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notes d’intention<br />

"Avant, les biscuits tenaient mieux dans les assiettes."<br />

Ce texte est né en 2006. Une nuit d’avril. Deux mois plus tôt, elles étaient parties. D’abord Marie-Madeleine.<br />

Puis Marie-Anne. L’aînée, puis la cadette. À dix-huit jours d’intervalle. Elles étaient des amies d’enfance de<br />

ma grand-mère et je les aimais beaucoup. J’ai vécu chez Marie-Madeleine l’année de ma terminale. J’avais<br />

seize ans. Elle me préparait mon café le matin, me questionnait sur mes notes et sur mes professeurs,<br />

m’emmenait à la crêperie, me tricotait des écharpes… Marie-Anne n’habitait pas loin. Elle venait<br />

déjeuner tous les jours et tous les jours, les deux sœurs ne cessaient de se disputer. Pour une bricole,<br />

un détail : la taille de leur père, la taille d’une tumeur, la qualité d’une quiche, la date des bombardements,<br />

la couleur du costume d’un chanteur d’opéra… Pour une bricole, un détail, il arrivait qu’elles se balancent<br />

des horreurs à la figure. Parfois même des casseroles. Elles ne faisaient rien l’une sans l’autre et pourtant<br />

ne se supportaient plus, chacune renvoyant à l’autre le miroir de sa vie ratée. Elles n’ont pas eu de mari.<br />

Pas d’enfant. Uniquement des chats. Quand je les ai connues, Marie-Madeleine et Marie-Anne étaient des<br />

vieilles filles à chats.<br />

Ensuite, je me suis éloigné pour mes études et le travail. Avec Marie-Madeleine, on s’est alors écrit, on<br />

s’est téléphoné. Je lui racontais mes projets. Elle me racontait ses journées, sa vie et celle de ses<br />

chats : Praline qui perd ses poils, Caramel qui devient agressif, Mickey qui tombe malade... Puis c’est<br />

elle qui est tombée malade. Je l’ai constaté en revenant m’installer près de chez elle quelques années<br />

plus tard. Elle a commencé à perdre la mémoire. À perdre l’équilibre. À devenir un peu grossière. Et elle<br />

s’est retrouvée confrontée à des murs. Le mur du corps médical. Celui des services sociaux. Celui du<br />

système des tutelles. Marie-Anne s’est cognée aux mêmes et je m’y suis cogné aussi. "Qui êtes-vous ?",<br />

me demandait-on lorsque je venais aux nouvelles. "Et à quel titre êtes-vous là ?" Ce à quoi je répondais<br />

que j’étais là, tout simplement. Pas autant qu’il l’aurait fallu, mais j’étais là. Et j’ai vu. J’ai vu Marie-<br />

Madeleine devenir incapable d’habiter toute seule. Ses meubles vendus. Sa maison liquidée. J’ai vu<br />

la tutrice liquider sa maison et brader tous ses meubles. Puis, j’ai vu Marie-Anne tomber malade à<br />

son tour, mais continuer à se battre pour qu’on s’occupe de sa sœur. Laquelle a été transférée dans une<br />

maison de retraite. De plus en plus perdue. Effrayée. Un moineau. Ne reconnaissant plus personne, ne<br />

sachant presque plus parler. Ni marcher. Se laver. S’habiller. Parfois, on l’habillait. Parfois, on l’oubliait.<br />

Jusqu’à ce qu’elle se mette à crier. Quelqu’un qui crie, c’est dérangeant. Vous comprenez, monsieur,<br />

les autres pensionnaires se plaignent, ils ne peuvent plus dormir ! Pour que les autres puissent dormir,<br />

elle a donc été internée dans un hôpital psychiatrique. J’ai vu le délabrement des lieux et celui de<br />

Marie-Madeleine. Les bleus sur ses bras. Le personnel froid et les vêtements qui disparaissent,<br />

en même temps que les souvenirs.<br />

Cette nuit d’avril 2006, je ne saurais dire exactement ce qui m’a amené à écrire. Peut-être le besoin de<br />

raconter ce que j’avais vu. Peut-être aussi l’envie de rendre hommage à ces deux femmes et de les<br />

faire revivre… Au départ, c’est d’ailleurs leurs prénoms que j’avais écrits. Ensuite, je les ai effacés et<br />

le texte est devenu pièce. Marie-Madeleine est devenue la Grande et Marie-Anne, la Petite. Deux<br />

sœurs sur le chemin de la mort. Raconté comme cela, ce n’est pas drôle. La mort n’est jamais<br />

très drôle. Mais parce que l’on est au théâtre, on peut tordre les choses et les retordre encore pour<br />

pouvoir en rire, même si le rire est jaune, quand il n’est pas totalement noir.<br />

Je crois que Le Prix des boîtes n’est pas une pièce sur la fin, mais plutôt sur le coût de la vie.<br />

Frédéric Pommier<br />

(janvier 2013)<br />

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