QUARTIER L!BRE - Quartier Libre

S É R I E
Quartier Libre : En 1989, le
dalaï-lama est en exil en Inde
depuis déjà 30 ans et n’est
connu que par les adeptes du
bouddhisme tibétain. En quoi ce
prix Nobel de la paix a tout
changé ?
Lara Braitstein : C’est clairement ce
prix qui l’a fait connaître et l’impact
a été énorme. En plus d’être une fierté
pour les Tibétains, la cause de la nonviolence
a séduit tout le monde, chacun
s’identifiait à cette lutte pacifiste.
Cela a également provoqué des raccourcis
simplistes. Le dalaï-lama est
devenu le symbole de l’autorité tibétaine.
Un mot qu’il prononce peut
devenir une «loi».
Q. L. : À ce sujet, le magazine
Time l’a d’ailleurs classé en
première position des personnes
les plus influentes du
monde en 2008. Ce pouvoir a-til
des effets pervers ?
L. B. : Le Nobel a érigé le dalaï-lama
en sorte de “pape” hégémonique
comme s’il n’y avait qu’un seul mouvement
bouddhiste. Je pense que
cela a créé des fissures réelles entre
les différentes branches du bouddhisme.
Par exemple, ceux qui vénèrent
le dieu Dordjé Shougdèn sont
particulièrement en colère contre le
dalaï-lama depuis que celui-ci a
décrété que pratiquer ce culte réduisait
sa propre espérance de vie. On
les voit manifester à chaque intervention
du dalaï-lama avec des pancartes
revendiquant la liberté religieuse.
Un autre mouvement, le Kagyu,
doit prochainement se choisir un
nouveau chef (karmapa). Il y a
deux candidats, dont un est soutenu
par le dalaï-lama. Évidemment, cela
va influencer le choix. Jamais un
dalaï-lama n’a eu un tel pouvoir
religieux.
Q. L. : Son aura s’arrête-t-elle à
son pouvoir spirituel ?
L. B. : Le dalaï-lama est un chef religieux,
mais c’est aussi, sans aucun
doute, un politicien. Il est très intelligent
et voit lui-même le danger de
cette “politique à la romaine” où l’on
intègre le politique au religieux.
Dans son gouvernement provisoire,
exilé à Dharamsala, il voulait
d’ailleurs implanter une démocratie
avec des membres élus, mais ses
Page 18 • QUARTIER L!BRE • Vol. 17 • numéro 4 • 7 octobre 2009
1989
MONDE
• Dalaï-lama et prix Nobel pour la paix •
Un cadeau empoisonné ?
Le 5 octobre 1989, le 14e dalaï-lama recevait le prix Nobel pour la paix. Propulsé sur le devant
de la scène internationale, Tenzin Gyatso a su se saisir de cette opportunité pour servir la
cause des Tibétains. Pourtant, leurs conditions de vie ne se sont guère améliorées. Portrait
d’une personnalité controversée avec Lara Braitstein, professeur assistante en bouddhisme
indo-tibétain à l’Université McGill.
fidèles veulent qu’il reste à la tête. Il
y a cependant de plus en plus de
divergences d’opinions chez les
Tibétains en exil ; j’en ai rencontrés
en Inde qui ne voulaient plus être
sous le contrôle du dalaï-lama.
Pour ceux qui habitent au Tibet, je
pense qu’ils cherchent juste une vie
meilleure, et moins de tensions avec
les Chinois. Dans ce sens, l’extrême
médiatisation du dalaï-lama n’aide
pas toujours.
Q. L. : Voulez-vous dire qu’avec
moins d’attention mondiale, les
Tibétains auraient peut-être de
meilleures conditions de vie ?
L. B. : C’est dur de répondre, on ne
peut pas prédire ce qui se serait
passé. En tout cas, des études ont
montré qu’à la fin des années 1990,
les Tibétains vivaient mieux, la pression
militaire chinoise était moins
forte et beaucoup de nouveaux
moines avaient été intronisés. Les
manifestations et les dérapages autour
des Jeux olympiques de Pékin
en 2008 ont réinstauré une intervention
chinoise très autoritaire.
Tous les progrès réalisés ont été
détruits.
Q. L.: Pourtant, le dalaï-lama
continue d’ameuter les foules et
«jouait» à guichet fermé au Centre
Bell de Montréal début octobre.
Pourquoi un tel enthousiasme
finalement?
L. B.: Pour moi, c’est très difficile à
comprendre. Je pense qu’il incarne un
idéal pour les gens qui le voient comme
un être surhumain. La recherche du
bonheur c’est quelque chose à quoi tout
le monde s’identifie, non? Mais ce n’est
pas très réaliste de mettre tous nos
espoirs sur une personne. Selon le courant
de pensée, même le Bouddha n’a
pas la capacité de «libérer» ses fidèles!
Propos recueillis par
• LESLIE DOUMERC •