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Montherlant et Camus anticolonialistes - Mauricemauviel.eu

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Contrairement à ce qui avait été annoncé précédemment « Réponse aux ennemis<br />

de l’orientalisme », sera le second vol<strong>et</strong> de la trilogie algérienne en cours<br />

de rédaction<br />

Le premier intitulé :<br />

<strong>Montherlant</strong> <strong>et</strong> <strong>Camus</strong> <strong>anticolonialistes</strong> paraîtra en avril 2012.<br />

Le troisième s’intitulera Labyrinthes algériens<br />

On trouvera sur le site quelques<br />

pages mises en ligne en mars 2012<br />

1. Un premier court extrait de <strong>Montherlant</strong><br />

<strong>et</strong> <strong>Camus</strong> <strong>anticolonialistes</strong><br />

( Les notes <strong>et</strong> références sont supprimées )<br />

Précisons que les édit<strong>eu</strong>rs du second volume des romans d’Henry de <strong>Montherlant</strong> dans la<br />

Bibliothèque de la Pléiade n’ont pas <strong>eu</strong> accès à toutes les notes manuscrites de la dactylographie de La<br />

Rose de sable déposées ultéri<strong>eu</strong>rement aux Archives nationales de France. <strong>Montherlant</strong> ne s’était pas<br />

contenté d’égratigner le colonialisme comme l’écrivait un critique en 1968. D’autre part l’aut<strong>eu</strong>r des<br />

notes <strong>et</strong> variantes de l’édition de la Pléiade ne paraît pas avoir pris connaissance du texte écrit par<br />

Louis Aragon dans le numéro de décembre 1935 de la revue Commune, consacré à l’essai d’Henry de<br />

<strong>Montherlant</strong>, Service inutile. Je l’ai découvert, stupéfait, en f<strong>eu</strong>ill<strong>et</strong>ant les Œuvres poétiques complètes<br />

d’Aragon. Les édit<strong>eu</strong>rs ont repris l’article de l’aut<strong>eu</strong>r paru dans le n° 28 de la revue Commune<br />

(décembre 1935). Son titre, Service inutile (<strong>Montherlant</strong>) m’a longtemps échappé (il a également<br />

échappé à Anton Ridderstad). Aragon venait de rédiger la Réponse aux intellectuels fascistes, qui<br />

avaient approuvé l’intervention de Mussolini en Ethiopie. 1 Ayant lu des fragments de La Rose de<br />

sable parus dans la revue Marianne (1935) il ém<strong>et</strong>tait le vœu que <strong>Montherlant</strong> publiât le livre :<br />

1<br />

On sait que la p<strong>eu</strong>r de nuire à sa patrie r<strong>et</strong>int <strong>Montherlant</strong> de publier le livre qu’il dit être un réquisitoire<br />

contre le principe colonial même. On l’a, <strong>et</strong> chose étrange, surtout de droite, beaucoup critiqué de ce<br />

scrupule. Pour moi, je tiens comme essentiel que <strong>Montherlant</strong> ait pensé certaines choses. Publiera-t-il La<br />

Rose de Sable ? Je le souhaite, j’espère qu’il trouvera un jour que ce n’est pas nuire à sa patrie que de<br />

travailler à abattre l’impérialisme, qui soum<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te patrie, dont les intérêts, <strong>Montherlant</strong> le sait (<strong>et</strong> des<br />

fragments de La Rose parus dans Marianne le montrent) sont c<strong>eu</strong>x-là mêmes de ces indigènes opprimés<br />

de l’Afrique du Nord qu’il a appris si profondément à aimer. 2<br />

Aragon poursuivait :<br />

<strong>Montherlant</strong> a trouvé pour parler du p<strong>eu</strong>ple arabe, <strong>et</strong> de ce chant profond qu’il porte en lui du Maroc à<br />

l’Andalousie, des mots qui viennent si directement du cœur qu’au-delà de toute idée exprimée dans<br />

Service inutile, je tiens ces mots-là pour l’essentiel, l’irréductible du livre… Oui, <strong>Montherlant</strong>, vous avez<br />

reçu en plein cœur le chant des opprimés… Il m’importe bien p<strong>eu</strong> que les opprimés que vous avez<br />

entendus les premiers aient été des Arabes, ou, soyons plus justes : remercions-les. Si c’est par la gamme<br />

arabe que le chant trouve votre cœur, il l’a trouvé voilà ce qui importe… Prenez ce chemin qui est le<br />

vôtre. Aidez la voix de l’Afrique à monter de la terre. 3<br />

Il ajoutait :<br />

Il y a définitivement entre <strong>Montherlant</strong> <strong>et</strong> les hommes de la réaction, qu’ils aient ou non le masque du<br />

fascisme, un fossé que rien ne comblera : la question coloniale. Il y a le racisme auquel <strong>Montherlant</strong> ne<br />

4<br />

p<strong>eu</strong>t souscrire.


… Les amat<strong>eu</strong>rs de solutions rapides n’ont certes rien à gagner à la lecture de Service inutile. Ils ont c<strong>et</strong>te<br />

chance assurément d’atteindre à la vérité sans tous ces errements des hommes… Je m’enorgueillis d’avoir,<br />

lorsque parurent Les Célibataires, des colonnes même de L’Humanité, tendu la main à Henry de<br />

<strong>Montherlant</strong>. Je le voyais, avec ce livre singulier, à un tournant du monde, pris entre la somme des traditions<br />

<strong>et</strong> des prestiges du passé d’une part, <strong>et</strong> l’entraînement de l’avenir… Je n’hésitais pas à déclarer à <strong>Montherlant</strong><br />

que sa place dans l’avenir était aux côtés de c<strong>et</strong>te classe (ouvrière). Ce nouveau livre est un des plus<br />

surprenants documents de la tragédie de l’intelligence française au temps des guerres <strong>et</strong> des révolutions, <strong>et</strong> il<br />

contient déjà des éclairs de l’avenir de c<strong>et</strong>te intelligence<br />

Second extrait<br />

Qui se souvient aujourd’hui de « Carmen-Dolores-Maria-Preciosa-Juana-Catalina-Asuncion-<br />

Encarnacion de la Cruz-Santa y de la Fuente-Fria, qui, dans la vie ordinaire, répondait au nom de<br />

Soledad » ? Et de ses compagnes dont l’histoire nous rapporte s<strong>eu</strong>lement le nom de fantaisie : Rita de<br />

Crebol, Teresa de las Alfaraces, Asuncion Pigargo y Ojinagro, Maravillas de los Atochas, Dolorès la<br />

Desdichada (la malh<strong>eu</strong>r<strong>eu</strong>se) <strong>et</strong> tant d’autres…<br />

Soledad, souveraine beauté, a régné à Oran vers 1845 dans L’Institution de Saint-Amour d’Oran<br />

dont la tenancière était connue sous le nom d’Inès Chupona de la Manada. Celle-ci tenait, tous les<br />

vendredis soirs, d’élégantes réunions dans un salon merveill<strong>eu</strong>sement m<strong>eu</strong>blé, au dire de c<strong>eu</strong>x qui<br />

l’ont fréquenté. On y jouait du piano <strong>et</strong> de ravissantes Espagnoles, que la maîtresse de céans avait<br />

éduquées aux « meill<strong>eu</strong>res manières », accueillaient la fine fl<strong>eu</strong>r oranaise, officiers mêlés aux<br />

généraux, administrat<strong>eu</strong>rs, spéculat<strong>eu</strong>rs en tous genres <strong>et</strong> quelques notables musulmans introduits par<br />

un général ou une personnalité de la colonie.<br />

Les passions espagnoles du romantisme français faisaient battre les cœurs des officiers l<strong>et</strong>trés<br />

d’Oran qui lisaient avidement Les Orientales de Victor Hugo <strong>et</strong> Namouna d’Alfred de Muss<strong>et</strong>.<br />

L’Andalousie se trouvait à d<strong>eu</strong>x pas d’Oran :<br />

« Hassan toute sa vie aima les Espagnoles… », Alfred de Muss<strong>et</strong>, Namouna, chant III.<br />

La réalité était moins poétique. De nombr<strong>eu</strong>ses entrem<strong>et</strong>t<strong>eu</strong>ses, organisées en réseau,<br />

employèrent tous les moyens pour convaincre des centaines de j<strong>eu</strong>nes filles pauvres du<br />

sud de l’Espagne (région de Murcie <strong>et</strong> d’Alicante plus particulièrement) de partir en<br />

Algérie où une belle situation les attendait : elles porteraient des vêtements luxu<strong>eu</strong>x <strong>et</strong><br />

des bijoux. Ces j<strong>eu</strong>nes filles âgées de 15 ou 16 ans, séduites par des promesses<br />

fallaci<strong>eu</strong>ses <strong>et</strong> mensongères, quittèrent l<strong>eu</strong>rs familles pour rejoindre Oran via le port de<br />

Mers el Kébir. Elles seront contraintes bientôt à c<strong>et</strong>te singulière prostitution qui se<br />

faisait sous le couvert de faux mariages provisoires. La proximité de ce marché<br />

enflamma l’imagination <strong>et</strong> l’activité des intermédiaires, des racol<strong>eu</strong>ses aux<br />

transport<strong>eu</strong>rs. En Oranie il n’y avait pas de femmes <strong>eu</strong>ropéennes, avant 1845 ; les<br />

officiers mariés n’emmenaient pas l<strong>eu</strong>rs épouses en Algérie. D’autre part les expéditions<br />

contre l’Emir Abdelkader requéraient un encadrement important, tant en officiers<br />

subalternes que supéri<strong>eu</strong>rs dans c<strong>et</strong>te région. Un général n’éprouvait pas de gêne à se<br />

j<strong>et</strong>er aux pieds de Natalia de la Mariposa d’Almeria. Précisons que toutes ces j<strong>eu</strong>nes filles,<br />

pour répondre aux modes de l’h<strong>eu</strong>re, étaient présentées comme des Andalouses.<br />

Souhaitons<br />

que c<strong>et</strong>te triste traite des Blanches, fruit hont<strong>eu</strong>x <strong>et</strong> collatéral du<br />

colonialisme,<br />

trouve son historien ou son historienne.<br />

Troisième extrait<br />

De février à juin 1852 d<strong>eu</strong>x cent soixante cinq Républicains des s<strong>eu</strong>ls arrondissements d’Apt <strong>et</strong><br />

d’Orange furent condamnés à la déportation par les Commissions militaires. Plusi<strong>eu</strong>rs dizaines<br />

d’hommes furent transportés en Algérie. Les transportés plus au nombre de 107 furent incarcérés<br />

dans des bagnes, les transportés moins (158) étant libres de s’installer là où cela était possible, sous<br />

surveillance policière.


Arrachons à l’oubli le nom de quelques-unes des victimes de la répression dans le Vaucluse.<br />

Antoine Mouraud, de Velleron, âgé de quarante ans, décède le 3 avril, p<strong>eu</strong> après son arrivée en<br />

Algérie, à l’infirmerie d’Ain Benian. Henri Guigue m<strong>eu</strong>rt à l’hôpital de Douéra, moins d’un mois<br />

après être transporté. Ainsi que Jean-Baptiste Marchien à l’hôpital de Milianah le 6 juill<strong>et</strong> 1852, âgé<br />

de vingt-huit ans. Parmi les professions libérales Jean-Baptiste Berlie, médecin, âgé de 55 ans, chef <strong>et</strong><br />

direct<strong>eu</strong>r suprême des anarchistes <strong>et</strong> montagnards, né à Barcelonn<strong>et</strong>te, exerçant à Ménerbes, en fuite,<br />

fut condamné à 10 ans de déportation en Algérie par contumace. Nous ne savons pas s’il a été repris.<br />

Son confrère Joseph-Guillaume Guérin, dem<strong>eu</strong>rant à Caderousse accusé de complot contre la sûr<strong>et</strong>é<br />

de l’Etat fut condamné à la déportation en Algérie. Extrait de prison le 9 juin 1852, il fut<br />

immédiatement transféré à Marseille <strong>et</strong> transporté. Placide Blanc, dit Bastian, barbier à Saint-Martin<br />

de Castillon, fut transporté à Cayenne où il mourut le 27 janvier 1856. 5<br />

.L’un des témoins de l’époque, Maquan, écrivait :<br />

Que de v<strong>eu</strong>ves, que d’orphelins, de proscrits, de familles ruinées, de villages entiers dép<strong>eu</strong>plés <strong>et</strong><br />

misérables… 6<br />

Les condamnés français avaient succédé à des Arabes dans d’infectes geôles. Les femmes<br />

n’avaient pas été épargnées…. Ce sont les rares personnes du sexe féminin dont l’identité est connue<br />

pour 1852. Césarine Icard fut condamnée à dix ans de déportation. Angélique Bérenguier, Julie Isnard,<br />

Joséphine Maire, Catherine Truc <strong>et</strong> Solange Longeon furent condamnées à cinq ans de la même peine.<br />

Combien ont survécu ?<br />

Le restaurat<strong>eu</strong>r Bouisson montrait la l<strong>et</strong>tre qu’il avait reçue en novembre 1852 de Paul, le frère de<br />

Marius Mourre le Pacifique, (Matricule 5005, décédé au bagne de Cayenne en 1858), alors qu’il était<br />

lui-même incarcéré au pénitencier algérien du Pont Chélif. C<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre qui a échappé à la destruction<br />

se terminait ainsi :<br />

Ne vous effrayez-pas pourtant pas trop par ces nouvelles, vous savez quel est notre proverbe : Mourir<br />

pour le p<strong>eu</strong>ple, c’est vivre éternellement (souligné dans la l<strong>et</strong>tre). 7<br />

Plus tard un certain nombre de ces condamnations furent commuées mais beaucoup d’enfants du<br />

Var « sont allés mourir sans secours, sans soutien, sans consolation sur le sol brûlant de l’Afrique ou<br />

sous les climats m<strong>eu</strong>rtriers de Cayenne ». 8<br />

En 1852 les déportés de Puisaye (département de l’Yonne) connurent, au cours de l<strong>eu</strong>r long voyage<br />

vers l’Algérie, des souffrances comparables à celles des ouvriers parisiens de 1848, épr<strong>eu</strong>ves<br />

qu’Albert <strong>Camus</strong> décrit dans Le Premier Homme. Le témoignage de Michel Berthaud nous est<br />

parvenu parce qu’il a pu revenir d’Algérie après d<strong>eu</strong>x années de détention. Les termes dans lesquels il<br />

relate son transport en Algérie rappellent, en pire p<strong>eu</strong>t-être, le récit que <strong>Camus</strong> fait des transportés à<br />

Bône sur le Labrador :<br />

Après d<strong>eu</strong>x mois d’emprisonnement à Auxerre je fus conduit à Paris, au fort de Bicêtre ou je restai<br />

environ six semaines. De Paris on m’emmena au Havre. D<strong>eu</strong>x h<strong>eu</strong>res après on me faisait embarquer sur la<br />

frégate le Magellan. Après trente jours de mer, (je devrais dire 30 jours de martyre) j’arrivais à Alger. On<br />

me conduisit d’abord au camp de Bircadène (Birkhadem, près d’Alger), puis ensuite au camp des Cinq<br />

Trembles. Au bout de huit jours il fallut travailler à la confection d’une route. Environ huit ou dix jours<br />

plus tard on arriva près d’une butte à pic qu’il s’agissait de trancher pour obtenir l’éboulement : d’autres<br />

camarades étaient restés en bas avec moi afin de charger les brou<strong>et</strong>tes. Tout à coup c<strong>eu</strong>x qui se trouvaient<br />

au somm<strong>et</strong> crient sauve qui p<strong>eu</strong>t ! mes camarades s’échappent, mais moi, n’ayant point entendu assez tôt,<br />

je suis enfoui. Après d’énergiques efforts on parvient à me dégager, on m’emporte sous la tente sans<br />

connaissance <strong>et</strong> avec un effort dont je suis port<strong>eu</strong>r <strong>et</strong> qui me fait encore actuellement horriblement<br />

souffrir. Je restai alors quinze jours<br />

sous la tente en attendant le bandage qui est venu d’Alger. P<strong>eu</strong> de<br />

temps après je suis saisi de dysenterie<br />

qui me tient pendant plus d’un mois. Ne pouvant alors travailler, je


fais alors demander au li<strong>eu</strong>tenant Olivier mon internement. Je l’obtins au bout de huit jours après lui avoir<br />

prouvé mes moyens de subsistance. J’avais demandé à Laudy près de Médéa, chez un nommé Boissard.<br />

Michel Berthaud, p<strong>et</strong>it entrepren<strong>eu</strong>r à Auxerre possédait quelque argent en Algérie qui lui a permis<br />

de justifier ses moyens de subsistance. L’accident dont il a été victime l’a en quelque sorte aidé à<br />

trouver une porte de sortie. C<strong>et</strong> homme, qui savait lire <strong>et</strong> écrire, était honnête ; il demanda à sa femme<br />

de payer le salaire de ses quatre ouvriers, (trois charrons <strong>et</strong> un forgeron), alors qu’il était déjà enchaîné<br />

comme un criminel à Auxerre. Lors de son internement en Algérie il fut probablement aidé par sa<br />

famille. 9<br />

Dix hommes de la commune d’Asnières, sept de Châtel-Censoir, trois de Druyes-Fontaines<br />

(Yonne) furent condamnés à la déportation en Algérie au début de l’année 1852. Certains étaient très<br />

j<strong>eu</strong>nes comme Claude Moreau, tuilier-bûcheron, né à Asnières en 1830 ou Étienne Rollot, tisserand né<br />

à Mery sur Yonne, né le 28 mars 1832 à Mery-sur-Yonne, décédé à Pape<strong>et</strong>e le 17 avril 1866.<br />

Combien de transportés, pauvres, affaiblis, malades, sans appuis, ill<strong>et</strong>trés ont disparu très vite des<br />

mémoires.<br />

Albert <strong>Camus</strong>, dans sa dernière œuvre, a esquissé l’histoire d’un aspect ignoré de la colonisation.<br />

Aux Algériens dépossédés de l<strong>eu</strong>rs terres <strong>et</strong> humiliés, il a uni les proscrits <strong>et</strong> les transportés, les<br />

affamés<br />

venus de Mahon, des provinces espagnoles, de Malte, de Sicile, tel Mario Scalési qui habitait<br />

les<br />

faubourgs misérables de Tunis avec sa famille.<br />

Extrait de Un Labyrinthe algérien (version provisoire, en cours de rédaction)<br />

Tout a commencé par la découverte d’une chal<strong>eu</strong>r humaine rare, celle de la seconde<br />

Algérie<br />

de Jean Pélégri. L’aut<strong>eu</strong>r du Maboul, dans un fragment non repris dans Ma Mère<br />

l’Algérie s’exprimait ainsi :<br />

Mon<br />

idée est, comme je le répète à chaque fois qu’on me donne la parole, qu’il y a d<strong>eu</strong>x histoires : la<br />

coloniale d’une part, <strong>et</strong> puis, là où c’était possible, des rapports d’une chal<strong>eu</strong>r incroyable entre les gens. 10<br />

J’ai bénéficié d’une chance inouïe : pouvoir vivre seize mois dans un village du Sersou steppique,<br />

loin de toute présence <strong>eu</strong>ropéenne. Dans une certaine mesure le colonialisme qui dénaturait les<br />

rapports quotidiens, qui conditionnait la politique ; la foi, l’instruction <strong>et</strong> qui introduisait partout<br />

la ségrégation, pour reprendre les propos de Jean Pélégri, avait épargné les étendues ingrates de<br />

c<strong>et</strong>te partie du Sersou. Au contact quotidien avec cinquante enfants, Ouled Sidi Aïssa <strong>et</strong> Ouled<br />

Zenachra mêlés, j’ai pu établir des liens d’amitié <strong>et</strong> de confiance avec la population, la guerre<br />

étant quasiment absente, à cause du très faible taux d’habitants au kilomètre carré ( 2) de<br />

c<strong>et</strong>te<br />

Haute plaine ponctuée de rares reliefs p<strong>eu</strong> élevés.<br />

Quel bonh<strong>eu</strong>r de découvrir, en lisant <strong>et</strong> en écoutant Jean Coutelen, l’existence d’un modeste<br />

colon, l’un des rares Européens de la pierr<strong>eu</strong>se <strong>et</strong> ingrate Rechaïga, p<strong>eu</strong> éloignée de Sidi Ladjel,<br />

qui attendait le Grand Soir en 1942, un énorme portrait de Staline accroché dans son p<strong>et</strong>it salon .<br />

Bonh<strong>eu</strong>r plus grand encore d’apprendre que les quelques colons p<strong>eu</strong> riches de ce li<strong>eu</strong><br />

respectaient profondément l’Agha Zitouni, homme d’une érudition rare <strong>et</strong> d’une grande<br />

distinction. Celui qui espérait la venue proche du Grand Soir <strong>et</strong> ses voisins français demandaient<br />

volontiers conseil à ce l<strong>et</strong>tré musulman. Non loin du village natal de Saad Dahlab, nationaliste<br />

éclairé, que je regr<strong>et</strong>te de n’avoir pu saluer. Il avait alors seize ans. Scène impensable dans le<br />

Nord.<br />

9<br />

Je remercie M. Denis Martin de m’avoir communiqué c<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre de Michel Berthaud conservée aux Archives<br />

Départementales de l’Yonne.


L’expérience que j’ai connue était impossible dans une région p<strong>eu</strong>plée comme la Kabylie où la<br />

guerre fut cruelle, en aucun cas elle n e p<strong>eu</strong>t avoir val<strong>eu</strong>r d’exemple. Lorsqu’on a perdu c<strong>et</strong>te chal<strong>eu</strong>r humaine on ne s’en rem<strong>et</strong> pas <strong>et</strong> il faut rechercher<br />

inlassablement des compensations. Après avoir quitté Sidi Ladjel j’ai essayé sans cesse de<br />

remplir ce vide. L’essentiel des errances <strong>et</strong> études littéraires, historiques, <strong>et</strong>hnologiques,<br />

géographiques… qui ont jalonné mes années <strong>et</strong> dont on trouvera dans ce récit, maint exemple,<br />

découlent de c<strong>et</strong>te expérience dans le Sersou. Sans Jean Pélégri <strong>et</strong> Henry de <strong>Montherlant</strong>, aurai‐<br />

je<br />

réussi à ne pas tenir compte tant de sourdes préventions que je décelais ici ou là ?, serai‐je<br />

parvenu à surmonter mes propres interdits <strong>et</strong> refoulements. 11<br />

Certaines obsessions, nées il y a des dizaines d’années, ont perduré au cours du temps, prenant<br />

une nouvelle coloration, s’enrichissant à la suite d’une découverte ou d’un rapprochement. Mais<br />

le poids des idéologies <strong>et</strong> des dogmes n’a jamais cessé De dresser des obstacles sur mon chemin,<br />

m’incitant à l’autocensure, au refus de prendre connaissance de tel livre, de tel aut<strong>eu</strong>r. Lorsque<br />

je vivais à Alger en 1965‐1970 je n’ai pas trouvé un moment pour lire Jean Pélégri. Remords<br />

cuisant, je me sens toujours coupable d’en avoir pris connaissance tardivement. Il n’était pas<br />

question à c<strong>et</strong>te époque d’ouvrir les Mémoires de Changarnier dont j’avais fait l’acquisition dans<br />

une échoppe algéroise après l’Indépendance, <strong>et</strong> encore moins les L<strong>et</strong>tres de Leroy de Saint‐<br />

Arnaud. Je me déciderai bien tard à consulter ce dernier ouvrage lorsque je découvrirai que<br />

l’édition de 1867 avait été préfacée par Sainte‐B<strong>eu</strong>ve. Pourquoi donc le grand critique avait‐il<br />

écrit une introduction ? Il devait y avoir des raisons étrangères à l’impérialisme.<br />

C’est au cours des toutes dernières années que j’ai ouvert <strong>et</strong> lu plusi<strong>eu</strong>rs ouvrages du colonel<br />

arabisant Corneille Trumel<strong>et</strong> dont l’œuvre ( abondante <strong>et</strong> variée) m’aide désormais à<br />

comprendre certaines fac<strong>et</strong>tes de la complexité qui m’ont longtemps échappé. .Un officier<br />

écrivant des poèmes en arabe au cours de son séjour à Blida, cela ne coïncide pas avec les images<br />

reçues <strong>et</strong> h<strong>eu</strong>rte les images habituelles. Je songe également à son respect du cavalier algérien, à<br />

son admiration pour sa grâce <strong>et</strong> son adresse. A ce qui rapprochait les soldats des d<strong>eu</strong>x camps<br />

ennemis : la volonté de mourir debout.<br />

Pendant longtemps j’ai été poussé par le vif désir de r<strong>et</strong>rouver des li<strong>eu</strong>x, des hommes, des<br />

événements de l’Algérie coloniale qui pouvaient s’apparenter à ce que j’avais connu sur les<br />

Hautes Plaines du Sersou. Européens marginaux, personnes modestes, vivant au contact des<br />

populations algériennes, loin des grands centres de colonisation ou des villes à majorité<br />

<strong>eu</strong>ropéenne comme Oran ou Alger. De 1962 à 1968 j’ai souvent f<strong>eu</strong>ill<strong>et</strong>é les pages du Maghreb<br />

entre d<strong>eu</strong>x guerres de Jacques Berque dans lesquelles je pouvais r<strong>et</strong>rouver la géographie <strong>et</strong> les<br />

hommes des Hautes Plaines algéroises ou du Sahel tunisien : Sidi Aïssa du Hodna, Frenda, Bou<br />

Saada, Ksour Essaf …<br />

Mais je ne pouvais dissimuler ma déception : le pays des Ouled Sidi Aïssa <strong>et</strong> des Ouled Zenachra<br />

n’apparaissent pas dans le livre de Jacques Berque. Pendant un certain temps je me suis<br />

contenté du vi<strong>eu</strong>x guide de Louis Piesse de 1889. Je m’interroge encore sur ce patient itinéraire<br />

que l’aut<strong>eu</strong>r proposait au voyag<strong>eu</strong>r d’Aflou à Boghari, en passant par les villages de Sidi Bou Zid,<br />

Heila –Souami, Djelita, Taguin, Chellala, le confluent du Touil <strong>et</strong> de l’Ouerk au kilomètre 284 , la<br />

Kouba de Sidi Ladjel ( le village où j’ai vécu est de création récente) .<br />

la Redoute de Marey‐Monge, Chahbouna. Puis les li<strong>eu</strong>x décrits par Eugène Fromentin : Bou‐<br />

Rézoul (Bou Ghzoul) Ain Saba (Aïn Sebaa) <strong>et</strong>, enfin, Boghari (Ksar el Boukhari). 12 Quelque<br />

curi<strong>eu</strong>x a‐t‐il emprunté naguère c<strong>et</strong> itinéraire ?<br />

J’attendrai des années pour en découvrir un autre, celui que décrit en détail Corneille<br />

Trumel<strong>et</strong>.<br />

Et le témoignage de Jean Coutelen.<br />

Toutes mes lectures <strong>et</strong> mes passions m’incitaient à éviter l’Algérie des Européens.<br />

J’ai conservé, bien vivant, un souvenir exécrable de la partie <strong>eu</strong>ropéenne de Bône (Annaba)<br />

lorsque j’ai séjourné d<strong>eu</strong>x jours<br />

dans c<strong>et</strong>te ville en mars 1960. Au cours des d<strong>eu</strong>x années qui ont


suivi, j’ai nourri une sorte de haine pour ce monde. Le souvenir du quart d’h<strong>eu</strong>re passé… dans<br />

une brasserie de L’Arba me pèse encore. Plus tard ce jugement abrupt, souvent injuste, s’est<br />

fortement nuancé. Notamment lorsque, après l’indépendance, j’ai fait la connaissance de<br />

libéraux <strong>eu</strong>ropéens restés en Algérie. Comment ne pas évoquer un instant c<strong>et</strong>te vieille collègue<br />

habitant avenue du Premier novembre (anciennement du 8 novembre) qui m’a, un jour, décrit<br />

avec admiration la liesse des Algériens, défilant sous ses fenêtres le 5 juill<strong>et</strong> 1962, le jour de la<br />

Dépossession du Monde (Jacques Berque). Admirable cortège dépourvu de toute rancune envers nous. Mademoiselle C., qui n’était plus très j<strong>eu</strong>ne, traversait Alger à bicycl<strong>et</strong>te<br />

… pour dispenser ses cours à l’ancien P<strong>et</strong>it lycée Mustapha, sous le regard ahuri des<br />

automobilistes. Unique cycliste, probablement, de l’agglomération algéroise ! Elle vivait<br />

désormais<br />

s<strong>eu</strong>le Européenne dans sa rue ou je suis allé d<strong>eu</strong>x lui rendre visite d<strong>eu</strong>x fois (pas<br />

assez).<br />

Second extrait ( version de travail.)<br />

C’est en quittant la montagne de l’Atlas tellien après Boghari que j’ai connu ce choc, sur la<br />

route du sud qui longe l’oued Cheliff encaissé. La steppe qui s’étend quasi à l’infini s’ouvrait<br />

à moi, parsemée ici où là de touffes de plantes inconnues jusqu’alors, grisâtres ou brunes.<br />

Dans quelques temps je me familiariserais ave le Harmal, le chih, le Gu<strong>et</strong>taf ou k’taf <strong>et</strong> l’alfa.<br />

Corneille Trumel<strong>et</strong> prenait le temps de regarder la végétation <strong>et</strong> de s’informer :<br />

Nous entrons dans le pays de la halfa (stipa lenacissima), c<strong>et</strong>te plante du Sud par excellence. La plaine ondule <strong>et</strong><br />

se moutonne. On rencontre ça <strong>et</strong> là, mais très rarement, un pied de jujubier sauvage ( zizyphus lotus), dont les<br />

f<strong>eu</strong>illes charnues ont excité, malgré les épines qui les défendent, la convoitise des chameaux <strong>et</strong> des moutons,<br />

parfois un b<strong>et</strong>houm ( pistacia atlantica) , isolé dans une vallée, élève sa cime arrondie au-dessus des touffes de<br />

halfa. Le chih <strong>et</strong> l’alata, qui paraissent tous d<strong>eu</strong>x appartenir au genre artemisia, alternant avec la halfa ; ces<br />

armoises, diamantées de la rosée du matin, embaument l’air de l<strong>eu</strong>r énergique <strong>et</strong> pénétrante od<strong>eu</strong>r… (écrit en<br />

1865).<br />

La description qu’il donne d’Aïn Oussera en 1865, quelques années après la passage<br />

d’Eugène Fromentin, pour être moins littéraire que celle des Maîtres d’autrefois, montre qu’il<br />

en avait une connaissance beaucoup plus riche que celle des voyag<strong>eu</strong>rs <strong>eu</strong>ropéens :<br />

Le camp d’Aïn-Oucera est planté sur un vaste plateau blanchâtre, qui se termine par des<br />

mouvements de terrain ondulés ; à l’Est <strong>et</strong> à l’Ouest, l’horizon n’a d’autres limites que la<br />

calotte du ciel ; au Nord il est borné par les Grin-el-Adoura, les djebels Tarer’egred <strong>et</strong><br />

Taguelza, la Sra Ech-Cheaou ; au Sud, par le djebel Tsaka ; le pic d’Açafia ; la gâda des Sebâ-<br />

Chaouïa, le piton d’El-Loubir<strong>et</strong>-el-R’arbia ; les Sbâ-Rous du djebel El-Khidher, El-Kebouria ;<br />

les Rous du djebel Oukat, <strong>et</strong> ,plus près, par le mamelon d’Es-Saïada.<br />

Ce sont ces étendues immenses dont la beauté vous étreint immédiatement qui allaient<br />

devenir mon Algérie. Lorsque j’ai emprunté pour la première fois la route qui mène de<br />

Boghari à Boughzoul, le ravissement que j’éprouvai ne dut pas être bien différent de celui que<br />

ressentit Eugène Fromentin en juin 1853, sauf que je me déplaçais trop vite pour goûter<br />

pleinement le paysage qui s’offrait à mes y<strong>eu</strong>x. P<strong>eu</strong> de temps après je me marcherais à pied,<br />

<strong>et</strong>, parfois, trop rarement, à cheval :<br />

C’est à midi s<strong>eu</strong>lement qu’on se mit en marche… au signal donné par le bach-amar ( chef du convoi) le troupeau<br />

mugissant de chameaux de charge se leva confusément <strong>et</strong> en fin s’ébranla … presque aussitôt nous entrions dans<br />

la vallée du cheliff.


C<strong>et</strong>te vallée, ou plutôt c<strong>et</strong>te plaine inégale <strong>et</strong> caillout<strong>eu</strong>se, est à coup sûr un des pays les plus surprenants qu’on<br />

puisse voir. Je n’en connais pas de plus singulièrement construit, de plus fortement caractéristique, <strong>et</strong> même<br />

après Boghari, c’est un spectacle à ne jamais oublier.<br />

Imagine un pays de terre <strong>et</strong> de pierres vives, battu par les vents arides <strong>et</strong> brûlé jusqu’aux entrailles, une terre<br />

marn<strong>eu</strong>se, polie comme de la terre à poterie, presque luisante à l’œil, tant elle est nue, <strong>et</strong> qui semble, tant elle est<br />

sèche, avoir subi l’action du f<strong>eu</strong> ; sans la moindre trace de culture, sans une herbe, sans un chardon…<br />

Quand au Chéliff, qui quarante li<strong>eu</strong>es plus avant dans l’ouest, devient un beau fl<strong>eu</strong>ve pacifique <strong>et</strong> bienfaisant, ici<br />

c’est un ruisseau tortu<strong>eu</strong>x, encaissé, dont l’hiver fait un torrent, <strong>et</strong> que les premières ard<strong>eu</strong>rs de l’été épuisent<br />

jusqu’à la dernière goutte… Nous mîmes trois h<strong>eu</strong>res à traverser ce pays extraordinaire…<br />

C’est au delà de Boghari, après une succession de collines <strong>et</strong> de vallées symétriques, limite extrême du Tell,<br />

qu’on débouche enfin, par un col étroit, sur la première plaine du Sud.<br />

La perspective est immense. Devant nous se développaient vingt-quatre ou vingt-cinq li<strong>eu</strong>es de terrains plats<br />

sans accidents, sans ondulations visibles. La plaine d’un vert dout<strong>eu</strong>x, déjà brûlée, était comme le ciel, toute<br />

rayée dans sa longu<strong>eu</strong>r d’ombres grises <strong>et</strong> de lumières blafardes… à travers un brouillard inégal, où la terre <strong>et</strong> le<br />

ciel semblaient se confondre, on devinait par échappées une ligne extrême de montagnes courant parallèlement<br />

au Tell, de l’est à l’ouest, <strong>et</strong>, vers le centre, les sept pitons saillants ou sept têtes, qui l<strong>eu</strong>r ont fait donner le nom<br />

de Seba’Rous . (arabe ras : tête ; pluriel rous).<br />

Corneille Trumel<strong>et</strong> les décrivait ainsi quelques années plus tard alors qu’il apercevait plus<br />

près de lui le caravansérail de Boughzoul.<br />

A notre droite, le Djebel-Oukat s’allonge de l’Est à l’Ouest <strong>et</strong> va finir à Taguine ; devant nous, la chaîne des<br />

Sebâa-Rous ( Sept-Têtes) semble les remparts d’une ville prise d’assaut sur lesquels on aurait exposé les têtes de<br />

sept géants décapités, sorte de Sierra ( scie) que les Turcs appelaient Iedi-Toptar, les Sept-Canons.. »<br />

Plus près de nous on distingue un point blanc noyé dans l’espace <strong>et</strong> pareil à une voile en pleine mer immobilisée<br />

par le calme : c’est le caravansérail de Bou-K<strong>eu</strong>zzoul (Boughzoul) dressant ses murailles blanches au mili<strong>eu</strong> de<br />

ces solitudes.<br />

La végétation n’a déjà plus rien de celle du Tell : le Chih (artemisia herba alba) s’est emparée du terrain <strong>et</strong> nous<br />

j<strong>et</strong>te ses trop odorantes bouffées ; pomponnée à n<strong>eu</strong>f de son f<strong>eu</strong>tre blanc, c<strong>et</strong>te armoise, que le printemps a<br />

verdie, tigre le sol marn<strong>eu</strong>x de la plaine de ses touffes à ramification ramassée.<br />

Des marais miroitent sur notre droite ; des bandes de flamands y dorment sur une jambe <strong>et</strong> la tête sous l’aile. On<br />

dirait, de loin, une patrouille anglaise.<br />

Le souvenir de ces sept étranges pitons qui se détachaient sur l’horizon <strong>et</strong> accompagnaient<br />

longtemps notre progression en automobile, est dem<strong>eu</strong>ré gravé dans ma mémoire. Notre<br />

génération, grâce aux livres de géographie, savait reconnaître rapidement les d<strong>eu</strong>x Atlas<br />

tellien <strong>et</strong> saharien, encadrant ce qu’on appelait encore les Hauts Plateaux. Aujourd’hui les<br />

j<strong>eu</strong>nes Français ne rêvent plus devant ces livres. La mémoire des plus anciens s’efface,<br />

désormais une image floue, imprécise de l’Algérie flotte dans les esprits. Il y a quelque temps<br />

un journal du soir faisait allusion à la localité d’El Birine, sans donner d’informations<br />

perm<strong>et</strong>tant de la localiser. On p<strong>eu</strong>t lire dans l’introduction d’un roman dont l’action se situe à<br />

Médéa :<br />

Médéa, p<strong>et</strong>ite village situé au sud-ouest d’Alger, à quelques kilomètres à peine de Blida . Le chef li<strong>eu</strong> de<br />

Wilaya s’est métamorphosé en un riant village arrosé par un ruisseau. Oubliée la ville austère<br />

située au-delà des montagnes qui la séparent de la Mitidja, adossée au massif de l’Ouarsenis.


Les écrits de Corneille Trumel<strong>et</strong>, dont la connaissance des Hautes Plaines l’emporte de très<br />

loin sur celles des voyag<strong>eu</strong>rs d’un moment que furent Eugène Fromentin <strong>et</strong> Guy de<br />

Maupassant fait revivre une Algérie physique concrète, charnelle, <strong>et</strong> restitue l’espace <strong>et</strong> le<br />

temps naturels de ces contrées. Trumel<strong>et</strong> connaît la langue arabe <strong>et</strong> son savoir historique,<br />

tribal, géographique, botanique, étymologique, littéraire… étonne à maintes reprises ; Par<br />

exemple il a étudié d’assez près la période ottomane de l’Algérie. J’ai constaté avec plaisir<br />

que de j<strong>eu</strong>nes algériens avides de découvrir par <strong>eu</strong>x-mêmes l’histoire de l<strong>eu</strong>r pays<br />

commencent à le lire. En attendant les jours bénis où il sera possible de voyager s<strong>eu</strong>l entre<br />

Ksar el Bokhari <strong>et</strong> le pont de Bel Keitar, entre Boughzoul <strong>et</strong> Guelt –Es-Stel ses livres seront<br />

utiles, à condition de faire l’effort de la comprendre dans son époque.<br />

Entre 1850 <strong>et</strong> 1885 on voyageait lentement <strong>et</strong> on observait attentivement les reliefs, les oueds,<br />

la végétation les habitations des hommes… <strong>et</strong> on apprenait bien souvent les appellations en<br />

langue arabe, ce n’était plus le cas depuis longtemps déjà en 1960 :<br />

Le terrain est alternativement couvert de graminée touffues (halfa), d’absinthes (chih), de pourpiers de mer (<br />

k’taf) , de romarins odorants <strong>et</strong>c.… ; tantôt enfin, mais plus rarement , clairsemé d’arbustes épin<strong>eu</strong>x <strong>et</strong> de<br />

quelques pistachiers sauvages note Fromentin. Les connaissances linguistiques du peintre<br />

dem<strong>eu</strong>rent superficielles mais celles de Corneille Trumel<strong>et</strong>, qui a sillonné pendant de<br />

nombr<strong>eu</strong>ses années la Mitidja, le Tell <strong>et</strong> les régions sahariennes, sont stupéfiantes de<br />

précision.<br />

Pendant tous mes séjours algériens la fascination pour les plantes que j’ai découvertes,<br />

d’abord dans les Hautes Plaines steppiques du Sersou, puis dans le Nord, n’a jamais faibli.<br />

C’est pourquoi l’indifférence croissante de la nouvelle bourgeoisie algérienne pour la beauté<br />

de la végétation m’attriste. Les poètes arabes d’Andalousie l’ont chantée avec subtilité.<br />

Quelques vers d’Ibn Khafâdja, poète d’Alcira, Espagne. Traduction d’Henri Pérès :<br />

Que de calices de fl<strong>eu</strong>rs dont le matin a fait descendre le voile en découvrant des joues couvertes de rosée<br />

[On voit] dans un vallon où les bouches des marguerites ont tété la mamelle de toute nuée aux averses<br />

génér<strong>eu</strong>ses !<br />

La main de l’Eurus a répandu sur le giron de la terre les perles de la rosée <strong>et</strong> les dirhems des fl<strong>eu</strong>rs….<br />

Souvent un arâka dressait un dais humecté de rosée au-dessus de nous, alors que les firmaments des coupes [y]<br />

faisaient l<strong>eu</strong>r révolution.<br />

La base de son tronc était entourée de la voie lactée d’un ruisseau sur lequel les fl<strong>eu</strong>rs blanches éparpillaient<br />

l<strong>eu</strong>rs étoiles.<br />

L’arbre avec sa séguia était comme une belle, la taille prise dans une ceinture. …<br />

Jardin luxuriant où le marchand étendait pour moi ses étoffes rayées <strong>et</strong> où le parfum<strong>eu</strong>r brisait son musc.<br />

Le chant [des oiseaux] s’y élevait alors que la rosée avait humecté le visage de la terre <strong>et</strong> que les fl<strong>eu</strong>rs s’étaient<br />

éveillées.<br />

L’eau [du canal], parée des bijoux de la rosée, ressemblait à un cou sur lequel les arbres avaient boutonné l<strong>eu</strong>rs<br />

coll<strong>et</strong>s de chemise.<br />

Extrait<br />

de Réponse aux ennemis de l’orientalisme (version de travail)


Quelques citations perm<strong>et</strong>tront au lect<strong>eu</strong>r de bonne volonté de se prononcer : J. D .fait-il partie ou<br />

non de la machine de guerre de l’impérialisme <strong>eu</strong>ro-américain contre les P<strong>eu</strong>ples du Tiers-Monde ?<br />

Le premier extrait est emprunté à la grande complainte ironique que la guerre fit naître sur les<br />

13<br />

lèvres<br />

des indigènes algériens écrite (ou psalmodiée) après la bataille de Charleroi :<br />

Eh Français !, que t’imagines-tu ? Alger n’est pas ton bien ! L’Allemand vient qui te l’enlève. Il est fatal<br />

qu’elle redevienne ce qu’elle était jadis.<br />

Le second est tiré du Chant des Arabes de la campagne. 14<br />

C<strong>et</strong>te génération est inique : le voisin moleste le voisin ; la décadence gagne dans les douars ; l<strong>eu</strong>rs<br />

habitants s’entraident pour le mal. Ils se vendent aux infidèles : aussi Di<strong>eu</strong> a-t-il relevé le prix des<br />

vivres… Les Arabes (de la campagne) pl<strong>eu</strong>rent sur les troupeaux de moutons <strong>et</strong> de bœufs : c’est l’h<strong>eu</strong>re<br />

des enfants de Juan (les Européens) ; c’est l’h<strong>eu</strong>re où ils deviennent de gros propriétaires ! Il n’y a plus ni<br />

bonne foi ni de confiance dans ce siècle, fin des temps. (Alger) reste aux mains des infidèles, fils de<br />

bûches d’enfer ! On les voit habiter côte à côte (avec nous), <strong>eu</strong>x <strong>et</strong> le ramassis des sans-patrie. Alger est<br />

restée esclave de la guerre… Mais on voit se mêler dans la promiscuité les chéchias <strong>et</strong> les chapeaux ! Ah !<br />

Le Maître de l’h<strong>eu</strong>re tarde bien ! Ah ! S’Il venait mon Guide, on verrait d’un s<strong>eu</strong>l coup les mécréants<br />

joncher la terre, comme les bottes de fèves (jonchent l’aire où on les bat).<br />

Extrait de la chanson des soldats musulmans s’embarquant à Alger pour aller à la Grande<br />

Guerre :<br />

On nous fit descendre du train – en nous bousculant comme des moutons- <strong>et</strong> nous nous rendîmes à la<br />

marine- pour que le Duc d’Aumale (paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique) nous fît faire la<br />

traversée… Nous descendîmes à la Porte de l’Île (Bab el Djezirat ; en arabe Alger, El Djezair ou Djazair,<br />

signifie Les Iles, singulier Djezirat) avec notre bardelle (le sac <strong>et</strong> notre gamelle) –des souliers ferrés aux<br />

pieds- <strong>et</strong> le caporal bataill<strong>eu</strong>r avec nous. Quand nous fûmes montés à bord on nous empila comme des<br />

figues sèches… Quand nous arrivâmes en France, m<strong>eu</strong>rtris, en bouillie comme des pommes de terre, on<br />

nous fit monter sur un chaland, tant que la mer nous ballottait.<br />

A Blida <strong>et</strong> dans ses environs D. s’est vivement intéressé, pendant plusi<strong>eu</strong>rs années, à la culture<br />

populaire algérienne, celle qu’exprimaient les poètes, composit<strong>eu</strong>rs, instrumentalistes, chant<strong>eu</strong>rs <strong>et</strong><br />

chant<strong>eu</strong>ses du pays….. tellement absorbé par son étude il en oublie ses compatriotes <strong>eu</strong>ropéens !<br />

Il s’attache à toutes les formes de la culture populaire dont la vitalité le fascine. Il souligne<br />

l’importance<br />

de la littérature arabe populaire en ces termes :<br />

C<strong>et</strong>te littérature si riche en genres, si abondante en œuvres, si instructive par ses documents humains, si<br />

intéressants par son actualité ( page 3).<br />

Il connaît la plupart des artistes,<br />

non s<strong>eu</strong>lement l<strong>eu</strong>rs œuvres, mais l<strong>eu</strong>r li<strong>eu</strong> de naissance, l<strong>eu</strong>r<br />

itinéraire, l<strong>eu</strong>r profession, l<strong>eu</strong>r âge,<br />

l<strong>eu</strong>rs amis <strong>et</strong> disciples…


Nous apprenons par exemple que le poète Si Qaddour ben Akhfa, aut<strong>eu</strong>r de medh sur les saints<br />

locaux est né entre Koléa <strong>et</strong> Hadjoutes <strong>et</strong> qu’il est mort en 1897, vers 70 ans. Marchand de légumes, il<br />

avait été un régulier de l’Emir ‘Abdelkader dans sa j<strong>eu</strong>nesse. Desparm<strong>et</strong> nous informe qu’il a transcrit<br />

des récits de guerre (Ghazaout) de l’arabe régulier en arabe populaire, écrit des satires sur les tristesses<br />

<strong>et</strong> la décadence de l’époque ou encore sur le respect que les enfants doivent à l<strong>eu</strong>rs parents.<br />

L’aut<strong>eu</strong>r fait revivre le foisonnement culturel arabe blidéen au tournant du siècle. Chant<strong>eu</strong>rs de rue,<br />

poètes, vend<strong>eu</strong>rs de remèdes magiques, musiciens animat<strong>eu</strong>rs de mariages, sav<strong>et</strong>iers l<strong>et</strong>trés, chant<strong>eu</strong>rs<br />

nomades de l’Oranie… sont autant de personnages auxquels il donne vie. C’est en écoutant <strong>et</strong> en<br />

rencontrant le renommé Si Mah’moud ben Sidi S’aîd Geddoua, poète <strong>et</strong> chant<strong>eu</strong>r, que Desparm<strong>et</strong> a<br />

publié les premiers chants andalous (dans le journal Le Tell en 1902). Si Mahmoud, originaire<br />

d’Alger <strong>et</strong> âgé de 35 ans lorsqu’il l’a rencontré, jouait aussi du Rbab.<br />

Il n’ignore aucun des poètes, instrumentalistes, composit<strong>eu</strong>rs <strong>et</strong> chant<strong>eu</strong>rs qui font apprécier l<strong>eu</strong>r art<br />

dans la ville <strong>et</strong> ses environs. Il connaissait particulièrement bien Echecheikh Qaddour ben Gâli, né à<br />

Alger <strong>et</strong> mort à Blida le 3 mars 1903, âgé de 60 ans.<br />

Pour terminer il évoque une bonne dizaine de chant<strong>eu</strong>rs renommés qui s’accompagnaient de tel ou<br />

tel instrument : Qoutra, Rbab, Snitra (mandoline). Il n’oublie pas les chant<strong>eu</strong>ses célèbres : Cherifa,<br />

venue d’Alger, Sfindja, Mosifa Ennad’or…<br />

Autres extraits :<br />

Chant d’enfant à califourchon sur la branche d’un arbre. C’est un chant que les enfants entonnent<br />

quand ils font semblant de monter à cheval sur un roseau <strong>et</strong> qu’ils courent :<br />

Chut, mon cheval, chut !<br />

L’armée est arrivée,<br />

Un cavalier l’a amenée de Bab el Oued.<br />

Chut, mon cheval, puisse-t-il ne pas te conduire !<br />

Il te donnerait un mauvais coup qui t ‘emporterait !<br />

Chut, mon cheval, cheval à la belle bride,<br />

Rue en arrière <strong>et</strong> en avant.<br />

Chut, mon cheval, cheval aux belles « guides ».<br />

Tu galopes dans le Sahara <strong>et</strong> dans la plaine,<br />

Chut, mon cheval, cheval de course.<br />

Tu galopes dans le Sahel <strong>et</strong> dans les terres en friche,<br />

Chut, mon cheval, mon étalon de quatre ans.<br />

Grâce à son galop, mon ennemi est désarçonné.<br />

Chants de gamins<br />

Au passage d’un enterrement. Les p<strong>et</strong>its indigènes, lorsqu’ils sont un p<strong>eu</strong> méchants, ont<br />

l’habitude, en voyant passer un enterrement de Juif ou de Chrétien de dire :<br />

O chauff<strong>eu</strong>r de l’enfer, attise bien fort ton f<strong>eu</strong> :


Voici une bûche de thuya que nous t’apportons (Desparm<strong>et</strong>, La poésie arabe à Blida, p.54.)<br />

Sur les étrangers. Quand ils v<strong>eu</strong>lent insulter des infidèles, ils disent :<br />

Les Chrétiens au pétrin.<br />

Les Juifs dans le suif.<br />

Les Maltais dans le baqu<strong>et</strong>.<br />

Les Espagnols à la casserole. (La poésie arabe à Blida, p.54.)<br />

Sur le chapeau haut-de-forme.<br />

O dîdoûn, Ô dîdoûn<br />

Ton chapeau a la taille d’un bidon.<br />

Note ; dîdoûn, corruption de « dis-donc », qui désigne familièrement les Français parce<br />

qu’ils ont l’habitude de s’aborder par ces mots.<br />

A qui doit-on dire : « Sidi ».<br />

Tout d’abord l’enfant commence à dire : « Sidi » ( Monseign<strong>eu</strong>r) à son frère aîné <strong>et</strong> à son maître. Au<br />

T’âleb plus âgé plus âgé qui étudie avec lui, il dit : « O Si un Tel » Monsi<strong>eu</strong>r unTel). Il appelle par son<br />

nom , ou sa koûnia, le camarade du même âge ou légèrement moins âgé. Quand il a grandi, il appelle le<br />

savant : « Sidi » ; par exemple le cadi, le mufti, l’imam, le profess<strong>eu</strong>r, ainsi que celui sui est d’origine<br />

noble, <strong>et</strong> le marabout. Les gens d’humble condition sont appelés par c<strong>eu</strong>x qui ne ont pas plus âgés<br />

qu’<strong>eu</strong>x : « Mon oncle un Tel », ou « père un Tel » ou « mon frère un Tel », ou bien « ô maître ». Bref, les<br />

indigènes donnent du « Sidi » au marabout <strong>et</strong> à celui qui est d’origine noble, qui est poli <strong>et</strong> pratique la<br />

bienfaisance. Quant à celui dont la conduite est blâmable, fût-il âgé, on l’appelle par son nom. Les<br />

indigènes ne donnent du « Sidi » qu’à l<strong>eu</strong>rs coreligionnaires. L’Européen est appelé « Mesioû unTel ».<br />

Le Mozabite <strong>et</strong> le Juif sont appelés par l<strong>eu</strong>r nom, fussent-ils de haut rang ou riches. Il y a des Mozabites<br />

qui possèdent une fortune considérable, on ne les appelle pas autrement qu’EL H’âdjdj ( le pèlerin),<br />

tandis qu’un Arabe qui ne possède qu’un bien modeste est nommé : « Sidi » ; mais si on v<strong>eu</strong>t honorer<br />

quelqu’un, on lui donne aussi du Sidi . Voici à ce suj<strong>et</strong> un proverbe : » Qui n’a pas de miel dans les coins<br />

de sa maison, doit en avoir sur la langue ».<br />

De certains j<strong>eu</strong>x de mots dans le salut<br />

Le Prophète ( que Di<strong>eu</strong> le bénise <strong>et</strong> le sauve) a dit : « Si quelqu’un des gens du Livre vous salue, dites-lui<br />

s<strong>eu</strong>lement : « Sur vous » <strong>et</strong> rien d’autre, c’est à dire sans ajouter « le salut », parce qu’il n’est pas licite de<br />

souhaiter le salut à un Chrétien. Il a dit encore (que Di<strong>eu</strong> le bénisse <strong>et</strong> le sauve) : « Si vous faites des<br />

souhaits en fav<strong>eu</strong>r d’un Chrétien ou d’un Juif, souhaitez-l<strong>eu</strong>r s<strong>eu</strong>lement un accroissement de richesses <strong>et</strong><br />

d’enfants ». C’est pour c<strong>et</strong>te raison que les Musulmans de notre contrée, lorsqu’ils rendent son salut à unb<br />

Chrétien, disent : « Boûdjoûr (1) sur toi ». Ou bien lorsque celuici lui a rendu un service ou s’est montré<br />

obligeant, ils lui disent : »Que Di<strong>eu</strong> accroisse vos richesses ».<br />

Si l’on v<strong>eu</strong>t se moquer du roûmi, lorsque celui-ci a dit ; « Salâm ‘alikoum (le salut soit sur vous) « ; on lui<br />

répond : « Oua ‘alik es-silâm », (2) c’est-à-dire : « Que les pierres de l’enfer tombent sur toi ». Certains<br />

(3) disent : « Oua ‘alik es-selloum », c’est-à-dire, « Que l’échelle lui rompe la tête. »<br />

L’indigène qui salue le Chrétien <strong>et</strong> v<strong>eu</strong>t le tourner en dérision lui tend la main gauche, car lorsqu’ils se<br />

saluent, les musulmans ont l’habitude de se serrer la main droite. Voilà quelques artifices dont les<br />

indigènes usent à l’égard des Européens.

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