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André Derain, l'inclassable Marie-Annick Sékaly Directrice du ... - Clio

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<strong>André</strong> <strong>Derain</strong>, <strong>l'inclassable</strong><br />

<strong>Marie</strong>-<strong>Annick</strong> <strong>Sékaly</strong><br />

<strong>Directrice</strong> <strong>du</strong> service culturel de <strong>Clio</strong><br />

<strong>André</strong> <strong>Derain</strong> (1880-1954) est surtout connu comme l'un des fondateurs <strong>du</strong> fauvisme, avec ses<br />

amis Matisse et Vlaminck. De sa longue carrière d'un demi-siècle on ne retient le plus souvent<br />

que sa pro<strong>du</strong>ction fauve et cubiste d'avant la première guerre mondiale, alors qu'il ne cessa de<br />

travailler en se renouvelant sans cesse et en jouissant d'un succès croissant auprès <strong>du</strong> public<br />

jusque dans les années 50, cette seconde partie de sa vie étant peut-être la plus intéressante et la<br />

plus féconde.<br />

Entre fauves<br />

<strong>André</strong> <strong>Derain</strong> appartint au cercle bouillonnant des poètes et des artistes qui vécurent intensément<br />

les premières années <strong>du</strong> siècle autour de Picasso et <strong>du</strong> Bateau-Lavoir, autour d'Apollinaire et de<br />

Breton. Engouements partagés pour l'art nègre et le primitivisme, révérence unanime envers<br />

Cézanne ou Van Gogh, créations communes de mouvements avant-gardistes, amitiés, rivalités,<br />

admirations, dissidence, synergies et exclusions rythmaient la vie de ces groupes mouvants et<br />

multiformes dont chaque membre était une personnalité hors <strong>du</strong> commun. Le monde leur<br />

appartenait et toutes les audaces leur semblaient permises. C'est dans ce climat chauffé à blanc que<br />

les trois amis, Matisse, <strong>Derain</strong> et Vlaminck firent ensemble exploser sur leurs toiles la couleur<br />

pure en des contrastes dont la violence sauvage les fit très justement taxer de « fauves » : appétit<br />

immodéré de la lumière, de la chaleur, de la vie et de la beauté qui se tra<strong>du</strong>it par une sensualité<br />

débridée. <strong>Derain</strong> peint Londres sous les couleurs de Collioure et donne à la Seine des allures<br />

polynésiennes. Les gravures sur bois réalisées pour L'Enchanteur Pourrissant d'Apollinaire<br />

témoignent aussi de cette période ludique où la poésie et les arts plastiques se rencontrent dans les<br />

pages des livres comme en un jardin d'Eden. Déjà pourtant <strong>Derain</strong> se distingue autant de<br />

Vlaminck que de Matisse par ses interrogations et sa prise de distance : ce fauve affamé n'est pas<br />

un instinctif mais un cérébral, ce jouisseur subtil est aussi un intellectuel…<br />

La Grande Guerre et « le retour à l'ordre »<br />

2 août 1914 : à la gare d'Avignon, Picasso accompagne ses amis Braque, 32 ans et <strong>Derain</strong>, 34 ans,<br />

qui sont mobilisés et partent pour la guerre. Braque vécut dix mois de guerre. Grièvement blessé<br />

et trépané en mai 1915, il ne retrouva son atelier qu'après une longue convalescence d'un an.<br />

Apollinaire, citoyen russe engagé volontaire, grièvement blessé et trépané en mars 1916, vit sa<br />

personnalité morale et physique complètement transformée. Fernand Léger fut brancardier, tandis<br />

que d'autres peintres combattaient <strong>du</strong> côté ennemi : Max Beckman était infirmier et Otto Dix<br />

mitrailleur dans l'armée allemande. <strong>André</strong> <strong>Derain</strong> fit toute la guerre comme artilleur et connut les<br />

champs de bataille les plus <strong>du</strong>rs : la Somme, Ver<strong>du</strong>n et le Chemin des Dames. Il ne fut démobilisé<br />

qu'après l'armistice de 1918. C'est donc au front qu'il a vécu, sans pour autant perdre de vue la vie<br />

artistique, cette terrible révolution et cette modernisation douloureuse que la guerre fit subir à<br />

l'Europe. Comment imaginer qu'un bouleversement aussi profond n'ait pas eu de répercussion sur<br />

sa conception de l'art ? On lui reprocha de s'inscrire dans les années vingt dans le mouvement de<br />

« retour à l'ordre » que les critiques stigmatisent aussi chez Braque et même chez Picasso. Mais<br />

cette volonté partagée de se ressourcer à une tradition qu'ils avaient été les premiers à vouloir<br />

dépasser n'était-elle pas le moyen le plus naturel de poursuivre, malgré cette rupture fracassante de<br />

la guerre, leur recherche et leur réflexion ? Philippe Dagen a trouvé pour qualifier <strong>André</strong> <strong>Derain</strong> la<br />

© 2009 CLIO - www.clio.fr<br />

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jolie expression de « peintre lettré » : c'est en effet un homme de culture qui s'intéresse à la<br />

littérature, à la musique, à la philosophie, aux antiquités et à la mécanique. Ce n'est pas un<br />

mondain, il est trop réfléchi et trop fier pour cela, mais c'est un bon vivant et un homme plein de<br />

bonté qui sé<strong>du</strong>it tous ceux qui le rencontrent par sa gentillesse et sa générosité. Il s'est fâché avec<br />

Vlaminck, ne voit plus Picasso mais reste l'ami de Balthus avec qui il partage le goût des chemins<br />

écartés et des nus sensuels. Il fréquente Darius Milhaud et Éric Satie et dessine des décors pour<br />

leurs opéras et ballets. Ce colosse raffiné mène la grande vie grâce au succès de ses toiles et à<br />

l'activisme de son marchand Paul Guillaume ; il achète propriétés et demeures, entretient<br />

parallèlement deux familles autour de son épouse Alice et de sa maîtresse Raymonde, parcourt la<br />

France en Bugatti, collectionne tableaux de maîtres et objets précieux et construit des maquettes<br />

sophistiquées d'engins à moteur…<br />

Un vrai croyant <strong>du</strong> message artistique<br />

Tandis que les uns l'encensent et veulent en faire le peintre « français » par excellence et que<br />

d'autres condamnent en bloc son retour au « réalisme », il s'offre le luxe d'une « période<br />

byzantine » où il décline dans ses tableaux un archaïsme hiératique et doré. Il fait en 1921 son<br />

voyage de Rome, met ses pas dans ceux de Poussin et Claude Lorrain, en rapporte des Paysages<br />

de Castel Gandolfo, des Allégories et des Mythologies qui hanteront son œuvre jusqu'aux<br />

Bacchantes de 1930 où certains ne voient que des pastiches dépourvus d'intérêt alors que la touche<br />

schématique de <strong>Derain</strong> (« il ne prend même plus la peine de varier les attitudes », juge Pierre<br />

Cabane) rejoint ici dans l'émotion à la fois le tremblement communicatif de Poussin dans ses<br />

dernières œuvres et les mêlées confuses d'<strong>André</strong> Masson… La deuxième guerre mondiale fut pour<br />

<strong>André</strong> <strong>Derain</strong> une nouvelle source de malheur, non pas tant parce que sa maison et son atelier de<br />

Chambourcy furent occupés et saccagés par l'armée allemande, mais surtout parce qu'entraîné<br />

dans un misérable voyage culturel officiel en Allemagne, il en revint couvert d'opprobre aux yeux<br />

des résistants de la première ou de la dernière heure… Pourtant ses plus beaux tableaux, paysages,<br />

nus et natures mortes datent de ces dernières années où, relégué par force dans sa tour d'ivoire et<br />

en proie aux tourments de sa vie privée, il atteignit dans son art une plénitude que les plus grands<br />

lui reconnurent. Marcel Duchamp, peu suspect de complaisance au conformisme, en fit en 1949<br />

un éloge aussi inatten<strong>du</strong> qu'impartial : « <strong>Derain</strong> fut constamment l'adversaire des théories ». Il a<br />

toujours été un vrai croyant <strong>du</strong> message artistique, non falsifié par des explications méthodiques,<br />

et appartient jusqu'à ce jour au petit groupe d'artistes qui « vivent » leur art. Enfin Giacometti lui<br />

rendit un bouleversant hommage de peintre après avoir visité l'exposition qui fut organisée au<br />

musée National d'Art moderne deux ans après sa mort : « En fait depuis le jour, je pourrai même<br />

dire l'instant de ce jour de 1936, où une toile de <strong>Derain</strong> vue par hasard dans une galerie – trois<br />

poires sur une table se détachant sur un immense fond noir – m'a arrêté, m'a frappé d'une manière<br />

totalement nouvelle (là j'ai réellement vu une peinture de <strong>Derain</strong> pour la première fois au-delà de<br />

son apparence immédiate), depuis ce moment toutes ses toiles m'ont arrêté, toutes m'ont forcé à<br />

les regarder longuement, à chercher ce qu'il y avait derrière, les meilleures comme les moins<br />

bonnes, attiré, intéressé beaucoup plus par celles d'après l'époque fauve que par celle-ci bien<br />

enten<strong>du</strong>, et surtout par celles des toutes dernières années. »<br />

<strong>Marie</strong>-<strong>Annick</strong> <strong>Sékaly</strong><br />

Janvier 2003<br />

Copyright <strong>Clio</strong> 2009 - Tous droits réservés<br />

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