la</strong>it être <strong>de</strong> l’argile grise truffée <strong>de</strong> poudre calcaire. Pas<br />
question <strong>de</strong> faire mousser quoique ce soit ; il faut<br />
reconnaître que ça grattait <strong>la</strong> couenne. Pendant l’automne<br />
et l’hiver ce produit était redoutable pour les engelures.<br />
J’imagine, peut-être à tort, que ce terme ne dit plus<br />
rien ; <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ques rouges, intumescentes, sur les doigts <strong>de</strong>s<br />
mains ou les orteils, provoquant <strong>de</strong>s démangeaisons<br />
vraiment pénibles. Parfois encore plus mal p<strong>la</strong>cées sur <strong>de</strong>s<br />
zones irritables, il n’y avait pas <strong>de</strong> vrai traitement, Faute <strong>de</strong><br />
matières grasses les onguents proposés par les pharmaciens<br />
étaient d’application incompatible avec <strong>la</strong> vie quotidienne.<br />
Il aurait fallu les utiliser pour fourrer <strong>de</strong>s gants qu’on ne<br />
quitterait jamais.<br />
Le retour du printemps chassait les engelures.<br />
C’est à cette saison que les puces faisaient leur grand<br />
retour. A Lyon j’avais pratiquement aucun contact<br />
physique avec qui que ce soit. Rentré à Paris, prenant le<br />
métro assez souvent, j’avais compris qu’il fal<strong>la</strong>it une<br />
stratégie réfléchie pour faire face à ce fléau si pénible.<br />
Rentrant d’un dép<strong>la</strong>cement quelconque en métro, aussitôt<br />
arrivé dans notre chambre, je me déshabil<strong>la</strong>is et examinais<br />
en détail les coutures <strong>de</strong> pantalon, les cols <strong>de</strong> chemise, les<br />
chaussettes et <strong>la</strong> ceinture du caleçon. Il fal<strong>la</strong>it avoir l’œil et<br />
les réactions rapi<strong>de</strong>s. Le petit insecte brun avait une<br />
troisième paire <strong>de</strong> pattes très développée ; si on ratait le
premier saut on avait peu <strong>de</strong> chance <strong>de</strong> réussir <strong>la</strong> capture<br />
après le <strong>de</strong>uxième.<br />
Le record dont je me souviens, c’est un tableau <strong>de</strong><br />
chasse <strong>de</strong> onze puces pour une sortie en métro. Les<br />
captures, pincées entre pouce et in<strong>de</strong>x puis engluées dans<br />
ma salive, c’était mon truc, étaient déposées sur le marbre<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> cheminée <strong>de</strong> notre chambre et écrasées avec un gros<br />
clou <strong>de</strong> charpentier. La plupart éc<strong>la</strong>taient dans une goutte<br />
<strong>de</strong> sang. Il s’agissait donc <strong>de</strong> captures post-prandiales. Elles<br />
étaient gavées <strong>de</strong> mon sang et avaient provoqué <strong>de</strong>s<br />
démangeaisons incoercibles.<br />
L’insectici<strong>de</strong> réputé, <strong>la</strong> poudre <strong>de</strong> pyrèthre, m’a toujours<br />
paru être une aimable fumisterie. A <strong>la</strong> DB j’ai découvert les<br />
f<strong>la</strong>cons poudreurs <strong>de</strong> DDT. Même dans les fermes les plus<br />
sales <strong>de</strong> Lorraine je n’ai plus jamais été piqué. Précision : le<br />
mythe <strong>de</strong> <strong>la</strong> propreté corporelle éloignant les puces (selon<br />
Papa) ne résiste pas aux données factuelles. De septembre<br />
au 23 novembre 1944 j’ai pu une fois prendre une douche,<br />
à Lunéville. Je crois plus au DDT qu’à l’hygiène.<br />
En fait je crois que mon père, en camp <strong>de</strong> représailles,<br />
l’hiver 1914, avait échappé au typhus en se douchant<br />
quotidiennement à l’eau g<strong>la</strong>cée, même par – 15 C°. Mais il<br />
avait à faire aux poux, vecteurs du typhus exanthématique<br />
et non aux puces.<br />
Autre énigme ; Philippe et moi habitions <strong>la</strong> même<br />
chambre, l’hiver 41 et le printemps 42. Philippe n’a jamais<br />
eu <strong>de</strong> puce. Inexplicable. Souvent il me voyait nu, chassant<br />
dans ma chemise ou les épaules <strong>de</strong> ma veste et il rigo<strong>la</strong>it…<br />
Il n’expliquait pas son immunité.<br />
Les puces préfèrent les blonds ?<br />
Ces longs développements sur les engelures et les puces<br />
sont loin d’approcher les nuisances quotidiennes, à <strong>la</strong> fois
mineures, pénibles et irritantes dans tous les sens du<br />
terme.<br />
Les gelures étaient dues au froid, tout le mon<strong>de</strong> le<br />
pensait. Je crois que, maintenant, on met en cause une<br />
carence alimentaire qui, avec le froid, déc<strong>la</strong>nche le<br />
phénomène.<br />
Le froid était compagnon <strong>de</strong> tous les jours. Je crois qu’il<br />
y a eu, à Lyon, <strong>de</strong>s tickets <strong>de</strong> charbon donnant droit à un<br />
sac ou <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> boulets pour alimenter le « phare ». Ce gros<br />
poêle central était l’unique source <strong>de</strong> calories prévues dès<br />
l’origine ; si ce machin avait été bourré à bloc, il aurait été<br />
possible que l’appartement soit bien chauffé et confortable,<br />
mais les rations étaient telles qu’on ne pouvait pas chauffer<br />
tous les jours et toute <strong>la</strong> journée. Nous avons eu vraiment<br />
froid.<br />
Quand, au printemps 1941, il fut question <strong>de</strong> retour à<br />
Paris, j’ai eu un immense espoir <strong>de</strong> retrouver le bonheur du<br />
printemps 1939. Quitter Lyon pour revenir en arrière,<br />
c’était évi<strong>de</strong>mment stupi<strong>de</strong> comme idée mais je m’y suis<br />
cramponné un moment. La réinstal<strong>la</strong>tion rue <strong>de</strong> l’U. fut à <strong>la</strong><br />
fois une source <strong>de</strong> pacification intérieure et une immense<br />
déception. Après quel leurre me suis-je efforcé <strong>de</strong> courir ?<br />
Tout ce<strong>la</strong> était stupi<strong>de</strong>, naturellement. Et pourtant<br />
j’avais quand même vécu <strong>de</strong>ux pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> répit, pério<strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong> sérénité au Boucherand. Certes <strong>la</strong> nourriture était<br />
abondante et choisie, les gran<strong>de</strong>s ba<strong>la</strong><strong>de</strong>s à vélo avec <strong>Mic</strong>hel<br />
un vrai bonheur, les yeux <strong>de</strong> Françoise inoubliables, mais<br />
surtout Mme Branche me faisait découvrir l’affection.
Totalement inconscient je crois que j’était plus ou moins<br />
amoureux d’Isabelle B.<br />
Mais le froid ne se <strong>la</strong>issait pas oublier.<br />
A Paris ce fut <strong>pire</strong>.<br />
Rentrés rue <strong>de</strong> l’U. à l’automne 41. Les <strong>de</strong>ux<br />
appartements avaient une instal<strong>la</strong>tion commune <strong>de</strong><br />
chauffage central installée dès l’emménagement <strong>de</strong> janvier<br />
1919. Il y avait eu déblocage <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois sacs <strong>de</strong><br />
charbon, du charbon plein <strong>de</strong> scories, <strong>de</strong>s mines <strong>de</strong> St-<br />
Etienne je crois. Rien à voir avec les anthracites russes ou<br />
indochinois d’avant-guerre. Les quelques sacs livrés par un<br />
« bougnat » <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue du Pré-aux-Clercs ne permettaient pas<br />
<strong>de</strong> chauffer plus d’un jour ou <strong>de</strong>ux par semaine. Allumer,<br />
faire monter en température pour dégeler un peu les<br />
appartements, vi<strong>de</strong>r les scories et quelques jours plus tard<br />
recommencer.<br />
Quelqu’un par<strong>la</strong> <strong>de</strong>s boulettes <strong>de</strong> papier utilisées<br />
pendant <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Guerre.<br />
Recherche dans les p<strong>la</strong>cards <strong>de</strong>s vieux journaux, vieux<br />
cahiers, vieilles copies. Tout se retrouva au fond d’une<br />
gran<strong>de</strong> lessiveuse pleine d’eau. Installés en rond sur <strong>de</strong>s<br />
tabourets, autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> lessiveuse, nous avons commencé <strong>la</strong><br />
fabrication. Page après page on sortait les feuilles<br />
détrempées après quarante-huit heures <strong>de</strong> bain. Chaque<br />
feuille était comprimée pour éliminer l’eau et plusieurs<br />
feuilles étaient façonnées en boule entre les <strong>de</strong>ux mains. La<br />
pression <strong>de</strong>vait être maximale pour en faire une boule <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
taille d’une petite pomme. Les boulettes étaient installées<br />
sur <strong>de</strong>s rayonnages à vaisselle ou sur <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssus d’armoire<br />
afin <strong>de</strong> les faire sécher.<br />
Ce travail ennuyeux était rendu pénible et même<br />
douloureux à cause <strong>de</strong>s engelures. Autant je me souviens
<strong>de</strong> <strong>la</strong> confection <strong>de</strong> ces ersatz <strong>de</strong> charbon, autant je ne<br />
retrouve aucun souvenir <strong>de</strong> leur combustion.<br />
Je ne sais même plus si elles furent utilisées dans <strong>la</strong><br />
chaudière du chauffage central ou dans le poêle à bois<br />
récupéré je ne sais où, et installé <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> cheminée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
chambre maternelle. Ce sera <strong>la</strong> seule pièce un peu tiè<strong>de</strong><br />
jusqu’au retour du charbon, vers 1948, puis l’instal<strong>la</strong>tion <strong>de</strong><br />
Brigitte et Dominique nécessitant le retour du chauffage<br />
central <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux appartements.<br />
Un nouveau chauffage apparut dans les bourgs <strong>de</strong> pays<br />
forestier. L’inventeur du poêle à sciure avait dû y réfléchir<br />
longuement, <strong>la</strong> sciure abondait dans les scieries et les<br />
ateliers <strong>de</strong> charpente ou <strong>de</strong> menuiserie, mais faire brûler<br />
cette poussière n’était pas facile. Quand l’inventeur<br />
anonyme réussit à faire du feu avec un produit sans valeur<br />
marchan<strong>de</strong>, produit en gran<strong>de</strong> quantité et dont on se<br />
débarrassait en l’entassant en plein air, exposé à <strong>la</strong> pluie, il<br />
créa une ressource nouvelle dont une part vint majorer le<br />
revenu <strong>de</strong> tous les acteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> « filière bois », selon <strong>la</strong><br />
formule actuelle.<br />
Le poêle était simple à bricoler : un cylindre <strong>de</strong> tôle sur<br />
trois pieds ;une petite porte à <strong>la</strong> base et un morceau <strong>de</strong><br />
gril<strong>la</strong>ge métallique. En haut sur le côté un raccor<strong>de</strong>ment à<br />
un tuyau <strong>de</strong> poêle. L’extrémité supérieure, le cercle <strong>de</strong> tôle,<br />
pouvait s’ouvrir et bien se fermer.<br />
Un gros mandrin <strong>de</strong> bois était p<strong>la</strong>nté verticalement dans<br />
le poêle, on tassait au maximum <strong>la</strong> sciure ente <strong>la</strong> paroi du<br />
poêle et le mandrin ; tout bien bourré on enlevait<br />
précautionneusement le mandrin dont l’empreinte formait<br />
une cheminée dans <strong>la</strong> sciures et on allumait un petit feu<br />
sous le gril<strong>la</strong>ge. Il fal<strong>la</strong>it un certain coup <strong>de</strong> main pour que<br />
<strong>la</strong> cheminée centrale se transforme en un puit <strong>de</strong> feu<br />
brû<strong>la</strong>nt uniformément. La sciure étant un bon iso<strong>la</strong>nt, les<br />
calories <strong>de</strong>vaient être diffusées par le tuyau <strong>de</strong> poêle ; pour
ce<strong>la</strong> ce tuyau était d’autant plus calorifère qu’il avait <strong>de</strong>s<br />
cou<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s branches contrariées.<br />
Ca chauffait bien et longtemps. Le seul inconvénient<br />
était <strong>la</strong> nécessité d’attendre l’extinction complète <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>rniers restes <strong>de</strong> sciure pour en reconstruire le<br />
chargement, pas <strong>de</strong> ravitaillement en vol !<br />
Vêtements et chaussures<br />
A Lyon il ne nous restait que ce que nous avions sur le<br />
dos en quittant précipitamment les B<strong>la</strong>iries. André, passant<br />
en Maurienne avant <strong>de</strong> passer en zone occupée, nous <strong>la</strong>issa<br />
<strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> ses vêtements et sous-vêtements<br />
d’uniforme, comptant retrouver rue <strong>de</strong> l’U. ses vêtements<br />
d’avant-guerre. Sa capote d’uniforme, teinte en bleu<br />
marine, me fut attribuée. Mais déjà sa carrure était un peu<br />
juste pour moi.<br />
Au fur et à mesure que le temps passait, les tailleurs, s’il<br />
leur restait <strong>de</strong>s tissus, pouvaient faire <strong>de</strong>s costumes « au<br />
marché noir » mais surtout consacraient leur savoir-faire à<br />
« retourner » les costumes afin <strong>de</strong> mettre <strong>la</strong> face usée contre<br />
<strong>la</strong> doublure, usée elle-aussi. Le costume ou le manteau<br />
avait l’air neuf. Mais inévitablement le vêtement <strong>de</strong>vait se<br />
fermer à l’envers, boutons à gauche et boutonnières à<br />
droite ; les poches poitrine passaient à droite… assez<br />
rapi<strong>de</strong>ment on cessa <strong>de</strong> le remarquer.<br />
Les insuffisances <strong>de</strong> chauffage obligeant souvent à<br />
gar<strong>de</strong>r le manteau dans l’appartement, celui-ci était plus<br />
exposé à l’usure et aux taches.<br />
Les sous-vêtements pouvaient sans problème être en<br />
loques. Personne ne les verrait.<br />
Les chandails furent souvent retricotés. La <strong>la</strong>ine<br />
soigneusement détricotée était mise en écheveaux et
suspendus au-<strong>de</strong>ssus d’une casserole bouil<strong>la</strong>nte. La vapeur<br />
défrisait <strong>la</strong> <strong>la</strong>ine et <strong>la</strong> tricoteuse pouvait refaire un objet<br />
presque neuf, éliminant les <strong>la</strong>ines les plus usées.<br />
Les chaussettes étaient interminablement reprisées avec<br />
un œuf en bois et parfois détricotées et retricotées à quatre<br />
aiguilles.<br />
La question <strong>de</strong>s chaussures ne se posa pas<br />
immédiatement, les techniques <strong>de</strong> resseme<strong>la</strong>ge étant<br />
parfaitement maîtrisées. Le temps passant, le cuir <strong>de</strong><br />
resseme<strong>la</strong>ge disparut. Diverses solutions firent leur<br />
apparition. Les habitants <strong>de</strong>s bourgs ruraux redécouvrirent<br />
le sabot ou <strong>la</strong> galoche. Le matériau (hêtre ou tilleul) ne<br />
manquait pas et dans toutes les fermes il y avait <strong>de</strong> vieux<br />
harnais où découper le morceau <strong>de</strong> cuir soutenant le cou<strong>de</strong>-pied.<br />
Seuls les sabots n’avaient pas <strong>de</strong> bri<strong>de</strong> <strong>de</strong> cuir, les<br />
galoches étaient plus confortables. A tous mes séjours au<br />
Boucherand j’usais uniquement <strong>de</strong> galoches avec <strong>de</strong>s<br />
chaussons confectionnés par Mme Branche.<br />
Autant <strong>la</strong> galoche est confortable en hiver, autant on<br />
souhaite quelque chose <strong>de</strong> plus léger l’été.<br />
Avec Philippe B. nous avons confectionné <strong>de</strong>s sandales<br />
avec <strong>de</strong> vieux pneus. Je pense que cette solution a été<br />
trouvée simultanément dans <strong>de</strong> nombreux endroits, les<br />
vieux pneus, qu’ils soient signés <strong>Mic</strong>helin, Dunlop ou<br />
Bergougnan, était une matière première abondante dans un<br />
pays rural où on ne jette rien : « ça pourra toujours servir ».<br />
La ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> roulement fournissait <strong>la</strong> semelle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
sandale, <strong>de</strong> longues ban<strong>de</strong>s taillées dans les f<strong>la</strong>ncs<br />
pouvaient être amincies, le tout était riveté. Seule <strong>la</strong> boucle<br />
<strong>de</strong> chaque chaussure <strong>de</strong> capucin déchaussé pouvait prouver<br />
l’ingéniosité du bottier.<br />
Mais, à ces solutions artisanales évoquant pour moi<br />
Robinson Crusoë, les professionnels opposèrent <strong>de</strong> semi<br />
chaussures à semelles souples et à empeigne simili cuir.
Chaque pied était taillé dans un bloc <strong>de</strong> bois dur (hêtre<br />
généralement) le talon faisant corps avec <strong>la</strong> semelle ; c’était<br />
là que le système <strong>de</strong>venait ingénieux. La semelle était<br />
tail<strong>la</strong>dées <strong>de</strong> traits <strong>de</strong> scie alternativement côté gauche et<br />
côté droit, <strong>la</strong> scie étant arrêtée à <strong>de</strong>ux centimètres du bord.<br />
Une sorte <strong>de</strong> cavalier <strong>de</strong> fer-b<strong>la</strong>nc empêchait le trait <strong>de</strong> scie<br />
d’amorcer une fente qui aurait cassé <strong>la</strong> semelle en <strong>de</strong>ux.<br />
L’empeigne présentait une vague ressemb<strong>la</strong>nce avec une<br />
vraie chaussure, elle était réalisée en carton gaufré imitant<br />
les coutures. Le système <strong>de</strong>s traits <strong>de</strong> scie alternés donnait<br />
une certaine souplesse à ces croquenots avec lesquels on<br />
était bien obligé <strong>de</strong> marcher, faute <strong>de</strong> mieux. Ersatz <strong>de</strong><br />
chaussures !<br />
Je me souviens parfaitement <strong>de</strong> mon sou<strong>la</strong>gement<br />
quand, au B<strong>la</strong>nc-Mesnil, ayant reçu un paquetage complet<br />
<strong>de</strong> l’officier <strong>de</strong>s détails du 12 ème Cuirs, j’ai jeté dans le fossé<br />
ces godasses pour mettre <strong>de</strong>s chaussures montantes<br />
américaines neuves.<br />
GGGGGGGGGGGGGG<br />
Le marché noir, terme générique couvrant <strong>de</strong>s activités<br />
d’ampleurs très différentes, faisait partie du quotidien, au<br />
moins en paroles. Nous avons tous, à un moment ou un<br />
autre, triché avec l’immense recueil <strong>de</strong>s interdictions en<br />
tout genres, pas uniquement alimentaires. Entre le paquet<br />
<strong>de</strong> Gauloises acheté sans ticket, les châtaignes séchées sous<br />
l’étiquette bois tourné (Oncle Jean) et autres menus trafics<br />
totalement marginaux mais permettant un soir d’augmenter<br />
les rations, et les gros trafiquants, sans aller jusqu’aux<br />
rabatteurs du Bureau OTTO, une infinité <strong>de</strong> gens s’étaient<br />
révélés doués pour le troc.<br />
Parmi <strong>de</strong>s experts, j’ai côtoyé <strong>la</strong> tante Gève. Sœur<br />
ca<strong>de</strong>tte d’Amé, son premier mari, François Arthaud, officier<br />
<strong>de</strong> carrière, fut tué <strong>la</strong> première semaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> Grance
Guerre à Givet. Geneviève dite Gève eu une fille Odile<br />
Arthaud. Remariée quelques années après <strong>la</strong> guerre à un<br />
professeur <strong>de</strong> Droit , Maurice Grandc<strong>la</strong>u<strong>de</strong>, elle eut encore<br />
quatre enfants dont Joseph, moine bénédictin à En-Calcat.<br />
Sous l’Occupation, pour <strong>de</strong>s raisons que j’ignore, elle<br />
s’était donnée comme mission (quasi divine ?) <strong>de</strong> pourvoir<br />
au ravitaillement <strong>de</strong>s moines bénédictins <strong>de</strong> La-Pierre-quivire,<br />
en Bourgogne. Tout était bon car elle trouvait preneur<br />
pour <strong>de</strong>s produits aux quels d’autres n’auraient pas pensé.<br />
Souvenir précis <strong>de</strong> <strong>la</strong> tante faisant escale chez sa sœur, ma<br />
mère, au cours d’une traversée <strong>de</strong> Paris. Elle était épuisée,<br />
reprochant à sa gran<strong>de</strong> sœur <strong>de</strong> ne pas être ouverte à <strong>la</strong><br />
misère <strong>de</strong>s P.P. Bénédictins. Elle était en train <strong>de</strong> conclure<br />
un troc entre <strong>de</strong>ux centaines <strong>de</strong> rayons <strong>de</strong> bicyclettes et je<br />
ne sais plus quoi qu’elle proposait ; elle savait déjà à qui<br />
elle refilerait <strong>de</strong>s rayons pour roues <strong>de</strong> 650, le modèle le<br />
plus courant. Les roues <strong>de</strong> 700 trouvant moins preneurs.<br />
D’où tenait-elle cette science ?<br />
Portant toujours un chapeau <strong>de</strong> mousquetaire immense,<br />
noir évi<strong>de</strong>mment, et une sorte <strong>de</strong> pèlerine en peau <strong>de</strong> singe<br />
aux longs poils noirs, elle ne passait pas inaperçue, d’autant<br />
qu’elle avait le verbe et affichait sans cesse sa mission<br />
divine.<br />
Maurice Grandc<strong>la</strong>u<strong>de</strong> n’avait rien <strong>de</strong> commun avec son<br />
épouse. Homme <strong>de</strong> cabinet, l’œuvre <strong>de</strong> sa vie portait sur <strong>la</strong><br />
jurispru<strong>de</strong>nce du royaume franc <strong>de</strong> Jérusalem. J’imagine<br />
que le nombre <strong>de</strong> lecteurs passionnés par un sujet aussi<br />
vaste <strong>de</strong>vait se compter sur les doigts d’une main ! Il<br />
n’empêche que, pendant que Gève rou<strong>la</strong>it sa bosse,<br />
Maurice profitait sagement <strong>de</strong>s douceurs transitant dans<br />
l’appartement <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue Cassette. J’ai été invité une fois ou<br />
l’autre en tête-à-tête avec l’oncle, il avait toujours à portée<br />
<strong>de</strong> main (<strong>de</strong> louche ?) du confit d’oie, du jambon <strong>de</strong><br />
Bayonne, <strong>de</strong>s pruneaux et autres mets disparus <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s
années… Et toujours un armagnac ou un kirsch pour<br />
terminer les agapes.<br />
Complicité <strong>de</strong> trafics, ce furent <strong>de</strong> bons moments dans<br />
une immensité <strong>de</strong> catastrophes.<br />
Transports et dép<strong>la</strong>cements<br />
Dès le jour <strong>de</strong> notre arrivée à Paris où Philippe qui nous<br />
avait précédé <strong>de</strong> quelques jours guettait notre appel, j’ai<br />
redécouvert le téléphone. Deux ans déjà sans téléphone !<br />
D’une cabine <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare j’ai appelé LITré 54 49 pour<br />
prévenir Philippe <strong>de</strong> notre arrivée. Il al<strong>la</strong> à <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong><br />
métro St-Germain-<strong>de</strong>s-Prés guetter notre petit groupe :<br />
MM, Brigitte, Yves et moi. Emmanuel reçu à St-Cyr (Aixen-Provence)<br />
avait rejoint l’école.<br />
J’avais organisé <strong>la</strong> restitution <strong>de</strong>s meubles prêtés et<br />
préparé le petit déménagement pour Paris. J’avais tout fait<br />
cercler <strong>de</strong> feuil<strong>la</strong>rd, tout arriva intact à Paris. Le PLM avait<br />
déjà informé Papa <strong>de</strong> l’arrivée <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong><br />
colis.<br />
Plus <strong>de</strong> taxis ni <strong>de</strong> camions ; nous sommes allés voir le<br />
bougnat (bois & charbon) <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue du Pré-aux-Clercs pour<br />
louer sa charrette à bras. Comme <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong> ses cousins<br />
auvergnats il avait une charrette à bras pliante : l’essieu se<br />
repliait, le fond se mettait en portefeuille et les roues se<br />
rapprochaient pour permettre <strong>de</strong> garer l’engin dans un<br />
couloir d’immeuble.<br />
Louée pour quatre heures, nous allions pouvoir<br />
transporter nos bagages. L’un dans les brancards, l’autre à<br />
<strong>la</strong> bricole, ces bretelles <strong>de</strong> cuir auxquelles s’atteler, <strong>la</strong><br />
charrette vi<strong>de</strong> vo<strong>la</strong>it sur le pavé <strong>de</strong>s quais. Lorsque les colis<br />
s’entassèrent dans <strong>la</strong> charrette, <strong>la</strong> manœuvre <strong>de</strong>vint plus<br />
difficile. Le petit déménagement remplissait le p<strong>la</strong>teau<br />
jusqu’au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>lles et le tout était dur à traîner.
A plusieurs reprises <strong>la</strong> charrette à bras fut mise à<br />
contribution. J’ai en particulier souvenir du déménagement<br />
<strong>de</strong>s affaires d’André qui s’instal<strong>la</strong>it avec Geneviève, cité<br />
Vaneau. Philippe et moi nous nous sommes chargé <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>r<br />
le bureau d’André, rue <strong>de</strong> l’U.<br />
Il neigeait ce jour-là et du verg<strong>la</strong>s par p<strong>la</strong>ques a rendu le<br />
trajet acrobatique. Je ne sais plus lequel <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux était<br />
dans les brancards, l’autre étant « à <strong>la</strong> bricole » ; j’ai<br />
souvenir d’un vol p<strong>la</strong>né et une bonne partie <strong>de</strong>s dossiers<br />
« questions d’internat » s’est retrouvée éc<strong>la</strong>tée sur <strong>la</strong><br />
chaussée.<br />
Par chance l’ascenseur <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité Vaneau étant<br />
totalement hydraulique, commandé par une cor<strong>de</strong> et sans<br />
électricité, n’était pas neutralisé comme <strong>la</strong> quasi totalité <strong>de</strong>s<br />
ascenseurs parisiens, nous avons pu monter tout le<br />
chargement jusqu’au quatrième.<br />
Cette suppression <strong>de</strong>s ascenseurs avait beaucoup<br />
traumatisé ma future belle-famille, du moins selon<br />
Jacqueline qui me l’avait raconté, après <strong>la</strong> guerre, quand<br />
nous avons fait connaissance.<br />
Nous nous sommes <strong>la</strong>rgement habitués aux étages élevés<br />
sans ascenseur, <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce St-Georges à <strong>la</strong> rue du Cherchemidi<br />
et à <strong>la</strong> rue Bonaparte.<br />
Le problème <strong>de</strong>s ascenseurs avait perturbé sérieusement<br />
les habitants d’immeubles mo<strong>de</strong>rnes construits juste avant<br />
<strong>la</strong> guerre dans le quartier <strong>de</strong> Passy. Les architectes<br />
n’avaient prévus que <strong>de</strong>s escaliers <strong>de</strong> service, les ascenseurs<br />
<strong>de</strong>vant être le seul accès <strong>de</strong> ces magnifiques appartements.<br />
Du coup, non seulement ils <strong>de</strong>vaient monter à pied mais ils<br />
entraient chez eux par les cuisines !<br />
Quelques récits <strong>de</strong> voyage…
La longue virée, <strong>de</strong> Paris à Bayonne, puis <strong>de</strong> Bayonne à<br />
Saint-Jean-<strong>de</strong>-Maurienne se dérou<strong>la</strong> dans <strong>de</strong>s conditions<br />
moralement très difficiles : mais, à part <strong>la</strong> hantise <strong>de</strong><br />
tomber en panne <strong>de</strong> carburant, les conditions <strong>de</strong> confort<br />
étaient inespérées.<br />
D’autres raids eurent lieu et <strong>la</strong> ligne droite n’était pas<br />
toujours le chemin le plus direct.<br />
Automne 1942, je déci<strong>de</strong> d’aller apprendre un minimum<br />
sur l’emploi <strong>de</strong>s armes. Mes frères savent tous le B.A. BA<br />
<strong>de</strong>s armes individuelles, je suis certain qu’un jour les<br />
combats reprendront. Bien que les Chantiers <strong>de</strong> Jeunesse<br />
ne soient pas préparés à une formation militaire, j’espère<br />
trouver un moyen <strong>de</strong> me préparer au combat.<br />
Premier problème, passer c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stinement <strong>la</strong> Ligne <strong>de</strong><br />
Démarcation pour rejoindre <strong>la</strong> zone libre.<br />
Trouver une filière. Philippe est au courant <strong>de</strong> mes<br />
projets, je ne préviendrai les parents qu’au <strong>de</strong>rnier<br />
moment. Je vise Chambéry, proche du Groupement VIII<br />
<strong>de</strong>s Chantiers, celui où Philippe a fait son temps ; <strong>de</strong> plus<br />
ce n’est pas loin <strong>de</strong> <strong>la</strong> Maurienne où MJ et Nicole rési<strong>de</strong>nt.<br />
La filière enfin trouvée, je prévins les parents et prend le<br />
train à Austerlitz. Une nuit à huit sur <strong>de</strong>s banquettes <strong>de</strong><br />
III e c<strong>la</strong>sse. Au petit matin je suis à Mont-<strong>de</strong>-Marsan. Je<br />
voyage ultra léger (un sac à dos), me trimbaler avec une<br />
valise attirerait l’attention.<br />
Suivant les instructions verbales données à Paris * ,<br />
j’enfile d’abord une route nationale p<strong>la</strong>ntée <strong>de</strong> p<strong>la</strong>tanes. Il<br />
n’y a personne, un peu <strong>de</strong> brume diminue <strong>la</strong> visibilité, je<br />
me sens observé (c’est <strong>la</strong> trouille) une voiture légère <strong>de</strong><br />
l’armée alleman<strong>de</strong> me dépasse sans s’arrêter . Enfin un<br />
chemin qui me mène à une ferme. La fermière m’accueille<br />
sans parler, me donne un grand bol <strong>de</strong> café (chicorée) au<br />
* C’est une fille Lacoin, sœur <strong>de</strong> Zaza (Mémoires d’une jeune fille rangée, <strong>de</strong> Simone <strong>de</strong> Beauvoir)<br />
qui me donna <strong>la</strong> filière. Son jeune frère Vincent me fit entrer à <strong>la</strong> DB en août 44.
<strong>la</strong>it et <strong>de</strong>s tartines beurrées. Sans sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison elle<br />
m’indique par <strong>la</strong> fenêtre le chemin à prendre, et me voilà<br />
<strong>de</strong>hors. Tout <strong>de</strong> suite <strong>la</strong> forêt <strong>la</strong>ndaise, immense, tous les<br />
troncs sont profondément entaillés avec, sous chaque<br />
saignée, le go<strong>de</strong>t pour collecter <strong>la</strong> résine.<br />
Je trouve le <strong>la</strong>yon indiqué, longue progression jusqu’à<br />
une voie ferrée. Je repère le ponceau et me cache à<br />
proximité, surveil<strong>la</strong>nt les <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> chemin<br />
<strong>de</strong> fer. S’ils n’ont pas <strong>de</strong> chien le risque est très faible, mais<br />
si <strong>la</strong> patrouille est escortée les chances <strong>de</strong> passer sont quasi<br />
nulles. Seule l’eau peut « fourvoyer » * le chien.<br />
Très loin <strong>la</strong> voie vibre, je <strong>de</strong>scend dans l’eau jusqu’aux<br />
genoux, <strong>la</strong> patrouille passe, pas <strong>de</strong> chien.<br />
J’attends encore un peu et je vois <strong>la</strong> patrouille<br />
disparaître au loin. Passer <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> voie est<br />
facile, mais cette forêt sans sous-bois ne fournit aucun abri<br />
où se cacher.<br />
En marchant assez longtemps je sors <strong>de</strong> <strong>la</strong> pinè<strong>de</strong> et<br />
repère une ferme avec un puit à perche ; on m’en a parlé, je<br />
suis sur <strong>la</strong> bonne voie (en fait toutes les fermes ont ces<br />
longues perches à contrepoids facilitant le puisage). Je vais<br />
frapper à <strong>la</strong> porte, on me crie d’aller plus loin. Une route<br />
abandonnée me conduit à un poste <strong>de</strong> gendarmerie.<br />
Papiers, motifs du dép<strong>la</strong>cement, les gendarmes sont<br />
sympathiques et m’indiquent l’horaire probable d’un car à<br />
gazogène qui va à Pau.<br />
Dans une ferme je peux me faire servir un jus arrosé et<br />
une tranche <strong>de</strong> pain avec <strong>de</strong>s rillettes. Je commence à me<br />
réchauffer.<br />
Arrivé à <strong>la</strong> gare <strong>de</strong> Pau je vais chercher les horaires<br />
d’une liaison ancienne Bayonne – Genève ; elle est<br />
remp<strong>la</strong>cée par un Pau – Annecy. Ce train quotidien est<br />
parti <strong>de</strong>puis quelques heures seulement, il faut donc durer<br />
* C’est le terme <strong>de</strong> vénerie : faire prendre une fausse voie.
jusqu’à <strong>de</strong>main. Vaine recherche d’une chambre d’hôtel ; je<br />
vais essayer d’aller passer <strong>la</strong> nuit dans une salle d’attente <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> gare ; <strong>de</strong>scente au fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> vallée du gave, salle<br />
d’attente non chauffée. Mais les cheminots ferment <strong>la</strong> gare<br />
et me prient <strong>de</strong> décamper. Je remonte <strong>la</strong> longue côte qui<br />
mène en ville et refait <strong>la</strong> tournée <strong>de</strong>s hôtels. Un veilleur <strong>de</strong><br />
nuit accepte enfin <strong>de</strong> me <strong>la</strong>isser dormir sur un fauteuil du<br />
salon. Mais il prévient : Réveil et évacuation à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> son<br />
service à six heures et <strong>de</strong>mi. Pourboire et quelques heures<br />
<strong>de</strong> sommeil, toilette très sommaire et rapi<strong>de</strong>. J’arpente <strong>de</strong><br />
nouveau le boulevard <strong>de</strong>s Pyrénées et échoue dans un petit<br />
bistrot pour un déjeuner léger. Je n’ai pas <strong>de</strong> tickets<br />
d’alimentation <strong>de</strong> zone no-no Je préviens d’entrée <strong>de</strong> jeu.<br />
On me sert quand même.<br />
Je traîne et <strong>de</strong>scend à <strong>la</strong> gare bien avant le départ, le<br />
train est à quai et je m’y installe dans un coin-fenêtre. En<br />
III e c<strong>la</strong>sse, huit voyageurs par compartiment, banquettes en<br />
bois.<br />
La voiture est comble, avec <strong>de</strong>s voyageurs <strong>de</strong>bout dans le<br />
couloir. Je verrai <strong>pire</strong>…<br />
Dès que le train s’ébranle les paniers <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s<br />
filets, <strong>de</strong>s serviettes à carreau sont déployées, poulet, œufs<br />
durs, tartines <strong>de</strong> pain <strong>de</strong> campagne <strong>la</strong>rgement beurrées,<br />
litres <strong>de</strong> gros rouge.<br />
Je ne dois pas avoir <strong>la</strong> tête d’un assassin malgré mon<br />
pantalon déchiré dans les barbelés <strong>de</strong> <strong>la</strong> pinè<strong>de</strong> ; on me<br />
convie à participer au festin.<br />
J’ai quitté Paris <strong>de</strong>puis trois jours ; les <strong>de</strong>ux nuits, train<br />
et fauteuil d’hôtel m’ont préparé à dormir n’importe où. Ce<br />
train est une brouette. Arrêts incessants, les voyageurs se<br />
succè<strong>de</strong>nt. A Marseille mon « coin fenêtre dans le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
marche » <strong>de</strong>vient « dos dans le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> marche ». Les<br />
perpétuels changements <strong>de</strong> voyageurs m’empêchent <strong>de</strong>
dormir vraiment mais les participations au rite du cassecroûte,<br />
m’ont nourri.<br />
A Lyon, bien que le train soit censé faire <strong>la</strong> liaison Pau-<br />
Annecy, changement <strong>de</strong> train. Une <strong>de</strong>mi-journée à errer le<br />
long du Rhône avant <strong>de</strong> repartir. A Aix-les-Bains <strong>la</strong> nuit<br />
tombe déjà. Je suis mé<strong>la</strong>ngé çà un groupe <strong>de</strong> conscrits<br />
appelés aux Chantiers <strong>de</strong> jeunesse. J’ai raconté ailleurs le<br />
topo fait par un lieutenant-colonel <strong>de</strong> Chasseurs alpins. J’ai<br />
atteint mon objectif, engagement <strong>de</strong> 12 mois résiliable au<br />
bout <strong>de</strong> huit. Les conscrits montent dans les Bauges,<br />
l’officier <strong>de</strong> chasseurs me convoie à Chambéry, Quartier<br />
Curial, casse-croûte et je m’effondre sur un lit dans une <strong>de</strong>s<br />
chambrées <strong>de</strong> <strong>la</strong> 2 è Cie du 13 è BCA. Je ne toucherai mon<br />
paquetage que le len<strong>de</strong>main.<br />
Le lit étroit <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambrée était d’un confort<br />
exceptionnel après quatre fois vingt-quatre heures <strong>de</strong><br />
voyage.<br />
Autre voyage à surprise. Olry C. et quelques routiers du<br />
C<strong>la</strong>n Jacques Maury sont en Basse Normandie. Marches,<br />
liturgie … et ravitaillement. Je ne sais plus ce qui m’a<br />
retardé, probablement une liaison : porter un pli dont<br />
j’ignore le contenu à une adresse dont je ne sais rien, c’est<br />
l’essentiel <strong>de</strong> mon activité.<br />
Je dois retrouver Olry et François Babelon, mon<br />
meilleur ami, à Thury-Harcourt, au Sud <strong>de</strong> Caen. Comme<br />
tout le littoral, Caen est en zone interdite, il faut quitter le<br />
train avant.<br />
Gare St-Lazare grouil<strong>la</strong>nte, le quai direction Caen est<br />
re<strong>la</strong>tivement calme. Contrôle d’i<strong>de</strong>ntité par <strong>de</strong>s soldats<br />
allemands, assez symbolique. Le train est constitué <strong>de</strong> très<br />
vieilles voitures avec une porte sur <strong>la</strong> voie à chaque<br />
compartiment. Deux voitures plus mo<strong>de</strong>rnes « Nur für<br />
Wehrmacht ». Mais ce qui frappe évi<strong>de</strong>mment c’est <strong>la</strong>
présence <strong>de</strong> trois wagons p<strong>la</strong>teformes, un au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
rame et un à chaque extrémité, <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> locomotive et<br />
après le fourgon <strong>de</strong> queue. Sur les p<strong>la</strong>teformes <strong>de</strong>s affûts<br />
Vierling (quadruples) f<strong>la</strong>k. Ces canons antiaériens ont leurs<br />
servants en p<strong>la</strong>ce.<br />
Quelque part dans <strong>la</strong> campagne, le train s’arrête<br />
brutalement, siffle désespérément, <strong>la</strong> f<strong>la</strong>k se déchaîne et les<br />
voyageurs s’éparpillent dans <strong>la</strong> verdure. Des chasseurs<br />
(ang<strong>la</strong>is ou américains) s’acharnent sur <strong>la</strong> loco dont <strong>la</strong><br />
vapeur gicle <strong>de</strong> tous côtés. Les cheminots ont-ils<br />
échappés ?<br />
Il faudra quelques heures pour qu’une autre machine<br />
vienne nous remorquer.
Courte nouvelle 1943<br />
BRÈVE RENCONTRE<br />
Il avait été, <strong>la</strong> veille, prendre un billet <strong>de</strong> troisième pour<br />
Lyon ; restait le plus difficile, avoir une fiche d’admission<br />
pour le train 1714 qui le mettrait à Perrache à temps pour <strong>la</strong><br />
réunion à <strong>la</strong>quelle on l’avait convoqué. Si le train respectait<br />
l’horaire il y aurait une <strong>la</strong>rge marge, mais quel train<br />
respectait encore son horaire ? Il y avait quand même eu un<br />
progrès ces <strong>de</strong>rniers mois, plus besoin d’avoir un ausweis<br />
pour passer <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> démarcation, les Fritz se contentaient<br />
d’un contrôle d’i<strong>de</strong>ntité à Châlon. Passer <strong>la</strong> ligne<br />
c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stinement était assez facile, si on avait une filière, mais<br />
non dépourvu <strong>de</strong> risques ; au moins ce<strong>la</strong> n’était plus<br />
nécessaire.<br />
Il avait une carte d’i<strong>de</strong>ntité suffisante pour ce genre <strong>de</strong><br />
contrôle fait par <strong>de</strong>s soldats. Même si <strong>de</strong>s douaniers chleuhs<br />
remp<strong>la</strong>çaient les vert-<strong>de</strong>-gris, les risques étaient minces.<br />
Ce matin il s’était levé aux aurores, l’heure alleman<strong>de</strong><br />
faisait qu’il était encore nuit noire. L’heure <strong>de</strong> <strong>la</strong> levée du<br />
couvre-feu approchait et il ne <strong>de</strong>vait surtout pas rater le<br />
premier métro. Annoncée à 5 heures 22 sur les affichettes <strong>de</strong><br />
sa station, <strong>la</strong> première rame atteindrait <strong>la</strong> gare <strong>de</strong> Lyon dix<br />
minutes plus tard. Il serait parmi les premiers pour faire <strong>la</strong><br />
queue. Sauf imprévu.<br />
La bouche <strong>de</strong> métro, <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> gare, était encore plus<br />
sombre qu’il s’y était attendu. Les fourreaux <strong>de</strong> tôle autour<br />
<strong>de</strong>s lumignons <strong>de</strong>s <strong>la</strong>mpadaires ne <strong>la</strong>issaient que <strong>de</strong> petites<br />
taches <strong>de</strong> lumière éparses sur le pavé humi<strong>de</strong>. Il ne ge<strong>la</strong>it<br />
pas, chance d’éviter le verg<strong>la</strong>s. Le froid était intense et <strong>la</strong><br />
cour <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare, ouverte à tous les vents, n’incitait pas les<br />
passants à <strong>la</strong>mbiner.
Au bout <strong>de</strong> <strong>la</strong> cour <strong>de</strong>s « Gran<strong>de</strong>s lignes » un bâtiment<br />
surplombait <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> Châlon. C’était là que serait distribué<br />
les Fiches d’admission à partir <strong>de</strong> huit heures.<br />
Il y avait déjà une foule compacte pressée <strong>de</strong>vant l’entrée.<br />
Comment tous ces gens avaient-ils pu arriver avant lui ?<br />
Cette foule g<strong>la</strong>cée par le vent souff<strong>la</strong>nt en rafales se pressait,<br />
les uns contre les autres, espérant un peu <strong>de</strong> protection. De<br />
quelques conversations chuchotées entre voisins il compris<br />
que bien <strong>de</strong>s candidats à <strong>la</strong> fiche d’admission avaient passé<br />
une nuit dans un hôtel du voisinage pour être ans les<br />
premiers à faire <strong>la</strong> queue. De cinq à huit, trois heures à<br />
piétiner en essayant <strong>de</strong> ne pas penser aux pieds gelés, aux<br />
engelures qui brû<strong>la</strong>ient les pha<strong>la</strong>nges, donnant <strong>de</strong>s<br />
démangeaisons pénibles, et au vent transperçant les<br />
vêtements. (Depuis trois ans sans textiles, tous les <strong>la</strong>inages<br />
existant encore dans les familles avaient été bricolés pour<br />
faire <strong>de</strong>s manteaux, <strong>de</strong>s pèlerines, <strong>de</strong>s gilets.) Des<br />
appartements sans chauffage à une alimentation<br />
insuffisante, tout concourrait à faire <strong>de</strong>s Parisiens une<br />
popu<strong>la</strong>tion congelée.<br />
Il pensait Parisiens mais c’était l’ensemble <strong>de</strong>s citadins<br />
qui subissait ces conditions invivables. Un jour viendrait où<br />
les Boches seraient vaincus, Il était difficile <strong>de</strong> savoir quand<br />
et comment, mais il fal<strong>la</strong>it gar<strong>de</strong>r cette certitu<strong>de</strong> en soi. Sans<br />
cette f<strong>la</strong>mme imaginaire d’un espoir il n’y aurait eu aucune<br />
raison que tout ces gens continuent à lutter pour survivre.<br />
Il regarda <strong>de</strong>rrière lui et vit que <strong>la</strong> foule qui formait une<br />
très longue queue continuait à affluer.<br />
Il conservait l’espoir d‘être entré dans le petit hall avant<br />
l’épuisement <strong>de</strong>s fiches d’admission. Si jamais il n’avait pas<br />
sa fiche, il <strong>de</strong>vrait, dans <strong>la</strong> journée, revenir à <strong>la</strong> gare<br />
échanger, plus exactement se faire rembourser son billet et<br />
en acheter un autre pour le jour suivant. Une queue pour le<br />
remboursement, une secon<strong>de</strong> queue pour le nouveau billet,<br />
ce serait <strong>de</strong>s files d’attente courtes, généralement moins d’un<br />
quart d’heure chacune. Pas moyen d’y échapper, il fal<strong>la</strong>it<br />
présenter un billet à <strong>la</strong> bonne date pour obtenir <strong>la</strong> fiche<br />
d’admission.
Tantôt somno<strong>la</strong>nt, tantôt grelottant, son esprit<br />
vagabondait. Ne pas penser à <strong>la</strong> réunion <strong>de</strong> Lyon. La peur<br />
était chronique, mais reléguée à l’arrière-p<strong>la</strong>n. Des contacts<br />
nouveaux étaient toujours dangereux, indiscrétions ou<br />
trahisons avaient plus <strong>de</strong> chance d’apparaître dans ce genre<br />
<strong>de</strong> circonstances ; <strong>la</strong> peur sortait alors <strong>de</strong> l’arrière-pensée<br />
pour remonter en surface.<br />
Regar<strong>de</strong>r tout ces gens, imaginer leur vie, estimer ceux<br />
qui avaient suffisamment <strong>de</strong> tonus, au moins apparent,<br />
c’était puéril et inutile mais ça occupait l’esprit. Il y avait<br />
dans <strong>la</strong> foule <strong>de</strong>s caractères grisâtres, épuisés, mais quelques<br />
têtes énergique parmi les femmes et les hommes piétinant<br />
dans cette interminable attente. Il remarqua une jeune fille,<br />
l’air triste mais pas désespéré. Il continua son tour d’horizon<br />
qui semb<strong>la</strong>it énerver ses voisins. Il bougeait naturellement<br />
pour se retourner et regar<strong>de</strong>r les rangs les plus proches. De<br />
toutes les façons cette foule compacte ne permettait pas aux<br />
voisins <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce.<br />
A huit heure il y eu <strong>de</strong>s remous, <strong>de</strong>s gens élevaient <strong>la</strong><br />
voix, accusant les autres <strong>de</strong> resquiller. La porte, en<br />
s’entrouvrant, provoqua une sorte <strong>de</strong> houle dans <strong>la</strong> queue.<br />
La porte était bloquée entrouverte et les candidats à <strong>la</strong><br />
précieuse fiche entraient au compte-goutte. Deux employés<br />
vérifiaient le billet et donnait <strong>la</strong> fiche portant date et numéro<br />
du train.<br />
Il lui fallut seulement une vingtaine <strong>de</strong> minutes pour<br />
atteindre le guichet, ranger soigneusement les précieux<br />
papiers et sortir.<br />
En remontant <strong>la</strong> queue pour reprendre le métro, il vit un<br />
employé prévenir <strong>de</strong> nouveaux arrivants qu’il n’auraient<br />
certainement aucune chance d’avoir une fiche aujourd’hui,<br />
<strong>la</strong> distribution serait terminée dans une <strong>de</strong>mi-heure. Il était<br />
neuf heures moins vingt à <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> horloge du beffroi, du<br />
moins était-ce ce qu’il croyait lire et le jour commençait à<br />
poindre.<br />
Il rentra chez lui prendre son petit bagage qui l’aurait<br />
gêné pour faire <strong>la</strong> queue et reparti pour <strong>la</strong> gare. Inutile d’être<br />
trop en avance, le train ne serait à quai que moins d’une<br />
heure avant le départ et l’accès au quai filtré. Comment
s’expliquer <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> voyageurs assis à huit par<br />
compartiment lorsque, <strong>la</strong> barrière ouverte, les voyageurs<br />
longeant <strong>la</strong> rame commencèrent à monter.<br />
L’important était <strong>de</strong> monter. Valises passées par les<br />
fenêtres ouvertes à cette occasion. Aucune importance<br />
puisque les trains n’étaient pas chauffés.<br />
Il réussit à progresser dans le couloir jusqu’au moment<br />
où il se trouva nez à nez avec un voyageur tentant <strong>la</strong> même<br />
progression, en venant <strong>de</strong> l’autre extrémité du wagon. Le<br />
couloir était complètement occupé et quelques voyageuses<br />
tentèrent <strong>de</strong> se glisser en surnombre dans les compartiments.<br />
Le train s’ébran<strong>la</strong> enfin.<br />
Sa petite valise était trop légère pour qu’il puisse s’asseoir<br />
<strong>de</strong>ssus, comme d’autres occupants du couloir. Les<br />
contrôleurs arrivaient quand même à circuler en enjambant,<br />
se faufi<strong>la</strong>nt et parfois forçant une personne à se lever et à<br />
s’écraser contre <strong>la</strong> paroi.<br />
Après le remue-ménage du départ, en passant<br />
Villeneuve-St-Georges, un certain calme s’instal<strong>la</strong> et il eut <strong>la</strong><br />
surprise <strong>de</strong> voir, à trois voyageurs <strong>de</strong> lui, <strong>la</strong> jeune fille<br />
aperçue le matin même ( <strong>de</strong>s siècles plus tôt ) dans <strong>la</strong><br />
pénombre <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare.<br />
A <strong>la</strong> lumière du jour, même b<strong>la</strong>far<strong>de</strong>, il fut surpris <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
trouver bien plus séduisante qu’il l’avait jugée quelques<br />
heures avant.<br />
Elle semb<strong>la</strong>it avoir une silhouette élégante malgré <strong>de</strong>s<br />
rembourrages <strong>de</strong> protection contre le froid. Certes il ne<br />
pouvait <strong>la</strong> détailler que par fragments, les voyageurs qui les<br />
séparaient ne permettant pas <strong>de</strong> voir sa ligne d’un seul coup<br />
d’œil. A l’occasion d’un passage d’une voyageuse cherchant<br />
un voyageur perdu <strong>de</strong>puis le départ, il parvint à s’approcher<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille. Elle le regarda mais ne l’avait pas reconnu.<br />
Lui, au contraire, l’observa et surtout fut frappé par <strong>la</strong><br />
beauté <strong>de</strong> ses yeux très sombres. Mais un remous dans le<br />
couloir les éloigna sans qu’elle semble s’en rendre compte.<br />
A Châlon les Allemands contrôlèrent les papiers. Pour<br />
pouvoir circuler facilement ils forcèrent ceux qui étaient<br />
dans les couloirs à s’entasser <strong>de</strong>bout dans les compartiments
dans les jambes <strong>de</strong>s voyageurs assis. Le contrôle ne pris<br />
qu’une <strong>de</strong>mi-heure. Le train repartit et il rechercha du<br />
regard <strong>la</strong> jolie femme ; peut-être était-elle <strong>de</strong>scendue, peutêtre<br />
avait-elle réussi à se p<strong>la</strong>cer en surnombre sur une<br />
banquette ; les jolies femmes réussissent bien souvent à<br />
obtenir ce genre d’avantage. Lorsqu’il n’y pensa plus <strong>la</strong><br />
voyageuse réapparut. D’autres sujets <strong>de</strong> réflexions, plus<br />
importants et moins agréables, lui tinrent compagnie jusqu’à<br />
Lyon.<br />
Arrivé en gare <strong>de</strong> Perrache il vit une foule compacte sur<br />
le quai. C’était sûrement <strong>de</strong>s voyageurs pour Marseille.<br />
Descendre fut difficile tant les gens du quai vou<strong>la</strong>ient<br />
monter sans attendre que les arrivants libèrent <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce.<br />
Une fois encore bagages et quelques garçons agiles sortirent<br />
ou montèrent par les fenêtres.<br />
Il réussit à s’extraire <strong>de</strong> <strong>la</strong> cohue et se dirigea sans se<br />
presser vers <strong>la</strong> sortie pour remettre son billet. Il était dans les<br />
temps et pouvait aller boire une tasse d’orge grillé dans un<br />
bouchon <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce.<br />
Au moment où il <strong>de</strong>scendait le grand escalier pour<br />
rejoindre le trottoir, il aperçut <strong>la</strong> jeune femme <strong>de</strong>scendant<br />
aussi. Elle eut un bref sourire sans qu’il sache si elle l’avait<br />
vu et à qui ce sourire était <strong>de</strong>stiné. Très vite il oublia cet<br />
instant et se dirigea vers <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce Bellecourt, préférant ne pas<br />
rester près <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare. Les contrôles <strong>de</strong> police étaient<br />
nombreux autour <strong>de</strong> ces points <strong>de</strong> passage obligés.<br />
Se réchauffer était souhaitable mais impossible, une tasse<br />
<strong>de</strong> café Pétain dans un bistrot g<strong>la</strong>cial n’y suffirait pas.<br />
Le retour<br />
Un cafouil<strong>la</strong>ge, contact manqué, mais aucune nouvelle au<br />
ren<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong> rattrapage. L’inquiétu<strong>de</strong> monta d’un cran.<br />
Aucune solution satisfaisante ne lui venait à l’esprit. Le<br />
len<strong>de</strong>main matin une idée lui vint. Il connaissait une toute<br />
petite maison d’édition, rue Mulet, dans <strong>la</strong> presqu’île, avatar<br />
<strong>de</strong>s Éditions du Bélier à Paris. Il n’avait pas d’autre idée. Les<br />
Frères prêcheurs émigrés <strong>de</strong> Paris se souviendraient peutêtre<br />
<strong>de</strong> lui, sans aucun doute ils <strong>de</strong>vaient avoir <strong>de</strong>s
informations sur le milieu lyonnais <strong>de</strong> <strong>la</strong> résistance. (De<br />
toute manière il était dans une impasse.<br />
De fait un Dominicain le reconnut. A <strong>de</strong>mi-mot il chercha<br />
<strong>de</strong>s informations ; les phrases a<strong>la</strong>mbiquée étaient, espérait-il,<br />
innocentes pour quelqu’un <strong>de</strong> non initié. Il bafouil<strong>la</strong> au sujet<br />
d’un entretien avec un ancien ami qu’il recherchait.<br />
Le moine ne montra aucune surprise et détourna <strong>la</strong><br />
conversation sur un acci<strong>de</strong>nt grave dont on par<strong>la</strong>it en ville.<br />
Ca s’était passé <strong>la</strong> veille au soir, en banlieue. Beaucoup <strong>de</strong><br />
victimes…<br />
Il était évi<strong>de</strong>nt que <strong>la</strong> réunion avait mal tourné. Trahison<br />
ou malchance ? Impossible <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s précisions.<br />
Tous hospitalisés disait le père, autrement dit tous arrêtés.<br />
Il quitta le prêtre en espérant, sans y croire, et en<br />
souhaitant une prompte guérison.<br />
Nouveau coup dur. On savait (on vou<strong>la</strong>it croire) que<br />
l’Allemagne serait vaincue. Quel serait le prix à payer ? Des<br />
arrestations, <strong>de</strong>s affiches bilingues jaunes ou rouges<br />
annonçant <strong>de</strong>s exécutions, quel était le sort <strong>de</strong> ceux qui<br />
avaient été arrêtés et déportés.<br />
Rentrer à Paris le plus vite possible. On savait tous que<br />
les interrogatoires pratiqués par <strong>de</strong>s Français auxiliaires <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> Gestapo étaient encore plus brutaux que ceux <strong>de</strong>s Boches.<br />
Les plus courageux ne tenaient que quelques heures avant<br />
<strong>de</strong> parler. Les Allemands connaîtraient vite le détail <strong>de</strong>s<br />
réseaux représentés à <strong>la</strong> réunion.<br />
Il ne <strong>de</strong>vait pas s’attar<strong>de</strong>r à Lyon ; quand les Allemands<br />
tendraient-ils un filet pour retrouver d’éventuels membres<br />
<strong>de</strong>s réseaux ?<br />
Pour rentrer à Paris le mieux était <strong>de</strong> prendre trains<br />
omnibus ou trains <strong>de</strong> messagerie. Ce serait interminable<br />
mais le risque <strong>de</strong> barrages policiers était pratiquement nul<br />
sur les tortil<strong>la</strong>rds.<br />
Ce fut un retour difficile. Lyon Macon, Macon Dijon,<br />
Dijon La Roche-Migenne, La Roche-Migenne Sens, Sens<br />
Melun, Melun Paris. Interminables étapes en troisième dans<br />
<strong>de</strong>s voitures vétustes, et sans chauffage, naturellement. Ces
trains dits <strong>de</strong> messagerie, empruntaient <strong>de</strong>s voies ferrées<br />
oubliées, s’arrêtaient en campagne dans <strong>de</strong>s haltes sans<br />
personnel, juste pour permettre à un ou <strong>de</strong>ux voyageurs <strong>de</strong><br />
monter ou <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre. Dans les véritables gares, si petites<br />
soient elle, le train manœuvrait sans fin pour déposer un<br />
wagon sur une voie <strong>de</strong> débord. Avant-guerre il existait <strong>de</strong><br />
nombreuses machines <strong>de</strong> manœuvre pour former ou<br />
décrocher les rames. Le réseau ferré avait pratiquement le<br />
monopole <strong>de</strong>s transports, voyageurs et marchandises<br />
n’avaient plus le choix.<br />
Mais <strong>la</strong> machine assurant les <strong>de</strong>ux fonctions, traction et<br />
manœuvre, les attentes étaient interminables. Les horaires<br />
affichés relevaient <strong>de</strong>s oraisons « jacu<strong>la</strong>toires » avec autant<br />
<strong>de</strong> chance <strong>de</strong> vois se réaliser le miracle.<br />
La contrepartie était donc que les barrages policiers<br />
étaient inexistants. Près <strong>de</strong>s côtes <strong>la</strong> Feldgendarmerie<br />
contrô<strong>la</strong>it les routes. La curieuse p<strong>la</strong>que pendue au cou du<br />
chleuh évoquait les médailles <strong>de</strong>s comices agricoles souvent<br />
clouées au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte <strong>de</strong>s étables.<br />
A l’écart <strong>de</strong>s zones interdites, seuls les grands axes étaient<br />
dangereux. Pas <strong>de</strong> rafles sur les petites lignes.<br />
Les chemins <strong>de</strong> fer souffraient <strong>de</strong> pénurie <strong>de</strong> matériel<br />
rou<strong>la</strong>nt, les Allemands se réservaient les bonnes voitures, les<br />
voitures peu détériorées étaient réservées aux express (les<br />
rapi<strong>de</strong>s n’existaient plus). Les itinéraires secondaires étaient<br />
<strong>de</strong>sservis par <strong>de</strong>s rames qui n’auraient jamais eu<br />
l(autorisation <strong>de</strong> rouler. Pas question <strong>de</strong> chauffage ou<br />
d’éc<strong>la</strong>irage, les gran<strong>de</strong>s vitres éc<strong>la</strong>tées n’étaient pas<br />
remp<strong>la</strong>cées ; <strong>de</strong>s panneaux <strong>de</strong> p<strong>la</strong>nches bouchaient les<br />
fenêtres, il restait un très petit hublot vitré pour que les<br />
voyageurs puissent i<strong>de</strong>ntifier les gares d’arrêt.<br />
Les journées dans ces voitures vétustes étaient<br />
interminables, cependant en ce temps où tout le mon<strong>de</strong><br />
crevait <strong>de</strong> faim, les compartiments <strong>de</strong> III e c<strong>la</strong>sse étaient le<br />
<strong>de</strong>rnier rempart <strong>de</strong> l’altruisme.<br />
Le rite du pain beurré, saucisson, œufs durs et vin rouge<br />
restait imprégné dans les habitu<strong>de</strong>s rurales françaises. Le<br />
scénario était sans imprévu : un couple ou un petit groupe<br />
<strong>de</strong> connaissances s’instal<strong>la</strong>it dans <strong>la</strong> voiture, bagages dans le
filet. Le train ayant commencé à rouler, un panier ou un<br />
grand cabas faisait son apparition ; après le premier service<br />
coup d’œil circu<strong>la</strong>ire pour jauger les autres voyageurs, petite<br />
gêne à casser <strong>la</strong> croûte alors que les voisins regar<strong>de</strong>nt.<br />
Proposition d’un sandwich, refus poli, insistance… et<br />
acceptation :<br />
C’t’autant que les Boches n’auront pas !<br />
Il faut se rappeler qu’une voiture <strong>de</strong> III e c<strong>la</strong>sse avait <strong>de</strong><br />
fortes probabilités <strong>de</strong> transporter au moins un ancien<br />
combattant <strong>de</strong> 14/18. Ils avaient été quatre millions et tous<br />
n’étaient pas encore morts.<br />
La formule consacrée avait <strong>la</strong>rgement dépassé le cercle<br />
<strong>de</strong>s anciens combattants.<br />
Naturellement personne ne par<strong>la</strong>it <strong>de</strong> tickets, qu’ils soient<br />
<strong>de</strong> zone Nord ou Sud.<br />
Si les trajets étaient interminables, les changements<br />
n’avaient jamais plus le nom <strong>de</strong> correspondances.<br />
Impossible <strong>de</strong> prévoir une heure d’arrivée et, encore moins,<br />
<strong>la</strong> chance <strong>de</strong> repartir vite faire le saut <strong>de</strong> puce suivant ; les<br />
temps morts dans chaque gare étaient difficiles à supporter ;<br />
personne ne savait où il était, ce qu’il faisait, il aurait pu<br />
disparaître quelque part sur son long voyage sans que<br />
personne ne sache ce qu’il était <strong>de</strong>venu.<br />
Quand il débarqua à Paris par un omnibus venant <strong>de</strong><br />
Corbeil, il était perdu dans <strong>la</strong> foule <strong>de</strong>s travailleurs<br />
matinaux arpentant les quais <strong>de</strong> banlieue ; un peu plus loin,<br />
sur les quais <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s lignes, il voyait <strong>de</strong>s soldats<br />
allemands en patrouille. Par hasard ses presque trois jours et<br />
<strong>de</strong>ux nuits dans les pataches successives qu’il avait<br />
empruntées l’avait amené au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> foule quotidienne<br />
venant embaucher ; à contre-courant, arriver le soir par<br />
exemple, eut été plus difficile s’il était recherché.<br />
De ce long parcours il rentrait épuisé <strong>de</strong> crainte et fatigué,<br />
mais tout au long <strong>de</strong> cette odyssée il avait été nourri par<br />
« solidarité conviviale » d’inconnus.<br />
Il y avait presque une semaine qu’il avait été prendre un<br />
billet pour Lyon-Pérrache… Il était vivant et al<strong>la</strong>it <strong>de</strong>voir
eprendre contact, encore une fois le saut dans l’inconnu<br />
après <strong>la</strong> souricière <strong>de</strong> Lyon.<br />
Renouer avec <strong>de</strong>s interlocuteurs anonymes, échanger<br />
quelques mots, <strong>de</strong>s adresses et <strong>de</strong> mots <strong>de</strong> passe était à <strong>la</strong><br />
fois angoissant et revigorant. Le temps d’attente solitaire<br />
semb<strong>la</strong>it interminable, c’était pourtant ainsi que se passait <strong>la</strong><br />
majeure partie <strong>de</strong> sa vie.<br />
La vie re<strong>de</strong>viendrait-elle un jour normale ?
Comment se dép<strong>la</strong>cer ?<br />
Evi<strong>de</strong>mment le moyen le plus simple est <strong>de</strong> marcher<br />
mais le problème déjà évoqué <strong>de</strong>s chaussures rend ce<br />
moyen parfois pénible. Le vélo était nécessaire mais tout le<br />
mon<strong>de</strong> n’était pas apte ; je revois encore mon père, à Saint-<br />
Jean-<strong>de</strong>-Maurienne, poussant mon vélo, rentrer très dépité<br />
(et écorché) d’une tentative <strong>de</strong> monter à vélo, ce qu’il<br />
n’avait pas fait <strong>de</strong>puis 1910.<br />
Deux problèmes compliquaient les choses : pneus,<br />
chambres à air et rustines se raréfièrent, les crevaisons,<br />
elles, se multipliaient. L’autre question était celle du vol.<br />
Les chaînettes avec ca<strong>de</strong>nas résistaient mal aux gros outils ;<br />
<strong>la</strong> seule solution sûre était <strong>de</strong> monter son vélo à l’étage<br />
quand c’était possible (les ascenseurs étaient tous bloqués).<br />
En 1944 l’ultime recours fut le remp<strong>la</strong>cement <strong>de</strong>s<br />
chambres irréparables par <strong>de</strong>s bouchons <strong>de</strong> liège enfilés<br />
sur une ficelle et attachés sur <strong>la</strong> jante ensuite recouverte<br />
d’un pneu déjà en charpie et dont <strong>la</strong> carcasse ne durait pas<br />
longtemps.<br />
Ces pneus sur liège se révé<strong>la</strong>ient moins bruyantes que<br />
les essais <strong>de</strong> roulement directement sur les jantes, Etait-ce<br />
moins inconfortable ?<br />
Entre les chaussures à semelles <strong>de</strong> bois et les vélos sur<br />
liège était-ce les signes précurseurs <strong>de</strong> transports<br />
« écologiques » ?<br />
Les transports en commun subsistaient, plutôt mal que<br />
bien, dans les coins perdus non <strong>de</strong>sservis par le chemin <strong>de</strong><br />
fer. Ainsi, à Paulhaguet, une « voiture postale » à gazogène<br />
remontait en direction <strong>de</strong> La Chaise-Dieu, pourtant le<br />
courrier et <strong>de</strong>ux ou trois voyageurs éventuels. Gazogène. La<br />
rapidité avec <strong>la</strong>quelle camions, cars et grosses voitures
particulières furent dotés <strong>de</strong> cet engin doué pour les<br />
caprices a été stupéfiante.<br />
Deux grands systèmes se concurrencèrent : gazogènes au<br />
charbon <strong>de</strong> bois et gazogènes à bois.<br />
Pour simplifier : un réservoir <strong>de</strong> charbon <strong>de</strong> bois<br />
alimentait un foyer produisant un gaz pauvre alimentant<br />
une sorte <strong>de</strong> carburateur modifié. Au cas où le bois était<br />
utilisé sans passer par <strong>la</strong> meule du charbonnier, un<br />
<strong>de</strong>uxième cylindre faisant pendant au fourneau alourdissait<br />
encore le véhicule.<br />
Allumer un petit feu dans le foyer primaire, mettre en<br />
route le venti<strong>la</strong>teur, attendre <strong>la</strong> fumée b<strong>la</strong>nche (comme<br />
pour l’élection d’un pape) et essayer <strong>de</strong> démarrer…<br />
Un départ en urgence prenait une bonne <strong>de</strong>mi-heure,<br />
on évitait donc couper le moteur si un redépart était<br />
prévisible dans les heures à venir. Tout conducteur<br />
entassait sur son toit <strong>de</strong> gros sacs remplis <strong>de</strong> charbon <strong>de</strong><br />
bois pour, périodiquement, remplir le gros cylindre<br />
alimentant le moteur.<br />
Tout ça puait, pétaradait et parfois peinait à monter une<br />
côte aussi ru<strong>de</strong> que celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong>s Sts-Pères <strong>de</strong>vant<br />
chez Debauve et Galet.<br />
Pour les cas extrêmes <strong>de</strong> service public (pompiers, police<br />
secours) il existait un « carburant national » issu <strong>de</strong> je ne<br />
sais quelle alchimie, on le reconnaissait à son o<strong>de</strong>ur. Enfin,<br />
dans le Sud-Ouest, à St-Marcet, un gisement <strong>de</strong> gaz naturel<br />
permettait à quelques privilégiés <strong>de</strong> rouler avec <strong>de</strong>s tubes<br />
<strong>de</strong> gaz à haute pression sur le toit.<br />
En quatre années d’occupation j’ai un unique souvenir<br />
<strong>de</strong> dép<strong>la</strong>cement à gazogène. C’était une grosse De<strong>la</strong>haye,<br />
voiture <strong>de</strong> luxe que Jean Savey, patron <strong>de</strong> l’entreprise<br />
Moisan-Laurent-Savey, avait fait équiper d’un gazo haut <strong>de</strong><br />
gamme pour les besoins <strong>de</strong> l’entreprise. A cette époque
Olry et moi voyions souvent Jean à travers nos activités <strong>de</strong><br />
routiers. J’ai oublié <strong>la</strong> raison <strong>de</strong> notre escapa<strong>de</strong> en forêt <strong>de</strong><br />
Fontainebleau, je me souviens parfaitement <strong>de</strong> cette voiture<br />
peinant à <strong>la</strong> moindre côte. Des années plus tard j’aurai <strong>la</strong><br />
même sensation avec ma première 2CV…<br />
A Paris les bus avaient disparus sauf une ligne<br />
expérimentale Gare <strong>de</strong> Lyon. Sur le toit <strong>de</strong> quelques<br />
autobus une énorme baleine <strong>de</strong> tôle avait été greffée, elle<br />
abritait un ballon rempli <strong>de</strong> gaz <strong>de</strong> ville à basse pression.<br />
Ce<strong>la</strong> n’a pas été généralisé.<br />
Les bus vert et crème ressortirent massivement <strong>de</strong>s<br />
garages pour <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> rafle <strong>de</strong>s Juifs, en juillet 1942.<br />
Je ne sais plus quand ils réapparaissent après <strong>la</strong><br />
Libération ; je me souviens d’un échantillonnage <strong>de</strong> bus <strong>de</strong><br />
couleurs variées : rouge, bleu, vert, jaune…pour avoir l’avis<br />
<strong>de</strong>s Parisiens qui plébiscitèrent le retour au vert et crème<br />
d’avant-guerre.<br />
Reste le métro complètement distinct <strong>de</strong> <strong>la</strong> TCRP<br />
(transports en commun <strong>de</strong> <strong>la</strong> région parisienne). Le CMP<br />
chemin <strong>de</strong> fer métropolitain <strong>de</strong> Paris avait absorbé, vers<br />
1935, le Nord-Sud (Porte <strong>de</strong> Versailles, Porte <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Chapelle. Les <strong>de</strong>rniers tramways disparurent à <strong>la</strong> même<br />
époque.<br />
A <strong>la</strong> Libération ce fut <strong>la</strong> RATP, réseau souterrain et<br />
réseau <strong>de</strong> surface fusionnés.<br />
Sous l’Occupation les parisiens et banlieusards ont<br />
dépendu totalement du métro. Les économies<br />
commencèrent par l’éc<strong>la</strong>irage ; quais et wagons étaient<br />
éc<strong>la</strong>irés par <strong>de</strong>s rampes <strong>de</strong> huit à dix ampoules à<br />
baïonnette ; pour éviter les vols ces ampoules avaient trois<br />
picots, correspondants à trois encoches sur les douilles. La<br />
suppression d’une rampe sur <strong>de</strong>ux fit baigner les voyageurs
dans une lumière g<strong>la</strong>uque, comme ce qu’on voit à<br />
l’intérieur d’une vague par temps gris. En marchand dans<br />
les couloirs on perdait parfois les mesures <strong>de</strong> distance, avec<br />
<strong>de</strong>s collisions à <strong>la</strong> clé. C’était sinistre mais il y avait <strong>pire</strong>.<br />
Deux lignes sont partiellement aériennes, rive droite par<br />
Clichy, rive gauche par Montparnasse.<br />
Les rames affectées à ces <strong>de</strong>ux lignes étaient obscurcies<br />
pour ne pas être repérables par les bombardiers ang<strong>la</strong>is<br />
(plus tard bombes américaines également). Les ampoules<br />
maintenues en fonction avaient été barbouillées <strong>de</strong> vernis<br />
bleu. Le jour, pour les parties souterraines, c’était<br />
sépulcral ; mais <strong>la</strong> nuit en aérien c’était vraiment angoissant<br />
<strong>de</strong> rouler dans une ville entièrement noire.<br />
La plupart <strong>de</strong>s stations étaient calibrées pour cinq<br />
voitures (l’allongement ne fut entreprise qu’après <strong>la</strong><br />
guerre), <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière voiture portait parfois Interdite aux<br />
Juifs * . Mais <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> rames furent réduites à<br />
quatre wagons.<br />
Les carnets <strong>de</strong> tickets, dix voyages, furent réduits <strong>de</strong><br />
moitié, chque tickets pouvant être poinçonné <strong>de</strong>ux fois<br />
mais, je n’ai jamais compris pourquoi, <strong>de</strong>ux voyageurs ne<br />
pouvaient pas faire perforer le même ticket l’un après<br />
l’autre. Le ticket déjà perforé une fois étaient réutilisable<br />
dans une station quelconque, mais un ticket encore intact<br />
ne pouvait être utilisé par <strong>de</strong>ux voyageurs se succédant ?<br />
Toutes les stations n’étaient pas ouvertes au public,<br />
certaines n’ont jamais été remises en service : <strong>la</strong> station<br />
Sèvres – Croix-rouge est toujours fermée sous le cheval doré,<br />
don <strong>de</strong> Picasso (?) érigé au carrefour <strong>de</strong> <strong>la</strong> Croix-rouge qui<br />
n’a aucun rapport avec l’institution internationale.<br />
La station Raspail ne sera rouverte partiellement que<br />
bien après <strong>la</strong> guerre ; <strong>de</strong> même <strong>la</strong> station Liège.<br />
* Je me trompe peut-être ; <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière voiture était-elle <strong>la</strong> seule autorisée aux Juifs ?
Peu à peu d’autres stations furent ainsi fermées. Mais les<br />
économies faites sur les stations les moins fréquentées<br />
comportaient <strong>de</strong>s exceptions ; <strong>la</strong> station Chambre <strong>de</strong>s<br />
Députés resta ouverte bien que très peu utilisée. La<br />
chambre, future Assemblée nationale, hébergeait <strong>de</strong>s<br />
troupes alleman<strong>de</strong>s, pas question <strong>de</strong> se passer <strong>de</strong> métro.<br />
Des affichettes manuscrites annonçaient l’heure <strong>de</strong><br />
passage <strong>de</strong> <strong>la</strong> première rame dans chaque direction et celle<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière. Si on ratait son <strong>de</strong>rnier métro <strong>de</strong>ux<br />
solutions, connaître quelqu’un dans le quartier qui<br />
accepterait <strong>de</strong> vous <strong>la</strong>isser passer <strong>la</strong> nuit sur un canapé en<br />
attendant <strong>la</strong> fin du couvre-feu, ou prendre le risque <strong>de</strong><br />
rentrer à pieds en essayant d’échapper aux patrouilles.<br />
La suppression <strong>de</strong>s minuscules éc<strong>la</strong>irages bleus, après<br />
les premiers bombar<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> Renault à Bil<strong>la</strong>ncourt,<br />
facilitaient les trajets sous couvre-feu, <strong>de</strong> toute façon on<br />
avait <strong>de</strong>s chances d’entendre les patrouilles avant <strong>de</strong> les<br />
voir.<br />
Quand le brouil<strong>la</strong>rd s’en mê<strong>la</strong>it, couvre-feu ou pas, les<br />
dép<strong>la</strong>cements dépendaient <strong>de</strong> <strong>la</strong> chance. Cosinus parle <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> Blon<strong>de</strong> Séléné ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> Pâle Hécate, lune montante ou lune<br />
<strong>de</strong>scendante ; dans le brouil<strong>la</strong>rd tous les chats sont gris dit<br />
<strong>la</strong> sagesse popu<strong>la</strong>ire ?<br />
Un soir, rentrant <strong>de</strong> dîner rue Cassette chez l’oncle<br />
Maurice Grandc<strong>la</strong>u<strong>de</strong>, trajet suivi cent fois, je me suis<br />
perdu ! p<strong>la</strong>ce Saint-Germain-<strong>de</strong>s-Prés. A tâtons, entre rails<br />
<strong>de</strong> tram’ et bordures <strong>de</strong> trottoir j’ai fini par me cogner dans<br />
<strong>la</strong> Fontaine Wal<strong>la</strong>ce p<strong>la</strong>ntée <strong>de</strong>vant Arthus-Bertrand.<br />
C’était un repère <strong>de</strong> position mais il ne donnait aucune<br />
indication d’orientation. Se perdre p<strong>la</strong>ce Saint-Germain !<br />
En faisant <strong>de</strong>s ronds <strong>de</strong> plus en plus <strong>la</strong>rges j’ai touché <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
main l’immeuble Arthus-Bertrand et pu ainsi retrouver <strong>la</strong><br />
rue <strong>de</strong> l’Abbaye et <strong>la</strong> rue St-Benoît.
Nous vivions à l’heure alleman<strong>de</strong>. Quoiqu’en disent<br />
certains journalistes, l’heure d’été n’a pas été inventée sous<br />
Giscard, elle existait dans les années précédant <strong>la</strong><br />
Deuxième Guerre Mondiale. Mais, sous l’Occupation, les<br />
Allemands imposèrent une heure unique, du Front <strong>de</strong> l’Est<br />
à <strong>la</strong> pointe Finistère. Deux heures d’avance sur l’heure<br />
so<strong>la</strong>ire, c’est bien venu en été, en hiver le lever <strong>de</strong> soleil<br />
après neuf heure du matin est pénible. En zone nonoccupée<br />
l’heure d’été régnait toute l’année, mais en zone<br />
occupée l’heure alleman<strong>de</strong> s’appliquait toute l’année.<br />
Comme les ruraux étaient convaincus que les bêtes ne<br />
supporteraient pas les changements d’heure et que <strong>la</strong> traite<br />
commandait, il y eut, à <strong>la</strong> campagne, trois heures : notre<br />
heure (so<strong>la</strong>ire), votre heure ( d’été) et leur heure (alleman<strong>de</strong>).<br />
Pour je ne sais plus quel motif, les Allemands<br />
instaurèrent un couvre-feu à six heure du soir, en<br />
septembre. Brima<strong>de</strong> pénible mais sans gran<strong>de</strong>s<br />
conséquences. Etre cloîtré chez soi en plein jour, volets<br />
(sur rue) fermés après un retour en cavalca<strong>de</strong> était surtout<br />
une humiliation, faire sentir à ces Welsch qui était le<br />
vainqueur. Le passage d’une patrouille motorisée, rue <strong>de</strong>s<br />
Sts-Pères, était là pour mieux le rappeler.<br />
J’ai souvenir d’une « messe <strong>de</strong> Minuit » à St-Germain<strong>de</strong>s-Prés<br />
à quatre heure <strong>de</strong> l’après-midi.<br />
J’ai déjà évoqués les puces qui <strong>de</strong>scendaient toujours du<br />
wagon avec moi. Monter dans un wagon était souvent un<br />
travail <strong>de</strong> force. Après-guerre j’ai vu un reportage sur le<br />
métro <strong>de</strong> Tokyo montrant <strong>de</strong>s employés chargés <strong>de</strong> pousser<br />
les voyageurs pour que les portes puissent fermer ; il n’y<br />
avait pas <strong>de</strong> pousseurs à Paris, mais l’exercice était<br />
constant : entrer le dos en avant, s’agripper aux montants<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> porte et pousser <strong>de</strong> toutes ses forces jusqu’à ce que les<br />
portes puissent se refermer. Il était rare <strong>de</strong> se dép<strong>la</strong>cer sans
un baluchon, un paquet, un sac à dos, accessoires ne<br />
facilitant pas les acrobaties !<br />
Ce réseau tournait à <strong>la</strong> peau <strong>de</strong> chagrin. Juste avant <strong>la</strong><br />
libération <strong>de</strong> Paris le métro ne <strong>de</strong>sservait plus que les<br />
stations <strong>de</strong> correspondance. Il est même probable que<br />
certaines étaient fermées mais, par pru<strong>de</strong>nce, je ne prenais<br />
plus le métro, trop <strong>de</strong> risques <strong>de</strong> rafles.<br />
Pendant un temps j’eus comme mission une activité<br />
reposante ne nécessitant ni marche ni vélo, tout se passant<br />
rive gauche.<br />
Le téléphone marchait encore dans Paris, mais pas<br />
question d’appeler <strong>la</strong> province ou même <strong>la</strong> gran<strong>de</strong><br />
banlieue.<br />
De <strong>la</strong> cité Vaneau où je faisais popote avec André, je<br />
prenais <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>z-vous avec les mé<strong>de</strong>cins, généralistes ou<br />
spécialistes. Mon patronyme me permettait d’être reçu sans<br />
problème. Alors je débal<strong>la</strong>is mon histoire :<br />
« Accepteriez vous que <strong>de</strong>ux personnes ayant pris<br />
ren<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong> ma part se retrouvent seules dans votre<br />
bureau, le temps d’une longue conversation ? Vous seriez<br />
amené à leur <strong>la</strong>isser <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce et <strong>de</strong>vez ignorer leur i<strong>de</strong>ntité. »<br />
Pour rendre crédible mon histoire je <strong>de</strong>vais exploiter <strong>la</strong><br />
notoriété <strong>de</strong> mon père que je n’avais évi<strong>de</strong>mment pas mis<br />
au courant.<br />
C’est ainsi que je <strong>de</strong>vais organiser <strong>de</strong>s rencontres<br />
totalement c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stines entre responsables qui <strong>de</strong>vaient<br />
être complètement protégés. De mémoire je pense que, sur<br />
une trentaine d’entretiens où je donnais ma véritable<br />
i<strong>de</strong>ntité, seuls <strong>de</strong>ux ou trois mé<strong>de</strong>cins ne comprirent pas ou<br />
firent mine <strong>de</strong> ne pas comprendre et m’éjectèrent<br />
courtoisement.<br />
Je pense avoir ainsi organisé <strong>de</strong>s contacts totalement<br />
c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stins dont j’étais le seul fusible. Une vingtaine eurent<br />
lieu, moins j’en savais mieux ça va<strong>la</strong>it. Dans les jours où,
aussitôt après <strong>la</strong> libération <strong>de</strong> Paris, je fus sensé faire partie<br />
<strong>de</strong> l’état-major du général Revers ; j’appris alors que j’avais<br />
organisés <strong>de</strong>s rencontres pour le Délégué du gouvernement<br />
d’Alger : M. Parodi. J’ai déjà glosé sur ces <strong>de</strong>ux<br />
patronymes…<br />
Les « contacts » nouveau mot pour parler <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>zvous,<br />
étaient mon pain quotidien. Les boîtes mortes étaient<br />
<strong>de</strong>s emp<strong>la</strong>cements convenus où le courrier était déposé et<br />
où il <strong>de</strong>vait être levé quotidiennement. Sans risque, en<br />
principe ; rue Madame, en face du temple du Luxembourg,<br />
il y avait un centre d’accueil pour étudiants.<br />
Un gardien concierge était présent mais, près <strong>de</strong> sa loge,<br />
une batterie <strong>de</strong> boîtes à lettre m’évitait tout rapport avec<br />
lui. La boîte du « Groupe catholique du Pa<strong>la</strong>is » <strong>de</strong>vait être<br />
levée tous les jours en fin d’après-midi. Je <strong>de</strong>vais<br />
immédiatement porter le pli du côté <strong>de</strong> l’hôpital <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Salpetrière, Pas question d’y rentrer, cet énorme ensemble<br />
était, <strong>de</strong>puis 1940, entièrement occupé par <strong>de</strong>s Allemands.<br />
Mé<strong>de</strong>cins, infirmiers, personnel étaient tous allemands ;<br />
une ville dans <strong>la</strong> ville.<br />
Comment et pourquoi un immeuble semb<strong>la</strong>nt faire<br />
partie <strong>de</strong> cet hôpital était-il encore français ?<br />
Un jour comme les autres j’arrivais rue Madame et je fus<br />
interpellé par le gardien juste avant d’entrer relever <strong>la</strong><br />
boîte. Il me dit, en coup <strong>de</strong> vent : « Deux messieurs sont<br />
venus me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si je connaissais le Groupe catholique<br />
du Pa<strong>la</strong>is, je leur est dit qu’il y avait bien une boîte à lettre à<br />
ce nom mais que je ne connaissais personne. » Et il s’est<br />
éclipsé. Je suis reparti aussitôt et j’ai tenté <strong>de</strong> joindre mon<br />
contact sans y réussir. Le len<strong>de</strong>main matin, messe <strong>de</strong> 7<br />
heure 30 à Ste Clotil<strong>de</strong>, c’était le lieu <strong>de</strong> contact en cas <strong>de</strong><br />
nécessité. Après que je lui ai rendu compte <strong>de</strong> l’inci<strong>de</strong>nt,<br />
Gouraud (j’ai su son nom après <strong>la</strong> libération <strong>de</strong> Paris, je ne<br />
me souviens plus <strong>de</strong> son pseudo) me dit qu’il fal<strong>la</strong>it
absolument aller relever le courrier ; c’était urgent et très<br />
important. Sans attendre <strong>la</strong> soirée je suis allé rue Madame<br />
rechercher le pli que je n’avais pas pris <strong>la</strong> veille au soir. Il<br />
était là et je l’ai rapporté à un inconnu qui m’attendait sur<br />
<strong>la</strong> terrasse <strong>de</strong>s Tuileries, le long du quai. J’ai reconnu<br />
quelqu’un que j’avais déjà rencontré, un cousin <strong>de</strong>s Collet.<br />
Nous avons échangé nos mot <strong>de</strong> reconnaissance, je lui ai<br />
donné le pli et j’ai filé. J’avais vraiment eu <strong>la</strong> trouille.<br />
Gouraud m’a expliqué quelques semaines plus tard que<br />
le pli si précieux qu’il va<strong>la</strong>it le risque <strong>de</strong> me faire poisser<br />
était un double (un troisième ou quatrième carbone usé et<br />
presque illisible <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> marche <strong>de</strong> <strong>la</strong> Milice pour le<br />
len<strong>de</strong>main.<br />
Une autre boîte à lettres se trouvait sur les quais entre le<br />
pont <strong>de</strong>s Arts et le Pont-Neuf. C’était une boîte <strong>de</strong><br />
bouquiniste. Je farfouil<strong>la</strong>is longuement dans les vieux<br />
papiers, le bouquiniste me <strong>de</strong>mandait ce que je<br />
cherchais : les Archives <strong>de</strong> Guibray. « Je dois avoir ce<strong>la</strong><br />
quelque part mais je ne sais pas s’il est complet » Il me<br />
sortait un vieux carton en me disant <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r si ça me<br />
convenait ; en feuilletant je touvais le papier et rendais le<br />
paquet « Je regrette mais c’est effectivement incomplet ».<br />
Les jours où je passais et où il n’y avait pas <strong>de</strong> pli pour moi,<br />
à ma <strong>de</strong>man<strong>de</strong> il répondait « Je viens <strong>de</strong> le vendre ».<br />
De temps en temps on me <strong>de</strong>mandait d’accompagner<br />
une jeune femme pour porter <strong>de</strong>s colis. Denfert-<br />
Rochereau, <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> Sceaux et, je crois, <strong>de</strong>scente à <strong>la</strong><br />
Croix-<strong>de</strong>-Berny ; je n’aimais pas du tout aller porter <strong>de</strong>s<br />
colis à Fresnes. Je n’ai jamais su quels étaient les<br />
<strong>de</strong>stinataires. J’avais beau avoir <strong>de</strong>s papiers justifiant mon<br />
exonération du STO parce que j’étais censé travailler dans<br />
une Rüstungbetriebe une entreprise travail<strong>la</strong>nt pour l’armée<br />
alleman<strong>de</strong>, je <strong>la</strong>issais les colis dans les bras <strong>de</strong> cette<br />
personne quand j’arrivais en vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> <strong>la</strong> prison.
En quoi consistaient nos activités ?<br />
Ph. et Em. étaient basés en Savoie ; je voyais Emmanuel<br />
bien plus souvent que Philippe. A quoi consacraient-ils<br />
leur temps ? J’en savais assez peu et ne cherchais pas à<br />
savoir. Quand j’ai été piqué par Bonny et Laffon, ils n’ont<br />
pas pu me faire parler <strong>de</strong> Ph. et Em. puisque je ne savais<br />
rien.<br />
J’ai quelque part évoqué l’arrestation d’Emmanuel à<br />
Bernay (ou Serquigny), le hasard incroyable <strong>de</strong> l’officier<br />
allemand ayant servi sous les ordres du Major Kissling, à<br />
Fribourg-en-Brisgau où Emmanuel avait été en séjour<br />
linguistique. Relâché au lieu d’être remis à <strong>la</strong> Feldp. Em.<br />
rentré à Paris me charge <strong>de</strong> surveiller le retour <strong>de</strong> Philippe<br />
au cas où …<br />
Ils ne m’ont jamais donné <strong>de</strong> précisions sur leurs<br />
missions en Normandie à cette époque. Quelques semaines<br />
plus tôt Emmanuel avait fait une allusion émerveillée aux<br />
container <strong>de</strong>scendus du ciel ; il avait dû donner un coup <strong>de</strong><br />
main pour <strong>la</strong> réception d’un parachutage. J’ai supposé qu’il<br />
s’était agi du maquis <strong>de</strong>s Glières.<br />
Je ne sais plus pour quelles raisons je me suis mis dans<br />
<strong>la</strong> tête que leur passage à <strong>de</strong>ux en Normandie était lié à un<br />
groupe <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> responsables <strong>de</strong> maquis sur leurs rôles<br />
<strong>de</strong> centres mobilisateurs.<br />
Il y avait, dès cette époque, une gran<strong>de</strong> confusion sur les<br />
missions <strong>de</strong> <strong>la</strong> Résistance. Faisant abstraction <strong>de</strong>s côtés<br />
politiques qui étaient essentiels pour certains, les réseaux<br />
AS et ORA n’avaient pas une vision monolithique <strong>de</strong> leur<br />
rôle.<br />
La Résistance comprenait aussi bien <strong>la</strong> collecte <strong>de</strong><br />
renseignements que l’accueil et l’évasion <strong>de</strong>s pilotes ang<strong>la</strong>is<br />
et américains abattus au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> France ou l’exécution<br />
<strong>de</strong> sabotage, notamment <strong>de</strong> lignes à haute tension.
Les projets concernant l’avenir étaient orientés vers<br />
l’organisation d’une mobilisation d’hommes ayant eu une<br />
formation militaire et, si possible, une expérience du<br />
combat.<br />
La cohérence entre toutes ces orientations n’était pas<br />
toujours présente. La technique Mao « comme un poisson<br />
dans l’eau » était loin <strong>de</strong>s conceptions <strong>de</strong>s officiers <strong>de</strong><br />
carrière qui rêvaient <strong>de</strong> réduits, <strong>de</strong> guerre <strong>de</strong> corps-francs<br />
et d’embusca<strong>de</strong>s. Ce désir inconscient <strong>de</strong> réunir <strong>de</strong> gros<br />
bataillons profitera, hé<strong>la</strong>s, <strong>de</strong> <strong>la</strong> création du STO.<br />
Des réfractaires au départ vers les usines alleman<strong>de</strong>s<br />
« prirent le maquis » où rien n’était prêt pour les accueillir.<br />
Il s’en suivi <strong>de</strong>s réactions spontanées encouragées aussi<br />
bien par Londres que par le Parti communiste (proallemand<br />
<strong>de</strong> 1939 à 1941) initiant <strong>de</strong>s actions, attentats et<br />
sabotages sans intérêt militaire mais « pour semer <strong>la</strong><br />
terreur ». L’invasion <strong>de</strong> l’URSS par les Allemands était<br />
évi<strong>de</strong>mment à l’origine <strong>de</strong> ce retournement.<br />
Avec du recul il est facile <strong>de</strong> critiquer.<br />
Pourtant les grands « combats » : Les Glières, le Vercors,<br />
le Mont-Mouchet et quelques autres n’eurent qu’une<br />
inci<strong>de</strong>nce très minime sur <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong>s opérations. Que<br />
dire <strong>de</strong>s massacres <strong>de</strong> Tulle, Oradour ou Ascq qui n’avaient<br />
aucun sens sur le p<strong>la</strong>n militaire sauf <strong>de</strong> retar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s convois<br />
<strong>de</strong> troupes.<br />
Pour en revenir à Ph. et Em. ce que j’ai pu déduire du<br />
peu que j’ai su, Emmanuel était surtout en liaison avec le<br />
réseau AS, Philippe était beaucoup plus orienté par leir<br />
objectif, préparer une remobilisation, le moment venu,<br />
d’hommes ayant servi aux 6 e , 13 e , 7 e et 27 e BCA <strong>de</strong><br />
Grenoble, Chambéry, Albertville et Annecy.<br />
C’était une opération <strong>de</strong> noyautage, par le bouche à<br />
oreille d’hommes résidant dans <strong>la</strong> région et ayant combattu.
Même si Emmanuel m’a raconté brièvement <strong>la</strong> réception<br />
d’un parachutage, ça n’avait pas eu lieu dans les Bauges.<br />
Leur petit maquis n’était qu’un minuscule point d’appui<br />
pour un objectif plus <strong>la</strong>rge dans l’avenir et sans mission<br />
opérationnelle immédiate. La présence d’un officier<br />
échappé <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> <strong>la</strong> police et gravement torturé, « mis<br />
au vert » aux Frasses au moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> trahison<br />
d’Allimonier m’a toujours apparu comme une dramatique<br />
coïnci<strong>de</strong>nce.
L’information…<br />
Les journaux régionaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> zone non-occupée<br />
commencèrent à augmenter leur tirage dès juillet 1940. Les<br />
listes <strong>de</strong> personnes dis parues ou recherchant <strong>de</strong>s membres<br />
<strong>de</strong> familles dispersées par l’exo<strong>de</strong>, amenait chacun a<br />
acheter chaque jour plusieurs journaux. A Saint-Jean-<strong>de</strong>-<br />
Maurienne c’était Les Allobroges et Le Petit Dauphinois. A<br />
Lyon c’était Le Progrès et les journaux parisiens qui<br />
refusaient <strong>de</strong> rentrer en zone occupée. Le journal phare <strong>de</strong>s<br />
gens sérieux, Le Temps, reparu rapi<strong>de</strong>ment à Paris ; je ne<br />
me souviens pas si Les Débats, autre monument <strong>de</strong> <strong>la</strong> presse<br />
sérieuse, reparut en 40.<br />
A Lyon on cultivait <strong>la</strong> conviction <strong>de</strong> l’indépendance <strong>de</strong>s<br />
grands journaux. Le Progrès était installé rue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
République, cet axe central reliant <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce Carnot (avec<br />
une statue <strong>de</strong> <strong>la</strong> République) à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> République<br />
(avec une statue <strong>de</strong> Carnot).<br />
Dans le hall du Progrès <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s ardoises fixées aux<br />
murs étaient sans cesse effacées puis recouvertes<br />
d’inscriptions à <strong>la</strong> craie. On susurrait que les dépêches<br />
d’agences étaient inscrites dès leur réception, quitte à les<br />
effacer si <strong>la</strong> censure l’exigeait. La censure, dite Dame<br />
Anastasie en 14/18, avait été rétablie avant même <strong>la</strong><br />
déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong> guerre. Bien entendu Vichy ne l’avait pas<br />
supprimée mais <strong>la</strong> censure alleman<strong>de</strong> en zone occupée<br />
surveil<strong>la</strong>it <strong>la</strong> manière dont le gouvernement <strong>de</strong> Vichy aurait<br />
pu nuire au Reich.<br />
Comment le Progrès recevait-il tant <strong>de</strong> dépêches<br />
d’agence, je l’ignore. Parmi les signataires Havas<br />
naturellement, <strong>la</strong> principale agence française, DNB l’agence<br />
alleman<strong>de</strong> (Deutsch Nachrichten Buro) mais aussi Reuters
pour les Ang<strong>la</strong>is, UP et AP pour les Américains, Nikkei<br />
pour le Japon plus quelques autres.<br />
C’était fin 40, début 41. Je pense que les Allemands<br />
n’ont pas attendu le printemps 41 et l’invasion <strong>de</strong> l’URSS<br />
pour couper les accès aux dépêches anglo-saxonnes. Le hall<br />
du Progrès était un <strong>de</strong>s rares lieux permettant <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r<br />
espoir.<br />
En bref les tableaux d’écoliers et <strong>la</strong> craie du Progrès<br />
étaient peut-être un filet <strong>de</strong> lumière dans <strong>la</strong> brume. En<br />
zone occupée il n’y avait pas d’équivalent.<br />
Je me souviens d’être resté <strong>de</strong>s heures dans le hall du<br />
Progrès à attendre inscriptions et effacements décrivant les<br />
avancées britanniques en Tripolitaine et <strong>la</strong> déroute <strong>de</strong>s<br />
Macaronis ou Pipiantis.<br />
Il y eut aussi l’intervention <strong>de</strong> Rommel et <strong>de</strong> l’Afrika<br />
Korps, quelques mois plus tard. Il est certain que <strong>de</strong>s<br />
informations lues sur les ardoises lyonnaises étaient<br />
censurées et n’apparaissaient plus dans l’édition imprimée.<br />
On cherchait d’autres sources. Toujours à Lyon, le<br />
Journal <strong>de</strong> Genève exportait en France quelques<br />
exemp<strong>la</strong>ires ; un jour par semaine (j’ai oublié lequel) il y<br />
avait un article (signé Payot ?) donnant à mi-mots <strong>de</strong>s<br />
informations non censurées, sur les combats mais surtout<br />
sur ce qui se passait dans le mon<strong>de</strong> et spécialement aux<br />
Etats-Unis. Il faut se rappeler que Roosevelt a gardé un<br />
ambassa<strong>de</strong>ur à Vichy jusqu’en décembre 1941, soutien<br />
moral à Vichy contre les Gaullistes.<br />
Un journal turc : Ulus sous-titré Ankara paraissant en<br />
français une fois par semaine était imprimé en grand format<br />
sur un papier g<strong>la</strong>cé comme celui <strong>de</strong> l’Illustration. Seul<br />
l’article consacré à <strong>la</strong> guerre nous intéressait, le reste <strong>de</strong>s<br />
informations concernaient <strong>la</strong> Turquie et étaient<br />
incompréhensibles.
La réinstal<strong>la</strong>tion à Paris supprima cette lucarne sur le<br />
mon<strong>de</strong>. L’information se résumait a débiter les dépêches<br />
DNB et parfois une ou <strong>de</strong>ux dépêches Havas glorifiant le<br />
Grand Reich allemand. C’était à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si les articles<br />
<strong>de</strong> l’agence Havas n’avaient pas été rédigés uniquement<br />
pour prétexter une pluralité d’information.<br />
Les journaux parisiens, en priorité Le Temps et le Petit<br />
Parisien, (journal <strong>de</strong>s professeurs, journal <strong>de</strong>s concierges) et<br />
une <strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong> feuilles <strong>de</strong> choux étaient totalement<br />
pro-allemands. Illisibles on les achetait d’abord pour les<br />
informations <strong>de</strong>s services du ravitaillement. Les<br />
informations sur les tickets validés <strong>de</strong> manière imprévisible<br />
étaient vitales. Une fois ou <strong>de</strong>ux MM passa une annonce<br />
dans le Petit Parisien pour trouver une femme <strong>de</strong> ménage.<br />
C’était le seul usage <strong>de</strong> ce journal glorifiant les Allemands.<br />
Les informations vraies ou fausses étaient surtout<br />
transmises du bouche à oreille ; ce n’est qu’à partir <strong>de</strong><br />
l’automne 1941, lorsque l’Armée rouge cessa <strong>de</strong> reculer<br />
partout, qu’on apprit peu à peu à comprendre <strong>la</strong> manière<br />
dont les communiqués <strong>de</strong> l’OKW, comman<strong>de</strong>ment<br />
suprême <strong>de</strong>s forces alleman<strong>de</strong>s pouvaient être un peu<br />
déchiffrés en lisant « en creux » les faits glorieux <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Wehrmacht. Repérer tout ce dont les Allemands ne parlent<br />
pas permet <strong>de</strong> comprendre ce qui va mal pour les Boches.<br />
Je reviendrai aux problèmes posés par <strong>la</strong> raréfaction <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> pâte à papier.<br />
Un mot <strong>de</strong> L’Illustration Cet hebdomadaire illustré<br />
arrivait tous les samedis rue <strong>de</strong> l’U. Grand format, beau<br />
papier couché, <strong>de</strong>s photos <strong>de</strong>s quatre coins du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s<br />
textes que je ne lisais pas et, en pages 2 et 3 <strong>de</strong> couverture,<br />
<strong>de</strong>s embryons <strong>de</strong> ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssinées par Cami. Une <strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />
ban<strong>de</strong>s était titrée La semaine Camique par Cami.
Sans télévision ni cinéma, les journaux sans illustrations,<br />
le mon<strong>de</strong> était invisible. L’Illustration nous a ouvert les<br />
yeux, sans jeu <strong>de</strong> mot.<br />
Au cours <strong>de</strong> l’hiver lyonnais, un jour, un numéro <strong>de</strong><br />
l’Illustration apparut dans <strong>la</strong> boîte aux lettres. Cette revue<br />
éditée en zone occupée arrivait en zone no-no ! Mystère !<br />
Comment avait-on eu notre adresse à Lyon ?<br />
Comme Papa était un abonné fidèle, peut-être lui avaiton<br />
proposé un réabonnement ? Aucun moyen <strong>de</strong> le savoir<br />
puisque le courrier ne passait pas <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> démarcation.<br />
En feuilletant <strong>la</strong> revue je retrouvais bien le style <strong>de</strong><br />
présentation d’avant-guerre ; mais en lisant quelques<br />
articles je découvris l’imprégnation d’une vision politique<br />
pro-alleman<strong>de</strong> à peine camouflée. F. <strong>de</strong> Brinon, Jacques <strong>de</strong><br />
Lesdin, Mgr Mayol <strong>de</strong> Luppé, <strong>la</strong> fine fleur <strong>de</strong>s col<strong>la</strong>bos<br />
prêchant pour que Pétain cesse <strong>de</strong> jouer double-jeu et<br />
s’engage fièrement dans <strong>la</strong> col<strong>la</strong>boration avec le Grand<br />
Reich allemand.<br />
Je crois n’en avoir parlé ni à MM ni à Emmanuel. J’ai fait<br />
un « retour à l’expéditeur » précisant ma pensée sur les<br />
col<strong>la</strong>bos.<br />
Nous n’avons plus reçu cet hebdo pourtant si<br />
remarquable avant-guerre. Ma première initiative…<br />
Il faut évoquer le rôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> TSF.<br />
Malgré un rejet total <strong>de</strong> <strong>la</strong> TSF par MM, en septembre<br />
1938 l’instal<strong>la</strong>tion d’un petit poste aux B<strong>la</strong>iries s’imposait.<br />
Mais il fut installé dans une petite chambre à rez-<strong>de</strong>chaussée,<br />
« mis au coin » comme un garnement qui ne sait<br />
pas se tenir.<br />
En mai 40, le jour <strong>de</strong> <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Procession <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong><br />
châsse <strong>de</strong> Geneviève, <strong>la</strong> Bergère <strong>de</strong> Nanterre, <strong>de</strong>rnier espoir
d’un gouvernement massivement franc-maçon et<br />
anticlérical, MM nous réunit dans sa chambre, agenouillés<br />
en rond autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> TSF, pour chanter les cantiques en<br />
même temps que <strong>la</strong> foule <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong> Saint-Etienne-du-<br />
Mont à Notre-Dame et retour.<br />
Sur l’instant j’étais surtout sensible au sublime et au<br />
grotesque <strong>de</strong> cette cérémonie, capitu<strong>la</strong>tion intellectuelle<br />
d’un gouvernement et introduction <strong>de</strong>s on<strong>de</strong>s hertziennes<br />
dans le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> Foi, <strong>de</strong> l’Espérance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Charité.<br />
Ce n’est que plus tard que j’ai compris (ou que je n’ai<br />
pas compris) l’adhésion maternelle aux possibilités <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
physique mo<strong>de</strong>rne. Les <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> sa vie MM<br />
disposait à son chevet d’un petit poste à boutons poussoirs<br />
qu’Yves avait aménagé. Le son était peu agréable mais au<br />
moins MM comprenait. Hors sujet : MM détestait <strong>la</strong><br />
télévision (pourquoi ?) dont Papa était un téléspectateur<br />
assidu. Un jour cependant, au Cap Ferrat, MM mobilisa<br />
tout le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant le téléviseur acheté récemment. Il y<br />
avait un reportage sur l’Irak et on al<strong>la</strong>it voir Luc en noir et<br />
b<strong>la</strong>nc.<br />
Pas <strong>de</strong> TSF à Yrieu sauf mes essais <strong>de</strong> poste à galène ;<br />
réception aléatoire et discontinue, finalement plus<br />
frustrante que le silence total.<br />
Pas <strong>de</strong> TSF à Lyon ; je ne me souviens même pas si<br />
l’oncle Jean avait un poste. La probabilité est <strong>de</strong> 99% mais<br />
je n’ai pas <strong>de</strong> souvenir.<br />
Après <strong>la</strong> réinstal<strong>la</strong>tion à Paris à l’automne 1941, Papa qui<br />
était rentré <strong>de</strong>puis un an avait récupéré le petit poste <strong>de</strong>s<br />
B<strong>la</strong>iries (comment avait-il échappé aux pil<strong>la</strong>ges ? ) . Il lui<br />
arrivait d’essayer d’attraper Radio-Londres si <strong>de</strong>s<br />
événements mondiaux venaient <strong>de</strong> se passer. Mais l’écoute
était difficile, le brouil<strong>la</strong>ge allemand rendant <strong>la</strong><br />
compréhension aléatoire.<br />
Radio Paris, le poste le plus puissant, était évi<strong>de</strong>mment<br />
consacré à glorifier <strong>la</strong> col<strong>la</strong>boration et à fustiger Vichy qui<br />
n’al<strong>la</strong>it pas assez vite dans l’alliance avec le Reich * .<br />
Comme <strong>la</strong> radio ne par<strong>la</strong>it ni <strong>de</strong> rationnement. ni <strong>de</strong><br />
tickets, il était parfaitement inutile d’écouter. Ce n ‘est que<br />
fin 1943 que Radio-Londres <strong>de</strong>vint vraiment intéressante.<br />
Certes les appels <strong>de</strong> De Gaulle méritaient l’attention, mais<br />
nous nous intéressions plus aux nouvelles militaires.<br />
Puis commença <strong>la</strong> diffusion par <strong>la</strong> BBC <strong>de</strong> messages<br />
personnels.<br />
Ta ta ta TA ta ta ta TA<br />
L’ouverture <strong>de</strong> <strong>la</strong> V e symphonie <strong>de</strong> Beethoven (ou V en<br />
morse … -)<br />
« Ici Londres, voici quelques messages personnels.»<br />
Le chapeau du marquis est tombé dans l’eau, je répète ;<br />
Le chapeau du marquis est tombé à l’eau.<br />
La lune s’est couchée à midi, je répète<br />
La lune s’est couchée à midi.<br />
Quand les messages personnels commencèrent à être<br />
diffusés, il y en passait une <strong>de</strong>mi-douzaine par<br />
émission.Puis, en 44, <strong>la</strong> diffusion envahi le temps <strong>de</strong>s<br />
informations :<br />
Le morceau <strong>de</strong> sucre brûlera (trois fois) je répète<br />
Le morceau <strong>de</strong> sucre brûlera (trois fois)<br />
Les chaussettes <strong>de</strong> l’archiduchesse…<br />
Parfois, quand plusieurs personnes entendaient radio-<br />
Londres, un <strong>de</strong>s auditeurs prenait l’air entendu <strong>de</strong> celui qui<br />
est au courant… c’était généralement bidon.<br />
* Pierre Dac, humoriste percutant <strong>de</strong> L’Os à moelle qui avait rejoint Londres faisait chanter, sur l’air<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> Cucaracha : Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand…
Parmi les centaines <strong>de</strong> messages personnels diffusés<br />
avant le Débarquement, il y eut le célèbre :<br />
Les sanglots longs <strong>de</strong>s violons <strong>de</strong> l’automne<br />
Blessent mon cœur d’une <strong>la</strong>ngueur monotone. cité dans le<br />
livre « Le Jour le plus long ». Je ne sais pas s’il a été<br />
réellement diffusé le 5 juin au soir mais il semble bien que<br />
ce message ait été périmé <strong>de</strong>puis longtemps. Il est avéré<br />
que, dans les heures précédant le débarquement <strong>la</strong> BBC<br />
diffusa <strong>de</strong> nombreux messages obsolètes pour noyer les<br />
vrais en les cachant au milieu d’autres ayant perdu leur<br />
signification.<br />
A <strong>la</strong> clé <strong>de</strong> cette décision compréhensible mais<br />
dramatique, <strong>de</strong> nombreux réseaux, croyant à un ordre <strong>de</strong><br />
déclenchement d’une insurrection générale, se<br />
mobilisèrent sans se cacher. Résultat au Mont-Mouchet<br />
plus <strong>de</strong> 1200 massacrés.<br />
Je me souviens encore du colonel Vétil<strong>la</strong>rd me disant<br />
avoir entendu :<br />
Qu’est-ce qu’elle dit<br />
La p’tit’ pomme d’api ?<br />
La p’tit’ pomme d’api elle vous dit mar<strong>de</strong>.<br />
Sa perplexité était gran<strong>de</strong> ; ce message (extrait d’une<br />
caricature <strong>de</strong> Carlègle) avait été choisi à une époque où,<br />
parmi les opérations étudiées au SHAEF figurait un<br />
schéma combinant un débarquement sur <strong>la</strong> côte<br />
<strong>la</strong>nguedocienne et <strong>la</strong> création d’une base aéroportée à<br />
cheval sur <strong>la</strong> Lozère et <strong>la</strong> Haute-Loire.<br />
Vétil<strong>la</strong>rd était convaincu que cette opération avait été<br />
abandonnée, cependant, après sa diffusion, <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong><br />
jeunes hommes venant essentiellement <strong>de</strong> Saint-Etienne et<br />
Clermont-Ferrand arrivaient en masse autour <strong>de</strong> Langeac<br />
et Paulhaguet.<br />
Il y eut quelques jours <strong>de</strong> fête… Les Volontaires <strong>de</strong> l’An II.
Parmi cette foule enthousiaste il y avait un groupe<br />
expérimenté : les travailleurs espagnols. Il s’agissait <strong>de</strong><br />
combattants républicains espagnols que <strong>la</strong> victoire <strong>de</strong><br />
Franco obligea à se réfugier en France où ils furent<br />
regroupés et consacrés à l’exploitation forestière.<br />
Lorsque <strong>la</strong> colonne blindée alleman<strong>de</strong> arriva à Langeac,<br />
les Espagnols se sacrifièrent pour tenir un « verrou » sur <strong>la</strong><br />
route du Mont-Mouchet, près <strong>de</strong> Saugues. Leur courage et<br />
leur expérience du combat retardèrent les Chleuh,<br />
permettant à une partie <strong>de</strong>s hommes d’échapper à <strong>la</strong> nasse<br />
organisée par les Allemands et <strong>la</strong> Milice. Le drame du<br />
Mont-Mouchet provoqua plus <strong>de</strong> douze cent morts.<br />
J’avais été expédié en zone Sud après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Ph. et<br />
Em., Vétil<strong>la</strong>rd me réexpédia en zone Nord, <strong>de</strong> l’AS à<br />
l’ORA. * où je me retrouvai attaché à un jeune officier, du<br />
moins je le supposais. Après <strong>la</strong> libération <strong>de</strong> Paris j’ai<br />
appris son nom : Gouraud. Il était le fils d’un très célèbre<br />
général <strong>de</strong> 14/18, très grand mutilé ayant gardé son<br />
comman<strong>de</strong>ment, Le général Gouraud fut <strong>de</strong> ceux qui<br />
défilèrent sur les Champs Elysées aux côtés du maréchal<br />
Foch en 1919.<br />
Une distraction, en fait <strong>la</strong> seule, était le cinéma. Plus <strong>de</strong><br />
comédies américaines si tonifiantes, Je pense à Vous ne<br />
l’emporterez pas avec vous, Madame et son clochard ou<br />
L’extragant Mr Deeds. Jacquotte, <strong>de</strong> passage à Paris, venant<br />
du Mans le jeudi, m’emmenait parfois au cinéma et j’avais<br />
découvert avec elle Deana et ses boys et bien d’autres.<br />
Naturellement nous n’en parlions jamais rue <strong>de</strong> l’U.<br />
* AS : Armée secrète (zone Sud) ORA, organisation <strong>de</strong> résistance <strong>de</strong> l’armée (zone Nord). La<br />
distinction entre les <strong>de</strong>ux zones avait pour origine <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce ; les trahisons furent assez<br />
nombreuses. De plus, même après décembre 1942, les Allemands distinguaient encore les <strong>de</strong>ux<br />
zones et, heureusement, <strong>la</strong> coordination entre les polices n’était pas parfaite.
Sous l’Occupation les cinémas passaient d’innombrables<br />
films allemands comme Hitlerjugend Quex, Le Juif Suss et<br />
autres ouvrages <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong>. Il y eu le grand succès Les<br />
aventures du baron <strong>de</strong> Münchausen (Le baron <strong>de</strong> Crac)tout en<br />
couleur. Je ne l’ai évi<strong>de</strong>mment jamais vu, mais Jacqueline<br />
m’en a plusieurs fois parlé, couleurs et trucage étaient, m’at-elle<br />
dit, étonnants.<br />
A Lyon, zone libre, il y avait eu <strong>de</strong>s films sentimentaux<br />
et bien pensant comme La fille du bou<strong>la</strong>nger * . Marcel Pagnol<br />
avait bien compris les messages sur le retour à <strong>la</strong> terre.<br />
Plus tard, en zone Nord, <strong>de</strong>s films fabriqués en France<br />
avaient ouvert un genre merveilleux : L’éternel retour, La<br />
nuit fantastique, et le plus célèbre Les Enfants du paradis, il y<br />
eut aussi <strong>de</strong>s po<strong>la</strong>rs comme L’assassin habite au 21 ou dans<br />
le genre noir Le Corbeau.<br />
Il y avait toujours <strong>de</strong>s actualités, naturellement d’origine<br />
alleman<strong>de</strong>. Les sifflets d’abord timi<strong>de</strong>s puis <strong>de</strong> plus en plus<br />
intenses dans le noir, quand apparaissait Hitler ou<br />
Mussolini, Pétain ou Laval, les triomphes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Wehrmacht<br />
provoquaient aussi <strong>de</strong>s « mouvements divers ». Les Autorités<br />
d’Occupation décrétèrent alors l’obligation d’allumer les<br />
lumières au moment où étaient projetées les actualités.<br />
Tout petit signe d’un embryon <strong>de</strong> refus…<br />
* Ou était-ce une première version <strong>de</strong> La fillle du puisatier ?
Dép<strong>la</strong>cements<br />
J’ai perdu le fil <strong>de</strong> mon récit :<br />
Les dép<strong>la</strong>cements ne dépendaient pas uniquement <strong>de</strong>s<br />
chemins <strong>de</strong> fer et <strong>de</strong>s pieds.<br />
Les nouveaux incorporés dans l’armée, avant-guerre,<br />
<strong>de</strong>vaient apprendre par cœur quelques formules magiques :<br />
La discipline faisant <strong>la</strong> force principale <strong>de</strong>s armées, il importe<br />
que tout supérieur obtienne <strong>de</strong> ses subordonnés une obéissance <strong>de</strong><br />
tous les instants sans hésitations ni murmures.<br />
D’autres formules <strong>de</strong>vaient aussi être assimilées par les<br />
conscrits :<br />
- De quoi sont les pieds du fantassin ?<br />
- Les pieds du fantassin sont l’objet <strong>de</strong>s soins les plus<br />
constants.<br />
Les trajets à vélo étaient parfois à <strong>la</strong> limite <strong>de</strong>s forces<br />
d’un adulte (sous-alimenté). Vers <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’occupation, en<br />
43 et 44, l’état <strong>de</strong>s vélos et surtout <strong>de</strong>s pneus compliquait<br />
encore les dép<strong>la</strong>cements. Ai-je déjà raconté mon itinéraire,<br />
<strong>la</strong> veille <strong>de</strong> l’arrivée <strong>de</strong> <strong>la</strong> DB. à Paris ?<br />
Partis à <strong>de</strong>ux après le premier « contact » <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée,<br />
(messe <strong>de</strong> 7 h 30 à Ste-Clotil<strong>de</strong>) ayant dû remonter <strong>la</strong> rive<br />
gauche jusqu’au pont d’Austerlitz, le premier pont à ne pas<br />
être barré par les Allemands, nous visions St-Denis, ou,<br />
plus exactement l’écluse <strong>de</strong> <strong>la</strong> Briche, à l’Ouest <strong>de</strong> St<br />
Denis. Canal <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bastille, canal Saint – Martin ; à <strong>la</strong><br />
maison <strong>de</strong> l’éclusier nous retrouvons <strong>de</strong>s dirigeants <strong>de</strong><br />
l’ORA (du moins je le suppose).<br />
Mon patron me charge alors <strong>de</strong> porter <strong>de</strong>s instructions à<br />
un PC installé à Bil<strong>la</strong>ncourt, usine <strong>de</strong> <strong>la</strong> SNCAN société<br />
nationale <strong>de</strong> construction aéronautique du Nord. C’est l’usine<br />
Bréguet nationalisée par le Front popu<strong>la</strong>ire.
Au moment <strong>de</strong> partir pour Bil<strong>la</strong>ncourt un homme <strong>de</strong><br />
l’écluse du canal <strong>de</strong> <strong>la</strong> Briche me donne un énorme<br />
sandwich <strong>de</strong> pain et rillettes. Il était temps, le matin je<br />
n’avais pas mangé avant <strong>la</strong> messe.<br />
De St-Denis à Gennevilliers en évitant les grands axes<br />
où les Boches patrouil<strong>la</strong>ient encore, ce fut long, puis viser<br />
Levallois et Neuilly, contourner le bois <strong>de</strong> Boulogne par<br />
l’Est en revenant sur <strong>la</strong> rive droite puis atteindre Boulogne<br />
– Bil<strong>la</strong>ncourt par le Nord, Les <strong>de</strong>ux ponts Suresnes et<br />
Saint-Cloud sont barrés par <strong>de</strong>s Chleuhs. Je n’ai jamais<br />
mesuré sur un p<strong>la</strong>n <strong>la</strong> longueur du parcours qui ne s’est<br />
achevé que tard dans <strong>la</strong> nuit suivante où je suis enfin rentré<br />
me coucher cité Vaneau.<br />
Je n’ai aucun souvenir <strong>de</strong> trajet aussi long, même quand<br />
je suis allé voir Jacquotte à Solesmes, à vélo, en faisant<br />
étape à <strong>la</strong> Chesnelière.<br />
Papiers<br />
Les journaux ne cessaient <strong>de</strong> réduire leurs formats et<br />
leurs contenus. D’une feuille recto-verso « normale » on<br />
tirait huit pages imprimées en petits caractères. Les<br />
marchan<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s quatre saisons n’embal<strong>la</strong>ient plus les<br />
choux <strong>de</strong> Bruxelles ou les haricots vert dans un cornet <strong>de</strong><br />
journal. Après <strong>la</strong> pesée <strong>la</strong> marchandise était vidée en vrac<br />
dans le sac à provisions <strong>de</strong> <strong>la</strong> ménagère.<br />
Le papier, sous toutes ses formes et dans tous ses<br />
usages, était <strong>de</strong> plus en plus rare. Il <strong>de</strong>venait pratiquement<br />
impossible d’acheter <strong>de</strong>s enveloppes ; chacun se mit à les<br />
retourner. Soigneusement décollées, le cas échéant aidé <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> vapeur d’une bouilloire, les enveloppes mises à p<strong>la</strong>t<br />
étaient recollées à l’envers <strong>de</strong>dans <strong>de</strong>hors et<br />
réciproquement. Un peu <strong>de</strong> colle b<strong>la</strong>nche permettait <strong>de</strong><br />
terminer.
En recevant du courrier <strong>la</strong> première réflexion, avant <strong>de</strong><br />
lire le contenu, était <strong>de</strong> vérifier si l’enveloppe avait déjà été<br />
retournée. Dans ce cas inutile <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s précautions.<br />
La lecture du nom du précé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>stinataire réservait<br />
parfois <strong>de</strong>s surprises ; sans certitu<strong>de</strong> à 100% les nom et<br />
adresse apparaissant au retournement révé<strong>la</strong>ient <strong>de</strong>s<br />
re<strong>la</strong>tions imprévues. Le papier b<strong>la</strong>nc était difficile à<br />
trouver ; tout était bon pour l’économiser. L’écriture<br />
paternelle était <strong>de</strong> maniement délicat ; seuls les<br />
pharmaciens déchiffrent les grimoires médicaux. Mon père<br />
s’escrimait à économiser le papier-écriture ; une feuille<br />
b<strong>la</strong>nche standard étaient coupée en quatre et le bout <strong>de</strong><br />
papier plus petit qu’une carte postale était couvert, recto<br />
verso <strong>de</strong> ses pattes <strong>de</strong> mouches, puis il faisait un quart <strong>de</strong><br />
tour à son billet, je n’ose plus parler <strong>de</strong> feuille, et continuait<br />
sa missive en écrivant en travers. Ce quadril<strong>la</strong>ge épineux<br />
était extrêmement difficile à déchiffrer. Quand j’ai voulu<br />
éditer ses lettres à Jacquotte j’ai dû faire <strong>de</strong>s<br />
agrandissements à <strong>la</strong> photocopieuse pour être capable <strong>de</strong><br />
lire sans erreurs ces véritables réseaux <strong>de</strong> barbelés sans<br />
marges.<br />
Certes MM elle aussi a été amenée à croiser ses lignes<br />
pour économiser le papier mais le déchiffrage ne posait pas<br />
<strong>de</strong> difficulté particulière en raison <strong>de</strong> sa graphie rigi<strong>de</strong>.<br />
Besoins urgents<br />
Trouver du papier <strong>de</strong>venait un vrai problème, même<br />
pour l’usage le moins noble mais le plus nécessaire.<br />
Ce problème qui semble risible ne l’était pas.<br />
Par chance Papa avait été nommé membre du Comité<br />
budgétaire, groupe d’une douzaine <strong>de</strong> notables chargés<br />
d’examiner les projets <strong>de</strong> budget pour l’année suivante. Ce
ôle, le principal du Parlement sous <strong>la</strong> Troisième<br />
République, était donc confié a ces messieurs. Papa était le<br />
spécialiste <strong>de</strong>s problèmes familiaux, accessoirement, <strong>de</strong><br />
santé publique.<br />
Membre du Comité budgétaire, il était <strong>de</strong>stinataire <strong>de</strong><br />
dizaines <strong>de</strong> fascicules détail<strong>la</strong>nt les ressources et les<br />
emplois <strong>de</strong> fonds publics.<br />
Ces fascicules produits par l’Imprimerie nationale,<br />
étaient composés et mis en page comme <strong>de</strong>s livres d’art,<br />
avec <strong>de</strong>s caractères typographiques réservés à cette<br />
imprimerie. Le papier n’était pas à <strong>la</strong> hauteur, jaunâtre avec<br />
<strong>de</strong>s débris <strong>de</strong> paille visibles dans <strong>la</strong> pâte …<br />
Papa prenait très au sérieux sa relecture <strong>de</strong>s fascicules,<br />
mais arrivait un jour le temps où <strong>de</strong> nouveaux fascicules<br />
parvenaient rue <strong>de</strong> l’U. Les documents périmés servaient<br />
une <strong>de</strong>rnière fois. Toutes les familles avaient<br />
progressivement été obligées <strong>de</strong> remp<strong>la</strong>cer les roulraux <strong>de</strong><br />
papier-toilette par <strong>de</strong>s carrés <strong>de</strong> papier-journal ; les<br />
journaux rétrécissant, les formats <strong>de</strong> papier durent suivre.<br />
Grâce au Comité budgétaire <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> l’U. n’a jamais<br />
manqué <strong>de</strong> papier toilette.<br />
Autres <strong>histoires</strong> <strong>de</strong> papier.<br />
Les cartes d’i<strong>de</strong>ntité existaient certainement avantguerre,<br />
mais je crois qu’aucun <strong>de</strong> nous n’en avait. Seule <strong>la</strong><br />
nécessité d’un passeport pour aller en séjour linguistique<br />
en Angleterre ou en Allemagne était l’occasion <strong>de</strong> se<br />
procurer <strong>de</strong>s papiers officiels. Avant ce rite <strong>de</strong> passage <strong>la</strong><br />
carte <strong>de</strong> Familles nombreuses délivrée par les Chemins <strong>de</strong><br />
Fer suffisait à tous les besoins. Adultes, les garçons, avant
même leur service militaire, avaient été recensés en faisant<br />
leur PMS * .<br />
A <strong>la</strong> fin du service chaque homme libérable recevait un<br />
livret individuel ; à chaque changement <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce<br />
l’intéressé <strong>de</strong>vait faire enregistrer son nouveau domicile à <strong>la</strong><br />
gendarmerie. Son livret individuel renfermait un fascicule<br />
<strong>de</strong> mobilisation indiquant conditions et lieu d’appel sous les<br />
drapeaux, pério<strong>de</strong>s d’instruction, rappel <strong>de</strong> réservistes ou<br />
mobilisation générale. Toutes les gendarmeries <strong>de</strong> France<br />
(et <strong>de</strong>s colonies) géraient <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> fiches : <strong>la</strong><br />
préparation d’un p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> mobilisation générale prenait <strong>de</strong>s<br />
années.<br />
Tant que je résidais à Lyon ma carte Familles<br />
nombreuses suffisait. Rentré à Paris je ne me suis pas hâté<br />
<strong>de</strong> me faire faire <strong>de</strong>s papiers, j’étais sur le livret <strong>de</strong> famille<br />
paternel et ce<strong>la</strong> suffisait pour recevoir (moyennant <strong>de</strong>s<br />
queues interminables) <strong>de</strong>s tickets d’alimentation bien que<br />
<strong>la</strong> première carte ait été délivrée à Lyon.<br />
Parti en zone no-no et incorporé au 13 e BCA <strong>de</strong><br />
Chambéry, je fus démobilisé en novembre 42 quand les<br />
Alliés débarquèrent en Afrique du Nord et quand les<br />
Allemands envahirent <strong>la</strong> zone sud. Ayant un certificat <strong>de</strong><br />
démobilisation je n’avais besoin, au moins provisoirement,<br />
d’aucun autre papier. Mais en 43 l’instauration du STO *<br />
changea les choses. Philippe ayant « fait son temps » aux<br />
chantiers <strong>de</strong> jeunesse en zone sud, pouvait peut-être, s’il<br />
restait dans cette zone, échapper en principe au STO.<br />
Emmanuel, officier <strong>de</strong> carrière, n’était certainement pas<br />
bienvenu en Allemagne ; appelé il ne serait pas expédié<br />
* La PMS, préparation militaire supérieure était une formation <strong>de</strong>stinée à sélectionner les futurs<br />
officiers <strong>de</strong> réserve ; les étudiants désirant un sursis d’incorporation jusqu’à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s<br />
supérieures <strong>de</strong>vaient suivre avec succès les cours <strong>de</strong> PMS donnés hors horaires sco<strong>la</strong>ires.<br />
* Service du Travail Obligatoire, c’est à dire départ forcé en Allemagne pour travailler dans les<br />
usines (d’armement). A titre d’information on a estimé, après <strong>la</strong> guerre, à environ 600 000 requis<br />
du STO effectivement partis en Allemagne et autant (600 000) réfractaires dont certains prirent le<br />
maquis avec l’intention <strong>de</strong> combattre.
outre-Rhin. Ma c<strong>la</strong>sse, <strong>la</strong> 43, était directement visée ;<br />
j’existais en zone nord mais pas en zone Sud. C’est alors<br />
que, dès l’appel <strong>de</strong> ma c<strong>la</strong>sse je suis parti en zone Sud où le<br />
colonel et Mme Branche m’hébergèrent sans poser <strong>de</strong><br />
question.<br />
Il fallut plusieurs mois pour que j’ai <strong>de</strong> faux papiers <strong>de</strong><br />
zone Nord.<br />
Entre temps j’avais <strong>de</strong>mandé une carte d’i<strong>de</strong>ntité dans<br />
une mairie auvergnate proche du Boucherand. Il me<br />
semble, sans en être certain, que c’était à Chanteuges<br />
(Haute-Loire). Il n’y avait pas encore <strong>de</strong> modèle unifié ; on<br />
achetait dans une papeterie une carte vierge, on remplissait<br />
nom, prénoms etc. on se présentait à <strong>la</strong> mairie <strong>de</strong> sa<br />
rési<strong>de</strong>nce avec une copie d’acte <strong>de</strong> naissance avec un<br />
cachet et une photo.<br />
De nombreux hommes s’étaient fait faire <strong>de</strong> nouvelles<br />
cartes, très souvent <strong>la</strong> copie dactylographiée <strong>de</strong> l’acte <strong>de</strong><br />
naissance se résumait aux noms, prénoms et lieu <strong>de</strong><br />
naissance … à Saint-Nazaire (Loire inférieure). En effet<br />
Saint-Nazaire avait déjà été rayée <strong>de</strong> <strong>la</strong> carte par les<br />
bombar<strong>de</strong>ments incessants <strong>de</strong> <strong>la</strong> base alleman<strong>de</strong> <strong>de</strong> sousmarins.<br />
Les registres d’état-civil étaient partis en fumée et<br />
<strong>la</strong> mairie continuait à délivrer <strong>de</strong>s copie d’actes disparus. Il<br />
suffisait <strong>de</strong> donner suffisamment <strong>de</strong> détails sur filiation,<br />
patronyme, date et lieu <strong>de</strong> naissance pour que le certificat<br />
dûment tamponné soit renvoyé au <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur. Aucun<br />
contrôle n’était possible.<br />
A Chanteuge le secrétaire <strong>de</strong> mairie ne soupçonnait rien<br />
et m’établi une carte. Entre mon certificat <strong>de</strong><br />
démobilisation me domiciliant à Saint-Jean-<strong>de</strong>-Maurienne,<br />
me nouvelle carte d’i<strong>de</strong>ntité faisant <strong>de</strong> moi un auvergnat et<br />
ma carte d’alimentation me domiciliant à Paris 7 e , en<br />
attendant les faux papiers provenant du réseau dont nous
dépendions, Philippe, Emmanuel et moi, j’avais une<br />
re<strong>la</strong>tive capacité à échapper à <strong>de</strong>s rafles policières simples.<br />
Les fouilles mettraient à jour mes trop nombreux<br />
papiers. A Paris je <strong>la</strong>issais rue <strong>de</strong> l’U. les papiers à usage<br />
zone Sud. Bien m’en a pris le jour où je suis tombé dans <strong>la</strong><br />
souricière <strong>de</strong> Bonny et Laffon, rue Bonaparte. La fouille fut<br />
complète, trop <strong>de</strong> papiers d’i<strong>de</strong>ntité m’aurait sûrement valu<br />
un passage rue Lauriston et <strong>la</strong> suite…<br />
Dans les <strong>de</strong>rnières semaines <strong>de</strong> juillet-août 1944 je me<br />
souviens que <strong>de</strong>s inconnus (le réseau ORA) m’avaient<br />
fournis <strong>de</strong>s papiers sous le nom <strong>de</strong> BERNIER (pourquoi ?)<br />
travail<strong>la</strong>nt dans une entreprise d’armement. Le jour d’août<br />
où j’ai traversé le pont <strong>de</strong> <strong>la</strong> Concor<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> rive droite à <strong>la</strong><br />
rive gauche, le dos d’âne masquant le barrage allemand,<br />
quand mon voisin a voulu ignorer le barrage pour tenter <strong>de</strong><br />
se débarrasser discrètement d’un revolver au pied <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
statue <strong>de</strong> Sully, ce qui lui a valu une rafale <strong>de</strong> MG 44<br />
immédiate et mortelle, mes faux papiers furent pris pour<br />
bons.<br />
Chaque fois que je passe <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> Chambre <strong>de</strong>s députés<br />
pour prendre le boulevard St-Germain, je regar<strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>que<br />
rappe<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> mort brutale <strong>de</strong> ce garçon qui avait<br />
approximativement le même âge que moi.<br />
J’ai <strong>de</strong>jà dû raconter quelque part le barrage surprise,<br />
boulevard St-Germain <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> statue <strong>de</strong> Di<strong>de</strong>rot _ *, dans<br />
lequel nous sommes tombés Olry et moi, alors que je<br />
trimba<strong>la</strong>is <strong>de</strong>s brassards FFI que je venais d’imprimer sur<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> soie <strong>de</strong> drapeau ( ! ) fourni par André Arthus-Bertrand<br />
(grand-père <strong>de</strong> Yann) pour les besoins <strong>de</strong> l’état-major du<br />
général Revers.<br />
_ Di<strong>de</strong>rot était à l’angle <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> Rennes, <strong>de</strong>vant ce qui fut successivement <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> «épicerie<br />
Adrien Brunet », Le Royal Saint-Germain, le Drugstore Publicis – St Germain, et maintenant <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
nippe. Di<strong>de</strong>rot a été déménagé sur un terre-plein à l’est <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue Bonaparte, en face du petit<br />
square entourant l’entrée sud <strong>de</strong> l’église.
Après avoir évoqué ce garçon dont j’ai oublié le nom,<br />
abattu <strong>de</strong>vant l’Assemblée nationale autour du 19 août 44,<br />
je veux aussi rappeler n Marx * , abattu fin juillet 43 <strong>de</strong>vant <strong>la</strong><br />
BNCI (maintenant BNP) à l’angle du boulevard St-Germain<br />
et <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue Bonaparte, <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> bouche <strong>de</strong> métro ; il s’était<br />
échappé <strong>de</strong> <strong>la</strong> souricière du Vœu <strong>de</strong> Louis XIII une arme à <strong>la</strong><br />
main et se précipitait dans le métro quand un flic en<br />
uniforme, ayant entendu <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> feu, l’a abattu<br />
presque à bout portant. Je n’avais pas <strong>de</strong> moyen <strong>de</strong> donner<br />
l’alerte après que je suis passé, <strong>la</strong> veille, entre les mains <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>ux hommes, gestapistes, dont j’ai su les noms au moment<br />
<strong>de</strong> leur procès, après <strong>la</strong> guerre. C’était Laffon, truand avant<br />
guerre et Bonny, flic mêlé à l’Affaire Seznec puis à l’Affaire<br />
Stawisky. Je crois bien avoir écrit dans une liasse quelques<br />
informations sur l’Affaire Stawisky<br />
J’ai gardé <strong>de</strong>s souvenirs <strong>de</strong> trouille terrible, sur les bords<br />
du Rhin en décembre 1944 et dans le no man’s <strong>la</strong>nd <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Festung Royan en avril 1945, mais je pense toujours que le<br />
<strong>pire</strong> fut dans <strong>la</strong> boutique <strong>de</strong> Mme Wagner, entre les pattes<br />
<strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux hommes me cuisinant tout en par<strong>la</strong>nt entre eux<br />
le ver<strong>la</strong>n ou le louchebem.<br />
* Son nom figure sur une p<strong>la</strong>que <strong>de</strong> faça<strong>de</strong> au 68 ou 70 rue Bonaparte.