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Nadja-Histoire de l'oeil, poétiques de l'ineffable

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<strong>Nadja</strong>, <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil : <strong>poétiques</strong> <strong>de</strong> l’ineffable<br />

Frédéric Aribit<br />

Au printemps 1928 1 , Breton publie <strong>Nadja</strong> dans la fameuse collection blanche N.R.F.<br />

chez Gallimard, avec quarante-quatre illustrations (photographies et <strong>de</strong>ssins). La même année,<br />

paraît, illustrée <strong>de</strong> huit lithographies originales d’André Masson (dont une en frontispice),<br />

<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil, que Bataille signe Lord Auch, publication sans mention d’éditeur ni<br />

d’achevé d’imprimer, et tirée à 134 exemplaires 2 . Pour l’un comme pour l’autre, c’est une<br />

première : jamais on ne s’était en effet livré à la composition d’une narration suivie, travail <strong>de</strong><br />

longue haleine qui, en un sens, exige l’éloignement <strong>de</strong> la foulée <strong>de</strong>s jours, la distance avec la<br />

vie « courante ». Dans la perspective d’une approche <strong>de</strong> l’ineffable en littérature, cette<br />

convergence offre l’occasion d’une comparaison critique entre <strong>de</strong>ux textes que tout sépare a<br />

priori, mais qui se révèlent pour autant tous <strong>de</strong>ux crucialement travaillés par la question.<br />

C’est dans une gran<strong>de</strong> affliction que Breton s’est imposé un isolement relatif à<br />

Varengeville-sur-Mer, en Normandie, au Manoir d’Ango, où il écrit péniblement les <strong>de</strong>ux<br />

premières parties <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong> à la fin août 1927. En effet, nombreux sont, sentimentaux,<br />

artistiques, financiers, les motifs d’inquiétu<strong>de</strong>. Le séjour <strong>de</strong> Varengeville lui offre un peu <strong>de</strong><br />

recul sur la vie « à perdre haleine » et fin août, il a terminé ce qui constitue aujourd’hui les<br />

<strong>de</strong>ux premières parties <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong> : celle <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong>s différents « faits-glissa<strong>de</strong>s » ou<br />

« faits-précipices » puis celle allant <strong>de</strong> la rencontre <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong>, jusqu’à la rupture et son<br />

internement. Rentré à Paris le 1 er septembre, il s’occupe du choix <strong>de</strong>s illustrations<br />

photographiques dont il tient à accompagner le texte, mais la bouscula<strong>de</strong> <strong>de</strong>s jours le rattrape :<br />

un projet <strong>de</strong> publications lui vaut <strong>de</strong> rencontrer Emmanuel Berl et, par lui, Suzanne Muzard,<br />

1 Cet article est une version abrégée et remaniée d’un chapitre <strong>de</strong> ma thèse intitulée André Breton, Georges<br />

Bataille : à l’impossible tenus…, sous la direction <strong>de</strong> Jean-Yves Pouilloux, Université <strong>de</strong> Pau, 2006.<br />

2 <strong>Nadja</strong> connaîtra une nouvelle édition, revue et corrigée par l’auteur, en 1963, aux variantes relativement<br />

nombreuses mais mineures, comme le signale l’édition Pléia<strong>de</strong>. Quant à <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil, <strong>de</strong>ux autres éditions<br />

également pseudonymes suivront celle <strong>de</strong> 1928, toutes <strong>de</strong>ux d’après une « Nouvelle version » du texte<br />

comportant <strong>de</strong> nombreuses variantes <strong>de</strong> détail, selon l’édition Pléia<strong>de</strong> : d’abord en 1947, édition dite <strong>de</strong> Séville et<br />

faussement datée <strong>de</strong> 1940, illustrée par Hans Bellmer ; ensuite en 1951, édition dite <strong>de</strong> Burgos.<br />

1


sa maîtresse, envers laquelle Breton se prend d’une passion immédiate. Après une escapa<strong>de</strong><br />

dans le Sud <strong>de</strong> la France, le couple est contraint <strong>de</strong> rentrer à Paris début décembre. Suzanne,<br />

<strong>de</strong>vant les atermoiements <strong>de</strong> Breton qu’elle a sommé <strong>de</strong> quitter Simone, rejoint à nouveau<br />

Berl. C’est à ce moment-là que Breton ajoute alors à son texte une troisième et <strong>de</strong>rnière partie<br />

qui confère a posteriori à l’ensemble une orientation vocative : l’histoire manquée <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong>,<br />

celle, difficile, <strong>de</strong> l’écriture <strong>de</strong> son livre, sont reprises par le tourbillon <strong>de</strong> la vie et par le<br />

surgissement <strong>de</strong> ce nouvel amour qui seul s’avère capable <strong>de</strong> donner un sens à l’ensemble,<br />

c’est-à-dire <strong>de</strong> remettre finalement en mouvement et l’écrivain, et l’écriture, et la chose écrite.<br />

Tels seront alors définitivement les trois temps du livre : une époque rétrospective, écrite aux<br />

temps du passé, composée d’une mosaïque <strong>de</strong> souvenirs sans autre organisation que « le<br />

caprice <strong>de</strong> l’heure qui laisse surnager ce qui surnage » 3 ; une époque très linéaire, écrite au<br />

présent <strong>de</strong> narration, composée d’un véritable journal <strong>de</strong> bord <strong>de</strong> sa relation avec <strong>Nadja</strong> ; une<br />

époque qui renoue avec le moment même <strong>de</strong> l’énonciation, époque volontiers projective<br />

(nombreux futurs), composée <strong>de</strong> la dédicace lyrique <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> l’ouvrage.<br />

De son côté, le projet <strong>de</strong> Bataille et sa réalisation sont plus difficiles à dater. L’édition<br />

Pléia<strong>de</strong> opte pour une « élaboration en trois étapes » : la première remonterait à l’époque<br />

1920-1925 et « inclurait <strong>de</strong>s premiers jets (éreintage, par exemple, <strong>de</strong>s prêtres et <strong>de</strong> la<br />

religion), <strong>de</strong>s strates relatives au père, <strong>de</strong>s gestes nietzschéens, ainsi que les restes <strong>de</strong> W.-C. et<br />

les chapitres “espagnols” plus ou moins achevés » 4 ; la secon<strong>de</strong> (entre 1925 et 1927)<br />

correspondrait à ce qu’il faut appeler une « cure » avec le psychanalyste Borel, et donc aux<br />

éclaircissements freudiens <strong>de</strong> la partie dite <strong>de</strong>s « Coïnci<strong>de</strong>nces » ; la troisième, postérieure à<br />

cette cure, serait celle d’une mise en forme finale avant publication. Même à admettre cette<br />

datation, il ne fait absolument aucun doute qu’il faille attribuer à la psychanalyse un rôle-pivot<br />

essentiel quant à la composition <strong>de</strong> ce livre, puisque c’est elle qui donne aux fragments épars<br />

antérieurs leur cohérence et leur fon<strong>de</strong>ment, et qui offre le moyen <strong>de</strong> susciter <strong>de</strong> nouveaux<br />

jaillissements textuels, narratifs ou surtout analytiques. C’est elle ainsi qui déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

structuration générale <strong>de</strong> l’œuvre en <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s parties : le « Récit » à proprement parler,<br />

<strong>de</strong> facture a priori traditionnelle, 13 chapitres se succédant dans une chronologie relativement<br />

suivie, puis les « Coïnci<strong>de</strong>nces », partie analytique qui feint <strong>de</strong> renouer avec le moment <strong>de</strong><br />

l’énonciation (présents d’énonciation, passés composés, etc.). Cette structure reprend ni plus<br />

ni moins le principe même <strong>de</strong> la cure, où le débit libre du patient connaît ensuite l’analyse <strong>de</strong>s<br />

3 André Breton, <strong>Nadja</strong> (1928), OC I, Gallimard, Bibliothèque <strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong>, 1988, p. 653.<br />

4 Gilles Ernst, notice <strong>de</strong> Georges Bataille, <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil (1928), Romans et récits, Gallimard, Bibliothèque <strong>de</strong><br />

la Pléia<strong>de</strong>, 2004, p. 1019.<br />

2


divers matériaux verbaux sous la conduite du thérapeute. Bataille lui-même, à la fin <strong>de</strong> sa vie,<br />

avoue d’ailleurs dans une interview accordée à Ma<strong>de</strong>leine Chapsal : « le premier livre que j’ai<br />

écrit, […] je n'ai pu l'écrire que psychanalysé, oui, en en sortant. Et je crois pouvoir dire que<br />

c'est seulement libéré <strong>de</strong> cette façon-là que j'ai pu écrire » 5 .<br />

Les circonstances générales <strong>de</strong>s compositions qu’on a voulu commencer par rappeler<br />

ici réclament plusieurs remarques liminaires importantes. On peut ainsi s’étonner d’abord<br />

d’une relative convergence <strong>de</strong> projet : écrire, c’est bien tenter <strong>de</strong> comprendre ce qui s’est<br />

passé. Il s’agit bien <strong>de</strong> jeter sur le papier l’incompréhensible en acte, et d’essayer d’en<br />

débrouiller les nœuds par les moyens du langage. On est alors intrigué par la similitu<strong>de</strong>, même<br />

très générale, qui apparaît <strong>de</strong>rrière les divergences flagrantes : chaque œuvre termine par une<br />

partie décrochée (la troisième partie pour Breton, la secon<strong>de</strong> chez Bataille) censée proposer<br />

une tentative d’« explication » du reste du texte, et lui donner (peut-être) enfin tout son sens.<br />

Encore faut-il souligner combien cette explication vaut moins pour un lecteur extérieur que<br />

pour l’auteur lui-même. Car c’est lui, avant quiconque, qui se voit confronté à cet<br />

« incompréhensible » en acte, c’est lui, le tout premier, dont les repères ont cédé et qui,<br />

déboussolé, cherche à comprendre le sens <strong>de</strong> ce qui est écrit. La production littéraire se<br />

présente bien là comme une énigme appelée à être résolue. Tout se passe donc comme si elle<br />

était, a priori, vouée à lever l’indicible.<br />

Pourtant, les choses ne sont pas si simples. Et cette similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> faça<strong>de</strong> ne doit pas<br />

masquer les profon<strong>de</strong>s divergences. D’un côté, anticipant sur ce qui sera plus tard théorisé<br />

sous le nom <strong>de</strong> « hasard objectif », un livre qui s’ouvre sur <strong>de</strong> « pétrifiantes coïnci<strong>de</strong>nces » 6 ;<br />

<strong>de</strong> l’autre, un livre qui se referme <strong>de</strong>ssus. C’est que, tout d’abord, l’énigme productrice <strong>de</strong><br />

texte n’est pas ancrée ici et là au même endroit. Chez Breton, c’est le réel qui fait énigme pour<br />

le sujet, c’est la tournure inouïe <strong>de</strong>s événements qui soudain bouscule le sujet sans qu’il en<br />

comprenne ni les tenants ni les aboutissants : ce sont les « faits-glissa<strong>de</strong>s » ou les « faits-<br />

précipices » 7 qui dérobent le sol sous ses pieds, déchirent le tissu (trop) dicible du réel,<br />

déclenchant paradoxalement le geste d’écrire, c’est la rencontre <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong> elle-même,<br />

5 Ma<strong>de</strong>leine Chapsal, « Georges Bataille », Envoyez la petite musique…, coll. Figures, Éditions Grasset &<br />

Fasquelle, 1984, p. 235.<br />

6 André Breton, <strong>Nadja</strong>, op.cit, p. 651.<br />

7 Ibid., p. 652.<br />

3


incarnation soudaine <strong>de</strong> l’énigme 8 , jusqu’à l’arrivée <strong>de</strong> cette nouvelle femme, X, seule enfin<br />

capable, par l’amour, <strong>de</strong> toutes les « résolutions » :<br />

« Tu n’es pas une énigme pour moi.<br />

Je dis que tu me détournes pour toujours <strong>de</strong> l’énigme » 9 .<br />

Pour Bataille, l’énigme ne se situe pas dans le réel, mais dans la relation stupéfiante qui se<br />

crée entre une réalité d’ordre biographique et une production fantasmatique (romanesque). En<br />

tant que tel, l’imaginaire ne fait énigme qu’après-coup, au moment, forcément ultérieur à son<br />

jaillissement, où le sujet réalise ce qu’il a dit sans le savoir. L’énigme est donc contemporaine<br />

<strong>de</strong> sa tentative <strong>de</strong> résolution : elle est la stupeur <strong>de</strong> la découverte <strong>de</strong> sa propre part non-dite<br />

(maudite). De fait, si écrire, c’est comprendre ce qui s’est passé, comme nous le disions plus<br />

haut, on voit qu’il s’agit pour Breton <strong>de</strong> comprendre ce qui s’est passé pour lui, alors que pour<br />

Bataille, il s’agit <strong>de</strong> comprendre ce qui s’est passé en lui. L’acte d’écrire, qui procédait là <strong>de</strong><br />

l’indicible, lui est ici consubstantiel.<br />

Observons <strong>de</strong> plus que la « mise en texte » <strong>de</strong> l’énigme, regardée pour l’instant <strong>de</strong><br />

façon très générale, s’accomplit chez Breton selon une organisation ternaire qui relève à sa<br />

manière d’un effet dialectique : le vecteur temporel imprime dans le mouvement général du<br />

texte une véritable tension, celle d’un « <strong>de</strong>venir » qui synthétise l’expérience antérieure du<br />

sujet. De sorte que l’acmé rési<strong>de</strong> ici effectivement dans le terme même <strong>de</strong> ce mouvement, soit<br />

le troisième temps, celui que l’arrivée <strong>de</strong> X permet d’accomplir. Chez Bataille, l’organisation<br />

générale est binaire : le mouvement ne doit rien à un quelconque <strong>de</strong>venir dialectique hégélien,<br />

il procè<strong>de</strong> d’abord <strong>de</strong> la narration d’une extase érotique la plus extrême (sado-nietzschéenne),<br />

laquelle réclame la mise en place <strong>de</strong> toute une stratégie romanesque, puis, enfin, <strong>de</strong> sa<br />

prétendue lecture, <strong>de</strong> sa « compréhension » (freudienne). De sorte qu’ici, l’acmé porte<br />

davantage sur le premier temps <strong>de</strong> la mécanique textuelle, temps fort <strong>de</strong> l’extase dont le<br />

second, le temps faible, n’est constitué que <strong>de</strong> son écho analytique 10 . Le texte exhibe<br />

l’hétérogénéité qui le constitue, qui en est sa raison même, alors que chez Breton, l’apparente<br />

hétérogénéité ne cache pas la profon<strong>de</strong> cohérence générale.<br />

8 « Que peut-il bien se passer <strong>de</strong> si extraordinaire dans ces yeux ? Que s’y mire-t-il à la fois obscurément <strong>de</strong><br />

détresse et lumineusement d’orgueil ? C’est aussi l’énigme que pose le début <strong>de</strong> confession que, sans m’en<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r davantage, avec une confiance qui pourrait (ou bien qui ne pourrait ?) être mal placée, elle me fait »,<br />

Ibid., p. 685. Nous soulignons. Comme on le voit, la présence et la parole <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong> sont, dès sa rencontre,<br />

placées sous le signe (le signal) <strong>de</strong> l’énigme, paradigme omniprésent dans la partie qui lui est consacrée.<br />

9 Ibid., p. 752.<br />

10 En un sens, cette disparité est visible dans la différence considérable <strong>de</strong> volume <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux parties, tellement<br />

considérable qu’il semble d’ailleurs, à lire certains critiques, que la secon<strong>de</strong> partie soit parfois complètement<br />

oubliée et qu’<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil se résume à sa seule partie narrative.<br />

4


Et ce décalage nous porte plus loin encore : si la partie narrative chez Bataille se<br />

termine sur une fin ouverte à « <strong>de</strong> nouvelles aventures » 11 , le déchiffrement qu’il en propose,<br />

lui, est exclusivement rétrospectif et fermé. En ce sens, le « présent » est le temps où<br />

surgissent les « coïnci<strong>de</strong>nces », où le « fantasme » du roman s’exhibe et prétend<br />

simultanément se résoudre, à condition <strong>de</strong> toujours y lire un « je » périmé, complètement<br />

hermétique à un vécu immédiat dont pourtant on aurait pu s’attendre à le voir tirer, même<br />

allusivement, comme le rêve <strong>de</strong> son matériau diurne, un certain nombre d’éléments également<br />

déclencheurs <strong>de</strong> texte (on pense évi<strong>de</strong>mment à la relation avec Sylvia, par exemple,<br />

complètement occultée). Et le livre peut bien feindre alors <strong>de</strong> s’achever sur un point final, qui<br />

ne fait que clore très partiellement les seules énigmes qu’il avait lui-même relevées : il est loin<br />

pour autant d’avoir épuisé le matériau fantasmatique du texte – effet boomerang d’une auto-<br />

censure plus ou moins consciente qui écarte les éléments trop « dangereux » pour la vie<br />

quotidienne ? ; pire : il simule un achèvement analytique, un aveu <strong>de</strong> tout son indicible, que<br />

l’ouverture <strong>de</strong> la trame romanesque suffisait symboliquement à contredire, comme si là<br />

toujours autre chose allait au contraire advenir. Chez Breton, c’est pour ainsi dire l’inverse.<br />

L’élan initié par les <strong>de</strong>ux premières parties, celles <strong>de</strong>s « énigmes », s’est abîmé dans « l’asile<br />

du Vaucluse » 12 , où s’achève la course folle <strong>de</strong> « l’âme errante ». C’est là que la séquestration<br />

<strong>de</strong> <strong>Nadja</strong> ramène aussi le sujet à sa propre solitu<strong>de</strong> douloureuse et infertile, lui qui voit<br />

s’arrêter tous les vents <strong>de</strong> l’éventuel <strong>de</strong>rrière les portes carcérales qui se referment sur <strong>Nadja</strong> :<br />

« Qui vive ? Est-ce vous, <strong>Nadja</strong> ? Est-il vrai que l’au-<strong>de</strong>là, tout l’au-<strong>de</strong>là soit dans cette vie ?<br />

Je ne vous entends pas. Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ? » 13 Mais alors<br />

justement, la vie surgit à nouveau, l’Autre relance la machine du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> sorte que le<br />

questionnement <strong>de</strong>s énigmes ne se résout pas dans une pseudo-cohérence analytique, mais<br />

bien dans un accomplissement lyrique et prospectif qui en interrompt l’infinie suspension tout<br />

en relançant le processus, « comme un train qui bondit sans cesse dans la Gare <strong>de</strong> Lyon et<br />

dont je sais qu’il ne va jamais partir, qu’il n’est pas parti » 14 . Convulsive, la beauté, et<br />

certainement pas « conclusive » : toujours en prise directe avec la casca<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’ici et<br />

maintenant.<br />

11 Georges Bataille, <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil, op.cit., p. 101.<br />

12 André Breton, <strong>Nadja</strong>, op.cit., p. 736.<br />

13 Ibid., p. 743.<br />

14 Ibid., p. 753.<br />

5


Le « nom dit » : l’écriture et ses « pactes »<br />

Et quelle différence, pour commencer, entre <strong>Nadja</strong>, signé André Breton, et <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong><br />

l’œil, signé Lord Auch, alias Georges Bataille. On sait que Breton n’a jamais eu recours au<br />

pseudonyme, ni même à la publication anonyme, bien que la dissolution <strong>de</strong> l’auteur ne soit<br />

pas, loin s’en faut, étrangère au surréalisme 15 . « Je persiste à réclamer les noms, à ne<br />

m’intéresser qu’aux livres qu’on laisse battants comme <strong>de</strong>s portes, et <strong>de</strong>squels on n’a pas à<br />

chercher la clé », clame-t-il haut et fort en préambule <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong> 16 , dans une longue séquence<br />

qui reprend partiellement la diatribe anti-romanesque que le Manifeste avait déjà prononcée.<br />

« Pour moi, je continuerai à habiter ma maison <strong>de</strong> verre, où tout ce qui est suspendu aux<br />

plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit <strong>de</strong> verre<br />

aux draps <strong>de</strong> verre, où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant » 17 . De cet idéal<br />

<strong>de</strong> « transparence », dépend comme on voit la quête ontologique. Nom du verre, nom du<br />

père : Breton continue le travail paternel du cristal. L’écriture est une gravure <strong>de</strong> soi où le<br />

patronyme se découvre. Impossible <strong>de</strong> s’y dérober, au risque <strong>de</strong> frapper d’inanité le geste<br />

même d’écrire. Si, on le sait, le nom propre est traditionnellement revendication d’une<br />

paternité artistique, il semble que chez Breton, le processus soit inverse : c’est par l’œuvre qui<br />

s’écrit que le nom progressivement peut advenir. Je ne suis plus « celui qui écrit », mais ce<br />

que j’écris dit « qui je suis ». Le nom propre « transparaît » <strong>de</strong> l’œuvre, et non l’inverse, si<br />

bien qu’il eût été préférable, n’étaient les impératifs éditoriaux, <strong>de</strong> l’inscrire non sur la<br />

première mais sur la quatrième <strong>de</strong> couverture. Renversement qui dénie la filiation paternelle,<br />

en en retournant la mécanique d’engendrement et en s’appropriant sa puissance<br />

« prométhéenne ». L’auteur, son « nom dit », n’est pas l’instance qui garantit « l’autorité » <strong>de</strong><br />

son livre, mais c’est le livre qui lui confère une « au(c)torité » : non pas artistique,<br />

existentielle.<br />

Bataille <strong>de</strong> son côté choisit le pseudonyme : Lord Auch ici, ailleurs bien d’autres<br />

(Pierre Angélique, Louis Trente…). On sait que <strong>de</strong> strictes considérations <strong>de</strong> « sécurité » ont<br />

joué dans ce choix. Georges Bataille est, en 1928, un « respectable » fonctionnaire <strong>de</strong> la<br />

Bibliothèque Nationale, qui ne peut en aucun cas s’afficher comme cet érotique scandaleux, à<br />

15 De « l’oubli <strong>de</strong> soi » comme fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’automatisme, à la pratique <strong>de</strong> l’écriture collective, à la formation<br />

du « collectif » surréaliste et à sa volonté enfin <strong>de</strong> parvenir à une « matière mentale commune »… « Que<br />

pourraient attendre <strong>de</strong> l’expérience surréaliste ceux qui gar<strong>de</strong>nt quelque souci <strong>de</strong> la place qu’ils occuperont dans<br />

le mon<strong>de</strong> ? », s’interrogera d’ailleurs Breton dans le Second manifeste (1930), Ibid., p. 782.<br />

16 André Breton, <strong>Nadja</strong>, op.cit., p. 651.<br />

17 Ibid.<br />

6


la fois moralement et légalement condamnable. Moralement, on le conçoit aisément dans la<br />

société d’alors. Légalement, on l’oublie parfois dans celle d’aujourd’hui. Lord Auch obéit à<br />

cet impératif <strong>de</strong> discrétion qui prévaut en 1928, et qui évite à l’auteur « d’être poursuivi pour<br />

“outrage aux bonnes mœurs par la voie du livre”, selon les termes <strong>de</strong> l’époque », comme le<br />

rappelle Michel Leiris 18 . Mais au-<strong>de</strong>là, ou plutôt en <strong>de</strong>çà <strong>de</strong> ces considérations légales,<br />

d’autres motivations interviennent assurément. Choisir un pseudonyme n’est, <strong>de</strong> fait, jamais<br />

innocent. Il signifie d’abord un refus du nom du père. Michel Surya a donné à ce refus un<br />

éclairage particulièrement convaincant : « Que fait un pseudonyme ? on le sait, il dissimule.<br />

Mais aussi, il rompt avec la solennité d'un nom transmis. Il ne fait pas que soustraire un<br />

écrivain, momentanément, à la précellence civile, sociale et peut être affective <strong>de</strong> ses pères, il<br />

les met symboliquement à mort en les privant <strong>de</strong> la postérité où ils auraient pu prétendre se<br />

survivre. Endosser un pseudonyme, même momentanément, serait alors un acte souverain,<br />

brisant avec l'héritage et la <strong>de</strong>tte (avec Dieu donc !), un acte <strong>de</strong> pure dépense, témoignant<br />

d'une prodigalité où l'ostentation, paradoxalement, entre davantage que la dissimulation » 19 .<br />

Pour Surya, ce « paradoxe » du pseudonyme n’est jamais aussi criant que chez Bataille, car ce<br />

geste d’auto-baptême, loin <strong>de</strong> signifier l’élusion <strong>de</strong> ce « nom du père » qu’il aurait dû<br />

signifier, en accuse au contraire avec Lord Auch le caractère tragique. Bataille lui-même<br />

prétend expliquer le pseudonyme, mais il est tout à fait significatif <strong>de</strong> le voir rechigner à en<br />

donner un éclaircissement total : « Le nom <strong>de</strong> Lord Auch se rapporte à l’habitu<strong>de</strong> d’un <strong>de</strong> mes<br />

amis : irrité, il ne disait plus “aux chiottes !”, abrégeait, disait “aux ch’”. Lord en anglais veut<br />

dire Dieu (dans les textes saints) : Lord Auch est Dieu se soulageant » 20 . L’occultation du<br />

patronyme consiste en fait comme on voit en une révélation biaisée <strong>de</strong> la tragédie<br />

paternelle/divine, et en une revendication paradoxale <strong>de</strong> cette filiation<br />

tragique/blasphématoire qui résume métonymiquement l’i<strong>de</strong>ntité à la seule mention <strong>de</strong> cette<br />

infirmité paternelle particulièrement avilissante : l’être supérieur, qui fait « autorité », est tout<br />

entier dans sa prodigalité excrémentielle. Jamais cependant Bataille n’ira jusqu’à s’autoriser à<br />

reconnaître littéralement le père dans le pseudonyme choisi – reconnaissance qui ne fait<br />

18 Michel Leiris, « Le donjuanisme <strong>de</strong> Georges Bataille », Georges Bataille, Michel Leiris. Échanges et<br />

correspondances, « Les inédits <strong>de</strong> Doucet », Gallimard, 2004, p. 13. Signalons que cette même année 1928 verra<br />

également la parution anonyme du Con d’Irène par Louis Aragon. Jean-Jacques Pauvert, dans son<br />

autobiographie La Traversée du livre (Viviane Hamy, 2004), donne une bonne idée <strong>de</strong> l’évolution <strong>de</strong>s mœurs et<br />

<strong>de</strong> la censure, et <strong>de</strong>s ruses auxquelles les éditeurs étaient soumis dans leur long combat pour le droit <strong>de</strong> publier<br />

Sa<strong>de</strong>, Bataille ou encore l’<strong>Histoire</strong> d’O <strong>de</strong> Pauline Réage/Dominique Aury. C’est Pauvert justement qui publiera<br />

en 1967 à titre posthume la première édition d’<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil signée du nom <strong>de</strong> Georges Bataille. Autre aspect,<br />

s’il en est, d’un certain indicible littéraire.<br />

19 Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Gallimard, 1992, p. 115.<br />

20 Georges Bataille, « W.-C. (Préface à l’<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil) », Le Petit (1943), Romans et récits, Gallimard,<br />

Bibliothèque <strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong>, 2004, p. 363.<br />

7


aucun doute ni pour lui, ni pour le (rare) lecteur –, ni dans la partie « Coïnci<strong>de</strong>nces », dont les<br />

éclaircissements analytiques portent exclusivement sur <strong>de</strong>s questions internes à la narration, ni<br />

ailleurs. Le maintien <strong>de</strong> ce pseudonyme à la place du nom réel <strong>de</strong> l’auteur entre dans un<br />

« jeu » littéraire qui, dans le droit fil d’une paternité traumatique, démarque une « part<br />

maudite » <strong>de</strong> l’œuvre dont simultanément elle dénie et indique cruellement la filiation.<br />

Entre <strong>Nadja</strong> et <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil, se joue ainsi en quelque sorte un double jeu <strong>de</strong><br />

dénégation <strong>de</strong> « l’autorité » dicible : chez Breton, le nom propre garantit la réalité effective <strong>de</strong><br />

la quête i<strong>de</strong>ntitaire, et l’écriture est l’issue <strong>de</strong> secours par où l’existence s’engouffre à la<br />

recherche d’une « composition » d’elle-même dont l’aboutissement puisse enfin s’autoriser<br />

d’un nom ; chez Bataille, parce qu’il trahit une filiation traumatique, le nom propre est récusé<br />

mais fait violemment retour par le choix d’un pseudonyme qui n’existe que <strong>de</strong> montrer du<br />

doigt la blessure qu’il prétend cacher. L’opération réclame ici une conscience qui la fon<strong>de</strong> en<br />

stratégie et la fait délibérément participer du jeu <strong>de</strong> la littérature, alors que là, le nom se<br />

donnant comme gage ultime d’authenticité, c’est le même jeu <strong>de</strong> la littérature, <strong>de</strong> son<br />

organisation stratégique justement, planifiée, laquelle est lue comme une distance confortable<br />

du sujet avec la vie, qu’on prétend refuser tout en bloc 21 .<br />

Ainsi observée la question du « nom dit » <strong>de</strong> l’auteur, il faut à présent analyser celle<br />

<strong>de</strong>s instances narratrices respectives pour pénétrer plus avant au cœur <strong>de</strong> la question. « Qui<br />

suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-<br />

il pas à savoir qui je “hante” ? » 22 . Les premiers mots <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong> placent le livre entier dans la<br />

recherche ontologique d’une ipséité qui n’existe que <strong>de</strong> comprendre sa relation à l’altérité.<br />

Mais qui parle ? Le titre du livre jette le lecteur sur une piste équivoque, et l’oblige à un<br />

premier décalage : l’histoire <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong>, c’est en fait celle <strong>de</strong> la recherche d’un « je »… qui<br />

n’est pas le sien (celui <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong>) 23 . Car l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> cette première personne très vite ne fait<br />

aucun doute, et nombreux sont les indices qui en attestent (allusions culturelles, références<br />

personnelles, littéraires, etc., allant jusqu’à intégrer une mise en abyme du processus même <strong>de</strong><br />

21 Laurent Jenny pousse à l’extrême cette volonté <strong>de</strong> nier la distance entre le sujet <strong>de</strong> l’écriture et la vie. Pour lui,<br />

en effet, elle n’aboutit à rien d’autre qu’à l’effet inverse : le temps du livre n’est jamais le temps du vécu, et viceversa.<br />

Cette opposition, en un sens, réaffirme le refus <strong>de</strong> la « littérature » par Breton au profit <strong>de</strong> la vie, mais<br />

Laurent Jenny en retourne les effets : « La négation <strong>de</strong> la littérature par la vie ne tourne-t-elle pas finalement au<br />

triomphe <strong>de</strong> la littérature ? […] À lire <strong>Nadja</strong>, ce à quoi on assiste, c’est non pas à une substitution du livre par la<br />

vie mais au contraire à un épanchement du livre dans la vie réelle », Voir Laurent Jenny, « Le livre ou la vie »,<br />

« André Breton », Revue <strong>de</strong>s Sciences Humaines, n°237, Presses Universitaires <strong>de</strong> Lille III, 1995, pp.166-168.<br />

22 André Breton, <strong>Nadja</strong>, op.cit., p. 647.<br />

23 Il est, à ce sujet, troublant <strong>de</strong> constater l’homophonie <strong>Nadja</strong>/un adage, permise par métathèse, et qui invite à<br />

entendre sous la proposition « Si par exception je m’en rapportais à un adage… », cette autre proposition<br />

particulièrement éloquente : « Si par exception je m’en rapportais à <strong>Nadja</strong>… »<br />

8


l’écriture du livre…). « Je » est ce que « je » fais, ce qui « m’arrive » : le nom, nom propre,<br />

n’importe pas, n’existe pas. Il n’importe d’ailleurs pas davantage au moment <strong>de</strong> la rencontre<br />

<strong>de</strong> <strong>Nadja</strong> : la conversation qui s’engage « à la terrasse d’un café proche <strong>de</strong> la gare du Nord » 24<br />

est d’abord anonyme. Ce n’est que lorsque <strong>Nadja</strong> est amenée à dire son nom, « celui qu’elle<br />

s’est choisi », précise le narrateur, que se pose la question <strong>de</strong> sa propre i<strong>de</strong>ntité : « Elle vient<br />

seulement <strong>de</strong> songer à me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r qui je suis (au sens très restreint <strong>de</strong> ces mots). Je le lui<br />

dis » 25 . De fait, la question, rapportée ici indirectement par le narrateur, tranche avec celle qui<br />

ouvrait le récit : la portée ontologique est ignorée au profit <strong>de</strong> la seule question i<strong>de</strong>ntitaire, au<br />

sens le plus « administratif » du terme, ce que suggère la nuance entre parenthèses. La<br />

réponse du narrateur à <strong>Nadja</strong> reste alors en un sens tout aussi implicite pour le lecteur : à la<br />

considérer sur ce strict plan i<strong>de</strong>ntitaire, elle va <strong>de</strong> soi, et n’appelle aucun éclaircissement<br />

supplémentaire. « André ? André ?... Tu écriras un roman sur moi. Je t’assure. Ne dis pas non.<br />

Prends gar<strong>de</strong> : tout s’affaiblit, tout disparaît. De nous, il faut que quelque chose reste. Mais<br />

cela ne fait rien : tu prendras un autre nom : quel nom, veux-tu que je te dise, c’est très<br />

important. […] Tu trouveras un pseudonyme, latin ou arabe. Promets. Il faut » 26 . Telle est<br />

enfin la seule mention qui puisse servir d’i<strong>de</strong>ntification textuelle du narrateur. Elle apparaît<br />

dans la bouche <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong>, bien tardivement, alors que déjà, les relations du couple se sont<br />

tendues. On observe que c’est par le truchement <strong>de</strong> l’Autre que le « je » dit son nom. Son<br />

prénom, plutôt : le nom, à proprement parler, n’est jamais évoqué dans le texte. Cette<br />

nomination interrogative, réitérée, phatique, révèle l’inquiétu<strong>de</strong> qui tarau<strong>de</strong> <strong>Nadja</strong>, quant à la<br />

suite <strong>de</strong> sa relation. Assurée <strong>de</strong> le perdre, elle <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à « André » le gage éternel <strong>de</strong><br />

l’écriture : le (pré-)nom propre du narrateur surgit ainsi au moment exact où le projet <strong>de</strong> la<br />

narration surgit aussi, non pas <strong>de</strong> soi mais suggéré, insufflé par l’Autre. Projet pourtant<br />

singulier qui est intimé au narrateur : écrire « un roman sur <strong>Nadja</strong> ». Et que faut-il comprendre<br />

alors ? que semble-t-il exactement dénier (« Ne dis pas non »), au moment <strong>de</strong> cette<br />

conversation rapportée <strong>de</strong> façon très lacunaire ? l’écriture ? ou bien plutôt le fait qu’il<br />

s’agira… d’un « roman » ? qu’il « prendra un autre nom », « trouvera un pseudonyme, latin<br />

ou arabe », alors même qu’en même temps, <strong>Nadja</strong> l’assure que le nom, « c’est très<br />

important » ? Tout se passe comme si ces paroles <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong>, qui incitent à l’écriture, portent en<br />

filigrane la marque ultérieure d’un narrateur qui se les est réappropriées, qui a fait sienne<br />

l’injonction désespérée <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong> sans pour autant lui obéir à la lettre. <strong>Nadja</strong>, qui porte elle-<br />

24 Ibid., p. 685.<br />

25 Ibid., p. 686.<br />

26 Ibid., p. 708.<br />

9


même un (pré-)nom qui n’est « que le commencement » 27 , insuffle un projet bancal qui n’est<br />

que le commencement du nom (le prénom) que le narrateur se cherche, et auquel il ne pourra<br />

parvenir qu’en se réappropriant l’écriture (le projet) et en la menant à son terme. Apparaît<br />

alors dans la troisième partie, celle où l’énoncé n’est plus rétrospectif mais est quasiment<br />

concomitant à l’énonciation même, mieux encore que le nom : le portrait, la photo<br />

« d’i<strong>de</strong>ntité » qui vient clore cette révélation <strong>de</strong> soi par l’Autre 28 . Mais l’Autre alors aura<br />

changé, aura pris le visage <strong>de</strong> X, visage même <strong>de</strong> l’amour. L’Autre est bien cet « événement<br />

dont chacun est en droit d’attendre la révélation du sens <strong>de</strong> sa propre vie » dont la première<br />

partie annonçait la recherche 29 . C’est par lui, par l’amour qu’il inspire, que semble enfin levé<br />

l’indicible <strong>de</strong> soi.<br />

« J’ai été élevé très seul et aussi loin que je me rappelle, j’étais angoissé par tout ce qui<br />

est sexuel » : tels sont les premiers mots d’<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil 30 . Cette « première personne »,<br />

instance narratrice <strong>de</strong> la partie « Récit », prétend avoir « près <strong>de</strong> seize ans » 31 au début <strong>de</strong>s<br />

faits narrés. Le narrateur vit près <strong>de</strong> « la plage <strong>de</strong> X » 32 , dans une « villa » 33 . Son père est un<br />

homme « méprisable, type accompli <strong>de</strong> général gâteux et catholique » 34 , sa famille en général,<br />

« irréductible ennemie du scandale » 35 . De lui, il ne dit que peu <strong>de</strong> choses, se contentant<br />

souvent <strong>de</strong> rapporter la succession d’actions les plus scabreuses qui composent la trame du<br />

récit. Car <strong>de</strong> fait, le problème, contrairement à <strong>Nadja</strong>, n’est pas dans la résolution d’une quête<br />

ontologique. Le narrateur ne cherche pas à savoir qui il est. Il reste ici cette personne dont<br />

l’existence, presque exclusivement réduite à cette forme pronominale vi<strong>de</strong> qui n’exprime<br />

qu’une fonction, se résume à l’histoire <strong>de</strong> ses débauches successives, <strong>de</strong>s pulsions qui<br />

conduisent à leur variété, à leur « raffinement », et <strong>de</strong>s (maigres) leçons qu’il en tire après<br />

coup. Telle est sa quête à lui : celle d’une extase sexuelle qui recule toujours les limites<br />

(individuelles : limites physiologiques ; sociales : limites morales). Ainsi, après que le suici<strong>de</strong><br />

vient à peine <strong>de</strong> le tenter, en arrive-t-il à avouer, quoique <strong>de</strong> façon bien allusive, le sens même<br />

<strong>de</strong> sa vie : « elle en aurait seulement un dans la mesure où certains événements définis comme<br />

souhaitables m’arriveraient » 36 . La débauche est donc le projet <strong>de</strong> vie qui est l’unique, le<br />

27 Ibid., p. 686.<br />

28 Voir Ibid., p. 745.<br />

29 Ibid., p. 681.<br />

30 Georges Bataille, <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil, op.cit., p. 51.<br />

31 Ibid.<br />

32 Ibid.<br />

33 Ibid., p. 60.<br />

34 Ibid.<br />

35 Ibid.<br />

36 Ibid., p. 62.<br />

10


<strong>de</strong>rnier rempart contre la mort. Contre : rempart qui lui est le plus mitoyen aussi. L’apothéose<br />

extatique est le seul moteur du narrateur, et c’est sa recherche qui enclenche les péripéties,<br />

dans une logique compulsive qui, cran après cran, le porte toujours vers le pire. Survient<br />

ensuite, dans la partie non plus narrative mais analytique <strong>de</strong>s « Coïnci<strong>de</strong>nces », une secon<strong>de</strong><br />

i<strong>de</strong>ntité du « je » : celle qui, accréditant le caractère « en partie imaginaire » 37 du récit qui<br />

précè<strong>de</strong>, affirme ainsi avoir « commencé à écrire sans détermination précise, incité surtout par<br />

le désir d’oublier, au moins provisoirement, ce que je peux être ou faire personnellement. Je<br />

croyais ainsi, au début, que le personnage qui parle à la première personne n’avait aucun<br />

rapport avec moi » 38 . Et le texte <strong>de</strong> continuer sur les fameuses « coïnci<strong>de</strong>nces », très<br />

fragmentaires, entre narration et biographèmes. Structure énonciative peu banale : un auteur<br />

réel, Georges Bataille, se métamorphose en auteur pseudonyme, Lord Auch, qui par<br />

l’intermédiaire d’un narrateur anonyme, se découvre finalement énonciateur analyste d’une<br />

narration grevée d’éléments puisés dans la vie réelle… <strong>de</strong> Georges Bataille. Le tiroir n’en finit<br />

pas <strong>de</strong> révéler ses doubles-fonds et l’instance énonciatrice ainsi clivée (narrative puis<br />

analytique), tout en feignant in fine d’y prétendre, jamais ne tend le visage unifiant et<br />

i<strong>de</strong>ntifiable d’une personne incarnée 39 .<br />

Les observations relatives aux questions <strong>de</strong>s auteurs et <strong>de</strong>s énonciateurs respectifs <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux œuvres amènent dès lors à distinguer ce qu’avec Philippe Lejeune on nommera les<br />

« pactes » 40 que chaque œuvre passe implicitement, et qui démarquent chacun <strong>de</strong>s projets<br />

d’écriture, en les inscrivant très différemment dans l’espace littéraire. Si les <strong>de</strong>ux œuvres<br />

consistent bien pour Breton et pour Bataille à dire quelque chose <strong>de</strong> « soi », soit à se<br />

confronter à sa part d’ineffable, encore ne faut-il pas sous-estimer les particularités <strong>de</strong><br />

chacune, qui en font les avatars très singuliers d’un genre autobiographique pour le moins<br />

disparate. Chez Breton, il est indéniable que l’intention <strong>de</strong> raconter un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa vie<br />

déclenche l’écriture. Mais cette intention, loin d’embrasser la totalité d’une existence sur<br />

37 Ibid., p. 102.<br />

38 Ibid.<br />

39 Soulignons que Jacqueline Chénieux-Gendron propose pour sa part <strong>de</strong> lire cette même question dans sa<br />

dimension énergétique. Pour elle, chez Bataille, « tout se passe […] comme si le sujet se mettait en place suivant<br />

un modèle énergétique (certes implicite) où l’espace et le temps humains sont présentés comme indéfinis, <strong>de</strong><br />

sorte que l’énergie vitale ne peut que se dissiper, sans fin – sans épuisement aucun ». Chez Breton, au contraire,<br />

« l’énergie du sujet ne peut que s’accroître, pour peu qu’on fasse appel aux puissances <strong>de</strong> l’imaginaire, comme<br />

l’énergie intersubjective, pour peu qu’on fasse appel aux puissances <strong>de</strong> l’amour », Voir Jacqueline Chénieux-<br />

Gendron, « La position du sujet chez Breton et Bataille », L’Objet au défi, étu<strong>de</strong>s réunies par Jacqueline<br />

Chénieux-Gendron & Marie-Claire Dumas, coll. Écritures & Arts contemporains, Champs <strong>de</strong>s Activités<br />

Surréalistes, P.U.F., 1987, pp. 60-63.<br />

40 Voir Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique (1975), nouvelle édition augmentée, Points essais, Seuil,<br />

1996.<br />

11


laquelle elle projetterait un regard rétrospectif, vise au contraire un moment, une série <strong>de</strong><br />

moments très particuliers <strong>de</strong> cette existence : d’un passé relativement proche, ces moments<br />

ont pour point commun d’avoir jeté l’existence « hors <strong>de</strong> son plan organique » 41 , c’est-à-dire<br />

aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> ce qui constitue la coulée ordinaire <strong>de</strong>s jours, matière « anecdotique »<br />

traditionnelle à la production autobiographique. L’intention est <strong>de</strong> transcrire une réalité où<br />

précisément le réel a pris le sujet en défaut, et Breton s’explique longuement en préambule sur<br />

la nature inouïe <strong>de</strong> ce qu’il nomme notamment ces fameuses « pétrifiantes coïnci<strong>de</strong>nces » 42 .<br />

L’i<strong>de</strong>ntité auteur/narrateur et instance « analytique » ne fait ici aucun doute. C’est plutôt la<br />

consistance même <strong>de</strong> cette instance unifiée qui pose problème : entité flottante, prise aux<br />

pièges d’un réel où soudain on ne se reconnaît plus. Le hiatus entre le moi et le mon<strong>de</strong> oblige<br />

le moi à se décentrer pour se retrouver ailleurs, autrement, et l’écriture s’immisce dans<br />

l’espace fragile entre un passé à peine révolu (celui <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong>, qu’avaient « préparé » d’autres<br />

inci<strong>de</strong>nts du réel), et un futur encore en gestation, que la rencontre <strong>de</strong> X rend soudain évi<strong>de</strong>nt,<br />

en l’ouvrant à tous les possibles. C’est dans cet intervalle que le moi cherche ses nouveaux<br />

repères, lesquels surviennent en outre non <strong>de</strong> son travail analytique, <strong>de</strong> sa seule réflexion, au<br />

sens étymologique, mais d’une nouvelle rencontre où l’amour sert <strong>de</strong> boussole au cœur <strong>de</strong><br />

l’insolite. Et Breton n’est pas dupe <strong>de</strong>s prétentions <strong>de</strong> l’autobiographie que souligne justement<br />

Jacqueline Chénieux-Gendron : « Les pièges qui se ten<strong>de</strong>nt à l'autobiographie sont bien moins<br />

ceux <strong>de</strong> la prolifération imaginaire en quoi consiste le romanesque que ceux, d'ordre<br />

philosophique, que constituent l'illusion rétrospective et l'illusion ontologique (illusion<br />

rétrospective : celle qui transforme les rapports <strong>de</strong> succession en rapports <strong>de</strong> causalité, et<br />

présente comme suite logique ce qui fut juxtaposition chronologique ; illusion ontologique :<br />

qui préjuge l'existence d'un passé en soi, dont les approches cerneraient les formes<br />

indistinctes : ombres rendues exsangues par les oublis <strong>de</strong> l'écrivain, mais que son effort<br />

pourrait revivifier) » 43 . Au contraire : « tout l’art convaincant <strong>de</strong> Breton est <strong>de</strong> prendre ces<br />

illusions au sérieux, <strong>de</strong> montrer qu’elles sont à la racine <strong>de</strong> la relation entre le vécu et l’écrit,<br />

l’écrit et le vécu » 44 . C’est précisément la raison pour laquelle plutôt que « <strong>de</strong> nous proposer,<br />

en quelque sorte, la théorie <strong>de</strong> ces illusions » 45 , comme le suggère Jacqueline Chénieux-<br />

Gendron, Breton démontre combien selon lui ces illusions, qui expriment dans l’écriture la<br />

réalité <strong>de</strong> l’appréhension du réel par un sujet… n’en sont plus. Chez Bataille, l’i<strong>de</strong>ntité<br />

41<br />

André Breton, <strong>Nadja</strong>, op.cit., p. 651. C’est Breton qui souligne.<br />

42<br />

Ibid.<br />

43<br />

Jacqueline Chénieux-Gendron, Le Surréalisme et le roman, Lettera, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1983, p. 154.<br />

44 Ibid.<br />

45 Ibid.<br />

12


auteur/narrateur/analyste est refusée par le dispositif textuel même. Mais, <strong>de</strong> façon inattendue,<br />

c’est la question <strong>de</strong> la « ressemblance » qui survient alors 46 , et qui, sautant au visage <strong>de</strong><br />

l’analyste en tout premier, impose au double jeu <strong>de</strong> masques un tremblé qui, par le truchement<br />

du narrateur, laisse <strong>de</strong>viner l’auteur, ou plus exactement, une série <strong>de</strong> moments traumatiques<br />

anciens, enfouis, refoulés, vécus par l’auteur. Cette stratégie <strong>de</strong> dévoilement incite le lecteur à<br />

soupçonner la totalité <strong>de</strong> la partie narrative <strong>de</strong> receler d’autres biographèmes (l’Espagne en est<br />

un flagrant), comme elle l’incite par contrecoup à mettre en doute les révélations finales, qui<br />

relèvent inévitablement d’un tri dans une matière plus riche. Alors, et alors seulement, au<br />

contraire du texte <strong>de</strong> Breton qui le posait d’emblée, le réel fait retour, et le texte signe par une<br />

volte-face finale son « pacte référentiel » 47 , qui annule le pseudo-pacte romanesque qu’il avait<br />

lui-même feint <strong>de</strong> passer dans la partie narrative. La leçon alors est confondante : l’imaginaire<br />

n’existe que <strong>de</strong> travailler le réel. Ne vaut-elle somme toute pas pour l’ensemble <strong>de</strong> la<br />

production romanesque, laquelle se targue trop souvent <strong>de</strong> l’illusion naïve « selon laquelle le<br />

roman serait plus vrai (plus profond, plus authentique) que l’autobiographie », véritable « lieu<br />

commun » qui alimente bien stérilement la guerre <strong>de</strong>s genres selon Lejeune 48 , lequel ne se<br />

prive pas <strong>de</strong> retourner le cliché ? Ainsi observé, en effet, « c’est en tant qu’autobiographie que<br />

le roman est décrété plus vrai. Le lecteur est ainsi invité à lire les romans non seulement<br />

comme <strong>de</strong>s fictions renvoyant à une vérité <strong>de</strong> la “nature humaine”, mais aussi comme <strong>de</strong>s<br />

fantasmes révélateurs d’un individu. J’appellerai cette forme indirecte du pacte<br />

autobiographique le pacte fantasmatique » 49 . On voit avec <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil comment c’est en<br />

tant qu’auteur du texte que Lord Auch/Bataille, sous l’influence <strong>de</strong> la psychanalyse, souscrit à<br />

ce « pacte fantasmatique », encore qu’il se différencie <strong>de</strong>s auteurs romanesques traditionnels<br />

en ce qu’il feint <strong>de</strong> découvrir la réalité d’un tel pacte a posteriori, et qu’il choisit précisément<br />

alors d’en exhiber, mais bien partiellement, la signature.<br />

46 Philippe Lejeune distingue la notion d’« i<strong>de</strong>ntité » constitutive du pacte autobiographique et celle <strong>de</strong><br />

« ressemblance » qui appartient davantage au genre du roman autobiographique. Bataille, comme on voit,<br />

n’entre ni dans un cas, ni dans l’autre à proprement parler. Voir Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique<br />

(1975), nouvelle édition augmentée, Points essais, Seuil, 1996, pp. 24-25.<br />

47 Ibid., p. 36.<br />

48 Ibid., p. 41.<br />

49 Ibid., p. 42.<br />

13


L’expérience érotique et l’écriture-limite<br />

La confrontation d’un « je » auteur et/ou narrateur avec l’indicible <strong>de</strong> soi, telle qu’on a<br />

voulu la lire pour commencer, pose, dans <strong>Nadja</strong> comme dans <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil, la question<br />

cruciale <strong>de</strong> l’amour, envisagé à la fois comme expérience du sujet et tentative littéraire. C’est<br />

dans cette question du rapport à l’Autre que se révèle l’indicible <strong>de</strong>s écritures érotiques<br />

respectives.<br />

Si l’on commence par observer la question du côté <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong>, on constate que<br />

« l’amour » chez Breton procè<strong>de</strong> toujours d’un trouble physique, d’une sensation que la<br />

présence d’une femme suscite et qui tout à coup empoigne son être. Il est ce tremblement,<br />

cette « convulsion » qui part <strong>de</strong> la réalité la plus matérielle <strong>de</strong> l’Autre, son corps, pour<br />

traverser le sujet, lui ôter son assise, interrompre le cours ordinaire <strong>de</strong> ses jours et le jeter dans<br />

une autre réalité : l’amour est la panique <strong>de</strong> l’Autre. « J’ai toujours incroyablement souhaité<br />

rencontrer la nuit, dans un bois, une femme belle et nue, ou plutôt, un tel souhait exprimé ne<br />

signifiant plus rien, je regrette incroyablement <strong>de</strong> ne pas l’avoir rencontrée. […] Il me semble<br />

que tout se fût arrêté net, ah ! je n’en serais pas à écrire ce que j’écris. J’adore cette situation<br />

qui est, entre toutes, celle où il est probable que j’eusse le plus manqué <strong>de</strong> présence<br />

d’esprit » 50 . L’amour rejoint, comme on voit, la quête automatique : il est l’envers d’une<br />

conscience <strong>de</strong> soi, le moment où le sujet est pris en défaut par la réalité extérieure, le langage<br />

(prosaïque) instantanément sidéré avant que <strong>de</strong> basculer dans l’épanchement poétique. C’est<br />

lui qui oblige à « <strong>de</strong>scendre vraiment dans les bas fonds <strong>de</strong> l’esprit » 51 , et cette <strong>de</strong>scente, qui<br />

réactive ainsi formulée une topographie psychique freudienne, n’est possible que par<br />

l’intervention d’une femme, parée <strong>de</strong> tous les prestiges <strong>de</strong> la séduction. Ainsi faut-il entendre<br />

ce que Breton dit finalement à X au sujet <strong>de</strong> leur « coup <strong>de</strong> foudre » : « Toi qui fais<br />

admirablement tout ce que tu fais et dont les raisons splendi<strong>de</strong>s, sans confiner pour moi à la<br />

déraison, rayonnent et tombent mortellement comme le tonnerre » 52 . Pas <strong>de</strong> miroir, pas<br />

(encore) d’androgynat dans <strong>Nadja</strong> : la femme ne « complète » aucune unité organique<br />

humaine, elle est au contraire le déséquilibre permanent <strong>de</strong> l’homme, qu’elle remplit d’une<br />

nouvelle substance vitale. L’érotique chez Breton est toujours d’ordre sensuel : le toucher,<br />

mais plus encore le regard, en sont les mo<strong>de</strong>s opératoires <strong>de</strong> prédilection. C’est par là que<br />

50 André Breton, <strong>Nadja</strong>, op.cit., p. 668. C’est Breton qui souligne.<br />

51 Ibid.<br />

52 Ibid., p. 751.<br />

14


l’Autre avant tout se manifeste au sujet. Chez lui, la question « sentimentale » trouve ainsi son<br />

origine dans cette secousse sensuelle dont l’amour obligatoirement procè<strong>de</strong>. Aimer, c’est<br />

parvenir par la réalité <strong>de</strong> l’Autre à une autre réalisation <strong>de</strong> soi. Il faut alors bien observer que<br />

lorsqu’un tel amour surgit, la tension entre sujet et « objet » d’amour, loin d’être résolue, est<br />

au contraire maintenue, réactivée en permanence, garante à ce prix-là <strong>de</strong> la perpétuation <strong>de</strong><br />

l’amour même : c’est ainsi que, contrairement aux illusions passées qui avaient cru le voir<br />

surgir, et qui, <strong>de</strong> façon très éloquente, faisaient <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong> l’allocutaire d’un discours qui<br />

prenait plutôt le lecteur-témoin comme interlocuteur 53 , l’interlocution au contraire <strong>de</strong>vient ici<br />

le seul moyen <strong>de</strong> dire l’amour. S’adressant à « tu », « je » en espère une réponse imminente,<br />

permanente. L’échange je/tu, réversible à l’infini, ne peut donc s’abolir dans l’irréversible<br />

« nous » 54 : il est au contraire le symbole même, sur le plan du langage, <strong>de</strong> la dynamique<br />

interne, active, foisonnante, du couple.<br />

Chez Bataille, l’érotique, elle, est entièrement d’ordre sexuel. L’amour est ce moment<br />

où l’être, par l’acte même qui le consomme, se déchire par l’Autre et s’ouvre au mon<strong>de</strong>.<br />

S’ouvre : ouverture physiologique, par laquelle toutes les humeurs s’écoulent (sang, sperme,<br />

larmes, urine…), participant pareillement <strong>de</strong> la même ruine du moi. Rien ne passe du<br />

sentiment que l’Autre inspire, sinon celui, seul, du désir : désir <strong>de</strong> son action, action physique,<br />

action fantasmatique, sur le corps du sujet, pour parvenir au plaisir. Celui, également, <strong>de</strong><br />

l’angoisse, inhérente au plaisir qu’il procure. De sorte que le corps <strong>de</strong> l’Autre n’a<br />

d’importance que s’il agit sur le mien. Chez Bataille, l’amour est narcissique, et l’Autre est<br />

son objet. Or, ayant institué l’Autre <strong>de</strong> l’amour (Simone) dans une relation non plus<br />

déséquilibrée comme Breton, mais au contraire égalitaire, l’opération se renverse aussi bien :<br />

le sujet est l’objet érotique du corps <strong>de</strong> l’Autre. Il s’y offre avec le même abandon <strong>de</strong> soi qu’il<br />

lui réclame. Abandon total <strong>de</strong> soi : <strong>de</strong> ce qui l’individualise, le personnalise, le différencie <strong>de</strong><br />

l’Autre, abandon <strong>de</strong> son esprit donc, <strong>de</strong> sa pensée, <strong>de</strong> sa conscience qui le dotent d’une<br />

personnalité, d’un langage (la jouissance est une « démence libératrice » 55 ), au profit <strong>de</strong> ce qui<br />

l’en rapproche, sa seule matière palpitante, sa réalité physiologique la plus concrète, son<br />

hurlement ou son silence. Encore faut-il, pour que cette dilution du moi et <strong>de</strong> l’Autre soit<br />

totale, que cette enveloppe <strong>de</strong> chair soit littéralement déchirée par l’Autre, que l’Autre en<br />

53 Et souvent avec quelle virulence : « Ceux qui rient <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière phrase sont <strong>de</strong>s porcs » ; « Ceci toujours<br />

pour les amateurs <strong>de</strong> solutions faciles », etc. Voir Ibid., pp. 668 et 695, par exemple.<br />

54 Absent <strong>de</strong> la troisième partie, le pronom pluriel survenait au contraire dès la rencontre avec <strong>Nadja</strong> : « Nous<br />

nous arrêtons à la terrasse d’un café », Ibid., p. 685. En outre, Breton prenait soin <strong>de</strong> préciser que <strong>Nadja</strong> avait<br />

raison <strong>de</strong> lui faire constater, un jour, l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s autres gens sur le quai d’une gare : « il est exact que tous,<br />

même les plus pressés, se retournent sur nous, que ce n’est pas elle qu’on regar<strong>de</strong>, que c’est nous », Ibid., p. 713.<br />

C’est Breton qui souligne.<br />

55 Georges Bataille, <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil, op.cit., p. 63.<br />

15


éventre l’unité jusqu’à faire surgir le sperme, le sang, les larmes, etc., lesquels, <strong>de</strong> jaillir ainsi,<br />

<strong>de</strong> rendre l’être « constitué » à la matière « disponible » du cosmos dans une effusion qui ne<br />

peut aboutir qu’à la mort, portent paradoxalement, par ce frôlement insoutenable, le sujet à la<br />

pointe extrême <strong>de</strong> sa vitalité. Tel est l’horizon ultime, impossible à atteindre, <strong>de</strong> cette « joie <strong>de</strong><br />

ne plus tenir compte d’aucune limite » 56 , qui vise moins l’ordre moral que d’abord la<br />

fermeture biologique <strong>de</strong> l’être. De fait, contrairement à l’interlocution qui chez Breton,<br />

symbolisait sur le plan du langage le désir <strong>de</strong> cet échange amoureux entre sujet et Autre aimé,<br />

chez Bataille, et aux antipo<strong>de</strong>s alors <strong>de</strong> Sa<strong>de</strong>, jamais le langage n’est convoqué sinon pour<br />

accroître le plaisir du sexe au moment même <strong>de</strong> la relation. Jamais il ne signifie une réflexion<br />

sur les événements, qui supposerait un élargissement <strong>de</strong> la conscience à la réalité érotique. La<br />

coupure, radicale, est annoncée dès que s’annoncent les relations sexuelles entre le narrateur<br />

et Simone : « nous n’en avons pour ainsi dire jamais parlé » 57 . Elle s’exprime en outre par le<br />

renvoi dans la seule partie « Coïnci<strong>de</strong>nces » <strong>de</strong> ce retour, quoique très lacunaire comme on l’a<br />

dit, par les mots sur la chose, renvoi qui accuse par sa coupure typologique (après la narration,<br />

l’analyse) la coupure entre ce qui se fait et qui relève <strong>de</strong> la réalité la plus matérielle, et ce qui<br />

se pense, se conçoit, et finalement s’énonce.<br />

Dire cela, alors ? Oui, mais comment ? Pour Breton comme pour Bataille, rien ne<br />

permet mieux <strong>de</strong> mesurer les limites mêmes du langage, dans la capacité qu’il a, ou non,<br />

d’exprimer l’emportement passionnel qu’on vient <strong>de</strong> décrire. Il n’est <strong>de</strong> fait d’érotique du<br />

texte qui ne transpire d’une poétique : poétique du sentiment amoureux chez Breton, poétique<br />

<strong>de</strong> la relation sexuelle chez Bataille. Soit poétique du désir (<strong>de</strong> l’Autre) chez Breton, poétique<br />

du plaisir (par l’Autre) chez Bataille. Poétiques, quoi qu’il en soit, qui s’écrivent, par<br />

opposition à toute forme <strong>de</strong> prosaïsme, fût-il « littéraire », à l’extrême bord du silence.<br />

L’amour, amour « fou » dans <strong>Nadja</strong>, est sensible chez Breton dans l’affolement du<br />

discours qui est supposé le dire. On n’insistera jamais assez sur la discontinuité générale qui,<br />

d’un bout à l’autre du texte, dispose en un savant sens du « montage » (mais alors, d’un<br />

montage que structure davantage la loi du hasard, du caprice et <strong>de</strong> la surprise que celle d’une<br />

architecture préalablement concertée : montage pulsionnel, en somme), les séquences<br />

56 Ibid., p. 39.<br />

57 Ibid., p. 52. On lit également, plus loin : « Nous avons toujours évité, Simone et moi, par une sorte <strong>de</strong> pu<strong>de</strong>ur<br />

commune, <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s objets les plus significatifs <strong>de</strong> nos obsessions. C’est ainsi que le mot œuf disparut <strong>de</strong><br />

notre vocabulaire, que nous ne parlions jamais du genre d’intérêt que nous avons l’un pour l’autre et encore<br />

moins <strong>de</strong> ce que Marcelle représentait pour nous », Ibid., p. 76.<br />

16


textuelles successives. On observe à l’intérieur <strong>de</strong> cette immense mosaïque la marche<br />

consciente <strong>de</strong>s développements prosaïques (narratifs) déraper et plonger tout à coup dans un<br />

tremblement poétique signalant l’émotion et le sentiment amoureux. C’est un phénomène que,<br />

sur un plan macroscopique, on a déjà pu signaler en opposant notamment la <strong>de</strong>uxième partie,<br />

consacrée à <strong>Nadja</strong>, partie très chronologique (le narrateur, malgré les stupeurs successives <strong>de</strong><br />

l’insolite, reste conscient du temps qui passe, et maître du temps qui s’écrit), à la troisième<br />

partie, celle <strong>de</strong> l’amour, qui voit la possibilité narrative achopper sur une nécessité poétique.<br />

De fait, c’est cette troisième partie qui pousse à l’extrême le principe général <strong>de</strong> discontinuité,<br />

qui suppose à lui seul une saisie subjective, sensible, émotionnelle, du réel. C’est en effet<br />

lorsque l’amour survient que Breton joue <strong>de</strong> tous les registres du clavier poétique pour en<br />

exprimer l’émotion. De sorte que cette <strong>de</strong>rnière partie, qui en constitue l’acmé, peut aussi être<br />

lue comme le con<strong>de</strong>nsé « technique » <strong>de</strong>s moyens <strong>poétiques</strong> dont il dispose. Breton<br />

commence alors par une séquence <strong>de</strong> dénégation qui a pour objet <strong>de</strong> distinguer voire <strong>de</strong><br />

hiérarchiser les émotions, en plaçant sous le signe du seul intérêt intellectuel l’histoire passée,<br />

et en assurant au contraire d’une « émotion intéressant, cette fois, le cœur plus encore que<br />

l’esprit » 58 , émotion qui le laisse « frémissant » 59 . Dire la véritable émotion amoureuse, c’est<br />

dire d’abord ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle n’a pas été (avec <strong>Nadja</strong>). Le <strong>de</strong>gré maximal<br />

d’intensité passe alors par toute une stratégie stylistique d’amplification : l’articulation<br />

temporelle passé du récit/présent d’énonciation se double dans la même longue phrase d’une<br />

relation logique entre les « espoirs » passés puis enfin leur « réalisation » actuelle, l’intensité<br />

croissante étant alors exprimée d’une part par le superlatif pluriel « meilleurs espoirs », qui<br />

supposait un <strong>de</strong>gré déjà maximal, et d’autre part par la feinte d’une brusque retombée <strong>de</strong> cette<br />

intensité dans un groupe nominal relativement décevant a priori, « <strong>de</strong> la réalisation même »,<br />

lequel pourtant assure subtilement le passage d’une expression <strong>de</strong> la quantité vers une<br />

expression <strong>de</strong> la qualité. Cette qualité est alors elle-même aussitôt reprise dans une succession<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux anthorismes qui en rectifient l’expression (qualitative) tout en jouant d’un<br />

accroissement lexical qui reprend et continue l’amplification quantitative : « <strong>de</strong> la réalisation<br />

même, <strong>de</strong> la réalisation intégrale, oui <strong>de</strong> l’invraisemblable réalisation <strong>de</strong> ces espoirs » 60 . Cette<br />

première séquence finale s’achève par un effet <strong>de</strong> mystère. Double mystère : « Et qu’apporté,<br />

qui sait, repris déjà par la Merveille, la Merveille en qui <strong>de</strong> la première à la <strong>de</strong>rnière page <strong>de</strong><br />

ce livre ma foi n’aura du moins pas changé, tinte à mon oreille un nom qui n’est déjà plus le<br />

58 André Breton, <strong>Nadja</strong>, op.cit., p. 746.<br />

59 Ibid.<br />

60 Ibid.<br />

17


sien [celui <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong>] » 61 . Mystère bien sûr quant à l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> cette nouvelle femme,<br />

étonnamment désignée par la périphrase négative finale. Mystère aussi <strong>de</strong> l’amour lui-même,<br />

qui n’est jamais que ce tremblement d’incertitu<strong>de</strong> qu’exprime l’antithèse apporté/repris, mais<br />

qui reste reconnaissable comme l’offran<strong>de</strong> d’une divinité païenne et poétique, la Merveille (la<br />

majuscule exprimant une quasi-personnification alors que le terme « foi » suggère une<br />

vénération <strong>de</strong> type religieux 62 ). Cette première séquence provoque ainsi un fort effet d’attente,<br />

que Breton s’ingénie à décevoir aussitôt en ménageant une digression qui feint d’abandonner<br />

son sujet à ce paroxysme émotionnel, ce qui exacerbe la curiosité du lecteur.<br />

Typographiquement (et significativement) séparée par un blanc et une ligne <strong>de</strong> pointillés 63 , la<br />

digression qui suit est hétérogène : retour critique vers le passé <strong>de</strong> la narration (les<br />

représentations photographiques jugées comme insuffisantes ; les lieux, leurs soubresauts<br />

révolutionnaires, leur évolution permanente, etc.), qui par association d’idées, aboutit à une<br />

allusion cryptée, et absolument indéchiffrable pour le lecteur, ce tiers désormais exclu (la<br />

« vaste plaque indicatrice portant ces mots : LES AUBES » 64 ) ; enfin une histoire drôle (celle<br />

<strong>de</strong> M. Delouit), tout aussi énigmatique à la lecture 65 . Survient alors une troisième séquence<br />

qui, implicitement, reprend la personne initialement désignée, pour cette fois s’adresser<br />

directement à elle, en lui dédiant l’ensemble du texte. La lyrique amoureuse s’emporte alors,<br />

mimant poétiquement l’emportement du sujet amoureux : une longue phrase lance en effet<br />

une série <strong>de</strong> propositions nominales débutant toutes anaphoriquement par le pronom « Toi »,<br />

qui placent la dédicace sous le signe <strong>de</strong> la litanie amoureuse. Deux mouvements semblent<br />

alors s’opposer, et jouer comme simultanément dans l’évocation <strong>de</strong> la femme aimée : le<br />

premier tend vers la particularité, le détail, le temporel, la proximité ; le second au contraire<br />

ouvre à l’immensité, à l’universel, à l’éternel, à l’idéal. Participant <strong>de</strong> ce premier mouvement :<br />

les catachrèses qui matérialisent métaphores et comparants (le livre doit être battant comme<br />

une porte, et « par cette porte je ne verrais sans doute jamais entrer que toi. Entrer et sortir que<br />

toi » 66 ; « Toi qui <strong>de</strong> tout ce qu’ici j’ai dit n’aura reçu qu’un peu <strong>de</strong> pluie sur ta main… » 67 ) ;<br />

61<br />

Ibid.<br />

62<br />

Telle est la phrase typiquement illisible, pire, insupportable pour Bataille. C’est dans ces interstices qu’il<br />

enfoncera bientôt le coin le plus violent <strong>de</strong> son attaque contre Breton : c’est à partir <strong>de</strong> là qu’il fera sauter tout<br />

son système <strong>de</strong> « compromis » philosophique en le taxant d’idéaliste.<br />

63<br />

L’édition Pléia<strong>de</strong> signale que cette disposition « a été <strong>de</strong>mandée par Breton sur les épreuves <strong>de</strong> 1928 », Ibid.,<br />

p. 1558.<br />

64<br />

Ibid., p. 749. Il s’agit du nom d’un restaurant. L’allusion renvoie à un souvenir partagé avec Suzanne Muzard.<br />

Bien entendu, elle signale métaphoriquement la « naissance » du nouvel amour, son « aube ».<br />

65<br />

Elle a d’ailleurs reçu <strong>de</strong>s interprétations diverses sur lesquelles on passera, <strong>de</strong> la profon<strong>de</strong>ur allégorique à la<br />

simple gratuité humoristique.<br />

66 Ibid.<br />

67 Ibid.<br />

18


les épanorthoses à valeur concrète (« Toi qui […] ne dois pas être une entité, mais une femme,<br />

toi qui n’es rien tant qu’une femme, malgré tout ce qui m’en a imposé et m’en impose en toi<br />

pour que tu sois la Chimère » 68 )… Participant au contraire du second mouvement : les<br />

généralisations emphatiques (« Toi qui fais admirablement tout ce que tu fais… » 69 ) ; les<br />

métaphores cosmiques (Toi « dont les raisons splendi<strong>de</strong>s […] rayonnent et tombent<br />

mortellement comme le tonnerre » 70 ) ; les dématérialisations corporelles (« Toi, bien sûr,<br />

idéalement belle », « Je crois aveuglément à ton génie » 71 )… C’est véritablement <strong>de</strong> ce double<br />

régime poétique antithétique que dépend l’amour absolu que Breton cherche à exprimer. C’est<br />

dans l’articulation, le tremblement <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux mouvements que se lit le trouble maximal du<br />

sujet amoureux, que complète encore le recours aux modalités les plus variées <strong>de</strong><br />

l’énonciation (interrogatives, exclamatives…) et l’emploi décisif chez lui <strong>de</strong> l’italique (par<br />

exemple pour la première occurrence <strong>de</strong> la dédicataire, le pronom « te »). Est ainsi suggéré ce<br />

qui, plus tard, complètera la définition sensualiste ici donnée <strong>de</strong> la beauté : si dans <strong>Nadja</strong>, la<br />

« beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas » 72 , dans L’Amour fou, cette même « beauté<br />

convulsive sera érotique-voilée… » 73 . Fragile espace vibratile <strong>de</strong> l’amour, qu’une poétique<br />

d’éparpillement/recentrage thématique, <strong>de</strong> voilement/dévoilement, <strong>de</strong> présence/absence, <strong>de</strong><br />

maîtrise/abandon peut seule parvenir à dire.<br />

On ne peut être plus loin <strong>de</strong> Bataille, pour lequel la narration <strong>de</strong> l’amour se ramène à<br />

l’exhibition crue <strong>de</strong> son acte. D’emblée, l’érotisme chez lui est ainsi marqué du signe <strong>de</strong> la<br />

bestialité. À propos <strong>de</strong> Simone, le narrateur immédiatement confesse : « nous restâmes<br />

longtemps sans nous accoupler » 74 . Le verbe, animal, est celui qui désigne le moins mal la<br />

lubricité lexicale, qui voit Bataille toujours rechercher le terme le plus bas, le plus argotique,<br />

qui le voit se vautrer dans la langue la plus scabreuse, la moins « littéraire ». Ainsi, le<br />

narrateur, inversant les normes (et pas seulement morales), avoue-t-il d’emblée que « cul »<br />

« est <strong>de</strong> beaucoup pour [lui] le plus joli <strong>de</strong>s noms du sexe » 75 . Il va sans dire que le procédé<br />

relève d’un genre, le roman érotique, que Bataille porte à son paroxysme (il participe alors<br />

d’une autre série <strong>de</strong> normes, si l’on veut). L’être est <strong>de</strong>venu corps, le corps chair, la chair<br />

vian<strong>de</strong> : le langage ne participe jamais assez du travail subversif <strong>de</strong> transgression, qui refuse<br />

violemment toute récupération éventuelle dans quelque positivité que ce soit (et en un sens,<br />

68 Ibid.<br />

69 Ibid.<br />

70 Ibid.<br />

71 Ibid.<br />

72 Ibid., p. 753.<br />

73 André Breton, L’Amour fou (1937), OC II, Gallimard, Bibliothèque <strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong>, 1992, p. 687.<br />

74 Georges Bataille, <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil, op.cit., p. 53.<br />

75 Ibid., p. 51.<br />

19


parler ainsi <strong>de</strong> « poétique » chez Bataille est une hérésie). L’érotisme creuse la coupure<br />

(dualiste) en privant la « matière » corporelle <strong>de</strong> sa tête 76 . Nombre <strong>de</strong>s scènes seraient ainsi à<br />

relire pour y repérer la profusion nominale dont use Bataille pour morceler le corps<br />

(désignations par ailleurs rehaussées par les illustrations <strong>de</strong> Masson), dans une poétique<br />

générale <strong>de</strong> l’hypotypose la plus crue. Sont ainsi systématiquement privilégiés tous les<br />

paradigmes du vocabulaire ordurier, ainsi qu’une construction syntaxique relativement<br />

basique, qui ne s’embarrasse pas outre mesure d’excé<strong>de</strong>nts adjectivaux ou adverbiaux : il y a,<br />

patron minimal <strong>de</strong> la phrase, la chose (le nom), et ce qu’elle fait (le verbe) 77 . Tout aussi<br />

systématiquement, l’acte sexuel a pour finalité non pas une quelconque « jouissance » qui<br />

restaurerait l’intégrité/intégralité <strong>de</strong> la personne, mais un jaillissement liqui<strong>de</strong> quasi-<br />

mécanique (sperme, sang, larmes, urine) : c’est ce mouvement d’éruption qui confine<br />

d’ailleurs à la mort <strong>de</strong> l’être, autre paradigme où vient s’abîmer le paroxysme sexuel. Or il est<br />

tout à fait remarquable que toute la stratégie dramatique <strong>de</strong> Bataille consiste à mettre en<br />

scène, par la poétique du récit, ce moment d’extase ultime où le sujet, frôlant la mort, bascule<br />

dans l’indicible. Aimer, c’est se risquer à la mort <strong>de</strong> l’autre, c’est risquer l’autre à sa propre<br />

mort. Si tel est le sta<strong>de</strong> ultime <strong>de</strong> l’érotique <strong>de</strong> Bataille, celui-ci bute alors aux limites mêmes<br />

<strong>de</strong> la poétique du langage. Il est ainsi tout à fait étonnant d’observer le contraste lexical qui,<br />

après les pires débauches innommables, par exemple lors <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> Marcelle ou <strong>de</strong> celle<br />

du prêtre Don Aminado, tous <strong>de</strong>ux points culminants <strong>de</strong> l’extase érotique du narrateur, voit<br />

tout à coup le récit par <strong>de</strong>ux fois achopper sur le même terme. Marcelle, d’abord : « Simone<br />

étant encore vierge, je la baisai pour la première fois auprès du cadavre. Cela nous fit très mal<br />

à tous les <strong>de</strong>ux mais nous étions contents justement parce que cela faisait mal » 78 . Le prêtre,<br />

ensuite : « Je m’allongeai auprès d’elle pour la violer et la foutre à mon tour, mais je ne<br />

pouvais que la serrer dans mes bras et lui baiser la bouche à cause d’une étrange paralysie<br />

intérieure profondément causée par mon amour pour la jeune fille et la mort <strong>de</strong> l’innommable.<br />

Je n’ai jamais été aussi content » 79 . L’« innommable » a tué le langage : l’extase la plus<br />

absolue se ramène par <strong>de</strong>ux fois à l’expression puérile <strong>de</strong> l’adjectif « content ». Et à<br />

l’extrémité <strong>de</strong> cette poétique du silence, cette autre stratégie, radicale, pour dire l’indicible<br />

76 En ce sens, on mesure la différence entre l’histoire <strong>de</strong> « l’œil » et cette histoire « <strong>de</strong>s yeux » qu’est <strong>Nadja</strong>.<br />

77 Prototype <strong>de</strong> cette construction, en un moment <strong>de</strong> paroxysme érotique du livre, soit lors du viol final du prêtre,<br />

juste avant son meurtre : « Simone gifla cette charogne sacerdotale, ce qui fit reban<strong>de</strong>r la charogne. On la<br />

dépouilla <strong>de</strong> ses vêtements sur lesquels Simone accroupie pissa comme une chienne. Ensuite Simone la branla et<br />

la suça pendant que j’urinais dans ses narines », Ibid., p. 93.<br />

78 Ibid., p. 81.<br />

79 Ibid., p. 97.<br />

20


extatique : le blanc, la ligne <strong>de</strong> pointillés qui troue la narration et choisit l’ellipse pour dire par<br />

défaut cet excès indicible 80 .<br />

C’est alors que la poétique du désir <strong>de</strong> Breton fait retour : là où les pointillés, les<br />

blancs dont on a parlé marquaient chez lui ce hors-texte qui était la course <strong>de</strong> la vie même, à<br />

la crête <strong>de</strong> l’écriture, c’est le travail <strong>de</strong> la mort qu’ils marquent chez Bataille, à son talweg. De<br />

fait, si le sujet part avec Breton d’une inquiétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> soi, pour chercher dans le désir <strong>de</strong> l’Autre<br />

une inaccessible plénitu<strong>de</strong>, chez Bataille, la plénitu<strong>de</strong> ne se comprend que comme la limite<br />

physiologique <strong>de</strong> l’être, qui toujours le met à distance <strong>de</strong> l’Autre, et réclame donc la déchirure<br />

du plaisir comme épuisement extatique. Désir-plaisir : la narration <strong>de</strong> l’un met à nu le point<br />

d’achoppement <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> l’autre 81 .<br />

Là rési<strong>de</strong> peut-être le cœur <strong>de</strong> leur scandale, <strong>de</strong> leur incomparable scandale qui n’en<br />

finit pas <strong>de</strong> sommer le langage : l’un (Bataille) porte à la suffocation, provoque le<br />

vomissement même qui le conforte ; l’autre (Breton), non moins obscène, non moins<br />

audacieux <strong>de</strong> vouloir « livrer » ce qui ne se « livre » pas, rejette son lecteur dans l’effarement<br />

<strong>de</strong> ses propres jours.<br />

80 Voir par exemple Ibid., p. 59 ou bien, à la toute fin du récit, juste avant la fuite <strong>de</strong>s personnages, p. 99.<br />

81 L’unique mention sexuelle à proprement parler chez Breton était plus qu’allusive : « Nous décidons d’attendre<br />

le prochain train pour Saint-Germain. Nous y <strong>de</strong>scendons, vers une heure du matin, à l’Hôtel du Prince <strong>de</strong><br />

Galles », André Breton, <strong>Nadja</strong>, op.cit., p. 1551. Correction éloquente : cette mention sera supprimée dans la<br />

version <strong>de</strong> 1963.<br />

21


Bibliographie :<br />

- Bataille Georges, <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil (1928), Romans et récits, Paris, Gallimard, Bibliothèque<br />

<strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong>, 2004.<br />

- Bataille Georges, « W.-C. (Préface à l’<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil) », Le Petit (1943), Romans et récits,<br />

Paris, Gallimard, Bibliothèque <strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong>, 2004.<br />

- Breton André, <strong>Nadja</strong> (1928), OC I, Paris, Gallimard, Bibliothèque <strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong>, 1988.<br />

- Breton André, Second manifeste du surréalisme (1930), OC I, Paris, Gallimard,<br />

Bibliothèque <strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong>, 1988.<br />

- Breton André, L’Amour fou (1937), OC II, Paris, Gallimard, Bibliothèque <strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong>,<br />

1992.<br />

- Chapsal Ma<strong>de</strong>leine, « Georges Bataille », Envoyez la petite musique…, coll. Figures, Paris,<br />

Éditions Grasset & Fasquelle, 1984.<br />

- Chénieux-Gendron Jacqueline, Le Surréalisme et le roman, Lausanne, Lettera, L’Âge<br />

d’Homme, 1983.<br />

- Chénieux-Gendron Jacqueline, « La position du sujet chez Breton et Bataille », L’Objet au<br />

défi, étu<strong>de</strong>s réunies par Jacqueline Chénieux-Gendron & Marie-Claire Dumas, coll. Écritures<br />

& Arts contemporains, Champs <strong>de</strong>s Activités Surréalistes, Paris, P.U.F., 1987.<br />

- Jenny Laurent, « Le livre ou la vie », « André Breton », Revue <strong>de</strong>s Sciences Humaines,<br />

n°237, Presses Universitaires <strong>de</strong> Lille III, 1995.<br />

- Leiris Michel, Georges Bataille, Michel Leiris. Échanges et correspondances, coll. « Les<br />

inédits <strong>de</strong> Doucet », Paris, Gallimard, 2004.<br />

- Lejeune Philippe, Le pacte autobiographique (1975), nouvelle édition augmentée, Points<br />

essais, Paris, Seuil, 1996.<br />

- Pauvert Jean-Jacques, La Traversée du livre, Paris, Viviane Hamy, 2004.<br />

- Surya Michel, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992.<br />

22


Résumé :<br />

1928. Breton publie la singulière aventure <strong>de</strong> <strong>Nadja</strong>. Bataille, caché <strong>de</strong>rrière Lord<br />

Auch, raconte la scandaleuse <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil. C’est, pour tous <strong>de</strong>ux, la première expérience<br />

d’une narration suivie, qui impose une relative distance avec la foulée ordinaire <strong>de</strong>s jours.<br />

Si la littérature peut bien apparaître comme une immense entreprise <strong>de</strong> jeu avec le<br />

dicible, délibéré ou pas, et dans toutes les acceptions du terme (soit <strong>de</strong> la démarche ludique au<br />

processus <strong>de</strong> l’écart), et s’il incombe bien <strong>de</strong> quelque manière à la critique littéraire<br />

d’approcher et <strong>de</strong> clarifier comme elle le peut ces mêmes opérations <strong>de</strong> jeu textuel, la<br />

coïnci<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux œuvres radicalement différentes à bien <strong>de</strong>s égards suggère une<br />

approche comparée qui trouve dans la question du non-dit une perspective analytique<br />

étonnamment pertinente. Car l’un et l’autre texte ne procè<strong>de</strong>nt-ils pas d’abord d’une<br />

sidération comparable face à l’énigme du vécu, qu’il s’agit ensuite, par le travail <strong>de</strong> l’écriture,<br />

<strong>de</strong> saisir ? L’un et l’autre ne préten<strong>de</strong>nt-ils pas alors, mais chacun à sa manière, justement<br />

lever tout l’indicible ? Il importe pourtant, <strong>de</strong>rrière cette similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> principe, <strong>de</strong> commencer<br />

par interroger plus précisément la question <strong>de</strong> l’énigme et <strong>de</strong> cet ineffable, dont on s’aperçoit<br />

alors que s’il engendre le texte <strong>de</strong> Breton, dialectiquement tendu vers une résolution<br />

prospective et ouverte (partielle), il s’avère consubstantiel à celui <strong>de</strong> Bataille, qui exhibe<br />

l’hétérogénéité binaire dont il est constitué, et feint <strong>de</strong> s’achever sur une résolution<br />

rétrospective et fermée (totale).<br />

Deux pistes <strong>de</strong> réflexion s’ouvrent dès lors. La première conduit à interroger les<br />

« pactes » d’écriture dont chaque œuvre procè<strong>de</strong> tacitement. Nom dit, nom tu <strong>de</strong> l’œuvre :<br />

entre <strong>Nadja</strong> et <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’œil, se joue une sorte <strong>de</strong> double jeu <strong>de</strong> dénégation <strong>de</strong> « l’autorité »<br />

dicible du nom propre. Elle passe chez l’un (Breton) par une remise en question <strong>de</strong> la<br />

légitimité littéraire et par le désir explicite d’une instance énonciatrice (narrative, analytique et<br />

lyrique) réunifiée ; chez l’autre (Bataille), par le recours à un pseudonyme qui n’existe que <strong>de</strong><br />

désigner paradoxalement la filiation traumatique qu’il prétend cacher, et par l’élaboration<br />

d’une instance énonciatrice clivée (narrative et analytique) qui ne signe son « pacte<br />

fantasmatique » (Ph. Lejeune) que <strong>de</strong> façon implicite. Mais la confrontation d’un « je » auteur<br />

et/ou narrateur avec l’indicible <strong>de</strong> soi pose également, dans <strong>Nadja</strong> comme dans <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong><br />

l’œil, la question cruciale <strong>de</strong> l’amour, envisagé à la fois comme expérience du sujet et<br />

tentative littéraire. Dans le rapport à l’Autre, se révèle en effet l’indicible <strong>de</strong>s érotiques<br />

respectives. Affolement sensuel ou déchirement sexuel, c’est, ici et là, toute une poétique du<br />

texte qui se déploie et vient bousculer le langage jusqu’à ses limites mêmes, jusqu’à s’écrire<br />

<strong>de</strong> part et d’autre à l’extrême bord du silence.<br />

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