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LES AMBIGUÏTÉS DE LA VERTU<br />
Par Bernard Eisenschitz<br />
Allan Dwan l’a découverte, Raoul Walsh en a fait une actrice. Issue d’une dynastie de comédiens et comiques anglais, Ida<br />
Lupino tourne à dix-huit ans dans Her First Affaire avec Dwan, puis est amenée à Hollywood pour jouer Alice au pays des<br />
merveilles sous la direction de Walsh. Après quelques fous rires, il n’en est plus question mais ils sont amis et se retrouvent à<br />
la Warner Bros., où Walsh lui donne trois de ses plus beaux rôles (They Drive by Night/Une femme dangereuse, High<br />
Sierra/la Grande Evasion, The Man I Love) et fait d’elle une des actrices les plus énergiques et les plus émouvantes des<br />
années 1940. Chez Warner, Lupino se révèle comme actrice mais aussi comme tête de cochon, refusant les rôles qui ne lui<br />
plaisent pas et allant de suspension en suspension. A l’en croire, c’est Walsh qui lui a conseillé de changer d’emploi et de<br />
devenir réalisatrice. « Hors de mon temps de travail, j’ai beaucoup observé dans le département montage, le département<br />
décors, tout cela… grâce à Raoul (1) . » De lui elle apprend à ne jamais perdre son calme avec un mauvais comédien. Sa<br />
préférence personnelle ira « à des acteurs qui n’ont pas été gâchés par des cours d’art dramatique. Ils ne sont pas forcément<br />
jeunes, on en trouve à tout âge. » Ayant quitté Warner dans l’après-guerre, elle se trouve dans la situation de bien des stars qui<br />
ressentent le besoin de respirer loin des studios et du code Breen d’autocensure. Productrice et coscénariste de Not Wanted,<br />
Ida Lupino devient réalisatrice lorsque Elmer Clifton, director en titre, est frappé d’une crise cardiaque. C’est le début d’une<br />
filmographie brève et dense : six films en cinq ans (avec un post-scriptum treize ans plus tard), et d’une petite production<br />
familiale (Emerald, puis The Filmakers) qui se consacre à des sujets de la vie quotidienne américaine sous ses aspects les plus<br />
modestes. (Pour information, Ida Lupino ne confirmait pas la rumeur selon laquelle elle aurait brièvement participé à la<br />
réalisation de la Maison dans l’ombre [Nicholas Ray, 1950-52], mais revendiquait le retournage de plusieurs scènes dans<br />
Jennifer [Joel Newton, 1953].)<br />
On aimerait imaginer le personnage tourmenté de Walsh, Vincent Sherman, Jean Negulesco ou Ray faisant passer son univers<br />
à l’écran. Mais mieux vaut ne pas confondre les rôles et la réalisatrice – bien qu’à plusieurs reprises, elle fasse elle-même de<br />
ses films des relectures de ses rôles : le carriérisme familial et prolétarien de The Hard Way (Vincent Sherman) dans Hard,<br />
Fast, and Beautiful ; la cécité de la Maison dans l’ombre devenue surdité dans son premier film de télévision, Nr. 5 Checked<br />
Out (Recherché pour meurtre, 1956) ; la machination meurtrière et la folie de They Drive by Night dans un autre téléfilm, The<br />
Threatening Eye (Pas pour vos beaux yeux, 1964).<br />
Ida Lupino, écrivait Jacques Rivette en 1963, « échoue complètement à raconter quelque histoire que ce soit : ses ruses sont si<br />
naïves, ses effets si démesurés, qu’ils touchent à contretemps. Son fort : le portrait, en quelques gestes, d’un personnage<br />
féminin, désarmé ou désarmant (…) Les infortunes de la vertu ? Mais plutôt ses ambiguïtés. » Au centre de ses trois premiers<br />
films, des personnages féminins dans des situations traumatiques – grossesse non voulue (Not Wanted), poliomyélite (que<br />
Lupino avait connue – dans Never Fear), viol (Outrage). Des jeunes filles crispées, maussades, victimes qui se punissent et<br />
s’isolent elles-mêmes. Ses personnages sont passifs, cèdent à leur sentiment de culpabilité ou d’échec. <strong>La</strong> maladresse de ses<br />
jeunes interprètes, auxquelles ou auxquels elle tenait tant, exprime aussi leur malaise dans la société où ils sont jetés, ainsi<br />
qu’une vision assez conformiste où une bonne décision suffit à tout résoudre.<br />
Si elle s’est toujours définie comme une directrice d’acteurs avant tout, on peut être sensible à son œil pour les extérieurs<br />
urbains – qu’ils soient photographiés par Henry Freulich, Archie Stout ou George Diskant. Le plus beau plan de ses films est<br />
peut-être le premier de tous, le générique de Not Wanted : <strong>La</strong> montée d’une jeune femme dans une rue en pente d’une grande<br />
ville, vision de quotidienneté américaine au terme de laquelle on devine l’égarement sur son visage en gros plan.<br />
De fait, c’est peut-être un personnage central masculin, celui de The Bigamist, qui illustre le mieux le propos de la cinéaste sur<br />
des personnages passifs dans des situations inextricables. Edmond O’Brien (« dans le rôle du Bigame », annonce le générique)<br />
est un de ces personnages solitaires et vulnérables, aussi sympathique que possible, s’efforçant de préserver le bonheur de<br />
deux femmes à la fois et obtenant le résultat inverse tout en se mettant au ban de la société. Tout le monde a ses raisons,<br />
affirme une séquence après l’autre, mais elles ne vous laissent aucune chance ; et le trio d’acteurs (O’Brien, Joan Fontaine et<br />
Ida Lupino elle-même, pour la seule fois dans un de ses films) atteint par moments à une émotion rare. Le film se termine en<br />
suspens : la décision du juge ne sera pas connue.<br />
Comme tous les réalisateurs et producteurs de son époque, Ida Lupino reste dans le cadre de l’industrie : son ancien courtisan<br />
Howard Hughes offre aux Filmakers les facilités et la distribution de RKO. Aucune remise en question de la société chez elle,<br />
mais parfois une perception sensible de celle-ci. Son cinéma entre dans le cadre de ce que Thom Andersen a appelé le « film<br />
gris » : un travail qui s’inscrit dans les conventions des genres, mais en tire une lecture plus critique de l’Amérique. Pour le<br />
meilleur, elle se trouve ainsi proche de ses contemporains Ray, Aldrich, Brooks ou Fuller. Dans un mouvement inverse, le<br />
traitement de ces sujets est bridé par un puritanisme croissant qui, s’il ne peut plus les écarter (la guerre a ouvert les yeux), en<br />
soumet le traitement à des limitations strictes. Entre le script de Paul Jarrico (bientôt blacklisté et producteur du Sel de la terre),<br />
refusé par Columbia, et la version tournée de Not Wanted, il n’est plus question de montrer un séducteur gosse de riche ou un<br />
patron cherchant à exercer son droit de cuissage. C’étaient peut-être des libertés dérisoires, mais elles disparaissaient pour une<br />
décennie. Le conformisme omniprésent des années 1950 imposait comme une évidence qu’il était malséant d’« aborder des<br />
sujets » s’ils n’étaient pas filtrés par un genre, policier de préférence. Mieux valait oublier l’aspiration de l’après-guerre à ouvrir<br />
d’autres espaces et d’autres réalités au cinéma, la richesse de sa génération fauchée par la chasse aux sorcières. Lupino ellemême<br />
a payé son tribut à l’esprit du temps avec un pur film de « red scare » : The Hitch-Hiker, portrait sinistre d’un tueur en<br />
série (l’expression n’avait pas encore été inventée), joué dans un registre monocorde par William Talman (à qui elle donnera un<br />
contre-emploi plus intéressant dans Nr. 5 Checked Out). N’y ont plus cours toutes les ambiguïtés qui faisaient l’intérêt des<br />
premiers films – et qui imprègnent alors les films d’Aldrich ou Don Siegel, compagnons de route de Lupino : l’autostoppeur,<br />
c’est l’inconnu donc le mal, il faut s’en tenir loin et le détruire comme un vulgaire extraterrestre.<br />
Contact presse <strong>Cinémathèque</strong> <strong>française</strong><br />
Elodie Dufour - Tél. : 01 71 19 33 65 - e.dufour@cinematheque.fr<br />
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