Sur quelques caractéristiques des noms sous-spécifiés - Crisco ...
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<strong>Sur</strong> <strong>quelques</strong> <strong>caractéristiques</strong> <strong>des</strong> <strong>noms</strong> <strong>sous</strong>-<strong>spécifiés</strong><br />
Article paru dans Scolia, n°23, 2008, p.109-127<br />
Dominique Legallois<br />
<strong>Crisco</strong><br />
Université de Caen<br />
dominique.legallois@unicaen.fr<br />
La fréquentation <strong>des</strong> corpus ou <strong>des</strong> bases de données textuelles permet<br />
de constituer et d'étudier de nouvelles catégories lexicales, dont l'extension<br />
échappait jusqu'à lors à la perspicacité <strong>des</strong> chercheurs. En plus d’une<br />
appréhension plus directe du réel langagier, la linguistique sur corpus<br />
présente donc l’intérêt redoutable de construire de nouveaux objets d’étude.<br />
Ainsi en va-t-il de ces <strong>noms</strong> que je désigne par le terme de «<strong>noms</strong> <strong>sous</strong><strong>spécifiés</strong><br />
» 1 . Je propose ici de caractériser cette catégorie de plus en plus<br />
présente dans le discours linguistique, en commençant par justifier son statut<br />
lexico-grammatical et en rappelant brièvement certaines propriétés <strong>des</strong><br />
constructions qu’elle intègre. Je donnerai ensuite une liste de ces <strong>noms</strong> à<br />
partir d’une extraction sur corpus, pour m’intéresser alors aux notions de<br />
<strong>sous</strong>-spécification et de spécification, ainsi qu’au fonctionnement référentiel<br />
<strong>des</strong> NSS. J’entamerai enfin une réflexion sur les motivations <strong>des</strong> emploi <strong>des</strong><br />
NSS et leur rapport avec la monstration de certains schémas rationnels.<br />
Certaines <strong>des</strong> remarques que je ferai ici doivent beaucoup aux travaux<br />
de F. Higgins (1979) et surtout H.J. Schmid (2000), C. Blanche-Benveniste<br />
(1992) et D. Apothéloz (2008) et (à par. b).<br />
1. Noms <strong>sous</strong>-<strong>spécifiés</strong> et Constructions Spécificationnelles<br />
1.1. Lexique et grammaire<br />
Les NSS constituent un ensemble nominal, sémantiquement non<br />
homogène, employé dans une construction syntaxique particulière. Par<br />
exemple :<br />
1) Leur idée a été de dresser le "portrait-robot" du patron performant (Libé)<br />
2) L'argument massue de Matra, c'est que l'opération permettrait d'éviter à<br />
l'Etat de recapitaliser Thomson-CSF (Libé)<br />
1 Désormais NSS.<br />
1
Malgré leur différence 2 , nous poserons (comme nous l’avons fait dans<br />
Legallois (2OO6) et Legallois et Gréa (2007) ) que ces deux constructions<br />
instancient une même structure :<br />
NSS Être QUE P \ DE INF<br />
La littérature qualifie cette structure, à la suite de F. Higgins (1979),<br />
de spécificationnelle 3 . Je ne reviendrai pas ici sur ses propriétés syntaxiques<br />
qui ont été étudiées dans C. Blanche-Benveniste (1992), D. Apothéloz (à<br />
par. a) et à par. b) 4 , Legallois (2006). Legallois et Gréa (2007) ont proposé<br />
de voir dans la CS une construction au sens de la Grammaire de<br />
Construction, c'est à dire une forme holistique et préconstruite, chargée de<br />
particularités pragma-sémantiques en dehors même de sa saturation lexicale.<br />
Legallois (2006), mais aussi les deux articles de D. Apothéloz ont montré<br />
<strong>quelques</strong>-uns <strong>des</strong> fonctionnements textuels de ces CS.<br />
Les <strong>noms</strong> que je qualifie de <strong>sous</strong>-<strong>spécifiés</strong> sont donc les <strong>noms</strong> qui<br />
intègrent une CS. J’insiste sur le fait que la notion de NSS s'applique à un<br />
type d'emploi nominal et non à une nature nominale. Plus précisément, je<br />
fais mienne la conception selon laquelle une structure syntaxique (ici, la CS)<br />
est employée avec un ensemble d’unités lexicales (les NSS) que l’on peut<br />
circonscrire, et, inversement, que les unités lexicales sont employées<br />
« préférentiellement » dans <strong>des</strong> configurations syntaxiques particulières 5 . Il y<br />
a une interdéfinition entre lexique et grammaire, qui oblige à considérer que<br />
la catégorie NSS n’a de pertinence que par rapport à la CS. Cela n'exclut pas,<br />
évidemment, que ces mêmes <strong>noms</strong> peuvent être employés dans d'autres<br />
constructions : il existe un rapport évident, comme on le verra plus loin,<br />
entre certains NSS et les <strong>noms</strong> à compléments propositionnels (N que + P, N<br />
de + inf.). Il est possible alors de considérer une catégorie plus large que les<br />
NSS, celle qui recouvre les <strong>noms</strong> employés dans <strong>des</strong> constructions<br />
apparentées. C’est la démarche de H.J. Schmid, pour l’anglais, qui nomme<br />
shell nouns l’ensemble <strong>des</strong> <strong>noms</strong> qui intègrent les CS, mais aussi d’autres<br />
constructions apparentées : N-that, N-to, N-wh, th-N, th-be-N (selon la<br />
notation de Schmid (2000 : 22).). Je me limiterai pourtant ici au seul rapport<br />
NSS et CS.<br />
1.2. Extraction à partir d’un corpus<br />
2 La construction avec complétive exprime un fait, un événement, un état de choses dont la valeur de<br />
vérité a été suspendue par que. La forme infinitive exprime un procès hors de tout ancrage temporel (cf.<br />
Gaatone, 1987 : 295). Je ne distingue pas ici les formes avec ou sans pronom de reprise « ce ».<br />
3 Aussi parlerai-je de constructions spécificationnelles, désormais CS.<br />
4 Les travaux de D. Apothéloz portent plus spécifiquement sur les pseudo-clivées qui constituent une<br />
construction proche de la construction spécificationnelle. A cet égard, la lecture de Roubaud (2000) est<br />
également d’un grand intérêt.<br />
5 Cf. G.Francis (1993).<br />
2
J’ai recensé 2797 CS pour une année du quotidien Libération (1995) :<br />
1452 avec infinitifs et 1345 avec complétive. Les infinitives accueillent 214<br />
<strong>noms</strong>, les complétives 208. 66 <strong>noms</strong> sont communs aux deux types. Pour le<br />
même corpus, les chiffres diffèrent de ceux relevés dans Legallois et Gréa<br />
(2007). J’ai, à l'occasion de cet article, repris l'extraction avec Unitex ; les<br />
variations viennent de la prise en compte ou non de certaines unités<br />
lexicales. Ainsi, j’ai intégré à la liste, les formes superlatives telles que « le<br />
plus important, le plus urgent, le moins que l'on puisse dire, etc. », assez<br />
nombreuses pour la construction avec complétive 6 .<br />
NSS pour la CS avec inf. : acte action alternative ambition apport argument art<br />
astuce atout attitude audace avantage avenir axe bataille boulot but caractéristique<br />
cauchemar chance charge choix chose clé coeur concept confort conseil<br />
conséquence consigne consolation contre-feu contribution controverse conviction<br />
coup-de-génie courage crainte critère culot danger débat décision défaut démarche<br />
dénominateur-commun désir <strong>des</strong>sein <strong>des</strong>tin deuxième devoir difficulté dignité<br />
direction directive discours discussion don effet éloge énigme enjeu enseignement<br />
erreur espoir esthétique étape éthique exemple exigence face facilité façon faux-pas<br />
fin-du-fin finalité fonction fond-de-notre-méthode force gageure geste grâce grandpied<br />
grande-affaire habileté hantise hommage idéal idée illusion impératif<br />
inclination inconvénient initiative inquiétude intelligence intention intérêt l'essentiel<br />
l'important le-plus-économique le-mieux le-moindre-mal le-plus-désagréable leplus-difficile<br />
le-plus-dur le-plus-éclairant le-plus-formidable le-plus-grand plaisir<br />
le-plus-important le-plus-passionnant le-plus-remarquable le-plus-simple le-plussûr<br />
le-plus-urgent leitmotiv liberté ligne logique maîtrise mandat manière mérite<br />
métier mission mode moment motif motivation moyen mystère nature nec-plus-ultra<br />
nécessité normalité objectif objet obsession opinion orientation originalité paradoxe<br />
pari parti-pris particularité partie-de-l'art penchant naturel performance plaisir<br />
plan point-de-départ pratique premier principal principe priorité problème<br />
programme projet propos proposition propre prouesse provocation question<br />
question-clé raison raison-d'être réaction réflexe règle remède réponse reproche<br />
responsabilité ressort résultat réussite rêve révolution risque rôle ruse sagesse<br />
satisfaction sens solution souci souhait spécialité spécificité sport stratégie<br />
suggestion surprise suspense tâche tactique technique tendance tentation terme tort<br />
tournant tout tradition travail trouvaille truc urgence usage vocation volonté<br />
NSS pour la CS en que : alibi ambition analyse apparence argument argumentmassue<br />
argumentation aspect atout attrait avantage avenir avis axiome beauté-dusport<br />
bénéfice bienfait bon-côté bonne-chose but calcul caractéristique certitude<br />
chance charme choix chose clé comble conclusion condition conséquence<br />
consolation constante constat contrepartie conviction côté-positif coup-de-théâtre<br />
crainte critère croustillant danger démonstration dénominateur-commun désir<br />
deuxième différence difficulté distinction donnée drame écueil effet-boomerang<br />
6 Les formes nominales composées sont orthographiées avec un tiret pour faciliter et la lecture, et la<br />
comptabilité <strong>des</strong> occurrences.<br />
3
élément-déterminant élément-important ennui enseignement équité espoir évaluation<br />
évidence exigence explication faiblesse fait fin-du-fin fin-mot fond-de-l'affaire fonddu-problème<br />
force gag génie grandeur grief hic hypothèse idéal idée impression<br />
inconvénient information intérêt ironie jugement l'essentiel l'étonnant<br />
l'extraordinaire l'important lacune le-plus-cruel le-plus-curieux le-plus-déplorable<br />
le-plus-déprimant le-plus-désolant le-plus-terrible le-plus-fascinant le-mieux lemoins-que-l'on-puisse-dire<br />
le-pire le-pire le-plus-absurde le-plus-ahurissant le-plusamusant<br />
le-plus-beau le-plus-cocasse le-plus-déroutant le-plus-difficile le-plusdrôle<br />
le-plus-dur le-plus-étonnant le-plus-étrange le-plus-fort le-plus-fou le-plusfrappant<br />
le-plus-grave le-plus-important le-plus-impressionnant le-plus-incroyable<br />
le-plus-inquiétant le-plus-insensé le-plus-intéressant le-plus-intrigant le-plusmarquant<br />
le-plus-probable le-plus-spectaculaire le-plus-stupéfiant le-plussurprenant<br />
le-plus-triste le-plus-troublant le-plus-vicieux le-plus-vraisemblable lepoint-capital<br />
leçon ligne-rouge limite logique malheur marque-du-moment<br />
merveilleux message miracle morale mythe noeud non-dit normalité nouveauté<br />
nouvelle objectif objection opinion originalité paradoxe pari particularité peur<br />
philosophie piment-de-l'affaire point point-essentiel point-négatif point-noir pointpositif<br />
point-troublant position postulat premier principal probabilité problème<br />
procédé propos propre raison raisonnement réalité récompense regret réponse<br />
reproche résultat réussite rêve revers-de-la-médaille risque scandale sentiment<br />
signe singularité singulier souci souhait soulagement sujet surprise talent thèse tout<br />
trouvaille truc utilité valeur vérité vertu voeu volonté<br />
NSS communs aux deux <strong>sous</strong>-constructions : ambition argument atout<br />
avantage avenir but caractéristique chance choix chose clé conséquence<br />
consolation conviction crainte critère danger désir deuxième difficulté enseignement<br />
espoir exigence idéal idée inconvénient l'essentiel l'important le mieux le plus<br />
difficile le plus dur le plus important logique normalité objectif opinion originalité<br />
paradoxe particularité pari premier principal problème propos propre raison<br />
réponse reproche résultat réussite rêve risque souci souhait surprise tout trouvaille<br />
truc volonté.<br />
Le travail de catégorisation de ces <strong>noms</strong> dans différentes classes<br />
homogènes n’a pas été entrepris pour le français 7 , même si <strong>quelques</strong> pistes<br />
ont été avancées par D. Apothéloz. Très succinctement (par manque de<br />
place), je donne seulement et sans commentaires les grands domaines<br />
proposés par Schmid (2000), avec <strong>des</strong> exemples en français :<br />
- domaine factuel : Le NSS catégorise le contenu propositionnel (CP)<br />
comme fait (la chose essentielle est que Paul vienne demain)<br />
- domaine linguistique : le NSS catégorise le CP comme un objet<br />
linguistique (la réponse est qu'il n'en sait rien)<br />
7 Ce travail est en cours. Je pense qu’il conviendrait d’opérer un croisement entre classes de NSS et<br />
fonctions textuelles de connecteurs <strong>des</strong> CS, dans l’objectif, par exemple, d’une annotation sémantique <strong>des</strong><br />
textes.<br />
4
- domaine mental : le NSS catégorise le CP comme un processus ou un état<br />
cognitif (l'objectif est de faire reculer le chômage)<br />
- domaine modal : le NSS catégorise le CP comme une possibilité, une<br />
certitude, une capacité, une permission, une obligation (la vérité est qu'il ne<br />
viendra pas)<br />
- domaine événementiel : le NSS catégorise le CP comme une activité, un<br />
procès ou un état (la première action du gouvernement fut de baisser les<br />
impôts)<br />
domaine circonstanciel : le NSS catégorise le CP comme une manière (la<br />
meilleure manière est de s'y prendre autrement)<br />
A ces gran<strong>des</strong> catégories, Schmid ajoute un nombre important de<br />
<strong>sous</strong>-classes. Au final, l’auteur distingue 75 classes différentes 8 !<br />
2. Les notions de <strong>sous</strong>-spécification et de spécification<br />
2.1. A partir d’Higgins<br />
Parler de <strong>noms</strong> <strong>sous</strong>-<strong>spécifiés</strong> demande une explication<br />
terminologique; la notion de spécification est popularisée par Higgins, dans<br />
la perspective d’une <strong>des</strong>cription <strong>des</strong> phrases copulatives. L’auteur donne<br />
quatre types de phrases copulatives 9 , selon la combinaison entre la nature<br />
sémantique du segment gauche (pour Higgins, le sujet) et le segment droit<br />
(le predicat chez Higgins, traditionnellement donné comme l'attribut par la<br />
grammaire française) :<br />
Type Nature du segment Nature du segment<br />
gauche<br />
droit<br />
Prédicative<br />
cette voiture est rapide<br />
référentielle prédicative<br />
Identificatrice<br />
la dame avec le caniche,<br />
c'est Madame Legros<br />
référentielle identificationnelle<br />
Identité<br />
l'étoile du matin est<br />
l'étoile du soir<br />
référentielle référentielle<br />
Spécificationnelle<br />
ce que je voudrais, c'est<br />
<strong>des</strong> vacances<br />
superscripturale spécificationnelle<br />
8 Dans le travail de Schmid, un nom peut appartenir à plusieurs classes différentes.<br />
9 Mon objet n’est pas de discuter les typologies <strong>des</strong> phrases copulatives. Le lecteur peut se référer, pour<br />
une analyse complète, au livre de M. Van Peteghem (1991), ou encore aux articles d’A. Boone (1996) et<br />
L. Picabia (2000).<br />
5
Ce tableau appelle <strong>des</strong> commentaires. Premièrement, les spécificationnelles<br />
chez Higgins sont le plus souvent <strong>des</strong> pseudo-clivées, avec, pour segment<br />
droit, un SN. Comme indiqué en note plus haut, je considère que ces<br />
dispositifs réalisent la même relation (de spécification) que les CS (d'autres<br />
linguistes comme Roubaud, Apothéloz, ou Schmid partagent ce point de<br />
vue) 10 . Deuxièmement, j’ai traduit par identificatrice le type identificational<br />
de Higgins, et par identité, identity. Force est de constater que la<br />
terminologie pourrait être améliorée. Troisièmement, le qualificatif<br />
superscriptural 11 (superscriptional), qui n'a pas connu de franc succès,<br />
témoigne de l’apport d'Higgins : la différenciation de ce segment <strong>des</strong> autres<br />
segments gauches <strong>des</strong> copulatives. Ainsi, ce que je voudrais est<br />
superscriptural car le segment pourrait constituer une expression sur une<br />
liste que viendrait spécifier le second segment. On peut penser, par exemple,<br />
à<br />
3) les gagnants sont : Dupont, Durant, Dupuis, etc.<br />
Cette qualification de la nature du segment gauche sera discutée plus loin.<br />
2.2. Spécification<br />
Pour Higgins, donc, l’élément superscriptural se comporte comme une<br />
rubrique, que vient remplir le segment droit. Ce « remplissage » constitue la<br />
spécification. L’idée de l’élément superscriptural n’a guère été reprise dans<br />
la littérature, sans doute à cause de son manque de précision, et de son aspect<br />
trop analogique. En revanche, le principe d’une spécification a été retenu. Je<br />
voudrais approfondir la nature de cette spécification.<br />
Le travail de spécification que remplit la construction présuppose donc<br />
une <strong>sous</strong>-spécification. C’est bien sûr la partie nominale qui est en appel de<br />
spécification. Le NSS doit recevoir du co-texte, ce que Winter (1992) a<br />
nommé une réalisation lexicale ; Schmid parle d’une incomplétude<br />
sémantique, sensible, non pas dans la signification du nom (certains NSS ont<br />
<strong>des</strong> « sémèmes » complexes qui ne peuvent être réduits à un trait), mais dans<br />
l’acte de communication. Prenons le nom reason :<br />
By evoking a two-place relation between cause and effect, the noun reason sets up<br />
two cleary defined semantic gaps which need to be filled. However, when it comes to<br />
specyfing these things the noun itself misses out and must rely on the context to<br />
supply the necessary information, a characteristic which is of course again typical<br />
of all shell nouns. (H.J. Schmid, 2000 :76).<br />
De ce fait, la non spécification n’est pas, à proprement parler, sémantique,<br />
comme le dit Schmid (et généralement les travaux anglo-saxons), mais, plus<br />
exactement, informationnelle. Il s’agit bien, pour le NSS, de se grossir du<br />
contenu informationnel véhiculé par la partie spécificationnelle. On pourrait<br />
10<br />
De ce fait, je reconnais une insuffisance terminologique, les phrases spécificationnelles ne se réduisent<br />
pas aux CS.<br />
11<br />
M. Van Peteghem (1991 : 27) traduit par « sujet étiquette ».<br />
6
dire que la spécification consiste à assigner un contenu au NSS. Mais si l’on<br />
veut mieux définir le rapport entre la <strong>sous</strong>-spécification nominale et le cotexte,<br />
il faut aller plus loin dans la <strong>des</strong>cription de la nature « référentielle »<br />
<strong>des</strong> NSS. Pour l’exemple<br />
4) What I don't like about John is his tie<br />
Higgins commente :<br />
the subject « What I don't like about John » is not referential and the predicate<br />
complement « his tie » is also not referential, for, although the phrase does denote<br />
or mention an object, it is not used in this sentence in such a way that anything is<br />
said about that object. (F. Higgins, 1979 : 214).<br />
Il est en effet difficile de voir un fonctionnement référentiel au<br />
segment gauche <strong>des</strong> CS. Dans :<br />
5) Dini propose justement que le premier train ne parte pas avant d'afficher<br />
"complet". L'alternative serait de renégocier Maastricht, ce qui serait<br />
périlleux (Libé)<br />
L’alternative ne fait référence ni à un objet textuel, ni à un objet<br />
extralinguistique 12 . J. Gundel (1977) semble être la première à se référer à la<br />
notion de <strong>des</strong>cription définie attributive de Donnellan (1966) pour expliquer<br />
le phénomène. Plus récemment, C. Blanche-Benveniste et D. Apothéloz<br />
s'appuient sur les travaux de Fauconnier mais aussi de Donnellan.<br />
Fauconnier (1984) propose de voir dans un type d'emploi nominal – touchant<br />
a priori tous les <strong>noms</strong> – un fonctionnement particulier pouvant être décrit en<br />
termes de rapport entre rôle et valeur. Ainsi, l’exemple réactualisé :<br />
6) Le président change tous les 5 ans<br />
peut être compris :<br />
6’) le Président, M. Sarkozy, change d'aspect tous les 5 ans.<br />
ou, plus vraisemblablement :<br />
6’’) il y a un nouveau président tous les 5 ans.<br />
Dans la première interprétation, Sarkozy est la valeur de président. Au<br />
rôle président on assigne, en effet, la « valeur » Sarkozy, entité définie et<br />
repérable. Changer tous les 5 ans est alors une propriété de la valeur<br />
(Sarkozy) d'un rôle (président). Dans la seconde interprétation, président est<br />
un rôle non saturé, c'est-à-dire une fonction, dans le sens institutionnel du<br />
terme, mais surtout, pour ce qui nous intéresse ici, dans le sens logique.<br />
Changer tous les 5 ans est alors une propriété du rôle.<br />
En 1966, Donnellan avait déjà décrit, d'une autre manière, le même<br />
phénomène. Dans une critique <strong>des</strong> travaux de Russell et de Strawson, le<br />
philosophe distinguait deux types de <strong>des</strong>cription définie : les <strong>des</strong>criptions<br />
définies référentielles et les <strong>des</strong>criptions définies attributives qu'illustre le<br />
célèbre exemple suivant :<br />
7) Smith's murderer is insane<br />
12<br />
Des segments gauches référentiels existent cependant, en petit nombre : ce plan stratégique a été de<br />
démédicaliser la lutte contre l'épidémie<br />
7
Dans la lecture référentielle de cet énoncé, Smith's murderer renvoie à un<br />
individu repéré dans l'univers de discours du locuteur : Brown, par exemple.<br />
Dans la lecture attributive, Smith's murderer n'est pas découvert. Murderer,<br />
dans les termes de Fauconnier, est un rôle auquel les services de police<br />
cherchent à attribuer une valeur. C'est cette dernière lecture qui est requise<br />
dans le cas <strong>des</strong> NSS. Ainsi, la valeur du déterminant nominal est<br />
systématiquement définie (articles définis, déterminants possessifs, etc.),<br />
sans que le GN soit référentiel. Ce GN tend donc vers une détermination qui<br />
n'est rien d'autre que sa spécification, ou encore sa valeur. Si tout nom peut<br />
en principe être employé comme rôle (président et assassin ne sont<br />
évidemment pas <strong>des</strong> NSS), il est tout à fait remarquable que les CS<br />
constituent <strong>des</strong> dispositifs spécialisés dans la mise en relation entre un rôle et<br />
une valeur. Comme le remarque C.Blanche-Benveniste (1988 : 66), dans la<br />
question en « quel est le N ? (quel est le problème, l'objectif, le résultat ?),<br />
quel est désigne toujours un rôle. La question en « quel est le N ? » est celle<br />
qui s'impose pour appréhender l'acte communicationnel de la partie<br />
spécificationnelle : l’attribution d'une valeur.<br />
La nature fonctionnelle d’un NSS est donc la recherche d'une valeur<br />
que lui fournit le co-texte grâce au dispositif de la CS. Cependant, ce<br />
dispositif est également assuré par d'autres constructions, pour <strong>des</strong> clauses en<br />
« ce que +P » (les pseudo-clivées), ou pour les <strong>noms</strong> opérateurs (dans la<br />
terminologie de M. Gross) ou « à compléments propositionnels » (NCP -<br />
dans la terminologie de M. Riegel) 13 . Ainsi, les NCP, comme les NSS, se<br />
voient conférer une valeur par une complémentation en de ou que. Aussi, les<br />
propos de M. Riegel, portant sur les NCP, éclairent également le mécanisme<br />
<strong>des</strong> NSS. A partir de<br />
8) l’impression que quelqu'un m'a observé / d'être observé par quelqu'un<br />
m'était désagréable.<br />
M. Riegel énonce la généralisation suivante :<br />
le nom est un classificateur du CP, et le CP particularise le concept général du nom<br />
en spécifiant en quoi consiste l'impression (M. Riegel, 1996 :.317).<br />
L’auteur met ainsi en évidence le rapport « donnant-donnant » entre le rôle<br />
et la valeur, ce qu'il appelle la double orientation de la relation de<br />
catégorisation / spécification (p.317). Cette double orientation vaut, bien sûr,<br />
pour nos NSS / CS 14 . Ainsi, nous dirons que le NSS est un classificateur de<br />
la valeur qui le spécifie – ce qui, au niveau textuel, a son importance<br />
(Legallois, 2006) puisque la valeur peut, dans la suite du texte, être à<br />
nouveau évoquée par la seule convocation du nom. Au niveau argumentatif<br />
(Schmid 2001), cette classification impose à l'interlocuteur le point de vue<br />
du locuteur : la présupposition d'existence construite par l'article et la façon<br />
13 Rappelons qu'il y a un recouvrement important entre NSS et NCP.<br />
14 Riegel donne d'ailleurs comme indice de cette double orientation la paraphrase de 8) par une CS : mon<br />
impression était que quelqu'un m'observait.<br />
8
dont la valeur doit être interprétée (mystère, drame, vérité, etc.) se présentent<br />
comme <strong>des</strong> évidences non négociables par l'interlocuteur.<br />
2. 3. Le NSS comme classificateur de la spécification<br />
M. Riegel parle donc de classification ; j’ajouterai qu’il s’agit d’une<br />
classification en creux, c'est à dire sans expression explicite de la relation de<br />
classification. Elle est décelable par la réversibilité possible (dans la plupart<br />
<strong>des</strong> cas) de la construction :<br />
9) L'objectif de cet article est de montrer que l'écriture est aussi la mémoire<br />
du lieu (Internet)<br />
implique<br />
9’) Que l'écriture est aussi la mémoire du lieu est l'objectif de cet article.<br />
La possibilité de la réversibilité n'autorise pas à conclure à la<br />
dérivation d'une construction par une autre, ni à l'équivalence interprétative :<br />
on a deux constructions différentes, avec toutefois une relation logique entre<br />
(9) et (9’).<br />
Si on interroge le type de classification en présence, on conclura<br />
sans peine qu'elle se démarque <strong>des</strong> classifications typiques : par le fait,<br />
justement, qu'elle ne repose pas sur l'identification de traits prototypiques. La<br />
classification prototypique présuppose une représentation stable que la<br />
valeur contextuelle ne possède pas, par définition. D'où une propriété très<br />
intéressante <strong>des</strong> NSS, qui n'a pas été relevée, peut-être parce qu'elle s'impose<br />
d'elle-même : la limite à la classification est en quelque sorte infinie.<br />
N'importe quel contenu propositionnel peut être classé, en principe, comme<br />
problème, objectif, intérêt, fait, vérité, conséquence...Les seules restrictions à<br />
ces classifications sont la pertinence de leur rôle, pour un locuteur, dans <strong>des</strong><br />
séquences d'enchaînement (cf. plus bas). En employant une CS, le locuteur<br />
est en quelque sorte un démiurge qui s'affranchit <strong>des</strong> conditions ontologiques<br />
de catégorisation. Il est libre de catégoriser ce qu'il veut comme il veut. La<br />
seule limite est la durée de cette classification qui n’existe que le temps d'un<br />
discours ; c'est une classification temporaire et ad hoc, au sens du<br />
psychologue L. Barsalou (1983), ou, si on veut, une classification discursive.<br />
En cela, et paradoxalement, les CS ressemblent fortement aux énoncés<br />
métaphoriques. Dans<br />
10) Le locuteur est un démiurge<br />
la « catégorisation » ne vaut que parce qu'elle est motivée par une évaluation<br />
spécifique : le comportement <strong>des</strong> locuteurs dans une certaine situation,évalué<br />
par D. Legallois. L’énoncé ne prétend pas établir une nouvelle classification<br />
permanente de l’activité du locuteur. Comme bien d’autres énoncés, celui-ci<br />
sera oublié, même par son auteur, une fois l’article achevé ! Mais il aura joué<br />
temporairement son rôle discursif.<br />
9
Il s'agit donc pour le locuteur qui emploie une CS, d'opérer une<br />
reconversion du statut ontologique du CP : un processus ou un événement<br />
est versé (parfois pour <strong>des</strong> stratégies argumentatives) dans une catégorie<br />
comme celle (pour reprendre Schmid) <strong>des</strong> faits, <strong>des</strong> discours, <strong>des</strong> objets<br />
mentaux, <strong>des</strong> valeurs modales, etc. On pourrait dire péremptoirement que<br />
les CS permettent <strong>des</strong> fictions au sens premier du terme, c'est-à-dire <strong>des</strong><br />
fabrications de l'énonciateur.<br />
La parenté avec les emplois métaphoriques 15 , qu'il faudrait travailler<br />
davantage, trouve une explication dans le fait que les deux types d’emplois<br />
nominaux sont syncatégorèmatiques. Cette nature est révélée par la<br />
modification par les enclosures vrai et véritable (cf. D. Legallois, 2002), qui<br />
peuvent d’ailleurs constituer <strong>des</strong> indices d’énonciation métaphorique. Les<br />
restrictions à cette modification sont d'ordre morphologique : avec les<br />
adjectifs nominalisés<br />
11) * le vrai important est de participer,<br />
ou avec les constructions superlatives (le comble, le plus stupéfiant), ou<br />
polyphoniques : « le fait est que », qui outre son figement manifeste, a pour<br />
fonction argumentative de<br />
renforcer la portée du discours du locuteur puisque le locuteur prend en charge un<br />
point de vue donné pour acquis. (V. Lenepveu, à par.) 16 ,<br />
rôle incompatible avec une modification par vrai ou véritable (Legallois<br />
2002).<br />
Je me réfère à G. Kleiber qui donne une <strong>des</strong> rares définitions<br />
linguistiques de la notion de syncatégorématicité nominale :<br />
les substantifs référentiellement syncatégorématiques présupposent <strong>des</strong> concepts<br />
généraux dits syncatégorématiques, parce qu'ils rassemblent <strong>des</strong> occurrences<br />
individuelles qui ne forment pas une catégorie référentielle stable homogène. (G.<br />
Kleiber, 1981 : 39).<br />
Ainsi, et contrairement à chien ou neige, les <strong>noms</strong> sagesse et<br />
blancheur peuvent connaître <strong>des</strong> occurrences fort diverses (p.39). Les deux<br />
<strong>noms</strong>, qui sont les exemples de G. Kleiber, sont intéressants parce qu'ils<br />
pourraient illustrer deux types différents d'emplois de syncatégorèmes. En<br />
effet, le concept de blancheur s'instancie en tant que propriété d'objets fort<br />
variés ; mais le cas de sagesse est plus complexe : il connaît le même type<br />
d’instanciation que blancheur : la sagesse du Dalaï-Lama. Mais sagesse<br />
peut également avoir un emploi de NSS fort différent ; ainsi, dans notre<br />
corpus Libération :<br />
12) La sagesse est de développer une communication très globale en utilisant,<br />
en stimulant, toutes les voies de perceptions visuelles...<br />
La sagesse n’est sûrement pas inhérente au CP, comme elle l’est au Dalaï-<br />
Lama !<br />
15<br />
Parenté paradoxale puisque car les NSS ne sont généralement pas de bons candidats pour participer aux<br />
énoncés métaphoriques.<br />
16<br />
Cf. également K. Aijmer (2007 pour « the fact is... ».<br />
10
Il y a donc bien une syncatégorématicité <strong>des</strong> NSS qui explique leur<br />
flexibilité, comme il y a une syncatégorématicité nominale dans les emplois<br />
perçus comme métaphoriques 17 .<br />
3. Remarques subsidiaires sur les NSS et incidemment sur les CS<br />
3.1. Les NSS sont les indices de la rationalisation <strong>des</strong> discours.<br />
J’admets volontiers que les propos que je tiens dans cette partie restent<br />
spéculatifs. Mais ils me permettent de lancer <strong>quelques</strong> pistes au sujet de la<br />
motivation de l’emploi <strong>des</strong> NSS.<br />
J’avais montré (Legallois 2006) que les CS participent à l’expression<br />
de séquences d’enchaînement. J’entends par séquences d’enchaînement les<br />
étapes constitutives de l’organisation du texte 18 , possèdant une origine<br />
cognitive, puisqu’elles régissent aussi d’autres productions sémiotiques, et<br />
plus largement toute expérience. Par exemple, la séquence [situation,<br />
évaluation, problème, solution, évaluation] que la sémiotique a plus d’une<br />
fois mise en évidence, et qui constitue un programme que l’on rencontre<br />
dans <strong>des</strong> types de textes fort différents. D’autres séquences, telles que<br />
[situation, évaluation, objectif, mise en œuvre, évaluation] ou [situation,<br />
évaluation, désir, mise en œuvre, évaluation] 19 sont très proches. Toutes ces<br />
séquences se réalisent <strong>sous</strong> <strong>des</strong> modalités linguistiques fort différentes, mais<br />
il n’est pas absurde de penser que NSS et CS forment <strong>des</strong> moyens spécialisés<br />
dans l’expression <strong>des</strong> séquences. En effet, les CS possèdent une fonction<br />
d’« exhibition » <strong>des</strong> mouvements organisateurs <strong>des</strong> séquences<br />
d’enchaînement. Elles rendent explicites les divers mouvements que le<br />
langage commun désigne par <strong>des</strong> <strong>noms</strong> susceptibles de constituer <strong>des</strong> NSS :<br />
problème, désir, objectif, etc.. D. Apothéloz et C. Blanche-Benveniste<br />
insistent à juste titre sur la fonction évaluative de ces <strong>noms</strong>. La notion<br />
d’évaluation mériterait un examen particulier dans la mesure où elle dépasse<br />
l’étape évaluative présente dans les séquences d’enchaînement (l’évaluation<br />
d’une situation, l’évaluation de la solution) ; je préfère réserver le terme<br />
d’évaluation à ces étapes. Mais il reste que problème, par exemple, est sans<br />
discussion possible intrinsèquement évaluatif. Les constructions superlatives<br />
le sont par essence : le plus intéressant, le plus important…<br />
17 La place manque pour développer d’avantage. En fait, il apparaît que ce n’est pas le caractère<br />
métaphorique qui importe (pour moi, la métaphore ne répond pas à un fonctionnement particulier, cf.<br />
Legallois, 2000), mais le rôle évaluatif inhérent aux métaphores nominales.<br />
18 Je pense être assez proche ici <strong>des</strong> routines discursives de D. Apothéloz, c’est-à-dire <strong>des</strong> mouvements<br />
discursifs préférentiels dans lesquels les constructions identificatives sont employées.<br />
19 Rappelons que les mouvements qui composent une séquence ne sont pas nécessairement tous réalisés<br />
dans un texte.<br />
11
Les séquences d’enchaînement ont un rôle sémiotique et cognitif<br />
fondamental ; elles constituent, en quelque sorte, <strong>des</strong> cartes qui permettent<br />
de nous orienter dans nos expériences. Que les locuteurs manifestent<br />
explicitement les étapes dans les discours est révélateur d’une coopération<br />
transparente avec les interlocuteurs ; comme je le disais dans Legallois 2006,<br />
le texte exhibe sa structure grâce au NSS, en même temps que le locuteur<br />
rend visible sa démarche, son raisonnement, ses intentions. La nature<br />
dialogique <strong>des</strong> CS est assez évidente : tout se passe comme si, dans un<br />
discours, on s’attendait à devoir rendre compte d’objectifs, de problèmes, de<br />
désirs, de réponses, d’appréciations. De ce fait, l’article défini (ou le<br />
possessif) s’explique : le problème ne renvoie pas à un problème présent<br />
dans la mémoire discursive partagée entre les locuteurs au moment du texte,<br />
mais à une étape sémiotico-cognitive récurrente dans la diversité <strong>des</strong><br />
expériences et partagée par tous. Aussi, un examen philosophique <strong>des</strong> NSS<br />
serait passionnant à mener : l’emploi <strong>des</strong> CS et <strong>des</strong> NSS sont <strong>des</strong> indices de<br />
rationalité, ou plus exactement, <strong>des</strong> tentatives de rationalisation 20 . Le<br />
principe de charité décrit par Quine qui consiste à considérer que l’autre est<br />
rationnel et que son comportement cognitif est en partie identique au mien,<br />
expliquerait pourquoi les NSS sont <strong>des</strong> pierres balisant pour l’interlocuteur<br />
le terrain <strong>des</strong> expériences. En tant que marques <strong>des</strong> séquences<br />
d’enchaînement, elles-mêmes garantes de rationalité, les NSS rendent<br />
concrètes les formes d’action ; rappelons que pour un philosophe comme<br />
Davidson 21 , l’action est le résultat d’une « pro-attitude » (désir, envie,<br />
intention) et d’une croyance. Pour ces raisons, les CS apparaissent de façon<br />
privilégiée – ce n’est pas un hasard – dans les types textuels pour lesquels la<br />
rationalité joue un rôle fondamental : types argumentatifs ou explicatifs,<br />
aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, mais certains textes académiques, comme le<br />
texte scientifique, en abuse grandement. Les NSS seraient donc, en quelque<br />
sorte, une émanation d'une « psychologie populaire », d'une « théorie de<br />
l'esprit », d’un « pragmatisme cognitif », par lesquels il est possible aux<br />
sujets de rendre publique et clair ce qui constitue le cadre conceptuel<br />
nécessaire à l'action et à la cognition rationnelles. Ce cadre contient <strong>des</strong> états<br />
intentionnels et <strong>des</strong> concepts de croyance, désir, plaisir, haine, peur,<br />
intention, colère, intérêt, etc..., autant dire, <strong>des</strong> concepts recouvrant les<br />
notions auxquelles renvoient la plupart, sinon la totalité, <strong>des</strong> NSS.<br />
Si la rationalité a aussi une histoire, il serait intéressant de croiser<br />
celle-ci avec un examen diachronique de l’apparition de constructions telles<br />
que les CS pour vérifier les propos spéculatifs tenus ici. Pour l’anecdote, la<br />
plus ancienne attestation de CS que j’ai identifiée est<br />
20 Je fais mienne cette suggestion de C. Schnedecker : « on pourrait dire aussi « tentative de<br />
rationalisation » car c’est aussi <strong>des</strong> N qu’on utilise après coup pour combler les brèches, les failles ».<br />
21 Cf. I. Delpla (2001).<br />
12
13) Et l’opinion de beaucoup est qu’il vauldroit mieux aller combattre (Jean<br />
de BUEIL, Jouvencel, 1456).<br />
3.2. Métaphore grammaticale<br />
Enfin, j’aimerais terminer cet article sur <strong>quelques</strong> considérations<br />
portant sur la CS. Schmid fait référence à la notion de métaphore<br />
grammaticale de Halliday (1985), pour caractériser l'emploi <strong>des</strong> schell<br />
nouns. Je conviens que la notion de métaphore grammaticale est<br />
problématique, en raison du terme polémique de métaphore et de la<br />
conception trop orthodoxe, à mon goût, de la notion Hallidayenne de la<br />
métaphore lexicale qui sert de modèle à la métaphore grammaticale.<br />
Pourtant, la notion est intéressante puisqu'elle permet de montrer que la CS<br />
possède une structure marquée ; je rappelle le processus lexico-grammatical<br />
que Halliday désigne par métaphore grammaticale : pour ce linguiste, les<br />
expériences sont représentables par <strong>des</strong> structures congruentes, non<br />
marquées, comparables à ce que B. Pottier (1987) désignait par orthonyme<br />
pour le niveau lexical. Ainsi, un procès sera exprimé de façon congruente –<br />
prototypiquement - par un verbe. Les discours peuvent s'affranchir de cette<br />
représentation directe par l'emploi de structures non congruentes, donc par<br />
métaphores grammaticales. La nominalisation en est une réalisation<br />
fréquente ; ou encore:<br />
14) Le premier jour de l'an 2002 a vu la naissance de la sixième unité de<br />
recherche (UR) de l'INRIA (Internet).<br />
où le locatif de la phrase congruente devient le sujet de la phrase non<br />
congruente. Ce moyen dont disposent les locuteurs est le plus souvent<br />
motivé par une reconfiguration diathétique. A noter, comme l’illustre<br />
l’exemple, que les constructions non congruentes apparaissent parfois<br />
comme <strong>des</strong> routines, <strong>des</strong> façons quelque peu conventionnelles d'exprimer<br />
une scène. Convention et métaphore, comme on le sait, ne s'opposent pas.<br />
La notion de métaphore grammaticale peut paraître peu consistante<br />
au regard de la grammaire formelle (qui, si on y réfléchit bien, a abusé de<br />
concepts bien plus extravagants comme celui de dérivation), mais elle est<br />
tout à fait intéressante dans la perspective sociale, idéologique et discursive<br />
qui est celle de la linguistique systémique fonctionnelle d'Halliday. D'abord,<br />
parce que la métaphore grammaticale est le résultat d'un choix entre<br />
plusieurs possibilités – l'option grammaticale étant au coeur du dispositif de<br />
la LSF. Ensuite, parce qu'elle permet, sinon d'expliquer, en tous cas de<br />
mesurer la spécificité de certains discours. Ainsi, la métaphore grammaticale<br />
est-elle fréquemment convoquée dans la <strong>des</strong>cription du discours scientifique<br />
(Cf. Banks, 2003). Qu'en est-il <strong>des</strong> CS ? On posera qu'elles participent à ce<br />
type d'option ; cet exemple<br />
15) Notre seul objectif, c'est de conserver à Argenteuil son caractère de ville<br />
progressiste (Libé)<br />
13
serait la forme non congruente de<br />
15’) nous avons pour unique objectif de conserver à Argenteuil son caractère<br />
de ville progressiste<br />
On s'aperçoit que la forme congruente est moins naturelle, paradoxalement<br />
moins adéquate, par rapport à la CS fortement spécialisée dans cette fonction<br />
d'indication <strong>des</strong> plans cognitifs et textuels. La CS permet une objectivation<br />
de l’énoncé, au détriment de la présence linguistique directe du locuteur (qui<br />
peut au mieux se révéler dans la forme faible que constitue le déterminant<br />
possessif). Cette évacuation <strong>des</strong> formes les plus subjectives permet cet effet<br />
de construction : la réification d’une intentionnalité (dans l’exemple ci<strong>des</strong>sus)<br />
qui donne un statut moins personnel au texte. En cela, la métaphore<br />
grammaticale en question est, dans les termes d’Halliday, aussi bien<br />
idéationnelle qu’interpersonnelle. On procède ainsi à une objectivation<br />
découlant d'une représentation d'une représentation, qui permet un<br />
phénomène intéressant qu'une étude « cognitive » comme celle de Schmid<br />
n'a pas manqué de relever : l'emballage (les termes d'encapsulation ou<br />
d'empaquetage sont parfois proposés). L'emballage est la contrepartie<br />
cognitive de la spécification : une fois la spécification saturée, le NSS,<br />
chargé de son contenu informationnel, reste saillant en mémoire discursive.<br />
Cette désincarnation <strong>des</strong> concepts « rationnels » (objectif, désir,<br />
etc.), dans le sens où l'agent humain ne constitue plus le vecteur direct de ces<br />
concepts, serait à mettre en rapport avec les propos de la section précédente.<br />
Conclusion<br />
J’ai essayé dans cet article de cerner un peu plus cette « nouvelle »<br />
catégorie nominale que forment les NSS. Le travail n’est que partiel, il<br />
conviendra de le compléter par une classification critique <strong>des</strong> items selon <strong>des</strong><br />
ensembles sémantiques homogènes, au regard <strong>des</strong> séquences<br />
d’enchaînement. Il serait nécessaire également d’analyser les modifieurs de<br />
ces <strong>noms</strong>, car il est évident que <strong>des</strong> collocation sont nombreuses (par ex.<br />
meilleure solution / le problème qui se pose). Il faudrait encore s’intéresser à<br />
la fréquence de chaque nom dans la CS (cf. Legallois et Gréa 2007), pour<br />
mesurer leur force préférentielle pour la structure, et confronter les résultats<br />
à un corpus autre que journalistique. Enfin, mais la tâche est difficile, il<br />
faudrait examiner davantage les rapports entre la motivation de l’usage de<br />
ces <strong>noms</strong> et le besoin pour le locuteur d’exhiber <strong>des</strong> structures<br />
« rationnelles » objectivantes.<br />
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Résumé en français<br />
Après avoir relevé l’ensemble <strong>des</strong> <strong>noms</strong> <strong>sous</strong>-<strong>spécifiés</strong> (les <strong>noms</strong><br />
intégrant la construction NSS Être QUE P \ DE INF.) d’un corpus, nous<br />
intéressons aux notions de spécification et de <strong>sous</strong>-spécification, en<br />
montrant un double mouvement : le Nss catégorise un contenu<br />
propositionnel, alors que ce dernier apporte une détermination au<br />
nom. Nous examinons ensuite la nature syncatégorématique de ces<br />
<strong>noms</strong>, nature rappelant sur certains points celle <strong>des</strong> <strong>noms</strong> employés<br />
métaphoriquement. Nous remarquons également que les Nss sont <strong>des</strong><br />
indices de rationalité <strong>des</strong> discours et que la construction<br />
spécificationnelle peut être comprise comme une métaphore<br />
grammaticale, au sens de M. Halliday.<br />
Abstract<br />
16
The purpose of this paper is to study a set of French nouns: <strong>noms</strong><br />
<strong>sous</strong>-<strong>spécifiés</strong> (shell nouns) in the construction “NSS Être QUE P \ DE<br />
INF”. After having extract shell nouns from a corpus, I explain the<br />
notions of sub-specification and specification. Then I highlight the<br />
syncategorematic nature of shell nouns, comparing them to<br />
metaphorical nouns. In addition, shell nouns can be considered to be<br />
linguistic signposts of rationality. Following Schmid, I finally<br />
conclude that “constructions spécificationnelles” are a kind of<br />
grammatical metaphor, in the sense of Halliday.<br />
17