15.07.2013 Views

Le détroit ou une vie pleine de trous (1998-2004 ... - Yto Barrada

Le détroit ou une vie pleine de trous (1998-2004 ... - Yto Barrada

Le détroit ou une vie pleine de trous (1998-2004 ... - Yto Barrada

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

24<br />

LE DÉTROIT OU UNE VIE PLEINE DE TROUS (<strong>1998</strong>-<strong>2004</strong>)<br />

<strong>Yto</strong> <strong>Barrada</strong><br />

Dans le sens longitudinal, entre le méridien <strong>de</strong> Trafalgar et<br />

celui <strong>de</strong> Punta Europa (Gibraltar), le Détroit s’étend sur 55 miles<br />

qu’un cargo moyen parc<strong>ou</strong>rt en cinq heures, un paquebot en<br />

<strong>de</strong>ux heures. Entre le Cap Spartel (Tanger) et le Cap Trafalgar,<br />

sa largeur est <strong>de</strong> 44 kilomètres. Entre Punta Europa <strong>de</strong> Gibraltar<br />

et le Cap Santa Catalina <strong>de</strong> Ceuta elle est <strong>de</strong> 23 kilomètres. Sa<br />

plus faible largeur, <strong>de</strong> Tarifa à Punta Ciris est <strong>de</strong> 15 kilomètres.<br />

La Singulière zone <strong>de</strong> Tanger, V. Vernier (1955)<br />

Même effondré, le rêve colonial n<strong>ou</strong>s a laissé en héritage un<br />

régime inique <strong>de</strong> gestion et <strong>de</strong> perception <strong>de</strong> la mobilité entre<br />

Nord et Sud <strong>de</strong> la Méditerranée. Dans ce g<strong>ou</strong>let d’étranglement<br />

nommé Détroit <strong>de</strong> Gibraltar, le droit <strong>de</strong> visite est désormais<br />

unilatéral.<br />

Ce territoire <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>ux a l’étonnante particularité d’être<br />

marqué par la coïnci<strong>de</strong>nce entre un espace physique, un espace<br />

symbolique, un espace historique et, enfin, un espace intime.<br />

En arabe comme en français, <strong>détroit</strong> conjugue étroitesse (dayq)<br />

et détresse (mutadayeq). Par temps clair, l’horizon <strong>de</strong>s côtes<br />

marocaines est espagnol, mais le <strong>détroit</strong> est <strong>de</strong>venu un grand<br />

cimetière marocain. Cette immigration diffère <strong>de</strong> celles qui l’ont<br />

précédée. Elle a son vocabulaire, ses légen<strong>de</strong>s, ses chansons<br />

et ses rituels. On ne dit plus « il a émigré » mais « h’reg » : « il<br />

a brûlé »-ses papiers, son passée. <strong>Le</strong>s exploits <strong>de</strong>s brûlés<br />

c<strong>ou</strong>rent les rues, leurs récits attisent la tentation <strong>de</strong> l’ailleurs.


24<br />

Enclave longtemps <strong>ou</strong>bliée <strong>de</strong>s investissements nationaux,<br />

Tanger est <strong>de</strong>venue la ville butoir <strong>de</strong> milliers d’espérances.<br />

Plutôt que la nostalgie d’<strong>une</strong> ville ghetto internationale, je<br />

v<strong>ou</strong>drais montrer l’inscription <strong>de</strong> cette obstination du départ<br />

qui marque d’abord un peuple.<br />

J’ai v<strong>ou</strong>lu s<strong>ou</strong>ligner le caractère métonymique du Détroit dans<br />

cette série, en insistant sur la tension entre l’allégorie et<br />

l’instantané dans mes images. Détroit est un autre mot p<strong>ou</strong>r<br />

tentation <strong>de</strong> départ et un lieu commun (<strong>de</strong>venu un lien commun)<br />

qui agite sans répit la rue tangéroise. Ce glissement lui donne<br />

<strong>une</strong> forme d’espace imaginaire où s’eng<strong>ou</strong>ffrent t<strong>ou</strong>s les rêves<br />

têtus <strong>de</strong> quitter le pays. <strong>Le</strong> candidat à l’émigration, qui, à force<br />

d’être empêché légalement <strong>de</strong> franchir le Détroit, y forge son<br />

i<strong>de</strong>ntité collective. Cet empêchement n’est pas étranger à l’état<br />

<strong>de</strong> dépossession qui en ressort et à l’indignité attachée à sa<br />

position. Cette n<strong>ou</strong>velle immigration (m<strong>ou</strong>vement temporaire<br />

et individuel) est perçue en Europe comme étant plus proche<br />

d’<strong>une</strong> migration (grands déplacements <strong>de</strong> population), n<strong>ou</strong>s<br />

sommes dans l’ère du s<strong>ou</strong>pçon.<br />

Nos villes marocaines sont mo<strong>de</strong>lées par les migrations urbaines<br />

mais aussi p<strong>ou</strong>r et par le t<strong>ou</strong>risme,<br />

ces <strong>de</strong>ux grands m<strong>ou</strong>vements <strong>de</strong> masse qui sont directement<br />

en prise avec la mécanique <strong>de</strong> la mondialisation. Cette<br />

transformation oblige à reconfigurer la géographie <strong>de</strong>s<br />

différences, tandis que <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>velles trajectoires impliquent <strong>de</strong>


24<br />

n<strong>ou</strong>velles i<strong>de</strong>ntités (exo<strong>de</strong> rural, accueil <strong>de</strong> Travailleurs<br />

Marocains Emigrés <strong>ou</strong> T.M.E. en visite estivale…), qui elles se<br />

forgent comme <strong>de</strong>s résistances à la domestication <strong>de</strong> l’espace<br />

(cf. la maquette GRAN ROYAL TURISMO).<br />

Quand je photographie à Tanger, je ne peux pas ignorer que je<br />

suis dans la ville natale <strong>de</strong> mon père, où ma mère est venue se<br />

perdre. Je ne cherche pas à dramatiser la tentation et les<br />

dangers du départ. En revanche, je n’ai jamais vraiment bien<br />

su moi-même où je suis quand je parc<strong>ou</strong>rs cette ville, dans<br />

quelle histoire. Je peux photographier t<strong>ou</strong>s les habitants qui<br />

veulent la quitter, mais moi, j’y re<strong>vie</strong>ns t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs et j’y vis dans<br />

le confort <strong>de</strong> la maison maternelle. Dans mes images, j’exorcise<br />

sans d<strong>ou</strong>te la violence du départ (<strong>de</strong>s autres) mais je me remets<br />

dans la violence du ret<strong>ou</strong>r (à la maison). L’étrangeté est celle<br />

d’<strong>une</strong> fausse familiarité. Je photographie <strong>de</strong>s tentations, et non<br />

pas d’ailleurs <strong>de</strong> véritables tentatives, à la façon du reportage.<br />

Dès que je suis <strong>de</strong> ret<strong>ou</strong>r à Tanger, je suis <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veau en état<br />

d’absence, je m’absente. Il y a peut-être un rapport entre cette<br />

expérience très personnelle et la situation d’<strong>une</strong> population<br />

qui cherche à partir du pays, qui n’y a pas tr<strong>ou</strong>vé sa place. J’ai<br />

commencé à photographier la maison <strong>de</strong> ma mère, la violence<br />

<strong>de</strong>s rapports domestiques et bien sûr, j’y retr<strong>ou</strong>ve au plus<br />

proche, bien plus proche, le peuple qui rêve d’absence.


24<br />

GRAN ROYAL TURISMO, LA MAQUETTE et LA VIDÉO LE<br />

MAGICIEN DU DÉTROIT.<br />

Comme par enchantement, <strong>de</strong>s rénovations superficielles dignes<br />

<strong>de</strong> l'esbr<strong>ou</strong>fe d'un prestidigitateur ont lieu dans l'espace urbain<br />

juste avant ces visites et en pério<strong>de</strong> d'élections. À ce titre, et très<br />

justement, <strong>une</strong> b<strong>ou</strong>ta<strong>de</strong> marocaine dit que les palmiers se déplacent<br />

d'<strong>une</strong> ville l'autre. Conditionnés par ce fonctionnement, les<br />

habitants abandonnés par les autorités locales en <strong>vie</strong>nnent à<br />

attendre l'événement t<strong>ou</strong>t comme la provi<strong>de</strong>nce <strong>ou</strong> la pluie,<br />

subissant l'espoir désenchanté d'un butin propre à améliorer leur<br />

existence.<br />

De la politique, ici, n<strong>ou</strong>s ne connaissons que le visage <strong>de</strong> la<br />

contrainte. La fibre citoyenne est morte. La tr<strong>ou</strong>ille, les tracas, la<br />

pauvreté ont fait le reste. Elle a été arrachée comme un nerf sur<br />

<strong>une</strong> mauvaise <strong>de</strong>nt. Parfois ça lance encore et c’est là où j’aime<br />

mettre le doigt.<br />

Ce phénomène s'inscrit dans la lignée du triomphe antique et<br />

<strong>de</strong>s machines infernales <strong>de</strong>s trionfi qui, <strong>de</strong>puis le Quattrocento<br />

consiste en trois éléments : <strong>Le</strong> char <strong>de</strong> triomphe qui au centre,<br />

les soldats qui précè<strong>de</strong>nt les triomphateurs et les prisonniers et<br />

les trophées qui suivent. Auj<strong>ou</strong>rd'hui encore, ce cortège allégorique<br />

en m<strong>ou</strong>vement s'affirme comme "la manière normale <strong>de</strong> se<br />

déplacer du s<strong>ou</strong>verain", comme la façon, dont, face au peuple<br />

Monsieur Royal se manifeste dans ses fastes et dans sa force.<br />

Enten<strong>de</strong>z-v<strong>ou</strong>s les tamb<strong>ou</strong>rs et les trompettes ?


Dans le circuit automobile <strong>de</strong> la maquette (et dans la répartition<br />

<strong>de</strong>s éclairages publics par exemple), on retr<strong>ou</strong>ve la figure du <strong>de</strong>us<br />

ex machina, qui, dans le théâtre antique, réglait les problèmes<br />

en entrant sur scène avec un véhicule céleste. On peut aussi<br />

parler <strong>de</strong> la transformation <strong>de</strong> la ville comme tradition réglée<br />

pétrifiante et <strong>de</strong> son rapport au sacré. P<strong>ou</strong>rtant, mobilité n'est<br />

pas m<strong>ou</strong>vement.<br />

Ce cirque réel met en scène <strong>de</strong>s habitants figés, tel le m<strong>ou</strong>cheron<br />

dans l'ambre, dans un rôle proche <strong>de</strong> celui d'un décor.<br />

Immobilisés par respect, par peur <strong>ou</strong> par besoin <strong>de</strong> merveilleux,<br />

ceux-ci sont volontairement ignorés dans Gran Royal Turismo.<br />

Ce Maroc éternel et immobile renvoi à <strong>une</strong> idée liée à la<br />

représentation du "plus beau pays au mon<strong>de</strong>" faite par l'industrie<br />

du t<strong>ou</strong>risme et valorisée auprès <strong>de</strong>s sujets du Royaume. De cette<br />

auto-folklorisation chère aux Marocains déc<strong>ou</strong>le <strong>une</strong> incapacité<br />

à penser le pays autrement.<br />

Finalement, la forme d'<strong>une</strong> ville, c'est surt<strong>ou</strong>t un paysage mental.<br />

1104 mots en t<strong>ou</strong>t.<br />

24

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!