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Mademoiselle de Maupin - La Bibliothèque électronique du Québec

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Théophile Gautier<br />

<strong>Ma<strong>de</strong>moiselle</strong> <strong>de</strong> <strong>Maupin</strong><br />

BeQ


Théophile Gautier<br />

(1811-1872)<br />

<strong>Ma<strong>de</strong>moiselle</strong> <strong>de</strong> <strong>Maupin</strong><br />

<strong>La</strong> <strong>Bibliothèque</strong> <strong>électronique</strong> <strong>du</strong> <strong>Québec</strong><br />

Collection À tous les vents<br />

Volume 1078 : version 1.0<br />

2


Du même auteur, à la <strong>Bibliothèque</strong> :<br />

Nouvelles (3 tomes)<br />

Le capitaine Fracasse<br />

Le roman <strong>de</strong> la monie<br />

3


<strong>Ma<strong>de</strong>moiselle</strong> <strong>de</strong> <strong>Maupin</strong><br />

Édition <strong>de</strong> référence :<br />

Paris, Charpentier et Cie, 1876.<br />

Nouvelle édition<br />

4


Préface<br />

Une <strong>de</strong>s choses les plus burlesques <strong>de</strong> la<br />

glorieuse époque où nous avons le bonheur <strong>de</strong><br />

vivre est incontestablement la réhabilitation <strong>de</strong> la<br />

vertu entreprise par tous les journaux, <strong>de</strong> quelque<br />

couleur qu’ils soient, rouges, verts ou tricolores.<br />

<strong>La</strong> vertu est assurément quelque chose <strong>de</strong> fort<br />

respectable, et nous n’avons pas envie <strong>de</strong> lui<br />

manquer, Dieu nous en préserve ! <strong>La</strong> bonne et<br />

digne femme ! – Nous trouvons que ses yeux ont<br />

assez <strong>de</strong> brillant à travers leurs bésicles, que son<br />

bas n’est pas trop mal tiré, qu’elle prend son<br />

tabac dans sa boîte d’or avec toute la grâce<br />

imaginable, que son petit chien fait la révérence<br />

comme un maître à danser. – Nous trouvons tout<br />

cela. – Nous conviendrons même que pour son<br />

âge elle n’est pas trop mal en point, et qu’elle<br />

porte ses années on ne peut mieux. – C’est une<br />

grand-mère très agréable, mais c’est une grand-<br />

5


mère... – Il me semble naturel <strong>de</strong> lui préférer,<br />

surtout quand on a vingt ans, quelque petite<br />

immoralité bien pimpante, bien coquette, bien<br />

bonne fille, les cheveux un peu défrisés, la jupe<br />

plutôt courte que longue, le pied et l’œil agaçants,<br />

la joue légèrement allumée, le rire à la bouche et<br />

le cœur sur la main. – Les journalistes les plus<br />

monstrueusement vertueux ne sauraient être d’un<br />

avis différent ; et, s’ils disent le contraire, il est<br />

très probable qu’ils ne le pensent pas. Penser une<br />

chose, en écrire une autre, cela arrive tous les<br />

jours, surtout aux gens vertueux.<br />

Je me souviens <strong>de</strong>s quolibets lancés avant la<br />

révolution (c’est <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> juillet que je parle)<br />

contre ce malheureux et virginal vicomte<br />

Sosthène <strong>de</strong> <strong>La</strong> Rochefoucauld qui allongea les<br />

robes <strong>de</strong>s danseuses <strong>de</strong> l’Opéra, et appliqua <strong>de</strong><br />

ses mains patriciennes un pudique emplâtre sur le<br />

milieu <strong>de</strong> toutes les statues. – M. le vicomte<br />

Sosthène <strong>de</strong> <strong>La</strong> Rochefoucauld est dépassé <strong>de</strong><br />

bien loin. – <strong>La</strong> pu<strong>de</strong>ur a été très perfectionnée<br />

<strong>de</strong>puis ce temps, et l’on entre en <strong>de</strong>s raffinements<br />

qu’il n’aurait pas imaginés.<br />

6


Moi qui n’ai pas l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r les<br />

statues à <strong>de</strong> certains endroits, je trouvais, comme<br />

les autres, la feuille <strong>de</strong> vigne, découpée par les<br />

ciseaux <strong>de</strong> M. le chargé <strong>de</strong>s beaux-arts, la chose<br />

la plus ridicule <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. Il paraît que j’avais<br />

tort, et que la feuille <strong>de</strong> vigne est une institution<br />

<strong>de</strong>s plus méritoires.<br />

On m’a dit, j’ai refusé d’y ajouter foi, tant cela<br />

me semblait singulier, qu’il existait <strong>de</strong>s gens qui,<br />

<strong>de</strong>vant la fresque <strong>du</strong> Jugement <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong> Michel-<br />

Ange, n’y avaient rien vu autre chose que<br />

l’épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong>s prélats libertins, et s’étaient voilé la<br />

face en criant à l’abomination <strong>de</strong> la désolation !<br />

Ces gens-là ne savent aussi <strong>de</strong> la romance <strong>de</strong><br />

Rodrigue que le couplet <strong>de</strong> la couleuvre. – S’il y<br />

a quelque nudité dans un tableau ou dans un livre,<br />

ils y vont droit comme le porc à la fange, et ne<br />

s’inquiètent pas <strong>de</strong>s fleurs épanouies ni <strong>de</strong>s beaux<br />

fruits dorés qui pen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> toutes parts.<br />

J’avoue que je ne suis pas assez vertueux pour<br />

cela. Dorine, la soubrette effrontée, peut très bien<br />

étaler <strong>de</strong>vant moi sa gorge rebondie, certainement<br />

je ne tirerai pas mon mouchoir <strong>de</strong> ma poche pour<br />

7


couvrir ce sein que l’on ne saurait voir. – Je<br />

regar<strong>de</strong>rai sa gorge comme sa figure, et, si elle l’a<br />

blanche et bien formée, j’y prendrai plaisir. –<br />

Mais je ne tâterai pas si la robe d’Elmire est<br />

moelleuse, et je ne la pousserai pas saintement<br />

sur le bord <strong>de</strong> la table, comme faisait ce pauvre<br />

homme <strong>de</strong> Tartuffe.<br />

Cette gran<strong>de</strong> affectation <strong>de</strong> morale qui règne<br />

maintenant serait fort risible, si elle n’était fort<br />

ennuyeuse. – Chaque feuilleton <strong>de</strong>vient une<br />

chaire ; chaque journaliste, un prédicateur ; il n’y<br />

manque que la tonsure et le petit collet. Le temps<br />

est à la pluie et à l’homélie ; on se défend <strong>de</strong><br />

l’une et <strong>de</strong> l’autre en ne sortant qu’en voiture et<br />

en relisant Pantagruel entre sa bouteille et sa<br />

pipe.<br />

Mon doux Jésus ! quel déchaînement ! quelle<br />

furie ! – Qui vous a mor<strong>du</strong> ? qui vous a piqué ?<br />

que diable avez-vous donc pour crier si haut, et<br />

que vous a fait ce pauvre vice pour lui en tant<br />

vouloir, lui qui est si bon homme, si facile à<br />

vivre, et qui ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu’à s’amuser lui-même<br />

et à ne pas ennuyer les autres, si faire se peut ? –<br />

8


Agissez avec le vice comme Serre avec le<br />

gendarme : embrassez-vous, et que tout cela<br />

finisse. – Croyez-m’en, vous vous en trouverez<br />

bien. – Eh ! mon Dieu ! messieurs les<br />

prédicateurs, que feriez-vous donc sans le vice ?<br />

– Vous seriez ré<strong>du</strong>its, dès <strong>de</strong>main, à la mendicité,<br />

si l’on <strong>de</strong>venait vertueux aujourd’hui.<br />

Les théâtres seraient fermés ce soir. – Sur quoi<br />

feriez-vous votre feuilleton ? – Plus <strong>de</strong> bals <strong>de</strong><br />

l’Opéra pour remplir vos colonnes, – plus <strong>de</strong><br />

romans à disséquer ; car bals, romans, comédies,<br />

sont les vraies pompes <strong>de</strong> Satan, si l’on en croit<br />

notre sainte Mère l’Église. – L’actrice renverrait<br />

son entreteneur, et ne pourrait plus vous payer<br />

son éloge. – On ne s’abonnerait plus à vos<br />

journaux ; on lirait saint Augustin, on irait à<br />

l’église, on dirait son rosaire. Cela serait peut-être<br />

très bien ; mais, à coup sûr, vous n’y gagneriez<br />

pas. – Si l’on était vertueux, où placeriez-vous<br />

vos articles sur l’immoralité <strong>du</strong> siècle ? Vous<br />

voyez bien que le vice est bon à quelque chose.<br />

Mais c’est la mo<strong>de</strong> maintenant d’être vertueux<br />

et chrétien, c’est une tournure qu’on se donne ;<br />

9


on se pose en saint Jérôme, comme autrefois en<br />

don Juan ; l’on est pâle et macéré, l’on porte les<br />

cheveux à l’apôtre, l’on marche les mains jointes<br />

et les yeux fichés en terre ; on prend un petit air<br />

confit en perfection ; on a une Bible ouverte sur<br />

sa cheminée, un crucifix et <strong>du</strong> buis bénit à son<br />

lit ; l’on ne jure plus, l’on fume peu, et l’on<br />

chique à peine. – Alors on est chrétien, l’on parle<br />

<strong>de</strong> la sainteté <strong>de</strong> l’art, <strong>de</strong> la haute mission <strong>de</strong><br />

l’artiste, <strong>de</strong> la poésie <strong>du</strong> catholicisme, <strong>de</strong> M. <strong>de</strong><br />

<strong>La</strong>mennais, <strong>de</strong>s peintres <strong>de</strong> l’école angélique, <strong>du</strong><br />

concile <strong>de</strong> Trente, <strong>de</strong> l’humanité progressive et <strong>de</strong><br />

mille autres belles choses. – Quelques-uns font<br />

infuser dans leur religion un peu <strong>de</strong><br />

républicanisme ; ce ne sont pas les moins<br />

curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-<br />

Christ <strong>de</strong> la façon la plus joviale, et amalgament<br />

avec un sérieux digne d’éloges les Actes <strong>de</strong>s<br />

Apôtres et les décrets <strong>de</strong> la sainte convention,<br />

c’est l’épithète sacramentelle ; d’autres y<br />

ajoutent, pour <strong>de</strong>rnier ingrédient, quelques idées<br />

saint-simoniennes. – Ceux-là sont complets et<br />

carrés par la base ; après eux, il faut tirer<br />

l’échelle. Il n’est pas donné au ridicule humain<br />

10


d’aller plus loin, – has ultra metas..., etc. Ce sont<br />

les colonnes d’Hercule <strong>du</strong> burlesque.<br />

Le christianisme est tellement en vogue par la<br />

tartuferie qui court que le néo-christianisme luimême<br />

jouit d’une certaine faveur. On dit qu’il<br />

compte jusqu’à un a<strong>de</strong>pte, y compris M.<br />

Drouineau.<br />

Une variété extrêmement curieuse <strong>du</strong><br />

journaliste proprement dit moral, c’est le<br />

journaliste à famille féminine.<br />

Celui-là pousse la susceptibilité pudique<br />

jusqu’à l’anthropophagie, ou peu s’en faut.<br />

Sa manière <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r, pour être simple et<br />

facile au premier coup d’œil, n’en est pas moins<br />

bouffonne et superlativement récréative, et je<br />

crois qu’elle vaut qu’on la conserve à la postérité,<br />

– à nos <strong>de</strong>rniers neveux, comme disaient les<br />

perruques <strong>du</strong> préten<strong>du</strong> grand siècle.<br />

D’abord pour se poser en journaliste <strong>de</strong> cette<br />

espèce, il faut quelques petits ustensiles<br />

préparatoires, – tels que <strong>de</strong>ux ou trois femmes<br />

légitimes, quelques mères, le plus <strong>de</strong> sœurs<br />

11


possible, un assortiment <strong>de</strong> filles complet et <strong>de</strong>s<br />

cousines innombrablement. – Ensuite il faut une<br />

pièce <strong>de</strong> théâtre ou un roman quelconque, une<br />

plume, <strong>de</strong> l’encre, <strong>du</strong> papier et un imprimeur. Il<br />

faudrait peut-être bien une idée et plusieurs<br />

abonnés ; mais on s’en passe avec beaucoup <strong>de</strong><br />

philosophie et l’argent <strong>de</strong>s actionnaires.<br />

Quand on a tout cela, l’on peut s’établir<br />

journaliste moral. Les <strong>de</strong>ux recettes suivantes,<br />

convenablement variées, suffisent à la rédaction.<br />

Modèles d’articles vertueux<br />

sur une première représentation.<br />

« Après la littérature <strong>de</strong> sang, la littérature <strong>de</strong><br />

fange ; après la Morgue et le bagne, l’alcôve et le<br />

lupanar ; après les guenilles tachées par le<br />

meurtre, les guenilles tachées par la débauche ;<br />

après, etc. (selon le besoin et l’espace, on peut<br />

continuer sur ce ton <strong>de</strong>puis six lignes jusqu’à<br />

cinquante et au-<strong>de</strong>là), – c’est justice. – Voilà où<br />

mènent l’oubli <strong>de</strong>s saines doctrines et le<br />

12


dévergondage romantique : le théâtre est <strong>de</strong>venu<br />

une école <strong>de</strong> prostitution où l’on n’ose se<br />

hasar<strong>de</strong>r qu’en tremblant avec une femme qu’on<br />

respecte. Vous venez sur la foi d’un nom illustre,<br />

et vous êtes obligé <strong>de</strong> vous retirer au troisième<br />

acte avec votre jeune fille toute troublée et toute<br />

décontenancée. Votre femme cache sa rougeur<br />

<strong>de</strong>rrière son éventail ; votre sœur, votre cousine,<br />

etc. » (On peut diversifier les titres <strong>de</strong> parenté ; il<br />

suffit que ce soient <strong>de</strong>s femelles.)<br />

Nota. – Il y en a un qui a poussé la moralité<br />

jusqu’à dire : Je n’irai pas voir ce drame avec ma<br />

maîtresse. – Celui-là, je l’admire et je l’aime ; je<br />

le porte dans mon cœur, comme Louis XVIII<br />

portait toute la France dans le sien ; car il a eu<br />

l’idée la plus triomphante, la plus pyramidale, la<br />

plus ébouriffée, la plus luxorienne qui soit<br />

tombée dans une cervelle d’homme, en ce benoît<br />

dix-neuvième siècle où il en est tombé tant et <strong>de</strong><br />

si drôles.<br />

<strong>La</strong> métho<strong>de</strong> pour rendre compte d’un livre est<br />

très expéditive et à la portée <strong>de</strong> toutes les<br />

intelligences :<br />

13


« Si vous voulez lire ce livre, enfermez-vous<br />

soigneusement chez vous ; ne le laissez pas<br />

traîner sur la table. Si votre femme et votre fille<br />

venaient à l’ouvrir, elles seraient per<strong>du</strong>es. – Ce<br />

livre est dangereux, ce livre conseille le vice. Il<br />

aurait peut-être eu un grand succès, au temps <strong>de</strong><br />

Crébillon, dans les petites maisons, aux soupers<br />

fins <strong>de</strong>s <strong>du</strong>chesses ; mais maintenant que les<br />

mœurs se sont épurées, maintenant que la main<br />

<strong>du</strong> peuple a fait crouler l’édifice vermoulu <strong>de</strong><br />

l’aristocratie, etc., etc., que... que... que... – il<br />

faut, dans toute œuvre, une idée, une idée... là,<br />

une idée morale et religieuse qui... une vue haute<br />

et profon<strong>de</strong> répondant aux besoins <strong>de</strong><br />

l’humanité ; car il est déplorable que <strong>de</strong> jeunes<br />

écrivains sacrifient au succès les choses les plus<br />

saintes, et usent un talent, estimable d’ailleurs, à<br />

<strong>de</strong>s peintures lubriques qui feraient rougir <strong>de</strong>s<br />

capitaines <strong>de</strong> dragons (la virginité <strong>du</strong> capitaine <strong>de</strong><br />

dragons est, après la découverte <strong>de</strong> l’Amérique,<br />

la plus belle découverte que l’on ait faite <strong>de</strong>puis<br />

longtemps). – Le roman dont nous faisons la<br />

critique rappelle Thérèse philosophe, Félicia, le<br />

Compère Mathieu, les Contes <strong>de</strong> Grécourt. » – Le<br />

14


journaliste vertueux est d’une érudition immense<br />

en fait <strong>de</strong> romans or<strong>du</strong>riers ; – je serais curieux <strong>de</strong><br />

savoir pourquoi.<br />

Il est effrayant <strong>de</strong> songer qu’il y a, <strong>de</strong> par les<br />

journaux, beaucoup d’honnêtes in<strong>du</strong>striels qui<br />

n’ont que ces <strong>de</strong>ux recettes pour subsister, eux et<br />

la nombreuse famille qu’ils emploient.<br />

Apparemment que je suis le personnage le<br />

plus énormément immoral qu’il se puisse trouver<br />

en Europe et ailleurs ; car je ne vois rien <strong>de</strong> plus<br />

licencieux dans les romans et les comédies <strong>de</strong><br />

maintenant que dans les romans et les comédies<br />

d’autrefois, et je ne comprends guère pourquoi<br />

les oreilles <strong>de</strong> messieurs <strong>de</strong>s journaux sont<br />

<strong>de</strong>venues tout à coup si janséniquement<br />

chatouilleuses.<br />

Je ne pense pas que le journaliste le plus<br />

innocent ose dire que Pigault-Lebrun, Crébillon<br />

fils, Louvet, Voisenon, Marmontel et tous autres<br />

faiseurs <strong>de</strong> romans et <strong>de</strong> nouvelles ne dépassent<br />

en immoralité, puisque immoralité il y a, les<br />

pro<strong>du</strong>ctions les plus échevelées et les plus<br />

dévergondées <strong>de</strong> MM. tels et tels, que je ne<br />

15


nomme pas, par égard pour leur pu<strong>de</strong>ur.<br />

Il faudrait la plus insigne mauvaise foi pour<br />

n’en pas convenir.<br />

Qu’on ne m’objecte pas que j’ai allégué ici<br />

<strong>de</strong>s noms peu ou mal connus. Si je n’ai pas<br />

touché aux noms éclatants et monumentaux, ce<br />

n’est pas qu’ils ne puissent appuyer mon<br />

assertion <strong>de</strong> leur gran<strong>de</strong> autorité.<br />

Les romans et les contes <strong>de</strong> Voltaire ne sont<br />

assurément pas, à la différence <strong>de</strong> mérite près,<br />

beaucoup plus susceptibles d’être donnés en prix<br />

aux petites tartines <strong>de</strong>s pensionnats que les contes<br />

immoraux <strong>de</strong> notre ami le lycanthrope, ou même<br />

que les contes moraux <strong>du</strong> doucereux Marmontel.<br />

Que voit-on dans les comédies <strong>du</strong> grand<br />

Molière ? <strong>La</strong> sainte institution <strong>du</strong> mariage (style<br />

<strong>de</strong> catéchisme et <strong>de</strong> journaliste) bafouée et<br />

tournée en ridicule à chaque scène.<br />

Le mari est vieux et laid et cacochyme ; il met<br />

sa perruque <strong>de</strong> travers ; son habit n’est plus à la<br />

mo<strong>de</strong> ; il a une canne à bec-<strong>de</strong>-corbin, le nez<br />

barbouillé <strong>de</strong> tabac, les jambes courtes,<br />

16


l’abdomen gros comme un budget. – Il<br />

bredouille, et ne dit que <strong>de</strong>s sottises ; il en fait<br />

autant qu’il en dit ; il ne voit rien, il n’entend<br />

rien ; on embrasse sa femme à sa barbe ; il ne sait<br />

pas <strong>de</strong> quoi il est question : cela <strong>du</strong>re ainsi<br />

jusqu’à ce qu’il soit bien et dûment constaté cocu<br />

à ses yeux et aux yeux <strong>de</strong> toute la salle on ne peut<br />

plus édifiée, et qui applaudit à tout rompre.<br />

Ceux qui applaudissent le plus sont ceux qui<br />

sont le plus mariés.<br />

Le mariage s’appelle, chez Molière, George<br />

Dandin ou Sganarelle.<br />

L’a<strong>du</strong>ltère, Damis ou Clitandre ; il n’y a pas<br />

<strong>de</strong> nom assez doucereux et charmant pour lui.<br />

L’a<strong>du</strong>ltère est toujours jeune, beau, bien fait et<br />

marquis pour le moins. Il entre en chantonnant à<br />

la cantona<strong>de</strong> la courante la plus nouvelle ; il fait<br />

un ou <strong>de</strong>ux pas en scène <strong>de</strong> l’air le plus délibéré<br />

et le plus triomphant <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ; il se gratte<br />

l’oreille avec l’ongle rose <strong>de</strong> son petit doigt<br />

coquettement écarquillé ; il peigne avec son<br />

peigne d’écaille sa belle chevelure blondine, et<br />

rajuste ses canons qui sont <strong>du</strong> grand volume. Son<br />

17


pourpoint et son haut-<strong>de</strong>-chausses disparaissent<br />

sous les aiguillettes et les nœuds <strong>de</strong> ruban, son<br />

rabat est <strong>de</strong> la bonne faiseuse ; ses gants flairent<br />

mieux que benjoin et civette ; ses plumes ont<br />

coûté un louis le brin.<br />

Comme son œil est en feu et sa joue en fleur !<br />

que sa bouche est souriante ! que ses <strong>de</strong>nts sont<br />

blanches ! comme sa main est douce et bien<br />

lavée.<br />

Il parle, ce ne sont que madrigaux, galanteries<br />

parfumées en beau style précieux et <strong>du</strong> meilleur<br />

air ; il a lu les romans et sait la poésie, il est<br />

vaillant et prompt à dégainer, il sème l’or à<br />

pleines mains. – Aussi Angélique, Agnès,<br />

Isabelle se peuvent à peine tenir <strong>de</strong> lui sauter au<br />

cou, si bien élevées et si gran<strong>de</strong>s dames qu’elles<br />

soient ; aussi le mari est-il régulièrement trompé<br />

au cinquième acte, bien heureux quand ce n’est<br />

pas dès le premier.<br />

Voilà comme le mariage est traité par Molière,<br />

l’un <strong>de</strong>s plus hauts et <strong>de</strong>s plus graves génies qui<br />

jamais aient été. – Croit-on qu’il y ait rien <strong>de</strong> plus<br />

fort dans les réquisitoires d’Indiana et <strong>de</strong><br />

18


Valentine ?<br />

<strong>La</strong> paternité est encore moins respectée, s’il<br />

est possible. Voyez Orgon, voyez Géronte,<br />

voyez-les tous.<br />

Comme ils sont volés par leurs fils, battus par<br />

leurs valets ! Comme on met à nu, sans pitié pour<br />

leur âge, et leur avarice, et leur entêtement, et<br />

leur imbécillité ! – Quelles plaisanteries ! quelles<br />

mystifications ! – Comme on les pousse par les<br />

épaules hors <strong>de</strong> la vie, ces pauvres vieux qui sont<br />

longs à mourir, et qui ne veulent point donner<br />

leur argent ! comme on parle <strong>de</strong> l’éternité <strong>de</strong>s<br />

parents ! quels plaidoyers contre l’hérédité, et<br />

comme cela est plus convaincant que toutes les<br />

déclamations saint-simoniennes !<br />

Un père, c’est un ogre, c’est un Argus, c’est<br />

un geôlier, un tyran, quelque chose qui n’est bon<br />

tout au plus qu’à retar<strong>de</strong>r un mariage pendant<br />

trois actes jusqu’à la reconnaissance finale. – Un<br />

père est le mari ridicule au grand complet. –<br />

Jamais un fils n’est ridicule dans Molière ; car<br />

Molière, comme tous les auteurs <strong>de</strong> tous les<br />

temps possibles, faisait sa cour à la jeune<br />

19


génération aux dépens <strong>de</strong> l’ancienne.<br />

Et les Scapins, avec leur cape rayée à la<br />

napolitaine, et leur bonnet sur l’oreille, et leur<br />

plume balayant les ban<strong>de</strong>s d’air, ne sont-ils pas<br />

<strong>de</strong>s gens bien pieux, bien chastes et bien dignes<br />

d’être canonisés ? – Les bagnes sont pleins<br />

d’honnêtes gens qui n’ont pas fait le quart <strong>de</strong> ce<br />

qu’ils font. Les roueries <strong>de</strong> Trialph sont <strong>de</strong><br />

pauvres roueries en comparaison <strong>de</strong>s leurs. Et les<br />

Lisettes et les Martons, quelles gaillar<strong>de</strong>s,<br />

tudieu ! – Les courtisanes <strong>de</strong>s rues sont loin<br />

d’être aussi délurées, aussi promptes à la riposte<br />

grivoise. Comme elles s’enten<strong>de</strong>nt à remettre un<br />

billet ! comme elles font bien la gar<strong>de</strong> pendant les<br />

ren<strong>de</strong>z-vous ! – Ce sont, sur ma parole, <strong>de</strong><br />

précieuses filles, serviables et <strong>de</strong> bon conseil.<br />

C’est une charmante société qui s’agite et se<br />

promène à travers ces comédies et ces<br />

imbroglios. – Tuteurs <strong>du</strong>pés, maris cocus,<br />

suivantes libertines, valets aigrefins, <strong>de</strong>moiselles<br />

folles d’amour, fils débauchés, femmes<br />

a<strong>du</strong>ltères ; cela ne vaut-il pas bien les jeunes<br />

beaux mélancoliques et les pauvres faibles<br />

20


femmes opprimées et passionnées <strong>de</strong>s drames et<br />

<strong>de</strong>s romans <strong>de</strong> nos faiseurs en vogue ?<br />

Et tout cela, moins le coup <strong>de</strong> dague final,<br />

moins la tasse <strong>de</strong> poison obligée : les<br />

dénouements sont aussi heureux que les<br />

dénouements <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées, et tout le mon<strong>de</strong>,<br />

jusqu’au mari, est on ne peut plus satisfait. Dans<br />

Molière, la vertu est toujours honnie et rossée ;<br />

c’est elle qui porte les cornes, et tend le dos à<br />

Mascarille ; à peine si la moralité apparaît une<br />

fois à la fin <strong>de</strong> la pièce sous la personnification<br />

un peu bourgeoise <strong>de</strong> l’exempt Loyal.<br />

Tout ce que nous venons <strong>de</strong> dire ici n’est pas<br />

pour écorner le pié<strong>de</strong>stal <strong>de</strong> Molière ; nous ne<br />

sommes pas assez fou pour aller secouer ce<br />

colosse <strong>de</strong> bronze avec nos petits bras ; nous<br />

voulions simplement démontrer aux pieux<br />

feuilletonistes, qu’effarouchent les ouvrages<br />

nouveaux et romantiques, que les classiques<br />

anciens, dont ils recomman<strong>de</strong>nt chaque jour la<br />

lecture et l’imitation, les surpassent <strong>de</strong> beaucoup<br />

en gaillardise et en immoralité.<br />

À Molière nous pourrions aisément joindre et<br />

21


Marivaux et <strong>La</strong> Fontaine, ces <strong>de</strong>ux expressions si<br />

opposées <strong>de</strong> l’esprit français, et Régnier, et<br />

Rabelais, et Marot, et bien d’autres. Mais notre<br />

intention n’est pas <strong>de</strong> faire ici, à propos <strong>de</strong><br />

morale, un cours <strong>de</strong> littérature à l’usage <strong>de</strong>s<br />

vierges <strong>du</strong> feuilleton.<br />

Il me semble que l’on ne <strong>de</strong>vrait pas faire tant<br />

<strong>de</strong> tapage à propos <strong>de</strong> si peu. Nous ne sommes<br />

heureusement plus au temps d’Ève la blon<strong>de</strong>, et<br />

nous ne pouvons, en bonne conscience, être aussi<br />

primitifs et aussi patriarcaux que l’on était dans<br />

l’arche. Nous ne sommes pas <strong>de</strong>s petites filles se<br />

préparant à leur première communion ; et, quand<br />

nous jouons au corbillon, nous ne répondons pas<br />

tarte à la crème. Notre naïveté est assez<br />

passablement savante, et il y a longtemps que<br />

notre virginité court la ville ; ce sont là <strong>de</strong> ces<br />

choses que l’on n’a pas <strong>de</strong>ux fois ; et, quoi que<br />

nous fassions, nous ne pouvons les rattraper, car<br />

il n’y a rien au mon<strong>de</strong> qui coure plus vite qu’une<br />

virginité qui s’en va et qu’une illusion qui<br />

s’envole.<br />

Après tout, il n’y a peut-être pas grand mal, et<br />

22


la science <strong>de</strong> toutes choses est-elle préférable à<br />

l’ignorance <strong>de</strong> toutes choses. C’est une question<br />

que je laisse à débattre à <strong>de</strong> plus savants que moi.<br />

Toujours est-il que le mon<strong>de</strong> a passé l’âge où l’on<br />

peut jouer la mo<strong>de</strong>stie et la pu<strong>de</strong>ur, et je le crois<br />

trop vieux barbon pour faire l’enfantin et le<br />

virginal sans se rendre ridicule.<br />

Depuis son hymen avec la civilisation, la<br />

société a per<strong>du</strong> le droit d’être ingénue et<br />

pudibon<strong>de</strong>. Il est <strong>de</strong> certaines rougeurs qui sont<br />

encore <strong>de</strong> mise au coucher <strong>de</strong> la mariée, et qui ne<br />

peuvent plus servir le len<strong>de</strong>main ; car la jeune<br />

femme ne se souvient peut-être plus <strong>de</strong> la jeune<br />

fille, ou, si elle s’en souvient, c’est une chose très<br />

indécente, et qui compromet gravement la<br />

réputation <strong>du</strong> mari.<br />

Quand je lis par hasard un <strong>de</strong> ces beaux<br />

sermons qui ont remplacé dans les feuilles<br />

publiques la critique littéraire, il me prend<br />

quelquefois <strong>de</strong> grands remords et <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

appréhensions, à moi qui ai sur la conscience<br />

quelques menues gaudrioles un peu trop<br />

fortement épicées, comme un jeune homme qui a<br />

23


<strong>du</strong> feu et <strong>de</strong> l’entrain peut en avoir à se reprocher.<br />

À côté <strong>de</strong> ces Bossuets <strong>du</strong> Café <strong>de</strong> Paris, <strong>de</strong><br />

ces Bourdaloues <strong>du</strong> balcon <strong>de</strong> l’Opéra, <strong>de</strong> ces<br />

Catons à tant la ligne qui gourman<strong>de</strong>nt le siècle<br />

d’une si belle façon, je me trouve en effet le plus<br />

épouvantable scélérat qui ait jamais souillé la<br />

face <strong>de</strong> la terre ; et pourtant, Dieu le sait, la<br />

nomenclature <strong>de</strong> mes péchés, tant capitaux que<br />

véniels, avec les blancs et interlignes <strong>de</strong> rigueur,<br />

pourrait à peine, entre les mains <strong>du</strong> plus habile<br />

libraire, former un ou <strong>de</strong>ux volumes in-8 par jour,<br />

ce qui est peu <strong>de</strong> chose pour quelqu’un qui n’a<br />

pas la prétention d’aller en paradis dans l’autre<br />

mon<strong>de</strong>, et <strong>de</strong> gagner le prix Monthyon ou d’être<br />

rosière en celui-ci.<br />

Puis quand je pense que j’ai rencontré sous la<br />

table, et même ailleurs, un assez grand nombre <strong>de</strong><br />

ces dragons <strong>de</strong> vertu, je reviens à une meilleure<br />

opinion <strong>de</strong> moi-même, et j’estime qu’avec tous<br />

les défauts que je puisse avoir ils en ont un autre<br />

qui est bien, à mes yeux, le plus grand et le pire<br />

<strong>de</strong> tous : – c’est l’hypocrisie que je veux dire.<br />

En cherchant bien, on trouverait peut-être un<br />

24


autre petit vice à ajouter ; mais celui-ci est<br />

tellement hi<strong>de</strong>ux qu’en vérité je n’ose presque<br />

pas le nommer. Approchez-vous, et je m’en vais<br />

vous couler son nom dans l’oreille : – c’est<br />

l’envie.<br />

L’envie, et pas autre chose.<br />

C’est elle qui s’en va rampant et serpentant à<br />

travers toutes ces paternes homélies : quelque<br />

soin qu’elle prenne <strong>de</strong> se cacher, on voit briller <strong>de</strong><br />

temps en temps, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s métaphores et <strong>de</strong>s<br />

figures <strong>de</strong> rhétorique, sa petite tête plate <strong>de</strong><br />

vipère ; on la surprend à lécher <strong>de</strong> sa langue<br />

fourchue ses lèvres toutes bleues <strong>de</strong> venin, on<br />

l’entend siffloter tout doucettement à l’ombre<br />

d’une épithète insidieuse.<br />

Je sais bien que c’est une insupportable fatuité<br />

<strong>de</strong> prétendre qu’on vous envie, et que cela est<br />

presque aussi nauséabond qu’un merveilleux qui<br />

se vante d’une bonne fortune. – Je n’ai pas la<br />

forfanterie <strong>de</strong> me croire <strong>de</strong>s ennemis et <strong>de</strong>s<br />

envieux ; c’est un bonheur qui n’est pas donné à<br />

tout le mon<strong>de</strong>, et je ne l’aurai probablement pas<br />

<strong>de</strong> longtemps : aussi je parlerai librement et sans<br />

25


arrière-pensée, comme quelqu’un <strong>de</strong> très<br />

désintéressé dans cette question.<br />

Une chose certaine et facile à démontrer à<br />

ceux qui pourraient en douter, c’est l’antipathie<br />

naturelle <strong>du</strong> critique contre le poète, – <strong>de</strong> celui<br />

qui ne fait rien contre celui qui fait, – <strong>du</strong> frelon<br />

contre l’abeille – <strong>du</strong> cheval hongre contre<br />

l’étalon.<br />

Vous ne vous faites critique qu’après qu’il est<br />

bien constaté à vos propres yeux que vous ne<br />

pouvez être poète. Avant <strong>de</strong> vous ré<strong>du</strong>ire au triste<br />

rôle <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r les manteaux et <strong>de</strong> noter les coups<br />

comme un garçon <strong>de</strong> billard ou un valet <strong>de</strong> jeu <strong>de</strong><br />

paume, vous avez longtemps courtisé la Muse,<br />

vous avez essayé <strong>de</strong> la dévirginer ; mais vous<br />

n’avez pas assez <strong>de</strong> vigueur pour cela ; l’haleine<br />

vous a manqué, et vous êtes retombé pâle et<br />

efflanqué au pied <strong>de</strong> la sainte montagne.<br />

Je conçois cette haine. Il est douloureux <strong>de</strong><br />

voir un autre s’asseoir au banquet où l’on n’est<br />

pas invité, et coucher avec la femme qui n’a pas<br />

voulu <strong>de</strong> vous. Je plains <strong>de</strong> tout mon cœur le<br />

pauvre eunuque obligé d’assister aux ébats <strong>du</strong><br />

26


Grand Seigneur.<br />

Il est admis dans les profon<strong>de</strong>urs les plus<br />

secrètes <strong>de</strong> l’Oda ; il mène les sultanes au bain ; il<br />

voit luire sous l’eau d’argent <strong>de</strong>s grands<br />

réservoirs ces beaux corps tout ruisselants <strong>de</strong><br />

perles et plus polis que <strong>de</strong>s agates ; les beautés les<br />

plus cachées lui apparaissent sans voiles. On ne<br />

se gêne pas <strong>de</strong>vant lui. – C’est un eunuque. – Le<br />

sultan caresse sa favorite en sa présence, et la<br />

baise sur sa bouche <strong>de</strong> grena<strong>de</strong>. – En vérité, c’est<br />

une bien fausse situation que la sienne, et il doit<br />

être bien embarrassé <strong>de</strong> sa contenance.<br />

Il en est <strong>de</strong> même pour le critique qui voit le<br />

poète se promener dans le jardin <strong>de</strong> poésie avec<br />

ses neuf belles odalisques, et s’ébattre<br />

paresseusement à l’ombre <strong>de</strong> grands lauriers<br />

verts. Il est bien difficile qu’il ne ramasse pas les<br />

pierres <strong>du</strong> grand chemin pour les lui jeter et le<br />

blesser <strong>de</strong>rrière son mur, s’il est assez adroit pour<br />

cela.<br />

Le critique qui n’a rien pro<strong>du</strong>it est un lâche ;<br />

c’est comme un abbé qui courtise la femme d’un<br />

laïque : celui-ci ne peut lui rendre la pareille ni se<br />

27


attre avec lui.<br />

Je crois que ce serait une histoire au moins<br />

aussi curieuse que celle <strong>de</strong> Teglath-Phalasar ou<br />

<strong>de</strong> Gemmagog qui inventa les souliers à poulaine,<br />

que l’histoire <strong>de</strong>s différentes manières <strong>de</strong><br />

déprécier un ouvrage quelconque <strong>de</strong>puis un mois<br />

jusqu’à nos jours.<br />

Il y a assez <strong>de</strong> matières pour quinze ou seize<br />

volumes in-folio ; mais nous aurons pitié <strong>du</strong><br />

lecteur, et nous nous bornerons à quelques lignes,<br />

– bienfait pour lequel nous <strong>de</strong>mandons une<br />

reconnaissance plus qu’éternelle. – À une époque<br />

très reculée, qui se perd dans la nuit <strong>de</strong>s âges, il y<br />

a bien tantôt trois semaines <strong>de</strong> cela, le roman<br />

moyen âge florissait principalement à Paris et<br />

dans la banlieue. <strong>La</strong> cotte armoriée était en grand<br />

honneur ; on ne méprisait pas les coiffures à la<br />

Hennin, on estimait fort le pantalon mi-parti ; la<br />

dague était hors <strong>de</strong> prix ; le soulier à poulaine<br />

était adoré comme un fétiche. – Ce n’étaient<br />

qu’ogives, tourelles, colonnettes, verrières<br />

coloriées, cathédrales et châteaux forts ; – ce<br />

n’étaient que <strong>de</strong>moiselles et damoiseaux, pages et<br />

28


varlets, truands et soudards, galants chevaliers et<br />

châtelains féroces ; – toutes choses certainement<br />

plus innocentes que les jeux innocents, et qui ne<br />

faisaient <strong>de</strong> mal à personne.<br />

Le critique n’avait pas atten<strong>du</strong> au second<br />

roman pour commencer son œuvre <strong>de</strong><br />

dépréciation ; dès le premier qui avait paru, il<br />

s’était enveloppé <strong>de</strong> son cilice <strong>de</strong> poil <strong>de</strong><br />

chameau, et s’était répan<strong>du</strong> un boisseau <strong>de</strong> cendre<br />

sur la tête : puis, prenant sa gran<strong>de</strong> voix dolente,<br />

il s’était mis à crier :<br />

– Encore <strong>du</strong> moyen âge, toujours <strong>du</strong> moyen<br />

âge ! qui me délivrera <strong>du</strong> moyen âge, <strong>de</strong> ce<br />

moyen âge qui n’est pas le moyen âge ? – Moyen<br />

âge <strong>de</strong> carton et <strong>de</strong> terre cuite qui n’a <strong>du</strong> moyen<br />

âge que le nom. – Oh ! les barons <strong>de</strong> fer, dans<br />

leur armure <strong>de</strong> fer, avec leur cœur <strong>de</strong> fer, dans<br />

leur poitrine <strong>de</strong> fer ! – Oh ! les cathédrales avec<br />

leurs rosaces toujours épanouies et leurs verrières<br />

en fleurs, avec leurs <strong>de</strong>ntelles <strong>de</strong> granit, avec<br />

leurs trèfles découpés à jour, leurs pignons<br />

tailladés en scie, avec leur chasuble <strong>de</strong> pierre<br />

brodée comme un voile <strong>de</strong> mariée, avec leurs<br />

29


cierges, avec leurs chants, avec leurs prêtres<br />

étincelants, avec leur peuple à genoux, avec leur<br />

orgue qui bourdonne et leurs anges planant et<br />

battant <strong>de</strong> l’aile sous les voûtes ! – comme ils<br />

m’ont gâté mon moyen âge, mon moyen âge si<br />

fin et si coloré ! comme ils l’ont fait disparaître<br />

sous une couche <strong>de</strong> grossier badigeon ! quelles<br />

criar<strong>de</strong>s enluminures ! – Ah ! barbouilleurs<br />

ignorants, qui croyez avoir fait <strong>de</strong> la couleur pour<br />

avoir plaqué rouge sur bleu, blanc sur noir et vert<br />

sur jaune, vous n’avez vu <strong>du</strong> moyen âge que<br />

l’écorce, vous n’avez pas <strong>de</strong>viné l’âme <strong>du</strong> moyen<br />

âge, le sang ne circule pas dans la peau dont vous<br />

revêtez vos fantômes, il n’y a pas <strong>de</strong> cœur dans<br />

vos corselets d’acier, il n’y a pas <strong>de</strong> jambes dans<br />

vos pantalons <strong>de</strong> tricot, pas <strong>de</strong> ventre ni <strong>de</strong> gorge<br />

<strong>de</strong>rrière vos jupes armoriées : ce sont <strong>de</strong>s habits<br />

qui ont la forme d’hommes, et voilà tout. – Donc,<br />

à bas le moyen âge tel que nous l’ont fait les<br />

faiseurs (le grand mot est lâché ! les faiseurs) ! Le<br />

moyen âge ne répond à rien maintenant, nous<br />

voulons autre chose.<br />

Et le public, voyant que les feuilletonistes<br />

aboyaient au moyen âge, se prit d’une belle<br />

30


passion pour ce pauvre moyen âge, qu’ils<br />

prétendaient avoir tué <strong>du</strong> coup. Le moyen âge<br />

envahit tout, aidé par l’empêchement <strong>de</strong>s<br />

journaux : – drames, mélodrames, romances,<br />

nouvelles, poésies, il y eut jusqu’à <strong>de</strong>s<br />

vau<strong>de</strong>villes moyen âge, et Momus répéta <strong>de</strong>s<br />

flonflons féodaux.<br />

À côté <strong>du</strong> roman moyen âge verdissait le<br />

roman-charogne, genre <strong>de</strong> roman très agréable, et<br />

dont les petites-maîtresses nerveuses et les<br />

cuisinières blasées faisaient une très gran<strong>de</strong><br />

consommation.<br />

Les feuilletonistes sont bien vite arrivés à<br />

l’o<strong>de</strong>ur comme <strong>de</strong>s corbeaux à la curée, et ils ont<br />

dépecé <strong>du</strong> bec <strong>de</strong> leurs plumes et méchamment<br />

mis à mort ce pauvre genre <strong>de</strong> roman qui ne<br />

<strong>de</strong>mandait qu’à prospérer et à se putréfier<br />

paisiblement sur les rayons graisseux <strong>de</strong>s cabinets<br />

<strong>de</strong> lecture. Que n’ont-ils pas dit ? que n’ont-ils<br />

pas écrit ? – Littérature <strong>de</strong> morgue ou <strong>de</strong> bagne,<br />

cauchemar <strong>de</strong> bourreau, hallucination <strong>de</strong> boucher<br />

ivre et d’argousin qui a la fièvre chau<strong>de</strong> ! Ils<br />

donnaient bénignement à entendre que les auteurs<br />

31


étaient <strong>de</strong>s assassins et <strong>de</strong>s vampires, qu’ils<br />

avaient contracté la vicieuse habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> tuer leur<br />

père et leur mère, qu’ils buvaient <strong>du</strong> sang dans<br />

<strong>de</strong>s crânes, qu’ils se servaient <strong>de</strong> tibias pour<br />

fourchette et coupaient leur pain avec une<br />

guillotine.<br />

Et pourtant ils savaient mieux que personne,<br />

pour avoir souvent déjeuné avec eux, que les<br />

auteurs <strong>de</strong> ces charmantes tueries étaient <strong>de</strong><br />

braves fils <strong>de</strong> famille, très débonnaires et <strong>de</strong><br />

bonne société, gantés <strong>de</strong> blanc, fashionablement<br />

myopes, – se nourrissant plus volontiers <strong>de</strong><br />

beefsteaks que <strong>de</strong> côtelettes d’homme, et buvant<br />

plus habituellement <strong>du</strong> vin <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux que <strong>du</strong><br />

sang <strong>de</strong> jeune fille ou d’enfant nouveau-né. –<br />

Pour avoir vu et touché leurs manuscrits, ils<br />

savaient parfaitement qu’ils étaient écrits avec <strong>de</strong><br />

l’encre <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> vertu, sur <strong>du</strong> papier anglais,<br />

et non avec sang <strong>de</strong> guillotine sur peau <strong>de</strong><br />

chrétien écorché vif.<br />

Mais, quoi qu’ils dissent ou qu’ils fissent, le<br />

siècle était à la charogne, et le charnier lui plaisait<br />

mieux que le boudoir ; le lecteur ne se prenait<br />

32


qu’à un hameçon amorcé d’un petit cadavre déjà<br />

bleuissant. – Chose très concevable ; mettez une<br />

rose au bout <strong>de</strong> votre ligne, les araignées auront<br />

le temps <strong>de</strong> faire leur toile dans le pli <strong>de</strong> votre<br />

cou<strong>de</strong>, vous ne prendrez pas le moindre petit<br />

fretin ; accrochez-y un ver ou un morceau <strong>de</strong><br />

vieux fromage, carpes, barbillons, perches,<br />

anguilles sauteront à trois pieds hors <strong>de</strong> l’eau<br />

pour le happer. – Les hommes ne sont pas aussi<br />

différents <strong>de</strong>s poissons qu’on a l’air <strong>de</strong> le croire<br />

généralement.<br />

On aurait dit que les journalistes étaient<br />

<strong>de</strong>venus quakers, brahmes, ou pythagoriciens, ou<br />

taureaux, tant il leur avait pris une subite horreur<br />

<strong>du</strong> rouge et <strong>du</strong> sang. – Jamais on ne les avait vus<br />

si fondants, si émollients ; – c’était <strong>de</strong> la crème et<br />

<strong>du</strong> petit lait. – Ils n’admettaient que <strong>de</strong>ux<br />

couleurs, le bleu <strong>de</strong> ciel ou le vert pomme. Le<br />

rose n’était que souffert, et, si le public les eût<br />

laissés faire, ils l’eussent mené paître <strong>de</strong>s<br />

épinards sur les rives <strong>du</strong> Lignon, côte à côte avec<br />

les moutons d’Amaryllis. Ils avaient changé leur<br />

frac noir contre la veste tourterelle <strong>de</strong> Céladon ou<br />

<strong>de</strong> Silvandre, et entouré leurs plumes d’oie <strong>de</strong><br />

33


oses pompons et <strong>de</strong> faveurs en manière <strong>de</strong><br />

houlette pastorale. Ils laissaient flotter leurs<br />

cheveux à l’enfant, et s’étaient fait <strong>de</strong>s virginités<br />

d’après la recette <strong>de</strong> Marion Delorme, à quoi ils<br />

avaient aussi bien réussi qu’elle.<br />

Ils appliquaient à la littérature l’article <strong>du</strong><br />

Décalogue :<br />

Homici<strong>de</strong> point ne seras.<br />

On ne pouvait plus se permettre le plus petit<br />

meurtre dramatique, et le cinquième acte était<br />

<strong>de</strong>venu impossible.<br />

Ils trouvaient le poignard exorbitant, le poison<br />

monstrueux, la hache inqualifiable. Ils auraient<br />

voulu que les héros dramatiques vécussent<br />

jusqu’à l’âge <strong>de</strong> Melchisé<strong>de</strong>ch ; et cependant il<br />

est reconnu, <strong>de</strong>puis un temps immémorial, que le<br />

but <strong>de</strong> toute tragédie est <strong>de</strong> faire assommer à la<br />

<strong>de</strong>rnière scène un pauvre diable <strong>de</strong> grand homme<br />

qui n’en peut mais, comme le but <strong>de</strong> toute<br />

comédie est <strong>de</strong> conjoindre matrimonialement<br />

34


<strong>de</strong>ux imbéciles <strong>de</strong> jeunes premiers d’environ<br />

soixante ans chacun.<br />

C’est vers ce temps que j’ai jeté au feu (après<br />

en avoir tiré un double, ainsi que cela se fait<br />

toujours) <strong>de</strong>ux superbes et magnifiques drames<br />

moyen âge, l’un en vers et l’autre en prose, dont<br />

les héros étaient écartelés et bouillis en plein<br />

théâtre, ce qui eût été très jovial et assez inédit.<br />

Pour me conformer à leurs idées, j’ai composé<br />

<strong>de</strong>puis une tragédie antique en cinq actes,<br />

nommée Héliogabale, dont le héros se jette dans<br />

les latrines, situation extrêmement neuve et qui a<br />

l’avantage d’amener une décoration non encore<br />

vue au théâtre. – J’ai fait aussi un drame mo<strong>de</strong>rne<br />

extrêmement supérieur à Antony, Arthur ou<br />

l’Homme fatal, où l’idée provi<strong>de</strong>ntielle arrive<br />

sous la forme d’un pâté <strong>de</strong> foie gras <strong>de</strong><br />

Strasbourg, que le héros mange jusqu’à la<br />

<strong>de</strong>rnière miette après avoir consommé plusieurs<br />

viols, ce qui, joint à ses remords, lui donne une<br />

abominable indigestion dont il meurt. – Fin<br />

morale s’il en fut, qui prouve que Dieu est juste<br />

et que le vice est toujours puni et la vertu<br />

35


écompensée.<br />

Quant au genre monstre, vous savez comme<br />

ils l’ont traité, comme ils ont arrangé Han<br />

d’Islan<strong>de</strong>, ce mangeur d’hommes, Habibrah l’obi,<br />

Quasimodo le sonneur, et Triboulet, qui n’est que<br />

bossu, – toute cette famille si étrangement<br />

fourmillante, – toutes ces crapau<strong>de</strong>ries<br />

gigantesques que mon cher voisin fait grouiller et<br />

sauteler à travers les forêts vierges et les<br />

cathédrales <strong>de</strong> ses romans. Ni les grands traits à<br />

la Michel-Ange, ni les curiosités dignes <strong>de</strong><br />

Callot, ni les effets d’ombre et <strong>de</strong> clair à la façon<br />

<strong>de</strong> Goya, rien n’a pu trouver grâce <strong>de</strong>vant eux ;<br />

ils l’ont renvoyé à ses o<strong>de</strong>s, quand il a fait <strong>de</strong>s<br />

romans ; à ses romans, quand il a fait <strong>de</strong>s<br />

drames : tactique ordinaire <strong>de</strong>s journalistes qui<br />

aiment toujours mieux ce qu’on a fait que ce<br />

qu’on fait. Heureux homme, toutefois, que celui<br />

qui est reconnu supérieur même par les<br />

feuilletonistes dans tous ses ouvrages, excepté,<br />

bien enten<strong>du</strong>, celui dont ils ren<strong>de</strong>nt compte, et qui<br />

n’aurait qu’à écrire un traité <strong>de</strong> théologie ou un<br />

manuel <strong>de</strong> cuisine pour faire trouver son théâtre<br />

admirable !<br />

36


Pour le roman <strong>de</strong> cœur, le roman ar<strong>de</strong>nt et<br />

passionné, qui a pour père Werther l’Allemand,<br />

et pour mère Manon Lescaut la Française, nous<br />

avons touché, au commencement <strong>de</strong> cette<br />

préface, quelques mots <strong>de</strong> la teigne morale qui<br />

s’y est désespérément attachée sous prétexte <strong>de</strong><br />

religion et <strong>de</strong> bonnes mœurs. Les poux critiques<br />

sont comme les poux <strong>de</strong> corps qui abandonnent<br />

les cadavres pour aller aux vivants. Du cadavre<br />

<strong>du</strong> roman moyen âge les critiques sont passés au<br />

corps <strong>de</strong> celui-ci, qui a la peau <strong>du</strong>re et vivace et<br />

leur pourrait bien ébrécher les <strong>de</strong>nts.<br />

Nous pensons, malgré tout le respect que nous<br />

avons pour les mo<strong>de</strong>rnes apôtres, que les auteurs<br />

<strong>de</strong> ces romans appelés immoraux, sans être aussi<br />

mariés que les journalistes vertueux, ont assez<br />

généralement une mère, et que plusieurs d’entre<br />

eux ont <strong>de</strong>s sœurs et sont pourvus d’une<br />

abondante famille féminine ; mais leurs mères et<br />

leurs sœurs ne lisent pas <strong>de</strong> romans, même <strong>de</strong><br />

romans immoraux ; elles cousent, bro<strong>de</strong>nt et<br />

s’occupent <strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> la maison. – Leurs bas,<br />

comme dirait M. Planard, sont d’une entière<br />

blancheur : vous les pouvez regar<strong>de</strong>r aux jambes,<br />

37


– elles ne sont pas bleues, et le bonhomme<br />

Chrysale, lui qui haïssait tant les femmes<br />

savantes, les proposerait pour exemple à la docte<br />

Philaminte.<br />

Quant aux épouses <strong>de</strong> ces messieurs,<br />

puisqu’ils en ont tant, si virginaux que soient<br />

leurs maris, il me semble, à moi, qu’il est <strong>de</strong><br />

certaines choses qu’elles doivent savoir. – Au<br />

fait, il se peut bien qu’ils ne leur aient rien<br />

montré. Alors je comprends qu’ils tiennent à les<br />

maintenir dans cette précieuse et benoîte<br />

ignorance. Dieu est grand et Mahomet est son<br />

prophète ! – Les femmes sont curieuses ; fassent<br />

le ciel et la morale qu’elles contentent leur<br />

curiosité d’une manière plus légitime qu’Ève,<br />

leur grand-mère, et n’aillent pas faire <strong>de</strong>s<br />

questions au serpent !<br />

Pour leurs filles, si elles ont été en pension, je<br />

ne vois pas ce que les livres pourraient leur<br />

apprendre.<br />

Il est aussi absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> dire qu’un homme est<br />

un ivrogne parce qu’il décrit une orgie, un<br />

débauché parce qu’il raconte une débauche que<br />

38


<strong>de</strong> prétendre qu’un homme est vertueux parce<br />

qu’il a fait un livre <strong>de</strong> morale ; tous les jours on<br />

voit le contraire. – C’est le personnage qui parle<br />

et non l’auteur ; son héros est athée, cela ne veut<br />

pas dire qu’il soit athée ; il fait agir et parler les<br />

brigands en brigands, il n’est pas pour cela un<br />

brigand. À ce compte, il faudrait guillotiner<br />

Shakespeare, Corneille et tous les tragiques ; ils<br />

ont plus commis <strong>de</strong> meurtres que Mandrin et<br />

Cartouche ; on ne l’a pas fait cependant, et je ne<br />

crois même pas qu’on le fasse <strong>de</strong> longtemps, si<br />

vertueuse et si morale que puisse <strong>de</strong>venir la<br />

critique. C’est une <strong>de</strong>s manies <strong>de</strong> ces petits<br />

grimauds à cervelle étroite que <strong>de</strong> substituer<br />

toujours l’auteur à l’ouvrage et <strong>de</strong> recourir à la<br />

personnalité pour donner quelque pauvre intérêt<br />

<strong>de</strong> scandale à leurs misérables rapsodies, qu’ils<br />

savent bien que personne ne lirait si elles ne<br />

contenaient que leur opinion indivi<strong>du</strong>elle.<br />

Nous ne concevons guère à quoi ten<strong>de</strong>nt toutes<br />

ces criailleries, à quoi bon toutes ces colères et<br />

tous ces abois, – et qui pousse messieurs les<br />

Geoffroy au petit pied à se faire les don<br />

Quichotte <strong>de</strong> la morale, et, vrais sergents <strong>de</strong> ville<br />

39


littéraires, à empoigner et à bâtonner, au nom <strong>de</strong><br />

la vertu, toute idée qui se promène dans un livre<br />

la cornette posée <strong>de</strong> travers ou la jupe troussée un<br />

peu trop haut. – C’est fort singulier.<br />

L’époque, quoi qu’ils en disent, est immorale<br />

(si ce mot-là signifie quelque chose, ce dont nous<br />

doutons fort), et nous n’en voulons pas d’autre<br />

preuve que la quantité <strong>de</strong> livres immoraux qu’elle<br />

pro<strong>du</strong>it et le succès qu’ils ont. – Les livres<br />

suivent les mœurs et les mœurs ne suivent pas les<br />

livres. – <strong>La</strong> Régence a fait Crébillon, ce n’est pas<br />

Crébillon qui a fait la Régence. Les petites<br />

bergères <strong>de</strong> Boucher étaient fardées et<br />

débraillées, parce que les petites marquises<br />

étaient fardées et débraillées. – Les tableaux se<br />

font d’après les modèles et non les modèles<br />

d’après les tableaux. Je ne sais qui a dit je ne sais<br />

où que la littérature et les arts influaient sur les<br />

mœurs. Qui que ce soit, c’est in<strong>du</strong>bitablement un<br />

grand sot. – C’est comme si l’on disait : Les<br />

petits pois font pousser le printemps ; les petits<br />

pois poussent au contraire parce que c’est le<br />

printemps, et les cerises parce que c’est l’été. Les<br />

arbres portent les fruits, et ce ne sont pas les<br />

40


fruits qui portent les arbres assurément, loi<br />

éternelle et invariable dans sa variété ; les siècles<br />

se succè<strong>de</strong>nt, et chacun porte son fruit qui n’est<br />

pas celui <strong>du</strong> siècle précé<strong>de</strong>nt ; les livres sont les<br />

fruits <strong>de</strong>s mœurs.<br />

À côté <strong>de</strong>s journalistes moraux, sous cette<br />

pluie d’homélies comme sous une pluie d’été<br />

dans quelque parc, il a surgi, entre les planches<br />

<strong>du</strong> tréteau saint-simonien, une théorie <strong>de</strong> petits<br />

champignons d’une nouvelle espèce assez<br />

curieuse, dont nous allons faire l’histoire<br />

naturelle.<br />

Ce sont les critiques utilitaires. Pauvres gens<br />

qui avaient le nez court à ne le pouvoir chausser<br />

<strong>de</strong> lunettes, et cependant n’y voyaient pas aussi<br />

loin que leur nez.<br />

Quand un auteur jetait sur leur bureau un<br />

volume quelconque, roman ou poésie, – ces<br />

messieurs se renversaient nonchalamment sur<br />

leur fauteuil, le mettaient en équilibre sur ses<br />

pieds <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière, et, se balançant d’un air<br />

capable, ils se rengorgeaient et disaient :<br />

– À quoi sert ce livre ? Comment peut-on<br />

41


l’appliquer à la moralisation et au bien-être <strong>de</strong> la<br />

classe la plus nombreuse et la plus pauvre ?<br />

Quoi ! pas un mot <strong>de</strong>s besoins <strong>de</strong> la société, rien<br />

<strong>de</strong> civilisant et <strong>de</strong> progressif ! Comment, au lieu<br />

<strong>de</strong> faire la gran<strong>de</strong> synthèse <strong>de</strong> l’humanité, et <strong>de</strong><br />

suivre, à travers les événements <strong>de</strong> l’histoire, les<br />

phases <strong>de</strong> l’idée régénératrice et provi<strong>de</strong>ntielle,<br />

peut-on faire <strong>de</strong>s poésies et <strong>de</strong>s romans qui ne<br />

mènent à rien, et qui ne font pas avancer la<br />

génération dans le chemin <strong>de</strong> l’avenir ? Comment<br />

peut-on s’occuper <strong>de</strong> la forme, <strong>du</strong> style, <strong>de</strong> la<br />

rime en présence <strong>de</strong> si graves intérêts ? – Que<br />

nous font, à nous, et le style et la rime, et la<br />

forme ? c’est bien <strong>de</strong> cela qu’il s’agit (pauvres<br />

renards, ils sont trop verts) ! – <strong>La</strong> société souffre,<br />

elle est en proie à un grand déchirement intérieur<br />

(tra<strong>du</strong>isez : personne ne veut s’abonner aux<br />

journaux utiles). C’est au poète à chercher la<br />

cause <strong>de</strong> ce malaise et à le guérir. Le moyen, il le<br />

trouvera en sympathisant <strong>de</strong> cœur et d’âme avec<br />

l’humanité (<strong>de</strong>s poètes philanthropes ! ce serait<br />

quelque chose <strong>de</strong> rare et <strong>de</strong> charmant). Ce poète,<br />

nous l’attendons, nous l’appelons <strong>de</strong> tous nos<br />

vœux. Quand il paraîtra, à lui les acclamations <strong>de</strong><br />

42


la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes, à lui<br />

le Prytanée...<br />

À la bonne heure ; mais, comme nous<br />

souhaitons que notre lecteur se tienne éveillé<br />

jusqu’à la fin <strong>de</strong> cette bienheureuse préface, nous<br />

ne continuerons pas cette imitation très fidèle <strong>du</strong><br />

style utilitaire, qui, <strong>de</strong> sa nature, est passablement<br />

soporifique, et pourrait remplacer, avec avantage,<br />

le laudanum et les discours d’académie.<br />

Non, imbéciles, non, crétins et goitreux que<br />

vous êtes, un livre ne fait pas <strong>de</strong> la soupe à la<br />

gélatine ; – un roman n’est pas une paire <strong>de</strong><br />

bottes sans couture ; un sonnet, une seringue à jet<br />

continu ; un drame n’est pas un chemin <strong>de</strong> fer,<br />

toutes choses essentiellement civilisantes, et<br />

faisant marcher l’humanité dans la voie <strong>du</strong><br />

progrès.<br />

De par les boyaux <strong>de</strong> tous les papes passés,<br />

présents et futurs, non et <strong>de</strong>ux cent mille fois non.<br />

On ne se fait pas un bonnet <strong>de</strong> coton d’une<br />

métonymie, on ne chausse pas une comparaison<br />

en guise <strong>de</strong> pantoufle ; on ne se peut servir d’une<br />

antithèse pour parapluie ; malheureusement, on<br />

43


ne saurait se plaquer sur le ventre quelques rimes<br />

bariolées en manière <strong>de</strong> gilet. J’ai la conviction<br />

intime qu’une o<strong>de</strong> est un vêtement trop léger pour<br />

l’hiver, et qu’on ne serait pas mieux habillé avec<br />

la strophe, l’antistrophe et l’épo<strong>de</strong> que cette<br />

femme <strong>du</strong> cynique qui se contentait <strong>de</strong> sa seule<br />

vertu pour chemise, et allait nue comme la main,<br />

à ce que raconte l’histoire.<br />

Cependant le célèbre M. <strong>de</strong> <strong>La</strong> Calprenè<strong>de</strong> eut<br />

une fois un habit, et, comme on lui <strong>de</strong>mandait<br />

quelle étoffe c’était, il répondit : Du Silvandre. –<br />

Silvandre était une pièce qu’il venait <strong>de</strong> faire<br />

représenter avec succès.<br />

De pareils raisonnements font hausser les<br />

épaules par-<strong>de</strong>ssus la tête, et plus haut que le <strong>du</strong>c<br />

<strong>de</strong> Glocester.<br />

Des gens qui ont la prétention d’être <strong>de</strong>s<br />

économistes, et qui veulent rebâtir la société <strong>de</strong><br />

fond en comble, avancent sérieusement <strong>de</strong><br />

semblables billevesées.<br />

Un roman a <strong>de</strong>ux utilités : – l’une matérielle,<br />

l’autre spirituelle, si l’on peut se servir d’une<br />

pareille expression à l’endroit d’un roman. –<br />

44


L’utilité matérielle, ce sont d’abord les quelques<br />

mille francs qui entrent dans la poche <strong>de</strong> l’auteur,<br />

et le lestent <strong>de</strong> façon que le diable ou le vent ne<br />

l’emportent ; pour le libraire, c’est un beau<br />

cheval <strong>de</strong> race qui piaffe et saute avec son<br />

cabriolet d’ébène et d’acier, comme dit Figaro ;<br />

pour le marchand <strong>de</strong> papier, une usine <strong>de</strong> plus sur<br />

un ruisseau quelconque, et souvent le moyen <strong>de</strong><br />

gâter un beau site ; pour les imprimeurs, quelques<br />

tonnes <strong>de</strong> bois <strong>de</strong> campêche pour se mettre<br />

hebdomadairement le gosier en couleur ; pour le<br />

cabinet <strong>de</strong> lecture, <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> gros sous très<br />

prolétairement vert-<strong>de</strong>-grisés, et une quantité <strong>de</strong><br />

graisse, qui, si elle était convenablement<br />

recueillie et utilisée, rendrait superflue la pêche<br />

<strong>de</strong> la baleine. – L’utilité spirituelle est que,<br />

pendant qu’on lit <strong>de</strong>s romans, on dort, et on ne lit<br />

pas <strong>de</strong> journaux utiles, vertueux et progressifs, ou<br />

telles autres drogues indigestes et abrutissantes.<br />

Qu’on dise après cela que les romans ne<br />

contribuent pas à la civilisation. – Je ne parlerai<br />

pas <strong>de</strong>s débitants <strong>de</strong> tabac, <strong>de</strong>s épiciers et <strong>de</strong>s<br />

marchands <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre frites, qui ont un<br />

intérêt très grand dans cette branche <strong>de</strong> littérature,<br />

45


le papier qu’elle emploie étant, en général, <strong>de</strong><br />

qualité supérieure à celui <strong>de</strong>s journaux.<br />

En vérité, il y a <strong>de</strong> quoi rire d’un pied en carré,<br />

en entendant disserter messieurs les utilitaires<br />

républicains ou saint-simoniens. – Je voudrais<br />

bien savoir d’abord ce que veut dire précisément<br />

ce grand flandrin <strong>de</strong> substantif dont ils truffent<br />

quotidiennement le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> leurs colonnes, et qui<br />

leur sert <strong>de</strong> schiboleth et <strong>de</strong> terme sacramentel. –<br />

Utilité : quel est ce mot, et à quoi s’applique-t-il ?<br />

Il y a <strong>de</strong>ux sortes d’utilité, et le sens <strong>de</strong> ce<br />

vocable n’est jamais que relatif. Ce qui est utile<br />

pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Vous êtes<br />

savetier, je suis poète. – Il est utile pour moi que<br />

mon premier vers rime avec mon second. – Un<br />

dictionnaire <strong>de</strong> rimes m’est d’une gran<strong>de</strong> utilité ;<br />

vous n’en avez que faire pour carreler une vieille<br />

paire <strong>de</strong> bottes, et il est juste <strong>de</strong> dire qu’un<br />

tranchet ne me servirait pas à grand-chose pour<br />

faire une o<strong>de</strong>. – Après cela, vous objecterez<br />

qu’un savetier est bien au-<strong>de</strong>ssus d’un poète, et<br />

que l’on se passe mieux <strong>de</strong> l’un que <strong>de</strong> l’autre.<br />

Sans prétendre rabaisser l’illustre profession <strong>de</strong><br />

46


savetier, que j’honore à l’égal <strong>de</strong> la profession <strong>de</strong><br />

monarque constitutionnel, j’avouerai humblement<br />

que j’aimerais mieux avoir mon soulier décousu<br />

que mon vers mal rimé, et que je me passerais<br />

plus volontiers <strong>de</strong> bottes que <strong>de</strong> poèmes. Ne<br />

sortant presque jamais et marchant plus<br />

habilement par la tête que par les pieds, j’use<br />

moins <strong>de</strong> chaussures qu’un républicain vertueux<br />

qui ne fait que courir d’un ministère à l’autre<br />

pour se faire jeter quelque place.<br />

Je sais qu’il y en a qui préfèrent les moulins<br />

aux églises, et le pain <strong>du</strong> corps à celui <strong>de</strong> l’âme.<br />

À ceux-là, je n’ai rien à leur dire. Ils méritent<br />

d’être économistes dans ce mon<strong>de</strong>, et aussi dans<br />

l’autre.<br />

Y a-t-il quelque chose d’absolument utile sur<br />

cette terre et dans cette vie où nous sommes ?<br />

D’abord, il est très peu utile que nous soyons sur<br />

terre et que nous vivions. Je défie le plus savant<br />

<strong>de</strong> la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> dire à quoi nous servons, si ce<br />

n’est à ne pas nous abonner au Constitutionnel ni<br />

à aucune espèce <strong>de</strong> journal quelconque.<br />

Ensuite, l’utilité <strong>de</strong> notre existence admise a<br />

47


priori, quelles sont les choses réellement utiles<br />

pour la soutenir ? De la soupe et un morceau <strong>de</strong><br />

vian<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux fois par jour, c’est tout ce qu’il faut<br />

pour se remplir le ventre, dans la stricte acception<br />

<strong>du</strong> mot. L’homme, à qui un cercueil <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

pieds <strong>de</strong> large sur six <strong>de</strong> long suffit et au-<strong>de</strong>là<br />

après sa mort, n’a pas besoin dans sa vie <strong>de</strong><br />

beaucoup plus <strong>de</strong> place. Un cube creux <strong>de</strong> sept à<br />

huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour<br />

respirer, une seule alvéole <strong>de</strong> la ruche, il n’en faut<br />

pas plus pour le loger et empêcher qu’il ne lui<br />

pleuve sur le dos. Une couverture, roulée<br />

convenablement autour <strong>du</strong> corps, le défendra<br />

aussi bien et mieux contre le froid que le frac <strong>de</strong><br />

Staub le plus élégant et le mieux coupé.<br />

Avec cela, il pourra subsister à la lettre. On dit<br />

bien qu’on peut vivre avec 25 sous par jour ; mais<br />

s’empêcher <strong>de</strong> mourir, ce n’est pas vivre ; et je ne<br />

vois pas en quoi une ville organisée utilitairement<br />

serait plus agréable à habiter que le Père-la-<br />

Chaise.<br />

Rien <strong>de</strong> ce qui est beau n’est indispensable à la<br />

vie. – On supprimerait les fleurs, le mon<strong>de</strong> n’en<br />

48


souffrirait pas matériellement ; qui voudrait<br />

cependant qu’il n’y eût plus <strong>de</strong> fleurs ? Je<br />

renoncerais plutôt aux pommes <strong>de</strong> terre qu’aux<br />

roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au<br />

mon<strong>de</strong> capable d’arracher une plate-ban<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

tulipes pour y planter <strong>de</strong>s choux.<br />

À quoi sert la beauté <strong>de</strong>s femmes ? Pourvu<br />

qu’une femme soit médicalement bien<br />

conformée, en état <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s enfants, elle sera<br />

toujours assez bonne pour <strong>de</strong>s économistes.<br />

À quoi bon la musique ? à quoi bon la<br />

peinture ? Qui aurait la folie <strong>de</strong> préférer Mozart à<br />

M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur <strong>de</strong> la<br />

moutar<strong>de</strong> blanche ?<br />

Il n’y a <strong>de</strong> vraiment beau que ce qui ne peut<br />

servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car<br />

c’est l’expression <strong>de</strong> quelque besoin, et ceux <strong>de</strong><br />

l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa<br />

pauvre et infirme nature. – L’endroit le plus utile<br />

d’une maison, ce sont les latrines.<br />

Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis <strong>de</strong><br />

ceux pour qui le superflu est le nécessaire, – et<br />

j’aime mieux les choses et les gens en raison<br />

49


inverse <strong>de</strong>s services qu’ils me ren<strong>de</strong>nt. Je préfère<br />

à certain vase qui me sert un vase chinois, semé<br />

<strong>de</strong> dragons et <strong>de</strong> mandarins, qui ne me sert pas <strong>du</strong><br />

tout, et celui <strong>de</strong> mes talents que j’estime le plus<br />

est <strong>de</strong> ne pas <strong>de</strong>viner les logogriphes et les<br />

chara<strong>de</strong>s. Je renoncerais très joyeusement à mes<br />

droits <strong>de</strong> Français et <strong>de</strong> citoyen pour voir un<br />

tableau authentique <strong>de</strong> Raphaël, ou une belle<br />

femme nue : – la princesse Borghèse, par<br />

exemple, quand elle a posé pour Canova, ou la<br />

Julia Grisi quand elle entre au bain. Je<br />

consentirais très volontiers, pour ma part, au<br />

retour <strong>de</strong> cet anthropophage <strong>de</strong> Charles X, s’il me<br />

rapportait, <strong>de</strong> son château <strong>de</strong> Bohême, un panier<br />

<strong>de</strong> Tokay ou <strong>de</strong> Johannisberg, et je trouverais les<br />

lois électorales assez larges, si quelques rues<br />

l’étaient plus, et d’autres choses moins. Quoique<br />

je ne sois pas un dilettante, j’aime mieux le bruit<br />

<strong>de</strong>s crincrins et <strong>de</strong>s tambours <strong>de</strong> basque que celui<br />

<strong>de</strong> la sonnette <strong>de</strong> M. le prési<strong>de</strong>nt. Je vendrais ma<br />

culotte pour avoir une bague, et mon pain pour<br />

avoir <strong>de</strong>s confitures. – L’occupation la plus<br />

séante à un homme policé me paraît <strong>de</strong> ne rien<br />

faire, ou <strong>de</strong> fumer analytiquement sa pipe ou son<br />

50


cigare. J’estime aussi beaucoup ceux qui jouent<br />

aux quilles, et aussi ceux qui font bien les vers.<br />

Vous voyez que les principes utilitaires sont bien<br />

loin d’être les miens, et que je ne serai jamais<br />

rédacteur dans un journal vertueux, à moins que<br />

je ne me convertisse, ce qui serait assez<br />

drolatique.<br />

Au lieu <strong>de</strong> faire un prix Monthyon pour la<br />

récompense <strong>de</strong> la vertu, j’aimerais mieux donner,<br />

comme Sardanapale, ce grand philosophe que<br />

l’on a si mal compris, une forte prime à celui qui<br />

inventerait un nouveau plaisir ; car la jouissance<br />

me paraît le but <strong>de</strong> la vie, et la seule chose utile<br />

au mon<strong>de</strong>. Dieu l’a voulu ainsi, lui qui a fait les<br />

femmes, les parfums, la lumière, les belles fleurs,<br />

les bons vins, les chevaux fringants, les levrettes<br />

et les chats angoras ; lui qui n’a pas dit à ses<br />

anges : Ayez <strong>de</strong> la vertu, mais : Ayez <strong>de</strong> l’amour,<br />

et qui nous a donné une bouche plus sensible que<br />

le reste <strong>de</strong> la peau pour embrasser les femmes,<br />

<strong>de</strong>s yeux levés en haut pour voir la lumière, un<br />

odorat subtil pour respirer l’âme <strong>de</strong>s fleurs, <strong>de</strong>s<br />

cuisses nerveuses pour serrer les flancs <strong>de</strong>s<br />

étalons, et voler aussi vite que la pensée sans<br />

51


chemin <strong>de</strong> fer ni chaudière à vapeur, <strong>de</strong>s mains<br />

délicates pour les passer sur la tête longue <strong>de</strong>s<br />

levrettes, sur le dos velouté <strong>de</strong>s chats, et sur<br />

l’épaule polie <strong>de</strong>s créatures peu vertueuses, et<br />

qui, enfin, n’a accordé qu’à nous seuls ce triple et<br />

glorieux privilège <strong>de</strong> boire sans avoir soif, <strong>de</strong><br />

battre le briquet, et <strong>de</strong> faire l’amour en toutes<br />

saisons, ce qui nous distingue <strong>de</strong> la brute<br />

beaucoup plus que l’usage <strong>de</strong> lire <strong>de</strong>s journaux et<br />

<strong>de</strong> fabriquer <strong>de</strong>s chartes.<br />

Mon Dieu ! que c’est une sotte chose que cette<br />

préten<strong>du</strong>e perfectibilité <strong>du</strong> genre humain dont on<br />

nous rebat les oreilles ! On dirait en vérité que<br />

l’homme est une machine susceptible<br />

d’améliorations, et qu’un rouage mieux engrené,<br />

un contrepoids plus convenablement placé<br />

peuvent faire fonctionner d’une manière plus<br />

commo<strong>de</strong> et plus facile. Quand on sera parvenu à<br />

donner un estomac double à l’homme, <strong>de</strong> façon à<br />

ce qu’il puisse ruminer comme un bœuf, <strong>de</strong>s yeux<br />

<strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la tête, afin qu’il puisse voir,<br />

comme Janus, ceux qui lui tirent la langue par<strong>de</strong>rrière,<br />

et contempler son indignité dans une<br />

position moins gênante que celle <strong>de</strong> la Vénus<br />

52


Callipyge d’Athènes, à lui planter <strong>de</strong>s ailes sur<br />

les omoplates afin qu’il ne soit pas obligé <strong>de</strong><br />

payer six sous pour aller en omnibus ; quand on<br />

lui aura créé un nouvel organe, à la bonne heure :<br />

le mot perfectibilité commencera à signifier<br />

quelque chose. Depuis tous ces beaux<br />

perfectionnements, qu’a-t-on fait qu’on ne fît<br />

aussi bien et mieux avant le déluge ?<br />

Est-on parvenu à boire plus qu’on ne buvait au<br />

temps <strong>de</strong> l’ignorance et <strong>de</strong> la barbarie (vieux<br />

style) ? Alexandre, l’équivoque ami <strong>du</strong> bel<br />

Éphestion, ne buvait pas trop mal quoiqu’il n’y<br />

eût pas <strong>de</strong> son temps <strong>de</strong> Journal <strong>de</strong>s<br />

Connaissances utiles, et je ne sais pas quel<br />

utilitaire serait capable <strong>de</strong> tarir, sans <strong>de</strong>venir<br />

oïnopique et plus enflé que Lepeintre jeune ou<br />

qu’un hippopotame, la gran<strong>de</strong> coupe qu’il<br />

appelait la tasse d’Hercule. Le maréchal <strong>de</strong><br />

Bassompierre, qui vida sa gran<strong>de</strong> batte à<br />

entonnoir à la santé <strong>de</strong>s treize cantons, me paraît<br />

singulièrement estimable dans son genre et très<br />

difficile à perfectionner. Quel économiste nous<br />

élargira l’estomac <strong>de</strong> manière à contenir autant <strong>de</strong><br />

beefsteaks que feu Milon le Crotoniate qui<br />

53


mangeait un bœuf ? <strong>La</strong> carte <strong>du</strong> Café Anglais, <strong>de</strong><br />

Véfour, ou <strong>de</strong> telle autre célébrité culinaire que<br />

vous voudrez, me paraît bien maigre et bien<br />

œcuménique, comparée à la carte <strong>du</strong> dîner <strong>de</strong><br />

Trimalcion. – À quelle table sert-on maintenant<br />

une truie et ses douze marcassins dans un seul<br />

plat ? Qui a mangé <strong>de</strong>s murènes et <strong>de</strong>s lamproies<br />

engraissées avec <strong>de</strong> l’homme ? Croyez-vous en<br />

vérité que Brillat-Savarin ait perfectionné<br />

Apicius ? – Est-ce chez Chevet que le gros tripier<br />

<strong>de</strong> Vitellius trouverait à remplir son fameux<br />

bouclier <strong>de</strong> Minerve <strong>de</strong> cervelles <strong>de</strong> faisans et <strong>de</strong><br />

paons, <strong>de</strong> langues <strong>de</strong> phénicoptères et <strong>de</strong> foies <strong>de</strong><br />

scarrus ? – Vos huîtres <strong>du</strong> Rocher <strong>de</strong> Cancale<br />

sont vraiment quelque chose <strong>de</strong> bien recherché à<br />

côté <strong>de</strong>s huîtres <strong>de</strong> Lucrin, à qui l’on avait fait<br />

une mer tout exprès. – Les petites maisons dans<br />

les faubourgs <strong>de</strong>s marquis <strong>de</strong> la Régence sont <strong>de</strong><br />

misérables vi<strong>de</strong>-bouteilles, si on les compare aux<br />

villas <strong>de</strong>s patriciens romains, à Baïes, à Caprée et<br />

à Tibur. Les magnificences cyclopéennes <strong>de</strong> ces<br />

grands voluptueux qui bâtissaient <strong>de</strong>s monuments<br />

éternels pour <strong>de</strong>s plaisirs d’un jour ne <strong>de</strong>vraientelles<br />

pas nous faire tomber à plat ventre <strong>de</strong>vant le<br />

54


génie antique, et rayer à tout jamais <strong>de</strong> nos<br />

dictionnaires le mot perfectibilité ?<br />

A-t-on inventé un seul péché capital <strong>de</strong> plus ?<br />

Il n’y en a malheureusement que sept comme<br />

<strong>de</strong>vant, le nombre <strong>de</strong> chutes <strong>du</strong> juste pour un<br />

jour, ce qui est bien médiocre. – Je ne pense<br />

même pas qu’après un siècle <strong>de</strong> progrès, au train<br />

dont nous y allons, aucun amoureux soit capable<br />

<strong>de</strong> renouveler le treizième travail d’Hercule. –<br />

Peut-on être agréable une seule fois <strong>de</strong> plus à sa<br />

divinité qu’au temps <strong>de</strong> Salomon ? Beaucoup <strong>de</strong><br />

savants très illustres et <strong>de</strong> dames très respectables<br />

soutiennent l’opinion tout à fait contraire, et<br />

préten<strong>de</strong>nt que l’amabilité va décroissant. Eh<br />

bien ! alors, que nous parlez-vous <strong>de</strong> progrès ? –<br />

Je sais bien que vous me direz que l’on a une<br />

chambre haute et une chambre basse, qu’on<br />

espère que bientôt tout le mon<strong>de</strong> sera électeur, et<br />

le nombre <strong>de</strong>s représentants doublé ou triplé. Estce<br />

que vous trouvez qu’il ne se commet pas assez<br />

<strong>de</strong> fautes <strong>de</strong> français comme cela à la tribune<br />

nationale, et qu’ils ne sont pas assez pour la<br />

méchante besogne qu’ils ont à brasser ? Je ne<br />

comprends guère l’utilité qu’il y a <strong>de</strong> parquer<br />

55


<strong>de</strong>ux ou trois cents provinciaux dans une baraque<br />

<strong>de</strong> bois, avec un plafond peint par M. Fragonard,<br />

pour leur faire tripoter et gâcher je ne sais<br />

combien <strong>de</strong> petites lois absur<strong>de</strong>s ou atroces. –<br />

Qu’importe que ce soit un sabre, un goupillon ou<br />

un parapluie qui vous gouverne ! – C’est toujours<br />

un bâton, et je m’étonne que <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong><br />

progrès en soient à disputer sur le choix <strong>du</strong><br />

gourdin qui leur doit chatouiller l’épaule, tandis<br />

qu’il serait beaucoup plus progressif et moins<br />

dispendieux <strong>de</strong> le casser et d’en jeter les<br />

morceaux à tous les diables.<br />

Le seul <strong>de</strong> vous qui ait le sens commun, c’est<br />

un fou, un grand génie, un imbécile, un divin<br />

poète bien au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>La</strong>martine, <strong>de</strong> Hugo et <strong>de</strong><br />

Byron ; c’est Charles Fourier le phalanstérien qui<br />

est à lui seul tout cela : lui seul a eu <strong>de</strong> la logique,<br />

et a l’audace <strong>de</strong> pousser ses conséquences<br />

jusqu’au bout. – Il affirme, sans hésiter, que les<br />

hommes ne tar<strong>de</strong>raient pas à avoir une queue <strong>de</strong><br />

quinze pieds <strong>de</strong> long avec un œil au bout ; ce qui,<br />

assurément, est un progrès, et permet <strong>de</strong> faire<br />

mille belles choses qu’on ne pouvait faire<br />

auparavant, telles que d’assommer les éléphants<br />

56


sans coup férir, <strong>de</strong> se balancer aux arbres sans<br />

escarpolettes, aussi commodément que le<br />

macaque le mieux conditionné, <strong>de</strong> se passer <strong>de</strong><br />

parapluie ou d’ombrelle, en déployant la queue<br />

par-<strong>de</strong>ssus sa tête en guise <strong>de</strong> panache, comme<br />

font les écureuils qui se privent <strong>de</strong> riflards très<br />

agréablement, et autres prérogatives qu’il serait<br />

trop long d’énumérer. Plusieurs phalanstériens<br />

préten<strong>de</strong>nt même qu’ils en ont déjà une petite qui<br />

ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu’à <strong>de</strong>venir plus gran<strong>de</strong>, pour peu<br />

que Dieu leur prête vie.<br />

Charles Fourier a inventé autant d’espèces<br />

d’animaux que Georges Cuvier, le grand<br />

naturaliste. Il a inventé <strong>de</strong>s chevaux qui seront<br />

trois fois gros comme <strong>de</strong>s éléphants, <strong>de</strong>s chiens<br />

grands comme <strong>de</strong>s tigres, <strong>de</strong>s poissons capables<br />

<strong>de</strong> rassasier plus <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> que les trois poissons<br />

<strong>de</strong> Jésus-Christ que les incré<strong>du</strong>les voltairiens<br />

pensent être <strong>de</strong>s poissons d’avril, et moi une<br />

magnifique parabole. Il a bâti <strong>de</strong>s villes auprès <strong>de</strong><br />

qui Rome, Babylone et Tyr ne sont que <strong>de</strong>s<br />

taupinières ; il a entassé <strong>de</strong>s Babels l’une sur<br />

l’autre, et fait monter dans les nues <strong>de</strong>s spirales<br />

plus infinies que celles <strong>de</strong> toutes les gravures <strong>de</strong><br />

57


John Martinn ; il a imaginé je ne sais combien<br />

d’ordres d’architecture et <strong>de</strong> nouveaux<br />

assaisonnements ; il a fait un projet <strong>de</strong> théâtre qui<br />

paraîtrait grandiose même à <strong>de</strong>s Romains <strong>de</strong><br />

l’empire, et dressé un menu <strong>de</strong> dîner que Lucius<br />

ou Nomentanus eussent peut-être trouvé suffisant<br />

pour un dîner d’amis ; il promet <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s<br />

plaisirs nouveaux, et <strong>de</strong> développer les organes et<br />

les sens ; il doit rendre les femmes plus belles et<br />

plus voluptueuses, les hommes plus robustes et<br />

plus vigoureux ; il vous garantit <strong>de</strong>s enfants, et se<br />

propose <strong>de</strong> ré<strong>du</strong>ire le nombre <strong>de</strong>s habitants <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> façon que chacun y soit à son aise ; ce<br />

qui est plus raisonnable que <strong>de</strong> pousser les<br />

prolétaires à en faire d’autres, sauf à les canonner<br />

ensuite dans les rues quand ils pullulent trop, et à<br />

leur envoyer <strong>de</strong>s boulets au lieu <strong>de</strong> pain.<br />

Le progrès est possible <strong>de</strong> cette façon<br />

seulement. – Tout le reste est une dérision amère,<br />

une pantalonna<strong>de</strong> sans esprit, qui n’est pas même<br />

bonne à <strong>du</strong>per <strong>de</strong>s gobe-mouches idiots.<br />

Le phalanstère est vraiment un progrès sur<br />

l’abbaye <strong>de</strong> Thélème, et relègue définitivement le<br />

58


paradis terrestre au nombre <strong>de</strong>s choses tout à fait<br />

surannées et perruques. Les Mille et une Nuits et<br />

les Contes <strong>de</strong> madame d’Aulnoy peuvent seuls<br />

lutter avantageusement avec le phalanstère.<br />

Quelle fécondité ! quelle invention ! Il y a là <strong>de</strong><br />

quoi défrayer <strong>de</strong> merveilleux trois mille<br />

charretées <strong>de</strong> poèmes romantiques ou classiques ;<br />

et nos versificateurs, académiciens ou non, sont<br />

<strong>de</strong> bien piètres trouveurs, si on les compare à<br />

M. Charles Fourier, l’inventeur <strong>de</strong>s attractions<br />

passionnées. – Cette idée <strong>de</strong> se servir <strong>de</strong><br />

mouvements que l’on a jusqu’ici cherché à<br />

réprimer est très assurément une haute et<br />

puissante idée.<br />

Ah ! vous dites que nous sommes en progrès !<br />

– Si, <strong>de</strong>main, un volcan ouvrait sa gueule à<br />

Montmartre, et faisait à Paris un linceul <strong>de</strong> cendre<br />

et un tombeau <strong>de</strong> lave, comme fit autrefois le<br />

Vésuve à Stabia, à Pompéi et à Herculanum, et<br />

que, dans quelque mille ans, les antiquaires <strong>de</strong> ce<br />

temps-là fissent <strong>de</strong>s fouilles et exhumassent le<br />

cadavre <strong>de</strong> la ville morte, dites quel monument<br />

serait resté <strong>de</strong>bout pour témoigner <strong>de</strong> la splen<strong>de</strong>ur<br />

<strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> enterrée, Notre-Dame la gothique ?<br />

59


– On aurait vraiment une belle idée <strong>de</strong> nos arts en<br />

déblayant les Tuileries retouchées par<br />

M. Fontaine ! Les statues <strong>du</strong> pont Louis XV<br />

feraient un bel effet, transportées dans les musées<br />

d’alors ! Et, n’étaient les tableaux <strong>de</strong>s anciennes<br />

écoles et les statues <strong>de</strong> l’antiquité ou <strong>de</strong> la<br />

Renaissance entassés dans la galerie <strong>du</strong> Louvre,<br />

ce long boyau informe ; n’était le plafond<br />

d’Ingres, qui empêcherait <strong>de</strong> croire que Paris ne<br />

fût qu’un campement <strong>de</strong> Barbares, un village <strong>de</strong><br />

Welches ou <strong>de</strong> Topinamboux, ce qu’on retirerait<br />

<strong>de</strong>s fouilles serait quelque chose <strong>de</strong> bien curieux.<br />

– Des briquets <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>s nationaux et <strong>de</strong>s casques<br />

<strong>de</strong> sapeurs pompiers, <strong>de</strong>s écus frappés d’un coin<br />

informe, voilà ce qu’on trouverait au lieu <strong>de</strong> ces<br />

belles armes, si curieusement ciselées, que le<br />

moyen âge laisse au fond <strong>de</strong> ses tours et <strong>de</strong> ses<br />

tombeaux en ruine, <strong>de</strong> ces médailles qui<br />

remplissent les vases étrusques et pavent les<br />

fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> toutes les constructions romaines.<br />

Quant à nos misérables meubles <strong>de</strong> bois plaqué, à<br />

tous ces pauvres coffres si nus, si laids, si<br />

mesquins que l’on appelle commo<strong>de</strong>s ou<br />

secrétaires, tous ces ustensiles informes et<br />

60


fragiles, j’espère que le temps en aurait assez<br />

pitié pour en détruire jusqu’au moindre vestige.<br />

Une belle fois cette fantaisie nous a pris <strong>de</strong><br />

faire un monument grandiose et magnifique.<br />

Nous avons d’abord été obligés d’en emprunter le<br />

plan aux vieux Romains ; et, avant même d’être<br />

achevé, notre Panthéon a fléchi sur ses jambes<br />

comme un enfant rachitique, et a titubé comme<br />

un invali<strong>de</strong> ivre-mort, si bien qu’il nous a fallu lui<br />

mettre <strong>de</strong>s béquilles <strong>de</strong> pierre, sans quoi il serait<br />

chu piteusement tout <strong>de</strong> son long, <strong>de</strong>vant tout le<br />

mon<strong>de</strong>, et aurait apprêté aux nations à rire pour<br />

plus <strong>de</strong> cent ans. – Nous avons voulu planter un<br />

obélisque sur une <strong>de</strong> nos places ; il nous fallut<br />

l’aller filouter à Luxor, et nous avons été <strong>de</strong>ux<br />

ans à l’amener chez nous. <strong>La</strong> vieille Égypte<br />

bordait ses routes d’obélisques, comme nous les<br />

nôtres <strong>de</strong> peupliers ; elle en portait <strong>de</strong>s bottes<br />

sous ses bras, comme un maraîcher porte ses<br />

bottes d’asperges, et taillait un monolithe dans les<br />

flancs <strong>de</strong> ses montagnes <strong>de</strong> granit plus facilement<br />

que nous un cure-<strong>de</strong>nts ou un cure-oreilles. Il y a<br />

quelques siècles, on avait Raphaël, on avait<br />

Michel-Ange ; maintenant l’on a M. Paul<br />

61


Delaroche, le tout parce que l’on est en progrès. –<br />

Vous vantez votre Opéra ; dix Opéras comme les<br />

vôtres danseraient la saraban<strong>de</strong> dans un cirque<br />

romain. M. Martin lui-même avec son tigre<br />

apprivoisé et son pauvre lion goutteux et endormi<br />

comme un abonné <strong>de</strong> la Gazette, est quelque<br />

chose <strong>de</strong> bien misérable à côté d’un gladiateur <strong>de</strong><br />

l’antiquité. Vos représentations à bénéfice qui<br />

<strong>du</strong>rent jusqu’à <strong>de</strong>ux heures <strong>du</strong> matin, qu’est-ce<br />

que cela quand on pense à ces jeux qui <strong>du</strong>raient<br />

cent jours, à ces représentations où <strong>de</strong> véritables<br />

vaisseaux se battaient véritablement dans une<br />

véritable mer ; où <strong>de</strong>s milliers d’hommes se<br />

taillaient consciencieusement en pièces ; – pâlis,<br />

ô héroïque Franconi ! – où, la mer retirée, le<br />

désert arrivait avec ses tigres et ses lions<br />

rugissants, terribles comparses qui ne servaient<br />

qu’une fois, où le premier rôle était rempli par<br />

quelque robuste athlète Dace ou Pannonien que<br />

l’on eût été bien souvent embarrassé <strong>de</strong> faire<br />

revenir à la fin <strong>de</strong> la pièce, dont l’amoureuse était<br />

quelque belle et frian<strong>de</strong> lionne <strong>de</strong> Numidie à jeun<br />

<strong>de</strong>puis trois jours ? – L’éléphant funambule ne<br />

vous parait-il pas supérieur à ma<strong>de</strong>moiselle<br />

62


Georges ? Croyez-vous que ma<strong>de</strong>moiselle<br />

Taglioni danse mieux qu’Arbuscula, et Perrot<br />

mieux que Bathylle ? Je suis persuadé que<br />

Roscius eût ren<strong>du</strong> <strong>de</strong>s points à Bocage, tout<br />

excellent qu’il soit. – Galéria Coppiola remplit un<br />

rôle d’ingénue à cent ans passés. Il est juste <strong>de</strong><br />

dire que la plus vieille <strong>de</strong> nos jeunes premières<br />

n’a guère plus <strong>de</strong> soixante ans, et que<br />

ma<strong>de</strong>moiselle Mars n’est pas même en progrès <strong>de</strong><br />

ce côté-là : ils avaient trois ou quatre mille dieux<br />

auxquels ils croyaient, et nous n’en avons qu’un<br />

auquel nous ne croyons guère ; c’est progresser<br />

d’une étrange sorte. – Jupiter n’est-il pas plus fort<br />

que Don Juan, et un bien autre sé<strong>du</strong>cteur ? En<br />

vérité, je ne sais ce que nous avons inventé ou<br />

seulement perfectionné.<br />

Après les journalistes progressifs, et comme<br />

pour leur servir d’antithèse, il y a les journalistes<br />

blasés, qui ont habituellement vingt ou vingt<strong>de</strong>ux<br />

ans, qui ne sont jamais sortis <strong>de</strong> leur<br />

quartier et n’ont encore couché qu’avec leur<br />

femme <strong>de</strong> ménage. Ceux-là, tout les ennuie, tout<br />

les excè<strong>de</strong>, tout les assomme ; ils sont rassasiés,<br />

blasés, usés, inaccessibles. Ils connaissent<br />

63


d’avance ce que vous allez leur dire ; ils ont vu,<br />

senti, éprouvé, enten<strong>du</strong> tout ce qu’il est possible<br />

<strong>de</strong> voir, <strong>de</strong> sentir, d’éprouver et d’entendre ; le<br />

cœur humain n’a pas <strong>de</strong> recoin si inconnu qu’ils<br />

n’y aient porté la lanterne. Ils vous disent avec un<br />

aplomb merveilleux : Le cœur humain n’est pas<br />

comme cela ; les femmes ne sont pas faites ainsi ;<br />

ce caractère est faux ; – ou bien : – Eh quoi !<br />

toujours <strong>de</strong>s amours ou <strong>de</strong>s haines ! toujours <strong>de</strong>s<br />

hommes et <strong>de</strong>s femmes ! Ne peut-on nous parler<br />

d’autre chose ? Mais l’homme est usé jusqu’à la<br />

cor<strong>de</strong>, et la femme encore plus, <strong>de</strong>puis que M. <strong>de</strong><br />

Balzac s’en mêle.<br />

Qui nous délivrera <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes ?<br />

– Vous croyez, monsieur, que votre fable est<br />

neuve ? elle est neuve à la façon <strong>du</strong> Pont-Neuf :<br />

rien au mon<strong>de</strong> n’est plus commun ; j’ai lu cela je<br />

ne sais où, quand j’étais en nourrice ou ailleurs ;<br />

on m’en rebat les oreilles <strong>de</strong>puis dix ans. – Au<br />

reste, apprenez, monsieur, qu’il n’y a rien que je<br />

ne sache, que tout est usé pour moi, et que votre<br />

64


idée, fût-elle vierge comme la vierge Marie, je<br />

n’affirmerais pas moins l’avoir vue se prostituer<br />

sur les bornes aux moindres grimauds et aux plus<br />

minces cuistres.<br />

Ces journalistes ont été cause <strong>de</strong> Jocko, <strong>du</strong><br />

Monstre Vert, <strong>de</strong>s Lions <strong>de</strong> Mysore et <strong>de</strong> mille<br />

autres belles inventions.<br />

Ceux-là se plaignent continuellement d’être<br />

obligés <strong>de</strong> lire <strong>de</strong>s livres et <strong>de</strong> voir <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong><br />

théâtre. À propos d’un méchant vau<strong>de</strong>ville, ils<br />

vous parlent <strong>de</strong>s amandiers en fleurs, <strong>de</strong> tilleuls<br />

qui embaument, <strong>de</strong> la brise <strong>du</strong> printemps, <strong>de</strong><br />

l’o<strong>de</strong>ur <strong>du</strong> jeune feuillage ; ils se font amants <strong>de</strong><br />

la nature à la façon <strong>du</strong> jeune Werther, et<br />

cependant n’ont jamais mis le pied hors <strong>de</strong> Paris,<br />

et ne distingueraient pas un chou d’avec une<br />

betterave. – Si c’est l’hiver, ils vous diront les<br />

agréments <strong>du</strong> foyer domestique, et le feu qui<br />

pétille et les chenets, et les pantoufles, et la<br />

rêverie, et le <strong>de</strong>mi-sommeil ; ils ne manqueront<br />

pas <strong>de</strong> citer le fameux vers <strong>de</strong> Tibulle :<br />

Quam juvat immites ventos audire cubantem ;<br />

65


moyennant quoi ils se donneront une petite<br />

tournure à la fois désillusionnée et naïve la plus<br />

charmante <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. Ils se poseront en hommes<br />

sur qui l’œuvre <strong>de</strong>s hommes ne peut plus rien,<br />

que les émotions dramatiques laissent aussi froids<br />

et aussi secs que le canif dont ils taillent leur<br />

plume, et qui crient cependant, comme J.-J.<br />

Rousseau : Voilà la pervenche ! Ceux-là<br />

professent une antipathie féroce pour les colonels<br />

<strong>du</strong> Gymnase, les oncles d’Amérique, les cousins,<br />

les cousines, les vieux grognards sensibles, les<br />

veuves romanesques, et tâchent <strong>de</strong> nous guérir <strong>du</strong><br />

vau<strong>de</strong>ville en prouvant chaque jour, par leurs<br />

feuilletons, que tous les Français ne sont pas nés<br />

malins. – En vérité, nous ne trouvons pas grand<br />

mal à cela, bien au contraire, et nous nous<br />

plaisons à reconnaître que l’extinction <strong>du</strong><br />

vau<strong>de</strong>ville ou <strong>de</strong> l’opéra-comique en France<br />

(genre national) serait un <strong>de</strong>s plus grands<br />

bienfaits <strong>du</strong> ciel. – Mais je voudrais bien savoir<br />

quelle espèce <strong>de</strong> littérature ces messieurs<br />

laisseraient s’établir à la place <strong>de</strong> celle-là. Il est<br />

vrai que ce ne pourrait être pis.<br />

66


D’autres prêchent contre le faux goût et<br />

tra<strong>du</strong>isent Sénèque le tragique. Dernièrement, et<br />

pour clore la marche, il s’est formé un nouveau<br />

bataillon <strong>de</strong> critiques d’une espèce non encore<br />

vue.<br />

Leur formule d’appréciation est la plus<br />

commo<strong>de</strong>, la plus extensible, la plus malléable, la<br />

plus péremptoire, la plus superlative et la plus<br />

triomphante qu’un critique ait jamais pu<br />

imaginer. Zoïle n’y eût certainement pas per<strong>du</strong>.<br />

Jusqu’ici, lorsqu’on avait voulu déprécier un<br />

ouvrage quelconque, ou le déconsidérer aux yeux<br />

<strong>de</strong> l’abonné patriarcal et naïf, on avait fait <strong>de</strong>s<br />

citations fausses ou perfi<strong>de</strong>ment isolées ; on avait<br />

tronqué <strong>de</strong>s phrases et mutilé <strong>de</strong>s vers, <strong>de</strong> façon<br />

que l’auteur lui-même se fût trouvé le plus<br />

ridicule <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ; on lui avait intenté <strong>de</strong>s<br />

plagiats imaginaires ; on rapprochait <strong>de</strong>s passages<br />

<strong>de</strong> son livre avec <strong>de</strong>s passages d’auteurs anciens<br />

ou mo<strong>de</strong>rnes, qui n’y avaient pas le moindre<br />

rapport ; on l’accusait, en style <strong>de</strong> cuisinière, et<br />

avec force solécismes, <strong>de</strong> ne pas savoir sa langue,<br />

et <strong>de</strong> dénaturer le français <strong>de</strong> Racine et <strong>de</strong><br />

67


Voltaire ; on assurait sérieusement que son<br />

ouvrage poussait à l’anthropophagie, et que les<br />

lecteurs <strong>de</strong>venaient immanquablement cannibales<br />

ou hydrophobes dans le courant <strong>de</strong> la semaine ;<br />

mais tout cela était pauvre, retardataire, faux<br />

toupet et fossile au possible. À force d’avoir<br />

traîné le long <strong>de</strong>s feuilletons et <strong>de</strong>s articles<br />

Variétés, l’accusation d’immoralité <strong>de</strong>venait<br />

insuffisante, et tellement hors <strong>de</strong> service qu’il n’y<br />

avait plus guère que le Constitutionnel, journal<br />

pudique et progressif, comme on sait, qui eût ce<br />

désespéré courage <strong>de</strong> l’employer encore.<br />

L’on a donc inventé la critique d’avenir, la<br />

critique prospective. Concevez-vous, <strong>du</strong> premier<br />

coup, comme cela est charmant et provient d’une<br />

belle imagination ? <strong>La</strong> recette est simple, et l’on<br />

peut vous la dire. – Le livre qui sera beau et<br />

qu’on louera est le livre qui n’a pas encore paru.<br />

Celui qui paraît est infailliblement détestable.<br />

Celui <strong>de</strong> <strong>de</strong>main sera superbe ; mais c’est<br />

toujours aujourd’hui.<br />

Il en est <strong>de</strong> cette critique comme <strong>de</strong> ce barbier<br />

qui avait pour enseigne ces mots écrits en gros<br />

68


caractères :<br />

Ici l’on rasera gratis DEMAIN.<br />

Tous les pauvres diables qui lisaient la<br />

pancarte se promettaient pour le len<strong>de</strong>main cette<br />

douceur ineffable et souveraine d’être barbifiés<br />

une fois en leur vie sans bourse délier : et le poil<br />

en poussait d’aise d’un <strong>de</strong>mi-pied au menton<br />

pendant la nuitée qui précédait ce bienheureux<br />

jour ; mais, quand ils avaient la serviette au cou,<br />

le frater leur <strong>de</strong>mandait s’ils avaient <strong>de</strong> l’argent,<br />

et qu’ils se préparassent à cracher au bassin,<br />

sinon qu’il les accommo<strong>de</strong>rait en abatteurs <strong>de</strong><br />

noix ou en cueilleurs <strong>de</strong> pommes <strong>du</strong> Perche ; et il<br />

jurait son grand sacredieu qu’il leur trancherait la<br />

gorge avec son rasoir, à moins qu’ils ne le<br />

payassent, et les pauvres claque<strong>de</strong>nts, tout<br />

marmiteux et piteux, d’alléguer la pancarte et la<br />

sacro-sainte inscription. – Hé ! hé ! mes petits<br />

bedons ! faisait le barbier, vous n’êtes pas grands<br />

clercs, et auriez bon besoin <strong>de</strong> retourner aux<br />

écoles ! <strong>La</strong> pancarte dit : Demain. Je ne suis pas<br />

si niais et fantastique d’humeur que <strong>de</strong> raser<br />

69


gratis aujourd’hui ; mes confrères diraient que je<br />

perds le métier. – Revenez l’autre fois ou la<br />

semaine <strong>de</strong>s trois jeudis, vous vous en trouverez<br />

on ne peut mieux. Que je <strong>de</strong>vienne ladre vert ou<br />

mezeau, si je ne vous le fais gratis, foi d’honnête<br />

barbier.<br />

Les auteurs qui lisent un article prospectif, où<br />

l’on daube un ouvrage actuel, se flattent que le<br />

livre qu’ils font sera le livre <strong>de</strong> l’avenir. Ils<br />

tâchent <strong>de</strong> s’accommo<strong>de</strong>r, autant que faire se<br />

peut, aux idées <strong>du</strong> critique, et se font sociaux,<br />

progressifs, moralisants, palingénésiques,<br />

mythiques, panthéistes, buchézistes, croyant par<br />

là échapper au formidable anathème ; mais il leur<br />

arrive ce qui arrivait aux pratiques <strong>du</strong> barbier : –<br />

aujourd’hui n’est pas la veille <strong>de</strong> <strong>de</strong>main. Le<br />

<strong>de</strong>main tant promis ne luira jamais sur le mon<strong>de</strong> ;<br />

car cette formule est trop commo<strong>de</strong> pour qu’on<br />

l’abandonne <strong>de</strong> sitôt. Tout en décriant ce livre<br />

dont on est jaloux, et qu’on voudrait anéantir, on<br />

se donne les gants <strong>de</strong> la plus généreuse<br />

impartialité. On a l’air <strong>de</strong> ne pas <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r mieux<br />

que <strong>de</strong> trouver bien à louer, et cependant on ne le<br />

fait jamais. Cette recette est bien supérieure à<br />

70


celle que l’on pouvait appeler rétrospective et qui<br />

consiste à ne vanter que <strong>de</strong>s ouvrages anciens,<br />

qu’on ne lit plus et qui ne gênent personne, aux<br />

dépens <strong>de</strong>s livres mo<strong>de</strong>rnes, dont on s’occupe et<br />

qui blessent plus directement les amours-propres.<br />

Nous avons dit, avant <strong>de</strong> commencer cette<br />

revue <strong>de</strong> messieurs les critiques, que la matière<br />

pourrait fournir quinze ou seize mille volumes infolio,<br />

mais que nous nous contenterions <strong>de</strong><br />

quelques lignes ; je commence à craindre que ces<br />

quelques lignes ne soient <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou<br />

trois mille toises <strong>de</strong> longueur chacune, et ne<br />

ressemblent à ces grosses brochures épaisses à ne<br />

les pouvoir trouer d’un coup <strong>de</strong> canon, et qui<br />

portent perfi<strong>de</strong>ment pour titre : Un mot sur la<br />

révolution, un mot sur ceci ou cela. L’histoire <strong>de</strong>s<br />

faits et gestes, <strong>de</strong>s amours multiples <strong>de</strong> la diva<br />

Ma<strong>de</strong>leine <strong>de</strong> <strong>Maupin</strong> courrait grand risque d’être<br />

écon<strong>du</strong>ite, et on concevra que ce n’est pas trop<br />

d’un volume tout entier pour chanter dignement<br />

les aventures <strong>de</strong> cette belle Bradamante. – C’est<br />

pourquoi, quelque envie que nous ayons <strong>de</strong><br />

continuer le blason <strong>de</strong>s illustres Aristarques <strong>de</strong><br />

l’époque, nous nous contenterons <strong>du</strong> crayon<br />

71


commencé que nous venons d’en tirer, en y<br />

ajoutant quelques réflexions sur la bonhomie <strong>de</strong><br />

nos débonnaires confrères en Apollon qui, aussi<br />

stupi<strong>de</strong>s que le Cassandre <strong>de</strong>s pantomimes,<br />

restent là à recevoir les coups <strong>de</strong> batte d’Arlequin<br />

et les coups <strong>de</strong> pied au cul <strong>de</strong> Paillasse, sans<br />

bouger non plus que <strong>de</strong>s idoles.<br />

Ils ressemblent à un maître d’armes qui, dans<br />

un assaut, croiserait ses bras <strong>de</strong>rrière son dos, et<br />

recevrait dans sa poitrine découverte toutes les<br />

bottes <strong>de</strong> son adversaire, sans essayer une seule<br />

para<strong>de</strong>.<br />

C’est comme un plaidoyer où le procureur <strong>du</strong><br />

roi aurait seul la parole, ou comme un débat où la<br />

réplique ne serait pas permise.<br />

Le critique avance ceci et cela. Il tranche <strong>du</strong><br />

grand et taille en plein drap. Absur<strong>de</strong>, détestable,<br />

monstrueux : cela ne ressemble à rien, cela<br />

ressemble à tout. On donne un drame, le critique<br />

le va voir ; il se trouve qu’il ne répond en rien au<br />

drame qu’il avait forgé dans sa tête sur le titre ;<br />

alors, dans son feuilleton, il substitue son drame à<br />

lui au drame <strong>de</strong> l’auteur. Il fait <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s tartines<br />

72


d’érudition ; il se débarrasse <strong>de</strong> toute la science<br />

qu’il a été se faire la veille dans quelque<br />

bibliothèque et traite <strong>de</strong> Turc à More <strong>de</strong>s gens<br />

chez qui il <strong>de</strong>vrait aller à l’école, et dont le<br />

moindre en remontrerait à <strong>de</strong> plus forts que lui.<br />

Les auteurs en<strong>du</strong>rent cela avec une<br />

magnanimité, une longanimité qui me paraît<br />

vraiment inconcevable. Quels sont donc, au bout<br />

<strong>du</strong> compte, ces critiques au ton si tranchant, à la<br />

parole si brève que l’on croirait les vrais fils <strong>de</strong>s<br />

dieux ? ce sont tout bonnement <strong>de</strong>s hommes avec<br />

qui nous avons été au collège, et à qui<br />

évi<strong>de</strong>mment leurs étu<strong>de</strong>s ont moins profité qu’à<br />

nous, puisqu’ils n’ont pro<strong>du</strong>it aucun ouvrage et<br />

ne peuvent faire autre chose que conchier et gâter<br />

ceux <strong>de</strong>s autres comme <strong>de</strong> véritables stryges<br />

stymphali<strong>de</strong>s.<br />

Ne serait-ce pas quelque chose à faire que la<br />

critique <strong>de</strong>s critiques ? car ces grands dégoûtés,<br />

qui font tant les superbes et les difficiles, sont<br />

loin d’avoir l’infaillibilité <strong>de</strong> notre saint père. Il y<br />

aurait <strong>de</strong> quoi remplir un journal quotidien et <strong>du</strong><br />

plus grand format. Leurs bévues historiques ou<br />

73


autres, leurs citations controuvées, leurs fautes <strong>de</strong><br />

français, leurs plagiats, leur radotage, leurs<br />

plaisanteries rebattues et <strong>de</strong> mauvais goût, leur<br />

pauvreté d’idées, leur manque d’intelligence et <strong>de</strong><br />

tact, leur ignorance <strong>de</strong>s choses les plus simples<br />

qui leur fait volontiers prendre le Pirée pour un<br />

homme et M. Delaroche pour un peintre<br />

fourniraient amplement aux auteurs <strong>de</strong> quoi<br />

prendre leur revanche, sans autre travail que <strong>de</strong><br />

souligner les passages au crayon et <strong>de</strong> les<br />

repro<strong>du</strong>ire textuellement ; car on ne reçoit pas<br />

avec le brevet <strong>de</strong> critique le brevet <strong>de</strong> grand<br />

écrivain, et il ne suffit pas <strong>de</strong> reprocher aux autres<br />

<strong>de</strong>s fautes <strong>de</strong> langage ou <strong>de</strong> goût pour n’en point<br />

faire soi-même ; nos critiques le prouvent tous les<br />

jours. – Que si Chateaubriand, <strong>La</strong>martine et<br />

d’autres gens comme cela faisaient <strong>de</strong> la critique,<br />

je comprendrais qu’on se mît à genoux et qu’on<br />

adorât ; mais que MM. Z. K. Y. V. Q. X., ou telle<br />

autre lettre <strong>de</strong> l’alphabet entre Α et Ω, fassent les<br />

petits Quintiliens et vous gourman<strong>de</strong>nt au nom <strong>de</strong><br />

la morale et <strong>de</strong> la belle littérature, c’est ce qui me<br />

révolte toujours et me fait entrer en <strong>de</strong>s fureurs<br />

nonpareilles. Je voudrais qu’on fît une<br />

74


ordonnance <strong>de</strong> police qui défendît à certains<br />

noms <strong>de</strong> se heurter à certains autres. Il est vrai<br />

qu’un chien peut regar<strong>de</strong>r un évêque, et que<br />

Saint-Pierre <strong>de</strong> Rome, tout géant qu’il soit, ne<br />

peut empêcher que ces Transtévérins ne le<br />

salissent par en bas d’une étrange sorte ; mais je<br />

n’en crois pas moins qu’il serait fou d’écrire au<br />

long <strong>de</strong> certaines réputations monumentales :<br />

DÉFENSE DE DÉPOSER DES ORDURES ICI.<br />

Charles X avait seul bien compris la question.<br />

En ordonnant la suppression <strong>de</strong>s journaux, il<br />

rendait un grand service aux arts et à la<br />

civilisation. Les journaux sont <strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong><br />

courtiers ou <strong>de</strong> maquignons qui s’interposent<br />

entre les artistes et le public, entre le roi et le<br />

peuple. On sait les belles choses qui en sont<br />

résultées. Ces aboiements perpétuels<br />

assourdissent l’inspiration, et jettent une telle<br />

méfiance dans les cœurs et dans les esprits que<br />

l’on n’ose se fier ni à un poète, ni à un<br />

gouvernement ; ce qui fait que la royauté et la<br />

poésie, ces <strong>de</strong>ux plus gran<strong>de</strong>s choses <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>,<br />

75


<strong>de</strong>viennent impossibles, au grand malheur <strong>de</strong>s<br />

peuples, qui sacrifient leur bien-être au pauvre<br />

plaisir <strong>de</strong> lire, tous les matins, quelques<br />

mauvaises feuilles <strong>de</strong> mauvais papier,<br />

barbouillées <strong>de</strong> mauvaise encre et <strong>de</strong> mauvais<br />

style. Il n’y avait point <strong>de</strong> critique d’art sous<br />

Jules II, et je ne connais pas <strong>de</strong> feuilleton sur<br />

Daniel <strong>de</strong> Volterre, Sébastien <strong>de</strong>l Piombo,<br />

Michel-Ange, Raphaël, ni sur Ghiberti <strong>de</strong>lle<br />

Porte, ni sur Benvenuto Cellini ; et cependant je<br />

pense que, pour <strong>de</strong>s gens qui n’avaient point <strong>de</strong><br />

journaux, qui ne connaissaient ni le mot art ni le<br />

mot artistique, ils avaient assez <strong>de</strong> talent comme<br />

cela, et ne s’acquittaient point trop mal <strong>de</strong> leur<br />

métier. <strong>La</strong> lecture <strong>de</strong>s journaux empêche qu’il n’y<br />

ait <strong>de</strong> vrais savants et <strong>de</strong> vrais artistes ; c’est<br />

comme un excès quotidien qui vous fait arriver<br />

énervé et sans force sur la couche <strong>de</strong>s Muses, ces<br />

filles <strong>du</strong>res et difficiles qui veulent <strong>de</strong>s amants<br />

vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre,<br />

comme le livre a tué l’architecture, comme<br />

l’artillerie a tué le courage et la force musculaire.<br />

On ne se doute pas <strong>de</strong>s plaisirs que nous enlèvent<br />

les journaux. Ils nous ôtent la virginité <strong>de</strong> tout ;<br />

76


ils font qu’on n’a rien en propre, et qu’on ne peut<br />

possé<strong>de</strong>r un livre à soi seul ; ils vous ôtent la<br />

surprise <strong>du</strong> théâtre, et vous apprennent d’avance<br />

tous les dénouements ; ils vous privent <strong>du</strong> plaisir<br />

<strong>de</strong> papoter, <strong>de</strong> cancaner, <strong>de</strong> commérer et <strong>de</strong><br />

médire, <strong>de</strong> faire une nouvelle ou d’en colporter<br />

une vraie pendant huit jours dans tous les salons<br />

<strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. Ils nous entonnent, malgré nous, <strong>de</strong>s<br />

jugements tout faits, et nous préviennent contre<br />

<strong>de</strong>s choses que nous aimerions ; ils font que les<br />

marchands <strong>de</strong> briquets phosphoriques, pour peu<br />

qu’ils aient <strong>de</strong> la mémoire, déraisonnent aussi<br />

impertinemment littérature que <strong>de</strong>s académiciens<br />

<strong>de</strong> province ; ils font que, toute la journée, nous<br />

entendons, à la place d’idées naïves ou d’âneries<br />

indivi<strong>du</strong>elles, <strong>de</strong>s lambeaux <strong>de</strong> journal mal<br />

digérés qui ressemblent à <strong>de</strong>s omelettes crues<br />

d’un côté et brûlées <strong>de</strong> l’autre, et qu’on nous<br />

rassasie impitoyablement <strong>de</strong> nouvelles vieilles <strong>de</strong><br />

trois ou quatre heures, et que les enfants à la<br />

mamelle savent déjà ; ils nous émoussent le goût,<br />

et nous ren<strong>de</strong>nt pareils à ces buveurs d’eau-<strong>de</strong>-vie<br />

poivrée, à ces avaleurs <strong>de</strong> limes et <strong>de</strong> râpes qui ne<br />

trouvent plus aucune saveur aux vins les plus<br />

77


généreux et n’en peuvent saisir le bouquet fleuri<br />

et parfumé. Si Louis-Philippe, une bonne fois<br />

pour toutes, supprimait tous les journaux<br />

littéraires et politiques je lui en saurais un gré<br />

infini, et je lui rimerais sur-le-champ un beau<br />

dithyrambe échevelé en vers libres et à rimes<br />

croisées ; signé : votre très humble et très fidèle<br />

sujet, etc. Que l’on ne s’imagine pas que l’on ne<br />

s’occuperait plus <strong>de</strong> littérature ; au temps où il<br />

n’y avait pas <strong>de</strong> journaux, un quatrain occupait<br />

tout Paris huit jours, et une première<br />

représentation six mois.<br />

Il est vrai que l’on perdrait à cela les annonces<br />

et les éloges à trente sous la ligne, et la notoriété<br />

serait moins prompte et moins foudroyante. Mais<br />

j’ai imaginé un moyen très ingénieux <strong>de</strong><br />

remplacer les annonces. Si, d’ici à la mise en<br />

vente <strong>de</strong> ce glorieux roman, mon gracieux<br />

monarque a supprimé les journaux, je m’en<br />

servirai très assurément, et je m’en promets<br />

monts et merveilles. Le grand jour arrivé, vingtquatre<br />

crieurs à cheval, aux livrées <strong>de</strong> l’éditeur,<br />

avec son adresse sur le dos et sur la poitrine,<br />

portant en main une bannière où serait brodé <strong>de</strong>s<br />

78


<strong>de</strong>ux côtés le titre <strong>du</strong> roman, précédés chacun<br />

d’un tambourineur et d’un timbalier, parcourront<br />

la ville, et, s’arrêtant aux places et aux carrefours,<br />

crieront à haute et intelligible voix : C’est<br />

aujourd’hui et non hier ou <strong>de</strong>main que l’on met<br />

en vente l’admirable, l’inimitable, le divin et plus<br />

que divin roman <strong>du</strong> très célèbre Théophile<br />

Gautier, <strong>Ma<strong>de</strong>moiselle</strong> <strong>de</strong> <strong>Maupin</strong>, que l’Europe<br />

et même les autres parties <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> et la<br />

Polynésie atten<strong>de</strong>nt si impatiemment <strong>de</strong>puis un<br />

an et plus. Il s’en vend cinq cents à la minute, et<br />

les éditions se succè<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-heure en <strong>de</strong>miheure<br />

; on est déjà à la dix-neuvième. Un piquet<br />

<strong>de</strong> gar<strong>de</strong>s municipaux est à la porte <strong>du</strong> magasin,<br />

contient la foule et prévient tous les désordres. –<br />

Certes, cela vaudrait bien une annonce <strong>de</strong> trois<br />

lignes dans les Débats et le Courrier français,<br />

entre les ceintures élastiques, les cols en<br />

crinoline, les biberons en tétine incorruptible, la<br />

pâte <strong>de</strong> Regnault et les recettes contre le mal <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>nts.<br />

79<br />

Mai 1834.


<strong>Ma<strong>de</strong>moiselle</strong> <strong>de</strong> <strong>Maupin</strong><br />

80


I<br />

Tu te plains, mon cher ami, <strong>de</strong> la rareté <strong>de</strong> mes<br />

lettres. – Que veux-tu que je t’écrive, sinon que je<br />

me porte bien et que j’ai toujours la même<br />

affection pour toi ? – Ce sont choses que tu sais<br />

parfaitement, et qui sont si naturelles à l’âge que<br />

j’ai et avec les belles qualités qu’on te voit, qu’il<br />

y a presque <strong>du</strong> ridicule à faire parcourir cent<br />

lieues à une misérable feuille <strong>de</strong> papier pour ne<br />

rien dire <strong>de</strong> plus. – J’ai beau chercher, je n’ai rien<br />

qui vaille la peine d’être rapporté ; – ma vie est la<br />

plus unie <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, et rien n’en vient couper la<br />

monotonie. Aujourd’hui amène <strong>de</strong>main comme<br />

hier avait amené aujourd’hui ; et, sans avoir la<br />

fatuité d’être prophète, je puis prédire hardiment<br />

le matin ce qui m’arrivera le soir.<br />

Voici la disposition <strong>de</strong> ma journée : – je me<br />

lève, cela va sans dire, et c’est le commencement<br />

<strong>de</strong> toute journée ; je déjeune, je fais <strong>de</strong>s armes, je<br />

81


sors, je rentre, je dîne, fais quelques visites ou<br />

m’occupe <strong>de</strong> quelque lecture : puis je me couche<br />

précisément comme j’avais fait la veille ; je<br />

m’endors, et mon imagination, n’étant pas excitée<br />

par <strong>de</strong>s objets nouveaux, ne me fournit que <strong>de</strong>s<br />

songes usés et rebattus, aussi monotones que ma<br />

vie réelle : cela n’est pas fort récréatif, comme tu<br />

vois. Cependant je m’accommo<strong>de</strong> mieux <strong>de</strong> cette<br />

existence que je n’aurais fait il y a six mois. – Je<br />

m’ennuie, il est vrai, mais d’une manière<br />

tranquille et résignée, qui ne manque pas d’une<br />

certaine douceur que je comparerais assez<br />

volontiers à ces jours d’automne pâles et tiè<strong>de</strong>s<br />

auxquels on trouve un charme secret après les<br />

ar<strong>de</strong>urs excessives <strong>de</strong> l’été.<br />

Cette existence-là, quoique je l’aie acceptée en<br />

apparence, n’est guère faite pour moi cependant,<br />

ou <strong>du</strong> moins elle ressemble fort peu à celle que je<br />

me rêve et à laquelle je me crois propre. – Peutêtre<br />

me trompé-je, et ne suis-je fait effectivement<br />

que pour ce genre <strong>de</strong> vie ; mais j’ai peine à le<br />

croire, car, si c’était ma vraie <strong>de</strong>stinée, je m’y<br />

serais plus aisément emboîté, et je n’aurais pas<br />

été meurtri par ses angles à tant d’endroits et si<br />

82


douloureusement.<br />

Tu sais comme les aventures étranges ont un<br />

attrait tout-puissant sur moi, comme j’adore tout<br />

ce qui est singulier, excessif et périlleux, et avec<br />

quelle avidité je dévore les romans et les histoires<br />

<strong>de</strong> voyages ; il n’y a peut-être pas sur la terre <strong>de</strong><br />

fantaisie plus folle et plus vagabon<strong>de</strong> que la<br />

mienne : eh bien, je ne sais par quelle fatalité cela<br />

s’arrange, je n’ai jamais eu une aventure, je n’ai<br />

jamais fait un voyage. Pour moi, le tour <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong> est le tour <strong>de</strong> la ville où je suis ; je touche<br />

mon horizon <strong>de</strong> tous les côtés ; je me coudoie<br />

avec le réel. Ma vie est celle <strong>du</strong> coquillage sur le<br />

banc <strong>de</strong> sable, <strong>du</strong> lierre autour <strong>de</strong> l’arbre, <strong>du</strong><br />

grillon dans la cheminée. – En vérité, je suis<br />

étonné que mes pieds n’aient pas encore pris<br />

racine.<br />

On peint l’Amour avec un ban<strong>de</strong>au sur les<br />

yeux ; c’est le Destin qu’on <strong>de</strong>vrait peindre ainsi.<br />

J’ai pour valet une espèce <strong>de</strong> manant assez<br />

lourd et assez stupi<strong>de</strong>, qui a autant couru que le<br />

vent <strong>de</strong> bise, qui a été au diable, je ne sais où, qui<br />

a vu <strong>de</strong> ses yeux tout ce dont je me forme <strong>de</strong> si<br />

83


elles idées et s’en soucie comme d’un verre<br />

d’eau ; il s’est trouvé dans les situations les plus<br />

bizarres ; il a eu les plus étonnantes aventures<br />

qu’on puisse avoir. Je le fais parler quelquefois,<br />

et j’enrage en pensant que toutes ces belles<br />

choses sont arrivées à un butor qui n’est capable<br />

ni <strong>de</strong> sentiment ni <strong>de</strong> réflexion, et qui n’est bon<br />

qu’à faire ce qu’il fait, c’est-à-dire à battre <strong>de</strong>s<br />

habits et à décrotter <strong>de</strong>s bottes.<br />

Il est évi<strong>de</strong>nt que la vie <strong>de</strong> ce maraud <strong>de</strong>vait<br />

être la mienne. – Pour lui, il me trouve fort<br />

heureux et entre en <strong>de</strong> grands étonnements <strong>de</strong> me<br />

voir triste comme je suis.<br />

Tout cela n’est pas fort intéressant, mon<br />

pauvre ami, et ne vaut guère la peine d’être écrit,<br />

n’est-ce pas ? Mais, puisque tu veux absolument<br />

que je t’écrive, il faut bien que je te raconte ce<br />

que je pense et ce que je sens, et que je te fasse<br />

l’histoire <strong>de</strong> mes idées, à défaut d’événements et<br />

d’actions. – Il n’y aura peut-être pas grand ordre<br />

ni gran<strong>de</strong> nouveauté dans ce que j’aurai à te dire ;<br />

mais il ne faudra t’en prendre qu’à toi. Tu l’auras<br />

voulu.<br />

84


Tu es mon ami d’enfance, j’ai été élevé avec<br />

toi ; notre vie a été commune bien longtemps, et<br />

nous sommes accoutumés à échanger nos plus<br />

intimes pensées. Je puis donc te conter, sans<br />

rougir, toutes les niaiseries qui traversent ma<br />

cervelle inoccupée ; je n’ajouterai pas un mot, je<br />

ne retrancherai pas un mot, je n’ai pas d’amourpropre<br />

avec toi. Aussi je serai exactement vrai, –<br />

même dans les choses petites et honteuses ; ce<br />

n’est pas <strong>de</strong>vant toi, à coup sûr, que je me<br />

draperai.<br />

Sous ce linceul d’ennui nonchalant et affaissé<br />

dont je t’ai parlé tout à l’heure remue parfois une<br />

pensée plutôt engourdie que morte, et je n’ai pas<br />

toujours le calme doux et triste que donne la<br />

mélancolie. – J’ai <strong>de</strong>s rechutes et je retombe dans<br />

mes anciennes agitations. Rien n’est fatigant au<br />

mon<strong>de</strong> comme ces tourbillons sans motif et ces<br />

élans sans but. – Ces jours-là, quoique je n’aie<br />

rien à faire non plus que les autres, je me lève <strong>de</strong><br />

très grand matin, avant le soleil, tant il me semble<br />

que je suis pressé et que je n’aurai jamais le<br />

temps qu’il faut ; je m’habille en toute hâte,<br />

comme si le feu était à la maison, mettant mes<br />

85


vêtements au hasard et me lamentant pour une<br />

minute per<strong>du</strong>e. – Quelqu’un qui me verrait<br />

croirait que je vais à un ren<strong>de</strong>z-vous d’amour ou<br />

chercher <strong>de</strong> l’argent. – Point <strong>du</strong> tout. – Je ne sais<br />

pas seulement où j’irai ; mais il faut que j’aille, et<br />

je croirais mon salut compromis si je restais. – Il<br />

me semble que l’on m’appelle <strong>du</strong> <strong>de</strong>hors, que<br />

mon <strong>de</strong>stin passe à cet instant-là dans la rue, et<br />

que la question <strong>de</strong> ma vie va se déci<strong>de</strong>r.<br />

Je <strong>de</strong>scends, l’air effaré et surpris, les habits<br />

en désordre, les cheveux mal peignés ; les gens se<br />

retournent et rient à ma rencontre, et pensent que<br />

c’est un jeune débauché qui a passé la nuit à la<br />

taverne ou ailleurs. Je suis ivre en effet, quoique<br />

je n’aie pas bu, et j’ai d’un ivrogne jusqu’à la<br />

démarche incertaine, tantôt lente, tantôt rapi<strong>de</strong>. Je<br />

vais <strong>de</strong> rue en rue comme un chien qui a per<strong>du</strong><br />

son maître, cherchant à tout hasard, très inquiet,<br />

très en éveil, me retournant au moindre bruit, me<br />

glissant dans chaque groupe sans prendre souci<br />

<strong>de</strong>s rebuffa<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s gens que je heurte, et<br />

regardant partout avec une netteté <strong>de</strong> vision que<br />

je n’ai pas dans d’autres moments. – Puis il m’est<br />

démontré tout d’un coup que je me trompe, que<br />

86


ce n’est pas là assurément, qu’il faut aller plus<br />

loin, à l’autre bout <strong>de</strong> la ville, que sais-je ? – Et je<br />

prends ma course comme si le diable<br />

m’emportait. – Je ne touche le sol que <strong>du</strong> bout<br />

<strong>de</strong>s pieds, et ne pèse pas une once. – Je dois en<br />

vérité avoir l’air singulier avec ma mine affairée<br />

et furieuse, mes bras gesticulants et les cris<br />

inarticulés que je pousse. – Quand j’y songe <strong>de</strong><br />

sang-froid, je me ris au nez à moi-même <strong>de</strong> tout<br />

mon cœur, ce qui ne m’empêche pas, je te prie <strong>de</strong><br />

le croire, <strong>de</strong> recommencer à la prochaine<br />

occasion.<br />

Si l’on me <strong>de</strong>mandait pourquoi je cours ainsi,<br />

je serais certainement fort embarrassé <strong>de</strong><br />

répondre. Je n’ai pas <strong>de</strong> hâte d’arriver, puisque je<br />

ne vais nulle part. Je ne crains pas d’être en<br />

retard, puisque je n’ai pas d’heure. – Personne ne<br />

m’attend, – et je n’ai aucune raison <strong>de</strong> me presser<br />

ici.<br />

Est-ce une occasion d’aimer, une aventure,<br />

une femme, une idée ou une fortune, quelque<br />

chose qui manque à ma vie et que je cherche sans<br />

m’en rendre compte, et poussé par un instinct<br />

87


confus ? est-ce mon existence qui se veut<br />

compléter ? est-ce l’envie <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> chez moi et<br />

<strong>de</strong> moi-même, l’ennui <strong>de</strong> ma situation et le désir<br />

d’une autre ? C’est quelque chose <strong>de</strong> cela, et<br />

peut-être tout cela ensemble. – Toujours est-il<br />

que c’est un état fort déplaisant, une irritation<br />

fébrile à laquelle succè<strong>de</strong> ordinairement la plus<br />

plate atonie.<br />

Souvent j’ai cette idée que, si j’étais parti une<br />

heure plus tôt, ou si j’avais doublé le pas, je<br />

serais arrivé à temps ; que, pendant que je passais<br />

par cette rue, ce que je cherche passait par l’autre,<br />

et qu’il a suffi d’un embarras <strong>de</strong> voitures pour me<br />

faire manquer ce que je poursuis à tout hasard<br />

<strong>de</strong>puis si longtemps. – Tu ne peux t’imaginer les<br />

gran<strong>de</strong>s tristesses et les profonds désespoirs où je<br />

tombe quand je vois que tout cela n’aboutit à<br />

rien, et que ma jeunesse se passe et qu’aucune<br />

perspective ne s’ouvre <strong>de</strong>vant moi ; alors toutes<br />

mes passions inoccupées gron<strong>de</strong>nt sour<strong>de</strong>ment<br />

dans mon cœur, et se dévorent entre elles faute<br />

d’autre aliment, comme les bêtes d’une<br />

ménagerie auxquelles le gardien a oublié <strong>de</strong><br />

donner leur nourriture. Malgré les<br />

88


désappointements étouffés et souterrains <strong>de</strong> tous<br />

les jours, il y a quelque chose en moi qui résiste<br />

et ne veut pas mourir. Je n’ai pas d’espérance,<br />

car, pour espérer, il faut un désir, une certaine<br />

propension à souhaiter que les choses tournent<br />

d’une manière plutôt que d’une autre. Je ne désire<br />

rien, car je désire tout. Je n’espère pas, ou plutôt<br />

je n’espère plus ; – cela est trop niais, – et il<br />

m’est profondément égal qu’une chose soit ou ne<br />

soit pas. – J’attends, – quoi ? Je ne sais, mais<br />

j’attends.<br />

C’est une attente frémissante, pleine<br />

d’impatience, coupée <strong>de</strong> soubresauts et <strong>de</strong><br />

mouvements nerveux, comme doit l’être celle<br />

d’un amant qui attend sa maîtresse. – Rien ne<br />

vient ; – j’entre en furie ou me mets à pleurer. –<br />

J’attends que le ciel s’ouvre et qu’il en <strong>de</strong>scen<strong>de</strong><br />

un ange qui me fasse une révélation, qu’une<br />

révolution éclate et qu’on me donne un trône,<br />

qu’une vierge <strong>de</strong> Raphaël se détache <strong>de</strong> sa toile,<br />

et me vienne embrasser, que <strong>de</strong>s parents que je<br />

n’ai pas meurent et me laissent <strong>de</strong> quoi faire<br />

voguer ma fantaisie sur un fleuve d’or, qu’un<br />

hippogriffe me prenne et m’emporte dans <strong>de</strong>s<br />

89


égions inconnues. – Mais, quoi que j’atten<strong>de</strong>, ce<br />

n’est à coup sûr rien d’ordinaire et <strong>de</strong> médiocre.<br />

Cela est poussé au point que, lorsque je rentre<br />

chez moi, je ne manque jamais à dire : – Il n’est<br />

venu personne ? il n’y a pas <strong>de</strong> lettre pour moi ?<br />

rien <strong>de</strong> nouveau ? – Je sais parfaitement qu’il n’y<br />

a rien, qu’il ne peut rien y avoir. C’est égal ; je<br />

suis toujours fort surpris et fort désappointé<br />

quand on me fait la réponse habituelle : – Non,<br />

monsieur, – absolument rien.<br />

Quelquefois, – cependant cela est rare, – l’idée<br />

se précise davantage. – Ce sera quelque belle<br />

femme que je ne connais pas et qui ne me connaît<br />

pas, avec qui je me serai rencontré au théâtre ou à<br />

l’église et qui n’aura pas pris gar<strong>de</strong> à moi le<br />

moins <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. – Je parcours toute la maison,<br />

et jusqu’à ce que j’aie ouvert la porte <strong>de</strong> la<br />

<strong>de</strong>rnière chambre, j’ose à peine le dire, tant cela<br />

est fou, j’espère qu’elle est venue et qu’elle est là.<br />

– Ce n’est pas fatuité <strong>de</strong> ma part. – Je suis si peu<br />

fat que plusieurs femmes se sont préoccupées fort<br />

doucement <strong>de</strong> moi, à ce que d’autres personnes<br />

m’ont dit, que je croyais très indifférentes à mon<br />

90


égard, et n’avoir jamais rien pensé <strong>de</strong> particulier<br />

sur mon propos. – Cela vient d’autre part.<br />

Quand je ne suis pas hébété par l’ennui et le<br />

découragement, mon âme se réveille et reprend<br />

toute son ancienne vigueur. J’espère, j’aime, je<br />

désire, et mes désirs sont tellement violents, que<br />

je m’imagine qu’ils feront tout venir à eux<br />

comme un aimant doué d’une gran<strong>de</strong> puissance<br />

attire à lui <strong>de</strong>s parcelles <strong>de</strong> fer, encore qu’elles en<br />

soient fort éloignées. – C’est pourquoi j’attends<br />

les choses que je souhaite, au lieu d’aller à elles,<br />

et je néglige assez souvent les facilités qui<br />

s’ouvrent le plus favorablement <strong>de</strong>vant mes<br />

espérances. – Un autre écrirait un billet le plus<br />

amoureux <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> à la divinité <strong>de</strong> son cœur, ou<br />

chercherait l’occasion <strong>de</strong> s’en rapprocher. – Moi,<br />

je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> au messager la réponse à une lettre<br />

que je n’ai pas écrite, et passe mon temps à bâtir<br />

dans ma tête les situations les plus merveilleuses<br />

pour me faire voir à celle que j’aime sous le jour<br />

le plus inatten<strong>du</strong> et le plus favorable. – On ferait<br />

un livre plus gros et plus ingénieux que les<br />

Stratagèmes <strong>de</strong> Polybe, <strong>de</strong> tous les stratagèmes<br />

que j’imagine pour m’intro<strong>du</strong>ire auprès d’elle et<br />

91


lui découvrir ma passion. Il suffirait le plus<br />

souvent <strong>de</strong> dire à un <strong>de</strong> mes amis : – Présentezmoi<br />

chez madame une telle, – et d’un<br />

compliment mythologique convenablement<br />

ponctué <strong>de</strong> soupirs.<br />

À entendre tout cela, on me croirait propre à<br />

mettre aux Petites-Maisons ; je suis cependant<br />

assez raisonnable garçon, et je n’ai pas mis<br />

beaucoup <strong>de</strong> folies en action. Tout cela se passe<br />

dans les caves <strong>de</strong> mon âme, et toutes ces idées<br />

saugrenues sont ensevelies très soigneusement au<br />

fond <strong>de</strong> moi ; <strong>du</strong> <strong>de</strong>hors on ne voit rien, et j’ai la<br />

réputation d’un jeune homme tranquille et froid,<br />

peu sensible aux femmes et indifférent aux<br />

choses <strong>de</strong> son âge ; ce qui est aussi loin <strong>de</strong> la<br />

vérité que le sont habituellement les jugements<br />

<strong>du</strong> mon<strong>de</strong>.<br />

Cependant, malgré toutes les choses qui m’ont<br />

rebuté, quelques-uns <strong>de</strong> mes désirs se sont<br />

réalisés, et, par le peu <strong>de</strong> joie que leur<br />

accomplissement m’a causé, j’en suis venu à<br />

craindre l’accomplissement <strong>de</strong>s autres. Tu te<br />

souviens <strong>de</strong> l’ar<strong>de</strong>ur enfantine avec laquelle je<br />

92


désirais avoir un cheval à moi ; ma mère m’en a<br />

donné un tout <strong>de</strong>rnièrement ; il est noir d’ébène,<br />

une petite étoile blanche au front, à tous crins, le<br />

poil luisant, la jambe fine, précisément comme je<br />

le voulais. Quand on me l’a amené, cela m’a fait<br />

un tel saisissement, que je suis resté un grand<br />

quart d’heure tout pâle, sans me pouvoir<br />

remettre ; puis j’ai monté <strong>de</strong>ssus, et, sans dire un<br />

seul mot, je suis parti au grand galop, et j’ai<br />

couru plus d’une heure <strong>de</strong>vant moi à travers<br />

champs dans un ravissement difficile à<br />

concevoir : j’en ai fait tous les jours autant<br />

pendant plus d’une semaine, et je ne sais pas, en<br />

vérité, comment je ne l’ai pas fait crever ou ren<strong>du</strong><br />

tout au moins poussif. – Peu à peu toute cette<br />

gran<strong>de</strong> ar<strong>de</strong>ur s’est apaisée. J’ai mis mon cheval<br />

au trot, puis au pas, puis j’en suis venu à le<br />

monter si nonchalamment, que souvent il s’arrête<br />

et que je ne m’en aperçois pas : le plaisir s’est<br />

tourné en habitu<strong>de</strong> beaucoup plus promptement<br />

que je ne l’aurais cru. – Quant à Ferragus, c’est<br />

ainsi que je l’ai nommé, c’est bien la plus<br />

charmante bête que l’on puisse voir. Il a <strong>de</strong>s<br />

barbes aux pieds comme <strong>du</strong> <strong>du</strong>vet d’aigle ; il est<br />

93


vif comme une chèvre et doux comme un agneau.<br />

Tu auras le plus grand plaisir à galoper <strong>de</strong>ssus<br />

quand tu viendras ici ; et, quoique ma fureur<br />

d’équitation soit bien tombée, je l’aime toujours<br />

beaucoup, car il a un très estimable caractère <strong>de</strong><br />

cheval, et je le préfère sincèrement à beaucoup <strong>de</strong><br />

personnes. Si tu entendais comme il hennit<br />

joyeusement quand je vais le voir à son écurie, et<br />

avec quels yeux intelligents il me regar<strong>de</strong> !<br />

J’avoue que je suis touché <strong>de</strong> ces témoignages<br />

d’affection, que je lui prends le cou et que je<br />

l’embrasse aussi tendrement, ma foi, que si<br />

c’était une belle fille.<br />

J’avais aussi un autre désir, plus vif, plus<br />

ar<strong>de</strong>nt, plus perpétuellement éveillé, plus<br />

chèrement caressé, et auquel j’avais bâti dans<br />

mon âme un ravissant château <strong>de</strong> cartes, un palais<br />

<strong>de</strong> chimères, détruit bien souvent et relevé avec<br />

une constance désespérée : – c’était d’avoir une<br />

maîtresse, – une maîtresse tout à fait à moi. –<br />

comme le cheval. – Je ne sais pas si la réalisation<br />

<strong>de</strong> ce rêve m’aurait aussi promptement trouvé<br />

froid que la réalisation <strong>de</strong> l’autre ; – j’en doute.<br />

Mais peut-être ai-je tort, et en serai-je aussi vite<br />

94


lassé. – Par une disposition spéciale, je désire si<br />

frénétiquement ce que je désire, sans toutefois<br />

rien faire pour me le procurer, que si par hasard,<br />

ou autrement, j’arrive à l’objet <strong>de</strong> mon vœu, j’ai<br />

une courbature morale si forte, et suis tellement<br />

harassé, qu’il me prend <strong>de</strong>s défaillances, et que je<br />

n’ai plus assez <strong>de</strong> vigueur pour en jouir : aussi<br />

<strong>de</strong>s choses qui me viennent sans que je les aie<br />

souhaitées me font-elles ordinairement plus <strong>de</strong><br />

plaisir que celles que j’ai le plus ar<strong>de</strong>mment<br />

convoitées.<br />

J’ai vingt-<strong>de</strong>ux ans ; je ne suis pas vierge. –<br />

Hélas ! on ne l’est plus à cet âge-là, maintenant,<br />

ni <strong>de</strong> corps, – ni <strong>de</strong> cœur, – ce qui est bien pis. –<br />

Outre celles qui font plaisir aux gens pour la<br />

somme et qui ne doivent pas plus compter qu’un<br />

rêve lascif, j’ai bien eu par-ci par-là, dans<br />

quelque coin obscur, quelques femmes honnêtes<br />

ou à peu près, ni belles ni lai<strong>de</strong>s, ni jeunes ni<br />

vieilles, comme il s’en offre aux jeunes gens qui<br />

n’ont point d’affaire réglée, et dont le cœur est<br />

dans le désœuvrement. – Avec un peu <strong>de</strong> bonne<br />

volonté et une assez forte dose d’illusions<br />

romanesques, on appelle cela une maîtresse, si<br />

95


l’on veut. – Quant à moi, ce m’est une chose<br />

impossible, et j’en aurais mille <strong>de</strong> cette espèce<br />

que je n’en croirais pas moins mon désir aussi<br />

inaccompli que jamais.<br />

Je n’ai donc pas encore eu <strong>de</strong> maîtresse, et tout<br />

mon désir est d’en avoir une. – C’est une idée qui<br />

me tracasse singulièrement ; ce n’est pas<br />

effervescence <strong>de</strong> tempérament, bouillon <strong>du</strong> sang,<br />

premier épanouissement <strong>de</strong> puberté. Ce n’est pas<br />

la femme que je veux, c’est une femme, une<br />

maîtresse ; je la veux, je l’aurai, et d’ici à peu ; si<br />

je ne réussissais pas, je t’avoue que je ne me<br />

relèverais pas <strong>de</strong> là, et que j’en gar<strong>de</strong>rais <strong>de</strong>vant<br />

moi-même une timidité intérieure, un<br />

découragement sourd qui influerait gravement sur<br />

le reste <strong>de</strong> ma vie. – Je me croirais manqué sous<br />

<strong>de</strong> certains rapports, inharmonique ou dépareillé,<br />

– contrefait d’esprit ou <strong>de</strong> cœur ; car enfin ce que<br />

je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> est juste, et la nature le doit à tout<br />

homme. Tant que je ne serai pas parvenu à mon<br />

but, je ne me regar<strong>de</strong>rai moi-même que comme<br />

un enfant, et je n’aurai pas en moi la confiance<br />

que j’y dois avoir. – Une maîtresse pour moi,<br />

c’est la robe virile pour un jeune Romain.<br />

96


Je vois tant d’hommes, ignobles sous tous les<br />

rapports, avoir <strong>de</strong> belles femmes dont ils sont à<br />

peine dignes d’être les laquais, que la rougeur<br />

m’en monte au front pour elles – et pour moi. –<br />

Cela me fait prendre une pitoyable opinion <strong>de</strong>s<br />

femmes <strong>de</strong> les voir s’enticher <strong>de</strong> tels goujats qui<br />

les méprisent et les trompent, plutôt que <strong>de</strong> se<br />

donner à quelque jeune homme loyal et sincère<br />

qui s’estimerait fort heureux, et les adorerait à<br />

genoux ; à moi, par exemple. Il est vrai que ces<br />

espèces encombrent les salons, font la roue<br />

<strong>de</strong>vant tous les soleils et sont toujours couchées<br />

au dos <strong>de</strong> quelque fauteuil, tandis que moi je reste<br />

à la maison, le front appuyé contre la vitre, à<br />

regar<strong>de</strong>r fumer la rivière et monter le brouillard,<br />

tout en élevant silencieusement dans mon cœur le<br />

sanctuaire parfumé, le temple merveilleux où je<br />

dois loger l’idole future <strong>de</strong> mon âme. – Chaste et<br />

poétique occupation, dont les femmes vous<br />

savent aussi peu gré que possible.<br />

Les femmes ont fort peu <strong>de</strong> goût pour les<br />

contemplateurs et prisent singulièrement ceux qui<br />

mettent leurs idées en action. Après tout, elles<br />

n’ont pas tort. Obligées par leur é<strong>du</strong>cation et leur<br />

97


position sociale à se taire et à attendre, elles<br />

préfèrent naturellement ceux qui viennent à elles<br />

et parlent, ils les tirent d’une situation fausse et<br />

ennuyeuse : je sens tout cela ; mais jamais <strong>de</strong> ma<br />

vie je ne pourrai prendre sur moi, comme j’en<br />

vois beaucoup qui le font, <strong>de</strong> me lever <strong>de</strong> ma<br />

place, <strong>de</strong> traverser un salon, et d’aller dire<br />

inopinément à une femme : – Votre robe vous va<br />

comme un ange, ou : – Vous avez ce soir les yeux<br />

d’un lumineux particulier.<br />

Tout cela n’empêche pas qu’il ne me faille<br />

absolument une maîtresse. Je ne sais pas qui ce<br />

sera, mais je ne vois personne dans les femmes<br />

que je connais qui puisse convenablement remplir<br />

cette importante dignité. Je ne leur trouve que<br />

très peu <strong>de</strong>s qualités qu’il me faut. Celles qui<br />

auraient assez <strong>de</strong> jeunesse n’ont pas assez <strong>de</strong><br />

beauté ou d’agréments dans l’esprit ; celles qui<br />

sont belles et jeunes sont d’une vertu ignoble et<br />

rebutante, ou manquent <strong>de</strong> la liberté nécessaire ;<br />

et puis il y a toujours par là quelque mari,<br />

quelque frère, quelque mère ou quelque tante, je<br />

ne sais quoi, qui a <strong>de</strong> gros yeux et <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

oreilles, et qu’il faut amadouer ou jeter par la<br />

98


fenêtre. – Toute rose a son puceron, toute femme<br />

a <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> parents dont il faut l’écheniller<br />

soigneusement, si l’on veut cueillir un jour le<br />

fruit <strong>de</strong> sa beauté. Il n’y a pas jusqu’aux arrièrepetits<br />

cousins <strong>de</strong> la province, et qu’on n’a jamais<br />

vus, qui ne veuillent maintenir dans toute sa<br />

blancheur la pureté immaculée <strong>de</strong> la chère<br />

cousine. Cela est nauséabond, et je n’aurai jamais<br />

la patience qu’il faut pour arracher toutes les<br />

mauvaises herbes et élaguer toutes les ronces qui<br />

obstruent fatalement les avenues d’une jolie<br />

femme.<br />

Je n’aime pas beaucoup les mamans, et j’aime<br />

encore moins les petites filles. Je dois avouer<br />

aussi que les femmes mariées n’ont qu’un très<br />

médiocre attrait pour moi. – Il y a là-<strong>de</strong>dans une<br />

confusion et un mélange qui me révoltent ; je ne<br />

puis souffrir cette idée <strong>de</strong> partage. <strong>La</strong> femme qui<br />

a un mari et un amant est une prostituée pour l’un<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux et souvent pour tous <strong>de</strong>ux, et puis je ne<br />

saurais consentir à cé<strong>de</strong>r la place à un autre. Ma<br />

fierté naturelle ne saurait se plier à un tel<br />

abaissement. Jamais je ne m’en irai parce qu’un<br />

autre homme arrive. Dût la femme être<br />

99


compromise et per<strong>du</strong>e, <strong>du</strong>ssions-nous nous battre<br />

à coups <strong>de</strong> couteau, chacun un pied sur son corps,<br />

– je resterai. – Les escaliers dérobés, les<br />

armoires, les cabinets et toutes les machines <strong>de</strong><br />

l’a<strong>du</strong>ltère seraient <strong>de</strong> pauvre ressource avec moi.<br />

Je suis un peu épris <strong>de</strong> ce qu’on appelle<br />

can<strong>de</strong>ur virginale, innocence <strong>du</strong> bel âge, pureté<br />

<strong>de</strong> cœur, et autres charmantes choses qui sont <strong>du</strong><br />

plus bel effet en vers ; j’appelle tout bonnement<br />

cela niaiserie, ignorance, imbécillité ou<br />

hypocrisie. – Cette can<strong>de</strong>ur virginale, qui consiste<br />

à s’asseoir tout au bord <strong>du</strong> fauteuil, les bras serrés<br />

contre le corps, l’œil sur la pointe <strong>du</strong> corset, et à<br />

ne parler que sur un permis <strong>de</strong>s grands-parents,<br />

cette innocence qui a le monopole <strong>de</strong>s cheveux<br />

sans frisure et <strong>de</strong>s robes blanches, cette pureté <strong>de</strong><br />

cœur qui porte <strong>de</strong>s corsages colletés, parce<br />

qu’elle n’a pas encore <strong>de</strong> gorge ni d’épaules, ne<br />

me paraissent pas, en vérité, un fort merveilleux<br />

ragoût.<br />

Je me soucie assez peu <strong>de</strong> faire épeler<br />

l’alphabet d’amour à <strong>de</strong> petites niaises. – Je ne<br />

suis ni assez vieux ni assez corrompu pour<br />

100


prendre grand plaisir à cela : j’y réussirais mal<br />

d’ailleurs, car je n’ai jamais rien su montrer à<br />

personne, même ce que je savais le mieux. Je<br />

préfère les femmes qui lisent couramment, on est<br />

plus tôt arrivé à la fin <strong>du</strong> chapitre ; et en toutes<br />

choses, et surtout en amour, ce qu’il faut<br />

considérer, c’est la fin. Je ressemble assez, <strong>de</strong> ce<br />

côté-là, à ces gens qui prennent le roman par la<br />

queue, et en lisent tout d’abord le dénouement,<br />

sauf à rétrogra<strong>de</strong>r ensuite jusqu’à la première<br />

page. Cette manière <strong>de</strong> lire et d’aimer a son<br />

charme. On savoure mieux les détails quand on<br />

est tranquille sur la fin, et le renversement amène<br />

l’imprévu.<br />

Voilà donc les petites filles et les femmes<br />

mariées exclues <strong>de</strong> la catégorie. – Ce sera donc<br />

parmi les veuves que nous choisirons notre<br />

divinité. – Hélas ! j’ai bien peur, quoiqu’il ne<br />

reste plus que cela, que nous n’y trouvions pas<br />

encore ce que nous voulons.<br />

Si je venais à aimer un <strong>de</strong> ces pâles narcisses<br />

tout baignés d’une tiè<strong>de</strong> rosée <strong>de</strong> pleurs, et se<br />

penchant avec une grâce mélancolique sur le<br />

101


tombeau <strong>de</strong> marbre neuf <strong>de</strong> quelque mari<br />

heureusement et fraîchement décédé, je serais<br />

certainement, et au bout <strong>de</strong> peu <strong>de</strong> temps, aussi<br />

malheureux que l’époux défunt en son vivant.<br />

Les veuves, si jeunes et si charmantes quelles<br />

soient, ont un terrible inconvénient que n’ont pas<br />

les autres femmes : pour peu que l’on ne soit pas<br />

au mieux avec elles et qu’il passe un nuage dans<br />

le ciel d’amour, elles vous disent tout <strong>de</strong> suite<br />

avec un petit air superlatif et méprisant : – Ah !<br />

comme vous êtes aujourd’hui ! C’est absolument<br />

comme monsieur : – quand nous nous<br />

querellions, il n’avait pas autre chose à me dire ;<br />

c’est singulier, vous avez le même son <strong>de</strong> voix et<br />

le même regard ; quand vous prenez <strong>de</strong> l’humeur,<br />

vous ne sauriez vous imaginer combien vous<br />

ressemblez à mon mari ; – c’est à faire peur. –<br />

Cela est agréable <strong>de</strong> s’entendre dire <strong>de</strong> ces<br />

choses-là en face et à bout portant ! Il y en a<br />

même qui poussent l’impu<strong>de</strong>nce jusqu’à louer le<br />

défunt comme une épitaphe et à exalter son cœur<br />

et sa jambe aux dépens <strong>de</strong> votre jambe et <strong>de</strong> votre<br />

cœur. – Au moins, avec les femmes qui n’ont<br />

qu’un ou plusieurs amants, on a cet ineffable<br />

102


avantage <strong>de</strong> ne s’entendre jamais parler <strong>de</strong> son<br />

prédécesseur, ce qui n’est pas une considération<br />

d’un médiocre intérêt. Les femmes ont un trop<br />

grand amour <strong>du</strong> convenable et <strong>du</strong> légitime pour<br />

ne pas se taire soigneusement en pareille<br />

occurrence, et toutes ces choses sont mises le<br />

plus tôt possible au rang <strong>de</strong>s olim. – Il est bien<br />

enten<strong>du</strong> qu’on est toujours le premier amant<br />

d’une femme.<br />

Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose <strong>de</strong><br />

sérieux à répondre à une aversion aussi bien<br />

fondée. Ce n’est pas que je trouve les veuves tout<br />

à fait sans agrément, quand elles sont jeunes et<br />

jolies et n’ont point encore quitté le <strong>de</strong>uil. Ce sont<br />

<strong>de</strong> petits airs languissants, <strong>de</strong> petites façons <strong>de</strong><br />

laisser tomber les bras, <strong>de</strong> ployer le cou et <strong>de</strong> se<br />

rengorger comme une tourterelle dépareillée ; un<br />

tas <strong>de</strong> charmantes minau<strong>de</strong>ries doucement voilées<br />

sous la transparence <strong>du</strong> crêpe, une coquetterie <strong>de</strong><br />

désespoir si bien enten<strong>du</strong>e, <strong>de</strong>s soupirs si<br />

adroitement ménagés, <strong>de</strong>s larmes qui tombent si à<br />

propos et donnent aux yeux tant <strong>de</strong> brillant ! –<br />

Certes, après le vin, si ce n’est avant, la liqueur<br />

que j’aime le mieux à boire est une belle larme<br />

103


ien limpi<strong>de</strong> et bien claire qui tremble au bout<br />

d’un cil brun ou blond. – Le moyen qu’on résiste<br />

à cela ! – On n’y résiste pas ; – et puis le noir va<br />

si bien aux femmes ! – <strong>La</strong> peau blanche, poésie à<br />

part, tourne à l’ivoire, à la neige, au lait, à<br />

l’albâtre, à tout ce qu’il y a <strong>de</strong> candi<strong>de</strong> au mon<strong>de</strong><br />

à l’usage <strong>de</strong>s faiseurs <strong>de</strong> madrigaux : la peau bise<br />

n’a plus qu’une pointe <strong>de</strong> brun pleine <strong>de</strong> vivacité<br />

et <strong>de</strong> feu. – Un <strong>de</strong>uil est une bonne fortune pour<br />

une femme, et la raison pourquoi je ne me<br />

marierai jamais, c’est <strong>de</strong> peur que ma femme ne<br />

se défasse <strong>de</strong> moi pour porter mon <strong>de</strong>uil. – Il y a<br />

cependant <strong>de</strong>s femmes qui ne savent point tirer<br />

parti <strong>de</strong> leur douleur et pleurent <strong>de</strong> façon à se<br />

rendre le nez rouge et à se décomposer la figure<br />

comme les mascarons qu’on voit aux fontaines :<br />

c’est un grand écueil. Il faut beaucoup <strong>de</strong><br />

charmes et d’art pour pleurer agréablement ;<br />

faute <strong>de</strong> cela, l’on court risque <strong>de</strong> n’être pas<br />

consolée <strong>de</strong> longtemps. – Si grand néanmoins que<br />

soit le plaisir <strong>de</strong> rendre quelque Artémise infidèle<br />

à l’ombre <strong>de</strong> son Mausole, je ne veux pas<br />

décidément choisir, parmi cet essaim gémissant,<br />

celle à qui je <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai son cœur en échange <strong>du</strong><br />

104


mien. Je t’entends dire d’ici : – Qui prendras-tu<br />

donc ? – Tu ne veux ni <strong>de</strong>s jeunes personnes, ni<br />

<strong>de</strong>s femmes mariées ni <strong>de</strong>s veuves. – Tu n’aimes<br />

pas les mamans ; je ne présume pas que tu aimes<br />

mieux les grand-mères. – Que diable aimes-tu<br />

donc ? C’est le mot <strong>de</strong> la chara<strong>de</strong>, et si je le<br />

savais, je ne me tourmenterais pas tant. Jusqu’ici,<br />

je n’ai aimé aucune femme, mais j’ai aimé et<br />

j’aime l’amour. Quoique je n’aie pas eu <strong>de</strong><br />

maîtresses et que les femmes que j’ai eues ne<br />

m’aient inspiré que <strong>du</strong> désir, j’ai éprouvé et je<br />

connais l’amour même : je n’aimais pas celle-ci<br />

ou celle-là, l’une plutôt que l’autre, mais<br />

quelqu’une que je n’ai jamais vue et qui doit<br />

exister quelque part, et que je trouverai, s’il plaît<br />

à Dieu. Je sais bien comme elle est, et, quand je<br />

la rencontrerai, je la reconnaîtrai.<br />

Je me suis figuré bien souvent l’endroit qu’elle<br />

habite, le costume qu’elle porte, les yeux et les<br />

cheveux qu’elle a. – J’entends sa voix ; je<br />

reconnaîtrais son pas entre mille autres, et si, par<br />

hasard, quelqu’un prononçait son nom, je me<br />

retournerais ; il est impossible qu’elle n’ait pas un<br />

<strong>de</strong>s cinq ou six noms que je lui ai assignés dans<br />

105


ma tête.<br />

– Elle a vingt-six ans, – pas plus, ni moins non<br />

plus. – Elle n’est plus ignorante, et n’est pas<br />

encore blasée. C’est un âge charmant pour faire<br />

l’amour comme il faut, sans puérilité et sans<br />

libertinage. – Elle est d’une taille moyenne. Je<br />

n’aime pas une géante ni une naine. Je veux<br />

pouvoir porter tout seul ma déité <strong>du</strong> sofa au lit ;<br />

mais il me déplairait <strong>de</strong> l’y chercher. Il faut que,<br />

se haussant un peu sur la pointe <strong>du</strong> pied, sa<br />

bouche soit à la hauteur <strong>de</strong> mon baiser. C’est la<br />

bonne taille. Quant à son embonpoint, elle est<br />

plutôt grasse que maigre. Je suis un peu Turc sur<br />

ce point ; et il ne me plairait guère <strong>de</strong> rencontrer<br />

une arête où je cherche un contour ; il faut que la<br />

peau d’une femme soit bien remplie, sa chair<br />

<strong>du</strong>re et ferme comme la pulpe d’une pêche un<br />

peu verte : c’est exactement ainsi qu’est faite la<br />

maîtresse que j’aurai. Elle est blon<strong>de</strong> avec <strong>de</strong>s<br />

yeux noirs, blanche comme une blon<strong>de</strong>, colorée<br />

comme une brune, quelque chose <strong>de</strong> rouge et <strong>de</strong><br />

scintillant dans le sourire. <strong>La</strong> lèvre inférieure un<br />

peu large, la prunelle nageant dans un flot<br />

d’humi<strong>de</strong> radical, la gorge ron<strong>de</strong> et petite, et en<br />

106


arrêt, les poignets minces, les mains longues et<br />

potelées, la démarche on<strong>du</strong>leuse comme une<br />

couleuvre <strong>de</strong>bout sur sa queue, les hanches<br />

étoffées et mouvantes, l’épaule large, le <strong>de</strong>rrière<br />

<strong>du</strong> cou couvert <strong>de</strong> <strong>du</strong>vet : – un caractère <strong>de</strong><br />

beauté fin et ferme à la fois, élégant et vivace,<br />

poétique et réel ; un motif <strong>de</strong> Giorgione exécuté<br />

par Rubens.<br />

Voici son costume : elle porte une robe <strong>de</strong><br />

velours écarlate ou noir avec <strong>de</strong>s crevés <strong>de</strong> satin<br />

blanc ou <strong>de</strong> toile d’argent, un corsage ouvert, une<br />

gran<strong>de</strong> fraise à la Médicis, un chapeau <strong>de</strong> feutre<br />

capricieusement rompu comme celui d’Héléna<br />

Systerman, et <strong>de</strong> longues plumes blanches frisées<br />

et crespelées, une chaîne d’or ou une rivière <strong>de</strong><br />

diamants au cou, et quantité <strong>de</strong> grosses bagues <strong>de</strong><br />

différents émaux à tous les doigts <strong>de</strong>s mains.<br />

Je ne lui ferais pas grâce d’un anneau ou d’un<br />

bracelet. Il faut que la robe soit littéralement en<br />

velours ou en brocart ; c’est tout au plus si je lui<br />

permettrais <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre jusqu’au satin. J’aime<br />

mieux chiffonner une jupe <strong>de</strong> soie qu’une jupe <strong>de</strong><br />

toile, et faire tomber d’une tête <strong>de</strong>s perles ou <strong>de</strong>s<br />

107


plumes que <strong>de</strong>s fleurs naturelles ou un simple<br />

nœud : je sais que la doublure <strong>de</strong> la jupe <strong>de</strong> toile<br />

est souvent aussi appétissante au moins que la<br />

doublure <strong>de</strong> la jupe <strong>de</strong> soie ; mais je préfère la<br />

jupe <strong>de</strong> soie. – Aussi, dans mes rêveries, je me<br />

suis donné pour maîtresse bien <strong>de</strong>s reines, bien<br />

<strong>de</strong>s impératrices, bien <strong>de</strong>s princesses, bien <strong>de</strong>s<br />

sultanes, bien <strong>de</strong>s courtisanes célèbres, mais<br />

jamais <strong>de</strong>s bourgeoises ou <strong>de</strong>s bergères ; et dans<br />

mes désirs les plus vagabonds, je n’ai abusé <strong>de</strong><br />

personne sur un tapis <strong>de</strong> gazon ou dans un lit <strong>de</strong><br />

serge d’Aumale. Je trouve que la beauté est un<br />

diamant qui doit être monté et enchâssé dans l’or.<br />

Je ne conçois pas une belle femme qui n’ait pas<br />

voiture, chevaux, laquais et tout ce qu’on a avec<br />

cent mille francs <strong>de</strong> rente : il y a une harmonie<br />

entre la beauté et la richesse. L’une <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

l’autre : un joli pied appelle un joli soulier, un joli<br />

soulier appelle <strong>de</strong>s tapis et une voiture, et ce qui<br />

s’ensuit. Une belle femme avec <strong>de</strong> pauvres habits<br />

dans une vilaine maison est, selon moi, le<br />

spectacle le plus pénible qu’on puisse voir, et je<br />

ne saurais avoir d’amour pour elle. Il n’y a que<br />

les beaux et les riches qui puissent être amoureux<br />

108


sans être ridicules ou à plaindre. – À ce compte,<br />

peu <strong>de</strong> gens auraient le droit d’être amoureux :<br />

moi-même, tout le premier, je serais exclu ;<br />

cependant c’est là mon opinion.<br />

Ce sera le soir que nous nous rencontrerons<br />

pour la première fois, – par un beau coucher <strong>de</strong><br />

soleil ; – le ciel aura <strong>de</strong> ces tons orangés jaune<br />

clair et vert pâle que l’on voit dans quelques<br />

tableaux <strong>de</strong>s grands maîtres d’autrefois : il y aura<br />

une gran<strong>de</strong> allée <strong>de</strong> châtaigniers en fleurs et<br />

d’ormes séculaires tout couverts <strong>de</strong> ramiers, – <strong>de</strong><br />

beaux arbres d’un vert frais et sombre, <strong>de</strong>s<br />

ombrages pleins <strong>de</strong> mystère et <strong>de</strong> moiteur ; çà et<br />

là quelques statues, quelques vases <strong>de</strong> marbre se<br />

détachant sur le fond <strong>de</strong> ver<strong>du</strong>re avec leur<br />

blancheur <strong>de</strong> neige, une pièce d’eau où se joue le<br />

cygne familier, – et tout au fond un château <strong>de</strong><br />

briques et <strong>de</strong> pierres comme <strong>du</strong> temps <strong>de</strong><br />

Henri IV, toit d’ardoises pointu, hautes<br />

cheminées, girouettes à tous les pignons, fenêtres<br />

étroites et longues. – À une <strong>de</strong> ces fenêtres,<br />

mélancoliquement appuyée sur le balcon, la reine<br />

<strong>de</strong> mon âme dans l’équipage que je t’ai décrit<br />

tout à l’heure ; – <strong>de</strong>rrière elle un petit nègre<br />

109


tenant son éventail et sa perruche. – Tu vois qu’il<br />

n’y manque rien, et que tout cela est parfaitement<br />

absur<strong>de</strong>. – <strong>La</strong> belle laisse tomber son gant ; – je le<br />

ramasse, le baise et le rapporte. <strong>La</strong> conversation<br />

s’engage ; je montre tout l’esprit que je n’ai pas ;<br />

je dis <strong>de</strong>s choses charmantes ; on m’en répond, je<br />

réplique, c’est un feu d’artifice, une pluie<br />

lumineuse <strong>de</strong> mots éblouissants. – Bref, je suis<br />

adorable – et adoré. – Vient l’heure <strong>du</strong> souper, on<br />

me convie ; – j’accepte. – Quel souper, mon cher<br />

ami, et quelle cuisinière que mon imagination ! –<br />

Le vin rit dans le cristal, le faisan doré et blond<br />

fume dans un plat armorié : le festin se prolonge<br />

bien avant dans la nuit, et tu penses bien que ce<br />

n’est pas chez moi que je la termine. – Ne voilà-til<br />

pas quelque chose <strong>de</strong> bien imaginé ? – Rien au<br />

mon<strong>de</strong> n’est plus simple, et, en vérité, il est bien<br />

étonnant que cela ne soit pas arrivé plutôt dix fois<br />

qu’une.<br />

Quelquefois c’est dans une gran<strong>de</strong> forêt. –<br />

Voilà la chasse qui passe ; le cor sonne, la meute<br />

aboie et traverse le chemin avec la rapidité <strong>de</strong><br />

l’éclair ; la belle en amazone monte un cheval<br />

turc, blanc comme le lait, fringant et vif au<br />

110


possible. Bien qu’elle soit excellente écuyère, il<br />

piaffe, il caracole, il se cabre, et elle a toutes les<br />

peines <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> à le contenir ; il prend le mors<br />

aux <strong>de</strong>nts et la mène droit à un précipice. Je<br />

tombe là <strong>du</strong> ciel tout exprès, je retiens le cheval,<br />

je prends dans mes bras la princesse évanouie, je<br />

la fais revenir à elle et la recon<strong>du</strong>is à son château.<br />

Quelle est la femme bien née qui refuserait son<br />

cœur à un homme qui a exposé sa vie pour elle ?<br />

– aucune ; – et la reconnaissance est un chemin<br />

<strong>de</strong> traverse qui mène bien vite à l’amour.<br />

– Tu conviendras au moins que, lorsque je<br />

donne dans le romanesque, ce n’est pas à <strong>de</strong>mi, et<br />

que je suis aussi fou qu’il est possible <strong>de</strong> l’être.<br />

C’est toujours cela, car rien au mon<strong>de</strong> n’est plus<br />

maussa<strong>de</strong> qu’une folie raisonnable. Tu<br />

conviendras aussi que, lorsque j’écris <strong>de</strong>s lettres,<br />

ce sont plutôt <strong>de</strong>s volumes que <strong>de</strong> simples billets.<br />

En tout j’aime ce qui dépasse les bornes<br />

ordinaires. – C’est pourquoi je t’aime. Ne te<br />

moque pas trop <strong>de</strong> toutes les niaiseries que je t’ai<br />

griffonnées : je quitte la plume pour les mettre en<br />

action ; car j’en reviens toujours à mon refrain : –<br />

je veux avoir une maîtresse. J’ignore si ce sera la<br />

111


dame <strong>du</strong> parc, la beauté <strong>du</strong> balcon, mais je te dis<br />

adieu pour me mettre en quête. Ma résolution est<br />

prise. Dût celle que je cherche se cacher au fond<br />

<strong>du</strong> royaume <strong>de</strong> Cathay ou <strong>de</strong> Samarcan<strong>de</strong>, je la<br />

saurai bien dénicher. Je te ferai savoir le succès<br />

<strong>de</strong> mon entreprise ou sa non-réussite. J’espère<br />

que ce sera le succès : fais <strong>de</strong>s vœux pour moi,<br />

mon cher ami. Quant à moi, je m’habille <strong>de</strong> mon<br />

plus bel habit, et sors <strong>de</strong> la maison bien décidé à<br />

n’y rentrer qu’avec une maîtresse selon mes<br />

idées. – J’ai assez rêvé ; à l’action maintenant.<br />

P.-S. Donne-moi donc <strong>de</strong>s nouvelles <strong>du</strong> petit<br />

D*** ; qu’est-il <strong>de</strong>venu ? personne ici n’en sait<br />

rien ; et fais bien mes compliments à ton digne<br />

frère et à toute la famille.<br />

112


II<br />

Eh bien ! mon ami, je suis rentré à la maison,<br />

je n’ai pas été au Cathay, à Cachemire ni à<br />

Samarcan<strong>de</strong> ; – mais il est juste <strong>de</strong> dire que je<br />

n’ai pas plus <strong>de</strong> maîtresse que jamais. – Je<br />

m’étais pourtant pris la main à moi-même, et juré<br />

mon grand jurement que j’irais au bout <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong> : je n’ai pas été seulement au bout <strong>de</strong> la<br />

ville. Je ne sais comment je m’y prends, je n’ai<br />

jamais pu tenir parole à personne, pas même à<br />

moi : il faut que le diable s’en mêle. Si je dis :<br />

J’irai là <strong>de</strong>main, il est sûr que je resterai ; si je me<br />

propose d’aller au cabaret, je vais à l’église ; si je<br />

veux aller à l’église, les chemins s’embrouillent<br />

sous mes pieds comme <strong>de</strong>s écheveaux <strong>de</strong> fil, et je<br />

me trouve dans un endroit tout différent. Je jeûne<br />

quand j’ai décidé <strong>de</strong> faire une orgie, et ainsi <strong>de</strong><br />

suite. Aussi je crois que ce qui m’empêche<br />

d’avoir une maîtresse, c’est que j’ai résolu d’en<br />

avoir une.<br />

113


Il faut que je te raconte mon expédition <strong>de</strong><br />

point en point : cela vaut bien les honneurs <strong>de</strong> la<br />

narration. J’avais passé ce jour-là <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s<br />

heures au moins à ma toilette. J’avais fait peigner<br />

et friser mes cheveux, retrousser et cirer le peu<br />

que j’ai <strong>de</strong> moustaches, et, l’émotion <strong>du</strong> désir<br />

animant un peu la pâleur ordinaire <strong>de</strong> ma figure,<br />

je n’étais réellement pas trop mal. Enfin, après<br />

m’être attentivement regardé au miroir sous <strong>de</strong>s<br />

jours différents pour voir si j’étais assez beau et<br />

si j’avais la mine assez galante, je suis sorti<br />

résolument <strong>de</strong> la maison le front haut, le menton<br />

relevé, le regard direct, une main sur la hanche,<br />

faisant sonner les talons <strong>de</strong> mes bottes comme un<br />

anspessa<strong>de</strong>, coudoyant les bourgeois et ayant l’air<br />

parfaitement vainqueur et triomphal.<br />

J’étais comme un autre Jason allant à la<br />

conquête <strong>de</strong> la toison d’or. – Mais, hélas ! Jason a<br />

été plus heureux que moi : outre la conquête <strong>de</strong> la<br />

toison, il a fait en même temps la conquête d’une<br />

belle princesse, et moi, je n’ai ni princesse ni<br />

toison.<br />

Je m’en allais donc par les rues, avisant toutes<br />

114


les femmes, et courant à elles et les regardant au<br />

plus près quand elles me semblaient valoir la<br />

peine d’être examinées. – Les unes prenaient leur<br />

grand air vertueux et passaient sans lever l’œil. –<br />

Les autres s’étonnaient d’abord, et puis souriaient<br />

quand elles avaient les <strong>de</strong>nts belles. – Quelquesunes<br />

se retournaient au bout <strong>de</strong> quelque temps<br />

pour me voir lorsqu’elles croyaient que je ne les<br />

regardais plus, et rougissaient comme <strong>de</strong>s cerises<br />

en se trouvant nez à nez avec moi. – Le temps<br />

était beau ; il y avait foule à la promena<strong>de</strong>. – Et<br />

cependant, je dois l’avouer, malgré tout le respect<br />

que je porte à cette intéressante moitié <strong>du</strong> genre<br />

humain, ce qu’on est convenu d’appeler le beau<br />

sexe est diablement laid : sur cent femmes il y en<br />

avait à peine une <strong>de</strong> passable. Celle-ci avait <strong>de</strong> la<br />

moustache ; celle-là avait le nez bleu ; d’autres<br />

avaient <strong>de</strong>s taches rouges en place <strong>de</strong> sourcils ;<br />

une n’était pas mal faite, mais elle avait le visage<br />

couperosé. <strong>La</strong> tête d’une secon<strong>de</strong> était charmante,<br />

mais elle pouvait se gratter l’oreille avec<br />

l’épaule ; la troisième eût fait honte à Praxitèle<br />

pour la ron<strong>de</strong>ur et le moelleux <strong>de</strong> certains<br />

contours, mais elle patinait sur <strong>de</strong>s pieds pareils à<br />

115


<strong>de</strong>s étriers turcs. Une autre faisait montre <strong>de</strong>s plus<br />

magnifiques épaules qu’on pût voir ; en revanche,<br />

ses mains ressemblaient, pour la forme et la<br />

dimension, à ces énormes gants écarlates qui<br />

servent d’enseigne aux mercières. – En général,<br />

que <strong>de</strong> fatigue sur ces figures ! comme elles sont<br />

flétries, étiolées, usées ignoblement par <strong>de</strong> petites<br />

passions et <strong>de</strong> petits vices ! Quelle expression<br />

d’envie, <strong>de</strong> curiosité méchante, d’avidité, <strong>de</strong><br />

coquetterie effrontée ! et qu’une femme qui n’est<br />

pas belle est plus lai<strong>de</strong> qu’un homme qui n’est<br />

pas beau !<br />

Je n’ai rien vu <strong>de</strong> bien, – excepté quelques<br />

grisettes ; – mais il y a là plus <strong>de</strong> toile à<br />

chiffonner que <strong>de</strong> soie, et ce n’est pas mon<br />

affaire. – En vérité, je crois que l’homme, et par<br />

l’homme j’entends aussi la femme, est le plus<br />

vilain animal qui soit sur la terre. Ce quadrupè<strong>de</strong><br />

qui marche sur ses pieds <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière me paraît<br />

singulièrement présomptueux <strong>de</strong> se donner <strong>de</strong> son<br />

plein droit le premier rang dans la création. Un<br />

lion, un tigre sont plus beaux que les hommes, et<br />

dans leur espèce beaucoup d’indivi<strong>du</strong>s atteignent<br />

à toute la beauté qui leur est propre. Cela est<br />

116


extrêmement rare chez l’homme. – Que<br />

d’avortons pour un Antinoüs ! que <strong>de</strong> Gothons<br />

pour une Philis.<br />

J’ai bien peur, mon cher ami, <strong>de</strong> ne pouvoir<br />

jamais embrasser mon idéal, et cependant il n’a<br />

rien d’extravagant et <strong>de</strong> hors nature. – Ce n’est<br />

pas l’idéal d’un écolier <strong>de</strong> troisième. Je ne<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> ni <strong>de</strong>s globes d’ivoire, ni <strong>de</strong>s colonnes<br />

d’albâtre, ni <strong>de</strong>s réseaux d’azur ; je n’ai employé<br />

dans sa composition ni lis, ni neige, ni rose, ni<br />

jais, ni ébène, ni corail, ni ambroisie, ni perles, ni<br />

diamants ; j’ai laissé les étoiles <strong>du</strong> ciel en repos,<br />

et je n’ai pas décroché le soleil hors <strong>de</strong> saison.<br />

C’est un idéal presque bourgeois, tant il est<br />

simple, et il me semble qu’avec un sac ou <strong>de</strong>ux<br />

<strong>de</strong> piastres je le trouverais tout fait et tout réalisé<br />

dans le premier bazar venu <strong>de</strong> Constantinople ou<br />

<strong>de</strong> Smyrne ; il me coûterait probablement moins<br />

qu’un cheval ou qu’un chien <strong>de</strong> race : et dire que<br />

je n’arriverai pas à cela, car je sens que je n’y<br />

arriverai pas ! il y a <strong>de</strong> quoi en enrager, et j’entre<br />

contre le sort dans les plus belles colères <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong>.<br />

117


Toi, – tu n’es pas aussi fou que moi, tu es<br />

heureux, toi ; – tu t’es laissé aller tout bonnement<br />

à ta vie sans te tourmenter à la faire, et tu as pris<br />

les choses comme elles se présentaient. Tu n’as<br />

pas cherché le bonheur, et il est venu te chercher ;<br />

tu es aimé, et tu aimes. – Je ne t’envie pas ; – ne<br />

va pas croire cela au moins : mais je me trouve<br />

moins joyeux en pensant à ta félicité que je ne<br />

<strong>de</strong>vrais l’être, et je me dis, en soupirant, que je<br />

voudrais bien jouir d’une félicité pareille.<br />

Peut-être mon bonheur a-t-il passé à côté <strong>de</strong><br />

moi, et je ne l’aurai pas vu, aveugle que j’étais ;<br />

peut-être la voix a-t-elle parlé, et le bruit <strong>de</strong> mes<br />

tempêtes m’aura empêché <strong>de</strong> l’entendre.<br />

Peut-être ai-je été aimé obscurément par un<br />

humble cœur que j’aurai méconnu ou brisé ; peutêtre<br />

ai-je été moi-même l’idéal d’un autre, le pôle<br />

d’une âme en souffrance, – le rêve d’une nuit et<br />

la pensée d’un jour. – Si j’avais regardé à mes<br />

pieds, peut-être y aurais-je vu quelque belle<br />

Ma<strong>de</strong>leine avec son urne <strong>de</strong> parfums et sa<br />

chevelure éplorée. J’allais levant les bras au ciel,<br />

désireux <strong>de</strong> cueillir les étoiles qui me fuyaient, et<br />

118


dédaignant <strong>de</strong> ramasser la petite pâquerette qui<br />

m’ouvrait son cœur d’or dans la rosée et le gazon.<br />

J’ai commis une gran<strong>de</strong> faute : j’ai <strong>de</strong>mandé à<br />

l’amour autre chose que l’amour et ce qu’il ne<br />

pouvait pas donner. J’ai oublié que l’amour était<br />

nu, je n’ai pas compris le sens <strong>de</strong> ce magnifique<br />

symbole. – Je lui ai <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong>s robes <strong>de</strong><br />

brocart, <strong>de</strong>s plumes, <strong>de</strong>s diamants, un esprit<br />

sublime, la science, la poésie, la beauté, la<br />

jeunesse, la puissance suprême, – tout ce qui<br />

n’est pas lui ; – l’amour ne peut offrir que luimême,<br />

et qui en veut tirer autre chose n’est pas<br />

digne d’être aimé.<br />

Je me suis sans doute trop hâté : mon heure<br />

n’est pas venue ; Dieu qui m’a prêté la vie ne me<br />

la reprendra pas sans que j’aie vécu. À quoi bon<br />

donner au poète une lyre sans cor<strong>de</strong>s, à l’homme<br />

une vie sans amour ? Dieu ne peut pas commettre<br />

une pareille inconséquence ; et sans doute, au<br />

moment voulu, il mettra sur mon chemin celle<br />

que je dois aimer et dont je dois être aimé. – Mais<br />

pourquoi l’amour m’est-il venu avant la<br />

maîtresse ! pourquoi ai-je soif sans avoir <strong>de</strong><br />

fontaine où m’étancher ? ou pourquoi ne sais-je<br />

119


pas voler, comme ces oiseaux <strong>du</strong> désert, à<br />

l’endroit où est l’eau ? Le mon<strong>de</strong> est pour moi un<br />

Sahara sans puits et sans dattiers. Je n’ai pas dans<br />

ma vie un seul coin d’ombre où m’abriter <strong>du</strong><br />

soleil : je souffre toutes les ar<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> la passion<br />

sans en avoir les extases et les délices ineffables ;<br />

j’en connais les tourments, et n’en ai pas les<br />

plaisirs. Je suis jaloux <strong>de</strong> ce qui n’existe pas ; je<br />

m’inquiète pour l’ombre d’une ombre ; je pousse<br />

<strong>de</strong>s soupirs qui n’ont point <strong>de</strong> but ; j’ai <strong>de</strong>s<br />

insomnies que ne vient pas embellir un fantôme<br />

adoré ; je verse <strong>de</strong>s larmes qui coulent jusqu’à<br />

terre sans être essuyées ; je donne au vent <strong>de</strong>s<br />

baisers qui ne me sont point ren<strong>du</strong>s ; j’use mes<br />

yeux à vouloir saisir dans le lointain une forme<br />

incertaine et trompeuse ; j’attends ce qui ne doit<br />

point venir, et je compte les heures avec anxiété,<br />

comme si j’avais un ren<strong>de</strong>z-vous.<br />

Qui que tu sois, ange ou démon, vierge ou<br />

courtisane, bergère ou princesse, que tu viennes<br />

<strong>du</strong> nord ou <strong>du</strong> midi, toi que je ne connais pas et<br />

que j’aime ! oh ! ne te fais pas attendre plus<br />

longtemps, ou la flamme brûlera l’autel, et tu ne<br />

trouveras plus à la place <strong>de</strong> mon cœur qu’un<br />

120


morceau <strong>de</strong> cendre froi<strong>de</strong>. Descends <strong>de</strong> la sphère<br />

où tu es ; quitte le ciel <strong>de</strong> cristal, esprit<br />

consolateur, et viens jeter sur mon âme l’ombre<br />

<strong>de</strong> tes gran<strong>de</strong>s ailes. Toi, femme que j’aimerai,<br />

viens, que je ferme sur toi mes bras ouverts<br />

<strong>de</strong>puis si longtemps. Portes d’or <strong>du</strong> palais qu’elle<br />

habite, roulez-vous sur vos gonds ; humble loquet<br />

<strong>de</strong> sa cabane, lève-toi ; rameaux <strong>de</strong>s bois, ronces<br />

<strong>de</strong>s chemins, décroisez-vous ; enchantements <strong>de</strong><br />

la tourelle, charmes <strong>de</strong>s magiciens, soyez<br />

rompus ; ouvrez-vous, rangs <strong>de</strong> la foule, et la<br />

laissez passer.<br />

Si tu viens trop tard, ô mon idéal ! je n’aurai<br />

plus la force <strong>de</strong> t’aimer : – mon âme est comme<br />

un colombier tout plein <strong>de</strong> colombes. À toute<br />

heure <strong>du</strong> jour, il s’en envole quelque désir. Les<br />

colombes reviennent au colombier, mais les<br />

désirs ne reviennent point au cœur. – L’azur <strong>du</strong><br />

ciel blanchit sous leurs innombrables essaims ; ils<br />

s’en vont, à travers l’espace, <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> en mon<strong>de</strong>,<br />

<strong>de</strong> ciel en ciel, chercher quelque amour pour s’y<br />

poser et y passer la nuit : presse le pas, ô mon<br />

rêve ! ou tu ne trouveras plus dans le nid vi<strong>de</strong> que<br />

les coquilles <strong>de</strong>s oiseaux envolés.<br />

121


Mon ami, mon compagnon d’enfance, tu es le<br />

seul à qui je puisse conter <strong>de</strong> pareilles choses.<br />

Écris-moi que tu me plains, et que tu ne me<br />

trouves pas hypocondriaque ; console-moi, je<br />

n’en ai jamais eu plus besoin : que ceux qui ont<br />

une passion qu’ils peuvent satisfaire sont dignes<br />

d’envie ! L’ivrogne ne rencontre <strong>de</strong> cruauté dans<br />

aucune bouteille ; il tombe <strong>du</strong> cabaret au<br />

ruisseau, et se trouve plus heureux sur son tas<br />

d’or<strong>du</strong>res qu’un roi sur son trône. Le sensuel va<br />

chez les courtisanes chercher <strong>de</strong> faciles amours,<br />

ou <strong>de</strong>s raffinements impudiques : une joue fardée,<br />

une jupe courte, une gorge débraillée, un propos<br />

libertin, il est heureux ; son œil blanchit, sa lèvre<br />

se trempe ; il atteint au <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> son<br />

bonheur, il a l’extase <strong>de</strong> sa grossière volupté. Le<br />

joueur n’a besoin que d’un tapis vert et d’un jeu<br />

<strong>de</strong> cartes gras et usé pour se procurer les<br />

angoisses poignantes, les spasmes nerveux et les<br />

diaboliques jouissances <strong>de</strong> son horrible passion.<br />

Ces gens-là peuvent s’assouvir ou se distraire ; –<br />

moi, cela m’est impossible.<br />

Cette idée s’est tellement emparée <strong>de</strong> moi que<br />

je n’aime presque plus les arts, et que la poésie<br />

122


n’a plus pour moi aucun charme ; ce qui me<br />

ravissait autrefois ne me fait pas la moindre<br />

impression.<br />

Je commence à le croire, – je suis dans mon<br />

tort, je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à la nature et à la société plus<br />

qu’elles ne peuvent donner. Ce que je cherche<br />

n’existe point, et je ne dois pas me plaindre <strong>de</strong> ne<br />

pas le trouver. Cependant, si la femme que nous<br />

rêvons n’est pas dans les conditions <strong>de</strong> la nature<br />

humaine, qui fait donc que nous n’aimons que<br />

celle-là et point les autres, puisque nous sommes<br />

<strong>de</strong>s hommes, et que notre instinct <strong>de</strong>vrait nous y<br />

porter d’une invincible manière ? Qui nous a<br />

donné l’idée <strong>de</strong> cette femme imaginaire ? <strong>de</strong><br />

quelle argile avons-nous pétri cette statue<br />

invisible ? où avons-nous pris les plumes que<br />

nous avons attachées au dos <strong>de</strong> cette chimère ?<br />

quel oiseau mystique a déposé dans un coin<br />

obscur <strong>de</strong> notre âme l’œuf inaperçu dont notre<br />

rêve est éclos ? quelle est donc cette beauté<br />

abstraite que nous sentons, et que nous ne<br />

pouvons définir ? pourquoi, <strong>de</strong>vant une femme<br />

souvent charmante, disons-nous quelquefois<br />

qu’elle est belle, – tandis que nous la trouvons<br />

123


fort lai<strong>de</strong> ? Où est donc le modèle, le type, le<br />

patron intérieur qui nous sert <strong>de</strong> point <strong>de</strong><br />

comparaison ? car la beauté n’est pas une idée<br />

absolue, et ne peut s’apprécier que par le<br />

contraste. – Est-ce au ciel que nous l’avons vue, –<br />

dans une étoile, – au bal, à l’ombre d’une mère,<br />

frais bouton d’une rose effeuillée ? – est-ce en<br />

Italie ou en Espagne ? est-ce ici ou là-bas, hier ou<br />

il y a longtemps ? était-ce la courtisane adorée, la<br />

cantatrice en vogue, la fille <strong>du</strong> prince ? une tête<br />

fière et noble ployant sous un lourd diadème <strong>de</strong><br />

perles et <strong>de</strong> rubis ? un visage jeune et enfantin se<br />

penchant entre les capucines et les volubilis <strong>de</strong> la<br />

fenêtre ? – À quelle école appartenait le tableau<br />

où cette beauté ressortait blanche et rayonnante<br />

au milieu <strong>de</strong>s noires ombres ? Est-ce Raphaël qui<br />

a caressé le contour qui vous plaît ? est-ce<br />

Cléomène qui a poli le marbre que vous adorez ?<br />

– êtes-vous amoureux d’une madone ou d’une<br />

Diane ? – votre idéal est-il un ange, une sylphi<strong>de</strong><br />

ou une femme ?<br />

Hélas ! c’est un peu <strong>de</strong> tout cela, et ce n’est<br />

pas cela.<br />

124


Cette transparence <strong>de</strong> ton, cette fraîcheur<br />

charmante et pleine d’éclat, ces chairs où courent<br />

tant <strong>de</strong> sang et tant <strong>de</strong> vie, ces belles chevelures<br />

blon<strong>de</strong>s se déroulant comme <strong>de</strong>s manteaux d’or,<br />

ces rires étincelants, ces fossettes amoureuses,<br />

ces formes ondoyantes comme <strong>de</strong>s flammes, cette<br />

force, cette souplesse, ces luisants <strong>de</strong> satin, ces<br />

lignes si bien nourries, ces bras potelés, ces dos<br />

charnus et polis, toute cette belle santé appartient<br />

à Rubens. – Raphaël lui seul a pu remplir <strong>de</strong> cette<br />

couleur d’ambre pâle un aussi chaste linéament.<br />

Quel autre que lui a courbé ces longs sourcils si<br />

fins et si noirs, et effilé les franges <strong>de</strong> ces<br />

paupières si mo<strong>de</strong>stement baissées ? – Croyezvous<br />

qu’Allegri ne soit pour rien dans votre<br />

idéal ? C’est à lui que la dame <strong>de</strong> vos pensées a<br />

volé cette blancheur mate et chau<strong>de</strong> qui vous<br />

ravit. Elle s’est arrêtée bien longtemps <strong>de</strong>vant ses<br />

toiles pour surprendre le secret <strong>de</strong> cet angélique<br />

sourire toujours épanoui ; elle a mo<strong>de</strong>lé l’ovale<br />

<strong>de</strong> son visage sur l’ovale d’une nymphe ou d’une<br />

sainte. Cette ligne <strong>de</strong> la hanche qui serpente si<br />

voluptueusement est <strong>de</strong> l’Antiope endormie. –<br />

Ces mains grasses et fines peuvent être réclamées<br />

125


par Danaé ou Ma<strong>de</strong>leine. <strong>La</strong> poudreuse antiquité<br />

elle-même a fourni bien <strong>de</strong>s matériaux pour la<br />

composition <strong>de</strong> votre jeune chimère ; ces reins<br />

souples et forts que vous enlacez <strong>de</strong> vos bras avec<br />

tant <strong>de</strong> passion ont été sculptés par Praxitèle.<br />

Cette divinité a laissé tout exprès passer le petit<br />

bout <strong>de</strong> son pied charmant hors <strong>de</strong>s cendres<br />

d’Herculanum pour que votre idole ne fût pas<br />

boiteuse. <strong>La</strong> nature a aussi contribué pour sa part.<br />

Vous avez vu au prisme <strong>du</strong> désir, çà et là, un bel<br />

œil sous une jalousie, un front d’ivoire appuyé<br />

contre une vitre, une bouche souriant <strong>de</strong>rrière un<br />

éventail. – Vous avez <strong>de</strong>viné un bras d’après la<br />

main, un genou d’après une cheville. Ce que vous<br />

voyiez était parfait : – vous supposiez le reste<br />

comme ce que vous voyiez, et vous l’acheviez<br />

avec les morceaux d’autres beautés enlevés<br />

ailleurs. – <strong>La</strong> beauté idéale, réalisée par les<br />

peintres, ne vous a pas même suffi, et vous êtes<br />

allé <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r aux poètes <strong>de</strong>s contours encore<br />

plus arrondis, <strong>de</strong>s formes plus éthérées, <strong>de</strong>s<br />

grâces plus divines, <strong>de</strong>s recherches plus<br />

exquises ; vous les aviez priés <strong>de</strong> donner le<br />

souffle et la parole à votre fantôme, tout leur<br />

126


amour, toute leur rêverie, toute leur joie et leur<br />

tristesse, leur mélancolie et leur morbi<strong>de</strong>sse, tous<br />

leurs souvenirs et toutes leurs espérances, leur<br />

science et leur passion, leur esprit et leur cœur ;<br />

vous leur avez pris tout cela, et vous avez ajouté,<br />

pour mettre le comble à l’impossible, votre<br />

passion à vous, votre esprit à vous, votre rêve et<br />

votre pensée. L’étoile a prêté son rayon, la fleur<br />

son parfum, la palette sa couleur, le poète son<br />

harmonie, le marbre sa forme, vous votre désir. –<br />

Le moyen qu’une femme réelle, mangeant et<br />

buvant, se levant le matin et se couchant le soir,<br />

si adorable et si pétrie <strong>de</strong> grâces qu’elle soit<br />

d’ailleurs, puisse soutenir la comparaison avec<br />

une pareille créature ! on ne peut<br />

raisonnablement l’espérer, et cependant on<br />

l’espère, on cherche. – Quel singulier<br />

aveuglement ! cela est sublime ou absur<strong>de</strong>. Que<br />

je plains et que j’admire ceux qui poursuivent à<br />

travers tout la réalité <strong>de</strong> leur rêve, et qui meurent<br />

contents, pourvu qu’ils aient baisé une fois leur<br />

chimère à la bouche ! Mais quel sort affreux que<br />

celui <strong>de</strong>s Colombs qui n’ont pas trouvé leur<br />

mon<strong>de</strong>, et <strong>de</strong>s amants qui n’ont pas trouvé leur<br />

127


maîtresse !<br />

Ah ! si j’étais poète, c’est à ceux dont<br />

l’existence est manquée ; dont les flèches n’ont<br />

pas été au but, qui sont morts avec le mot qu’ils<br />

avaient à dire et sans presser la main qui leur était<br />

<strong>de</strong>stinée ; c’est à tout ce qui a avorté et à tout ce<br />

qui a passé sans être aperçu, au feu étouffé, au<br />

génie sans issue, à la perle inconnue au fond <strong>de</strong>s<br />

mers, à tout ce qui a aimé sans être aimé, à tout<br />

ce qui a souffert et que l’on n’a pas plaint que je<br />

consacrerais mes chants ; – ce serait une noble<br />

tâche.<br />

Que Platon avait raison <strong>de</strong> vouloir vous bannir<br />

<strong>de</strong> sa république, et quel mal vous nous avez fait,<br />

ô poètes ! Que votre ambroisie nous a ren<strong>du</strong> notre<br />

absinthe encore plus amère ; et comme nous<br />

avons trouvé notre vie encore plus ari<strong>de</strong> et plus<br />

dévastée après avoir plongé nos yeux dans les<br />

perspectives que vous nous ouvrez sur l’infini !<br />

que vos rêves ont amené une lutte terrible contre<br />

nos réalités ! et comme, <strong>du</strong>rant le combat, notre<br />

cœur a été piétiné et foulé par ces ru<strong>de</strong>s athlètes !<br />

Nous nous sommes assis comme Adam au<br />

128


pied <strong>de</strong>s murs <strong>du</strong> paradis terrestre, sur les<br />

marches <strong>de</strong> l’escalier qui mène au mon<strong>de</strong> que<br />

vous avez créé, voyant étinceler à travers les<br />

fentes <strong>de</strong> la porte une lumière plus vive que le<br />

soleil, entendant confusément quelques notes<br />

éparses d’une harmonie séraphique. Toutes les<br />

fois qu’un élu entre ou sort au milieu d’un flot <strong>de</strong><br />

splen<strong>de</strong>ur, nous tendons le cou pour tâcher <strong>de</strong><br />

voir quelque chose par le battant ouvert. C’est<br />

une architecture féerique qui n’a son égale que<br />

dans les contes arabes. Des entassements <strong>de</strong><br />

colonnes, <strong>de</strong>s arca<strong>de</strong>s superposées, <strong>de</strong>s piliers<br />

tor<strong>du</strong>s en spirale, <strong>de</strong>s feuillages merveilleusement<br />

découpés, <strong>de</strong>s trèfles évidés, <strong>du</strong> porphyre, <strong>du</strong><br />

jaspe, <strong>du</strong> lapis-lazuli, que sais-je, moi ! <strong>de</strong>s<br />

transparences et <strong>de</strong>s reflets éblouissants, <strong>de</strong>s<br />

profusions <strong>de</strong> pierreries étranges, <strong>de</strong>s sardoines,<br />

<strong>du</strong> chrysobéryl, <strong>de</strong>s aigues-marines, <strong>de</strong>s opales<br />

irisées, <strong>de</strong> l’azerodrach, <strong>de</strong>s jets <strong>de</strong> cristal, <strong>de</strong>s<br />

flambeaux à faire pâlir les étoiles, une vapeur<br />

splendi<strong>de</strong> pleine <strong>de</strong> bruit et <strong>de</strong> vertige, – un luxe<br />

tout assyrien !<br />

Le battant retombe ; vous ne voyez plus rien, –<br />

et vos yeux se baissent, pleins <strong>de</strong> larmes<br />

129


corrosives, sur cette pauvre terre décharnée et<br />

pâle, sur ces masures en ruine, sur ce peuple en<br />

haillons, sur votre âme, rocher ari<strong>de</strong> où rien ne<br />

germe, sur toutes les misères et toutes les<br />

infortunes <strong>de</strong> la réalité. Ah ! <strong>du</strong> moins, si nous<br />

pouvions voler jusque-là, si les <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> cet<br />

escalier <strong>de</strong> feu ne nous brûlaient pas les pieds ;<br />

mais, hélas ! l’échelle <strong>de</strong> Jacob ne peut être<br />

montée que par les anges !<br />

Quel sort que celui <strong>du</strong> pauvre à la porte <strong>du</strong><br />

riche ! quelle ironie sanglante qu’un palais en<br />

face d’une cabane, que l’idéal en face <strong>du</strong> réel,<br />

que la poésie en face <strong>de</strong> la prose ! quelle haine<br />

enracinée doit tordre les nœuds au fond <strong>du</strong> cœur<br />

<strong>de</strong>s misérables ! quels grincements <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts<br />

doivent retentir la nuit sur leur grabat, tandis que<br />

le vent apporte jusqu’à leur oreille les soupirs <strong>de</strong>s<br />

téorbes et <strong>de</strong>s violes d’amour ! Poètes, peintres,<br />

sculpteurs, musiciens, pourquoi nous avez-vous<br />

menti ? Poètes, pourquoi nous avez-vous raconté<br />

vos rêves ? Peintres, pourquoi avez-vous fixé sur<br />

la toile ce fantôme insaisissable qui montait et<br />

<strong>de</strong>scendait <strong>de</strong> votre cœur à votre tête avec les<br />

bouillons <strong>de</strong> votre sang, et nous avez-vous dit :<br />

130


Ceci est une femme ? Sculpteurs, pourquoi avezvous<br />

tiré le marbre <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> Carrare<br />

pour lui faire exprimer éternellement, et aux yeux<br />

<strong>de</strong> tous, votre plus secret et plus fugitif désir ?<br />

Musiciens, pourquoi avez-vous écouté, pendant<br />

la nuit, le chant <strong>de</strong>s étoiles et <strong>de</strong>s fleurs, et l’avezvous<br />

noté ? Pourquoi avez-vous fait <strong>de</strong> si belles<br />

chansons que la voix la plus douce qui nous dit :<br />

– Je t’aime ! – nous paraît rauque comme le<br />

grincement d’une scie ou le croassement d’un<br />

corbeau ? – Soyez maudits, imposteurs !... et<br />

puisse le feu <strong>du</strong> ciel brûler et détruire tous les<br />

tableaux, tous les poèmes, toutes les statues et<br />

toutes les partitions... Ouf ! voilà une tira<strong>de</strong> d’une<br />

longueur interminable, et qui sort un peu <strong>du</strong> style<br />

épistolaire. – Quelle tartine !<br />

Je me suis joliment laissé aller au lyrisme,<br />

mon très cher ami, et voilà déjà bien <strong>du</strong> temps<br />

que je pindarise assez ridiculement. Tout ceci est<br />

fort loin <strong>de</strong> notre sujet, qui est, si je m’en<br />

souviens bien, l’histoire glorieuse et triomphante<br />

<strong>du</strong> chevalier d’Albert au pourchas <strong>de</strong> Daraï<strong>de</strong>, la<br />

plus belle princesse <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, comme disent les<br />

vieux romans. Mais en vérité, l’histoire est si<br />

131


pauvre que je suis forcé d’avoir recours aux<br />

digressions et aux réflexions.<br />

J’espère qu’il n’en sera pas toujours ainsi, et<br />

qu’avant peu le roman <strong>de</strong> ma vie sera plus<br />

entortillé et plus compliqué qu’un imbroglio<br />

espagnol.<br />

Après avoir erré <strong>de</strong> rue en rue, je me décidai à<br />

aller trouver un <strong>de</strong> mes amis qui <strong>de</strong>vait me<br />

présenter dans une maison, où, à ce qu’il m’a dit,<br />

on voyait un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> jolies femmes, – une<br />

collection d’idéalités réelles, – <strong>de</strong> quoi satisfaire<br />

une vingtaine <strong>de</strong> poètes. – Il y en a pour tous les<br />

goûts : – <strong>de</strong>s beautés aristocratiques avec <strong>de</strong>s<br />

regards d’aigle, <strong>de</strong>s yeux vert <strong>de</strong> mer, <strong>de</strong>s nez<br />

droits, <strong>de</strong>s mentons orgueilleusement relevés, <strong>de</strong>s<br />

mains royales et <strong>de</strong>s démarches <strong>de</strong> déesse ; <strong>de</strong>s lis<br />

d’argent montés sur <strong>de</strong>s tiges d’or ; – <strong>de</strong> simples<br />

violettes aux pâles couleurs, au doux parfum, œil<br />

humi<strong>de</strong> et baissé, cou frêle, chair diaphane ; – <strong>de</strong>s<br />

beautés vives et piquantes ; <strong>de</strong>s beautés<br />

précieuses, <strong>de</strong>s beautés <strong>de</strong> tous les genres ; – car<br />

c’est un vrai sérail que cette maison-là, moins les<br />

eunuques et le kislar aga. – Mon ami me dit qu’il<br />

132


y a déjà fait cinq ou six passions, – tout autant ; –<br />

cela me paraît extrêmement prodigieux, et j’ai<br />

bien peur <strong>de</strong> ne pas avoir un pareil succès ; <strong>de</strong><br />

C*** prétend que si, et que je réussirai bientôt<br />

plus que je ne le voudrai. Je n’ai, suivant lui,<br />

qu’un défaut dont je me corrigerai avec l’âge et<br />

en prenant <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, c’est <strong>de</strong> faire trop <strong>de</strong> cas <strong>de</strong><br />

la femme, et pas assez <strong>de</strong>s femmes. – Il pourrait<br />

bien y avoir quelque chose <strong>de</strong> vrai là-<strong>de</strong>dans. – Il<br />

dit que je serai parfaitement aimable quand je me<br />

serai défait <strong>de</strong> ce petit travers. Dieu le veuille ! Il<br />

faut que les femmes sentent que je les méprise ;<br />

car un compliment, qu’elles trouveraient adorable<br />

et <strong>du</strong> <strong>de</strong>rnier charmant dans la bouche d’un autre,<br />

les met en colère et leur déplaît dans la mienne,<br />

autant que l’épigramme la plus sanglante. Cela<br />

tient probablement à ce que <strong>de</strong> C*** me<br />

reproche.<br />

Le cœur me battait un peu en montant<br />

l’escalier, et j’étais à peine remis <strong>de</strong> mon émotion<br />

que <strong>de</strong> C***, me poussant par le cou<strong>de</strong>, me mit<br />

face à face avec une femme d’une trentaine<br />

d’années environ, – assez belle, – parée avec un<br />

luxe sourd et une prétention extrême <strong>de</strong><br />

133


simplicité enfantine, – ce qui ne l’empêchait pas<br />

d’être plaquée <strong>de</strong> rouge comme une roue <strong>de</strong><br />

carrosse : – c’était la dame <strong>du</strong> lieu.<br />

De C***, prenant cette voix grêle et moqueuse<br />

si différente <strong>de</strong> sa voix habituelle, et dont il se<br />

sert dans le mon<strong>de</strong> quand il veut faire le<br />

charmant, lui dit avec force démonstrations <strong>de</strong><br />

respect ironique, où perçait visiblement le plus<br />

profond mépris, moitié bas, moitié haut :<br />

– C’est ce jeune homme dont je vous ai parlé<br />

l’autre jour, – un homme d’un mérite très<br />

distingué ; – il est on ne peut mieux né, et je<br />

pense qu’il ne pourra que vous être agréable <strong>de</strong> le<br />

recevoir ; c’est pourquoi j’ai pris la liberté <strong>de</strong><br />

vous le présenter.<br />

– Assurément, monsieur, vous avez très bien<br />

fait, répliqua la dame en minaudant <strong>de</strong> la manière<br />

la plus outrée. Puis elle se retourna vers moi, et,<br />

après m’avoir détaillé <strong>du</strong> coin <strong>de</strong> l’œil en<br />

connaisseuse habile, et d’une façon qui me fit<br />

rougir par-<strong>de</strong>ssus les oreilles : – Vous pouvez<br />

vous regar<strong>de</strong>r comme invité une fois pour toutes,<br />

et venir aussi souvent que vous aurez une soirée à<br />

134


perdre.<br />

Je m’inclinai assez gauchement et balbutiai<br />

quelques mots sans suite qui ne <strong>du</strong>rent pas lui<br />

donner une haute idée <strong>de</strong> mes moyens ; d’autres<br />

personnes entrèrent, ce qui me délivra <strong>de</strong>s ennuis<br />

inséparables <strong>de</strong> la présentation. De C*** me tira<br />

dans un coin <strong>de</strong> fenêtre, et se mit à me sermonner<br />

d’importance.<br />

– Que diable ! tu vas me compromettre ; je t’ai<br />

annoncé comme un phénix d’esprit, un homme à<br />

imagination effrénée, un poète lyrique, tout ce<br />

qu’il y a <strong>de</strong> plus transcendant et <strong>de</strong> plus<br />

passionné, et tu restes là comme une souche, sans<br />

sonner mot ! Quelle pauvre imaginative ! Je te<br />

croyais la veine plus fécon<strong>de</strong> ; allons donc, lâche<br />

la bri<strong>de</strong> à ta langue, babille à tort et à travers ; tu<br />

n’as pas besoin <strong>de</strong> dire <strong>de</strong>s choses sensées et<br />

judicieuses, au contraire, cela pourrait t’être<br />

nuisible ; parle, voilà l’essentiel ; parle beaucoup,<br />

parle longtemps ; attire l’attention sur toi ; jettemoi<br />

<strong>de</strong> côté toute crainte et toute mo<strong>de</strong>stie ; metstoi<br />

bien dans la tête que tous ceux qui sont ici<br />

sont <strong>de</strong>s sots, ou à peu près, et n’oublie pas qu’un<br />

135


orateur qui veut réussir ne peut mépriser assez<br />

son auditoire. – Que te semble <strong>de</strong> la maîtresse <strong>de</strong><br />

la maison ?<br />

– Elle me déplaît déjà considérablement ; et,<br />

quoique je lui aie parlé à peine trois minutes, je<br />

m’ennuyais autant que si j’eusse été son mari.<br />

– Ah ! voilà ce que tu en penses ?<br />

– Mais oui.<br />

– Ta répugnance pour elle est donc tout à fait<br />

insurmontable ? – Tant pis ; il aurait été décent<br />

pour toi <strong>de</strong> l’avoir, ne fût-ce qu’un mois, cela est<br />

<strong>du</strong> bon air, et un jeune homme un peu bien ne<br />

peut être mis dans le mon<strong>de</strong> que par elle.<br />

– Eh bien ! je l’aurai, fis-je d’un air assez<br />

piteux, puisqu’il le faut ; mais cela est-il aussi<br />

nécessaire que tu as l’air <strong>de</strong> le croire ?<br />

– Hélas, oui ! cela est <strong>du</strong> <strong>de</strong>rnier<br />

indispensable, et je m’en vais t’en expliquer les<br />

raisons. M me <strong>de</strong> Thémines est à la mo<strong>de</strong><br />

maintenant ; elle a tous les ridicules <strong>du</strong> jour d’une<br />

manière supérieure, quelquefois ceux <strong>de</strong> <strong>de</strong>main,<br />

mais jamais ceux d’hier : elle est parfaitement au<br />

136


courant. On portera ce qu’elle porte, et elle ne<br />

porte pas ce qu’on a porté. Elle est riche<br />

d’ailleurs, et ses équipages sont <strong>du</strong> meilleur goût.<br />

– Elle n’a pas d’esprit, mais beaucoup <strong>de</strong> jargon ;<br />

elle a <strong>de</strong>s goûts fort vifs et peu <strong>de</strong> passion. On lui<br />

plaît, mais on ne la touche pas ; c’est un cœur<br />

froid et une tête libertine. Quant à son âme, si elle<br />

en a une, ce qui est douteux, elle est <strong>de</strong>s plus<br />

noires, et il n’y a pas <strong>de</strong> méchancetés et <strong>de</strong><br />

bassesses dont elle ne soit capable ; mais elle est<br />

extrêmement adroite et conserve les <strong>de</strong>hors, juste<br />

ce qu’il est nécessaire pour qu’on ne puisse rien<br />

prouver contre elle. Ainsi, elle couchera très bien<br />

avec un homme et ne lui écrira pas le billet le<br />

plus simple. Aussi ses ennemis les plus intimes<br />

ne trouvent rien à dire sur elle, sinon qu’elle met<br />

son rouge trop haut, et que certaines portions <strong>de</strong><br />

sa personne n’ont pas, en vérité, toute la ron<strong>de</strong>ur<br />

qu’elles paraissent avoir, – ce qui est faux.<br />

– Comment le sais-tu ?<br />

– <strong>La</strong> question est bonne ! – comme on sait ces<br />

sortes <strong>de</strong> choses, en m’en assurant par moimême.<br />

137


– Tu as donc eu aussi M me <strong>de</strong> Thémines !<br />

– Certainement ! Pourquoi donc ne l’aurais-je<br />

pas eue ? Il eût été <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière inconvenance<br />

que je ne l’eusse pas. – Elle m’a ren<strong>du</strong> <strong>de</strong> grands<br />

services, et je lui en suis fort reconnaissant.<br />

– Je ne comprends pas le genre <strong>de</strong> services<br />

qu’elle peut t’avoir ren<strong>du</strong>s...<br />

– Serais-tu réellement un sot ? me dit alors <strong>de</strong><br />

C*** en me regardant avec la mine la plus<br />

comique <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>.<br />

– Ma foi, j’en ai bien peur ; – et faut-il donc<br />

tout te dire ? M me <strong>de</strong> Thémines passe, et à juste<br />

titre, pour avoir <strong>de</strong>s lumières spéciales à <strong>de</strong><br />

certains endroits, et un jeune homme qu’elle a<br />

pris et gardé pendant quelque temps peut<br />

hardiment se présenter partout, et être sûr qu’il ne<br />

restera pas longtemps sans avoir une affaire, et<br />

<strong>de</strong>ux plutôt qu’une. – Outre cet ineffable<br />

avantage, il y en a un autre qui n’est pas moindre,<br />

c’est que, dès que les femmes <strong>de</strong> cette société te<br />

verront l’amant en titre <strong>de</strong> M me <strong>de</strong> Thémines,<br />

n’eussent-elles pas le plus léger goût pour toi,<br />

elles se feront un plaisir et un <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> t’enlever<br />

138


à une femme à la mo<strong>de</strong> comme est celle-ci ; et, au<br />

lieu <strong>de</strong>s avances et <strong>de</strong>s démarches que tu aurais à<br />

faire, tu n’auras que l’embarras <strong>du</strong> choix, et tu<br />

<strong>de</strong>viendras nécessairement le point <strong>de</strong> mire <strong>de</strong><br />

toutes les agaceries et <strong>de</strong> toutes les minau<strong>de</strong>ries<br />

possibles.<br />

Cependant si elle t’inspire une répugnance<br />

trop forte, ne la prends pas. Tu n’y es pas<br />

précisément obligé, quoique cela eût été dans la<br />

politesse et les convenances. Mais fais vite un<br />

choix et attaque-toi à celle qui te plaira le mieux<br />

ou qui semblera offrir le plus <strong>de</strong> facilités, car tu<br />

perdrais, en différant, le bénéfice <strong>de</strong> la nouveauté<br />

et l’avantage qu’elle te donne pendant quelques<br />

jours sur tous les cavaliers qui sont ici. Toutes ces<br />

dames ne conçoivent rien à ces passions qui<br />

naissent dans l’intimité et se développent<br />

lentement dans le respect et dans le silence : elles<br />

sont pour les coups <strong>de</strong> foudre et les sympathies<br />

occultes ; – chose merveilleusement bien<br />

imaginée pour épargner les ennuis <strong>de</strong> la<br />

résistance et toutes ces longueurs et ces redites<br />

que le sentiment entremêle au roman <strong>de</strong> l’amour,<br />

et qui ne font qu’en différer inutilement la<br />

139


conclusion. – Ces dames sont très économes <strong>de</strong><br />

leur temps, et il leur paraît tellement précieux<br />

qu’elles seraient au désespoir d’en laisser une<br />

seule minute inemployée. – Elles ont une envie<br />

d’obliger le genre humain qu’on ne saurait trop<br />

louer, et elles aiment leur prochain comme ellesmêmes,<br />

– ce qui est parfaitement évangélique et<br />

méritoire ; ce sont <strong>de</strong> très charitables créatures,<br />

qui ne voudraient, pour rien au mon<strong>de</strong>, faire<br />

mourir un homme <strong>de</strong> désespoir.<br />

Il doit déjà y en avoir trois ou quatre <strong>de</strong><br />

frappées en ta faveur, et je te conseillerais<br />

amicalement <strong>de</strong> pousser ta pointe avec vivacité<br />

<strong>de</strong> ce côté-là, au lieu <strong>de</strong> t’amuser à bavar<strong>de</strong>r avec<br />

moi dans l’embrasure d’une fenêtre, ce qui ne<br />

t’avancera pas à grand-chose.<br />

– Mais, mon cher C***, je suis tout à fait neuf<br />

sur ces matières-là. Je n’ai point ce qu’il faut <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong> pour distinguer au premier coup d’œil une<br />

femme frappée d’avec une qui ne l’est point ; et<br />

je pourrais commettre d’étranges bévues, si tu ne<br />

m’aidais <strong>de</strong> ton expérience.<br />

– En vérité, tu es d’un primitif qui n’a pas <strong>de</strong><br />

140


nom, et je ne croyais pas qu’il fût possible d’être<br />

aussi pastoral et aussi bucolique que cela dans le<br />

bienheureux siècle où nous sommes ! – Que<br />

diable fais-tu donc <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> paire d’yeux<br />

noirs que tu as là, et qui serait <strong>de</strong> l’effet le plus<br />

vainqueur, si tu savais t’en servir ? – Regar<strong>de</strong>moi<br />

là-bas un peu, dans ce coin auprès <strong>de</strong> la<br />

cheminée, cette petite femme en rose qui joue<br />

avec son éventail : elle te lorgne <strong>de</strong>puis un quart<br />

d’heure avec une assi<strong>du</strong>ité et une fixité tout à fait<br />

significatives : il n’y a qu’elle au mon<strong>de</strong> pour être<br />

indécente d’une manière aussi supérieure, et<br />

déployer une aussi noble effronterie. Elle déplaît<br />

beaucoup aux femmes, qui désespèrent <strong>de</strong><br />

parvenir jamais à cette hauteur d’impu<strong>de</strong>nce,<br />

mais, en revanche, elle plaît beaucoup aux<br />

hommes, qui lui trouvent tout le piquant d’une<br />

courtisane. – Il est vrai qu’elle est d’une<br />

dépravation charmante, pleine d’esprit, <strong>de</strong> verve<br />

et <strong>de</strong> caprice – C’est une excellente maîtresse<br />

pour un jeune homme qui a <strong>de</strong>s préjugés. – En<br />

huit jours elle vous débarrasse une conscience <strong>de</strong><br />

tout scrupule, et vous corrompt le cœur <strong>de</strong><br />

manière à ce que vous ne soyez jamais ridicule ni<br />

141


élégiaque. Elle a sur toutes choses <strong>de</strong>s idées d’un<br />

positif inexprimable ; elle va au fond <strong>de</strong> tout avec<br />

une rapidité et une sûreté qui étonnent. C’est<br />

l’algèbre incarnée que cette petite femme-là ;<br />

c’est précisément ce qu’il faut à un rêveur et à un<br />

enthousiaste. Elle t’aura bientôt corrigé <strong>de</strong> ton<br />

vaporeux idéalisme : c’est un grand service<br />

qu’elle te rendra. Elle le fera <strong>du</strong> reste avec le plus<br />

grand plaisir, car son instinct est <strong>de</strong> désenchanter<br />

<strong>de</strong>s poètes.<br />

Ma curiosité étant éveillée par la <strong>de</strong>scription<br />

<strong>de</strong> C***, je sortis <strong>de</strong> ma retraite, et, me glissant<br />

entre les groupes, je m’approchai <strong>de</strong> la dame et je<br />

la regardai fort attentivement : – elle pouvait<br />

avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Sa taille était<br />

petite, mais assez bien prise, quoique un peu<br />

chargée d’embonpoint ; elle avait le bras blanc et<br />

potelé, la main assez noble, le pied joli et même<br />

trop mignon, – les épaules grasses et lustrées, peu<br />

<strong>de</strong> gorge, mais ce qu’il y en avait fort satisfaisant<br />

et ne donnant pas mauvaise idée <strong>du</strong> reste ; pour<br />

les cheveux, ils étaient extrêmement brillants et<br />

d’un noir bleu comme <strong>de</strong>s ailes <strong>de</strong> geai ; – le coin<br />

<strong>de</strong> l’œil troussé assez haut vers la tempe, le nez<br />

142


mince et les narines fort ouvertes, la bouche<br />

humi<strong>de</strong> et sensuelle, une petite raie à la lèvre<br />

inférieure, et un <strong>du</strong>vet presque imperceptible aux<br />

commissures. Et dans tout cela une vie, une<br />

animation, une santé, une force, et je ne sais<br />

quelle expression <strong>de</strong> luxe adroitement tempérée<br />

par la coquetterie et le manège, qui en faisaient<br />

en somme une très désirable créature et<br />

justifiaient et au-<strong>de</strong>là les goûts très vifs qu’elle<br />

avait inspirés et qu’elle inspirait tous les jours.<br />

Je la désirai ; – mais je compris néanmoins<br />

que ce ne serait pas cette femme, tout agréable<br />

qu’elle fût, qui réaliserait mon vœu et me ferait<br />

dire : – Enfin j’ai une maîtresse !<br />

Je revins à <strong>de</strong> C***, et je lui dis : – <strong>La</strong> dame<br />

me plaît assez, et je m’arrangerai peut-être avec<br />

elle. Mais, avant <strong>de</strong> rien dire <strong>de</strong> précis et qui<br />

m’engage, je voudrais bien que tu eusses la bonté<br />

<strong>de</strong> me faire voir celles <strong>de</strong>s in<strong>du</strong>lgentes beautés<br />

qui ont eu l’obligeance <strong>de</strong> se frapper pour moi,<br />

afin que je puisse choisir. – Tu me ferais plaisir<br />

aussi, puisque tu me sers ici <strong>de</strong> démonstrateur,<br />

d’y ajouter une petite notice et la nomenclature<br />

143


<strong>de</strong> leurs défauts et qualités ; la manière dont il<br />

faut les attaquer et le ton qu’on doit employer<br />

avec elles pour que je n’aie pas trop l’air d’un<br />

provincial ou d’un littérateur.<br />

– Je veux bien, dit <strong>de</strong> C***. – Vois-tu ce beau<br />

cygne mélancolique qui déploie son cou si<br />

harmonieusement et fait remuer ses manches<br />

comme <strong>de</strong>s ailes ; c’est la mo<strong>de</strong>stie même, tout ce<br />

qu’il y a <strong>de</strong> plus chaste et <strong>de</strong> plus virginal au<br />

mon<strong>de</strong> ; c’est un front <strong>de</strong> neige, un cœur <strong>de</strong> glace,<br />

<strong>de</strong>s regards <strong>de</strong> madone, un sourire d’Agnès, elle a<br />

une robe blanche et l’âme pareille ; elle ne met<br />

dans ses cheveux que <strong>de</strong>s fleurs d’oranger ou <strong>de</strong>s<br />

feuilles <strong>de</strong> nénufar, et ne tient à la terre que par<br />

un fil. Elle n’a jamais eu une mauvaise pensée et<br />

ignore profondément en quoi un homme diffère<br />

d’une femme. <strong>La</strong> sainte Vierge est une bacchante<br />

à côté d’elle, ce qui d’ailleurs ne l’empêche pas<br />

d’avoir eu plus d’amants qu’aucune femme que<br />

je connaisse, et assurément ce n’est pas peu dire.<br />

Examine-moi un peu la gorge <strong>de</strong> cette discrète<br />

personne ; – c’est un petit chef-d’œuvre, et<br />

réellement il est difficile <strong>de</strong> montrer autant en<br />

cachant davantage ; dis-moi si, avec toutes ses<br />

144


estrictions et toute sa pru<strong>de</strong>rie, elle n’est pas dix<br />

fois plus indécente que cette bonne dame qui est<br />

à sa gauche et qui étale bravement <strong>de</strong>ux<br />

hémisphères qui, s’ils étaient réunis, formeraient<br />

une mappemon<strong>de</strong> d’une gran<strong>de</strong>ur naturelle, ou<br />

que cette autre qui est à sa droite, décolletée<br />

jusqu’au ventre et qui fait para<strong>de</strong> <strong>de</strong> son néant<br />

avec une intrépidité charmante ? – Cette virginale<br />

créature, ou je me trompe fort, a déjà supputé<br />

dans sa tête ce que les promesses <strong>de</strong> ta pâleur et<br />

<strong>de</strong> tes yeux noirs pouvaient tenir d’amour et <strong>de</strong><br />

passion ; et ce qui me fait dire cela, c’est qu’elle<br />

n’a pas regardé une seule fois <strong>de</strong> ton côté, <strong>du</strong><br />

moins en apparence ; car elle sait faire jouer sa<br />

prunelle avec tant d’art et la faire couler si<br />

adroitement dans le coin <strong>de</strong> ses yeux que rien ne<br />

lui échappe ; on croirait qu’elle y voit par le<br />

<strong>de</strong>rrière <strong>de</strong> la tête, car elle sait parfaitement ce qui<br />

se passe <strong>de</strong>rrière elle. – C’est un Janus féminin. –<br />

Si tu veux réussir auprès d’elle, il faut laisser là<br />

les manières débraillées et victorieuses. Il faut lui<br />

parler sans la regar<strong>de</strong>r, sans faire <strong>de</strong> mouvement,<br />

dans une attitu<strong>de</strong> contrite, et d’un ton <strong>de</strong> voix<br />

étouffé et respectueux ; <strong>de</strong> cette façon, tu pourras<br />

145


lui dire tout ce que tu voudras, pourvu que cela<br />

soit convenablement gazé, et elle te permettra les<br />

choses les plus libres en paroles d’abord, et<br />

ensuite en action. Aie soin seulement <strong>de</strong> rouler<br />

tendrement les yeux quand elle aura les siens<br />

baissés, et parle-lui <strong>de</strong>s douceurs <strong>de</strong> l’amour<br />

platonique et <strong>du</strong> commerce <strong>de</strong>s âmes, tout en<br />

employant avec elle la pantomime la moins<br />

platonique et la moins idéale <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ! Elle est<br />

fort sensuelle et très susceptible ; embrasse-la<br />

tant que tu voudras ; mais, dans l’abandon le plus<br />

intime, n’oublie pas <strong>de</strong> l’appeler madame au<br />

moins trois fois par phrase : elle s’est brouillée<br />

avec moi, parce qu’étant couché dans son lit je lui<br />

ai dit je ne sais plus quoi en la tutoyant. Que<br />

diable ! on n’est pas honnête femme pour rien.<br />

– Je n’ai pas gran<strong>de</strong> envie, d’après ce que tu<br />

me dis, <strong>de</strong> risquer l’aventure : une Messaline<br />

pru<strong>de</strong> ! l’alliance est monstrueuse et nouvelle.<br />

– Vieille comme le mon<strong>de</strong>, mon cher ! cela se<br />

voit tous les jours, et rien n’est plus commun. –<br />

Tu as tort <strong>de</strong> ne pas te fixer à celle-là : – Elle a un<br />

grand agrément, c’est qu’avec elle on a toujours<br />

146


l’air <strong>de</strong> commettre un péché mortel, et le moindre<br />

baiser paraît tout à fait damnable ; tandis qu’avec<br />

les autres on croit à peine faire un péché véniel,<br />

et souvent même on ne croit rien faire <strong>du</strong> tout. –<br />

C’est la raison pourquoi je l’ai gardée plus<br />

longtemps qu’aucune maîtresse. – Je l’aurais<br />

encore, si elle ne m’avait pas quitté elle-même ;<br />

c’est la seule femme qui m’ait <strong>de</strong>vancé, et je lui<br />

porte un certain respect à cause <strong>de</strong> cela. – Elle a<br />

<strong>de</strong> petits raffinements <strong>de</strong> volupté on ne peut plus<br />

délicats, et ce grand art <strong>de</strong> paraître se faire<br />

extorquer ce qu’elle accor<strong>de</strong> très librement : ce<br />

qui donne à chacune <strong>de</strong> ses faveurs le charme<br />

d’un viol. Tu trouveras dans le mon<strong>de</strong> dix <strong>de</strong> ses<br />

amants qui te jureront sur leur honneur que c’est<br />

la plus vertueuse créature qui soit. – Elle est<br />

précisément le contraire. – C’est une curieuse<br />

étu<strong>de</strong> que d’anatomiser cette vertu-là sur un<br />

oreiller. – Étant prévenu, tu ne cours aucun<br />

risque, et tu n’auras pas la maladresse d’en<br />

<strong>de</strong>venir sincèrement amoureux.<br />

– Quel âge a donc cette adorable personne ?<br />

<strong>de</strong>mandai-je à <strong>de</strong> C***, car il m’était impossible<br />

<strong>de</strong> le déterminer en l’examinant avec l’attention<br />

147


la plus scrupuleuse.<br />

– Ah ! voilà, quel âge a-t-elle ? c’est le<br />

mystère, et Dieu seul le sait. Pour moi, qui me<br />

pique d’assigner leur âge aux femmes à une<br />

minute près, je n’ai jamais pu trouver le sien.<br />

Seulement, d’une manière approximative,<br />

j’estime qu’elle peut avoir <strong>de</strong> dix-huit à trente-six<br />

ans. – Je l’ai vue en gran<strong>de</strong> toilette, en déshabillé,<br />

sous le linge, et je ne puis rien t’apprendre à cet<br />

égard : ma science est en défaut ; l’âge qu’elle<br />

semble le plus avoir, c’est dix-huit ans, et<br />

cependant ce ne peut être son âge. – C’est un<br />

corps <strong>de</strong> vierge et une âme <strong>de</strong> fille <strong>de</strong> joie, et,<br />

pour se corrompre aussi profondément et aussi<br />

spacieusement, il faut beaucoup <strong>de</strong> temps ou <strong>de</strong><br />

génie ; il faut un cœur <strong>de</strong> bronze dans une<br />

poitrine d’acier : elle n’a ni l’un ni l’autre ; alors<br />

je pense qu’elle a trente-six ans, mais au fond je<br />

ne sais rien.<br />

– Est-ce qu’elle n’a pas d’amie intime qui te<br />

pourrait donner <strong>de</strong>s lumières à ce sujet ?<br />

– Non ; elle est arrivée dans cette ville il y a<br />

<strong>de</strong>ux ans. Elle venait <strong>de</strong> la province ou <strong>de</strong><br />

148


l’étranger, je ne sais plus lequel – c’est une<br />

admirable position pour une femme qui sait en<br />

profiter. Avec une figure comme elle en a une,<br />

elle peut se donner l’âge qu’elle veut et ne dater<br />

que <strong>du</strong> jour où elle est arrivée ici.<br />

– Voilà qui est on ne peut plus agréable,<br />

surtout quand quelque ri<strong>de</strong> impertinente ne vient<br />

pas vous démentir, et que le temps, ce grand<br />

<strong>de</strong>structeur, a la bonté <strong>de</strong> se prêter à cette<br />

falsification <strong>de</strong> l’extrait <strong>de</strong> baptême.<br />

Il m’en fit voir encore quelques-unes qui,<br />

selon lui, recevraient favorablement toutes les<br />

requêtes qu’il me plairait <strong>de</strong> leur adresser et me<br />

traiteraient avec une philanthropie toute<br />

particulière. Mais la femme en rose <strong>du</strong> coin <strong>de</strong> la<br />

cheminée et la mo<strong>de</strong>ste colombe qui lui servait<br />

d’antithèse étaient incomparablement mieux que<br />

toutes les autres ; et, si elles n’avaient pas toutes<br />

les qualités que je <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, elles en avaient<br />

quelques-unes, <strong>du</strong> moins en apparence.<br />

Je parlai toute la soirée avec elles, surtout avec<br />

la <strong>de</strong>rnière, et j’eus soin <strong>de</strong> jeter mes idées dans<br />

le moule le plus respectueux ; – quoiqu’elle me<br />

149


egardât à peine, je crus voir quelquefois luire ses<br />

prunelles sous leur ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> cils, et à quelques<br />

galanteries assez vives, mais habillées <strong>de</strong> la gaze<br />

la plus pudique que je hasardai, passer à <strong>de</strong>ux ou<br />

trois lignes sous sa chair une petite rougeur<br />

contenue et étouffée, assez pareille à celle que<br />

pro<strong>du</strong>it une liqueur rose versée dans une tasse à<br />

moitié opaque. – Ses réponses, en général, étaient<br />

sobres, mesurées, mais pourtant aiguës et pleines<br />

<strong>de</strong> trait, et donnaient à penser beaucoup plus<br />

qu’elles n’exprimaient. Tout cela était entremêlé<br />

<strong>de</strong> réticences, <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-mots, d’allusions<br />

détournées, chaque syllabe avait son intention,<br />

chaque silence sa portée ; rien au mon<strong>de</strong> n’était<br />

plus diplomatique et plus charmant. – Et<br />

pourtant, quelque plaisir que j’y aie pris<br />

momentanément, je ne pourrais supporter<br />

longtemps une pareille conversation. Il faut être<br />

perpétuellement en éveil et sur ses gar<strong>de</strong>s, et ce<br />

que j’aime le mieux dans une causerie, c’est<br />

l’abandon et la familiarité. – Nous avons parlé<br />

d’abord <strong>de</strong> musique, ce qui nous a con<strong>du</strong>its tout<br />

naturellement à parler <strong>de</strong> l’Opéra, et ensuite <strong>de</strong>s<br />

femmes, puis <strong>de</strong> l’amour, sujet dans lequel il est<br />

150


plus facile que dans tout autre <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s<br />

transitions pour passer <strong>de</strong> la généralité à la<br />

spécialité. – Nous avons fait <strong>du</strong> beau cœur à qui<br />

mieux mieux ; – tu aurais ri <strong>de</strong> m’entendre. – En<br />

vérité, Amadis sur la Roche pauvre n’était qu’un<br />

cuistre sans flamme auprès <strong>de</strong> moi. C’étaient <strong>de</strong>s<br />

générosités, <strong>de</strong>s abnégations, <strong>de</strong>s dévouements à<br />

faire rougir <strong>de</strong> honte feu le Romain Curtius. – Je<br />

ne me croyais sincèrement pas capable d’un<br />

galimatias et d’un pathos aussi transcendants. –<br />

Moi, faisant <strong>du</strong> platonisme le plus quintessencié,<br />

cela ne te paraît-il pas une <strong>de</strong>s choses les plus<br />

bouffonnes, la meilleure scène <strong>de</strong> comédie qu’il<br />

se puisse voir ? Et puis cet air confit en<br />

perfection, ces petites façons papelar<strong>de</strong>s et<br />

chattemites que je vous avais ! tubleu ! – Je<br />

n’avais pas la mine d’y toucher, et toute mère qui<br />

m’aurait enten<strong>du</strong> raisonner n’aurait pas hésité à<br />

me laisser coucher avec sa fille, tout mari<br />

m’aurait confié sa femme. C’est la soirée <strong>de</strong> ma<br />

vie où j’ai eu le plus l’air vertueux et où je l’ai été<br />

le moins. – Je pensais qu’il fût plus difficile que<br />

cela d’être hypocrite et <strong>de</strong> dire <strong>de</strong>s choses que<br />

l’on ne croyait point. – Il faut que ce soit assez<br />

151


aisé ou que j’aie <strong>de</strong> fort belles dispositions pour<br />

avoir aussi agréablement réussi <strong>du</strong> premier coup.<br />

– J’ai en vérité <strong>de</strong> fort beaux moments.<br />

Quant à la dame, elle a dit beaucoup <strong>de</strong> choses<br />

très finement détaillées, et qui, malgré l’air <strong>de</strong><br />

can<strong>de</strong>ur qu’elle y mettait, prouvent une<br />

expérience <strong>de</strong>s plus consommées ; on ne peut se<br />

faire une idée <strong>de</strong> la subtilité <strong>de</strong> ses distinctions.<br />

Cette femme-là scierait un cheveu en trois dans<br />

sa longueur, et elle ferait quinauds tous les<br />

docteurs angéliques et séraphiques. Au reste, à la<br />

manière dont elle parle, il est impossible <strong>de</strong> croire<br />

qu’elle ait même l’ombre d’un corps. – C’est<br />

d’un immatériel, d’un vaporeux, d’un idéal à<br />

vous casser les bras ; et, si <strong>de</strong> C*** ne m’avait<br />

prévenu <strong>de</strong>s allures <strong>de</strong> la bête, j’aurais<br />

assurément désespéré <strong>du</strong> succès <strong>de</strong> mes affaires,<br />

et je me serais tenu piteusement à l’écart.<br />

Comment diable aussi, lorsqu’une femme vous<br />

dit pendant <strong>de</strong>ux heures, <strong>de</strong> l’air le plus détaché<br />

<strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, que l’amour ne vit que <strong>de</strong> privations et<br />

<strong>de</strong> sacrifices et autres belles choses <strong>de</strong> ce genre,<br />

peut-on décemment espérer <strong>de</strong> lui persua<strong>de</strong>r un<br />

jour <strong>de</strong> se mettre entre <strong>de</strong>ux draps avec vous,<br />

152


pour vous fomenter la complexion et voir si vous<br />

êtes faits l’un comme l’autre ?<br />

Bref, nous nous sommes séparés très amis, et<br />

nous félicitant réciproquement <strong>de</strong> l’élévation, <strong>de</strong><br />

la pureté <strong>de</strong> nos sentiments.<br />

<strong>La</strong> conversation avec l’autre a été, comme tu<br />

l’imagines, d’un genre tout à fait opposé. Nous<br />

avons ri autant que parlé. Nous nous sommes<br />

moqués, et fort spirituellement, <strong>de</strong> toutes les<br />

femmes qui étaient là ; – quand je dis : Nous nous<br />

sommes moqués et fort spirituellement, je me<br />

trompe ; je <strong>de</strong>vrais dire : Elle s’est moquée ; un<br />

homme ne se moque jamais bien d’une femme.<br />

Moi, j’écoutais et j’approuvais, car il est<br />

impossible <strong>de</strong> crayonner un trait plus vif et <strong>de</strong> le<br />

colorer plus ar<strong>de</strong>mment ; c’est la plus curieuse<br />

galerie <strong>de</strong> caricatures que j’aie jamais vue.<br />

Malgré l’exagération, on sentait la vérité là<strong>de</strong>ssous<br />

; <strong>de</strong> C*** avait bien raison : la mission<br />

<strong>de</strong> cette femme est <strong>de</strong> désenchanter <strong>de</strong>s poètes. Il<br />

y a autour d’elle une atmosphère <strong>de</strong> prose dans<br />

laquelle une idée poétique ne peut vivre. Elle est<br />

charmante et pétillante d’esprit, et cependant, à<br />

153


côté d’elle, on ne pense qu’à <strong>de</strong>s choses ignobles<br />

et vulgaires ; tout en lui parlant, je me sentais une<br />

foule d’envies incongrues et impraticables dans le<br />

lieu où je me trouvais, comme <strong>de</strong> me faire<br />

apporter <strong>du</strong> vin et <strong>de</strong> me soûler, <strong>de</strong> la camper sur<br />

un <strong>de</strong> mes genoux et <strong>de</strong> lui baiser la gorge, – <strong>de</strong><br />

relever le bord <strong>de</strong> sa jupe et <strong>de</strong> voir si sa jarretière<br />

était au-<strong>de</strong>ssus ou au-<strong>de</strong>ssous <strong>du</strong> genou, <strong>de</strong><br />

chanter à tue-tête un refrain or<strong>du</strong>rier, <strong>de</strong> fumer<br />

une pipe ou <strong>de</strong> casser les carreaux : que sais-je ?<br />

– Toute la partie animale, toute la brute se<br />

soulevait en moi ; j’aurais très volontiers craché<br />

sur l’Ilia<strong>de</strong> d’Homère et je me serais mis à<br />

genoux <strong>de</strong>vant un jambon. – Je comprends<br />

parfaitement aujourd’hui l’allégorie <strong>de</strong>s<br />

compagnons d’Ulysse changés en pourceaux par<br />

Circé. Circé était probablement quelque<br />

égrillar<strong>de</strong> comme ma petite femme en rose.<br />

Chose honteuse à dire, j’éprouvais un grand<br />

délice à me sentir gagné par l’abrutissement ; je<br />

ne m’y opposais pas, j’y aidais <strong>de</strong> toutes mes<br />

forces, tant la corruption est naturelle à l’homme,<br />

et tant il y a <strong>de</strong> boue dans l’argile dont il est pétri.<br />

154


Cependant j’eus une minute peur <strong>de</strong> cette<br />

gangrène qui me gagnait, et je voulus quitter la<br />

corruptrice ; mais le parquet semblait avoir monté<br />

jusqu’à mes genoux, et j’étais comme enchâssé à<br />

ma place.<br />

À la fin je pris sur moi <strong>de</strong> la quitter, et, la<br />

soirée étant fort avancée, je m’en retournai chez<br />

moi très perplexe, très troublé et ne sachant trop<br />

ce que je <strong>de</strong>vais faire. – J’hésitais entre la pru<strong>de</strong><br />

et la galante, – Je trouvais <strong>de</strong> la volupté dans<br />

l’une et <strong>du</strong> piquant dans l’autre ; et, après un<br />

examen <strong>de</strong> conscience très détaillé et très<br />

approfondi, je m’aperçus non que je les aimais<br />

toutes les <strong>de</strong>ux, mais que je les désirais toutes les<br />

<strong>de</strong>ux, l’une autant que l’autre, avec assez <strong>de</strong><br />

vivacité pour en prendre <strong>de</strong> la rêverie et <strong>de</strong> la<br />

préoccupation.<br />

Selon toute apparence, ô mon ami ! j’aurai une<br />

<strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux femmes, je les aurai peut-être toutes<br />

les <strong>de</strong>ux, et pourtant je t’avoue que leur<br />

possession ne me satisfait qu’à moitié : ce n’est<br />

pas qu’elles ne soient fort jolies, mais à leur vue<br />

rien n’a crié dans moi, rien n’a palpité, rien n’a<br />

155


dit : – C’est elles ; – je ne les ai pas reconnues. –<br />

Cependant je ne crois pas que je rencontrerai<br />

beaucoup mieux <strong>du</strong> côté <strong>de</strong> la naissance et <strong>de</strong> la<br />

beauté, et <strong>de</strong> C*** me conseille <strong>de</strong> m’en tenir là.<br />

Assurément je le ferai, et l’une ou l’autre sera ma<br />

maîtresse, ou le diable m’emportera avant qu’il<br />

soit bien longtemps ; mais au fond <strong>de</strong> mon cœur,<br />

une secrète voix me reproche <strong>de</strong> mentir à mon<br />

amour, et <strong>de</strong> m’arrêter ainsi au premier sourire<br />

d’une femme que je n’aime point, au lieu <strong>de</strong><br />

chercher infatigablement à travers le mon<strong>de</strong>, dans<br />

les cloîtres et dans les mauvais lieux, dans les<br />

palais et dans les auberges, celle qui a été faite<br />

pour moi et que Dieu me <strong>de</strong>stine, princesse ou<br />

servante, religieuse ou femme galante.<br />

Puis je me dis que je me fais <strong>de</strong>s chimères,<br />

qu’il est bien égal après tout que je couche avec<br />

cette femme ou avec une autre ; que la terre n’en<br />

déviera pas d’une ligne dans sa marche, et que les<br />

quatre saisons n’intervertiront pas leur ordre pour<br />

cela ; que rien au mon<strong>de</strong> n’est plus indifférent, et<br />

que je suis bien bon <strong>de</strong> me tourmenter <strong>de</strong><br />

pareilles billevesées : voilà ce que je me dis. –<br />

Mais j’ai beau dire, je n’en suis ni plus tranquille<br />

156


ni plus résolu.<br />

Cela tient peut-être à ce que je vis beaucoup<br />

avec moi-même, et que les plus petits détails dans<br />

une vie aussi monotone que la mienne prennent<br />

une trop gran<strong>de</strong> importance. Je m’écoute trop<br />

vivre et penser : j’entends le battement <strong>de</strong> mes<br />

artères, les pulsations <strong>de</strong> mon cœur ; je dégage, à<br />

force d’attention, mes idées les plus insaisissables<br />

<strong>de</strong> la vapeur trouble où elles flottaient et je leur<br />

donne un corps. – Si j’agissais davantage, je<br />

n’apercevrais pas toutes ces petites choses, et je<br />

n’aurais pas le temps <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r mon âme au<br />

microscope, comme je le fais toute la journée. Le<br />

bruit <strong>de</strong> l’action ferait envoler cet essaim <strong>de</strong><br />

pensées oisives qui voltigent dans ma tête et<br />

m’étourdissent <strong>du</strong> bourdonnement <strong>de</strong> leurs ailes :<br />

au lieu <strong>de</strong> poursuivre <strong>de</strong>s fantômes, je me<br />

colletterais avec <strong>de</strong>s réalités ; je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rais<br />

aux femmes que ce qu’elles peuvent donner : –<br />

<strong>du</strong> plaisir, – et je ne chercherais pas à embrasser<br />

je ne sais quelle fantastique idéalité parée <strong>de</strong><br />

nuageuses perfections. – Cette tension acharnée<br />

<strong>de</strong> l’œil <strong>de</strong> mon âme vers un objet invisible m’a<br />

faussé la vue. Je ne sais pas voir ce qui est, à<br />

157


force d’avoir regardé ce qui n’est pas, et mon œil<br />

si subtil pour l’idéal est tout à fait myope dans la<br />

réalité ; – ainsi, j’ai connu <strong>de</strong>s femmes que tout le<br />

mon<strong>de</strong> assure être ravissantes, et qui ne me<br />

paraissent rien moins que cela. – J’ai beaucoup<br />

admiré <strong>de</strong>s peintures généralement jugées<br />

mauvaises, et <strong>de</strong>s vers bizarres ou inintelligibles<br />

m’ont fait plus <strong>de</strong> plaisir que les plus galantes<br />

pro<strong>du</strong>ctions. – Je ne serais pas étonné qu’après<br />

avoir tant adressé <strong>de</strong> soupirs à la lune et regardé<br />

les étoiles entre les <strong>de</strong>ux yeux, après avoir tant<br />

fait d’élégies et d’apostrophes sentimentales, je<br />

ne <strong>de</strong>vienne amoureux <strong>de</strong> quelque fille <strong>de</strong> joie<br />

bien ignoble ou <strong>de</strong> quelque femme lai<strong>de</strong> et<br />

vieille ; – ce serait une belle chute. – <strong>La</strong> réalité se<br />

vengera peut-être ainsi <strong>du</strong> peu <strong>de</strong> soin que j’ai<br />

mis à lui faire la cour : – cela ne serait-il pas bien<br />

fait, si j’allais m’éprendre d’une belle passion<br />

romanesque pour quelque maritorne ou quelque<br />

abominable gaupe ? Me vois-tu jouant <strong>de</strong> la<br />

guitare sous la fenêtre d’une cuisine et supplanté<br />

par un marmiton portant le roquet d’une vieille<br />

douairière crachant sa <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong>nt ? – Peut-être<br />

aussi que, ne trouvant rien en ce mon<strong>de</strong> qui soit<br />

158


digne <strong>de</strong> mon amour, je finirai par m’y adorer<br />

moi-même, comme feu Narcisse d’égoïste<br />

mémoire. – Pour me garantir d’un aussi grand<br />

malheur, je me regar<strong>de</strong> dans tous les miroirs et<br />

dans tous les ruisseaux que je rencontre. Au vrai,<br />

à force <strong>de</strong> rêveries et d’aberrations, j’ai une peur<br />

énorme <strong>de</strong> tomber dans le monstrueux et le hors<br />

nature. Cela est sérieux, et il y faut prendre gar<strong>de</strong>.<br />

– Adieu, mon ami ; – je vais <strong>de</strong> ce pas chez la<br />

dame rose, <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> me laisser aller à mes<br />

contemplations habituelles. – Je ne pense pas que<br />

nous nous occupions beaucoup <strong>de</strong> l’entéléchie, et<br />

je crois que, si nous faisons quelque chose, ce ne<br />

sera pas à coup sûr <strong>du</strong> spiritualisme, bien que la<br />

créature soit fort spirituelle : je roule<br />

soigneusement et serre dans un tiroir le patron <strong>de</strong><br />

ma maîtresse idéale pour ne pas l’essayer sur<br />

celle-ci. Je veux jouir tranquillement <strong>de</strong>s beautés<br />

et <strong>de</strong>s mérites qu’elle a. Je veux la laisser habillée<br />

d’une robe à sa taille, sans tâcher <strong>de</strong> lui adapter le<br />

vêtement que j’ai taillé d’avance et à tout<br />

événement pour la dame <strong>de</strong> mes pensées. – Ce<br />

sont <strong>de</strong> fort sages résolutions, je ne sais pas si je<br />

les tiendrai. – Encore une fois, adieu.<br />

159


III<br />

Je suis l’amant en pied <strong>de</strong> la dame en rose ;<br />

c’est presque un état, une charge, et cela donne<br />

<strong>de</strong> la consistance dans le mon<strong>de</strong>. Je n’ai plus l’air<br />

d’un écolier qui cherche une bonne fortune parmi<br />

les aïeules et qui n’ose débiter un madrigal à une<br />

femme, à moins qu’elle ne soit centenaire : je<br />

m’aperçois <strong>de</strong>puis mon installation, que l’on me<br />

considère beaucoup plus, que toutes les femmes<br />

me parlent avec une coquetterie jalouse et font <strong>de</strong><br />

grands frais pour moi. – Les hommes, au<br />

contraire, y mettent plus <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>ur, et, dans le<br />

peu <strong>de</strong> mots que nous échangeons, il y a quelque<br />

chose d’hostile et <strong>de</strong> contraint ; ils sentent qu’ils<br />

ont en moi un rival déjà redoutable et qui peut le<br />

<strong>de</strong>venir davantage. – Il m’est revenu que<br />

beaucoup d’entre eux avaient amèrement critiqué<br />

ma façon <strong>de</strong> me mettre, et avaient dit que je<br />

m’habillais d’une manière trop efféminée : que<br />

mes cheveux étaient bouclés et lustrés avec plus<br />

160


<strong>de</strong> soin qu’il ne convenait ; que cela, joint à ma<br />

figure imberbe, me donnait un air damoiseau on<br />

ne peut plus ridicule ; que j’affectais pour mes<br />

vêtements <strong>de</strong>s étoffes riches et brillantes qui<br />

sentaient leur théâtre, et que je ressemblais plus à<br />

un comédien qu’à un homme : – toutes les<br />

banalités qu’on dit pour se donner le droit d’être<br />

sale et <strong>de</strong> porter <strong>de</strong>s habits pauvres et mal coupés.<br />

Mais tout cela ne fait que blanchir, et toutes les<br />

dames trouvent que mes cheveux sont les plus<br />

beaux <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, que mes recherches sont <strong>du</strong><br />

meilleur goût, et semblent fort disposées à me<br />

dédommager <strong>de</strong>s frais que je fais pour elles, car<br />

elles ne sont point assez sottes pour croire que<br />

toute cette élégance n’ait pour but que mon<br />

embellissement particulier.<br />

<strong>La</strong> dame <strong>du</strong> logis a d’abord paru un peu<br />

piquée <strong>de</strong> mon choix, qu’elle croyait <strong>de</strong>voir<br />

nécessairement tomber sur elle, et pendant<br />

quelques jours elle en a gardé une certaine<br />

aigreur (envers sa rivale seulement ; car, moi, elle<br />

m’a toujours parlé <strong>de</strong> même), qui se manifestait<br />

par quelques petits : – Ma chère, – dits avec cette<br />

manière sèche et découpée que les femmes ont<br />

161


seules, et par quelques avis désobligeants sur sa<br />

toilette donnés à aussi haute voix que possible,<br />

comme : – Vous êtes coiffée beaucoup trop haut<br />

et pas <strong>du</strong> tout à l’air <strong>de</strong> votre visage ; ou : – Votre<br />

corsage poche sous les bras ; qui vous a donc fait<br />

cette robe ? Ou : – Vous avez les yeux bien<br />

battus ; je vous trouve toute changée ; et mille<br />

autres menues observations à quoi l’autre ne<br />

manquait pas <strong>de</strong> riposter avec toute la<br />

méchanceté désirable quand l’occasion s’en<br />

présentait ; et, si l’occasion tardait trop, elle s’en<br />

faisait elle-même une pour son usage, et rendait,<br />

et au-<strong>de</strong>là, ce qu’on lui avait donné. Mais bientôt,<br />

un autre objet ayant détourné l’attention <strong>de</strong><br />

l’infante dédaignée, cette petite guerre <strong>de</strong> mots<br />

cessa et tout rentra dans l’ordre habituel.<br />

Je t’ai dit sommairement que j’étais l’amant en<br />

pied <strong>de</strong> la dame rose ; cela ne suffit pas pour un<br />

homme aussi ponctuel que tu l’es. Tu me<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>ras sans doute comment elle s’appelle :<br />

quant à son nom, je ne te le dirai pas ; mais si tu<br />

veux, pour la facilité <strong>du</strong> récit, et en mémoire <strong>de</strong> la<br />

couleur <strong>de</strong> la robe avec laquelle je l’ai vue pour la<br />

première fois, – nous l’appellerons Rosette ; c’est<br />

162


un joli nom : ma petite chienne s’appelait comme<br />

cela.<br />

Tu voudras savoir <strong>de</strong> point en point, car tu<br />

aimes la précision dans ces sortes <strong>de</strong> choses,<br />

l’histoire <strong>de</strong> nos amours avec cette belle<br />

Bradamante, et par quelles gradations successives<br />

j’ai passé <strong>du</strong> général au particulier, et <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong><br />

simple spectateur à celui d’acteur ; comment, <strong>de</strong><br />

public que j’étais, je suis <strong>de</strong>venu amant. Je<br />

contenterai ton envie avec le plus grand plaisir. Il<br />

n’y a rien <strong>de</strong> sinistre dans notre roman ; il est<br />

couleur <strong>de</strong> rose, et l’on n’y verse d’autres larmes<br />

que celles <strong>du</strong> plaisir ; on n’y rencontre ni<br />

longueurs ni redites, et tout y marche vers la fin<br />

avec cette hâte et cette rapidité si recommandées<br />

par Horace ; – c’est un véritable roman français.<br />

– Toutefois ne va pas t’imaginer que j’ai emporté<br />

la place au premier assaut. – <strong>La</strong> princesse,<br />

quoique fort humaine pour ses sujets, n’est pas<br />

aussi prodigue <strong>de</strong> ses faveurs qu’on pourrait le<br />

croire d’abord ; elle en connaît trop le prix pour<br />

ne pas vous les faire acheter ; elle sait trop bien<br />

aussi ce qu’un juste retard donne <strong>de</strong> vivacité au<br />

désir, et le ragoût qu’une <strong>de</strong>mi-résistance ajoute<br />

163


au plaisir, pour se livrer à vous tout d’abord, si<br />

vif que soit le goût que vous lui ayez inspiré.<br />

Pour te conter la chose tout au long, il faut<br />

remonter un peu plus haut. Je t’ai fait un récit<br />

assez circonstancié <strong>de</strong> notre première entrevue.<br />

J’en ai eu encore une ou <strong>de</strong>ux autres dans la<br />

même maison ou même trois, puis elle m’a invité<br />

à aller chez elle ; je ne me suis pas fait prier,<br />

comme tu peux le croire ; j’y suis allé avec<br />

discrétion d’abord, puis un peu plus souvent, puis<br />

encore plus souvent, puis enfin toutes les fois que<br />

l’envie m’en prenait, et je dois avouer qu’elle<br />

m’en prenait au moins trois ou quatre fois par<br />

jour. – <strong>La</strong> dame, après quelques heures<br />

d’absence, me recevait toujours comme si je<br />

fusse revenu <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s orientales ; ce à quoi<br />

j’étais on ne peut plus sensible, et ce qui<br />

m’obligeait à montrer ma reconnaissance d’une<br />

manière marquée par les choses les plus galantes<br />

et les plus tendres <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, auxquelles elle<br />

répondait <strong>de</strong> son mieux.<br />

Rosette, puisque nous sommes convenus <strong>de</strong><br />

l’appeler ainsi, est une femme d’un grand esprit<br />

164


et qui comprend l’homme <strong>de</strong> la manière la plus<br />

aimable ; quoiqu’elle ait retardé quelques temps<br />

la conclusion <strong>du</strong> chapitre, je n’ai pas pris une<br />

seule fois <strong>de</strong> l’humeur contre elle : ce qui est<br />

vraiment merveilleux ; car tu sais les belles<br />

fureurs où j’entre lorsque je n’ai pas sur-lechamp<br />

ce que je désire, et qu’une femme dépasse<br />

le temps que je lui ai assigné dans ma tête pour se<br />

rendre. – Je ne sais pas comment elle a fait ; dès<br />

la première entrevue elle m’a fait comprendre<br />

que je l’aurais, et j’en étais plus sûr que si j’en<br />

eusse tenu la promesse écrite et signée <strong>de</strong> sa<br />

main. On dira peut-être que la hardiesse et la<br />

facilité <strong>de</strong> ses manières laissaient le champ libre à<br />

la témérité <strong>de</strong>s espérances. Je ne pense pas que ce<br />

soit là le véritable motif : j’ai vu quelques<br />

femmes dont la prodigieuse liberté excluait, en<br />

quelque sorte, jusqu’à l’ombre d’un doute, qui ne<br />

m’ont pas pro<strong>du</strong>it cet effet, et auprès <strong>de</strong>squelles<br />

j’avais <strong>de</strong>s timidités et <strong>de</strong>s inquiétu<strong>de</strong>s pour le<br />

moins déplacées.<br />

Ce qui fait qu’en général je suis bien moins<br />

aimable avec les femmes que je veux avoir<br />

qu’avec celles qui me sont indifférentes, c’est<br />

165


l’attente passionnée <strong>de</strong> l’occasion et l’incertitu<strong>de</strong><br />

où je suis <strong>de</strong> la réussite <strong>de</strong> mon projet : cela me<br />

donne <strong>du</strong> sombre et me jette dans une rêverie qui<br />

m’ôte beaucoup <strong>de</strong> mes moyens et <strong>de</strong> ma<br />

présence d’esprit. Quand je vois s’échapper une à<br />

une les heures que j’avais <strong>de</strong>stinées à un autre<br />

emploi, la colère me gagne malgré moi, et je ne<br />

puis m’empêcher <strong>de</strong> dire <strong>de</strong>s choses fort sèches et<br />

fort aigres, qui vont quelquefois jusqu’à la<br />

brutalité et qui reculent mes affaires à cent lieues.<br />

Avec Rosette, je n’ai rien senti <strong>de</strong> tout cela ;<br />

jamais, même au moment où elle me résistait le<br />

plus, je n’ai eu cette idée qu’elle voulût échapper<br />

à mon amour. Je lui ai laissé déployer<br />

tranquillement toutes ses petites coquetteries, et<br />

j’ai pris en patience les délais assez longs qu’il<br />

lui a plu d’apporter à mon ar<strong>de</strong>ur : sa rigueur<br />

avait quelque chose <strong>de</strong> souriant qui vous en<br />

consolait autant que possible, et dans ses cruautés<br />

les plus hyrcaniennes on entrevoyait un fond<br />

d’humanité qui ne vous permettait guère d’avoir<br />

une peur bien sérieuse. – Les honnêtes femmes,<br />

même lorsqu’elles le sont le moins, ont une façon<br />

rechignée et dédaigneuse qui m’est parfaitement<br />

166


insupportable. Elles vous ont l’air toujours prêtes<br />

à sonner et à vous faire jeter à la porte par leurs<br />

laquais ; – et il me semble, en vérité, qu’un<br />

homme qui prend la peine <strong>de</strong> faire la cour à une<br />

femme (ce qui n’est pas déjà aussi agréable qu’on<br />

veut le croire) ne mérite pas d’être regardé <strong>de</strong><br />

cette manière-là. <strong>La</strong> chère Rosette n’a pas <strong>de</strong> ces<br />

regards-là, elle ; – et je t’assure qu’elle y trouve<br />

son profit ; – c’est la seule femme avec qui j’aie<br />

été moi, et j’ai la fatuité <strong>de</strong> dire que je n’ai jamais<br />

été aussi bien. – Mon esprit s’est déployé<br />

librement ; et, par l’adresse et le feu <strong>de</strong> ses<br />

répliques, elle m’en a fait trouver plus que je ne<br />

m’en croyais et plus que je n’en ai peut-être<br />

réellement. – Il est vrai que j’ai été assez peu<br />

lyrique, – cela n’est guère possible avec elle ; –<br />

ce n’est pas cependant qu’elle n’ait son côté<br />

poétique, malgré ce que <strong>de</strong> C*** en a dit ; mais<br />

elle est si pleine <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> force et <strong>de</strong><br />

mouvement, elle a l’air d’être si bien dans le<br />

milieu où elle est qu’on n’a pas envie d’en sortir<br />

pour monter dans les nuages. Elle remplit la vie<br />

réelle si agréablement et en fait une chose si<br />

amusante pour elle et pour les autres que la<br />

167


êverie n’a rien à vous offrir <strong>de</strong> mieux.<br />

Chose miraculeuse ! voilà près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mois<br />

que je la connais, et <strong>de</strong>puis ce temps je ne me suis<br />

ennuyé que lorsque je n’étais pas avec elle. Tu<br />

conviendras que cela n’est pas d’une femme<br />

médiocre <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ire un pareil effet, car<br />

habituellement les femmes pro<strong>du</strong>isent sur moi<br />

l’effet précisément inverse, et me plaisent<br />

beaucoup plus <strong>de</strong> loin que <strong>de</strong> près.<br />

Rosette a le meilleur caractère <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, avec<br />

les hommes s’entend, car avec les femmes elle<br />

est méchante comme un diable ; elle est gaie,<br />

vive, alerte, prête à tout, très originale dans sa<br />

manière <strong>de</strong> parler, et a toujours à vous dire<br />

quelques charmantes drôleries auxquelles on ne<br />

s’attend pas : – c’est un délicieux compagnon, un<br />

joli camara<strong>de</strong> avec lequel on couche, plutôt<br />

qu’une maîtresse ; et, si j’avais quelques années<br />

<strong>de</strong> plus et quelques idées romanesques <strong>de</strong> moins,<br />

cela me serait parfaitement égal, et même je<br />

m’estimerais le plus fortuné mortel qui soit.<br />

Mais... mais... – voilà une particule qui<br />

n’annonce rien <strong>de</strong> bon, et ce diable <strong>de</strong> petit mot<br />

168


estrictif est malheureusement celui <strong>de</strong> toutes les<br />

langues humaines qui est le plus employé ; –<br />

mais je suis un imbécile, un idiot, un véritable<br />

oison, qui ne sais me contenter <strong>de</strong> rien et qui vais<br />

toujours chercher midi à quatorze heures ; et, au<br />

lieu d’être tout à fait heureux, je ne le suis qu’à<br />

moitié ; – à moitié, c’est déjà beaucoup pour ce<br />

mon<strong>de</strong>-ci, et cependant je trouve que ce n’est pas<br />

assez.<br />

Aux yeux <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>, j’ai une maîtresse<br />

que plusieurs désirent et m’envient, et que<br />

personne ne dédaignerait. Mon désir est donc<br />

rempli en apparence, et je n’ai plus le droit <strong>de</strong><br />

chercher <strong>de</strong>s querelles au sort. Cependant il ne<br />

me semble pas avoir une maîtresse ; je le<br />

comprends par raisonnement, mais je ne le sens<br />

pas ; et, si quelqu’un me <strong>de</strong>mandait inopinément<br />

si j’en ai une, je crois que je répondrais que non.<br />

– Pourtant la possession d’une femme qui a <strong>de</strong> la<br />

beauté, <strong>de</strong> la jeunesse et <strong>de</strong> l’esprit constitue ce<br />

que, dans tous les temps et dans tous les pays, on<br />

a appelé et appelle avoir une maîtresse, et je ne<br />

pense pas qu’il y ait une autre manière. Cela<br />

n’empêche pas que je n’aie les plus étranges<br />

169


doutes à cet égard, et cela est poussé au point<br />

que, si plusieurs personnes s’entendaient pour me<br />

soutenir que je ne suis pas l’amant favorisé <strong>de</strong><br />

Rosette, malgré l’évi<strong>de</strong>nce palpable <strong>de</strong> la chose,<br />

je finirais par les croire.<br />

Ne va pas imaginer, d’après ce que je te dis,<br />

que je ne l’aime pas, ou qu’elle me déplaise en<br />

quelque chose : je l’aime au contraire beaucoup et<br />

je la trouve ce que tout le mon<strong>de</strong> la trouvera : une<br />

jolie et piquante créature. Simplement je ne me<br />

sens pas l’avoir, voilà tout. Et pourtant aucune<br />

femme ne m’a donné autant <strong>de</strong> plaisir, et si<br />

jamais j’ai compris la volupté, c’est dans ses bras.<br />

– Un seul <strong>de</strong> ses baisers, la plus chaste <strong>de</strong> ses<br />

caresses me fait frissonner jusqu’à la plante <strong>de</strong>s<br />

pieds et fait refluer tout mon sang au cœur.<br />

Arrangez tout cela. <strong>La</strong> chose est pourtant comme<br />

je te la conte. Mais le cœur <strong>de</strong> l’homme est plein<br />

<strong>de</strong> ces absurdités-là ; et, s’il fallait concilier<br />

toutes les contradictions qu’il renferme, on aurait<br />

fort à faire.<br />

D’où cela peut-il venir ? En vérité, je ne sais.<br />

Je la vois toute la journée, et même toute la<br />

170


nuit, si je veux. Je lui fais toutes les caresses qu’il<br />

me plaît <strong>de</strong> lui faire ; je l’ai nue ou habillée, à la<br />

ville ou à la campagne. Elle est d’une<br />

complaisance inépuisable, et entre parfaitement<br />

dans tous mes caprices, si bizarres qu’ils soient :<br />

un soir, il m’a pris cette fantaisie <strong>de</strong> la possé<strong>de</strong>r<br />

au milieu <strong>du</strong> salon, le lustre et les bougies<br />

allumées, le feu dans la cheminée, les fauteuils<br />

rangés en cercle comme pour une gran<strong>de</strong> soirée<br />

<strong>de</strong> réception, elle en toilette <strong>de</strong> bal avec son<br />

bouquet et son éventail, tous ses diamants aux<br />

doigts et au cou, <strong>de</strong>s plumes sur la tête, le<br />

costume le plus splendi<strong>de</strong> possible, et moi habillé<br />

en ours ; elle y a consenti. – Quand tout fut prêt,<br />

les domestiques furent très surpris <strong>de</strong> recevoir<br />

l’ordre <strong>de</strong> fermer les portes et <strong>de</strong> ne laisser<br />

monter personne ; ils n’avaient pas l’air <strong>de</strong><br />

comprendre le moins <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, et s’en allèrent<br />

avec une mine hébétée qui nous fit bien rire. À<br />

coup sûr, ils pensèrent que leur maîtresse était<br />

décidément folle ; mais ce qu’ils pensaient ou ne<br />

pensaient pas ne nous importait guère.<br />

Cette soirée est la plus bouffonne <strong>de</strong> ma vie.<br />

Te figures-tu l’air que je <strong>de</strong>vais avoir avec mon<br />

171


chapeau à plumes sous la patte, <strong>de</strong>s bagues à<br />

toutes les griffes, une petite épée à gar<strong>de</strong> d’argent<br />

et un ruban bleu <strong>de</strong> ciel à la poignée ? Je me suis<br />

approché <strong>de</strong> la belle ; et, après lui avoir fait la<br />

plus gracieuse révérence, je m’assis à côté d’elle<br />

et je l’assiégeai dans toutes les formes. Les<br />

madrigaux musqués, les galanteries exagérées<br />

que je lui adressais, tout le jargon <strong>de</strong> la<br />

circonstance prenait un relief singulier en passant<br />

par mon mufle d’ours ; car j’avais une superbe<br />

tête en carton peint que je fus bientôt obligé <strong>de</strong><br />

jeter sous la table tellement ma déité était<br />

adorable ce soir-là et tant j’avais envie <strong>de</strong> lui<br />

baiser la main et mieux que la main. <strong>La</strong> peau<br />

suivit la tête à peu <strong>de</strong> distance ; car, n’ayant pas<br />

l’habitu<strong>de</strong> d’être ours j’y étouffais très bien et<br />

plus qu’il n’était nécessaire. Alors la toilette <strong>de</strong><br />

bal eut beau jeu, comme tu peux le croire ; les<br />

plumes tombaient comme une neige autour <strong>de</strong> ma<br />

beauté, les épaules sortirent bientôt <strong>de</strong>s manches,<br />

les seins <strong>du</strong> corset, les pieds <strong>de</strong>s souliers, et les<br />

jambes <strong>de</strong>s bas : les colliers défilés roulèrent sur<br />

le plancher, et je crois que jamais robe plus<br />

fraîche n’a été plus impitoyablement fripée et<br />

172


chiffonnée ; la robe était <strong>de</strong> gaze d’argent, et la<br />

doublure <strong>de</strong> satin blanc. Rosette a déployé dans<br />

cette occasion un héroïsme tout à fait au-<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> son sexe, et qui m’a donné d’elle la plus haute<br />

opinion. – Elle a assisté au sac <strong>de</strong> sa toilette<br />

comme un témoin désintéressé, et n’a pas montré<br />

un seul instant le moindre regret pour sa robe et<br />

ses <strong>de</strong>ntelles ; elle était au contraire <strong>de</strong> la gaieté la<br />

plus folle, et aidait elle-même à déchirer et à<br />

rompre ce qui ne se dénouait pas ou ne se<br />

dégrafait pas assez vite à mon gré et au sien. – Ne<br />

trouves-tu pas cela d’un beau à consigner dans<br />

l’histoire à côté <strong>de</strong>s plus éclatantes actions <strong>de</strong>s<br />

héros <strong>de</strong> l’antiquité ? C’est la plus gran<strong>de</strong> preuve<br />

d’amour qu’une femme puisse donner à son<br />

amant que <strong>de</strong> ne pas lui dire : Prenez gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> me<br />

chiffonner ou <strong>de</strong> me faire <strong>de</strong>s taches, surtout si sa<br />

robe est neuve. – Une robe neuve est un plus<br />

grand motif <strong>de</strong> sécurité pour un mari qu’on ne le<br />

croit communément. – Il faut que Rosette<br />

m’adore, ou qu’elle ait une philosophie<br />

supérieure à celle d’Épictète.<br />

Toujours est-il que je crois bien avoir payé à<br />

Rosette la valeur <strong>de</strong> sa robe et au-<strong>de</strong>là en une<br />

173


monnaie qui, pour n’avoir pas cours chez les<br />

marchands, n’en est pas moins estimée et prisée.<br />

– Tant d’héroïsme méritait bien une pareille<br />

récompense. Au reste, en femme généreuse, elle<br />

m’a bien ren<strong>du</strong> ce que je lui ai donné. – J’ai eu un<br />

plaisir fou, presque convulsif et comme je ne me<br />

croyais pas capable d’en éprouver. Ces baisers<br />

sonores mêlés <strong>de</strong> rires éclatants, ces caresses<br />

frémissantes et pleines d’impatience, toutes ces<br />

voluptés âcres et irritantes, ce plaisir goûté<br />

incomplètement à cause <strong>du</strong> costume et <strong>de</strong> la<br />

situation, mais plus vif cent fois que s’il eût été<br />

sans entraves, me donnèrent tellement sur les<br />

nerfs qu’il me prit <strong>de</strong>s spasmes dont j’eus<br />

quelque peine à me remettre. – Tu ne saurais<br />

t’imaginer l’air tendre et fier dont Rosette me<br />

regardait tout en cherchant à me faire revenir, et<br />

la manière pleine <strong>de</strong> joie et d’inquiétu<strong>de</strong> dont elle<br />

s’empressait autour <strong>de</strong> moi : sa figure rayonnait<br />

encore <strong>du</strong> plaisir qu’elle ressentait <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ire<br />

sur moi un effet semblable en même temps que<br />

ses yeux, tout trempés <strong>de</strong> douces larmes,<br />

témoignaient <strong>de</strong> la peur qu’elle avait <strong>de</strong> me voir<br />

mala<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’intérêt qu’elle prenait à ma santé. –<br />

174


Jamais elle ne m’a paru aussi belle qu’à ce<br />

moment-là. Il y avait quelque chose <strong>de</strong> si<br />

maternel et <strong>de</strong> si chaste dans son regard que<br />

j’oubliai totalement la scène plus<br />

qu’anacréontique qui venait <strong>de</strong> se passer, et me<br />

mis à genoux <strong>de</strong>vant elle en lui <strong>de</strong>mandant la<br />

permission <strong>de</strong> baiser sa main ; ce qu’elle<br />

m’accorda avec une gravité et une dignité<br />

singulières.<br />

Assurément, cette femme-là n’est pas aussi<br />

dépravée que <strong>de</strong> C*** le prétend, et qu’elle me<br />

l’a paru bien souvent à moi-même ; sa corruption<br />

est dans son esprit et non pas dans son cœur.<br />

Je t’ai cité cette scène entre vingt autres : il me<br />

semble qu’après cela on peut, sans fatuité<br />

excessive, se croire l’amant d’une femme. – Eh<br />

bien ! c’est ce que je ne fais pas. – J’étais à peine<br />

<strong>de</strong> retour chez moi que cette pensée me reprit et<br />

se mit à me travailler comme d’habitu<strong>de</strong>. – Je me<br />

souvenais parfaitement <strong>de</strong> tout ce que j’avais fait<br />

et vu faire. – Les moindres gestes, les moindres<br />

poses, tous les plus petits détails se <strong>de</strong>ssinaient<br />

très nettement dans ma mémoire ; je me rappelais<br />

175


tout, jusqu’aux plus légères inflexions <strong>de</strong> voix,<br />

jusqu’aux plus insaisissables nuances <strong>de</strong> la<br />

volupté : seulement il ne me paraissait pas que ce<br />

fût à moi plutôt qu’à un autre que toutes ces<br />

choses fussent arrivées. Je n’étais pas sûr que ce<br />

ne fût une illusion, une fantasmagorie, un rêve,<br />

ou que je n’eusse lu cela quelque part, ou même<br />

que ce ne fût une histoire composée par moi,<br />

comme je m’en suis fait bien souvent. Je<br />

craignais d’être la <strong>du</strong>pe <strong>de</strong> ma cré<strong>du</strong>lité et le jouet<br />

<strong>de</strong> quelque mystification ; et, malgré le<br />

témoignage <strong>de</strong> ma lassitu<strong>de</strong> et les preuves<br />

matérielles que j’avais couché <strong>de</strong>hors, j’aurais<br />

cru volontiers que je m’étais mis dans mes<br />

couvertures à mon heure ordinaire, et que j’avais<br />

dormi jusqu’au matin.<br />

Je suis très malheureux <strong>de</strong> ne pouvoir acquérir<br />

la certitu<strong>de</strong> morale d’une chose dont j’ai la<br />

certitu<strong>de</strong> physique. – C’est ordinairement<br />

l’inverse qui a lieu et c’est le fait qui prouve<br />

l’idée. Je voudrais me prouver le fait par l’idée ;<br />

je ne le puis ; quoique la chose soit assez<br />

singulière, elle est. Il dépend <strong>de</strong> moi, jusqu’à un<br />

certain point, d’avoir une maîtresse ; mais je ne<br />

176


puis me forcer à croire que j’en aie une tout en<br />

l’ayant. Si je n’ai pas en moi la foi nécessaire,<br />

même pour une chose aussi évi<strong>de</strong>nte, il m’est<br />

aussi impossible <strong>de</strong> croire à un fait aussi simple<br />

qu’à un autre <strong>de</strong> croire à la Trinité. <strong>La</strong> foi ne<br />

s’acquiert pas, et c’est un pur don, une grâce<br />

spéciale <strong>du</strong> ciel.<br />

Jamais personne autant que moi n’a désiré<br />

vivre <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong>s autres, et s’assimiler une autre<br />

nature ; – jamais personne n’y a moins réussi. –<br />

Quoi que je fasse, les autres hommes ne sont<br />

guère pour moi que <strong>de</strong>s fantômes, et je ne sens<br />

pas leur existence ; ce n’est pourtant pas le désir<br />

<strong>de</strong> reconnaître leur vie et d’y participer qui me<br />

manque. – C’est la puissance ou le défaut <strong>de</strong><br />

sympathie réelle pour quoi que ce soit.<br />

L’existence ou la non-existence d’une chose ou<br />

d’une personne ne m’intéresse pas assez pour que<br />

j’en sois affecté d’une manière sensible et<br />

convaincante. – <strong>La</strong> vue d’une femme ou d’un<br />

homme qui m’apparaît dans la réalité ne laisse<br />

pas sur mon âme <strong>de</strong>s traces plus fortes que la<br />

vision fantastique <strong>du</strong> rêve : – il s’agite autour <strong>de</strong><br />

moi un pâle mon<strong>de</strong> d’ombres et <strong>de</strong> semblants<br />

177


faux ou vrais qui bourdonnent sour<strong>de</strong>ment, au<br />

milieu <strong>du</strong>quel je me trouve aussi parfaitement<br />

seul que possible, car aucun n’agit sur moi en<br />

bien ou en mal, et ils me paraissent d’une nature<br />

tout à fait différente. – Si je leur parle et qu’ils<br />

me répon<strong>de</strong>nt quelque chose qui ait à peu près le<br />

sens commun, je suis aussi surpris que si mon<br />

chien ou mon chat prenait tout à coup la parole et<br />

se mêlait à la conversation : – le son <strong>de</strong> leur voix<br />

m’étonne toujours, et je croirais très volontiers<br />

qu’ils ne sont que <strong>de</strong> fugitives apparences dont je<br />

suis le miroir objectif. Inférieur ou supérieur, à<br />

coup sûr je ne suis pas <strong>de</strong> leur espèce. Il y a <strong>de</strong>s<br />

moments où je ne reconnais que Dieu au-<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> moi, et d’autres où je me juge à peine l’égal <strong>du</strong><br />

cloporte sous sa pierre ou <strong>du</strong> mollusque sur son<br />

banc <strong>de</strong> sable ; mais dans quelque situation<br />

d’esprit que je me trouve, haut ou bas, je n’ai<br />

jamais pu me persua<strong>de</strong>r que les hommes étaient<br />

vraiment mes semblables. Quand on m’appelle<br />

monsieur, ou qu’en parlant <strong>de</strong> moi on dit : – Cet<br />

homme, – cela me paraît fort singulier. Mon nom<br />

même me semble un nom en l’air et qui n’est pas<br />

mon véritable nom ; cependant, si bas qu’il soit<br />

178


prononcé au milieu <strong>du</strong> bruit le plus fort, je me<br />

retourne subitement avec une vivacité convulsive<br />

et fébrile dont je n’ai jamais bien pu me rendre<br />

compte. – Est-ce la crainte <strong>de</strong> trouver dans cet<br />

homme qui sait mon nom et pour qui je ne suis<br />

plus la foule un antagoniste ou un ennemi ?<br />

C’est surtout lorsque j’ai vécu avec une<br />

femme que j’ai le mieux senti combien ma nature<br />

repoussait invinciblement toute alliance et toute<br />

mixtion. Je suis comme une goutte d’huile dans<br />

un verre d’eau. Vous aurez beau tourner et<br />

remuer, jamais l’huile ne se pourra lier avec elle ;<br />

elle se divisera en cent mille petits globules qui<br />

se réuniront et remonteront à la surface, au<br />

premier moment <strong>de</strong> calme : la goutte d’huile et le<br />

verre d’eau, voilà mon histoire. <strong>La</strong> volupté<br />

même, cette chaîne <strong>de</strong> diamant qui lie tous les<br />

êtres, ce feu dévorant qui fond les rochers et les<br />

métaux <strong>de</strong> l’âme et les fait retomber en pleurs,<br />

comme le feu matériel fait fondre le fer et le<br />

granit, toute puissante qu’elle est, n’a jamais pu<br />

me dompter ou m’attendrir. Cependant j’ai les<br />

sens très vifs ; mais mon âme est pour mon corps<br />

une sœur ennemie, et le malheureux couple,<br />

179


comme tout couple possible, légal ou illégal, vit<br />

dans un état <strong>de</strong> guerre perpétuel. – Les bras d’une<br />

femme, ce qui lie le mieux sur la terre, à ce qu’on<br />

dit, sont pour moi <strong>de</strong> bien faibles attaches, et je<br />

n’ai jamais été plus loin <strong>de</strong> ma maîtresse que<br />

lorsqu’elle me serrait sur son cœur. – J’étouffais,<br />

voilà tout.<br />

Que <strong>de</strong> fois je me suis coléré contre moimême<br />

! que d’efforts j’ai faits pour ne pas être<br />

ainsi ! Comme je me suis exhorté à être tendre,<br />

amoureux, passionné ! que souvent j’ai pris mon<br />

âme par les cheveux et l’ai traînée sur mes lèvres<br />

au beau milieu d’un baiser !<br />

Quoi que j’aie fait, elle s’est toujours reculée<br />

en s’essuyant, aussitôt que je l’ai lâchée. Quel<br />

supplice pour cette pauvre âme d’assister aux<br />

débauches <strong>de</strong> mon corps et <strong>de</strong> s’asseoir<br />

perpétuellement à <strong>de</strong>s festins où elle n’a rien à<br />

manger !<br />

C’est avec Rosette que j’ai résolu, une fois<br />

pour toutes, d’éprouver si je ne suis pas<br />

décidément insociable, et si je puis prendre assez<br />

d’intérêt dans l’existence d’une autre pour y<br />

180


croire. J’ai poussé les expériences jusqu’à<br />

l’épuisement, et je ne me suis pas beaucoup<br />

éclairci dans mes doutes. Avec elle, le plaisir est<br />

si vif que l’âme se trouve assez souvent, sinon<br />

touchée, au moins distraite, ce qui nuit un peu à<br />

l’exactitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s observations. Après tout, j’ai<br />

reconnu que cela ne passait pas la peau, et que je<br />

n’avais qu’une jouissance d’épi<strong>de</strong>rme à laquelle<br />

l’âme ne participait que par curiosité. J’ai <strong>du</strong><br />

plaisir, parce que je suis jeune et ar<strong>de</strong>nt ; mais ce<br />

plaisir me vient <strong>de</strong> moi et non d’un autre. <strong>La</strong><br />

cause est dans moi-même plutôt que dans<br />

Rosette.<br />

J’ai beau faire, je n’ai pu sortir <strong>de</strong> moi une<br />

minute. – Je suis toujours ce que j’étais, c’est-àdire<br />

quelque chose <strong>de</strong> très ennuyé et <strong>de</strong> très<br />

ennuyeux, qui me déplaît fort. Je n’ai pu venir à<br />

bout <strong>de</strong> faire entrer dans ma cervelle l’idée d’un<br />

autre, dans mon âme le sentiment d’un autre, dans<br />

mon corps la douleur ou la jouissance d’un autre.<br />

– Je suis prisonnier dans moi-même, et toute<br />

évasion est impossible : le prisonnier veut<br />

s’échapper, les murs ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt pas mieux<br />

que <strong>de</strong> crouler, les portes que <strong>de</strong> s’ouvrir pour lui<br />

181


livrer passage ; je ne sais quelle fatalité retient<br />

invinciblement chaque pierre à sa place, et<br />

chaque verrou dans ses ferrures ; il m’est aussi<br />

impossible d’admettre quelqu’un chez moi que<br />

d’aller moi-même chez les autres ; je ne saurais<br />

ni faire ni recevoir <strong>de</strong> visites et je vis dans le plus<br />

triste isolement au milieu <strong>de</strong> la foule : mon lit<br />

peut n’être pas veuf, mais mon cœur l’est<br />

toujours.<br />

Ah ! ne pouvoir s’augmenter d’une seule<br />

parcelle, d’un seul atome ; ne pouvoir faire couler<br />

le sang <strong>de</strong>s autres dans ses veines ; voir toujours<br />

<strong>de</strong> ses yeux, ni plus clair, ni plus loin, ni<br />

autrement ; entendre les sons avec les mêmes<br />

oreilles et la même émotion ; toucher avec les<br />

mêmes doigts ; percevoir <strong>de</strong>s choses variées avec<br />

un organe invariable ; être condamné au même<br />

timbre <strong>de</strong> voix, au retour <strong>de</strong>s mêmes tons, <strong>de</strong>s<br />

mêmes phrases et <strong>de</strong>s mêmes paroles, et ne<br />

pouvoir s’en aller, se dérober à soi-même, se<br />

réfugier dans quelque coin où l’on ne se suive<br />

pas ; être forcé <strong>de</strong> se gar<strong>de</strong>r toujours, <strong>de</strong> dîner et<br />

<strong>de</strong> coucher avec soi, – d’être le même homme<br />

pour vingt femmes nouvelles ; traîner, au milieu<br />

182


<strong>de</strong>s situations les plus étranges <strong>du</strong> drame <strong>de</strong> notre<br />

vie, un personnage obligé et dont vous savez le<br />

rôle par cœur ; penser les mêmes choses, avoir les<br />

mêmes rêves : – quel supplice, quel ennui !<br />

J’ai désiré le cor <strong>de</strong>s frères Tangut, le chapeau<br />

<strong>de</strong> Fortunatus, le bâton d’Abaris, l’anneau <strong>de</strong><br />

Gygès ; j’aurais ven<strong>du</strong> mon âme pour arracher la<br />

baguette magique <strong>de</strong> la main d’une fée, mais je<br />

n’ai jamais rien tant souhaité que <strong>de</strong> rencontrer<br />

sur la montagne, comme Tirésias le <strong>de</strong>vin, ces<br />

serpents qui font changer <strong>de</strong> sexe ; et ce que<br />

j’envie le plus aux dieux monstrueux et bizarres<br />

<strong>de</strong> l’In<strong>de</strong>, ce sont leurs perpétuels avatars et leurs<br />

transformations innombrables.<br />

J’ai commencé par avoir envie d’être un autre<br />

homme ; – puis, faisant réflexion que je pouvais<br />

par l’analogie prévoir à peu près ce que je<br />

sentirais, et alors ne pas éprouver la surprise et le<br />

changement atten<strong>du</strong>s, j’aurais préféré d’être<br />

femme ; cette idée m’est toujours venue, lorsque<br />

j’avais une maîtresse qui n’était pas lai<strong>de</strong> ; car<br />

une femme lai<strong>de</strong> est un homme pour moi, et aux<br />

instants <strong>de</strong> plaisirs j’aurais volontiers changé <strong>de</strong><br />

183


ôle, car il est bien impatientant <strong>de</strong> ne pas avoir la<br />

conscience <strong>de</strong> l’effet qu’on pro<strong>du</strong>it et <strong>de</strong> ne juger<br />

<strong>de</strong> la jouissance <strong>de</strong>s autres que par la sienne. Ces<br />

pensées et beaucoup d’autres m’ont souvent<br />

donné, dans les moments où il était le plus<br />

déplacé, un air méditatif et rêveur qui m’a fait<br />

accuser bien à tort vraiment <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>ur et<br />

d’infidélité.<br />

Rosette, qui ne sait pas tout cela, fort<br />

heureusement, me croit l’homme le plus<br />

amoureux <strong>de</strong> la terre ; elle prend cette<br />

impuissante fureur pour une fureur <strong>de</strong> passion, et<br />

elle se prête <strong>de</strong> son mieux à tous les caprices<br />

expérimentaux qui me passent par la tête.<br />

J’ai fait tout ce que j’ai pu pour me convaincre<br />

<strong>de</strong> sa possession : j’ai tâché <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre dans<br />

son cœur, mais je me suis toujours arrêté à la<br />

première marche <strong>de</strong> l’escalier, à sa peau ou sur sa<br />

bouche. Malgré l’intimité <strong>de</strong> nos relations<br />

corporelles, je sens bien qu’il n’y a rien <strong>de</strong><br />

commun entre nous. Jamais une idée pareille aux<br />

miennes n’a ouvert ses ailes dans cette tête jeune<br />

et souriante ; jamais ce cœur <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> feu, qui<br />

184


soulève palpitant une gorge si ferme et si pure,<br />

n’a battu à l’unisson <strong>de</strong> mon cœur. Mon âme ne<br />

s’est jamais unie avec cette âme. Cupidon, le dieu<br />

aux ailes d’épervier, n’a pas embrassé Psyché sur<br />

son beau front d’ivoire. Non ! – cette femme<br />

n’est pas ma maîtresse.<br />

Si tu savais tout ce que j’ai fait pour forcer<br />

mon âme à partager l’amour <strong>de</strong> mon corps ! avec<br />

quelle furie j’ai plongé ma bouche dans sa<br />

bouche, trempé mes bras dans ses cheveux, et<br />

comme j’ai serré étroitement sa taille ron<strong>de</strong> et<br />

souple. Comme l’antique Salmacis, l’amoureuse<br />

<strong>du</strong> jeune Hermaphrodite, je tâchais <strong>de</strong> fondre son<br />

corps avec le mien ; je buvais son haleine et les<br />

tiè<strong>de</strong>s larmes que la volupté faisait débor<strong>de</strong>r <strong>du</strong><br />

calice trop plein <strong>de</strong> ses yeux. Plus nos corps<br />

s’enlaçaient et plus nos étreintes étaient intimes,<br />

moins je l’aimais. Mon âme, assise tristement,<br />

regardait d’un air <strong>de</strong> pitié ce déplorable hymen où<br />

elle n’était pas invitée, ou se voilait le front <strong>de</strong><br />

dégoût et pleurait silencieusement sous le pan <strong>de</strong><br />

son manteau. – Tout cela tient peut-être à ce que<br />

réellement je n’aime pas Rosette, toute digne<br />

d’être aimée qu’elle soit, et quelque envie que<br />

185


j’en aie.<br />

Pour me débarrasser <strong>de</strong> l’idée que j’étais moi,<br />

je me suis composé <strong>de</strong>s milieux très étranges, où<br />

il était tout à fait improbable que je me<br />

rencontrasse, et j’ai tâché, ne pouvant jeter mon<br />

indivi<strong>du</strong>alité aux orties, <strong>de</strong> la dépayser <strong>de</strong> façon<br />

qu’elle ne se reconnût plus. J’y ai assez<br />

médiocrement réussi, et ce diable <strong>de</strong> moi me suit<br />

obstinément ; il n’y a pas moyen <strong>de</strong> s’en défaire ;<br />

– je n’ai pas la ressource <strong>de</strong> lui faire dire, comme<br />

aux autres importuns, que je suis sorti ou que je<br />

suis allé à la campagne.<br />

J’ai eu ma maîtresse au bain, et j’ai fait le<br />

Triton <strong>de</strong> mon mieux. – <strong>La</strong> mer était une fort<br />

gran<strong>de</strong> cuve <strong>de</strong> marbre. – Quant à la Néréi<strong>de</strong>, ce<br />

qu’elle faisait voir accusait l’eau, toute<br />

transparente qu’elle fût, <strong>de</strong> ne pas l’être encore<br />

assez pour l’exquise beauté <strong>de</strong>s choses qu’elle<br />

cachait. – Je l’aie eue la nuit, au clair <strong>de</strong> lune,<br />

dans une gondole avec <strong>de</strong> la musique.<br />

Cela serait fort commun à Venise, mais ici<br />

cela l’est fort peu. – Dans sa voiture lancée au<br />

grand galop, au milieu <strong>du</strong> bruit <strong>de</strong>s roues, <strong>de</strong>s<br />

186


sauts et <strong>de</strong>s cahots, tantôt illuminés par les<br />

lanternes, tantôt plongés dans la plus profon<strong>de</strong><br />

obscurité... – C’est une manière qui ne manque<br />

pas d’un certain piquant, et je te conseille d’en<br />

user : mais j’oubliais que tu es un vénérable<br />

patriarche, et que tu ne donnes point dans <strong>de</strong><br />

pareils raffinements. – Je suis entré chez elle par<br />

la fenêtre, ayant la clef <strong>de</strong> la porte dans ma<br />

poche. – Je l’ai fait venir chez moi en plein jour,<br />

et enfin je l’ai compromise <strong>de</strong> telle façon que<br />

personne maintenant (excepté moi, bien enten<strong>du</strong>)<br />

ne doute qu’elle ne soit ma maîtresse.<br />

À cause <strong>de</strong> toutes ces inventions qui, si je<br />

n’étais aussi jeune, auraient l’air <strong>de</strong>s ressources<br />

d’un libertin blasé, Rosette m’adore<br />

principalement et par-<strong>de</strong>ssus tous autres. Elle y<br />

voit l’ar<strong>de</strong>ur d’un amour pétulant que rien ne peut<br />

contenir, et qui est le même malgré la diversité<br />

<strong>de</strong>s temps et <strong>de</strong>s lieux. Elle y voit l’effet sans<br />

cesse renaissant <strong>de</strong> ses charmes et le triomphe <strong>de</strong><br />

sa beauté, et, en vérité, je voudrais qu’elle eût<br />

raison, et ce n’est point ma faute ni la sienne non<br />

plus, il faut être juste, si elle ne l’a pas.<br />

187


Le seul tort que j’aie envers elle, c’est d’être<br />

moi. Si je lui disais cela, l’enfant répondrait bien<br />

vite que c’est précisément mon plus grand mérite<br />

à ses yeux ; ce qui serait plus obligeant que sensé.<br />

Une fois, – c’était dans les commencements <strong>de</strong><br />

notre liaison, – j’ai cru être arrivé à mon but, une<br />

minute j’ai cru avoir aimé ; – j’ai aimé. – Ô mon<br />

ami ! je n’ai vécu que cette minute-là, et, si cette<br />

minute eût été une heure, je fusse <strong>de</strong>venu un dieu.<br />

– Nous étions sortis tous les <strong>de</strong>ux à cheval, moi<br />

sur mon cher Ferragus, elle sur une jument<br />

couleur <strong>de</strong> neige qui a l’air d’une licorne, tant elle<br />

a les pieds déliés et l’encolure svelte. Nous<br />

suivions une gran<strong>de</strong> allée d’ormes d’une hauteur<br />

prodigieuse ; le soleil <strong>de</strong>scendait sur nous, tiè<strong>de</strong><br />

et blond, tamisé par les déchiquetures <strong>du</strong><br />

feuillage, – <strong>de</strong>s losanges d’outremer scintillaient<br />

par places dans <strong>de</strong>s nuages pommelés, <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

lignes d’un bleu pâle jonchaient les bords <strong>de</strong><br />

l’horizon et se changeaient en un vert pomme<br />

extrêmement tendre, lorsqu’elles se rencontraient<br />

avec les tons orangés <strong>du</strong> couchant. – L’aspect <strong>du</strong><br />

ciel était charmant et singulier ; la brise nous<br />

apportait je ne sais quelle o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> fleurs<br />

188


sauvages on ne peut plus ravissante. – De temps<br />

en temps un oiseau partait <strong>de</strong>vant nous et<br />

traversait l’allée en chantant. – <strong>La</strong> cloche d’un<br />

village que l’on ne voyait pas sonnait doucement<br />

l’Angelus, et les sons argentins, qui ne nous<br />

arrivaient qu’atténués par l’éloignement, avaient<br />

une douceur infinie. Nos bêtes allaient le pas et<br />

marchaient côte à côte d’une manière si égale que<br />

l’une ne dépassait pas l’autre. – Mon cœur se<br />

dilatait, et mon âme débordait sur mon corps. – Je<br />

n’avais jamais été si heureux. Je ne disais rien, ni<br />

Rosette non plus, et pourtant nous ne nous étions<br />

jamais aussi bien enten<strong>du</strong>s. – Nous étions si près<br />

l’un <strong>de</strong> l’autre que ma jambe touchait le ventre <strong>du</strong><br />

cheval <strong>de</strong> Rosette. Je me penchai vers elle et<br />

passai mon bras autour <strong>de</strong> sa taille ; elle fit le<br />

même mouvement <strong>de</strong> son côté, et renversa sa tête<br />

sur mon épaule. Nos bouches se prirent ; ô quel<br />

chaste et délicieux baiser ! – Nos chevaux<br />

marchaient toujours avec leur bri<strong>de</strong> flottante sur<br />

le cou. – Je sentais le bras <strong>de</strong> Rosette se relâcher<br />

et ses reins ployer <strong>de</strong> plus en plus. – Moi-même<br />

je faiblissais et j’étais près <strong>de</strong> m’évanouir. – Ah !<br />

je t’assure que dans ce moment-là je ne songeais<br />

189


guère si j’étais moi ou un autre. Nous allâmes<br />

ainsi jusqu’au bout <strong>de</strong> l’allée, où un bruit <strong>de</strong> pas<br />

nous fit reprendre brusquement notre position ;<br />

c’étaient <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> connaissance aussi à cheval<br />

qui vinrent à nous et nous parlèrent. Si j’avais eu<br />

<strong>de</strong>s pistolets, je crois que j’aurais tiré sur eux.<br />

Je les regardais d’un air sombre et furieux, qui<br />

aura dû leur paraître bien singulier. – Après tout,<br />

j’avais tort <strong>de</strong> me mettre si fort en colère contre<br />

eux, car ils m’avaient ren<strong>du</strong>, sans le vouloir, le<br />

service <strong>de</strong> couper mon plaisir à point, au moment<br />

où, par son intensité même, il allait <strong>de</strong>venir une<br />

douleur ou s’affaisser sous sa violence. – C’est<br />

une science que l’on ne regar<strong>de</strong> pas avec tout le<br />

respect qu’on lui doit que celle <strong>de</strong> s’arrêter à<br />

temps. – Quelquefois, en étant couché avec une<br />

femme, on lui passe le bras sous la taille : c’est<br />

d’abord une gran<strong>de</strong> volupté <strong>de</strong> sentir la tiè<strong>de</strong><br />

chaleur <strong>de</strong> son corps, la chair douce et veloutée<br />

<strong>de</strong> ses reins, l’ivoire poli <strong>de</strong> ses flancs et <strong>de</strong><br />

refermer sa main sur sa gorge qui se dresse et<br />

frissonne. – <strong>La</strong> belle s’endort dans cette position<br />

amoureuse et charmante ; la cambrure <strong>de</strong> ses<br />

reins <strong>de</strong>vient moins prononcée ; sa gorge<br />

190


s’apaise ; son flanc est soulevé par la respiration<br />

plus large et plus régulière <strong>du</strong> sommeil ; ses<br />

muscles se dénouent, sa tête roule dans ses<br />

cheveux. – Cependant votre bras est plus pressé,<br />

vous commencez à vous apercevoir que c’est une<br />

femme et non pas une sylphi<strong>de</strong> : – mais vous<br />

n’ôteriez votre bras pour rien au mon<strong>de</strong>, il y a<br />

beaucoup <strong>de</strong> raisons pour cela : la première, c’est<br />

qu’il est assez dangereux <strong>de</strong> réveiller une femme<br />

avec qui l’on est couché ; il faut être en état <strong>de</strong><br />

substituer au rêve délicieux qu’elle fait sans<br />

doute une réalité encore plus délicieuse ; la<br />

secon<strong>de</strong>, c’est qu’en la priant <strong>de</strong> se soulever pour<br />

retirer votre bras vous lui dites d’une manière<br />

indirecte qu’elle est lour<strong>de</strong> et qu’elle vous gêne,<br />

ce qui n’est pas honnête, ou bien vous lui faites<br />

entendre que vous êtes faible ou fatigué, chose<br />

extrêmement humiliante pour vous et qui vous<br />

nuira infiniment dans son esprit ; – la troisième<br />

est que, comme l’on a eu <strong>du</strong> plaisir dans cette<br />

position, l’on croit qu’en la gardant on pourra en<br />

éprouver encore, en quoi l’on se trompe. – Le<br />

pauvre bras se trouve pris sous la masse qui<br />

l’opprime, le sang s’arrête, les nerfs sont tiraillés,<br />

191


et l’engourdissement vous picote avec ses<br />

millions d’aiguilles : vous êtes une manière <strong>de</strong><br />

petit Milon Crotoniate, et le matelas <strong>de</strong> votre lit et<br />

le dos <strong>de</strong> votre divinité représentent assez<br />

exactement les <strong>de</strong>ux parties <strong>de</strong> l’arbre qui se sont<br />

rejointes. – Le jour vient enfin, qui vous délivre<br />

<strong>de</strong> ce martyre, et vous sautez à bas <strong>de</strong> ce chevalet<br />

avec plus d’empressement qu’aucun mari n’en<br />

met à <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> l’échafaud nuptial.<br />

Ceci est l’histoire <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s passions.<br />

– C’est celle <strong>de</strong> tous les plaisirs.<br />

Quoi qu’il en soit, – malgré l’interruption ou à<br />

cause <strong>de</strong> l’interruption, jamais volupté pareille<br />

n’a passé sur ma tête : je me sentais réellement un<br />

autre. L’âme <strong>de</strong> Rosette était entrée tout entière<br />

dans mon corps. – Mon âme m’avait quitté et<br />

remplissait son cœur comme son âme à elle<br />

remplissait le mien. – Sans doute, elles s’étaient<br />

rencontrées au passage dans ce long baiser<br />

équestre, comme Rosette l’a appelé <strong>de</strong>puis (ce<br />

qui m’a fâché par parenthèse), et s’étaient<br />

traversées et confon<strong>du</strong>es aussi intimement que le<br />

peuvent faire les âmes <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux créatures<br />

192


mortelles sur un grain <strong>de</strong> boue périssable.<br />

Les anges doivent assurément s’embrasser<br />

ainsi, et le vrai paradis n’est pas au ciel, mais sur<br />

la bouche d’une personne aimée.<br />

J’ai atten<strong>du</strong> vainement une minute pareille, et<br />

j’en ai sans succès provoqué le retour. Nous<br />

avons été bien souvent nous promener à cheval<br />

dans l’allée <strong>du</strong> bois, par <strong>de</strong> beaux couchers <strong>de</strong><br />

soleil ; les arbres avaient la même ver<strong>du</strong>re, les<br />

oiseaux chantaient la même chanson, mais nous<br />

trouvions le soleil terne, le feuillage jauni : le<br />

chant <strong>de</strong>s oiseaux nous paraissait aigre et<br />

discordant, l’harmonie n’était plus en nous. Nous<br />

avons mis nos chevaux au pas, et nous avons<br />

essayé le même baiser. – Hélas ! nos lèvres seules<br />

se joignaient, et ce n’était que le spectre <strong>de</strong><br />

l’ancien baiser. – Le beau, le sublime, le divin, le<br />

seul vrai baiser que j’aie donné et reçu en ma vie<br />

était envolé à tout jamais. – Depuis ce jour-là je<br />

suis toujours revenu <strong>du</strong> bois avec un fond <strong>de</strong><br />

tristesse inexprimable. – Rosette, toute gaie et<br />

folâtre qu’elle soit habituellement, ne peut<br />

échapper à cette impression, et sa rêverie se trahit<br />

193


par une petite moue délicatement plissée qui vaut<br />

au moins son sourire.<br />

Il n’y a guère que la fumée <strong>du</strong> vin et le grand<br />

éclat <strong>de</strong>s bougies qui me puissent faire revenir <strong>de</strong><br />

ces mélancolies-là. Nous buvons tous les <strong>de</strong>ux<br />

comme <strong>de</strong>s condamnés à mort, silencieusement et<br />

coup sur coup, jusqu’à ce que nous ayons atteint<br />

la dose qu’il nous faut ; alors nous commençons à<br />

rire et à nous moquer <strong>du</strong> meilleur cœur <strong>de</strong> ce que<br />

nous appelons notre sentimentalité.<br />

Nous rions, – parce que nous ne pouvons<br />

pleurer. – Ah ! qui pourra faire germer une larme<br />

au fond <strong>de</strong> mon œil tari ?<br />

Pourquoi ai-je eu tant <strong>de</strong> plaisir ce soir-là ? Il<br />

me serait bien difficile <strong>de</strong> le dire. J’étais pourtant<br />

le même homme, Rosette la même femme. Ce<br />

n’était pas la première fois que je me promenais à<br />

cheval, ni elle non plus. Nous avions déjà vu se<br />

coucher le soleil, et ce spectacle ne nous a pas<br />

autrement touchés que la vue d’un tableau que<br />

l’on admire, selon que les couleurs en sont plus<br />

ou moins brillantes. Il y a plus d’une allée<br />

d’ormes et <strong>de</strong> marronniers dans le mon<strong>de</strong>, et<br />

194


celle-là n’était pas la première que nous<br />

parcourions ; qui donc nous y a fait trouver un<br />

charme si souverain, qui métamorphosait les<br />

feuilles mortes en topazes, les feuilles vertes en<br />

émerau<strong>de</strong>s, qui avait doré tous ces atomes<br />

voltigeants, et changé en perles toutes ces gouttes<br />

d’eau égrenées sur la pelouse, qui donnait une<br />

harmonie si douce aux sons d’une cloche<br />

habituellement discordante, et aux piaillements<br />

<strong>de</strong> je ne sais quels oisillons ? – Il fallait qu’il y<br />

eût dans l’air une poésie bien pénétrante puisque<br />

nos chevaux mêmes paraissaient la sentir.<br />

Rien au mon<strong>de</strong> cependant n’était plus pastoral<br />

et plus simple : quelques arbres, quelques nuages,<br />

cinq ou six brins <strong>de</strong> serpolet, une femme et un<br />

rayon <strong>de</strong> soleil brochant sur le tout comme un<br />

chevron d’or sur un blason. – Il n’y avait<br />

d’ailleurs, dans ma sensation, ni surprise ni<br />

étonnement. Je me reconnaissais bien. Je n’étais<br />

jamais venu dans cet endroit, mais je me<br />

rappelais parfaitement et la forme <strong>de</strong>s feuilles et<br />

la position <strong>de</strong>s nuées, cette colombe blanche qui<br />

traversait le ciel, s’envolait dans la même<br />

direction ; cette petite cloche argentine, que<br />

195


j’entendais pour la première fois, avait bien<br />

souvent tinté à mon oreille, et sa voix me<br />

semblait une voix amie ; j’avais, sans y être<br />

jamais passé, parcouru cette allée bien <strong>de</strong>s fois<br />

avec <strong>de</strong>s princesses montées sur <strong>de</strong>s licornes ; les<br />

plus voluptueux <strong>de</strong> mes rêves s’y allaient<br />

promener tous les soirs, et mes désirs s’y étaient<br />

donné <strong>de</strong>s baisers absolument pareils à celui<br />

échangé par moi et Rosette. – Ce baiser n’avait<br />

rien <strong>de</strong> nouveau pour moi ; mais il était tel que<br />

j’avais pensé qu’il serait. C’est peut-être la seule<br />

fois <strong>de</strong> ma vie que je n’ai pas été désappointé, et<br />

que la réalité m’a paru aussi belle que l’idéal. –<br />

Si je pouvais trouver une femme, un paysage, une<br />

architecture, quelque chose qui répondit à mon<br />

désir intime aussi parfaitement que cette minutelà<br />

a répon<strong>du</strong> à la minute que j’avais rêvée, je<br />

n’aurais rien à envier aux dieux, et je renoncerais<br />

très volontiers à ma stalle <strong>du</strong> paradis. – Mais, en<br />

vérité, je ne crois pas qu’un homme <strong>de</strong> chair pût<br />

résister une heure à <strong>de</strong>s voluptés si pénétrantes ;<br />

<strong>de</strong>ux baisers comme cela pomperaient une<br />

existence entière, et feraient vi<strong>de</strong> complet dans<br />

une âme et dans un corps. – Ce n’est pas cette<br />

196


considération-là qui m’arrêterait ; car, ne pouvant<br />

prolonger ma vie indéfiniment, il m’est égal <strong>de</strong><br />

mourir, et j’aimerais mieux mourir <strong>de</strong> plaisir que<br />

<strong>de</strong> vieillesse ou d’ennui.<br />

Mais cette femme n’existe pas. – Si, elle<br />

existe ; – je n’en suis peut-être séparé que par une<br />

cloison. – Je l’ai peut-être coudoyée hier ou<br />

aujourd’hui.<br />

Que manque-t-il à Rosette pour être cette<br />

femme-là ? – Il lui manque que je le croie. Quelle<br />

fatalité me fait donc avoir toujours pour<br />

maîtresses <strong>de</strong>s femmes que je n’aime pas ! Son<br />

cou est assez poli pour y suspendre les colliers les<br />

mieux ouvrés ; ses doigts sont assez effilés pour<br />

faire honneur aux plus belles et aux plus riches<br />

bagues ; le rubis rougirait <strong>de</strong> plaisir <strong>de</strong> briller au<br />

bout vermeil <strong>de</strong> son oreille délicate ; sa taille<br />

pourrait ceindre le ceste <strong>de</strong> Vénus ; mais c’est<br />

l’amour seul qui sait nouer l’écharpe <strong>de</strong> sa mère.<br />

Tout le mérite qu’a Rosette est en elle, je ne<br />

lui ai rien prêté. Je n’ai pas jeté sur sa beauté ce<br />

voile <strong>de</strong> perfection dont l’amour enveloppe la<br />

personne aimée ; – le voile d’Isis est un voile<br />

197


transparent à côté <strong>de</strong> celui-là. – Il n’y a que la<br />

satiété qui en puisse lever le coin.<br />

Je n’aime pas Rosette ; <strong>du</strong> moins l’amour que<br />

j’ai pour elle, si j’en ai, ne ressemble pas à l’idée<br />

que je me suis faite <strong>de</strong> l’amour. – Après cela mon<br />

idée n’est peut-être pas juste. Je n’ose rien<br />

déci<strong>de</strong>r. Toujours est-il qu’elle me rend tout à fait<br />

insensible au mérite <strong>de</strong>s autres femmes, et je n’ai<br />

désiré personne avec un peu <strong>de</strong> suite <strong>de</strong>puis que<br />

je la possè<strong>de</strong>. – Si elle a à être jalouse, ce n’est<br />

que <strong>de</strong> fantômes, ce dont elle s’inquiète assez<br />

peu, et pourtant mon imagination est sa plus<br />

redoutable rivale ; c’est une chose dont, avec<br />

toute sa finesse, elle ne s’apercevra probablement<br />

jamais.<br />

Si les femmes savaient cela ! – Que<br />

d’infidélités l’amant le moins volage fait à la<br />

maîtresse la plus adorée ! – Il est à présumer que<br />

les femmes nous le ren<strong>de</strong>nt et au-<strong>de</strong>là ; mais elles<br />

font comme nous, et n’en disent rien. – Une<br />

maîtresse est un thème obligé qui disparaît<br />

ordinairement sous les fioritures et les bro<strong>de</strong>ries.<br />

– Bien souvent les baisers qu’on lui donne ne<br />

198


sont pas pour elle ; c’est l’idée d’une autre<br />

femme que l’on embrasse dans sa personne, et<br />

elle profite plus d’une fois (si cela peut s’appeler<br />

un profit) <strong>de</strong>s désirs inspirés par une autre. Ah !<br />

que <strong>de</strong> fois, pauvre Rosette, tu as servi <strong>de</strong> corps à<br />

mes rêves et donné une réalité à tes rivales ; que<br />

d’infidélités dont tu as été involontairement la<br />

complice ! Si tu avais pu penser, aux moments où<br />

mes bras te serraient avec tant <strong>de</strong> force, où ma<br />

bouche s’unissait le plus étroitement à la tienne,<br />

que ta beauté et ton amour n’y étaient pour rien,<br />

que ton idée était à mille lieues <strong>de</strong> moi ; si l’on<br />

t’avait dit que ces yeux, voilés d’amoureuses<br />

langueurs, ne s’abaissaient que pour ne pas te<br />

voir et ne pas dissiper l’illusion que tu ne servais<br />

qu’à compléter, et qu’au lieu d’être une maîtresse<br />

tu n’étais qu’un instrument <strong>de</strong> volupté, un moyen<br />

<strong>de</strong> tromper un désir impossible à réaliser !<br />

Ô célestes créatures, belles vierges frêles et<br />

diaphanes qui penchez vos yeux <strong>de</strong> pervenche et<br />

joignez vos mains <strong>de</strong> lis sur les tableaux à fond<br />

d’or <strong>de</strong>s vieux maîtres allemands, saintes <strong>de</strong>s<br />

vitraux, martyres <strong>de</strong>s missels qui souriez si<br />

doucement au milieu <strong>de</strong>s enroulements <strong>de</strong>s<br />

199


arabesques, et qui sortez si blon<strong>de</strong>s et si fraîches<br />

<strong>de</strong> la cloche <strong>de</strong>s fleurs ! – ô vous, belles<br />

courtisanes couchées toutes nues dans vos<br />

cheveux sur <strong>de</strong>s lits semés <strong>de</strong> roses, sous <strong>de</strong><br />

larges ri<strong>de</strong>aux pourpres, avec vos bracelets et vos<br />

colliers <strong>de</strong> grosses perles, votre éventail et vos<br />

miroirs où le couchant accroche dans l’ombre une<br />

flamboyante paillette ! – brunes filles <strong>du</strong> Titien,<br />

qui nous étalez si voluptueusement vos hanches<br />

ondoyantes, vos cuisses fermes et <strong>du</strong>res, vos<br />

ventres polis et vos reins souples et musculeux !<br />

– antiques déesses, qui dressez votre blanc<br />

fantôme sous les ombrages <strong>du</strong> jardin ! – vous<br />

faites partie <strong>de</strong> mon sérail ; je vous ai possédées<br />

tour à tour. – Sainte Ursule, j’ai baisé tes mains<br />

sur les belles mains <strong>de</strong> Rosette ; – j’ai joué avec<br />

les noirs cheveux <strong>de</strong> la Muranèse, et jamais<br />

Rosette n’a eu tant <strong>de</strong> peine à se recoiffer ;<br />

virginale Diane, j’ai été avec toi plus qu’Actéon,<br />

et je n’ai pas été changé en cerf : c’est moi qui ai<br />

remplacé ton bel Endymion ! – Que <strong>de</strong> rivales<br />

dont on ne se défie pas, et dont on ne peut se<br />

venger ! encore ne sont-elles pas toujours peintes<br />

ou sculptées !<br />

200


Femmes, quand vous voyez votre amant<br />

<strong>de</strong>venir plus tendre que <strong>de</strong> coutume, vous<br />

étreindre dans ses bras avec une émotion<br />

extraordinaire ; quand il plongera sa tête dans vos<br />

genoux et la relèvera pour vous regar<strong>de</strong>r avec <strong>de</strong>s<br />

yeux humi<strong>de</strong>s et errants ; quand la jouissance ne<br />

fera qu’augmenter son désir, et qu’il éteindra<br />

votre voix sous ses baisers, comme s’il craignait<br />

<strong>de</strong> l’entendre, soyez certaines qu’il ne sait<br />

seulement pas si vous êtes là ; qu’il a, en ce<br />

moment, ren<strong>de</strong>z-vous avec une chimère que vous<br />

ren<strong>de</strong>z palpable, et dont vous jouez le rôle. –<br />

Bien <strong>de</strong>s chambrières ont profité <strong>de</strong> l’amour<br />

qu’inspiraient <strong>de</strong>s reines. – Bien <strong>de</strong>s femmes ont<br />

profité <strong>de</strong> l’amour qu’inspiraient <strong>de</strong>s déesses, et<br />

une réalité assez vulgaire a souvent servi <strong>de</strong> socle<br />

à l’idole idéale. C’est pourquoi les poètes<br />

prennent habituellement d’assez sales guenipes<br />

pour maîtresses. – On peut coucher dix ans avec<br />

une femme sans l’avoir jamais vue ; – c’est<br />

l’histoire <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> grands génies et dont<br />

les relations ignobles ou obscures ont fait<br />

l’étonnement <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>.<br />

Je n’ai fait à Rosette que <strong>de</strong>s infidélités <strong>de</strong> ce<br />

201


genre-là. Je ne l’ai trahie que pour <strong>de</strong>s tableaux et<br />

<strong>de</strong>s statues, et elle a été <strong>de</strong> moitié dans la<br />

trahison. Je n’ai pas sur la conscience le plus petit<br />

péché matériel à me reprocher. Je suis, <strong>de</strong> ce côté,<br />

aussi blanc que la neige Jung-Frau, et pourtant,<br />

sans être amoureux <strong>de</strong> personne, je désirerais<br />

l’être <strong>de</strong> quelqu’un. – Je ne cherche pas<br />

l’occasion, et je ne serais pas fâché qu’elle vînt ;<br />

si elle venait, je ne m’en servirais peut-être pas,<br />

car j’ai la conviction intime qu’il en serait <strong>de</strong><br />

même avec une autre, et j’aime mieux qu’il en<br />

soit ainsi avec Rosette qu’avec toute autre ; car,<br />

la femme ôtée, il me reste <strong>du</strong> moins un joli<br />

compagnon, plein d’esprit, et très agréablement<br />

démoralisé ; et cette considération n’est pas une<br />

<strong>de</strong>s moindres qui me retiennent, car, en perdant la<br />

maîtresse, je serais désolé <strong>de</strong> perdre l’amie.<br />

202


IV<br />

Sais-tu que voilà tantôt cinq mois, – oui, cinq<br />

mois, tout autant, cinq éternités que je suis le<br />

Céladon en pied <strong>de</strong> madame Rosette ? Cela est <strong>du</strong><br />

<strong>de</strong>rnier beau. Je ne me serais pas cru aussi<br />

constant, ni elle non plus, je gage. Nous sommes<br />

en vérité un couple <strong>de</strong> pigeons plumés, car il n’y<br />

a que <strong>de</strong>s tourterelles pour avoir <strong>de</strong> ces<br />

tendresses-là. Avons-nous roucoulé ! nous<br />

sommes-nous becquetés ! quels enlacements <strong>de</strong><br />

lierre ! quelle existence à <strong>de</strong>ux ! Rien au mon<strong>de</strong><br />

n’était plus touchant, et nos <strong>de</strong>ux pauvres petits<br />

cœurs auraient pu se mettre sur un cartel, enfilés<br />

par la même broche, avec une flamme en coup <strong>de</strong><br />

vent.<br />

Cinq mois en tête à tête, pour ainsi dire, car<br />

nous nous voyions tous les jours et presque toutes<br />

les nuits, – la porte toujours fermée à tout le<br />

mon<strong>de</strong> ; – n’y a-t-il pas <strong>de</strong> quoi avoir la peau <strong>de</strong><br />

203


poule rien que d’y songer ! Eh bien ! c’est une<br />

chose qu’il faut dire à la gloire <strong>de</strong> l’incomparable<br />

Rosette, je ne me suis pas trop ennuyé, et ce<br />

temps-là sera sans doute le plus agréablement<br />

passé <strong>de</strong> ma vie. Je ne crois pas qu’il soit possible<br />

d’occuper d’une manière plus soutenue et plus<br />

amusante un homme qui n’a point <strong>de</strong> passion, et<br />

Dieu sait quel terrible désœuvrement est celui qui<br />

provient d’un cœur vi<strong>de</strong> ! On ne peut se faire une<br />

idée <strong>de</strong>s ressources <strong>de</strong> cette femme. – Elle a<br />

commencé à les tirer <strong>de</strong> son esprit, puis <strong>de</strong> son<br />

cœur, car elle m’aime à l’adoration. – Avec quel<br />

art elle profite <strong>de</strong> la moindre étincelle, et comme<br />

elle sait en faire un incendie ! comme elle dirige<br />

habilement les petits mouvements <strong>de</strong> l’âme !<br />

comme elle fait tourner la langueur en rêverie<br />

tendre ! et par combien <strong>de</strong> chemins détournés<br />

fait-elle revenir à elle l’esprit qui s’en éloigne ! –<br />

C’est merveilleux !<br />

– Et je l’admire comme un <strong>de</strong>s plus hauts<br />

génies qui soient.<br />

Je suis venu chez elle fort maussa<strong>de</strong>, <strong>de</strong> fort<br />

mauvaise humeur et cherchant une querelle. Je ne<br />

204


sais comment la sorcière faisait, au bout <strong>de</strong><br />

quelques minutes elle m’avait forcé à lui dire <strong>de</strong>s<br />

choses galantes, quoique je n’en eusse pas la<br />

moindre envie, à lui baiser les mains et à rire <strong>de</strong><br />

tout mon cœur, quoique je fusse d’une colère<br />

épouvantable. A-t-on une idée d’une tyrannie<br />

pareille ? – Cependant, si habile qu’elle soit, le<br />

tête-à-tête ne peut se prolonger plus longtemps,<br />

et, dans cette <strong>de</strong>rnière quinzaine, il m’est arrivé<br />

assez souvent, ce que je n’avais jamais fait<br />

jusque-là, d’ouvrir les livres qui sont sur la table,<br />

et d’en lire quelques lignes dans les interstices <strong>de</strong><br />

la conversation. Rosette l’a remarqué et en a<br />

conçu un effroi qu’elle a eu peine à dissimuler, et<br />

elle a fait emporter tous les livres <strong>de</strong> son cabinet.<br />

J’avoue que je les regrette, quoique je n’ose pas<br />

les re<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. – L’autre jour, – symptôme<br />

effrayant ! – quelqu’un est venu pendant que<br />

nous étions ensemble, et, au lieu d’enrager<br />

comme je faisais dans les commencements, j’en<br />

ai éprouvé une espèce <strong>de</strong> joie. J’ai presque été<br />

aimable : j’ai soutenu la conversation que Rosette<br />

tâchait <strong>de</strong> laisser tomber afin que le monsieur<br />

s’en allât, et, quand il fut parti, je me mis à dire<br />

205


qu’il ne manquait pas d’esprit et que sa société<br />

était assez agréable. Rosette me fit souvenir qu’il<br />

y avait <strong>de</strong>ux mois que je l’avais précisément<br />

trouvé stupi<strong>de</strong> et le plus sot fâcheux qui fût sur la<br />

terre, ce à quoi je n’eus rien à répondre, car en<br />

vérité je l’avais dit ; et j’avais cependant raison,<br />

malgré ma contradiction apparente : car la<br />

première fois il dérangeait un tête-à-tête<br />

charmant, et la secon<strong>de</strong> fois il venait au secours<br />

d’une conversation épuisée et languissante (d’un<br />

côté <strong>du</strong> moins), et m’évitait, pour ce jour-là, une<br />

scène <strong>de</strong> tendresse assez fatigante à jouer.<br />

Voilà où nous en sommes ; – la position est<br />

grave, – surtout quand il y en a un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux qui<br />

est encore épris et qui s’attache désespérément<br />

aux restes <strong>de</strong> l’amour <strong>de</strong> l’autre. Je suis dans une<br />

perplexité gran<strong>de</strong>. – Quoique je ne sois pas<br />

amoureux <strong>de</strong> Rosette, j’ai pour elle une très<br />

gran<strong>de</strong> affection, et je ne voudrais rien faire qui<br />

lui causât <strong>de</strong> la peine. – Je veux qu’elle croie,<br />

aussi longtemps que possible, que je l’aime.<br />

En reconnaissance <strong>de</strong> toutes ces heures qu’elle<br />

a ren<strong>du</strong>es ailées, en reconnaissance <strong>de</strong> l’amour<br />

206


qu’elle m’a donné pour <strong>du</strong> plaisir, je le veux. – Je<br />

la tromperai ; mais une tromperie agréable ne<br />

vaut-elle pas mieux qu’une vérité affligeante ? –<br />

car jamais je n’aurai le cœur <strong>de</strong> lui dire que je ne<br />

l’aime pas. – <strong>La</strong> vaine ombre d’amour dont elle<br />

se repaît lui paraît si adorable et si chère, elle<br />

embrasse ce pâle spectre avec tant d’ivresse et<br />

d’effusion que je n’ose le faire évanouir ;<br />

cependant j’ai peur qu’elle ne s’aperçoive à la fin<br />

que ce n’est après tout qu’un fantôme. Ce matin<br />

nous avons eu ensemble un entretien que je vais<br />

rapporter sous sa forme dramatique pour plus <strong>de</strong><br />

fidélité, et qui me fait craindre <strong>de</strong> ne pouvoir<br />

prolonger notre liaison bien longtemps.<br />

<strong>La</strong> scène représente le lit <strong>de</strong> Rosette. Un rayon<br />

<strong>de</strong> soleil plonge à travers les ri<strong>de</strong>aux : il est dix<br />

heures. Rosette a un bras sous mon cou et ne<br />

remue pas, <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> m’éveiller. De temps en<br />

temps, elle se soulève un peu sur le cou<strong>de</strong> et<br />

penche sa figure sur la mienne en retenant son<br />

souffle. Je vois tout cela à travers le grillage <strong>de</strong><br />

mes cils, car il y a une heure que je ne dors plus.<br />

<strong>La</strong> chemise <strong>de</strong> Rosette a un tour <strong>de</strong> gorge <strong>de</strong><br />

malines toute déchirée : la nuit a été orageuse ;<br />

207


ses cheveux s’échappent confusément <strong>de</strong> son<br />

petit bonnet. Elle est aussi jolie que peut l’être<br />

une femme que l’on n’aime point et avec qui l’on<br />

est couché.<br />

ROSETTE, voyant que je ne dors plus.<br />

Ô le vilain dormeur !<br />

Haaa !<br />

MOI, bâillant.<br />

ROSETTE<br />

Ne bâillez donc pas comme cela, ou je ne vous<br />

embrasserai pas <strong>de</strong> huit jours.<br />

Ouf !<br />

MOI<br />

ROSETTE<br />

Il paraît, monsieur, que vous ne tenez pas<br />

beaucoup à ce que je vous embrasse ?<br />

Si fait.<br />

MOI<br />

ROSETTE<br />

Comme vous dites cela d’une manière<br />

208


dégagée ! – C’est bon ; vous pouvez compter que,<br />

d’ici à huit jours, je ne vous toucherai <strong>du</strong> bout <strong>de</strong>s<br />

lèvres. – C’est aujourd’hui mardi : ainsi à mardi<br />

prochain.<br />

Bah !<br />

Comment, bah !<br />

MOI<br />

ROSETTE<br />

MOI<br />

Oui, bah ! tu m’embrasseras avant ce soir, ou<br />

je meure.<br />

ROSETTE<br />

Vous mourrez ! Est-il fat ? – Je vous ai gâté,<br />

monsieur.<br />

MOI<br />

Je vivrai. – Je ne suis pas fat et tu ne m’as pas<br />

gâté, au contraire. – D’abord, je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> la<br />

suppression <strong>du</strong> monsieur ; je suis assez <strong>de</strong> tes<br />

connaissances pour que tu m’appelles par mon<br />

nom et que tu me tutoies.<br />

209


ROSETTE<br />

Je t’ai gâté, d’Albert !<br />

MOI<br />

Bien. – Maintenant approche ta bouche.<br />

Non, mardi prochain.<br />

ROSETTE<br />

MOI<br />

Allons donc ! est-ce que nous ne nous<br />

caresserons plus maintenant que le calendrier à la<br />

main ? nous sommes un peu trop jeunes tous les<br />

<strong>de</strong>ux pour cela. – Çà, votre bouche, mon infante,<br />

ou je m’en vais attraper un torticolis.<br />

Point.<br />

ROSETTE<br />

MOI<br />

Ah ! vous voulez qu’on vous viole,<br />

mignonne ; pardieu ! l’on vous violera. – <strong>La</strong><br />

chose est faisable, quoique peut-être elle n’ait pas<br />

encore été faite.<br />

210


Impertinent !<br />

ROSETTE<br />

MOI<br />

Remarque, ma toute belle, que je t’ai fait la<br />

galanterie d’un peut-être ; c’est fort honnête <strong>de</strong><br />

ma part. – Mais nous nous éloignons <strong>du</strong> sujet.<br />

Penche ta tête. Voyons : qu’est-ce que cela, ma<br />

sultane favorite ? et quelle mine maussa<strong>de</strong> nous<br />

avons ! Nous voulons baiser un sourire et non<br />

une moue.<br />

ROSETTE, se baissant pour m’embrasser.<br />

Comment veux-tu que je rie ? tu me dis <strong>de</strong>s<br />

choses si <strong>du</strong>res !<br />

MOI<br />

Mon intention est <strong>de</strong> t’en dire <strong>de</strong> fort tendres.<br />

– Pourquoi veux-tu que je te dise <strong>de</strong>s choses<br />

<strong>du</strong>res ?<br />

ROSETTE<br />

Je ne sais ; – mais vous m’en dites.<br />

MOI<br />

Tu prends pour <strong>de</strong>s <strong>du</strong>retés <strong>de</strong>s plaisanteries<br />

211


sans conséquence.<br />

ROSETTE<br />

Sans conséquence ! Vous appelez cela sans<br />

conséquence ? tout en a en amour. – Tenez,<br />

j’aimerais mieux que vous me battissiez que <strong>de</strong><br />

rire comme vous faites.<br />

MOI<br />

Tu voudrais donc me voir pleurer ?<br />

ROSETTE<br />

Vous allez toujours d’une extrémité à l’autre.<br />

On ne vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> pleurer, mais <strong>de</strong><br />

parler raisonnablement et <strong>de</strong> quitter ce petit ton<br />

persifleur qui vous va fort mal.<br />

MOI<br />

Il m’est impossible <strong>de</strong> parler raisonnablement<br />

et <strong>de</strong> ne pas persifler ; alors je vais te battre,<br />

puisque c’est dans tes goûts.<br />

Faites.<br />

ROSETTE<br />

MOI, lui donnant quelques<br />

petites tapes sur les épaules.<br />

212


J’aimerais mieux me couper la tête moi-même<br />

que <strong>de</strong> me gâter ton adorable corps et <strong>de</strong> marbrer<br />

<strong>de</strong> bleu la blancheur <strong>de</strong> ce dos charmant. – Ma<br />

déesse, quel que soit le plaisir qu’une femme ait à<br />

être battue, en vérité, vous ne le serez point.<br />

ROSETTE<br />

Vous ne m’aimez plus.<br />

MOI<br />

Voici qui ne découle pas très directement <strong>de</strong><br />

ce qui précè<strong>de</strong> ; cela est à peu près aussi logique<br />

que <strong>de</strong> dire : – Il pleut, donc ne me donnez pas<br />

mon parapluie ; ou : Il fait froid, ouvrez la<br />

fenêtre.<br />

ROSETTE<br />

Vous ne m’aimez pas, vous ne m’avez jamais<br />

aimée.<br />

MOI<br />

Ah ! la chose se complique : vous ne m’aimez<br />

plus et vous ne m’avez jamais aimée. Ceci est<br />

passablement contradictoire : comment puis-je<br />

cesser <strong>de</strong> faire une chose que je n’ai jamais<br />

commencée ? – Tu vois bien, petite reine, que tu<br />

213


ne sais ce que tu dis et que tu es très parfaitement<br />

absur<strong>de</strong>.<br />

ROSETTE<br />

J’avais tant envie d’être aimée <strong>de</strong> vous que j’ai<br />

aidé moi-même à me faire illusion. On croit<br />

aisément ce que l’on désire ; mais maintenant je<br />

vois bien que je me suis trompée. – Vous vous<br />

êtes trompé vous-même ; vous avez pris un goût<br />

pour <strong>de</strong> l’amour, et <strong>du</strong> désir pour <strong>de</strong> la passion. –<br />

<strong>La</strong> chose arrive tous les jours. Je ne vous en veux<br />

pas : il n’a pas dépen<strong>du</strong> <strong>de</strong> vous que vous ne<br />

soyez amoureux ; c’est à mon peu <strong>de</strong> charmes<br />

que je dois m’en prendre. J’aurais dû être plus<br />

belle, plus enjouée, plus coquette ; j’aurais dû<br />

tâcher <strong>de</strong> monter jusqu’à toi, ô mon poète ! au<br />

lieu <strong>de</strong> vouloir te faire <strong>de</strong>scendre jusqu’à moi :<br />

j’ai eu peur <strong>de</strong> te perdre dans les nuages, et j’ai<br />

craint que ta tête ne me dérobât ton cœur. – Je t’ai<br />

emprisonné dans mon amour, et j’ai cru, en me<br />

donnant à toi tout entière, que tu en gar<strong>de</strong>rais<br />

quelque chose...<br />

MOI<br />

Rosette, recule-toi un peu ; ta cuisse me brûle,<br />

214


– tu es comme un charbon ar<strong>de</strong>nt.<br />

ROSETTE<br />

Si je vous gêne, je vais me lever. – Ah ! cœur<br />

<strong>de</strong> rocher, les gouttes d’eau percent la pierre, et<br />

mes larmes ne te peuvent pénétrer. (Elle pleure.)<br />

MOI<br />

Si vous pleurez comme cela, vous allez<br />

assurément changer notre lit en baignoire. – Que<br />

dis-je, en baignoire ? en océan. – Savez-vous<br />

nager, Rosette ?<br />

Scélérat !<br />

ROSETTE<br />

MOI<br />

Allons, voilà que je suis un scélérat ! Vous me<br />

flattez, Rosette, je n’ai point cet honneur : je suis<br />

un bourgeois débonnaire, hélas ! et je n’ai pas<br />

commis le plus petit crime ; j’ai peut-être fait une<br />

sottise, qui est <strong>de</strong> vous avoir aimée éper<strong>du</strong>ment :<br />

voilà tout. – Voulez-vous donc à toute force m’en<br />

faire repentir ? – Je vous ai aimée, et je vous aime<br />

le plus que je peux. Depuis que je suis votre<br />

amant, j’ai toujours marché dans votre ombre : je<br />

215


vous ai donné tout mon temps, mes jours et mes<br />

nuits. Je n’ai point fait <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s phrases avec<br />

vous, parce que je ne les aime qu’écrites ; mais je<br />

vous ai donné mille preuves <strong>de</strong> ma tendresse. Je<br />

ne vous parlerai pas <strong>de</strong> la fidélité la plus exacte,<br />

cela va sans dire ; enfin je suis maigri <strong>de</strong> sept<br />

quarterons <strong>de</strong>puis que vous êtes ma maîtresse.<br />

Que voulez-vous <strong>de</strong> plus ? Me voilà dans votre<br />

lit ; j’y étais hier, j’y serai <strong>de</strong>main. Est-ce ainsi<br />

que l’on se con<strong>du</strong>it avec les gens que l’on n’aime<br />

pas ? Je fais tout ce que tu veux ; tu dis : Allons,<br />

je vais ; restons, je reste ; je suis le plus admirable<br />

amoureux <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, ce me semble.<br />

ROSETTE<br />

C’est précisément ce dont je me plains, – le<br />

plus parfait amoureux <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> en effet.<br />

MOI<br />

Qu’avez-vous à me reprocher ?<br />

ROSETTE<br />

Rien, et j’aimerais mieux avoir à me plaindre<br />

<strong>de</strong> vous.<br />

216


MOI<br />

Voici une étrange querelle.<br />

ROSETTE<br />

C’est bien pis. – Vous ne m’aimez pas. – Je<br />

n’y puis rien, ni vous non plus. – Que voulezvous<br />

qu’on fasse à cela ? Assurément, je<br />

préférerais avoir quelque faute à vous pardonner.<br />

– Je vous gron<strong>de</strong>rais, vous vous excuseriez tant<br />

bien que mal, et nous nous raccommo<strong>de</strong>rions.<br />

MOI<br />

Ce serait tout bénéfice pour toi. Plus le crime<br />

serait grand, plus la réparation serait éclatante.<br />

ROSETTE<br />

Vous savez bien, monsieur, que je ne suis pas<br />

encore ré<strong>du</strong>ite à employer cette ressource et que<br />

si je voulais tout à l’heure, quoique vous ne<br />

m’aimiez pas, et que nous nous querellions...<br />

MOI<br />

Oui, je conviens que c’est un pur effet <strong>de</strong> ta<br />

clémence... Veuille donc un peu ; cela vaudrait<br />

mieux que <strong>de</strong> syllogiser à perte <strong>de</strong> vue comme<br />

217


nous faisons.<br />

ROSETTE<br />

Vous voulez couper court à une conversation<br />

qui vous embarrasse ; mais, s’il vous plaît, mon<br />

bel ami, nous nous contenterons <strong>de</strong> parler.<br />

MOI<br />

C’est un régal peu cher. – Je t’assure que tu as<br />

tort ; car tu es jolie à ravir, et je sens pour toi <strong>de</strong>s<br />

choses...<br />

ROSETTE<br />

Que vous m’exprimerez une autre fois.<br />

MOI<br />

Oh çà, – mon adorable, vous êtes donc une<br />

petite tigresse d’Hyrcanie, vous êtes aujourd’hui<br />

d’une cruauté non pareille ! – Est-ce que cette<br />

démangeaison vous est venue, <strong>de</strong> vous faire<br />

vestale ? – Le caprice serait original.<br />

ROSETTE<br />

Pourquoi pas ? l’on en a vu <strong>de</strong> plus bizarres ;<br />

mais, à coup sûr, je serai vestale pour vous. –<br />

Apprenez, monsieur, que je ne me livre qu’aux<br />

218


gens qui m’aiment ou dont je crois être aimée. –<br />

Vous n’êtes dans aucun <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux cas. –<br />

Permettez que je me lève.<br />

MOI<br />

Si tu te lèves, je me lèverai aussi. – Tu auras la<br />

peine <strong>de</strong> te recoucher : voilà tout.<br />

<strong>La</strong>issez-moi !<br />

Pardieu non !<br />

ROSETTE<br />

MOI<br />

ROSETTE, se débattant.<br />

Oh ! vous me lâcherez !<br />

MOI<br />

J’ose, madame, vous assurer le contraire.<br />

ROSETTE, voyant qu’elle n’est<br />

pas la plus forte.<br />

Eh bien ! je reste ; vous me serrez le bras<br />

d’une force !... Que voulez-vous <strong>de</strong> moi ?<br />

MOI<br />

Je pense que vous le savez. – Je ne me<br />

219


permettrais pas <strong>de</strong> dire ce que je me permets <strong>de</strong><br />

faire ; je respecte trop la décence.<br />

ROSETTE, déjà dans<br />

l’impossibilité <strong>de</strong> se<br />

défendre.<br />

À condition que tu m’aimeras beaucoup... Je<br />

me rends.<br />

MOI<br />

Il est un peu tard pour capituler, lorsque<br />

l’ennemi est déjà dans la place.<br />

ROSETTE, me jetant les bras autour<br />

<strong>du</strong> cou, à moitié pâmée.<br />

Sans condition... Je m’en remets à ta<br />

générosité.<br />

Tu fais bien.<br />

MOI<br />

Ici, mon cher ami, je pense qu’il ne serait pas<br />

hors <strong>de</strong> propos <strong>de</strong> mettre une ligne <strong>de</strong> points, car<br />

le reste <strong>de</strong> ce dialogue ne se pourrait guère<br />

tra<strong>du</strong>ire que par <strong>de</strong>s onomatopées.<br />

220


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .<br />

Le rayon <strong>de</strong> soleil, <strong>de</strong>puis le commencement<br />

<strong>de</strong> cette scène, a eu le temps <strong>de</strong> faire le tour <strong>de</strong> la<br />

chambre. Une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> tilleul arrive <strong>du</strong> jardin,<br />

suave et pénétrante. Le temps est le plus beau qui<br />

se puisse voir ; le ciel est bleu comme la prunelle<br />

d’une Anglaise. Nous nous levons, et, après avoir<br />

déjeuné <strong>de</strong> grand appétit, nous allons faire une<br />

longue promena<strong>de</strong> champêtre. <strong>La</strong> transparence <strong>de</strong><br />

l’air, la splen<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la campagne et l’aspect <strong>de</strong><br />

cette nature en joie m’ont jeté dans l’âme assez<br />

<strong>de</strong> sentimentalité et <strong>de</strong> tendresse pour faire<br />

convenir Rosette qu’au bout <strong>du</strong> compte j’avais<br />

une manière <strong>de</strong> cœur tout comme un autre.<br />

N’as-tu jamais remarqué comme l’ombre <strong>de</strong>s<br />

bois, le murmure <strong>de</strong>s fontaines, le chant <strong>de</strong>s<br />

oiseaux, les riantes perspectives, l’o<strong>de</strong>ur <strong>du</strong><br />

feuillage et <strong>de</strong>s fleurs, tout ce bagage <strong>de</strong><br />

l’églogue et <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription, dont nous sommes<br />

convenus <strong>de</strong> nous moquer, n’en conserve pas<br />

moins sur nous, si dépravés que nous soyons, une<br />

puissance occulte à laquelle il est impossible <strong>de</strong><br />

résister ? Je te confierai, sous le sceau <strong>du</strong> plus<br />

grand secret, que je me suis surpris tout<br />

221


écemment encore dans l’attendrissement le plus<br />

provincial à l’endroit <strong>du</strong> rossignol qui chantait. –<br />

C’était dans le jardin <strong>de</strong> *** ; le ciel, quoiqu’il fît<br />

tout à fait nuit, avait une clarté presque égale à<br />

celle <strong>du</strong> plus beau jour ; il était si profond et si<br />

transparent que le regard pénétrait aisément<br />

jusqu’à Dieu. Il me semblait voir flotter les<br />

<strong>de</strong>rniers plis <strong>de</strong> la robe <strong>de</strong>s anges sur les blanches<br />

sinuosités <strong>du</strong> chemin <strong>de</strong> saint Jacques. <strong>La</strong> lune<br />

était levée, mais un grand arbre la cachait<br />

entièrement ; elle criblait son noir feuillage d’un<br />

million <strong>de</strong> petits trous lumineux, et y attachait<br />

plus <strong>de</strong> paillettes que n’en eut jamais l’éventail<br />

d’une marquise. Un silence plein <strong>de</strong> bruits et <strong>de</strong><br />

soupirs étouffés se faisait entendre par tout le<br />

jardin (ceci ressemble peut-être à <strong>du</strong> pathos, mais<br />

ce n’est pas ma faute) ; quoique je ne visse rien<br />

que la lueur bleue <strong>de</strong> la lune, il me semblait être<br />

entouré d’une population <strong>de</strong> fantômes inconnus et<br />

adorés, et je ne me sentais pas seul, bien qu’il n’y<br />

eût plus que moi sur la terrasse. – Je ne pensais<br />

pas, je ne rêvais pas, j’étais confon<strong>du</strong> avec la<br />

nature qui m’environnait, je me sentais frissonner<br />

avec le feuillage, miroiter avec l’eau, reluire avec<br />

222


le rayon, m’épanouir avec la fleur ; je n’étais pas<br />

plus moi que l’arbre, l’eau ou la belle-<strong>de</strong>-nuit.<br />

J’étais tout cela, et je ne crois pas qu’il soit<br />

possible d’être plus absent <strong>de</strong> soi-même que je<br />

l’étais à cet instant-là. Tout à coup, comme s’il<br />

allait arriver quelque chose d’extraordinaire, la<br />

feuille s’arrêta au bout <strong>de</strong> la branche, la goutte<br />

d’eau <strong>de</strong> la fontaine resta suspen<strong>du</strong>e en l’air et<br />

n’acheva pas <strong>de</strong> tomber. Le filet d’argent, parti<br />

<strong>du</strong> bord <strong>de</strong> la lune, <strong>de</strong>meura en chemin : mon<br />

cœur seul battait avec une telle sonorité qu’il me<br />

semblait remplir <strong>de</strong> bruit tout ce grand espace. –<br />

Mon cœur cessa <strong>de</strong> battre, et il se fit un tel silence<br />

que l’on eût enten<strong>du</strong> pousser l’herbe et prononcer<br />

un mot tout bas à <strong>de</strong>ux cents lieues. Alors le<br />

rossignol, qui probablement n’attendait que cet<br />

instant pour commencer à chanter, fit jaillir <strong>de</strong><br />

son petit gosier une note tellement aiguë et<br />

éclatante que je l’entendis par la poitrine autant<br />

que par les oreilles. Le son se répandit subitement<br />

dans ce ciel cristallin, vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> bruits, et y fit une<br />

atmosphère harmonieuse, où les autres notes qui<br />

le suivirent voltigeaient en battant <strong>de</strong>s ailes. – Je<br />

comprenais parfaitement ce qu’il disait, comme si<br />

223


j’eusse eu le secret <strong>du</strong> langage <strong>de</strong>s oiseaux.<br />

C’était l’histoire <strong>de</strong>s amours que je n’ai pas eues<br />

que chantait ce rossignol. Jamais histoire n’a été<br />

plus exacte et plus vraie. Il n’omettait pas le plus<br />

petit détail, la plus imperceptible nuance. Il me<br />

disait ce que je n’avais pas pu me dire, il<br />

m’expliquait ce que je n’avais pu comprendre ; il<br />

donnait une voix à ma rêverie, et faisait répondre<br />

le fantôme jusqu’alors muet. Je savais que j’étais<br />

aimé, et la roula<strong>de</strong> la plus langoureusement filée<br />

m’apprenait que je serais heureux bientôt. Il me<br />

semblait voir à travers les trilles <strong>de</strong> son chant et<br />

sous la pluie <strong>de</strong> notes s’étendre vers moi, dans un<br />

rayon <strong>de</strong> lune, les bras blancs <strong>de</strong> ma bien-aimée.<br />

Elle s’élevait lentement avec le parfum <strong>du</strong> cœur<br />

d’une large rose à cent feuilles. – Je n’essayerai<br />

pas <strong>de</strong> te décrire sa beauté. Il est <strong>de</strong>s choses<br />

auxquelles les mots se refusent. Comment dire<br />

l’indicible ? comment peindre ce qui n’a ni forme<br />

ni couleur ? comment noter une voix sans timbre<br />

et sans paroles ? – Jamais je n’ai eu tant d’amour<br />

dans le cœur ; j’aurais pressé la nature sur mon<br />

sein, je serrais le vi<strong>de</strong> entre mes bras comme si je<br />

les eusse refermés sur une taille <strong>de</strong> vierge ; je<br />

224


donnais <strong>de</strong>s baisers à l’air qui passait sur mes<br />

lèvres ; je nageais dans les effluves qui sortaient<br />

<strong>de</strong> mon corps rayonnant. Ah ! si Rosette se fût<br />

trouvée là ! quel adorable galimatias je lui eusse<br />

débité ! Mais les femmes ne savent jamais arriver<br />

à propos. – Le rossignol cessa <strong>de</strong> chanter ; la<br />

lune, qui n’en pouvait plus <strong>de</strong> sommeil, tira sur<br />

ses yeux son bonnet <strong>de</strong> nuages, et moi je quittai<br />

le jardin ; car le froid <strong>de</strong> la nuit commençait à me<br />

gagner.<br />

Comme j’avais froid, je pensai tout<br />

naturellement que j’aurais plus chaud dans le lit<br />

<strong>de</strong> Rosette que dans le mien, et je fus coucher<br />

avec elle. – J’entrai avec mon passe-partout, car<br />

tout le mon<strong>de</strong> dormait dans la maison. – Rosette<br />

elle-même était endormie et j’eus la satisfaction<br />

<strong>de</strong> voir que c’était sur un volume, non coupé, <strong>de</strong><br />

mes <strong>de</strong>rnières poésies. Elle avait <strong>de</strong>ux bras au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> la tête, la bouche souriante et<br />

entrouverte, une jambe éten<strong>du</strong>e et l’autre un peu<br />

repliée, dans une pose pleine <strong>de</strong> grâce et<br />

d’abandon ; elle était si bien ainsi que je sentis un<br />

regret mortel <strong>de</strong> n’en pas être plus amoureux.<br />

225


En la regardant, je songeai à cela, que j’étais<br />

aussi stupi<strong>de</strong> qu’une autruche. J’avais ce que je<br />

désirais <strong>de</strong>puis si longtemps, une maîtresse à moi<br />

comme mon cheval et mon épée, jeune, jolie,<br />

amoureuse et spirituelle ; – sans mère à grands<br />

principes, sans père décoré, sans tante revêche,<br />

sans frère spadassin, avec cet agrément ineffable<br />

d’un mari dûment scellé et cloué dans un beau<br />

cercueil <strong>de</strong> chêne doublé <strong>de</strong> plomb, le tout<br />

recouvert d’un gros quartier <strong>de</strong> pierre <strong>de</strong> taille, ce<br />

qui n’est pas à dédaigner ; car, après tout, c’est un<br />

mince divertissement que d’être appréhendé au<br />

milieu d’un spasme voluptueux, et d’aller<br />

compléter sa sensation sur le pavé après avoir<br />

décrit un arc <strong>de</strong> 40 à 45 <strong>de</strong>grés, selon l’étage où<br />

l’on se trouve ; – une maîtresse libre comme l’air<br />

<strong>de</strong>s montagnes, et assez riche pour entrer dans les<br />

raffinements et les élégances les plus exquises,<br />

n’ayant d’ailleurs aucune espèce d’idée morale,<br />

ne vous parlant jamais <strong>de</strong> sa vertu tout en<br />

essayant une nouvelle posture, ni <strong>de</strong> sa réputation<br />

non plus que si elle n’en avait jamais eu, ne<br />

voyant intimement aucune femme, et les<br />

méprisant toutes presque autant que si elle était<br />

226


un homme, faisant fort peu <strong>de</strong> cas <strong>du</strong> platonisme<br />

et ne s’en cachant point, et toutefois mettant<br />

toujours le cœur <strong>de</strong> la partie ; – une femme qui, si<br />

elle avait été posée dans une autre sphère, serait<br />

in<strong>du</strong>bitablement <strong>de</strong>venue la plus admirable<br />

courtisane <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, et aurait fait pâlir la gloire<br />

<strong>de</strong>s Aspasies et <strong>de</strong>s Impérias !<br />

Or, cette femme ainsi faite était à moi. – J’en<br />

faisais ce que je voulais ; j’avais la clef <strong>de</strong> sa<br />

chambre et <strong>de</strong> son tiroir ; je décachetais ses<br />

lettres ; je lui avais ôté son nom et je lui en avais<br />

donné un autre. C’était ma chose, ma propriété.<br />

Sa jeunesse, sa beauté, son amour, tout cela<br />

m’appartenait, j’en usais, j’en abusais. Je la<br />

faisais coucher dans le jour et se lever la nuit, si<br />

la fantaisie m’en prenait, et elle obéissait<br />

simplement et sans avoir l’air <strong>de</strong> me faire un<br />

sacrifice, et sans prendre <strong>de</strong> petits airs <strong>de</strong> victime<br />

résignée. – Elle était attentive, caressante, et,<br />

chose monstrueuse, exactement fidèle ; – c’est-àdire<br />

que si, il y a six mois, au temps où je me<br />

dolentais <strong>de</strong> ne pas avoir <strong>de</strong> maîtresse, on m’avait<br />

fait entrevoir, même lointainement, un pareil<br />

bonheur, j’en serais <strong>de</strong>venu fou <strong>de</strong> joie, et j’eusse<br />

227


envoyé mon chapeau cogner le ciel en signe <strong>de</strong><br />

réjouissance. Eh bien ! maintenant que je l’ai, ce<br />

bonheur me laisse froid ; je le sens à peine, je ne<br />

le sens pas, et la situation où je suis prend si peu<br />

sur moi que je doute souvent que j’en aie changé.<br />

– Je quitterais Rosette, j’en ai la conviction<br />

intime, qu’au bout d’un mois, peut-être <strong>de</strong> moins,<br />

je l’aurais si parfaitement et si soigneusement<br />

oubliée que je ne saurais plus si je l’ai connue ou<br />

non ! En fera-t-elle autant <strong>de</strong> son côté ? – Je crois<br />

que non.<br />

Je réfléchissais donc à toutes ces choses, et,<br />

par une espèce <strong>de</strong> sentiment <strong>de</strong> repentir, je<br />

déposai sur le front <strong>de</strong> la belle dormeuse le baiser<br />

le plus chaste et le plus mélancolique que jamais<br />

jeune homme ait donné à une jeune femme, sur le<br />

coup <strong>de</strong> minuit. – Elle fit un petit mouvement ; le<br />

sourire <strong>de</strong> sa bouche se prononça un peu plus,<br />

mais elle ne se réveilla pas. – Je me déshabillai<br />

lentement, et, me glissant sous les couvertures, je<br />

m’étendis tout au long d’elle comme une<br />

couleuvre. – <strong>La</strong> fraîcheur <strong>de</strong> mon corps la<br />

surprit ; elle ouvrit ses yeux et, sans me parler,<br />

elle colla sa bouche à ma bouche, et s’entortilla si<br />

228


ien autour <strong>de</strong> moi que je fus réchauffé en moins<br />

<strong>de</strong> rien. Tout le lyrisme <strong>de</strong> la soirée se tourna en<br />

prose, mais en prose poétique <strong>du</strong> moins. – Cette<br />

nuit est une <strong>de</strong>s plus belles nuits blanches que<br />

j’aie passées : je ne puis plus en espérer <strong>de</strong><br />

pareilles.<br />

Nous avons encore <strong>de</strong>s moments agréables,<br />

mais il faut qu’ils aient été amenés et préparés<br />

par quelque circonstance extérieure comme celleci,<br />

et dans les commencements, je n’avais pas<br />

besoin <strong>de</strong> m’être monté l’imagination en<br />

regardant la lune et en écoutant chanter le<br />

rossignol pour avoir tout le plaisir qu’on peut<br />

avoir quand on n’est pas réellement amoureux. Il<br />

n’y a pas encore <strong>de</strong> fils cassés dans notre trame,<br />

mais il y a çà et là <strong>de</strong>s nœuds, et la chaîne n’est<br />

pas à beaucoup près aussi unie.<br />

Rosette, qui est encore amoureuse, fait ce<br />

qu’elle peut pour parer à tous ces inconvénients.<br />

Malheureusement il y a <strong>de</strong>ux choses au mon<strong>de</strong><br />

qui ne se peuvent comman<strong>de</strong>r : l’amour et<br />

l’ennui. – Je fais <strong>de</strong> mon côté <strong>de</strong>s efforts<br />

surhumains pour vaincre cette somnolence qui<br />

229


me gagne malgré moi, et, comme ces provinciaux<br />

qui s’endorment à dix heures dans les salons <strong>de</strong>s<br />

villes, je tiens mes yeux le plus écarquillés<br />

possible, et je relève mes paupières avec mes<br />

doigts ! – rien n’y fait, et je prends un laisseraller<br />

conjugal on ne peut plus déplaisant.<br />

<strong>La</strong> chère enfant, qui s’est bien trouvée l’autre<br />

jour <strong>du</strong> système champêtre, m’a emmené hier à la<br />

campagne.<br />

Il ne serait peut-être pas hors <strong>de</strong> propos que je<br />

te fisse une petite <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> la susdite<br />

campagne, qui est assez jolie ; cela égaierait un<br />

peu toute cette métaphysique, et d’ailleurs il faut<br />

bien un fond pour les personnages, et les figures<br />

ne peuvent pas se détacher sur le vi<strong>de</strong> ou sur cette<br />

teinte brune et vague dont les peintres<br />

remplissent le champ <strong>de</strong> leur toile.<br />

Les abords en sont très pittoresques. – On<br />

arrive, par une gran<strong>de</strong> route bordée <strong>de</strong> vieux<br />

arbres, à une étoile dont le milieu est marqué par<br />

un obélisque <strong>de</strong> pierre surmonté d’une boule <strong>de</strong><br />

cuivre doré : cinq chemins font les pointes ; –<br />

puis le terrain se creuse tout à coup. – <strong>La</strong> route<br />

230


plonge dans une vallée assez étroite, dont le fond<br />

est occupé par une petite rivière qu’elle enjambe<br />

par un pont d’une seule arche, puis remonte à<br />

grands pas par le revers opposé, où est assis le<br />

village dont on voit poindre le clocher d’ardoises<br />

entre les toits <strong>de</strong> chaume et les têtes ron<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s<br />

pommiers. – L’horizon n’est pas très vaste, car il<br />

est borné, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés, par la crête <strong>du</strong> coteau,<br />

mais il est riant, et repose l’œil. – À côté <strong>du</strong> pont,<br />

il y a un moulin et une fabrique en pierres rouges<br />

en forme <strong>de</strong> tour ; <strong>de</strong>s aboiements presque<br />

perpétuels, quelques braques et quelques jeunes<br />

bassets à jambes torses qui se chauffent au soleil<br />

<strong>de</strong>vant la porte vous apprendraient que c’est là<br />

que <strong>de</strong>meure le gar<strong>de</strong>-chasse, si les buses et les<br />

fouines, clouées aux volets, pouvaient vous<br />

laisser un moment dans l’incertitu<strong>de</strong>. – À cet<br />

endroit commence une avenue <strong>de</strong> sorbiers dont<br />

les fruits écarlates attirent <strong>de</strong>s nuées d’oiseaux ;<br />

comme on n’y passe pas fort souvent, il n’y a au<br />

milieu qu’une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> couleur blanche ; tout le<br />

reste est recouvert d’une mousse courte et fine,<br />

et, dans la double ornière tracée par les roues <strong>de</strong>s<br />

voitures, bourdonnent et sautillent <strong>de</strong> petites<br />

231


grenouilles vertes comme <strong>de</strong>s chrysoprases. –<br />

Après avoir cheminé quelque temps, on se trouve<br />

<strong>de</strong>vant une grille en fer qui a été dorée et peinte,<br />

et dont les côtés sont garnis d’artichauts et <strong>de</strong><br />

chevaux <strong>de</strong> frise. Puis le chemin se dirige vers le<br />

château, que l’on ne voit pas encore, car il est<br />

enfoui dans la ver<strong>du</strong>re comme un nid d’oiseau,<br />

sans trop se presser toutefois et se détournant<br />

assez souvent pour aller visiter un ruisseau et une<br />

fontaine, un kiosque élégant ou un beau point <strong>de</strong><br />

vue, passant et repassant la rivière sur <strong>de</strong>s ponts<br />

chinois ou rustiques. – L’inégalité <strong>du</strong> terrain et<br />

les batar<strong>de</strong>aux élevés pour le service <strong>du</strong> moulin<br />

font qu’en plusieurs endroits la rivière a <strong>de</strong>s<br />

chutes <strong>de</strong> quatre à cinq pieds <strong>de</strong> hauteur, et rien<br />

n’est plus agréable que d’entendre gazouiller<br />

toutes ces cascatelles à côté <strong>de</strong> soi, le plus<br />

souvent sans les voir, car les osiers et les sureaux<br />

qui bor<strong>de</strong>nt le rivage y forment un ri<strong>de</strong>au presque<br />

impénétrable ; mais toute cette portion <strong>du</strong> parc<br />

n’est en quelque sorte que l’antichambre <strong>de</strong><br />

l’autre partie : une gran<strong>de</strong> route qui passe au<br />

travers <strong>de</strong> cette propriété la coupe<br />

malheureusement en <strong>de</strong>ux, inconvénient auquel<br />

232


on a remédié d’une manière fort ingénieuse.<br />

Deux grands murs crénelés, remplis <strong>de</strong><br />

barbacanes et <strong>de</strong> meurtrières imitant une<br />

forteresse ruinée, se dressent <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> la<br />

route ; une tour où s’accrochent <strong>de</strong>s lierres<br />

gigantesques, et qui est <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> château, laisse<br />

tomber sur le bastion opposé un véritable pontlevis<br />

avec <strong>de</strong>s chaînes <strong>de</strong> fer qu’on baisse tous les<br />

matins. – On passe par une belle arca<strong>de</strong> ogive<br />

dans l’intérieur <strong>du</strong> donjon, et <strong>de</strong> là dans la<br />

secon<strong>de</strong> enceinte, où les arbres, qui n’ont pas été<br />

coupés <strong>de</strong>puis plus d’un siècle, sont d’une<br />

hauteur extraordinaire, avec <strong>de</strong>s troncs noueux<br />

emmaillotés <strong>de</strong> plantes parasites, et les plus<br />

beaux et les plus singuliers que j’aie jamais vus.<br />

Quelques-uns n’ont <strong>de</strong> feuilles qu’au sommet, et<br />

se terminent en larges ombrelles ; d’autres<br />

s’effilent en panaches : – d’autres, au contraire,<br />

ont près <strong>de</strong> leur tige une large touffe, d’où le<br />

tronc dépouillé s’élance vers le ciel comme un<br />

second arbre planté dans le premier ; on dirait <strong>de</strong>s<br />

plans <strong>de</strong> <strong>de</strong>vant d’un paysage composé ou <strong>de</strong>s<br />

coulisses d’une décoration <strong>de</strong> théâtre, tellement<br />

ils sont d’une difformité curieuse ; – <strong>de</strong>s lierres,<br />

233


qui vont <strong>de</strong> l’un à l’autre et les embrassent à les<br />

étouffer, mêlent leurs cœurs noirs aux feuilles<br />

vertes, et semblent en être l’ombre. – Rien au<br />

mon<strong>de</strong> n’est plus pittoresque. – <strong>La</strong> rivière<br />

s’élargit, à cet endroit, <strong>de</strong> manière à former un<br />

petit lac, et le peu <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur permet <strong>de</strong><br />

distinguer, sous la transparence <strong>de</strong> l’eau, les<br />

belles plantes aquatiques qui en tapissent le lit.<br />

Ce sont <strong>de</strong>s nymphéas et <strong>de</strong>s lotus qui nagent<br />

nonchalamment dans le plus pur cristal avec les<br />

reflets <strong>de</strong>s nuées et <strong>de</strong>s saules pleureurs qui se<br />

penchent sur la rive : le château est <strong>de</strong> l’autre<br />

côté, et ce petit batelet peint <strong>de</strong> vert pomme et <strong>de</strong><br />

rouge vif vous évitera <strong>de</strong> faire un assez long<br />

détour pour aller chercher le pont. – C’est un<br />

assemblage <strong>de</strong> bâtiments construits à différentes<br />

époques, avec <strong>de</strong>s pignons inégaux et une foule<br />

<strong>de</strong> petits clochetons. Ce pavillon est en brique<br />

avec <strong>de</strong>s coins <strong>de</strong> pierre ; ce corps <strong>de</strong> logis est<br />

d’un ordre rustique, plein <strong>de</strong> bossages et <strong>de</strong><br />

vermiculages. Cet autre pavillon est tout<br />

mo<strong>de</strong>rne ; il a un toit plat à l’italienne avec <strong>de</strong>s<br />

vases et une balustra<strong>de</strong> <strong>de</strong> tuiles et un vestibule<br />

<strong>de</strong> coutil en forme <strong>de</strong> tente : les fenêtres sont<br />

234


toutes <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>urs différentes, et ne se<br />

correspon<strong>de</strong>nt pas ; il y en a <strong>de</strong> toutes les façons :<br />

on y trouve jusqu’au trèfle et à l’ogive, car la<br />

chapelle est gothique. Certaines portions sont<br />

treillissées, comme les maisons chinoises, <strong>de</strong><br />

treillis peints <strong>de</strong> différentes couleurs, où grimpent<br />

<strong>de</strong>s chèvrefeuilles, <strong>de</strong>s jasmins, <strong>de</strong>s capucines et<br />

<strong>de</strong> la vigne vierge dont les brindilles entrent<br />

familièrement dans les chambres, et semblent<br />

vous tendre la main en vous disant bonjour.<br />

Malgré ce manque <strong>de</strong> régularité, ou plutôt à<br />

cause <strong>de</strong> ce manque <strong>de</strong> régularité, l’aspect <strong>de</strong><br />

l’édifice est charmant : au moins, l’on n’a pas<br />

tout vu d’un seul coup ; il y a <strong>de</strong> quoi choisir, et<br />

l’on s’avise toujours <strong>de</strong> quelque chose dont on ne<br />

s’était pas aperçu. Cette habitation que je ne<br />

connaissais pas, car elle est à une vingtaine <strong>de</strong><br />

lieues, me plut tout d’abord, et je sus à Rosette le<br />

plus grand gré d’avoir eu cette idée triomphante<br />

<strong>de</strong> choisir un pareil nid à nos amours.<br />

Nous y arrivâmes à la tombée <strong>du</strong> jour ; et,<br />

comme nous étions las, après avoir soupé <strong>de</strong><br />

grand appétit, nous n’eûmes rien <strong>de</strong> plus pressé<br />

235


que <strong>de</strong> nous aller coucher (séparément bien<br />

enten<strong>du</strong>), car nous avions l’intention <strong>de</strong> dormir<br />

sérieusement.<br />

Je faisais je ne sais quel rêve couleur <strong>de</strong> rose,<br />

plein <strong>de</strong> fleurs, <strong>de</strong> parfums et d’oiseaux, quand je<br />

sentis une tiè<strong>de</strong> haleine effleurer mon front, et un<br />

baiser y <strong>de</strong>scendre en palpitant <strong>de</strong>s ailes. Un<br />

mignard clappement <strong>de</strong> lèvres et une douce<br />

moiteur à la place effleurée me firent juger que je<br />

ne rêvais pas : j’ouvris les yeux, et la première<br />

chose que j’aperçus, ce fut le cou frais et blanc <strong>de</strong><br />

Rosette qui se penchait sur le lit pour<br />

m’embrasser. – Je lui jetai les bras autour <strong>de</strong> la<br />

taille, et lui rendis son baiser plus amoureusement<br />

que je ne l’avais fait <strong>de</strong>puis longtemps.<br />

Elle s’en fut tirer le ri<strong>de</strong>au et ouvrir la fenêtre,<br />

puis revint s’asseoir sur le bord <strong>de</strong> mon lit, tenant<br />

ma main entre les <strong>de</strong>ux siennes et jouant avec<br />

mes bagues. – Son habillement était <strong>de</strong> la<br />

simplicité la plus coquette. – Elle était sans<br />

corset, sans jupon, et n’avait absolument sur elle<br />

qu’un grand peignoir <strong>de</strong> batiste blanc comme le<br />

lait, fort ample et largement plissé ; ses cheveux<br />

236


étaient relevés sur le haut <strong>de</strong> sa tête avec une<br />

petite rose blanche <strong>de</strong> l’espèce <strong>de</strong> celles qui n’ont<br />

que trois ou quatre feuilles ; ses pieds d’ivoire<br />

jouaient dans <strong>de</strong>s pantoufles <strong>de</strong> tapisserie <strong>de</strong><br />

couleurs éclatantes et bigarrées, mignonnes au<br />

possible, quoiqu’elles fussent encore trop<br />

gran<strong>de</strong>s, et sans quartier comme celles <strong>de</strong>s jeunes<br />

Romaines. – Je regrettai, en la voyant ainsi,<br />

d’être son amant et <strong>de</strong> n’avoir pas à le <strong>de</strong>venir.<br />

Le rêve que je faisais au moment où elle est<br />

venue m’éveiller d’une aussi agréable manière<br />

n’était pas fort éloigné <strong>de</strong> la réalité. – Ma<br />

chambre donnait sur le petit lac que j’ai décrit<br />

tout à l’heure. – Un jasmin encadrait la fenêtre, et<br />

secouait ses étoiles en pluie d’argent sur mon<br />

parquet : <strong>de</strong> larges fleurs étrangères balançaient<br />

leurs urnes sous mon balcon comme pour<br />

m’encenser ; une o<strong>de</strong>ur suave et indécise, formée<br />

<strong>de</strong> mille parfums différents, pénétrait jusqu’à<br />

mon lit, d’où je voyais l’eau miroiter et s’écailler<br />

en millions <strong>de</strong> paillettes ; les oiseaux<br />

jargonnaient, gazouillaient, pépiaient et<br />

sifflaient : – c’était un bruit harmonieux et confus<br />

comme le bourdonnement d’une fête. – En face,<br />

237


sur un coteau éclairé par le soleil, se déployait<br />

une pelouse d’un vert doré, où paissaient, sous la<br />

con<strong>du</strong>ite d’un petit garçon, quelques grands<br />

bœufs dispersés çà et là. – Tout en haut et plus<br />

dans le lointain, on apercevait d’immenses carrés<br />

<strong>de</strong> bois d’un vert plus noir, d’où montait, en se<br />

contournant en spirales, la bleuâtre fumée <strong>de</strong>s<br />

charbonnières.<br />

Tout, dans ce tableau, était calme, frais et<br />

souriant, et, où que je portasse les yeux, je ne<br />

voyais rien que <strong>de</strong> beau et <strong>de</strong> jeune. Ma chambre<br />

était ten<strong>du</strong>e <strong>de</strong> Perse avec <strong>de</strong>s nattes sur le<br />

parquet, <strong>de</strong>s pots bleus <strong>du</strong> Japon aux ventres<br />

arrondis et aux cols effilés, tout pleins <strong>de</strong> fleurs<br />

singulières, artistement arrangés sur les étagères<br />

et sur la cheminée <strong>de</strong> marbre turquin aussi<br />

remplie <strong>de</strong> fleurs ; <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> portes,<br />

représentant <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> nature champêtre ou<br />

pastorale d’une couleur gaie et d’un <strong>de</strong>ssin<br />

mignard, <strong>de</strong>s sofas et <strong>de</strong>s divans à toutes les<br />

encoignures ; – puis une belle et jeune femme<br />

tout en blanc, dont la chair rosait délicatement la<br />

robe transparente aux endroits où elle la touchait :<br />

on ne pouvait rien imaginer <strong>de</strong> mieux enten<strong>du</strong><br />

238


pour le plaisir <strong>de</strong> l’âme, ainsi que pour celui <strong>de</strong>s<br />

yeux.<br />

Aussi mon regard satisfait et nonchalant allait,<br />

avec un plaisir égal, d’un magnifique pot tout<br />

semé <strong>de</strong> dragons et <strong>de</strong> mandarins à la pantoufle<br />

<strong>de</strong> Rosette, et <strong>de</strong> là au coin <strong>de</strong> son épaule qui<br />

luisait sous la batiste ; il se suspendait aux<br />

tremblantes étoiles <strong>du</strong> jasmin et aux blonds<br />

cheveux <strong>de</strong>s saules <strong>du</strong> rivage, passait l’eau et se<br />

promenait sur la colline, et puis revenait dans la<br />

chambre se fixer aux nœuds couleur <strong>de</strong> rose <strong>du</strong><br />

long corset <strong>de</strong> quelque bergère.<br />

À travers les déchiquetures <strong>du</strong> feuillage, le ciel<br />

ouvrait <strong>de</strong>s milliers d’yeux bleus ; l’eau<br />

gazouillait tout doucement, et moi, je me laissais<br />

faire à toute cette joie, plongé dans une extase<br />

tranquille, ne parlant pas, et ma main toujours<br />

entre les <strong>de</strong>ux petites mains <strong>de</strong> Rosette.<br />

On a beau faire : le bonheur est blanc et rose ;<br />

on ne peut guère le représenter autrement. Les<br />

couleurs tendres lui reviennent <strong>de</strong> droit. – Il n’a<br />

sur sa palette que <strong>du</strong> vert d’eau, <strong>du</strong> bleu <strong>de</strong> ciel et<br />

<strong>du</strong> jaune paille : ses tableaux sont tout dans le<br />

239


clair comme ceux <strong>de</strong>s peintres chinois. – Des<br />

fleurs, <strong>de</strong> la lumière, <strong>de</strong>s parfums, une peau<br />

soyeuse et douce qui touche la vôtre, une<br />

harmonie voilée et qui vient on ne sait d’où, on<br />

est parfaitement heureux avec cela ; il n’y a pas<br />

moyen d’être heureux différemment. Moi-même,<br />

qui ai le commun en horreur, qui ne rêve<br />

qu’aventures étranges, passions fortes, extases<br />

délirantes, situations bizarres et difficiles, il faut<br />

que je sois tout bêtement heureux <strong>de</strong> cette<br />

manière-là, et, quoi que j’aie fait, je n’ai pu en<br />

trouver d’autre.<br />

Je te prie <strong>de</strong> croire que je ne faisais aucune <strong>de</strong><br />

ces réflexions ; c’est après coup et en t’écrivant<br />

qu’elles me sont venues ; à cet instant-là, je<br />

n’étais occupé qu’à jouir, – la seule occupation<br />

d’un homme raisonnable.<br />

Je ne te décrirai pas la vie que nous menons<br />

ici, elle est facile à imaginer. Ce sont <strong>de</strong>s<br />

promena<strong>de</strong>s dans les grands bois, <strong>de</strong>s violettes et<br />

<strong>de</strong>s fraises, <strong>de</strong>s baisers et <strong>de</strong> petites fleurs bleues,<br />

<strong>de</strong>s goûters sur l’herbe, <strong>de</strong>s lectures et <strong>de</strong>s livres<br />

oubliés sous les arbres ; – <strong>de</strong>s parties sur l’eau<br />

240


avec un bout d’écharpe ou une main blanche qui<br />

trempe au courant, <strong>de</strong> longues chansons et <strong>de</strong><br />

longs rires redits par l’écho <strong>de</strong> la rive ; – la vie la<br />

plus arcadique qu’il se puisse imaginer !<br />

Rosette me comble <strong>de</strong> caresses et <strong>de</strong><br />

prévenances ; elle, plus roucoulante qu’une<br />

colombe au mois <strong>de</strong> mai, elle se roule autour <strong>de</strong><br />

moi et m’entoure <strong>de</strong> ses replis ; elle tâche que je<br />

n’aie d’autre atmosphère que son souffle et<br />

d’autre horizon que ses yeux ; elle fait mon<br />

blocus très exactement et ne laisse rien entrer ni<br />

sortir sans permission ; elle s’est bâti un petit<br />

corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> à côté <strong>de</strong> mon cœur, d’où elle le<br />

surveille nuit et jour. – Elle me dit <strong>de</strong>s choses<br />

ravissantes ; elle me fait <strong>de</strong>s madrigaux fort<br />

galants ; elle s’assoit à mes genoux et se con<strong>du</strong>it<br />

tout à fait <strong>de</strong>vant moi comme une humble esclave<br />

<strong>de</strong>vant son seigneur et maître : ce qui me<br />

convient assez, car j’aime ces petites façons<br />

soumises et j’ai <strong>de</strong> la pente au <strong>de</strong>spotisme<br />

oriental. – Elle ne fait pas la plus petite chose<br />

sans prendre mon avis, et semble avoir fait<br />

abnégation complète <strong>de</strong> sa fantaisie et <strong>de</strong> sa<br />

volonté ; elle cherche à <strong>de</strong>viner ma pensée et à la<br />

241


prévenir ; – elle est assommante d’esprit, <strong>de</strong><br />

tendresse et <strong>de</strong> complaisance ; elle est d’une<br />

perfection à jeter par les fenêtres. – Comment<br />

diable pourrai-je quitter une femme aussi<br />

adorable sans avoir l’air d’un monstre ? – Il y a<br />

<strong>de</strong> quoi décréditer mon cœur à tout jamais.<br />

Oh ! que je souhaiterais la prendre en faute, lui<br />

trouver un tort ! comme j’attends avec impatience<br />

une occasion <strong>de</strong> dispute ! mais il n’y a pas <strong>de</strong><br />

danger que la scélérate me la fournisse ! Quand,<br />

pour amener une altercation, je lui parle<br />

brusquement et d’un ton <strong>du</strong>r, elle me répond <strong>de</strong>s<br />

choses si douces, avec une voix si argentine, <strong>de</strong>s<br />

yeux si trempés, d’un air si triste et si amoureux<br />

que je me fais à moi-même l’effet d’un plus que<br />

tigre ou tout au moins d’un crocodile, et que, tout<br />

en enrageant, je suis forcé <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

pardon.<br />

À la lettre, elle m’assassine d’amour ; elle me<br />

donne la question, et chaque jour elle resserre<br />

d’un cran les ais entre lesquels je suis pris. – Elle<br />

veut probablement m’amener à lui dire que je la<br />

déteste, qu’elle m’ennuie à la mort, et que, si elle<br />

242


ne me laisse en repos, je lui couperai la figure à<br />

coups <strong>de</strong> cravache. – Pardieu ! elle y arrivera, et,<br />

si elle continue à être aussi aimable, ce sera avant<br />

peu, ou le diable m’emportera.<br />

Malgré toutes ces belles apparences, Rosette<br />

est soûle <strong>de</strong> moi comme je suis soûl d’elle ; mais,<br />

comme elle a fait d’éclatantes folies pour moi,<br />

elle ne veut pas se donner aux yeux <strong>de</strong> l’honnête<br />

corporation <strong>de</strong>s femmes sensibles le tort d’une<br />

rupture. – Toute gran<strong>de</strong> passion a la prétention<br />

d’être éternelle, et il est fort commo<strong>de</strong> <strong>de</strong> se<br />

donner les bénéfices <strong>de</strong> cette éternité sans en<br />

supporter les inconvénients. – Rosette raisonne<br />

ainsi : – Voici un jeune homme qui n’a plus<br />

qu’un reste <strong>de</strong> goût pour moi, et, comme il est<br />

assez naïf et débonnaire, il n’ose pas le témoigner<br />

ouvertement, et ne sait <strong>de</strong> quel bois faire flèche ;<br />

il est évi<strong>de</strong>nt que je l’ennuie, mais il crèvera<br />

plutôt à la peine que <strong>de</strong> prendre sur lui <strong>de</strong> me<br />

quitter. Comme c’est une manière <strong>de</strong> poète, il a la<br />

tête pleine <strong>de</strong> belles phrases sur l’amour et la<br />

passion, il se croit obligé, en conscience, d’être<br />

un Tristan ou un Amadis. – Or, comme rien au<br />

mon<strong>de</strong> n’est plus insupportable que les caresses<br />

243


d’une personne que l’on commence à n’aimer<br />

plus (et n’aimer plus une femme, c’est la haïr<br />

violemment), je m’en vais les lui prodiguer <strong>de</strong><br />

manière à l’indigestionner, et, <strong>de</strong> toutes les<br />

façons, il faudra qu’il m’envoie à tous les diables<br />

ou qu’il se remette à m’aimer comme au premier<br />

jour, ce qu’il se gar<strong>de</strong>ra soigneusement <strong>de</strong> faire.<br />

Rien n’est mieux imaginé. – N’est-il pas<br />

charmant <strong>de</strong> faire l’Ariane délaissée ? – L’on<br />

vous plaint, l’on vous admire, l’on n’a pas assez<br />

d’imprécations pour l’infâme qui a eu la<br />

monstruosité d’abandonner une créature aussi<br />

adorable ; on prend <strong>de</strong>s airs résignés et<br />

douloureux, on se met la main sous le menton et<br />

le cou<strong>de</strong> sur le genou, <strong>de</strong> façon à faire ressortir<br />

les jolies veines bleues <strong>de</strong> son poignet. On porte<br />

<strong>de</strong>s cheveux plus éplorés, et l’on met, pendant<br />

quelque temps, <strong>de</strong>s robes d’une couleur plus<br />

sombre. On évite <strong>de</strong> prononcer le nom <strong>de</strong> l’ingrat,<br />

mais on y fait <strong>de</strong>s allusions détournées, tout en<br />

poussant <strong>de</strong> petits soupirs admirablement<br />

mo<strong>du</strong>lés.<br />

Une femme si bonne, si belle, si passionnée,<br />

244


qui a fait <strong>de</strong> si grands sacrifices, à qui l’on n’a<br />

pas à reprocher la moindre chose, un vase<br />

d’élection, une perle d’amour, un miroir sans<br />

taches, une goutte <strong>de</strong> lait, une rose blanche, une<br />

essence idéale à parfumer une vie ; – une femme<br />

qu’on aurait dû adorer à genoux, et qu’il faudra<br />

couper en petits morceaux, après sa mort, afin<br />

d’en faire <strong>de</strong>s reliques : la laisser là iniquement,<br />

frau<strong>du</strong>leusement, scélératement ! Mais un<br />

corsaire ne ferait pas pis ! Lui donner le coup <strong>de</strong><br />

la mort ! – car elle en mourra assurément. – Il<br />

faut avoir un pavé dans le ventre, au lieu <strong>du</strong> cœur,<br />

pour se con<strong>du</strong>ire <strong>de</strong> la sorte.<br />

Ô hommes ! hommes !<br />

Je me dis cela ; mais peut-être n’est-ce pas<br />

vrai.<br />

Si gran<strong>de</strong>s comédiennes que soient<br />

naturellement les femmes, j’ai peine à croire<br />

qu’elles le soient à ce point-là ; et, au bout <strong>du</strong><br />

compte toutes les démonstrations <strong>de</strong> Rosette ne<br />

sont-elles que l’expression exacte <strong>de</strong> ses<br />

sentiments pour moi ? – Quoi qu’il en soit, la<br />

continuation <strong>du</strong> tête-à-tête n’est plus possible, et<br />

245


la belle châtelaine vient d’envoyer enfin <strong>de</strong>s<br />

invitations à ses connaissances <strong>du</strong> voisinage.<br />

Nous sommes occupés à faire <strong>de</strong>s préparatifs<br />

pour recevoir ces dignes provinciaux et<br />

provinciales. – Adieu, cher.<br />

246


V<br />

Je m’étais trompé. – Mon mauvais cœur,<br />

incapable d’amour, s’était donné cette raison<br />

pour se délivrer <strong>du</strong> poids d’une reconnaissance<br />

qu’il ne veut pas supporter ; j’avais saisi avec joie<br />

cette idée pour m’excuser <strong>de</strong>vant moi-même ; je<br />

m’y étais attaché, mais rien au mon<strong>de</strong> n’est plus<br />

faux. Rosette ne jouait pas <strong>de</strong> rôle, et si jamais<br />

femme fut vraie, c’est elle. – Eh bien ! je lui en<br />

veux presque <strong>de</strong> la sincérité <strong>de</strong> sa passion qui est<br />

un lien <strong>de</strong> plus et qui rend une rupture plus<br />

difficile ou moins excusable ; je la préférerais<br />

fausse et volage. – Quelle singulière position que<br />

celle-là ! – On voudrait s’en aller, et l’on reste ;<br />

on voudrait dire : Je te hais, et l’on dit : Je<br />

t’aime ; – votre passé vous pousse en avant et<br />

vous empêche <strong>de</strong> vous retourner ou <strong>de</strong> vous<br />

arrêter. – L’on est fidèle avec <strong>de</strong>s regrets <strong>de</strong><br />

l’être. Je ne sais quelle espèce <strong>de</strong> honte vous<br />

empêche <strong>de</strong> vous livrer tout à fait à d’autres<br />

247


connaissances et vous fait entrer en composition<br />

avec vous-même. On donne à l’un tout ce que<br />

l’on peut dérober à l’autre en sauvant les<br />

apparences ; le temps et les occasions <strong>de</strong> se voir<br />

qui se présentaient autrefois si naturellement ne<br />

se trouvent plus aujourd’hui que difficilement. –<br />

L’on commence à se souvenir que l’on a <strong>de</strong>s<br />

affaires qui sont d’importance. – Cette situation<br />

pleine <strong>de</strong> tiraillements est <strong>de</strong>s plus pénibles, mais<br />

elle ne l’est pas encore autant que celle où je me<br />

trouve. – Quand c’est une nouvelle amitié qui<br />

vous enlève à l’ancienne, il est plus facile <strong>de</strong> se<br />

dégager. – L’espérance vous sourit doucement <strong>du</strong><br />

seuil <strong>de</strong> la maison qui renferme vos jeunes<br />

amours. – Une illusion plus blon<strong>de</strong> et plus rosée<br />

voltige avec ses blanches ailes sur le tombeau, à<br />

peine fermé, <strong>de</strong> sa sœur qui vient <strong>de</strong> mourir ; une<br />

autre fleur plus épanouie et plus embaumée, où<br />

tremble une larme céleste, a poussé subitement<br />

<strong>du</strong> milieu <strong>de</strong>s calices flétris <strong>du</strong> vieux bouquet ; <strong>de</strong><br />

belles perspectives azurées s’ouvrent <strong>de</strong>vant<br />

vous ; <strong>de</strong>s allées <strong>de</strong> charmilles discrètes et<br />

humi<strong>de</strong>s se prolongent jusqu’à l’horizon ; ce sont<br />

<strong>de</strong>s jardins avec quelques pâles statues ou<br />

248


quelque banc adossé à un mur tapissé <strong>de</strong> lierre,<br />

<strong>de</strong>s pelouses étoilées <strong>de</strong> marguerites, <strong>de</strong>s balcons<br />

étroits où l’on va s’accou<strong>de</strong>r et regar<strong>de</strong>r la lune,<br />

<strong>de</strong>s ombrages coupés <strong>de</strong> lueurs furtives, – <strong>de</strong>s<br />

salons avec <strong>de</strong>s jours étouffés sous d’amples<br />

ri<strong>de</strong>aux ; toutes ces obscurités et cet isolement<br />

que recherche l’amour qui n’ose se pro<strong>du</strong>ire.<br />

C’est comme une nouvelle jeunesse qui vous<br />

vient. L’on a en outre le changement <strong>de</strong> lieux,<br />

d’habitu<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> personnes ; l’on sent bien une<br />

espèce <strong>de</strong> remords ; mais le désir qui voltige et<br />

bourdonne autour <strong>de</strong> votre tête, comme une<br />

abeille <strong>du</strong> printemps, vous empêche d’en<br />

entendre la voix ; le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> votre cœur est<br />

comblé, et vos souvenirs s’effacent sous les<br />

impressions. Mais ici ce n’est pas la même<br />

chose : je n’aime personne, et ce n’est que par<br />

lassitu<strong>de</strong> et par ennui plutôt <strong>de</strong> moi que d’elle que<br />

je voudrais pouvoir rompre avec Rosette.<br />

Mes anciennes idées, qui s’étaient un peu<br />

assoupies, se réveillent plus folles que jamais. –<br />

Je suis, comme autrefois, tourmenté <strong>du</strong> désir<br />

d’avoir une maîtresse, et, comme autrefois, dans<br />

les bras mêmes <strong>de</strong> Rosette, je doute si j’en ai<br />

249


jamais eu. – Je revois la belle dame à sa fenêtre,<br />

dans son parc <strong>du</strong> temps <strong>de</strong> Louis XIII, et la<br />

chasseresse, sur son cheval blanc, traverse au<br />

galop l’avenue <strong>de</strong> la forêt. – Ma beauté idéale me<br />

sourit <strong>du</strong> haut <strong>de</strong> son hamac <strong>de</strong> nuages, je crois<br />

reconnaître sa voix dans le chant <strong>de</strong>s oiseaux,<br />

dans le murmure <strong>de</strong>s feuillages ; il me semble<br />

qu’on m’appelle <strong>de</strong> tous les côtés, et que les filles<br />

<strong>de</strong> l’air m’effleurent le visage avec la frange <strong>de</strong><br />

leurs écharpes invisibles. Comme au temps <strong>de</strong><br />

mes agitations, je me figure que, si je partais en<br />

poste sur-le-champ et que j’allasse quelque part,<br />

très loin et très vite, j’arriverais dans quelque<br />

endroit où il se fait <strong>de</strong>s choses qui me regar<strong>de</strong>nt<br />

et où mes <strong>de</strong>stinées se déci<strong>de</strong>nt. – Je me sens<br />

impatiemment atten<strong>du</strong> dans un coin <strong>de</strong> la terre, je<br />

ne sais lequel. Une âme souffrante m’appelle<br />

ar<strong>de</strong>mment et me rêve qui ne peut venir à moi ;<br />

c’est la raison <strong>de</strong> mes inquiétu<strong>de</strong>s et ce qui<br />

m’empêche <strong>de</strong> pouvoir rester en place ; je suis<br />

attiré violemment hors <strong>de</strong> mon centre. – Ma<br />

nature n’est pas une <strong>de</strong> celles où les autres<br />

aboutissent, une <strong>de</strong> ces étoiles fixes autour<br />

<strong>de</strong>squelles gravitent les autres lueurs ; il faut que<br />

250


j’erre à travers les champs <strong>du</strong> ciel, comme un<br />

météore déréglé, jusqu’à ce que j’aie fait la<br />

rencontre <strong>de</strong> la planète dont je dois être le<br />

satellite, le Saturne à qui je dois mettre mon<br />

anneau. Oh ! quand donc se fera cet hymen ?<br />

Jusque-là je ne peux pas espérer <strong>de</strong> repos ni<br />

d’assiette, et je serai comme l’aiguille éper<strong>du</strong>e et<br />

vacillante d’une boussole qui cherche son pôle.<br />

Je me suis laissé prendre l’aile à cette glu<br />

perfi<strong>de</strong>, espérant n’y laisser qu’une plume et<br />

croyant pouvoir m’envoler quand bon me<br />

semblerait : rien n’est plus difficile ; je me trouve<br />

couvert d’un filet imperceptible, plus malaisé à<br />

rompre que celui forgé par Vulcain, et le tissu <strong>de</strong>s<br />

mailles est si fin et si serré qu’il n’y a point jour à<br />

se pouvoir échapper. Le filet, <strong>du</strong> reste, est large,<br />

et l’on peut se remuer <strong>de</strong>dans avec une apparence<br />

<strong>de</strong> liberté ; il ne se fait guère sentir que lorsqu’on<br />

essaie à le rompre ; mais alors il résiste et se fait<br />

soli<strong>de</strong> comme une muraille d’airain.<br />

Que <strong>de</strong> temps j’ai per<strong>du</strong>, ô mon idéal ! sans<br />

faire le moindre effort pour te réaliser ! Comme<br />

je me suis laissé aller lâchement à cette volupté<br />

251


d’une nuit ! et combien je mérite peu <strong>de</strong> te<br />

rencontrer !<br />

Quelquefois je songe à former une autre<br />

liaison ; mais je n’ai personne en vue : – plus<br />

souvent je me propose, si je parviens à rompre,<br />

<strong>de</strong> ne me jamais rengager en <strong>de</strong> tels liens, et<br />

pourtant rien ne justifie cette résolution : car cette<br />

affaire a été en apparence fort heureuse, et je n’ai<br />

pas le moins <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> à me plaindre <strong>de</strong> Rosette.<br />

– Elle a toujours été bonne pour moi, et s’est<br />

con<strong>du</strong>ite on ne peut mieux ; elle m’a été d’une<br />

fidélité exemplaire, et n’a pas même donné jour<br />

au soupçon : la jalousie la plus éveillée et la plus<br />

inquiète n’aurait rien trouvé à dire sur son<br />

compte, et aurait été obligée <strong>de</strong> s’endormir. – Un<br />

jaloux n’aurait pu l’être que <strong>de</strong>s choses passées ;<br />

il est vrai qu’alors il aurait eu <strong>de</strong> quoi l’être<br />

largement. Mais c’est une délicatesse<br />

heureusement assez rare qu’une jalousie <strong>de</strong> cette<br />

sorte, et il a bien assez <strong>du</strong> présent sans aller<br />

fouiller en arrière sous les décombres <strong>de</strong>s vieilles<br />

passions pour en extraire <strong>de</strong>s fioles <strong>de</strong> poison et<br />

<strong>de</strong>s calices <strong>de</strong> fiel. – Quelles femmes pourrait-on<br />

aimer, si l’on pensait à tout cela ? – On sait bien<br />

252


confusément qu’une femme a eu plusieurs amants<br />

avant vous ; mais on se dit, tant l’orgueil <strong>de</strong><br />

l’homme a <strong>de</strong> retours et <strong>de</strong> replis tortueux ! que<br />

l’on est le premier qu’elle ait véritablement aimé,<br />

et que c’est par un concours <strong>de</strong> circonstances<br />

fatales qu’elle s’est trouvée liée à <strong>de</strong>s gens<br />

indignes d’elle, ou bien que c’était un vague désir<br />

d’un cœur qui cherchait à se satisfaire, et qui<br />

changeait parce qu’il n’avait pas rencontré.<br />

Peut-être ne peut-on aimer réellement qu’une<br />

vierge, – vierge <strong>de</strong> corps et d’esprit, – un frêle<br />

bouton qui n’ait encore été caressé d’aucun<br />

zéphyr et dont le sein fermé n’ait reçu ni la goutte<br />

<strong>de</strong> pluie ni la perle <strong>de</strong> rosée, une chaste fleur qui<br />

ne déploie sa blanche robe que pour vous seul, un<br />

beau lis à l’urne d’argent où ne se soit abreuvé<br />

aucun désir, et qui n’ait été doré que par votre<br />

soleil, balancé que par votre souffle, arrosé que<br />

par votre main. – Le rayonnement <strong>du</strong> midi ne<br />

vaut pas les divines pâleurs <strong>de</strong> l’aube, et toute<br />

l’ar<strong>de</strong>ur d’une âme éprouvée et qui sait la vie le<br />

cè<strong>de</strong> aux célestes ignorances d’un jeune cœur qui<br />

s’éveille à l’amour. – Ah ! quelle pensée amère et<br />

honteuse que celle qu’on essuie les baisers d’un<br />

253


autre, qu’il n’y a peut-être pas une seule place sur<br />

ce front, sur ces lèvres, sur cette gorge, sur ces<br />

épaules, sur tout ce corps qui est à vous<br />

maintenant, qui n’ait été rougie et marquée par<br />

<strong>de</strong>s lèvres étrangères ; que ces murmures divins<br />

qui viennent au secours <strong>de</strong> la langue qui n’a plus<br />

<strong>de</strong> mots ont déjà été enten<strong>du</strong>s ; que ces sens si<br />

émus n’ont pas appris <strong>de</strong> vous leur extase et leur<br />

délire, et que tout là-bas, bien loin, bien à l’écart<br />

dans un <strong>de</strong> ces recoins <strong>de</strong> l’âme où l’on ne va<br />

jamais, veille un souvenir inexorable qui compare<br />

les plaisirs d’autrefois aux plaisirs d’aujourd’hui !<br />

Quoique ma nonchalance naturelle me porte à<br />

préférer les grands chemins aux sentiers non<br />

frayés et l’abreuvoir public à la source <strong>de</strong> la<br />

montagne, il faudra absolument que je tâche<br />

d’aimer quelque virginale créature aussi candi<strong>de</strong><br />

que la neige, aussi tremblante que la sensitive,<br />

qui ne sache que rougir et baisser les yeux : peutêtre,<br />

sous ce flot limpi<strong>de</strong> où nul plongeur n’est<br />

encore <strong>de</strong>scen<strong>du</strong>, pêcherai-je une perle <strong>de</strong> la plus<br />

belle eau et digne <strong>de</strong> faire le pendant <strong>de</strong> celle <strong>de</strong><br />

Cléopâtre ; mais, pour cela, il faudrait dénouer le<br />

lien qui m’attache à Rosette, car ce n’est pas<br />

254


probablement avec elle que je réaliserai cette<br />

envie, et en vérité je ne m’en sens pas la force.<br />

Et puis, s’il faut l’avouer, il y a au fond <strong>de</strong> moi<br />

un motif sourd et honteux qui n’ose se pro<strong>du</strong>ire<br />

au grand jour, et qu’il faut pourtant bien que je te<br />

dise, puisque je t’ai promis <strong>de</strong> ne rien cacher, et<br />

que, pour qu’une confession soit méritoire, il faut<br />

qu’elle soit complète ; – ce motif est pour<br />

beaucoup dans toutes ces incertitu<strong>de</strong>s. – Si je<br />

romps avec Rosette, il se passera nécessairement<br />

quelque temps avant qu’elle ne soit remplacée, si<br />

facile que soit le genre <strong>de</strong> femme où je lui<br />

chercherai un successeur, et j’ai pris avec elle une<br />

habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> plaisir qu’il me sera pénible <strong>de</strong><br />

suspendre. Il est vrai que l’on a la ressource <strong>de</strong>s<br />

courtisanes ; – je les aimais assez autrefois, et je<br />

ne m’en faisais point faute en pareille<br />

occurrence ; – mais aujourd’hui elles me<br />

dégoûtent horriblement, et me donnent la nausée.<br />

– Ainsi, il n’y faut pas penser, je suis tellement<br />

amolli par la volupté, le poison s’est insinué si<br />

profondément dans mes os que je ne puis<br />

supporter l’idée d’être un ou <strong>de</strong>ux mois sans<br />

femme. – Voilà <strong>de</strong> l’égoïsme, et <strong>du</strong> plus sale ;<br />

255


mais je crois que, s’ils voulaient être francs, les<br />

plus vertueux pourraient confesser <strong>de</strong>s choses<br />

assez analogues.<br />

C’est par là que je suis le plus fortement<br />

englué, et, n’était cette raison, il y aurait<br />

longtemps que Rosette et moi nous serions<br />

brouillés sans retour. Et puis, en vérité, c’est une<br />

chose si mortellement ennuyeuse que <strong>de</strong> faire la<br />

cour à une femme que je ne m’en sens pas le<br />

cœur. Recommencer à dire toutes les sottises<br />

charmantes que j’ai déjà dites tant <strong>de</strong> fois, refaire<br />

l’adorable, écrire <strong>de</strong>s billets et y répondre ;<br />

recon<strong>du</strong>ire <strong>de</strong>s beautés, le soir, à <strong>de</strong>ux lieues <strong>de</strong><br />

chez soi ; attraper <strong>du</strong> froid aux pieds et <strong>de</strong>s<br />

rhumes <strong>de</strong>vant la fenêtre en épiant une ombre<br />

chérie ; calculer sur un sofa combien <strong>de</strong> tissus<br />

superposés vous séparent <strong>de</strong> votre déesse ; porter<br />

<strong>de</strong>s bouquets et courir les bals pour arriver où<br />

j’en suis, c’est bien la peine ! – Autant vaut rester<br />

dans son ornière. En sortir pour retomber dans<br />

une autre exactement pareille, après s’être<br />

beaucoup agité et donné bien <strong>du</strong> mal, – à quoi<br />

bon ? Si j’étais amoureux, la chose irait d’ellemême,<br />

et tout cela me paraîtrait ravissant ; mais<br />

256


je ne le suis point, quoique j’aie la plus forte<br />

envie <strong>de</strong> l’être ; car, après tout, il n’y a que<br />

l’amour au mon<strong>de</strong> ; et, si le plaisir qui n’en est<br />

que l’ombre a tant d’amorces pour nous, que doit<br />

donc être la réalité ? Dans quel flot d’ineffables<br />

extases, dans quels lacs <strong>de</strong> pures délices doivent<br />

nager ceux qu’il a atteints au cœur d’une <strong>de</strong> ses<br />

flèches à pointe d’or, et qui brûlent <strong>de</strong>s aimables<br />

ar<strong>de</strong>urs d’une flamme mutuelle !<br />

J’éprouve à côté <strong>de</strong> Rosette ce calme plat et<br />

cette espèce <strong>de</strong> bien-être paresseux qui résulte <strong>de</strong><br />

la satisfaction <strong>de</strong>s sens, mais rien <strong>de</strong> plus ; et ce<br />

n’est pas assez. Souvent cet engourdissement<br />

voluptueux tourne en torpeur, et cette tranquillité<br />

en ennui ; je tombe alors en <strong>de</strong>s distractions sans<br />

objet et en je ne sais quelles fa<strong>de</strong>s rêvasseries qui<br />

me fatiguent et m’excè<strong>de</strong>nt, – c’est un état dont il<br />

faut que je sorte à tout prix.<br />

Oh ! si je pouvais être comme certains <strong>de</strong> mes<br />

amis qui baisent un vieux gant avec ivresse, qui<br />

se trouvent tout heureux d’un serrement <strong>de</strong> main,<br />

qui ne changeraient pas contre l’écrin d’une<br />

sultane quelques méchantes fleurs à <strong>de</strong>mi séchées<br />

257


par la sueur <strong>du</strong> bal, qui couvrent <strong>de</strong> larmes et<br />

cousent dans leur chemise, à l’endroit <strong>de</strong> leur<br />

cœur, un billet écrit en pauvre style, et stupi<strong>de</strong> à<br />

le croire copié <strong>du</strong> Parfait Secrétaire, qui adorent<br />

<strong>de</strong>s femmes avec <strong>de</strong> gros pieds, et qui s’en<br />

excusent sur ce qu’elles ont l’âme belle ! Si je<br />

pouvais suivre, en frémissant, les <strong>de</strong>rniers plis<br />

d’une robe, attendre qu’une porte s’ouvrît pour<br />

voir passer dans un flot <strong>de</strong> lumière une chère et<br />

blanche apparition ; si un mot dit tout bas me<br />

faisait changer <strong>de</strong> couleur ; si j’avais cette vertu<br />

<strong>de</strong> ne pas dîner pour arriver plus tôt à un ren<strong>de</strong>zvous<br />

; si j’étais capable <strong>de</strong> poignar<strong>de</strong>r un rival ou<br />

<strong>de</strong> me battre en <strong>du</strong>el avec un mari ; si, par une<br />

grâce particulière <strong>du</strong> ciel, il m’était donné <strong>de</strong><br />

trouver spirituelles les femmes qui sont lai<strong>de</strong>s, et<br />

bonnes celles qui sont lai<strong>de</strong>s et bêtes ; si je<br />

pouvais me résoudre à danser le menuet et à<br />

écouter les sonates que jouent les jeunes<br />

personnes sur le clavecin ou sur la harpe ; si ma<br />

capacité se haussait jusqu’à apprendre l’hombre<br />

et le reversi ; enfin, si j’étais un homme et non<br />

pas un poète, – je serais certainement beaucoup<br />

plus heureux que je ne suis ; – je m’ennuierais<br />

258


moins et serais moins ennuyeux.<br />

Je n’ai jamais <strong>de</strong>mandé aux femmes qu’une<br />

seule chose, – c’est la beauté ; je me passe très<br />

volontiers d’esprit et d’âme. – Pour moi, une<br />

femme qui est belle a toujours <strong>de</strong> l’esprit ; – elle<br />

a l’esprit d’être belle, et je ne sais pas lequel vaut<br />

celui-là. Il faut bien <strong>de</strong>s phrases brillantes et <strong>de</strong>s<br />

traits scintillants pour valoir les éclairs d’un bel<br />

œil. Je préfère une jolie bouche à un joli mot, et<br />

une épaule bien mo<strong>de</strong>lée à une vertu, même<br />

théologale ; je donnerais cinquante âmes pour un<br />

pied mignon, et toute la poésie et tous les poètes<br />

pour la main <strong>de</strong> Jeanne d’Aragon ou le front <strong>de</strong> la<br />

vierge <strong>de</strong> Foligno. – J’adore sur toutes choses la<br />

beauté <strong>de</strong> la forme ; – la beauté pour moi, c’est la<br />

Divinité visible, c’est le bonheur palpable, c’est<br />

le ciel <strong>de</strong>scen<strong>du</strong> sur la terre. – Il y a certaines<br />

on<strong>du</strong>lations <strong>de</strong> contours, certaines finesses <strong>de</strong><br />

lèvres, certaines coupes <strong>de</strong> paupières, certaines<br />

inclinaisons <strong>de</strong> tête, certains allongements<br />

d’ovales qui me ravissent au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> toute<br />

expression et m’attachent pendant <strong>de</strong>s heures<br />

entières.<br />

259


<strong>La</strong> beauté, seule chose qu’on ne puisse<br />

acquérir, inaccessible à tout jamais à ceux qui ne<br />

l’ont pas d’abord ; fleur éphémère et fragile qui<br />

croit sans être semée, pur don <strong>du</strong> ciel ! – ô<br />

beauté ! le plus radieux diadème dont le hasard<br />

puisse couronner un front, – tu es admirable et<br />

précieuse comme tout ce qui est hors <strong>de</strong> la portée<br />

<strong>de</strong> l’homme, comme l’azur <strong>du</strong> firmament, comme<br />

l’or <strong>de</strong> l’étoile, comme le parfum <strong>du</strong> lis<br />

séraphique ! – On peut échanger son escabeau<br />

pour un trône ; on peut conquérir le mon<strong>de</strong>,<br />

beaucoup l’ont fait ; mais qui pourrait ne pas<br />

s’agenouiller <strong>de</strong>vant toi, pure personnification <strong>de</strong><br />

la pensée <strong>de</strong> Dieu ?<br />

Je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que la beauté, il est vrai ; mais<br />

il me la faut si parfaite que je ne la rencontrerai<br />

probablement jamais. J’ai bien vu çà et là, dans<br />

quelques femmes, <strong>de</strong>s portions admirables<br />

médiocrement accompagnées, et je les ai aimées<br />

pour ce qu’elles avaient <strong>de</strong> choisi, en faisant<br />

abstraction <strong>du</strong> reste ; c’est toutefois un travail<br />

assez pénible et une opération douloureuse que<br />

<strong>de</strong> supprimer ainsi la moitié <strong>de</strong> sa maîtresse, et <strong>de</strong><br />

faire l’amputation mentale <strong>de</strong> ce qu’elle a <strong>de</strong> laid<br />

260


ou <strong>de</strong> commun, en circonscrivant ses yeux sur ce<br />

qu’elle peut avoir <strong>de</strong> bien. – <strong>La</strong> beauté, c’est<br />

l’harmonie, et une personne également lai<strong>de</strong><br />

partout est souvent moins désagréable à regar<strong>de</strong>r<br />

qu’une femme inégalement belle. Rien ne me fait<br />

peine à voir comme un chef-d’œuvre inachevé et<br />

comme une beauté à qui il manque quelque<br />

chose ; – une tache d’huile choque moins sur une<br />

bure grossière que sur une riche étoffe.<br />

Rosette n’est point mal ; elle peut passer pour<br />

belle, mais elle est loin <strong>de</strong> réaliser ce que je rêve ;<br />

c’est une statue dont plusieurs morceaux sont<br />

amenés à point. Les autres ne sont pas si<br />

nettement dégagés <strong>du</strong> bloc ; il y a <strong>de</strong>s endroits<br />

accusés avec beaucoup <strong>de</strong> finesse et <strong>de</strong> charme,<br />

et quelques-uns d’une manière plus lâche et plus<br />

négligée. – Aux yeux vulgaires, la statue paraît<br />

entièrement finie et d’une beauté complète ; mais<br />

un observateur plus attentif y découvre bientôt<br />

<strong>de</strong>s places où le travail n’est pas assez serré, et<br />

<strong>de</strong>s contours qui, pour atteindre à la pureté qui<br />

leur est propre, ont besoin que l’ongle <strong>de</strong><br />

l’ouvrier y passe et y repasse encore bien <strong>de</strong>s<br />

fois ; – c’est à l’amour à polir ce marbre et à<br />

261


l’achever, c’est dire assez que ce ne sera pas moi<br />

qui le finirai.<br />

Au reste, je ne circonscris point la beauté dans<br />

telle ou telle sinuosité <strong>de</strong> lignes. – L’air, le geste,<br />

la démarche, le souffle, la couleur, le son, le<br />

parfum, tout ce qui est la vie entre pour moi dans<br />

la composition <strong>de</strong> la beauté ; tout ce qui<br />

embaume, chante ou rayonne y revient <strong>de</strong> droit. –<br />

J’aime les riches brocarts, les splendi<strong>de</strong>s étoffes<br />

avec leurs plis amples et puissants ; j’aime les<br />

larges fleurs et les cassolettes, la transparence <strong>de</strong>s<br />

eaux vives et l’éclat miroitant <strong>de</strong>s belles armes,<br />

les chevaux <strong>de</strong> race et ces grands chiens blancs<br />

comme on en voit dans les tableaux <strong>de</strong> Paul<br />

Véronèse. – Je suis un vrai païen <strong>de</strong> ce côté, et je<br />

n’adore point les dieux qui sont mal faits :<br />

quoiqu’au fond je ne sois pas précisément ce<br />

qu’on appelle irréligieux, personne n’est <strong>de</strong> fait<br />

plus mauvais chrétien que moi. – Je ne<br />

comprends pas cette mortification <strong>de</strong> la matière<br />

qui fait l’essence <strong>du</strong> christianisme, je trouve que<br />

c’est une action sacrilège que <strong>de</strong> frapper sur<br />

l’œuvre <strong>de</strong> Dieu, et je ne puis croire que la chair<br />

soit mauvaise, puisqu’il l’a pétrie lui-même <strong>de</strong><br />

262


ses doigts et à son image. – J’approuve peu les<br />

longs sarreaux <strong>de</strong> couleur sombre d’où il ne sort<br />

qu’une tête et <strong>de</strong>ux mains, et ces toiles où tout est<br />

noyé d’ombre, excepté quelque front qui rayonne.<br />

– Je veux que le soleil entre partout, qu’il y ait le<br />

plus <strong>de</strong> lumière et le moins d’ombre possible, que<br />

la couleur étincelle, que la ligne serpente, que la<br />

nudité s’étale fièrement, et que la matière ne se<br />

cache point d’être, puisque, aussi bien que<br />

l’esprit, elle est un hymne éternel à la louange <strong>de</strong><br />

Dieu.<br />

Je conçois parfaitement le fol enthousiasme<br />

<strong>de</strong>s Grecs pour la beauté ; et, pour mon compte,<br />

je ne trouve rien d’absur<strong>de</strong> à cette loi qui<br />

obligeait les juges à n’entendre plai<strong>de</strong>r les<br />

avocats que dans un lieu obscur, <strong>de</strong> peur que leur<br />

bonne mine, la grâce <strong>de</strong> leurs gestes et <strong>de</strong> leurs<br />

attitu<strong>de</strong>s ne les prévinssent favorablement et ne<br />

fissent pencher la balance.<br />

Je n’achèterais rien d’une marchan<strong>de</strong> qui<br />

serait lai<strong>de</strong> ; je donne plus volontiers aux<br />

mendiants dont les haillons et la maigreur sont<br />

pittoresques. – Il y a un petit Italien fiévreux, vert<br />

263


comme un citron, avec <strong>de</strong> grands yeux noirs et<br />

blancs qui lui tiennent la moitié <strong>de</strong> la figure ; – on<br />

dirait un Murillo ou un Espagnolet sans cadre<br />

qu’un brocanteur aurait exposé contre la borne : –<br />

celui-là a toujours <strong>de</strong>ux sous <strong>de</strong> plus que les<br />

autres. – Je ne battrais jamais un beau cheval ou<br />

un beau chien, et je ne voudrais pas d’un ami ou<br />

d’un domestique qui ne serait point d’un<br />

extérieur agréable. – C’est un véritable supplice<br />

pour moi que <strong>de</strong> voir <strong>de</strong> vilaines choses ou <strong>de</strong><br />

vilaines personnes. – Une architecture <strong>de</strong><br />

mauvais goût, un meuble d’une mauvaise forme<br />

m’empêchent <strong>de</strong> me plaire dans une maison, si<br />

confortable et attrayante qu’elle soit d’ailleurs.<br />

Le meilleur vin me paraît presque <strong>de</strong> la piquette<br />

dans un verre mal tourné, et j’avoue que je<br />

préférerais le brouet le plus lacédémonien sur un<br />

émail <strong>de</strong> Bernard <strong>de</strong> Palissy au plus fin gibier sur<br />

une assiette <strong>de</strong> terre. – L’extérieur m’a toujours<br />

pris violemment, et c’est pourquoi j’évite la<br />

compagnie <strong>de</strong>s vieillards ; cela me contriste et<br />

m’affecte désagréablement, parce qu’ils sont<br />

ridés et déformés, quoique cependant quelquesuns<br />

aient une beauté spéciale ; et, dans la pitié<br />

264


que j’ai d’eux, il y a beaucoup <strong>de</strong> dégoût : – <strong>de</strong><br />

toutes les ruines <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, la ruine <strong>de</strong> l’homme<br />

est assurément la plus triste à contempler.<br />

Si j’étais peintre (et j’ai toujours regretté <strong>de</strong> ne<br />

pas l’être), je ne voudrais peupler mes toiles que<br />

<strong>de</strong> déesses, <strong>de</strong> nymphes, <strong>de</strong> madones, <strong>de</strong><br />

chérubins et d’amours. – Consacrer ses pinceaux<br />

à faire <strong>de</strong>s portraits, à moins que ce ne soit <strong>de</strong><br />

belles personnes, me paraît un crime <strong>de</strong> lèsepeinture<br />

; et, loin <strong>de</strong> vouloir doubler ces figures<br />

lai<strong>de</strong>s ou ignobles, ces têtes insignifiantes ou<br />

vulgaires, je pencherais plutôt à les faire couper<br />

sur l’original. – <strong>La</strong> férocité <strong>de</strong> Caligula,<br />

détournée en ce sens, me semblerait presque<br />

louable.<br />

<strong>La</strong> seule chose au mon<strong>de</strong> que j’ai enviée avec<br />

quelque suite, c’est d’être beau. – Par beau<br />

j’entends aussi beau que Paris ou Apollon. N’être<br />

point difforme, avoir <strong>de</strong>s traits à peu près<br />

réguliers, c’est-à-dire avoir le nez au milieu <strong>de</strong> la<br />

figure, ni camard, ni crochu, <strong>de</strong>s yeux qui ne<br />

soient ni rouges ni éraillés, une bouche<br />

convenablement fen<strong>du</strong>e, cela n’est pas être beau :<br />

265


à ce compte, je le serais, et je me trouve aussi<br />

éloigné <strong>de</strong> l’idée que je me forme <strong>de</strong> la beauté<br />

virile que si j’étais un <strong>de</strong> ces jaquemarts qui<br />

frappent l’heure sur les clochers ; j’aurais une<br />

montagne sur chaque épaule, les jambes torses<br />

d’un basset, le nez et le museau d’un singe que<br />

j’y ressemblerais autant. – Bien <strong>de</strong>s fois je me<br />

regar<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s heures entières, dans le miroir avec<br />

une fixité et une attention inimaginables, pour<br />

voir s’il n’est pas survenu quelque amélioration<br />

dans ma figure ; j’attends que les lignes fassent<br />

un mouvement et se redressent ou s’arrondissent<br />

avec plus <strong>de</strong> finesse et <strong>de</strong> pureté, que mon œil<br />

s’illumine et nage dans un flui<strong>de</strong> plus vivace, que<br />

la sinuosité qui sépare mon front <strong>de</strong> mon nez se<br />

comble, et que mon profil prenne ainsi le calme<br />

et la simplicité <strong>du</strong> profil grec, et je suis toujours<br />

très surpris que cela n’arrive pas. J’espère<br />

toujours qu’un printemps ou l’autre je me<br />

dépouillerai <strong>de</strong> cette forme que j’ai, comme un<br />

serpent qui laisse sa vieille peau. – Dire qu’il<br />

faudrait si peu <strong>de</strong> chose pour que je sois beau, et<br />

que je ne le serai jamais ! Quoi donc ! une <strong>de</strong>miligne,<br />

un centième, un millième <strong>de</strong> ligne <strong>de</strong> plus<br />

266


ou <strong>de</strong> moins dans un endroit ou dans un autre, un<br />

peu moins <strong>de</strong> chair sur cet os, un peu plus sur<br />

celui-ci, – un peintre, un statuaire auraient rajusté<br />

cela en une <strong>de</strong>mi-heure. Qu’est-ce que cela faisait<br />

aux atomes qui me composent <strong>de</strong> se cristalliser <strong>de</strong><br />

telle ou telle façon ? En quoi importait-il à ce<br />

contour <strong>de</strong> sortir ici et <strong>de</strong> rentrer là, et où était la<br />

nécessité que je fusse ainsi et pas autrement ? –<br />

En vérité, si je tenais le hasard à la gorge, je crois<br />

que je l’étranglerais. – Parce qu’il a plu à une<br />

misérable parcelle <strong>de</strong> je ne sais quoi <strong>de</strong> tomber je<br />

ne sais où et <strong>de</strong> se coaguler bêtement en la<br />

gauche figure qu’on me voit, je serai<br />

éternellement malheureux ! N’est-ce pas la plus<br />

sotte et la plus misérable chose <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ?<br />

Comment se fait-il que mon âme, avec l’ar<strong>de</strong>nt<br />

désir qu’elle en a, ne puisse laisser tomber à plat<br />

la pauvre charogne qu’elle fait tenir <strong>de</strong>bout, et<br />

aller animer une <strong>de</strong> ces statues dont l’exquise<br />

beauté l’attriste et la ravit ? Il y a <strong>de</strong>ux ou trois<br />

personnes que j’assassinerais avec délices, en<br />

ayant soin toutefois <strong>de</strong> ne pas les meurtrir ni les<br />

gâter, si je possédais le mot qui fait transmigrer<br />

les âmes d’un corps à l’autre. – Il m’a toujours<br />

267


semblé que, pour faire ce que je veux (et je ne<br />

sais pas ce que je veux), j’avais besoin d’une très<br />

gran<strong>de</strong> et très parfaite beauté, et je m’imagine<br />

que, si je l’avais, ma vie, qui est si enchevêtrée et<br />

si tiraillée, aurait été d’elle-même.<br />

On voit tant <strong>de</strong> belles figures dans les<br />

tableaux ! – pourquoi aucune <strong>de</strong> celles-là n’estelle<br />

la mienne ? – tant <strong>de</strong> têtes charmantes qui<br />

disparaissent sous la poussière et la fumée <strong>du</strong><br />

temps au fond <strong>de</strong>s vieilles galeries ! Ne vaudraitil<br />

pas mieux qu’elles quittassent leurs cadres et<br />

vinssent s’épanouir sur mes épaules ? <strong>La</strong><br />

réputation <strong>de</strong> Raphaël souffrirait-elle beaucoup si<br />

un <strong>de</strong> ces anges qu’il fait voler par essaims dans<br />

l’outremer <strong>de</strong> ses toiles m’abandonnait son<br />

masque pour trente ans ? Il y a tant d’endroits et<br />

<strong>de</strong>s plus beaux <strong>de</strong> ses fresques qui se sont écaillés<br />

et sont tombés <strong>de</strong> vétusté ! On n’y prendrait pas<br />

gar<strong>de</strong>. Que font autour <strong>de</strong> ces murs ces beautés<br />

silencieuses que le vulgaire <strong>de</strong>s hommes regar<strong>de</strong><br />

à peine d’un regard distrait ? et pourquoi Dieu ou<br />

le hasard n’a-t-il pas l’esprit <strong>de</strong> faire ce dont un<br />

homme vient à bout avec quelques poils<br />

emmanchés d’un bâton et quelques pâtes <strong>de</strong><br />

268


différentes couleurs délayées sur une planche ?<br />

Ma première sensation <strong>de</strong>vant une <strong>de</strong> ces têtes<br />

merveilleuses dont le regard peint semble vous<br />

traverser et se prolonger à l’infini est le<br />

saisissement et une admiration qui n’est pas sans<br />

quelque terreur : mes yeux se trempent, mon<br />

cœur bat ; puis, quand je suis un peu familiarisé<br />

avec elle, et que je suis entré plus avant dans le<br />

secret <strong>de</strong> sa beauté, je fais une comparaison tacite<br />

d’elle à moi ; la jalousie se tord au fond <strong>de</strong> mon<br />

âme en nœuds plus entortillés qu’une vipère, et<br />

j’ai toutes les peines <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> à ne pas me jeter<br />

sur la toile et à ne pas la déchirer en morceaux.<br />

Être beau, c’est-à-dire avoir en soi un charme<br />

qui fait que tout vous sourit et vous accueille ;<br />

qu’avant que vous ayez parlé tout le mon<strong>de</strong> est<br />

déjà prévenu en votre faveur et disposé à être <strong>de</strong><br />

votre avis ; que vous n’avez qu’à passer par une<br />

rue, ou vous montrer à un balcon pour vous créer,<br />

dans la foule, <strong>de</strong>s amis ou <strong>de</strong>s maîtresses. N’avoir<br />

pas besoin d’être aimable pour être aimé, être<br />

dispensé <strong>de</strong> tous ces frais d’esprit et <strong>de</strong><br />

complaisance auxquels la lai<strong>de</strong>ur vous oblige, et<br />

269


<strong>de</strong> ces mille qualités morales qu’il faut avoir pour<br />

suppléer la beauté <strong>du</strong> corps ; quel don splendi<strong>de</strong><br />

et magnifique !<br />

Et celui qui joindrait à la beauté suprême la<br />

force suprême, qui, sous la peau d’Antinoüs,<br />

aurait les muscles d’Hercule, que pourrait-il<br />

désirer <strong>de</strong> plus ? Je suis sûr qu’avec ces <strong>de</strong>ux<br />

choses et l’âme que j’ai, avant trois ans, je serais<br />

empereur <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ! – Une autre chose que j’ai<br />

désirée presque autant que la beauté et que la<br />

force, c’est le don <strong>de</strong> me transporter aussi vite<br />

que la pensée d’un endroit à un autre. – <strong>La</strong> beauté<br />

<strong>de</strong> l’ange, la force <strong>du</strong> tigre et les ailes <strong>de</strong> l’aigle,<br />

et je commencerais à trouver que le mon<strong>de</strong> n’est<br />

pas aussi mal organisé que je le croyais d’abord.<br />

– Un beau masque pour sé<strong>du</strong>ire et fasciner sa<br />

proie, <strong>de</strong>s ailes pour fondre <strong>de</strong>ssus et l’enlever,<br />

<strong>de</strong>s ongles pour la déchirer ; – tant que je n’aurai<br />

pas cela, je serai malheureux.<br />

Toutes les passions et tous les goûts que j’ai<br />

eus n’ont été que <strong>de</strong>s déguisements <strong>de</strong> ces trois<br />

désirs. J’ai aimé les armes, les chevaux et les<br />

femmes : – les armes, pour remplacer les nerfs<br />

270


que je n’avais pas ; les chevaux, pour me servir<br />

d’ailes ; les femmes, pour possé<strong>de</strong>r au moins<br />

dans quelqu’une la beauté qui me manquait à<br />

moi-même. – Je recherchais <strong>de</strong> préférence les<br />

armes les plus ingénieusement meurtrières, et<br />

celles dont les blessures étaient inguérissables. Je<br />

n’ai jamais eu l’occasion <strong>de</strong> me servir d’aucun <strong>de</strong><br />

ces kriss ou <strong>de</strong> ces yatagans : néanmoins j’aime à<br />

les avoir autour <strong>de</strong> moi ; je les tire <strong>du</strong> fourreau<br />

avec un sentiment <strong>de</strong> sécurité et <strong>de</strong> force<br />

inexprimable, je m’en escrime à tort et à travers<br />

très énergiquement, et, si par hasard je viens à<br />

voir la réflexion <strong>de</strong> ma figure dans une glace, je<br />

suis étonné <strong>de</strong> son expression féroce. – Quant aux<br />

chevaux, je les surmène tellement qu’il faut qu’ils<br />

crèvent ou qu’ils disent pourquoi. – Si je n’avais<br />

pas renoncé à monter Ferragus, il y a longtemps<br />

qu’il serait mort, et ce serait dommage, car c’est<br />

un brave animal. Quel cheval arabe pourrait avoir<br />

les jambes aussi promptes et aussi déliées que<br />

mon désir ? – Dans les femmes je n’ai cherché<br />

que l’extérieur, et, comme jusqu’à présent celles<br />

que j’ai vues sont loin <strong>de</strong> répondre à l’idée que je<br />

me suis faite <strong>de</strong> la beauté, je me suis rejeté sur les<br />

271


tableaux et les statues ; – ce qui, après tout, est<br />

une assez pitoyable ressource quand on a <strong>de</strong>s sens<br />

aussi allumés que les miens. – Cependant il y a<br />

quelque chose <strong>de</strong> grand et <strong>de</strong> beau à aimer une<br />

statue, c’est que l’amour est parfaitement<br />

désintéressé, qu’on n’a à craindre ni la satiété ni<br />

le dégoût <strong>de</strong> la victoire, et qu’on ne peut espérer<br />

raisonnablement un second prodige pareil à<br />

l’histoire <strong>de</strong> Pygmalion. – L’impossible m’a<br />

toujours plu.<br />

N’est-il pas singulier que moi, qui suis encore<br />

aux mois les plus blonds <strong>de</strong> l’adolescence, qui,<br />

loin d’avoir abusé <strong>de</strong> tout, n’ai pas même usé <strong>de</strong>s<br />

choses les plus simples, j’en sois venu à ce <strong>de</strong>gré<br />

<strong>de</strong> blasement <strong>de</strong> n’être plus chatouillé que par le<br />

bizarre ou le difficile ?<br />

<strong>La</strong> satiété suit le plaisir, c’est une loi naturelle<br />

et qui se conçoit. – Qu’un homme qui a mangé à<br />

un festin <strong>de</strong> tous les plats et en gran<strong>de</strong> quantité<br />

n’ait plus faim et cherche à réveiller son palais<br />

endormi par les mille flèches <strong>de</strong>s épices ou <strong>de</strong>s<br />

vins irritants, rien n’est plus facile à expliquer ;<br />

mais qu’un homme qui ne fait que s’asseoir à<br />

272


table, et qui à peine a goûté <strong>de</strong>s premiers mets<br />

soit pris déjà <strong>de</strong> ce dégoût superbe, ne puisse<br />

toucher sans vomir qu’aux plats d’une saveur<br />

extrême et n’aime que les vian<strong>de</strong>s faisandées, les<br />

fromages jaspés <strong>de</strong> bleu, les truffes et les vins qui<br />

sentent la pierre à fusil, c’est un phénomène qui<br />

ne peut résulter que d’une organisation<br />

particulière ; c’est comme un enfant <strong>de</strong> six mois<br />

qui trouverait le lait <strong>de</strong> sa nourrice fa<strong>de</strong> et qui ne<br />

voudrait téter que <strong>de</strong> l’eau-<strong>de</strong>-vie. – Je suis aussi<br />

las que si j’avais exécuté toutes les prodigiosités<br />

<strong>de</strong> Sardanapale, et cependant ma vie a été fort<br />

chaste et tranquille en apparence : c’est une<br />

erreur <strong>de</strong> croire que la possession soit la seule<br />

route qui mène à la satiété. On y arrive aussi par<br />

le désir, et l’abstinence use plus que l’excès. – Un<br />

désir tel que le mien est quelque chose<br />

d’autrement fatigant que la possession. Son<br />

regard parcourt et pénètre l’objet qu’il veut avoir<br />

et qui rayonne au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> lui plus promptement<br />

et plus profondément que s’il y touchait : qu’estce<br />

que l’usage lui apprendrait <strong>de</strong> plus ? quelle<br />

expérience peut équivaloir à cette contemplation<br />

constante et passionnée ?<br />

273


J’ai traversé tant <strong>de</strong> choses, quoique j’aie fait<br />

le tour <strong>de</strong> bien peu, qu’il n’y a plus que les<br />

sommets les plus escarpés qui me tentent. – Je<br />

suis attaqué <strong>de</strong> cette maladie qui prend aux<br />

peuples et aux hommes puissants dans leur<br />

vieillesse : – l’impossible. – Tout ce que je peux<br />

faire n’a pas le moindre attrait pour moi. –<br />

Tibère, Caligula, Néron, grands Romains <strong>de</strong><br />

l’empire, ô vous que l’on a si mal compris, et que<br />

la meute <strong>de</strong>s rhéteurs poursuit <strong>de</strong> ses aboiements,<br />

je souffre <strong>de</strong> votre mal et je vous plains <strong>de</strong> tout ce<br />

qui me reste <strong>de</strong> pitié ! Moi aussi je voudrais bâtir<br />

un pont sur la mer et paver les flots ; j’ai rêvé <strong>de</strong><br />

brûler <strong>de</strong>s villes pour illuminer mes fêtes ; j’ai<br />

souhaité d’être femme pour connaître <strong>de</strong><br />

nouvelles voluptés. – Ta maison dorée, ô Néron !<br />

n’est qu’une étable fangeuse à côté <strong>du</strong> palais que<br />

je me suis élevé ; ma gar<strong>de</strong>-robe est mieux<br />

montée que la tienne, Héliogabale, et bien<br />

autrement splendi<strong>de</strong>. – Mes cirques sont plus<br />

rugissants et plus sanglants que les vôtres, mes<br />

parfums plus âcres et plus pénétrants, mes<br />

esclaves plus nombreux et mieux faits ; j’ai aussi<br />

attelé à mon char <strong>de</strong>s courtisanes nues, j’ai<br />

274


marché sur les hommes d’un talon aussi<br />

dédaigneux que vous. – Colosses <strong>du</strong> mon<strong>de</strong><br />

antique, il bat sous mes faibles côtes un cœur<br />

aussi grand que le vôtre, et, à votre place, ce que<br />

vous avez fait je l’aurais fait et peut-être<br />

davantage. Que <strong>de</strong> Babels j’ai entassées les unes<br />

sur les autres pour atteindre le ciel, souffleter les<br />

étoiles et cracher <strong>de</strong> là sur la création ! Pourquoi<br />

donc ne suis-je pas Dieu, – puisque je ne puis être<br />

homme ?<br />

Oh ! je crois qu’il faudra cent mille siècles <strong>de</strong><br />

néant pour me reposer <strong>de</strong> la fatigue <strong>de</strong> ces vingt<br />

années <strong>de</strong> vie. – Dieu <strong>du</strong> ciel, quelle pierre<br />

roulerez-vous sur moi ? dans quelle ombre me<br />

plongerez-vous ? à quel Léthé me ferez-vous<br />

boire ? sous quelle montagne enterrerez-vous le<br />

Titan ? Suis-je <strong>de</strong>stiné à souffler un volcan par<br />

ma bouche et à faire <strong>de</strong>s tremblements <strong>de</strong> terre en<br />

me changeant <strong>de</strong> côté ?<br />

Quand je pense à cela, que je suis né d’une<br />

mère si douce, si résignée, <strong>de</strong> goûts et <strong>de</strong> mœurs<br />

si simples, je suis tout surpris <strong>de</strong> ne pas avoir fait<br />

éclater son ventre quand elle me portait.<br />

275


Comment se fait-il qu’aucune <strong>de</strong> ses pensées,<br />

calmes et pures, n’ait passé dans mon corps avec<br />

le sang qu’elle m’a transmis ? et pourquoi faut-il<br />

que je ne sois fils que <strong>de</strong> sa chair et non <strong>de</strong> son<br />

esprit ? <strong>La</strong> colombe a fait un tigre qui voudrait<br />

pour proie à ses griffes la création tout entière.<br />

J’ai vécu dans le milieu le plus calme et le<br />

plus chaste. Il est difficile <strong>de</strong> rêver une existence<br />

enchâssée aussi purement que la mienne. Mes<br />

années se sont écoulées, à l’ombre <strong>du</strong> fauteuil<br />

maternel, avec les petites sœurs et le chien <strong>de</strong> la<br />

maison. Je n’ai vu autour <strong>de</strong> moi que <strong>de</strong> bonnes<br />

têtes douces et tranquilles <strong>de</strong> vieux domestiques<br />

blanchis à notre service et en quelque sorte<br />

héréditaires, <strong>de</strong> parents ou d’amis graves et<br />

sentencieux, vêtus <strong>de</strong> noir, qui posaient leurs<br />

gants l’un après l’autre sur le bord <strong>de</strong> leur<br />

chapeau ; quelques tantes d’un certain âge,<br />

grassouillettes, proprettes, discrètes, avec <strong>du</strong><br />

linge éblouissant, <strong>de</strong>s jupes grises, <strong>de</strong>s mitaines<br />

<strong>de</strong> filet, et les mains sur la ceinture comme <strong>de</strong>s<br />

personnes qui sont <strong>de</strong> religion ; <strong>de</strong>s meubles<br />

sévères jusqu’à la tristesse, <strong>de</strong>s boiseries <strong>de</strong> chêne<br />

nu, <strong>de</strong>s tentures <strong>de</strong> cuir, tout un intérieur d’une<br />

276


couleur sobre et étouffée, comme en ont fait<br />

certains maîtres flamands. – Le jardin était<br />

humi<strong>de</strong> et sombre ; le buis qui en <strong>de</strong>ssinait les<br />

compartiments, le lierre qui recouvrait les murs et<br />

quelques sapins aux bras pelés étaient chargés<br />

d’y représenter <strong>de</strong> la ver<strong>du</strong>re et y réussissaient<br />

assez mal ; la maison <strong>de</strong> briques, avec un toit très<br />

haut, quoique spacieuse et en bon état, avait<br />

quelque chose <strong>de</strong> morne et d’assoupi. – Certes,<br />

rien n’était propre à une vie séparée, austère et<br />

mélancolique, comme une pareille habitation. Il<br />

semblait impossible que tous les enfants élevés<br />

dans une telle maison ne finissent pas par se faire<br />

prêtres ou religieuses : eh bien ! dans cette<br />

atmosphère <strong>de</strong> pureté et <strong>de</strong> repos, sous cette<br />

ombre et ce recueillement, je me pourrissais petit<br />

à petit, et sans qu’il en parût rien, comme une<br />

nèfle sur la paille. Au sein <strong>de</strong> cette famille<br />

honnête, pieuse, sainte, j’étais parvenu à un <strong>de</strong>gré<br />

<strong>de</strong> dépravation horrible. – Ce n’était pas le<br />

contact <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, puisque je ne l’avais pas vu ;<br />

ni le feu <strong>de</strong>s passions, puisque je transissais sous<br />

la sueur glacée qui suintait <strong>de</strong> ces braves<br />

murailles. – Le ver ne s’était pas traîné <strong>du</strong> cœur<br />

277


d’un autre fruit à mon cœur. Il était éclos <strong>de</strong> luimême<br />

au plus plein <strong>de</strong> ma pulpe qu’il avait<br />

rongée et sillonnée en tous sens : en <strong>de</strong>hors rien<br />

ne paraissait et ne m’avertissait que je fusse gâté.<br />

Je n’avais ni tache ni piqûre ; mais j’étais tout<br />

creux par <strong>de</strong>dans, et il ne me restait qu’une mince<br />

pellicule, brillamment colorée, que le moindre<br />

choc eût crevée. – N’est-ce pas là une chose<br />

inexplicable qu’un enfant né <strong>de</strong> parents vertueux,<br />

élevé avec soin et discrétion, tenu loin <strong>de</strong> toute<br />

chose mauvaise, se pervertisse tout seul à un tel<br />

point, et arrive où j’en suis arrivé ? Je suis sûr<br />

qu’en remontant jusqu’à la sixième génération,<br />

on ne retrouverait pas parmi mes ancêtres un seul<br />

atome pareil à ceux dont je suis formé. Je ne suis<br />

pas <strong>de</strong> ma famille ; je ne suis pas une branche <strong>de</strong><br />

ce noble tronc, mais un champignon vénéneux<br />

poussé par quelque lour<strong>de</strong> nuit d’orage entre ses<br />

racines moussues ; et pourtant personne n’a eu<br />

plus d’aspirations et d’élans vers le beau que moi,<br />

personne n’a essayé plus opiniâtrement <strong>de</strong><br />

déployer ses ailes ; mais chaque tentative a ren<strong>du</strong><br />

ma chute plus profon<strong>de</strong>, et ce qui <strong>de</strong>vait me<br />

sauver m’a per<strong>du</strong>.<br />

278


<strong>La</strong> solitu<strong>de</strong> m’est plus mauvaise que le mon<strong>de</strong>,<br />

quoique je désire plus la première que le second.<br />

– Tout ce qui m’enlève à moi-même m’est<br />

salutaire : la société m’ennuie, mais m’arrache<br />

forcément à cette rêverie creuse dont je monte et<br />

je <strong>de</strong>scends la spirale, le front penché et les bras<br />

en croix. – Aussi, <strong>de</strong>puis que le tête-à-tête est<br />

rompu, et qu’il y a <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ici avec lequel je<br />

suis forcé <strong>de</strong> me contraindre un peu, je suis moins<br />

sujet à me laisser aller à mes humeurs noires, et<br />

je suis moins travaillé <strong>de</strong> ces désirs démesurés<br />

qui me fon<strong>de</strong>nt sur le cœur comme une nuée <strong>de</strong><br />

vautours dès que je reste un moment inoccupé. Il<br />

y a quelques femmes assez jolies et un ou <strong>de</strong>ux<br />

jeunes gens assez aimables et fort gais ; mais,<br />

dans tout cet essaim provincial, ce qui me charme<br />

le plus est un jeune cavalier qui est arrivé <strong>de</strong>puis<br />

<strong>de</strong>ux ou trois jours ; – il m’a plu tout d’abord, et<br />

je l’ai pris en affection, rien qu’à le voir<br />

<strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> son cheval. Il est impossible d’avoir<br />

meilleure grâce ; il n’est pas très grand, mais il<br />

est svelte et bien pris dans sa taille ; il a quelque<br />

chose <strong>de</strong> moelleux et d’on<strong>du</strong>leux dans la<br />

démarche et dans les gestes, qui est on ne peut<br />

279


plus agréable ; bien <strong>de</strong>s femmes lui envieraient sa<br />

main et son pied. Le seul défaut qu’il ait, c’est<br />

d’être trop beau et d’avoir <strong>de</strong>s traits trop délicats<br />

pour un homme. Il est muni d’une paire d’yeux<br />

les plus beaux et les plus noirs <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, qui ont<br />

une expression indéfinissable et dont il est<br />

difficile <strong>de</strong> soutenir le regard ; mais, comme il est<br />

fort jeune et n’a pas d’apparence <strong>de</strong> barbe, la<br />

mollesse et la perfection <strong>du</strong> bas <strong>de</strong> sa figure<br />

tempèrent un peu la vivacité <strong>de</strong> ses prunelles<br />

d’aigle ; ses cheveux bruns et lustrés flottent sur<br />

son cou en grosses boucles, et donnent à sa tête<br />

un caractère particulier. – Voilà donc enfin un<br />

<strong>de</strong>s types <strong>de</strong> beauté que je rêvais réalisé et<br />

marchant <strong>de</strong>vant moi ! Quel dommage que ce soit<br />

un homme, ou quel dommage que je ne sois pas<br />

une femme ! – Cet Adonis, qui, à sa belle figure,<br />

joint un esprit très vif et très éten<strong>du</strong>, jouit encore<br />

<strong>de</strong> ce privilège d’avoir à mettre au service <strong>de</strong> ses<br />

bons mots et <strong>de</strong> ses plaisanteries une voix d’un<br />

timbre argentin et mordant qu’il est difficile<br />

d’entendre sans être ému. – Il est vraiment<br />

parfait. – Il paraît qu’il partage mes goûts pour<br />

les belles choses, car ses habits sont très riches et<br />

280


très recherchés, son cheval très fringant et <strong>de</strong><br />

race ; et, pour que tout fût complet et assorti, il<br />

avait <strong>de</strong>rrière lui, monté sur un petit cheval, un<br />

page <strong>de</strong> quatorze à quinze ans, blond, rose, joli<br />

comme un séraphin, qui dormait à moitié, et était<br />

si fatigué <strong>de</strong> la course qu’il venait <strong>de</strong> faire, que<br />

son maître a été obligé <strong>de</strong> l’enlever <strong>de</strong> sa selle et<br />

<strong>de</strong> l’emporter dans ses bras jusqu’à sa chambre.<br />

Rosette lui a fait beaucoup d’accueil, et je pense<br />

qu’elle a formé le <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> s’en servir pour<br />

éveiller ma jalousie et faire sortir ainsi le peu <strong>de</strong><br />

flamme qui dort sous les cendres <strong>de</strong> ma passion<br />

éteinte. – Tout redoutable cependant que soit un<br />

pareil rival, je suis peu disposé à en être jaloux, et<br />

je me sens tellement entraîné vers lui, que je me<br />

désisterais assez volontiers <strong>de</strong> mon amour pour<br />

avoir son amitié.<br />

281


VI<br />

En cet endroit, si le débonnaire lecteur veut<br />

bien nous le permettre, nous allons pour quelque<br />

temps abandonner à ses rêveries le digne<br />

personnage qui, jusqu’ici, a occupé la scène à lui<br />

tout seul et parlé pour son propre compte, et<br />

rentrer dans la forme ordinaire <strong>du</strong> roman, sans<br />

toutefois nous interdire <strong>de</strong> prendre par la suite la<br />

forme dramatique, s’il en est besoin, et en nous<br />

réservant le droit <strong>de</strong> puiser encore dans cette<br />

espèce <strong>de</strong> confession épistolaire que le susdit<br />

jeune homme adressait à son ami, persuadé que,<br />

si pénétrant et si plein <strong>de</strong> sagacité que nous<br />

soyons, nous <strong>de</strong>vons assurément en savoir là<strong>de</strong>ssus<br />

moins long que lui-même.<br />

... Le petit page était tellement harassé, qu’il<br />

dormait sur les bras <strong>de</strong> son maître, et que sa petite<br />

tête toute déchevelée allait et venait comme s’il<br />

eût été mort. Il y avait assez loin <strong>du</strong> perron à la<br />

282


chambre que l’on avait désignée pour être celle<br />

<strong>du</strong> nouvel arrivant, et le domestique qui le<br />

précédait s’offrit à porter l’enfant à son tour ;<br />

mais le jeune cavalier, pour qui, <strong>du</strong> reste, ce<br />

far<strong>de</strong>au semblait n’être qu’une plume, le remercia<br />

et ne voulut pas s’en <strong>de</strong>ssaisir : il le déposa sur le<br />

canapé tout doucement et en prenant mille<br />

précautions pour ne pas le réveiller ; une mère<br />

n’eût pas mieux fait. Quand le domestique se fut<br />

retiré et que la porte fut fermée, il se mit à<br />

genoux <strong>de</strong>vant lui, et essaya <strong>de</strong> lui tirer ses<br />

bottines ; mais ses petits pieds gonflés et<br />

endoloris rendaient cette opération assez difficile,<br />

et le joli dormeur poussait <strong>de</strong> temps en temps<br />

quelques soupirs vagues et inarticulés, comme<br />

une personne qui va se réveiller ; alors le jeune<br />

cavalier s’arrêtait, et attendait que le sommeil<br />

l’eût repris. Les bottines cédèrent enfin, c’était le<br />

plus important ; les bas firent peu <strong>de</strong> résistance. –<br />

Cette opération achevée, le maître prit les <strong>de</strong>ux<br />

pieds <strong>de</strong> l’enfant, et les posa l’un à côté <strong>de</strong> l’autre<br />

sur le velours <strong>du</strong> sofa ; c’étaient bien les <strong>de</strong>ux<br />

plus adorables pieds <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, pas plus grands<br />

que cela, blancs comme <strong>de</strong> l’ivoire neuf et un peu<br />

283


osés par la pression <strong>de</strong> la chaussure où ils étaient<br />

en prison <strong>de</strong>puis dix-sept heures, <strong>de</strong>s pieds trop<br />

petits pour une femme, et qui semblaient n’avoir<br />

jamais marché ; ce qu’on voyait <strong>de</strong> la jambe était<br />

rond, potelé, poli, transparent et veiné, et <strong>de</strong> la<br />

plus exquise délicatesse ; – une jambe digne <strong>du</strong><br />

pied.<br />

Le jeune homme, toujours à genoux,<br />

contemplait ces <strong>de</strong>ux petits pieds avec une<br />

attention amoureusement admirative ; il se<br />

pencha, prit le gauche et le baisa, et puis le droit<br />

et le baisa aussi ; et puis, <strong>de</strong> baisers en baisers, il<br />

remonta le long <strong>de</strong> la jambe jusqu’à l’endroit où<br />

l’étoffe commençait. – Le page souleva un peu sa<br />

longue paupière, et laissa tomber sur son maître<br />

un regard bienveillant et assoupi, où ne perçait<br />

aucune surprise. – Ma ceinture me gêne, dit-il en<br />

passant son doigt sous le ruban, et il se rendormit.<br />

– Le maître déboucla la ceinture, releva la tête <strong>du</strong><br />

page avec un coussin, et touchant ses pieds qui<br />

étaient <strong>de</strong>venus un peu froids, <strong>de</strong> brûlants qu’ils<br />

étaient, il les enveloppa soigneusement dans son<br />

manteau, prit un fauteuil, et s’assit au plus près<br />

<strong>du</strong> sofa. Deux heures se passèrent ainsi, le jeune<br />

284


homme regardant dormir l’enfant et suivant sur<br />

son front les ombres <strong>de</strong> ses rêves. Le seul bruit<br />

qu’on entendît par la chambre était sa respiration<br />

régulière et le tic-tac <strong>de</strong> la pen<strong>du</strong>le.<br />

C’était un tableau assurément fort gracieux. –<br />

Il y avait dans l’opposition <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux genres <strong>de</strong><br />

beauté un moyen d’effet dont un peintre habile<br />

eût tiré bon parti. – Le maître était beau comme<br />

une femme, – le page beau comme une jeune<br />

fille. – Cette tête ron<strong>de</strong> et rose, ainsi posée dans<br />

ses cheveux, avait l’air d’une pêche sous ses<br />

feuilles ; elle en avait la fraîcheur et le velouté,<br />

quoique la fatigue <strong>de</strong> la route lui eût enlevé<br />

quelque peu <strong>de</strong> son éclat habituel ; la bouche miouverte<br />

laissait apercevoir <strong>de</strong> petites <strong>de</strong>nts d’un<br />

blanc laiteux, et sous ses tempes pleines et<br />

luisantes s’entrecroisait un réseau <strong>de</strong> veines<br />

azurées ; les cils <strong>de</strong> ses yeux, pareils à ces fils<br />

d’or qui s’épanouissent dans les missels autour <strong>de</strong><br />

la tête <strong>de</strong>s vierges, lui venaient presque au milieu<br />

<strong>de</strong>s joues ; ses cheveux longs et soyeux tenaient à<br />

la fois <strong>de</strong> l’or et <strong>de</strong> l’argent, – or dans l’ombre,<br />

argent dans la lumière ; son cou était en même<br />

temps gras et frêle, et n’avait rien <strong>du</strong> sexe indiqué<br />

285


par ses habits ; <strong>de</strong>ux ou trois boutons <strong>du</strong><br />

justaucorps, défaits pour faciliter la respiration,<br />

permettaient d’entrevoir, par l’hiatus d’une<br />

chemise <strong>de</strong> fine toile <strong>de</strong> Hollan<strong>de</strong>, un losange <strong>de</strong><br />

chair potelée et rebondie d’une admirable<br />

blancheur, et le commencement d’une certaine<br />

ligne ron<strong>de</strong> difficile à expliquer sur la poitrine<br />

d’un jeune garçon ; en y regardant bien, on eût<br />

peut-être trouvé aussi que ses hanches étaient un<br />

peu trop développées. – Le lecteur en pensera ce<br />

qu’il voudra ; ce sont <strong>de</strong> simples conjectures que<br />

nous lui proposons : nous n’en savons pas là<strong>de</strong>ssus<br />

plus que lui, mais nous espérons en<br />

apprendre davantage dans quelque temps, et nous<br />

lui promettons <strong>de</strong> le tenir fidèlement au courant<br />

<strong>de</strong> nos découvertes. – Que le lecteur, s’il a la vue<br />

moins basse que nous, enfonce son regard sous la<br />

<strong>de</strong>ntelle <strong>de</strong> cette chemise et déci<strong>de</strong> en conscience<br />

si ce contour est trop ou trop peu saillant ; mais<br />

nous l’avertissons que les ri<strong>de</strong>aux sont tirés, et<br />

qu’il règne dans la chambre un <strong>de</strong>mi-jour peu<br />

favorable à ces sortes d’investigations.<br />

Le cavalier était pâle, mais d’une pâleur dorée,<br />

pleine <strong>de</strong> force et <strong>de</strong> vie ; ses prunelles nageaient<br />

286


sur un cristallin humi<strong>de</strong> et bleu ; son nez droit et<br />

mince donnait à son profil une fierté et une<br />

vigueur merveilleuses, et la chair en était si fine<br />

que, sur le bord <strong>du</strong> contour, elle laissait<br />

transpercer la lumière ; sa bouche avait le sourire<br />

le plus doux à <strong>de</strong> certains moments, mais<br />

d’ordinaire elle était arquée à ses coins, comme<br />

quelques-unes <strong>de</strong> ces têtes qu’on voit dans les<br />

tableaux <strong>de</strong>s vieux maîtres italiens, plutôt en<br />

<strong>de</strong>dans qu’en <strong>de</strong>hors ; ce qui lui donnait quelque<br />

chose d’adorablement dédaigneux, une smorfia<br />

on ne peut plus piquante, un air <strong>de</strong> bou<strong>de</strong>rie<br />

enfantine et <strong>de</strong> mauvaise humeur très singulier et<br />

très charmant.<br />

Quels étaient les liens qui unissaient le maître<br />

au page et le page au maître ? Assurément il y<br />

avait entre eux plus que l’affection qui peut<br />

exister entre le maître et le domestique. Étaientce<br />

<strong>de</strong>ux amis ou <strong>de</strong>ux frères ? – Alors, pourquoi<br />

ce travestissement ? – Il eût été cependant<br />

difficile <strong>de</strong> croire à quiconque eût vu la scène que<br />

nous venons <strong>de</strong> décrire que ces <strong>de</strong>ux personnages<br />

n’étaient en vérité que ce qu’ils paraissaient être.<br />

287


– Ce cher ange, comme il dort ! dit à voix<br />

basse le jeune homme ; je crois qu’il n’avait<br />

jamais tant fait <strong>de</strong> chemin <strong>de</strong> sa vie. Vingt lieues<br />

à cheval, lui qui est si délicat ! j’ai peur qu’il ne<br />

soit mala<strong>de</strong> <strong>de</strong> fatigue. Mais non, cela ne sera<br />

rien ; <strong>de</strong>main il n’y paraîtra plus ; il aura repris<br />

ses belles couleurs, et sera plus frais qu’une rose<br />

après la pluie. – Est-il beau comme cela ! Si je ne<br />

craignais <strong>de</strong> l’éveiller, je le mangerais <strong>de</strong><br />

caresses. Quelle adorable fossette il a au menton !<br />

quelle finesse et quelle blancheur <strong>de</strong> peau ! –<br />

Dors bien, cher trésor. – Ah ! je suis vraiment<br />

jaloux <strong>de</strong> ta mère et je voudrais t’avoir fait. – Il<br />

n’est pas mala<strong>de</strong> ? Non ; – sa respiration est<br />

réglée, et il ne bouge pas. – Mais je crois qu’on a<br />

frappé...<br />

En effet, on avait frappé <strong>de</strong>ux petits coups<br />

aussi doucement que possible sur le panneau <strong>de</strong><br />

la porte.<br />

Le jeune homme se leva, et, craignant <strong>de</strong><br />

s’être trompé, attendit, pour ouvrir, que l’on<br />

heurtât <strong>de</strong> nouveau. – Deux autres coups, un peu<br />

plus accentués, se firent entendre <strong>de</strong> nouveau, et<br />

288


une douce voix <strong>de</strong> femme dit sur un ton très bas :<br />

– C’est moi, Théodore.<br />

Théodore ouvrit, mais avec moins <strong>de</strong> vivacité<br />

qu’un jeune homme n’en met à ouvrir à une<br />

femme dont la voix est douce, et qui est venue<br />

gratter mystérieusement à votre huis vers la<br />

tombée <strong>du</strong> jour. – Le battant entrebâillé donna<br />

passage, <strong>de</strong>vinez à qui ? à la maîtresse <strong>du</strong><br />

perplexe d’Albert, à la princesse Rosette en<br />

personne, plus rose que son nom, et les seins<br />

aussi émus que les eut jamais femme qui soit<br />

entrée le soir dans la chambre d’un beau cavalier.<br />

– Théodore ! dit Rosette.<br />

Théodore leva le doigt et le posa sur sa lèvre<br />

<strong>de</strong> manière à figurer la statue <strong>du</strong> silence, et, lui<br />

montrant l’enfant qui dormait, il la fit passer dans<br />

la pièce voisine.<br />

– Théodore, reprit Rosette qui semblait trouver<br />

<strong>de</strong>s douceurs singulières à répéter ce nom, et<br />

chercher en même temps à rallier ses idées, –<br />

Théodore, continua-t-elle sans quitter la main que<br />

le jeune homme lui avait présentée pour la<br />

con<strong>du</strong>ire à son fauteuil, – vous nous êtes donc<br />

289


enfin revenu ? Qu’avez-vous fait tout ce temps ?<br />

où êtes-vous allé ? – Savez-vous qu’il y a six<br />

mois que je ne vous ai vu ? Ah ! Théodore, cela<br />

n’est pas bien ; on doit aux gens qui nous aiment,<br />

même quand on ne les aime pas, quelques égards<br />

et quelque pitié.<br />

THEODORE<br />

Ce que j’ai fait ? – Je ne sais. – J’ai été et je<br />

suis venu, j’ai dormi et j’ai veillé, j’ai chanté et<br />

j’ai pleuré, j’ai eu faim et soif, j’ai eu trop chaud<br />

et trop froid, je me suis ennuyé, j’ai <strong>de</strong> l’argent <strong>de</strong><br />

moins et six mois <strong>de</strong> plus, j’ai vécu, voilà tout. –<br />

Et vous, qu’avez-vous fait ?<br />

Je vous ai aimé.<br />

ROSETTE<br />

THEODORE<br />

Vous n’avez fait que cela ?<br />

ROSETTE<br />

Oui, absolument. J’ai mal employé mon<br />

temps, n’est-ce pas ?<br />

290


THEODORE<br />

Vous auriez pu l’employer mieux, ma pauvre<br />

Rosette ; par exemple, à aimer quelqu’un qui pût<br />

vous rendre votre amour.<br />

ROSETTE<br />

Je suis désintéressée en amour comme en tout.<br />

– Je ne prête pas <strong>de</strong> l’amour à usure ; c’est un pur<br />

don que je fais.<br />

THEODORE<br />

Vous avez là une vertu bien rare, et qui ne<br />

peut naître que dans une âme choisie. J’ai désiré<br />

bien souvent pouvoir vous aimer, <strong>du</strong> moins<br />

comme vous le voudriez ; mais il y a entre nous<br />

un obstacle insurmontable, et que je ne puis vous<br />

dire. – Avez-vous eu un autre amant <strong>de</strong>puis que<br />

je vous ai quittée ?<br />

ROSETTE<br />

J’en ai eu un que j’ai encore.<br />

THEODORE<br />

Quelle espèce d’homme est-ce ?<br />

291


Un poète.<br />

ROSETTE<br />

THEODORE<br />

Diable ! quel est ce poète, et qu’a-t-il fait ?<br />

ROSETTE<br />

Je ne sais trop, une manière <strong>de</strong> volume que<br />

personne ne connaît, et que j’ai essayé <strong>de</strong> lire un<br />

soir.<br />

THEODORE<br />

Ainsi donc vous avez pour amant un poète<br />

inédit. – Cela doit être curieux. – A-t-il <strong>de</strong>s trous<br />

au cou<strong>de</strong>, <strong>du</strong> linge sale et <strong>de</strong>s bas en vis <strong>de</strong><br />

pressoir ?<br />

ROSETTE<br />

Non ; il se met assez bien, se lave les mains, et<br />

n’a pas <strong>de</strong> tache d’encre au bout <strong>du</strong> nez. C’est un<br />

ami <strong>de</strong> C*** ; je l’ai rencontré chez madame <strong>de</strong><br />

Thémines, vous savez, une gran<strong>de</strong> femme qui fait<br />

l’enfant et se donne <strong>de</strong> petits airs d’innocence.<br />

THEODORE<br />

Et peut-on savoir le nom <strong>de</strong> ce glorieux<br />

292


personnage ?<br />

ROSETTE<br />

Oh ! mon Dieu, oui ! il se nomme le chevalier<br />

d’Albert !<br />

THEODORE<br />

Le chevalier d’Albert ! il me semble que c’est<br />

un jeune homme qui était sur le balcon quand je<br />

suis <strong>de</strong>scen<strong>du</strong> <strong>de</strong> cheval.<br />

Précisément.<br />

ROSETTE<br />

THEODORE<br />

Et qui m’a regardé avec tant d’attention.<br />

Lui-même.<br />

ROSETTE<br />

THEODORE<br />

Il est assez bien. – Et il ne m’a pas fait<br />

oublier ?<br />

ROSETTE<br />

Non. Vous n’êtes pas malheureusement <strong>de</strong><br />

ceux qu’on oublie.<br />

293


THEODORE<br />

Il vous aime fort sans doute ?<br />

ROSETTE<br />

Je ne sais trop. – Il y a <strong>de</strong>s moments où l’on<br />

croirait qu’il m’aime beaucoup ; mais au fond il<br />

ne m’aime pas, et il n’est pas loin <strong>de</strong> me haïr, car<br />

il m’en veut <strong>de</strong> ce qu’il ne peut m’aimer. – Il a<br />

fait comme plusieurs autres plus expérimentés<br />

que lui ; il a pris un goût vif pour <strong>de</strong> la passion, et<br />

s’est trouvé tout surpris et tout désappointé quand<br />

son désir a été assouvi. – C’est une erreur que,<br />

parce que l’on a couché ensemble, on se doit<br />

réciproquement adorer.<br />

THEODORE<br />

Et que comptez-vous faire <strong>de</strong> ce susdit<br />

amoureux qui ne l’est pas ?<br />

ROSETTE<br />

Ce qu’on fait <strong>de</strong>s anciens quartiers <strong>de</strong> lune ou<br />

<strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’an passé. – Il n’est pas assez fort<br />

pour me quitter le premier, et, quoiqu’il ne<br />

m’aime pas dans le sens véritable <strong>du</strong> mot, il tient<br />

à moi par une habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> plaisir, et ce sont<br />

294


celles-là qui sont les plus difficiles à rompre. – Si<br />

je ne l’ai<strong>de</strong> pas, il est capable <strong>de</strong> s’ennuyer<br />

consciencieusement avec moi jusqu’au jour <strong>du</strong><br />

jugement <strong>de</strong>rnier, et même au-<strong>de</strong>là ; car il a en lui<br />

le germe <strong>de</strong> toutes les nobles qualités ; et les<br />

fleurs <strong>de</strong> son âme ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt qu’à s’épanouir<br />

au soleil <strong>de</strong> l’éternel amour. – Réellement, je suis<br />

fâchée <strong>de</strong> n’avoir pas été le rayon pour lui. – De<br />

tous mes amants que je n’ai pas aimés, c’est celui<br />

que j’aime le plus ; – et, si je n’étais aussi bonne<br />

que je le suis, je ne lui rendrais pas sa liberté, et<br />

je le gar<strong>de</strong>rais encore. – C’est ce que je ne ferai<br />

pas ; – j’achève en ce moment-ci <strong>de</strong> l’user.<br />

THEODORE<br />

Combien cela <strong>du</strong>rera-t-il ?<br />

ROSETTE<br />

Quinze jours, trois semaines, mais à coup sûr<br />

moins que cela n’eût <strong>du</strong>ré si vous n’étiez pas<br />

venu. – Je sais que je ne serai jamais votre<br />

maîtresse. – Il y a, dites-vous, pour cela une<br />

raison inconnue à laquelle je me rendrais s’il<br />

vous était permis <strong>de</strong> me la révéler. Ainsi donc<br />

toute espérance <strong>de</strong> ce côté me doit être interdite,<br />

295


et cependant je ne puis me résoudre à être la<br />

maîtresse d’un autre quand vous êtes là : il me<br />

semble que c’est une profanation, et que je n’ai<br />

plus le droit <strong>de</strong> vous aimer.<br />

THEODORE<br />

Gar<strong>de</strong>z celui-ci pour l’amour <strong>de</strong> moi.<br />

ROSETTE<br />

Si cela vous fait plaisir, je le ferai. – Ah ! si<br />

vous avez pu être à moi, combien ma vie eût été<br />

différente <strong>de</strong> ce qu’elle a été ! – Le mon<strong>de</strong> a une<br />

bien fausse idée <strong>de</strong> moi, et j’aurai passé sans que<br />

nul se soit douté <strong>de</strong> ce que j’étais, – excepté vous,<br />

Théodore, le seul qui m’ayez comprise, et qui<br />

m’ayez été cruel. – Je n’ai jamais désiré que vous<br />

pour amant, et je ne vous ai pas eu. – Si vous<br />

m’aviez aimée, ô Théodore ! j’aurais été<br />

vertueuse et chaste, j’aurais été digne <strong>de</strong> vous : au<br />

lieu <strong>de</strong> cela, je laisserai (si quelqu’un se souvient<br />

<strong>de</strong> moi) la réputation d’une femme galante, d’une<br />

espèce <strong>de</strong> courtisane qui n’avait <strong>de</strong> différent <strong>de</strong><br />

celle <strong>du</strong> ruisseau que le rang et la fortune. –<br />

J’étais née avec les plus hautes inclinations ; mais<br />

rien ne déprave comme <strong>de</strong> ne pas être aimée. –<br />

296


Beaucoup me méprisent qui ne savent pas ce qu’il<br />

m’a fallu souffrir pour arriver où j’en suis. –<br />

Étant sûre <strong>de</strong> ne jamais appartenir à celui que je<br />

préférais entre tous, je me suis laissée aller au<br />

courant, je n’ai pas pris la peine <strong>de</strong> défendre un<br />

corps qui ne pouvait être à vous. – Pour mon<br />

cœur, personne ne l’a eu et ne l’aura jamais. – Il<br />

est à vous, quoique vous l’ayez brisé ; – et,<br />

différente <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s femmes qui se croient<br />

honnêtes, pourvu qu’elles n’aient pas passé d’un<br />

lit dans un autre, quoique j’aie prostitué ma chair,<br />

j’ai toujours été fidèle d’âme et <strong>de</strong> cœur à votre<br />

pensée. – Au moins, j’aurai fait quelques<br />

heureux, j’aurai envoyé danser autour <strong>de</strong><br />

quelques chevets <strong>de</strong> blanches illusions. J’ai<br />

trompé innocemment plus d’un noble cœur ; j’ai<br />

été si misérable d’être rebutée par vous que j’ai<br />

toujours été épouvantée à l’idée <strong>de</strong> faire subir un<br />

pareil supplice à quelqu’un. – C’est le seul motif<br />

<strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s aventures qu’on a attribuées à un pur<br />

esprit <strong>de</strong> libertinage ! – Moi ! <strong>du</strong> libertinage ! Ô<br />

mon<strong>de</strong> ! – Si vous saviez, Théodore, combien il<br />

est profondément douloureux <strong>de</strong> sentir qu’on a<br />

manqué sa vie, que l’on a passé à côté <strong>de</strong> son<br />

297


onheur, <strong>de</strong> voir que tout le mon<strong>de</strong> se méprend<br />

sur votre compte et qu’il est impossible <strong>de</strong> faire<br />

changer l’opinion qu’on a <strong>de</strong> vous, que vos plus<br />

belles qualités sont tournées en défaut, vos plus<br />

pures essences en noirs poisons, qu’il n’a<br />

transpiré <strong>de</strong> vous que ce que vous aviez <strong>de</strong><br />

mauvais ; d’avoir trouvé les portes toujours<br />

ouvertes pour vos vices et toujours fermées pour<br />

vos vertus, et <strong>de</strong> n’avoir pu amener à bien, parmi<br />

tant <strong>de</strong> ciguës et d’aconits, un seul lis ou une<br />

seule rose ! vous ne savez pas cela, Théodore.<br />

THEODORE<br />

Hélas ! hélas ! ce que vous dites là, Rosette,<br />

est l’histoire <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong> ; la meilleure partie<br />

<strong>de</strong> nous est celle qui reste en nous, et que nous ne<br />

pouvons pro<strong>du</strong>ire. – Les poètes sont ainsi. – Leur<br />

plus beau poème est celui qu’ils n’ont pas écrit ;<br />

ils emportent plus <strong>de</strong> poèmes dans la bière qu’ils<br />

n’en laissent dans leur bibliothèque.<br />

ROSETTE<br />

J’emporterai mon poème avec moi.<br />

298


THEODORE<br />

Et moi, le mien. – Qui n’en a fait un dans sa<br />

vie ? qui est assez heureux ou assez malheureux<br />

pour n’avoir pas composé le sien dans sa tête ou<br />

dans son cœur ? – Des bourreaux en ont peut-être<br />

fait qui sont tout humi<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s pleurs <strong>de</strong> la plus<br />

douce sensibilité ; <strong>de</strong>s poètes en ont peut-être fait<br />

aussi qui eussent convenu à <strong>de</strong>s bourreaux, tant<br />

ils sont rouges et monstrueux.<br />

ROSETTE<br />

Oui. – On pourrait mettre <strong>de</strong>s roses blanches<br />

sur ma tombe. – J’ai eu dix amants, – mais je suis<br />

vierge, et mourrai vierge. Bien <strong>de</strong>s vierges, sur<br />

les fosses <strong>de</strong>squelles il neige à perpétuité <strong>du</strong><br />

jasmin et <strong>de</strong>s fleurs d’oranger, étaient <strong>de</strong><br />

véritables Messalines.<br />

THEODORE<br />

Je sais ce que vous valez, Rosette.<br />

ROSETTE<br />

Vous seul au mon<strong>de</strong> avez vu ce que je suis ;<br />

car vous m’avez vue sous le coup d’un amour<br />

bien vrai et bien profond, puisqu’il est sans<br />

299


espoir ; et qui n’a pas vu une femme amoureuse<br />

ne peut pas dire ce qu’elle est ; c’est ce qui me<br />

console dans mes amertumes.<br />

THEODORE<br />

Et que pense <strong>de</strong> vous ce jeune homme qui, aux<br />

yeux <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, est aujourd’hui votre amant ?<br />

ROSETTE<br />

<strong>La</strong> pensée d’un amant est un gouffre plus<br />

profond que la baie <strong>de</strong> Portugal, et il est bien<br />

difficile <strong>de</strong> dire ce qu’il y a au fond d’un<br />

homme ; la son<strong>de</strong> serait attachée à une cor<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

cent mille toises <strong>de</strong> longueur, et on la dévi<strong>de</strong>rait<br />

jusqu’au bout, qu’elle filerait toujours sans rien<br />

rencontrer qui l’arrêtât. Cependant j’ai touché<br />

quelquefois le fond <strong>de</strong> celui-ci en quelques<br />

endroits, et le plomb a rapporté tantôt <strong>de</strong> la boue,<br />

tantôt <strong>de</strong> beaux coquillages, mais le plus souvent<br />

<strong>de</strong> la boue et <strong>de</strong>s débris <strong>de</strong> coraux mêlés<br />

ensemble. – Quant à son opinion sur moi, elle a<br />

beaucoup varié ; il a commencé d’abord par où<br />

les autres finissent, il m’a méprisée ; les jeunes<br />

gens qui ont l’imagination vive sont sujets à cela.<br />

– Il y a toujours une chute énorme dans le<br />

300


premier pas qu’ils font, et le passage <strong>de</strong> leur<br />

chimère à la réalité ne peut se faire sans secousse.<br />

– Il me méprisait, et je l’amusais ; maintenant il<br />

m’estime, et je l’ennuie. – Aux premiers jours <strong>de</strong><br />

notre liaison, il n’a vu dans moi que le côté banal,<br />

et je pense que la certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne pas éprouver <strong>de</strong><br />

résistance était pour beaucoup dans sa<br />

détermination. Il paraissait extrêmement<br />

empressé d’avoir une affaire, et je crus d’abord<br />

que c’était une <strong>de</strong> ces plénitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> cœur qui ne<br />

cherchent qu’à débor<strong>de</strong>r, un <strong>de</strong> ces amours<br />

vagues que l’on a dans le mois <strong>de</strong> mai <strong>de</strong> la<br />

jeunesse, et qui font qu’à défaut <strong>de</strong> femmes on<br />

entourerait les troncs d’arbres avec ses bras, et<br />

qu’on embrasserait les fleurs et le gazon <strong>de</strong>s<br />

prairies. – Mais ce n’était pas cela ; – il ne passait<br />

à travers moi que pour arriver à autre chose.<br />

J’étais un chemin pour lui, et non un but. – Sous<br />

les fraîches apparences <strong>de</strong> ses vingt ans, sous le<br />

premier <strong>du</strong>vet <strong>de</strong> l’adolescence, il cachait une<br />

corruption profon<strong>de</strong>. Il était piqué au cœur ; –<br />

c’était un fruit qui ne renfermait que <strong>de</strong> la cendre.<br />

Dans ce corps jeune et vigoureux s’agitait une<br />

âme aussi vieille que Saturne, – une âme aussi<br />

301


incurablement malheureuse qu’il en fut jamais. –<br />

Je vous avoue, Théodore, que je fus effrayé et<br />

que le vertige faillit me prendre en me penchant<br />

sur les noires profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> cette existence. –<br />

Vos douleurs et les miennes ne sont rien,<br />

comparées à celles-là. – Si je l’avais plus aimé, je<br />

l’aurais tué. – Quelque chose l’attire et l’appelle<br />

invinciblement qui n’est pas <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> ni en ce<br />

mon<strong>de</strong>, et il ne peut avoir <strong>de</strong> repos ni jour ni<br />

nuit ; et, comme l’héliotrope dans une cave, il se<br />

tord pour se tourner vers le soleil qu’il ne voit<br />

pas. – C’est un <strong>de</strong> ces hommes dont l’âme n’a pas<br />

été trempée assez complètement dans les eaux <strong>du</strong><br />

Léthé avant d’être liée à son corps, et qui gar<strong>de</strong><br />

<strong>du</strong> ciel dont elle vient <strong>de</strong>s réminiscences<br />

d’éternelle beauté qui la travaillent et la<br />

tourmentent, qui se souvient qu’elle a eu <strong>de</strong>s<br />

ailes, et qui n’a plus que <strong>de</strong>s pieds. – Si j’étais<br />

Dieu, je priverais <strong>de</strong> poésie pendant <strong>de</strong>ux<br />

éternités l’ange coupable d’une pareille<br />

négligence. – Au lieu d’avoir à bâtir un château<br />

<strong>de</strong> cartes brillamment coloriées pour abriter<br />

pendant un printemps une blon<strong>de</strong> et jeune<br />

fantaisie, il fallait élever une tour plus haute que<br />

302


les huit temples superposés <strong>de</strong> Bélus. – Je n’étais<br />

pas <strong>de</strong> force, je fis semblant <strong>de</strong> ne pas l’avoir<br />

compris, et je le laissai ramper sur ses ailes et<br />

chercher un sommet d’où il pût s’élancer dans<br />

l’espace immense. – Il croit que je n’ai rien<br />

aperçu <strong>de</strong> tout cela, parce que je me suis prêtée à<br />

tous ses caprices sans avoir l’air d’en soupçonner<br />

le but. – J’ai voulu, ne pouvant le guérir, et<br />

j’espère qu’il m’en sera un jour tenu compte<br />

<strong>de</strong>vant Dieu, lui donner au moins ce bonheur <strong>de</strong><br />

croire qu’il avait été passionnément aimé. Il<br />

m’inspirait assez <strong>de</strong> pitié et d’intérêt pour<br />

aisément pouvoir prendre avec lui un ton et <strong>de</strong>s<br />

manières assez tendres pour lui faire illusion. J’ai<br />

joué mon rôle en comédienne consommée ; j’ai<br />

été enjouée et mélancolique, sensible et<br />

voluptueuse ; j’ai feint <strong>de</strong>s inquiétu<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s<br />

jalousies ; j’ai versé <strong>de</strong> fausses larmes, et j’ai<br />

appelé sur mes lèvres <strong>de</strong>s essaims <strong>de</strong> sourires<br />

composés. – J’ai paré ce mannequin d’amour <strong>de</strong>s<br />

plus brillantes étoffes ; je l’ai fait promener dans<br />

les allées <strong>de</strong> mes parcs ; j’ai invité tous mes<br />

oiseaux à chanter sur son passage, et toutes mes<br />

fleurs dahlias et daturas à le saluer en inclinant la<br />

303


tête ; je lui ai fait traverser mon lac sur le dos<br />

argenté <strong>de</strong> mon cygne chéri ; je me suis cachée<br />

<strong>de</strong>dans, et je lui ai prêté ma voix, mon esprit, ma<br />

beauté, ma jeunesse, et je lui ai donné une<br />

apparence si sé<strong>du</strong>isante que la réalité ne valait<br />

pas mon mensonge. Quand le temps sera venu <strong>de</strong><br />

briser en éclats cette creuse statue, je le ferai <strong>de</strong><br />

manière à ce qu’il croie que tout le tort est <strong>de</strong><br />

mon côté et à lui en épargner le remords. – C’est<br />

moi qui donnerai le coup d’épingle par où doit<br />

s’échapper le vent dont ce ballon est plein. –<br />

N’est-ce pas là une sainte prostitution et une<br />

honorable tromperie ? J’ai dans une urne <strong>de</strong><br />

cristal quelques larmes que j’ai recueillies au<br />

moment où elles allaient tomber. – Voilà mon<br />

écrin et mes diamants, et je les présenterai à<br />

l’ange qui me viendra prendre pour m’emmener à<br />

Dieu.<br />

THEODORE<br />

Ce sont les plus beaux qui puissent briller au<br />

cou d’une femme. Les parures d’une reine ne<br />

valent pas celles-là. – Pour moi, je pense que la<br />

liqueur que Ma<strong>de</strong>leine versa sur les pieds <strong>du</strong><br />

304


Christ était faite <strong>de</strong>s anciens pleurs <strong>de</strong> ceux<br />

qu’elle avait consolés, et je pense aussi que c’est<br />

<strong>de</strong> pareilles larmes qu’est semé le chemin <strong>de</strong> saint<br />

Jacques, et non, comme on l’a préten<strong>du</strong>, <strong>de</strong>s<br />

gouttes <strong>de</strong> lait <strong>de</strong> Junon. – Qui fera donc pour<br />

vous ce que vous avez fait pour lui ?<br />

ROSETTE<br />

Personne, hélas ! puisque vous ne le pouvez.<br />

THEODORE<br />

Ô chère âme ! que ne le puis-je ! – Mais ne<br />

per<strong>de</strong>z pas l’espoir. – Vous êtes belle et bien<br />

jeune encore. – Vous avez bien <strong>de</strong>s allées <strong>de</strong><br />

tilleuls et d’acacias en fleurs à parcourir avant<br />

d’arriver à cette route humi<strong>de</strong>, bordée <strong>de</strong> buis et<br />

d’arbres sans feuilles, qui con<strong>du</strong>it <strong>du</strong> tombeau <strong>de</strong><br />

porphyre où l’on enterrera vos belles années<br />

mortes au tombeau <strong>de</strong> pierre brute et couverte <strong>de</strong><br />

mousse où l’on se hâtera <strong>de</strong> pousser le reste <strong>de</strong> ce<br />

qui fut vous et les spectres ridés et branlants <strong>de</strong>s<br />

jours <strong>de</strong> votre vieillesse. Il vous reste beaucoup à<br />

gravir <strong>de</strong> la montagne <strong>de</strong> la vie, et <strong>de</strong> longtemps<br />

vous ne parviendrez à la zone où se trouve la<br />

neige. Vous n’en êtes qu’à la région <strong>de</strong>s plantes<br />

305


aromatiques, <strong>de</strong>s casca<strong>de</strong>s limpi<strong>de</strong>s où l’iris<br />

suspend ses arches tricolores, <strong>de</strong>s beaux chênes<br />

verts et <strong>de</strong>s mélèzes parfumés. Montez encore<br />

quelque peu, et <strong>de</strong> là, dans l’horizon plus large<br />

qui se déploiera à vos pieds, vous verrez peut-être<br />

s’élever la fumée bleuâtre <strong>du</strong> toit où dort celui<br />

qui vous aimera. Il ne faut pas, dès l’abord,<br />

désespérer <strong>de</strong> sa vie, il s’ouvre, comme cela, dans<br />

notre <strong>de</strong>stinée, <strong>de</strong>s perspectives à quoi nous ne<br />

nous attendions plus. – L’homme, dans la vie,<br />

m’a souvent fait penser à un pèlerin qui suit<br />

l’escalier en colimaçon d’une tour gothique. Le<br />

long serpent <strong>de</strong> granit tord dans l’obscurité ses<br />

anneaux dont chaque écaille est une marche.<br />

Après quelques circonvolutions, le peu <strong>de</strong> jour<br />

qui venait <strong>de</strong> la porte s’est éteint. L’ombre <strong>de</strong>s<br />

maisons qu’on n’a pas encore dépassées ne<br />

permet pas aux soupiraux <strong>de</strong> laisser entrer le<br />

soleil : les murs sont noirs, suintants ; on a plutôt<br />

l’air <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre dans un cachot d’où l’on ne<br />

doit jamais sortir que <strong>de</strong> monter à cette tourelle<br />

qui, d’en bas, vous paraissait si svelte et si<br />

élancée, et couverte <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelles et <strong>de</strong> bro<strong>de</strong>ries,<br />

comme si elle allait partir pour le bal. – On hésite<br />

306


si l’on doit aller plus haut, tant ces moites<br />

ténèbres pèsent lour<strong>de</strong>ment sur votre front. –<br />

L’escalier tourne encore quelquefois, et <strong>de</strong>s<br />

lucarnes plus fréquentes découpent leurs trèfles<br />

d’or sur le mur opposé. On commence à voir les<br />

pignons <strong>de</strong>ntelés <strong>de</strong>s maisons, les sculptures <strong>de</strong>s<br />

entablements, les formes bizarres <strong>de</strong>s cheminées ;<br />

quelques pas <strong>de</strong> plus, et l’œil plane sur la ville<br />

entière ; c’est une forêt d’aiguilles, <strong>de</strong> flèches et<br />

<strong>de</strong> tours qui se hérissent <strong>de</strong> toutes parts,<br />

<strong>de</strong>ntelées, tailladées, évidées, frappées à<br />

l’emporte-pièce et laissant transparaître le jour<br />

par leurs mille découpures. – Les dômes et les<br />

coupoles s’arrondissent comme les mamelles <strong>de</strong><br />

quelque géante ou <strong>de</strong>s crânes <strong>de</strong> Titans. Les îlots<br />

<strong>de</strong> maisons et <strong>de</strong> palais se détachent par tranches<br />

ombrées ou lumineuses. Quelques marches<br />

encore, et vous serez sur la plate-forme ; et alors<br />

vous verrez, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’enceinte <strong>de</strong> la ville,<br />

verdoyer les cultures, bleuir les collines et<br />

blanchir les voiles sur le ruban moiré <strong>du</strong> fleuve.<br />

Un jour éblouissant vous inon<strong>de</strong>, et les<br />

hiron<strong>de</strong>lles passent et repassent auprès <strong>de</strong> vous en<br />

poussant <strong>de</strong> petits cris joyeux. Le son lointain <strong>de</strong><br />

307


la cité vous arrive comme un murmure amical ou<br />

le bourdonnement d’une ruche d’abeilles ; tous<br />

les clochers égrènent dans les airs leurs colliers<br />

<strong>de</strong> perles sonores ; les vents vous apportent les<br />

senteurs <strong>de</strong> la forêt voisine et <strong>de</strong>s fleurs <strong>de</strong> la<br />

montagne : ce n’est que lumière, harmonie et<br />

parfum. Si vos pieds s’étaient lassés, ou que le<br />

découragement vous eût prise et que vous fussiez<br />

restée assise sur une marche inférieure, ou que<br />

vous fussiez tout à fait re<strong>de</strong>scen<strong>du</strong>e, ce spectacle<br />

eût été per<strong>du</strong> pour vous. – Quelquefois cependant<br />

la tour n’a qu’une seule ouverture au milieu ou en<br />

haut. – <strong>La</strong> tour <strong>de</strong> votre vie est ainsi construite ; –<br />

alors il faut un courage plus obstiné, une<br />

persévérance armée d’ongles plus crochus pour<br />

s’accrocher, dans l’ombre, aux saillies <strong>de</strong>s<br />

pierres, et parvenir au trèfle resplendissant par où<br />

la vue s’échappe sur la campagne ; ou bien les<br />

meurtrières ont été remplies, ou l’on a oublié<br />

d’en percer, et alors il faut aller jusqu’au faîte ;<br />

mais plus on s’est élevé sans voir, plus l’horizon<br />

semble immense, plus le plaisir et la surprise sont<br />

grands.<br />

308


ROSETTE<br />

Ô Théodore, Dieu veuille que je parvienne<br />

bientôt à l’endroit où est la fenêtre ! Voilà bien<br />

assez longtemps que je suis la spirale à travers la<br />

nuit la plus profon<strong>de</strong> ; mais j’ai peur que<br />

l’ouverture n’ait été maçonnée et qu’il ne faille<br />

gravir jusqu’au sommet ; et si cet escalier aux<br />

marches innombrables n’aboutissait qu’à une<br />

porte murée ou à une voûte <strong>de</strong> pierres <strong>de</strong> taille ?<br />

THEODORE<br />

Ne dites pas cela, Rosette ; ne le pensez pas. –<br />

Quel architecte construirait un escalier qui<br />

n’aboutirait à rien ? Pourquoi supposer le paisible<br />

architecte <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> plus stupi<strong>de</strong> et plus<br />

imprévoyant qu’un architecte ordinaire ? – Dieu<br />

ne se trompe pas, et n’oublie rien. On ne peut pas<br />

croire qu’il se soit amusé, pour vous faire pièce, à<br />

vous enfermer dans un long tube <strong>de</strong> pierre sans<br />

issue et sans ouverture. Pourquoi voulez-vous<br />

qu’il dispute à <strong>de</strong> pauvres fourmis comme nous<br />

sommes leur misérable bonheur d’une minute, et<br />

l’imperceptible grain <strong>de</strong> mil qui leur revient dans<br />

cette large création ? – Il faudrait pour cela qu’il<br />

309


eût la férocité d’un tigre ou d’un juge ; et, si nous<br />

lui déplaisions tant, il n’aurait qu’à dire à une<br />

comète <strong>de</strong> se détourner un peu <strong>de</strong> sa course et à<br />

nous étrangler tous avec un crin <strong>de</strong> sa queue. –<br />

Comment diable voulez-vous que Dieu se<br />

divertisse à nous enfiler un à un dans une épingle<br />

d’or, comme faisait <strong>de</strong>s mouches l’empereur<br />

Domitien ? – Dieu n’est pas une portière ni un<br />

marguillier, et, quoiqu’il soit vieux, il n’est pas<br />

encore tombé en enfance. – Toutes ces petites<br />

méchancetés sont au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> lui, et il n’est pas<br />

assez niais pour faire <strong>de</strong> l’esprit avec nous et<br />

nous jouer <strong>de</strong>s tours. – Courage, Rosette,<br />

courage ! Si vous êtes essoufflée, arrêtez-vous un<br />

peu et reprenez haleine, et puis continuez votre<br />

ascension : vous n’avez peut-être plus qu’une<br />

vingtaine <strong>de</strong> marches à gravir pour arriver à<br />

l’embrasure d’où vous verrez votre bonheur.<br />

ROSETTE<br />

Jamais ! oh ! jamais ! et si je parviens au<br />

sommet <strong>de</strong> la tour, ce ne sera que pour m’en<br />

précipiter.<br />

310


THEODORE<br />

Chasse, ma pauvre affligée, ces idées sinistres<br />

qui voltigent autour <strong>de</strong> toi comme <strong>de</strong>s chauvessouris,<br />

et jettent sur ton beau front l’ombre<br />

opaque <strong>de</strong> leurs ailes. Si tu veux que je t’aime,<br />

sois heureuse, et ne pleure pas. (Il l’attire<br />

doucement contre lui et l’embrasse sur les yeux.)<br />

ROSETTE<br />

Quel malheur pour moi <strong>de</strong> vous avoir connu !<br />

et pourtant, si la chose était à refaire, je voudrais<br />

encore vous avoir connu. – Vos rigueurs m’ont<br />

été plus douces que la passion <strong>de</strong>s autres ; et,<br />

quoique vous m’ayez beaucoup fait souffrir, tout<br />

ce que j’ai eu <strong>de</strong> plaisir m’est venu <strong>de</strong> vous ; par<br />

vous, j’ai entrevu ce que j’aurais pu être. Vous<br />

avez été un éclair <strong>de</strong> ma nuit, et vous avez<br />

illuminé bien <strong>de</strong>s endroits sombres <strong>de</strong> mon âme ;<br />

vous avez ouvert dans ma vie <strong>de</strong>s perspectives<br />

toutes nouvelles. – Je vous dois <strong>de</strong> connaître<br />

l’amour, l’amour malheureux, il est vrai ; mais il<br />

y a à aimer sans être aimé un charme<br />

mélancolique et profond, et il est beau <strong>de</strong> se<br />

ressouvenir <strong>de</strong> ceux qui nous oublient. – C’est<br />

311


déjà un bonheur que <strong>de</strong> pouvoir aimer même<br />

quand on est seul à aimer, et beaucoup meurent<br />

sans l’avoir eu, et souvent les plus à plaindre ne<br />

sont pas ceux qui aiment.<br />

THEODORE. – Ceux-là souffrent et sentent leurs<br />

plaies, mais <strong>du</strong> moins ils vivent. Ils tiennent à<br />

quelque chose ; ils ont un astre autour <strong>du</strong>quel ils<br />

gravitent, un pôle auquel ils ten<strong>de</strong>nt ar<strong>de</strong>mment.<br />

Ils ont quelque chose à souhaiter ; ils se peuvent<br />

dire : Si je parviens là, si j’ai cela, je serai<br />

heureux. Ils ont d’effroyables agonies, mais en<br />

mourant ils peuvent au moins se dire : – Je meurs<br />

pour lui. – Mourir ainsi, c’est renaître. – Les<br />

vrais, les seuls irréparablement malheureux sont<br />

ceux dont la folle étreinte embrasse l’univers<br />

entier, ceux qui veulent tout et ne veulent rien, et<br />

que l’ange ou la fée qui <strong>de</strong>scendrait et leur dirait<br />

subitement : – Souhaitez une chose, et vous<br />

l’aurez, – trouverait embarrassés et muets.<br />

ROSETTE<br />

Si la fée venait, je sais bien ce que je lui<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>rais.<br />

312


THEODORE<br />

Vous le savez, Rosette, et voilà en quoi vous<br />

êtes plus heureuse que moi, car je ne le sais pas.<br />

Il s’agite en moi beaucoup <strong>de</strong> désirs vagues qui<br />

se confon<strong>de</strong>nt ensemble, et en enfantent d’autres<br />

qui les dévorent ensuite. Mes désirs sont une<br />

nuée d’oiseaux qui tourbillonnent et voltigent<br />

sans but ; le vôtre est un aigle qui a les yeux sur<br />

le soleil, et que le manque d’air empêche <strong>de</strong> se<br />

soulever sur ses ailes déployées. – Ah ! si je<br />

pouvais savoir ce que je veux ; si l’idée qui me<br />

poursuit se dégageait nette et précise <strong>du</strong><br />

brouillard qui l’entoure ; si l’étoile favorable ou<br />

fatale apparaissait au fond <strong>de</strong> mon ciel ; si la<br />

lueur que je dois suivre venait à rayonner dans la<br />

nuit, feu follet perfi<strong>de</strong> ou phare hospitalier ; si ma<br />

colonne <strong>de</strong> feu marchait <strong>de</strong>vant moi, fût-ce à<br />

travers un désert sans manne et sans fontaines ; si<br />

je savais où je vais, <strong>du</strong>ssé-je n’aboutir qu’à un<br />

précipice ! – j’aimerais mieux ces courses<br />

insensées <strong>de</strong> chasseurs maudits, par les fondrières<br />

et les halliers, que ce piétinement absur<strong>de</strong> et<br />

monotone. Vivre ainsi, c’est faire un métier pareil<br />

à celui <strong>de</strong> ces chevaux qui, les yeux bandés,<br />

313


tournent la roue <strong>de</strong> quelque puits, et font <strong>de</strong>s<br />

milliers <strong>de</strong> lieues sans rien voir et sans changer<br />

<strong>de</strong> place. – Il y a assez longtemps que je tourne,<br />

et le seau <strong>de</strong>vrait bien être remonté.<br />

ROSETTE<br />

Vous avez avec d’Albert beaucoup <strong>de</strong> points<br />

<strong>de</strong> ressemblance, et, quand vous parlez, il me<br />

semble quelquefois que ce soit lui qui parle. – Je<br />

ne doute pas que, lorsque vous le connaîtrez plus,<br />

vous ne vous attachiez beaucoup à lui ; vous ne<br />

pouvez manquer <strong>de</strong> vous convenir. – Il est<br />

travaillé, comme vous, <strong>de</strong> ces élans sans but ; il<br />

aime immensément sans savoir quoi, il voudrait<br />

monter au ciel, car la terre lui paraît un escabeau<br />

bon à peine pour un <strong>de</strong> ses pieds, et il a plus<br />

d’orgueil que Lucifer avant sa chute.<br />

THEODORE<br />

J’avais d’abord eu peur que ce ne fût un <strong>de</strong> ces<br />

poètes comme il y en a tant, et qui ont chassé la<br />

poésie <strong>de</strong> la terre, un <strong>de</strong> ces enfileurs <strong>de</strong> perles<br />

fausses qui ne voient au mon<strong>de</strong> que la <strong>de</strong>rnière<br />

syllabe <strong>de</strong>s mots, et qui, lorsqu’ils ont fait rimer<br />

ombre avec sombre, flamme avec âme, et Dieu avec lieu,<br />

314


se croisent consciencieusement les bras et les<br />

jambes, et permettent aux sphères d’accomplir<br />

leur révolution.<br />

ROSETTE<br />

Il n’est point <strong>de</strong> ceux-là. Ses vers sont au<strong>de</strong>ssous<br />

<strong>de</strong> lui, et ne le contiennent pas. On<br />

prendrait, d’après ce qu’il a fait, une idée très<br />

fausse <strong>de</strong> sa personne ; son véritable poème, c’est<br />

lui, et je ne sais pas s’il en fera jamais d’autre. –<br />

Il a au fond <strong>de</strong> son âme un sérail <strong>de</strong> belles idées<br />

qu’il entoure d’un triple mur, et dont il est plus<br />

jaloux que jamais sultan ne le fut <strong>de</strong> ses<br />

odalisques. – Il ne met dans ses vers que celles<br />

dont il ne se soucie pas ou dont il est rebuté ;<br />

c’est la porte par où il les chasse, et le mon<strong>de</strong> n’a<br />

que ce dont il ne veut plus.<br />

THEODORE<br />

Je conçois cette jalousie et cette pu<strong>de</strong>ur. – De<br />

même bien <strong>de</strong>s gens ne conviennent <strong>de</strong> l’amour<br />

qu’ils ont eu que lorsqu’ils ne l’ont plus, et <strong>de</strong><br />

leurs maîtresses que lorsqu’elles sont mortes.<br />

315


ROSETTE<br />

L’on a tant <strong>de</strong> peine à possé<strong>de</strong>r quelque chose<br />

en propre dans ce mon<strong>de</strong> ! tout flambeau attire<br />

tant <strong>de</strong> papillons, tout trésor attire tant <strong>de</strong><br />

voleurs ! – J’aime ces silencieux qui emportent<br />

leur idée dans leur tombe et ne la veulent point<br />

livrer aux sales baisers et aux impudiques<br />

attouchements <strong>de</strong> la foule. Ces amoureux me<br />

plaisent qui n’écrivent le nom <strong>de</strong> leur maîtresse<br />

sur aucune écorce, qui ne le confient à aucun<br />

écho, et qui, en dormant, sont poursuivis <strong>de</strong> cette<br />

crainte qu’un rêve ne le leur fasse prononcer. Je<br />

suis <strong>de</strong> ce nombre ; je n’ai pas dit ma pensée, et<br />

nul ne saura mon amour... Mais voici qu’il est<br />

bientôt onze heures, mon cher Théodore, et je<br />

vous empêche <strong>de</strong> prendre un repos dont vous<br />

<strong>de</strong>vez avoir besoin. Quand il faut que je vous<br />

quitte, j’éprouve toujours un serrement <strong>de</strong> cœur,<br />

et il me semble que c’est la <strong>de</strong>rnière fois que je<br />

vous verrai. Je retar<strong>de</strong> le plus que je peux ; mais<br />

il faut bien s’en aller à la fin. Allons, adieu, car<br />

j’ai peur que d’Albert ne me cherche ; adieu, ami.<br />

Théodore lui mit le bras autour <strong>de</strong> la taille, et<br />

316


la con<strong>du</strong>isit ainsi jusqu’à la porte : là il s’arrêta,<br />

et la suivit longtemps <strong>de</strong> l’œil ; le corridor était<br />

percé <strong>de</strong> loin en loin <strong>de</strong> petites fenêtres à<br />

carreaux étroits, éclairées par la lune, et qui<br />

faisaient une alternative d’ombre et <strong>de</strong> lumière<br />

très fantastique. À chaque fenêtre, la forme<br />

blanche et pure <strong>de</strong> Rosette étincelait comme un<br />

fantôme d’argent ; puis elle s’éteignait pour<br />

reparaître plus brillante un peu plus loin ; enfin<br />

elle disparut entièrement.<br />

Théodore, comme abîmé dans <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s<br />

réflexions, resta quelques minutes immobile et<br />

les bras croisés, puis il passa sa main sur son<br />

front, et rejeta ses cheveux en arrière par un<br />

mouvement <strong>de</strong> tête, rentra dans la chambre, et fut<br />

se coucher après avoir embrassé au front le page,<br />

qui dormait toujours.<br />

317


VII<br />

Dès qu’il fit jour chez Rosette, d’Albert se fit<br />

annoncer avec un empressement qui ne lui était<br />

pas habituel.<br />

– Vous voilà, fit Rosette, je dirais <strong>de</strong> bien<br />

bonne heure, si vous pouviez jamais arriver <strong>de</strong><br />

bonne heure. – Aussi, pour vous récompenser <strong>de</strong><br />

votre galanterie, je vous octroie ma main à baiser.<br />

Et elle tira <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous le drap <strong>de</strong> toile <strong>de</strong><br />

Flandre garni <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelles la plus jolie petite main<br />

que l’on ait jamais vue au bout d’un bras rond et<br />

potelé.<br />

D’Albert la baisa avec componction : – Et<br />

l’autre, la petite sœur, est-ce que nous ne la<br />

baiserons pas aussi ?<br />

– Mon Dieu si ! rien n’est plus faisable. Je suis<br />

aujourd’hui dans mon humeur <strong>de</strong>s dimanches ;<br />

tenez. – Et elle sortit <strong>du</strong> lit son autre main dont<br />

318


elle lui frappa légèrement la bouche. – Est-ce que<br />

je ne suis pas la femme la plus accommodante <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong> ?<br />

– Vous êtes la grâce même, et l’on vous<br />

<strong>de</strong>vrait élever <strong>de</strong>s temples <strong>de</strong> marbre blanc dans<br />

<strong>de</strong>s bosquets <strong>de</strong> myrtes. – En vérité, j’ai bien peur<br />

qu’il ne vous arrive ce qui est arrivé à Psyché, et<br />

que Vénus ne <strong>de</strong>vienne jalouse <strong>de</strong> vous, dit<br />

d’Albert en joignant les <strong>de</strong>ux mains <strong>de</strong> la belle et<br />

en les portant ensemble à ses lèvres.<br />

– Comme vous débitez tout cela d’une<br />

haleine ! on dirait que c’est une phrase apprise<br />

par cœur, dit Rosette avec une délicieuse petite<br />

moue.<br />

– Point : vous valez bien que la phrase soit<br />

tournée exprès pour vous, et vous êtes faite à<br />

cueillir <strong>de</strong>s virginités <strong>de</strong> madrigaux, répliqua<br />

d’Albert.<br />

– Oh çà ! décidément, qui vous a piqué<br />

aujourd’hui ? est-ce que vous êtes mala<strong>de</strong> que<br />

vous êtes si galant ? Je crains que vous ne<br />

mouriez. Savez-vous que, lorsque quelqu’un<br />

change tout à coup <strong>de</strong> caractère, et sans raison<br />

319


apparente, cela est <strong>de</strong> mauvais augure ? Or, il est<br />

constaté, aux yeux <strong>de</strong> toutes les femmes qui ont<br />

pris la peine <strong>de</strong> vous aimer, que vous êtes<br />

habituellement on ne peut plus maussa<strong>de</strong>, et il est<br />

non moins sûr que vous êtes on ne peut plus<br />

charmant en ce moment-ci et d’une amabilité tout<br />

à fait inexplicable. – Là, vraiment, je vous trouve<br />

pâle, mon pauvre d’Albert : donnez-moi le bras,<br />

que je vous tâte le pouls ; et elle lui releva la<br />

manche, et compta les pulsations avec une gravité<br />

comique. – Non... Vous êtes au mieux, et vous<br />

n’avez pas le plus léger symptôme <strong>de</strong> fièvre.<br />

Alors il faut que je sois furieusement jolie ce<br />

matin ! Allez donc me chercher mon miroir, que<br />

je voie jusqu’à quel point votre galanterie a tort<br />

ou raison.<br />

D’Albert fut prendre un petit miroir qui était<br />

sur la toilette, et le posa sur le lit.<br />

– Au fait, dit Rosette, vous n’avez pas tout à<br />

fait tort. Pourquoi ne faites-vous pas un sonnet<br />

sur mes yeux, monsieur le poète ? – Vous n’avez<br />

aucune raison pour n’en pas faire. – Voyez donc,<br />

que je suis malheureuse ! avoir <strong>de</strong>s yeux comme<br />

320


cela et un poète comme ceci, et manquer <strong>de</strong><br />

sonnets, comme si l’on était borgne et que l’on<br />

eût un porteur d’eau pour amant ! Vous ne<br />

m’aimez pas, monsieur ; vous ne m’avez pas<br />

même fait un sonnet acrostiche. – Et ma bouche,<br />

comment la trouvez-vous ! Je vous ai pourtant<br />

embrassé avec cette bouche-là, et je vous<br />

embrasserai peut-être encore, mon beau<br />

ténébreux ; et en vérité c’est une faveur dont vous<br />

n’êtes guère digne (ce que je dis n’est pas pour<br />

aujourd’hui, car vous êtes digne <strong>de</strong> tout) ; mais,<br />

pour ne pas parler toujours <strong>de</strong> moi, vous êtes, ce<br />

matin, d’une beauté et d’une fraîcheur<br />

nonpareilles, vous avez l’air d’un frère <strong>de</strong><br />

l’Aurore ; et, quoiqu’il fasse à peine jour, vous<br />

êtes déjà paré et godronné comme pour un bal.<br />

D’aventure, est-ce que vous avez <strong>de</strong>s <strong>de</strong>sseins à<br />

mon endroit ? et auriez-vous monté un coup <strong>de</strong><br />

Jarnac à ma vertu ? voudriez-vous faire ma<br />

conquête ? Mais j’oubliais que c’était déjà fait et<br />

<strong>de</strong> l’histoire ancienne.<br />

– Rosette, ne plaisantez pas comme cela ; vous<br />

savez bien que je vous aime.<br />

321


– Mais c’est selon. Je ne le sais pas bien ; et<br />

vous ?<br />

– Très parfaitement, et à telles enseignes que<br />

si vous aviez la bonté <strong>de</strong> faire défendre votre<br />

porte, j’essaierais <strong>de</strong> vous le démontrer, et j’ose<br />

m’en flatter, d’une manière victorieuse.<br />

– Pour cela, non : quelque envie que j’aie<br />

d’être convaincue, ma porte restera ouverte ; je<br />

suis trop jolie pour l’être à huis clos ; le soleil luit<br />

pour tout le mon<strong>de</strong>, et ma beauté fera aujourd’hui<br />

comme le soleil, si vous le trouvez bon.<br />

– D’honneur, je le trouve fort mauvais ; mais<br />

faites comme si je le trouvais excellent. Je suis<br />

votre très humble esclave, et je dépose mes<br />

volontés à vos pieds.<br />

– Voilà qui est on ne peut mieux ; restez en <strong>de</strong><br />

pareils sentiments, et laissez, ce soir, la clef à la<br />

porte <strong>de</strong> votre chambre.<br />

– M. le chevalier Théodore <strong>de</strong> Sérannes, dit<br />

une grosse tête <strong>de</strong> nègre souriante et joufflue qui<br />

se fit voir entre les <strong>de</strong>ux battants <strong>de</strong> la porte,<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> à vous rendre ses hommages et vous<br />

322


supplie que vous daigniez le recevoir.<br />

– Faites entrer M. le chevalier, dit Rosette en<br />

remontant le drap jusqu’à son menton.<br />

Théodore fut tout d’abord au lit <strong>de</strong> Rosette, à<br />

laquelle il fit le salut le plus profond et le plus<br />

gracieux, qu’elle lui rendit d’un signe <strong>de</strong> tête<br />

amical, et ensuite il se tourna vers d’Albert, qu’il<br />

salua d’un air libre et courtois. – Où en étiezvous<br />

? dit Théodore. J’ai peut-être interrompu<br />

une conversation intéressante : continuez, <strong>de</strong><br />

grâce, et mettez-moi au fait en quelques mots.<br />

– Oh non ! répondit Rosette avec un sourire<br />

malicieux ; nous parlions d’affaires.<br />

Théodore s’assit au pied <strong>du</strong> lit <strong>de</strong> Rosette, car<br />

d’Albert avait pris place <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> chevet, par<br />

droit <strong>de</strong> premier arrivé ; la conversation flotta<br />

quelque temps <strong>de</strong> sujet en sujet, très spirituelle,<br />

très gaie et très vive, et c’est pourquoi nous n’en<br />

rendrons pas compte ; nous craindrions qu’elle ne<br />

perdît trop à être transcrite. L’air, le ton, le feu<br />

<strong>de</strong>s paroles et <strong>de</strong>s gestes, les mille manières <strong>de</strong><br />

prononcer un mot, tout cet esprit, semblable à <strong>de</strong><br />

la mousse <strong>de</strong> vin <strong>de</strong> Champagne qui pétille et<br />

323


s’évapore sur-le-champ, sont <strong>de</strong>s choses qu’il est<br />

impossible <strong>de</strong> fixer et <strong>de</strong> repro<strong>du</strong>ire. C’est une<br />

lacune que nous laissons à remplir au lecteur, et<br />

dont il s’acquittera assurément mieux que nous ;<br />

qu’il imagine à cette place cinq ou six pages<br />

remplies <strong>de</strong> tout ce qu’il y a <strong>de</strong> plus fin, <strong>de</strong> plus<br />

capricieux, <strong>de</strong> plus curieusement fantasque, <strong>de</strong><br />

plus élégant et <strong>de</strong> plus pailleté.<br />

Nous savons bien que nous usons ici d’un<br />

artifice qui rappelle un peu celui <strong>de</strong> Timanthe,<br />

qui, désespérant <strong>de</strong> pouvoir bien rendre la figure<br />

d’Agamemnon, lui jeta une draperie sur la tête ;<br />

mais nous aimons mieux être timi<strong>de</strong><br />

qu’impru<strong>de</strong>nt.<br />

Il ne serait peut-être pas hors <strong>de</strong> propos <strong>de</strong><br />

chercher les motifs pour lesquels d’Albert s’était<br />

levé si matin, et quel aiguillon l’avait poussé à<br />

venir chez Rosette d’aussi bonne heure que s’il<br />

en eût encore été amoureux, – il y a apparence<br />

que c’était un petit mouvement <strong>de</strong> jalousie sour<strong>de</strong><br />

et inavouée. Assurément il ne tenait pas beaucoup<br />

à Rosette, et il eût même été fort aise d’en être<br />

débarrassé, – mais au moins il voulait la quitter<br />

324


lui-même et ne pas en être quitté, chose qui<br />

blesse toujours profondément l’orgueil d’un<br />

homme, si bien éteinte d’ailleurs que soit sa<br />

première flamme. – Théodore était si beau<br />

cavalier qu’il était difficile <strong>de</strong> le voir survenir<br />

dans une liaison sans appréhen<strong>de</strong>r ce qui en effet<br />

était déjà arrivé bien <strong>de</strong>s fois, c’est-à-dire que<br />

tous les yeux ne se tournassent <strong>de</strong> son côté et que<br />

les cœurs ne suivissent les yeux ; et chose<br />

singulière, quoiqu’il eût enlevé bien <strong>de</strong>s femmes,<br />

aucun amant n’avait gardé ce long ressentiment<br />

que l’on a d’ordinaire pour les personnes qui<br />

vous ont supplanté. Il y avait dans toutes ses<br />

façons un charme si vainqueur, une grâce si<br />

naturelle, quelque chose <strong>de</strong> si doux et <strong>de</strong> si fier<br />

que les hommes mêmes y étaient sensibles.<br />

D’Albert, qui était venu chez Rosette avec l’envie<br />

<strong>de</strong> parler fort sèchement à Théodore, s’il l’y<br />

rencontrait, fut tout surpris <strong>de</strong> ne pas se sentir en<br />

sa présence le moindre mouvement <strong>de</strong> colère, et<br />

<strong>de</strong> se laisser aller avec autant <strong>de</strong> facilité aux<br />

avances qu’il lui fit. – Au bout d’une <strong>de</strong>mi-heure,<br />

vous eussiez dit <strong>de</strong>ux amis d’enfance, et pourtant<br />

d’Albert était intimement convaincu que, si<br />

325


jamais Rosette <strong>de</strong>vait aimer, ce serait cet homme,<br />

et il avait tout lieu d’être jaloux, pour l’avenir <strong>du</strong><br />

moins, car pour le présent il ne supposait rien<br />

encore ; qu’eût-ce été, s’il avait vu la belle en<br />

peignoir blanc se glisser comme un papillon <strong>de</strong><br />

nuit sur un rayon <strong>de</strong> lune dans la chambre <strong>du</strong><br />

beau jeune homme, et n’en sortir que trois ou<br />

quatre heures après avec <strong>de</strong>s précautions<br />

mystérieuses ? Il eût pu, en vérité, se croire plus<br />

malheureux qu’il ne l’était, car ce sont <strong>de</strong> ces<br />

choses que l’on ne voit guère, qu’une jolie<br />

femme amoureuse qui sort <strong>de</strong> la chambre d’un<br />

cavalier non moins joli exactement comme elle y<br />

était entrée.<br />

Rosette écoutait Théodore avec beaucoup<br />

d’attention et comme on écoute quelqu’un qu’on<br />

aime ; mais ce qu’il disait était si amusant et si<br />

varié, que cette attention n’avait rien que <strong>de</strong><br />

naturel et s’expliquait facilement. – Aussi<br />

d’Albert n’en prit-il pas autrement d’ombrage. Le<br />

ton <strong>de</strong> Théodore envers Rosette était poli, amical,<br />

mais rien <strong>de</strong> plus.<br />

– Que ferons-nous aujourd’hui, Théodore ? dit<br />

326


Rosette : – si nous allions nous promener en<br />

bateau ? que vous en semble ? ou si nous allions<br />

à la chasse ?<br />

– Allons à la chasse, cela est moins<br />

mélancolique que <strong>de</strong> glisser sur l’eau côte à côte<br />

avec quelque cygne ennuyé et <strong>de</strong> plier les feuilles<br />

<strong>de</strong> nénuphar à droite et à gauche, – n’est-ce pas<br />

votre avis, d’Albert ?<br />

– J’aimerais peut-être autant me laisser couler<br />

dans le batelet au fil <strong>de</strong> la rivière que <strong>de</strong> galoper<br />

éper<strong>du</strong>ment à la poursuite d’une pauvre bête ;<br />

mais où que vous alliez, j’irai ; il ne s’agit<br />

maintenant que <strong>de</strong> laisser madame Rosette se<br />

lever, et d’aller prendre un costume convenable.<br />

– Rosette fit un signe d’assentiment, et sonna<br />

pour qu’on la vînt lever. Les <strong>de</strong>ux jeunes gens<br />

s’en allèrent bras <strong>de</strong>ssus bras <strong>de</strong>ssous, et il était<br />

facile <strong>de</strong> conjecturer, à les voir si bien ensemble,<br />

que l’un était l’amant en pied et l’autre l’amant<br />

aimé <strong>de</strong> la même personne.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> fut bientôt prêt. D’Albert et<br />

Théodore étaient déjà à cheval dans la première<br />

cour, quand Rosette, en habit d’amazone, parut<br />

327


sur les premières marches <strong>du</strong> perron. Elle avait<br />

sous ce costume un petit air allègre et délibéré<br />

qui lui allait on ne peut pas mieux : elle sauta sur<br />

la selle avec sa prestesse ordinaire, et donna un<br />

coup <strong>de</strong> houssine à son cheval qui partit comme<br />

un trait. D’Albert piqua <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux et l’eut bientôt<br />

rejointe. – Théodore les laissa prendre quelque<br />

avance, étant sûr <strong>de</strong> les rattraper dès qu’il le<br />

voudrait. – Il semblait attendre quelque chose, et<br />

se retournait souvent <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> château.<br />

– Théodore ! Théodore ! arrivez donc ! est-ce<br />

que vous êtes monté sur un cheval <strong>de</strong> bois ? lui<br />

cria Rosette.<br />

Théodore fit prendre un temps <strong>de</strong> galop à sa<br />

bête et diminua la distance qui le séparait <strong>de</strong><br />

Rosette, sans toutefois la faire disparaître.<br />

Il regarda encore <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> château qu’on<br />

commençait à perdre <strong>de</strong> vue ; un petit tourbillon<br />

<strong>de</strong> poussière, dans lequel s’agitait très vivement<br />

quelque chose qu’on ne pouvait encore discerner,<br />

parut au bout <strong>du</strong> chemin. – En quelques instants<br />

le tourbillon fut à côté <strong>de</strong> Théodore, et laissa voir,<br />

en s’entr’ouvrant comme les nuées classiques <strong>de</strong><br />

328


l’Ilia<strong>de</strong>, la figure rose et fraîche <strong>du</strong> page<br />

mystérieux.<br />

– Théodore, allons donc ! cria une secon<strong>de</strong><br />

fois Rosette, donnez donc <strong>de</strong> l’éperon à votre<br />

tortue et venez à côté <strong>de</strong> nous.<br />

Théodore lâcha la bri<strong>de</strong> à son cheval qui<br />

piaffait et se cabrait d’impatience, et en quelques<br />

secon<strong>de</strong>s il eut dépassé <strong>de</strong> plusieurs têtes<br />

d’Albert et Rosette.<br />

– Qui m’aime me suive, dit Théodore en<br />

sautant une barrière <strong>de</strong> quatre pieds <strong>de</strong> haut. Eh<br />

bien ! monsieur le poète, dit-il quand il fut <strong>de</strong><br />

l’autre côté, – vous ne sautez pas ? votre monture<br />

est pourtant ailée, à ce qu’on dit.<br />

– Ma foi, j’aime mieux faire le tour ; je n’ai<br />

qu’une tête à casser, après tout ; si j’en avais<br />

plusieurs, j’essaierais, répondit d’Albert en<br />

souriant.<br />

– Personne ne m’aime donc, puisque personne<br />

ne me suit, dit Théodore en faisant <strong>de</strong>scendre<br />

encore plus que <strong>de</strong> coutume les coins arqués <strong>de</strong><br />

sa bouche. Le petit page leva sur lui ses grands<br />

329


yeux bleus d’un air <strong>de</strong> reproche, et rapprocha les<br />

<strong>de</strong>ux talons <strong>du</strong> ventre <strong>de</strong> son cheval.<br />

Le cheval fit un bond prodigieux.<br />

– Si ! quelqu’un, – lui dit-il, <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong><br />

la barrière.<br />

Rosette jeta sur l’enfant un regard singulier et<br />

rougit jusqu’aux yeux ; puis, appliquant un<br />

furieux coup <strong>de</strong> cravache sur le cou <strong>de</strong> sa jument,<br />

elle franchit la traverse <strong>de</strong> bois vert-pomme qui<br />

barrait l’allée.<br />

– Et moi, Théodore, croyez-vous que je ne<br />

vous aime pas ?<br />

L’enfant lui lança une œilla<strong>de</strong> oblique et en<br />

<strong>de</strong>ssous, et s’approcha <strong>de</strong> Théodore.<br />

D’Albert était déjà au milieu <strong>de</strong> l’allée, – et ne<br />

vit rien <strong>de</strong> tout cela ; car, <strong>de</strong>puis un temps<br />

immémorial, les pères, les maris et les amants<br />

sont en possession <strong>du</strong> privilège <strong>de</strong> ne rien voir.<br />

– Isnabel, dit Théodore, vous êtes un fou, et<br />

vous, Rosette, une folle ! Isnabel, vous n’avez<br />

pas pris assez <strong>de</strong> champ pour sauter, et vous,<br />

Rosette, vous avez manqué d’accrocher votre<br />

330


obe dans les poteaux. – Vous auriez pu vous<br />

tuer.<br />

– Qu’importe ? répliqua Rosette avec un son<br />

<strong>de</strong> voix si triste et si mélancolique, qu’Isnabel lui<br />

pardonna d’avoir aussi sauté la barrière.<br />

On chemina encore quelque temps, et l’on<br />

arriva au rond-point où se <strong>de</strong>vaient trouver la<br />

meute et les piqueurs. Six arches, coupées à<br />

travers l’épaisseur <strong>de</strong> la forêt, aboutissaient à une<br />

petite tour <strong>de</strong> pierre à six pans sur chacun<br />

<strong>de</strong>squels était gravé le nom <strong>de</strong> la route qui venait<br />

s’y terminer. Les arbres s’élevaient si haut, qu’ils<br />

semblaient vouloir car<strong>de</strong>r les nuages laineux et<br />

floconneux qu’une brise assez vive faisait flotter<br />

sur leurs cimes, une herbe haute et drue, <strong>de</strong>s<br />

buissons impénétrables offraient <strong>de</strong>s retraites et<br />

<strong>de</strong>s forts au gibier, et la chasse promettait d’être<br />

heureuse. C’était une vraie forêt d’autrefois, avec<br />

<strong>de</strong> vieux chênes plus que séculaires et comme on<br />

n’en voit plus maintenant que l’on ne plante plus<br />

d’arbres, et qu’on n’a pas la patience d’attendre<br />

que ceux qui le sont soient poussés ; une forêt<br />

héréditaire, plantée par les arrière-grands-pères<br />

331


pour les pères, par les pères pour les petits-fils,<br />

avec <strong>de</strong>s allées d’une largeur prodigieuse,<br />

l’obélisque surmonté d’une boule, la fontaine <strong>de</strong><br />

rocaille, la mare <strong>de</strong> rigueur, et les gar<strong>de</strong>s poudrés<br />

à blanc, en culotte <strong>de</strong> peau jaune et en habit bleu<br />

<strong>de</strong> ciel ; – une <strong>de</strong> ces forêts touffues et sombres<br />

où se détachent admirablement les croupes<br />

satinées et blanches <strong>de</strong>s gros chevaux <strong>de</strong><br />

Wouvermans et les larges pavillons <strong>de</strong> ces<br />

trompes à la Dampierre, que le Parrocel aime à<br />

faire rayonner au dos <strong>de</strong>s piqueurs. – Une<br />

multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> queues <strong>de</strong> chiens pareilles à <strong>de</strong>s<br />

croissants ou à <strong>de</strong>s serpes s’arrondissaient en<br />

frétillant dans un nuage poussiéreux. – On donna<br />

le signal, on découpla les chiens qui tendaient<br />

leur cor<strong>de</strong> à s’étrangler, et la chasse commença. –<br />

Nous ne décrirons pas très exactement les détours<br />

et les crochets <strong>du</strong> cerf à travers la forêt ; nous ne<br />

savons même pas très au juste si c’était un cerf<br />

dix cors, et, quelques recherches que nous ayons<br />

faites, nous n’avons pu nous en assurer, – ce qui<br />

est véritablement affligeant. – Néanmoins, nous<br />

pensons que dans une telle forêt, si antique, si<br />

ombreuse, si seigneuriale, il ne <strong>de</strong>vait se trouver<br />

332


que <strong>de</strong>s cerfs dix cors, et nous ne voyons pas<br />

pourquoi celui après lequel galopaient, sur <strong>de</strong>s<br />

chevaux <strong>de</strong> différentes couleurs et non passibus<br />

æquis, les quatre principaux personnages <strong>de</strong> cet<br />

illustre roman, n’en eût pas été un.<br />

Le cerf courait comme un vrai cerf qu’il était,<br />

et une cinquantaine <strong>de</strong> chiens qu’il avait aux<br />

trousses n’étaient pas un médiocre éperon à sa<br />

vélocité naturelle. – <strong>La</strong> course était si rapi<strong>de</strong>,<br />

qu’on n’entendait que quelques rares abois.<br />

Théodore, comme le mieux monté et le<br />

meilleur écuyer, talonnait la meute avec une<br />

ar<strong>de</strong>ur incroyable. D’Albert le suivait <strong>de</strong> près.<br />

Rosette et le petit page Isnabel suivaient, séparés<br />

par un intervalle qui s’augmentait <strong>de</strong> minute en<br />

minute.<br />

L’intervalle fut bientôt assez grand pour ne<br />

pouvoir plus espérer <strong>de</strong> rétablir l’équilibre.<br />

– Si nous nous arrêtions un peu, dit Rosette,<br />

pour laisser souffler les chevaux ? – <strong>La</strong> chasse va<br />

<strong>du</strong> côté <strong>de</strong> l’étang, et je sais un chemin <strong>de</strong><br />

traverse par lequel nous pourrons arriver en<br />

même temps qu’eux.<br />

333


Isnabel tira la bri<strong>de</strong> <strong>de</strong> son petit cheval <strong>de</strong>s<br />

montagnes, qui baissa la tête en secouant sur ses<br />

yeux les mèches pendantes <strong>de</strong> sa crinière, et se<br />

mit à creuser le sable avec ses ongles.<br />

Ce petit cheval formait avec celui <strong>de</strong> Rosette<br />

le contraste le plus parfait ; il était noir comme la<br />

nuit, l’autre d’un blanc <strong>de</strong> satin : il était tout<br />

hérissé et tout échevelé ; l’autre avait la crinière<br />

nattée <strong>de</strong> bleu, la queue peignée et frisée. Le<br />

second avait l’air d’une licorne et le premier d’un<br />

barbet.<br />

<strong>La</strong> même différence antithétique se faisait<br />

remarquer dans les maîtres et dans les montures.<br />

– Rosette avait les cheveux aussi noirs qu’Isnabel<br />

les avait blonds ; ses sourcils étaient <strong>de</strong>ssinés très<br />

nettement et d’une manière très apparente ; ceux<br />

<strong>du</strong> page n’avaient guère plus <strong>de</strong> vigueur que sa<br />

peau et ressemblaient au <strong>du</strong>vet <strong>de</strong> la pêche. – <strong>La</strong><br />

couleur <strong>de</strong> l’une était éclatante et soli<strong>de</strong> comme<br />

la lumière <strong>du</strong> midi ; le teint <strong>de</strong> l’autre avait les<br />

transparences et les rougeurs <strong>de</strong> l’aube naissante.<br />

– Si nous tâchions maintenant <strong>de</strong> rattraper la<br />

chasse ? dit Isnabel à Rosette ; les chevaux ont eu<br />

334


le temps <strong>de</strong> reprendre haleine.<br />

– Allons ! répondit la jolie amazone, et ils se<br />

lancèrent au galop dans une allée transversale<br />

assez étroite qui con<strong>du</strong>isait à la mare ; les <strong>de</strong>ux<br />

bêtes couraient <strong>de</strong> front et en occupaient presque<br />

toute la largeur.<br />

Du côté d’Isnabel, un arbre entortillé et<br />

noueux avançait une grosse branche comme un<br />

bras et semblait montrer le poing aux<br />

chevaucheurs. – L’enfant ne la vit pas.<br />

– Prenez gar<strong>de</strong>, cria Rosette, couchez-vous sur<br />

la selle ! vous allez être désarçonné.<br />

L’avis était donné trop tard ; la branche frappa<br />

Isnabel au milieu <strong>du</strong> corps. <strong>La</strong> violence <strong>du</strong> coup<br />

lui fit perdre les étriers, et, son cheval continuant<br />

son galop et la branche étant trop forte pour<br />

ployer, il se trouva enlevé <strong>de</strong> la selle et tomba<br />

ru<strong>de</strong>ment en arrière.<br />

L’enfant resta évanoui sur le coup. – Rosette,<br />

fort effrayée, se jeta à bas <strong>de</strong> sa bête et fut au<br />

page qui ne donnait pas signe <strong>de</strong> vie.<br />

Sa toque s’était détachée, et ses beaux<br />

335


cheveux blonds ruisselaient <strong>de</strong> toutes parts<br />

éparpillés sur le sable. – Ses petites mains<br />

ouvertes avaient l’air <strong>de</strong> mains <strong>de</strong> cire, tant elles<br />

étaient pâles : Rosette s’agenouilla auprès <strong>de</strong> lui<br />

et tâcha <strong>de</strong> le faire revenir. – Elle n’avait sur elle<br />

ni sels, ni flacon, et son embarras était grand. –<br />

Enfin elle avisa une ornière assez profon<strong>de</strong> où<br />

l’eau <strong>de</strong> pluie s’était amassée et clarifiée ; elle y<br />

trempa ses doigts, au grand effroi d’une petite<br />

grenouille qui était la naïa<strong>de</strong> <strong>de</strong> cette on<strong>de</strong>, et elle<br />

en secoua quelques gouttes sur les tempes<br />

bleuâtres <strong>du</strong> jeune page. – Il ne parut pas les<br />

sentir, et les perles d’eau roulaient au long <strong>de</strong> ses<br />

joues blanches comme les larmes d’une sylphi<strong>de</strong><br />

au long d’une feuille <strong>de</strong> lis. Rosette, pensant que<br />

ses habits le pouvaient gêner, déboucla sa<br />

ceinture, défit les boutons <strong>de</strong> son justaucorps et<br />

ouvrit sa chemise pour que sa poitrine pût jouer<br />

plus librement. – Rosette vit alors quelque chose<br />

qui aurait été pour un homme la plus agréable <strong>de</strong>s<br />

surprises <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, mais qui ne parut pas à<br />

beaucoup près lui faire plaisir, – car ses sourcils<br />

se rapprochèrent, et sa lèvre supérieure trembla<br />

légèrement, – c’est-à-dire une gorge très blanche,<br />

336


encore peu formée, mais qui faisait les plus<br />

admirables promesses, et tenait déjà beaucoup ;<br />

une gorge ron<strong>de</strong>, polie, ivoirine, pour parler<br />

comme les ronsardisants, délicieuse à voir, plus<br />

délicieuse à baiser.<br />

– Une femme ! dit-elle, une femme ! ah !<br />

Théodore !<br />

Isnabel, car nous lui conservons ce nom,<br />

quoique ce ne soit pas le sien, commença à<br />

respirer un peu, et souleva languissamment ses<br />

longues paupières ; il n’était blessé en aucune<br />

sorte, mais seulement étourdi. – Il se mit bientôt<br />

sur son séant, et, avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> Rosette, il put se<br />

dresser sur ses pieds et remonter sur son cheval<br />

qui s’était arrêté dès qu’il n’avait plus senti son<br />

cavalier.<br />

Ils s’en furent à petits pas jusqu’à la mare, où<br />

en effet ils, ou plutôt elles, retrouvèrent le reste<br />

<strong>de</strong> la chasse. Rosette raconta en peu <strong>de</strong> mots à<br />

Théodore ce qui venait <strong>de</strong> se passer. – Celui-ci<br />

changea plusieurs fois <strong>de</strong> couleur pendant le récit<br />

<strong>de</strong> Rosette, et tout le reste <strong>de</strong> la route tint son<br />

cheval à côté <strong>de</strong> celui d’Isnabel.<br />

337


On rentra au château <strong>de</strong> très bonne heure !<br />

cette journée, commencée si joyeusement, se<br />

termina d’une manière assez triste.<br />

Rosette était rêveuse, et d’Albert semblait<br />

aussi plongé dans <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s réflexions. – Le<br />

lecteur saura bientôt ce qui y avait donné lieu.<br />

338


VIII<br />

Non, mon cher Silvio, non, je ne t’ai pas<br />

oublié ; je ne suis pas <strong>de</strong> ceux qui marchent dans<br />

la vie sans jamais jeter un regard en arrière ; mon<br />

passé me suit et empiète sur mon présent, et<br />

presque sur mon avenir ; ton amitié est une <strong>de</strong>s<br />

places frappées <strong>du</strong> soleil qui se détachent le plus<br />

nettement à l’horizon déjà tout bleu <strong>de</strong> mes<br />

<strong>de</strong>rnières années ; – souvent, <strong>du</strong> faîte où je suis,<br />

je me retourne pour la contempler avec un<br />

sentiment d’ineffable mélancolie.<br />

Oh ! quel beau temps c’était ! – que nous<br />

étions angéliquement purs ! – Nos pieds<br />

touchaient à peine la terre ; nous avions comme<br />

<strong>de</strong>s ailes aux épaules, nos désirs nous enlevaient,<br />

et la brise <strong>du</strong> printemps faisait trembler autour <strong>de</strong><br />

nos fronts la blon<strong>de</strong> auréole <strong>de</strong> l’adolescence.<br />

Te souviens-tu <strong>de</strong> cette petite île plantée <strong>de</strong><br />

peupliers à cet endroit où la rivière forme un<br />

339


as ? – Il fallait pour y aller passer sur une<br />

planche assez longue, très étroite et qui ployait<br />

étrangement par le milieu ; un vrai pont pour <strong>de</strong>s<br />

chèvres, et qui en effet ne servait guère qu’à<br />

elles : c’était délicieux. – Un gazon court et<br />

fourni, où le souviens-toi <strong>de</strong> moi ouvrait en<br />

clignotant ses jolies petites prunelles bleues, un<br />

sentier jaune comme <strong>du</strong> nankin qui faisait une<br />

ceinture à la robe verte <strong>de</strong> l’île et lui serrait la<br />

taille, une ombre toujours émue <strong>de</strong> trembles et <strong>de</strong><br />

peupliers, n’étaient pas les moindres agréments<br />

<strong>de</strong> ce paradis : – il y avait <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong><br />

toile que les femmes venaient étendre pour les<br />

blanchir à la rosée ; on eût dit <strong>de</strong>s carrés <strong>de</strong><br />

neige ; – et cette petite fille, toute brune et toute<br />

hâlée, dont les grands yeux sauvages brillaient<br />

d’un éclat si vif sous les longues mèches <strong>de</strong> ses<br />

cheveux, et qui courait après les chèvres en les<br />

menaçant et en agitant sa baguette d’osier, quand<br />

elles faisaient mine <strong>de</strong> vouloir marcher sur les<br />

toiles dont elle avait la gar<strong>de</strong>, – te la rappellestu<br />

? – Et les papillons couleur <strong>de</strong> soufre, au vol<br />

inégal et tremblotant, et le martin-pêcheur que<br />

nous avons tant <strong>de</strong> fois essayé d’attraper et qui<br />

340


avait son nid dans ce fourré d’aunes ? et ces<br />

<strong>de</strong>scentes à la rivière avec leurs marches<br />

grossièrement taillées, leurs poteaux et leurs<br />

pieux tout verdis par le bas et presque toujours<br />

fermées par une claire-voie <strong>de</strong> plantes et <strong>de</strong><br />

branchages ? Que cette eau était limpi<strong>de</strong> et<br />

miroitante ! comme elle laissait voir un fond <strong>de</strong><br />

gravier doré ! et quel plaisir c’était, assis sur la<br />

rive, d’y laisser pendre le bout <strong>de</strong> ses pieds ! Les<br />

nénuphars à fleurs d’or, qui s’y déroulaient<br />

gracieusement, avaient l’air <strong>de</strong> verts cheveux<br />

flottant sur le dos d’agate <strong>de</strong> quelque nymphe au<br />

bain. – Le ciel se regardait à ce miroir avec <strong>de</strong>s<br />

sourires azurés et <strong>de</strong>s transparences d’un gris <strong>de</strong><br />

perle on ne peut plus ravissant, et, à toutes les<br />

heures <strong>de</strong> la journée, c’étaient <strong>de</strong>s turquoises, <strong>de</strong>s<br />

paillettes, <strong>de</strong>s ouates et <strong>de</strong>s moires d’une variété<br />

inépuisable. – Que j’aimais ces escadres <strong>de</strong> petits<br />

canards à cous d’émerau<strong>de</strong>, qui naviguaient<br />

incessamment d’un bord à l’autre et formaient<br />

quelques ri<strong>de</strong>s sur cette pure glace !<br />

Que nous étions bien faits pour être les figures<br />

<strong>de</strong> ce paysage ! – comme nous allions à cette<br />

nature si douce et si reposée, et comme nous nous<br />

341


harmonisions facilement avec elle ! Printemps<br />

au-<strong>de</strong>hors, jeunesse au-<strong>de</strong>dans, soleil sur le<br />

gazon, sourire sur les lèvres, neige <strong>de</strong> fleurs à<br />

tous les buissons, blanches illusions épanouies<br />

dans nos âmes, pudique rougeur sur nos joues et<br />

sur l’églantine, poésie chantant dans notre cœur,<br />

oiseaux cachés gazouillant dans les arbres,<br />

lumière, roucoulements, parfums, mille rumeurs<br />

confuses, le cœur qui bat, l’eau qui remue un<br />

caillou, un brin d’herbe ou une pensée qui<br />

pousse, une goutte d’eau qui roule au long d’un<br />

calice, une larme qui débor<strong>de</strong> au long d’une<br />

paupière, un soupir d’amour, un bruissement <strong>de</strong><br />

feuille... – quelles soirées nous avons passées là à<br />

nous promener à pas lents, si près <strong>du</strong> bord que<br />

souvent nous marchions un pied dans l’eau et<br />

l’autre sur la terre.<br />

Hélas ! – cela a peu <strong>du</strong>ré, chez moi <strong>du</strong> moins,<br />

– car toi, en acquérant la science <strong>de</strong> l’homme, tu<br />

as su gar<strong>de</strong>r la can<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l’enfant. – Le germe <strong>de</strong><br />

corruption qui était en moi s’est développé bien<br />

vite, et la gangrène a dévoré impitoyablement<br />

tout ce que j’avais <strong>de</strong> pur et <strong>de</strong> sain. – Il ne m’est<br />

resté <strong>de</strong> bon que mon amitié pour toi.<br />

342


J’ai l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne te rien cacher, – ni<br />

actions ni pensées. – J’ai mis à nu <strong>de</strong>vant toi les<br />

plus secrètes fibres <strong>de</strong> mon cœur ; si bizarres, si<br />

ridicules, si excentriques que soient les<br />

mouvements <strong>de</strong> mon âme, il faut que je te les<br />

décrive ; mais, en vérité, ce que j’éprouve <strong>de</strong>puis<br />

quelque temps est d’une telle étrangeté, que j’ose<br />

à peine en convenir <strong>de</strong>vant moi-même. Je t’ai dit<br />

quelque part que j’avais peur, à force <strong>de</strong> chercher<br />

le beau et <strong>de</strong> m’agiter pour y parvenir, <strong>de</strong> tomber<br />

à la fin dans l’impossible ou dans le monstrueux.<br />

– J’en suis presque arrivé là ; quand donc sortiraije<br />

<strong>de</strong> tous ces courants qui se contrarient et<br />

m’entraînent à gauche et à droite ; quand le pont<br />

<strong>de</strong> mon vaisseau cessera-t-il <strong>de</strong> trembler sous mes<br />

pieds et d’être balayé par les vagues <strong>de</strong> toutes ces<br />

tempêtes ? où trouverai-je un port où je puisse<br />

jeter l’ancre et un rocher inébranlable et hors <strong>de</strong><br />

la portée <strong>de</strong>s flots où je puisse me sécher et tordre<br />

l’écume <strong>de</strong> mes cheveux.<br />

Tu sais avec quelle ar<strong>de</strong>ur j’ai recherché la<br />

beauté physique, quelle importance j’attache à la<br />

forme extérieure, et <strong>de</strong> quel amour je me suis pris<br />

pour le mon<strong>de</strong> visible : – cela doit être, je suis<br />

343


trop corrompu et trop blasé pour croire à la<br />

beauté morale, et la poursuivre avec quelque<br />

suite. – J’ai per<strong>du</strong> complètement la science <strong>du</strong><br />

bien et <strong>du</strong> mal, et, à force <strong>de</strong> dépravation, je suis<br />

presque revenu à l’ignorance <strong>du</strong> sauvage et <strong>de</strong><br />

l’enfant. En vérité, rien ne me paraît louable ou<br />

blâmable, et les plus étranges actions ne<br />

m’étonnent que peu. – Ma conscience est une<br />

sour<strong>de</strong> et muette. L’a<strong>du</strong>ltère me paraît la chose la<br />

plus innocente <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ; je trouve tout simple<br />

qu’une jeune fille se prostitue ; il me semble que<br />

je trahirais mes amis sans le moindre remords, et<br />

je ne me ferais pas le plus léger scrupule <strong>de</strong><br />

pousser <strong>du</strong> pied dans un précipice les gens qui me<br />

gênent, si je marchais sur le bord avec eux. – Je<br />

verrais <strong>de</strong> sang-froid les scènes les plus atroces,<br />

et il y a dans les souffrances et dans les malheurs<br />

<strong>de</strong> l’humanité quelque chose qui ne me déplaît<br />

pas. – J’éprouve à voir quelque calamité tomber<br />

sur le mon<strong>de</strong> le même sentiment <strong>de</strong> volupté âcre<br />

et amère que l’on éprouve quand on se venge<br />

enfin d’une vieille insulte.<br />

Ô mon<strong>de</strong>, que m’as-tu fait pour que je te<br />

haïsse ainsi ? Qui m’a donc enfiellé <strong>de</strong> la sorte<br />

344


contre toi ? qu’attendais-je donc <strong>de</strong> toi pour te<br />

conserver tant <strong>de</strong> rancœur <strong>de</strong> m’avoir trompé ? à<br />

quelle haute espérance as-tu menti ? quelles ailes<br />

d’aiglon as-tu coupées ? – Quelles portes <strong>de</strong>vaistu<br />

ouvrir qui sont restées fermées, et lequel <strong>de</strong><br />

nous <strong>de</strong>ux a manqué à l’autre ?<br />

Rien ne me touche, rien ne m’émeut ; – je ne<br />

sens plus, à entendre le récit <strong>de</strong>s actions<br />

héroïques, ces sublimes frémissements qui me<br />

couraient autrefois <strong>de</strong> la tête aux pieds. – Tout<br />

cela me paraît même quelque peu niais. – Aucun<br />

accent n’est assez profond pour mordre les fibres<br />

déten<strong>du</strong>es <strong>de</strong> mon cœur et les faire vibrer : – je<br />

vois couler les larmes <strong>de</strong> mes semblables <strong>du</strong><br />

même œil que la pluie, à moins qu’elles ne soient<br />

d’une belle eau, et que la lumière ne s’y reflète<br />

d’une manière pittoresque et qu’elles ne coulent<br />

sur une belle joue. – Il n’y a guère plus que les<br />

animaux pour qui j’aie un faible reste <strong>de</strong> pitié. Je<br />

laisserais bien rouer <strong>de</strong> coups un paysan ou un<br />

domestique, et je ne supporterais pas patiemment<br />

qu’on en fit autant d’un cheval ou d’un chien en<br />

ma présence ; et pourtant je ne suis pas méchant,<br />

je n’ai jamais fait <strong>de</strong> mal à qui que ce soit au<br />

345


mon<strong>de</strong>, et n’en ferai probablement jamais ; mais<br />

cela tient plutôt à ma nonchalance et au mépris<br />

souverain que j’ai pour toutes les personnes qui<br />

me déplaisent, et qui ne me permet pas <strong>de</strong> m’en<br />

occuper, même pour leur nuire. – J’abhorre tout<br />

le mon<strong>de</strong> en masse, et, parmi tout ce tas, j’en juge<br />

à peine un ou <strong>de</strong>ux dignes d’être haïs<br />

spécialement. – Haïr quelqu’un, c’est s’en<br />

inquiéter autant que si on l’aimait ; – c’est le<br />

distinguer, l’isoler <strong>de</strong> la foule ; c’est être dans un<br />

état violent à cause <strong>de</strong> lui ; c’est y penser le jour<br />

et y rêver la nuit ; c’est mordre son oreiller et<br />

grincer <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts en songeant qu’il existe ; que<br />

fait-on <strong>de</strong> plus pour quelqu’un qu’on aime ? Les<br />

peines et les mouvements qu’on se donne pour<br />

perdre un ennemi, se les donnerait-on pour plaire<br />

à une maîtresse ? – J’en doute – pour haïr bien<br />

quelqu’un, il faut en aimer un autre. Toute gran<strong>de</strong><br />

haine sert <strong>de</strong> contrepoids à un grand amour : et<br />

qui pourrais-je haïr, moi qui n’aime rien ?<br />

Ma haine est comme mon amour un sentiment<br />

confus et général qui cherche à se prendre à<br />

quelque chose et qui ne le peut ; j’ai en moi un<br />

trésor <strong>de</strong> haine et d’amour dont je ne sais que<br />

346


faire et qui me pèse horriblement. Si je ne trouve<br />

à les répandre l’un ou l’autre ou tous les <strong>de</strong>ux, je<br />

crèverai, et je me romprai comme ces sacs trop<br />

bourrés d’argent qui s’éventrent et se décousent.<br />

– Oh ! si je pouvais abhorrer quelqu’un, si l’un <strong>de</strong><br />

ces hommes stupi<strong>de</strong>s avec qui je vis pouvait<br />

m’insulter <strong>de</strong> façon à faire bouillonner dans mes<br />

veines glacées mon vieux sang <strong>de</strong> vipère, et me<br />

faire sortir <strong>de</strong> cette morne somnolence où je<br />

croupis ; si tu me mordais à la joue avec tes <strong>de</strong>nts<br />

<strong>de</strong> rat et que tu me communiquasses ton venin et<br />

ta rage, vieille sorcière au chef branlant ; si la<br />

mort <strong>de</strong> quelqu’un pouvait être ma vie ; – si le<br />

<strong>de</strong>rnier battement <strong>du</strong> cœur d’un ennemi se tordant<br />

sous mon pied pouvait faire passer dans ma<br />

chevelure <strong>de</strong>s frissons délicieux, et si l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />

son sang <strong>de</strong>venait plus douce à mes narines<br />

altérées que l’arôme <strong>de</strong>s fleurs, oh ! que<br />

volontiers je renoncerais à l’amour, et que je<br />

m’estimerais heureux !<br />

Étreintes mortelles, morsures <strong>de</strong> tigre,<br />

enlacements <strong>de</strong> boa, pieds d’éléphant posés sur<br />

une poitrine qui craque et s’aplatit, queue acérée<br />

<strong>du</strong> scorpion, jus laiteux <strong>de</strong> l’euphorbe, kriss<br />

347


on<strong>du</strong>lés <strong>du</strong> Javan, lames qui brillez la nuit, et<br />

vous éteignez dans le sang, c’est vous qui<br />

remplacerez pour moi les roses effeuillées, les<br />

baisers humi<strong>de</strong>s et les enlacements <strong>de</strong> l’amour !<br />

Je n’aime rien, ai-je dit, hélas ! j’ai peur<br />

maintenant d’aimer quelque chose. – Il vaudrait<br />

cent mille fois mieux haïr que d’aimer comme<br />

cela ! – Le type <strong>de</strong> beauté que je rêvais <strong>de</strong>puis si<br />

longtemps, je l’ai rencontré. – J’ai trouvé le corps<br />

<strong>de</strong> mon fantôme ; je l’ai vu, il m’a parlé, je lui ai<br />

touché la main, il existe ; ce n’est pas une<br />

chimère. Je savais bien que je ne pouvais me<br />

tromper, et que mes pressentiments ne mentaient<br />

jamais. – Oui, Silvio, je suis à côté <strong>du</strong> rêve <strong>de</strong> ma<br />

vie ; – ma chambre est ici, la sienne est là ; je<br />

vois trembler d’ici le ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> sa fenêtre et la<br />

lumière <strong>de</strong> sa lampe. Son ombre vient <strong>de</strong> passer<br />

sur le ri<strong>de</strong>au : dans une heure nous allons souper<br />

ensemble.<br />

Ces belles paupières turques, ce regard<br />

limpi<strong>de</strong> et profond, cette chau<strong>de</strong> couleur d’ambre<br />

pâle, ces longs cheveux noirs lustrés, ce nez<br />

d’une coupe fine et fière, ces emmanchements et<br />

348


ces extrémités déliées et sveltes à la manière <strong>du</strong><br />

Parmeginiano, ces délicates sinuosités, cette<br />

pureté d’ovale qui donnent tant d’élégance et<br />

d’aristocratie à une tête, tout ce que je voulais, ce<br />

que j’aurais été heureux <strong>de</strong> trouver disséminé<br />

dans cinq ou six personnes, j’ai tout cela réuni<br />

dans une seule personne !<br />

Ce que j’adore le plus entre toutes les choses<br />

<strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, – c’est une belle main. – Si tu voyais<br />

la sienne ! quelle perfection ! comme elle est<br />

d’une blancheur vivace ! quelle mollesse <strong>de</strong><br />

peau ! quelle pénétrante moiteur ! comme le bout<br />

<strong>de</strong> ses doigts est admirablement effilé ! comme<br />

l’œil <strong>de</strong> ses ongles se <strong>de</strong>ssine nettement ! quel<br />

poli et quel éclat ! on dirait <strong>de</strong>s feuilles<br />

intérieures d’une rose, – les mains d’Anne<br />

d’Autriche, si vantées, si célébrées, ne sont, à<br />

celles-là, que <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>use <strong>de</strong> dindons<br />

ou <strong>de</strong> laveuse <strong>de</strong> vaisselle. – Et puis quelle grâce,<br />

quel art dans les moindres mouvements <strong>de</strong> cette<br />

main ! comme ce petit doigt se replie<br />

gracieusement et se tient un peu écarté <strong>de</strong> ses<br />

grands frères ! – <strong>La</strong> pensée <strong>de</strong> cette main me rend<br />

fou, et fait frémir et brûler mes lèvres. – Je ferme<br />

349


les yeux pour ne plus la voir ; mais <strong>du</strong> bout <strong>de</strong> ses<br />

doigts délicats elle me prend les cils et m’ouvre<br />

les paupières, fait passer <strong>de</strong>vant moi mille visions<br />

d’ivoire et <strong>de</strong> neige.<br />

Ah ! sans doute, c’est la griffe <strong>de</strong> Satan qui<br />

s’est gantée <strong>de</strong> cette peau <strong>de</strong> satin ; – c’est<br />

quelque démon railleur qui se joue <strong>de</strong> moi ; – il y<br />

a ici <strong>du</strong> sortilège. – C’est trop monstrueusement<br />

impossible.<br />

Cette main... Je m’en vais partir en Italie voir<br />

les tableaux <strong>de</strong>s grands maîtres, étudier,<br />

comparer, <strong>de</strong>ssiner, <strong>de</strong>venir un peintre enfin, pour<br />

la pouvoir rendre comme elle est, comme je la<br />

vois, comme je la sens ; ce sera peut-être un<br />

moyen <strong>de</strong> me débarrasser <strong>de</strong> cette espèce<br />

d’obsession.<br />

J’ai désiré la beauté ; je ne savais pas ce que je<br />

<strong>de</strong>mandais. – C’est vouloir regar<strong>de</strong>r le soleil sans<br />

paupières, c’est vouloir toucher la flamme. – Je<br />

souffre horriblement. – Ne pouvoir s’assimiler<br />

cette perfection, ne pouvoir passer dans elle et la<br />

faire passer en soi, n’avoir aucun moyen <strong>de</strong> la<br />

rendre et <strong>de</strong> la faire sentir ! – Quand je vois<br />

350


quelque chose <strong>de</strong> beau, je voudrais le toucher <strong>de</strong><br />

tout moi-même, partout et en même temps. Je<br />

voudrais le chanter et le peindre, le sculpter et<br />

l’écrire, en être aimé comme je l’aime ; je<br />

voudrais ce qui ne se peut pas et ce qui ne se<br />

pourra jamais.<br />

Ta lettre m’a fait mal, – bien mal, – pardonnemoi<br />

ce que je te dis là. – Tout ce bonheur calme<br />

et pur dont tu jouis, ces promena<strong>de</strong>s dans les bois<br />

rougissants, – ces longues causeries, si tendres et<br />

si intimes, qui se terminent par un chaste baiser<br />

sur le front ; cette vie séparée et sereine ; ces<br />

jours, si vite passés que la nuit vous semble<br />

avancer, me font encore trouver plus<br />

tempêtueuses les agitations intérieures où je vis. –<br />

Ainsi donc vous <strong>de</strong>vez vous marier dans <strong>de</strong>ux<br />

mois ; tous les obstacles sont levés, vous êtes sûrs<br />

maintenant <strong>de</strong> vous appartenir à tout jamais.<br />

Votre félicité présente s’augmente <strong>de</strong> toute votre<br />

félicité future. Vous êtes heureux, et vous avez la<br />

certitu<strong>de</strong> d’être plus heureux bientôt. – Quel sort<br />

que le vôtre ! – Ton amie est belle, mais ce que tu<br />

as aimé en elle, ce n’est pas la beauté morte et<br />

palpable, la beauté matérielle, c’est la beauté<br />

351


invisible et éternelle, la beauté qui ne vieillit<br />

point, la beauté <strong>de</strong> l’âme. – Elle est pleine <strong>de</strong><br />

grâce et <strong>de</strong> can<strong>de</strong>ur ; elle t’aime comme savent<br />

aimer ces âmes-là. – Tu n’as pas cherché si l’or<br />

<strong>de</strong> ses cheveux se rapprochait pour le ton <strong>de</strong>s<br />

chevelures <strong>de</strong> Rubens et <strong>du</strong> Giorgione ; mais ils<br />

t’ont plu, parce que c’étaient ses cheveux. Je<br />

parie bien, heureux amant que tu es, que tu ne<br />

sais pas seulement si le type <strong>de</strong> ta maîtresse est<br />

grec ou asiatique, anglais ou italien. – Ô Silvio !<br />

combien sont rares les cœurs qui se contentent <strong>de</strong><br />

l’amour pur et simple et qui ne souhaitent ni<br />

ermitage dans les forêts, ni jardin dans une île <strong>du</strong><br />

lac Majeur.<br />

Si j’avais le courage <strong>de</strong> m’arracher d’ici,<br />

j’irais passer un mois avec vous ; peut-être me<br />

purifierais-je à l’air que vous respirez, peut-être<br />

l’ombre <strong>de</strong> vos allées jetterait-elle un peu <strong>de</strong><br />

fraîcheur à mon front brûlant ; mais non, c’est un<br />

paradis où je ne dois pas mettre le pied. – À peine<br />

doit-il m’être permis <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> loin, et par<strong>de</strong>ssus<br />

le mur, les <strong>de</strong>ux beaux anges qui s’y<br />

promènent la main dans la main, les yeux sur les<br />

yeux. Le démon ne peut entrer dans l’E<strong>de</strong>n que<br />

352


sous la forme d’un serpent, et, cher Adam, pour<br />

tout le bonheur <strong>du</strong> ciel, je ne voudrais pas être le<br />

serpent <strong>de</strong> ton Ève.<br />

Quel effroyable travail s’est-il donc fait dans<br />

mon âme <strong>de</strong>puis ces <strong>de</strong>rniers temps ? qui a donc<br />

fait tourner mon sang et l’a changé en venin ?<br />

Monstrueuse pensée, qui déploie tes rameaux<br />

d’un vert pâle et tes ombelles <strong>de</strong> ciguë dans<br />

l’ombre glaciale <strong>de</strong> mon cœur, quel vent<br />

empoisonné y a déposé le germe dont tu es<br />

éclose ! C’était donc là ce qui m’était réservé,<br />

voilà donc où <strong>de</strong>vaient aboutir tous ces chemins<br />

si désespérément tentés ! – Ô sort, comme tu te<br />

joues <strong>de</strong> nous ! – Tous ces élans d’aigle vers le<br />

soleil, ces pures flammes aspirantes <strong>du</strong> ciel, cette<br />

divine mélancolie, cet amour profond et contenu,<br />

cette religion <strong>de</strong> la beauté, cette fantaisie si<br />

curieuse et si élégante, ce flot intarissable et<br />

toujours montant <strong>de</strong> la fontaine intérieure, cette<br />

extase aux ailes toujours ouvertes, cette rêverie<br />

plus en fleur que l’aubépine <strong>de</strong> mai, toute cette<br />

poésie <strong>de</strong> ma jeunesse, tous ces dons si beaux et<br />

si rares ne me <strong>de</strong>vaient servir qu’à me mettre au<strong>de</strong>ssous<br />

<strong>du</strong> <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s hommes !<br />

353


Je voulais aimer. – J’allais comme un forcené<br />

appelant et invoquant l’amour ; – je me tordais <strong>de</strong><br />

rage sous le sentiment <strong>de</strong> mon impuissance ;<br />

j’allumais mon sang, je traînais mon corps aux<br />

bourbiers <strong>de</strong>s plaisirs ; j’ai serré à l’étouffer<br />

contre mon cœur ari<strong>de</strong> une femme et belle et<br />

jeune et qui m’aimait ; – j’ai couru après la<br />

passion qui me fuyait. Je me suis prostitué, et j’ai<br />

fait comme une vierge qui s’en irait dans un<br />

mauvais lieu espérant trouver un amant parmi<br />

ceux que la débauche y pousse, au lieu d’attendre<br />

patiemment, dans une ombre discrète et<br />

silencieuse, que l’ange que Dieu me réserve<br />

m’apparût dans une pénombre rayonnante, une<br />

fleur <strong>du</strong> ciel à la main. Toutes ces années que j’ai<br />

per<strong>du</strong>es à m’agiter puérilement, à courir çà et là,<br />

à vouloir forcer la nature et le temps, j’aurais dû<br />

les passer dans la solitu<strong>de</strong> et la méditation, à<br />

tâcher <strong>de</strong> me rendre digne d’être aimé ; – c’eût<br />

été sagement fait ; – mais j’avais <strong>de</strong>s écailles sur<br />

les yeux et je marchais droit au précipice. J’ai<br />

déjà un pied suspen<strong>du</strong> sur le vi<strong>de</strong>, et le crois que<br />

je m’en vais bientôt lever l’autre. J’ai beau<br />

résister, je le sens, il faut que je roule jusqu’au<br />

354


fond <strong>de</strong> ce nouveau gouffre qui vient <strong>de</strong> s’ouvrir<br />

en moi.<br />

Oui, c’est bien ainsi que je m’étais figuré<br />

l’amour. Je sens maintenant ce que j’avais rêvé. –<br />

Oui, voilà bien les insomnies charmantes et<br />

terribles où les roses sont <strong>de</strong>s chardons et où les<br />

chardons sont <strong>de</strong>s roses ; voilà bien la douce<br />

peine et le bonheur misérable, ce trouble<br />

ineffable qui vous entoure d’un nuage doré et fait<br />

trembler <strong>de</strong>vant vous la forme <strong>de</strong>s objets ainsi<br />

que fait l’ivresse, ces bourdonnements d’oreille<br />

où tinte toujours la <strong>de</strong>rnière syllabe <strong>du</strong> nom bienaimé,<br />

ces pâleurs, ces rougeurs, ces<br />

frémissements subits, cette sueur brûlante et<br />

glacée : c’est bien cela ; les poètes ne mentent<br />

pas.<br />

Quand je suis au moment d’entrer au salon où<br />

nous avons l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> nous trouver, mon cœur<br />

bat avec une telle violence, qu’on le pourrait voir<br />

à travers mes habits, et je suis obligé <strong>de</strong> le<br />

comprimer avec mes <strong>de</strong>ux mains, <strong>de</strong> peur qu’il ne<br />

s’échappe. – Si je l’aperçois au bout d’une allée,<br />

dans le parc, la distance s’efface sur-le-champ, et<br />

355


je ne sais pas où le chemin passe : il faut que le<br />

diable l’emporte ou que j’aie <strong>de</strong>s ailes. – Rien ne<br />

peut m’en distraire : je lis, son image s’interpose<br />

entre le livre et mes yeux ; – je monte à cheval, je<br />

cours au grand galop, et je crois toujours sentir<br />

dans le tourbillon ses longs cheveux qui se<br />

mêlent aux miens, et entendre sa respiration<br />

précipitée et son souffle tiè<strong>de</strong> qui m’effleure la<br />

joue. Cette image m’obsè<strong>de</strong> et me suit partout, et<br />

je ne la vois jamais plus que lorsque je ne la vois<br />

pas.<br />

Tu m’as plaint <strong>de</strong> ne pas aimer, – plains-moi<br />

maintenant d’aimer, et surtout d’aimer qui j’aime.<br />

Quel malheur, quel coup <strong>de</strong> hache sur ma vie déjà<br />

si tronçonnée ! – quelle passion insensée,<br />

coupable et odieuse s’est emparée <strong>de</strong> moi ! –<br />

C’est une honte dont la rougeur ne s’éteindra<br />

jamais sur mon front. – C’est la plus déplorable<br />

<strong>de</strong> toutes mes aberrations, je n’y conçois rien, je<br />

n’y comprends rien, tout en moi est brouillé et<br />

renversé ; je ne sais plus qui je suis ni ce que sont<br />

les autres, je doute si je suis un homme ou une<br />

femme, j’ai horreur <strong>de</strong> moi-même, j’éprouve <strong>de</strong>s<br />

mouvements singuliers et inexplicables, et il y a<br />

356


<strong>de</strong>s moments où il me semble que ma raison s’en<br />

va, et où le sentiment <strong>de</strong> mon existence<br />

m’abandonne tout à fait. Longtemps je n’ai pu<br />

croire à ce qui était ; je me suis écouté et observé<br />

attentivement. J’ai tâché <strong>de</strong> démêler cet écheveau<br />

confus qui s’enchevêtrait dans mon âme. Enfin, à<br />

travers tous les voiles dont elle s’enveloppait, j’ai<br />

découvert l’affreuse vérité... Silvio, j’aime... Oh !<br />

non, je ne pourrai jamais te le dire... j’aime un<br />

homme !<br />

357


IX<br />

Cela est ainsi. – J’aime un homme, Silvio. –<br />

J’ai cherché longtemps à me faire illusion ; j’ai<br />

donné un nom différent au sentiment que<br />

j’éprouvais, je l’ai vêtu <strong>de</strong> l’habit d’une amitié<br />

pure et désintéressée ; j’ai cru que cela n’était que<br />

l’admiration que j’ai pour toutes les belles<br />

personnes et les belles choses ; je me suis<br />

promené plusieurs jours dans les sentiers perfi<strong>de</strong>s<br />

et riants qui errent autour <strong>de</strong> toute passion<br />

naissante ; mais je reconnais maintenant dans<br />

quelle profon<strong>de</strong> et terrible voie je me suis engagé.<br />

Il n’y a pas à se le cacher : je me suis bien<br />

examiné, j’ai pesé froi<strong>de</strong>ment toutes les<br />

circonstances ; je me suis ren<strong>du</strong> raison <strong>du</strong> plus<br />

mince détail ; j’ai fouillé mon âme dans tous les<br />

sens avec cette sûreté que donne l’habitu<strong>de</strong><br />

d’étudier sur soi-même ; je rougis d’y penser et<br />

<strong>de</strong> l’écrire ; mais la chose, hélas ! n’est que trop<br />

certaine, j’aime ce jeune homme, non d’amitié,<br />

358


mais d’amour ; – oui, d’amour.<br />

Toi que j’ai tant aimé, ô Silvio, mon bon, mon<br />

seul camara<strong>de</strong>, tu ne m’as jamais rien fait<br />

éprouver <strong>de</strong> semblable, et cependant, s’il y eut<br />

jamais sous le ciel amitié étroite et vive, si jamais<br />

<strong>de</strong>ux âmes, quoique différentes, se sont<br />

parfaitement comprises, ce fut notre amitié et ce<br />

sont nos <strong>de</strong>ux âmes. Quelles heures ailées nous<br />

avons passées ensemble ! quelles causeries sans<br />

fin et toujours trop tôt terminées ! que <strong>de</strong> choses<br />

nous nous sommes dites, que l’on ne s’est jamais<br />

dites ! – Nous avions au cœur l’un pour l’autre<br />

cette fenêtre que Momus aurait voulu ouvrir au<br />

flanc <strong>de</strong> l’homme. – Que j’étais fier d’être ton<br />

ami, moi, plus jeune que toi, moi si fou, toi si<br />

raisonnable !<br />

Ce que je sens pour ce jeune homme est<br />

vraiment incroyable ; jamais aucune femme ne<br />

m’a troublé aussi singulièrement. Le son <strong>de</strong> sa<br />

voix si argentin et si clair me donne sur les nerfs<br />

et m’agite d’une manière étrange ; mon âme se<br />

suspend à ses lèvres, comme une abeille à une<br />

fleur, pour y boire le miel <strong>de</strong> ses paroles. – Je ne<br />

359


puis l’effleurer en passant sans frissonner <strong>de</strong> la<br />

tête aux pieds, et le soir, quand au moment <strong>de</strong><br />

nous quitter il me tend son adorable main si<br />

douce et si satinée, toute ma vie se porte à la<br />

place qu’il a touchée, et une heure après je sens<br />

encore la pression <strong>de</strong> ses doigts.<br />

Ce matin, je l’ai regardé très longtemps sans<br />

qu’il me vît. – J’étais caché <strong>de</strong>rrière mon ri<strong>de</strong>au.<br />

– Lui était à sa fenêtre, qui est précisément en<br />

face <strong>de</strong> la mienne. – Cette partie <strong>du</strong> château a été<br />

bâtie à la fin <strong>du</strong> règne <strong>de</strong> Henri IV ; elle est<br />

moitié briques, moitié moellons, selon l’usage <strong>du</strong><br />

temps ; la fenêtre est longue, étroite, avec un<br />

linteau et un balcon <strong>de</strong> pierre. – Théodore, – car<br />

tu as déjà sans doute <strong>de</strong>viné que c’est lui dont il<br />

s’agit, – était accoudé mélancoliquement sur la<br />

rampe et paraissait rêver profondément. – Une<br />

draperie <strong>de</strong> damas rouge à gran<strong>de</strong>s fleurs, à <strong>de</strong>mi<br />

relevée, tombait à larges plis <strong>de</strong>rrière lui et lui<br />

servait <strong>de</strong> fond. – Qu’il était beau, et que sa tête<br />

brune et pâle ressortait merveilleusement sur<br />

cette teinte pourpre ! Deux grosses touffes <strong>de</strong><br />

cheveux, noires, lustrées, pareilles aux grappes <strong>de</strong><br />

raisin <strong>de</strong> l’Érigone antique, lui pendaient<br />

360


gracieusement le long <strong>de</strong>s joues et encadraient<br />

d’une manière charmante l’ovale fin et correct <strong>de</strong><br />

sa belle figure. Son cou rond et potelé était<br />

entièrement nu, et il avait une espèce <strong>de</strong> robe <strong>de</strong><br />

chambre à larges manches qui ressemblait assez à<br />

une robe <strong>de</strong> femme. – Il tenait en main une tulipe<br />

jaune qu’il déchiquetait impitoyablement dans sa<br />

rêverie, et dont il jetait les morceaux au vent.<br />

Un <strong>de</strong>s angles lumineux que le soleil <strong>de</strong>ssinait<br />

sur le mur se vint projeter contre la fenêtre, et le<br />

tableau se dora d’un ton chaud et transparent à<br />

faire envie à la toile la plus chatoyante <strong>du</strong><br />

Giorgione.<br />

Avec ces longs cheveux que la brise remuait<br />

doucement, ce cou <strong>de</strong> marbre ainsi découvert,<br />

cette gran<strong>de</strong> robe serrée autour <strong>de</strong> la taille, ces<br />

belles mains sortant <strong>de</strong> leurs manchettes comme<br />

les pistils d’une fleur <strong>du</strong> milieu <strong>de</strong> leurs pétales, –<br />

il avait l’air non <strong>du</strong> plus beau <strong>de</strong>s hommes, mais<br />

<strong>de</strong> la plus belle <strong>de</strong>s femmes, – et je me disais<br />

dans mon cœur : – C’est une femme, oh ! c’est<br />

une femme ! – Puis je me souviens tout à coup<br />

d’une folie que je t’ai écrite il y a longtemps, – tu<br />

361


sais, – à l’endroit <strong>de</strong> mon idéal et <strong>de</strong> la manière<br />

dont je le <strong>de</strong>vais assurément rencontrer : la belle<br />

dame <strong>du</strong> parc <strong>de</strong> Louis XIII, le château rouge et<br />

blanc, la gran<strong>de</strong> terrasse, les allées <strong>de</strong> vieux<br />

marronniers et l’entrevue à la fenêtre ; je t’ai fait<br />

autrefois tout ce détail. – C’était bien cela, – ce<br />

que je voyais était la réalisation précise <strong>de</strong> mon<br />

rêve. – C’était bien le style d’architecture, l’effet<br />

<strong>de</strong> lumière, le genre <strong>de</strong> beauté, la couleur et le<br />

caractère que j’avais souhaités ; – il n’y manquait<br />

rien, seulement la dame était un homme ; – mais<br />

je t’avoue qu’en ce moment-là je l’avais<br />

entièrement oublié.<br />

Il faut que Théodore soit une femme<br />

déguisée ; la chose est impossible autrement. –<br />

Cette beauté excessive, même pour une femme,<br />

n’est pas la beauté d’un homme, fût-il Antinoüs,<br />

l’ami d’Adrien ; fût-il Alexis, l’ami <strong>de</strong> Virgile. –<br />

C’est une femme, parbleu, et je suis bien fou <strong>de</strong><br />

m’être ainsi tourmenté. De la sorte tout<br />

s’explique le plus naturellement <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, et je<br />

ne suis pas aussi monstre que je le croyais.<br />

Est-ce que Dieu mettrait ainsi <strong>de</strong>s franges <strong>de</strong><br />

362


soie si longues et si brunes à <strong>de</strong> sales paupières<br />

d’homme ? Est-ce qu’il teindrait <strong>de</strong> ce carmin si<br />

vif et si tendre nos vilaines bouches lippues et<br />

hérissées <strong>de</strong> poils ? Nos os taillés à coups <strong>de</strong><br />

serpe et grossièrement emmanchés ne valent<br />

point qu’on les emmaillote d’une chair aussi<br />

blanche et aussi délicate ; nos crânes bossués ne<br />

sont point faits pour être baignés <strong>de</strong>s flots d’une<br />

si admirable chevelure.<br />

– Ô beauté ! nous ne sommes créés que pour<br />

t’aimer et t’adorer à genoux, si nous t’avons<br />

trouvée, pour te chercher éternellement à travers<br />

le mon<strong>de</strong>, si ce bonheur ne nous a pas été donné ;<br />

mais te possé<strong>de</strong>r, mais être nous-mêmes toi, cela<br />

n’est possible qu’aux anges et aux femmes.<br />

Amants, poètes, peintres et sculpteurs, nous<br />

cherchons tous à t’élever un autel, l’amant dans<br />

sa maîtresse, le poète dans son chant, le peintre<br />

dans sa toile, le sculpteur dans son marbre ; mais<br />

l’éternel désespoir, c’est <strong>de</strong> ne pouvoir faire<br />

palpable la beauté que l’on sent et d’être<br />

enveloppé d’un corps qui ne réalise point l’idée<br />

<strong>du</strong> corps que vous comprenez être le vôtre.<br />

363


J’ai vu autrefois un jeune homme qui m’avait<br />

volé la forme que j’aurais dû avoir. Ce scélérat<br />

était juste comme j’aurais voulu être. Il avait la<br />

beauté <strong>de</strong> ma lai<strong>de</strong>ur, et à côté <strong>de</strong> lui j’avais l’air<br />

<strong>de</strong> son ébauche. Il était <strong>de</strong> ma taille, mais plus<br />

svelte et plus fort ; sa tournure ressemblait à la<br />

mienne, mais avec une élégance et une noblesse<br />

que je n’ai pas. Ses yeux n’étaient pas d’une<br />

couleur autre que mes propres yeux, mais ils<br />

avaient un regard et un éclat que les miens<br />

n’auront jamais. Son nez avait été jeté au même<br />

moule que le mien, seulement il semblait avoir<br />

été retouché par le ciseau d’un statuaire habile ;<br />

les narines en étaient plus ouvertes et plus<br />

passionnées, les méplats plus nettement accusés,<br />

et il avait quelque chose d’héroïque dont cette<br />

respectable partie <strong>de</strong> mon indivi<strong>du</strong> est totalement<br />

dénuée : on eût dit que la nature se fût essayée en<br />

ma personne à faire ce moi-même perfectionné. –<br />

J’avais l’air d’être le brouillon raturé et informe<br />

<strong>de</strong> la pensée dont il était la copie en belle écriture<br />

moulée. Quand je le voyais marcher, s’arrêter,<br />

saluer les dames, s’asseoir et se coucher avec<br />

cette grâce parfaite qui résulte <strong>de</strong> la beauté <strong>de</strong>s<br />

364


proportions, il me prenait <strong>de</strong>s tristesses et <strong>de</strong>s<br />

jalousies affreuses, et telles qu’en doit ressentir le<br />

modèle <strong>de</strong> terre glaise qui se sèche et se fendille<br />

obscurément dans un coin <strong>de</strong> l’atelier, tandis que<br />

l’orgueilleuse statue <strong>de</strong> marbre, qui sans lui<br />

n’existerait pas, se dresse fièrement sur son socle<br />

sculpté et attire l’attention et les éloges <strong>de</strong>s<br />

visiteurs. Car enfin ce drôle, ce n’est que moi un<br />

peu mieux réussi et coulé avec un bronze moins<br />

rebelle et qui s’est insinué plus exactement dans<br />

les creux <strong>du</strong> moule. Je le trouve bien hardi <strong>de</strong> se<br />

pavaner ainsi avec ma forme et <strong>de</strong> faire l’insolent<br />

comme s’il était un type original : il n’est, au<br />

bout <strong>du</strong> compte, que mon plagiaire, car je suis né<br />

avant lui, et sans moi la nature n’eût point eu<br />

l’idée <strong>de</strong> le faire ainsi. – Quand les femmes<br />

louaient ses bonnes façons et les agréments <strong>de</strong> sa<br />

personne, j’avais toutes les envies <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

me lever et <strong>de</strong> leur dire : Sottes que vous êtes,<br />

louez-moi donc directement, car ce monsieur est<br />

moi, et c’est un détour inutile que <strong>de</strong> lui envoyer<br />

ce qui me revient. D’autres fois j’avais<br />

d’horribles démangeaisons <strong>de</strong> l’étrangler et <strong>de</strong><br />

mettre son âme à la porte <strong>de</strong> ce corps qui<br />

365


m’appartenait, et je rôdais autour <strong>de</strong> lui les lèvres<br />

serrées, les poings crispés comme un seigneur qui<br />

rô<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> son palais où une famille <strong>de</strong> gueux<br />

s’est établie en son absence et qui ne sait<br />

comment les jeter <strong>de</strong>hors. – Ce jeune homme, au<br />

reste, est stupi<strong>de</strong>, et il réussit d’autant plus. – Et<br />

quelquefois j’envie sa stupidité plus que sa<br />

beauté. – Le mot <strong>de</strong> l’Évangile sur les pauvres<br />

d’esprit n’est pas complet : ils auront le royaume<br />

<strong>du</strong> ciel ; je n’en sais rien, et cela m’est bien égal ;<br />

mais à coup sûr ils ont le royaume <strong>de</strong> la terre, –<br />

ils ont l’argent et les belles femmes, c’est-à-dire<br />

les <strong>de</strong>ux seules choses désirables qui soient au<br />

mon<strong>de</strong>. – Connais-tu un homme d’esprit qui soit<br />

riche, et un garçon <strong>de</strong> cœur et <strong>de</strong> quelque mérite<br />

qui ait une maîtresse passable ? – Quoique<br />

Théodore soit très beau, je n’ai cependant pas<br />

désiré sa beauté, et j’aime mieux qu’il l’ait que<br />

moi.<br />

– Ces amours étranges dont sont pleines les<br />

élégies <strong>de</strong>s poètes anciens, qui nous surprenaient<br />

tant et que nous ne pouvions concevoir, sont donc<br />

vraisemblables et possibles. Dans les tra<strong>du</strong>ctions<br />

que nous en faisions, nous mettions <strong>de</strong>s noms <strong>de</strong><br />

366


femmes à la place <strong>de</strong> ceux qui y étaient. Juventius<br />

se terminait en Juventia, Alexis se changeait en<br />

Ianthé. Les beaux garçons <strong>de</strong>venaient <strong>de</strong> belles<br />

filles, nous recomposions ainsi le sérail<br />

monstrueux <strong>de</strong> Catulle, <strong>de</strong> Tibulle, <strong>de</strong> Martial et<br />

<strong>du</strong> doux Virgile. C’était une fort galante<br />

occupation qui prouvait seulement combien peu<br />

nous avions compris le génie antique.<br />

Je suis un homme <strong>de</strong>s temps homériques ; – le<br />

mon<strong>de</strong> où je vis n’est pas le mien, et je ne<br />

comprends rien à la société qui m’entoure. Le<br />

Christ n’est pas venu pour moi ; je suis aussi<br />

païen qu’Alcibia<strong>de</strong> et Phidias. – Je n’ai jamais été<br />

cueillir sur le Golgotha les fleurs <strong>de</strong> la passion, et<br />

le fleuve profond qui coule <strong>du</strong> flanc <strong>du</strong> crucifié et<br />

fait une ceinture rouge au mon<strong>de</strong> ne m’a pas<br />

baigné <strong>de</strong> ses flots : – mon corps rebelle ne veut<br />

point reconnaître la suprématie <strong>de</strong> l’âme, et ma<br />

chair n’entend point qu’on la mortifie. – Je trouve<br />

la terre aussi belle que le ciel, et je pense que la<br />

correction <strong>de</strong> la forme est la vertu. <strong>La</strong> spiritualité<br />

n’est pas mon fait, j’aime mieux une statue qu’un<br />

fantôme, et le plein midi que le crépuscule. Trois<br />

choses me plaisent : l’or, le marbre et la pourpre,<br />

367


éclat, solidité, couleur. Mes rêves sont faits <strong>de</strong><br />

cela, et tous les palais que je bâtis à mes chimères<br />

sont construits <strong>de</strong> ces matériaux. – Quelquefois<br />

j’ai d’autres songes, – ce sont <strong>de</strong> longues<br />

cavalca<strong>de</strong>s <strong>de</strong> chevaux tout blancs, sans harnais<br />

et sans bri<strong>de</strong>, montés par <strong>de</strong> beaux jeunes gens<br />

nus qui défilent sur une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> couleur bleu<br />

foncé comme sur les frises <strong>du</strong> Parthénon, ou <strong>de</strong>s<br />

théories <strong>de</strong> jeunes filles couronnées <strong>de</strong><br />

ban<strong>de</strong>lettes avec <strong>de</strong>s tuniques à plis droits et <strong>de</strong>s<br />

sistres d’ivoire qui semblent tourner autour d’un<br />

vase immense. – Jamais ni brouillard ni vapeur,<br />

jamais rien d’incertain et <strong>de</strong> flottant. Mon ciel n’a<br />

pas <strong>de</strong> nuage, ou, s’il en a, ce sont <strong>de</strong>s nuages<br />

soli<strong>de</strong>s et taillés au ciseau, faits avec les éclats <strong>de</strong><br />

marbre tombés <strong>de</strong> la statue <strong>de</strong> Jupiter. Des<br />

montagnes aux arêtes vives et tranchées le<br />

<strong>de</strong>ntellent brusquement par les bords, et le soleil<br />

accoudé sur une <strong>de</strong>s plus hautes cimes ouvre tout<br />

grand son œil jaune <strong>de</strong> lion aux paupières dorées.<br />

– <strong>La</strong> cigale crie et chante, l’épi craque ; l’ombre<br />

vaincue et n’en pouvant plus <strong>de</strong> chaleur se<br />

pelotonne et se ramasse au pied <strong>de</strong>s arbres : tout<br />

rayonne, tout reluit, tout resplendit. Le moindre<br />

368


détail prend <strong>de</strong> la fermeté et s’accentue<br />

hardiment ; chaque objet revêt une forme et une<br />

couleur robustes. I n’y a pas là <strong>de</strong> place pour la<br />

mollesse et la rêvasserie <strong>de</strong> l’art chrétien. – Ce<br />

mon<strong>de</strong>-là est le mien. – Les ruisseaux <strong>de</strong> mes<br />

paysages tombent à flots sculptés d’une urne<br />

sculptée ; entre ces grands roseaux verts et<br />

sonores comme ceux <strong>de</strong> l’Eurotas, on voit luire la<br />

hanche ron<strong>de</strong> et argentée <strong>de</strong> quelque naïa<strong>de</strong> aux<br />

cheveux glauques. Dans cette sombre forêt <strong>de</strong><br />

chênes, voici Diana qui passe la trousse au dos<br />

avec son écharpe volante et ses bro<strong>de</strong>quins aux<br />

ban<strong>de</strong>s entrelacées. Elle est suivie <strong>de</strong> sa meute et<br />

<strong>de</strong> ses nymphes aux noms harmonieux. – Mes<br />

tableaux sont peints avec quatre tons, comme les<br />

tableaux <strong>de</strong>s peintres primitifs, et souvent ce ne<br />

sont que <strong>de</strong>s bas-reliefs coloriés ; car j’aime à<br />

toucher <strong>du</strong> doigt ce que j’ai vu et à poursuivre la<br />

ron<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s contours jusque dans ses replis les<br />

plus fuyants ; je considère chaque chose sous tous<br />

les profils et je tourne à l’entour une lumière à la<br />

main. – J’ai regardé l’amour à la lumière antique<br />

et comme un morceau <strong>de</strong> sculpture plus ou moins<br />

parfait. Comment est le bras ? Assez bien. – Les<br />

369


mains ne manquent pas <strong>de</strong> délicatesse. – Que<br />

pensez-vous <strong>de</strong> ce pied ? Je pense que la cheville<br />

n’a pas <strong>de</strong> noblesse, et que le talon est commun.<br />

Mais la gorge est bien placée et d’une bonne<br />

forme, la ligne serpentine est assez ondoyante, les<br />

épaules sont grasses et d’un beau caractère. –<br />

Cette femme serait un modèle passable, et l’on en<br />

pourrait mouler plusieurs portions. – Aimons-la.<br />

J’ai toujours été ainsi. J’ai pour les femmes le<br />

regard d’un sculpteur et non celui d’un amant. Je<br />

me suis toute ma vie inquiété <strong>de</strong> la forme <strong>du</strong><br />

flacon, jamais <strong>de</strong> la qualité <strong>du</strong> contenu. J’aurais<br />

eu la boîte <strong>de</strong> Pandore entre les mains, je crois<br />

que je ne l’eusse pas ouverte. Tout à l’heure je<br />

disais que le Christ n’était pas venu pour moi ;<br />

Marie, l’étoile <strong>du</strong> Ciel mo<strong>de</strong>rne, la douce mère <strong>du</strong><br />

glorieux bambin, n’est pas venue non plus.<br />

Bien longtemps et bien souvent je me suis<br />

arrêté sous le feuillage <strong>de</strong> pierre <strong>de</strong>s cathédrales,<br />

aux tremblantes clartés <strong>de</strong>s vitraux, à l’heure où<br />

l’orgue gémissait <strong>de</strong> lui-même, quand un doigt<br />

invisible se posait sur les touches et que le vent<br />

soufflait dans les tuyaux, – et j’ai plongé<br />

370


profondément mes yeux dans l’azur pâle <strong>de</strong>s<br />

longs yeux <strong>de</strong> la Madone. J’ai suivi avec piété<br />

l’ovale amaigri <strong>de</strong> sa figure, l’arc à peine indiqué<br />

<strong>de</strong> ses sourcils, j’ai admiré son front uni et<br />

lumineux, ses tempes chastement transparentes,<br />

les pommettes <strong>de</strong> ses joues nuancées d’une<br />

couleur sobre et virginale, plus tendre que la fleur<br />

<strong>du</strong> pêcher ; j’ai compté un à un les beaux cils<br />

dorés qui y jettent leur ombre palpitante ; j’ai<br />

démêlé, dans la <strong>de</strong>mi-teinte qui la baigne, les<br />

lignes fuyantes <strong>de</strong> son cou frêle et mo<strong>de</strong>stement<br />

penché ; j’ai même, d’une main téméraire,<br />

soulevé les plis <strong>de</strong> sa tunique et contemplé sans<br />

voile ce sein vierge et gonflé <strong>de</strong> lait qui n’a<br />

jamais été pressé que par les lèvres divines ; j’en<br />

ai poursuivi les minces veines bleues jusque dans<br />

leurs plus imperceptibles ramifications, j’y ai<br />

posé le doigt pour faire jaillir en blancs filets le<br />

breuvage céleste ; j’ai effleuré <strong>de</strong> ma bouche le<br />

bouton <strong>de</strong> la rose mystique.<br />

– Eh bien ! je l’avoue, toute cette beauté<br />

immatérielle, si ailée, et si vaporeuse qu’on sent<br />

bien qu’elle va prendre son vol, ne m’a touché<br />

que médiocrement. – J’aime mieux la Vénus<br />

371


Anadyomène, mille fois mieux. – Ces yeux<br />

antiques retroussés par les coins, cette lèvre si<br />

pure et si fermement coupée, si amoureuse et qui<br />

convie si bien au baiser, ce front bas et plein, ces<br />

cheveux on<strong>du</strong>lés comme la mer et noués<br />

négligemment <strong>de</strong>rrière la tête, ces épaules fermes<br />

et lustrées, ce dos aux mille sinuosités<br />

charmantes, cette gorge petite et peu détachée,<br />

toutes ces formes ron<strong>de</strong>s et ten<strong>du</strong>es, cette largeur<br />

<strong>de</strong> hanche, cette force délicate, ce caractère <strong>de</strong><br />

vigueur surhumaine dans un corps aussi<br />

adorablement féminin me ravissent et<br />

m’enchantent à un point dont tu ne peux te faire<br />

une idée, toi le chrétien et le sage.<br />

Marie, malgré l’air humble qu’elle affecte, est<br />

beaucoup trop fière pour moi ; c’est à peine si le<br />

bout <strong>de</strong> son pied, entouré <strong>de</strong> blanches<br />

ban<strong>de</strong>lettes, effleure le globe déjà bleuissant où<br />

se tord l’antique dragon. – Ses yeux sont les plus<br />

beaux <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, mais ils sont toujours tournés<br />

vers le ciel, ou baissés ; jamais ils ne regar<strong>de</strong>nt en<br />

face, – jamais ils n’ont servi <strong>de</strong> miroir à une<br />

forme humaine. – Et puis, je n’aime pas ces<br />

nimbes <strong>de</strong> chérubins souriants, qui s’arrondissent<br />

372


autour <strong>de</strong> sa tête dans une blon<strong>de</strong> vapeur. Je suis<br />

jaloux <strong>de</strong> ces grands anges éphèbes avec <strong>de</strong>s<br />

chevelures et <strong>de</strong>s robes flottantes qui<br />

s’empressent si amoureusement dans ses<br />

assomptions ; ces mains qui s’enlacent pour la<br />

soutenir, ces ailes qui s’agitent pour l’éventer me<br />

déplaisent et me contrarient. Ces petits-maîtres<br />

<strong>du</strong> ciel, si coquets et si triomphants, en tunique <strong>de</strong><br />

lumière, en perruque <strong>de</strong> fils d’or, avec leurs<br />

belles plumes bleues et vertes, me semblent<br />

beaucoup trop galants, et, si j’étais Dieu, je me<br />

gar<strong>de</strong>rais <strong>de</strong> donner <strong>de</strong> tels pages à ma maîtresse.<br />

<strong>La</strong> Vénus sort <strong>de</strong> la mer pour abor<strong>de</strong>r au<br />

mon<strong>de</strong>, – comme il convient à une divinité qui<br />

aime les hommes, – toute nue et toute seule. –<br />

Elle préfère la terre à l’Olympe et a pour amants<br />

plus d’hommes que <strong>de</strong> dieux : elle ne s’enveloppe<br />

pas <strong>de</strong>s voiles langoureux <strong>de</strong> la mysticité ; elle se<br />

tient <strong>de</strong>bout, son dauphin <strong>de</strong>rrière elle, le pied sur<br />

sa conque <strong>de</strong> nacre ; le soleil frappe sur son<br />

ventre poli, et <strong>de</strong> sa blanche main elle soutient en<br />

l’air les flots <strong>de</strong> ses beaux cheveux où le vieux<br />

père Océan a semé ses perles les plus parfaites. –<br />

On la peut voir : elle ne cache rien, car la pu<strong>de</strong>ur<br />

373


n’est faite que pour les lai<strong>de</strong>s, et c’est une<br />

invention mo<strong>de</strong>rne, fille <strong>du</strong> mépris chrétien <strong>de</strong> la<br />

forme et <strong>de</strong> la matière.<br />

Ô vieux mon<strong>de</strong> ! tout ce que tu as révéré est<br />

donc méprisé ; tes idoles sont donc renversées<br />

dans la poussière ; <strong>de</strong> maigres anachorètes vêtus<br />

<strong>de</strong> lambeaux troués, <strong>de</strong>s martyrs tout sanglants et<br />

les épaules lacérées par les tigres <strong>de</strong> tes cirques se<br />

sont juchés sur les pié<strong>de</strong>staux <strong>de</strong> tes dieux si<br />

beaux et si charmants : – le Christ a enveloppé le<br />

mon<strong>de</strong> dans son linceul. Il faut que la beauté<br />

rougisse d’elle-même et prenne un suaire. –<br />

Beaux jeunes gens aux membres frottés d’huile<br />

qui luttez dans le lycée ou le gymnase, sous le<br />

ciel éclatant, au plein soleil <strong>de</strong> l’Attique, <strong>de</strong>vant<br />

la foule émerveillée ; jeunes filles <strong>de</strong> Sparte qui<br />

dansez la bibase, et qui courez nues jusqu’au<br />

sommet <strong>du</strong> Taygète, reprenez vos tuniques et vos<br />

chlamy<strong>de</strong>s : – votre règne est passé. Et vous,<br />

pétrisseurs <strong>de</strong> marbre, Prométhées <strong>du</strong> bronze,<br />

brisez vos ciseaux : – il n’y aura plus <strong>de</strong><br />

sculpteurs. – Le mon<strong>de</strong> palpable est mort. Une<br />

pensée ténébreuse et lugubre remplit seule<br />

l’immensité <strong>du</strong> vi<strong>de</strong>. – Cléomène va voir chez les<br />

374


tisserands quels plis fait le drap ou la toile.<br />

Virginité, plante amère, née sur un sol trempé<br />

<strong>de</strong> sang, et dont la fleur étiolée et maladive<br />

s’ouvre péniblement à l’ombre humi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

cloîtres, sous une froi<strong>de</strong> pluie lustrale ; – rose<br />

sans parfum et toute hérissée d’épines, tu as<br />

remplacé pour nous les belles et joyeuses roses<br />

baignées <strong>de</strong> nard et <strong>de</strong> falerne <strong>de</strong>s danseuses <strong>de</strong><br />

Sybaris !<br />

Le mon<strong>de</strong> antique ne te connaissait pas, fleur<br />

infécon<strong>de</strong> ; jamais tu n’es entrée dans ses<br />

couronnes aux o<strong>de</strong>urs enivrantes ; – dans cette<br />

société vigoureuse et bien portante, on t’eût<br />

dédaigneusement foulée aux pieds. – Virginité,<br />

mysticisme, mélancolie, – trois mots inconnus, –<br />

trois maladies nouvelles apportées par le Christ. –<br />

Pâles spectres qui inon<strong>de</strong>z notre mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> vos<br />

larmes glacées, et qui, le cou<strong>de</strong> sur un nuage, la<br />

main dans la poitrine, dites pour toute parole : Ô<br />

mort ! ô mort ! vous n’auriez pu mettre le pied<br />

sur cette terre si bien peuplée <strong>de</strong> dieux in<strong>du</strong>lgents<br />

et folâtres !<br />

Je considère la femme, à la manière antique,<br />

375


comme une belle esclave <strong>de</strong>stinée à nos plaisirs.<br />

– Le christianisme ne l’a pas réhabilitée à mes<br />

yeux. C’est toujours pour moi quelque chose <strong>de</strong><br />

dissemblable et d’inférieur que l’on adore et dont<br />

on joue, un hochet plus intelligent que s’il était<br />

d’ivoire ou d’or, et qui se relève lui-même si on<br />

le laisse tomber à terre. – On m’a dit, à cause <strong>de</strong><br />

cela, que je pensais mal <strong>de</strong>s femmes ; je trouve,<br />

au contraire, que c’est en penser fort bien.<br />

Je ne sais pas, en vérité, pourquoi les femmes<br />

tiennent tant à être regardées comme <strong>de</strong>s<br />

hommes. – Je conçois que l’on ait envie d’être<br />

serpent boa, lion ou éléphant ; mais que l’on ait<br />

envie d’être homme, c’est ce qui me passe tout à<br />

fait. Si j’avais été au concile <strong>de</strong> Trente quand s’y<br />

agita cette importante question, à savoir si la<br />

femme est un homme, j’aurais assurément opiné<br />

pour la négative.<br />

J’ai fait en ma vie quelques vers amoureux ou<br />

<strong>du</strong> moins qui avaient la prétention <strong>de</strong> passer pour<br />

tels. – Je viens d’en relire une partie. Le<br />

sentiment <strong>de</strong> l’amour mo<strong>de</strong>rne y manque<br />

totalement. – Si cela était écrit en distiques latins<br />

376


au lieu d’être en rimes françaises, on le pourrait<br />

prendre pour l’œuvre d’un mauvais poète <strong>du</strong><br />

temps d’Auguste. Et je m’étonne que les femmes,<br />

pour qui ils étaient faits, au lieu d’en être fort<br />

charmées, ne s’en soient pas fâchées<br />

sérieusement. – Il est vrai que les femmes ne<br />

s’enten<strong>de</strong>nt pas plus en poésie que les choux et<br />

les roses, ce qui est très naturel et très simple,<br />

étant elles-mêmes la poésie ou tout au moins les<br />

meilleurs instruments <strong>de</strong> poésie : la flûte n’entend<br />

ni ne comprend l’air que l’on joue sur elle.<br />

Dans ces vers, il n’est parlé que <strong>de</strong> l’or ou <strong>de</strong><br />

l’ébène <strong>de</strong>s cheveux, <strong>de</strong> la finesse miraculeuse <strong>de</strong><br />

la peau, <strong>de</strong> la ron<strong>de</strong>ur <strong>du</strong> bras, <strong>de</strong> la petitesse <strong>de</strong>s<br />

pieds et <strong>de</strong> la forme délicate <strong>de</strong> la main, et le tout<br />

se termine par une humble supplique à la divinité<br />

d’octroyer au plus vite la jouissance <strong>de</strong> toutes ces<br />

belles choses. – Aux endroits triomphants, ce ne<br />

sont que guirlan<strong>de</strong>s suspen<strong>du</strong>es au seuil, pluies <strong>de</strong><br />

fleurs, parfums brûlés, addition <strong>de</strong> baisers<br />

catullienne, nuits blanches et charmantes,<br />

querelles à l’Aurore, avec injonctions à la susdite<br />

Aurore <strong>de</strong> retourner se cacher <strong>de</strong>rrière les ri<strong>de</strong>aux<br />

<strong>de</strong> safran <strong>du</strong> vieux Tithon ; – c’est un éclat sans<br />

377


chaleur, une sonorité sans vibration. – Cela est<br />

exact, poli, fait avec une égale curiosité ; mais, à<br />

travers tous les raffinements et les voiles <strong>de</strong><br />

l’expression, on <strong>de</strong>vine la voix brève et <strong>du</strong>re <strong>du</strong><br />

maître qui tâche <strong>de</strong> s’adoucir en parlant à<br />

l’esclave. – Ce n’est point, comme dans les<br />

poésies érotiques faites <strong>de</strong>puis l’ère chrétienne,<br />

une âme qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à une autre âme <strong>de</strong> l’aimer,<br />

parce qu’elle l’aime ; ce n’est point un lac azuré<br />

et souriant qui invite un ruisseau à se fondre dans<br />

son sein pour refléter ensemble les étoiles <strong>du</strong><br />

ciel ; – ce n’est point un couple <strong>de</strong> colombes<br />

ouvrant les ailes en même temps pour voler au<br />

même nid.<br />

Cinthia, vous êtes belle ; hâtez-vous. Qui sait<br />

si vous vivrez <strong>de</strong>main ? – Votre chevelure est<br />

plus noire que la peau lustrée d’une vierge<br />

éthiopienne. Hâtez-vous ; dans quelques années<br />

d’ici, <strong>de</strong> minces fils d’argent se glisseront dans<br />

ces touffes épaisses ; – ces roses sentent bon<br />

aujourd’hui, <strong>de</strong>main elles auront l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la<br />

mort et ne seront plus que <strong>de</strong>s cadavres <strong>de</strong> roses.<br />

– Respirons tes roses tant qu’elles ressemblent à<br />

tes joues ; embrassons tes joues tant qu’elles<br />

378


essemblent à tes roses. – Lorsque vous serez<br />

vieille, Cinthia, personne ne voudra plus <strong>de</strong> vous,<br />

pas même les valets <strong>du</strong> licteur quand vous les<br />

payeriez, et vous courrez après moi que vous<br />

rebutez maintenant. Atten<strong>de</strong>z que Saturne ait rayé<br />

<strong>de</strong> son ongle ce front pur et luisant, et vous verrez<br />

comme votre seuil si assiégé, si supplié, si tiè<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> larmes et si fleuri sera évité, maudit, couvert<br />

d’herbes et <strong>de</strong> ronces. – Hâtez-vous, Cinthia ; la<br />

plus petite ri<strong>de</strong> peut servir <strong>de</strong> fosse au plus grand<br />

amour.<br />

C’est dans cette formule brutale et impérieuse<br />

que se résume toute l’élégie antique : elle en<br />

revient toujours là ; c’est sa plus gran<strong>de</strong> raison,<br />

c’est le plus fort, c’est l’Achille <strong>de</strong> ses arguments.<br />

Après cela elle n’a plus grand-chose à dire, et,<br />

quand elle a promis une robe <strong>de</strong> byssus teint <strong>de</strong>ux<br />

fois et une union <strong>de</strong> perles d’égale grosseur, elle<br />

est au bout <strong>de</strong> son rouleau. – C’est aussi à peu<br />

près tout ce que je trouve <strong>de</strong> plus concluant en<br />

pareille occurrence. – Je ne m’en tiens cependant<br />

pas toujours à ce programme assez exigu, et je<br />

bro<strong>de</strong> mon maigre canevas avec quelques fils <strong>de</strong><br />

soie <strong>de</strong> différentes couleurs arrachés çà et là.<br />

379


Mais ces brins sont courts ou renoués vingt fois<br />

et tiennent mal au fond <strong>de</strong> la trame. Je parle assez<br />

élégamment d’amour, parce que j’ai lu beaucoup<br />

<strong>de</strong> belles choses là-<strong>de</strong>ssus. Il ne faut pour cela<br />

que le talent d’un acteur. Avec beaucoup <strong>de</strong><br />

femmes, cette apparence suffit ; l’habitu<strong>de</strong><br />

d’écrire et d’imaginer fait que je ne reste pas à<br />

court sur ces matières, et tout esprit un peu<br />

exercé, en s’appliquant, parviendra aisément à ce<br />

résultat ; mais je ne sens pas un mot <strong>de</strong> ce que je<br />

dis, et je répète tout bas comme le poète antique :<br />

– Cinthia, hâtez-vous.<br />

On m’a accusé souvent d’être fourbe et<br />

dissimulé. – Personne au mon<strong>de</strong> n’aimerait autant<br />

que moi à parler franchement et à vi<strong>de</strong>r son<br />

cœur ! – mais, comme je n’ai pas une idée et un<br />

sentiment pareils à ceux <strong>de</strong>s gens qui<br />

m’entourent, – comme, au premier mot vrai que<br />

je lâcherais, ce serait un hurrah et un tollé<br />

général, j’ai préféré gar<strong>de</strong>r le silence, ou, si je<br />

parle, ne dégorger que <strong>de</strong>s sottises reçues et ayant<br />

droit <strong>de</strong> bourgeoisie. – Je serais bien venu, si je<br />

disais aux dames ce que je viens <strong>de</strong> t’écrire ! je<br />

ne pense pas qu’elles goûteraient beaucoup ma<br />

380


manière <strong>de</strong> voir et mes façons d’envisager<br />

l’amour. – Pour les hommes, je ne peux pas non<br />

plus leur dire en face qu’ils ont tort <strong>de</strong> ne pas<br />

aller à quatre pattes ; et, en vérité, c’est ce que je<br />

pense <strong>de</strong> plus favorable à leur égard. – Je n’ai pas<br />

envie <strong>de</strong> me faire une querelle à chaque mot. –<br />

Qu’importe, au bout <strong>du</strong> compte, ce que je pense<br />

ou ce que je ne pense pas ; que je sois triste<br />

lorsque je semble gai, joyeux quand j’ai l’air<br />

mélancolique ? On ne trouve pas à redire à ce que<br />

je n’aille pas nu : ne puis-je habiller ma figure<br />

comme mon corps ? Pourquoi un masque serait-il<br />

plus répréhensible qu’une culotte, et un<br />

mensonge qu’un corset ?<br />

Hélas ! la terre tourne autour <strong>du</strong> soleil, rôtie<br />

d’un côté et gelée <strong>de</strong> l’autre. Il y a une bataille où<br />

six cent mille hommes se déchiquettent ; il fait le<br />

plus beau temps <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ; les fleurs sont d’une<br />

coquetterie sans pareille, et elles ouvrent<br />

effrontément leur gorge luxuriante jusque sous le<br />

pied <strong>de</strong>s chevaux. Aujourd’hui il s’est commis un<br />

nombre fabuleux <strong>de</strong> bonnes actions ; il pleut à<br />

verse, neige et tonnerre, éclairs et grêles ; on<br />

dirait que le mon<strong>de</strong> va finir. Les bienfaiteurs <strong>de</strong><br />

381


l’humanité ont <strong>de</strong> la boue jusqu’au ventre et sont<br />

crottés comme <strong>de</strong>s chiens, à moins qu’ils n’aient<br />

voiture. <strong>La</strong> création se moque impitoyablement<br />

<strong>de</strong> la créature et lui décoche à toute minute <strong>de</strong>s<br />

sarcasmes sanglants. Tout est indifférent à tout, et<br />

chaque chose vit ou végète par sa propre loi. Que<br />

je fasse ceci ou cela, que je vive ou que je meure,<br />

que je souffre ou que je jouisse, que je dissimule<br />

ou que je sois franc, qu’est-ce que cela fait au<br />

soleil et aux betteraves et même aux hommes ?<br />

Un fétu <strong>de</strong> paille est tombé sur une fourmi et lui a<br />

cassé la troisième patte à la <strong>de</strong>uxième<br />

articulation ; un rocher est tombé sur un village et<br />

l’a écrasé : je ne crois pas que l’un <strong>de</strong> ces<br />

malheurs arrache plus <strong>de</strong> larmes que l’autre aux<br />

yeux d’or <strong>de</strong>s étoiles. Tu es mon meilleur ami, si<br />

ce mot-là n’est pas aussi creux qu’un grelot ; je<br />

mourrais, il est bien évi<strong>de</strong>nt, si éploré que tu sois,<br />

que tu ne te passeras pas <strong>de</strong> dîner seulement <strong>de</strong>ux<br />

jours, et que, malgré cette épouvantable<br />

catastrophe, tu n’en continueras pas moins <strong>de</strong><br />

jouer fort agréablement au trictrac. – Quel est<br />

celui <strong>de</strong> mes amis, quelle est celle <strong>de</strong> mes<br />

maîtresses qui saura mes nom et prénoms dans<br />

382


vingt ans d’ici, et qui me reconnaîtrait dans la<br />

rue, si je venais à y passer avec un habit percé au<br />

cou<strong>de</strong> ? – Oubli et néant, c’est tout l’homme.<br />

Je me sens aussi parfaitement seul que<br />

possible, et tous les fils qui allaient <strong>de</strong> moi aux<br />

choses et <strong>de</strong>s choses à moi se sont rompus un à<br />

un. Il y a peu d’exemples d’un homme qui, ayant<br />

conservé l’intelligence <strong>de</strong>s mouvements qui se<br />

font en lui, soit parvenu à un <strong>de</strong>gré<br />

d’abrutissement pareil. Je ressemble à ces flacons<br />

<strong>de</strong> liqueurs qu’on a laissés débouchés et dont<br />

l’esprit s’est évaporé complètement. Le breuvage<br />

a la même apparence et la même couleur ;<br />

goûtez-le, vous n’y trouverez que l’insipidité <strong>de</strong><br />

l’eau.<br />

Quand j’y songe, je suis effrayé <strong>de</strong> la rapidité<br />

<strong>de</strong> cette décomposition ; si cela continue, il<br />

faudra que je me sale, ou je pourrirai<br />

inévitablement, et les vers se mettront après moi,<br />

puisque je n’ai plus d’âme, et que cela seul fait la<br />

différence <strong>du</strong> corps au cadavre. – Il y a un an, pas<br />

plus, j’avais encore quelque chose d’humain ; –<br />

je m’agitais, je cherchais. J’avais une pensée<br />

383


caressée entre toutes, une espèce <strong>de</strong> but, un<br />

idéal ; je voulais être aimé, je faisais les rêves que<br />

l’on fait à cet âge, – moins vaporeux, moins<br />

chastes, il est vrai, que ceux <strong>de</strong>s jeunes gens<br />

ordinaires, mais contenus cependant en <strong>de</strong> justes<br />

bornes. Peu à peu ce qu’il y avait d’incorporel<br />

s’est dégagé et s’est dissipé, et il n’est resté au<br />

fond <strong>de</strong> moi qu’une épaisse couche <strong>de</strong> grossier<br />

limon. Le rêve est <strong>de</strong>venu un cauchemar, et la<br />

chimère un succube ; – le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’âme a<br />

fermé ses portes d’ivoire <strong>de</strong>vant moi : je ne<br />

comprends plus que ce que je touche avec les<br />

mains ; j’ai <strong>de</strong>s songes <strong>de</strong> pierre ; tout se<br />

con<strong>de</strong>nse et se <strong>du</strong>rcit autour <strong>de</strong> moi, rien ne<br />

flotte, rien ne vacille, il n’y a pas d’air ni <strong>de</strong><br />

souffle ; la matière me presse, m’envahit et<br />

m’écrase ; je suis comme un pèlerin qui se serait<br />

endormi un jour d’été les pieds dans l’eau et qui<br />

se réveillerait en hiver les jambes prises et<br />

emboîtées dans la glace. Je ne souhaite plus ni<br />

l’amour ni l’amitié <strong>de</strong> personne ; la gloire même,<br />

cette auréole éclatante que j’avais tant désirée<br />

pour mon front, ne me fait plus la moindre envie.<br />

Il n’y a plus, hélas ! qu’une chose qui palpite en<br />

384


moi, c’est l’horrible désir qui me porte vers<br />

Théodore. – Voilà où se ré<strong>du</strong>isent toutes mes<br />

notions morales. Ce qui est beau physiquement<br />

est bien, tout ce qui est laid est mal. – Je verrais<br />

une belle femme, que je saurais avoir l’âme la<br />

plus scélérate <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, qui serait a<strong>du</strong>ltère et<br />

empoisonneuse, j’avoue que cela me serait<br />

parfaitement égal et ne m’empêcherait nullement<br />

<strong>de</strong> m’y complaire, si je trouvais la forme <strong>de</strong> son<br />

nez convenable.<br />

Voici comme je me représente le bonheur<br />

suprême : – c’est un grand bâtiment carré sans<br />

fenêtre au <strong>de</strong>hors : une gran<strong>de</strong> cour entourée<br />

d’une colonna<strong>de</strong> <strong>de</strong> marbre blanc, au milieu une<br />

fontaine <strong>de</strong> cristal avec un jet <strong>de</strong> vif-argent à la<br />

manière arabe, <strong>de</strong>s caisses d’orangers et <strong>de</strong><br />

grenadiers posées alternativement ; par là-<strong>de</strong>ssus<br />

un ciel très bleu et un soleil très jaune ; – <strong>de</strong><br />

grands lévriers au museau <strong>de</strong> brochet dormiraient<br />

çà et là ; <strong>de</strong> temps en temps <strong>de</strong>s nègres pieds nus<br />

avec <strong>de</strong>s cercles d’or aux jambes, <strong>de</strong> belles<br />

servantes blanches et sveltes, habillées <strong>de</strong><br />

vêtements riches et capricieux, passeraient entre<br />

les arca<strong>de</strong>s évidées, quelque corbeille au bras, ou<br />

385


quelque amphore sur la tête. Moi, je serais là,<br />

immobile, silencieux, sous un dais magnifique,<br />

entouré <strong>de</strong> piles <strong>de</strong> carreaux, un grand lion privé<br />

sous mon cou<strong>de</strong>, la gorge nue d’une jeune<br />

esclave sous mon pied en manière d’escabeau, et<br />

fumant <strong>de</strong> l’opium dans une gran<strong>de</strong> pipe <strong>de</strong> ja<strong>de</strong>.<br />

Je ne me figure pas le paradis autrement ; et, si<br />

Dieu veut bien que j’y aille après ma mort, il me<br />

fera bâtir dans le coin <strong>de</strong> quelque étoile un petit<br />

kiosque sur ce plan-là. – Le paradis tel qu’on le<br />

dit être me parait beaucoup trop musical, et je<br />

confesse en toute humilité que je suis<br />

parfaitement incapable <strong>de</strong> supporter une sonate<br />

qui <strong>du</strong>rerait seulement dix mille ans.<br />

– Tu vois quel est mon Eldorado, ma Terre<br />

promise : c’est un rêve comme un autre ; mais il a<br />

cela <strong>de</strong> spécial, que je n’y intro<strong>du</strong>is jamais<br />

aucune figure connue ; que pas un <strong>de</strong> mes amis<br />

n’a franchi le seuil <strong>de</strong> ce palais imaginaire ;<br />

qu’aucune <strong>de</strong>s femmes que j’ai eues ne s’est<br />

assise à côté <strong>de</strong> moi sur le velours <strong>de</strong>s coussins :<br />

j’y suis seul au milieu d’apparences. Toutes ces<br />

figures <strong>de</strong> femmes, toutes ces ombres gracieuses<br />

386


<strong>de</strong> jeunes filles dont je le peuple, je n’ai jamais eu<br />

l’idée <strong>de</strong> les aimer ; je n’en ai jamais supposé une<br />

amoureuse <strong>de</strong> moi. – Dans ce sérail fantastique,<br />

je ne me suis pas créé <strong>de</strong> sultane favorite. Il y a<br />

<strong>de</strong>s négresses, <strong>de</strong>s mulâtresses, <strong>de</strong>s juives à peau<br />

bleue et à cheveux rouges, <strong>de</strong>s Grecques et <strong>de</strong>s<br />

Circassiennes, <strong>de</strong>s Espagnoles et <strong>de</strong>s Anglaises ;<br />

mais ce ne sont pour moi que <strong>de</strong>s symboles <strong>de</strong><br />

couleur et <strong>de</strong> linéament, et je les ai comme l’on a<br />

toute sorte <strong>de</strong> vins dans sa cave, et toutes les<br />

espèces <strong>de</strong> colibris dans sa collection. Ce sont <strong>de</strong>s<br />

machines à plaisir, <strong>de</strong>s tableaux qui n’ont pas<br />

besoin <strong>de</strong> cadre, <strong>de</strong>s statues qui viennent à vous<br />

quand on les appelle et que l’envie vous prend <strong>de</strong><br />

les considérer <strong>de</strong> près. Une femme a sur une<br />

statue cet incontestable avantage qu’elle se tourne<br />

toute seule <strong>du</strong> côté où l’on veut, et qu’il faut faire<br />

soi-même le tour <strong>de</strong> la statue et se placer au point<br />

<strong>de</strong> vue ; – ce qui est fatigant.<br />

Tu vois bien qu’avec <strong>de</strong>s idées semblables je<br />

ne puis rester ni dans ce temps ni dans ce mon<strong>de</strong>ci<br />

; car on ne peut subsister ainsi à côté <strong>du</strong> temps<br />

et <strong>de</strong> l’espace. Il faut que je trouve autre chose.<br />

387


En pensant ainsi, il est simple et logique que<br />

l’on aboutisse à une pareille conclusion. –<br />

Comme on ne cherche que la satisfaction <strong>de</strong><br />

l’œil, le poli <strong>de</strong> la forme et la pureté <strong>du</strong><br />

linéament, on les accepte partout où on les<br />

rencontre. C’est ce qui explique les singulières<br />

aberrations <strong>de</strong> l’amour antique.<br />

Depuis le Christ on n’a plus fait une seule<br />

statue d’homme où la beauté adolescente fût<br />

idéalisée et ren<strong>du</strong>e avec ce soin qui caractérise les<br />

anciens sculpteurs. – <strong>La</strong> femme est <strong>de</strong>venue le<br />

symbole <strong>de</strong> la beauté morale et physique :<br />

l’homme est réellement déchu <strong>du</strong> jour où le petit<br />

enfant est né à Bethléem. <strong>La</strong> femme est la reine<br />

<strong>de</strong> la création ; les étoiles se joignent en couronne<br />

sur sa tête, le croissant <strong>de</strong> la lune se fait une<br />

gloire <strong>de</strong> s’arrondir sous son pied, le soleil cè<strong>de</strong><br />

son or le plus pur pour lui en faire <strong>de</strong>s joyaux, les<br />

peintres qui veulent flatter les anges leur donnent<br />

<strong>de</strong>s figures <strong>de</strong> femmes, et certes ce n’est pas moi<br />

qui les en blâmerai. – Avant le doux et galant<br />

conteur <strong>de</strong> paraboles, c’était tout le contraire ; on<br />

ne féminisait pas les dieux ou les héros que l’on<br />

voulait faire sé<strong>du</strong>isants ; ils avaient leur type,<br />

388


vigoureux et délicat en même temps, mais<br />

toujours mâle, si amoureux que fussent leurs<br />

contours, si polis et si dénués <strong>de</strong> muscles et <strong>de</strong><br />

veines que l’ouvrier eût fait leurs jambes et leurs<br />

bras divins. On faisait plus volontiers revenir à ce<br />

caractère la beauté spéciale <strong>de</strong> la femme. On<br />

élargissait les épaules, on atténuait les hanches,<br />

on donnait peu <strong>de</strong> saillie à la gorge, on accentuait<br />

plus robustement les attaches <strong>de</strong>s bras et <strong>de</strong>s<br />

cuisses. – Il n’y a presque pas <strong>de</strong> différence entre<br />

Paris et Hélène. Aussi l’hermaphrodite est-il une<br />

<strong>de</strong>s chimères les plus ar<strong>de</strong>mment caressées <strong>de</strong><br />

l’antiquité idolâtre.<br />

C’est en effet une <strong>de</strong>s plus suaves créations <strong>du</strong><br />

génie païen que ce fils d’Hermès et d’Aphrodite.<br />

Il ne se peut rien imaginer <strong>de</strong> plus ravissant au<br />

mon<strong>de</strong> que ces <strong>de</strong>ux corps tous <strong>de</strong>ux parfaits,<br />

harmonieusement fon<strong>du</strong>s ensemble, que ces <strong>de</strong>ux<br />

beautés si égales et si différentes qui n’en<br />

forment plus qu’une supérieure à toutes <strong>de</strong>ux,<br />

parce qu’elles se tempèrent et se font valoir<br />

réciproquement : pour un adorateur exclusif <strong>de</strong> la<br />

forme, y a-t-il une incertitu<strong>de</strong> plus aimable que<br />

celle où vous jette la vue <strong>de</strong> ce dos, <strong>de</strong> ces reins<br />

389


douteux, et <strong>de</strong> ces jambes si fines et si fortes que<br />

l’on ne sait si l’on doit les attribuer à Mercure<br />

prêt à s’envoler ou à Diane sortant <strong>du</strong> bain ? Le<br />

torse est un composé <strong>de</strong>s monstruosités les plus<br />

charmantes : sur la poitrine potelée et pleine <strong>de</strong><br />

l’éphèbe s’arrondit avec une grâce étrange la<br />

gorge d’une jeune vierge. Sous les flancs bien<br />

enveloppés et d’une mollesse toute féminine, on<br />

<strong>de</strong>vine les <strong>de</strong>ntelés et les côtes, comme aux flancs<br />

d’un jeune garçon ; le ventre est un peu plat pour<br />

une femme, un peu rond pour un homme, et toute<br />

l’habitu<strong>de</strong> <strong>du</strong> corps a quelque chose <strong>de</strong> nuageux<br />

et d’indécis qu’il est impossible <strong>de</strong> rendre, et dont<br />

l’attrait est tout particulier. – Théodore serait à<br />

coup sûr un excellent modèle <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong><br />

beauté ; cependant je trouve que la portion<br />

féminine l’emporte chez lui, et qu’il lui est plus<br />

resté <strong>de</strong> Salmacis qu’à l’Hermaphrodite <strong>de</strong>s<br />

Métamorphoses.<br />

Ce qu’il y a <strong>de</strong> singulier, c’est que je ne pense<br />

presque plus à son sexe et que je l’aime avec une<br />

sécurité parfaite. Quelquefois je cherche à me<br />

persua<strong>de</strong>r que cet amour est abominable, et je me<br />

le dis à moi-même le plus sévèrement possible ;<br />

390


mais cela ne vient que <strong>de</strong>s lèvres, c’est un<br />

raisonnement que je me fais et que je ne sens<br />

pas : il me semble réellement que c’est la chose la<br />

plus simple <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> et que tout autre à ma<br />

place en ferait autant.<br />

Je le vois, je l’écoute parler ou chanter, car il<br />

chante admirablement, et j’y prends un indicible<br />

plaisir. – Il me fait tellement l’effet d’une femme<br />

qu’un jour, dans la chaleur <strong>de</strong> la conversation, il<br />

m’est échappé <strong>de</strong> l’appeler madame, ce qui l’a<br />

fait rire d’un rire assez forcé, à ce qu’il m’a paru.<br />

Si c’était une femme cependant, quels seraient<br />

ses motifs pour se travestir ainsi ? Je ne puis me<br />

les expliquer d’aucune manière. Qu’un cavalier<br />

très jeune, très beau et parfaitement imberbe, se<br />

déguise en femme, cela se conçoit ; il s’ouvre<br />

ainsi mille portes qui lui seraient restées<br />

obstinément fermées, et le quiproquo peut le jeter<br />

dans une complication d’aventures tout à fait<br />

dédalienne et réjouissante. On peut arriver <strong>de</strong><br />

cette façon jusqu’à une femme étroitement<br />

gardée, ou brusquer quelque bonne fortune à la<br />

faveur <strong>de</strong> la surprise. Mais je ne sais pas trop les<br />

391


avantages qu’il y a pour une belle et jeune femme<br />

à courir le pays en habits d’homme : elle ne peut<br />

qu’y perdre. Une femme ne doit pas renoncer<br />

ainsi au plaisir d’être courtisée, madrigalisée et<br />

adorée ; elle renoncerait plutôt à la vie, et elle<br />

aurait raison, car qu’est-ce que la vie d’une<br />

femme sans tout cela ? – Rien, – ou quelque<br />

chose <strong>de</strong> pis que la mort. Et je m’étonne toujours<br />

que les femmes qui ont trente ans ou la petite<br />

vérole, ne se jettent pas <strong>du</strong> haut d’un clocher en<br />

bas.<br />

Malgré tout cela, quelque chose <strong>de</strong> plus fort<br />

que tous les raisonnements me crie que c’est une<br />

femme, et que c’est elle que j’ai rêvée, elle que je<br />

dois aimer uniquement, et qui m’aimera<br />

uniquement : – oui, c’est elle, la déesse aux<br />

regards d’aigle, aux belles mains royales, qui me<br />

souriait avec con<strong>de</strong>scendance <strong>du</strong> haut <strong>de</strong> son<br />

trône <strong>de</strong> nuées. Elle s’est présentée à moi sous ce<br />

déguisement pour m’éprouver, pour voir si je la<br />

reconnaîtrais, si mon regard amoureux pénétrerait<br />

les voiles dont elle s’était enveloppée, comme<br />

dans ces contes merveilleux où les fées<br />

apparaissent d’abord sous <strong>de</strong>s figures <strong>de</strong><br />

392


mendiantes, puis se relèvent tout à coup<br />

resplendissantes d’or et <strong>de</strong> pierreries.<br />

Je t’ai reconnue, ô mon amour ! À ton aspect,<br />

mon cœur a sauté dans ma poitrine comme saint<br />

Jean dans le ventre <strong>de</strong> sainte Anne, lorsqu’elle fut<br />

visitée par la Vierge ; une lueur flamboyante s’est<br />

répan<strong>du</strong>e dans l’air ; j’ai senti comme une o<strong>de</strong>ur<br />

<strong>de</strong> divine ambroisie ; j’ai vu à tes pieds la traînée<br />

<strong>de</strong> feu, et j’ai compris sur-le-champ que tu n’étais<br />

pas une simple mortelle.<br />

Les sons mélodieux <strong>de</strong> la viole <strong>de</strong> sainte<br />

Cécile, que les anges écoutent avec ravissement,<br />

sont rauques et discordants en comparaison <strong>de</strong>s<br />

ca<strong>de</strong>nces perlées qui s’envolent <strong>de</strong> ta bouche <strong>de</strong><br />

rubis : les Grâces jeunes et souriantes dansent<br />

autour <strong>de</strong> toi une ron<strong>de</strong> perpétuelle ; les oiseaux,<br />

lorsque tu passes dans les bois, inclinent en<br />

gazouillant leur petite tête panachée pour te<br />

mieux voir, et te sifflent leurs plus jolis refrains ;<br />

la lune amoureuse se lève <strong>de</strong> meilleure heure<br />

pour te baiser <strong>de</strong> ses pâles lèvres d’argent, car<br />

elle a abandonné son berger pour toi ; le vent se<br />

gar<strong>de</strong> d’effacer sur le sable la délicate empreinte<br />

393


<strong>de</strong> ton adorable pied ; la fontaine, quand tu t’y<br />

penches, se fait plus unie que le cristal, <strong>de</strong> peur<br />

<strong>de</strong> ri<strong>de</strong>r et <strong>de</strong> déformer la réflexion <strong>de</strong> ton visage<br />

céleste ; les pudiques violettes elles-mêmes<br />

t’ouvrent leur petit cœur et font mille coquetteries<br />

<strong>de</strong>vant toi ; la fraise jalouse se pique d’émulation<br />

et tâche d’égaler le divin incarnat <strong>de</strong> ta bouche ;<br />

l’imperceptible moucheron bourdonne<br />

joyeusement et t’applaudit en battant <strong>de</strong>s ailes : –<br />

toute la nature t’aime et t’admire, ô toi, sa plus<br />

belle œuvre !<br />

Ah ! je vis maintenant ; – jusqu’à présent je<br />

n’avais été qu’un mort : me voilà débarrassé <strong>du</strong><br />

linceul, et je tends hors <strong>de</strong> la fosse mes <strong>de</strong>ux<br />

maigres mains vers le soleil ; ma couleur bleue <strong>de</strong><br />

spectre m’a quitté. Mon sang circule rapi<strong>de</strong>ment<br />

dans mes veines. L’effrayant silence qui régnait<br />

autour <strong>de</strong> moi est rompu à la fin. <strong>La</strong> voûte opaque<br />

et noire qui me pesait sur le front s’est illuminée.<br />

Mille voix mystérieuses me chuchotent à<br />

l’oreille ; <strong>de</strong> charmantes étoiles scintillent au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> moi, et sablent <strong>de</strong> leurs paillettes d’or<br />

les sinuosités <strong>de</strong> mon chemin ; les marguerites<br />

me rient doucement, et les clochettes murmurent<br />

394


mon nom avec leur petite langue tortillée : je<br />

comprends une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> choses que je ne<br />

comprenais pas, je découvre <strong>de</strong>s affinités et <strong>de</strong>s<br />

sympathies merveilleuses, j’entends la langue <strong>de</strong>s<br />

roses et <strong>de</strong>s rossignols, et je lis couramment le<br />

livre que je ne pouvais pas même épeler. J’ai<br />

reconnu que j’avais un ami dans ce vieux chêne<br />

respectable tout couvert <strong>de</strong> gui et <strong>de</strong> plantes<br />

parasites, et que cette pervenche si langoureuse et<br />

si frêle, dont le grand œil bleu débor<strong>de</strong> toujours<br />

<strong>de</strong> larmes, nourrissait <strong>de</strong>puis longtemps pour moi<br />

une passion discrète et contenue : c’est l’amour,<br />

c’est l’amour qui m’a <strong>de</strong>ssillé les yeux et donné<br />

le mot <strong>de</strong> l’énigme. – L’amour est <strong>de</strong>scen<strong>du</strong> au<br />

fond <strong>du</strong> caveau où transissait mon âme accroupie<br />

et somnolente ; il l’a prise par le bout <strong>de</strong> la main<br />

et lui a fait monter l’escalier rai<strong>de</strong> et étroit qui<br />

menait au <strong>de</strong>hors. Toutes les portes <strong>de</strong> la prison<br />

étaient crochetées, et pour la première fois cette<br />

pauvre Psyché est sortie <strong>du</strong> moi où elle était<br />

enfermée.<br />

Une autre vie est <strong>de</strong>venue la mienne. Je respire<br />

par la poitrine d’un autre, et le coup qui le<br />

blesserait me tuerait. – Avant cet heureux jour,<br />

395


j’étais semblable à ces mornes idoles japonaises<br />

qui se regar<strong>de</strong>nt perpétuellement le ventre. J’étais<br />

le spectateur <strong>de</strong> moi-même, le parterre <strong>de</strong> la<br />

comédie que je jouais ; je me regardais vivre, et<br />

j’écoutais les oscillations <strong>de</strong> mon cœur comme le<br />

battement d’une pen<strong>du</strong>le. Voilà tout. Les images<br />

se peignaient dans mes yeux distraits ; les sons<br />

frappaient mon oreille inattentive, mais rien <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong> extérieur n’arrivait jusqu’à mon âme.<br />

L’existence <strong>de</strong> qui que ce soit ne m’était<br />

nécessaire ; je doutais même <strong>de</strong> toute autre<br />

existence que <strong>de</strong> la mienne, dont encore je n’étais<br />

guère sûr. Il me semble que j’étais seul au milieu<br />

<strong>de</strong> l’univers, et que tout le reste n’était que<br />

fumées, images, vaines illusions, apparences<br />

fugitives <strong>de</strong>stinées à peupler ce néant. – Quelle<br />

différence !<br />

Et pourtant, si mon pressentiment me<br />

trompait, si Théodore était réellement un homme,<br />

ainsi que tout le mon<strong>de</strong> le croit ! On a vu<br />

quelquefois <strong>de</strong> ces merveilleuses beautés ; – la<br />

gran<strong>de</strong> jeunesse prête à cette illusion. – C’est une<br />

chose à laquelle je ne veux pas penser et qui me<br />

rendrait fou ; cette graine tombée d’hier dans le<br />

396


ocher stérile <strong>de</strong> mon cœur l’a déjà pénétré en<br />

tout sens <strong>de</strong> ses mille filaments ; elle s’y est<br />

cramponnée robustement, et il serait impossible<br />

<strong>de</strong> l’arracher. C’est déjà un arbre qui fleurit et<br />

verdoie, et tord ses racines musculeuses. – Si je<br />

venais à savoir avec certitu<strong>de</strong> que Théodore n’est<br />

pas une femme, hélas ! je ne sais point si je ne<br />

l’aimerais pas encore.<br />

397


X<br />

Ma belle amie, tu avais bien raison <strong>de</strong> me<br />

détourner <strong>du</strong> projet que j’avais conçu <strong>de</strong> voir les<br />

hommes, – et <strong>de</strong> les étudier à fond, avant <strong>de</strong><br />

donner mon cœur à aucun d’eux. – J’ai à tout<br />

jamais éteint en moi l’amour et jusqu’à la<br />

possibilité <strong>de</strong> l’amour.<br />

Pauvres jeunes filles que nous sommes ;<br />

élevées avec tant <strong>de</strong> soin, si virginalement<br />

entourées d’un triple mur <strong>de</strong> précautions et <strong>de</strong><br />

réticences, – nous, à qui on ne laisse rien<br />

entendre, rien soupçonner, et dont la principale<br />

science est <strong>de</strong> ne rien savoir, dans quelles<br />

étranges erreurs nous vivons, et quelles perfi<strong>de</strong>s<br />

chimères nous bercent entre leurs bras !<br />

Ah ! Graciosa, trois fois maudite soit la minute<br />

où m’est venue l’idée <strong>de</strong> ce travestissement ; que<br />

d’horreurs, que d’infamies et que <strong>de</strong> grossièretés<br />

dont j’ai été forcée d’être témoin ou auditeur !<br />

398


quel trésor <strong>de</strong> chaste et précieuse ignorance j’ai<br />

dissipé en peu <strong>de</strong> temps !<br />

C’était par un beau clair <strong>de</strong> lune, t’en<br />

souviens-tu ? nous nous promenions ensemble<br />

tout au fond <strong>du</strong> jardin, dans cette allée triste et<br />

peu fréquentée, terminée d’un côté par une statue<br />

<strong>de</strong> Faune jouant <strong>de</strong> la flûte, qui n’a plus <strong>de</strong> nez et<br />

dont tout le corps est couvert d’une lèpre épaisse<br />

<strong>de</strong> mousse noirâtre, et <strong>de</strong> l’autre côté par une<br />

perspective feinte, <strong>de</strong>ssinée sur le mur et à moitié<br />

effacée par la pluie. – À travers le feuillage<br />

encore rare <strong>de</strong> la charmille, on voyait par places<br />

les étoiles étinceler et s’arrondir la serpe d’argent.<br />

Une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> jeunes pousses et <strong>de</strong> plantes<br />

nouvelles nous arrivait <strong>du</strong> parterre avec les<br />

souffles languissants d’une petite brise ; un<br />

oiseau caché sifflait un air langoureux et bizarre ;<br />

nous, comme <strong>de</strong> vraies jeunes filles, nous<br />

causions d’amour, <strong>de</strong> galants, <strong>de</strong> mariage, <strong>du</strong><br />

beau cavalier que nous avions vu à la messe ;<br />

nous mettions en commun le peu <strong>de</strong> notions <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong>s choses que nous pouvions avoir ;<br />

nous retournions <strong>de</strong> cent manières une phrase que<br />

nous avions enten<strong>du</strong>e par hasard et dont la<br />

399


signification nous semblait obscure et singulière ;<br />

nous nous faisions mille <strong>de</strong> ces questions<br />

saugrenues que la plus parfaite innocence peut<br />

seule imaginer. – Que <strong>de</strong> poésie primitive, que<br />

d’adorables sottises dans ces furtifs entretiens <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux petites niaises sorties la veille <strong>de</strong> pension !<br />

Toi, tu voulais pour amant un jeune homme<br />

hardi et fier, avec <strong>de</strong>s moustaches et <strong>de</strong>s cheveux<br />

noirs, <strong>de</strong> grands éperons, <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s plumes, une<br />

gran<strong>de</strong> épée, une espèce <strong>de</strong> matamore amoureux,<br />

et tu donnais en plein dans l’héroïque et le<br />

triomphant : tu ne rêvais que <strong>du</strong>els et escala<strong>de</strong>s,<br />

dévoûment miraculeux, et tu aurais volontiers<br />

jeté ton gant dans la fosse aux lions pour que ton<br />

Esplandian l’y allât chercher : cela était fort<br />

comique <strong>de</strong> voir une petite fille comme tu l’étais<br />

alors, toute blon<strong>de</strong>, toute rougissante, ployant au<br />

moindre souffle, vous débiter ces généreuses<br />

tira<strong>de</strong>s d’une seule haleine et <strong>de</strong> l’air le plus<br />

martial <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>.<br />

Moi, quoique je n’eusse que six mois <strong>de</strong> plus<br />

que toi, j’étais <strong>de</strong> six ans moins romanesque : une<br />

chose m’inquiétait principalement, c’était <strong>de</strong><br />

400


savoir ce que les hommes se disaient entre eux et<br />

ce qu’ils faisaient lorsqu’ils étaient sortis <strong>de</strong>s<br />

salons et <strong>de</strong>s théâtres : je pressentais dans leur vie<br />

beaucoup <strong>de</strong> côtés défectueux et obscurs,<br />

soigneusement voilés à nos regards, et qu’il nous<br />

importait beaucoup <strong>de</strong> connaître ; quelquefois,<br />

cachée <strong>de</strong>rrière un ri<strong>de</strong>au, j’épiais <strong>de</strong> loin les<br />

cavaliers qui venaient à la maison, et il me<br />

semblait alors démêler dans leur allure quelque<br />

chose d’ignoble et <strong>de</strong> cynique, une insouciance<br />

grossière ou une préoccupation farouche que je<br />

ne leur retrouvais plus dès qu’ils étaient entrés, et<br />

qu’ils semblaient dépouiller comme par<br />

enchantement sur le seuil <strong>de</strong> la chambre. Tous,<br />

les jeunes comme les vieux, me paraissaient avoir<br />

adopté uniformément un masque <strong>de</strong> convention,<br />

<strong>de</strong>s sentiments <strong>de</strong> convention et un parler <strong>de</strong><br />

convention, lorsqu’ils étaient <strong>de</strong>vant les femmes.<br />

– De l’angle <strong>du</strong> salon où je me tenais droite<br />

comme une poupée et sans appuyer le dos à mon<br />

fauteuil, tout en roulant mon bouquet entre mes<br />

doigts, j’écoutais, je regardais ; mes yeux étaient<br />

baissés cependant, et je voyais tout à droite, à<br />

gauche, <strong>de</strong>vant et <strong>de</strong>rrière moi : – comme les<br />

401


yeux fabuleux <strong>du</strong> lynx, mes yeux perçaient les<br />

murailles, et j’aurais dit ce qui se passait dans la<br />

pièce à côté.<br />

Je m’étais aussi aperçue d’une notable<br />

différence dans la manière dont on parlait aux<br />

femmes mariées ; ce n’étaient plus les phrases<br />

discrètes et polies, enjolivées puérilement comme<br />

on en adressait à moi ou à mes compagnes, c’était<br />

un enjouement plus libre, <strong>de</strong>s façons moins<br />

sobres et plus dégagées, les claires réticences et<br />

les détours aboutissant vite d’une corruption qui<br />

sait qu’elle a <strong>de</strong>vant elle une corruption<br />

semblable : je sentais bien qu’il y avait entre eux<br />

un élément commun qui n’existait pas entre nous,<br />

et j’aurais tout donné pour savoir quel était cet<br />

élément.<br />

Avec quelle anxiété et quelle furie curieuse je<br />

suivais <strong>de</strong> l’œil et <strong>de</strong> l’oreille les groupes<br />

bourdonnants et rieurs <strong>de</strong> jeunes gens qui, après<br />

s’être abattus sur quelques points <strong>du</strong> cercle,<br />

reprenaient leur promena<strong>de</strong> tout en causant et en<br />

jetant au passage <strong>de</strong>s œilla<strong>de</strong>s ambiguës. Sur<br />

leurs bouches dédaigneusement bouffies<br />

402


voltigeaient <strong>de</strong>s ricanements incré<strong>du</strong>les ; ils<br />

avaient l’air <strong>de</strong> se moquer <strong>de</strong> ce qu’ils venaient<br />

<strong>de</strong> dire, et <strong>de</strong> rétracter les compliments et les<br />

adorations dont ils nous avaient comblées. Je<br />

n’entendais pas leurs paroles ; mais je<br />

comprenais, au mouvement <strong>de</strong> leurs lèvres, qu’ils<br />

prononçaient <strong>de</strong>s mots d’une langue qui m’était<br />

inconnue et dont personne ne s’était servi <strong>de</strong>vant<br />

moi. Ceux mêmes qui avaient l’air le plus humble<br />

et le plus soumis redressaient la tête avec une<br />

nuance très sensible <strong>de</strong> révolte et d’ennui ; – un<br />

soupir d’essoufflement, pareil au soupir d’un<br />

acteur qui est arrivé au bout d’un long couplet,<br />

s’échappait malgré eux <strong>de</strong> leur poitrine, et ils<br />

faisaient en nous quittant un <strong>de</strong>mi-tour sur les<br />

talons d’une manière vive et pressée qui<br />

dénonçait une espèce <strong>de</strong> satisfaction intérieure<br />

d’être délivrés <strong>de</strong> la ru<strong>de</strong> corvée d’être honnêtes<br />

et galants.<br />

J’aurais donné un an <strong>de</strong> ma vie pour entendre,<br />

sans être vue, une heure <strong>de</strong> leur conversation.<br />

Souvent je comprenais, à <strong>de</strong> certaines attitu<strong>de</strong>s, à<br />

quelques gestes détournés, à <strong>de</strong>s coups d’œil<br />

lancés obliquement, qu’il était question <strong>de</strong> moi et<br />

403


que l’on parlait ou <strong>de</strong> mon âge ou <strong>de</strong> ma figure.<br />

Alors j’étais sur <strong>de</strong>s charbons ar<strong>de</strong>nts ; les<br />

quelques mots étouffés, les <strong>de</strong>mi-lambeaux <strong>de</strong><br />

phrase qui m’arrivaient par intervalles irritaient<br />

au plus haut point ma curiosité sans pouvoir la<br />

satisfaire, et j’entrais dans <strong>de</strong>s doutes et <strong>de</strong>s<br />

perplexités étranges.<br />

Le plus souvent ce qu’on disait avait une<br />

apparence favorable, et ce n’était pas ce qui<br />

m’inquiétait : je me souciais assez peu que l’on<br />

me trouvât belle ; mais les menues observations<br />

coulées dans le tuyau <strong>de</strong> l’oreille et presque<br />

toujours suivies <strong>de</strong> longs ricanements et <strong>de</strong><br />

singuliers clignements d’yeux, – voilà ce que<br />

j’aurais voulu savoir ; et, pour une <strong>de</strong> ces phrases<br />

dites tout bas <strong>de</strong>rrière un ri<strong>de</strong>au ou dans<br />

l’encoignure d’une porte, j’aurais quitté sans<br />

regret l’entretien le plus fleuri et le plus parfumé<br />

<strong>du</strong> mon<strong>de</strong>.<br />

Si j’avais eu un amant, j’aurais beaucoup aimé<br />

connaître la manière dont il eût parlé <strong>de</strong> moi à un<br />

autre homme, et en quels termes il se serait vanté<br />

<strong>de</strong> sa bonne fortune à ses camara<strong>de</strong>s d’orgie avec<br />

404


un peu <strong>de</strong> vin dans la tête et les <strong>de</strong>ux cou<strong>de</strong>s sur<br />

la nappe.<br />

Je le sais maintenant, et en vérité je suis<br />

fâchée <strong>de</strong> le savoir. – C’est toujours ainsi.<br />

Mon idée était folle, mais ce qui est fait est<br />

fait, et l’on ne peut désapprendre ce qu’on a<br />

appris. Je ne t’ai pas écoutée, ma chère Graciosa,<br />

je m’en repens ; mais on n’écoute pas toujours la<br />

raison, surtout quand elle sort d’une aussi jolie<br />

bouche que la tienne, car je ne sais pourquoi on<br />

ne se peut figurer qu’un conseil soit sage, à moins<br />

qu’il ne soit donné par quelque vieille tête toute<br />

chenue et toute grise, comme si avoir été bête<br />

soixante ans pouvait vous rendre spirituel.<br />

Mais tout cela me tourmentait trop, et je n’y<br />

pouvais tenir, je grillais dans ma petite peau<br />

comme une châtaigne sur la poêle. <strong>La</strong> pomme<br />

fatale s’arrondissait dans le feuillage au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong><br />

ma tête, et il fallait bien finir par y donner un<br />

coup <strong>de</strong> <strong>de</strong>nt, sauf à la jeter après, si la saveur<br />

m’en paraissait amère.<br />

J’ai fait comme Ève la blon<strong>de</strong>, ma très chère<br />

grand’mère, – j’ai mor<strong>du</strong>.<br />

405


<strong>La</strong> mort <strong>de</strong> mon oncle, le seul parent qui me<br />

restât, me laissant libre <strong>de</strong> mes actions, j’exécutai<br />

ce que je rêvais <strong>de</strong>puis si longtemps. – Mes<br />

précautions étaient prises avec le plus grand soin<br />

pour que nul ne se doutât <strong>de</strong> mon sexe : j’avais<br />

appris à tirer l’épée et le pistolet ; je montais<br />

parfaitement à cheval et avec une hardiesse dont<br />

peu d’écuyers eussent été capables ; j’étudiai bien<br />

la manière <strong>de</strong> porter le manteau et <strong>de</strong> faire siffler<br />

la cravache, et, en quelques mois, je parvins à<br />

faire d’une fille qu’on trouvait assez jolie, un<br />

cavalier beaucoup plus joli, et à qui il ne<br />

manquait guère que la moustache. – Je réalisai ce<br />

que j’avais <strong>de</strong> bien, et je sortis <strong>de</strong> la ville, décidée<br />

à n’y revenir qu’avec l’expérience la plus<br />

complète.<br />

C’était le seul moyen d’éclaircir mes doutes :<br />

avoir <strong>de</strong>s amants ne m’aurait rien appris, ou <strong>du</strong><br />

moins cela ne m’eût donné que <strong>de</strong>s lueurs<br />

incomplètes, et je voulais étudier l’homme à<br />

fond, l’anatomiser fibre par fibre avec un scalpel<br />

inexorable et le tenir tout vif et tout palpitant sur<br />

ma table <strong>de</strong> dissection ; pour cela il fallait le voir<br />

seul à seul chez lui, en déshabillé, le suivre à la<br />

406


promena<strong>de</strong>, à la taverne et ailleurs. – Avec mon<br />

déguisement, je pouvais aller partout sans être<br />

remarquée ; on ne se cachait pas <strong>de</strong>vant moi, on<br />

jetait <strong>de</strong> côté toute réserve et toute contrainte, je<br />

recevais <strong>de</strong>s confi<strong>de</strong>nces et j’en faisais <strong>de</strong> fausses<br />

pour en provoquer <strong>de</strong> vraies. Hélas ! les femmes<br />

n’ont lu que le roman <strong>de</strong> l’homme et jamais son<br />

histoire.<br />

C’est une chose effrayante à penser et à<br />

laquelle on ne pense pas, combien nous ignorons<br />

profondément la vie et la con<strong>du</strong>ite <strong>de</strong> ceux qui<br />

paraissent nous aimer et que nous épouserons.<br />

Leur existence réelle nous est aussi parfaitement<br />

inconnue que s’ils étaient <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong><br />

Saturne ou <strong>de</strong> quelque autre planète à cent<br />

millions <strong>de</strong> lieues <strong>de</strong> notre boule sublunaire : on<br />

dirait qu’ils sont d’une autre espèce, et il n’y a<br />

pas le moindre lien intellectuel entre les <strong>de</strong>ux<br />

sexes ; – les vertus <strong>de</strong> l’un font les vices <strong>de</strong><br />

l’autre, et ce qui fait admirer l’homme fait honnir<br />

la femme.<br />

Nous autres, notre vie est claire et se peut<br />

pénétrer d’un regard. – Il est facile <strong>de</strong> nous suivre<br />

407


<strong>de</strong> la maison au pensionnat, <strong>du</strong> pensionnat à la<br />

maison ; – ce que nous faisons n’est un mystère<br />

pour personne ; chacun peut voir nos mauvais<br />

<strong>de</strong>ssins à l’estompe, nos bouquets à l’aquarelle<br />

composés d’une pensée et d’une rose grosse<br />

comme un chou, et galamment noués par la<br />

queue avec un ruban <strong>de</strong> couleur tendre : les<br />

pantoufles que nous brodons pour la fête <strong>de</strong> nos<br />

pères ou <strong>de</strong> nos grands-pères n’ont rien en soi <strong>de</strong><br />

bien occulte et <strong>de</strong> bien inquiétant. – Nos sonates<br />

et nos romances sont exécutées avec la plus<br />

désirable froi<strong>de</strong>ur. Nous sommes bien et dûment<br />

cousues à la jupe <strong>de</strong> nos mères, et, à neuf ou dix<br />

heures au plus, nous rentrons dans nos petits lits<br />

tout blancs, au fond <strong>de</strong> nos cellules proprettes et<br />

discrètes, où nous sommes vertueusement<br />

verrouillées et ca<strong>de</strong>nassées jusqu’au len<strong>de</strong>main<br />

matin. <strong>La</strong> susceptibilité la plus éveillée et la plus<br />

jalouse ne trouverait rien à cela.<br />

Le cristal le plus limpi<strong>de</strong> n’a pas la<br />

transparence d’une pareille vie.<br />

Celui qui nous prend sait ce que nous avons<br />

fait à partir <strong>de</strong> la minute où nous avons été<br />

408


sevrées et même avant, s’il veut pousser ses<br />

recherches jusque-là. – Notre vie n’est pas une<br />

vie, c’est une espèce <strong>de</strong> végétation comme celle<br />

<strong>de</strong> la mousse et <strong>de</strong>s fleurs ; l’ombre glaciale <strong>de</strong> la<br />

tige maternelle flotte autour <strong>de</strong> nous, pauvres<br />

boutons <strong>de</strong> rose étouffés qui n’osons pas nous<br />

ouvrir. Notre affaire principale, c’est <strong>de</strong> nous<br />

tenir bien droites, bien corsées, bien busquées,<br />

l’œil convenablement baissé, et <strong>de</strong> surpasser en<br />

immobilité et en rai<strong>de</strong>ur les mannequins et les<br />

poupées à ressorts.<br />

Il nous est défen<strong>du</strong> <strong>de</strong> prendre la parole, <strong>de</strong><br />

nous mêler à la conversation autrement que pour<br />

répondre oui et non, si l’on nous interroge.<br />

Aussitôt que l’on veut dire quelque chose<br />

d’intéressant, l’on nous renvoie étudier notre<br />

harpe ou notre clavecin, et nos maîtres <strong>de</strong><br />

musique ont tous soixante ans pour le moins et<br />

prennent horriblement <strong>de</strong> tabac. Les modèles<br />

suspen<strong>du</strong>s dans nos chambres sont d’une<br />

anatomie très vague et très esquivée. Les dieux<br />

<strong>de</strong> la Grèce, pour se présenter dans un pensionnat<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>moiselles, ont soin préalablement d’acheter<br />

à la friperie <strong>de</strong> très amples carricks et <strong>de</strong> se faire<br />

409


graver au pointillé, ce qui leur donne l’air <strong>de</strong><br />

portiers ou <strong>de</strong> cochers <strong>de</strong> fiacre, et les rend peu<br />

propres à nous enflammer l’imagination.<br />

À force <strong>de</strong> vouloir nous empêcher d’être<br />

romanesques, l’on nous rend idiotes. Le temps <strong>de</strong><br />

notre é<strong>du</strong>cation se passe non pas à nous<br />

apprendre quelque chose, mais à nous empêcher<br />

d’apprendre quelque chose.<br />

Nous sommes réellement prisonnières <strong>de</strong><br />

corps et d’esprit ; mais un jeune homme, libre <strong>de</strong><br />

ses actions, qui sort le matin pour ne rentrer que<br />

le matin, qui a <strong>de</strong> l’argent, qui peut en gagner et<br />

en disposer comme il lui plaît, comment pourraitil<br />

justifier l’emploi <strong>de</strong> son temps ? – quel est<br />

l’homme qui voudrait dire à la personne aimée ce<br />

qu’il a fait pendant sa journée et pendant sa nuit ?<br />

– Aucun, même <strong>de</strong> ceux qui sont réputés les plus<br />

purs.<br />

J’avais envoyé mon cheval et mes vêtements à<br />

une petite métairie que j’ai à quelque distance <strong>de</strong><br />

la ville. Je m’habillai, je montai en selle et je<br />

partis, non sans un singulier serrement <strong>de</strong> cœur. –<br />

Je ne regrettai rien, je ne laissai rien en arrière, ni<br />

410


parents, ni amis, pas un chien, pas un chat, et<br />

cependant j’étais triste, j’avais presque les larmes<br />

aux yeux ; cette ferme où je n’avais été que cinq<br />

ou six fois n’avait pour moi rien <strong>de</strong> particulier et<br />

<strong>de</strong> cher et ce n’était pas la complaisance que l’on<br />

prend à <strong>de</strong> certains endroits et qui vous attendrit<br />

lorsqu’il les faut quitter, mais je me retournai<br />

<strong>de</strong>ux ou trois fois pour voir encore <strong>de</strong> loin monter<br />

entre les arbres sa vrille <strong>de</strong> fumée bleuâtre.<br />

C’était là où, avec mes robes et mes jupes,<br />

j’avais laissé mon titre <strong>de</strong> femme ; dans la<br />

chambre où j’avais fait ma toilette étaient serrées<br />

vingt années <strong>de</strong> ma vie qui ne <strong>de</strong>vaient plus<br />

compter et qui ne me regardaient plus. Sur la<br />

porte on eût pu écrire : – Ci-gît Ma<strong>de</strong>leine <strong>de</strong><br />

<strong>Maupin</strong> ; – car en effet je n’étais plus Ma<strong>de</strong>leine<br />

<strong>de</strong> <strong>Maupin</strong>, mais bien Théodore <strong>de</strong> Sérannes, – et<br />

personne ne <strong>de</strong>vait plus m’appeler <strong>de</strong> ce doux<br />

nom <strong>de</strong> Ma<strong>de</strong>leine.<br />

Le tiroir où étaient renfermées mes robes,<br />

désormais inutiles, me parut comme le cercueil<br />

<strong>de</strong> mes blanches illusions ; – j’étais un homme,<br />

ou <strong>du</strong> moins j’en avais l’apparence : la jeune fille<br />

411


était morte.<br />

Quand j’eus totalement per<strong>du</strong> <strong>de</strong> vue la cime<br />

<strong>de</strong>s châtaigniers qui entourent la métairie, il me<br />

sembla que je n’étais plus moi, mais un autre, et<br />

je me souvenais <strong>de</strong> mes actions anciennes comme<br />

<strong>de</strong>s actions d’une personne étrangère auxquelles<br />

j’aurais assisté, ou comme <strong>du</strong> début d’un roman<br />

dont je n’aurais pas achevé la lecture.<br />

Je me rappelais complaisamment mille petits<br />

détails dont l’enfantine naïveté me faisait venir<br />

sur les lèvres un sourire d’in<strong>du</strong>lgence un peu<br />

moqueuse quelquefois, comme celui d’un jeune<br />

libertin qui écouterait les confi<strong>de</strong>nces arcadiques<br />

et pastorales d’un écolier <strong>de</strong> troisième ; et, au<br />

moment où je m’en détachais pour toujours,<br />

toutes mes puérilités <strong>de</strong> petite fille et <strong>de</strong> jeune<br />

fille accouraient sur le bord <strong>du</strong> chemin en me<br />

faisant mille signes d’amitié et m’envoyant <strong>de</strong>s<br />

baisers <strong>du</strong> bout <strong>de</strong> leurs doigts blancs et effilés.<br />

Je piquai mon cheval pour me dérober à ces<br />

énervantes émotions ; les arbres filaient<br />

rapi<strong>de</strong>ment à droite et à gauche ; mais l’essaim<br />

folâtre, plus bourdonnant qu’une ruche d’abeilles,<br />

412


se mit à courir dans les allées latérales et à<br />

m’appeler : – Ma<strong>de</strong>leine ! – Ma<strong>de</strong>leine !<br />

Je donnai sur le cou <strong>de</strong> ma bête un grand coup<br />

<strong>de</strong> cravache qui la fit redoubler <strong>de</strong> vitesse. Mes<br />

cheveux se tenaient presque droits <strong>de</strong>rrière ma<br />

tête, mon manteau était horizontal, comme si <strong>de</strong>s<br />

plis eussent été sculptés dans la pierre, tant ma<br />

course était rapi<strong>de</strong> ; je regardai une fois en<br />

arrière, et je vis, comme un petit nuage blanc bien<br />

loin à l’horizon, la poussière que les pieds <strong>de</strong><br />

mon cheval avaient soulevée.<br />

Je m’arrêtai un peu.<br />

Dans un buisson d’églantier, sur le bord <strong>de</strong> la<br />

route, je vis remuer quelque chose <strong>de</strong> blanc, et<br />

une petite voix claire et douce comme l’argent<br />

me vint frapper l’oreille : – Ma<strong>de</strong>leine,<br />

Ma<strong>de</strong>leine, où allez-vous si loin, Ma<strong>de</strong>leine ? Je<br />

suis votre virginité, ma chère enfant ; c’est<br />

pourquoi j’ai une robe blanche, une couronne<br />

blanche et une peau blanche. Mais vous,<br />

pourquoi avez-vous <strong>de</strong>s bottes, Ma<strong>de</strong>leine ? Il me<br />

semblait que vous aviez le pied fort joli. Des<br />

bottes et un haut-<strong>de</strong>-chausses, et un grand<br />

413


chapeau à plume comme un cavalier qui va à la<br />

guerre ! Pourquoi donc cette longue épée qui bat<br />

et meurtrit votre cuisse ? Vous avez un singulier<br />

équipage, Ma<strong>de</strong>leine, et je ne sais trop si je dois<br />

vous accompagner.<br />

– Si tu as peur, ma chère, retourne à la maison,<br />

va arroser mes fleurs et soigner mes colombes.<br />

Mais en vérité tu as tort, tu serais plus en sûreté<br />

sous ces vêtements <strong>de</strong> bon drap que sous ta gaze<br />

et ton lin. Mes bottes empêchent qu’on ne voie si<br />

j’ai un joli pied ; cette épée, c’est pour me<br />

défendre, et la plume qui s’agite à mon chapeau<br />

est pour effaroucher tous les rossignols qui me<br />

viendraient chanter à l’oreille <strong>de</strong> fausses<br />

chansons d’amour.<br />

Je continuai ma route : dans les soupirs <strong>du</strong><br />

vent je crus reconnaître la <strong>de</strong>rnière phrase <strong>de</strong> la<br />

sonate que j’avais apprise pour la fête <strong>de</strong> mon<br />

oncle, et, dans une large rose qui levait sa tête<br />

épanouie au-<strong>de</strong>ssus d’un petit mur, le modèle <strong>de</strong><br />

la grosse rose d’après quoi j’avais fait tant<br />

d’aquarelles ; en passant <strong>de</strong>vant une maison, je<br />

vis flotter à une fenêtre le fantôme <strong>de</strong> mes<br />

414


i<strong>de</strong>aux. Tout mon passé semblait se cramponner<br />

après moi pour m’empêcher d’aller en avant et<br />

d’arriver à un nouvel avenir.<br />

J’hésitai <strong>de</strong>ux ou trois fois, et je tournai la tête<br />

<strong>de</strong> mon cheval <strong>de</strong> l’autre côté.<br />

Mais la petite couleuvre bleue <strong>de</strong> la curiosité<br />

me sifflait tout doucement <strong>de</strong>s paroles<br />

insidieuses, et me disait : – Marche, marche,<br />

Théodore ; l’occasion est bonne pour t’instruire ;<br />

si tu n’apprends pas aujourd’hui, tu ne sauras<br />

jamais. – Et ton noble cœur, tu le donneras donc<br />

au hasard, à la première apparence honnête et<br />

passionnée ? – Les hommes nous cachent <strong>de</strong>s<br />

secrets bien extraordinaires, Théodore !<br />

Je repris le galop.<br />

Le haut-<strong>de</strong>-chausses était bien sur mon corps<br />

et non dans mon esprit ; j’éprouvai un certain<br />

malaise et comme un frisson <strong>de</strong> peur, pour<br />

nommer la chose par son nom, à un endroit<br />

sombre <strong>de</strong> la forêt ; un coup <strong>de</strong> fusil tiré par un<br />

braconnier manqua me faire évanouir. Si c’eût été<br />

un voleur, les pistolets placés dans mes fontes et<br />

ma formidable épée ne m’eussent pas été à coup<br />

415


sûr d’un grand secours. Mais peu à peu je<br />

m’aguerris, et je n’y fis plus attention.<br />

Le soleil <strong>de</strong>scendait lentement sous l’horizon<br />

comme le lustre d’un théâtre qu’on abaisse quand<br />

la représentation est finie. Des lapins et <strong>de</strong>s<br />

faisans traversaient la route <strong>de</strong> temps à autre ; les<br />

ombres s’allongeaient, et tous les lointains se<br />

nuançaient <strong>de</strong> rougeurs. Certaines portions <strong>du</strong><br />

ciel étaient d’un lilas très doux et très fon<strong>du</strong>,<br />

d’autres tenaient <strong>du</strong> citron et <strong>de</strong> l’orange ; les<br />

oiseaux <strong>de</strong> nuit commençaient à chanter, et il se<br />

dégageait <strong>du</strong> bois une foule <strong>de</strong> bruits singuliers :<br />

le peu <strong>de</strong> lumière qu’il y avait encore s’éteignit,<br />

et l’obscurité <strong>de</strong>vint complète, augmentée qu’elle<br />

était par l’ombre portée <strong>de</strong>s arbres. Moi, qui<br />

n’étais jamais sortie seule <strong>de</strong> nuit, me trouver à<br />

huit heures <strong>du</strong> soir dans une gran<strong>de</strong> forêt !<br />

Conçois-tu cela, ma Graciosa, moi qui me<br />

mourais déjà <strong>de</strong> peur au bout <strong>du</strong> jardin ? L’effroi<br />

me reprit <strong>de</strong> plus belle, et le cœur me battit<br />

terriblement ; ce fut, je t’avoue, avec une gran<strong>de</strong><br />

satisfaction que je vis poindre et scintiller au<br />

revers d’un coteau les lumières <strong>de</strong> la ville où<br />

j’allais. Dès que je vis ces points brillants<br />

416


semblables à <strong>de</strong> petites étoiles terrestres, ma<br />

frayeur se passa complètement. Il me semblait<br />

que ces lueurs indifférentes étaient les yeux<br />

ouverts d’autant d’amis qui veillaient pour moi.<br />

Mon cheval n’était pas moins content que moi,<br />

et humant un doux parfum d’écurie plus agréable<br />

pour lui que toutes les o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong>s marguerites et<br />

<strong>de</strong>s fraises <strong>de</strong>s bois, il courut tout droit à l’hôtel<br />

<strong>du</strong> Lion-Rouge.<br />

Une blon<strong>de</strong> lueur rayonnait à travers le vitrage<br />

<strong>de</strong> plomb <strong>de</strong> l’auberge, dont l’enseigne <strong>de</strong> ferblanc<br />

se balançait à droite et à gauche, et geignait<br />

comme une vieille femme, car la bise<br />

commençait à fraîchir. – Je remis mon cheval aux<br />

mains d’un palefrenier, et j’entrai dans la cuisine.<br />

Une énorme cheminée, ouvrant au fond sa<br />

gueule rouge et noire, avalait un fagot à chaque<br />

bouchée, et <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong>s chenets, <strong>de</strong>ux<br />

chiens, assis sur leur <strong>de</strong>rrière et presque aussi<br />

grands que <strong>de</strong>s hommes, se faisaient cuire avec le<br />

plus grand flegme <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, se contentant <strong>de</strong><br />

lever un peu leurs pattes et <strong>de</strong> pousser une espèce<br />

<strong>de</strong> soupir quand la chaleur <strong>de</strong>venait plus intense ;<br />

417


mais, à coup sûr, ils eussent mieux aimé être<br />

ré<strong>du</strong>its en charbon que <strong>de</strong> reculer d’un pas.<br />

Mon arrivée ne parut pas leur faire plaisir, et<br />

ce fut en vain que, pour faire connaissance avec<br />

eux, je leur passai, à plusieurs reprises, la main<br />

sur la tête ; ils me jetaient <strong>de</strong>s regards en <strong>de</strong>ssous<br />

qui ne signifiaient rien <strong>de</strong> bon. – Cela m’étonna,<br />

car les animaux viennent à moi volontiers.<br />

L’hôtelier s’approcha pour me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce<br />

que je voulais à souper.<br />

C’était un homme pansu, avec un nez rouge,<br />

<strong>de</strong>s yeux vairons et un sourire qui lui faisait le<br />

tour <strong>de</strong> la tête. À chaque mot qu’il disait, il<br />

montrait une double rangée <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts pointues et<br />

séparées comme celles <strong>de</strong>s ogres. Le grand<br />

couteau <strong>de</strong> cuisine qui pendait à son côté avait un<br />

air douteux et semblait pouvoir servir à plusieurs<br />

usages. Quand je lui eus dit ce que je désirais, il<br />

alla à un <strong>de</strong>s chiens, et lui donna un coup <strong>de</strong> pied<br />

quelque part. Le chien se leva, et se dirigea vers<br />

une espèce <strong>de</strong> roue où il entra avec un air piteux<br />

et rechigné, et en me lançant un regard <strong>de</strong><br />

reproche. Enfin, voyant qu’il n’y avait pas <strong>de</strong><br />

418


grâce à espérer, il se mit à faire tourner sa roue, et<br />

par contrecoup la broche où était enfilé le poulet<br />

dont je <strong>de</strong>vais souper. Je me promis <strong>de</strong> lui en<br />

jeter les reliefs pour le payer <strong>de</strong> sa peine, et je me<br />

mis à considérer la cuisine en attendant qu’il fût<br />

prêt.<br />

De larges solives <strong>de</strong> chêne rayaient le plafond,<br />

toutes bistrées et noircies par la fumée <strong>du</strong> foyer et<br />

<strong>de</strong>s chan<strong>de</strong>lles. Sur les dressoirs brillaient dans<br />

l’ombre <strong>de</strong>s plats d’étain plus clairs que l’argent<br />

et <strong>de</strong>s poteries <strong>de</strong> faïence blanche à bouquets<br />

bleus. – Au long <strong>de</strong>s murs, <strong>de</strong> nombreuses files<br />

<strong>de</strong> casseroles bien récurées ne ressemblaient pas<br />

mal aux boucliers antiques que l’on voit<br />

suspen<strong>du</strong>s en rang au long <strong>de</strong>s trirèmes grecques<br />

ou romaines (pardonne-moi, Graciosa, la<br />

magnificence épique <strong>de</strong> cette comparaison). Une<br />

ou <strong>de</strong>ux grosses servantes s’agitaient autour<br />

d’une gran<strong>de</strong> table, et remuaient <strong>de</strong> la vaisselle et<br />

<strong>de</strong>s fourchettes, plus agréable musique que toute<br />

autre quand on a faim, car l’ouïe <strong>du</strong> ventre<br />

<strong>de</strong>vient alors plus fine que celle <strong>de</strong> l’oreille.<br />

Somme toute, en dépit <strong>de</strong> la bouche <strong>de</strong> tirelire et<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> scie <strong>de</strong> l’hôtelier, l’auberge avait une<br />

419


mine assez honnête et réjouissante ; et le sourire<br />

<strong>de</strong> l’hôtelier eût-il eu une toise <strong>de</strong> plus, et ses<br />

<strong>de</strong>nts eussent-elles été trois fois plus longues et<br />

plus blanches, la pluie commençait à tinter sur les<br />

carreaux, et le vent à hurler <strong>de</strong> façon à vous ôter<br />

l’envie <strong>de</strong> vous en aller, car je ne sais rien qui soit<br />

plus lugubre que ces gémissements par une nuit<br />

obscure et pluvieuse.<br />

Une idée me vint qui me fit sourire, c’est que<br />

personne au mon<strong>de</strong> ne serait venu me chercher où<br />

j’étais. – En effet, qui eût pensé que la petite<br />

Ma<strong>de</strong>leine, au lieu d’être couchée dans son lit<br />

bien chaud, avec sa veilleuse d’albâtre à côté<br />

d’elle, un roman sous son oreiller, sa femme <strong>de</strong><br />

chambre dans le cabinet voisin, prête à accourir à<br />

la moindre terreur nocturne, se balançait sur une<br />

chaise <strong>de</strong> paille, dans une auberge <strong>de</strong> campagne,<br />

à vingt lieues <strong>de</strong> sa maison, ses pieds bottés posés<br />

sur les chenets, et ses petites mains crânement<br />

enfoncées dans ses goussets ?<br />

Oui, Ma<strong>de</strong>linette n’est pas restée, comme ses<br />

compagnes, le cou<strong>de</strong> paresseusement appuyé au<br />

bord <strong>du</strong> balcon, entre le volubilis et les jasmins<br />

420


<strong>de</strong> la fenêtre, à suivre, au bout <strong>de</strong> la plaine, les<br />

franges violettes <strong>de</strong> l’horizon, ou quelque petit<br />

nuage couleur <strong>de</strong> rose, arrondi par la brise <strong>de</strong><br />

mai. Elle n’a pas tapissé, avec la feuille <strong>de</strong>s lis,<br />

<strong>de</strong>s palais <strong>de</strong> nacre <strong>de</strong> perle pour y loger ses<br />

chimères ; elle n’a pas, comme vous, les belles<br />

rêveuses, habillé quelque fantôme creux <strong>de</strong> toutes<br />

les perfections imaginables : elle a voulu<br />

connaître les hommes avant <strong>de</strong> se donner à un<br />

homme ; elle a tout quitté, ses belles robes <strong>de</strong><br />

velours et <strong>de</strong> soie aux couleurs éclatantes, ses<br />

colliers, ses bracelets, ses oiseaux et ses fleurs ;<br />

elle a renoncé volontairement aux adorations, aux<br />

galanteries prosternées, aux bouquets et aux<br />

madrigaux, au plaisir d’être trouvée plus belle et<br />

mieux parée que vous, à son doux nom <strong>de</strong><br />

femme, à tout ce qui fut elle, et elle s’en est allée,<br />

la courageuse fille, toute seule, apprendre à<br />

travers le mon<strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> science <strong>de</strong> la vie.<br />

Si l’on savait cela, l’on dirait que Ma<strong>de</strong>leine<br />

est folle. – Tu l’as dit toi-même, ma chère<br />

Graciosa ; – mais les véritables folles sont celles<br />

qui jettent leur âme au vent, et sèment leur amour<br />

au hasard sur la pierre et le rocher, sans savoir si<br />

421


un seul épi germera.<br />

Ô Graciosa ! c’est une pensée que je n’ai<br />

jamais eue sans terreur : avoir aimé quelqu’un qui<br />

n’en était pas digne ! avoir montré son âme toute<br />

nue à <strong>de</strong>s yeux impurs, et laissé pénétrer un<br />

profane dans le sanctuaire <strong>de</strong> son cœur ! avoir<br />

roulé quelque temps ses flots limpi<strong>de</strong>s avec une<br />

on<strong>de</strong> bourbeuse ! – Si parfaitement que l’on se<br />

soit séparé, il reste toujours quelque chose <strong>de</strong> ce<br />

limon, et le ruisseau ne peut reprendre sa<br />

transparence première.<br />

Penser qu’un homme vous a embrassée et<br />

touchée ; qu’il a vu votre corps ; qu’il peut dire :<br />

Elle est comme ceci ou comme cela ; elle a tel<br />

signe à tel endroit ; elle a telle nuance dans<br />

l’âme ; elle rit pour cette chose, et pleure pour<br />

celle-ci ; son rêve est ainsi fait ; voici dans mon<br />

portefeuille une plume <strong>de</strong>s ailes <strong>de</strong> sa chimère ;<br />

cette bague est tressée avec ses cheveux ; un<br />

morceau <strong>de</strong> son cœur est plié dans cette lettre ;<br />

elle me caressait <strong>de</strong> cette façon, et voici son mot<br />

<strong>de</strong> tendresse habituel !<br />

Ah ! Cléopâtre, je comprends maintenant<br />

422


pourquoi tu faisais tuer, le matin, l’amant avec<br />

qui tu avais passé la nuit. – Sublime cruauté, pour<br />

qui, autrefois, je n’avais pas assez<br />

d’imprécations ! – Gran<strong>de</strong> voluptueuse, comme<br />

tu connaissais la nature humaine, et qu’il y a <strong>de</strong><br />

profon<strong>de</strong>ur dans cette barbarie ! Tu ne voulais<br />

pas que nul vivant pût divulguer les mystères <strong>de</strong><br />

ta couche ; ces mots d’amour, envolés <strong>de</strong> tes<br />

lèvres ne <strong>de</strong>vaient pas être répétés. – Tu gardais<br />

ainsi ta pure illusion. L’expérience ne venait pas<br />

dépouiller pièce à pièce ce fantôme charmant que<br />

tu avais bercé entre tes bras. Tu aimais mieux être<br />

séparée <strong>de</strong> lui par un brusque coup <strong>de</strong> hache que<br />

par un lent dégoût. – Quel supplice, en effet, <strong>de</strong><br />

voir l’homme que l’on avait choisi mentir à<br />

chaque minute à l’idée qu’on s’était faite <strong>de</strong> lui ;<br />

<strong>de</strong> découvrir dans son caractère mille petitesses<br />

qu’on n’y soupçonnait pas ; <strong>de</strong> s’apercevoir que<br />

ce qui vous avait paru si beau à travers le prisme<br />

<strong>de</strong> l’amour est réellement fort laid, et que ce<br />

qu’on avait pris pour un vrai héros <strong>de</strong> roman<br />

n’est, au bout <strong>du</strong> compte, qu’un bourgeois<br />

prosaïque qui met <strong>de</strong>s pantoufles et une robe <strong>de</strong><br />

chambre !<br />

423


Je n’ai pas le pouvoir <strong>de</strong> Cléopâtre, et, si je le<br />

possédais, je n’aurais pas assurément la force <strong>de</strong><br />

m’en servir. Aussi, ne pouvant ni ne voulant faire<br />

couper la tête à mes amants au sortir <strong>de</strong> mon lit,<br />

et n’étant pas non plus d’humeur à supporter ce<br />

que les autres femmes supportent, il faut que j’y<br />

regar<strong>de</strong> à <strong>de</strong>ux fois avant d’en prendre un ; c’est<br />

ce que je ferai plutôt trois fois que <strong>de</strong>ux, si<br />

l’envie m’en prend, ce dont je doute fort, après ce<br />

que j’ai vu et enten<strong>du</strong> ; à moins cependant que je<br />

ne rencontre dans quelque bienheureuse contrée<br />

inconnue un cœur pareil au mien, comme disent<br />

les romans, – un cœur vierge et pur qui n’eût<br />

jamais aimé et qui en fût capable, dans le vrai<br />

sens <strong>du</strong> mot ce qui n’est pas, à beaucoup près,<br />

une chose facile.<br />

Plusieurs cavaliers entrèrent dans l’auberge ;<br />

l’orage et la nuit les avaient empêchés <strong>de</strong><br />

continuer leur route – Ils étaient tous jeunes, et le<br />

plus âgé n’avait assurément pas plus <strong>de</strong> trente<br />

ans : leurs vêtements annonçaient qu’ils<br />

appartenaient à la classe supérieure, et, à défaut<br />

<strong>de</strong> leurs vêtements, la facilité insolente <strong>de</strong> leurs<br />

manières l’eût fait assez comprendre. Il y en avait<br />

424


un ou <strong>de</strong>ux qui avaient <strong>de</strong>s figures intéressantes ;<br />

les autres avaient tous, à un <strong>de</strong>gré plus ou moins<br />

fort, cette espèce <strong>de</strong> jovialité brutale et<br />

d’insouciante bonhomie que les hommes ont<br />

entre eux, et dont ils se dépouillent complètement<br />

lorsqu’ils sont en notre présence.<br />

S’ils avaient pu se douter que ce jeune homme<br />

frêle et à moitié endormi sur sa chaise, à l’angle<br />

<strong>de</strong> la cheminée, n’était rien moins que ce qu’il<br />

paraissait être, mais bien une jeune fille, un<br />

morceau <strong>de</strong> roi, comme ils disent, certes ils<br />

eussent bien vite changé <strong>de</strong> ton, vous les auriez<br />

vus aussitôt se rengorger et faire la roue. Ils se<br />

seraient approchés avec force révérences, les<br />

jambes cambrées, les cou<strong>de</strong>s en <strong>de</strong>hors, le sourire<br />

dans les yeux, dans la bouche, dans le nez, dans<br />

les cheveux, dans toute l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> leur corps ;<br />

ils auraient désossé les mots dont ils se seraient<br />

servis, et n’auraient parlé qu’avec <strong>de</strong>s phrases <strong>de</strong><br />

velours et <strong>de</strong> satin ; au moindre <strong>de</strong> mes<br />

mouvements, ils auraient eu l’air <strong>de</strong> s’étendre sur<br />

le plancher en manière <strong>de</strong> tapis, <strong>de</strong> peur que la<br />

délicatesse <strong>de</strong> mes pieds ne fût offensée par ses<br />

inégalités ; toutes les mains se fussent avancées<br />

425


pour me soutenir ; le siège le plus moelleux eût<br />

été disposé à la meilleure place ; mais j’avais l’air<br />

d’un joli garçon, et non d’une jolie fille.<br />

J’avoue que je fus presque sur le point <strong>de</strong><br />

regretter mes jupes, en voyant le peu d’attention<br />

qu’ils faisaient à moi. – J’en fus une minute toute<br />

mortifiée ; car, <strong>de</strong> temps en temps, il m’arrivait<br />

<strong>de</strong> ne plus songer que j’avais <strong>de</strong>s habits<br />

d’homme, et j’eus besoin d’y penser pour ne pas<br />

prendre <strong>de</strong> mauvaise humeur.<br />

J’étais là, ne disant mot, les bras croisés et<br />

regardant avec un air en apparence fort attentif le<br />

poulet qui se nuançait <strong>de</strong> teintes <strong>de</strong> plus en plus<br />

vermeilles et le malheureux chien que j’avais si<br />

malencontreusement dérangé, et qui se démenait<br />

dans sa roue comme plusieurs diables dans le<br />

même bénitier.<br />

Le plus jeune <strong>de</strong> la troupe me vint frapper sur<br />

l’épaule un coup qui, ma foi, me fit beaucoup <strong>de</strong><br />

mal, et m’arracha un petit cri involontaire, et il<br />

me <strong>de</strong>manda si je n’aimerais pas mieux souper<br />

avec eux que tout seul, atten<strong>du</strong> qu’on buvait<br />

mieux étant plusieurs. – Je lui répondis que<br />

426


c’était un plaisir que je n’aurais pas osé espérer,<br />

et que je le ferais très volontiers. On mit notre<br />

couvert ensemble, et nous prîmes place à la table.<br />

Le chien, tout haletant, après avoir happé en<br />

trois tours <strong>de</strong> langue une énorme écuellée d’eau,<br />

reprit son poste vis-à-vis <strong>de</strong> l’autre chien, qui<br />

n’avait pas bougé non plus que s’il eût été <strong>de</strong><br />

porcelaine, les nouveaux venus n’ayant pas<br />

<strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> poulet par une grâce <strong>du</strong> ciel toute<br />

spéciale.<br />

J’appris, par quelques phrases qui leur<br />

échappèrent, qu’ils se rendaient à la cour, qui<br />

était alors à ***, et où ils <strong>de</strong>vaient rejoindre<br />

d’autres <strong>de</strong> leurs amis. Je leur dis que j’étais un<br />

jeune fils <strong>de</strong> famille qui sortait <strong>de</strong> l’université, et<br />

qui se rendait chez <strong>de</strong>s parents qu’il avait en<br />

province par le vrai chemin <strong>de</strong>s écoliers, c’est-àdire<br />

par le plus long qu’il pût trouver. Cela les fit<br />

rire, et, après quelques propos sur mon air<br />

innocent et candi<strong>de</strong>, ils me <strong>de</strong>mandèrent si j’avais<br />

une maîtresse. Je leur répondis que je n’en savais<br />

rien, et eux <strong>de</strong> rire encore plus. Les flacons se<br />

succédaient avec rapidité ; quoique j’eusse soin<br />

427


<strong>de</strong> laisser mon verre presque toujours plein,<br />

j’avais la tête un peu échauffée, et, ne perdant pas<br />

<strong>de</strong> vue mon idée, je fis en sorte que la<br />

conversation tournât sur les femmes. Cela ne fut<br />

pas difficile ; car c’est, après la théologie et<br />

l’esthétique, la chose dont les hommes parlent le<br />

plus volontiers quand ils sont ivres.<br />

Les compagnons n’étaient pas précisément<br />

ivres, ils portaient trop bien leur vin pour cela ;<br />

mais ils commençaient à entrer dans <strong>de</strong>s<br />

discussions morales à perte <strong>de</strong> vue et à mettre<br />

sans façon leurs cou<strong>de</strong>s sur la table. – L’un d’eux<br />

même avait passé son bras autour <strong>de</strong> la taille<br />

épaisse d’une <strong>de</strong>s servantes, et do<strong>de</strong>linait sa tête<br />

fort amoureusement : un autre jura qu’il crèverait<br />

sur l’heure comme un crapaud à qui l’on fait<br />

prendre <strong>du</strong> tabac, si Jeannette ne lui laissait pas<br />

prendre un baiser sur chacune <strong>de</strong>s grosses<br />

pommes rouges qui lui servaient <strong>de</strong> joues. Et<br />

Jeannette, ne voulant pas qu’il crevât comme un<br />

crapaud, les lui octroya <strong>de</strong> très bonne grâce, et<br />

n’arrêta pas même une main qui s’insinuait<br />

audacieusement entre les plis <strong>de</strong> son fichu, dans<br />

la moite vallée <strong>de</strong> sa gorge très mal gardée par<br />

428


une petite croix d’or, et ce ne fut qu’après un<br />

court pourparler à voix basse qu’il la laissa libre<br />

d’enlever le plat.<br />

C’étaient pourtant <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> la cour et <strong>de</strong><br />

mœurs élégantes, et assurément, à moins <strong>de</strong><br />

l’avoir vu, je n’aurais jamais pensé à les accuser<br />

<strong>de</strong> pareilles familiarités avec <strong>de</strong>s servantes<br />

d’auberge. – Il est probable qu’ils venaient <strong>de</strong><br />

quitter <strong>de</strong>s maîtresses charmantes, à qui ils<br />

avaient fait les plus beaux serments <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> :<br />

en vérité, je n’aurais jamais songé à<br />

recomman<strong>de</strong>r à mon amant <strong>de</strong> ne pas salir, au<br />

long <strong>de</strong>s joues <strong>de</strong> Maritorne, <strong>de</strong>s lèvres où<br />

j’aurais posé les miennes.<br />

Le drôle parut prendre un grand plaisir à ce<br />

baiser ni plus ni moins que s’il eût embrassé<br />

Philis ou Oriane : c’était un gros baiser<br />

soli<strong>de</strong>ment et franchement appliqué, qui laissa<br />

<strong>de</strong>ux petites marques blanches sur la joue en feu<br />

<strong>de</strong> la donzelle, et dont elle essuya la trace avec le<br />

revers <strong>de</strong> sa main qui venait <strong>de</strong> laver la vaisselle.<br />

– Je ne crois pas qu’il en eût jamais donné d’aussi<br />

naturellement tendre à la pure déité <strong>de</strong> son cœur.<br />

429


– Ce fut apparemment sa pensée, car il dit à<br />

<strong>de</strong>mi-voix et avec un mouvement <strong>de</strong> cou<strong>de</strong> tout à<br />

fait dédaigneux :<br />

– Au diable les femmes maigres et les grands<br />

sentiments !<br />

Cette morale parut <strong>du</strong> goût <strong>de</strong> l’assemblée, –<br />

et tous hochèrent la tête en signe d’assentiment.<br />

– Ma foi, dit l’autre en continuant son idée,<br />

j’ai <strong>du</strong> malheur en tout. Messieurs, il faut que je<br />

vous confie sous le sceau <strong>du</strong> plus grand secret<br />

que moi qui vous parle j’ai en ce moment-ci une<br />

passion.<br />

– Oh ! oh ! firent les autres. Une passion ! cela<br />

est <strong>du</strong> <strong>de</strong>rnier lugubre. Et que fais-tu d’une<br />

passion ?<br />

– C’est une femme honnête, messieurs ; il ne<br />

faut pas rire, messieurs ; car enfin pourquoi<br />

n’aurais-je pas une femme honnête ? Est-ce que<br />

j’ai dit quelque chose <strong>de</strong> ridicule ?... Tiens, toi làbas,<br />

je vais te jeter la maison à la tête, si tu ne<br />

finis pas.<br />

– Eh bien ! après ?<br />

430


– Elle est folle <strong>de</strong> moi : – c’est bien la plus<br />

belle âme <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ; en fait d’âmes, je m’y<br />

connais, je m’y connais aussi bien qu’en chevaux<br />

pour le moins, et je vous garantis que celle-là est<br />

une âme <strong>de</strong> première qualité. Ce sont <strong>de</strong>s<br />

élévations, <strong>de</strong>s extases, <strong>de</strong>s dévouements, <strong>de</strong>s<br />

sacrifices, <strong>de</strong>s raffinements <strong>de</strong> tendresse, tout ce<br />

que l’on peut imaginer <strong>de</strong> plus transcendant ;<br />

mais elle n’a presque pas <strong>de</strong> gorge, elle n’en a<br />

même pas <strong>du</strong> tout, comme une petite fille <strong>de</strong><br />

quinze ans au plus. – Elle est assez jolie <strong>du</strong> reste ;<br />

sa main est fine, et son pied petit ; elle a trop<br />

d’esprit, et pas assez <strong>de</strong> chair, et il me prend <strong>de</strong>s<br />

envies <strong>de</strong> la planter là. Que diable on ne couche<br />

pas avec les esprits. Je suis bien malheureux ;<br />

plaignez-moi, mes chers amis. Et, attendri par le<br />

vin qu’il avait bu, il se mit à pleurer à chau<strong>de</strong>s<br />

larmes.<br />

– Jeannette te consolera <strong>du</strong> malheur <strong>de</strong><br />

coucher avec <strong>de</strong>s sylphi<strong>de</strong>s, lui dit son voisin en<br />

lui versant une rasa<strong>de</strong> ; son âme est tellement<br />

épaisse qu’on en pourrait bien faire <strong>de</strong>s corps<br />

pour les autres, et elle a assez <strong>de</strong> chair pour<br />

habiller la carcasse <strong>de</strong> trois éléphants.<br />

431


Ô pure et noble femme ! si tu savais ce que dit<br />

<strong>de</strong> toi, dans un cabaret, à tout hasard, <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s<br />

personnes qu’il ne connaît pas, l’homme que tu<br />

aimes le mieux au mon<strong>de</strong>, et à qui tu as tout<br />

sacrifié ! comme il te déshabille sans pu<strong>de</strong>ur, et te<br />

livre effrontément toute nue aux regards avinés<br />

<strong>de</strong> ses camara<strong>de</strong>s, pendant que tu es là, triste, le<br />

menton dans la main, l’œil tourné vers le chemin<br />

par où il doit revenir !<br />

Si quelqu’un était venu te dire que ton amant,<br />

vingt-quatre heures peut-être après t’avoir<br />

quittée, courtisait une ignoble servante et qu’il<br />

s’était arrangé pour passer la nuit avec elle, tu<br />

aurais soutenu que cela n’était pas possible, et tu<br />

n’aurais pas voulu le croire ; à peine aurais-tu<br />

ajouté foi à tes yeux et à tes oreilles : cela était<br />

pourtant.<br />

<strong>La</strong> conversation <strong>du</strong>ra encore quelque temps, la<br />

plus folle et la plus dévergondée <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ;<br />

mais, à travers toutes les exagérations<br />

bouffonnes, les plaisanteries souvent or<strong>du</strong>rières,<br />

perçait un sentiment vrai et profond <strong>de</strong> parfait<br />

mépris pour la femme, et j’en appris plus dans<br />

432


cette soirée qu’en lisant vingt charretées <strong>de</strong><br />

moralistes.<br />

Les choses énormes et inouïes que j’entendais<br />

donnaient à ma figure une teinte <strong>de</strong> tristesse et <strong>de</strong><br />

sévérité dont le reste <strong>de</strong>s convives s’aperçut et<br />

dont on me fit obligeamment la guerre ; mais ma<br />

gaieté ne put revenir. – J’avais bien soupçonné<br />

que les hommes n’étaient pas tels qu’ils<br />

apparaissaient <strong>de</strong>vant nous, mais je ne les croyais<br />

pas encore aussi différents <strong>de</strong> leurs masques, et<br />

ma surprise égalait mon dégoût.<br />

Je ne voudrais, pour corriger à tout jamais une<br />

jeune fille romanesque, qu’une <strong>de</strong>mi-heure d’une<br />

pareille conversation ; – cela lui vaudrait mieux<br />

que toutes les remontrances maternelles.<br />

Les uns se vantaient d’avoir autant <strong>de</strong> femmes<br />

qu’il leur plaisait, et que pour cela ils n’avaient<br />

qu’un mot à dire ; les autres se communiquaient<br />

<strong>de</strong>s recettes pour se procurer <strong>de</strong>s maîtresses ou<br />

dissertaient sur la tactique à suivre dans le siège<br />

d’une vertu ; quelques-uns tournaient en ridicule<br />

les femmes dont ils étaient les amants, et se<br />

proclamaient les plus francs imbéciles <strong>de</strong> la terre<br />

433


<strong>de</strong> s’être ainsi acoquinés auprès <strong>de</strong> semblables<br />

guenipes. – Tous faisaient très bon marché <strong>de</strong><br />

l’amour.<br />

Voilà donc la pensée qu’ils nous cachent sous<br />

tant <strong>de</strong> beaux semblants ! Qui le dirait jamais à<br />

les voir si humbles, si rampants, si prêts à tout ? –<br />

Ah ! qu’après la victoire ils relèvent la tête<br />

hardiment et mettent insolemment le talon <strong>de</strong><br />

leurs bottes sur le front qu’ils adoraient <strong>de</strong> loin et<br />

à genoux ! comme ils se vengent <strong>de</strong> leur<br />

abaissement passager ! comme ils font chèrement<br />

payer leurs politesses ! et par combien d’injures<br />

ils se reposent <strong>de</strong>s madrigaux qu’ils ont faits !<br />

Quelle brutalité forcenée <strong>de</strong> langage et <strong>de</strong><br />

pensée ! quelle inélégance <strong>de</strong> manières et <strong>de</strong><br />

tenue ! – C’est un changement complet et qui<br />

n’est certes pas à leur avantage. Si loin<br />

qu’eussent été mes prévisions, elles étaient bien<br />

au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> la réalité.<br />

Idéal, fleur bleue au cœur d’or, qui t’épanouis<br />

tout emperlée <strong>de</strong> rosée sous le ciel <strong>du</strong> printemps,<br />

au souffle parfumé <strong>de</strong>s molles rêveries, et dont<br />

les racines fibreuses, mille fois plus déliées que<br />

434


les tresses <strong>de</strong> soie <strong>de</strong>s fées, plongent au profond<br />

<strong>de</strong> notre âme avec leurs mille têtes chevelues<br />

pour en boire la plus pure substance ; fleur si<br />

douce et si amère, on ne te peut arracher sans<br />

faire saigner le cœur à tous ses recoins, et <strong>de</strong> la<br />

tige brisée suintent <strong>de</strong>s gouttes rouges, qui,<br />

tombant une à une dans le lac <strong>de</strong> nos larmes, nous<br />

servent à mesurer les heures boiteuses <strong>de</strong> notre<br />

veille mortuaire près <strong>du</strong> lit <strong>de</strong> l’Amour agonisant.<br />

Ah ! fleur maudite, comme tu avais poussé<br />

dans mon âme ! tes rameaux s’y étaient plus<br />

multipliés que les orties dans une ruine. Les<br />

jeunes rossignols venaient boire à ton calice et<br />

chanter sous ton ombre ; <strong>de</strong>s papillons <strong>de</strong><br />

diamant, avec <strong>de</strong>s ailes d’émerau<strong>de</strong> et <strong>de</strong>s yeux<br />

<strong>de</strong> rubis, voltigeaient et dansaient autour <strong>de</strong> tes<br />

frêles pistils couverts <strong>de</strong> poudre d’or ; <strong>de</strong>s<br />

essaims <strong>de</strong> blon<strong>de</strong>s abeilles suçaient sans<br />

défiance ton miel empoisonné ; les chimères<br />

reployaient leurs ailes <strong>de</strong> cygne et croisaient leurs<br />

griffes <strong>de</strong> lion sous leur belle gorge, pour se<br />

reposer auprès <strong>de</strong> toi. L’arbre <strong>de</strong>s Hespéri<strong>de</strong>s<br />

n’était pas mieux gardé ; les sylphi<strong>de</strong>s<br />

recueillaient les larmes <strong>de</strong>s étoiles dans les urnes<br />

435


<strong>de</strong>s lis, et t’arrosaient chaque nuit avec leurs<br />

magiques arrosoirs. – Plante <strong>de</strong> l’idéal, plus<br />

venimeuse que le mancenillier ou l’arbre upas,<br />

qu’il m’en coûte, malgré les fleurs trompeuses et<br />

le poison que l’on respire avec ton parfum, pour<br />

te déraciner <strong>de</strong> mon âme ! Ni le cèdre <strong>du</strong> Liban,<br />

ni le baobab gigantesque, ni le palmier haut <strong>de</strong><br />

cent coudées n’y pourraient remplir ensemble la<br />

place que tu y occupais toute seule, petite fleur<br />

bleue au cœur d’or.<br />

Le souper se termina enfin, et il fut question<br />

<strong>de</strong> s’aller coucher ; mais, comme le nombre <strong>de</strong>s<br />

coucheurs était double <strong>de</strong> celui <strong>de</strong>s lits, il<br />

s’ensuivit naturellement qu’il fallait se coucher<br />

les uns après les autres ou coucher <strong>de</strong>ux<br />

ensemble. <strong>La</strong> chose était fort simple pour le reste<br />

<strong>de</strong> la compagnie, mais elle ne l’était pas à<br />

beaucoup près autant pour moi, – eu égard à<br />

certaines protubérances que la soubreveste et le<br />

pourpoint dissimulaient assez convenablement,<br />

mais qu’une simple chemise eût laissé voir dans<br />

toute leur damnable ron<strong>de</strong>ur ; et certes je n’étais<br />

guère disposée à trahir mon incognito en faveur<br />

d’aucun <strong>de</strong> ces messieurs, qui en ce moment-là<br />

436


me paraissaient <strong>de</strong> vrais et naïfs monstres, et que<br />

<strong>de</strong>puis j’ai reconnus pour <strong>de</strong> fort bons diables, et<br />

valant au moins autant que tous ceux <strong>de</strong> leur<br />

espèce.<br />

Celui dont je <strong>de</strong>vais partager le lit était<br />

raisonnablement ivre. Il se jeta sur les matelas<br />

une jambe et un bras pendants à terre, et<br />

s’endormit sur-le-champ, non pas <strong>du</strong> sommeil <strong>de</strong>s<br />

justes, mais d’un sommeil si profond que l’ange<br />

<strong>du</strong> jugement <strong>de</strong>rnier s’en fût venu lui souffler à<br />

l’oreille avec son clairon qu’il ne se serait pas<br />

éveillé pour cela. – Ce sommeil simplifiait <strong>de</strong><br />

beaucoup la difficulté ; je n’ôtai que mon<br />

pourpoint et mes bottes, j’enjambai le corps <strong>du</strong><br />

dormeur, et je m’étendis sur les draps <strong>du</strong> côté <strong>de</strong><br />

la ruelle.<br />

J’étais donc couchée avec un homme ! Cela<br />

n’était pas mal débuter ! – J’avoue que, malgré<br />

toute mon assurance, j’étais singulièrement émue<br />

et troublée. <strong>La</strong> situation était si étrange, si<br />

nouvelle que je pouvais à peine admettre que ce<br />

ne fût pas un rêve. – L’autre dormait <strong>de</strong> son<br />

mieux, moi, je ne pus fermer l’œil <strong>de</strong> la nuit.<br />

437


C’était un jeune homme <strong>de</strong> vingt-quatre ans à<br />

peu près, d’une assez belle figure, les cils noirs et<br />

la moustache presque blon<strong>de</strong> ; ses longs cheveux<br />

roulaient autour <strong>de</strong> sa tête comme <strong>de</strong>s flots <strong>de</strong><br />

l’urne renversée d’un fleuve, une légère rougeur<br />

passait sous ses joues pâles comme un nuage sous<br />

l’eau, ses lèvres étaient à <strong>de</strong>mi entrouvertes et<br />

souriaient d’un sourire vague et languissant.<br />

Je me soulevai sur mon cou<strong>de</strong>, et je restai<br />

longtemps à le regar<strong>de</strong>r à la vacillante lueur<br />

d’une chan<strong>de</strong>lle dont presque tout le suif avait<br />

coulé par larges nappes, et dont la mèche était<br />

toute chargée <strong>de</strong> noirs champignons.<br />

Un intervalle assez grand nous séparait. Il<br />

occupait un bord extrême <strong>du</strong> lit ; moi, je m’étais<br />

jetée, par surcroît <strong>de</strong> précaution, tout à fait à<br />

l’autre bord.<br />

Assurément ce que j’avais enten<strong>du</strong> n’était pas<br />

<strong>de</strong> nature à me prédisposer à la tendresse et à la<br />

volupté : – j’avais les hommes en horreur. –<br />

Cependant j’étais plus inquiète et plus agitée que<br />

je n’aurais dû l’être : mon corps ne partageait pas<br />

la répugnance <strong>de</strong> mon esprit autant qu’il l’aurait<br />

438


fallu. – Mon cœur battait fort, j’avais chaud, et,<br />

<strong>de</strong> quelque côté que je me tournasse, je ne<br />

pouvais trouver le repos.<br />

Le silence le plus profond régnait dans<br />

l’auberge ; on entendait seulement <strong>de</strong> loin en loin<br />

le bruit sourd que faisait le pied <strong>de</strong> quelque<br />

cheval en frappant le pavé <strong>de</strong> l’écurie, ou le son<br />

d’une goutte d’eau qui tombait sur la cendre par<br />

le tuyau <strong>de</strong> la cheminée. <strong>La</strong> chan<strong>de</strong>lle, arrivée au<br />

bout <strong>de</strong> la mèche, s’éteignit en fumant.<br />

Les ténèbres les plus épaisses s’abaissèrent<br />

entre nous <strong>de</strong>ux comme <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux. – Tu ne<br />

peux t’imaginer l’effet que fit sur moi la<br />

disparition subite <strong>de</strong> la lumière. – Il me sembla<br />

que tout était fini, et que je ne <strong>de</strong>vais plus y voir<br />

clair <strong>de</strong> ma vie. – J’eus envie un instant <strong>de</strong> me<br />

lever ; mais qu’aurais-je fait ? Il n’était que <strong>de</strong>ux<br />

heures <strong>du</strong> matin, toutes les lumières étaient<br />

éteintes, et je ne pouvais errer comme un fantôme<br />

dans une maison inconnue. Force me fut <strong>de</strong> rester<br />

en place et d’attendre le jour.<br />

J’étais là, sur le dos, les <strong>de</strong>ux mains croisées,<br />

tâchant <strong>de</strong> penser à quelque chose et retombant<br />

439


toujours sur ceci, à savoir : que j’étais couchée<br />

avec un homme. J’allais jusqu’à désirer qu’il<br />

s’éveillât et s’aperçût que j’étais une femme. –<br />

Sans doute, le vin que j’avais bu, quoique en<br />

petite quantité, était pour quelque chose dans<br />

cette idée extravagante, mais je ne pouvais<br />

m’empêcher d’y revenir. – Je fus sur le point<br />

d’allonger la main <strong>de</strong> son côté, <strong>de</strong> l’éveiller et <strong>de</strong><br />

lui dire ce que j’étais. – Un pli <strong>de</strong> la couverture<br />

qui m’arrêta le bras fut la cause qui m’empêcha<br />

<strong>de</strong> pousser la chose jusqu’au bout : cela me donna<br />

le temps <strong>de</strong> la réflexion ; et, pendant que je<br />

dégageais mon bras, le sens que j’avais<br />

totalement per<strong>du</strong> me revint, sinon entièrement, <strong>du</strong><br />

moins assez pour me contenir.<br />

N’eût-il pas été fort curieux qu’une belle<br />

dédaigneuse comme je l’étais, que moi, qui aurais<br />

voulu connaître dix ans <strong>de</strong> la vie d’un homme<br />

avant <strong>de</strong> lui donner ma main à baiser, je me fusse<br />

livrée, dans une auberge, sur un grabat, au<br />

premier venu ! et, ma foi, cela n’a pas tenu à<br />

grand-chose.<br />

Une effervescence subite, un bouillon <strong>de</strong> sang<br />

440


peut-il à ce point mater les résolutions les plus<br />

superbes ? et la voix <strong>du</strong> corps parle-t-elle plus<br />

haut que la voix <strong>de</strong> l’esprit ? – Toutes les fois que<br />

mon orgueil envoie trop <strong>de</strong> bouffées vers le ciel,<br />

pour le ramener à terre, je lui mets le souvenir <strong>de</strong><br />

cette nuit <strong>de</strong>vant les yeux. – Je commence à être<br />

<strong>de</strong> l’avis <strong>de</strong>s hommes : quelle pauvre chose que<br />

la vertu <strong>de</strong>s femmes ! et <strong>de</strong> quoi dépend-elle, mon<br />

Dieu !<br />

Ah ! c’est en vain que l’on veut déployer <strong>de</strong>s<br />

ailes, trop <strong>de</strong> limon les charge ; le corps est une<br />

ancre qui retient l’âme à la terre : elle a beau<br />

ouvrir ses voiles au vent <strong>de</strong>s plus hautes idées, le<br />

vaisseau reste immobile, comme si tous les<br />

rémoras <strong>de</strong> l’Océan se fussent suspen<strong>du</strong>s à sa<br />

quille. <strong>La</strong> nature se plaît à nous faire <strong>de</strong> ces<br />

sarcasmes-là. Quand elle voit une pensée <strong>de</strong>bout<br />

sur son orgueil comme sur une haute colonne<br />

toucher presque le ciel <strong>de</strong> la tête, elle dit tout bas<br />

à la liqueur rouge <strong>de</strong> hâter le pas et <strong>de</strong> se presser<br />

à la porte <strong>de</strong>s artères ; elle comman<strong>de</strong> aux tempes<br />

<strong>de</strong> siffler, aux oreilles <strong>de</strong> tinter, et voilà que le<br />

vertige prend à l’idée altière : toutes les images se<br />

confon<strong>de</strong>nt et se brouillent, la terre semble<br />

441


on<strong>du</strong>ler comme le pont d’une barque dans la<br />

tempête, le ciel tourne en rond et les étoiles<br />

dansent la saraban<strong>de</strong> ; ces lèvres, qui ne<br />

débitaient que maximes austères, se plissent et<br />

s’avancent comme pour <strong>de</strong>s baisers ; ces bras, si<br />

fermes à repousser, s’amollissent et se font plus<br />

souples et plus enlaçants que <strong>de</strong>s écharpes.<br />

Ajoutez à cela le contact d’un épi<strong>de</strong>rme, le<br />

souffle d’une haleine à travers vos cheveux, et<br />

tout est per<strong>du</strong>. – Souvent même il ne faut pas<br />

tant : – une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> feuillage qui vous arrive <strong>de</strong>s<br />

champs par votre fenêtre entrouverte, la vue <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux oiseaux qui se becquettent, une marguerite<br />

qui s’épanouit, une ancienne chanson d’amour<br />

qui vous revient malgré vous et que vous répétez<br />

sans en comprendre le sens, un vent tiè<strong>de</strong> qui<br />

vous trouble et vous enivre, la mollesse <strong>de</strong> votre<br />

lit ou <strong>de</strong> votre divan, il suffit d’une <strong>de</strong> ces<br />

circonstances ; la solitu<strong>de</strong> même <strong>de</strong> votre<br />

chambre vous fait penser que l’on y serait bien<br />

<strong>de</strong>ux et que l’on ne saurait trouver un nid plus<br />

charmant pour une couvée <strong>de</strong> plaisirs. Ces<br />

ri<strong>de</strong>aux tirés, ce <strong>de</strong>mi-jour, ce silence, tout vous<br />

ramène à l’idée fatale qui vous effleure <strong>de</strong> ses<br />

442


perfi<strong>de</strong>s ailes <strong>de</strong> colombe, et qui roucoule tout<br />

doucement autour <strong>de</strong> vous. Les tissus qui vous<br />

touchent semblent vous caresser et collent<br />

amoureusement leurs plis au long <strong>de</strong> votre corps.<br />

– Alors la jeune fille ouvre ses bras au premier<br />

laquais avec qui elle se trouve seule ; le<br />

philosophe laisse sa page inachevée, et, la tête<br />

dans son manteau, court en toute hâte chez la plus<br />

voisine courtisane.<br />

Je n’aimais certainement pas l’homme qui me<br />

causait <strong>de</strong>s agitations si étranges. – Il n’avait<br />

d’autre charme que <strong>de</strong> ne pas être une femme, et,<br />

dans l’état où je me trouvais, c’était assez ! Un<br />

homme ! cette chose si mystérieuse qu’on nous<br />

dérobe avec tant <strong>de</strong> soin, cet animal étrange dont<br />

nous savons si peu l’histoire, ce démon ou ce<br />

dieu qui peut seul réaliser tous les rêves <strong>de</strong><br />

volupté indécise dont le printemps berce notre<br />

sommeil, la seule pensée que l’on ait <strong>de</strong>puis l’âge<br />

<strong>de</strong> quinze ans !<br />

Un homme ! – L’idée confuse <strong>du</strong> plaisir<br />

flottait dans ma tête alourdie. Le peu que j’en<br />

savais allumait encore mon désir. Une ar<strong>de</strong>nte<br />

443


curiosité me poussait d’éclaircir une bonne fois<br />

les doutes qui m’embarrassaient et se<br />

représentaient sans cesse à mon esprit. <strong>La</strong><br />

solution <strong>du</strong> problème était <strong>de</strong>rrière la page : il n’y<br />

avait qu’à la tourner, le livre était à côté <strong>de</strong> moi. –<br />

Un chevalier assez beau, un lit assez étroit, une<br />

nuit assez noire ! – une jeune fille avec quelques<br />

verres <strong>de</strong> vin <strong>de</strong> Champagne dans le cerveau ! –<br />

quel assemblage suspect ! – Eh bien ! <strong>de</strong> tout cela<br />

il n’est résulté qu’un très honnête néant.<br />

Sur le mur où je tenais les yeux fixés, à la<br />

faveur d’une obscurité moins épaisse, je<br />

commençais à distinguer la place <strong>de</strong> la croisée ;<br />

les carreaux <strong>de</strong>venaient moins opaques, et la<br />

lueur grise <strong>du</strong> matin, qui glissait <strong>de</strong>rrière, leur<br />

rendait la transparence ; le ciel s’éclaira peu à<br />

peu : il était jour. – Tu ne peux t’imaginer quel<br />

plaisir me fit ce pâle rayon sur la teinture verte <strong>de</strong><br />

serge d’Aumale qui entourait le glorieux champ<br />

<strong>de</strong> bataille ou ma vertu avait triomphé <strong>de</strong> mes<br />

désirs ! Il me sembla que c’était ma couronne <strong>de</strong><br />

victoire.<br />

Quant au compagnon, il était tout à fait tombé<br />

444


par terre.<br />

Je me levai, je me rajustai au plus vite et je<br />

courus à la fenêtre ; je l’ouvris, la brise matinale<br />

me fit <strong>du</strong> bien.<br />

Pour me peigner je me mis <strong>de</strong>vant le miroir, et<br />

je fus étonnée <strong>de</strong> la pâleur <strong>de</strong> ma figure que je<br />

croyais pourpre.<br />

Les autres entrèrent pour voir si nous étions<br />

encore endormis, et poussèrent <strong>du</strong> pied leur ami<br />

qui ne parut pas très surpris <strong>de</strong> se trouver où il<br />

était.<br />

On sella les chevaux, et nous nous remîmes en<br />

route. – Mais en voici assez pour aujourd’hui :<br />

ma plume ne marque plus, et je n’ai pas envie <strong>de</strong><br />

la tailler ; je te dirai une autre fois le reste <strong>de</strong> mes<br />

aventures ; en attendant, aime-moi comme je<br />

t’aime, Graciosa la bien nommée, et, d’après ce<br />

que je viens <strong>de</strong> te conter, ne va pas avoir une trop<br />

mauvaise opinion <strong>de</strong> ma vertu.<br />

445


XI<br />

Beaucoup <strong>de</strong> choses sont ennuyeuses : il est<br />

ennuyeux <strong>de</strong> rendre l’argent qu’on avait<br />

emprunté, et qu’on s’était accoutumé à regar<strong>de</strong>r<br />

comme à soi ; il est ennuyeux <strong>de</strong> caresser<br />

aujourd’hui la femme qu’on aimait hier ; il est<br />

ennuyeux d’aller dans une maison à l’heure <strong>du</strong><br />

dîner, et <strong>de</strong> trouver que les maîtres sont partis<br />

pour la campagne <strong>de</strong>puis un mois ; il est<br />

ennuyeux <strong>de</strong> faire un roman, et plus ennuyeux <strong>de</strong><br />

le lire ; il est ennuyeux d’avoir un bouton sur le<br />

nez et les lèvres gercées le jour où l’on va rendre<br />

visite à l’idole <strong>de</strong> son cœur ; il est ennuyeux<br />

d’être chaussé <strong>de</strong> bottes facétieuses, souriant au<br />

pavé par toutes leurs coutures, et surtout <strong>de</strong> loger<br />

le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière les toiles d’araignée <strong>de</strong> son<br />

gousset ; il est ennuyeux d’être portier ; il est<br />

ennuyeux d’être empereur ; il est ennuyeux d’être<br />

soi, et même d’être un autre ; il est ennuyeux<br />

d’aller à pied parce que l’on se fait mal à ses cors,<br />

446


à cheval parce que l’on s’écorche l’antithèse <strong>du</strong><br />

<strong>de</strong>vant, en voiture parce qu’un gros homme se<br />

fait immanquablement un oreiller <strong>de</strong> votre<br />

épaule, sur le paquebot parce que l’on a le mal <strong>de</strong><br />

mer et qu’on se vomit tout entier ; – il est<br />

ennuyeux d’être en hiver parce que l’on grelotte,<br />

et en été parce qu’on sue ; mais ce qu’il y a <strong>de</strong><br />

plus ennuyeux sur terre, en enfer et au ciel, c’est<br />

assurément une tragédie, à moins que ce ne soit<br />

un drame ou une comédie.<br />

Cela me fait réellement mal au cœur. – Qu’y<br />

a-t-il <strong>de</strong> plus niais et <strong>de</strong> plus stupi<strong>de</strong> ? Ces gros<br />

tyrans à voix <strong>de</strong> taureau, qui arpentent le théâtre<br />

d’une coulisse à l’autre, en faisant aller comme<br />

<strong>de</strong>s ailes <strong>de</strong> moulin leurs bras velus, emprisonnés<br />

dans <strong>de</strong>s bas <strong>de</strong> couleur <strong>de</strong> chair, ne sont-ils pas<br />

<strong>de</strong> piètres contrefaçons <strong>de</strong> Barbe-Bleue ou <strong>de</strong><br />

Croquemitaine ? Leurs rodomonta<strong>de</strong>s feraient<br />

pouffer <strong>de</strong> rire quiconque se pourrait tenir éveillé.<br />

Les amantes infortunées ne sont pas moins<br />

ridicules. – C’est quelque chose <strong>de</strong> divertissant<br />

que <strong>de</strong> les voir s’avancer, vêtues <strong>de</strong> noir ou <strong>de</strong><br />

blanc, avec <strong>de</strong>s cheveux qui pleurent sur leurs<br />

447


épaules, <strong>de</strong>s manches qui pleurent sur leurs<br />

mains, et le corps prêt à saillir <strong>de</strong> leur corset<br />

comme un noyau qu’on presse entre les doigts ;<br />

ayant l’air <strong>de</strong> traîner le plancher à la semelle <strong>de</strong><br />

leurs souliers <strong>de</strong> satin, et, dans les grands<br />

mouvements <strong>de</strong> passion, repoussant leur queue en<br />

arrière avec un petit coup <strong>de</strong> talon. – Le dialogue,<br />

exclusivement composé <strong>de</strong> oh ! et <strong>de</strong> ah ! qu’elles<br />

gloussent en faisant la roue, est vraiment une<br />

agréable pâture et <strong>de</strong> facile digestion. – Leurs<br />

princes sont aussi fort charmants ; ils sont<br />

seulement un peu ténébreux et mélancoliques, ce<br />

qui ne les empêche pas d’être les meilleurs<br />

compagnons qui soient au mon<strong>de</strong> et ailleurs.<br />

Quant à la comédie qui doit corriger les<br />

mœurs, et qui s’acquitte heureusement assez mal<br />

<strong>de</strong> son <strong>de</strong>voir, je trouve que les sermons <strong>de</strong>s pères<br />

et les rabâcheries <strong>de</strong>s oncles sont aussi<br />

assommants sur le théâtre que dans la réalité. – Je<br />

ne suis pas d’avis que l’on double le nombre <strong>de</strong>s<br />

sots en les représentant ; il y en a déjà bien assez<br />

comme cela, Dieu merci, et la race n’est pas près<br />

<strong>de</strong> finir. – Où est la nécessité que l’on fasse le<br />

portrait <strong>de</strong> quelqu’un qui a un groin <strong>de</strong> porc ou un<br />

448


mufle <strong>de</strong> bœuf, et qu’on recueille les billevesées<br />

d’un manant que l’on jetterait par la fenêtre s’il<br />

venait chez vous ? L’image d’un cuistre est aussi<br />

peu intéressante que ce cuistre lui-même, et pour<br />

être vu au miroir, ce n’en est pas moins un<br />

cuistre. – Un acteur qui parviendrait à imiter<br />

parfaitement les poses et les manières <strong>de</strong>s<br />

savetiers ne m’amuserait pas beaucoup plus<br />

qu’un savetier réel.<br />

Mais il est un théâtre que j’aime, c’est le<br />

théâtre fantastique, extravagant, impossible, où<br />

l’honnête public sifflerait impitoyablement dès la<br />

première scène, faute d’y comprendre un mot.<br />

C’est un singulier théâtre que celui-là. – Des<br />

vers luisants y tiennent lieu <strong>de</strong> quinquets ; un<br />

scarabée battant la mesure avec ses antennes est<br />

placé au pupitre. Le grillon y fait sa partie ; le<br />

rossignol est première flûte ; <strong>de</strong> petits sylphes,<br />

sortis <strong>de</strong> la fleur <strong>de</strong>s pois, tiennent <strong>de</strong>s basses<br />

d’écorce <strong>de</strong> citron entre leurs jolies jambes plus<br />

blanches que l’ivoire, et font aller à grand renfort<br />

<strong>de</strong> bras <strong>de</strong>s archets faits avec un cil <strong>de</strong> Titania sur<br />

<strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fil d’araignée ; la petite perruque à<br />

449


trois marteaux dont est coiffé le scarabée chef<br />

d’orchestre frissonne <strong>de</strong> plaisir, et répand autour<br />

d’elle une poussière lumineuse, tant l’harmonie<br />

est douce et l’ouverture bien exécutée !<br />

Un ri<strong>de</strong>au d’ailes <strong>de</strong> papillon, plus mince que<br />

la pellicule intérieure d’un œuf, se lève lentement<br />

après les trois coups <strong>de</strong> rigueur. <strong>La</strong> salle est<br />

pleine d’âmes <strong>de</strong> poètes assises dans <strong>de</strong>s stalles<br />

<strong>de</strong> nacre <strong>de</strong> perle, et qui regar<strong>de</strong>nt le spectacle à<br />

travers <strong>de</strong>s gouttes <strong>de</strong> rosée montées sur le pistil<br />

d’or <strong>de</strong>s lis. – Ce sont leurs lorgnettes.<br />

Les décorations ne ressemblent à aucune<br />

décoration connue ; le pays qu’elles représentent<br />

est plus ignoré que l’Amérique avant sa<br />

découverte. – <strong>La</strong> palette <strong>du</strong> peintre le plus riche<br />

n’a pas la moitié <strong>de</strong>s tons dont elles sont<br />

diaprées : tout y est peint <strong>de</strong> couleurs bizarres et<br />

singulières : la cendre verte, la cendre bleue,<br />

l’outremer, les laques jaunes et rouges y sont<br />

prodigués.<br />

Le ciel, d’un bleu verdissant, est zébré <strong>de</strong><br />

larges ban<strong>de</strong>s blon<strong>de</strong>s et fauves ; <strong>de</strong> petits arbres<br />

fluets et grêles balancent sur le second plan leur<br />

450


feuillage clairsemé, couleur <strong>de</strong> rose sèche ; les<br />

lointains, au lieu <strong>de</strong> se noyer dans leur vapeur<br />

azurée, sont <strong>du</strong> plus beau vert pomme, et il s’en<br />

échappe çà et là <strong>de</strong>s spirales <strong>de</strong> fumée dorée. –<br />

Un rayon égaré se suspend au fronton d’un<br />

temple ruiné ou à la flèche d’une tour. – Des<br />

villes pleines <strong>de</strong> clochetons, <strong>de</strong> pyrami<strong>de</strong>s, <strong>de</strong><br />

dômes, d’arca<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> rampes sont assises sur les<br />

collines et se réfléchissent dans <strong>de</strong>s lacs <strong>de</strong><br />

cristal ; <strong>de</strong> grands arbres aux larges feuilles,<br />

profondément découpées par les ciseaux <strong>de</strong>s fées,<br />

enlacent inextricablement leurs troncs et leurs<br />

branches pour faire les coulisses. Les nuages <strong>du</strong><br />

ciel s’amassent sur leurs têtes comme <strong>de</strong>s flocons<br />

<strong>de</strong> neige, et l’on voit scintiller dans leurs<br />

interstices les yeux <strong>de</strong>s nains et <strong>de</strong>s gnomes, leurs<br />

racines tortueuses se plongent dans le sol comme<br />

le doigt d’une main <strong>de</strong> géant. Le pivert les frappe<br />

en mesure avec son bec <strong>de</strong> corne, et <strong>de</strong>s lézards<br />

d’émerau<strong>de</strong> se chauffent au soleil sur la mousse<br />

<strong>de</strong> leurs pieds.<br />

Le champignon regar<strong>de</strong> la comédie son<br />

chapeau sur la tête, comme un insolent qu’il est,<br />

la violette mignonne se dresse sur la pointe <strong>de</strong> ses<br />

451


petits pieds entre <strong>de</strong>ux brins d’herbe, et ouvre<br />

toutes gran<strong>de</strong>s ses prunelles bleues, afin <strong>de</strong> voir<br />

passer le héros.<br />

Le bouvreuil et la linotte se penchent au bout<br />

<strong>de</strong>s rameaux pour souffler les rôles aux acteurs.<br />

À travers les gran<strong>de</strong>s herbes, les hauts<br />

chardons pourprés et les bardanes aux feuilles <strong>de</strong><br />

velours, serpentent, comme <strong>de</strong>s couleuvres<br />

d’argent, <strong>de</strong>s ruisseaux faits avec les larmes <strong>de</strong>s<br />

cerfs aux abois : <strong>de</strong> loin en loin, on voit briller sur<br />

le gazon les anémones pareilles à <strong>de</strong>s gouttes <strong>de</strong><br />

sang, et se rengorger les marguerites la tête<br />

chargée d’une couronne <strong>de</strong> perles, comme <strong>de</strong><br />

véritables <strong>du</strong>chesses.<br />

Les personnages ne sont d’aucun temps ni<br />

d’aucun pays ; ils vont et viennent sans que l’on<br />

sache pourquoi ni comment ; ils ne mangent ni ne<br />

boivent, ils ne <strong>de</strong>meurent nulle part et n’ont<br />

aucun métier ; ils ne possè<strong>de</strong>nt ni terres, ni rentes,<br />

ni maisons ; quelquefois seulement ils portent<br />

sous le bras une petite caisse pleine <strong>de</strong> diamants<br />

gros comme <strong>de</strong>s œufs <strong>de</strong> pigeon ; en marchant, ils<br />

ne font pas tomber une seule goutte <strong>de</strong> pluie <strong>de</strong> la<br />

452


pointe <strong>de</strong>s fleurs et ne soulèvent pas un seul grain<br />

<strong>de</strong> la poussière <strong>de</strong>s chemins.<br />

Leurs habits sont les plus extravagants et les<br />

plus fantasques <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. Des chapeaux pointus<br />

comme <strong>de</strong>s clochers avec <strong>de</strong>s bords aussi larges<br />

qu’un parasol chinois et <strong>de</strong>s plumes démesurées<br />

arrachées à la queue <strong>de</strong> l’oiseau <strong>de</strong> paradis et <strong>du</strong><br />

phénix ; <strong>de</strong>s capes rayées <strong>de</strong> couleurs éclatantes,<br />

<strong>de</strong>s pourpoints <strong>de</strong> velours et <strong>de</strong> brocart, laissant<br />

voir leur doublure <strong>de</strong> satin ou <strong>de</strong> toile d’argent<br />

par leurs crevés galonnés d’or ; <strong>de</strong>s hauts-<strong>de</strong>chausses<br />

bouffants et gonflés comme <strong>de</strong>s<br />

ballons ; <strong>de</strong>s bas écarlates à coins brodés, <strong>de</strong>s<br />

souliers à talons hauts et à larges rosettes ; <strong>de</strong><br />

petites épées fluettes, la pointe en l’air, la poignée<br />

en bas, toutes pleines <strong>de</strong> ganses et <strong>de</strong> rubans ; –<br />

voilà pour les hommes. Les femmes ne sont pas<br />

moins curieusement accoutrées.<br />

– Les <strong>de</strong>ssins <strong>de</strong> Della Bella et <strong>de</strong> Romain <strong>de</strong><br />

Hooge peuvent servir à se représenter le caractère<br />

<strong>de</strong> leur ajustement : ce sont <strong>de</strong>s robes étoffées,<br />

ondoyantes, avec <strong>de</strong> grands plis qui chatoient<br />

comme <strong>de</strong>s gorges <strong>de</strong> tourterelles et reflètent<br />

453


toutes les teintes changeantes <strong>de</strong> l’iris, <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

manches d’où sortent d’autres manches, <strong>de</strong>s<br />

fraises <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelles déchiquetées à jour, qui<br />

montent plus haut que la tête à laquelle elles<br />

servent <strong>de</strong> cadre, <strong>de</strong>s corsets chargés <strong>de</strong> nœuds et<br />

<strong>de</strong> bro<strong>de</strong>ries, <strong>de</strong>s aiguillettes, <strong>de</strong>s joyaux bizarres,<br />

<strong>de</strong>s aigrettes <strong>de</strong> plumes <strong>de</strong> héron, <strong>de</strong>s colliers <strong>de</strong><br />

grosses perles, <strong>de</strong>s éventails <strong>de</strong> queue <strong>de</strong> paon<br />

avec <strong>de</strong>s miroirs au milieu, <strong>de</strong> petites mules et<br />

<strong>de</strong>s patins, <strong>de</strong>s guirlan<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fleurs artificielles,<br />

<strong>de</strong>s paillettes, <strong>de</strong>s gazes lamées, <strong>du</strong> fard, <strong>de</strong>s<br />

mouches, et tout ce qui peut ajouter <strong>du</strong> ragoût et<br />

<strong>du</strong> piquant à une toilette <strong>de</strong> théâtre.<br />

C’est un goût qui n’est précisément ni anglais,<br />

ni allemand, ni français, ni turc, ni espagnol, ni<br />

tartare, quoiqu’il tienne un peu <strong>de</strong> tout cela, et<br />

qu’il ait pris à chaque pays ce qu’il avait <strong>de</strong> plus<br />

gracieux et <strong>de</strong> plus caractéristique. – Des acteurs<br />

ainsi habillés peuvent dire tout ce qu’ils veulent<br />

sans choquer la vraisemblance. <strong>La</strong> fantaisie peut<br />

courir <strong>de</strong> tous côtés, le style dérouler à son aise<br />

ses anneaux diaprés, comme une couleuvre qui se<br />

chauffe au soleil ; les concetti les plus exotiques<br />

épanouir sans crainte leurs calices singuliers et<br />

454


épandre autour d’eux leur parfum d’ambre et <strong>de</strong><br />

musc. – Rien ne s’y oppose, ni les lieux, ni les<br />

noms, ni le costume.<br />

Comme ce qu’ils débitent est amusant et<br />

charmant ! Ce ne sont pas eux, les beaux acteurs,<br />

qui iraient, comme ces hurleurs <strong>de</strong> drame, se<br />

tordre la bouche et se sortir les yeux <strong>de</strong> la tête<br />

pour dépêcher la tira<strong>de</strong> à effet ; – au moins ils<br />

n’ont pas l’air d’ouvriers à la tâche, <strong>de</strong> bœufs<br />

attelés à l’action et pressés d’en finir ; ils ne sont<br />

pas plâtrés <strong>de</strong> craie et <strong>de</strong> rouge d’un <strong>de</strong>mi-pouce<br />

d’épaisseur ; ils ne portent pas <strong>de</strong>s poignards <strong>de</strong><br />

fer-blanc, et ils ne tiennent pas en réserve sous<br />

leur casaque une vessie <strong>de</strong> porc remplie <strong>de</strong> sang<br />

<strong>de</strong> poulet ; ils ne traînent pas le même lambeau<br />

taché d’huile pendant <strong>de</strong>s actes entiers.<br />

Il parlent sans se presser, sans crier, comme<br />

<strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> bonne compagnie qui n’attachent pas<br />

gran<strong>de</strong> importance à ce qu’ils font : l’amoureux<br />

fait à l’amoureuse sa déclaration <strong>de</strong> l’air le plus<br />

détaché <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ; tout en causant, il frappe sa<br />

cuisse <strong>du</strong> bout <strong>de</strong> son gant blanc, ou rajuste ses<br />

canons. <strong>La</strong> dame secoue nonchalamment la rosée<br />

455


<strong>de</strong> son bouquet, et fait <strong>de</strong>s pointes avec sa<br />

suivante ; l’amoureux se soucie très peu<br />

d’attendrir sa cruelle : sa principale affaire est <strong>de</strong><br />

laisser tomber <strong>de</strong> sa bouche <strong>de</strong>s grappes <strong>de</strong><br />

perles, <strong>de</strong>s touffes <strong>de</strong> roses, et <strong>de</strong> semer en vrai<br />

prodigue les pierres précieuses poétiques ; –<br />

souvent même il s’efface tout à fait, et laisse<br />

l’auteur courtiser sa maîtresse pour lui. <strong>La</strong><br />

jalousie n’est pas son défaut, et son humeur est<br />

<strong>de</strong>s plus accommodantes. Les yeux levés vers les<br />

ban<strong>de</strong>s d’air et les frises <strong>du</strong> théâtre, il attend<br />

complaisamment que le poète ait achevé <strong>de</strong> dire<br />

ce qui lui passait par la fantaisie pour reprendre<br />

son rôle et se remettre à genoux.<br />

Tout se noue et se dénoue avec une<br />

insouciance admirable : les effets n’ont point <strong>de</strong><br />

cause, et les causes n’ont point d’effet ; le<br />

personnage le plus spirituel est celui qui dit le<br />

plus <strong>de</strong> sottises ; le plus sot dit les choses les plus<br />

spirituelles ; les jeunes filles tiennent <strong>de</strong>s discours<br />

qui feraient rougir <strong>de</strong>s courtisanes ; les<br />

courtisanes débitent <strong>de</strong>s maximes <strong>de</strong> morale. Les<br />

aventures les plus inouïes se succè<strong>de</strong>nt coup sur<br />

coup sans qu’elles soient expliquées ; le père<br />

456


noble arrive tout exprès <strong>de</strong> la Chine dans une<br />

jonque <strong>de</strong> bambou pour reconnaître une petite<br />

fille enlevée ; les dieux et les fées ne font que<br />

monter et <strong>de</strong>scendre dans leurs machines.<br />

L’action plonge dans la mer sous le dôme <strong>de</strong><br />

topaze <strong>de</strong>s flots, et se promène au fond <strong>de</strong><br />

l’Océan, à travers les forêts <strong>de</strong> coraux et <strong>de</strong><br />

madrépores, ou elle s’élève au ciel sur les ailes <strong>de</strong><br />

l’alouette et <strong>du</strong> griffon. – Le dialogue est très<br />

universel ; le lion y contribue par un oh ! oh !<br />

vigoureusement poussé ; la muraille parle par ses<br />

crevasses, et, pourvu qu’il ait une pointe, un<br />

rébus ou un calembour à y jeter, chacun est libre<br />

d’interrompre la scène la plus intéressante : la<br />

tête d’âne <strong>de</strong> Bottom est aussi bien venue que la<br />

tête blon<strong>de</strong> d’Ariel ; – l’esprit <strong>de</strong> l’auteur s’y fait<br />

voir sous toutes les formes ; et toutes ces<br />

contradictions sont comme autant <strong>de</strong> facettes qui<br />

en réfléchissent les différents aspects, en y<br />

ajoutant les couleurs <strong>du</strong> prisme.<br />

Ce pêle-mêle et ce désordre apparents se<br />

trouvent, au bout <strong>du</strong> compte, rendre plus<br />

exactement la vie réelle sous ses allures<br />

fantasques que le drame <strong>de</strong> mœurs le plus<br />

457


minutieusement étudié. – Tout homme renferme<br />

en soi l’humanité entière, et en écrivant ce qui lui<br />

vient à la tête il réussit mieux qu’en copiant à la<br />

loupe les objets placés en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> lui.<br />

Ô la belle famille ! – jeunes amoureux<br />

romanesques, <strong>de</strong>moiselles vagabon<strong>de</strong>s, serviables<br />

suivantes, bouffons caustiques, valets et paysans<br />

naïfs, rois débonnaires, dont le nom est ignoré <strong>de</strong><br />

l’historien, et le royaume <strong>du</strong> géographe ; graciosos<br />

bariolés, clowns aux reparties aiguës et aux<br />

miraculeuses cabrioles ; ô vous qui laissez parler<br />

le libère caprice par votre bouche souriante, je<br />

vous aime et je vous adore entre tous et sur tous :<br />

– Perdita, Rosalin<strong>de</strong>, Célie, Pandarus, Parolles,<br />

Silvio, Léandre et les autres, tous ces types<br />

charmants, si faux et si vrais, qui, sur les ailes<br />

bigarrées <strong>de</strong> la folie, s’élèvent au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la<br />

grossière réalité, et dans qui le poète personnifie<br />

sa joie, sa mélancolie, son amour et son rêve le<br />

plus intime sous les apparences les plus frivoles<br />

et les plus dégagées.<br />

Dans ce théâtre, écrit pour les fées, et qui doit<br />

être joué au clair <strong>de</strong> lune, il est une pièce qui me<br />

458


avit principalement ; – c’est une pièce si errante,<br />

si vagabon<strong>de</strong>, dont l’intrigue est si vaporeuse et<br />

les caractères si singuliers que l’auteur lui-même,<br />

ne sachant quel titre lui donner, l’a appelée Comme<br />

il vous plaira, nom élastique, et qui répond à tout.<br />

En lisant cette pièce étrange, on se sent<br />

transporté dans un mon<strong>de</strong> inconnu, dont on a<br />

pourtant quelque vague réminiscence : on ne sait<br />

plus si l’on est mort ou vivant, si l’on rêve ou si<br />

l’on veille ; <strong>de</strong> gracieuses figures vous sourient<br />

doucement, et vous jettent, en passant, un bonjour<br />

amical ; vous vous sentez ému et troublé à leur<br />

vue, comme si, au détour d’un chemin, vous<br />

rencontriez tout à coup votre idéal, ou que le<br />

fantôme oublié <strong>de</strong> votre première maîtresse se<br />

dressât subitement <strong>de</strong>vant vous. Des sources<br />

coulent en murmurant <strong>de</strong>s plaintes à <strong>de</strong>mi<br />

étouffées ; le vent remue les vieux arbres <strong>de</strong><br />

l’antique forêt sur la tête <strong>du</strong> vieux <strong>du</strong>c exilé, avec<br />

<strong>de</strong>s soupirs compatissants ; et, lorsque James le<br />

mélancolique laisse aller au fil <strong>de</strong> l’eau, avec les<br />

feuilles <strong>du</strong> saule, ses philosophiques doléances, il<br />

vous semble que c’est vous-même qui parlez, et<br />

que la pensée la plus secrète et la plus obscure <strong>de</strong><br />

459


votre cœur se révèle et s’illumine.<br />

Ô jeune fils <strong>du</strong> brave chevalier Rowland <strong>de</strong>s<br />

Bois, tant maltraité <strong>du</strong> sort ! je ne puis<br />

m’empêcher d’être jaloux <strong>de</strong> toi ; tu as encore un<br />

serviteur fidèle, le bon Adam, dont la vieillesse<br />

est si verte sous la neige <strong>de</strong> ses cheveux. – Tu es<br />

banni, mais au moins tu l’es après avoir lutté et<br />

triomphé ; ton méchant frère t’enlève tout ton<br />

bien, mais Rosalin<strong>de</strong> te donne la chaîne <strong>de</strong> son<br />

cou ; tu es pauvre, mais tu es aimé ; tu quittes ta<br />

patrie, mais la fille <strong>de</strong> ton persécuteur te suit au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong>s mers.<br />

Les noires Ar<strong>de</strong>nnes ouvrent, pour te recevoir<br />

et te cacher, leurs grands bras <strong>de</strong> feuillage ; la<br />

bonne forêt, pour te coucher, amasse au fond <strong>de</strong><br />

ses grottes sa mousse la plus soyeuse ; elle<br />

incline ses arceaux sur ton front afin <strong>de</strong> te<br />

garantir <strong>de</strong> la pluie et <strong>du</strong> soleil ; elle te plaint avec<br />

les larmes <strong>de</strong> ses sources et les soupirs <strong>de</strong> ses<br />

faons et <strong>de</strong> ses daims qui brament ; elle fait <strong>de</strong> ses<br />

rochers <strong>de</strong> complaisants pupitres pour tes épîtres<br />

amoureuses ; elle te prête les épines <strong>de</strong> ses<br />

buissons pour les suspendre, et ordonne à<br />

460


l’écorce <strong>de</strong> satin <strong>de</strong> ses trembles <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r à la<br />

pointe <strong>de</strong> ton stylet quand tu veux y graver le<br />

chiffre <strong>de</strong> Rosalin<strong>de</strong>.<br />

Si l’on pouvait, jeune Orlando, avoir comme<br />

toi une gran<strong>de</strong> forêt ombreuse pour se retirer et<br />

s’isoler dans sa peine, et si, au détour d’une allée,<br />

on rencontrait celle que l’on cherche,<br />

reconnaissable, quoique déguisée ! – Mais,<br />

hélas ! le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’âme n’a pas d’Ar<strong>de</strong>nnes<br />

verdoyantes, et ce n’est que dans le parterre <strong>de</strong><br />

poésie que s’épanouissent ces petites fleurs<br />

capricieuses et sauvages dont le parfum fait tout<br />

oublier. Nous avons beau verser <strong>de</strong>s larmes, elles<br />

ne forment pas <strong>de</strong> ces belles casca<strong>de</strong>s argentines ;<br />

nous avons beau soupirer, aucun écho<br />

complaisant ne se donne la peine <strong>de</strong> nous<br />

renvoyer nos plaintes ornées d’assonances et <strong>de</strong><br />

concetti. – C’est en vain que nous accrochons <strong>de</strong>s<br />

sonnets aux piquants <strong>de</strong> toutes les ronces, jamais<br />

Rosalin<strong>de</strong> ne les ramasse, et c’est gratuitement<br />

que nous entaillons l’écorce <strong>de</strong>s arbres <strong>de</strong> chiffres<br />

amoureux.<br />

Oiseaux <strong>du</strong> ciel, prêtez-moi chacun une<br />

461


plume, l’hiron<strong>de</strong>lle comme l’aigle, le colibri<br />

comme l’oiseau roc, afin que je m’en fasse une<br />

paire d’ailes pour voler haut et vite par <strong>de</strong>s<br />

régions inconnues, où je ne retrouve rien qui<br />

rappelle à mon souvenir la cité <strong>de</strong>s vivants, où je<br />

puisse oublier que je suis moi, et vivre d’une vie<br />

étrange et nouvelle, plus loin que l’Amérique,<br />

plus loin que l’Afrique, plus loin que l’Asie, plus<br />

loin que la <strong>de</strong>rnière île <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, par l’océan <strong>de</strong><br />

glace, au-<strong>de</strong>là <strong>du</strong> pôle où tremble l’aurore<br />

boréale, dans l’impalpable royaume où s’envolent<br />

les divines créations <strong>de</strong>s poètes et les types <strong>de</strong> la<br />

suprême beauté.<br />

Comment supporter les conversations<br />

ordinaires dans les cercles et les salons, quand on<br />

t’a enten<strong>du</strong> parler, étincelant Mercutio, dont<br />

chaque phrase éclate en pluie d’or et d’argent,<br />

comme une bombe d’artifices sous un ciel semé<br />

d’étoiles ? Pâle Desdémona, quel plaisir veux-tu<br />

que l’on prenne, après la romance <strong>du</strong> Saule, à<br />

aucune musique terrestre ? Quelles femmes ne<br />

semblent pas lai<strong>de</strong>s à côté <strong>de</strong> vos Vénus,<br />

sculpteurs antiques, poètes aux strophes <strong>de</strong><br />

marbre ?<br />

462


Ah ! malgré l’étreinte furieuse dont j’ai voulu<br />

enlacer le mon<strong>de</strong> matériel au défaut <strong>de</strong> l’autre, je<br />

sens que je suis mal né, que la vie n’est pas faite<br />

pour moi, et qu’elle me repousse ; je ne puis me<br />

mêler à rien : quelque chemin que je suive, je me<br />

fourvoie ; l’allée unie, le sentier rocailleux me<br />

con<strong>du</strong>isent également à l’abîme. Si je veux<br />

prendre mon essor, l’air se con<strong>de</strong>nse autour <strong>de</strong><br />

moi, et je reste pris, les ailes éten<strong>du</strong>es sans les<br />

pouvoir refermer. – Je ne puis ni marcher ni<br />

voler ; le ciel m’attire quand je suis sur terre, la<br />

terre quand je suis au ciel ; en haut, l’aquilon<br />

m’arrache les plumes ; en bas, les cailloux<br />

m’offensent les pieds. J’ai les plantes trop tendres<br />

pour cheminer sur les tessons <strong>de</strong> verre <strong>de</strong> la<br />

réalité ; l’envergure trop étroite pour planer au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong>s choses, et m’élever, <strong>de</strong> cercle en<br />

cercle, dans l’azur profond <strong>du</strong> mysticisme,<br />

jusqu’aux sommets inaccessibles <strong>de</strong> l’éternel<br />

amour ; je suis le plus malheureux hippogriffe, le<br />

plus misérable ramassis <strong>de</strong> morceaux hétérogènes<br />

qui ait jamais existé <strong>de</strong>puis que l’Océan aime la<br />

lune, et que les femmes trompent les hommes : la<br />

monstrueuse Chimère, mise à mort par<br />

463


Bellérophon, avec sa tête <strong>de</strong> vierge, ses pattes <strong>de</strong><br />

lion, son corps <strong>de</strong> chèvre et sa queue <strong>de</strong> dragon,<br />

était un animal d’une composition simple auprès<br />

<strong>de</strong> moi.<br />

Dans ma frêle poitrine habitent ensemble les<br />

rêveries semées <strong>de</strong> violettes <strong>de</strong> la jeune fille<br />

pudique et les ar<strong>de</strong>urs insensées <strong>de</strong>s courtisanes<br />

en orgie : mes désirs vont, comme les lions,<br />

aiguisant leurs griffes dans l’ombre et cherchant<br />

quelque chose à dévorer ; mes pensées, plus<br />

fiévreuses et plus inquiètes que les chèvres, se<br />

suspen<strong>de</strong>nt aux crêtes les plus menaçantes ; ma<br />

haine, toute bouffie <strong>de</strong> poison, entortille en<br />

nœuds inextricables ses replis écaillés, et se traîne<br />

longuement dans les ornières et les ravins.<br />

C’est un étrange pays que mon âme, un pays<br />

florissant et splendi<strong>de</strong> en apparence, mais plus<br />

saturé <strong>de</strong> miasmes putri<strong>de</strong>s et délétères que le<br />

pays <strong>de</strong> Batavia : le moindre rayon <strong>de</strong> soleil sur la<br />

vase y fait éclore les reptiles et pulluler les<br />

moustiques ; – les larges tulipes jaunes, les<br />

nagassaris et les fleurs d’angsoka y voilent<br />

pompeusement d’immon<strong>de</strong>s charognes. <strong>La</strong> rose<br />

464


amoureuse ouvre ses lèvres écarlates, et fait voir<br />

en souriant ses petites <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> rosée aux galants<br />

rossignols qui lui récitent <strong>de</strong>s madrigaux et <strong>de</strong>s<br />

sonnets : rien n’est plus charmant ; mais il y a<br />

cent à parier contre un que, dans l’herbe, au bas<br />

<strong>du</strong> buisson, un crapaud hydropique rampe sur <strong>de</strong>s<br />

pattes boiteuses et argente son chemin avec sa<br />

bave.<br />

Voilà <strong>de</strong>s sources plus claires et plus limpi<strong>de</strong>s<br />

que le diamant le plus pur ; mais il vaudrait<br />

mieux pour vous puiser l’eau stagnante <strong>du</strong> marais<br />

sous son manteau <strong>de</strong> joncs pourris et <strong>de</strong> chiens<br />

noyés que <strong>de</strong> tremper votre coupe à cette on<strong>de</strong>. –<br />

Un serpent est caché au fond, et tourne sur luimême<br />

avec une effrayante rapidité en dégorgeant<br />

son venin.<br />

Vous avez planté <strong>du</strong> blé ; il pousse <strong>de</strong><br />

l’asphodèle, <strong>de</strong> la jusquiame, <strong>de</strong> l’ivraie et <strong>de</strong><br />

pâles ciguës aux rameaux vert-<strong>de</strong>-grisés. Au lieu<br />

<strong>de</strong> la racine que vous aviez enfouie, vous êtes<br />

tout surpris <strong>de</strong> voir sortir <strong>de</strong> terre les jambes<br />

velues et tortillées <strong>de</strong> la noire mandragore.<br />

Si vous y laissez un souvenir, et que vous<br />

465


veniez le reprendre quelque temps après, vous le<br />

retrouverez plus verdi <strong>de</strong> mousse et plus<br />

fourmillant <strong>de</strong> cloportes et d’insectes dégoûtants<br />

qu’une pierre posée sur le terrain humi<strong>de</strong> d’une<br />

cave.<br />

N’essayez pas d’en franchir les ténébreuses<br />

forêts ; elles sont plus impraticables que les forêts<br />

vierges d’Amérique et que les jungles <strong>de</strong> Java :<br />

<strong>de</strong>s lianes fortes comme <strong>de</strong>s câbles courent d’un<br />

arbre à l’autre ; <strong>de</strong>s plantes, hérissées et pointues<br />

comme <strong>de</strong>s fers <strong>de</strong> lance, obstruent tous les<br />

passages ; le gazon lui-même est couvert d’un<br />

<strong>du</strong>vet brûlant comme celui <strong>de</strong> l’ortie. Aux<br />

arceaux <strong>du</strong> feuillage se suspen<strong>de</strong>nt par les ongles<br />

<strong>de</strong> gigantesques chauves-souris <strong>du</strong> genre<br />

vampire ; <strong>de</strong>s scarabées d’une grosseur énorme<br />

agitent leurs cornes menaçantes, et fouettent l’air<br />

<strong>de</strong> leurs quadruples ailes ; <strong>de</strong>s animaux<br />

monstrueux et fantastiques, comme ceux que l’on<br />

voit passer dans les cauchemars, s’avancent<br />

péniblement en cassant les roseaux <strong>de</strong>vant eux.<br />

Ce sont <strong>de</strong>s troupeaux d’éléphants qui écrasent<br />

les mouches entre les ri<strong>de</strong>s <strong>de</strong> leur peau<br />

<strong>de</strong>sséchée ou qui se frottent les flancs au long <strong>de</strong>s<br />

466


pierres et <strong>de</strong>s arbres, <strong>de</strong>s rhinocéros à la carapace<br />

rugueuse, <strong>de</strong>s hippopotames au mufle bouffi et<br />

hérissé <strong>de</strong> poils, qui vont pétrissant la boue et le<br />

détritus <strong>de</strong> la forêt avec leurs larges pieds.<br />

Dans les clairières, là où le soleil enfonce<br />

comme un coin d’or un rayon lumineux, à travers<br />

la moite humidité, à l’endroit où vous auriez<br />

voulu vous asseoir, vous trouverez toujours<br />

quelque famille <strong>de</strong> tigres nonchalamment<br />

couchés, humant l’air par les naseaux, clignant<br />

leurs yeux vert-<strong>de</strong>-mer et lustrant leurs fourrures<br />

<strong>de</strong> velours avec leur langue rouge-<strong>de</strong>-sang et<br />

couverte <strong>de</strong> papilles ; ou bien c’est quelque nœud<br />

<strong>de</strong> serpents boas à moitié endormis et digérant le<br />

<strong>de</strong>rnier taureau avalé.<br />

Redoutez tout : l’herbe, le fruit, l’eau, l’air,<br />

l’ombre, le soleil, tout est mortel.<br />

Fermez l’oreille au babil <strong>de</strong>s petites perruches<br />

au bec d’or et au cou d’émerau<strong>de</strong> qui <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt<br />

<strong>de</strong>s arbres et viennent se poser sur vos doigts en<br />

palpitant <strong>de</strong>s ailes ; car, avec leur joli bec d’or,<br />

les petites perruches au cou d’émerau<strong>de</strong> finiront<br />

par vous crever gentiment les yeux au moment où<br />

467


vous vous abaisserez pour les embrasser. – C’est<br />

ainsi !<br />

Le mon<strong>de</strong> ne veut pas <strong>de</strong> moi ; il me repousse<br />

comme un spectre échappé <strong>de</strong>s tombeaux ; j’en ai<br />

presque la pâleur : mon sang se refuse à croire<br />

que je vis, et ne veut pas colorer ma peau ; il se<br />

traîne lentement dans mes veines, comme une eau<br />

croupie dans <strong>de</strong>s canaux engorgés. – Mon cœur<br />

ne bat pour rien <strong>de</strong> ce qui fait battre le cœur <strong>de</strong><br />

l’homme. – Mes douleurs et mes joies ne sont pas<br />

celles <strong>de</strong> mes semblables. J’ai violemment désiré<br />

ce que personne ne désire ; j’ai dédaigné <strong>de</strong>s<br />

choses que l’on souhaite éper<strong>du</strong>ment. – J’ai aimé<br />

<strong>de</strong>s femmes quand elles ne m’aimaient pas, et j’ai<br />

été aimé quand j’aurais voulu être haï : toujours<br />

trop tôt ou trop tard, plus ou moins, en <strong>de</strong>çà ou<br />

au-<strong>de</strong>là ; jamais ce qu’il aurait fallu ; ou je ne suis<br />

pas arrivé, ou j’ai été trop loin. – J’ai jeté ma vie<br />

par les fenêtres, ou je l’ai concentrée à l’excès sur<br />

un seul point, et <strong>de</strong> l’activité inquiète <strong>de</strong><br />

l’ardélion j’en suis venu à la morne somnolence<br />

<strong>du</strong> tériaki et <strong>du</strong> stylite sur sa colonne.<br />

Ce que je fais a toujours l’apparence d’un<br />

468


êve ; mes actions semblent plutôt le résultat <strong>du</strong><br />

somnambulisme que celui d’une libre volonté ;<br />

quelque chose est en moi, que je sens<br />

obscurément à une gran<strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur, qui me fait<br />

agir sans ma participation et toujours en <strong>de</strong>hors<br />

<strong>de</strong>s lois communes ; le côté simple et naturel <strong>de</strong>s<br />

choses ne se révèle à moi qu’après tous les autres,<br />

et je saisirai tout d’abord l’excentrique et le<br />

bizarre : pour peu que la ligne biaise, j’en ferai<br />

bientôt une spirale plus entortillée qu’un serpent ;<br />

les contours, s’ils ne sont pas arrêtés <strong>de</strong> la<br />

manière la plus précise, se troublent et se<br />

déforment. Les figures prennent un air surnaturel<br />

et vous regar<strong>de</strong>nt avec <strong>de</strong>s yeux effrayants.<br />

Aussi, par une espèce <strong>de</strong> réaction instinctive,<br />

je me suis toujours désespérément cramponné à<br />

la matière, à la silhouette extérieure <strong>de</strong>s choses, et<br />

j’ai donné dans l’art une très gran<strong>de</strong> place à la<br />

plastique. – Je comprends parfaitement une<br />

statue, je ne comprends pas un homme ; où la vie<br />

commence, je m’arrête et recule effrayé comme<br />

si j’avais vu la tête <strong>de</strong> Mé<strong>du</strong>se. Le phénomène <strong>de</strong><br />

la vie me cause un étonnement dont je ne puis<br />

revenir. – Je ferai sans doute un excellent mort,<br />

469


car je suis un assez pauvre vivant, et le sens <strong>de</strong><br />

mon existence m’échappe complètement. Le son<br />

<strong>de</strong> ma voix me surprend à un point inimaginable,<br />

et je serais tenté quelquefois <strong>de</strong> la prendre pour la<br />

voix d’un autre. Lorsque je veux étendre mon<br />

bras et que mon bras m’obéit, cela me paraît tout<br />

à fait prodigieux, et je tombe dans la plus<br />

profon<strong>de</strong> stupéfaction.<br />

En revanche, Silvio, je comprends<br />

parfaitement l’inintelligible ; les données les plus<br />

extravagantes me semblent fort naturelles, et j’y<br />

entre avec une facilité singulière. Je trouve<br />

aisément la suite <strong>du</strong> cauchemar le plus capricieux<br />

et le plus échevelé. – C’est la raison pourquoi le<br />

genre <strong>de</strong> pièces dont je te parlais tout à l’heure<br />

me plaît par-<strong>de</strong>ssus tous les autres.<br />

Nous avons avec Théodore et Rosette <strong>de</strong><br />

gran<strong>de</strong>s discussions à ce sujet : Rosette goûte peu<br />

mon système, elle est pour la vérité vraie ;<br />

Théodore donne au poète plus <strong>de</strong> latitu<strong>de</strong>, et<br />

admet une vérité <strong>de</strong> convention et d’optique. –<br />

Moi, je soutiens qu’il faut laisser le champ tout à<br />

fait libre à l’auteur et que la fantaisie doit régner<br />

470


en souveraine.<br />

Beaucoup <strong>de</strong> personnes <strong>de</strong> la compagnie se<br />

fondaient principalement sur ce que ces pièces<br />

étaient en général hors <strong>de</strong>s conditions théâtrales<br />

et ne pouvaient pas se jouer ; je leur ai répon<strong>du</strong><br />

que cela était vrai dans un sens et faux dans<br />

l’autre, à peu près comme tout ce que l’on dit, et<br />

que les idées que l’on avait sur les possibilités et<br />

les impossibilités <strong>de</strong> la scène me paraissaient<br />

manquer <strong>de</strong> justesse et tenir à <strong>de</strong>s préjugés plutôt<br />

qu’à <strong>de</strong>s raisons, et je dis, entre autres choses,<br />

que la pièce Comme il vous plaira était assurément très<br />

exécutable, surtout pour <strong>de</strong>s gens <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> qui<br />

n’auraient pas l’habitu<strong>de</strong> d’autres rôles.<br />

Cela fit venir l’idée <strong>de</strong> la jouer. <strong>La</strong> saison<br />

s’avance, et l’on a épuisé tous les genres<br />

d’amusements ; l’on est las <strong>de</strong> la chasse, <strong>de</strong>s<br />

parties à cheval et sur l’eau ; les chances <strong>du</strong><br />

boston, toutes variées qu’elles soient, n’ont pas<br />

assez <strong>de</strong> piquant pour occuper la soirée, et la<br />

proposition fut reçue avec un enthousiasme<br />

universel.<br />

Un jeune homme qui savait peindre s’offrit<br />

471


pour faire les décorations ; il y travaille<br />

maintenant avec beaucoup d’ar<strong>de</strong>ur, et dans<br />

quelques jours elles seront achevées. – Le théâtre<br />

est dressé dans l’orangerie, qui est la plus gran<strong>de</strong><br />

salle <strong>du</strong> château, et je pense que tout ira bien.<br />

C’est moi qui fais Orlando ; Rosette <strong>de</strong>vait jouer<br />

Rosalin<strong>de</strong>, cela était <strong>de</strong> toute justice : comme ma<br />

maîtresse et comme maîtresse <strong>de</strong> la maison, le<br />

rôle lui revenait <strong>de</strong> droit ; mais elle n’a pas voulu<br />

se travestir en homme par un caprice assez<br />

singulier pour elle, dont assurément la pru<strong>de</strong>rie<br />

n’est pas le défaut. Si je n’avais pas été sûr <strong>du</strong><br />

contraire, j’aurais cru qu’elle avait les jambes mal<br />

faites. Actuellement aucune <strong>de</strong>s dames <strong>de</strong> la<br />

société n’a voulu se montrer moins scrupuleuse<br />

que Rosette, et cela a failli faire manquer la<br />

pièce ; mais Théodore qui avait pris le rôle <strong>de</strong><br />

James le mélancolique, s’est offert pour la<br />

remplacer, atten<strong>du</strong> que Rosalin<strong>de</strong> est presque<br />

toujours en cavalier, excepté au premier acte, où<br />

elle est en femme, et qu’avec <strong>du</strong> fard, un corset et<br />

une robe il pourra faire suffisamment illusion,<br />

n’ayant point encore <strong>de</strong> barbe et étant fort mince<br />

<strong>de</strong> taille.<br />

472


Nous sommes en train d’apprendre nos rôles,<br />

et c’est quelque chose <strong>de</strong> curieux que <strong>de</strong> nous<br />

voir. – Dans tous les recoins solitaires <strong>du</strong> parc,<br />

vous êtes sûr <strong>de</strong> trouver quelqu’un avec un papier<br />

à la main, marmottant <strong>de</strong>s phrases tout bas, levant<br />

les yeux au ciel, les baissant tout à coup, et<br />

refaisant sept à huit fois le même geste. Si l’on ne<br />

savait pas que nous <strong>de</strong>vons jouer la comédie,<br />

assurément l’on nous prendrait pour une<br />

maisonnée <strong>de</strong> fous ou <strong>de</strong> poètes (ce qui est<br />

presque un pléonasme).<br />

Je pense que nous saurons bientôt assez pour<br />

faire une répétition. – Je m’attends à quelque<br />

chose <strong>de</strong> très singulier. Peut-être ai-je tort. – J’ai<br />

eu peur un instant qu’au lieu <strong>de</strong> jouer<br />

d’inspiration nos acteurs ne s’attachassent à<br />

repro<strong>du</strong>ire les poses et les inflexions <strong>de</strong> voix <strong>de</strong><br />

quelque comédien en vogue ; mais ils n’ont<br />

heureusement pas suivi le théâtre avec assez<br />

d’exactitu<strong>de</strong> pour tomber dans cet inconvénient,<br />

et il est à croire qu’ils auront, à travers la<br />

gaucherie <strong>de</strong> gens qui n’ont jamais monté sur les<br />

planches, <strong>de</strong> précieux éclairs <strong>de</strong> naturel et <strong>de</strong> ces<br />

charmantes naïvetés que le talent le plus<br />

473


consommé ne saurait repro<strong>du</strong>ire.<br />

Notre jeune peintre a vraiment fait <strong>de</strong>s<br />

merveilles : – il est impossible <strong>de</strong> donner une<br />

tournure plus étrange aux vieux troncs d’arbres et<br />

aux lierres qui les enlacent ; il a pris modèle sur<br />

ceux <strong>du</strong> parc en les accentuant et les exagérant,<br />

ainsi que cela doit être pour une décoration. Tout<br />

est touché avec une fierté et un caprice<br />

admirables ; les pierres, les rochers, les nuages<br />

sont d’une forme mystérieusement grimaçante ;<br />

<strong>de</strong>s reflets miroitants jouent sur les eaux<br />

tremblantes et plus émues que le vif-argent, et la<br />

froi<strong>de</strong>ur ordinaire <strong>de</strong>s feuillages est<br />

merveilleusement relevée par <strong>de</strong>s teintes <strong>de</strong><br />

safran qu’y jette le pinceau <strong>de</strong> l’automne ; la forêt<br />

varie <strong>de</strong>puis le vert <strong>de</strong> l’émerau<strong>de</strong> jusqu’à la<br />

pourpre <strong>de</strong> la cornaline ; les tons les plus chauds<br />

et les plus frais se heurtent harmonieusement, et<br />

le ciel lui-même passe <strong>du</strong> bleu le plus tendre aux<br />

couleurs les plus ar<strong>de</strong>ntes.<br />

Il a <strong>de</strong>ssiné tous les costumes sur mes<br />

indications ; ils sont <strong>du</strong> plus beau caractère. On a<br />

d’abord crié qu’ils ne pourraient pas se tra<strong>du</strong>ire<br />

474


en soie et en velours, ni en aucune étoffe connue,<br />

et j’ai presque vu le moment où le costume<br />

troubadour allait être généralement adopté. Les<br />

dames disaient que ces couleurs tranchantes<br />

éteindraient leurs yeux. À quoi nous avons<br />

répon<strong>du</strong> que leurs yeux étaient <strong>de</strong>s astres très<br />

parfaitement inextinguibles, et que c’étaient, au<br />

contraire, leurs yeux qui éteindraient les couleurs,<br />

et même les quinquets, le lustre et le soleil, s’il y<br />

avait lieu. – Elles n’eurent rien à répondre à cela ;<br />

mais c’étaient d’autres objections qui<br />

repoussaient en foule et se hérissaient, pareilles à<br />

l’hydre <strong>de</strong> Lerne ; on n’avait pas plutôt coupé la<br />

tête à l’une que l’autre se dressait plus entêtée et<br />

plus stupi<strong>de</strong>.<br />

– Comment voulez-vous que cela tienne ?<br />

Tout va sur le papier, mais c’est autre chose sur<br />

le dos ; je n’entrerai jamais là-<strong>de</strong>dans ! – Mon<br />

jupon est trop court au moins <strong>de</strong> quatre doigts ; je<br />

n’oserai jamais me présenter ainsi ! – Cette fraise<br />

est trop haute ; j’ai l’air d’être bossue et <strong>de</strong><br />

n’avoir pas <strong>de</strong> cou.<br />

– Cette coiffure me vieillit intolérablement.<br />

475


– Avec <strong>de</strong> l’empois, <strong>de</strong>s épingles et <strong>de</strong> la<br />

bonne volonté, tout tient. – Vous voulez rire ! une<br />

taille comme la vôtre, plus frêle qu’une taille <strong>de</strong><br />

guêpe, et qui passerait dans la bague <strong>de</strong> mon petit<br />

doigt ! je gage vingt-cinq louis contre un baiser<br />

qu’il faudra rétrécir ce corsage. – Votre jupe est<br />

bien loin d’être trop courte, et, si vous pouviez<br />

voir quelle adorable jambe vous avez, vous seriez<br />

assurément <strong>de</strong> mon avis. – Au contraire votre cou<br />

se détache et se <strong>de</strong>ssine admirablement bien dans<br />

son auréole <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelles. – Cette coiffure ne vous<br />

vieillit point <strong>du</strong> tout, et, quand même vous<br />

paraîtriez quelques années <strong>de</strong> plus, vous êtes<br />

d’une si excessive jeunesse que cela doit être on<br />

ne peut plus indifférent ; en vérité, vous nous<br />

donneriez d’étranges soupçons, si nous ne<br />

savions pas où sont les morceaux <strong>de</strong> votre<br />

<strong>de</strong>rnière poupée... et cætera.<br />

Tu ne te figures pas la prodigieuse quantité <strong>de</strong><br />

madrigaux que nous avons été obligés <strong>de</strong><br />

dépenser pour contraindre nos dames à mettre <strong>de</strong>s<br />

costumes charmants, et qui leur allaient le mieux<br />

<strong>du</strong> mon<strong>de</strong>.<br />

476


Nous avons eu aussi beaucoup <strong>de</strong> peine à leur<br />

faire poser congrûment leurs assassines. Quel diable<br />

<strong>de</strong> goût ont les femmes ! et <strong>de</strong> quel titanique<br />

entêtement est possédée une petite-maîtresse<br />

vaporeuse qui croit que le jaune paille glacé lui<br />

va mieux que le jonquille ou le rose vif. Je suis<br />

sûr que, si j’avais appliqué aux affaires publiques<br />

la moitié <strong>de</strong>s ruses et <strong>de</strong>s intrigues que j’ai<br />

employées pour faire mettre une plume rouge à<br />

gauche et non à droite, je serais ministre d’État<br />

ou empereur pour le moins.<br />

Quel pandémonium ! quelle cohue énorme et<br />

inextricable doit être un théâtre véritable !<br />

Depuis que l’on a parlé <strong>de</strong> jouer la comédie,<br />

tout est ici dans le désordre le plus complet. Tous<br />

les tiroirs sont ouverts, toutes les armoires<br />

vidées ; c’est un vrai pillage. Les tables, les<br />

fauteuils, les consoles, tout est encombré, on ne<br />

sait où poser le pied : il traîne par la maison <strong>de</strong>s<br />

quantités prodigieuses <strong>de</strong> robes, <strong>de</strong> mantelets, <strong>de</strong><br />

voiles, <strong>de</strong> jupes, <strong>de</strong> capes, <strong>de</strong> toques, <strong>de</strong><br />

chapeaux ; et, quand on pense que cela doit tenir<br />

sur le corps <strong>de</strong> sept ou huit personnes, on se<br />

477


appelle involontairement ces bateleurs <strong>de</strong> la foire<br />

qui ont huit à dix habits les uns sur les autres : et<br />

l’on ne peut se figurer que, <strong>de</strong> tout cet amas, Il ne<br />

sortira qu’un costume pour chacun.<br />

Les domestiques ne font qu’aller et venir ; – il<br />

y en a toujours <strong>de</strong>ux ou trois sur le chemin <strong>du</strong><br />

château à la ville, et, si cela continue, tous les<br />

chevaux <strong>de</strong>viendront poussifs.<br />

Un directeur <strong>de</strong> théâtre n’a pas le temps d’être<br />

mélancolique, et je ne l’ai guère été <strong>de</strong>puis<br />

quelque temps. Je suis tellement assourdi et<br />

assommé que je commence à ne plus rien<br />

comprendre à la pièce. Comme c’est moi qui<br />

remplis le rôle <strong>de</strong> l’imprésario outre mon rôle<br />

d’Orlando, ma besogne est double. Quand il se<br />

présente quelque difficulté, c’est à moi qu’on a<br />

recours, et mes décisions n’étant pas toujours<br />

écoutées comme <strong>de</strong>s oracles, cela dégénère en<br />

<strong>de</strong>s discussions interminables.<br />

Si ce qu’on appelle vivre est d’être toujours<br />

sur ses jambes, <strong>de</strong> répondre à vingt personnes, <strong>de</strong><br />

monter et <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong>s escaliers, <strong>de</strong> ne pas<br />

penser une minute dans une journée, je n’ai<br />

478


jamais tant vécu que cette semaine ; je ne prends<br />

pourtant pas autant <strong>de</strong> part à ce mouvement que<br />

l’on pourrait le croire. – L’agitation est très peu<br />

profon<strong>de</strong>, et à quelques brasses on retrouverait<br />

l’eau morte et sans courant ; la vie ne me pénètre<br />

pas si facilement que cela ; et c’est même alors<br />

que je vis le moins, quoique j’aie l’air d’agir et <strong>de</strong><br />

me mêler à ce qui se fait ; l’action m’hébète et<br />

me fatigue à un point dont on ne peut se faire une<br />

idée ; – quand je n’agis pas, je pense ou au moins<br />

je rêve, et c’est une façon d’existence ; – je ne<br />

l’ai plus dès que je sors <strong>de</strong> mon repos d’idole <strong>de</strong><br />

porcelaine.<br />

Jusqu’à présent, je n’ai rien fait, et j’ignore si<br />

je ferai jamais rien. Je ne sais pas arrêter mon<br />

cerveau, ce qui est toute la différence <strong>de</strong> l’homme<br />

<strong>de</strong> talent à l’homme <strong>de</strong> génie ; c’est un<br />

bouillonnement sans fin, le flot pousse le flot ; je<br />

ne puis maîtriser cette espèce <strong>de</strong> jet intérieur qui<br />

monte <strong>de</strong> mon cœur à ma tête, et qui noie toutes<br />

mes pensées faute d’issues. – Je ne puis rien<br />

pro<strong>du</strong>ire, non par stérilité, mais par<br />

surabondance ; mes idées poussent si drues et si<br />

serrées qu’elles s’étouffent et ne peuvent mûrir. –<br />

479


Jamais l’exécution, si rapi<strong>de</strong> et si fougueuse<br />

qu’elle soit, n’atteindra à une pareille vélocité : –<br />

quand j’écris une phrase, la pensée qu’elle rend<br />

est déjà aussi loin <strong>de</strong> moi que si un siècle se fût<br />

écoulé au lieu d’une secon<strong>de</strong>, et souvent il<br />

m’arrive d’y mêler, malgré moi, quelque chose<br />

<strong>de</strong> la pensée qui l’a remplacée dans ma tête.<br />

Voilà pourquoi je ne saurais vivre, – ni comme<br />

poète ni comme amant. – Je ne puis rendre que<br />

les idées que je n’ai plus ; – je n’ai les femmes<br />

que lorsque je les ai oubliées et que j’en aime<br />

d’autres ; – homme, comment pourrais-je<br />

pro<strong>du</strong>ire ma volonté au jour, puisque, si fort que<br />

je me hâte, je n’ai plus le sentiment <strong>de</strong> ce que je<br />

fais, et que je n’agis que d’après une faible<br />

réminiscence ?<br />

Prendre une pensée dans un filon <strong>de</strong> son<br />

cerveau, l’en sortir brute d’abord comme un bloc<br />

<strong>de</strong> marbre qu’on extrait <strong>de</strong> la carrière, la poser<br />

<strong>de</strong>vant soi, et <strong>du</strong> matin au soir, un ciseau d’une<br />

main, un marteau <strong>de</strong> l’autre, cogner, tailler,<br />

gratter, et emporter à la nuit une pincée <strong>de</strong> poudre<br />

pour jeter sur son écriture ; voilà ce que je ne<br />

480


pourrai jamais faire.<br />

Je dégage bien en idée la svelte figure <strong>du</strong> bloc<br />

grossier, et j’en ai la vision très nette ; mais il y a<br />

tant d’angles à abattre, tant d’éclats à faire sauter,<br />

tant <strong>de</strong> coups <strong>de</strong> râpe et <strong>de</strong> marteau à donner pour<br />

approcher <strong>de</strong> la forme et saisir la juste sinuosité<br />

<strong>du</strong> contour que les ampoules me viennent aux<br />

mains, et que je laisse tomber le ciseau par terre.<br />

Si je persiste, la fatigue prend un <strong>de</strong>gré<br />

d’intensité tel que ma vue intime s’obscurcit<br />

totalement, et que je ne saisis plus à travers le<br />

nuage <strong>du</strong> marbre la blanche divinité cachée dans<br />

son épaisseur. Alors je la poursuis au hasard et<br />

comme à tâtons ; je mords trop dans un endroit,<br />

je ne vais pas assez avant dans l’autre ; j’enlève<br />

ce qui <strong>de</strong>vait être la jambe ou le bras, et je laisse<br />

une masse compacte où <strong>de</strong>vait se trouver un<br />

vi<strong>de</strong> ; au lieu d’une déesse, je fais un magot,<br />

quelquefois moins qu’un magot, et le magnifique<br />

bloc tiré à si grands frais et avec tant <strong>de</strong> labeur<br />

<strong>de</strong>s entrailles <strong>de</strong> la terre, martelé, tailladé, fouillé<br />

en tous les sens, a plutôt l’air d’avoir été rongé et<br />

percé à jour par les polypes pour en faire une<br />

481


uche que façonné par un statuaire d’après un<br />

plan donné.<br />

Comment fais-tu, Michel-Ange, pour couper<br />

le marbre par tranches, ainsi qu’un enfant qui<br />

sculpte un marron ? <strong>de</strong> quel acier étaient faits tes<br />

ciseaux invaincus ? et quels robustes flancs vous<br />

ont portés, vous tous, artistes féconds et<br />

travailleurs, à qui nulle matière ne résiste, et qui<br />

faites couler votre rêve tout entier dans la couleur<br />

et dans le bronze ?<br />

C’est une vanité innocente et permise, en<br />

quelque sorte, après ce que je viens <strong>de</strong> dire <strong>de</strong><br />

cruel sur mon compte, et ce n’est pas toi qui m’en<br />

blâmeras, ô Silvio ! – mais quoique l’univers ne<br />

doive jamais en rien savoir, et que mon nom soit<br />

d’avance voué à l’oubli, je suis un poète et un<br />

peintre ! – J’ai eu d’aussi belles idées que nul<br />

poète <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ; j’ai créé <strong>de</strong>s types aussi purs,<br />

aussi divins que ce que l’on admire le plus dans<br />

les maîtres. – Je les vois là, <strong>de</strong>vant moi, aussi<br />

nets, aussi distincts que s’ils étaient peints<br />

réellement, et, si je pouvais ouvrir un trou dans<br />

ma tête et y mettre un verre pour qu’on y<br />

482


egardât, ce serait la plus merveilleuse galerie <strong>de</strong><br />

tableaux que l’on eût jamais vue. Aucun roi <strong>de</strong> la<br />

terre ne peut se vanter d’en possé<strong>de</strong>r une pareille.<br />

– Il y a <strong>de</strong>s Rubens aussi flamboyants, aussi<br />

allumés que les plus purs qui soient à Anvers ;<br />

mes Raphaëls sont <strong>de</strong> la plus belle conservation,<br />

et ses madones n’ont pas <strong>de</strong> plus gracieux<br />

sourires ; Buonarotti ne tord pas un muscle d’une<br />

façon plus fière et plus terrible ; le soleil <strong>de</strong><br />

Venise brille sur cette toile comme si elle était<br />

signée Paulus Cagliari ; les ténèbres <strong>de</strong> Rembrandt<br />

lui-même s’entassent au fond <strong>de</strong> ce cadre où<br />

tremble dans le lointain une pâle étoile <strong>de</strong><br />

lumière ; les tableaux qui sont dans la manière<br />

qui m’est propre ne seraient assurément<br />

dédaignés <strong>de</strong> qui que ce soit.<br />

Je sais bien que j’ai l’air étrange à dire cela, et<br />

que je paraîtrai entêté <strong>de</strong> l’ivresse grossière <strong>du</strong><br />

plus sot orgueil ; – mais cela est ainsi, et rien<br />

n’ébranlera ma conviction là-<strong>de</strong>ssus. Personne<br />

sans doute ne la partagera ; qu’y faire ? Chacun<br />

naît marqué d’un sceau noir ou blanc.<br />

Apparemment le mien est noir.<br />

483


J’ai même quelquefois peine à voiler<br />

suffisamment ma pensée à cet endroit ; il m’est<br />

arrivé souvent <strong>de</strong> parler trop familièrement <strong>de</strong> ces<br />

hauts génies dont on doit adorer la trace et<br />

contempler la statue <strong>de</strong> loin et à genoux. Une<br />

fois, je me suis oublié jusqu’à dire : Nous autres.<br />

– Heureusement c’était <strong>de</strong>vant une personne qui<br />

n’y prit pas gar<strong>de</strong>, sans quoi j’eusse<br />

infailliblement passé pour le plus énorme fat qui<br />

fut jamais.<br />

– N’est-ce pas, Silvio, que je suis un poète et<br />

un peintre ?<br />

C’est une erreur <strong>de</strong> croire que tous les gens qui<br />

ont passé pour avoir <strong>du</strong> génie étaient réellement<br />

<strong>de</strong> plus grands hommes que d’autres. On ne sait<br />

pas combien les élèves et les peintres obscurs que<br />

Raphaël employait dans ses ouvrages ont<br />

contribué à sa réputation ; il a donné sa signature<br />

à l’esprit et aux talents <strong>de</strong> plusieurs, – voilà tout.<br />

Un grand peintre, un grand écrivain occupent<br />

et remplissent à eux seuls tout un siècle : ils n’ont<br />

rien <strong>de</strong> plus pressé que d’entamer à la fois tous<br />

les genres, afin que, s’il leur survient quelques<br />

484


ivaux, ils puissent les accuser tout d’abord <strong>de</strong><br />

plagiat et les arrêter dès leur premier pas dans la<br />

carrière ; c’est une tactique connue et qui, pour ne<br />

pas être nouvelle, n’en réussit pas moins tous les<br />

jours.<br />

Il se peut qu’un homme déjà célèbre ait<br />

précisément le même genre <strong>de</strong> talent que vous<br />

auriez eu ; sous peine <strong>de</strong> passer pour son<br />

imitateur, vous êtes obligé <strong>de</strong> détourner votre<br />

inspiration naturelle et <strong>de</strong> la faire couler ailleurs.<br />

Vous étiez né pour souffler à pleine bouche dans<br />

le clairon héroïque, ou pour évoquer les pâles<br />

fantômes <strong>de</strong>s temps qui ne sont plus ; il faut que<br />

vous promeniez vos doigts sur la flûte à sept<br />

trous, ou que vous fassiez <strong>de</strong>s nœuds sur un sofa<br />

dans le fond <strong>de</strong> quelque boudoir, le tout parce que<br />

monsieur votre père ne s’est pas donné la peine<br />

<strong>de</strong> vous jeter en moule huit ou dix ans plus tôt, et<br />

que le mon<strong>de</strong> ne conçoit pas que <strong>de</strong>ux hommes<br />

cultivent le même champ.<br />

C’est ainsi que beaucoup <strong>de</strong> nobles<br />

intelligences sont forcées <strong>de</strong> prendre sciemment<br />

une route qui n’est pas la leur, et <strong>de</strong> côtoyer<br />

485


continuellement leur propre domaine dont elles<br />

sont bannies, heureuses encore <strong>de</strong> jeter un coup<br />

d’œil à la dérobée par-<strong>de</strong>ssus la haie, et <strong>de</strong> voir<br />

<strong>de</strong> l’autre côté s’épanouir au soleil les belles<br />

fleurs diaprées qu’elles possè<strong>de</strong>nt en graines et ne<br />

peuvent semer faute <strong>de</strong> terrain.<br />

Pour ce qui est <strong>de</strong> moi, à part le plus ou moins<br />

d’opportunité <strong>de</strong>s circonstances, le plus ou moins<br />

d’air et <strong>de</strong> soleil, une porte qui est restée fermée<br />

et qui aurait dû être ouverte, une rencontre<br />

manquée, quelqu’un que j’aurais dû connaître et<br />

que je n’ai pas connu, je ne sais pas si je serais<br />

jamais parvenu à quelque chose.<br />

Je n’ai pas le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> stupidité nécessaire<br />

pour <strong>de</strong>venir ce que l’on appelle absolument un<br />

génie, ni l’entêtement énorme que l’on divinise<br />

ensuite sous le beau nom <strong>de</strong> volonté, quand le<br />

grand homme est arrivé au sommet rayonnant <strong>de</strong><br />

la montagne, et qui est indispensable pour y<br />

atteindre ; – je sais trop bien comme toutes<br />

choses sont creuses et ne contiennent que<br />

pourriture, pour m’attacher pendant bien<br />

longtemps à aucune et la poursuivre à travers tout<br />

486


ar<strong>de</strong>mment et uniquement.<br />

Les hommes <strong>de</strong> génie sont très bornés, et c’est<br />

pour cela qu’ils sont hommes <strong>de</strong> génie. Le<br />

manque d’intelligence les empêche d’apercevoir<br />

les obstacles qui les séparent <strong>de</strong> l’objet auquel ils<br />

veulent arriver ; ils vont, et, en <strong>de</strong>ux ou trois<br />

enjambées, ils dévorent les espaces<br />

intermédiaires. – Comme leur esprit reste<br />

obstinément fermé à certains courants, et qu’ils<br />

ne perçoivent que les choses qui sont les plus<br />

immédiates à leurs projets, ils font une bien<br />

moindre dépense <strong>de</strong> pensée et d’action : rien ne<br />

les distrait, rien ne les détourne, ils agissent plutôt<br />

par instinct qu’autrement, et plusieurs, tirés <strong>de</strong><br />

leur sphère spéciale, sont d’une nullité que l’on a<br />

peine à comprendre.<br />

Assurément, c’est un don rare et charmant que<br />

<strong>de</strong> bien faire les vers ; peu <strong>de</strong> gens se plaisent<br />

plus que moi aux choses <strong>de</strong> la poésie ; – mais<br />

cependant je ne veux pas borner et circonscrire<br />

ma vie dans les douze pieds d’un alexandrin ; il y<br />

a mille choses qui m’inquiètent autant qu’un<br />

487


hémistiche : – ce n’est pas l’état <strong>de</strong> la société et<br />

les réformes qu’il faudrait faire ; je me soucie<br />

assez peu que les paysans sachent lire ou non, et<br />

que les hommes mangent <strong>du</strong> pain ou broutent <strong>de</strong><br />

l’herbe ; mais il me passe par la tête, en une<br />

heure, plus <strong>de</strong> cent mille visions qui n’ont pas le<br />

moindre rapport avec la césure ou la rime, et c’est<br />

ce qui fait que j’exécute si peu, tout en ayant plus<br />

d’idées que certains poètes que l’on pourrait<br />

brûler avec leurs propres œuvres.<br />

J’adore la beauté et je la sens ; je puis la dire<br />

aussi bien que peuvent la comprendre les plus<br />

amoureux statuaires, – et je ne fais cependant pas<br />

<strong>de</strong> sculptures. <strong>La</strong> lai<strong>de</strong>ur et l’imperfection <strong>de</strong><br />

l’ébauche me révoltent ; je ne puis attendre que<br />

l’œuvre vienne à bien à force <strong>de</strong> la polir et <strong>de</strong> la<br />

repolir ; si je pouvais me résoudre à laisser<br />

certaines choses dans ce que je fais, soit en vers,<br />

soit en peinture, je finirais peut-être par faire un<br />

poème ou un tableau qui me rendrait célèbre, et<br />

ceux qui m’aiment (s’il y a quelqu’un au mon<strong>de</strong><br />

qui se donne cette peine) ne seraient pas forcés <strong>de</strong><br />

me croire sur parole, et auraient une réponse<br />

victorieuse aux ricanements sardoniques <strong>de</strong>s<br />

488


détracteurs <strong>de</strong> ce grand génie ignoré qui est moi.<br />

J’en vois beaucoup qui prennent une palette,<br />

<strong>de</strong>s pinceaux et couvrent leur toile, sans se<br />

soucier autrement <strong>de</strong> ce que le caprice fait naître<br />

au bout <strong>de</strong> leur brosse, et d’autres qui écrivent<br />

cent vers <strong>de</strong> suite sans faire une rature et sans<br />

lever une seule fois les yeux au plafond. – Je les<br />

admire toujours eux-mêmes si quelquefois je<br />

n’admire pas leurs pro<strong>du</strong>ctions ; j’envie <strong>de</strong> tout<br />

mon cœur cette charmante intrépidité et cet<br />

heureux aveuglement qui les empêchent <strong>de</strong> voir<br />

leurs défauts, même les plus palpables. Aussitôt<br />

que j’ai <strong>de</strong>ssiné quelque chose <strong>de</strong> travers, je le<br />

vois sur-le-champ et je m’en préoccupe outre<br />

mesure ; et, comme je suis beaucoup plus savant<br />

en théorie qu’en pratique, il arrive très souvent<br />

que je ne puis corriger une faute dont j’ai la<br />

conscience ; alors je tourne la toile le nez contre<br />

le mur, et je n’y reviens jamais.<br />

J’ai si présente l’idée <strong>de</strong> la perfection que le<br />

dégoût <strong>de</strong> mon œuvre me prend tout d’abord et<br />

m’empêche <strong>de</strong> continuer.<br />

Ah ! lorsque je compare aux doux sourires <strong>de</strong><br />

489


ma pensée la lai<strong>de</strong> moue qu’elle fait sur la toile<br />

ou le papier, lorsque je vois passer une affreuse<br />

chauve-souris à la place <strong>du</strong> beau rêve qui ouvrait<br />

au sein <strong>de</strong> mes nuits ses longues ailes <strong>de</strong> lumière,<br />

un chardon pousser sur l’idée d’une rose, et que<br />

j’entends braire un âne où j’attendais les plus<br />

suaves mélodies <strong>du</strong> rossignol, je suis si<br />

horriblement désappointé, si en colère moimême,<br />

si furieux <strong>de</strong> mon impuissance qu’il me<br />

prend <strong>de</strong>s résolutions <strong>de</strong> ne plus écrire ni dire un<br />

seul mot <strong>de</strong> ma vie plutôt que <strong>de</strong> commettre ainsi<br />

<strong>de</strong>s crimes <strong>de</strong> haute trahison contre mes pensées.<br />

Je ne puis même pas parvenir à écrire une<br />

lettre comme je le voudrais : je dis souvent tout<br />

autre chose ; certaines portions prennent un<br />

développement démesuré, d’autres se rapetissent<br />

à <strong>de</strong>venir imperceptibles, et très souvent l’idée<br />

que j’avais à rendre ne s’y trouve pas ou n’y est<br />

qu’en post-scriptum.<br />

En commençant à t’écrire, je n’avais<br />

certainement pas l’intention <strong>de</strong> te dire la moitié<br />

<strong>de</strong> ce que j’ai dit. – Je voulais simplement te faire<br />

savoir que nous allions jouer la comédie ; mais<br />

490


un mot amène une phrase ; les parenthèses sont<br />

grosses d’autres petites parenthèses qui, ellesmêmes,<br />

en ont d’autres dans le ventre toutes<br />

prêtes à accoucher. Il n’y a pas <strong>de</strong> raison pour<br />

que cela finisse et n’aille jusqu’à <strong>de</strong>ux cents<br />

volumes in-folio, – ce qui serait trop assurément.<br />

Dès que je prends la plume, il se fait dans mon<br />

cerveau un bourdonnement et un bruissement<br />

d’ailes, comme si l’on y lâchait <strong>de</strong>s multitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

hannetons. Cela se cogne aux parois <strong>de</strong> mon<br />

crâne, et tourne, et <strong>de</strong>scend, et monte avec un<br />

tapage horrible ; ce sont mes pensées qui veulent<br />

s’envoler et qui cherchent une issue ; – toutes<br />

s’efforcent <strong>de</strong> sortir à la fois ; plus d’une s’y<br />

casse les pattes et y déchire le crêpe <strong>de</strong> son aile :<br />

quelquefois la porte est tellement obstruée que<br />

pas une ne peut en franchir le seuil et arriver<br />

jusque sur le papier.<br />

Voilà comme je suis fait : ce n’est pas être<br />

bien fait sans doute, mais que voulez-vous ? la<br />

faute en est aux dieux, et non à moi, pauvre<br />

diable qui n’en peux mais. Je n’ai pas besoin <strong>de</strong><br />

réclamer ton in<strong>du</strong>lgence, mon cher Silvio ; elle<br />

491


m’est acquise d’avance, et tu as la bonté <strong>de</strong> lire<br />

jusqu’au bout mes indéchiffrables barbouillages,<br />

mes rêvasseries sans queue ni tête : si décousues<br />

et si absur<strong>de</strong>s qu’elles soient, elles t’offrent<br />

toujours <strong>de</strong> l’intérêt, parce qu’elles viennent <strong>de</strong><br />

moi, et ce qui est moi, quand même cela est<br />

mauvais, n’est pas sans quelque prix pour toi.<br />

Je puis te laisser voir ce qui révolte le plus le<br />

commun <strong>de</strong>s hommes : – un orgueil sincère. –<br />

Mais faisons un peu trêve à toutes ces belles<br />

choses, et, puisque je t’écris à propos <strong>de</strong> la pièce<br />

que nous <strong>de</strong>vons jouer, revenons-y et parlons-en<br />

un peu.<br />

<strong>La</strong> répétition a eu lieu aujourd’hui ; – jamais<br />

<strong>de</strong> ma vie je n’ai été aussi bouleversé, – non pas à<br />

cause <strong>de</strong> l’embarras qu’il y a toujours à réciter<br />

quelque chose <strong>de</strong>vant beaucoup <strong>de</strong> personnes,<br />

mais pour un autre motif. Nous étions en<br />

costume, et prêts à commencer ; Théodore seul<br />

n’était pas encore arrivé : on envoya à sa<br />

chambre voir ce qui le retardait ; il fit dire qu’il<br />

avait tantôt fini et qu’il allait <strong>de</strong>scendre.<br />

Il vint en effet ; j’entendis son pas dans le<br />

492


corridor bien avant qu’il parût, et cependant<br />

personne au mon<strong>de</strong> n’a la démarche plus légère<br />

que Théodore ; mais la sympathie que j’éprouve<br />

pour lui est si forte que je <strong>de</strong>vine en quelque sorte<br />

ses mouvements à travers les murailles, et, quand<br />

je compris qu’il allait poser la main sur le bouton<br />

<strong>de</strong> la porte, il me prit comme un tremblement, et<br />

le cœur me battit d’une force horrible. Il me<br />

sembla que quelque chose d’important dans ma<br />

vie allait se déci<strong>de</strong>r, et que j’étais arrivé à un<br />

moment solennel et atten<strong>du</strong> <strong>de</strong>puis longtemps.<br />

Le battant s’ouvrit lentement et retomba <strong>de</strong><br />

même.<br />

Ce fut un cri général d’admiration. – Les<br />

hommes applaudirent, les femmes <strong>de</strong>vinrent<br />

écarlates. Rosette seule pâlit extrêmement et<br />

s’appuya au mur, comme si une révélation<br />

soudaine lui traversait le cerveau ; elle fit en sens<br />

inverse le même mouvement que moi. – Je l’ai<br />

toujours soupçonnée d’aimer Théodore.<br />

Sans doute, en ce moment-là, elle crut comme<br />

moi que la feinte Rosalin<strong>de</strong> n’était effectivement<br />

rien moins qu’une jeune et belle femme, et le<br />

493


frêle château <strong>de</strong> cartes <strong>de</strong> son espoir s’affaissa<br />

tout d’un coup, tandis que le mien se relevait sur<br />

ses ruines ; <strong>du</strong> moins voilà ce que j’ai pensé : je<br />

me trompe peut-être, car je n’étais guère en état<br />

<strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s observations exactes.<br />

Il y avait là, sans compter Rosette, trois ou<br />

quatre jolies femmes ; elles parurent d’une<br />

lai<strong>de</strong>ur révoltante. – À côté <strong>de</strong> ce soleil, l’étoile<br />

<strong>de</strong> leur beauté s’était éclipsée subitement, et<br />

chacun se <strong>de</strong>mandait comment on avait pu les<br />

trouver seulement passables. Des gens qui, avant<br />

cela, se fussent estimés tout heureux <strong>de</strong> les avoir<br />

pour maîtresses en eussent à peine voulu pour<br />

servantes.<br />

L’image qui jusqu’alors ne s’était <strong>de</strong>ssinée<br />

que faiblement et avec <strong>de</strong>s contours vagues, le<br />

fantôme adoré et vainement poursuivi était là,<br />

<strong>de</strong>vant mes yeux, vivant, palpable, non plus dans<br />

le <strong>de</strong>mi-jour et la vapeur, mais inondé <strong>de</strong>s flots<br />

d’une blanche lumière ; non pas sous un vain<br />

déguisement, mais sous son costume réel ; non<br />

plus avec la forme dérisoire d’un jeune homme,<br />

mais avec les traits <strong>de</strong> la plus charmante femme.<br />

494


J’éprouvais une sensation <strong>de</strong> bien-être énorme,<br />

comme si l’on m’eût ôté une montagne ou <strong>de</strong>ux<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssus la poitrine. – Je sentis s’évanouir<br />

l’horreur que j’avais <strong>de</strong> moi-même, et je fus<br />

délivré <strong>de</strong> l’ennui <strong>de</strong> me regar<strong>de</strong>r comme un<br />

monstre. Je revins à concevoir <strong>de</strong> moi une<br />

opinion tout à fait pastorale, et toutes les violettes<br />

<strong>du</strong> printemps refleurirent dans mon cœur.<br />

Il, ou plutôt elle (car je ne veux plus me<br />

souvenir que j’ai eu cette stupidité <strong>de</strong> la prendre<br />

pour un homme), resta une minute immobile sur<br />

le seuil <strong>de</strong> la porte, comme pour donner le temps<br />

à l’assemblée <strong>de</strong> jeter sa première exclamation.<br />

Un vif rayon l’éclairait <strong>de</strong> la tête aux pieds, et,<br />

sur le fond sombre <strong>du</strong> corridor qui s’allégeait au<br />

loin par-<strong>de</strong>rrière, le chambranle sculpté lui<br />

servant <strong>de</strong> cadre, elle étincelait comme si la<br />

lumière fût émanée d’elle au lieu d’être<br />

simplement réfléchie, et on l’eût plutôt prise pour<br />

une pro<strong>du</strong>ction merveilleuse <strong>du</strong> pinceau que pour<br />

une créature humaine faite <strong>de</strong> chair et d’os.<br />

Ses grands cheveux bruns, entremêlés <strong>de</strong><br />

cordons <strong>de</strong> grosses perles, tombaient en boucles<br />

495


naturelles au long <strong>de</strong> ses belles joues ! ses<br />

épaules et sa poitrine étaient découvertes, et<br />

jamais je n’ai rien vu <strong>de</strong> si beau au mon<strong>de</strong> ; le<br />

marbre le plus élevé n’approche pas <strong>de</strong> cette<br />

exquise perfection. – Comme on voit la vie courir<br />

sous cette transparence d’ombre ! comme cette<br />

chair est blanche et colorée à la fois ! et que ces<br />

teintes harmonieusement blondissantes ménagent<br />

avec bonheur la transition <strong>de</strong> la peau aux<br />

cheveux ! quels ravissants poèmes dans les<br />

moelleuses on<strong>du</strong>lations <strong>de</strong> ces contours plus<br />

souples et plus veloutés que le cou <strong>de</strong>s cygnes ! –<br />

S’il y avait <strong>de</strong>s mots pour rendre ce que je sens, je<br />

te ferais une <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> cinquante pages ;<br />

mais les langues ont été faites par je ne sais quels<br />

goujats qui n’avaient jamais regardé avec<br />

attention le dos ou le sein d’une femme, et l’on<br />

n’a pas la moitié <strong>de</strong>s termes les plus<br />

indispensables.<br />

Je crois décidément qu’il faut que je me fasse<br />

sculpteur ; car avoir vu une telle beauté et ne<br />

pouvoir la rendre d’une manière ou <strong>de</strong> l’autre, il y<br />

a <strong>de</strong> quoi <strong>de</strong>venir fou et enragé. J’ai fait vingt<br />

sonnets sur ces épaules-là, mais ce n’est point<br />

496


assez : je voudrais quelque chose que je pusse<br />

toucher <strong>du</strong> doigt et qui fût exactement pareil ; les<br />

vers ne ren<strong>de</strong>nt que le fantôme <strong>de</strong> la beauté et<br />

non la beauté elle-même. Le peintre arrive à une<br />

apparence plus exacte, mais ce n’est qu’une<br />

apparence. <strong>La</strong> sculpture a toute la réalité que peut<br />

avoir une chose complètement fausse ; elle a<br />

l’aspect multiple, porte ombre, et se laisse<br />

toucher. Votre maîtresse sculptée ne diffère <strong>de</strong> la<br />

véritable qu’en ce qu’elle est un peu plus <strong>du</strong>re et<br />

ne parle pas, <strong>de</strong>ux défauts très légers !<br />

Sa robe était faite d’une étoffe <strong>de</strong> couleur<br />

changeante, azur dans la lumière, or dans<br />

l’ombre ; un bro<strong>de</strong>quin très juste et très serré<br />

chaussait un pied qui n’avait pas besoin <strong>de</strong> cela<br />

pour être trop petit, et <strong>de</strong>s bas <strong>de</strong> soie écarlate se<br />

collaient amoureusement autour <strong>de</strong> la jambe la<br />

mieux tournée et la plus agaçante ; ses bras<br />

étaient nus jusqu’aux cou<strong>de</strong>s, et ils sortaient<br />

d’une touffe <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelles ronds, potelés et blancs,<br />

splendi<strong>de</strong>s comme <strong>de</strong> l’argent poli et d’une<br />

délicatesse <strong>de</strong> linéaments inimaginable ; ses<br />

mains, chargées <strong>de</strong> bagues et d’anneaux,<br />

balançaient mollement un grand éventail <strong>de</strong><br />

497


plumes bigarrées <strong>de</strong> teintes singulières et qui<br />

semblait comme un petit arc-en-ciel <strong>de</strong> poche.<br />

Elle s’avança dans la chambre, la joue<br />

légèrement allumée d’un rouge qui n’était pas <strong>du</strong><br />

fard, et chacun <strong>de</strong> s’extasier, et <strong>de</strong> se récrier, et <strong>de</strong><br />

se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il était bien possible que ce fût lui,<br />

Théodore <strong>de</strong> Sérannes, le hardi écuyer, le damné<br />

<strong>du</strong>elliste, le chasseur déterminé, et s’il était<br />

parfaitement sûr qu’il ne fût pas sa sœur jumelle.<br />

Mais on dirait qu’il n’a jamais porté d’autre<br />

costume <strong>de</strong> sa vie ! il n’est pas gêné le moins <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong> dans ses mouvements, il marche très bien<br />

et ne s’embarrasse pas dans sa queue ; il joue <strong>de</strong><br />

la prunelle et <strong>de</strong> l’éventail à ravir ; et comme il a<br />

la taille fine ! – on le tiendrait entre les doigts ! –<br />

C’est prodigieux ! c’est inconcevable ! –<br />

L’illusion est aussi complète que possible : on<br />

dirait presque qu’il a <strong>de</strong> la gorge, tant sa poitrine<br />

est grasse et bien remplie, et puis pas un seul poil<br />

<strong>de</strong> barbe, mais pas un ; et sa voix qui est douce !<br />

Oh ! la belle Rosalin<strong>de</strong> ! et qui ne voudrait être<br />

son Orlando ?<br />

Oui, – qui ne voudrait être l’Orlando <strong>de</strong> cette<br />

498


Rosalin<strong>de</strong>, même au prix <strong>de</strong>s tourments que j’ai<br />

soufferts ? – Aimer comme j’aimais d’un amour<br />

monstrueux, inavouable, et que pourtant l’on ne<br />

peut déraciner <strong>de</strong> son cœur ; être condamné à<br />

gar<strong>de</strong>r le silence le plus profond, et n’oser se<br />

permettre ce que l’amant le plus discret et le plus<br />

respectueux dirait sans crainte à la femme la plus<br />

pru<strong>de</strong> et la plus sévère ; se sentir dévoré<br />

d’ar<strong>de</strong>urs insensées et sans excuses, même aux<br />

yeux <strong>de</strong>s plus damnés libertins ; que sont les<br />

passions ordinaires à côté <strong>de</strong> celle-là, une passion<br />

honteuse d’elle-même, sans espérance, et dont le<br />

succès improbable serait un crime et vous ferait<br />

mourir <strong>de</strong> honte ? Être ré<strong>du</strong>it à souhaiter <strong>de</strong> ne<br />

pas réussir, à craindre les chances et les occasions<br />

favorables et à les éviter comme un autre les<br />

chercherait, voilà quel était mon sort.<br />

Le découragement le plus profond s’était<br />

emparé <strong>de</strong> moi ; je me regardais avec une horreur<br />

mélangée <strong>de</strong> surprise et <strong>de</strong> curiosité. Ce qui me<br />

révoltait le plus, c’était <strong>de</strong> penser que je n’avais<br />

jamais aimé auparavant, et que c’était chez moi la<br />

première effervescence <strong>de</strong> jeunesse, la première<br />

pâquerette <strong>de</strong> mon printemps d’amour.<br />

499


Cette monstruosité remplaçait pour moi les<br />

fraîches et pudiques illusions <strong>du</strong> bel âge ; mes<br />

rêves <strong>de</strong> tendresse si doucement caressés, le soir,<br />

à la lisière <strong>de</strong>s bois, par les petits sentiers<br />

rougissants, ou le long <strong>de</strong>s blanches terrasses <strong>de</strong><br />

marbre, près <strong>de</strong> la pièce d’eau <strong>du</strong> parc, <strong>de</strong>vaient<br />

donc se métamorphoser en ce sphinx perfi<strong>de</strong>, au<br />

sourire douteux, à la voix ambiguë, et <strong>de</strong>vant<br />

lequel je me tenais <strong>de</strong>bout sans oser entreprendre<br />

d’expliquer l’énigme ! L’interpréter à faux eût<br />

causé ma mort ; car, hélas ! c’est le seul lien qui<br />

me rattache au mon<strong>de</strong> ; quand il sera brisé, tout<br />

sera dit. Ôtez-moi cette étincelle, je serai plus<br />

morne et plus inanimé que la momie emprisonnée<br />

<strong>de</strong> ban<strong>de</strong>lettes <strong>du</strong> plus antique pharaon.<br />

Aux moments où je me sentais entraîné avec<br />

le plus <strong>de</strong> violence vers Théodore, je me rejetais<br />

avec effroi dans les bras <strong>de</strong> Rosette, quoiqu’elle<br />

me déplût infiniment ; je tâchais <strong>de</strong> l’interposer<br />

entre lui et moi comme une barrière et un<br />

bouclier, – et j’éprouvais une secrète satisfaction,<br />

lorsque j’étais couché auprès d’elle, à penser<br />

qu’au moins c’était une femme bien avérée, et<br />

que, si je ne l’aimais plus, j’en étais encore assez<br />

500


aimé pour que cette liaison ne dégénérât pas en<br />

intrigue et en débauche.<br />

Cependant je sentais au fond <strong>de</strong> moi, à travers<br />

tout cela, une espèce <strong>de</strong> regret d’être ainsi<br />

infidèle à l’idée <strong>de</strong> ma passion impossible ; je<br />

m’en voulais comme d’une trahison, et, quoique<br />

je susse bien que je ne possé<strong>de</strong>rais jamais l’objet<br />

<strong>de</strong> mon amour, j’étais mécontent <strong>de</strong> moi, et je<br />

reprenais avec Rosette ma froi<strong>de</strong>ur.<br />

<strong>La</strong> répétition a été beaucoup mieux que je ne<br />

l’espérais ; Théodore surtout s’est montré<br />

admirable ; on a aussi trouvé que je jouais<br />

supérieurement bien. – Ce n’est pas cependant<br />

que j’aie les qualités qu’il faut pour être bon<br />

acteur, et l’on se tromperait fort en me croyant<br />

capable <strong>de</strong> remplir d’autres rôles <strong>de</strong> la même<br />

manière ; mais par un hasard assez singulier, les<br />

paroles que j’avais à prononcer répondaient si<br />

bien à ma situation qu’elles me semblaient plutôt<br />

inventées par moi qu’apprises par cœur dans un<br />

livre. – <strong>La</strong> mémoire m’aurait manqué dans<br />

certains endroits qu’à coup sûr je n’eusse pas<br />

hésité une minute pour remplir le vi<strong>de</strong> avec une<br />

501


phrase improvisée. Orlando était moi au moins<br />

autant que j’étais Orlando, et il est impossible <strong>de</strong><br />

rencontrer une plus merveilleuse coïnci<strong>de</strong>nce.<br />

À la scène <strong>du</strong> lutteur, lorsque Théodore<br />

détacha la chaîne <strong>de</strong> son cou et m’en fit présent,<br />

ainsi que cela est dans le rôle, il me jeta un regard<br />

si doucement langoureux, si rempli <strong>de</strong> promesses,<br />

et il prononça avec tant <strong>de</strong> grâce et <strong>de</strong> noblesse la<br />

phrase : « Brave cavalier, portez ceci en souvenir<br />

<strong>de</strong> moi, d’une jeune fille qui vous donnerait plus<br />

si elle avait plus à vous offrir », que j’en fus<br />

réellement troublé, et que ce fut à peine si je pus<br />

continuer : « Quelle passion appesantit donc ma<br />

langue et lui donne ainsi <strong>de</strong>s fers ? je ne puis lui<br />

parler, et cependant elle désirerait m’entretenir. Ô<br />

pauvre Orlando ! »<br />

Au troisième acte, Rosalin<strong>de</strong>, habillée en<br />

homme et sous le nom <strong>de</strong> Ganymè<strong>de</strong>, reparaît<br />

avec sa cousine Célie, qui a changé son nom pour<br />

celui d’Aliéna.<br />

Cela me fit une impression désagréable : – je<br />

m’étais si bien accoutumé déjà à ce costume <strong>de</strong><br />

femme qui permettait à mes désirs quelques<br />

502


espérances, et qui m’entretenait dans une erreur<br />

perfi<strong>de</strong>, mais sé<strong>du</strong>isante ! On s’habitue bien vite à<br />

regar<strong>de</strong>r ses souhaits comme <strong>de</strong>s réalités sur la<br />

foi <strong>de</strong>s plus fugitives apparences, et je <strong>de</strong>vins tout<br />

sombre quand Théodore reparut sous son<br />

costume d’homme, plus sombre que je ne l’étais<br />

auparavant ; car la joie ne sert qu’à mieux faire<br />

sentir la douleur, le soleil ne brille que pour<br />

mieux faire comprendre l’horreur <strong>de</strong>s ténèbres, et<br />

la gaieté <strong>du</strong> blanc n’a pour but que <strong>de</strong> faire<br />

ressortir toute la tristesse <strong>du</strong> noir.<br />

Son habit était le plus galant et le plus coquet<br />

<strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, d’une coupe élégante et capricieuse,<br />

tout orné <strong>de</strong> passe-quilles et <strong>de</strong> rubans, à peu près<br />

dans le goût <strong>de</strong>s raffinés <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> Louis<br />

XIII ; un chapeau <strong>de</strong> feutre pointu, avec une<br />

longue plume frisée, ombrageait les boucles <strong>de</strong><br />

ses beaux cheveux, et une épée damasquinée<br />

relevait le bas <strong>de</strong> son manteau <strong>de</strong> voyage.<br />

Cependant il était ajusté <strong>de</strong> manière à faire<br />

pressentir que ces habits virils avaient une<br />

doublure féminine ; quelque chose <strong>de</strong> plus large<br />

dans les hanches et <strong>de</strong> plus rempli à la poitrine, je<br />

503


ne sais quoi d’ondoyant que les étoffes ne<br />

présentent pas sur le corps d’un homme ne<br />

laissaient que <strong>de</strong> faibles doutes sur le sexe <strong>du</strong><br />

personnage.<br />

Il avait une tournure moitié délibérée, moitié<br />

timi<strong>de</strong>, on ne peut plus divertissante, et, avec un<br />

art infini, il se donnait l’air aussi gêné dans un<br />

costume qui lui était ordinaire qu’il avait eu l’air<br />

à son aise dans <strong>de</strong>s vêtements qui n’étaient pas<br />

les siens.<br />

<strong>La</strong> sérénité me revint un peu, et je me<br />

persuadai <strong>de</strong> nouveau que c’était bien<br />

effectivement une femme. – Je repris assez <strong>de</strong><br />

sang-froid pour remplir convenablement mon<br />

rôle.<br />

Connais-tu cette pièce ? peut-être que non.<br />

Depuis quinze jours que je ne fais que la lire et la<br />

déclamer, je la sais entièrement par cœur, et je ne<br />

puis m’imaginer que tout le mon<strong>de</strong> ne soit pas<br />

aussi au courant que moi <strong>du</strong> nœud <strong>de</strong> l’intrigue ;<br />

c’est une erreur où je tombe assez communément,<br />

<strong>de</strong> croire que, lorsque je suis ivre, toute la<br />

création est soûle et bat les murailles, et, si je<br />

504


savais l’hébreu, il est sûr que je <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rais en<br />

hébreu ma robe <strong>de</strong> chambre et mes pantoufles à<br />

mon domestique, et que je serais fort étonné qu’il<br />

ne me comprît pas. – Tu la liras si tu veux ; je fais<br />

comme si tu l’avais lue, et je ne touche qu’aux<br />

endroits qui se rapportent à ma situation.<br />

Rosalin<strong>de</strong>, en se promenant dans la forêt avec<br />

sa cousine, est très étonnée que les buissons<br />

portent, au lieu <strong>de</strong> mûres et <strong>de</strong> prunelles, <strong>de</strong>s<br />

madrigaux à sa louange : fruits singuliers qui<br />

heureusement ne sont pas habitués à pousser sur<br />

<strong>de</strong>s ronces ; car il vaut mieux, quand on a soif,<br />

trouver <strong>de</strong> bonnes mûres sur les branches que <strong>de</strong><br />

méchants sonnets. Elle s’inquiète fort pour savoir<br />

qui a ainsi gâté l’écorce <strong>de</strong>s jeunes arbres en y<br />

taillant son chiffre. – Célie, qui a déjà rencontré<br />

Orlando, lui dit, après s’être fait longtemps prier,<br />

que ce rimeur n’est autre que le jeune homme qui<br />

a vaincu à la lutte Charles, l’athlète <strong>du</strong> <strong>du</strong>c.<br />

Bientôt paraît Orlando lui-même, et Rosalin<strong>de</strong><br />

engage la conversation en lui <strong>de</strong>mandant l’heure.<br />

– Certes, voilà un début <strong>de</strong> la plus extrême<br />

simplicité ; – il ne se peut rien voir au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

505


plus bourgeois. – Mais n’ayez pas peur : <strong>de</strong> cette<br />

phrase banale et vulgaire vous allez voir lever<br />

sur-le-champ une moisson <strong>de</strong> concetti inatten<strong>du</strong>s,<br />

toute pleine <strong>de</strong> fleurs et <strong>de</strong> comparaisons bizarres<br />

comme <strong>de</strong> la terre la plus forte et la mieux fumée.<br />

Après quelques lignes d’un dialogue<br />

étincelant, où chaque mot, en tombant sur la<br />

phrase, fait sauter à droite et à gauche <strong>de</strong>s<br />

millions <strong>de</strong> folles paillettes, comme un marteau<br />

d’une barre <strong>de</strong> fer rouge, Rosalin<strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à<br />

Orlando si d’aventure il connaîtrait cet homme<br />

qui suspend <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>s sur l’aubépine et <strong>de</strong>s élégies<br />

sur les ronces, et qui paraît attaqué <strong>du</strong> mal<br />

d’amour quotidien, mal qu’elle sait parfaitement<br />

guérir. Orlando lui avoue que c’est lui qui est cet<br />

homme si tourmenté par l’amour, et que,<br />

puisqu’il s’est vanté d’avoir plusieurs recettes<br />

infaillibles pour guérir cette maladie, il lui fasse<br />

la grâce <strong>de</strong> lui en indiquer une. – Vous,<br />

amoureux ? réplique Rosalin<strong>de</strong> ; vous n’avez<br />

aucun <strong>de</strong>s symptômes auxquels on reconnaît un<br />

amoureux ; vous n’avez ni les joues maigres ni<br />

les yeux cernés ; vos bas ne traînent pas sur vos<br />

talons, vos manches ne sont pas déboutonnées, et<br />

506


la rosette <strong>de</strong> vos souliers est nouée avec beaucoup<br />

<strong>de</strong> grâce ; si vous êtes amoureux <strong>de</strong> quelqu’un,<br />

c’est assurément <strong>de</strong> votre propre personne, et<br />

vous n’avez que faire <strong>de</strong> mes remè<strong>de</strong>s.<br />

Ce ne fut pas sans une véritable émotion que<br />

je lui donnai la réplique dont voici les mots<br />

textuels :<br />

« Beau jeune homme, je voudrais pouvoir te<br />

faire croire que je t’aime. »<br />

Cette réponse si imprévue, si étrange, qui n’est<br />

amenée par rien, et qui semblait écrite exprès<br />

pour moi comme par une espèce <strong>de</strong> prévision <strong>du</strong><br />

poète, me fit beaucoup d’effet quand je la<br />

prononçai <strong>de</strong>vant Théodore, dont les lèvres<br />

divines étaient encore légèrement gonflées par<br />

l’expression ironique <strong>de</strong> la phrase qu’il venait <strong>de</strong><br />

dire, tandis que ses yeux souriaient avec une<br />

inexprimable douceur, et qu’un clair rayon <strong>de</strong><br />

bienveillance dorait tout le haut <strong>de</strong> sa jeune et<br />

belle figure.<br />

« Moi le croire ? il vous est aussi aisé <strong>de</strong> le<br />

persua<strong>de</strong>r à celle qui vous aime, et cependant elle<br />

ne conviendra pas aisément qu’elle vous aime, et<br />

507


c’est une <strong>de</strong>s choses sur lesquelles les femmes<br />

donnent toujours un démenti à leur conscience ; –<br />

mais, bien sincèrement, est-ce vous qui accrochez<br />

aux arbres tous ces beaux éloges <strong>de</strong> Rosalin<strong>de</strong>, et<br />

auriez-vous en effet besoin <strong>de</strong> remè<strong>de</strong> pour votre<br />

folie ? »<br />

Quand elle est bien assurée que c’est lui,<br />

Orlando, et non pas un autre, qui a rimé ces<br />

admirables vers qui marchent sur tant <strong>de</strong> pieds, la<br />

belle Rosalin<strong>de</strong> consent à lui dire quelle est sa<br />

recette. Voici en quoi elle consiste : elle a fait<br />

semblant d’être la bien-aimée <strong>du</strong> mala<strong>de</strong><br />

d’amour, qui était obligé <strong>de</strong> lui faire la cour<br />

comme à sa maîtresse véritable, et, pour le<br />

dégoûter <strong>de</strong> sa passion, elle donnait dans les<br />

caprices les plus extravagants ; tantôt elle<br />

pleurait, tantôt elle riait ; un jour elle l’accueillait<br />

bien, l’autre mal ; elle l’égratignait, elle lui<br />

crachait au visage ; elle n’était pas une seule<br />

minute pareille à elle-même ; minaudière, volage,<br />

pru<strong>de</strong>, langoureuse, elle était cela tour à tour, et<br />

tout ce que l’ennui, les vapeurs et les diables<br />

bleus peuvent faire naître <strong>de</strong> fantaisies<br />

désordonnées dans la tête creuse d’une petite-<br />

508


maîtresse, il fallait que le pauvre diable le<br />

supportât ou l’exécutât. – Un lutin, un singe et un<br />

procureur réunis n’eussent pas inventé plus <strong>de</strong><br />

malices. – Ce traitement miraculeux n’avait pas<br />

manqué <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ire son effet ; – le mala<strong>de</strong>, d’un<br />

accès d’amour, était tombé dans un accès <strong>de</strong><br />

folie, qui lui avait fait prendre tout le mon<strong>de</strong> en<br />

horreur, et il avait été finir ses jours dans un<br />

ré<strong>du</strong>it vraiment monastique ; résultat on ne peut<br />

plus satisfaisant, et auquel, <strong>du</strong> reste, il n’était pas<br />

difficile <strong>de</strong> s’attendre.<br />

Orlando, comme on peut bien le croire, ne se<br />

soucie guère <strong>de</strong> revenir à la santé par un pareil<br />

moyen ; mais Rosalin<strong>de</strong> insiste et veut<br />

entreprendre cette cure. – Et elle prononça cette<br />

phrase : « Je vous guérirais si vous vouliez<br />

seulement consentir à m’appeler Rosalin<strong>de</strong> et à<br />

venir tous les jours me rendre vos soins dans ma<br />

cabane », avec une intention si marquée et si<br />

visible, et en me jetant un regard si étrange, qu’il<br />

me fut impossible <strong>de</strong> ne pas y attacher un sens<br />

plus éten<strong>du</strong> que celui <strong>de</strong>s mots, et <strong>de</strong> n’y pas voir<br />

comme un avertissement indirect <strong>de</strong> déclarer mes<br />

véritables sentiments. – Et quand Orlando lui<br />

509


épondit : « Bien volontiers, aimable jeune<br />

homme », elle prononça d’une manière encore<br />

plus significative, et comme avec une espèce <strong>de</strong><br />

dépit <strong>de</strong> ne pas se faire comprendre, la réplique :<br />

« Non, non, il faut que vous m’appeliez<br />

Rosalin<strong>de</strong>. »<br />

Peut-être me suis-je trompé, et ai-je cru voir ce<br />

qui n’existait point en effet, mais il m’a semblé<br />

que Théodore s’était aperçu <strong>de</strong> mon amour,<br />

quoique assurément je ne lui eusse jamais dit un<br />

seul mot, et qu’à travers le voile <strong>de</strong> ces<br />

expressions empruntées, sous ce masque <strong>de</strong><br />

théâtre, avec ses paroles hermaphrodites, il faisait<br />

allusion à son sexe réel et à notre situation<br />

réciproque. Il est bien impossible qu’une femme<br />

aussi spirituelle qu’elle l’est, et qui a autant <strong>de</strong><br />

mon<strong>de</strong> qu’elle en a, n’ait pas, dès les<br />

commencements, démêlé ce qui se passait dans<br />

mon âme : – à défaut <strong>de</strong> ma langue, mes yeux et<br />

mon trouble parlaient suffisamment, et le voile<br />

d’ar<strong>de</strong>nte amitié que j’avais jeté sur mon amour<br />

n’était pas impénétrable à ce point qu’un<br />

observateur attentif et intéressé ne le pût<br />

facilement traverser – <strong>La</strong> fille la plus innocente et<br />

510


la moins usagée ne s’y fût pas arrêtée une minute.<br />

Quelque raison importante, et que je ne puis<br />

savoir, force sans doute la belle à ce déguisement<br />

maudit, qui a été la cause <strong>de</strong> tous mes tourments,<br />

et qui a failli faire <strong>de</strong> moi un étrange amoureux :<br />

sans cela tout aurait été uniquement, facilement,<br />

comme une voiture dont les roues sont bien<br />

graissées sur une route bien plane et sablée avec<br />

<strong>du</strong> sable fin ; j’aurais pu me laisser aller avec une<br />

douce sécurité aux rêveries les plus<br />

amoureusement vagabon<strong>de</strong>s, et prendre entre mes<br />

mains la petite main blanche et soyeuse <strong>de</strong> ma<br />

divinité, sans frissons d’horreur, et sans reculer à<br />

vingt pas, comme si j’eusse touché un fer rouge,<br />

ou senti les griffes <strong>de</strong> Belzébuth en personne.<br />

Au lieu <strong>de</strong> me désespérer et <strong>de</strong> m’agiter<br />

comme un vrai maniaque, <strong>de</strong> me battre les flancs<br />

pour avoir <strong>de</strong>s remords, et <strong>de</strong> me dolenter <strong>de</strong> n’en<br />

pas avoir, tous les matins, en étendant les bras, je<br />

me serais dit avec un sentiment <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir rempli<br />

et <strong>de</strong> conscience satisfaite : – Je suis amoureux –<br />

phrase aussi agréable à se dire le matin, la tête sur<br />

un oreiller bien doux, sous une couverture bien<br />

511


chau<strong>de</strong>, que toute autre phrase <strong>de</strong> trois mots que<br />

l’on pourrait imaginer, – excepté toutefois celleci<br />

: – J’ai <strong>de</strong> l’argent.<br />

Après m’être levé, j’aurais été me planter<br />

<strong>de</strong>vant ma glace, et là, me regardant avec une<br />

sorte <strong>de</strong> respect, je me serais attendri, tout en<br />

peignant mes cheveux, sur ma poétique pâleur, en<br />

me promettant bien d’en tirer bon parti, et <strong>de</strong> la<br />

faire convenablement valoir, car rien n’est<br />

ignoble comme <strong>de</strong> faire l’amour avec une trogne<br />

écarlate ; et, quand on a le malheur d’être rouge<br />

et amoureux, choses qui peuvent se rencontrer, je<br />

suis d’avis qu’il se faut quotidiennement<br />

enfariner la physionomie, ou renoncer à être <strong>du</strong><br />

bel air et s’en tenir aux Margots et aux Toinons.<br />

Puis j’eusse déjeuné avec componction et<br />

gravité pour nourrir ce cher corps, cette précieuse<br />

boite <strong>de</strong> passion, lui composer <strong>du</strong> suc <strong>de</strong>s vian<strong>de</strong>s<br />

et <strong>du</strong> gibier <strong>de</strong> bon chyle amoureux, <strong>de</strong> bon sang<br />

vif et chaud, et le maintenir dans un état à faire<br />

plaisir aux âmes charitables.<br />

Le déjeuner fini, tout en me curant les <strong>de</strong>nts,<br />

j’eusse entrelacé quelques rimes hétéroclites en<br />

512


manière <strong>de</strong> sonnet, le tout en l’honneur <strong>de</strong> ma<br />

princesse ; j’aurais trouvé mille petites<br />

comparaisons plus inédites les unes que les<br />

autres, et infiniment galantes : dans le premier<br />

quatrain, il y aurait eu une danse <strong>de</strong> soleils, et,<br />

dans le second, un menuet <strong>de</strong> vertus théologales,<br />

les <strong>de</strong>ux tercets n’eussent pas été d’un goût<br />

inférieur ; Hélène y eût été traitée <strong>de</strong> servante<br />

d’auberge, et Paris d’idiot ; l’Orient n’eût rien eu<br />

à envier pour la magnificence <strong>de</strong>s métaphores ; le<br />

<strong>de</strong>rnier vers surtout eût été particulièrement<br />

admirable et eût renfermé <strong>de</strong>ux concetti au moins<br />

par syllabe ; car le venin <strong>du</strong> scorpion est dans sa<br />

queue, et le mérite <strong>du</strong> sonnet dans son <strong>de</strong>rnier<br />

vers. – Le sonnet parachevé et bien et dûment<br />

transcrit sur papier glacé et parfumé, je serais<br />

sorti <strong>de</strong> chez moi haut <strong>de</strong> cent coudées et baissant<br />

la tête <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> me cogner au ciel et<br />

d’accrocher les nuages (sage précaution), et<br />

j’aurais été débiter ma nouvelle pro<strong>du</strong>ction à tous<br />

mes amis et à tous mes ennemis, puis aux enfants<br />

à la mamelle et à leurs nourrices, puis aux<br />

chevaux et aux ânes, puis aux murailles et aux<br />

arbres, pour savoir un peu l’avis <strong>de</strong> la création sur<br />

513


ce <strong>de</strong>rnier pro<strong>du</strong>it <strong>de</strong> ma veine.<br />

Dans les cercles, j’aurais parlé avec les<br />

femmes d’un air doctoral, et soutenu <strong>de</strong>s thèses<br />

<strong>de</strong> sentiment d’un ton <strong>de</strong> voix grave et mesuré,<br />

comme un homme qui en sait beaucoup plus qu’il<br />

n’en veut dire sur la matière qu’il traite, et qui n’a<br />

pas appris ce qu’il sait dans les livres ; – ce qui ne<br />

manque pas <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ire un effet on ne peut plus<br />

prodigieux, et <strong>de</strong> faire pâmer comme <strong>de</strong>s carpes<br />

sur le sable toutes les femmes <strong>de</strong> l’assemblée qui<br />

ne disent plus leur âge, et les quelques petites<br />

filles que l’on n’a pas invitées à danser.<br />

J’aurais pu mener la plus heureuse vie <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong>, marcher sur la queue <strong>du</strong> carlin sans trop<br />

faire crier sa maîtresse, renverser les guéridons<br />

chargés <strong>de</strong> porcelaine, manger à table le meilleur<br />

morceau sans en laisser pour le reste <strong>de</strong> la<br />

compagnie : tout cela eût été excusé en faveur <strong>de</strong><br />

la distraction bien connue <strong>de</strong>s amoureux ; et, en<br />

me voyant ainsi tout avaler avec une mine<br />

effarée, tout le mon<strong>de</strong> eût dit en joignant les<br />

mains : – Pauvre garçon !<br />

Et puis cet air rêveur et dolent, ces cheveux en<br />

514


pleurs, ces bas mal tirés, cette cravate lâche, ces<br />

grands bras pendants que je vous aurais eus !<br />

comme j’aurais parcouru les allées <strong>du</strong> parc, tantôt<br />

à grands pas, tantôt à petits pas, à la façon d’un<br />

homme dont la raison est complètement égarée !<br />

Comme j’aurais regardé la lune entre les <strong>de</strong>ux<br />

yeux, et fait <strong>de</strong>s ronds dans l’eau avec une<br />

profon<strong>de</strong> tranquillité !<br />

Mais les dieux en ont ordonné autrement.<br />

Je me suis épris d’une beauté en pourpoint et<br />

en bottes, d’une fière Bradamante qui dédaigne<br />

les habits <strong>de</strong> son sexe, et qui vous laisse par<br />

moments flotter dans les plus inquiétantes<br />

perplexités ; – ses traits et son corps sont bien <strong>de</strong>s<br />

traits et un corps <strong>de</strong> femme, mais son esprit est<br />

incontestablement celui d’un homme.<br />

Ma maîtresse est <strong>de</strong> première force à l’épée, et<br />

en remontrerait au prévôt <strong>de</strong> salles le plus<br />

expérimenté ; elle a eu je ne sais combien <strong>de</strong><br />

<strong>du</strong>els, et tué ou blessé trois ou quatre personnes ;<br />

elle franchit à cheval <strong>de</strong>s fossés <strong>de</strong> dix pieds <strong>de</strong><br />

large, et chasse comme un vieux gentillâtre <strong>de</strong><br />

province : – singulières qualités pour une<br />

515


maîtresse ! il n’y a qu’à moi que ces choses-là<br />

arrivent.<br />

Je ris, mais certainement il n’y a pas <strong>de</strong> quoi,<br />

car je n’ai jamais tant souffert, et ces <strong>de</strong>ux<br />

<strong>de</strong>rniers mois m’ont semblé <strong>de</strong>ux années ou<br />

plutôt <strong>de</strong>ux siècles. C’était dans ma tête un flux et<br />

reflux d’incertitu<strong>de</strong>s à hébéter le plus fort<br />

cerveau ; j’étais si violemment agité et tiraillé en<br />

tous sens, j’avais <strong>de</strong>s élans si furieux, <strong>de</strong> si plates<br />

atonies, <strong>de</strong>s espoirs si extravagants et <strong>de</strong>s<br />

désespoirs si profonds que je ne sais réellement<br />

pas comment je ne suis pas mort à la peine. Cette<br />

idée m’occupait et me remplissait tellement que<br />

je m’étonnais qu’on ne la vît pas clairement à<br />

travers mon corps comme une bougie dans une<br />

lanterne, et j’étais dans <strong>de</strong>s transes mortelles que<br />

quelqu’un ne vînt à découvrir quel était l’objet <strong>de</strong><br />

cet amour insensé. – Du reste, Rosette, étant la<br />

personne <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> qui avait le plus d’intérêt à<br />

surveiller les mouvements <strong>de</strong> mon cœur, n’a<br />

point paru s’apercevoir <strong>de</strong> rien ; je crois qu’elle<br />

était elle-même trop occupée à aimer Théodore,<br />

pour faire attention à mon refroidissement pour<br />

elle ; ou bien il faut que je sois passé maître en<br />

516


fait <strong>de</strong> dissimulation, et je n’ai pas cette fatuité. –<br />

Théodore lui-même n’a point montré jusqu’à ce<br />

jour qu’il eût le plus léger soupçon <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong><br />

mon âme, et il m’a toujours parlé familièrement<br />

et amicalement, comme un jeune homme bien<br />

élevé parle à un jeune homme <strong>de</strong> son âge, mais<br />

rien <strong>de</strong> plus. – Sa conversation avec moi roulait<br />

indifféremment sur toute sorte <strong>de</strong> sujets, sur les<br />

arts, sur la poésie et autres matières pareilles ;<br />

mais rien d’intime et <strong>de</strong> précis qui eût trait à lui<br />

ou à moi.<br />

Peut-être les motifs qui l’obligeaient à ce<br />

travestissement n’existent-ils plus, et va-t-il<br />

bientôt reprendre le vêtement qui lui convient :<br />

c’est ce que j’ignore ; toujours est-il que la<br />

Rosalin<strong>de</strong> a prononcé certains mots avec <strong>de</strong>s<br />

inflexions particulières, et qu’elle a appuyé d’une<br />

manière très marquée sur tous les passages <strong>du</strong><br />

rôle qui avaient une signification ambiguë et qui<br />

se pouvaient détourner dans ce sens-là.<br />

Dans la scène <strong>du</strong> ren<strong>de</strong>z-vous, <strong>de</strong>puis l’instant<br />

où elle reproche à Orlando <strong>de</strong> n’être pas arrivé<br />

<strong>de</strong>ux heures avant, comme il sied à un véritable<br />

517


amoureux, mais bien <strong>de</strong>ux heures après, jusqu’au<br />

douloureux soupir qu’effrayée <strong>de</strong> l’éten<strong>du</strong>e <strong>de</strong> sa<br />

passion elle pousse en se jetant dans les bras<br />

d’Aliéna : « Ô cousine ! cousine ! ma jolie petite<br />

cousine ! si tu savais à quelle profon<strong>de</strong>ur je suis<br />

enfoncée dans l’abîme <strong>de</strong> l’amour ! », elle a<br />

déployé un talent miraculeux. C’était un mélange<br />

<strong>de</strong> tendresse, <strong>de</strong> mélancolie et d’amour<br />

irrésistible ; sa voix avait quelque chose <strong>de</strong><br />

tremblant et d’ému, et <strong>de</strong>rrière le rire on sentait<br />

l’amour le plus violent prêt à faire explosion ;<br />

ajoutez à cela tout le piquant et la singularité <strong>de</strong><br />

la transposition et ce qu’il y a <strong>de</strong> nouveau à voir<br />

un jeune homme faire la cour à sa maîtresse qu’il<br />

prend pour un homme et qui en a toutes les<br />

apparences.<br />

Des expressions qui eussent paru ordinaires et<br />

communes dans d’autres situations prenaient<br />

dans celle-ci un relief particulier, et toute cette<br />

menue monnaie <strong>de</strong> comparaisons et <strong>de</strong><br />

protestations amoureuses, qui a cours sur le<br />

théâtre, semblait refrappée avec un coin tout<br />

neuf ; d’ailleurs les pensées, au lieu d’être rares et<br />

charmantes comme elles le sont, eussent-elles été<br />

518


plus usées que la soutane d’un juge ou la<br />

croupière d’un âne <strong>de</strong> louage, la façon dont elles<br />

étaient débitées les eût fait trouver <strong>de</strong> la plus<br />

merveilleuse finesse et <strong>du</strong> meilleur goût <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong>.<br />

J’ai oublié <strong>de</strong> te dire que Rosette, après avoir<br />

refusé le rôle <strong>de</strong> Rosalin<strong>de</strong>, s’était<br />

complaisamment chargée <strong>du</strong> rôle secondaire <strong>de</strong><br />

Phoebé ; Phoebé est une bergère <strong>de</strong> la forêt <strong>de</strong>s<br />

Ar<strong>de</strong>nnes, éper<strong>du</strong>ment aimée <strong>du</strong> berger Sylvius,<br />

qu’elle ne peut souffrir et qu’elle accable <strong>de</strong>s plus<br />

constantes rigueurs. Phoebé est froi<strong>de</strong> comme la<br />

lune dont elle porte le nom ; elle a un cœur <strong>de</strong><br />

neige qui ne fond point au feu <strong>de</strong>s plus ar<strong>de</strong>nts<br />

soupirs, mais dont la croûte glacée s’épaissit <strong>de</strong><br />

plus en plus et <strong>de</strong>vient <strong>du</strong>re comme le diamant ;<br />

mais à peine a-t-elle vu Rosalin<strong>de</strong> sous les habits<br />

<strong>du</strong> beau page Ganymè<strong>de</strong>, que toute cette glace se<br />

résout en pleurs et que le diamant <strong>de</strong>vient plus<br />

mou que <strong>de</strong> la cire. L’orgueilleuse Phoebé, qui se<br />

riait <strong>de</strong> l’amour, est amoureuse elle-même ; elle<br />

souffre maintenant les tourments qu’elle faisait<br />

en<strong>du</strong>rer aux autres. Sa fierté s’abat jusqu’à faire<br />

toutes les avances, et elle fait porter à Rosalin<strong>de</strong>,<br />

519


par le pauvre Sylvius, une lettre brûlante qui<br />

contient l’aveu <strong>de</strong> sa passion dans les termes les<br />

plus humbles et les plus suppliants. Rosalin<strong>de</strong>,<br />

touchée <strong>de</strong> pitié pour Sylvius, et ayant d’ailleurs<br />

les plus excellentes raisons <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> pour ne pas<br />

répondre à l’amour <strong>de</strong> Phoebé, lui fait essuyer les<br />

traitements les plus <strong>du</strong>rs et se moque d’elle avec<br />

une cruauté et un acharnement sans pareils.<br />

Phoebé préfère cependant ces injures aux plus<br />

délicats et plus passionnés madrigaux <strong>de</strong> son<br />

malheureux berger ; elle suit partout le bel<br />

inconnu, et à force d’importunités, ce qu’elle en<br />

peut tirer <strong>de</strong> plus doux est cette promesse que, si<br />

jamais il épouse une femme, à coup sûr ce sera<br />

elle ; en attendant, il l’engage à bien traiter<br />

Sylvius et à ne pas se bercer d’une trop flatteuse<br />

espérance.<br />

Rosette s’est acquittée <strong>de</strong> son rôle avec une<br />

grâce triste et caressante, un ton douloureux et<br />

résigné qui allait au cœur ; – et lorsque Rosalin<strong>de</strong><br />

lui dit : « Je vous aimerais, si je pouvais », les<br />

larmes furent au moment <strong>de</strong> débor<strong>de</strong>r <strong>de</strong> ses<br />

yeux, et elle eut peine à les contenir, car l’histoire<br />

<strong>de</strong> Phoebé est la sienne, comme celle d’Orlando<br />

520


est la mienne, à cette différence près que tout se<br />

dénoue heureusement pour Orlando, et que<br />

Phoebé, trompée dans son amour, au lieu <strong>du</strong><br />

charmant idéal qu’elle voulait embrasser, en est<br />

ré<strong>du</strong>ite à épouser Sylvius. <strong>La</strong> vie est ainsi<br />

disposée : ce qui fait le bonheur <strong>de</strong> l’un fait<br />

nécessairement le malheur <strong>de</strong> l’autre. Il est très<br />

heureux pour moi que Théodore soit une femme ;<br />

il est très malheureux pour Rosette que ce ne soit<br />

pas un homme, et elle se trouve jetée maintenant<br />

dans les impossibilités amoureuses où j’étais<br />

naguère égaré.<br />

À la fin <strong>de</strong> la pièce, Rosalin<strong>de</strong> quitte pour <strong>de</strong>s<br />

vêtements <strong>de</strong> son sexe le pourpoint <strong>du</strong> page<br />

Ganymè<strong>de</strong>, et se fait reconnaître par le <strong>du</strong>c pour<br />

sa fille, par Orlando pour sa maîtresse ; le dieu<br />

Hymenaeus arrive avec sa livrée <strong>de</strong> safran et ses<br />

torches légitimes. – Trois mariages ont lieu. –<br />

Orlando épouse Rosalin<strong>de</strong>, Phoebé Sylvius, et le<br />

bouffon Touchstone la naïve Audrey. – Puis<br />

l’épilogue vient faire sa salutation, et le ri<strong>de</strong>au<br />

tombe...<br />

Tout cela nous a extrêmement intéressés et<br />

521


occupés : c’était en quelque sorte une autre pièce<br />

dans la pièce, un drame invisible et inconnu aux<br />

autres spectateurs que nous jouions pour nous<br />

seuls, et qui, sous <strong>de</strong>s paroles symboliques,<br />

résumait notre vie complète et exprimait nos plus<br />

cachés désirs. – Sans la singulière recette <strong>de</strong><br />

Rosalin<strong>de</strong>, je serais plus mala<strong>de</strong> que jamais<br />

n’ayant pas même un espoir <strong>de</strong> lointaine<br />

guérison, et j’aurais continué à errer tristement<br />

dans les sentiers obliques <strong>de</strong> l’obscure forêt.<br />

Cependant je n’ai qu’une certitu<strong>de</strong> morale ; les<br />

preuves me manquent, et je ne puis rester plus<br />

longtemps dans cet état d’incertitu<strong>de</strong> ; il faut<br />

absolument que je parle à Théodore d’une<br />

manière plus précise. Je me suis approché vingt<br />

fois <strong>de</strong> lui avec une phrase préparée, sans pouvoir<br />

venir à bout <strong>de</strong> la dire, – je n’ose pas ; j’ai bien<br />

<strong>de</strong>s occasions <strong>de</strong> lui parler seul ou dans le parc,<br />

ou dans ma chambre, ou dans la sienne, car il<br />

vient me voir et je vais le voir, mais je les laisse<br />

passer sans m’en servir, bien que l’instant d’après<br />

j’en éprouve un regret mortel, et que j’entre<br />

contre moi-même en <strong>de</strong>s colères horribles.<br />

J’ouvre la bouche, et malgré moi d’autres mots se<br />

522


substituent aux mots que je voudrais dire ; au lieu<br />

<strong>de</strong> déclarer mon amour, je disserte sur la pluie et<br />

le beau temps ou telle autre stupidité pareille.<br />

Cependant la saison va finir, et bientôt l’on<br />

retournera à la ville ; les facilités qui s’ouvrent ici<br />

favorablement <strong>de</strong>vant mes désirs ne se<br />

retrouveront nulle part : – nous nous perdrons<br />

peut-être <strong>de</strong> vue, et un courant opposé nous<br />

emportera sans doute.<br />

<strong>La</strong> liberté <strong>de</strong> la campagne est une chose si<br />

charmante et si commo<strong>de</strong> ! – les arbres même un<br />

peu effeuillés <strong>de</strong> l’automne offrent <strong>de</strong> si délicieux<br />

ombrages aux rêveries <strong>du</strong> naissant amour ! il est<br />

difficile <strong>de</strong> résister au milieu <strong>de</strong> la belle nature !<br />

les oiseaux ont <strong>de</strong>s chansons si langoureuses, les<br />

fleurs <strong>de</strong>s parfums si enivrants, le revers <strong>de</strong>s<br />

collines <strong>de</strong>s gazons si dorés et si soyeux ! <strong>La</strong><br />

solitu<strong>de</strong> vous inspire mille voluptueuses pensées,<br />

que le tourbillon <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> eût dispersées ou fait<br />

envoler çà et là, et le mouvement instinctif <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux êtres qui enten<strong>de</strong>nt battre leur cœur dans le<br />

silence d’une campagne déserte est d’enlacer<br />

leurs bras plus étroitement et <strong>de</strong> se replier l’un<br />

sur l’autre, comme si effectivement il n’y avait<br />

523


plus qu’eux <strong>de</strong> vivants au mon<strong>de</strong>.<br />

J’ai été me promener ce matin ; le temps était<br />

doux et humi<strong>de</strong>, le ciel ne laissait pas entrevoir le<br />

moindre losange d’azur ; cependant il n’était ni<br />

sombre ni menaçant. Deux ou trois tons <strong>de</strong> gris<br />

<strong>de</strong> perle, harmonieusement fon<strong>du</strong>s, le noyaient<br />

d’un bout à l’autre, et sur ce fond vaporeux<br />

passaient lentement <strong>de</strong>s nuages cotonneux<br />

semblables à <strong>de</strong> grands morceaux d’ouate ; ils<br />

étaient poussés par le souffle mourant d’une<br />

petite brise à peine assez forte pour agiter les<br />

sommités <strong>de</strong>s trembles les plus inquiets : <strong>de</strong>s<br />

flocons <strong>de</strong> brouillard montaient entre les grands<br />

marronniers et indiquaient <strong>de</strong> loin le cours <strong>de</strong> la<br />

rivière. Quand la brise reprenait haleine, quelques<br />

feuilles rougies et grillées s’éparpillaient tout<br />

émues, et couraient <strong>de</strong>vant moi le long <strong>du</strong> sentier<br />

comme <strong>de</strong>s essaims <strong>de</strong> moineaux peureux ; puis,<br />

le souffle cessant, elles s’abattaient quelques pas<br />

plus loin : vraie image <strong>de</strong> ces esprits qu’on prend<br />

pour <strong>de</strong>s oiseaux volant librement avec leurs<br />

ailes, et qui ne sont, au bout <strong>du</strong> compte, que <strong>de</strong>s<br />

feuilles <strong>de</strong>sséchées par la gelée <strong>du</strong> matin, et dont<br />

le moindre vent qui passe fait son jouet et sa<br />

524


isée.<br />

Les lointains étaient tellement estompés <strong>de</strong><br />

vapeurs, et les franges <strong>de</strong> l’horizon tellement<br />

effilées sur le bord qu’il n’était guère possible <strong>de</strong><br />

savoir le point précis où commençait le ciel et où<br />

finissait la terre : un gris un peu plus opaque, une<br />

brume un peu plus épaisse indiquaient d’une<br />

manière vague l’éloignement et la différence <strong>de</strong>s<br />

plans. À travers ce ri<strong>de</strong>au, les saules, avec leurs<br />

têtes cendrées, avaient plutôt l’air <strong>de</strong> spectres<br />

d’arbres que d’arbres véritables ; les sinuosités<br />

<strong>de</strong>s collines ressemblaient plutôt aux on<strong>du</strong>lations<br />

d’un entassement <strong>de</strong> nuées qu’au gisement d’un<br />

terrain soli<strong>de</strong>. Les contours <strong>de</strong>s objets tremblaient<br />

à l’œil, et une espèce <strong>de</strong> trame grise d’une finesse<br />

inexprimable, pareille à une toile d’araignée,<br />

s’étendait entre les <strong>de</strong>vants <strong>du</strong> paysage et les<br />

fuyantes profon<strong>de</strong>urs ; aux endroits ombrés, les<br />

hachures se <strong>de</strong>ssinaient en clair beaucoup plus<br />

nettement, et laissaient voir les mailles <strong>du</strong><br />

réseau ; aux places plus éclairées, ce filet <strong>de</strong><br />

brume était insensible, et se confondait dans une<br />

lueur diffuse. Il y avait dans l’air quelque chose<br />

d’assoupi, d’humi<strong>de</strong>ment tiè<strong>de</strong> et <strong>de</strong> doucement<br />

525


terne qui prédisposait singulièrement à la<br />

mélancolie.<br />

Tout en allant, je pensais que l’automne était<br />

venu aussi pour moi, et que l’été rayonnant était<br />

passé sans retour ; l’arbre <strong>de</strong> mon âme était peutêtre<br />

encore plus effeuillé que les arbres <strong>de</strong>s<br />

forêts ; à peine restait-il à la plus haute branche<br />

une seule petite feuille verte qui se balançait en<br />

frissonnant, toute triste <strong>de</strong> voir ses sœurs la<br />

quitter une à une.<br />

Reste sur l’arbre, ô petite feuille couleur<br />

d’espérance, retiens-toi à la branche <strong>de</strong> toute la<br />

force <strong>de</strong> tes nervures et <strong>de</strong> tes fibres ; ne te laisse<br />

pas effrayer par les sifflements <strong>du</strong> vent, ô bonne<br />

petite feuille ! car, lorsque tu m’auras quitté, qui<br />

pourra distinguer si je suis un arbre mort ou<br />

vivant, et qui empêchera le bûcheron <strong>de</strong><br />

m’entailler le pied à coups <strong>de</strong> hache et <strong>de</strong> faire<br />

<strong>de</strong>s fagots avec mes branches ? – Il n’est pas<br />

encore le temps où les arbres n’ont plus <strong>de</strong><br />

feuilles, et le soleil peut encore se débarrasser <strong>de</strong>s<br />

langes <strong>de</strong> brouillard qui l’environnent.<br />

Ce spectacle <strong>de</strong> la saison mourante me fit<br />

526


eaucoup d’impression. Je pensais que le temps<br />

fuyait vite, et que je pourrais mourir sans avoir<br />

serré mon idéal sur mon cœur.<br />

En rentrant chez moi, j’ai pris une résolution.<br />

– Puisque je ne pouvais me déci<strong>de</strong>r à parler, j’ai<br />

écrit toute ma <strong>de</strong>stinée sur un carré <strong>de</strong> papier. – Il<br />

est peut-être ridicule d’écrire à quelqu’un qui<br />

<strong>de</strong>meure dans la même maison que vous, que l’on<br />

peut voir tous les jours, à toute heure ; mais je<br />

n’en suis plus à regar<strong>de</strong>r ce qui est ridicule ou<br />

non.<br />

J’ai cacheté ma lettre non sans trembler et sans<br />

changer <strong>de</strong> couleur ; puis, choisissant le moment<br />

où Théodore était sorti, je l’ai posée sur le milieu<br />

<strong>de</strong> la table, et je me suis enfui aussi troublé que si<br />

j’avais commis la plus abominable action <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong>.<br />

527


XII<br />

Je t’ai promis la suite <strong>de</strong> mes aventures ; mais<br />

en vérité je suis si paresseuse à écrire, qu’il faut<br />

que je t’aime comme la prunelle <strong>de</strong> mon œil, et<br />

que je te sache plus curieuse qu’Ève ou Psyché,<br />

pour me mettre <strong>de</strong>vant une table avec une gran<strong>de</strong><br />

feuille <strong>de</strong> papier toute blanche qu’il faut rendre<br />

toute noire, et un encrier plus profond que la mer,<br />

dont chaque goutte se doit tourner en pensées, ou<br />

<strong>du</strong> moins en quelque chose qui y ressemble, sans<br />

prendre la résolution subite <strong>de</strong> monter à cheval et<br />

<strong>de</strong> faire, à bri<strong>de</strong> abattue, les quatre-vingts<br />

énormes lieues qui nous séparent, pour t’aller<br />

conter <strong>de</strong> vive voix ce que je vais t’aligner en<br />

pieds <strong>de</strong> mouche imperceptibles, afin <strong>de</strong> ne pas<br />

être effrayée moi-même <strong>du</strong> volume prodigieux <strong>de</strong><br />

mon odyssée picaresque.<br />

Quatre-vingts lieues ! songer qu’il y a tout cet<br />

espace entre moi et la personne que j’aime le<br />

528


mieux au mon<strong>de</strong> ! – J’ai bien envie <strong>de</strong> déchirer<br />

ma lettre et <strong>de</strong> faire seller mon cheval. – Mais je<br />

n’y pensais plus, – avec l’habit que je porte, je ne<br />

pourrais approcher <strong>de</strong> toi, et reprendre la vie<br />

familière que nous menions ensemble lorsque<br />

nous étions petites filles bien naïves et bien<br />

innocentes : si jamais je reprends <strong>de</strong>s jupes, ce<br />

sera assurément pour ce motif.<br />

Je t’ai laissée, je crois, au départ <strong>de</strong> l’auberge<br />

où j’ai passé une si drôle <strong>de</strong> nuit et où ma vertu a<br />

pensé faire naufrage en sortant <strong>du</strong> port. – Nous<br />

partîmes tous ensemble, allant <strong>du</strong> même côté. –<br />

Mes compagnons s’extasièrent beaucoup sur la<br />

beauté <strong>de</strong> mon cheval, qui effectivement est <strong>de</strong><br />

race et l’un <strong>de</strong>s meilleurs coureurs qui soient ; –<br />

cela me grandit d’une <strong>de</strong>mi-coudée au moins<br />

dans leur estime, et ils ajoutèrent à mon propre<br />

mérite tout le mérite <strong>de</strong> ma monture. – Cependant<br />

ils parurent craindre qu’elle ne fût trop fringante<br />

et trop fougueuse pour moi. – Je leur dis qu’ils<br />

eussent à calmer leur crainte, et, pour leur<br />

montrer qu’il n’y avait point <strong>de</strong> danger, je lui fis<br />

faire plusieurs courbettes, – puis je franchis une<br />

barrière assez élevée, et je pris le galop.<br />

529


<strong>La</strong> troupe essaya vainement <strong>de</strong> me suivre ; je<br />

tournai bri<strong>de</strong> quand je fus assez loin, et je revins<br />

à leur rencontre ventre à terre ; quand je fus près<br />

d’eux, je retins mon cheval lancé sur ses quatre<br />

pieds et je l’arrêtai court : ce qui est, comme tu le<br />

sais ou comme tu ne le sais pas, un vrai tour <strong>de</strong><br />

force.<br />

De l’estime ils passèrent sans transition au<br />

plus profond respect. Ils ne se doutaient pas<br />

qu’un jeune écolier, tout récemment sorti <strong>de</strong><br />

l’université, était aussi bon écuyer que cela. Cette<br />

découverte qu’ils firent me servit plus que s’ils<br />

avaient reconnu en moi toutes les vertus<br />

théologales et cardinales ; – au lieu <strong>de</strong> me traiter<br />

en petit jeune homme, ils me parlèrent sur un ton<br />

<strong>de</strong> familiarité obséquieuse qui me fit plaisir.<br />

En quittant mes habits, je n’avais pas quitté<br />

mon orgueil : – n’étant plus femme, je voulais<br />

être homme tout à fait et ne pas me contenter<br />

d’en avoir seulement l’extérieur. – J’étais décidée<br />

à avoir comme cavalier les succès auxquels je ne<br />

pouvais plus prétendre en qualité <strong>de</strong> femme. Ce<br />

qui m’inquiétait le plus, c’était <strong>de</strong> savoir<br />

530


comment je m’y prendrais pour avoir <strong>du</strong><br />

courage ; car le courage et l’adresse aux exercices<br />

<strong>du</strong> corps sont les moyens par lesquels un homme<br />

fon<strong>de</strong> le plus aisément sa réputation. Ce n’est pas<br />

que je sois timi<strong>de</strong> pour une femme, et je n’ai pas<br />

ces pusillanimités imbéciles que l’on voit à<br />

plusieurs ; mais <strong>de</strong> là à cette brutalité insouciante<br />

et féroce qui fait la gloire <strong>de</strong>s hommes il y a loin<br />

encore, et mon intention était <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir un petit<br />

fier-à-bras, un tranche-montagne comme<br />

messieurs <strong>du</strong> bel air, afin <strong>de</strong> me mettre sur un bon<br />

pied dans le mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> jouir <strong>de</strong> tous les<br />

avantages <strong>de</strong> ma métamorphose.<br />

Mais je vis par la suite que rien n’était plus<br />

facile et que la recette en était fort simple.<br />

Je ne te conterai pas, selon l’usage <strong>de</strong>s<br />

voyageurs, que j’ai fait tant <strong>de</strong> lieues tel jour, que<br />

j’ai été <strong>de</strong> cet endroit à cet autre, que le rôti que<br />

j’ai mangé dans l’auberge <strong>du</strong> Cheval-Blanc ou <strong>de</strong><br />

la Croix-<strong>de</strong>-Fer était cru ou brûlé ; que le vin était<br />

aigre et que le lit où j’ai couché avait <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux<br />

à personnages ou à fleurs : ce sont <strong>de</strong>s détails très<br />

importants et qu’il est bon <strong>de</strong> conserver à la<br />

531


postérité ; mais il faudra que la postérité s’en<br />

passe pour cette fois et que tu te résignes à ne pas<br />

savoir <strong>de</strong> combien <strong>de</strong> plats mon dîner était<br />

composé, et si j’ai bien ou mal dormi pendant le<br />

cours <strong>de</strong> mes voyages. Je ne te donnerai pas non<br />

plus une <strong>de</strong>scription exacte <strong>de</strong>s différents<br />

paysages, <strong>de</strong>s champs <strong>de</strong> blés et forêts, <strong>de</strong>s<br />

cultures variées et <strong>de</strong>s collines chargées <strong>de</strong><br />

hameaux qui ont successivement passé <strong>de</strong>vant<br />

mes yeux : cela est facile à supposer ; prends un<br />

peu <strong>de</strong> terre, plantes-y quelques arbres et<br />

quelques brins d’herbe, barbouille <strong>de</strong>rrière cela<br />

un petit bout <strong>de</strong> ciel ou grisâtre ou bleu pâle, et tu<br />

auras une idée très suffisante <strong>du</strong> fond mouvant<br />

sur lequel se détachait notre petite caravane. – Si,<br />

dans ma première lettre, je suis entrée en<br />

quelques détails <strong>de</strong> ce genre, veuille bien<br />

m’excuser, je n’y retomberai plus : comme je<br />

n’étais jamais sortie, la moindre chose me<br />

semblait d’une importance énorme.<br />

Un <strong>de</strong>s cavaliers, mon compagnon <strong>de</strong> lit, celui<br />

que j’avais été près <strong>de</strong> tirer par la manche dans la<br />

mémorable nuit dont je t’ai décrit tout au long les<br />

angoisses, se prit d’une belle passion pour moi et<br />

532


tint tout le temps son cheval à côté <strong>du</strong> mien.<br />

À cette exception près, que je n’eusse pas<br />

voulu le prendre pour amant quand il m’eût<br />

apporté la plus belle couronne <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, il ne me<br />

déplaisait pas autrement ; il était instruit, et ne<br />

manquait ni d’esprit ni <strong>de</strong> bonne humeur :<br />

seulement, quand il parlait <strong>de</strong>s femmes, c’était<br />

avec un ton <strong>de</strong> mépris et d’ironie pour lequel je<br />

lui eusse très volontiers arraché les <strong>de</strong>ux yeux <strong>de</strong><br />

la tête, d’autant plus que, sous l’exagération, il y<br />

avait dans ce qu’il disait beaucoup <strong>de</strong> choses<br />

d’une vérité cruelle et dont mon habit d’homme<br />

me forçait <strong>de</strong> reconnaître la justice.<br />

Il m’invita d’une manière si pressante et à tant<br />

<strong>de</strong> reprises à venir voir avec lui une <strong>de</strong> ses sœurs<br />

sur la fin <strong>de</strong> son veuvage, et qui habitait en ce<br />

moment-là un vieux château avec une <strong>de</strong> ses<br />

tantes, que je ne pus le lui refuser. – Je fis<br />

quelques objections pour la forme, car au fond il<br />

m’était aussi égal d’aller là qu’autre part, et je<br />

pouvais tout aussi bien atteindre à mon but <strong>de</strong><br />

cette façon que d’une autre ; et, comme il me dit<br />

que je le désobligerais assurément beaucoup si je<br />

533


ne lui accordais au moins quinze jours, je lui<br />

répondis que je voulais bien et que c’était une<br />

chose convenue.<br />

À un embranchement <strong>du</strong> chemin, – le<br />

compagnon, en montrant le jambage droit <strong>de</strong> cet<br />

Y naturel, me dit : – C’est par là. Les autres nous<br />

donnèrent une poignée <strong>de</strong> main et s’en furent <strong>de</strong><br />

l’autre côté.<br />

Après quelques heures <strong>de</strong> marche, nous<br />

arrivâmes au lieu <strong>de</strong> notre <strong>de</strong>stination.<br />

Un fossé assez large, mais qui, au lieu d’eau,<br />

était rempli d’une végétation abondante et<br />

touffue, séparait le parc <strong>du</strong> grand chemin ; le<br />

revêtement était en pierre <strong>de</strong> taille ; et, dans les<br />

angles, se hérissaient <strong>de</strong> gigantesques artichauts<br />

et <strong>de</strong>s chardons <strong>de</strong> fer qui semblaient avoir<br />

poussé comme <strong>de</strong>s plantes naturelles entre les<br />

blocs disjoints <strong>de</strong> la muraille : un petit pont d’une<br />

arche traversait ce canal à sec et permettait<br />

d’arriver à la grille.<br />

Une haute allée d’ormes, arrondie en berceau<br />

et taillée à la vieille mo<strong>de</strong>, se présentait d’abord à<br />

vous ; et, après l’avoir suivie quelque temps, on<br />

534


débouchait dans une espèce <strong>de</strong> rond-point.<br />

Ces arbres avaient plutôt l’air surannés que<br />

vieux ; ils paraissaient avoir <strong>de</strong>s perruques et être<br />

poudrés à blanc ; on ne leur avait réservé qu’une<br />

petite houppe <strong>de</strong> feuillage au sommet <strong>de</strong> la tête ;<br />

tout le reste était soigneusement émondé, en sorte<br />

qu’on les eût pris pour <strong>de</strong>s plumets démesurés<br />

plantés en terre <strong>de</strong> distance en distance.<br />

Après avoir traversé le rond-point, couvert<br />

d’une herbe fine soigneusement foulée au<br />

rouleau, il fallait encore passer sous une curieuse<br />

architecture <strong>de</strong> feuillage ornée <strong>de</strong> pots-à-feu, <strong>de</strong><br />

pyrami<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> colonnes d’ordre rustique, le tout<br />

pratiqué à grand renfort <strong>de</strong> ciseaux et <strong>de</strong> serpes<br />

dans un énorme massif <strong>de</strong> buis. – Par différentes<br />

échappées on apercevait, à droite et à gauche,<br />

tantôt un château <strong>de</strong> rocaille à <strong>de</strong>mi ruiné, tantôt<br />

l’escalier rongé <strong>de</strong> mousse d’une casca<strong>de</strong> tarie,<br />

ou bien un vase ou une statue <strong>de</strong> nymphe et <strong>de</strong><br />

berger le nez et les doigts cassés, avec quelques<br />

pigeons perchés sur les épaules et sur la tête.<br />

Un grand parterre, <strong>de</strong>ssiné à la française,<br />

s’étendait <strong>de</strong>vant le château ; tous les<br />

535


compartiments étaient tracés avec <strong>du</strong> buis et <strong>du</strong><br />

houx dans la plus rigoureuse symétrie ; cela avait<br />

bien autant l’air d’un tapis que d’un jardin : <strong>de</strong><br />

gran<strong>de</strong>s fleurs en parure <strong>de</strong> bal, le port<br />

majestueux et la mine sereine, comme <strong>de</strong>s<br />

<strong>du</strong>chesses qui s’apprêtent à danser le menuet,<br />

vous faisaient au passage une légère inclination<br />

<strong>de</strong> tête. D’autres, moins polies apparemment, se<br />

tenaient rai<strong>de</strong>s et immobiles, pareilles à <strong>de</strong>s<br />

douairières qui font tapisserie. Des arbustes <strong>de</strong><br />

toutes les formes possibles, si l’on en excepte<br />

toutefois leur forme naturelle, ronds, carrés,<br />

pointus, triangulaires, avec <strong>de</strong>s caisses vertes et<br />

grises, semblaient marcher professionnellement<br />

au long <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> allée, et vous con<strong>du</strong>ire par la<br />

main jusqu’aux premières marches <strong>du</strong> perron.<br />

Quelques tourelles, à <strong>de</strong>mi engagées dans <strong>de</strong>s<br />

constructions plus récentes, dépassaient la ligne<br />

<strong>de</strong> l’édifice <strong>de</strong> toute la hauteur <strong>de</strong> leur éteignoir<br />

d’ardoises, et leurs girouettes <strong>de</strong> tôle taillées en<br />

queue d’aron<strong>de</strong> témoignaient d’une assez<br />

honorable antiquité. Les fenêtres <strong>du</strong> pavillon <strong>du</strong><br />

milieu donnaient toutes sur un balcon commun<br />

orné d’une balustra<strong>de</strong> <strong>de</strong> fer extrêmement<br />

536


travaillée et d’une gran<strong>de</strong> richesse, et les autres<br />

étaient entourées <strong>de</strong> cadres <strong>de</strong> pierre avec <strong>de</strong>s<br />

chiffres et <strong>de</strong>s nœuds sculptés.<br />

Quatre à cinq grands chiens accoururent en<br />

aboyant à pleine gueule et en faisant <strong>de</strong>s cabrioles<br />

prodigieuses. Ils gambadaient autour <strong>de</strong>s chevaux<br />

et leur sautaient au nez : ils firent surtout fête au<br />

cheval <strong>de</strong> mon camara<strong>de</strong>, à qui probablement ils<br />

allaient souvent rendre visite dans l’écurie, ou<br />

qu’ils accompagnaient à la promena<strong>de</strong>.<br />

À tout ce tapage, arriva enfin une espèce <strong>de</strong><br />

valet, l’air moitié laboureur, moitié palefrenier,<br />

qui prit nos bêtes par la bri<strong>de</strong> et les emmena. – Je<br />

n’avais pas encore vu âme qui vive, si ce n’est<br />

une petite paysanne effarée et sauvage comme un<br />

daim, qui s’était sauvée à notre aspect et tapie<br />

dans un sillon, <strong>de</strong>rrière <strong>du</strong> chanvre, quoique nous<br />

l’eussions appelée à plusieurs reprises, et que<br />

nous eussions fait notre possible pour la rassurer.<br />

Personne ne paraissait aux fenêtres ; on eût dit<br />

que le château était inhabité, ou <strong>du</strong> moins ne<br />

l’était que par <strong>de</strong>s esprits ; car le moindre bruit ne<br />

transpirait pas au-<strong>de</strong>hors.<br />

537


Nous commencions à monter les premières<br />

marches <strong>du</strong> perron, en faisant sonner nos éperons,<br />

car nous avions les jambes un peu alourdies,<br />

lorsque nous entendîmes à l’intérieur comme un<br />

bruit <strong>de</strong> portes ouvertes et fermées, comme si<br />

quelqu’un se hâtait à notre rencontre.<br />

En effet, une jeune femme parut sur le haut <strong>de</strong><br />

la rampe, franchit en un bond l’espace qui la<br />

séparait <strong>de</strong> mon compagnon, et se jeta à son cou.<br />

Celui-ci l’embrassa très affectueusement, et, lui<br />

mettant le bras autour <strong>de</strong> la taille, il l’enleva<br />

presque et la porta ainsi jusqu’au palier.<br />

– Savez-vous que vous êtes bien aimable et<br />

bien galant pour un frère, mon cher Alcibia<strong>de</strong> ? –<br />

N’est-ce pas, monsieur, qu’il n’est pas tout à fait<br />

inutile que je vous avertisse que c’est mon frère,<br />

car en vérité il n’en a pas trop les façons ? dit la<br />

jeune belle en se retournant <strong>de</strong> mon côté.<br />

À quoi je répondis qu’on s’y pouvait<br />

méprendre, et que c’était en quelque sorte un<br />

malheur que d’être son frère et <strong>de</strong> se trouver ainsi<br />

exclu <strong>de</strong> la catégorie <strong>de</strong> ses adorateurs ; que pour<br />

moi, si je l’étais, je <strong>de</strong>viendrais à la fois le plus<br />

538


malheureux et le plus heureux cavalier <strong>de</strong> la terre.<br />

– Ce qui la fit doucement sourire.<br />

Tout en causant ainsi, nous entrâmes dans une<br />

salle basse dont les murs étaient décorés d’une<br />

tapisserie <strong>de</strong> haute lisse <strong>de</strong> Flandre. – De grands<br />

arbres à feuilles aiguës y soutenaient <strong>de</strong>s essaims<br />

d’oiseaux fantastiques ; les couleurs altérées par<br />

le temps pro<strong>du</strong>isaient <strong>de</strong> bizarres transpositions<br />

<strong>de</strong> nuances ; le ciel était vert, les arbres bleu <strong>de</strong><br />

roi avec <strong>de</strong>s lumières jaunes et dans les draperies<br />

<strong>de</strong>s personnages l’ombre était souvent d’une<br />

couleur opposée au fond <strong>de</strong> l’étoffe ; – les chairs<br />

ressemblaient à <strong>du</strong> bois, et les nymphes qui se<br />

promenaient sous les ombrages déteints <strong>de</strong> la<br />

forêt avaient l’air <strong>de</strong> momies démaillotées ; leur<br />

bouche seule, dont la pourpre avait conservé sa<br />

teinte primitive, souriait avec une apparence <strong>de</strong><br />

vie. Sur le <strong>de</strong>vant, se hérissaient <strong>de</strong> hautes plantes<br />

d’un vert singulier avec <strong>de</strong> larges fleurs<br />

panachées dont les pistils ressemblaient à <strong>de</strong>s<br />

aigrettes <strong>de</strong> paon. Des hérons à la mine sérieuse<br />

et pensive, la tête enfoncée dans les épaules, leur<br />

long bec reposant sur leur jabot rebondi, se<br />

tenaient philosophiquement <strong>de</strong>bout sur une <strong>de</strong><br />

539


leurs maigres pattes, dans une eau dormante et<br />

noire, rayée <strong>de</strong> fils d’argent ternis ; par les<br />

échappées <strong>du</strong> feuillage, on voyait dans le lointain<br />

<strong>de</strong> petits châteaux avec <strong>de</strong>s tourelles pareilles à<br />

<strong>de</strong>s poivrières et <strong>de</strong>s balcons chargés <strong>de</strong> belles<br />

dames en grands atours qui regardaient passer <strong>de</strong>s<br />

cortèges ou <strong>de</strong>s chasses.<br />

Des rocailles capricieusement <strong>de</strong>ntelées, d’où<br />

tombaient <strong>de</strong>s torrents <strong>de</strong> laine blanche, se<br />

confondaient au bord <strong>de</strong> l’horizon avec <strong>de</strong>s<br />

nuages pommelés.<br />

Une <strong>de</strong>s choses qui me frappèrent le plus, ce<br />

fut une chasseresse qui tirait un oiseau. – Ses<br />

doigts ouverts venaient <strong>de</strong> lâcher la cor<strong>de</strong>, et la<br />

flèche était partie, mais, comme cet endroit <strong>de</strong> la<br />

tapisserie se trouvait à une encoignure, la flèche<br />

était <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la muraille et avait décrit<br />

un grand crochet ; pour l’oiseau, il s’envolait sur<br />

ses ailes immobiles et semblait vouloir gagner<br />

une branche voisine.<br />

Cette flèche empennée et armée d’une pointe<br />

d’or, toujours en l’air et n’arrivant jamais au but,<br />

faisait l’effet le plus singulier, était comme un<br />

540


triste et douloureux symbole <strong>de</strong> la <strong>de</strong>stinée<br />

humaine, et plus je la regardais, plus j’y<br />

découvrais <strong>de</strong> sens mystérieux et sinistres. – <strong>La</strong><br />

chasseresse était là, <strong>de</strong>bout, le pied ten<strong>du</strong> en<br />

avant, le jarret plié, son œil aux paupières <strong>de</strong> soie<br />

tout grand ouvert et ne pouvant plus voir sa<br />

flèche déviée <strong>de</strong> son chemin : et semblait<br />

chercher avec anxiété le phénicoptère aux plumes<br />

bigarrées qu’elle voulait abattre et qu’elle<br />

s’attendait à voir tomber <strong>de</strong>vant elle percé <strong>de</strong> part<br />

en part. – Je ne sais si c’est une erreur <strong>de</strong> mon<br />

imagination, mais je trouvais à cette figure une<br />

expression aussi morne et aussi désespérée que<br />

celle d’un poète qui meurt sans avoir écrit<br />

l’ouvrage sur lequel il comptait pour fon<strong>de</strong>r sa<br />

réputation, et que le râle impitoyable saisit au<br />

moment où il essaye <strong>de</strong> le dicter.<br />

Je te parle longuement <strong>de</strong> cette tapisserie, plus<br />

longuement à coup sûr que cela n’en vaut la<br />

peine ; – mais c’est une chose qui m’a toujours<br />

étrangement préoccupée, que ce mon<strong>de</strong><br />

fantastique créé par les ouvriers <strong>de</strong> haute lisse.<br />

J’aime passionnément cette végétation<br />

541


imaginaire, ces fleurs et ces plantes qui n’existent<br />

pas dans la réalité, ces forêts d’arbres inconnus<br />

où errent <strong>de</strong>s licornes, <strong>de</strong>s caprimules et <strong>de</strong>s cerfs<br />

couleur <strong>de</strong> neige, avec un crucifix d’or entre leurs<br />

rameaux, habituellement poursuivis par <strong>de</strong>s<br />

chasseurs à barbe rouge et en habits <strong>de</strong> Sarrasins.<br />

Lorsque j’étais petite, je n’entrais guère dans<br />

une chambre tapissée sans éprouver une espèce<br />

<strong>de</strong> frisson, et j’osais à peine m’y remuer.<br />

Toutes ces figures <strong>de</strong>bout contre la muraille, et<br />

auxquelles l’on<strong>du</strong>lation <strong>de</strong> l’étoffe et le jeu <strong>de</strong> la<br />

lumière prêtent une espèce <strong>de</strong> vie fantastique, me<br />

semblaient autant d’espions occupés à surveiller<br />

mes actions pour en rendre compte en temps et<br />

lieu, et je n’eusse pas mangé une pomme ou un<br />

gâteau volé en leur présence. Que <strong>de</strong> choses ces<br />

graves personnages auraient à dire, s’ils<br />

pouvaient ouvrir leurs lèvres <strong>de</strong> fil rouge, et si les<br />

sons pouvaient pénétrer dans la conque <strong>de</strong> leur<br />

oreille brodée. De combien <strong>de</strong> meurtres, <strong>de</strong><br />

trahisons, d’a<strong>du</strong>ltères infâmes et <strong>de</strong> monstruosités<br />

<strong>de</strong> toutes sortes ne sont-ils pas les silencieux et<br />

impassibles témoins !...<br />

542


Mais laissons la tapisserie et revenons à notre<br />

histoire.<br />

– Alcibia<strong>de</strong>, je vais faire avertir ma tante <strong>de</strong><br />

votre arrivée.<br />

– Oh ! cela n’est pas fort pressé, ma sœur ;<br />

asseyons-nous d’abord et causons un peu. Je vous<br />

présente un cavalier qui a nom Théodore <strong>de</strong><br />

Sérannes et qui passera quelque temps ici. Je n’ai<br />

pas besoin <strong>de</strong> vous recomman<strong>de</strong>r <strong>de</strong> lui faire bon<br />

accueil ; – il se recomman<strong>de</strong> assez lui-même. (Je<br />

dis ce qu’il a dit ; ne va pas intempestivement<br />

m’accuser <strong>de</strong> fatuité.)<br />

<strong>La</strong> belle fit un petit mouvement <strong>de</strong> tête,<br />

comme pour donner son assentiment, et l’on parla<br />

d’autre chose.<br />

Tout en faisant la conversation, je la regardais<br />

en détail et je l’examinais plus attentivement que<br />

je n’avais pu le faire jusqu’alors.<br />

Elle pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre<br />

ans, et son <strong>de</strong>uil lui allait on ne peut mieux ; à<br />

vrai dire, elle n’avait pas l’air fort lugubre ni fort<br />

désolée, et je doute qu’elle eût mangé dans sa<br />

543


soupe les cendres <strong>de</strong> son Mausole en manière <strong>de</strong><br />

rhubarbe. – Je ne sais si elle avait pleuré<br />

abondamment son époux défunt ; si elle l’avait<br />

fait, en tout cas, il n’y paraissait guère, et le joli<br />

mouchoir <strong>de</strong> batiste qu’elle tenait à sa main était<br />

aussi parfaitement sec que possible.<br />

Ses yeux n’étaient pas rouges, mais au<br />

contraire les plus clairs et les plus brillants <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong>, et l’on eût en vain cherché sur ses joues<br />

le sillon par où avaient passé les larmes ; il n’y<br />

avait en vérité que <strong>de</strong>ux petites fossettes creusées<br />

par l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> sourire, et, pour une veuve, il<br />

est juste <strong>de</strong> dire qu’on lui voyait très<br />

fréquemment les <strong>de</strong>nts : ce qui n’était<br />

certainement pas un spectacle désagréable, car<br />

elle les avait petites et bien rangées. Je l’estimai<br />

tout d’abord <strong>de</strong> ne s’être pas crue obligée, parce<br />

qu’il lui était mort quelque mari, <strong>de</strong> se pocher les<br />

yeux et <strong>de</strong> se rendre le nez violet : je lui sus bon<br />

gré aussi <strong>de</strong> ne prendre aucune petite mine<br />

dolente et <strong>de</strong> parler naturellement avec sa voix<br />

sonore et argentine, sans traîner les mots et<br />

entrecouper ses phrases <strong>de</strong> vertueux soupirs.<br />

544


Cela me parut <strong>de</strong> fort bon goût ; je la jugeai<br />

tout d’abord une femme d’esprit, ce qu’elle est en<br />

effet.<br />

Elle était bien faite, le pied et la main très<br />

convenables ; son costume noir était arrangé avec<br />

toute la coquetterie possible et si gaiement que le<br />

lugubre <strong>de</strong> la couleur disparaissait complètement,<br />

et qu’elle eût pu aller au bal ainsi habillée, sans<br />

que personne le trouvât étrange. Si jamais je me<br />

marie et que je <strong>de</strong>vienne veuve, je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai<br />

un patron <strong>de</strong> sa robe, car elle lui va comme un<br />

ange.<br />

Après quelques propos, nous montâmes chez<br />

la vieille tante.<br />

Nous la trouvâmes assise dans un grand<br />

fauteuil à dos renversé, avec un petit tabouret<br />

sous son pied, et à côté d’elle un vieux chien tout<br />

chassieux et tout renfrogné, qui leva son museau<br />

noir à notre arrivée, et nous accueillit par un<br />

grognement très peu amical.<br />

Je n’ai jamais envisagé une vieille femme<br />

qu’avec horreur. Ma mère est morte toute jeune ;<br />

sans doute, si je l’avais vue lentement vieillir et<br />

545


que j’eusse vu ses traits se déformer dans une<br />

progression imperceptible, je m’y fusse<br />

paisiblement habituée. – Dans mon enfance, je<br />

n’ai été entourée que <strong>de</strong> figures jeunes et riantes,<br />

en sorte que j’ai gardé une antipathie<br />

insurmontable pour les vieilles gens. Aussi je<br />

frissonnai quand la belle veuve toucha <strong>de</strong> ses<br />

lèvres pures et vermeilles le front jaune <strong>de</strong> la<br />

douairière. – C’est une chose que je ne saurais<br />

prendre sur moi. Je sais que lorsque j’aurai<br />

soixante ans, je serai ainsi ; – c’est égal, je n’y<br />

puis rien faire, et je prie Dieu qu’il me fasse<br />

mourir jeune comme ma mère.<br />

Cependant cette vieille avait conservé <strong>de</strong> son<br />

ancienne beauté quelques linéaments simples et<br />

majestueux qui l’empêchaient <strong>de</strong> tomber dans<br />

cette lai<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> pomme cuite qui est le partage<br />

<strong>de</strong>s femmes qui n’ont été que jolies ou<br />

simplement fraîches ; ses yeux, quoique terminés<br />

à leurs angles par une patte <strong>de</strong> plis et recouverts<br />

d’une paupière large et molle, avaient encore<br />

quelques étincelles <strong>de</strong> leur feu primitif, et l’on<br />

voyait qu’ils avaient dû, sous le règne <strong>de</strong> l’autre<br />

roi, lancer <strong>de</strong>s éclairs <strong>de</strong> passion à éblouir. Son<br />

546


nez mince et maigre, un peu recourbé en bec<br />

d’oiseau <strong>de</strong> proie, donnait à son profil une sorte<br />

<strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur sérieuse que tempérait le sourire<br />

in<strong>du</strong>lgent <strong>de</strong> sa lèvre autrichienne peinte <strong>de</strong><br />

carmin, selon la mo<strong>de</strong> <strong>du</strong> siècle passé.<br />

Son costume était antique sans être ridicule, et<br />

s’harmonisait parfaitement avec sa figure ; elle<br />

avait pour coiffure une simple cornette blanche<br />

avec une petite <strong>de</strong>ntelle ; ses mains, longues et<br />

amaigries, qu’on <strong>de</strong>vinait avoir été fort belles,<br />

flottaient dans <strong>de</strong>s mitaines sans pouce et sans<br />

doigts, une robe feuille-morte, brochée <strong>de</strong><br />

ramages d’une couleur plus foncée, une mante<br />

noire et un tablier <strong>de</strong> pou-<strong>de</strong>-soie gorge-<strong>de</strong>pigeon<br />

complétaient son ajustement.<br />

Les vieilles femmes <strong>de</strong>vraient toujours<br />

s’habiller ainsi et respecter assez leur mort<br />

prochaine pour ne point se harnacher <strong>de</strong> plumes,<br />

<strong>de</strong> guirlan<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fleurs, <strong>de</strong> rubans <strong>de</strong> couleurs<br />

tendres et <strong>de</strong> mille affiquets qui ne vont qu’à<br />

l’extrême jeunesse. Elles ont beau faire <strong>de</strong>s<br />

avances à la vie, la vie n’en veut plus ; – elles en<br />

sont pour leurs frais, comme ces courtisanes<br />

547


surannées qui se plâtrent <strong>de</strong> rouge et <strong>de</strong> blanc, et<br />

que les muletiers ivres repoussent sur la borne<br />

avec <strong>de</strong>s injures et <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pied.<br />

<strong>La</strong> vieille dame nous reçut avec cette aisance<br />

et cette politesse exquise qui est le partage <strong>de</strong>s<br />

gens qui ont suivi l’ancienne cour, et dont le<br />

secret semble se perdre <strong>de</strong> jour en jour, comme<br />

tant d’autres beaux secrets, et d’une voix qui,<br />

bien que cassée et chevrotante, avait encore une<br />

gran<strong>de</strong> douceur.<br />

Je parus lui plaire beaucoup, et elle me regarda<br />

très longtemps et très attentivement avec un air<br />

fort touché. – Une larme se forma dans le coin <strong>de</strong><br />

son œil et <strong>de</strong>scendit lentement dans une <strong>de</strong> ses<br />

gran<strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>s, où elle se perdit et se sécha. Elle<br />

me pria <strong>de</strong> l’excuser et me dit que je ressemblais<br />

fort à un fils qu’elle avait autrefois et qui avait été<br />

tué à l’armée.<br />

Tout le temps que je <strong>de</strong>meurai au château, je<br />

fus, à cause <strong>de</strong> cette ressemblance, réelle ou<br />

imaginaire, traitée par la bonne dame avec une<br />

bienveillance extraordinaire et toute maternelle.<br />

J’y trouvais plus <strong>de</strong> charmes que je ne l’aurais<br />

548


cru d’abord, car le plus grand plaisir que les<br />

personnes qui sont d’âge me puissent faire, c’est<br />

<strong>de</strong> ne me parler jamais et <strong>de</strong> s’en aller quand<br />

j’arrive.<br />

Je ne te conterai pas en détail et jour par jour<br />

ce que j’ai fait à R***. Si je me suis un peu<br />

éten<strong>du</strong>e sur tout ce commencement, et si je t’ai<br />

esquissé avec quelque soin ces <strong>de</strong>ux ou trois<br />

physionomies, soit <strong>de</strong> personnes, soit <strong>de</strong> lieux,<br />

c’est qu’il m’arriva là <strong>de</strong>s choses très singulières<br />

et pourtant fort naturelles, et que j’aurais dû<br />

prévoir en prenant <strong>de</strong>s habits d’homme.<br />

Ma légèreté naturelle me fit faire une<br />

impru<strong>de</strong>nce dont je me repens cruellement, car<br />

elle a porté dans une bonne et belle âme un<br />

trouble que je ne puis apaiser sans découvrir ce<br />

que je suis et me compromettre gravement.<br />

Pour avoir parfaitement l’air d’un homme et<br />

me divertir un peu, je ne trouvai rien <strong>de</strong> mieux<br />

que <strong>de</strong> faire la cour à la sœur <strong>de</strong> mon ami. – Cela<br />

me paraissait très drôle <strong>de</strong> me précipiter à quatre<br />

pattes lorsqu’elle laissait tomber son gant et <strong>de</strong> le<br />

lui rendre en faisant <strong>de</strong>s révérences prosternées,<br />

549


<strong>de</strong> me pencher au dos <strong>de</strong> son fauteuil avec un<br />

petit air adorablement langoureux, et <strong>de</strong> lui couler<br />

dans le tuyau <strong>de</strong> l’oreille mille et un madrigaux<br />

on ne saurait plus charmants. Dès qu’elle voulait<br />

passer d’une chambre à une autre, je lui<br />

présentais gracieusement la main ; si elle montait<br />

à cheval, je lui tenais l’étrier, et, à la promena<strong>de</strong>,<br />

je marchais toujours à côté d’elle ; le soir, je lui<br />

faisais la lecture et je chantais avec elle ; – bref,<br />

je m’acquittais avec une scrupuleuse exactitu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> tous les <strong>de</strong>voirs d’un cavalier servant.<br />

Je faisais toutes les mines que j’avais vu faire<br />

aux amoureux, ce qui m’amusait et me faisait rire<br />

comme une vraie folle que je suis, lorsque je me<br />

trouvais seule dans ma chambre et que je<br />

réfléchissais à toutes les impertinences que je<br />

venais <strong>de</strong> débiter <strong>du</strong> ton le plus sérieux <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong>.<br />

Alcibia<strong>de</strong> et la vieille marquise paraissaient<br />

voir cette intimité avec plaisir et nous laissaient<br />

fort souvent tête à tête. Je regrettais quelquefois<br />

<strong>de</strong> n’être pas véritablement un homme pour en<br />

mieux profiter ; si je l’avais été, il n’aurait tenu<br />

550


qu’à moi, car notre charmante veuve semblait<br />

avoir parfaitement oublié le défunt, ou, si elle<br />

s’en souvenait, elle eût été volontiers infidèle à sa<br />

mémoire.<br />

Ayant commencé sur ce ton, je ne pouvais<br />

guère honnêtement reculer, et il était fort difficile<br />

<strong>de</strong> faire une retraite avec armes et bagages ; je ne<br />

pouvais cependant pas non plus dépasser une<br />

certaine limite et je ne savais guère être aimable<br />

qu’en paroles : – j’espérais attraper ainsi la fin <strong>du</strong><br />

mois que je <strong>de</strong>vais passer à R*** et me retirer<br />

avec promesse <strong>de</strong> revenir, sauf à n’en rien faire. –<br />

Je croyais qu’à mon départ la belle se consolerait,<br />

et en ne me voyant plus, m’aurait bientôt oubliée.<br />

Mais, en me jouant, j’avais éveillé une passion<br />

sérieuse et les choses tournèrent autrement : – ce<br />

qui vous retrace une vérité très connue <strong>de</strong>puis<br />

longtemps, à savoir qu’il ne faut jamais jouer ni<br />

avec le feu ni avec l’amour.<br />

Avant <strong>de</strong> m’avoir vue, Rosette ne connaissait<br />

pas encore l’amour. Mariée fort jeune à un<br />

homme beaucoup plus vieux qu’elle, elle n’avait<br />

pu sentir pour lui qu’une espèce d’amitié filiale ;<br />

551


– sans doute, elle avait été courtisée, mais elle<br />

n’avait pas eu d’amant, tout extraordinaire que la<br />

chose puisse paraître : ou les galants qui lui<br />

avaient ren<strong>du</strong> <strong>de</strong>s soins étaient <strong>de</strong> minces<br />

sé<strong>du</strong>cteurs, ou, ce qui est plus probable, son<br />

heure n’était pas encore sonnée. – Les hobereaux<br />

et les gentillâtres <strong>de</strong> province, parlant toujours <strong>de</strong><br />

fumées et <strong>de</strong> laisses, <strong>de</strong> ragots et d’andouillers,<br />

d’hallali et <strong>de</strong> cerfs dix cors, et entremêlant le<br />

tout <strong>de</strong> chara<strong>de</strong>s d’almanach et <strong>de</strong> madrigaux<br />

moisis <strong>de</strong> vétusté, n’étaient assurément guère<br />

faits pour lui convenir, et sa vertu n’avait pas eu<br />

beaucoup à se débattre pour ne leur point cé<strong>de</strong>r. –<br />

D’ailleurs, la gaieté et l’enjouement naturel <strong>de</strong><br />

son caractère la défendaient suffisamment contre<br />

l’amour, cette molle passion qui a tant <strong>de</strong> prise<br />

sur les rêveurs et les mélancoliques ; l’idée que<br />

son vieux Tithon avait pu lui donner <strong>de</strong> la volupté<br />

<strong>de</strong>vait être assez médiocre pour ne la point jeter<br />

en <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s tentations d’en essayer encore, et<br />

elle jouissait doucement <strong>du</strong> plaisir d’être veuve<br />

<strong>de</strong> si bonne heure et d’avoir encore tant d’années<br />

à être jolie.<br />

Mais, à mon arrivée, tout cela changea bien. –<br />

552


Je crus d’abord que, si je me fusse tenue avec elle<br />

entre les bornes étroites d’une froi<strong>de</strong> et exacte<br />

politesse, elle n’aurait pas fait autrement attention<br />

à moi ; mais, en vérité, je fus obligée <strong>de</strong><br />

reconnaître par la suite qu’il n’en eût été ni plus<br />

ni moins, et que cette supposition, quoique fort<br />

mo<strong>de</strong>ste, était purement gratuite.<br />

Hélas ! rien ne peut détourner l’ascendant<br />

fatal, et nul ne saurait éviter l’influence<br />

bienfaisante ou maligne <strong>de</strong> son étoile.<br />

<strong>La</strong> <strong>de</strong>stinée <strong>de</strong> Rosette était <strong>de</strong> n’aimer qu’une<br />

fois dans sa vie et d’un amour impossible ; il faut<br />

qu’elle la remplisse, et elle la remplira.<br />

J’ai été aimée, ô Graciosa ! et c’est une douce<br />

chose, quoique je ne l’aie été que par une femme,<br />

et que, dans un amour ainsi détourné, il y eût<br />

quelque chose <strong>de</strong> pénible qui ne se doit pas<br />

trouver dans l’autre ; – oh ! une bien douce<br />

chose ! – Quand on s’éveille la nuit et qu’on se<br />

relève sur son cou<strong>de</strong>, se dire : – Quelqu’un pense<br />

ou rêve à moi ; on s’occupe <strong>de</strong> ma vie ; un<br />

mouvement <strong>de</strong> mes yeux ou <strong>de</strong> ma bouche fait la<br />

joie ou la tristesse d’une autre créature ; une<br />

553


parole que j’ai laissée tomber au hasard est<br />

recueillie avec soin, commentée et retournée <strong>de</strong>s<br />

heures entières ; je suis le pôle où se dirige un<br />

aimant inquiet ; ma prunelle est un ciel, ma<br />

bouche est un paradis plus souhaité que le<br />

véritable ; je mourrais, une pluie tiè<strong>de</strong> <strong>de</strong> larmes<br />

réchaufferait ma cendre, mon tombeau serait plus<br />

fleuri qu’une corbeille <strong>de</strong> noce ; si j’étais en<br />

danger, quelqu’un se jetterait entre la pointe <strong>de</strong><br />

l’épée et ma poitrine ; on se sacrifierait pour<br />

moi ! – c’est beau ; et je ne sais pas ce que l’on<br />

peut souhaiter <strong>de</strong> plus au mon<strong>de</strong>.<br />

Cette pensée me faisait un plaisir que je me<br />

reprochais, car pour tout cela je n’avais rien à<br />

donner, et j’étais dans la position d’une personne<br />

pauvre qui accepte <strong>de</strong>s présents d’un ami riche et<br />

généreux, sans espoir <strong>de</strong> pouvoir jamais lui en<br />

faire à son tour. Cela me charmait d’être adorée<br />

ainsi, et par instants je me laissais faire avec une<br />

singulière complaisance. À force d’entendre tout<br />

le mon<strong>de</strong> m’appeler monsieur, et <strong>de</strong> me voir<br />

traiter comme si j’étais un homme, j’oubliais<br />

insensiblement que j’étais femme ; – mon<br />

déguisement me semblait mon habit naturel, et il<br />

554


ne me souvenait pas d’en avoir jamais porté<br />

d’autre ; je ne songeais plus que je n’étais au bout<br />

<strong>du</strong> compte qu’une petite évaporée qui s’était fait<br />

une épée <strong>de</strong> son aiguille, et une paire <strong>de</strong> culottes<br />

en coupant une <strong>de</strong> ses jupes.<br />

Beaucoup d’hommes sont plus femmes que<br />

moi. – Je n’ai guère d’une femme que la gorge,<br />

quelques lignes plus ron<strong>de</strong>s, et <strong>de</strong>s mains plus<br />

délicates ; la jupe est sur mes hanches et non dans<br />

mon esprit. Il arrive souvent que le sexe <strong>de</strong> l’âme<br />

ne soit point pareil à celui <strong>du</strong> corps, et c’est une<br />

contradiction qui ne peut manquer <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ire<br />

beaucoup <strong>de</strong> désordre. – Moi, par exemple, si je<br />

n’avais pas pris cette résolution, folle en<br />

apparence, mais très sage au fond, <strong>de</strong> renoncer<br />

aux habits d’un sexe qui n’est le mien que<br />

matériellement et par hasard, j’eusse été fort<br />

malheureuse : j’aime les chevaux, l’escrime, tous<br />

les exercices violents, je me plais à grimper et à<br />

courir çà et là comme un jeune garçon ; il<br />

m’ennuie <strong>de</strong> me tenir assise les <strong>de</strong>ux pieds joints,<br />

les cou<strong>de</strong>s collés au flanc, <strong>de</strong> baisser<br />

mo<strong>de</strong>stement les yeux, <strong>de</strong> parler d’une petite voix<br />

flûtée et mielleuse, et <strong>de</strong> faire passer dix millions<br />

555


<strong>de</strong> fois un bout <strong>de</strong> laine dans les trous d’un<br />

canevas ; – je n’aime pas à obéir le moins <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong>, et le mot que je dis le plus souvent est : –<br />

Je veux. – Sous mon front poli et mes cheveux <strong>de</strong><br />

soie remuent <strong>de</strong> fortes et viriles pensées ; toutes<br />

les précieuses niaiseries qui sé<strong>du</strong>isent<br />

principalement les femmes ne m’ont jamais que<br />

médiocrement touchée, et, comme Achille<br />

déguisé en jeune fille, je laisserais volontiers le<br />

miroir pour une épée. – <strong>La</strong> seule chose qui me<br />

plaise <strong>de</strong>s femmes, c’est leur beauté ; – malgré<br />

les inconvénients qui en résultent, je ne<br />

renoncerais pas volontiers à ma forme, quoique<br />

mal assortie à l’esprit qu’elle enveloppe.<br />

C’était quelque chose <strong>de</strong> neuf et <strong>de</strong> piquant<br />

qu’une pareille intrigue, et je m’en serais fort<br />

amusée, si elle n’avait pas été prise au sérieux par<br />

la pauvre Rosette. Elle se mit à m’aimer avec une<br />

naïveté et une conscience admirables, <strong>de</strong> toute la<br />

force <strong>de</strong> sa belle et bonne âme, – <strong>de</strong> cet amour<br />

que les hommes ne comprennent pas et dont ils<br />

ne sauraient se faire même une lointaine idée,<br />

délicatement et ar<strong>de</strong>mment, comme je<br />

souhaiterais d’être aimée, et comme j’aimerais, si<br />

556


je rencontrais la réalité <strong>de</strong> mon rêve. Quel beau<br />

trésor per<strong>du</strong>, quelles perles blanches et<br />

transparentes comme jamais les plongeurs n’en<br />

trouveront dans l’écrin <strong>de</strong> la mer ! quelles suaves<br />

haleines, quels doux soupirs dispersés dans les<br />

airs, et qui auraient pu être recueillis par <strong>de</strong>s<br />

lèvres amoureuses et pures !<br />

Cette passion aurait pu rendre un jeune<br />

homme si heureux ! tant d’infortunés, beaux,<br />

charmants, bien doués, pleins <strong>de</strong> cœur et d’esprit,<br />

ont vainement supplié à genoux d’insensibles et<br />

mornes idoles ! tant d’âmes tendres et bonnes se<br />

sont jetées <strong>de</strong> désespoir dans les bras <strong>de</strong>s<br />

courtisanes, ou se sont éteintes silencieusement<br />

comme <strong>de</strong>s lampes dans <strong>de</strong>s tombeaux, et qui<br />

auraient été sauvées <strong>de</strong> la débauche et <strong>de</strong> la mort<br />

par un sincère amour !<br />

Quelle bizarrerie dans la <strong>de</strong>stinée humaine ! et<br />

que le hasard est un grand railleur !<br />

Ce que tant d’autres avaient désiré ar<strong>de</strong>mment<br />

me venait, à moi qui n’en voulais pas et ne<br />

pouvais pas en vouloir. Il prend fantaisie à une<br />

jeune fille capricieuse <strong>de</strong> courir le pays en habits<br />

557


d’homme pour savoir un peu à quoi s’en tenir sur<br />

le compte <strong>de</strong> ses amants futurs ; elle couche dans<br />

une auberge avec un digne frère qui l’amène par<br />

le bout <strong>du</strong> doigt <strong>de</strong>vant sa sœur, qui n’a rien <strong>de</strong><br />

plus pressé que d’en <strong>de</strong>venir amoureuse comme<br />

une chatte, comme une colombe, comme tout ce<br />

qu’il y a d’amoureux et <strong>de</strong> langoureux au mon<strong>de</strong>.<br />

– Il est bien évi<strong>de</strong>nt que, si j’eusse été un jeune<br />

homme et que cela eût pu me servir à quelque<br />

chose, il en eût été tout autrement, et que la dame<br />

m’eût prise en horreur. – <strong>La</strong> fortune aime assez à<br />

donner <strong>de</strong>s pantoufles à ceux qui ont <strong>de</strong>s jambes<br />

<strong>de</strong> bois, et <strong>de</strong>s gants à ceux qui n’ont pas <strong>de</strong><br />

mains ; – l’héritage qui aurait pu vous faire vivre<br />

à votre aise vous vient ordinairement le jour <strong>de</strong><br />

votre mort.<br />

J’allais quelquefois, non pas aussi souvent<br />

qu’elle aurait voulu, voir Rosette dans sa ruelle ;<br />

quoique habituellement elle ne reçût que <strong>de</strong>bout,<br />

cependant, en ma faveur, on passait par là-<strong>de</strong>ssus.<br />

– On eût passé par-<strong>de</strong>ssus bien d’autres choses, si<br />

j’eusse voulu ; – mais, comme on dit, la plus belle<br />

fille ne peut donner que ce qu’elle a, et ce que<br />

j’avais n’eût pas été d’une gran<strong>de</strong> utilité à<br />

558


Rosette.<br />

Elle me tendait sa petite main à baiser ; –<br />

j’avoue que je ne la baisais pas sans quelque<br />

plaisir, car elle est fort douce, très blanche,<br />

exquisément parfumée, et moelleusement<br />

attendrie par une naissante moiteur ; je la sentais<br />

frissonner et se contracter sous mes lèvres, dont<br />

je prolongeais malicieusement la pression. –<br />

Alors Rosette, tout émue et d’un air suppliant,<br />

tournait vers moi ses longs yeux chargés <strong>de</strong><br />

volupté et inondés d’une lueur humi<strong>de</strong> et<br />

transparente, puis elle laissait retomber sur son<br />

oreiller sa jolie tête, qu’elle avait un peu soulevée<br />

pour me mieux recevoir. – Je voyais sous le drap<br />

on<strong>de</strong>r sa gorge inquiète et tout son corps s’agiter<br />

brusquement. – Certes, quelqu’un qui eût été en<br />

état d’oser eût pu oser beaucoup, et à coup sûr<br />

l’on eût été reconnaissant <strong>de</strong> ses témérités, et on<br />

lui eût su gré d’avoir sauté quelques chapitres <strong>du</strong><br />

roman.<br />

Je restais là une heure ou <strong>de</strong>ux avec elle, ne<br />

quittant pas sa main que j’avais reposée sur la<br />

couverture ; nous faisions <strong>de</strong>s causeries<br />

559


interminables et charmantes ; car, bien que<br />

Rosette fût très préoccupée <strong>de</strong> son amour, elle se<br />

croyait trop sûre <strong>du</strong> succès pour ne pas gar<strong>de</strong>r<br />

presque toute sa liberté et son enjouement<br />

d’esprit. – De temps à autre seulement, sa passion<br />

jetait sur sa gaieté un voile transparent <strong>de</strong> douce<br />

mélancolie, qui la rendait encore plus piquante.<br />

En effet, il eût été inouï qu’un jeune débutant,<br />

comme j’en avais les apparences, ne se trouvât<br />

pas fort heureux d’une telle bonne fortune et n’en<br />

profitât pas <strong>de</strong> son mieux. Rosette, effectivement,<br />

n’était point faite <strong>de</strong> façon à rencontrer <strong>de</strong><br />

gran<strong>de</strong>s cruautés, – et, n’en sachant pas<br />

davantage à mon endroit, elle comptait sur ses<br />

charmes et sur ma jeunesse à défaut <strong>de</strong> mon<br />

amour.<br />

Cependant, comme cette situation commençait<br />

à se prolonger un peu au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s bornes<br />

naturelles, elle en prit <strong>de</strong> l’inquiétu<strong>de</strong>, et c’était à<br />

peine si un redoublement <strong>de</strong> phrases flatteuses et<br />

<strong>de</strong> belles protestations lui pouvait redonner sa<br />

première sécurité. Deux choses l’étonnaient en<br />

moi, et elle remarquait dans ma con<strong>du</strong>ite <strong>de</strong>s<br />

560


contradictions qu’elle ne pouvait concilier : –<br />

c’était ma chaleur <strong>de</strong> paroles et ma froi<strong>de</strong>ur<br />

d’action.<br />

Tu le sais mieux que personne, ma chère<br />

Graciosa, mon amitié a tous les caractères d’une<br />

passion ; elle est subite, ar<strong>de</strong>nte, vive, exclusive,<br />

elle a <strong>de</strong> l’amour jusqu’à la jalousie, et j’avais<br />

pour Rosette une amitié presque pareille à celle<br />

que j’ai pour toi. – On pouvait se tromper à<br />

moins. – Rosette s’y trompa d’autant plus<br />

complètement que l’habit que je portais ne lui<br />

permettait guère d’avoir une autre idée.<br />

Comme je n’ai encore aimé aucun homme,<br />

l’excès <strong>de</strong> ma tendresse s’est en quelque sorte<br />

épanché dans mes amitiés avec les jeunes filles et<br />

les jeunes femmes ; j’y ai mis le même<br />

emportement et la même exaltation que je mets à<br />

tout ce que je fais, car il m’est impossible d’être<br />

modérée en quelque chose, et surtout dans ce qui<br />

regar<strong>de</strong> le cœur. Il n’y a à mes yeux que <strong>de</strong>ux<br />

classes <strong>de</strong> gens, les gens que j’adore et ceux que<br />

j’exècre ; les autres sont pour moi comme s’ils<br />

n’étaient pas, et je pousserais mon cheval sur eux<br />

561


comme sur le grand chemin : ils ne diffèrent pas<br />

dans mon esprit <strong>de</strong>s pavés et <strong>de</strong>s bornes.<br />

Je suis naturellement expansive, et j’ai <strong>de</strong>s<br />

manières très caressantes. – Quelquefois, oubliant<br />

la portée qu’avaient <strong>de</strong> telles démonstrations, tout<br />

en me promenant avec Rosette, je lui passais le<br />

bras autour <strong>du</strong> corps, comme je le faisais lorsque<br />

nous nous promenions ensemble dans l’allée<br />

solitaire au bout <strong>du</strong> jardin <strong>de</strong> mon oncle ; ou bien,<br />

penchée au dos <strong>de</strong> son fauteuil pendant qu’elle<br />

brodait, je roulais sur mes doigts les petits poils<br />

follets qui blondissaient sur sa nuque ron<strong>de</strong> et<br />

potelée, ou je polissais <strong>du</strong> revers <strong>de</strong> la main ses<br />

beaux cheveux ten<strong>du</strong>s par le peigne, et je leur<br />

redonnais <strong>du</strong> lustre, – ou bien c’était quelque<br />

autre <strong>de</strong> ces mignardises que tu sais m’être<br />

habituelles avec mes chères amies.<br />

Elle se donnait bien <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> d’attribuer ces<br />

caresses à une simple amitié. L’amitié, comme on<br />

la conçoit ordinairement, ne va pas jusque-là ;<br />

mais voyant que je n’allais pas plus loin, elle<br />

s’étonnait intérieurement et ne savait trop que<br />

penser ; elle s’arrêta à ceci : que c’était une trop<br />

562


gran<strong>de</strong> timidité <strong>de</strong> ma part, provenant <strong>de</strong> mon<br />

extrême jeunesse et <strong>du</strong> manque d’habitu<strong>de</strong> dans<br />

les commerces amoureux, et qu’il me fallait<br />

encourager par toutes sortes d’avances et <strong>de</strong><br />

bontés.<br />

En conséquence, elle avait soin <strong>de</strong> me<br />

ménager une foule d’occasions <strong>de</strong> tête-à-tête dans<br />

<strong>de</strong>s endroits propres à m’enhardir par leur<br />

solitu<strong>de</strong> et leur éloignement <strong>de</strong> tout bruit et <strong>de</strong><br />

tout importun ; elle me fit faire plusieurs<br />

promena<strong>de</strong>s dans les grands bois, pour essayer si<br />

la rêverie voluptueuse et les désirs amoureux<br />

qu’inspire aux âmes tendres l’ombre touffue et<br />

propice <strong>de</strong>s forêts ne pourraient pas se détourner<br />

à son profit.<br />

Un jour, après m’avoir fait errer longtemps à<br />

travers un parc très pittoresque qui s’étendait au<br />

loin <strong>de</strong>rrière le château, et dont je ne connaissais<br />

que les parties qui avoisinaient les bâtiments, elle<br />

m’amena, par un petit sentier capricieusement<br />

contourné et bordé <strong>de</strong> sureaux et <strong>de</strong> noisetiers,<br />

jusqu’à une cabane rustique, une espèce <strong>de</strong><br />

charbonnière, bâtie en rondins posés<br />

563


transversalement, avec un toit <strong>de</strong> roseaux, et une<br />

porte grossièrement faite <strong>de</strong> cinq ou six pièces <strong>de</strong><br />

bois à peine rabotées, dont les interstices étaient<br />

étoupés <strong>de</strong> mousses et <strong>de</strong> plantes sauvages ; tout<br />

à côté, entre les racines verdies <strong>de</strong> grands frênes à<br />

l’écorce d’argent, tachetés çà et là <strong>de</strong> plaques<br />

noires, jaillissait une forte source, qui, à quelques<br />

pas plus loin, tombait par <strong>de</strong>ux gradins <strong>de</strong> marbre<br />

dans un bassin tout rempli <strong>de</strong> cresson plus vert<br />

que l’émerau<strong>de</strong>. – Aux endroits où il n’y avait<br />

pas <strong>de</strong> cresson, on apercevait un sable fin et blanc<br />

comme la neige ; cette eau était d’une<br />

transparence <strong>de</strong> cristal et d’une froi<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> glace ;<br />

sortant <strong>de</strong> terre tout à coup, et n’étant jamais<br />

effleurée par le plus faible rayon <strong>de</strong> soleil, sous<br />

ces ombrages impénétrables, elle n’avait pas le<br />

temps <strong>de</strong> s’attiédir ni <strong>de</strong> se troubler. – Malgré<br />

leur crudité, j’aime ces eaux <strong>de</strong> source, et, voyant<br />

celle-là si limpi<strong>de</strong>, je ne pus résister au désir d’en<br />

boire ; je me penchai et j’en puisai à plusieurs<br />

reprises dans le creux <strong>de</strong> la main, n’ayant pas<br />

d’autre vase à ma disposition.<br />

Rosette témoigna, pour apaiser sa soif, le désir<br />

<strong>de</strong> boire aussi <strong>de</strong> cette eau, et me pria <strong>de</strong> lui en<br />

564


apporter quelques gouttes, n’osant pas, disait-elle,<br />

se pencher autant qu’il le fallait pour y atteindre.<br />

– Je plongeai mes <strong>de</strong>ux mains aussi exactement<br />

jointes que possible dans la claire fontaine,<br />

ensuite je les haussai comme une coupe<br />

jusqu’aux lèvres <strong>de</strong> Rosette, et je les tins ainsi<br />

jusqu’à ce qu’elle eût tari l’eau qu’elles<br />

renfermaient, ce qui ne fut pas long, car il y en<br />

avait fort peu, et ce peu dégouttait à travers mes<br />

doigts, si serrés que je les tinsse ; cela faisait un<br />

fort joli groupe, et il eût été à désirer qu’un<br />

sculpteur se fût trouvé là pour en tirer le crayon.<br />

Quand elle eut presque achevé, ayant ma main<br />

près <strong>de</strong> ses lèvres, elle ne put s’empêcher <strong>de</strong> la<br />

baiser, <strong>de</strong> manière cependant à ce que je pusse<br />

croire que c’était une aspiration pour épuiser la<br />

<strong>de</strong>rnière perle d’eau amassée dans ma paume ;<br />

mais je ne m’y trompai pas, et la charmante<br />

rougeur qui lui couvrit subitement le visage la<br />

dénonçait assez.<br />

Elle reprit mon bras, et nous nous dirigeâmes<br />

<strong>du</strong> côté <strong>de</strong> la cabane. <strong>La</strong> belle marchait aussi près<br />

565


<strong>de</strong> moi que possible, et se penchait en me parlant<br />

<strong>de</strong> façon à ce que sa gorge portât entièrement sur<br />

ma manche ; position extrêmement savante, et<br />

capable <strong>de</strong> troubler tout autre que moi ; j’en<br />

sentais parfaitement le contour ferme et pur et la<br />

douce chaleur ; <strong>de</strong> plus, j’y pouvais remarquer<br />

une on<strong>du</strong>lation précipitée qui, fût-elle affectée ou<br />

vraie, n’en était pas moins flatteuse et<br />

engageante.<br />

Nous arrivâmes ainsi à la porte <strong>de</strong> la cabane,<br />

que j’ouvris d’un coup <strong>de</strong> pied ; je ne m’attendais<br />

assurément pas au spectacle qui s’offrit à mes<br />

yeux. – Je croyais que la hutte était tapissée <strong>de</strong><br />

joncs avec une natte par terre et quelques<br />

escabeaux pour se reposer : – point <strong>du</strong> tout.<br />

C’était un boudoir meublé avec toute<br />

l’élégance imaginable. – Les <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> portes et<br />

<strong>de</strong> glaces représentaient les scènes les plus<br />

galantes <strong>de</strong>s Métamorphoses d’Ovi<strong>de</strong> : Salmacis et<br />

Hermaphrodite, Vénus et Adonis, Apollon et<br />

Daphné, et autres amours mythologiques en<br />

camaïeu lilas clair ; – les trumeaux étaient faits<br />

<strong>de</strong> roses pompons, sculptés fort mignonnement,<br />

566


et <strong>de</strong> petites marguerites dont, par un raffinement<br />

<strong>de</strong> luxe, les cœurs seulement étaient dorés et les<br />

feuilles argentées. Une ganse d’argent bordait<br />

tous les meubles et relevait une tenture <strong>du</strong> bleu le<br />

plus doux qui se puisse trouver, et<br />

merveilleusement propre à faire ressortir la<br />

blancheur et l’éclat <strong>de</strong> la peau ; mille charmantes<br />

curiosités chargeaient la cheminée, les consoles<br />

et les étagères, et il y avait un luxe <strong>de</strong> <strong>du</strong>chesses,<br />

<strong>de</strong> chaises longues et <strong>de</strong> sofas, qui montrait<br />

suffisamment que ce ré<strong>du</strong>it n’était pas <strong>de</strong>stiné à<br />

<strong>de</strong>s occupations bien austères, et qu’assurément<br />

l’on ne s’y macérait pas.<br />

Une belle pen<strong>du</strong>le rocaille, posée sur un<br />

piédouche richement incrusté, faisait face à un<br />

grand miroir <strong>de</strong> Venise et s’y répétait avec <strong>de</strong>s<br />

brillants et <strong>de</strong>s reflets singuliers. Du reste, elle<br />

était arrêtée, comme si c’eût été une chose<br />

superflue que <strong>de</strong> marquer les heures dans un lieu<br />

<strong>de</strong>stiné à les oublier.<br />

Je dis à Rosette que ce raffinement <strong>de</strong> luxe me<br />

plaisait, que je trouvais qu’il était <strong>de</strong> fort bon<br />

goût <strong>de</strong> cacher la plus gran<strong>de</strong> recherche sous une<br />

567


apparence <strong>de</strong> simplicité, et que j’approuvais fort<br />

qu’une femme eût <strong>de</strong>s jupons brodés et <strong>de</strong>s<br />

chemises garnies <strong>de</strong> matines avec un par<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> simple toile ; c’était une attention délicate<br />

pour l’amant qu’elle avait ou qu’elle pouvait<br />

avoir, dont on ne saurait être assez reconnaissant,<br />

et qu’à coup sûr il valait mieux mettre un diamant<br />

dans une noix qu’une noix dans une boîte d’or.<br />

Rosette, pour me prouver qu’elle était <strong>de</strong> mon<br />

avis, releva un peu sa robe, et me fit voir le bord<br />

d’un jupon très richement brodé <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s fleurs<br />

et <strong>de</strong> feuillages ; il n’aurait tenu qu’à moi d’être<br />

admise au secret <strong>de</strong> plus gran<strong>de</strong>s magnificences<br />

intérieures ; mais je ne <strong>de</strong>mandai pas à voir si la<br />

splen<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la chemise répondait à celle <strong>de</strong> la<br />

jupe : il est probable que le luxe n’en était pas<br />

moindre. – Rosette laissa retomber le pli <strong>de</strong> sa<br />

robe, fâchée <strong>de</strong> n’avoir pas montré davantage. –<br />

Cependant cette exhibition lui avait servi à faire<br />

voir le commencement d’un mollet parfaitement<br />

tourné et donnant les meilleures idées<br />

ascensionnelles. – Cette jambe, qu’elle tendait en<br />

avant pour mieux étaler sa jupe, était vraiment<br />

d’une finesse et d’une grâce miraculeuses dans<br />

568


son bas <strong>de</strong> soie gris <strong>de</strong> perle bien juste et bien<br />

tiré, et la petite mule à talon ornée d’une touffe<br />

<strong>de</strong> rubans qui la terminait ressemblait à la<br />

pantoufle <strong>de</strong> verre chaussée par Cendrillon. Je lui<br />

en fis <strong>de</strong> très sincères compliments, et je lui dis<br />

que je ne connaissais guère <strong>de</strong> plus jolie jambe et<br />

<strong>de</strong> plus petit pied, et que je ne pensais pas qu’il<br />

fût possible <strong>de</strong> les avoir mieux faits. – À quoi elle<br />

répondit avec une franchise et une ingénuité toute<br />

charmante et toute spirituelle :<br />

– C’est vrai.<br />

Puis elle fut à un panneau pratiqué dans le<br />

mur, elle en tira un ou <strong>de</strong>ux flacons <strong>de</strong> liqueurs et<br />

quelques assiettes <strong>de</strong> confitures et <strong>de</strong> gâteaux,<br />

posa le tout sur un petit guéridon, et se vint<br />

asseoir près <strong>de</strong> moi dans une dormeuse assez<br />

étroite, <strong>de</strong> sorte que je fus obligée, pour n’être<br />

point trop gênée, <strong>de</strong> lui passer le bras <strong>de</strong>rrière la<br />

taille. Comme elle avait les <strong>de</strong>ux mains libres, et<br />

que je n’avais précisément que la gauche dont je<br />

me pusse servir, elle me versait elle-même à<br />

boire, et mettait <strong>de</strong>s fruits et <strong>de</strong>s sucreries sur<br />

mon assiette ; bientôt même, voyant que je m’y<br />

569


prenais assez maladroitement, elle me dit : –<br />

Allons, laissez cela ; je m’en vais vous donner la<br />

becquée, petit enfant, puisque vous ne savez pas<br />

manger tout seul. Et elle me portait elle-même les<br />

morceaux à la bouche, et me forçait à les avaler<br />

plus vite que je ne le voulais, en les poussant<br />

avec ses jolis doigts, absolument comme on fait<br />

aux oiseaux que l’on empâte, ce qui la faisait<br />

beaucoup rire. – Je ne pus guère me dispenser <strong>de</strong><br />

rendre à ses doigts le baiser qu’elle avait donné<br />

tout à l’heure à la paume <strong>de</strong> mes mains, et comme<br />

pour m’en empêcher, mais au fond pour me<br />

fournir l’occasion <strong>de</strong> mieux appuyer mon baiser,<br />

elle me frappa la bouche à <strong>de</strong>ux ou trois reprises<br />

avec le revers <strong>de</strong> sa main.<br />

Elle avait bu <strong>de</strong>ux ou trois doigts <strong>de</strong> crème <strong>de</strong>s<br />

Barba<strong>de</strong>s avec un verre <strong>de</strong> vin <strong>de</strong>s Canaries, et<br />

moi à peu près autant. Ce n’était pas beaucoup<br />

assurément ; mais il y en avait assez pour égayer<br />

<strong>de</strong>ux femmes habituées à ne boire que <strong>de</strong> l’eau à<br />

peine trempée – Rosette se laissait aller en arrière<br />

et se renversait sur mon bras très amoureusement.<br />

– Elle avait jeté son mantelet, et l’on voyait le<br />

commencement <strong>de</strong> sa gorge ten<strong>du</strong>e et mise en<br />

570


arrêt par cette position cambrée ; – le ton en était<br />

d’une délicatesse et d’une transparence<br />

ravissantes ; la forme, d’une finesse et en même<br />

temps d’une solidité merveilleuses. Je la<br />

contemplai quelque temps avec une émotion et<br />

un plaisir indéfinissables, et cette réflexion me<br />

vint que les hommes étaient plus favorisés que<br />

nous dans leurs amours, que nous leur donnions à<br />

possé<strong>de</strong>r les plus charmants trésors, et qu’ils<br />

n’avaient rien <strong>de</strong> pareil à nous offrir. – Quel<br />

plaisir ce doit être <strong>de</strong> parcourir <strong>de</strong> ses lèvres cette<br />

peau si fine et si polie, et ces contours si bien<br />

arrondis, qui semblent aller au-<strong>de</strong>vant <strong>du</strong> baiser et<br />

le provoquer ! ces chairs satinées, ces lignes<br />

ondoyantes et qui s’enveloppent les unes dans les<br />

autres, cette chevelure soyeuse et si douce à<br />

toucher ; quels motifs inépuisables <strong>de</strong> délicates<br />

voluptés que nous n’avons pas avec les hommes !<br />

– Nos caresses, à nous, ne peuvent guère être que<br />

passives, et cependant il y a plus <strong>de</strong> plaisir à<br />

donner qu’à recevoir.<br />

Voilà <strong>de</strong>s remarques que je n’eusse<br />

assurément pas faites l’année passée, et j’aurais<br />

bien pu voir toutes les gorges et toutes les épaules<br />

571


<strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, sans m’inquiéter si elles étaient d’une<br />

bonne ou mauvaise forme ; mais, <strong>de</strong>puis que j’ai<br />

quitté les habits <strong>de</strong> mon sexe et que je vis avec<br />

les jeunes gens, il s’est développé en moi un<br />

sentiment qui m’était inconnu : – le sentiment <strong>de</strong><br />

la beauté. Les femmes en sont habituellement<br />

privées, je ne sais trop pourquoi car elles<br />

sembleraient d’abord plus à même d’en juger que<br />

les hommes ; – mais, comme ce sont elles qui la<br />

possè<strong>de</strong>nt, et que la connaissance <strong>de</strong> soi-même<br />

est la plus difficile <strong>de</strong> toutes, il n’est pas étonnant<br />

qu’elles n’y enten<strong>de</strong>nt rien. – Ordinairement, si<br />

une femme trouve une autre femme jolie, on peut<br />

être sûr que cette <strong>de</strong>rnière est fort lai<strong>de</strong>, et que<br />

pas un homme n’y fera attention. – En revanche,<br />

toutes les femmes dont les hommes vantent la<br />

beauté et la grâce sont trouvées unanimement<br />

abominables et minaudières par tout le troupeau<br />

enjuponné ; ce sont <strong>de</strong>s cris et <strong>de</strong>s clameurs à<br />

n’en plus finir. Si j’étais ce que je parais être, je<br />

ne prendrais pas d’autre gui<strong>de</strong> dans mes choix, et<br />

la désapprobation <strong>de</strong>s femmes me serait un<br />

certificat <strong>de</strong> beauté suffisant.<br />

Maintenant j’aime et je connais la beauté ; les<br />

572


habits que je porte me séparent <strong>de</strong> mon sexe, et<br />

m’ôtent toute espèce <strong>de</strong> rivalité ; je suis à même<br />

d’en juger mieux qu’un autre. – Je ne suis plus<br />

une femme, mais je ne suis pas encore un<br />

homme, et le désir ne m’aveuglera pas jusqu’à<br />

prendre <strong>de</strong>s mannequins pour <strong>de</strong>s idoles ; je vois<br />

froi<strong>de</strong>ment et sans prévention ni pour ni contre, et<br />

ma position est aussi parfaitement désintéressée<br />

que possible.<br />

<strong>La</strong> longueur et la finesse <strong>de</strong>s cils, la<br />

transparence <strong>de</strong>s tempes, la limpidité <strong>du</strong><br />

cristallin, les enroulements <strong>de</strong> l’oreille, le ton et<br />

la qualité <strong>de</strong>s cheveux, l’aristocratie <strong>de</strong>s pieds et<br />

<strong>de</strong>s mains, l’emmanchement plus ou moins délié<br />

<strong>de</strong>s jambes et <strong>de</strong>s poignets, mille choses à quoi je<br />

ne prenais pas gar<strong>de</strong> qui constituent la réelle<br />

beauté et prouvent la pureté <strong>de</strong> race me gui<strong>de</strong>nt<br />

dans mes appréciations, et ne me permettent<br />

guère <strong>de</strong> me tromper. – Je crois qu’on pourrait<br />

accepter les yeux fermés une femme dont j’aurais<br />

dit : – En vérité, elle n’est pas mal.<br />

Par une conséquence toute naturelle, je me<br />

connais beaucoup mieux en tableaux<br />

573


qu’auparavant, et, quoique je n’aie <strong>de</strong>s maîtres<br />

qu’une teinture fort superficielle, il serait difficile<br />

<strong>de</strong> me faire passer un mauvais ouvrage pour bon ;<br />

je trouve à cette étu<strong>de</strong> un charme singulier et<br />

profond ; car, comme toute chose au mon<strong>de</strong>, la<br />

beauté morale ou physique veut être étudiée, et<br />

ne se laisse pas pénétrer tout d’abord. Mais<br />

revenons à Rosette ; <strong>de</strong> ce sujet à elle, la<br />

transition n’est pas difficile, et ce sont <strong>de</strong>ux idées<br />

qui s’appellent l’une l’autre.<br />

Comme je l’ai dit, la belle était renversée sur<br />

mon bras, et sa tête portait contre mon épaule ;<br />

l’émotion nuançait ses belles joues d’une tendre<br />

couleur rose, que rehaussait admirablement le<br />

noir foncé d’une petite mouche très coquettement<br />

posée ; ses <strong>de</strong>nts luisaient à travers son sourire<br />

comme <strong>de</strong>s gouttes <strong>de</strong> pluie au fond d’un pavot,<br />

et ses cils, abaissés à <strong>de</strong>mi, augmentaient encore<br />

l’éclat humi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses grands yeux ; – un rayon <strong>de</strong><br />

jour faisait jouer mille brillants métalliques sur sa<br />

chevelure soyeuse et moirée, dont quelques<br />

boucles s’étaient échappées et roulaient, en forme<br />

<strong>de</strong> repentirs, au long <strong>de</strong> son cou rond et potelé,<br />

dont elles faisaient valoir la chau<strong>de</strong> blancheur ;<br />

574


quelques petits cheveux follets, plus mutins que<br />

les autres, se détachaient <strong>de</strong> la masse, et se<br />

contournaient en spirales capricieuses, dorées <strong>de</strong><br />

reflets singuliers, et qui, traversées par la lumière,<br />

prenaient toutes les nuances <strong>du</strong> prisme : – on eût<br />

dit <strong>de</strong> ces fils d’or qui entourent la tête <strong>de</strong>s<br />

vierges dans les anciens tableaux. – Nous<br />

gardions toutes les <strong>de</strong>ux le silence, et je<br />

m’amusais à suivre, sous la transparence nacrée<br />

<strong>de</strong> ses tempes, ses petites veines bleu d’azur et la<br />

molle et insensible dégradation <strong>du</strong> <strong>du</strong>vet à<br />

l’extrémité <strong>de</strong> ses sourcils.<br />

<strong>La</strong> belle semblait se recueillir en elle-même et<br />

se bercer dans <strong>de</strong>s rêves <strong>de</strong> volupté infinie ; ses<br />

bras pendaient au long <strong>de</strong> son corps aussi<br />

ondoyants et aussi moelleux que <strong>de</strong>s écharpes<br />

dénouées ; sa tête s’inclinait <strong>de</strong> plus en plus en<br />

arrière, comme si les muscles qui la soutenaient<br />

eussent été coupés ou trop faibles pour la<br />

soutenir. Elle avait ramené ses <strong>de</strong>ux petits pieds<br />

sous son jupon, et était parvenue à se blottir<br />

entièrement dans l’angle <strong>de</strong> la causeuse que<br />

j’occupais, en sorte que, bien que ce meuble fût<br />

trop étroit, il y avait un grand espace vi<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

575


l’autre côté.<br />

Son corps, facile et souple, se mo<strong>de</strong>lait sur le<br />

mien comme <strong>de</strong> la cire, et en prenait tout le<br />

contour extérieur aussi exactement que possible :<br />

– l’eau ne se fût pas insinuée plus précisément<br />

dans toutes les sinuosités <strong>de</strong> la ligne. – Ainsi<br />

appliquée à mon flanc, elle avait l’air <strong>de</strong> ce<br />

double trait que les peintres ajoutent à leur <strong>de</strong>ssin<br />

<strong>du</strong> côté <strong>de</strong> l’ombre, afin <strong>de</strong> le rendre plus gras et<br />

plus nourri. – Il n’y a qu’une femme amoureuse<br />

pour avoir <strong>de</strong> ces on<strong>du</strong>lations et <strong>de</strong> ces<br />

enlacements. – Les lierres et les saules sont bien<br />

loin <strong>de</strong> là.<br />

<strong>La</strong> douce chaleur <strong>de</strong> son corps me pénétrait à<br />

travers ses habits et les miens ; mille ruisseaux<br />

magnétiques rayonnaient autour d’elle ; sa vie<br />

tout entière semblait avoir passé en moi et l’avoir<br />

abandonnée complètement. De minute en minute,<br />

elle languissait et mourait et ployait <strong>de</strong> plus en<br />

plus : une légère sueur perlait sur son front<br />

lustré : ses yeux se trempaient, et <strong>de</strong>ux ou trois<br />

fois elle fit le mouvement <strong>de</strong> lever ses mains<br />

comme pour les cacher ; mais, à moitié chemin,<br />

576


ses bras lassés retombèrent sur ses genoux, et elle<br />

ne put y parvenir ; – une grosse larme déborda <strong>de</strong><br />

sa paupière et roula sur sa joue brûlante, où elle<br />

fut bientôt séchée.<br />

Ma situation <strong>de</strong>venait fort embarrassante et<br />

passablement ridicule ; – je sentais que je <strong>de</strong>vais<br />

avoir l’air énormément stupi<strong>de</strong>, et cela me<br />

contrariait au <strong>de</strong>rnier point, quoiqu’il ne fût pas<br />

en mon pouvoir <strong>de</strong> prendre un autre air que celuilà.<br />

– Les façons entreprenantes m’étaient<br />

interdites, et c’étaient les seules qui eussent été<br />

convenables. J’étais trop sûre <strong>de</strong> ne pas éprouver<br />

<strong>de</strong> résistance pour m’y risquer, et, en vérité, je ne<br />

savais pas <strong>de</strong> quel bois faire flèche. Dire <strong>de</strong>s<br />

galanteries et débiter <strong>de</strong>s madrigaux, cela eût été<br />

bon dans le commencement, mais rien n’eût paru<br />

plus fa<strong>de</strong> au point où nous en étions arrivées ; –<br />

me lever et sortir eût été <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière<br />

grossièreté ; et d’ailleurs, je ne réponds pas que<br />

Rosette n’eût pas fait la Putiphar et ne m’eût<br />

retenue par le coin <strong>de</strong> mon manteau. – Je n’aurais<br />

eu aucun motif vertueux à lui donner <strong>de</strong> ma<br />

résistance ; et puis, je l’avouerai à ma honte, cette<br />

scène, tout équivoque que le caractère en fût pour<br />

577


moi, ne manquait pas d’un certain charme qui me<br />

retenait plus qu’il n’eût fallu ; cet ar<strong>de</strong>nt désir<br />

m’échauffait <strong>de</strong> sa flamme, et j’étais réellement<br />

fâchée <strong>de</strong> ne le pouvoir satisfaire : je souhaitai<br />

même d’être un homme, comme effectivement je<br />

le paraissais, afin <strong>de</strong> couronner cet amour, et je<br />

regrettai fort que Rosette se trompât. Ma<br />

respiration se précipitait, je sentais <strong>de</strong>s rougeurs<br />

me monter à la figure, et je n’étais guère moins<br />

troublée que ma pauvre amoureuse. – L’idée <strong>de</strong><br />

la similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> sexe s’effaçait peu à peu pour ne<br />

laisser subsister qu’une vague idée <strong>de</strong> plaisir ;<br />

mes regards se voilaient, mes lèvres tremblaient,<br />

et, si Rosette eût été un cavalier au lieu d’être ce<br />

qu’elle était, elle aurait eu, à coup sûr, très bon<br />

marché <strong>de</strong> moi.<br />

À la fin, n’y pouvant tenir, elle se leva<br />

brusquement en faisant une espèce <strong>de</strong><br />

mouvement spasmodique, et se mit à marcher<br />

dans la chambre avec une gran<strong>de</strong> activité ; puis<br />

elle s’arrêta <strong>de</strong>vant le miroir, et rajusta quelques<br />

mèches <strong>de</strong> ses cheveux, qui avaient per<strong>du</strong> leur<br />

pli. Pendant cette promena<strong>de</strong>, je faisais une<br />

pauvre figure, et je ne savais guère quelle<br />

578


contenance tenir.<br />

Elle s’arrêta <strong>de</strong>vant moi et parut réfléchir.<br />

Elle pensa qu’une timidité enragée me retenait<br />

seule, que j’étais plus écolier qu’elle ne l’avait<br />

cru d’abord. – Hors d’elle-même et montée au<br />

plus haut <strong>de</strong>gré d’exaspération amoureuse, elle<br />

voulut tenter un suprême effort et jouer le tout<br />

pour le tout, au risque <strong>de</strong> perdre la partie.<br />

Elle vint à moi, s’assit sur mes genoux plus<br />

prompte que l’éclair, me passa les bras autour <strong>du</strong><br />

cou, croisa ses mains <strong>de</strong>rrière ma tête, et sa<br />

bouche se prit à la mienne avec une étreinte<br />

furieuse ; je sentais sa gorge, <strong>de</strong>mi-nue et<br />

révoltée, bondir contre ma poitrine, et ses doigts<br />

enlacés se crisper dans mes cheveux. – Un frisson<br />

me courut tout le long <strong>du</strong> corps, et les pointes <strong>de</strong><br />

mes seins se dressèrent.<br />

Rosette ne quittait pas ma bouche ; ses lèvres<br />

enveloppaient mes lèvres, ses <strong>de</strong>nts choquaient<br />

mes <strong>de</strong>nts, nos souffles se mêlaient. – Je me<br />

reculai un instant, et je tournai <strong>de</strong>ux ou trois fois<br />

la tête pour éviter ce baiser ; mais un attrait<br />

invincible me fit revenir en avant, et je le lui<br />

579


endis presque aussi ar<strong>de</strong>nt qu’elle me l’avait<br />

donné. Je ne sais pas trop ce que tout cela fût<br />

<strong>de</strong>venu, si <strong>de</strong> grands abois ne se fussent fait<br />

entendre au-<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la porte avec un bruit<br />

comme <strong>de</strong> pieds qui grattaient. <strong>La</strong> porte céda, et<br />

un beau lévrier blanc entra dans la cabane en<br />

jappant et en gambadant.<br />

Rosette se releva subitement, et d’un bond elle<br />

s’élança à l’extrémité <strong>de</strong> la chambre : le beau<br />

lévrier blanc sautait autour d’elle allègrement et<br />

joyeusement, et tâchait d’atteindre ses mains pour<br />

les lécher ; elle était si troublée qu’elle eut bien<br />

<strong>de</strong> la peine à rajuster son mantelet sur ses<br />

épaules.<br />

Ce lévrier était le chien favori <strong>de</strong> son frère<br />

Alcibia<strong>de</strong> : il ne le quittait jamais, et, quand on le<br />

voyait arriver, l’on pouvait être sûr que le maître<br />

n’était pas loin ; – c’est ce qui avait si fort effrayé<br />

la pauvre Rosette.<br />

Effectivement, Alcibia<strong>de</strong> lui-même entra une<br />

minute après tout botté et tout éperonné, avec son<br />

fouet à la main : – Ah ! vous voilà, dit-il ; je vous<br />

cherche <strong>de</strong>puis une heure, et je ne vous eusse<br />

580


assurément pas trouvés, si mon brave lévrier<br />

Snug ne vous eût déterrés dans votre cachette. Et<br />

il jeta sur sa sœur un regard moitié sérieux,<br />

moitié enjoué, qui la fit rougir jusqu’au blanc <strong>de</strong>s<br />

yeux. – Vous aviez apparemment <strong>de</strong>s sujets bien<br />

épineux à traiter que vous vous étiez retirés dans<br />

une aussi profon<strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> ? – vous parliez sans<br />

doute <strong>de</strong> théologie et <strong>de</strong> la double nature <strong>de</strong><br />

l’âme ?<br />

– Oh ! mon Dieu, non : – nos occupations<br />

n’étaient pas, à beaucoup près, si sublimes ; nous<br />

mangions <strong>de</strong>s gâteaux, et nous parlions <strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>s ; – voilà tout.<br />

– Je n’en crois rien ; vous m’aviez l’air<br />

profondément enfoncés dans quelque dissertation<br />

sentimentale ; – mais, pour vous distraire <strong>de</strong> vos<br />

conversations vaporeuses, je crois qu’il ne serait<br />

pas mauvais que vous vinssiez faire un tour à<br />

cheval avec moi. – J’ai une nouvelle jument que<br />

je veux essayer. – Vous la monterez aussi,<br />

Théodore, et nous verrons ce qu’on en peut faire.<br />

– Nous sortîmes tous les trois ensemble, lui me<br />

donnant le bras, moi le donnant à Rosette : les<br />

581


expressions <strong>de</strong> nos figures étaient singulièrement<br />

variées. – Alcibia<strong>de</strong> avait l’air pensif, moi tout à<br />

fait à l’aise, Rosette excessivement contrariée.<br />

Alcibia<strong>de</strong> était arrivé fort à propos pour moi,<br />

fort mal à propos pour Rosette, qui perdit ainsi ou<br />

crut perdre tout le fruit <strong>de</strong> ses savantes attaques et<br />

<strong>de</strong> son ingénieuse tactique. – C’était à<br />

recommencer ; – un quart d’heure plus tard, le<br />

diable m’emporte si je sais le dénouement<br />

qu’aurait pu avoir cette aventure, – je n’y en vois<br />

pas <strong>de</strong> possible. – Peut-être eût-il mieux valu<br />

qu’Alcibia<strong>de</strong> n’intervînt pas précisément au<br />

moment scabreux, comme un dieu dans sa<br />

machine : – il aurait bien fallu que cela finît<br />

d’une manière ou <strong>de</strong> l’autre. – Pendant cette<br />

scène, je fus <strong>de</strong>ux ou trois fois sur le point<br />

d’avouer qui j’étais à Rosette ; mais la crainte <strong>de</strong><br />

passer pour une aventurière et <strong>de</strong> voir mon secret<br />

divulgué retint sur mes lèvres les paroles prêtes à<br />

s’envoler.<br />

Un pareil état <strong>de</strong> choses ne pouvait <strong>du</strong>rer. –<br />

Mon départ était le seul moyen <strong>de</strong> couper court à<br />

cette intrigue sans issue ; aussi, au dîner,<br />

582


j’annonçai officiellement que je partirais le<br />

len<strong>de</strong>main même. – Rosette qui était assise à côté<br />

<strong>de</strong> moi, faillit presque se trouver mal en<br />

entendant cette nouvelle, et laissa tomber son<br />

verre. Une pâleur subite couvrit sa belle figure :<br />

elle me jeta un regard douloureux et plein <strong>de</strong><br />

reproches, qui m’émut et me troubla presque<br />

autant qu’elle.<br />

<strong>La</strong> tante leva ses vieilles mains ridées avec un<br />

mouvement <strong>de</strong> surprise pénible, et, <strong>de</strong> sa voix<br />

grêle et tremblante qui chevrotait encore plus<br />

qu’à l’ordinaire, elle me dit : « Ah ! mon cher<br />

monsieur Théodore, vous nous quittez comme<br />

cela ? Ce n’est pas bien ; hier, vous n’aviez pas le<br />

moins <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> l’air disposé à partir. – Le<br />

courrier n’est pas venu : ainsi vous n’avez pas<br />

reçu <strong>de</strong> lettres et vous n’avez aucun motif. Vous<br />

nous aviez accordé encore quinze jours, et vous<br />

nous les reprenez ; vous n’en avez vraiment pas<br />

le droit : chose donnée ne peut se reprendre. –<br />

Vous voyez quelle mine Rosette vous fait, et<br />

comme elle vous en veut ; je vous avertis que je<br />

vous en voudrai au moins autant qu’elle, et que je<br />

vous ferai une mine aussi terrible, et une mine <strong>de</strong><br />

583


soixante-huit ans est un peu plus effroyable<br />

qu’une mine <strong>de</strong> vingt-trois. Voyez à quoi vous<br />

vous exposez volontairement : à la colère <strong>de</strong> la<br />

tante et à celle <strong>de</strong> la nièce, et tout cela pour je ne<br />

sais quel caprice qui vous a pris subitement entre<br />

la poire et le fromage. »<br />

Alcibia<strong>de</strong> jura, en frappant un grand coup <strong>de</strong><br />

poing sur la table, qu’il barrica<strong>de</strong>rait les portes <strong>du</strong><br />

château et couperait les jarrets à mon cheval<br />

plutôt que <strong>de</strong> me laisser partir.<br />

Rosette me lança un autre regard, si triste et si<br />

suppliant, qu’il eût fallu toute la férocité d’un<br />

tigre à jeun <strong>de</strong>puis huit jours pour n’en pas être<br />

touché.<br />

– Je n’y résistai pas, et, quoique cela me<br />

contrariât singulièrement, je fis la promesse<br />

solennelle <strong>de</strong> rester.<br />

– <strong>La</strong> chère Rosette m’eût volontiers sauté au<br />

cou et embrassé sur la bouche pour cette<br />

complaisance ; Alcibia<strong>de</strong> m’enferma la main<br />

dans sa gran<strong>de</strong> main, et me secoua le bras si<br />

violemment qu’il faillit m’arracher l’épaule,<br />

rendit mes bagues ovales <strong>de</strong> ron<strong>de</strong>s qu’elles<br />

584


étaient, et me coupa trois doigts assez<br />

profondément.<br />

<strong>La</strong> vieille, en réjouissance, huma une immense<br />

prise <strong>de</strong> tabac.<br />

Cependant Rosette ne reprit pas complètement<br />

sa gaieté ; – l’idée que je pouvais m’en aller et<br />

que j’en avais le désir, idée qui ne s’était pas<br />

encore présentée nettement à son esprit, la jeta<br />

dans une profon<strong>de</strong> rêverie. Les couleurs que<br />

l’annonce <strong>de</strong> mon départ avait chassées <strong>de</strong> ses<br />

joues n’y revinrent pas aussi vives<br />

qu’auparavant ; – il lui resta <strong>de</strong> la pâleur sur la<br />

joue et <strong>de</strong> l’inquiétu<strong>de</strong> au fond <strong>de</strong> l’âme. – Ma<br />

con<strong>du</strong>ite à son égard la surprenait <strong>de</strong> plus en plus.<br />

– Après les avances marquées qu’elle m’avait<br />

faites, elle ne comprenait pas les motifs qui me<br />

faisaient mettre tant <strong>de</strong> retenue dans mes rapports<br />

avec elle : ce qu’elle voulait c’était <strong>de</strong> m’amener<br />

avant mon départ à un engagement tout à fait<br />

décisif, ne doutant pas qu’après cela il ne lui fût<br />

extrêmement facile <strong>de</strong> me retenir aussi longtemps<br />

qu’elle le voudrait.<br />

En cela elle avait raison, et, si je n’eusse pas<br />

585


été une femme, son calcul se fût trouvé juste ;<br />

car, quoi que l’on ait dit <strong>de</strong> la satiété <strong>du</strong> plaisir et<br />

<strong>du</strong> dégoût qui suit ordinairement la possession,<br />

tout homme qui a l’âme un peu bien située, et qui<br />

n’est pas blasé misérablement et sans ressource,<br />

sent son amour s’augmenter <strong>de</strong> son bonheur, et<br />

très souvent le meilleur moyen <strong>de</strong> retenir un<br />

amant prêt à s’éloigner, c’est <strong>de</strong> se livrer à lui<br />

avec un entier abandon.<br />

Rosette avait le <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> m’amener à<br />

quelque chose <strong>de</strong> décisif avant mon départ.<br />

Sachant combien il est difficile <strong>de</strong> reprendre plus<br />

tard une liaison au point où on l’avait laissée, et,<br />

d’ailleurs, n’étant nullement sûre <strong>de</strong> me pouvoir<br />

retrouver jamais dans <strong>de</strong>s circonstances aussi<br />

favorables, elle ne négligeait aucune <strong>de</strong>s<br />

occasions qui se pouvaient présenter <strong>de</strong> me<br />

mettre dans une position à me prononcer<br />

nettement et à quitter ces manières évasives<br />

<strong>de</strong>rrière lesquelles je me retranchais. Comme<br />

j’avais, <strong>de</strong> mon côté, l’intention excessivement<br />

formelle d’éviter toute espèce <strong>de</strong> rencontre<br />

pareille à celle <strong>du</strong> pavillon rustique, et que je ne<br />

pouvais cependant pas, sans afficher un ridicule,<br />

586


affecter trop <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>ur pour Rosette et mettre<br />

dans nos rapports une pru<strong>de</strong>rie <strong>de</strong> petite fille, je<br />

ne savais trop quelle contenance faire, et je<br />

tâchais qu’il y eût toujours une personne tierce<br />

avec nous. – Rosette, au contraire, faisait tout son<br />

possible pour se trouver seule avec moi, et elle y<br />

réussissait assez souvent, le château étant éloigné<br />

<strong>de</strong> la ville et peu fréquenté <strong>de</strong> la noblesse <strong>de</strong>s<br />

environs. – Cette résistance sour<strong>de</strong> l’attristait et la<br />

surprenait ; – par instants il lui survenait <strong>de</strong>s<br />

doutes et <strong>de</strong>s hésitations sur le pouvoir <strong>de</strong> ses<br />

charmes, et, se voyant si peu aimée, elle n’était<br />

quelquefois pas loin <strong>de</strong> croire qu’elle était lai<strong>de</strong>.<br />

– Alors elle redoublait <strong>de</strong> soins et <strong>de</strong> coquetterie,<br />

et quoique son <strong>de</strong>uil ne lui permît pas d’employer<br />

toutes les ressources <strong>de</strong> la toilette, elle savait<br />

cependant l’orner et le varier <strong>de</strong> manière à être<br />

chaque jour <strong>de</strong>ux ou trois fois plus charmante, –<br />

ce qui n’est pas peu dire. – Elle essaya <strong>de</strong> tout :<br />

elle fut enjouée, mélancolique, tendre,<br />

passionnée, prévenante, coquette, minaudière<br />

même ; elle mit, les uns après les autres, tous ces<br />

adorables masques qui vont si bien aux femmes,<br />

qu’on ne sait plus si ce sont <strong>de</strong> véritables<br />

587


masques ou leurs figures réelles ; – elle revêtit<br />

successivement huit ou dix indivi<strong>du</strong>alités<br />

contrastées entre elles, pour voir laquelle me<br />

plairait et s’y fixer. À elle seule, elle me fit un<br />

sérail complet où je n’avais qu’à jeter le<br />

mouchoir ; mais rien ne lui réussit, bien enten<strong>du</strong>.<br />

Le peu <strong>de</strong> succès <strong>de</strong> tous ces stratagèmes la fit<br />

tomber dans une stupeur profon<strong>de</strong>. – En effet,<br />

elle aurait fait tourner la cervelle <strong>de</strong> Nestor et fait<br />

fondre la glace <strong>du</strong> chaste Hippolyte lui-même, –<br />

et je ne paraissais rien moins que Nestor et<br />

Hippolyte : je suis jeune, et j’avais la mine<br />

hautaine et décidée, le propos hardi, et, partout<br />

ailleurs qu’en tête à tête, la contenance fort<br />

délibérée.<br />

Elle <strong>du</strong>t croire que toutes les sorcières <strong>de</strong> la<br />

Thrace et <strong>de</strong> la Thessalie m’avaient jeté leurs<br />

charmes sur le corps, ou que, tout au moins,<br />

j’avais l’aiguillette nouée, et prendre une fort<br />

détestable opinion <strong>de</strong> ma virilité, qui est<br />

effectivement assez mince. – Cependant il paraît<br />

que cette idée ne lui vint point, et qu’elle<br />

n’attribuait qu’à mon défaut d’amour pour elle<br />

588


cette singulière réserve.<br />

Les jours s’écoulaient, et ses affaires<br />

n’avançaient pas : – elle en était visiblement<br />

affectée : une expression <strong>de</strong> tristesse inquiète<br />

avait remplacé le sourire toujours frais épanoui<br />

<strong>de</strong> ses lèvres ; les coins <strong>de</strong> sa bouche, si<br />

joyeusement arqués, s’étaient abaissés<br />

sensiblement, et formaient une ligne ferme et<br />

sérieuse ; quelques petites veines se <strong>de</strong>ssinaient<br />

d’une manière plus marquée à ses paupières<br />

attendries ; ses joues, naguère si semblables à la<br />

pêche, n’en avaient conservé que l’imperceptible<br />

velouté. Souvent, <strong>de</strong> ma fenêtre, je la voyais<br />

traverser le parterre en peignoir <strong>du</strong> matin ; elle<br />

marchait, levant à peine les pieds, comme si elle<br />

eût glissé, les <strong>de</strong>ux bras mollement croisés sur la<br />

poitrine, la tête inclinée, plus ployée qu’une<br />

branche <strong>de</strong> saule qui trempe dans l’eau, avec<br />

quelque chose d’on<strong>du</strong>leux et d’affaissé, comme<br />

une draperie trop longue dont le bout touche à<br />

terre. – En ces instants-là, elle avait l’air d’une <strong>de</strong><br />

ces amoureuses antiques en proie au courroux <strong>de</strong><br />

Vénus, et sur qui l’impitoyable déesse s’acharne<br />

tout entière : – c’est ainsi que je me figure que<br />

589


Psyché <strong>de</strong>vait être quand elle eut per<strong>du</strong> Cupidon.<br />

Les jours où elle ne s’efforçait pas pour<br />

vaincre ma froi<strong>de</strong>ur et mes hésitations, son amour<br />

avait une allure simple et primitive qui m’eût<br />

charmé ; c’était un abandon silencieux et<br />

confiant, une chaste facilité <strong>de</strong> caresses, une<br />

abondance et une plénitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> cœur inépuisables,<br />

tous les trésors d’une belle nature répan<strong>du</strong>s sans<br />

réserve. Elle n’avait point <strong>de</strong> ces petitesses et <strong>de</strong><br />

ces mesquineries que l’on voit à presque toutes<br />

les femmes, même les mieux douées ; elle ne<br />

cherchait pas <strong>de</strong> déguisement, et me laissait voir<br />

tranquillement toute l’éten<strong>du</strong>e <strong>de</strong> sa passion. Son<br />

amour-propre ne se révolta pas un instant <strong>de</strong> ce<br />

que je ne répondais pas à tant d’avances, car<br />

l’orgueil sort <strong>du</strong> cœur le jour où l’amour y entre ;<br />

et si jamais quelqu’un a été véritablement aimé,<br />

c’est moi par Rosette. – Elle souffrait, mais sans<br />

plainte et sans aigreur, et elle n’attribuait qu’à<br />

elle le peu <strong>de</strong> succès <strong>de</strong> ses tentatives. –<br />

Cependant sa pâleur augmentait chaque jour, et<br />

les lis avaient livré aux roses, sur le champ <strong>de</strong><br />

bataille <strong>de</strong> ses joues, un grand combat où ces<br />

<strong>de</strong>rnières avaient été définitivement mises en<br />

590


déroute ; cela me désolait, mais, en bonne<br />

conscience, j’y pouvais moins que personne. –<br />

Plus je lui parlais avec douceur et affection, plus<br />

j’avais avec elle <strong>de</strong>s manières caressantes, plus<br />

j’enfonçais dans son cœur la flèche barbelée <strong>de</strong><br />

l’amour impossible. – Pour la consoler<br />

aujourd’hui, je lui préparais un désespoir futur<br />

bien plus grand ; mes remè<strong>de</strong>s empoisonnaient sa<br />

plaie tout en paraissant l’assoupir. – Je me<br />

repentais en quelque sorte <strong>de</strong> toutes les choses<br />

agréables que j’avais pu lui dire, et j’aurais voulu,<br />

à cause <strong>de</strong> l’extrême amitié que j’avais pour elle,<br />

trouver les moyens <strong>de</strong> m’en faire haïr. On ne peut<br />

porter le désintéressement plus loin, car j’en<br />

eusse été à coup sûr très fâchée ; – mais cela eût<br />

mieux valu.<br />

J’ai essayé à <strong>de</strong>ux ou trois reprises <strong>de</strong> lui dire<br />

quelques <strong>du</strong>retés, je me suis bien vite remise au<br />

madrigal, car je crains moins encore son sourire<br />

que ses larmes. – En ces occasions-là, quoique la<br />

loyauté <strong>de</strong> l’intention m’absolve pleinement dans<br />

ma conscience, je suis plus touchée qu’il ne le<br />

faudrait, et j’éprouve quelque chose qui n’est pas<br />

loin d’être un remords. – Une larme ne peut guère<br />

591


être séchée que par un baiser, et l’on ne peut<br />

laisser décemment cet office à un mouchoir, fût-il<br />

<strong>de</strong> la plus fine batiste <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ; – je défais ce<br />

que j’ai fait, la larme est bien vite oubliée, plus<br />

vite que le baiser, et il s’ensuit toujours pour moi<br />

quelque redoublement d’embarras.<br />

Rosette, qui voit que je vais lui échapper, se<br />

rattache obstinément et misérablement aux restes<br />

<strong>de</strong> son espérance, et ma position se complique <strong>de</strong><br />

plus en plus. – <strong>La</strong> sensation étrange que j’avais<br />

éprouvée dans le petit ermitage, et le désordre<br />

inconcevable où m’avait jetée l’ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s<br />

caresses <strong>de</strong> ma belle amoureuse se sont<br />

renouvelés plusieurs fois pour moi, quoique<br />

moins violents ; et souvent, assise auprès <strong>de</strong><br />

Rosette, sa main dans ma main, l’entendant me<br />

parler avec son doux roucoulement, je m’imagine<br />

que je suis un homme, comme elle le croit, et<br />

que, si je ne réponds pas à son amour, c’est pure<br />

cruauté <strong>de</strong> ma part.<br />

Un soir je ne sais par quel hasard, je me<br />

trouvai seule dans la chambre verte avec la vieille<br />

dame ; – elle avait en main quelque ouvrage <strong>de</strong><br />

592


tapisserie, car, malgré ses soixante-huit ans, elle<br />

ne restait jamais oisive, voulant, comme elle le<br />

disait, achever, avant <strong>de</strong> mourir, un meuble<br />

qu’elle avait commencé et auquel elle travaillait<br />

<strong>de</strong>puis déjà fort longtemps. Se sentant un peu<br />

fatiguée, elle posa son ouvrage et se renversa<br />

dans son grand fauteuil : elle me regardait très<br />

attentivement, et ses yeux gris pétillaient à travers<br />

ses lunettes avec une vivacité étrange ; elle passa<br />

<strong>de</strong>ux ou trois fois sa main sèche sur son front<br />

ridé, et parut profondément réfléchir. – Le<br />

souvenir <strong>de</strong>s temps qui n’étaient plus et qu’elle<br />

regrettait donnait à sa figure une mélancolique<br />

expression d’attendrissement. – Je me taisais, <strong>de</strong><br />

peur <strong>de</strong> la troubler dans ses pensées, et le silence<br />

<strong>du</strong>ra quelques minutes : elle le rompit enfin.<br />

– Ce sont les vrais yeux <strong>de</strong> Henri, – <strong>de</strong> mon<br />

cher Henri, le même regard humi<strong>de</strong> et brillant, le<br />

même port <strong>de</strong> tête, la même physionomie douce<br />

et fière ; – on dirait que c’est lui. – Vous ne<br />

pouvez vous imaginer à quel point va cette<br />

ressemblance, monsieur Théodore ; – quand je<br />

vous vois, je ne puis plus croire que Henri est<br />

mort ; je pense qu’il a été seulement faire un long<br />

593


voyage dont le voici enfin revenu. – Vous m’avez<br />

fait bien <strong>du</strong> plaisir et bien <strong>de</strong> la peine, Théodore :<br />

– plaisir, en me rappelant mon pauvre Henri ;<br />

peine, en me montrant combien gran<strong>de</strong> est la<br />

perte que j’ai faite ; quelquefois je vous ai pris<br />

pour son fantôme. – Je ne puis me faire à cette<br />

idée que vous nous allez quitter ; il me semble<br />

que je perds mon Henri encore une fois.<br />

Je lui dis que, s’il m’était réellement possible<br />

<strong>de</strong> rester plus longtemps, je le ferais avec plaisir,<br />

mais que mon séjour s’était déjà prolongé bien<br />

au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s bornes qu’il aurait dû avoir ; que, <strong>du</strong><br />

reste, je me proposais bien <strong>de</strong> revenir, et que le<br />

château me laissait <strong>de</strong> trop agréables souvenirs<br />

pour l’oublier aussi vite.<br />

– Si fâchée que je sois <strong>de</strong> votre départ,<br />

monsieur Théodore, reprit-elle poursuivant son<br />

idée, il y a ici quelqu’un qui le sera plus que moi.<br />

– Vous comprenez bien <strong>de</strong> qui je veux parler sans<br />

que je le dise. Je ne sais pas ce que nous ferons<br />

<strong>de</strong> Rosette quand vous serez parti ; mais ce vieux<br />

château est bien triste. Alcibia<strong>de</strong> est toujours à la<br />

chasse, et, pour une jeune femme comme elle, la<br />

594


société d’une pauvre impotente comme moi n’est<br />

pas très récréative.<br />

– Si quelqu’un doit avoir <strong>de</strong>s regrets, ce n’est<br />

ni vous, madame, ni Rosette, mais bien moi ;<br />

vous per<strong>de</strong>z peu, moi beaucoup ; vous<br />

retrouverez aisément une société plus charmante<br />

que la mienne, et il est plus que douteux que je<br />

puisse jamais remplacer celle <strong>de</strong> Rosette et la<br />

vôtre.<br />

– Je ne veux pas me faire une querelle avec<br />

votre mo<strong>de</strong>stie, mon cher monsieur, mais je sais<br />

ce que je sais, et je dis ce qui est : il est probable<br />

que <strong>de</strong> longtemps nous ne reverrons madame<br />

Rosette <strong>de</strong> bonne humeur, car c’est vous<br />

maintenant qui faites la pluie et le beau temps sur<br />

ses joues. Son <strong>de</strong>uil va finir, et il serait vraiment<br />

fâcheux qu’elle déposât sa gaieté avec sa <strong>de</strong>rnière<br />

robe noire ; cela serait <strong>de</strong> fort mauvais exemple et<br />

tout à fait contraire aux lois ordinaires. C’est une<br />

chose que vous pouvez empêcher sans vous<br />

donner beaucoup <strong>de</strong> peine, et que vous<br />

empêcherez sans doute, dit la vieille en appuyant<br />

beaucoup sur les <strong>de</strong>rniers mots.<br />

595


– Assurément, je ferai tout mon possible pour<br />

que votre chère nièce conserve sa belle gaieté,<br />

puisque vous me supposez une telle influence sur<br />

elle. Cependant je ne vois guère comment je m’y<br />

pourrai prendre.<br />

– Oh ! vraiment vous ne voyez guère ! À quoi<br />

vous servent vos beaux yeux ? – Je ne savais pas<br />

que vous eussiez la vue si courte. Rosette est<br />

libre ; elle a quatre-vingt mille livres <strong>de</strong> rente où<br />

personne n’a rien à voir, et l’on trouve fort jolies<br />

<strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong>ux fois plus lai<strong>de</strong>s qu’elle. Vous<br />

êtes jeune, bien fait, et, à ce que je pense, non<br />

marié ; la chose me paraît la plus simple <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong>, à moins que vous n’ayez pour Rosette<br />

une insurmontable horreur ce qui est difficile à<br />

croire...<br />

– Ce qui n’est pas et ne peut pas être ; car son<br />

âme vaut son corps, et elle est <strong>de</strong> celles qui<br />

pourraient être lai<strong>de</strong>s sans qu’on s’en aperçût ou<br />

qu’on les désirât autrement...<br />

– Elle pourrait être lai<strong>de</strong> impunément, et elle<br />

est charmante. – C’est avoir doublement raison ;<br />

je ne doute pas <strong>de</strong> ce que vous dites, mais elle a<br />

596


pris le plus sage parti. – Pour ce qui est d’elle, je<br />

répondrais volontiers qu’il y a mille personnes<br />

qu’elle hait plus que vous, et que, si on le lui<br />

<strong>de</strong>mandait plusieurs fois, elle finirait peut-être<br />

par avouer que vous ne lui déplaisez pas<br />

précisément. Vous avez au doigt une bague qui<br />

lui irait parfaitement, car vous avez la main aussi<br />

petite qu’elle, et je suis presque sûre qu’elle<br />

l’accepterait avec plaisir.<br />

<strong>La</strong> bonne dame s’arrêta quelques instants pour<br />

voir l’effet que ses paroles pro<strong>du</strong>iraient sur moi,<br />

et je ne sais si elle <strong>du</strong>t être satisfaite <strong>de</strong><br />

l’expression <strong>de</strong> ma figure. – J’étais cruellement<br />

embarrassée et je ne savais que répondre. Dès le<br />

commencement <strong>de</strong> cet entretien, j’avais vu où<br />

tendaient toutes ses insinuations ; et, quoique je<br />

m’attendisse presque à ce qu’elle venait <strong>de</strong> dire,<br />

j’en restais toute surprise et interdite ; je ne<br />

pouvais que refuser ; mais quels motifs valables<br />

donner d’un pareil refus ? Je n’en avais aucun, si<br />

ce n’est que j’étais femme : c’était, il est vrai, un<br />

excellent motif, mais précisément le seul que je<br />

ne voulusse pas alléguer.<br />

597


Je ne pouvais guère me rejeter sur <strong>de</strong>s parents<br />

féroces et ridicules ; tous les parents <strong>du</strong> mon<strong>de</strong><br />

eussent accepté une pareille union avec ivresse.<br />

Rosette n’eût-elle pas été ce qu’elle était, bonne<br />

et belle, et <strong>de</strong> naissance, les quatre-vingt mille<br />

livres <strong>de</strong> rente eussent levé toute difficulté. – Dire<br />

que je ne l’aimais pas, ce n’eût été ni vrai ni<br />

honnête, car je l’aimais réellement beaucoup, et<br />

plus qu’une femme n’aime une femme. – J’étais<br />

trop jeune pour prétendre être engagée ailleurs :<br />

ce que je trouvais <strong>de</strong> mieux à faire, c’était <strong>de</strong><br />

donner à entendre qu’étant ca<strong>de</strong>t <strong>de</strong> famille les<br />

intérêts <strong>de</strong> la maison exigeaient que j’entrasse<br />

dans l’ordre <strong>de</strong> Malte, et ne me permettaient pas<br />

<strong>de</strong> songer au mariage : ce qui me faisait le plus<br />

grand chagrin <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>puis que j’avais vu<br />

Rosette.<br />

Cette réponse ne valait pas le diable, et je le<br />

sentais parfaitement. <strong>La</strong> vieille dame n’en fut pas<br />

<strong>du</strong>pe et ne la regarda point comme définitive ;<br />

elle pensa que j’avais parlé ainsi pour me donner<br />

le temps <strong>de</strong> réfléchir et <strong>de</strong> consulter mes parents.<br />

– En effet, une pareille union était tellement<br />

avantageuse et inespérée pour moi qu’il n’était<br />

598


pas possible que je la refusasse, même quand je<br />

n’eusse que peu ou point aimé Rosette ; – c’était<br />

une bonne fortune à ne point négliger.<br />

Je ne sais pas si la tante me fit cette ouverture<br />

à l’instigation <strong>de</strong> la nièce, cependant je penche à<br />

croire que Rosette n’y était pour rien : elle<br />

m’aimait trop simplement et trop ar<strong>de</strong>mment<br />

pour penser à autre chose que ma possession<br />

immédiate, et le mariage eût été assurément le<br />

<strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s moyens qu’elle eût employés. – <strong>La</strong><br />

douairière, qui n’avait pas été sans remarquer<br />

notre intimité, qu’elle croyait sans doute<br />

beaucoup plus gran<strong>de</strong> qu’elle ne l’était, avait<br />

arrangé tout ce plan dans sa tête pour me faire<br />

rester auprès d’elle, et remplacer, autant que<br />

possible, son cher fils Henri, tué à l’armée, avec<br />

lequel elle me trouvait une si frappante<br />

ressemblance. Elle s’était complu dans cette idée<br />

et avait profité <strong>de</strong> ce moment <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> pour<br />

s’expliquer avec moi. Je vis à son air qu’elle ne<br />

se regardait pas comme battue, et qu’elle se<br />

proposait <strong>de</strong> revenir bientôt à la charge, ce qui me<br />

contraria au <strong>de</strong>rnier point.<br />

599


Rosette, <strong>de</strong> son côté, fit, la nuit <strong>du</strong> même jour,<br />

une <strong>de</strong>rnière tentative qui eut <strong>de</strong>s résultats si<br />

graves, qu’il faut que je t’en fasse un récit à part,<br />

et que je ne puis te la raconter dans cette lettre<br />

déjà démesurément enflée. – Tu verras à quelles<br />

singulières aventures j’étais pré<strong>de</strong>stinée, et<br />

comme le ciel m’avait taillée d’avance pour être<br />

une héroïne <strong>de</strong> roman ; je ne sais pas trop, par<br />

exemple, quelle moralité on pourra tirer <strong>de</strong> tout<br />

cela, – mais les existences ne sont pas comme les<br />

fables, chaque chapitre n’a pas à la queue une<br />

sentence rimée. – Bien souvent le sens <strong>de</strong> la vie<br />

est que ce n’est pas la mort. Voilà tout. Adieu,<br />

ma chère, je t’embrasse sur tes beaux yeux. Tu<br />

recevras incessamment la suite <strong>de</strong> ma<br />

triomphante biographie.<br />

600


XIII<br />

Théodore, – Rosalin<strong>de</strong>, – car je ne sais <strong>de</strong> quel<br />

nom vous appeler, – je viens <strong>de</strong> vous voir tout à<br />

l’heure, et je vous écris. – Que je voudrais savoir<br />

votre nom <strong>de</strong> femme ! il doit être doux comme le<br />

miel et voltiger sur les lèvres plus suave et plus<br />

harmonieux que <strong>de</strong> la poésie ! Jamais je n’eusse<br />

osé vous dire cela, et cependant je serais mort <strong>de</strong><br />

ne pas le dire. – Ce que j’ai souffert, nul ne le<br />

sait, nul ne peut le savoir, moi-même je ne<br />

pourrais en donner qu’une faible idée ; les mots<br />

ne ren<strong>de</strong>nt pas <strong>de</strong> telles angoisses ; je paraîtrais<br />

avoir contourné ma phrase à plaisir, m’être battu<br />

les flancs pour dire <strong>de</strong>s choses neuves et<br />

singulières, et donner dans les plus extravagantes<br />

exagérations, quand je ne peindrais que ce que<br />

j’ai éprouvé avec <strong>de</strong>s images à peine suffisantes.<br />

Ô Rosalin<strong>de</strong> ! je vous aime, je vous adore ;<br />

que n’est-il un mot plus fort que celui-là ! Je n’ai<br />

601


jamais aimé, je n’ai jamais adoré personne que<br />

vous ; – je me prosterne, je m’anéantis <strong>de</strong>vant<br />

vous, et je voudrais forcer toute la création à plier<br />

le genou <strong>de</strong>vant mon idole ; vous êtes pour moi<br />

plus que toute la nature, plus que moi, plus que<br />

Dieu ; – il me semble étrange que Dieu ne<br />

<strong>de</strong>scen<strong>de</strong> pas <strong>du</strong> ciel pour se faire votre esclave.<br />

Où vous n’êtes pas tout est désert, tout est mort,<br />

tout est noir ; vous seule peuplez le mon<strong>de</strong> pour<br />

moi ; vous êtes la vie, le soleil ; – vous êtes tout.<br />

– Votre sourire fait le jour, votre tristesse fait la<br />

nuit ; les sphères suivent les mouvements <strong>de</strong><br />

votre corps, et les célestes harmonies se règlent<br />

sur vous, ô ma reine chérie ! ô mon beau rêve<br />

réel ! Vous êtes vêtue <strong>de</strong> splen<strong>de</strong>ur, et vous nagez<br />

sans cesse dans <strong>de</strong>s effluves rayonnants.<br />

Il n’y a guère que trois mois que je vous<br />

connais, mais je vous aime <strong>de</strong>puis bien<br />

longtemps. – Avant <strong>de</strong> vous avoir vue, je<br />

languissais déjà d’amour pour vous ; je vous<br />

appelais, je vous cherchais, et je me désespérais<br />

<strong>de</strong> ne point vous rencontrer dans mon chemin, car<br />

je savais que je ne pourrais jamais aimer une<br />

autre femme. – Que <strong>de</strong> fois vous m’êtes apparue,<br />

602


– à la fenêtre <strong>du</strong> château mystérieux, accoudée<br />

mélancoliquement au balcon, et jetant au vent <strong>de</strong>s<br />

pétales <strong>de</strong> quelque fleur, ou bien, pétulante<br />

amazone, sur votre cheval turc, plus blanc que<br />

neige, traversant au galop les sombres allées <strong>de</strong> la<br />

forêt ! – C’étaient bien vos yeux fiers et doux,<br />

vos mains diaphanes, vos beaux cheveux<br />

ondoyants et votre <strong>de</strong>mi-sourire, si adorablement<br />

dédaigneux. – Seulement vous étiez moins belle,<br />

car l’imagination la plus ar<strong>de</strong>nte et la plus<br />

effrénée, l’imagination d’un peintre et d’un poète,<br />

ne peut atteindre à cette poésie sublime <strong>de</strong> la<br />

réalité. Il y a en vous une source inépuisable <strong>de</strong><br />

grâces, une fontaine toujours jaillissante <strong>de</strong><br />

sé<strong>du</strong>ctions irrésistibles : vous êtes un écrin<br />

toujours ouvert <strong>de</strong>s perles les plus précieuses, et,<br />

dans vos moindres mouvements, dans vos gestes<br />

les plus oublieux, dans vos poses les plus<br />

abandonnées, vous jetez à chaque instant, avec<br />

une profusion royale, d’inestimables trésors <strong>de</strong><br />

beauté. Si les molles on<strong>du</strong>lations <strong>de</strong> contour, si<br />

les lignes fugitives d’une attitu<strong>de</strong> pouvaient se<br />

fixer et se conserver dans un miroir, les glaces<br />

<strong>de</strong>vant lesquelles vous auriez passé feraient<br />

603


mépriser et regar<strong>de</strong>r comme <strong>de</strong>s enseignes <strong>de</strong><br />

cabarets les plus divines toiles <strong>de</strong> Raphaël.<br />

Chaque geste, chaque air <strong>de</strong> tête, chaque<br />

aspect différent <strong>de</strong> votre beauté se gravent sur le<br />

miroir <strong>de</strong> mon âme avec une pointe <strong>de</strong> diamant,<br />

et rien au mon<strong>de</strong> n’en pourrait effacer la profon<strong>de</strong><br />

empreinte ; je sais à quelle place était l’ombre, à<br />

quelle place était la lumière, le méplat que lustrait<br />

le rayon <strong>du</strong> jour, et l’endroit où le reflet errant se<br />

fondait avec les teintes plus assouplies <strong>du</strong> cou et<br />

<strong>de</strong> la joue. – Je vous <strong>de</strong>ssinerais absente ; votre<br />

idée pose toujours <strong>de</strong>vant moi.<br />

Tout enfant, je restais <strong>de</strong>s heures entières<br />

<strong>de</strong>bout <strong>de</strong>vant les vieux tableaux <strong>de</strong>s maîtres, et<br />

j’en fouillais avi<strong>de</strong>ment les noires profon<strong>de</strong>urs. –<br />

Je regardais ces belles figures <strong>de</strong> saintes et <strong>de</strong><br />

déesses dont les chairs d’une blancheur d’ivoire<br />

ou <strong>de</strong> cire se détachent si merveilleusement <strong>de</strong>s<br />

fonds obscurs, carbonisés par la décomposition<br />

<strong>de</strong>s couleurs ; j’admirais la simplicité et la<br />

magnificence <strong>de</strong> leur tournure, la grâce étrange<br />

<strong>de</strong> leurs mains et <strong>de</strong> leurs pieds, la fierté et le<br />

beau caractère <strong>de</strong> leurs traits, à la fois si fins et si<br />

604


fermes, le grandiose <strong>de</strong>s draperies qui<br />

voltigeaient autour <strong>de</strong> leurs formes divines, et<br />

dont les plis purpurins semblaient s’allonger<br />

comme <strong>de</strong>s lèvres pour embrasser ces beaux<br />

corps. – À force <strong>de</strong> plonger opiniâtrement mes<br />

yeux sous le voile <strong>de</strong> fumée, épaissi par les<br />

siècles, ma vue se troublait, les contours <strong>de</strong>s<br />

objets perdaient leur précision, et une espèce <strong>de</strong><br />

vie immobile et morte animait tous ces pâles<br />

fantômes <strong>de</strong>s beautés évanouies ; je finissais par<br />

trouver que ces figures avaient une vague<br />

ressemblance avec la belle inconnue que j’adorais<br />

au fond <strong>de</strong> mon cœur ; je soupirais en pensant<br />

que celle que je <strong>de</strong>vais aimer était peut-être une<br />

<strong>de</strong> celles-là, et qu’elle était morte <strong>de</strong>puis trois<br />

cents ans. Cette idée m’affectait souvent au point<br />

<strong>de</strong> me faire verser <strong>de</strong>s larmes, et j’entrais contre<br />

moi en <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s colères <strong>de</strong> n’être pas né au<br />

seizième siècle, où toutes ces belles avaient vécu.<br />

– Je trouvais que c’étaient <strong>de</strong> ma part une<br />

maladresse et une gaucherie impardonnables.<br />

Lorsque j’avançai en âge, le doux fantôme<br />

m’obséda encore plus étroitement. Je le voyais<br />

toujours entre moi et les femmes que j’avais pour<br />

605


maîtresses, souriant d’un air ironique et raillant<br />

leur beauté humaine <strong>de</strong> toute la perfection <strong>de</strong> sa<br />

beauté divine. Il me faisait trouver lai<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s<br />

femmes réellement charmantes et faites pour<br />

rendre heureux quiconque n’aurait pas été épris<br />

<strong>de</strong> cette ombre adorable dont je ne croyais pas<br />

que le corps existât et qui n’était que le<br />

pressentiment <strong>de</strong> votre propre beauté. Ô<br />

Rosalin<strong>de</strong> ! que j’ai été malheureux à cause <strong>de</strong><br />

vous, avant <strong>de</strong> vous connaître ! ô Théodore ! que<br />

j’ai été malheureux à cause <strong>de</strong> vous, après vous<br />

avoir connu ! – Si vous voulez, vous pouvez<br />

m’ouvrir le paradis <strong>de</strong> mes rêves. Vous êtes<br />

<strong>de</strong>bout sur le seuil, comme un ange gardien<br />

enveloppé dans ses ailes, et vous en tenez la clef<br />

d’or entre vos belles mains. – Dites, Rosalin<strong>de</strong>,<br />

dites, le voulez-vous ?<br />

Je n’attends qu’un mot <strong>de</strong> vous pour vivre ou<br />

pour mourir : – le prononcerez-vous ? Êtes-vous<br />

Apollon chassé <strong>du</strong> ciel, ou la blanche Aphrodite<br />

sortant <strong>du</strong> sein <strong>de</strong> la mer ? où avez-vous laissé<br />

votre char <strong>de</strong> pierreries attelé <strong>de</strong> quatre chevaux<br />

<strong>de</strong> flamme ? Qu’avez-vous fait <strong>de</strong> votre conque<br />

<strong>de</strong> nacre et <strong>de</strong> vos dauphins à la queue azurée ? –<br />

606


quelle nymphe amoureuse a fon<strong>du</strong> son corps dans<br />

le vôtre au milieu d’un baiser, ô beau jeune<br />

homme, plus charmant que Cyparisse et<br />

qu’Adonis, plus adorable que toutes les femmes !<br />

Mais vous êtes une femme, nous ne sommes<br />

plus au temps <strong>de</strong>s métamorphoses ; – Adonis et<br />

Hermaphrodite sont morts, – et ce n’est plus par<br />

un homme qu’un pareil <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> beauté pourrait<br />

être atteint ; car, <strong>de</strong>puis que les héros et les dieux<br />

ne sont plus, vous seules conservez dans vos<br />

corps <strong>de</strong> marbre, comme dans un temple grec, le<br />

précieux don <strong>de</strong> la forme anathématisée par<br />

Christ, et faites voir que la terre n’a rien à envier<br />

au ciel ; vous représentez dignement la première<br />

divinité <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, la plus pure symbolisation <strong>de</strong><br />

l’essence éternelle, – la beauté.<br />

Dès que je vous ai vue, quelque chose s’est<br />

déchiré en moi, un voile est tombé, une porte<br />

s’est ouverte, je me suis senti intérieurement<br />

inondé par <strong>de</strong>s vagues <strong>de</strong> lumière ; j’ai compris<br />

que ma vie était <strong>de</strong>vant moi, et que j’étais enfin<br />

arrivé au carrefour décisif. – Les parties obscures<br />

et per<strong>du</strong>es <strong>de</strong> la figure à moitié rayonnante que je<br />

607


cherchais à démêler dans l’ombre se sont<br />

illuminées subitement ; les teintes rembrunies qui<br />

noyaient le fond <strong>du</strong> tableau se sont doucement<br />

éclairées ; une tendre lueur rosée a glissé sur<br />

l’outremer un peu verdi <strong>de</strong>s lointains ; les arbres<br />

qui ne formaient que <strong>de</strong>s silhouettes confuses ont<br />

commencé à se découper d’une manière plus<br />

nette ; les fleurs chargées <strong>de</strong> rosée ont piqué <strong>de</strong><br />

points brillants la sour<strong>de</strong> ver<strong>du</strong>re <strong>du</strong> gazon. J’ai<br />

vu le bouvreuil avec sa poitrine écarlate au bout<br />

d’une branche <strong>de</strong> sureau, le petit lapin blanc aux<br />

yeux roses et aux oreilles droites, qui sort sa tête<br />

entre <strong>de</strong>ux brins <strong>de</strong> serpolet et passe sa patte sur<br />

son museau, et le cerf craintif qui vient boire à la<br />

source et mirer sa ramure dans l’eau. – Du matin<br />

où le soleil <strong>de</strong> l’amour s’est levé sur ma vie, tout<br />

a changé ; là où vacillaient dans l’ombre <strong>de</strong>s<br />

formes à peine indiquées que leur incertitu<strong>de</strong><br />

rendait terribles ou monstrueuses se <strong>de</strong>ssinent<br />

avec élégance <strong>de</strong>s groupes d’arbres en fleurs, <strong>de</strong>s<br />

collines s’arrondissent en gracieux amphithéâtres,<br />

<strong>de</strong>s palais d’argent avec leurs terrasses chargées<br />

<strong>de</strong> vases et <strong>de</strong> statues baignent leurs pieds dans<br />

les lacs d’azur et semblent nager entre <strong>de</strong>ux ciels ;<br />

608


ce que je prenais dans l’obscurité pour un dragon<br />

gigantesque aux ailes armées d’ongles et rampant<br />

sur la nuit avec ses pattes écaillées n’est qu’une<br />

felouque à la voile <strong>de</strong> soie, aux avirons peints et<br />

dorés, pleine <strong>de</strong> femmes et <strong>de</strong> musiciens, et cet<br />

effroyable crabe que je croyais voir agiter au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> ma tête ses crochets et ses pinces n’est<br />

qu’un palmier à éventail dont la brise nocturne<br />

remuait les feuilles étroites et longues. – Mes<br />

chimères et mes erreurs se sont évanouies : –<br />

j’aime.<br />

Désespérant <strong>de</strong> vous trouver jamais, j’accusais<br />

mon rêve <strong>de</strong> mensonge et je faisais <strong>de</strong>s querelles<br />

furieuses au sort : – je me disais que j’étais bien<br />

fou <strong>de</strong> chercher un pareil type, ou que la nature<br />

était bien infécon<strong>de</strong> et le Créateur bien inhabile<br />

<strong>de</strong> ne pouvoir réaliser la simple pensée <strong>de</strong> mon<br />

cœur. – Prométhée avait eu ce noble orgueil <strong>de</strong><br />

vouloir faire un homme et <strong>de</strong> rivaliser avec Dieu ;<br />

moi, j’avais créé une femme, et je croyais qu’en<br />

punition <strong>de</strong> mon audace un désir toujours<br />

inassouvi me rongerait le foie comme un autre<br />

vautour ; je m’attendais à être enchaîné avec <strong>de</strong>s<br />

fers <strong>de</strong> diamant sur une roche chenue au bord <strong>du</strong><br />

609


sauvage Océan, – mais les belles nymphes<br />

marines aux longs cheveux verts, élevant au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong>s flots leur gorge blanche et pointue, et<br />

montrant au soleil leur corps <strong>de</strong> nacre <strong>de</strong> perle<br />

tout ruisselant <strong>de</strong>s pleurs <strong>de</strong> la mer, ne seraient<br />

point venues s’accou<strong>de</strong>r sur le rivage pour me<br />

faire la conversation et me consoler dans ma<br />

peine comme dans la pièce <strong>du</strong> vieil Eschyle. Il<br />

n’en a point été ainsi.<br />

Vous êtes venue, et j’ai dû reprocher son<br />

impuissance à mon imagination. – Mon tourment<br />

n’a pas été celui que je craignais, d’être<br />

perpétuellement en proie à une idée sur une roche<br />

stérile : mais je n’en ai pas moins souffert. J’avais<br />

vu qu’en effet vous existiez, que mes<br />

pressentiments ne m’avaient point menti sur ce<br />

point ; mais vous vous êtes présentée à moi avec<br />

la beauté ambiguë et terrible <strong>du</strong> sphinx. Comme<br />

Isis, la mystérieuse déesse, vous étiez enveloppée<br />

d’un voile que je n’osais soulever <strong>de</strong> peur <strong>de</strong><br />

tomber mort.<br />

Si vous saviez, sous mes apparences distraites,<br />

avec quelle attention haletante et inquiète je vous<br />

610


observais et vous suivais jusque dans vos<br />

moindres mouvements ! Rien ne m’échappait ;<br />

comme je regardais ar<strong>de</strong>mment le peu qui<br />

paraissait <strong>de</strong> votre chair au cou ou aux poignets<br />

pour tâcher <strong>de</strong> constater votre sexe ! Vos mains<br />

ont été pour moi le sujet d’étu<strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>s, et je<br />

puis dire que j’en connais les moindres<br />

sinuosités, les plus imperceptibles veines, la plus<br />

légère fossette ; vous seriez cachée <strong>de</strong>s pieds à la<br />

tête sous le plus impénétrable domino que je vous<br />

reconnaîtrais à voir seulement un <strong>de</strong> vos doigts.<br />

J’analysais les on<strong>du</strong>lations <strong>de</strong> votre marche, la<br />

manière dont vous posiez les pieds, dont vous<br />

releviez vos cheveux ; je cherchais à surprendre<br />

votre secret dans l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> votre corps. – Je<br />

vous épiais surtout à ces heures <strong>de</strong> mollesse où<br />

les os semblent retirés <strong>du</strong> corps et où les membres<br />

s’affaissent et ploient comme s’ils étaient<br />

dénoués, pour voir si la ligne féminine se<br />

prononcerait plus hardiment dans cet oubli et<br />

cette nonchalance. Jamais personne n’a été couvé<br />

<strong>du</strong> regard aussi ar<strong>de</strong>mment que vous.<br />

Je m’oubliais dans cette contemplation<br />

pendant <strong>de</strong>s heures entières. Retiré dans quelque<br />

611


coin <strong>du</strong> salon, ayant en main un livre que je ne<br />

lisais point, ou tapi <strong>de</strong>rrière le ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> ma<br />

chambre, lorsque vous étiez dans la vôtre et que<br />

les jalousies <strong>de</strong> votre fenêtre étaient levées, alors,<br />

bien pénétré <strong>de</strong> la beauté merveilleuse qui se<br />

répand autour <strong>de</strong> vous et vous fait comme une<br />

atmosphère lumineuse, je me disais : Assurément<br />

c’est une femme ; – puis tout à coup un<br />

mouvement brusque et hardi, un accent viril ou<br />

quelque façon cavalière détruisait dans une<br />

minute mon frêle édifice <strong>de</strong> probabilités, et me<br />

rejetait dans mes irrésolutions premières.<br />

Je voguais à pleines voiles sur l’océan sans<br />

bornes <strong>de</strong> la rêverie amoureuse, et vous veniez<br />

me chercher pour faire <strong>de</strong>s armes ou jouer à la<br />

paume avec vous ; la jeune fille, transformée en<br />

jeune cavalier, me donnait <strong>de</strong> terribles coups <strong>de</strong><br />

bâton et me faisait sauter le fleuret <strong>de</strong>s mains<br />

aussi prestement et aussi lestement que le<br />

spadassin le mieux rompu à l’escrime ; à chaque<br />

instant <strong>de</strong> la journée, c’était quelque<br />

désappointement pareil.<br />

J’allais m’approcher <strong>de</strong> vous pour vous dire :<br />

612


– Ma chère belle, c’est vous que j’adore, et je<br />

vous voyais vous pencher tendrement à l’oreille<br />

d’une dame et lui souffler à travers ses cheveux<br />

<strong>de</strong>s bouffées <strong>de</strong> madrigaux et <strong>de</strong> compliments. –<br />

Jugez <strong>de</strong> ma situation. – Ou bien quelque femme,<br />

que, dans ma jalousie étrange, j’eusse écorchée<br />

vive avec la plus gran<strong>de</strong> volupté <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, se<br />

penchait à votre bras, vous tirait à part pour vous<br />

confier je ne sais quels puérils secrets, et vous<br />

tenait <strong>de</strong>s heures entières dans une embrasure <strong>de</strong><br />

la croisée.<br />

J’enrageais <strong>de</strong> voir les femmes vous parler, car<br />

cela me faisait croire que vous étiez un homme,<br />

et, l’eussiez-vous été, je ne l’aurais souffert<br />

qu’avec une peine extrême. – Quand les hommes<br />

approchaient librement et familièrement, j’étais<br />

encore plus jaloux, parce que je songeais cela,<br />

que vous étiez une femme et qu’ils en avaient<br />

peut-être le soupçon comme moi ; j’étais en proie<br />

aux passions les plus contraires, et je ne savais à<br />

quoi me fixer.<br />

Je me colérais contre moi-même, je<br />

m’adressais les plus <strong>du</strong>rs reproches d’être ainsi<br />

613


tourmenté par un semblable amour, et <strong>de</strong> n’avoir<br />

pas la force d’arracher <strong>de</strong> mon cœur cette plante<br />

vénéneuse qui y était poussée en une nuit comme<br />

un champignon empoisonné ; je vous maudissais,<br />

je vous appelais mon mauvais génie ; j’ai cru<br />

même un instant que vous étiez Belzébuth en<br />

personne, car je ne pouvais m’expliquer la<br />

sensation que j’éprouvais <strong>de</strong>vant vous.<br />

Quand j’étais bien persuadé que vous n’étiez<br />

en effet rien autre chose qu’une femme déguisée,<br />

l’invraisemblance <strong>de</strong>s motifs dont je cherchais à<br />

justifier un pareil caprice me replongeait dans<br />

mon incertitu<strong>de</strong>, et je me remettais <strong>de</strong> nouveau à<br />

déplorer que la forme que j’avais rêvée pour<br />

l’amour <strong>de</strong> mon âme se trouvât appartenir à<br />

quelqu’un <strong>du</strong> même sexe que moi ; – j’accusais le<br />

hasard qui avait habillé un homme d’apparences<br />

si charmantes, et, pour mon malheur éternel, me<br />

l’avait fait rencontrer au moment où je n’espérais<br />

plus voir se réaliser l’idée absolue <strong>de</strong> pure beauté<br />

que je caressais <strong>de</strong>puis si longtemps dans mon<br />

cœur.<br />

Maintenant, Rosalin<strong>de</strong>, j’ai la certitu<strong>de</strong><br />

614


profon<strong>de</strong> que vous êtes la plus belle <strong>de</strong>s femmes ;<br />

je vous ai vue dans le costume <strong>de</strong> votre sexe, j’ai<br />

vu vos épaules et vos bras si purs et si<br />

correctement arrondis. Le commencement <strong>de</strong><br />

votre poitrine que votre gorgerette laissait<br />

entrevoir ne peut appartenir qu’à une jeune fille :<br />

ni Méléagre le beau chasseur, ni Bacchus<br />

l’efféminé, avec leurs formes douteuses, n’ont<br />

jamais eu une pareille suavité <strong>de</strong> lignes ni une si<br />

gran<strong>de</strong> finesse <strong>de</strong> peau, quoiqu’ils soient tous les<br />

<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> marbre <strong>de</strong> Paros et polis par les baisers<br />

amoureux <strong>de</strong> vingt siècles. – Je ne suis plus<br />

tourmenté <strong>de</strong> ce côté-là. – Mais ce n’est pas tout :<br />

vous êtes femme, et mon amour n’est plus<br />

répréhensible, je puis m’y livrer sans remords et<br />

m’abandonner au flot qui m’emporte vers vous ;<br />

si gran<strong>de</strong>, si effrénée que soit la passion que<br />

j’éprouve, elle est permise et je la puis avouer ;<br />

mais vous, Rosalin<strong>de</strong>, pour qui je brûlais en<br />

silence et qui ignoriez l’immensité <strong>de</strong> mon<br />

amour, vous que cette révélation tardive ne fera<br />

peut-être que surprendre, ne me haïssez-vous pas,<br />

m’aimez-vous, pourrez-vous m’aimer ? Je ne<br />

sais, – et je tremble, et je suis plus malheureux<br />

615


encore qu’auparavant.<br />

– Par instants, il me semble que vous ne me<br />

haïssez pas ; – quand nous avons joué Comme il vous<br />

plaira, vous avez donné à certaines parties <strong>de</strong> votre<br />

rôle un accent particulier qui en augmentait le<br />

sens, et m’engageait, en quelque sorte à me<br />

déclarer. – J’ai cru voir dans vos yeux et dans<br />

votre sourire <strong>de</strong> gracieuses promesses<br />

d’in<strong>du</strong>lgence et sentir votre main répondre à la<br />

pression <strong>de</strong> la mienne. – Si je m’étais trompé, ô<br />

Dieu ! c’est une chose à quoi je n’ose pas<br />

réfléchir. – Encouragé par tout cela et poussé par<br />

mon amour, je vous ai écrit, car l’habit que vous<br />

portez se prête mal à <strong>de</strong> tels aveux, et mille fois la<br />

parole s’est arrêtée sur mes lèvres ; bien que<br />

j’eusse l’idée et la ferme conviction que je parlais<br />

à une femme, ce costume viril effarouchait toutes<br />

mes tendres pensées amoureuses, et les<br />

empêchait <strong>de</strong> prendre leur vol vers vous.<br />

Je vous en supplie, Rosalin<strong>de</strong>, si vous ne<br />

m’aimez pas encore, tâchez <strong>de</strong> m’aimer, moi qui<br />

vous ai aimée malgré tout, sous le voile dont vous<br />

vous enveloppez, par pitié pour nous sans doute ;<br />

616


ne vouez pas le reste <strong>de</strong> ma vie au plus affreux<br />

désespoir et au plus morne découragement ;<br />

songez que je vous adore <strong>de</strong>puis que le premier<br />

rayon <strong>de</strong> la pensée a lui dans ma tête, que vous<br />

m’étiez révélée d’avance, et que, lorsque j’étais<br />

tout petit, vous m’apparaissiez en songe avec une<br />

couronne <strong>de</strong> gouttes <strong>de</strong> rosée, <strong>de</strong>ux ailes<br />

prismatiques et la petite fleur bleue à la main ;<br />

que vous êtes le but, le moyen et le sens <strong>de</strong> ma<br />

vie ; que, sans vous, je ne suis rien qu’une vaine<br />

apparence, et que, si vous soufflez sur cette<br />

flamme que vous avez allumée, il ne restera au<br />

fond <strong>de</strong> moi qu’une pincée <strong>de</strong> poussière plus fine<br />

et plus impalpable que celle qui saupoudre les<br />

propres ailes <strong>de</strong> la mort. – Rosalin<strong>de</strong>, vous qui<br />

avez tant <strong>de</strong> recettes pour guérir le mal d’amour,<br />

guérissez-moi, car je suis bien mala<strong>de</strong> ; jouez<br />

votre rôle jusqu’au bout, jetez les habits <strong>du</strong> beau<br />

Ganymè<strong>de</strong>, et ten<strong>de</strong>z votre blanche main au plus<br />

jeune fils <strong>du</strong> brave chevalier Rowland-<strong>de</strong>s-Bois.<br />

617


XIV<br />

J’étais à ma fenêtre occupée à regar<strong>de</strong>r les<br />

étoiles qui s’épanouissaient joyeusement aux<br />

parterres <strong>du</strong> ciel, et à respirer le parfum <strong>de</strong>s<br />

belles-<strong>de</strong>-nuit que m’apportait une brise<br />

mourante. – Le vent <strong>de</strong> la croisée ouverte avait<br />

éteint ma lampe, la <strong>de</strong>rnière qui restât allumée<br />

dans le château. Ma pensée dégénérait en vague<br />

rêverie, et une espèce <strong>de</strong> somnolence commençait<br />

à me prendre ; cependant je restais toujours<br />

accoudée sur la balustra<strong>de</strong> <strong>de</strong> pierre, soit que je<br />

fusse fascinée par le charme <strong>de</strong> la nuit, soit par<br />

nonchalance et par oubli. – Rosette, ne voyant<br />

plus briller ma lampe et ne pouvant me distinguer<br />

à cause d’un grand angle d’ombre qui tombait<br />

précisément sur la fenêtre, avait cru sans doute<br />

que j’étais couchée, et c’était ce qu’elle attendait<br />

pour risquer une <strong>de</strong>rnière et désespérée tentative.<br />

– Elle poussa si doucement la porte que je ne<br />

l’entendis pas entrer, et qu’elle était à <strong>de</strong>ux pas <strong>de</strong><br />

618


moi avant que je m’en fusse aperçue. Elle fut très<br />

étonnée <strong>de</strong> me voir encore levée ; mais, se<br />

remettant bientôt <strong>de</strong> sa surprise, elle vint à moi et<br />

me prit le bras en m’appelant <strong>de</strong>ux fois par mon<br />

nom : – Théodore, Théodore !<br />

– Quoi ! vous, Rosette, ici, à cette heure, toute<br />

seule, sans lumière, dans un déshabillé aussi<br />

complet !<br />

Il faut te dire que la belle n’avait sur elle<br />

qu’une mante <strong>de</strong> nuit en batiste excessivement<br />

fine, et la triomphante chemise bordée <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ntelles que je n’avais pas voulu voir le jour <strong>de</strong><br />

la fameuse scène dans le petit kiosque <strong>du</strong> parc.<br />

Ses bras, polis et froids comme le marbre, étaient<br />

entièrement nus, et la toile qui couvrait son corps<br />

était si souple et si diaphane qu’elle laissait voir<br />

les boutons <strong>de</strong>s seins, comme à ces statues <strong>de</strong>s<br />

baigneuses couvertes d’une draperie mouillée.<br />

– Est-ce un reproche, Théodore, que vous me<br />

faites là ? ou n’est-ce qu’une simple phrase<br />

purement exclamative ? Oui, moi, Rosette, la<br />

belle dame ici, dans votre chambre à vous, non<br />

dans la mienne où je <strong>de</strong>vrais être, à onze heures<br />

619


<strong>du</strong> soir et peut-être minuit, sans <strong>du</strong>ègne, ni<br />

chaperon, ni soubrette, presque nue, en simple<br />

peignoir <strong>de</strong> nuit ; – cela est bien étonnant, n’estce<br />

pas ? – J’en suis aussi surprise que vous, et je<br />

ne sais trop quelle explication vous en donner.<br />

En disant cela, elle me passa un <strong>de</strong> ses bras<br />

autour <strong>du</strong> corps, et se laissa tomber sur le pied <strong>de</strong><br />

mon lit <strong>de</strong> façon à m’entraîner avec elle.<br />

– Rosette, lui dis-je en m’efforçant <strong>de</strong> me<br />

dégager, je m’en vais tâcher <strong>de</strong> rallumer la<br />

lumière ; rien n’est triste comme l’obscurité dans<br />

une chambre ; et puis, c’est vraiment un meurtre<br />

<strong>de</strong> ne pas y voir clair quand vous êtes là et <strong>de</strong> se<br />

priver <strong>du</strong> spectacle <strong>de</strong> vos beautés. – Permettez<br />

qu’au moyen d’un morceau d’amadou et d’une<br />

allumette, je me fasse un petit soleil portatif qui<br />

mette en relief tout ce que la nuit jalouse efface<br />

sous ses ombres.<br />

– Ce n’est pas la peine ; j’aime autant que<br />

vous ne voyiez pas ma rougeur ; je me sens les<br />

joues toutes brûlantes, car c’est à mourir <strong>de</strong><br />

honte. Elle se jeta la figure contre ma poitrine ;<br />

elle resta quelques minutes ainsi, comme<br />

620


suffoquée par son émotion.<br />

Moi, pendant ce temps-là, je passais<br />

machinalement mes doigts dans les longues<br />

boucles <strong>de</strong> ses cheveux déroulés ; je cherchais<br />

dans ma cervelle quelque honnête échappatoire<br />

pour me tirer d’embarras, et je n’en trouvais<br />

point, car j’étais acculée dans mes <strong>de</strong>rniers<br />

retranchements, et Rosette paraissait parfaitement<br />

décidée à ne pas sortir <strong>de</strong> la chambre comme elle<br />

y était entrée. – Son habillement avait une<br />

désinvolture formidable, et qui ne promettait rien<br />

<strong>de</strong> bon. Je n’avais moi-même qu’une robe <strong>de</strong><br />

chambre ouverte et qui eût fort mal défen<strong>du</strong> mon<br />

incognito, en sorte que j’étais on ne peut plus<br />

inquiète <strong>de</strong> l’issue <strong>de</strong> la bataille.<br />

– Théodore, écoutez-moi, dit Rosette en se<br />

relevant et en rejetant ses cheveux <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés<br />

<strong>de</strong> sa figure, autant que je pus le discerner à la<br />

faible lueur que les étoiles et un croissant <strong>de</strong> lune<br />

très mince, qui commençait à se lever, jetaient<br />

dans la chambre dont la croisée était restée<br />

ouverte ; – la démarche que je fais est étrange ; –<br />

tout le mon<strong>de</strong> me blâmerait <strong>de</strong> l’avoir faite. –<br />

621


Mais vous allez partir bientôt, et je vous aime ! Je<br />

ne puis vous laisser ainsi sans m’être expliquée<br />

avec vous. – Peut-être ne reviendrez-vous<br />

jamais ; peut-être est-ce la première et la <strong>de</strong>rnière<br />

fois que je dois vous voir. – Qui sait où vous<br />

irez ? Mais où que vous alliez, vous emporterez<br />

mon âme et ma vie avec vous. – Si vous étiez<br />

resté, je n’en serais pas venue à cette extrémité.<br />

Le bonheur <strong>de</strong> vous contempler, <strong>de</strong> vous<br />

entendre, <strong>de</strong> vivre à côté <strong>de</strong> vous m’eût suffi : je<br />

n’eusse rien <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> plus. J’aurais renfermé<br />

mon amour dans mon cœur ; vous auriez cru<br />

n’avoir en moi qu’une bonne et sincère amie ; –<br />

mais cela ne peut pas être. Vous dites qu’il faut<br />

absolument que vous partiez. – Cela vous ennuie,<br />

Théodore, <strong>de</strong> me voir ainsi attachée à vos pas<br />

comme une ombre amoureuse qui ne peut que<br />

vous suivre et qui voudrait se fondre à votre<br />

corps ; il doit vous déplaire <strong>de</strong> retrouver toujours<br />

<strong>de</strong>rrière vous <strong>de</strong>s yeux suppliants et <strong>de</strong>s mains<br />

ten<strong>du</strong>es pour saisir le bord <strong>de</strong> votre manteau.<br />

Je le sais, mais je ne puis m’empêcher <strong>de</strong> le<br />

faire.<br />

622


Au reste, vous ne pouvez pas vous en<br />

plaindre ; c’est votre faute. – J’étais calme,<br />

tranquille, presque heureuse avant <strong>de</strong> vous<br />

connaître. – Vous arrivez beau, jeune, souriant,<br />

pareil à Phoebus le dieu charmant. – Vous avez<br />

pour moi les soins les plus empressés, les plus<br />

délicates attentions ; jamais cavalier ne fut plus<br />

spirituel et plus galant. Vos lèvres chaque minute<br />

laissaient tomber <strong>de</strong>s roses et <strong>de</strong>s rubis ; – tout<br />

<strong>de</strong>venait pour vous une occasion <strong>de</strong> madrigal, et<br />

vous savez détourner les phrases les plus<br />

insignifiantes pour en faire d’adorables<br />

compliments. – Une femme qui vous aurait<br />

d’abord mortellement haï aurait fini par vous<br />

aimer, et moi, je vous aimais dès l’instant où je<br />

vous avais vu. – Pourquoi paraissiez-vous donc<br />

surpris, ayant été si aimable, d’être tant aimé ?<br />

N’est-ce pas une conséquence toute naturelle ? Je<br />

ne suis ni une folle, ni une évaporée, ni une petite<br />

fille romanesque qui s’éprend <strong>de</strong> la première épée<br />

qu’elle voit. J’ai <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, et je sais ce que c’est<br />

que la vie. Ce que je fais, toute femme, même la<br />

plus vertueuse ou la plus pru<strong>de</strong>, en eût fait autant.<br />

– Quelle idée et quelle intention aviez-vous ?<br />

623


celle <strong>de</strong> me plaire, j’imagine, car je n’en puis<br />

supposer d’autre. Comment se fait-il donc que<br />

vous avez, en quelque sorte, l’air fâché d’y avoir<br />

si bien réussi ? Ai-je fait, sans le vouloir, quelque<br />

chose qui vous ait déplu ? – Je vous en <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

pardon. Est-ce que vous ne me trouvez plus belle,<br />

ou avez-vous découvert en moi quelque défaut<br />

qui vous rebute ? – Vous avez le droit d’être<br />

difficile en beauté, mais ou vous avez menti<br />

étrangement, ou je suis belle aussi, moi ! – Je suis<br />

jeune comme vous, et je vous aime ; pourquoi<br />

maintenant me dédaignez-vous ? Vous vous<br />

empressiez tant autour <strong>de</strong> moi, vous souteniez<br />

mon bras avec une sollicitu<strong>de</strong> si constante, vous<br />

pressiez si tendrement la main que je vous<br />

abandonnais, vous leviez vers moi <strong>de</strong>s paupières<br />

si langoureuses : si vous ne m’aimiez pas, à quoi<br />

bon tout ce manège ? Auriez-vous eu par hasard<br />

cette cruauté d’allumer l’amour dans un cœur<br />

pour vous en faire ensuite un sujet <strong>de</strong> risée ? Ah !<br />

ce serait une horrible raillerie, une impiété et un<br />

sacrilège ! ce ne pourrait être que l’amusement<br />

d’une âme affreuse, et je ne puis croire cela <strong>de</strong><br />

vous, tout inexplicable que soit votre con<strong>du</strong>ite<br />

624


envers moi. Quelle est donc la cause <strong>de</strong> ce<br />

revirement subit ? Quant à moi, je n’y en vois<br />

point. – Quel mystère cache une pareille<br />

froi<strong>de</strong>ur ? – Je ne puis croire que vous ayez <strong>de</strong> la<br />

répugnance pour moi ; ce que vous avez fait<br />

prouve que non, car on ne courtise pas aussi<br />

vivement une femme pour qui l’on a <strong>du</strong> dégoût,<br />

fût-on le plus grand fourbe <strong>de</strong> la terre. Ô<br />

Théodore, qu’avez-vous contre moi ? qui vous a<br />

changé ainsi ? que vous ai-je fait ? – Si l’amour<br />

que vous paraissiez avoir pour moi s’est envolé,<br />

le mien, hélas ! est resté, et je ne puis l’arracher<br />

<strong>de</strong> mon cœur. – Ayez pitié <strong>de</strong> moi, Théodore, car<br />

je suis bien malheureuse. – Faites <strong>du</strong> moins<br />

semblant <strong>de</strong> m’aimer un peu, et dites-moi<br />

quelques douces paroles ; cela ne vous coûtera<br />

pas beaucoup, à moins que vous n’ayez pour moi<br />

une insurmontable horreur...<br />

En cet endroit pathétique <strong>de</strong> son discours, ses<br />

sanglots étouffèrent complètement sa voix ; elle<br />

croisa ses <strong>de</strong>ux mains sur mon épaule et s’y<br />

appuya le front dans une attitu<strong>de</strong> tout à fait<br />

désespérée. Tout ce qu’elle disait était on ne peut<br />

plus juste, et je n’avais rien <strong>de</strong> bon à répondre. –<br />

625


Je ne pouvais prendre la chose sur le ton <strong>du</strong><br />

persiflage. Cela n’eût pas été convenable. –<br />

Rosette n’était pas <strong>de</strong> ces créatures que l’on pût<br />

traiter aussi légèrement ; – j’étais d’ailleurs trop<br />

touchée pour le pouvoir faire. – Je me sentais<br />

coupable <strong>de</strong> m’être jouée ainsi <strong>du</strong> cœur d’une<br />

femme charmante, et j’en éprouvais le plus vif et<br />

le plus sincère remords <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>.<br />

Voyant que je ne répondais rien, la chère<br />

enfant poussa un long soupir et fit un mouvement<br />

comme pour se lever, mais elle retomba affaissée<br />

sous son émotion ; – puis elle m’entoura <strong>de</strong> ses<br />

bras dont la fraîcheur pénétrait mon pourpoint,<br />

posa sa figure sur la mienne et se mit à pleurer<br />

silencieusement.<br />

Cela me fit un effet singulier <strong>de</strong> sentir ainsi<br />

ruisseler sur ma joue cet intarissable courant <strong>de</strong><br />

larmes qui ne partait pas <strong>de</strong> mes yeux. – Je ne<br />

tardai pas à y mêler les miennes, et ce fut une<br />

véritable pluie amère à causer un nouveau déluge,<br />

si elle eût <strong>du</strong>ré seulement quarante jours.<br />

<strong>La</strong> lune en cet instant-là vint donner<br />

précisément sur la fenêtre ; un pâle rayon plongea<br />

626


dans la chambre et éclaira d’une lueur bleuâtre<br />

notre groupe taciturne.<br />

Avec son peignoir blanc, ses bras nus, sa<br />

poitrine et sa gorge découvertes, presque <strong>de</strong> la<br />

même couleur que son linge, ses cheveux épars et<br />

son air douloureux, Rosette avait l’air d’une<br />

figure d’albâtre <strong>de</strong> la Mélancolie assise sur un<br />

tombeau. Quant à moi, je ne sais trop quelle<br />

figure je pouvais avoir, atten<strong>du</strong> que je ne me<br />

voyais pas et qu’il n’y avait point <strong>de</strong> glace qui pût<br />

réfléchir mon image, mais je pense que j’aurais<br />

très bien pu poser pour une statue <strong>de</strong> l’Incertitu<strong>de</strong><br />

personnifiée.<br />

J’étais émue, et je fis à Rosette quelques<br />

caresses plus tendres qu’à l’ordinaire ; <strong>de</strong> ses<br />

cheveux ma main était <strong>de</strong>scen<strong>du</strong>e à son cou<br />

velouté, et <strong>de</strong> là à son épaule ron<strong>de</strong> et polie que je<br />

flattais doucement et dont je suivais la ligne<br />

frémissante. L’enfant vibrait sous mon toucher<br />

comme un clavier sous les doigts d’un musicien ;<br />

sa chair tressaillait et sautait brusquement, et<br />

d’amoureux frissons couraient le long <strong>de</strong> son<br />

corps.<br />

627


Moi-même j’éprouvais une espèce <strong>de</strong> désir<br />

vague et confus dont je ne pouvais démêler le<br />

but, et je sentais une gran<strong>de</strong> volupté à parcourir<br />

ces formes pures et délicates. – Je quittai son<br />

épaule, et, profitant <strong>de</strong> l’hiatus d’un pli,<br />

j’enfermai subitement dans ma main sa petite<br />

gorge effarée, qui palpitait éper<strong>du</strong>ment comme<br />

une tourterelle surprise au nid ; – <strong>de</strong> l’extrême<br />

contour <strong>de</strong> sa joue, que j’effleurais d’un baiser à<br />

peine sensible, j’arrivai à sa bouche mi-ouverte :<br />

nous restâmes ainsi quelque temps. – Je ne sais<br />

pas, par exemple, si ce fut <strong>de</strong>ux minutes, ou un<br />

quart d’heure, ou une heure ; car j’avais<br />

totalement per<strong>du</strong> la notion <strong>du</strong> temps, et je ne<br />

savais pas si j’étais au ciel ou sur la terre, ici ou<br />

ailleurs, morte ou vivante. Le vin capiteux <strong>de</strong> la<br />

volupté m’avait tellement enivrée à la première<br />

gorgée que j’avais bue que tout ce que j’avais <strong>de</strong><br />

raison s’en était allé. – Rosette me nouait <strong>de</strong> plus<br />

en plus avec ses bras et m’enveloppait <strong>de</strong> son<br />

corps ; – elle se penchait sur moi convulsivement<br />

et me pressait sur sa poitrine nue et haletante ; à<br />

chaque baiser, sa vie semblait accourir tout<br />

entière à la place touchée, et abandonner le reste<br />

628


<strong>de</strong> sa personne. – Des idées singulières me<br />

passaient par la tête ; j’aurais, si je n’avais craint<br />

<strong>de</strong> trahir mon incognito, laissé un champ libre<br />

aux élans passionnés <strong>de</strong> Rosette, et peut-être<br />

aurais-je fait quelque vaine et folle tentative pour<br />

donner un semblant <strong>de</strong> réalité à cette ombre <strong>de</strong><br />

plaisir que ma belle amoureuse embrassait avec<br />

tant d’ar<strong>de</strong>ur ; je n’avais pas encore eu d’amant ;<br />

et ces vives attaques, ces caresses réitérées, le<br />

contact <strong>de</strong> ce beau corps, ces doux noms per<strong>du</strong>s<br />

dans <strong>de</strong>s baisers me troublaient au <strong>de</strong>rnier point,<br />

– quoiqu’ils fussent d’une femme ; – et puis cette<br />

visite nocturne, cette passion romanesque, ce<br />

clair <strong>de</strong> lune, tout cela avait pour moi une<br />

fraîcheur et un charme <strong>de</strong> nouveauté qui me<br />

faisaient oublier qu’au bout <strong>du</strong> compte je n’étais<br />

pas un homme.<br />

Pourtant, faisant un grand effort sur moimême,<br />

je dis à Rosette qu’elle se compromettait<br />

horriblement en venant dans ma chambre à une<br />

pareille heure et y restant aussi longtemps, que<br />

ses femmes pourraient s’apercevoir <strong>de</strong> son<br />

absence et voir qu’elle n’avait pas passé la nuit<br />

dans son appartement.<br />

629


Je dis cela si mollement que Rosette, pour<br />

toute réponse, laissa tomber sa mante <strong>de</strong> batiste et<br />

ses pantoufles, et se glissa dans mon lit comme<br />

une couleuvre dans une jatte <strong>de</strong> lait ; car elle<br />

imaginait que mes habits m’empêchaient seuls<br />

d’en venir à <strong>de</strong>s démonstrations plus précises, et<br />

que c’était l’unique obstacle qui me retenait.<br />

Elle croyait, la pauvre enfant que l’heure <strong>du</strong><br />

berger, si laborieusement amenée allait enfin<br />

sonner pour elle ; mais il ne sonna que <strong>de</strong>ux<br />

heures <strong>du</strong> matin. – Ma situation était on ne peut<br />

plus critique, lorsque la porte tourna sur ses<br />

gonds et donna passage au même chevalier<br />

Alcibia<strong>de</strong> en personne ; il tenait un bougeoir<br />

d’une main et son épée <strong>de</strong> l’autre.<br />

Il alla droit au lit, dont il rejeta la couverture,<br />

et, mettant la lumière sous le nez <strong>de</strong> Rosette<br />

confon<strong>du</strong>e, il lui dit d’un ton goguenard : –<br />

Bonjour, ma sœur. – <strong>La</strong> petite Rosette n’eut pas<br />

la force <strong>de</strong> trouver une parole pour répondre.<br />

– Il paraît donc, ma très chère et très vertueuse<br />

sœur, qu’ayant jugé dans votre sagesse que le lit<br />

<strong>du</strong> seigneur Théodore était plus douillet que le<br />

630


vôtre, vous êtes venue vous y coucher ? ou peutêtre<br />

revient-il <strong>de</strong>s esprits dans votre chambre, et<br />

avez-vous pensé que vous seriez plus en sûreté<br />

dans celle-ci, sous la gar<strong>de</strong> <strong>du</strong> susdit seigneur ? –<br />

C’est fort bien vu. – Ah ! monsieur le chevalier<br />

<strong>de</strong> Sérannes, vous avez fait les doux yeux à<br />

madame notre sœur, et vous croyez qu’il n’en<br />

sera que cela. – J’estime qu’il ne serait pas<br />

malsain <strong>de</strong> nous couper un peu la gorge, et, si<br />

vous aviez cette complaisance, je vous serais<br />

infiniment obligé. – Théodore, vous avez abusé<br />

<strong>de</strong> l’amitié que j’avais pour vous, et vous me<br />

faites repentir <strong>de</strong> la bonne opinion que j’avais<br />

tout d’abord formée sur la loyauté <strong>de</strong> votre<br />

caractère : c’est mal, très mal.<br />

Je ne pouvais me défendre d’une manière<br />

valable : les apparences étaient contre moi. Qui<br />

m’aurait crue, si j’avais dit, comme cela était en<br />

effet, que Rosette n’était venue dans ma chambre<br />

que malgré moi, et que, loin <strong>de</strong> chercher à lui<br />

plaire, je faisais tout mon possible pour la<br />

détourner <strong>de</strong> moi ? – Je n’avais qu’une chose à<br />

dire, je la dis. – Seigneur Alcibia<strong>de</strong>, nous nous<br />

couperons tout ce que vous voudrez.<br />

631


Pendant ce colloque, Rosette n’avait pas<br />

manqué <strong>de</strong> s’évanouir selon les plus saines règles<br />

<strong>du</strong> pathétique ; – j’allai à une coupe <strong>de</strong> cristal<br />

pleine d’eau où plongeait la queue d’une grosse<br />

rose blanche à moitié effeuillée, et je lui jetai<br />

quelques gouttes à la figure, ce qui la fit revenir à<br />

elle promptement.<br />

Ne sachant trop quelle contenance tenir, elle<br />

se blottit dans la ruelle et fourra sa jolie tête sous<br />

la couverture, comme un oiseau qui s’arrange<br />

pour dormir. – Elle avait tellement ramassé les<br />

draps et les coussins autour d’elle qu’il eût été<br />

fort difficile <strong>de</strong> discerner ce qu’il y avait sous ce<br />

monceau ; – quelques petits soupirs flûtés, qui en<br />

sortaient <strong>de</strong> temps à autre, pouvaient seuls faire<br />

<strong>de</strong>viner que c’était une jeune pécheresse<br />

repentante, ou <strong>du</strong> moins excessivement fâchée <strong>de</strong><br />

n’être pécheresse que d’intention et non <strong>de</strong> fait :<br />

ce qui était le cas <strong>de</strong> l’infortunée Rosette.<br />

Monsieur le frère, n’ayant plus d’inquiétu<strong>de</strong><br />

sur sa sœur, reprit le dialogue, et me dit d’un ton<br />

un peu plus doux : – Il n’est pas absolument<br />

indispensable <strong>de</strong> nous couper la gorge sur-le-<br />

632


champ, c’est un moyen extrême qu’on est<br />

toujours à temps d’employer. – Écoutez : – la<br />

partie n’est pas égale entre nous. Vous êtes <strong>de</strong> la<br />

première jeunesse et beaucoup moins vigoureux<br />

que moi, si nous nous battions, je vous tuerais ou<br />

je vous estropierais assurément, – et je ne<br />

voudrais ni vous tuer ni vous défigurer, – ce<br />

serait dommage ; Rosette, qui est là-bas sous la<br />

couverture et qui ne dit mot, m’en voudrait toute<br />

sa vie ; car elle est rancunière et mauvaise<br />

comme une tigresse quand elle s’y met, cette<br />

chère petite colombe. Vous ne savez pas cela,<br />

vous qui êtes son prince Galaor, et qui n’en<br />

recevez que <strong>de</strong> charmantes douceurs ; mais il n’y<br />

fait pas bon. Rosette est libre, vous aussi ; il<br />

paraît que vous n’êtes pas irréconciliablement<br />

ennemis ; son veuvage va finir, et la chose se<br />

trouve le mieux <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. Épousez-la ; elle<br />

n’aura pas besoin <strong>de</strong> retourner coucher chez elle,<br />

et moi, <strong>de</strong> cette façon-là, je serai dispensé <strong>de</strong><br />

vous prendre pour fourreau <strong>de</strong> mon épée, ce qui<br />

ne serait agréable ni pour vous ni pour moi ; –<br />

que vous en semble ?<br />

Je <strong>du</strong>s faire une horrible grimace, car ce qu’il<br />

633


me proposait était <strong>de</strong> toutes les choses <strong>du</strong> mon<strong>de</strong><br />

la plus inexécutable pour moi : j’aurais plutôt<br />

marché à quatre pattes contre le plafond comme<br />

les mouches, et décroché le soleil sans prendre <strong>de</strong><br />

marchepied pour me hausser, que <strong>de</strong> faire ce qu’il<br />

me <strong>de</strong>mandait, et cependant la <strong>de</strong>rnière<br />

proposition était plus agréable incontestablement<br />

que la première.<br />

Il parut surpris que je n’acceptasse pas avec<br />

transport – et il répéta ce qu’il avait dit comme<br />

pour me donner le temps <strong>de</strong> répliquer.<br />

– Votre alliance est on ne peut plus honorable<br />

pour moi, et je n’eusse jamais osé y prétendre : je<br />

sais que c’est une fortune inouïe pour un jeune<br />

homme qui n’a point encore <strong>de</strong> rang ni <strong>de</strong><br />

consistance dans le mon<strong>de</strong>, et que les plus<br />

illustres s’en estimeraient tout heureux ; – mais<br />

cependant je ne puis que persister dans mon<br />

refus, et, puisque j’ai la liberté <strong>du</strong> choix entre le<br />

<strong>du</strong>el et le mariage, je préfère le <strong>du</strong>el. – C’est un<br />

goût singulier, – et que peu <strong>de</strong> gens auraient, –<br />

mais c’est le mien.<br />

Ici Rosette souffla le plus douloureux sanglot<br />

634


<strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, sortit sa tête <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous l’oreiller, et<br />

l’y rentra aussitôt comme un limaçon dont on<br />

frappe les cornes, en voyant ma contenance<br />

impassible et délibérée.<br />

– Ce n’est pas que je n’aime point madame<br />

Rosette, je l’aime infiniment ; mais j’ai <strong>de</strong>s<br />

raisons <strong>de</strong> ne point me marier, que vous-même<br />

trouveriez excellentes, s’il m’était possible <strong>de</strong><br />

vous les dire. – Au reste, les choses n’ont pas été<br />

aussi loin que l’on pourrait le croire d’après les<br />

apparences ; hors quelques baisers qu’une amitié<br />

un peu vive suffit à expliquer et à justifier, il n’y<br />

a rien entre nous dont on ne puisse convenir, et la<br />

vertu <strong>de</strong> votre sœur est assurément la plus intacte<br />

et la plus nette <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. – Je lui <strong>de</strong>vais ce<br />

témoignage. – Maintenant, à quelle heure nous<br />

battons-nous, monsieur Alcibia<strong>de</strong>, et à quel<br />

endroit ?<br />

– Ici, sur-le-champ, cria Alcibia<strong>de</strong> ivre <strong>de</strong><br />

fureur.<br />

– Y pensez-vous ? <strong>de</strong>vant Rosette !<br />

– Dégaine, misérable, ou je t’assassine,<br />

continua-t-il en brandissant son épée et en<br />

635


l’agitant autour <strong>de</strong> sa tête.<br />

– Sortons au moins <strong>de</strong> la chambre.<br />

– Si tu ne te mets pas en gar<strong>de</strong>, je vais te<br />

clouer contre le mur comme une chauve-souris,<br />

mon beau Céladon, et tu auras beau battre <strong>de</strong><br />

l’aile, tu ne te décrocheras pas, je t’en avertis. –<br />

Et il fondit sur moi l’épée haute.<br />

Je tirai ma rapière, car il l’aurait fait comme il<br />

le disait, et je me contentai d’abord <strong>de</strong> parer les<br />

bottes qu’il me portait.<br />

Rosette fit un effort surhumain pour venir se<br />

jeter entre nos épées, car les <strong>de</strong>ux combattants lui<br />

étaient également chers ; mais ses forces la<br />

trahirent, et elle roula sans connaissance sur le<br />

pied <strong>du</strong> lit.<br />

Nos fers étincelaient et faisaient le bruit d’une<br />

enclume, car le peu d’espace que nous avions<br />

nous forçait à engager nos épées <strong>de</strong> très près.<br />

Alcibia<strong>de</strong> manqua <strong>de</strong>ux ou trois fois <strong>de</strong><br />

m’atteindre, et, si je n’eusse pas eu un excellent<br />

maître en fait d’armes, ma vie aurait couru le plus<br />

grand danger ; car il était d’une adresse étonnante<br />

636


et d’une force prodigieuse. Il épuisa toutes les<br />

ruses et les feintes <strong>de</strong> l’escrime pour me toucher.<br />

Enragé <strong>de</strong> ne pouvoir y parvenir, il se découvrit<br />

<strong>de</strong>ux ou trois fois ; je n’en voulus pas profiter ;<br />

mais il revenait à la charge avec un emportement<br />

si acharné et si sauvage que je fus forcée <strong>de</strong> saisir<br />

les jours qu’il me laissait ; et puis ce bruit et ces<br />

éclairs tourbillonnants <strong>de</strong> l’acier m’enivraient et<br />

m’éblouissaient. Je ne pensais pas à la mort, je<br />

n’avais pas la moindre peur ; cette pointe aiguë et<br />

mortelle qui me venait <strong>de</strong>vant les yeux à chaque<br />

secon<strong>de</strong> ne me faisait pas plus d’effet que si je<br />

me fusse battue avec <strong>de</strong>s fleurets boutonnés ;<br />

seulement j’étais indignée <strong>de</strong> la brutalité<br />

d’Alcibia<strong>de</strong>, et le sentiment <strong>de</strong> mon innocence<br />

parfaite augmentait encore cette indignation. Je<br />

voulais seulement lui piquer le bras ou l’épaule<br />

pour lui faire tomber son épée <strong>de</strong>s mains, car<br />

j’avais essayé vainement <strong>de</strong> la lui faire sauter. – Il<br />

avait un poignet <strong>de</strong> fer, et le diable ne le lui eût<br />

pas fait bouger.<br />

Enfin il me porta une botte si vive et si à fond<br />

que je ne pus la parer qu’à <strong>de</strong>mi ; ma manche fut<br />

traversée, et je sentis le froid <strong>du</strong> fer sur mon<br />

637


as ; mais je ne fus pas blessée. À cette vue, la<br />

colère me prit, et, au lieu <strong>de</strong> me défendre,<br />

j’attaquai à mon tour ; – je ne songeai plus que<br />

c’était le frère <strong>de</strong> Rosette, et je fondis sur lui<br />

comme si c’eût été mon ennemi mortel. Profitant<br />

d’une fausse position <strong>de</strong> son épée, je lui poussai<br />

une flancona<strong>de</strong> si bien liée que je l’atteignis au<br />

côté : il fit ho ! et tomba en arrière.<br />

Je le crus mort, mais il n’était réellement que<br />

blessé, et sa chute provenait d’un faux pas qu’il<br />

avait fait en essayant <strong>de</strong> rompre. – Je ne puis<br />

t’exprimer, Graciosa, la sensation que<br />

j’éprouvai ; certes, ce n’est pas une réflexion<br />

difficile à faire qu’en frappant <strong>de</strong> la chair avec<br />

une pointe fine et tranchante on y percera un trou,<br />

et qu’il en jaillira <strong>du</strong> sang. Cependant je tombai<br />

dans une stupeur profon<strong>de</strong> en voyant ruisseler <strong>de</strong>s<br />

filets rouges sur le pourpoint d’Alcibia<strong>de</strong>. – Je<br />

n’imaginais pas sans doute qu’il en sortirait <strong>du</strong><br />

son, comme <strong>du</strong> ventre crevé d’un poupard ; mais<br />

je sais que jamais <strong>de</strong> ma vie je n’éprouvai une<br />

aussi gran<strong>de</strong> surprise, et il me sembla qu’il venait<br />

<strong>de</strong> m’arriver quelque chose d’inouï.<br />

638


Ce qui était inouï, ce n’était pas, ainsi qu’il me<br />

paraissait, que <strong>du</strong> sang coulât d’une blessure,<br />

mais c’était que cette blessure eût été ouverte par<br />

moi, et qu’une jeune fille <strong>de</strong> mon âge (j’allais<br />

écrire un jeune homme, tant je suis bien entrée<br />

dans l’esprit <strong>de</strong> mon rôle) eût jeté sur le carreau<br />

un capitaine vigoureux, rompu à l’escrime<br />

comme l’était le seigneur Alcibia<strong>de</strong> : – le tout<br />

pour crime <strong>de</strong> sé<strong>du</strong>ction et refus <strong>de</strong> mariage avec<br />

une femme fort riche et fort charmante, qui plus<br />

est !<br />

J’étais véritablement dans un embarras cruel<br />

avec la sœur évanouie, le frère que je croyais<br />

mort, et moi-même qui n’étais pas très loin d’être<br />

évanouie ou morte, comme l’un ou comme<br />

l’autre. – Je me pendis au cordon <strong>de</strong> la sonnette,<br />

et je carillonnai à réveiller <strong>de</strong>s morts, tant que le<br />

ruban me resta à la main ; et, laissant à Rosette<br />

pâmée et à Alcibia<strong>de</strong> éventré le soin d’expliquer<br />

les choses aux domestiques et à la vieille tante,<br />

j’allai droit à l’écurie. – L’air me remit sur-lechamp<br />

; je fis sortir mon cheval, je le sellai et je<br />

le bridai moi-même ; je m’assurai si la croupière<br />

tenait bien, si la gourmette était en bon état ; je<br />

639


mis les étriers <strong>de</strong> la même longueur, je resserrai<br />

la sangle d’un cran : bref, je le harnachai<br />

complètement avec une attention au moins<br />

singulière dans un moment pareil, et un calme<br />

tout à fait inconcevable après un combat ainsi<br />

terminé.<br />

Je montai sur ma bête, et je traversai le parc<br />

par un sentier que je connaissais. Les branches<br />

d’arbres, toutes chargées <strong>de</strong> rosée, me fouettaient<br />

et me mouillaient la figure : on eût dit que les<br />

vieux arbres étendaient les bras pour me retenir et<br />

me gar<strong>de</strong>r à l’amour <strong>de</strong> leur châtelaine. – Si<br />

j’avais été dans une autre disposition d’esprit, ou<br />

quelque peu superstitieuse, il n’aurait tenu qu’à<br />

moi <strong>de</strong> croire que c’étaient autant <strong>de</strong> fantômes<br />

qui voulaient me saisir et qui me montraient le<br />

poing.<br />

Mais réellement je n’avais aucune idée, ni<br />

celle-là ni une autre ; une stupeur <strong>de</strong> plomb, si<br />

forte que j’en avais à peine la conscience, me<br />

pesait sur la cervelle, comme un casque trop<br />

étroit ; seulement il me semblait bien que j’avais<br />

tué quelqu’un par là et que c’était pour cela que<br />

640


je m’en allais. – J’avais, au reste, horriblement<br />

envie <strong>de</strong> dormir, soit à cause <strong>de</strong> l’heure avancée,<br />

soit que la violence <strong>de</strong>s émotions <strong>de</strong> cette soirée<br />

eût une réaction physique et m’eût fatiguée<br />

corporellement.<br />

J’arrivai à une petite poterne qui s’ouvrait sur<br />

les champs par un secret que Rosette m’avait<br />

montré dans nos promena<strong>de</strong>s. Je <strong>de</strong>scendis <strong>de</strong><br />

cheval, je touchai le bouton et je poussai la<br />

porte : je me remis en selle après avoir fait passer<br />

mon cheval, et je lui fis prendre le galop jusqu’à<br />

ce que j’eusse rejoint la grand-route <strong>de</strong> C***, où<br />

j’arrivai à la petite pointe <strong>du</strong> jour.<br />

Ceci est l’histoire très fidèle et très<br />

circonstanciée <strong>de</strong> ma première bonne fortune et<br />

<strong>de</strong> mon premier <strong>du</strong>el.<br />

641


XV<br />

Il était cinq heures <strong>du</strong> matin lorsque j’entrai<br />

dans la ville. – Les maisons commençaient à<br />

mettre le nez aux fenêtres ; les braves indigènes<br />

montraient <strong>de</strong>rrière leur carreau leur bénigne<br />

figure, surmontée d’un pyramidal bonnet <strong>de</strong> nuit.<br />

– Au pas <strong>de</strong> mon cheval, dont les fers sonnaient<br />

sur le pavé inégal et caillouteux, sortaient <strong>de</strong><br />

chaque lucarne la grosse figure curieusement<br />

rouge et la gorge matinalement débraillée <strong>de</strong>s<br />

Vénus <strong>de</strong> l’endroit, qui s’épuisaient en<br />

conjectures sur cette apparition insolite d’un<br />

voyageur dans C***, à une pareille heure et en<br />

pareil équipage, car j’étais très succinctement<br />

habillée et dans une tenue au moins suspecte. Je<br />

me fis indiquer une auberge par un petit polisson<br />

qui avait <strong>de</strong>s cheveux jusque sur les yeux, et qui<br />

éleva en l’air son museau <strong>de</strong> barbet pour me<br />

considérer plus à son aise ; je lui donnai quelques<br />

sous pour sa peine, et un consciencieux coup <strong>de</strong><br />

642


cravache, qui le fit fuir en glapissant comme un<br />

geai plumé tout vif. Je me jetai sur un lit et je<br />

m’endormis profondément. Quand je me<br />

réveillai, il était trois heures après midi : ce qui<br />

suffit à peine pour me reposer complètement. En<br />

effet, ce n’était pas trop pour une nuit blanche,<br />

une bonne fortune, un <strong>du</strong>el, et une fuite très<br />

rapi<strong>de</strong>, quoique très victorieuse.<br />

J’étais fort inquiète <strong>de</strong> la blessure<br />

d’Alcibia<strong>de</strong> ; mais, quelques jours après, je fus<br />

complètement rassurée, car j’appris qu’elle<br />

n’avait pas eu <strong>de</strong> suites dangereuses, et qu’il était<br />

en pleine convalescence. Cela me soulagea d’un<br />

poids singulier, car cette idée d’avoir tué un<br />

homme me tourmentait étrangement, quoique ce<br />

fût en légitime défense et contre ma propre<br />

volonté. Je n’étais pas encore arrivée à cette<br />

sublime indifférence pour la vie <strong>de</strong>s hommes où<br />

je suis parvenue <strong>de</strong>puis.<br />

Je retrouvai à C*** plusieurs <strong>de</strong>s jeunes gens<br />

avec qui nous avions fait route : – cela me fit<br />

plaisir ; je me liai avec eux plus intimement, et ils<br />

me donnèrent accès dans plusieurs maisons<br />

643


agréables – J’étais parfaitement habituée à mes<br />

habits, et la vie plus ru<strong>de</strong> et plus active que<br />

j’avais menée, les exercices violents auxquels je<br />

m’étais livrée m’avaient ren<strong>du</strong>e <strong>de</strong>ux fois plus<br />

robuste que je n’étais. Je suivais partout ces<br />

jeunes écervelés : je montais à cheval, je chassais,<br />

je faisais <strong>de</strong>s orgies avec eux, car, petit à petit, je<br />

m’étais formée à boire ; sans atteindre à la<br />

capacité tout alleman<strong>de</strong> <strong>de</strong> certains d’entre eux, je<br />

vidais bien <strong>de</strong>ux ou trois bouteilles pour ma part,<br />

et je n’étais pas trop grise, progrès fort<br />

satisfaisant Je rimais en Dieu avec une excessive<br />

richesse, et j’embrassais assez délibérément les<br />

filles d’auberge. – Bref, j’étais un jeune cavalier<br />

accompli et tout à fait conforme au <strong>de</strong>rnier patron<br />

<strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>. – Je me défis <strong>de</strong> certaines idées<br />

provinciales que j’avais sur la vertu et autres<br />

fadaises semblables ; en revanche, je <strong>de</strong>vins<br />

d’une si prodigieuse délicatesse sur le point<br />

d’honneur que je me battais en <strong>du</strong>el presque tous<br />

les jours : cela même était <strong>de</strong>venu une nécessité<br />

pour moi, une espèce d’exercice indispensable et<br />

sans lequel je me serais mal portée toute la<br />

journée. Aussi, quand personne ne m’avait<br />

644


egardée ou marché sur le pied, que je n’avais<br />

aucun motif pour me battre, plutôt que <strong>de</strong> rester<br />

oisive et ne point mener <strong>de</strong>s mains, je servais <strong>de</strong><br />

second à mes camara<strong>de</strong>s ou même à <strong>de</strong>s gens que<br />

je ne connaissais que <strong>de</strong> nom.<br />

J’eus bientôt une colossale renommée <strong>de</strong><br />

bravoure, et il ne fallait rien moins que cela pour<br />

arrêter les plaisanteries qu’eussent<br />

immanquablement fait naître ma figure imberbe<br />

et mon air efféminé. Mais trois ou quatre<br />

boutonnières <strong>de</strong> surplus que j’ouvris à <strong>de</strong>s<br />

pourpoints, quelques aiguillettes que je levai fort<br />

délicatement sur quelques peaux récalcitrantes<br />

me firent trouver l’air plus viril qu’à Mars en<br />

personne, ou à Priape lui-même, et vous eussiez<br />

rencontré <strong>de</strong>s gens qui eussent juré avoir tenu <strong>de</strong><br />

mes bâtards sur les fonts <strong>de</strong> baptême.<br />

À travers toute cette dissipation apparente,<br />

dans cette vie gaspillée et jetée par les fenêtres, je<br />

ne laissais pas <strong>de</strong> suivre mon idée primitive,<br />

c’est-à-dire cette consciencieuse étu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’homme et la solution <strong>du</strong> grand problème d’un<br />

amoureux parfait, problème un peu plus difficile<br />

645


à résoudre que celui <strong>de</strong> la pierre philosophale.<br />

Il en est <strong>de</strong> certaines idées comme <strong>de</strong> l’horizon<br />

qui existe bien certainement, puisqu’on le voit en<br />

face <strong>de</strong> soi <strong>de</strong> quelque côté que l’on se tourne,<br />

mais qui fuit obstinément <strong>de</strong>vant vous et qui, soit<br />

que vous alliez au pas, soit que vous couriez au<br />

galop, se tient toujours à la même distance ; car il<br />

ne peut se manifester qu’avec une condition<br />

d’éloignement déterminée ; il se détruit à mesure<br />

que l’on avance, pour se former plus loin avec<br />

son azur fuyard et insaisissable, et c’est en vain<br />

que l’on essaye <strong>de</strong> l’arrêter par le bord <strong>de</strong> son<br />

manteau flottant.<br />

Plus j’avançais dans la connaissance <strong>de</strong><br />

l’animal, plus je voyais à quel point la réalisation<br />

<strong>de</strong> mon désir était impossible, et combien ce que<br />

je <strong>de</strong>mandais pour aimer heureusement était hors<br />

<strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> sa nature. – Je me convainquis<br />

que l’homme qui serait le plus sincèrement<br />

amoureux <strong>de</strong> moi trouverait le moyen, avec la<br />

meilleure volonté <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> me rendre la plus<br />

misérable <strong>de</strong>s femmes, et pourtant j’avais déjà<br />

abandonné beaucoup <strong>de</strong> mes exigences <strong>de</strong> jeune<br />

646


fille. – J’étais <strong>de</strong>scen<strong>du</strong>e <strong>de</strong>s sublimes nuages,<br />

non pas tout à fait dans la rue et dans le ruisseau,<br />

mais sur une colline <strong>de</strong> moyenne hauteur,<br />

accessible, quoiqu’un peu escarpée.<br />

<strong>La</strong> montée, il est vrai, était assez ru<strong>de</strong> ; mais<br />

j’avais l’orgueil <strong>de</strong> croire que je valais bien la<br />

peine que l’on fît cet effort, et que je serais un<br />

dédommagement suffisant <strong>de</strong> la peine qu’on<br />

aurait prise. – Je n’aurais jamais pu me résoudre à<br />

faire un pas au-<strong>de</strong>vant : j’attendais, patiemment<br />

perchée sur mon sommet.<br />

Voici quel était mon plan : – sous mes habits<br />

virils j’aurais fait connaissance avec quelque<br />

jeune homme dont l’extérieur m’aurait plu ;<br />

j’aurais vécu familièrement avec lui ; par <strong>de</strong>s<br />

questions adroites et <strong>de</strong>s fausses confi<strong>de</strong>nces qui<br />

en auraient provoqué <strong>de</strong> vraies, je serais parvenue<br />

bientôt à une connaissance complète <strong>de</strong> ses<br />

sentiments et <strong>de</strong> ses pensées ; et, si je l’avais<br />

trouvé tel que je le souhaitais, j’aurais prétexté<br />

quelque voyage, je me serais tenue éloignée <strong>de</strong><br />

lui trois ou quatre mois pour lui donner un peu le<br />

temps d’oublier mes traits ; puis je serais revenue<br />

647


avec mon costume <strong>de</strong> femme, j’aurais arrangé<br />

dans un faubourg retiré une voluptueuse petite<br />

maison, enfouie dans les arbres et les fleurs ; puis<br />

j’aurais disposé les choses <strong>de</strong> manière à ce qu’il<br />

me rencontrât et me fît la cour ; et, s’il avait<br />

montré un amour vrai et fidèle, je me serais<br />

donnée à lui sans restriction et sans précaution : –<br />

le titre <strong>de</strong> sa maîtresse m’eût paru honorable, et je<br />

ne lui en aurais pas <strong>de</strong>mandé d’autre.<br />

Mais assurément ce plan-là ne sera pas mis à<br />

exécution, car c’est le propre <strong>de</strong>s plans que l’on a<br />

<strong>de</strong> n’être point exécutés, et c’est là que paraissent<br />

principalement la fragilité <strong>de</strong> la volonté et le pur<br />

néant <strong>de</strong> l’homme. Le proverbe – ce que femme<br />

veut, Dieu le veut – n’est pas plus vrai que tout<br />

autre proverbe, ce qui veut dire qu’il ne l’est<br />

guère.<br />

Tant que je ne les avais vus que <strong>de</strong> loin et à<br />

travers mon désir, les hommes m’avaient paru<br />

beaux, et l’optique m’avait fait illusion. –<br />

Maintenant je les trouve <strong>du</strong> <strong>de</strong>rnier effroyable, et<br />

je ne comprends pas comment une femme peut<br />

admettre cela dans son lit. Quant à moi, le cœur<br />

648


me lèverait, et je ne pourrais m’y résoudre.<br />

Comme leurs traits sont grossiers, ignobles,<br />

sans finesse, sans élégance ! quelles lignes<br />

heurtées et disgracieuses ! quelle peau <strong>du</strong>re, noire<br />

et sillonnée ! – Les uns sont hâlés comme <strong>de</strong>s<br />

pen<strong>du</strong>s <strong>de</strong> six mois, hâves, osseux, poilus, avec<br />

<strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s à violon sur les mains, <strong>de</strong> grands pieds<br />

à pont-levis, une sale moustache toujours pleine<br />

<strong>de</strong> victuaille et retroussée en croc sur les oreilles,<br />

les cheveux ru<strong>de</strong>s comme <strong>de</strong>s crins <strong>de</strong> balai, un<br />

menton terminé en hure <strong>de</strong> sanglier, <strong>de</strong>s lèvres<br />

gercées et cuites par les liqueurs fortes, <strong>de</strong>s yeux<br />

entourés <strong>de</strong> quatre ou cinq orbes noirs, un cou<br />

plein <strong>de</strong> veines tor<strong>du</strong>es, <strong>de</strong> gros muscles et <strong>de</strong><br />

cartilages saillants. – Les autres sont matelassés<br />

<strong>de</strong> vian<strong>de</strong> rouge, et poussent <strong>de</strong>vant eux un ventre<br />

cerclé à grand-peine par leur ceinturon ; ils<br />

ouvrent en clignotant leur petit œil vert <strong>de</strong> mer<br />

enflammé <strong>de</strong> luxure, et ressemblent plutôt à <strong>de</strong>s<br />

hippopotames en culotte qu’à <strong>de</strong>s créatures<br />

humaines. Cela sent toujours le vin, ou l’eau-<strong>de</strong>vie,<br />

ou le tabac, ou son o<strong>de</strong>ur naturelle, qui est<br />

bien la pire <strong>de</strong> toutes. – Quant à ceux dont la<br />

forme est un peu moins dégoûtante, ils<br />

649


essemblent à <strong>de</strong>s femmes mal réussies. – Voilà<br />

tout.<br />

Je n’avais pas remarqué tout cela. J’étais dans<br />

la vie comme dans un nuage, et mes pieds<br />

touchaient à peine la terre. – L’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s roses et<br />

<strong>de</strong>s lilas <strong>du</strong> printemps me portait à la tête comme<br />

un parfum trop fort. Je ne rêvais que héros<br />

accomplis, amants fidèles et respectueux,<br />

flammes dignes <strong>de</strong> l’autel, dévouements et<br />

sacrifices merveilleux, et j’aurais cru trouver tout<br />

cela dans le premier gredin qui m’aurait dit<br />

bonjour. – Cependant ce premier et grossier<br />

enivrement ne <strong>du</strong>ra guère ; d’étranges soupçons<br />

me prirent, et je n’eus pas <strong>de</strong> repos que je ne les<br />

eusse éclaircis.<br />

Dans les premiers temps, l’horreur que j’avais<br />

pour les hommes était poussée au <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>gré<br />

d’exagération, et je les regardais comme<br />

d’épouvantables monstruosités. Leurs façons <strong>de</strong><br />

penser, leurs allures, et leur langage<br />

négligemment cynique, leurs brutalités et leur<br />

dédain <strong>de</strong>s femmes me choquaient et me<br />

révoltaient au <strong>de</strong>rnier point, tant l’idée que je<br />

650


m’en étais faite répondait peu à la réalité. – Ce ne<br />

sont pas <strong>de</strong>s monstres, si l’on veut, mais bien pis<br />

que cela, ma foi ! ce sont d’excellents garçons <strong>de</strong><br />

très joviale humeur, qui boivent et mangent bien,<br />

qui vous rendront toutes sortes <strong>de</strong> services,<br />

spirituels et braves, bons peintres et bons<br />

musiciens, qui sont propres à mille choses,<br />

excepté cependant à une seule pour laquelle ils<br />

ont été créés, qui est <strong>de</strong> servir <strong>de</strong> mâle à l’animal<br />

appelé femme, avec qui ils n’ont pas le plus léger<br />

rapport, ni physique ni moral.<br />

J’avais peine d’abord à déguiser le mépris<br />

qu’ils m’inspiraient, mais peu à peu je<br />

m’accoutumai à leur manière <strong>de</strong> vivre. Je ne me<br />

sentais pas plus piquée <strong>de</strong>s railleries qu’ils<br />

décochaient sur les femmes que si j’eusse moimême<br />

été <strong>de</strong> leur sexe. – J’en faisais au contraire<br />

<strong>de</strong> fort bonnes et dont le succès flattait<br />

étrangement mon orgueil ; assurément aucun <strong>de</strong><br />

mes camara<strong>de</strong>s n’allait aussi loin que moi en fait<br />

<strong>de</strong> sarcasmes et <strong>de</strong> plaisanteries sur cet objet. <strong>La</strong><br />

parfaite connaissance <strong>du</strong> terrain me donnait un<br />

grand avantage, et, outre le tour piquant qu’elles<br />

pouvaient avoir, mes épigrammes brillaient par<br />

651


un mérite d’exactitu<strong>de</strong> qui manquait souvent aux<br />

leurs. – Car, bien que tout le mal que l’on dit <strong>de</strong>s<br />

femmes soit toujours fondé par quelque point, il<br />

est néanmoins difficile aux hommes <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r le<br />

sang-froid nécessaire pour les bien railler, et il y a<br />

souvent bien <strong>de</strong> l’amour dans leurs invectives.<br />

J’ai remarqué que ce sont les plus tendres et<br />

ceux qui avaient le plus le sentiment <strong>de</strong> la femme<br />

qui les traitaient plus mal que tous les autres et<br />

qui revenaient à ce sujet avec un acharnement<br />

tout particulier, comme s’ils leur eussent gardé<br />

une mortelle rancune <strong>de</strong> n’être point telles qu’ils<br />

les souhaitaient, en faisant mentir la bonne<br />

opinion qu’ils en avaient conçue d’abord.<br />

Ce que je <strong>de</strong>mandais avant tout, ce n’était pas<br />

la beauté physique, c’était la beauté <strong>de</strong> l’âme,<br />

c’était <strong>de</strong> l’amour ; mais l’amour comme je le<br />

sens n’est peut-être pas dans les possibilités<br />

humaines. – Et pourtant il me semble que<br />

j’aimerais ainsi et que je donnerais plus que je<br />

n’exige.<br />

Quelle magnifique folie ! quelle prodigalité<br />

sublime !<br />

652


Se livrer tout entier sans rien gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> soi,<br />

renoncer à sa possession et à son libre arbitre,<br />

remettre sa volonté entre les bras d’un autre, ne<br />

plus voir par ses yeux, ne plus entendre avec ses<br />

oreilles, n’être qu’un en <strong>de</strong>ux corps, fondre et<br />

mêler ses âmes <strong>de</strong> façon à ne plus savoir si vous<br />

êtes vous ou l’autre, absorber et rayonner<br />

continuellement, être tantôt la lune et tantôt le<br />

soleil, voir tout le mon<strong>de</strong> et toute la création dans<br />

un seul être, déplacer le centre <strong>de</strong> vie, être prêt, à<br />

toute heure, aux plus grands sacrifices et à<br />

l’abnégation la plus absolue ; souffrir à la poitrine<br />

<strong>de</strong> la personne aimée, comme si c’était la vôtre ;<br />

ô prodige ! se doubler en se donnant : – voilà<br />

l’amour tel que je le conçois.<br />

Fidélité <strong>de</strong> lierre, enlacements <strong>de</strong> jeune vigne,<br />

roucoulements <strong>de</strong> tourterelle, cela va sans dire, et<br />

ce sont les premières et les plus simples<br />

conditions.<br />

Si j’étais restée chez moi, sous les habits <strong>de</strong><br />

mon sexe, à tourner mélancoliquement mon rouet<br />

ou à faire <strong>de</strong> la tapisserie <strong>de</strong>rrière un carreau,<br />

dans l’embrasure d’une fenêtre, ce que j’ai<br />

653


cherché à travers le mon<strong>de</strong> serait peut-être venu<br />

me trouver tout seul. L’amour est comme la<br />

fortune, il n’aime pas que l’on coure après lui. Il<br />

visite <strong>de</strong> préférence ceux qui dorment au bord <strong>de</strong>s<br />

puits, et souvent les baisers <strong>de</strong>s reines et <strong>de</strong>s<br />

dieux <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt sur <strong>de</strong>s yeux fermés. – C’est<br />

une chose qui vous leurre et vous trompe que <strong>de</strong><br />

penser que toutes les aventures et tous les<br />

bonheurs n’existent qu’aux endroits où vous<br />

n’êtes pas, et c’est un mauvais calcul que <strong>de</strong> faire<br />

seller son cheval et <strong>de</strong> prendre la poste pour aller<br />

à la quête <strong>de</strong> son idéal. Beaucoup <strong>de</strong> gens font<br />

cette faute, bien d’autres encore la feront. –<br />

L’horizon est toujours <strong>du</strong> plus charmant azur,<br />

quoique, lorsque l’on y est arrivé, les collines qui<br />

le composent ne soient ordinairement que <strong>de</strong>s<br />

glaises décharnées et fen<strong>du</strong>es, ou <strong>de</strong>s ocres lavées<br />

par la pluie.<br />

Je me figurais que le mon<strong>de</strong> était plein <strong>de</strong><br />

jeunes gens adorables, et que sur les chemins on<br />

rencontrait <strong>de</strong>s populations d’Esplandian,<br />

d’Amadis et <strong>de</strong> <strong>La</strong>ncelot <strong>du</strong> <strong>La</strong>c au pourchas <strong>de</strong><br />

leur Dulcinée, et je fus fort étonnée que le mon<strong>de</strong><br />

s’occupât très peu <strong>de</strong> cette sublime recherche et<br />

654


se contentât <strong>de</strong> coucher avec la première catin<br />

venue. Je suis très punie <strong>de</strong> ma curiosité et <strong>de</strong> ma<br />

défiance. Je me suis blasée <strong>de</strong> la plus horrible<br />

manière possible, sans avoir joui. Chez moi, la<br />

connaissance a <strong>de</strong>vancé l’usage ; il n’est rien <strong>de</strong><br />

pis que ces expériences hâtives, qui ne sont point<br />

le fruit <strong>de</strong> l’action. – L’ignorance la plus<br />

complète vaudrait cent mille fois mieux, elle vous<br />

ferait au moins commettre beaucoup <strong>de</strong> sottises<br />

qui serviraient à vous instruire et à rectifier vos<br />

idées ; car, sous ce dégoût dont je parlais tout à<br />

l’heure il y a toujours un élément vivace et<br />

rebelle qui pro<strong>du</strong>it les plus étranges désordres :<br />

l’esprit est convaincu, le corps ne l’est pas, et ne<br />

veut point souscrire à ce dédain superbe. Le corps<br />

jeune et robuste s’agite et rue sous l’esprit comme<br />

un étalon vigoureux monté par un vieillard débile<br />

et que cependant il ne peut désarçonner, car le<br />

caveçon lui maintient la tête et le mors lui déchire<br />

la bouche.<br />

Depuis que je vis avec les hommes, j’ai vu<br />

tant <strong>de</strong> femmes indignement trahies, tant <strong>de</strong><br />

liaisons secrètes impru<strong>de</strong>mment divulguées, les<br />

plus pures amours traînées avec insouciance dans<br />

655


la boue, <strong>de</strong>s jeunes gens courant chez d’affreuses<br />

courtisanes en sortant <strong>de</strong>s bras <strong>de</strong>s plus<br />

charmantes maîtresses, les intrigues les mieux<br />

établies rompues subitement et sans motif<br />

plausible qu’il ne m’est plus possible <strong>de</strong> me<br />

déci<strong>de</strong>r à prendre un amant. – Ce serait se jeter en<br />

plein jour les yeux ouverts dans un abîme sans<br />

fond. – Cependant le vœu secret <strong>de</strong> mon cœur est<br />

toujours d’en avoir un. <strong>La</strong> voix <strong>de</strong> la nature<br />

étouffe la voix <strong>de</strong> la raison. – Je sens bien que je<br />

ne serai jamais heureuse si je n’aime pas et si je<br />

ne suis pas aimée : – mais le malheur est que l’on<br />

ne peut avoir qu’un homme pour amant, et les<br />

hommes, s’ils ne sont pas <strong>de</strong>s diables tout à fait,<br />

sont bien loin d’être <strong>de</strong>s anges. Ils auraient beau<br />

se coller <strong>de</strong>s plumes à l’omoplate et se mettre sur<br />

la tête une gloire <strong>de</strong> papier doré, je les connais<br />

trop pour m’y laisser tromper. – Tous les beaux<br />

discours qu’ils me pourraient débiter n’y feraient<br />

rien. Je sais d’avance ce qu’ils vont dire, et<br />

j’achèverais toute seule. Je les ai vus étudier leurs<br />

rôles et les repasser avant d’entrer en scène ; je<br />

connais leurs principales tira<strong>de</strong>s à effet et les<br />

endroits sur lesquels ils comptent. – Ni la pâleur<br />

656


<strong>de</strong> la figure ni l’altération <strong>de</strong>s traits ne me<br />

convaincraient. Je sais que cela ne prouve rien. –<br />

Une nuit d’orgie, quelques bouteilles <strong>de</strong> vin et<br />

<strong>de</strong>ux ou trois filles suffisent pour se grimer très<br />

convenablement. J’ai vu pratiquer cette belle<br />

rubrique à un jeune marquis, très rose et très frais<br />

<strong>de</strong> sa nature, qui s’en est trouvé on ne peut mieux,<br />

et qui n’a dû qu’à cette touchante pâleur, si bien<br />

gagnée, <strong>de</strong> voir couronner sa flamme. – Je sais<br />

aussi comment les plus langoureux Céladons se<br />

consolent <strong>de</strong>s rigueurs <strong>de</strong> leurs Astrées, et<br />

trouvent le moyen <strong>de</strong> patienter, en attendant<br />

l’heure <strong>du</strong> berger. – J’ai vu les souillons qui<br />

servaient <strong>de</strong> doublures aux pudibon<strong>de</strong>s Arianes.<br />

En vérité, après cela, l’homme ne me tente pas<br />

beaucoup ; car il n’a pas la beauté comme la<br />

femme, la beauté, ce vêtement splendi<strong>de</strong> qui<br />

dissimule si bien les imperfections <strong>de</strong> l’âme, cette<br />

divine draperie jetée par Dieu sur la nudité <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong>, et qui fait qu’on est en quelque sorte<br />

excusable d’aimer la plus vile courtisane <strong>du</strong><br />

ruisseau, si elle possè<strong>de</strong> ce don magnifique et<br />

royal.<br />

657


À défaut <strong>de</strong>s vertus <strong>de</strong> l’âme, je voudrais au<br />

moins la perfection exquise <strong>de</strong> la forme, le satiné<br />

<strong>de</strong>s chairs, la ron<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s contours, la suavité <strong>de</strong><br />

lignes, la finesse <strong>de</strong> peau, tout ce qui fait le<br />

charme <strong>de</strong>s femmes. – Puisque je ne puis avoir<br />

l’amour, je voudrais la volupté, remplacer tant<br />

bien que mal le frère par la sœur. – Mais tous les<br />

hommes que j’ai vus me semblent affreusement<br />

laids. Mon cheval est cent fois plus beau, et<br />

j’aurais moins <strong>de</strong> répugnance à l’embrasser que<br />

certains merveilleux qui se croient fort<br />

charmants. – Certes, ce ne serait pas pour moi un<br />

brillant thème à bro<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s variations <strong>de</strong> plaisir<br />

qu’un petit-maître comme j’en connais. – Un<br />

homme d’épée ne me conviendrait non plus<br />

guère ; les militaires ont quelque chose <strong>de</strong><br />

mécanique dans la démarche et <strong>de</strong> bestial dans la<br />

face qui fait que je les considère à peine comme<br />

<strong>de</strong>s créatures humaines ; les hommes <strong>de</strong> robe ne<br />

me ravissent pas davantage, ils sont sales,<br />

huileux, hérissés, râpés, l’œil glauque et la<br />

bouche sans lèvres : ils sentent exorbitamment le<br />

rance et le moisi, et je n’aurais nullement envie<br />

<strong>de</strong> poser ma figure contre leur mufle <strong>de</strong> loup-<br />

658


cervier ou <strong>de</strong> blaireau. Quant aux poètes, ils ne<br />

considèrent dans le mon<strong>de</strong> que la fin <strong>de</strong>s mots, et<br />

ne remontent pas plus loin que la pénultième, et il<br />

est vrai <strong>de</strong> dire qu’ils sont difficiles à utiliser<br />

convenablement ; ils sont plus ennuyeux que les<br />

autres, mais ils sont aussi laids et n’ont pas la<br />

moindre distinction ni la moindre élégance dans<br />

leur tournure et leurs habits, ce qui est vraiment<br />

singulier : – <strong>de</strong>s gens qui s’occupent toute la<br />

journée <strong>de</strong> forme et <strong>de</strong> beauté ne s’aperçoivent<br />

pas que leurs bottes sont mal faites et leur<br />

chapeau ridicule ! Ils ont l’air d’apothicaires <strong>de</strong><br />

province ou <strong>de</strong> répétiteurs <strong>de</strong> chiens savants sans<br />

ouvrage, et vous dégoûteraient <strong>de</strong> poésie et <strong>de</strong><br />

vers pour plusieurs éternités.<br />

Pour les peintres, ils sont aussi d’une assez<br />

énorme stupidité ; ils ne voient rien hors <strong>de</strong>s sept<br />

couleurs. – L’un <strong>de</strong>ux, avec qui j’avais passé<br />

quelques jours à R*** et à qui l’on <strong>de</strong>mandait ce<br />

qu’il pensait <strong>de</strong> moi, fit cette ingénieuse réponse :<br />

– « Il est d’un ton assez chaud, et dans les ombres<br />

il faudrait employer, au lieu <strong>de</strong> blanc, <strong>du</strong> jaune <strong>de</strong><br />

Naples pur avec un peu <strong>de</strong> terre <strong>de</strong> Cassel et <strong>de</strong><br />

brun rouge. » – C’était son opinion, et, <strong>de</strong> plus, il<br />

659


avait le nez <strong>de</strong> travers et les yeux comme le nez ;<br />

ce qui ne rendait pas son affaire meilleure. – Qui<br />

prendrai-je ? un militaire à jabot bombé, un robin<br />

aux épaules convexes, un poète ou un peintre à la<br />

mine effarée, un petit freluquet efflanqué et sans<br />

consistance ? Quelle cage choisirai-je dans cette<br />

ménagerie ? Je l’ignore complètement, et je ne<br />

me sens pas plus <strong>de</strong> penchant d’un côté que <strong>de</strong><br />

l’autre, car ils sont aussi parfaitement égaux que<br />

possible en bêtise et en lai<strong>de</strong>ur.<br />

Après cela, il me resterait encore quelque<br />

chose à faire, ce serait <strong>de</strong> prendre quelqu’un que<br />

j’aimasse, fût-ce un portefaix ou un maquignon ;<br />

mais je n’aime même pas un portefaix. Ô<br />

malheureuse héroïne que je suis ! tourterelle<br />

dépariée et condamnée à pousser éternellement<br />

<strong>de</strong>s roucoulements élégiaques !<br />

Oh ! que <strong>de</strong> fois j’ai souhaité être<br />

véritablement un homme comme je le paraissais !<br />

Que <strong>de</strong> femmes avec qui je me serais enten<strong>du</strong>e, et<br />

dont le cœur aurait compris mon cœur ! – comme<br />

ces délicatesses d’amour, ces nobles élans <strong>de</strong><br />

pure passion auxquels j’aurais pu répondre<br />

660


m’eussent ren<strong>du</strong>e parfaitement heureuse ! Quelle<br />

suavité, quelles délices ! comme toutes les<br />

sensitives <strong>de</strong> mon âme se seraient librement<br />

épanouies sans être obligées <strong>de</strong> se contracter et <strong>de</strong><br />

se refermer à toute minute sous <strong>de</strong>s<br />

attouchements grossiers ! Quelle charmante<br />

floraison d’invisibles fleurs qui ne s’ouvriront<br />

jamais, et dont le mystérieux parfum eût<br />

doucement embaumé l’âme fraternelle ! Il me<br />

semble que c’eût été une vie enchanteresse, une<br />

extase infinie aux ailes toujours ouvertes ; <strong>de</strong>s<br />

promena<strong>de</strong>s, les mains enlacées sans se quitter<br />

jamais sous <strong>de</strong>s allées <strong>de</strong> sable d’or, à travers <strong>de</strong>s<br />

bosquets <strong>de</strong> roses éternellement souriantes, dans<br />

<strong>de</strong>s parcs pleins <strong>de</strong> viviers où glissent <strong>de</strong>s cygnes,<br />

avec <strong>de</strong>s vases d’albâtre se détachant sur le<br />

feuillage.<br />

Si j’avais été un jeune homme, comme j’eusse<br />

aimé Rosette ! quelle adoration c’eût été ! Nos<br />

âmes étaient vraiment faites l’une pour l’autre,<br />

<strong>de</strong>ux perles <strong>de</strong>stinées à se fondre ensemble et<br />

n’en plus faire qu’une seule ! Comme j’eusse<br />

parfaitement réalisé les idées qu’elle s’était faites<br />

<strong>de</strong> l’amour ! Son caractère me convenait on ne<br />

661


peut plus, et son genre <strong>de</strong> beauté me plaisait. Il<br />

est dommage que notre amour fût totalement<br />

condamné à un platonisme indispensable !<br />

Il m’est arrivé <strong>de</strong>rnièrement une aventure.<br />

J’allais dans une maison où se trouvait une<br />

charmante petite fille <strong>de</strong> quinze ans tout au plus :<br />

je n’ai jamais vu <strong>de</strong> plus adorable miniature. –<br />

Elle était blon<strong>de</strong>, mais d’un blond si délicat et si<br />

transparent que les blon<strong>de</strong>s ordinaires eussent<br />

paru auprès d’elle excessivement brunes et noires<br />

comme <strong>de</strong>s taupes ; on eût dit qu’elle avait <strong>de</strong>s<br />

cheveux d’or poudrés d’argent ; ses sourcils<br />

étaient d’une teinte si douce et si fon<strong>du</strong>e qu’ils se<br />

<strong>de</strong>ssinaient à peine visiblement ; ses yeux, d’un<br />

bleu pâle, avaient le regard le plus velouté et les<br />

paupières les plus soyeuses qu’il soit possible<br />

d’imaginer ; sa bouche, petite à n’y pas fourrer le<br />

bout <strong>du</strong> doigt, ajoutait encore au caractère<br />

enfantin et mignard <strong>de</strong> sa beauté, et les molles<br />

ron<strong>de</strong>urs et les fossettes <strong>de</strong> ses joues avaient un<br />

charme d’ingénuité inexprimable. – Toute sa<br />

chère petite personne me ravissait au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong><br />

toute expression ; j’aimais ses petites mains<br />

662


lanches et frêles qui se laissaient traverser par le<br />

jour, son pied d’oiseau qui se posait à peine par<br />

terre, sa taille qu’un souffle eût brisée, et ses<br />

épaules <strong>de</strong> nacre, encore peu formées, que son<br />

écharpe mise <strong>de</strong> travers trahissait heureusement –<br />

Son babil, où la naïveté donnait un nouveau<br />

piquant à l’esprit qu’elle a naturellement, me<br />

retenait <strong>de</strong>s heures entières, et je me plaisais<br />

singulièrement à la faire causer ; elle disait mille<br />

délicieuses drôleries, tantôt avec une finesse<br />

d’intention extraordinaire, tantôt sans avoir l’air<br />

d’en comprendre la portée le moins <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, ce<br />

qui en faisait quelque chose <strong>de</strong> mille fois plus<br />

attrayant. Je lui donnais <strong>de</strong>s bonbons et <strong>de</strong>s<br />

pastilles que je réservais exprès pour elle dans<br />

une boîte d’écaille blon<strong>de</strong>, ce qui lui plaisait<br />

beaucoup, car elle était frian<strong>de</strong> comme une vraie<br />

chatte qu’elle est. – Aussitôt que j’arrivais, elle<br />

courait à moi et tâtait mes poches pour voir si la<br />

bienheureuse bonbonnière s’y trouvait, je la<br />

faisais courir d’une main à l’autre, et cela faisait<br />

une petite bataille où elle finissait nécessairement<br />

par avoir le <strong>de</strong>ssus et me dévaliser complètement.<br />

Un jour cependant elle se contenta <strong>de</strong> me<br />

663


saluer d’un air très grave et ne vint pas, comme à<br />

son ordinaire, voir si la fontaine <strong>de</strong> sucreries<br />

coulait toujours dans ma poche ; elle restait<br />

fièrement sur sa chaise toute droite et les cou<strong>de</strong>s<br />

en arrière.<br />

– Eh bien ! Ninon, lui dis-je, est-ce que vous<br />

aimez le sel maintenant, ou avez-vous peur que<br />

les bonbons ne vous fassent tomber les <strong>de</strong>nts ? –<br />

Et, en disant cela, je frappai contre la boîte, qui<br />

rendait, sous ma veste, le son le plus mielleux et<br />

le plus sucré <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>.<br />

Elle avança à <strong>de</strong>mi sa petite langue sur le bord<br />

<strong>de</strong> sa bouche, comme pour savourer la douceur<br />

idéale <strong>du</strong> bonbon absent, mais elle ne bougea pas.<br />

Alors je tirai la boîte <strong>de</strong> ma poche, je l’ouvris<br />

et je me mis à avaler religieusement les pralines,<br />

qu’elle aimait par-<strong>de</strong>ssus tout : l’instinct <strong>de</strong> la<br />

gourmandise fut un instant plus fort que sa<br />

résolution ; elle avança la main pour en prendre<br />

et la retira aussitôt en disant : – Je suis trop<br />

gran<strong>de</strong> pour manger <strong>de</strong>s bonbons ! Et elle fit un<br />

soupir.<br />

– Je ne m’étais pas aperçu que vous fussiez<br />

664


eaucoup grandie <strong>de</strong>puis la semaine passée ; vous<br />

êtes donc comme les champignons qui poussent<br />

en une nuit ? Venez que je vous mesure.<br />

– Riez tant que vous voudrez, reprit-elle avec<br />

une charmante moue ; je ne suis plus une petite<br />

fille ; et je veux <strong>de</strong>venir très gran<strong>de</strong>.<br />

– Voilà d’excellentes résolutions dans<br />

lesquelles il faut persévérer ; – et pourrait-on, ma<br />

chère <strong>de</strong>moiselle, savoir à propos <strong>de</strong> quoi ces<br />

triomphantes idées vous sont tombées dans la<br />

tête ? Car, il y a huit jours, vous paraissiez vous<br />

trouver fort bien d’être petite, et vous croquiez les<br />

pralines sans vous soucier autrement <strong>de</strong><br />

compromettre votre dignité.<br />

<strong>La</strong> petite personne me regarda avec un air<br />

singulier, promena ses yeux autour d’elle, et,<br />

quand elle se fut bien assurée que l’on ne pouvait<br />

nous entendre, se pencha vers moi d’une façon<br />

mystérieuse, et me dit :<br />

– J’ai un amoureux.<br />

– Diable ! je ne m’étonne plus si vous ne<br />

voulez plus <strong>de</strong> pastilles ; vous avez cependant eu<br />

665


tort <strong>de</strong> n’en pas prendre, vous auriez joué à la<br />

dînette avec lui, ou vous les auriez troquées<br />

contre un volant.<br />

L’enfant fit un dédaigneux mouvement<br />

d’épaules et eut l’air <strong>de</strong> me prendre en parfaite<br />

pitié. – Comme elle gardait toujours son attitu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> reine offensée, je continuai :<br />

– Quel est le nom <strong>de</strong> ce glorieux personnage ?<br />

Arthur, je suppose, ou bien Henri. – C’étaient<br />

<strong>de</strong>ux petits garçons avec lesquels elle avait<br />

l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> jouer, et qu’elle appelait ses maris.<br />

– Non, ni Arthur, ni Henri, dit-elle en fixant<br />

sur moi son œil clair et transparent, – un<br />

monsieur. – Elle leva sa main au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête<br />

pour me donner une idée <strong>de</strong> hauteur.<br />

– Aussi haut que cela ? Mais ceci <strong>de</strong>vient<br />

grave. – Quel est donc cet amoureux si grand ?<br />

– Monsieur Théodore, je veux bien vous le<br />

dire, mais il ne faudra en parler à personne, ni à<br />

maman, ni à Polly (sa gouvernante), ni à vos amis<br />

qui trouvent que je suis une enfant et qui se<br />

moqueraient <strong>de</strong> moi.<br />

666


Je lui promis le plus inviolable secret, car<br />

j’étais fort curieuse <strong>de</strong> savoir quel était ce galant<br />

personnage, et la petite, voyant que je tournais la<br />

chose en plaisanterie, hésitait à me faire la<br />

confi<strong>de</strong>nce entière.<br />

Rassurée par la parole d’honneur que je lui<br />

donnai <strong>de</strong> m’en taire soigneusement, elle quitta<br />

son fauteuil, vint se pencher au dos <strong>du</strong> mien, et<br />

me souffla très bas à l’oreille le nom <strong>du</strong> prince<br />

chéri.<br />

Je restai confon<strong>du</strong>e : c’était le chevalier <strong>de</strong><br />

G***, – un animal fangeux et indécrottable, avec<br />

un moral <strong>de</strong> maître d’école et un physique <strong>de</strong><br />

tambour-major, l’homme le plus crapuleusement<br />

débauché qu’il fût possible <strong>de</strong> voir, – un vrai<br />

satyre, moins les pieds <strong>de</strong> bouc et les oreilles<br />

pointues. Cela m’inspira <strong>de</strong>s craintes sérieuses<br />

pour la chère Ninon, et je me promis d’y mettre<br />

bon ordre. Des personnes entrèrent, et la<br />

conversation en resta là.<br />

Je me retirai dans un coin, et je cherchai dans<br />

ma tête les moyens d’empêcher que les choses<br />

n’allassent plus loin, car c’eût été un véritable<br />

667


meurtre qu’une aussi délicieuse créature échut à<br />

un drôle aussi fieffé.<br />

<strong>La</strong> mère <strong>de</strong> la petite était une espèce <strong>de</strong> femme<br />

galante qui donnait à jouer et tenait un bureau<br />

d’esprit. On lisait chez elle <strong>de</strong> mauvais vers et<br />

l’on y perdait <strong>de</strong> bons écus ; ce qui était une<br />

compensation. – Elle aimait peu sa fille, qui était<br />

pour elle une manière d’extrait <strong>de</strong> baptême vivant<br />

qui la gênait dans la falsification <strong>de</strong> sa<br />

chronologie. – D’ailleurs, elle se faisait<br />

gran<strong>de</strong>lette, et ses charmes naissants donnaient<br />

lieu à <strong>de</strong>s comparaisons qui n’étaient pas à<br />

l’avantage <strong>du</strong> prototype déjà ren<strong>du</strong> un peu fruste<br />

par le frottement <strong>de</strong>s années et <strong>de</strong>s hommes.<br />

L’enfant était donc assez négligée et laissée sans<br />

défense aux entreprises <strong>de</strong>s gredins familiers <strong>de</strong><br />

la maison. – Si sa mère se fût occupée d’elle, ce<br />

n’eût été probablement que pour tirer bon parti <strong>de</strong><br />

sa jeunesse et se faire une ferme <strong>de</strong> sa beauté et<br />

<strong>de</strong> son innocence. – D’une façon ou <strong>de</strong> l’autre, le<br />

sort qui l’attendait n’était pas douteux. – Cela me<br />

faisait <strong>de</strong> la peine, car c’était une charmante<br />

petite créature qui méritait assurément mieux,<br />

une perle <strong>de</strong> la plus belle eau per<strong>du</strong>e dans ce<br />

668


ourbier infect ; cette idée me toucha au point<br />

que je résolus <strong>de</strong> la tirer à tout prix <strong>de</strong> cette<br />

affreuse maison.<br />

<strong>La</strong> première chose à faire, c’était d’empêcher<br />

le chevalier <strong>de</strong> poursuivre sa pointe. – Ce que je<br />

trouvai <strong>de</strong> mieux et <strong>de</strong> plus simple, ce fut <strong>de</strong> lui<br />

chercher querelle et <strong>de</strong> le faire battre avec moi, et<br />

j’eus toutes les peines <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>, car il est poltron<br />

au possible et craint les coups plus que qui que ce<br />

soit au mon<strong>de</strong>.<br />

Enfin je lui en dis tant et <strong>de</strong> si piquantes qu’il<br />

fallut bien qu’il se décidât à venir sur le pré,<br />

quoique fort à contre-cœur. – Je le menaçai<br />

même <strong>de</strong> le faire rosser <strong>de</strong> coups <strong>de</strong> bâton par<br />

mon laquais, s’il ne faisait meilleure contenance.<br />

– Il savait pourtant assez bien tirer l’épée, mais la<br />

peur le troublait tellement qu’à peine les fers<br />

croisés je trouvai le moyen <strong>de</strong> lui administrer un<br />

joli petit coup <strong>de</strong> pointe qui le mit pour quinze<br />

jours au lit. – Cela me suffisait ; je n’avais pas<br />

envie <strong>de</strong> le tuer, et j’aimais autant le laisser vivre<br />

pour qu’il fût pen<strong>du</strong> plus tard ; soin touchant dont<br />

il aurait dû me savoir plus <strong>de</strong> gré ! – Mon drôle<br />

669


éten<strong>du</strong> entre <strong>de</strong>ux draps et dûment ficelé <strong>de</strong><br />

ban<strong>de</strong>lettes, il n’y avait plus qu’à déci<strong>de</strong>r la petite<br />

à quitter la maison, ce qui n’était pas<br />

excessivement difficile.<br />

Je lui fis un conte sur la disparition <strong>de</strong> son<br />

amoureux, dont elle s’inquiétait<br />

extraordinairement. Je lui dis qu’il s’en était allé<br />

avec une comédienne <strong>de</strong> la troupe qui était alors à<br />

C*** : ce qui l’indigna, comme tu peux croire. –<br />

Mais je la consolai en lui disant toute sorte <strong>de</strong><br />

mal <strong>du</strong> chevalier, qui était laid, ivrogne et déjà<br />

vieux, et je finis par lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si elle<br />

n’aimerait pas mieux que je fusse son galant. –<br />

Elle répondit qu’elle le voulait bien, parce que<br />

j’étais plus beau, et que mes habits étaient neufs.<br />

– Cette naïveté, dite avec un sérieux énorme, me<br />

fit rire jusqu’aux larmes. – Je montai la tête <strong>de</strong> la<br />

petite, et fis si bien que je la décidai à quitter la<br />

maison. – Quelques bouquets, à peu près autant<br />

<strong>de</strong> baisers, et un collier <strong>de</strong> perles que je lui<br />

donnai la charmèrent à un point difficile à<br />

décrire, et elle prenait <strong>de</strong>vant ses petites amies un<br />

air important on ne peut plus risible.<br />

670


Je fis faire un costume <strong>de</strong> page très élégant et<br />

très riche à peu près à sa taille, car je ne pouvais<br />

l’emmener dans ses habits <strong>de</strong> fille, à moins <strong>de</strong> me<br />

remettre moi-même en femme, ce que je ne<br />

voulais pas faire.<br />

J’achetai un petit cheval doux et facile à<br />

monter, et pourtant assez bon coureur pour suivre<br />

mon barbe quand il me plaisait d’aller vite. Puis<br />

je dis à la belle <strong>de</strong> tâcher <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre à la brume<br />

sur la porte, et que je l’y prendrais : ce qu’elle<br />

exécuta très ponctuellement. – Je la trouvai qui se<br />

tenait en faction <strong>de</strong>rrière le battant entrebâillé. –<br />

Je passai fort près <strong>de</strong> la maison ; elle sortit, je lui<br />

tendis la main, elle appuya son pied sur la pointe<br />

<strong>du</strong> mien, et sauta fort lestement en croupe, car<br />

elle était d’une agilité merveilleuse. Je piquai<br />

mon cheval, et, par sept ou huit ruelles<br />

détournées et désertes, je trouvai moyen <strong>de</strong><br />

revenir chez moi sans que personne nous vît.<br />

Je lui fis quitter ses habits pour mettre son<br />

travestissement, et je lui servis moi-même <strong>de</strong><br />

femme <strong>de</strong> chambre ; elle fit d’abord quelques<br />

façons, et voulait s’habiller toute seule ; mais je<br />

671


lui fis comprendre que cela perdrait beaucoup <strong>de</strong><br />

temps, et que, d’ailleurs, étant ma maîtresse, il<br />

n’y avait pas le moindre inconvénient, et que cela<br />

se pratiquait ainsi entre amants. – Il n’en fallait<br />

pas tant pour la convaincre, et elle se prêta à la<br />

circonstance <strong>de</strong> la meilleure grâce <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>.<br />

Son corps était une petite merveille <strong>de</strong><br />

délicatesse – Ses bras, un peu maigres comme<br />

ceux <strong>de</strong> toute jeune fille, étaient d’une suavité <strong>de</strong><br />

linéaments inexprimable, et sa gorge naissante<br />

faisait <strong>de</strong> si charmantes promesses qu’aucune<br />

gorge plus formée n’eût pu soutenir la<br />

comparaison. – Elle avait encore toutes les grâces<br />

<strong>de</strong> l’enfant et déjà tout le charme <strong>de</strong> la femme ;<br />

elle était dans cette nuance adorable <strong>de</strong> transition<br />

<strong>de</strong> la petite fille à la jeune fille : nuance fugitive,<br />

insaisissable, époque délicieuse où la beauté est<br />

pleine d’espérance, et où chaque jour, au lieu<br />

d’enlever quelque chose à vos amours, y ajoute<br />

<strong>de</strong> nouvelles perfections.<br />

Son costume lui allait on ne peut mieux. Il lui<br />

donnait un petit air mutin très curieux et très<br />

récréatif, et qui la fit rire aux éclats quand je lui<br />

672


présentai le miroir pour qu’elle jugeât <strong>de</strong> l’effet<br />

<strong>de</strong> sa toilette. Je lui fis ensuite manger quelques<br />

biscuits trempés dans <strong>du</strong> vin d’Espagne, afin <strong>de</strong><br />

lui donner <strong>du</strong> courage et <strong>de</strong> lui faire mieux<br />

supporter la fatigue <strong>de</strong> la route.<br />

Les chevaux nous attendaient tout sellés dans<br />

la cour ; – elle monta assez délibérément sur le<br />

sien, j’enfourchai l’autre, et nous partîmes. – <strong>La</strong><br />

nuit était complètement tombée, et <strong>de</strong> rares<br />

lumières, qui s’éteignaient d’instant en instant,<br />

faisaient voir que l’honnête ville <strong>de</strong> C*** était<br />

occupée vertueusement comme doit le faire toute<br />

ville <strong>de</strong> province au coup <strong>de</strong> neuf heures.<br />

Nous ne pouvions pas aller très vite, car Ninon<br />

n’était pas meilleure écuyère qu’il ne le fallait, et,<br />

quand son cheval prenait le trot, elle se<br />

cramponnait <strong>de</strong> toutes ses forces après la crinière.<br />

– Cependant, le len<strong>de</strong>main matin, nous étions<br />

assez loin pour que l’on ne pût nous rattraper, à<br />

moins <strong>de</strong> faire une diligence extrême ; mais l’on<br />

ne nous poursuivit pas, ou <strong>du</strong> moins, si on le fit,<br />

ce fut dans une direction opposée à celle que<br />

nous avions suivie.<br />

673


Je m’attachai singulièrement à la petite belle.<br />

– Je ne t’avais plus avec moi, ma chère Graciosa,<br />

et j’éprouvais un besoin immense d’aimer<br />

quelqu’un ou quelque chose, d’avoir avec moi<br />

soit un chien, soit un enfant à caresser<br />

familièrement. – Ninon était cela pour moi ; –<br />

elle couchait dans mon lit, et passait pour dormir<br />

ses petits bras autour <strong>de</strong> mon corps ; – elle se<br />

croyait très sérieusement ma maîtresse, et ne<br />

doutait pas que je ne fusse un homme ; sa gran<strong>de</strong><br />

jeunesse et son extrême innocence l’entretenaient<br />

dans cette erreur que j’avais gardé <strong>de</strong> dissiper. –<br />

Les baisers que je lui donnais complétaient<br />

parfaitement son illusion, car son idée n’allait pas<br />

encore au-<strong>de</strong>là, et ses désirs ne parlaient pas<br />

assez haut pour lui faire soupçonner autre chose.<br />

Au reste, elle ne se trompait qu’à <strong>de</strong>mi.<br />

Et, réellement, il y avait entre elle et moi la<br />

même différence qu’il y a entre moi et les<br />

hommes. – Elle était si diaphane, si svelte, si<br />

légère, d’une nature si délicate et si choisie<br />

qu’elle est une femme même pour moi qui suis<br />

femme, et qui ai l’air d’un Hercule à côté d’elle.<br />

Je suis gran<strong>de</strong> et brune, elle est petite et blon<strong>de</strong> ;<br />

674


ses traits sont tellement doux qu’ils font paraître<br />

les miens presque <strong>du</strong>rs et austères, et sa voix est<br />

un gazouillement si mélodieux que ma voix<br />

semble <strong>du</strong>re près <strong>de</strong> la sienne. Un homme qui<br />

l’aurait la briserait en morceaux, et j’ai toujours<br />

peur que le vent ne l’emporte quelque beau<br />

matin. – Je la voudrais enfermer dans une boîte<br />

<strong>de</strong> coton et la porter suspen<strong>du</strong>e à mon cou. – Tu<br />

ne te figures pas, ma bonne amie, combien elle a<br />

<strong>de</strong> grâce et d’esprit, <strong>de</strong> chatteries délicieuses, <strong>de</strong><br />

mignardises enfantines, <strong>de</strong> petites façons et <strong>de</strong><br />

gentilles manières. C’est bien la plus adorable<br />

créature qui soit, et il eût été vraiment dommage<br />

qu’elle fût restée avec son indigne mère. Je<br />

mettais une joie maligne à dérober ainsi ce trésor<br />

à la rapacité <strong>de</strong>s hommes. J’étais le griffon qui<br />

empêchait d’en approcher, et, si je n’en jouissais<br />

pas moi-même, au moins personne n’en<br />

jouissait : idée toujours consolante, quoi qu’en<br />

puissent dire tous les sots détracteurs <strong>de</strong><br />

l’égoïsme.<br />

Je me proposais <strong>de</strong> la conserver aussi<br />

longtemps que possible dans l’ignorance où elle<br />

était, et <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong>r auprès <strong>de</strong> moi jusqu’à ce<br />

675


qu’elle ne voulût plus y rester ou que j’eusse<br />

trouvé à lui assurer un sort.<br />

Sous son costume <strong>de</strong> petit garçon, je<br />

l’emmenais dans tous mes voyages, à droite et à<br />

gauche ; ce genre <strong>de</strong> vie lui plaisait<br />

singulièrement, et l’agrément qu’elle y prenait<br />

l’aidait à en supporter les fatigues. – Partout on<br />

me complimentait sur l’exquise beauté <strong>de</strong> mon<br />

page, et je ne doute pas qu’il n’ait fait naître à<br />

beaucoup <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> l’idée précisément inverse <strong>de</strong><br />

ce qui était. Plusieurs même cherchèrent à s’en<br />

éclaircir ; mais je ne laissais la petite parler à<br />

personne, et les curieux furent tout à fait<br />

désappointés.<br />

Tous les jours je découvrais dans cette aimable<br />

enfant quelque nouvelle qualité qui me la faisait<br />

chérir davantage et m’applaudir <strong>de</strong> la résolution<br />

que j’avais prise. – Assurément les hommes<br />

n’étaient pas dignes <strong>de</strong> la possé<strong>de</strong>r, et il eût été<br />

déplorable que tant <strong>de</strong> charmes <strong>du</strong> corps et <strong>de</strong><br />

l’âme eussent été livrés à leurs appétits brutaux et<br />

à leur cynique dépravation.<br />

Une femme seule pouvait l’aimer assez<br />

676


délicatement et assez tendrement. – Un côté <strong>de</strong><br />

mon caractère, qui n’eût pu se développer dans<br />

une autre liaison et qui se mit tout à fait au jour<br />

dans celle-ci, c’est le besoin et l’envie <strong>de</strong><br />

protéger, ce qui est habituellement l’affaire <strong>de</strong>s<br />

hommes. Il m’eût extrêmement déplu, si j’eusse<br />

pris un amant, qu’il se donnât <strong>de</strong>s airs <strong>de</strong> me<br />

défendre, par la raison que c’est un soin que<br />

j’aime à prendre avec les gens qui me plaisent, et<br />

que mon orgueil se trouve beaucoup mieux <strong>du</strong><br />

premier rôle que <strong>du</strong> second, quoique le second<br />

soit plus agréable. – Aussi je me sentais contente<br />

<strong>de</strong> rendre à ma chère petite tous les soins que<br />

j’eusse dû aimer à recevoir, comme <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>r<br />

dans les chemins difficiles, <strong>de</strong> lui tenir la bri<strong>de</strong> et<br />

l’étrier, <strong>de</strong> la servir à table, <strong>de</strong> la déshabiller et <strong>de</strong><br />

la mettre au lit, <strong>de</strong> la défendre si quelqu’un<br />

l’insultait, enfin <strong>de</strong> faire pour elle tout ce que<br />

l’amant le plus passionné et le plus attentif fait<br />

pour une maîtresse adorée.<br />

Je perdais insensiblement l’idée <strong>de</strong> mon sexe,<br />

et je me souvenais à peine, <strong>de</strong> loin en loin, que<br />

j’étais femme ; dans les commencements, il<br />

m’échappait souvent <strong>de</strong> dire, sans y songer,<br />

677


quelque chose comme cela qui n’était pas<br />

congruent avec l’habit que je portais. Maintenant<br />

cela ne m’arrive plus, et même, lorsque je t’écris,<br />

à toi qui es dans la confi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> mon secret, je<br />

gar<strong>de</strong> quelquefois dans les adjectifs une virilité<br />

inutile. S’il me reprend jamais fantaisie d’aller<br />

chercher mes jupes dans le tiroir où je les ai<br />

laissées, ce dont je doute fort, à moins que je ne<br />

<strong>de</strong>vienne amoureuse <strong>de</strong> quelque jeune beau,<br />

j’aurai <strong>de</strong> la peine à perdre cette habitu<strong>de</strong>, et, au<br />

lieu d’une femme déguisée en homme, j’aurai<br />

l’air d’un homme déguisé en femme. En vérité, ni<br />

l’un ni l’autre <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux sexes n’est le mien ; je<br />

n’ai ni la soumission imbécile, ni la timidité, ni<br />

les petitesses <strong>de</strong> la femme ; je n’ai pas les vices<br />

<strong>de</strong>s hommes, leur dégoûtante crapule et leurs<br />

penchants brutaux : – je suis d’un troisième sexe<br />

à part qui n’a pas encore <strong>de</strong> nom : au-<strong>de</strong>ssus ou<br />

au-<strong>de</strong>ssous, plus défectueux ou supérieur : j’ai le<br />

corps et l’âme d’une femme, l’esprit et la force<br />

d’un homme, et j’ai trop ou pas assez <strong>de</strong> l’un et<br />

<strong>de</strong> l’autre pour me pouvoir accoupler avec l’un<br />

d’eux.<br />

Ô Graciosa ! je ne pourrai jamais aimer<br />

678


complètement personne ni homme ni femme ;<br />

quelque chose d’inassouvi gron<strong>de</strong> toujours en<br />

moi, et l’amant ou l’amie ne répond qu’à une<br />

seule face <strong>de</strong> mon caractère. Si j’avais un amant,<br />

ce qu’il y a <strong>de</strong> féminin en moi dominerait sans<br />

doute pour quelque temps ce qu’il y a <strong>de</strong> viril,<br />

mais cela <strong>du</strong>rerait peu, et je sens que je ne serais<br />

contentée qu’à <strong>de</strong>mi ; si l’ai une amie, l’idée <strong>de</strong> la<br />

volupté corporelle m’empêche <strong>de</strong> goûter<br />

entièrement la pure volupté <strong>de</strong> l’âme ; en sorte<br />

que je ne sais où m’arrêter, et que je flotte<br />

perpétuellement <strong>de</strong> l’un à l’autre.<br />

Ma chimère serait d’avoir tour à tour les <strong>de</strong>ux<br />

sexes pour satisfaire à cette double nature : –<br />

homme aujourd’hui, femme <strong>de</strong>main, je<br />

réserverais pour mes amants mes tendresses<br />

langoureuses, mes façons soumises et dévouées,<br />

mes plus molles caresses, mes petits soupirs<br />

mélancoliquement filés, tout ce qui tient dans<br />

mon caractère <strong>du</strong> chat et <strong>de</strong> la femme ; puis, avec<br />

mes maîtresses, je serais entreprenant, hardi,<br />

passionné, avec les manières triomphantes, le<br />

chapeau sur l’oreille, une tournure <strong>de</strong> capitan et<br />

d’aventurier. Ma nature se pro<strong>du</strong>irait ainsi tout<br />

679


entière au jour, et je serais parfaitement heureuse,<br />

car le vrai bonheur est <strong>de</strong> se pouvoir développer<br />

librement en tous sens et d’être tout ce qu’on peut<br />

être.<br />

Mais ce sont là <strong>de</strong>s choses impossibles, et il<br />

n’y faut pas songer.<br />

J’avais enlevé la petite dans l’idée <strong>de</strong> donner<br />

le change à mes penchants et <strong>de</strong> détourner sur<br />

quelqu’un toute cette vague tendresse qui flotte<br />

dans mon âme et l’inon<strong>de</strong> ; je l’avais prise<br />

comme une espèce d’échappement à mes facultés<br />

aimantes ; mais je reconnus bientôt, malgré toute<br />

l’affection que je lui portais, quel vi<strong>de</strong> immense,<br />

quel abîme sans fond elle laissait dans mon cœur,<br />

combien ses plus tendres caresses me<br />

satisfaisaient peu !... – Je résolus d’essayer d’un<br />

amant, mais il se passa longtemps sans que je<br />

rencontrasse quelqu’un qui ne me déplût pas. J’ai<br />

oublié <strong>de</strong> te dire que Rosette, ayant découvert où<br />

j’étais allée, m’avait écrit la lettre la plus<br />

suppliante pour que je l’allasse voir ; je ne pus le<br />

lui refuser, et j’allai la rejoindre à la campagne où<br />

elle était. – J’y suis retournée plusieurs fois<br />

680


<strong>de</strong>puis et même tout <strong>de</strong>rnièrement. – Rosette,<br />

désespérée <strong>de</strong> ne pas m’avoir eue pour amant,<br />

s’était jetée dans le tourbillon <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> et dans<br />

la dissipation, comme toutes les âmes tendres qui<br />

ne sont pas religieuses et qui ont été froissées<br />

dans leur premier amour ; – elle avait eu<br />

beaucoup d’aventures en peu <strong>de</strong> temps, et la liste<br />

<strong>de</strong> ses conquêtes était déjà fort nombreuse, car<br />

tout le mon<strong>de</strong> n’avait pas pour lui résister les<br />

mêmes raisons que moi.<br />

Elle avait avec elle un jeune homme nommé<br />

d’Albert, qui était pour lors son galant en pied. –<br />

Je parus lui faire une impression toute<br />

particulière, et il se prit tout d’abord pour moi<br />

d’une amitié fort vive. – Quoiqu’il la traitât avec<br />

beaucoup d’égards, et qu’il eût avec elle <strong>de</strong>s<br />

manières assez tendres, au fond il n’aimait pas<br />

Rosette, – non par satiété ni par dégoût, mais<br />

plutôt parce qu’elle ne répondait pas à certaines<br />

idées, vraies ou fausses, qu’il s’était faites <strong>de</strong><br />

l’amour et <strong>de</strong> la beauté. Un nuage idéal<br />

s’interposait entre elle et lui, et l’empêchait d’être<br />

heureux comme il aurait dû l’être sans cela. –<br />

Évi<strong>de</strong>mment son rêve n’était pas accompli, et il<br />

681


soupirait après autre chose. – Mais il ne cherchait<br />

pas et restait fidèle à <strong>de</strong>s liens qui lui pesaient ;<br />

car il a dans l’âme un peu plus <strong>de</strong> délicatesse et<br />

d’honneur que n’en ont la plupart <strong>de</strong>s hommes, et<br />

son cœur est bien loin d’être aussi corrompu que<br />

son esprit. – Ne sachant pas que Rosette n’avait<br />

jamais été amoureuse que <strong>de</strong> moi, et l’était<br />

encore, à travers toutes ses intrigues et ses folies,<br />

il craignait <strong>de</strong> l’affliger en lui laissant voir qu’il<br />

ne l’aimait pas : cette considération le retenait, et<br />

il se sacrifiait le plus généreusement <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>.<br />

Le caractère <strong>de</strong> mes traits lui plut<br />

extraordinairement, car il attache une importance<br />

extrême à la forme extérieure, tant et si bien qu’il<br />

<strong>de</strong>vint amoureux <strong>de</strong> moi, malgré mes habits<br />

d’homme et la formidable rapière que je porte au<br />

côté. – J’avoue que je lui sus bon gré <strong>de</strong> la finesse<br />

<strong>de</strong> son instinct, et que j’eus pour lui quelque<br />

estime <strong>de</strong> m’avoir distinguée sous ces trompeuses<br />

apparences. – Dans le commencement, il se crut<br />

pourvu d’un goût beaucoup plus dépravé qu’il ne<br />

l’était en effet, et je riais intérieurement <strong>de</strong> le voir<br />

se tourmenter ainsi. – Il avait quelquefois, en<br />

m’abordant, <strong>de</strong>s mines effarouchées qui me<br />

682


divertissaient on ne peut plus, et le penchant bien<br />

naturel qui l’entraînait vers moi lui paraissait une<br />

impulsion diabolique à laquelle on n’eût trop su<br />

résister.<br />

En ces occasions, il se rejetait sur Rosette avec<br />

furie, et s’efforçait <strong>de</strong> reprendre <strong>de</strong>s habitu<strong>de</strong>s<br />

d’amour plus orthodoxes ; puis il revenait à moi<br />

comme <strong>de</strong> raison plus enflammé qu’auparavant.<br />

Puis cette lumineuse idée que je pouvais bien être<br />

une femme se glissa dans son esprit. Pour s’en<br />

convaincre, il se mit à m’observer et à m’étudier<br />

avec l’attention la plus minutieuse ; il doit<br />

connaître particulièrement chacun <strong>de</strong> mes<br />

cheveux et savoir au juste combien j’ai <strong>de</strong> cils<br />

aux paupières ; mes pieds, mes mains, mon cou,<br />

mes joues, le moindre <strong>du</strong>vet au coin <strong>de</strong> ma lèvre,<br />

il a tout examiné, tout comparé, tout analysé, et<br />

<strong>de</strong> cette investigation où l’artiste aidait l’amant il<br />

est ressorti, clair comme le jour (quand il est<br />

clair), que j’étais bien et dûment une femme, et<br />

<strong>de</strong> plus son idéal, le type <strong>de</strong> sa beauté, la réalité<br />

<strong>de</strong> son rêve ;<br />

– merveilleuse découverte !<br />

683


Il ne restait plus qu’à m’attendrir et à se faire<br />

octroyer le don d’amoureuse merci, – pour<br />

constater tout à fait <strong>de</strong> mon sexe. – Une comédie<br />

que nous jouâmes et dans laquelle je parus en<br />

femme le décida complètement. Je lui fis<br />

quelques œilla<strong>de</strong>s équivoques, et je me servis <strong>de</strong><br />

quelques passages <strong>de</strong> mon rôle, analogues à notre<br />

situation, pour l’enhardir et le pousser à se<br />

déclarer – Car, si je ne l’aimais pas avec passion,<br />

il me plaisait assez pour ne point le laisser sécher<br />

d’amour sur pied ; et comme <strong>de</strong>puis ma<br />

transformation il avait le premier soupçonné que<br />

j’étais femme, il était bien juste que je<br />

l’éclairasse sur ce point important, et j’étais<br />

résolue à ne pas lui laisser l’ombre <strong>du</strong> doute.<br />

Il vint plusieurs fois dans ma chambre avec sa<br />

déclaration sur les lèvres, mais il n’osa pas la<br />

débiter ; – car, effectivement, il est difficile <strong>de</strong><br />

parler d’amour à quelqu’un qui a les mêmes<br />

habits que vous et qui essaye <strong>de</strong>s bottes à<br />

l’écuyère. Enfin, ne pouvant prendre cela sur lui,<br />

il m’écrivit une longue lettre, très pindarique, où<br />

il m’expliquait fort au long ce que je savais<br />

mieux que lui.<br />

684


Je ne sais trop ce que je dois faire. – Admettre<br />

sa requête ou la rejeter, – ce serait immodérément<br />

vertueux ; – d’ailleurs, il aurait un trop grand<br />

chagrin <strong>de</strong> se voir refuser : si nous rendons<br />

malheureux les gens qui nous aiment, que feronsnous<br />

donc à ceux qui nous haïssent ? – Peut-être<br />

serait-il plus strictement convenable <strong>de</strong> faire la<br />

cruelle quelque temps et d’attendre au moins un<br />

mois avant <strong>de</strong> dégrafer la peau <strong>de</strong> tigresse pour se<br />

mettre humainement en chemise. – Mais, puisque<br />

je suis résolue à lui cé<strong>de</strong>r, autant vaut tout <strong>de</strong><br />

suite que plus tard ; – je ne conçois pas trop ces<br />

belles résistances mathématiquement gra<strong>du</strong>ées<br />

qui abandonnent une main aujourd’hui, <strong>de</strong>main<br />

l’autre, puis le pied, puis la jambe et le genou<br />

jusqu’à la jarretière exclusivement, et ces vertus<br />

intraitables toujours prêtes à se pendre à la<br />

sonnette, si l’on dépasse d’une ligne le terrain<br />

qu’elles ont résolu <strong>de</strong> laisser prendre ce jour-là, –<br />

cela me fait rire <strong>de</strong> voir ces Lucrèces<br />

méthodiques qui marchent à reculons avec les<br />

signes <strong>du</strong> plus virginal effroi, et jettent <strong>de</strong> temps<br />

en temps un regard furtif par-<strong>de</strong>ssus leur épaule<br />

pour s’assurer si le sofa où elles doivent tomber<br />

685


est bien directement <strong>de</strong>rrière elles. – C’est un<br />

soin que je ne saurais prendre.<br />

Je n’aime pas d’Albert, <strong>du</strong> moins dans le sens<br />

que je donne à ce mot, mais j’ai certainement <strong>du</strong><br />

goût et <strong>du</strong> penchant pour lui ; – son esprit me<br />

plaît et sa personne ne me rebute pas : il n’est pas<br />

beaucoup <strong>de</strong> gens dont je puisse en dire autant. Il<br />

n’a pas tout, mais il a quelque chose ; – ce qui me<br />

plaît en lui, c’est qu’il ne cherche pas à s’assouvir<br />

brutalement comme les autres hommes ; il a une<br />

perpétuelle aspiration et un souffle toujours<br />

soutenu vers le beau, – vers le beau matériel<br />

seulement, il est vrai, mais c’est encore un noble<br />

penchant, et qui suffit à le maintenir dans les<br />

pures régions. – Sa con<strong>du</strong>ite avec Rosette prouve<br />

<strong>de</strong> l’honnêteté <strong>de</strong> cœur, honnêteté plus rare que<br />

l’autre, s’il est possible.<br />

Et puis, s’il faut que je te le dise, je suis<br />

possédée <strong>de</strong>s plus violents désirs, – je languis et<br />

je meurs <strong>de</strong> volupté ; – car l’habit que je porte, en<br />

m’engageant dans toute sorte d’aventures avec<br />

les femmes, me protège trop parfaitement contre<br />

les entreprises <strong>de</strong>s hommes ; une idée <strong>de</strong> plaisir<br />

686


qui ne se réalise jamais flotte vaguement dans ma<br />

tête, et ce rêve plat et sans couleur me fatigue et<br />

m’ennuie. – Tant <strong>de</strong> femmes posées dans le plus<br />

chaste milieu mènent une vie <strong>de</strong> prostituées ! et<br />

moi, par un contraste assez bouffon, je reste<br />

chaste et vierge comme la froi<strong>de</strong> Diane ellemême,<br />

au sein <strong>de</strong> la dissipation la plus éparpillée<br />

et entourée <strong>de</strong>s plus grands débauchés <strong>du</strong> siècle.<br />

– Cette ignorance <strong>du</strong> corps que n’accompagne<br />

pas l’ignorance <strong>de</strong> l’esprit est la plus misérable<br />

chose qui soit. Pour que ma chair n’ait pas à faire<br />

la fière <strong>de</strong>vant mon âme, je veux la souiller<br />

également, si toutefois c’est une souillure plus<br />

que <strong>de</strong> boire et <strong>de</strong> manger, – ce dont je doute. –<br />

En un mot, je veux savoir ce que c’est qu’un<br />

homme, et le plaisir qu’il donne. Puisque<br />

d’Albert m’a reconnue sous mon travestissement,<br />

il est bien juste qu’il soit récompensé <strong>de</strong> sa<br />

pénétration ; il est le premier qui ait <strong>de</strong>viné que<br />

j’étais une femme, et je lui prouverai <strong>de</strong> mon<br />

mieux que ses soupçons étaient fondés. – Il serait<br />

peu charitable <strong>de</strong> lui laisser croire qu’il n’a eu<br />

qu’un goût monstrueux.<br />

C’est donc d’Albert qui résoudra mes doutes<br />

687


et me donnera ma première leçon d’amour : il ne<br />

s’agit plus maintenant que d’amener la chose<br />

d’une façon toute poétique. J’ai envie <strong>de</strong> ne pas<br />

répondre à sa lettre et <strong>de</strong> lui faire froi<strong>de</strong> mine<br />

pendant quelques jours. Quand je le verrai bien<br />

triste et bien désespéré, invectivant les dieux,<br />

montrant le poing à la création, et regardant les<br />

puits pour voir s’ils ne sont pas trop profonds<br />

pour s’y jeter, – je me retirerai comme Peau<br />

d’Âne au fond <strong>du</strong> corridor, et je mettrai ma robe<br />

couleur <strong>du</strong> temps, – c’est-à-dire mon costume <strong>de</strong><br />

Rosalin<strong>de</strong> ; car ma gar<strong>de</strong>-robe féminine est très<br />

restreinte. Puis j’irai chez lui, radieuse comme un<br />

paon qui fait la roue, montrant avec ostentation<br />

ce que je dissimule ordinairement avec le plus<br />

grand soin, et n’ayant qu’un petit tour <strong>de</strong> gorge<br />

en <strong>de</strong>ntelles très bas et très dégagé, et je lui dirai<br />

<strong>du</strong> ton le plus pathétique que je pourrai prendre :<br />

« Ô très élégiaque et très perspicace jeune<br />

homme ! je suis bien véritablement une jeune et<br />

pudique beauté, qui vous adore par-<strong>de</strong>ssus le<br />

marché, et qui ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu’à vous faire plaisir<br />

et à elle aussi. – Voyez si cela vous convient, et,<br />

s’il vous reste encore quelque scrupule, touchez<br />

688


ceci, allez en paix, et péchez le plus que vous<br />

pourrez. »<br />

Ce beau discours achevé, je me laisserai<br />

tomber à <strong>de</strong>mi pâmée dans ses bras, et, tout en<br />

poussant <strong>de</strong> mélancoliques soupirs, je ferai sauter<br />

adroitement l’agrafe <strong>de</strong> ma robe <strong>de</strong> façon à me<br />

trouver dans le costume <strong>de</strong> rigueur, c’est-à-dire à<br />

moitié nue. – D’Albert fera le reste, et j’espère<br />

que, le len<strong>de</strong>main matin, je saurai à quoi m’en<br />

tenir sur toutes ces belles choses qui me troublent<br />

la cervelle <strong>de</strong>puis si longtemps. – En contentant<br />

ma curiosité, j’aurai <strong>de</strong> plus le plaisir d’avoir fait<br />

un heureux.<br />

Je me propose aussi d’aller rendre à Rosette<br />

une visite dans le même costume, et <strong>de</strong> lui faire<br />

voir que, si je n’ai pas répon<strong>du</strong> à son amour, ce<br />

n’était ni par froi<strong>de</strong>ur ni par dégoût. – Je ne veux<br />

pas qu’elle gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> moi cette mauvaise opinion,<br />

et elle mérite, aussi bien que d’Albert, que je<br />

trahisse mon incognito en sa faveur. – Quelle<br />

mine fera-t-elle à cette révélation ? – Son orgueil<br />

en sera consolé, mais son amour en gémira.<br />

Adieu, toute belle et toute bonne ; prie le bon<br />

689


Dieu que le plaisir ne me paraisse pas aussi peu<br />

<strong>de</strong> chose que ceux qui le dispensent. J’ai<br />

plaisanté tout le long <strong>de</strong> cette lettre, et cependant<br />

ce que je vais essayer est une chose grave et dont<br />

le reste <strong>de</strong> ma vie se peut ressentir.<br />

690


XVI<br />

Il y avait déjà plus <strong>de</strong> quinze jours que<br />

d’Albert avait déposé son épître amoureuse sur la<br />

table <strong>de</strong> Théodore, – et cependant rien ne<br />

semblait changé dans les manières <strong>de</strong> celui-ci. –<br />

D’Albert ne savait à quoi attribuer ce silence ; –<br />

on eût dit que Théodore n’avait pas eu<br />

connaissance <strong>de</strong> la lettre ; le déplorable d’Albert<br />

pensa qu’elle avait été détournée ou per<strong>du</strong>e ;<br />

cependant la chose était difficile à expliquer, car<br />

Théodore était rentré un instant après dans la<br />

chambre, et il eût été bien extraordinaire qu’il<br />

n’aperçût pas un grand papier posé tout seul au<br />

milieu d’une table, <strong>de</strong> façon à attirer les regards<br />

les plus distraits.<br />

Ou bien est-ce que Théodore était réellement<br />

un homme et non point une femme, comme<br />

d’Albert se l’était imaginé ? – ou, dans le cas<br />

qu’elle fût femme, avait-elle pour lui un<br />

691


sentiment d’aversion si prononcé, un mépris tel<br />

qu’elle ne daignât pas même prendre la peine <strong>de</strong><br />

lui faire une réponse ? – Le pauvre jeune homme,<br />

qui n’avait pas eu, comme nous, l’avantage <strong>de</strong><br />

fouiller dans le portefeuille <strong>de</strong> Graciosa, la<br />

confi<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> la belle <strong>Maupin</strong>, n’était en état <strong>de</strong><br />

déci<strong>de</strong>r affirmativement ou négativement aucune<br />

<strong>de</strong> ces importantes questions, et il flottait<br />

tristement dans les plus misérables irrésolutions.<br />

Un soir, il était dans sa chambre, le front<br />

mélancoliquement appuyé contre la vitre, et il<br />

regardait, sans les voir, les marronniers <strong>du</strong> parc<br />

déjà tout effeuillés et tout rougis. Une vapeur<br />

épaisse noyait les lointains, la nuit <strong>de</strong>scendait<br />

plutôt grise que noire, et posait avec précaution<br />

ses pieds <strong>de</strong> velours sur la cime <strong>de</strong>s arbres : – un<br />

grand cygne plongeait et replongeait<br />

amoureusement son cou et ses épaules dans l’eau<br />

fumante <strong>de</strong> la rivière, et sa blancheur le faisait<br />

paraître dans l’ombre comme une large étoile <strong>de</strong><br />

neige. – C’était le seul être vivant qui animât un<br />

peu ce morne paysage.<br />

D’Albert songeait aussi tristement que peut<br />

692


songer à cinq heures <strong>du</strong> soir, en automne, par un<br />

temps <strong>de</strong> brume, un homme désappointé ayant<br />

pour musique une bise assez aigre et pour<br />

perspective le squelette d’une forêt sans<br />

perruque.<br />

Il songeait à se jeter dans la rivière, mais l’eau<br />

lui semblait bien noire et bien froi<strong>de</strong>, et<br />

l’exemple <strong>du</strong> cygne ne le persuadait qu’à <strong>de</strong>mi ; à<br />

se brûler la cervelle, mais il n’avait ni pistolet ni<br />

poudre, et il eût été fâché d’en avoir ; à prendre<br />

une nouvelle maîtresse et même à en prendre<br />

<strong>de</strong>ux, résolution sinistre ! mais il ne connaissait<br />

personne qui lui convînt ou même qui ne lui<br />

convînt pas. – Il poussa le désespoir jusqu’à<br />

vouloir renouer avec <strong>de</strong>s femmes qui lui étaient<br />

parfaitement insupportables et qu’il avait fait<br />

mettre, à coups <strong>de</strong> cravache, hors <strong>de</strong> chez lui par<br />

son laquais. Il finit par s’arrêter à quelque chose<br />

<strong>de</strong> beaucoup plus affreux... à écrire une secon<strong>de</strong><br />

lettre.<br />

Ô sextuple butor !<br />

Il en était là <strong>de</strong> sa méditation, lorsqu’il sentit<br />

se poser sur son épaule – une main – pareille à<br />

693


une petite colombe qui <strong>de</strong>scend sur un palmier. –<br />

<strong>La</strong> comparaison cloche un peu en ce que l’épaule<br />

d’Albert ressemble assez légèrement à un<br />

palmier : c’est égal, nous la conservons par pur<br />

orientalisme.<br />

<strong>La</strong> main était emmanchée au bout d’un bras<br />

qui répondait à une épaule faisant partie d’un<br />

corps, lequel n’était autre chose que Théodore-<br />

Rosalin<strong>de</strong>, ma<strong>de</strong>moiselle d’Aubiguy, ou<br />

Ma<strong>de</strong>leine <strong>de</strong> <strong>Maupin</strong>, pour l’appeler <strong>de</strong> son<br />

véritable nom.<br />

Qui fut étonné ? – Ce n’est ni moi ni vous, car<br />

vous et moi nous étions préparés <strong>de</strong> longue main<br />

à cette visite ; ce fut d’Albert qui ne s’y attendait<br />

pas le moins <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. – Il fit un petit cri <strong>de</strong><br />

surprise tenant le milieu entre oh ! et ah !<br />

Cependant j’ai les meilleures raisons <strong>de</strong> croire<br />

qu’il tenait plus <strong>de</strong> ah ! que <strong>de</strong> oh !<br />

C’était bien Rosalin<strong>de</strong>, si belle et si radieuse<br />

qu’elle éclairait toute la chambre, – avec ses<br />

cordons <strong>de</strong> perles dans les cheveux, sa robe<br />

prismatique, ses grands jabots <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelle, ses<br />

souliers à talons rouges, son bel éventail <strong>de</strong><br />

694


plumes <strong>de</strong> paon, telle enfin qu’elle était le jour <strong>de</strong><br />

la représentation. Seulement, différence<br />

importante et décisive, elle n’avait ni gorgerette,<br />

ni guimpe, ni fraise, ni quoi que ce soit qui<br />

dérobât aux yeux ces <strong>de</strong>ux charmants frères<br />

ennemis, – qui, hélas ! ne ten<strong>de</strong>nt trop souvent<br />

qu’à se réconcilier.<br />

Une gorge entièrement nue, blanche,<br />

transparente, comme un marbre antique, <strong>de</strong> la<br />

coupe la plus pure et la plus exquise, saillait<br />

hardiment hors d’un corsage très échancré, et<br />

semblait porter <strong>de</strong>s défis aux baisers. – C’était<br />

une vue fort rassurante ; aussi d’Albert se<br />

rassura-t-il bien vite, et se laissa-t-il aller en toute<br />

confiance à ses émotions les plus échevelées.<br />

– Eh bien ! Orlando, est-ce que vous ne<br />

reconnaissez pas votre Rosalin<strong>de</strong> ? dit la belle<br />

avec le plus charmant sourire ; ou bien avez-vous<br />

laissé votre amour accroché avec vos sonnets à<br />

quelques buissons <strong>de</strong> la forêt <strong>de</strong>s Ar<strong>de</strong>nnes ?<br />

Seriez-vous réellement guéri <strong>du</strong> mal pour lequel<br />

vous me <strong>de</strong>mandiez un remè<strong>de</strong> avec tant<br />

d’instance ? J’en ai bien peur.<br />

695


– Oh non ! Rosalin<strong>de</strong>, je suis plus mala<strong>de</strong> que<br />

jamais. – J’agonise, je suis mort, ou peu s’en<br />

faut !<br />

– Vous n’avez point trop mauvaise façon pour<br />

un mort, et beaucoup <strong>de</strong> vivants n’ont pas si<br />

bonne mine.<br />

– Quelle semaine j’ai passée ! – Vous ne<br />

pouvez vous le figurer, Rosalin<strong>de</strong>. J’espère<br />

qu’elle me vaudra mille ans <strong>de</strong> purgatoire <strong>de</strong><br />

moins dans l’autre mon<strong>de</strong>. – Mais, si j’osais vous<br />

le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, pourquoi ne m’avez-vous pas<br />

répon<strong>du</strong> plus tôt ?<br />

– Pourquoi ? – Je ne sais pas trop, à moins que<br />

ce ne soit parce que. – Si ce motif cependant ne<br />

vous paraît pas valable, en voici trois autres<br />

beaucoup moins bons ; vous choisirez : d’abord<br />

parce que, entraîné par votre passion, vous avez<br />

oublié d’écrire lisiblement, et qu’il m’a fallu plus<br />

<strong>de</strong> huit jours pour <strong>de</strong>viner <strong>de</strong> quoi il était question<br />

dans votre lettre ; – ensuite parce que ma pu<strong>de</strong>ur<br />

ne pouvait se faire en moins <strong>de</strong> temps à une idée<br />

aussi saugrenue que celle <strong>de</strong> prendre un poète<br />

dithyrambique pour amant ; et puis parce que je<br />

696


n’étais pas fâchée <strong>de</strong> voir si vous vous brûleriez<br />

la cervelle ou si vous vous empoisonneriez avec<br />

<strong>de</strong> l’opium, ou si vous vous pendriez à votre<br />

jarretière. – Voilà.<br />

– <strong>La</strong> méchante persifleuse ! que vous avez<br />

bien fait <strong>de</strong> venir aujourd’hui, vous ne m’auriez<br />

peut-être pas trouvé <strong>de</strong>main.<br />

– Vraiment ! pauvre garçon ! – Ne prenez pas<br />

un air aussi éploré, car je m’attendrirais aussi, et<br />

cela me rendrait plus bête à moi seule que tous<br />

les animaux qui étaient dans l’arche avec feu<br />

Noé. – Si je lâche une fois la ban<strong>de</strong> à ma<br />

sensibilité, vous serez submergé, je vous en<br />

avertis. – Tout à l’heure je vous ai donné trois<br />

mauvaises raisons, je vous offre maintenant trois<br />

bons baisers ; acceptez-vous, à cette condition<br />

que vous oublierez les raisons pour les baisers ? –<br />

Je vous dois bien cela et plus.<br />

En disant ces mots, la belle infante s’avança<br />

vers le dolent amoureux, et lui jeta ses beaux bras<br />

autour <strong>du</strong> cou. – D’Albert l’embrassa avec<br />

effusion sur les <strong>de</strong>ux joues et sur la bouche. – Ce<br />

<strong>de</strong>rnier baiser <strong>du</strong>ra plus longtemps que les autres,<br />

697


et aurait pu compter pour quatre. – Rosalin<strong>de</strong> vit<br />

que tout ce qu’elle avait fait jusqu’alors n’était<br />

que pur enfantillage. – Sa <strong>de</strong>tte acquittée, elle<br />

s’assit sur les genoux <strong>de</strong> d’Albert encore tout<br />

émue, et, passant ses doigts dans ses cheveux,<br />

elle lui dit :<br />

– Toutes mes cruautés sont épuisées, mon<br />

doux ami ; j’avais pris ces quinze jours pour<br />

satisfaire à ma férocité naturelle ; je vous<br />

avouerai que je les ai trouvés longs. N’allez pas<br />

<strong>de</strong>venir fat parce que je suis franche, mais cela<br />

est vrai. – Je me remets entre vos mains, vengezvous<br />

<strong>de</strong> mes rigueurs passées. – Si vous étiez un<br />

sot, je ne vous dirais pas cela, et même je ne vous<br />

dirais pas autre chose, car je n’aime pas les sots.<br />

– Il m’aurait été bien facile <strong>de</strong> vous faire croire<br />

que j’étais prodigieusement choquée <strong>de</strong> votre<br />

hardiesse, et que vous n’auriez pas assez <strong>de</strong> tous<br />

vos platoniques soupirs et <strong>de</strong> votre plus<br />

quintessencié galimatias pour vous faire<br />

pardonner une chose dont j’étais fort aise ;<br />

j’aurais pu, comme une autre, vous marchan<strong>de</strong>r<br />

longtemps et vous donner en détail ce que je vous<br />

accor<strong>de</strong> librement et en une fois ; mais je ne<br />

698


pense pas que vous m’en eussiez aimée<br />

l’épaisseur d’un seul cheveu <strong>de</strong> plus. – Je ne vous<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> ni serment d’amour éternel, ni<br />

protestation exagérée. – Aimez-moi tant que le<br />

bon Dieu voudra. – J’en ferai autant <strong>de</strong> mon côté.<br />

– Je ne vous appellerai pas perfi<strong>de</strong> et misérable,<br />

quand vous ne m’aimerez plus. – Vous aurez<br />

aussi la bonté <strong>de</strong> m’épargner les titres odieux<br />

correspondants, s’il m’arrive <strong>de</strong> vous quitter. – Je<br />

ne serai qu’une femme qui aura cessé <strong>de</strong> vous<br />

aimer, – rien <strong>de</strong> plus. – Il n’est pas nécessaire <strong>de</strong><br />

se haïr toute la vie, à cause que l’on a couché une<br />

nuit ou <strong>de</strong>ux ensemble. – Quoi qu’il arrive, et où<br />

que la <strong>de</strong>stinée me pousse, je vous jure, et ceci est<br />

une promesse que l’on peut tenir, <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r<br />

toujours un charmant souvenir <strong>de</strong> vous, et, si je<br />

ne suis plus votre maîtresse, d’être votre amie<br />

comme j’ai été votre camara<strong>de</strong>. – J’ai quitté pour<br />

vous cette nuit mes habits d’homme ; – je les<br />

reprendrai <strong>de</strong>main matin pour tous. – Songez que<br />

je ne suis Rosalin<strong>de</strong> que la nuit, et que tout le jour<br />

je ne suis et ne peux être que Théodore <strong>de</strong><br />

Sérannes...<br />

<strong>La</strong> phrase qu’elle allait prononcer s’éteignit<br />

699


dans un baiser auquel en succédèrent beaucoup<br />

d’autres, que l’on ne comptait plus et dont nous<br />

ne ferons pas le catalogue exact, parce que cela<br />

serait assurément un peu long et peut-être fort<br />

immoral – pour certaines gens, – car pour nous,<br />

nous ne trouvons rien <strong>de</strong> plus moral et <strong>de</strong> plus<br />

sacré sous le ciel que les caresses <strong>de</strong> l’homme et<br />

<strong>de</strong> la femme, quand tous <strong>de</strong>ux sont beaux et<br />

jeunes.<br />

Comme les instances <strong>de</strong> d’Albert <strong>de</strong>venaient<br />

plus tendres et plus vives, au lieu <strong>de</strong> s’épanouir et<br />

<strong>de</strong> rayonner, la belle figure <strong>de</strong> Théodore prit<br />

l’expression <strong>de</strong> fière mélancolie qui donna<br />

quelque inquiétu<strong>de</strong> à son amant.<br />

– Pourquoi, ma chère souveraine, avez-vous<br />

l’air chaste et sérieux d’une Diane antique, là où<br />

il faudrait plutôt les lèvres souriantes <strong>de</strong> Vénus<br />

sortant <strong>de</strong> la mer ?<br />

– Voyez-vous, d’Albert, c’est que je ressemble<br />

plus à Diane chasseresse qu’à toute autre chose. –<br />

J’ai pris fort jeune cet habit d’homme pour <strong>de</strong>s<br />

raisons qu’il serait long et inutile <strong>de</strong> vous dire. –<br />

Vous avez seul <strong>de</strong>viné mon sexe, – et, si j’ai fait<br />

700


<strong>de</strong>s conquêtes, ce n’a été que <strong>de</strong> femmes,<br />

conquêtes fort superflues et dont j’ai été plus<br />

d’une fois embarrassée. – En un mot, quoique ce<br />

soit une chose incroyable et ridicule, je suis<br />

vierge, – vierge comme la neige <strong>de</strong> l’Himalaya,<br />

comme la Lune avant qu’elle n’eût couché avec<br />

Endymion, comme Marie avant d’avoir fait<br />

connaissance avec le pigeon divin, et je suis<br />

grave ainsi que toute personne qui va faire une<br />

chose sur laquelle on ne peut revenir. – C’est une<br />

métamorphose, une transformation que je vais<br />

subir. – Changer le nom <strong>de</strong> fille en nom <strong>de</strong><br />

femme, n’avoir plus à donner <strong>de</strong>main ce que<br />

j’avais hier ; quelque chose que je ne savais pas<br />

et que je vais apprendre, une page importante<br />

tournée au livre <strong>de</strong> la vie. – Voilà pourquoi j’ai<br />

l’air triste, mon ami, et non pour rien qui soit <strong>de</strong><br />

votre faute. En disant cela, elle sépara <strong>de</strong> ses<br />

<strong>de</strong>ux belles mains les longs cheveux <strong>du</strong> jeune<br />

homme, et posa sur son front pâle ses lèvres<br />

mollement plissées.<br />

D’Albert, singulièrement ému par le ton doux<br />

et solennel dont elle débita toute cette tira<strong>de</strong>, lui<br />

prit les mains et en baisa tous les doigts, les uns<br />

701


après les autres, – puis rompit fort délicatement le<br />

lacet <strong>de</strong> sa robe, en sorte que le corsage s’ouvrit<br />

et que les <strong>de</strong>ux blancs trésors apparurent dans<br />

toute leur splen<strong>de</strong>ur : sur cette gorge étincelante<br />

et claire comme l’argent s’épanouissaient les<br />

<strong>de</strong>ux belles roses <strong>du</strong> paradis. Il en serra<br />

légèrement les pointes vermeilles dans sa bouche,<br />

et en parcourut ainsi tout le contour. Rosalin<strong>de</strong> se<br />

laissait faire avec une complaisance inépuisable,<br />

et tâchait <strong>de</strong> lui rendre ses caresses aussi<br />

exactement que possible.<br />

– Vous <strong>de</strong>vez me trouver bien gauche et bien<br />

froi<strong>de</strong>, mon pauvre d’Albert ; mais je ne sais<br />

guère comment l’on s’y prend ; – vous aurez<br />

beaucoup à faire pour m’instruire, et réellement<br />

je vous charge là d’une occupation très pénible.<br />

D’Albert fit la réponse la plus simple, il ne<br />

répondit pas, – et, l’étreignant dans ses bras avec<br />

une nouvelle passion, il couvrit <strong>de</strong> baisers ses<br />

épaules et sa poitrine nues. Les cheveux <strong>de</strong><br />

l’infante à <strong>de</strong>mi pâmée se dénouèrent, et sa robe<br />

tomba sur ses pieds comme par enchantement.<br />

Elle <strong>de</strong>meura tout <strong>de</strong>bout comme une blanche<br />

702


apparition avec une simple chemise <strong>de</strong> la toile la<br />

plus transparente. Le bienheureux amant<br />

s’agenouilla, et eut bientôt jeté dans un coin<br />

opposé <strong>de</strong> l’appartement les <strong>de</strong>ux jolis petits<br />

souliers à talons rouges ; – les bas à coins brodés<br />

les suivirent <strong>de</strong> près.<br />

<strong>La</strong> chemise, douée d’un heureux esprit<br />

d’imitation, ne resta pas en arrière <strong>de</strong> la robe :<br />

elle glissa d’abord <strong>de</strong>s épaules sans qu’on<br />

songeât à la retenir ; puis, profitant d’un moment<br />

où les bras étaient perpendiculaires, elle en sortit<br />

avec beaucoup d’adresse et roula jusqu’aux<br />

hanches dont le contour ondoyant l’arrêta à <strong>de</strong>mi.<br />

– Rosalin<strong>de</strong> s’aperçut alors <strong>de</strong> la perfidie <strong>de</strong> son<br />

<strong>de</strong>rnier vêtement, et leva son genou pour<br />

l’empêcher <strong>de</strong> tomber tout à fait. – Ainsi posée,<br />

elle ressemblait parfaitement à ces statues <strong>de</strong><br />

marbre <strong>de</strong>s déesses, dont la draperie intelligente,<br />

fâchée <strong>de</strong> recouvrir tant <strong>de</strong> charmes, enveloppe à<br />

regret les belles cuisses, et par une heureuse<br />

trahison s’arrête précisément au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong><br />

l’endroit qu’elle est <strong>de</strong>stinée à cacher. – Mais,<br />

comme la chemise n’était pas <strong>de</strong> marbre et que<br />

ses plis ne la soutenaient pas, elle continua sa<br />

703


triomphale <strong>de</strong>scente, s’affaissa tout à fait sur la<br />

robe, et se coucha en rond autour <strong>de</strong>s pieds <strong>de</strong> sa<br />

maîtresse comme un grand lévrier blanc.<br />

Il y avait assurément un moyen fort simple<br />

d’empêcher tout ce désordre, celui <strong>de</strong> retenir la<br />

fuyar<strong>de</strong> avec la main : cette idée, toute naturelle<br />

qu’elle fût, ne vint pas à notre pudique héroïne.<br />

Elle resta donc sans aucun voile, ses<br />

vêtements tombés lui faisant une espèce <strong>de</strong> socle,<br />

dans tout l’éclat diaphane <strong>de</strong> sa belle nudité, aux<br />

douces lueurs d’une lampe d’albâtre que d’Albert<br />

avait allumée.<br />

D’Albert, ébloui, la contemplait avec<br />

ravissement.<br />

– J’ai froid, dit-elle en croisant ses <strong>de</strong>ux mains<br />

sur ses épaules.<br />

– Oh ! <strong>de</strong> grâce ! une minute encore !<br />

Rosalin<strong>de</strong> décroisa ses mains, appuya le bout<br />

<strong>de</strong> son doigt sur le dos d’un fauteuil et se tint<br />

immobile ; elle hanchait légèrement <strong>de</strong> manière à<br />

faire ressortir toute la richesse <strong>de</strong> la ligne<br />

ondoyante ; – elle ne paraissait nullement<br />

704


embarrassée, et l’imperceptible rose <strong>de</strong> ses joues<br />

n’avait pas une nuance <strong>de</strong> plus : seulement le<br />

battement un peu précipité <strong>de</strong> son cœur faisait<br />

trembler le contour <strong>de</strong> son sein gauche.<br />

Le jeune enthousiaste <strong>de</strong> la beauté ne pouvait<br />

rassasier ses yeux d’un pareil spectacle : nous<br />

<strong>de</strong>vons dire, à la louange immense <strong>de</strong> Rosalin<strong>de</strong>,<br />

que cette fois la réalité fut au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> son rêve,<br />

et qu’il n’éprouva pas la plus légère déception.<br />

Tout était réuni dans le beau corps qui posait<br />

<strong>de</strong>vant lui : – délicatesse et force, forme et<br />

couleur, les lignes d’une statue grecque <strong>du</strong><br />

meilleur temps et le ton d’un Titien. – Il voyait là,<br />

palpable et cristallisée, la nuageuse chimère qu’il<br />

avait tant <strong>de</strong> fois vainement essayé d’arrêter dans<br />

son vol : – il n’était pas forcé, comme il s’en<br />

plaignait si amèrement à son ami Silvio, <strong>de</strong><br />

circonscrire ses regards sur une certaine portion<br />

assez bien faite, et <strong>de</strong> ne la point dépasser, sous<br />

peine <strong>de</strong> voir quelque chose d’effroyable, et son<br />

œil amoureux <strong>de</strong>scendait <strong>de</strong> la tête aux pieds et<br />

remontait <strong>de</strong>s pieds à la tête, toujours doucement<br />

caressé par une forme harmonieuse et correcte.<br />

705


Les genoux étaient admirablement purs, les<br />

chevilles élégantes et fines, les jambes et les<br />

cuisses d’un tour fier et superbe, le ventre lustré<br />

comme une agate, les hanches souples et<br />

puissantes, la gorge à faire <strong>de</strong>scendre les dieux <strong>du</strong><br />

ciel pour la baiser, les bras et les épaules <strong>du</strong> plus<br />

magnifique caractère ; – un torrent <strong>de</strong> beaux<br />

cheveux bruns légèrement crêpelés, comme on en<br />

voit aux têtes <strong>de</strong>s anciens maîtres, <strong>de</strong>scendait à<br />

petites vagues au long d’un dos d’ivoire dont il<br />

rehaussait merveilleusement la blancheur.<br />

Le peintre satisfait, l’amant reprit le <strong>de</strong>ssus ;<br />

car, quelque amour <strong>de</strong> l’art qu’on ait, il est <strong>de</strong>s<br />

choses qu’on ne peut pas longtemps se contenter<br />

<strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r.<br />

Il enleva la belle dans ses bras et la porta au<br />

lit ; en un tour <strong>de</strong> main il fut déshabillé lui-même<br />

et s’élança à côté d’elle.<br />

L’enfant se serra contre lui et l’enlaça<br />

étroitement, car ses <strong>de</strong>ux seins étaient aussi froids<br />

que la neige dont ils avaient la couleur. Cette<br />

fraîcheur <strong>de</strong> peau faisait brûler d’Albert encore<br />

davantage et l’excitait au plus haut <strong>de</strong>gré. –<br />

706


Bientôt la belle eut aussi chaud que lui. – Il lui<br />

faisait les plus folles et les plus ar<strong>de</strong>ntes caresses.<br />

– C’étaient la gorge, les épaules, le cou, la<br />

bouche, les bras, les pieds ; il eût voulu couvrir<br />

d’un seul baiser tout ce beau corps, qui se fondait<br />

presque au sien, tant leur étreinte était intime. –<br />

Dans cette profusion <strong>de</strong> charmants trésors, il ne<br />

savait auquel atteindre.<br />

Ils ne séparaient plus leurs baisers, et les<br />

lèvres parfumées <strong>de</strong> la Rosalin<strong>de</strong> ne faisaient plus<br />

qu’une seule bouche avec celle <strong>de</strong> d’Albert ; –<br />

leurs poitrines se gonflaient, leurs yeux se<br />

fermaient à <strong>de</strong>mi ; – leurs bras, morts <strong>de</strong> volupté,<br />

n’avaient plus la force <strong>de</strong> serrer leurs corps. – Le<br />

divin moment approchait : – un <strong>de</strong>rnier obstacle<br />

fut surmonté, un spasme suprême agita<br />

convulsivement les <strong>de</strong>ux amants, – et la curieuse<br />

Rosalin<strong>de</strong> fut aussi éclairée que possible sur ce<br />

point obscur qui l’inquiétait si fort.<br />

Cependant, comme une seule leçon, si<br />

intelligent qu’on soit, ne peut pas suffire,<br />

d’Albert lui en donna une secon<strong>de</strong>, puis une<br />

troisième... Par égard pour le lecteur, que nous ne<br />

707


voulons pas humilier et désespérer, nous ne<br />

porterons pas notre relation plus loin...<br />

Notre belle lectrice bou<strong>de</strong>rait à coup sûr son<br />

amant si nous lui révélions le chiffre formidable<br />

où monta l’amour <strong>de</strong> d’Albert, aidé <strong>de</strong> la<br />

curiosité <strong>de</strong> Rosalin<strong>de</strong>. Qu’elle se souvienne <strong>de</strong> la<br />

mieux remplie et <strong>de</strong> la plus charmante <strong>de</strong> ses<br />

nuits, <strong>de</strong> cette nuit où... <strong>de</strong> cette nuit <strong>de</strong> laquelle<br />

l’on se souviendrait pendant plus <strong>de</strong> cent mille<br />

jours, si l’on n’était mort <strong>de</strong>puis longtemps ;<br />

qu’elle pose le livre à côté d’elle, et suppute sur<br />

le bout <strong>de</strong> ses jolis doigts blancs combien <strong>de</strong> fois<br />

l’a aimée celui qui l’a le plus aimée, et comble<br />

ainsi la lacune que nous laissons dans cette<br />

glorieuse histoire.<br />

Rosalin<strong>de</strong> avait <strong>de</strong> prodigieuses dispositions,<br />

et fit en cette nuit seule <strong>de</strong>s progrès énormes. –<br />

Cette naïveté <strong>de</strong> corps qui s’étonnait <strong>de</strong> tout et<br />

cette rouerie d’esprit qui ne s’étonnait <strong>de</strong> rien<br />

formaient le plus piquant et le plus adorable<br />

contraste. – D’Albert était ravi, éper<strong>du</strong>,<br />

transporté, et aurait voulu que cette nuit <strong>du</strong>rât<br />

quarante-huit heures, comme celle où fut conçu<br />

708


Hercule. – Cependant, vers le matin, malgré une<br />

infinité <strong>de</strong> baisers, <strong>de</strong> caresses, <strong>de</strong> mignardises les<br />

plus amoureuses <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> et bien faites pour<br />

tenir éveillé, après un effort surhumain, il fut<br />

obligé <strong>de</strong> prendre un peu <strong>de</strong> repos. Un doux et<br />

voluptueux sommeil lui toucha les yeux <strong>du</strong> bout<br />

<strong>de</strong> l’aile, sa tête s’affaissa, et il s’endormit entre<br />

les <strong>de</strong>ux seins <strong>de</strong> sa belle maîtresse. – Celle-ci le<br />

considéra quelque temps avec un air <strong>de</strong><br />

mélancolique et profon<strong>de</strong> réflexion ; puis, comme<br />

l’aube jetait ses rayons blanchâtres à travers les<br />

ri<strong>de</strong>aux, elle le souleva doucement, le reposa à<br />

côté d’elle, se dressa, et passa légèrement sur son<br />

corps.<br />

Elle fut à ses habits et se rajusta à la hâte, puis<br />

revint au lit, se pencha sur d’Albert, qui dormait<br />

encore, et baisa ses <strong>de</strong>ux yeux sur leurs cils<br />

soyeux et longs. – Cela fait, elle se retira à<br />

reculons en le regardant toujours.<br />

Au lieu <strong>de</strong> retourner dans sa chambre, elle<br />

entra chez Rosette. – Ce qu’elle y dit, ce qu’elle y<br />

fit, je n’ai jamais pu le savoir, quoique j’aie fait<br />

les plus consciencieuses recherches. – Je n’ai<br />

709


trouvé ni dans les papiers <strong>de</strong> Graciosa, ni dans<br />

ceux <strong>de</strong> d’Albert ou <strong>de</strong> Silvio, rien qui eût rapport<br />

à cette visite. Seulement une femme <strong>de</strong> chambre<br />

<strong>de</strong> Rosette m’apprit cette circonstance singulière :<br />

bien que sa maîtresse n’eût pas couché cette nuitlà<br />

avec son amant, le lit était rompu et défait, et<br />

portait l’empreinte <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux corps. – De plus, elle<br />

me montra <strong>de</strong>ux perles, parfaitement semblables<br />

à celles que Théodore portait dans ses cheveux en<br />

jouant le rôle <strong>de</strong> Rosalin<strong>de</strong>. Elle les avait<br />

trouvées dans le lit en le faisant. Je livre cette<br />

remarque à la sagacité <strong>du</strong> lecteur, et je le laisse<br />

libre d’en tirer toutes les in<strong>du</strong>ctions qu’il voudra ;<br />

quant à moi, j’ai fait là-<strong>de</strong>ssus mille conjectures,<br />

toutes plus déraisonnables les unes que les autres,<br />

et si saugrenues que je n’ose véritablement les<br />

écrire, même dans le style le plus honnêtement<br />

périphrasé.<br />

Il était bien midi lorsque Théodore sortit <strong>de</strong> la<br />

chambre <strong>de</strong> Rosette. – Il ne parut pas au dîner ni<br />

au souper. – D’Albert et Rosette n’en semblèrent<br />

point surpris. – Il se coucha <strong>de</strong> fort bonne heure,<br />

et le len<strong>de</strong>main matin, dès qu’il fit jour, sans<br />

prévenir personne, il sella son cheval et celui <strong>de</strong><br />

710


son page, et sortit <strong>du</strong> château en disant à un<br />

laquais qu’on ne l’attendit pas au dîner, et qu’il<br />

ne reviendrait peut-être point <strong>de</strong> quelques jours.<br />

D’Albert et Rosette étaient on ne peut plus<br />

étonnés, et ne savaient à quoi attribuer cette<br />

étrange disparition, d’Albert surtout qui, par les<br />

prouesses <strong>de</strong> sa première nuit, croyait bien en<br />

avoir mérité une secon<strong>de</strong>. Sur la fin <strong>de</strong> la<br />

semaine, le malheureux amant désappointé reçut<br />

une lettre <strong>de</strong> Théodore, que nous allons<br />

transcrire. J’ai bien peur qu’elle ne satisfasse ni<br />

mes lecteurs ni mes lectrices ; mais, en vérité, la<br />

lettre était ainsi et pas autrement, et ce glorieux<br />

roman n’aura pas d’autre conclusion.<br />

711


XVII<br />

« Vous êtes sans doute très surpris, mon cher<br />

d’Albert, <strong>de</strong> ce que je viens <strong>de</strong> faire après ce que<br />

j’ai fait. – Je vous le permets, il y a <strong>de</strong> quoi. –<br />

Parions que vous m’avez déjà donné au moins<br />

vingt <strong>de</strong> ces épithètes que nous étions convenus<br />

<strong>de</strong> rayer <strong>de</strong> votre vocabulaire : – perfi<strong>de</strong>,<br />

inconstante, scélérate, – n’est-ce pas ? – Au<br />

moins, vous ne m’appellerez pas cruelle ou<br />

vertueuse, c’est toujours cela <strong>de</strong> gagné. – Vous<br />

me maudissez, et vous avez tort. – Vous aviez<br />

envie <strong>de</strong> moi, vous m’aimiez, j’étais votre idéal ;<br />

– fort bien. Je vous ai accordé sur-le-champ ce<br />

que vous <strong>de</strong>mandiez ; il n’a tenu qu’à vous <strong>de</strong><br />

l’avoir plus tôt. J’ai servi <strong>de</strong> corps à votre rêve le<br />

plus complaisamment <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. – Je vous ai<br />

donné ce que je ne donnerai assurément plus à<br />

personne, surprise sur laquelle vous ne comptiez<br />

guère et dont vous <strong>de</strong>vriez me savoir plus <strong>de</strong> gré.<br />

– Maintenant que je vous ai satisfait, il me plaît<br />

712


<strong>de</strong> m’en aller.<br />

« Qu’y a-t-il <strong>de</strong> si monstrueux ?<br />

« Vous m’avez eue entièrement et sans réserve<br />

toute une nuit ; – que voulez-vous <strong>de</strong> plus ? Une<br />

autre nuit, et puis encore une autre ; vous vous<br />

accommo<strong>de</strong>riez même <strong>de</strong>s jours au besoin. –<br />

Vous continueriez ainsi jusqu’à ce que vous<br />

fussiez dégoûté <strong>de</strong> moi. – Je vous entends d’ici<br />

vous écrier très galamment que je ne suis pas <strong>de</strong><br />

celles dont on se dégoûte. Mon Dieu ! <strong>de</strong> moi<br />

comme <strong>de</strong>s autres.<br />

« Cela <strong>du</strong>rerait six mois, <strong>de</strong>ux ans, dix ans<br />

même, si vous voulez, mais il faut toujours que<br />

tout finisse. – Vous me gar<strong>de</strong>riez par une espèce<br />

<strong>de</strong> sentiment <strong>de</strong> convenance, ou parce que vous<br />

n’auriez pas le courage <strong>de</strong> me signifier mon<br />

congé. À quoi bon attendre d’en venir là ?<br />

« Et puis, ce serait peut-être moi qui cesserais<br />

<strong>de</strong> vous aimer. Je vous ai trouvé charmant ; peutêtre,<br />

à force <strong>de</strong> vous voir, vous eussé-je trouvé<br />

détestable. – Pardonnez-moi cette supposition. –<br />

En vivant avec vous dans une gran<strong>de</strong> intimité,<br />

j’aurais sans doute eu l’occasion <strong>de</strong> vous voir en<br />

713


onnet <strong>de</strong> coton ou dans quelque situation<br />

domestique ridicule et bouffonne. – Vous auriez<br />

nécessairement per<strong>du</strong> ce côté romanesque et<br />

mystérieux qui me sé<strong>du</strong>it sur toutes choses, et<br />

votre caractère, mieux compris, ne m’eût plus<br />

paru si étrange. Je me serais moins occupée <strong>de</strong><br />

vous en vous ayant auprès <strong>de</strong> moi, à peu près<br />

comme on fait <strong>de</strong> ces livres qu’on n’ouvre jamais<br />

parce qu’on les a dans sa bibliothèque. – Votre<br />

nez ou votre esprit ne m’aurait plus semblé à<br />

beaucoup près aussi bien tourné ; je me serais<br />

aperçue que votre habit vous allait mal et que vos<br />

bas étaient mal tirés ; j’aurais eu mille déceptions<br />

<strong>de</strong> ce genre qui m’auraient singulièrement fait<br />

souffrir, et à la fin je me serais arrêtée à ceci : –<br />

que décidément vous n’aviez ni cœur ni âme, et<br />

que j’étais <strong>de</strong>stinée à n’être pas comprise en<br />

amour.<br />

« Vous m’adorez et je vous le rends. Vous<br />

n’avez pas le plus léger reproche à me faire, et je<br />

n’ai pas le moins <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> à me plaindre <strong>de</strong><br />

vous. Je vous ai été parfaitement fidèle tout le<br />

temps <strong>de</strong> nos amours. Je ne vous ai trompé en<br />

rien. – Je n’avais ni fausse gorge ni fausse vertu ;<br />

714


vous avez eu cette extrême bonté <strong>de</strong> dire que<br />

j’étais encore plus belle que vous ne l’imaginiez.<br />

– Pour la beauté que je vous donnais, vous<br />

m’avez ren<strong>du</strong> beaucoup <strong>de</strong> plaisir ; nous sommes<br />

quittes : – je vais <strong>de</strong> mon côté et vous <strong>du</strong> vôtre, et<br />

peut-être que nous nous retrouverons aux<br />

antipo<strong>de</strong>s.<br />

« Vivez dans cet espoir.<br />

« Vous croyez peut-être que je ne vous aime<br />

pas parce que je vous quitte. Vous reconnaîtrez<br />

plus tard la vérité <strong>de</strong> ceci. – Si j’avais moins fait<br />

<strong>de</strong> cas <strong>de</strong> vous, je serais restée, et je vous aurais<br />

versé le fa<strong>de</strong> breuvage jusqu’à la lie. Votre amour<br />

eût été bientôt mort d’ennui ; – au bout <strong>de</strong><br />

quelque temps, vous m’auriez parfaitement<br />

oubliée, et, en relisant mon nom sur la liste <strong>de</strong><br />

vos conquêtes, vous vous seriez <strong>de</strong>mandé : Qui<br />

diable était donc celle-ci ? – J’ai au moins cette<br />

satisfaction <strong>de</strong> penser que vous vous souviendrez<br />

<strong>de</strong> moi plutôt que d’une autre. Votre désir<br />

inassouvi ouvrira encore ses ailes pour voler à<br />

moi ; je serai toujours pour vous quelque chose<br />

<strong>de</strong> désirable où votre fantaisie aimera à revenir, et<br />

715


j’espère que, dans le lit <strong>de</strong>s maîtresses que vous<br />

pourrez avoir, vous songerez quelquefois à cette<br />

nuit unique que vous avez passée avec moi.<br />

« Jamais vous ne serez plus aimable que vous<br />

l’avez été dans cette soirée bienheureuse, et,<br />

quand même vous le seriez autant, ce serait déjà<br />

l’être moins ; car, en amour comme en poésie,<br />

rester au même point, c’est reculer. Tenez-vousen<br />

à cette impression, – vous ferez bien.<br />

« Vous avez ren<strong>du</strong> difficile la tâche <strong>de</strong>s<br />

amants que j’aurai (si j’ai d’autres amants), et<br />

personne ne pourra effacer votre souvenir ; – ce<br />

seront les héritiers d’Alexandre.<br />

« Si cela vous désole trop <strong>de</strong> me perdre, brûlez<br />

cette lettre, qui est la seule preuve que vous<br />

m’ayez eue, et vous croirez avoir fait un beau<br />

rêve. Qui vous en empêche ? <strong>La</strong> vision s’est<br />

évanouie avant le jour, à l’heure où les songes<br />

rentrent chez eux par la porte <strong>de</strong> corne ou<br />

d’ivoire. – Combien sont morts qui, moins<br />

heureux que vous, n’ont pas même donné un seul<br />

baiser à leur chimère !<br />

« Je ne suis ni capricieuse, ni folle, ni<br />

716


égueule. – Ce que je fais est le résultat d’une<br />

conviction profon<strong>de</strong>. – Ce n’est point pour vous<br />

enflammer davantage et par un calcul <strong>de</strong><br />

coquetterie que je me suis éloignée <strong>de</strong> C*** ;<br />

n’essayez pas <strong>de</strong> me suivre ou <strong>de</strong> me retrouver :<br />

vous n’y réussirez pas. Mes précautions pour<br />

vous dérober mes traces sont trop bien prises ;<br />

vous serez toujours pour moi l’homme qui m’a<br />

ouvert un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> sensations nouvelles. Ce sont<br />

là <strong>de</strong> ces choses qu’une femme n’oublie pas<br />

facilement. Quoique absente, je penserai souvent<br />

à vous, plus souvent que si vous étiez avec moi.<br />

« Consolez au mieux que vous pourrez la<br />

pauvre Rosette, qui doit être au moins aussi<br />

fâchée que vous <strong>de</strong> mon départ. Aimez-vous tous<br />

<strong>de</strong>ux en souvenir <strong>de</strong> moi, que vous avez aimée<br />

l’un et l’autre, et dites-vous quelquefois mon nom<br />

dans un baiser. »<br />

717


718


Cet ouvrage est le 1078 e publié<br />

dans la collection À tous les vents<br />

par la <strong>Bibliothèque</strong> <strong>électronique</strong> <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>.<br />

<strong>La</strong> <strong>Bibliothèque</strong> <strong>électronique</strong> <strong>du</strong> <strong>Québec</strong><br />

est la propriété exclusive <strong>de</strong><br />

Jean-Yves Dupuis.<br />

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