Texte intégral de la contribution de Jean-Yves Rochex (PDF - 164 Ko)

tâches et l’avancée du travail collectif ; préserver la qualité du climat de la classe… Mais ces
objectifs et préoccupations ne font pas toujours bon ménage avec les visées ou les normes
propres aux enjeux de savoir et d’apprentissage, et les modes de faire différenciés que les
enseignants mettent en œuvre, de façon volontaire ou non, consciente ou insue, en fonction
des caractéristiques et des différences qu’ils perçoivent chez leurs élèves, conduisent
fréquemment, par effet de cumul, à ce que les uns et les autres fréquentent des univers de
travail et de savoirs différenciés, et inégalement productifs en termes d’activité intellectuelle
et d’apprentissages potentiels. Les « différences » auxquelles sont sensibles la plupart des
enseignants des classes que nous avons observées, et auxquelles ils ont été rendus sensibles
par les conceptions de l’enfance et de l’apprentissage dominantes aujourd’hui, et par leur
formation et leur habitus professionnels, de même que la manière dont ils s’efforcent ou sont
contraints de les prendre en considération ou de s’y adapter, ont souvent peu à voir avec une
description et une analyse des modes de faire des élèves les plus en difficulté avec les tâches
et les enjeux d’apprentissage dont elles sont censées être porteuses, mais bien plus avec la
conformité au résultat attendu, avec des normes, plus ou moins formelles, de présentation,
d’attitude ou de comportement, et ce d’autant plus que sont fortes les contraintes de situations
liées à l’exercice des métiers enseignants en milieux populaires et précarisés.
Des processus de différenciation faits de logiques hétérogènes
Ces processus de différenciation, cette fabrique de l’inégalité scolaire, résultent d’un
tissage de logiques hétérogènes que les concepts proposés par Basil Bernstein 2 permettent
selon nous de décrire et d’analyser de manière extrêmement féconde pour faire que sociologie
et didactiques puissent non seulement se rencontrer mais s’interroger et s’enrichir
mutuellement.
Une centration sur les tâches au détriment des enjeux de savoir
La première de ces logique tient à la place et au statut des contenus et enjeux de savoir
dans le travail des enseignants, dans la conduite mais aussi la préparation de la classe, et sur
leur caractère « transparent » ou « incident » dans les modes de faire de la plupart de ceux
dont nous avons observé les classes. Quelle que soit la manière dont ils se positionnent
explicitement (ou non) dans le débat pédagogique, ces enseignants semblent pris entre la
nécessité de pouvoir instrumenter leur travail en utilisant les outils et ressources – manuels,
fichiers, revues… – qui leur sont accessibles ou qui leur ont été recommandés, et leur souci –
appuyé sur une doxa pédagogique « moderniste », voire « constructiviste » – de faire que les
élèves, idéalement tous les élèves, soient « en activité ». Cette double contrainte, associée
sans doute à leur degré de maîtrise et à leur propre rapport aux savoirs qu’ils sont chargés
d’enseigner, les conduit dès lors à adopter très fréquemment des modes de faire alternant des
phases de travail individuel et des moments de correction ou de « reprise » collectifs. Cet
assouplissement du mode d’enseignement simultané aujourd’hui dominant à l’école
maternelle (Joigneaux, 2009) et, si l’on en croit nos observations, à l’école élémentaire, est lié
à un usage prépondérant, parfois même quasi-exclusif, de fiches et supports d’exercice,
extraits de manuels ou de fichiers ou issus de recherches ou d’échanges sur Internet ou entre
collègues, parfois utilisés indépendamment des progressions dans lesquelles leurs concepteurs
les avaient conçus. Les élèves doivent le plus souvent travailler sur ces supports
individuellement ou en petits groupes, ce qui ne permet un contrôle de ce travail qu’à partir
des traces ou des résultats écrits que les enseignants peuvent y vérifier après-coup. Dès lors, le
2 . Auteur étrangement absent de l’appel à contributions du colloque et de sa bibliographie.