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Au soir de la moisson<br />
- Le Crieur <strong>des</strong> blés -<br />
Ecrit par Vanessa Terral<br />
Le train s’arrêta à un quai ruisselant de cha<strong>le</strong>ur. L’éclat blanc du so<strong>le</strong>il s’accrochait au bitume et b<strong>le</strong>ssait <strong>le</strong>s<br />
yeux. Hélianthe sortit du wagon, son sac de voyage à la main et d’épaisses lunettes noires sur son nez mutin. La masse<br />
de ses cheveux roux terne paraissait presque nue avec sa douzaine de charmes confectionnés à la va-vite. El<strong>le</strong> fit<br />
quelques pas, hésita un instant, puis se dirigea sans plus tarder vers l’intérieur de cette petite gare perdue au milieu <strong>des</strong><br />
ronces. Les touristes se retournèrent sur son passage, étonnés que cette frê<strong>le</strong> silhouette aux jupons légers puisse<br />
supporter un immense manteau malgré la touffeur. El<strong>le</strong> poussa une porte de bois vert pâ<strong>le</strong> aux carreaux larges. Deux<br />
femmes l’attendaient sur un banc, assises dans la fraîcheur de la sal<strong>le</strong> si<strong>le</strong>ncieuse. El<strong>le</strong>s se <strong>le</strong>vèrent à l’approche de la<br />
consultante en affaires occultes. La plus petite s’avança. Ses cheveux coupés courts s’accordaient à ses vêtements : toute<br />
en noire, <strong>des</strong> touches d’un rouge vio<strong>le</strong>nt affichaient la cou<strong>le</strong>ur, dans <strong>le</strong>s deux sens de l’expression. Son visage dur,<br />
malgré <strong>des</strong> rondeurs juvéni<strong>le</strong>s qui persistaient à l’attendrir, s’agrémentait de pupil<strong>le</strong>s d’un b<strong>le</strong>u cristallin. Cel<strong>le</strong>s-ci<br />
semblaient deux bassins de roches grises baignés d’eau de source. El<strong>le</strong> devait avoir la vingtaine et, pourtant, il se<br />
dégageait d’el<strong>le</strong> une autorité et un charisme à rendre vert d’envie un politicien. Un pentagramme d’argent pendait sur<br />
son torse au bout d’une longue chaîne. De confection simp<strong>le</strong> et fine, <strong>le</strong> bijou ne se remarquait qu’en raison du T-shirt<br />
monochrome de la demoisel<strong>le</strong>.<br />
La jeune femme sourit avec une cha<strong>le</strong>ur étonnante par son contraste. El<strong>le</strong> ouvrit <strong>le</strong>s bras et tendit <strong>le</strong>s lèvres pour<br />
embrasser Hélianthe. Cette dernière répondit à son enthousiasme.<br />
« Bonjour, ma grande sœur préférée ! Ça faisait un bon bout de temps.<br />
・D’autant préférée que je suis l’unique, répliqua la consultante, amusée. Bonjour Jusquiame. »<br />
La brunette grimaça.<br />
« C’est Kia maintenant. Et bienvenue en Picardie ! »<br />
« Qu’est-ce qui est arrivé à votre manteau ? » demanda Treslune, une expression ingénue sur son visage parsemé de<br />
taches de rousseur.<br />
Assise sur la banquette arrière en compagnie de l’amie de sa sœur, Hélianthe l’observa, puis baissa <strong>le</strong> regard sur sa<br />
propre veste. Des marques de brûlure larges comme sa paume lui donnaient un aspect plus misérab<strong>le</strong> qu’à l’habitude.<br />
Dans <strong>le</strong> rétroviseur, <strong>le</strong>s pupil<strong>le</strong>s de Kia scintillèrent un bref instant avant de se reporter sur <strong>le</strong>s lacets de la route. Le trio<br />
avait pris place dans une petite voiture qui, aux grincements de la carrosserie, accusait bien quinze ans d’âge.<br />
« Ma dernière mission a été un peu mouvementée. Cela importe guère. D’après ce que Jus… Kia m’a raconté au<br />
téléphone, je n’aurai pas besoin de toutes mes protections pour renvoyer ce Crieur dans l’Autre Monde.<br />
・C’est pas un Crieur, c’est un Houppeux ! »<br />
Les deux amies s’étaient exclamées en même temps et, à présent, pouffaient en choeur.<br />
« Marëve défend mordicus <strong>le</strong> folklore de son pays, expliqua Treslune. El<strong>le</strong> nous reprend à chaque fois que nous avons<br />
<strong>le</strong> malheur d’utiliser <strong>le</strong> terme générique. C’en devient irritant… » conclut-el<strong>le</strong> tandis que ses sourcils pâ<strong>le</strong>s se fronçaient<br />
et que son sourire se transformait en moue.<br />
La chevelure de la jeune femme l’auréolait d’une blondeur dorée qui se trouvait atténuée par <strong>le</strong> jaune de sa robe,<br />
entrecoupé avec bonheur de rubans et de broderies vert gazon et b<strong>le</strong>u ciel. Malgré <strong>le</strong> sacrifice de ses atours aux cou<strong>le</strong>urs<br />
de la fête de Lammas, el<strong>le</strong> resp<strong>le</strong>ndissait. Un chignon lâche et piqué de blés dégageait sa nuque, où trois lunes se<br />
révélaient. Ce tatouage discret en disait long sur sa foi et sur son implication dans cel<strong>le</strong>-ci. Avec Kia et cinq autres<br />
païens, ils formaient un coven assidu et cha<strong>le</strong>ureux, de ce qu’Hélianthe avait pu déduire <strong>des</strong> discussions occasionnel<strong>le</strong>s<br />
qu’el<strong>le</strong> nouait avec sa cadette.<br />
« Et puis, je sais bien qu’on ne doit en rire, reprit-el<strong>le</strong>. Il y a quand même eu… Combien déjà, Kia ? Deux morts ?<br />
・Oui. Tous <strong>le</strong>s deux découverts noyés sur un terrain bien sec. Il s’agit de parcel<strong>le</strong>s <strong>des</strong>tinées à un lotissement.<br />
La commune a asséché <strong>le</strong>s marais qui s’y trouvaient et a vendu ces nouvel<strong>le</strong>s terres à un entrepreneur, il y a quelques<br />
mois. Et depuis la dernière lune noire, <strong>des</strong> cadavres sont découverts là, de l’eau p<strong>le</strong>in <strong>le</strong>s poumons. J’aurais aimé pouvoir<br />
vérifier mon hypothèse avant de t’appe<strong>le</strong>r, lança la sorcière à Hélianthe. Mais <strong>le</strong>s flics ne m’auraient pas laissée<br />
approcher la victime. Et puis… »<br />
La brunette prit soudain conscience de ses propos et se mordit <strong>le</strong>s lèvres. Un si<strong>le</strong>nce lourd s’installa dans <strong>le</strong> creux de<br />
cette phrase inachevée. Le visage de Treslune trahit sa curiosité. El<strong>le</strong> eut cependant <strong>le</strong> bon goût de taire ses interrogations<br />
et l’amitié de relancer la conversation. L’enquêtrice apprit donc que <strong>le</strong> petit groupe se réunissait ici chaque début du<br />
mois d’août depuis quatre ans afin de fêter Lammas, ou Lughnasadh comme l’appelaient d’autres païens. Un <strong>des</strong> onc<strong>le</strong>s<br />
de Marëve <strong>le</strong>ur prêtait un coin de son champ et permettait l’accès à une sal<strong>le</strong> d’eau. Les tentes étaient plantées à l’ombre<br />
d’un petit bois qui jouxtait la propriété, afin que la cha<strong>le</strong>ur ne devienne pas insupportab<strong>le</strong> sous <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>s. L’agriculteur<br />
s’était fait tirer l’oreil<strong>le</strong> la première année, cependant l’enthousiasme lui était bien vite venu quand il avait découvert<br />
l’abondance de sa récolte suivante.