Anarchie créative Un clou de plus dans le cercueil du ... - Alex Chavot

Anarchie
créative
par Kalle Lasn
suivi de
Un clou de plus dans
le cercueil du graphisme
par Dmitri Siegel

Publié dans
Le graphisme
en textes
2011, pp. 98-101 & 115-118

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Anarchie
créative

« Ce qu’il faut au graphisme, proclame Kalle Lasn, c’est dix ans de
désordres… L’anarchie… Après cela, peut-être signifiera-t-il à nouveau
quelque chose... Peut-être représentera-t-il à nouveau quelque
chose. » Et il met la profession en garde : « Nous avons perdu le fil de
notre propre récit. Nous avons perdu notre âme. » Design Anarchy,
dont nous reprenons ci-dessous un extrait, est son manifeste le plus
virulent. Dans ce texte, Lasn nous force à regarder en face les conséquences
néfastes de notre métier, en invoquant les dommages psychologiques
et environnementaux de la surconsommation. Les graphistes,
accuse-t-il, ont créé cette situation de crise – et ils sont en
mesure de la résoudre. Né en Estonie durant la Seconde Guerre
mondiale, Lasn a vécu une partie de son enfance dans un camp de
réfugiés. Sa famille émigra ensuite en Australie ; lui passa la première
partie de sa vie d’adulte à voyager de par le monde. En 1989, il fonda
au Canada le magazine Adbusters. Depuis, cet ancien expert en marketing
devenu un activiste médiatique utilise Adbusters et le mouvement
dit du « détournement culturel » dont il fait partie, pour combattre
le mal par le mal. Il nous rappelle que le graphisme est une
profession puissante aux conséquences potentiellement désastreuses.
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LA RÉVOLUTION CULTURELLE
EST NOTRE MÉTIER
Nous sommes un réseau global d’artistes, d’écrivains, de militants
de l’environnement, du commerce équitable et de la décroissance,
d’enseignants, d’agitateurs, de semeurs de merde, d’incorrigibles et de
mécontents. Nous sommes des anarchistes, des tacticiens de la guérilla,
des combattants mimétiques, des néo-Luddites, des farceurs, des
poètes, des philosophes et des punks. Notre but est le renversement
des structures de pouvoir existantes et le bouleversement de notre
mode de vie au XXI e siècle. Nous changerons la façon dont l’information
circule, la façon dont les institutions exercent leur pouvoir, la
façon dont les industries de l’agro-alimentaire, de la mode, de l’automobile
et de la culture fixent leurs objectifs. Avant tout, nous changerons
la façon dont nous interagissons avec les médias de masse, et les
mécanismes de la production sémantique dans notre société.
ANARCHIE CRÉATIVE
L’anarchie créative est une folie. Ne la choisissez que si vous êtes
certain que toute autre option grignoterait votre âme et vous donnerait
un ulcère hémorragique, que si vous vous savez être parmi les
rares graphistes qui tiennent entre leurs mains le feu de Prométhée.
Vous souffrirez pendant des années et vous mènerez une vie de
chien errant, mais vous éprouverez la joie de briser toutes les règles,
de mêler librement art et politique, d’exprimer vos croyances et vos
convictions à travers votre travail. Et finalement, si vous êtes réellement
aussi génial que vous pensez l’être, vous aurez l’opportunité de
repousser les limites de la culture mondialisée avec des formes nouvelles
et audacieuses. et des modes d’existence intégralement neufs.

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Un clou de plus
dans le cercueil
du graphisme

L’autre jour, dans une librairie, j’ai été frappé par une drôle de
coïncidence : le dernier livre de Karim Rashid, intitulé Design Your
Self, trônait sur une étagère juste à côté de Blueprint, un nouveau
magazine lancé par Martha Stewart, qui titrait de façon également
joyeuse et injonctive : « Design your life ! ». Avec le récent ouvrage
d’Ellen Lupton, Diy : Design It Yourself, ces publications forment
une mini explosion éditoriale destinée à démocratiser la pratique du
design (et même si, comme l’a noté Ellen Lupton, le livre de Rashid
est plus préoccupé de repenser la vie de son auteur que la vôtre).
Ajoutez à cela la popularité des émissions télévisées de conseil en
décoration intérieure et des livres consacrés au « développement personnel
» : notre société baigne littéralement dans le do-it-yourself.
Les gens ne se contentent plus de prendre un repas, ils le mettent en
scène ; ils ne regardent plus des photographies, ils en prennent ; ils
n’achètent plus des T-shirts, ils en vendent. Ils font désormais tout
eux-mêmes, semble-t-il. Mais dans quel but ? Le plasticien Jœ Scanlan
évoque les implications les plus troublantes du phénomène dans une
œuvre brillamment ironique intitulée DIY, qui n’est autre qu’une
suite d’instructions permettant de transformer une bibliothèque
IKEA en un cercueil parfaitement fonctionnel.
Scanlan fait sien le postulat illustré par « Design your life » et Design
Your Self – tout le monde peut (et devrait) être un créateur. Mais
qu’est-ce qui se cache derrière tout ce do-it-yourself ? Et si ce cercueil
était in-fine celui du métier de designer ?
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Les postures do-it-yourself décrites ci-dessus participent d’un phénomène
économique et culturel plus vaste que j’appelle le prosumérisme
– la simultanéité de la production et de la consommation.
L’alliance du travail et des loisirs est un trait commun à nombre de
passe-temps, depuis le scrapbooking jusqù’à la customisation automobile.
Mais ce qui était initialement un marché de niche a explosé
durant la dernière décennie. Le prosumérisme se distingue nettement
du simple achat du matériel nécessaire à la réalisation d’un projet
relevant du do-it-yourself. La différence est particulièrement visible
sur des plates-formes comme Flickr ou Wikipédia : elles incarnent en
effet une forme émergente de « consumérisme inversé » dans laquelle
le consommateur fournit les pièces détachées et la main-d’œuvre.
Dans son ouvrage La Richesse des réseaux, Yochai Benkler, professeur
a la Yale Law School, baptise cette inversion « production sociale » et
la décrit comme la première manifestation claire de l’« économie de
l’information » si souvent prophétisée. Quel que soit le nom qu’on
leur donne, ces « activités non marchandes » sont cependant en train
de changer non seulement la façon dont les gens partagent l’information,
mais bien leur définition de ce qu’est un produit commercialisé.
Ce mode de pensée en pleine mutation pourrait être surnommé
« la mentalité interactive » : le libre commentaire, le lien hyper-texte
et le classement quantitatif deviennent aussi nécessaires qu’une poignée
sur une valise ; l’ajout de données et les options de personnalisation
fondent prioritairement les rapports que le « prosummateur »
entretient avec cette nouvelle génération de produits. La mentalité
interactive exige la possibilité de transformer, d’introduire sa « touche
personnelle » – en bref, de faire du do-it-yourself –, et accorde plus
volontiers sa confiance aux réalisations issues de la « production
sociale » qu’aux messages fabriqués par les graphistes et les rédacteurs
publicitaires. Et, dans le même temps, elle modifie la conceptIon
même des produits. Prenez Movable Type, le logiciel à l’origine de la
révolution des blogs en général, et de l’élaboration de ce site en particulier
: cet outil typiquement prosumériste a permis à des centaines
de milliers de gens de devenir leurs propres éditeurs en ligne. L’image
inconsciente que des millions de personnes se font d’un site web a été
façonnée par les options limitées qu’autorisent les gabarits prédéterminés
de Movable Type. Sans même s’en apercevoir, ils recherchent
les liens et les espaces de commentaire parce qu’ils y reconnaissent la
marque d’un autre « prosummateur » – une donnée dont un graphiste

doit désormais tenir compte lorsqu’il conçoit un site. Et cela n’a pas
seulement une incidence en termes de forme et de style : le développement
de la mentalité interactive est tel que le consommateur envisage
aujourd’hui tous les produits comme susceptIbles de modification
– il cherche les lacunes à remplir, repère les espaces de commentaIre,
vérifie les options de personnalisation, choisit le fond d’écran de son
téléphone portable, attribue une note à des films sur Netflix, met en
ligne des images de pochettes d’albums sur Amazon, etc. La mentalité
interactive valorise l’action plus que le style ou même la clarté.
Un tel changement de priorités peut entraîner une marginalisation
des graphistes. Prenons l’exemple des couvertures de livres : c’est là
un domaine riche d’une longue tradition, qui s’est développé parce
que les éditeurs pensaient qu’une couverture pouvait influer sur les
ventes d’un ouvrage. Aujourd’hui, cependant, de plus en plus de gens
achètent des livres sur la foi de comptes-rendus publiés en ligne, de
recommandations d’usagers et de classements de ventes. Le bouche à
oreille a toujours constitué une force marketing puissante ; ses effets
sont désormais décuplés par l’accès à des réseaux sophistiqués qui
diffusent les opinions plus rapidement que jamais – et les couvertures
des livres sont aujourd’hui vues à une résolution de 72 dpi au mieux.
L’avenir de ce médium dépend donc de la façon dont il s’intègre dans
les processus de la production sociale. Le budget qui servait auparavant
à rémunérer des graphistes est désormais employé à la manipulation
des critères de recherche et des avis d’utilisateurs publiés
par Google. Certes, une bonne couverture peut encore aider à vendre
un livre, mais elle est maintenant soumise à une compétition bien
plus rude.
Le prosumérisme change également le rôle du graphisme dans l’industrie
musicale. À la fin des années 1980, le passage au disque-compact
avait déclenché les lamentations de nombreux graphistes pour
lesquels la taille plus réduite de l’objet signait l’arrêt de mort de l’art
de la pochette d’album. Quinze ans plus tard, de telles prédictions
semblent presque pittoresques, tant le format MP3 fait désormais
passer la pochette de CD pour un véritable panneau d’affichage. Les
groupes les plus remarqués de ces dernières années – parmi lesquels
Arctic Monkeys, Clap Your Hands Say Yeah ou Gnarls Barkley – ont
construit leur reconnaissance publique par l’intermédiaire des sites
de partage de fichiers musicaux. Arctic Monkeys et CYHSY généraient
un énorme bouche à oreille sur MySpace avant même d’avoir mis un
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album sur le marché, et l’irrésistible Crazy de Gnarls Barkley a atteint
le sommet des classements de ventes au Royaume-Uni uniquement
sur la foi des téléchargements MP3 – le disque n’est apparu dans les
bacs que plus tard. Le visuel de pochette du nouvel album des Yeah
Yeah Yeahs est le résultat d’une compétition ouverte que le groupe
a organisée en ligne. L’image publique d’un groupe ou d’un musicien
ne repose plus sur une photographie artistement mise en scène
ou une pochette d’album accrocheuse – un nom de fichier dans la
fenêtre « Playlist » de MySpace peut même constituer un facteur plus
décisif. Le format MP3 et la pratique universelle du téléchargement
ont réduit la pochette de disque aux dimensions d’une image JPEG
de 200 x 200 pixels. Les vidéos musicales, autrefois considérées par
les graphistes comme une sorte d’Olympe, ont vu elles aussi leur taille
diminuer : imaginez à quoi peut ressembler, sur l’écran d’un iPod, la
vidéo de Nothing But Flowers réalisée par M&Co pour les Talking
Heads. Il est possible que l’album en tant qu’ensemble organisé disparaisse
complètement si les listes de lecture et les classements d’internautes
deviennent un jour l’unique baromètre de l’industrie musicale
– et très bientôt les graphistes pourraient ne plus être employés que
pour créer des icônes de 6 x 6 pixels.
Dans La Richesse révolutionnaire, les futurologues vétérans Alvin
et Heidi Tomer (également auteurs de Le Choc du futur et de La
Troisième vague) donnent du prosumérisme une image optimiste.
Ils font très justement le lien entre l’éthique do-it-yourself et l’augmentation
prodigieuse de la richesse mondiale au cours du dernier
siècle. Ils décrivent un futur dans lequel les individus utiIiseront leur
extraordinaire richesse pour s’assurer une autonomie de plus en plus
grande envers la production industrielle et commerciale. Benkler
consacre également beaucoup de temps à célébrer le plus haut degré
de liberté et d’autonomie que permet la production sociale.
Mais l’expansion ininterrompue de ce genre d’autonomie est-elle
réellement possible ? Benkler s’inquiète, par exemple, des tentatives
de contrôle des réseaux par le jeu de la propriété privée et de la législation.
Wikipédia n’est pas un outil que vous achetez ; vous n’êtes pas
propriétaire de votre compte Flickr et vous ne le serez jamais. Quand
vous mettez à jour un compte MySpace, vous contribuez en fait à
l’accroissement de la richesse de quelqu’un d’autre. Le modèle prosumériste
extrait de votre travail de la valeur en temps réel – en réalité,
c’est votre propre labeur que vous consommez.

Et quel serait le rôle du graphiste dans une économie véritablement
do-it-yourself ? Si l’on en juge par ce qu’on voit sur Flickr, YouTube
ou MySpace, il semble que le graphisme soit une donnée clairement
superflue quand les gens font les choses eux-mêmes. Plus notre économie
reposera sur la capacité de la production sociale, plus le public
sera demandeur d’opportunités d’y participer, et plus les graphistes
devront adapter leurs propres méthodes de travail. Quels services,
quelle expertise les graphistes peuvent-ils encore offrir dans un marché
prosumériste ? Rashid et Lupton ont avancé une première hypothèse
(le designer en tant qu’expert du do-it-yourself, mais, à moins
d’imaginer des réponses supplémentaires, les graphistes pourraient
bien finir par n’avoir plus qu’eux-mêmes à repenser.
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Colophon
design graphique:
Alex Chavot
typographies (OpenSource):
Univers Else
NotCourierSans
Aller
ensba Lyon
janvier 2012
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