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Les Cahiers<br />

du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />

Volume9: Résistances<br />

Revue thématique Sciences et Sociétés du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong>


SOMMAIRE<br />

ÉDITORIAL<br />

Hélène Lafont-Couturier, Directeur <strong>des</strong> <strong>musée</strong>s du Département du Rhône, <strong>musée</strong>s gallo-romains – <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />

INTRODUCTION<br />

Véronique Chabert-Grangeon, Philosophe<br />

1 Formes de résistances 11<br />

Introduction<br />

Véronique Chabert-Grangeon, Philosophe 11<br />

Résistance, un essai de définition<br />

Antoine Prost, Historien, Professeur émérite à l’Université de Paris I 13<br />

Résistances et vulnérabilités<br />

Jean-Pierre Dupuy, Philosophe, Professeur à l’Université Stanford.<br />

De la résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x à la révolution du <strong>des</strong>ign. La modélisation mathématique du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />

Jean-Pierre Chabal, Directeur technique, Tractebel Engineering (France)/Coyne et Bellier<br />

Résistance <strong>des</strong> êtres vivants et évolution biologique<br />

Gabriel Gachelin, ancien Chef de service à l’Institut Pasteur<br />

Résister en langues, décoloniser <strong>le</strong> patrimoine<br />

Ghislaine Glasson Desch<strong>au</strong>mes, Chercheuse à l’Institut <strong>des</strong> sciences socia<strong>le</strong>s du politique<br />

21<br />

29<br />

41<br />

53<br />

2 67<br />

Résistance et engagement<br />

Introduction<br />

Véronique Chabert-Grangeon, Philosophe 67<br />

La résistance <strong>au</strong> <strong>musée</strong> : l’expérience <strong>au</strong> Centre d’Histoire et de la Résistance et de la Déportation<br />

Isabel<strong>le</strong> Doré-Rivé, Directrice du CHRD 69<br />

L’art comme forme de résistance dans l’Australie aborigène<br />

Arn<strong>au</strong>d Morvan, Chercheur en anthropologie et histoire de l’art` 81<br />

La résistance, loi de la matière et de l'univers... secret du corps, <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> poètes<br />

Annick Charlot, Chorégraphe de la Compagnie Acte<br />

1<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S<br />

3 5<br />

93


2<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


ÉDITORIAL<br />

Dans l’Encyclopédie de Diderot, <strong>le</strong> terme de Résistance appartient <strong>au</strong> domaine de la Méchanique dont il se dit en<br />

général d’une force ou puissance qui agit contre une <strong>au</strong>tre, de sorte qu’el<strong>le</strong> détruit ou diminue son effet. Et l’artic<strong>le</strong> de<br />

faire la différence entre la résistance <strong>des</strong> soli<strong>des</strong> et la résistance <strong>des</strong> flui<strong>des</strong>. En cette fin du XVIII ème sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> temps<br />

n’est pas encore venu d’utiliser métaphoriquement <strong>le</strong> mot même si depuis <strong>des</strong> sièc<strong>le</strong>s et <strong>des</strong> sièc<strong>le</strong>s, il est conseillé <strong>au</strong>x<br />

chrétiens de « résister » à la tentation ou plus précisément de n’y être point soumis comme il est dit dans la prière<br />

catholique du Notre-Père.<br />

Sous l’Ancien Régime, en situation de pouvoir absolu du souverain et de l’Église, l’usage conceptuel du mot s’avère ambigu,<br />

il peut servir à louer <strong>le</strong> courage <strong>des</strong> martyrs et la foi <strong>des</strong> guerriers mais il s’oppose trop à ceux de soumission ou d’obéissance<br />

qui font <strong>le</strong>s vrais chrétiens et <strong>le</strong>s bons sujets. Sa possib<strong>le</strong> parenté avec « Rébellion », « Révolte » et « Révolution » <strong>le</strong> rend suspect<br />

et il est alors bien plus prudent de <strong>le</strong> réserver (ainsi que son proche voisin Rétinence ) à la Physique et <strong>au</strong>x Sciences.<br />

Au XIX ème sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> mot apparaît dans <strong>le</strong> champ <strong>le</strong>xical de la lutte politique (mais très peu dans <strong>le</strong>s chansons révolutionnaires)<br />

par exemp<strong>le</strong>, avec <strong>le</strong> « Comité central de résistance » <strong>au</strong> coup d’État du 2 décembre 1851 animé, entre<br />

<strong>au</strong>tres, par Victor Schoelcher et Victor Hugo. Il qualifie une action, un engagement avant de prendre, moins d’un sièc<strong>le</strong><br />

plus tard, sous l’occupation al<strong>le</strong>mande, une majuscu<strong>le</strong> et de définir un moment historique précis.<br />

Dès lors, <strong>le</strong> terme parvient à son usage actuel et ses occurrences dans la presse, <strong>le</strong> débat politique, la définition de tel<br />

ou tel mouvement deviennent récurrentes et parfois obsédantes. « Résistance » fait ainsi partie de ces rares mots lancés,<br />

<strong>au</strong> cours du temps, dans une aventure qui, sans négliger <strong>le</strong>ur origine, empruntent <strong>des</strong> chemins de traverse, rentrent<br />

en résonance avec une pensée ou un défi, déterminent <strong>des</strong> moments historiques, définissent une attitude, interrogent <strong>le</strong><br />

corps, affrontent la matière. C’est pour cette raison qu’il nous a semblé opportun et stimulant de proposer en ce volume 9<br />

<strong>des</strong> Cahiers du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> une vision polysémique et, mieux encore, polychrome du mot « Résistance ».<br />

Hélène Lafont-Couturier<br />

Directeur <strong>des</strong> <strong>musée</strong>s du Département du Rhône<br />

<strong>musée</strong>s gallo-romains – <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />

3<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


4<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


INTRODUCTION<br />

La notion de résistance étonne par son extension. El<strong>le</strong> concerne tous <strong>le</strong>s domaines : <strong>le</strong>s matéri<strong>au</strong>x, <strong>le</strong>s végét<strong>au</strong>x, <strong>le</strong>s<br />

anim<strong>au</strong>x et <strong>le</strong>s hommes. Quels fils directeurs adopter pour la comprendre ?<br />

Selon l’étymologie, <strong>le</strong>s termes résistance et résister, datant du XIII ème sièc<strong>le</strong>, dérivent du latin resistere où <strong>le</strong> préfixe re<br />

marque l’opposition et du verbe sistere signifiant « tenir ferme », « se maintenir », « arrêter ». Le Robert définit résister<br />

en deux temps : d’abord en « parlant de ce qui est matériel et passif », il s’agit de « ne pas s’altérer sous l’effet de »,<br />

« de ne pas être détruit, affaibli par ce qui menace l’organisme » par exemp<strong>le</strong>. Ensuite, la définition concerne « ce qui<br />

est actif, volontaire » ; il est question « de faire front, de s’opposer à ». Ainsi, la notion de résistance intègrerait deux<br />

pô<strong>le</strong>s : l’exigence de préservation d’un état qui s’applique à tous <strong>le</strong>s domaines et la volonté d’opposition qui suppose<br />

une conscience de ce qui fait obstac<strong>le</strong> à la liberté, propre à l’homme.<br />

Résistances : entre préservation et changements<br />

La trame de la fab<strong>le</strong> de La Fontaine Le chêne et <strong>le</strong> rose<strong>au</strong> est emblématique de l’enjeu de la notion de résistance.<br />

Le chêne souligne sa robustesse face à la fragilité du rose<strong>au</strong>. Le rose<strong>au</strong> ne se laisse pas plaindre et lance <strong>le</strong> défi de<br />

l’endurance (« Vous avez jusqu’ici / Contre <strong>le</strong>urs coups1 épouvantab<strong>le</strong>s / Résisté sans courber <strong>le</strong> dos ; / Mais attendons<br />

la fin »). La mise à l’épreuve de ces deux discours vient de l’extérieur, par l’ouragan qui sévit et inverse <strong>le</strong> rapport de<br />

forces : la résistance se manifeste par une soup<strong>le</strong>sse d’adaptation qui fait déf<strong>au</strong>t <strong>au</strong> chêne.<br />

La résistance suppose un état d’équilibre entre l’intérieur et l’extérieur à préserver, ce qui peut constituer une condition<br />

de la survie <strong>des</strong> organismes vivants. Mais paradoxa<strong>le</strong>ment, la préservation implique la trans<strong>format</strong>ion. Alors que<br />

<strong>le</strong>s organismes vivants mettent en œuvre <strong>des</strong> régulations internes en réaction <strong>au</strong>x agressions extérieures, l’homme étudie<br />

scientifiquement <strong>le</strong>s mécanismes de résistance. La physiologie végéta<strong>le</strong> souligne notamment <strong>le</strong> fait que « <strong>le</strong>s régulations<br />

physiologiques et morphologiques qui permettent <strong>au</strong>x plantes de s’adapter à une alimentation en e<strong>au</strong><br />

1 : Il s’agit ici <strong>des</strong> vents.<br />

5<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


déficitaire s’opèrent à différentes échel<strong>le</strong>s. Dès qu’un déficit hydrique apparaît, la plante ajuste, rapidement et de<br />

façon réversib<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s flux d’e<strong>au</strong> qui la traversent par la fermeture de ses stomates (petits orifices <strong>des</strong> feuil<strong>le</strong>s qui règ<strong>le</strong>nt<br />

<strong>le</strong>s échanges gazeux entre plante et atmosphère). Des déficits hydriques plus longs induisent <strong>des</strong> changements plus<br />

irréversib<strong>le</strong>s, notamment de morphologie (réduction <strong>des</strong> surfaces d’évaporation) » 2 . Ainsi, « la survie <strong>au</strong>x sécheresses<br />

sévères est assurée par une combinaison de mécanismes » (id.).<br />

La connaissance de ces mécanismes de résistance met en jeu l’interaction entre l’homme et la nature dans la mesure<br />

où l’homme agit afin de maîtriser ces régulations naturel<strong>le</strong>s. Prenons l’exemp<strong>le</strong> <strong>des</strong> mutations du carpocapse, un insecte<br />

dont la chenil<strong>le</strong> parasite <strong>le</strong>s fruits. « Pour <strong>le</strong>s producteurs, <strong>le</strong>s résistances restent une énigme. Pour <strong>le</strong>ur expliquer <strong>le</strong>s<br />

mécanismes de résistance, <strong>le</strong>s techniciens se tournent vers <strong>le</strong>s scientifiques. (…) Pour comprendre comment <strong>le</strong>s<br />

insectes évoluent, <strong>le</strong>s connaissances de physiologie et de biologie ne suffisent plus, <strong>le</strong>s scientifiques sont obligés de<br />

passer à un <strong>au</strong>tre nive<strong>au</strong> de connaissance : la génétique » 3 . Selon la même logique que <strong>le</strong>s bactéries4 , <strong>le</strong>s mutations<br />

« de plus en plus fréquentes » de ces insectes ont pour conséquence « la constitution de deux sous-populations de carpocapse<br />

: <strong>le</strong>s résistants et <strong>le</strong>s sensib<strong>le</strong>s ». « Donc <strong>le</strong> fait de traiter, quel que soit <strong>le</strong> produit, a sé<strong>le</strong>ctionné <strong>des</strong> résistants<br />

» 5 . « Les humains n’ont » dès lors « d’<strong>au</strong>tres choix que de s’adapter à <strong>le</strong>ur tour » en mettant <strong>au</strong> point de nouvel<strong>le</strong>s<br />

famil<strong>le</strong>s de produits ou « de nouvel<strong>le</strong>s ruses » pour combattre <strong>le</strong>s résistants. Ainsi, la reconnaissance de cette interaction<br />

entre l’homme et la nature qui se manifeste à travers <strong>le</strong> phénomène de la résistance amène à remettre en c<strong>au</strong>se<br />

l’idée d’une nature à s<strong>au</strong>vegarder comme entité séparée de l’homme. « Même <strong>le</strong>s insectes, qui a priori, peuvent semb<strong>le</strong>r<br />

<strong>des</strong> êtres de nature à part entière, sont <strong>des</strong> êtres hybri<strong>des</strong>. Pire, ils sont <strong>des</strong> êtres mutants <strong>au</strong> gré <strong>des</strong><br />

pratiques humaines » 6 . Si l’évolution de la nature est liée à cel<strong>le</strong> <strong>des</strong> hommes, <strong>le</strong> maintien d’un équilibre implique<br />

paradoxa<strong>le</strong>ment de maîtriser <strong>au</strong> mieux <strong>le</strong>s modalités du changement.<br />

Résistance et résilience<br />

L’homme peut éga<strong>le</strong>ment subir <strong>des</strong> agressions venant de l’extérieur, liées à l’histoire, à <strong>au</strong>trui. La résistance met là<br />

<strong>au</strong>ssi en question l’interaction « entre ce qu’on est et ce qui est » 7 , l’intérieur et l’extérieur. Mais « l’adaptation, nécessaire<br />

dans un système biologique, n’a plus la même pertinence dans un système historique où l’être humain se soumet<br />

<strong>au</strong>x représentations qu’il invente » 8 ; el<strong>le</strong> « ne désigne plus la conduite réf<strong>le</strong>xe d’un organisme qui lutte pour sa survie ».<br />

Nous ne ferons qu’évoquer ici deux manières différentes d’envisager l’évolution possib<strong>le</strong> de l’homme. Pour Freud, la<br />

résistance <strong>des</strong> patients qu’il rencontre désigne la difficulté à par<strong>le</strong>r <strong>des</strong> moments de <strong>le</strong>ur histoire qui vont s’avérer être<br />

à l’origine de <strong>le</strong>urs troub<strong>le</strong>s. La résistance, un <strong>des</strong> concepts fondateurs de la théorie psychanalytique, est « une force<br />

qui empêche » <strong>le</strong>s souvenirs oubliés « de devenir conscients » 9 . El<strong>le</strong> constitue donc un frein, un obstac<strong>le</strong>, relève <strong>des</strong><br />

2 : « La résistance <strong>des</strong> plantes à la sécheresse », INRA, centre de Montpellier, artic<strong>le</strong> consultab<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> site de l’INRA, www.inra.fr.<br />

3 : « Les mécanismes de résistance selon <strong>le</strong>s scientifiques » in thèse de Réjane Paratte Produire avec la nature / Ou comment la production intégrée recompose <strong>le</strong>s<br />

agents biologiques, chimiques et humains dans une arboriculture marchande, dir. Philippe Descola, EHESS, soutenue en mai 2012.<br />

4 : Cf. l’artic<strong>le</strong> dans ce numéro de Gabriel Gachelin.<br />

5 : R. Paratte, p. 192.<br />

6 : Id, p. 266.<br />

7 : Boris Cyrulnik in Psychanalyse et résilience, O. Jacob, 2006, p. 23.<br />

8 : Id., p. 16.<br />

9 : Freud, Cinq <strong>le</strong>çons sur la psychanalyse, éd. Payot, 2002, p. 31.<br />

6<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


mécanismes de défense que l’individu déploie en refoulant dans l’inconscient <strong>le</strong>s désirs occasionnant un conflit psychique.<br />

D’où <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de la cure psychanalytique. Pour Cyrulnik, la résistance comprise comme résilience se définit positivement<br />

par la possibilité de « rebondir après un coup ». Un merveil<strong>le</strong>ux malheur, <strong>le</strong> titre d’un de ses ouvrages est un<br />

oxymoron, une figure de rhétorique associant deux termes antinomiques. « L’oxymoron devient caractéristique d’une<br />

personnalité b<strong>le</strong>ssée mais résistante, souffrante mais heureuse d’espérer quand même. C<strong>le</strong>f de voûte de l’histoire d’une<br />

b<strong>le</strong>ssure, comme « dans l’art gothique <strong>le</strong>s poussées opposées <strong>des</strong> arcs soutenant <strong>le</strong>s voûtes se rencontrent », nous<br />

explique André Ughetto. Le bâtiment ne tient debout que grâce à la croisée <strong>des</strong> ogives, <strong>le</strong>s deux forces opposées sont<br />

nécessaires à l’équilibre » 10 . Rappelons que <strong>le</strong> terme de « résilience » provient du vocabulaire de la physique. La résilience<br />

désigne la plasticité de l’humain capab<strong>le</strong> de se transformer, à travers l’expérience de la souffrance, pour trouver,<br />

si ce n’est rest<strong>au</strong>rer, un équilibre. Dans ce cheminement, l’expérience de la rencontre est décisive, el<strong>le</strong> tisse <strong>le</strong>s liens qui<br />

font de la résilience « un tricot » 11 dont <strong>le</strong>s coutures rapprochent monde intime et monde extérieur.<br />

Résistances et libertés<br />

C’est dans <strong>le</strong> domaine social et politique que <strong>le</strong> deuxième pô<strong>le</strong> de la notion de résistance, la volonté d’opposition,<br />

concerne à la fois l’individu et <strong>le</strong> groupe. « Au nive<strong>au</strong> <strong>des</strong> motivations, <strong>tout</strong> phénomène contestataire peut répondre,<br />

tour à tour ou en même temps, à un besoin de rest<strong>au</strong>ration (ou de conservation) par rapport à un ordre précédent, à <strong>des</strong><br />

équilibres menacés, exprimer en somme un réf<strong>le</strong>xe défensif, et procéder contradictoirement d’une dynamique qui recè<strong>le</strong><br />

un potentiel révolutionnaire » 12 . Sous la monarchie de juil<strong>le</strong>t (1830-1848), <strong>le</strong> parti dit de la résistance désigne une<br />

résistance conservatrice par opposition à celui du « mouvement » 13 . Aujourd’hui encore, la résistance peut être conservatrice<br />

et/ou ré<strong>format</strong>rice.<br />

« Ce qui fait la puissance d’attraction de la Résistance, ce qui l’érige en symbo<strong>le</strong> et en mythe, c’est que l’universalisme<br />

s’y combine avec l’historicité. Car, d’un côté, el<strong>le</strong> exprime une structure binaire fondamenta<strong>le</strong> et pérenne de l’expérience<br />

vécue (c’est <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> antithétique soumission/résistance, résignation/refus, collaboration/révolte), d’un <strong>au</strong>tre<br />

côté, par son application à un champ historique privilégié –<strong>le</strong>s années 1939-1945– el<strong>le</strong> détient <strong>le</strong> statut d’événementphare<br />

: c’est un <strong>des</strong> grands moments de l’histoire universel<strong>le</strong>, sans pour <strong>au</strong>tant que la notion soit épuisée par ces six<br />

années de feu. D’où la tail<strong>le</strong> de l’enjeu, puisqu’écrire l’histoire de la Résistance consiste à rien moins qu’à constituer<br />

en objet historique une structure de la condition humaine » 14 . Sur la Résistance <strong>des</strong> années 1939-1945, nous renvoyons<br />

<strong>au</strong>x deux artic<strong>le</strong>s qui l’abordent.<br />

10 : Un merveil<strong>le</strong>ux malheur, O. Jacob, 1996, pp. 22-23.<br />

11 : Id., p. 21.<br />

12 : « Contestations col<strong>le</strong>ctives, résistances er Résistance ; quel<strong>le</strong>s continuités ? », Georges Fournier, in Mémoire et histoire : la Résistance, dir. Jean-Marie Guillon et<br />

Pierre Laborie, éd. Privat, 1995, p. 53.<br />

13 : Cf. artic<strong>le</strong> d’Antoine Prost.<br />

14 : « Sur <strong>le</strong> concept de résistance », François Bédarida, in Mémoire et histoire : la Résistance, p. 45.<br />

7<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


La résistance est impulsée par la volonté de remettre en c<strong>au</strong>se une décision ou une loi jugée injuste. « L’expression<br />

« droit de résistance » ne devient courante qu’après la révocation de l’édit de Nantes en 1685 » 15 . La Déclaration de<br />

1789 intègre ce droit parmi <strong>le</strong>s « droits naturels et imprescriptib<strong>le</strong>s de l’homme » (artic<strong>le</strong> deux). En quel sens ce droit ne<br />

menace-t-il pas l’existence même du droit ? Sa reconnaissance s’inscrit dans un contexte où il est indissociab<strong>le</strong> de la<br />

fondation d’un nouve<strong>au</strong> type d’État qui accepte une limitation de son pouvoir. Dans la mesure où « la loi est l’expression<br />

de la volonté généra<strong>le</strong> » (artic<strong>le</strong> six), « <strong>tout</strong> citoyen saisi en vertu de la loi doit obéir à l’instant : il se rend coupab<strong>le</strong><br />

par la résistance » (artic<strong>le</strong> sept). Mais « ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter <strong>des</strong> ordres arbitraires,<br />

doivent être punis ». Le droit à la liberté d’expression (artic<strong>le</strong> dix) et en 1948 <strong>le</strong> droit à la liberté de réunion et<br />

d’association permettent d’exercer la citoyenneté de manière vigilante et critique. « Résistance et obéissance, voilà<br />

<strong>le</strong>s deux vertus du citoyen. (…) Obéir en résistant, c’est <strong>tout</strong> <strong>le</strong> secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie ; ce qui<br />

détruit la résistance est tyrannie » 16 selon Alain. Résistance et obéissance sont deux vertus corrélatives ou plutôt il<br />

s’agit de faire en sorte qu’el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> soient. Cette perspective suppose en même temps la Révolution française qui a abouti<br />

à l’inst<strong>au</strong>ration d’un nouvel ordre.<br />

Certaines formes contemporaines de résistance s’identifient comme appartenant <strong>au</strong>x Indignés, depuis l’ouvrage de<br />

Stéphane Hessel, ancien résistant, Indignez-vous ! Pour Alain Touraine, « l’indignation ne désigne pas un « soulèvement<br />

» mais un « sentiment ». (…) Être indigné signifie « je suis choqué par » : c’est une réaction psychologique<br />

personnel<strong>le</strong> ou col<strong>le</strong>ctive (…). Il s’agit d’un prémouvement (…) » 17 . En Espagne, <strong>au</strong>x États-Unis notamment <strong>le</strong> point<br />

commun <strong>des</strong> Indignés tient <strong>au</strong> fait qu’ils ne sont pas liés à <strong>des</strong> partis politiques ou à <strong>des</strong> syndicats, <strong>le</strong>s mobilisations<br />

s’organisent sans <strong>le</strong>ader. Leur démarche repose sur un engagement personnel pour une « véritab<strong>le</strong> démocratie »<br />

(« Democracia real »), soutenue par l’initiative d’investir en commun <strong>des</strong> espaces symboliques comme Wall Street, de<br />

mener <strong>des</strong> discussions col<strong>le</strong>ctives en assemblées généra<strong>le</strong>s, etc. Internet et <strong>le</strong>s rése<strong>au</strong>x soci<strong>au</strong>x soutiennent <strong>le</strong>ur force<br />

d’expansion. Contrairement <strong>au</strong>x révolutions arabes, l’enjeu ne consiste pas à renverser <strong>des</strong> pouvoirs <strong>au</strong>toritaires. Avec<br />

<strong>des</strong> revendications plus précises, la prise de risques <strong>des</strong> lanceurs d’a<strong>le</strong>rte dans <strong>le</strong> corps médical par exemp<strong>le</strong> (en<br />

France contre <strong>le</strong> Médiator) a voulu susciter une prise de conscience qui a conduit à la loi sur <strong>le</strong> médicament.<br />

Résistances et <strong>musée</strong>s<br />

Des <strong>musée</strong>s comme ceux de Lyon et Limoges traitent de la thématique de la Résistance. Le fait que de nouve<strong>au</strong>x<br />

<strong>musée</strong>s de la Résistance continuent à être créés tient en partie à l’approche pluridisciplinaire que cette thématique<br />

appel<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> constitue un objet d’étude pour <strong>le</strong>s historiens dont <strong>le</strong> point de vue peut se prolonger dans une approche<br />

anthropologique 18 . Sur <strong>le</strong> site Internet du <strong>musée</strong> de Limoges, on peut lire : « Cet établissement illustre <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs<br />

15 : Dominique Gros, « Qu’est-ce que <strong>le</strong> droit de résistance à l’oppression ? », in Le droit de résistance à l’oppression, dir. D. Gros et Olivier Camy,<br />

Seuil, 2005, p. 14.<br />

16 : Politique.<br />

17 :Sciences humaines, mars 2012, p. 26.<br />

18 :Cf. artic<strong>le</strong> d’Isabel<strong>le</strong> Doré-Rivé.<br />

8<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


citoyennes et solidaires portées par la Résistance pendant la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>. Dédié à tous ceux qui se sont<br />

sacrifiés pour défendre <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs fondamenta<strong>le</strong>s de la République, il a pour vocation de faire vivre la mémoire (…) ».<br />

L’étude de la Résistance a une portée socia<strong>le</strong>, politique et éga<strong>le</strong>ment éthique qui lui confère un sens dans <strong>le</strong> contexte<br />

contemporain que ces <strong>musée</strong>s n’excluent pas de traiter dans <strong>le</strong> cadre d’expositions temporaires.<br />

En tant que problématique, la résistance constitue un fil directeur pour <strong>le</strong>s expositions qui visent à questionner <strong>le</strong>s<br />

idées reçues, à résister <strong>au</strong>x stéréotypes, <strong>tout</strong> particulièrement dans nos sociétés où la masse d’in<strong>format</strong>ions accessib<strong>le</strong>s<br />

rend <strong>le</strong>ur tri diffici<strong>le</strong>. Ainsi, <strong>le</strong> <strong>musée</strong> s’affirme comme un lieu ouvert, provoquant étonnement et questionnement.<br />

En ce qui concerne <strong>le</strong> contenu <strong>des</strong> col<strong>le</strong>ctions, la résistance conduit à mettre <strong>tout</strong> en œuvre pour que <strong>le</strong>s objets perdurent<br />

<strong>au</strong>ssi longtemps que possib<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong>s coulisses <strong>des</strong> <strong>musée</strong>s, <strong>tout</strong>e une infrastructure s’organise en faisant<br />

appel à <strong>des</strong> spécialistes afin de préserver <strong>le</strong>s objets contre <strong>le</strong>s agressions extérieures. Un Centre de Conservation et<br />

d’Étude <strong>des</strong> Col<strong>le</strong>ctions équipé d’ateliers et de laboratoires a été créé à Lyon pour gérer <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions <strong>des</strong> sciences de<br />

la vie et de la terre du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong>. Il s’agit d’articu<strong>le</strong>r deux <strong>des</strong> fonctions <strong>des</strong> <strong>musée</strong>s : exposer et conserver.<br />

D’où <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de la conservation préventive. L’actuel « chantier <strong>des</strong> col<strong>le</strong>ctions » du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong>19 est un<br />

exemp<strong>le</strong> <strong>des</strong> exigences requises pour que <strong>le</strong>s objets soient conservés dans <strong>des</strong> conditions optima<strong>le</strong>s tant en ce qui<br />

concerne <strong>le</strong>ur conditionnement, <strong>le</strong> t<strong>au</strong>x d’humidité, la température, la luminosité, <strong>le</strong>s risques biologiques (insectes par<br />

exemp<strong>le</strong>), etc.<br />

19 :Cf. présentation de ce chantier et photos sur <strong>le</strong> site du <strong>musée</strong>.<br />

Véronique Chabert-Grangeon<br />

Philosophe<br />

9<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


10<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


1FORMES<br />

DE RÉSISTANCES<br />

FORMES DE RÉSISTANCES<br />

Antoine Prost aborde la résistance comme « mouvement social », précise l’émergence de la Résistance (avec une<br />

majuscu<strong>le</strong>) entre 1940 et 1944 et <strong>le</strong> sens qu’el<strong>le</strong> prend dans ce contexte. Alors même que <strong>le</strong>s résistants partagent <strong>des</strong><br />

va<strong>le</strong>urs communes, « la Résistance reste pluriel<strong>le</strong> ». En analysant <strong>le</strong>s différents moyens employés par la Résistance,<br />

Antoine Prost propose comme critère de la résistance <strong>le</strong>s risques encourus, ce qui invite à s’étonner « qu’il y ait eu<br />

<strong>au</strong>tant de résistants ».<br />

L’artic<strong>le</strong> de Jean-Pierre Dupuy s’appuie sur <strong>le</strong> sens scientifique du terme « résistance » : la « capacité variab<strong>le</strong> d’annu<strong>le</strong>r<br />

ou de diminuer l’effet d’une action subie ». Il montre que la résistance de certains systèmes naturels, techniques,<br />

soci<strong>au</strong>x et économiques n’est jamais acquise, comme l’a montré par exemp<strong>le</strong> la crise de 2007. D’où l’alliance<br />

paradoxa<strong>le</strong> « de robustesse et de vulnérabilité ».<br />

Jean-Pierre Chabal explique que la fiabilité de la construction du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> repose sur la « résistance <strong>des</strong><br />

matéri<strong>au</strong>x, une discipline ancienne » et sur <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> de calcul largement facilitées par l’utilisation de l’ordinateur.<br />

Cette maîtrise scientifique et technique rend possib<strong>le</strong> la réalisation de rêves d’architectes désirant défier la pesanteur.<br />

À propos <strong>des</strong> êtres vivants, Gabriel Gachelin montre que « <strong>le</strong>s mécanismes moléculaires de nombreux types de résistance<br />

sont élucidés (…) en termes de sé<strong>le</strong>ction darwinienne ». Le génome <strong>des</strong> organismes se façonne en lien avec <strong>le</strong>s<br />

agresseurs de différentes sortes (antibiotiques pour <strong>le</strong>s bactéries, maladies pour <strong>le</strong>s hommes, etc.). L’exigence<br />

d’efficacité immédiate pousse l’homme à intervenir <strong>au</strong> risque de provoquer <strong>des</strong> résistances non contrôlées.<br />

Ghislaine Glasson Desch<strong>au</strong>mes analyse <strong>le</strong> lien entre résistance et langues. « Vecteurs d’identité (…), <strong>le</strong>s langues ont<br />

constitué de puissants <strong>le</strong>viers politiques et c’est en tant que tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s ont été écartés ou anéanties ». Contre la<br />

domination de la langue colonia<strong>le</strong>, quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s modalités souhaitab<strong>le</strong>s de la résistance ? Suffit-il de par<strong>le</strong>r la<br />

langue dominée ?<br />

11<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


12<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


1FORMES<br />

DE RÉSISTANCES<br />

RÉSISTANCE :<br />

un essai de définition<br />

Antoine Prost, Historien, Professeur émérite à l’Université de Paris I<br />

Résumé : On croise ici deux approches. On se demande<br />

d’abord ce que la Résistance disait d’el<strong>le</strong>-même dans ses<br />

tracts et journ<strong>au</strong>x. La réponse témoigne de son <strong>le</strong>nt processus<br />

de prise de conscience et d’organisation. On s’interroge<br />

ensuite sur la répression, <strong>le</strong> rapport à l’adversaire<br />

après <strong>le</strong> rapport à soi-même. Une comparaison avec la<br />

Norvège et <strong>le</strong> Danemark qui ont connu une forte résistance<br />

civi<strong>le</strong> fait ressortir l’originalité du contexte français,<br />

la force du contrô<strong>le</strong> social et de la répression. La résistance<br />

peut alors se définir par <strong>le</strong>s risques encourus.<br />

Abstract : This is a crossover of two approaches. First,<br />

the <strong>au</strong>thor asks what the Resistance said about itself in<br />

its tracts and in newspapers. The response reveals the<br />

gradual process of developing awareness and organisation.<br />

Next, there is the issue of repression and the individual’s<br />

relationship to the adversary. A comparison with<br />

Norway and Denmark which saw strong civil resistance,<br />

highlights the originality of the French context and the<br />

force of social control and repression. Resistance can<br />

thus be defined by the risks run.<br />

13<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


La Résistance est une construction historique. Ce<br />

n’est pas une idée platonicienne dont on pourrait<br />

déduire <strong>le</strong>s caractères, mais <strong>le</strong> résultat d’une dynamique<br />

portée de mois en mois par <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong><br />

femmes, dans <strong>des</strong> lieux multip<strong>le</strong>s, à partir de projets<br />

divers. Plutôt que de l’aborder à partir <strong>des</strong> motivations<br />

individuel<strong>le</strong>s, <strong>au</strong> demeurant rarement accessib<strong>le</strong>s,<br />

mieux v<strong>au</strong>t l’interroger comme phénomène col<strong>le</strong>ctif,<br />

mouvement social. El<strong>le</strong> se constitue et s’organise progressivement<br />

dans une société déterminée et c’est dans<br />

ce rapport à la société qu’il f<strong>au</strong>t en chercher la constitution<br />

et l’identité.<br />

Deux questions surgissent <strong>au</strong>ssitôt.<br />

Comment <strong>le</strong>s résistants se<br />

définissent-ils, face à la société<br />

dont ils font partie ? À quoi <strong>le</strong>urs<br />

adversaires <strong>le</strong>s reconnaissent-ils ?<br />

DonnersonnomàlaRésistance<br />

“<br />

Résistance est un nom commun.<br />

On par<strong>le</strong> de résistance <strong>des</strong><br />

matéri<strong>au</strong>x, de résistance é<strong>le</strong>ctrique.<br />

Le mot appartient <strong>au</strong>ssi<br />

<strong>au</strong> vocabulaire militaire, mais<br />

non <strong>au</strong> vocabulaire politique <strong>des</strong><br />

années 1930. La « résistance à<br />

l’oppression » était bien l’un <strong>des</strong> droits de 1789, brandi<br />

contre <strong>le</strong>s souverains, mais <strong>le</strong> terme avait changé de<br />

camp après la révolution de 1830 : <strong>le</strong> parti de la « résistance<br />

» avait alors désigné <strong>le</strong>s conservateurs opposés à<br />

celui du « mouvement ». Victime de cet héritage, <strong>le</strong><br />

terme avait été négligé sous la République. Son retour<br />

en force entre 1940 et 1944 en fait un nom propre, doté<br />

d’un sens nouve<strong>au</strong> : « Toute l’histoire de ce mot est dans<br />

la majuscu<strong>le</strong>» 1 .<br />

Antoine Prost, professeur<br />

émérite à l’Université de Paris I,<br />

a dirigé <strong>le</strong> Centre d’histoire<br />

socia<strong>le</strong> du XX e sièc<strong>le</strong>. Il a publié<br />

plusieurs colloques sur <strong>le</strong>s<br />

années noires, <strong>le</strong>s ouvriers sous<br />

Vichy, <strong>le</strong>s nationalisations de la<br />

Libération. Il a dirigé La Résistance,<br />

une histoire socia<strong>le</strong><br />

(Ed. de l’Atelier, 1997).<br />

Résistance avec une minuscu<strong>le</strong> est employé dès <strong>le</strong><br />

début de l’occupation. De G<strong>au</strong>l<strong>le</strong> se réfère à la flamme<br />

de la résistance qu’il a allumée. Le rése<strong>au</strong> dit du Musée<br />

de l’Homme, intitu<strong>le</strong> « résistance » <strong>le</strong> bul<strong>le</strong>tin qu’il<br />

publie en décembre 1940. Le mot fonctionne alors<br />

comme un appel, une injonction : « Résister ! C’est <strong>le</strong> cri<br />

qui sort de votre cœur à tous », affirment <strong>le</strong>s premiers<br />

mots de cette feuil<strong>le</strong> ronéotypée. En ce sens, la « résistance<br />

», action de résister, désigne un ensemb<strong>le</strong> d’attitu<strong>des</strong><br />

et de comportements très variés, à commencer<br />

par la force d’inertie, que la population peut opposer à<br />

diverses formes de collaboration. En novembre 1942,<br />

Lorraine, journal clan<strong>des</strong>tin<br />

g<strong>au</strong>lliste imprimé à Nancy,<br />

accepte une définition<br />

”<br />

minima<strong>le</strong> : « Vous résistez, vous<br />

croyez à la victoire, vous ne collaborez<br />

pas, vous répandez<br />

<strong>au</strong>tour de vous la confiance.<br />

Vous êtes de la France combattante<br />

». Mais <strong>le</strong> terme peut viser<br />

<strong>des</strong> comportements précis. Libérer<br />

et fédérer écrit ainsi sous <strong>le</strong><br />

titre « Travail<strong>le</strong>urs français<br />

n’al<strong>le</strong>z pas travail<strong>le</strong>r en Al<strong>le</strong>magne<br />

» : « Votre résistance <strong>le</strong>ur<br />

fait peur » ou encore : « Ce premier<br />

succès de votre résistance »<br />

(1er octobre 1942). Cette résistance sans majuscu<strong>le</strong> est<br />

déterminée : c’est <strong>le</strong> comportement d’individus ou de<br />

groupes qui sont nommés, <strong>au</strong> plus large « la résistance<br />

du peup<strong>le</strong> français » (Libérer et fédérer, mai 1943). Le<br />

terme ne désigne pas un groupe, encore moins une<br />

organisation comme dans « Conseil national de la<br />

Résistance » (27 mai 1943). Comment est-on passé de la<br />

résistance à la Résistance ?<br />

1 : Jean-Marie Guillon, « Résistance (histoire d’un mot) », in François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Robert Laffont, Paris, 2006, p. 975.<br />

14<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Employé sans adjectif ou complément, mais <strong>au</strong> contraire,<br />

comme complément de nom, éventuel<strong>le</strong>ment avec<br />

une majuscu<strong>le</strong>, Résistance semb<strong>le</strong> apparaître à l’extrême<br />

fin de 1941. En octobre, Jean Moulin utilisait encore<br />

une longue périphrase dans son rapport <strong>au</strong> général de<br />

G<strong>au</strong>l<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s « groupements constitués en France en<br />

vue de la libération du territoire national ». Deux mois<br />

plus tard, dans un Message <strong>au</strong>x catholiques, on peut<br />

lire : « Pourquoi <strong>le</strong>s journ<strong>au</strong>x catholiques sont-ils<br />

contraints de salir <strong>le</strong>s Français de la Résistance… ? » 2 .<br />

Résistance désigne alors l’ensemb<strong>le</strong> <strong>des</strong> organisations<br />

qui s’éb<strong>au</strong>chent, « groupements » ou « mouvements »,<br />

ce qui est nouve<strong>au</strong>. Dans ses Discours et messages, de<br />

G<strong>au</strong>l<strong>le</strong> présente la déclaration qu’il a chargé Christian<br />

Pine<strong>au</strong> <strong>le</strong> 28 avril 1942 de diffuser en France, comme<br />

publiée par <strong>le</strong>s organes <strong>des</strong> « différents groupes d’action<br />

et de résistance ». Le mot réfère <strong>au</strong>x comportements,<br />

non <strong>au</strong>x organisations ; mais <strong>le</strong> texte est connu et publié<br />

en France comme la « Déclaration <strong>au</strong>x mouvements de<br />

résistance ». Dans cet emploi, <strong>le</strong> mot dit davantage. Il dit<br />

plus encore quand il est employé sans référer à <strong>des</strong><br />

mouvements, et qu’on par<strong>le</strong> de « La Résistance », ou de<br />

« La Résistance française » comme dans <strong>le</strong> sous-titre<br />

alors adopté par Libération ou dans la déclaration par<br />

laquel<strong>le</strong> Combat et ce journal reconnaissent de G<strong>au</strong>l<strong>le</strong><br />

comme « chef et symbo<strong>le</strong> de la Résistance française »,<br />

et « premier résistant de France » (août 1942). En 1943,<br />

<strong>le</strong> terme est devenu d’usage courant : la construction de<br />

la Résistance semb<strong>le</strong> achevée. El<strong>le</strong> s’adresse comme<br />

tel<strong>le</strong> à la population dans <strong>des</strong> artic<strong>le</strong>s qui se multiplient,<br />

intitulés « La Résistance et » : et <strong>le</strong>s femmes, et la guerre,<br />

et <strong>le</strong>s prisonniers etc. 3 Les titres d’artic<strong>le</strong>s en font un<br />

acteur col<strong>le</strong>ctif : « Sur <strong>le</strong> front de la Résistance » ou « La<br />

Résistance ». La « voix de la Résistance […] monte <strong>des</strong><br />

vil<strong>le</strong>s et <strong>des</strong> campagnes » (Combat, janvier 1943), « La<br />

Résistance comprend que », « prend l’offensive », « dit<br />

que… », (id. juin 1943, puis mai et juil<strong>le</strong>t 1944,). La résistance<br />

n’est plus une action : c’est un acteur col<strong>le</strong>ctif.<br />

Le passage du pluriel <strong>des</strong> mouvements de résistance <strong>au</strong><br />

singulier de la Résistance n’exprime pas seu<strong>le</strong>ment la<br />

volonté d’une unité qui s’organise progressivement. El<strong>le</strong><br />

traduit <strong>au</strong>ssi la prise de conscience d’une certaine commun<strong>au</strong>té<br />

de vues et d’une ambition qui dépasse la libération<br />

du territoire national. Le projet patriotique, fondamental<br />

et fondateur, s’accompagne d’une volonté de<br />

reconstruction politique et socia<strong>le</strong> d’ensemb<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong><br />

répond la déclaration du 28 avril 1941 et plus tard <strong>le</strong><br />

programme du CNR. Avec <strong>des</strong> variantes, <strong>le</strong>s résistants<br />

aspirent à une République débarrassée <strong>des</strong> crises<br />

ministériel<strong>le</strong>s, et à une société plus démocratique et<br />

plus solidaire. « Résistance » désigne en outre un<br />

ensemb<strong>le</strong> de va<strong>le</strong>urs de référence, un idéal rédempteur :<br />

« Demain, nous exigerons <strong>au</strong> pouvoir, dans tous <strong>le</strong>s pouvoirs,<br />

<strong>des</strong> hommes durs et purs, dignes de la Résistance,<br />

dignes de la France » (Combat, 25 septembre 1943),<br />

« <strong>des</strong> hommes ayant fait <strong>le</strong>urs preuves dans la Résistance<br />

» (Libération (Paris), 13 avril 1944).<br />

Ces hommes devraient être appelés « Résistants ».<br />

De fait, <strong>le</strong> terme apparaît, mais tardivement et rarement.<br />

Dans <strong>le</strong> <strong>le</strong>xique, la Résistance précède <strong>le</strong>s résistants. En<br />

1940-41 et même 1942, on ne <strong>le</strong>s rencontre pas encore :<br />

<strong>le</strong>s <strong>au</strong>teurs <strong>des</strong> tracts ou <strong>des</strong> journ<strong>au</strong>x se nomment euxmêmes<br />

par <strong>le</strong>s pronoms « je » et sur<strong>tout</strong> « nous » et ils<br />

désignent ceux d’entre eux qui agissent ou sont victimes<br />

de la répression comme <strong>des</strong> « patriotes ». 4 Combat stigmatise<br />

ainsi « la police ‘nationa<strong>le</strong>’ contre <strong>le</strong>s patriotes »<br />

(février 1942) ou évoque « l’hommage dû <strong>au</strong>x patriotes<br />

exécutés » (mars). En juil<strong>le</strong>t, il se félicite : « Par<strong>tout</strong> <strong>le</strong>s<br />

patriotes […] ont clamé <strong>le</strong>ur foi dans la libération ».<br />

Il f<strong>au</strong>t attendre avril 1943 pour qu’il s’écrie : « Et vous,<br />

<strong>le</strong>s Résistants, <strong>le</strong>s vrais Français, […] fuyez la<br />

2 : Cité par François Marcot, « Les mots <strong>des</strong> résistants. Essai <strong>le</strong>xicographique », 19-20. Bul<strong>le</strong>tin du Centre d’histoire contemporaine de l’Université de Franche-Comté,<br />

n° 3, 1999, pp. 79-105.<br />

3 : Ibid.<br />

4 : Marcot, loc. cit. ; Céci<strong>le</strong> Vast, « Sur l’expérience de la résistance : cadre d’étu<strong>des</strong>, outils et métho<strong>des</strong> », Guerres mondia<strong>le</strong>s et conflits contemporains, n° 242, avril 2011,<br />

pp. 73-99. Je <strong>le</strong>s remercie tous deux d’avoir bien voulu me communiquer <strong>le</strong>s résultats bruts de <strong>le</strong>urs analyses <strong>le</strong>xicographiques.<br />

15<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


déportation ». Dans Le Lot résistant, <strong>le</strong> mot est même<br />

utilisé en majesté : « Ce n’est pas <strong>le</strong> Socialiste ou <strong>le</strong><br />

Communiste qu’el<strong>le</strong> [la Gestapo] pourchasse, mais <strong>le</strong><br />

RÉSISTANT qui, fidè<strong>le</strong> à un idéal, consacre ses forces et<br />

sa mystique à la libération de son pays » (avril 1944).<br />

Mais la Résistance reste pluriel<strong>le</strong>, et <strong>le</strong>s différents courants<br />

qu’intègre <strong>le</strong> CNR ne par<strong>le</strong>nt pas tous <strong>le</strong> même langage.<br />

Les communistes, qui n’adhèrent pas <strong>au</strong>x Mouvements<br />

Unis de Résistance (MUR), se signa<strong>le</strong>nt par un<br />

emploi exceptionnel du terme « résistant », et <strong>des</strong><br />

emplois de « Résistance » be<strong>au</strong>coup moins nombreux<br />

que <strong>le</strong>s MUR. Le mouvement qu’ils animent s’intitu<strong>le</strong><br />

« Front national » et non « résistant » ; ses comités<br />

loc<strong>au</strong>x, ou ceux qu’il forme dans <strong>le</strong>s usines se disent<br />

« populaires » ou « patriotiques ». François Marcot, qui<br />

souligne <strong>le</strong> faib<strong>le</strong> emploi du <strong>le</strong>xique résistant par <strong>le</strong>s<br />

communistes, l’explique par la volonté du parti de se<br />

fondre dans la population, alors que <strong>le</strong>s mouvements<br />

tiennent à marquer <strong>le</strong>ur différence. Cette analyse est<br />

fondée, mais el<strong>le</strong> renvoie à <strong>des</strong> répertoires d’action plus<br />

anciens. Le parti communiste a une longue habitude de<br />

l’action socia<strong>le</strong> et politique ; il transfère dans la résistance<br />

ses pratiques militantes, qu’il enrichit d’un volant militaire<br />

avec <strong>le</strong>s Francs-tireurs et partisans (FTP). Les « militants<br />

de la Résistance » (Combat, avril 1943), sont <strong>des</strong><br />

nouve<strong>au</strong>x venus dans un militantisme qu’ils inventent :<br />

<strong>le</strong>urs mouvements n’ont pas de véritab<strong>le</strong> précédent.<br />

Quel contenu donnent-ils à ce militantisme ? Pour <strong>le</strong><br />

savoir, regardons <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s intitulés « La Résistance ».<br />

On y rend compte de multip<strong>le</strong>s actions minimes : <strong>des</strong><br />

sabotages de trans<strong>format</strong>eurs, de ch<strong>au</strong>dières, <strong>des</strong><br />

explosions ou <strong>des</strong> incendies dans <strong>des</strong> ateliers travaillant<br />

pour l’Al<strong>le</strong>magne ou <strong>des</strong> loc<strong>au</strong>x servant à l’occupant,<br />

<strong>des</strong> juges exécutés pour avoir condamné <strong>des</strong> résistants,<br />

50 wagons d’essence incendiés ici, deux agents de la<br />

Gestapo (en fait la Sipo-SD) exécutés là, ail<strong>le</strong>urs un chef<br />

de la milice ou un juge etc. Rien de véritab<strong>le</strong>ment important<br />

avant <strong>le</strong> STO et <strong>le</strong> tournant du printemps 1943, mais<br />

assez pour créer un climat d’insécurité et susciter une<br />

répression impitoyab<strong>le</strong>.<br />

Une définition par la répression<br />

Opposer une poignée de collaborationnistes à une poignée<br />

de résistants, <strong>au</strong> sein d’une population massivement<br />

attentiste, c’est tourner <strong>le</strong> dos à l’histoire. Ce stéréotype<br />

fige <strong>des</strong> rapports de force qui ont constamment<br />

évolué. La Résistance a été un processus de mobilisation,<br />

dont <strong>le</strong>s particularités s’expliquent par <strong>le</strong> contexte.<br />

L’existence du régime de Vichy est une donnée fondamenta<strong>le</strong>.<br />

En France un gouvernement issu de la défaite,<br />

mais apparemment légal, a revendiqué de collaborer<br />

avec l’occupant. En Norvège, <strong>le</strong> roi et <strong>le</strong> gouvernement<br />

s’étaient exilés à Londres, et la population ne reconnaissait<br />

pas l’<strong>au</strong>torité de Quisling, imposé par <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands.<br />

Une puissante résistance civi<strong>le</strong> se manifesta par<br />

<strong>le</strong> refus d’adresser la paro<strong>le</strong> <strong>au</strong>x occupants, ou de s’asseoir<br />

à côté d’eux dans <strong>le</strong>s bus. Les associations sportives<br />

ou <strong>au</strong>tres et <strong>le</strong>s syndicats refusèrent <strong>le</strong>s injonctions<br />

du pouvoir et <strong>le</strong> firent savoir par une <strong>le</strong>ttre<br />

adressée <strong>au</strong> Reichkommissar, signée par 43 associations.<br />

L’immense majorité <strong>des</strong> professeurs signa un<br />

texte affirmant <strong>le</strong>ur objection de conscience <strong>au</strong>x orientations<br />

éducatives du régime. Neuf pasteurs sur dix<br />

démissionnèrent ainsi que <strong>le</strong>urs évêques pour la même<br />

raison. Au Danemark, <strong>le</strong> roi avait accepté l’occupation<br />

militaire et <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands avaient promis en contrepartie<br />

de ne pas se mê<strong>le</strong>r <strong>des</strong> affaires intérieures et de respecter<br />

la neutralité du pays. Quand à la fin de 1941, ils<br />

enjoignirent <strong>au</strong> roi d’adhérer <strong>au</strong> pacte anti-Komintern,<br />

celui-ci refusa et se considéra comme prisonnier ; la<br />

population se mobilisa massivement et s’organisa. À la<br />

fin de 1943, cette résistance civi<strong>le</strong> s’opposa si fermement<br />

à la déportation <strong>des</strong> juifs que 477 seu<strong>le</strong>ment sur<br />

7 800 furent arrêtés. Eichmann lui-même reconnut lors<br />

de son procès avoir ici échoué.<br />

La situation française était très différente. Au départ,<br />

pour la plupart <strong>des</strong> Français, <strong>le</strong> gouvernement Pétain ne<br />

semb<strong>le</strong> pas imposé par l’occupant, comme celui de<br />

Quisling. Le vote du 10 juil<strong>le</strong>t 1940, bien que constituant<br />

un vrai coup d’État, lui a conféré une légitimité que<br />

16<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


confirme la reconnaissance officiel<strong>le</strong> <strong>des</strong> États étrangers,<br />

à l’exception du Roy<strong>au</strong>me-Uni. D’<strong>au</strong>tre part, Pétain<br />

n’a pas marqué de limite à l’acceptation <strong>des</strong> ordres<br />

nazis. Après l’occupation de la zone sud, il n’a pas<br />

démissionné et, cédant à Laval, il ne s’est pas comporté<br />

en prisonnier comme <strong>le</strong> roi du Danemark dont une garde<br />

al<strong>le</strong>mande entourait <strong>le</strong> palais. Ce contexte rend diffici<strong>le</strong><br />

l’organisation d’une résistance civi<strong>le</strong> en France, et plus<br />

diffici<strong>le</strong> en zone occupée qu’en zone libre avant son<br />

occupation : la résistance doit établir sa légitimité dans<br />

l’opinion et affronter une doub<strong>le</strong> répression, cel<strong>le</strong> de la<br />

police française ou de la milice, et cel<strong>le</strong> de la Wehrmacht<br />

et de la Gestapo.<br />

C’est pourquoi, plutôt que de s’interroger sur <strong>le</strong>s innombrab<strong>le</strong>s<br />

nuances qui vont de la résignation à l’engagement<br />

et sur <strong>le</strong>s degrés de celui-ci, il me semb<strong>le</strong> préférab<strong>le</strong><br />

de s’interroger sur <strong>le</strong>s risques encourus. La<br />

désobéissance devient résistance quand el<strong>le</strong> devient<br />

dangereuse, et plus encore quand la proximité du danger<br />

oblige à la clan<strong>des</strong>tinité. Écouter la radio de Londres<br />

n’est pas résister, car <strong>le</strong>s risques encourus sont<br />

minimes. Inversement, <strong>des</strong> actes non interdits peuvent<br />

devenir résistants. Ainsi, en déposant en procession<br />

dans la crèche pendant la messe de Noël 1942 à Montbéliard,<br />

un enfant Jésus portant une étoi<strong>le</strong> j<strong>au</strong>ne, <strong>le</strong> chanoine<br />

Flory résiste, car il prend un risque, même s’il en<br />

ignore l’amp<strong>le</strong>ur et s’il n’est fina<strong>le</strong>ment pas inquiété.<br />

Autre exemp<strong>le</strong>, voici <strong>des</strong> Rennais qui se rendent <strong>au</strong><br />

cimetière pour rendre hommage <strong>au</strong>x morts qu’a faits un<br />

an plus tôt <strong>le</strong> bombardement al<strong>le</strong>mand du 17 juin 1940 ;<br />

empêchés d’y pénétrer par un cordon de gendarmes, ils<br />

déposent <strong>le</strong>urs gerbes et entonnent la Marseillaise.<br />

F<strong>au</strong>t-il <strong>le</strong>s considérer comme <strong>des</strong> résistants ? Objectivement<br />

oui, car <strong>le</strong> commandant de gendarmerie avait reçu<br />

l’ordre –qu’il refusa d’exécuter– de tirer sur eux. Ils couraient<br />

donc un vrai risque, même s’ils n’en avaient pas<br />

conscience. Il en va de même <strong>des</strong> grèves : actions habituel<strong>le</strong>s<br />

de défense ouvrière, el<strong>le</strong>s deviennent actes de<br />

résistance si <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands se chargent de <strong>le</strong>ur répression.<br />

C’est <strong>le</strong> cas de la grande grève <strong>des</strong> mines du<br />

Nord-Pas-de-Calais en mai-juin 1941, commencée sur<br />

<strong>des</strong> mots d’ordre purement revendicatifs, et qui se<br />

termine par la déportation de 250 mineurs.<br />

À l’<strong>au</strong>ne <strong>des</strong> risques pris, <strong>le</strong> surprenant est qu’il y ait eu<br />

<strong>au</strong>tant de résistants. Il f<strong>au</strong>t compter d’abord <strong>le</strong>s maquisards,<br />

et <strong>le</strong>s paysans qui <strong>le</strong>s ravitail<strong>le</strong>nt, <strong>le</strong>s médecins<br />

qui <strong>le</strong>s soignent, <strong>le</strong>s garagistes qui <strong>le</strong>ur donnent de l’essence<br />

etc. Il f<strong>au</strong>t compter ensuite <strong>le</strong>s membres <strong>des</strong> mouvements<br />

de Résistance et du Front national : organiser<br />

<strong>des</strong> sabotages ou <strong>des</strong> coups de mains est évidemment<br />

résister. Dès l’été de 1940, d’ail<strong>le</strong>urs, on enregistre <strong>des</strong><br />

sabotages, <strong>des</strong> lignes téléphoniques coupées par<br />

exemp<strong>le</strong>, qui sont <strong>le</strong> fait d’isolés, fusillés s’ils sont pris.<br />

À partir de 1942, <strong>des</strong> groupes francs <strong>le</strong>s multiplient, et<br />

<strong>le</strong>s coordonnent, faisant s<strong>au</strong>ter <strong>des</strong> permanences collaborationnistes,<br />

<strong>des</strong> loc<strong>au</strong>x stratégiques, <strong>des</strong> ateliers,<br />

<strong>des</strong> barrages, et plus encore <strong>des</strong> infrastructures ferroviaires,<br />

voies, ponts ou dépôts. Ils abattent <strong>au</strong>ssi <strong>des</strong><br />

militaires al<strong>le</strong>mands et <strong>des</strong> collaborateurs, <strong>des</strong> miliciens,<br />

<strong>des</strong> dénonciateurs, ou encore en juin 1944 Philippe<br />

Henriot qui se déchaînait tous <strong>le</strong>s jours à la radio<br />

contre la Résistance.<br />

Il f<strong>au</strong>t accorder une mention particulière à la presse<br />

résistante. Plus d’un millier de titres clan<strong>des</strong>tins ont été<br />

publiés. À côté <strong>des</strong> journ<strong>au</strong>x <strong>le</strong>s plus connus, <strong>des</strong> résistants<br />

inconnus ont dactylographié, ronéotypé puis imprimé<br />

et distribué <strong>des</strong> centaines de feuil<strong>le</strong>s plus ou moins<br />

éphémères ; certaines, frappées très vite par la répression,<br />

n’ont connu qu’un ou deux numéros, d’<strong>au</strong>tres ont<br />

traversé <strong>le</strong>s années noires. À la Libération, Défense de<br />

la France tire à 450 000 exemplaires, Combat et Libération-sud<br />

à 300 000, Franc-Tireur à 165 000, L’Humanité<br />

clan<strong>des</strong>tine à 200 000. L’ensemb<strong>le</strong> <strong>des</strong> journ<strong>au</strong>x clan<strong>des</strong>tins<br />

tire à deux millions d’exemplaires, ce qui suppose<br />

une multitude de solidarités complices et péril<strong>le</strong>uses.<br />

Les rédacteurs, <strong>le</strong>s imprimeurs, <strong>le</strong>s diffuseurs, qui transportent<br />

<strong>des</strong> valises de journ<strong>au</strong>x prennent de vrais<br />

risques et certains ont payé très cher <strong>le</strong>ur engagement.<br />

Et que dire <strong>des</strong> militants de Défense de la France qui<br />

17<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


distribuaient ouvertement <strong>le</strong>ur journal dans <strong>le</strong> métro de<br />

Paris <strong>le</strong> 14 juil<strong>le</strong>t 1943 ? 5<br />

Autre élément de la Résistance que pistent patiemment<br />

<strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands : <strong>le</strong>s rése<strong>au</strong>x de renseignement qui<br />

travail<strong>le</strong>nt pour <strong>le</strong>s alliés et font passer à Londres <strong>des</strong><br />

in<strong>format</strong>ions sur <strong>le</strong> dispositif militaire al<strong>le</strong>mand, l’implantation<br />

et la force de ses divers éléments. Leurs<br />

agents sont traités comme <strong>des</strong> espions et ils ont peu de<br />

chances d’en réchapper s’ils sont pris. Les personnes,<br />

souvent de petits notab<strong>le</strong>s de village, curé, instituteur<br />

ou maire, qui accueil<strong>le</strong>nt <strong>des</strong> prisonniers évadés ou <strong>des</strong><br />

aviateurs alliés dont l’avion a été abattu et <strong>le</strong>ur donnent<br />

<strong>des</strong> habits civils, ceux qui <strong>le</strong>s font passer vers la zone<br />

libre ou l’Espagne, courent <strong>des</strong> risques moins grands,<br />

mais non moins réels.<br />

On doit enfin évoquer la résistance de témoignage et de<br />

solidarité. Quand Mgr Saliège fait proclamer dans <strong>tout</strong><br />

son diocèse : « ces juifs sont <strong>des</strong> hommes, ces juives<br />

sont <strong>des</strong> femmes », il ne court pas un grand risque : on<br />

est en zone dite libre, et Vichy peut diffici<strong>le</strong>ment jeter un<br />

prélat en prison. 6 Mais il a conscience de s’opposer fronta<strong>le</strong>ment<br />

<strong>au</strong> pouvoir, comme <strong>le</strong> prouvent <strong>le</strong>s préc<strong>au</strong>tions<br />

qu’il prend pour que son message reste confidentiel jusqu’<strong>au</strong><br />

dimanche fixé pour sa <strong>le</strong>cture en chaire dans<br />

<strong>tout</strong>es <strong>le</strong>s églises de son diocèse. Les différentes<br />

actions de s<strong>au</strong>vetage <strong>des</strong> juifs pouvaient de même se<br />

terminer très mal pour <strong>le</strong>urs <strong>au</strong>teurs. Du point de vue de<br />

l’intentionnalité, la question peut être discutée de savoir<br />

s’il s’agit de résistance ou d’actes humanitaires ; du<br />

point de vue <strong>des</strong> risques courus, la réponse ne fait pas<br />

de doute : l’occupant <strong>le</strong>s traite comme <strong>des</strong> résistants.<br />

Au total, en excluant <strong>le</strong>s otages comme Guy Môquet qui<br />

n’étaient pas détenus pour faits de résistance, on peut<br />

estimer <strong>au</strong>tour de 12 000 personnes <strong>le</strong> nombre de morts,<br />

victimes de la « lutte contre <strong>le</strong>s ban<strong>des</strong> », et à 60 000<br />

environ celui <strong>des</strong> déportés résistants, dont 40% ne sont<br />

pas revenus, soit <strong>au</strong> total près de 36 000 morts. La résistance<br />

réprimée n’est pas une mince minorité.<br />

Or el<strong>le</strong> ne représente que la partie émergée de l’iceberg,<br />

<strong>le</strong> noy<strong>au</strong> dur d’une nébu<strong>le</strong>use be<strong>au</strong>coup plus large, très<br />

diverse dans ses engagements, <strong>au</strong>x frontières mouvantes<br />

et imprécises. Ce fut peu de chose, pour qui pense<br />

que tous <strong>le</strong>s Français <strong>au</strong>raient dû résister, et be<strong>au</strong>coup, si<br />

l’on songe à ce que <strong>le</strong>s Français pouvaient faire.<br />

Quelque importance qu’on lui donne, la Résistance<br />

constitue un mouvement particulièrement comp<strong>le</strong>xe et<br />

original, à la fois national, politique, social, culturel, et<br />

même spirituel, pour citer Alban Vistel, <strong>le</strong> président du<br />

comité départemental de libération du Rhône. Diverse<br />

dans ses composantes, traversée comme <strong>tout</strong> mouvement<br />

social de conflits de pouvoir, el<strong>le</strong> n’en partageait<br />

pas moins une grande ambition pour la France à<br />

reconstruire, un espoir qui fut rapidement déçu après<br />

1944, mais dont <strong>le</strong> sens importe. C’est <strong>le</strong> testament que<br />

nous a légué la citation de Pascal, placée en tête de<br />

Défense de la France : « Je ne crois que <strong>le</strong>s histoires<br />

dont <strong>le</strong>s témoins se feraient égorger ».<br />

5 : Bruno Leroux, « Presse clan<strong>des</strong>tine », in F. Marcot, Dictionnaire historique de la Résistance, loc. cit., p 681 sq. Nous remercions Bruno Leroux pour <strong>le</strong>s précisions<br />

supplémentaires qu’il a bien voulu nous donner.<br />

6 : Ce sera cependant <strong>le</strong> cas de Mgr Théas, l’évêque de Mont<strong>au</strong>ban.<br />

18<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


RÉFÉRENCES<br />

BIBLIOGRAPHIQUES<br />

Azéma (J-P.) et Bédarida (F.)<br />

dir., La France <strong>des</strong> années noires, Ed. du Seuil, (2 vol.), Paris 1993.<br />

Azéma (J-P.)<br />

Jean Moulin : <strong>le</strong> politique, <strong>le</strong> rebel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> résistant, Perrin, Paris 2003.<br />

Guillon (J-M.) et Laborie (P.)<br />

Mémoire et histoire : la Résistance, Privat, Toulouse 1995.<br />

Kedward (H.R.)<br />

Naissance de la Résistance dans la France de Vichy. Idées et<br />

motivations, 1940-1942, Champ-Vallon, Seyssel 1989.<br />

Marcot (F.)<br />

dir., Dictionnaire historique de la Résistance,<br />

Robert Laffont, Paris 2006.<br />

Wieviorka (O.)<br />

Une certaine idée de la Résistance : Défense de la France,<br />

1940-1949, Ed. du Seuil, Paris 1995.<br />

19<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


20<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


1FORMES<br />

DE RÉSISTANCES<br />

RÉSISTANCES<br />

ET VULNÉRABILITÉS<br />

Jean-Pierre Dupuy, Philosophe, Professeur à l’Université Stanford.<br />

Résumé : Un grand nombre de systèmes naturels,<br />

techniques et soci<strong>au</strong>x qui constituent <strong>des</strong> rése<strong>au</strong>x ont en<br />

commun d'allier de manière paradoxa<strong>le</strong> robustesse (pris<br />

ici comme synonyme de résistance) et vulnérabilité.<br />

Il existe <strong>des</strong> points de bascu<strong>le</strong>ment dont <strong>le</strong><br />

franchissement provoque l'effondrement soudain du<br />

système. Un cas particulièrement important est <strong>le</strong><br />

capitalisme financier. Sa pérennité implique que ses<br />

princip<strong>au</strong>x acteurs croient en l'ouverture indéfinie de<br />

l'avenir, alors même qu'ils sont peut-être <strong>au</strong> bord de<br />

l'abîme.<br />

Abstract : A good number of natural, technical and<br />

social systems taken as networks have in common the<br />

seemingly paradoxical alliance of robustness (considered<br />

here as synonymous with resistance) and vulnerability.<br />

There are thresholds that, when crossed, result in the<br />

sudden collapse of the system. A particularly important<br />

examp<strong>le</strong> is financial capitalism. Its long-term survival<br />

requires its major players to believe in the indefinite<br />

openness of the future though they may be standing on<br />

the edge of the abyss.<br />

21<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


J’utiliserai ici <strong>le</strong> mot « résistance » dans <strong>le</strong> sens<br />

scientifique de “capacité variab<strong>le</strong> d’annu<strong>le</strong>r ou de<br />

diminuer l’effet d’une action subie”. Des mots voisins<br />

seraient la résilience, qui caractérise la résistance<br />

<strong>au</strong>x chocs ; et la robustesse, qui allie la force à la résis-<br />

complètement ou bien formant d’<strong>au</strong>tres types de systèmes<br />

qui peuvent avoir <strong>des</strong> propriétés fortement indésirab<strong>le</strong>s<br />

pour l’homme. En mathématiques, on nomme<br />

de tel<strong>le</strong>s discontinuités … <strong>des</strong> catastrophes. Cette disparition<br />

bruta<strong>le</strong> de la résistance donne <strong>au</strong>x écosystèmes<br />

tance. Je m’intéresse à une pro-<br />

une particularité qu’<strong>au</strong>cun ingépriété<br />

paradoxa<strong>le</strong> de <strong>tout</strong>e une<br />

classe de systèmes que l’on<br />

trouve dans <strong>le</strong> monde naturel, “<br />

Professeur émérite de philosophie<br />

socia<strong>le</strong> et politique à l'Eco<strong>le</strong> Polytechnique,<br />

Paris. Professeur de sciences polinieur<br />

ne pourrait transposer<br />

dans un système artificiel sans<br />

être renvoyé immédiatement de<br />

dans la biosphère, dans <strong>le</strong> tiques à l'université Stanford, Californie. son poste : <strong>le</strong>s sign<strong>au</strong>x d’alarme<br />

monde social et économique et Membre de l'Académie <strong>des</strong> Technolo- ne s’allument que lorsqu’il est<br />

dans <strong>le</strong> monde de la technique, gies. Président du Comité d'Éthique et de trop tard. Tant que l’on est loin<br />

propriété dont l’importance pra- Déontologie de l'Institut français de <strong>des</strong> points de bascu<strong>le</strong>ment (tiptique<br />

est considérab<strong>le</strong>. Ces systèmes<br />

allient une très grande<br />

résistance à une très grande vul-<br />

Radioprotection et de Sécurité Nucléaire.<br />

Directeur <strong>des</strong> recherches de la Fondation<br />

Imitatio.<br />

ping points), on peut se permettre<br />

de taquiner <strong>le</strong>s écosystèmes<br />

en <strong>tout</strong>e impunité. Une<br />

nérabilité. Ils sont résistants<br />

jusqu’à certains seuils. Le franchissement<br />

de ces seuils se traduit<br />

par un effondrement de la<br />

résistance.<br />

Ouvrages récents : The Mechanization of<br />

the Mind (Princeton University Press,<br />

2000) ; Pour un catastrophisme éclairé<br />

(Seuil, 2002) ; Avions-nous oublié <strong>le</strong> mal ?<br />

Penser la politique après <strong>le</strong> 11 septembre<br />

(Bayard, 2002) ; La Panique (Les empêcheurs<br />

de penser en rond, 2003) ; Petite<br />

démarche en termes de risques,<br />

un calcul coûts – avantages sur<br />

<strong>le</strong>s conséquences, apparaissent<br />

alors inuti<strong>le</strong>s, ou conclus<br />

d’avance, puisque sur <strong>le</strong> plate<strong>au</strong><br />

de la balance où figurent <strong>le</strong>s<br />

métaphysique <strong>des</strong> tsunamis (Seuil, 2005); coûts, il n’y a semb<strong>le</strong>-t-il rien à<br />

Le cas <strong>des</strong> écosystèmes : Retour de Tchernobyl : Journal d'un mettre. C’est ainsi que l’humani-<br />

l’effondrement de la résistance homme en colère (Seuil, 2006) ; On the té a pu pendant <strong>des</strong> sièc<strong>le</strong>s se<br />

Origins of Cognitive Science (The MIT soucier comme de l’an quarante<br />

Cette propriété a d’abord été Press, 2009) ; Dans l’œil du cyclone (Car- de l’impact de son mode de<br />

découverte dans <strong>le</strong> cas <strong>des</strong> éconets Nord, 2009) ; La Marque du sacré développement sur l’environnesystèmes,<br />

qui sont en général (Carnets Nord, 2009 ; Flammarion, coll. ment. Si l’on se rapproche <strong>des</strong><br />

très robustes. Ils peuvent faire Champs, 2010 ; prix Roger Caillois de l’es- points de bascu<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong> calcul<br />

face à <strong>tout</strong>es sortes d’agressai)<br />

; L’Avenir de l’économie. Sortir de<br />

<strong>des</strong> risques et <strong>des</strong> consé-<br />

l’économystification (Flammarion, 2012) ;<br />

sions et trouver <strong>le</strong>s moyens de<br />

Penser l'arme nucléaire (PUF, à paraître).<br />

”<br />

quences devient dérisoire.<br />

s’adapter pour maintenir <strong>le</strong>ur<br />

La seu<strong>le</strong> chose qui compte est<br />

stabilité. Cela ne v<strong>au</strong>t que jusqu’à un certain point en effet alors de ne sur<strong>tout</strong> pas <strong>le</strong>s franchir. Or nous ne<br />

cependant. Au-delà de certains seuils critiques, ils bas- savons que peu de choses concernant ces tipping<br />

cu<strong>le</strong>nt brusquement dans <strong>au</strong>tre chose, à l‘instar <strong>des</strong> points. On n’apprend en général à <strong>le</strong>s connaître que lors-<br />

changements de phase de la matière, s’effondrant qu’il est trop tard. Inuti<strong>le</strong>s ou dérisoires, on voit que pour<br />

22<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


<strong>des</strong> raisons qui tiennent <strong>au</strong>x propriétés objectives et<br />

structurel<strong>le</strong>s <strong>des</strong> écosystèmes, l’anticipation et <strong>le</strong> calcul<br />

<strong>des</strong> conséquences nous sont de peu de secours.<br />

On admet généra<strong>le</strong>ment <strong>au</strong>jourd’hui que c’est la<br />

« comp<strong>le</strong>xité » <strong>des</strong> écosystèmes qui explique <strong>le</strong>ur extraordinaire<br />

résistance1 . Mais jusqu’il y a peu, on ne comprenait<br />

pas comment cette même comp<strong>le</strong>xité pouvait<br />

engendrer la perte soudaine de résistance dans certaines<br />

circonstances. Des trav<strong>au</strong>x récents permettent de<br />

préciser cette notion vague de comp<strong>le</strong>xité, de saisir la<br />

véritab<strong>le</strong> nature <strong>des</strong> points de bascu<strong>le</strong>ment et de<br />

comprendre l’étonnant mélange de robustesse et de vulnérabilité<br />

qui caractérise <strong>le</strong>s systèmes en question.<br />

Un grand nombre de systèmes naturels, mais <strong>au</strong>ssi techniques<br />

et soci<strong>au</strong>x, possèdent trois traits qui semb<strong>le</strong>nt<br />

être étroitement solidaires. Pour <strong>le</strong>s introduire, je traiterai<br />

l’anatomie d’un système comme un rése<strong>au</strong> constitué<br />

de nœuds en interaction.<br />

a) Ces rése<strong>au</strong>x constituent <strong>des</strong> « petits mon<strong>des</strong> » (small<br />

worlds) 2 . Pour <strong>tout</strong> coup<strong>le</strong> de nœuds pris <strong>au</strong> hasard, il<br />

existe une chaîne minima<strong>le</strong> de liens qui permettent de<br />

passer de l’un à l’<strong>au</strong>tre. Dans un petit monde, la longueur<br />

moyenne de cette chaîne sur l’ensemb<strong>le</strong> <strong>des</strong><br />

coup<strong>le</strong>s est étonnamment petite par rapport <strong>au</strong> nombre<br />

total de nœuds. On estime que n’importe quel habitant<br />

de la Terre est éloigné en moyenne de n’importe quel<br />

<strong>au</strong>tre par “six degrés de séparation”, <strong>le</strong> lien élémentaire<br />

étant défini comme lien de connaissance mutuel<strong>le</strong>. Sur<br />

la Toi<strong>le</strong> (<strong>le</strong> World Wide Web), on compte un milliard<br />

environ de sites, et la distance moyenne entre deux<br />

d’entre eux est estimée à dix-neuf – un site B étant lié à<br />

un site A si A contient un lien menant à B.<br />

b) La distribution <strong>des</strong> nœuds en fonction du nombre de<br />

liens qui <strong>le</strong>s atteignent est foncièrement inéga<strong>le</strong>.<br />

Un nombre relativement faib<strong>le</strong> de nœuds concentre l’essentiel<br />

<strong>des</strong> liens et joue <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de plaques tournantes<br />

(hubs), tandis qu’un nombre considérab<strong>le</strong> de nœuds n’est<br />

lié <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres que par un ou deux liens. Sur la Toi<strong>le</strong>, quatre<br />

vingt pour cent <strong>des</strong> liens sont dirigés sur seu<strong>le</strong>ment quinze<br />

pour cent <strong>des</strong> sites. L’histogramme correspondant obéit<br />

de fait à une loi très précise, qu’on appel<strong>le</strong> une loi de puissance<br />

(power law): <strong>le</strong> nombre de nœuds <strong>au</strong>xquels correspond<br />

un nombre de liens donné est divisé par un facteur<br />

constant chaque fois que <strong>le</strong> nombre de liens est doublé.<br />

La loi de puissance est <strong>au</strong>ssi dite loi de Pareto, du nom de<br />

l’économiste et sociologue italien, fondateur avec Leon<br />

Walras de l’Eco<strong>le</strong> de L<strong>au</strong>sanne. Vilfredo Pareto avait<br />

conjecturé que la distribution <strong>des</strong> revenus dans chaque<br />

pays obéit à une loi particulière, isomorphe* 3 à <strong>tout</strong>e partie<br />

tronquée d’el<strong>le</strong>-même : quel que soit votre revenu, <strong>le</strong><br />

revenu moyen de ceux qui ont un revenu supérieur <strong>au</strong><br />

vôtre est dans un rapport constant, supérieur à un, à votre<br />

revenu. La loi de puissance donne bien ce résultat. On dit<br />

<strong>au</strong>ssi que c’est une loi “fracta<strong>le</strong>”*, ou à “invariance<br />

d’échel<strong>le</strong>”*. Les rése<strong>au</strong>x dont l’histogramme <strong>des</strong> nœuds<br />

obéit à cette loi sont dits eux-mêmes à “invariance<br />

d’échel<strong>le</strong>” (sca<strong>le</strong>-free networks). Dans un tel rése<strong>au</strong>, <strong>le</strong>s<br />

plaques tournantes sont certes relativement peu nombreuses,<br />

mais el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> sont be<strong>au</strong>coup plus que si la distribution<br />

<strong>des</strong> liens obéissait à une loi g<strong>au</strong>ssienne, c’est-àdire<br />

résultait d’un tirage aléatoire. On dit qu’il y a<br />

abondance relative <strong>des</strong> cas extrêmes (fat tail en anglais).<br />

1 : Cela n'a pas toujours été <strong>le</strong> cas. Les premiers trav<strong>au</strong>x d'écologie quantitative postulaient en vérité la relation inverse: plus un (éco-) système est comp<strong>le</strong>xe, plus il est<br />

instab<strong>le</strong>, pensait-on.<br />

2 : Voir Mark Buchanan, Small World. Uncovering Nature's Hidden Networks. Londres, Weidenfeld & Nicolson, 2002.<br />

3 : Voir en fin d’artic<strong>le</strong> certaines définitions dans <strong>le</strong> glossaire.<br />

23<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Comme exemp<strong>le</strong>s de rése<strong>au</strong>x dont il a pu être montré<br />

qu’ils présentaient <strong>le</strong>s deux traits précédents, citons :<br />

<strong>le</strong>s rése<strong>au</strong>x trophiques* et de nombreux écosystèmes, <strong>le</strong><br />

système nerveux, <strong>le</strong> rése<strong>au</strong> <strong>des</strong> relations chimiques qui<br />

constituent <strong>le</strong> métabolisme d’une cellu<strong>le</strong>, <strong>le</strong> rése<strong>au</strong><br />

Internet, la Toi<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s rése<strong>au</strong>x de distribution d’é<strong>le</strong>ctricité,<br />

<strong>le</strong> rése<strong>au</strong> <strong>des</strong> liaisons aériennes, <strong>le</strong> rése<strong>au</strong> <strong>des</strong> citations<br />

scientifiques, de nombreux rése<strong>au</strong>x d’influence<br />

socia<strong>le</strong>, comme <strong>le</strong> rése<strong>au</strong> <strong>des</strong> affaires ou <strong>le</strong> rése<strong>au</strong> <strong>des</strong><br />

partenaires sexuels4 .<br />

Parmi <strong>le</strong>s mécanismes qui participent à la constitution<br />

et à la morphogenèse d’un rése<strong>au</strong> à invariance d’échel<strong>le</strong>,<br />

l’un semb<strong>le</strong> être <strong>le</strong> plus souvent présent. Il fait intervenir<br />

une bouc<strong>le</strong> de rétroaction positive – il est de plus<br />

en plus souvent admis que de tel<strong>le</strong>s bouc<strong>le</strong>s jouent un<br />

rô<strong>le</strong> éminent dans la stabilité <strong>des</strong> systèmes comp<strong>le</strong>xes.<br />

Lorsqu’un rése<strong>au</strong> se constitue et qu’un nœud nouve<strong>au</strong><br />

s’agrège à l’ensemb<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s liens qu’il tisse avec <strong>le</strong>s<br />

nœuds existants s’adressent de préférence à ceux qui<br />

attirent déjà be<strong>au</strong>coup de liens. C’est la règ<strong>le</strong> du “on ne<br />

prête qu’<strong>au</strong>x riches” (rich-get-richer). Si la relation en<br />

question est exactement proportionnel<strong>le</strong>, on montre que<br />

<strong>le</strong> rése<strong>au</strong> résultant possède la propriété d’invariance<br />

d’échel<strong>le</strong>.<br />

Les rése<strong>au</strong>x qui présentent <strong>le</strong>s trois traits que je viens<br />

de décrire ont <strong>des</strong> propriétés <strong>tout</strong> à fait remarquab<strong>le</strong>s,<br />

où l’on retrouve <strong>le</strong> mixte paradoxal de robustesse et de<br />

vulnérabilité. C’est la place <strong>des</strong> plaques tournantes<br />

(hubs) qui explique l’une comme l’<strong>au</strong>tre. Lorsque <strong>des</strong><br />

défaillances touchent <strong>au</strong> hasard <strong>le</strong>s nœuds du système,<br />

<strong>le</strong>s nœuds <strong>le</strong>s moins reliés, étant de loin <strong>le</strong>s plus nombreux,<br />

ont be<strong>au</strong>coup plus de chance d’être affectés que<br />

4 : Voir Albert-László Barabási, Linked. The New Science of Networks. Cambridge, Mass., Perseus Publishing, 2002.<br />

<strong>le</strong>s plaques tournantes. La disparition d’un nœud peu<br />

relié n’a qu’une incidence minime sur <strong>le</strong> fonctionnement<br />

global du rése<strong>au</strong>, car celui-ci constitue par hypothèse un<br />

petit monde. En revanche, si une ou plusieurs plaques<br />

tournantes sont attaquées, <strong>le</strong> système s’effondre <strong>tout</strong><br />

d’un coup. La première recommandation pour la gestion<br />

prudente d’un système de ce type devrait être d’identifier<br />

en priorité <strong>le</strong>s plaques tournantes. La tâche peut se<br />

révé<strong>le</strong>r très diffici<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong>s rése<strong>au</strong>x trophiques ou <strong>le</strong>s<br />

écosystèmes en général, <strong>le</strong>s espèces qui se révè<strong>le</strong>nt<br />

jouer <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de plaque tournante sont parfois inattendues<br />

: il s’agit d’espèces à première vue non remarquab<strong>le</strong>s,<br />

dont <strong>le</strong> caractère de plaque tournante ne peut<br />

apparaître qu’<strong>au</strong> prix d’une <strong>des</strong>cription exh<strong>au</strong>stive du<br />

rése<strong>au</strong> en question.<br />

Au vu <strong>des</strong> exemp<strong>le</strong>s énumérés, on conçoit aisément que<br />

ces considérations sont de première importance pour<br />

celui qui se préoccupe de sujets <strong>au</strong>ssi divers que l’épuisement<br />

de la biodiversité, la contamination <strong>des</strong> cultures<br />

non-OGM par <strong>des</strong> cultures OGM, <strong>le</strong> risque que <strong>des</strong> nouvel<strong>le</strong>s<br />

technologies, bio ou nano, échappent <strong>au</strong> contrô<strong>le</strong><br />

de l’homme, la <strong>des</strong>truction d’Internet par <strong>des</strong> attaques<br />

terroristes, l’épidémie de SIDA ou <strong>le</strong> collapsus <strong>des</strong><br />

rése<strong>au</strong>x é<strong>le</strong>ctriques.<br />

Le cas de la finance : de la certitude d’être surpris<br />

Dans ce qui suit, je vais me concentrer sur l’exemp<strong>le</strong> <strong>des</strong><br />

événements extrêmes en économie, et dans <strong>le</strong> système<br />

financier en particulier. À en croire <strong>le</strong>s économistes, <strong>le</strong>s<br />

mécanismes qui ont conduit à la crise sont en gros élucidés.<br />

Tout s’explique rétrospectivement, ou presque. Et,<br />

cependant, la crise a frappé <strong>tout</strong> <strong>le</strong> monde par surprise.<br />

24<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Qui imaginait durant l’été 2007, et même <strong>au</strong> printemps<br />

2008, qu’une crise très localisée dans <strong>le</strong> secteur du marché<br />

<strong>des</strong> emprunts hypothécaires <strong>au</strong>x États-Unis allait<br />

faire vacil<strong>le</strong>r sur sa base <strong>tout</strong> <strong>le</strong> système financier mondial<br />

? Il y a donc eu un effet de surprise considérab<strong>le</strong>,<br />

mais <strong>le</strong> fait qu’il y ait eu cette surprise, lui, ne fut pas, ou<br />

en <strong>tout</strong> cas, n’<strong>au</strong>rait pas dû être une surprise. C’est une<br />

bonne <strong>le</strong>çon à retenir pour ce qui est <strong>des</strong> catastrophes à<br />

venir : el<strong>le</strong>s nous prendront par surprise, cela <strong>au</strong> moins<br />

est sûr.<br />

Pour éclairer ce paradoxe, je vais approfondir <strong>le</strong> concept<br />

de distribution “fracta<strong>le</strong>”, ou à “invariance d’échel<strong>le</strong>”,<br />

que j’ai introduit ci-<strong>des</strong>sus à propos de la structure <strong>des</strong><br />

nœuds dans un rése<strong>au</strong> à invariance d’échel<strong>le</strong>. Pour faire<br />

sentir ce qu’a de singulier la distribution fracta<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />

mathématicien Benoît Mandelbrot, à qui nous devons <strong>le</strong><br />

concept, eut jadis recours à un très bel apologue. Imaginons<br />

une région recouverte en permanence par un<br />

brouillard épais, où se trouve un nombre indéfini d’étendues<br />

d’e<strong>au</strong>. Certaines sont de simp<strong>le</strong>s mares, d’<strong>au</strong>tres<br />

<strong>des</strong> lacs, d’<strong>au</strong>tres de véritab<strong>le</strong>s océans. La distribution<br />

<strong>des</strong> tail<strong>le</strong>s de ces étendues d’e<strong>au</strong> est fracta<strong>le</strong> et on <strong>le</strong><br />

sait. On s’engage sur l’une d’entre el<strong>le</strong>s en bate<strong>au</strong>. Le<br />

brouillard interdit de voir la rive opposée tant que l’on se<br />

trouve distant d’el<strong>le</strong> à plus d’une journée de navigation5 .<br />

Plus longue la navigation <strong>au</strong>ra été sans que la rive opposée<br />

apparaisse, plus <strong>le</strong> navigateur <strong>au</strong>ra de raisons<br />

objectives de croire que <strong>le</strong> nombre de jours qu’il lui reste<br />

à passer sur son bate<strong>au</strong> est grand. Il ne voit pas la rive<br />

opposée. Il ne peut donc la prendre pour un terme fixe.<br />

Il raisonne <strong>au</strong> contraire comme ceci : <strong>le</strong> temps déjà<br />

important que j’ai passé sans voir <strong>le</strong> terme rend probab<strong>le</strong><br />

que je me trouve sur une étendue d’e<strong>au</strong> de tail<strong>le</strong><br />

considérab<strong>le</strong>. Il est donc probab<strong>le</strong> que <strong>le</strong> chemin à parcourir<br />

soit encore long. Cependant, <strong>le</strong> terme apparaîtra<br />

tôt ou tard à la vue. Et c’est <strong>au</strong> moment où <strong>le</strong> navigateur<br />

est sur <strong>le</strong> point de <strong>le</strong> voir qu’il croit, <strong>le</strong> plus rationnel<strong>le</strong>ment<br />

du monde, en être <strong>le</strong> plus éloigné. Plus <strong>le</strong> navigateur<br />

a attendu de jours avant que ce moment arrive, plus<br />

l’effet de surprise est brutal.<br />

Je conjecture que tel fut l’état d’esprit du navigateur<br />

Bernard Madoff sur la h<strong>au</strong>te mer du banditisme. Plus sa<br />

pyramide s’évasait avec l’apport permanent et croissant<br />

de nouve<strong>au</strong>x clients, plus il avait de raisons objectives<br />

de supposer que la pyramide allait continuer de <strong>le</strong> faire.<br />

Et pourtant, il ne pouvait ignorer que <strong>le</strong> terme viendrait<br />

et que <strong>tout</strong> son système s‘écrou<strong>le</strong>rait alors comme un<br />

châte<strong>au</strong> de cartes. La surprise fut d’<strong>au</strong>tant plus terrib<strong>le</strong><br />

que <strong>le</strong> schème avait marché longtemps.<br />

Il serait injuste et f<strong>au</strong>x de faire un sort particulier à l’escroc<br />

Madoff. Mandelbrot a montré empiriquement que<br />

<strong>le</strong>s phénomènes de spéculation sont régis par une loi<br />

fracta<strong>le</strong>. Dans la phase euphorique, lorsque la « bul<strong>le</strong> »<br />

gonf<strong>le</strong>, plus on est optimiste, plus on a de raisons de<br />

l’être encore plus. C’est <strong>au</strong> moment où la bul<strong>le</strong> est sur <strong>le</strong><br />

point d’éclater que l’euphorie est la plus forte6 .<br />

5 : Benoît Mandelbrot a publié cet apologue pour la première fois, à ma connaissance, en 1970, dans un numéro devenu <strong>au</strong>jourd’hui introuvab<strong>le</strong> de la revue Les Anna<strong>le</strong>s<br />

<strong>des</strong> Mines. On trouvera dans son livre Une approche fracta<strong>le</strong> <strong>des</strong> marchés, Odi<strong>le</strong> Jacob, 2004, une introduction à la théorie généra<strong>le</strong> <strong>des</strong> fractals avec application <strong>au</strong>x<br />

marchés financiers. Ce livre prémonitoire publié avant la crise semb<strong>le</strong> être passé complètement inaperçu <strong>des</strong> princip<strong>au</strong>x intéressés. Pour citer <strong>le</strong> titre d’une interview<br />

de Mandelbrot, il y annonçait qu’ « il était inévitab<strong>le</strong> que <strong>des</strong> choses très graves se produisent. » [Le Monde, 18-19 octobre 2009]. En anglais, voir Benoît Mandelbrot,<br />

The (Mis)behavior of Markets, Basic Books, 2004 ; et Fractals and Scaling in Finance, Springer, 1997.<br />

6 : Voir Jean-Pierre Dupuy, La panique, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.<br />

25<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


La théorie que je viens de présenter existe depuis de<br />

nombreuses années et el<strong>le</strong> a été maintes fois validée<br />

par l’expérience. El<strong>le</strong> est connue de nombre <strong>des</strong> acteurs<br />

qui constituent <strong>le</strong> monde financier. Et si certains ne la<br />

connaissent pas, <strong>le</strong>ur ignorance est coupab<strong>le</strong>7 . Prenons<br />

donc <strong>le</strong> point de vue de quelqu’un qui connaît la théorie.<br />

Est-ce que cela change son comportement ? C’est <strong>tout</strong>e<br />

la question du choix rationnel en avenir incertain caractérisé<br />

par un « hasard s<strong>au</strong>vage ». J’ai pu montrer que la<br />

métaphysique temporel<strong>le</strong> qui est à la base de la théorie<br />

de la décision, de ses premières formulations (John von<br />

Neumann, Leonard Savage) jusqu’à ses avatars <strong>le</strong>s plus<br />

récents et <strong>le</strong>s moins conceptuel<strong>le</strong>ment assurés, tel <strong>le</strong><br />

fameux principe de préc<strong>au</strong>tion, rendait impossib<strong>le</strong> de<br />

résoudre cette question. Il f<strong>au</strong>t, pour se donner une<br />

chance d’y arriver, se placer dans une <strong>tout</strong> <strong>au</strong>tre conception<br />

du temps, que j’ai nommée <strong>le</strong> temps du projet8 .<br />

Je dois ici me contenter de souligner <strong>le</strong> paradoxe qui est<br />

<strong>au</strong> cœur de la solution que je propose. La prudence face<br />

<strong>au</strong> hasard fractal dicte une maxime : plus on a de raisons<br />

objectives d’être optimiste, plus on se doit d’être catastrophiste<br />

et de se tenir sur ses gar<strong>des</strong>, car <strong>le</strong> terme est<br />

sans doute proche. Cette injonction contradictoire se<br />

résout en théorie en comprenant que l’optimisme est<br />

rationnel à un nive<strong>au</strong> et <strong>le</strong> catastrophisme à un <strong>au</strong>tre,<br />

qui transcende <strong>le</strong> premier, en ce qu’il consiste à prendre<br />

<strong>le</strong> point de vue du parcours déjà achevé et non dans son<br />

dérou<strong>le</strong>ment. C’est cette forme de prudence que j’ai<br />

nommée <strong>le</strong> « catastrophisme éclairé » 9 . El<strong>le</strong> implique de<br />

se projeter par la pensée après la survenue de l’événement<br />

extrême et à contemp<strong>le</strong>r <strong>le</strong> chemin parcouru<br />

depuis ce point de vue qui conjoint la surprise et la certitude<br />

de la surprise.<br />

Annoncer à quelqu’un qu’il va être surpris évoque pour<br />

<strong>le</strong> philosophe un paradoxe célèbre. Le fondateur de la<br />

philosophie analytique américaine, W. V. O. Quine, en a<br />

donné un commentaire subtil. Voici l’une de ses formes.<br />

On annonce un dimanche à un condamné à mort qu’il<br />

sera pendu un jour de la semaine qui s’ouvre, sans plus<br />

de précision. On ajoute cependant une prédiction qui va<br />

se révé<strong>le</strong>r un piège diabolique. Lorsque, <strong>le</strong> jour choisi<br />

pour l’exécution, on viendra <strong>le</strong> chercher <strong>au</strong> petit matin<br />

pour <strong>le</strong> mener à l’échaf<strong>au</strong>d, il sera surpris. Revenu dans<br />

sa cellu<strong>le</strong>, notre homme se met à raisonner très fort<br />

dans l’espoir sans doute empoisonné d’en savoir plus<br />

sur <strong>le</strong> terme de son existence. Il lui paraît évident que ce<br />

ne peut être <strong>le</strong> dimanche suivant. Car il serait encore en<br />

vie <strong>le</strong> samedi à midi et pourrait alors en déduire qu’il<br />

serait pendu <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain – <strong>au</strong>quel cas il ne serait pas<br />

surpris. Il raye donc <strong>le</strong> dimanche de la liste <strong>des</strong> possib<strong>le</strong>s.<br />

Mais c’est maintenant <strong>au</strong> tour du samedi d’être<br />

éliminé, puisque, <strong>le</strong> dimanche n’étant plus une option, <strong>le</strong><br />

même raisonnement, exactement, sera inévitab<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

vendredi à midi, si <strong>le</strong> condamné y est encore en vie.<br />

Greffés <strong>le</strong>s uns sur <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tres, ces raisonnements <strong>le</strong><br />

convainquent qu’<strong>au</strong>cun <strong>des</strong> jours de la semaine ne peut<br />

être <strong>le</strong> jour – et donc, qu’il ne sera pas exécuté. Lorsqu’on<br />

vient <strong>le</strong> chercher <strong>au</strong> petit matin du jeudi, disons, il<br />

en est donc <strong>tout</strong> surpris – comme on <strong>le</strong> lui avait annoncé.<br />

Quel<strong>le</strong> que soit sa correction logique, ce raisonnement,<br />

on l’<strong>au</strong>ra compris, s’appuie sur l’existence d’un terme<br />

connu : la vie du condamné ne s’étendra pas <strong>au</strong>-delà du<br />

7 : Le livre de Christian Walter et Michel de Pracontal, Le virus B. Crise financière et mathématiques, Seuil, 2009, montre que <strong>le</strong> monde de la finance reste incurab<strong>le</strong>ment<br />

attaché à la loi norma<strong>le</strong> (<strong>le</strong> B du titre se réfère <strong>au</strong> mouvement brownien, une marche <strong>au</strong> hasard dont <strong>le</strong>s pas obéissent à cette loi). Les <strong>au</strong>teurs attribuent une grande part<br />

de la crise financière à la sous-estimation flagrante de l’importance <strong>des</strong> événements extrêmes dont se sont rendus coupab<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s agents économiques et financiers.<br />

8 : « Projected time » en anglais. Voir Jean-Pierre Dupuy, "The Prec<strong>au</strong>tionary Princip<strong>le</strong> and Enlightened Doomsaying: Rational Choice before the Apocalypse." Occasion:<br />

Interdisciplinary Studies in the Humanities 1, no. 1 (October 15, 2009), http://occasion.stanford.edu/node/28.<br />

9 : Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, 2002.<br />

26<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


dimanche à venir. Mais c’est précisément cette condition<br />

qui n’est pas satisfaite dans l’univers capitaliste.<br />

Madoff s’attendait à ce que <strong>le</strong> flux de ses clients s’accroîtrait<br />

sans cesse, <strong>le</strong>s spéculateurs espèrent que la<br />

bul<strong>le</strong> continuera toujours de gonf<strong>le</strong>r, <strong>le</strong>s sans-logis américains<br />

qui s’endettèrent à cent pour cent pour acheter<br />

une maison comptaient sur la croissance illimitée de sa<br />

va<strong>le</strong>ur pour réussir à la financer. La condition de possibilité<br />

du capitalisme est que ses agents <strong>le</strong> croient immortel.<br />

Son péché originel est qu’il a besoin d’une ouverture<br />

indéfinie de l’avenir pour avoir une chance de tenir à<br />

<strong>tout</strong> moment ses promesses. C’est là que s’enracine la<br />

sacralisation de la croissance. Il f<strong>au</strong>t que <strong>le</strong>s agents<br />

anticipent qu’une expansion se prolongera jusque dans<br />

l’avenir <strong>le</strong> plus éloigné pour que l’état du système à un<br />

moment donné soit satisfaisant – <strong>le</strong> critère essentiel<br />

étant <strong>le</strong> p<strong>le</strong>in emploi. La <strong>le</strong>çon de Mandelbrot est que<br />

plus <strong>le</strong> terme est différé, plus sa survenue, inévitab<strong>le</strong>,<br />

sera bruta<strong>le</strong>.<br />

Les dirigeants de la planète ont remis <strong>le</strong> capitalisme sur<br />

ses rails, sans s’inquiéter, semb<strong>le</strong>-t-il, un seul instant de<br />

savoir si ces rails ne menaient pas à l’abîme. Plus la<br />

locomotive, encore poussive, prendra de l’allure, plus ils<br />

seront optimistes et croiront en un avenir radieux. C’est<br />

à ce moment-là qu’ils devraient <strong>le</strong> plus se méfier <strong>des</strong> raisons<br />

de <strong>le</strong>ur optimisme. La catastrophe <strong>le</strong>s guette peutêtre<br />

<strong>au</strong> détour du chemin.<br />

27<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


GLOSSAIRE<br />

Isomorphe :<br />

Se dit de deux structures qui ont la même forme.<br />

Fracta<strong>le</strong> ou invariance d’échel<strong>le</strong> :<br />

Se dit d’une structure isomorphe à el<strong>le</strong>-même quel<strong>le</strong> que soit<br />

l’échel<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong> on la considère.<br />

Rése<strong>au</strong> trophique :<br />

Chaîne alimentaire (“qui mange qui”).<br />

RÉFÉRENCES<br />

BIBLIOGRAPHIQUES<br />

Barabási (A.-L.)<br />

Linked. The New Science of Networks, Mass., Perseus Publishing,<br />

Cambridge 2002.<br />

Buchanan (M.)<br />

Small World. Uncovering Nature’s Hidden Networks, Weidenfeld &<br />

Nicolson, Londres 2002.<br />

Dupuy (J.-P.)<br />

La panique, Les empêcheurs de penser en rond, 2002 ;<br />

« The Prec<strong>au</strong>tionary Princip<strong>le</strong> and Enlightened Doomsaying: Rational<br />

Choice before the Apocalypse » Occasion: Interdisciplinary Studies<br />

in the Humanities 1, no. 1 (October 15, 2009), http://occasion.stanford.edu/node/28.<br />

Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, Paris 2004.<br />

Mandelbrot (B.)<br />

Une approche fracta<strong>le</strong> <strong>des</strong> marchés, Odi<strong>le</strong> Jacob, 2004 ; The<br />

(Mis)behavior of Markets, Basic Books, 2004 ; Fractals and Scaling<br />

in Finance, Springer, 1997.<br />

Walter (C.) et de Pracontal (M.)<br />

Le virus B. Crise financière et mathématiques, Seuil, 2009.<br />

28<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


1FORMES<br />

DE RÉSISTANCES<br />

DE LA RÉSISTANCE DES MATÉRIAUX<br />

À LA RÉVOLUTION DU DESIGN<br />

La modélisation mathématique du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />

Jean-Pierre Chabal, Directeur technique, Tractebel Engineering (France)/Coyne et Bellier.<br />

Résumé : Le <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> est un édifice<br />

étrange et comp<strong>le</strong>xe, dont il importait d’établir la parfaite<br />

stabilité. Les outils de calcul à disposition permettent<br />

l’application <strong>des</strong> principes de la résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x<br />

à de tel<strong>le</strong>s structures innovantes. Tout en satisfaisant<br />

maîtres d’ouvrages et compagnies d’assurances, ces<br />

outils de calcul offrent <strong>au</strong>x architectes <strong>le</strong>s moyens d’une<br />

créativité nouvel<strong>le</strong>.<br />

Abstract : The <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> is a strange and<br />

comp<strong>le</strong>x building where achieving perfect stability was<br />

key. Today’s <strong>des</strong>ign tools enab<strong>le</strong> the princip<strong>le</strong>s of<br />

structural analysis to be applied to innovative projects<br />

such as this. These <strong>des</strong>ign tools offer architects the<br />

means to develop a new creativity whi<strong>le</strong> satisfying both<br />

clients and insurance companies.<br />

29<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Les sal<strong>le</strong>s d’exposition du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />

seront logées dans une superstructure que l’architecte<br />

a voulu nommer « Nuage ». Il s’agira là d’un<br />

gros nuage, d’un merveil<strong>le</strong>ux nuage de 24 000 tonnes,<br />

quatre fois plus lourd que la Tour Eiffel. Ce nuage <strong>au</strong>ra la<br />

tail<strong>le</strong> d’un terrain de football. Il <strong>au</strong>ra <strong>le</strong>s sept étages d’un<br />

immeub<strong>le</strong> h<strong>au</strong>ssmannien et cet immeub<strong>le</strong> h<strong>au</strong>ssmannien<br />

sera suspendu à une douzaine<br />

de mètres <strong>au</strong>-<strong>des</strong>sus du<br />

sol, juché sur un ensemb<strong>le</strong> de<br />

dix-sept pi<strong>le</strong>s et pote<strong>au</strong>x. Un<br />

élément distinct, <strong>le</strong> « Cristal »,<br />

monumenta<strong>le</strong> résil<strong>le</strong> métallique<br />

habillée de verre, fera par<br />

ail<strong>le</strong>urs pour <strong>le</strong> <strong>musée</strong> fonction<br />

de vestibu<strong>le</strong>. On trouvera enfin,<br />

dans un vaste soc<strong>le</strong> en béton<br />

situé <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> du sol, deux<br />

<strong>au</strong>ditoriums ainsi que <strong>des</strong><br />

“<br />

loc<strong>au</strong>x techniques et <strong>le</strong>s<br />

réserves temporaires du <strong>musée</strong>.<br />

Voilà donc l’étrange structure<br />

dont il convient ici d’évoquer la<br />

résistance. Le <strong>musée</strong> <strong>des</strong><br />

<strong>Confluences</strong> devra faire preuve<br />

de résistance à son propre<br />

poids, de résistance <strong>au</strong>x fluctuations<br />

de la température, de<br />

”<br />

résistance <strong>au</strong>x bourrasques qui balaient <strong>le</strong> couloir rho-<br />

danien, de résistance <strong>au</strong>x vibrations engendrées par la<br />

fréquentation humaine. Il s’agit là, comme on dit, d’un<br />

défi technique.<br />

1 : Voir en fin d’artic<strong>le</strong> certaines définitions dans <strong>le</strong> glossaire.<br />

Jean-Pierre Chabal est<br />

ingénieur de l’Éco<strong>le</strong> Centra<strong>le</strong><br />

Paris et Master of Science de<br />

l’Université de Californie,<br />

Berke<strong>le</strong>y. Il est actuel<strong>le</strong>ment<br />

Directeur Technique à Tractebel<br />

Engineering (France)/Coyne et<br />

Bellier. Les données relatives<br />

<strong>au</strong> <strong>musée</strong> ont aimab<strong>le</strong>ment été<br />

communiquées par Sohrab<br />

Baghery et par Gabriel D<strong>au</strong>m,<br />

respectivement Directeur<br />

Nucléaire & Grands Projets et<br />

Directeur de Projets à Tractebel<br />

Engineering (France)/Coyne et<br />

Bellier.<br />

La résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x, une discipline ancienne<br />

La résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x, discipline enseignée de<br />

longue date dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s d’ingénieurs, servait classiquement<br />

pour l’essentiel <strong>au</strong> calcul <strong>des</strong> poutres. Il s’agit<br />

d’une application particulière de la mécanique <strong>des</strong><br />

milieux continus. Cette dernière se distingue de la<br />

mécanique dite rationnel<strong>le</strong> par<br />

<strong>le</strong> fait qu’el<strong>le</strong> prend en compte<br />

la dé<strong>format</strong>ion <strong>des</strong> corps,<br />

soli<strong>des</strong> ou liqui<strong>des</strong>, sous <strong>le</strong>s<br />

forces qui <strong>le</strong>ur sont appliquées.<br />

Les bons <strong>au</strong>teurs rappel<strong>le</strong>nt que<br />

ces dé<strong>format</strong>ions dépendent<br />

non seu<strong>le</strong>ment de ces forces<br />

appliquées, mais <strong>au</strong>ssi de la<br />

température, et qu’il f<strong>au</strong>t donc<br />

faire intervenir <strong>le</strong>s considérations<br />

thermodynamiques.<br />

Dans ses applications <strong>le</strong>s plus<br />

simp<strong>le</strong>s, la vénérab<strong>le</strong> résistance<br />

<strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x permettait de<br />

projeter <strong>le</strong>s bâtiments ordinaires.<br />

Nous n’en expliquerons<br />

pas <strong>le</strong> détail. Nous n’accab<strong>le</strong>rons<br />

pas <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur de jargon.<br />

Nous lui épargnerons l’évocation<br />

<strong>des</strong> <strong>des</strong>centes de<br />

charges* 1 , expression pourtant bien poétique. Nous<br />

passerons sous si<strong>le</strong>nce <strong>le</strong>s subtilités de la théorie <strong>des</strong><br />

poutres, c’est-à-dire du calcul <strong>des</strong> poutres droites ou<br />

courbes, du calcul <strong>des</strong> systèmes de poutres, du calcul<br />

30<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Le projet du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />

© Armin Hess Coop Himmelb(l)<strong>au</strong> architecte.<br />

<strong>des</strong> plaques et enveloppes minces. Nous n’exposerons<br />

ni <strong>le</strong> principe de Barré de Saint-Venant, ni l’hypothèse<br />

de Bernoulli, ni <strong>le</strong>s équations de Navier et Bresse, ni <strong>le</strong><br />

théorème de Bertrand de Fontviolant. Ces délicatesses<br />

ont occupé <strong>des</strong> générations d’étudiants et d’ingénieurs.<br />

Le métier était exigeant. On racontait naguère que <strong>le</strong><br />

directeur technique d’une grande entreprise de<br />

construction, dont nous tairons <strong>le</strong> nom, s’était aménagé<br />

un couchage <strong>au</strong> bure<strong>au</strong>, de façon à être plus rapidement<br />

à pied d’œuvre <strong>le</strong> matin pour son travail d’étu<strong>des</strong>. Il fallait<br />

en bonne tradition que <strong>le</strong>s notes de calcul fussent<br />

rédigées à la main, en sorte qu’en cas de litige <strong>le</strong>ur<br />

<strong>au</strong>teur ne pût arguer d’une erreur de frappe.<br />

Puissance <strong>des</strong> outils de calcul<br />

Inuti<strong>le</strong> de rappe<strong>le</strong>r que l’ordinateur a changé la donne. Du<br />

fait de la puissance <strong>des</strong> outils de calcul maintenant disponib<strong>le</strong>s,<br />

<strong>des</strong> structures extrêmement comp<strong>le</strong>xes peuvent<br />

faire l’objet de justification. L’objet à étudier est<br />

subdivisé en éléments distincts <strong>au</strong>ssi nombreux que souhaitab<strong>le</strong>,<br />

éléments dont il est possib<strong>le</strong> d’établir <strong>au</strong>ssi<br />

bien <strong>le</strong>s dé<strong>format</strong>ions internes que <strong>le</strong>s interrelations.<br />

Il s’agit d’une application de la célèbre méthode <strong>des</strong> éléments<br />

finis*, devenue <strong>au</strong>ssi indispensab<strong>le</strong> <strong>au</strong> calcul de<br />

certaines infrastructures architectura<strong>le</strong>s qu’à celui <strong>des</strong><br />

aéronefs et <strong>des</strong> grands barrages.<br />

Les métho<strong>des</strong> de calcul ont changé, et du même coup<br />

c’est la façon d’aborder <strong>le</strong>s problèmes qui a été quelque<br />

peu modifiée. « What we want is to get on the machine<br />

fast… » : voilà ce que nous déclarait <strong>au</strong> début de son<br />

cours, <strong>au</strong> milieu <strong>des</strong> années 1970, un professeur de<br />

l’université de Californie enseignant la méthode <strong>des</strong> éléments<br />

finis. Pour un étudiant français habitué à un<br />

enseignement où <strong>le</strong>s bases théoriques devaient être soigneusement<br />

établies pas à pas, quel dépaysement que<br />

la Baie de San Francisco ! « Enfourcher rapidement l’ordinateur<br />

», tel Lucky Luke s<strong>au</strong>tant sur Jolly Jumper, pourquoi<br />

pas… Cela n’empêchait pas <strong>le</strong> même professeur<br />

de préconiser qu’on considérât <strong>le</strong>s chiffres sortis de cet<br />

ordinateur avec esprit critique, exactement comme on<br />

eût considéré ceux d’un calcul griffonné <strong>au</strong> dos d’une<br />

enveloppe. Il avait raison. Qu’on en soit assuré, <strong>le</strong>s<br />

étu<strong>des</strong> du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> ont été menées à la<br />

fois sur <strong>des</strong> bases théoriques bien établies et avec <strong>tout</strong><br />

<strong>le</strong> nécessaire recul sur la validité <strong>des</strong> résultats obtenus.<br />

31<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Le modè<strong>le</strong> <strong>au</strong>x éléments finis du <strong>musée</strong> <strong>des</strong><br />

<strong>Confluences</strong><br />

Un modè<strong>le</strong> mathématique de la structure du <strong>musée</strong> a<br />

donc été réalisé. Il présente un caractère tridimensionnel<br />

et comporte <strong>le</strong> soc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> Nuage, <strong>le</strong> Cristal, ainsi que<br />

<strong>le</strong>s pi<strong>le</strong>s et pote<strong>au</strong>x vertic<strong>au</strong>x. Cet outil a permis de vérifier<br />

la stabilité et la sécurité de l’édifice. Le modè<strong>le</strong> a<br />

comporté plus de 35 000 éléments. Il a fait l’objet de<br />

calculs selon plus de trente cas de charges distincts,<br />

c’est-à-dire selon plus de trente combinaisons de forces<br />

appliquées <strong>au</strong> bâtiment. Il a servi à traiter certains<br />

aspects particuliers, dont on trouvera ci-après quelques<br />

exemp<strong>le</strong>s.<br />

Les différents éléments de la structure ne seront pas<br />

liés rigidement l’un à l’<strong>au</strong>tre. C’est ainsi que <strong>le</strong> Nuage ne<br />

reposera pas sur <strong>le</strong> soc<strong>le</strong>. Il reposera sur <strong>le</strong>s pi<strong>le</strong>s et<br />

pote<strong>au</strong>x, pi<strong>le</strong>s et pote<strong>au</strong>x qui traverseront <strong>le</strong> soc<strong>le</strong>, et<br />

<strong>au</strong>ssi <strong>le</strong>s alluvions sous-jacentes, de façon à trouver<br />

appui plus bas, sur <strong>le</strong> rocher. Le fait que <strong>le</strong> soc<strong>le</strong> et <strong>le</strong><br />

Nuage seront désolidarisés permettra à chacun de ces<br />

éléments, lorsqu’ils seront chargés par <strong>le</strong>ur propre poids<br />

ou par <strong>des</strong> sollicitations extérieures, de se déformer<br />

indépendamment. Certains risques de rupture seront<br />

ainsi écartés, selon <strong>le</strong> même principe qui conduit classiquement<br />

à prévoir <strong>des</strong> joints de dilatation dans <strong>le</strong>s<br />

structures rigi<strong>des</strong> de grande dimension.<br />

Le sol lui-même, l’e<strong>au</strong> qu’il renferme, la présence éventuel<strong>le</strong><br />

de déchets provenant d’une ancienne activité<br />

industriel<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> site, avec <strong>le</strong>s conséquences à en tirer<br />

quant à la résistance mécanique de la fondation, ont<br />

éga<strong>le</strong>ment été pris en compte. Le degré de soup<strong>le</strong>sse de<br />

cette fondation a été modélisé par <strong>des</strong> ressorts introduits<br />

à la limite du modè<strong>le</strong> <strong>au</strong>x éléments finis.<br />

Chacune <strong>des</strong> pi<strong>le</strong>s supportant <strong>le</strong> Nuage présentera <strong>le</strong><br />

même volume qu’un immeub<strong>le</strong> d’habitation. Ces pi<strong>le</strong>s,<br />

construites en béton, renfermeront <strong>des</strong> ascenseurs qui<br />

devront poursuivre <strong>le</strong>ur course plus h<strong>au</strong>t, à l’intérieur<br />

même du Nuage et sur <strong>tout</strong>e la h<strong>au</strong>teur de celui-ci. Or ce<br />

Nuage sera constitué d’une structure métallique. L’utilisation<br />

de ces matéri<strong>au</strong>x distincts, béton et métal, induira<br />

<strong>des</strong> dé<strong>format</strong>ions comp<strong>le</strong>xes, qui ne devront pas faire<br />

obstac<strong>le</strong> <strong>au</strong> parfait fonctionnement <strong>des</strong> ascenseurs,<br />

dont <strong>le</strong>s glissières ont été prévues en conséquence.<br />

Un <strong>au</strong>tre problème classique de la résistance <strong>des</strong><br />

matéri<strong>au</strong>x est celui du flambement* <strong>des</strong> pièces élancées<br />

soumises à un effort longitudinal de compression.<br />

La rupture par flambement est consécutive à une dé<strong>format</strong>ion<br />

perpendiculaire à la force appliquée. Il a été vérifié<br />

que <strong>le</strong>s pote<strong>au</strong>x du <strong>musée</strong> ne seraient pas si chargés<br />

qu’ils encourent ce risque.<br />

32<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Deux vues de la modélisation du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> (Software : Scia Engineer)<br />

© Tractebel Engineering (France)/Coyne et Bellier<br />

33<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Des supports dignes d’une centra<strong>le</strong> nucléaire<br />

Le Nuage sera donc posé sur <strong>le</strong>s pi<strong>le</strong>s et pote<strong>au</strong>x. Pour<br />

éviter <strong>le</strong>s désordres dus <strong>au</strong>x effets de dilatation thermique,<br />

il reposera sur ces pi<strong>le</strong>s et pote<strong>au</strong>x par l’intermédiaire<br />

de supports lui assurant une liberté de mouvement<br />

horizonta<strong>le</strong>. Pour deux <strong>des</strong> pi<strong>le</strong>s, cette liberté de<br />

mouvement sera assurée dans <strong>le</strong> sens longitudinal du<br />

Le chantier du <strong>musée</strong> en février 2012.<br />

Construction du « nuage »<br />

Photographie © Gabriel D<strong>au</strong>m<br />

Le Nuage sera <strong>le</strong> plus volumineux <strong>des</strong> éléments constituant<br />

l’ouvrage. Il sera coiffé d’une enveloppe en acier<br />

inoxydab<strong>le</strong>, laquel<strong>le</strong> connaîtra, dans ce qui ressemb<strong>le</strong>ra<br />

à une respiration, <strong>des</strong> dé<strong>format</strong>ions différentes de cel<strong>le</strong><br />

de la structure principa<strong>le</strong>.<br />

bâtiment. Pour la troisième, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> sera dans <strong>le</strong> sens<br />

transversal. Les supports en question seront en élastomère<br />

fretté, ce qui veut dire qu’ils seront constitués<br />

d’une superposition de plaques de caoutchouc synthétique,<br />

ainsi que d’acier inoxydab<strong>le</strong> et de téflon pouvant<br />

glisser l’un sur l’<strong>au</strong>tre. Il s’agira d’appuis assez similaires<br />

à ceux qui permettent en zone sismique de fonder<br />

<strong>le</strong>s structures à risque comme <strong>le</strong>s centra<strong>le</strong>s nucléaires.<br />

Le Cristal reposera sur <strong>le</strong> soc<strong>le</strong> d’une part et sur <strong>le</strong><br />

Nuage d’<strong>au</strong>tre part. Cependant, là encore, la liaison<br />

entre Cristal et Nuage n’<strong>au</strong>ra rien de rigide. Il s’agira<br />

d’appuis glissants permettant <strong>au</strong>x deux éléments de se<br />

déformer indépendamment et de se déplacer l’un par<br />

rapport à l’<strong>au</strong>tre. Nuage et Cristal se rapprocheront l’un<br />

de l’<strong>au</strong>tre par temps ch<strong>au</strong>d.<br />

34<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Vue de la modélisation du « cristal » (Software : Scia Engineer)<br />

© Tractebel Engineering (France)/Coyne et Bellier<br />

À l’intérieur du Cristal, un ensemb<strong>le</strong> d’escaliers et de<br />

paliers ainsi qu’une rampe hélicoïda<strong>le</strong> permettront <strong>au</strong>x<br />

utilisateurs de circu<strong>le</strong>r entre nive<strong>au</strong> du sol et sal<strong>le</strong>s d’exposition.<br />

Compte tenu du caractère relativement graci<strong>le</strong><br />

de ces éléments, une vérification de <strong>le</strong>ur tenue <strong>au</strong>x<br />

vibrations a été nécessaire. Il f<strong>au</strong>t en effet éviter <strong>le</strong>s ruptures<br />

du type de cel<strong>le</strong> du pont de la Basse-Chaîne, à<br />

Angers. Il semb<strong>le</strong> que la célèbre ruine de ce pont, survenue<br />

en 1850, ait été liée <strong>au</strong> passage d’un régiment<br />

marchant <strong>au</strong> pas cadencé et faisant entrer <strong>le</strong> tablier en<br />

résonance*. Les différents escaliers, rampes et paliers<br />

du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> ont donc fait l’objet d’un<br />

calcul dynamique, et la mise en place d’amortisseurs<br />

dynamiques accordés*, systèmes permettant de pallier<br />

ce risque, a été prévue lorsque nécessaire.<br />

L’ensemb<strong>le</strong> du <strong>musée</strong> a fait l’objet de vérifications de<br />

stabilité sous l’effet <strong>des</strong> vents, qu’il s’agisse de vents du<br />

nord du type mistral ou de vents du sud du type sirocco.<br />

Les forces appliquées par <strong>le</strong> vent <strong>au</strong>x différentes parties<br />

du bâtiment ont été évaluées en souff<strong>le</strong>rie <strong>au</strong> moyen<br />

d’essais sur maquette. Les charges correspondantes ont<br />

été mesurées en 480 points de cette maquette, points<br />

répartis sur l’enveloppe de la structure et plus particulièrement<br />

<strong>le</strong> long <strong>des</strong> arêtes.<br />

Pour <strong>le</strong>s nouve<strong>au</strong>x projets, une assurance de stabilité<br />

et de sécurité<br />

Les promoteurs publics et privés, et <strong>au</strong>ssi <strong>le</strong>urs assureurs,<br />

goûtent assez peu l’effondrement <strong>des</strong> édifices<br />

qu’ils projettent. Une tribune qui s’écrou<strong>le</strong> (Furiani,<br />

1992), une aérogare <strong>tout</strong>e neuve qui cède (Roissy, 2004),<br />

voilà qui représente un coût insupportab<strong>le</strong> en vies<br />

humaines, en temps et en argent.<br />

À un client qui s’étonnait <strong>des</strong> confortab<strong>le</strong>s épaisseurs de<br />

béton prévues pour un ouvrage, un éminent collègue se<br />

contenta naguère de rétorquer : « si vous vou<strong>le</strong>z que ça<br />

tienne ! ». Ce type de réponse, bien que lapidaire,<br />

encourt <strong>le</strong> risque de ne pas convaincre. La maîtrise de la<br />

résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x et cel<strong>le</strong> de l’analyse numérique*<br />

permettent d’apporter <strong>le</strong>s justifications <strong>le</strong>s plus<br />

complètes.<br />

35<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


L’appel d’offres pour la construction du <strong>musée</strong> <strong>des</strong><br />

<strong>Confluences</strong> avait été lancé en 2003 sur la base du projet<br />

de l’architecte Wolf D. Prix, membre fondateur de<br />

l’agence Coop Himmelb(l)<strong>au</strong>, et dans <strong>le</strong> cadre d’une procédure<br />

de dialogue compétitif*. Des calculs séparés<br />

avaient été réalisés pour <strong>le</strong> soc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> Cristal et <strong>le</strong> Nuage.<br />

Il se révéla ensuite nécessaire, en vue de refléter <strong>le</strong><br />

comportement d’ensemb<strong>le</strong>, d’élaborer <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> global<br />

évoqué plus h<strong>au</strong>t. On veilla à y inclure tous <strong>le</strong>s éléments<br />

constituant l’édifice. Et puis, <strong>le</strong> diab<strong>le</strong> étant comme chacun<br />

sait dans <strong>le</strong>s interfaces, il fallut prendre en compte<br />

soigneusement <strong>le</strong>s interactions entre ces différents éléments.<br />

Cela fut mené à bien par l’équipe de Sohrab<br />

Baghery et Gabriel D<strong>au</strong>m, <strong>au</strong> sein de Tractebel Engineering<br />

(France)/Coyne et Bellier, la société d’ingénierie en<br />

charge depuis 2009 de la structure du <strong>musée</strong>. Ce travail<br />

reçut en 2011 <strong>le</strong> premier prix du Nemetschek Engineering<br />

User Contest, un concours international où s’affrontent<br />

<strong>le</strong>s utilisateurs <strong>des</strong> logiciels de calcul <strong>le</strong>s plus perfectionnés.<br />

Une révolution du <strong>des</strong>ign<br />

À d’humb<strong>le</strong>s ingénieurs, il n’appartient pas de gloser sur<br />

l’architecture. On <strong>le</strong>ur permettra cependant de souligner<br />

que <strong>le</strong>s moyens contemporains de calcul offrent à l’homme<br />

de l’art, par <strong>le</strong>ur puissance et par <strong>le</strong>ur soup<strong>le</strong>sse, une<br />

liberté nouvel<strong>le</strong>. Par rapport <strong>au</strong>x conditions qui prévalaient<br />

il y a un demi-sièc<strong>le</strong>, une révolution a eu lieu dans<br />

l’art du <strong>des</strong>ign architectural.<br />

Comme charitab<strong>le</strong>ment rappelé par l’architecte du<br />

<strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong>, « la forme est <strong>le</strong> résultat de la<br />

combinaison issue du pliage et de la morphogenèse<br />

moléculaire ». Quels que soient cependant l’origine de la<br />

forme et <strong>le</strong>s mystères du processus créatif, ce processus<br />

peut conduire à soumettre à l’ingénieur d’intéressants<br />

problèmes. Récemment interrogé sur ses aspirations en<br />

tant qu’architecte, Wolf D. Prix a ainsi répondu que son<br />

rêve était de « se débarrasser de la pesanteur ». Dans <strong>le</strong><br />

cas du <strong>musée</strong> qui nous occupe, il a souhaité que son<br />

Nuage, construit en porte-à-f<strong>au</strong>x, semblât résister à l’attraction<br />

terrestre et qu’il parût flotter à douze mètres <strong>au</strong><strong>des</strong>sus<br />

du sol.<br />

Dès <strong>le</strong>s années 1980, Tractebel Engineering<br />

(France)/Coyne et Bellier, concepteur <strong>des</strong> infrastructures<br />

et <strong>des</strong> fondations de l’Arche de la Défense, re<strong>le</strong>vait un<br />

défi similaire contre la gravitation. Les architectes s’appelaient<br />

Johan Otto von Spreckelsen, P<strong>au</strong>l Andreu et<br />

François Desl<strong>au</strong>giers. Il s’agissait alors de lancer <strong>au</strong><strong>des</strong>sus<br />

du vide <strong>le</strong>s 35 000 tonnes du toit de la Grande<br />

Arche, sur une portée inédite de soixante-dix mètres.<br />

Il fallut mettre en œuvre un béton à h<strong>au</strong>tes performances.<br />

Il fallut <strong>au</strong>ssi prévoir, pour <strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s poutres<br />

principa<strong>le</strong>s nord-sud, pas moins de 116 câb<strong>le</strong>s longitudin<strong>au</strong>x<br />

de précontrainte*, représentant une force tota<strong>le</strong> de<br />

38 000 tonnes. L’expérience de la précontrainte lourde<br />

utilisée dans <strong>le</strong>s enceintes de confinement de centra<strong>le</strong>s<br />

nucléaires fut en la circonstance un a<strong>tout</strong> essentiel.<br />

Depuis lors, la collaboration n’a jamais cessé entre P<strong>au</strong>l<br />

Andreu et Tractebel Engineering (France)/Coyne et Bellier.<br />

El<strong>le</strong> a notamment porté sur <strong>le</strong>s aéroports d’Abou<br />

Dhabi et de Shanghai, ainsi que, dans cette dernière<br />

vil<strong>le</strong>, sur <strong>le</strong> Centre <strong>des</strong> Arts Orient<strong>au</strong>x. Ces trois œuvres<br />

sont caractéristiques d’un architecte intéressé par la<br />

légèreté <strong>des</strong> structures et par la transparence. P<strong>au</strong>l<br />

Andreu a ainsi voulu que la façade du Centre <strong>des</strong> Arts<br />

Orient<strong>au</strong>x, après <strong>le</strong> coucher du so<strong>le</strong>il, « comme par<br />

magie dev[int] transparente et lumineuse », et « brill[ât]<br />

dans la nuit comme une lampe ». Quant <strong>au</strong>x toitures galbées<br />

<strong>des</strong> aérogares de Shanghai, el<strong>le</strong>s ont à juste titre<br />

été décrites comme un « grand battement d’ai<strong>le</strong>s ».<br />

36<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


De son côté, l’esprit quelque peu provocateur de Coop<br />

Himmel(b)l<strong>au</strong> est proche de celui d’un Cl<strong>au</strong>de Parent,<br />

architecte avec <strong>le</strong>quel Sohrab Baghery a éga<strong>le</strong>ment eu<br />

l’occasion de travail<strong>le</strong>r, en l’occurrence sur un curieux<br />

projet <strong>au</strong>x allures de tipi. Il s’agissait du théâtre Silvia<br />

Monfort, situé dans <strong>le</strong> quinzième arrondissement de<br />

Paris.<br />

Les exemp<strong>le</strong>s sont nombreux de tels édifices <strong>au</strong>dacieux<br />

ou bizarres apparus ces dernières années dans nos paysages.<br />

Au vocabulaire classique de l’architecture, qui<br />

convoque soc<strong>le</strong>s, colonnes, tympans, barres et tours, est<br />

venu s’adjoindre une pa<strong>le</strong>tte de désignations métaphoriques,<br />

tant la métaphore semb<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> capab<strong>le</strong> de<br />

désigner certaines formes contemporaines. Il s’agit<br />

maintenant d’accrocher <strong>des</strong> nuages dans <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u du ciel,<br />

d’y faire miroiter icebergs, crist<strong>au</strong>x et chrysali<strong>des</strong>, d’y<br />

déployer voi<strong>le</strong>s et proues. Le promoteur de la Fondation<br />

Louis Vuitton, projetée par Frank Gehry pour <strong>le</strong> Jardin<br />

d’Acclimatation à Paris, n’évoque rien de moins que la<br />

« construction d’un rêve ». Rêves, crist<strong>au</strong>x et nuages,<br />

voilà qui ne connote a priori ni stabilité ni résistance.<br />

Ces ouvrages peuvent cependant être construits, et la<br />

tenue peut en être établie et confortée, grâce <strong>au</strong>x<br />

moyens de calcul à disposition.<br />

Je demandai un jour à P<strong>au</strong>l-Henri Gatheron, ta<strong>le</strong>ntueux<br />

<strong>des</strong>igner qui ne jurait que par Walter Gropius et par<br />

Mies van der Rohe : « Que fais-tu de G<strong>au</strong>di ? Que fais-tu<br />

de Borromini ? ». « Ce sont <strong>des</strong> égarés ! », me réponditil<br />

bravement. G<strong>au</strong>di, Borromini, <strong>des</strong> égarés ? Si tel était<br />

<strong>le</strong> cas, alors on serait en droit, me semb<strong>le</strong>-t-il, d’apprécier<br />

<strong>le</strong>urs égarements, car ces égarements étaient refus<br />

de l’académisme.<br />

Du refus de l’académisme, <strong>le</strong>s techniques actuel<strong>le</strong>s de<br />

l’ingénieur donnent à l’architecte <strong>le</strong>s moyens renouvelés.<br />

37<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


GLOSSAIRE<br />

Amortisseur dynamique accordé :<br />

Système mécanique composé d’une masse, d’un ressort et<br />

d’un amortisseur, et <strong>des</strong>tiné à absorber <strong>le</strong>s vibrations qui pourraient<br />

être préjudiciab<strong>le</strong>s à la stabilité d’une structure. Le système<br />

est dit « accordé », parce que la masse utilisée est choisie<br />

en fonction de la fréquence de la vibration qu’il s’agit<br />

d’amortir.<br />

Analyse numérique :<br />

Ensemb<strong>le</strong> de métho<strong>des</strong> de calcul permettant la résolution de<br />

problèmes d’analyse mathématique, notamment sur ordinateur.<br />

Câb<strong>le</strong> de précontrainte :<br />

Armature tendue placée dans certaines structures en béton en<br />

vue d’y éliminer <strong>le</strong>s efforts de traction et par conséquent d’en<br />

<strong>au</strong>gmenter la résistance.<br />

Descente de charges :<br />

Calcul visant à déterminer quels efforts seront supportés par<br />

<strong>le</strong>s différents éléments d’un édifice. On par<strong>le</strong> de « <strong>des</strong>cente »<br />

de charges, parce que ce calcul est norma<strong>le</strong>ment mené de<br />

h<strong>au</strong>t en bas, du toit jusqu’<strong>au</strong>x fondations.<br />

Dialogue compétitif :<br />

Dans <strong>le</strong>s appels d’offres publics et lorsque <strong>le</strong> marché à passer<br />

est considéré comme comp<strong>le</strong>xe, <strong>le</strong> maître d’ouvrage peut<br />

recourir à la procédure de dialogue compétitif. Il conduit alors<br />

un dialogue avec <strong>le</strong>s candidats, dialogue <strong>des</strong>tiné à définir une<br />

ou plusieurs solutions de nature à répondre à ses besoins.<br />

Flambement :<br />

Tendance qu’a une poutre soumise à une compression longitudina<strong>le</strong><br />

à se déformer dans une direction perpendiculaire à la<br />

force appliquée.<br />

Méthode <strong>des</strong> éléments finis :<br />

Méthode de résolution <strong>des</strong> équations <strong>au</strong>x dérivées partiel<strong>le</strong>s,<br />

permettant notamment <strong>le</strong> calcul <strong>des</strong> dé<strong>format</strong>ions d’objets<br />

même très comp<strong>le</strong>xes.<br />

Résonance :<br />

Phénomène par <strong>le</strong>quel la vibration d’un système physique peut<br />

atteindre une grande amplitude lorsque la vibration appliquée<br />

à ce système est proche d’une fréquence propre à celui-ci.<br />

38<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


RÉFÉRENCES<br />

BIBLIOGRAPHIQUES<br />

Baghery (S.) et al.<br />

« Conception et construction <strong>des</strong> structures porteuses de la Grande<br />

Arche de La Défense », Anna<strong>le</strong>s de l’Institut Technique du Bâtiment et<br />

<strong>des</strong> Trav<strong>au</strong>x Publics, n°489, décembre 1990, pages 27 à 55.<br />

Delohen (P.)<br />

« Coop Himmelb(l)<strong>au</strong> lance son Cristal-Nuage », Le Moniteur, 15 juin<br />

2001, pages 40 à 42.<br />

Lamarre (F.),<br />

« Aéroport de Shanghai-Pudong : <strong>le</strong> battement d’ai<strong>le</strong>s de P<strong>au</strong>l<br />

Andreu », Les Echos, n°17254 du 17 octobre 1996, page 50.<br />

Lasnier (J.-F.)<br />

« Les <strong>musée</strong>s de Coop Himmelb(l)<strong>au</strong> », Connaissance <strong>des</strong> Arts,<br />

mai 2011.<br />

Timoshenko (S. P.)<br />

Résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x, Dunod, 1990.<br />

Zienkiewicz (O.C.), Taylor (R. L.), Zhu (J.Z.)<br />

The Finite E<strong>le</strong>ment Method: Its Basis and Fundamentals, Butterworth-<br />

Heinemann, 6th edition, 2005.<br />

39<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


40<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


1FORMES<br />

DE RÉSISTANCES<br />

RÉSISTANCE DES ÊTRES VIVANTS<br />

ET ÉVOLUTION BIOLOGIQUE<br />

Gabriel Gachelin, ancien Chef de service de l’Institut Pasteur.<br />

Résumé : La résistance <strong>des</strong> êtres vivants à un agent in-<br />

fectieux et à un agent toxique est <strong>le</strong> résultat de la sé<strong>le</strong>ction<br />

d’organismes résistants à ces agents, à partir d’une<br />

population naturel<strong>le</strong>ment sensib<strong>le</strong>. L’analyse de quelques<br />

exemp<strong>le</strong>s montre que <strong>le</strong> patrimoine héréditaire <strong>des</strong> organismes,<br />

y compris celui de l’espèce humaine, a été largement<br />

façonné <strong>au</strong> cours de l’évolution par la sé<strong>le</strong>ction<br />

de résistants à <strong>des</strong> agents infectieux ou toxiques.<br />

Abstract : The resistance of living beings to infectious<br />

and toxic agents is the result of the se<strong>le</strong>ction of organisms<br />

resistant to these agents, in a population naturally<br />

sensitive to them. Analysis of a few examp<strong>le</strong>s shows that<br />

the genetic inheritance of organisms, including that of humans,<br />

has been largely shaped throughout evolution by<br />

the se<strong>le</strong>ction of individuals who are resistant to infectious<br />

or toxic agents.<br />

41<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


En 1865, <strong>le</strong> Dictionnaire de Médecine, de chirurgie, de<br />

pharmacie, <strong>des</strong> sciences accessoires et de l’art vétéri-<br />

naire, dit de la résistance qu’el<strong>le</strong> est <strong>tout</strong>e force dont on<br />

n’est pas maître, et qu’on ne peut équilibrer ou vaincre<br />

qu’en employant une <strong>au</strong>tre force dont on dispose. La<br />

définition relève de la mécanique. En 1999, <strong>le</strong> Diction-<br />

naire d’histoire et de philosophie <strong>des</strong> sciences ignore <strong>le</strong><br />

terme, <strong>tout</strong> comme, en 2004, <strong>le</strong> Dictionnaire de la pen-<br />

sée médica<strong>le</strong>. Il n’y <strong>au</strong>rait donc<br />

pas de concept de « résistance »<br />

en biologie. Pourtant <strong>le</strong> mot est<br />

d’usage courant en biologie et<br />

en médecine, selon <strong>le</strong> Petit<br />

Robert, mais alors résistance<br />

est une sorte de substantif qualifiant.<br />

On ne peut pas par<strong>le</strong>r de<br />

polysémie car on se réfère implicitement<br />

à une sorte d’équation<br />

dans laquel<strong>le</strong> résister s’oppose<br />

à être sensib<strong>le</strong>, comme être<br />

résistant à un antibiotique ou lui<br />

être sensib<strong>le</strong>. Dans ces conditions,<br />

l’individu ou l’espèce se<br />

situe quelque part <strong>le</strong> long d’une<br />

sorte d’échel<strong>le</strong> entre résistance<br />

absolue à un agent, physique, chimique ou biologique,<br />

et sensibilité absolue à ces mêmes agents. On est plus<br />

ou moins résistant à un virus ou <strong>au</strong> froid, et on y est plus<br />

ou moins sensib<strong>le</strong>. Le sens de « résistance » est fourni<br />

par chaque contexte. Le mot relativement précis en physique<br />

est devenu d’usage culturel banal <strong>au</strong> sein d’un<br />

coup<strong>le</strong> de propriétés antagonistes, résistance et sensibilité.<br />

La résistance est simultanément un état et l’expression<br />

d’une tension, et c’est ce qui fait <strong>tout</strong> son intérêt<br />

en biologie, lorsqu’il s’agit d’un coup<strong>le</strong> de caractères<br />

génétiques existant sous plusieurs formes dans une<br />

1 : Voir en fin d’artic<strong>le</strong> certaines définitions dans <strong>le</strong> glossaire.<br />

“<br />

Gabriel Gachelin a été<br />

Chef de service à l’Institut Pasteur.<br />

Biologiste de <strong>format</strong>ion,<br />

chercheur en immunogénétique<br />

et évolution moléculaire,<br />

depuis 2000 environ, il travail<strong>le</strong><br />

sur l’histoire <strong>des</strong> maladies<br />

infectieuses et <strong>des</strong> maladies<br />

parasitaires <strong>au</strong> XIX ème sièc<strong>le</strong>,<br />

dans <strong>le</strong> département d’histoire<br />

et de philosophie <strong>des</strong> sciences<br />

de l’université Paris 7 (laboratoire<br />

SPHere).<br />

”<br />

population, et sur <strong>le</strong>squels une pression de sé<strong>le</strong>ction<br />

peut s’exercer. On peut considérer alors que ce lien peut<br />

structurer la dynamique de l’évolution biologique.<br />

La résistance <strong>au</strong>x agents infectieux est ancienne<br />

et remarquab<strong>le</strong>ment efficace<br />

Une sorte d’équilibre sans cesse perturbé a construit <strong>le</strong><br />

monde <strong>des</strong> êtres vivants. Il f<strong>au</strong>t<br />

se représenter <strong>le</strong> pullu<strong>le</strong>ment<br />

d’espèces qui survivent souvent<br />

depuis <strong>des</strong> centaines de millions<br />

d’années alors qu’il existe <strong>des</strong><br />

virus de virus, <strong>des</strong> virus<br />

d’amibes et de bactéries, <strong>des</strong><br />

microorganismes qui attaquent<br />

<strong>le</strong>s organismes supérieurs,<br />

plantes ou anim<strong>au</strong>x, <strong>le</strong>squels<br />

répondent en <strong>le</strong>s détruisant et<br />

cela indéfiniment. De plus, il n’y<br />

a pas que <strong>le</strong>s êtres vivants à<br />

s’attaquer à d’<strong>au</strong>tres êtres<br />

vivants : de nombreuses substances,<br />

naturel<strong>le</strong>s ou de synthèse,<br />

sont toxiques. La survie<br />

d’une population passe ainsi par la résistance d’<strong>au</strong><br />

moins certains de ses membres. C’est <strong>le</strong> fondement du<br />

Strugg<strong>le</strong> for life de Char<strong>le</strong>s Darwin.<br />

Des systèmes efficaces de résistance <strong>au</strong>x agents infectieux<br />

ont été sé<strong>le</strong>ctionnés très tôt <strong>au</strong> cours de l’évolution<br />

<strong>des</strong> êtres vivants. Ainsi, <strong>le</strong>s bactéries détruisent <strong>le</strong>s<br />

virus qui <strong>le</strong>s infectent en découpant <strong>le</strong>ur matériel génétique<br />

en morce<strong>au</strong>x ou en <strong>le</strong>s neutralisant. Sur<strong>tout</strong>, dès<br />

l’<strong>au</strong>be <strong>des</strong> organismes eucaryotes* 1 , a été sé<strong>le</strong>ctionné<br />

un système immunitaire dit inné parce qu’entièrement<br />

42<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


codé par <strong>le</strong> patrimoine génétique <strong>des</strong> individus. Ce système<br />

reconnaît <strong>des</strong> famil<strong>le</strong>s de molécu<strong>le</strong>s caractéristiques<br />

d’une famil<strong>le</strong> d’agents infectieux et sa réponse<br />

<strong>des</strong>tructrice est immédiate. Sa diversité est immense et<br />

laisse peu de chance à l’agresseur. Les étu<strong>des</strong> de paléogénomique,<br />

qui se glissent actuel<strong>le</strong>ment à l’intérieur de<br />

la paléontologie et de l’évolution, en redécouvrant ainsi<br />

<strong>le</strong>s principes de l’actualisme, montrent que cette diversité<br />

est ancienne et qu’el<strong>le</strong> est ubiquitaire, même si <strong>des</strong><br />

formes différentes ont été sé<strong>le</strong>ctionnées chez <strong>le</strong>s<br />

plantes et chez <strong>le</strong>s anim<strong>au</strong>x. L’immunité innée a persisté<br />

chez <strong>le</strong>s vertébrés et constitue la première ligne de<br />

défense de l’organisme. Il s’y ajoute, depuis l’apparition<br />

<strong>des</strong> poissons cartilagineux il y a environ 430 millions<br />

d’années, une seconde ligne de défense, dotée d’une<br />

merveil<strong>le</strong>use capacité de reconnaissance de fragments<br />

ténus de n’importe quel<strong>le</strong> molécu<strong>le</strong>. Ce système dit<br />

adaptatif et dont <strong>le</strong>s bras armés sont <strong>le</strong>s anticorps et <strong>le</strong>s<br />

cellu<strong>le</strong>s tueuses spécifiques, est plus <strong>le</strong>nt à se mettre en<br />

action, il lui f<strong>au</strong>t <strong>au</strong> moins une semaine, à moins d’une<br />

vaccination préalab<strong>le</strong> contre l’agent à neutraliser. Il se<br />

construit en effet en permanence et est sé<strong>le</strong>ctionné par<br />

la présence de l’agent étranger qu’il sait reconnaître. La<br />

diversité de reconnaissance <strong>des</strong> deux systèmes est tel<strong>le</strong><br />

qu’<strong>au</strong>cune cib<strong>le</strong> ne peut en théorie <strong>le</strong>ur échapper, sur<strong>tout</strong><br />

si on laisse à l’organisme un temps suffisant pour<br />

en mobiliser <strong>tout</strong>es <strong>le</strong>s capacités, ce qui est <strong>le</strong> cas de la<br />

majorité <strong>des</strong> infections. En <strong>tout</strong> état de c<strong>au</strong>se, même si<br />

de nombreux individus sont sensib<strong>le</strong>s et disparaissent, il<br />

est très rare que ce système soit pris en déf<strong>au</strong>t dans<br />

l’ensemb<strong>le</strong> d’une population anima<strong>le</strong>, s<strong>au</strong>f en cas de<br />

restriction <strong>des</strong> populations à un très petit nombre d’individus<br />

consanguins, comme cela a été récemment <strong>le</strong> cas<br />

pour <strong>le</strong> guépard. En <strong>tout</strong> état de c<strong>au</strong>se, la pression de<br />

sé<strong>le</strong>ction va <strong>au</strong> mieux se traduire par l’<strong>au</strong>gmentation de<br />

la fréquence de certains allè<strong>le</strong>s*, par exemp<strong>le</strong> de ceux<br />

du système majeur d’histocompatibilité*, ou l’expansion<br />

du domaine de reconnaissance de l’immunité innée.<br />

Cette efficacité remarquab<strong>le</strong> (bien mise en évidence par<br />

la mortalité due à l’absence de ce système chez <strong>le</strong>s<br />

enfants bul<strong>le</strong> et cel<strong>le</strong> <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> du sida avant qu’existe<br />

un traitement) explique pourquoi <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du système<br />

immunitaire sera, peut-être paradoxa<strong>le</strong>ment <strong>au</strong>x yeux<br />

du <strong>le</strong>cteur, quasi-absent de cette discussion sur la résistance.<br />

Ou plutôt c’est la manière dont la fragilité occasionnel<strong>le</strong><br />

du système est contournée qui peut nous retenir.<br />

Donc, dans <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s de résistance discutés, <strong>le</strong>s<br />

systèmes de défense <strong>des</strong> organismes interviennent bien<br />

entendu (c’est la résistance à une bactérie ou un virus<br />

qui suit une infection qui a permis la découverte du système<br />

immunitaire à la fin du XIXème sièc<strong>le</strong>), mais ce sont<br />

d’<strong>au</strong>tres paramètres de la résistance biologique qui<br />

seront discutés.<br />

La sé<strong>le</strong>ction de populations résistantes opère<br />

sous nos yeux<br />

Comme dans presque tous <strong>le</strong>s domaines de la biologie<br />

moderne, l’explication <strong>des</strong> phénomènes bascu<strong>le</strong> brusquement<br />

dans une explication génétique et moléculaire<br />

après <strong>le</strong>s années 1960 et sur<strong>tout</strong> depuis 1980. Les<br />

mécanismes moléculaires de nombreux types de résistance<br />

sont élucidés et souvent interprétab<strong>le</strong>s en termes<br />

de sé<strong>le</strong>ction darwinienne du sujet résistant. Ainsi, <strong>le</strong>s<br />

bactéries sont en général sensib<strong>le</strong>s à plusieurs antibiotiques<br />

dont l’usage a révolutionné <strong>le</strong> traitement <strong>des</strong><br />

maladies infectieuses depuis la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>.<br />

Mais <strong>le</strong>s bactéries deviennent progressivement<br />

résistantes et il f<strong>au</strong>t sans cesse chercher de nouve<strong>au</strong>x<br />

antibiotiques pour en venir à bout. C’est une poursuite<br />

probab<strong>le</strong>ment sans fin. Pourquoi en est-il ainsi ?<br />

La résistance d’une bactérie à un antibiotique résulte<br />

soit d’une mutation qui modifie <strong>le</strong> génome de la bactérie<br />

cib<strong>le</strong> de l’antibiotique et rend ce dernier inopérant, soit<br />

de l’acquisition à partir d’une <strong>au</strong>tre espèce bactérienne<br />

43<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


de gènes de résistance dont <strong>le</strong>s produits détruisent l’antibiotique<br />

en question. Du fait de la fréquence de mutations<br />

et de la fréquence <strong>des</strong> transferts génétiques de<br />

bactéries résistantes à bactéries sensib<strong>le</strong>s, l’acquisition<br />

de la résistance suppose l’existence de gran<strong>des</strong> populations<br />

bactériennes, de l’ordre de plusieurs dizaines de<br />

millions d’individus. Ces tail<strong>le</strong>s sont faci<strong>le</strong>ment<br />

atteintes : dix millions de colibacil<strong>le</strong>s* ont <strong>le</strong> volume<br />

d’une tête d’éping<strong>le</strong>. Une fois la résistance apparue,<br />

l’antibiotique sé<strong>le</strong>ctionne <strong>le</strong>s bactéries qui lui sont devenues<br />

résistantes, <strong>le</strong>s bactéries sensib<strong>le</strong>s étant tuées.<br />

La population devient rapidement résistante. Ces bactéries<br />

résistantes peuvent ensuite se propager par <strong>le</strong>s<br />

voies usuel<strong>le</strong>s de l’infection et de la contamination. On<br />

ne <strong>le</strong>s arrêtera qu’avec un nouvel antibiotique. La résistance<br />

tend donc à se répandre tant son avantage sé<strong>le</strong>ctif<br />

est important par rapport <strong>au</strong>x propriétés <strong>des</strong> bactéries<br />

sensib<strong>le</strong>s face à l’antibiotique considéré. La résistance<br />

voyage <strong>au</strong> gré <strong>des</strong> contaminations. Cette propagation<br />

fait ainsi redouter (ce n’est déjà plus une crainte mais un<br />

fait) en médecine humaine et vétérinaire la propagation<br />

d’infections résistantes <strong>au</strong>x antibiotiques usuels.<br />

Le même phénomène v<strong>au</strong>t pour <strong>le</strong>s virus face <strong>au</strong>x antivir<strong>au</strong>x.<br />

Ces derniers peuvent sé<strong>le</strong>ctionner chez <strong>le</strong> malade<br />

<strong>des</strong> mutants résistants qui vont tendre à se multiplier<br />

dans l’organisme puis, <strong>le</strong> cas échéant, al<strong>le</strong>r infecter<br />

d’<strong>au</strong>tres personnes par <strong>le</strong>urs voies habituel<strong>le</strong>s de contamination.<br />

La fréquence d’apparition de ces mutants<br />

résistants varie selon <strong>le</strong>s types de virus. El<strong>le</strong> est particulièrement<br />

é<strong>le</strong>vée pour <strong>le</strong> virus du sida par exemp<strong>le</strong>.<br />

Enfin, troisième exemp<strong>le</strong> de résistances sé<strong>le</strong>ctionnées<br />

par la pratique médica<strong>le</strong>, la sé<strong>le</strong>ction de mutants résistants<br />

par un médicament existe chez <strong>le</strong>s organismes<br />

supérieurs. Ainsi, chez un malade atteint de cancer, si la<br />

réduction initia<strong>le</strong> de la tail<strong>le</strong> de la tumeur n’est pas suffisamment<br />

rapide, <strong>le</strong>s agents chimiothérapiques<br />

peuvent sé<strong>le</strong>ctionner <strong>des</strong> cellu<strong>le</strong>s mutantes résistantes<br />

qui échappent <strong>au</strong> traitement et peuvent essaimer. C’est<br />

une <strong>des</strong> raisons de la difficulté du traitement <strong>des</strong> métastases,<br />

d’<strong>au</strong>tant que <strong>le</strong> génome <strong>des</strong> cellu<strong>le</strong>s cancéreuses<br />

accumu<strong>le</strong> <strong>le</strong>s modifications <strong>au</strong> cours de l’expansion de la<br />

tumeur. Cela ne veut sur<strong>tout</strong> pas dire qu’il ne f<strong>au</strong>t pas soigner<br />

! Cela veut dire qu’il f<strong>au</strong>t agir vite, massivement et<br />

avec plusieurs agents toxiques pour éviter que la tail<strong>le</strong> de<br />

la population infectante ne devienne tel<strong>le</strong> que <strong>des</strong> résistants<br />

seront immanquab<strong>le</strong>ment sé<strong>le</strong>ctionnés.<br />

On pourrait croire que cette sé<strong>le</strong>ction de la résistance ne<br />

s’observe que chez <strong>des</strong> bactéries et <strong>des</strong> virus dont <strong>le</strong>s<br />

populations sont tel<strong>le</strong>ment importantes que la probabilité<br />

d’observer une mutation est é<strong>le</strong>vée, ou encore chez<br />

<strong>des</strong> cellu<strong>le</strong>s tumora<strong>le</strong>s dont <strong>le</strong> patrimoine héréditaire se<br />

perturbe sans cesse. Il n’en n’est rien. On la retrouve <strong>au</strong><br />

nive<strong>au</strong> d’organismes comp<strong>le</strong>xes cib<strong>le</strong>s d’un agent<br />

pathogène ou d’une substance chimique. Certaines de<br />

ces apparitions de résistance <strong>au</strong> sein de populations<br />

sensib<strong>le</strong>s à l’origine, sont célèbres. Ainsi, dans la lutte<br />

chimique contre <strong>le</strong>s insectes qui suit l’immédiat après<br />

guerre, <strong>le</strong> DDT* est utilisé de manière massive. On voit<br />

très rapidement apparaître <strong>des</strong> insectes, <strong>des</strong> moustiques<br />

en particulier, qui résistent à <strong>des</strong> doses croissantes<br />

de l’insecticide en <strong>le</strong> détruisant et rendent son<br />

usage inuti<strong>le</strong> s<strong>au</strong>f dans certaines conditions très particulières.<br />

La chrysomè<strong>le</strong>* est un insecte qui dévaste <strong>le</strong>s<br />

plantations de maïs. On a donc produit un maïs OGM qui<br />

sécrète une substance insecticide d’origine biologique.<br />

Après <strong>des</strong> débuts prometteurs en termes de lutte contre<br />

la chrysomè<strong>le</strong>, on a vu apparaître en moins de cinq ans<br />

<strong>des</strong> foyers d’insectes résistants à l’insecticide. En 2011,<br />

il était clair que la guerre était perdue : <strong>le</strong>s insectes<br />

résistants envahissaient <strong>le</strong>s champs de maïs, OGM ou<br />

non et voyageaient. Il f<strong>au</strong>t alors soit revenir <strong>au</strong>x insectici<strong>des</strong><br />

classiques soit utiliser <strong>des</strong> OGM sécrétant deux<br />

insectici<strong>des</strong> différents.<br />

44<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Adulte de Diabrotica virgifera virgifera, la chrysomè<strong>le</strong> du maïs en train de<br />

s’alimenter sur <strong>le</strong>s soies d’une f<strong>le</strong>ur femel<strong>le</strong> de maïs (Hongrie).<br />

© Sylvie Derridj / Jacob Wegener / INRA<br />

Même <strong>des</strong> phénomènes apparemment très comp<strong>le</strong>xes<br />

entrent dans la même logique. C’est ainsi que chez <strong>le</strong>s<br />

plantes, la plus ou moins grande résistance <strong>au</strong> froid et à<br />

la sécheresse semb<strong>le</strong> résider dans <strong>le</strong>s propriétés particulières<br />

de protéines qui contrô<strong>le</strong>nt l’activité d’<strong>au</strong>tres<br />

gènes, <strong>des</strong> facteurs de transcription. Ici encore <strong>des</strong> OGM<br />

sont en vue pour économiser l’e<strong>au</strong> ou étendre <strong>le</strong> domaine<br />

de culture. L’enthousiasme <strong>des</strong> chercheurs argentins<br />

qui travail<strong>le</strong>nt sur ce projet laisse <strong>au</strong>gurer d’un nouve<strong>au</strong><br />

domaine de scepticisme. La résistance <strong>au</strong>x grands froids<br />

peut reposer sur un mécanisme très différent : cel<strong>le</strong> de<br />

nombreux organismes <strong>des</strong> mers polaires est fondée sur<br />

la présence de protéines anti-gel. Enfin, dernier<br />

exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s cellu<strong>le</strong>s de presque tous <strong>le</strong>s organismes<br />

répondent à un choc thermique brutal (encore que limité<br />

en température !) par la production de protéines particulières<br />

qui viennent protéger d’<strong>au</strong>tres protéines sensib<strong>le</strong>s<br />

essentiel<strong>le</strong>s <strong>au</strong> redémarrage de la vie cellulaire lorsque<br />

la température redeviendra norma<strong>le</strong>.<br />

Ces exemp<strong>le</strong>s d’acquisition de résistance, portent sur<br />

<strong>des</strong> situations biologiques profondément différentes <strong>le</strong>s<br />

unes <strong>des</strong> <strong>au</strong>tres. Ils ont en commun de n’être interprétab<strong>le</strong>s<br />

que par la sé<strong>le</strong>ction darwinienne du mutant résistant<br />

apparu <strong>au</strong> sein d’une population à l’origine sensib<strong>le</strong>.<br />

Il s’agit sans ambiguité de la sé<strong>le</strong>ction du plus<br />

apte dans <strong>des</strong> conditions matériel<strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s dues à<br />

l’introduction de l’agent sé<strong>le</strong>ctif. L’apparition de mutations<br />

étant indépendante de l’agent de sé<strong>le</strong>ction (on <strong>le</strong><br />

sait depuis 1952 et l’épigénétique ne dit pas <strong>le</strong> contraire<br />

en dépit de l’envie que certains en ont), il vient que<br />

l’apparition de résistance à un peu n’importe quel agent<br />

ou situation est un phénomène biologique naturel et fréquent.<br />

Si la dissémination de l’organisme résistant est<br />

possib<strong>le</strong>, on assistera à une propagation de la résistance<br />

selon <strong>le</strong> rythme de l’infection par cette bactérie ou ce<br />

virus. Résistance et sensibilité appartiennent à l’économie<br />

de la biosphère et contribuent à modifier <strong>le</strong>s relations<br />

entre populations. Il s’ensuit qu’il f<strong>au</strong>drait être<br />

45<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


particulièrement vigilant lorsque l’on introduit tel ou tel<br />

agent chimique, bactérien ou viral pour contrô<strong>le</strong>r la tail<strong>le</strong><br />

de la population d’un organisme jugé indésirab<strong>le</strong>. Cela<br />

v<strong>au</strong>t tant pour <strong>le</strong>s médecins que pour <strong>le</strong>s agriculteurs.<br />

La résistance <strong>au</strong>x infections a-t-el<strong>le</strong> modelé <strong>le</strong>s<br />

populations humaines ?<br />

On pourrait dire <strong>des</strong> situations qui viennent d’être discutées,<br />

que <strong>le</strong> développement de ces résistances était <strong>le</strong><br />

fruit de situations artificiel<strong>le</strong>s. Partons du fait que la<br />

résistance d’un organisme ou d’une population est révélée<br />

par sa sensibilité à un agent. Pour en rester dans <strong>le</strong><br />

domaine <strong>des</strong> maladies infectieuses, chez l’homme, <strong>le</strong>s<br />

gran<strong>des</strong> épidémies sont connues depuis longtemps.<br />

Vasco de Gama décrit une épidémie foudroyante de choléra<br />

en 1503 à Calcutta ; <strong>le</strong>s épidémies successives de<br />

peste débutent en Europe <strong>au</strong> cours du XIVème sièc<strong>le</strong> ; la<br />

vario<strong>le</strong> est endémique ainsi que de nombreuses <strong>au</strong>tres<br />

maladies. Avant la seconde moitié du XXème sièc<strong>le</strong>, on<br />

n’y peut pas grand-chose s<strong>au</strong>f l’iso<strong>le</strong>ment <strong>des</strong> mala<strong>des</strong><br />

pour prévenir la dissémination <strong>des</strong> germes. Bref, on vit<br />

avec <strong>le</strong>s maladies, et <strong>tout</strong> <strong>le</strong> monde n’en meurt pas. La<br />

Fontaine résume très bien l’affaire : Ils ne mourraient<br />

pas tous, mais tous étaient frappés, ou du moins risquaient<br />

d’être frappés. Qui donc a survécu et que l’on<br />

peut –<strong>au</strong> moins opérationnel<strong>le</strong>ment- qualifier de résistant<br />

? Peut- on identifier un polymorphisme génétique*<br />

clairement associé à une résistance ou à la susceptibilité<br />

à une maladie ? De nombreux laboratoires sont engagés<br />

dans la recherche de gènes qui contribuent à l’une<br />

comme à l’<strong>au</strong>tre. Les techniques de la génétique moderne<br />

ont considérab<strong>le</strong>ment fait progresser nos connaissances<br />

tant dans de nombreuses maladies humaines<br />

que dans <strong>le</strong>s systèmes de co-évolution parasitaire. En<br />

fait, une variation chez l’un de la quasi-totalité <strong>des</strong><br />

gènes impliqués dans l’interaction entre un agent infec-<br />

tieux ou toxique et son hôte est susceptib<strong>le</strong> de <strong>le</strong> transformer<br />

en gène de résistance ou de susceptibilité. Il ne<br />

s’agit pas toujours de résistance ou de sensibilité<br />

« absolues » ou même forte, mais <strong>le</strong> plus souvent de<br />

contributions d’intensité variab<strong>le</strong> à résistance ou sensibilité.<br />

En théorie, ces polymorphismes peuvent être<br />

<strong>au</strong>tant de prises pour une pression de sé<strong>le</strong>ction.<br />

L’association de cette recherche avec l’histoire <strong>des</strong><br />

maladies suggère-t-el<strong>le</strong> un façonnage du génome par<br />

<strong>le</strong>s maladies ? La seu<strong>le</strong> présence d’un polymorphisme<br />

génétique étendu ne permet pas de conclure à un rô<strong>le</strong><br />

réel de ces variations dans la construction <strong>des</strong> génomes.<br />

Les recherches de paléopathologie* en cours ne sont<br />

pas encore très in<strong>format</strong>ives. L’étude <strong>des</strong> séquences du<br />

génome humain montre l’importance de la trace d’éléments<br />

génétiques mobi<strong>le</strong>s, dont <strong>le</strong>s rétrovirus font partie.<br />

Si ces éléments transposab<strong>le</strong>s étaient à l’origine<br />

infectieux, comme certains <strong>le</strong> sont chez la drosophi<strong>le</strong>,<br />

alors une grande partie du génome <strong>le</strong>ur est due. Qu’en<br />

est-il <strong>des</strong> pandémies ? La peste noire a très probab<strong>le</strong>ment<br />

tué de 30 à 50% de la population européenne<br />

entre 1347 et 1352 et quelques pour cents de plus dans<br />

<strong>le</strong>s vagues épidémiques qui suivirent. Quel effet a-t-el<strong>le</strong><br />

eu sur la génétique <strong>des</strong> populations humaines ? L’épidémie<br />

de sida contemporaine fournit peut-être indirectement<br />

un élément de réponse. Une petite proportion<br />

d’humains n’est pas sensib<strong>le</strong> <strong>au</strong> virus VIH. En outre, <strong>le</strong><br />

virus ne peut pas se multiplier chez eux. Chez ces sujets<br />

résistants à l’infection, un <strong>des</strong> récepteurs du virus à la<br />

surface <strong>des</strong> cellu<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> récepteur CCR5, est muté, empêchant<br />

ainsi <strong>le</strong> virus de pénétrer dans <strong>le</strong>s cellu<strong>le</strong>s et donc<br />

de se multiplier. Or la mutation qui affecte cette molécu<strong>le</strong><br />

altérée, une molécu<strong>le</strong> qui joue un rô<strong>le</strong> dans l’attraction<br />

de cellu<strong>le</strong>s du système immunitaire sur <strong>le</strong>s lieux de<br />

<strong>le</strong>ur action, connaît une distribution très variab<strong>le</strong> selon<br />

<strong>le</strong>s populations humaines. Est-ce dû à une pandémie<br />

antérieure ? L’étude de quelques populations humaines<br />

46<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


estées relativement isolées (Balkans) suggère que la<br />

fréquence de cette mutation <strong>au</strong>rait été amplifiée il y a<br />

sept cent ans, <strong>au</strong> moment <strong>des</strong> épidémies de peste noire<br />

en Eurasie et dans <strong>des</strong> lieux où on sait que la mortalité a<br />

été é<strong>le</strong>vée. Il <strong>au</strong>rait donc pu avoir été sé<strong>le</strong>ctionné comme<br />

contribuant à la résistance à la peste, ou parce qu’associé<br />

à un <strong>au</strong>tre gène de résistance. L’étude d’<strong>au</strong>tres populations<br />

humaines ne confirme que partiel<strong>le</strong>ment cette<br />

conclusion. Le débat existe depuis une dizaine d’années,<br />

mais il est vrai que <strong>le</strong>s brassages de population ont été<br />

très variab<strong>le</strong>s d’un point à un <strong>au</strong>tre, ce qui rend diffici<strong>le</strong><br />

l’interprétation <strong>des</strong> données. Il semb<strong>le</strong> bien cependant<br />

que la même mutation rende <strong>le</strong>s rats résistants à la<br />

peste, en même temps d’ail<strong>le</strong>urs que d’<strong>au</strong>tres facteurs<br />

de résistance. Que ce point soit définitivement prouvé ou<br />

non, l’épidémie de peste noire ne peut pas ne pas avoir<br />

modifié <strong>le</strong> patrimoine génétique <strong>des</strong> populations<br />

humaines en privilégiant ceux qui ont montré un quelconque<br />

degré de résistance à l’infection. A contrario, la<br />

grande susceptibilité de populations humaines à <strong>des</strong><br />

infections apportées de l’extérieur montre un fort degré<br />

de variabilité dans la résistance et la sensibilité de populations<br />

séparées depuis <strong>des</strong> millénaires et isolées <strong>des</strong><br />

agents pathogènes en question. Cette variabilité préexiste<br />

à l’infection. Ainsi, la rougeo<strong>le</strong> et la vario<strong>le</strong> ont-el<strong>le</strong>s été<br />

accablantes chez <strong>le</strong>s populations <strong>au</strong>tochtones d’Amérique<br />

quand ces maladies y ont été introduites par <strong>le</strong>s Européens,<br />

nettement moins sensib<strong>le</strong>s.<br />

Giovanni del Leone<br />

Pè<strong>le</strong>rinage de la compagnie du crucifix à Loreto lors de la peste en 1523<br />

début XVI ème sièc<strong>le</strong><br />

Hui<strong>le</strong> sur toi<strong>le</strong> 68 x 57,5 cm<br />

Eglise de San Rocco à Sansepolcro (Italie)<br />

1523, la peste se retire de Borgo San Sepolcro, la petite vil<strong>le</strong> en arrière-plan cernée par ses remparts et dominée <strong>au</strong> Sud par une forteresse médicéenne. Un paysan rentre ses<br />

bêtes, la vie redevient norma<strong>le</strong>. C’est un conva<strong>le</strong>scent que <strong>le</strong>s membres de la confrérie de la Crucifixion mènent en pè<strong>le</strong>rinage à la Vierge de Veneto. (Giovanni del Leone,<br />

Tavola votiva ca 1525). C’est qu’après avoir tué presque une moitié de la population européenne en un sièc<strong>le</strong>, la peste a grandement perdu de sa méchanceté. On peut penser<br />

que <strong>le</strong>s plus sensib<strong>le</strong>s ont disparu, laissant la prédominance <strong>au</strong>x sujets <strong>le</strong>s plus aptes à faire face à la maladie. La peste, et d’<strong>au</strong>tres exemp<strong>le</strong>s, font supposer que <strong>le</strong>s maladies<br />

ont progressivement sé<strong>le</strong>ctionné <strong>le</strong> patrimoine génétique <strong>des</strong> diverses populations humaines.<br />

© Museo Civico di Sansepolcro, Italie<br />

2 : Du moins en Afrique. Cela semb<strong>le</strong> moins vrai à Madagascar.<br />

47<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Or cette sensibilité initia<strong>le</strong> s’est fortement atténuée.<br />

Est-ce l’indice qu’une sé<strong>le</strong>ction a opéré ? À l’inverse, la<br />

mutation qui inactive <strong>le</strong> gène Duffy rend <strong>le</strong>s porteurs de la<br />

mutation résistants <strong>au</strong> paludisme par Plasmodium vivax*.<br />

Il est ainsi très probab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s infections successives,<br />

<strong>le</strong>s épidémies, ont façonné <strong>le</strong> patrimoine génétique <strong>des</strong><br />

populations humaines en privilégiant <strong>le</strong>s éléments génétiques<br />

qui favorisaient la résistance, ou du moins, une<br />

moindre sensibilité, ou encore la simp<strong>le</strong> possibilité de survivre<br />

plus longtemps (et donc de se reproduire) face à la<br />

présence endémique d’une maladie.<br />

S’acclimater ou transporter son écosystème avec<br />

soi ?<br />

Si <strong>le</strong> mot « résistance » a pris cette coloration moléculaire<br />

bien précise dans la biologie moderne, on peut se<br />

demander dans quel contexte historique <strong>le</strong> terme s’enracine.<br />

L’usage dans son acception moderne peut<br />

d’ail<strong>le</strong>urs lui-même être ancien : Adolfo Lutz par<strong>le</strong> de<br />

résistance à la quinine dès <strong>le</strong> début du XXème sièc<strong>le</strong> <strong>au</strong><br />

Brésil. Mais il est assez clair que <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> actuel résistance-susceptibilité<br />

fondé sur la génétique précise <strong>des</strong><br />

antagonismes antérieurs plus flous. On pense ici à la<br />

notion de terrain, <strong>au</strong> coup<strong>le</strong> acclimatation - non acclimatation<br />

puis à celui d’adaptation-inadaptation qui lui succède<br />

dans <strong>le</strong> cours du XIXème sièc<strong>le</strong> avec la diffusion <strong>des</strong><br />

théories d’abord transformistes puis darwiniennes. En<br />

effet, <strong>le</strong>s progrès de la médecine et sur<strong>tout</strong> de l’hygiène,<br />

qui littéra<strong>le</strong>ment de nos jours « gomment » l’importance<br />

de certaines maladies, empêchent de voir ces dernières<br />

comme el<strong>le</strong>s l’ont été longtemps, comme <strong>des</strong> catastrophes<br />

inévitab<strong>le</strong>s. Avoir une idée sur <strong>le</strong>s pressions de<br />

sé<strong>le</strong>ction et <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> dans la résistance biologique ne<br />

doit pas occulter <strong>le</strong> très diffici<strong>le</strong> problème posé par <strong>le</strong><br />

XIXème sièc<strong>le</strong> : sachant que <strong>des</strong> hommes, <strong>des</strong> anim<strong>au</strong>x et<br />

<strong>des</strong> plantes vivent dans un environnement <strong>au</strong>ssi hosti<strong>le</strong><br />

que <strong>le</strong> milieu tropical, comment l’homme blanc<br />

« adapté » <strong>au</strong> climat et <strong>au</strong>x maladies <strong>des</strong> régions tempérées<br />

peut-il survivre sous <strong>le</strong>s tropiques ? Peut-il s’acclimater,<br />

s’adapter, à quel prix et dans quel<strong>le</strong>s limites ?<br />

Problème marginal lorsque <strong>le</strong>s Tropiques ne sont fréquentés<br />

que par quelques expéditions maritimes, la capacité<br />

d’adaptation <strong>des</strong> hommes devient un problème<br />

majeur avec <strong>le</strong>s débuts de la colonisation. Au cours de la<br />

première moitié du XIXème sièc<strong>le</strong> en effet, l’Europe entre<br />

en contact commercial et militaire étendu avec <strong>le</strong>s pays<br />

tropic<strong>au</strong>x et met en place ce qu’el<strong>le</strong> appel<strong>le</strong> curieusement<br />

sa « vocation colonia<strong>le</strong> ». Il est probab<strong>le</strong> qu’en France la<br />

question de l’adaptation <strong>des</strong> hommes <strong>au</strong>x Tropiques se<br />

pose sérieusement pour la première fois lors de l’expédition<br />

d’Égypte, dont <strong>le</strong>s troupes font face à un climat différent<br />

de la France et à <strong>des</strong> maladies inconnues. Mais la<br />

question de l’adaptation <strong>au</strong>x climats tropic<strong>au</strong>x ne prend<br />

de l’amp<strong>le</strong>ur qu’avec l’expédition militaire en Algérie à<br />

partir de 1830, la diffici<strong>le</strong> conquête du territoire et l’extrême<br />

difficulté de s’y maintenir, devant <strong>le</strong>s maladies, en particulier<br />

<strong>le</strong> paludisme, qui décimaient l’armée et <strong>le</strong>s<br />

Européens tentés par la colonisation. Le relais dans ces<br />

difficultés est pris par l’expédition du Mexique de 1862<br />

avec la fièvre j<strong>au</strong>ne et l’altitude. Que signifie l’adaptation,<br />

la résistance <strong>des</strong> hommes qui vivent dans ces lieux inhospitaliers<br />

devant la difficulté qu’éprouve l’Européen à<br />

vivre hors du climat tempéré ? Il f<strong>au</strong>t replacer cette<br />

« nécessité » de définir <strong>des</strong> stratégies de survie et donc de<br />

résistance, dans un contexte plus vaste, celui du lien<br />

repris d’Hippocrate mais en réalité inspiré par Humboldt<br />

<strong>au</strong> début du XIXème sièc<strong>le</strong> et ses considérations sur <strong>le</strong> rapport<br />

entre f<strong>au</strong>ne, flore et climat, entre maladies et climats,<br />

qui se développe d’abord en Al<strong>le</strong>magne puis dans<br />

<strong>tout</strong>e l’Europe sous la forme de géographie climatique et<br />

de géographie médica<strong>le</strong> : à chaque climat ses maladies et<br />

par voie de conséquence, comment un individu adapté à<br />

un climat peut-il survivre sous un <strong>au</strong>tre climat et ses maladies<br />

? D’<strong>au</strong>tant que survivre s’entend d’ail<strong>le</strong>urs comme s’y<br />

instal<strong>le</strong>r et y avoir une <strong>des</strong>cendance. C’est la condition<br />

48<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


sine qua non d’une colonisation <strong>au</strong> long terme, à condition<br />

éga<strong>le</strong>ment de triompher d’une <strong>au</strong>tre forme d’inadaptation,<br />

l’absence de résistance mora<strong>le</strong> sous un climat débilitant.<br />

L’importance accordée à ce dernier point atteste de<br />

la comp<strong>le</strong>xité de la notion de résistance <strong>au</strong>x Tropiques<br />

durant <strong>le</strong> XIXème sièc<strong>le</strong>.<br />

Il n’y <strong>au</strong>ra pas de réponse simp<strong>le</strong>. La médecine étant<br />

impuissante, l’objectif est de « résister ». Pour la<br />

Société impéria<strong>le</strong> d’acclimatation créée en 1854, il existe<br />

une capacité assez large d’adaptation de chaque<br />

sujet et de chaque espèce et donc la survie est possib<strong>le</strong><br />

à condition de ne pas dépasser <strong>le</strong>s limites de cette sorte<br />

de bul<strong>le</strong>, limites floues <strong>au</strong> demeurant. La résistance de<br />

l’indigène <strong>au</strong>x paramètres du lieu où il vit est admise,<br />

décrite et reconnue. El<strong>le</strong> est attribuée à sa longue cohabitation<br />

avec <strong>le</strong> climat du lieu. C’est donc naturel<strong>le</strong>ment<br />

sur la résistance <strong>des</strong> <strong>au</strong>tochtones que s’appuient <strong>des</strong><br />

membres de la Société d’anthropologie de Paris pour<br />

prôner <strong>le</strong> métissage systématique <strong>des</strong> populations,<br />

seu<strong>le</strong> manière selon eux d’acquérir chez <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tochtones<br />

la résistance qui fait déf<strong>au</strong>t à l’Européen. La proposition<br />

n’a guère de succès <strong>au</strong> moment où la position hiérarchique<br />

du « s<strong>au</strong>vage » est déjà bien mise en place.<br />

Des médecins militaires objectent qu’il suffit d’un temps<br />

fina<strong>le</strong>ment assez bref dans une garnison d’adaptation<br />

pour que la troupe devienne résistante : ainsi, <strong>des</strong> soldats<br />

ayant séjourné <strong>au</strong>x Antil<strong>le</strong>s vont-ils mieux résister à<br />

la fièvre j<strong>au</strong>ne lorsqu’ils débarquent à Vera-Cruz, que<br />

<strong>des</strong> recrues fraîchement « importées » d’Europe.<br />

D’<strong>au</strong>tres médecins ont clairement en tête que <strong>tout</strong> ces<br />

discours ne sont qu’illusions. Les Tropiques sont « <strong>le</strong><br />

tombe<strong>au</strong> de l’homme blanc ». Il f<strong>au</strong>t sur<strong>tout</strong> se protéger,<br />

contre la cha<strong>le</strong>ur, contre <strong>le</strong>s moustiques, contre <strong>le</strong>s<br />

fièvres, en rendant l’e<strong>au</strong> potab<strong>le</strong>, en habitant sur <strong>le</strong>s<br />

h<strong>au</strong>teurs loin <strong>des</strong> miasmes et de l’infection et… en<br />

renouvelant la troupe régulièrement. Sur cet aveu d’une<br />

inadaptation intrinsèque de l’Européen se greffe alors<br />

un ensemb<strong>le</strong> rég<strong>le</strong>mentaire visant à protéger <strong>le</strong> blanc de<br />

sa sensibilité en l’isolant d’un environnement hosti<strong>le</strong><br />

(moustiquaire, casque, vêtements, filtres pour l’e<strong>au</strong>, quinine<br />

etc.) tandis que l’urbanisme <strong>des</strong> vil<strong>le</strong>s colonia<strong>le</strong>s<br />

et/ou tropica<strong>le</strong>s va fina<strong>le</strong>ment se réaliser dans l’imitation<br />

de l’Europe, avec <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s blanches sur la h<strong>au</strong>teur,<br />

en zone ventée (voire franchement en altitude comme<br />

Petropolis par rapport à Rio) avec de larges avenues,<br />

une hygiène de l’e<strong>au</strong> etc. La vil<strong>le</strong> indigène, el<strong>le</strong>, s’organise<br />

presque a contrario. Cette singularité de la vil<strong>le</strong><br />

colonia<strong>le</strong> coupée en deux par une rationalité hygiénique<br />

(mais bien entendu <strong>au</strong>ssi par <strong>le</strong> rapport colonisateur /<br />

colonisé) persistera <strong>tout</strong> <strong>au</strong> long de la période colonia<strong>le</strong><br />

en zone intertropica<strong>le</strong>. La ségrégation <strong>des</strong> habitats existe<br />

d’ail<strong>le</strong>urs historiquement en Méditerranée.<br />

En Corse, la plaine littora<strong>le</strong> de l’Est est fortement impaludée<br />

jusque vers 1950. Seuls <strong>le</strong>s paysans et <strong>le</strong>s bergers<br />

y vivaient en permanence, <strong>le</strong>s propriétaires habitaient<br />

sur <strong>le</strong>s collines en été. La vil<strong>le</strong>giatura possède ainsi une<br />

rationalité sanitaire qu’ignore Goldoni. Aux colonies,<br />

l’Européen, pour survivre, a donc <strong>au</strong>tant qu’il <strong>le</strong> pouvait,<br />

transporté sa coquil<strong>le</strong> avec lui et s’est posé avec dans<br />

l’endroit climatiquement <strong>le</strong> plus proche de son écosystème<br />

d’origine. Enfin, puisque <strong>le</strong> paysage est hosti<strong>le</strong>, on<br />

va <strong>le</strong> modifier <strong>au</strong>tant que faire se peut pour diminuer sa<br />

dangerosité. Si l’on ne peut acquérir de la résistance, du<br />

moins sera-t-on moins sensib<strong>le</strong> parce que moins exposé.<br />

Ces efforts sont bien l’aveu que la sensibilité de<br />

l’Européen ne se transformera pas aisément en résistance<br />

prêtée à l’<strong>au</strong>tochtone. Tous <strong>le</strong>s efforts sont donc<br />

mis sur la mise à l’écart <strong>des</strong> dangers. En même temps,<br />

c’est la chance même d’une adaptation à terme par<br />

quelque mécanisme que ce soit, qui s’efface devant<br />

l’iso<strong>le</strong>ment hygiénique, médical et urbanistique.<br />

S’opposer à la nature ?<br />

L’approche génétique de la résistance <strong>au</strong>x agents<br />

pathogènes amène à proposer ce coup<strong>le</strong> fonctionnel<br />

49<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


sensibilité/résistance comme un déterminant de l’évolution<br />

globa<strong>le</strong> <strong>des</strong> êtres vivants. Ce n’est certainement pas<br />

<strong>le</strong> seul et il n’est pas limité <strong>au</strong>x anim<strong>au</strong>x. L’évolution<br />

récente <strong>des</strong> infections <strong>des</strong> plantes européennes va<br />

exactement dans <strong>le</strong> même sens, <strong>tout</strong> comme un sièc<strong>le</strong> et<br />

demi plus tôt, l’importation de vigne américaine résistante<br />

<strong>au</strong> phylloxéra a relancé en France la production<br />

vitico<strong>le</strong> sensib<strong>le</strong> à cet insecte. D’ail<strong>le</strong>urs la recherche<br />

d’espèces ou de mutants spontanément résistants fait<br />

partie désormais <strong>des</strong> stratégies en agronomie !<br />

Le coup<strong>le</strong> sensibilité-résistance fournit un fil conducteur<br />

supplémentaire à l’histoire de la biologie et de la médecine.<br />

Cet antagonisme est inhérent <strong>au</strong> monde <strong>des</strong> êtres<br />

vivants. Il n’y a pas de populations sensib<strong>le</strong>s qui n’ait la<br />

capacité de voir certains membres devenir résistants et<br />

remplacer la population précédente. Ce constat,<br />

probab<strong>le</strong>ment un peu simpliste, pousse à quelques<br />

conclusions qui <strong>le</strong> sont moins. L’une, comme <strong>le</strong> cas de la<br />

chrysomè<strong>le</strong> <strong>le</strong> montre, est qu’il est sans doute très naïf<br />

de s’appuyer sur une sensibilité pour rég<strong>le</strong>r ici un<br />

problème économique. Tout comme il a été naïf de<br />

croire <strong>le</strong> problème <strong>des</strong> infections résolu avec l’usage<br />

d’antibiotiques. La remarque s’étend d’ail<strong>le</strong>urs <strong>au</strong>x tentatives<br />

de « gestion » du vivant. Dit un peu bruta<strong>le</strong>ment<br />

<strong>tout</strong>es <strong>le</strong>s tentatives de rég<strong>le</strong>r un problème écologique<br />

ou sanitaire se heurtent <strong>au</strong> caractère ‘mouvant’, à la<br />

capacité d’adaptation génétique du vivant sans compter<br />

<strong>le</strong> danger qu’il y a en agissant sur l’environnement de<br />

faire émerger de nouve<strong>au</strong>x problèmes, plus graves que<br />

<strong>le</strong>s anciens. L’apparition de résistances chez <strong>le</strong> vivant<br />

est inévitab<strong>le</strong>. L’équilibre entre espèces, entre agresseur<br />

et agressé dans la nature, passe par la co-évolution<br />

entre el<strong>le</strong>s, il exige son temps qui n’est pas celui de l’intervention<br />

immédiate. En son absence on a <strong>tout</strong>es<br />

chances de sé<strong>le</strong>ctionner une résistance inattendue qui<br />

posera d’<strong>au</strong>tres problèmes. La rapidité de la réponse<br />

évolutive tel<strong>le</strong> qu’on l’observe par exemp<strong>le</strong> avec <strong>le</strong>s<br />

insectici<strong>des</strong>, laisse rêveur. La sé<strong>le</strong>ction de résistances<br />

ne met-el<strong>le</strong> pas en évidence <strong>le</strong> départ d’une fuite en<br />

avant qui ne peut aboutir qu’à additionner une agression<br />

de la nature à une <strong>au</strong>tre agression? Si oui, et cela<br />

semb<strong>le</strong> probab<strong>le</strong> <strong>au</strong> su de ce que l’on voit en médecine,<br />

la solution doit être ail<strong>le</strong>urs. La réponse n’est pas du ressort<br />

de cet artic<strong>le</strong>.<br />

50<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Eucaryotes :<br />

Les organismes eucaryotes se définissent par opposition <strong>au</strong><br />

monde <strong>des</strong> bactéries, <strong>des</strong> virus et <strong>des</strong> archées, appelés procaryotes.<br />

Leurs cellu<strong>le</strong>s possèdent un véritab<strong>le</strong> noy<strong>au</strong> cellulaire<br />

limité par une membrane et qui contient <strong>le</strong>s chromosomes. Les<br />

procaryotes n’ont pas de noy<strong>au</strong> cellulaire. Les eucaryotes sont<br />

considérés comme plus évolués que <strong>le</strong>s procaryotes.<br />

Allè<strong>le</strong>s :<br />

Les allè<strong>le</strong>s sont <strong>des</strong> variants génétiques d’un même gène.<br />

Histocompatibilité :<br />

Le comp<strong>le</strong>xe majeur d’histocompatibilité est un ensemb<strong>le</strong> de<br />

gènes, présents chez <strong>le</strong>s seuls vertébrés, dont <strong>le</strong>s produits sont<br />

essentiels pour <strong>le</strong> fonctionnement du système immunitaire<br />

adaptatif. La plupart <strong>des</strong> gènes de ce comp<strong>le</strong>xe possèdent de<br />

nombreux allè<strong>le</strong>s dans une population anima<strong>le</strong>.<br />

Colibacil<strong>le</strong>s :<br />

Les colibacil<strong>le</strong>s, nom familier donné à la bactérie Escherichia<br />

coli, sont <strong>des</strong> bactéries du tube digestif, qui ont été <strong>des</strong> organismes<br />

modè<strong>le</strong>s dans la naissance de la biologie moléculaire<br />

et restent <strong>des</strong> outils irremplaçab<strong>le</strong>s de cette dernière.<br />

DDT :<br />

Le DDT pour Dichlorodiphényltrichloroéthane, est une molécu<strong>le</strong><br />

dotée d’un fort pouvoir insecticide. Il a été massivement utilisé<br />

par <strong>le</strong>s Alliés pendant la Seconde Guerre<br />

mondia<strong>le</strong> pour lutter contre <strong>le</strong> paludisme et <strong>le</strong> typhus, maladies<br />

transmises par <strong>des</strong> insectes. Sa toxicité pour la f<strong>au</strong>ne en<br />

particulier <strong>le</strong>s oise<strong>au</strong>x, fut rapidement reconnue. Il f<strong>au</strong>t<br />

attendre la parution en 1962 de Si<strong>le</strong>nt spring de Rachel<br />

Carson, pour qu’on en tienne compte et qu’on <strong>le</strong> retire du<br />

marché <strong>au</strong> début <strong>des</strong> années 1970.<br />

GLOSSAIRE<br />

Chrysomè<strong>le</strong> :<br />

La grande famil<strong>le</strong> <strong>des</strong> insectes appelés chrysomè<strong>le</strong>s rassemb<strong>le</strong><br />

environ 37 000 espèces herbivores réparties dans <strong>le</strong><br />

monde entier. Presque chaque espèce se nourrit presque<br />

exclusivement sur <strong>des</strong> plantes appartenant à la même famil<strong>le</strong>,<br />

voire <strong>au</strong> même genre.<br />

Polymorphisme génétique :<br />

Le polymorphisme génétique est la coexistence de plusieurs<br />

allè<strong>le</strong>s pour un gène donné, <strong>au</strong> sein d'une population. Une<br />

population d'une espèce est ainsi constituée d'individus possédant<br />

<strong>des</strong> caractéristiques génétiques et phénotypiques différentes.<br />

Paléopathologie :<br />

L’examen <strong>des</strong> sque<strong>le</strong>ttes permet d’identifier <strong>des</strong> lésions<br />

osseuses récentes ou anciennes, ainsi que <strong>le</strong>s traces laissées<br />

sur <strong>le</strong>s os par de nombreuses maladies. Les techniques<br />

modernes d’analyse <strong>des</strong> restes d’ADN vont plus loin, en identifiant<br />

directement <strong>des</strong> agents infectieux présents mais éga<strong>le</strong>ment<br />

en précisant la structure génétique <strong>des</strong> restes humains<br />

étudiés, <strong>le</strong>ur susceptibilité éventuel<strong>le</strong> à une infection, <strong>le</strong>ur<br />

degré de parenté etc. L’analyse de la famil<strong>le</strong> du pharaon<br />

Toutankhamon est un exemp<strong>le</strong> de paléogénomique et de<br />

paléopathologie.<br />

Plasmodium vivax :<br />

Les Plasmodium sont <strong>le</strong>s parasites responsab<strong>le</strong>s du<br />

paludisme. Plasmodium vivax est l’une <strong>des</strong> quatre espèces de<br />

Plasmodium, responsab<strong>le</strong> de la fièvre tierce bénigne.<br />

51<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


RÉFÉRENCES<br />

BIBLIOGRAPHIQUES<br />

Alcaïs (A.), Abel (L.), Casanova (JL)<br />

Human genetics of infectious diseases : between proof of princip<strong>le</strong><br />

and paradigm, J Clin. Invest. 2009 Sep;119(9):2506-14. doi:<br />

10.1172/JCI38111.<br />

Bourdelais (P.)<br />

Les épidémies terrassées. Une histoire de pays riches, La Martinière<br />

Paris, 2003.<br />

Goerg (O.) et Huetz de Lemps (X.)<br />

La Vil<strong>le</strong> colonia<strong>le</strong> XVe-XXe sièc<strong>le</strong>, Le Seuil, Paris 2012.<br />

Jorland (G.)<br />

Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France <strong>au</strong><br />

XIXème sièc<strong>le</strong>, Gallimard, Paris 2009.<br />

Michel-Briand (Y.)<br />

Une histoire de la résistance <strong>au</strong>x antibiotiques : à propos de six bactéries,<br />

L’Harmattan, Paris 2009.<br />

Regoes (RR.)<br />

Bonhoeffer (S.), The HIV coreceptor switch : a population dynamical<br />

perspective. Trends Microbiol. 2005 Jun; 13(6):269-77.<br />

52<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


1FORMES<br />

DE RÉSISTANCES<br />

RÉSISTER EN LANGUES, DÉCOLONISER<br />

LE PATRIMOINE 1<br />

Ghislaine Glasson Desch<strong>au</strong>mes, Chercheuse à l’Institut <strong>des</strong> sciences socia<strong>le</strong>s du politique.<br />

Résumé : La construction du commun est en crise. El<strong>le</strong> est<br />

exposée <strong>au</strong>x conceptions fermées de l’identité comme à<br />

<strong>des</strong> logiques de standardisation qui ramènent la diversité<br />

à un jeu de catalogage. À quoi donc résister qui engage la<br />

langue et la déplace en un <strong>au</strong>tre lieu que la confrontation<br />

de ces logiques ? Questionnant la langue dans sa conception<br />

patrimonia<strong>le</strong>, dans son jumelage siamois avec la<br />

politique pour fonder la commun<strong>au</strong>té, <strong>le</strong> présent artic<strong>le</strong><br />

dégage une perspective qui emprunte à Edouard Glissant<br />

et Patrick Chamoise<strong>au</strong> pour penser une « politique de<br />

relation » où <strong>le</strong> patrimoine comme la langue seraient en<br />

permanence, et depuis toujours, en traduction.<br />

Abstract : The construction of the common is in crisis.<br />

It is exposed to closed conceptions of identity and to a<br />

logic of which reduces diversity to cataloguing-game.<br />

What should be resisted that would engage thelanguage<br />

and displace it from the site of confrontation of those<br />

logics? The present artic<strong>le</strong> questions the conception of<br />

language as an heritage and the way it has been<br />

inextricably entwined with politics in order to found the<br />

community. And it defines a perspective that borrows<br />

from Edouard Glissant and Patrick Chamoise<strong>au</strong> so as to<br />

conceive a “politics of relationship”, where heritage and<br />

language would be permanently, and since forever, in<br />

translation.<br />

1 : Ce texte, abrégé, s’appuie pour partie sur l’intervention de l’<strong>au</strong>teur <strong>au</strong> XIII e congrès international de l’ARIC, à l'université de Sherbrooke (Canada), du 19 <strong>au</strong> 23 juin 2011<br />

intitulé « La diversité <strong>au</strong> cœur de la recherche interculturel<strong>le</strong> : harmonies et dissonances».<br />

53<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


« J’écris en présence de <strong>tout</strong>es <strong>le</strong>s langues du monde.<br />

El<strong>le</strong>s résonnent <strong>des</strong> échos et <strong>des</strong> obscurités et <strong>des</strong> si<strong>le</strong>nces <strong>le</strong>s<br />

unes <strong>des</strong> <strong>au</strong>tres. » Édouard Glissant 2<br />

En temps de crise, la révolte fait irruption comme une<br />

radicalité opposée à l’inacceptab<strong>le</strong>. En appelant à la<br />

« résistance » comme modalité d’action face à une<br />

situation jugée intolérab<strong>le</strong>, l’ancien Résistant Stéphane<br />

Hessel, dans son bref essai de<br />

2010, Indignez-vous! a ouvert,<br />

de manière symptomatique, une<br />

perspective qui, par l’action<br />

individuel<strong>le</strong> et col<strong>le</strong>ctive, veut<br />

ramener <strong>le</strong> commun <strong>au</strong> cœur <strong>des</strong><br />

priorités. Cette résistance d’<strong>au</strong>jourd’hui,<br />

la sienne, se réfère<br />

historiquement et politiquement<br />

à la Résistance française durant<br />

la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong><br />

puis <strong>au</strong> sortir de la guerre. El<strong>le</strong><br />

affirme que quelque chose<br />

d’<strong>au</strong>tre a déjà été possib<strong>le</strong>, que<br />

quelque chose d’<strong>au</strong>tre est donc<br />

possib<strong>le</strong>, et el<strong>le</strong> ouvre la possibilité<br />

d’une pluralité de récits<br />

possib<strong>le</strong>s pour résister à l’inégalité,<br />

à la perte de dignité et de<br />

sens, à la servitude contemporaine. Tel<strong>le</strong> est l’une <strong>des</strong><br />

actualités de la notion de résistance.<br />

La résistance est une notion plastique. Pascal la cerne<br />

en inventant la métaphore du rose<strong>au</strong> pensant pour<br />

situer l’homme dans l’univers. La résistance consiste à<br />

ne pas se briser, à ne pas se laisser détruire sous une<br />

poussée contraire, adverse. La résistance suppose<br />

2 : Édouard Glissant, Philosophie de la relation, Gallimard, Paris, 2009, p.80.<br />

“<br />

Ghislaine Glasson Desch<strong>au</strong>mes<br />

est chercheuse à<br />

l’Institut <strong>des</strong> sciences socia<strong>le</strong>s<br />

du politique (CNRS/Université<br />

Paris Ouest Nanterre la Défense),<br />

codirectrice du groupement<br />

d’intérêt scientifique<br />

« Institutions patrimonia<strong>le</strong>s et<br />

pratiques interculturel<strong>le</strong>s ». El<strong>le</strong><br />

est par ail<strong>le</strong>urs directrice et fondatrice<br />

(1993) de la revue<br />

Transeuropéennes, responsab<strong>le</strong><br />

du programme « Traduire<br />

en Méditerranée ».<br />

”<br />

soup<strong>le</strong>sse, mouvement, ajustement de l’action à la<br />

pression subie. El<strong>le</strong> peut rejoindre l’esprit de ruse,<br />

quand la loi de l’action physique n’est pas pertinente ou<br />

suffisante. Ulysse exaspère la raison cyclopéenne par<br />

ce jeu avec <strong>le</strong> nom et avec la langue qui continue de<br />

nous faire par<strong>le</strong>r : « Mon nom est personne. » La ruse<br />

d’Ulysse est une résistance du langage à l’enfermement<br />

dans la nomination – une nomination qui identifierait<br />

Ulysse <strong>tout</strong> en <strong>le</strong> dénonçant.<br />

La résistance d’Ulysse à son<br />

nom, à sa filiation, par<strong>le</strong> à<br />

<strong>tout</strong>es cel<strong>le</strong>s et tous ceux qui ne<br />

se reconnaissent pas dans l’assignation<br />

à l’origine, dans l’enfermement<br />

identitaire. El<strong>le</strong> est<br />

une résistance dans la langue, et<br />

qui interroge la langue.<br />

Quel<strong>le</strong> est la raison cyclopéenne<br />

à quoi nous serions confrontés<br />

<strong>au</strong>jourd’hui et par quoi la langue<br />

devrait être sollicitée ? Qu’estce<br />

donc que résister en ces<br />

temps de globalisation, qui<br />

exposerait à la perte d’identité ?<br />

À supposer qu’il fail<strong>le</strong> résister,<br />

<strong>le</strong>s réponses à cette question<br />

sont pluriel<strong>le</strong>s, voire hétérogènes.<br />

El<strong>le</strong>s tiennent <strong>au</strong>x représentations du monde, de<br />

l’identité et de la chose politique où el<strong>le</strong>s s’inscrivent.<br />

Puisqu’il s’agit ici de répondre à l’invitation lancée par<br />

<strong>le</strong> <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> de réfléchir sous l’ang<strong>le</strong> de la<br />

langue à la résistance, la question pourrait ainsi être<br />

resserrée : en ces temps de déliaison, en ces temps où<br />

<strong>le</strong> commun est en crise, à quoi résister qui engage la<br />

54<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


langue ? À quoi résister qui engage <strong>le</strong> récit de la<br />

construction du commun ? Dans un monde orthonormé<br />

par <strong>le</strong>s <strong>des</strong>criptions normatives, quels déplacements,<br />

quels renversements de perspective peut-on esquisser<br />

pour émanciper <strong>le</strong> commun de l’esprit colonial, pour<br />

penser la relation ?<br />

À quoi devrait-on résister qui engage la langue ?<br />

En France comme ail<strong>le</strong>urs dans <strong>le</strong> monde, langue et politique<br />

sont étroitement reliées et suturées pour fonder la<br />

commun<strong>au</strong>té. La langue-identité est requise pour poser<br />

<strong>le</strong>s fondements de ce qui est moins un vivre ensemb<strong>le</strong><br />

qu’un être ensemb<strong>le</strong>. Sa place dans <strong>le</strong>s constitutions<br />

<strong>des</strong> États-nations est presque toujours un enjeu crucial,<br />

dès lors que ladite commun<strong>au</strong>té nationa<strong>le</strong> est plurilingue.<br />

Ainsi, par exemp<strong>le</strong>, l’Accord de paix d’Ohrid de<br />

2001, qui conduisit à une réforme de la Constitution<br />

macédonienne de 1991 et ramena la paix dans cette<br />

ancienne République de l’ex-Yougoslavie, avait-il pour<br />

mesure phare l’inclusion constitutionnel<strong>le</strong> de l’albanais<br />

comme seconde langue officiel<strong>le</strong>. Ainsi, c’est <strong>au</strong> nom de<br />

son incompatibilité avec la Constitution de la Ve République<br />

que <strong>le</strong> Conseil constitutionnel refusa, en 1999, de<br />

ratifier la Charte européenne <strong>des</strong> langues régiona<strong>le</strong>s et<br />

minoritaires, alors même que, sur la base <strong>des</strong> critères<br />

définis par ce document, <strong>le</strong>s instances officiel<strong>le</strong>s en<br />

dénombre plus de soixante-quinze, en métropo<strong>le</strong> et<br />

outre-mer3 .<br />

Commentant en 2001 <strong>le</strong> livre de Jacques Derrida, <strong>le</strong><br />

Monolinguisme de l’<strong>au</strong>tre, <strong>le</strong> philosophe Marc Crépon<br />

constatait que, « si la langue fait l’objet de deman<strong>des</strong>,<br />

d’exigences politiques, c’est, en effet, qu’el<strong>le</strong> est<br />

considérée, <strong>le</strong> plus souvent, comme une composante<br />

incontournab<strong>le</strong>, la moins contestab<strong>le</strong>, de l’identité culturel<strong>le</strong>.<br />

C’est même ce qui permet à la culture d’être érigée<br />

en va<strong>le</strong>ur ». Plus encore, la langue étant considérée<br />

comme « une propriété naturel<strong>le</strong> », « la culture trouve en<br />

el<strong>le</strong> son sédiment », l’une et l’<strong>au</strong>tre, culture propre,<br />

langue maternel<strong>le</strong>, composant un lien indéfectib<strong>le</strong> soumis<br />

à une logique de loy<strong>au</strong>té 4 . Il souligne <strong>le</strong> devenir<br />

patrimonial de la langue que <strong>le</strong> politique entreprend de<br />

rassemb<strong>le</strong>r en corpus (inventaires, mots rares, corpus de<br />

poésie et de chants populaires, etc.). Se construit <strong>le</strong><br />

récit de la langue réservoir de l’identité col<strong>le</strong>ctive :<br />

langue-patrimoine, se transmettant de père en fils, en<br />

filiation, par l’héritage quoique maternel (perçu comme<br />

naturel).<br />

De la résistance <strong>des</strong> langues<br />

3 : Voir <strong>le</strong> site de la Délégation généra<strong>le</strong> à la langue française et <strong>au</strong>x langues de France http://www.dglf.culture.gouv.fr<br />

4 : Crepon, 2001.<br />

5 : http://www.unesco.org/culture/ich/index.php?lg=fr&pg=00006 [consulté <strong>le</strong> 3 mai 2012].<br />

6 : L’<strong>au</strong>teur souligne.<br />

Considérée comme « propriété naturel<strong>le</strong> » où la culture<br />

trouverait son sédiment, la langue est donc essentiel<strong>le</strong>ment<br />

pensée comme transmission d’un déjà là, d’un<br />

acquis culturel, lui-même souvent présenté comme une<br />

essence. L’artic<strong>le</strong> 2 de la Convention de l’Unesco pour la<br />

s<strong>au</strong>vegarde du patrimoine culturel immatériel (2003) 5 <strong>le</strong><br />

montre bien en proposant l’élément de définition<br />

suivante : « Le “patrimoine culturel immatériel” (…) se<br />

manifeste notamment dans <strong>le</strong>s domaines suivants : <strong>le</strong>s traditions<br />

et expressions ora<strong>le</strong>s, y compris la langue comme<br />

vecteur 6 du patrimoine culturel immatériel » – à savoir,<br />

étymologiquement, ce qui transporte, ce qui véhicu<strong>le</strong>.<br />

On mesure <strong>tout</strong>e l’ambiguïté de cette formulation qui<br />

retient la seu<strong>le</strong> fonction véhiculaire de la langue.<br />

Comme en témoigne <strong>le</strong>ur absence en tant que tel<strong>le</strong>s<br />

dans <strong>le</strong>s listes du patrimoine immatériel, <strong>le</strong>s langues<br />

va<strong>le</strong>nt moins pour <strong>le</strong> monde qu’el<strong>le</strong>s construisent et qui<br />

55<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


se construit à travers el<strong>le</strong>s que pour tel ou tel fait culturel<br />

s’exprimant par <strong>le</strong>ur biais. El<strong>le</strong>s sont paradoxa<strong>le</strong>ment<br />

tenues dans l’invisibilité alors qu’el<strong>le</strong>s se situent <strong>au</strong><br />

cœur du processus de conservation/transmission. Dans<br />

<strong>le</strong> même temps, <strong>le</strong>urs interactions et intrications sont<br />

éga<strong>le</strong>ment absents de cette perspective. En effet, sur<br />

<strong>le</strong>s neuf critères proposés par l’UNESCO pour mesurer la<br />

vitalité d’une langue7 , sa résistance, huit d’entre eux<br />

concernent la seu<strong>le</strong> pratique <strong>au</strong> sein de la commun<strong>au</strong>té<br />

et un seul porte sur la « réaction face <strong>au</strong>x nouve<strong>au</strong>x<br />

domaines et médias », laissant imaginer que la langue<br />

est pareil<strong>le</strong> à une forteresse assiégée par l’extérieur,<br />

que la réalité langagière est cel<strong>le</strong> d’une confrontation<br />

entre un intérieur et un extérieur.<br />

Tandis que nombre de linguistes s’attachent à faire <strong>le</strong><br />

lien entre la persistance d’une langue et sa capacité<br />

intrinsèque de traduction, l’approche de l’UNESCO tend<br />

donc plutôt à renforcer la triade langue-cultureidentité.<br />

Quand l’identité frappe à la langue<br />

Et c’est bien en tant qu’el<strong>le</strong>s sont perçues comme vecteurs<br />

d’identité que <strong>le</strong>s langues ont été de puissants<br />

<strong>le</strong>viers politiques <strong>au</strong> cours <strong>des</strong> sièc<strong>le</strong>s, et c’est en tant<br />

que tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s ont été, à différentes pério<strong>des</strong> de<br />

l’histoire, écartées ou anéanties ou recouvertes. En<br />

France, la Révolution appel<strong>le</strong> une mise en partage <strong>des</strong><br />

nouvel<strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs fondatrices et <strong>des</strong> lois de la République<br />

par la langue française. À cette fin, l’instituteur<br />

est d’abord un traducteur 8 . Cependant, très vite, <strong>au</strong>x<br />

yeux de l’Abbé Grégoire, c’est la nécessité même<br />

d’« anéantir <strong>le</strong>s patois », en tant qu’ils sont perçus<br />

comme «<strong>le</strong> lieu d’une résistance propre qui diffuse la<br />

contre-révolution9 » , <strong>au</strong> profit de la langue française qui<br />

s’impose.<br />

En France, <strong>au</strong> grand récit de la langue donnant corps à la<br />

nation correspond <strong>le</strong> grand récit patrimonial qui donne<br />

lieu à cel<strong>le</strong>-ci. Dominique Poulot a montré que « raison<br />

patrimonia<strong>le</strong> » et raison révolutionnaire sont consubstantiel<strong>le</strong>s<br />

dans ce moment instituant un nouvel ordre<br />

social, politique et philosophique 10 . L’invention de la<br />

nation 11 passe par <strong>le</strong> <strong>musée</strong>, <strong>le</strong>s archives, la bibliothèque,<br />

<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s, par <strong>le</strong>ur vocation universel<strong>le</strong>, doivent<br />

conserver la trace du monde antérieur et de ses<br />

langues. Ainsi l’enquête de l’Abbé Grégoire sur <strong>le</strong>s<br />

patois12 devient-el<strong>le</strong> une entreprise de col<strong>le</strong>cte muséa<strong>le</strong><br />

<strong>des</strong> <strong>le</strong>xiques et corpus (or<strong>au</strong>x et écrits) promis à la disparition.<br />

Dans cette optique, <strong>le</strong>s patois sont : « Bons<br />

pour l’affectivité, mais bannis de la raison. Du coup,<br />

exclus de la politique, ils sont offerts en objets à la philosophie.<br />

Ils ont <strong>le</strong>ur place dans <strong>le</strong>s <strong>musée</strong>s, trésors de<br />

famil<strong>le</strong>, où <strong>le</strong>ur étude, combinée à cel<strong>le</strong> <strong>des</strong> monuments<br />

du Moyen-âge, permettra une histoire <strong>des</strong> progrès de<br />

l’histoire humaine , comme <strong>le</strong> voulait Sulzer » 13 .<br />

Dans <strong>le</strong>s pays issus de l’éclatement de la Yougoslavie et<br />

<strong>des</strong> guerres ethnonationa<strong>le</strong>s du début <strong>des</strong> années 1990,<br />

<strong>le</strong> serbo-croate devint plusieurs langues, qui furent respectivement<br />

« purifiées » <strong>des</strong> scories encombrantes de<br />

l’histoire et de l’identité col<strong>le</strong>ctive antérieure (en Serbie,<br />

7 : Voir l’artic<strong>le</strong> de Rieks Smeets dans <strong>le</strong> Messager du Patrimoine immatériel, n° sur « <strong>le</strong>s langues en danger », septembre 2006, p.2.<br />

Accessib<strong>le</strong> en ligne sur http://unesdoc.unesco.org/images/0014/001471/147185f.pdf [consulté <strong>le</strong> 3 mai 2012].<br />

8 : Julia / de Certe<strong>au</strong> / Revel, 1975.<br />

9 : Ibid.<br />

10 : Poulot, 2006.<br />

11: Anderson, 2006.<br />

12 : Rapport sur la nécessité et <strong>le</strong>s moyens d'anéantir <strong>le</strong>s patois et d'universaliser l'usage de la langue française, présenté à la Convention nationa<strong>le</strong> <strong>le</strong> 4 juin 1794<br />

(16 prairial an II).<br />

13 : Julia/Certe<strong>au</strong>/Revel, 1975 : 31.<br />

56<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


on expurgea <strong>le</strong>s traces latines et ottomanes, en Croatie,<br />

<strong>le</strong>s traces slaves et ottomanes) ou “<strong>au</strong>gmentées” de<br />

<strong>le</strong>xiques en phase avec la nouvel<strong>le</strong> identité nationa<strong>le</strong> (la<br />

langue bosniaque puisa dans <strong>le</strong> vocabulaire turco-ottoman).<br />

Avec la disparition officiel<strong>le</strong> du serbo-croate, il<br />

s’agissait non seu<strong>le</strong>ment de (chercher à) dissoudre tota<strong>le</strong>ment<br />

l’identité politique et culturel<strong>le</strong> yougoslave, mais<br />

d’anéantir un patrimoine linguistique et culturel bien<br />

plus ancien, et qui racontait la comp<strong>le</strong>xité et <strong>le</strong>s entremê<strong>le</strong>ments<br />

culturels de cette région qui fut à la charnière<br />

<strong>des</strong> empires ottoman et habsbourgeois. Aussi, de<br />

manière corollaire, <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s ou villages qui étaient<br />

signe de cet « entre-plusieurs », comme Vukovar,<br />

v<br />

Pocitelj, Mostar, et tant d’<strong>au</strong>tres, furent détruites ; <strong>le</strong>urs<br />

populations, porteuses de mémoire, furent massacrées<br />

ou déplacées. Aussi, et l’exemp<strong>le</strong> est emblématique, <strong>le</strong>s<br />

nationalistes serbes de Bosnie assiégeant la vil<strong>le</strong> de<br />

Sarajevo14 prirent sans tarder pour cib<strong>le</strong> la Bibliothèque<br />

nationa<strong>le</strong> et universitaire de Sarajevo, dont <strong>le</strong>s imprimés<br />

et manuscrits rares en différentes langues, témoignant<br />

« témoignaient du caractère multiethnique, multiculturel<br />

et multireligieux de la Bosnie-Herzégovine 15 » furent<br />

détruits à 90%.<br />

Résister à la langue colonia<strong>le</strong><br />

Dans <strong>le</strong>s processus coloni<strong>au</strong>x, la langue est toujours un<br />

puissant outil de domination <strong>des</strong> peup<strong>le</strong>s. Lors <strong>des</strong> colonisations<br />

européennes, el<strong>le</strong> conditionna l’organisation<br />

administrative et juridique <strong>des</strong> pays dominés, recouvrit<br />

<strong>le</strong>s imaginaires et <strong>le</strong>s mo<strong>des</strong> de représentation avant de<br />

<strong>le</strong>s transformer, opéra <strong>des</strong> ruptures socia<strong>le</strong>s <strong>au</strong>tant que<br />

<strong>des</strong> ruptures entre l’homme et son milieu.<br />

14 : Le siège de Sarajevo dura du 5 avril 1992 <strong>au</strong> 29 février 1996. La bibliothèque fut incendiée en août 1992.<br />

15 : Kujundzic, 2002.<br />

16 : wa Thiong ‘o, 2010 : 39.<br />

17 : Mbembé, 2010 : 103.<br />

18 : Voir en fin d’artic<strong>le</strong> certaines définitions dans <strong>le</strong> glossaire.<br />

Dans un livre tardivement traduit en France, Décoloniser<br />

l’esprit, qui fait <strong>le</strong> récit et l’analyse du renoncement à la<br />

langue anglaise comme langue d’écriture <strong>au</strong> bénéficie<br />

de la langue maternel<strong>le</strong> (<strong>le</strong> kikuyu), l’écrivain kényan<br />

Ngugi wa Thiong’o identifie deux formes de l’emprise culturel<strong>le</strong><br />

du colonialisme : « la <strong>des</strong>truction et la dévalorisation<br />

systématique de la culture <strong>des</strong> colonisés, de <strong>le</strong>ur art,<br />

de <strong>le</strong>urs danses, de <strong>le</strong>urs religions, de <strong>le</strong>ur histoire, de <strong>le</strong>ur<br />

géographie, de <strong>le</strong>ur éducation, de <strong>le</strong>ur littérature écrite et<br />

ora<strong>le</strong> – et inversement la glorification incessante de la<br />

langue du colonisateur. » Il poursuit : « En imposant une<br />

langue étrangère et en supprimant <strong>le</strong>s langues <strong>au</strong>tochtones<br />

écrites et parlées, <strong>le</strong> colonialisme brisa l’harmonie<br />

jusque-là établie entre l’enfant et la langue » 16 . La langue<br />

imposée opère une rupture à l’égard de la commun<strong>au</strong>té,<br />

loin de refléter <strong>le</strong>s rapports de la vie réel<strong>le</strong>, el<strong>le</strong>ne correspond<br />

plus à rien de la vie de la commun<strong>au</strong>té.<br />

La réappropriation de la langue maternel<strong>le</strong> prônée par<br />

Ngugi wa Thiong’o se situe dans <strong>le</strong> registre de la résistance,<br />

mais el<strong>le</strong> s’inscrit dans une tension délicate.<br />

Wa Thiong’o laisse en effet entendre que l’identité ainsi<br />

s<strong>au</strong>vée par la langue, donnée comme propriété naturel<strong>le</strong>,<br />

pourrait se construire tel<strong>le</strong> qu’en l’origine, dans<br />

« l’harmonie » retrouvée entre soi et soi. Or l’expérience<br />

du contact, si négatif fut-il, invalide toujours la fiction de<br />

la langue indemne.<br />

Achil<strong>le</strong> Mbembé a critiqué cette « vision <strong>des</strong> nationalismes<br />

panafricains », selon laquel<strong>le</strong> « l’émancipation<br />

culturel<strong>le</strong> ne serait guère possib<strong>le</strong> sans identification<br />

tota<strong>le</strong> entre langues africaines, nation africaine et pensée<br />

africaine » 17 – posture qui fut éga<strong>le</strong>ment structurante<br />

du panarabisme* 18 . Construire la résistance dans la<br />

réappropriation de la langue native, c’est s’exposer <strong>au</strong>x<br />

57<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


isques de la langue-racine, de la langue de la filiation à<br />

l’origine, de la « conception carcéra<strong>le</strong> de l’identité » 19 .<br />

De la mortifère langue-racine devenue langue de domination,<br />

Jacques Derrida écrivait : « Voilà ma culture, el<strong>le</strong><br />

m’a appris <strong>le</strong>s désastres vers <strong>le</strong>squels une invocation<br />

incantatoire de la langue maternel<strong>le</strong> <strong>au</strong>ra précipité <strong>le</strong>s<br />

hommes » 20 . Il affirmait ne pas avoir eu de « langue<br />

maternel<strong>le</strong> », confronté qu’il fut à un doub<strong>le</strong> interdit, parlant<br />

de lui comme de « ce je (…) à qui l’accès à <strong>tout</strong>e<br />

langue non française de l’Algérie (arabe dia<strong>le</strong>ctal ou littéraire,<br />

berbère, etc.) a été interdit. Mais ce même je<br />

est <strong>au</strong>ssi quelqu’un à qui l’accès du français, d’une <strong>au</strong>tre<br />

manière, apparemment détournée et perverse, a <strong>au</strong>ssi<br />

été interdit » 21 .<br />

Résister en langues et en traduction<br />

Résister par une seu<strong>le</strong> langue à la langue de la colonie<br />

est-il pour <strong>au</strong>tant un processus émancipateur ? Les indépendances<br />

nées <strong>des</strong> processus de décolonisation en<br />

Afrique firent de la langue longtemps méprisée, voire<br />

interdite, la bannière <strong>des</strong> nouve<strong>au</strong>x États ainsi créés.<br />

Dans <strong>le</strong>s pays arabes, notamment <strong>le</strong>s pays du Maghreb,<br />

c’est cependant l’arabe classique, langue du Coran,<br />

langue <strong>des</strong> savants, langue de l’écrit, langue <strong>des</strong> élites,<br />

qui devint la langue officiel<strong>le</strong> – non la langue parlée par<br />

tous dans la vie quotidienne, la langue loca<strong>le</strong> (dia<strong>le</strong>cte<br />

marocain, etc.). Cette nécessaire politique d’arabisation<br />

produisit cependant <strong>des</strong> états de diglossies* dont <strong>le</strong>s<br />

effets sont perceptib<strong>le</strong>s jusqu’<strong>au</strong>jourd’hui, mais el<strong>le</strong> eut<br />

<strong>au</strong>ssi pour conséquence d’écarter pour plusieurs<br />

décennies d’<strong>au</strong>tres langues, comme l’amazigh. La place<br />

(publique) faite à la pluralité (<strong>des</strong> langues, <strong>des</strong> cultures)<br />

<strong>au</strong> Maroc, avec par exemp<strong>le</strong> l’emblématique création<br />

d’un Institut royal de la culture amazighe, participe d’un<br />

processus plus large de démocratisation politique. El<strong>le</strong><br />

est indissociab<strong>le</strong> d’une politique de conservation (création<br />

de la Bibliothèque nationa<strong>le</strong> du Roy<strong>au</strong>me du Maroc),<br />

de connaissance (création <strong>des</strong> Archives nationa<strong>le</strong>s en<br />

2011) et de reconnaissance publique <strong>des</strong> mémoires pluriel<strong>le</strong>s<br />

(création de <strong>musée</strong>s région<strong>au</strong>x d’histoire) qui<br />

trament la société marocaine contemporaine22 .<br />

Résister à l’identité comme clôture et rejet demande<br />

donc un pas de plus que la seu<strong>le</strong> reconnaissance de la<br />

pluralité. Pour Jacques Derrida comme pour <strong>le</strong> penseur<br />

Abdelkebir Khatibi avec qui il dialogue dans <strong>le</strong><br />

Monolinguisme de l’<strong>au</strong>tre, l’enjeu est de se dégager<br />

vivement de la langue comme appartenance, de se<br />

situer dans un exil initial de la langue. Résister en<br />

langues <strong>au</strong>x hégémonies n’est donc pas seu<strong>le</strong>ment se<br />

mettre à par<strong>le</strong>r la langue dominée, interdite ou déconsidérée,<br />

c’est la penser et la par<strong>le</strong>r dans un horizon de<br />

langues, dans une logique de relation et de traduction<br />

qui ouvre <strong>tout</strong>es sortes de possib<strong>le</strong>s.<br />

C’est <strong>au</strong>ssi par<strong>le</strong>r <strong>au</strong>trement l’ancienne langue de la domination,<br />

la travail<strong>le</strong>r de l’intérieur pour l’éprouver nouvel<strong>le</strong>ment<br />

dans une capacité de traduction. Dans Décoloniser<br />

l’esprit, Ngugi wa Thiong’o met en lumière l’expérience de<br />

l’écrivain Gabriel Okara, faisant <strong>le</strong> récit de la reconquête<br />

de sa langue à travers la langue anglaise, et il cite un<br />

passage saisissant : « Pour réussir à tirer parti <strong>des</strong> images<br />

du discours africain et de <strong>le</strong>ur vivacité, j’ai dû commencer<br />

19 : Césaire, 2004 : 92.20 : Voir en fin d’artic<strong>le</strong> certaines définitions dans <strong>le</strong> glossaire.<br />

20 : Derrida, 1996.<br />

21 : Derrida, 1996 : 56-57.<br />

22 : Voir à ce sujet <strong>le</strong> compte-rendu de la tab<strong>le</strong>-ronde organisée <strong>le</strong> 7 septembre 2011 par <strong>le</strong> Groupement d’intérêt scientifique Institutions patrimonia<strong>le</strong>s et pratiques interculturel<strong>le</strong>s<br />

, intitulée « L’interculturel, une dimension incontournab<strong>le</strong> du patrimoine ? Regards croisés », et notamment <strong>le</strong>s propos de Driss Khrouz, directeur de la<br />

Bibliothèque nationa<strong>le</strong> du Roy<strong>au</strong>me du Maroc. Disponib<strong>le</strong> en ligne sur : http://www.ipapic.eu/seminaire-chantier/actuel<strong>le</strong>ment/l-interculturel-une-dimension.html<br />

[consulté <strong>le</strong> 3 mai 2012].<br />

58<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


par me défaire de l’habitude de penser en anglais. Cela a<br />

été diffici<strong>le</strong> <strong>au</strong> début, mais j’ai travaillé. J’ai étudié chaque<br />

expression que j’utilisais en ijaw*, examiné <strong>le</strong> contexte<br />

dans <strong>le</strong>quel je l’utilisais pour tenter d’en découvrir l’équiva<strong>le</strong>nt<br />

<strong>le</strong> plus proche en anglais. Ce fut un exercice fascinant.<br />

» De fait, il s’agit bien d’une doub<strong>le</strong> émancipation, à<br />

l’égard de la langue colonia<strong>le</strong> et de la langue colonisée,<br />

qui tient sa puissance, comme geste de résistance, <strong>des</strong><br />

interactions assumées non seu<strong>le</strong>ment <strong>des</strong> mots, <strong>des</strong> discours,<br />

mais <strong>des</strong> mémoires : « Il n’y a pas de be<strong>au</strong>té dans<br />

<strong>le</strong>s mémoires solitaires » 23 .<br />

Traduire la relation<br />

Ouvrir la scène <strong>des</strong> mémoires pluriel<strong>le</strong>s, c’est mettre en<br />

relation une pluralité de langues libérées du statut d’appartenance.<br />

Les langues construisent <strong>le</strong>s savoirs et <strong>le</strong>s représentations<br />

du monde. Les mettre en traduction, c’est nécessairement<br />

traduire par pans entiers <strong>des</strong> mon<strong>des</strong>, comme<br />

<strong>le</strong> montre <strong>le</strong> Vocabulaire européen <strong>des</strong> philosophies<br />

dont Barbara Cassin, son initiatrice et directrice, clarifie<br />

ainsi <strong>le</strong> projet : « Ni universalisme logique indifférent<br />

<strong>au</strong>x langues, ni nationalisme ontologique avec essentialisation<br />

du génie <strong>des</strong> langues : face à ces deux positions,<br />

quel<strong>le</strong> est la nôtre? Je par<strong>le</strong>rais de<strong>le</strong>uzien :<br />

“déterritorialisation”. Nous sommes partis du multip<strong>le</strong><br />

(…) et pour y demeurer (…) » 24 .<br />

Tout comme résister en langue, c’est déplacer la langue<br />

du site de l’appartenance, il f<strong>au</strong>t ici déplacer la traduction<br />

de sa fonction instrumenta<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong> d’une technique<br />

susceptib<strong>le</strong> de remédier imparfaitement à la réalité<br />

23 : Glissant et Chamoise<strong>au</strong>, 2009.<br />

24 : Cassin, 2004 : XX.<br />

25 : Ost, 2009.<br />

26 : Lyotard, 1983.<br />

27 : Voir à ce sujet : « Traduire, entre <strong>le</strong>s cultures », Transeuropéennes n°22, Paris, 2002.<br />

28 : Balibar, 2009.<br />

29 : Ibid.<br />

vertigineuse, de Babel. Or la langue est un monde, el<strong>le</strong><br />

est interprétation, et el<strong>le</strong> permet une distance de soi à<br />

soi, qui fait que dire, c’est traduire25 .<br />

Traduire n’est pas donc seu<strong>le</strong>ment porter attention à<br />

l’étranger, s’en distinguer et s’en rapprocher à la fois.<br />

À travers <strong>le</strong>s trav<strong>au</strong>x de philosophes comme Derrida ou<br />

Lyotard ou ceux de théoriciens anglo-saxons <strong>des</strong> étu<strong>des</strong><br />

postcolonia<strong>le</strong>s, la traduction est pensée non plus un<br />

médium entre un intérieur (identité) et un extérieur (altérité),<br />

mais comme un puissant opérateur de la différence.<br />

La traduction, intrinsèquement interculturel<strong>le</strong>, est<br />

cet espace “entre”, qui tente de penser la relation entre<br />

<strong>des</strong> discours hétérogènes26 , et qui in<strong>au</strong>gure la possibilité<br />

de <strong>le</strong>ur confrontation, de <strong>le</strong>urs intraduisib<strong>le</strong>s.<br />

Commentant ce passage de “traduire <strong>des</strong> langues” à<br />

l’idée de traduction « entre <strong>le</strong>s cultures » 27 , Etienne Balibar<br />

souligne <strong>le</strong> lien politique et esthétique fait par ces<br />

<strong>au</strong>teurs entre que l’activité de traduction généralisée et<br />

<strong>le</strong>s « expériences de résistance, d’hybridité, de rupture<br />

d’identité, de dissémination textuel<strong>le</strong>, de retournements<br />

per<strong>format</strong>ifs de noms » 28 . Pour lui, cependant, cette proposition<br />

n’a de sens que si <strong>le</strong>s “cultures” sont « el<strong>le</strong>smêmes<br />

conçues ». Pour Etienne Balibar, penser la traduction<br />

comme cet « entre, <strong>le</strong>s cultures » n’a de sens<br />

que si l’on conçoit <strong>le</strong>s “cultures” que « comme <strong>des</strong> systèmes<br />

ouverts, évolutifs, de phrases, de textes, de discours,<br />

de dialogues, plutôt que comme <strong>des</strong> visions du<br />

monde “monadiques”*» 29 .<br />

Cette condition, centra<strong>le</strong> et première, permet à la traduction<br />

d’advenir en tant que geste d’émancipation à<br />

l’égard <strong>des</strong> logiques de clôture. Glissant et Chamoise<strong>au</strong><br />

décrivent bien l’urgence d’une pensée rhizomique <strong>des</strong><br />

59<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


différences : « Nous croyons que dans <strong>le</strong> monde brassé,<br />

multip<strong>le</strong> vers <strong>le</strong>quel nous allons, <strong>le</strong>s langues<br />

multiplieront <strong>le</strong>urs possibilités d’existence et de relations,<br />

c’est-à-dire de résistance implicite à l’homogénéité,<br />

même si c’est dans l’obscur et <strong>le</strong> méconnu. El<strong>le</strong>s se<br />

‘comprendront’, ce qui sous-entend qu’el<strong>le</strong>s n’entretiendront<br />

entre el<strong>le</strong>s <strong>au</strong>cune barrière ontologique. » Inscrite<br />

dans <strong>le</strong> multip<strong>le</strong> qui ne s’énumère pas plus qu’il ne se<br />

mesure30 , la traduction est un mode de mise en relation<br />

<strong>des</strong> différences.<br />

De la relation comme résistance<br />

Résister en langues, c’est d’abord laisser advenir en soi<br />

la multiplicité <strong>des</strong> langues, éprouver <strong>le</strong>ur étrangeté,<br />

<strong>le</strong>urs opacités comme <strong>le</strong>urs résonances – <strong>le</strong>s films de<br />

Jean-Luc Godard ou de Jim Jarmush sont p<strong>le</strong>ins de ces<br />

extraordinaires moments où <strong>des</strong> personnages se par<strong>le</strong>nt<br />

en langues étrangères, pas nécessairement comprises<br />

ou à comprendre. Résister en langues, c’est <strong>au</strong>ssi, et<br />

d’une <strong>au</strong>tre façon, penser la relation comme traduction.<br />

Résister en langues, comme proposition de vie, proposition<br />

politique, proposition esthétique, c’est se situer<br />

dans un lieu <strong>au</strong>tre que la diversité mosaïque – dans <strong>le</strong><br />

« Tout-monde » 31 .<br />

La diversité mosaïque est une diversité située (pour être<br />

organisée), une diversité de conservation, d’inventaire<br />

et de classement. Le théoricien postcolonial Homi<br />

Bhabha explicite cette perspective : « <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> même<br />

d’une posture “cultivée” ou civilisée est précisément la<br />

capacité à situer et à apprécier <strong>le</strong>s cultures dans <strong>le</strong><br />

cadre d’une sorte de <strong>musée</strong> imaginaire, comme s’il<br />

s’agissait de <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctionner et de <strong>le</strong>s apprécier.<br />

Le goût pour la diversité que cultivent <strong>le</strong>s Occident<strong>au</strong>x<br />

se caractérise fondamenta<strong>le</strong>ment comme capacité à <strong>le</strong>s<br />

connaître et à <strong>le</strong>s situer dans un cadre temporel universel<br />

qui ne prend en compte la différence de <strong>le</strong>urs<br />

contextes historiques et soci<strong>au</strong>x que pour mieux, en<br />

définitive, <strong>le</strong>s dépasser et <strong>le</strong>s rendre transparentes » 32 .<br />

C’est à partir de cette conception de la diversité que <strong>le</strong>s<br />

grands <strong>musée</strong>s inventés par l’Occident (<strong>musée</strong>s de<br />

l’homme, <strong>musée</strong>s d’histoire naturel<strong>le</strong>, <strong>musée</strong>s de « civilisations<br />

») se sont constitués. C’est depuis cette perspective<br />

que <strong>le</strong>s gran<strong>des</strong> bibliothèques occidenta<strong>le</strong>s classifient<br />

et indexent la diversité du monde disponib<strong>le</strong> dans<br />

<strong>le</strong>urs fonds. Et c’est <strong>au</strong> nom de cette conception que <strong>le</strong>s<br />

politiques comme <strong>le</strong>s opinions s’insurgent contre l’uniformisation,<br />

la standardisation <strong>des</strong> biens culturels dans<br />

la mondialisation.<br />

Dépasser la binarité pour penser la diversité, tel<strong>le</strong> est la<br />

tâche à laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> médecin, poète et archéologue Victor<br />

Sega<strong>le</strong>n s’attela <strong>au</strong> début du XXe sièc<strong>le</strong>, en composant<br />

un Essai sur l’exotisme, dont <strong>le</strong> sous-titre « Notes sur<br />

l’esthétique du divers », signalait l’intention de penser<br />

ail<strong>le</strong>urs et <strong>au</strong>trement « la notion du différent ». Dans une<br />

note datée de 1912, observant une col<strong>le</strong>ction de céramiques,<br />

muséa<strong>le</strong> à n’en pas douter, il montre que, séparés,<br />

<strong>le</strong>s objets paraissent homogènes alors que, réunis,<br />

ce sont <strong>le</strong>urs « modalités nuancées » qui s’imposent33 .<br />

Le regard que porte Sega<strong>le</strong>n sur la col<strong>le</strong>ction n’est plus<br />

cumulatif, somme dans une totalité plus vaste. La col<strong>le</strong>ction<br />

devient mise en relation <strong>des</strong> différences, une<br />

sorte d’espace tiers.<br />

Mais <strong>le</strong> constat <strong>des</strong> « modalités nuancées » suffit-il à<br />

une pensée de la différence ? Tout un champ théorique<br />

contemporain s’attache à montrer qu’il n’est <strong>au</strong>jourd’hui<br />

30 : Glasson Desch<strong>au</strong>mes, 2008..<br />

31 : Glissant, 1997.<br />

32 : Homi K. Bhabha “<strong>le</strong> tiers espace”, entretien avec Jonathan Rutherford, revue Multitu<strong>des</strong>, 2007, http://multitu<strong>des</strong>.samizdat.net/Le-Tiers-espace-Entretien-avec<br />

[consulté <strong>le</strong> 15 avril 2010]<br />

33 : Séga<strong>le</strong>n, 1978.<br />

60<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


plus possib<strong>le</strong> de penser <strong>le</strong> monde sans articu<strong>le</strong>r <strong>le</strong> local<br />

avec <strong>le</strong> global, sans penser <strong>le</strong>s interconnexions et <strong>le</strong>s<br />

circulations, sources de trans<strong>format</strong>ions, sans réexaminer<br />

<strong>le</strong>s porosités entre <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs du passé et <strong>le</strong> présent,<br />

entre <strong>le</strong>s réalités et <strong>le</strong>s représentations de l’État,<br />

<strong>le</strong>s mo<strong>des</strong> de gouvernement, <strong>le</strong>s relations socia<strong>le</strong>s 34 .<br />

C’est la représentation même du monde qui se<br />

transforme en une infinité de lieux « qui se joignent par<br />

mil<strong>le</strong> bords » 35 . Mais il s’agit <strong>au</strong>ssi d’appréhender et de<br />

comprendre « la comp<strong>le</strong>xité grandissante du corps<br />

social, c’est-à-dire l’inextricab<strong>le</strong> de ses intrications »<br />

que <strong>le</strong>s migrations et circulations mondia<strong>le</strong>s ne cessent<br />

d’accroître.<br />

Penser en relation, plutôt que penser la relation, c’est<br />

faire de la mise en relation un mode d’être <strong>au</strong> monde et<br />

en société, en un processus toujours ouvert, et non pas<br />

prendre la relation comme objet d’étude depuis un point<br />

qui serait extérieur. Cette proposition poétique et théorique<br />

est un cap pour construire <strong>le</strong> commun sur d’<strong>au</strong>tres<br />

bases que la racine primordia<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> incite à ressaisir<br />

dans <strong>le</strong>s rets* de l’imaginaire et de la pensée ce qui, à<br />

un moment donné, a été laissé pour compte, effacé, ou<br />

orientalisé. Penser en relation, c’est résister <strong>au</strong>x catégorisations<br />

spatia<strong>le</strong>s et temporel<strong>le</strong>s imperméab<strong>le</strong>s ou<br />

exclusives <strong>le</strong>s unes <strong>des</strong> <strong>au</strong>tres et, <strong>tout</strong> <strong>au</strong>tant, résister à<br />

l’hégémonie d’un seul récit.<br />

Décoloniser <strong>le</strong> patrimoine<br />

De même que la langue est chevillée <strong>au</strong> corps patrimonial,<br />

de même <strong>le</strong> récit patrimonial est ancré dans la<br />

langue, presque toujours de manière impensée.<br />

Dès lors, que peut bien être un patrimoine pensé « en<br />

relation » ? Comment appréhender la question comp<strong>le</strong>xe<br />

de la production <strong>des</strong> significations patrimonia<strong>le</strong>s36 , <strong>le</strong>s<br />

rapports entre production et réception patrimonia<strong>le</strong> dans<br />

un registre <strong>au</strong>tre que celui de l’héritage, de l’identité-racine<br />

? Ces questions sont récentes, notamment en France,<br />

et depuis peu mises <strong>au</strong> travail col<strong>le</strong>ctivement37 . Dans <strong>le</strong><br />

droit fil <strong>des</strong> perspectives ouvertes ici, il s’agit en premier<br />

lieu de mettre en mouvement <strong>le</strong>s catégories figées<br />

(passé/présent/futur, ici/là-bas, nous/eux, etc.), de faire<br />

jouer <strong>le</strong>s porosités. Il s’agit <strong>au</strong>ssi de mettre en relation <strong>le</strong><br />

territoire, non seu<strong>le</strong>ment en regard de ce qui lui est géographiquement<br />

proche, mais <strong>au</strong>ssi en regard d’<strong>au</strong>tres<br />

lieux imaginaires, d’<strong>au</strong>tres bords. Il s’agit enfin de résister<br />

en langues pour créer du jeu dans <strong>le</strong>s récits patrimoni<strong>au</strong>x.<br />

Les objets “par<strong>le</strong>nt” tous une langue, la langue de ceux<br />

qui <strong>le</strong>s ont conçus, fabriqués, pour un usage déterminé<br />

inscrit dans un rapport <strong>au</strong> temps et à l’espace spécifiques.<br />

Reconnaître à l’objet cette épaisseur, cette résonance,<br />

c’est déjà <strong>le</strong> penser en relation. Les col<strong>le</strong>ctions,<br />

<strong>le</strong>s fonds documentaires n’existent pas non plus indépendamment<br />

de la langue et du discours qui <strong>le</strong>s conçoivent<br />

et organisent. Or, ces significations appel<strong>le</strong>nt à <strong>des</strong><br />

<strong>le</strong>ctures, à <strong>des</strong> re<strong>le</strong>ctures, <strong>des</strong> traductions. Dans quel<strong>le</strong>(s)<br />

langue(s) fait-on patrimoine et pour qui ? 38. Quel<br />

problème de patrimonialisation la prise en compte <strong>des</strong><br />

langues loca<strong>le</strong>s pose-t-el<strong>le</strong> <strong>au</strong>x <strong>musée</strong>s, <strong>au</strong>x archives,<br />

<strong>au</strong>x bibliothèques ? Comment la langue questionne-tel<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> <strong>musée</strong>, dans tous ses métiers ?<br />

Dans quel<strong>le</strong> langue <strong>le</strong>s institutions patrimonia<strong>le</strong>s rencontrent-el<strong>le</strong>s<br />

<strong>le</strong>ur public ? Qu’en est-il de l’offre<br />

plurilingue, notamment <strong>au</strong>x zones frontières ?<br />

Dans quel<strong>le</strong> langue <strong>le</strong>s immigrés sont-ils invités à faire<br />

patrimoine commun, lorsqu’ils <strong>le</strong> sont ?<br />

34 : Abélès, 2008.<br />

35 : Glissant et Chamoise<strong>au</strong>, 2009 : 19.<br />

36 : Tornatore, 2010.<br />

37 : On se réfère ici <strong>au</strong>x trav<strong>au</strong>x du groupement d’intérêt scientifique « Institutions patrimonia<strong>le</strong>s et pratiques interculturel<strong>le</strong>s » : www.ipapic.eu<br />

38 : Voir www.ipapic.eu<br />

61<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Résister en langues est une invitation à décoloniser<br />

l’esprit patrimonial, c’est-à-dire à toujours <strong>le</strong> mettre en<br />

traduction – traduction culturel<strong>le</strong> et pas seu<strong>le</strong>ment linguistique.<br />

Dans sa recherche anthropologique sur<br />

<strong>le</strong> <strong>musée</strong> national du Niger et sur <strong>le</strong>s processus de<br />

traduction nécessaires à sa mise en exposition <strong>au</strong><br />

<strong>musée</strong> <strong>des</strong> Be<strong>au</strong>x-Arts de Montréal, il y a quelques<br />

années, Julien Bondaz écrit: « en Afrique <strong>le</strong>s relations<br />

que <strong>le</strong>s hommes entretiennent avec <strong>le</strong>s génies, avec <strong>le</strong>s<br />

entités invisib<strong>le</strong>s fonctionnent (…) moins sur <strong>le</strong> mode<br />

de la sacralisation que sur celui de la socialisation. Au<br />

<strong>musée</strong> du Niger, la présence d’entités invisib<strong>le</strong>s est<br />

moins l’indice de la sacralisation du patrimoine que<br />

39 : Bondaz, 2009.<br />

40 : 2009 : 34.<br />

celui d’une patrimonialisation <strong>des</strong> relations socia<strong>le</strong>s, de<br />

la vie quotidienne, du banal. La mise à l’épreuve africaine<br />

de la notion de sacré implique ainsi une redéfinition<br />

du patrimoine » 39 .<br />

Au fond, résister en langues ouvre la possibilité d’une<br />

mise en traduction de l’esprit patrimonial. Il s’agit<br />

d’inventer une pratique traductive du patrimoine en tant<br />

que mise en relation d’archipels interprétatifs. Du<br />

« monde relié en l’infini de ses possib<strong>le</strong>s et de ses<br />

impossib<strong>le</strong>s », Glissant et Chamoise<strong>au</strong>40 écrivent qu’il<br />

est une « <strong>au</strong>tre région » : « Une région qui ne nous a<br />

jamais manqué, el<strong>le</strong> était en nous et nous en el<strong>le</strong>, mais<br />

qu’il nous a manqué pourtant de voir ».<br />

62<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Diglossie :<br />

Se dit d’une situation où, sur un territoire donné, deux<br />

formes d’une même langue (arabe classique, arabe dia<strong>le</strong>ctal,<br />

par exemp<strong>le</strong>) ou bien deux langues différentes<br />

sont parlées sur un même territoire, l’une dominant ou<br />

entrant en tension avec l’<strong>au</strong>tre.<br />

Ijaw :<br />

Langue parlée par <strong>le</strong>s Ijaws, peup<strong>le</strong>s d’Afrique de<br />

l’Ouest (Sud du Nigéria, delta du Niger).<br />

Monadique :<br />

La « monade » désigne chez Pythagore l’unité parfaite<br />

entre l’esprit et <strong>le</strong> matière, puis chez Leibnitz <strong>des</strong> éléments<br />

ou substances simp<strong>le</strong>s qui ne peuvent être modifiées<br />

ou transformées par une influence extérieure.<br />

GLOSSAIRE<br />

« Monadique » désigne ici une vision du monde qui mettrait<br />

en avant l’homogénéité, <strong>le</strong>s processus de trans<strong>format</strong>ion<br />

internes et indépendants de <strong>tout</strong>e interaction<br />

avec quelque extériorité que ce soit.<br />

Panarabisme :<br />

Mouvement d’unification politique et culturel<strong>le</strong> <strong>des</strong> pays<br />

arabes, de nature séculière, apparu dans <strong>le</strong>s années<br />

1920, dont <strong>le</strong> Président égyptien Nasser, après <strong>le</strong>s décolonisations,<br />

fut l’une <strong>des</strong> figures emblématiques.<br />

Rets :<br />

Dans son usage ancien, ce mot désigne <strong>le</strong> fi<strong>le</strong>t servant à<br />

capturer <strong>des</strong> anim<strong>au</strong>x ; il est éga<strong>le</strong>ment utilisé pour par<strong>le</strong>r<br />

d’un rése<strong>au</strong> (en tant que maillage).<br />

63<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


66<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


2RÉSISTANCE<br />

ET ENGAGEMENT<br />

RÉSISTANCE ET ENGAGEMENT<br />

Isabel<strong>le</strong> Doré-Rivé précise l’histoire de la création du « Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation » situé<br />

à Lyon. La disparition progressive <strong>des</strong> témoins directs amène à repenser l’exposition permanente et à « transmettre<br />

non seu<strong>le</strong>ment une connaissance historique mais <strong>au</strong>ssi d’être <strong>le</strong>s porteurs d’une mémoire et de va<strong>le</strong>urs qui furent cel<strong>le</strong>s<br />

défendues par la Résistance ». Cela invite à intégrer « la question <strong>des</strong> résistances contemporaines ».<br />

Arn<strong>au</strong>d Morvan aborde l’art aborigène comme moyen de résistance. Il montre que si « l’art a toujours joué un rô<strong>le</strong> politique<br />

à l’intérieur <strong>des</strong> sociétés aborigènes, <strong>le</strong> choc colonial a redirigé <strong>le</strong>s enjeux de pouvoir vers la relation à<br />

« l’Autre européen ». Au cours du XXème sièc<strong>le</strong> une révolution culturel<strong>le</strong> s’accomplit : de nombreux artistes revendiquent<br />

à travers <strong>le</strong>urs peintures <strong>le</strong> fait d’être propriétaires de terres en signifiant « l’existence d’une cartographie mythique ».<br />

Cela a abouti à l’adoption du Land Rigts Act en 1976.<br />

Annick Charlot livre, à travers son parcours de chorégraphe et son engagement d’artiste, sa vision de la résistance<br />

comme objet de recherche artistique et de l’art comme projet de résistance.<br />

67<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


68<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


2RÉSISTANCE<br />

ET ENGAGEMENT<br />

LA RÉSISTANCE AU MUSÉE :<br />

l’expérience <strong>au</strong> Centre d’Histoire de la Résistance<br />

et de la Déportation<br />

Isabel<strong>le</strong> Doré-Rivé, Directrice du CHRD.<br />

Résumé : L’idée de créer à Lyon un lieu dédié à l’histoire<br />

de la Résistance et de la Déportation date de 1965, el<strong>le</strong><br />

émane d’un groupe d’anciens résistants et déportés qui<br />

ont su convaincre la municipalité de mettre en place en<br />

1992 <strong>le</strong> Centre d’Histoire de la Résistance et de la<br />

Déportation. Ce <strong>musée</strong> atypique, installé symboliquement<br />

dans <strong>le</strong>s anciens loc<strong>au</strong>x de la Gestapo de Lyon,<br />

centre son propos sur la notion d’engagement.<br />

Alors que <strong>le</strong>s derniers témoins directs de la période de la<br />

guerre sont en train de disparaître, il a semblé nécessaire<br />

de repenser son exposition permanente afin d’y intégrer<br />

<strong>des</strong> éléments permettant d’évoquer plus concrètement<br />

la période de la guerre : col<strong>le</strong>ctions d’objets, documents<br />

origin<strong>au</strong>x et témoignages.<br />

Cette rénovation doit prendre en compte l’intérêt<br />

renouvelé du public pour la Résistance qui trouve depuis<br />

quelques années une place dans <strong>le</strong> champ social et<br />

politique.<br />

Abstract : The idea of creating a place in Lyon dedicated<br />

to the history of the Resistance and Deportation dates<br />

from 1965. It was conceived by a group of former<br />

resistance fighters and concentration camp survivors<br />

who persuaded the municipality to create the Centre<br />

d’Histoire de la Résistance et de la Déportation in 1992.<br />

This unusual museum, established symbolically in the<br />

former headquarters of the Gestapo in Lyon, focuses on<br />

the notion of engagement.<br />

As few eyewitnesses from the wartime era are still alive,<br />

a rethink about the permanent exhibition was needed so<br />

as to include e<strong>le</strong>ments evoking the war period in a more<br />

concrete manner: col<strong>le</strong>ctions of objects, original<br />

documents and first-hand reports.<br />

This renovation will take into account the public’s<br />

renewed interest in the Resistance, which in recent<br />

years, has found a place in the social and political<br />

domains.<br />

69<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation<br />

a été créé il y a vingt ans dans <strong>le</strong>s anciens<br />

loc<strong>au</strong>x de la Gestapo lyonnaise, il est l’héritier d’une<br />

longue histoire.<br />

Créer « plus » qu’un <strong>musée</strong><br />

Dès <strong>le</strong> vingtième anniversaire de la libération, à Lyon<br />

comme dans la plupart <strong>des</strong><br />

<strong>au</strong>tres régions, d’anciens résistants<br />

ou <strong>le</strong>urs héritiers ont<br />

éprouvé <strong>le</strong> besoin de mettre sur<br />

pied un « Musée de la Résistance<br />

et de la Déportation ». Dès<br />

1965 donc s’est ouvert dans <strong>le</strong>s<br />

anciens loc<strong>au</strong>x du Museum un<br />

petit <strong>musée</strong>, deux sal<strong>le</strong>s en vérité,<br />

constitué à partir d’une col<strong>le</strong>ction<br />

rassemblée par <strong>le</strong>s<br />

anciens. Les créateurs de cette<br />

structure sont à la fois <strong>des</strong> Français<br />

libres et <strong>des</strong> résistants « de<br />

l’intérieur », ils trouvent assez<br />

naturel<strong>le</strong>ment un soutien <strong>au</strong>près<br />

du maire de l’époque, Louis<br />

Pradel, ancien du rése<strong>au</strong> du<br />

« Coq enchaîné » et de « Buckmaster<br />

», ce qui explique la mise<br />

à disposition de sal<strong>le</strong>s du Muséum, alors <strong>musée</strong> municipal.<br />

Nous ne disposons malheureusement pas de l’inventaire<br />

de l’époque (a-t-il jamais existé ?) mais d’un registre<br />

d’entrée. Seu<strong>le</strong> certitude, <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions sont jugées<br />

assez cohérentes par <strong>le</strong> ministère de l’Éducation nationa<strong>le</strong><br />

pour que <strong>le</strong> <strong>musée</strong> reçoive <strong>le</strong> statut de « contrôlé<br />

1 : Fédération Nationa<strong>le</strong> <strong>des</strong> Déportés et Internés, Résistants et Patriotes.<br />

“<br />

Isabel<strong>le</strong> Doré-Rivé est<br />

titulaire d’un DEA d’histoire<br />

contemporaine et d’un Magistère<br />

de gestion <strong>des</strong> affaires culturel<strong>le</strong>s.<br />

El<strong>le</strong> a notamment créé et<br />

dirigé <strong>le</strong> Centre Résistance et<br />

Liberté à Thouars (Deux-Sèvres)<br />

de 1997 à 2002.<br />

Depuis 2002 el<strong>le</strong> dirige <strong>le</strong> Centre<br />

d’Histoire de la Résistance et de<br />

la Déportation de Lyon et y organise<br />

régulièrement <strong>des</strong> expositions<br />

temporaires. Le Centre est actuel<strong>le</strong>ment<br />

fermé afin de procéder à<br />

la réfection de son exposition permanente.<br />

”<br />

par l’État » dès sa création. Le fonctionnement de ce<br />

premier <strong>musée</strong> est atypique : il est placé sous l’<strong>au</strong>torité<br />

d’une commission extra municipa<strong>le</strong> composée de différentes<br />

personnalités et de plusieurs résistants et déportés,<br />

mais est doté d’un statut municipal. Ce statu quo<br />

est remis en c<strong>au</strong>se <strong>au</strong> début <strong>des</strong> années 1980 car la<br />

direction du Muséum souhaite récupérer <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s prêtées<br />

et que la commission extramunicipa<strong>le</strong> est dissoute.<br />

Soucieux de conserver un droit<br />

de regard sur <strong>le</strong> <strong>musée</strong> et sa<br />

pérennité, ses animateurs vont<br />

alors se regrouper en une association<br />

qui naît <strong>le</strong> 2 avril 1981.<br />

El<strong>le</strong> portera <strong>le</strong> nom d’Association<br />

<strong>des</strong> Amis du Musée de la<br />

Résistance intérieure, extérieure<br />

et de la Déportation.<br />

Il convient de s’arrêter sur ce<br />

terme de Déportation qui peut<br />

<strong>au</strong>jourd’hui prêter à confusion<br />

car il recoupe dans l’esprit du<br />

plus grand nombre celui de<br />

Shoah. En se resituant dans <strong>le</strong><br />

contexte mémoriel de l’époque,<br />

il apparaît que l’histoire et la<br />

mémoire <strong>des</strong> déportés juifs<br />

n’est alors pratiquement pas<br />

présente dans l’espace public, <strong>le</strong>ur mémoire est « portée<br />

» par <strong>le</strong>s associations de déportés résistants, notamment<br />

la FNDIRP1 . De fait, <strong>le</strong> terme de déportation utilisé<br />

ici fait sur<strong>tout</strong> référence à la déportation <strong>des</strong> résistants.<br />

De surcroît, <strong>le</strong>s survivants de la Shoah sont peu nombreux<br />

(moins de 3% <strong>des</strong> déportés juifs sont rentrés de<br />

déportation).<br />

70<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Cela explique en partie que cette instance n’ait compté<br />

dans ses rangs que très peu de survivants de la Shoah.<br />

L’objectif affiché de l’association est d’obtenir la création<br />

par la municipalité d’un lieu dédié à l’histoire et à la<br />

mémoire de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>. Ce lieu n’est<br />

alors pas imaginé comme un <strong>musée</strong>, <strong>le</strong> terme même de<br />

<strong>musée</strong> étant récusé par <strong>le</strong>s porteurs du projet. Il est intéressant<br />

de constater que <strong>le</strong>s arguments mis en avant ne<br />

portent pas tant sur l’intérêt que présentent <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions,<br />

parfois qualifiées de « souvenirs » mais sur l’importance<br />

de l’histoire de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>, et<br />

plus particulièrement de l’histoire de la Résistance pour<br />

la Vil<strong>le</strong> de Lyon. La campagne de col<strong>le</strong>cte d’objets et<br />

documents se poursuit néanmoins, non sans un sentiment<br />

d’urgence suscité par la disparition progressive<br />

<strong>des</strong> acteurs princip<strong>au</strong>x <strong>des</strong> faits.<br />

Le procès de Kl<strong>au</strong>s Barbie, un tournant mémoriel<br />

D’octobre 1983 à octobre 1985, l’instruction du procès<br />

de Kl<strong>au</strong>s Barbie à Lyon remet sur <strong>le</strong> devant de la scène<br />

non seu<strong>le</strong>ment l’histoire de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong><br />

dans la vil<strong>le</strong> mais <strong>au</strong>ssi <strong>le</strong>s rivalités et <strong>le</strong>s non dits qui y<br />

sont attachés.<br />

C’est <strong>au</strong>ssi à cette occasion que <strong>le</strong>s tensions mémoriel<strong>le</strong>s<br />

éclatent <strong>au</strong> grand jour avec notamment la véritab<strong>le</strong><br />

batail<strong>le</strong> livrée par <strong>le</strong>s associations d’anciens résistants<br />

pour que <strong>le</strong>s exactions commises à l’encontre <strong>des</strong><br />

<strong>le</strong>urs soient reconnues comme crime contre l’humanité<br />

et donc jugées, <strong>le</strong>s crimes de guerre étant alors prescrits,<br />

<strong>au</strong> même titre que la persécution <strong>des</strong> juifs. En dernier<br />

ressort, c’est la Cour de cassation qui tranchera en<br />

faveur <strong>des</strong> associations de résistants.<br />

Le procès, durant huit semaines, donne <strong>au</strong> public la possibilité<br />

d’entendre souvent pour la première fois la paro<strong>le</strong><br />

<strong>des</strong> témoins, juifs ou résistants, victimes directes de<br />

Kl<strong>au</strong>s Barbie ou « témoins d’intérêt général ». Pour la<br />

première fois, en vertu de la loi Badinter de 1985, <strong>le</strong>s<br />

<strong>au</strong>diences du procès sont filmées afin d’être archivées<br />

et de pouvoir servir la c<strong>au</strong>se de l’histoire. Le public est<br />

éga<strong>le</strong>ment accueilli nombreux dans la sal<strong>le</strong> <strong>des</strong> pas perdus<br />

du Palais de justice : personnes ayant connu la<br />

période, anciens résistants et déportés mais <strong>au</strong>ssi scolaires.<br />

La très forte émotion suscitée par ce procès vient légitimer<br />

encore plus la demande de l’assocation <strong>des</strong> Amis<br />

du <strong>musée</strong> de la Résistance et de la Déportation et a très<br />

certainement contribué <strong>au</strong> fait que dès 1989, el<strong>le</strong> trouve<br />

<strong>au</strong>près de la Vil<strong>le</strong> de Lyon un accueil favorab<strong>le</strong> <strong>au</strong> projet<br />

de création d’un centre dédié à l’histoire de la Seconde<br />

Guerre mondia<strong>le</strong>.<br />

Tout s<strong>au</strong>f un <strong>musée</strong> : la création du CHRD<br />

Un lieu emblématique<br />

En 1981, l’Éco<strong>le</strong> <strong>des</strong> services de santé militaire, installée<br />

avenue Berthelot depuis 1894, déménage à Bron afin<br />

de disposer d’infrastructures plus adaptées à son évolution.<br />

Les loc<strong>au</strong>x de l’avenue Berthelot sont donc<br />

vacants. Ils sont riches d’une histoire forte, liée à la<br />

Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> : de 1940 à 1942, ils ont<br />

accueilli l’Éco<strong>le</strong> Polytechnique repliée à Lyon puis, du<br />

début de l’année 1943 <strong>au</strong> mois de mai 1944, <strong>le</strong>s services<br />

de la section IV du Sipo-SD, plus connus sous l’appellation<br />

de Gestapo. Enfin, <strong>le</strong> bâtiment a été en partie<br />

détruit lors du bombardement du 26 mai 1944 qui a frappé<br />

<strong>tout</strong> <strong>le</strong> quartier Jean Macé.<br />

C’est donc là que résistants et juifs arrêtés dans la<br />

région étaient conduits pour y être interrogés et <strong>le</strong> plus<br />

souvent torturés sous <strong>le</strong>s ordres de Kl<strong>au</strong>s Barbie. Pour<br />

71<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


<strong>le</strong>s anciens résistants porteurs du projet, l’ancienne<br />

Éco<strong>le</strong> <strong>des</strong> services de santé militaire s’impose comme <strong>le</strong><br />

lieu devant accueillir <strong>le</strong>ur futur projet. Il f<strong>au</strong>dra cependant<br />

plusieurs années pour qu’une affectation définitive<br />

soit trouvée pour <strong>le</strong> bâtiment, là encore, c’est <strong>le</strong> procès<br />

de Kl<strong>au</strong>s Barbie qui sera l’événement déc<strong>le</strong>ncheur de la<br />

décision de la Vil<strong>le</strong> de Lyon d’accéder positivement à la<br />

demande de l’association <strong>des</strong> Amis du <strong>musée</strong> de la<br />

Résistance et de la Déportation.<br />

Les trav<strong>au</strong>x vont débuter en 1990, ils concernent l’ai<strong>le</strong><br />

est du bâtiment (ai<strong>le</strong> « Larey » du temps où l’Éco<strong>le</strong> était<br />

en activité) qui sera entièrement réhabilitée, ses<br />

volumes refondus pour permettre l’installation <strong>des</strong> différents<br />

espaces constituants <strong>le</strong> Centre d’Histoire de la<br />

Résistance et de la Déportation qui sera in<strong>au</strong>guré <strong>le</strong><br />

15 octobre 1992. Les trav<strong>au</strong>x se poursuivront sur l’ensemb<strong>le</strong><br />

du site à la fin <strong>des</strong> années 1990 pour permettre<br />

d’accueillir, en 2000, l’Institut d’Étu<strong>des</strong> Politiques dans<br />

une <strong>des</strong> ai<strong>le</strong>s et l’Institut <strong>des</strong> Sciences de l’Homme dans<br />

la troisième.<br />

Un centre multimodal<br />

Il est frappant de constater, dans <strong>le</strong>s différents écrits<br />

produits tant par l’association que par <strong>le</strong>s services municip<strong>au</strong>x<br />

en charge du projet, que <strong>le</strong> terme de « <strong>musée</strong> »<br />

est systématiquement récusé. Il apparaît en effet pour<br />

<strong>le</strong>s porteurs du projet comme très négativement connoté,<br />

« poussiéreux » et susceptib<strong>le</strong> de rebuter <strong>le</strong>s jeunes<br />

générations, cib<strong>le</strong>s privilégiées du message que<br />

2 : Terme proposé par l’équipe Scène en charge de la scénographie, fortement imprégnée par la culture du théâtre.<br />

souhaitent délivrer <strong>le</strong>s anciens résistants. De fait, l’intitulé<br />

retenu pour <strong>le</strong> nouvel établissement « Centre d’Histoire<br />

de la Résistance et de la Déportation » évoque-t-il<br />

plus un lieu dédié à la recherche historique qu’un établissement<br />

muséal.<br />

L’établissement qui, juridiquement, ne sera jamais <strong>au</strong>tre<br />

chose qu’un <strong>musée</strong> pourtant (il est, du reste, devenu<br />

« <strong>musée</strong> de France » en février 2003, comme tous <strong>le</strong>s<br />

<strong>musée</strong>s contrôlés par l’État) est donc conçu comme un<br />

« centre multimodal » doté, en particulier, d’une ga<strong>le</strong>rie<br />

d’exposition permanente de 600 m² qui présentait la<br />

particularité de ne pas s’appuyer sur <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions de<br />

l’établissement. Ses concepteurs ont souhaité créer un<br />

univers tota<strong>le</strong>ment immersif en développant deux métaphores<br />

: la nuit, à travers un éclairage très tamisé, et<br />

l’enfermement, par l’implantation de cimaises très rapprochées<br />

évoquant <strong>le</strong>s murs d’une vil<strong>le</strong> en ruine.<br />

L’espace s’organise en trois « plate<strong>au</strong>x » 2 déclinant<br />

<strong>au</strong>tant de principes fondament<strong>au</strong>x : « engagement »,<br />

« opinion et propagande », « espace-temps ». Le discours<br />

de la première partie de l’exposition vise à refléter<br />

l’évolution <strong>des</strong> comportements et <strong>le</strong>urs motivations<br />

entre 1940 et 1944, <strong>le</strong> parcours renvoie à <strong>des</strong> notions de<br />

choix individuels ou col<strong>le</strong>ctifs se traduisant par <strong>des</strong><br />

actions et <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> dont la typologie est esquissée.<br />

L’ensemb<strong>le</strong> du propos était volontairement très général,<br />

assis sur <strong>des</strong> exemp<strong>le</strong>s nation<strong>au</strong>x plus que loc<strong>au</strong>x à travers<br />

la présentation de documents, tous reproduits en<br />

fac similés, issus de col<strong>le</strong>ctions extérieures à l’établissement<br />

(agences photo en particulier).<br />

72<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Reconstitution d’une placette de la Croix-Rousse<br />

© Photo Pierre Verrier - DR<br />

Le dispositif s’apparente davantage à un centre d’interprétation<br />

qu’à un parcours muséal, il est complété par<br />

trois espaces de reconstitution évoquant respectivement<br />

une placette de la Croix-Rousse <strong>au</strong>x murs couverts<br />

d’affiches de propagande pour <strong>le</strong> régime de Vichy, un<br />

intérieur de cuisine <strong>des</strong> années 40 où <strong>le</strong> portrait du<br />

maréchal Pétain figure en bonne place mais où sont diffusées<br />

<strong>des</strong> bribes d’émission de la BBC (suggérant ainsi<br />

la comp<strong>le</strong>xité <strong>des</strong> choix <strong>des</strong> individus dans cette<br />

période). Enfin, une sal<strong>le</strong> à l’étage inférieur présente <strong>le</strong>s<br />

rares objets de l’exposition : l’espace évoque une imprimerie<br />

clan<strong>des</strong>tine (réalité forte de la Résistance à Lyon)<br />

en s’appuyant sur une très bel<strong>le</strong> presse Minerve, riche<br />

d’une histoire émouvante puisqu’el<strong>le</strong> fut cel<strong>le</strong> utilisée<br />

par <strong>le</strong> mouvement Combat qui avait installé son imprimerie<br />

clan<strong>des</strong>tine rue Viala, dans <strong>le</strong> 3èmearrondissement de Lyon.<br />

73<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Un centre de documentation, créé à partir du fonds d’origine<br />

de la bibliothèque du <strong>musée</strong> de la Résistance et de<br />

la Déportation est d’emblée positionné en place centra<strong>le</strong><br />

dans l’établissement. Le fonds d’origine comportait<br />

environ 400 ouvrages, dont un grand nombre publiés<br />

dans l’immédiat après-guerre donc désormais introuvab<strong>le</strong>s<br />

et quelques dossiers documentaires. Un fonds<br />

d’archives, constitué d’archives privées (papiers personnels<br />

d’anciens résistants et déportés de la région), de<br />

tracts et journ<strong>au</strong>x clan<strong>des</strong>tins et de quelques affiches<br />

complétait ce noy<strong>au</strong> de départ. Assez curieusement,<br />

ces fonds ne furent versés <strong>au</strong> nouve<strong>au</strong> CHRD par<br />

Reconstitution d’une imprimerie clan<strong>des</strong>tine.<br />

© Photo Pierre Verrier - DR<br />

l’association <strong>des</strong> Amis qu’après son ouverture, sans<br />

classement préalab<strong>le</strong>.<br />

Des années de travail ont permis de fortement enrichir<br />

ce centre de documentation qui comporte <strong>au</strong>jourd’hui<br />

plus de 27 000 ouvrages, un fonds documentaire consacré<br />

non seu<strong>le</strong>ment à la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> mais<br />

<strong>au</strong>ssi à la notion de crime contre l’humanité (<strong>le</strong>s premiers<br />

dossiers documentaires élaborés portaient naturel<strong>le</strong>ment<br />

sur <strong>le</strong> procès de Kl<strong>au</strong>s Barbie), de droits de<br />

l’homme et de mémoire de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>.<br />

Le fonds d’archives, quant à lui, s’enrichit régulièrement<br />

de dons et de dépôts, on citerait notamment <strong>le</strong> dépôt<br />

74<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


écent <strong>des</strong> archives du philosophe André Mandouze,<br />

membre fondateur de Témoignage chrétien pendant la<br />

guerre et défenseur du droit du peup<strong>le</strong> algérien à l’indépendance<br />

durant la guerre d’Algérie.<br />

Les résistances <strong>au</strong> <strong>musée</strong><br />

Si <strong>le</strong>s « pères fondateurs » du CHRD avaient, dès avant<br />

la création de l’établissement, annoncé <strong>le</strong>ur intention<br />

d’ouvrir son propos sur <strong>le</strong> monde contemporain, il fallut<br />

attendre quelques années pour trouver à cette volonté<br />

une application concrète. En effet, nous l’avons vu, <strong>le</strong>s<br />

col<strong>le</strong>ctions du CHRD, comme son exposition permanente<br />

ne traitent que de l’Histoire de la Seconde Guerre<br />

mondia<strong>le</strong>. Cette ouverture à de nouvel<strong>le</strong>s thématiques<br />

n’a pas d’emblée fait l’objet d’un consensus <strong>au</strong> sein du<br />

Conseil d’Orientation, instance consultative composée à<br />

parité de représentants de la Vil<strong>le</strong> de Lyon et de représentants<br />

d’associations. Les associations d’anciens<br />

résistants et déportés craignant, en effet, de ne pouvoir<br />

maîtriser la dimension politique de ces sujets.<br />

C’est à travers la programmation <strong>des</strong> expositions temporaires<br />

que la question <strong>des</strong> résistances contemporaines<br />

va émerger <strong>au</strong> CHRD. Cette démarche n’est pas<br />

unique, el<strong>le</strong> est <strong>au</strong>ssi cel<strong>le</strong> d’<strong>au</strong>tres établissements tel<br />

<strong>le</strong> Mémorial de Caen mais est loin d’être systématique,<br />

nombreux sont <strong>le</strong>s <strong>musée</strong>s qui ne se sont, à ce jour,<br />

jamais aventurés dans cette direction. C’est d’après <strong>le</strong>s<br />

archives du <strong>musée</strong> en 1997 que pour la première fois un<br />

sujet extérieur à la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> a été abordé<br />

dans la programmation, soit cinq ans après l’ouverture.<br />

Il s’agissait d’une exposition consacrée <strong>au</strong> travail du<br />

photographe lyonnais André Gamet : Lyon d’ombre et de<br />

Lumières, 1937-1950. Ce très be<strong>au</strong> fonds ne pouvait, en<br />

effet, être scindé et sa présentation a donc contraint<br />

l’équipe du CHRD à traiter l’histoire de l’avant-guerre et<br />

cel<strong>le</strong> de l’après-guerre.<br />

C’est ensuite principa<strong>le</strong>ment par la présentation de parcours<br />

de résistants engagés <strong>tout</strong> <strong>au</strong> long de <strong>le</strong>ur existence<br />

dans <strong>des</strong> combats liés <strong>au</strong>x droits de l’Homme et à la<br />

défense de la liberté que s’est opérée cette ouverture.<br />

Nombreux sont <strong>le</strong>s résistants en effet qui, à l’instar de<br />

Germaine Tillion, Geneviève Antonioz de G<strong>au</strong>l<strong>le</strong> ou<br />

encore de Stephane Hessel, ont eu un engagement que<br />

l’on pourrait qualifier de « citoyen » bien après la Seconde<br />

Guerre mondia<strong>le</strong>. Pas tous, et pas tous <strong>au</strong> même<br />

moment. Rendre compte de <strong>le</strong>urs parcours n’<strong>au</strong>rait donc<br />

<strong>au</strong>cun sens si on l’arrêtait à la Libération.<br />

C’est en travaillant sur l’itinéraire de Germaine Tillion,<br />

ethnologue spécialiste <strong>des</strong> populations berbères d’Algérie,<br />

en 2004, que ces évidences ont achevé de s’imposer<br />

à l’équipe du Centre d’Histoire. En appuyant l’exposition<br />

sur la pratique du métier d’ethnologue qui était celui de<br />

Germaine Tillion, nous sommes parvenus à rendre compte<br />

de la cohérence de ses engagements, tant pendant la<br />

Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> que pendant la Guerre<br />

d’Algérie ou plus tard en faveur <strong>des</strong> détenus par exemp<strong>le</strong>.<br />

Dans <strong>le</strong> même esprit, l’exposition Citoyens en résistance<br />

consacrée à Jean-Pierre Vernant et Pierre<br />

Vidal-Naquet a permis d’évoquer à la fois l’engagement<br />

d’intel<strong>le</strong>ctuels en faveur de l’indépendance de l’Algérie<br />

mais <strong>au</strong>ssi, plus largement, <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du citoyen engagé<br />

sur <strong>le</strong> terrain politique.<br />

Depuis toujours, <strong>le</strong> CHRD a éga<strong>le</strong>ment réservé une large<br />

place à la présentation d’expositions photographiques<br />

dans sa programmation. Ainsi, à travers une approche<br />

artistique a-t-il été possib<strong>le</strong> de rendre compte de différentes<br />

formes d’engagements contemporains. Une<br />

exposition a notamment été consacrée <strong>au</strong>x résistances<br />

<strong>des</strong> femmes à travers <strong>le</strong> monde en 2006 : El<strong>le</strong>s, résister,<br />

s’engager …ici et ail<strong>le</strong>urs mais <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong> sort <strong>des</strong> minorités<br />

: une exposition sur <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s roms de l’agglomération<br />

lyonnaise en 2010, une <strong>au</strong>tre sur <strong>le</strong>s réfugiés<br />

tchétchènes en 2008. Fidè<strong>le</strong> à sa démarche d’apport<br />

75<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


historique, <strong>le</strong> CHRD a cependant toujours construit ces<br />

présentations photographiques en y incluant une<br />

contextualisation historique et géopolitique <strong>des</strong>tinée à<br />

aider <strong>le</strong> visiteur à appréhender la comp<strong>le</strong>xité <strong>des</strong><br />

situations.<br />

Au total, sur <strong>le</strong>s quelque quatre-vingts expositions temporaires<br />

programmées par <strong>le</strong> CHRD depuis son in<strong>au</strong>guration,<br />

environ un quart a été consacré à <strong>des</strong> thèmes<br />

postérieurs à la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>. El<strong>le</strong>s ont<br />

généra<strong>le</strong>ment connu un réel succès <strong>au</strong>près du public,<br />

Hall de la mémoire du Centre d’Histoire de la Résistance et de la<br />

Déportation, 2006<br />

© Photo Pierre Verrier – DR<br />

satisfait de trouver <strong>au</strong> sein de l’institution un écho <strong>au</strong>x<br />

préoccupations contemporaines.<br />

Toutefois, nous avons pu constater, sur<strong>tout</strong> depuis ces<br />

dernières années (précisément depuis <strong>le</strong> soixantième<br />

anniversaire de la rédaction du programme du CNR3 en<br />

2004) que c’est <strong>le</strong> concept même de résistance, dans sa<br />

dimension historique, qui a fait irruption dans <strong>le</strong> champ<br />

social et politique. Le CHRD devient de ce fait en soi un<br />

lieu symbo<strong>le</strong> et un emblème de la notion de résistance.<br />

Cela se traduit concrètement par de nombreuses<br />

deman<strong>des</strong> d’associations ou d’individus souhaitant<br />

Buste de Jean Moulin<br />

© Photo Pierre Verrier - DR<br />

3 : C.N.R. : Conseil National de la Résistance : instance mise en place par Jean Moulin en mai 1943 qui réunissait <strong>des</strong> représentants <strong>des</strong> princip<strong>au</strong>x mouvements de<br />

Résistance, <strong>des</strong> partis politiques d’avant-guerre et <strong>des</strong> syndicats de l’époque.<br />

76<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


organiser <strong>des</strong> manifestations dans l’établissement, par<br />

<strong>des</strong> visites plus ou moins officiel<strong>le</strong>s mais <strong>au</strong>ssi, en 2002,<br />

par l’occupation du Centre par <strong>des</strong> sans-papiers durant<br />

trois semaines.<br />

20 ans d’existence : quel<strong>le</strong> réception par <strong>le</strong><br />

public ?<br />

Dans <strong>le</strong> cadre du projet de réfection de l’exposition permanente,<br />

il a semblé souhaitab<strong>le</strong> à l’équipe scientifique<br />

du CHRD de lancer une étude sur la réception de l’actuel<strong>le</strong><br />

exposition par <strong>le</strong> public. Le laboratoire Norbert<br />

Elias de l’ENS Lyon a donc été missionné et a mené<br />

l’étude sur <strong>le</strong> deuxième semestre 2010. L’étude<br />

comportait deux phases : l’administration d’un questionnaire<br />

durant l’été 2010 (700 questionnaires traités) et<br />

<strong>des</strong> entretiens menés avec <strong>des</strong> volontaires à l’<strong>au</strong>tomne<br />

de cette même année : une trentaine avec <strong>des</strong> visiteurs<br />

sur un mode individuel, deux entretiens de groupe ainsi<br />

que <strong>des</strong> entretiens avec <strong>des</strong> enseignants d’une part<br />

et <strong>des</strong> « témoins », anciens résistants et déportés,<br />

d’<strong>au</strong>tre part.<br />

Le résultat de l’étude a fait apparaître <strong>le</strong> fort attachement<br />

du public à l’établissement et, plus déroutant, son<br />

attachement à l’exposition tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> était en dépit de<br />

ses points faib<strong>le</strong>s. Ce que plébiscitaient <strong>le</strong>s personnes<br />

interrogées était précisément <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> parcours<br />

<strong>le</strong>ur donne accès à la réel<strong>le</strong> comp<strong>le</strong>xité de la période<br />

historique, sans simplifications démagogiques.<br />

Le public interrogé faisait éga<strong>le</strong>ment massivement<br />

part de son souci de voir <strong>le</strong> CHRD poursuivre ce qu’il<br />

imaginait être sa mission première : la transmission de<br />

la mémoire de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> <strong>au</strong>x jeunes<br />

générations.<br />

Parmi <strong>le</strong>s améliorations proposées, <strong>le</strong>s personnes participant<br />

<strong>au</strong>x entretiens évoquaient la nécessité d’exposer<br />

ou de mettre en scène davantage d’objets significatifs,<br />

considérant que <strong>des</strong> éléments matériels <strong>au</strong>thentiques<br />

pouvaient uti<strong>le</strong>ment appuyer <strong>le</strong> discours historique, la<br />

présentation de témoignages d’acteurs <strong>des</strong> faits, résistants,<br />

déportés, prisonniers de guerre ou encore enfants<br />

cachés semblait éga<strong>le</strong>ment nécessaire <strong>au</strong>x visiteurs<br />

conscients de la disparition inéluctab<strong>le</strong> <strong>des</strong> témoins de<br />

la période de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>.<br />

Cette étude a contribué à nourrir la réf<strong>le</strong>xion sur la<br />

réfection de l’exposition permanente.<br />

La résistance <strong>au</strong> <strong>musée</strong> <strong>au</strong>jourd’hui<br />

À l’<strong>au</strong>tomne 2012, <strong>le</strong> CHRD rouvrira ses portes avec un<br />

nouve<strong>au</strong> parcours permanent, dont il a été décidé par <strong>le</strong><br />

conseil scientifique qu’il serait, comme précédemment,<br />

uniquement centré sur l’histoire de la Seconde Guerre<br />

mondia<strong>le</strong>. Cette nouvel<strong>le</strong> exposition a été conçue en<br />

s’appuyant sur <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions du <strong>musée</strong>, et plus<br />

particulièrement sur sa col<strong>le</strong>ction de témoignages <strong>au</strong>diovisuels.<br />

Le récit sera donc centré sur l’histoire de Lyon<br />

dans la guerre. Ce nouve<strong>au</strong> parcours permettra en particulier<br />

de rendre compte <strong>des</strong> avancées historiographiques<br />

de ces vingt dernières années notamment sur <strong>le</strong>s nouve<strong>au</strong>x<br />

champs de recherche ayant permis une approche<br />

plus « anthropologique » de l’histoire de la Résistance.<br />

Cette nouvel<strong>le</strong> exposition a éga<strong>le</strong>ment pour objectif de<br />

présenter la col<strong>le</strong>ction du CHRD, ce qui a été rendu possib<strong>le</strong><br />

grâce <strong>au</strong> chantier mis en place depuis 2008 visant<br />

à une meil<strong>le</strong>ure étude <strong>des</strong> fonds. Cette assise sur nos<br />

propres ressources permettra de mieux prendre en<br />

compte l’histoire loca<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s itinéraires de Lyonnais<br />

engagés dans la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> à travers la<br />

présentation d’extraits de témoignages <strong>au</strong>diovisuels.<br />

Par ail<strong>le</strong>urs, il a semblé nécessaire de capitaliser <strong>le</strong> travail<br />

réalisé pour la mise en place de cartographies<br />

mémoriel<strong>le</strong>s interactives sur <strong>le</strong> site de la Vil<strong>le</strong> de Lyon en<br />

2009 et 2010 pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s l’équipe du CHRD avait<br />

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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


éalisé <strong>des</strong> recherches visant à localiser précisément<br />

plusieurs centaines d’événements survenus durant la<br />

guerre (attentats, arrestations, réunions de groupes de<br />

résistance) ainsi que <strong>des</strong> lieux d’implantation d’organismes<br />

clan<strong>des</strong>tins ou <strong>au</strong> contraire d’instances de<br />

répression. Rendre compte de la réalité géographique<br />

de cette histoire permet de la rendre plus concrète pour<br />

<strong>le</strong> public d’<strong>au</strong>jourd’hui, désormais privé de <strong>tout</strong>e transmission<br />

familia<strong>le</strong> directe.<br />

Tant pour <strong>des</strong> raisons budgétaires que parce que <strong>le</strong><br />

public y était manifestement attaché, il a été fait <strong>le</strong><br />

choix de conserver <strong>le</strong>s espaces de reconstitution présents<br />

dans l’ancien parcours, ils <strong>au</strong>ront ainsi <strong>tout</strong>e <strong>le</strong>ur<br />

place dans <strong>le</strong> dispositif de médiation.<br />

Alors que <strong>le</strong>s derniers témoins de la période sont en<br />

train de disparaître, <strong>le</strong>s <strong>musée</strong>s consacrés à la Seconde<br />

Guerre mondia<strong>le</strong> sont tous confrontés à une rupture<br />

dans <strong>le</strong>ur propre histoire car <strong>le</strong>s acteurs <strong>des</strong> faits étaient<br />

souvent <strong>le</strong>s fondateurs de ces établissements. Ils se<br />

trouvent donc face à une forte attente socia<strong>le</strong>, mais<br />

<strong>au</strong>ssi politique : cel<strong>le</strong> de transmettre non seu<strong>le</strong>ment une<br />

connaissance historique mais <strong>au</strong>ssi d’être <strong>le</strong>s porteurs<br />

d’une mémoire et de va<strong>le</strong>urs qui furent cel<strong>le</strong>s défendues<br />

par la Résistance. Cette attente fait la spécificité de nos<br />

<strong>musée</strong>s et <strong>au</strong>ssi <strong>le</strong>ur richesse car el<strong>le</strong> oblige à une<br />

attention constante <strong>au</strong> monde contemporain et à une<br />

projection vers l’avenir. Mais la Résistance n’est-el<strong>le</strong><br />

pas <strong>au</strong>tre chose qu’une projection vers l’avenir ?<br />

78<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


RÉFÉRENCES<br />

BIBLIOGRAPHIQUES<br />

Barcellini (S.), Wieviorka (A.)<br />

Passant, souviens-toi : <strong>le</strong>s lieux du souvenir de la Seconde Guerre<br />

mondia<strong>le</strong> en France, Graphein, Paris, 1999.<br />

Battegay (A.), Erramuzpé (G.), Têtu (M.-T.) (dir.)<br />

Exposer <strong>le</strong>s mémoires et l’histoire : Berlin-Ravensbrück : carnet de<br />

visites et de rencontres, décembre 2007, Publications de l’Université<br />

de Saint-Etienne, 2010.<br />

Cand<strong>au</strong> (J.)<br />

Anthropologie de la mémoire, Armand Colin, Paris, 2005.<br />

Déotte (J.-L.)<br />

Oubliez ! Les ruines, l’Europe, <strong>le</strong> <strong>musée</strong>, L’Harmattan, Paris, 1994.<br />

Duclos (J.-C)<br />

« Les résistants, <strong>le</strong>s historiens et <strong>le</strong> muséographe : histoire d’une transaction<br />

et de ses enseignements », communication <strong>au</strong> colloque Résistants<br />

et Résistance, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 217-234.<br />

Joly (M.-H.)<br />

« Des <strong>musée</strong>s de la Résistance », communication <strong>au</strong> colloque Résistants<br />

et Résistance, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 173-216.<br />

Joly (M.-H.), Compère-Morel (T.) (dir.)<br />

Des <strong>musée</strong>s d’histoire pour l’avenir, Editions Noêsis, Paris, 1998.<br />

Trouche (D.)<br />

Les mises en scène de l’histoire : approche communicationnel<strong>le</strong> <strong>des</strong><br />

sites historiques <strong>des</strong> guerres mondia<strong>le</strong>s, L’Harmattan, Paris, 2010.<br />

Le Marec (J.), Deshayes (S.), Scherbina (E.), avec l’aide de<br />

Ploestan (R.)<br />

« Enquête et rencontres <strong>au</strong> Centre d’Histoire de la Résistance et de la<br />

Déportation de Lyon » rapport d’étude, février 2011, Centre Norbert<br />

Elias, C2SO, ENS Lyon (consultab<strong>le</strong> sur place <strong>au</strong> CHRD).<br />

« Mémori<strong>au</strong>x, actes <strong>des</strong> journées d’étude <strong>des</strong> 18-19 novembre<br />

2005 », <strong>musée</strong> d’histoire de Marseil<strong>le</strong>, Conseil Français de l’association<br />

internationa<strong>le</strong> <strong>des</strong> <strong>musée</strong>s d’histoire.<br />

79<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


2RÉSISTANCE<br />

ET ENGAGEMENT<br />

L’ART COMME FORME DE RÉSISTANCE<br />

DANS L’AUSTRALIE ABORIGÈNE<br />

Arn<strong>au</strong>d Morvan, Chercheur en anthropologie et histoire de l’art.<br />

Résumé : Les multip<strong>le</strong>s mouvements artistiques abori-<br />

gènes qui se sont développés en Australie <strong>tout</strong> <strong>au</strong> long du<br />

XXème sièc<strong>le</strong> ont ouvert un espace de négociations culturel<strong>le</strong>s<br />

à la portée h<strong>au</strong>tement politique.<br />

Peintures sur écorces de Terre d'Arnhem ou acryliques sur<br />

toi<strong>le</strong>s, ces œuvres ont accompagné <strong>le</strong> mouvement <strong>des</strong><br />

Droits à la Terre (Land Rights) à l’origine <strong>des</strong> premières restitutions<br />

foncières dans <strong>le</strong>s années 1970. L'artic<strong>le</strong> présente<br />

l'historique de ce mouvement et examine plus en détails<br />

l'origine rituel<strong>le</strong> <strong>des</strong> œuvres contemporaines : <strong>le</strong>s<br />

peintures sur sab<strong>le</strong> purlapa qui fondent la relation existentiel<strong>le</strong><br />

entre un individu et un lieu. Dans l'Australie postcolonia<strong>le</strong>,<br />

l'expression de ce lien à la terre prend la forme<br />

d'un acte de résistance.<br />

Abstract : The multip<strong>le</strong> aboriginal artistic movements<br />

which developed in Australia throughout the twentieth<br />

century have opened up an area of cultural negotiation<br />

with a highly political impact.<br />

Whether paintings on bark from Arnhem Land or acrylics<br />

on canvas, these works accompanied the Land Rights<br />

movement at the origin of the first land restitutions in<br />

the seventies. The artic<strong>le</strong> presents the history of this<br />

movement and examines the ritual origin of these<br />

contemporary works in more detail: the purlapa paintings<br />

on sand expressing the existential relationship between<br />

an individual and a place. In post-colonial Australia, the<br />

expression of this link to the land represents an act of<br />

resistance.<br />

81<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


« Quand nous peignons, que ce soit sur <strong>le</strong> corps pour nos<br />

cérémonies, sur écorce ou sur toi<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> marché, nous<br />

ne peignons pas pour <strong>le</strong> plaisir ou <strong>le</strong> profit. Nous peignons<br />

comme nous l’avons toujours fait, pour démontrer<br />

la continuité du lien qui nous unit à notre terre, <strong>le</strong>s droits<br />

et responsabilités que nous avons envers notre territoire.<br />

Nous peignons pour montrer <strong>au</strong> monde que nous possédons<br />

la terre comme la terre nous possède. Notre<br />

peinture est un acte politique. »<br />

Galarrwuy Yunupingu, 1921 1 .<br />

Le peup<strong>le</strong>ment de l’Australie,<br />

commencé il y a 60 000 ans, a<br />

donné lieu à une importante<br />

diversité culturel<strong>le</strong> illustrée par<br />

la présence d’environ deux cent<br />

cinquante langues à la fin du<br />

XVIIIème sièc<strong>le</strong>. Les traces de ces<br />

cultures sont visib<strong>le</strong>s sur l’ensemb<strong>le</strong><br />

du continent <strong>au</strong>stralien,<br />

un territoire chargé de signes<br />

déclinés sur une grande variété<br />

de supports : bois, pierre, os,<br />

nacre, sculpture sur sab<strong>le</strong> et sur<br />

terre, tissage et travail de la<br />

fibre. Les premières traces de<br />

peintures rupestres dans la<br />

région du Kimber<strong>le</strong>y sont estimées<br />

à 38 000 ans2 , plaçant l’art<br />

aborigène parmi <strong>le</strong>s plus anciennes traditions artistiques<br />

du monde. Si l’art a toujours joué un rô<strong>le</strong> politique à l’intérieur<br />

même <strong>des</strong> sociétés aborigènes, <strong>le</strong> choc colonial a<br />

redirigé <strong>le</strong>s enjeux de pouvoir vers <strong>le</strong>s relations à<br />

« l’Autre » européen. La création aborigène, tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong><br />

s’est développé <strong>au</strong> XXème sièc<strong>le</strong>, a ainsi ouvert un espace<br />

“<br />

Arn<strong>au</strong>d Morvan (Dr) est<br />

chercheur en anthropologie et<br />

histoire de l’art, spécialisé dans<br />

l’étude de l’art aborigène <strong>au</strong>stralien,<br />

l’histoire et la mémoire<br />

colonia<strong>le</strong> dans l’art et <strong>le</strong>s performances.<br />

Il a effectué plusieurs<br />

enquêtes de terrain dans <strong>le</strong><br />

nord-ouest de l’Australie<br />

(EHESS-Paris / University of<br />

Melbourne) et travail<strong>le</strong> comme<br />

commissaire d’exposition et<br />

conseil<strong>le</strong>r indépendant pour<br />

plusieurs institutions publiques<br />

et privées.<br />

”<br />

de contestation <strong>des</strong> identités, de négociation <strong>des</strong> représentations<br />

culturel<strong>le</strong>s, un lieu de résistance à la disparition<br />

programmée de la culture aborigène.<br />

Dans la plupart <strong>des</strong> mythologies <strong>au</strong>straliennes, <strong>le</strong> territoire<br />

physique se présente comme <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> terrestre<br />

d’une géographie sacrée, immatériel<strong>le</strong> issue de parcours<br />

d’êtres totémiques, <strong>des</strong> ancêtres mythiques, créateurs<br />

<strong>des</strong> paysages, <strong>des</strong> hommes et de <strong>le</strong>urs lois. Les<br />

actions de ces êtres hybri<strong>des</strong> (à<br />

la fois animal, végétal, humain<br />

ou élémentaire) sont à l’origine<br />

d’éléments de la géographie<br />

actuel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>urs corps ont fusionné<br />

avec la terre formant rivières,<br />

trous d’e<strong>au</strong>, collines, fail<strong>le</strong>s<br />

rocheuses, gisements d’ocre.<br />

L’ensemb<strong>le</strong> de ces empreintes<br />

forme <strong>des</strong> parcours ancestr<strong>au</strong>x<br />

révélant une cartographie<br />

mythique, cel<strong>le</strong> de la genèse du<br />

continent <strong>au</strong>stralien perçu<br />

comme un vaste rése<strong>au</strong> d’itinéraires<br />

qui se croisent et s’entrelacent<br />

sur la majeure partie du<br />

pays. Ce système cosmologique<br />

prend <strong>le</strong>s noms de jukurrpa,<br />

alcheringa ou ngarranggani<br />

selon <strong>le</strong>s langues (traduit par<br />

« Dreaming » ou « Rêve »), il<br />

forme une dimension parallè<strong>le</strong> et potentiel<strong>le</strong>ment<br />

accessib<strong>le</strong> par l’action rituel<strong>le</strong> et l’activité onirique individuel<strong>le</strong>.<br />

C’est là que réside la spécificité <strong>des</strong> religions<br />

<strong>au</strong>straliennes, la capacité d’une personne à modifier <strong>le</strong><br />

corpus mythique existant par une action individuel<strong>le</strong>. De<br />

nouve<strong>au</strong>x épiso<strong>des</strong> mythiques apparaissent ainsi<br />

1 : Galarrwuy Yunupingu, extrait du catalogue Aratjara : Art of the First Australians, Dumont Buchverlag, Cologne, Germany, 1992. Le texte fut repris dans Art and Australia,<br />

1997 : 66. Galarrwuy Yunupingu est responsab<strong>le</strong> politique <strong>au</strong> Northern Land Council, Darwin.<br />

2 : Morwood M J, 2010, “AMS radiocarbon ages for beeswax and charcoal pigments in north Kimber<strong>le</strong>y rock art”, in Rock Art Research 27: 3-8.<br />

82<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Paysage du nord-ouest <strong>au</strong>stralien<br />

© Arn<strong>au</strong>d Morvan<br />

régulièrement <strong>au</strong> gré de révélations oniriques validées (ou<br />

non) par <strong>le</strong> groupe, donnant lieu à <strong>des</strong> innovations<br />

mythiques, rituel<strong>le</strong>s et artistiques. Chaque individu acquiert<br />

<strong>au</strong> cours de sa vie <strong>des</strong> responsabilités envers plusieurs<br />

récits mythiques et <strong>le</strong>s différents sites, peintures et chants<br />

qui y sont associés. Il en devient <strong>le</strong> gardien. Les représentations<br />

graphiques de récits et de ces lieux donnent ainsi à<br />

voir <strong>le</strong>s liens quasi existentiels qui unissent un peintre à sa<br />

terre. Ce système à la fois religieux, politique, et artistique<br />

va connaître de vio<strong>le</strong>ntes attaques pendant la colonisation.<br />

Lorsque <strong>le</strong> Capitaine Cook débarque à Botany Bay <strong>le</strong><br />

6 mai 1770, sur la côte sud-est de l’Australie en territoire<br />

eora, il déclare <strong>le</strong> continent Terra Nulius et en prend<br />

possession <strong>au</strong> nom de la couronne britannique. Le<br />

concept de Terra Nulius qualifie une terre inhabitée<br />

n’ayant <strong>au</strong>cun propriétaire légitime, el<strong>le</strong> devient alors<br />

aliénab<strong>le</strong>. Bien que plusieurs <strong>au</strong>tres nations, Indonésie,<br />

Japon, Portugal, Hollande ou France aient précédemment<br />

accosté sur <strong>le</strong>s rivages <strong>au</strong>straliens et dans<br />

certains cas, développé <strong>des</strong> relations commercia<strong>le</strong>s<br />

avec <strong>le</strong>s Aborigènes, <strong>le</strong>s Britanniques ont été <strong>le</strong>s premiers<br />

à vouloir revendiquer une propriété sur <strong>le</strong>s terres,<br />

expropriant de fait ses premiers habitants.<br />

Aucun traité n’avait été établi lors de l’invasion. Les<br />

<strong>au</strong>tochtones n’ont pas bénéficié du statut de sujet de la<br />

couronne ni de sa protection comme ce fut <strong>le</strong> cas dans<br />

d’<strong>au</strong>tres colonies. Une résistance aborigène s’organisa<br />

sous forme de guérilla dans <strong>le</strong> Sud-Est du pays, engendrant<br />

de lour<strong>des</strong> pertes de part et d’<strong>au</strong>tre. La répression<br />

vio<strong>le</strong>nte de l’armée <strong>au</strong>ra raison de la lutte aborigène et<br />

l’implantation <strong>des</strong> colons à l’intérieur du pays ne fut que<br />

ra<strong>le</strong>ntie et déc<strong>le</strong>ncha <strong>le</strong> début d’un vertigineux déclin<br />

démographique. Les fermiers, avec l’appui de la police,<br />

avaient alors droit de vie ou de mort sur <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tochtones.<br />

83<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Des missions chrétiennes s’installèrent dans <strong>le</strong>s régions<br />

colonisées pour protéger et convertir <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tochtones.<br />

Parallè<strong>le</strong>ment <strong>au</strong> déclin de certains groupes, une multitude<br />

d’innovations culturel<strong>le</strong>s émergea à la suite du<br />

contact, notamment dans <strong>le</strong> domaine artistique, apparaissant<br />

alors comme un dernier recours à l’effacement<br />

de la culture aborigène.<br />

C’est en 1912, <strong>au</strong> cours d’une <strong>des</strong> <strong>tout</strong>es premières<br />

expéditions scientifiques dans <strong>le</strong> nord tropical du pays,<br />

sur la frontière occidenta<strong>le</strong> de la Terre d’Arnhem<br />

Requin ancestral Balangu, 1985<br />

Jack Kala Kala (vers 1925 – 1987), Maningrida, Terre d’Arnhem occidenta<strong>le</strong>,<br />

Australie<br />

Peinture et pigments naturels sur écorce. H. 135 cm ; l. 70 cm<br />

Inv. 2002.14.1<br />

© Musée <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> / © ADAGP, Paris 2012<br />

photo Patrick Agene<strong>au</strong><br />

(Oenpelli), que fut rapportée l’une <strong>des</strong> premières observations<br />

(européennes) de peintures sur écorce par Baldwin<br />

Spencer, anthropologue et professeur de biologie à<br />

l’université de Melbourne. Oenpelli est une petite localité<br />

aborigène située à la limite de l’expansion colonia<strong>le</strong><br />

du Territoire du Nord. À chaque saison <strong>des</strong> pluies <strong>le</strong>s<br />

Aborigènes de langue gagadju y établissaient un campement<br />

provisoire <strong>au</strong> bord du lagon de Gunbalanya qui<br />

borde la colline Injalak, l’un <strong>des</strong> h<strong>au</strong>ts lieux de l’art<br />

pariétal <strong>au</strong>stralien. C’est pourtant sur <strong>le</strong>s murs en<br />

Visuel non disponib<strong>le</strong><br />

sur la version en ligne.<br />

84<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


écorce <strong>des</strong> huttes édifiées près du lac que Spencer<br />

aperçut <strong>le</strong>s premières peintures. El<strong>le</strong>s étaient réalisées à<br />

même <strong>le</strong>s plaques d’écorce fixées à la structure en bois et<br />

dépeignaient de manière figurative <strong>des</strong> formes anima<strong>le</strong>s<br />

et d’étranges esprits <strong>au</strong>x longs membres entrelacés.<br />

Pendant son séjour, Spencer commanda plusieurs<br />

écorces pour <strong>le</strong> National Museum of Victoria de Melbourne.<br />

À sa suite Paddy Cahill, un chasseur de buff<strong>le</strong>s<br />

s<strong>au</strong>vages, vivant parmi <strong>le</strong>s Aborigènes, continua de rassemb<strong>le</strong>r<br />

<strong>des</strong> peintures pour <strong>le</strong> Museum. (Spencer 1914,<br />

Morphy 2003). Dans <strong>le</strong>s années qui suivirent, <strong>le</strong>s missions<br />

de Milingimbi et Yirrkala et certains anthropologues<br />

comme Donald Thomson encouragèrent <strong>le</strong>s<br />

<strong>au</strong>tres groupes de Terre d’Arnhem à produire <strong>des</strong> peintures<br />

sur écorce pour <strong>le</strong> marché. Les Aborigènes saisirent<br />

rapidement <strong>le</strong> potentiel d’un tel échange en termes<br />

de communication, ils commencèrent à peindre certains<br />

de <strong>le</strong>urs récits mythiques de manière narrative et didactique,<br />

engageant une relation inédite avec <strong>le</strong>s Européens,<br />

<strong>des</strong>tinataires <strong>des</strong> œuvres. La plupart de ces<br />

récits avaient pour objet la fondation mythique de certains<br />

sites du territoire, démontrant <strong>le</strong>s liens indéfectib<strong>le</strong>s<br />

entre ces lieux et <strong>le</strong>s premiers <strong>au</strong>straliens.<br />

Ces peintures, qui mê<strong>le</strong>nt représentations figuratives et<br />

géométriques, entretiennent un lien direct avec <strong>le</strong>s<br />

terres claniques du peintre. Dans cette région de l’Australie,<br />

<strong>le</strong>s clans (et l’ensemb<strong>le</strong> de l’univers) se répartissent<br />

en deux gran<strong>des</strong> catégories appelées moitiés<br />

Dhuwa et Yirritja. Tous <strong>le</strong>s êtres humains, anim<strong>au</strong>x,<br />

plantes, propriétés terriennes, <strong>le</strong>s espaces maritimes ou<br />

aériens, appartiennent à l’une ou l’<strong>au</strong>tre de ces catégories.<br />

Des motifs sacrés comme <strong>le</strong>s losanges ou/et <strong>le</strong>s<br />

lignes croisées rarrk sont associés à chacun <strong>des</strong> clans<br />

Dhuwa et Yirritja. En Terre d’Arnhem, <strong>le</strong>s combinaisons<br />

de certaines représentations figuratives et géométriques,<br />

l’application de différents signes, la manière<br />

dont ils sont exécutés constituent un marquage territorial<br />

précis pour qui sait <strong>le</strong>s interpréter.<br />

À partir <strong>des</strong> années 1930, alors que la présence colonia<strong>le</strong><br />

s’étend sur l’ensemb<strong>le</strong> du continent, l’art va sortir<br />

(partiel<strong>le</strong>ment) de la sphère rituel<strong>le</strong> pour entrer dans <strong>le</strong><br />

domaine public, offrant une visibilité inédite <strong>au</strong>x cultures<br />

<strong>au</strong>tochtones.<br />

Plusieurs événements, en différents points du pays,<br />

manifestèrent cette prise de conscience de la nécessité<br />

d’ouverture. L’un <strong>des</strong> exemp<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus frappants est<br />

celui de l’î<strong>le</strong> d’Elcho, <strong>au</strong> large de la Terre d’Arnhem. En<br />

1957, un groupe d’initiés yolngu prit la décision, après<br />

plusieurs mois de préparation secrète, d’ériger devant<br />

l’église missionnaire un « mémorial » composé de<br />

pote<strong>au</strong>x rituels secrets rangga peints <strong>des</strong> motifs sacrés<br />

<strong>des</strong> différents clans yolngu jusqu’alors visib<strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>ment<br />

par <strong>le</strong>s hommes initiés. Cette action, qualifiée de<br />

« mouvement d’ajustement » par l’anthropologue<br />

R. Berndt, avait d’une part pour but d’établir l’unité <strong>des</strong><br />

clans aborigènes de la Terre d’Arnhem orienta<strong>le</strong> et,<br />

d’<strong>au</strong>tre part, de montrer <strong>au</strong> monde extérieur la force, la<br />

légitimité et l’actualité de la loi ancestra<strong>le</strong>. À la même<br />

époque, <strong>des</strong> innovations rituel<strong>le</strong>s se multiplièrent sur<br />

l’ensemb<strong>le</strong> du continent, accompagnant l’émergence<br />

<strong>des</strong> luttes politiques du mouvement <strong>des</strong> droits à la terre<br />

qui exigeait <strong>des</strong> restitutions foncières.<br />

En 1963, plusieurs <strong>le</strong>aders <strong>des</strong> clans yolngu, voyant<br />

<strong>le</strong>urs territoires menacés par l’implantation d’une mine<br />

de b<strong>au</strong>xite, mettent <strong>au</strong> point une stratégie de contestation<br />

dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s peintures occupent une place centra<strong>le</strong>.<br />

L’action <strong>des</strong> propriétaires traditionnels aborigènes<br />

consista à réaliser deux larges panne<strong>au</strong>x d’écorces présentant<br />

deux textes en anglais et en gumatj, encadrés<br />

<strong>des</strong> signes claniques qui attestaient de la propriété foncière<br />

aborigène sur <strong>le</strong> site de la mine et <strong>le</strong>s terres<br />

adjacentes. Ce document hybride, qui prit <strong>le</strong> nom de<br />

« pétition sur écorce », fut présenté <strong>au</strong> Par<strong>le</strong>ment fédéral<br />

de Canberra assurant à la revendication yolngu une<br />

couverture médiatique sans précédent. Si <strong>le</strong>s revendications<br />

<strong>au</strong>tochtones ne furent pas satisfaites, el<strong>le</strong><br />

85<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


contribuèrent à donner une visibilité et participèrent à<br />

l’adoption quelques années plus tard d’une législation<br />

favorab<strong>le</strong> <strong>au</strong>x revendications territoria<strong>le</strong>s aborigènes, <strong>le</strong><br />

Land Rights Act de 1976.<br />

Ce document, signé par <strong>le</strong> gouverneur général <strong>le</strong><br />

16 décembre 1976, établit <strong>le</strong>s conditions par <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s<br />

<strong>le</strong>s Aborigènes <strong>des</strong> Territoires du Nord peuvent, pour la<br />

première fois, revendiquer <strong>des</strong> terres sur la base d’une<br />

occupation traditionnel<strong>le</strong>. L’Act permet, dans <strong>le</strong> cadre de<br />

la loi <strong>au</strong>stralienne, d’accorder un titre de propriété si <strong>le</strong>s<br />

plaignants produisent <strong>le</strong>s preuves d’un attachement traditionnel<br />

à un territoire. Les revendications du Northern<br />

Territory Act, étaient limitées à <strong>des</strong> terres n’ayant pas<br />

fait l’objet d’une aliénation préalab<strong>le</strong>, laissées vacantes<br />

par la couronne britannique (Crown).<br />

Le deuxième acte de cette révolution culturel<strong>le</strong> <strong>au</strong>stralienne<br />

se dérou<strong>le</strong> en 1971 à quelques milliers de kilomètres<br />

plus <strong>au</strong> sud dans <strong>le</strong>s déserts du centre où <strong>le</strong>s<br />

groupes de langues pintupi, luritja, warlpiri, aranda et<br />

bien d’<strong>au</strong>tres sont rassemblés dans <strong>des</strong> camps de<br />

sédentarisation, dirigés par une administration blanche.<br />

À deux cent cinquante kilomètres <strong>au</strong> sud-ouest d’Alice<br />

Springs, Papunya est l’un de ces camps de réfugiés qui<br />

s’étend <strong>au</strong> pied de la chaîne montagneuse McDonell.<br />

Là, quelque mil<strong>le</strong> quatre cents individus survivent dans<br />

<strong>des</strong> conditions diffici<strong>le</strong>s, la vio<strong>le</strong>nce et <strong>le</strong>s maladies sont<br />

omniprésentes. Suite à l’intérêt d’un enseignant, Geoffrey<br />

Bardon, pour <strong>le</strong>s <strong>des</strong>sins d’enfants, plusieurs initiés<br />

pintupi, menés par Billy Stockman Tjapaltjarri, décidèrent<br />

de transposer sur <strong>le</strong> mur de l’éco<strong>le</strong> <strong>le</strong> tracé d’une<br />

piste de Rêve, l’un <strong>des</strong> itinéraires mythiques qui traversent<br />

la commun<strong>au</strong>té. Poussé par une irrépressib<strong>le</strong> fièvre<br />

artistique, un petit groupe d’hommes pintupi commence<br />

à retranscrire l’iconographie du désert sur tous <strong>le</strong>s<br />

supports disponib<strong>le</strong>s. Cerc<strong>le</strong>s concentriques, points,<br />

demi-cerc<strong>le</strong>s, lignes sinueuses et empreintes anima<strong>le</strong>s,<br />

ces traces codifiées du passage <strong>des</strong> êtres totémiques se<br />

combinent à l’infini et composent la trame de ces<br />

œuvres semi-abstraites qui révè<strong>le</strong>nt l’existence d’une<br />

cartographie mythique de l’Australie, cel<strong>le</strong> <strong>des</strong> pistes de<br />

Rêve qui sillonnent <strong>le</strong> centre du continent. Ces peintures<br />

acryliques sur cartons, panne<strong>au</strong>x, puis toi<strong>le</strong>s furent vendues<br />

à Alice Springs et procuraient <strong>le</strong>s premiers revenus<br />

non-gouvernement<strong>au</strong>x <strong>au</strong>x Aborigènes de Papunya. Ces<br />

artistes pionniers se nomment Yala Yala Gibbs Tjungurrayi,<br />

Uta Uta Tjangala, Mick Namarari Tjapaljarri, Tim<br />

Leura Tjapaljarri ou Clifford Possum. En quelques<br />

années, <strong>le</strong> phénomène se propage dans <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tres<br />

commun<strong>au</strong>tés <strong>des</strong> déserts de l’ouest et du centre à<br />

Yuendumu, Lajamanu, Haasts Bluff, Utopia et jusqu’à<br />

l’ancienne mission catholique de Balgo <strong>au</strong>x portes du<br />

Kimber<strong>le</strong>y. Un peu par<strong>tout</strong> <strong>des</strong> programmes artistiques<br />

se mettent en place. Le mouvement provoque <strong>au</strong>ssi <strong>des</strong><br />

résistances internes et de longues négociations sont<br />

nécessaires, notamment avec <strong>le</strong>s Aranda, pour définir<br />

<strong>le</strong>s modalités de divulgation <strong>des</strong> savoirs ésotériques<br />

contenus dans <strong>le</strong>s peintures. Certains types de motifs<br />

sont interdits, d’<strong>au</strong>tres partiel<strong>le</strong>ment masqués par l’utilisation<br />

<strong>des</strong> points qui se généralise. En passant dans <strong>le</strong><br />

domaine public, certaines oeuvres s’ouvrent à <strong>des</strong> expérimentations<br />

formel<strong>le</strong>s <strong>au</strong>dacieuses, laissant apparaître<br />

<strong>des</strong> sty<strong>le</strong>s très personnels dans l’interprétation <strong>des</strong> paysages<br />

mythiques du centre de l’Australie.<br />

Parallè<strong>le</strong>ment, la période <strong>des</strong> années 1980-90 voit <strong>le</strong><br />

succès <strong>des</strong> Land Rights se matérialiser dans <strong>des</strong><br />

dizaines de restitutions foncières dans <strong>le</strong>s régions du<br />

nord et du centre. De nombreux artistes retournent alors<br />

s’instal<strong>le</strong>r sur <strong>le</strong>urs terres, dans une sorte de « décolonisation<br />

de l’intérieur ». En 1993, <strong>le</strong> premier titre de<br />

86<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Visuel non disponib<strong>le</strong><br />

sur la version en ligne.<br />

Pamapardu Jukurrpa (Rêves termites), 1999<br />

Jack Ross Jakamarra (né en 1925), Yuendumu, Australie<br />

Acrylique sur toi<strong>le</strong>. H. 122cm ; l. 62 cm<br />

Inv. 2003.7.2<br />

© Musée <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> / © ADAGP, Paris 2012<br />

photo Patrick Agene<strong>au</strong><br />

propriété <strong>au</strong>tochtone (native tit<strong>le</strong>) 3 est reconnu par la<br />

H<strong>au</strong>te Cour de Justice <strong>au</strong>stralienne. Pour obtenir de<br />

tel<strong>le</strong>s restitutions, <strong>le</strong>s Aborigènes doivent alors prouver<br />

qu’un lien culturel ininterrompu <strong>le</strong>s attache à <strong>le</strong>urs<br />

terres. Dans ce cadre <strong>le</strong>s peintures, basées sur la mobilisation<br />

de savoirs ésotériques et <strong>des</strong> signes graphiques<br />

qui y sont associés, deviennent pour <strong>le</strong>s Aborigènes <strong>des</strong><br />

preuves de propriété foncière.<br />

C’est <strong>au</strong>ssi la nature per<strong>format</strong>ive <strong>des</strong> peintures qui <strong>le</strong>ur<br />

confère <strong>le</strong> statut d’objet politique, outils de résistances.<br />

Pour comprendre cette caractéristique, il f<strong>au</strong>t explorer<br />

plus profondément l’origine rituel<strong>le</strong> de ces réalisations.<br />

Leur source la plus directe se trouve dans <strong>le</strong>s peintures<br />

sur sab<strong>le</strong>, appelées purlapa en langue warlpiri. Il s’agit<br />

de larges structures de sab<strong>le</strong> de plusieurs mètres de<br />

long, réalisées sur <strong>le</strong> sol, sur <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s sont <strong>des</strong>sinés et<br />

sculptés certains motifs à l’aide de coton s<strong>au</strong>vage<br />

(kapok) blanc ou teint à l’ocre et parfois mélangé <strong>au</strong><br />

sang <strong>des</strong> exécutants. Les déplacements <strong>des</strong> ancêtres<br />

entre <strong>le</strong>s sites de Rêves y sont manifestés par la présence<br />

de dômes ou cerc<strong>le</strong>s concentriques de plusieurs<br />

centimètres de h<strong>au</strong>teur. Parfois <strong>des</strong> pote<strong>au</strong>x cérémoniels<br />

sont plantés en <strong>le</strong>ur centre, matérialisant <strong>le</strong><br />

passage <strong>des</strong> énergies mythiques entre <strong>le</strong>s différentes<br />

dimensions du dedans et du dehors, du sacré et du profane.<br />

Ces structures sont réalisées dans un cadre cérémoniel<br />

pour établir un lien entre <strong>le</strong>s initiés et un site particulier.<br />

Le rituel permet d’accéder à l’énergie mythique<br />

d’un site pour la rediriger sur l’environnement social ou<br />

naturel. À la fin de la cérémonie, la structure est détruite<br />

par <strong>le</strong>s pas <strong>des</strong> danseurs et sous la gouvernance <strong>des</strong><br />

3 : Le titre de propriété <strong>au</strong>tochtone établi à la suite du Native Tit<strong>le</strong> Act de 1993 est la reconnaissance dans la loi <strong>au</strong>stralienne, <strong>des</strong> droits et intérêts <strong>des</strong> <strong>au</strong>tochtones<br />

<strong>au</strong>straliens sur <strong>le</strong>s terres et <strong>le</strong>s espaces maritimes, selon <strong>le</strong>urs lois traditionnel<strong>le</strong>s. Contrairement <strong>au</strong> titre de propriété privée (freehold) ou <strong>au</strong>x terres louées à long terme<br />

(<strong>le</strong>ase), <strong>le</strong> Native Tit<strong>le</strong> n’est pas un <strong>le</strong>gs ou un droit créé par <strong>le</strong> gouvernement. Les Native Tit<strong>le</strong> peuvent êtres reconnus dans <strong>le</strong>s endroits où <strong>le</strong>s populations <strong>au</strong>tochtones<br />

continuent à suivre <strong>le</strong>urs lois traditionnel<strong>le</strong>s et ont maintenu un lien continu avec <strong>le</strong> territoire revendiqué.<br />

87<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


propriétaires rituels qui, à l’écart, <strong>au</strong>ront entonné <strong>le</strong>s<br />

chants liés <strong>au</strong>x sites en question (<strong>le</strong>s songlines :<br />

énumération chantée de toponymes sacrés).<br />

Les purlapa constituent un rituel assez soup<strong>le</strong> pouvant être<br />

réalisé dans différents contextes, d’après l’anthropologue<br />

Françoise Dussart, il s‘agit de « mises en scène publiques<br />

[qui] permettaient <strong>au</strong>x <strong>le</strong>aders rituels de manifester <strong>le</strong>urs<br />

droits sur <strong>le</strong>s récits mythiques et <strong>le</strong>s sites sacrés ainsi que<br />

sur <strong>le</strong>s ressources qui y sont associées, devant d’<strong>au</strong>tres<br />

groupes » 4 , en particulier pendant la période de sédentarisation<br />

forcée dans <strong>le</strong>s réserves où différentes famil<strong>le</strong>s,<br />

parfois antagonistes, devaient coexister.<br />

Dans <strong>le</strong> contexte d’une exportation de la culture aborigène<br />

dans <strong>le</strong> domaine public, ces structures étaient souvent choisies<br />

pour accompagner et contextualiser <strong>le</strong>s expositions de<br />

peintures acryliques en Australie et dans <strong>le</strong> monde.<br />

Un texte de Djon Mundine, conservateur aborigène,<br />

éclaire la question : « <strong>tout</strong>es ces installations peuvent<br />

être considérées comme <strong>des</strong> « ambassa<strong>des</strong> de l’esprit »<br />

dans <strong>le</strong> sens où el<strong>le</strong>s représentent <strong>des</strong> paysages<br />

spécifiques et peuvent se dresser n’importe où, là où <strong>le</strong><br />

besoin du rite se fait sentir. On n’a pas besoin d’utiliser<br />

la terre de son propre pays. Lorsqu’el<strong>le</strong>s ont été « chantées<br />

», el<strong>le</strong>s deviennent l’endroit même d’origine jusqu’à<br />

ce qu’el<strong>le</strong>s soient détruites par <strong>le</strong>s pas <strong>des</strong> danseurs, à<br />

la fin de la cérémonie. El<strong>le</strong>s peuvent très bien être<br />

érigées à l’intérieur d’un bâtiment, dans un contexte<br />

urbain ou dans un pays étranger. » 5<br />

Dés 1983, un groupe de douze hommes Warlpiri de Lajamanu,<br />

mené par M<strong>au</strong>rice Luther et Abi Jangala a été<br />

invité <strong>au</strong> Musée d’art Moderne de la Vil<strong>le</strong> de Paris pour<br />

Visuel non disponib<strong>le</strong><br />

sur la version en ligne.<br />

Wirrulnga, 2001<br />

Ningura Napurrula<br />

Acrylique sur toi<strong>le</strong>.<br />

Inv. 2005.6.7<br />

© Musée <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> / © ADAGP, Paris 2012<br />

photo Patrick Agene<strong>au</strong><br />

4 : Françoise Dussart, 2004, « Montrer sans partager, présenter sans proférer. Redéfinition de l’identité rituel<strong>le</strong> chez <strong>le</strong>s interprètes rituels warlpiri », Anthropologie et<br />

Sociétés, vol 28, n°1, p 70.<br />

5 : Djon Mundine, 1997 « Toute la terre est p<strong>le</strong>ine de signes », in Barou & Crossman, Peintres Aborigènes d’Australie, Montpellier, Indigènes Editions, p 92.<br />

88<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


éaliser une peinture sur sab<strong>le</strong>. La peinture de douze<br />

mètres de long réalisée avec deux tonnes de sab<strong>le</strong><br />

rouge et du kapok blanc manifestait la présence d’un<br />

site du désert Tanami associé à l’ancêtre python Tjundu,<br />

métaphore du principe d’alliance et d’unification 6 .<br />

D’<strong>au</strong>tres expositions suivront, à la Asia Society Gal<strong>le</strong>ries<br />

de New York, <strong>au</strong> Centre Georges Pompidou de Paris et<br />

ail<strong>le</strong>urs, installant l’art du désert sur la scène internationa<strong>le</strong>7<br />

. À chaque fois <strong>le</strong>s purlapa furent utilisées. Lorsque<br />

<strong>le</strong>s Warlpiri créent, en France, une peinture sur sol, ils<br />

ne font pas que « représenter » <strong>le</strong>ur territoire (<strong>au</strong> sens de<br />

mettre quelque chose à la place de quelque chose<br />

d’<strong>au</strong>tre) mais ils l’actualisent, <strong>le</strong> manifestent, <strong>le</strong> produisent<br />

par la performance. Il ne s’agit donc pas d’une<br />

simp<strong>le</strong> représentation mais plutôt d’un acte, d’une<br />

action visant à manifester la présence d’un lieu, de la<br />

même manière que l’on produit une preuve dans un tribunal.<br />

Ils attestent ainsi de <strong>le</strong>ur propriété et de <strong>le</strong>ur<br />

appartenance à un lieu.<br />

Les peintures acryliques (comme <strong>le</strong>s œuvres sur écorce)<br />

reposent sur <strong>le</strong>s mêmes principes que <strong>le</strong>ur version sur<br />

sab<strong>le</strong>. Il n’est pas rare que <strong>le</strong>s peintres prononcent <strong>le</strong>s<br />

paro<strong>le</strong>s de chants rituels pendant l’exécution d’une<br />

œuvre ou lorsqu’ils regardent un de ces tab<strong>le</strong><strong>au</strong>x une<br />

fois achevé. Les peintures entretiennent un lien actif<br />

<strong>au</strong> lieu peint, el<strong>le</strong>s en sont la concrétion, une forme<br />

cristallisée du rituel dont el<strong>le</strong>s captent l’essence. Ces<br />

images à mi-chemin entre la représentation et la mise<br />

en présence, ne sont pas complètement détachées de<br />

<strong>le</strong>ur référent. Les peintures ne font pas que représenter<br />

<strong>le</strong>s connexions entre un individu et un lieu, el<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s<br />

réactivent et <strong>le</strong>s renouvel<strong>le</strong>nt dans un acte de mémoire<br />

dynamique. Pour <strong>le</strong>s peintres, <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>s possèdent une<br />

fonction mnémonique importante en actualisant <strong>le</strong>s<br />

liens avec <strong>le</strong>s sites sacrés.<br />

Les mouvements de peintures acryliques, comme celui<br />

<strong>des</strong> œuvres sur écorces, donnent à voir <strong>des</strong> paysages du<br />

centre du nord de l’Australie, <strong>des</strong> cartes menta<strong>le</strong>s qui<br />

exposent <strong>le</strong>s liens existentiels unissant un individu et sa<br />

terre. Cette spécificité fait de cette tradition artistique<br />

un mouvement d’affirmation culturel<strong>le</strong> qui, dans un<br />

contexte post-colonial, devient acte de résistance. En<br />

Australie, l’art est désormais <strong>au</strong> centre de tous <strong>le</strong>s<br />

débats sur la culture aborigène et ses rapports à la<br />

société <strong>au</strong>stralienne, un peu comme si l’ensemb<strong>le</strong> <strong>des</strong><br />

relations, longtemps inexistantes, entre <strong>le</strong>s deux cultures,<br />

avait été capté et compensé par la sphère artistique.<br />

La résistance n’est pas ici envisagée comme un<br />

blocage réactionnaire ou un acte de préservation mais<br />

plutôt comme un processus d’innovation culturel<strong>le</strong><br />

offrant un modè<strong>le</strong> alternatif de rapport à la terre.<br />

6 : « Nous vous présentons un aperçu de la manière dont nous vénérons <strong>le</strong>s héros sacrés qui nous ont donné notre identité, afin que <strong>le</strong>s Européens puissent comprendre<br />

un peu qui nous sommes et combien, avec force, nous voulons rester nous-mêmes. […] Notre Aboriginal Cultural Fondation va à Paris non pas en tant qu’artistes<br />

professionnels mais pour attirer l’attention du monde sur nous. Lance Bennett, « Tjuntu, centre du rêve Python du désert » in D’un <strong>au</strong>tre continent: l’Australie, <strong>le</strong> rêve<br />

et <strong>le</strong> réel, ARC/ Musée d’Art Moderne de la Vil<strong>le</strong> de Paris, 1983, p. 42-50. »<br />

7 : Voir à ce sujet, Morvan 2007, « retour d’exotisme. La présence <strong>des</strong> artistes aborigènes en France. », in B. Glowczewski & R. Henry (eds), Le Défi indigène, entre spectac<strong>le</strong><br />

et politique. Montreuil, Aux Lieux d’être, pp.125-149.<br />

89<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


2RÉSISTANCE<br />

ET ENGAGEMENT<br />

Expériences sensib<strong>le</strong>s<br />

En écho à la thématique "résistance" et après avoir exploré la polysémie<br />

du terme par <strong>des</strong> approches scientifiques, cette rubrique "témoignages"<br />

permet d'ouvrir une fenêtre sur <strong>des</strong> points de vue singuliers, <strong>des</strong><br />

itinéraires, <strong>des</strong> partis pris en donnant la paro<strong>le</strong> à <strong>des</strong> acteurs du champ<br />

culturel <strong>au</strong> sens large. C'est dans cette même logique que se construit la<br />

programmation culturel<strong>le</strong> du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong>, articulant approches<br />

scientifiques et artistiques.<br />

LA RÉSISTANCE, LOI DE LA<br />

MATIÈRE ET DE L’UNIVERS...<br />

secret du corps, <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> poètes<br />

Annick Charlot, Chorégraphe de la Compagnie Acte.<br />

Résumé : Chorégraphe, je n'ai eu de cesse, dès mes premiers trav<strong>au</strong>x, de questionner mon engagement d’artiste et ma<br />

relation charnel<strong>le</strong> <strong>au</strong> monde. La capacité de résistance, cette force insoupçonnée face à l’irréductib<strong>le</strong> n'est-el<strong>le</strong> pas ce<br />

qui définit l’humain? Deux projets de création chorégraphique, deux « en-quêtes » artistiques <strong>au</strong> cœur de la résistance<br />

m'ont offert, en 2002, ce laboratoire poétique de l'humain. La résistance n'est-el<strong>le</strong> pas ce qui nous révè<strong>le</strong> à la fois corps<br />

et tissus de relation ? Individuel et commun ? Faite du temps et de « liens » n'est-el<strong>le</strong> pas l'expression de notre présence<br />

<strong>au</strong> monde ? C'est ce que m'ont dit la danse et la poésie <strong>des</strong> corps.<br />

De la résistance comme objet de recherche artistique à l'art comme projet de résistance, il n'y a qu'un fil, celui d'une<br />

démarche pour trouver la continuité entre l'art et la société, l’art et la vie. Alors, pour <strong>le</strong> dire, il me f<strong>au</strong>t sortir <strong>des</strong> lieux<br />

réservés à l'art, créer une présence artistique par<strong>tout</strong> où sont <strong>le</strong>s êtres, partager l'expérience sensib<strong>le</strong>, investir l'espace<br />

de la vil<strong>le</strong>, l'espace de la vie. Ce Lieu d’être est ce que je travail<strong>le</strong> <strong>au</strong>jourd'hui.<br />

Abstract : As a choreographer, I have, from my early work, constantly questioned my artistic commitment and my sensual<br />

relationship to the world. Is it not the ability to resist, this unsuspected power in the face of the re<strong>le</strong>nt<strong>le</strong>ss, that<br />

defines a human being? In 2002, two choreographic creation projects, two artistic investigations into the heart of resistance,<br />

offered me this poetic laboratory of that which is human. Is it not resistance that reveals to us both the body<br />

and the fabric of relationships? The individual and the shared? Made of time and “connections”, is it not the expression<br />

of our presence in the world? This is how dance and the poetry of bodies speak to me.<br />

From resistance as the object of artistic research to art as a project of resistance, there is a common thread, that of an<br />

approach to find the continuity between art and society, art and life. Thus, to express this, I must <strong>le</strong>ave the places reserved<br />

for art and create an artistic presence wherever there are human beings. I must share the tangib<strong>le</strong> experience,<br />

take possession of the city, the space of life. This Lieu d’être is what I am currently working on.<br />

93<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


“Après un parcours universitaire, Annick Charlot embrasse dès<br />

1986 une vie professionnel<strong>le</strong> de danseuse contemporaine. Dix années<br />

interprète de la Cie Hal<strong>le</strong>t Eghayan, el<strong>le</strong> fonde ensuite à Lyon la Compagnie<br />

Acte dont el<strong>le</strong> devient chorégraphe en 2000. Les premiers<br />

spectac<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong> crée, de 2002 à 2008 disent, la résistance, la résilience,<br />

la résonance... En 2008, cette quête d’un engagement charnel<br />

<strong>au</strong> monde se traduit <strong>au</strong>-delà de ces créations et façonne une posture :<br />

questionner l’art comme «une manière de faire société». Soucieuse<br />

d’associer un équipage <strong>au</strong> long cours, el<strong>le</strong> choisit, avec la complicité de<br />

Tekhnê Architectes, de donner à la Compagnie un lieu de travail, à<br />

Lyon : <strong>le</strong> Studio <strong>des</strong> Héride<strong>au</strong>x. Chorégraphe engagée, el<strong>le</strong> défend l’art<br />

comme une pratique intrinsèque de la condition humaine et quitte peu<br />

à peu <strong>le</strong>s scènes <strong>des</strong> théâtres pour inscrire ses créations <strong>au</strong> cœur de<br />

l’espace urbain. El<strong>le</strong> nourrit son énergie de rencontres et de collaborations<br />

avec <strong>des</strong> chercheurs, philosophes, sociologues, urbanistes,<br />

géographes. 1<br />

”<br />

Je me souviens de mes élans d’étudiante en génétique, sur <strong>le</strong>s bancs de l’université lyonnaise. Il m’apparaît très<br />

clairement que je cherchais, dans cette étude de l’homme et <strong>des</strong> lois de la vie, la réponse à une question : «quel<br />

est <strong>le</strong> sens de l’Homme ?». Davantage animée par l’intuition que par <strong>le</strong> souci de sa vérification, je passais alors<br />

mon temps à croiser <strong>le</strong>s différentes connaissances qui s’offraient à moi, à faire <strong>des</strong> liens, bâtir <strong>des</strong> ponts et <strong>des</strong> hypothèses,<br />

tenter d’assemb<strong>le</strong>r <strong>le</strong> puzz<strong>le</strong> du mystère humain. «Ce sont là, mademoisel<strong>le</strong> Charlot, <strong>des</strong> conjectures !».<br />

Je compris, dans <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de ce professeur de génétique, que <strong>le</strong> cadre de la démarche scientifique me résistait irrémédiab<strong>le</strong>ment.<br />

Mon esprit avide d’aventures créatrices et fonctionnant par «bonds en avant» serait toujours inapte à<br />

servir la science. Je quittai donc ses amphithéâtres et ses laboratoires pour ne me consacrer plus qu’à ceux de la danse<br />

et de la création, persuadée que cette orientation initia<strong>le</strong> était une «erreur d’aiguillage».<br />

J’ignorais alors, qu’en devenant danseuse puis chorégraphe, je ne quitterais plus ce questionnement sur <strong>le</strong> sens de<br />

l’humain. Que j’allais, à partir de cet instant, plonger en lui de mil<strong>le</strong> manières, enfin assouvir cette quête, en faire l’objet<br />

même de mes recherches artistiques.<br />

1 : El<strong>le</strong> engage <strong>des</strong> projets avec ; Christian Charignon, architecte à Lyon, Olivier Frerot, directeur de l'agence d'urbanisme de Lyon, Pascal Lebrun Cordier, directeur du Master<br />

professionnel Projets culturels dans l'espace public à la Sorbonne, Paris, M<strong>au</strong>d Lefloc, directrice du Pô<strong>le</strong> <strong>des</strong> arts urbains à Tours, Dominique Pestre, historien <strong>des</strong><br />

sciences, Luc Gwiazdzinski, géographe à la Cité <strong>des</strong> territoires (IGA, IUG) à Grenob<strong>le</strong>, Chris Younes, philosophe et architecte à Paris....<br />

94<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Je ne me doutais pas non plus que <strong>le</strong> sujet de la résistance allait, dix ans plus tard, devenir primordial et venir réécrire<br />

à sa manière ce questionnement.<br />

Les déc<strong>le</strong>ncheurs artistiques<br />

La résistance, objet de mes premières recherches de chorégraphe<br />

Chorégraphe, je n’ai eu de cesse, dès mes premiers trav<strong>au</strong>x, de questionner mon engagement d’artiste et ma relation<br />

<strong>au</strong> monde, de défendre cette conviction profonde que l’art chorégraphique est une <strong>le</strong>cture du monde, que la création<br />

est un outil de construction, un vecteur de liberté, un acte politique. La question de l’humain me fascine. Mais plus que<br />

la question, c’est sa traduction par l’écriture de la danse, par <strong>le</strong> langage du corps, par la mise en chair chorégraphique,<br />

qui m’anime. Mon chemin d’artiste n’a pas fini de se cogner à ce caillou-là et d’y user <strong>le</strong>s souliers de la danse.<br />

Tout a commencé en 2001, par la <strong>le</strong>cture du livre-témoignage sobre et fort de Miguel Benasayag, prisonnier d’opinion<br />

durant la dictature argentine. 2 Ce récit Malgré <strong>tout</strong>, contes à voix basse <strong>des</strong> prisons argentines, fut pour moi, une grande<br />

émotion et un déc<strong>le</strong>ncheur. Ce très jeune résistant y témoignait de ses jours de détention, de la clan<strong>des</strong>tinité et <strong>des</strong><br />

actes qui l’avait précédée. La torture, l’iso<strong>le</strong>ment, l’inhumain. Il livrait à chaque ligne une <strong>le</strong>cture minutieuse et criante<br />

<strong>des</strong> états de corps rivés à l’âme, une <strong>des</strong>cription charnel<strong>le</strong> de ses questionnements d’humain à la frontière de la vie. Il<br />

confiait <strong>le</strong>s infimes solutions qui se présentent parfois dans l’enfer de l’insupportab<strong>le</strong> et deviennent <strong>des</strong> raisons de<br />

tenir, encore, de survivre, croire, ne pas renoncer. Comme si cette <strong>le</strong>nte et méthodique étude de lui-même, in vivo, était<br />

ce qui lui permettait de ne pas se disloquer, ne pas sombrer, résister.<br />

Par ce témoignage littéraire, cette traversée de la résistance me répondait de manière poignante. Oui, la capacité de<br />

résistance est bien l’un de ces essentiels qui peut nous définir comme humain. Dans l’acte de résistance, l’esprit et <strong>le</strong><br />

corps ne sont qu’une seu<strong>le</strong> et même entité. La pensée, lorsqu’el<strong>le</strong> devient crucia<strong>le</strong>, se chevil<strong>le</strong> irrémédiab<strong>le</strong>ment <strong>au</strong><br />

corps. C’est là peut-être que la résistance entre en résonance avec ce que sait <strong>le</strong> danseur. Parce qu’il pratique, étudie,<br />

travail<strong>le</strong> quotidiennement la justesse du geste et l’exigence de l’intention, <strong>le</strong> danseur sait que son corps lui-même est<br />

un jeu de résistances : flui<strong>des</strong>, soli<strong>des</strong>, forces, gravité, poids, volonté, épuisement. Sa chair comme <strong>le</strong> tambour du<br />

monde, répond <strong>au</strong>x lois de la matière et de l’univers. Il sait que l’acte de danser, <strong>au</strong>x confins de la matière et de l’imaginaire<br />

n’est <strong>au</strong>tre qu’une variation infinie de tension et relâchement, contraction ou suspension, désir et lâcher-prise,<br />

résistance ou abandon. Comme <strong>le</strong> peintre et sa pa<strong>le</strong>tte <strong>des</strong> cou<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> danseur façonne un nuancier empirique de<br />

résistances du geste et de l’esprit. Il apprend à <strong>le</strong>s reconnaître, <strong>le</strong>s convoquer, <strong>le</strong>s composer à l’infini, <strong>le</strong>s habiter dans<br />

<strong>le</strong>urs infimes variations, <strong>le</strong>s donner à lire. Il apprend que chacune de ces intensités d’énergie est vissée <strong>au</strong> sens qui la<br />

porte, <strong>au</strong>x émotions qui l’engendrent. Ainsi, matière, sens, émotions entremêlés s’imposent à lui pour qu’il <strong>le</strong>s réconcilie,<br />

en livre une <strong>le</strong>cture, une présence commune, un <strong>tout</strong> à ressentir. Capteur et émetteur, il reconnaît en lui l’écho du<br />

monde <strong>au</strong>tant qu’il l’invente, exprime l’universel en <strong>le</strong> conjuguant <strong>au</strong> singulier.<br />

2 : Benasayag (M.), Malgré <strong>tout</strong>, contes à voix basse <strong>des</strong> prisons argentines , Maspero 1980 Parcours, Calman Levy, Paris 2001.<br />

95<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Alors oui, <strong>le</strong> danseur croit ce que crie la résistance : que l’esprit et <strong>le</strong> corps sont indissociab<strong>le</strong>s, que l’esprit prend corps<br />

comme une plante prend racine. Mélange de risque et de nécessité, de concrétude et d’irrationnel, la résistance est <strong>au</strong><br />

corps ce que la lave est <strong>au</strong> volcan, faits tous deux de la même matière et jaillissant l’un de l’<strong>au</strong>tre. Personne n‘a jamais<br />

pu déterminer ce que peut <strong>le</strong> corps, capab<strong>le</strong> de faire surgir <strong>des</strong> ressources inconnues et illimitées. C’est cela que croit<br />

<strong>le</strong> danseur.<br />

Ainsi <strong>le</strong> récit de ce résistant m’est allé droit <strong>au</strong> corps. Et je ne s<strong>au</strong>rais dire si c’est la danseuse dans la chorégraphe ou<br />

la chorégraphe dans la citoyenne qui, la première, a été convoquée par la résistance.<br />

Alors est née la nécessité d’interroger ce mot, « résister ». Questionner la matière du corps résistant et dire par la<br />

danse, <strong>le</strong>s sens multip<strong>le</strong>s, poétiques de cet acte crucial. Faire du verbe « résister » : chair, sang, sueur, mouvement.<br />

Deux créations, un diptyque pour dire la résistance<br />

J’ai imaginé une première création, RReessiisstteenncciiaa,, proposée à Guy Darmet, directeur de la Bienna<strong>le</strong> de la danse de Lyon<br />

2002 « Amérique Latine ». Un second projet, expérimental, s’est conçu en parallè<strong>le</strong>, inscrit dans <strong>le</strong>s trav<strong>au</strong>x Art et<br />

Sciences du CCSTI de Lyon-La Pagode (Centre de Culture Scientifique, Technique et Industriel). Sous la direction de<br />

Daniel Guinet, physicien <strong>au</strong> CNRS de Lyon, <strong>le</strong> CCSTI ouvrait <strong>le</strong> cadre d’un dialogue entre recherche scientifique et processus<br />

de création artistique. DDaannssee EExxppeerriimmeennttaa, uunnee ppaarrool<strong>le</strong>e ssiinngguulliièèrree ssuurr ll’’iiddééee ddee rrééssiissttaannccee est née en avril<br />

2002 après six semaines de recherches dans un studio où nous nous sommes réunis, Daniel Guinet, <strong>le</strong>s danseurs et<br />

moi-même. Ce travail de répétition s’est réparti sur presque huit mois, ponctué d’échanges avec d’<strong>au</strong>tres scientifiques<br />

venus enrichir <strong>le</strong> propos3 , et de rencontres publiques en cours de travail4 . Il s’agissait de faire l’expérience d’un dialogue<br />

concret entre deux propos sur la résistance : celui de la connaissance, verbal et rationnel, et celui de la danse,<br />

visuel et émotionnel. Après plusieurs semaines de recherches, nous avons décidé que ce projet deviendrait un spectac<strong>le</strong><br />

et qu’il garderait sa forme expérimenta<strong>le</strong> de «conférence dansée». Ce spectac<strong>le</strong> a tourné pendant plus de six<br />

années <strong>au</strong>près de multip<strong>le</strong>s publics et sur de nombreuses scènes, <strong>tout</strong> en recevant en 2005, <strong>le</strong> label du comité Rhône-<br />

Alpes de l’Année de la Physique. Avons-nous réussi à vaincre quelques-unes <strong>des</strong> résistances qui cloisonnent <strong>le</strong>s<br />

savoirs, <strong>le</strong>s formes d’intelligences et <strong>le</strong>s points de vue sur <strong>le</strong> monde ?<br />

« Sur scène, un chercheur, une chorégraphe et quatre danseuses, <strong>des</strong> musiques de Charlie Haden, Carla B<strong>le</strong>y... <strong>des</strong><br />

extraits littéraires de Daniel Bensaïd, François Cheng…, pour une expérience origina<strong>le</strong> : construire en trois chapitres<br />

dansés l’alchimie de la résistance.<br />

Résistance de la matière et <strong>des</strong> corps <strong>au</strong>x contraintes physiques, résistance immunologique <strong>au</strong>x virus, stratégie du<br />

vivant et enfin résistance psychologique et philosophique…<br />

3 : Daniel Guinet - Physicien - groupe Matière Nucléaire (Université Cl<strong>au</strong>de Bernard - Lyon 1) // Denis Cerc<strong>le</strong>t - Ethnologue Maîtres de conférences, Centre de Recherches<br />

et d’Etu<strong>des</strong> Anthropologiques (Université Lumière - Lyon 2) // François Vandenesch - Professeur / Chercheur Hospitalier - Pathogénie <strong>des</strong> Staphylocoques INSERM<br />

(Faculté de Médecine Laënnec - Lyon).<br />

4 : Intervention lors <strong>des</strong> premières rencontres « Art, sciences et technologie » à La Rochel<strong>le</strong>, en 2001. Participation <strong>au</strong>x rencontres CCSTIva<strong>le</strong>s de Suze la Rousse 2001.<br />

96<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Resistencia, cie Acte<br />

© Christian Ganet<br />

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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Conversation à deux voix, alliage délicat du sensib<strong>le</strong> et du rationnel, de la poésie et de la connaissance, DDaannssee<br />

EExxppeerriimmeennttaa ouvre un espace de rencontre insolite entre l’art et la science, ludique, interrogateur, parfois poignant.<br />

Ou comment l’être humain se constitue et s’arrange de ses forces et de ses faib<strong>le</strong>sses, en organisant sa propre résis-<br />

tance face <strong>au</strong> monde qui l’entoure.<br />

Que se joue-t-il entre <strong>le</strong>s corps ? Corps-particu<strong>le</strong>s ? Corps-Cellu<strong>le</strong>s ? Êtres humains ? Corps-social ? Quels sont ces liens<br />

qui <strong>le</strong>s relient ? D’où vient <strong>le</strong>ur force de vivre, toujours, encore, malgré <strong>tout</strong> ? » 5 .<br />

RReessiisstteenncciiaa, création pour six danseurs, est née quelques mois plus tard, <strong>le</strong> 25 septembre 2002, <strong>au</strong> cœur de la<br />

Bienna<strong>le</strong> de la Danse de Lyon.<br />

“Dis-moi, corps, dis-moi résister”. Que f<strong>au</strong>t-il pour ne pas se désintégrer, réagir, surmonter, dire « non » intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>-<br />

ment et physiquement à l’inconcevab<strong>le</strong>, à l’insupportab<strong>le</strong> ? Que f<strong>au</strong>t-il pour redonner la dignité <strong>au</strong>x âmes martyrisées,<br />

à la volonté défaite, <strong>au</strong> chaos de la ruine intérieure ? Que f<strong>au</strong>t-il pour rester debout à chaque instant ? De l’énergie,<br />

be<strong>au</strong>coup d’énergie. Je vois la danse de RReessiisstteenncciiaa comme cela. Les corps, pour dire cela, je crois, <strong>le</strong>s corps exultent<br />

dans <strong>le</strong>ur puissance énergétique. Et <strong>au</strong>-delà <strong>des</strong> corps la danse montre la force d’âme, <strong>le</strong> désir de la transcendance, la<br />

quête d’espérances humaines 6 .<br />

Lorsque je chorégraphie, je suis mue par l’envie de dire et de comprendre. C’est pourquoi j’ai construit RReessiisstteenncciiaa<br />

comme une enquête…Une « en-quête » d’Humain dans son incroyab<strong>le</strong> capacité à résister. J’ai rencontré et écouté ces<br />

hommes et ces femmes, résistants, exilés, qui tous ont vécu, survécu, lutté, face <strong>au</strong>x états tortionnaires, <strong>au</strong>x états de<br />

terreur. J’ai laissé <strong>le</strong>urs récits, <strong>le</strong>urs témoignages m’imprégner, résonner dans mon travail de chorégraphe jusqu’à trouver<br />

l’écho, <strong>le</strong>s métaphores, une matière artistique. Il ne s’agissait pas, sur<strong>tout</strong> pas, de montrer ou de représenter la vio<strong>le</strong>nce.<br />

Cela eut été indécent, inuti<strong>le</strong> et un pâ<strong>le</strong> mensonge. Ma nécessité, dans cette patiente captation <strong>des</strong> états du<br />

corps résistant, était de trouver comment restituer, par la danse, <strong>le</strong>s émotions et l’ineffab<strong>le</strong> <strong>au</strong>-delà <strong>des</strong> faits et <strong>des</strong> sensations<br />

du visib<strong>le</strong>.<br />

Ce que <strong>le</strong>s corps et la danse m’ont dit de la résistance<br />

Dans ce travail de recherche trois idées me sont apparues, aveuglantes. El<strong>le</strong>s sont devenues la trame et <strong>le</strong> propos de ces<br />

deux créations.<br />

La résistance est affaire de liens<br />

Chimiques, physiques, clan<strong>des</strong>tins, secrets, à <strong>tout</strong>es <strong>le</strong>s échel<strong>le</strong>s de la vie, la résistance invente du col<strong>le</strong>ctif qui deviendra<br />

sa stratégie, sa force. Tandis que <strong>le</strong>s physiciens m’expliquaient la résistance de la matière (gaz, liquide ou solide),<br />

par la nature <strong>des</strong> liaisons atomiques, <strong>le</strong>s biologistes, <strong>le</strong>s défenses immunitaires par <strong>des</strong> stratégies de communication<br />

5 : Note d'intention dans <strong>le</strong> dossier artistique du spectac<strong>le</strong> Danse Experimenta.<br />

6 : Note d'intention dans <strong>le</strong> dossier artistique du spectac<strong>le</strong> Resistencia.<br />

98<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


iochimiques, <strong>le</strong>s témoignages de résistants, eux, me parlaient <strong>au</strong>ssi de cela : liens, rassemb<strong>le</strong>ments, contacts clan<strong>des</strong>tins,<br />

rencontres secrètes, circulations de messages écrits, organisation, transmission, chaîne de soutien, chaîne<br />

d’actions... La résistance enfante <strong>des</strong> rése<strong>au</strong>x inouïs, invente une interdépendance, une intelligence col<strong>le</strong>ctive. Même<br />

<strong>au</strong> plus profond de <strong>le</strong>ur iso<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s prisonniers politiques parviennent encore à créer <strong>des</strong> langages à travers <strong>le</strong>s murs<br />

ou à communiquer par <strong>des</strong> mouvements <strong>des</strong> doigts, seuls visib<strong>le</strong>s sous l’entrebâil<strong>le</strong>ment de <strong>le</strong>urs cagou<strong>le</strong>s. Plus encore,<br />

un résistant torturé apprend un jour, par la voix de son tortionnaire, que loin en Europe, <strong>des</strong> gens manifestent pour<br />

sa libération. Il parvient grâce à ce lien invisib<strong>le</strong>, à trouver la force menta<strong>le</strong> de ne pas sombrer. Là où la vie est empêchée,<br />

ce rhizome de connexions, génère du «possib<strong>le</strong>», de la lutte, du commun. Par la danse nous l’avons dit.<br />

La résistance met en jeu <strong>le</strong> corps et <strong>le</strong> temps, <strong>le</strong> corps dans <strong>le</strong> temps<br />

La résistance survient quand on ne peut plus devenir. Quel que soit son degré mental, el<strong>le</strong> affecte <strong>le</strong> corps dans son<br />

« a-venir », sa capacité à tenir.<br />

Cela est flagrant dans <strong>le</strong> cas de luttes armées ou révolutionnaires, mais l’est peut-être moins lors de résistances pacifistes,<br />

et pourtant... corps couchés pour faire barrage, grèves de la faim, chaînes humaines, capacité d’inertie, d’immobilité,<br />

langages corporels secrets, présences muettes, poésie écrite et propagée dans <strong>le</strong> danger... par<strong>tout</strong> <strong>le</strong> corps<br />

est en jeu.<br />

L’épuisement sera ce qui <strong>le</strong>s fera tomber, ils <strong>le</strong> savent, <strong>le</strong>s résistants. Corps physiques, intimes ou corps col<strong>le</strong>ctifs, il <strong>le</strong>ur<br />

f<strong>au</strong>t résister à l’épuisement, tenir, longtemps. La danse et la chorégraphie savent comment exprimer cela. Ainsi la<br />

danse peut raconter à sa manière ces mères de la place de Mai à Buenos Aires, <strong>le</strong>ur acte toujours recommencé, depuis<br />

<strong>des</strong> années, tous <strong>le</strong>s jeudis, rassemblées, <strong>le</strong>ur danse répétée, toujours la même, dire encore et encore, ne pas renoncer.<br />

Si l’une tombe, <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tres continuent, une <strong>au</strong>tre reprend, une <strong>au</strong>tre encore recommence lorsque <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tres vont<br />

abandonner. Ainsi <strong>le</strong>ur danse toujours perpétuée, commune, est <strong>le</strong> secret de <strong>le</strong>ur résistance. Nous pouvions <strong>le</strong> dire.<br />

L’énergie de la résistance est faite d’espoir et de présence <strong>au</strong> monde<br />

L’effort physique n’est rien. L’effort mental capab<strong>le</strong> ou non de l’engendrer est premier. Lui seul est la clé, si diffici<strong>le</strong> à<br />

mobiliser. D’où nous vient cette énergie, cette force insoupçonnée ? Je pressens qu’el<strong>le</strong> vient de ce qu’un être est à la<br />

fois corps et tissus de relations, à la fois visib<strong>le</strong> et invisib<strong>le</strong>. Il est à la fois l’individuel de son corps animal et <strong>le</strong> commun,<br />

<strong>le</strong> nous, de son corps relationnel. Son existence même est charnel<strong>le</strong>ment définie par la relation qu’il entretient<br />

avec <strong>le</strong> monde. C’est cela un être humain et pas <strong>au</strong>tre chose. Le milieu que s’inventent <strong>le</strong>s êtres est une véritab<strong>le</strong> création.<br />

Ce n’est pas simp<strong>le</strong>ment une donnée, mais c’est un Umwelt. Et <strong>le</strong> défi de chacun répond à l’enjeu du monde. Alors<br />

est possib<strong>le</strong> <strong>le</strong> changement, l’acte, l’engagement charnel. C’est cela l’espoir et pas <strong>au</strong>tre chose. L’espoir engendre la<br />

résistance qui est l’expression de notre présence <strong>au</strong> monde.<br />

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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


“Ainsi la poésie n’<strong>au</strong>ra pas chanté en vain” (Pablo Neruda)*<br />

L‘art comme projet de résistance<br />

Ces deux spectac<strong>le</strong>s diffusés dans <strong>le</strong> rése<strong>au</strong> culturel étaient <strong>au</strong>ssi une paro<strong>le</strong> d’artiste que je souhaitais engager <strong>au</strong>x<br />

côtés de ceux, chercheurs ou simp<strong>le</strong>s citoyens qui font un travail de mémoire et de justice, pour résister <strong>au</strong>ssi à l’oubli.<br />

Ainsi nous avons partagé ces spectac<strong>le</strong>s dans différents contextes de rencontres et séminaires7 .<br />

Résister c’est créer, créer c’est résister a écrit Miguel Benasayag et avec lui tous ceux, si nombreux, pour qui l’expression<br />

artistique a été, face <strong>au</strong> non-humain, une manière de combat, victoire ou résilience. Car, il n’y a parfois que la vie<br />

intérieure pour faire face à la vie, que la création pour faire face <strong>au</strong> fracas du réel. C’est ainsi que j’ai deux années plus<br />

tard, eu l’envie de créer <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> Résilience, nos manières d’aimer.<br />

Mais il me fallait al<strong>le</strong>r encore plus avant, un chemin avait commencé à se tracer.<br />

Si la création peut réparer une âme cabossée dans un corps b<strong>le</strong>ssé, alors ne peut-on pas penser qu’el<strong>le</strong> est à tous <strong>le</strong>s<br />

degrés de l’existence une manière d’accroître <strong>le</strong> sens de vivre, de renouer <strong>le</strong> je, <strong>le</strong> nous, de <strong>des</strong>siner un monde à<br />

habiter ?<br />

Comment se crée la continuité entre l’art et <strong>le</strong> monde, l’art et la société, l’art et chacun ? Je crois que l‘art est une partie<br />

intrinsèque de la condition d’humain, un droit fondamental. Pour moi, il y a un droit à l’art comme il y a un droit à<br />

l’éducation. Alors, pour <strong>le</strong> dire, il me f<strong>au</strong>t sortir <strong>des</strong> théâtres, créer une présence artistique par<strong>tout</strong> où sont <strong>le</strong>s êtres,<br />

partager l’expérience sensib<strong>le</strong>, investir l’espace de la vil<strong>le</strong>, l’espace de la vie. Il y a un risque à prendre... Faire surgir la<br />

poésie sur <strong>le</strong>s territoires du quotidien. Croire à l’événement-avènement dans la trame ordinaire <strong>des</strong> jours, conjuguer<br />

habiter avec un monde où avoir lieu d’être. En partant de l’espace, celui <strong>des</strong> lieux, celui <strong>des</strong> corps, provoquer l’irruption<br />

d’un réel que l’on n’attend pas. Prendre l’espace public comme on « prendrait la Bastil<strong>le</strong> » pour que l’art soit <strong>au</strong>ssi une<br />

résistance à l’insignifiance ou la barbarie.<br />

C’est pour cela que j’ai créé <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> LIEU d’ÊTRE, Manifeste chorégraphique pour l’utopie d’habiter.<br />

*Conclusion du discours que prononça Pablo Neruda en 1971, à Stockholm, lors de la remise de son prix Nobel de Littérature.<br />

7 : À l’Institut <strong>des</strong> Droits de l'Homme de Lyon, dans <strong>le</strong> cadre d'un colloque "Mémoire de la vio<strong>le</strong>nce et espoir de paix", pour Amnesty International en 2003, à l'Institut<br />

d’Éthique et <strong>des</strong> Droits de l’Homme de Fribourg (Suisse) lors du colloque «Culture et droits de l'homme» en 2003.<br />

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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


LIEU d’ÊTRE, cie Acte<br />

© Frédéric Pfisterer<br />

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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Création nomade pour <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s LIEU d’ÊTRE se joue à ciel ouvert et incarne <strong>le</strong> récit de lieux habités. Au-delà d’un<br />

spectac<strong>le</strong>-événement, ce projet associe, <strong>au</strong>x côtés d’artistes, <strong>le</strong>s habitants d’un immeub<strong>le</strong>, d’un quartier, d’une vil<strong>le</strong>,<br />

jusqu’à <strong>le</strong>s intégrer physiquement <strong>au</strong> processus de création. Il réunit éga<strong>le</strong>ment dans sa genèse, de nombreux prati-<br />

quants de ce territoire : passants, architectes, urbanistes, relais soci<strong>au</strong>x, structures publiques ou privées, à travers une<br />

expérience artistique col<strong>le</strong>ctive. Par el<strong>le</strong> pouvons-nous fabriquer du nous ? Peup<strong>le</strong> éphémère, pouvons-nous regénérer<br />

<strong>le</strong> sentiment d’appartenir <strong>au</strong> commun ? Dans cette composition de l’ici et maintenant, là, où cèdent <strong>le</strong>s frontières, <strong>des</strong><br />

Hommes se rencontrent, se savent, ensemb<strong>le</strong>. LIEU d’ÊTRE fait <strong>le</strong> pari de la tendresse socia<strong>le</strong> par la présence d’ar-<br />

tistes en un lieu. Un manifeste : mettre en mouvement l’habitat, <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif, un rêve social.<br />

L’art est un langage de la résistance non parce qu’il s’oppose obligatoirement mais parce qu’il résiste et échappe <strong>au</strong>x<br />

dogmes <strong>au</strong>tant qu’il <strong>le</strong> peut, <strong>au</strong>x lois édictées ou sous-jacentes d’une pensée dominante. L’art n’est-il pas ce qui nous<br />

« ré-éveil<strong>le</strong> » à nous-même ? Ce qui rend manifeste <strong>le</strong> projet du don ? Créer dans l’espace public, mê<strong>le</strong> l’acte artistique<br />

et <strong>le</strong> geste politique. Est-ce un mouvement de résistance ? C’est en <strong>tout</strong> cas une ré-invention charnel<strong>le</strong> du réel, une<br />

manière de recomposer l’espace-temps quotidien, de l’énoncer « <strong>au</strong>tre ». C’est <strong>au</strong>ssi une a<strong>le</strong>rte, <strong>le</strong> désir de dénoncer,<br />

ne pas renoncer. La fonction première de l’art est d’être dans la vie, et l’expérience sensib<strong>le</strong> du monde est une nécessité<br />

fondatrice et indéfectib<strong>le</strong> de notre humanité. N’est-ce pas notre métier, nous qui en sommes <strong>le</strong>s artisans d’en être<br />

<strong>au</strong>ssi <strong>le</strong>s crieurs et <strong>le</strong>s veil<strong>le</strong>urs ?<br />

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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Antelme (G.)<br />

L‘espèce humaine, Galllimard, St Amand, 1999.<br />

Benasayag (M.)<br />

Malgré <strong>tout</strong>, contes à voix basse <strong>des</strong> prisons argentines ,<br />

Maspero 1980.<br />

Parcours, Calman Levy, Paris, 2001.<br />

Castillo (C.)<br />

Un jour d’octobre à Santiago, Barr<strong>au</strong>lt, Mayenne 1992 ;<br />

Santiago-Paris, <strong>le</strong> vol de la mémoire (co-écrit avec sa mère<br />

M. Echevarría), Plon, 2002.<br />

Cheng (F.), Dastur (F.), Escoubas (E.), Damien (R.)<br />

“Arbre-résistance”, “Le foyer et la poche” et <strong>au</strong>tres textes,<br />

in Écrire, résister (recueil) Encre marine, la Versanne, 2001.<br />

Jacques (A.)<br />

L’interdit ou la torture en procès, Cerf, Lonrai, 1994.<br />

RÉFÉRENCES<br />

BIBLIOGRAPHIQUES<br />

Langlois (C.), Reyn<strong>au</strong>d (M.)<br />

El<strong>le</strong>s et Eux de la résistance, Tirésias, Paris, 2003.<br />

Levi (P.)<br />

Si c’est un homme Pocket, La Flèche, 2001.<br />

M<strong>au</strong>rice (V.)<br />

Nacht und nebel in « Écrire, résister » (recueil) Encre marine,<br />

la Versanne, 2001.<br />

Semprun (G.)<br />

Le Grand Voyage, Gallimard, 1972.<br />

L’Écriture ou la vie, Gallimard, 1994.<br />

Sironi (F.)<br />

Bourre<strong>au</strong>x et victimes Odi<strong>le</strong> Jacob, Menil<strong>le</strong> sur Estrée, 1999.<br />

Verbisky (H.)<br />

El Vuelo, la guerre sa<strong>le</strong> en Argentine Dagorno, Bilbao, 1996.<br />

Ressources en ligne<br />

Resistencia : http://www.numeridanse.tv/fr/catalog&<br />

mediaRef=MEDIA120531165750802<br />

Danse Experimenta : http://www.numeridanse.tv/fr/<br />

catalog&mediaRef=MEDIA120531152507642<br />

LIEU d'ÊTRE : http://www.numeridanse.tv/fr/catalog&<br />

mediaRef=MEDIA120529110015368<br />

Site de la Compagnie Acte : http://www.compagnie-acte.fr/<br />

103<br />

L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


COMITÉ DE LECTURE Elisabeth de Fontenay, philosophe<br />

Pierre Gibert, historien de la culture<br />

Christian Lévêque, écologue<br />

Michè<strong>le</strong> Cros, professeur d’anthropologie<br />

Serge Ch<strong>au</strong>mier, muséologue<br />

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Bruno Jacomy<br />

RÉDACTRICE EN CHEF Nathalie Candito<br />

SECRÉTAIRE DE RÉDACTION Boël Sartor<br />

INTRODUCTIONS ET RELECTURE Véronique Chabert-Grangeon<br />

TRADUCTION Amplus<br />

Couverture : Photo © Armin Hess & COOP HIMMELB(L)AU<br />

Création & impression : www.unigraphic.fr<br />

N° ISSN : 1966-6845<br />

Achevé d’imprimer : Juin 2012<br />

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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S


Prix : 9,50 €<br />

N°ISSN : 1966-6845<br />

Le Robert définit résister en deux temps : d’abord en<br />

« parlant de ce qui est matériel et passif », il s’agit de<br />

« ne pas s’altérer sous l’effet de », « de ne pas être détruit,<br />

affaibli par ce qui menace l’organisme » par exemp<strong>le</strong>.<br />

Ensuite, la définition concerne « ce qui est actif,<br />

volontaire » ; il est question « de faire front, de<br />

s’opposer à ». Ainsi, la notion de résistance intègrerait deux<br />

pô<strong>le</strong>s : l’exigence de préservation d’un état qui s’applique à<br />

tous <strong>le</strong>s domaines et la volonté d’opposition qui suppose<br />

une conscience de ce qui fait obstac<strong>le</strong> à la liberté, propre à<br />

l’homme. Ce numéro explore <strong>le</strong>s différents sens de la<br />

résistance ainsi que <strong>le</strong>s moyens qu’el<strong>le</strong> mobilise dans<br />

<strong>le</strong>s domaines de la politique, <strong>des</strong> sciences, de l’art,<br />

<strong>des</strong> langues, etc.

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