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L'épreuve de la rue a commencé - Alger Hebdo.com

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8<br />

J’<br />

entrais dans un infini<br />

état <strong>de</strong> grâce.<br />

Février bourgeonnait<br />

déjà et <strong>de</strong>s<br />

<strong>la</strong>mbeaux <strong>de</strong> c<strong>la</strong>rté<br />

s’obstinaient à<br />

squatter <strong>la</strong> grisaille<br />

du ciel. Il y eut<br />

même quelques journées resplendissantes<br />

et l’on s’empressa<br />

<strong>de</strong> ranger les écharpes pour les<br />

ressortir le len<strong>de</strong>main, heureux<br />

malgré tout d’avoir contourné <strong>la</strong><br />

froidure. Et l’hiver s’entêta en<br />

souff<strong>la</strong>nt ce qui lui restait <strong>de</strong> rafales<br />

et <strong>de</strong> tempêtes. Il neigea<br />

même un vendredi matin et <strong>la</strong><br />

ville s’enferma dans une douce<br />

torpeur, à peine troublée par les<br />

cris <strong>de</strong>s bambins qui bombardaient<br />

à coups <strong>de</strong> boule <strong>de</strong> neige<br />

tout ce qui passait.<br />

Je m’habil<strong>la</strong>is <strong>de</strong> sérénité et<br />

abandonnais tous les artifices,<br />

puisant dans le regard quiet <strong>de</strong><br />

Linda cette douceur apaisante<br />

qui me manquait tant. «Si tu fus<br />

jaloux, me disait-elle, c’est que<br />

tu m’aimes ?» Moi, prenant cet<br />

air que je vou<strong>la</strong>is plein d’assurance,<br />

je lui rétorquais que je<br />

m’étais décidé à n’aimer que<br />

celle qui m’aime, <strong>la</strong>s <strong>de</strong> ces<br />

aventures sans len<strong>de</strong>main. Elle<br />

me prenait alors <strong>la</strong> main et <strong>la</strong><br />

frottait si fort qu’elle <strong>la</strong> réchauffait<br />

aussitôt. Ce n’était que<br />

lorsque le crépuscule pointait<br />

ses har<strong>de</strong>s empourprées, que<br />

l’on se résignait à rentrer en mesurant<br />

<strong>la</strong> longueur <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit qui<br />

nous séparait du len<strong>de</strong>main. Je<br />

rentrais chez moi à l’heure <strong>de</strong>s<br />

pères <strong>de</strong> famille et ma mère<br />

constata intriguée ce brusque<br />

changement, elle qui fut habituée<br />

à me voir rentrer à <strong>de</strong>s<br />

heures indues, titubant, l’œil hagard<br />

et <strong>la</strong> bave cou<strong>la</strong>nte. Je<br />

m’instal<strong>la</strong>is en face du téléviseur<br />

et ava<strong>la</strong>is avec un bonheur<br />

infini ces jeux débiles <strong>de</strong>stinés<br />

aux ménagères <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> cinquante<br />

ans. Je me farcissais tout<br />

le programme et après avoir vu<br />

le film <strong>de</strong> <strong>la</strong> soirée, je me retirais<br />

tranquillement dans ma<br />

chambre où je m’endormais<br />

aussitôt bercé par le sourire ingénu<br />

d’une fille rencontrée au<br />

hasard d’un matin d’hiver. Je finis<br />

par me convaincre qu’il fal<strong>la</strong>it<br />

se méfier <strong>de</strong> ces passions dévorantes<br />

qui vous prenaient <strong>la</strong><br />

tête au point <strong>de</strong> vous <strong>la</strong> faire<br />

perdre et que <strong>la</strong> meilleure manière<br />

d’être heureux, c’est <strong>de</strong> se<br />

<strong>la</strong>isser glisser dans ces tendresses<br />

sereines et quiètes qui,<br />

même si elles sont sans surprises<br />

et semblent cheminer<br />

dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>titu<strong>de</strong>, ont au moins<br />

l’immense avantage <strong>de</strong> durer. Je<br />

vou<strong>la</strong>is que ça dure avec Linda<br />

et j’entrevoyais <strong>de</strong> longues soirées<br />

d’hiver au coin <strong>de</strong> l’affection<br />

et dans le silence feutré à<br />

peine troublé par le martèlement<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> pluie et le ronronnement<br />

du chauffage. Mustapha, cet ami<br />

qui m’apprit tant <strong>de</strong> choses, disait<br />

toujours que le bonheur était<br />

à <strong>la</strong> portée <strong>de</strong> tous les hommes à<br />

BONNES FEUILLES<br />

Etat <strong>de</strong> grâce<br />

condition qu’ils n’exigeassent<br />

pas plus que ce que leur réservait<br />

<strong>la</strong> <strong>de</strong>stinée. J’ai été malheureux<br />

parce que j’ai caressé le<br />

rêve fou <strong>de</strong> vivre avec Nefdja,<br />

une habitante d’une autre p<strong>la</strong>nète,<br />

sans doute trop belle, trop<br />

magique pour vivre <strong>la</strong> vie<br />

simple que je lui proposais. Je<br />

l’aurais installée dans un petit<br />

appartement d’une cité grise et<br />

impersonnelle et elle se serait<br />

échinée à vaquer à <strong>de</strong>s tâches<br />

ménagères, elle fille <strong>de</strong> l’immensité<br />

et <strong>de</strong> tous les mystères.<br />

Le ciel d’août lui aurait trop<br />

manqué dans ce Tell où les<br />

étoiles pâlissent <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> lumière<br />

diffuse <strong>de</strong>s réverbères.<br />

Linda est une fille <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville,<br />

c’est-à-dire encline à accepter à<br />

s’acclimater à toutes les vicissitu<strong>de</strong>s<br />

urbaines et Dieu seul sait<br />

qu’il y en avait. Nous sommes<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> même race <strong>de</strong> pollués,<br />

d’usagers <strong>de</strong>s transports publics,<br />

d’enchaînés aux longues<br />

queues, <strong>de</strong> promeneurs dans les<br />

avenues surpeuplées crou<strong>la</strong>nt<br />

sous les immondices et<br />

suffoquant sous le tintamarre<br />

<strong>de</strong>s automobiles.<br />

Mars frappa à nos portes un<br />

beau matin, éblouissant <strong>de</strong> c<strong>la</strong>rté,<br />

vert <strong>com</strong>me un gigantesque<br />

pré et l’herbe a même agressé<br />

l’asphalte en poussant impudiquement<br />

dans les fissures du bitume.<br />

Alors ce printemps précoce<br />

empourprait les joues <strong>de</strong>s<br />

jeunes filles et il y eut même <strong>de</strong>s<br />

pics <strong>de</strong> chaleur qui dénudèrent<br />

leurs épaules b<strong>la</strong>nches. Nous<br />

passions <strong>de</strong> longs après-midi nichés<br />

à l’ombre <strong>de</strong> notre amour<br />

paisible en prenant soin <strong>de</strong> ne<br />

rien nous promettre <strong>de</strong> peur <strong>de</strong><br />

voir s’effondrer nos projets. Le<br />

printemps l’avait transformée et<br />

je ne pouvais détacher mon regard<br />

<strong>de</strong> ses traits épanouis <strong>com</strong>me<br />

l’iris sur le champ. «Il va falloir<br />

aller un jour dans un coin où<br />

personne ne nous dérangerait»,<br />

lui <strong>de</strong>mandai-je. «Mais nous<br />

sommes bien ici…» Je renonçais<br />

vite à l’inviter quelque part<br />

où je pourrais à loisir <strong>la</strong> prendre<br />

dans mes bras. Quand le soleil<br />

se faisait insistant, elle <strong>la</strong>issait<br />

<strong>Alger</strong> <strong>Hebdo</strong> n° 267 - Semaine du 19 au 25 février 2011<br />

tomber sa veste et je restais béat<br />

<strong>de</strong>vant ses bras dodus et <strong>la</strong>iteux.<br />

Alors un désir violent s’emparait<br />

<strong>de</strong> moi et, <strong>de</strong>vinant mes pensées<br />

libidineuses, elle me disait :<br />

«Sois patient ! quand on sera<br />

mariés, on pourra tout faire…»<br />

Et je fus patient, me contentant<br />

<strong>de</strong> donner libre cours à mes fantasmes<br />

en <strong>la</strong>issant m’envahir ce<br />

désir brû<strong>la</strong>nt qui convulsait mon<br />

corps chaque fois que je <strong>la</strong><br />

voyais. Puis, en cette fin mars,<br />

un événement se produisit. On<br />

venait d’arrêter les assassins <strong>de</strong><br />

Hassan et on s’apprêtait à les juger.<br />

Je ne voulus pour rien au<br />

mon<strong>de</strong> rater le procès et, enfoncés<br />

par un bril<strong>la</strong>nt avocat, les<br />

<strong>de</strong>ux adolescents écopèrent <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> perpétuité. J’eus <strong>la</strong>rgement le<br />

temps <strong>de</strong> les dévisager. Deux<br />

adolescents encore imberbes qui<br />

ne cessaient <strong>de</strong> répéter qu’ils<br />

avaient exécuté un «taghout»,<br />

un mécréant serviteur d’un Etat<br />

impie. Je ressentis presque <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pitié pour ces <strong>de</strong>ux gosses qui<br />

tuèrent froi<strong>de</strong>ment un autre jeune<br />

à peine plus âgé et dont le<br />

Par Khaled Ali<br />

seul tort fut <strong>de</strong> passer son service<br />

militaire. A l’énoncé du verdict,<br />

ils <strong>de</strong>meurèrent froids, imperturbables,<br />

<strong>com</strong>me résignés à<br />

cette terrible sentence, sanction<br />

d’une noble mission. Voilà donc<br />

ce que les gourous ont fait <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

jeunesse, un ramassis <strong>de</strong> zombies<br />

prêts à mourir pour une<br />

cause qu’ils méconnaissaient,<br />

prêts à tuer leur propre père si<br />

leurs directeurs <strong>de</strong> conscience le<br />

leur <strong>de</strong>mandaient. Cet embriga<strong>de</strong>ment<br />

avait quelque chose <strong>de</strong><br />

morbi<strong>de</strong>, et ceux qui avaient<br />

<strong>com</strong>mandité cet assassinat<br />

étaient sûrement à l’abri<br />

quelque part dans une montagne<br />

et peut-être même assistaient-ils<br />

eux aussi au procès. Je dus me<br />

frayer un passage pour aller calmer<br />

<strong>la</strong> mère <strong>de</strong> Hassan qui, en<br />

sanglots, harangua <strong>de</strong> manière<br />

poignante les <strong>de</strong>ux assassins <strong>de</strong><br />

son fils. Même le juge, à l’allure<br />

si austère, baissa les yeux et ordonna<br />

aux policiers <strong>de</strong> <strong>la</strong>isser <strong>la</strong><br />

dame donner libre cours à sa<br />

douleur. Le frère <strong>de</strong> Hassan put<br />

même se glisser subrepticement<br />

dans <strong>la</strong> foule et approcha les<br />

<strong>de</strong>ux coupables en leur crachant<br />

sur <strong>la</strong> figure. Ils ne bronchèrent<br />

pas et tout le mon<strong>de</strong> put voir<br />

avec dégoût ces <strong>de</strong>ux faces <strong>de</strong><br />

rat d’où s’écou<strong>la</strong>ient <strong>de</strong> longues<br />

traînées <strong>de</strong> salive.<br />

Je sortis écœuré et dus me<br />

rendre au domicile <strong>de</strong> mon défunt<br />

ami où sa mère nous offrit<br />

un succulent couscous à <strong>la</strong> mémoire<br />

<strong>de</strong> son fils. Nous mangeâmes<br />

tristement et le tintement<br />

<strong>de</strong>s cuillères était ponctué<br />

par <strong>la</strong> voix du récitant du Coran<br />

qui instal<strong>la</strong> <strong>de</strong> l’apaisement dans<br />

cet appartement <strong>de</strong> banlieue,<br />

simple et accueil<strong>la</strong>nt <strong>com</strong>me<br />

l’était Hassan. Je rentrais chez<br />

moi, ébranlé par le souvenir <strong>de</strong><br />

ce gai luron.<br />

Linda avait téléphoné car j’avais<br />

oublié <strong>de</strong> <strong>la</strong> prévenir. Je l’appe<strong>la</strong>is<br />

aussitôt et j’entendis les<br />

plus belles paroles qu’une fille<br />

pouvait me dire : «Je t’aime»,<br />

me murmura-t-elle et elle raccrocha.<br />

Je <strong>de</strong>meurais figé à fixer<br />

ce <strong>com</strong>biné d’où venaient <strong>de</strong><br />

sortir ces paroles magiques. Je<br />

pensais à Hassan. Peut-être une<br />

fille lui a-t-elle dit un jour ces<br />

mots simples qui vous transforment<br />

un homme. Je m’en voulus<br />

presque d’être si heureux et appris<br />

à cet instant précis que <strong>la</strong><br />

vie ne va<strong>la</strong>it le coup que dans <strong>la</strong><br />

plus gran<strong>de</strong> simplicité, loin <strong>de</strong><br />

ces chimères et ces ambitions<br />

démesurées nourries par <strong>de</strong>s<br />

hommes trop préoccupés par<br />

leur égoïsme pour apprécier «les<br />

mots <strong>de</strong>s pauvres gens», <strong>com</strong>me<br />

dirait le poète. Je me découvris<br />

une âme <strong>de</strong> poète et décidai<br />

d’écrire sur-le-champ, mais aucun<br />

mot ne venait. J’étais trop<br />

habité par <strong>la</strong> réalité pour une<br />

fois plus belle que le rêve. On ne<br />

<strong>de</strong>vient poète que sous l’emprise<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> douleur. K. A.

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