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Les Cahiers<br />
du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />
Volume9: Résistances<br />
Revue thématique Sciences et Sociétés du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong>
SOMMAIRE<br />
ÉDITORIAL<br />
Hélène Lafont-Couturier, Directeur <strong>des</strong> <strong>musée</strong>s du Département du Rhône, <strong>musée</strong>s gallo-romains – <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />
INTRODUCTION<br />
Véronique Chabert-Grangeon, Philosophe<br />
1 Formes de résistances 11<br />
Introduction<br />
Véronique Chabert-Grangeon, Philosophe 11<br />
Résistance, un essai de définition<br />
Antoine Prost, Historien, Professeur émérite à l’Université de Paris I 13<br />
Résistances et vulnérabilités<br />
Jean-Pierre Dupuy, Philosophe, Professeur à l’Université Stanford.<br />
De la résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x à la révolution du <strong>des</strong>ign. La modélisation mathématique du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />
Jean-Pierre Chabal, Directeur technique, Tractebel Engineering (France)/Coyne et Bellier<br />
Résistance <strong>des</strong> êtres vivants et évolution biologique<br />
Gabriel Gachelin, ancien Chef de service à l’Institut Pasteur<br />
Résister en langues, décoloniser <strong>le</strong> patrimoine<br />
Ghislaine Glasson Desch<strong>au</strong>mes, Chercheuse à l’Institut <strong>des</strong> sciences socia<strong>le</strong>s du politique<br />
21<br />
29<br />
41<br />
53<br />
2 67<br />
Résistance et engagement<br />
Introduction<br />
Véronique Chabert-Grangeon, Philosophe 67<br />
La résistance <strong>au</strong> <strong>musée</strong> : l’expérience <strong>au</strong> Centre d’Histoire et de la Résistance et de la Déportation<br />
Isabel<strong>le</strong> Doré-Rivé, Directrice du CHRD 69<br />
L’art comme forme de résistance dans l’Australie aborigène<br />
Arn<strong>au</strong>d Morvan, Chercheur en anthropologie et histoire de l’art` 81<br />
La résistance, loi de la matière et de l'univers... secret du corps, <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> poètes<br />
Annick Charlot, Chorégraphe de la Compagnie Acte<br />
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ÉDITORIAL<br />
Dans l’Encyclopédie de Diderot, <strong>le</strong> terme de Résistance appartient <strong>au</strong> domaine de la Méchanique dont il se dit en<br />
général d’une force ou puissance qui agit contre une <strong>au</strong>tre, de sorte qu’el<strong>le</strong> détruit ou diminue son effet. Et l’artic<strong>le</strong> de<br />
faire la différence entre la résistance <strong>des</strong> soli<strong>des</strong> et la résistance <strong>des</strong> flui<strong>des</strong>. En cette fin du XVIII ème sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> temps<br />
n’est pas encore venu d’utiliser métaphoriquement <strong>le</strong> mot même si depuis <strong>des</strong> sièc<strong>le</strong>s et <strong>des</strong> sièc<strong>le</strong>s, il est conseillé <strong>au</strong>x<br />
chrétiens de « résister » à la tentation ou plus précisément de n’y être point soumis comme il est dit dans la prière<br />
catholique du Notre-Père.<br />
Sous l’Ancien Régime, en situation de pouvoir absolu du souverain et de l’Église, l’usage conceptuel du mot s’avère ambigu,<br />
il peut servir à louer <strong>le</strong> courage <strong>des</strong> martyrs et la foi <strong>des</strong> guerriers mais il s’oppose trop à ceux de soumission ou d’obéissance<br />
qui font <strong>le</strong>s vrais chrétiens et <strong>le</strong>s bons sujets. Sa possib<strong>le</strong> parenté avec « Rébellion », « Révolte » et « Révolution » <strong>le</strong> rend suspect<br />
et il est alors bien plus prudent de <strong>le</strong> réserver (ainsi que son proche voisin Rétinence ) à la Physique et <strong>au</strong>x Sciences.<br />
Au XIX ème sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> mot apparaît dans <strong>le</strong> champ <strong>le</strong>xical de la lutte politique (mais très peu dans <strong>le</strong>s chansons révolutionnaires)<br />
par exemp<strong>le</strong>, avec <strong>le</strong> « Comité central de résistance » <strong>au</strong> coup d’État du 2 décembre 1851 animé, entre<br />
<strong>au</strong>tres, par Victor Schoelcher et Victor Hugo. Il qualifie une action, un engagement avant de prendre, moins d’un sièc<strong>le</strong><br />
plus tard, sous l’occupation al<strong>le</strong>mande, une majuscu<strong>le</strong> et de définir un moment historique précis.<br />
Dès lors, <strong>le</strong> terme parvient à son usage actuel et ses occurrences dans la presse, <strong>le</strong> débat politique, la définition de tel<br />
ou tel mouvement deviennent récurrentes et parfois obsédantes. « Résistance » fait ainsi partie de ces rares mots lancés,<br />
<strong>au</strong> cours du temps, dans une aventure qui, sans négliger <strong>le</strong>ur origine, empruntent <strong>des</strong> chemins de traverse, rentrent<br />
en résonance avec une pensée ou un défi, déterminent <strong>des</strong> moments historiques, définissent une attitude, interrogent <strong>le</strong><br />
corps, affrontent la matière. C’est pour cette raison qu’il nous a semblé opportun et stimulant de proposer en ce volume 9<br />
<strong>des</strong> Cahiers du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> une vision polysémique et, mieux encore, polychrome du mot « Résistance ».<br />
Hélène Lafont-Couturier<br />
Directeur <strong>des</strong> <strong>musée</strong>s du Département du Rhône<br />
<strong>musée</strong>s gallo-romains – <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />
3<br />
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INTRODUCTION<br />
La notion de résistance étonne par son extension. El<strong>le</strong> concerne tous <strong>le</strong>s domaines : <strong>le</strong>s matéri<strong>au</strong>x, <strong>le</strong>s végét<strong>au</strong>x, <strong>le</strong>s<br />
anim<strong>au</strong>x et <strong>le</strong>s hommes. Quels fils directeurs adopter pour la comprendre ?<br />
Selon l’étymologie, <strong>le</strong>s termes résistance et résister, datant du XIII ème sièc<strong>le</strong>, dérivent du latin resistere où <strong>le</strong> préfixe re<br />
marque l’opposition et du verbe sistere signifiant « tenir ferme », « se maintenir », « arrêter ». Le Robert définit résister<br />
en deux temps : d’abord en « parlant de ce qui est matériel et passif », il s’agit de « ne pas s’altérer sous l’effet de »,<br />
« de ne pas être détruit, affaibli par ce qui menace l’organisme » par exemp<strong>le</strong>. Ensuite, la définition concerne « ce qui<br />
est actif, volontaire » ; il est question « de faire front, de s’opposer à ». Ainsi, la notion de résistance intègrerait deux<br />
pô<strong>le</strong>s : l’exigence de préservation d’un état qui s’applique à tous <strong>le</strong>s domaines et la volonté d’opposition qui suppose<br />
une conscience de ce qui fait obstac<strong>le</strong> à la liberté, propre à l’homme.<br />
Résistances : entre préservation et changements<br />
La trame de la fab<strong>le</strong> de La Fontaine Le chêne et <strong>le</strong> rose<strong>au</strong> est emblématique de l’enjeu de la notion de résistance.<br />
Le chêne souligne sa robustesse face à la fragilité du rose<strong>au</strong>. Le rose<strong>au</strong> ne se laisse pas plaindre et lance <strong>le</strong> défi de<br />
l’endurance (« Vous avez jusqu’ici / Contre <strong>le</strong>urs coups1 épouvantab<strong>le</strong>s / Résisté sans courber <strong>le</strong> dos ; / Mais attendons<br />
la fin »). La mise à l’épreuve de ces deux discours vient de l’extérieur, par l’ouragan qui sévit et inverse <strong>le</strong> rapport de<br />
forces : la résistance se manifeste par une soup<strong>le</strong>sse d’adaptation qui fait déf<strong>au</strong>t <strong>au</strong> chêne.<br />
La résistance suppose un état d’équilibre entre l’intérieur et l’extérieur à préserver, ce qui peut constituer une condition<br />
de la survie <strong>des</strong> organismes vivants. Mais paradoxa<strong>le</strong>ment, la préservation implique la trans<strong>format</strong>ion. Alors que<br />
<strong>le</strong>s organismes vivants mettent en œuvre <strong>des</strong> régulations internes en réaction <strong>au</strong>x agressions extérieures, l’homme étudie<br />
scientifiquement <strong>le</strong>s mécanismes de résistance. La physiologie végéta<strong>le</strong> souligne notamment <strong>le</strong> fait que « <strong>le</strong>s régulations<br />
physiologiques et morphologiques qui permettent <strong>au</strong>x plantes de s’adapter à une alimentation en e<strong>au</strong><br />
1 : Il s’agit ici <strong>des</strong> vents.<br />
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déficitaire s’opèrent à différentes échel<strong>le</strong>s. Dès qu’un déficit hydrique apparaît, la plante ajuste, rapidement et de<br />
façon réversib<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s flux d’e<strong>au</strong> qui la traversent par la fermeture de ses stomates (petits orifices <strong>des</strong> feuil<strong>le</strong>s qui règ<strong>le</strong>nt<br />
<strong>le</strong>s échanges gazeux entre plante et atmosphère). Des déficits hydriques plus longs induisent <strong>des</strong> changements plus<br />
irréversib<strong>le</strong>s, notamment de morphologie (réduction <strong>des</strong> surfaces d’évaporation) » 2 . Ainsi, « la survie <strong>au</strong>x sécheresses<br />
sévères est assurée par une combinaison de mécanismes » (id.).<br />
La connaissance de ces mécanismes de résistance met en jeu l’interaction entre l’homme et la nature dans la mesure<br />
où l’homme agit afin de maîtriser ces régulations naturel<strong>le</strong>s. Prenons l’exemp<strong>le</strong> <strong>des</strong> mutations du carpocapse, un insecte<br />
dont la chenil<strong>le</strong> parasite <strong>le</strong>s fruits. « Pour <strong>le</strong>s producteurs, <strong>le</strong>s résistances restent une énigme. Pour <strong>le</strong>ur expliquer <strong>le</strong>s<br />
mécanismes de résistance, <strong>le</strong>s techniciens se tournent vers <strong>le</strong>s scientifiques. (…) Pour comprendre comment <strong>le</strong>s<br />
insectes évoluent, <strong>le</strong>s connaissances de physiologie et de biologie ne suffisent plus, <strong>le</strong>s scientifiques sont obligés de<br />
passer à un <strong>au</strong>tre nive<strong>au</strong> de connaissance : la génétique » 3 . Selon la même logique que <strong>le</strong>s bactéries4 , <strong>le</strong>s mutations<br />
« de plus en plus fréquentes » de ces insectes ont pour conséquence « la constitution de deux sous-populations de carpocapse<br />
: <strong>le</strong>s résistants et <strong>le</strong>s sensib<strong>le</strong>s ». « Donc <strong>le</strong> fait de traiter, quel que soit <strong>le</strong> produit, a sé<strong>le</strong>ctionné <strong>des</strong> résistants<br />
» 5 . « Les humains n’ont » dès lors « d’<strong>au</strong>tres choix que de s’adapter à <strong>le</strong>ur tour » en mettant <strong>au</strong> point de nouvel<strong>le</strong>s<br />
famil<strong>le</strong>s de produits ou « de nouvel<strong>le</strong>s ruses » pour combattre <strong>le</strong>s résistants. Ainsi, la reconnaissance de cette interaction<br />
entre l’homme et la nature qui se manifeste à travers <strong>le</strong> phénomène de la résistance amène à remettre en c<strong>au</strong>se<br />
l’idée d’une nature à s<strong>au</strong>vegarder comme entité séparée de l’homme. « Même <strong>le</strong>s insectes, qui a priori, peuvent semb<strong>le</strong>r<br />
<strong>des</strong> êtres de nature à part entière, sont <strong>des</strong> êtres hybri<strong>des</strong>. Pire, ils sont <strong>des</strong> êtres mutants <strong>au</strong> gré <strong>des</strong><br />
pratiques humaines » 6 . Si l’évolution de la nature est liée à cel<strong>le</strong> <strong>des</strong> hommes, <strong>le</strong> maintien d’un équilibre implique<br />
paradoxa<strong>le</strong>ment de maîtriser <strong>au</strong> mieux <strong>le</strong>s modalités du changement.<br />
Résistance et résilience<br />
L’homme peut éga<strong>le</strong>ment subir <strong>des</strong> agressions venant de l’extérieur, liées à l’histoire, à <strong>au</strong>trui. La résistance met là<br />
<strong>au</strong>ssi en question l’interaction « entre ce qu’on est et ce qui est » 7 , l’intérieur et l’extérieur. Mais « l’adaptation, nécessaire<br />
dans un système biologique, n’a plus la même pertinence dans un système historique où l’être humain se soumet<br />
<strong>au</strong>x représentations qu’il invente » 8 ; el<strong>le</strong> « ne désigne plus la conduite réf<strong>le</strong>xe d’un organisme qui lutte pour sa survie ».<br />
Nous ne ferons qu’évoquer ici deux manières différentes d’envisager l’évolution possib<strong>le</strong> de l’homme. Pour Freud, la<br />
résistance <strong>des</strong> patients qu’il rencontre désigne la difficulté à par<strong>le</strong>r <strong>des</strong> moments de <strong>le</strong>ur histoire qui vont s’avérer être<br />
à l’origine de <strong>le</strong>urs troub<strong>le</strong>s. La résistance, un <strong>des</strong> concepts fondateurs de la théorie psychanalytique, est « une force<br />
qui empêche » <strong>le</strong>s souvenirs oubliés « de devenir conscients » 9 . El<strong>le</strong> constitue donc un frein, un obstac<strong>le</strong>, relève <strong>des</strong><br />
2 : « La résistance <strong>des</strong> plantes à la sécheresse », INRA, centre de Montpellier, artic<strong>le</strong> consultab<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> site de l’INRA, www.inra.fr.<br />
3 : « Les mécanismes de résistance selon <strong>le</strong>s scientifiques » in thèse de Réjane Paratte Produire avec la nature / Ou comment la production intégrée recompose <strong>le</strong>s<br />
agents biologiques, chimiques et humains dans une arboriculture marchande, dir. Philippe Descola, EHESS, soutenue en mai 2012.<br />
4 : Cf. l’artic<strong>le</strong> dans ce numéro de Gabriel Gachelin.<br />
5 : R. Paratte, p. 192.<br />
6 : Id, p. 266.<br />
7 : Boris Cyrulnik in Psychanalyse et résilience, O. Jacob, 2006, p. 23.<br />
8 : Id., p. 16.<br />
9 : Freud, Cinq <strong>le</strong>çons sur la psychanalyse, éd. Payot, 2002, p. 31.<br />
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mécanismes de défense que l’individu déploie en refoulant dans l’inconscient <strong>le</strong>s désirs occasionnant un conflit psychique.<br />
D’où <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de la cure psychanalytique. Pour Cyrulnik, la résistance comprise comme résilience se définit positivement<br />
par la possibilité de « rebondir après un coup ». Un merveil<strong>le</strong>ux malheur, <strong>le</strong> titre d’un de ses ouvrages est un<br />
oxymoron, une figure de rhétorique associant deux termes antinomiques. « L’oxymoron devient caractéristique d’une<br />
personnalité b<strong>le</strong>ssée mais résistante, souffrante mais heureuse d’espérer quand même. C<strong>le</strong>f de voûte de l’histoire d’une<br />
b<strong>le</strong>ssure, comme « dans l’art gothique <strong>le</strong>s poussées opposées <strong>des</strong> arcs soutenant <strong>le</strong>s voûtes se rencontrent », nous<br />
explique André Ughetto. Le bâtiment ne tient debout que grâce à la croisée <strong>des</strong> ogives, <strong>le</strong>s deux forces opposées sont<br />
nécessaires à l’équilibre » 10 . Rappelons que <strong>le</strong> terme de « résilience » provient du vocabulaire de la physique. La résilience<br />
désigne la plasticité de l’humain capab<strong>le</strong> de se transformer, à travers l’expérience de la souffrance, pour trouver,<br />
si ce n’est rest<strong>au</strong>rer, un équilibre. Dans ce cheminement, l’expérience de la rencontre est décisive, el<strong>le</strong> tisse <strong>le</strong>s liens qui<br />
font de la résilience « un tricot » 11 dont <strong>le</strong>s coutures rapprochent monde intime et monde extérieur.<br />
Résistances et libertés<br />
C’est dans <strong>le</strong> domaine social et politique que <strong>le</strong> deuxième pô<strong>le</strong> de la notion de résistance, la volonté d’opposition,<br />
concerne à la fois l’individu et <strong>le</strong> groupe. « Au nive<strong>au</strong> <strong>des</strong> motivations, <strong>tout</strong> phénomène contestataire peut répondre,<br />
tour à tour ou en même temps, à un besoin de rest<strong>au</strong>ration (ou de conservation) par rapport à un ordre précédent, à <strong>des</strong><br />
équilibres menacés, exprimer en somme un réf<strong>le</strong>xe défensif, et procéder contradictoirement d’une dynamique qui recè<strong>le</strong><br />
un potentiel révolutionnaire » 12 . Sous la monarchie de juil<strong>le</strong>t (1830-1848), <strong>le</strong> parti dit de la résistance désigne une<br />
résistance conservatrice par opposition à celui du « mouvement » 13 . Aujourd’hui encore, la résistance peut être conservatrice<br />
et/ou ré<strong>format</strong>rice.<br />
« Ce qui fait la puissance d’attraction de la Résistance, ce qui l’érige en symbo<strong>le</strong> et en mythe, c’est que l’universalisme<br />
s’y combine avec l’historicité. Car, d’un côté, el<strong>le</strong> exprime une structure binaire fondamenta<strong>le</strong> et pérenne de l’expérience<br />
vécue (c’est <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> antithétique soumission/résistance, résignation/refus, collaboration/révolte), d’un <strong>au</strong>tre<br />
côté, par son application à un champ historique privilégié –<strong>le</strong>s années 1939-1945– el<strong>le</strong> détient <strong>le</strong> statut d’événementphare<br />
: c’est un <strong>des</strong> grands moments de l’histoire universel<strong>le</strong>, sans pour <strong>au</strong>tant que la notion soit épuisée par ces six<br />
années de feu. D’où la tail<strong>le</strong> de l’enjeu, puisqu’écrire l’histoire de la Résistance consiste à rien moins qu’à constituer<br />
en objet historique une structure de la condition humaine » 14 . Sur la Résistance <strong>des</strong> années 1939-1945, nous renvoyons<br />
<strong>au</strong>x deux artic<strong>le</strong>s qui l’abordent.<br />
10 : Un merveil<strong>le</strong>ux malheur, O. Jacob, 1996, pp. 22-23.<br />
11 : Id., p. 21.<br />
12 : « Contestations col<strong>le</strong>ctives, résistances er Résistance ; quel<strong>le</strong>s continuités ? », Georges Fournier, in Mémoire et histoire : la Résistance, dir. Jean-Marie Guillon et<br />
Pierre Laborie, éd. Privat, 1995, p. 53.<br />
13 : Cf. artic<strong>le</strong> d’Antoine Prost.<br />
14 : « Sur <strong>le</strong> concept de résistance », François Bédarida, in Mémoire et histoire : la Résistance, p. 45.<br />
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La résistance est impulsée par la volonté de remettre en c<strong>au</strong>se une décision ou une loi jugée injuste. « L’expression<br />
« droit de résistance » ne devient courante qu’après la révocation de l’édit de Nantes en 1685 » 15 . La Déclaration de<br />
1789 intègre ce droit parmi <strong>le</strong>s « droits naturels et imprescriptib<strong>le</strong>s de l’homme » (artic<strong>le</strong> deux). En quel sens ce droit ne<br />
menace-t-il pas l’existence même du droit ? Sa reconnaissance s’inscrit dans un contexte où il est indissociab<strong>le</strong> de la<br />
fondation d’un nouve<strong>au</strong> type d’État qui accepte une limitation de son pouvoir. Dans la mesure où « la loi est l’expression<br />
de la volonté généra<strong>le</strong> » (artic<strong>le</strong> six), « <strong>tout</strong> citoyen saisi en vertu de la loi doit obéir à l’instant : il se rend coupab<strong>le</strong><br />
par la résistance » (artic<strong>le</strong> sept). Mais « ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter <strong>des</strong> ordres arbitraires,<br />
doivent être punis ». Le droit à la liberté d’expression (artic<strong>le</strong> dix) et en 1948 <strong>le</strong> droit à la liberté de réunion et<br />
d’association permettent d’exercer la citoyenneté de manière vigilante et critique. « Résistance et obéissance, voilà<br />
<strong>le</strong>s deux vertus du citoyen. (…) Obéir en résistant, c’est <strong>tout</strong> <strong>le</strong> secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie ; ce qui<br />
détruit la résistance est tyrannie » 16 selon Alain. Résistance et obéissance sont deux vertus corrélatives ou plutôt il<br />
s’agit de faire en sorte qu’el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> soient. Cette perspective suppose en même temps la Révolution française qui a abouti<br />
à l’inst<strong>au</strong>ration d’un nouvel ordre.<br />
Certaines formes contemporaines de résistance s’identifient comme appartenant <strong>au</strong>x Indignés, depuis l’ouvrage de<br />
Stéphane Hessel, ancien résistant, Indignez-vous ! Pour Alain Touraine, « l’indignation ne désigne pas un « soulèvement<br />
» mais un « sentiment ». (…) Être indigné signifie « je suis choqué par » : c’est une réaction psychologique<br />
personnel<strong>le</strong> ou col<strong>le</strong>ctive (…). Il s’agit d’un prémouvement (…) » 17 . En Espagne, <strong>au</strong>x États-Unis notamment <strong>le</strong> point<br />
commun <strong>des</strong> Indignés tient <strong>au</strong> fait qu’ils ne sont pas liés à <strong>des</strong> partis politiques ou à <strong>des</strong> syndicats, <strong>le</strong>s mobilisations<br />
s’organisent sans <strong>le</strong>ader. Leur démarche repose sur un engagement personnel pour une « véritab<strong>le</strong> démocratie »<br />
(« Democracia real »), soutenue par l’initiative d’investir en commun <strong>des</strong> espaces symboliques comme Wall Street, de<br />
mener <strong>des</strong> discussions col<strong>le</strong>ctives en assemblées généra<strong>le</strong>s, etc. Internet et <strong>le</strong>s rése<strong>au</strong>x soci<strong>au</strong>x soutiennent <strong>le</strong>ur force<br />
d’expansion. Contrairement <strong>au</strong>x révolutions arabes, l’enjeu ne consiste pas à renverser <strong>des</strong> pouvoirs <strong>au</strong>toritaires. Avec<br />
<strong>des</strong> revendications plus précises, la prise de risques <strong>des</strong> lanceurs d’a<strong>le</strong>rte dans <strong>le</strong> corps médical par exemp<strong>le</strong> (en<br />
France contre <strong>le</strong> Médiator) a voulu susciter une prise de conscience qui a conduit à la loi sur <strong>le</strong> médicament.<br />
Résistances et <strong>musée</strong>s<br />
Des <strong>musée</strong>s comme ceux de Lyon et Limoges traitent de la thématique de la Résistance. Le fait que de nouve<strong>au</strong>x<br />
<strong>musée</strong>s de la Résistance continuent à être créés tient en partie à l’approche pluridisciplinaire que cette thématique<br />
appel<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> constitue un objet d’étude pour <strong>le</strong>s historiens dont <strong>le</strong> point de vue peut se prolonger dans une approche<br />
anthropologique 18 . Sur <strong>le</strong> site Internet du <strong>musée</strong> de Limoges, on peut lire : « Cet établissement illustre <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs<br />
15 : Dominique Gros, « Qu’est-ce que <strong>le</strong> droit de résistance à l’oppression ? », in Le droit de résistance à l’oppression, dir. D. Gros et Olivier Camy,<br />
Seuil, 2005, p. 14.<br />
16 : Politique.<br />
17 :Sciences humaines, mars 2012, p. 26.<br />
18 :Cf. artic<strong>le</strong> d’Isabel<strong>le</strong> Doré-Rivé.<br />
8<br />
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citoyennes et solidaires portées par la Résistance pendant la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>. Dédié à tous ceux qui se sont<br />
sacrifiés pour défendre <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs fondamenta<strong>le</strong>s de la République, il a pour vocation de faire vivre la mémoire (…) ».<br />
L’étude de la Résistance a une portée socia<strong>le</strong>, politique et éga<strong>le</strong>ment éthique qui lui confère un sens dans <strong>le</strong> contexte<br />
contemporain que ces <strong>musée</strong>s n’excluent pas de traiter dans <strong>le</strong> cadre d’expositions temporaires.<br />
En tant que problématique, la résistance constitue un fil directeur pour <strong>le</strong>s expositions qui visent à questionner <strong>le</strong>s<br />
idées reçues, à résister <strong>au</strong>x stéréotypes, <strong>tout</strong> particulièrement dans nos sociétés où la masse d’in<strong>format</strong>ions accessib<strong>le</strong>s<br />
rend <strong>le</strong>ur tri diffici<strong>le</strong>. Ainsi, <strong>le</strong> <strong>musée</strong> s’affirme comme un lieu ouvert, provoquant étonnement et questionnement.<br />
En ce qui concerne <strong>le</strong> contenu <strong>des</strong> col<strong>le</strong>ctions, la résistance conduit à mettre <strong>tout</strong> en œuvre pour que <strong>le</strong>s objets perdurent<br />
<strong>au</strong>ssi longtemps que possib<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong>s coulisses <strong>des</strong> <strong>musée</strong>s, <strong>tout</strong>e une infrastructure s’organise en faisant<br />
appel à <strong>des</strong> spécialistes afin de préserver <strong>le</strong>s objets contre <strong>le</strong>s agressions extérieures. Un Centre de Conservation et<br />
d’Étude <strong>des</strong> Col<strong>le</strong>ctions équipé d’ateliers et de laboratoires a été créé à Lyon pour gérer <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions <strong>des</strong> sciences de<br />
la vie et de la terre du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong>. Il s’agit d’articu<strong>le</strong>r deux <strong>des</strong> fonctions <strong>des</strong> <strong>musée</strong>s : exposer et conserver.<br />
D’où <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de la conservation préventive. L’actuel « chantier <strong>des</strong> col<strong>le</strong>ctions » du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong>19 est un<br />
exemp<strong>le</strong> <strong>des</strong> exigences requises pour que <strong>le</strong>s objets soient conservés dans <strong>des</strong> conditions optima<strong>le</strong>s tant en ce qui<br />
concerne <strong>le</strong>ur conditionnement, <strong>le</strong> t<strong>au</strong>x d’humidité, la température, la luminosité, <strong>le</strong>s risques biologiques (insectes par<br />
exemp<strong>le</strong>), etc.<br />
19 :Cf. présentation de ce chantier et photos sur <strong>le</strong> site du <strong>musée</strong>.<br />
Véronique Chabert-Grangeon<br />
Philosophe<br />
9<br />
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1FORMES<br />
DE RÉSISTANCES<br />
FORMES DE RÉSISTANCES<br />
Antoine Prost aborde la résistance comme « mouvement social », précise l’émergence de la Résistance (avec une<br />
majuscu<strong>le</strong>) entre 1940 et 1944 et <strong>le</strong> sens qu’el<strong>le</strong> prend dans ce contexte. Alors même que <strong>le</strong>s résistants partagent <strong>des</strong><br />
va<strong>le</strong>urs communes, « la Résistance reste pluriel<strong>le</strong> ». En analysant <strong>le</strong>s différents moyens employés par la Résistance,<br />
Antoine Prost propose comme critère de la résistance <strong>le</strong>s risques encourus, ce qui invite à s’étonner « qu’il y ait eu<br />
<strong>au</strong>tant de résistants ».<br />
L’artic<strong>le</strong> de Jean-Pierre Dupuy s’appuie sur <strong>le</strong> sens scientifique du terme « résistance » : la « capacité variab<strong>le</strong> d’annu<strong>le</strong>r<br />
ou de diminuer l’effet d’une action subie ». Il montre que la résistance de certains systèmes naturels, techniques,<br />
soci<strong>au</strong>x et économiques n’est jamais acquise, comme l’a montré par exemp<strong>le</strong> la crise de 2007. D’où l’alliance<br />
paradoxa<strong>le</strong> « de robustesse et de vulnérabilité ».<br />
Jean-Pierre Chabal explique que la fiabilité de la construction du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> repose sur la « résistance <strong>des</strong><br />
matéri<strong>au</strong>x, une discipline ancienne » et sur <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> de calcul largement facilitées par l’utilisation de l’ordinateur.<br />
Cette maîtrise scientifique et technique rend possib<strong>le</strong> la réalisation de rêves d’architectes désirant défier la pesanteur.<br />
À propos <strong>des</strong> êtres vivants, Gabriel Gachelin montre que « <strong>le</strong>s mécanismes moléculaires de nombreux types de résistance<br />
sont élucidés (…) en termes de sé<strong>le</strong>ction darwinienne ». Le génome <strong>des</strong> organismes se façonne en lien avec <strong>le</strong>s<br />
agresseurs de différentes sortes (antibiotiques pour <strong>le</strong>s bactéries, maladies pour <strong>le</strong>s hommes, etc.). L’exigence<br />
d’efficacité immédiate pousse l’homme à intervenir <strong>au</strong> risque de provoquer <strong>des</strong> résistances non contrôlées.<br />
Ghislaine Glasson Desch<strong>au</strong>mes analyse <strong>le</strong> lien entre résistance et langues. « Vecteurs d’identité (…), <strong>le</strong>s langues ont<br />
constitué de puissants <strong>le</strong>viers politiques et c’est en tant que tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s ont été écartés ou anéanties ». Contre la<br />
domination de la langue colonia<strong>le</strong>, quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s modalités souhaitab<strong>le</strong>s de la résistance ? Suffit-il de par<strong>le</strong>r la<br />
langue dominée ?<br />
11<br />
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12<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
1FORMES<br />
DE RÉSISTANCES<br />
RÉSISTANCE :<br />
un essai de définition<br />
Antoine Prost, Historien, Professeur émérite à l’Université de Paris I<br />
Résumé : On croise ici deux approches. On se demande<br />
d’abord ce que la Résistance disait d’el<strong>le</strong>-même dans ses<br />
tracts et journ<strong>au</strong>x. La réponse témoigne de son <strong>le</strong>nt processus<br />
de prise de conscience et d’organisation. On s’interroge<br />
ensuite sur la répression, <strong>le</strong> rapport à l’adversaire<br />
après <strong>le</strong> rapport à soi-même. Une comparaison avec la<br />
Norvège et <strong>le</strong> Danemark qui ont connu une forte résistance<br />
civi<strong>le</strong> fait ressortir l’originalité du contexte français,<br />
la force du contrô<strong>le</strong> social et de la répression. La résistance<br />
peut alors se définir par <strong>le</strong>s risques encourus.<br />
Abstract : This is a crossover of two approaches. First,<br />
the <strong>au</strong>thor asks what the Resistance said about itself in<br />
its tracts and in newspapers. The response reveals the<br />
gradual process of developing awareness and organisation.<br />
Next, there is the issue of repression and the individual’s<br />
relationship to the adversary. A comparison with<br />
Norway and Denmark which saw strong civil resistance,<br />
highlights the originality of the French context and the<br />
force of social control and repression. Resistance can<br />
thus be defined by the risks run.<br />
13<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
La Résistance est une construction historique. Ce<br />
n’est pas une idée platonicienne dont on pourrait<br />
déduire <strong>le</strong>s caractères, mais <strong>le</strong> résultat d’une dynamique<br />
portée de mois en mois par <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong><br />
femmes, dans <strong>des</strong> lieux multip<strong>le</strong>s, à partir de projets<br />
divers. Plutôt que de l’aborder à partir <strong>des</strong> motivations<br />
individuel<strong>le</strong>s, <strong>au</strong> demeurant rarement accessib<strong>le</strong>s,<br />
mieux v<strong>au</strong>t l’interroger comme phénomène col<strong>le</strong>ctif,<br />
mouvement social. El<strong>le</strong> se constitue et s’organise progressivement<br />
dans une société déterminée et c’est dans<br />
ce rapport à la société qu’il f<strong>au</strong>t en chercher la constitution<br />
et l’identité.<br />
Deux questions surgissent <strong>au</strong>ssitôt.<br />
Comment <strong>le</strong>s résistants se<br />
définissent-ils, face à la société<br />
dont ils font partie ? À quoi <strong>le</strong>urs<br />
adversaires <strong>le</strong>s reconnaissent-ils ?<br />
DonnersonnomàlaRésistance<br />
“<br />
Résistance est un nom commun.<br />
On par<strong>le</strong> de résistance <strong>des</strong><br />
matéri<strong>au</strong>x, de résistance é<strong>le</strong>ctrique.<br />
Le mot appartient <strong>au</strong>ssi<br />
<strong>au</strong> vocabulaire militaire, mais<br />
non <strong>au</strong> vocabulaire politique <strong>des</strong><br />
années 1930. La « résistance à<br />
l’oppression » était bien l’un <strong>des</strong> droits de 1789, brandi<br />
contre <strong>le</strong>s souverains, mais <strong>le</strong> terme avait changé de<br />
camp après la révolution de 1830 : <strong>le</strong> parti de la « résistance<br />
» avait alors désigné <strong>le</strong>s conservateurs opposés à<br />
celui du « mouvement ». Victime de cet héritage, <strong>le</strong><br />
terme avait été négligé sous la République. Son retour<br />
en force entre 1940 et 1944 en fait un nom propre, doté<br />
d’un sens nouve<strong>au</strong> : « Toute l’histoire de ce mot est dans<br />
la majuscu<strong>le</strong>» 1 .<br />
Antoine Prost, professeur<br />
émérite à l’Université de Paris I,<br />
a dirigé <strong>le</strong> Centre d’histoire<br />
socia<strong>le</strong> du XX e sièc<strong>le</strong>. Il a publié<br />
plusieurs colloques sur <strong>le</strong>s<br />
années noires, <strong>le</strong>s ouvriers sous<br />
Vichy, <strong>le</strong>s nationalisations de la<br />
Libération. Il a dirigé La Résistance,<br />
une histoire socia<strong>le</strong><br />
(Ed. de l’Atelier, 1997).<br />
Résistance avec une minuscu<strong>le</strong> est employé dès <strong>le</strong><br />
début de l’occupation. De G<strong>au</strong>l<strong>le</strong> se réfère à la flamme<br />
de la résistance qu’il a allumée. Le rése<strong>au</strong> dit du Musée<br />
de l’Homme, intitu<strong>le</strong> « résistance » <strong>le</strong> bul<strong>le</strong>tin qu’il<br />
publie en décembre 1940. Le mot fonctionne alors<br />
comme un appel, une injonction : « Résister ! C’est <strong>le</strong> cri<br />
qui sort de votre cœur à tous », affirment <strong>le</strong>s premiers<br />
mots de cette feuil<strong>le</strong> ronéotypée. En ce sens, la « résistance<br />
», action de résister, désigne un ensemb<strong>le</strong> d’attitu<strong>des</strong><br />
et de comportements très variés, à commencer<br />
par la force d’inertie, que la population peut opposer à<br />
diverses formes de collaboration. En novembre 1942,<br />
Lorraine, journal clan<strong>des</strong>tin<br />
g<strong>au</strong>lliste imprimé à Nancy,<br />
accepte une définition<br />
”<br />
minima<strong>le</strong> : « Vous résistez, vous<br />
croyez à la victoire, vous ne collaborez<br />
pas, vous répandez<br />
<strong>au</strong>tour de vous la confiance.<br />
Vous êtes de la France combattante<br />
». Mais <strong>le</strong> terme peut viser<br />
<strong>des</strong> comportements précis. Libérer<br />
et fédérer écrit ainsi sous <strong>le</strong><br />
titre « Travail<strong>le</strong>urs français<br />
n’al<strong>le</strong>z pas travail<strong>le</strong>r en Al<strong>le</strong>magne<br />
» : « Votre résistance <strong>le</strong>ur<br />
fait peur » ou encore : « Ce premier<br />
succès de votre résistance »<br />
(1er octobre 1942). Cette résistance sans majuscu<strong>le</strong> est<br />
déterminée : c’est <strong>le</strong> comportement d’individus ou de<br />
groupes qui sont nommés, <strong>au</strong> plus large « la résistance<br />
du peup<strong>le</strong> français » (Libérer et fédérer, mai 1943). Le<br />
terme ne désigne pas un groupe, encore moins une<br />
organisation comme dans « Conseil national de la<br />
Résistance » (27 mai 1943). Comment est-on passé de la<br />
résistance à la Résistance ?<br />
1 : Jean-Marie Guillon, « Résistance (histoire d’un mot) », in François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Robert Laffont, Paris, 2006, p. 975.<br />
14<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Employé sans adjectif ou complément, mais <strong>au</strong> contraire,<br />
comme complément de nom, éventuel<strong>le</strong>ment avec<br />
une majuscu<strong>le</strong>, Résistance semb<strong>le</strong> apparaître à l’extrême<br />
fin de 1941. En octobre, Jean Moulin utilisait encore<br />
une longue périphrase dans son rapport <strong>au</strong> général de<br />
G<strong>au</strong>l<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s « groupements constitués en France en<br />
vue de la libération du territoire national ». Deux mois<br />
plus tard, dans un Message <strong>au</strong>x catholiques, on peut<br />
lire : « Pourquoi <strong>le</strong>s journ<strong>au</strong>x catholiques sont-ils<br />
contraints de salir <strong>le</strong>s Français de la Résistance… ? » 2 .<br />
Résistance désigne alors l’ensemb<strong>le</strong> <strong>des</strong> organisations<br />
qui s’éb<strong>au</strong>chent, « groupements » ou « mouvements »,<br />
ce qui est nouve<strong>au</strong>. Dans ses Discours et messages, de<br />
G<strong>au</strong>l<strong>le</strong> présente la déclaration qu’il a chargé Christian<br />
Pine<strong>au</strong> <strong>le</strong> 28 avril 1942 de diffuser en France, comme<br />
publiée par <strong>le</strong>s organes <strong>des</strong> « différents groupes d’action<br />
et de résistance ». Le mot réfère <strong>au</strong>x comportements,<br />
non <strong>au</strong>x organisations ; mais <strong>le</strong> texte est connu et publié<br />
en France comme la « Déclaration <strong>au</strong>x mouvements de<br />
résistance ». Dans cet emploi, <strong>le</strong> mot dit davantage. Il dit<br />
plus encore quand il est employé sans référer à <strong>des</strong><br />
mouvements, et qu’on par<strong>le</strong> de « La Résistance », ou de<br />
« La Résistance française » comme dans <strong>le</strong> sous-titre<br />
alors adopté par Libération ou dans la déclaration par<br />
laquel<strong>le</strong> Combat et ce journal reconnaissent de G<strong>au</strong>l<strong>le</strong><br />
comme « chef et symbo<strong>le</strong> de la Résistance française »,<br />
et « premier résistant de France » (août 1942). En 1943,<br />
<strong>le</strong> terme est devenu d’usage courant : la construction de<br />
la Résistance semb<strong>le</strong> achevée. El<strong>le</strong> s’adresse comme<br />
tel<strong>le</strong> à la population dans <strong>des</strong> artic<strong>le</strong>s qui se multiplient,<br />
intitulés « La Résistance et » : et <strong>le</strong>s femmes, et la guerre,<br />
et <strong>le</strong>s prisonniers etc. 3 Les titres d’artic<strong>le</strong>s en font un<br />
acteur col<strong>le</strong>ctif : « Sur <strong>le</strong> front de la Résistance » ou « La<br />
Résistance ». La « voix de la Résistance […] monte <strong>des</strong><br />
vil<strong>le</strong>s et <strong>des</strong> campagnes » (Combat, janvier 1943), « La<br />
Résistance comprend que », « prend l’offensive », « dit<br />
que… », (id. juin 1943, puis mai et juil<strong>le</strong>t 1944,). La résistance<br />
n’est plus une action : c’est un acteur col<strong>le</strong>ctif.<br />
Le passage du pluriel <strong>des</strong> mouvements de résistance <strong>au</strong><br />
singulier de la Résistance n’exprime pas seu<strong>le</strong>ment la<br />
volonté d’une unité qui s’organise progressivement. El<strong>le</strong><br />
traduit <strong>au</strong>ssi la prise de conscience d’une certaine commun<strong>au</strong>té<br />
de vues et d’une ambition qui dépasse la libération<br />
du territoire national. Le projet patriotique, fondamental<br />
et fondateur, s’accompagne d’une volonté de<br />
reconstruction politique et socia<strong>le</strong> d’ensemb<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong><br />
répond la déclaration du 28 avril 1941 et plus tard <strong>le</strong><br />
programme du CNR. Avec <strong>des</strong> variantes, <strong>le</strong>s résistants<br />
aspirent à une République débarrassée <strong>des</strong> crises<br />
ministériel<strong>le</strong>s, et à une société plus démocratique et<br />
plus solidaire. « Résistance » désigne en outre un<br />
ensemb<strong>le</strong> de va<strong>le</strong>urs de référence, un idéal rédempteur :<br />
« Demain, nous exigerons <strong>au</strong> pouvoir, dans tous <strong>le</strong>s pouvoirs,<br />
<strong>des</strong> hommes durs et purs, dignes de la Résistance,<br />
dignes de la France » (Combat, 25 septembre 1943),<br />
« <strong>des</strong> hommes ayant fait <strong>le</strong>urs preuves dans la Résistance<br />
» (Libération (Paris), 13 avril 1944).<br />
Ces hommes devraient être appelés « Résistants ».<br />
De fait, <strong>le</strong> terme apparaît, mais tardivement et rarement.<br />
Dans <strong>le</strong> <strong>le</strong>xique, la Résistance précède <strong>le</strong>s résistants. En<br />
1940-41 et même 1942, on ne <strong>le</strong>s rencontre pas encore :<br />
<strong>le</strong>s <strong>au</strong>teurs <strong>des</strong> tracts ou <strong>des</strong> journ<strong>au</strong>x se nomment euxmêmes<br />
par <strong>le</strong>s pronoms « je » et sur<strong>tout</strong> « nous » et ils<br />
désignent ceux d’entre eux qui agissent ou sont victimes<br />
de la répression comme <strong>des</strong> « patriotes ». 4 Combat stigmatise<br />
ainsi « la police ‘nationa<strong>le</strong>’ contre <strong>le</strong>s patriotes »<br />
(février 1942) ou évoque « l’hommage dû <strong>au</strong>x patriotes<br />
exécutés » (mars). En juil<strong>le</strong>t, il se félicite : « Par<strong>tout</strong> <strong>le</strong>s<br />
patriotes […] ont clamé <strong>le</strong>ur foi dans la libération ».<br />
Il f<strong>au</strong>t attendre avril 1943 pour qu’il s’écrie : « Et vous,<br />
<strong>le</strong>s Résistants, <strong>le</strong>s vrais Français, […] fuyez la<br />
2 : Cité par François Marcot, « Les mots <strong>des</strong> résistants. Essai <strong>le</strong>xicographique », 19-20. Bul<strong>le</strong>tin du Centre d’histoire contemporaine de l’Université de Franche-Comté,<br />
n° 3, 1999, pp. 79-105.<br />
3 : Ibid.<br />
4 : Marcot, loc. cit. ; Céci<strong>le</strong> Vast, « Sur l’expérience de la résistance : cadre d’étu<strong>des</strong>, outils et métho<strong>des</strong> », Guerres mondia<strong>le</strong>s et conflits contemporains, n° 242, avril 2011,<br />
pp. 73-99. Je <strong>le</strong>s remercie tous deux d’avoir bien voulu me communiquer <strong>le</strong>s résultats bruts de <strong>le</strong>urs analyses <strong>le</strong>xicographiques.<br />
15<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
déportation ». Dans Le Lot résistant, <strong>le</strong> mot est même<br />
utilisé en majesté : « Ce n’est pas <strong>le</strong> Socialiste ou <strong>le</strong><br />
Communiste qu’el<strong>le</strong> [la Gestapo] pourchasse, mais <strong>le</strong><br />
RÉSISTANT qui, fidè<strong>le</strong> à un idéal, consacre ses forces et<br />
sa mystique à la libération de son pays » (avril 1944).<br />
Mais la Résistance reste pluriel<strong>le</strong>, et <strong>le</strong>s différents courants<br />
qu’intègre <strong>le</strong> CNR ne par<strong>le</strong>nt pas tous <strong>le</strong> même langage.<br />
Les communistes, qui n’adhèrent pas <strong>au</strong>x Mouvements<br />
Unis de Résistance (MUR), se signa<strong>le</strong>nt par un<br />
emploi exceptionnel du terme « résistant », et <strong>des</strong><br />
emplois de « Résistance » be<strong>au</strong>coup moins nombreux<br />
que <strong>le</strong>s MUR. Le mouvement qu’ils animent s’intitu<strong>le</strong><br />
« Front national » et non « résistant » ; ses comités<br />
loc<strong>au</strong>x, ou ceux qu’il forme dans <strong>le</strong>s usines se disent<br />
« populaires » ou « patriotiques ». François Marcot, qui<br />
souligne <strong>le</strong> faib<strong>le</strong> emploi du <strong>le</strong>xique résistant par <strong>le</strong>s<br />
communistes, l’explique par la volonté du parti de se<br />
fondre dans la population, alors que <strong>le</strong>s mouvements<br />
tiennent à marquer <strong>le</strong>ur différence. Cette analyse est<br />
fondée, mais el<strong>le</strong> renvoie à <strong>des</strong> répertoires d’action plus<br />
anciens. Le parti communiste a une longue habitude de<br />
l’action socia<strong>le</strong> et politique ; il transfère dans la résistance<br />
ses pratiques militantes, qu’il enrichit d’un volant militaire<br />
avec <strong>le</strong>s Francs-tireurs et partisans (FTP). Les « militants<br />
de la Résistance » (Combat, avril 1943), sont <strong>des</strong><br />
nouve<strong>au</strong>x venus dans un militantisme qu’ils inventent :<br />
<strong>le</strong>urs mouvements n’ont pas de véritab<strong>le</strong> précédent.<br />
Quel contenu donnent-ils à ce militantisme ? Pour <strong>le</strong><br />
savoir, regardons <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s intitulés « La Résistance ».<br />
On y rend compte de multip<strong>le</strong>s actions minimes : <strong>des</strong><br />
sabotages de trans<strong>format</strong>eurs, de ch<strong>au</strong>dières, <strong>des</strong><br />
explosions ou <strong>des</strong> incendies dans <strong>des</strong> ateliers travaillant<br />
pour l’Al<strong>le</strong>magne ou <strong>des</strong> loc<strong>au</strong>x servant à l’occupant,<br />
<strong>des</strong> juges exécutés pour avoir condamné <strong>des</strong> résistants,<br />
50 wagons d’essence incendiés ici, deux agents de la<br />
Gestapo (en fait la Sipo-SD) exécutés là, ail<strong>le</strong>urs un chef<br />
de la milice ou un juge etc. Rien de véritab<strong>le</strong>ment important<br />
avant <strong>le</strong> STO et <strong>le</strong> tournant du printemps 1943, mais<br />
assez pour créer un climat d’insécurité et susciter une<br />
répression impitoyab<strong>le</strong>.<br />
Une définition par la répression<br />
Opposer une poignée de collaborationnistes à une poignée<br />
de résistants, <strong>au</strong> sein d’une population massivement<br />
attentiste, c’est tourner <strong>le</strong> dos à l’histoire. Ce stéréotype<br />
fige <strong>des</strong> rapports de force qui ont constamment<br />
évolué. La Résistance a été un processus de mobilisation,<br />
dont <strong>le</strong>s particularités s’expliquent par <strong>le</strong> contexte.<br />
L’existence du régime de Vichy est une donnée fondamenta<strong>le</strong>.<br />
En France un gouvernement issu de la défaite,<br />
mais apparemment légal, a revendiqué de collaborer<br />
avec l’occupant. En Norvège, <strong>le</strong> roi et <strong>le</strong> gouvernement<br />
s’étaient exilés à Londres, et la population ne reconnaissait<br />
pas l’<strong>au</strong>torité de Quisling, imposé par <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands.<br />
Une puissante résistance civi<strong>le</strong> se manifesta par<br />
<strong>le</strong> refus d’adresser la paro<strong>le</strong> <strong>au</strong>x occupants, ou de s’asseoir<br />
à côté d’eux dans <strong>le</strong>s bus. Les associations sportives<br />
ou <strong>au</strong>tres et <strong>le</strong>s syndicats refusèrent <strong>le</strong>s injonctions<br />
du pouvoir et <strong>le</strong> firent savoir par une <strong>le</strong>ttre<br />
adressée <strong>au</strong> Reichkommissar, signée par 43 associations.<br />
L’immense majorité <strong>des</strong> professeurs signa un<br />
texte affirmant <strong>le</strong>ur objection de conscience <strong>au</strong>x orientations<br />
éducatives du régime. Neuf pasteurs sur dix<br />
démissionnèrent ainsi que <strong>le</strong>urs évêques pour la même<br />
raison. Au Danemark, <strong>le</strong> roi avait accepté l’occupation<br />
militaire et <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands avaient promis en contrepartie<br />
de ne pas se mê<strong>le</strong>r <strong>des</strong> affaires intérieures et de respecter<br />
la neutralité du pays. Quand à la fin de 1941, ils<br />
enjoignirent <strong>au</strong> roi d’adhérer <strong>au</strong> pacte anti-Komintern,<br />
celui-ci refusa et se considéra comme prisonnier ; la<br />
population se mobilisa massivement et s’organisa. À la<br />
fin de 1943, cette résistance civi<strong>le</strong> s’opposa si fermement<br />
à la déportation <strong>des</strong> juifs que 477 seu<strong>le</strong>ment sur<br />
7 800 furent arrêtés. Eichmann lui-même reconnut lors<br />
de son procès avoir ici échoué.<br />
La situation française était très différente. Au départ,<br />
pour la plupart <strong>des</strong> Français, <strong>le</strong> gouvernement Pétain ne<br />
semb<strong>le</strong> pas imposé par l’occupant, comme celui de<br />
Quisling. Le vote du 10 juil<strong>le</strong>t 1940, bien que constituant<br />
un vrai coup d’État, lui a conféré une légitimité que<br />
16<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
confirme la reconnaissance officiel<strong>le</strong> <strong>des</strong> États étrangers,<br />
à l’exception du Roy<strong>au</strong>me-Uni. D’<strong>au</strong>tre part, Pétain<br />
n’a pas marqué de limite à l’acceptation <strong>des</strong> ordres<br />
nazis. Après l’occupation de la zone sud, il n’a pas<br />
démissionné et, cédant à Laval, il ne s’est pas comporté<br />
en prisonnier comme <strong>le</strong> roi du Danemark dont une garde<br />
al<strong>le</strong>mande entourait <strong>le</strong> palais. Ce contexte rend diffici<strong>le</strong><br />
l’organisation d’une résistance civi<strong>le</strong> en France, et plus<br />
diffici<strong>le</strong> en zone occupée qu’en zone libre avant son<br />
occupation : la résistance doit établir sa légitimité dans<br />
l’opinion et affronter une doub<strong>le</strong> répression, cel<strong>le</strong> de la<br />
police française ou de la milice, et cel<strong>le</strong> de la Wehrmacht<br />
et de la Gestapo.<br />
C’est pourquoi, plutôt que de s’interroger sur <strong>le</strong>s innombrab<strong>le</strong>s<br />
nuances qui vont de la résignation à l’engagement<br />
et sur <strong>le</strong>s degrés de celui-ci, il me semb<strong>le</strong> préférab<strong>le</strong><br />
de s’interroger sur <strong>le</strong>s risques encourus. La<br />
désobéissance devient résistance quand el<strong>le</strong> devient<br />
dangereuse, et plus encore quand la proximité du danger<br />
oblige à la clan<strong>des</strong>tinité. Écouter la radio de Londres<br />
n’est pas résister, car <strong>le</strong>s risques encourus sont<br />
minimes. Inversement, <strong>des</strong> actes non interdits peuvent<br />
devenir résistants. Ainsi, en déposant en procession<br />
dans la crèche pendant la messe de Noël 1942 à Montbéliard,<br />
un enfant Jésus portant une étoi<strong>le</strong> j<strong>au</strong>ne, <strong>le</strong> chanoine<br />
Flory résiste, car il prend un risque, même s’il en<br />
ignore l’amp<strong>le</strong>ur et s’il n’est fina<strong>le</strong>ment pas inquiété.<br />
Autre exemp<strong>le</strong>, voici <strong>des</strong> Rennais qui se rendent <strong>au</strong><br />
cimetière pour rendre hommage <strong>au</strong>x morts qu’a faits un<br />
an plus tôt <strong>le</strong> bombardement al<strong>le</strong>mand du 17 juin 1940 ;<br />
empêchés d’y pénétrer par un cordon de gendarmes, ils<br />
déposent <strong>le</strong>urs gerbes et entonnent la Marseillaise.<br />
F<strong>au</strong>t-il <strong>le</strong>s considérer comme <strong>des</strong> résistants ? Objectivement<br />
oui, car <strong>le</strong> commandant de gendarmerie avait reçu<br />
l’ordre –qu’il refusa d’exécuter– de tirer sur eux. Ils couraient<br />
donc un vrai risque, même s’ils n’en avaient pas<br />
conscience. Il en va de même <strong>des</strong> grèves : actions habituel<strong>le</strong>s<br />
de défense ouvrière, el<strong>le</strong>s deviennent actes de<br />
résistance si <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands se chargent de <strong>le</strong>ur répression.<br />
C’est <strong>le</strong> cas de la grande grève <strong>des</strong> mines du<br />
Nord-Pas-de-Calais en mai-juin 1941, commencée sur<br />
<strong>des</strong> mots d’ordre purement revendicatifs, et qui se<br />
termine par la déportation de 250 mineurs.<br />
À l’<strong>au</strong>ne <strong>des</strong> risques pris, <strong>le</strong> surprenant est qu’il y ait eu<br />
<strong>au</strong>tant de résistants. Il f<strong>au</strong>t compter d’abord <strong>le</strong>s maquisards,<br />
et <strong>le</strong>s paysans qui <strong>le</strong>s ravitail<strong>le</strong>nt, <strong>le</strong>s médecins<br />
qui <strong>le</strong>s soignent, <strong>le</strong>s garagistes qui <strong>le</strong>ur donnent de l’essence<br />
etc. Il f<strong>au</strong>t compter ensuite <strong>le</strong>s membres <strong>des</strong> mouvements<br />
de Résistance et du Front national : organiser<br />
<strong>des</strong> sabotages ou <strong>des</strong> coups de mains est évidemment<br />
résister. Dès l’été de 1940, d’ail<strong>le</strong>urs, on enregistre <strong>des</strong><br />
sabotages, <strong>des</strong> lignes téléphoniques coupées par<br />
exemp<strong>le</strong>, qui sont <strong>le</strong> fait d’isolés, fusillés s’ils sont pris.<br />
À partir de 1942, <strong>des</strong> groupes francs <strong>le</strong>s multiplient, et<br />
<strong>le</strong>s coordonnent, faisant s<strong>au</strong>ter <strong>des</strong> permanences collaborationnistes,<br />
<strong>des</strong> loc<strong>au</strong>x stratégiques, <strong>des</strong> ateliers,<br />
<strong>des</strong> barrages, et plus encore <strong>des</strong> infrastructures ferroviaires,<br />
voies, ponts ou dépôts. Ils abattent <strong>au</strong>ssi <strong>des</strong><br />
militaires al<strong>le</strong>mands et <strong>des</strong> collaborateurs, <strong>des</strong> miliciens,<br />
<strong>des</strong> dénonciateurs, ou encore en juin 1944 Philippe<br />
Henriot qui se déchaînait tous <strong>le</strong>s jours à la radio<br />
contre la Résistance.<br />
Il f<strong>au</strong>t accorder une mention particulière à la presse<br />
résistante. Plus d’un millier de titres clan<strong>des</strong>tins ont été<br />
publiés. À côté <strong>des</strong> journ<strong>au</strong>x <strong>le</strong>s plus connus, <strong>des</strong> résistants<br />
inconnus ont dactylographié, ronéotypé puis imprimé<br />
et distribué <strong>des</strong> centaines de feuil<strong>le</strong>s plus ou moins<br />
éphémères ; certaines, frappées très vite par la répression,<br />
n’ont connu qu’un ou deux numéros, d’<strong>au</strong>tres ont<br />
traversé <strong>le</strong>s années noires. À la Libération, Défense de<br />
la France tire à 450 000 exemplaires, Combat et Libération-sud<br />
à 300 000, Franc-Tireur à 165 000, L’Humanité<br />
clan<strong>des</strong>tine à 200 000. L’ensemb<strong>le</strong> <strong>des</strong> journ<strong>au</strong>x clan<strong>des</strong>tins<br />
tire à deux millions d’exemplaires, ce qui suppose<br />
une multitude de solidarités complices et péril<strong>le</strong>uses.<br />
Les rédacteurs, <strong>le</strong>s imprimeurs, <strong>le</strong>s diffuseurs, qui transportent<br />
<strong>des</strong> valises de journ<strong>au</strong>x prennent de vrais<br />
risques et certains ont payé très cher <strong>le</strong>ur engagement.<br />
Et que dire <strong>des</strong> militants de Défense de la France qui<br />
17<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
distribuaient ouvertement <strong>le</strong>ur journal dans <strong>le</strong> métro de<br />
Paris <strong>le</strong> 14 juil<strong>le</strong>t 1943 ? 5<br />
Autre élément de la Résistance que pistent patiemment<br />
<strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands : <strong>le</strong>s rése<strong>au</strong>x de renseignement qui<br />
travail<strong>le</strong>nt pour <strong>le</strong>s alliés et font passer à Londres <strong>des</strong><br />
in<strong>format</strong>ions sur <strong>le</strong> dispositif militaire al<strong>le</strong>mand, l’implantation<br />
et la force de ses divers éléments. Leurs<br />
agents sont traités comme <strong>des</strong> espions et ils ont peu de<br />
chances d’en réchapper s’ils sont pris. Les personnes,<br />
souvent de petits notab<strong>le</strong>s de village, curé, instituteur<br />
ou maire, qui accueil<strong>le</strong>nt <strong>des</strong> prisonniers évadés ou <strong>des</strong><br />
aviateurs alliés dont l’avion a été abattu et <strong>le</strong>ur donnent<br />
<strong>des</strong> habits civils, ceux qui <strong>le</strong>s font passer vers la zone<br />
libre ou l’Espagne, courent <strong>des</strong> risques moins grands,<br />
mais non moins réels.<br />
On doit enfin évoquer la résistance de témoignage et de<br />
solidarité. Quand Mgr Saliège fait proclamer dans <strong>tout</strong><br />
son diocèse : « ces juifs sont <strong>des</strong> hommes, ces juives<br />
sont <strong>des</strong> femmes », il ne court pas un grand risque : on<br />
est en zone dite libre, et Vichy peut diffici<strong>le</strong>ment jeter un<br />
prélat en prison. 6 Mais il a conscience de s’opposer fronta<strong>le</strong>ment<br />
<strong>au</strong> pouvoir, comme <strong>le</strong> prouvent <strong>le</strong>s préc<strong>au</strong>tions<br />
qu’il prend pour que son message reste confidentiel jusqu’<strong>au</strong><br />
dimanche fixé pour sa <strong>le</strong>cture en chaire dans<br />
<strong>tout</strong>es <strong>le</strong>s églises de son diocèse. Les différentes<br />
actions de s<strong>au</strong>vetage <strong>des</strong> juifs pouvaient de même se<br />
terminer très mal pour <strong>le</strong>urs <strong>au</strong>teurs. Du point de vue de<br />
l’intentionnalité, la question peut être discutée de savoir<br />
s’il s’agit de résistance ou d’actes humanitaires ; du<br />
point de vue <strong>des</strong> risques courus, la réponse ne fait pas<br />
de doute : l’occupant <strong>le</strong>s traite comme <strong>des</strong> résistants.<br />
Au total, en excluant <strong>le</strong>s otages comme Guy Môquet qui<br />
n’étaient pas détenus pour faits de résistance, on peut<br />
estimer <strong>au</strong>tour de 12 000 personnes <strong>le</strong> nombre de morts,<br />
victimes de la « lutte contre <strong>le</strong>s ban<strong>des</strong> », et à 60 000<br />
environ celui <strong>des</strong> déportés résistants, dont 40% ne sont<br />
pas revenus, soit <strong>au</strong> total près de 36 000 morts. La résistance<br />
réprimée n’est pas une mince minorité.<br />
Or el<strong>le</strong> ne représente que la partie émergée de l’iceberg,<br />
<strong>le</strong> noy<strong>au</strong> dur d’une nébu<strong>le</strong>use be<strong>au</strong>coup plus large, très<br />
diverse dans ses engagements, <strong>au</strong>x frontières mouvantes<br />
et imprécises. Ce fut peu de chose, pour qui pense<br />
que tous <strong>le</strong>s Français <strong>au</strong>raient dû résister, et be<strong>au</strong>coup, si<br />
l’on songe à ce que <strong>le</strong>s Français pouvaient faire.<br />
Quelque importance qu’on lui donne, la Résistance<br />
constitue un mouvement particulièrement comp<strong>le</strong>xe et<br />
original, à la fois national, politique, social, culturel, et<br />
même spirituel, pour citer Alban Vistel, <strong>le</strong> président du<br />
comité départemental de libération du Rhône. Diverse<br />
dans ses composantes, traversée comme <strong>tout</strong> mouvement<br />
social de conflits de pouvoir, el<strong>le</strong> n’en partageait<br />
pas moins une grande ambition pour la France à<br />
reconstruire, un espoir qui fut rapidement déçu après<br />
1944, mais dont <strong>le</strong> sens importe. C’est <strong>le</strong> testament que<br />
nous a légué la citation de Pascal, placée en tête de<br />
Défense de la France : « Je ne crois que <strong>le</strong>s histoires<br />
dont <strong>le</strong>s témoins se feraient égorger ».<br />
5 : Bruno Leroux, « Presse clan<strong>des</strong>tine », in F. Marcot, Dictionnaire historique de la Résistance, loc. cit., p 681 sq. Nous remercions Bruno Leroux pour <strong>le</strong>s précisions<br />
supplémentaires qu’il a bien voulu nous donner.<br />
6 : Ce sera cependant <strong>le</strong> cas de Mgr Théas, l’évêque de Mont<strong>au</strong>ban.<br />
18<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
RÉFÉRENCES<br />
BIBLIOGRAPHIQUES<br />
Azéma (J-P.) et Bédarida (F.)<br />
dir., La France <strong>des</strong> années noires, Ed. du Seuil, (2 vol.), Paris 1993.<br />
Azéma (J-P.)<br />
Jean Moulin : <strong>le</strong> politique, <strong>le</strong> rebel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> résistant, Perrin, Paris 2003.<br />
Guillon (J-M.) et Laborie (P.)<br />
Mémoire et histoire : la Résistance, Privat, Toulouse 1995.<br />
Kedward (H.R.)<br />
Naissance de la Résistance dans la France de Vichy. Idées et<br />
motivations, 1940-1942, Champ-Vallon, Seyssel 1989.<br />
Marcot (F.)<br />
dir., Dictionnaire historique de la Résistance,<br />
Robert Laffont, Paris 2006.<br />
Wieviorka (O.)<br />
Une certaine idée de la Résistance : Défense de la France,<br />
1940-1949, Ed. du Seuil, Paris 1995.<br />
19<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
20<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
1FORMES<br />
DE RÉSISTANCES<br />
RÉSISTANCES<br />
ET VULNÉRABILITÉS<br />
Jean-Pierre Dupuy, Philosophe, Professeur à l’Université Stanford.<br />
Résumé : Un grand nombre de systèmes naturels,<br />
techniques et soci<strong>au</strong>x qui constituent <strong>des</strong> rése<strong>au</strong>x ont en<br />
commun d'allier de manière paradoxa<strong>le</strong> robustesse (pris<br />
ici comme synonyme de résistance) et vulnérabilité.<br />
Il existe <strong>des</strong> points de bascu<strong>le</strong>ment dont <strong>le</strong><br />
franchissement provoque l'effondrement soudain du<br />
système. Un cas particulièrement important est <strong>le</strong><br />
capitalisme financier. Sa pérennité implique que ses<br />
princip<strong>au</strong>x acteurs croient en l'ouverture indéfinie de<br />
l'avenir, alors même qu'ils sont peut-être <strong>au</strong> bord de<br />
l'abîme.<br />
Abstract : A good number of natural, technical and<br />
social systems taken as networks have in common the<br />
seemingly paradoxical alliance of robustness (considered<br />
here as synonymous with resistance) and vulnerability.<br />
There are thresholds that, when crossed, result in the<br />
sudden collapse of the system. A particularly important<br />
examp<strong>le</strong> is financial capitalism. Its long-term survival<br />
requires its major players to believe in the indefinite<br />
openness of the future though they may be standing on<br />
the edge of the abyss.<br />
21<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
J’utiliserai ici <strong>le</strong> mot « résistance » dans <strong>le</strong> sens<br />
scientifique de “capacité variab<strong>le</strong> d’annu<strong>le</strong>r ou de<br />
diminuer l’effet d’une action subie”. Des mots voisins<br />
seraient la résilience, qui caractérise la résistance<br />
<strong>au</strong>x chocs ; et la robustesse, qui allie la force à la résis-<br />
complètement ou bien formant d’<strong>au</strong>tres types de systèmes<br />
qui peuvent avoir <strong>des</strong> propriétés fortement indésirab<strong>le</strong>s<br />
pour l’homme. En mathématiques, on nomme<br />
de tel<strong>le</strong>s discontinuités … <strong>des</strong> catastrophes. Cette disparition<br />
bruta<strong>le</strong> de la résistance donne <strong>au</strong>x écosystèmes<br />
tance. Je m’intéresse à une pro-<br />
une particularité qu’<strong>au</strong>cun ingépriété<br />
paradoxa<strong>le</strong> de <strong>tout</strong>e une<br />
classe de systèmes que l’on<br />
trouve dans <strong>le</strong> monde naturel, “<br />
Professeur émérite de philosophie<br />
socia<strong>le</strong> et politique à l'Eco<strong>le</strong> Polytechnique,<br />
Paris. Professeur de sciences polinieur<br />
ne pourrait transposer<br />
dans un système artificiel sans<br />
être renvoyé immédiatement de<br />
dans la biosphère, dans <strong>le</strong> tiques à l'université Stanford, Californie. son poste : <strong>le</strong>s sign<strong>au</strong>x d’alarme<br />
monde social et économique et Membre de l'Académie <strong>des</strong> Technolo- ne s’allument que lorsqu’il est<br />
dans <strong>le</strong> monde de la technique, gies. Président du Comité d'Éthique et de trop tard. Tant que l’on est loin<br />
propriété dont l’importance pra- Déontologie de l'Institut français de <strong>des</strong> points de bascu<strong>le</strong>ment (tiptique<br />
est considérab<strong>le</strong>. Ces systèmes<br />
allient une très grande<br />
résistance à une très grande vul-<br />
Radioprotection et de Sécurité Nucléaire.<br />
Directeur <strong>des</strong> recherches de la Fondation<br />
Imitatio.<br />
ping points), on peut se permettre<br />
de taquiner <strong>le</strong>s écosystèmes<br />
en <strong>tout</strong>e impunité. Une<br />
nérabilité. Ils sont résistants<br />
jusqu’à certains seuils. Le franchissement<br />
de ces seuils se traduit<br />
par un effondrement de la<br />
résistance.<br />
Ouvrages récents : The Mechanization of<br />
the Mind (Princeton University Press,<br />
2000) ; Pour un catastrophisme éclairé<br />
(Seuil, 2002) ; Avions-nous oublié <strong>le</strong> mal ?<br />
Penser la politique après <strong>le</strong> 11 septembre<br />
(Bayard, 2002) ; La Panique (Les empêcheurs<br />
de penser en rond, 2003) ; Petite<br />
démarche en termes de risques,<br />
un calcul coûts – avantages sur<br />
<strong>le</strong>s conséquences, apparaissent<br />
alors inuti<strong>le</strong>s, ou conclus<br />
d’avance, puisque sur <strong>le</strong> plate<strong>au</strong><br />
de la balance où figurent <strong>le</strong>s<br />
métaphysique <strong>des</strong> tsunamis (Seuil, 2005); coûts, il n’y a semb<strong>le</strong>-t-il rien à<br />
Le cas <strong>des</strong> écosystèmes : Retour de Tchernobyl : Journal d'un mettre. C’est ainsi que l’humani-<br />
l’effondrement de la résistance homme en colère (Seuil, 2006) ; On the té a pu pendant <strong>des</strong> sièc<strong>le</strong>s se<br />
Origins of Cognitive Science (The MIT soucier comme de l’an quarante<br />
Cette propriété a d’abord été Press, 2009) ; Dans l’œil du cyclone (Car- de l’impact de son mode de<br />
découverte dans <strong>le</strong> cas <strong>des</strong> éconets Nord, 2009) ; La Marque du sacré développement sur l’environnesystèmes,<br />
qui sont en général (Carnets Nord, 2009 ; Flammarion, coll. ment. Si l’on se rapproche <strong>des</strong><br />
très robustes. Ils peuvent faire Champs, 2010 ; prix Roger Caillois de l’es- points de bascu<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong> calcul<br />
face à <strong>tout</strong>es sortes d’agressai)<br />
; L’Avenir de l’économie. Sortir de<br />
<strong>des</strong> risques et <strong>des</strong> consé-<br />
l’économystification (Flammarion, 2012) ;<br />
sions et trouver <strong>le</strong>s moyens de<br />
Penser l'arme nucléaire (PUF, à paraître).<br />
”<br />
quences devient dérisoire.<br />
s’adapter pour maintenir <strong>le</strong>ur<br />
La seu<strong>le</strong> chose qui compte est<br />
stabilité. Cela ne v<strong>au</strong>t que jusqu’à un certain point en effet alors de ne sur<strong>tout</strong> pas <strong>le</strong>s franchir. Or nous ne<br />
cependant. Au-delà de certains seuils critiques, ils bas- savons que peu de choses concernant ces tipping<br />
cu<strong>le</strong>nt brusquement dans <strong>au</strong>tre chose, à l‘instar <strong>des</strong> points. On n’apprend en général à <strong>le</strong>s connaître que lors-<br />
changements de phase de la matière, s’effondrant qu’il est trop tard. Inuti<strong>le</strong>s ou dérisoires, on voit que pour<br />
22<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
<strong>des</strong> raisons qui tiennent <strong>au</strong>x propriétés objectives et<br />
structurel<strong>le</strong>s <strong>des</strong> écosystèmes, l’anticipation et <strong>le</strong> calcul<br />
<strong>des</strong> conséquences nous sont de peu de secours.<br />
On admet généra<strong>le</strong>ment <strong>au</strong>jourd’hui que c’est la<br />
« comp<strong>le</strong>xité » <strong>des</strong> écosystèmes qui explique <strong>le</strong>ur extraordinaire<br />
résistance1 . Mais jusqu’il y a peu, on ne comprenait<br />
pas comment cette même comp<strong>le</strong>xité pouvait<br />
engendrer la perte soudaine de résistance dans certaines<br />
circonstances. Des trav<strong>au</strong>x récents permettent de<br />
préciser cette notion vague de comp<strong>le</strong>xité, de saisir la<br />
véritab<strong>le</strong> nature <strong>des</strong> points de bascu<strong>le</strong>ment et de<br />
comprendre l’étonnant mélange de robustesse et de vulnérabilité<br />
qui caractérise <strong>le</strong>s systèmes en question.<br />
Un grand nombre de systèmes naturels, mais <strong>au</strong>ssi techniques<br />
et soci<strong>au</strong>x, possèdent trois traits qui semb<strong>le</strong>nt<br />
être étroitement solidaires. Pour <strong>le</strong>s introduire, je traiterai<br />
l’anatomie d’un système comme un rése<strong>au</strong> constitué<br />
de nœuds en interaction.<br />
a) Ces rése<strong>au</strong>x constituent <strong>des</strong> « petits mon<strong>des</strong> » (small<br />
worlds) 2 . Pour <strong>tout</strong> coup<strong>le</strong> de nœuds pris <strong>au</strong> hasard, il<br />
existe une chaîne minima<strong>le</strong> de liens qui permettent de<br />
passer de l’un à l’<strong>au</strong>tre. Dans un petit monde, la longueur<br />
moyenne de cette chaîne sur l’ensemb<strong>le</strong> <strong>des</strong><br />
coup<strong>le</strong>s est étonnamment petite par rapport <strong>au</strong> nombre<br />
total de nœuds. On estime que n’importe quel habitant<br />
de la Terre est éloigné en moyenne de n’importe quel<br />
<strong>au</strong>tre par “six degrés de séparation”, <strong>le</strong> lien élémentaire<br />
étant défini comme lien de connaissance mutuel<strong>le</strong>. Sur<br />
la Toi<strong>le</strong> (<strong>le</strong> World Wide Web), on compte un milliard<br />
environ de sites, et la distance moyenne entre deux<br />
d’entre eux est estimée à dix-neuf – un site B étant lié à<br />
un site A si A contient un lien menant à B.<br />
b) La distribution <strong>des</strong> nœuds en fonction du nombre de<br />
liens qui <strong>le</strong>s atteignent est foncièrement inéga<strong>le</strong>.<br />
Un nombre relativement faib<strong>le</strong> de nœuds concentre l’essentiel<br />
<strong>des</strong> liens et joue <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de plaques tournantes<br />
(hubs), tandis qu’un nombre considérab<strong>le</strong> de nœuds n’est<br />
lié <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres que par un ou deux liens. Sur la Toi<strong>le</strong>, quatre<br />
vingt pour cent <strong>des</strong> liens sont dirigés sur seu<strong>le</strong>ment quinze<br />
pour cent <strong>des</strong> sites. L’histogramme correspondant obéit<br />
de fait à une loi très précise, qu’on appel<strong>le</strong> une loi de puissance<br />
(power law): <strong>le</strong> nombre de nœuds <strong>au</strong>xquels correspond<br />
un nombre de liens donné est divisé par un facteur<br />
constant chaque fois que <strong>le</strong> nombre de liens est doublé.<br />
La loi de puissance est <strong>au</strong>ssi dite loi de Pareto, du nom de<br />
l’économiste et sociologue italien, fondateur avec Leon<br />
Walras de l’Eco<strong>le</strong> de L<strong>au</strong>sanne. Vilfredo Pareto avait<br />
conjecturé que la distribution <strong>des</strong> revenus dans chaque<br />
pays obéit à une loi particulière, isomorphe* 3 à <strong>tout</strong>e partie<br />
tronquée d’el<strong>le</strong>-même : quel que soit votre revenu, <strong>le</strong><br />
revenu moyen de ceux qui ont un revenu supérieur <strong>au</strong><br />
vôtre est dans un rapport constant, supérieur à un, à votre<br />
revenu. La loi de puissance donne bien ce résultat. On dit<br />
<strong>au</strong>ssi que c’est une loi “fracta<strong>le</strong>”*, ou à “invariance<br />
d’échel<strong>le</strong>”*. Les rése<strong>au</strong>x dont l’histogramme <strong>des</strong> nœuds<br />
obéit à cette loi sont dits eux-mêmes à “invariance<br />
d’échel<strong>le</strong>” (sca<strong>le</strong>-free networks). Dans un tel rése<strong>au</strong>, <strong>le</strong>s<br />
plaques tournantes sont certes relativement peu nombreuses,<br />
mais el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> sont be<strong>au</strong>coup plus que si la distribution<br />
<strong>des</strong> liens obéissait à une loi g<strong>au</strong>ssienne, c’est-àdire<br />
résultait d’un tirage aléatoire. On dit qu’il y a<br />
abondance relative <strong>des</strong> cas extrêmes (fat tail en anglais).<br />
1 : Cela n'a pas toujours été <strong>le</strong> cas. Les premiers trav<strong>au</strong>x d'écologie quantitative postulaient en vérité la relation inverse: plus un (éco-) système est comp<strong>le</strong>xe, plus il est<br />
instab<strong>le</strong>, pensait-on.<br />
2 : Voir Mark Buchanan, Small World. Uncovering Nature's Hidden Networks. Londres, Weidenfeld & Nicolson, 2002.<br />
3 : Voir en fin d’artic<strong>le</strong> certaines définitions dans <strong>le</strong> glossaire.<br />
23<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Comme exemp<strong>le</strong>s de rése<strong>au</strong>x dont il a pu être montré<br />
qu’ils présentaient <strong>le</strong>s deux traits précédents, citons :<br />
<strong>le</strong>s rése<strong>au</strong>x trophiques* et de nombreux écosystèmes, <strong>le</strong><br />
système nerveux, <strong>le</strong> rése<strong>au</strong> <strong>des</strong> relations chimiques qui<br />
constituent <strong>le</strong> métabolisme d’une cellu<strong>le</strong>, <strong>le</strong> rése<strong>au</strong><br />
Internet, la Toi<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s rése<strong>au</strong>x de distribution d’é<strong>le</strong>ctricité,<br />
<strong>le</strong> rése<strong>au</strong> <strong>des</strong> liaisons aériennes, <strong>le</strong> rése<strong>au</strong> <strong>des</strong> citations<br />
scientifiques, de nombreux rése<strong>au</strong>x d’influence<br />
socia<strong>le</strong>, comme <strong>le</strong> rése<strong>au</strong> <strong>des</strong> affaires ou <strong>le</strong> rése<strong>au</strong> <strong>des</strong><br />
partenaires sexuels4 .<br />
Parmi <strong>le</strong>s mécanismes qui participent à la constitution<br />
et à la morphogenèse d’un rése<strong>au</strong> à invariance d’échel<strong>le</strong>,<br />
l’un semb<strong>le</strong> être <strong>le</strong> plus souvent présent. Il fait intervenir<br />
une bouc<strong>le</strong> de rétroaction positive – il est de plus<br />
en plus souvent admis que de tel<strong>le</strong>s bouc<strong>le</strong>s jouent un<br />
rô<strong>le</strong> éminent dans la stabilité <strong>des</strong> systèmes comp<strong>le</strong>xes.<br />
Lorsqu’un rése<strong>au</strong> se constitue et qu’un nœud nouve<strong>au</strong><br />
s’agrège à l’ensemb<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s liens qu’il tisse avec <strong>le</strong>s<br />
nœuds existants s’adressent de préférence à ceux qui<br />
attirent déjà be<strong>au</strong>coup de liens. C’est la règ<strong>le</strong> du “on ne<br />
prête qu’<strong>au</strong>x riches” (rich-get-richer). Si la relation en<br />
question est exactement proportionnel<strong>le</strong>, on montre que<br />
<strong>le</strong> rése<strong>au</strong> résultant possède la propriété d’invariance<br />
d’échel<strong>le</strong>.<br />
Les rése<strong>au</strong>x qui présentent <strong>le</strong>s trois traits que je viens<br />
de décrire ont <strong>des</strong> propriétés <strong>tout</strong> à fait remarquab<strong>le</strong>s,<br />
où l’on retrouve <strong>le</strong> mixte paradoxal de robustesse et de<br />
vulnérabilité. C’est la place <strong>des</strong> plaques tournantes<br />
(hubs) qui explique l’une comme l’<strong>au</strong>tre. Lorsque <strong>des</strong><br />
défaillances touchent <strong>au</strong> hasard <strong>le</strong>s nœuds du système,<br />
<strong>le</strong>s nœuds <strong>le</strong>s moins reliés, étant de loin <strong>le</strong>s plus nombreux,<br />
ont be<strong>au</strong>coup plus de chance d’être affectés que<br />
4 : Voir Albert-László Barabási, Linked. The New Science of Networks. Cambridge, Mass., Perseus Publishing, 2002.<br />
<strong>le</strong>s plaques tournantes. La disparition d’un nœud peu<br />
relié n’a qu’une incidence minime sur <strong>le</strong> fonctionnement<br />
global du rése<strong>au</strong>, car celui-ci constitue par hypothèse un<br />
petit monde. En revanche, si une ou plusieurs plaques<br />
tournantes sont attaquées, <strong>le</strong> système s’effondre <strong>tout</strong><br />
d’un coup. La première recommandation pour la gestion<br />
prudente d’un système de ce type devrait être d’identifier<br />
en priorité <strong>le</strong>s plaques tournantes. La tâche peut se<br />
révé<strong>le</strong>r très diffici<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong>s rése<strong>au</strong>x trophiques ou <strong>le</strong>s<br />
écosystèmes en général, <strong>le</strong>s espèces qui se révè<strong>le</strong>nt<br />
jouer <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de plaque tournante sont parfois inattendues<br />
: il s’agit d’espèces à première vue non remarquab<strong>le</strong>s,<br />
dont <strong>le</strong> caractère de plaque tournante ne peut<br />
apparaître qu’<strong>au</strong> prix d’une <strong>des</strong>cription exh<strong>au</strong>stive du<br />
rése<strong>au</strong> en question.<br />
Au vu <strong>des</strong> exemp<strong>le</strong>s énumérés, on conçoit aisément que<br />
ces considérations sont de première importance pour<br />
celui qui se préoccupe de sujets <strong>au</strong>ssi divers que l’épuisement<br />
de la biodiversité, la contamination <strong>des</strong> cultures<br />
non-OGM par <strong>des</strong> cultures OGM, <strong>le</strong> risque que <strong>des</strong> nouvel<strong>le</strong>s<br />
technologies, bio ou nano, échappent <strong>au</strong> contrô<strong>le</strong><br />
de l’homme, la <strong>des</strong>truction d’Internet par <strong>des</strong> attaques<br />
terroristes, l’épidémie de SIDA ou <strong>le</strong> collapsus <strong>des</strong><br />
rése<strong>au</strong>x é<strong>le</strong>ctriques.<br />
Le cas de la finance : de la certitude d’être surpris<br />
Dans ce qui suit, je vais me concentrer sur l’exemp<strong>le</strong> <strong>des</strong><br />
événements extrêmes en économie, et dans <strong>le</strong> système<br />
financier en particulier. À en croire <strong>le</strong>s économistes, <strong>le</strong>s<br />
mécanismes qui ont conduit à la crise sont en gros élucidés.<br />
Tout s’explique rétrospectivement, ou presque. Et,<br />
cependant, la crise a frappé <strong>tout</strong> <strong>le</strong> monde par surprise.<br />
24<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Qui imaginait durant l’été 2007, et même <strong>au</strong> printemps<br />
2008, qu’une crise très localisée dans <strong>le</strong> secteur du marché<br />
<strong>des</strong> emprunts hypothécaires <strong>au</strong>x États-Unis allait<br />
faire vacil<strong>le</strong>r sur sa base <strong>tout</strong> <strong>le</strong> système financier mondial<br />
? Il y a donc eu un effet de surprise considérab<strong>le</strong>,<br />
mais <strong>le</strong> fait qu’il y ait eu cette surprise, lui, ne fut pas, ou<br />
en <strong>tout</strong> cas, n’<strong>au</strong>rait pas dû être une surprise. C’est une<br />
bonne <strong>le</strong>çon à retenir pour ce qui est <strong>des</strong> catastrophes à<br />
venir : el<strong>le</strong>s nous prendront par surprise, cela <strong>au</strong> moins<br />
est sûr.<br />
Pour éclairer ce paradoxe, je vais approfondir <strong>le</strong> concept<br />
de distribution “fracta<strong>le</strong>”, ou à “invariance d’échel<strong>le</strong>”,<br />
que j’ai introduit ci-<strong>des</strong>sus à propos de la structure <strong>des</strong><br />
nœuds dans un rése<strong>au</strong> à invariance d’échel<strong>le</strong>. Pour faire<br />
sentir ce qu’a de singulier la distribution fracta<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />
mathématicien Benoît Mandelbrot, à qui nous devons <strong>le</strong><br />
concept, eut jadis recours à un très bel apologue. Imaginons<br />
une région recouverte en permanence par un<br />
brouillard épais, où se trouve un nombre indéfini d’étendues<br />
d’e<strong>au</strong>. Certaines sont de simp<strong>le</strong>s mares, d’<strong>au</strong>tres<br />
<strong>des</strong> lacs, d’<strong>au</strong>tres de véritab<strong>le</strong>s océans. La distribution<br />
<strong>des</strong> tail<strong>le</strong>s de ces étendues d’e<strong>au</strong> est fracta<strong>le</strong> et on <strong>le</strong><br />
sait. On s’engage sur l’une d’entre el<strong>le</strong>s en bate<strong>au</strong>. Le<br />
brouillard interdit de voir la rive opposée tant que l’on se<br />
trouve distant d’el<strong>le</strong> à plus d’une journée de navigation5 .<br />
Plus longue la navigation <strong>au</strong>ra été sans que la rive opposée<br />
apparaisse, plus <strong>le</strong> navigateur <strong>au</strong>ra de raisons<br />
objectives de croire que <strong>le</strong> nombre de jours qu’il lui reste<br />
à passer sur son bate<strong>au</strong> est grand. Il ne voit pas la rive<br />
opposée. Il ne peut donc la prendre pour un terme fixe.<br />
Il raisonne <strong>au</strong> contraire comme ceci : <strong>le</strong> temps déjà<br />
important que j’ai passé sans voir <strong>le</strong> terme rend probab<strong>le</strong><br />
que je me trouve sur une étendue d’e<strong>au</strong> de tail<strong>le</strong><br />
considérab<strong>le</strong>. Il est donc probab<strong>le</strong> que <strong>le</strong> chemin à parcourir<br />
soit encore long. Cependant, <strong>le</strong> terme apparaîtra<br />
tôt ou tard à la vue. Et c’est <strong>au</strong> moment où <strong>le</strong> navigateur<br />
est sur <strong>le</strong> point de <strong>le</strong> voir qu’il croit, <strong>le</strong> plus rationnel<strong>le</strong>ment<br />
du monde, en être <strong>le</strong> plus éloigné. Plus <strong>le</strong> navigateur<br />
a attendu de jours avant que ce moment arrive, plus<br />
l’effet de surprise est brutal.<br />
Je conjecture que tel fut l’état d’esprit du navigateur<br />
Bernard Madoff sur la h<strong>au</strong>te mer du banditisme. Plus sa<br />
pyramide s’évasait avec l’apport permanent et croissant<br />
de nouve<strong>au</strong>x clients, plus il avait de raisons objectives<br />
de supposer que la pyramide allait continuer de <strong>le</strong> faire.<br />
Et pourtant, il ne pouvait ignorer que <strong>le</strong> terme viendrait<br />
et que <strong>tout</strong> son système s‘écrou<strong>le</strong>rait alors comme un<br />
châte<strong>au</strong> de cartes. La surprise fut d’<strong>au</strong>tant plus terrib<strong>le</strong><br />
que <strong>le</strong> schème avait marché longtemps.<br />
Il serait injuste et f<strong>au</strong>x de faire un sort particulier à l’escroc<br />
Madoff. Mandelbrot a montré empiriquement que<br />
<strong>le</strong>s phénomènes de spéculation sont régis par une loi<br />
fracta<strong>le</strong>. Dans la phase euphorique, lorsque la « bul<strong>le</strong> »<br />
gonf<strong>le</strong>, plus on est optimiste, plus on a de raisons de<br />
l’être encore plus. C’est <strong>au</strong> moment où la bul<strong>le</strong> est sur <strong>le</strong><br />
point d’éclater que l’euphorie est la plus forte6 .<br />
5 : Benoît Mandelbrot a publié cet apologue pour la première fois, à ma connaissance, en 1970, dans un numéro devenu <strong>au</strong>jourd’hui introuvab<strong>le</strong> de la revue Les Anna<strong>le</strong>s<br />
<strong>des</strong> Mines. On trouvera dans son livre Une approche fracta<strong>le</strong> <strong>des</strong> marchés, Odi<strong>le</strong> Jacob, 2004, une introduction à la théorie généra<strong>le</strong> <strong>des</strong> fractals avec application <strong>au</strong>x<br />
marchés financiers. Ce livre prémonitoire publié avant la crise semb<strong>le</strong> être passé complètement inaperçu <strong>des</strong> princip<strong>au</strong>x intéressés. Pour citer <strong>le</strong> titre d’une interview<br />
de Mandelbrot, il y annonçait qu’ « il était inévitab<strong>le</strong> que <strong>des</strong> choses très graves se produisent. » [Le Monde, 18-19 octobre 2009]. En anglais, voir Benoît Mandelbrot,<br />
The (Mis)behavior of Markets, Basic Books, 2004 ; et Fractals and Scaling in Finance, Springer, 1997.<br />
6 : Voir Jean-Pierre Dupuy, La panique, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.<br />
25<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
La théorie que je viens de présenter existe depuis de<br />
nombreuses années et el<strong>le</strong> a été maintes fois validée<br />
par l’expérience. El<strong>le</strong> est connue de nombre <strong>des</strong> acteurs<br />
qui constituent <strong>le</strong> monde financier. Et si certains ne la<br />
connaissent pas, <strong>le</strong>ur ignorance est coupab<strong>le</strong>7 . Prenons<br />
donc <strong>le</strong> point de vue de quelqu’un qui connaît la théorie.<br />
Est-ce que cela change son comportement ? C’est <strong>tout</strong>e<br />
la question du choix rationnel en avenir incertain caractérisé<br />
par un « hasard s<strong>au</strong>vage ». J’ai pu montrer que la<br />
métaphysique temporel<strong>le</strong> qui est à la base de la théorie<br />
de la décision, de ses premières formulations (John von<br />
Neumann, Leonard Savage) jusqu’à ses avatars <strong>le</strong>s plus<br />
récents et <strong>le</strong>s moins conceptuel<strong>le</strong>ment assurés, tel <strong>le</strong><br />
fameux principe de préc<strong>au</strong>tion, rendait impossib<strong>le</strong> de<br />
résoudre cette question. Il f<strong>au</strong>t, pour se donner une<br />
chance d’y arriver, se placer dans une <strong>tout</strong> <strong>au</strong>tre conception<br />
du temps, que j’ai nommée <strong>le</strong> temps du projet8 .<br />
Je dois ici me contenter de souligner <strong>le</strong> paradoxe qui est<br />
<strong>au</strong> cœur de la solution que je propose. La prudence face<br />
<strong>au</strong> hasard fractal dicte une maxime : plus on a de raisons<br />
objectives d’être optimiste, plus on se doit d’être catastrophiste<br />
et de se tenir sur ses gar<strong>des</strong>, car <strong>le</strong> terme est<br />
sans doute proche. Cette injonction contradictoire se<br />
résout en théorie en comprenant que l’optimisme est<br />
rationnel à un nive<strong>au</strong> et <strong>le</strong> catastrophisme à un <strong>au</strong>tre,<br />
qui transcende <strong>le</strong> premier, en ce qu’il consiste à prendre<br />
<strong>le</strong> point de vue du parcours déjà achevé et non dans son<br />
dérou<strong>le</strong>ment. C’est cette forme de prudence que j’ai<br />
nommée <strong>le</strong> « catastrophisme éclairé » 9 . El<strong>le</strong> implique de<br />
se projeter par la pensée après la survenue de l’événement<br />
extrême et à contemp<strong>le</strong>r <strong>le</strong> chemin parcouru<br />
depuis ce point de vue qui conjoint la surprise et la certitude<br />
de la surprise.<br />
Annoncer à quelqu’un qu’il va être surpris évoque pour<br />
<strong>le</strong> philosophe un paradoxe célèbre. Le fondateur de la<br />
philosophie analytique américaine, W. V. O. Quine, en a<br />
donné un commentaire subtil. Voici l’une de ses formes.<br />
On annonce un dimanche à un condamné à mort qu’il<br />
sera pendu un jour de la semaine qui s’ouvre, sans plus<br />
de précision. On ajoute cependant une prédiction qui va<br />
se révé<strong>le</strong>r un piège diabolique. Lorsque, <strong>le</strong> jour choisi<br />
pour l’exécution, on viendra <strong>le</strong> chercher <strong>au</strong> petit matin<br />
pour <strong>le</strong> mener à l’échaf<strong>au</strong>d, il sera surpris. Revenu dans<br />
sa cellu<strong>le</strong>, notre homme se met à raisonner très fort<br />
dans l’espoir sans doute empoisonné d’en savoir plus<br />
sur <strong>le</strong> terme de son existence. Il lui paraît évident que ce<br />
ne peut être <strong>le</strong> dimanche suivant. Car il serait encore en<br />
vie <strong>le</strong> samedi à midi et pourrait alors en déduire qu’il<br />
serait pendu <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain – <strong>au</strong>quel cas il ne serait pas<br />
surpris. Il raye donc <strong>le</strong> dimanche de la liste <strong>des</strong> possib<strong>le</strong>s.<br />
Mais c’est maintenant <strong>au</strong> tour du samedi d’être<br />
éliminé, puisque, <strong>le</strong> dimanche n’étant plus une option, <strong>le</strong><br />
même raisonnement, exactement, sera inévitab<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />
vendredi à midi, si <strong>le</strong> condamné y est encore en vie.<br />
Greffés <strong>le</strong>s uns sur <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tres, ces raisonnements <strong>le</strong><br />
convainquent qu’<strong>au</strong>cun <strong>des</strong> jours de la semaine ne peut<br />
être <strong>le</strong> jour – et donc, qu’il ne sera pas exécuté. Lorsqu’on<br />
vient <strong>le</strong> chercher <strong>au</strong> petit matin du jeudi, disons, il<br />
en est donc <strong>tout</strong> surpris – comme on <strong>le</strong> lui avait annoncé.<br />
Quel<strong>le</strong> que soit sa correction logique, ce raisonnement,<br />
on l’<strong>au</strong>ra compris, s’appuie sur l’existence d’un terme<br />
connu : la vie du condamné ne s’étendra pas <strong>au</strong>-delà du<br />
7 : Le livre de Christian Walter et Michel de Pracontal, Le virus B. Crise financière et mathématiques, Seuil, 2009, montre que <strong>le</strong> monde de la finance reste incurab<strong>le</strong>ment<br />
attaché à la loi norma<strong>le</strong> (<strong>le</strong> B du titre se réfère <strong>au</strong> mouvement brownien, une marche <strong>au</strong> hasard dont <strong>le</strong>s pas obéissent à cette loi). Les <strong>au</strong>teurs attribuent une grande part<br />
de la crise financière à la sous-estimation flagrante de l’importance <strong>des</strong> événements extrêmes dont se sont rendus coupab<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s agents économiques et financiers.<br />
8 : « Projected time » en anglais. Voir Jean-Pierre Dupuy, "The Prec<strong>au</strong>tionary Princip<strong>le</strong> and Enlightened Doomsaying: Rational Choice before the Apocalypse." Occasion:<br />
Interdisciplinary Studies in the Humanities 1, no. 1 (October 15, 2009), http://occasion.stanford.edu/node/28.<br />
9 : Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, 2002.<br />
26<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
dimanche à venir. Mais c’est précisément cette condition<br />
qui n’est pas satisfaite dans l’univers capitaliste.<br />
Madoff s’attendait à ce que <strong>le</strong> flux de ses clients s’accroîtrait<br />
sans cesse, <strong>le</strong>s spéculateurs espèrent que la<br />
bul<strong>le</strong> continuera toujours de gonf<strong>le</strong>r, <strong>le</strong>s sans-logis américains<br />
qui s’endettèrent à cent pour cent pour acheter<br />
une maison comptaient sur la croissance illimitée de sa<br />
va<strong>le</strong>ur pour réussir à la financer. La condition de possibilité<br />
du capitalisme est que ses agents <strong>le</strong> croient immortel.<br />
Son péché originel est qu’il a besoin d’une ouverture<br />
indéfinie de l’avenir pour avoir une chance de tenir à<br />
<strong>tout</strong> moment ses promesses. C’est là que s’enracine la<br />
sacralisation de la croissance. Il f<strong>au</strong>t que <strong>le</strong>s agents<br />
anticipent qu’une expansion se prolongera jusque dans<br />
l’avenir <strong>le</strong> plus éloigné pour que l’état du système à un<br />
moment donné soit satisfaisant – <strong>le</strong> critère essentiel<br />
étant <strong>le</strong> p<strong>le</strong>in emploi. La <strong>le</strong>çon de Mandelbrot est que<br />
plus <strong>le</strong> terme est différé, plus sa survenue, inévitab<strong>le</strong>,<br />
sera bruta<strong>le</strong>.<br />
Les dirigeants de la planète ont remis <strong>le</strong> capitalisme sur<br />
ses rails, sans s’inquiéter, semb<strong>le</strong>-t-il, un seul instant de<br />
savoir si ces rails ne menaient pas à l’abîme. Plus la<br />
locomotive, encore poussive, prendra de l’allure, plus ils<br />
seront optimistes et croiront en un avenir radieux. C’est<br />
à ce moment-là qu’ils devraient <strong>le</strong> plus se méfier <strong>des</strong> raisons<br />
de <strong>le</strong>ur optimisme. La catastrophe <strong>le</strong>s guette peutêtre<br />
<strong>au</strong> détour du chemin.<br />
27<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
GLOSSAIRE<br />
Isomorphe :<br />
Se dit de deux structures qui ont la même forme.<br />
Fracta<strong>le</strong> ou invariance d’échel<strong>le</strong> :<br />
Se dit d’une structure isomorphe à el<strong>le</strong>-même quel<strong>le</strong> que soit<br />
l’échel<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong> on la considère.<br />
Rése<strong>au</strong> trophique :<br />
Chaîne alimentaire (“qui mange qui”).<br />
RÉFÉRENCES<br />
BIBLIOGRAPHIQUES<br />
Barabási (A.-L.)<br />
Linked. The New Science of Networks, Mass., Perseus Publishing,<br />
Cambridge 2002.<br />
Buchanan (M.)<br />
Small World. Uncovering Nature’s Hidden Networks, Weidenfeld &<br />
Nicolson, Londres 2002.<br />
Dupuy (J.-P.)<br />
La panique, Les empêcheurs de penser en rond, 2002 ;<br />
« The Prec<strong>au</strong>tionary Princip<strong>le</strong> and Enlightened Doomsaying: Rational<br />
Choice before the Apocalypse » Occasion: Interdisciplinary Studies<br />
in the Humanities 1, no. 1 (October 15, 2009), http://occasion.stanford.edu/node/28.<br />
Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, Paris 2004.<br />
Mandelbrot (B.)<br />
Une approche fracta<strong>le</strong> <strong>des</strong> marchés, Odi<strong>le</strong> Jacob, 2004 ; The<br />
(Mis)behavior of Markets, Basic Books, 2004 ; Fractals and Scaling<br />
in Finance, Springer, 1997.<br />
Walter (C.) et de Pracontal (M.)<br />
Le virus B. Crise financière et mathématiques, Seuil, 2009.<br />
28<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
1FORMES<br />
DE RÉSISTANCES<br />
DE LA RÉSISTANCE DES MATÉRIAUX<br />
À LA RÉVOLUTION DU DESIGN<br />
La modélisation mathématique du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />
Jean-Pierre Chabal, Directeur technique, Tractebel Engineering (France)/Coyne et Bellier.<br />
Résumé : Le <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> est un édifice<br />
étrange et comp<strong>le</strong>xe, dont il importait d’établir la parfaite<br />
stabilité. Les outils de calcul à disposition permettent<br />
l’application <strong>des</strong> principes de la résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x<br />
à de tel<strong>le</strong>s structures innovantes. Tout en satisfaisant<br />
maîtres d’ouvrages et compagnies d’assurances, ces<br />
outils de calcul offrent <strong>au</strong>x architectes <strong>le</strong>s moyens d’une<br />
créativité nouvel<strong>le</strong>.<br />
Abstract : The <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> is a strange and<br />
comp<strong>le</strong>x building where achieving perfect stability was<br />
key. Today’s <strong>des</strong>ign tools enab<strong>le</strong> the princip<strong>le</strong>s of<br />
structural analysis to be applied to innovative projects<br />
such as this. These <strong>des</strong>ign tools offer architects the<br />
means to develop a new creativity whi<strong>le</strong> satisfying both<br />
clients and insurance companies.<br />
29<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Les sal<strong>le</strong>s d’exposition du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />
seront logées dans une superstructure que l’architecte<br />
a voulu nommer « Nuage ». Il s’agira là d’un<br />
gros nuage, d’un merveil<strong>le</strong>ux nuage de 24 000 tonnes,<br />
quatre fois plus lourd que la Tour Eiffel. Ce nuage <strong>au</strong>ra la<br />
tail<strong>le</strong> d’un terrain de football. Il <strong>au</strong>ra <strong>le</strong>s sept étages d’un<br />
immeub<strong>le</strong> h<strong>au</strong>ssmannien et cet immeub<strong>le</strong> h<strong>au</strong>ssmannien<br />
sera suspendu à une douzaine<br />
de mètres <strong>au</strong>-<strong>des</strong>sus du<br />
sol, juché sur un ensemb<strong>le</strong> de<br />
dix-sept pi<strong>le</strong>s et pote<strong>au</strong>x. Un<br />
élément distinct, <strong>le</strong> « Cristal »,<br />
monumenta<strong>le</strong> résil<strong>le</strong> métallique<br />
habillée de verre, fera par<br />
ail<strong>le</strong>urs pour <strong>le</strong> <strong>musée</strong> fonction<br />
de vestibu<strong>le</strong>. On trouvera enfin,<br />
dans un vaste soc<strong>le</strong> en béton<br />
situé <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> du sol, deux<br />
<strong>au</strong>ditoriums ainsi que <strong>des</strong><br />
“<br />
loc<strong>au</strong>x techniques et <strong>le</strong>s<br />
réserves temporaires du <strong>musée</strong>.<br />
Voilà donc l’étrange structure<br />
dont il convient ici d’évoquer la<br />
résistance. Le <strong>musée</strong> <strong>des</strong><br />
<strong>Confluences</strong> devra faire preuve<br />
de résistance à son propre<br />
poids, de résistance <strong>au</strong>x fluctuations<br />
de la température, de<br />
”<br />
résistance <strong>au</strong>x bourrasques qui balaient <strong>le</strong> couloir rho-<br />
danien, de résistance <strong>au</strong>x vibrations engendrées par la<br />
fréquentation humaine. Il s’agit là, comme on dit, d’un<br />
défi technique.<br />
1 : Voir en fin d’artic<strong>le</strong> certaines définitions dans <strong>le</strong> glossaire.<br />
Jean-Pierre Chabal est<br />
ingénieur de l’Éco<strong>le</strong> Centra<strong>le</strong><br />
Paris et Master of Science de<br />
l’Université de Californie,<br />
Berke<strong>le</strong>y. Il est actuel<strong>le</strong>ment<br />
Directeur Technique à Tractebel<br />
Engineering (France)/Coyne et<br />
Bellier. Les données relatives<br />
<strong>au</strong> <strong>musée</strong> ont aimab<strong>le</strong>ment été<br />
communiquées par Sohrab<br />
Baghery et par Gabriel D<strong>au</strong>m,<br />
respectivement Directeur<br />
Nucléaire & Grands Projets et<br />
Directeur de Projets à Tractebel<br />
Engineering (France)/Coyne et<br />
Bellier.<br />
La résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x, une discipline ancienne<br />
La résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x, discipline enseignée de<br />
longue date dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s d’ingénieurs, servait classiquement<br />
pour l’essentiel <strong>au</strong> calcul <strong>des</strong> poutres. Il s’agit<br />
d’une application particulière de la mécanique <strong>des</strong><br />
milieux continus. Cette dernière se distingue de la<br />
mécanique dite rationnel<strong>le</strong> par<br />
<strong>le</strong> fait qu’el<strong>le</strong> prend en compte<br />
la dé<strong>format</strong>ion <strong>des</strong> corps,<br />
soli<strong>des</strong> ou liqui<strong>des</strong>, sous <strong>le</strong>s<br />
forces qui <strong>le</strong>ur sont appliquées.<br />
Les bons <strong>au</strong>teurs rappel<strong>le</strong>nt que<br />
ces dé<strong>format</strong>ions dépendent<br />
non seu<strong>le</strong>ment de ces forces<br />
appliquées, mais <strong>au</strong>ssi de la<br />
température, et qu’il f<strong>au</strong>t donc<br />
faire intervenir <strong>le</strong>s considérations<br />
thermodynamiques.<br />
Dans ses applications <strong>le</strong>s plus<br />
simp<strong>le</strong>s, la vénérab<strong>le</strong> résistance<br />
<strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x permettait de<br />
projeter <strong>le</strong>s bâtiments ordinaires.<br />
Nous n’en expliquerons<br />
pas <strong>le</strong> détail. Nous n’accab<strong>le</strong>rons<br />
pas <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur de jargon.<br />
Nous lui épargnerons l’évocation<br />
<strong>des</strong> <strong>des</strong>centes de<br />
charges* 1 , expression pourtant bien poétique. Nous<br />
passerons sous si<strong>le</strong>nce <strong>le</strong>s subtilités de la théorie <strong>des</strong><br />
poutres, c’est-à-dire du calcul <strong>des</strong> poutres droites ou<br />
courbes, du calcul <strong>des</strong> systèmes de poutres, du calcul<br />
30<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Le projet du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong><br />
© Armin Hess Coop Himmelb(l)<strong>au</strong> architecte.<br />
<strong>des</strong> plaques et enveloppes minces. Nous n’exposerons<br />
ni <strong>le</strong> principe de Barré de Saint-Venant, ni l’hypothèse<br />
de Bernoulli, ni <strong>le</strong>s équations de Navier et Bresse, ni <strong>le</strong><br />
théorème de Bertrand de Fontviolant. Ces délicatesses<br />
ont occupé <strong>des</strong> générations d’étudiants et d’ingénieurs.<br />
Le métier était exigeant. On racontait naguère que <strong>le</strong><br />
directeur technique d’une grande entreprise de<br />
construction, dont nous tairons <strong>le</strong> nom, s’était aménagé<br />
un couchage <strong>au</strong> bure<strong>au</strong>, de façon à être plus rapidement<br />
à pied d’œuvre <strong>le</strong> matin pour son travail d’étu<strong>des</strong>. Il fallait<br />
en bonne tradition que <strong>le</strong>s notes de calcul fussent<br />
rédigées à la main, en sorte qu’en cas de litige <strong>le</strong>ur<br />
<strong>au</strong>teur ne pût arguer d’une erreur de frappe.<br />
Puissance <strong>des</strong> outils de calcul<br />
Inuti<strong>le</strong> de rappe<strong>le</strong>r que l’ordinateur a changé la donne. Du<br />
fait de la puissance <strong>des</strong> outils de calcul maintenant disponib<strong>le</strong>s,<br />
<strong>des</strong> structures extrêmement comp<strong>le</strong>xes peuvent<br />
faire l’objet de justification. L’objet à étudier est<br />
subdivisé en éléments distincts <strong>au</strong>ssi nombreux que souhaitab<strong>le</strong>,<br />
éléments dont il est possib<strong>le</strong> d’établir <strong>au</strong>ssi<br />
bien <strong>le</strong>s dé<strong>format</strong>ions internes que <strong>le</strong>s interrelations.<br />
Il s’agit d’une application de la célèbre méthode <strong>des</strong> éléments<br />
finis*, devenue <strong>au</strong>ssi indispensab<strong>le</strong> <strong>au</strong> calcul de<br />
certaines infrastructures architectura<strong>le</strong>s qu’à celui <strong>des</strong><br />
aéronefs et <strong>des</strong> grands barrages.<br />
Les métho<strong>des</strong> de calcul ont changé, et du même coup<br />
c’est la façon d’aborder <strong>le</strong>s problèmes qui a été quelque<br />
peu modifiée. « What we want is to get on the machine<br />
fast… » : voilà ce que nous déclarait <strong>au</strong> début de son<br />
cours, <strong>au</strong> milieu <strong>des</strong> années 1970, un professeur de<br />
l’université de Californie enseignant la méthode <strong>des</strong> éléments<br />
finis. Pour un étudiant français habitué à un<br />
enseignement où <strong>le</strong>s bases théoriques devaient être soigneusement<br />
établies pas à pas, quel dépaysement que<br />
la Baie de San Francisco ! « Enfourcher rapidement l’ordinateur<br />
», tel Lucky Luke s<strong>au</strong>tant sur Jolly Jumper, pourquoi<br />
pas… Cela n’empêchait pas <strong>le</strong> même professeur<br />
de préconiser qu’on considérât <strong>le</strong>s chiffres sortis de cet<br />
ordinateur avec esprit critique, exactement comme on<br />
eût considéré ceux d’un calcul griffonné <strong>au</strong> dos d’une<br />
enveloppe. Il avait raison. Qu’on en soit assuré, <strong>le</strong>s<br />
étu<strong>des</strong> du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> ont été menées à la<br />
fois sur <strong>des</strong> bases théoriques bien établies et avec <strong>tout</strong><br />
<strong>le</strong> nécessaire recul sur la validité <strong>des</strong> résultats obtenus.<br />
31<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Le modè<strong>le</strong> <strong>au</strong>x éléments finis du <strong>musée</strong> <strong>des</strong><br />
<strong>Confluences</strong><br />
Un modè<strong>le</strong> mathématique de la structure du <strong>musée</strong> a<br />
donc été réalisé. Il présente un caractère tridimensionnel<br />
et comporte <strong>le</strong> soc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> Nuage, <strong>le</strong> Cristal, ainsi que<br />
<strong>le</strong>s pi<strong>le</strong>s et pote<strong>au</strong>x vertic<strong>au</strong>x. Cet outil a permis de vérifier<br />
la stabilité et la sécurité de l’édifice. Le modè<strong>le</strong> a<br />
comporté plus de 35 000 éléments. Il a fait l’objet de<br />
calculs selon plus de trente cas de charges distincts,<br />
c’est-à-dire selon plus de trente combinaisons de forces<br />
appliquées <strong>au</strong> bâtiment. Il a servi à traiter certains<br />
aspects particuliers, dont on trouvera ci-après quelques<br />
exemp<strong>le</strong>s.<br />
Les différents éléments de la structure ne seront pas<br />
liés rigidement l’un à l’<strong>au</strong>tre. C’est ainsi que <strong>le</strong> Nuage ne<br />
reposera pas sur <strong>le</strong> soc<strong>le</strong>. Il reposera sur <strong>le</strong>s pi<strong>le</strong>s et<br />
pote<strong>au</strong>x, pi<strong>le</strong>s et pote<strong>au</strong>x qui traverseront <strong>le</strong> soc<strong>le</strong>, et<br />
<strong>au</strong>ssi <strong>le</strong>s alluvions sous-jacentes, de façon à trouver<br />
appui plus bas, sur <strong>le</strong> rocher. Le fait que <strong>le</strong> soc<strong>le</strong> et <strong>le</strong><br />
Nuage seront désolidarisés permettra à chacun de ces<br />
éléments, lorsqu’ils seront chargés par <strong>le</strong>ur propre poids<br />
ou par <strong>des</strong> sollicitations extérieures, de se déformer<br />
indépendamment. Certains risques de rupture seront<br />
ainsi écartés, selon <strong>le</strong> même principe qui conduit classiquement<br />
à prévoir <strong>des</strong> joints de dilatation dans <strong>le</strong>s<br />
structures rigi<strong>des</strong> de grande dimension.<br />
Le sol lui-même, l’e<strong>au</strong> qu’il renferme, la présence éventuel<strong>le</strong><br />
de déchets provenant d’une ancienne activité<br />
industriel<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> site, avec <strong>le</strong>s conséquences à en tirer<br />
quant à la résistance mécanique de la fondation, ont<br />
éga<strong>le</strong>ment été pris en compte. Le degré de soup<strong>le</strong>sse de<br />
cette fondation a été modélisé par <strong>des</strong> ressorts introduits<br />
à la limite du modè<strong>le</strong> <strong>au</strong>x éléments finis.<br />
Chacune <strong>des</strong> pi<strong>le</strong>s supportant <strong>le</strong> Nuage présentera <strong>le</strong><br />
même volume qu’un immeub<strong>le</strong> d’habitation. Ces pi<strong>le</strong>s,<br />
construites en béton, renfermeront <strong>des</strong> ascenseurs qui<br />
devront poursuivre <strong>le</strong>ur course plus h<strong>au</strong>t, à l’intérieur<br />
même du Nuage et sur <strong>tout</strong>e la h<strong>au</strong>teur de celui-ci. Or ce<br />
Nuage sera constitué d’une structure métallique. L’utilisation<br />
de ces matéri<strong>au</strong>x distincts, béton et métal, induira<br />
<strong>des</strong> dé<strong>format</strong>ions comp<strong>le</strong>xes, qui ne devront pas faire<br />
obstac<strong>le</strong> <strong>au</strong> parfait fonctionnement <strong>des</strong> ascenseurs,<br />
dont <strong>le</strong>s glissières ont été prévues en conséquence.<br />
Un <strong>au</strong>tre problème classique de la résistance <strong>des</strong><br />
matéri<strong>au</strong>x est celui du flambement* <strong>des</strong> pièces élancées<br />
soumises à un effort longitudinal de compression.<br />
La rupture par flambement est consécutive à une dé<strong>format</strong>ion<br />
perpendiculaire à la force appliquée. Il a été vérifié<br />
que <strong>le</strong>s pote<strong>au</strong>x du <strong>musée</strong> ne seraient pas si chargés<br />
qu’ils encourent ce risque.<br />
32<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Deux vues de la modélisation du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> (Software : Scia Engineer)<br />
© Tractebel Engineering (France)/Coyne et Bellier<br />
33<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Des supports dignes d’une centra<strong>le</strong> nucléaire<br />
Le Nuage sera donc posé sur <strong>le</strong>s pi<strong>le</strong>s et pote<strong>au</strong>x. Pour<br />
éviter <strong>le</strong>s désordres dus <strong>au</strong>x effets de dilatation thermique,<br />
il reposera sur ces pi<strong>le</strong>s et pote<strong>au</strong>x par l’intermédiaire<br />
de supports lui assurant une liberté de mouvement<br />
horizonta<strong>le</strong>. Pour deux <strong>des</strong> pi<strong>le</strong>s, cette liberté de<br />
mouvement sera assurée dans <strong>le</strong> sens longitudinal du<br />
Le chantier du <strong>musée</strong> en février 2012.<br />
Construction du « nuage »<br />
Photographie © Gabriel D<strong>au</strong>m<br />
Le Nuage sera <strong>le</strong> plus volumineux <strong>des</strong> éléments constituant<br />
l’ouvrage. Il sera coiffé d’une enveloppe en acier<br />
inoxydab<strong>le</strong>, laquel<strong>le</strong> connaîtra, dans ce qui ressemb<strong>le</strong>ra<br />
à une respiration, <strong>des</strong> dé<strong>format</strong>ions différentes de cel<strong>le</strong><br />
de la structure principa<strong>le</strong>.<br />
bâtiment. Pour la troisième, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> sera dans <strong>le</strong> sens<br />
transversal. Les supports en question seront en élastomère<br />
fretté, ce qui veut dire qu’ils seront constitués<br />
d’une superposition de plaques de caoutchouc synthétique,<br />
ainsi que d’acier inoxydab<strong>le</strong> et de téflon pouvant<br />
glisser l’un sur l’<strong>au</strong>tre. Il s’agira d’appuis assez similaires<br />
à ceux qui permettent en zone sismique de fonder<br />
<strong>le</strong>s structures à risque comme <strong>le</strong>s centra<strong>le</strong>s nucléaires.<br />
Le Cristal reposera sur <strong>le</strong> soc<strong>le</strong> d’une part et sur <strong>le</strong><br />
Nuage d’<strong>au</strong>tre part. Cependant, là encore, la liaison<br />
entre Cristal et Nuage n’<strong>au</strong>ra rien de rigide. Il s’agira<br />
d’appuis glissants permettant <strong>au</strong>x deux éléments de se<br />
déformer indépendamment et de se déplacer l’un par<br />
rapport à l’<strong>au</strong>tre. Nuage et Cristal se rapprocheront l’un<br />
de l’<strong>au</strong>tre par temps ch<strong>au</strong>d.<br />
34<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Vue de la modélisation du « cristal » (Software : Scia Engineer)<br />
© Tractebel Engineering (France)/Coyne et Bellier<br />
À l’intérieur du Cristal, un ensemb<strong>le</strong> d’escaliers et de<br />
paliers ainsi qu’une rampe hélicoïda<strong>le</strong> permettront <strong>au</strong>x<br />
utilisateurs de circu<strong>le</strong>r entre nive<strong>au</strong> du sol et sal<strong>le</strong>s d’exposition.<br />
Compte tenu du caractère relativement graci<strong>le</strong><br />
de ces éléments, une vérification de <strong>le</strong>ur tenue <strong>au</strong>x<br />
vibrations a été nécessaire. Il f<strong>au</strong>t en effet éviter <strong>le</strong>s ruptures<br />
du type de cel<strong>le</strong> du pont de la Basse-Chaîne, à<br />
Angers. Il semb<strong>le</strong> que la célèbre ruine de ce pont, survenue<br />
en 1850, ait été liée <strong>au</strong> passage d’un régiment<br />
marchant <strong>au</strong> pas cadencé et faisant entrer <strong>le</strong> tablier en<br />
résonance*. Les différents escaliers, rampes et paliers<br />
du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> ont donc fait l’objet d’un<br />
calcul dynamique, et la mise en place d’amortisseurs<br />
dynamiques accordés*, systèmes permettant de pallier<br />
ce risque, a été prévue lorsque nécessaire.<br />
L’ensemb<strong>le</strong> du <strong>musée</strong> a fait l’objet de vérifications de<br />
stabilité sous l’effet <strong>des</strong> vents, qu’il s’agisse de vents du<br />
nord du type mistral ou de vents du sud du type sirocco.<br />
Les forces appliquées par <strong>le</strong> vent <strong>au</strong>x différentes parties<br />
du bâtiment ont été évaluées en souff<strong>le</strong>rie <strong>au</strong> moyen<br />
d’essais sur maquette. Les charges correspondantes ont<br />
été mesurées en 480 points de cette maquette, points<br />
répartis sur l’enveloppe de la structure et plus particulièrement<br />
<strong>le</strong> long <strong>des</strong> arêtes.<br />
Pour <strong>le</strong>s nouve<strong>au</strong>x projets, une assurance de stabilité<br />
et de sécurité<br />
Les promoteurs publics et privés, et <strong>au</strong>ssi <strong>le</strong>urs assureurs,<br />
goûtent assez peu l’effondrement <strong>des</strong> édifices<br />
qu’ils projettent. Une tribune qui s’écrou<strong>le</strong> (Furiani,<br />
1992), une aérogare <strong>tout</strong>e neuve qui cède (Roissy, 2004),<br />
voilà qui représente un coût insupportab<strong>le</strong> en vies<br />
humaines, en temps et en argent.<br />
À un client qui s’étonnait <strong>des</strong> confortab<strong>le</strong>s épaisseurs de<br />
béton prévues pour un ouvrage, un éminent collègue se<br />
contenta naguère de rétorquer : « si vous vou<strong>le</strong>z que ça<br />
tienne ! ». Ce type de réponse, bien que lapidaire,<br />
encourt <strong>le</strong> risque de ne pas convaincre. La maîtrise de la<br />
résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x et cel<strong>le</strong> de l’analyse numérique*<br />
permettent d’apporter <strong>le</strong>s justifications <strong>le</strong>s plus<br />
complètes.<br />
35<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
L’appel d’offres pour la construction du <strong>musée</strong> <strong>des</strong><br />
<strong>Confluences</strong> avait été lancé en 2003 sur la base du projet<br />
de l’architecte Wolf D. Prix, membre fondateur de<br />
l’agence Coop Himmelb(l)<strong>au</strong>, et dans <strong>le</strong> cadre d’une procédure<br />
de dialogue compétitif*. Des calculs séparés<br />
avaient été réalisés pour <strong>le</strong> soc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> Cristal et <strong>le</strong> Nuage.<br />
Il se révéla ensuite nécessaire, en vue de refléter <strong>le</strong><br />
comportement d’ensemb<strong>le</strong>, d’élaborer <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> global<br />
évoqué plus h<strong>au</strong>t. On veilla à y inclure tous <strong>le</strong>s éléments<br />
constituant l’édifice. Et puis, <strong>le</strong> diab<strong>le</strong> étant comme chacun<br />
sait dans <strong>le</strong>s interfaces, il fallut prendre en compte<br />
soigneusement <strong>le</strong>s interactions entre ces différents éléments.<br />
Cela fut mené à bien par l’équipe de Sohrab<br />
Baghery et Gabriel D<strong>au</strong>m, <strong>au</strong> sein de Tractebel Engineering<br />
(France)/Coyne et Bellier, la société d’ingénierie en<br />
charge depuis 2009 de la structure du <strong>musée</strong>. Ce travail<br />
reçut en 2011 <strong>le</strong> premier prix du Nemetschek Engineering<br />
User Contest, un concours international où s’affrontent<br />
<strong>le</strong>s utilisateurs <strong>des</strong> logiciels de calcul <strong>le</strong>s plus perfectionnés.<br />
Une révolution du <strong>des</strong>ign<br />
À d’humb<strong>le</strong>s ingénieurs, il n’appartient pas de gloser sur<br />
l’architecture. On <strong>le</strong>ur permettra cependant de souligner<br />
que <strong>le</strong>s moyens contemporains de calcul offrent à l’homme<br />
de l’art, par <strong>le</strong>ur puissance et par <strong>le</strong>ur soup<strong>le</strong>sse, une<br />
liberté nouvel<strong>le</strong>. Par rapport <strong>au</strong>x conditions qui prévalaient<br />
il y a un demi-sièc<strong>le</strong>, une révolution a eu lieu dans<br />
l’art du <strong>des</strong>ign architectural.<br />
Comme charitab<strong>le</strong>ment rappelé par l’architecte du<br />
<strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong>, « la forme est <strong>le</strong> résultat de la<br />
combinaison issue du pliage et de la morphogenèse<br />
moléculaire ». Quels que soient cependant l’origine de la<br />
forme et <strong>le</strong>s mystères du processus créatif, ce processus<br />
peut conduire à soumettre à l’ingénieur d’intéressants<br />
problèmes. Récemment interrogé sur ses aspirations en<br />
tant qu’architecte, Wolf D. Prix a ainsi répondu que son<br />
rêve était de « se débarrasser de la pesanteur ». Dans <strong>le</strong><br />
cas du <strong>musée</strong> qui nous occupe, il a souhaité que son<br />
Nuage, construit en porte-à-f<strong>au</strong>x, semblât résister à l’attraction<br />
terrestre et qu’il parût flotter à douze mètres <strong>au</strong><strong>des</strong>sus<br />
du sol.<br />
Dès <strong>le</strong>s années 1980, Tractebel Engineering<br />
(France)/Coyne et Bellier, concepteur <strong>des</strong> infrastructures<br />
et <strong>des</strong> fondations de l’Arche de la Défense, re<strong>le</strong>vait un<br />
défi similaire contre la gravitation. Les architectes s’appelaient<br />
Johan Otto von Spreckelsen, P<strong>au</strong>l Andreu et<br />
François Desl<strong>au</strong>giers. Il s’agissait alors de lancer <strong>au</strong><strong>des</strong>sus<br />
du vide <strong>le</strong>s 35 000 tonnes du toit de la Grande<br />
Arche, sur une portée inédite de soixante-dix mètres.<br />
Il fallut mettre en œuvre un béton à h<strong>au</strong>tes performances.<br />
Il fallut <strong>au</strong>ssi prévoir, pour <strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s poutres<br />
principa<strong>le</strong>s nord-sud, pas moins de 116 câb<strong>le</strong>s longitudin<strong>au</strong>x<br />
de précontrainte*, représentant une force tota<strong>le</strong> de<br />
38 000 tonnes. L’expérience de la précontrainte lourde<br />
utilisée dans <strong>le</strong>s enceintes de confinement de centra<strong>le</strong>s<br />
nucléaires fut en la circonstance un a<strong>tout</strong> essentiel.<br />
Depuis lors, la collaboration n’a jamais cessé entre P<strong>au</strong>l<br />
Andreu et Tractebel Engineering (France)/Coyne et Bellier.<br />
El<strong>le</strong> a notamment porté sur <strong>le</strong>s aéroports d’Abou<br />
Dhabi et de Shanghai, ainsi que, dans cette dernière<br />
vil<strong>le</strong>, sur <strong>le</strong> Centre <strong>des</strong> Arts Orient<strong>au</strong>x. Ces trois œuvres<br />
sont caractéristiques d’un architecte intéressé par la<br />
légèreté <strong>des</strong> structures et par la transparence. P<strong>au</strong>l<br />
Andreu a ainsi voulu que la façade du Centre <strong>des</strong> Arts<br />
Orient<strong>au</strong>x, après <strong>le</strong> coucher du so<strong>le</strong>il, « comme par<br />
magie dev[int] transparente et lumineuse », et « brill[ât]<br />
dans la nuit comme une lampe ». Quant <strong>au</strong>x toitures galbées<br />
<strong>des</strong> aérogares de Shanghai, el<strong>le</strong>s ont à juste titre<br />
été décrites comme un « grand battement d’ai<strong>le</strong>s ».<br />
36<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
De son côté, l’esprit quelque peu provocateur de Coop<br />
Himmel(b)l<strong>au</strong> est proche de celui d’un Cl<strong>au</strong>de Parent,<br />
architecte avec <strong>le</strong>quel Sohrab Baghery a éga<strong>le</strong>ment eu<br />
l’occasion de travail<strong>le</strong>r, en l’occurrence sur un curieux<br />
projet <strong>au</strong>x allures de tipi. Il s’agissait du théâtre Silvia<br />
Monfort, situé dans <strong>le</strong> quinzième arrondissement de<br />
Paris.<br />
Les exemp<strong>le</strong>s sont nombreux de tels édifices <strong>au</strong>dacieux<br />
ou bizarres apparus ces dernières années dans nos paysages.<br />
Au vocabulaire classique de l’architecture, qui<br />
convoque soc<strong>le</strong>s, colonnes, tympans, barres et tours, est<br />
venu s’adjoindre une pa<strong>le</strong>tte de désignations métaphoriques,<br />
tant la métaphore semb<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> capab<strong>le</strong> de<br />
désigner certaines formes contemporaines. Il s’agit<br />
maintenant d’accrocher <strong>des</strong> nuages dans <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u du ciel,<br />
d’y faire miroiter icebergs, crist<strong>au</strong>x et chrysali<strong>des</strong>, d’y<br />
déployer voi<strong>le</strong>s et proues. Le promoteur de la Fondation<br />
Louis Vuitton, projetée par Frank Gehry pour <strong>le</strong> Jardin<br />
d’Acclimatation à Paris, n’évoque rien de moins que la<br />
« construction d’un rêve ». Rêves, crist<strong>au</strong>x et nuages,<br />
voilà qui ne connote a priori ni stabilité ni résistance.<br />
Ces ouvrages peuvent cependant être construits, et la<br />
tenue peut en être établie et confortée, grâce <strong>au</strong>x<br />
moyens de calcul à disposition.<br />
Je demandai un jour à P<strong>au</strong>l-Henri Gatheron, ta<strong>le</strong>ntueux<br />
<strong>des</strong>igner qui ne jurait que par Walter Gropius et par<br />
Mies van der Rohe : « Que fais-tu de G<strong>au</strong>di ? Que fais-tu<br />
de Borromini ? ». « Ce sont <strong>des</strong> égarés ! », me réponditil<br />
bravement. G<strong>au</strong>di, Borromini, <strong>des</strong> égarés ? Si tel était<br />
<strong>le</strong> cas, alors on serait en droit, me semb<strong>le</strong>-t-il, d’apprécier<br />
<strong>le</strong>urs égarements, car ces égarements étaient refus<br />
de l’académisme.<br />
Du refus de l’académisme, <strong>le</strong>s techniques actuel<strong>le</strong>s de<br />
l’ingénieur donnent à l’architecte <strong>le</strong>s moyens renouvelés.<br />
37<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
GLOSSAIRE<br />
Amortisseur dynamique accordé :<br />
Système mécanique composé d’une masse, d’un ressort et<br />
d’un amortisseur, et <strong>des</strong>tiné à absorber <strong>le</strong>s vibrations qui pourraient<br />
être préjudiciab<strong>le</strong>s à la stabilité d’une structure. Le système<br />
est dit « accordé », parce que la masse utilisée est choisie<br />
en fonction de la fréquence de la vibration qu’il s’agit<br />
d’amortir.<br />
Analyse numérique :<br />
Ensemb<strong>le</strong> de métho<strong>des</strong> de calcul permettant la résolution de<br />
problèmes d’analyse mathématique, notamment sur ordinateur.<br />
Câb<strong>le</strong> de précontrainte :<br />
Armature tendue placée dans certaines structures en béton en<br />
vue d’y éliminer <strong>le</strong>s efforts de traction et par conséquent d’en<br />
<strong>au</strong>gmenter la résistance.<br />
Descente de charges :<br />
Calcul visant à déterminer quels efforts seront supportés par<br />
<strong>le</strong>s différents éléments d’un édifice. On par<strong>le</strong> de « <strong>des</strong>cente »<br />
de charges, parce que ce calcul est norma<strong>le</strong>ment mené de<br />
h<strong>au</strong>t en bas, du toit jusqu’<strong>au</strong>x fondations.<br />
Dialogue compétitif :<br />
Dans <strong>le</strong>s appels d’offres publics et lorsque <strong>le</strong> marché à passer<br />
est considéré comme comp<strong>le</strong>xe, <strong>le</strong> maître d’ouvrage peut<br />
recourir à la procédure de dialogue compétitif. Il conduit alors<br />
un dialogue avec <strong>le</strong>s candidats, dialogue <strong>des</strong>tiné à définir une<br />
ou plusieurs solutions de nature à répondre à ses besoins.<br />
Flambement :<br />
Tendance qu’a une poutre soumise à une compression longitudina<strong>le</strong><br />
à se déformer dans une direction perpendiculaire à la<br />
force appliquée.<br />
Méthode <strong>des</strong> éléments finis :<br />
Méthode de résolution <strong>des</strong> équations <strong>au</strong>x dérivées partiel<strong>le</strong>s,<br />
permettant notamment <strong>le</strong> calcul <strong>des</strong> dé<strong>format</strong>ions d’objets<br />
même très comp<strong>le</strong>xes.<br />
Résonance :<br />
Phénomène par <strong>le</strong>quel la vibration d’un système physique peut<br />
atteindre une grande amplitude lorsque la vibration appliquée<br />
à ce système est proche d’une fréquence propre à celui-ci.<br />
38<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
RÉFÉRENCES<br />
BIBLIOGRAPHIQUES<br />
Baghery (S.) et al.<br />
« Conception et construction <strong>des</strong> structures porteuses de la Grande<br />
Arche de La Défense », Anna<strong>le</strong>s de l’Institut Technique du Bâtiment et<br />
<strong>des</strong> Trav<strong>au</strong>x Publics, n°489, décembre 1990, pages 27 à 55.<br />
Delohen (P.)<br />
« Coop Himmelb(l)<strong>au</strong> lance son Cristal-Nuage », Le Moniteur, 15 juin<br />
2001, pages 40 à 42.<br />
Lamarre (F.),<br />
« Aéroport de Shanghai-Pudong : <strong>le</strong> battement d’ai<strong>le</strong>s de P<strong>au</strong>l<br />
Andreu », Les Echos, n°17254 du 17 octobre 1996, page 50.<br />
Lasnier (J.-F.)<br />
« Les <strong>musée</strong>s de Coop Himmelb(l)<strong>au</strong> », Connaissance <strong>des</strong> Arts,<br />
mai 2011.<br />
Timoshenko (S. P.)<br />
Résistance <strong>des</strong> matéri<strong>au</strong>x, Dunod, 1990.<br />
Zienkiewicz (O.C.), Taylor (R. L.), Zhu (J.Z.)<br />
The Finite E<strong>le</strong>ment Method: Its Basis and Fundamentals, Butterworth-<br />
Heinemann, 6th edition, 2005.<br />
39<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
40<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
1FORMES<br />
DE RÉSISTANCES<br />
RÉSISTANCE DES ÊTRES VIVANTS<br />
ET ÉVOLUTION BIOLOGIQUE<br />
Gabriel Gachelin, ancien Chef de service de l’Institut Pasteur.<br />
Résumé : La résistance <strong>des</strong> êtres vivants à un agent in-<br />
fectieux et à un agent toxique est <strong>le</strong> résultat de la sé<strong>le</strong>ction<br />
d’organismes résistants à ces agents, à partir d’une<br />
population naturel<strong>le</strong>ment sensib<strong>le</strong>. L’analyse de quelques<br />
exemp<strong>le</strong>s montre que <strong>le</strong> patrimoine héréditaire <strong>des</strong> organismes,<br />
y compris celui de l’espèce humaine, a été largement<br />
façonné <strong>au</strong> cours de l’évolution par la sé<strong>le</strong>ction<br />
de résistants à <strong>des</strong> agents infectieux ou toxiques.<br />
Abstract : The resistance of living beings to infectious<br />
and toxic agents is the result of the se<strong>le</strong>ction of organisms<br />
resistant to these agents, in a population naturally<br />
sensitive to them. Analysis of a few examp<strong>le</strong>s shows that<br />
the genetic inheritance of organisms, including that of humans,<br />
has been largely shaped throughout evolution by<br />
the se<strong>le</strong>ction of individuals who are resistant to infectious<br />
or toxic agents.<br />
41<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
En 1865, <strong>le</strong> Dictionnaire de Médecine, de chirurgie, de<br />
pharmacie, <strong>des</strong> sciences accessoires et de l’art vétéri-<br />
naire, dit de la résistance qu’el<strong>le</strong> est <strong>tout</strong>e force dont on<br />
n’est pas maître, et qu’on ne peut équilibrer ou vaincre<br />
qu’en employant une <strong>au</strong>tre force dont on dispose. La<br />
définition relève de la mécanique. En 1999, <strong>le</strong> Diction-<br />
naire d’histoire et de philosophie <strong>des</strong> sciences ignore <strong>le</strong><br />
terme, <strong>tout</strong> comme, en 2004, <strong>le</strong> Dictionnaire de la pen-<br />
sée médica<strong>le</strong>. Il n’y <strong>au</strong>rait donc<br />
pas de concept de « résistance »<br />
en biologie. Pourtant <strong>le</strong> mot est<br />
d’usage courant en biologie et<br />
en médecine, selon <strong>le</strong> Petit<br />
Robert, mais alors résistance<br />
est une sorte de substantif qualifiant.<br />
On ne peut pas par<strong>le</strong>r de<br />
polysémie car on se réfère implicitement<br />
à une sorte d’équation<br />
dans laquel<strong>le</strong> résister s’oppose<br />
à être sensib<strong>le</strong>, comme être<br />
résistant à un antibiotique ou lui<br />
être sensib<strong>le</strong>. Dans ces conditions,<br />
l’individu ou l’espèce se<br />
situe quelque part <strong>le</strong> long d’une<br />
sorte d’échel<strong>le</strong> entre résistance<br />
absolue à un agent, physique, chimique ou biologique,<br />
et sensibilité absolue à ces mêmes agents. On est plus<br />
ou moins résistant à un virus ou <strong>au</strong> froid, et on y est plus<br />
ou moins sensib<strong>le</strong>. Le sens de « résistance » est fourni<br />
par chaque contexte. Le mot relativement précis en physique<br />
est devenu d’usage culturel banal <strong>au</strong> sein d’un<br />
coup<strong>le</strong> de propriétés antagonistes, résistance et sensibilité.<br />
La résistance est simultanément un état et l’expression<br />
d’une tension, et c’est ce qui fait <strong>tout</strong> son intérêt<br />
en biologie, lorsqu’il s’agit d’un coup<strong>le</strong> de caractères<br />
génétiques existant sous plusieurs formes dans une<br />
1 : Voir en fin d’artic<strong>le</strong> certaines définitions dans <strong>le</strong> glossaire.<br />
“<br />
Gabriel Gachelin a été<br />
Chef de service à l’Institut Pasteur.<br />
Biologiste de <strong>format</strong>ion,<br />
chercheur en immunogénétique<br />
et évolution moléculaire,<br />
depuis 2000 environ, il travail<strong>le</strong><br />
sur l’histoire <strong>des</strong> maladies<br />
infectieuses et <strong>des</strong> maladies<br />
parasitaires <strong>au</strong> XIX ème sièc<strong>le</strong>,<br />
dans <strong>le</strong> département d’histoire<br />
et de philosophie <strong>des</strong> sciences<br />
de l’université Paris 7 (laboratoire<br />
SPHere).<br />
”<br />
population, et sur <strong>le</strong>squels une pression de sé<strong>le</strong>ction<br />
peut s’exercer. On peut considérer alors que ce lien peut<br />
structurer la dynamique de l’évolution biologique.<br />
La résistance <strong>au</strong>x agents infectieux est ancienne<br />
et remarquab<strong>le</strong>ment efficace<br />
Une sorte d’équilibre sans cesse perturbé a construit <strong>le</strong><br />
monde <strong>des</strong> êtres vivants. Il f<strong>au</strong>t<br />
se représenter <strong>le</strong> pullu<strong>le</strong>ment<br />
d’espèces qui survivent souvent<br />
depuis <strong>des</strong> centaines de millions<br />
d’années alors qu’il existe <strong>des</strong><br />
virus de virus, <strong>des</strong> virus<br />
d’amibes et de bactéries, <strong>des</strong><br />
microorganismes qui attaquent<br />
<strong>le</strong>s organismes supérieurs,<br />
plantes ou anim<strong>au</strong>x, <strong>le</strong>squels<br />
répondent en <strong>le</strong>s détruisant et<br />
cela indéfiniment. De plus, il n’y<br />
a pas que <strong>le</strong>s êtres vivants à<br />
s’attaquer à d’<strong>au</strong>tres êtres<br />
vivants : de nombreuses substances,<br />
naturel<strong>le</strong>s ou de synthèse,<br />
sont toxiques. La survie<br />
d’une population passe ainsi par la résistance d’<strong>au</strong><br />
moins certains de ses membres. C’est <strong>le</strong> fondement du<br />
Strugg<strong>le</strong> for life de Char<strong>le</strong>s Darwin.<br />
Des systèmes efficaces de résistance <strong>au</strong>x agents infectieux<br />
ont été sé<strong>le</strong>ctionnés très tôt <strong>au</strong> cours de l’évolution<br />
<strong>des</strong> êtres vivants. Ainsi, <strong>le</strong>s bactéries détruisent <strong>le</strong>s<br />
virus qui <strong>le</strong>s infectent en découpant <strong>le</strong>ur matériel génétique<br />
en morce<strong>au</strong>x ou en <strong>le</strong>s neutralisant. Sur<strong>tout</strong>, dès<br />
l’<strong>au</strong>be <strong>des</strong> organismes eucaryotes* 1 , a été sé<strong>le</strong>ctionné<br />
un système immunitaire dit inné parce qu’entièrement<br />
42<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
codé par <strong>le</strong> patrimoine génétique <strong>des</strong> individus. Ce système<br />
reconnaît <strong>des</strong> famil<strong>le</strong>s de molécu<strong>le</strong>s caractéristiques<br />
d’une famil<strong>le</strong> d’agents infectieux et sa réponse<br />
<strong>des</strong>tructrice est immédiate. Sa diversité est immense et<br />
laisse peu de chance à l’agresseur. Les étu<strong>des</strong> de paléogénomique,<br />
qui se glissent actuel<strong>le</strong>ment à l’intérieur de<br />
la paléontologie et de l’évolution, en redécouvrant ainsi<br />
<strong>le</strong>s principes de l’actualisme, montrent que cette diversité<br />
est ancienne et qu’el<strong>le</strong> est ubiquitaire, même si <strong>des</strong><br />
formes différentes ont été sé<strong>le</strong>ctionnées chez <strong>le</strong>s<br />
plantes et chez <strong>le</strong>s anim<strong>au</strong>x. L’immunité innée a persisté<br />
chez <strong>le</strong>s vertébrés et constitue la première ligne de<br />
défense de l’organisme. Il s’y ajoute, depuis l’apparition<br />
<strong>des</strong> poissons cartilagineux il y a environ 430 millions<br />
d’années, une seconde ligne de défense, dotée d’une<br />
merveil<strong>le</strong>use capacité de reconnaissance de fragments<br />
ténus de n’importe quel<strong>le</strong> molécu<strong>le</strong>. Ce système dit<br />
adaptatif et dont <strong>le</strong>s bras armés sont <strong>le</strong>s anticorps et <strong>le</strong>s<br />
cellu<strong>le</strong>s tueuses spécifiques, est plus <strong>le</strong>nt à se mettre en<br />
action, il lui f<strong>au</strong>t <strong>au</strong> moins une semaine, à moins d’une<br />
vaccination préalab<strong>le</strong> contre l’agent à neutraliser. Il se<br />
construit en effet en permanence et est sé<strong>le</strong>ctionné par<br />
la présence de l’agent étranger qu’il sait reconnaître. La<br />
diversité de reconnaissance <strong>des</strong> deux systèmes est tel<strong>le</strong><br />
qu’<strong>au</strong>cune cib<strong>le</strong> ne peut en théorie <strong>le</strong>ur échapper, sur<strong>tout</strong><br />
si on laisse à l’organisme un temps suffisant pour<br />
en mobiliser <strong>tout</strong>es <strong>le</strong>s capacités, ce qui est <strong>le</strong> cas de la<br />
majorité <strong>des</strong> infections. En <strong>tout</strong> état de c<strong>au</strong>se, même si<br />
de nombreux individus sont sensib<strong>le</strong>s et disparaissent, il<br />
est très rare que ce système soit pris en déf<strong>au</strong>t dans<br />
l’ensemb<strong>le</strong> d’une population anima<strong>le</strong>, s<strong>au</strong>f en cas de<br />
restriction <strong>des</strong> populations à un très petit nombre d’individus<br />
consanguins, comme cela a été récemment <strong>le</strong> cas<br />
pour <strong>le</strong> guépard. En <strong>tout</strong> état de c<strong>au</strong>se, la pression de<br />
sé<strong>le</strong>ction va <strong>au</strong> mieux se traduire par l’<strong>au</strong>gmentation de<br />
la fréquence de certains allè<strong>le</strong>s*, par exemp<strong>le</strong> de ceux<br />
du système majeur d’histocompatibilité*, ou l’expansion<br />
du domaine de reconnaissance de l’immunité innée.<br />
Cette efficacité remarquab<strong>le</strong> (bien mise en évidence par<br />
la mortalité due à l’absence de ce système chez <strong>le</strong>s<br />
enfants bul<strong>le</strong> et cel<strong>le</strong> <strong>des</strong> mala<strong>des</strong> du sida avant qu’existe<br />
un traitement) explique pourquoi <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du système<br />
immunitaire sera, peut-être paradoxa<strong>le</strong>ment <strong>au</strong>x yeux<br />
du <strong>le</strong>cteur, quasi-absent de cette discussion sur la résistance.<br />
Ou plutôt c’est la manière dont la fragilité occasionnel<strong>le</strong><br />
du système est contournée qui peut nous retenir.<br />
Donc, dans <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s de résistance discutés, <strong>le</strong>s<br />
systèmes de défense <strong>des</strong> organismes interviennent bien<br />
entendu (c’est la résistance à une bactérie ou un virus<br />
qui suit une infection qui a permis la découverte du système<br />
immunitaire à la fin du XIXème sièc<strong>le</strong>), mais ce sont<br />
d’<strong>au</strong>tres paramètres de la résistance biologique qui<br />
seront discutés.<br />
La sé<strong>le</strong>ction de populations résistantes opère<br />
sous nos yeux<br />
Comme dans presque tous <strong>le</strong>s domaines de la biologie<br />
moderne, l’explication <strong>des</strong> phénomènes bascu<strong>le</strong> brusquement<br />
dans une explication génétique et moléculaire<br />
après <strong>le</strong>s années 1960 et sur<strong>tout</strong> depuis 1980. Les<br />
mécanismes moléculaires de nombreux types de résistance<br />
sont élucidés et souvent interprétab<strong>le</strong>s en termes<br />
de sé<strong>le</strong>ction darwinienne du sujet résistant. Ainsi, <strong>le</strong>s<br />
bactéries sont en général sensib<strong>le</strong>s à plusieurs antibiotiques<br />
dont l’usage a révolutionné <strong>le</strong> traitement <strong>des</strong><br />
maladies infectieuses depuis la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>.<br />
Mais <strong>le</strong>s bactéries deviennent progressivement<br />
résistantes et il f<strong>au</strong>t sans cesse chercher de nouve<strong>au</strong>x<br />
antibiotiques pour en venir à bout. C’est une poursuite<br />
probab<strong>le</strong>ment sans fin. Pourquoi en est-il ainsi ?<br />
La résistance d’une bactérie à un antibiotique résulte<br />
soit d’une mutation qui modifie <strong>le</strong> génome de la bactérie<br />
cib<strong>le</strong> de l’antibiotique et rend ce dernier inopérant, soit<br />
de l’acquisition à partir d’une <strong>au</strong>tre espèce bactérienne<br />
43<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
de gènes de résistance dont <strong>le</strong>s produits détruisent l’antibiotique<br />
en question. Du fait de la fréquence de mutations<br />
et de la fréquence <strong>des</strong> transferts génétiques de<br />
bactéries résistantes à bactéries sensib<strong>le</strong>s, l’acquisition<br />
de la résistance suppose l’existence de gran<strong>des</strong> populations<br />
bactériennes, de l’ordre de plusieurs dizaines de<br />
millions d’individus. Ces tail<strong>le</strong>s sont faci<strong>le</strong>ment<br />
atteintes : dix millions de colibacil<strong>le</strong>s* ont <strong>le</strong> volume<br />
d’une tête d’éping<strong>le</strong>. Une fois la résistance apparue,<br />
l’antibiotique sé<strong>le</strong>ctionne <strong>le</strong>s bactéries qui lui sont devenues<br />
résistantes, <strong>le</strong>s bactéries sensib<strong>le</strong>s étant tuées.<br />
La population devient rapidement résistante. Ces bactéries<br />
résistantes peuvent ensuite se propager par <strong>le</strong>s<br />
voies usuel<strong>le</strong>s de l’infection et de la contamination. On<br />
ne <strong>le</strong>s arrêtera qu’avec un nouvel antibiotique. La résistance<br />
tend donc à se répandre tant son avantage sé<strong>le</strong>ctif<br />
est important par rapport <strong>au</strong>x propriétés <strong>des</strong> bactéries<br />
sensib<strong>le</strong>s face à l’antibiotique considéré. La résistance<br />
voyage <strong>au</strong> gré <strong>des</strong> contaminations. Cette propagation<br />
fait ainsi redouter (ce n’est déjà plus une crainte mais un<br />
fait) en médecine humaine et vétérinaire la propagation<br />
d’infections résistantes <strong>au</strong>x antibiotiques usuels.<br />
Le même phénomène v<strong>au</strong>t pour <strong>le</strong>s virus face <strong>au</strong>x antivir<strong>au</strong>x.<br />
Ces derniers peuvent sé<strong>le</strong>ctionner chez <strong>le</strong> malade<br />
<strong>des</strong> mutants résistants qui vont tendre à se multiplier<br />
dans l’organisme puis, <strong>le</strong> cas échéant, al<strong>le</strong>r infecter<br />
d’<strong>au</strong>tres personnes par <strong>le</strong>urs voies habituel<strong>le</strong>s de contamination.<br />
La fréquence d’apparition de ces mutants<br />
résistants varie selon <strong>le</strong>s types de virus. El<strong>le</strong> est particulièrement<br />
é<strong>le</strong>vée pour <strong>le</strong> virus du sida par exemp<strong>le</strong>.<br />
Enfin, troisième exemp<strong>le</strong> de résistances sé<strong>le</strong>ctionnées<br />
par la pratique médica<strong>le</strong>, la sé<strong>le</strong>ction de mutants résistants<br />
par un médicament existe chez <strong>le</strong>s organismes<br />
supérieurs. Ainsi, chez un malade atteint de cancer, si la<br />
réduction initia<strong>le</strong> de la tail<strong>le</strong> de la tumeur n’est pas suffisamment<br />
rapide, <strong>le</strong>s agents chimiothérapiques<br />
peuvent sé<strong>le</strong>ctionner <strong>des</strong> cellu<strong>le</strong>s mutantes résistantes<br />
qui échappent <strong>au</strong> traitement et peuvent essaimer. C’est<br />
une <strong>des</strong> raisons de la difficulté du traitement <strong>des</strong> métastases,<br />
d’<strong>au</strong>tant que <strong>le</strong> génome <strong>des</strong> cellu<strong>le</strong>s cancéreuses<br />
accumu<strong>le</strong> <strong>le</strong>s modifications <strong>au</strong> cours de l’expansion de la<br />
tumeur. Cela ne veut sur<strong>tout</strong> pas dire qu’il ne f<strong>au</strong>t pas soigner<br />
! Cela veut dire qu’il f<strong>au</strong>t agir vite, massivement et<br />
avec plusieurs agents toxiques pour éviter que la tail<strong>le</strong> de<br />
la population infectante ne devienne tel<strong>le</strong> que <strong>des</strong> résistants<br />
seront immanquab<strong>le</strong>ment sé<strong>le</strong>ctionnés.<br />
On pourrait croire que cette sé<strong>le</strong>ction de la résistance ne<br />
s’observe que chez <strong>des</strong> bactéries et <strong>des</strong> virus dont <strong>le</strong>s<br />
populations sont tel<strong>le</strong>ment importantes que la probabilité<br />
d’observer une mutation est é<strong>le</strong>vée, ou encore chez<br />
<strong>des</strong> cellu<strong>le</strong>s tumora<strong>le</strong>s dont <strong>le</strong> patrimoine héréditaire se<br />
perturbe sans cesse. Il n’en n’est rien. On la retrouve <strong>au</strong><br />
nive<strong>au</strong> d’organismes comp<strong>le</strong>xes cib<strong>le</strong>s d’un agent<br />
pathogène ou d’une substance chimique. Certaines de<br />
ces apparitions de résistance <strong>au</strong> sein de populations<br />
sensib<strong>le</strong>s à l’origine, sont célèbres. Ainsi, dans la lutte<br />
chimique contre <strong>le</strong>s insectes qui suit l’immédiat après<br />
guerre, <strong>le</strong> DDT* est utilisé de manière massive. On voit<br />
très rapidement apparaître <strong>des</strong> insectes, <strong>des</strong> moustiques<br />
en particulier, qui résistent à <strong>des</strong> doses croissantes<br />
de l’insecticide en <strong>le</strong> détruisant et rendent son<br />
usage inuti<strong>le</strong> s<strong>au</strong>f dans certaines conditions très particulières.<br />
La chrysomè<strong>le</strong>* est un insecte qui dévaste <strong>le</strong>s<br />
plantations de maïs. On a donc produit un maïs OGM qui<br />
sécrète une substance insecticide d’origine biologique.<br />
Après <strong>des</strong> débuts prometteurs en termes de lutte contre<br />
la chrysomè<strong>le</strong>, on a vu apparaître en moins de cinq ans<br />
<strong>des</strong> foyers d’insectes résistants à l’insecticide. En 2011,<br />
il était clair que la guerre était perdue : <strong>le</strong>s insectes<br />
résistants envahissaient <strong>le</strong>s champs de maïs, OGM ou<br />
non et voyageaient. Il f<strong>au</strong>t alors soit revenir <strong>au</strong>x insectici<strong>des</strong><br />
classiques soit utiliser <strong>des</strong> OGM sécrétant deux<br />
insectici<strong>des</strong> différents.<br />
44<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Adulte de Diabrotica virgifera virgifera, la chrysomè<strong>le</strong> du maïs en train de<br />
s’alimenter sur <strong>le</strong>s soies d’une f<strong>le</strong>ur femel<strong>le</strong> de maïs (Hongrie).<br />
© Sylvie Derridj / Jacob Wegener / INRA<br />
Même <strong>des</strong> phénomènes apparemment très comp<strong>le</strong>xes<br />
entrent dans la même logique. C’est ainsi que chez <strong>le</strong>s<br />
plantes, la plus ou moins grande résistance <strong>au</strong> froid et à<br />
la sécheresse semb<strong>le</strong> résider dans <strong>le</strong>s propriétés particulières<br />
de protéines qui contrô<strong>le</strong>nt l’activité d’<strong>au</strong>tres<br />
gènes, <strong>des</strong> facteurs de transcription. Ici encore <strong>des</strong> OGM<br />
sont en vue pour économiser l’e<strong>au</strong> ou étendre <strong>le</strong> domaine<br />
de culture. L’enthousiasme <strong>des</strong> chercheurs argentins<br />
qui travail<strong>le</strong>nt sur ce projet laisse <strong>au</strong>gurer d’un nouve<strong>au</strong><br />
domaine de scepticisme. La résistance <strong>au</strong>x grands froids<br />
peut reposer sur un mécanisme très différent : cel<strong>le</strong> de<br />
nombreux organismes <strong>des</strong> mers polaires est fondée sur<br />
la présence de protéines anti-gel. Enfin, dernier<br />
exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s cellu<strong>le</strong>s de presque tous <strong>le</strong>s organismes<br />
répondent à un choc thermique brutal (encore que limité<br />
en température !) par la production de protéines particulières<br />
qui viennent protéger d’<strong>au</strong>tres protéines sensib<strong>le</strong>s<br />
essentiel<strong>le</strong>s <strong>au</strong> redémarrage de la vie cellulaire lorsque<br />
la température redeviendra norma<strong>le</strong>.<br />
Ces exemp<strong>le</strong>s d’acquisition de résistance, portent sur<br />
<strong>des</strong> situations biologiques profondément différentes <strong>le</strong>s<br />
unes <strong>des</strong> <strong>au</strong>tres. Ils ont en commun de n’être interprétab<strong>le</strong>s<br />
que par la sé<strong>le</strong>ction darwinienne du mutant résistant<br />
apparu <strong>au</strong> sein d’une population à l’origine sensib<strong>le</strong>.<br />
Il s’agit sans ambiguité de la sé<strong>le</strong>ction du plus<br />
apte dans <strong>des</strong> conditions matériel<strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s dues à<br />
l’introduction de l’agent sé<strong>le</strong>ctif. L’apparition de mutations<br />
étant indépendante de l’agent de sé<strong>le</strong>ction (on <strong>le</strong><br />
sait depuis 1952 et l’épigénétique ne dit pas <strong>le</strong> contraire<br />
en dépit de l’envie que certains en ont), il vient que<br />
l’apparition de résistance à un peu n’importe quel agent<br />
ou situation est un phénomène biologique naturel et fréquent.<br />
Si la dissémination de l’organisme résistant est<br />
possib<strong>le</strong>, on assistera à une propagation de la résistance<br />
selon <strong>le</strong> rythme de l’infection par cette bactérie ou ce<br />
virus. Résistance et sensibilité appartiennent à l’économie<br />
de la biosphère et contribuent à modifier <strong>le</strong>s relations<br />
entre populations. Il s’ensuit qu’il f<strong>au</strong>drait être<br />
45<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
particulièrement vigilant lorsque l’on introduit tel ou tel<br />
agent chimique, bactérien ou viral pour contrô<strong>le</strong>r la tail<strong>le</strong><br />
de la population d’un organisme jugé indésirab<strong>le</strong>. Cela<br />
v<strong>au</strong>t tant pour <strong>le</strong>s médecins que pour <strong>le</strong>s agriculteurs.<br />
La résistance <strong>au</strong>x infections a-t-el<strong>le</strong> modelé <strong>le</strong>s<br />
populations humaines ?<br />
On pourrait dire <strong>des</strong> situations qui viennent d’être discutées,<br />
que <strong>le</strong> développement de ces résistances était <strong>le</strong><br />
fruit de situations artificiel<strong>le</strong>s. Partons du fait que la<br />
résistance d’un organisme ou d’une population est révélée<br />
par sa sensibilité à un agent. Pour en rester dans <strong>le</strong><br />
domaine <strong>des</strong> maladies infectieuses, chez l’homme, <strong>le</strong>s<br />
gran<strong>des</strong> épidémies sont connues depuis longtemps.<br />
Vasco de Gama décrit une épidémie foudroyante de choléra<br />
en 1503 à Calcutta ; <strong>le</strong>s épidémies successives de<br />
peste débutent en Europe <strong>au</strong> cours du XIVème sièc<strong>le</strong> ; la<br />
vario<strong>le</strong> est endémique ainsi que de nombreuses <strong>au</strong>tres<br />
maladies. Avant la seconde moitié du XXème sièc<strong>le</strong>, on<br />
n’y peut pas grand-chose s<strong>au</strong>f l’iso<strong>le</strong>ment <strong>des</strong> mala<strong>des</strong><br />
pour prévenir la dissémination <strong>des</strong> germes. Bref, on vit<br />
avec <strong>le</strong>s maladies, et <strong>tout</strong> <strong>le</strong> monde n’en meurt pas. La<br />
Fontaine résume très bien l’affaire : Ils ne mourraient<br />
pas tous, mais tous étaient frappés, ou du moins risquaient<br />
d’être frappés. Qui donc a survécu et que l’on<br />
peut –<strong>au</strong> moins opérationnel<strong>le</strong>ment- qualifier de résistant<br />
? Peut- on identifier un polymorphisme génétique*<br />
clairement associé à une résistance ou à la susceptibilité<br />
à une maladie ? De nombreux laboratoires sont engagés<br />
dans la recherche de gènes qui contribuent à l’une<br />
comme à l’<strong>au</strong>tre. Les techniques de la génétique moderne<br />
ont considérab<strong>le</strong>ment fait progresser nos connaissances<br />
tant dans de nombreuses maladies humaines<br />
que dans <strong>le</strong>s systèmes de co-évolution parasitaire. En<br />
fait, une variation chez l’un de la quasi-totalité <strong>des</strong><br />
gènes impliqués dans l’interaction entre un agent infec-<br />
tieux ou toxique et son hôte est susceptib<strong>le</strong> de <strong>le</strong> transformer<br />
en gène de résistance ou de susceptibilité. Il ne<br />
s’agit pas toujours de résistance ou de sensibilité<br />
« absolues » ou même forte, mais <strong>le</strong> plus souvent de<br />
contributions d’intensité variab<strong>le</strong> à résistance ou sensibilité.<br />
En théorie, ces polymorphismes peuvent être<br />
<strong>au</strong>tant de prises pour une pression de sé<strong>le</strong>ction.<br />
L’association de cette recherche avec l’histoire <strong>des</strong><br />
maladies suggère-t-el<strong>le</strong> un façonnage du génome par<br />
<strong>le</strong>s maladies ? La seu<strong>le</strong> présence d’un polymorphisme<br />
génétique étendu ne permet pas de conclure à un rô<strong>le</strong><br />
réel de ces variations dans la construction <strong>des</strong> génomes.<br />
Les recherches de paléopathologie* en cours ne sont<br />
pas encore très in<strong>format</strong>ives. L’étude <strong>des</strong> séquences du<br />
génome humain montre l’importance de la trace d’éléments<br />
génétiques mobi<strong>le</strong>s, dont <strong>le</strong>s rétrovirus font partie.<br />
Si ces éléments transposab<strong>le</strong>s étaient à l’origine<br />
infectieux, comme certains <strong>le</strong> sont chez la drosophi<strong>le</strong>,<br />
alors une grande partie du génome <strong>le</strong>ur est due. Qu’en<br />
est-il <strong>des</strong> pandémies ? La peste noire a très probab<strong>le</strong>ment<br />
tué de 30 à 50% de la population européenne<br />
entre 1347 et 1352 et quelques pour cents de plus dans<br />
<strong>le</strong>s vagues épidémiques qui suivirent. Quel effet a-t-el<strong>le</strong><br />
eu sur la génétique <strong>des</strong> populations humaines ? L’épidémie<br />
de sida contemporaine fournit peut-être indirectement<br />
un élément de réponse. Une petite proportion<br />
d’humains n’est pas sensib<strong>le</strong> <strong>au</strong> virus VIH. En outre, <strong>le</strong><br />
virus ne peut pas se multiplier chez eux. Chez ces sujets<br />
résistants à l’infection, un <strong>des</strong> récepteurs du virus à la<br />
surface <strong>des</strong> cellu<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> récepteur CCR5, est muté, empêchant<br />
ainsi <strong>le</strong> virus de pénétrer dans <strong>le</strong>s cellu<strong>le</strong>s et donc<br />
de se multiplier. Or la mutation qui affecte cette molécu<strong>le</strong><br />
altérée, une molécu<strong>le</strong> qui joue un rô<strong>le</strong> dans l’attraction<br />
de cellu<strong>le</strong>s du système immunitaire sur <strong>le</strong>s lieux de<br />
<strong>le</strong>ur action, connaît une distribution très variab<strong>le</strong> selon<br />
<strong>le</strong>s populations humaines. Est-ce dû à une pandémie<br />
antérieure ? L’étude de quelques populations humaines<br />
46<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
estées relativement isolées (Balkans) suggère que la<br />
fréquence de cette mutation <strong>au</strong>rait été amplifiée il y a<br />
sept cent ans, <strong>au</strong> moment <strong>des</strong> épidémies de peste noire<br />
en Eurasie et dans <strong>des</strong> lieux où on sait que la mortalité a<br />
été é<strong>le</strong>vée. Il <strong>au</strong>rait donc pu avoir été sé<strong>le</strong>ctionné comme<br />
contribuant à la résistance à la peste, ou parce qu’associé<br />
à un <strong>au</strong>tre gène de résistance. L’étude d’<strong>au</strong>tres populations<br />
humaines ne confirme que partiel<strong>le</strong>ment cette<br />
conclusion. Le débat existe depuis une dizaine d’années,<br />
mais il est vrai que <strong>le</strong>s brassages de population ont été<br />
très variab<strong>le</strong>s d’un point à un <strong>au</strong>tre, ce qui rend diffici<strong>le</strong><br />
l’interprétation <strong>des</strong> données. Il semb<strong>le</strong> bien cependant<br />
que la même mutation rende <strong>le</strong>s rats résistants à la<br />
peste, en même temps d’ail<strong>le</strong>urs que d’<strong>au</strong>tres facteurs<br />
de résistance. Que ce point soit définitivement prouvé ou<br />
non, l’épidémie de peste noire ne peut pas ne pas avoir<br />
modifié <strong>le</strong> patrimoine génétique <strong>des</strong> populations<br />
humaines en privilégiant ceux qui ont montré un quelconque<br />
degré de résistance à l’infection. A contrario, la<br />
grande susceptibilité de populations humaines à <strong>des</strong><br />
infections apportées de l’extérieur montre un fort degré<br />
de variabilité dans la résistance et la sensibilité de populations<br />
séparées depuis <strong>des</strong> millénaires et isolées <strong>des</strong><br />
agents pathogènes en question. Cette variabilité préexiste<br />
à l’infection. Ainsi, la rougeo<strong>le</strong> et la vario<strong>le</strong> ont-el<strong>le</strong>s été<br />
accablantes chez <strong>le</strong>s populations <strong>au</strong>tochtones d’Amérique<br />
quand ces maladies y ont été introduites par <strong>le</strong>s Européens,<br />
nettement moins sensib<strong>le</strong>s.<br />
Giovanni del Leone<br />
Pè<strong>le</strong>rinage de la compagnie du crucifix à Loreto lors de la peste en 1523<br />
début XVI ème sièc<strong>le</strong><br />
Hui<strong>le</strong> sur toi<strong>le</strong> 68 x 57,5 cm<br />
Eglise de San Rocco à Sansepolcro (Italie)<br />
1523, la peste se retire de Borgo San Sepolcro, la petite vil<strong>le</strong> en arrière-plan cernée par ses remparts et dominée <strong>au</strong> Sud par une forteresse médicéenne. Un paysan rentre ses<br />
bêtes, la vie redevient norma<strong>le</strong>. C’est un conva<strong>le</strong>scent que <strong>le</strong>s membres de la confrérie de la Crucifixion mènent en pè<strong>le</strong>rinage à la Vierge de Veneto. (Giovanni del Leone,<br />
Tavola votiva ca 1525). C’est qu’après avoir tué presque une moitié de la population européenne en un sièc<strong>le</strong>, la peste a grandement perdu de sa méchanceté. On peut penser<br />
que <strong>le</strong>s plus sensib<strong>le</strong>s ont disparu, laissant la prédominance <strong>au</strong>x sujets <strong>le</strong>s plus aptes à faire face à la maladie. La peste, et d’<strong>au</strong>tres exemp<strong>le</strong>s, font supposer que <strong>le</strong>s maladies<br />
ont progressivement sé<strong>le</strong>ctionné <strong>le</strong> patrimoine génétique <strong>des</strong> diverses populations humaines.<br />
© Museo Civico di Sansepolcro, Italie<br />
2 : Du moins en Afrique. Cela semb<strong>le</strong> moins vrai à Madagascar.<br />
47<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Or cette sensibilité initia<strong>le</strong> s’est fortement atténuée.<br />
Est-ce l’indice qu’une sé<strong>le</strong>ction a opéré ? À l’inverse, la<br />
mutation qui inactive <strong>le</strong> gène Duffy rend <strong>le</strong>s porteurs de la<br />
mutation résistants <strong>au</strong> paludisme par Plasmodium vivax*.<br />
Il est ainsi très probab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s infections successives,<br />
<strong>le</strong>s épidémies, ont façonné <strong>le</strong> patrimoine génétique <strong>des</strong><br />
populations humaines en privilégiant <strong>le</strong>s éléments génétiques<br />
qui favorisaient la résistance, ou du moins, une<br />
moindre sensibilité, ou encore la simp<strong>le</strong> possibilité de survivre<br />
plus longtemps (et donc de se reproduire) face à la<br />
présence endémique d’une maladie.<br />
S’acclimater ou transporter son écosystème avec<br />
soi ?<br />
Si <strong>le</strong> mot « résistance » a pris cette coloration moléculaire<br />
bien précise dans la biologie moderne, on peut se<br />
demander dans quel contexte historique <strong>le</strong> terme s’enracine.<br />
L’usage dans son acception moderne peut<br />
d’ail<strong>le</strong>urs lui-même être ancien : Adolfo Lutz par<strong>le</strong> de<br />
résistance à la quinine dès <strong>le</strong> début du XXème sièc<strong>le</strong> <strong>au</strong><br />
Brésil. Mais il est assez clair que <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> actuel résistance-susceptibilité<br />
fondé sur la génétique précise <strong>des</strong><br />
antagonismes antérieurs plus flous. On pense ici à la<br />
notion de terrain, <strong>au</strong> coup<strong>le</strong> acclimatation - non acclimatation<br />
puis à celui d’adaptation-inadaptation qui lui succède<br />
dans <strong>le</strong> cours du XIXème sièc<strong>le</strong> avec la diffusion <strong>des</strong><br />
théories d’abord transformistes puis darwiniennes. En<br />
effet, <strong>le</strong>s progrès de la médecine et sur<strong>tout</strong> de l’hygiène,<br />
qui littéra<strong>le</strong>ment de nos jours « gomment » l’importance<br />
de certaines maladies, empêchent de voir ces dernières<br />
comme el<strong>le</strong>s l’ont été longtemps, comme <strong>des</strong> catastrophes<br />
inévitab<strong>le</strong>s. Avoir une idée sur <strong>le</strong>s pressions de<br />
sé<strong>le</strong>ction et <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> dans la résistance biologique ne<br />
doit pas occulter <strong>le</strong> très diffici<strong>le</strong> problème posé par <strong>le</strong><br />
XIXème sièc<strong>le</strong> : sachant que <strong>des</strong> hommes, <strong>des</strong> anim<strong>au</strong>x et<br />
<strong>des</strong> plantes vivent dans un environnement <strong>au</strong>ssi hosti<strong>le</strong><br />
que <strong>le</strong> milieu tropical, comment l’homme blanc<br />
« adapté » <strong>au</strong> climat et <strong>au</strong>x maladies <strong>des</strong> régions tempérées<br />
peut-il survivre sous <strong>le</strong>s tropiques ? Peut-il s’acclimater,<br />
s’adapter, à quel prix et dans quel<strong>le</strong>s limites ?<br />
Problème marginal lorsque <strong>le</strong>s Tropiques ne sont fréquentés<br />
que par quelques expéditions maritimes, la capacité<br />
d’adaptation <strong>des</strong> hommes devient un problème<br />
majeur avec <strong>le</strong>s débuts de la colonisation. Au cours de la<br />
première moitié du XIXème sièc<strong>le</strong> en effet, l’Europe entre<br />
en contact commercial et militaire étendu avec <strong>le</strong>s pays<br />
tropic<strong>au</strong>x et met en place ce qu’el<strong>le</strong> appel<strong>le</strong> curieusement<br />
sa « vocation colonia<strong>le</strong> ». Il est probab<strong>le</strong> qu’en France la<br />
question de l’adaptation <strong>des</strong> hommes <strong>au</strong>x Tropiques se<br />
pose sérieusement pour la première fois lors de l’expédition<br />
d’Égypte, dont <strong>le</strong>s troupes font face à un climat différent<br />
de la France et à <strong>des</strong> maladies inconnues. Mais la<br />
question de l’adaptation <strong>au</strong>x climats tropic<strong>au</strong>x ne prend<br />
de l’amp<strong>le</strong>ur qu’avec l’expédition militaire en Algérie à<br />
partir de 1830, la diffici<strong>le</strong> conquête du territoire et l’extrême<br />
difficulté de s’y maintenir, devant <strong>le</strong>s maladies, en particulier<br />
<strong>le</strong> paludisme, qui décimaient l’armée et <strong>le</strong>s<br />
Européens tentés par la colonisation. Le relais dans ces<br />
difficultés est pris par l’expédition du Mexique de 1862<br />
avec la fièvre j<strong>au</strong>ne et l’altitude. Que signifie l’adaptation,<br />
la résistance <strong>des</strong> hommes qui vivent dans ces lieux inhospitaliers<br />
devant la difficulté qu’éprouve l’Européen à<br />
vivre hors du climat tempéré ? Il f<strong>au</strong>t replacer cette<br />
« nécessité » de définir <strong>des</strong> stratégies de survie et donc de<br />
résistance, dans un contexte plus vaste, celui du lien<br />
repris d’Hippocrate mais en réalité inspiré par Humboldt<br />
<strong>au</strong> début du XIXème sièc<strong>le</strong> et ses considérations sur <strong>le</strong> rapport<br />
entre f<strong>au</strong>ne, flore et climat, entre maladies et climats,<br />
qui se développe d’abord en Al<strong>le</strong>magne puis dans<br />
<strong>tout</strong>e l’Europe sous la forme de géographie climatique et<br />
de géographie médica<strong>le</strong> : à chaque climat ses maladies et<br />
par voie de conséquence, comment un individu adapté à<br />
un climat peut-il survivre sous un <strong>au</strong>tre climat et ses maladies<br />
? D’<strong>au</strong>tant que survivre s’entend d’ail<strong>le</strong>urs comme s’y<br />
instal<strong>le</strong>r et y avoir une <strong>des</strong>cendance. C’est la condition<br />
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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
sine qua non d’une colonisation <strong>au</strong> long terme, à condition<br />
éga<strong>le</strong>ment de triompher d’une <strong>au</strong>tre forme d’inadaptation,<br />
l’absence de résistance mora<strong>le</strong> sous un climat débilitant.<br />
L’importance accordée à ce dernier point atteste de<br />
la comp<strong>le</strong>xité de la notion de résistance <strong>au</strong>x Tropiques<br />
durant <strong>le</strong> XIXème sièc<strong>le</strong>.<br />
Il n’y <strong>au</strong>ra pas de réponse simp<strong>le</strong>. La médecine étant<br />
impuissante, l’objectif est de « résister ». Pour la<br />
Société impéria<strong>le</strong> d’acclimatation créée en 1854, il existe<br />
une capacité assez large d’adaptation de chaque<br />
sujet et de chaque espèce et donc la survie est possib<strong>le</strong><br />
à condition de ne pas dépasser <strong>le</strong>s limites de cette sorte<br />
de bul<strong>le</strong>, limites floues <strong>au</strong> demeurant. La résistance de<br />
l’indigène <strong>au</strong>x paramètres du lieu où il vit est admise,<br />
décrite et reconnue. El<strong>le</strong> est attribuée à sa longue cohabitation<br />
avec <strong>le</strong> climat du lieu. C’est donc naturel<strong>le</strong>ment<br />
sur la résistance <strong>des</strong> <strong>au</strong>tochtones que s’appuient <strong>des</strong><br />
membres de la Société d’anthropologie de Paris pour<br />
prôner <strong>le</strong> métissage systématique <strong>des</strong> populations,<br />
seu<strong>le</strong> manière selon eux d’acquérir chez <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tochtones<br />
la résistance qui fait déf<strong>au</strong>t à l’Européen. La proposition<br />
n’a guère de succès <strong>au</strong> moment où la position hiérarchique<br />
du « s<strong>au</strong>vage » est déjà bien mise en place.<br />
Des médecins militaires objectent qu’il suffit d’un temps<br />
fina<strong>le</strong>ment assez bref dans une garnison d’adaptation<br />
pour que la troupe devienne résistante : ainsi, <strong>des</strong> soldats<br />
ayant séjourné <strong>au</strong>x Antil<strong>le</strong>s vont-ils mieux résister à<br />
la fièvre j<strong>au</strong>ne lorsqu’ils débarquent à Vera-Cruz, que<br />
<strong>des</strong> recrues fraîchement « importées » d’Europe.<br />
D’<strong>au</strong>tres médecins ont clairement en tête que <strong>tout</strong> ces<br />
discours ne sont qu’illusions. Les Tropiques sont « <strong>le</strong><br />
tombe<strong>au</strong> de l’homme blanc ». Il f<strong>au</strong>t sur<strong>tout</strong> se protéger,<br />
contre la cha<strong>le</strong>ur, contre <strong>le</strong>s moustiques, contre <strong>le</strong>s<br />
fièvres, en rendant l’e<strong>au</strong> potab<strong>le</strong>, en habitant sur <strong>le</strong>s<br />
h<strong>au</strong>teurs loin <strong>des</strong> miasmes et de l’infection et… en<br />
renouvelant la troupe régulièrement. Sur cet aveu d’une<br />
inadaptation intrinsèque de l’Européen se greffe alors<br />
un ensemb<strong>le</strong> rég<strong>le</strong>mentaire visant à protéger <strong>le</strong> blanc de<br />
sa sensibilité en l’isolant d’un environnement hosti<strong>le</strong><br />
(moustiquaire, casque, vêtements, filtres pour l’e<strong>au</strong>, quinine<br />
etc.) tandis que l’urbanisme <strong>des</strong> vil<strong>le</strong>s colonia<strong>le</strong>s<br />
et/ou tropica<strong>le</strong>s va fina<strong>le</strong>ment se réaliser dans l’imitation<br />
de l’Europe, avec <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s blanches sur la h<strong>au</strong>teur,<br />
en zone ventée (voire franchement en altitude comme<br />
Petropolis par rapport à Rio) avec de larges avenues,<br />
une hygiène de l’e<strong>au</strong> etc. La vil<strong>le</strong> indigène, el<strong>le</strong>, s’organise<br />
presque a contrario. Cette singularité de la vil<strong>le</strong><br />
colonia<strong>le</strong> coupée en deux par une rationalité hygiénique<br />
(mais bien entendu <strong>au</strong>ssi par <strong>le</strong> rapport colonisateur /<br />
colonisé) persistera <strong>tout</strong> <strong>au</strong> long de la période colonia<strong>le</strong><br />
en zone intertropica<strong>le</strong>. La ségrégation <strong>des</strong> habitats existe<br />
d’ail<strong>le</strong>urs historiquement en Méditerranée.<br />
En Corse, la plaine littora<strong>le</strong> de l’Est est fortement impaludée<br />
jusque vers 1950. Seuls <strong>le</strong>s paysans et <strong>le</strong>s bergers<br />
y vivaient en permanence, <strong>le</strong>s propriétaires habitaient<br />
sur <strong>le</strong>s collines en été. La vil<strong>le</strong>giatura possède ainsi une<br />
rationalité sanitaire qu’ignore Goldoni. Aux colonies,<br />
l’Européen, pour survivre, a donc <strong>au</strong>tant qu’il <strong>le</strong> pouvait,<br />
transporté sa coquil<strong>le</strong> avec lui et s’est posé avec dans<br />
l’endroit climatiquement <strong>le</strong> plus proche de son écosystème<br />
d’origine. Enfin, puisque <strong>le</strong> paysage est hosti<strong>le</strong>, on<br />
va <strong>le</strong> modifier <strong>au</strong>tant que faire se peut pour diminuer sa<br />
dangerosité. Si l’on ne peut acquérir de la résistance, du<br />
moins sera-t-on moins sensib<strong>le</strong> parce que moins exposé.<br />
Ces efforts sont bien l’aveu que la sensibilité de<br />
l’Européen ne se transformera pas aisément en résistance<br />
prêtée à l’<strong>au</strong>tochtone. Tous <strong>le</strong>s efforts sont donc<br />
mis sur la mise à l’écart <strong>des</strong> dangers. En même temps,<br />
c’est la chance même d’une adaptation à terme par<br />
quelque mécanisme que ce soit, qui s’efface devant<br />
l’iso<strong>le</strong>ment hygiénique, médical et urbanistique.<br />
S’opposer à la nature ?<br />
L’approche génétique de la résistance <strong>au</strong>x agents<br />
pathogènes amène à proposer ce coup<strong>le</strong> fonctionnel<br />
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sensibilité/résistance comme un déterminant de l’évolution<br />
globa<strong>le</strong> <strong>des</strong> êtres vivants. Ce n’est certainement pas<br />
<strong>le</strong> seul et il n’est pas limité <strong>au</strong>x anim<strong>au</strong>x. L’évolution<br />
récente <strong>des</strong> infections <strong>des</strong> plantes européennes va<br />
exactement dans <strong>le</strong> même sens, <strong>tout</strong> comme un sièc<strong>le</strong> et<br />
demi plus tôt, l’importation de vigne américaine résistante<br />
<strong>au</strong> phylloxéra a relancé en France la production<br />
vitico<strong>le</strong> sensib<strong>le</strong> à cet insecte. D’ail<strong>le</strong>urs la recherche<br />
d’espèces ou de mutants spontanément résistants fait<br />
partie désormais <strong>des</strong> stratégies en agronomie !<br />
Le coup<strong>le</strong> sensibilité-résistance fournit un fil conducteur<br />
supplémentaire à l’histoire de la biologie et de la médecine.<br />
Cet antagonisme est inhérent <strong>au</strong> monde <strong>des</strong> êtres<br />
vivants. Il n’y a pas de populations sensib<strong>le</strong>s qui n’ait la<br />
capacité de voir certains membres devenir résistants et<br />
remplacer la population précédente. Ce constat,<br />
probab<strong>le</strong>ment un peu simpliste, pousse à quelques<br />
conclusions qui <strong>le</strong> sont moins. L’une, comme <strong>le</strong> cas de la<br />
chrysomè<strong>le</strong> <strong>le</strong> montre, est qu’il est sans doute très naïf<br />
de s’appuyer sur une sensibilité pour rég<strong>le</strong>r ici un<br />
problème économique. Tout comme il a été naïf de<br />
croire <strong>le</strong> problème <strong>des</strong> infections résolu avec l’usage<br />
d’antibiotiques. La remarque s’étend d’ail<strong>le</strong>urs <strong>au</strong>x tentatives<br />
de « gestion » du vivant. Dit un peu bruta<strong>le</strong>ment<br />
<strong>tout</strong>es <strong>le</strong>s tentatives de rég<strong>le</strong>r un problème écologique<br />
ou sanitaire se heurtent <strong>au</strong> caractère ‘mouvant’, à la<br />
capacité d’adaptation génétique du vivant sans compter<br />
<strong>le</strong> danger qu’il y a en agissant sur l’environnement de<br />
faire émerger de nouve<strong>au</strong>x problèmes, plus graves que<br />
<strong>le</strong>s anciens. L’apparition de résistances chez <strong>le</strong> vivant<br />
est inévitab<strong>le</strong>. L’équilibre entre espèces, entre agresseur<br />
et agressé dans la nature, passe par la co-évolution<br />
entre el<strong>le</strong>s, il exige son temps qui n’est pas celui de l’intervention<br />
immédiate. En son absence on a <strong>tout</strong>es<br />
chances de sé<strong>le</strong>ctionner une résistance inattendue qui<br />
posera d’<strong>au</strong>tres problèmes. La rapidité de la réponse<br />
évolutive tel<strong>le</strong> qu’on l’observe par exemp<strong>le</strong> avec <strong>le</strong>s<br />
insectici<strong>des</strong>, laisse rêveur. La sé<strong>le</strong>ction de résistances<br />
ne met-el<strong>le</strong> pas en évidence <strong>le</strong> départ d’une fuite en<br />
avant qui ne peut aboutir qu’à additionner une agression<br />
de la nature à une <strong>au</strong>tre agression? Si oui, et cela<br />
semb<strong>le</strong> probab<strong>le</strong> <strong>au</strong> su de ce que l’on voit en médecine,<br />
la solution doit être ail<strong>le</strong>urs. La réponse n’est pas du ressort<br />
de cet artic<strong>le</strong>.<br />
50<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Eucaryotes :<br />
Les organismes eucaryotes se définissent par opposition <strong>au</strong><br />
monde <strong>des</strong> bactéries, <strong>des</strong> virus et <strong>des</strong> archées, appelés procaryotes.<br />
Leurs cellu<strong>le</strong>s possèdent un véritab<strong>le</strong> noy<strong>au</strong> cellulaire<br />
limité par une membrane et qui contient <strong>le</strong>s chromosomes. Les<br />
procaryotes n’ont pas de noy<strong>au</strong> cellulaire. Les eucaryotes sont<br />
considérés comme plus évolués que <strong>le</strong>s procaryotes.<br />
Allè<strong>le</strong>s :<br />
Les allè<strong>le</strong>s sont <strong>des</strong> variants génétiques d’un même gène.<br />
Histocompatibilité :<br />
Le comp<strong>le</strong>xe majeur d’histocompatibilité est un ensemb<strong>le</strong> de<br />
gènes, présents chez <strong>le</strong>s seuls vertébrés, dont <strong>le</strong>s produits sont<br />
essentiels pour <strong>le</strong> fonctionnement du système immunitaire<br />
adaptatif. La plupart <strong>des</strong> gènes de ce comp<strong>le</strong>xe possèdent de<br />
nombreux allè<strong>le</strong>s dans une population anima<strong>le</strong>.<br />
Colibacil<strong>le</strong>s :<br />
Les colibacil<strong>le</strong>s, nom familier donné à la bactérie Escherichia<br />
coli, sont <strong>des</strong> bactéries du tube digestif, qui ont été <strong>des</strong> organismes<br />
modè<strong>le</strong>s dans la naissance de la biologie moléculaire<br />
et restent <strong>des</strong> outils irremplaçab<strong>le</strong>s de cette dernière.<br />
DDT :<br />
Le DDT pour Dichlorodiphényltrichloroéthane, est une molécu<strong>le</strong><br />
dotée d’un fort pouvoir insecticide. Il a été massivement utilisé<br />
par <strong>le</strong>s Alliés pendant la Seconde Guerre<br />
mondia<strong>le</strong> pour lutter contre <strong>le</strong> paludisme et <strong>le</strong> typhus, maladies<br />
transmises par <strong>des</strong> insectes. Sa toxicité pour la f<strong>au</strong>ne en<br />
particulier <strong>le</strong>s oise<strong>au</strong>x, fut rapidement reconnue. Il f<strong>au</strong>t<br />
attendre la parution en 1962 de Si<strong>le</strong>nt spring de Rachel<br />
Carson, pour qu’on en tienne compte et qu’on <strong>le</strong> retire du<br />
marché <strong>au</strong> début <strong>des</strong> années 1970.<br />
GLOSSAIRE<br />
Chrysomè<strong>le</strong> :<br />
La grande famil<strong>le</strong> <strong>des</strong> insectes appelés chrysomè<strong>le</strong>s rassemb<strong>le</strong><br />
environ 37 000 espèces herbivores réparties dans <strong>le</strong><br />
monde entier. Presque chaque espèce se nourrit presque<br />
exclusivement sur <strong>des</strong> plantes appartenant à la même famil<strong>le</strong>,<br />
voire <strong>au</strong> même genre.<br />
Polymorphisme génétique :<br />
Le polymorphisme génétique est la coexistence de plusieurs<br />
allè<strong>le</strong>s pour un gène donné, <strong>au</strong> sein d'une population. Une<br />
population d'une espèce est ainsi constituée d'individus possédant<br />
<strong>des</strong> caractéristiques génétiques et phénotypiques différentes.<br />
Paléopathologie :<br />
L’examen <strong>des</strong> sque<strong>le</strong>ttes permet d’identifier <strong>des</strong> lésions<br />
osseuses récentes ou anciennes, ainsi que <strong>le</strong>s traces laissées<br />
sur <strong>le</strong>s os par de nombreuses maladies. Les techniques<br />
modernes d’analyse <strong>des</strong> restes d’ADN vont plus loin, en identifiant<br />
directement <strong>des</strong> agents infectieux présents mais éga<strong>le</strong>ment<br />
en précisant la structure génétique <strong>des</strong> restes humains<br />
étudiés, <strong>le</strong>ur susceptibilité éventuel<strong>le</strong> à une infection, <strong>le</strong>ur<br />
degré de parenté etc. L’analyse de la famil<strong>le</strong> du pharaon<br />
Toutankhamon est un exemp<strong>le</strong> de paléogénomique et de<br />
paléopathologie.<br />
Plasmodium vivax :<br />
Les Plasmodium sont <strong>le</strong>s parasites responsab<strong>le</strong>s du<br />
paludisme. Plasmodium vivax est l’une <strong>des</strong> quatre espèces de<br />
Plasmodium, responsab<strong>le</strong> de la fièvre tierce bénigne.<br />
51<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
RÉFÉRENCES<br />
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Paris, 2003.<br />
Goerg (O.) et Huetz de Lemps (X.)<br />
La Vil<strong>le</strong> colonia<strong>le</strong> XVe-XXe sièc<strong>le</strong>, Le Seuil, Paris 2012.<br />
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Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France <strong>au</strong><br />
XIXème sièc<strong>le</strong>, Gallimard, Paris 2009.<br />
Michel-Briand (Y.)<br />
Une histoire de la résistance <strong>au</strong>x antibiotiques : à propos de six bactéries,<br />
L’Harmattan, Paris 2009.<br />
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Bonhoeffer (S.), The HIV coreceptor switch : a population dynamical<br />
perspective. Trends Microbiol. 2005 Jun; 13(6):269-77.<br />
52<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
1FORMES<br />
DE RÉSISTANCES<br />
RÉSISTER EN LANGUES, DÉCOLONISER<br />
LE PATRIMOINE 1<br />
Ghislaine Glasson Desch<strong>au</strong>mes, Chercheuse à l’Institut <strong>des</strong> sciences socia<strong>le</strong>s du politique.<br />
Résumé : La construction du commun est en crise. El<strong>le</strong> est<br />
exposée <strong>au</strong>x conceptions fermées de l’identité comme à<br />
<strong>des</strong> logiques de standardisation qui ramènent la diversité<br />
à un jeu de catalogage. À quoi donc résister qui engage la<br />
langue et la déplace en un <strong>au</strong>tre lieu que la confrontation<br />
de ces logiques ? Questionnant la langue dans sa conception<br />
patrimonia<strong>le</strong>, dans son jumelage siamois avec la<br />
politique pour fonder la commun<strong>au</strong>té, <strong>le</strong> présent artic<strong>le</strong><br />
dégage une perspective qui emprunte à Edouard Glissant<br />
et Patrick Chamoise<strong>au</strong> pour penser une « politique de<br />
relation » où <strong>le</strong> patrimoine comme la langue seraient en<br />
permanence, et depuis toujours, en traduction.<br />
Abstract : The construction of the common is in crisis.<br />
It is exposed to closed conceptions of identity and to a<br />
logic of which reduces diversity to cataloguing-game.<br />
What should be resisted that would engage thelanguage<br />
and displace it from the site of confrontation of those<br />
logics? The present artic<strong>le</strong> questions the conception of<br />
language as an heritage and the way it has been<br />
inextricably entwined with politics in order to found the<br />
community. And it defines a perspective that borrows<br />
from Edouard Glissant and Patrick Chamoise<strong>au</strong> so as to<br />
conceive a “politics of relationship”, where heritage and<br />
language would be permanently, and since forever, in<br />
translation.<br />
1 : Ce texte, abrégé, s’appuie pour partie sur l’intervention de l’<strong>au</strong>teur <strong>au</strong> XIII e congrès international de l’ARIC, à l'université de Sherbrooke (Canada), du 19 <strong>au</strong> 23 juin 2011<br />
intitulé « La diversité <strong>au</strong> cœur de la recherche interculturel<strong>le</strong> : harmonies et dissonances».<br />
53<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
« J’écris en présence de <strong>tout</strong>es <strong>le</strong>s langues du monde.<br />
El<strong>le</strong>s résonnent <strong>des</strong> échos et <strong>des</strong> obscurités et <strong>des</strong> si<strong>le</strong>nces <strong>le</strong>s<br />
unes <strong>des</strong> <strong>au</strong>tres. » Édouard Glissant 2<br />
En temps de crise, la révolte fait irruption comme une<br />
radicalité opposée à l’inacceptab<strong>le</strong>. En appelant à la<br />
« résistance » comme modalité d’action face à une<br />
situation jugée intolérab<strong>le</strong>, l’ancien Résistant Stéphane<br />
Hessel, dans son bref essai de<br />
2010, Indignez-vous! a ouvert,<br />
de manière symptomatique, une<br />
perspective qui, par l’action<br />
individuel<strong>le</strong> et col<strong>le</strong>ctive, veut<br />
ramener <strong>le</strong> commun <strong>au</strong> cœur <strong>des</strong><br />
priorités. Cette résistance d’<strong>au</strong>jourd’hui,<br />
la sienne, se réfère<br />
historiquement et politiquement<br />
à la Résistance française durant<br />
la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong><br />
puis <strong>au</strong> sortir de la guerre. El<strong>le</strong><br />
affirme que quelque chose<br />
d’<strong>au</strong>tre a déjà été possib<strong>le</strong>, que<br />
quelque chose d’<strong>au</strong>tre est donc<br />
possib<strong>le</strong>, et el<strong>le</strong> ouvre la possibilité<br />
d’une pluralité de récits<br />
possib<strong>le</strong>s pour résister à l’inégalité,<br />
à la perte de dignité et de<br />
sens, à la servitude contemporaine. Tel<strong>le</strong> est l’une <strong>des</strong><br />
actualités de la notion de résistance.<br />
La résistance est une notion plastique. Pascal la cerne<br />
en inventant la métaphore du rose<strong>au</strong> pensant pour<br />
situer l’homme dans l’univers. La résistance consiste à<br />
ne pas se briser, à ne pas se laisser détruire sous une<br />
poussée contraire, adverse. La résistance suppose<br />
2 : Édouard Glissant, Philosophie de la relation, Gallimard, Paris, 2009, p.80.<br />
“<br />
Ghislaine Glasson Desch<strong>au</strong>mes<br />
est chercheuse à<br />
l’Institut <strong>des</strong> sciences socia<strong>le</strong>s<br />
du politique (CNRS/Université<br />
Paris Ouest Nanterre la Défense),<br />
codirectrice du groupement<br />
d’intérêt scientifique<br />
« Institutions patrimonia<strong>le</strong>s et<br />
pratiques interculturel<strong>le</strong>s ». El<strong>le</strong><br />
est par ail<strong>le</strong>urs directrice et fondatrice<br />
(1993) de la revue<br />
Transeuropéennes, responsab<strong>le</strong><br />
du programme « Traduire<br />
en Méditerranée ».<br />
”<br />
soup<strong>le</strong>sse, mouvement, ajustement de l’action à la<br />
pression subie. El<strong>le</strong> peut rejoindre l’esprit de ruse,<br />
quand la loi de l’action physique n’est pas pertinente ou<br />
suffisante. Ulysse exaspère la raison cyclopéenne par<br />
ce jeu avec <strong>le</strong> nom et avec la langue qui continue de<br />
nous faire par<strong>le</strong>r : « Mon nom est personne. » La ruse<br />
d’Ulysse est une résistance du langage à l’enfermement<br />
dans la nomination – une nomination qui identifierait<br />
Ulysse <strong>tout</strong> en <strong>le</strong> dénonçant.<br />
La résistance d’Ulysse à son<br />
nom, à sa filiation, par<strong>le</strong> à<br />
<strong>tout</strong>es cel<strong>le</strong>s et tous ceux qui ne<br />
se reconnaissent pas dans l’assignation<br />
à l’origine, dans l’enfermement<br />
identitaire. El<strong>le</strong> est<br />
une résistance dans la langue, et<br />
qui interroge la langue.<br />
Quel<strong>le</strong> est la raison cyclopéenne<br />
à quoi nous serions confrontés<br />
<strong>au</strong>jourd’hui et par quoi la langue<br />
devrait être sollicitée ? Qu’estce<br />
donc que résister en ces<br />
temps de globalisation, qui<br />
exposerait à la perte d’identité ?<br />
À supposer qu’il fail<strong>le</strong> résister,<br />
<strong>le</strong>s réponses à cette question<br />
sont pluriel<strong>le</strong>s, voire hétérogènes.<br />
El<strong>le</strong>s tiennent <strong>au</strong>x représentations du monde, de<br />
l’identité et de la chose politique où el<strong>le</strong>s s’inscrivent.<br />
Puisqu’il s’agit ici de répondre à l’invitation lancée par<br />
<strong>le</strong> <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> de réfléchir sous l’ang<strong>le</strong> de la<br />
langue à la résistance, la question pourrait ainsi être<br />
resserrée : en ces temps de déliaison, en ces temps où<br />
<strong>le</strong> commun est en crise, à quoi résister qui engage la<br />
54<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
langue ? À quoi résister qui engage <strong>le</strong> récit de la<br />
construction du commun ? Dans un monde orthonormé<br />
par <strong>le</strong>s <strong>des</strong>criptions normatives, quels déplacements,<br />
quels renversements de perspective peut-on esquisser<br />
pour émanciper <strong>le</strong> commun de l’esprit colonial, pour<br />
penser la relation ?<br />
À quoi devrait-on résister qui engage la langue ?<br />
En France comme ail<strong>le</strong>urs dans <strong>le</strong> monde, langue et politique<br />
sont étroitement reliées et suturées pour fonder la<br />
commun<strong>au</strong>té. La langue-identité est requise pour poser<br />
<strong>le</strong>s fondements de ce qui est moins un vivre ensemb<strong>le</strong><br />
qu’un être ensemb<strong>le</strong>. Sa place dans <strong>le</strong>s constitutions<br />
<strong>des</strong> États-nations est presque toujours un enjeu crucial,<br />
dès lors que ladite commun<strong>au</strong>té nationa<strong>le</strong> est plurilingue.<br />
Ainsi, par exemp<strong>le</strong>, l’Accord de paix d’Ohrid de<br />
2001, qui conduisit à une réforme de la Constitution<br />
macédonienne de 1991 et ramena la paix dans cette<br />
ancienne République de l’ex-Yougoslavie, avait-il pour<br />
mesure phare l’inclusion constitutionnel<strong>le</strong> de l’albanais<br />
comme seconde langue officiel<strong>le</strong>. Ainsi, c’est <strong>au</strong> nom de<br />
son incompatibilité avec la Constitution de la Ve République<br />
que <strong>le</strong> Conseil constitutionnel refusa, en 1999, de<br />
ratifier la Charte européenne <strong>des</strong> langues régiona<strong>le</strong>s et<br />
minoritaires, alors même que, sur la base <strong>des</strong> critères<br />
définis par ce document, <strong>le</strong>s instances officiel<strong>le</strong>s en<br />
dénombre plus de soixante-quinze, en métropo<strong>le</strong> et<br />
outre-mer3 .<br />
Commentant en 2001 <strong>le</strong> livre de Jacques Derrida, <strong>le</strong><br />
Monolinguisme de l’<strong>au</strong>tre, <strong>le</strong> philosophe Marc Crépon<br />
constatait que, « si la langue fait l’objet de deman<strong>des</strong>,<br />
d’exigences politiques, c’est, en effet, qu’el<strong>le</strong> est<br />
considérée, <strong>le</strong> plus souvent, comme une composante<br />
incontournab<strong>le</strong>, la moins contestab<strong>le</strong>, de l’identité culturel<strong>le</strong>.<br />
C’est même ce qui permet à la culture d’être érigée<br />
en va<strong>le</strong>ur ». Plus encore, la langue étant considérée<br />
comme « une propriété naturel<strong>le</strong> », « la culture trouve en<br />
el<strong>le</strong> son sédiment », l’une et l’<strong>au</strong>tre, culture propre,<br />
langue maternel<strong>le</strong>, composant un lien indéfectib<strong>le</strong> soumis<br />
à une logique de loy<strong>au</strong>té 4 . Il souligne <strong>le</strong> devenir<br />
patrimonial de la langue que <strong>le</strong> politique entreprend de<br />
rassemb<strong>le</strong>r en corpus (inventaires, mots rares, corpus de<br />
poésie et de chants populaires, etc.). Se construit <strong>le</strong><br />
récit de la langue réservoir de l’identité col<strong>le</strong>ctive :<br />
langue-patrimoine, se transmettant de père en fils, en<br />
filiation, par l’héritage quoique maternel (perçu comme<br />
naturel).<br />
De la résistance <strong>des</strong> langues<br />
3 : Voir <strong>le</strong> site de la Délégation généra<strong>le</strong> à la langue française et <strong>au</strong>x langues de France http://www.dglf.culture.gouv.fr<br />
4 : Crepon, 2001.<br />
5 : http://www.unesco.org/culture/ich/index.php?lg=fr&pg=00006 [consulté <strong>le</strong> 3 mai 2012].<br />
6 : L’<strong>au</strong>teur souligne.<br />
Considérée comme « propriété naturel<strong>le</strong> » où la culture<br />
trouverait son sédiment, la langue est donc essentiel<strong>le</strong>ment<br />
pensée comme transmission d’un déjà là, d’un<br />
acquis culturel, lui-même souvent présenté comme une<br />
essence. L’artic<strong>le</strong> 2 de la Convention de l’Unesco pour la<br />
s<strong>au</strong>vegarde du patrimoine culturel immatériel (2003) 5 <strong>le</strong><br />
montre bien en proposant l’élément de définition<br />
suivante : « Le “patrimoine culturel immatériel” (…) se<br />
manifeste notamment dans <strong>le</strong>s domaines suivants : <strong>le</strong>s traditions<br />
et expressions ora<strong>le</strong>s, y compris la langue comme<br />
vecteur 6 du patrimoine culturel immatériel » – à savoir,<br />
étymologiquement, ce qui transporte, ce qui véhicu<strong>le</strong>.<br />
On mesure <strong>tout</strong>e l’ambiguïté de cette formulation qui<br />
retient la seu<strong>le</strong> fonction véhiculaire de la langue.<br />
Comme en témoigne <strong>le</strong>ur absence en tant que tel<strong>le</strong>s<br />
dans <strong>le</strong>s listes du patrimoine immatériel, <strong>le</strong>s langues<br />
va<strong>le</strong>nt moins pour <strong>le</strong> monde qu’el<strong>le</strong>s construisent et qui<br />
55<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
se construit à travers el<strong>le</strong>s que pour tel ou tel fait culturel<br />
s’exprimant par <strong>le</strong>ur biais. El<strong>le</strong>s sont paradoxa<strong>le</strong>ment<br />
tenues dans l’invisibilité alors qu’el<strong>le</strong>s se situent <strong>au</strong><br />
cœur du processus de conservation/transmission. Dans<br />
<strong>le</strong> même temps, <strong>le</strong>urs interactions et intrications sont<br />
éga<strong>le</strong>ment absents de cette perspective. En effet, sur<br />
<strong>le</strong>s neuf critères proposés par l’UNESCO pour mesurer la<br />
vitalité d’une langue7 , sa résistance, huit d’entre eux<br />
concernent la seu<strong>le</strong> pratique <strong>au</strong> sein de la commun<strong>au</strong>té<br />
et un seul porte sur la « réaction face <strong>au</strong>x nouve<strong>au</strong>x<br />
domaines et médias », laissant imaginer que la langue<br />
est pareil<strong>le</strong> à une forteresse assiégée par l’extérieur,<br />
que la réalité langagière est cel<strong>le</strong> d’une confrontation<br />
entre un intérieur et un extérieur.<br />
Tandis que nombre de linguistes s’attachent à faire <strong>le</strong><br />
lien entre la persistance d’une langue et sa capacité<br />
intrinsèque de traduction, l’approche de l’UNESCO tend<br />
donc plutôt à renforcer la triade langue-cultureidentité.<br />
Quand l’identité frappe à la langue<br />
Et c’est bien en tant qu’el<strong>le</strong>s sont perçues comme vecteurs<br />
d’identité que <strong>le</strong>s langues ont été de puissants<br />
<strong>le</strong>viers politiques <strong>au</strong> cours <strong>des</strong> sièc<strong>le</strong>s, et c’est en tant<br />
que tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s ont été, à différentes pério<strong>des</strong> de<br />
l’histoire, écartées ou anéanties ou recouvertes. En<br />
France, la Révolution appel<strong>le</strong> une mise en partage <strong>des</strong><br />
nouvel<strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs fondatrices et <strong>des</strong> lois de la République<br />
par la langue française. À cette fin, l’instituteur<br />
est d’abord un traducteur 8 . Cependant, très vite, <strong>au</strong>x<br />
yeux de l’Abbé Grégoire, c’est la nécessité même<br />
d’« anéantir <strong>le</strong>s patois », en tant qu’ils sont perçus<br />
comme «<strong>le</strong> lieu d’une résistance propre qui diffuse la<br />
contre-révolution9 » , <strong>au</strong> profit de la langue française qui<br />
s’impose.<br />
En France, <strong>au</strong> grand récit de la langue donnant corps à la<br />
nation correspond <strong>le</strong> grand récit patrimonial qui donne<br />
lieu à cel<strong>le</strong>-ci. Dominique Poulot a montré que « raison<br />
patrimonia<strong>le</strong> » et raison révolutionnaire sont consubstantiel<strong>le</strong>s<br />
dans ce moment instituant un nouvel ordre<br />
social, politique et philosophique 10 . L’invention de la<br />
nation 11 passe par <strong>le</strong> <strong>musée</strong>, <strong>le</strong>s archives, la bibliothèque,<br />
<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s, par <strong>le</strong>ur vocation universel<strong>le</strong>, doivent<br />
conserver la trace du monde antérieur et de ses<br />
langues. Ainsi l’enquête de l’Abbé Grégoire sur <strong>le</strong>s<br />
patois12 devient-el<strong>le</strong> une entreprise de col<strong>le</strong>cte muséa<strong>le</strong><br />
<strong>des</strong> <strong>le</strong>xiques et corpus (or<strong>au</strong>x et écrits) promis à la disparition.<br />
Dans cette optique, <strong>le</strong>s patois sont : « Bons<br />
pour l’affectivité, mais bannis de la raison. Du coup,<br />
exclus de la politique, ils sont offerts en objets à la philosophie.<br />
Ils ont <strong>le</strong>ur place dans <strong>le</strong>s <strong>musée</strong>s, trésors de<br />
famil<strong>le</strong>, où <strong>le</strong>ur étude, combinée à cel<strong>le</strong> <strong>des</strong> monuments<br />
du Moyen-âge, permettra une histoire <strong>des</strong> progrès de<br />
l’histoire humaine , comme <strong>le</strong> voulait Sulzer » 13 .<br />
Dans <strong>le</strong>s pays issus de l’éclatement de la Yougoslavie et<br />
<strong>des</strong> guerres ethnonationa<strong>le</strong>s du début <strong>des</strong> années 1990,<br />
<strong>le</strong> serbo-croate devint plusieurs langues, qui furent respectivement<br />
« purifiées » <strong>des</strong> scories encombrantes de<br />
l’histoire et de l’identité col<strong>le</strong>ctive antérieure (en Serbie,<br />
7 : Voir l’artic<strong>le</strong> de Rieks Smeets dans <strong>le</strong> Messager du Patrimoine immatériel, n° sur « <strong>le</strong>s langues en danger », septembre 2006, p.2.<br />
Accessib<strong>le</strong> en ligne sur http://unesdoc.unesco.org/images/0014/001471/147185f.pdf [consulté <strong>le</strong> 3 mai 2012].<br />
8 : Julia / de Certe<strong>au</strong> / Revel, 1975.<br />
9 : Ibid.<br />
10 : Poulot, 2006.<br />
11: Anderson, 2006.<br />
12 : Rapport sur la nécessité et <strong>le</strong>s moyens d'anéantir <strong>le</strong>s patois et d'universaliser l'usage de la langue française, présenté à la Convention nationa<strong>le</strong> <strong>le</strong> 4 juin 1794<br />
(16 prairial an II).<br />
13 : Julia/Certe<strong>au</strong>/Revel, 1975 : 31.<br />
56<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
on expurgea <strong>le</strong>s traces latines et ottomanes, en Croatie,<br />
<strong>le</strong>s traces slaves et ottomanes) ou “<strong>au</strong>gmentées” de<br />
<strong>le</strong>xiques en phase avec la nouvel<strong>le</strong> identité nationa<strong>le</strong> (la<br />
langue bosniaque puisa dans <strong>le</strong> vocabulaire turco-ottoman).<br />
Avec la disparition officiel<strong>le</strong> du serbo-croate, il<br />
s’agissait non seu<strong>le</strong>ment de (chercher à) dissoudre tota<strong>le</strong>ment<br />
l’identité politique et culturel<strong>le</strong> yougoslave, mais<br />
d’anéantir un patrimoine linguistique et culturel bien<br />
plus ancien, et qui racontait la comp<strong>le</strong>xité et <strong>le</strong>s entremê<strong>le</strong>ments<br />
culturels de cette région qui fut à la charnière<br />
<strong>des</strong> empires ottoman et habsbourgeois. Aussi, de<br />
manière corollaire, <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s ou villages qui étaient<br />
signe de cet « entre-plusieurs », comme Vukovar,<br />
v<br />
Pocitelj, Mostar, et tant d’<strong>au</strong>tres, furent détruites ; <strong>le</strong>urs<br />
populations, porteuses de mémoire, furent massacrées<br />
ou déplacées. Aussi, et l’exemp<strong>le</strong> est emblématique, <strong>le</strong>s<br />
nationalistes serbes de Bosnie assiégeant la vil<strong>le</strong> de<br />
Sarajevo14 prirent sans tarder pour cib<strong>le</strong> la Bibliothèque<br />
nationa<strong>le</strong> et universitaire de Sarajevo, dont <strong>le</strong>s imprimés<br />
et manuscrits rares en différentes langues, témoignant<br />
« témoignaient du caractère multiethnique, multiculturel<br />
et multireligieux de la Bosnie-Herzégovine 15 » furent<br />
détruits à 90%.<br />
Résister à la langue colonia<strong>le</strong><br />
Dans <strong>le</strong>s processus coloni<strong>au</strong>x, la langue est toujours un<br />
puissant outil de domination <strong>des</strong> peup<strong>le</strong>s. Lors <strong>des</strong> colonisations<br />
européennes, el<strong>le</strong> conditionna l’organisation<br />
administrative et juridique <strong>des</strong> pays dominés, recouvrit<br />
<strong>le</strong>s imaginaires et <strong>le</strong>s mo<strong>des</strong> de représentation avant de<br />
<strong>le</strong>s transformer, opéra <strong>des</strong> ruptures socia<strong>le</strong>s <strong>au</strong>tant que<br />
<strong>des</strong> ruptures entre l’homme et son milieu.<br />
14 : Le siège de Sarajevo dura du 5 avril 1992 <strong>au</strong> 29 février 1996. La bibliothèque fut incendiée en août 1992.<br />
15 : Kujundzic, 2002.<br />
16 : wa Thiong ‘o, 2010 : 39.<br />
17 : Mbembé, 2010 : 103.<br />
18 : Voir en fin d’artic<strong>le</strong> certaines définitions dans <strong>le</strong> glossaire.<br />
Dans un livre tardivement traduit en France, Décoloniser<br />
l’esprit, qui fait <strong>le</strong> récit et l’analyse du renoncement à la<br />
langue anglaise comme langue d’écriture <strong>au</strong> bénéficie<br />
de la langue maternel<strong>le</strong> (<strong>le</strong> kikuyu), l’écrivain kényan<br />
Ngugi wa Thiong’o identifie deux formes de l’emprise culturel<strong>le</strong><br />
du colonialisme : « la <strong>des</strong>truction et la dévalorisation<br />
systématique de la culture <strong>des</strong> colonisés, de <strong>le</strong>ur art,<br />
de <strong>le</strong>urs danses, de <strong>le</strong>urs religions, de <strong>le</strong>ur histoire, de <strong>le</strong>ur<br />
géographie, de <strong>le</strong>ur éducation, de <strong>le</strong>ur littérature écrite et<br />
ora<strong>le</strong> – et inversement la glorification incessante de la<br />
langue du colonisateur. » Il poursuit : « En imposant une<br />
langue étrangère et en supprimant <strong>le</strong>s langues <strong>au</strong>tochtones<br />
écrites et parlées, <strong>le</strong> colonialisme brisa l’harmonie<br />
jusque-là établie entre l’enfant et la langue » 16 . La langue<br />
imposée opère une rupture à l’égard de la commun<strong>au</strong>té,<br />
loin de refléter <strong>le</strong>s rapports de la vie réel<strong>le</strong>, el<strong>le</strong>ne correspond<br />
plus à rien de la vie de la commun<strong>au</strong>té.<br />
La réappropriation de la langue maternel<strong>le</strong> prônée par<br />
Ngugi wa Thiong’o se situe dans <strong>le</strong> registre de la résistance,<br />
mais el<strong>le</strong> s’inscrit dans une tension délicate.<br />
Wa Thiong’o laisse en effet entendre que l’identité ainsi<br />
s<strong>au</strong>vée par la langue, donnée comme propriété naturel<strong>le</strong>,<br />
pourrait se construire tel<strong>le</strong> qu’en l’origine, dans<br />
« l’harmonie » retrouvée entre soi et soi. Or l’expérience<br />
du contact, si négatif fut-il, invalide toujours la fiction de<br />
la langue indemne.<br />
Achil<strong>le</strong> Mbembé a critiqué cette « vision <strong>des</strong> nationalismes<br />
panafricains », selon laquel<strong>le</strong> « l’émancipation<br />
culturel<strong>le</strong> ne serait guère possib<strong>le</strong> sans identification<br />
tota<strong>le</strong> entre langues africaines, nation africaine et pensée<br />
africaine » 17 – posture qui fut éga<strong>le</strong>ment structurante<br />
du panarabisme* 18 . Construire la résistance dans la<br />
réappropriation de la langue native, c’est s’exposer <strong>au</strong>x<br />
57<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
isques de la langue-racine, de la langue de la filiation à<br />
l’origine, de la « conception carcéra<strong>le</strong> de l’identité » 19 .<br />
De la mortifère langue-racine devenue langue de domination,<br />
Jacques Derrida écrivait : « Voilà ma culture, el<strong>le</strong><br />
m’a appris <strong>le</strong>s désastres vers <strong>le</strong>squels une invocation<br />
incantatoire de la langue maternel<strong>le</strong> <strong>au</strong>ra précipité <strong>le</strong>s<br />
hommes » 20 . Il affirmait ne pas avoir eu de « langue<br />
maternel<strong>le</strong> », confronté qu’il fut à un doub<strong>le</strong> interdit, parlant<br />
de lui comme de « ce je (…) à qui l’accès à <strong>tout</strong>e<br />
langue non française de l’Algérie (arabe dia<strong>le</strong>ctal ou littéraire,<br />
berbère, etc.) a été interdit. Mais ce même je<br />
est <strong>au</strong>ssi quelqu’un à qui l’accès du français, d’une <strong>au</strong>tre<br />
manière, apparemment détournée et perverse, a <strong>au</strong>ssi<br />
été interdit » 21 .<br />
Résister en langues et en traduction<br />
Résister par une seu<strong>le</strong> langue à la langue de la colonie<br />
est-il pour <strong>au</strong>tant un processus émancipateur ? Les indépendances<br />
nées <strong>des</strong> processus de décolonisation en<br />
Afrique firent de la langue longtemps méprisée, voire<br />
interdite, la bannière <strong>des</strong> nouve<strong>au</strong>x États ainsi créés.<br />
Dans <strong>le</strong>s pays arabes, notamment <strong>le</strong>s pays du Maghreb,<br />
c’est cependant l’arabe classique, langue du Coran,<br />
langue <strong>des</strong> savants, langue de l’écrit, langue <strong>des</strong> élites,<br />
qui devint la langue officiel<strong>le</strong> – non la langue parlée par<br />
tous dans la vie quotidienne, la langue loca<strong>le</strong> (dia<strong>le</strong>cte<br />
marocain, etc.). Cette nécessaire politique d’arabisation<br />
produisit cependant <strong>des</strong> états de diglossies* dont <strong>le</strong>s<br />
effets sont perceptib<strong>le</strong>s jusqu’<strong>au</strong>jourd’hui, mais el<strong>le</strong> eut<br />
<strong>au</strong>ssi pour conséquence d’écarter pour plusieurs<br />
décennies d’<strong>au</strong>tres langues, comme l’amazigh. La place<br />
(publique) faite à la pluralité (<strong>des</strong> langues, <strong>des</strong> cultures)<br />
<strong>au</strong> Maroc, avec par exemp<strong>le</strong> l’emblématique création<br />
d’un Institut royal de la culture amazighe, participe d’un<br />
processus plus large de démocratisation politique. El<strong>le</strong><br />
est indissociab<strong>le</strong> d’une politique de conservation (création<br />
de la Bibliothèque nationa<strong>le</strong> du Roy<strong>au</strong>me du Maroc),<br />
de connaissance (création <strong>des</strong> Archives nationa<strong>le</strong>s en<br />
2011) et de reconnaissance publique <strong>des</strong> mémoires pluriel<strong>le</strong>s<br />
(création de <strong>musée</strong>s région<strong>au</strong>x d’histoire) qui<br />
trament la société marocaine contemporaine22 .<br />
Résister à l’identité comme clôture et rejet demande<br />
donc un pas de plus que la seu<strong>le</strong> reconnaissance de la<br />
pluralité. Pour Jacques Derrida comme pour <strong>le</strong> penseur<br />
Abdelkebir Khatibi avec qui il dialogue dans <strong>le</strong><br />
Monolinguisme de l’<strong>au</strong>tre, l’enjeu est de se dégager<br />
vivement de la langue comme appartenance, de se<br />
situer dans un exil initial de la langue. Résister en<br />
langues <strong>au</strong>x hégémonies n’est donc pas seu<strong>le</strong>ment se<br />
mettre à par<strong>le</strong>r la langue dominée, interdite ou déconsidérée,<br />
c’est la penser et la par<strong>le</strong>r dans un horizon de<br />
langues, dans une logique de relation et de traduction<br />
qui ouvre <strong>tout</strong>es sortes de possib<strong>le</strong>s.<br />
C’est <strong>au</strong>ssi par<strong>le</strong>r <strong>au</strong>trement l’ancienne langue de la domination,<br />
la travail<strong>le</strong>r de l’intérieur pour l’éprouver nouvel<strong>le</strong>ment<br />
dans une capacité de traduction. Dans Décoloniser<br />
l’esprit, Ngugi wa Thiong’o met en lumière l’expérience de<br />
l’écrivain Gabriel Okara, faisant <strong>le</strong> récit de la reconquête<br />
de sa langue à travers la langue anglaise, et il cite un<br />
passage saisissant : « Pour réussir à tirer parti <strong>des</strong> images<br />
du discours africain et de <strong>le</strong>ur vivacité, j’ai dû commencer<br />
19 : Césaire, 2004 : 92.20 : Voir en fin d’artic<strong>le</strong> certaines définitions dans <strong>le</strong> glossaire.<br />
20 : Derrida, 1996.<br />
21 : Derrida, 1996 : 56-57.<br />
22 : Voir à ce sujet <strong>le</strong> compte-rendu de la tab<strong>le</strong>-ronde organisée <strong>le</strong> 7 septembre 2011 par <strong>le</strong> Groupement d’intérêt scientifique Institutions patrimonia<strong>le</strong>s et pratiques interculturel<strong>le</strong>s<br />
, intitulée « L’interculturel, une dimension incontournab<strong>le</strong> du patrimoine ? Regards croisés », et notamment <strong>le</strong>s propos de Driss Khrouz, directeur de la<br />
Bibliothèque nationa<strong>le</strong> du Roy<strong>au</strong>me du Maroc. Disponib<strong>le</strong> en ligne sur : http://www.ipapic.eu/seminaire-chantier/actuel<strong>le</strong>ment/l-interculturel-une-dimension.html<br />
[consulté <strong>le</strong> 3 mai 2012].<br />
58<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
par me défaire de l’habitude de penser en anglais. Cela a<br />
été diffici<strong>le</strong> <strong>au</strong> début, mais j’ai travaillé. J’ai étudié chaque<br />
expression que j’utilisais en ijaw*, examiné <strong>le</strong> contexte<br />
dans <strong>le</strong>quel je l’utilisais pour tenter d’en découvrir l’équiva<strong>le</strong>nt<br />
<strong>le</strong> plus proche en anglais. Ce fut un exercice fascinant.<br />
» De fait, il s’agit bien d’une doub<strong>le</strong> émancipation, à<br />
l’égard de la langue colonia<strong>le</strong> et de la langue colonisée,<br />
qui tient sa puissance, comme geste de résistance, <strong>des</strong><br />
interactions assumées non seu<strong>le</strong>ment <strong>des</strong> mots, <strong>des</strong> discours,<br />
mais <strong>des</strong> mémoires : « Il n’y a pas de be<strong>au</strong>té dans<br />
<strong>le</strong>s mémoires solitaires » 23 .<br />
Traduire la relation<br />
Ouvrir la scène <strong>des</strong> mémoires pluriel<strong>le</strong>s, c’est mettre en<br />
relation une pluralité de langues libérées du statut d’appartenance.<br />
Les langues construisent <strong>le</strong>s savoirs et <strong>le</strong>s représentations<br />
du monde. Les mettre en traduction, c’est nécessairement<br />
traduire par pans entiers <strong>des</strong> mon<strong>des</strong>, comme<br />
<strong>le</strong> montre <strong>le</strong> Vocabulaire européen <strong>des</strong> philosophies<br />
dont Barbara Cassin, son initiatrice et directrice, clarifie<br />
ainsi <strong>le</strong> projet : « Ni universalisme logique indifférent<br />
<strong>au</strong>x langues, ni nationalisme ontologique avec essentialisation<br />
du génie <strong>des</strong> langues : face à ces deux positions,<br />
quel<strong>le</strong> est la nôtre? Je par<strong>le</strong>rais de<strong>le</strong>uzien :<br />
“déterritorialisation”. Nous sommes partis du multip<strong>le</strong><br />
(…) et pour y demeurer (…) » 24 .<br />
Tout comme résister en langue, c’est déplacer la langue<br />
du site de l’appartenance, il f<strong>au</strong>t ici déplacer la traduction<br />
de sa fonction instrumenta<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong> d’une technique<br />
susceptib<strong>le</strong> de remédier imparfaitement à la réalité<br />
23 : Glissant et Chamoise<strong>au</strong>, 2009.<br />
24 : Cassin, 2004 : XX.<br />
25 : Ost, 2009.<br />
26 : Lyotard, 1983.<br />
27 : Voir à ce sujet : « Traduire, entre <strong>le</strong>s cultures », Transeuropéennes n°22, Paris, 2002.<br />
28 : Balibar, 2009.<br />
29 : Ibid.<br />
vertigineuse, de Babel. Or la langue est un monde, el<strong>le</strong><br />
est interprétation, et el<strong>le</strong> permet une distance de soi à<br />
soi, qui fait que dire, c’est traduire25 .<br />
Traduire n’est pas donc seu<strong>le</strong>ment porter attention à<br />
l’étranger, s’en distinguer et s’en rapprocher à la fois.<br />
À travers <strong>le</strong>s trav<strong>au</strong>x de philosophes comme Derrida ou<br />
Lyotard ou ceux de théoriciens anglo-saxons <strong>des</strong> étu<strong>des</strong><br />
postcolonia<strong>le</strong>s, la traduction est pensée non plus un<br />
médium entre un intérieur (identité) et un extérieur (altérité),<br />
mais comme un puissant opérateur de la différence.<br />
La traduction, intrinsèquement interculturel<strong>le</strong>, est<br />
cet espace “entre”, qui tente de penser la relation entre<br />
<strong>des</strong> discours hétérogènes26 , et qui in<strong>au</strong>gure la possibilité<br />
de <strong>le</strong>ur confrontation, de <strong>le</strong>urs intraduisib<strong>le</strong>s.<br />
Commentant ce passage de “traduire <strong>des</strong> langues” à<br />
l’idée de traduction « entre <strong>le</strong>s cultures » 27 , Etienne Balibar<br />
souligne <strong>le</strong> lien politique et esthétique fait par ces<br />
<strong>au</strong>teurs entre que l’activité de traduction généralisée et<br />
<strong>le</strong>s « expériences de résistance, d’hybridité, de rupture<br />
d’identité, de dissémination textuel<strong>le</strong>, de retournements<br />
per<strong>format</strong>ifs de noms » 28 . Pour lui, cependant, cette proposition<br />
n’a de sens que si <strong>le</strong>s “cultures” sont « el<strong>le</strong>smêmes<br />
conçues ». Pour Etienne Balibar, penser la traduction<br />
comme cet « entre, <strong>le</strong>s cultures » n’a de sens<br />
que si l’on conçoit <strong>le</strong>s “cultures” que « comme <strong>des</strong> systèmes<br />
ouverts, évolutifs, de phrases, de textes, de discours,<br />
de dialogues, plutôt que comme <strong>des</strong> visions du<br />
monde “monadiques”*» 29 .<br />
Cette condition, centra<strong>le</strong> et première, permet à la traduction<br />
d’advenir en tant que geste d’émancipation à<br />
l’égard <strong>des</strong> logiques de clôture. Glissant et Chamoise<strong>au</strong><br />
décrivent bien l’urgence d’une pensée rhizomique <strong>des</strong><br />
59<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
différences : « Nous croyons que dans <strong>le</strong> monde brassé,<br />
multip<strong>le</strong> vers <strong>le</strong>quel nous allons, <strong>le</strong>s langues<br />
multiplieront <strong>le</strong>urs possibilités d’existence et de relations,<br />
c’est-à-dire de résistance implicite à l’homogénéité,<br />
même si c’est dans l’obscur et <strong>le</strong> méconnu. El<strong>le</strong>s se<br />
‘comprendront’, ce qui sous-entend qu’el<strong>le</strong>s n’entretiendront<br />
entre el<strong>le</strong>s <strong>au</strong>cune barrière ontologique. » Inscrite<br />
dans <strong>le</strong> multip<strong>le</strong> qui ne s’énumère pas plus qu’il ne se<br />
mesure30 , la traduction est un mode de mise en relation<br />
<strong>des</strong> différences.<br />
De la relation comme résistance<br />
Résister en langues, c’est d’abord laisser advenir en soi<br />
la multiplicité <strong>des</strong> langues, éprouver <strong>le</strong>ur étrangeté,<br />
<strong>le</strong>urs opacités comme <strong>le</strong>urs résonances – <strong>le</strong>s films de<br />
Jean-Luc Godard ou de Jim Jarmush sont p<strong>le</strong>ins de ces<br />
extraordinaires moments où <strong>des</strong> personnages se par<strong>le</strong>nt<br />
en langues étrangères, pas nécessairement comprises<br />
ou à comprendre. Résister en langues, c’est <strong>au</strong>ssi, et<br />
d’une <strong>au</strong>tre façon, penser la relation comme traduction.<br />
Résister en langues, comme proposition de vie, proposition<br />
politique, proposition esthétique, c’est se situer<br />
dans un lieu <strong>au</strong>tre que la diversité mosaïque – dans <strong>le</strong><br />
« Tout-monde » 31 .<br />
La diversité mosaïque est une diversité située (pour être<br />
organisée), une diversité de conservation, d’inventaire<br />
et de classement. Le théoricien postcolonial Homi<br />
Bhabha explicite cette perspective : « <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> même<br />
d’une posture “cultivée” ou civilisée est précisément la<br />
capacité à situer et à apprécier <strong>le</strong>s cultures dans <strong>le</strong><br />
cadre d’une sorte de <strong>musée</strong> imaginaire, comme s’il<br />
s’agissait de <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctionner et de <strong>le</strong>s apprécier.<br />
Le goût pour la diversité que cultivent <strong>le</strong>s Occident<strong>au</strong>x<br />
se caractérise fondamenta<strong>le</strong>ment comme capacité à <strong>le</strong>s<br />
connaître et à <strong>le</strong>s situer dans un cadre temporel universel<br />
qui ne prend en compte la différence de <strong>le</strong>urs<br />
contextes historiques et soci<strong>au</strong>x que pour mieux, en<br />
définitive, <strong>le</strong>s dépasser et <strong>le</strong>s rendre transparentes » 32 .<br />
C’est à partir de cette conception de la diversité que <strong>le</strong>s<br />
grands <strong>musée</strong>s inventés par l’Occident (<strong>musée</strong>s de<br />
l’homme, <strong>musée</strong>s d’histoire naturel<strong>le</strong>, <strong>musée</strong>s de « civilisations<br />
») se sont constitués. C’est depuis cette perspective<br />
que <strong>le</strong>s gran<strong>des</strong> bibliothèques occidenta<strong>le</strong>s classifient<br />
et indexent la diversité du monde disponib<strong>le</strong> dans<br />
<strong>le</strong>urs fonds. Et c’est <strong>au</strong> nom de cette conception que <strong>le</strong>s<br />
politiques comme <strong>le</strong>s opinions s’insurgent contre l’uniformisation,<br />
la standardisation <strong>des</strong> biens culturels dans<br />
la mondialisation.<br />
Dépasser la binarité pour penser la diversité, tel<strong>le</strong> est la<br />
tâche à laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> médecin, poète et archéologue Victor<br />
Sega<strong>le</strong>n s’attela <strong>au</strong> début du XXe sièc<strong>le</strong>, en composant<br />
un Essai sur l’exotisme, dont <strong>le</strong> sous-titre « Notes sur<br />
l’esthétique du divers », signalait l’intention de penser<br />
ail<strong>le</strong>urs et <strong>au</strong>trement « la notion du différent ». Dans une<br />
note datée de 1912, observant une col<strong>le</strong>ction de céramiques,<br />
muséa<strong>le</strong> à n’en pas douter, il montre que, séparés,<br />
<strong>le</strong>s objets paraissent homogènes alors que, réunis,<br />
ce sont <strong>le</strong>urs « modalités nuancées » qui s’imposent33 .<br />
Le regard que porte Sega<strong>le</strong>n sur la col<strong>le</strong>ction n’est plus<br />
cumulatif, somme dans une totalité plus vaste. La col<strong>le</strong>ction<br />
devient mise en relation <strong>des</strong> différences, une<br />
sorte d’espace tiers.<br />
Mais <strong>le</strong> constat <strong>des</strong> « modalités nuancées » suffit-il à<br />
une pensée de la différence ? Tout un champ théorique<br />
contemporain s’attache à montrer qu’il n’est <strong>au</strong>jourd’hui<br />
30 : Glasson Desch<strong>au</strong>mes, 2008..<br />
31 : Glissant, 1997.<br />
32 : Homi K. Bhabha “<strong>le</strong> tiers espace”, entretien avec Jonathan Rutherford, revue Multitu<strong>des</strong>, 2007, http://multitu<strong>des</strong>.samizdat.net/Le-Tiers-espace-Entretien-avec<br />
[consulté <strong>le</strong> 15 avril 2010]<br />
33 : Séga<strong>le</strong>n, 1978.<br />
60<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
plus possib<strong>le</strong> de penser <strong>le</strong> monde sans articu<strong>le</strong>r <strong>le</strong> local<br />
avec <strong>le</strong> global, sans penser <strong>le</strong>s interconnexions et <strong>le</strong>s<br />
circulations, sources de trans<strong>format</strong>ions, sans réexaminer<br />
<strong>le</strong>s porosités entre <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs du passé et <strong>le</strong> présent,<br />
entre <strong>le</strong>s réalités et <strong>le</strong>s représentations de l’État,<br />
<strong>le</strong>s mo<strong>des</strong> de gouvernement, <strong>le</strong>s relations socia<strong>le</strong>s 34 .<br />
C’est la représentation même du monde qui se<br />
transforme en une infinité de lieux « qui se joignent par<br />
mil<strong>le</strong> bords » 35 . Mais il s’agit <strong>au</strong>ssi d’appréhender et de<br />
comprendre « la comp<strong>le</strong>xité grandissante du corps<br />
social, c’est-à-dire l’inextricab<strong>le</strong> de ses intrications »<br />
que <strong>le</strong>s migrations et circulations mondia<strong>le</strong>s ne cessent<br />
d’accroître.<br />
Penser en relation, plutôt que penser la relation, c’est<br />
faire de la mise en relation un mode d’être <strong>au</strong> monde et<br />
en société, en un processus toujours ouvert, et non pas<br />
prendre la relation comme objet d’étude depuis un point<br />
qui serait extérieur. Cette proposition poétique et théorique<br />
est un cap pour construire <strong>le</strong> commun sur d’<strong>au</strong>tres<br />
bases que la racine primordia<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> incite à ressaisir<br />
dans <strong>le</strong>s rets* de l’imaginaire et de la pensée ce qui, à<br />
un moment donné, a été laissé pour compte, effacé, ou<br />
orientalisé. Penser en relation, c’est résister <strong>au</strong>x catégorisations<br />
spatia<strong>le</strong>s et temporel<strong>le</strong>s imperméab<strong>le</strong>s ou<br />
exclusives <strong>le</strong>s unes <strong>des</strong> <strong>au</strong>tres et, <strong>tout</strong> <strong>au</strong>tant, résister à<br />
l’hégémonie d’un seul récit.<br />
Décoloniser <strong>le</strong> patrimoine<br />
De même que la langue est chevillée <strong>au</strong> corps patrimonial,<br />
de même <strong>le</strong> récit patrimonial est ancré dans la<br />
langue, presque toujours de manière impensée.<br />
Dès lors, que peut bien être un patrimoine pensé « en<br />
relation » ? Comment appréhender la question comp<strong>le</strong>xe<br />
de la production <strong>des</strong> significations patrimonia<strong>le</strong>s36 , <strong>le</strong>s<br />
rapports entre production et réception patrimonia<strong>le</strong> dans<br />
un registre <strong>au</strong>tre que celui de l’héritage, de l’identité-racine<br />
? Ces questions sont récentes, notamment en France,<br />
et depuis peu mises <strong>au</strong> travail col<strong>le</strong>ctivement37 . Dans <strong>le</strong><br />
droit fil <strong>des</strong> perspectives ouvertes ici, il s’agit en premier<br />
lieu de mettre en mouvement <strong>le</strong>s catégories figées<br />
(passé/présent/futur, ici/là-bas, nous/eux, etc.), de faire<br />
jouer <strong>le</strong>s porosités. Il s’agit <strong>au</strong>ssi de mettre en relation <strong>le</strong><br />
territoire, non seu<strong>le</strong>ment en regard de ce qui lui est géographiquement<br />
proche, mais <strong>au</strong>ssi en regard d’<strong>au</strong>tres<br />
lieux imaginaires, d’<strong>au</strong>tres bords. Il s’agit enfin de résister<br />
en langues pour créer du jeu dans <strong>le</strong>s récits patrimoni<strong>au</strong>x.<br />
Les objets “par<strong>le</strong>nt” tous une langue, la langue de ceux<br />
qui <strong>le</strong>s ont conçus, fabriqués, pour un usage déterminé<br />
inscrit dans un rapport <strong>au</strong> temps et à l’espace spécifiques.<br />
Reconnaître à l’objet cette épaisseur, cette résonance,<br />
c’est déjà <strong>le</strong> penser en relation. Les col<strong>le</strong>ctions,<br />
<strong>le</strong>s fonds documentaires n’existent pas non plus indépendamment<br />
de la langue et du discours qui <strong>le</strong>s conçoivent<br />
et organisent. Or, ces significations appel<strong>le</strong>nt à <strong>des</strong><br />
<strong>le</strong>ctures, à <strong>des</strong> re<strong>le</strong>ctures, <strong>des</strong> traductions. Dans quel<strong>le</strong>(s)<br />
langue(s) fait-on patrimoine et pour qui ? 38. Quel<br />
problème de patrimonialisation la prise en compte <strong>des</strong><br />
langues loca<strong>le</strong>s pose-t-el<strong>le</strong> <strong>au</strong>x <strong>musée</strong>s, <strong>au</strong>x archives,<br />
<strong>au</strong>x bibliothèques ? Comment la langue questionne-tel<strong>le</strong><br />
<strong>le</strong> <strong>musée</strong>, dans tous ses métiers ?<br />
Dans quel<strong>le</strong> langue <strong>le</strong>s institutions patrimonia<strong>le</strong>s rencontrent-el<strong>le</strong>s<br />
<strong>le</strong>ur public ? Qu’en est-il de l’offre<br />
plurilingue, notamment <strong>au</strong>x zones frontières ?<br />
Dans quel<strong>le</strong> langue <strong>le</strong>s immigrés sont-ils invités à faire<br />
patrimoine commun, lorsqu’ils <strong>le</strong> sont ?<br />
34 : Abélès, 2008.<br />
35 : Glissant et Chamoise<strong>au</strong>, 2009 : 19.<br />
36 : Tornatore, 2010.<br />
37 : On se réfère ici <strong>au</strong>x trav<strong>au</strong>x du groupement d’intérêt scientifique « Institutions patrimonia<strong>le</strong>s et pratiques interculturel<strong>le</strong>s » : www.ipapic.eu<br />
38 : Voir www.ipapic.eu<br />
61<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Résister en langues est une invitation à décoloniser<br />
l’esprit patrimonial, c’est-à-dire à toujours <strong>le</strong> mettre en<br />
traduction – traduction culturel<strong>le</strong> et pas seu<strong>le</strong>ment linguistique.<br />
Dans sa recherche anthropologique sur<br />
<strong>le</strong> <strong>musée</strong> national du Niger et sur <strong>le</strong>s processus de<br />
traduction nécessaires à sa mise en exposition <strong>au</strong><br />
<strong>musée</strong> <strong>des</strong> Be<strong>au</strong>x-Arts de Montréal, il y a quelques<br />
années, Julien Bondaz écrit: « en Afrique <strong>le</strong>s relations<br />
que <strong>le</strong>s hommes entretiennent avec <strong>le</strong>s génies, avec <strong>le</strong>s<br />
entités invisib<strong>le</strong>s fonctionnent (…) moins sur <strong>le</strong> mode<br />
de la sacralisation que sur celui de la socialisation. Au<br />
<strong>musée</strong> du Niger, la présence d’entités invisib<strong>le</strong>s est<br />
moins l’indice de la sacralisation du patrimoine que<br />
39 : Bondaz, 2009.<br />
40 : 2009 : 34.<br />
celui d’une patrimonialisation <strong>des</strong> relations socia<strong>le</strong>s, de<br />
la vie quotidienne, du banal. La mise à l’épreuve africaine<br />
de la notion de sacré implique ainsi une redéfinition<br />
du patrimoine » 39 .<br />
Au fond, résister en langues ouvre la possibilité d’une<br />
mise en traduction de l’esprit patrimonial. Il s’agit<br />
d’inventer une pratique traductive du patrimoine en tant<br />
que mise en relation d’archipels interprétatifs. Du<br />
« monde relié en l’infini de ses possib<strong>le</strong>s et de ses<br />
impossib<strong>le</strong>s », Glissant et Chamoise<strong>au</strong>40 écrivent qu’il<br />
est une « <strong>au</strong>tre région » : « Une région qui ne nous a<br />
jamais manqué, el<strong>le</strong> était en nous et nous en el<strong>le</strong>, mais<br />
qu’il nous a manqué pourtant de voir ».<br />
62<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Diglossie :<br />
Se dit d’une situation où, sur un territoire donné, deux<br />
formes d’une même langue (arabe classique, arabe dia<strong>le</strong>ctal,<br />
par exemp<strong>le</strong>) ou bien deux langues différentes<br />
sont parlées sur un même territoire, l’une dominant ou<br />
entrant en tension avec l’<strong>au</strong>tre.<br />
Ijaw :<br />
Langue parlée par <strong>le</strong>s Ijaws, peup<strong>le</strong>s d’Afrique de<br />
l’Ouest (Sud du Nigéria, delta du Niger).<br />
Monadique :<br />
La « monade » désigne chez Pythagore l’unité parfaite<br />
entre l’esprit et <strong>le</strong> matière, puis chez Leibnitz <strong>des</strong> éléments<br />
ou substances simp<strong>le</strong>s qui ne peuvent être modifiées<br />
ou transformées par une influence extérieure.<br />
GLOSSAIRE<br />
« Monadique » désigne ici une vision du monde qui mettrait<br />
en avant l’homogénéité, <strong>le</strong>s processus de trans<strong>format</strong>ion<br />
internes et indépendants de <strong>tout</strong>e interaction<br />
avec quelque extériorité que ce soit.<br />
Panarabisme :<br />
Mouvement d’unification politique et culturel<strong>le</strong> <strong>des</strong> pays<br />
arabes, de nature séculière, apparu dans <strong>le</strong>s années<br />
1920, dont <strong>le</strong> Président égyptien Nasser, après <strong>le</strong>s décolonisations,<br />
fut l’une <strong>des</strong> figures emblématiques.<br />
Rets :<br />
Dans son usage ancien, ce mot désigne <strong>le</strong> fi<strong>le</strong>t servant à<br />
capturer <strong>des</strong> anim<strong>au</strong>x ; il est éga<strong>le</strong>ment utilisé pour par<strong>le</strong>r<br />
d’un rése<strong>au</strong> (en tant que maillage).<br />
63<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
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66<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
2RÉSISTANCE<br />
ET ENGAGEMENT<br />
RÉSISTANCE ET ENGAGEMENT<br />
Isabel<strong>le</strong> Doré-Rivé précise l’histoire de la création du « Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation » situé<br />
à Lyon. La disparition progressive <strong>des</strong> témoins directs amène à repenser l’exposition permanente et à « transmettre<br />
non seu<strong>le</strong>ment une connaissance historique mais <strong>au</strong>ssi d’être <strong>le</strong>s porteurs d’une mémoire et de va<strong>le</strong>urs qui furent cel<strong>le</strong>s<br />
défendues par la Résistance ». Cela invite à intégrer « la question <strong>des</strong> résistances contemporaines ».<br />
Arn<strong>au</strong>d Morvan aborde l’art aborigène comme moyen de résistance. Il montre que si « l’art a toujours joué un rô<strong>le</strong> politique<br />
à l’intérieur <strong>des</strong> sociétés aborigènes, <strong>le</strong> choc colonial a redirigé <strong>le</strong>s enjeux de pouvoir vers la relation à<br />
« l’Autre européen ». Au cours du XXème sièc<strong>le</strong> une révolution culturel<strong>le</strong> s’accomplit : de nombreux artistes revendiquent<br />
à travers <strong>le</strong>urs peintures <strong>le</strong> fait d’être propriétaires de terres en signifiant « l’existence d’une cartographie mythique ».<br />
Cela a abouti à l’adoption du Land Rigts Act en 1976.<br />
Annick Charlot livre, à travers son parcours de chorégraphe et son engagement d’artiste, sa vision de la résistance<br />
comme objet de recherche artistique et de l’art comme projet de résistance.<br />
67<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
68<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
2RÉSISTANCE<br />
ET ENGAGEMENT<br />
LA RÉSISTANCE AU MUSÉE :<br />
l’expérience <strong>au</strong> Centre d’Histoire de la Résistance<br />
et de la Déportation<br />
Isabel<strong>le</strong> Doré-Rivé, Directrice du CHRD.<br />
Résumé : L’idée de créer à Lyon un lieu dédié à l’histoire<br />
de la Résistance et de la Déportation date de 1965, el<strong>le</strong><br />
émane d’un groupe d’anciens résistants et déportés qui<br />
ont su convaincre la municipalité de mettre en place en<br />
1992 <strong>le</strong> Centre d’Histoire de la Résistance et de la<br />
Déportation. Ce <strong>musée</strong> atypique, installé symboliquement<br />
dans <strong>le</strong>s anciens loc<strong>au</strong>x de la Gestapo de Lyon,<br />
centre son propos sur la notion d’engagement.<br />
Alors que <strong>le</strong>s derniers témoins directs de la période de la<br />
guerre sont en train de disparaître, il a semblé nécessaire<br />
de repenser son exposition permanente afin d’y intégrer<br />
<strong>des</strong> éléments permettant d’évoquer plus concrètement<br />
la période de la guerre : col<strong>le</strong>ctions d’objets, documents<br />
origin<strong>au</strong>x et témoignages.<br />
Cette rénovation doit prendre en compte l’intérêt<br />
renouvelé du public pour la Résistance qui trouve depuis<br />
quelques années une place dans <strong>le</strong> champ social et<br />
politique.<br />
Abstract : The idea of creating a place in Lyon dedicated<br />
to the history of the Resistance and Deportation dates<br />
from 1965. It was conceived by a group of former<br />
resistance fighters and concentration camp survivors<br />
who persuaded the municipality to create the Centre<br />
d’Histoire de la Résistance et de la Déportation in 1992.<br />
This unusual museum, established symbolically in the<br />
former headquarters of the Gestapo in Lyon, focuses on<br />
the notion of engagement.<br />
As few eyewitnesses from the wartime era are still alive,<br />
a rethink about the permanent exhibition was needed so<br />
as to include e<strong>le</strong>ments evoking the war period in a more<br />
concrete manner: col<strong>le</strong>ctions of objects, original<br />
documents and first-hand reports.<br />
This renovation will take into account the public’s<br />
renewed interest in the Resistance, which in recent<br />
years, has found a place in the social and political<br />
domains.<br />
69<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation<br />
a été créé il y a vingt ans dans <strong>le</strong>s anciens<br />
loc<strong>au</strong>x de la Gestapo lyonnaise, il est l’héritier d’une<br />
longue histoire.<br />
Créer « plus » qu’un <strong>musée</strong><br />
Dès <strong>le</strong> vingtième anniversaire de la libération, à Lyon<br />
comme dans la plupart <strong>des</strong><br />
<strong>au</strong>tres régions, d’anciens résistants<br />
ou <strong>le</strong>urs héritiers ont<br />
éprouvé <strong>le</strong> besoin de mettre sur<br />
pied un « Musée de la Résistance<br />
et de la Déportation ». Dès<br />
1965 donc s’est ouvert dans <strong>le</strong>s<br />
anciens loc<strong>au</strong>x du Museum un<br />
petit <strong>musée</strong>, deux sal<strong>le</strong>s en vérité,<br />
constitué à partir d’une col<strong>le</strong>ction<br />
rassemblée par <strong>le</strong>s<br />
anciens. Les créateurs de cette<br />
structure sont à la fois <strong>des</strong> Français<br />
libres et <strong>des</strong> résistants « de<br />
l’intérieur », ils trouvent assez<br />
naturel<strong>le</strong>ment un soutien <strong>au</strong>près<br />
du maire de l’époque, Louis<br />
Pradel, ancien du rése<strong>au</strong> du<br />
« Coq enchaîné » et de « Buckmaster<br />
», ce qui explique la mise<br />
à disposition de sal<strong>le</strong>s du Muséum, alors <strong>musée</strong> municipal.<br />
Nous ne disposons malheureusement pas de l’inventaire<br />
de l’époque (a-t-il jamais existé ?) mais d’un registre<br />
d’entrée. Seu<strong>le</strong> certitude, <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions sont jugées<br />
assez cohérentes par <strong>le</strong> ministère de l’Éducation nationa<strong>le</strong><br />
pour que <strong>le</strong> <strong>musée</strong> reçoive <strong>le</strong> statut de « contrôlé<br />
1 : Fédération Nationa<strong>le</strong> <strong>des</strong> Déportés et Internés, Résistants et Patriotes.<br />
“<br />
Isabel<strong>le</strong> Doré-Rivé est<br />
titulaire d’un DEA d’histoire<br />
contemporaine et d’un Magistère<br />
de gestion <strong>des</strong> affaires culturel<strong>le</strong>s.<br />
El<strong>le</strong> a notamment créé et<br />
dirigé <strong>le</strong> Centre Résistance et<br />
Liberté à Thouars (Deux-Sèvres)<br />
de 1997 à 2002.<br />
Depuis 2002 el<strong>le</strong> dirige <strong>le</strong> Centre<br />
d’Histoire de la Résistance et de<br />
la Déportation de Lyon et y organise<br />
régulièrement <strong>des</strong> expositions<br />
temporaires. Le Centre est actuel<strong>le</strong>ment<br />
fermé afin de procéder à<br />
la réfection de son exposition permanente.<br />
”<br />
par l’État » dès sa création. Le fonctionnement de ce<br />
premier <strong>musée</strong> est atypique : il est placé sous l’<strong>au</strong>torité<br />
d’une commission extra municipa<strong>le</strong> composée de différentes<br />
personnalités et de plusieurs résistants et déportés,<br />
mais est doté d’un statut municipal. Ce statu quo<br />
est remis en c<strong>au</strong>se <strong>au</strong> début <strong>des</strong> années 1980 car la<br />
direction du Muséum souhaite récupérer <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s prêtées<br />
et que la commission extramunicipa<strong>le</strong> est dissoute.<br />
Soucieux de conserver un droit<br />
de regard sur <strong>le</strong> <strong>musée</strong> et sa<br />
pérennité, ses animateurs vont<br />
alors se regrouper en une association<br />
qui naît <strong>le</strong> 2 avril 1981.<br />
El<strong>le</strong> portera <strong>le</strong> nom d’Association<br />
<strong>des</strong> Amis du Musée de la<br />
Résistance intérieure, extérieure<br />
et de la Déportation.<br />
Il convient de s’arrêter sur ce<br />
terme de Déportation qui peut<br />
<strong>au</strong>jourd’hui prêter à confusion<br />
car il recoupe dans l’esprit du<br />
plus grand nombre celui de<br />
Shoah. En se resituant dans <strong>le</strong><br />
contexte mémoriel de l’époque,<br />
il apparaît que l’histoire et la<br />
mémoire <strong>des</strong> déportés juifs<br />
n’est alors pratiquement pas<br />
présente dans l’espace public, <strong>le</strong>ur mémoire est « portée<br />
» par <strong>le</strong>s associations de déportés résistants, notamment<br />
la FNDIRP1 . De fait, <strong>le</strong> terme de déportation utilisé<br />
ici fait sur<strong>tout</strong> référence à la déportation <strong>des</strong> résistants.<br />
De surcroît, <strong>le</strong>s survivants de la Shoah sont peu nombreux<br />
(moins de 3% <strong>des</strong> déportés juifs sont rentrés de<br />
déportation).<br />
70<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Cela explique en partie que cette instance n’ait compté<br />
dans ses rangs que très peu de survivants de la Shoah.<br />
L’objectif affiché de l’association est d’obtenir la création<br />
par la municipalité d’un lieu dédié à l’histoire et à la<br />
mémoire de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>. Ce lieu n’est<br />
alors pas imaginé comme un <strong>musée</strong>, <strong>le</strong> terme même de<br />
<strong>musée</strong> étant récusé par <strong>le</strong>s porteurs du projet. Il est intéressant<br />
de constater que <strong>le</strong>s arguments mis en avant ne<br />
portent pas tant sur l’intérêt que présentent <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions,<br />
parfois qualifiées de « souvenirs » mais sur l’importance<br />
de l’histoire de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>, et<br />
plus particulièrement de l’histoire de la Résistance pour<br />
la Vil<strong>le</strong> de Lyon. La campagne de col<strong>le</strong>cte d’objets et<br />
documents se poursuit néanmoins, non sans un sentiment<br />
d’urgence suscité par la disparition progressive<br />
<strong>des</strong> acteurs princip<strong>au</strong>x <strong>des</strong> faits.<br />
Le procès de Kl<strong>au</strong>s Barbie, un tournant mémoriel<br />
D’octobre 1983 à octobre 1985, l’instruction du procès<br />
de Kl<strong>au</strong>s Barbie à Lyon remet sur <strong>le</strong> devant de la scène<br />
non seu<strong>le</strong>ment l’histoire de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong><br />
dans la vil<strong>le</strong> mais <strong>au</strong>ssi <strong>le</strong>s rivalités et <strong>le</strong>s non dits qui y<br />
sont attachés.<br />
C’est <strong>au</strong>ssi à cette occasion que <strong>le</strong>s tensions mémoriel<strong>le</strong>s<br />
éclatent <strong>au</strong> grand jour avec notamment la véritab<strong>le</strong><br />
batail<strong>le</strong> livrée par <strong>le</strong>s associations d’anciens résistants<br />
pour que <strong>le</strong>s exactions commises à l’encontre <strong>des</strong><br />
<strong>le</strong>urs soient reconnues comme crime contre l’humanité<br />
et donc jugées, <strong>le</strong>s crimes de guerre étant alors prescrits,<br />
<strong>au</strong> même titre que la persécution <strong>des</strong> juifs. En dernier<br />
ressort, c’est la Cour de cassation qui tranchera en<br />
faveur <strong>des</strong> associations de résistants.<br />
Le procès, durant huit semaines, donne <strong>au</strong> public la possibilité<br />
d’entendre souvent pour la première fois la paro<strong>le</strong><br />
<strong>des</strong> témoins, juifs ou résistants, victimes directes de<br />
Kl<strong>au</strong>s Barbie ou « témoins d’intérêt général ». Pour la<br />
première fois, en vertu de la loi Badinter de 1985, <strong>le</strong>s<br />
<strong>au</strong>diences du procès sont filmées afin d’être archivées<br />
et de pouvoir servir la c<strong>au</strong>se de l’histoire. Le public est<br />
éga<strong>le</strong>ment accueilli nombreux dans la sal<strong>le</strong> <strong>des</strong> pas perdus<br />
du Palais de justice : personnes ayant connu la<br />
période, anciens résistants et déportés mais <strong>au</strong>ssi scolaires.<br />
La très forte émotion suscitée par ce procès vient légitimer<br />
encore plus la demande de l’assocation <strong>des</strong> Amis<br />
du <strong>musée</strong> de la Résistance et de la Déportation et a très<br />
certainement contribué <strong>au</strong> fait que dès 1989, el<strong>le</strong> trouve<br />
<strong>au</strong>près de la Vil<strong>le</strong> de Lyon un accueil favorab<strong>le</strong> <strong>au</strong> projet<br />
de création d’un centre dédié à l’histoire de la Seconde<br />
Guerre mondia<strong>le</strong>.<br />
Tout s<strong>au</strong>f un <strong>musée</strong> : la création du CHRD<br />
Un lieu emblématique<br />
En 1981, l’Éco<strong>le</strong> <strong>des</strong> services de santé militaire, installée<br />
avenue Berthelot depuis 1894, déménage à Bron afin<br />
de disposer d’infrastructures plus adaptées à son évolution.<br />
Les loc<strong>au</strong>x de l’avenue Berthelot sont donc<br />
vacants. Ils sont riches d’une histoire forte, liée à la<br />
Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> : de 1940 à 1942, ils ont<br />
accueilli l’Éco<strong>le</strong> Polytechnique repliée à Lyon puis, du<br />
début de l’année 1943 <strong>au</strong> mois de mai 1944, <strong>le</strong>s services<br />
de la section IV du Sipo-SD, plus connus sous l’appellation<br />
de Gestapo. Enfin, <strong>le</strong> bâtiment a été en partie<br />
détruit lors du bombardement du 26 mai 1944 qui a frappé<br />
<strong>tout</strong> <strong>le</strong> quartier Jean Macé.<br />
C’est donc là que résistants et juifs arrêtés dans la<br />
région étaient conduits pour y être interrogés et <strong>le</strong> plus<br />
souvent torturés sous <strong>le</strong>s ordres de Kl<strong>au</strong>s Barbie. Pour<br />
71<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
<strong>le</strong>s anciens résistants porteurs du projet, l’ancienne<br />
Éco<strong>le</strong> <strong>des</strong> services de santé militaire s’impose comme <strong>le</strong><br />
lieu devant accueillir <strong>le</strong>ur futur projet. Il f<strong>au</strong>dra cependant<br />
plusieurs années pour qu’une affectation définitive<br />
soit trouvée pour <strong>le</strong> bâtiment, là encore, c’est <strong>le</strong> procès<br />
de Kl<strong>au</strong>s Barbie qui sera l’événement déc<strong>le</strong>ncheur de la<br />
décision de la Vil<strong>le</strong> de Lyon d’accéder positivement à la<br />
demande de l’association <strong>des</strong> Amis du <strong>musée</strong> de la<br />
Résistance et de la Déportation.<br />
Les trav<strong>au</strong>x vont débuter en 1990, ils concernent l’ai<strong>le</strong><br />
est du bâtiment (ai<strong>le</strong> « Larey » du temps où l’Éco<strong>le</strong> était<br />
en activité) qui sera entièrement réhabilitée, ses<br />
volumes refondus pour permettre l’installation <strong>des</strong> différents<br />
espaces constituants <strong>le</strong> Centre d’Histoire de la<br />
Résistance et de la Déportation qui sera in<strong>au</strong>guré <strong>le</strong><br />
15 octobre 1992. Les trav<strong>au</strong>x se poursuivront sur l’ensemb<strong>le</strong><br />
du site à la fin <strong>des</strong> années 1990 pour permettre<br />
d’accueillir, en 2000, l’Institut d’Étu<strong>des</strong> Politiques dans<br />
une <strong>des</strong> ai<strong>le</strong>s et l’Institut <strong>des</strong> Sciences de l’Homme dans<br />
la troisième.<br />
Un centre multimodal<br />
Il est frappant de constater, dans <strong>le</strong>s différents écrits<br />
produits tant par l’association que par <strong>le</strong>s services municip<strong>au</strong>x<br />
en charge du projet, que <strong>le</strong> terme de « <strong>musée</strong> »<br />
est systématiquement récusé. Il apparaît en effet pour<br />
<strong>le</strong>s porteurs du projet comme très négativement connoté,<br />
« poussiéreux » et susceptib<strong>le</strong> de rebuter <strong>le</strong>s jeunes<br />
générations, cib<strong>le</strong>s privilégiées du message que<br />
2 : Terme proposé par l’équipe Scène en charge de la scénographie, fortement imprégnée par la culture du théâtre.<br />
souhaitent délivrer <strong>le</strong>s anciens résistants. De fait, l’intitulé<br />
retenu pour <strong>le</strong> nouvel établissement « Centre d’Histoire<br />
de la Résistance et de la Déportation » évoque-t-il<br />
plus un lieu dédié à la recherche historique qu’un établissement<br />
muséal.<br />
L’établissement qui, juridiquement, ne sera jamais <strong>au</strong>tre<br />
chose qu’un <strong>musée</strong> pourtant (il est, du reste, devenu<br />
« <strong>musée</strong> de France » en février 2003, comme tous <strong>le</strong>s<br />
<strong>musée</strong>s contrôlés par l’État) est donc conçu comme un<br />
« centre multimodal » doté, en particulier, d’une ga<strong>le</strong>rie<br />
d’exposition permanente de 600 m² qui présentait la<br />
particularité de ne pas s’appuyer sur <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions de<br />
l’établissement. Ses concepteurs ont souhaité créer un<br />
univers tota<strong>le</strong>ment immersif en développant deux métaphores<br />
: la nuit, à travers un éclairage très tamisé, et<br />
l’enfermement, par l’implantation de cimaises très rapprochées<br />
évoquant <strong>le</strong>s murs d’une vil<strong>le</strong> en ruine.<br />
L’espace s’organise en trois « plate<strong>au</strong>x » 2 déclinant<br />
<strong>au</strong>tant de principes fondament<strong>au</strong>x : « engagement »,<br />
« opinion et propagande », « espace-temps ». Le discours<br />
de la première partie de l’exposition vise à refléter<br />
l’évolution <strong>des</strong> comportements et <strong>le</strong>urs motivations<br />
entre 1940 et 1944, <strong>le</strong> parcours renvoie à <strong>des</strong> notions de<br />
choix individuels ou col<strong>le</strong>ctifs se traduisant par <strong>des</strong><br />
actions et <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> dont la typologie est esquissée.<br />
L’ensemb<strong>le</strong> du propos était volontairement très général,<br />
assis sur <strong>des</strong> exemp<strong>le</strong>s nation<strong>au</strong>x plus que loc<strong>au</strong>x à travers<br />
la présentation de documents, tous reproduits en<br />
fac similés, issus de col<strong>le</strong>ctions extérieures à l’établissement<br />
(agences photo en particulier).<br />
72<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Reconstitution d’une placette de la Croix-Rousse<br />
© Photo Pierre Verrier - DR<br />
Le dispositif s’apparente davantage à un centre d’interprétation<br />
qu’à un parcours muséal, il est complété par<br />
trois espaces de reconstitution évoquant respectivement<br />
une placette de la Croix-Rousse <strong>au</strong>x murs couverts<br />
d’affiches de propagande pour <strong>le</strong> régime de Vichy, un<br />
intérieur de cuisine <strong>des</strong> années 40 où <strong>le</strong> portrait du<br />
maréchal Pétain figure en bonne place mais où sont diffusées<br />
<strong>des</strong> bribes d’émission de la BBC (suggérant ainsi<br />
la comp<strong>le</strong>xité <strong>des</strong> choix <strong>des</strong> individus dans cette<br />
période). Enfin, une sal<strong>le</strong> à l’étage inférieur présente <strong>le</strong>s<br />
rares objets de l’exposition : l’espace évoque une imprimerie<br />
clan<strong>des</strong>tine (réalité forte de la Résistance à Lyon)<br />
en s’appuyant sur une très bel<strong>le</strong> presse Minerve, riche<br />
d’une histoire émouvante puisqu’el<strong>le</strong> fut cel<strong>le</strong> utilisée<br />
par <strong>le</strong> mouvement Combat qui avait installé son imprimerie<br />
clan<strong>des</strong>tine rue Viala, dans <strong>le</strong> 3èmearrondissement de Lyon.<br />
73<br />
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Un centre de documentation, créé à partir du fonds d’origine<br />
de la bibliothèque du <strong>musée</strong> de la Résistance et de<br />
la Déportation est d’emblée positionné en place centra<strong>le</strong><br />
dans l’établissement. Le fonds d’origine comportait<br />
environ 400 ouvrages, dont un grand nombre publiés<br />
dans l’immédiat après-guerre donc désormais introuvab<strong>le</strong>s<br />
et quelques dossiers documentaires. Un fonds<br />
d’archives, constitué d’archives privées (papiers personnels<br />
d’anciens résistants et déportés de la région), de<br />
tracts et journ<strong>au</strong>x clan<strong>des</strong>tins et de quelques affiches<br />
complétait ce noy<strong>au</strong> de départ. Assez curieusement,<br />
ces fonds ne furent versés <strong>au</strong> nouve<strong>au</strong> CHRD par<br />
Reconstitution d’une imprimerie clan<strong>des</strong>tine.<br />
© Photo Pierre Verrier - DR<br />
l’association <strong>des</strong> Amis qu’après son ouverture, sans<br />
classement préalab<strong>le</strong>.<br />
Des années de travail ont permis de fortement enrichir<br />
ce centre de documentation qui comporte <strong>au</strong>jourd’hui<br />
plus de 27 000 ouvrages, un fonds documentaire consacré<br />
non seu<strong>le</strong>ment à la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> mais<br />
<strong>au</strong>ssi à la notion de crime contre l’humanité (<strong>le</strong>s premiers<br />
dossiers documentaires élaborés portaient naturel<strong>le</strong>ment<br />
sur <strong>le</strong> procès de Kl<strong>au</strong>s Barbie), de droits de<br />
l’homme et de mémoire de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>.<br />
Le fonds d’archives, quant à lui, s’enrichit régulièrement<br />
de dons et de dépôts, on citerait notamment <strong>le</strong> dépôt<br />
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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
écent <strong>des</strong> archives du philosophe André Mandouze,<br />
membre fondateur de Témoignage chrétien pendant la<br />
guerre et défenseur du droit du peup<strong>le</strong> algérien à l’indépendance<br />
durant la guerre d’Algérie.<br />
Les résistances <strong>au</strong> <strong>musée</strong><br />
Si <strong>le</strong>s « pères fondateurs » du CHRD avaient, dès avant<br />
la création de l’établissement, annoncé <strong>le</strong>ur intention<br />
d’ouvrir son propos sur <strong>le</strong> monde contemporain, il fallut<br />
attendre quelques années pour trouver à cette volonté<br />
une application concrète. En effet, nous l’avons vu, <strong>le</strong>s<br />
col<strong>le</strong>ctions du CHRD, comme son exposition permanente<br />
ne traitent que de l’Histoire de la Seconde Guerre<br />
mondia<strong>le</strong>. Cette ouverture à de nouvel<strong>le</strong>s thématiques<br />
n’a pas d’emblée fait l’objet d’un consensus <strong>au</strong> sein du<br />
Conseil d’Orientation, instance consultative composée à<br />
parité de représentants de la Vil<strong>le</strong> de Lyon et de représentants<br />
d’associations. Les associations d’anciens<br />
résistants et déportés craignant, en effet, de ne pouvoir<br />
maîtriser la dimension politique de ces sujets.<br />
C’est à travers la programmation <strong>des</strong> expositions temporaires<br />
que la question <strong>des</strong> résistances contemporaines<br />
va émerger <strong>au</strong> CHRD. Cette démarche n’est pas<br />
unique, el<strong>le</strong> est <strong>au</strong>ssi cel<strong>le</strong> d’<strong>au</strong>tres établissements tel<br />
<strong>le</strong> Mémorial de Caen mais est loin d’être systématique,<br />
nombreux sont <strong>le</strong>s <strong>musée</strong>s qui ne se sont, à ce jour,<br />
jamais aventurés dans cette direction. C’est d’après <strong>le</strong>s<br />
archives du <strong>musée</strong> en 1997 que pour la première fois un<br />
sujet extérieur à la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> a été abordé<br />
dans la programmation, soit cinq ans après l’ouverture.<br />
Il s’agissait d’une exposition consacrée <strong>au</strong> travail du<br />
photographe lyonnais André Gamet : Lyon d’ombre et de<br />
Lumières, 1937-1950. Ce très be<strong>au</strong> fonds ne pouvait, en<br />
effet, être scindé et sa présentation a donc contraint<br />
l’équipe du CHRD à traiter l’histoire de l’avant-guerre et<br />
cel<strong>le</strong> de l’après-guerre.<br />
C’est ensuite principa<strong>le</strong>ment par la présentation de parcours<br />
de résistants engagés <strong>tout</strong> <strong>au</strong> long de <strong>le</strong>ur existence<br />
dans <strong>des</strong> combats liés <strong>au</strong>x droits de l’Homme et à la<br />
défense de la liberté que s’est opérée cette ouverture.<br />
Nombreux sont <strong>le</strong>s résistants en effet qui, à l’instar de<br />
Germaine Tillion, Geneviève Antonioz de G<strong>au</strong>l<strong>le</strong> ou<br />
encore de Stephane Hessel, ont eu un engagement que<br />
l’on pourrait qualifier de « citoyen » bien après la Seconde<br />
Guerre mondia<strong>le</strong>. Pas tous, et pas tous <strong>au</strong> même<br />
moment. Rendre compte de <strong>le</strong>urs parcours n’<strong>au</strong>rait donc<br />
<strong>au</strong>cun sens si on l’arrêtait à la Libération.<br />
C’est en travaillant sur l’itinéraire de Germaine Tillion,<br />
ethnologue spécialiste <strong>des</strong> populations berbères d’Algérie,<br />
en 2004, que ces évidences ont achevé de s’imposer<br />
à l’équipe du Centre d’Histoire. En appuyant l’exposition<br />
sur la pratique du métier d’ethnologue qui était celui de<br />
Germaine Tillion, nous sommes parvenus à rendre compte<br />
de la cohérence de ses engagements, tant pendant la<br />
Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> que pendant la Guerre<br />
d’Algérie ou plus tard en faveur <strong>des</strong> détenus par exemp<strong>le</strong>.<br />
Dans <strong>le</strong> même esprit, l’exposition Citoyens en résistance<br />
consacrée à Jean-Pierre Vernant et Pierre<br />
Vidal-Naquet a permis d’évoquer à la fois l’engagement<br />
d’intel<strong>le</strong>ctuels en faveur de l’indépendance de l’Algérie<br />
mais <strong>au</strong>ssi, plus largement, <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du citoyen engagé<br />
sur <strong>le</strong> terrain politique.<br />
Depuis toujours, <strong>le</strong> CHRD a éga<strong>le</strong>ment réservé une large<br />
place à la présentation d’expositions photographiques<br />
dans sa programmation. Ainsi, à travers une approche<br />
artistique a-t-il été possib<strong>le</strong> de rendre compte de différentes<br />
formes d’engagements contemporains. Une<br />
exposition a notamment été consacrée <strong>au</strong>x résistances<br />
<strong>des</strong> femmes à travers <strong>le</strong> monde en 2006 : El<strong>le</strong>s, résister,<br />
s’engager …ici et ail<strong>le</strong>urs mais <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong> sort <strong>des</strong> minorités<br />
: une exposition sur <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s roms de l’agglomération<br />
lyonnaise en 2010, une <strong>au</strong>tre sur <strong>le</strong>s réfugiés<br />
tchétchènes en 2008. Fidè<strong>le</strong> à sa démarche d’apport<br />
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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
historique, <strong>le</strong> CHRD a cependant toujours construit ces<br />
présentations photographiques en y incluant une<br />
contextualisation historique et géopolitique <strong>des</strong>tinée à<br />
aider <strong>le</strong> visiteur à appréhender la comp<strong>le</strong>xité <strong>des</strong><br />
situations.<br />
Au total, sur <strong>le</strong>s quelque quatre-vingts expositions temporaires<br />
programmées par <strong>le</strong> CHRD depuis son in<strong>au</strong>guration,<br />
environ un quart a été consacré à <strong>des</strong> thèmes<br />
postérieurs à la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>. El<strong>le</strong>s ont<br />
généra<strong>le</strong>ment connu un réel succès <strong>au</strong>près du public,<br />
Hall de la mémoire du Centre d’Histoire de la Résistance et de la<br />
Déportation, 2006<br />
© Photo Pierre Verrier – DR<br />
satisfait de trouver <strong>au</strong> sein de l’institution un écho <strong>au</strong>x<br />
préoccupations contemporaines.<br />
Toutefois, nous avons pu constater, sur<strong>tout</strong> depuis ces<br />
dernières années (précisément depuis <strong>le</strong> soixantième<br />
anniversaire de la rédaction du programme du CNR3 en<br />
2004) que c’est <strong>le</strong> concept même de résistance, dans sa<br />
dimension historique, qui a fait irruption dans <strong>le</strong> champ<br />
social et politique. Le CHRD devient de ce fait en soi un<br />
lieu symbo<strong>le</strong> et un emblème de la notion de résistance.<br />
Cela se traduit concrètement par de nombreuses<br />
deman<strong>des</strong> d’associations ou d’individus souhaitant<br />
Buste de Jean Moulin<br />
© Photo Pierre Verrier - DR<br />
3 : C.N.R. : Conseil National de la Résistance : instance mise en place par Jean Moulin en mai 1943 qui réunissait <strong>des</strong> représentants <strong>des</strong> princip<strong>au</strong>x mouvements de<br />
Résistance, <strong>des</strong> partis politiques d’avant-guerre et <strong>des</strong> syndicats de l’époque.<br />
76<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
organiser <strong>des</strong> manifestations dans l’établissement, par<br />
<strong>des</strong> visites plus ou moins officiel<strong>le</strong>s mais <strong>au</strong>ssi, en 2002,<br />
par l’occupation du Centre par <strong>des</strong> sans-papiers durant<br />
trois semaines.<br />
20 ans d’existence : quel<strong>le</strong> réception par <strong>le</strong><br />
public ?<br />
Dans <strong>le</strong> cadre du projet de réfection de l’exposition permanente,<br />
il a semblé souhaitab<strong>le</strong> à l’équipe scientifique<br />
du CHRD de lancer une étude sur la réception de l’actuel<strong>le</strong><br />
exposition par <strong>le</strong> public. Le laboratoire Norbert<br />
Elias de l’ENS Lyon a donc été missionné et a mené<br />
l’étude sur <strong>le</strong> deuxième semestre 2010. L’étude<br />
comportait deux phases : l’administration d’un questionnaire<br />
durant l’été 2010 (700 questionnaires traités) et<br />
<strong>des</strong> entretiens menés avec <strong>des</strong> volontaires à l’<strong>au</strong>tomne<br />
de cette même année : une trentaine avec <strong>des</strong> visiteurs<br />
sur un mode individuel, deux entretiens de groupe ainsi<br />
que <strong>des</strong> entretiens avec <strong>des</strong> enseignants d’une part<br />
et <strong>des</strong> « témoins », anciens résistants et déportés,<br />
d’<strong>au</strong>tre part.<br />
Le résultat de l’étude a fait apparaître <strong>le</strong> fort attachement<br />
du public à l’établissement et, plus déroutant, son<br />
attachement à l’exposition tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> était en dépit de<br />
ses points faib<strong>le</strong>s. Ce que plébiscitaient <strong>le</strong>s personnes<br />
interrogées était précisément <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> parcours<br />
<strong>le</strong>ur donne accès à la réel<strong>le</strong> comp<strong>le</strong>xité de la période<br />
historique, sans simplifications démagogiques.<br />
Le public interrogé faisait éga<strong>le</strong>ment massivement<br />
part de son souci de voir <strong>le</strong> CHRD poursuivre ce qu’il<br />
imaginait être sa mission première : la transmission de<br />
la mémoire de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> <strong>au</strong>x jeunes<br />
générations.<br />
Parmi <strong>le</strong>s améliorations proposées, <strong>le</strong>s personnes participant<br />
<strong>au</strong>x entretiens évoquaient la nécessité d’exposer<br />
ou de mettre en scène davantage d’objets significatifs,<br />
considérant que <strong>des</strong> éléments matériels <strong>au</strong>thentiques<br />
pouvaient uti<strong>le</strong>ment appuyer <strong>le</strong> discours historique, la<br />
présentation de témoignages d’acteurs <strong>des</strong> faits, résistants,<br />
déportés, prisonniers de guerre ou encore enfants<br />
cachés semblait éga<strong>le</strong>ment nécessaire <strong>au</strong>x visiteurs<br />
conscients de la disparition inéluctab<strong>le</strong> <strong>des</strong> témoins de<br />
la période de la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong>.<br />
Cette étude a contribué à nourrir la réf<strong>le</strong>xion sur la<br />
réfection de l’exposition permanente.<br />
La résistance <strong>au</strong> <strong>musée</strong> <strong>au</strong>jourd’hui<br />
À l’<strong>au</strong>tomne 2012, <strong>le</strong> CHRD rouvrira ses portes avec un<br />
nouve<strong>au</strong> parcours permanent, dont il a été décidé par <strong>le</strong><br />
conseil scientifique qu’il serait, comme précédemment,<br />
uniquement centré sur l’histoire de la Seconde Guerre<br />
mondia<strong>le</strong>. Cette nouvel<strong>le</strong> exposition a été conçue en<br />
s’appuyant sur <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions du <strong>musée</strong>, et plus<br />
particulièrement sur sa col<strong>le</strong>ction de témoignages <strong>au</strong>diovisuels.<br />
Le récit sera donc centré sur l’histoire de Lyon<br />
dans la guerre. Ce nouve<strong>au</strong> parcours permettra en particulier<br />
de rendre compte <strong>des</strong> avancées historiographiques<br />
de ces vingt dernières années notamment sur <strong>le</strong>s nouve<strong>au</strong>x<br />
champs de recherche ayant permis une approche<br />
plus « anthropologique » de l’histoire de la Résistance.<br />
Cette nouvel<strong>le</strong> exposition a éga<strong>le</strong>ment pour objectif de<br />
présenter la col<strong>le</strong>ction du CHRD, ce qui a été rendu possib<strong>le</strong><br />
grâce <strong>au</strong> chantier mis en place depuis 2008 visant<br />
à une meil<strong>le</strong>ure étude <strong>des</strong> fonds. Cette assise sur nos<br />
propres ressources permettra de mieux prendre en<br />
compte l’histoire loca<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s itinéraires de Lyonnais<br />
engagés dans la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> à travers la<br />
présentation d’extraits de témoignages <strong>au</strong>diovisuels.<br />
Par ail<strong>le</strong>urs, il a semblé nécessaire de capitaliser <strong>le</strong> travail<br />
réalisé pour la mise en place de cartographies<br />
mémoriel<strong>le</strong>s interactives sur <strong>le</strong> site de la Vil<strong>le</strong> de Lyon en<br />
2009 et 2010 pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s l’équipe du CHRD avait<br />
77<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
éalisé <strong>des</strong> recherches visant à localiser précisément<br />
plusieurs centaines d’événements survenus durant la<br />
guerre (attentats, arrestations, réunions de groupes de<br />
résistance) ainsi que <strong>des</strong> lieux d’implantation d’organismes<br />
clan<strong>des</strong>tins ou <strong>au</strong> contraire d’instances de<br />
répression. Rendre compte de la réalité géographique<br />
de cette histoire permet de la rendre plus concrète pour<br />
<strong>le</strong> public d’<strong>au</strong>jourd’hui, désormais privé de <strong>tout</strong>e transmission<br />
familia<strong>le</strong> directe.<br />
Tant pour <strong>des</strong> raisons budgétaires que parce que <strong>le</strong><br />
public y était manifestement attaché, il a été fait <strong>le</strong><br />
choix de conserver <strong>le</strong>s espaces de reconstitution présents<br />
dans l’ancien parcours, ils <strong>au</strong>ront ainsi <strong>tout</strong>e <strong>le</strong>ur<br />
place dans <strong>le</strong> dispositif de médiation.<br />
Alors que <strong>le</strong>s derniers témoins de la période sont en<br />
train de disparaître, <strong>le</strong>s <strong>musée</strong>s consacrés à la Seconde<br />
Guerre mondia<strong>le</strong> sont tous confrontés à une rupture<br />
dans <strong>le</strong>ur propre histoire car <strong>le</strong>s acteurs <strong>des</strong> faits étaient<br />
souvent <strong>le</strong>s fondateurs de ces établissements. Ils se<br />
trouvent donc face à une forte attente socia<strong>le</strong>, mais<br />
<strong>au</strong>ssi politique : cel<strong>le</strong> de transmettre non seu<strong>le</strong>ment une<br />
connaissance historique mais <strong>au</strong>ssi d’être <strong>le</strong>s porteurs<br />
d’une mémoire et de va<strong>le</strong>urs qui furent cel<strong>le</strong>s défendues<br />
par la Résistance. Cette attente fait la spécificité de nos<br />
<strong>musée</strong>s et <strong>au</strong>ssi <strong>le</strong>ur richesse car el<strong>le</strong> oblige à une<br />
attention constante <strong>au</strong> monde contemporain et à une<br />
projection vers l’avenir. Mais la Résistance n’est-el<strong>le</strong><br />
pas <strong>au</strong>tre chose qu’une projection vers l’avenir ?<br />
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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
RÉFÉRENCES<br />
BIBLIOGRAPHIQUES<br />
Barcellini (S.), Wieviorka (A.)<br />
Passant, souviens-toi : <strong>le</strong>s lieux du souvenir de la Seconde Guerre<br />
mondia<strong>le</strong> en France, Graphein, Paris, 1999.<br />
Battegay (A.), Erramuzpé (G.), Têtu (M.-T.) (dir.)<br />
Exposer <strong>le</strong>s mémoires et l’histoire : Berlin-Ravensbrück : carnet de<br />
visites et de rencontres, décembre 2007, Publications de l’Université<br />
de Saint-Etienne, 2010.<br />
Cand<strong>au</strong> (J.)<br />
Anthropologie de la mémoire, Armand Colin, Paris, 2005.<br />
Déotte (J.-L.)<br />
Oubliez ! Les ruines, l’Europe, <strong>le</strong> <strong>musée</strong>, L’Harmattan, Paris, 1994.<br />
Duclos (J.-C)<br />
« Les résistants, <strong>le</strong>s historiens et <strong>le</strong> muséographe : histoire d’une transaction<br />
et de ses enseignements », communication <strong>au</strong> colloque Résistants<br />
et Résistance, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 217-234.<br />
Joly (M.-H.)<br />
« Des <strong>musée</strong>s de la Résistance », communication <strong>au</strong> colloque Résistants<br />
et Résistance, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 173-216.<br />
Joly (M.-H.), Compère-Morel (T.) (dir.)<br />
Des <strong>musée</strong>s d’histoire pour l’avenir, Editions Noêsis, Paris, 1998.<br />
Trouche (D.)<br />
Les mises en scène de l’histoire : approche communicationnel<strong>le</strong> <strong>des</strong><br />
sites historiques <strong>des</strong> guerres mondia<strong>le</strong>s, L’Harmattan, Paris, 2010.<br />
Le Marec (J.), Deshayes (S.), Scherbina (E.), avec l’aide de<br />
Ploestan (R.)<br />
« Enquête et rencontres <strong>au</strong> Centre d’Histoire de la Résistance et de la<br />
Déportation de Lyon » rapport d’étude, février 2011, Centre Norbert<br />
Elias, C2SO, ENS Lyon (consultab<strong>le</strong> sur place <strong>au</strong> CHRD).<br />
« Mémori<strong>au</strong>x, actes <strong>des</strong> journées d’étude <strong>des</strong> 18-19 novembre<br />
2005 », <strong>musée</strong> d’histoire de Marseil<strong>le</strong>, Conseil Français de l’association<br />
internationa<strong>le</strong> <strong>des</strong> <strong>musée</strong>s d’histoire.<br />
79<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
2RÉSISTANCE<br />
ET ENGAGEMENT<br />
L’ART COMME FORME DE RÉSISTANCE<br />
DANS L’AUSTRALIE ABORIGÈNE<br />
Arn<strong>au</strong>d Morvan, Chercheur en anthropologie et histoire de l’art.<br />
Résumé : Les multip<strong>le</strong>s mouvements artistiques abori-<br />
gènes qui se sont développés en Australie <strong>tout</strong> <strong>au</strong> long du<br />
XXème sièc<strong>le</strong> ont ouvert un espace de négociations culturel<strong>le</strong>s<br />
à la portée h<strong>au</strong>tement politique.<br />
Peintures sur écorces de Terre d'Arnhem ou acryliques sur<br />
toi<strong>le</strong>s, ces œuvres ont accompagné <strong>le</strong> mouvement <strong>des</strong><br />
Droits à la Terre (Land Rights) à l’origine <strong>des</strong> premières restitutions<br />
foncières dans <strong>le</strong>s années 1970. L'artic<strong>le</strong> présente<br />
l'historique de ce mouvement et examine plus en détails<br />
l'origine rituel<strong>le</strong> <strong>des</strong> œuvres contemporaines : <strong>le</strong>s<br />
peintures sur sab<strong>le</strong> purlapa qui fondent la relation existentiel<strong>le</strong><br />
entre un individu et un lieu. Dans l'Australie postcolonia<strong>le</strong>,<br />
l'expression de ce lien à la terre prend la forme<br />
d'un acte de résistance.<br />
Abstract : The multip<strong>le</strong> aboriginal artistic movements<br />
which developed in Australia throughout the twentieth<br />
century have opened up an area of cultural negotiation<br />
with a highly political impact.<br />
Whether paintings on bark from Arnhem Land or acrylics<br />
on canvas, these works accompanied the Land Rights<br />
movement at the origin of the first land restitutions in<br />
the seventies. The artic<strong>le</strong> presents the history of this<br />
movement and examines the ritual origin of these<br />
contemporary works in more detail: the purlapa paintings<br />
on sand expressing the existential relationship between<br />
an individual and a place. In post-colonial Australia, the<br />
expression of this link to the land represents an act of<br />
resistance.<br />
81<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
« Quand nous peignons, que ce soit sur <strong>le</strong> corps pour nos<br />
cérémonies, sur écorce ou sur toi<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> marché, nous<br />
ne peignons pas pour <strong>le</strong> plaisir ou <strong>le</strong> profit. Nous peignons<br />
comme nous l’avons toujours fait, pour démontrer<br />
la continuité du lien qui nous unit à notre terre, <strong>le</strong>s droits<br />
et responsabilités que nous avons envers notre territoire.<br />
Nous peignons pour montrer <strong>au</strong> monde que nous possédons<br />
la terre comme la terre nous possède. Notre<br />
peinture est un acte politique. »<br />
Galarrwuy Yunupingu, 1921 1 .<br />
Le peup<strong>le</strong>ment de l’Australie,<br />
commencé il y a 60 000 ans, a<br />
donné lieu à une importante<br />
diversité culturel<strong>le</strong> illustrée par<br />
la présence d’environ deux cent<br />
cinquante langues à la fin du<br />
XVIIIème sièc<strong>le</strong>. Les traces de ces<br />
cultures sont visib<strong>le</strong>s sur l’ensemb<strong>le</strong><br />
du continent <strong>au</strong>stralien,<br />
un territoire chargé de signes<br />
déclinés sur une grande variété<br />
de supports : bois, pierre, os,<br />
nacre, sculpture sur sab<strong>le</strong> et sur<br />
terre, tissage et travail de la<br />
fibre. Les premières traces de<br />
peintures rupestres dans la<br />
région du Kimber<strong>le</strong>y sont estimées<br />
à 38 000 ans2 , plaçant l’art<br />
aborigène parmi <strong>le</strong>s plus anciennes traditions artistiques<br />
du monde. Si l’art a toujours joué un rô<strong>le</strong> politique à l’intérieur<br />
même <strong>des</strong> sociétés aborigènes, <strong>le</strong> choc colonial a<br />
redirigé <strong>le</strong>s enjeux de pouvoir vers <strong>le</strong>s relations à<br />
« l’Autre » européen. La création aborigène, tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong><br />
s’est développé <strong>au</strong> XXème sièc<strong>le</strong>, a ainsi ouvert un espace<br />
“<br />
Arn<strong>au</strong>d Morvan (Dr) est<br />
chercheur en anthropologie et<br />
histoire de l’art, spécialisé dans<br />
l’étude de l’art aborigène <strong>au</strong>stralien,<br />
l’histoire et la mémoire<br />
colonia<strong>le</strong> dans l’art et <strong>le</strong>s performances.<br />
Il a effectué plusieurs<br />
enquêtes de terrain dans <strong>le</strong><br />
nord-ouest de l’Australie<br />
(EHESS-Paris / University of<br />
Melbourne) et travail<strong>le</strong> comme<br />
commissaire d’exposition et<br />
conseil<strong>le</strong>r indépendant pour<br />
plusieurs institutions publiques<br />
et privées.<br />
”<br />
de contestation <strong>des</strong> identités, de négociation <strong>des</strong> représentations<br />
culturel<strong>le</strong>s, un lieu de résistance à la disparition<br />
programmée de la culture aborigène.<br />
Dans la plupart <strong>des</strong> mythologies <strong>au</strong>straliennes, <strong>le</strong> territoire<br />
physique se présente comme <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> terrestre<br />
d’une géographie sacrée, immatériel<strong>le</strong> issue de parcours<br />
d’êtres totémiques, <strong>des</strong> ancêtres mythiques, créateurs<br />
<strong>des</strong> paysages, <strong>des</strong> hommes et de <strong>le</strong>urs lois. Les<br />
actions de ces êtres hybri<strong>des</strong> (à<br />
la fois animal, végétal, humain<br />
ou élémentaire) sont à l’origine<br />
d’éléments de la géographie<br />
actuel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>urs corps ont fusionné<br />
avec la terre formant rivières,<br />
trous d’e<strong>au</strong>, collines, fail<strong>le</strong>s<br />
rocheuses, gisements d’ocre.<br />
L’ensemb<strong>le</strong> de ces empreintes<br />
forme <strong>des</strong> parcours ancestr<strong>au</strong>x<br />
révélant une cartographie<br />
mythique, cel<strong>le</strong> de la genèse du<br />
continent <strong>au</strong>stralien perçu<br />
comme un vaste rése<strong>au</strong> d’itinéraires<br />
qui se croisent et s’entrelacent<br />
sur la majeure partie du<br />
pays. Ce système cosmologique<br />
prend <strong>le</strong>s noms de jukurrpa,<br />
alcheringa ou ngarranggani<br />
selon <strong>le</strong>s langues (traduit par<br />
« Dreaming » ou « Rêve »), il<br />
forme une dimension parallè<strong>le</strong> et potentiel<strong>le</strong>ment<br />
accessib<strong>le</strong> par l’action rituel<strong>le</strong> et l’activité onirique individuel<strong>le</strong>.<br />
C’est là que réside la spécificité <strong>des</strong> religions<br />
<strong>au</strong>straliennes, la capacité d’une personne à modifier <strong>le</strong><br />
corpus mythique existant par une action individuel<strong>le</strong>. De<br />
nouve<strong>au</strong>x épiso<strong>des</strong> mythiques apparaissent ainsi<br />
1 : Galarrwuy Yunupingu, extrait du catalogue Aratjara : Art of the First Australians, Dumont Buchverlag, Cologne, Germany, 1992. Le texte fut repris dans Art and Australia,<br />
1997 : 66. Galarrwuy Yunupingu est responsab<strong>le</strong> politique <strong>au</strong> Northern Land Council, Darwin.<br />
2 : Morwood M J, 2010, “AMS radiocarbon ages for beeswax and charcoal pigments in north Kimber<strong>le</strong>y rock art”, in Rock Art Research 27: 3-8.<br />
82<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Paysage du nord-ouest <strong>au</strong>stralien<br />
© Arn<strong>au</strong>d Morvan<br />
régulièrement <strong>au</strong> gré de révélations oniriques validées (ou<br />
non) par <strong>le</strong> groupe, donnant lieu à <strong>des</strong> innovations<br />
mythiques, rituel<strong>le</strong>s et artistiques. Chaque individu acquiert<br />
<strong>au</strong> cours de sa vie <strong>des</strong> responsabilités envers plusieurs<br />
récits mythiques et <strong>le</strong>s différents sites, peintures et chants<br />
qui y sont associés. Il en devient <strong>le</strong> gardien. Les représentations<br />
graphiques de récits et de ces lieux donnent ainsi à<br />
voir <strong>le</strong>s liens quasi existentiels qui unissent un peintre à sa<br />
terre. Ce système à la fois religieux, politique, et artistique<br />
va connaître de vio<strong>le</strong>ntes attaques pendant la colonisation.<br />
Lorsque <strong>le</strong> Capitaine Cook débarque à Botany Bay <strong>le</strong><br />
6 mai 1770, sur la côte sud-est de l’Australie en territoire<br />
eora, il déclare <strong>le</strong> continent Terra Nulius et en prend<br />
possession <strong>au</strong> nom de la couronne britannique. Le<br />
concept de Terra Nulius qualifie une terre inhabitée<br />
n’ayant <strong>au</strong>cun propriétaire légitime, el<strong>le</strong> devient alors<br />
aliénab<strong>le</strong>. Bien que plusieurs <strong>au</strong>tres nations, Indonésie,<br />
Japon, Portugal, Hollande ou France aient précédemment<br />
accosté sur <strong>le</strong>s rivages <strong>au</strong>straliens et dans<br />
certains cas, développé <strong>des</strong> relations commercia<strong>le</strong>s<br />
avec <strong>le</strong>s Aborigènes, <strong>le</strong>s Britanniques ont été <strong>le</strong>s premiers<br />
à vouloir revendiquer une propriété sur <strong>le</strong>s terres,<br />
expropriant de fait ses premiers habitants.<br />
Aucun traité n’avait été établi lors de l’invasion. Les<br />
<strong>au</strong>tochtones n’ont pas bénéficié du statut de sujet de la<br />
couronne ni de sa protection comme ce fut <strong>le</strong> cas dans<br />
d’<strong>au</strong>tres colonies. Une résistance aborigène s’organisa<br />
sous forme de guérilla dans <strong>le</strong> Sud-Est du pays, engendrant<br />
de lour<strong>des</strong> pertes de part et d’<strong>au</strong>tre. La répression<br />
vio<strong>le</strong>nte de l’armée <strong>au</strong>ra raison de la lutte aborigène et<br />
l’implantation <strong>des</strong> colons à l’intérieur du pays ne fut que<br />
ra<strong>le</strong>ntie et déc<strong>le</strong>ncha <strong>le</strong> début d’un vertigineux déclin<br />
démographique. Les fermiers, avec l’appui de la police,<br />
avaient alors droit de vie ou de mort sur <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tochtones.<br />
83<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Des missions chrétiennes s’installèrent dans <strong>le</strong>s régions<br />
colonisées pour protéger et convertir <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tochtones.<br />
Parallè<strong>le</strong>ment <strong>au</strong> déclin de certains groupes, une multitude<br />
d’innovations culturel<strong>le</strong>s émergea à la suite du<br />
contact, notamment dans <strong>le</strong> domaine artistique, apparaissant<br />
alors comme un dernier recours à l’effacement<br />
de la culture aborigène.<br />
C’est en 1912, <strong>au</strong> cours d’une <strong>des</strong> <strong>tout</strong>es premières<br />
expéditions scientifiques dans <strong>le</strong> nord tropical du pays,<br />
sur la frontière occidenta<strong>le</strong> de la Terre d’Arnhem<br />
Requin ancestral Balangu, 1985<br />
Jack Kala Kala (vers 1925 – 1987), Maningrida, Terre d’Arnhem occidenta<strong>le</strong>,<br />
Australie<br />
Peinture et pigments naturels sur écorce. H. 135 cm ; l. 70 cm<br />
Inv. 2002.14.1<br />
© Musée <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> / © ADAGP, Paris 2012<br />
photo Patrick Agene<strong>au</strong><br />
(Oenpelli), que fut rapportée l’une <strong>des</strong> premières observations<br />
(européennes) de peintures sur écorce par Baldwin<br />
Spencer, anthropologue et professeur de biologie à<br />
l’université de Melbourne. Oenpelli est une petite localité<br />
aborigène située à la limite de l’expansion colonia<strong>le</strong><br />
du Territoire du Nord. À chaque saison <strong>des</strong> pluies <strong>le</strong>s<br />
Aborigènes de langue gagadju y établissaient un campement<br />
provisoire <strong>au</strong> bord du lagon de Gunbalanya qui<br />
borde la colline Injalak, l’un <strong>des</strong> h<strong>au</strong>ts lieux de l’art<br />
pariétal <strong>au</strong>stralien. C’est pourtant sur <strong>le</strong>s murs en<br />
Visuel non disponib<strong>le</strong><br />
sur la version en ligne.<br />
84<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
écorce <strong>des</strong> huttes édifiées près du lac que Spencer<br />
aperçut <strong>le</strong>s premières peintures. El<strong>le</strong>s étaient réalisées à<br />
même <strong>le</strong>s plaques d’écorce fixées à la structure en bois et<br />
dépeignaient de manière figurative <strong>des</strong> formes anima<strong>le</strong>s<br />
et d’étranges esprits <strong>au</strong>x longs membres entrelacés.<br />
Pendant son séjour, Spencer commanda plusieurs<br />
écorces pour <strong>le</strong> National Museum of Victoria de Melbourne.<br />
À sa suite Paddy Cahill, un chasseur de buff<strong>le</strong>s<br />
s<strong>au</strong>vages, vivant parmi <strong>le</strong>s Aborigènes, continua de rassemb<strong>le</strong>r<br />
<strong>des</strong> peintures pour <strong>le</strong> Museum. (Spencer 1914,<br />
Morphy 2003). Dans <strong>le</strong>s années qui suivirent, <strong>le</strong>s missions<br />
de Milingimbi et Yirrkala et certains anthropologues<br />
comme Donald Thomson encouragèrent <strong>le</strong>s<br />
<strong>au</strong>tres groupes de Terre d’Arnhem à produire <strong>des</strong> peintures<br />
sur écorce pour <strong>le</strong> marché. Les Aborigènes saisirent<br />
rapidement <strong>le</strong> potentiel d’un tel échange en termes<br />
de communication, ils commencèrent à peindre certains<br />
de <strong>le</strong>urs récits mythiques de manière narrative et didactique,<br />
engageant une relation inédite avec <strong>le</strong>s Européens,<br />
<strong>des</strong>tinataires <strong>des</strong> œuvres. La plupart de ces<br />
récits avaient pour objet la fondation mythique de certains<br />
sites du territoire, démontrant <strong>le</strong>s liens indéfectib<strong>le</strong>s<br />
entre ces lieux et <strong>le</strong>s premiers <strong>au</strong>straliens.<br />
Ces peintures, qui mê<strong>le</strong>nt représentations figuratives et<br />
géométriques, entretiennent un lien direct avec <strong>le</strong>s<br />
terres claniques du peintre. Dans cette région de l’Australie,<br />
<strong>le</strong>s clans (et l’ensemb<strong>le</strong> de l’univers) se répartissent<br />
en deux gran<strong>des</strong> catégories appelées moitiés<br />
Dhuwa et Yirritja. Tous <strong>le</strong>s êtres humains, anim<strong>au</strong>x,<br />
plantes, propriétés terriennes, <strong>le</strong>s espaces maritimes ou<br />
aériens, appartiennent à l’une ou l’<strong>au</strong>tre de ces catégories.<br />
Des motifs sacrés comme <strong>le</strong>s losanges ou/et <strong>le</strong>s<br />
lignes croisées rarrk sont associés à chacun <strong>des</strong> clans<br />
Dhuwa et Yirritja. En Terre d’Arnhem, <strong>le</strong>s combinaisons<br />
de certaines représentations figuratives et géométriques,<br />
l’application de différents signes, la manière<br />
dont ils sont exécutés constituent un marquage territorial<br />
précis pour qui sait <strong>le</strong>s interpréter.<br />
À partir <strong>des</strong> années 1930, alors que la présence colonia<strong>le</strong><br />
s’étend sur l’ensemb<strong>le</strong> du continent, l’art va sortir<br />
(partiel<strong>le</strong>ment) de la sphère rituel<strong>le</strong> pour entrer dans <strong>le</strong><br />
domaine public, offrant une visibilité inédite <strong>au</strong>x cultures<br />
<strong>au</strong>tochtones.<br />
Plusieurs événements, en différents points du pays,<br />
manifestèrent cette prise de conscience de la nécessité<br />
d’ouverture. L’un <strong>des</strong> exemp<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus frappants est<br />
celui de l’î<strong>le</strong> d’Elcho, <strong>au</strong> large de la Terre d’Arnhem. En<br />
1957, un groupe d’initiés yolngu prit la décision, après<br />
plusieurs mois de préparation secrète, d’ériger devant<br />
l’église missionnaire un « mémorial » composé de<br />
pote<strong>au</strong>x rituels secrets rangga peints <strong>des</strong> motifs sacrés<br />
<strong>des</strong> différents clans yolngu jusqu’alors visib<strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>ment<br />
par <strong>le</strong>s hommes initiés. Cette action, qualifiée de<br />
« mouvement d’ajustement » par l’anthropologue<br />
R. Berndt, avait d’une part pour but d’établir l’unité <strong>des</strong><br />
clans aborigènes de la Terre d’Arnhem orienta<strong>le</strong> et,<br />
d’<strong>au</strong>tre part, de montrer <strong>au</strong> monde extérieur la force, la<br />
légitimité et l’actualité de la loi ancestra<strong>le</strong>. À la même<br />
époque, <strong>des</strong> innovations rituel<strong>le</strong>s se multiplièrent sur<br />
l’ensemb<strong>le</strong> du continent, accompagnant l’émergence<br />
<strong>des</strong> luttes politiques du mouvement <strong>des</strong> droits à la terre<br />
qui exigeait <strong>des</strong> restitutions foncières.<br />
En 1963, plusieurs <strong>le</strong>aders <strong>des</strong> clans yolngu, voyant<br />
<strong>le</strong>urs territoires menacés par l’implantation d’une mine<br />
de b<strong>au</strong>xite, mettent <strong>au</strong> point une stratégie de contestation<br />
dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s peintures occupent une place centra<strong>le</strong>.<br />
L’action <strong>des</strong> propriétaires traditionnels aborigènes<br />
consista à réaliser deux larges panne<strong>au</strong>x d’écorces présentant<br />
deux textes en anglais et en gumatj, encadrés<br />
<strong>des</strong> signes claniques qui attestaient de la propriété foncière<br />
aborigène sur <strong>le</strong> site de la mine et <strong>le</strong>s terres<br />
adjacentes. Ce document hybride, qui prit <strong>le</strong> nom de<br />
« pétition sur écorce », fut présenté <strong>au</strong> Par<strong>le</strong>ment fédéral<br />
de Canberra assurant à la revendication yolngu une<br />
couverture médiatique sans précédent. Si <strong>le</strong>s revendications<br />
<strong>au</strong>tochtones ne furent pas satisfaites, el<strong>le</strong><br />
85<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
contribuèrent à donner une visibilité et participèrent à<br />
l’adoption quelques années plus tard d’une législation<br />
favorab<strong>le</strong> <strong>au</strong>x revendications territoria<strong>le</strong>s aborigènes, <strong>le</strong><br />
Land Rights Act de 1976.<br />
Ce document, signé par <strong>le</strong> gouverneur général <strong>le</strong><br />
16 décembre 1976, établit <strong>le</strong>s conditions par <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s<br />
<strong>le</strong>s Aborigènes <strong>des</strong> Territoires du Nord peuvent, pour la<br />
première fois, revendiquer <strong>des</strong> terres sur la base d’une<br />
occupation traditionnel<strong>le</strong>. L’Act permet, dans <strong>le</strong> cadre de<br />
la loi <strong>au</strong>stralienne, d’accorder un titre de propriété si <strong>le</strong>s<br />
plaignants produisent <strong>le</strong>s preuves d’un attachement traditionnel<br />
à un territoire. Les revendications du Northern<br />
Territory Act, étaient limitées à <strong>des</strong> terres n’ayant pas<br />
fait l’objet d’une aliénation préalab<strong>le</strong>, laissées vacantes<br />
par la couronne britannique (Crown).<br />
Le deuxième acte de cette révolution culturel<strong>le</strong> <strong>au</strong>stralienne<br />
se dérou<strong>le</strong> en 1971 à quelques milliers de kilomètres<br />
plus <strong>au</strong> sud dans <strong>le</strong>s déserts du centre où <strong>le</strong>s<br />
groupes de langues pintupi, luritja, warlpiri, aranda et<br />
bien d’<strong>au</strong>tres sont rassemblés dans <strong>des</strong> camps de<br />
sédentarisation, dirigés par une administration blanche.<br />
À deux cent cinquante kilomètres <strong>au</strong> sud-ouest d’Alice<br />
Springs, Papunya est l’un de ces camps de réfugiés qui<br />
s’étend <strong>au</strong> pied de la chaîne montagneuse McDonell.<br />
Là, quelque mil<strong>le</strong> quatre cents individus survivent dans<br />
<strong>des</strong> conditions diffici<strong>le</strong>s, la vio<strong>le</strong>nce et <strong>le</strong>s maladies sont<br />
omniprésentes. Suite à l’intérêt d’un enseignant, Geoffrey<br />
Bardon, pour <strong>le</strong>s <strong>des</strong>sins d’enfants, plusieurs initiés<br />
pintupi, menés par Billy Stockman Tjapaltjarri, décidèrent<br />
de transposer sur <strong>le</strong> mur de l’éco<strong>le</strong> <strong>le</strong> tracé d’une<br />
piste de Rêve, l’un <strong>des</strong> itinéraires mythiques qui traversent<br />
la commun<strong>au</strong>té. Poussé par une irrépressib<strong>le</strong> fièvre<br />
artistique, un petit groupe d’hommes pintupi commence<br />
à retranscrire l’iconographie du désert sur tous <strong>le</strong>s<br />
supports disponib<strong>le</strong>s. Cerc<strong>le</strong>s concentriques, points,<br />
demi-cerc<strong>le</strong>s, lignes sinueuses et empreintes anima<strong>le</strong>s,<br />
ces traces codifiées du passage <strong>des</strong> êtres totémiques se<br />
combinent à l’infini et composent la trame de ces<br />
œuvres semi-abstraites qui révè<strong>le</strong>nt l’existence d’une<br />
cartographie mythique de l’Australie, cel<strong>le</strong> <strong>des</strong> pistes de<br />
Rêve qui sillonnent <strong>le</strong> centre du continent. Ces peintures<br />
acryliques sur cartons, panne<strong>au</strong>x, puis toi<strong>le</strong>s furent vendues<br />
à Alice Springs et procuraient <strong>le</strong>s premiers revenus<br />
non-gouvernement<strong>au</strong>x <strong>au</strong>x Aborigènes de Papunya. Ces<br />
artistes pionniers se nomment Yala Yala Gibbs Tjungurrayi,<br />
Uta Uta Tjangala, Mick Namarari Tjapaljarri, Tim<br />
Leura Tjapaljarri ou Clifford Possum. En quelques<br />
années, <strong>le</strong> phénomène se propage dans <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tres<br />
commun<strong>au</strong>tés <strong>des</strong> déserts de l’ouest et du centre à<br />
Yuendumu, Lajamanu, Haasts Bluff, Utopia et jusqu’à<br />
l’ancienne mission catholique de Balgo <strong>au</strong>x portes du<br />
Kimber<strong>le</strong>y. Un peu par<strong>tout</strong> <strong>des</strong> programmes artistiques<br />
se mettent en place. Le mouvement provoque <strong>au</strong>ssi <strong>des</strong><br />
résistances internes et de longues négociations sont<br />
nécessaires, notamment avec <strong>le</strong>s Aranda, pour définir<br />
<strong>le</strong>s modalités de divulgation <strong>des</strong> savoirs ésotériques<br />
contenus dans <strong>le</strong>s peintures. Certains types de motifs<br />
sont interdits, d’<strong>au</strong>tres partiel<strong>le</strong>ment masqués par l’utilisation<br />
<strong>des</strong> points qui se généralise. En passant dans <strong>le</strong><br />
domaine public, certaines oeuvres s’ouvrent à <strong>des</strong> expérimentations<br />
formel<strong>le</strong>s <strong>au</strong>dacieuses, laissant apparaître<br />
<strong>des</strong> sty<strong>le</strong>s très personnels dans l’interprétation <strong>des</strong> paysages<br />
mythiques du centre de l’Australie.<br />
Parallè<strong>le</strong>ment, la période <strong>des</strong> années 1980-90 voit <strong>le</strong><br />
succès <strong>des</strong> Land Rights se matérialiser dans <strong>des</strong><br />
dizaines de restitutions foncières dans <strong>le</strong>s régions du<br />
nord et du centre. De nombreux artistes retournent alors<br />
s’instal<strong>le</strong>r sur <strong>le</strong>urs terres, dans une sorte de « décolonisation<br />
de l’intérieur ». En 1993, <strong>le</strong> premier titre de<br />
86<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Visuel non disponib<strong>le</strong><br />
sur la version en ligne.<br />
Pamapardu Jukurrpa (Rêves termites), 1999<br />
Jack Ross Jakamarra (né en 1925), Yuendumu, Australie<br />
Acrylique sur toi<strong>le</strong>. H. 122cm ; l. 62 cm<br />
Inv. 2003.7.2<br />
© Musée <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> / © ADAGP, Paris 2012<br />
photo Patrick Agene<strong>au</strong><br />
propriété <strong>au</strong>tochtone (native tit<strong>le</strong>) 3 est reconnu par la<br />
H<strong>au</strong>te Cour de Justice <strong>au</strong>stralienne. Pour obtenir de<br />
tel<strong>le</strong>s restitutions, <strong>le</strong>s Aborigènes doivent alors prouver<br />
qu’un lien culturel ininterrompu <strong>le</strong>s attache à <strong>le</strong>urs<br />
terres. Dans ce cadre <strong>le</strong>s peintures, basées sur la mobilisation<br />
de savoirs ésotériques et <strong>des</strong> signes graphiques<br />
qui y sont associés, deviennent pour <strong>le</strong>s Aborigènes <strong>des</strong><br />
preuves de propriété foncière.<br />
C’est <strong>au</strong>ssi la nature per<strong>format</strong>ive <strong>des</strong> peintures qui <strong>le</strong>ur<br />
confère <strong>le</strong> statut d’objet politique, outils de résistances.<br />
Pour comprendre cette caractéristique, il f<strong>au</strong>t explorer<br />
plus profondément l’origine rituel<strong>le</strong> de ces réalisations.<br />
Leur source la plus directe se trouve dans <strong>le</strong>s peintures<br />
sur sab<strong>le</strong>, appelées purlapa en langue warlpiri. Il s’agit<br />
de larges structures de sab<strong>le</strong> de plusieurs mètres de<br />
long, réalisées sur <strong>le</strong> sol, sur <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s sont <strong>des</strong>sinés et<br />
sculptés certains motifs à l’aide de coton s<strong>au</strong>vage<br />
(kapok) blanc ou teint à l’ocre et parfois mélangé <strong>au</strong><br />
sang <strong>des</strong> exécutants. Les déplacements <strong>des</strong> ancêtres<br />
entre <strong>le</strong>s sites de Rêves y sont manifestés par la présence<br />
de dômes ou cerc<strong>le</strong>s concentriques de plusieurs<br />
centimètres de h<strong>au</strong>teur. Parfois <strong>des</strong> pote<strong>au</strong>x cérémoniels<br />
sont plantés en <strong>le</strong>ur centre, matérialisant <strong>le</strong><br />
passage <strong>des</strong> énergies mythiques entre <strong>le</strong>s différentes<br />
dimensions du dedans et du dehors, du sacré et du profane.<br />
Ces structures sont réalisées dans un cadre cérémoniel<br />
pour établir un lien entre <strong>le</strong>s initiés et un site particulier.<br />
Le rituel permet d’accéder à l’énergie mythique<br />
d’un site pour la rediriger sur l’environnement social ou<br />
naturel. À la fin de la cérémonie, la structure est détruite<br />
par <strong>le</strong>s pas <strong>des</strong> danseurs et sous la gouvernance <strong>des</strong><br />
3 : Le titre de propriété <strong>au</strong>tochtone établi à la suite du Native Tit<strong>le</strong> Act de 1993 est la reconnaissance dans la loi <strong>au</strong>stralienne, <strong>des</strong> droits et intérêts <strong>des</strong> <strong>au</strong>tochtones<br />
<strong>au</strong>straliens sur <strong>le</strong>s terres et <strong>le</strong>s espaces maritimes, selon <strong>le</strong>urs lois traditionnel<strong>le</strong>s. Contrairement <strong>au</strong> titre de propriété privée (freehold) ou <strong>au</strong>x terres louées à long terme<br />
(<strong>le</strong>ase), <strong>le</strong> Native Tit<strong>le</strong> n’est pas un <strong>le</strong>gs ou un droit créé par <strong>le</strong> gouvernement. Les Native Tit<strong>le</strong> peuvent êtres reconnus dans <strong>le</strong>s endroits où <strong>le</strong>s populations <strong>au</strong>tochtones<br />
continuent à suivre <strong>le</strong>urs lois traditionnel<strong>le</strong>s et ont maintenu un lien continu avec <strong>le</strong> territoire revendiqué.<br />
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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
propriétaires rituels qui, à l’écart, <strong>au</strong>ront entonné <strong>le</strong>s<br />
chants liés <strong>au</strong>x sites en question (<strong>le</strong>s songlines :<br />
énumération chantée de toponymes sacrés).<br />
Les purlapa constituent un rituel assez soup<strong>le</strong> pouvant être<br />
réalisé dans différents contextes, d’après l’anthropologue<br />
Françoise Dussart, il s‘agit de « mises en scène publiques<br />
[qui] permettaient <strong>au</strong>x <strong>le</strong>aders rituels de manifester <strong>le</strong>urs<br />
droits sur <strong>le</strong>s récits mythiques et <strong>le</strong>s sites sacrés ainsi que<br />
sur <strong>le</strong>s ressources qui y sont associées, devant d’<strong>au</strong>tres<br />
groupes » 4 , en particulier pendant la période de sédentarisation<br />
forcée dans <strong>le</strong>s réserves où différentes famil<strong>le</strong>s,<br />
parfois antagonistes, devaient coexister.<br />
Dans <strong>le</strong> contexte d’une exportation de la culture aborigène<br />
dans <strong>le</strong> domaine public, ces structures étaient souvent choisies<br />
pour accompagner et contextualiser <strong>le</strong>s expositions de<br />
peintures acryliques en Australie et dans <strong>le</strong> monde.<br />
Un texte de Djon Mundine, conservateur aborigène,<br />
éclaire la question : « <strong>tout</strong>es ces installations peuvent<br />
être considérées comme <strong>des</strong> « ambassa<strong>des</strong> de l’esprit »<br />
dans <strong>le</strong> sens où el<strong>le</strong>s représentent <strong>des</strong> paysages<br />
spécifiques et peuvent se dresser n’importe où, là où <strong>le</strong><br />
besoin du rite se fait sentir. On n’a pas besoin d’utiliser<br />
la terre de son propre pays. Lorsqu’el<strong>le</strong>s ont été « chantées<br />
», el<strong>le</strong>s deviennent l’endroit même d’origine jusqu’à<br />
ce qu’el<strong>le</strong>s soient détruites par <strong>le</strong>s pas <strong>des</strong> danseurs, à<br />
la fin de la cérémonie. El<strong>le</strong>s peuvent très bien être<br />
érigées à l’intérieur d’un bâtiment, dans un contexte<br />
urbain ou dans un pays étranger. » 5<br />
Dés 1983, un groupe de douze hommes Warlpiri de Lajamanu,<br />
mené par M<strong>au</strong>rice Luther et Abi Jangala a été<br />
invité <strong>au</strong> Musée d’art Moderne de la Vil<strong>le</strong> de Paris pour<br />
Visuel non disponib<strong>le</strong><br />
sur la version en ligne.<br />
Wirrulnga, 2001<br />
Ningura Napurrula<br />
Acrylique sur toi<strong>le</strong>.<br />
Inv. 2005.6.7<br />
© Musée <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong> / © ADAGP, Paris 2012<br />
photo Patrick Agene<strong>au</strong><br />
4 : Françoise Dussart, 2004, « Montrer sans partager, présenter sans proférer. Redéfinition de l’identité rituel<strong>le</strong> chez <strong>le</strong>s interprètes rituels warlpiri », Anthropologie et<br />
Sociétés, vol 28, n°1, p 70.<br />
5 : Djon Mundine, 1997 « Toute la terre est p<strong>le</strong>ine de signes », in Barou & Crossman, Peintres Aborigènes d’Australie, Montpellier, Indigènes Editions, p 92.<br />
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éaliser une peinture sur sab<strong>le</strong>. La peinture de douze<br />
mètres de long réalisée avec deux tonnes de sab<strong>le</strong><br />
rouge et du kapok blanc manifestait la présence d’un<br />
site du désert Tanami associé à l’ancêtre python Tjundu,<br />
métaphore du principe d’alliance et d’unification 6 .<br />
D’<strong>au</strong>tres expositions suivront, à la Asia Society Gal<strong>le</strong>ries<br />
de New York, <strong>au</strong> Centre Georges Pompidou de Paris et<br />
ail<strong>le</strong>urs, installant l’art du désert sur la scène internationa<strong>le</strong>7<br />
. À chaque fois <strong>le</strong>s purlapa furent utilisées. Lorsque<br />
<strong>le</strong>s Warlpiri créent, en France, une peinture sur sol, ils<br />
ne font pas que « représenter » <strong>le</strong>ur territoire (<strong>au</strong> sens de<br />
mettre quelque chose à la place de quelque chose<br />
d’<strong>au</strong>tre) mais ils l’actualisent, <strong>le</strong> manifestent, <strong>le</strong> produisent<br />
par la performance. Il ne s’agit donc pas d’une<br />
simp<strong>le</strong> représentation mais plutôt d’un acte, d’une<br />
action visant à manifester la présence d’un lieu, de la<br />
même manière que l’on produit une preuve dans un tribunal.<br />
Ils attestent ainsi de <strong>le</strong>ur propriété et de <strong>le</strong>ur<br />
appartenance à un lieu.<br />
Les peintures acryliques (comme <strong>le</strong>s œuvres sur écorce)<br />
reposent sur <strong>le</strong>s mêmes principes que <strong>le</strong>ur version sur<br />
sab<strong>le</strong>. Il n’est pas rare que <strong>le</strong>s peintres prononcent <strong>le</strong>s<br />
paro<strong>le</strong>s de chants rituels pendant l’exécution d’une<br />
œuvre ou lorsqu’ils regardent un de ces tab<strong>le</strong><strong>au</strong>x une<br />
fois achevé. Les peintures entretiennent un lien actif<br />
<strong>au</strong> lieu peint, el<strong>le</strong>s en sont la concrétion, une forme<br />
cristallisée du rituel dont el<strong>le</strong>s captent l’essence. Ces<br />
images à mi-chemin entre la représentation et la mise<br />
en présence, ne sont pas complètement détachées de<br />
<strong>le</strong>ur référent. Les peintures ne font pas que représenter<br />
<strong>le</strong>s connexions entre un individu et un lieu, el<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s<br />
réactivent et <strong>le</strong>s renouvel<strong>le</strong>nt dans un acte de mémoire<br />
dynamique. Pour <strong>le</strong>s peintres, <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>s possèdent une<br />
fonction mnémonique importante en actualisant <strong>le</strong>s<br />
liens avec <strong>le</strong>s sites sacrés.<br />
Les mouvements de peintures acryliques, comme celui<br />
<strong>des</strong> œuvres sur écorces, donnent à voir <strong>des</strong> paysages du<br />
centre du nord de l’Australie, <strong>des</strong> cartes menta<strong>le</strong>s qui<br />
exposent <strong>le</strong>s liens existentiels unissant un individu et sa<br />
terre. Cette spécificité fait de cette tradition artistique<br />
un mouvement d’affirmation culturel<strong>le</strong> qui, dans un<br />
contexte post-colonial, devient acte de résistance. En<br />
Australie, l’art est désormais <strong>au</strong> centre de tous <strong>le</strong>s<br />
débats sur la culture aborigène et ses rapports à la<br />
société <strong>au</strong>stralienne, un peu comme si l’ensemb<strong>le</strong> <strong>des</strong><br />
relations, longtemps inexistantes, entre <strong>le</strong>s deux cultures,<br />
avait été capté et compensé par la sphère artistique.<br />
La résistance n’est pas ici envisagée comme un<br />
blocage réactionnaire ou un acte de préservation mais<br />
plutôt comme un processus d’innovation culturel<strong>le</strong><br />
offrant un modè<strong>le</strong> alternatif de rapport à la terre.<br />
6 : « Nous vous présentons un aperçu de la manière dont nous vénérons <strong>le</strong>s héros sacrés qui nous ont donné notre identité, afin que <strong>le</strong>s Européens puissent comprendre<br />
un peu qui nous sommes et combien, avec force, nous voulons rester nous-mêmes. […] Notre Aboriginal Cultural Fondation va à Paris non pas en tant qu’artistes<br />
professionnels mais pour attirer l’attention du monde sur nous. Lance Bennett, « Tjuntu, centre du rêve Python du désert » in D’un <strong>au</strong>tre continent: l’Australie, <strong>le</strong> rêve<br />
et <strong>le</strong> réel, ARC/ Musée d’Art Moderne de la Vil<strong>le</strong> de Paris, 1983, p. 42-50. »<br />
7 : Voir à ce sujet, Morvan 2007, « retour d’exotisme. La présence <strong>des</strong> artistes aborigènes en France. », in B. Glowczewski & R. Henry (eds), Le Défi indigène, entre spectac<strong>le</strong><br />
et politique. Montreuil, Aux Lieux d’être, pp.125-149.<br />
89<br />
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2RÉSISTANCE<br />
ET ENGAGEMENT<br />
Expériences sensib<strong>le</strong>s<br />
En écho à la thématique "résistance" et après avoir exploré la polysémie<br />
du terme par <strong>des</strong> approches scientifiques, cette rubrique "témoignages"<br />
permet d'ouvrir une fenêtre sur <strong>des</strong> points de vue singuliers, <strong>des</strong><br />
itinéraires, <strong>des</strong> partis pris en donnant la paro<strong>le</strong> à <strong>des</strong> acteurs du champ<br />
culturel <strong>au</strong> sens large. C'est dans cette même logique que se construit la<br />
programmation culturel<strong>le</strong> du <strong>musée</strong> <strong>des</strong> <strong>Confluences</strong>, articulant approches<br />
scientifiques et artistiques.<br />
LA RÉSISTANCE, LOI DE LA<br />
MATIÈRE ET DE L’UNIVERS...<br />
secret du corps, <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> poètes<br />
Annick Charlot, Chorégraphe de la Compagnie Acte.<br />
Résumé : Chorégraphe, je n'ai eu de cesse, dès mes premiers trav<strong>au</strong>x, de questionner mon engagement d’artiste et ma<br />
relation charnel<strong>le</strong> <strong>au</strong> monde. La capacité de résistance, cette force insoupçonnée face à l’irréductib<strong>le</strong> n'est-el<strong>le</strong> pas ce<br />
qui définit l’humain? Deux projets de création chorégraphique, deux « en-quêtes » artistiques <strong>au</strong> cœur de la résistance<br />
m'ont offert, en 2002, ce laboratoire poétique de l'humain. La résistance n'est-el<strong>le</strong> pas ce qui nous révè<strong>le</strong> à la fois corps<br />
et tissus de relation ? Individuel et commun ? Faite du temps et de « liens » n'est-el<strong>le</strong> pas l'expression de notre présence<br />
<strong>au</strong> monde ? C'est ce que m'ont dit la danse et la poésie <strong>des</strong> corps.<br />
De la résistance comme objet de recherche artistique à l'art comme projet de résistance, il n'y a qu'un fil, celui d'une<br />
démarche pour trouver la continuité entre l'art et la société, l’art et la vie. Alors, pour <strong>le</strong> dire, il me f<strong>au</strong>t sortir <strong>des</strong> lieux<br />
réservés à l'art, créer une présence artistique par<strong>tout</strong> où sont <strong>le</strong>s êtres, partager l'expérience sensib<strong>le</strong>, investir l'espace<br />
de la vil<strong>le</strong>, l'espace de la vie. Ce Lieu d’être est ce que je travail<strong>le</strong> <strong>au</strong>jourd'hui.<br />
Abstract : As a choreographer, I have, from my early work, constantly questioned my artistic commitment and my sensual<br />
relationship to the world. Is it not the ability to resist, this unsuspected power in the face of the re<strong>le</strong>nt<strong>le</strong>ss, that<br />
defines a human being? In 2002, two choreographic creation projects, two artistic investigations into the heart of resistance,<br />
offered me this poetic laboratory of that which is human. Is it not resistance that reveals to us both the body<br />
and the fabric of relationships? The individual and the shared? Made of time and “connections”, is it not the expression<br />
of our presence in the world? This is how dance and the poetry of bodies speak to me.<br />
From resistance as the object of artistic research to art as a project of resistance, there is a common thread, that of an<br />
approach to find the continuity between art and society, art and life. Thus, to express this, I must <strong>le</strong>ave the places reserved<br />
for art and create an artistic presence wherever there are human beings. I must share the tangib<strong>le</strong> experience,<br />
take possession of the city, the space of life. This Lieu d’être is what I am currently working on.<br />
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“Après un parcours universitaire, Annick Charlot embrasse dès<br />
1986 une vie professionnel<strong>le</strong> de danseuse contemporaine. Dix années<br />
interprète de la Cie Hal<strong>le</strong>t Eghayan, el<strong>le</strong> fonde ensuite à Lyon la Compagnie<br />
Acte dont el<strong>le</strong> devient chorégraphe en 2000. Les premiers<br />
spectac<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong> crée, de 2002 à 2008 disent, la résistance, la résilience,<br />
la résonance... En 2008, cette quête d’un engagement charnel<br />
<strong>au</strong> monde se traduit <strong>au</strong>-delà de ces créations et façonne une posture :<br />
questionner l’art comme «une manière de faire société». Soucieuse<br />
d’associer un équipage <strong>au</strong> long cours, el<strong>le</strong> choisit, avec la complicité de<br />
Tekhnê Architectes, de donner à la Compagnie un lieu de travail, à<br />
Lyon : <strong>le</strong> Studio <strong>des</strong> Héride<strong>au</strong>x. Chorégraphe engagée, el<strong>le</strong> défend l’art<br />
comme une pratique intrinsèque de la condition humaine et quitte peu<br />
à peu <strong>le</strong>s scènes <strong>des</strong> théâtres pour inscrire ses créations <strong>au</strong> cœur de<br />
l’espace urbain. El<strong>le</strong> nourrit son énergie de rencontres et de collaborations<br />
avec <strong>des</strong> chercheurs, philosophes, sociologues, urbanistes,<br />
géographes. 1<br />
”<br />
Je me souviens de mes élans d’étudiante en génétique, sur <strong>le</strong>s bancs de l’université lyonnaise. Il m’apparaît très<br />
clairement que je cherchais, dans cette étude de l’homme et <strong>des</strong> lois de la vie, la réponse à une question : «quel<br />
est <strong>le</strong> sens de l’Homme ?». Davantage animée par l’intuition que par <strong>le</strong> souci de sa vérification, je passais alors<br />
mon temps à croiser <strong>le</strong>s différentes connaissances qui s’offraient à moi, à faire <strong>des</strong> liens, bâtir <strong>des</strong> ponts et <strong>des</strong> hypothèses,<br />
tenter d’assemb<strong>le</strong>r <strong>le</strong> puzz<strong>le</strong> du mystère humain. «Ce sont là, mademoisel<strong>le</strong> Charlot, <strong>des</strong> conjectures !».<br />
Je compris, dans <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de ce professeur de génétique, que <strong>le</strong> cadre de la démarche scientifique me résistait irrémédiab<strong>le</strong>ment.<br />
Mon esprit avide d’aventures créatrices et fonctionnant par «bonds en avant» serait toujours inapte à<br />
servir la science. Je quittai donc ses amphithéâtres et ses laboratoires pour ne me consacrer plus qu’à ceux de la danse<br />
et de la création, persuadée que cette orientation initia<strong>le</strong> était une «erreur d’aiguillage».<br />
J’ignorais alors, qu’en devenant danseuse puis chorégraphe, je ne quitterais plus ce questionnement sur <strong>le</strong> sens de<br />
l’humain. Que j’allais, à partir de cet instant, plonger en lui de mil<strong>le</strong> manières, enfin assouvir cette quête, en faire l’objet<br />
même de mes recherches artistiques.<br />
1 : El<strong>le</strong> engage <strong>des</strong> projets avec ; Christian Charignon, architecte à Lyon, Olivier Frerot, directeur de l'agence d'urbanisme de Lyon, Pascal Lebrun Cordier, directeur du Master<br />
professionnel Projets culturels dans l'espace public à la Sorbonne, Paris, M<strong>au</strong>d Lefloc, directrice du Pô<strong>le</strong> <strong>des</strong> arts urbains à Tours, Dominique Pestre, historien <strong>des</strong><br />
sciences, Luc Gwiazdzinski, géographe à la Cité <strong>des</strong> territoires (IGA, IUG) à Grenob<strong>le</strong>, Chris Younes, philosophe et architecte à Paris....<br />
94<br />
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Je ne me doutais pas non plus que <strong>le</strong> sujet de la résistance allait, dix ans plus tard, devenir primordial et venir réécrire<br />
à sa manière ce questionnement.<br />
Les déc<strong>le</strong>ncheurs artistiques<br />
La résistance, objet de mes premières recherches de chorégraphe<br />
Chorégraphe, je n’ai eu de cesse, dès mes premiers trav<strong>au</strong>x, de questionner mon engagement d’artiste et ma relation<br />
<strong>au</strong> monde, de défendre cette conviction profonde que l’art chorégraphique est une <strong>le</strong>cture du monde, que la création<br />
est un outil de construction, un vecteur de liberté, un acte politique. La question de l’humain me fascine. Mais plus que<br />
la question, c’est sa traduction par l’écriture de la danse, par <strong>le</strong> langage du corps, par la mise en chair chorégraphique,<br />
qui m’anime. Mon chemin d’artiste n’a pas fini de se cogner à ce caillou-là et d’y user <strong>le</strong>s souliers de la danse.<br />
Tout a commencé en 2001, par la <strong>le</strong>cture du livre-témoignage sobre et fort de Miguel Benasayag, prisonnier d’opinion<br />
durant la dictature argentine. 2 Ce récit Malgré <strong>tout</strong>, contes à voix basse <strong>des</strong> prisons argentines, fut pour moi, une grande<br />
émotion et un déc<strong>le</strong>ncheur. Ce très jeune résistant y témoignait de ses jours de détention, de la clan<strong>des</strong>tinité et <strong>des</strong><br />
actes qui l’avait précédée. La torture, l’iso<strong>le</strong>ment, l’inhumain. Il livrait à chaque ligne une <strong>le</strong>cture minutieuse et criante<br />
<strong>des</strong> états de corps rivés à l’âme, une <strong>des</strong>cription charnel<strong>le</strong> de ses questionnements d’humain à la frontière de la vie. Il<br />
confiait <strong>le</strong>s infimes solutions qui se présentent parfois dans l’enfer de l’insupportab<strong>le</strong> et deviennent <strong>des</strong> raisons de<br />
tenir, encore, de survivre, croire, ne pas renoncer. Comme si cette <strong>le</strong>nte et méthodique étude de lui-même, in vivo, était<br />
ce qui lui permettait de ne pas se disloquer, ne pas sombrer, résister.<br />
Par ce témoignage littéraire, cette traversée de la résistance me répondait de manière poignante. Oui, la capacité de<br />
résistance est bien l’un de ces essentiels qui peut nous définir comme humain. Dans l’acte de résistance, l’esprit et <strong>le</strong><br />
corps ne sont qu’une seu<strong>le</strong> et même entité. La pensée, lorsqu’el<strong>le</strong> devient crucia<strong>le</strong>, se chevil<strong>le</strong> irrémédiab<strong>le</strong>ment <strong>au</strong><br />
corps. C’est là peut-être que la résistance entre en résonance avec ce que sait <strong>le</strong> danseur. Parce qu’il pratique, étudie,<br />
travail<strong>le</strong> quotidiennement la justesse du geste et l’exigence de l’intention, <strong>le</strong> danseur sait que son corps lui-même est<br />
un jeu de résistances : flui<strong>des</strong>, soli<strong>des</strong>, forces, gravité, poids, volonté, épuisement. Sa chair comme <strong>le</strong> tambour du<br />
monde, répond <strong>au</strong>x lois de la matière et de l’univers. Il sait que l’acte de danser, <strong>au</strong>x confins de la matière et de l’imaginaire<br />
n’est <strong>au</strong>tre qu’une variation infinie de tension et relâchement, contraction ou suspension, désir et lâcher-prise,<br />
résistance ou abandon. Comme <strong>le</strong> peintre et sa pa<strong>le</strong>tte <strong>des</strong> cou<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> danseur façonne un nuancier empirique de<br />
résistances du geste et de l’esprit. Il apprend à <strong>le</strong>s reconnaître, <strong>le</strong>s convoquer, <strong>le</strong>s composer à l’infini, <strong>le</strong>s habiter dans<br />
<strong>le</strong>urs infimes variations, <strong>le</strong>s donner à lire. Il apprend que chacune de ces intensités d’énergie est vissée <strong>au</strong> sens qui la<br />
porte, <strong>au</strong>x émotions qui l’engendrent. Ainsi, matière, sens, émotions entremêlés s’imposent à lui pour qu’il <strong>le</strong>s réconcilie,<br />
en livre une <strong>le</strong>cture, une présence commune, un <strong>tout</strong> à ressentir. Capteur et émetteur, il reconnaît en lui l’écho du<br />
monde <strong>au</strong>tant qu’il l’invente, exprime l’universel en <strong>le</strong> conjuguant <strong>au</strong> singulier.<br />
2 : Benasayag (M.), Malgré <strong>tout</strong>, contes à voix basse <strong>des</strong> prisons argentines , Maspero 1980 Parcours, Calman Levy, Paris 2001.<br />
95<br />
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Alors oui, <strong>le</strong> danseur croit ce que crie la résistance : que l’esprit et <strong>le</strong> corps sont indissociab<strong>le</strong>s, que l’esprit prend corps<br />
comme une plante prend racine. Mélange de risque et de nécessité, de concrétude et d’irrationnel, la résistance est <strong>au</strong><br />
corps ce que la lave est <strong>au</strong> volcan, faits tous deux de la même matière et jaillissant l’un de l’<strong>au</strong>tre. Personne n‘a jamais<br />
pu déterminer ce que peut <strong>le</strong> corps, capab<strong>le</strong> de faire surgir <strong>des</strong> ressources inconnues et illimitées. C’est cela que croit<br />
<strong>le</strong> danseur.<br />
Ainsi <strong>le</strong> récit de ce résistant m’est allé droit <strong>au</strong> corps. Et je ne s<strong>au</strong>rais dire si c’est la danseuse dans la chorégraphe ou<br />
la chorégraphe dans la citoyenne qui, la première, a été convoquée par la résistance.<br />
Alors est née la nécessité d’interroger ce mot, « résister ». Questionner la matière du corps résistant et dire par la<br />
danse, <strong>le</strong>s sens multip<strong>le</strong>s, poétiques de cet acte crucial. Faire du verbe « résister » : chair, sang, sueur, mouvement.<br />
Deux créations, un diptyque pour dire la résistance<br />
J’ai imaginé une première création, RReessiisstteenncciiaa,, proposée à Guy Darmet, directeur de la Bienna<strong>le</strong> de la danse de Lyon<br />
2002 « Amérique Latine ». Un second projet, expérimental, s’est conçu en parallè<strong>le</strong>, inscrit dans <strong>le</strong>s trav<strong>au</strong>x Art et<br />
Sciences du CCSTI de Lyon-La Pagode (Centre de Culture Scientifique, Technique et Industriel). Sous la direction de<br />
Daniel Guinet, physicien <strong>au</strong> CNRS de Lyon, <strong>le</strong> CCSTI ouvrait <strong>le</strong> cadre d’un dialogue entre recherche scientifique et processus<br />
de création artistique. DDaannssee EExxppeerriimmeennttaa, uunnee ppaarrool<strong>le</strong>e ssiinngguulliièèrree ssuurr ll’’iiddééee ddee rrééssiissttaannccee est née en avril<br />
2002 après six semaines de recherches dans un studio où nous nous sommes réunis, Daniel Guinet, <strong>le</strong>s danseurs et<br />
moi-même. Ce travail de répétition s’est réparti sur presque huit mois, ponctué d’échanges avec d’<strong>au</strong>tres scientifiques<br />
venus enrichir <strong>le</strong> propos3 , et de rencontres publiques en cours de travail4 . Il s’agissait de faire l’expérience d’un dialogue<br />
concret entre deux propos sur la résistance : celui de la connaissance, verbal et rationnel, et celui de la danse,<br />
visuel et émotionnel. Après plusieurs semaines de recherches, nous avons décidé que ce projet deviendrait un spectac<strong>le</strong><br />
et qu’il garderait sa forme expérimenta<strong>le</strong> de «conférence dansée». Ce spectac<strong>le</strong> a tourné pendant plus de six<br />
années <strong>au</strong>près de multip<strong>le</strong>s publics et sur de nombreuses scènes, <strong>tout</strong> en recevant en 2005, <strong>le</strong> label du comité Rhône-<br />
Alpes de l’Année de la Physique. Avons-nous réussi à vaincre quelques-unes <strong>des</strong> résistances qui cloisonnent <strong>le</strong>s<br />
savoirs, <strong>le</strong>s formes d’intelligences et <strong>le</strong>s points de vue sur <strong>le</strong> monde ?<br />
« Sur scène, un chercheur, une chorégraphe et quatre danseuses, <strong>des</strong> musiques de Charlie Haden, Carla B<strong>le</strong>y... <strong>des</strong><br />
extraits littéraires de Daniel Bensaïd, François Cheng…, pour une expérience origina<strong>le</strong> : construire en trois chapitres<br />
dansés l’alchimie de la résistance.<br />
Résistance de la matière et <strong>des</strong> corps <strong>au</strong>x contraintes physiques, résistance immunologique <strong>au</strong>x virus, stratégie du<br />
vivant et enfin résistance psychologique et philosophique…<br />
3 : Daniel Guinet - Physicien - groupe Matière Nucléaire (Université Cl<strong>au</strong>de Bernard - Lyon 1) // Denis Cerc<strong>le</strong>t - Ethnologue Maîtres de conférences, Centre de Recherches<br />
et d’Etu<strong>des</strong> Anthropologiques (Université Lumière - Lyon 2) // François Vandenesch - Professeur / Chercheur Hospitalier - Pathogénie <strong>des</strong> Staphylocoques INSERM<br />
(Faculté de Médecine Laënnec - Lyon).<br />
4 : Intervention lors <strong>des</strong> premières rencontres « Art, sciences et technologie » à La Rochel<strong>le</strong>, en 2001. Participation <strong>au</strong>x rencontres CCSTIva<strong>le</strong>s de Suze la Rousse 2001.<br />
96<br />
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Resistencia, cie Acte<br />
© Christian Ganet<br />
97<br />
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Conversation à deux voix, alliage délicat du sensib<strong>le</strong> et du rationnel, de la poésie et de la connaissance, DDaannssee<br />
EExxppeerriimmeennttaa ouvre un espace de rencontre insolite entre l’art et la science, ludique, interrogateur, parfois poignant.<br />
Ou comment l’être humain se constitue et s’arrange de ses forces et de ses faib<strong>le</strong>sses, en organisant sa propre résis-<br />
tance face <strong>au</strong> monde qui l’entoure.<br />
Que se joue-t-il entre <strong>le</strong>s corps ? Corps-particu<strong>le</strong>s ? Corps-Cellu<strong>le</strong>s ? Êtres humains ? Corps-social ? Quels sont ces liens<br />
qui <strong>le</strong>s relient ? D’où vient <strong>le</strong>ur force de vivre, toujours, encore, malgré <strong>tout</strong> ? » 5 .<br />
RReessiisstteenncciiaa, création pour six danseurs, est née quelques mois plus tard, <strong>le</strong> 25 septembre 2002, <strong>au</strong> cœur de la<br />
Bienna<strong>le</strong> de la Danse de Lyon.<br />
“Dis-moi, corps, dis-moi résister”. Que f<strong>au</strong>t-il pour ne pas se désintégrer, réagir, surmonter, dire « non » intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>-<br />
ment et physiquement à l’inconcevab<strong>le</strong>, à l’insupportab<strong>le</strong> ? Que f<strong>au</strong>t-il pour redonner la dignité <strong>au</strong>x âmes martyrisées,<br />
à la volonté défaite, <strong>au</strong> chaos de la ruine intérieure ? Que f<strong>au</strong>t-il pour rester debout à chaque instant ? De l’énergie,<br />
be<strong>au</strong>coup d’énergie. Je vois la danse de RReessiisstteenncciiaa comme cela. Les corps, pour dire cela, je crois, <strong>le</strong>s corps exultent<br />
dans <strong>le</strong>ur puissance énergétique. Et <strong>au</strong>-delà <strong>des</strong> corps la danse montre la force d’âme, <strong>le</strong> désir de la transcendance, la<br />
quête d’espérances humaines 6 .<br />
Lorsque je chorégraphie, je suis mue par l’envie de dire et de comprendre. C’est pourquoi j’ai construit RReessiisstteenncciiaa<br />
comme une enquête…Une « en-quête » d’Humain dans son incroyab<strong>le</strong> capacité à résister. J’ai rencontré et écouté ces<br />
hommes et ces femmes, résistants, exilés, qui tous ont vécu, survécu, lutté, face <strong>au</strong>x états tortionnaires, <strong>au</strong>x états de<br />
terreur. J’ai laissé <strong>le</strong>urs récits, <strong>le</strong>urs témoignages m’imprégner, résonner dans mon travail de chorégraphe jusqu’à trouver<br />
l’écho, <strong>le</strong>s métaphores, une matière artistique. Il ne s’agissait pas, sur<strong>tout</strong> pas, de montrer ou de représenter la vio<strong>le</strong>nce.<br />
Cela eut été indécent, inuti<strong>le</strong> et un pâ<strong>le</strong> mensonge. Ma nécessité, dans cette patiente captation <strong>des</strong> états du<br />
corps résistant, était de trouver comment restituer, par la danse, <strong>le</strong>s émotions et l’ineffab<strong>le</strong> <strong>au</strong>-delà <strong>des</strong> faits et <strong>des</strong> sensations<br />
du visib<strong>le</strong>.<br />
Ce que <strong>le</strong>s corps et la danse m’ont dit de la résistance<br />
Dans ce travail de recherche trois idées me sont apparues, aveuglantes. El<strong>le</strong>s sont devenues la trame et <strong>le</strong> propos de ces<br />
deux créations.<br />
La résistance est affaire de liens<br />
Chimiques, physiques, clan<strong>des</strong>tins, secrets, à <strong>tout</strong>es <strong>le</strong>s échel<strong>le</strong>s de la vie, la résistance invente du col<strong>le</strong>ctif qui deviendra<br />
sa stratégie, sa force. Tandis que <strong>le</strong>s physiciens m’expliquaient la résistance de la matière (gaz, liquide ou solide),<br />
par la nature <strong>des</strong> liaisons atomiques, <strong>le</strong>s biologistes, <strong>le</strong>s défenses immunitaires par <strong>des</strong> stratégies de communication<br />
5 : Note d'intention dans <strong>le</strong> dossier artistique du spectac<strong>le</strong> Danse Experimenta.<br />
6 : Note d'intention dans <strong>le</strong> dossier artistique du spectac<strong>le</strong> Resistencia.<br />
98<br />
L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
iochimiques, <strong>le</strong>s témoignages de résistants, eux, me parlaient <strong>au</strong>ssi de cela : liens, rassemb<strong>le</strong>ments, contacts clan<strong>des</strong>tins,<br />
rencontres secrètes, circulations de messages écrits, organisation, transmission, chaîne de soutien, chaîne<br />
d’actions... La résistance enfante <strong>des</strong> rése<strong>au</strong>x inouïs, invente une interdépendance, une intelligence col<strong>le</strong>ctive. Même<br />
<strong>au</strong> plus profond de <strong>le</strong>ur iso<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s prisonniers politiques parviennent encore à créer <strong>des</strong> langages à travers <strong>le</strong>s murs<br />
ou à communiquer par <strong>des</strong> mouvements <strong>des</strong> doigts, seuls visib<strong>le</strong>s sous l’entrebâil<strong>le</strong>ment de <strong>le</strong>urs cagou<strong>le</strong>s. Plus encore,<br />
un résistant torturé apprend un jour, par la voix de son tortionnaire, que loin en Europe, <strong>des</strong> gens manifestent pour<br />
sa libération. Il parvient grâce à ce lien invisib<strong>le</strong>, à trouver la force menta<strong>le</strong> de ne pas sombrer. Là où la vie est empêchée,<br />
ce rhizome de connexions, génère du «possib<strong>le</strong>», de la lutte, du commun. Par la danse nous l’avons dit.<br />
La résistance met en jeu <strong>le</strong> corps et <strong>le</strong> temps, <strong>le</strong> corps dans <strong>le</strong> temps<br />
La résistance survient quand on ne peut plus devenir. Quel que soit son degré mental, el<strong>le</strong> affecte <strong>le</strong> corps dans son<br />
« a-venir », sa capacité à tenir.<br />
Cela est flagrant dans <strong>le</strong> cas de luttes armées ou révolutionnaires, mais l’est peut-être moins lors de résistances pacifistes,<br />
et pourtant... corps couchés pour faire barrage, grèves de la faim, chaînes humaines, capacité d’inertie, d’immobilité,<br />
langages corporels secrets, présences muettes, poésie écrite et propagée dans <strong>le</strong> danger... par<strong>tout</strong> <strong>le</strong> corps<br />
est en jeu.<br />
L’épuisement sera ce qui <strong>le</strong>s fera tomber, ils <strong>le</strong> savent, <strong>le</strong>s résistants. Corps physiques, intimes ou corps col<strong>le</strong>ctifs, il <strong>le</strong>ur<br />
f<strong>au</strong>t résister à l’épuisement, tenir, longtemps. La danse et la chorégraphie savent comment exprimer cela. Ainsi la<br />
danse peut raconter à sa manière ces mères de la place de Mai à Buenos Aires, <strong>le</strong>ur acte toujours recommencé, depuis<br />
<strong>des</strong> années, tous <strong>le</strong>s jeudis, rassemblées, <strong>le</strong>ur danse répétée, toujours la même, dire encore et encore, ne pas renoncer.<br />
Si l’une tombe, <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tres continuent, une <strong>au</strong>tre reprend, une <strong>au</strong>tre encore recommence lorsque <strong>le</strong>s <strong>au</strong>tres vont<br />
abandonner. Ainsi <strong>le</strong>ur danse toujours perpétuée, commune, est <strong>le</strong> secret de <strong>le</strong>ur résistance. Nous pouvions <strong>le</strong> dire.<br />
L’énergie de la résistance est faite d’espoir et de présence <strong>au</strong> monde<br />
L’effort physique n’est rien. L’effort mental capab<strong>le</strong> ou non de l’engendrer est premier. Lui seul est la clé, si diffici<strong>le</strong> à<br />
mobiliser. D’où nous vient cette énergie, cette force insoupçonnée ? Je pressens qu’el<strong>le</strong> vient de ce qu’un être est à la<br />
fois corps et tissus de relations, à la fois visib<strong>le</strong> et invisib<strong>le</strong>. Il est à la fois l’individuel de son corps animal et <strong>le</strong> commun,<br />
<strong>le</strong> nous, de son corps relationnel. Son existence même est charnel<strong>le</strong>ment définie par la relation qu’il entretient<br />
avec <strong>le</strong> monde. C’est cela un être humain et pas <strong>au</strong>tre chose. Le milieu que s’inventent <strong>le</strong>s êtres est une véritab<strong>le</strong> création.<br />
Ce n’est pas simp<strong>le</strong>ment une donnée, mais c’est un Umwelt. Et <strong>le</strong> défi de chacun répond à l’enjeu du monde. Alors<br />
est possib<strong>le</strong> <strong>le</strong> changement, l’acte, l’engagement charnel. C’est cela l’espoir et pas <strong>au</strong>tre chose. L’espoir engendre la<br />
résistance qui est l’expression de notre présence <strong>au</strong> monde.<br />
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“Ainsi la poésie n’<strong>au</strong>ra pas chanté en vain” (Pablo Neruda)*<br />
L‘art comme projet de résistance<br />
Ces deux spectac<strong>le</strong>s diffusés dans <strong>le</strong> rése<strong>au</strong> culturel étaient <strong>au</strong>ssi une paro<strong>le</strong> d’artiste que je souhaitais engager <strong>au</strong>x<br />
côtés de ceux, chercheurs ou simp<strong>le</strong>s citoyens qui font un travail de mémoire et de justice, pour résister <strong>au</strong>ssi à l’oubli.<br />
Ainsi nous avons partagé ces spectac<strong>le</strong>s dans différents contextes de rencontres et séminaires7 .<br />
Résister c’est créer, créer c’est résister a écrit Miguel Benasayag et avec lui tous ceux, si nombreux, pour qui l’expression<br />
artistique a été, face <strong>au</strong> non-humain, une manière de combat, victoire ou résilience. Car, il n’y a parfois que la vie<br />
intérieure pour faire face à la vie, que la création pour faire face <strong>au</strong> fracas du réel. C’est ainsi que j’ai deux années plus<br />
tard, eu l’envie de créer <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> Résilience, nos manières d’aimer.<br />
Mais il me fallait al<strong>le</strong>r encore plus avant, un chemin avait commencé à se tracer.<br />
Si la création peut réparer une âme cabossée dans un corps b<strong>le</strong>ssé, alors ne peut-on pas penser qu’el<strong>le</strong> est à tous <strong>le</strong>s<br />
degrés de l’existence une manière d’accroître <strong>le</strong> sens de vivre, de renouer <strong>le</strong> je, <strong>le</strong> nous, de <strong>des</strong>siner un monde à<br />
habiter ?<br />
Comment se crée la continuité entre l’art et <strong>le</strong> monde, l’art et la société, l’art et chacun ? Je crois que l‘art est une partie<br />
intrinsèque de la condition d’humain, un droit fondamental. Pour moi, il y a un droit à l’art comme il y a un droit à<br />
l’éducation. Alors, pour <strong>le</strong> dire, il me f<strong>au</strong>t sortir <strong>des</strong> théâtres, créer une présence artistique par<strong>tout</strong> où sont <strong>le</strong>s êtres,<br />
partager l’expérience sensib<strong>le</strong>, investir l’espace de la vil<strong>le</strong>, l’espace de la vie. Il y a un risque à prendre... Faire surgir la<br />
poésie sur <strong>le</strong>s territoires du quotidien. Croire à l’événement-avènement dans la trame ordinaire <strong>des</strong> jours, conjuguer<br />
habiter avec un monde où avoir lieu d’être. En partant de l’espace, celui <strong>des</strong> lieux, celui <strong>des</strong> corps, provoquer l’irruption<br />
d’un réel que l’on n’attend pas. Prendre l’espace public comme on « prendrait la Bastil<strong>le</strong> » pour que l’art soit <strong>au</strong>ssi une<br />
résistance à l’insignifiance ou la barbarie.<br />
C’est pour cela que j’ai créé <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> LIEU d’ÊTRE, Manifeste chorégraphique pour l’utopie d’habiter.<br />
*Conclusion du discours que prononça Pablo Neruda en 1971, à Stockholm, lors de la remise de son prix Nobel de Littérature.<br />
7 : À l’Institut <strong>des</strong> Droits de l'Homme de Lyon, dans <strong>le</strong> cadre d'un colloque "Mémoire de la vio<strong>le</strong>nce et espoir de paix", pour Amnesty International en 2003, à l'Institut<br />
d’Éthique et <strong>des</strong> Droits de l’Homme de Fribourg (Suisse) lors du colloque «Culture et droits de l'homme» en 2003.<br />
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LIEU d’ÊTRE, cie Acte<br />
© Frédéric Pfisterer<br />
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Création nomade pour <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s LIEU d’ÊTRE se joue à ciel ouvert et incarne <strong>le</strong> récit de lieux habités. Au-delà d’un<br />
spectac<strong>le</strong>-événement, ce projet associe, <strong>au</strong>x côtés d’artistes, <strong>le</strong>s habitants d’un immeub<strong>le</strong>, d’un quartier, d’une vil<strong>le</strong>,<br />
jusqu’à <strong>le</strong>s intégrer physiquement <strong>au</strong> processus de création. Il réunit éga<strong>le</strong>ment dans sa genèse, de nombreux prati-<br />
quants de ce territoire : passants, architectes, urbanistes, relais soci<strong>au</strong>x, structures publiques ou privées, à travers une<br />
expérience artistique col<strong>le</strong>ctive. Par el<strong>le</strong> pouvons-nous fabriquer du nous ? Peup<strong>le</strong> éphémère, pouvons-nous regénérer<br />
<strong>le</strong> sentiment d’appartenir <strong>au</strong> commun ? Dans cette composition de l’ici et maintenant, là, où cèdent <strong>le</strong>s frontières, <strong>des</strong><br />
Hommes se rencontrent, se savent, ensemb<strong>le</strong>. LIEU d’ÊTRE fait <strong>le</strong> pari de la tendresse socia<strong>le</strong> par la présence d’ar-<br />
tistes en un lieu. Un manifeste : mettre en mouvement l’habitat, <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif, un rêve social.<br />
L’art est un langage de la résistance non parce qu’il s’oppose obligatoirement mais parce qu’il résiste et échappe <strong>au</strong>x<br />
dogmes <strong>au</strong>tant qu’il <strong>le</strong> peut, <strong>au</strong>x lois édictées ou sous-jacentes d’une pensée dominante. L’art n’est-il pas ce qui nous<br />
« ré-éveil<strong>le</strong> » à nous-même ? Ce qui rend manifeste <strong>le</strong> projet du don ? Créer dans l’espace public, mê<strong>le</strong> l’acte artistique<br />
et <strong>le</strong> geste politique. Est-ce un mouvement de résistance ? C’est en <strong>tout</strong> cas une ré-invention charnel<strong>le</strong> du réel, une<br />
manière de recomposer l’espace-temps quotidien, de l’énoncer « <strong>au</strong>tre ». C’est <strong>au</strong>ssi une a<strong>le</strong>rte, <strong>le</strong> désir de dénoncer,<br />
ne pas renoncer. La fonction première de l’art est d’être dans la vie, et l’expérience sensib<strong>le</strong> du monde est une nécessité<br />
fondatrice et indéfectib<strong>le</strong> de notre humanité. N’est-ce pas notre métier, nous qui en sommes <strong>le</strong>s artisans d’en être<br />
<strong>au</strong>ssi <strong>le</strong>s crieurs et <strong>le</strong>s veil<strong>le</strong>urs ?<br />
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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Antelme (G.)<br />
L‘espèce humaine, Galllimard, St Amand, 1999.<br />
Benasayag (M.)<br />
Malgré <strong>tout</strong>, contes à voix basse <strong>des</strong> prisons argentines ,<br />
Maspero 1980.<br />
Parcours, Calman Levy, Paris, 2001.<br />
Castillo (C.)<br />
Un jour d’octobre à Santiago, Barr<strong>au</strong>lt, Mayenne 1992 ;<br />
Santiago-Paris, <strong>le</strong> vol de la mémoire (co-écrit avec sa mère<br />
M. Echevarría), Plon, 2002.<br />
Cheng (F.), Dastur (F.), Escoubas (E.), Damien (R.)<br />
“Arbre-résistance”, “Le foyer et la poche” et <strong>au</strong>tres textes,<br />
in Écrire, résister (recueil) Encre marine, la Versanne, 2001.<br />
Jacques (A.)<br />
L’interdit ou la torture en procès, Cerf, Lonrai, 1994.<br />
RÉFÉRENCES<br />
BIBLIOGRAPHIQUES<br />
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El<strong>le</strong>s et Eux de la résistance, Tirésias, Paris, 2003.<br />
Levi (P.)<br />
Si c’est un homme Pocket, La Flèche, 2001.<br />
M<strong>au</strong>rice (V.)<br />
Nacht und nebel in « Écrire, résister » (recueil) Encre marine,<br />
la Versanne, 2001.<br />
Semprun (G.)<br />
Le Grand Voyage, Gallimard, 1972.<br />
L’Écriture ou la vie, Gallimard, 1994.<br />
Sironi (F.)<br />
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Verbisky (H.)<br />
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Ressources en ligne<br />
Resistencia : http://www.numeridanse.tv/fr/catalog&<br />
mediaRef=MEDIA120531165750802<br />
Danse Experimenta : http://www.numeridanse.tv/fr/<br />
catalog&mediaRef=MEDIA120531152507642<br />
LIEU d'ÊTRE : http://www.numeridanse.tv/fr/catalog&<br />
mediaRef=MEDIA120529110015368<br />
Site de la Compagnie Acte : http://www.compagnie-acte.fr/<br />
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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
COMITÉ DE LECTURE Elisabeth de Fontenay, philosophe<br />
Pierre Gibert, historien de la culture<br />
Christian Lévêque, écologue<br />
Michè<strong>le</strong> Cros, professeur d’anthropologie<br />
Serge Ch<strong>au</strong>mier, muséologue<br />
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Bruno Jacomy<br />
RÉDACTRICE EN CHEF Nathalie Candito<br />
SECRÉTAIRE DE RÉDACTION Boël Sartor<br />
INTRODUCTIONS ET RELECTURE Véronique Chabert-Grangeon<br />
TRADUCTION Amplus<br />
Couverture : Photo © Armin Hess & COOP HIMMELB(L)AU<br />
Création & impression : www.unigraphic.fr<br />
N° ISSN : 1966-6845<br />
Achevé d’imprimer : Juin 2012<br />
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L E S C A H I E R S D U M U S É E D E S C O N F L U E N C E S - R E S I S T A N C E S
Prix : 9,50 €<br />
N°ISSN : 1966-6845<br />
Le Robert définit résister en deux temps : d’abord en<br />
« parlant de ce qui est matériel et passif », il s’agit de<br />
« ne pas s’altérer sous l’effet de », « de ne pas être détruit,<br />
affaibli par ce qui menace l’organisme » par exemp<strong>le</strong>.<br />
Ensuite, la définition concerne « ce qui est actif,<br />
volontaire » ; il est question « de faire front, de<br />
s’opposer à ». Ainsi, la notion de résistance intègrerait deux<br />
pô<strong>le</strong>s : l’exigence de préservation d’un état qui s’applique à<br />
tous <strong>le</strong>s domaines et la volonté d’opposition qui suppose<br />
une conscience de ce qui fait obstac<strong>le</strong> à la liberté, propre à<br />
l’homme. Ce numéro explore <strong>le</strong>s différents sens de la<br />
résistance ainsi que <strong>le</strong>s moyens qu’el<strong>le</strong> mobilise dans<br />
<strong>le</strong>s domaines de la politique, <strong>des</strong> sciences, de l’art,<br />
<strong>des</strong> langues, etc.