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ulles béantes<br />

3


Sites internet de l'<strong>au</strong>teur<br />

www.meta-<strong>noia</strong>.org<br />

www.beance.org<br />

www.alter-x.org<br />

www.gerard-eschbach.org<br />

Contact avec l'<strong>au</strong>teur<br />

g.eschbach@meta-<strong>noia</strong>.org<br />

© www.beance.org - 2010<br />

4


Gérard Eschbach<br />

Bulles<br />

béantes<br />

Livre II<br />

Incomplétude<br />

www.meta-<strong>noia</strong>.org<br />

5


Englobées à leur tour dans 'notre' bulle, à savoir la<br />

grande bulle de notre temps et de notre modernité,<br />

fonctionnent d'<strong>au</strong>tres bulles. Elles ont toutes tendance à<br />

se boucler dans l'absolu d'elles-mêmes. Aucune d'entre<br />

elles, cependant, n'a jamais réussi à boucler la boucle<br />

définitivement.<br />

Incomplétude<br />

Il manque toujours quelque chose pour que la boucle<br />

puisse se boucler. Appliquée à la systémique, cette étonnante<br />

notion souligne la fondamentale impossibilité de<br />

n'importe quel système clos. C'est le mathématicien Kurt<br />

Gödel qui nous fournit en quelque sorte l'outil formel de<br />

la démonstration. Dans le cadre de la crise des fondements<br />

en mathématiques, Gödel marque la différence<br />

entre 'prouvabilité' et 'vérité', en démontrant que la prouvabilité<br />

reste toujours moins forte que la vérité ! Une<br />

théorie contient des énoncés qui ne peuvent pas être<br />

démontrés à l'intérieur de la théorie elle-même. Dans le<br />

cadre d'une théorie, c'est-à-dire à l'intérieur du système,<br />

ou bien encore à l'intérieur de la logique d'une bulle, la<br />

vérité et la vérification rencontrent des limites incontournables.<br />

Une bulle ne peut donc pas se prouver ellemême<br />

sans sortir de sa bulle.<br />

A l'intérieur d'un système, vous pouvez tout prouver à<br />

7


condition de sortir du système, mettant ainsi en jeu de<br />

nouvelles règles et de nouve<strong>au</strong>x axiomes. Mais ce faisant<br />

vous ne faites que créer un système plus large<br />

comportant lui-même ses propres énoncés improuvables.<br />

Tout système logique, quelle que soit sa complexité, est<br />

donc par définition incomplet.<br />

Vous ne pouvez pas non plus vous comprendre complètement<br />

vous-mêmes puisque votre esprit, comme<br />

n'importe quel <strong>au</strong>tre système clos, peut seulement être<br />

sûr de ce qu'il connaît de lui-même en se basant sur ce<br />

qu'il connaît de lui-même. A moins de sortir de vousmêmes...<br />

Mais pour cela ne f<strong>au</strong>t-il pas admettre avec<br />

Pascal que l'homme 'passe' l'homme ?<br />

En ce deuxième livre de la trilogie nous retenons cinq<br />

des plus vastes 'bulles' et des plus pertinentes. En marquant<br />

la fondamentale incomplétude qui les affecte et en<br />

laissant crier leur béance.<br />

8


Livre II - Incomplétude<br />

A. Progrès<br />

1. Qu'est-ce que le progrès ?<br />

2. Pourquoi ça ne marche pas<br />

3. Les progressismes piégés<br />

4. Exponentielle frustration<br />

B. Science<br />

1. Une construction de l'esprit<br />

2. Les mathématiques<br />

3. Entre<br />

4. La science et l'homme<br />

C. Les origines<br />

Questions béantes<br />

D. Vérité<br />

1. Exigence de vérité: la raison<br />

2. De la vérité à la réalité<br />

3. Croyance et certitude<br />

4. Traversée sceptique<br />

5. Cogito ?<br />

E. Idée<br />

1. Difficile assomption du réel<br />

2. La bulle de l'idée<br />

3. L'<strong>au</strong>tre de l'idée<br />

4. Prisonnier de la bulle ?<br />

5. A bras le corps avec le réel<br />

9


A.<br />

Progrès<br />

Une 'bulle' merveilleuse et, longtemps, infiniment séduisante.<br />

Substitut de l’Espérance chrétienne, le nouvel<br />

espoir se dit ‘Progrès’. Avec une Majuscule. Il déborde<br />

largement le fait du progrès pour se faire idéologie<br />

messianique. La croyance <strong>au</strong> progrès est la croyance<br />

cardinale de la modernité. Que la seule forme de mécréance<br />

qu'elle ne tolère pas soit justement celle qui met en<br />

question cette foi <strong>au</strong> progrès prouve bien où s’est réfugié<br />

le croyable disponible de l’homme moderne.<br />

L'homme occidental, sous peine de renier son humanité<br />

profonde, ne peut plus jamais faire l'économie de la<br />

transcendance. Dans la mesure où la schizoïdie bouclait<br />

la boucle sur elle-même, il fallait donc bien que cet<br />

irréductible besoin de transcendance se logeât sur un<br />

vecteur disponible. Il s'est investi comme `progrès' dans<br />

l'immanence du vecteur de la temporalité historique.<br />

11


Dans l’espace judéo-chrétien, le ‘progrès’ se déployait<br />

d’abord à la verticale. Même lorsqu’il touchait <strong>au</strong>x choses<br />

les plus terrestres. Nous l’avons logé dans l’horizontale.<br />

Au départ la dynamique jouait en alliance. Cette dynamique<br />

reste même lorsque l’alliance est rompue.<br />

Voici l’eschatologie athée. La volonté meurtrière de<br />

supprimer le Père n’est pas absente des <strong>au</strong>daces des fils<br />

conjurés. Ne fallait-il pas le tuer, ce Père judéo-chrétien,<br />

pour que puissent être revendiquées et récupérées,<br />

souvent sous dénomination différente, ses valeurs, pour<br />

la seule euphorie de l’homme en sa clôture ‘séculière’ ?<br />

Et n'est-ce pas du côté des parricides que se noue<br />

désormais la ‘bonne conscience’ sans laquelle il n’est<br />

plus de sortabilité ?<br />

Désormais vertu et science veulent s’embrasser en vue<br />

de l’euphorie croissante dans l’immensité de la caverne<br />

aménagée. Vertu et science. Matériel et spirituel. Savoir<br />

et conscience. Techniques et culture. Arts et morale.<br />

Politique et économique... Bref, tout le possible humain.<br />

Pour être le porteur de l’espérance nouvelle il fallait un<br />

type d’homme nouve<strong>au</strong>. Qui d’<strong>au</strong>tre pouvait se sentir<br />

investi d’une telle mission sinon, d’abord, l’homme ‘bienportant’<br />

? L’homme bien-portant qui va nourrir l’envie et<br />

le rêve de ‘bien-portance’ d’un nombre croissant d’êtres<br />

humains. L’homme ‘bourgeois’. Il fallait à ce nouve<strong>au</strong><br />

discours bien-portant de l’homme bien-portant une<br />

possibilité concrète de se réaliser. Cette possibilité fut<br />

donnée à travers une série de révolutions industrielles et<br />

scientifiques.<br />

12


1. Qu'est-ce que le<br />

progrès ?<br />

Le point d'interrogation remplace maintenant le point tout<br />

court. Après les euphories du 'Progrès', nos perspectives<br />

risquent d'être moins optimistes <strong>au</strong>jourd'hui. Comme si le<br />

progrès de l'outil, le progrès technico-scientifique, semblait<br />

échapper des mains de l'homme pour courir, destin<br />

implacable, sa course folle et inhumaine...<br />

Progressivité<br />

Cette progressivité, cependant, ne semble pas affecter<br />

l'ensemble de l'ordre humain. Elle est loin de s'identifier<br />

avec la culture tout entière. Y a-t-il progrès entre la<br />

Vénus de Milo et le Penseur de Rodin ? Entre la cathédrale<br />

Notre-Dame et le Centre Pompidou ? Tout ce qu'il<br />

est possible d'affirmer ici c'est la différence seulement et<br />

non pas l'accroissement qualitatif. Sous peine de subjectivisme.<br />

Tout se passe comme si, dans la réalité humaine, il y<br />

avait très fondamentalement une dualité irréductible.<br />

13


Deux ordres antinomiques. Il y a d'un côté l'ordre de la<br />

progressivité. Pro-gredere: marcher de l'avant. En ne<br />

cessant de poser un pied devant l'<strong>au</strong>tre. Articuler un<br />

processus. Accumuler pas après pas. La progressivité ne<br />

fonctionne que là où les choses peuvent s'articuler et<br />

s'accumuler. Il y a de l'<strong>au</strong>tre côté, l'ordre réfractaire à la<br />

progressivité, c'est-à-dire à l'articulation en accumulation.<br />

Le gratuit. Les valeurs. Les significations. Le sens. Le<br />

sens du sens... Science et philosophie, technique et art,<br />

civilisation matérielle et religion, méthodes et valeurs...<br />

relèvent de manière différente de ces ordres. D'un côté le<br />

progrès peut signifier quelque chose, mais quel sens<br />

peut-il avoir de l'<strong>au</strong>tre ?<br />

Croissance du possible de l'homme<br />

Que va être, fondamentalement, le 'progrès’, nouve<strong>au</strong><br />

dogme central de la croyance dominante ? Essentiellement<br />

une courbe exponentielle de croissance le long<br />

du temps historique. Quelle croissance ? Toutes les<br />

euphories ‘progressistes’ partent d’une réponse unanime:<br />

c’est le possible de l’homme qui croît. Tout le possible de<br />

l’homme. Et tout l'homme !<br />

A partir du 18e siècle la catégorie de ‘progrès’ alimentera<br />

toute une mythologie: le mythe du progrès technicoscientifique<br />

comme progrès ‘total’ de l’homme; le mythe<br />

de l’intelligibilité scientifique comme intelligibilité ‘absolue’,<br />

et logiquement, par voie de conséquence, le mythe<br />

de la supériorité de l’homme occidental inventeur et<br />

détenteur de l’efficacité mécaniste. Est-il pire mythe que<br />

celui qui se pare de scientificité ?<br />

14


Ce possible de l'homme, cependant, notre modernité l’a<br />

réduit <strong>au</strong> ‘faisable’. Et comme l’espace du faisable est<br />

immédiatement celui de l’avoir, le ‘progrès’ s’est mis à<br />

jouer la croissance de l’avoir. Or l’artifice est accumulable.<br />

Et l’accumulable bien géré produit le long du temps<br />

une somme en croissance, le plus s’ajoutant <strong>au</strong> plus,<br />

produisant un 'plus' toujours plus grand. Le sens, par<br />

contre, se trouve chaque fois comme renvoyé à son<br />

éternel commencement. Décision toujours actuelle, il est<br />

à chaque moment du temps une sorte de nouvelle<br />

création. Son essentielle discontinuité refuse le sommable<br />

continu. Irrécupérable donc pour le ‘progrès’.<br />

En faisant l’économie de l’être, le projet de l’homme<br />

glisse ainsi du côté du projet constructeur qui tend à<br />

s’identifier avec son projet essentiel. Les valeurs de<br />

signification se confondent avec les valeurs d’articulation<br />

et de plus en plus s’y perdent. Triomphe de l’homme<br />

‘fabricateur’. Fabricateur d’outilité et fabricateur d’artifice.<br />

Fabricateur de texture. Fabricateur du texte. Fabricateur<br />

d’un ‘sens’ qui ne peut finalement plus être <strong>au</strong>tre que<br />

sens-du-texte-fabriqué ! La foi <strong>au</strong> progrès se nourrit de la<br />

puissance fabricatrice d’artifice du possible de l’homme<br />

en <strong>au</strong>tonomie. Le ‘progressisme’ n’est finalement que la<br />

superstructure idéologique d’un gigantesque système<br />

d’outilité exponentielle dont le fonctionnement induit<br />

l’optimisme prométhéen et entretient le discours bienportant<br />

de l’homme se voulant bien-portant.<br />

Mécanisme<br />

Tout se passe comme si les 'mécanismes' néolithiques se<br />

mettaient à fonctionner de façon exponentielle. L'outil<br />

15


produisant l'outil qui le dépasse, Une masse d'outilité<br />

gonfle et déborde. L'invention provoque l'invention de<br />

plus en plus hardie. De plus en plus énormes se suivent<br />

les vagues technologiques. La possibilité du `progrès'<br />

impliquait un renversement épistémologique et pragmatique.<br />

Cette `révolution' eut lieu dès le début du XVIIe<br />

siècle. La révolution mécaniste consacre les premiers<br />

triomphes de la science exacte et rigoureuse: Galilée,<br />

Mersenne, Gassendi, Descartes... Désormais l’esprit<br />

humain possède son 'outil' pour pouvoir tout calculer et,<br />

partant, tout fabriquer.<br />

Ce n'est qu'à l'intérieur de cette tension dialectique que la<br />

mathématique - appelée à devenir `les' mathématiques -<br />

pourra se concevoir non plus seulement comme archétype<br />

du savoir, mais comme outil <strong>au</strong> service de l'élucidation<br />

du réel. Un tel outil est destiné à affronter le réel et à<br />

se perfectionner dans cet affrontement. Il ne doit plus,<br />

désormais, y avoir de rationnellement hétérogène ou<br />

amorphe. L'esprit humain doit pouvoir mettre en équation<br />

la totalité des choses. Grâce à l'outil analytique qui<br />

permet l'embrayage de l'esprit sur les choses et des<br />

choses sur l'esprit. Désormais, en réduction, substance<br />

et c<strong>au</strong>salité relèvent de la fabrication. Elles sont manipulables<br />

par le possible de l'homme. Le fameux “morce<strong>au</strong><br />

de cire” de Descartes...<br />

Porté par la dynamique de l'outil, c'est l’ensemble du<br />

possible humain qui est sensé croître exponentiellement.<br />

L’outil de la technique. La capacité industrielle. L’éducation<br />

des hommes. L’énergie créatrice. La connaissance<br />

scientifique. Le développement des arts et métiers. Le<br />

savoir encyclopédique. L’organisation politique. La mas-<br />

16


se d’in<strong>format</strong>ion. La conscience morale...<br />

Articulation<br />

Le concept d'articulation qui s'est élaboré à partir de la<br />

révolution mécaniste est devenu incontournable dans la<br />

compréhension d'une évolution. Déjà le processus naturel<br />

de l'évolution biologique n'est-il pas de l'ordre du progrès,<br />

c'est-à-dire un processus d'articulation vers une<br />

structuration optimale ? Avec l'émergence de l'homme,<br />

avec l'émergence de la culture, cette logique articulatoire<br />

va en quelque sorte prendre son <strong>au</strong>tonomie et connaître<br />

une nouvelle accélération. Technique et science procèdent<br />

essentiellement par articulation, désarticulation et<br />

ré-articulation de structures à la fois logiques et matérielles.<br />

La structuration, l'articulation structurale, porte en<br />

elle-même sa sanction immanente et sa valorisation<br />

pragmatique en ce sens que la bonne articulation réussit<br />

et que c'est la meilleure articulation qui s'impose.<br />

L'articulation est donc par elle-même et quasi mécaniquement<br />

productrice de 'progrès' et de 'valeur'. Mais ces<br />

'valeurs' recouvrent-elles la totalité de l'espace des<br />

valeurs humaines ? Peuvent-elles même coïncider, ne<br />

serait-ce que partiellement, avec les valeurs <strong>au</strong>thentiquement<br />

humanisantes ? Plus que jamais nous savons<br />

<strong>au</strong>jourd'hui qu'il peut y avoir articulation accumulative de<br />

matérialité culturelle, éventuellement même de 'civilisation',<br />

et en même temps déperdition proprement humaine<br />

et culturelle, voire croissance de la barbarie !<br />

Ensuite, en tant qu'humaine, l'articulation est livrée à la<br />

liberté. C'est l'homme ouvert sur l'infini qui dispose des<br />

17


éléments et des liens structur<strong>au</strong>x. L'homme non-fini, infini,<br />

ouvert à l'u-topos, ouvert dans un espace symbolique,<br />

ouvert à l'<strong>au</strong>tre, ouvert à l'histoire, ouvert comme<br />

projection dans un monde nouve<strong>au</strong>. Dès lors devient<br />

possible un <strong>au</strong>tre 'progrès' qui n'est plus simplement<br />

poussé par la nécessité articulatoire et structurale mais<br />

appelé par l'exigence du spécifique humain. Un pro-grès,<br />

c'est-à-dire une é-ducation, une sortie hors de, une marche<br />

en avant vers de l'<strong>au</strong>thentique humain.<br />

Exponentiel<br />

Le ‘progrès’ s’identifie à un gigantesque système exponentiel.<br />

Est exponentielle une quantité qui traverse le<br />

temps, affectée d’un exposant croissant d’instant en<br />

instant. La ‘boule de neige’ en est l’exemple parlant. La<br />

spirale qui, à chaque révolution, s'ouvre de plus en plus<br />

et embrasse un espace de plus en plus grand, en est<br />

sans doute le symbole le plus pertinent. Comment ne<br />

croîtrait-il pas infiniment, ce système exponentiel du<br />

possible de l'homme ? Qu'est-ce qui pourrait arrêter son<br />

expansion ? Il est impensable qu'une limite quelle qu'elle<br />

soit menace un jour de le contenir. Impensable... Donc<br />

impossible ?<br />

En continuité avec la naturelle ligne évolutive ascendante,<br />

la montée du spécifique humain signifie une<br />

rupture et l'irruption exponentielle d'une ligne ascendante<br />

différente. Concrètement, les deux vecteurs vont pratiquement<br />

coïncider pendant des centaines et même des<br />

milliers de millénaires. Ils ne divergeront que très<br />

progressivement, le spécifique humain prenant une accélération<br />

croissante exponentielle.<br />

18


Pourquoi cette accélération exponentielle si caractéristique<br />

du progrès humain ? Il y a d'abord une nécessité<br />

interne de l'articulation en elle-même. L'articulation structurelle,<br />

en effet, croît en fonction de la complexité de<br />

structure. En vertu de la croissance exponentielle des<br />

possibilités combinatoires en fonction du nombre des<br />

éléments, plus les éléments structur<strong>au</strong>x sont disponibles<br />

en grand nombre, plus les liaisons structurelles tendent à<br />

croître en progression géométrique selon une courbe<br />

exponentielle.<br />

Croissance exponentielle de l'outil<br />

Pendant de longs millénaires l'homme est un nomade<br />

prédateur. Il chasse. Il pèche. Il cueille fruits et graines.<br />

L'homme vit alors en symbiose avec la nature. Il subit sa<br />

domination. Il n'attente à la nature que dans les limites de<br />

ses besoins vit<strong>au</strong>x.<br />

Ensuite, très récemment sur l'échelle des temps<br />

préhistoriques, a lieu ce `décollage' des possibilités fabricatrices<br />

humaines. La révolution néolithique. L'homme<br />

devient de plus en plus agressif à l'égard de son environnement<br />

naturel. Il construit son monde dans la distance<br />

d'avec la nature. Au lieu de simplement les cueillir, il se<br />

met à cultiver les fruits de la terre. Au lieu de simplement<br />

les chasser ou les attraper, il se met à élever les bêtes.<br />

De là, une logique des choses entraîne toute une série<br />

de très profonds changements. Il f<strong>au</strong>t se fixer. Il f<strong>au</strong>t<br />

construire. Il f<strong>au</strong>t se regrouper. Il f<strong>au</strong>t se spécialiser. Il<br />

f<strong>au</strong>t échanger. Il f<strong>au</strong>t se défendre. Il f<strong>au</strong>t inventer des<br />

outils nouve<strong>au</strong>x...<br />

19


L'accélération s'accélère en croissance exponentielle de<br />

l'outil. A travers les différentes révolutions industrielles.<br />

Longtemps l'outil n'était qu'une sorte de prolongement de<br />

la main de l'homme. Il va prendre de plus en plus une<br />

sorte d'<strong>au</strong>tonomie pour lui-même. Activé par l'énergie des<br />

éléments naturels d'abord, et par l'énergie motrice<br />

artificielle ensuite. De l'outil à l'outil de l'outil. De la<br />

machine simple à la machine de plus en plus complexe.<br />

La machine se substituant à l'homme tout entier, à ses<br />

muscles d'abord, à ses nerfs et à ses réflexes ensuite, à<br />

son cerve<strong>au</strong> enfin. De la machine universelle à la machine<br />

spécialisée. De la machine de force à la machine de<br />

plus en plus cybernétique. De l'<strong>au</strong>tomatisation à l'<strong>au</strong>tomation.<br />

Depuis les âges préhistoriques jusqu'en la modernité,<br />

l'aventure historique du logos articulant se trouve ainsi<br />

dominée par le progrès de l'outil. Ce système producteur<br />

de progrès d'abondance à l'infini se déploie de façon<br />

accélérée en spires de plus en plus amples dans une<br />

spirale grandissante. Il est exponentiel.<br />

A travers la révolution mécaniste et son prolongement<br />

industriel notre modernité se dote d'un outil exponentiel<br />

producteur d'abondance à l'infini. Rien ne semble plus<br />

s'opposer à la réalisation du rêve cartésien: devenir<br />

maître et possesseur de la nature ! Entre la nature et<br />

l'homme se constitue désormais quelque chose comme<br />

un troisième règne. Prométhéen. A la mesure de la<br />

démesure de l'homme.<br />

Depuis la révolution du Néolithique ce système d’outilité<br />

a fonctionné dans l’équilibre d’une homéostasie. Il s’est<br />

20


simplement complexifié. Ce sont les révolutions industrielles<br />

qui le livrent à une exponentialité galopante. La<br />

croissance du système est impérative. Son arrêt ne<br />

signifie pas équilibre mais désorganisation, mort. Cette<br />

croissance exponentielle induit l’idéologie du "progressisme".<br />

Progrès. Croissance. Expansion.<br />

Resterait à étudier plus en détail comment ce possible<br />

est déjà donné en germe à partir de la révolution<br />

néolithique. Comment la puissance d'analyse des Grecs<br />

s'épanouit en l'efficacité du mécanisme. Comment la<br />

rupture judéo-chrétienne lui ouvre un espace quasi infini.<br />

Comment par une série de révolutions épistémologiques<br />

et pragmatiques, dans la réciprocité dynamique du texte<br />

scientifique et de la texture technologique, s'est mis à<br />

proliférer l'artifice. Pourquoi la croissance du progrès<br />

constructeur s'est faite exponentielle. Et pourquoi en<br />

Occident ?<br />

Une dynamique de progrès<br />

Science et technique peuvent certes croître par ellesmêmes,<br />

selon la logique qui veut qu'une découverte en<br />

entraîne une <strong>au</strong>tre et s'ajoute à elle, l'ensemble, <strong>au</strong> fil du<br />

temps, ne pouvant que grandir et se développer. Mais<br />

derrière l'idée de progrès il y a be<strong>au</strong>coup plus qu'une<br />

simple croissance accumulative, si impressionnante soitelle.<br />

Il y a une dynamique. Une dynamique faite d'exigence<br />

de dépassement infini, d'énergie volontaire pour<br />

transformer les choses et les événements, de projet<br />

historique qui casse l'éternel retour, de volonté de<br />

conquête, d'incessante ouverture sur la nouve<strong>au</strong>té... Ce<br />

dix-huitième siècle mécréant a une `foi' illimitée en les<br />

21


'Lumières' de la Raison et une certitude absolue que rien<br />

ne résistera à sa conquête triomphante. Une grande `foi',<br />

un peu naïve cependant, qui croit que désormais vertu et<br />

science s'embrassent en vue du bonheur croissant de<br />

l'homme. Grâce <strong>au</strong> `progrès' des <strong>au</strong>to proclamées `Lumières'.<br />

Cette dynamique de `progrès' <strong>au</strong> sens premier du mot,<br />

c'est-à-dire le refus de s'installer et la marche en avant<br />

vers la conquête d'une terre promise, où la trouver sinon<br />

dans la Bible? Il f<strong>au</strong>t remonter à l'extraordinaire aventure<br />

de l'Occident né de l'interfécondation d'extrême différence.<br />

Le progrès implique une double possibilité, à<br />

savoir une dynamique de dépassement et une rationalité<br />

articulatoire. Les deux lui viennent de cette double<br />

hérédité sans laquelle l’Occident est impensable. La<br />

maternelle composante lui apporte la rationalité scientifique<br />

et technologique. L’exposante judéo-chrétienne le<br />

dote de la dynamique de transcendance.<br />

La mesure de la mesure païenne est la raison cosmique.<br />

La mesure de la mesure judéo-chrétienne est la démesure<br />

d’une liberté infinie. La démesure, d’un côté, ne peut<br />

être que prométhéenne et nécessairement vouée à<br />

l’échec. La démesure judéo-chrétienne est canalisée<br />

verticalement. Elle joue en Agapè. Pour les Grecs, que<br />

l’homme soit la mesure de toutes choses n’est vrai, sous<br />

peine de tomber dans le scepticisme, que dans la<br />

mesure où l’homme s’identifie à la raison. Dans l’espace<br />

judéo-chrétien, que l’homme soit la mesure de toutes<br />

choses est vrai dans la mesure où l’homme reste à<br />

l’image et à la ressemblance de Dieu. La défense de<br />

l’homme y passe nécessairement par la défense de Dieu<br />

22


et de la commun<strong>au</strong>té ecclésiale humano-divine. L’homme<br />

est grand dans la mesure où est grand Celui à l’image et<br />

à la ressemblance de qui il est créé. Le possible de<br />

l’homme est infini non pas en <strong>au</strong>tonomie mais dans la<br />

relation avec l’infinie Source du Sens. En Alliance.<br />

Nous avons vu que l’explosivité judéo-chrétienne ne<br />

restait pas indéfiniment contenue. Le fils de la mère grecque<br />

s'est mis à revendiquer pour soi l’héritage paternel.<br />

L’homme manifesté divin à travers l’expérience judéochrétienne<br />

voulait poursuivre seul cette expérience sans<br />

Dieu. La judéo-chrétienne démesure, jusque là verticalisée,<br />

a rompu la ’mesure’ de l’Alliance et a 'ex'-plosé à<br />

l'horizontale. Commencement de l’aventure de la grande<br />

schizoïdie qui boucle le divin possible de l’homme sur luimême<br />

et le déploie, anthropocentrique, en son immense<br />

caverne d’Utopie.<br />

Troisième règne<br />

Il f<strong>au</strong>t prendre la mesure de ce troisième règne que<br />

l'homme a inst<strong>au</strong>ré entre lui et la nature et avec lequel il<br />

tend à se confondre. Le règne de la croissance de<br />

l'artifice. Gigantesque système qui se met en place progressivement.<br />

Un système d'articulation. Un système<br />

d'outilité. Un système exponentiel producteur de progrès.<br />

Il se déploie de façon accélérée en spires de plus en plus<br />

amples dans une spirale grandissante. Exponentielle.<br />

Une limite à cette expansion croissante du progrès estelle<br />

même pensable ? Embrayée sur la croissance<br />

exponentielle de l'outil et portée par son euphorie, l'idéologie<br />

du Progrès se prenait pour l'absolu incontournable.<br />

23


Cela a duré trois siècles. Aujourd'hui la limite en fait le<br />

tour.<br />

La montée de ce règne se double d'une idéologie. Le<br />

libéralisme. Une classe sociale `montante', la bourgeoisie,<br />

avait accumulé assez de passion, de savoir et<br />

d'avoir pour être l'instigatrice, la promotrice et la détentrice<br />

de ce système exponentiel. Dès le dix-huitième<br />

siècle, les Lumières ont été sa philosophie, l'Encyclopédie<br />

son catéchisme et la Révolution son fer de lance. Il<br />

s'agit de conquérir les `droits' à la liberté individuelle en<br />

vue d'une liberté d'entreprise absolue. C'est en France<br />

que la rupture se fit brutale. Ailleurs la transition est plus<br />

progressive, sous les espèces du `despotisme éclairé'<br />

comme en Prusse avec Frédéric le Grand, en Autriche<br />

avec Marie-Thérèse, dans le Pays de Bade avec<br />

Charles-Frédéric, en Russie avec Catherine II. En Angleterre,<br />

l'évolution se fait même quasi naturellement.<br />

Idéologie de l’homme producteur-consommateur<br />

Depuis les âges préhistoriques jusqu’en la modernité<br />

l’aventure historique du logos articulant se trouve ainsi<br />

dominée par le progrès de l’outilité. Mais le progrès de<br />

l’outil signifie-t-il le progrès total de l’homme total ?<br />

L'idéologie de l’homme producteur-consommateur est<br />

mêmement partagée quelle que soit la coloration. C’est<br />

l’idéologie de l’homme recréé à l’image et à la ressemblance<br />

de l’outil exponentiel et réduit à sa dimension<br />

économique. Il s’agit de cette idéologie matérialiste et<br />

athée telle que commercialisée par la bourgeoisie<br />

‘éclairée’ en même temps qu’elle mettait en place le<br />

système d’outilité exponentielle. Un même mirage, celui<br />

24


de conquérir l’opulence. La poursuite d’un même objet à<br />

savoir la production. Une même confusion des moyens et<br />

des fins. Un même mobile fondamental qui est l’intérêt.<br />

Une même conception de la justice, l’équitable capacité à<br />

consommer. Une même préoccupation, c’est-à-dire de ne<br />

pas entraver la dynamique de l’outil, dût-elle être –<br />

provisoirement ? – source d’injustice. En tant que tel, le<br />

système d’outilité exponentielle n’a qu’une seule et<br />

même façon de fonctionner. En d’<strong>au</strong>tres termes, il n’est<br />

pas fondamentalement aménageable. Il est capitaliste<br />

par essence. Il est impérialiste par essence ! Quels que<br />

soient ses propriétaires ou ses régulateurs, variables<br />

selon le libéralisme ou le socialisme. Propriété privée ou<br />

bien étatisée ? Autorégulation naturelle ou bien intervention<br />

volontariste ?<br />

Le système de l'outil exponentiel ne peut fonctionner<br />

qu'avec des réservoirs pleins. C'est dans la logique systémique.<br />

L'accumulation capitalistique est donc le ressort<br />

fondamental du système. Il s'agit du `capital' à tous les<br />

sens du mot, comprenant le capital `infrastructure', le<br />

capital `financier' et le capital `in<strong>format</strong>ion', ce dernier<br />

prenant une place de plus en plus importante. A<br />

possibilité économique égale, la différence entre `capitalisme'<br />

et `socialisme' n'est pas d'essence mais de simple<br />

modalité, puisqu'il ne s<strong>au</strong>rait exister de socialisme sans<br />

capital. Dans son mode libéral, le capitalisme procède<br />

par accumulation privée alors que cette accumulation est<br />

socialisée dans le mode dit socialiste. Quelle que soit la<br />

dénomination sous laquelle elle fonctionne, il n'y a jamais<br />

qu'une seule façon de procéder à l'accumulation capitalistique.<br />

C'est fondamentalement le travail.<br />

25


2. Pourquoi ça ne<br />

marche pas<br />

Eh bien ça marcherait si... Si effectivement l’espace<br />

englobant du système exponentiel et les possibilités de<br />

cet espace étaient infinies. Si effectivement le système<br />

exponentiel pouvait fonctionner à l’infini, sans jamais<br />

rencontrer de limite. Tel n’est pas le cas.<br />

Systémique du progrès<br />

Ici il f<strong>au</strong>t revenir à la ‘systémique’. Nous pouvons donc<br />

envisager l’ensemble du système d’outilité comme une<br />

‘boite noire’. Nous dispensant ici d’analyser le comment<br />

de son fonctionnement dans son incroyable complexité.<br />

Nous le prenons ici dans sa globalité.<br />

Il s’agit d’un système où la production se boucle sur la<br />

consommation et la consommation sur la production.<br />

Tourne en un sens la boucle du flux des biens et services<br />

et du travail. La production fournissant biens et services<br />

à la consommation; la consommation livrant du travail à<br />

la production. Tourne en sens inverse la boucle du flux de<br />

27


la monnaie. La consommation créée par la production; la<br />

production fournissant les moyens (salaires) pour la consommation.<br />

Le système, d’<strong>au</strong>tre part, comporte deux réservoirs, celui<br />

du savoir et celui du capital. La réserve du savoir fournit<br />

à la production le savoir-faire et s’enrichit de sa<br />

recherche. Elle donne à la consommation l’éducation et<br />

bénéficie de sa création. La réserve du capital reçoit de<br />

la consommation son épargne et lui fournit un revenu.<br />

Elle investit dans la production et en capte les réserves. Il<br />

ne f<strong>au</strong>t pas oublier non plus les régulateurs (des biens,<br />

des services, du travail, du capital, du savoir). Ces<br />

régulateurs pouvant fonctionner de façon plutôt ‘naturelle’<br />

(<strong>au</strong>to-régulation du système selon les lois du système)<br />

ou bien de façon plutôt ‘volontariste’ (atténuation ou<br />

correction de l’<strong>au</strong>to-régulation par intervention de décisions<br />

humaines).<br />

Le système ne s<strong>au</strong>rait fonctionner dans l’absolue clôture<br />

de lui-même. Il reçoit du dehors et rejette <strong>au</strong> dehors. Le<br />

système fonctionne ouvert sur une différence de potentiel,<br />

entre une ‘source ch<strong>au</strong>de’ et un ‘puits froid’. Source<br />

ch<strong>au</strong>de de l’in<strong>format</strong>ion, de l’énergie et de la matière.<br />

Puits froid des déchets et de l’entropie.<br />

Il s'agit donc d'un système englobé qui fonctionne à<br />

l’intérieur d’un système englobant. L’englobant de l’outil<br />

exponentiel est le vaste système à la fois géo-économique<br />

et géo-politique de l’ensemble du monde des<br />

hommes. Un système englobant avec ses ressources,<br />

ses richesses naturelles, ses capacités de travail, ses<br />

capacité de consommation. Il englobe et contient le<br />

28


système d’outilité qui ne peut fonctionner qu’avec des<br />

réservoirs pleins, des flux importants, une consommation<br />

croissante et, partant, des débouchés nombreux.<br />

Le système d’outilité exponentielle n’existe qu’en mouvement<br />

et en croissance continue. Il s’agit d’un processus<br />

d’enrichissement qui se veut sans fin et qui fonctionne<br />

essentiellement <strong>au</strong> profit des détenteurs du système. Ce<br />

système n’est exponentiel qu’à la condition qu’il soit<br />

ouvert du côté de ses entrées et de ses sorties. Luimême,<br />

par contre, doit rester ‘régional’. Car il ne fonctionne<br />

que sur une différence de potentiel. Il lui f<strong>au</strong>t une<br />

source ch<strong>au</strong>de et un puits froid que constitue en grande<br />

partie le vaste monde non détenteur du système, à savoir<br />

le monde qu'on disait sous-développé et qu'on appelle<br />

maintenant 'émergeant'.<br />

Mais déjà le système d’outilité n’est pas lui-même monobloc.<br />

Il s’agit d’un ensemble concurrentiel. Avec tout ce<br />

que cela implique ! Le sens du mot impérialisme a été<br />

trop malmené par les idéologies. On l’a chargé de<br />

malveillance. En fait, la réalité qu’il recouvre n’est pas<br />

volontariste mais structurelle. L’impérialisme est le fait de<br />

tout système dans la mesure où il est ‘grand’ et ‘ouvert’. A<br />

fortiori si ce système est ‘exponentiel’.<br />

Tout système ouvert est nécessairement impérialiste. La<br />

cellule vivante ne vit et ne fonctionne qu’en agressant<br />

son milieu et, partant, les <strong>au</strong>tres vivants. Plus le système<br />

ouvert est grand, plus il est impérialiste. Sans remonter<br />

<strong>au</strong>x dinos<strong>au</strong>res, combien de vivants, grands et petits,<br />

microscopiques surtout, ne sont-ils pas la proie<br />

quotidienne d’un chacun d’entre nous ? Un système<br />

29


exponentiel sera exponentiellement impérialiste. Mais de<br />

tels systèmes n’existent que transitoirement dans la<br />

nature. Lorsque la nature engendre un système exponentiel,<br />

un pullulement de lapins ou de rats, par exemple,<br />

il ne reste jamais exponentiel à l’infini. Une régulation<br />

homéostatique, par exemple la croissance concurrentielle<br />

de prédateurs, rétablit l’équilibre à plus ou moins<br />

brève échéance. Prométhée seul refuse de connaître<br />

l’homéostasie ! Jamais l’histoire humaine n’a engendré<br />

un système ouvert plus exponentiel, et donc plus ‘impérialiste’,<br />

que le système d’outilité moderne.<br />

L'englobant écosystème<br />

C'est l'approche systémique, et sans doute elle seule, qui<br />

met en lumière les pièges de nos euphories et décèle les<br />

raisons de leurs impossibilités. Englobant, englobé,<br />

limites... Ces concepts sont ici essentiels. Tout système,<br />

en effet, se trouve toujours englobé dans un plus grand<br />

englobant qui marque ses limites incontournables.<br />

Toute vie sur terre repose sur le fonctionnement présent<br />

ou passé de l'écosystème. Grâce à son fonctionnement,<br />

les réservoirs ne sont jamais vides et permettent <strong>au</strong><br />

système vivant de tourner en lui fournissant les réserves<br />

disponibles et utilisables. Réservoirs des éléments de la<br />

vie (spécialement les six éléments de base que sont C,<br />

H, O, N, S, et P). Réservoirs de l'atmosphère (N2, O2,<br />

SO2, CO2). Réservoirs de l'hydrosphère (ions solubles).<br />

Réservoirs de la biomasse (molécules organiques). Réservoirs<br />

des sédiments (sels cristallisés, carbonates,<br />

nitrates, sulfates, phosphates). D'<strong>au</strong>tre part, grâce <strong>au</strong>x<br />

cycles biologiques ‒ cycle de l'azote, cycle du souffre,<br />

30


cycle du phosphore, etc. ‒ les éléments se trouvent continuellement<br />

recyclés et régénérés.<br />

L'ensemble de l'écosystème fonctionne comme une<br />

merveille d'ingéniosité. Ainsi, par exemple, la concentration<br />

importante dans les océans d'ions carbonates<br />

permet de maintenir constante dans l'atmosphère la<br />

concentration de gaz carbonique, matière première de<br />

fabrication, par photosynthèse, de matière organique.<br />

Mais combien d'<strong>au</strong>tres exemples ne pourrait-on citer ?<br />

L'écosystème dans son ensemble est ouvert par rapport<br />

à l'énergie et clos par rapport <strong>au</strong>x éléments matériels.<br />

C'est dire qu'il fonctionne avec une quantité finie de<br />

possibilités matérielles. L'écosystème doit équilibrer son<br />

bilan.<br />

Entre source ch<strong>au</strong>de de l'énergie résiduelle du `Big Bang'<br />

et puits froid du `Fond noir' de l'espace il y a une<br />

différence de potentiel. C'est cette différence de potentiel<br />

qui fait fonctionner l'écosystème.<br />

A l'entrée, il y a l'énergie reçue (soleil, gravité, énergie<br />

interne du globe). A la sortie, il y a l'énergie dégradée en<br />

chaleur irrécupérable. Entre les deux, l'énergie utilisée.<br />

Les processus géologiques, biologiques et climatologiques<br />

fonctionnent dans l'interaction systémique de<br />

l'atmosphère, de l'hydrosphère, de la lithosphère et de la<br />

biosphère. Le flux d'énergie est irréversible mais inépuisable.<br />

Par contre, les éléments chimiques sont en<br />

nombre fini et leur recyclage est limité par le temps. Le<br />

recyclage est la base du fonctionnement de l'écosystème<br />

et de la régulation de son équilibre. Grâce à ce principe<br />

d'économie une quantité finie de matière est destinée à<br />

31


un renouvellement indéfini et à une créativité sans fin. En<br />

d'<strong>au</strong>tres termes, l'écosystème s'interdit toute `folie'.<br />

N'est-il pas remarquable, par exemple, comment se<br />

répartit cette `économie' entre les différentes sortes de<br />

vivants que sont les producteurs, les consommateurs et<br />

les décomposeurs ? Les producteurs fabriquent de la<br />

matière vivante grâce à la photosynthèse (énergie<br />

radiante du soleil + CO2). Ils fournissent aliments et<br />

oxygène <strong>au</strong>x consommateurs et en reçoivent des éléments<br />

minér<strong>au</strong>x et du CO2.<br />

Les consommateurs — <strong>au</strong> premier degré, c'est-à-dire les<br />

herbivores et <strong>au</strong> second degré, c'est-à-dire les carnivores<br />

— vivent par oxydation des produits des producteurs et<br />

dégagent de la chaleur irrécupérable. Les décomposeurs<br />

sont des micro-organismes <strong>au</strong> rôle écologique essentiel;<br />

ce sont en effet eux qui recyclent les éléments minér<strong>au</strong>x<br />

des déchets <strong>au</strong>ssi bien des consommateurs que des<br />

producteurs, pour les rendre <strong>au</strong>x producteurs. Les<br />

boucles se bouclent en bouclant la grande boucle de la<br />

production-consommation de matière vivante...<br />

L'énergie est utilisée jusqu'à la dernière `miette'. De la<br />

matière élaborée, rien n'est perdu !<br />

La biosphère (producteurs-consommateurs-décomposeurs)<br />

fonctionne en interaction avec les grands réservoirs<br />

dynamiques que sont l'atmosphère, l'hydrosphère et<br />

la lithosphère. La régulation interactive entre les différentes<br />

`sphères' est d'une incroyable complexité. Les régulateurs<br />

jouent à des rythmes très variables. Les grands<br />

réservoirs limitent les variations brusques grâce à leur<br />

32


'effet tampon'. Tout concourt à l'équilibre homéostatique<br />

du système.<br />

Un système non pas clos mais ouvert<br />

Depuis la révolution du Néolithique ce système d’outilité<br />

a fonctionné, de façon simplifié, il est vrai, dans l’équilibre<br />

d’une homéostasie. Depuis il continue de fonctionner<br />

selon le même principe, s’étant seulement complexifié.<br />

Ce sont les révolutions industrielles qui le livrent à une<br />

exponentialité galopante. La croissance du système est<br />

impérative. Son arrêt ne signifie pas équilibre mais<br />

désorganisation, mort.<br />

L’approche analytique-statique des économistes classiques<br />

avait longtemps occulté l’ouverture du système. Ce<br />

qui permettait précisément cette idéologie progressiste<br />

se fondant sur un fonctionnement en <strong>au</strong>tonomie du<br />

système tournant par lui-même et pour lui-même, en<br />

suffisance de lui-même, dans l’euphorie de son infinie<br />

exponentialité pour elle-même. Système producteur<br />

d’abondance à l’infini à la mesure de la démesure de<br />

l’homme prométhéen. Cette illusion anthropocentrique,<br />

fondatrice des progressismes en général et du marxisme<br />

en particulier, commence à se dissiper. Une approche<br />

systémique-dynamique, elle-même provoquée par les<br />

faits, révèle l’ouverture du système. Et partant les possibles<br />

impasses de son exponentialité.<br />

Ce système essentiellement ouvert fonctionne et ne peut<br />

fonctionner qu'enclos dans un système plus large qui<br />

l'englobe. Il fonctionne exponentiellement et, partant,<br />

appelle, en entrée, de plus en plus d’énergie, de maté-<br />

33


i<strong>au</strong>x et d’in<strong>format</strong>ion et livre, en sortie, de plus en plus<br />

de déchets et d’entropie. Inévitablement se retrouve donc<br />

ici un système englobé et un système englobant.<br />

Or nous savons <strong>au</strong>jourd’hui - et si nous voulons l’ignorer<br />

les faits nous le rappellent cruellement - que les possibilités<br />

d’entrée et de sortie du système d’outilité exponentielle<br />

ne sont pas in-finies mais finies. Elles sont<br />

inexorablement limitées. Limitées par un système plus<br />

englobant qui est lui-même réfractaire à l’exponentialité.<br />

A savoir l’écosystème. Il y a une antinomie fondamentale<br />

entre la démesure du système englobé et la mesure de<br />

l'écosystème englobant, réfractaire à l'exponentielle.<br />

Incontournables limites<br />

Le système d’outilité exponentielle ne fonctionne que<br />

dans les limites de l’écosystème de ‘notre terre’. Or, en<br />

tant qu’exponentiel il est d’une voracité également exponentielle.<br />

Sur le plan énergétique, c’est sa chute entre<br />

une source ch<strong>au</strong>de et un puits froid qui produit du travail<br />

et fait tourner la machine. Mais cette chute représente en<br />

même temps son irréversible dégradation. La bonne<br />

nouvelle, c’est que le soleil constitue une source pratiquement<br />

illimitée d’énergie. La m<strong>au</strong>vaise nouvelle c’est<br />

que cette énergie n’est pas immédiatement disponible. Il<br />

y a les limites de ses capteurs. Il y a <strong>au</strong>ssi, en ce qui<br />

concerne son stockage fossilisé, les limites de ses<br />

réserves. En ce qui concerne les matéri<strong>au</strong>x exploitables,<br />

la limite est obvie. La quantité d’éléments chimiques, en<br />

nombre fini, se heurte à la limite de leur disponibilité.<br />

Leur recyclage se heurte <strong>au</strong>x limites des cycles. Reste<br />

l’exploitation des richesses d’<strong>au</strong>tres mondes et la<br />

34


satellisation massive des déchets dans la stratosphère...<br />

Qui n’en voit les limites ? Combien de pétrole par an<br />

<strong>au</strong>rions-nous le droit d’extraire si nous pensions à nos<br />

générations futures ?<br />

Ce système ouvert ne vit que par échange avec un plus<br />

englobant que lui-même. Il reçoit du dehors et rejette<br />

vers le dehors. Il ne fonctionne qu’entre une différence de<br />

potentiel. Entre une ‘source ch<strong>au</strong>de’ et un ‘puits froid’.<br />

Source ch<strong>au</strong>de de l’in<strong>format</strong>ion, de l’énergie et de la<br />

matière. Puits froid des déchets et de l’entropie. En tant<br />

qu’exponentiel il est de plus en plus gourmand à l’entrée<br />

et de plus en plus prolixe à la sortie ! Or les possibilités à<br />

l’entrée et à la sortie ne sont pas infinies.<br />

Le système exponentiel du progrès veut fonctionner en<br />

clôture. En fait il est ouvert sur un infini espace englobant.<br />

L'essentiel lui vient du dehors. Le système fabricateur<br />

d'euphorie progressiste est fondamentalement ouvert.<br />

Il ne se ferme qu'en se coupant de l'essentiel qui ne<br />

peut lui venir que du dehors. La schizoïdie n'a décidément<br />

pas fini de prendre la mesure de ses étroitesses.<br />

Comment ne croîtrait-il pas infiniment, ce système exponentiel<br />

du possible de l’homme ? Il est sensé fonctionner<br />

dans un espace <strong>au</strong>x possibilités infinies. Qu’est-ce qui<br />

pourrait arrêter son expansion ? Illusion typique de l'homme<br />

schizoïde qui oublie sa finitude et prend ses limites<br />

pour mesure de tout le possible.<br />

Ainsi donc la croissance exponentielle se heurte-t-elle<br />

<strong>au</strong>x limites de ses possibilités. Le progrès est coincé.<br />

Toutes nos euphories du ‘progrès’ se voient piégées.<br />

35


Puisque voilà ébranlé leur commun fondement. Puisque<br />

voilà coincé le système d’outilité exponentielle. Coincé<br />

dans la finitude incompressible de l’écosystème.<br />

Le système d’outilité exponentielle<br />

coincé dans notre écosystème<br />

Le système qui fonctionne exponentiellement appelle, en<br />

entrée, de plus en plus d’énergie, de matéri<strong>au</strong>x et d’in<strong>format</strong>ion<br />

et livre, en sortie, de plus en plus de déchets et<br />

d’entropie. Or nous savons <strong>au</strong>jourd’hui – et si nous voulons<br />

l’ignorer les faits nous le rappellent cruellement –<br />

que les possibilités d’entrée et de sortie du système<br />

d’outilité exponentielle ne sont pas infinies mais finies.<br />

Que devient dès lors le progrès ? Si le système exponentiel<br />

se trouve coincé dans les limites de son écosystème<br />

englobant, il ne s<strong>au</strong>rait en aller <strong>au</strong>trement pour<br />

le progrès.<br />

Nous faisons de plus en plus l’expérience d’un impossible.<br />

Non pas pour des raisons idéologiques. Non pas<br />

pour des raisons épistémologiques. Mais pour des<br />

raisons physiques. L’expérience physique donc d’un<br />

impossible.<br />

Insurmontable contradiction entre l’exponentialité du<br />

système d’outilité et l’homéostasie de son englobant<br />

écosystème ! Le système d’outilité exponentielle fonctionne<br />

donc dans les limites de l’écosystème de ‘notre<br />

terre’. En tant qu’exponentiel, il est d’une voracité<br />

exponentielle d’énergie et de matière.<br />

Dramatique inadéquation entre les nécessaires limites de<br />

36


l’englobant et le refus des limites de l’englobé ! Ainsi<br />

donc il reste de plus en plus <strong>au</strong> système d’outilité exponentielle<br />

de prendre la mesure de sa démesure.<br />

Exponentialité et homéostasie<br />

C'est entre l’exponentialité du système d’outilité et<br />

l’homéostasie de son englobant écosystème que la<br />

démesure du système d’outilité exponentielle se heurte à<br />

son impossible absolu. Il est en effet absolument impossible<br />

qu’un système puisse fonctionner en infinie exponentialité<br />

dans un englobant <strong>au</strong>x possibilités incomparablement<br />

moins exponentielles. Inévitablement un tel<br />

système exponentiel se grippe et se bloque.<br />

Le possible physique de notre univers ne peut pas<br />

contenir une croissance quantitativement accumulative<br />

en ‘progrès’ infini. Le système d’outilité exponentielle est<br />

donc piégé irrémédiablement. Et piégées avec lui les<br />

idéologies qui ne cherchent d’espérance que dans le<br />

‘progrès’.<br />

Le système exponentiel d'outilité producteur de progrès<br />

est ouvert sur un plus large mégasystème englobant qui<br />

lui fournit ses matières premières, ses ressources énergétiques,<br />

ses possibilités de recyclage, ses 'amortisseurs'<br />

de nuisances et de pollution. Or, si le système exponentiel<br />

du progrès dépend de l'homme, la maîtrise du système<br />

englobant lui échappe.<br />

Inexorables limites... Le système fonctionnant exponentiellement<br />

appelle, en entrée, de plus en plus d’énergie,<br />

de matéri<strong>au</strong>x et d’in<strong>format</strong>ion et livre, en sortie, de plus<br />

37


en plus de déchets et d’entropie.<br />

Tant que restait occultée l’ouverture du système, l'idéologie<br />

progressiste pouvait se fonder sur un fonctionnement<br />

en <strong>au</strong>tonomie du système tournant par lui-même et<br />

pour lui-même, en suffisance de lui-même, dans l’euphorie<br />

de son infinie exponentialité pour elle-même. Système<br />

producteur d’abondance à l’infini à la mesure de la<br />

démesure de l’homme prométhéen. Cette illusion anthropocentrique,<br />

fondatrice des progressismes en général et<br />

du marxisme en particulier, commence à se dissiper. Une<br />

approche systémique-dynamique, elle-même provoquée<br />

par les faits, révèle l’ouverture du système. Et partant les<br />

possibles impasses de son exponentialité.<br />

38


3. Les progressismes<br />

piégés<br />

Où l’on peut voir qu’il arrive <strong>au</strong>x ‘lumières’ de charrier<br />

d’épais obscurantismes... Mais il f<strong>au</strong>t bien un jour sortir<br />

de la caverne. A l’intérieur de celle-ci, les idéologies du<br />

‘progrès’ n’ont cessé d’aveugler les esprits <strong>au</strong> point qu’ils<br />

ne se sont jamais demandé: quid du dehors de notre<br />

système ? Ce n’est pas du dedans que le système<br />

exponentiel de nos euphories est menacé. C’est du<br />

dehors. Car ce système se trouve irrémédiablement<br />

coincé dans la maison qui l’abrite. Dans cet ‘oïkos’ qui<br />

l’englobe. Dans son écosystème matériel déjà. Dans son<br />

écosystème spirituel surtout.<br />

Une outilité exponentiellement productrice d’abondance à<br />

l’infini réconcilierait-elle l’homme avec lui-même et les<br />

hommes entre eux dans le meilleur des mondes ? Rien<br />

n’est moins certain <strong>au</strong>jourd’hui. Et certainement de moins<br />

en moins demain. Il semble bien que notre modernité soit<br />

mortellement malade non seulement de son infrastructurelle<br />

outilité productrice d’abondance qui, malgré tout,<br />

39


este en extériorité, mais plus malade encore en son<br />

intériorité. A la source de son désir et de son sens. A la<br />

racine de son originaire Discours par lequel une culture<br />

se dit en se constituant et se constitue en se disant.<br />

L'optimisme progressiste<br />

Le marxisme procède du développement de la technique,<br />

comme du ressort principal du progrès, et bâtit le<br />

programme communiste sur la dynamique des forces de<br />

production. A supposer qu'une catastrophe cosmique<br />

ravage dans un avenir plus ou moins rapproché notre<br />

planète, force nous serait de renoncer à la perspective<br />

du communisme comme à bien d'<strong>au</strong>tres choses. Abstraction<br />

faite de ce danger, problématique pour le moment,<br />

nous n'avons pas la moindre raison scientifique d'assigner<br />

par avance des limites, quelles qu'elles soient, à<br />

nos possibilités techniques, industrielles et culturelles. Le<br />

marxisme est profondément pénétré de l'optimisme du<br />

progrès et cela suffit, soit dit en passant, à l'opposer<br />

irréductiblement à la religion. 1<br />

Il f<strong>au</strong>t relire et relire encore cette profession de foi d'un<br />

Trostsky, inébranlablement sûr des lendemains marxistes<br />

qui allaient chanter <strong>au</strong> rythme croissant du Progrès infini.<br />

Nous n'avons pas la moindre raison scientifique d'assigner<br />

par avance des limites... Il n'y a donc pas la<br />

moindre raison scientifique d'en douter !<br />

L'euphorie marxiste se déploie dans cet illimité. De la<br />

propédeutique du stade `socialiste' à l'accomplissement<br />

du stade `communiste', règne une double certitude abso-<br />

1 L. Trotsky. La Révolution trahie. UGE 1936 pp.48-49.<br />

40


lue. Celle du progrès infini de l'abondance. Celle du<br />

progrès infini de l'éducabilité humaine.<br />

De l'imparfait <strong>au</strong> parfait. Le stade `socialiste' n'est encore<br />

qu'un stade transitoire, quelque chose comme un passage<br />

obligé provisoire vers l'accomplissement définitif.<br />

C'est un stade imparfait parce que subsistent les<br />

contraintes des limites. Ces limites sont essentiellement<br />

celles de la production. C'est-à-dire les celles du<br />

fonctionnement actuel du système de l'outil exponentiel.<br />

N'y est pas encore surmontée la disproportion entre la<br />

relative abondance et la béance du désir. Le désir,<br />

moteur de la consommation, doit se restreindre dans les<br />

limites de la relative rareté. Ne peut régner, pour le<br />

moment, que le principe: A chacun selon son travail. Ou<br />

encore: Qui ne produit pas ne consomme pas. Ou<br />

encore: A quantité et qualité égales de travail quantité<br />

égale de produits.<br />

C'est le `progrès' et uniquement le progrès qui va<br />

permettre de dépasser le stade socialiste. Progrès de<br />

l'outil. Progrès des forces productives. Progrès de<br />

l'abondance. Progrès de l'éducation intellectuelle et<br />

morale. Progrès de l'harmonisation entre les désirs et la<br />

relative abondance. Le stade `communiste' coïncide avec<br />

l'accomplissement définitif de l'humain. Le possible est<br />

désormais illimité. La production repousse infiniment les<br />

limites de la rareté. L'abondance surabonde. Le désir,<br />

désormais pleinement éduqué, peut être pleinement<br />

comblé. Alors régnera le principe: de chacun selon ses<br />

capacités; à chacun selon ses besoins.<br />

Il fallait passer par un rappel de cette idéologie marxiste<br />

41


qui a été durant quelques décennies le vecteur principal<br />

de notre politiquement 'correct' et de nos euphoriques<br />

illusions.<br />

Le système de nos euphories<br />

Il s'agit effectivement d'un 'système' idéologique. Il s'agit<br />

d'une 'bulle'. Dans une perspective systémique, nous<br />

pouvons l'envisager ici comme une `boite noire'. Le<br />

`système de nos euphories' comprend tout ce que<br />

l'homme moderne a mis en œuvre en vue des progrès de<br />

son bien-être et de son mieux-être. Une totalité, donc, qui<br />

englobe interactivement les différents et multiples soussystèmes<br />

(économique, scientifique, épistémologique,<br />

pragmatique, idéologique, politique, culturel, pédagogique,<br />

social, etc.) qui la composent organiquement et<br />

dont le système `économique', <strong>au</strong> sens le plus large,<br />

constitue cependant la matérialité infrastructurelle et,<br />

souvent, le paradigme. Nous avons souligné précédemment<br />

la faillite du système d'outilité du progrès en sa<br />

matérialité. Déjà devenait visible la faillite du système<br />

idéologique construit dessus.<br />

Il s’agit du système de l’ensemble du possible humain<br />

sensé croître exponentiellement. L’outil de la technique.<br />

La capacité industrielle. L’éducation des hommes. L’énergie<br />

créatrice. La connaissance scientifique. Le développement<br />

des arts et métiers. Le savoir encyclopédique.<br />

L’organisation politique. La masse d’in<strong>format</strong>ion. La conscience<br />

morale... Comment ne croîtrait-il pas infiniment,<br />

ce système exponentiel du possible de l’homme ?<br />

Qu’est-ce qui pourrait arrêter son expansion ? Il est<br />

impensable qu’une limite quelle qu’elle soit menace un<br />

42


jour de le contenir.<br />

L'idéologie de l'homme producteur-consommateur est<br />

mêmement partagée quelle que soit la coloration. C'est<br />

l'idéologie de l'homme recréé à l'image et à la ressemblance<br />

de l'outil exponentiel et réduit à sa dimension<br />

économique. Il s'agit de cette idéologie matérialiste et<br />

athée telle que commercialisée par la bourgeoisie<br />

'éclairée' en même temps qu'elle mettait en place le<br />

système exponentiel. Un même mirage, celui de conquérir<br />

l'opulence. La poursuite d'un même objet à savoir<br />

la production. Une même confusion des moyens et des<br />

fins. Un même mobile fondamental qui est l'intérêt. Une<br />

même conception de la justice, l'équitable capacité à<br />

consommer. Une même préoccupation, c'est-à-dire de ne<br />

pas entraver la dynamique de l'outil, dut-elle être -<br />

provisoirement ? - source d'injustice.<br />

Les progressismes malades<br />

La foi <strong>au</strong> progrès est la croyance cardinale de la modernité.<br />

Cette croyance engendre un ‘isme’, le ‘progressisme’.<br />

Une attitude à la fois intellectuelle, sentimentale<br />

et pratique qui puise l’essentiel de ses énergies dans<br />

cette croyance. En ce sens le progressisme n’est ni de<br />

‘droite’ ni de ‘g<strong>au</strong>che’. Que pratiquement la seule forme<br />

de mécréance non tolérée par la modernité soit<br />

justement celle qui met en question cette croyance <strong>au</strong><br />

progrès prouve bien où s’est réfugié le croyable<br />

disponible, où se jouent les sacralisations et où s’accumulent<br />

les surcharges valorisantes. Au risque de<br />

pécher contre l’idéologie dominante, il f<strong>au</strong>t savoir refuser<br />

les interdits à la lucidité. Mais déjà, obscurément, la<br />

43


modernité ne pressent-elle pas que ce péché ne sera<br />

pas indéfiniment mortel ? Puisque déjà elle commence à<br />

faire l’expérience du progressisme piégé.<br />

Piégés entre l’exponentialité du système d’outilité et<br />

l’homéostasie de son englobant écosystème. La démesure<br />

du système d’outilité exponentielle se heurte à son<br />

impossible absolu. Il est en effet absolument impossible<br />

qu’un système puisse fonctionner en infinie exponentialité<br />

dans un englobant <strong>au</strong>x possibilités incomparablement<br />

moins exponentielles. Inévitablement un tel<br />

système exponentiel ne fonctionne qu’en vue de son<br />

propre blocage. Le possible physique de notre univers ne<br />

peut pas contenir une croissance quantitativement<br />

accumulative en ‘progrès’ infini. Le système d’outilité<br />

exponentielle est donc piégé irrémédiablement. Et<br />

piégées avec lui les idéologies qui ne cherchent<br />

d’espérance que dans le ‘progrès’. Trois siècles à peine<br />

après ses premiers balbutiements ! L’impasse... Ce que<br />

nous appelons pudiquement la crise...<br />

Les ‘Lumières’ étaient singulièrement aveugles sur les<br />

limites ! Elles éclairaient un espace qu'elles croyaient<br />

infini mais qui, en réalité est inexorablement fini. L’homme<br />

schizoïde se croyait sorcier; il n’était qu’apprenti. Il<br />

s’est illusionné sur l’infini. Se voulant maître et possesseur<br />

du tout de la nature, il en vint à ne plus distinguer<br />

entre englobant et englobé, perdant ainsi la nécessaire<br />

différence entre l’intérieur et l’extérieur. Il ne voyait plus<br />

que les limites intérieures à dépasser et effectivement<br />

dépassables. Il ne voyait pas les limites extérieures,<br />

celles, réfractaires <strong>au</strong> dépassement, de son englobant.<br />

Bref, il ne voyait pas de limite <strong>au</strong>x possibles prouesses<br />

44


de son système d’outilité exponentielle. Jusqu’<strong>au</strong> moment<br />

où la réalité rappelle à ce système qu’il n’est<br />

qu’englobé et qu’il va se trouver coincé dans son englobant<br />

écosystème.<br />

Une limite à cette expansion croissante du progrès estelle<br />

même pensable ? Embrayée sur la croissance exponentielle<br />

de l'outil et portée par son euphorie, l'idéologie<br />

du Progrès se prenait pour l'absolu incontournable. Cela<br />

a duré trois siècles. Aujourd'hui la limite en fait le tour.<br />

Ces lendemains qui ne chantent pas... Ils devaient chanter<br />

pourtant ! Nous savons <strong>au</strong>jourd’hui pourquoi ils ne<br />

chantent pas. Nous savons <strong>au</strong>jourd’hui pourquoi nos<br />

euphories progressistes sont piégées. Nous affrontons<br />

un impossible pour des raisons scientifiques. Ces<br />

raisons, nous les connaissons déjà à partir de notre<br />

approche systémique. C’est elle qui fournit la clé de<br />

lecture de cet impossible. Les possibilités d’entrée, de<br />

sortie et d’expansion du système d’outilité exponentielle<br />

ne sont pas infinies mais finies. Elles rencontrent inexorablement<br />

une limite. Celle d’un système plus englobant<br />

qui est lui-même réfractaire à l’exponentialité à savoir<br />

l’écosystème. Le système d’outilité exponentielle ne fonctionne<br />

que dans les limites de l’écosystème de ‘notre<br />

terre’. Le possible physique de notre univers ne peut pas<br />

contenir une croissance quantitativement accumulative<br />

en ‘progrès’ infini. Quelque part il y a une rencontre<br />

catastrophique. Lorsque l’exponentielle heurte la limite<br />

du possible. Ce n’est que pour un temps seulement que<br />

le système fermé peut ainsi se donner l’illusion de<br />

tourner quand même. Parce que les élans se prolongent<br />

par inertie cinétique. Parce que les réservoirs ne sont<br />

45


pas encore vides. Parce qu’il reste les prophètes et les<br />

témoins d’ailleurs. Mais inexorablement joue l’entropie.<br />

Mortelle.<br />

Insouciance et aveuglement<br />

L’approche statique avait longtemps occulté l’essentielle<br />

‘ouverture’ de ce système. C’est précisément sa ‘clôture’<br />

qui permettait la montée de l’idéologie progressiste fondée<br />

sur un fonctionnement en <strong>au</strong>tonomie du système<br />

tournant par lui-même et pour lui-même, dans l’euphorie<br />

de son infinie exponentialité, producteur d’abondance<br />

sans limites.<br />

Il s’agit là de la plus gigantesque illusion de la modernité.<br />

C’est la force des faits qui sape ses fallacieuses<br />

certitudes. Et c’est l’approche systémique qui dévoile<br />

pourquoi les faits ont raison. Car le système n’est pas<br />

‘clos’ mais ‘ouvert’. Ouvert sur un englobant qui n’est pas<br />

illimité. Et cette incontournable limite le coince du côté de<br />

son exponentialité.<br />

Combien de temps encore l'espérance orpheline se<br />

laissera-t-elle porter par une stupide fuite en avant ? Il y<br />

a une pathétique inadéquation entre les nécessaires<br />

limites de l'englobant et le refus des limites de notre<br />

système exponentiel ! Qu'ils soient de droite ou de<br />

g<strong>au</strong>che, les discours progressistes ne fonctionnent tous<br />

qu'en embrayage direct sur l'articulation de l'outil exponentiel.<br />

Ils se trouvent désormais face à de déchirantes<br />

révisions ! Ce discours bien-portant de l'homme (bourgeois)<br />

bien-portant ne charrie qu'un optimisme trompeur.<br />

Le `progrès', avatar d'une `transcendance' immanentisée,<br />

46


matérialiste et athée, est en train de rejoindre le cimetière<br />

des illusions perdues. Trois siècles à peine après ses<br />

premiers balbutiements !<br />

Coincé moralement<br />

L’outil du progrès est coincé physiquement. Mais cette<br />

machine fabricatrice d’opulence l’est tout <strong>au</strong>tant<br />

moralement. Déjà il y eut les ‘broyés du système’, exploités<br />

et prolétaires. Leur sort, pourtant, ne reste pas structurellement<br />

sans remède. Il s’est effectivement amélioré,<br />

en Occident notamment. Ici il nous f<strong>au</strong>t envisager une<br />

injustice be<strong>au</strong>coup plus fondamentale, une injustice d’ordre<br />

systémique. Pour dire d’emblée les choses très<br />

crûment, jusqu’à présent le système d’outilité n’a pu<br />

fonctionner exponentiellement que grâce à l’exploitation<br />

injuste d’une grande partie des possibilités humaines par<br />

les propriétaires du système. L’outilité d’abondance crée<br />

pour ses détenteurs de plus en plus de ‘progrès’ <strong>au</strong> détriment<br />

du reste de l’humanité restée historiquement en<br />

marge de la maîtrise de cette outilité.<br />

En parasite<br />

A l’intérieur de ce super-organisme écosystémique, le<br />

système matériel de notre outilité exponentielle – l’outil<br />

de notre ‘progrès’ ! – fonctionne en parasite. Tout vient,<br />

en effet, de notre écosystème. Tout ne vient que de lui.<br />

L’énergie, les matéri<strong>au</strong>x, le recyclage, l’absorption des<br />

déchets...<br />

Non seulement il fonctionne en parasite mais encore en<br />

parasite prodigue. Son gaspillage étant à la (dé)mesure<br />

47


de sa folie exponentielle. Ainsi, en un peu plus d'un siècle<br />

une partie de l'humanité dilapide, en le brûlant bêtement<br />

dans ses moteurs ou ses ch<strong>au</strong>dières, un pétrole que<br />

l'écosystème a mis des milliers d'années à produire et à<br />

stocker. Et que dire de la voracité du système exponentiel<br />

moderne par rapport à toutes les <strong>au</strong>tres ressources<br />

lentement accumulées par l'économie de l'écosystème<br />

? Au fait, combien de pétrole par an <strong>au</strong>rionsnous<br />

le droit d’extraire si nous pensions à nos générations<br />

futures ?<br />

Notre justice piégée<br />

Aujourd'hui, paradoxalement <strong>au</strong> moment où l'exponentialité<br />

du système se met à se gripper, de plus en plus<br />

d'hommes de notre planète commencent à prendre<br />

conscience de cette injustice et à revendiquer leur juste<br />

part <strong>au</strong> progrès de l'abondance.<br />

L'immense déploiement d'euphorie, embrayé sur la<br />

croissance exponentielle de l'outil de la bien-portance, ne<br />

fonctionne que grâce à un sinistre feed back dont la<br />

fameuse triangulation esclavagiste des débuts industriels<br />

est une des premières et honteuses manifestations. Le<br />

système d'outilité européen fonctionne alors avec, comme<br />

entrée, le coton venu des Amériques. A la sortie, un<br />

trop plein de cotonnades s'écoule en Afrique. Celle-ci<br />

paye en esclaves qui, déportés <strong>au</strong>x Amériques, fourniront<br />

la main d'œuvre pour la culture de la matière première.<br />

La boucle est bouclée !<br />

Ainsi peut se tenir un discours `anti-esclavagiste' étrangement<br />

muet sur les c<strong>au</strong>ses de l'esclavagisme sans<br />

48


lequel le `progrès' eut été singulièrement plus modeste !<br />

Mais n'est-il pas admis désormais qu'on peut mentir et<br />

qu'il restera toujours quelque chose ?<br />

Le Sud et le Nord<br />

La frontière entre l'impérialisme et son contraire ne passe<br />

pas entre les régimes. Elle passe, <strong>au</strong>jourd'hui, essentiellement<br />

entre le Sud et le Nord qui est le détenteur, le<br />

manager et le profiteur du système exponentiel.<br />

Scandale de notre temps; 40% de la population du globe<br />

détient 90% des possibilités et, partant, des bienfaits du<br />

système qui se veut producteur d'abondance. Or c'est<br />

cette scandaleuse différence de potentiel qui permet à la<br />

machine de tourner en croissance exponentielle. Supprimer<br />

cette différence reviendrait à ralentir considérablement<br />

l'exponentialité du système, et, peut-être, à le<br />

désorganiser.<br />

Jusqu'à quand une humanité plus massivement conscientisée<br />

et informée, et partant plus largement engagée,<br />

peut-elle encore tolérer l'intolérable ? L'ordre économique<br />

mondial ? Résultat du libre jeu des lois `naturelles'<br />

du système exponentiel de fabrication avec le reste du<br />

monde. Cet ordre-désordre est <strong>au</strong>jourd'hui en crise. Il fait<br />

l'expérience de ses limitations qui, pour l'exponentialité<br />

du système, sont des limites mortelles.<br />

Le Discours sur le `nouvel ordre mondial' est dans l'impasse.<br />

Comment en serait-il <strong>au</strong>trement face à son indépassable<br />

contradiction. Ainsi, par exemple, veut-on allier<br />

la croissance des pays industrialisés et le dévelop-<br />

49


pement des pays p<strong>au</strong>vres. Mais est-ce possible à partir<br />

du système tel qu'il est et des mécanismes tels qu'ils<br />

jouent ?<br />

La croissance dans les pays industrialisés est incompatible<br />

avec la `même' croissance des pays du Tiers<br />

Monde. Parce que la croissance du système exponentiel<br />

est impossible sans `puits froid' ! Or développer les pays<br />

p<strong>au</strong>vres revient à réch<strong>au</strong>ffer le puits froid, et donc à<br />

provoquer la baisse de la différence de potentiel ! Le<br />

`juste' progrès de l'ensemble du globe se paie nécessairement<br />

par une perte d'exponentialité.<br />

Pourtant les idées généreuses ne manquent pas pour<br />

imaginer des scénarios <strong>au</strong>dacieux. Ainsi, par exemple,<br />

dans le cadre d'une division internationale du travail, le<br />

Nord industrialisé pourrait renoncer à être l'atelier du<br />

monde pour n'être plus que son laboratoire, permettant<br />

ainsi <strong>au</strong> Sud de devenir cet `atelier'. Ou encore créer<br />

quelque chose comme un gigantesque `Plan Marshall'<br />

grâce <strong>au</strong>quel l'enrichissement du p<strong>au</strong>vre ne serait pas<br />

contradictoire avec l'enrichissement du riche. Tirez-en<br />

logiquement toutes les conséquences, à court, à moyen<br />

et à long terme. Votre scenario n'évite pas l'impasse.<br />

En-deçà de ces rêves, il y a la terrible réalité. L'aide<br />

actuelle ne représente même pas l'équivalent des seuls<br />

intérêts de la dette annuelle des pays du Tiers Monde. Et<br />

l'accroissement de cette dette, loin d'être à la mesure des<br />

possibilités des pays p<strong>au</strong>vres, est elle-même à la mesure<br />

du système, c'est-à-dire exponentielle. La fuite en avant<br />

de l'expansion galopante condamne tout nouvel ordre<br />

mondial possible.<br />

50


Reste <strong>au</strong>x sous-développés la résignation ou la riposte.<br />

Or la résignation est de moins en moins tolérée. De plus<br />

en plus monte la volonté de riposte. Dans trois directions.<br />

Jouer le même jeu en entrant dans la concurrence.<br />

Pousser la révolte jusqu'à l'explosion généralisée.<br />

Refuser de penser `progrès' dans le sens induit par le<br />

système exponentiel. La première joue dangereusement<br />

avec la possibilité exponentielle elle-même. La seconde<br />

est chargée de catastrophe. La troisième serait de sagesse,<br />

mais exige une <strong>au</strong>dace d'imagination et d'action<br />

dont peu de signes annoncent l'actuelle possibilité. N'estce<br />

pas elle, pourtant, qui porte les chances du futur ?<br />

Un ordre économique mondial ?<br />

Un `désordre' plutôt. Qui fonctionne universellement et<br />

globalement sur le mode d'un libéralisme s<strong>au</strong>vage.<br />

Résultat du libre jeu des lois 'naturelles' du système<br />

exponentiel avec le reste du monde.<br />

En tant que système, la globalité de l'outil, derrière les<br />

divergences d'étiquettes et les concurrences ellesmêmes<br />

s<strong>au</strong>vages, fonctionne à partir d'une `source<br />

ch<strong>au</strong>de' et sur un `puits froid'. Nécessaire différence de<br />

potentiel pour que le système en tant que système<br />

puisse tourner.<br />

Or de plus en plus cet `ordre' s'enfonce dans la crise. Il<br />

expérimente ses limites. Qui sont pour le système exponentiel<br />

des limites mortelles. Parce qu'elles concourent à<br />

sa désorganisation et à son blocage. A moins de pouvoir<br />

commercer librement avec d'<strong>au</strong>tres planètes, et à<br />

supposer que ces <strong>au</strong>tres planètes ne soient pas elles-<br />

51


mêmes `industrialisées', sur terre se fait un blocage de la<br />

différence de potentiel.<br />

Le Discours sur le `nouvel ordre mondial' est bloqué. Le<br />

`Dialogue Nord-Sud' se voit chaque fois dans l'impasse.<br />

Pourquoi ? Essentiellement parce qu'il se heurte à une<br />

indépassable contradiction. On veut allier la croissance<br />

des pays industrialisés et le développement des pays<br />

p<strong>au</strong>vres. Est-ce possible à partir des mécanismes tels<br />

qu'ils jouent ?<br />

Fuite en avant<br />

Où le fils prodigue va-t-il essayer de chercher son salut ?<br />

Loin de la maison du Père, clochard des plénitudes<br />

perdues, il lui reste à errer d’insatisfaction en insatisfaction,<br />

trouvant son bonheur dans la poursuite des<br />

mirages. C’est avec un religieux respect qu’il se met à<br />

appeler ‘Progrès’ la sacralisation de cette fuite en avant.<br />

Qu’ils soient de droite ou de g<strong>au</strong>che, les discours progressistes<br />

ne fonctionnent tous qu’en embrayage direct<br />

sur l’articulation de l’outil exponentiel.<br />

Seule ’transcendance’ à cette immanence du possible<br />

schizophrène, la fuite en avant du progressisme scientiste<br />

ou les paradis artificiels de l’idée ou de la drogue !<br />

Mais que signifie une révolution qui renvoie le même<br />

homme dans les mêmes clôtures ? Que signifie un<br />

’Progrès’ qui ne tourne qu’en bouclant sur elles-mêmes<br />

productions et consommations ? La cohérence la plus<br />

logique de la condition schizophrène ne serait-elle pas la<br />

démesure nihiliste ? Drame d’une démesure infiniment<br />

libérée prise <strong>au</strong> piège d’une clôture qui ne peut être<br />

52


jamais à sa mesure !<br />

Et si la fuite en avant que couvre l’euphémisme du<br />

‘progrès’ n’était que fuite honteuse ? Avec sa f<strong>au</strong>sse<br />

m<strong>au</strong>vaise conscience qui choisit chaque fois l’explication<br />

qui ne le met en question que fictivement. Avec son<br />

mécanisme de défense contre l’angoisse de la réelle<br />

décision. Avec son réflexe manichéen de dissocier bien<br />

et mal en pure extériorité. Avec son réflexe infantile de<br />

toujours rejeter la f<strong>au</strong>te sur l’<strong>au</strong>tre... A moins d’assumer<br />

son péché pour le retourner en grâce, l’homme, consciemment<br />

et be<strong>au</strong>coup plus inconsciemment encore, ne<br />

peut qu’avoir honte. Une honte qui tend à supprimer<br />

l’<strong>au</strong>tre qui nous fait honte. L’Autre... La ‘mort de Dieu’...<br />

Mais comme l’Autre ne peut mourir et que la honte<br />

persiste, il ne reste plus qu’à se supprimer soi-même.<br />

‘Mort de l’homme’...<br />

Par quel miracle l’humain bouclé sur lui-même ne<br />

succomberait-il pas à son entropie ? Notre modernité vit<br />

dans l’illusion d’un tel miracle. Obnubilés par notre<br />

possible sans aller jusqu’<strong>au</strong>x raisons profondes de ce<br />

possible nous croyons que l’humain est à lui-même sa<br />

propre source ch<strong>au</strong>de. Pourquoi l’homme, fabricateur<br />

d’outilité, fabricateur de texture, fabricateur de texte, ne<br />

serait-il pas <strong>au</strong>ssi fabricateur de ce qui lui vient d’ailleurs,<br />

par grâce ?<br />

Une vision plus ‘écologique’ ébranle ces illusions en<br />

restituant la totalité du phénomène humain dans la<br />

totalité de son ‘oïkos’. Il f<strong>au</strong>t sortir de la caverne pour<br />

trouver la clé de notre condition. Notre source ch<strong>au</strong>de est<br />

<strong>au</strong>-delà de nous-mêmes. C’est de notre englobant divin<br />

53


que vient la dynamique humanisante. La néguentropie<br />

nous est donnée comme grâce.<br />

Les poubelles de l'histoire<br />

Les poubelles de l’histoire... On les croyait destinées <strong>au</strong>x<br />

hérétiques de la religion progressiste et <strong>au</strong>x contestataires<br />

de son ‘indépassable’ espérance humaine. C’est le<br />

marxisme lui-même qui a fini par s’y décomposer lamentablement.<br />

Pouvait-il en être <strong>au</strong>trement ? ‘Intrinsèquement<br />

pervers’ l’avait déclaré une voix prophétique. Seul<br />

les ricanements de la meute ‘éclairée’ lui répondaient<br />

alors. Cinquante ans après ils se taisent honteusement.<br />

La ‘lucidité’ de notre modernité n’a pas fini de digérer – et<br />

comment le pourrait-elle ? – une si monstrueuse méprise.<br />

54


4. Exponentielle<br />

frustration<br />

Supposons que notre lecture ne soit que l'expression<br />

d'un pessimisme `réactionnaire'. Supposons que par<br />

extraordinaire un miracle s'accomplisse pour s<strong>au</strong>ver le<br />

progressisme et son infrastructurelle outilité exponentielle.<br />

Supposons qu'effectivement l'ensemble de l'humanité<br />

puisse accéder demain <strong>au</strong> `progrès' que connaît<br />

<strong>au</strong>jourd'hui son quart privilégié. Supposons réalisables et<br />

réalisées toutes les médiations que supposent ces<br />

suppositions...<br />

Une croissance de l'outil exponentiellement productrice<br />

d'abondance à l'infini réconcilierait-elle l'homme avec luimême<br />

et les hommes entre eux dans le meilleur des<br />

mondes ? Rien n'est moins certain <strong>au</strong>jourd'hui. Et<br />

certainement de moins en moins demain.<br />

Le désir piégé par l'outil de nos euphories<br />

L'exponentialité du système producteur d'abondance<br />

n'est pas seulement coincé dans les limites physiques de<br />

55


l'écosystème et du système géo-politique mais encore<br />

piégé par une disproportion exponentielle entre l'exponentialité<br />

de la production d'abondance et l'exponentialité<br />

plus exponentielle du désir.<br />

Enfermé dans l'incontournable limitation du `progrès'<br />

piégé, le désir humain ne peut pas ne pas s'y piéger luimême.<br />

Une homéostasie entre l'infini du désir et la<br />

nécessaire finitude de l'abondance étant impossible, il<br />

reste à l'ensemble du système de production de nos<br />

euphories de tourner pour tourner. Comme si la fuite en<br />

avant, suprême `transcendance' possible de notre<br />

modernité, se suffisait à elle-même pour combler la<br />

frustration relancée à l'infini.<br />

Le système de l'outil exponentiel crée l'homme à son<br />

image et à sa ressemblance. Un homme articulé. Un<br />

homme désarticulé. Un homme ré-articulé. Un homme<br />

manipulé. Un homme conditionné. Un homme utilisé. Un<br />

homme chosifié. Un homme industrialisé. Un homme<br />

mécanisé. Un homme fabriqué. Un homme mercantilisé.<br />

Un homme en miettes.<br />

Il y a des moments de grâce où l'essentiel en l'homme<br />

proteste. Mai 68 fut un de ces moments, si mal compris<br />

parce qu'irrécupérable par les idéologies régnantes.<br />

Lorsque l'essentiel du projet humain tend à s'identifier<br />

avec la consommation et la production, inévitablement le<br />

désir se fait happer dans le cercle vicieux qui boucle le<br />

consommateur sur le producteur et le producteur sur le<br />

consommateur. Et même de façon exponentielle à la<br />

manière d'une `boule de neige' qui grossit démesurément.<br />

Comme le `progrès' lui-même. Voilà le désir de<br />

56


l'homme piégé dans l'infernale boucle qui l'asservit dans<br />

l'illusion de le combler. Consommer de plus en plus.<br />

Donc produire de plus en plus. Pour consommer plus<br />

encore...<br />

La société de consommation crée une prolifération de<br />

désirs artificiels. Il s'agit de consommer de plus en plus<br />

moins pour satisfaire des besoins réels que pour donner<br />

à l'outil exponentiel le plaisir de tourner à un régime<br />

accéléré. En même temps on assiste à une inflation du<br />

désirable, c'est-à-dire, <strong>au</strong> sens étymologique, des objets<br />

du désir gonflés de vent.<br />

Une frustration qui nourrit la frustration<br />

Nous ne retenons ici que le `fonctionnement' du désir<br />

comme une sorte de `système' ouvert `tournant' entre<br />

une source ch<strong>au</strong>de et un puits froid. Donc sur une<br />

différence de potentiel. La dynamique du désir est ellemême<br />

proportionnelle à cette différence de potentiel.<br />

Chute énergétique psychique qui ne peut pas ne pas<br />

mobiliser <strong>au</strong>ssi le système exponentiel créé justement<br />

pour combler les béances du désir.<br />

Le système de notre outil fabricateur est un système<br />

exponentiellement producteur d'abondance. Entre la<br />

source ch<strong>au</strong>de de l'abondance et le puits froid du manque<br />

tourne la `machine' du désir. Sans cette différence<br />

de potentiel le désir serait comblé et la `machine' s'arrêterait.<br />

Si le manque n'était qu'un trou à boucher une fois pour<br />

toutes, la machine tournerait le temps nécessaire pour<br />

57


oucher ce trou. Après cela la machine s'arrêterait et<br />

l'homme serait `heureux' une fois pour toutes. Mais il<br />

f<strong>au</strong>drait pour cela que l'homme ne fût rien d'<strong>au</strong>tre que<br />

quelque chose comme un cristal intelligent dans un<br />

environnement de sécurité.<br />

Mais l'homme est un vivant. Système ouvert de<br />

néguentropie sur fond d'entropie. Les biens s'usent, se<br />

détruisent, se consomment. La vie se reproduit et se<br />

multiplie. Le manque est entretenu par le temps. La<br />

différence perdure. Donc la machine doit tourner tant que<br />

vit le vivant. Harmonieuse-ment <strong>au</strong> rythme des échanges<br />

de ce vivant. Mais il f<strong>au</strong>drait pour cela que l'homme ne fût<br />

rien d'<strong>au</strong>tre que quelque chose comme un `animal<br />

raisonnable'.<br />

Mais l'homme est un vivant infini. Béance infinie. Désir<br />

infini. Insatiable à l'infini. La satisfaction - toujours relative<br />

- à un nive<strong>au</strong> relance l'insatisfaction à un nive<strong>au</strong> plus loin.<br />

Plus on a, plus on veut avoir. Le `seuil de p<strong>au</strong>vreté' croît<br />

indéfiniment en même temps que croît la richesse. Le<br />

manque est abyssal exponentiel. La différence s'accroît<br />

exponentiellement. Le désir de consommer à l'infini<br />

relance l'outil producteur à l'infini. La machine tend donc<br />

à s'emballer à l'infini. En même temps que croît plus<br />

exponentiellement encore le désir.<br />

Par quel facteur f<strong>au</strong>t-il multiplier le rapport productionconsommation<br />

pour que l'homme soit heureux ? Ne<br />

sommes-nous pas condamnés à ne produire que dans<br />

les limites de nos besoins ? Alors que nous rêvons de<br />

produire pour combler tous nos besoins...<br />

58


Aliénation<br />

Suivant une gigantesque mimésis d'aliénation... A l'image<br />

de la technè, l'homme articulé, désarticulé, ré-articulé. A<br />

l'image de l'outilité, l'homme outilisé, utilisé. A l'image des<br />

choses, l'homme chosifié. Son langage industrialisé. Son<br />

imagination substantivée. A l'image de la machine productrice<br />

du désirable, l'homme rabougri à la mesure de la<br />

machine désirante. A l'image de la structure mécanique,<br />

l'homme mécanisé, structuralisé. Dans la nature dénaturée.<br />

A l'image des mécaniques fabricatrices, l'homme<br />

fabriqué. A travers une prolifération de sens factice et<br />

dans la perversion des signes. A l'image de la puissance<br />

totalitaire de l'outil, l'homme totalitarisé. A l'image de la<br />

matière, l'homme massifié. A l'image du temps programmé,<br />

l'homme dépossédé de son temps pour vivre. A<br />

l'image du geste mécanique, l'homme dévalorisé. Les<br />

tâches éclatées. Le travail en miettes. A l'image du<br />

productivisme galopant, l'homme aliéné à la lutte pour le<br />

pouvoir d'achat et <strong>au</strong>x béatitudes de la société de<br />

consommation... L'homme fonctionnalisé. L'homme technisé,<br />

testé, conditionné, manipulé. Publicitairement<br />

matraqué. Quantifié, mercantilisé, mercenarisé... A l'image,<br />

enfin, de la clôture de l'espace d'intelligibilité, l'homme<br />

suprêmement aliéné à sa f<strong>au</strong>sse conscience qui<br />

l'empêche d'entrevoir un <strong>au</strong>tre possible.<br />

Le tout se reprend intellectuellement et matériellement<br />

comme un merveilleux mécano qui nous permet de jouer<br />

le plus sérieusement du monde. Nous avons scientifiquement<br />

désarticulé la densité de l'être pour disposer<br />

d'un foisonnement d'éléments articulables et réarticulables<br />

indéfiniment, à notre guise. Cela nous a<br />

59


endus maîtres des possibilités constructives. Et, effectivement,<br />

nous nous sommes mis à construire, à<br />

construire en tous les sens du mot et dans tous les<br />

domaines, avec frénésie. A partir d'atomes de facticité.<br />

Au point de confondre le sens avec cette constructivité.<br />

Nous y avons perdu l'âme. Parce que l'âme ne se<br />

construit pas et que la construction l'oppresse. L'âme<br />

inspire. L'âme aspire. Dans le souffle de l'Esprit.<br />

Le désir se piège lui-même<br />

La rondeur du plein a horreur de la béance. Nos<br />

euphories, cependant, n’arrivent pas à se boucler sans<br />

elle. Le refus de l’Autre entretient la clôture en son illusion<br />

t<strong>au</strong>tologique. C’est ainsi que toutes les idéologies de<br />

la ‘mort de Dieu’ se persuadent mêmement que le<br />

spécifique judéo-chrétien, avec son profond sens des<br />

‘béances’, n’est qu’accidentelle mal<strong>format</strong>ion de l’immanence.<br />

Il f<strong>au</strong>t avouer cependant que c’est une ‘maladie’<br />

qui se moque singulièrement de ses médicastres. Parce<br />

qu’elle est la première à savoir qu’elle est en même<br />

temps pour la mort et pour la résurrection.<br />

Le désir schizoïde se piège lui-même. Qu’est fondamentalement<br />

l’ultime mobile de l’exponentialité de l’outilité<br />

d’abondance sinon le désir ? La dynamique de la béance<br />

par laquelle un vivant différencie son manque pour tendre<br />

vers sa complétude.<br />

Une homéostasie entre l’infini du désir et la nécessaire<br />

finitude de l’abondance étant impossible, il reste à l’ensemble<br />

du système de la modernité de tourner pour<br />

tourner.<br />

60


Schizophrénie<br />

Une fois l’Alliance rompue, une fois Dieu refoulé, il reste<br />

à l’homme le repli <strong>au</strong>tistique sur soi-même. Quelque<br />

chose comme une schizophrénie. L’esprit coupé. L’esprit<br />

divisé. L’esprit cassé. Nous n’avons plus besoin de toi !<br />

Voici que le possible humain expulse la grâce et se voit<br />

livré <strong>au</strong>x péchés capit<strong>au</strong>x. C’est-à-dire <strong>au</strong>x sources du<br />

péché. Et en premier lieu, l’orgueil.<br />

Ayant coupé les liens avec la totalité théo-onto-logique, la<br />

raison schizoïde se boucle sur elle-même jusqu’à la<br />

déraison. Elle a be<strong>au</strong> vouloir se diviniser et se parer<br />

d’une Majuscule, en fait il ne lui reste que de tourner en<br />

rond dans l’enclos de la t<strong>au</strong>tologie. Le règne des cercles<br />

vicieux et des tâches impossibles. Etre à soi-même<br />

l’absolue source ch<strong>au</strong>de... Fonder ses propres fondements...<br />

Tout peut devenir légitime parce que tout peut se<br />

légitimer. Il f<strong>au</strong>t donc jouer ou se battre. Jouer en se<br />

fermant les yeux sur le fait que les règles du jeu soient<br />

seulement conventionnelles. Ou se battre pour se mettre<br />

d’accord sur les conventions. Mais s’il n’y a plus<br />

d’arbitre ?<br />

Enfin, suprême illusion schizophrène, l’homme impeccable.<br />

C’est-à-dire l’homme <strong>au</strong> péché refoulé. Avec la<br />

question sans réponse du moderne Camus. “Qui nous<br />

pardonnera ?” Avec le réflexe infantile de cacher la f<strong>au</strong>te<br />

ou bien de trouver le coupable hors de soi-même.<br />

Notre Discours condamné à tourner en rond<br />

Il s'agit du `Discours' lui-même qui fait notre culture,<br />

61


c'est-à-dire la parole créatrice d'humanité. Et ici, particulièrement,<br />

notre discours promoteur d'euphorique abondance.<br />

Le Discours ainsi bouclé sur lui-même se met à<br />

fonctionner en clôture. En rupture avec le dialogue à la<br />

fois théologique, ontologique et axiologique avec l'Autre,<br />

sans quoi <strong>au</strong>cune culture n'a jamais réussi à fonctionner<br />

longtemps sans courir à sa perte. Vaste déploiement d'un<br />

monologue de l'immanence avec elle-même. Finalement,<br />

gigantesque t<strong>au</strong>tologie tournant sur elle-même totalitairement.<br />

Se coupant de plus en plus de la source ch<strong>au</strong>de de<br />

l'<strong>au</strong>tre de lui-même et épuisant de plus en plus vite ses<br />

réserves d'énergie spirituelle historiquement accumulées,<br />

il se nourrit de plus en plus de ses propres déchets qu'il<br />

n'a même plus le temps de recycler et va jusqu'à se<br />

complaire dans l'absurde et l'étrange de sa propre<br />

entropie. Quelque chose comme un `stade anal' d'<strong>au</strong>tiste<br />

coprophagie...<br />

Le grand discours t<strong>au</strong>tologique, <strong>au</strong>to-producteur de sens<br />

et <strong>au</strong>to-justificateur de lui-même. Une t<strong>au</strong>tologie résonnante<br />

dans la `caverne'. Elle doit se trouver une généalogie,<br />

une virginité et une innocence. Vaste déploiement<br />

de la sophistique cavernale. Nouvelle Babel ? Une<br />

infinité de discours schizophrènes qui, dans leur différence,<br />

ne disent pourtant que le même.<br />

Cette prolifération t<strong>au</strong>tologique se dote de médiations —<br />

les `média' justement ! — indispensables pour sans<br />

cesse lancer et relancer sa propre prolifération. Le<br />

62


Discours produit de plus en plus de discours <strong>au</strong> pluriel<br />

qui prennent valeur par leur consommation même. Car<br />

cette production mercenaire de discours n'est que par le<br />

consommateur qui lui-même n'est que par son<br />

conditionnement. Par sondages interposés, un `public'<br />

conditionné conditionne la croissance de son propre<br />

conditionnement. Un discours `lancé sur le marché' peut<br />

ainsi faire `boule de neige' à condition que le bruit<br />

publicitaire soit instantanément intense et que la `cible'<br />

ait des réflexes suffisamment conditionnés. Une fois<br />

l'impact du processus assuré, le déferlement quantitatif<br />

consacre la qualité qui, à son tour relance la quantité.<br />

Une boulimie qui avale des forêts de pâte à papier et<br />

sature les ondes.<br />

L'ultime critère devient la non-contradiction à l'intérieur de<br />

la bulle. Inflation des signes et des signifiés... Prolifération<br />

de signes enflés et gonflés de vide... Polysémie où<br />

n'importe quoi signifie à la limite n'importe quoi...<br />

T<strong>au</strong>tologique <strong>au</strong>to production du signe par le référent et<br />

du référent par le signe... Relativité... Ce que parler ne<br />

veut plus dire.<br />

Mais cet âge ne peut pas et ne veut pas se poser de<br />

telles questions tant il est ébloui par le fonctionnement<br />

même de son propre mécanisme. Le fonctionnement du<br />

possible de l'homme en <strong>au</strong>tonomie dans l'inconscience<br />

des conditions de possibilité de ce possible. Cet âge est<br />

ébloui par ses lampes artificielles qu’il prend pour LA<br />

lumière. S’aveuglant, dans le flottement entre théisme,<br />

déisme et athéisme, sur la Source de toute lumière.<br />

Cet âge est plein de trop de certitudes et de trop peu de<br />

63


questions. Son ironie l'empêche d'avoir l'humour. Il prend<br />

peu de temps pour méditer sur la mort ou sur les négativités,<br />

et encore moins sur son péché...<br />

64


B.<br />

Science<br />

La science risque d'être pour le grand nombre 'la' bulle<br />

quasi sacrée de la certitude absolue. Pour le savant, le<br />

savant moderne bien sûr, il en va <strong>au</strong>trement.<br />

65


1. Une construction de<br />

l'esprit<br />

La science n’est pas illumination d’un mystère transcendant.<br />

Elle n’est pas non plus reflet ou photographie du<br />

réel. La science est la raison en acte et en marche à<br />

travers le cheminement laborieux de l’activité rationnelle<br />

humaine qui réalise progressivement l’accord de l’esprit<br />

avec lui-même, l’accord de l’esprit avec l’<strong>au</strong>tre que luimême<br />

et l’accord des esprits entre eux.<br />

La science est une construction de l'esprit. Elle est construction<br />

<strong>au</strong> sens actif et passif de ce terme. C’est-à-dire<br />

à la fois résultat et acte de construction. La science se<br />

construit comme une totalité qui met en accord la pensée<br />

et la perception, la raison et les représentations. Totalité<br />

cohérente, idéalement sphérique, concrètement hélicoïdale,<br />

parce que totalité toujours en voie de totalisation.<br />

Ce mouvement de totalisation qui se vérifie dans sa<br />

démarche de totalisation elle-même progresse avec une<br />

assurance que toutes les <strong>au</strong>tres démarches de l’esprit<br />

humain lui envient.<br />

67


La science est une construction logiquement et rationnellement<br />

cohérente qui tient sa vérité et sa certitude de<br />

cette cohérence elle-même. La science est une construction.<br />

Elle n’est pas illumination d’un mystère transcendant.<br />

Elle n’est pas non plus reflet ou photographie du<br />

réel. Elle est construction <strong>au</strong> sens passif et actif du<br />

terme. Non pas entité absolue mais fruit d’un travail, et<br />

d’un travail humain.<br />

La vérité de cette construction ne lui vient ni de sa<br />

conformité <strong>au</strong> ‘réel’, ni de son efficacité pratique, mais de<br />

sa propre démarche, dialectiquement progressive, vers la<br />

cohérence logique et rationnelle. La science en marche<br />

est à elle-même sa propre vérification. Il y a donc une<br />

démarche critique interne <strong>au</strong> processus totalisant qui<br />

garantit la vérité du processus lui-même. La raison<br />

scientifique opère ainsi, critiquement, sa propre validation.<br />

La science progresse donc à travers un processus<br />

d’articulation, de désarticulation et de ré-articulation en<br />

construisant par structuration, déstructuration, restructuration,<br />

une totalité logico-matérielle croissante. Construction<br />

logiquement et rationnellement cohérente qui tient sa<br />

vérité et sa certitude de cette cohérence elle-même.<br />

La science se construit et se totalise en postulant, c'està-dire<br />

en demandant qu’on lui accorde un certain espace<br />

d’intelligibilité: l'espace scientifique. Cet espace est<br />

totalitaire: rien, en droit, ne doit échapper à cette intelligibilité,<br />

même si, de fait, provisoirement, il reste des zones<br />

d’ombre ou de mystère. Cet espace est cohérent: le<br />

même type d’intelligibilité le régit de part en part. Cet<br />

68


espace est homogène: il n’y a pas de rupture<br />

d’intelligibilité. Cet espace est structural: ne porte pas sur<br />

l’être mais sur la structure; tout est articulable, désarticulable<br />

et ré-articulable, analytiquement et synthétiquement,<br />

inductivement et déductivement, selon des<br />

rapports calculables. Cet espace est déterministe: les<br />

rapports entre les parties et entre le tout et les parties<br />

sont nécessaires et se traduisent par des relations<br />

logico-mathématiques. Même l’ ‘indéterminisme’ est traité<br />

de façon déterministe. Cet espace est objectif: il porte<br />

strictement sur un ‘ce que’, exclusif de tout ‘projet’ et de<br />

toute ‘intention’. Dans un tel espace les assertions sont<br />

fondamentalement hypothético-déductives.<br />

La science moderne<br />

Dans la mesure où, <strong>au</strong> dix-neuvième siècle en particulier,<br />

la science s’est trouvée investie de ‘valeur’ et de ‘projectivité’<br />

anthropologiques, surchargée d’idéologie du<br />

‘progrès’ et imbue de prétentions métaphysiques, –<br />

s’écrivant volontiers avec une majuscule – elle devenait<br />

substitut de religion. Religion ‘athée’ avec sa dogmatique<br />

athée. Le scientisme avec sa prétention à la vérité<br />

absolue. La science, <strong>au</strong>jourd’hui, consciente de l’urgence<br />

d’exorcicer ces démons, procède à travers une ‘psychanalyse’<br />

des anthropomorphes affects, valorisations et<br />

surdéterminations pour retrouver une plus juste mesure<br />

critique d’elle-même.<br />

Parce que critique, la démarche scientifique prend de<br />

plus en plus de distances par rapport à l’image naïve<br />

qu’elle s’était faite longtemps d’elle-même. Cette prise de<br />

distance est coextensive à l’histoire de la science qui ne<br />

69


peut pas ne pas modifier radicalement sa représentation<br />

de l’univers.<br />

L’attitude naïve consiste à croire en un objet en soi<br />

<strong>au</strong>tour duquel graviterait un sujet en soi, pour le connaître<br />

en le découvrant et en s’en faisant une représentation-reflet.<br />

Le renversement de cette attitude représente<br />

incontestablement un effort critique par sa prise de<br />

distance par rapport à la séduction naïve qu’exerce<br />

‘naturellement’ l’objet sur le sujet. Dans ce renversement<br />

c’est le sujet qui devient central et qui prend conscience<br />

que c’est finalement grâce à lui – grâce à ses structures<br />

sensorielles et intellectuelles – que l’objet se manifeste<br />

de telle façon alors qu’il pourrait fort bien se manifester<br />

<strong>au</strong>trement si la structure du sujet connaissant était <strong>au</strong>tre.<br />

Ce renversement signifie quelque chose comme une<br />

révolution copernicienne sur le plan épistémologique.<br />

Une critique plus critique, cependant, découvre dans ces<br />

deux perspectives antithétiques une naïveté encore plus<br />

fondamentale, à savoir la croyance en un ‘absolu’ de type<br />

métaphysique: un objet ‘en soi’ et un sujet ‘en soi’... Elle<br />

les dépassera dialectiquement.<br />

Le débat cosmologique fut f<strong>au</strong>ssé par cette croyance<br />

naïve en des points absolus de l’univers. Nous savons<br />

<strong>au</strong>jourd’hui qu’il est presque <strong>au</strong>ssi f<strong>au</strong>x – ou <strong>au</strong>ssi vrai –<br />

d’affirmer que la terre tourne <strong>au</strong>tour du soleil que<br />

d’affirmer que le soleil tourne <strong>au</strong>tour de la terre. La<br />

première affirmation n’est pas plus vraie que la seconde;<br />

elle est simplement plus commode pour un observateur<br />

placé à l’intérieur du système solaire.<br />

70


C’est que la notion de rapport (logico-mathématique)<br />

s’est substituée <strong>au</strong>x réalités ‘en soi’ (métaphysiques).<br />

Rapport entre soleil et terre. Rapport entre sujet et objet.<br />

L’objet de la science n’est plus un objet en soi ayant sa<br />

vérité et même sa réalité indépendamment du sujet<br />

connaissant. L’objet de la science c’est le rapport luimême<br />

entre un sujet et un objet. Rapport purement<br />

logique qui se traduit mathématiquement.<br />

Les phénomènes sont multiples et éparpillés. L'objet<br />

scientifique est une construction de l'esprit. En fait le<br />

schéma est plus complexe puisque le sujet – et souvent<br />

l’objet – n’est pas statique mais dynamique. Le sujet est<br />

l’homme. Il ne peut en être <strong>au</strong>trement. L’homme, à un<br />

moment de son évolution biologique, historiquement<br />

situé... L’objet de la science est en quelque sorte ‘à<br />

travers’ la relation objet-sujet. Il est dialectiquement à<br />

travers.<br />

La science moderne, travail critique en acte, constitue<br />

donc un dépassement dialectique des deux perspectives<br />

antithétiques premières. Objectivité et subjectivité se<br />

dépassent pour se reprendre en totalité logico-matérielle<br />

que nous appelons ‘univers’.<br />

La science démythologisée est pure outilité. On ne<br />

demande pas à un outil, un marte<strong>au</strong> ou un langage, par<br />

exemple, d’être ‘pour ou contre Dieu’. On leur demande<br />

d’être de bons outils. En tant que tels ils sont ‘a-thées’<br />

par nature. La foi est d’un radical <strong>au</strong>tre ordre. Certains<br />

reprochent <strong>au</strong> christianisme de ne pas être ‘scientifique’.<br />

Seulement le christianisme ne s’est jamais voulu<br />

‘science’. La foi est même essentiellement ce qui dépas-<br />

71


se sans cesse toute ‘gnose’, toute clôture gnostique,<br />

dans l’ouvert de la foi. Que serait le christianisme si<br />

l’enseignement du Christ s’était confondu avec la science<br />

de son temps ?<br />

Nouvel esprit scientifique<br />

Le nouvel esprit scientifique de la science est à partir<br />

d’une révolution épistémologique d’avec la science classique.<br />

La science classique est sous le signe de la<br />

sécurité. La science récente sous celui de la crise et du<br />

‘déclin des absolus’. Remise en question des idées les<br />

plus fondamentales et les plus familières; remaniement<br />

radical des notions essentielles; construction de synthèses<br />

hardies.<br />

L’intelligibilité des sciences classiques se voulait absolue.<br />

L’intelligibilité de la science récente se découvre dialectique.<br />

Le dogmatisme fait place <strong>au</strong> relativisme, le scientisme<br />

<strong>au</strong> criticisme, l’essentialisme <strong>au</strong> conventionalisme.<br />

La science classique portait sur des réalités absolues:<br />

‘en-soi’, ‘ce que’, ‘matière’, ‘forces’, ‘chocs’, ‘substances’,<br />

‘natures’... La science nouvelle porte sur des relations,<br />

des structures logiques, des êtres de raison mathématique.<br />

Le réel ne peut être atteint en lui-même mais<br />

seulement dans le champ des relations et des rapports.<br />

'Chosisme' et 'choquisme' le cèdent <strong>au</strong> formalisme. Les<br />

corpuscules, désormais, pour reprendre l'idée de<br />

Bachelard, sont moins à découvrir qu’à inventer.<br />

L’espace d’intelligibilité de la science classique se voulait<br />

total, absolu, continu. Celui de la science récente est<br />

72


multiple, relatif, discontinu. Les ‘êtres’ scientifiques<br />

dépendent de la méthode d’analyse. Les référentiels de<br />

la science classique étaient absolus: un espace euclidien,<br />

isotropique et homogène; un temps isochronique.<br />

Ceux de la science récente sont relatifs. Un continuum<br />

spatio-temporel non-euclidien. Plutôt, selon l’expression<br />

d’Einstein, un ‘mollusque de référence’.<br />

Pour la science classique, le déterminisme était réel et<br />

absolu, une sorte de ‘destin’ régissant le monde. Le<br />

déterminisme de la science récente s’identifie avec la<br />

nécessité reliante des rapports, la nécessité d’un rése<strong>au</strong><br />

de fonctions mathématiques qui enserre le réel naturel.<br />

Les maîtres mots, désormais, sont indéterminisme,<br />

probabilité, incertitude.<br />

Le processus de la science classique est absolument<br />

déductif. Celui de la science récente est hypothéticodéductif.<br />

Les principes absolus cèdent leur place à des<br />

principes conventionnellement définis. La vérité tient<br />

moins à la linéarité de la déduction et de l’induction qu’à<br />

la construction cohérente et à l’axiomatique.<br />

La science classique visait la vérité absolue et se voulait<br />

l’explication réelle de la réalité. La science récente sait<br />

que sa vérité n’est que relative et qu’elle n’est elle-même<br />

qu’une construction de l’esprit, ou selon le mot d’Einstein,<br />

une ‘création libre de l’esprit humain’. La science contemporaine,<br />

dit Bachelard, est de plus en plus une réflexion<br />

sur la réflexion.<br />

73


Sous le signe du déclin des absolus<br />

Une crise affecte <strong>au</strong>jourd’hui les sciences. Elle est surtout<br />

sensible dans les sciences fondamentales, à savoir<br />

la mathématique et la physique. Les <strong>au</strong>tres sciences, la<br />

biologie par exemple, fonctionnent dans l’espace des<br />

sciences fondamentales. Elles sont en quelque sorte<br />

englobées par elles. Elles ne se posent donc pas les<br />

questions essentielles. Elles continuent de fonctionner<br />

comme une sorte de meccano, à partir de ’pièces’<br />

disponibles, quelles que soient les béances derrière ses<br />

matéri<strong>au</strong>x et derrière ses lois de construction.<br />

Il y a là un tournant épistémologique d’une importance<br />

capitale qui ouvre la perspective moderne sur la vérité<br />

scientifique. Celle-ci ne peut plus se constituer en absolu<br />

dogmatique; elle se fait critiquement relative. Ce relativisme<br />

n’est pas sceptique puisque l’esprit en rend raison.<br />

La science est dépassement dialectique du dogmatisme<br />

et du scepticisme. Les deux trouvent la vérité à travers<br />

leur affrontement et dans leur dépassement. Le dogmatisme<br />

affirme, le scepticisme nie ou met en question. Le<br />

dogmatisme campe sur ses certitudes. Le scepticisme<br />

laisse les questions ouvertes. Le dogmatisme appuie le<br />

pas sur la terre ferme. Le dogmatisme lève le pied pour<br />

pouvoir avancer.<br />

La totalisation scientifique est hypothético-déductive<br />

Ce mouvement de totalisation logico-matériel est-il absolue<br />

totalisation ? Question strictement philosophique qui<br />

déborde les possibilités de la science elle-même. Se<br />

prenant dogmatiquement pour un absolu, la science peut<br />

74


être tentée d’identifier la totalité scientifique à la totalité.<br />

Ce dogmatisme n’est pas illusoire. Il a même largement<br />

dominé les esprits scientifiques jusqu’à nos jours. Mais<br />

identifier ‘une’ totalité – la science – à ‘La’ totalité constitue<br />

un présupposé métaphysique énorme. Croyance<br />

naïve d’une raison qui n’est pas critique jusqu’<strong>au</strong> bout.<br />

Une critique plus radicale ne dévoile-t-elle pas la totalité<br />

scientifique comme elle-même située dans un englobant<br />

qui toujours la déborde et qu’elle n’arrive jamais à englober<br />

?<br />

La science est hypothético-déductive non seulement<br />

dans son processus interne mais encore dans sa possibilité<br />

constitutive radicale. La partie jouée présuppose<br />

en effet le ‘jeu’ et les ‘règles’ du jeu ! Il y a l'idée 'de<br />

derrière'...<br />

Le nouvel esprit scientifique relativise son discours<br />

comme ‘un’ discours possible sur la totalité. Il vise des<br />

relations plutôt que le ‘réel’. Il procède et se constitue<br />

hypothético-déductivement. Son ‘matérialisme’ n’est plus<br />

de substance mais simplement de structure. La science<br />

n’est pas reflet ou photographie du réel. Elle est une<br />

construction <strong>au</strong> sens actif et passif de ce terme. C’est-àdire<br />

à la fois résultat et acte de construction. Œuvre qui<br />

s’achève et ouvrage en cours. Fruit d’un travail humain.<br />

Ce mouvement de totalisation logico-matériel n’est pas<br />

absolue totalisation. La totalisation scientifique est hypothético-déductive.<br />

La science n'énonce pas des absolus<br />

mais des relations. La 'vérité' scientifique est essentiellement<br />

'vérification'. Elle procède entre un 'si' et un 'alors'.<br />

Et ce 'SI' reste suspendu à l'infini des hypothèses<br />

possibles.<br />

75


La science et le réel<br />

L’idée aime se retrouver avec l’idée dans le monde du<br />

même. Là règne l’ordre homogène de la transparence,<br />

de la clarté et de la distinction, et, partant, de la compréhension<br />

et de la prévisibilité. Les choses sont appelées à<br />

s’ordonner logiquement les unes <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres et à se tenir<br />

solidement par la main. Dans ce rése<strong>au</strong> de liens serrés la<br />

surprise ne peut être que passagère, vite arraisonnée par<br />

la nécessité de l’ordre du même qui tend à se faire totalitaire.<br />

Quelque chose, cependant, ne se laisse jamais<br />

complètement intégrer dans la sphère idéelle. C’est le<br />

réel. Non pas l’idée du réel, mais le réel-réel. L’idée fait<br />

très vite le tour de toute l’étendue de son domaine. Le<br />

réel, lui, déborde toujours les compréhensions. Il ne se<br />

livre pas entièrement. Il ne se laisse prendre que par un<br />

bout de lui-même. Ce qu’il a d’unique et de particulier<br />

résiste <strong>au</strong>x généralités. Sa dimension de facticité déborde<br />

les nécessités logiques. Cet <strong>au</strong>tre de l’idée provoque<br />

l’idée à ériger ses défenses et à se réfugier dans<br />

l’espace apprivoisé de son possible ‘idéel’. C’est là<br />

qu’elle construit ses citadelles idéologiques. Mais<br />

combien de temps ces fortifications restent-elles imprenables<br />

? L’<strong>au</strong>tre se révèle toujours, à terme, plus fort que<br />

les sécurités du même. Les idéologies ne tiennent que<br />

pour un temps, vaincues par les morsures de l’expérience,<br />

les béances de l’histoire et les négativités<br />

qu’elles-mêmes ne cessent d’engendrer.<br />

Le pénible passage de l'abstrait <strong>au</strong> concret se voit dans<br />

la lente évolution du domaine scientifique depuis les<br />

76


Grecs jusqu'à <strong>au</strong>jourd'hui. Plus l'objet d'un domaine est<br />

concret, plus son accès <strong>au</strong> statut scientifique est difficile.<br />

La science en marche<br />

Progression historique<br />

de la constitution des sciences<br />

Mathématiques Grecs<br />

Astronomie Grecs 16 e<br />

Physique 17 e<br />

Chime 18 e<br />

Biologie 19 e<br />

Sciences humaines 20 e<br />

Les Grecs ont fondé la mathématique et posé l’idéal<br />

mathématique comme principe de toute science. Paradoxalement<br />

la valeur même de leur découverte allait<br />

jouer comme obstacle et comme limite. Telle était la<br />

séduction de l’idée que toute compromission avec son<br />

’<strong>au</strong>tre’, c'est-à-dire le réel concret, semble impensable.<br />

Le lent accès des différents domaines <strong>au</strong> statut scientifique<br />

en témoigne.<br />

L'objet scientifique n'est pas une 'chose'<br />

mais un rapport<br />

L’objet de la science n’est plus un objet en soi ayant sa<br />

vérité et même sa réalité indépendamment du sujet<br />

connaissant. L’objet de la science c’est le rapport luimême<br />

entre un sujet et un objet. Rapport purement<br />

logique qui se traduit mathématiquement. La science<br />

77


constitue donc un dépassement dialectique des deux<br />

perspectives antithétiques premières. Objectivité et subjectivité<br />

se dépassent pour se reprendre en totalité<br />

logico-matérielle que nous appelons ‘univers’. Cet univers<br />

n’est ni simplement donné ni simplement reçu. Il est<br />

construit. Il est en quelque sorte créé par la science.<br />

Créé par l’esprit.<br />

Matière ? Déjà le concept de matière – c'est-à-dire la<br />

'matière' telle que reprise et comprise par l'esprit – ne<br />

renvoie-t-il pas <strong>au</strong>-delà de lui-même ? Materia. Mater. Ce<br />

‘à partir de quoi’ tout est construit. Mais qu’est finalement<br />

ce ‘à-partir-de-quoi’ ? La matière d’une table, par<br />

exemple, c’est le bois avec lequel le menuisier ‘construit’<br />

la table. Mais le bois lui-même n’est-il pas déjà<br />

‘construit’ ? Quelle est donc la ‘matière' du bois ? Une<br />

réponse possible: ce sont les ‘fibres ligneuses’. Mais<br />

quelle est la matière de ces fibres ? Un recours <strong>au</strong>x<br />

sciences devient inévitable. Le biologiste répondra que<br />

ce sont des grosses molécules de cellulose. Quelle est la<br />

matière des molécules de cellulose ? Le chimiste<br />

répondra que ce sont les atomes de carbone, d’hydrogène<br />

et d’oxygène. Quelle est la matière des atomes de<br />

carbone ? Le physicien répondra que ce sont les<br />

particules atomiques. Quelle est la matière des particules<br />

? Le microphysicien hésitera. Peut-être parlera-t-il<br />

de ‘grains d’énergie’, de ‘charges électriques’, de<br />

‘champs’, de ‘quanta’, de ‘quarks’, de ‘particules de charme’...<br />

Autant de désignations qui couvrent des formules<br />

de type mathématique. On est finalement très loin de la<br />

'matière' <strong>au</strong> sens vulgaire ! Le 'trou noir' peut être<br />

paradigme. Si déjà dans la simple ‘matière’ se cachent et<br />

se révèlent en même temps d’étonnantes béances...<br />

78


L’expérience scientifique est conduite du logos<br />

La science en tant qu'expérimentale procède dialectiquement<br />

entre les deux polarités différentielles que sont<br />

le donné naturel et l’idée. Cl<strong>au</strong>de Bernard dégage le<br />

moment ternaire de ce processus expérimental: le fait<br />

suggère l’idée. L’idée dirige l’expérience. L’expérience<br />

juge l’idée.<br />

C’est grâce à cette articulation dialectique de deux<br />

mouvements de la pensée, le mouvement inductif et le<br />

mouvement déductif, que l’esprit réalise progressivement<br />

l’accord avec le réel naturel. Ce travail est à l’œuvre dès<br />

la simple perception. Pour l’homme le ’sentir’ et le ’voir’<br />

sont déjà pétris d’idée parce que déjà assumés dans la<br />

conduite du logos. Avec le langage commence la<br />

science. L’articulation discursive du langage prend de<br />

plus en plus en charge l’articulation rationnelle d’un<br />

cosmos dans l’unité du logos indissociablement parole,<br />

calcul et raison.<br />

INDUCTION DEDUCTION<br />

Analyse<br />

Résoudre en remontant<br />

Prouver qu'une proposition<br />

est vraie en montrant qu'elle<br />

a des conséquences vraies<br />

Synthèse<br />

Résoudre en descendant<br />

Prouver qu'une proposition<br />

est vraie en montrant qu'elle<br />

est la conséquence de<br />

principes vrais<br />

De la simple perception subjective à la perception objective<br />

des faits, faits scientifiques, de la perception<br />

objective des faits à l’articulation rationnelle des rapports<br />

79


entre les faits, lois scientifiques, de l’articulation des<br />

rapports entre les faits à l’articulation de rapports entre<br />

les rapports, théories scientifiques, s’opère une progressive<br />

conquête dialectique de l’intelligible sur le sensible,<br />

du rationnel sur l’empirique, de l’esprit sur la matière. Et<br />

cette conquête évolutive et révolutive est donnée,<br />

inchoativement, dès que le spécifique humain émerge à<br />

la fois en continuité et en rupture avec la nature.<br />

Science constituante et science constituée<br />

Il f<strong>au</strong>t sans doute commencer par cette très importante<br />

distinction. La ‘science’ dont il est le plus souvent<br />

question dans le grand public est la science constituée,<br />

c’est-à-dire l’édifice imposant de l’ensemble des concepts,<br />

des connaissances, des méthodes, des lois et des<br />

théories à tel moment de son histoire. Mais l’état de la<br />

science à un moment donné de sa démarche n’est<br />

jamais qu’un état relatif et révisable. Derrière les sciences<br />

constituées est à l’œuvre la science constituante,<br />

c’est-à-dire la conquête de la raison scientifique. Une<br />

aventure jamais achevée de l’intelligibilité scientifique.<br />

La science ‘constituante’ provoque sans cesse la science<br />

‘constituée’ en avant d’elle-même. Dans son évolution<br />

d’ensemble, la science progresse dialectiquement.<br />

L’histoire des sciences est l’histoire mouvementée de<br />

victoires remportées sur la contradiction. Une vérité<br />

scientifique est chaque fois une contradiction (provisoirement)<br />

surmontée. En attendant de rencontrer une<br />

nouvelle contradiction qui l’obligera à se dépasser. La<br />

perspective d’une science qui avancerait en ligne continue<br />

par simple ’accumulation’ répond à une image naïve.<br />

80


Ce sont les crises qui sont motrices du progrès scientifique.<br />

Le progrès des sciences signifie quelque chose<br />

comme une révolution permanente.<br />

La science est activité de l’esprit humain selon l’exigence<br />

de la rationalité. Elle est la raison en acte à travers le<br />

donné naturel qu’elle tente de soumettre progressivement<br />

à son empire. La science est donc conquête<br />

permanente, proprement infinie, à travers le temps. A<br />

chaque moment du temps, elle représente <strong>au</strong>ssi son état<br />

d’avancement ainsi que l’ensemble de ses acquis. Le<br />

concept de ‘science’ prend ainsi deux acceptions<br />

différentes. Il f<strong>au</strong>t distinguer d’une part, la science<br />

constituée à tel moment, c’est-à-dire l’ensemble des<br />

connaissances, des faits, des lois et des théories. Et<br />

d’<strong>au</strong>tre part, la science constituante, à savoir l’activité<br />

spécifiquement rationnelle de l’esprit humain constitutrice<br />

de science.<br />

Distinction capitale qui interdit en même temps de<br />

sacraliser la science. La science n’est pérenne qu’en tant<br />

que science constituante, c’est-à-dire dans son propre<br />

dépassement. En tant que science constituée elle est<br />

toujours historiquement contingente, c’est-à-dire à dépasser.<br />

Que reste-t-il <strong>au</strong>jourd’hui de la science constituée <strong>au</strong> dixneuvième<br />

siècle sinon précisément les échelons épistémologiques<br />

que le ‘progrès’ de la science a laissés<br />

derrière lui ? Ce qui pose par rapport à la prétention<br />

‘scientifique’ du marxisme une alternative: ou bien le<br />

marxisme est message de type ‘religieux’ se traduisant<br />

en doctrine universelle et éternelle, ou bien il est science.<br />

81


S’il est réellement science, le marxisme, comme science<br />

‘constituée’ ne peut pas ne pas être, <strong>au</strong>jourd’hui, dépassé.<br />

La raison en marche<br />

La science témoigne de cette aventure historique du<br />

logos se déployant à travers le temps à la fois en<br />

continuité et en rupture selon les évolutions et les<br />

révolutions épistémologiques. Synchroniquement cette<br />

aventure du logos révèle des processus constants et<br />

universels de l’esprit humain. L’esprit humain est aventureux.<br />

Il s’engage sur des cheminements de plus en<br />

plus osés. L’esprit humain est curieux. Il poursuit à l’infini<br />

sa quête de nouve<strong>au</strong>té. Mais l’esprit humain est <strong>au</strong>ssi<br />

soucieux de cohérence. Il est mal à l’aise devant le<br />

désordre et la contradiction. L’esprit humain est <strong>au</strong>ssi<br />

avide de constituer un savoir. Il cherche une adaptation<br />

de plus en plus précise entre lui-même et le réel en vue<br />

de construire une représentation de plus en plus<br />

adéquate de la totalité pour comprendre, prévoir et agir.<br />

Curiosité et aventure d’une part; rigueur et ordre<br />

constructif d’<strong>au</strong>tre part. Il y a là une tension qui, pour être<br />

fructueuse, doit devenir dynamiquement complémentaire.<br />

La connaissance scientifique qui se prolonge en praxis<br />

technicienne ne peut procéder que dans la synthèse de<br />

cette antinomie.<br />

La science est la raison en acte et en marche à travers le<br />

cheminement laborieux de l’activité rationnelle humaine<br />

qui réalise progressivement l’accord de l’esprit avec luimême,<br />

l’accord de l’esprit avec l’<strong>au</strong>tre que lui-même et<br />

l’accord des esprits entre eux. C'est dans la nature de la<br />

82


aison d'être conquérante. Elle ne renie son 'impérialisme'<br />

qu'en se reniant elle-même.<br />

Chaque rationalité 'constituée' à un moment donné est<br />

provoquée vers une rationalité plus large par l'infinie<br />

exigence de la raison 'constituante'. La science en marche<br />

ne peut jamais être constituée définitivement. Sous<br />

peine de se figer en dogmatisme, elle est condamnée à<br />

rester en marche.<br />

83


2. L'outil universel des<br />

sciences<br />

les mathématiques<br />

La science est une construction jamais achevée. Cette<br />

construction a besoin d'un outil qui garantisse sa mise en<br />

oeuvre et sa cohérence. Les mathématiques qui constituent<br />

déjà en elles-mêmes une science propre sont en<br />

même temps cet outil universel de toutes les sciences.<br />

Elles sont en effet capables de reprendre les réalités<br />

phénoménales à un nive<strong>au</strong> qui dépasse le sensible et de<br />

les articuler en un 'monde' logiquement cohérent.<br />

D'emblée ce monde – cette 'bulle' – se constitue sous le<br />

signe d'un grand nombre de questions. Les mathématiques<br />

ne sont-elles qu'une production pure de la<br />

pensée ? ― Ne sont-elles qu'une discipline de la pensée<br />

qui ne se confronte pas avec le réel ? ― Les objets<br />

mathématiques sont-ils réels ? ― De quelle réalité s'agitil<br />

? ― Dans quel sens existent-ils ? ― Les mathématiques<br />

sont-elles découverte ou invention ? ― Sont-elles<br />

85


une découverte de réalités préexistantes hors de l'esprit<br />

humain ? ― Ou bien sont-elles une invention par l'esprit<br />

de réalités nouvelles ? ― Les mathématiques que nous<br />

connaissons seraient-elles (partiellement ou fondamentalement)<br />

différentes si elles étaient conçues par un<br />

esprit à la structure ou <strong>au</strong>x capacités différentes ? ―<br />

Seul l'homme est-il capable de mathématiques ? ―<br />

Pourquoi les mathématiques, qui relèvent d'une création<br />

de l'esprit, permettent-elles de comprendre un aspect de<br />

l'univers ? ― Qu'est-ce qui fonde ultimement l'accord<br />

entre la pensée et le réel ? ― Les mathématiques sontelles<br />

un langage indispensable pour une description de la<br />

physique ? ― Quelle est la vérité des propositions<br />

mathématiques ? ― Ces vérités sont-elles universelles et<br />

pourquoi ? ― Quels sont les apports possibles et/ou les<br />

limites d'une machine ? ― La structure de la pensée<br />

humaine impose-t-elle des contraintes, voire des limites,<br />

à la forme et <strong>au</strong> développement des mathématiques?<br />

La relation<br />

L’évolution scientifique, nous l'avons vu, opère progressivement<br />

le passage de la ’chose en soi’ vers la relation<br />

qui devient dans la science moderne le fondement même<br />

de la science. Par rapport à la science des grecs il s'agit<br />

d'une révolution. Pour eux, en effet, la 'relation' ne peut<br />

que conduire <strong>au</strong> scepticisme car elle signifie l'impossibilité<br />

d'appliquer de façon absolue un qualificatif à un<br />

sujet et donc l'impossibilité de déterminer l'objet. C'est<br />

grâce <strong>au</strong>x mathématiques qu'une telle libération de<br />

l'esprit s'est opérée. La relation se substitue à la chose<br />

en soi et devient objet mathématique, rapport, proportion,<br />

fonction.<br />

86


La nécessité dans l’univers s'identifie désormais à la<br />

nécessité d’un rapport. Et ce rapport se traduit dans une<br />

fonction mathématique. La science grecque affrontait<br />

deux univers hétérogènes: l'univers logique de la pensée<br />

et l'univers opaque des choses qui ne sont que ce<br />

qu'elles sont. Pour la science moderne il n'y a qu'un seul<br />

univers, homogène, qui relève de la même intelligibilité.<br />

La nature cosmique devient une totalité logico-matérielle.<br />

Elle tient dans un rése<strong>au</strong> de fonctions mathématiques<br />

que sont les lois et les théories.<br />

A partir du dix-septième siècle la c<strong>au</strong>salité passe de la<br />

conception animiste d'une 'force-qui-produit' vers la logique<br />

d'un rapport mathématique. Le principe de c<strong>au</strong>salité<br />

devient principe de déterminisme qui exclut le hasard. Le<br />

principe du déterminisme devient le postulat fondamental<br />

de l’expérience scientifique. Le concept de loi se<br />

substitue <strong>au</strong> concept de c<strong>au</strong>se. La loi est essentiellement<br />

rapport mathématique.<br />

Les mathématiques et la réalité<br />

Vérité et phénomène, sensible et intelligible, vie et structure,<br />

quantitatif et qualitatif... se retrouvent dans la clarté<br />

et la distinction des essences mathématiques. Un petit<br />

nombre de principes suffisent pour arriver à rendre raison<br />

de l'indéfinie diversité et complexité du monde. Puisque<br />

l'essence des choses est fondamentalement mathématique,<br />

l'expérience, libérée de la contingence, peut<br />

atteindre la nécessité par le raisonnement inductif.<br />

Comprendre et expliquer consiste à discerner la trame<br />

mathématique inhérente à la réalité.<br />

87


Qu'est ce que la 'réalité' ? La croyance <strong>au</strong> réel est un<br />

acte de foi <strong>au</strong> sens métaphysique du terme. Il s'agit de<br />

croire que le réel existe 'réellement' <strong>au</strong>-delà de l'idée que<br />

je puisse en avoir. La réalité est toujours et d'abord<br />

'phénomène', c'est-à-dire ce qui 'apparaît' face à moi.<br />

Quel que soit le phénomène, sa description est toujours<br />

mathématique, même si le spectateur n'en est pas<br />

conscient. La phrase « mais que se passe - t - il vraiment?<br />

» posée par le profane repose sur la croyance en<br />

une réalité objective, réalité qui, à strictement parler,<br />

échappe à toute analyse scientifique.<br />

Il f<strong>au</strong>t avouer qu'il est néanmoins commode pour le<br />

savant de vivre en faisant 'comme si' on croyait à<br />

l'existence d'une réalité objective! On pourrait même aller<br />

plus loin et se demander si les mathématiques ellesmêmes<br />

'existent'. Il n'est pas clair que la phrase ait un<br />

sens mais il est certain que, de la même façon qu'il est<br />

commode de croire en l'existence d'une réalité physique<br />

objective, il est également commode de croire en<br />

l'existence d'une réalité mathématique qu'il s'agit pour<br />

nous de découvrir.<br />

Pour la métaphysique, la 'réalité' pose le problème de ce<br />

qu'elle 'est' fondamentalement. Pour la science elle reste<br />

simplement <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> phénoménal, <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> du<br />

'phénomène' c'est-à-dire de ce qui apparaît. Elle se<br />

définit dans un rapport entre un 'x' perçu et un sujet<br />

percevant. Ce rapport relève des mathématiques. La<br />

description d'un phénomène, quel qu'il soit, est donc<br />

toujours mathématique, même si le spectateur n'en est<br />

pas conscient. La croyance en l'existence d'une réalité<br />

88


objective n'a en fait <strong>au</strong>cune importance pratique; seule<br />

compte l'ensemble de ses descriptions mathématiques.<br />

La traversée d'un terrain par un ballon de foot-ball est un<br />

phénomène admettant une description, en fait plusieurs,<br />

dont la nature est essentiellement mathématique. Différentes<br />

traductions du même phénomène sont possibles.<br />

Par exemple la trajectoire d'un point traversant un rectangle<br />

en ligne droite. Par exemple, une sphère traversant<br />

une figure géométrique plus complexe. On peut poursuivre<br />

dans ce sens et tenir en compte l'existence de<br />

creux et de bosses sur la surface du ballon, de la couleur<br />

etc. La traversée de la cour par le ballon est en fait<br />

définie par un ensemble (infini) de descriptions mathématiques<br />

compatibles.<br />

L'esprit a une aptitude à créer inconsciemment des<br />

modèles mathématiques relativement élaborés pour<br />

analyser l'expérience quotidienne. Un phénomène donné<br />

possède d'ordinaire plusieurs descriptions mathématiques<br />

et même une infinité. D'un même phénomène<br />

plusieurs descriptions mathématique sont possibles et<br />

souvent même nécessaires. Si un aspect d'un phénomène<br />

n'est pas mathématiquement modélisable, cet<br />

aspect relève d'ailleurs, de la poésie, par exemple.<br />

C'est la modélisation elle-même qui rend le phénomène<br />

accessible à l'analyse. Chaque phénomène est complétement<br />

modélisable en termes mathématiques... Un<br />

phénomène est ainsi défini par l'ensemble de ses<br />

descriptions mathématiques. Le modèle mathématique,<br />

qu'il soit choisi consciemment (par un physicien, par<br />

exemple) ou inconsciemment (par un spectateur du<br />

89


match), apporte avec lui son propre langage, c'est à dire<br />

les mots et les concepts qui permettent à l'observateur<br />

de se poser des questions à propos du phénomène qu'il<br />

contemple. Chacun de ces mots est censé être<br />

susceptible d'une traduction mathématique précise dans<br />

un cadre formel – que l'observateur ne définit pas<br />

nécessairement – f<strong>au</strong>te de quoi, les mots en question<br />

sont simplement vides de sens.<br />

Un électron, par exemple, c'est quoi ? Différentes descriptions<br />

sont possibles. Une petite boule ? Une onde ?<br />

Une fonction complexe ? Un champ de Dirac ? Touts ces<br />

descriptions sont également 'vraies'. Au fond elles sont<br />

toutes mathématiques. La compréhension suit la description<br />

qui est impossible sans les mathématiques. Que fait<br />

la physique sinon habiller le phénomène de notre choix<br />

avec des mathématiques appropriées ? C'est cet<br />

habillage qui rend les choses accessibles <strong>au</strong> discours et,<br />

partant, à la compréhension.<br />

Quelle est fondamentalement<br />

la 'réalité' des mathématiques ?<br />

A cette question on peut donner deux réponses. 1) Les<br />

mathématiques préexistent à ceux qui les découvrent. 2)<br />

Les mathématiques sont une pure création de l'homme<br />

pensant. On le pressent, l'approche épistémologique (le<br />

rapport <strong>au</strong> savoir) touche de près l'approche métaphysique<br />

(le rapport à l'être). Reste à élucider de quels<br />

moyens nous disposons réellement pour réussir à<br />

identifier les objets mathématiques et quels sont les<br />

objets mathématiques que nous pouvons espérer<br />

atteindre par ces moyens.<br />

90


«La possibilité même de la science mathématique,<br />

affirme Henri Poincaré dans La Science et l'hypothèse,<br />

semble une contradiction insoluble. Si cette science n'est<br />

déductive qu'en apparence, d'où lui vient cette parfaite<br />

rigueur que personne ne songe à mettre en doute ? Si,<br />

<strong>au</strong> contraire, toutes les propositions qu'elle énonce<br />

peuvent se tirer les unes des <strong>au</strong>tres par les règles de la<br />

logique formelle, comment la mathématique ne se réduitelle<br />

pas à une immense t<strong>au</strong>tologie ? Le syllogisme ne<br />

peut rien nous apprendre d'essentiellement nouve<strong>au</strong> et,<br />

si tout devait sortir du principe d'identité, tout devrait<br />

<strong>au</strong>ssi pouvoir s'y ramener. » 1<br />

Cette réalité que le mathématicien poursuit est quelque<br />

chose comme un 'x', une inconnue, cachée et imprévisible,<br />

qui ne se débusque jamais que partiellement, et qui<br />

relance sans cesse la poursuite. Si cette réalité n'existait<br />

pas, les mathématiques ne seraient qu'un jeu gratuit.<br />

Comment expliquer alors leur merveilleuse efficacité <strong>au</strong><br />

service de toutes les <strong>au</strong>tres sciences ?<br />

Les réalités mathématiques seraient donc 'réelles', <strong>au</strong><br />

sens où elles existeraient même si l'homme n'existait<br />

pas. Le 'réalisme' platonicien souligne l'existence de<br />

'choses' mathématiques. Bien que leur réalité soit idéale,<br />

les entités mathématiques ont une existence indépendante<br />

de notre activité mentale de pensée et de<br />

connaissance. Elles ne sont pas de simples abstractions<br />

tirées du monde sensible, ni de pures conventions, ni de<br />

simples instruments, mais des êtres jouissant d'une<br />

existent hors de nous et d'une vie propre, comme les<br />

1 Henri Poincaré, La Science et l'hypothèse, p 31<br />

91


Idées de Platon ou même comme les êtres physiques.<br />

« La position platoniste est la seule qui soit tenable. Par<br />

là, j’entends la position selon laquelle les mathématiques<br />

décrivent une réalité non sensible qui existe indépendamment<br />

<strong>au</strong>ssi bien des actes que des dispositions de<br />

l’esprit humain et qui est seulement perçue, et probablement<br />

perçue de façon très incomplète, par l’esprit<br />

humain ». 1<br />

La réalité mathématique est une réalité que le mathématicien<br />

ne cesse de poursuivre et qu'il n'attrape jamais<br />

complètement. Cette réalité à découvrir est indépendante<br />

de nous. Nous nous efforçons de la découvrir par bribes.<br />

Et chaque bribe nous fait comprendre mieux et soulève<br />

en même temps de nouve<strong>au</strong>x problèmes, relançant notre<br />

recherche sans fin. Une réalité à découvrir ? Seraientelles<br />

donc une science expérimentale ? Une telle question<br />

peut surprendre. Pourtant que seraient les sciences<br />

expérimentales sans leur outil privilégié que sont les<br />

mathématiques ? Là, à l'aide de la pure logique, se<br />

fabriquent des outils de plus en plus perfectionnés qui<br />

s'appellent des théories. Et ces théories n'ont ultimement<br />

d'<strong>au</strong>tre but que d'aider à découvrir de nouve<strong>au</strong>x<br />

phénomènes, de nouvelles lois.<br />

Cohérence<br />

L'impératif absolu de la 'bulle' mathématique est la cohérence,<br />

c'est-à-dire l'absence de contradiction interne. Il y<br />

a contradiction lorsque deux affirmations, idées, ou<br />

actions s'excluent mutuellement. Des propositions con-<br />

1 Kurt Gödel, Texte de 1951<br />

92


tradictoires ne peuvent être ni vraies ni f<strong>au</strong>sses en même<br />

temps (à ne pas confondre avec des propositions contraires<br />

qui ne peuvent être vraies en même temps mais<br />

peuvent être f<strong>au</strong>sses ensembles).<br />

Le principe de contradiction veut qu’on ne peut affirmer et<br />

nier le même terme ou la même proposition : "Il est impossible<br />

qu’un même attribut appartienne et n’appartienne<br />

pas en même temps et sous le même rapport à<br />

une même chose" 1 . Assurément, une chose peut être<br />

blanche <strong>au</strong>jourd’hui ou d’une <strong>au</strong>tre couleur demain. De<br />

même, cette chose est plus grande ou plus petite qu’une<br />

<strong>au</strong>tre à un moment donné. Mais, il est impossible que<br />

ces déterminations apparaissent simultanément et s’appliquent<br />

du même point de vue à cette chose. Impossible<br />

donc qu’à la fois une chose soit et ne soit pas.<br />

On croit que les mathématiques sont une construction<br />

qui ne repose que sur la logique. Dès lors il suffit que les<br />

raisonnements soient corrects pour que les conclusions<br />

soient assurées. A condition de s'être mis d'accord <strong>au</strong><br />

préalable sur le fondement de départ, à savoir les<br />

axiomes.<br />

La question des axiomes renvoie <strong>au</strong>x frontières. La cohérence<br />

interne de la bulle mathématique est ainsi béante<br />

sur une cohérence qui se cherche entre son intérieur,<br />

son 'englobé' et son extérieur, son 'englobant'.<br />

La démonstration<br />

Une démonstration permet d'établir une assertion à partir<br />

1 Aristote, Métaphysique, 1005 b 19-20.<br />

93


de propriétés admises, ou précédemment démontrées,<br />

en s'appuyant sur un raisonnement logique. L'assertion<br />

une fois démontrée peut ensuite être elle-même utilisée<br />

dans d'<strong>au</strong>tres démonstrations. Les mathématiques constituent<br />

un corpus de démonstrations rigoureuses. Le<br />

passage d’un chaînon <strong>au</strong> suivant est censé ne laisser<br />

<strong>au</strong>cune place <strong>au</strong> doute. C'est ainsi que la démonstration<br />

peut emporter l’assentiment universel.<br />

Par principe, les mathématiques sont une science hypothético-déductive.<br />

Tout ce qui est établi procède d’enchaînements<br />

déductifs. Un théorème est ainsi une proposition<br />

dont la démonstration est possible par déductions<br />

successives. Un théorème est ainsi un énoncé dont on<br />

peut démontrer l’exactitude. Contrairement à la théorie,<br />

une fois le théorème démontré, il est considéré comme<br />

vrai quelle que soit la valeur de vérité de sa prémisse<br />

(hypothèse de base) car il se présente sous la forme<br />

d'une implication, à savoir si A est vraie alors B est<br />

nécessairement vraie. Il peut alors être utilisé pour<br />

démontrer d'<strong>au</strong>tres propositions. Démontrer le théorème<br />

consiste à démontrer l'impossibilité d'avoir à la fois A vrai<br />

et B f<strong>au</strong>x. La démonstration comprend des axiomes ou<br />

des postulats, les hypothèses du théorème et d'<strong>au</strong>tres<br />

théorèmes déjà démontrés. Chaque étape de la preuve<br />

est liée <strong>au</strong>x précédentes par des règles d'inférence<br />

logiques.<br />

Un théorème est donc basé sur des axiomes. Un axiome<br />

est une proposition fondatrice de la vérité du système. Il<br />

déclare la vérité de la proposition et introduit ainsi la<br />

vérité dans le système. Il s'agit d'une vérité évidente,<br />

d'une vérité indémontrable qui doit être admise. Une<br />

94


vérité première sur laquelle se fonde une <strong>au</strong>tre connaissance.<br />

On peut comparer l'axiome mathématique <strong>au</strong><br />

postulat de la physique théorique.<br />

Une axiomatique est l'ensemble des axiomes d'une<br />

théorie. La pertinence d'une théorie dépend de la pertinence<br />

de ses axiomes. C'est l'axiomatique qui définit la<br />

théorie. L'axiome, point de départ dans un système de<br />

logique, peut être choisi arbitrairement. Mais il ne peut<br />

être remis en c<strong>au</strong>se à l'intérieur de cette théorie. Sa<br />

seule contrainte est d'être non-contradictoire. La théorie<br />

doit être cohérente et consistante.<br />

Les fondements<br />

La solidité de l'édifice dépend de la solidité des fondements.<br />

À partir de quels principes les connaissances<br />

mathématiques se développent-elles ? Ici il s'agit des<br />

principes sur lesquels est établi le système avec sa vérité<br />

et son contenu. La grande interrogation porte inlassablement<br />

sur la solidité des propositions de fondation, à<br />

savoir les axiomes et l'axiomatique. Sont-elles plus que<br />

de simples suppositions ? Différentes conceptions s'affrontent<br />

ici. Pour le logicisme, les mathématiques sont<br />

une extension de la logique et, partant, concepts et<br />

théories mathématiques sont réductibles à la logique.<br />

Pour le constructivisme, l'objet mathématique tient dans<br />

sa construction; le 'construire' c'est prouver qu'il existe.<br />

Pour le formalisme, la vérité des mathématiques est<br />

réduite à leur cohérence interne, c'est-à-dire à la noncontradiction<br />

des propositions.<br />

95


Axiomes et postulats<br />

Un postulat est un principe utilisé dans la construction<br />

d'un système déductif. On ne le démontre pas lui-même<br />

mais on laisse ouverte la possibilité de le démontrer plus<br />

tard. Il est donc différent de l'axiome qui est toujours<br />

posé <strong>au</strong> départ comme un élément fondamental du système<br />

qu'on cherche à démontrer.<br />

Un postulat peut donc s'utiliser avec l'assentiment de<br />

l'<strong>au</strong>diteur. Il est pris comme un principe non démontré<br />

mais très probablement légitime. Intuitivement, en effet, il<br />

ne semble pas contestable ou bien il est prouvé ultérieurement<br />

par des démonstrations non t<strong>au</strong>tologiques. La<br />

plupart des postulats sont des marques de bon sens en<br />

accord avec l'expérience.<br />

Le plus ancien et le plus célèbre système d'axiomes est<br />

celui d'Euclide. Les postulats et les axiomes qu'Euclide a<br />

formulés dans ses Eléments forment un tout cohérent.<br />

Après les définitions, Euclide pose ses fameux postulats.<br />

1) Étant donnés deux points A et B, il existe une droite<br />

passant par A et B. – 2) Tout segment [AB] est<br />

prolongeable en une droite passant par A et B. – 3) Pour<br />

tout point A et tout point B distinct de A, on peut décrire<br />

un cercle de centre A passant par B. – 4) Tous les angles<br />

droits sont ég<strong>au</strong>x entre eux. – 5) Par un point extérieur à<br />

une droite, on peut mener une parallèle et une seule à<br />

cette droite (il s'agit ici de la formulation la plus connue et<br />

la plus simple).<br />

Ce cinquième et dernier postulat est le plus célèbre de<br />

tous, si bien qu'il est souvent appelé simplement « le<br />

96


postulat d'Euclide ». Euclide utilise sans la démontrer<br />

une propriété des droites. Il a toujours semblé moins<br />

évident que les <strong>au</strong>tres. Plusieurs mathématiciens soupçonnèrent<br />

qu'il pouvait être démontré à partir des <strong>au</strong>tres<br />

postulats, mais toutes les tentatives pour ce faire<br />

échouèrent. Vers le milieu du XIXe siècle, il fut démontré<br />

qu'une telle démonstration n'existe pas, que le cinquième<br />

postulat est indépendant des quatre <strong>au</strong>tres. On peut en<br />

effet supposer qu'<strong>au</strong>cune parallèle ne passe par un point<br />

situé en dehors d'une droite, ou qu'il existe une unique<br />

parallèle ou encore qu'il en existe une infinité. Chacun de<br />

ces choix nous donne différentes formes alternatives de<br />

géométrie, dans lesquelles les mesures des angles<br />

intérieurs d'un triangle s'ajoutent pour donner une valeur<br />

inférieure, égale ou supérieure à la mesure de l'angle<br />

formé par une droite (angle plat). Il devient ainsi possible<br />

de construire des géométries non euclidiennes cohérentes.<br />

Vérification<br />

Sur quoi se fonde ultimement la vérité des mathématiques<br />

? Au départ de toute vérification il y a nécessairement<br />

une croyance (<strong>au</strong> sens logique et métaphysique),<br />

c'est-à-dire une adhésion de base sur laquelle<br />

s'appuie originairement l'esprit dans sa démarche. En ce<br />

qui concerne l'édifice mathématique, sa vérité peut<br />

s'établir selon deux modèles. 1) Le premier modèle<br />

s'appuie sur la fondation sur une base solide. Il f<strong>au</strong>t<br />

distinguer entre croyances dérivées et croyances de<br />

base. Ces croyances de base portent et assurent les<br />

croyances dérivées. Elles supportent tout l'édifice. Il est<br />

donc très important qu'elles soient immunisées à l'égard<br />

97


du doute. 2) Le second modèle cherche la solidité de<br />

l'édifice non pas dans ses fondations mais dans la<br />

cohérence de sa construction. La validité repose uniquement<br />

sur la structure des énoncés, et non pas sur la<br />

nature de ce dont ils parlent. La vérité des mathématiques<br />

tient à leur cohérence interne, à savoir la non<br />

contradiction des propositions.<br />

En ce qui concerne le modèle 1), l'édifice mathématique<br />

n'a pas encore trouvé de base incontestable ni de<br />

fondement inébranlable. Quant <strong>au</strong> modèle 2), la bulle,<br />

tout en étant merveilleusement logique et cohérente,<br />

peut très bien rester flottante en l'air, seulement vraie à<br />

l'intérieur d'elle-même mais problématique quant à sa<br />

vérité totale.<br />

La crise des fondements<br />

La géométrie telle qu'explicitée par Euclide paraissait à<br />

l'abri d'une remise en question. Jusqu'<strong>au</strong> tournant du<br />

XXe siècle l'univers des mathématiques se sentait<br />

inébranlable. Il fonctionnait très bien comme outil de<br />

représentation de la réalité. La géométrie telle que<br />

définie par Euclide était considérée pendant des siècles<br />

comme la géométrie. Personne ne lui contestait cette<br />

suprématie. En1826 Nicolaï Ivanovitch Lobatchevsky fut<br />

le premier à la mettre en question.<br />

On pensa longtemps que la géométrie d'Euclide avait<br />

des axiomes et un postulat à savoir celui de la parallèle<br />

toujours possible et unique passant par un point. Au XIXe<br />

siècle il s'est trouvé des mathématiciens (G<strong>au</strong>ss,<br />

Lobatchevsky, Bolyai...) qui ont tenté de déduire le cin-<br />

98


quième postulat des quatre <strong>au</strong>tres postulats. En, rejetant<br />

ce postulat il créent en fait de nouvelles géométries. Les<br />

géométries non euclidiennes.<br />

Il n'est plus nécessaire que deux droites soient parallèles<br />

pour que la géométrie soit cohérente. Le cinquième<br />

postulat est seulement nécessaire pour la cohérence de<br />

la géométrie euclidienne. La cohérence des géométries<br />

non euclidiennes a conduit par la suite à considérer<br />

qu'elle ne possédait en fait que des axiomes.<br />

La relativité générale est basée essentiellement sur une<br />

affirmation que la masse donne à l'espace une courbure,<br />

c'est-à-dire que l'espace physique n'est pas euclidien. La<br />

théorie de la relativité générale a porté un coup fatal à la<br />

géométrie d'Euclide en montrant la courbure de l'espace.<br />

En effet lorsque l'espace se courbe, il abandonne son<br />

aspect euclidien.<br />

Finalement il y a trois sortes de géométries. Elliptiques,<br />

euclidienne ou hyperbolique. 1) Celle qui admet le postulat<br />

d'Euclide et que l'on appelle géométrie plane ou géométrie<br />

euclidienne. 2) Celle qui admet le postulat qui dit<br />

que par un point pris hors d'une droite il ne passe <strong>au</strong>cune<br />

parallèle à cette droite et que l'on appel-le géométrie<br />

sphérique ou riemannienne. 3) Celle qui admet le postulat<br />

qui dit que par un point pris hors d'une droite il<br />

passe une infinité de parallèles à cette droite et que l'on<br />

appelle géométrie de Lobatchevsky. Ce qui est remarquable,<br />

c'est que ces trois géométries sont toutes<br />

'vraies'. Du point de vue de la vérité il n'y <strong>au</strong>cune raison<br />

d'en privilégier l'une plutôt que l'<strong>au</strong>tre.<br />

99


La crise, <strong>au</strong>jourd'hui, est sans doute plus profonde que<br />

jamais et touche la 'bulle' mathématique non seulement<br />

dans sa dimension 'logico-mathématique' mais bien dans<br />

sa dimension 'onto-logico-mathématique'. Le mathématicien<br />

Kurt Gödel, par exemple, en vient à introduire comme<br />

une béance dans l'édifice, en insistant sur la différence<br />

entre 'prouvabilité' et 'vérité' et en démontrant que la<br />

prouvabilité reste toujours moins forte que la vérité !<br />

Depuis, la béance ne cesse de s'élargir. On découvre de<br />

plus en plus de vérités mathématiques que nous ne pourrons<br />

jamais prouver avec nos outils, et peut-être même<br />

sont-elles la majorité.<br />

Incomplétude<br />

Avant Gödel on s'efforçait de reconstruire les bases des<br />

mathématiques en revenant à leurs briques de base, <strong>au</strong>x<br />

éléments fondateurs, à savoir les nombres. A partir des<br />

propriétés élémentaires des nombres on pensait pouvoir<br />

reconstruire, avec toute la rigueur logique, le tout de<br />

l'édifice. Il utilise ces mêmes outils. Il découvre que dans<br />

leur immensité il y a toujours des propositions qui ne<br />

pourront pas être prouvées <strong>au</strong>x moyens de ces outils !<br />

En même temps il prouve que les mathématiques restent<br />

un outil parfaitement fiable. Seulement elle ne sont pas<br />

parfaites ! Elles ne peuvent pas tout prouver ! Elles<br />

fonctionnent dans une 'bulle'. Et cette bulle n'est pas<br />

infinie.<br />

C'est en 1931 que Kurt Gödel publie ses théorèmes sur<br />

l'incomplétude. Théorème 1: à l'intérieur de n'importe<br />

quelle branche (système) des mathématiques il y <strong>au</strong>ra<br />

100


toujours quelques propositions dont on ne peut démontrer<br />

qu'elles sont vraies ou f<strong>au</strong>sses à partir des règles et<br />

axiomes de cette branche elle-même. Il existe des<br />

énoncés sur lesquels on sait qu'on ne pourra jamais rien<br />

dire dans le cadre de la théorie, c'est-à-dire à l'intérieur<br />

du système. Théorème 2: il existe un énoncé exprimant<br />

la cohérence de la théorie, à savoir le fait qu'elle ne<br />

permette pas de tout démontrer et donc n'importe quoi, et<br />

que cet énoncé ne peut pas être démontré dans la<br />

théorie elle-même, c'est-à-dire, encore une fois, à l'intérieur<br />

du système.<br />

A l'intérieur d'un système, vous pouvez prouver n'importe<br />

quel énoncé imaginable sur des nombres à condition de<br />

sortir du système, mettant ainsi en jeu de nouvelles<br />

règles et de nouve<strong>au</strong>x axiomes. Mais ce faisant vous ne<br />

faites que créer un système plus large comportant luimême<br />

ses propres énoncés improuvables. Tout système<br />

logique, quelle que soit sa complexité, est donc par<br />

définition incomplet. Chacun d'entre eux contient à<br />

chaque instant plus d'énoncés vrais qu'il n'est capable de<br />

prouver à partir de ses propres règles de base.<br />

Le théorème de Gödel implique également qu'un<br />

ordinateur ne peut jamais être <strong>au</strong>ssi intelligent qu'un être<br />

humain parce que l'étendue de ses connaissances se<br />

trouve limité par un ensemble fixe d'axiomes alors que<br />

les humains sont capables de découvrir des vérités<br />

inattendues. Vous ne pouvez donc jamais vous comprendre<br />

complètement vous-mêmes puisque votre esprit,<br />

comme n'importe quel <strong>au</strong>tre système clos, peut seulement<br />

être sûr de ce qu'il connaît de lui-même en se<br />

basant sur ce qu'il connaît de lui-même.<br />

101


Gödel montre qu'à l'intérieur d'un système logique rigide<br />

tel que celui développé par Russel et Whitehead pour<br />

l'arithmétique, on peut formuler des propositions qui sont<br />

indécidables et indémontrables à l'intérieur des axiomes<br />

du système. Cela veut dire qu'à l'intérieur du système il<br />

existe certaines déclarations nettes qui ne peuvent être<br />

ni prouvées ni réfutées. Il s'ensuit qu'on ne peut pas être<br />

certain qu'en utilisant les méthodes usuelles, les axiomes<br />

de l'arithmétique ne mènent à des contradictions.<br />

102


3. Entre<br />

La science se construit et se totalise en postulant –<br />

postulare: demander qu’on lui accorde – un certain<br />

espace d’intelligibilité. Cet espace doit être totalitaire:<br />

rien, en droit, n’échappe à cette intelligibilité, même si, de<br />

fait, provisoirement, il reste des zones d’ombre ou de<br />

mystère. Cet espace est cohérent: le même type d’intelligibilité<br />

le régit de part en part. Cet espace est homogène:<br />

il n’y a pas de rupture d’intelligibilité. Cet espace est<br />

structural: ne porte pas sur l’être mais sur la structure;<br />

tout est articulable, désarticulable et ré-articulable, analytiquement<br />

et synthétiquement, inductivement et déductivement,<br />

selon des rapports calculables. Cet espace est<br />

déterministe: les rapports entre les parties et entre le tout<br />

et les parties sont nécessaires et se traduisent par des<br />

relations logico-mathématiques. Même l’ ‘indéterminisme’<br />

est traité de façon déterministe.<br />

Cet espace de la science cohérent, homogène, structural,<br />

déterministe, objectif, à la fois intègre et exclut. Il<br />

intègre l'intégrable et exclut ce qui résiste à l'intégration.<br />

Cet espace que la science ne peut pas ne pas se donner,<br />

103


sous peine de se nier elle-même, recouvre-t-il la totalité<br />

de tout espace possible de l’intelligibilité ? La totalisation<br />

ainsi construite par la science s’identifie-t-elle à la totalité<br />

absolue ? Une telle prétention a naguère été revendiquée<br />

par les naïfs présupposés métaphysiques du<br />

scientisme. La critique ne peut pas ne pas dévoiler la<br />

totalisation scientifique comme elle-même englobée dans<br />

un englobant qui toujours la déborde et qu’elle n’arrive<br />

jamais à englober. Le ‘régionalisme’ est tentation<br />

permanente de l’esprit humain. Le ‘cosmos’ est toujours<br />

à la mesure de notre possible. Quelle que soit la<br />

dimension de notre totalisation. Qu’il soit limité par<br />

l’horizon visible, etc. Matériellement et épistémologiquement.<br />

Nous partons d’un point, nous imaginons une<br />

limite – ou une illimite ! – en continuité, et nous remplissons<br />

l’entre-deux. Le ‘tout’, en fait à notre mesure. Notre<br />

possible nécessairement totalise. Notre raison totalise.<br />

Notre impossible possible est la critique de la critique à<br />

l’infini.<br />

Ce n’est que dans la clôture d’un tel espace que la<br />

cohérence peut se conquérir. Il f<strong>au</strong>t commencer par<br />

entrer dans l’espace scientifique pour communier à cette<br />

cohérence. La science ne peut donc pas affirmer <strong>au</strong>-delà<br />

d’elle-même. Sa cohérence étant interne et interne<br />

seulement, ses affirmations ne peuvent jamais porter sur<br />

l’absolu. Elles sont fondamentalement hypothéticodéductives.<br />

C’est-à-dire suspendues à un conditionnel.<br />

Si... alors... Si notre univers correspond effectivement<br />

<strong>au</strong>x représentations et <strong>au</strong>x théories que nous pouvons en<br />

avoir... Alors...<br />

104


L'espace du même<br />

La science ne peut intégrer que le même. C’est sa force.<br />

Mais c’est d’abord sa loi. Elle se nierait elle-même en<br />

accueillant l’<strong>au</strong>tre en tant qu’<strong>au</strong>tre. Par exemple,<br />

l’étrange, la liberté, les valeurs, le mystère, le sens, la<br />

transcendance...<br />

La science se construit et se totalise en postulant un<br />

certain espace d’intelligibilité. Cet espace est nécessairement<br />

totalitaire; rien ne doit lui échapper. Cet<br />

espace doit être cohérent; c’est le même type d’intelligibilité<br />

qui le régit de part en part. Cet espace est<br />

homogène; il ne connaît <strong>au</strong>cune rupture d’intelligibilité.<br />

Cet espace est structural; il ne porte pas sur l’être mais<br />

sur la structure seulement. Cet espace est déterministe; il<br />

est exclusivement régi par la nécessité des liens. Cet<br />

espace se veut objectif, dépouillé de toute projectivité et<br />

de toute ‘intention’. Ce n’est que dans la clôture d’un tel<br />

espace que la cohérence peut se conquérir. La science<br />

ne peut pas affirmer <strong>au</strong>-delà d’elle-même. Sa cohérence<br />

étant interne et interne seulement, elle s’interdit de porter<br />

sur l’absolu.<br />

De part en part cet espace est régi par un seul et même<br />

ordre. Il ne peut qu’exclure, c’est-à-dire renvoyer hors de<br />

la science, comme non-scientifique, toute diversité<br />

d’ordres différents. C’est ainsi que le savant Pascal<br />

transcende la science en parlant de la distance infinie<br />

des corps <strong>au</strong>x esprits... et de la distance infiniment plus<br />

infinie des esprits à la charité...<br />

A l’intérieur de son espace, la science est démarche<br />

105


discursive logiquement et rationnellement cohérente.<br />

C’est cette cohérence qui est garante de sa vérité. Elle<br />

n’est pas illumination d’un mystère transcendant. Elle<br />

n’est pas non plus reflet ou photographie du réel. Elle est<br />

un ‘discours’ construit, fruit d’un travail rationnel. La vérité<br />

de cette construction ne lui vient ni de sa conformité <strong>au</strong><br />

‘réel’, ni de son efficacité pratique, mais de sa propre<br />

démarche, progressive, vers la cohérence.<br />

La science en marche, c’est-à-dire la science ‘constituante’<br />

derrière la science ‘constituée’, est à elle-même<br />

sa propre vérification. La raison scientifique opère ainsi,<br />

critiquement, sa propre validation. A l’intérieur de son<br />

espace la science peut fonctionner valablement,<br />

indépendamment de ses béances. La science peut<br />

continuer à fonctionner même lorsqu’une crise affecte<br />

ses fondements. Ces béances sont pourtant infiniment<br />

pertinentes.<br />

La science ne comprend jamais qu’entre<br />

Entre Alpha et Oméga seulement. En-deçà et <strong>au</strong>-delà<br />

règne un large englobant indicible. La science comprend<br />

<strong>au</strong> ‘milieu’. Les ‘extrêmes’ lui échappent. La totalisation<br />

scientifique n’est donc pas la totalité absolue. Une telle<br />

prétention a naguère été revendiquée par les naïfs<br />

présupposés métaphysiques du scientisme. L’erreur<br />

fondamentale de celui-ci a été de succomber à l’illusion<br />

d’<strong>au</strong>tosuffisance en méconnaissant l’écosystème de la<br />

science, toujours englobée par un plus large englobant.<br />

La science occupe un immense espace, sans doute.<br />

Mais cet espace est lui-même logé dans un plus grand<br />

espace encore. La science sait que sa cohérence<br />

106


fonctionne comme cohérence insulaire <strong>au</strong> milieu d’<strong>au</strong>tres<br />

cohérences possibles. La science est une construction<br />

logiquement et rationnellement cohérente qui tient sa<br />

vérité et sa certitude de cette cohérence elle-même.<br />

Cette certitude n’est cependant qu’interne. Elle n’affecte<br />

qu’un contenu insulaire. Celui-ci reste en quelque sorte<br />

’flottant’ dans un englobant qui lui permet d’être et sur<br />

lequel il n’a lui-même <strong>au</strong>cune prise, comme la raison, la<br />

nécessité, l’existence.<br />

Ces conditions de possibilité de la science échappent à<br />

la science. Cet englobant que la science pré-suppose<br />

sans pouvoir en rendre raison constitue l’originaire<br />

postulat de la science. La science n’est pas seulement<br />

hypothético-déductive dans son processus, elle est<br />

hypothético-déductive dans sa constitution. Le savant<br />

est, comme dit Einstein, animé de la croyance en l’harmonie<br />

interne de notre monde. Il fait comme un acte de<br />

foi en l’ordre de l’univers sans pouvoir le justifier.<br />

Ce que la science ne loge pas<br />

et qui, <strong>au</strong> contraire, loge la science<br />

Il f<strong>au</strong>t le chercher du côté des questions qui résistent à<br />

l’exigence critique absolue du questionnant, et qui, sans<br />

pouvoir se loger logiquement dans l’espace d’intelligibilité<br />

de la science, s’imposent pourtant avec ténacité.<br />

Les conditions de possibilité de la science échappent à la<br />

science.<br />

a) D’abord la science elle-même ! Les conditions de<br />

possibilité de la science échappent à la science. Elle<br />

107


n’arrive jamais à rendre radicalement raison de ce qui la<br />

rend possible. Sa compréhensibilité s’élabore à partir<br />

d’un incompréhensible. Ce qu’il y a de plus incompréhensible,<br />

dit Einstein, c’est que la science soit possible. La<br />

science se montre; elle ne se démontre pas elle-même.<br />

La science est pari sur elle-même. Elle n’est pas<br />

seulement hypothético-déductive dans son processus,<br />

elle l’est dans sa constitution.<br />

b) La raison. Elle existe dans l’absolu d’elle-même comme<br />

raison constituante derrière toutes les raisons constituées.<br />

Exigence absolue de non-contradiction. Nonéquivalence<br />

du vrai et du f<strong>au</strong>x, quelles que soient les<br />

erreurs sur ce qui est effectivement vrai ou f<strong>au</strong>x.<br />

Exigence de cohérence et, partant, norme universelle de<br />

la logique. La raison ne peut pas rendre raison d’ellemême<br />

! Simplement elle ‘est’. La raison scientifique<br />

n’arrive pas à s’identifier avec la raison totale. En fait, elle<br />

ne représente qu’un des régimes du logos. Aussi, le<br />

champ total de l’expérience humaine refuse-t-il de se<br />

’boucler’ dans la totalisation scientifique. Il reste béant<br />

sur <strong>au</strong>tre chose que la stricte articulation logicomatérielle.<br />

Autre chose... Comme l’acte d’être. Le mystère<br />

de notre être. Le fascinosum et le tremendum de<br />

l’expérience sacrale. Les surgissements existentiels. La<br />

création. L’infini. La liberté. Les rencontres. Les mystiques<br />

solidarités du monde. La valeur. L’amour. Le be<strong>au</strong>.<br />

Le bien. Le mal. Le temps. L’éternité. Le sens. Le sens<br />

du sens. Dieu...<br />

c) L’acte d’être. L’irréductible facticité d’être... L’existence.<br />

La contingence par rapport à mes possibilités. L’incontournable<br />

surgissement. Rupture. Chaque être est béant<br />

108


sur sa radicale contingence. L’acte d’être échappe à la<br />

théorie qui, elle, ne peut être qu’à partir de l’être ! La<br />

structure est articulable et partant pensable. L’acte en<br />

son surgissement ne l’est pas. Simplement il ‘est’. Aporie<br />

absolue. Arkhè. Rien pourrait être; mais une telle<br />

supposition n’est que jeu, puisque déjà ‘est’ non pas le<br />

silence absolu mais la pensée qui fait cette supposition !<br />

Déjà l’être est. Et tout non-être ne peut être que sur fond<br />

d’être. Je peux tout nier; mais je ne peux pas en même<br />

temps nier que je nie ! La science part toujours d’un ‘il y<br />

a’. Mais qu’il y ait ! Il n’y a pas rien ! Il y a la matière,<br />

l’énergie, l’espace-temps... Il y a la physis... Concevoir<br />

cet acte comme un originaire hasard ? Mais c’est ne pas<br />

penser l’ ‘acte’ jusqu’<strong>au</strong> bout puisque c’est le penser sur<br />

fond d’ ‘il y a’. En fait quelque chose comme une<br />

démission de l’esprit. Penser l’acte jusqu’<strong>au</strong> bout ne peut<br />

pas ne pas ex-poser infiniment !<br />

d) La rationalité du réel. C’est-à-dire la nécessité de ce<br />

qui est à partir de l’acte d’être. Non seulement la nécessité<br />

logique de la raison, mais la nécessité réelle de l’être<br />

en tant que cosmos. La nécessité est contrainte du<br />

possible en face de l’impossible. Tout n’est pas possible,<br />

tout n’est pas compossible, n’importe où, n’importe<br />

quand ni n’importe comment. Cette ‘contrainte’ détermine<br />

un ordre des choses et des successions. Les êtres et les<br />

phénomènes sont déterminés. Même de ce qui semble<br />

lui échapper elle définit l’espace de jeu, ainsi du ‘hasard’.<br />

Il n’y a pas seulement l’espace du jeu (aléatoire), pas<br />

seulement les règles du jeu (lois) mais fondamentalement<br />

les règles de l’espace du jeu ! Des lois sont<br />

possibles. L’univers est régi par des lois. Sinon la science<br />

serait impossible ! Le savant ne peut pas ne pas être<br />

109


animé, selon le mot d’Einstein, de la croyance en<br />

l’harmonie interne de notre monde. Le postulat du<br />

déterminisme est postulat en la rationalité absolue de<br />

l’univers. Postulat: postulare: demander... ce qu’on ne<br />

peut pas se donner soi-même et sans quoi on est<br />

impossible ! Raison dans le réel. Rationalité du réel. Un<br />

ordre est possible. Critère du possible et de l’impossible.<br />

Mais l’ordre est béant sur le possible non-ordre.<br />

e) Le sens. Ne serait-ce que dans sa formulation minimale<br />

de non-équivalence du sens et du non-sens. Pourquoi<br />

y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? La science<br />

ne serait pas s’il n’y avait que le non-sens. Tout n’est pas<br />

in-différent ! Cela proteste du sens. Cela exige.<br />

Béances<br />

A l’intérieur de son espace une réponse peut être<br />

valable, indépendamment des béances qui s’ouvrent<br />

derrière ses objets, derrière ses méthodes et derrière la<br />

logique de ses énoncés. On peut être savant sans<br />

angoisse métaphysique par rapport à son domaine<br />

scientifique. La science peut continuer à fonctionner<br />

même lorsqu’une crise affecte ses fondements. Ces<br />

béances sont pourtant infiniment pertinentes dès lors que<br />

l'esprit s'éveille de son sommeil dogmatique..<br />

Jusqu’où va notre possible épistémologique ? L’univers<br />

est-il système ou bien pluralité éparpillée ? Notre possible<br />

par rapport à l’univers est-il total ou simplement<br />

régional ? L’univers est-il intelligible de façon homogène<br />

ou hétérogène ? Qu’est-ce que réellement la matière ?<br />

Qu’est-ce que l’énergie ? Qu’est-ce que l’espace-temps ?<br />

110


Le temps est-il absolument irréversible ? Qu’est-ce que<br />

la nécessité ? Qu’est-ce que le hasard ? Le cosmos est-il<br />

un ou bien y a-t-il pluralité des mondes ? S’il y a pluralité,<br />

est-elle fondamentalement complémentaire ou antagoniste<br />

? Existe-t-il des anti-univers ? Les interactions que<br />

nous connaissons et que nous arrivons à unifier sontelles<br />

les seules interactions ? Les principes d’intelligibilité<br />

scientifique d’<strong>au</strong>jourd’hui sont-ils absolus ou transitoires<br />

? L’espace d’intelligibilité est-il homogène ? Quelle<br />

est la probabilité de nouvelles révolutions épistémologiques<br />

? Y a-t-il un seul ordre d’intelligibilité ou bien une<br />

pluralité d’ordres ?<br />

L’objectivité que se donne la science se veut quantitativement<br />

totalitaire, c’est-à-dire qu’elle vise la Totalité<br />

absolue des objets possibles. Certes tout projet humain<br />

porte en lui une tendance vers l’exclusive, et le projet<br />

technico-scientifique est particulièrement affecté par le<br />

’naturel’ impérialisme rationnel. Mais la raison scientifique<br />

ne peut pas s’identifier avec la raison totale. Elle n’est<br />

qu’une des manières qu’a la raison de se constituer. Elle<br />

ne représente qu’un des régimes du logos. La tendance<br />

consciente ou inconsciente de son projet pré-suppose<br />

que tout peut devenir objet de science et, partant,<br />

devenir intelligible en relevant de la seule intelligibilité<br />

scientifique. Mais le champ total de l’expérience humaine<br />

peut-il se ’boucler’ dans la totalisation scientifique ?<br />

L’expérience humaine totale ne reste-t-elle pas<br />

radicalement et irréductiblement béante sur <strong>au</strong>tre chose<br />

que la stricte et froide articulation logico-matérielle ?<br />

Autre chose comme le sens, la valeur, la création... Avec<br />

l’émergence de l’humain – f<strong>au</strong>t-il le redire ? – jamais la<br />

boucle ne se boucle totalement.<br />

111


A moins de se vouloir inhumaine la science ne peut pas<br />

être une fin en elle-même. Elle ne peut jamais être que<br />

moyen. Moyen <strong>au</strong> service des fins de l’homme. La<br />

science est outil. Merveilleux et efficace outil. Mais outil<br />

seulement. Outil <strong>au</strong> service de l’homme. Sous peine de<br />

n’être la science de personne pour personne, la science<br />

demeure nécessairement projet humain. Un projet<br />

prestigieux et efficace. Projet d’objectivité mais projet<br />

quand même. Le plus universel des projets et néanmoins<br />

projet. Non seulement la science est projet mais elle<br />

n’est qu’un projet parmi d’<strong>au</strong>tres projets humains. Ce<br />

projet n’est pas absolu mais relatif. Relatif à un espacetemps<br />

de l’évolution de l’humanité. Relatif <strong>au</strong> monde tel<br />

qu’il se présente effectivement. Relatif <strong>au</strong>x possibilités<br />

épistémologiques et pragmatiques de l’homme. Il y a un<br />

questionnement préalable à la science et sans lequel la<br />

science ne questionnerait pas.<br />

Crise<br />

Une crise affecte <strong>au</strong>jourd’hui les sciences. Elle est<br />

surtout sensible dans les sciences fondamentales, à<br />

savoir la mathématique et la physique. Les <strong>au</strong>tres<br />

sciences, la biologie par exemple, fonctionnent dans<br />

l’espace des sciences fondamentales. Elles sont en<br />

quelque sorte englobées par elles. Elles ne se posent<br />

donc pas les questions essentielles. Elles continuent de<br />

fonctionner comme une sorte de meccano, à partir de<br />

’pièces’ disponibles, quelles que soient les béances<br />

derrière ses matéri<strong>au</strong>x et derrière ses lois de construction.<br />

Singulier paradoxe ! Plus la physique devient ’moderne’<br />

112


plus elle s’affecte d’un coefficient anthropologique. Comme<br />

si un éloignement trois fois séculaire non seulement<br />

la ramenait à l’homme mais la faisait même participer de<br />

ses béances.<br />

A l’image de notre terre qui de centre qu’elle était selon<br />

Ptolémée s’est satellisée avec Copernic et finalement<br />

relativisée avec Einstein, l’ordre lui-même du cosmos<br />

s’est décentré, satellisé, relativisé. Notre univers a perdu<br />

ses sécurités. Il est livré <strong>au</strong> risque de l’aventure. Il<br />

participe de la grande dramaturgie. Il est en exode.<br />

Boucler la boucle<br />

1812. Avec un optimisme sans limites Laplace avait<br />

imaginé un ‘démon’ omniscient, observateur idéal qui<br />

« embrasserait les mouvements des plus grands corps<br />

de l’univers et ceux du plus léger atome. Pour une telle<br />

intelligence rien ne serait incertain et l’avenir comme le<br />

passé serait présent à ses yeux ». 1 Notre savant avait<br />

pensé à tout, excepté à l’essentiel ! C’est-à-dire <strong>au</strong> prix<br />

de l’in<strong>format</strong>ion ! En fait, comme le montre Brillouin, une<br />

telle observation exh<strong>au</strong>stive nécessiterait une in<strong>format</strong>ion<br />

infinie requérant une énergie infinie coûtant une néguentropie<br />

infinie. De quoi dilapider tout l’univers avant de<br />

pouvoir le connaître en son entier !<br />

Chaque rationalité constituante tend à se boucler et, se<br />

bouclant, se prend pour un absolu. Elle boucle son<br />

monde et se boucle elle-même sur lui. Elle englobe dans<br />

l'oubli de son propre englobant.<br />

1 Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique, Paris, 1986, p.32-33.<br />

113


La science sait <strong>au</strong>jourd’hui que sa cohérence fonctionne<br />

comme cohérence insulaire <strong>au</strong> milieu d’<strong>au</strong>tres cohérences.<br />

Elle fait scientifiquement l’expérience de sa radicale<br />

incomplétude. L’impossible totalisation est désormais<br />

hors de la science.<br />

Une bulle flottante<br />

La ‘totalisation’ logico-matérielle ‘flotte’ dans la facticité<br />

d’un triple « il y a » plus englobant que l’englobé de la<br />

totalisa-tion. Cet englobant est lui-même ouvert sur une<br />

infinie béance d’une triple question. ― Raison: « IL Y A »<br />

L’ordre logique, la nécessité déterministe, les lois.<br />

POURQUOI y a-t-il de l’ordre plutôt que du désordre ? ―<br />

Existence: « IL Y A » le monde, l’espace-temps, la matière,<br />

l’énergie. POURQUOI y a-t-il quelque chose plutôt<br />

que rien ? ― Science: « IL Y A » l’intelligibilité, la<br />

possibilité analytique et synthétique. POURQUOI y a-t-il<br />

une science possible ? Un triple « il y a » béant sur un<br />

en-deçà et un <strong>au</strong>-delà de la science elle-même.<br />

Comme une ‘bulle’ qui flotte sur un infini, telle est la<br />

raison scientifique. Sa cohérence sphérique occupe le<br />

vaste espace du milieu. Les extrêmes en sont exclus.<br />

Pourtant, il est impossible de les réduire <strong>au</strong> silence.<br />

Quelle est la raison de la raison ? Une telle question<br />

prend la critique de court. Elle marque un arrêt impuissant<br />

car une telle question déborde le possible de la<br />

raison elle-même et ouvre un infini béant. Voici la raison<br />

saisie de vertige. Pourtant une telle question n’a rien<br />

d’irrationnel. Chercher la raison est pourtant un questionnement<br />

qui s’identifie à la raison elle-même. Pourquoi<br />

114


alors ce vertige impuissant ? La raison, en effet, touche<br />

ici une antinomie radicale. Elle est questionnement de<br />

raison à l’infini, critique et critique de la critique à l’infini,<br />

possibilité conquérante ouverte à l’infini. En même temps<br />

l’ouverture infinie de son acte bute sur la clôture<br />

t<strong>au</strong>tologique de son être-même: la raison de la raison<br />

c’est la raison. Il y a la raison. L’archè résiste à la<br />

naturelle clôture rationnelle. Comme son irréductible<br />

altérité. La raison de la raison. Mais <strong>au</strong>ssi la raison de<br />

l’être. Et l’être de l’être...<br />

Comme un rade<strong>au</strong> sur l’immense océan des questions...<br />

Le vaste règne de la science, comme une bulle en<br />

expansion, englobée dans ce qu'elle n'englobe pas.<br />

L'englobant de son QUE. Sa propre possibilité. L'être. La<br />

raison. La réalité rationnelle.<br />

115


116


4. La science et<br />

l'homme<br />

Entre l'homme et la science l'harmonie n'est pas préprogrammée<br />

et les conflits peuvent être endémiques. Il<br />

f<strong>au</strong>t situer les deux à leur vraie place et dans leur vraie<br />

lumière.<br />

Objectivité et projectivité<br />

La science est objective; l’homme est projecteur. La<br />

science se constitue <strong>au</strong>tour du ‘comment’; l’homme est<br />

insatiable de ‘pourquoi’. La science est constitutrice de<br />

clôture logique; l’homme veut exister dans l’infini ouvert.<br />

La science articule une structure; l’homme cherche<br />

désespérément le sens. L’homme a soif de vérité absolue;<br />

la science ne peut chaque fois donner que des<br />

certitudes relatives. La science s<strong>au</strong>ve les apparences;<br />

l’homme veut s<strong>au</strong>ver l’être. La science réduit les faits à la<br />

généralité de l’abstrait universel; l’homme n’est réellement<br />

chez lui que dans l’événementiel du concret<br />

personnel. La science s’occupe de l’être-là des choses;<br />

117


l’homme est créateur de nouve<strong>au</strong>té et de valeur. La<br />

science reste prisonnière de la positive nécessité;<br />

l’homme s’engage et risque l’acte de liberté. La science<br />

est neutre discursivité; l’homme a besoin d’une parole de<br />

vie...<br />

Le projet scientifique veut être négateur de toute<br />

projectivité en vue d'une pure objectivité. Il va donc ou<br />

bien mettre l'homme entre parenthèses ou bien le réduire<br />

lui-même à n'être qu'un objet de la science. Mais alors,<br />

qui fait la science ? A moins de croire qu'elle se fait ellemême,<br />

il f<strong>au</strong>t bien revenir à l'homme. Il f<strong>au</strong>t revenir à<br />

l'homme comme 'projet' de science. Sans l'homme il n'y a<br />

pas de science. Il n'y a que le silence.<br />

Et tout d’abord, le sujet de ce projet, le sujet de la science,<br />

l’homme, peut-il, déjà du seul point de vue scientifique,<br />

devenir pur objet de science. Contrairement à tous<br />

les <strong>au</strong>tres objets possibles, l’homme lui-même, en qui<br />

objectivité et subjectivité coïncident, ne peut donc pas<br />

devenir pour lui-même ’pur’ objet. Pourtant l’homme<br />

dispose de la possibilité critique de situer cette coïncidence<br />

dans la distance. Le sujet humain arrive à prendre<br />

assez de distance par rapport à lui-même pour se<br />

considérer comme ’objet’. Cependant, même dans la<br />

distance la plus critique, demeure irréductiblement le<br />

cercle herméneutique. Le phénomène se donne à la<br />

connaissance à travers l’interprétation que déjà le sujet<br />

en donne. Le donné se donne à un ‘je’ qui donne<br />

l’interprétation de ce donné.<br />

Toute définition de l’objectivité est toujours, déjà, une<br />

définition à partir d’une projectivité subjective. Tout phé-<br />

118


nomène humain, tout texte, est déjà un phénomène<br />

connu, reconnu. Le coefficient subjectif, même à la limite,<br />

et par-delà une critique infinie, ne peut jamais être réduit<br />

à zéro. Lorsqu’il appréhende l’homme lui-même comme<br />

objet de science possible, le projet scientifique se heurte<br />

donc à quelque chose comme une impossibilité. L’impossible<br />

objectivité absolue. Mais comme d’<strong>au</strong>tre part tout<br />

objet reste nécessairement objet d’un sujet et que la<br />

science ne peut pas mettre le sujet humain hors circuit<br />

sous peine de se nier elle-même, la question s’élargit à<br />

l’ensemble des objets de la science. Un objet, quel qu’il<br />

soit, peut-il jamais devenir absolument ’pur’ objet ?<br />

L’objectivité peut-elle finalement être <strong>au</strong>tre chose que le<br />

'projet' d'objectivité, une visée à la limite, toujours<br />

recherchée et jamais atteinte de façon absolue ?<br />

Contrairement à tous les <strong>au</strong>tres objets possibles, l’homme<br />

lui-même, en qui objectivité et subjectivité coïncident,<br />

ne peut pas devenir pour lui-même ’pur’ objet. L'homme<br />

est un 'sujet' qui refuse d'être 'objet'.<br />

Réduction<br />

L'objet de science ne peut jamais être la réalité dans sa<br />

complexité. Pour la comprendre et pour l'articuler scientifiquement<br />

il f<strong>au</strong>t commencer par la 'réduire' en ses<br />

éléments plus simples. L'analyse, comme nous le verrons<br />

plus loin, est un moment capital de l'intelligence<br />

scientifique.<br />

Les approches scientifiques, <strong>au</strong>jourd'hui, tendent à<br />

enfermer l’homme et la matrice de sa genèse dans une<br />

intelligibilité de 'réduction'. Vaste essai de le ramener <strong>au</strong><br />

119


plus petit dénominateur commun. Commun... C’est-à-dire<br />

avec le reste de la nature. La différence escamotée.<br />

L'humain désormais bouclé dans le règne du même.<br />

Devenu simple objet naturel de la pure extériorité<br />

spatiale et temporelle, l’homme, <strong>au</strong>jourd’hui, ne semble<br />

plus pouvoir se comprendre <strong>au</strong>trement qu’en bouclant la<br />

boucle sur son immanence.<br />

Face à l'homme, cette épistémé de la réduction, si scientifique<br />

soit-elle, est loin d'être neutre. Celui qui jusque là<br />

était <strong>au</strong>ssi citoyen d’ailleurs va perdre son statut<br />

d’exterritorialité. Cet animal de l’embranchement des<br />

vertébrés et de la classe des mammifères, apparu<br />

évolutivement dans l’histoire naturelle de la vie, n’est plus<br />

marqué de l’intouchable mystère sacral. Ramené dans<br />

les strictes limites de la nature, l’homme devient objet<br />

manipulable d’un savoir et d’un pouvoir. L’homme n’est<br />

plus que... L’humain se banalise dans le ‘naturel’. Ce qui<br />

était sujet, avec un infini comme profondeur, se voit jeté<br />

hors du mystère, ob-'jet', 'jeté' devant soi, étalé en pure<br />

extériorité, articulable, partes extra partes, simplement<br />

dans l’espace.<br />

On mène alors une quête passionnée sur l’atome anthropogène<br />

dont la structure, statique ou dynamique, expliquerait<br />

la genèse et le déploiement de l’humain en sa<br />

diversité. Mais comment un tel archè, vidé a priori de sa<br />

substance d’altérité, peut-il expliquer la montée néguentropique<br />

si ce n’est que celle-ci, sous une forme ou sous<br />

une <strong>au</strong>tre, s’en trouve investie ?<br />

En réalité on se donne <strong>au</strong> départ ce qui contient déjà<br />

subrepticement un ‘plus’. D’<strong>au</strong>tre part chaque spécialiste<br />

120


trouve toujours un archè à la mesure de sa spécialité.<br />

Enfin le regard du présent se substitue à celui des<br />

origines. L’archéologie, par exemple, nous livre des<br />

‘cailloux’. Que nous appelons ‘outils’. Au sens d’<strong>au</strong>jourd’hui.<br />

Réduisant ainsi leur détenteur originel à un<br />

‘technicien’. Nous croyons avoir compris l’homme préhistorique<br />

en fonction de son ‘outil’, nous refusant ainsi de<br />

comprendre ce ‘caillou’ en fonction de l’homme préhistorique.<br />

Nous refusant ainsi de comprendre la spécificité de<br />

l’outilité elle-même. Peut-être à l’origine, peut-être toujours<br />

dans son essence, be<strong>au</strong>coup moins médiation de<br />

‘production’ ou agent de mécaniste technicité que<br />

violence matérialisée, symbolique efficace ou magie<br />

titanique.<br />

Quel ‘homme’ peut être objet de science ? Et de qui la<br />

science est-elle elle-même objet ? L’humain devenu<br />

‘objet’ de science ne peut être que l’humain à la limite de<br />

l’humain, l’humain incapable de trouver consistance<br />

<strong>au</strong>trement. C’est un homme déjà soumis qui devient<br />

soumission disponible à l’objectivité. Dans l’abdication de<br />

sa subjectivité. Et de sa protestance. Un homme déjà<br />

vaincu par spirituelle entropie. Et qui se laisse glisser sur<br />

la pente de l’entropique intelligibilité réductrice.<br />

La parole est-elle réductible <strong>au</strong> ‘langage’ ?<br />

L'humain est fils du logos anthropogène. L'homme, nous<br />

l'avons vu <strong>au</strong> livre I, accède à l'humanité grâce à la parole.<br />

Comprendre l'homme scientifiquement implique la<br />

réduction de la parole <strong>au</strong> langage et la réduction de<br />

l'humain à la réalité linguistique.<br />

121


Devenue structuraliste objet de science, la réalité linguistique<br />

ne peut pas ne pas se constituer méthodologiquement<br />

en <strong>au</strong>tonomie. Au constat ‘l’homme parle’ se<br />

substitue vite l’axiome ‘il y a du langage’. Ce glissement,<br />

apparemment inoffensif, attente cependant à l’homme s’il<br />

se déplace de la méthodologie scientifique vers la philosophie.<br />

Et ce glissement n’a pas tardé à se produire. La<br />

parole ramenée et réduite <strong>au</strong> langage. Le langage<br />

ramené et réduit à la structure. L’<strong>au</strong>tre enfin radicalement<br />

ramené et réduit <strong>au</strong> même !<br />

Curieux flirt avec le néant ! Signe d’un temps où l’homme<br />

ne peut plus survivre après avoir rompu les liens<br />

ontologiques, après avoir perdu le signifié et proclamé le<br />

déclin des absolus, du sens et de la valeur. Signe d’un<br />

temps où l’homme ne peut pas ne pas mourir après avoir<br />

fait mourir Dieu... Il reste le signifiant. Nu. Insensé.<br />

Tournant à vide dans la finitude. Lorsqu’on démissionne<br />

de l’homme, lorsqu’on perd le sens de l’homme, on est<br />

prêt à se prostituer <strong>au</strong>x résidus idéologiques d’une<br />

simple méthode. Ici la perte de foi en l’homme se trouve<br />

l’alibi ’en béton’ de la neutralité structurale. Lorsque le<br />

souffle manque, on fait avec ce qu’on peut. Seulement,<br />

ici, il s’agit de faire ou de défaire l’homme lui-même. Et le<br />

pouvoir refuse d’être <strong>au</strong>tre que celui de la méthode.<br />

Lorsque la possibilité de l’homme sur l’homme ne<br />

dépasse plus celle de l’outil, la méthodologie se prend<br />

pour un absolu et se boucle sur elle-même, idéologie. Il y<br />

a extension de ce qui est valable à un nive<strong>au</strong> du<br />

phénomène à l’ensemble du réel. La réduction méthodologique,<br />

scientifique, s’absolutise en réduction idéologique.<br />

L’homme n’est que... Paradoxalement cette clôture<br />

noue en projet un tel antiprojet !<br />

122


Mécanisme de défense<br />

Libérer l'homme de son angoisse métaphysique n'est<br />

sans doute pas une des moindres préoccupations,<br />

inconsciente certes ou plus ou moins consciente, de l'effort<br />

scientifique.<br />

L’objet de la science révèle à sa façon un mécanisme de<br />

méconnaissance et un mécanisme de défense. Dans la<br />

mesure où l’ultime objectivité archéologique est ‘scientifiquement’<br />

cherchée du côté de l’absolue neutralité et<br />

l’absolue structuralité d’un ‘ça’, on peut se poser la<br />

question sur les ultimes raisons d’une telle ‘machina ex<br />

nihilo’. Ne vient-elle pas à point nommé comme radicale<br />

déculpabilisation d’une bien-portance ? Ne représente-telle<br />

pas la sécurité de l’in-différence du Rien devant<br />

l’impossible in-différence du Tout ?<br />

Il est quand même inquiétant que ces ‘sciences’ dites<br />

‘humaines’ qui prétendent en savoir si long sur les<br />

h<strong>au</strong>teurs et les profondeurs de l’homme en sachent si<br />

peu sur elles-mêmes. Il ne s’agit pas de leur demander<br />

l’impossible. Simplement d’expliquer, et même pas<br />

d’expliquer, seulement de mettre le doigt sur des réflexes<br />

quotidiens. Comme par exemple cette réaction épidermique<br />

et instantanée devant le ‘religieux’. On n’en parle<br />

pas. On refuse d’en parler. Et s’il f<strong>au</strong>t en parler quand<br />

même, on parle ‘<strong>au</strong>tour’. Comme si la question était<br />

entendue. Comme si tout était parfaitement classé.<br />

Comme s’il fallait, à ce moment là, tirer d’<strong>au</strong>tres registres.<br />

Esquiver le fondamental inquiétant.<br />

Mécanismes de défense contre l’<strong>au</strong>tre déconcertant et<br />

123


déroutant: la contingence, l’ad-venir, l’accidentel, l'événementiel,<br />

l’actuel, la rencontre... et encore plus les négativités,<br />

l’échec, le mal, le péché, la mort...<br />

Mais en contournant ainsi le religieux, en tournant <strong>au</strong>tour,<br />

les ‘sciences humaines’ ne tournent-elles pas <strong>au</strong>tour<br />

d’elles-mêmes ? Pendant que le religieux est ainsi contourné,<br />

plus profondément et plus radicalement c’est le<br />

spécifique judéo-chrétien qui est expulsé. Ce spécifique<br />

judéo-chrétien sans qui la ‘science’ ne serait pas ce<br />

qu’elle est et l’ ‘humain’ be<strong>au</strong>coup moins encore.<br />

Deux régimes du logos<br />

Il f<strong>au</strong>t souligner très fort l’unité de l’esprit humain. Reste<br />

cependant la différence irréductible entre les deux<br />

régimes du logos, c’est-à-dire entre le logos logique et le<br />

logos poïétique. Différence incontestablement féconde.<br />

Dialectiquement.<br />

A la limite, la science est un langage sans sujet par<br />

opposition à la parole d’un sujet. Celle-ci parle chargée<br />

de projectivité. Celui-là prétend à la pure objectivité.<br />

Celle-ci évolue dans la com-plication des rapports entre<br />

le monde et l’homme. Celui-là s’ex-plicite dans la<br />

distinction entre l’objet et le sujet. Celle-ci, animée de<br />

l’originaire souffle sacral du monde, dit avec la force des<br />

mythes et des archétypes. Celui-là articule un discours<br />

rationnel. Celle-ci parle sans retour critique sur ellemême.<br />

Celui-là procède, critiquement, dans la clarté et la<br />

distinction. Celle-ci, portée par la grande magie du<br />

monde, est efficace par sa propre force. Celui-là, puissant<br />

pas ses raisons et par sa logique, ne devient<br />

124


efficace qu’à travers l’articulation de la structure matérielle.<br />

Celle-ci, par la vertu du symbole, dit tout en ne<br />

disant que la moitié des choses. Celui-là doit tout<br />

expliciter.<br />

D’emblée entre les deux paroles règne une hétéronomie.<br />

Le dire poïétique est équivoque. Le dire logique est<br />

univoque. Le premier est ’chargé’ de forces concrètes et<br />

syncrétiques. Le second se structure selon des rapports<br />

abstraits et précis. Le dire poïétique privilégie la polyvalence,<br />

la communion, la richesse, la profondeur, la<br />

qualité; le dire logique l’évidence, la cohérence, la clarté,<br />

la distinction, la quantité. Le dire poïétique vise des êtres<br />

particuliers et individuels; le dire logique des relations<br />

générales et universelles. L’un est fataliste; pour lui les<br />

êtres et les événements sont de nécessité catégorique.<br />

L’<strong>au</strong>tre est déterministe; pour lui ce sont les rapports qui<br />

sont de nécessité catégorique alors que les êtres et les<br />

événements sont de nécessité hypothétique seulement.<br />

La parole du logos poïétique est constituante; elle est<br />

portée par le mystère, elle donne sens, elle vise l’être de<br />

l’être. La parole du logos logique est problématique; elle<br />

est critique, elle exige et donne des preuves, elle vise la<br />

logique de l’être. L’une profère une parole justifiante qui<br />

montre et affirme; l’<strong>au</strong>tre une parole explicante qui<br />

démontre et discute. L’une procède par intuition, l’<strong>au</strong>tre<br />

par discursivité. L’une opère par contiguïté de signes,<br />

dans l’équivocité des symboles; l’<strong>au</strong>tre par articulation de<br />

rapports, dans l’univocité des concepts. L’une explique<br />

par retour à l’archè; l’<strong>au</strong>tre par enchaînement de raisons.<br />

L’une est normative selon des valeurs; l’<strong>au</strong>tre est<br />

125


normative selon des lois. La parole de l’une est répétitive,<br />

celle de l’<strong>au</strong>tre pro-gressive.<br />

Le logos poïétique pense par contiguïté; le logos logique<br />

par enchaînements rationnels. Le premier procède sous<br />

le signe de la participation impliquée, vitale, vécue,<br />

concrète, qualitative, subjective; le second sous le signe<br />

de l’articulation explicitée, structurale, pensée, abstraite,<br />

quantitative, objective. Le premier globalise en créant et<br />

com-pliquant des liens dans la totalité de l’être; le second<br />

dissocie en articulant des rapports et ex-plicitant des<br />

relations.<br />

Le logos poïétique donne à penser. Le logos logique fait<br />

penser. L’un participe d’une totalité non totalisable, l’<strong>au</strong>tre<br />

tend vers une totalisation absolue. L’un privilégie le<br />

mystère, l’<strong>au</strong>tre souligne la critique. L’un apporte le sens,<br />

l’<strong>au</strong>tre articule les raisons. L’un s’identifie à la sagesse,<br />

l’<strong>au</strong>tre <strong>au</strong> projet.<br />

D’emblée le statut épistémologique de ces deux paroles<br />

ou de ces deux discours est inégal. Le ’dire’ n’accède à<br />

une conscience claire et distincte de lui-même qu’à<br />

travers la critique scientifique. L’identité du ’dire’ se révèle<br />

antithétiquement par le discours scientifique. Ce n’est<br />

que grâce à lui qu’un discours sur le ’dire’ devient<br />

possible. C’est <strong>au</strong> cœur de l’épaisseur du ’dire’ qu’émerge<br />

la science. Elle s’élève, parole différente, critique. Et<br />

immédiatement contre lui. Comme le tracé d’une route<br />

nouvelle à travers la forêt vierge. Conquête victorieuse<br />

d’une articulation efficace à travers une extrême<br />

complication.<br />

126


Dès qu’il y a ’dire’, il y a logos. Sans le calcul, cependant,<br />

avec ses exigences de raison, de clarté, de distinction et<br />

de rigueur, le ’dire’ est ’parole’ seulement. Le discours<br />

scientifique en est comme la puissance coloniale. Celuici<br />

ne trouve sa véritable indépendance qu’après. Le ’dire’<br />

apprend à se dire dans l’opposition.<br />

Si d’aventure le simple ‘dire’ peut de nouve<strong>au</strong> retrouver<br />

une valeur positive, ce n’est qu’après cette première<br />

défaite. A partir de l’expérience d’une béance dans la<br />

puissance même du discours scientifique. Comme une<br />

sorte de regret écologique. Un peu comme la campagne<br />

retrouve valeur à partir d’un constat d’échec, de nuisance<br />

ou simplement d’insuffisance de l’avancée technologique.<br />

Ce sera le cas comme nous le verrons plus loin.<br />

La science est-elle l’absolu de la parole ?<br />

L’essor technico-scientifique occidental, saoulé de ses<br />

prouesses plus de deux fois millénaires, en est venu à<br />

considérer la science, langage incontestablement le<br />

mieux fait, pour l’absolu de la parole.<br />

Mais déjà ce langage ne serait rien sans l’homme. Car la<br />

science n’existe pas indépendamment de l’homme. Elle<br />

est une création de l’homme. Et cette création humaine<br />

laisse son créateur incontournablement hors de.<br />

Comment un animal, si ’supérieur’ soit-il, peut-il se détacher<br />

à tel point de son animalité pour reprendre dans<br />

l’intelligible la totalité cosmique qui le porte, le conditionne<br />

et le fait être ? Un point du cosmos arrive à<br />

reprendre, à comprendre, la totalité du cosmos ! Il f<strong>au</strong>t<br />

127


donc qu’il puisse arriver à se nier comme point et partant<br />

comme particularité pour se faire englobante universalité.<br />

Merveilleuse possibilité du logos !<br />

Mais en même temps l’homme ne cesse de rester cette<br />

particularité physique, physiologique, psychologique,<br />

sociologique, économique, historique, qui le conditionne<br />

en tant qu’homme concret. Il ne cesse de rester cet<br />

’animal’ sentant, percevant, désirant, soumis <strong>au</strong>x pulsions,<br />

<strong>au</strong>x émotions et <strong>au</strong>x habitudes. Il ne cesse de<br />

rester cet ’ange’ ouvert <strong>au</strong>x valeurs du vrai, du be<strong>au</strong> et du<br />

bien, créateur de générosité de dépassement et de foi.<br />

Bref, il ne cesse de rester ’homme’. Concrètement il n’y a<br />

donc pas de logos qui ne soit en même temps anthropologos.<br />

Et pourtant la science ne devient possible qu’à partir du<br />

moment où l’anthropos est mis entre parenthèses pour<br />

que soit désimpliqué le logos dans sa pureté. Si le logos<br />

ne se conquiert un espace purement rationnel, la science<br />

ne pourra pas être réellement science. Nous l’avons vu,<br />

l’esprit scientifique est progressive conquête critique qui<br />

surmonte dialectiquement ses obstacles épistémologiques<br />

et pragmatiques et qui procède par une sorte de<br />

psychanalyse incessante de la connaissance spontanée<br />

en vue de la connaissance objective.<br />

C’est ainsi que se constitue la science. Et en se<br />

constituant, elle se crée un nouvel espace du possible<br />

humain. La science se donne une totalité posée comme<br />

structuralement homogène et comme rationnellement<br />

cohérente, c’est-à-dire relevant d’un même ordre<br />

d’intelligibilité extensivement et intensivement. L’homo-<br />

128


généité structurale de cette totalité est d’ordre purement<br />

logico-matériel, c’est-à-dire posant la rationalité dans<br />

l’équivalence de la logique mathématique et de la<br />

matière. Dans cette totalité, la science procède analytiquement<br />

et synthétiquement de façon unilinéaire, c’està-dire<br />

articulant de proche en proche, dans la clarté, la<br />

simplicité et la distinction, des enchaînements faciles et<br />

rationnellement cohérents. Ce processus analytique et<br />

synthétique s’opère par désarticulation d’une structure<br />

logico-matérielle en éléments simples et par réarticulation<br />

de ces éléments simples en structures complexes.<br />

Dans une telle totalité soumise à un tel processus,<br />

théorie et praxis, intelligibilité et technicité, s’impliquent<br />

réciproquement jusqu’à se confondre et atteignent un<br />

degré d’efficacité practico-théorique extraordinaire.<br />

L’homme habite originellement un monde où chaque<br />

objet est objet-d’un-projet. Donc objet d’une subjectivité.<br />

Le logos poïétique dit dans la compromission du sujet et<br />

de l’objet. Il est marqué par la projectivité. La science,<br />

par contre, dissocie radicalement l’objet du sujet. Elle est<br />

fondamentalement négatrice de cette projectivité. Elle se<br />

veut strictement objective. Entre ces deux ordres de<br />

l’objectivité et de la projectivité, il y a antagonisme.<br />

L’objectivité ne retient que le fait en tant que neutre,<br />

abstrait, général et universel. La projectivité privilégie<br />

l’événement valorisé, concret, particulier et individuel.<br />

Monde des choses contre monde des personnes. D’un<br />

côté règne la nécessité rationnelle du déterminisme et<br />

des lois. De l’<strong>au</strong>tre côté joue l’indéterminisme de la<br />

liberté en ses projets finalistes. Diachronie ici, synchronie<br />

là. L’objectivité articule, désarticule et réarticule les<br />

129


structures et les relations. La projectivité signifie, 're'signifie<br />

et 'trans'-signifie le sens et les valeurs. Ici questionne<br />

le pourquoi dans son exigence de vérité absolue.<br />

Là, le comment de la cohérence hypothético-déductive.<br />

L’objectivité est en quête du même. La projectivité n’a<br />

pas peur de l’<strong>au</strong>tre. Elle se risque dans l’u-topos de<br />

l’infinitude et dans l’ouvert de la transcendance. Celle-là,<br />

par contre, cherche l’équilibre structural dans le topos de<br />

la finitude et dans la clôture de l’immanence. C’est en<br />

bulle qu’elle réussit à boucler son mouvement d’intelligibilité<br />

totalisante. Une totalité où l’homme devient<br />

"maître et possesseur de la nature" dans la totalisation<br />

exclusive du même. Un monde qui se constitue et se<br />

justifie en lui-même et par lui-même. Grâce <strong>au</strong>x<br />

mathématiques, sciences du ’même’ par excellence. Elle<br />

opère une double réduction ramenant les deux sphères<br />

de l’intelligible et du réel à une équation unitaire. Réduction<br />

de l’intelligible <strong>au</strong> logico-mathématique articulant<br />

analytiquement et synthétiquement, dans la clarté et la<br />

distinction, un discours structuralement simple et cohérent.<br />

Réduction du réel <strong>au</strong> logico-matériel qui s’articule<br />

par structuration, destructuration et restructuration d’éléments<br />

simples en structures complexes et de structures<br />

complexes en éléments simples. Et enfin équation<br />

unitaire de l’intelligible et du réel, le logico-mathématique<br />

et le logico-matériel coïncidant en leur logicité et se<br />

totalisant dans l’objectivité.<br />

Cette réussite de la science lui donne un statut privilégié<br />

dans l’espace épistémologique et pragmatique humain.<br />

Elle représente le seul et unique effort de l’homme ayant<br />

abouti à une totalisation <strong>au</strong>ssi vaste et <strong>au</strong>ssi cohérente.<br />

130


Ne reprend-elle pas, en effet, à un nive<strong>au</strong> de clarté et de<br />

distinction rationnelles cette double séduction si profondément<br />

humaine que sont la magie, parole et rite<br />

efficaces, et le mystère, cet inconnu à la fois effrayant et<br />

séduisant ?<br />

La terre natale<br />

Le logos scientifique n’est pas par génération spontanée.<br />

Il est ‘à partir de’. Il a sa ’terre natale’, selon la suggestive<br />

expression de Cassirer.<br />

Au départ de l’humain, il y a l’unité immédiate et indifférenciée<br />

du dire originel, le mythos. Toutes les <strong>au</strong>tres<br />

paroles sont encore ’enveloppées’ dans cette forme<br />

fondamentale à partir de laquelle elles se ’développeront’<br />

progressivement. Ce développement génétique renvoie à<br />

une nécessité systémique. Il ne s’agit pas d’un simple<br />

progrès où le stade précédent ne serait qu’un marchepied<br />

vers le stade suivant. Il s’agit d’une croissance organique<br />

où les virtualités de départ s’articulent progressivement<br />

en complexification différentielle. Des lois<br />

identiques régissent le développement systémique de<br />

part en part. Le nouve<strong>au</strong> qui apparaît en diachronie ne<br />

représente jamais une rupture radicale par rapport à la<br />

légalité synchronique du processus. Le ’mythos’ n’est pas<br />

illusoire superstructure par rapport à une infrastructure<br />

logique. Il est l’originaire activité de l’esprit humain dans<br />

son unité. Le ’mythos’ est terre natale et terre nourricière<br />

de toutes les paroles. Et elles ne restent vivantes qu’en<br />

venant sans cesse s’y ressourcer.<br />

131


Cette activité originaire, loin d’être contingente et<br />

arbitraire création, possède une sorte de nécessité<br />

interne qui fonde sa réalité irréductible et qui fonde en<br />

même temps l’ensemble de l’activité culturelle et spirituelle<br />

de l’homme. L’émergence de l’homme est contemporaine<br />

de ce dynamisme signifiant archéologique qui<br />

préexiste <strong>au</strong>x projets particularisés que l’évolution culturelle<br />

humaine traduira dans sa diachronie. Une telle<br />

fonction se retrouve omniprésente dans et derrière<br />

l’ensemble des processus épistémologiques et pragmatiques<br />

du phénomène humain qui se révèle dans sa<br />

radicale unité. A partir de cette activité originaire s’opère<br />

la différence. Le monde multiple de la nouve<strong>au</strong>té<br />

culturelle que l’aventure de l’esprit humain ne cessera de<br />

produire dans la séparation et la distinction.<br />

Il y a donc deux façons très différentes de signifier le<br />

mythos, comme un premier balbutiement incohérent de<br />

l’âge infantile de l’esprit que l’accès à l’âge adulte ne<br />

peut pas ne pas mettre à la raison, ou bien comme la<br />

manifestation différentielle dans la diachronie mais qui<br />

renvoie à une fonction essentielle dans la synchronie,<br />

fonction qui porte et englobe l’ensemble de l’activité<br />

théorique et pragmatique de l’homme. Une approche<br />

critique et dialectique fait sienne cette seconde signification.<br />

L’indicible<br />

La raison fait l’expérience de limites. Sa possibilité<br />

analytique et synthétique connaît un seuil. Sa discursivité<br />

se heurte à de l’indicible.<br />

132


La science est une construction logiquement et<br />

rationnellement cohérente qui tient sa vérité et sa<br />

certitude de cette cohérence elle-même. La science se<br />

construit comme une totalité qui met en accord la pensée<br />

et la perception, la raison et les représentations. Ce<br />

mouvement de totalisation qui se vérifie dans sa<br />

démarche de totalisation elle-même progresse avec une<br />

certitude que toutes les <strong>au</strong>tres démarches de l’esprit<br />

humain lui envient. Science devient synonyme de savoir<br />

certain. Cette certitude n’est cependant qu’interne. Elle<br />

n’affecte qu’un contenu insulaire. Celui-ci reste en<br />

quelque sorte ’flottant’ dans un englobant qui lui permet<br />

d’être et sur lequel il n’a lui-même <strong>au</strong>cune prise, à savoir<br />

la raison, la nécessité, l’existence. Ces conditions de<br />

possibilité de la science échappent à la science.<br />

Si grand que soit l’espace rationnel que le logos puisse<br />

se conquérir et se donner, et si large l’englobant de sa<br />

puissance, il y a des extrêmes qui sont irréductibles <strong>au</strong><br />

milieu. Il y a un en-deçà et un <strong>au</strong>-delà inenglobables. Cet<br />

en-deçà et cet <strong>au</strong>-delà ne cessent de ’faire’ question. Ces<br />

questions sont radicales; elles ouvrent un infini en archè<br />

et en télos. Et dans cet infini ’flotte’ en quelque sorte la<br />

cohérence sphérique du dire logique.<br />

Ces extrêmes indicibles comme l’acte d’être, l’ex-sister,<br />

la poïésis originaire, l’infini, la nécessité de la nécessité,<br />

la rencontre, le pourquoi du pourquoi, la valeur de la<br />

valeur, l’amour, l’acte critique, la liberté, la raison de la<br />

raison, Dieu.<br />

La linéarité monosémique du logos logique tend à<br />

assumer, à intégrer et à articuler la différence dans l’unité<br />

133


et la totalité rationnelle du même. Si, d’une certaine<br />

façon, il peut intégrer le dicible poïétique dans sa<br />

totalisation rationnelle, il n’a, par contre, pas prise sur<br />

l’indicible. Il reste une différence irréductible. La polysémie<br />

du dire poïétique renvoie à <strong>au</strong>tre chose que luimême.<br />

Le dicible poïétique renvoie à cet <strong>au</strong>tre indicible<br />

qui toujours déborde les clôtures totalisantes. Il renvoie<br />

littéralement vers l’in-fini. Cette <strong>au</strong>tre moitié inaccessible<br />

dont témoigne la moitié disponible du symbole.<br />

Quelle est la raison de la raison ? Une telle question<br />

prend la critique de court. Elle marque un arrêt impuissant<br />

car une telle question déborde le possible de la<br />

raison elle-même et ouvre un infini béant. Voici la raison<br />

saisie de vertige. Pourtant une telle question n’a rien<br />

d’irrationnel. Chercher la raison n’est-ce pas le questionnement<br />

qui s’identifie à la raison elle-même ? Pourquoi<br />

alors ce vertige impuissant ? La raison touche ici une<br />

antinomie radicale. Elle est questionnement de raison à<br />

l’infini, critique et critique de la critique à l’infini, possibilité<br />

conquérante ouverte à l’infini. En même temps l’ouverture<br />

infinie de son acte bute sur la clôture t<strong>au</strong>tologique de<br />

son être-même: la raison de la raison c’est la raison. Il y<br />

a la raison. L’archè résiste à la naturelle clôture rationnelle.<br />

Comme son irréductible altérité. La raison de la<br />

raison. Mais <strong>au</strong>ssi la raison de l’être. Et l’être de l’être...<br />

En amont d’archè, plus quotidiennement abordable mais<br />

tout <strong>au</strong>ssi incontournable, il y a tout le mystère de notre<br />

expérience humaine. Les sources de notre être personnel<br />

et de notre liberté. Le fascinosum et le tremendum de<br />

nos séductions sacrales. La motricité originaire de nos<br />

décisions et de nos engagements. Les valeurs inspi-<br />

134


atrices et régulatrices de nos perceptions et de nos<br />

jugements. Les mystiques solidarités. Le be<strong>au</strong>. L’amour.<br />

Le bien. Le mal. Le temps. La création. Dieu.<br />

L’indicible dicible<br />

Le naturel imperium du dire logique ne peut pas ne pas<br />

boucler la boucle du même. L’irréductible et inintégrable<br />

altérité se voit alors expulsée dans les ténèbres extérieures<br />

de l’irrationnel. Ainsi tout semble clair. Il y <strong>au</strong>rait<br />

un dire par lequel la raison parle à la raison. Et marginalisée,<br />

vagabonde, clocharde, l’<strong>au</strong>tre parole qui ne parle<br />

qu’à l’âme et à la sensiblité. La première pour dire la<br />

vérité. La seconde pour chanter l’exubérance.<br />

Mais cette <strong>au</strong>tre parole n’est-elle que ludique délire du<br />

verbe, jeu, jeu de mots, dans l’euphorie de l’aisthèsis ?<br />

Et si elle coulait d’une source infiniment profonde ? Et si<br />

elle était débordement de la poïésis originaire de l’acte<br />

d’être en son archè ?<br />

Si la finitude du dire logique en face de l’infinitude du dire<br />

poïétique se révèle conquérante, cela n’est-il pas dû<br />

essentiellement à son processus unilinéaire et à ses<br />

articulations unidimensionnelles ? Mais alors sa victoire<br />

n’est-elle pas à trop bon prix ? En perdant précisément<br />

les dimensions les plus essentielles. En passant à côté<br />

de l’intelligibilité totale de l’être.<br />

L’<strong>au</strong>tre parole ne dit pas simplement ce qu’elle dit,<br />

comme le dire logique, c’est-à-dire l’unidimensionnalité<br />

de l’être. Elle dit plus qu’elle ne dit. Elle dit entre ce<br />

qu’elle dit. Alors que le logos logique dit tout et ne signifie<br />

135


qu’une partie, elle ne dit qu’une partie mais signifie<br />

chaque fois le tout. Elle donne à penser. Elle appelle le<br />

sens.<br />

Elle dit dans la distance. Elle dit en creux. Elle dit dans<br />

l’humour. Dicible qui n’a jamais fini de dire et de redire<br />

l’indicible. L’indicible, le non-utilisable, ce sur quoi il n’y a<br />

pas d’emprise, ce dont nous ne pouvons jamais devenir<br />

‘maîtres et possesseurs’, das Unverfügbare. Elle chante<br />

la pure gratuité des sources de l’être, de cet archè<br />

inenglobable à partir duquel tout se construit et qui se<br />

dérobe lui-même à toute constructibilité.<br />

Elle dit l’<strong>au</strong>tre. Elle dit l’ailleurs. La transcendance de<br />

l’être qui doit coïncider avec sa liberté. Ouverture d’un<br />

espace in-fini. Horizon inlassablement reculé de notre<br />

exode.<br />

Bouclé par la raison scientifique ?<br />

L’humain devenu ‘objet’ de science ne peut être que<br />

l’humain à la limite de l’humain, l’humain incapable de<br />

trouver consistance <strong>au</strong>trement. C’est un homme déjà<br />

soumis qui devient soumission disponible à l’objectivité.<br />

Dans l’abdication de sa subjectivité. Et de sa protestance.<br />

Un homme déjà vaincu par spirituelle entropie. Et<br />

qui se laisse glisser sur la pente de l’entropique<br />

intelligibilité réductrice. Car le processus réducteur n’a<br />

ses chances que dans l’oubli de la gigantesque<br />

néguentropie qu’est l’homme lui-même. Et partant du<br />

‘sujet’ de la possibilité scientifique elle-même. Dans<br />

l’oubli <strong>au</strong>ssi que le parti-pris d’objectivité n’est lui-même<br />

qu’une forme de projectivité.<br />

136


Ce que ‘matérialisme’, <strong>au</strong>jourd’hui, veut dire ! L’étendue<br />

infinie du ‘ça’ livré à la pure articulation fabricatrice de<br />

toute signification. Lorsque toute forme de verbe, ultimement,<br />

ne peut plus se conjuguer qu’<strong>au</strong> neutre: ça se<br />

structure, ça fonctionne, ça s’organise, ça parle... L’homme<br />

réduit.<br />

Le stupéfiant 1% restant<br />

Il pourrait sembler – et l'étologie y incite – que le spécifique<br />

humain se réduise en fin de compte à du biologique<br />

simplement transposé ou sublimé. Une efflorescence<br />

évolutivement apparue. Quelque chose comme un<br />

épiphénomène d'une réalité fondamentalement, et de<br />

part en part, du même ordre. L'intelligibilité naturaliste qui<br />

se veut être en stricte continuité avec le même peut avoir<br />

raison à plus de 99%. Le stupéfiant c’est le un pour cent<br />

restant. Du côté de l’<strong>au</strong>tre. Un petit reste qui pourtant<br />

ouvre un infini d’espérance. Une faible voix prophétique<br />

émerge sur les vastes étendues où prolifère le ‘ça’. Elle<br />

ose commencer par dire ‘je’. Petit David face <strong>au</strong> géant<br />

Goliath. C’est elle pourtant qui est finalement victorieuse<br />

des réductionnismes totalitaires. La spécificité humaine,<br />

un indicible qui se cache et se révèle en même temps, se<br />

cherche dans la béance des apparences simplement<br />

phénoménales. Le petit reste du même pas 1% restant.<br />

Paradoxale intelligibilité de l’homme tellement en continuité<br />

avec le "donné" naturel et qui pourtant ne devient<br />

réellement compréhensible qu’en rupture avec lui !<br />

Scandale que cette dimension et grandeur pourtant ! Par<br />

elle le possible humain est crucifié et provoqué <strong>au</strong><br />

dépassement de lui-même. Il est simultanément extrême<br />

137


fragilité et extrême puissance. A la réalité humaine qu'il<br />

affecte, il confère en même temps une singulière faiblesse<br />

et une extraordinaire capacité de survie malgré toutes<br />

les vicissitudes de l'Histoire. L'histoire d'Israël, depuis<br />

quatre mille ans, est là pour en témoigner. Les vitalismes<br />

naturalistes en arrivent à considérer l’esprit comme le<br />

contradicteur de l’âme. Ce faisant ne se méprennent-ils<br />

pas totalement sur le sens de cette fragilité de la<br />

condition humaine, si différente de la tranquille 'certitude'<br />

animale ? Ce que l’homme, justement, refuse. Et ce refus<br />

ne peut pas ne pas situer l’homme dans la non-quiétude<br />

d’une dualité entre ce qui est et ce qui doit être. S’ouvre<br />

ainsi un espace de dépassement et de progressivité dont<br />

le parcours, discursif et dialectique, s’appelle penser.<br />

Sans cette fondamentale inquiétude l’homme penseraitil<br />

? L’homme serait-il homme ?<br />

Résistant<br />

Avec l'homme l’intelligibilité est en rupture. Entre ces<br />

béances extrêmes, sur cet infini de question, la science,<br />

comme un ballon en sa rondeur cohérente, flotte... Ici<br />

s’ouvre un <strong>au</strong>tre ordre. Et cet <strong>au</strong>tre ordre résiste à<br />

l’intégration dans la sphère. L’homme est le seul être à<br />

pouvoir imaginer le mythe de la caverne !<br />

A moins de se vouloir inhumaine la science ne peut pas<br />

être une fin en elle-même. Elle ne peut jamais être que<br />

moyen. Moyen <strong>au</strong> service des fins de l’homme. La<br />

science est outil. Merveilleux et efficace outil. Mais outil<br />

seulement. Outil <strong>au</strong> service de l’homme.<br />

Il y a un questionnement préalable à la science et sans<br />

138


lequel la science ne questionnerait pas. Ce n'est pas la<br />

science qui crée l'homme. C'est l'homme qui crée la<br />

science. Le plus étonnant, dit Einstein, c'est qu'une<br />

science soit possible. Et cette possibilité quasi miraculeuse<br />

vient de l'esprit humain. A la fin d'un trimestre de<br />

cours sur l'épistémologie des sciences, un de mes<br />

étudiants me confie: Jusque là il m'arrivait de désespérer<br />

de la réalité humaine. Je viens de découvrir les formidables<br />

possibilités de l'esprit et cela change radicalement<br />

mon regard sur l'humain.<br />

139


140


C.<br />

Les origines<br />

Plus les questions touchent <strong>au</strong>x surgissements et à l'essentielle<br />

contingence de la création et de la vie, plus elles<br />

deviennent réticentes <strong>au</strong>x réponses. Or ce sont précisément<br />

ces questions qui touchent l'homme et sa destinée<br />

<strong>au</strong> plus près.<br />

141


142


Questions béantes<br />

Plat de résistance des sciences biologiques, et <strong>au</strong>-delà<br />

<strong>au</strong>jourd'hui, des sciences physico-chimiques: la vie et<br />

son surgissement. Les explications de l’émergence de la<br />

vie restent béantes sur des questions rebelles.<br />

Le lapin est déjà dans le chape<strong>au</strong><br />

– Séduits par l'idée et éblouis par les résultats, nous<br />

oublions allègrement les laborieux et obscurs préalables,<br />

c'est-à-dire les conditions de possibilité.<br />

– Les machines artificielles ne peuvent donner l’apparence<br />

de créer de la finalité que parce qu’elles la contiennent<br />

déjà. La finalité s’y trouve comme le lapin dans le<br />

chape<strong>au</strong> du prestidigitateur. Ces machines, en effet, sont<br />

finalisées avant de naître, par leur concepteur précisément,<br />

à savoir l’homme qui les crée et est déjà lui-même<br />

la ‘machine’ la plus finalisée.<br />

– On croit l'explication évolutionniste aller de l'élémentaire<br />

vers le complexe, du ‘moins’ vers le ‘plus’. En<br />

143


éalité, c'est déjà le ‘plus’ qui est subrepticement <strong>au</strong><br />

départ et sans lequel cette ‘explication’ serait impossible!<br />

– Aucun esprit humain n’était présent <strong>au</strong> départ de la<br />

création. Nos retours en arrière ne sont qu’hypothétiques<br />

reconstructions à partir des possibilités que nous avons à<br />

l’arrivée.<br />

– Le hasard que nous invoquons est déjà profondément<br />

téléonomique. C’est nous qui l’imaginons. Il est riche de<br />

notre finalité. Il est intelligent de notre intelligence. Il est<br />

rusé de notre ruse.<br />

– Tous les matérialismes du monde veulent expliquer le<br />

‘plus’ à partir du ‘moins’. Ils oublient que cette possibilité<br />

de réduction vers le ‘moins’ suppose déjà donné ce ‘plus’<br />

qu'est leur possibilité d'explication.<br />

– Qu’il soit positif ou négatif, qu’il règle les antagonismes<br />

en amplification ou en atténuation, le feed back n’est<br />

régulateur que dans un système déjà régi par de l’ordre.<br />

– Aucune science n’est possible sans la possibilité de<br />

quatre miraculeux ‘déjà’. Déjà il y a la matière. Déjà il y a<br />

la rationalité du réel. Déjà il y a la nécessité logique. Déjà<br />

il y a la pensée.<br />

Fondamentales<br />

– N’est-il pas incroyable que l'évolution ait pu aboutir à<br />

un être - l'homme - capable non seulement de se mettre<br />

en question lui-même, mais encore de reprendre dans sa<br />

question l'ensemble des surgissements de la possibilité<br />

même de la question ?<br />

144


– Et inlassablement la même question: Pourquoi y a-t-il<br />

quelque chose plutôt que rien ?<br />

– Pourquoi ne règne pas infiniment le même in-différent ?<br />

Pourquoi le ‘il y a quelque chose’ se déploie-t-il en<br />

différence multiple et pourtant harmonieuse ? Pourquoi<br />

cette inventivité permanente de la vie ? Pourquoi ces<br />

ontogenèses différentielles ? Pourquoi ce jeu ‘gratuit’ où<br />

toutes les formes s’essaient dans tous les sens ?<br />

Pourquoi le ‘meilleur’ sélectionné ne se stabilise-t-il pas<br />

une fois pour toutes ? Pourquoi l’incessante aventure<br />

vers l’altérité ?<br />

– Le surgissement du spécifique humain est en rupture<br />

d'évolution. Tout se passe comme si l'évolution jouait<br />

désormais sur un <strong>au</strong>tre plan, et que la compréhension de<br />

l'évolution n'était plus entièrement en notre possible.<br />

– Les questions scientifiques les plus discutées et qui<br />

traduisent le plus d’animosité entre les scientifiques sont<br />

les questions d’origine. Origine du cosmos. Origine de la<br />

vie. Origine de l’homme. Au-delà de la stricte science ces<br />

questions ne sont pas innocentes par rapport <strong>au</strong> Sens.<br />

– D'un point de vue systémique il y a une disproportion<br />

absurde entre les entrées et les sorties du système de la<br />

vie. Comment expliquer l'incroyable néguentropie à la<br />

sortie ?<br />

– Sélection naturelle, sans doute. Donnez-moi une aile,<br />

dit-elle, et je la perfectionnerai. Mais qui lui donnera l'aile,<br />

si peu 'aile' soit-elle encore <strong>au</strong> départ ?<br />

145


Epistémé<br />

– Devant l'énigme de l'évolution, l'équipement conceptuel<br />

de la science telle que nous l'avons fait évoluer est-il<br />

réellement adapté ?<br />

– Notre épistémé veut être (depuis cinq siècles) d'ordre<br />

mathématico-rationnel. Elle est absolument à l'aise dans<br />

l'univers mécaniste dans lequel est s'est formée et pour<br />

lequel elle est faite. Mais est-elle épistémologiquement<br />

équipée pour comprendre les forces organisatrices et les<br />

jaillissements de la vie?<br />

– Penser que la vie a été conçue par une intelligence<br />

peut être incontestablement un choc pour nous en notre<br />

siècle qui avons tendance à penser à la vie en termes de<br />

simples lois naturelles. Mais d'<strong>au</strong>tres siècles n'ont-ils pas<br />

eu leurs chocs ? Le progrès de la science est à ce prix. Il<br />

doit bien y avoir une science après nous.<br />

– Comment pouvons-nous savoir que l'évolution du<br />

vivant ne repose pas sur quelque chose d'essentiel que<br />

rien dans nos connaissances physico-chimiques actuelles<br />

ne permet d'imaginer, et sur quoi la logique n'a pour<br />

l'instant <strong>au</strong>cune prise ?<br />

– Le recours <strong>au</strong>x lois de la nature ne devient explicatif du<br />

phénomène de la vie et de l'évolution que lorsqu'on est<br />

sûr que ces lois sont toutes connues, et bien connues.<br />

– Fait et théories. Les faits sont des données du monde;<br />

les théories, des constructions d'idées qui essayent<br />

d'expliquer et d'interpréter les faits. Les théories chan-<br />

146


gent <strong>au</strong> gré de l'évolution scientifique. Pendant ce temps<br />

les faits, eux, demeurent.<br />

– Du laboratoire à la réalité... Le facteur physico-chimique<br />

qui déclenche un phénomène tout préparé expliquet-il<br />

ce phénomène ? Comment être sûr que la médiation<br />

nécessaire d’une substance chimique dans le développement<br />

d’une structure donne la raison suffisante de<br />

cette structure ?<br />

– Pour la science les c<strong>au</strong>ses de l'évolution, si obscures<br />

soient-elles, ne peuvent pas ne pas être d'ordre 'naturel'.<br />

Mais jusqu'où s'étend le concept de 'nature' ?<br />

– La science est incapable de prouver l’existence d’un<br />

planificateur, certes. Mais ce n'est pas son rôle et cela<br />

dépasse ses compétences. Par contre il ne lui est pas<br />

interdit de jeter un regard un peu plus loin, <strong>au</strong>-delà d'ellemême.<br />

Intelligibilité<br />

– L’univers est gouverné par des lois que la science tente<br />

de cerner <strong>au</strong>x moyens d’équations. Les lois cosmiques<br />

expriment la nécessité présente <strong>au</strong> cœur du<br />

cosmos. Elles disent l’ordre profond qui y règne. Elles<br />

montrent la profonde intelligibilité de l’univers. Elles<br />

témoignent de la rationalité qui le régit. Elles protestent<br />

contre l'absurde et crient à leur manière le sens et<br />

l'intelligence.<br />

– Les principes d’intelligibilité qui régissent l’épistèmè<br />

d’<strong>au</strong>jourd’hui dans l’approche scientifique du phénomène<br />

147


de la vie, à savoir l’articulation de type mécaniste, la<br />

constructivité de type structural, la genèse de type<br />

diachronique, le fonctionnement de type systémique, s’ils<br />

sont incontestablement féconds, sont-ils suffisants pour<br />

expliquer de part en part la totalité de la vie ?<br />

– Notre intelligence scientifique va du complexe (le point<br />

d'arrivée) <strong>au</strong> simple. L'évolution, par contre, va du simple<br />

(le point de départ) <strong>au</strong> complexe. La première procède<br />

par analyse et ne jure que 'réduction'. La seconde<br />

procède par synthèse et appelle une 'production'. Au<br />

nive<strong>au</strong> épistémologique de l'idée, l'opposition analyse/<br />

synthèse ne fait pas difficulté. Au nive<strong>au</strong> pragmatique du<br />

réel, <strong>au</strong> contraire, il y a un abîme entre réduction et<br />

production.<br />

– L'organisme ne se comprend pas à partir de la machine<br />

mais contre elle. La machine, en effet, est construite<br />

alors que l'organisme se développe. Les activités d'une<br />

machine sont déterminées par sa structure alors que la<br />

structure organique est déterminée par des processus.<br />

– Contradiction du mécanisme. En voulant expliquer à<br />

tout prix le phénomène de la vie et de l’univers par des<br />

mécaniques ne souligne-t-il pas son impuissance devant<br />

la question de leur enchaînement c<strong>au</strong>sal et de l'origine<br />

de celui-ci ?<br />

– Parmi les notions bannies de la commun<strong>au</strong>té scientifique<br />

il y a celle de 'but'. Celle de 'fonctionnalité', <strong>au</strong><br />

contraire, est incontournable. Mais comment définir la<br />

fonctionnalité <strong>au</strong>trement que par la réussite dans<br />

l'atteinte d'un but ?<br />

148


Le tout et la partie<br />

– Tout se passe comme si le 'tout' présidait à l’élaboration<br />

des parties et à l'agencement des parties en vertu du<br />

tout. Mais comment définir ce tout ? Comment le cerner<br />

et le situer? Quel nom lui donner ?<br />

– Le champ combinatoire, c'est-à-dire l’espace où joue la<br />

probabilité, est déjà un champ structurant. Même si les<br />

lois, telles qu’elles sont formulées <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> macroscopique,<br />

n’étaient que l’expression de moyenne statistique,<br />

à l’échelle microscopique, de singularités <strong>au</strong> hasard, il<br />

n’en reste pas moins que, déjà, existent les structures qui<br />

intègrent logiquement ces singularités et permettent la<br />

formulation de lois.<br />

– De cette permanente création d’ordre jamais la science<br />

ne découvre l’Ordinateur ! Elle ne perçoit jamais que<br />

juxtapositions et rencontres. Elle ne saisit pas d’appareil<br />

central, pas de cerve<strong>au</strong>, pas de mémoire, pas de rése<strong>au</strong><br />

de communication, pas de programme d’ensemble...<br />

Pourtant un tout s’organise !<br />

Le même et l'<strong>au</strong>tre<br />

– Ou bien le même est déjà gros de l’<strong>au</strong>tre qu’il engendre<br />

et alors ‘création’ veut dire uniquement ‘développement’<br />

ou ‘évolution’. Ou bien le même n’est que ce qu’il peut<br />

être par lui-même, <strong>au</strong> départ, à savoir du néant, et alors<br />

l’expression implique un s<strong>au</strong>t monstrueusement impensable.<br />

– Pourquoi cette inventivité permanente de la vie ?<br />

149


Pourquoi les ontogenèses différentielles ? Pourquoi le<br />

même œil évolue-t-il différemment dans les mollusques<br />

et les vertébrés ?<br />

– Pourquoi ce jeu ‘gratuit’ où toutes les formes s'essaient<br />

dans tous les sens ? Pourquoi le ‘meilleur’ sélectionné ne<br />

se stabilise-t-il pas une fois pour toutes ? Pourquoi<br />

l’incessante aventure vers d'<strong>au</strong>tres solutions ?<br />

– Ce sont ses performances, notamment la résistance<br />

victorieuse à travers la sélection naturelle, qui constituent<br />

le critère, c’est-à-dire l’épreuve et la preuve, d’un bon<br />

programme. Or les performances sont exclusivement de<br />

l’ordre du ‘phenon’, alors que leur programme appartient<br />

exclusivement <strong>au</strong> ‘genos’. Or il n’y a pas de feed back<br />

entre phenon et genos ! Il n’y a donc pas de correction<br />

possible venant du phenon ! Le programme est comme<br />

aveugle par rapport à lui. Pourtant il doit être h<strong>au</strong>tement<br />

performant. Comment est-ce possible ?<br />

Milieu et extrêmes<br />

– La science comprend <strong>au</strong> ‘milieu’. Seulement 'entre'<br />

Alpha et Oméga, seulement, 'entre' les ultimes origines et<br />

les ultimes accomplissements. Les ‘extrêmes’ lui échappent.<br />

– Nos intelligibilités sont insulaires. Elles fonctionnent<br />

englobées dans un englobant systémique plus large et<br />

qu'elles n'arrivent pas elles-mêmes à englober.<br />

– La science est cohérente tant qu’elle légifère à<br />

l’intérieur de son espace. Sa cohérence fonctionne com-<br />

150


me cohérence régionale <strong>au</strong> milieu d'<strong>au</strong>tres cohérences<br />

possibles. Hors de son englobant, elle ne peut que<br />

balbutier. Et souvent fort maladroitement.<br />

– Par sa nature même l'évolution n'échappe-t-elle pas en<br />

grande partie à la méthode expérimentale ?<br />

– N'est-il pas curieux et éclairant que ce soient les<br />

biophysiciens qui tendent plutôt vers une vision mécaniste-réductionniste<br />

alors que les embryologistes sont<br />

portés vers quelque chose qui la dépasse ? La croissance<br />

de l'embryon, en effet, témoigne d'un résultat<br />

toujours supérieur <strong>au</strong> potentiel de départ, sans relation<br />

claire entre c<strong>au</strong>se et effet. Un tel accroissement de<br />

complexité semble défier toute explication simplement<br />

physique.<br />

– Il ne reste à la science matérialiste d’<strong>au</strong>tre perspective<br />

que l’idée d’un univers plus dionysien qu’apollinien qui<br />

s’organise lui-même à partir de la catastrophe, à travers<br />

l’agitation, la dissipation énergétique, les turbulances,<br />

l’improbabilité... Mais comment penser jusqu’<strong>au</strong> bout<br />

cette idée ?<br />

– Comment expliquer l’in<strong>format</strong>ion, la fonction de<br />

l'ADN et la machine de réplication cellulaire sans dépasser<br />

les limites des strictes lois de la physique et de la<br />

chimie ?<br />

Complexité<br />

– Dites ‘complexité’ et l’intelligence est prête à démissionner<br />

et à tirer sa révérence ! Le ‘gros’ risque de<br />

151


devenir explicatif et d’en imposer même à l’esprit... Voyez<br />

le gros cerve<strong>au</strong> ! Par une sorte de ‘vertu’ propre <strong>au</strong><br />

‘macro-système’ tout deviendrait possible ? Ainsi, ce que<br />

la simplicité et la clarté ne peuvent ni faire ni expliquer,<br />

deviendrait miraculeusement possible en évoquant la<br />

complexité ?<br />

– Dans l’ordre du vivant la c<strong>au</strong>salité est nécessairement<br />

complexe et implique de très nombreuses interactions.<br />

L’expression ne peut qu’inviter à l’analyse et à la recherche.<br />

Peut-elle être par elle-même explicative sans<br />

finalement boucler les c<strong>au</strong>ses sur les effets et les effets<br />

sur les c<strong>au</strong>ses, l’effet devenant à son tour, et rétroactivement,<br />

c<strong>au</strong>se de sa c<strong>au</strong>se ? Comment, par exemple,<br />

sortir du cercle qui voit l’évolution déterminer la<br />

sélection et celle-ci déterminer l’évolution ?<br />

– On invoque la ‘c<strong>au</strong>salité complexe’. N’est-ce pas admettre<br />

que les c<strong>au</strong>ses se bouclent sur les effets et les<br />

effets sur les c<strong>au</strong>ses, chaque effet devenant à son tour,<br />

et rétroactivement, c<strong>au</strong>se de sa c<strong>au</strong>se ?<br />

Emergence<br />

– Dès qu’on passe à l’émergence de la vie elle-même, <strong>au</strong><br />

premier système téléonomique, à la constitution de la<br />

cellule primitive, c’est le mystère le plus opaque !<br />

Simplement des questions énormes. Comment s’est<br />

développé le système métabolique qui a dû ‘apprendre’ à<br />

mobiliser le potentiel chimique et à synthétiser les<br />

constituants cellulaires ? Comment s’est constituée la<br />

membrane à perméabilité sélective ? Comment se sont<br />

constitués les systèmes de régulation homéostatiques ?<br />

152


– Comment est né le code génétique ? Une question<br />

énorme ! Pour que la vie soit possible, du moins telle que<br />

nous la connaissons sur cette terre, il f<strong>au</strong>t deux types de<br />

molécules, les polynucléotides et les protéines. Or,<br />

celles-ci n’ont pas de propriétés reproductrices et celleslà<br />

pas de propriétés catalytiques. C’est la relation<br />

fonctionnelle entre les deux, le programme et sa traduction,<br />

qui permet la vie. Quelle est l’origine de cette<br />

relation ?<br />

– Toutes les émergences dont nous pouvons parler ne le<br />

sont qu’à partir de cette émergence concevante que<br />

nous sommes déjà nous-mêmes.<br />

– Autre est la direction 'donnée', <strong>au</strong>tre le direction qui 'se<br />

donne'. La première est visible dans ce qui 'est'. La<br />

seconde ne se donne qu'à travers ce qui 'devient'.<br />

– On parle d’émergence, de structures dissipatives,<br />

d’<strong>au</strong>to-organisation, d'ordre par le bruit ou par le chaos...<br />

Ces différents concepts sont suggérés par des modèles<br />

mécaniques empruntés <strong>au</strong> monde physico-chimique.<br />

Leur type d'organisation est très p<strong>au</strong>vre et surtout non<br />

fonctionnel, alors que la complexité de la vie est essentiellement<br />

de nature fonctionnelle.<br />

Boucle<br />

– On fait appel à la ‘boucle’ comme à une puissance<br />

quasi magique capable de nouer à la fois le désordre et<br />

l’ordre en interaction organisatrice. Ce bouclage, censé<br />

être victorieux du désordre et donc de l’entropie, serait la<br />

c<strong>au</strong>se première de toute organisation et, partant, de la<br />

153


montée et du déploiement munificent de la vie ! Mais par<br />

quel miracle le pourrait-elle ?<br />

– Une boucle n’existe pas en elle-même. Elle fait partie<br />

d’une unité systémique. Elle en constitue une certaine<br />

articulation et ne fonctionne qu’en dépendance du<br />

système. Elle est interne <strong>au</strong> système et englobée par lui.<br />

Elle n’est pas créatrice, elle est seulement régulatrice.<br />

Elle se contente, en prélevant ici et en réinjectant là, de<br />

redistribuer <strong>au</strong>trement les flux d’énergie ou d’in<strong>format</strong>ion.<br />

Etant donc interne <strong>au</strong> système elle est nécessairement<br />

soumise à l’entropie du système. Elle ne peut donc pas<br />

être créatrice de néguentropie.<br />

– Si la boucle explique l’émergence, il reste à expliquer<br />

l’émergence de la boucle. Cela ne s’appelle-t-il pas un<br />

cercle vicieux ?<br />

– On invoque la ‘c<strong>au</strong>salité complexe’. N’est-ce pas<br />

admettre que les c<strong>au</strong>ses se bouclent sur les effets et les<br />

effets sur les c<strong>au</strong>ses, chaque effet devenant à son tour,<br />

et rétroactivement, c<strong>au</strong>se de sa c<strong>au</strong>se ?<br />

Boucler les boucles<br />

– La boucle complètement bouclée. C’est-à-dire la<br />

boucle expliquant et réalisant, théoriquement et pratiquement,<br />

par son bouclage même, <strong>au</strong>ssi bien l’<strong>au</strong>toorganisation<br />

que l’<strong>au</strong>to-création.<br />

– La boucle ne se boucle pas. Il f<strong>au</strong>drait, pour boucler le<br />

même sur lui-même, que les réponses sortent victorieuses<br />

de l'affrontement. Or ce sont les questions qui<br />

154


demeurent invaincues.<br />

– Comment est-il possible que là où une boucle ne peut<br />

rien, plusieurs boucles, en interactions complexes entre<br />

elles, sons sensées pouvoir tout ? Suffit-il qu'une boucle<br />

soit prise dans le tourbillon d'<strong>au</strong>tres boucles pour la<br />

rendre th<strong>au</strong>maturge ?<br />

–A quelque nive<strong>au</strong> qu’on l’analyse, une boucle n’existe<br />

jamais hors d'un système. Etant interne <strong>au</strong> système, elle<br />

est nécessairement soumise à l’entropie du système. A<br />

elle seule, simplement en tant que boucle, elle ne peut<br />

donc pas être créatrice de néguentropie. La néguentropie<br />

ne peut jamais venir seulement de l'articulation interne.<br />

En toute hypothèse, elle ne peut venir que de l’ouvert, du<br />

dehors du système, le gain de l’ordre 'ad intra' se faisant<br />

<strong>au</strong> détriment de l’ordre 'ad extra'.<br />

– La boucle ne s’explique pas elle-même ! Ainsi: le<br />

programme code les macro-molécules sans lesquelles<br />

pourtant il ne peut y avoir de programme ! Ainsi: le<br />

programme vivant est un programme qui se corrige luimême,<br />

c’est-à-dire qui code les correcteurs de sa<br />

codification !<br />

– L’effet peut-il être c<strong>au</strong>se de la c<strong>au</strong>se ? Le ‘feed back’<br />

présuppose la machine et son programme de fonctionnement.<br />

Il présuppose la cohérence du système<br />

avant de pouvoir en réguler le fonctionnement. L’ordre<br />

qu’il apporte est donc déjà englobé par un ordre<br />

préalable plus englobant.<br />

155


Auto-<br />

– Expulsez l’Organisateur, ne reste plus que le recours à<br />

l’<strong>au</strong>to-organisation, c'est-à-dire à l’organisation spontanée,<br />

sans ordre préalable, sans programme préalable. Le<br />

miracle en somme ! Mais un miracle qui n'expose pas à<br />

l'Autre et qui ne répugne pas radicalement à la gigantesque<br />

t<strong>au</strong>tologie dans laquelle veut s'enfermer la raison<br />

moderne.<br />

– On passe de la 'régulation' à la 'création', s<strong>au</strong>tant<br />

allègrement sur une série de discontinuités là où chaque<br />

fois un infini est à traverser. Car la création est<br />

réellement d’un <strong>au</strong>tre ordre que la régulation, celle-ci<br />

relevant de la simple articulation, celle-là de l’acte d’être.<br />

L’articulation ajoutée infiniment à elle-même ou multipliée<br />

infiniment par elle-même ne peut produire que de la<br />

complexité, mais non pas de l’être dans son acte de<br />

surgissement.<br />

– On fait appel à un principe immanent d’organisation qui<br />

fonctionnerait selon un enchaînement de type suivant:<br />

action - interaction - rétroaction - organisation - action<br />

in<strong>format</strong>ive - inter-in<strong>format</strong>ion - <strong>au</strong>to-organisation. Un tel<br />

principe peut sans doute expliquer le fonctionnement une<br />

fois que le système est constitué. Mais comment<br />

pourrait-il rendre raison de sa constitution elle-même ?<br />

– Toutes les explications en '<strong>au</strong>to' peuvent-elle être<br />

fondamentalement <strong>au</strong>tre chose que des t<strong>au</strong>tologies<br />

épistémologiques ? Ne s'agit-il pas chaque fois de<br />

boucher un trou ici en creusant un trou ailleurs ?<br />

156


Cybernétique<br />

– Une machine règle elle-même son fonctionnement par<br />

rétroaction c'est-à-dire par action en retour. De l'in<strong>format</strong>ion-énergie<br />

est prise sur une sortie du système pour<br />

être branchée sur une entrée, régulant ainsi son fonctionnement.<br />

Une telle boucle ne peut être que strictement<br />

'régulatrice'. Par quel miracle pourrait-elle devenir<br />

'créatrice' ?<br />

– Le point de départ du programmateur humain est toujours<br />

l’ordre. Il va d’un certain ordre à un nouvel ordre en<br />

passant par une analyse. Comment le modèle cybernétique<br />

qui part de l'ordre peut-il être explicatif du réel<br />

vivant qui, lui, part du tohu-bohu ?<br />

L'ordre ?<br />

– La vie dans son ensemble n’est pas anarchique<br />

grouillement désordonné mais construction harmonieuse<br />

d’un écosystème avec ses millions d’espèces végétales<br />

et animales, avec ses milliards d’êtres vivants différents<br />

et individualisés. Comment ce foisonnement s’ordonne-til<br />

? Comment une telle anarchie potentielle se hiérarchise-t-elle<br />

? Comment une telle diversité s’organise-telle<br />

à travers les bouleversements du milieu et les<br />

antagonismes prédateurs et conflictuels entre les vivants<br />

!<br />

– Les concepts d’ordre et de désordre ont-ils un sens en<br />

dehors de la sphère anthropomorphe ? Et si ce que nous<br />

appelons ‘désordre’ n’était qu’un ‘ordre’ encore insoupçonné,<br />

occulté, incompris ? Et si notre 'aléatoire' était<br />

157


seulement ‘jeu’, jeu créatif, d’une Raison plus fondamentale<br />

?<br />

– Le désordre absolu est impensable. Le mouvement<br />

brownien n’est pas du désordre absolu. Il est ‘contenu’<br />

dans l’ordre et porté par lui. Les ‘tourbillons de Bénard’<br />

où des flux calorifiques prennent spontanément un<br />

certain ordre présupposent un ‘espace’ de cohérence.<br />

– Il suffirait d’un principe d’ordre et d’une énergie<br />

désordonnée pour constituer une organisation ordonnée.<br />

Soit. Mais entre l' "organisation" ainsi obtenues et l'<br />

"organisme" vivant le plus élémentaire, ne reste-t-il pas<br />

un infini (épistémologique et pragmatique) à franchir ?<br />

A partir du désordre<br />

– La vie laissée à elle-même pourrait n'être qu'anarchique<br />

grouillement désordonné. Comment ce foisonnement<br />

s'ordonne-t-il ?<br />

– Au commencement serait le ‘bruit’, c'est-à-dire les<br />

erreurs dans la copie du message lors de la duplication<br />

de l'ADN. Ou bien ces erreurs sont livrées <strong>au</strong> hasard, ce<br />

qui ne peut qu’<strong>au</strong>gmenter le bruit. Ou bien elles doivent<br />

faire appel à un correcteur.<br />

– Comment à partir d'une source de ‘bruit’, à savoir les<br />

erreurs de transcription du texte de l'ADN, a pu être tirée<br />

toute la riche symphonie de la biosphère ?<br />

– L'ordre est têtu. Pourquoi, une fois constitués, l’organisation<br />

et son ordre propre sont-ils capables de résister à<br />

un grand nombre de désordres ?<br />

158


– L’ordre à partir du désordre originel ? Pour que la<br />

question ait un sens il f<strong>au</strong>drait que ce soit le désordre luimême<br />

qui la pose. Mais le désordre reste muet. C'est<br />

l'<strong>au</strong>tre bout de la chaîne, l'homme, qui le fait parler.<br />

A travers un désordre<br />

– La vie se caractérise non seulement par la création<br />

d'ordre à partir d'un désordre, mais par la création d'un<br />

ordre à travers un désordre qui ne cesse de perturber<br />

tout l'ordre acquis à chaque instant. D’où pourrait venir à<br />

la nature une telle ‘intelligence’ ?<br />

– Ce qui est inouï, c’est que d’une source de ‘bruit’, à<br />

savoir les erreurs de transcription du texte de l’ADN, ait<br />

pu être tirée toute la riche symphonie de la biosphère.<br />

– La téléonomie n'<strong>au</strong>rait pas besoin d'être intelligente;<br />

c'est son aveuglement et ses ratés qui rendraient possible<br />

le mouvement diversificateur de l'évolution; ce sont<br />

les imperfections mêmes du système conservateur de<br />

structures que représente une cellule qui permettraient<br />

l'émergence de structures complexes à partir de formes<br />

plus simples. N'est-ce pas confondre 'c<strong>au</strong>se' et 'condition'<br />

?<br />

Programme<br />

– Le problème de la finalité s'est déplacé <strong>au</strong>jourd’hui du<br />

côté du programme. C'est le programme qui est censé<br />

donner l’ultime réponse à la question de la téléonomie.<br />

Mais d'où peut venir un programme sans programmateur<br />

?<br />

159


– Quelle est l’origine du programme qui s’identifie avec le<br />

mystère même de la vie ? Quelle est l’origine du principe<br />

de ce programme ? Un programme capable de répondre<br />

différentiellement à des situations identiques. Bien plus,<br />

un programme qui a besoin, pour fonctionner et se<br />

reproduire, des produits dont il commande la fabrication.<br />

– D’où vient le tout du programme ? L'ensemble des<br />

détails n'a de sens que dans la logique de l'unique tout. Il<br />

n'y a pas de demi-programme. Un programme fonctionne<br />

ou ne fonctionne pas. Il ne fonctionne pas à moitié. Un<br />

programme avec un millionième d'erreur n'est pas juste à<br />

999999/1000000. Il est pire que rien puisqu'il désorganise<br />

!<br />

– Où est l’ ‘ordinateur’ de cette permanente création<br />

d'ordre ? La science ne perçoit que juxtapositions et<br />

rencontres. Elle ne saisit pas d'appareil central, pas de<br />

mémoire, pas de rése<strong>au</strong> de communication, pas de<br />

programme d'ensemble... Pourtant un tout s’organise !<br />

– Les biologistes n'attribuent-ils pas à l'ADN des rôles,<br />

des possibilités et des potentialités qui dépassent de<br />

be<strong>au</strong>coup ce dont nous savons l'ADN capable ? Ne<br />

risquent-ils pas de se livrer à une théorie 'magique' d'un<br />

ADN possédant des pouvoirs et propriétés inexpliqués<br />

qui ne peuvent pas être déterminés en termes moléculaires<br />

précis ?<br />

Programmation spontanée<br />

– Jusqu’à Pasteur, c’est la ‘génération spontanée’ qui<br />

était de mode. Aujourd’hui on parle de ‘programmation<br />

160


spontanée’ ! Elle fait appel <strong>au</strong> miracle permanent.<br />

– La ‘programmation spontanée’ ? Comment, par<br />

exemple, les macromolécules de l'ARN et de l'ADN,<br />

d'abord non codées, <strong>au</strong>raient-elles pu posséder l'in<strong>format</strong>ion<br />

capable de reproduire et contrôler des protéines<br />

avec lesquelles elles n'étaient pas encore associées ?<br />

– L’in<strong>format</strong>ion n’est réellement in<strong>format</strong>ion que si elle<br />

donne ‘forme’, avec une capacité organisationnelle et<br />

néguentropique. Par quel magie pourrait-elle surgir d’un<br />

néant préalable d’organisation ?<br />

– L’in<strong>format</strong>ion est apport d’ordre, de cohérence et de<br />

raison dans un système. On peut certes la considérer<br />

comme une simple réalité ‘physique’, possédant les<br />

caractères fondament<strong>au</strong>x de toute réalité physique<br />

organisée avec un statut observable et mesurable,<br />

soustraite à la sémantique, indépendante d’un sens,<br />

dégagée de la signification, et livrée telle quelle à un<br />

traitement mécanique. Mais une séquence de bits, si<br />

longue et si complexe soit-elle, peut-elle être <strong>au</strong>tre chose<br />

qu’un simple support matériel d’une ‘organisation’ qui la<br />

précède et qui la dépasse, sans quoi elle ne fonctionne<br />

que pour fonctionner, c’est-à-dire pour l’absurde ?<br />

– Une création ex nihilo qui refuse tout programmateur<br />

originel peut-elle être <strong>au</strong>tre chose qu'une création ex<br />

absurdo ?<br />

Cercle<br />

– Est postulé un programme qui a besoin, pour fonction-<br />

161


ner et se reproduire des produits dont il commande la<br />

fabrication. Par quel miracle ce cercle peut-il ne pas être<br />

vicieux ?<br />

– Comment le programme du vivant peut-il se corriger<br />

lui-même, c'est-à-dire coder les correcteurs de sa<br />

codification ?<br />

– Tous nos programmes, réels ou possibles, impliquent<br />

toujours un <strong>au</strong>tre programme qui justement les programme<br />

! Les boucles sont nombreuses dans un programme<br />

in<strong>format</strong>ique; seulement c’est le programme qui les<br />

articule et les intègre; ce ne sont pas les boucles qui<br />

créent le programme ! Un vrai programme est<br />

nécessairement ouvert sur des entrées et des sorties;<br />

bouclé sur lui-même il n’a <strong>au</strong>cun sens, ne pouvant<br />

qu’être indéfiniment répétitif. Une boucle du programme<br />

qui se boucle sur elle-même ne fait que bloquer le<br />

programme.<br />

– Comment peut surgir un programme qui n’a de sens<br />

que par ce qui est programmé ? Le code, en effet, n’a de<br />

sens que s’il est traduit. Or la machine à traduire de la<br />

cellule comprend plus de cinquante constituants<br />

macromoléculaires eux-mêmes codés dans l’ADN. Les<br />

enzymes serveuses du code sont elles-mêmes produites<br />

par le code. Celui-ci ne peut donc être traduit que par<br />

des produits de la traduction ! Comment cette boucle<br />

s’est-elle fermée sur elle-même ?<br />

Le jeu du hasard<br />

– Le hasard qui joue à la roulette présuppose le jeu lui-<br />

162


même et celui-ci ne peut pas venir du même hasard.<br />

– Statistiquement, tous les numéros doivent avoir une<br />

‘chance’ équivalente, les ‘bons’ comme les ‘m<strong>au</strong>vais’.<br />

Lorsque le hasard joue toujours dans le même sens, je<br />

sais que les dés sont pipés !<br />

– On parle de ‘loterie’, de ‘gros lot’ et de ‘gagnants’. Que<br />

v<strong>au</strong>t une telle comparaison pour expliquer les surgissements<br />

de la vie ? D’une loterie ne peut jamais rien<br />

sortir d’<strong>au</strong>tre que ce en vue de quoi elle est organisée.<br />

Dans une loterie, il est prévu qu’il y ait un gagnant.<br />

– Soit un gigantesque amoncellement de lettres de<br />

l’alphabet. La probabilité d’en tirer <strong>au</strong> hasard un mot<br />

quelconque existant dans le dictionnaire est grande. La<br />

probabilité d’en tirer une phrase est déjà be<strong>au</strong>coup plus<br />

petite. La probabilité d’en tirer un traité de biologie est<br />

nulle. A moins qu'il y ait <strong>au</strong>tre chose.<br />

– La hasard appelé <strong>au</strong> secours de l'intelligibilité<br />

présuppose un espace de jeu. Il peut être explicatif à<br />

l’intérieur du jeu de la roulette, mais il ne l’est qu’en<br />

présupposant le jeu lui-même. Déjà il y a la rationalité du<br />

réel. Déjà il y a la logique. Déjà il y a la pensée.<br />

– Le hasard serait un vrai hasard si les singularités et<br />

leur rencontre étaient d’<strong>au</strong>thentiques ‘singularités’ et<br />

d’<strong>au</strong>thentiques ‘rencontres’. Mais déjà sont les compossibles.<br />

Ils appellent un espace de jeu.<br />

– Le champ combinatoire n’est pas un espace neutre et<br />

vide. N’importe quoi ne peut pas y jouer n’importe<br />

163


comment. Déjà existent les structures qui intègrent<br />

logiquement les singularités et permettent la formulation<br />

de lois. Sans cette ‘légalité’ préalable <strong>au</strong>cune science ne<br />

serait possible. Mais d’où vient cette légalité ?<br />

– Tous les possibles n’ont pas chance égale. Ce sont les<br />

compossibles qui gagnent. C’est-à-dire les possiblesavec.<br />

C’est-à-dire, plus fondamentalement, une capacité<br />

plus originelle de nouer des liens ‘privilégiés’. Sans cette<br />

‘légalité’ préalable, une science serait-elle possible ?<br />

– Sans cette ‘légalité’ préalable <strong>au</strong>cune science ne serait<br />

possible. Mais d’où vient cette nécessité ?<br />

Le hasard-miracle<br />

– Un hasard qui sait décider de lui-même ce qui va dans<br />

le ‘bon’ ou le ‘m<strong>au</strong>vais’ sens est-il encore un hasard ?<br />

– Pourquoi les ‘hasards’ fonctionnent-ils en séries ?<br />

Pourquoi la ‘bonne’ combinaison perdure-t-elle ? Pourquoi<br />

l’évolution ne retient-elle que le hasard bénéfique ?<br />

Pourquoi le ‘hasard’ suivant n'annule-t-il pas le ‘hasard’<br />

précédent ? Pourquoi leurs chances ne sont-elles pas<br />

égales ?<br />

– Le ‘hasard’ démiurge de l’impossible ? Car il ne s'agit<br />

pas de gagner le gros lot en une fois. Il s'agit de le<br />

gagner en permanence. Il s’agit de gagner sur une<br />

multitude de table<strong>au</strong>x qui se contredisent.<br />

– Par quel miracle ont pu se former les premières<br />

macromolécules capables de réplication, sans le secours<br />

d'<strong>au</strong>cun appareil téléonomique ?<br />

164


– Ces hasards invoqués sont bien providentiels ! Car ici il<br />

ne s’agit pas de gagner le gros lot en une fois. Il s’agit de<br />

le gagner en permanence. Il s’agit de gagner sur une<br />

multitude de table<strong>au</strong>x qui se contredisent. Il s’agit de<br />

gagner à long terme en ne cessant de perdre à court<br />

terme.<br />

– Pourquoi, en jouant, le désordre ne reste-t-il pas<br />

indéfiniment désordre ?<br />

– Le hasard sait mélanger. Il ne sait pas démêler. Pour<br />

cela il f<strong>au</strong>t une instance de discernement, c'est-à-dire<br />

d'anti-hasard. D'où peut venir <strong>au</strong> hasard une telle<br />

instance ?<br />

Le hasard-mystère<br />

– Ce n'est pas la matière qui appelle le hasard mais le<br />

matérialiste. La possibilité d'invoquer le hasard ne peut<br />

venir qu'à la fin. Or il est supposé expliquer le début.<br />

– Il f<strong>au</strong>t être Einstein pour oser la formule: "Le hasard,<br />

c'est Dieu qui se promène incognito." Pourquoi le 'hasard'<br />

ne serait-il pas un pseudonyme de la main de Dieu ?<br />

Pourquoi la 'nécessité' ne serait-elle pas l'échiquier que<br />

Dieu se donne pour jouer ?<br />

– La science voudrait que le ‘hasard’ ait le dernier mot<br />

dans l’infinie remontée de l’intelligence vers l’originaire<br />

absolu. Cela, cependant, l’entraîne à passer du hasardcombinaison<br />

<strong>au</strong> hasard-acte, c'est-à-dire créationnel ex<br />

nihilo, du hasard opérationnel <strong>au</strong> hasard essentiel. Entre<br />

ces deux hasards n'y a-t-il pas un infini ?<br />

165


– Quel englobant organisateur ‘contient’ le hasard ? La<br />

réplication de la double séquence de l’ADN assure<br />

l’invariance de l’espèce. Mais pourquoi y a-t-il quelque<br />

chose comme une invariance ? Pourquoi la ‘fixité’ relative<br />

des espèces et la stabilisation en ‘unités’ différenciées ?<br />

Pourquoi n’y a-t-il pas l’éparpillement de n’importe quoi ?<br />

Comment se fait-il que les hasards ne se succèdent pas<br />

<strong>au</strong> hasard ? La nature ne donne pas l’impression<br />

d’essayer sans cesse. La vie semble être ‘sur rails’. Les<br />

espèces ‘tiennent’ ! Les ‘mutants’ ne pullulent pas.<br />

– Comment le hasard peut-il se canaliser lui-même,<br />

sans canaliseur, capter sans capteur, choisir sans<br />

choisisseur, sélectionner sans sélecteur ?<br />

Téléonomie<br />

– Par quel miracle ont pu se former les premières macromolécules<br />

capables de réplication, sans le secours<br />

d'<strong>au</strong>cun appareil téléonomique ?<br />

– Quelle intelligence pouvez-vous avoir de l’œil si vous<br />

ignorez qu’il est fait ‘pour’ voir ? Et de l’estomac si vous<br />

refusez de considérer qu’il est fait ’pour’ digérer ?<br />

– L'analyse d'une montre ne donne rien de plus que<br />

différents composants matériels reliés entre eux selon<br />

différents rapports. Le 'design' d'une montre ne se trouve<br />

pas dans ses constituants physiques mais 'entre' eux et<br />

'<strong>au</strong>tour' d'eux.<br />

– Entre race et espèce tous les passages sont possibles.<br />

Entre espèce et espèce par contre le passage est<br />

166


interdit. Qu'est-ce qui permet à la nature de garder jalousement<br />

l'identité des espèces et pourquoi le fait-elle ?<br />

– Le comportement des gènes manifeste une incroyable<br />

vitalité de la vie terrestre. Pourquoi une telle détermination<br />

forcenée à se reproduire ? Pourquoi cet entêtement<br />

à mettre tout en oeuvre pour y arriver ?<br />

– En télos, comment a pu émerger le système nerveux<br />

central de l’homme qui pense ? Comment a pu se<br />

constituer et se développer épigénétiquement, <strong>au</strong><br />

sommet de l’évolution, ce système d’une inconcevable<br />

complexité fait de 10 12 à 10 13 neurones interconnectés<br />

par l’intermédiaire de 10 14 à 10 15 synapses ? Comment<br />

rendre raison à partir de la seule positivité d’un système<br />

si intensément téléonomique ?<br />

– L’œil n'a <strong>au</strong>cune utilité avant qu'il ne soit parfaitement<br />

<strong>au</strong> point; il est alors non seulement inutile mais gênant.<br />

La chance d'une mutation ne vient qu'après une série<br />

d'<strong>au</strong>tres mutations qui ne vont pas nécessairement dans<br />

le même sens ! D’où vient à la vie cette maîtrise du très<br />

long terme ?<br />

Foncer dans le brouillard<br />

–La vie conserve et défend jalousement un acquis<br />

désavantageux qui ne se révélera positif qu’ailleurs et<br />

longtemps après ! Stupéfiante ruse qui remonte<br />

longuement le négatif en vue d’un positif ! Incroyable<br />

capacité de faire des détours par le contraire ! D’où vient<br />

à la vie cette ‘intelligence’ ? D’où lui vient cette possibilité<br />

‘dialectique’ ?<br />

167


– Quelle chance a une mutation pour s'imposer ? La<br />

sanction n'est pas immédiate; elle ne lui vient qu'après<br />

une série d'<strong>au</strong>tres mutations. Comme si elle restait suspendue<br />

dans l'inutile. Comme si elle était là, pour rien,<br />

jusqu'<strong>au</strong> moment où elle se découvrira y être pour<br />

quelque chose. L’œil, d'une certaine façon, n'est possible<br />

qu'après la vision.<br />

Ou bien les mutations sont immédiatement énormes, à la<br />

taille de l’émergence d’une espèce nouvelle, alors elles<br />

sont d’une improbabilité miraculeuse ou monstrueuse.<br />

Ou bien elles sont petites et jouent en s’accumulant;<br />

comment, alors, chacune de ces petites mutations<br />

pourrait-elle se maintenir en tant qu’utile, avantageuse,<br />

positive, si d’avance il était impossible de savoir qu’elle<br />

allait, dans le futur, et en s’additionnant à d’<strong>au</strong>tres<br />

modifications futures, donner le jour à de l’acquis intéressant<br />

?<br />

Comment une loi qui se constitue elle-même ‘ordre’ à<br />

partir du ‘désordre’ originel, peut-elle régir sa propre<br />

émergence <strong>au</strong> hasard ? Soit, par exemple, une mutation.<br />

Quelle chance a-t-elle pour s’imposer ? La sanction n’est<br />

pas immédiate; elle ne lui vient qu’après une série<br />

d’<strong>au</strong>tres mutations ! Comme si elle restait suspendue<br />

dans l’inutile. C’est <strong>au</strong>x aboutissements que se trouvent<br />

les explications. Comme s’il fallait être arrivé avant de<br />

pouvoir prendre le départ... D’où peut venir cette<br />

incroyable ‘secondarité’ à la nature ?<br />

168


Le monde peut-il s'être créé lui-même ?<br />

Si on répond oui, il f<strong>au</strong>t trouver une explication physique<br />

ou scientifique jusqu'<strong>au</strong>x lois permettant la construction<br />

de la matière. Pour que l'univers puisse sortir du vide, du<br />

vide absolu, il f<strong>au</strong>t qu'<strong>au</strong> départ la matière primordiale<br />

puisse se combiner à partir du vide énergétique. Et<br />

comment le pourrait-il s'il n'y avait <strong>au</strong> préalable des<br />

règles de combinaisons ? Si rudimentaires que soient<br />

ces règles, avant toute possibilité de mesure, avant toute<br />

structure spatio-temporelle, elles doivent s'inscrire dans<br />

quelque chose de primordial. Ce quelque chose de<br />

primordial, ce quelque chose comme une règle initiale,<br />

doit se trouver quelque part dans le monde comme force<br />

ou comme configuration géométrique. Soit donc une loi<br />

de départ minimum qui s'est déterminée elle-même en<br />

<strong>au</strong>to-création.<br />

Si ce principe, cette loi de départ minimum, n'est pas<br />

dans le monde, alors le monde ne se suffit pas à luimême.<br />

Il est donc issu d'un principe créateur en-dehors<br />

du monde. Mais si ce principe est dans le monde, alors<br />

se pose la question de savoir quel est son substrat et<br />

d'où il vient. Si, en effet, l'univers n'existe pas encore, s'il<br />

n'y a que le vide, ce vide doit porter comme en puissance<br />

son empreinte, dans quelque chose comme de possibles<br />

associations énergétiques. Soit donc un principe<br />

primordial d'association qui précède l'existence de l'univers.<br />

On peut évoquer le pur hasard qui agite sans fin le vide<br />

jusqu'à ce qu'il sorte (se crée) la première particule. Mais<br />

le fait qu'il puisse se passer quelque chose, suppose une<br />

169


<strong>au</strong>tre chose. Une <strong>au</strong>tre chose de nature différente,<br />

susceptible de rendre possible le fait qu'il se passe<br />

quelque chose. Reste donc à justifier l'origine de<br />

cette <strong>au</strong>tre chose.<br />

L'<strong>au</strong>to-création de l'univers est pensable. Mais cela exige<br />

que des règles interviennent dans son <strong>au</strong>to-création et<br />

que ces règles soient antérieures à cette création. Ces<br />

règles peuvent être minimales. On peut penser la toute<br />

première organisation comme la conséquence de<br />

l'existence de propriétés minimum d'assemblages énergétiques.<br />

Mais ces propriétés, même sans être des lois,<br />

sont déjà quelque chose. Et ce quelque chose n'est pas<br />

rien. Et il doit venir de quelque part.<br />

Quelle est l'origine de ces propriétés ? Ou bien le<br />

raisonnement part dans une récurrence sans fin. Ou bien<br />

il f<strong>au</strong>t poser une origine des règles hors du monde. Ce<br />

qui montre l'impossibilité de penser à l'émergence<br />

spontanée d'un principe créateur présent à l'intérieur du<br />

monde avant que celui-ci ne soit créé.<br />

Du fait que le monde existe découle logiquement la<br />

nécessité ou bien de poser un principe créateur extérieur<br />

<strong>au</strong> monde, ou bien de poser le monde comme s'étant<br />

<strong>au</strong>to-créé.<br />

Mais poser l'univers comme s'étant <strong>au</strong>to-créé, n'est-ce<br />

pas d'une certaine façon <strong>au</strong>ssi lui conférer un statut<br />

divin ?<br />

Si, en effet, par définition, on appelle Dieu, le créateur de<br />

l'univers, et que le créateur de l'univers, c'est l'univers lui-<br />

170


même, alors on peut appeler Dieu cet univers. Et si l'on<br />

admet un principe créateur extérieur <strong>au</strong> monde matériel,<br />

alors ce principe est <strong>au</strong>ssi de statut divin, car également<br />

créateur de l'univers. Dieu est donc inévitable, ou alors il<br />

f<strong>au</strong>t changer sa définition!<br />

Le démon de Maxwell<br />

L'entropie est `naturelle' descente. N'y a-t-il pas de<br />

`remontée' ? Pour désigner une telle contrepartie de<br />

l'entropie on a forgé le concept de `néguentropie'. Celleci,<br />

cependant, contrairement à l'entropie, ne va pas de<br />

soi. Elle est tâche laborieuse.<br />

Comment vaincre l'entropie ? Le savant Maxwell invente<br />

pour cela un `démon'. Soit un récipient dans lequel règne<br />

l'équilibre thermique, c'est-à-dire l'entropie maximale. Il<br />

f<strong>au</strong>t diviser ce récipient en deux parties, appelées<br />

respectivement `ch<strong>au</strong>de' et `froide', grâce à une séparation<br />

étanche munie seulement d'un clapet. Le démon<br />

doit surveiller l'agitation <strong>au</strong> hasard des molécules et<br />

ouvrir chaque fois le clapet pour laisser passer dans la<br />

partie 'ch<strong>au</strong>de' une molécule rapide qui se présenterait<br />

du côté 'froid' et pousser dans la partie 'froide' une<br />

molécule lente qui se présente du côté 'ch<strong>au</strong>d'. Peu à<br />

peu toutes les molécules lentes se trouvent dans la partie<br />

'froide' et toutes les molécules rapides, dans la partie<br />

'ch<strong>au</strong>de'.<br />

Rétablir une telle différence de potentiel signifierait<br />

incontestablement la victoire sur l'entropie. Mais quel<br />

serait le prix d'un tel travail ? En vertu du second principe<br />

de la thermodynamique la dépense d'énergie nécessaire<br />

171


serait supérieure à celle qu'on gagnerait! Imaginons<br />

cependant ce démon infatigable et d'un dévouement<br />

sans limite. Soit. Seulement l'existence même d'un tel<br />

être est d'une extrême improbabilité! Et, dût-il exister,<br />

pour produire de la néguentropie à l'intérieur du système<br />

clos que constitue le récipient, le démon ne pourrait pas<br />

ne pas créer de l'entropie en-dehors de lui, c'est-à-dire<br />

dans l'ensemble du système environnant. Le système<br />

`récipient-démon-environnement' reste piégé. Il ne peut<br />

échapper à l'entropie.<br />

En fait, pour produire de la néguentropie à l'intérieur du<br />

système clos que constitue le récipient, le démon crée<br />

nécessairement de l'entropie en-dehors de lui, c'est-àdire<br />

dans l'ensemble du système environnant. Le<br />

système récipent-démon-environnement ne peut pas ne<br />

pas sacrifier à l'entropie.<br />

172


D.<br />

Vérité<br />

Vérité en deçà des Pyrénées, erreur <strong>au</strong>-delà. Sans doute<br />

f<strong>au</strong>t-il avec Pascal, commencer par mesurer la distance<br />

d'une traversée. La vérité est loin, très loin <strong>au</strong>-delà.<br />

On pourrait se perdre dans le relativisme, tant sont<br />

nombreuses et diverses les bulles gonflées de 'leur'<br />

vérité qui, toutes, tendent vers l'absolu.<br />

A moins de désespérer de lui-même et de sombrer dans<br />

un nihilisme absolu, l'esprit humain ne peut pas ne pas<br />

croire à une vérité. Quelque chose comme une foi en 'la'<br />

vérité, c'est-à-dire à un référentiel absolu face <strong>au</strong>quel<br />

173


sont appelées à se réajuster les bulles de nos vérités<br />

relatives.<br />

Mais cette vérité à l'horizon, qu'est-elle fondamentalement<br />

? D'où lui vient son caractère d'absolue exigence ?<br />

Qui lui garantit sa véracité ?<br />

174


1. L'exigence de vérité<br />

la raison<br />

L'animal reste in-différent devant l'illusion, l'éparpillement,<br />

la contingence, la confusion, les f<strong>au</strong>sses évidences,<br />

l'incohérence, la contradiction, l'erreur. Là où, précisément,<br />

l'homme ressent quelque chose d'intolérable. Là<br />

où en lui une différence proteste. Ce quelque chose<br />

d'inexistant chez l'animal, ce quelque chose de 'protestant'<br />

en l'homme, c'est l'exigence de vérité.<br />

La raison est ce qui en nous proteste contre la déraison.<br />

La raison s’affirme dans cette protestation en tant<br />

qu’exigence de cohérence et de vérité. Dans cette<br />

affirmation, <strong>au</strong>cun 'ceci' ou 'cela' n’est encore affirmé<br />

sinon la pure exigence de ce qui 'doit être'. La raison, en<br />

effet, n’est pas productive comme l’intelligence ou la<br />

perception. Elle est purement normative. Directrice,<br />

régulatrice, législative. Avec elle, la réalité ne se boucle<br />

pas dans l’in-différence de 'ce qui est' simplement là. Au<br />

contraire, elle s'ouvre à la différence de 'ce qui doit être'.<br />

Protestation contre la contradiction et l'erreur. Exigence<br />

175


de l’ordre nécessaire et de la cohérence non-contradictoire<br />

comme fondement de la vérité:<br />

Est irrationnel un espace où cohabitent des évidences<br />

contradictoires. Un espace rationnel, par contre, est un<br />

espace où tout converge vers une radicale noncontradiction.<br />

En d'<strong>au</strong>tres termes, un espace cohérent.<br />

L'humanité n'a cessé et ne cesse de conquérir de tels<br />

espaces. Il suffit de rappeler le gigantesque effort<br />

'scientifique' en notre Occident. Avec la cohérence d'un<br />

espace – et même de plusieurs espaces – reste cependant<br />

entier le problème de l'ensemble des espaces de la<br />

connaissance et de la praxis de l'humanité. Un espace<br />

absolu, en effet, ne s<strong>au</strong>rait exclure <strong>au</strong>cun espace<br />

particulier. Il en va de même avec la cohérence absolue<br />

qui ne s<strong>au</strong>rait exclure <strong>au</strong>cune cohérence régionale ou<br />

insulaire. La raison ne peut pas ne pas être absolument<br />

englobante. Nos rationalités effectivement constituées,<br />

cependant, restent toujours parcellaires et provinciales.<br />

En-deçà d'un tel absolu absolu.<br />

La raison est pour elle-même juge souverain du possible<br />

et de l’impossible. Norme du possible et de l’impossible,<br />

la raison signifie la limite de la liberté humaines. En elle<br />

la liberté s’ouvre un champ quasi infini, mais elle est ellemême<br />

l’ultime nécessité englobante de la liberté. C’est<br />

entre la double nécessité de l’être – déjà n’est pas le<br />

non-être ! – et de la raison que s’ouvre l’espace du possible<br />

humain, c’est-à-dire l’espace où peut s’articuler à<br />

l’infini le monde nouve<strong>au</strong> de l’humain.<br />

Ce qui est absolument remarquable, c’est qu’immergé<br />

dans l’instinctuel, le pulsionnel, l’émotionnel, le passion-<br />

176


nel, le confus, le particulier, le contingent, le multiple, le<br />

subjectif... l’homme est en même temps ouvert à cet<br />

<strong>au</strong>tre "espace" qui transcende la spatio-temporalité du<br />

côté de l’universel, du côté de l’éternel. Ainsi la raison se<br />

révèle essentiellement exigence de transcendance. Hors<br />

de... Principielle victoire sur les subjectivités unilatérales<br />

et les particularités régionales. Deux chiens se disputent<br />

l’os qu’ils viennent de trouver. C’est la pulsion<br />

instinctuelle qui commande et c’est la force qui décide.<br />

Autre est, <strong>au</strong>tre doit être, l’espace où humainement se<br />

rencontrent les différences, et où les différends se<br />

règlent. Dans l’espace rationnel où les esprits peuvent<br />

communier universellement dans la vérité. Commun<strong>au</strong>té<br />

de la parole. La raison est la fonction de l’unité des<br />

choses avec les choses, des choses avec les esprits,<br />

des esprits avec les esprits.<br />

Principes de la raison<br />

Exigence de ce qui 'doit être', la raison est ainsi norme de<br />

la pensée et de l’action cohérentes. Cette norme se<br />

traduit par des propositions habituellement sous-jacentes<br />

et implicites que sont les principes. Ces principes de la<br />

raison sont comme les référentiels, dynamiquement<br />

impératifs, de la pensée, de la parole et de l’action cohérentes.<br />

La raison peut dès lors se dire <strong>au</strong>ssi faculté des<br />

principes. Les principes sont premiers, ne provenant ni<br />

de l’expérience ni de la déduction à partir d’<strong>au</strong>tres<br />

principes puisque toute expérience est régie par eux et<br />

qu’ils constituent le fondement de tout <strong>au</strong>tre principe.<br />

Ultime point de départ. Ne peuvent être déduits de rien<br />

d’antérieur à eux-mêmes. Ces principes sont évidents en<br />

eux-mêmes. Ils ne peuvent pas être démontrés. Ils ne<br />

177


sont pas à démontrer puisque toute démonstration les<br />

présuppose. Ils sont universels. Communs à tous les<br />

esprits et régissant tous les esprits. Conditions sine qua<br />

non du dialogue, ils garantissent l’accord possible entre<br />

tous les esprits par-delà les différences d’âge, de sexe,<br />

de race, de culture... Enfin, ils sont nécessaires. Ils<br />

s’imposent comme norme absolue à toute opération<br />

rationnelle. Déterminant le possible et l’impossible, ils<br />

s’imposent catégoriquement comme condition de possibilité<br />

du discours cohérent et de la vérification. Traduisant<br />

cette fonction unifiante qu’est la raison, les<br />

principes règlent l’accord des pensées entre elles en<br />

réglant l’accord de la pensée, de chaque pensée, avec<br />

elle-même (principes logiques régulateurs de la déduction)<br />

et de la pensée avec le réel (principes rationnels<br />

régulateurs de l’induction).<br />

D'où peuvent venir ces principes ?<br />

Parce que premiers, nécessaires, évidents par euxmêmes<br />

et universels, ces principes ne peuvent pas<br />

trouver dans l’expérience sensible ou animale leur raison<br />

suffisante, comme le pense l’empirisme. Car l’expérience<br />

empirique est toujours, déjà, interprétée et construite<br />

selon la nécessité, par-delà la contingence, selon<br />

l’objectivité, par-delà la subjectivité, selon la généralité<br />

par-delà l’individualité. Et puis demeure sans réponse la<br />

question cruciale: pourquoi cette normativité se manifeste-t-elle<br />

chez l’homme et chez l’homme seul alors que<br />

l’animal se trouve situé exactement dans le même champ<br />

d’expérience ? Pourquoi se manifeste-t-elle tout entière<br />

chez l’homme et absolument pas, même pas inchoativement,<br />

chez l’animal ? Viendraient-ils donc radicalement<br />

178


d’une <strong>au</strong>tre sphère, absolument transcendante par<br />

rapport <strong>au</strong> monde de l’expérience sensible, à laquelle<br />

l’homme participerait ? Ils seraient alors innés. Ainsi<br />

s’expliquerait leur radicalité, leur nécessité, leur évidence,<br />

leur universalité, leur totalité. Mais demeure alors<br />

sans réponse la question: qu’est-ce que la raison sans<br />

contenu ? Il f<strong>au</strong>drait donc logiquement – et Platon l’a fait<br />

– envisager également un contenu inné. On en arrive<br />

ainsi à la superposition de deux mondes hétéro-gènes, à<br />

un dualisme incapable de résoudre sans artifice le<br />

problème de l’unité de la raison et du réel, unité qui<br />

s’impose à l’évidence dans le processus même de la<br />

démarche rationnelle scientifique. Pourquoi la raison ne<br />

se constitue-t-elle qu’à travers un affrontement génétiquement<br />

dialectique entre un donné et une exigence ?<br />

Sans doute f<strong>au</strong>t-il ici souligner la distinction kantienne<br />

entre une 'matière' et une 'forme' de toute connaissance.<br />

Si toute notre connaissance commence avec l’expérience,<br />

il ne s’en suit pas qu’elle dérive toute de<br />

l’expérience. Une matière, un donné, est nécessaire,<br />

mais à elle seule est insuffisante. Une forme, une<br />

exigence structurale est nécessaire, mais à elle seule<br />

insuffisante. Matière et forme s’appellent réciproquement.<br />

Cette réciprocité se révèle nécessaire et suffisante. C’est<br />

elle qui se traduit dialectiquement <strong>au</strong> cœur du processus<br />

épistémologique. Il s’en suit que, d’une part, la raison<br />

s’impose et que, d’<strong>au</strong>tre part, elle se constitue<br />

historiquement et génétiquement. Elle s’impose comme<br />

exigence et comme norme absolue. Elle se constitue<br />

comme effectuation relative. Rationalisme et empirisme<br />

ont donc raison tous les deux. Mais <strong>au</strong>cun des deux n’a<br />

la raison entière pour lui tout seul. Les deux ont<br />

179


dialectiquement raison. La constitution historique et<br />

génétique de la raison a été unilatéralement accentuée<br />

par les ‘sociologismes’ à la manière de Lévy-Brühl, de<br />

Durkheim ou de Charles Blondel. Dans sa forme<br />

extrême, le sociologisme réduit la raison à une fonction<br />

d’origine et de nature purement sociale, les principes de<br />

la raison étant imposés du dehors à l’homme par la<br />

Société. Et comme la société évolue, la raison ne peut<br />

pas ne pas évoluer. Contre la raison elle-même !<br />

L’expérience sociale est nécessaire. Mais suffisante, non.<br />

Reste ainsi béante la question du fondement de ce sur<br />

quoi nous fondons la vérité.<br />

Raison constituée et raison constituante<br />

Derrière les variations de la raison il y a un invariant<br />

ultime et radical. André Lalande propose la distinction –<br />

pertinente ! – entre raison constituante et raison constituée.<br />

La première est pure ‘forme’, pure exigence de<br />

rationalité, de cohérence, d’unité, pure normativité se<br />

traduisant par des principes. En tant que telle elle<br />

s’impose universellement et éternellement dans son<br />

absolue radicalité, nécessité, évidence, universalité et<br />

totalité. La seconde est cette ‘forme’ informant une<br />

‘matière’ toujours multiple, située et évoluant spatiotemporellement,<br />

diversifiée par les multiples projets<br />

humains, limitée dans ses possibilités d’analyse et de<br />

synthèse, mêlée <strong>au</strong>x multiples affects non-rationnels,<br />

bref, le laborieux cheminement de la connaissance qu’est<br />

la science.<br />

Scandale pour le fixisme traditionnel qui tablait sur des<br />

180


contenus absolus et sur de l’acquis définitif. La raison en<br />

marche découvre que ce qui est absolu en elle, ce n’est<br />

jamais son ‘contenu’ toujours variable historiquement<br />

mais son pur espace ‘contenant’, sa pure ‘forme’<br />

normative. Cette pure forme normative ne peut pas ne<br />

pas se donner un contenu. Elle est toujours ‘forme’ d’une<br />

‘matière’, compromission avec le cheminement laborieux<br />

de l’activité rationnelle humaine.<br />

La raison constituante est tellement discrète qu’elle ne se<br />

manifeste pas habituellement en pleine lumière. Leibniz<br />

déjà disait des principes qu’ils étaient comme les<br />

muscles et les tendons le sont pour marcher, quoiqu’on<br />

n’y pense point. Elle est p<strong>au</strong>vre en face de la richesse de<br />

la raison constituée. Elle est servante. Elle est outil de<br />

tout outil. Mais elle est reine <strong>au</strong>ssi. Norme suprême de<br />

toute pensée réfléchie et de toute action cohérente. Juge<br />

souverain de ses pouvoirs. Ancillaire et néanmoins<br />

souveraine possibilité d’un non, d’une distance, d’une<br />

rupture, faisant irruption <strong>au</strong> cœur de la nature.<br />

Toutes les logies différentielles, à des époques historiques<br />

différentes, dans des cultures différentes, à travers<br />

des moments différents d’une même culture, fonctionnent<br />

à l’intérieur de cet unique et universel espace du logos<br />

constituant. Avec Lévy-Bruhl il était question d'un état<br />

pré-logique précédant l’état logique. En fait la logique est<br />

de toujours. Seulement elle fonctionne de façon différente.<br />

La raison s’effectue historiquement en levant les<br />

obstacles épistémologiques et pragmatiques, à travers<br />

l’évolution de l’outilité matérielle et intellectuelle. Ainsi<br />

s’actualise différentiellement la rationalité scientifique. Et<br />

l’histoire voit apparaître des géométries non-euclidien-<br />

181


nes, des arithmétiques non-archimédiennes, des physiques<br />

non-newtoniennes, des mécaniques non-laplaciennes,<br />

des épistémologies non-cartésiennes. De continue,<br />

l’intelligibilité de la matière devient discontinue. Les<br />

référentiels spatio-temporels se déplacent de l’absolu<br />

vers le relatif. Le déterminisme lui-même glisse du côté<br />

de l’indéterminisme. Aux logiques bivalentes traditionnelles<br />

succèdent des logiques polyvalentes. La contradiction<br />

elle-même devient rationnellement féconde dans<br />

la dialectique.<br />

La raison constituée à un moment donné n’est que<br />

contingente manifestation de l’éternelle et universelle<br />

raison constituante. Elle se manifeste dans la plasticité<br />

évolutive de ses formes historico-culturelles. Elle expérimente<br />

en soi, selon l’expression de Bouligand, le "déclin<br />

des absolus" logico-mathématiques. Elle sait qu’un<br />

acquis de la science est révisible en fonction de l’évolution<br />

de la connaissance scientifique elle-même. La<br />

raison scientifique se transforme elle-même pour s’adapter<br />

à des conditions de cohérence nouvelle découlant de<br />

sa propre évolution. La raison ne doit pas seulement<br />

transformer les données brutes de l’expérience, elle doit<br />

se transformer elle-même pour s’adapter à une expérience<br />

qui change. L’expérience scientifique change en<br />

ce sens que les solutions apportées par la science à tel<br />

ou tel problème, à tel moment donné de l’histoire,<br />

modifient les données mêmes du problème. La science<br />

élargit ainsi et modifie continuellement ses propres<br />

cadres. Le progrès des sciences coïncide avec l’évolution<br />

des formes et des principes rationnels.<br />

A travers ces aventures historiques, la raison reste<br />

182


cependant immuable dans ses exigences. Quelles que<br />

soient les formes concrètes de son application, la raison<br />

demeure imperturbablement ouverture critique et exigence<br />

de rationalité. En tant que constituante, la raison<br />

reste immuablement exigence axiologique. Et c’est cette<br />

raison activement constituante, raison de toute raison<br />

historiquement constituée, qui régit universellement l’espace<br />

matriciel de l’humain, l’espace du logos.<br />

En continuité avec la distinction lalandienne sur la raison<br />

viennent logiquement ces <strong>au</strong>tres distinctions entre<br />

'science constituante' et 'science constituée', et finalement<br />

entre 'vérité constituante' et 'vérité constituée'. La<br />

‘science’, par exemple, n’est pas simplement la science<br />

constituée, c’est-à-dire l’édifice imposant de l’ensemble<br />

des concepts, des connaissances, des méthodes, des<br />

lois et des théories. L’état de la science à un moment<br />

donné de sa démarche n’est jamais qu’un état relatif et<br />

révisable. Derrière les sciences constituées est à l’œuvre<br />

la science constituante, c’est-à-dire la conquête de la<br />

raison scientifique. Une aventure jamais achevée de<br />

l’intelligibilité scientifique.<br />

La vérité<br />

La vérité absolue n'est qu'à la limite. 'La' vérité n'est<br />

jamais que la vérité d'un ensemble, d'un système, d'un<br />

domaine si grand soit-il, bref, de quelque chose comme<br />

une 'bulle' ! La première question de vérité: concerne la<br />

bulle elle-même. Il f<strong>au</strong>t commencer par la définir, en faire<br />

le tour, préciser son extension, marquer les limites et les<br />

frontières entre le dedans 'englobé' et le dehors<br />

'englobant'. On voit d'emblée que la vérité de la bulle<br />

183


mathématique n'est pas celle de la bulle biologique, par<br />

exemple;.<br />

Dans sa plus grande généralité, qu'est-ce que la vérité ?<br />

La vérité est accord. Accord de l’esprit avec lui-même.<br />

Accord de l’esprit avec l’<strong>au</strong>tre que lui-même. Accord des<br />

esprits entre eux. Accord de ces accords. Ces accords,<br />

loin d’être ‘donnés’, se conquièrent. La vérité est <strong>au</strong> bout<br />

de cette indéfinie conquête.<br />

La vérité est donc à la fois exigence et conquête<br />

d’accord. En tant qu’exigence elle est, idéalement, sans<br />

être encore, effectivement. En tant que conquête elle est<br />

devenir, dépassement de ce qui n’est pas encore vers ce<br />

qui exige d’être. Mouvement de totalisation vers des<br />

totalités de plus en plus larges.<br />

Différence et accord<br />

Toutes les chances sont du côté de la différence. Mais<br />

rien ne se construit sans cohérence. Dans l’espace<br />

spécifique du zoôn logikon urge l’accord non-contradictoire<br />

d’une totalité cohérente.<br />

Cet accord n’est pas accord de ‘n’importe quoi’ avec<br />

‘n’importe quoi’. Son oui est habité par un non. Il est critique.<br />

C’est-à-dire qu’à son tour, il situe dans la distance,<br />

dans la différence, dans le dis-cernement. Il est exode<br />

hors de ce qui simplement est, vers ce qui doit être.<br />

L’humain étreint un maximum de multiple différence qu’il<br />

noue en un maximum d’unité. Toute sa richesse spécifique<br />

vient de là. Et cette possibilité lui est donnée avec<br />

184


la parole. L’homme parle la distinction. L’homme parle<br />

l’unité.<br />

L’homme émerge dans un monde d’abord muet et<br />

indistinct où il 'dis'-tingue en les disant de plus en plus de<br />

choses. Cette distinction multiple, il l’ordonne en ensembles,<br />

en ensembles de plus en plus larges et en<br />

ensembles d’ensembles. Discours cohérent.<br />

L’enfant commence par classer. Ces ensembles sont mis<br />

en rapport les uns avec les <strong>au</strong>tres jusqu’à ce qu’un<br />

monde se constitue, intellectuellement et matériellement,<br />

dans la cohérence. Cette mise en rapport incessante est<br />

en même temps incessante 'dis'-tinction. Le rapport lie et<br />

appelle en même temps. Créer des liens crée en même<br />

temps de plus en plus de termes à relier. Ce processus<br />

est in-fini. Déjà la perception unifie une multitude de<br />

sensations. Le concept unifie une multiplicité d’éléments<br />

et de formes. Le jugement unifie une multiplicité de concepts.<br />

Le raisonnement unifie une multiplicité de jugements.<br />

L’action efficace unifie une multiplicité de mouvements...<br />

Le grand agent de cette distinction et de cette unification<br />

en cohérence s’appelle logos. Ce qui signifie en même<br />

temps parole, calcul et raison. Articulation de significations,<br />

rigueur des procédés et des raisonnements,<br />

exigence de logique et de rationalité.<br />

L’émergence du spécifique humain est contemporain de<br />

l’émergence de la parole. La parole révèle un monde<br />

déjà pétri de rationalité. Autrement un discours cohérent,<br />

une science, serait impossible. Le monde humain, si<br />

185


primitif soit-il, est déjà rationnel avant d’accéder à la<br />

maîtrise et à l’explicitation de la rationalité. Déjà le simple<br />

langage est science. Langage est le lieu propre de la<br />

raison. Là où elle se révèle, s’explicite et s’actue. Lieu où<br />

la raison est mise en œuvre et où elle se manifeste<br />

efficacement.<br />

L'erreur<br />

L’erreur, en tant que non-vérité, ne peut se définir que<br />

par antithèse par rapport à la vérité. Il f<strong>au</strong>t porter en soi<br />

l’idée de vérité, l’exigence de vérité, pour que devienne<br />

possible l’expérience de l’erreur. Le monde de l’animal<br />

ignore cette tension antithétique entre erreur et vérité.<br />

Chez l’animal il ne peut y avoir qu’accord ou désaccord<br />

purement opératoire entre ses tendances et l’objet de<br />

ces tendances. L’accord se réalise par un ajustement et<br />

un réajustement de type purement pragmatique selon<br />

des structures stéréotypées simplement données par la<br />

nature et par sa nature.<br />

Lorsque deux affirmations se contredisent, nous savons<br />

qu’<strong>au</strong> moins l’une des deux doit être f<strong>au</strong>sse. Synchroniquement<br />

et statiquement sans doute. Dynamiquement et<br />

diachroniquement cependant les deux peuvent porter<br />

des promesses d’accord supérieur. Le désaccord peut ne<br />

pas être figé. Il peut être moment de conquête de la<br />

vérité. Il peut être fécond.<br />

L'erreur est dans la clôture. Notamment dans un accord<br />

prématuré ou partiel. Vérité partielle et momentanée qui<br />

s’érige abusivement en vérité absolue. Totalisation hâtive<br />

qui épouse le moment de la vérité en en arrêtant le<br />

186


mouvement. Au fond c’est une vérité qui n’a pas le<br />

courage d’aller <strong>au</strong> bout d’elle-même, une vérité qui se<br />

clôt prématurément sur elle-même, une vérité qui<br />

s’installe...<br />

L’erreur devient maximale lorsqu’elle se trompe d’englobant<br />

et qu'on décide prématurément de fallacieux horizons<br />

'indépassables'. L’erreur, par exemple, des cavernicoles<br />

de l’allégorie platonicienne. L’homme ne peut pas<br />

ne pas penser à l’intérieur de totalités. Chaque science<br />

se donne une totalité, à savoir un objet, une méthode.<br />

L’ensemble des sciences se donne une totalité, à savoir<br />

l’espace logico-matériel. Mais quid de la totalité ? L’englobant<br />

de nos englobants ? L’accord de nos accords ?<br />

Accord de la pensée avec elle-même<br />

Une pensée qui n’est pas en accord avec elle-même ne<br />

peut pas s’accorder pleinement avec le réel et encore<br />

moins avec les <strong>au</strong>tres pensées. Conquérir l'accord de la<br />

pensée avec elle-même, condition nécessaire de tout<br />

accord possible, est la tâche de la logique.<br />

La logique est la pensée critique d’elle-même dans sa<br />

démarche vraie. Elle est l’exigence critique, exigence de<br />

dis-cernement. Elle régit la conduite du logos vers la<br />

vérité. La conduite du logos est une. La pensée n’est pas<br />

sans langage et le langage n’est pas sans pensée. C’est<br />

à partir de l’ordre du langage, de la grammaire,<br />

qu’Aristote tire les catégories c’est-à-dire les ‘genres de<br />

l’être’ et partant de la pensée.<br />

La logique prend en charge inséparablement la pensée<br />

187


et le langage. Mot et concept. Proposition et jugement.<br />

Discours et raisonnement. Le concept est la dynamique<br />

spirituelle du mot. Il dis-cerne une compacité et rassemble<br />

une dispersion, extensivement et intensivement.<br />

Le jugement est l’acte inst<strong>au</strong>rateur de la vérité de la<br />

proposition. Il affirme, positivement ou négativement, un<br />

rapport entre des concepts. Il discerne et relie la<br />

différence, créant à l’infini des liens nouve<strong>au</strong>x et partant,<br />

des significations nouvelles. Le raisonnement régit la<br />

cohérence du discours. Il articule, analytiquement et<br />

synthétiquement, vers sa totalisation un univers selon<br />

l’exigence d’accord de la vérité en rendant évidente et<br />

convaincante la nécessité de ces enchaînements en vue<br />

de la cohérence.<br />

Entre la logique qui accorde la pensée avec elle-même et<br />

les sciences de la nature qui accordent la pensée avec le<br />

réel concret, il y a place pour une science qui accorde la<br />

pensée avec un réel spécifique. Ce réel n’est pas concret<br />

mais abstrait. Il n’est pas particulier mais général. Il est<br />

moins donné du dehors que donné par l’esprit lui-même.<br />

Bref, c’est un réel qui est idée sans pourtant être pure<br />

idée.<br />

Ce réel n’est donc pas le radical ‘<strong>au</strong>tre’ de la pensée.<br />

Pourtant il est nouve<strong>au</strong>. Il est découvert. Il est à michemin<br />

entre une création de l’esprit et un donné qui<br />

s’impose de l’extérieur, ce donné étant repris comme<br />

pure forme. La science qui porte sur ce réel spécifique,<br />

ce sont les mathématiques.<br />

La science mathématique articule donc un objet qui reste<br />

en parenté avec la pensée, un objet facile dans le sens<br />

188


qu’il reste manipulable sans les infinies difficultés que<br />

soulèvent les objets hétérogènes à la pensée. C’est la<br />

raison pour laquelle phylogénétiquement et ontogénétiquement,<br />

la mathématique est la première science à se<br />

constituer.<br />

Avec le maximum de simplicité et de facilité peut<br />

s’articuler l’accord de l’esprit avec son objet dans<br />

l’évidence de la clarté parfaite et de la certitude absolue.<br />

Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et<br />

faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour<br />

parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient<br />

donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui<br />

peuvent tomber sous la connaissance des hommes<br />

s’entre-suivent en même façon et que, pourvu seulement<br />

qu’on s’abstienne d’en recevoir <strong>au</strong>cune pour vraie qui ne<br />

le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il f<strong>au</strong>t pour<br />

déduire les unes des <strong>au</strong>tres, il n’y en peut avoir de si<br />

éloignées <strong>au</strong>xquelles enfin on ne parvienne, ni de si<br />

cachées qu’on ne découvre. 1 Les Grecs avaient déjà fait<br />

ce pari. Et la science moderne donne raison à Descartes.<br />

La physique moderne est une physique mathématique.<br />

A mi-chemin entre la régulation logique de l’esprit par luimême<br />

et l’affrontement par l’esprit du concret hétérogène<br />

en vue de son accord avec lui, la mathématique se<br />

constitue comme la science par excellence et comme le<br />

langage universel, la forme commune, la structure épistémique<br />

de toutes les sciences. La mathématique n’est pas<br />

seulement science rigoureuse; elle est <strong>au</strong>ssi l’outil<br />

universel de toute science.<br />

1 Descartes: Discours de la méthode, deuxième partie.<br />

189


La discursivité de la conduite du logos en chemin vers la<br />

cohérence de la vérité articule donc les trois actes<br />

complémentaires du concept, du jugement et du raisonnement.<br />

La logique de cette articulation est condition sine<br />

qua non de la vérité. Mais la vérité reste conquête. Elle<br />

est ouverte à la fécondité. Le processus logique est acte<br />

vivant.<br />

Toute science tend vers l’accord le plus large de la<br />

pensée avec elle-même, de la pensée avec l’<strong>au</strong>tre<br />

qu’elle-même et des pensées entre elles. La logique est<br />

accord de la pensée avec elle-même, condition nécessaire<br />

de l’accord des pensées entre elles. La logique,<br />

agent et garant de la vérité logique, est donc à la fois<br />

science et en même temps principe et outil de toute<br />

science.<br />

Mais si la vérité logique est condition nécessaire de la<br />

science, elle n’en est pas la condition suffisante. Puisque<br />

le mouvement total de la science ne vise pas seulement<br />

à accorder l’esprit avec lui-même et les esprits entre eux,<br />

mais <strong>au</strong>ssi et surtout à accorder l’esprit et les esprits<br />

avec cet <strong>au</strong>tre qu’est le donné naturel, le réel concret,<br />

c’est-à-dire de conquérir la vérité rationnelle. C’est là le<br />

rôle des sciences de la physis, de la nature.<br />

Accord de la pensée avec l’<strong>au</strong>tre d’elle-même<br />

Une fois posée l’exigence de l’accord de la pensée avec<br />

elle-même, il reste une <strong>au</strong>tre exigence, à savoir l’accord<br />

de la pensée avec cet <strong>au</strong>tre qu’elle-même qu’est précisément<br />

le donné à partir duquel elle est et dans lequel<br />

elle se déploie, à savoir la nature.<br />

190


Cet accord est be<strong>au</strong>coup plus difficile et pose infiniment<br />

plus de problèmes puisqu’il se réalise entre deux ordres<br />

hétérogènes, l’ordre du donné naturel et l’ordre de l’idée.<br />

Le donné naturel se livre <strong>au</strong>x sens de façon sensible,<br />

concrète, complexe, obscure et confuse. L’idée, de<br />

nature intelligible, abstraite, simple, claire et distincte, est<br />

conçue par la pensée. Chaque être naturel se donne<br />

individualisé et particularisé, dispersé dans la multiplicité.<br />

Chaque idée, tendant vers la généralité et l’universalité,<br />

unifie une multiplicité. L’ensemble du concret naturel<br />

s’appréhende à travers sa contingence incohérente et<br />

contradictoire. L’ensemble des idées construit une unité<br />

cohérente, non-contradictoire et nécessaire.<br />

Clos sur lui-même, le donné naturel reste ce qu’il est, il<br />

reste comme ça, facticité contingente et muette. Pour<br />

qu’il puisse s’expliciter en science, il doit nécessairement<br />

s’ouvrir à l’idée. Il doit nécessairement être repris <strong>au</strong><br />

nive<strong>au</strong> de la conduite du récit logique et rationnel. Donc<br />

de l’articulation discursive de la pensée. Le lieu de toute<br />

science possible ne peut être que le discours rationnel, le<br />

logos qui s’explicite en multiples logies...<br />

Cette évidence a tellement ébloui les Grecs que, durant<br />

longtemps, ’science’ s’identifiera pour eux avec la logique<br />

et la mathématique. L’évidence de l’idée est telle que le<br />

donné naturel sera non seulement soupçonné mais<br />

encore rejeté comme le domaine de la multiplicité obscure<br />

et confuse, incohérente et contradictoire. L’évidence<br />

de l’idée est telle que lorsque néanmoins ce donné<br />

naturel n’est pas rejeté, il est envisagé comme ne<br />

pouvant pas ne pas être en accord, a priori, avec la<br />

pensée.<br />

191


Il y a là, nous l’avons vu, un germe extrêmement fécond<br />

de l’aventure scientifique. Mais il y a là en même temps<br />

un obstacle épistémologique de taille qui bloquera l’essor<br />

des sciences de la physis, la physique, et par extension<br />

toutes les sciences ’naturelles’ <strong>au</strong> sens le plus large. Cet<br />

obstacle épistémologique devra être franchi. Si les<br />

mathématiques acquièrent leur statut scientifique dès<br />

l’Antiquité, les sciences portant sur la nature ne vont le<br />

conquérir que très progressivement.<br />

Tant que l’idée reste le lieu non seulement privilégié mais<br />

exclusif de la vérité, la science s’identifiera nécessairement<br />

à un système rationnel où la pensée procède par<br />

déduction logique. Descartes envisage encore ainsi toute<br />

science possible. Mais lorsque l’esprit humain commence<br />

à prendre <strong>au</strong> sérieux l’<strong>au</strong>tre de l’idée, le réel concret dans<br />

son altérité et dans sa spécificité, une nouvelle évidence<br />

s’impose à lui: les choses peuvent avoir raison contre<br />

l’idée.<br />

De l'abstrait vers le concret<br />

Pouvoir envisager cette possibilité signifie le franchissement<br />

d’un obstacle épistémologique énorme et l’ouverture<br />

d’un nouvel espace scientifique. Contrairement à<br />

une fallacieuse ’évidence’, l’homme, dans son évolution<br />

épistémologique, phylogénétique et ontogénétique, passe<br />

non pas unilinéairement d’un stade ’concret’ vers un<br />

stade ’abstrait’, mais dialectiquement vers un élargissement<br />

où la polarité ’concrète’ se trouve de plus en plus<br />

soulignée.<br />

Jusqu’<strong>au</strong> 17e siècle, un désaccord entre la pensée et le<br />

192


éel donnait a priori tort à ce dernier. L’idée même qu’il<br />

pût en être <strong>au</strong>trement était impensable. Au fond, les<br />

sources et les c<strong>au</strong>ses de tous les abus qui se sont<br />

introduits dans les sciences se réduisent à une seule, à<br />

celle-ci: c’est précisément parce qu’on admire et qu’on<br />

vante les forces de l’esprit humain qu’on ne pense pas à<br />

lui procurer de vrais secours.<br />

193


194


2. De la vérité à la<br />

réalité<br />

La subtilité des opérations de la nature surpasse<br />

infiniment celle des sens et de l’entendement. Toutes nos<br />

brillantes spéculations et toutes les explications dont<br />

nous sommes si fiers ne sont-elle donc qu’un art d’extravaguer<br />

méthodiquement ?<br />

Où est la vérité ?<br />

Pour Thomas d'Aquin, veritas est adæquatio intellectus<br />

et rei, la vérité est l'adéquation entre l'esprit et la chose.<br />

Se pose immédiatement un problème. Que veut dire<br />

'chose' ? La chose est-elle l'objet même de la pensée ou<br />

bien un objet hors de la pensée ? S'agit-il de la conformité<br />

de ce que je dis ou pense avec ce que je dis ou<br />

pense ou bien de la conformité de ce que je vois ou<br />

pense avec quelque chose d'extérieur que je découvre et<br />

veux connaître ? Et que veut dire une idée vraie ? L'idée<br />

de chimère peut être vraie. Mais une chimère (sa réalité)<br />

n'est pas vraie, par définition ! Pour la science moderne,<br />

195


la question philosophique est celle de la réalité du monde<br />

et de son intelligibilité, c'est-à-dire la possibilité et la<br />

capacité de la pensée à le pénétrer, à le re-présenter de<br />

façon non illusoire. Et finalement la conformité entre<br />

l'idée et l'<strong>au</strong>tre de l'idée qu'on peut appeler 'réalité'.<br />

Par idée adéquate Spinoza entends une idée qui,<br />

considérée en soi et sans regard à son objet, a toutes les<br />

propriétés, toutes les dénominations intrinsèques, d'une<br />

idée vraie. L'adéquation repose donc sur un critère<br />

intrinsèque de vérité, d'où le mode géométrique de<br />

construction de son système phil10osophique. Ainsi,<br />

nous connaissons adéquatement un objet quand nous le<br />

reconstruisons à partir de ses c<strong>au</strong>ses, quand nous le<br />

concevons. En revanche, la connaissance par les sens<br />

est forcément tronquée et incomplète. Une idée f<strong>au</strong>sse<br />

est qualitativement, intrinsèquement, différente d'une<br />

idée adéquate. L'idée vraie me permet d'un même geste<br />

de comprendre pourquoi elle est vraie, et pourquoi les<br />

idées f<strong>au</strong>sses sont f<strong>au</strong>sses. Le vrai est index de soimême<br />

et du f<strong>au</strong>x – index sui et falsi – dit Spinoza.<br />

Pour l'Antiquité et le Moyen-Age l'adéquation ne posait<br />

pas de problèmes. L'universel étant en quelque sorte<br />

congénital à l'esprit et l'ordre de la totalité unique. Il en va<br />

<strong>au</strong>trement pour la science moderne. L‘infinie complexité<br />

des choses de la réalité fait que toute analyse, toute<br />

description, toute hypothèse, ne saisit jamais qu'une<br />

dimension. Sans pouvoir embrasser la totalité. L'approche<br />

reste toujours seulement asymptotique dans un<br />

monde marqué par la relativité et l'incomplétude.<br />

196


Réalité<br />

L'enfant, comme l'adulte et la philosophie primitive commencent<br />

par identifier le sensible et le réel. Ensuite vient<br />

la réflexion et l'expérience. La découverte que les sens<br />

sont sujets à l'erreur ou à l'illusion, bref, l'opposition entre<br />

l'apparence et de la réalité. Mais l'expérience fait<br />

découvrir en même temps qu'à travers les trans<strong>format</strong>ions<br />

il y a de l'identique qui subsiste. Il y a des<br />

qualités plus fondamentales qui semblent soutenir les<br />

qualités sensibles et qui demeurent quand celles-ci<br />

s'évanouissent. Voyez le morce<strong>au</strong> de cire de Descartes.<br />

La réflexion philosophique en vient à suggérer l'idée d'un<br />

support dernier, quelque chose qui se trient en-dessous,<br />

une substance – sub-stare – comme la seule réalité véritable.<br />

Depuis les origines, la substance fondamentale s'est<br />

cherchée du côté d'un invariant premier. L'e<strong>au</strong>, ou l'air,<br />

ou le feu (Thalès, Anaximène, Héraclite). Ou bien la<br />

confusion même d'une matière vague et indistincte d'où<br />

sortiront, en se précisant, les choses avec leurs qualités<br />

définies (Anaximandre). Ou une sorte de mixture primitive<br />

des quatre éléments (homoeoméries d'Anaxagore).<br />

Ou bien encore des particules dernières et insécables,<br />

sans <strong>au</strong>tre qualité pour les définir que les formes<br />

diverses qu'elles dessinent dans l'étendue et la portion<br />

d'espace qu'elles remplissent de leur résistance (les<br />

atomistes).<br />

Ce qui est intéressant c'est que dès l'Antiquité il y a un<br />

glissement de la 'substance' vers le 'rapport'. La réalité<br />

ultime et fondamentale, <strong>au</strong>-delà de la représenta-<br />

197


tion proprement dite, <strong>au</strong>-delà du sensible, de l'individuel<br />

et du concret, se pense de moins en moins comme<br />

'quelque chose'. Elle se définit de plus en plus comme<br />

'mesure', comme 'relation', comme 'proportion'. Existence<br />

intelligible à côté de l'existence spatiale. Vérité en face<br />

de la réalité. Ces relations intelligibles se 'réaliseront' de<br />

différentes façons. Les nombres des Pythagoriens. L'Etre<br />

absolu des Eléates. Les Idées de Platon. Aristote sera en<br />

réaction contre la réduction à une abstraction de l'esprit.<br />

Pour lui seul l'être défini et individuel ‒ matière et forme ‒<br />

est absolument réel. Reste que si tout ce qui tombe sous<br />

les sens est mobile et divers, la réalité dernière doit être<br />

une et immobile. Finalement les 'essences' pures restent<br />

incontournables.<br />

Le jugement vrai<br />

La vérité appartient-elle déjà <strong>au</strong>x idées et <strong>au</strong>x représentations,<br />

ou bien ne peut-il résider que dans le jugement,<br />

c'est-à-dire dans l'affirmation ou la négation ? La<br />

vérité n'est pas 'dedans'; elle ad-vient. Elle advient par un<br />

acte. C'est dans le jugement seul que résident l'erreur et<br />

la vérité proprement dites. Reste cependant le problème<br />

du ressort fondamental du jugement. Spinoza rejette la<br />

conception cartésienne, selon laquelle seul le jugement,<br />

issu de la volonté, peut être vrai ou f<strong>au</strong>x. Selon Spinoza,<br />

chaque idée enveloppe sa propre affirmation, ce n'est<br />

pas le fait de quelque libre arbitre extérieur à cette idée<br />

singulière. Ainsi, je ne peux pas penser que 2 et 2 font 4<br />

sans ipso facto l'affirmer.<br />

Dans la mesure où l'activité de l'esprit et la réalité des<br />

choses ne se recoupent pas a priori, il convient de<br />

198


distinguer deux sortes de jugements ou énoncés. Les<br />

énoncés analytiques comme les propositions de la<br />

logique et des mathématiques. Ils n'apprennent rien sur<br />

le monde et sont réductibles à des t<strong>au</strong>tologies. Leur<br />

vérité tient dans la signification des termes qui les<br />

composent. Les énoncés synthétiques. Ils constituent les<br />

sciences empiriques. Pour qu'un énoncé synthétique ait<br />

un sens, il f<strong>au</strong>t donc qu'il porte sur un fait empirique<br />

observable. S'il n'est pas vérifiable à l'aide de l'expérience,<br />

alors c'est soit de la pseudo-science, soit de la<br />

métaphysique.<br />

La vérité du jugement analytique est obvie. Il suffit<br />

d'expliciter l'énoncé. Il contient toute la vérité. La vérité<br />

du jugement synthétique est lutte incessante et<br />

démarche infinie. Comment étreindre l'a posteriori de<br />

l'expérience dans l'a priori de l'idée ? Au fond comment<br />

apprivoiser l'<strong>au</strong>tre ? Comment ramener l'<strong>au</strong>tre <strong>au</strong> même<br />

et l'identifier à lui ?<br />

Du connu <strong>au</strong> réel<br />

Pour l'Antiquité, objectiviste et naturaliste, le problème<br />

était de savoir comment passer de l'apparence <strong>au</strong> réel.<br />

Comment atteindre la réalité véritable et dernière de<br />

l'être, le fondement de toutes les apparences ? Les<br />

réponses étaient variées mais elles tendaient toutes vers<br />

des 'en soi' absolus hors de l'esprit et indépendants de<br />

lui. En d'<strong>au</strong>tres termes toute la question était centrée sur<br />

l'être.<br />

Ensuite, nous l'avons vu, vint le renversement 'copernicien'.<br />

La question n'est plus centrée sur l'être mais sur<br />

199


le 'connaître'. Elle pouvait se formuler ainsi: comment<br />

passer, non plus de l'apparent <strong>au</strong> réel, mais du 'connu' <strong>au</strong><br />

réel ? Le problème est donc nouve<strong>au</strong>. Les qualités<br />

sensibles ne peuvent pas être la réalité absolue parce<br />

qu'elles se contredisent et s'écoulent. Mais plus<br />

essentiellement elles ne peuvent pas l'être parce qu'elles<br />

sont des qualités sensibles, c'est-à-dire des états de<br />

conscience. Elles n'existent qu'en moi et par moi.<br />

La nouvelle méthode<br />

Il n’y a et ne peut y avoir que deux voies ou méthodes<br />

pour découvrir la vérité. L’une, partant des sensations et<br />

des faits particuliers, s’élance du premier s<strong>au</strong>t jusqu’<strong>au</strong>x<br />

principes les plus génér<strong>au</strong>x; puis se reposant sur ces<br />

principes comme sur <strong>au</strong>tant de vérités inébranlables, elle<br />

en déduit les axiomes moyens ou les y rapporte pour les<br />

juger; c’est celle-ci qu’on suit ordinairement. L’<strong>au</strong>tre part<br />

<strong>au</strong>ssi des sensations et des faits particuliers; mais<br />

s’élevant avec lenteur par une marche graduelle et sans<br />

franchir <strong>au</strong>cun degré, elle n’arrive que bien tard <strong>au</strong>x<br />

propositions les plus générales; cette dernière méthode<br />

est la véritable, mais personne ne l’a encore tentée... 1<br />

Cet appel à l'expérience et à l'induction va devenir<br />

incontournable.<br />

Dès lors se manifeste l’exigence d’un affrontement entre<br />

la pensée et le donné naturel. Si les choses peuvent<br />

avoir raison contre l’idée, il f<strong>au</strong>t non seulement les<br />

prendre <strong>au</strong> sérieux; il f<strong>au</strong>t encore les questionner. Et<br />

comme elles sont muettes par nature, il leur f<strong>au</strong>t ’prêter’<br />

la parole. Il f<strong>au</strong>t inventer un moyen de les faire parler. Cet<br />

1 Francis Bacon : Novum Organum.<br />

200


effort de la pensée pour faire parler l’<strong>au</strong>tre de la pensée,<br />

c’est l’expérimentation.<br />

Expérimenter c’est questionner<br />

La question creuse là où il y a du plein. Elle creuse une<br />

béance qui appelle l’<strong>au</strong>tre. Le réflexe de questionner la<br />

nature par l’expérience n’est pas inné. Il est acquis et<br />

acquis laborieusement. Il implique prise de dis-tance. Il<br />

va à contre-courant du naturel être-avec.<br />

L’expérience scientifique est spirituellement active. Elle<br />

questionne ce qui ne parle pas. Elle investit de l’idée<br />

dans ce qui ne pense pas. Toute initiative expérimentale<br />

est dans l’idée, constate Cl<strong>au</strong>de Bernard dans son<br />

’Introduction à la médecine expérimentale’, car c’est elle<br />

qui provoque l’expérience. La raison ou le raisonnement<br />

ne servent qu’à déduire les conséquences de cette idée<br />

et à les soumettre à l’expérience. Une idée anticipée ou<br />

une hypothèse est donc le point de départ nécessaire de<br />

tout raisonnement expérimental. Sans cela on ne s<strong>au</strong>rait<br />

faire <strong>au</strong>cune investigation ni s’instruire; on ne pourrait<br />

qu’entasser des observations stériles. Si l’on expérimentait<br />

sans idée préconçue, on irait à l’aventure; mais<br />

d’un <strong>au</strong>tre côté, ainsi que nous l’avons dit ailleurs, si on<br />

observait avec des idées préconçues, on ferait de<br />

m<strong>au</strong>vaises observations et l’on serait exposé à prendre<br />

les conceptions de son esprit pour la vérité.<br />

Pourtant l'idée préconçue est incontournable. A condition<br />

qu'elle reste ouverte. Idée-pour-essayer. Hypothèse <strong>au</strong><br />

départ d'un processus hypothético-déductif. Si... alors.<br />

Elle devient le nerf moteur de la méthode expérimentale<br />

201


telle que Cl<strong>au</strong>de Bernard la définit. L'idée suggère<br />

l'expérience. L’hypothèse dirige l’expérience. L’expérience<br />

juge l’idée. L'hypothèse, l'idée vérifiée devient loi ou<br />

théorie. En l’occurrence, on le sait, c’est Pascal, ayant<br />

l'idée de la pression atmosphérique, qui a inventé <strong>au</strong>ssi<br />

bien le dispositif expérimental que les conditions<br />

d’expérimentation pour la vérification de l’hypothèse de<br />

Toricelli.<br />

Induction<br />

L'expérience ne rencontre jamais que du particulier. Or il<br />

n'y a de science que du général. Le raisonnement qui<br />

essaye d'opérer le passage s'appelle 'induction'. La<br />

question essentielle que pose l'induction est de savoir s'il<br />

est possible et comment passer légitimement du particulier<br />

<strong>au</strong> général, de la partie <strong>au</strong> tout, de faits <strong>au</strong>x lois, de<br />

l'englobé à l'englobant.<br />

Une collection d'observations ne permet jamais d'induire<br />

logiquement une proposition générale. De 'Je vois passer<br />

des cygnes blancs' je ne peux pas induire légitimement:<br />

'Tous les cygnes sont blancs'. La présente observation ne<br />

dit en effet rien des observations à venir. D'<strong>au</strong>tre part, il<br />

reste toujours possible qu'une seule observation<br />

contraire, par exemple: 'J'ai vu passer un cygne noir'<br />

invalide la proposition générale. La proposition 'Tous les<br />

cygnes sont blancs' est une conjecture scientifique. Si<br />

j'observe un cygne noir, cette proposition sera réfutée. La<br />

croissance de la connaissance scientifique passe par la<br />

démarche de conjectures et de réfutations.<br />

L'induction parfaite serait de pouvoir procéder à partir de<br />

202


l'ensemble complet de toutes les observations effectives<br />

ou possibles, passées et futures. Mais ce ne serait plus<br />

l'induction !<br />

De l'unité <strong>au</strong> grand nombre, du grand nombre <strong>au</strong> tout, la<br />

distance est infinie. La vérité se tient dans le tout et dans<br />

le tout seulement. Le grand nombre, si grand soit-il, ne<br />

contient que des probabilités. Dès lors, la vérification<br />

peut-elle prendre fin avant d'avoir tout embrassé ?<br />

L'induction n'arrive donc jamais à la vérité plénière. La<br />

science doit donc se contenter d'une vérité partielle<br />

obtenue par une vérification qui reste en chemin.<br />

Pour le positivisme logique du Cercle de Vienne, l'induction<br />

est incontournable. Les données des sens sont<br />

seules capables de permettre la vérification des théories<br />

générales de la science, à la condition qu'elles soient<br />

suffisamment nombreuses et bien observées. C'est donc<br />

la 'vérifiabilité' des énoncés singuliers qui est le seul<br />

critère de la 'vérité' scientifique. Pour Karl Popper, <strong>au</strong><br />

contraire, <strong>au</strong>cune théorie scientifique générale n'a jamais<br />

pu être établie par une quelconque forme d'induction, et<br />

partant être vérifiée. Aucune théorie scientifique n'est<br />

donc logiquement ou même empiriquement vérifiable.<br />

Popper va jusqu'à soutenir qu'une théorie ne peut être<br />

scientifique que si elle est potentiellement f<strong>au</strong>sse, c'est-àdire<br />

réfutable, et même f<strong>au</strong>sse en comparaison de la<br />

vérité certaine de laquelle elle prétendrait se rapprocher.<br />

Karl Popper considère l'induction comme un mythe. En<br />

effet, <strong>au</strong>cune théorie universelle stricte n'est justifiable à<br />

partir d'un principe d'induction sans que cette justification<br />

ne sombre dans la régression à l'infini. Aucun énoncé de<br />

203


ce genre ne peut donc être vérifié sur la base d'un<br />

dénombrement d'énoncés particuliers. Un <strong>au</strong>tre mode<br />

d'évaluation des théories, devient logiquement nécessaire.<br />

Toutes les sciences sont basées sur l'observation<br />

du monde. Cette observation est par nature partielle.<br />

La seule approche possible consiste donc à tirer des lois<br />

générales de ces observations. Cette démarche permet<br />

d'avancer. Mais elle ne garantit en <strong>au</strong>cun cas la justesse<br />

des conclusions. Il f<strong>au</strong>t donc prendre <strong>au</strong> sérieux l'analyse<br />

de Hume qui montre l'invalidité fréquente de l'induction.<br />

Difficile passage de la vérité à la réalité<br />

Dans la perspective cartésienne, mes états de conscience<br />

existent, et par là même j'existe, puisque je les<br />

éprouve. Mais toute <strong>au</strong>tre connaissance, toute réalité<br />

extérieurs <strong>au</strong> moi et à sa pensée, nécessite une démonstration<br />

métaphysique pour se fonder. Il y a des<br />

connaissances certaines, déductives et évidentes, tissu<br />

d'idées claires mathématiquement enchaînées. Mais<br />

elles sont vraies plutôt que réelles. Or de la vérité à la<br />

réalité, il n'existe pas passage direct et nécessaire.<br />

Excepté celui qu'<strong>au</strong>torise la foi en la véracité divine.<br />

Les sciences modernes, par des voies différentes,<br />

semble nous acculer à la même difficulté, en réduisant,<br />

en physique, les qualités sensibles <strong>au</strong> mouvement, et en<br />

montrant de plus en plus, en physiologie, qu'elles sont<br />

relatives à la constitution de nos organes et à la nature<br />

de notre sensibilité. Tout ce que nous connaissons nous<br />

est donc intérieur, et n'est donc réel qu'en nous; et la<br />

liaison de nos idées, d'où naît notre notion de la vérité,<br />

n'exprime pas nécessairement la réalité absolue. Bien<br />

204


plus, si la seule réalité directement connue, indiscutable<br />

et certaine est celle de mes états de conscience,<br />

Descartes avait tort d'en conclure la réalité certaine<br />

du moi en tant que substance qui pense. Nous ne<br />

saisissons directement que les modes, jamais la<br />

substance. Il n'y a donc bien que des sensations, toutes<br />

réelles <strong>au</strong> même titre, et leurs lois.<br />

Ces lois mêmes, que sont-elles, et d'où viennent-elles ?<br />

Pour Kant ces lois sont les conditions de toute<br />

connaissance. Elles sont supérieures à toutes nos<br />

expériences et immanentes en elles. Elles s'imposent à<br />

la matière sensible et multiple de nos impressions<br />

comme <strong>au</strong>tant de formes unificatrices, universelles et<br />

nécessaires. Il y a donc une différence entre la vérité et<br />

la réalité. La réalité est étrangère à la vérité. Elle est<br />

insaisissable. On peut tout juste la supposer pour des<br />

raisons morales. Les successeurs de Kant vont rejeter<br />

ces noumènes inconnaissables. Il n'y a rien en dehors de<br />

la pensée;.<br />

Dès lors, logiquement, ce sont les lois de la pensée qui<br />

font la réalité même des choses. Pleinement intelligibles<br />

et déductibles les unes des <strong>au</strong>tres, elles constituent une<br />

logique vivante et créatrice, et de proche en proche et<br />

d'idée en idée elles nous font assister <strong>au</strong> déploiement de<br />

l'universelle pensée, intérieure à tout et à nous-mêmes,<br />

fond commun, substance et c<strong>au</strong>se de tout ce qui est. Le<br />

réel ne ferait donc qu'un avec le rationnel, avec le vrai.<br />

N'est-ce pas rendre la vérité prisonnière de la<br />

connaissance ? La vérité est l'accord de la connaissance<br />

avec son objet. Ma connaissance pour être vraie doit<br />

205


donc être en accord avec l'objet. Mais comment<br />

comparer l'objet avec ma connaissance sans prendre<br />

connaissance de lui ? Ma connaissance, alors, va être<br />

vérifiée par elle-même, ce qui est loin d'être suffisant<br />

pour que je sois assuré de la vérité. L'objet est extérieur<br />

à moi, la connaissance est en moi, comment savoir si ma<br />

connaissance de l'objet est en accord avec ma connaissance<br />

de l'objet. ? Il s'agit d'une explication circulaire<br />

appelée Diallelos par les sceptiques.<br />

S<strong>au</strong>ver les phénomènes<br />

Les lois des phénomènes sont elles-mêmes des phénomènes,<br />

connues en eux et par eux : assistant <strong>au</strong> déroulement<br />

indéfini de nos états intérieurs, nous y dégageons<br />

quelques consécutions constantes ou quelques rapports<br />

permanents, mais la réalité et la nature, c.-à-d.<br />

l'ordre des phénomènes dans une conscience, ne se<br />

déduit ni ne se devine, il s'observe, et il n'a pas d'<strong>au</strong>tre<br />

garantie ni de fondement plus solide que l'observation et<br />

l'habitude qui lui ont donné naissance.<br />

Pour le phénoménisme tout ce qui est perçu, est. Tout <strong>au</strong><br />

plus y a-t-il des perceptions plus répétées, plus familières<br />

que d'<strong>au</strong>tres et une tendance en nous à nous y fier pour<br />

l'avenir; ce que nous appelons vérité et raison n'est rien<br />

de plus que ce phénomène intérieur, que cette habitude<br />

de venue invincible en nous. Mais dire que tout est réel,<br />

équiv<strong>au</strong>t à dire que rien ne l'est; il n'est plus de<br />

vérité absolue ni d'affirmations nécessaires, plus de substances<br />

ni de lois; une poussière confuse et changeante<br />

d'apparences, voilà tout ce que nous laisse le relativisme<br />

empirique.<br />

206


Il est vrai que quelques-uns, comme Renouvier, ont tenté<br />

de concilier le phénoménisme avec le criticisme. Face à<br />

la loi d'universelle relativité, ils ont posé l'existence de<br />

catégories présentes et nécessaires à tous les états de<br />

conscience et dont <strong>au</strong>cune habitude ne pourrait expliquer<br />

la genèse. Mais si les états de conscience n'admettent<br />

rien en dehors d'eux, ni nature, ni esprit, s'ils sont posés<br />

en soi, sans qu'on puisse y trouver des c<strong>au</strong>ses profondes<br />

ou des raisons pleinement intelligibles, les lois qu'on y<br />

découvre ne peuvent fonder <strong>au</strong>cune certitude. Comment,<br />

dès lors, peut-on les connaître <strong>au</strong>trement que par<br />

l'observation ou l'analyse intérieure ? De quel droit peuton<br />

en garantir la nécessité ? Au nom de quoi leur<br />

donnerait-on plus de valeur qu'<strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres qualités<br />

sensibles qui les accompagnent ? Ces <strong>au</strong>tres qualités<br />

sensibles sans doute plus changeantes mais tellement<br />

plus concrètes et sans doute plus réelles selon<br />

l'instinct commun de l'humanité.<br />

D'<strong>au</strong>tres comme Boutroux ou Bergson prennent des<br />

distances avec les lois de l'entendement et de la pensée<br />

logique, les considérant comme des obstacles plutôt que<br />

des aides à l'intuition du réel. Ils sont à la recherche de la<br />

sensation simple et immédiate, <strong>au</strong>ssi purifiées qu'il se<br />

peut des apports de la pensée abstraite et de la réflexion.<br />

Seules ces données immédiates sont sensées apporter<br />

une connaissance intime et fidèle de la réalité. Une<br />

connaissance qui n'est plus ni intérieure ni extérieure,<br />

mais absolue, étant la représentation et la chose même.<br />

On revient ainsi, d'une certaine façon, à concevoir le réel<br />

à peu près à la manière de l'instinct primitif et irréfléchi.<br />

Un tel phénoménisme radical, tendu entre intellectua-<br />

207


lisme et intuitionnisme, peut-il fournir à la pensée une<br />

position tenable ?<br />

La difficulté d'une telle approche est qu'elle court-circuite<br />

la différence sans laquelle il n'est ni conscience ni<br />

pensée. Ainsi, par exemple, nos états intérieurs ne<br />

deviennent conscients et ne se déterminent que par les<br />

différences ou le contraste qu'ils présentent entre eux. Il<br />

en va de même pour la pensée qui ne fonctionne que<br />

dialectiquement par dépassement de contraires. Cette<br />

fondamentale différence se définit par des rapports. Mais<br />

un rapport n'est pas une chose mais un acte. En tant que<br />

tel il implique une activité extérieure et supérieure <strong>au</strong>x<br />

termes du rapport. Cette activité est identique à l'esprit<br />

lui-même qui est, comme nous l'avons vu, toujours<br />

'entre', créant des différences pour les surmonter et les<br />

rassembler.<br />

L'acte de différentiation, acte de l'esprit, est immédiatement<br />

donné dans toute connaissance, de la plus<br />

humble sensation à la réflexion la plus h<strong>au</strong>te. C'est lui qui<br />

rend à la raison le donné immédiat de l'intuition de la<br />

réalité et rend lumineuse l'évidence de la croyance à des<br />

réalités extérieures.<br />

En exode vers la vérité<br />

Si la vérité ne peut être ultimement que dans l'accord des<br />

accords, pouvons-nous espérer l'atteindre entière de<br />

façon absolue ? Nouer l'accord à l'extérieur d'une sphère<br />

peut être difficile. Cela dépend de sa taille et de sa<br />

complexité. Mais une telle tâche reste sectorielle. Elle<br />

n'est pas principiellement impossible. Ainsi l'aventure de<br />

208


l'esprit humain ne cesse de nouer progressivement des<br />

accords à l'intérieur de domaines de plus en plus larges.<br />

Que dire cependant de la sphère elle-même ? Lorsqu'il<br />

n'est plus simplement question de contenus mais de<br />

contenants ou d'englobants. L'extérieur de la sphère en<br />

quelque sorte. Sa grandeur. Son étendue. Sa délimitation.<br />

Sa situation par rapport à d'<strong>au</strong>tres sphères. La<br />

détermination de l'ensemble régional dans lequel elle se<br />

situe. Le nive<strong>au</strong> de son englobement et de sa capacité<br />

d'englober. Son degré de relativité ou d'absolu par<br />

rapport à la totalité. Et que dire de l'englobant des<br />

englobants ? L'englobant ultime ne reste-t-il pas infiniment<br />

question infiniment ouverte ? Question provocatrice<br />

de l'extrême engagement d'<strong>au</strong>thentique humanité.<br />

L’homme est en exode vers la vérité qu’il doit infiniment<br />

conquérir. A travers sa différence, à travers l’errance, à<br />

travers ce défi permanent que sont désaccord et<br />

contradictions sans lesquels l’homme ne penserait pas,<br />

la pensée doit conquérir l’accord avec elle-même et avec<br />

l’<strong>au</strong>tre qu’elle-même.<br />

La vérité sur le chemin infini de la vérification<br />

Pour l'homme, la vérité est moins de l'ordre du substantif<br />

que du verbe. La vérité n'est pas une grandeur finie; elle<br />

est verbe infini. Une dynamique d'accéder de plus en<br />

plus à la vérité. A travers un mouvement global qui peut<br />

se schématiser ainsi: objectivité - subjectivité - objectivité.<br />

209


Il y a la vérité qui précède, la vérité avant moi, la vérité<br />

en soi. La vérité objective encore sans lien ou rapport<br />

avec un sujet. La vérité qui 'est' en elle-même et pour<br />

elle-même, même si personne ne l'atteignait. C'est ainsi<br />

que la pression atmosphérique existait avant l'invention<br />

du baromètre. C'est la vérité qui 'englobe' y comprise la<br />

vérification. Elle est présupposée avant que je ne la<br />

cherche.<br />

Il y a la vérité pour moi. Elle commence avec ma<br />

croyance en elle. Comment accéder à la vérité si je ne<br />

commence pas par croire, d'une part, en la vérité en soi,<br />

d'<strong>au</strong>tre part, en ma possibilité de l'atteindre. Sans cette<br />

double croyance il n'est pas de vérité effective.<br />

Il y a la vérification. Elle confirme la croyance, la rend<br />

solide et inébranlable, bref, lui confère l'objectivité,<br />

devenant ainsi vérité non seulement pour moi mais <strong>au</strong>ssi<br />

pour les <strong>au</strong>tres. Mais elle est engagée sur un chemin<br />

infini ! Pourtant il f<strong>au</strong>t vivre. Il f<strong>au</strong>t agir. Le processus infini<br />

doit pouvoir s'arrêter. Pour cela il f<strong>au</strong>t mettre le doute<br />

entre parenthèses. Momentanément, seulement !<br />

La vérité relative et provisoire<br />

Pour le positivisme logique un énoncé de la science<br />

empirique est vrai ou f<strong>au</strong>x s'il est vérifiable par le<br />

raisonnement inductif basé sur l'expérience. Pour<br />

Popper, par contre, l'induction est problématique et la<br />

vérification par l'expérience est impossible parce que<br />

tâche toujours incomplète. La vérification devrait plutôt<br />

être de l'ordre de la 'corroboration'. Il s'agit là d'une<br />

forme relative et non absolue de vérité, toujours dépen-<br />

210


dante des tests scientifiques réalisés par une commun<strong>au</strong>té<br />

de chercheurs. La vérification des théories étant<br />

toujours relative à des tests, eux-mêmes relatifs à<br />

d'<strong>au</strong>tres tests précédents, toujours améliorables, et<br />

jamais absolue.<br />

Seules les théories formulées de manière à pouvoir<br />

permettre la déduction logique d'un énoncé particulier<br />

capable potentiellement de les falsifier, c'est-à-dire de les<br />

réfuter, peuvent être considérées comme scientifiques et<br />

non métaphysiques. La corroboration, pour Popper,<br />

demeure donc une sorte de 'vérité relative <strong>au</strong>x tests', et<br />

n'est jamais identifiable à une vérité absolue, ou un<br />

déterminisme absolu. Une proposition scientifique n'est<br />

donc pas une proposition vérifiée avec certitude - ni<br />

même vérifiable par l'expérience, c'est-à-dire par<br />

l'intermédiaire de tests scientifiques, mais une proposition<br />

réfutable dont on ne peut affirmer qu'elle ne sera<br />

jamais réfutée.<br />

De nombreuses observations cohérentes ne suffisent en<br />

effet pas à prouver que la théorie qu'on cherche à<br />

démontrer soit vraie. Par contre, une seule observation<br />

inattendue suffit à falsifier une théorie. Mille cygnes<br />

blancs ne suffisent pas à prouver que tous les cygnes<br />

sont blancs ; mais un seul cygne noir suffit à prouver<br />

que tous les cygnes ne sont pas blancs. Il en résulte<br />

qu'une théorie ne peut être 'prouvée' mais seulement<br />

considérée comme non invalidée jusqu'à preuve du<br />

contraire.<br />

Pour Popper, <strong>au</strong>cune corroboration, ni même <strong>au</strong>cune<br />

réfutation ne peut être certaine. La certitude d'une<br />

211


éfutation est impossible parce que les conditions initiales<br />

permettant d'échaf<strong>au</strong>der les tests, dépendent, elles<br />

<strong>au</strong>ssi, d'énoncés universels, et il est toujours possible de<br />

s<strong>au</strong>ver une théorie d'une réfutation, grâce à des<br />

stratagèmes ad hoc. Mais ceci, loin d'être un déf<strong>au</strong>t du<br />

critère de démarcation de Popper, représente <strong>au</strong><br />

contraire une possibilité pour continuer la voie de la<br />

recherche, en imaginant des tests toujours plus sévères.<br />

Ce sont donc toujours en dernier ressort, des "décisions<br />

méthodologiques" reconnue par une commun<strong>au</strong>té de<br />

chercheurs, qui permettent d'accepter ou de rejeter les<br />

résultats d'une corroboration ou d'une réfutation scientifique.<br />

Le critère de démarcation doit être compris comme<br />

étant un "critère méthodologique" de démarcation.<br />

Le principe de la réfutabilité, selon Popper, est le critère<br />

de démarcation, c'est-à-dire de la distinction entre ce qui<br />

relève de la science et ce qui relève de la métaphysique.<br />

Le positivisme du Cercle de Vienne voulait éliminer<br />

complètement la métaphysique à tous les stades de<br />

l'élaboration de la science. Popper, lui, défend l'idée que<br />

toute science nécessite, à ses débuts, dans ses engagements<br />

ontologiques, des énoncés métaphysiques,<br />

lesquels doivent être, soit éliminés progressivement, soit<br />

transformés en énoncés testables. entre science et nonscience.<br />

Le critère de réfutabilité prend appui sur des<br />

exemples tirés des sciences dites 'dures' comme la<br />

physique, chimie, etc. Par contre il rencontre d'extrêmes<br />

difficultés dans les sciences humaines. Toute vraie<br />

science nécessite des énoncés génér<strong>au</strong>x, donc des<br />

énoncés réfutables, et par conséquent un certain type de<br />

test qui ne peut obéir, logiquement, qu'à des procédures<br />

visant à corroborer ou réfuter les théories. Ce caractère<br />

212


scientifique ou non, n'est en rien un indicateur de la vérité<br />

scientifique ni de l'intérêt scientifique, puisqu'une théorie<br />

n'est considérée comme vraie que jusqu'à sa réfutation.<br />

213


214


3. Croyance et certitude<br />

La 'raison' ne se présente jamais 'pure' raison. La<br />

démarche rationnelle procède par degrés. La rationalité<br />

est asymptotique. La réalité du processus n'est pas dans<br />

l'opposition entre croyance et raison. Elle est dans la<br />

dialectique. Une assertion n'est pas une adhésion ou un<br />

rejet catégorique. Nos pensées et nos actions dont<br />

décidées selon une estimation de leur probabilités de<br />

réussite, elles-mêmes estimées selon un degré de<br />

croyance envers les in<strong>format</strong>ions qui conduisent à cette<br />

action. La raison vient en trouvant des raisons à la<br />

croyance.<br />

La croyance<br />

De façon très superficielle la croyance est souvent<br />

assimilée à une attitude à la limite de la rationalité.<br />

Synonyme de f<strong>au</strong>x savoir, de savoir douteux, de superstition,<br />

de crédulité, de simple opinion... Pourtant il n'est<br />

pas de connaissance qui ne commence par une<br />

croyance. Mais la vraie croyance est <strong>au</strong>x antipodes de la<br />

crédulité.<br />

215


Au commencement est la croyance. Ensuite vient la<br />

raison qui critique, refuse, fonde, etc... Comment la<br />

science, par exemple, peut-elle être pour moi source de<br />

certitude si je ne commence pas par 'croire' en sa<br />

possibilité ? A partir de là peuvent alors se fonder des<br />

certitudes. Mais il f<strong>au</strong>t commencer par croire en la<br />

science ! Rien ne commence hors de la croyance. Que<br />

ce soit 'vivre', 'découvrir', 'comprendre', 'risquer'. L'IN-croyant<br />

lui-même n'est pas hors d'une croyance préliminaire.<br />

Simplement cette croyance s'affecte du préfixe 'in' !<br />

La croyance, Pour Aristote, relève de l'habitus, l'hexis.<br />

L'habitus n'est pas l'habitude. Les habitudes peuvent être<br />

puissantes, mais elles ne s'inscrivent pas profondément<br />

dans l'être. C'est la connaissance <strong>au</strong>thentique qui est à<br />

même d'engager l'âme d'un être dans son entier. Dans<br />

le Théétète de Platon Socrate défend l'idée que la connaissance<br />

ne peut pas être seulement une possession<br />

passagère, mais qu'elle se doit d'avoir le caractère<br />

d'une hexis, c'est-à-dire non pas d'une passivité mais<br />

d'une activité participante. Chez Thomas d'Aquin,<br />

l'habitus se réfère à l'intériorisation par un sujet de la<br />

perfection à laquelle il aspire, et qui se révèle dans les<br />

activités.<br />

La croyance est de l'ordre des préliminaires. Elle précède<br />

la raison qui, sans elle, serait 'en l'air'. La raison ne<br />

fonctionne pas à vide. L'exigence rationnelle porte<br />

nécessairement 'sur'. La critique présuppose quelque<br />

chose sur quoi porter. L'activité rationnelle présuppose<br />

quelque chose sur quoi fonctionner, un énoncé, une<br />

proposition, une affirmation, une négation, bref, quelque<br />

chose comme une 'croyance'.<br />

216


Savoir et croyance sont indissociables. Comment savoir<br />

quelque chose sans y croire ? Comment savoir que la<br />

terre tourne <strong>au</strong>tour du soleil, si je n'y crois pas ? La<br />

science ne pourrait être en marche sans les croyances.<br />

La science serait stérile sans les nombreuses 'croyances<br />

scientifiques' par lesquelles elle commence. Elle ne<br />

pourrait avancer sans cette croyance, provisoire sans<br />

doute, mais croyance quand même, que cache le 'si'<br />

précédant un 'alors' de sa démarche hypothético-déductive.<br />

La sphère de nos croyances<br />

Personne, si 'savant' fut-il, ne pense et n'agit en dehors<br />

de sa sphère de croyances. Cette sphère commence par<br />

se définir pas ses limites. Limites personnelles, limites<br />

spatio-temporelles, limites culturelles. Les obstacles épistémologiques...<br />

Cette sphère des croyances est matricielle. Elle<br />

engendre en quelque sorte des concepts nouve<strong>au</strong>x et<br />

des représentations inédites et les lance sur le chantier<br />

concurrentiel de l'expérience, les hypothèses, par<br />

exemple, que l'affrontement rationnel va infirmer ou<br />

confirmer. La sphère des croyances a tendance à se<br />

boucler et à se solidifier ce qui signifie sa mort. Elle est<br />

vivante et fertile en restant ouverte sur de nouvelles<br />

expériences, de nouvelles observations, de nouvelles<br />

théories, de nouvelles réflexions. Même après avoir développé<br />

son esprit critique et après avoir fait plusieurs<br />

modifications dans notre sphère de croyance, il est impossible<br />

d’arriver <strong>au</strong> moment où notre sphère n’a plus<br />

besoin de modifications, où elle est infaillible.<br />

217


La 'bulle' de croyance<br />

La 'bulle spéculative' est ici paradigme. Elle peut s'appeler<br />

<strong>au</strong>ssi bulle économique, bulle des prix, ou bulle<br />

financière. Elle fonctionne par spéculation sur les prix<br />

d'échanges sur un marché, un marché d'actifs financiers,<br />

un marché des changes, un marché immobilier, un<br />

marché des matières premières, etc. Ces prix d'échange<br />

sont déconnectés avec le réel et le plus souvent très<br />

excessifs par rapport à la valeur financière intrinsèque ou<br />

fondamentale des biens ou actifs échangés. Il y a 'bulle' à<br />

partir du moment où la logique de <strong>format</strong>ion des prix<br />

devient essentiellement <strong>au</strong>to-référentielle et où le raisonnement<br />

d'arbitrage entre les différents actifs ne s'applique<br />

plus.<br />

Comment les prix en arrivent-il à s'écarter de la valorisation<br />

économique habituelle ? La différence s'explique<br />

par le jeu de croyances des acheteurs. Par exemple, un<br />

prix démesurément élevé <strong>au</strong>jourd'hui se justifie uniquement<br />

par la croyance qu'il sera plus élevé demain, alors<br />

que la comparaison avec les prix d'<strong>au</strong>tres actifs ne peut<br />

le justifier. Ce jeu des croyances est complexe mais<br />

relève de mécanismes psychologiques et sociologiques<br />

relativement simples. Les mimétismes collectifs. Les<br />

mythes comme celui des 'golden boys' ou de la 'nouvelle<br />

économie'. Les rumeurs qui jouent en amplification.<br />

Exemple: la chaîne de Ponzi. Il s'agit d'un système de<br />

vente pyramidale, une forme d'escroquerie qui fonctionne<br />

par effet de boule de neige. Elle consiste en la promesse<br />

de profits très intéressants, financés par l'afflux de<br />

capit<strong>au</strong>x investis progressivement, jusqu'à l'explosion de<br />

218


la bulle spéculative ainsi créée. Cela consistait à payer<br />

les rendements de ses investisseurs grâce <strong>au</strong>x apports<br />

de nouve<strong>au</strong>x clients. En période de vaches grasses, tout<br />

va bien, mais quand une crise de liquidités frappe les<br />

marchés financiers, les investissements nouve<strong>au</strong>x se<br />

tarissent et la plupart des gestionnaires de fonds<br />

souhaitent massivement récupérer leur capital. La<br />

pyramide s’effondre par les deux bouts… La chaîne peut<br />

durer tant que la demande suit la croissance exponentielle<br />

imposée par ce système, les clients arrivant par 2,<br />

4, 8, 16, 32, etc. Lorsque la chaîne se coupe, la bulle<br />

éclate : tous les derniers investisseurs sont spoliés. Sont<br />

gagnants ceux qui ont quitté le navire à temps et, avant<br />

tout, l'organisateur. Bernard Madoff, né en 1938 à New<br />

York, a été arrêté et mis en examen par le FBI, en<br />

décembre 2008, pour avoir réalisé une escroquerie de<br />

type chaîne de Ponzi. Son escroquerie pourrait porter sur<br />

50 milliards de dollars.<br />

La croyance inductive<br />

Pour Hume, l'induction est une croyance qui est à la base<br />

de toutes nos actions quotidiennes, La plupart de nos<br />

comportements reposent sur la croyance en l’uniformité<br />

et en la régularité du cours de la nature, et sur la<br />

confiance en cette régularité. Si telles c<strong>au</strong>ses ont produit<br />

tel effet dans le passé, et continuent de le produire<br />

encore jusqu'à maintenant, elles produiront toujours tels<br />

effets à l'avenir. C'est ainsi que je ne vais jamais<br />

approcher ma main du feu car je sais, c'est-à-dire je<br />

'crois', que le feu brûle, étant donné que j'ai toujours<br />

constaté que le feu brûle.<br />

219


Leibniz, cherchant à expliquer plus profondément cette<br />

tendance de l'esprit, <strong>au</strong>rait dit: parce qu'il n'y a <strong>au</strong>cune<br />

'raison suffisante' pour que le feu ne brûle pas. Hume se<br />

contente de l'expérience répétée, donc fondée sur<br />

l'habitude. Mille réactions 'naturelles' de notre vie<br />

courante sont ainsi programmées.<br />

Comment en venons-nous à croire que les mêmes<br />

c<strong>au</strong>ses produisent les mêmes effets, et à avoir confiance<br />

en l’expérience ? Ainsi la croyance que le soleil se lève<br />

chaque matin. Ces croyances, ultimement fondées sur la<br />

croyance en l'uniformité du monde, sont-elles rationnelles<br />

? Hume pense qu'elles sont irrationnelles <strong>au</strong> sens<br />

où elles ne sont pas fondées sur des raisons ou ne<br />

reposent pas sur un raisonnement valide. Ici, en effet, on<br />

va du particulier <strong>au</strong> général. Ceci n'est pas logiquement<br />

valide. L'habitude n'est pas raison et ne donne pas<br />

nécessairement les raisons. Ce n’est pas parce qu’on a<br />

toujours vu se produire telle chose, ce n'est pas parce<br />

qu'on a l'habitude de la voir se produire immanquablement,<br />

que cette chose va se reproduire infailliblement. La<br />

croyance est ferme mais les raisons qui la soutiennent ne<br />

le sont pas. Nous avons des raisons. Mais nous n'avons<br />

pas toute la raison !<br />

Hume critique la croyance inductive pour son manque de<br />

rationalité. Cependant même Hume, ne peut pas<br />

s’opposer finalement à l’affirmation selon laquelle nos<br />

inductions passées nous fournissent des raisons de<br />

croire en quelque chose de probable. Nous avons quand<br />

même des raisons, et des bonnes raisons, de croire en<br />

quelque chose de probable !<br />

220


Plus quelque chose arrive régulièrement, et s’est passé<br />

de multiples fois, dans des circonstances diverses, etc.,<br />

plus la croyance devient forte. Plus les raisons de croire<br />

en elle <strong>au</strong>gmentent, plus nous avons de 'raisons' de<br />

croire en elles. Même si elles ne sont pas totalement<br />

'rationnelles', elle ne sont pas non plus 'irrationnelles'.<br />

Ainsi la croyance en la fidélité de la nature à elle-même<br />

n'est pas irrationnelle.<br />

Fondement de la certitude<br />

La certitude veut se fonder sur des bases assurées.<br />

Quelles sont ces bases ? Comment être sûr de ne pas<br />

être trompé ? Comment atteindre ce qui est absolument<br />

indubitable ? Avec la modernité cette certitude commence<br />

avec la subjectivité. Cogito. Je pense. Dès lors la<br />

question de fond est: comment sortir de mon enfermement<br />

sur mon moi ? Où trouver le référentiel absolu de<br />

certitude ?<br />

Méthode: Dans le "Discours de la méthode", Descartes<br />

pose 4 règles qu'il doit appliquer afin de mener sa<br />

réflexion. La troisième de ces règles affirme que la simplicité<br />

a une valeur épistémologique. "Construire par ordre<br />

mes pensées, en commençant par les objets les plus<br />

simples et les plus aisés à connaître pour monter peu à<br />

peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des<br />

plus composés".<br />

Kant pose la question critique. Là où l’euphorie<br />

dogmatique de l’Aufklärung affirme ‘science’, Kant pose<br />

la question ‘que puis-je savoir ?’. Là où le facile optimisme<br />

de l’Aufklärung affirme ‘vertu’, Kant pose la question<br />

221


‘que dois-je faire ?’. Là où les naïves certitudes de<br />

l’Aufklärung affirment ‘progrès’, Kant pose la question<br />

‘que puis-je espérer ?’.<br />

L’homme est-il désormais seul totalisateur d’un monde<br />

en stricte <strong>au</strong>tonomie immanente, nouant par sa raison à<br />

la fois l’être, le sens et la valeur ? Il ne suffit pas de le<br />

proclamer idéologiquement. Il f<strong>au</strong>t pouvoir le fonder<br />

critiquement. Car désormais tout recours à un référentiel<br />

ou à un garant extra-humain est exclu. C’est donc <strong>au</strong><br />

possible humain de fonder le possible humain. Tâche de<br />

Sisyphe ? Cercle vicieux ? L’Aufklärung n’a pas soupçonné<br />

l’abîme, ou s’il l’a soupçonné, il n’a pas osé le<br />

regarder en face. Les ténèbres derrière les ‘lumières’ !<br />

Comment le pur possible humain fonde-t-il radicalement<br />

le pur possible humain.<br />

Tout possible humain commence nécessairement avec la<br />

connaissance. Fonder le possible humain commence<br />

donc par la fondation critique de la possibilité de<br />

connaître. Critique de la raison théorique. Jusqu’ici le<br />

renversement anthropocentrique n’était pas allé jusqu’<strong>au</strong><br />

bout de sa logique interne. Qu’elle fut empiriste ou<br />

rationaliste, la connaissance humaine continuait à<br />

graviter <strong>au</strong>tour de son objet. On n’osait pas aller jusqu’<strong>au</strong><br />

bout du renversement copernicien. L’objet (de la<br />

connaissance) se tenait toujours <strong>au</strong> centre et le sujet<br />

(connaissant) gravitait <strong>au</strong>tour. C’est l’objet qui restait<br />

absolu et le sujet, relatif à lui.<br />

Kant poussera jusqu’<strong>au</strong> bout cette logique. Si l’homme<br />

est réellement central, le possible humain fondamental, à<br />

savoir la connaissance, doit donc être centrale. Et c’est<br />

222


l’objet (de la connaissance) qui doit graviter <strong>au</strong>tour de ce<br />

centre. La connaissance, désormais, donc le sujet,<br />

devient l’absolu. C’est l’objet qui devient relatif à lui et<br />

gravite <strong>au</strong>tour de lui.<br />

Ce renversement consacre l’<strong>au</strong>tonomie radicale du sujet<br />

connaissant. Le possible humain désormais fondé par le<br />

possible humain ! Dogmatisme et scepticisme se dépassent<br />

en criticisme. C’est en même temps le point de<br />

départ de tout idéalisme: un <strong>au</strong>-delà de la connaissance<br />

est inconnaissable. Un <strong>au</strong>-delà de la pensée est impensable.<br />

C’est donc le sujet connaissant qui détermine la<br />

connaissance. Et partant l’être-pour-nous, le réel-pournous.<br />

Mais qu’est réellement la connaissance ? Kant est d’accord<br />

avec l’empirisme sur un premier point: toute notre<br />

connaissance commence avec la sensation. Est-ce à dire<br />

qu’elle se réduit à la sensation ? Non. C’est l’échec pour<br />

Hume de fonder une science certaine à partir du postulat<br />

purement empiriste qui éveille Kant de son ‘sommeil<br />

dogmatique’.<br />

Il n’y a de science certaine possible que s’il existe une<br />

réelle c<strong>au</strong>salité. Or Hume montre qu’<strong>au</strong> strict nive<strong>au</strong> du<br />

champ d’expérience sensible nous ne découvrons jamais<br />

rien de plus que des juxtapositions et/ou des successions.<br />

Ce que nous appelons ‘c<strong>au</strong>salité’ n’est rien d’<strong>au</strong>tre<br />

que l’habitude de voir associés (en juxtaposition ou en<br />

succession) deux ou plusieurs phénomènes. Ainsi la<br />

‘c<strong>au</strong>salité’ n’est qu’une ‘association’ de fait. Elle n’a ni<br />

nécessité ni objectivité de droit. Mais s’il n’y a plus de<br />

c<strong>au</strong>salité nécessaire, il ne peut y avoir de science<br />

223


certaine. Celle-ci ne peut plus être que simple ‘croyance’<br />

et sa certitude se dissout dans le scepticisme.<br />

Ainsi s’accomplit le projet empiriste de ruiner la<br />

métaphysique. Mais la physique qu’on voulait ainsi<br />

valoriser n’est pas davantage s<strong>au</strong>ve. Pour que la science<br />

soit s<strong>au</strong>vée, il f<strong>au</strong>t que le principe de c<strong>au</strong>salité et les<br />

<strong>au</strong>tres principes constitutifs de la science soient nécessaires.<br />

D’où peut leur venir cette nécessité ? Puisque<br />

l’expérience seule ne peut la donner, il f<strong>au</strong>t qu’elle vienne<br />

indépendamment de l’expérience, de façon a priori.<br />

D’<strong>au</strong>tre part, la science n’est pas simplement reflet stérile<br />

ou description analytique. Au contraire elle est construction<br />

croissante, organisation synthétique. La connaissance<br />

scientifique, sous peine d’être stérile t<strong>au</strong>tologie<br />

(simple explication analytique du contenu du sujet), doit<br />

affirmer <strong>au</strong>tre chose et plus que ce qui est déjà contenu<br />

dans le sujet. Elle doit donc comporter des énoncés<br />

synthétiques, c’est-à-dire des énoncés qui ne soient pas<br />

simple explicitation de leur contenu mais qui, <strong>au</strong> contraire,<br />

apportent du nouve<strong>au</strong>.<br />

D’où peuvent venir de tels énoncés ? Ils ne peuvent plus<br />

venir de l’objet qui est désormais relatif <strong>au</strong> sujet. Ils ne<br />

peuvent venir que du sujet. Ils ne peuvent venir que de la<br />

connaissance elle-même. C’est donc à l’intérieur de<br />

celle-ci que doivent se trouver à la fois cette nécessité a<br />

priori et cette constitution synthétique. Pour qu’il y ait<br />

science il f<strong>au</strong>t donc qu’il y ait dans l’acte même de la<br />

connaissance scientifique quelque chose comme des<br />

‘structures’ à la fois a priori et synthétiques.<br />

224


Si toute connaissance commence avec l’expérience, il ne<br />

s’ensuit pas qu’elle découle toute de l’expérience. Dans<br />

toute connaissance il y a un donné, une ‘matière’ donnée<br />

à l’intuition, et une ‘structure’, une forme que donne la<br />

pensée. Des pensées sans contenu sont vides; des<br />

intuitions sans concepts sont aveugles. La matière est<br />

donc une donnée nécessaire. Mais elle reste une<br />

inconnue (et donc un quasi-inexistant) tant qu’elle n’est<br />

pas reprise dans une ‘forme’. La forme est ce qui vient de<br />

l’esprit. Elle est essentiellement une structure de mise en<br />

ordre et de mise en forme de la matière. Structure indépendante<br />

de l’expérience et pourtant condition nécessaire<br />

de toute représentation. Structure qui ne peut être<br />

que celle de la capacité de connaître du sujet connaissant.<br />

Quelle est cette structure du sujet connaissant ? Entre le<br />

sujet transcendantal du ‘Je pur’ et l’objet transcendant<br />

que sont les ‘noumènes’ inconnaissables, s’étagent les<br />

instances de l’esprit pensant. De bas en h<strong>au</strong>t, on trouve<br />

les FORMES de la sensibilité, les CATEGORIES de<br />

l’entendement, les IDEES de la raison.<br />

Les ‘idées’ de la raison: Dieu, le monde, l’âme. Non pas<br />

des objets mais de purs concepts. Exigences régulatrices,<br />

principes heuristiques, règles à l’usage de l’entendement.<br />

Les ‘catégories’ de l’entendement. Par rapport à la<br />

quantité: l’unité, la pluralité et la totalité. Avec les jugements<br />

correspondants: singuliers, particuliers, universels.<br />

Par rapport à la qualité: réalité, négation, limitation. Avec<br />

les jugements correspondants: affirmatifs, négatifs,<br />

225


indéfinis. Par rapport à la relation: substance et mode,<br />

c<strong>au</strong>se et effet, réciprocité. Avec les jugements correspondants:<br />

catégoriques, hypothétiques, disjonctifs. Par<br />

rapport à la modalité: possibilité, existence, nécessité.<br />

Avec les jugements correspondants: problématiques,<br />

assertoriques, apodictiques.<br />

Les ‘formes’ de la sensibilité. L’espace, forme de la juxtaposition<br />

et de la connaissance sensible extérieure. Le<br />

temps, forme de la succession et de la connaissance<br />

sensible intérieure.<br />

C’est donc essentiellement cette structure du sujet connaissant<br />

qui s’absolutise en son strict possible. Entre des<br />

extrêmes inaccessibles dont nous ne pouvons finalement<br />

rien dire. Pas même qu’ils existent. Tout objet ne peut<br />

plus être désormais que relatif à la structure de la<br />

connaissance du sujet.<br />

Incontournables croyances<br />

La science n'est pas sans présupposés fondament<strong>au</strong>x<br />

qui sont improuvables et qui restent de l'ordre des<br />

croyances. Ces présupposés se tiennent avant la tâche<br />

proprement scientifique qui se trouve en tension entre la<br />

règle nécessaire d'objectivation du réel avec sa nécessité<br />

épistémologique, sa méthodologie scientifique et la nécessité<br />

d'une foi pour y arriver.<br />

Ces présupposés fondament<strong>au</strong>x, ces croyances fondationnelles<br />

ou ces postulats de la science ne s'imposent<br />

pas rationnellement et pourtant la science est impossible<br />

sans eux. Ainsi l'uniformité du cours de la nature, le fait<br />

226


que la nature suivra demain les mêmes lois qu'elle suit<br />

<strong>au</strong>jourd'hui ou encore la connaissabilité de la nature et la<br />

compréhensibilité de la réalité.<br />

La foi<br />

La foi est '<strong>au</strong>-delà' de la croyance et de la raison. Elle est<br />

ailleurs et d'un <strong>au</strong>tre ordre. Le génie de Pascal dit tout.<br />

Et c’est pourquoi je n’entreprendrai pas ici de prouver par<br />

des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la<br />

Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni <strong>au</strong>cune des choses<br />

de cette nature ; non seulement parce que je ne me<br />

trouverais pas assez fort pour trouver dans la nature de<br />

quoi convaincre des athées endurcis ; mais encore parce<br />

que cette connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et<br />

stérile.<br />

Quand un homme serait persuadé que les proportions<br />

des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles<br />

et dépendantes d’une première vérité en qui elles<br />

subsistent, et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas<br />

be<strong>au</strong>coup avancé pour son salut.<br />

Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu<br />

simplement <strong>au</strong>teur des vérités géométriques et de l’ordre<br />

des éléments ; c’est la part des païens et des épicuriens.<br />

Il ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa<br />

providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour<br />

donner une heureuse suite d’années à ceux qui l’adorent;<br />

c’est la portion des Juifs.<br />

Mais le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de<br />

227


Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d’amour et de<br />

consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de<br />

ceux qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir<br />

intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui<br />

s’unit <strong>au</strong> fond de leur âme ; qui la remplit d’humilité, de<br />

joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapables<br />

d’<strong>au</strong>tre fin que de lui-même. 1<br />

1 Pascal, Les Pensées, Lafuma 449.<br />

228


4. La traversée<br />

sceptique<br />

Le scepticisme fait peur à la pensée installée. Il peut<br />

effectivement venir d'une anémie spirituelle et conduire à<br />

la liquidation. Il peut également se lever comme une<br />

chance d'ouverture et de dépassement. A condition de ne<br />

pas s'y installer et de rester en route. Le doute est à traverser.<br />

Cette traversée est féconde.<br />

Face à la quête de vérité, Sextus Empiricus envisage<br />

trois possibilités: 1) on fait effectivement une découverte,<br />

2) on nie qu'une vérité puisse jamais être trouvée, 3) on<br />

continue malgré tout la recherche.<br />

Cela donne trois attitudes philosophiques majeures: 1) le<br />

dogmatisme qui ne vit que d'affirmations, 2) le probabilisme<br />

qui nie qu'on puisse faire des découvertes, 3) le<br />

scepticisme qui ne cesse de chercher.<br />

Si toute affirmation de vérité était évidente, le dogmatisme<br />

pourrait être universel. Mais, de fait, la vérité<br />

s'énonce <strong>au</strong> pluriel. Les arguments sont non seulement<br />

229


différents mais de force différente. Il convient donc de<br />

suspendre l'assentiment. En-deçà du but moral qui est<br />

d'atteindre la tranquillité il y a le but logique qui est de<br />

détruire les f<strong>au</strong>sses opinions que nous soutenons à tout<br />

propos et qui nous rendent malheureux en nous trompant<br />

sur la nature des choses. Mais le sceptique, contrairement<br />

à l'épicurien, par exemple, entend bien rester dans<br />

l'ignorance en n'admettant rien qui ne soit douteux. Il ne<br />

formule pas d'hypothèses, mais laisse toujours ouverte la<br />

possibilité d'une réfutation.<br />

Arguments sceptiques<br />

Le doute sceptique n'est pas une voie de garage mais un<br />

chemin hors du doute. Pour sortir du doute il f<strong>au</strong>t<br />

commencer par donner les raisons de douter. Il ne s'agit<br />

donc pas d'un nihilisme. Ce n'est pas 'rien' que je connais<br />

mais 'quelque chose', à savoir le pourquoi de mon doute.<br />

Les différents arguments sceptiques amènent à la conclusion<br />

que les conditions suffisantes pour le savoir ou la<br />

croyance justifiée ou bien ne sont pas satisfaites ou bien<br />

ne peuvent pas être satisfaites.<br />

Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes<br />

énumère cinq modes de l'epokhè sceptiques: le désaccord,<br />

la régression à l'infini, le relatif, l'hypothèse, le diallèle.<br />

On peut les considérer comme modes opératoires.<br />

En les enchaînant logiquement, on peut réfuter n'importe<br />

quelle démonstration. Si on tente d'échapper <strong>au</strong> premier<br />

mode, on tombe dans le second. Pour lui échapper, on<br />

tombe dans le troisième, etc. Si on prend chacun des<br />

modes isolé les uns des <strong>au</strong>tres, on a une collection de<br />

témoins d'erreurs logiques. Si on les prend tous en-<br />

230


semble, on a une réfutation systématique de toute démonstration.<br />

Point de départ: le désaccord entre les écoles. La vérité<br />

est accord. Il f<strong>au</strong>drait que les gens commencent à se<br />

mettre d'accord sur une position commune. Mais force<br />

est de constater que sur un même sujet règnent des<br />

points de divergence proposant chacun des arguments<br />

forts. Si des arguments <strong>au</strong>ssi forts n'arrivent pas à convaincre<br />

des esprits <strong>au</strong>ssi éminente, c'est qu'ils passent à<br />

côté de la vérité.<br />

Une fois chaque position rejetée, suit alors une<br />

déconstruction logique. Chacune des thèse avancée se<br />

fait piéger, tombant dans l'un des quatre <strong>au</strong>tres modes. –<br />

La régression à l'infini. On se sert d'un critère de vérité<br />

qui se justifie par lui-même. L'évidence, par exemple.<br />

Mais il f<strong>au</strong>t justifier l'évidence. De fil en aiguille, il s'agira<br />

de prouver la véracité de la raison. Mais pour le démontrer,<br />

je dois employer la raison. Et finalement chercher<br />

la raison de la raison à l'infini. – Le diallèle. Le<br />

cercle vicieux. Pour prouver un point A, on a besoin d'un<br />

point B, mais que pour prouver ce point B, on a besoin<br />

du point A. – L'hypothèse. Pour échapper à la fois à la<br />

régression à l'infini et <strong>au</strong> diallèle, il reste comme recours<br />

de poser son critère de vérité par hypothèse, sans le<br />

démontrer. Mais quitte à tenir quelque chose pour vrai<br />

sans démonstration, pourquoi ne pas directement tenir<br />

pour vrai ce qu'on recherche, plutôt que de partir d'une<br />

lointaine c<strong>au</strong>se? Dans le meilleur des cas on parvient à<br />

un hypothèse consolidée, mais non pas à une vérité<br />

démontrée. – Le relatif. Si on désire malgré tout conserver<br />

sa conviction en sa vérité, on est bien obligé de<br />

231


econnaître que cette vérité ne s'impose pas à tout le<br />

monde. Il s'agit d'une vérité relative à un sujet, <strong>au</strong>tant dire<br />

une opinion.<br />

Les dogmatiques font reposer leurs arguments sur des<br />

démonstrations qui reposent elles-mêmes sur un critère<br />

de vérité. Pour décider si une démonstration est concluante,<br />

il f<strong>au</strong>t en effet que chacune de ses parties ait été<br />

reconnue pour vraie. Mais qu'est-ce qui permet de reconnaître<br />

cette vérité ? Ça ne peut être une démonstration,<br />

puisqu'elle <strong>au</strong>rait besoin à son tour d'être démontrée,<br />

mais si c'est une affirmation non démontrée, elle sera<br />

arbitraire et ne pourra pas convaincre. Sextus Empiricus<br />

soulève ici le problème majeur des démonstrations. Elles<br />

reposent toujours sur des postulats. Mais ceci n'est pas<br />

acceptable d'un point de vue logique strict. Il en conclut<br />

qu'il n'y a pas de critère de vérité.<br />

Rien ne peut nous permettre d'affirmer qu'une chose est<br />

vraie, pas plus que d'affirmer qu'elle est f<strong>au</strong>sse, car il y<br />

<strong>au</strong>ra toujours dans ces affirmations une part de décision<br />

arbitraire.<br />

Les scepticismes<br />

Etymologiquement, scepticisme, du grec skeptikos, veut<br />

dire 'qui examine'. Au sens strict, il s'agit d'une philosophie<br />

selon laquelle la pensée humaine n'arrive pas à<br />

se déterminer si elle peut ou si elle ne peut pas arriver à<br />

la découverte d'une vérité. Il ne s'agit donc pas de rejeter<br />

la recherche mais <strong>au</strong> contraire de ne jamais l'interrompre<br />

en prétendant être parvenu à une vérité absolue. On<br />

parvient ainsi à la quiétude – ataraxia – par-delà les<br />

232


conflits de dogmes, par-delà également la douleur que<br />

provoque la décou-verte de l'incohérence dans leurs<br />

certitudes. Avant de croire, le scepticisme veut<br />

essentiellement vérifier. Mais sans jamais fermer son<br />

doute sur lui-même, ce qui en ferait une certitude et<br />

constituerait une <strong>au</strong>tre forme de dogmatisme.<br />

Gorgias (483-378), connu comme sophiste plutôt que<br />

comme sceptique, affirmait que rien n'existe, ou que si<br />

quoi que ce soit existe, on ne peut le connaître, ou que si<br />

quoi que ce soit existe et qu'il est possible de le connaître,<br />

on ne peut en parler. Un <strong>au</strong>tre sophiste, Protagoras<br />

(480-411), enseignait que l'Homme est la mesure<br />

de toutes choses'. Quant <strong>au</strong> matérialiste Démocrite (460-<br />

370), la connaissance sensible, pourtant la seule possible<br />

pour nous, n'est pas fiable.<br />

Pyrrhon (360-270) est considéré comme le premier représentant<br />

du scepticisme philosophique. Les pyrrhoniens<br />

recherchaient la vérité, même si la plupart du<br />

temps, cela signifiait qu'ils cherchaient des arguments<br />

contredisant les positions dogmatiques soutenues par<br />

d'<strong>au</strong>tres philosophes comme les stoïciens ou les épicuriens.<br />

Trouver des façons de combattre le dogmatisme<br />

était l'élément central du scepticisme philosophique. Il<br />

n'en reste pas moins qu'il était <strong>au</strong>ssi considéré comme<br />

une règle de vie par ses adeptes avec, pour objectif,<br />

l'ataraxie, la paix de l'esprit, un état de tranquillité<br />

parfaite.<br />

Ses successeurs Arcésilas (316-241) et Carnéade (214-<br />

129) ont tous deux dirigé l'Académie fondée par Platon.<br />

Arcésilas, de la Moyenne Académie, prétendait que l'on<br />

233


ne peut rien savoir. Il prône la suspension du jugement<br />

pour demeurer sans opinion et n'accepter que le<br />

raisonnable. Carnéade, de la Nouvelle Académie, dépassera<br />

ce scepticisme absolu vers le probabilisme qui tient<br />

que l'on ne peut atteindre que le probable (pithanon).<br />

Contre le stoïcisme, qui admet l'existence de représentations<br />

manifestant intrinsèquement leur vérité, Carnéade<br />

affirme qu'il n'y a pas de critère de la vérité, car il n'y a<br />

pas de représentation vraie. Cicéron résume en quatre<br />

propositions cette thèse de Carnéade et de l'Académie :<br />

1) Il y a des représentations f<strong>au</strong>sses. 2) Ces représentations<br />

ne permettent pas une connaissance certaine. 3)<br />

Si des représentations n'ont entre elles <strong>au</strong>cune différence,<br />

on ne peut distinguer leur degré de certitude. 4)<br />

Il n'y a pas de représentation vraie distincte d'une représentation<br />

f<strong>au</strong>sse.<br />

Mais, pour Carnéade, la raison elle non plus n'est capable<br />

de nous faire connaître les choses telles qu'elles<br />

sont en elles-mêmes. En effet, la raison seule, sans<br />

représentation, ne peut connaître le monde. Même considérée<br />

en elle-même la dialectique de la raison conduit à<br />

des contradictions insurmontables. Carnéade va jusqu'à<br />

remettre en question la certitude des mathématiques.<br />

Cette critique de la certitude conduit à l'état d'incompréhension<br />

– acatalepsie -, état dans lequel on suspend son<br />

jugement et on ne croit en rien. Dès lors, si pour agir, il<br />

f<strong>au</strong>t croire, comment agir, si rien ne peut être cru ?<br />

Mais le scepticisme déborde largement l'école sceptique.<br />

Lorsque Socrate, par exemple, affirme que tout ce qu'il<br />

sait, c'est qu'il ne sait rien, on ne peut certes pas<br />

234


l'accuser de dogmatisme. Au-delà de l'usage strict du<br />

terme, sceptique est un adjectif abondamment employé,<br />

souvent avec excès. Il a be<strong>au</strong>coup été utilisé pour<br />

désigner un certain défaitisme face à la connaissance,<br />

particulièrement à la Renaissance. Le terme a, enfin, été<br />

récupéré par des mouvements n'ayant qu'un lointain lien<br />

avec le scepticisme mais qui cherchent à mettre en avant<br />

leur contestation face à des idées présentées comme<br />

vraies.<br />

Un <strong>au</strong>-delà de la connaissance sensible<br />

est-il possible ?<br />

Le scepticisme, de façon générale, est basé sur la<br />

croyance que notre connaissance part de l'expérience<br />

sensorielle. Or, cette expérience varie d'une personne à<br />

l'<strong>au</strong>tre, d'un moment à l'<strong>au</strong>tre. Comment s'y fier avec<br />

certitude ? Et comment posséder la certitude absolue sur<br />

quoi que ce soit en ne comptant que sur l'expérience<br />

fournie par les sens ? Il est vrai que parmi des<br />

dogmatistes comme Platon et Descartes les arguments<br />

démontrant le manque de fiabilité de l'expérience<br />

sensorielle ont été encore plus nombreux.<br />

Pour les sceptiques 'empiristes', nous percevons les<br />

choses uniquement telles qu'elles nous apparaissent.<br />

Nous ne pouvons donc pas connaître la source de ces<br />

apparences, si tant est qu'il y en a une. Si, par conséquent,<br />

il y a connaissance sensorielle, elle est toujours<br />

personnelle, immédiate et changeante. Toute déduction<br />

faite à partir des apparences est sujette à erreurs. Nous<br />

ne possédons <strong>au</strong>cune méthode pour déterminer si nos<br />

conclusions ou jugements sont exacts.<br />

235


A de tels arguments, de nombreux sceptiques ont<br />

répliqué par des concepts probabilistes <strong>au</strong> sujet de la<br />

connaissance empirique. D'<strong>au</strong>tre part, le scepticisme<br />

sensoriel n'a pas empêché les dogmatistes de chercher<br />

ailleurs la vérité absolue, soit du côté de la Raison ou de<br />

la Logique.<br />

Une connaissance certaine est-elle possible ?<br />

Sur les questions les plus fondamentales, comme savoir<br />

si la certitude et la connaissance sont possibles, certains<br />

sceptiques croyaient savoir que la certitude était<br />

impossible, d'<strong>au</strong>tres affirmaient ignorer si la connaissance<br />

était possible. Affirmer qu'il est impossible de<br />

savoir contredit cette affirmation elle-même, Mais affirmer<br />

ne pas savoir si la connaissance est possible ne contredit<br />

pas l'idée qu'un effort est nécessaire pour acquérir la<br />

connaissance, même si l'on ne peut être sûr d'y arriver<br />

<strong>au</strong> départ. Bien que certains sceptiques semblent avoir<br />

maintenu que l'idéal consistait en une absence d'opinions<br />

tranchées, la plupart, sans doute, pensaient que lorsqu'une<br />

position est soutenue par un ensemble de<br />

preuves plus solides que celles de la position contraire,<br />

mieux v<strong>au</strong>t croire en la plus probable.<br />

Dans la plupart des cas, ils n'ont sans doute pas cru qu'il<br />

fallait suspendre son jugement sur absolument tout,<br />

simplement parce qu'on ne peut être totalement sûr de<br />

quoi que ce soit. Une telle opinion se réfuterait d'ailleurs<br />

elle-même, puisqu'on devrait s'abstenir de décider de sa<br />

véracité. La suspension absolue du jugement devrait être<br />

réservée <strong>au</strong>x sujets dont on ne sait rien, desquels on ne<br />

peut rien savoir, ou pour lesquels les preuves du pour et<br />

236


du contre s'équivalent.<br />

Le scepticisme 'scientifique'<br />

On dit parfois que la science est 'athée' et ‘matérialiste’.<br />

Mais que veut dire ‘matérialiste’ lorsqu’un Langevin parle<br />

du développement de la science comme d’un travail ‘de<br />

représentation du monde par la pensée’ ? Lorsque<br />

Einstein assimile les faits, les lois et les théories scientifiques<br />

à des ‘créations libres de l’esprit humain’ ?<br />

Lorsque Bachelard dit des corpuscules qu’ ‘il f<strong>au</strong>t plutôt<br />

les inventer que les découvrir’ ? La science ne serait-elle<br />

pas plutôt ‘idéaliste’ ? La matière dont s’occupe la<br />

science moderne est en fait be<strong>au</strong>coup moins ‘matière’ –<br />

<strong>au</strong> sens substantialiste du terme – que ‘théorie’ !<br />

Ces étiquettes qui pouvaient encore avoir un sens pour<br />

la science du dix-neuvième siècle, n’ont pratiquement<br />

plus <strong>au</strong>cune signification dans la science d’<strong>au</strong>jourd’hui.<br />

Pour une raison très simple, sur laquelle nous venons<br />

d’insister: l’esprit scientifique moderne a abandonné<br />

toute visée métaphysique comme obstacle à son propre<br />

mouvement et à sa véritable constitution.<br />

La science moderne, par exemple, non seulement refuse<br />

mais se sent incapable – comme étant d’un <strong>au</strong>tre ordre<br />

que le sien – de démontrer l’existence ou la nonexistence<br />

de Dieu. En même temps la science moderne<br />

a perdu ses prétentions impérialistes et totalitaires. Elle a<br />

perdu sa majuscule ! Elle se sait un certain discours –<br />

parmi d’<strong>au</strong>tres discours possibles – <strong>au</strong> service de<br />

l’intelligibilité de la totalité. Cette humilité de la science<br />

moderne constitue sa grandeur. Ne se confondant plus<br />

237


dogmatiquement avec la vérité, elle peut mieux être <strong>au</strong><br />

service de la vérité. Elle se libère de la métaphysique<br />

pour être plus véritablement science.<br />

La science est dépassement critique<br />

des croyances métaphysiques<br />

La science est dépassement dialectique du dogmatisme<br />

et du scepticisme. Aussi bien le dogmatisme que le<br />

scepticisme trouvent la vérité dans leur dépassement. Le<br />

concept de relation est donc devenu central. Mais en<br />

même temps il a changé de contenu et de signification.<br />

La science contemporaine assume la critique sceptique<br />

en reconnaissant et en soulignant la relativité de l’en-soi<br />

du sujet et de l’objet. Elle renonce à le déterminer<br />

absolument. Le criticisme dépasse le dogmatisme et le<br />

scepticisme parce qu’il pose la problématique sur des<br />

bases nouvelles, signifiant une rupture et un renversement<br />

épistémologique.<br />

Comment déterminer cette rupture ? Elle se caractérise<br />

négativement par un refus de la visée métaphysique des<br />

en-soi, des ‘êtres’, des ‘natures’, des ‘substances’ et des<br />

qualités substantielles. Elle se caractérise positivement<br />

par la substitution de rapports logico-mathématiques à<br />

ces en-soi. En d’<strong>au</strong>tres termes, la certitude n’a plus<br />

besoin d’en-soi pour se constituer. Une science vraie<br />

peut se constituer même à partir de l’ignorance de la<br />

‘nature’ des objets sur lesquels elle porte. La science ne<br />

prétend plus atteindre la vérité d’une ‘nature’ substantielle<br />

mais la vérité d’un rapport.<br />

La relativité joue <strong>au</strong>ssi bien par rapport <strong>au</strong> sujet que par<br />

238


apport à l’objet. Que veut dire: ce crayon est rouge ? Il<br />

n’y a en soi ni ‘rouge’ ni ‘crayon’. Le ‘rouge’ ne peut donc<br />

pas être ‘dans’ le crayon comme une qualité substantielle<br />

dans une substance. Le crayon n’est pas rouge. Je ne le<br />

vois rouge qu’à la lumière blanche. Il prend différentes<br />

couleurs selon les différentes lumières qui l’éclairent. Le<br />

crayon n’est rouge – pour moi – que dans un rése<strong>au</strong><br />

déterminé de conditions objectives. Que veut donc dire<br />

scientifiquement que ce crayon est rouge ? Cet objet<br />

matériel que j’appelle crayon, situé dans un champ de<br />

lumière polychrome, réfléchit un rayonnement de 400<br />

trillions de vibrations à la seconde. Ce rayonnement<br />

produit dans mon système perceptif – qui est ce qu’il est<br />

et pourrait être <strong>au</strong>tre ! – une impression subjective que<br />

j’appelle ‘rouge’. Le crayon n’est donc pas rouge.<br />

Justement il refuse d’être rouge pour que je puisse le voir<br />

rouge. Le rouge n’existe à proprement parler que comme<br />

impression subjective.<br />

L’énoncé: ce crayon est rouge, n’est donc pas f<strong>au</strong>x. Mais<br />

sa vérité a changé d’espace. Elle ne vise plus la ‘substance’.<br />

Elle s’identifie à un rapport. Un pur rapport<br />

mathématique mesurable et calculable. Cet exemple très<br />

simple montre la rupture épistémologique opérée par la<br />

science moderne qui ne vise plus des en-soi absolus<br />

mais de pures relations. Mais son relativisme est <strong>au</strong>x<br />

antipodes du scepticisme puisque ces relations sont des<br />

fonctions mathématiques logiquement déterminables et<br />

calculables. Ce sont des rapports constants, critiquement<br />

indubitables qui s’imposent à tous les esprits, par-delà<br />

leur singularité et leur subjectivité.<br />

Il est <strong>au</strong>x antipodes également du dogmatisme. Sa vérité<br />

239


n’est plus ‘la’ Vérité - avec une majuscule ! Elle est la<br />

vérité d’un rapport dont les termes sont reliés avec une<br />

cohérence absolue. Non plus vérité absolue en soi, mais<br />

vérité d’un rapport qui noue une articulation ou un<br />

‘discours’. La science est un discours vrai. Sa vérité n’est<br />

pas ontologique mais logique.<br />

La certitude absolue est-elle nécessaire ?<br />

Pour la plupart des sceptiques philosophiques, la personne<br />

raisonnable se fie <strong>au</strong> caractère probable des choses<br />

plus qu'<strong>au</strong>x certitudes absolues pour décider en quoi<br />

croire. L'école de sceptiques de l'Antiquité, les Académiciens,<br />

rejetait le dogmatisme métaphysique de ses<br />

fondateurs et défendaient le probabilisme. C'est-à-dire<br />

l'idée que le caractère probable sera plus utile que la<br />

certitude absolue pour en arriver à des décisions<br />

importantes. Il est intéressant de noter que ce sont les<br />

dogmatistes, menés par Descartes et les rationalistes,<br />

qui ont enrichi les mathématiques mais non pas la<br />

physique, alors que ce sont les probabilistes, menés par<br />

les Empiristes britanniques comme David Hume, qui ont<br />

rendu possible la science empirique moderne.<br />

Le seul domaine où le dogmatisme pourrait trouver une<br />

justification <strong>au</strong>x yeux sceptiques est celui de la logique.<br />

Le principe de contradiction voulant qu'un énoncé soit<br />

vrai ou f<strong>au</strong>x est considéré par de nombreux sceptiques<br />

comme exact, mais vide de sens. Une telle vérité est<br />

simplement formelle et ne révèle en effet rien à propos<br />

du monde de l'expérience. Il en va de même du principe<br />

d'identité. La plupart des sceptiques accepteraient sans<br />

doute <strong>au</strong>ssi le fait qu'il y a des vérités sémantiques, c'est-<br />

240


à-dire des énoncés qui sont vrais par définition.<br />

Le sceptique ne nie pas la réalité de la perception<br />

sensorielle. Tenir sa main sur le feu fait mal. Ce qu'il nie,<br />

c'est qu'<strong>au</strong>-delà de l'apparence du feu qui brûle, <strong>au</strong>-delà<br />

de l'expérience subjective, il y ait une réalité transcendant<br />

l'expérience immédiate, à moins de considérer cette<br />

réalité de façon probabiliste comme seulement hypothétique.<br />

Il est vrai <strong>au</strong>ssi que dans la vie quotidienne<br />

be<strong>au</strong>coup trouvent des principes directeurs menant à<br />

une vie heureuse et tranquille sans recourir à des<br />

absolus. La certitude absolue n'est pas nécessaire ni en<br />

science ni dans la vie quotidienne. La science peut très<br />

bien fonctionner, même en se limitant <strong>au</strong>x apparences et<br />

<strong>au</strong>x probabilités.<br />

Aujourd'hui, les philosophies dogmatiques se font rares.<br />

L'âge d'or de la métaphysique appartient <strong>au</strong> passé. Le<br />

scepticisme, explicite ou diffus, le plus souvent sous sa<br />

forme probabiliste, occupe l'espace mental. Le seul<br />

domaine de la philosophie où la question de certitude<br />

absolue n'est pas tabou reste la logique. Il est peut-être<br />

vrai que l'absolument certain reste hors de notre portée,<br />

mais il est f<strong>au</strong>x de dire que toutes les affirmations sont<br />

également probables.<br />

Contre la méthode<br />

Dans son acception la plus serrée, et d'un point de vue<br />

plus strictement épistémologique, <strong>au</strong>-delà de sa préoccupation<br />

de recherche de l'indifférence heureuse, le<br />

scepticisme est une étonnante école de la pensée rigoureuse,<br />

proche de l'esprit scientifique moderne.<br />

241


La science procède par ruptures. Gaston Bachelard<br />

définit l'esprit scientifique comme « la rectification du<br />

savoir, l'élargissement des cadres de la connaissance ».<br />

Il s'agit de surmonter les obstacles épistémologiques.<br />

Ces obstacles ne sont pas seulement inévitables, mais<br />

<strong>au</strong>ssi indispensables pour connaître la vérité. Celle-ci en<br />

effet n'apparaît jamais par une illumination subite, mais<br />

<strong>au</strong> contraire, après de longs tâtonnements, « une longue<br />

histoire d'erreurs et d'errances surmontées ». Surmonter<br />

un obstacle épistémologique donne chaque fois lieu à<br />

une 'rupture épistémologique'.<br />

Karl Popper rejette toutes les cultures non-occidentales<br />

du côté des clôtures, des superstitions et de la tradition,<br />

n'ayant quasiment rien à nous apporter, à nous qui avons<br />

la bonne méthode de recherche de la vérité et de<br />

l'organisation. P<strong>au</strong>l Feyerabend (1924-1994), <strong>au</strong> contraire,<br />

valorise toutes les cultures et toutes les traditions.<br />

Il en vient à affirmer que la science est be<strong>au</strong>coup plus<br />

proche du mythe qu’une philosophie scientifique n’est<br />

prête à l’admettre. Il choque même davantage en affirmant<br />

déplorer que l’on ne permette pas à ses enfants<br />

d'apprendre à l’école la magie plutôt que la science.<br />

Against Method (1975). Contre la méthode. Esquisse<br />

d'une théorie anarchique du savoir. Attention à la science<br />

idéologiquement pétrifiée. C'est une chose étonnante de<br />

tomber sur un penseur avec lequel on peut avoir tant<br />

d'affinités. Laissez-moi citer simplement quelques-unes<br />

de ses réflexions d'une étonnante pertinence. Un commentaire<br />

les priverait de leur mordant.<br />

Le seul principe qui ne ralentit pas le progrès scientifique<br />

242


s'énonce: 'anything goes', tout va. A priori tout peut être<br />

bon. Ce principe définit l'anarchisme épistémologique.<br />

Des hypothèses qui contredisent des théories bien confirmées<br />

nous apportent des évidences qu'on n'obtient pas<br />

<strong>au</strong>trement. La prolifération de théories est bénéfique pour<br />

la science. Les faits se constituent à partir de plus<br />

anciennes idéologies; un choc entre faits et théories peut<br />

être une preuve de progrès.<br />

Pour une épistémologie anarchique. Pour une séparation<br />

de l'Etat et de la science. Science et mythe se recoupent<br />

de bien des manières. Réaliser que la science n'est pas<br />

sacro-sainte, et que le débat entre science et mythe a<br />

cessé sans qu'<strong>au</strong>cun côté ne l'ait emporté, ne peut que<br />

renforcer l'anarchisme. La science est be<strong>au</strong>coup plus<br />

proche du mythe que la philosophie scientifique n'est<br />

prête à l'admettre.<br />

Il est nécessaire de ré-examiner notre attitude envers le<br />

mythe, la religion, la magie, la sorcellerie et de toutes ces<br />

idées que les rationalistes voudraient voir disparaître de<br />

la terre. En examinant la mythologie africaine on<br />

découvre que la quête de théorie est une quête d'unité<br />

derrière une apparente complexité.<br />

Une science qui croit être en possession de la seule<br />

méthode correcte et des seuls résultats acceptables est<br />

une idéologie. Cette idéologie est comme une tumeur<br />

mentale. Notre petit conte de fées... La raison de notre<br />

traitement spécial des sciences. Si la science a trouvé<br />

une méthode qui transforme les idées contaminées<br />

idéologiquement en théories utiles et vraies, alors, bien<br />

sûr, elle n'est plus idéologie mais la mesure objective de<br />

243


toute idéologie.<br />

La séparation de la science et de la non-science n'est<br />

pas seulement artificielle mais joue <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong> détriment de<br />

l'avancement du savoir. Très souvent la science progresse<br />

et s'oriente dans de nouvelles directions par des<br />

influences non-scientifiques. Souvent l'avancement<br />

scientifique ne suit pas de règles strictes, par exemple la<br />

naissance de la mécanique quantique. L'élève doit<br />

pouvoir construire ses résistances contre la propagande<br />

idéologique.<br />

Feyerabend critique l'aspect réducteur de la théorie de<br />

la réfutabilité (Popper) et défend le pluralisme méthodologique.<br />

Selon lui il existe une très grande variété de<br />

méthodes différentes adaptées à des contextes scientifiques<br />

et soci<strong>au</strong>x toujours différents. D'<strong>au</strong>tre part, il remet<br />

en question la place que la théorie de la réfutabilité<br />

accorde à la science, en en faisant l'unique source de<br />

savoir légitime, et le fondement d'une connaissance<br />

universelle qui dépasse les clivages culturels et commun<strong>au</strong>taires.<br />

Un chemin de liberté<br />

Redécouvert à la Renaissance, après les solides certitudes<br />

des âges précédents, le pyrrhonisme n'avait pas<br />

d'emblée bonne presse. Ne venait-il pas troubler les<br />

évidences fondatrices de la chrétienté et conforter la<br />

libertine indifférence des mécréants ? De fait, le scepticisme<br />

peut être funeste lorsque le doute se fait lit de<br />

repos, que l'indécision s'érige en dogme et que la<br />

suspension du jugement rime avec peur de la vérité.<br />

244


L'échec, ici, s'appelle clôture.<br />

Il en va <strong>au</strong>trement dans l'ouvert de l'exode. Le troglodyte<br />

de la caverne de Platon n'<strong>au</strong>rait jamais quitté sa prison<br />

sans le regard sceptique sur ses évidences souterraines.<br />

Toute libération urge une sortie qui n'<strong>au</strong>rait pas lieu sans<br />

mise en question des certitudes installées.<br />

Dans la mesure où elle se refuse la facilité et reste en<br />

route, la traversée sceptique est exigeante. Elle appelle à<br />

sa manière une foi en l'ailleurs. Pascal le dit admirablement.<br />

Nous avons une impuissance de prouver, invincible à<br />

tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité,<br />

invincible à tout le pyrrhonisme. 1<br />

Une impuissance de prouver... Notre bulle de la vérité est<br />

flottante. Une idée de la vérité... Notre bulle ne flotte pas<br />

dans le vide.<br />

1 Pensées, 395<br />

245


246


5. Cogito<br />

Jusqu'où ne f<strong>au</strong>t-il pas aller pour trouver l'inébranlable<br />

fondement de certitude sur lequel il serait possible<br />

d'édifier de façon indubitable toute la vérité ? René<br />

Descartes et avec lui toute la modernité ont cru le trouver<br />

dans le 'cogito'. La pensée à la première personne du<br />

singulier. « 'Je pense', donc je suis ». Le point de départ<br />

fondateur, n'est plus ontologique. Il est seulement<br />

logique. Question de méthode. Ainsi se trouve poussée<br />

jusqu'<strong>au</strong> bout la logique interne du renversement<br />

anthropocentrique de l'objet vers le sujet.<br />

Renversement 'copernicien' du centre et de la périphérie,<br />

ce n'est plus la pensée qui gravite <strong>au</strong>tour de l'être, c'est<br />

l'être, désormais, qui gravite <strong>au</strong>tour de la pensée. Non<br />

seulement le 'sujet' pensant a barre sur l'objet pensé<br />

mais il devient le médiateur universel de la vérité sur<br />

l'être. Sans doute celui-ci garde-t-il une priorité ontologique<br />

indépendante des possibilités logiques de l'esprit<br />

humain. L'être existe encore indépendamment de ma<br />

pensée. Dieu existe. Encore. Le monde existe. Encore.<br />

Mais leur pertinence passe par 'mon' possible sur eux.<br />

247


Nouvelle origine ?<br />

Lorsque Dieu se voit mis entre parenthèses il f<strong>au</strong>t bien<br />

chercher ailleurs une possibilité originaire. C'est Descartes<br />

qui énoncera le nouve<strong>au</strong> principe. Il f<strong>au</strong>t à tout<br />

enchaînement un point d'ancrage. Les `longues chaînes<br />

de raisons' resteraient flottantes si un premier anne<strong>au</strong> ne<br />

les reliait à de l'absolu. Jusque là, l'ancre pouvait être jeté<br />

de partout; il trouvait toujours en Dieu un roc ferme. A<br />

présent les fonds se révèlent plus mouvants. Et les<br />

points d'ancrage plus incertains.<br />

Où trouver l'indubitable solidité à laquelle raccrocher les<br />

liens de notre totalité ? Théoriquement, Dieu reste<br />

l'ultime garant. Trop `<strong>au</strong>tre', cependant. C'est à partir du<br />

`même' que l'homme veut désormais enchaîner l'ensemble<br />

des enchaînements. La philosophie commence<br />

désormais avec le `je'. Je pense, donc je suis. Le possible<br />

de l'homme n'est plus fondé dans le lien mais dans<br />

le point. Le point de départ.<br />

Le discours de la méthode<br />

Une date importante de notre modernité: 1637. René<br />

Descartes publie le discours de la méthode. Nous<br />

reprenons ici son moment essentiel, à savoir la quatrième<br />

partie. Le texte est d'une important telle qu'il doit<br />

être cité plus longuement, en nous permettant quelque<br />

distance avec la matérialité du texte pour essayer d'en<br />

mieux saisir l'esprit et de le rendre plus accessible à la<br />

compréhension.<br />

Douter de tout excepté de l'absolu indubitable. Laisser<br />

248


entre parenthèses tout ce qui ne touche pas proprement<br />

la recherche de la vérité. Rejeter comme absolument<br />

f<strong>au</strong>x tout ce en quoi on peut soupçonner le moindre<br />

doute. Nos sens nous trompent quelquefois, pourquoi, ne<br />

nous tromperaient-ils pas toujours ? Il arrive qu'on se<br />

méprend en raisonnant, il f<strong>au</strong>t donc rejeter comme<br />

f<strong>au</strong>sses toutes les raisons prises <strong>au</strong>paravant pour<br />

démonstrations. Les mêmes pensées que nous avons<br />

étant éveillés, peuvent <strong>au</strong>ssi nous venir quand nous<br />

dormons, sans qu'<strong>au</strong>cune d'entre elles ne soit vraie.<br />

Autant feindre que tout ce qui nous était jamais entré en<br />

l'esprit n'était pas plus vrai que les illusions des songes.<br />

Mais en voulant penser ainsi que tout est f<strong>au</strong>x, il devient<br />

évident qu'il f<strong>au</strong>t nécessairement que moi, qui le pense,<br />

je sois quelque chose.<br />

Cette vérité : je pense, donc je suis,<br />

est si ferme et si<br />

assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions<br />

des sceptiques ne sont pas capables de l'ébranler.<br />

Je juge donc que je peux la recevoir, sans scrupule, pour<br />

le premier principe de la philosophie que je cherche.<br />

Je suis. Mais que suis-je ? Je peux feindre que je n'ai<br />

pas de corps, qu'il n'y a pas de monde, que je me situe<br />

nulle part. Mais je ne peux pas feindre que je ne suis<br />

pas.<br />

Au contraire, plus je doute de la vérité des <strong>au</strong>tres choses,<br />

(c'est-à-dire plus je pense,) plus s'impose l'évidence que<br />

je suis.<br />

249


Par contre, même si tout le reste que j'ai jamais imaginé<br />

était vrai, il suffit que je cesse de penser pour que s'évanouisse<br />

la raison de croire que je suis.<br />

C'est ainsi que je connais que je suis une substance dont<br />

toute l'essence ou la nature n'est que de penser.<br />

Cette substance, pour être, n'a besoin d'<strong>au</strong>cun lieu. Elle<br />

ne dépend d'<strong>au</strong>cune chose matérielle. Si bien que ce<br />

moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis,<br />

est entièrement distincte du corps. Elle est même plus<br />

aisée à connaître que lui<br />

. Et si le corps n'était pas, cela<br />

n'empêcherait pas l'âme d'être tout ce qu'elle est.<br />

Je viens de trouver une proposition que je sais être vraie<br />

et certaine. En quoi consiste cette certitude ? Et, de<br />

façon plus générale, qu'est-ce qui est requis pour qu'une<br />

proposition soit vraie et certaine ?<br />

Je remarque que dans cet énoncé: je pense donc je suis,<br />

il n'y a rien qui m'assure que je dis la vérité, excepté que<br />

je vois très clairement que, pour penser, il f<strong>au</strong>t être.<br />

Je peux donc prendre pour règle générale que les<br />

choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement<br />

sont toutes vraies. La seule difficulté qui reste<br />

c'est de discerner quelles sont celles que nous concevons<br />

distinctement.<br />

Je poursuis ma réflexion sur le fait que je doute. Mon être<br />

n'est donc pas parfait. Je vois en effet clairement que<br />

c'est une plus grande perfection de connaître que de<br />

douter.<br />

250


Mais où ai-je appris à penser à quelque chose de plus<br />

parfait que je ne suis ? Cela ne pouvait venir que d'une<br />

nature effectivement plus parfaite.<br />

En ce qui concerne les pensées de choses hors de moi<br />

comme le ciel, la terre, la lumière, la chaleur, et mille<br />

<strong>au</strong>tre choses, il était plus facile de savoir d'où elles<br />

venaient. Rien en elles ne semble les rendre supérieures<br />

à moi. Si donc elles étaient vraies c'était en dépendance<br />

de ma nature en tant qu'elle avait quelque perfection. Si<br />

elles étaient f<strong>au</strong>sses, je pouvais les tenir du néant, c'està-dire<br />

qu'elles étaient en moi, parce que j'ai du déf<strong>au</strong>t.<br />

Mais il en va différemment avec l'idée d'un être plus<br />

parfait que le mien. La tenir du néant était une chose<br />

manifestement impossible. Comment accepter, en effet,<br />

que le plus parfait puisse être une suite et une<br />

dépendance du moins parfait ou que du rien puisse sortir<br />

quelque chose ? Je ne pouvais pas la tenir non plus de<br />

moi-même. Il reste qu'elle a été mise en moi par une<br />

nature véritablement plus parfaite que je ne suis, ayant<br />

en elle-même toutes les perfections dont je pouvais avoir<br />

quelque idée, c'est-à-dire en un mot, Dieu.<br />

Puisque donc je connais quelques perfections dont je<br />

suis dépourvu, je ne suis pas le seul être à exister. Il f<strong>au</strong>t<br />

de toute nécessité qu'il y ait un <strong>au</strong>tre plus parfait dont je<br />

dépends et de qui j'ai reçu tout ce que j'ai.<br />

Si, en effet, j'étais le seul, et indépendant de tout <strong>au</strong>tre, si<br />

j'avais de moi-même ce peu qui me vient de ma<br />

participation à l'être parfait, j'<strong>au</strong>rais pu tout <strong>au</strong>ssi bien<br />

avoir de moi-même tout le surplus que je sais me<br />

251


manquer. J'<strong>au</strong>rais pu être de moi-même infini, éternel,<br />

immuable, omniscient, tout-puissant, enfin, avoir toutes<br />

les perfections que je remarquais en Dieu.<br />

Comment connaître la nature de Dieu <strong>au</strong>tant que la<br />

mienne en est capable ? Il suffit de considérer toutes les<br />

choses dont je trouve en moi quelque idée et voir si c'est<br />

perfection, ou non, de les posséder. Je suis certain que<br />

celles qui marquent quelque imperfection ne sont pas en<br />

lui, mais que toutes les <strong>au</strong>tres y sont. Ainsi je vois que le<br />

doute, l'inconstance, la tristesse, et choses semblables,<br />

ne peuvent pas y être, étant donné que j'<strong>au</strong>rais été moimême<br />

bien content d'en être exempt.<br />

D'<strong>au</strong>tre part, j'ai des idées de plusieurs choses sensibles<br />

et corporelles. J'ai be<strong>au</strong> supposer que je rêve et que tout<br />

ce que je vois ou imagine est f<strong>au</strong>x, je ne peux cependant<br />

pas nier que les idées sont véritablement en ma pensée.<br />

En moi, je connais déjà très clairement que la nature<br />

intelligente est distincte de la corporelle. Considérant que<br />

toute composition témoigne de la dépendance, et que la<br />

dépendance est manifestement un déf<strong>au</strong>t, je déduis de là<br />

que ce ne pouvait être une perfection en Dieu d'être<br />

composé de ces deux natures, et que, par conséquent, il<br />

ne l'est pas.<br />

Quant <strong>au</strong>x choses imparfaites dans le monde, corps,<br />

intelligences ou <strong>au</strong>tres natures, leur être doit dépendre<br />

de sa puissance, si bien qu'elles ne peuvent subsister<br />

sans lui un seul moment.<br />

Après cela, voulant chercher d'<strong>au</strong>tres vérités, je me suis<br />

252


proposé l'objet des géomètres, que je conçois comme un<br />

corps continu, ou un espace indéfiniment étendu en<br />

longueur, largeur et h<strong>au</strong>teur ou profondeur, divisible en<br />

diverses parties, pouvant prendre diverses figures et<br />

grandeurs, et être mues ou transposées en toutes sortes.<br />

C'est ainsi, en effet, que les géomètres voient leur objet.<br />

J'ai donc parcouru quelques-unes de leurs plus simples<br />

démonstrations.<br />

Je remarque que cette grande certitude que tout le<br />

monde leur attribue n'est fondée que sur le fait qu'on les<br />

conçoit avec évidence, suivant la règle tantôt énoncée.<br />

Je constate <strong>au</strong>ssi qu'il n'y a rien en elles qui m'assure de<br />

l'existence de leur objet. Car, par exemple, je vois bien<br />

que dans un triangle il f<strong>au</strong>t que ses trois angles soient<br />

ég<strong>au</strong>x à deux droits, mais je ne vois rien pour cela qui<br />

m'assure qu'il y a <strong>au</strong> monde un seul triangle.<br />

Par contre, revenu à examiner l'idée que j'ai d'un Être<br />

parfait, je trouve que l 'existence y est comprise,<br />

de la<br />

même façon, et même avec une plus grande évidence,<br />

qu'est compris dans l'idée d'un triangle le fait que ses<br />

trois angles sont ég<strong>au</strong>x à deux droits, ou en l'idée d'une<br />

sphère le fait que toutes ses parties sont également<br />

distantes de son centre. Il est par conséquent pour le<br />

moins <strong>au</strong>ssi certain que Dieu, qui est cet Être parfait, est<br />

ou existe.<br />

Ce qui fait que plusieurs croient qu'il est difficile à le<br />

connaître, de même qu'ils ont des difficultés à connaître<br />

ce que c'est que leur âme, c'est qu'ils n'élèvent jamais<br />

leur esprit <strong>au</strong> delà des choses sensibles. Ils sont<br />

253


tellement accoutumés à ne rien considérer qu'en l'imaginant,<br />

ce qui est une façon de penser particulière pour les<br />

choses matérielles, que tout ce qui n'est pas imaginable<br />

leur semble n'être pas intelligible. Même les philosophes<br />

tiennent pour maxime, dans les écoles, qu'il n'y a rien<br />

dans l'entendement qui n'ait premièrement été dans le<br />

sens, où toutefois il est certain que les idées de Dieu et<br />

de l'âme n'ont jamais été.<br />

Il me semble que ceux qui veulent user de leur imagination<br />

pour comprendre ces réalités,<br />

ne font rien d'<strong>au</strong>tre<br />

que ceux qui, pour entendre les sons ou sentir les<br />

odeurs, veulent se servir de leurs yeux. Avec cette<br />

différence que le sens de la vue ne nous assure pas<br />

moins de la vérité de ses objets, que font ceux de l'odorat<br />

ou de l'ouïe, alors que ni notre imagination ni nos sens<br />

ne nous s<strong>au</strong>raient jamais assurer d'<strong>au</strong>cune chose, si<br />

notre entendement n'y intervient.<br />

Enfin, s'il y a encore des hommes qui ne sont pas assez<br />

persuadés de l'existence de Dieu et de leur âme, par les<br />

raisons que j'ai apportées, je veux bien qu'ils sachent que<br />

toutes les <strong>au</strong>tres choses, dont ils pensent être plus<br />

assurés, comme d'avoir un corps, et qu'il y a des astres<br />

et une terre, et choses semblables, sont moins certaines.<br />

Il y a une assurance morale de ces choses, qui est telle<br />

qu'il semble, qu'à moins d'être extravagant, on ne peut<br />

en douter. Face à une certitude métaphysique, il f<strong>au</strong>t être<br />

déraisonnable pour ne pas être entièrement assuré.<br />

Autant s'imaginer, étant endormi, qu'on a un <strong>au</strong>tre corps,<br />

et qu'on voit d'<strong>au</strong>tres astres, et une <strong>au</strong>tre terre, sans qu'il<br />

en soit rien.<br />

254


Car d'où sait-on que les pensées qui viennent en songe<br />

sont plutôt f<strong>au</strong>sses que les <strong>au</strong>tres, alors que souvent<br />

elles ne sont pas moins vives et expresses ? Et que les<br />

meilleurs esprits y étudient tant qu'il leur plaira, je ne<br />

crois pas qu'ils puissent donner <strong>au</strong>cune raison qui soit<br />

suffisante pour ôter ce doute, s'ils ne présupposent<br />

l'existence de Dieu.<br />

Ce que j'ai pris tantôt pour une règle, à savoir que les<br />

choses que nous concevons très clairement et très<br />

distinctement sont toutes vraies, n'est assuré qu'à c<strong>au</strong>se<br />

que Dieu est ou existe, et qu'il est un être parfait, et que<br />

tout ce qui est en nous vient de lui.<br />

Nos idées ou notions sont des choses réelles qui<br />

viennent de Dieu. Par conséquent, en tout ce en quoi<br />

elles sont claires et distinctes, elles ne peuvent être que<br />

vraies. Si donc nous en avons assez souvent qui<br />

contiennent de la f<strong>au</strong>sseté, ce ne peut être que de celles<br />

qui ont quelque chose de confus et d'obscur. En cela<br />

elles participent du néant. C'est parce que nous ne<br />

sommes pas tout parfaits qu'elles sont ainsi confuses en<br />

nous.<br />

Il est <strong>au</strong>ssi absurde de prétendre que la f<strong>au</strong>sseté ou<br />

l'imperfection en tant que telle procède de Dieu que<br />

d'admettre que la vérité ou la perfection procède du<br />

néant.<br />

Si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de<br />

réel et de vrai vient d'un être parfait et infini, nous<br />

n'<strong>au</strong>rions <strong>au</strong>cune raison nous assurant que nos idées ont<br />

la perfection d'être vraies, si claires et distinctes soient-<br />

255


elles. Or, l a connaissance de Dieu et de l'âme nous rend<br />

certains de cette règle. Les rêveries que nous imaginons<br />

étant endormis ne doivent donc <strong>au</strong>cunement nous faire<br />

douter de la vérité des pensées que nous avons étant<br />

éveillés. Car même en dormant, on peut avoir quelque<br />

idée fort distincte, par exemple qu'un géomètre invente<br />

quelque nouvelle démonstration. Le sommeil n'empêcherait<br />

pas celle-ci d'être vraie.<br />

En ce qui concerne l'erreur la plus ordinaire de nos<br />

songes, à savoir qu'ils nous représentent divers objets de<br />

la même façon que font nos sens extérieurs, cela ne doit<br />

pas nous empêcher de nous défier de la vérité de telles<br />

idées, étant donné qu'elles peuvent <strong>au</strong>ssi nous tromper<br />

assez souvent, sans que nous dormions. C'est ainsi que<br />

ceux qui ont la j<strong>au</strong>nisse voient tout de couleur j<strong>au</strong>ne.<br />

C'est ainsi que les astres ou <strong>au</strong>tres corps fort éloignés<br />

nous paraissent be<strong>au</strong>coup plus petits qu'ils ne sont.<br />

Car enfin, soit que nous veillions, soit que nous dormions,<br />

nous ne devons jamais nous laisser persuader<br />

qu'à l'évidence de notre raison. Remarquez que je dis, de<br />

notre raison, et non point, de notre imagination ni de nos<br />

sens. Bien que nous voyons le soleil très clairement,<br />

nous ne devons pas juger pour cela qu'il ne soit que de la<br />

grandeur que nous le voyons. Et nous pouvons bien<br />

imaginer distinctement une tête de lion entée sur le corps<br />

d'une chèvre, sans qu'il faille conclure, pour cela, qu'il y<br />

ait <strong>au</strong> monde une chimère.<br />

Car la raison ne nous dicte point que ce que nous voyons<br />

ou imaginons ainsi soit véritable. Mais elle nous dicte<br />

bien que toutes nos idées ou notions doivent avoir<br />

256


quelque fondement de vérité. Car il ne serait pas possible<br />

que Dieu, qui est tout parfait et tout véritable, les<br />

<strong>au</strong>rait mises en nous sans cela.<br />

Et parce que nos raisonnements ne sont jamais si<br />

évidents ni si entiers pendant le sommeil que pendant la<br />

veille, bien que quelquefois nos imaginations soient alors<br />

<strong>au</strong>tant ou plus vives et expresses, la raison nous dicte<br />

<strong>au</strong>ssi que nos pensées ne pouvant être toutes vraies, à<br />

c<strong>au</strong>se que nous ne sommes pas tout parfaits, ce qu'elles<br />

ont de vérité doit infailliblement se rencontrer en celles<br />

que nous avons étant éveillés, plutôt qu'en nos songes. 1<br />

Le malin génie<br />

Jusque là, dans l'espace mental et culturel de l'Occident<br />

régnait un originaire absolument indubitable, fondement<br />

absolu de toute vérité, négation radicale de tout doute, à<br />

savoir Dieu. Désormais <strong>au</strong> commencement ne sera plus<br />

la certitude mais le doute.<br />

Reste alors à affronter le 'grand trompeur'. Il f<strong>au</strong>t désormais<br />

prendre grand soin de n'accepter comme vraie<br />

<strong>au</strong>cune erreur et d'armer l'esprit contre toutes les ruses<br />

du grand trompeur. La vérité, désormais, n'est plus<br />

donnée. Elle doit redoutablement se conquérir à travers<br />

une lutte contre la tromperie. Sur fond de soupçon d'un<br />

trompeur absolu.<br />

C'est dans les Méditations métaphysiques 2 que Descar-<br />

1 La paraphrase est consciente et voulue. Ce texte se trouve donc<br />

ici sans guillemets.<br />

2 Méditations métaphysiques (§9 et 10)<br />

257


tes prolonge le doute du côté de l'ontologie.<br />

Il s'agit non pas de la vérité des choses abstraites, des<br />

idées, des réalités pensées... mais de la réalité en ce<br />

qu'elle peut avoir d'opaque. D'emblée Descartes se<br />

trouve arrêté par l'antinomie entre deux sortes de<br />

sciences, à savoir les sciences du concret comme la<br />

physique ou la médecine et les sciences de l'abstrait<br />

comme l'arithmétique et la géométrie. Deux mondes<br />

épistémologiques radicalement différents. Les premières<br />

portent sur des choses 'composées', c'est-à-dire des<br />

choses dont la composition est complexe, de nature<br />

différente de la pensée. Elles sont douteuses et<br />

incertaines, c'est-à-dire l'accord entre elles n'est pas<br />

immédiatement évident, et peut-être ne le sera jamais.<br />

Les secondes sont certaines et indubitables qui restent<br />

vraies même si le monde n'existait pas.<br />

L'arithmétique, la géométrie, et les <strong>au</strong>tres sciences de<br />

cette nature, qui ne traitent que de choses fort simples et<br />

fort générales, sans se mettre be<strong>au</strong>coup en peine si elles<br />

sont dans la nature, ou si elles n'y sont pas, contiennent<br />

quelque chose de certain et d'indubitable. Car, soit que je<br />

veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble<br />

formeront toujours le nombre de cinq, le carré n'<strong>au</strong>ra<br />

jamais plus de quatre côtés;et il ne semble pas possible<br />

que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées<br />

d'<strong>au</strong>cune f<strong>au</strong>sseté ou d'incertitude. 1<br />

La vérité est accord. Accord de l’esprit avec lui-même.<br />

Accord de l’esprit avec l’<strong>au</strong>tre que lui-même. Le grand<br />

problème surgit avec cet '<strong>au</strong>tre', différent de l'esprit et<br />

1 Méditations métaphysiques (§ 8)<br />

258


que l'esprit veut apprivoiser. Comment garantir un accord<br />

possible ? La réponse semble venir d'elle-même. N'estce<br />

pas Dieu, créateur et maître de tout, qui est l'ultime<br />

garant de l'ultime non-contradiction ? N'ai-je pas en moi<br />

une telle croyance d'un Dieu créateur et tout-puissant et<br />

par qui j'ai été créé et produit tel que je suis ?<br />

Or qui peut m'assurer que ce Dieu n'ait point fait qu'il n'y<br />

ait <strong>au</strong>cune terre, <strong>au</strong>cun ciel, <strong>au</strong>cun corps, <strong>au</strong>cune étendue,<br />

<strong>au</strong>cune figure, <strong>au</strong>cune grandeur, <strong>au</strong>cun lieu, et que<br />

néanmoins j'aie les sentiments de toutes ces choses, et<br />

que tout cela ne me semble point exister <strong>au</strong>trement que<br />

je le vois ? Qui peut m'assurer que ce Dieu tout-puissant<br />

- c'est-à-dire qui peut tout - n'a en fait rien crée de ce que<br />

pourtant je crois exister tel que je le vois ?<br />

D'<strong>au</strong>tre part, je vois bien que les <strong>au</strong>tres se trompent<br />

parfois même dans les choses qu'ils pensent savoir avec<br />

le plus de certitude. Ainsi il se pourrait que Dieu ait voulu<br />

que je me trompe chaque fois même dans les choses les<br />

plus faciles comme l'addition de deux plus trois ou le<br />

nombre de côtés d'un carré.<br />

Sans doute la souveraine bonté de Dieu ne permet-elle<br />

pas que je sois trompé toujours. Mais qu'il puisse<br />

permettre que je me trompe quelquefois cela est<br />

possible. - Mais peut-être que Dieu n'a pas voulu que je<br />

fusse déçu de la sorte, car il est dit souverainement bon.<br />

Toutefois, si cela répugnerait à sa bonté, de m'avoir fait<br />

tel que je me trompasse toujours, cela semblerait <strong>au</strong>ssi<br />

lui être <strong>au</strong>cunement contraire de permettre que je me<br />

trompe quelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu'il<br />

259


ne le permette. 1<br />

Je peux donc imaginer qu'à la place d'un vrai Dieu, souveraine<br />

source de vérité, il y a une espèce de m<strong>au</strong>vais<br />

génie, puissant, rusé et trompeur, qui met toutes son<br />

ingéniosité à me tromper. Dès lors, toutes les choses<br />

extérieures que nous voyons et entendons, comme le<br />

ciel, la terre,les couleurs, les figures, les sons, ne sont<br />

que des illusions et des tromperies de notre crédulité<br />

abusée. Je peux même me considérer moi-même étant<br />

sans mains, sans yeux, sans chair, sans sang, sans<br />

<strong>au</strong>cun sens, mais pensant à tort avoir tout cela.<br />

Je dois donc rester fermement attaché à cette pensée. Et<br />

si par ce moyen il m'est impossible de parvenir à la<br />

connaissance d'<strong>au</strong>cune vérité, du moins est-il en mon<br />

pouvoir de suspendre mon jugement. Suspendre mon<br />

jugement... L'ultime attitude sceptique du sage. Mais<br />

l'homme occidental, saisi de démesure, peut-il encore<br />

laisser le dernier mot à la sagesse ?<br />

Le recentrement de l’humain sur lui-même se clôt dans<br />

son strict possible et trouve en sa créance quelque chose<br />

d’entièrement indubitable. ‘Je pense donc je suis’. Cela<br />

se conçoit clairement et distinctement. Voilà le fruit de<br />

l’intuition évidente. Il suffit, à présent, selon la méthode,<br />

d’en tirer les déductions nécessaires. C’est-à-dire l’enchaînement<br />

sans faille à la manière de la géométrie.<br />

La force de l’évidence doit venir désormais de la subjectivité<br />

qui n’a plus besoin d’<strong>au</strong>tre garant qu’elle-même.<br />

C’est elle qui veut se poser comme fondatrice de la<br />

1 Méditations métaphysiques (§ 9)<br />

260


totalité pensable. Ainsi donc doit s’accomplir le<br />

renversement ‘copernicien’ de l’être à la pensée. Une<br />

nouvelle courbure de l’espace mental. Une nouvelle<br />

gravitation de l’être.<br />

Descartes, sans doute, n’ose pas encore aller du côté de<br />

ces extrêmes. Il ne veut pas priver l’être de sa vérité<br />

objective. Il doit encore exister objectivement une ‘nature<br />

des choses’. Le ‘je pense’ ne peut pas être entièrement<br />

enfermé dans sa subjectivité. Ma pensée, d’<strong>au</strong>tre part,<br />

est incapable de fonder entièrement sa propre vérité. Un<br />

garant objectif est nécessaire. Comment, <strong>au</strong>trement,<br />

distinguer la pensée f<strong>au</strong>sse de la pensée vraie ? Dieu<br />

reste donc garant de mes évidences. Il est <strong>au</strong>ssi garant<br />

de la réalité du monde.<br />

Radicalisation du ‘je pense’ cartésien<br />

Pour Descartes, le ‘cogito’ restait encore ontologiquement<br />

en relation. Avec Kant le ‘cogito’ se clôt en son<br />

absolue <strong>au</strong>tonomie. Pour Descartes, il impliquait encore<br />

la substance d’un ‘je’. Pour Kant, il tend à n’être plus que<br />

pure structure. Pour Descartes, il ne signifiait encore<br />

qu’un point de départ logique. Pour Kant, il signifie un<br />

point de départ absolu. Pour Descartes, c’est l’être qui<br />

restait encore législateur alors que pour Kant, c’est le<br />

‘cogito’ qui devient législateur absolu. Pour Descartes, la<br />

transcendance restait objectivement possible. Pour Kant,<br />

elle se réduit à n’être plus que visée transcendantale.<br />

La subjectivité fondatrice. Dans l’<strong>au</strong>tonomie du sujet,<br />

<strong>au</strong>tour du ‘Je pense’ devenu législateur absolu, se clôt le<br />

champ de la légalité. Seul le ‘dedans’ a consistance; le<br />

261


‘hors de’ n’est que par postulation. Une métaphysique est<br />

désormais impossible. La transcendance s’estompe; elle<br />

n’est plus que dans les strictes limites du possible<br />

humain comme simple ‘transcendantal’. Le ‘noumène’<br />

étant inaccessible, reste comme seul possible le<br />

‘phénomène’. Le réel en-soi étant hors d’atteinte, reste le<br />

réel-pour-moi. L’objectivité de l’objet-pour-moi s’identifie<br />

à la nécessité de la pensée elle-même. La matière<br />

s’évanouit, reste la forme. La structure prime sur le contenu.<br />

La pertinence du ‘même’ relègue l’ ‘<strong>au</strong>tre’ hors frontières.<br />

Dieu ? Le monde ? Le je ? De pures idées de la raison<br />

pure. Essentiellement des exigences régulatrices du<br />

sujet. Transcendantales. Sans <strong>au</strong>cune possibilité de<br />

‘transcendance’. Sous peine pour la raison, en tenant ses<br />

‘idées’ pour des réalités objectives, de faire un m<strong>au</strong>vais<br />

usage d’elle-même. Passer du transcendantal <strong>au</strong> transcendant<br />

ne peut conduire qu’à des erreurs et des<br />

illusions. Paralogismes et antinomies. La raison est <strong>au</strong>dessus<br />

de la pensée (entendement). Pure fonction<br />

formelle de régulation de l’entendement. Il n’y a donc pas<br />

d’intuition possible pour la raison. Or notre connaissance<br />

ne peut être rien d’<strong>au</strong>tre que l’intuition pensée.<br />

L’Etre est <strong>au</strong>-delà de notre possible. Toute ‘preuve’ de<br />

l’existence de Dieu est donc impossible. Car ce Dieu<br />

‘prouvé’ n’est jamais que l’idée de Dieu dans les limites<br />

de notre possible. L’homme est-il donc absolument<br />

prisonnier de sa schizoïdie ? Pourtant Kant a la certitude<br />

de Dieu. D’où peut lui venir cette certitude ? Elle ne peut<br />

pas venir du possible ‘théorique’. Puisqu’un <strong>au</strong>-delà de<br />

ce possible est impossible. Mais justement, <strong>au</strong> coeur de<br />

262


cet impossible, le possible humain fait l’expérience d’un<br />

absolu. Non pas un ‘ce que’. Mais un ‘que’. Pure exigence<br />

d’acte. Non pas théorique mais pratique. Impératif<br />

catégorique de la raison pratique.<br />

Critique de la raison pratique. Au milieu de sa clôture,<br />

dans son <strong>au</strong>tonomie radicale, le possible humain fait<br />

l’expérience d’un absolu radical. Tu dois. Un impératif<br />

catégorique, non pas hypothétique. Ne dépendant<br />

d’<strong>au</strong>cun ‘si...alors’. Nécessité absolument différente de<br />

celle de la nature, différente de la nécessité théorique.<br />

Pure forme d’acte. Pure exigence d’acte. Qui postule <strong>au</strong>dehors<br />

de la sphère du possible un réel. Dieu. La liberté.<br />

L’immortalité. Sorte de nouménal pratique qui ne peut<br />

plus être objet de connaissance mais uniquement de foi.<br />

– J’ai dû dépasser la connaissance pour gagner un<br />

espace pour la foi. – Réel inconnaissable. Et qui est là<br />

pourtant dans l’originaire protestation de l’acte. Ainsi<br />

l’impossible théorique est par l’acte ouvert <strong>au</strong>-delà de luimême.<br />

Malgré son radicalisme critique, Kant n’est pas encore<br />

allé jusqu’<strong>au</strong>x extrêmes conséquences de ses positions<br />

de départ. Une radicalisation plus extrémiste encore<br />

reste possible. Vers la clôture absolue...<br />

Bootstrap<br />

On sait que le 'bootstrap' désigne un procédé très simple<br />

qui sert à lancer un système plus gros et plus complexe.<br />

Il y a de l'humour dans ce mot qui évoque une hypothétique<br />

possibilité de monter en l'air en tirant sur ses bottes<br />

à la manière du baron de Münchh<strong>au</strong>sen se sortant d'un<br />

263


marécage où il était embourbé en se tirant par les<br />

cheveux.<br />

On n'est pas loin du 'mouvement perpétuel' sans cesse<br />

imaginé et sans cesse avorté. Et la raison est obvie. Pour<br />

tirer un système vers le h<strong>au</strong>t, quel que soit ce système et<br />

quel que soit ce h<strong>au</strong>t, il f<strong>au</strong>t un point d'appui extérieur.<br />

Pourquoi la bulle de la vérité ferait-elle exception ? Où<br />

son 'bootstrap', le cogito, va-t-il pouvoir trouver son point<br />

d'appui extérieur à lui ? 1<br />

1 Il f<strong>au</strong>t rendre justice à Descartes qu'en faisant appel à Dieu il est<br />

conscient de cette nécessité de trouver un point d'appui <strong>au</strong><br />

'dehors' de son 'bootstrap'. Ce que sa postérité 'moderne' semble<br />

oublier...<br />

264


E.<br />

Idée<br />

Déjà je pense. Déjà est l'idée. Elle m'englobe et me tient<br />

en quelque sorte prisonnier dans sa bulle. Vouloir tuer<br />

l'idée c'est identiquement vouloir me néantiser en tant<br />

que je pensant. Je ne peux donc sortir de l'idée. Elle<br />

reste pour moi incontournable.<br />

Il f<strong>au</strong>t immédiatement distinguer entre l'idée comme acte<br />

et l'idée comme objet. La première se confond avec<br />

l'esprit qui ne peut pas ne pas fonctionner <strong>au</strong>trement<br />

qu'en pensant, et donc en produisant des idées. La<br />

seconde représente la masse pensée des objets et de<br />

leur inter-relations. C'est elle qui est visée ici. C'est elle,<br />

265


en effet, qui tend à se boucler, à fonctionner en bulle, à<br />

s'imposer comme science ou comme idéologie.<br />

La bulle de l'idée est fondamentalement celle du 'même'.<br />

Elle intègre une homogénéité et fait bon ménage avec<br />

elle. L'harmonie semble parfaite, du moins <strong>au</strong>ssi longtemps<br />

que son '<strong>au</strong>tre' ne crie sa différence. L'<strong>au</strong>tre...<br />

L'<strong>au</strong>tre de l'idée... Le réel.<br />

Une immense question sous-tend notre approche: lequel<br />

des deux est plus grand et plus englobant ? L'idée qui<br />

veut étreindre le réel ? Le réel qui refuse d'être compris<br />

par l'idée ?<br />

266


1. Difficile assomption<br />

du réel concret<br />

Les Grecs ont fondé la mathématique et posé l’idéal<br />

mathématique comme principe de toute science fondée<br />

désormais sur l'idée. Une avancée énorme de l'épistémé.<br />

En attendant que le 'réel' prenne sa revanche.<br />

Les résistances du concret<br />

Paradoxalement la valeur même de leur découverte<br />

jouait chez les Grecs comme obstacle et comme limite.<br />

En soulignant si fort la clarté et l’évidence rationnelle de<br />

l’idée abstraite, générale et objective, en soulignant si fort<br />

la clarté et l’évidence de la déduction logique, ils entretenaient<br />

et même renforçaient leur phobie du concret<br />

obscur, complexe, particulier et subjectif. Ils sont tellement<br />

séduits par l’idée que toute compromission de l’idée<br />

avec son ’<strong>au</strong>tre’, dut-elle signifier la victoire finale de<br />

l’idée, leur devient impensable.<br />

Déjà <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> même de leur mathématique. Ne se<br />

souciant pas de l’application concrète des sciences – le<br />

267


concret est-il digne d’un <strong>au</strong>tre que l’esclave ? – les Grecs<br />

conçoivent l’arithmétique non comme un calcul mais<br />

comme la théorie de la propriété des nombres. Leur idéal<br />

de la perfection ’finie’ les laissera démunis devant le<br />

scandale de la divisibilité à l’infini. Et cette défiance vis-àvis<br />

de l’infini, et ce scandale devant l’incommensurabilité,<br />

leur bouche définitivement un horizon mathématique qui<br />

pourtant se révélera très riche par la suite.<br />

Par peur du mouvement et par crainte d’obscurcir le<br />

raisonnement, ils s’en tiennent en géométrie à la règle et<br />

<strong>au</strong> compas, c’est-à-dire à la droite et <strong>au</strong> cercle, les <strong>au</strong>tres<br />

courbes étant – ‘impures’ ? – considérées comme trop<br />

’mécaniques’. Ne f<strong>au</strong>t-il pas, pour les construire, des<br />

instruments qui se déforment <strong>au</strong> cours du tracé de la<br />

figure ? En privilégiant les notions logiques et statiques,<br />

ils évitent de faire appel à des considérations qui, malgré<br />

leur évidence, relèvent de l’intuition sensible. Par exemple:<br />

le fait, dans la démonstration, de retourner la figure<br />

sur elle-même.<br />

Essayer de réaliser l’idéal mathématique du côté du<br />

concret restera toujours impensable pour les Grecs. A<br />

l’exception, d’une certaine façon, de ce concret quasiment<br />

abstrait que sont les corps célestes et dont la<br />

science peut être envisagée comme une certaine mathématique,<br />

à savoir l’astronomie. Là il leur reste encore<br />

possible de s<strong>au</strong>ver les apparences, c’est-à-dire de découvrir<br />

derrière les phénomènes sensibles les raisons<br />

géométriques qui les expliquent et les justifient.<br />

Mais quelles ‘raisons’ peut-il y avoir derrière l’incroyable<br />

multiplicité des objets terrestres ? La possibilité scien-<br />

268


tifique ne se trouve-t-elle pas arrêtée devant la variété et<br />

la complexité quasi infinies des aspects ? Comment<br />

arriver à les faire dériver d’un petit nombre de principes<br />

ou de notions premières ? Comment découvrir derrière<br />

les données fuyantes de la sensation cet ensemble de<br />

liaisons qui articulent rationnellement l’édifice logique ?<br />

En d’<strong>au</strong>tres termes, comment reprendre le multiple<br />

concret jusqu’<strong>au</strong> point où il ne renferme plus <strong>au</strong>cun<br />

élément étranger à la raison ?<br />

Reposant sur l’observation sensible, les sciences<br />

naturelles ne se trouvent plus en face d’une ’matière’ et<br />

d’une ’forme’, pour reprendre la distinction aristotélicienne,<br />

<strong>au</strong>ssi translucides à la raison qu’en mathématiques.<br />

La ’matière’ est constituée de données sensibles<br />

concrètes, donc obscures. Ensuite ces données sont<br />

soumises à une naissance, à un changement et à une<br />

mort, donc <strong>au</strong> mouvement. Enfin, étant individuelles,<br />

elles ne réalisent qu’imparfaitement la forme qui est<br />

générale alors que les individus mathématiques reproduisent<br />

exactement le genre et l’espèce dont ils font<br />

partie. Il ne peut donc y avoir un rapport adéquat, mathématiquement<br />

mesurable, entre forme et matière.<br />

Logiquement il subsiste donc des obscurités. Dès lors la<br />

nature a be<strong>au</strong> être regardée comme pénétrable par la<br />

rationalité, jamais cette pénétration ne pourra se faire de<br />

part en part. Pour qu’une science ’naturelle’ puisse, par la<br />

suite, devenir possible il f<strong>au</strong>dra que d’une façon ou d’une<br />

<strong>au</strong>tre les faits concrets, particuliers et multiples, objet des<br />

sciences naturelles, soient ramenés <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> du<br />

général, de l’un et, partant, de l’idée abstraite, ce qui est<br />

d’emblée le cas en mathématique.<br />

269


Les Grecs n’entrevoient pas la possibilité que l’expérience<br />

puisse devenir elle-même rationnelle en se pénétrant<br />

d’idée. Ils ne peuvent encore penser, comme le fera la<br />

science moderne, le ’fait’ en tant que ’scientifique’, le 'fait'<br />

en tant que construit, par opposition <strong>au</strong> fait simplement<br />

empirique. Dès lors l’expérience peut-elle être <strong>au</strong>tre<br />

chose qu’une source d’obscurité et d’erreur ?<br />

Et pourtant ils ont la certitude que la nature doit être<br />

pétrie de raison. Et par conséquent de mathématique ! Il<br />

s’efforceront donc de dégager un schéma rationnel de la<br />

nature. Par raisonnement analogique, raisonnement du<br />

même <strong>au</strong> même, fondé sur l’observation, ils tentent<br />

d’établir une classification en genres et en espèces –<br />

essences ou idées abstraites et générales qui s’articulent<br />

entre elles selon une hiérarchie – classification qui est<br />

censée reproduire <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> de l’esprit humain la classification<br />

hiérarchisée selon laquelle est construite la<br />

nature.<br />

Ce schéma rationnel de la nature permettra ensuite<br />

d’intégrer toute nouvelle découverte et par conséquent,<br />

en le corrigeant éventuellement, de l’étendre progressivement<br />

à la totalité des êtres naturels. Ce processus<br />

d’intégration se fait essentiellement par la déduction. La<br />

déduction est la forme de raisonnement qui procède du<br />

général <strong>au</strong> particulier, de l’un <strong>au</strong> multiple, de l’idée <strong>au</strong> fait.<br />

Procéder en sens inverse, raisonner du particulier <strong>au</strong><br />

général, du multiple à l’un, du fait à l’idée, l’induction, ne<br />

sera rationnel que dans l’espace de la déduction. Aristote<br />

établira rigoureusement les différentes formes valables,<br />

c’est-à-dire logiques, du raisonnement.<br />

270


Pour les Grecs, il existe donc de fait, non de droit, un<br />

fossé jamais comblé, entre les mathématiques et les<br />

sciences naturelles. Le processus scientifique des Grecs<br />

se déploie dans un espace épistémologique statique,<br />

dominé par le même. L’<strong>au</strong>tre reste fondamentalement<br />

étrange et étranger. Très <strong>au</strong>dacieux, ils manqueront pour<br />

tant d’<strong>au</strong>dace. Le progrès de la science exigera encore<br />

d’<strong>au</strong>tres révolutions.<br />

La difficile assomption du concret<br />

par le logos scientifique<br />

Avant que l’idée mathématique n’arrive à pétrir le réel<br />

concret, les sciences de la nature trouvent leur intelligibilité<br />

dans un espace épistémologique millénaire, un<br />

véritable système, qu’on peut qualifier d’astro-bioanthropo-logique.<br />

Un système qui est ’logie’ à sa manière,<br />

’logie’ sous le régime du ’mythos’, c'est-à-dire<br />

mythologie.<br />

Ce système considère la totalité comme un grand<br />

‘vivant’. L’homme projette anthropomorphiquement ses<br />

affects dans l’univers. La totalité cosmique se noue de<br />

façon anthropomorphe sur l’homme. Il y a participation<br />

vitale entre le macrocosme et le microcosme, entre la<br />

matière et l’homme. La révolution des astres englobe la<br />

grande tétralogie des quatre saisons, des quatre<br />

éléments du monde, des quatre humeurs essentielles,<br />

des quatre qualités fondamentales...<br />

Le système zodiacal, par exemple, noue les vivants <strong>au</strong>x<br />

astres dans la symbiose d’une totalité organique. Les<br />

liens de l’univers sont organiques. Les c<strong>au</strong>ses agissent<br />

271


par ’forces’, par ’influences’, par ’affinités’, par ’sympathies’.<br />

Les interactions se font par contiguïté, par correspondance<br />

et par analogie. Les déterminations sont<br />

astrales et les nécessités fatales. L’homme est un microcosme<br />

en symbiose et en sympathie avec le macrocosme.<br />

Connaissance et action se déploient dans cet espace<br />

épistémologique et pragmatique et sont conditionnées<br />

par lui. Le système ’astro-bio-anthropo-logique’ régit les<br />

sciences de la nature jusqu’<strong>au</strong> 17e siècle. C’est lui qui<br />

confère intelligibilité et cohérence à l’astronomie d’avant<br />

l’astronomie, à savoir l’astrologie, et à la chimie d’avant<br />

la chimie, c’est-à-dire l’alchimie.<br />

De l’astrologie à l’astronomie<br />

La fascination des astres a sans doute commencé avec<br />

le commencement de l’homme. Entre cette originelle<br />

fascination sacrale et la science, le passage n’est pas<br />

immédiat. Lorsque l’intérêt pour les astres se fait ’logie’,<br />

comme chez les Chaldéens, les très nombreuses observations,<br />

pourtant de plus en plus précises, codifiées,<br />

comparées et calculées, ne sont pas encore réellement<br />

’science’. Ce n’est qu’en Grèce que l’étude des astres<br />

commencera à accéder <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> de la raison mathématique.<br />

En partie seulement, car jusqu’à la fin de la<br />

Renaissance la véritable astronomie restera largement<br />

dominée par l’astrologie.<br />

L’astrologie s’inscrit dans le schéma du système<br />

astrobiologique. L’univers est un gigantesque vivant. Les<br />

pulsations vitales de l’ensemble de l’univers sont donc en<br />

272


harmonie sympathique. Rien ne se produit dans le ciel<br />

qui n’ait sa répercussion sur terre. Et comme le ciel<br />

’tourne’ imperturbablement, le temps qu’il rythme ne peut<br />

être que cyclique. A l’expiration d’une grande durée, d’un<br />

grand cycle, d’une ‘grande Année’, les astres reprennent<br />

leur position originelle et par conséquent les choses terrestres<br />

qui leur correspondent reviennent à leur point de<br />

départ.<br />

Cela ’tourne’ selon le schéma de l’éternel retour. Les<br />

événements semblables peuvent donc reproduire une<br />

infinité de fois des événements semblables. Les affects,<br />

heureux ou malheureux, de l’homme sont en communion<br />

participative vitale avec l’ensemble de l’univers selon des<br />

’affinités’ et des ’correspondances’ secrètes que l’astrologie<br />

cherche à dévoiler. La détermination astrale est<br />

inéluctable. La position précise des astres <strong>au</strong> moment de<br />

la naissance, par exemple, ne peut pas ne pas influer<br />

définitivement sur le caractère et le destin de l’homme.<br />

L’horoscope, description déjà en quelque sorte ’scientifique’<br />

du ciel à un moment donné, sera utilisé comme<br />

moyen de prédiction des événements à venir.<br />

Le système astrobiologique a une très grande puissance<br />

intégratrice et reprend immédiatement dans sa perspective<br />

totalitaire les émergences fragmentaires de la<br />

’science’. L’astronomie ne pourra venir que dans l’éclatement<br />

de ce système totalitaire.<br />

De l’alchimie à la chimie<br />

L’alchimie relève du même schéma d’intelligibilité que<br />

l’astrologie. Alors que l’astrologie est effort d’intelligence<br />

273


de la totalité à partir de la périphérie astrale et ouranienne,<br />

l’alchimie procède à partir du centre matériel et<br />

chtonien. L’alchimie se veut être indissociablement théorie<br />

et praxis. Théorie de compréhension de l’âme de la<br />

matière. Praxis de trans<strong>format</strong>ion et de transmutation.<br />

Les deux problèmes pratiques les plus importants seront<br />

d’une part la transmutation des mét<strong>au</strong>x vils en or, et<br />

d’<strong>au</strong>tre part la guérison des maladies par la médecine et<br />

la pharmacopée.<br />

Le système trouve sa cohérence dans l’unité postulée du<br />

ciel, de l’homme et de la terre constituant ensemble un<br />

vivant organiquement hiérarchisé où tous les éléments<br />

sont en liaison sympathique les uns avec les <strong>au</strong>tres. Tout<br />

devient donc théoriquement possible. L’homme peut<br />

devenir magicien, micro-magicien, parce que déjà la<br />

nature est vivante magicienne, macro-magicienne, qui<br />

produit tout mystérieusement par ’magie’.<br />

Il suffit pour cela de découvrir les secrets de la nature. Il<br />

s’agit de recréer artificiellement un climat de mystère où,<br />

aidés par l’homme, les processus naturels puissent se<br />

réaliser de façon accélérée. Ce sera une cave ou mieux<br />

encore un laboratoire. Le laboratoire alchimiste avec ses<br />

athanors, ses alambics, ses pélicans, son œuf philosophique,<br />

est une sorte d’organisme de digestion où les<br />

processus se déroulent sous le mode de la ‘trituration’,<br />

de la ‘dissolution’, de la ‘coagulation’, de l’ ‘éch<strong>au</strong>ffement’,<br />

de la ‘fermentation’, etc. Le laboratoire alchimiste<br />

est un microcosme où les processus de la nature<br />

macroscopique sont livrés <strong>au</strong>x possibilités accélérées de<br />

l’homme.<br />

274


Les catégories du ‘pur’, de l’ ‘impur’, de la ‘sublimation’...<br />

sont essentielles, car dans le processus alchimique il<br />

s’agit d’opérer d’un ‘cœur pur’ (catharsis) la ‘purification’<br />

de la matière, les impuretés étant souvent catalysées – le<br />

même appelant le même – pas des êtres réputés comme<br />

répugnants, crap<strong>au</strong>ds ou serpents, pour atteindre sa<br />

partie la plus volatile appelée ‘esprit’.<br />

Dans une cave de pierre à peine éclairée, on enferme un<br />

vieux coq et une vieille poule... Ils s’accouplent et ont des<br />

oeufs que l’on fera couver par des crap<strong>au</strong>ds, et il en<br />

sortira des basilics ayant forme de poulets avec une<br />

queue de dragon. Au bout de six mois, on brûlera ces<br />

anim<strong>au</strong>x et on triturera leurs cendres avec un tiers de<br />

sang provenant d’un homme roux. Enfin, on mélangera<br />

le tout à du vinaigre très fort, dans un récipient approprié.<br />

On étendra cette mixture sur les deux côtés d’une plaque<br />

de cuivre, qui, après avoir été ch<strong>au</strong>ffée à blanc, est de<br />

nouve<strong>au</strong> plongée dans la mixture jusqu’à ce qu’elle<br />

prenne le poids et la couleur de l’or... 1<br />

Au nom du Seigneur, prends du mercure, ou un élément<br />

du mercure, et sépare le pur de l’impur. Tu dois ensuite<br />

le traiter jusqu’à l’amener à une parfaite blancheur, que<br />

tu sublimeras avec du sel d’ammoniaque, jusqu’à ce qu’il<br />

se dissolve. Puis tu le calcineras, ensuite tu le dissoudras<br />

de nouve<strong>au</strong>; tu le feras ch<strong>au</strong>ffer dans un pélican<br />

pendant un mois après quoi tu le feras coaguler pour<br />

qu’il constitue un corps; celui-ci, en fin de compte, ne<br />

pourra être ni brûlé ni altéré, mais il restera toujours dans<br />

le même état. 2<br />

1 Théophile: Schedula diversarum artium.<br />

2 Paracelse. Les deux citations in U. Eco dans son Histoire illustrée<br />

275


Ces deux échantillons d’une littérature alchimique innombrable,<br />

le premier du dixième et le second du<br />

seizième siècle, suffisent pour plonger le logos logique<br />

dans l’extrême dépaysement épistémologique.<br />

Il s’agit essentiellement de remonter vers l’engendrement<br />

de la ’matière première’ issue de l’étreinte féconde entre<br />

l’activité céleste et la passivité matérielle, et puis de descendre<br />

comme le fait le mouvement producteur même de<br />

la nature. En restant fidèle <strong>au</strong>x grandes sympathies de<br />

l’univers et <strong>au</strong>x harmonies entre le macrocosme et le<br />

microcosme humain. Remonter du plomb, par exemple,<br />

jusqu’à ses principes et ses forces séminales, pour<br />

redescendre ensuite la chaîne transmutatrice productrice<br />

d’or. La ’pierre philosophale’ jouera le rôle d’une sorte de<br />

catalyseur de la c<strong>au</strong>se efficiente originaire. Tous les procédés<br />

s’inscrivent variablement dans un tel schéma.<br />

Le projet alchimiste n’est pas seulement reprise de la<br />

nature matérielle, il est <strong>au</strong>ssi vouloir de situer l’homme<br />

dans son intégrité bio-astrale, en articulant euphoriquement<br />

le lien entre les astres, les humeurs et la matière.<br />

La santé du corps dépend de l’équilibre des quatre<br />

humeurs que sont la bile j<strong>au</strong>ne, le sang, la bile noire et le<br />

phlegme, liés respectivement <strong>au</strong>x éléments matériels que<br />

sont le feu, l’air, la terre et l’e<strong>au</strong>, d’une part, et <strong>au</strong>x<br />

influences astrales des saisons, à savoir l’été, le<br />

printemps, l’<strong>au</strong>tomne et l’hiver, d’<strong>au</strong>tre part. Elle dépend<br />

<strong>au</strong>ssi du bon fonctionnement des fonctions vitales<br />

c<strong>au</strong>sées par les trois sortes d’ ‘esprits’, les ‘esprits<br />

naturels’ liés <strong>au</strong> foie, les ‘esprits vit<strong>au</strong>x’ liés <strong>au</strong> cœur et<br />

des inventions (Paris, 1961, pp.215-217).<br />

276


les ‘esprits anim<strong>au</strong>x’ liés <strong>au</strong> cerve<strong>au</strong>. La médecine<br />

consiste essentiellement à équilibrer les quatre humeurs<br />

en agissant sur les trois ‘esprits’. Le principe d’intelligibilité<br />

qui préside à ces processus est de type homéopathique.<br />

La pharmacopée élabore pour cela les médicaments<br />

nécessaires en extrayant de la nature, par ‘purification’<br />

et ‘sublimation’, les ‘principes’ essentiels et les<br />

‘quintessences’.<br />

Le passage de l’alchimie à la chimie se fera avec<br />

Lavoisier notamment, <strong>au</strong> cours du 18ème siècle. Par<br />

quelles mystérieuses sympathies ou antipathies, d’un<br />

liquide acide, brûlant et dangereux mêlé à un <strong>au</strong>tre<br />

liquide c<strong>au</strong>stique, brûlant et dangereux, peut-il résulter<br />

des crist<strong>au</strong>x d’un goût piquant agréable et un liquide<br />

bienfaisant ? Derrière une complexité qualitative contradictoire,<br />

la simplicité d’une formule qui livre en même<br />

temps la ‘raison’ d’une structuration moléculaire logique:<br />

H-Cl + Na-O-H = Cl-Na + H-O-H<br />

La réaction chimique désarticule ces structures moléculaires<br />

en leurs éléments qui seront ré-articulés<br />

logiquement en d’<strong>au</strong>tres structures. Le processus devient<br />

transparent à l’esprit et intelligible de part en part. Bien<br />

plus, il deviendra possible d’étendre cette intelligibilité à<br />

d’<strong>au</strong>tres substances constituées d’éléments partiellement<br />

différents mais de structure générale identique, de parler<br />

de fonction (H) ou de fonction (O-H), et finalement de<br />

formuler des lois.<br />

Derrière la multiplicité et la complexité des manifestations<br />

de la matière, la science découvrira progressivement<br />

l’unité et la simplicité de la structure atomique. Les mille<br />

277


formes qualitatives que prend concrètement la matière<br />

sont réductibles à des structurations logiques et mathématiques,<br />

calculables.<br />

Le grand rêve alchimiste de la transmutation des mét<strong>au</strong>x<br />

n’est finalement pas abandonné, de même que n’est pas<br />

abandonné le schéma fondamental de l’intelligibilité<br />

alchimiste, c’est-à-dire le schéma ’descendant’ et ’ascendant’,<br />

du complexe <strong>au</strong> simple et du simple <strong>au</strong> complexe.<br />

Mais il se situe dans un espace épistémologique et<br />

pragmatique radicalement nouve<strong>au</strong>. En chimie moderne<br />

la ’transmutation’ n’a plus rien de mystérieux. Elle<br />

s’identifie à la déstructuration et à la restructuration,<br />

analytiquement et synthétiquement, selon des rapports<br />

logiques et calculables <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> de la structure<br />

atomique.<br />

Un chemin infini<br />

Le passage entre astrologie et astronomie, entre alchimie<br />

et chimie est loin d'être achevé. L'épistémologie moderne<br />

en prend une conscience aigüe. L'oeuvre d'un Gaston<br />

Bachelard en témoigne. L'assomption du réel par la<br />

pensée n'est pas simplement difficile, elle reste engagée<br />

sur un chemin infini.<br />

278


2. La bulle de l'idée<br />

Un <strong>au</strong>-delà de la pensée est impensable. La modernité<br />

tient en quelque sorte dans ce court énoncé. Alors il f<strong>au</strong>t<br />

tirer toutes les conséquences du renversement `copernicien'<br />

qui pose la connaissance humaine <strong>au</strong> centre et<br />

fait graviter <strong>au</strong>tour d'elle tous ses objets. L'absolu, désormais,<br />

ne peut être que la connaissance. Ce sont ses<br />

objets qui se relativisent face à elle. Tout objet ne peut<br />

plus être désormais que relatif à la structure de la<br />

connaissance du sujet.<br />

Cette pensée dont un <strong>au</strong>-delà est impensable se constitue<br />

donc en une 'bullle' qu'on pourrait appeler 'gnoséologique'.<br />

Sans <strong>au</strong>-delà possible, elle se bouclera donc en<br />

<strong>au</strong>tonomie. C'est dans cette clôture <strong>au</strong>tonome que doit<br />

pouvoir se fonder la certitude, l'indubitable absolu.<br />

Descartes, on l'a vu précédemment, pense avoir trouvé<br />

le fondement absolu de la vérité et de toute possibilité de<br />

vérification. A la première personne du singulier. Cogito.<br />

JE pense... Dans l'espace épistémologique de la modernité,<br />

la vérité, celle de l'idée et, partant, celle du 'réel',<br />

279


trouvera donc son ultime garant dans la certitude<br />

immanente du sujet.<br />

Tant que l'esprit reste enfermé dans cette bulle,<br />

l'évidence est indubitable. La logique est parfaite et<br />

Descartes ne s'y est pas trompé. Mais il y a des<br />

questions plus insidieuses que les évidences. Ainsi la<br />

question: quid du passage à l'extérieur, à l'extrême limite<br />

de la bulle ? Sans doute je peux repousser cette limite<br />

<strong>au</strong>ssi loin que va ma pensée. Et tant que je pense je<br />

reste toujours englobé dans la bulle pensante. Le recul<br />

de la limite peut ainsi se faire infiniment. Mais peut-il se<br />

faire à l'infini ?<br />

Cette rupture entre 'infiniment' et 'infini' recouvre celle qui<br />

surgit entre 'transcendantalité' et 'transcendance', une<br />

rupture typique de notre modernité. Il f<strong>au</strong>dra y revenir<br />

lorsqu'il sera question de 'dissidence'. Pour le moment<br />

marquons simplement une rupture de même ordre entre<br />

l'idée et le réel.<br />

Idéalisme<br />

La source de l'idéalisme est dans l'absolu `je pense' clos<br />

sur lui-même. Un <strong>au</strong>-delà du possible de l'homme devient<br />

impossible, un <strong>au</strong>-delà de l'idée devient illusoire. Dès<br />

lors, que peut-il rester d'une réalité hors de moi, de la<br />

réalité `en soi' ? Simplement un `x' non seulement inconnu<br />

mais encore inconnaissable. N'est donc `réel' que ce<br />

qui l'est `pour moi'. N'est plus vrai que ce que je perçois<br />

comme vrai. N'est vrai que ce que je `sens' comme vrai.<br />

N'est vrai que ce que je totalise comme vrai. `Je pense'<br />

se fait ainsi l'origine, le fondement absolu, le critère<br />

280


ultime de la vérité. Le `connaissant' se fait pour ainsi dire<br />

créateur du `connu'. Sans la `transcendance' ne reste<br />

plus qu'une `visée transcendantale'. Et que reste-t-il de la<br />

substance de notre foi ?<br />

Il n'y a pas d'objet connu avant la connaissance. D'une<br />

certaine façon il n'existe pas. C'est la connaissance<br />

humaine qui le crée en quelque sorte en le construisant.<br />

Cette construction est `<strong>format</strong>ion' <strong>au</strong> sens le plus fort du<br />

terme. C'est-à-dire une mise en forme sans laquelle<br />

n'existe que l'informe. Et l'esprit humain a ce pouvoir<br />

créateur. Grâce <strong>au</strong>x formes de la sensibilité, l'espace,<br />

forme de la juxtaposition et de la connaissance sensible<br />

extérieure et le temps, forme de la succession et de la<br />

connaissance sensible intérieure. Grâce <strong>au</strong>x catégories<br />

de l'entendement, maîtresses de la quantité, de l'unité,<br />

de la pluralité et de la totalité. Grâce, enfin, <strong>au</strong>x idées de<br />

la raison, à savoir Dieu, le monde et l'âme, purs<br />

concepts, exigences régulatrices, principes heuristiques,<br />

règles à l'usage de l'entendement. Il s'agit d'une radicalisation<br />

du `je pense' cartésien. Avec Kant le `cogito' se<br />

boucle en absolue <strong>au</strong>tonomie. Il devient législateur<br />

absolu.<br />

L’<strong>au</strong>tonomie du sujet connaissant est le point de départ<br />

de tout ‘idéalisme’ pour qui un <strong>au</strong>-delà de la connaissance<br />

est inconnaissable, un <strong>au</strong>-delà de la pensée,<br />

impensable, un <strong>au</strong>-delà de l’idée, impossible. Exit la<br />

‘transcendance’. Reste la ‘visée transcendantale’.<br />

La métaphysique est donc vouée à l’échec. Dieu ? Le<br />

monde ? Le je ? De pures idées de la raison pure.<br />

Seulement exigences régulatrices du sujet. Seulement<br />

281


transcendantales, sans <strong>au</strong>cune possibilité de transcendance.<br />

La raison ne peut faire qu’un m<strong>au</strong>vais usage<br />

d’elle-même en tenant ses ‘idées’ pour des réalités<br />

objectives. Passer du transcendantal <strong>au</strong> transcendant ne<br />

peut conduire qu’à des erreurs, des illusions, des<br />

paralogismes et des antinomies.<br />

L’être est <strong>au</strong>-delà de notre possible. Toute ‘preuve’ de<br />

l’existence de Dieu est donc impossible. Ce Dieu<br />

‘prouvé’, en effet, n’est jamais que l’idée de Dieu dans les<br />

limites de notre possible qui, nécessairement, défaille<br />

devant l’existence réelle.<br />

Car Dieu lui-même, encore garant de mes évidences,<br />

est-il lui-même évident <strong>au</strong>trement qu’à travers l’idée<br />

claire et distincte de ma pensée ? Je pense Dieu qui<br />

garantit la vérité de ma pensée ! Cercle vicieux ?<br />

Descartes, cependant, n’en est pas encore tout-à-fait là !<br />

Nous ne pensons l’imparfait et le fini que sur fond de<br />

parfait et d’infini. Nous avons donc en nous l’idée claire<br />

et distincte de l’être absolument parfait. Quelle est la<br />

chance d’existence de cet être parfait ? Mais l’existence<br />

n’est-elle pas nécessairement inhérente – argument<br />

ontologique – à l’idée ? Cette idée qui ne peut venir ni du<br />

néant ni radicalement de nous-mêmes. Elle est nôtre,<br />

certes, mais en même temps elle renvoie encore ailleurs.<br />

Pour combien de temps ‘encore’ ?<br />

Même sans être créateur ex nihilo de l’idée claire et<br />

distincte, c’est quand même en mon possible qu’elle<br />

prend conscience d’elle-même. Et c’est ce possible qui<br />

désormais héberge le doute. Y a-t-il un Dieu ? Et s’il était<br />

trompeur ?<br />

282


L'idéalisme bouddhique<br />

L'idéalisme risque de rester 'idéel' dans l'espace du<br />

pensable et du possible occidental. Pour essayer de le<br />

comprendre plus 'réellement', sans doute est-il intéressant<br />

de faire un tour du côté du bouddhisme où l'on<br />

trouve un idéalisme plus profond et plus 'existentiel'. Ce<br />

qui constitue la base du bouddhisme n'est pensable qu'à<br />

la limite en Occident. Essayer de le comprendre constitue<br />

quelque chose comme une 'expérience de pensée'<br />

éclairante.<br />

Face à la pensée occidentale, exit la substance. A<br />

l'opposé de l'hindouisme et de ses écoles brahmaniques,<br />

le bouddhisme refuse toute entité permanente. Il n'y a<br />

donc pas de sujet substantiel. Anatman. Mais s'il n'y a<br />

pas d'âme, qu'est-ce qui perçoit ? Qu'est-ce qui connaît ?<br />

Qu'est-ce qui peut dire 'je pense' ? Il n'y a que les cinq<br />

agrégats. Ils sont vides, n'ont pas de nature propre et<br />

surgissent en dépendance de c<strong>au</strong>ses et de conditions.<br />

C'est un de ces cinq agrégats, vijnana, qui remplit, si on<br />

peut dire, la fonction qui est celle de l'âme ailleurs.<br />

'Etre’ n’est rien en-dehors de ‘être-conscient’. Ce fondamental<br />

idéalisme est la philosophie de base du bouddhisme.<br />

Il se double d’un phénoménisme qui va jusqu’à<br />

refuser l’être à l’être, le réel n’étant plus qu’un ‘état’ de<br />

conscience. Ainsi donc l’ultime réalité n’est qu’un état de<br />

conscience. Le ‘je’ n’est qu’un état de conscience. La<br />

‘douleur’ – substance du monde – n’est qu’un état de<br />

conscience. Le salut se réalise <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> d’un état de<br />

conscience...<br />

283


Qu’est-ce que la conscience ?<br />

C’est ce qui parle et qui éprouve. Ce qui expérimente les<br />

conséquences des bonnes et des m<strong>au</strong>vaises actions. La<br />

conscience n’est pas indépendante. Elle ne naît jamais<br />

sans c<strong>au</strong>se. Elle <strong>au</strong>ssi naît en dépendance à travers la<br />

chaîne de c<strong>au</strong>salité.<br />

La ‘conscience de base’ (alaya-vijnana) est le nive<strong>au</strong> le<br />

plus fondamental de l’esprit. Il est fait des ‘semences’ des<br />

actes et des états ment<strong>au</strong>x du passé. Ces ‘semences’<br />

deviennent partie intégrante du continuum de la conscience<br />

de base qui est mise en mouvement par leur<br />

force. Sous certaines conditions les ‘semences’ font<br />

germer des pensées et des émotions qui leur correspondent.<br />

Si, par exemple, quelqu’un cultive des actions<br />

et des pensées positives, son esprit va acquérir une<br />

propension vers des actions et des pensées positives.<br />

L’inverse est vrai également. C’est ainsi que souffrir a<br />

une c<strong>au</strong>se, qui est l’ignorance. Cette ‘graine’ vicieuse et<br />

impure produit une activité – un karma – qui met dans<br />

l’esprit une latence, une ‘puissance’, qui engendre la<br />

souffrance en produisant une nouvelle vie dans une<br />

existence cyclique.<br />

L’esprit et ses objets croissent ensemble. Il n’y a donc<br />

pas de différence substantielle entre sujet et objet. Voilà<br />

pourquoi on dit des phénomènes qu’ils n’ont qu’une<br />

réalité cognitive (vijnapti-matra). Tout ce que nous percevons<br />

n’est qu’impressions mentales et non pas choses<br />

en elles-mêmes.<br />

Vijnana est un moment singulier de conscience concep-<br />

284


tuelle. La conscience et son objet n'y font qu'un. C'est<br />

l'objet de la conscience qui est la c<strong>au</strong>se du surgissement<br />

de vijnana. Dans l'activité mentale normale il y a<br />

succession continue d'une infinité de vijnanas. C'est cette<br />

continuité qui tient ensemble, unifie et synthétique le flot<br />

des moments de la connaissance. Cela nous donne<br />

fallacieusement la notion d'un sujet connaissant.<br />

Le monde<br />

C'est par ignorance qu'est conçu un monde extérieur,<br />

séparé et indépendant. Mais ce monde n'est en réalité<br />

qu'une projection de l'esprit ou du mental. Le monde est<br />

fait de relations interdépendantes. C'est-à-dire qu'une<br />

chose est basée sur une <strong>au</strong>tre elle-même dépendante<br />

d'une <strong>au</strong>tre chose. Rien n'existe donc réellement. Car<br />

pour exister réellement un phénomène doit avoir une<br />

existence propre et être indépendant. Inutile par conséquent<br />

de chercher une c<strong>au</strong>se <strong>au</strong> monde puisqu'il n'a pas<br />

d'existence indépendante. Rien n'existe sans dépendance.<br />

Il n'y a pas de corps qui existe indépendamment de<br />

ses parties. Il n'y a pas d'esprit qui existe indépendamment<br />

de ses moments ment<strong>au</strong>x. De n'importe quoi,<br />

<strong>au</strong>cune partie n'existe sans dépendance. Même la plus<br />

petite particule, que ce soient des atomes matériels ou<br />

spirituels, ne peut exister sans dépendance. Toutes<br />

choses ont la même réalité. Mais <strong>au</strong>cune n'est indépendante<br />

de ses parties. Elle sont donc vides de toute réalité<br />

propre.<br />

Il y a une vérité relative des choses telles qu'elle apparaissent.<br />

Il y a une vérité absolue des choses telles<br />

qu'elles sont réellement. Ces deux vérités sont diffé-<br />

285


entes. On peut en effet voir l'apparence sans voir la<br />

réalité. Mais en même temps elles ne peuvent pas non<br />

plus être absolument différentes. La réalité absolue est<br />

en effet la vraie nature de la réalité relative. Cela ne veut<br />

pas dire que la réalité relative soit f<strong>au</strong>sse. Elle est reflet<br />

de la réalité réelle comme dans un miroir ou illusion<br />

produite par un magicien. Mais elle n'est pas vraie non<br />

plus. N'ayant pas d'essence propre, elle est vide du point<br />

de vue de l'ultime réalité.<br />

Dès lors comment la connaissance est-elle possible ?<br />

Pour l'idéalisme conséquent, sujet et objet doivent être<br />

de même nature. A l'extrême, l'esprit peut connaître les<br />

objets parce que les objets sont faits d'esprit. Et encore<br />

un pas de plus: c'est l'esprit qui donne naissance à<br />

l'objet. Dans le bouddhisme il y a, <strong>au</strong> départ, 18 écoles<br />

qui s'affrontent sur la question du sujet et de sa rencontre<br />

avec l'objet et, partant, sur la 'réalité' du monde extérieur.<br />

Derrière cette multiplicité on peut retenir deux grandes<br />

orientations. Dans la pensée bouddhiste il y a en effet<br />

tension entre, d'une part, une certaine orientation<br />

'idéaliste' qui nie toute réalité extérieure à l'esprit, et,<br />

d'<strong>au</strong>tre part, une orientation 'illusionniste' qui tend à<br />

regarder l’esprit lui-même comme irréel <strong>au</strong> même titre<br />

que les choses matérielles qu’il croit perce-voir. Chacune<br />

de ces deux grandes orientations a une approche<br />

fondamentalement différente sur la production conditionnée,<br />

le mécanisme central du bouddhisme.<br />

La misère du monde se confond avec le conditionné. La<br />

roue de l'existence tourne entre les griffes de l'impermanence.<br />

La libération n'a de chance que du côté de<br />

l'Inconditionné. Ce n'est que la Réalité vraie, la Réalité<br />

286


absolue, qui s<strong>au</strong>ve les apparences de l'illusoire et<br />

douloureux 'réel' relatif. Vers le nirvâna.<br />

L’idéalisme bouddhique est donc amené à fonder<br />

logiquement le mécanisme de la production conditionnée<br />

des phénomènes. Les phénomènes perceptibles sont<br />

sans substance. Ils sont seulement à partir de l'esprit.<br />

Etre est être perçu. Toute perception est ainsi une<br />

projection de l'esprit. Tout 'objet' n'est qu'un phénomène<br />

de la prise de conscience. Le 'réel', lui, est seulement<br />

résultat de l'imagination créatrice. Quant <strong>au</strong> monde, il est<br />

une construction mentale. Un simple rêve dans lequel le<br />

rêveur lui-même est rêvé.<br />

Il s'agit de dégager le plan réel de la production conditionnée<br />

sous la structure illusoire du plan fictif et de ses<br />

c<strong>au</strong>salités f<strong>au</strong>sses. Sous les pseudo-c<strong>au</strong>salités du plan<br />

de l'illusion il y a, sur le plan réel, une vraie c<strong>au</strong>salité. Là<br />

se joue la véritable production conditionnée. Derrière<br />

l'illusion il y a toujours un 'réel', même s'il n'est pas ce<br />

que l'on croyait. Je vois un serpent. En réalité il y a une<br />

corde rayée enroulée dans la pénombre. Il s'agit de<br />

dégager la corde réelle sous la fiction du serpent. Pour<br />

l’idéalisme n'existe vraiment que ce qui est capable de<br />

produire un effet. Ce qui l'amène à dégager sous les<br />

apparence inefficientes et imaginaires du 'solide' qui, ici,<br />

n'est rien qu'idée.<br />

La tendance qu'on peut qualifier d'illusionnisme prend<br />

des formes extrêmes dans le sûtra de la Perfection de la<br />

Sagesse (Prajñâpâramitâ-sûtra) et dans des écoles comme<br />

le Madhyamaka. (On y reviendra à propos de la<br />

'vacuité'). Ici il s'agit moins de 'construire' comme le fait<br />

287


l'idéalisme que de 'déconstruire' le processus de la production<br />

conditionnée. Cette orientation refuse de dégager<br />

une strate de réel sous la strate fictive. Dans ce 'phénoménisme'<br />

les phénomènes se suffisent à eux-mêmes.<br />

Ils n'ont pas besoin de support, de 'substance' derrière<br />

eux. Tous les phénomènes sont vides d'essence, c'est-àdire<br />

qu'ils n'ont pas de réalité intrinsèque et indépendante<br />

des c<strong>au</strong>ses et des conditions d'où ils apparaissent.<br />

Sont ainsi mises en équation vacuité et production<br />

conditionnée. Les fantômes et les fantasmes du plan fictif<br />

prennent appui les uns sur les <strong>au</strong>tres et se conditionnent<br />

mutuellement, sans qu’il y ait jamais besoin du point<br />

d’appui sous-jacent d’un plan réel. La production conditionnée,<br />

dès lors, n’est plus la machinerie cachée de<br />

l’illusion, c’est l’illusion elle-même. L'illusion qui se soutient<br />

elle-même de ses illusions.<br />

Qu’est fondamentalement le réel ?<br />

Tout n’est que phénomènes qui naissent les uns des<br />

<strong>au</strong>tres. Le bouddhisme ne se pose jamais le problème de<br />

l’Être suprême. Il n’y a ni création ex nihilo ni plan divin<br />

sur le monde. Les substances n’ont <strong>au</strong>cune entité spécifique.<br />

Le principe d’impermanence gouverne tout. Tous<br />

les phénomènes sont issus de c<strong>au</strong>ses. Ils naissent et<br />

disparaissent selon les lois strictes.<br />

Tout s’écoule dans un flux douloureux d’apparences<br />

insaisissables. Le monde n’est dès lors qu’un flux perpétuel<br />

et dénué de sens. Un composé impermanent<br />

d’agrégats. Fondamentalement illusoire. On peut méditer<br />

sur le sourire à la fois ironique et douloureux de certains<br />

Bouddhas qui semblent méditer sur l’éternelle instabilité<br />

288


des agitations éphémères des hommes.<br />

Nous nous trouvons donc en face d’un ‘phénoménisme’<br />

qui dénie <strong>au</strong> réel toute dimension de réalité <strong>au</strong>tre que<br />

celle qui se manifeste dans la perception et que la<br />

perception épuise. Nous nous trouvons également en<br />

face d’un ‘idéalisme’ pour lequel tout phénomène ne peut<br />

être qu’une production de l’esprit, de même que toute<br />

réalité ne peut être qu’une de ses créations. Selon le<br />

principe: un <strong>au</strong>-delà de ma pensée est impensable; un<br />

<strong>au</strong>-delà de mon possible est impossible. Il n’y a pas<br />

d’Etre suprême. Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas de<br />

création. Il n’y a pas de plan divin sur le monde. Les<br />

substances n’ont <strong>au</strong>cune entité spécifique. Tout n’est<br />

que phénomènes qui naissent les uns des <strong>au</strong>tres.<br />

Tous les phénomènes ont leur origine dans l’esprit.<br />

Lorsque l’esprit est complètement connu tous les<br />

phénomènes sont connus. C’est donc l’esprit qui gouverne<br />

la totalité du monde. C’est à travers l’esprit que le<br />

karma s’accumule. Le Sa yutta-nik ya du bouddhisme<br />

tibétain souligne ces enseignements. Tous les phénomènes<br />

sont des créations de l’esprit, et comme l’esprit<br />

lui-même sont une union de lumière et de vide. Comme<br />

la réflexion des formes dans un miroir.<br />

L’ultime réalité est le mandala de l’expansion pure et<br />

parfaite du vide. Il est comme un miroir magique. Ce qui<br />

y apparaît librement, ce sont les choses de relative<br />

réalité, y inclus votre esprit. Dans ce miroir magique ces<br />

choses apparaissent de façon naturelle, traversant votre<br />

esprit et allant vers lui. Il n’y a pas de troisième réalité<br />

soit d’un esprit soit d’objets existant vraiment entre l’ulti-<br />

289


me réalité du miroir et la relative réalité des images en<br />

lui.<br />

La bulle cosmique<br />

Pour la cosmologie bouddhique 'il y a' l'univers. Sans<br />

limite. Infini. Pluriel. Sans commencement et sans fin.<br />

Riche de l'apparition de toutes les formes de la vie qui,<br />

elles non plus, n'ont jamais eu de commencement et qui<br />

n'<strong>au</strong>ront pas de fin. Les multiples univers surgissent avec<br />

des lois physiques différentes comme des bulles<br />

d'espace-temps à des distances infinies, apparaissant et<br />

disparaissant <strong>au</strong> cours d'innombrables ères. Nous ne<br />

connaissons jamais que notre bulle. Mais d'<strong>au</strong>tres<br />

univers, <strong>au</strong>x dimensions spatio-temporelles différentes,<br />

sont possibles. Nos vie sont infinies à l'image de<br />

l'univers. Les réincarnations ne se feront pas forcément<br />

sur cette terre.<br />

Les mondes se succèdent comme tous les phénomènes<br />

dans un cycle ininterrompu de naissances et de morts,<br />

d'apparitions et de disparitions. Les commencements<br />

sont infiniment renvoyés en arrière. La fin est infiniment<br />

projetée en avant. Les textes jouent avec des millions de<br />

milliards d'éons passés et à venir. Soit la naissance d'un<br />

univers. Celui qui se prendrait pour son 'créateur' succomberait<br />

à une suprême illusion. Car ce qui serait ainsi<br />

créé ne serait jamais qu'une simple création mentale d'un<br />

'soi'. Non pas 'le' monde mais 'son' monde. Architecte de<br />

'sa' maison il se prend lui-même pour architecte d'un univers<br />

qui n'est que 'son' univers.<br />

Qu'est finalement le 'monde' sinon une création mentale<br />

290


sur-imposée à la réalité telle qu'elle est. Simple 'construction<br />

mentale' (sankhara) née de l'illusion du Soi. Le Soi,<br />

cet architecte qu'on cherche en vain et qui ne se découvre<br />

que lorsque la construction s'évanouit, illusoire,<br />

devant la Réalité découverte. Il y a les actes. Mais on ne<br />

trouve <strong>au</strong>cun acteur. Fondamentalement le monde<br />

est dukkha. Déception. Frustration. Misère. Douleur.<br />

Vacuité<br />

La vacuité (sûnyata) des choses désigne leur absence<br />

d'être en soi. Elle dit l'inexistence de toute essence, c'està-dire<br />

de tout caractère fixe et inchangeant. Elle s'applique<br />

<strong>au</strong>x choses <strong>au</strong>ssi bien qu'<strong>au</strong>x pensées et <strong>au</strong>x états<br />

d'esprit, <strong>au</strong>ssi bien <strong>au</strong> samsara qu'<strong>au</strong> nirvana.<br />

La vacuité n'est pas le vide de quelque chose; elle 'est' la<br />

chose elle-même. Tout est par nature interdépendant.<br />

Tout n'est qu'interdépendance. Reste finalement l'interdépendance<br />

toute nue. C'est-à-dire le vide d'existence<br />

propre. La vacuité bouddhique n'est pas un concept qui<br />

relève seulement de la pensée discursive. C'est une<br />

dimension essentiellement destinée à ouvrir l'intuition<br />

métaphysique (prajna).Les êtres et les phénomènes sont<br />

vides d’existence inhérente. Leur réalité est ‘entre’. Tous<br />

les phénomènes de l’univers sont interconnectés par une<br />

c<strong>au</strong>salité réciproque. Les choses se mettent à exister, à<br />

durer et à disparaître dans une interdépendance de<br />

c<strong>au</strong>ses et de conditions. Dans la perspective bouddhique,<br />

le monde est un système dynamique en perpétuel<br />

changement.<br />

291


Nominalisme<br />

Qu'est-ce que le langage ? Un simple système de termes<br />

en pure relation d'extériorité les uns avec les <strong>au</strong>tres, sans<br />

embrayage sur les choses réelles. Les désignations n'ont<br />

qu'une valeur d'utilité pratique, dépourvus qu'ils sont de<br />

toute signification. Les choses exprimables n'ont <strong>au</strong>cune<br />

substance. Elles sont vides. De même est vide non<br />

seulement le 'moi' mais <strong>au</strong>ssi le 'non-moi' et même le<br />

'moi-non-moi'. Une fois qu’on a vu pleinement que les<br />

choses sont vides, on n’est plus trompé. L’ignorance<br />

cesse. Les douze rayons de la roue ne tournent plus.<br />

L'ignorant qui n'a pas entendu la Doctrine. Qui ne s'est<br />

pas exercé à la Doctrine, perçoit la terre comme telle et,<br />

l'ayant perçu comme telle, il en forge la notion 'terre' et,<br />

l'ayant forgée, il forge 'je suis la terre', 'je suis de la terre',<br />

'cette terre est mienne', et il s'y complaît. 1<br />

Puisque le vide domine les catégories bouddhiques, les<br />

définitions ne peuvent jamais être que flottantes et les<br />

distinctions relatives. Les ‘contraires’ peuvent donc<br />

s’équivaloir. Ainsi le nirvâna et le non-nirvâna. Le moi et<br />

le non-moi. Le phénomène et le non-phénomène. Etc.<br />

Même la distinction et la non-distinction.<br />

Le bouddhisme ne 'tient' que par l'idéalisme<br />

Dans une ontologie réaliste qui pose l’existence d’une<br />

réalité objective, extérieure à la conscience, les principales<br />

thèses bouddhistes, celles notamment sur les vies<br />

passées et futures et mêmes celles qui portent sur la<br />

1 Majjhimanikâya, I,1.<br />

292


production conditionnée en général se heurteraient à de<br />

l'impossible. Quels que soient par ailleurs ses paradoxes,<br />

tout change dans une perspective idéaliste. Refuser<br />

celle-ci, c’est réduire le bouddhisme à un simple objet de<br />

croyance. L'idéalisme apporte <strong>au</strong> bouddhisme l'avantage,<br />

d'une part, <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> pratique, de supprimer tout<br />

'accident' et de faire du destin d’un individu le reflet<br />

intégral de ses actions, et, d'<strong>au</strong>tre part, sur le plan théorique,<br />

de permettre l'articulation la plus rationnelle<br />

possible de l’ensemble de sa doctrine. Ceci spécialement<br />

en ce qui concerne la production conditionnée.<br />

Les nouve<strong>au</strong>x 'idéalistes' poussent plus loin l'entreprise<br />

née dans les écoles antérieures et contemporaines.<br />

L'image du monde d'où ils partent était basée sur une<br />

conception discontinue, on pourrait dire 'cinématographique',<br />

du temps. Là le tout du réel se réduit en quelque<br />

sorte à des fulgurations instantanées, soit matérielles,<br />

soit mentales. Ces constellations fugaces et plus ou<br />

moins fortuites déterminent, à chaque moment, la production,<br />

dans l’instant suivant, de nouvelles configurations<br />

également éphémères et in-substantielles.<br />

Cette vision impliquait cependant une contradiction<br />

fondamentale. Le sujet ou la conscience n'ayant pas la<br />

consistance d'un 'empire dans un empire', devrait fatalement<br />

être traversé incessamment par des faisce<strong>au</strong>x de<br />

c<strong>au</strong>ses et d’effets assez largement étrangers à ce qu'il<br />

était, ses propres dispositions, son passé, ses tendances<br />

fondamentales, etc.. Il était donc constamment exposé à<br />

des 'accidents'. Dès lors, l’idée de karman ou de samskâra<br />

perdaient de leur pertinence. Elles ne pouvaient<br />

plus signifier qu’une certaine manière individuelle d'être<br />

293


touché par l’action du monde et d’y répondre. Be<strong>au</strong>coup<br />

d'événements survenus dans une vie ne seraient que<br />

teintés par la 'subjectivité'. Sur une telle base le<br />

bouddhisme risque de perdre sa dimension ontologique<br />

pour se réduire à une vérité purement psychologique ou<br />

morale. Comme si, <strong>au</strong> lieu de comprendre les choses<br />

véritablement, il suffisait de démonter les mécanismes<br />

affectifs et cognitifs défectueux pour leur appliquer des<br />

psychothérapies diverses.<br />

Face à de telles possibles incompréhensions et dérives<br />

le bouddhisme doit tenir à sa cohérence. Une de ses<br />

certitudes fondamentales est qu'il est impossible qu'il<br />

puisse arriver un accident néfaste à quelqu'un dont le<br />

karma est entièrement purifié. Or, dans une vision 'psychologisante'<br />

du bouddhisme, l’être le plus saint devrait<br />

subir <strong>au</strong>tant d’événements fâcheux que le plus abominable.<br />

La différence étant que le sage les accueillerait<br />

<strong>au</strong>trement. Il n’échapperait pas à la misère humaine<br />

mais, comme le sage stoïcien ou épicurien, il les regarderait<br />

simplement avec égalité d’âme.<br />

Sont inutiles toutes les questions sans rapport avec le<br />

salut et la voie qui y mène. Par exemple, le monde est-il<br />

éternel ou n’est-il pas éternel ? Le monde est-il fini ou<br />

infini ? L’âme et le corps sont-ils identiques ou bien<br />

différents ? Le saint existe-t-il après la mort ou bien<br />

n’existe-t-il pas ou bien encore existe-t-il sans exister ?<br />

Toutes ces spéculations, le Bouddha les a laissées sans<br />

réponse. Il les a écartées. Il les a rejetées.<br />

Imagine un homme grièvement blessé par une flèche<br />

empoisonnée. Ses compagnons et amis veulent lui<br />

294


procurer un médecin ou un chirurgien. Mais lui refuse en<br />

arguant qu’il ne veut pas qu’on lui retire cette flèche<br />

avant de tout savoir sur la flèche, sur le poison, sur les<br />

circonstances de sa blessure, etc. Ne va-t-il pas mourir<br />

bien avant d’avoir élucidé la moindre de ces questions ?<br />

Ce qui est urgent, c’est la guérison. Ce qui ne souffre<br />

<strong>au</strong>cun détour inutile c’est le salut. S’obstiner dans la<br />

spéculation philosophique n’apporte <strong>au</strong>cun répit à la<br />

souffrance. Au contraire. Elle ne fait qu’intensifier le désir.<br />

Le plus sage est donc d’éviter toutes ces questions<br />

comme une perte de temps. La perte du temps n’est<br />

jamais simplement vénielle dans une perspective qui<br />

souligne par ailleurs l’imminence de la mort et l’urgence<br />

de la pratique du salut.<br />

Extrême logique<br />

Dans l'espace mental bouddhiste, l'idéalisme va jusqu'à<br />

l'extrême de sa logique. Il est intéressant de mesurer nos<br />

idéalismes occident<strong>au</strong>x – dans la mesure où ils peuvent<br />

se concevoir en notre espace – face à ce paradigme.<br />

295


296


3. L'<strong>au</strong>tre de l'idée<br />

Il est pensable que l’ultime englobant du tout soit notre<br />

pensée. Mais sur quoi appuyer une telle supposition<br />

sinon sur la pensée elle-même ? Cercle vicieux... Au-delà<br />

de l’idée reste le champ infini de l’impensable. Du côté<br />

du réel, bien sûr. Du côté du mystère <strong>au</strong>ssi. La pensée,<br />

nécessairement, doit y perdre pied.<br />

L'<strong>au</strong>tre de l'idée, l'<strong>au</strong>-delà de l'idée, est-il pour <strong>au</strong>tant<br />

impensable ? « Cela reste toujours un scandale pour la<br />

philosophie et pour la raison humaine en général de<br />

devoir admettre seulement à titre de croyance l’existence<br />

des choses extérieures (...) et, si quelqu’un se met à en<br />

douter, de ne pouvoir lui opposer <strong>au</strong>cune preuve satisfaisante.'»<br />

1 Kant parle de scandale et le mot n'est pas de<br />

trop. L'<strong>au</strong>tre de l'idée est de l'ordre de la croyance et<br />

celle-ci ne s'approche qu'asymptotiquement de sa vérification.<br />

Le même de l'idée et l'<strong>au</strong>tre du réel<br />

Hume, dans son Enquête sur l’entendement humain, dis-<br />

1 Kant, deuxième préface de la 'Critique de la raison pure.<br />

297


tingue deux domaines ou deux objets de la connaissance<br />

et de la raison humaine, à savoir les relations d’idées et<br />

les faits. Les premières sont de l'ordre du 'même' et<br />

immédiatement chez elles dans la pensée et en accord<br />

avec elle. Les seconds sont de l'ordre de l' '<strong>au</strong>tre'. Quelque<br />

chose comme un infini les sépare de la pensée et<br />

pourtant ils veulent, eux <strong>au</strong>ssi, se mettre en accord avec<br />

la pensée.<br />

Les 'relations d'idées' concernent toute affirmation qui est<br />

intuitivement ou démonstrativement certaine, ainsi les<br />

sciences de la géométrie, de l’algèbre et de l’arithmétique.<br />

Le carré de l’hypoténuse est égal <strong>au</strong> carré des<br />

deux côtés, cette proposition exprime une relation entre<br />

ces figures. Trois fois cinq est égal à la moitié de trente<br />

exprime une relation entre ces nombres. Il s'agit là de<br />

propositions qu'on peut découvrir par la seule opération<br />

de la pensée. Elles ne dépendent en rien de ce qui existe<br />

'réellement' dans l’univers. Même s’il n’y avait jamais eu<br />

de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités de la<br />

géométrie conserveraient pour toujours leur certitude et<br />

leur évidence.<br />

Les 'faits', eux, n'ont pas le même statut d'évidence. Le<br />

contraire d'une idée est impossible. Le contraire d'un fait<br />

est toujours possible car il n’implique pas contradiction.<br />

L’esprit le conçoit <strong>au</strong>ssi facilement et <strong>au</strong>ssi distinctement<br />

que s’il concordait pleinement avec la réalité. Le soleil ne<br />

se lèvera pas demain; cette proposition n’est pas moins<br />

intelligible et elle n’implique pas plus contradiction que<br />

l’affirmation : il se lèvera. C'est en vain qu'on tenterait<br />

d'en démontrer la f<strong>au</strong>sseté.<br />

298


Ce réel indigeste pour l'idée veut pourtant être connu et<br />

compris. Autrement l'esprit resterait exilé dans un monde<br />

étrange.<br />

L'argument ontologique<br />

L'existence de Dieu peut-elle être prouvée uniquement à<br />

partir de l'idée de Dieu ?L'argument ontologique a pris de<br />

multiples formes à travers l'histoire de la pensée. Il y<br />

<strong>au</strong>rait sans doute be<strong>au</strong>coup à dire sur la différence de<br />

l'espace d'intelligibilité dans lequel cet argument fonctionne,<br />

celui d'Anselme de Cantorbéry <strong>au</strong> XIe siècle et<br />

celui du 'moderne' Descartes par exemple. Le fonctionnement<br />

de l'argument reste partout identique à lui-même.<br />

Il s'agit fondamentalement de démontrer l'existence de<br />

Dieu dont l'idée impliquerait avec une nécessité logique<br />

l'existence. Cette idée est celle d'un être parfait. Elle<br />

serait contradictoire si une perfection lui manquait. Or<br />

l'existence est une perfection Cette idée implique donc<br />

nécessairement l'existence. Donc Dieu existe nécessairement.<br />

Un tel argument, sans doute, n'a-t-il de valeur que pour<br />

celui pour qui il est inutile, c'est-à-dire celui dont Dieu est<br />

déjà l'existant absolu et pour qui il est impossible de le<br />

penser <strong>au</strong>trement qu'existant. C'est le cas du croyant qui<br />

fait l'expérience directe et immédiate du Dieu vivant,<br />

expérience qu'<strong>au</strong>cune idée, <strong>au</strong>cun raisonnement, ne<br />

s<strong>au</strong>rait infirmer. C'est le cas des Augustin et des Anselme<br />

qui, à leur manière, n'ont pas dédaigné l'argumentation<br />

ontologique.<br />

Il en va <strong>au</strong>trement lorsque l'être et l'idée perdent leur lien<br />

299


ontologique. C'est le cas notamment pour la pensée<br />

moderne, pour Descartes et après lui. L'idée devient<br />

maîtresse et se bat pour asservir le réel. Pour qui n'a que<br />

l'idée de Dieu, si riche et si merveilleuse soit-elle, passer<br />

à son existence implique la traversée d'une faille infinie,<br />

celle justement qui sépare l'idée ou l'essence de<br />

l'existence.<br />

Kant, dans la Critique de la raison pure, montre qu' 'être'<br />

n'est évidemment pas un prédicat réel, c'est-à-dire un<br />

concept de quelque chose qui puisse s’ajouter <strong>au</strong><br />

concept d’une chose. Dans l’usage logique, ce n’est que<br />

la copule d’un jugement. Le petit mot 'est' n’est pas du<br />

tout encore par lui-même un prédicat, c’est seulement ce<br />

qui met le prédicat en relation avec le sujet. Or, si je<br />

prends le sujet (Dieu) avec tous ses prédicats et que je<br />

dise : Dieu est, ou il est un Dieu, je n’ajoute <strong>au</strong>cun<br />

nouve<strong>au</strong> prédicat <strong>au</strong> concept de Dieu, mais je ne fais que<br />

poser le sujet en lui-même avec tous ses prédicats.<br />

Quand donc je conçois une chose, quels que soient et si<br />

nombreux que soient les prédicats par lesquels je la<br />

pense, en ajoutant, de plus, que cette chose existe, je<br />

n’ajoute absolument rien à cette chose. Nul homme, dit<br />

Kant, ne s<strong>au</strong>rait, par de simples idées, devenir plus riche<br />

en connaissances, pas plus qu’un marchand ne le<br />

deviendrait en argent, si, pour <strong>au</strong>gmenter sa fortune, il<br />

ajoutait quelques zéros à l’état de sa caisse.<br />

La distinction kantiennne entre jugements analytiques et<br />

jugements synthétiques trouve ici son importance. Entre<br />

les deux affirmations suivantes: 'Dieu est omnipotent' et<br />

'Dieu existe', la différence est quasi infinie. Dans la<br />

première, le prédicat 'omnipotent' fait logiquement partie<br />

300


du sujet 'Dieu' et se découvre par simple analyse de ce<br />

sujet. Le concept exprimé par le prédicat ne fait que<br />

développer ce qui est compris dans le concept exprimé<br />

par le sujet. Il s'agit d'un jugement analytique. Dans le<br />

seconde affirmation, j'ai be<strong>au</strong> analyser le sujet tant qu'il<br />

me plaira, je n'y trouve pas inclus l'existence. Il s'agit d'un<br />

jugement synthétique où le concept exprimé par le<br />

prédicat ajoute du nouve<strong>au</strong> <strong>au</strong> concept exprimé par le<br />

sujet.<br />

Là encore on en vient à la confusion de deux ordres<br />

différents, celui de la pensée et celui de l'être, celui de<br />

l'existence logique d'un concept et celui de l'existence<br />

concrète de la chose. Or l'existence n'est pas un attribut.<br />

On ne peut attribuer l’existence à quoique ce soit.<br />

L'existence est absolument irréductible à l'idée. Aucun<br />

jugement n'est capable d'attribuer l'existence à quoi que<br />

ce soit. L'existence est irruption de radicale altérité.<br />

Analytique et synthétique<br />

Question critique de Kant: Jusqu'où peut aller la raison ?<br />

Jusqu'où s'étend la vérité d'un énoncé de la pensée<br />

rationnelle ? Que peut apporter une analytique de l'esprit<br />

ou de l'idée ? Un énoncé ou une proposition sont analytiques<br />

lorsque sa vérité peut être déterminée seule-ment<br />

en analysant sa signification. Une telle proposition est<br />

vraie en vertu de sa seule signification ou bien en vertu<br />

de sa définition. Les propositions analytiques sont sûres<br />

a priori, c'est-à-dire indépendamment de l'expérience.<br />

Leur connaissance est nécessaire, leur négation étant<br />

impossible. Mais elles sont t<strong>au</strong>tologiques: elles n'explicitent<br />

que leur contenu et partant n'apprennent rien de<br />

301


nouve<strong>au</strong> sur un <strong>au</strong>-delà d'elles-mêmes.<br />

Pour Leibniz, toute proposition vraie est analytique car le<br />

prédicat est toujours inclus dans son sujet. 1 Mais il f<strong>au</strong>t<br />

distinguer les vérités de raison et les vérités de fait. Les<br />

premières peuvent faire l'objet d'une analyse avec un<br />

nombre fini d'étapes. Elles sont analytiques mais nécessaires<br />

a priori. Les secondes doivent être analysées en<br />

un nombre infini d'accidents. Elles sont analytiques mais<br />

contingentes logiquement, connaissables seulement a<br />

posteriori s<strong>au</strong>f pour un entendement infini.<br />

Selon Hume, les propositions mathématiques sont toutes<br />

<strong>au</strong>ssi analytiques et 'frivoles' que les t<strong>au</strong>tologies de la<br />

logique, qui sont connaissables a priori. Toutes les <strong>au</strong>tres<br />

vérités sont des 'questions de fait' et n'ont comme origine<br />

que l'habitude des impressions et les associations<br />

naturelles de l'esprit humain. Ainsi le principe de c<strong>au</strong>salité<br />

et le fait qu'un mobile pousse un <strong>au</strong>tre mobile n'est<br />

pas un principe a priori mais une association empirique.<br />

Kant introduit un <strong>au</strong>tre type de jugement, dont il<br />

cherchera a établir la réalité dans sa Critique de la raison<br />

pure. Kant avait distingué toute connaissance en des<br />

jugements analytiques et synthétiques mais avait ajouté<br />

que certains jugements synthétiques étaient a priori. Ces<br />

derniers font question. Passage d'un contenu de l'esprit<br />

valable hors de l'esprit.<br />

Les jugements ou propositions synthétiques a priori se<br />

caractérisent par la combinaison de deux caractères<br />

apparemment opposés. Ils sont synthétiques, c'est-à-dire<br />

1 praedicatum inest subjecto<br />

302


qu'ils accroissent la connaissance. Ils sont pourtant a<br />

priori, c’est-à-dire qu'ils sont indépendants de l'expérience.<br />

Il s'agit là d'une nouve<strong>au</strong>té kantienne. Les vérités<br />

analytiques, nécessairement a priori, sont des propositions<br />

vraies indépendamment de l'expérience. Tout corps<br />

est étendu est une proposition analytique, car l'extension<br />

spatiale est supposée par le concept de corps. Tout corps<br />

a un poids est un jugement synthétique. Les jugements<br />

synthétiques permettent d'accroitre la connaissance. Une<br />

proposition affirmant que, 'tout corps a un poids' rajoute<br />

<strong>au</strong> concept de corps celui de poids. Le concept du prédicat<br />

n'est pas inclus dans celui du sujet, il n'y a plus<br />

simple analyse; un élément supplémentaire est apparu.<br />

Les jugements synthétiques a priori portent essentiellement<br />

sur deux domaines, à savoir les mathématiques<br />

et la métaphysique. Ce qui différenciera le jugement synthétique<br />

a posteriori et a priori, c'est le type d'intuition<br />

<strong>au</strong>quel ils feront appel. Un jugement synthétique a<br />

posteriori impliquera nécessairement l'intervention d'une<br />

intuition sensible, un jugement synthétique a priori ne<br />

supposera que celle de l'intuition pure. L'intuition pure se<br />

composant du temps et de l'espace (formes a priori) le<br />

dernier type de jugement y recourra obligatoirement<br />

d'une manière ou d'une <strong>au</strong>tre.<br />

Sur fond de révolution copernicienne... Kant, en effet, va<br />

montrer que le vrai 'centre' de la connaissance est<br />

le sujet et non une réalité par rapport à laquelle nous<br />

serions passifs. Un centre lourd d'a priori ! Ainsi ces<br />

cadres (spatio-temporels), <strong>au</strong> travers desquels le réel se<br />

présente à nous, cadres construits par le sujet.<br />

303


La découverte de géométries non euclidiennes <strong>au</strong> cours<br />

du xixe siècle puis la théorie de la relativité qui affirme<br />

que la géométrie de l'espace réel est non euclidienne<br />

vont porter un coup fatal à la croyance en l'existence de<br />

jugements synthétiques a priori.<br />

Analyse et synthèse<br />

La pensée ne penserait pas sans cette fondamentale<br />

différence. Analyse et synthèse constituent les deux<br />

mouvements essentiels de la pensée. Chacun de ces<br />

mouvements peut être privilégié selon le rapport du sujet<br />

pensant avec l’objet pensé et, partant, dominer globalement<br />

tel ou tel processus articulatoire. Ainsi, par<br />

exemple, tel raisonnement mathématique procédera<br />

plutôt selon le mouvement synthétique; tel moment d’une<br />

explication physique sera plutôt sous le signe de l’analyse.<br />

Mais la démarche d’ensemble de la pensée, <strong>au</strong>ssi bien<br />

dans son mouvement total que dans chaque moment de<br />

son processus, implique dialectiquement la complémentarité<br />

des deux mouvements antithétiques que sont<br />

l’analyse et la synthèse. Renan n’a-t-il pas dit fort judicieusement<br />

que toute connaissance était une analyse<br />

entre deux synthèses ? Cela est vrai non seulement de la<br />

connaissance dans son ensemble, non seulement de<br />

chaque connaissance particulière, mais même de<br />

chaque moment le plus élémentaire de chaque connaissance.<br />

Cela est vrai déjà <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> de la simple<br />

perception. Voir un arbre n’est-ce pas, à partir d’une<br />

aperception synthétique, première et confuse, distinguer<br />

analytiquement, pour percevoir l’unité synthétique de ce<br />

304


que nous pouvons désigner et penser comme ‘arbre’ ?<br />

Cela est vrai <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> des processus les plus<br />

complexes de la recherche, de la découverte et de<br />

l’explication scientifiques.<br />

Induction et déduction<br />

C’est grâce à cette articulation dialectique de deux<br />

mouvements de la pensée, le mouvement inductif et le<br />

mouvement déductif, que l’esprit réalise progressivement<br />

l’accord avec le réel naturel. Ce travail est à l’œuvre dès<br />

la simple perception. Pour l’homme le ’sentir’ et le ’voir’<br />

sont déjà pétris d’idée parce que déjà assumés dans la<br />

conduite du logos. Avec le langage commence la<br />

science. L’articulation discursive du langage prend de<br />

plus en plus en charge l’articulation rationnelle d’un<br />

cosmos dans l’unité du logos indissociablement parole,<br />

calcul et raison.<br />

déduction<br />

THEORIE ↓<br />

↑ LOI ↓<br />

↑ FAIT ↓<br />

↑ APPARENCE<br />

induction<br />

De la simple perception subjective (apparence) à la perception<br />

objective des faits, (faits scientifiques); de la perception<br />

objective des faits à l’articulation rationnelle des<br />

rapports entre les faits, (lois scientifiques); de l’articulation<br />

des rapports entre les faits à l’articulation de rapports<br />

entre les rapports, (théories scientifiques), s’opère une<br />

305


progressive conquête dialectique de l’intelligible sur le<br />

sensible, du rationnel sur l’empirique, de l’esprit sur la<br />

matière. Et cette conquête évolutive et révolutive est<br />

donnée, inchoativement, dès que le spécifique humain<br />

émerge à la fois en continuité et en rupture avec la<br />

nature.<br />

Induction<br />

À l'exclusion de la logique et des mathématiques qui consistent<br />

explicitement à poser des axiomes arbitraires sur<br />

base desquels elles raisonnent par déduction, toutes les<br />

<strong>au</strong>tres sciences tentent de décrire la réalité et ne peuvent<br />

le faire qu'exclusivement sur base de vérification par l'observation,<br />

ce qui les force à faire appel à l'induction et<br />

leur interdit toute possibilité d'utiliser la déduction pure.<br />

De manière générale, l'induction, contrairement à la déduction,<br />

est un raisonnement logiquement inexact, qui<br />

est appuyé par sa vérification répétée, mais qui peut être<br />

démenti par un contre-exemple. Il est cependant universellement<br />

utilisé.<br />

La plus célèbre des inductions est probablement l'exemple<br />

qu'en donne Aristote. L'âne, le mulet, le cheval vivent<br />

longtemps; or, ce sont là tous les anim<strong>au</strong>x sans fiel;<br />

donc, tous les anim<strong>au</strong>x sans fiel vivent longtemps. On<br />

voit d'emblée que l'induction repose sur une supposition<br />

à savoir que 'ce sont là tous les anim<strong>au</strong>x sans fiel'. Il<br />

suffit, en effet, qu'il y ait une exception pour que la<br />

conclusion soit f<strong>au</strong>sse. Le raisonnement reste hypothétique.<br />

306


On part d'observations. Ces 'expériences' sont nécessairement<br />

particulières. Rien ni personne ne peut garantir<br />

que TOUT a été observé. A partir de propositions particulières,<br />

l'induction produit des propositions générales<br />

hypothétiques. Celles-ci se vérifient en les confrontant à<br />

d'<strong>au</strong>tres expériences.<br />

Au nom de quoi affirmer, même de façon provisoire, que<br />

ce qui a été vérifié dans un nombre limité de cas se<br />

vérifiera <strong>au</strong>ssi dans les cas qui n'ont pas été testés ? Au<br />

nom de quoi supposer, même sur ce qui a été mesuré,<br />

que ce qui a été vrai hier le sera toujours demain ? Au<br />

nom de quoi ? Finalement on ne trouve pas d'ultime raison.<br />

On se trouve renvoyé du côté de la confiance.<br />

La logique scientifique essaye de rendre raison de cette<br />

confiance. Le raisonnement s'appelle 'induction'. Ce<br />

raisonnement se propose de chercher des lois générales<br />

à partir de l'observation de faits particuliers. Si un grand<br />

nombre de A ont été observés dans des circonstances<br />

très variées, et si l’on observe que tous les A, sans<br />

exception, possèdent la propriété B, alors tous les A ont<br />

la propriété B. Une fois des lois établies, elles serviront<br />

de prémisses à la formulation par déduction de prédictions<br />

sur des situations futures ou non encore connues.<br />

L'accumulation de faits concordants et l'absence de<br />

contre-exemples permet ensuite d'<strong>au</strong>gmenter le nive<strong>au</strong><br />

de pl<strong>au</strong>sibilité de la loi jusqu'<strong>au</strong> moment où on choisit par<br />

simplification de la considérer comme une quasi certitude.<br />

Ainsi en est-il du deuxième principe de la thermodynamique.<br />

En <strong>au</strong>cun cas, cependant, on n'atteindra la<br />

certitude, tout contre exemple étant susceptible de<br />

307


emettre immédiatement cette 'loi' en c<strong>au</strong>se.<br />

Historiquement le raisonnement de l'induction était construit<br />

sur une base probabiliste. L'idée de départ de l'induction<br />

était que la répétition d'un phénomène en <strong>au</strong>gmente<br />

la probabilité de le voir se reproduire.<br />

Tous les systèmes vivants fonctionnent sur base de<br />

l'induction. L'apprentissage par le cerve<strong>au</strong> se basant sur<br />

sa confrontation avec la réalité, est essentiellement inductif,<br />

et, par extension, en intelligence artificielle, les<br />

systèmes d'apprentissage à rése<strong>au</strong> de neurones se différencient<br />

des systèmes algorithmiques en ce qu'ils sont<br />

inductifs, alors que les systèmes algorithmiques sont<br />

déductifs. La sélection naturelle, elle même, en éliminant<br />

les moins adaptés par la confrontation de l'espèce avec<br />

les difficultés de l'existence, est également un phénomène<br />

fondamentalement inductif. Il est intéressant d'observer<br />

que la vie s'adapte selon le principe d'induction et<br />

que le cerve<strong>au</strong> est conçu pour l'induction.<br />

L'induction est un raisonnement intrinsèquement probabiliste.<br />

La probabilité sous-jacente est cependant difficile<br />

à évaluer. Il s'agit en effet d'une probabilité conditionnelle<br />

qui reste soumise <strong>au</strong>x choix des conditions de son évaluation.<br />

Il peut y avoir des conditions <strong>au</strong>xquelles on n'a<br />

pas pensé et qui changeraient complètement les données<br />

du problème.<br />

Si je ne rencontre que des chats gris, il me sera facile<br />

d'en induire que tous les chats sont gris avec un fort<br />

nive<strong>au</strong> de certitude. Mais si je réalise que le fait que les<br />

chats sont gris pourrait être spécifique à la région ou je<br />

308


vis, et qu'il pourrait exister une <strong>au</strong>tre région ou tous les<br />

chats sont roux et encore une <strong>au</strong>tre avec des chats verts<br />

(pour prendre une hypothèse réelle ET une hypothèse<br />

absurde), mon évaluation de ce nive<strong>au</strong> de certitude en<br />

sera complètement mise en c<strong>au</strong>se.<br />

De plus, le nive<strong>au</strong> de certitude de ma loi dépendra du<br />

coefficient avec lequel j'accepte qu'elle ne soit pas tout à<br />

fait générale et admette des exceptions. Je peux<br />

considérer, par exemple, que la relativité générale, est un<br />

cas particulier qui ne s'applique que dans des situations<br />

réelles, mais que cela ne met pas en c<strong>au</strong>se en général la<br />

théorie de la gravitation universelle, ou <strong>au</strong> contraire, je<br />

peux décider que la gravitation universelle doit être<br />

précise et exacte, <strong>au</strong>quel cas, elle est f<strong>au</strong>sse.<br />

Le processus d'induction était resté longtemps purement<br />

empirique. Il trouve sa formalisation avec le Théorème de<br />

Cox-Jaynes qui essaye de lever les doutes qui planent<br />

sur le mécanisme de l'induction. Celle-ci est basée sur la<br />

nécessité d'accorder un crédit provisoire à quelques<br />

idées non vérifiées et donc éventuellement f<strong>au</strong>sses, en<br />

vue de créer les expériences qui les infirmeront ou non.<br />

Elle fonctionne par remises en c<strong>au</strong>se successives et<br />

table sur la diminution d'entropie: les idées de différents<br />

observateurs, donc partant d'a priori différents, convergeront<br />

vers une vision unique là où une réalité sousjacente<br />

objective existe, et est observable d'une manière<br />

ou d'une <strong>au</strong>tre. La probabilité n'est plus livrée seule à<br />

elle-même. Le calcul et partant la raison l'accompagne.<br />

309


Au-delà de la méthode cartésienne<br />

Gaston Bachelard, militant pour une épistémologie noncartésienne,<br />

a vu avec pertinence les limites de la méthode<br />

cartésienne qui n'est pas inductive mais réductive.<br />

Descartes Science moderne<br />

Simple esprit d'ordre et de<br />

classification<br />

Expliquer par figures et par<br />

mouvement.<br />

Faire du complexe avec du<br />

simple.<br />

Nie en même temps la<br />

diversité primitive de la<br />

matière et la diversité<br />

primitive des mouvements.<br />

'Nouvel Esprit scientifique'.<br />

Relations d'incertitude:on ne<br />

peut jamais connaître à la<br />

fois figures et mouvements.<br />

Lire le complexe réel sous<br />

l'apparence simple. Trouver<br />

le pluralisme sous l'identité.<br />

La matière n'est plus un<br />

simple obstacle qui renvoie<br />

le mouvement.<br />

Le mouvement la transforme.<br />

Suppose la matière <strong>au</strong> repos. La matière n'existe pour<br />

nous que comme énergie.<br />

Elle ne nous envoie de message<br />

que par rayonnement.<br />

Physique cartésienne<br />

= mécanisme.<br />

Doctrine des natures<br />

simples et absolues.<br />

310<br />

L'intuition ≠ primitive. Elle<br />

est précédée par une étude<br />

discursive qui réalise une<br />

dualité fondamentale.


Caractère immédiat de<br />

l'évidence cartésienne.<br />

Croyance à l'existence<br />

d'éléments absolus dans le<br />

monde objectif.<br />

Ces éléments absolus sont<br />

connus dans leur totalité et<br />

directement.<br />

Sorte d'ambiguïté essentielle<br />

à la base de la description<br />

scientifique.<br />

L'objet de la science n'est<br />

pas une chose mais une<br />

relation.<br />

L'être illustre la relation. La relation illumine l'être.<br />

Les éléments simples sont<br />

indivisibles.<br />

On les voit simples parce<br />

qu'on les voit séparés.<br />

Les éléments ne sont<br />

simples qu'à la limite d'une<br />

démarche d'abstraction.<br />

Simple clair et distinct. Richesse organique<br />

complexe.<br />

Le simple est. Le simple n'est que le<br />

résultat d'une simplification.<br />

Idées simples.<br />

Phénomènes simples.<br />

Natures simples.<br />

Substances simples.<br />

Les idées simples sont la<br />

base définitive de la<br />

connaissance.<br />

311<br />

La substance est<br />

une contexture d'attributs.<br />

Les idées simples sont des<br />

hypothèses de travail, qui<br />

devront être révisés.


S'en tient à l'in<strong>format</strong>ion<br />

première.<br />

Dénombre les éléments de la<br />

composition.<br />

Le seul mouvement vrai est<br />

le mouvement clair, simple,<br />

rectiligne, uniforme<br />

Approximations successives<br />

de l'expérience.<br />

Saisit une idée composée<br />

dans sa valeur de synthèse.<br />

Le caractère curviligne<br />

de la trajectoire n'est pas<br />

moins primitif.<br />

Processus analytique. Se fonde sur une synthèse<br />

première.<br />

Méditation séparée des<br />

objets combinés<br />

Le moment décisif est celui<br />

où l'on fixe <strong>au</strong> mur<br />

un crochet.<br />

Place la clarté dans la combinaison<br />

épistémologique<br />

Clarté en soi. Clarté opératoire.<br />

Le doute cartésien est<br />

général et passager.<br />

Le moment décisif est celui<br />

où l'on y accroche le premier<br />

anne<strong>au</strong> de la chaîne des<br />

déductions.<br />

Le doute scientifique est<br />

moins général mais<br />

permanent.<br />

La science est 'absolue'. L'esprit scientifique est<br />

essentiellement une<br />

rectification du savoir, un<br />

élargissement des cadres de<br />

la connaissance. Le vrai est<br />

la rectification historique<br />

d'une longue erreur.<br />

312


La science voudrait être<br />

éternelle.<br />

Hypothético-déductif<br />

L'expérience est la<br />

rectification de l'illusion<br />

commune et première.<br />

La science est fondamentalement<br />

inachevée.<br />

Paradoxe de la démarche rationnelle. Il y a d'abord une<br />

adhésion à quelque chose pris comme une certitude,<br />

alors même que cette dernière ne relève pas de la rationalité.<br />

C'est la déduction qui est rationnelle. Mais qu'en<br />

est-il de son 'avant' ? Les certitudes de base, les certitudes<br />

fondatrices, s'appuient sur une croyance hypothétique.<br />

Hypothèse: l'idée en-dessous, l'idée provisoire, l'idée<br />

pour voir, l'idée pour essayer. Elle n'énonce pas d'absolus<br />

mais du provisoire plus précieux que l'absolu. Si...<br />

Alors...<br />

L'approche de la vérité scientifique se trouve dans cette<br />

distance 'relationnelle'. Le nouvel esprit scientifique vise<br />

des relations plutôt que le ‘réel’. Il procède et se constitue<br />

hypothético-déductivement.<br />

La progression par essai et élimination de l'erreur, à<br />

savoir le processus essentiel de l'évolution de la vie, est<br />

sans doute le processus essentiel de l'évolution scientifique.<br />

Le développement de la connaissance scientifique<br />

révèle des analogies avec l'évolution des espèces.<br />

313


On pourrait parler ainsi, avec Popper, de quelque chose<br />

comme une épistémologie évolutionniste, la sélection<br />

des hypothèses scientifiques relevant d'une sélection<br />

naturelle identique à celle de l'évolution biologique.<br />

Sélection naturelle darwinienne et sélection naturelle des<br />

hypothèses sont identiques dans la mesure où toutes<br />

deux mènent à l'élimination de l'erreur. En procédant par<br />

élimination de l'erreur, la démarche scientifique, tout<br />

comme l'évolution, permet de résoudre des problèmes<br />

qui, la plupart du temps, n'apparaissent tout à fait clairement<br />

qu'une fois résolus.<br />

La méthode inductive est logiquement illégitime, car,<br />

comme Hume l’avait déjà formulé, <strong>au</strong>cune série finie<br />

d’observations ne peut permettre d’affirmer l’universalité<br />

d’un phénomène observé.<br />

Aucun résultat établi par la méthode inductive ne peut<br />

jamais être sûr, il ne peut jamais qu’être probable. Dès<br />

lors cette méthode peut-elle être 'scientifique' ? Rompant<br />

avec le positivisme logique, pour Popper la scientificité<br />

d’une méthode basée sur le primat de l’observation de<br />

'faits bruts' est tout simplement un mythe. Pour lui c’est la<br />

construction de théorie qui prime sur l’observation empirique.<br />

L’homme, en effet, n’observe pas 'dans le vide'.<br />

L’observation est toujours guidée par la théorie.<br />

Notre connaissance, nous l'avons vu, procède essentiellement<br />

par conjectures et réfutations, selon la méthode<br />

des 'essais et erreurs'. L'esprit formule des hypothèses<br />

sur le réel. L'hypothèse dirige l'expérience. L'expérience<br />

juge l'hypothèse. L'originalité de Popper c'est d'affirmer<br />

que l'effort scientifique n'est pas pour confirmer ces<br />

314


hypothèses mais pour les réfuter. En d'<strong>au</strong>tres termes, à<br />

moins d'aller à l'infini, l'expérience ne peut pas vérifier.<br />

Mais elle peut prouver 'f<strong>au</strong>x'.<br />

L’induction ne peut permettre d’aboutir à une connaissance<br />

de type scientifique. On ne peut pas, en effet,<br />

établir l’universalité logique d’un énoncé particulier à<br />

partir de la somme forcément toujours finie des observations<br />

effectuées. On peut par contre très bien établir sa<br />

f<strong>au</strong>sseté à partir d’une seule observation contradictoire<br />

avec l’hypothèse formulée.<br />

C’est pour cela également que l’hypothèse théorique doit<br />

préexister à l’observation empirique. Seule l’observation<br />

a posteriori est susceptible de servir la construction<br />

scientifique. Le point de départ est la théorie. L'observation<br />

sert pour tenter de l’infirmer. La science se fait par<br />

<strong>au</strong>dace spéculative.<br />

La science est hypothético-déductive<br />

dans sa constitution<br />

Cela veut dire qu'elle est suspendue à un « si ». Si...<br />

alors.<br />

La science est une construction logiquement et rationnellement<br />

cohérente qui tient sa vérité et sa certitude de<br />

cette cohérence elle-même. Cette certitude n’est cependant<br />

qu’interne. Elle n’affecte qu’un contenu insulaire.<br />

Celui-ci reste en quelque sorte ’flottant’ dans un englobant<br />

qui lui permet d’être et sur lequel il n’a lui-même<br />

<strong>au</strong>cune prise, comme la raison, la nécessité, l’existence.<br />

315


Ces conditions de possibilité de la science échappent à<br />

la science. Cet englobant que la science pré-suppose<br />

sans pouvoir en rendre raison constitue l’originaire postulat<br />

de la science. La science n’est pas seulement hypothético-déductive<br />

dans son processus, elle est hypothético-déductive<br />

dans sa constitution.<br />

La science ne peut intégrer que le même. C’est sa force.<br />

Mais c’est d’abord sa loi. Elle se nierait elle-même en accueillant<br />

l’<strong>au</strong>tre en tant qu’<strong>au</strong>tre. Par exemple, l’étrange,<br />

la liberté, les valeurs, le mystère, le sens, la transcendance...<br />

La science se construit et se totalise en postulant un<br />

certain espace d’intelligibilité. Cet espace est nécessairement<br />

totalitaire; rien ne doit lui échapper. Cet<br />

espace doit être cohérent; c’est le même type d’intelligibilité<br />

qui le régit de part en part. Cet espace est homogène;<br />

il ne connaît <strong>au</strong>cune rupture d’intelligibilité. Cet<br />

espace est structural; il ne porte pas sur l’être mais sur la<br />

structure seulement. Cet espace est déterministe; il est<br />

exclusivement régi par la nécessité des liens. Cet espace<br />

se veut objectif; il porte strictement sur un ‘ce que’ dépouillé<br />

de toute projectivité et de toute ‘intention’.<br />

Ce n’est que dans la clôture d’un tel espace que la cohérence<br />

peut se conquérir. La science ne peut pas affirmer<br />

<strong>au</strong>-delà d’elle-même. Sa cohérence étant interne et<br />

interne seulement, elle s’interdit de porter sur l’absolu.<br />

Ses vérités sont fondamentalement hypothético-déductives.<br />

C’est-à-dire suspendues à un conditionnel. Si...<br />

alors... Si notre univers correspond effectivement <strong>au</strong>x<br />

représentations et <strong>au</strong>x théories que nous pouvons en<br />

316


avoir, alors...<br />

De part en part cet espace est régi par un seul et même<br />

ordre. Il ne peut qu’exclure, c’est-à-dire renvoyer hors de<br />

la science, comme non-scientifique, toute diversité d’ordres<br />

différents. C’est ainsi que le savant Pascal transcende<br />

la science en parlant de la distance infinie des<br />

corps <strong>au</strong>x esprits... et de la distance infiniment plus<br />

infinie des esprits à la charité...<br />

A l’intérieur de son espace, la science est démarche<br />

discursive logiquement et rationnellement cohérente.<br />

C’est cette cohérence qui est garante de sa vérité. Elle<br />

n’est pas illumination d’un mystère transcendant. Elle<br />

n’est pas non plus reflet ou photographie du réel. Elle est<br />

un ‘discours’ construit, fruit d’un travail rationnel. La vérité<br />

de cette construction ne lui vient ni de sa conformité <strong>au</strong><br />

‘réel’, ni de son efficacité pratique, mais de sa propre<br />

démarche, progressive, vers la cohérence. La science en<br />

marche, c’est-à-dire la science ‘constituante’ derrière la<br />

science ‘constituée’, est à elle-même sa propre vérification.<br />

La raison scientifique opère ainsi, critiquement, sa<br />

propre validation.<br />

A l’intérieur de son espace la science peut fonctionner<br />

valablement, indépendamment des béances qui s’ouvrent<br />

derrière ses matéri<strong>au</strong>x, derrière ses méthodes et<br />

derrière ses lois de construction. Bref, on peut être<br />

savant sans angoisse métaphysique par rapport à son<br />

domaine scientifique. La science peut continuer à<br />

fonctionner même lorsqu’une crise affecte ses fondements.<br />

Ces béances sont pourtant infiniment pertinentes.<br />

317


318


4. Prisonnier de la<br />

bulle ?<br />

Le cerve<strong>au</strong> dans une cuve<br />

Le cerve<strong>au</strong> dans une cuve (the brain in a vat ) est une<br />

expérience de pensée imaginée par Hilary Putnam en<br />

1981. 1 Cette expérience reprend à sa manière l'expérience<br />

du malin génie de Descartes. Comment être sûr<br />

qu'un esprit malin n'est pas en train de me tromper en<br />

permanence ?<br />

Toute perception est c<strong>au</strong>sée par la stimulation de nos<br />

sens. Dès lors, nos perceptions ne seraient-elles pas<br />

provoquées en court-circuitant nos organes sensoriels<br />

naturels et en stimulant directement notre cerve<strong>au</strong> avec<br />

des électrodes ? Peut-être qu'effectivement percevonsnous<br />

ainsi. Comment le savoir ? Comment distinguer une<br />

perception du monde extérieur obtenue à travers nos<br />

sens de celle obtenue par stimulation directe du cerve<strong>au</strong>?<br />

Et plus fondamentalement, comment être sûr que<br />

1 Hilary Putnam, Reason, Truth, and History. Cambridge, 1981<br />

319


c'est bien le monde extérieur que nous percevons et non<br />

pas une trompeuse illusion ?<br />

Une expérience de pensée est un élément de la méthodologie<br />

de la philosophie analytique qui se rapproche<br />

ainsi de la physique. Par exemple : « que se passerait il<br />

si mes parents m'avaient appelé différemment ? ». Une<br />

fois cette hypothèse énoncée, on décrit le monde tel qu'il<br />

serait avec cette nouvelle règle.<br />

Imaginons notre cerve<strong>au</strong> placé dans une cuve, baignant<br />

dans le liquide physiologique adéquat et recevant des<br />

stimuli envoyé par un ordinateur très performant en lieu<br />

et place de ceux envoyés par notre corps. Ce cerve<strong>au</strong> at-il<br />

raison de croire ce qu'il croit ? Comment pouvonsnous<br />

savoir que nous ne sommes pas un cerve<strong>au</strong> dans<br />

une cuve en train de lire ce texte ? Et comment pouvezvous<br />

en être absolument sûr ?<br />

Du stricte point de vue de ce cerve<strong>au</strong>, il est impossible<br />

de dire s'il est dans une tête ou dans une cuve. En effet,<br />

le cerve<strong>au</strong> dans une cuve donne et reçoit exactement les<br />

mêmes influx nerveux qu'il <strong>au</strong>rait dans un corps. Il n'a<br />

pas d'<strong>au</strong>tre possibilité d'interagir avec son environnement,<br />

Voici, j'ai conscience de boire une bière. Cette croyance<br />

est vraie dans le cas d'un cerve<strong>au</strong> normalement dans la<br />

tête d'une personne qui effectivement est en train de<br />

boire une bière. Dans le cas du cerve<strong>au</strong> dans la cuve<br />

cette croyance est f<strong>au</strong>sse. La personne ne boit pas mais<br />

croit boire une bière. Comment dès lors savoir si nous<br />

sommes effectivement des cerve<strong>au</strong>x dans des cuves ou<br />

320


non.<br />

Discernement<br />

Un esprit matérialiste peut chercher dans ce type d'expérience<br />

une objection irréfutable contre la possible vérité<br />

de notre connaissance. Il est difficile cependant de ne<br />

pas mettre en question la validité d'une telle expérience<br />

de pensée.<br />

Tout d'abord il n'est pas encore prouvé, et on en est<br />

encore loin, que le cerve<strong>au</strong> humain puisse être identifié à<br />

un ordinateur, quel que soit sa modalité et sa puissance.<br />

D'<strong>au</strong>tre part il y a la grande inconnue de la possible<br />

compatibilité fonctionnelle entre les deux. Il y a ensuite et<br />

surtout l'assomption que la pensée s'identifie <strong>au</strong> cerve<strong>au</strong>.<br />

Il s'agit là d'une assomption gratuite et nous verrons, à<br />

propos de l'esprit, qu'il y a un infini entre la pensée<br />

consciente et son outil matériel. Admettons cependant -<br />

c'est l'hypothèse de départ - que notre cerve<strong>au</strong> dans la<br />

cuve puisse effectivement 'penser'. Mais que veut dire<br />

'penser' dans son état ? Peut-il penser sans interrelation<br />

avec un corps ? Peut-il penser sans les émotions du<br />

corps ? Peut-il penser hors de la durée du corps ? Peut-il<br />

penser sans l'histoire du corps ? Car ce corps a une<br />

longue histoire et partage avec le cerve<strong>au</strong> une longue<br />

expérience. Ce cerve<strong>au</strong> a donc l'âge du corps. Il a la<br />

même histoire que le corps. Il partage les mêmes<br />

expériences passées du corps. Le cerve<strong>au</strong> dans la cuve<br />

est une abstraction impensable.<br />

Il s'agit d'une expérience de pensée. Une expérience,<br />

quelle qu'elle soit, ne peut pas prouver <strong>au</strong>tre chose que<br />

321


ce pour quoi elle est conçue. Si on s'arrange pour qu'un<br />

cerve<strong>au</strong> ne puisse pas savoir qu'il est dans une cuve, il<br />

ne pourra pas le savoir. Au départ je ne suis pas obligé<br />

d'accepter le 'supposons'... La solution n'est pas dans la<br />

cuve ni dans le cerve<strong>au</strong>... mais en dehors. Il f<strong>au</strong>t sortir de<br />

la cuve... L'expérience de pensée ne contraint que celui<br />

qui y est entré. Je ne suis pas obligé d'entrer dans<br />

l'histoire du malin génie ou du cerve<strong>au</strong> dans la cuve. Ce<br />

refus est la preuve que je suis <strong>au</strong>ssi ailleurs, c'est-à-dire<br />

libre.<br />

Si un cerve<strong>au</strong> dans une cuve affirmait « je suis un cerve<strong>au</strong><br />

dans une cuve », il ne dirait rien d'<strong>au</strong>tre qu'un<br />

mensonge. Il dirait en effet: je suis un cerve<strong>au</strong> qui me<br />

vois dans une cuve. Ce qui n'est possible qu'en étant en<br />

dehors de la cuve !, Mais penser l'expérience du cerve<strong>au</strong><br />

dans la cuve n'est-ce pas déjà être hors de la cuve ! On<br />

pourrait ajouter: et hors du cerve<strong>au</strong> !<br />

Les présupposés non vérifiés et sans doute non vérifiables<br />

dans cette expérience de pensée sont nombreux.<br />

Le processus mental à l'oeuvre est atomiste et mécaniste.<br />

Est présupposée la réduction et l'identification de la<br />

pensée <strong>au</strong> cerve<strong>au</strong>. La pensée serait logée dans le<br />

cerve<strong>au</strong> comme le cerve<strong>au</strong> dans la cuve. Pourquoi ne<br />

pas inverser l'expérience et imaginer la cuve dans le<br />

cerve<strong>au</strong> ? Pourquoi commencer pas une 'pensée' abstraite<br />

et non pas par cette pensée concrète qu'est l'émotion,<br />

par exemple ? Comment savoir que notre expérience<br />

perceptuelle serait la même s’il en était ainsi ?<br />

L'expérience est artificielle et partant f<strong>au</strong>ssée. Elle part<br />

d'un 'je' enfermé et d'un 'dehors' artificiellement séparés.<br />

322


L'expérience présuppose un ordinateur c'est-à-dire un<br />

artéfact déjà pensé. Dans l'expérience le cerve<strong>au</strong> est<br />

second, c'est l'ordinateur qui est l'acteur principal. La<br />

pensée pense l'ordinateur qui pense... etc...<br />

Un <strong>au</strong>-delà de la pensée est impensable, certes. Mais cet<br />

impensable cache un réel irréductible ! L’impensable<br />

peut être. Mais ce n’est plus la pensée qui en décide.<br />

Cela lui advient d’en-deçà ou d’<strong>au</strong>-delà d’elle-même.<br />

Comme une présence. Une présence qui résiste à<br />

l’impossible. Une présence qui s’impose. Contre les<br />

possibles. Cela ne se comprend plus. Cela ne peut que<br />

se rencontrer.<br />

La bulle de l'idée bouclée<br />

Je ne peux pas penser que je ne pense pas. Un <strong>au</strong>-delà<br />

de ma pensée est impensable. Donc impossible. Dès<br />

lors, que peut-il rester d'une réalité hors de moi, de la<br />

réalité `en soi' ? Simplement un `x' non seulement<br />

inconnu mais encore inconnaissable. N'est donc `réel'<br />

que ce qui l'est `pour moi'. N'est plus vrai que ce que je<br />

perçois comme vrai. N'est vrai que ce que je 'sens'<br />

comme vrai. N'est vrai que ce que je totalise comme vrai.<br />

`Je pense' se fait ainsi l'origine, le fondement absolu, le<br />

critère ultime de la vérité. Bien plus le connaissant' se fait<br />

pour ainsi dire créateur du `connu'.<br />

Il n'y a pas de connaissance sans rencontre entre<br />

un sujet connaissant et un objet connu. Les difficultés<br />

commencent avec les questions. Qu'est-ce qu'un sujet ?<br />

Qu'est-ce qu'un objet ? Comment peuvent-ils se rencontrer<br />

? Que donne leur rencontre ? Toutes les formes<br />

323


d'idéalisme cherchent à supprimer la distance et la<br />

différence entre objet et sujet. En ne gardant que l'idée<br />

qui fait leur lien.<br />

La métaphysique est donc vouée à l’échec. Dieu? Le<br />

monde? Le je? De pures idées de la raison pure.<br />

Seulement exigences régulatrices du sujet. Seulement<br />

transcendantales, sans <strong>au</strong>cune possibilité de transcendance.<br />

La raison ne peut faire qu’un m<strong>au</strong>vais usage<br />

d’elle-même en tenant ses ‘idées’ pour des réalités<br />

objectives. Passer du transcendantal <strong>au</strong> transcendant ne<br />

peut conduire qu'à des erreurs, des illusions, des<br />

paralogismes et des antinomies.<br />

L'être est <strong>au</strong>-delà de notre possible. Toute ‘preuve’ de<br />

l'existence de Dieu est donc impossible. Ce Dieu<br />

‘prouvé’, en effet, n'est jamais que l'idée de Dieu dans les<br />

limites de notre possible qui, nécessairement, défaille<br />

devant l'existence réelle.<br />

L'idée et le réel<br />

Par manque d’ouverture à l’<strong>au</strong>tre, par absence de<br />

référentiel qui la transcende, l’idée bouclée sur ellemême<br />

en idéologie ne peut que s’enfermer sur sa propre<br />

<strong>au</strong>to-justification. Cercle vicieux de la logique qui tourne<br />

en rond jusqu’à se trouver condamnée à justifier<br />

l’injustifiable. Idée... En ton nom que de terreurs engendrées<br />

!<br />

L’<strong>au</strong>tre se révèle toujours, à terme, plus fort que les<br />

sécurités du même. Les idéologies ne tiennent que pour<br />

un temps, vaincues par les morsures de l’expérience, les<br />

324


éances de l’histoire et les négativités qu’elles-mêmes<br />

ne cessent d’engendrer. Eidolos: idole... L’idée est sa<br />

création devant laquelle l’homme risque de se prosterner.<br />

325


326


5. A bras le corps avec<br />

le réel<br />

Le 'cerve<strong>au</strong> dans la cuve' n'est qu'une vue de l'esprit. En<br />

fait une bulle que la bulle veut contenir. La pensée<br />

enfermée sur elle-même peut en rester là et méditer à<br />

l'infini sur son enfermement. Laissée à sa propre logique,<br />

elle ne sortira jamais de sa prison. Pourtant elle sort !<br />

Comment fait-elle ? Le secret s'appelle 'incarnation'. Non<br />

pas l'état d'incarnation, certes, mais l'acte. Lorsque<br />

l'esprit 'prend en main'. Et même plus, lorsqu'il se bat<br />

avec l'<strong>au</strong>tre de l'idée à bras le corps.<br />

Discursivité<br />

Pour ne pas rester vaporeuse, la pensée a besoin de<br />

mains pour manipuler et de pieds pour marcher. Avant<br />

d'être abstraite, cette discursivité s'articule grâce <strong>au</strong>x<br />

bras et <strong>au</strong>x jambes de la corporéité. La différence se<br />

traverse par le mouvement et devient géométrie. La<br />

marche se prouve en marchant. C'est le logos qui opère<br />

ainsi. En accord avec le corps. En marchant, en courant<br />

327


ça et là, en dis-courant, s'ouvre l'espace infini de la discursivité.<br />

Il n'y a pas de productivité humaine qui ne soit ainsi<br />

discursive. Elles obéissent toutes <strong>au</strong>x lois du discours<br />

par excellence qu’est le langage, c'est-à-dire le verbe<br />

matériellement ar-ti-cu-lé. La science, par exemple, est à<br />

sa manière un certain 'discours', à côté d’<strong>au</strong>tres discours,<br />

plus ou moins concrets, plus ou moins abstraits, comme<br />

la poésie, la philosophie, les rites, l’architecture, la<br />

peinture, l’art culinaire... Un mécanisme d’horlogerie est<br />

un discours technicien qui articule des éléments<br />

matériels. Une théorie scientifique est un discours qui<br />

articule des éléments symboliques et rationnels. La<br />

parole parlée est un discours qui articule des phonèmes,<br />

des morphèmes, les lexèmes, des phrases...<br />

La pensée est congénitale à la discursive. Elle se<br />

constitue et fonctionne par structuration, destructuration<br />

et restructuration de concepts, de jugements et de<br />

raisonnements. Elle procède par articulation, désarticulation<br />

et ré-articulation d’éléments et de complexes<br />

structurels selon des médiations reliantes ou des enchaînements.<br />

Le schéma, toujours le même, est simple:<br />

structure de départ — désarticulation — éléments — réarticulation<br />

— nouvelle structure.<br />

Il est vrai que rien n'existe concrètement qui ne soit<br />

'construit', de l'atome <strong>au</strong>x formes les plus complexes de<br />

la vie, de la pierre éclatée de l'homme préhistorique <strong>au</strong>x<br />

prouesses de la technique avancée, des premiers<br />

balbutiements du langage <strong>au</strong>x plus sublimes paroles<br />

poétiques ou mystiques. Tout est articulé, désarticulé, ré-<br />

328


articulé, structuré-ensemble, construit.<br />

Pourtant, et on y reviendra, il s'agit ici de ne pas perdre<br />

de vue l'essentiel qui passe 'à travers' la construction et<br />

surgit en sa béance. Comme la be<strong>au</strong>té du Parthénon.<br />

Comme le regard d'un visage. L'essentiel, ce qui est<br />

spécifiquement humain précisément. Ce qui n'est pas en<br />

continuité d'identité. L'<strong>au</strong>tre. Ce qui est en rupture. Ce qui<br />

émerge de l'ouvert.<br />

Articuler<br />

L'articulation renvoie à la structure. Le concept de 'structure',<br />

devenu un concept cardinal dans l’épistémé moderne,<br />

livre toute chose à l’articulation, à la désarticulation et<br />

à la ré-articulation. Dans la certitude que tout relève<br />

d’une vaste combinatoire et peut se construire et se<br />

déconstruire, théoriquement et pragmatiquement, intelligiblement<br />

et efficacement, dans la stricte extériorité<br />

transparente de l’espace et du temps. A travers la<br />

'psychanalyse' de la 'matière' résiste seule la notion de<br />

structure devenue ainsi une notion-clé de l’intelligibilité<br />

moderne. Dégagée des projections anthropomorphes,<br />

délaissant le plan métaphysique, elle opère le passage<br />

de l’ontologique <strong>au</strong> logique, de l’être à la relation<br />

intelligible. Rapport logique, calculable, traduisible en<br />

fonction de type mathématique.<br />

La structure est fille de la révolution mécaniste. Celle-ci<br />

est d’essence structurale. Elle est congénitale à la<br />

science moderne telle qu’elle se constitue à partir de la<br />

fin du seizième siècle avec les Galilée (1564-1643), les<br />

Mersenne (1588-1649), les Gassendi (1592-1655), les<br />

329


Descartes (1596-1650)... Elle commence avec un pari<br />

sur la rationalité profonde du réel. Laquelle rationalité<br />

s’identifie avec la transparence des éléments et des<br />

rapports articulables dans la certitude qu’articulation<br />

réelle et articulation mathématique sont identiques. Ainsi<br />

s’opère l’accord pragmatique entre rationalisme et<br />

empirisme. Alors devient possible en quelque sorte le<br />

miracle permanent, puisque tout, avec l’astuce que les<br />

révolutions industrielles se mettront à promouvoir, peut<br />

s’articuler, se désarticuler et se ré-articuler en un monde<br />

infiniment nouve<strong>au</strong>. L’archétype de l’intelligibilité mécaniste<br />

est la machine.<br />

L’ancienne intelligibilité visait à connaître le mystère du<br />

lien ontologique des êtres et des événements. C’est<br />

pourquoi elle spéculait sur des ‘principes’, des ‘vertus’,<br />

des ‘forces’, des ‘influences’, etc. sensés nouer le monde<br />

conçu comme une totalité ‘symbiotique’. La nouvelle<br />

intelligibilité mécaniste n’appréhende plus un monde<br />

ontologiquement lié mais un univers logiquement structuré<br />

selon des rapports mathématiques dans un espacetemps<br />

géométrique. Elle n’est plus centrée sur l’être mais<br />

sur la structure. L’être, en quelque sorte démystifié, est<br />

livré dans sa nudité à la manipulation.<br />

Le système épistémologique et pragmatique du mécanisme<br />

implique une totale immanence, le système s’expliquant<br />

entièrement par lui-même à l’exclusion de toute<br />

influence extérieure <strong>au</strong> système. Son approche est<br />

purement quantitative. Son intelligibilité est structurale,<br />

réductionniste et atomistique en ce sens qu'elle ne<br />

déborde en rien la stricte articulation selon des rapports<br />

calculables, la partie expliquant le tout et le simple le<br />

330


complexe. En clair, ça se tient et ça fonctionne sans<br />

intervention extérieure.<br />

Le monde risque d'y perdre son 'âme'. L’intelligibilité<br />

mécaniste s’impose d’emblée de façon impérialiste. Rien<br />

ne résiste devant elle. En moins de trois siècles le<br />

‘mystère’ même de la vie semble livré, corps et âme, à<br />

son articulation, à sa désarticulation et à sa réarticulation.<br />

Le ‘vitalisme’ se vide en quelque sorte de sa<br />

substance. Il perd son ‘âme’. Anima, ce qui donne vie à<br />

un ‘animal’, anemon, souffle, force quasi immatérielle,<br />

‘force vitale’, principe biologique, principe ontologique,<br />

différence pertinente d’avec la mort... La ‘vie’ est dépouillée<br />

de ses mystérieuses spécificités. Désormais l’organique<br />

fait place <strong>au</strong> mécanique. Là où la totalité cosmique<br />

s’animait dans un ‘milieu vital’, elle s’articule à présent<br />

dans un espace géométrique. La c<strong>au</strong>salité n’est plus<br />

participation mais simple articulation structurelle de grandeurs<br />

mesurables. La qualité est mangée par la quantité.<br />

La complexité peut se mettre en équation. Le ‘mystère’<br />

devient calculable.<br />

Désarticuler et ré-articuler<br />

L’évanescence de l’âme risque de laisser l'articulation<br />

livrée à elle-même. Et c’est alors le matérialisme qui s’en<br />

empare. L’âme cependant colle tellement <strong>au</strong>x choses<br />

qu’il f<strong>au</strong>t longtemps pour l’en décoller. La ‘matière’ n’émerge<br />

que péniblement du qualitatif. Ce n’est que très<br />

lentement qu’elle prend ses distances par rapport <strong>au</strong><br />

sentir humain. En perdant ses 'affects' comme ‘pesante’,<br />

‘dense’, ‘palpable’, ‘tangible’, ce qui résiste, ce qui persiste...<br />

331


La matière... Materia. Mater. Ce à partir de quoi les<br />

choses sont construites... Elles en viennent. Elles y<br />

retournent. Voici de l’e<strong>au</strong>. Cette ‘matière', je peux la<br />

décrire (l’e<strong>au</strong> est un liquide incolore, inodore...) ou<br />

simplement m’en servir (pour me laver, pour boire...) ou<br />

en évoquer poétiquement la richesse symbolique (les<br />

e<strong>au</strong>x fécondantes...) ou encore tenter de l’expliquer en<br />

remontant à des parties de plus en plus petites (composée<br />

de gouttelettes d’e<strong>au</strong>, de particules d’e<strong>au</strong>...). Ce<br />

faisant je ne quitte pas la t<strong>au</strong>tologique assertion que l’e<strong>au</strong><br />

c’est l’e<strong>au</strong>... simplement affectée de qualités qui explicitent<br />

sa richesse pour moi. Je l’évoque dans sa complexité.<br />

En même temps son ‘être’ devient pour moi de<br />

plus en plus mystérieux. Cependant que se cache et se<br />

dévoile son insondable essence.<br />

Voici H-O-H. C’est la même e<strong>au</strong>. Mais pour ainsi dire<br />

dans sa nudité. Simple formule. L’e<strong>au</strong> devenue intelligible.<br />

Non plus 'substance' mais pure structure. Simple<br />

rapport logique qui traduit la structure moléculaire de<br />

l’e<strong>au</strong> et qui me livre en même temps sa loi de<br />

construction. H et O ne sont pas d’abord de l’hydrogène<br />

et de l’oxygène <strong>au</strong> sens où ils renverraient à des ‘composants’<br />

essences ou substances. Ce sont d’abord des<br />

symboles comme d’<strong>au</strong>tres symboles de type mathématique.<br />

Sans doute ces symboles ne sont-ils pas de<br />

pures abstractions et se réfèrent-ils effectivement à<br />

‘quelque chose’ qui se trouve dans la nature où hydrogène<br />

et oxygène peuvent se rencontrer concrètement<br />

comme deux corps. Mais ce ‘quelque chose’ transcende<br />

la ‘chose’ pour se chercher lui-même, <strong>au</strong>-delà de luimême,<br />

dans de nouvelles formules, dans de nouvelles<br />

structures.<br />

332


La formule de l’e<strong>au</strong>, H-O-H, donne la loi de construction<br />

de la molécule d’e<strong>au</strong> à partir d’éléments dits corps<br />

‘simples’, l’hydrogène (H) et l’oxygène (O). Tout ce qui<br />

existe matériellement dans le vaste univers, les milliards<br />

et les milliards de composés, qu’ils soient réels ou<br />

simplement possibles, ne sont jamais que des construits<br />

à partir des 103 sortes d’éléments que recense la chimie<br />

moderne.<br />

Une telle possibilité combinatoire est une chose<br />

étonnante. Grâce à elle les éléments, loin d’être clos sur<br />

eux-mêmes, peuvent entrer en liaison, en rapport, en<br />

synthèse de nouvelle structure. Leur indéfinie COMBI-<br />

NAISON produit l’indéfinie multiplicité des choses concrètes<br />

existant dans la nature ou créées artificiellement<br />

par l’homme. Tous les corps, tous les êtres physiques de<br />

l’univers, la nature tout entière sont ainsi comme des<br />

mots, des phrases, un texte gigantesque, écrits à partir<br />

d’un alphabet de 103 signes. L’examen du table<strong>au</strong> de la<br />

classification périodique des éléments, successeur de<br />

celui que Mendéleiev dressait dès 1869 avec les 92<br />

éléments alors connus, peut apporter des joies proches<br />

de celles de la contemplation. Comprendre l’écriture de<br />

la Création !<br />

Donc un petit nombre d’éléments est suffisant pour<br />

combiner un infini multiple et complexe. Quelques dizaines<br />

de sons élémentaires produits par l’appareil phonateur<br />

humain suffisent pour articuler toutes les langues du<br />

monde et produire tout ce que tous les hommes ont<br />

jamais dit ou diront ! Les dix signes numériques suffisent<br />

pour composer l’infini des nombres. Les 26 lettres de<br />

l’alphabet latin, quelques accents et quelques signes de<br />

333


ponctuation suffisent pour composer tous les textes<br />

passés, présents et futurs de toute l’humanité. La<br />

soixantaine de touches du clavier d’un ordinateur... Encore<br />

s’agit-il là d’une luxueuse concession à la commodité<br />

humaine puisque ce même clavier transcrit à l’usage<br />

de la machine qui, elle, fonctionne en ‘binaire’, le résultat<br />

de ces quelques touches avec seulement deux signes<br />

différents qu’on peut traduire numériquement par « 0 » et<br />

« 1 », logiquement par « oui » et « non », électroniquement,<br />

par exemple, par « 0 V » et « + 5 V’ ». Deux signes<br />

différents <strong>au</strong> minimum sont nécessaires. Mais deux sont<br />

suffisants pour qu'à travers leur multiplication une infinité<br />

puisse s'articuler.<br />

Articuler et signifier<br />

Il n'y a pas de signification sans articulation. Depuis le<br />

premier outil, depuis les premiers balbutiements, tout ne<br />

commence-t-il pas avec la dés-articulation ? ‘Casser’ les<br />

choses et les mots. Casser une structure pour reprendre<br />

les éléments dans une nouvelle construction. L’enfant<br />

déjà ! Pour ‘construire’ <strong>au</strong>tre chose ! Jeu de cachecache...<br />

Cette capacité de déstructurer et de restructurer,<br />

de désarticuler et de ré-articuler, est la possibilité <strong>au</strong>tant<br />

manuelle qu’intellectuelle de l’homme un, spirituellement<br />

matériel et matériellement spirituel.<br />

'Articuler' et 'signifier' jouent en interaction dialectique.<br />

Cette interaction représente l’originaire possibilité de tout<br />

outil <strong>au</strong> service de la création humaine. Elle s'investit<br />

immédiatement dans l'outil par excellence, l’outil le plus<br />

universel, le langage.<br />

334


Articulation ET signification. Deux dimensions caractérisent<br />

la démarche de l’esprit humain: le processus<br />

articulatoire et la visée significatrice. Le premier articule<br />

son objet selon la structuralité nécessaire de la cohérence<br />

d’un système qui tend vers la clôture. La seconde<br />

est créatrice de significations dans l’ouverture du sens.<br />

Concrètement ces dimensions se distinguent comme<br />

deux polarités divergentes. Elles sont interactivement et<br />

dialectiquement complémentaires. Pourtant telle ou telle<br />

activité de l’esprit privilégie plutôt l’une ou l’<strong>au</strong>tre, la<br />

science, par exemple, plutôt le logos articulant, la philosophie,<br />

plutôt le logos signifiant.<br />

Il y a langage lorsque les significations libérées s’articulent<br />

entre elles, pour elles-mêmes. Cette possible<br />

articulation permet <strong>au</strong> démiurge des significations de se<br />

déployer dans un espace nouve<strong>au</strong> où les présences<br />

n’encombrent plus de leur opacité mais deviennent transparentes<br />

entre elles. Un espace nouve<strong>au</strong> où les êtres<br />

entrent dans la gratuité du partage, libérés des particularités<br />

pour devenir disponibles à l’universel, libérés des<br />

déterminismes pour s’ouvrir à l’impossible. Dans la communion<br />

avec tous les esprits. Dans l’infini ouvert.<br />

Parler c’est signifier en articulant des signes. Dans un<br />

système minimal, à chaque signe correspond une<br />

signification et une seule. Le signe est figé dans sa<br />

signification et la signification est figée dans son signe.<br />

Le signe est univoque et se confond avec le signal. Le<br />

‘langage’ animal fonctionne ainsi. A l’<strong>au</strong>tre extrême, deux<br />

éléments de signes différents sont capables de produire<br />

par articulation combinatoire un infini de signes<br />

signifiants et, partant, un infini de significations. L’homme<br />

335


a cette capacité. Entre ces deux possibilités extrêmes,<br />

les langages humains pouvaient opter entre, d’une part,<br />

inventer de plus en plus de signes élémentaires en<br />

faisant l’économie d’une trop grande articulation, ou bien,<br />

d’<strong>au</strong>tre part, partir de peu de signes élémentaires pour<br />

articuler de plus en plus de significations. Le progrès du<br />

langage humain s’est engagé dans cette dernière<br />

direction.<br />

Pour cela il f<strong>au</strong>t l’outil qui articule une matérialité sonore<br />

produite par la pulsation de l’air à travers le larynx, la<br />

langue, le palais, les dents et les lèvres. Un relativement<br />

petit nombre de sonorités de base peut ainsi être produit<br />

par contrôle volontaire de la motricité musculaire adaptée<br />

à l’ensemble de l’appareil phonateur. Une telle possibilité<br />

s’appuie sur la combinatoire. On sait qu’un minimum de<br />

deux éléments différents suffit pour pouvoir combiner une<br />

infinité de séquences ou de structures différentes, à<br />

condition que ces éléments soient multipliables ou<br />

répétables à l’infini et qu’ils puissent s’unir entre eux de<br />

façon libre. D’une façon générale, plus il y a d’espèces<br />

d’éléments simples, plus le système est complexe et plus<br />

son articulation est simple. A l’inverse, moins il y a d’espèces<br />

d’éléments simples, plus le système est simple et<br />

plus son articulation est complexe.<br />

Articuler des significations est le propre du spécifique<br />

humain. Et du spécifique humain exclusivement. Si<br />

animal qu’il soit, l’homme est un animal parlant. Le chimpanzé<br />

possède quasiment la même matérialité phonétique<br />

que l’homme. Mais il n’en dispose pas ! Même pas<br />

inchoativement en premiers balbutiements de langage !<br />

Alors que l’animal existe en convivialité avec les<br />

336


structures du monde, l’homme est créateur de dis-tance.<br />

Il se trouve ainsi livré à l'aventure dis-cursive. Cette<br />

capacité discursive le dote de l’outilité originaire pour<br />

articuler un monde nouve<strong>au</strong>.<br />

Il n'est pas question seulement de l’articulation des<br />

phonèmes, base ‘matérielle’ de tout langage. Il f<strong>au</strong>t envisager<br />

dans son ensemble cette extraordinaire possibilité<br />

qui ouvre à l’homme l’infinie articulation des signes.<br />

Disposer des significations... Quelle miraculeuse puissance<br />

dans ce 'disposer' ! L’animal ne possède pas de<br />

fonction signifiante. Seul l’homme en dispose. Une possibilité<br />

spécifique qui vient d’une faim et d’une soif absolument<br />

nouvelle <strong>au</strong> sein de la nature. Quelque chose<br />

comme un éros métaphorique <strong>au</strong> sens premier et plénier<br />

du terme. Un infini désir de dépasser toutes les limites<br />

pour ‘poser plus loin’. Cet éros ouvre l’espace d’un<br />

questionnement infini. Un espace où le sens ad-vient.<br />

Signifier<br />

L’irruption de la différence que représente le monde<br />

spécifiquement humain par rapport et par opposition <strong>au</strong><br />

monde naturel de l’animal est d’emblée sous le signe du<br />

signe. Si cela n’était pas... Mais déjà cela ne peut pas ne<br />

pas être ! Cette page ne reste pas blanche. Des signes<br />

s’y tracent. Et ces signes sont lisibles. Ils ont sens dans<br />

une commun<strong>au</strong>té de sens, dans un vouloir partagé de<br />

signifier. D’abord est le geste qui fait ‘signe’. Dès qu’est<br />

donnée la possibilité de faire signe, s’ouvre un infini.<br />

L’infini de la parole.<br />

337


Il doit y avoir une fonction signifiante, un acte spécifique<br />

de signification dépendant d’un éros spécifique, quelque<br />

chose comme un éros méta-phorique. Cet éros est une<br />

faim et une soif absolument nouvelle <strong>au</strong> sein de la<br />

nature. Un éros méta-phorique <strong>au</strong> sens premier et plénier<br />

du terme. Dans la béance de tout éros naturel surgit ce<br />

nouvel éros qui ouvre l’espace d’un questionnement infini.<br />

Espace où le sens ad-vient.<br />

Le sens est proprement indéfinissable puisque toute<br />

définition le présuppose et n’est là que pour le délimiter.<br />

Le sens est à la fois origine et fin de la fonction signifiante.<br />

Il l’englobe et la déborde. Comme la main englobe<br />

et déborde l’outil. Le sens est l’acte de la signification<br />

ouverte à la création indéfinie.<br />

Signifier relève d'abord d'un vouloir. Et ce vouloir est celui<br />

de l'esprit. Il se partage partout où l'esprit se dit "je" dans<br />

l'<strong>au</strong>tonomie de la personne. A la base de ce vouloir il y a<br />

un désir irrépressible. Le bébé humain commence à le<br />

balbutier très tôt. Incessant miracle de l'émergence<br />

d'humanité<br />

L’homme, démiurge des significations<br />

C’est l’homme qui 'sort' la nature de son in-différence.<br />

Avant cet exode, la nature est proprement insignifiante.<br />

Elle tend vers le sens zéro. Le sens véritable est fils de la<br />

différence. Aucune culture, <strong>au</strong>cune religion, <strong>au</strong>cune philosophie<br />

ne fonctionne sans différences pour elles radicales<br />

et essentielles. L'homme n’en est pas cependant le<br />

créateur absolu. Et il n’en peut devenir absolument le<br />

’maître et le possesseur’. Au-delà des signifiants en sa<br />

338


maîtrise il y a des signifiés qui le transcendent. Matrice<br />

du spécifique humain, la parole, loin de pouvoir s’enfermer<br />

en schizologie, n’est féconde que grâce <strong>au</strong> souffle<br />

qui lui vient d’ailleurs.<br />

L’homme ne peut pas créer un monde ex nihilo. L’homme<br />

est le démiurge des significations. A partir du monde tel<br />

qu’il est donné, nature, il a la possibilité de re-créer à<br />

l’infini le nouve<strong>au</strong> monde de la culture. Cette re-création<br />

s’accomplit à travers une re-structuration. A partir des<br />

structures données. Tout ce que donne la nature, en<br />

effet, du plus simple <strong>au</strong> plus complexe, est toujours, déjà,<br />

construction, structuration. Or l’homme a cette extraordinaire<br />

capacité de pouvoir disposer des structures et<br />

des rapports structur<strong>au</strong>x de la nature.<br />

C’est en jouant avec des structures données que le<br />

chasseur préhistorique fabrique son arc. Il commence<br />

par couper, c’est-à-dire par destructurer. Couper tel<br />

arbre, telle branche, telle liane, choisis en fonction de<br />

leur élasticité, de leur souplesse et de leur résistance.<br />

Puis couper encore, décortiquer, cliver, tailler... Donner<br />

peu à peu une <strong>au</strong>tre forme à ces matéri<strong>au</strong>x. Ensuite<br />

nouer, tendre, nouer l’<strong>au</strong>tre extrémité. Restructurer. L’arc<br />

fini, quelque chose d’entièrement nouve<strong>au</strong> apparaît <strong>au</strong><br />

sein de la nature. Une création originale de l’homme et<br />

de l’homme seul. Aucun <strong>au</strong>tre animal n’est capable de<br />

disposer ainsi de façon créatrice des structures naturelles.<br />

L’arc appelle la flèche. Et les deux s’entraînent sur la voie<br />

des perfectionnements et des innovations. L’homme ira<br />

très loin. Il apprendra à dé-structurer plus radicalement<br />

339


encore les structures de la nature pour re-structurer un<br />

monde de plus en plus complexe à partir d’éléments<br />

structur<strong>au</strong>x de plus en plus simples. L’ensemble du<br />

progrès scientifique et technique est ainsi conditionné par<br />

ce double mouvement dialectiquement réciproque de<br />

l’analyse et de la synthèse, <strong>au</strong>ssi bien théorique que<br />

pratique, dans l’unité indissociable d’homo faber et<br />

d’homo sapiens. Double ‘outilité’ à la fois technologique<br />

et sémantique qui fait que l’outil n’est jamais sans être<br />

<strong>au</strong>ssi langage et que le langage n’est jamais sans être<br />

<strong>au</strong>ssi outil.<br />

Nier la liane pour la reprendre comme corde... Récupérer<br />

et reprendre dans l’<strong>au</strong>tre. C’est la possibilité même de la<br />

signification. Depuis le premier outil, depuis les premiers<br />

balbutiements, tout ne commence-t-il pas avec la désarticulation<br />

? ‘Casser’ les choses et les mots. Casser une<br />

structure pour reprendre les éléments dans une nouvelle<br />

construction. L’enfant déjà ! Pour ‘construire’ <strong>au</strong>tre chose!<br />

Jeu interactif entre le geste et l’idée. Jeu de cachecache...<br />

L’arc est d’abord absent là où sont trop présentes<br />

la branche et la liane. Pourtant il doit déjà hanter<br />

cette absence pour pouvoir imposer sa pertinence là où<br />

d’abord il n’est pas. Sans cette absente présence, il ne<br />

serait jamais.<br />

Si la libre création des signes traduit la libération du<br />

projet humain par rapport <strong>au</strong> monde des objets et des<br />

besoins immédiats, elle ouvre <strong>au</strong>ssi une possibilité indéfinie<br />

d’articulation des signes. Pourquoi l’humanité a-telle<br />

adopté ce mode contre nature ? C’est le seul qui<br />

puisse effectivement déployer un infini.<br />

340


Seul le signe arbitraire est universellement ouvert à une<br />

infinie disponibilité. Seul, il est clos en sa parfaite stabilité<br />

et fixité. C’est cette ouverture et cette clôture qui le<br />

rendent combinable. Combinable avec un maximum<br />

d’économie. Et utilisable universellement. Si, en effet, le<br />

signe n’était qu’ouverture d’une possibilité de reprise du<br />

monde à un <strong>au</strong>tre nive<strong>au</strong>, et, partant, dans une indéfinie<br />

équivocité, il n’y <strong>au</strong>rait encore qu’une vaste superstructure,<br />

richement originale certes, mais encombrante.<br />

Le signe ne devient réellement outil, utilisable, maniable<br />

pour un projet de signification, que par sa possibilité<br />

d’articulation. Or cette possibilité est archéologiquement<br />

contemporaine du surgissement du spécifique humain. Si<br />

la signification est capacité de reprendre un monde, elle<br />

est surtout capacité d’en disposer et, à partir de là, de<br />

créer la nouve<strong>au</strong>té d’un monde. Grâce, essentiellement,<br />

à l’articulation de liens nouve<strong>au</strong>x. Face à l’être-là des<br />

choses données-ensemble surgit l’acte créateur d’une<br />

subjecti-vité qui fait être les choses à partir de soi et, par<br />

là, les construit, objets, pour eux-mêmes.<br />

A travers la négation<br />

Alors que l’animal vit dans un monde enchaîné où les<br />

choses se donnent nouées sur elles-mêmes et liées<br />

entre elles par des liens univoques, l’homme se donne<br />

un monde en rupture de liens. Et dans ce monde <strong>au</strong>x<br />

liens rompus tout peut se relier de façon nouvelle. Cette<br />

capacité de destructurer et de restructurer, de désarticuler<br />

et de ré-articuler, est la possibilité <strong>au</strong>tant manuelle<br />

qu’intellectuelle de l’homme un, spirituellement matériel<br />

et matériellement spirituel. Jeu interactif entre le geste et<br />

l’idée dans l’unité du travail créateur. Jeu de cache-<br />

341


cache...<br />

Présence sur fond d’absence, absence sur fond de<br />

présence où ce qui n’est pas peut être dans la béance de<br />

ce qui est. Pour fabriquer un arc, il f<strong>au</strong>t nier la branche et<br />

en même temps la récupérer comme bois. Il f<strong>au</strong>t nier la<br />

liane et en même temps la reprendre comme corde.<br />

Récupérer et reprendre dans l’<strong>au</strong>tre. C’est la possibilité<br />

même de la signification. La signification est la possibilité<br />

spécifiquement humaine de nier le même présent <strong>au</strong><br />

profit d’un <strong>au</strong>tre absent, et de rendre cet absent présent.<br />

Ainsi apparaît la liaison indissociable entre nouvelle<br />

’stucturation’ et nouvelle ’signification’, entre homo faber<br />

et homo sapiens, entre science qui déchiffre le monde et<br />

technique qui restructure les chiffres ainsi libérés, chaque<br />

signification en marche appelant de nouvelles structurations<br />

et chaque structuration acquise se destructurant<br />

et se restructurant pour de nouvelles significations... A<br />

l’infini.<br />

342


343


344


Table des matières<br />

Introduction 7<br />

Plan 9<br />

A. Progrès 11<br />

1. Qu'est-ce que le progrès ? 13<br />

2. Pourquoi ça ne marche pas 27<br />

3. Les progressismes piégés 39<br />

4. Exponentielle frustration 55<br />

B. Science 65<br />

1. Une construction de l'esprit 67<br />

2. Les mathématiques 85<br />

3. Entre 103<br />

4. La science et l'homme 117<br />

C. Les origines 141<br />

Questions béantes 143<br />

D. Vérité 173<br />

1. Exigence de vérité: la raison 175<br />

2. De la vérité à la réalité 195<br />

3. Croyance et certitude 215<br />

4. Traversée sceptique 229<br />

5. Cogito 247<br />

345


E. Idée 265<br />

1. Difficile assomption du réel 267<br />

2. La bulle de l'idée 279<br />

3. L'<strong>au</strong>tre de l'idée 297<br />

4. Prisonnier de la bulle ? 319<br />

5. A bras le corps avec le réel 327<br />

Table des matières 345<br />

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